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LE PHOTOJOURNALISME EN QUESTION
sommaire
44 Marie-Laure de Decker
« Il faut avoir vécu cela
une fois dans sa vie ! »
54 Florence Aubenas
« Seule, je suis journaliste,
à deux on est la presse ! »
66 Nicolas Jimenez « La photo fait partie
de l’ADN du Monde ! »
76 Noël Quidu
Âmes sensibles s’abstenir
96 Hubert Fanthomme « La beauté peut
naître de la laideur.»
La maison brûle…
Le photojournalisme était une grande maison. Comme
l’hôtel Chelsea à New York, elle accueillait toute sorte de
talents, toutes les nationalités y étaient représentées. La re-
nommée était mondiale. Y entrait qui voulait, il suffisait de
posséder quelques appareils photos, une grande curiosité
pour le monde et beaucoup de culot. L’accueil y était rude,
mais si l’on insistait, on pouvait y obtenir une chambre sous
les combles, puis avec de la pugnacité, de la détermination
et un grain de folie, on pouvait voir son confort s’améliorer.
Certains y occupaient des suites et menaient grand train.
Rien n’était trop beau pour celui qui arrivait à satisfaire les
éditeurs. La presse faisait tourner les rotatives toujours
plus vite et ne regardait pas à la dépense. Le lecteur était
roi ! Le papier son serviteur. Mais voilà, le bâtiment a pris
de l’âge, le papier peint a jauni, les lecteurs ont pris le large,
les tauliers sont devenus pingres. Puis la maison s’est peu
à peu affaissée par manque d’entretien. Aujourd’hui, elle
est quasiment à l’abandon, les suites ont été désertées.
Les occupants s’entassent sous les combles qui ne sont
plus chauffés. Les temps changent, dit le poète. La mai-
son photojournalisme est comme le Chelsea aujourd’hui,
qui a vu fuir ceux qui avaient fait sa réputation après sa
vente. En quelques clics sur airbnb, on peut y loger. Mais
pour le grand frisson, on repassera. La nouvelle maison
se construit ailleurs, sur des écrans, et trouve sa raison
d’être sur les réseaux sociaux. Les lecteurs retrouvés ne
like(nt) pas n’importe quoi, contrairement aux apparences.
Ils sont followers, appartiennent à des communautés, le
revendiquent et sont chaque jour plus nombreux. Certains
commencent à tracer des plans qui sont les prémices de
nouvelles fondations. Tout se fait à l’énergie, que seule la
jeunesse peut revendiquer. La curiosité et le culot n’ont pas
d’âge. Le talent est déjà là. Un jour ou l’autre, un modèle
économique verra le jour. Certains y goûtent déjà.
JJ Farré
© Yves Le roux/Gamma-Rapho
Hubert Henrotte et Floris De Bonneville à l’agence Gamma en février 1968. Hubert Henrotte est le fondateur des
deux agences de photojournalisme Gamma et Sygma qu’il a dirigées pendant plus de 30 ans. Il est l’auteur d’un livre
d’entretiens : le photojournalisme peut-il sauver la presse ? Ed. MJW Fédition.
4
Par Jean-François Leroy
Directeur et fondateur de « Visa pour l’image »
Timothy H.
O’Sullivan
Un précurseur
Timothy H. O’Sullivan est un des
pères fondateurs du photojour-
nalisme. Lorsque la guerre de
Sécession éclate en 1861, il est
envoyé comme photographe par
le studio de Brady à New York où
il travaille comme apprenti. Ses
photographies montrant les ca-
davres des soldats tués à Gettys-
burg s’affranchissent des codes
de représentation traditionnels
de la guerre, qui privilégiaient
jusqu’alors la vision des armées au
repos. Il jette les bases de ce qui
deviendra « la photo de guerre ».
C’est la première fois dans l’His-
toire qu’un photographe montre
la réalité macabre et sordide d’un
champ de bataille. Après la guerre,
O’Sullivan se tourne vers la photo
© TLibrary of Congress Prints and Photographs Division Washington
de Viguerie
Véronique
Femme
d’extérieur
JJ Farré
8
© Thierry Olivier
A
oût 2004. Je suis dans l’avion de j’ai vraiment peur. Une patrouille de
l’Azerbaïdjan Airlines, direction police me sort de ce mauvais pas et me
Kaboul, et je me demande ce garde toute la journée sans explications.
que je fais là ! Dans mon sac, un boîtier, C’est à la nuit tombée que le chef, qui
quelques optiques et le minimum d’af- parle un peu anglais, m’explique que
faires. Je ne connais personne là-bas, je le pays est dangereux pour une jeune
ne sais même pas où je vais dormir. Je femme occidentale.
vis un énorme trou d’air. J’ai simplement
un contact avec une connaissance d’une Master class. Pour que cela ne se repro-
copine qui, me dit-elle, monte un res- duise plus, il me reconduit sous bonne
taurant dans la capitale afghane. C’est escorte à l’hôtel. Je vis un moment pé-
maigre. Ce qui me rassure un peu, c’est nible car nous traversons le restaurant
que j’ai eu la chance de faire un séjour où mes « collègues journalistes » sont
dans ce pays pour un quotidien anglais attablés. Je me sens nulle et honteuse.
où j’étais en stage, le Lincolnshire Echo. Richard Mills fait partie du groupe. Il
Quinze jours avec les troupes britan- travaille pour The Times et vient me
niques. Un reportage encadré, sécurisé. voir. Mon désarroi l’a touché. Il a de l’ex-
Mais là, c’est le saut vers l’inconnu. À l’es- périence et me propose spontanément
cale de Bakou, je sympathise avec une de se joindre à lui. Avec Anthony Loyd,
Française qui rejoint son oncle à Kaboul grand reporter, ils couvrent cette élec-
qui… monte un restaurant. Voilà, il faut tion. L’Afghanistan vit à ce moment-là
compter sur la chance et elle me sourit. une parenthèse de paix. Les Afghans
sont confiants et soutiennent ce proces-
Kaboul Kitchen. Me voici serveuse le sus qui doit les conduire à la démocra-
soir et en quête de sujets le jour. C’est tie. Il y a un élan et, pour tout dire, une
extraordinaire car le patron, Marc Vic- forme de légèreté dans l’air. Pendant
tor, proposera ensuite l’histoire de son trois semaines, j’apprends avec eux.
établissement L’Atmosphère pour une Une master class personnelle. Je lui dois
série TV : Kaboul Kitchen. Il y a ceux qui beaucoup car, en quelques jours, il va
l’ont vu et ceux qui l’ont vécu… Derrière me donner les ficelles du métier. Com-
mon comptoir, je vois passer toute ment se présenter, comment négocier,
la presse internationale et je dresse jusqu’où ne pas aller trop loin.
l’oreille quand ils parlent boulot. Je ne
sais plus comment j’ai fait, mais me Les débuts. Avec Marie Bourreau, je
voici embarquée dans un transport de forme maintenant un tandem solide.
presse, direction Kandahar, à la veille Elle aussi débute dans le journalisme.
des élections présidentielles. Tout le Elle est arrivée en 2003 à Kaboul en voi-
monde est équipé, tous ont des fixeurs. ture. Comme Nicolas Bouvier cinquante
Je suis seule avec un boîtier sans me- ans avant elle. Nous arpentons les rues
surer ce qui m’attend. Le résultat est de la capitale à la recherche de sujets.
à la hauteur de mon inexpérience. Je Les combats de chiens par exemple ou
me retrouve dans la rue entourée par la vie quotidienne des femmes. C’est un
40 mecs qui me crient dessus en pach- sujet sur les femmes opiomanes qui
toune. Pour la première fois de ma vie, m’offre ma première parution : une
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Du photojournalisme en mode « Navigo »
« Ce sujet est l’un des plus difficile qui m’ait été donné de faire. C’est pourtant à quelques stations de
métros de chez moi. C’est grâce à Manon Querouil, qui travaille depuis longtemps sur les banlieues,
que j’ai pu débarquer avec mon appareil photo. L’Afghanistan, ça peut être dangereux, mais l’accueil
est toujours courtois, toujours respectueux, quelquefois chaleureux. Même chez les Talibans, cela
fait partie de la culture locale. Là, j’avais le sentiment d’évoluer en milieu hostile où la méfiance,
en particulier pour la presse, est érigée en principe de vie. L’autre difficulté, c’est qu’il n’y a rien de
spectaculaire. C’est difficile à faire vivre. Des mecs qui jouent au poker dans une cave… Pour une fois,
j’ai été confrontée à un défi technique, moi qui déteste ça et j’ai vraiment cherché le meilleur moyen
pour que les images soient à la hauteur du sujet. » Véronique de Viguerie
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première ligne Véronique de Viguerie
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grande photo qui me rend immen- pour les uns, 20 pages en doubles pour
sément fière. 80 € ! C’est dans Libé et d’autres… Il nous faut donc « inventer » en
on est au mois de novembre 2004. fonction. Certains poussent le bouchon
plus loin et demandent aussi des inten-
Reconnaissance. J’écris sans cesse aux tions photographiques. Là un gros plan,
services photos des journaux. Proposant ici une photo de groupe. J’assiste au for-
sujets et offres de services. Aucune ré- matage général du métier.
ponse. Jamais. Je n’ai pas la carte, comme
on dit. Alors je rentre en France pour Principes de réalité. Bien sûr, quand tout
Noël, bien décidée à faire le tour des po- est validé, l’argent négocié, le nombre de
potes. Cela va m’occuper tout le mois de jours assuré, tu te prends de plein fouet
janvier. J’ai du matériel à montrer, l’envie les principes de réalité. Le terrain est le
de faire ma place dans le milieu. Je repars seul arbitre et il arrive ce qu’il doit arriver :
à Kaboul confiante. J’y resterai trois ans. le synopsis vole en éclats. Il faut alors,
Les choses prennent forme, je vais au tel un contorsionniste, se caler coûte
Cachemire, au Pakistan. Les reportages que coûte sur la promesse et en même
s’enchaînent avec Manon Querouil avec temps construire une autre histoire. La
qui je travaillerai pendant quinze ans. Je vraie. Quand tu rentres, tu es sans cesse
suis spécialiste de cette région. Reconnue. partagée. Quel est le sujet dans le fond.
Un jour, je feuillette Marie-Claire et je Que dois-tu au lecteur ? En général, ça
découvre un magnifique sujet sur le ma- passe. Mais il m’est arrivé de connaître
riage forcé de jeunes filles, une série de de grands moments de tension. Certains
portraits sublimes réalisés par Stéphanie décideurs ont une idée bien précise, quel-
Sinclair. Je comprends à ce moment-là quefois proche du fantasme, et là, ça ne
que je suis rentrée dans une forme de colle plus. Moi, je me refuse de construire
routine et que je ne vois plus les sujets des images pour les satisfaire. Ce n’est
évidents. Avec Manon, nous prenons pas mon métier. Je crois que la génération
conscience brutalement que nous avons qui se lève a une chance inouïe. Le métier
fait notre temps dans ce pays. reste le même, raconter des histoires,
mais leurs outils sont multiples. La de-
La tyrannie du synopsis. De retour en mande va vers le « multicanal ». Des pho-
France, je découvre le fonctionnement tos, du son, des images animées. Ils ont
des rédactions. Il ne s’agit plus de se la formation technique pour cela, ce que
présenter dans les services photos pour j’envie un peu, moi qui n’aime pas du tout,
montrer des reportages. Il faut mainte- mais pas du tout la technique.
nant proposer de nouvelles choses. Les
grands magazines prennent de plein En transit. Ça fait trois semaines que je
fouet la crise de 2008. Les rendez-vous suis à Paris. J’ai une dizaine de synopsis
sont plus tendus et les négociations plus dans les tuyaux. J’attends le coup de
âpres. Ils cherchent bien sûr du contenu fil qui me fera repartir. Celles qui sont
mais veulent voir avant. Cette équation ravies, ce sont mes filles. Aller tous les
porte un nom : synopsis. Nous voici jours les chercher à l’école les rassure.
Manon et moi à apprendre une nouvelle Elles détestent mon métier. Quand elles
façon de faire : rédactrice de sujet par parlent de moi à leurs copines, elles
anticipation. Chaque magazine possède disent : « Maman, elle fait des photos du
son formatage propre, 10 pages pas plus monde moche. » La vérité…
Huet
Henri
Vie et mort
d’une légende
Thierry Valletoux
Henri Huet Cette photo de Michael Putzel est l’un des rares portraits du photojournaliste français, prise en 1970
sur un porte-avions de la Marine américaine.
18
© DR
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une histoire Henri Huet
ger votre vie, vous allez observer ce de guerre ? Comment parvient-on à faire
type qui cherche toujours le meilleur naître autant d’humanité dans cet enfer
angle, la bonne lumière. Au moment du de boue, de napalm et de chairs brûlées ?
départ, alors que vous lui posez la ques- « Parfois, je me pose la question de ce qui
tion : « Comment faire pour devenir pho- m’attire. Sans doute est-ce parce que j’ai
tojournaliste ? », il vous répond : « Mais suivi cette misérable guerre
vous l’êtes déjà ! » depuis si longtemps. Elle est
Le 29 avril 1967, interviewé dans la revue devenue comme une partie de
Editor & Publisher à l’occasion du prix Ro- ma vie. […] Je ne peux quand
bert Capa, vous détaillez votre expérience même pas fermer le livre main- Le corps
du terrain : « On ne peut pas photogra- tenant », avez-vous écrit dans d’un
phier la guerre au téléobjectif. Il faut être une lettre désabusée adressée parachutiste
tout près. Quand une unité est prise sous à votre sœur. « Vraiment j’aime américain tué près
le feu, il y a seulement deux personnes qui mon métier et je n’en change- de la frontière
bougent. Le médecin et le photographe rais pour rien au monde. Vous cambodgienne
qui le suit.2 » devez me trouver un peu fou… » est évacué
Un engrenage historique au- de la zone
Témoin et acteur tant que personnel, un nau- de combat
Henri, suffit-il de se plonger dans vos frage militaire autant qu’hu- (1966).
photographies pour comprendre toute main face auxquels, Henri, vous
la complexité de votre démarche ? Et la avez choisi de ne pas vous dé-
puissance d’une vision aussi singulière filer. Horst Faas : « Les images
que radicalement frontale ? Être là. Té- d’Henri arrivaient au bureau,
moigner. Regarder en face. Sans jamais nombreuses, régulièrement. Elles me
rester inactif puisqu’à la moindre occa- surprenaient car, toujours parfaitement
sion vous secourez ou portez les blessés composées, elles n’avaient jamais besoin
à l’abri. Image après image, vos photogra- d’être recadrées. Sa palette de gris était
phies nous apprennent à nous dépouiller incomparable. Elles furent presque quo-
des clichés sur la guerre, sur les combat- tidiennement publiées dans les journaux
tants et les victimes, de part et d’autre, du monde entier. Il reçut des prix et fut
sur le photojournalisme, sur l’engage- blessé à Con Thien. Nous avons comp-
ment. Pourquoi devient-on photographe té sur lui chaque jour, jusqu’à sa mort.
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une histoire Henri Huet
La dernière photo
De gauche à droite : Keizaburo Shimamoto (Newsweek), Henri Huet (AP), de dos, Larry Burrows (Life) et Kent Potter
(United Press International) viennent de grimper dans l’hélicoptère qui doit les conduire au Laos. L’appareil n’arrivera
jamais à destination. © Sergio Ortiz/AP.
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d’une parole enfin libérée chez ses ou de Morandi. On se tait. Ému au plus
survivants pas toujours à l’aise dans profond de moi-même : un des plus grands
l’ombre spectrale des « chers disparus », chocs photographiques de ma vie. Huet
et insuffler chez eux une réelle dynamique est devenu pour moi “LE” photographe
mémorielle. Elle a ainsi reconstitué le des photographes. Ses images ont changé
puzzle de votre vie. ma vie entière, ma perception de la guerre,
Les témoins directs de votre engagement, et aussi ma perception de ce que peut être
de ces folles années de reportage en pre- la photographie : un langage d’une force
mière ligne, se sont raréfiés. Pourtant, si incroyable. »
le feu de la mémoire s’étiole, il suffit de
quelques-uns pour raviver cette flamme Un pays, un métier,
incandescente et cette rage de regarder une guerre, une vie…
en face que vous avez toujours eu l’élé- Henri, cinquante années viennent de
gance de masquer derrière votre sourire. s’écouler depuis votre disparition. Un
Aujourd’hui, l’engouement produit par âge que vous n’atteindrez jamais. Vous
votre travail et la rigueur de votre exem- avez été, et restez, un homme d’action
plarité professionnelle font toujours des qui, faisant toujours face, a témoigné de
émules. Le grand et hiératique James la violence et de l’innommable cruauté
Nachtwey, lui-même singulier coureur humaine, tout en maintenant à vue l’étin-
de plaines ensanglantées, vous cite ré- celle d’honneur et d’espoir qui renaît de
gulièrement en référence. Plus étonnant tous les chaos. Un modèle désormais pour
a priori, l’amical Bernard Plossu – qui de nombreuses générations de témoins
n’a jamais photographié de conflit – ne photo-sensibles qui arpentent le globe
tarit pas d’éloge à votre sujet : « Ses pho- et tendent au monde, quotidiennement,
tos transportent sur le terrain de cette son miroir le plus réaliste. Auriez-vous
guerre : on y est avec lui, lui qui rampe su photographier la paix ? Ou un autre
dans la boue avec les soldats, aide les bles- pays ? Questions sans réponses puisque
sés, bref est corps et âme investi dans les vous avez été le photographe d’une seule
images qu’il a faites, qu’il a eu le courage guerre, et d’une seule terre. À corps per-
de faire… Face à ses images exposées, j’ai du. Mais grâce aux relais de femmes et
été bouleversé, découvrant un géant de la d’hommes qui se sont réchauffés au pas-
photo, aussi ému que l’on peut l’être dans sage de votre œil-témoin, vos photogra-
une exposition de Vermeer, de Daumier phies sont désormais… immortelles.
1. Chef de service du bureau d’AP à Saïgon, auteur en 2005. Toutes les citations d’Henri Huet sont
d’un ouvrage indispensable qui rend hommage aux tirées de ce livre.
135 photographes de tous bords morts entre 1950 3. 50 ans de photojournalisme, de Horst Faas
et 1975 en Indochine. Requiem, textes de Horst et Hélène Gédouin, Éditions du Chêne, 2008.
Faas et Tim Page, édité chez Marval en 1999. 4. Henri Huet, Photo-Poche n° 149, éditions
2. in Henri Huet, J’étais photographe de guerre Actes Sud, 2014. Indispensable. Le dernier
au Vietnam, album signé Horst Faas et Photo-Poche supervisé par Robert Delpire,
Hélène Gédouin, publié aux Éditions du Chêne, le créateur de la collection.
Saavedra
Livia
Arrive un moment
où il faut y aller !
Par JJ Farré
Livia Saavedra a la foi, celle dont on dit qu’elle permet de balayer les doutes et
de bousculer des montagnes. Elle croit en la puissance de la photo et en la force
du témoignage du photojournaliste. Malgré l’indifférence du monde, malgré
l’épidémie de Covid, malgré la crise de la presse. Évidemment, il y a un prix
à payer pour ça et il est élevé, fait de sacrifices financiers, de risques physiques
et de moments de déprime. Mais c’est le prix de l’engagement !
Livia Saavedra
En République démocratique du Congo en septembre 2019. La photo a été faite par son fixeur.
Il fait froid cet après-midi d’octobre quand Ma première parution, je l’ai obtenue dans
nous allons à la rencontre de Livia Saavedra qui Nova Mag. À l’époque, tout est parti de ma
occupe un atelier dans le XIXe arrondissement prêté passion pour les free parties. J’aimais énor-
par la mairie de Paris. Cette ancienne boucherie
a été reconditionnée en atelier pour accueillir une mément ce côté “on danse sur les ruines
vingtaine d’artistes ou de photographes. Des tables de la fin de siècle” [on est en 1999]. Des
y sont dispersées pêle-mêle. Le chauffage a été silhouettes sortant d’un hangar au petit
coupé depuis longtemps. C’est dans des conditions matin au lever du jour, c’était une vision
proche d’un grand reportage en terres polaires que unique. Mais ce n’était pas simple de faire
Livia nous attend tout sourire et bien couverte.
des photos dans ces conditions car les
gens étaient là en mode “clandestin”, sans
autorisation. Par la suite, j’ai accumulé des
A
parutions régulières. J’étais désormais
lors que j’ai débuté en 2000, c’est installée et j’aurais pu continuer ainsi tout
seulement depuis trois ans que du long mais la crise de 2008 a frappé tout
je commence à me considérer le monde, en particulier les titres et les
comme une photojournaliste. Il m’en a clients que j’avais gagnés petit à petit.
fallu du temps et de multiples expériences
sur des terrains compliqués pour que je L’expérience du terrain. J’ai commencé à
puisse le revendiquer sans rougir. Travail- me poser des questions sur mon travail. Je
ler seule, élaborer un sujet, bien le prépa- sentais bien que je devais me renouveler.
rer, c’est de mon point de vue la méthode Et j’ai très vite été reprise par mes doutes.
pour être la plus proche de la vérité. Le J’étais attirée par le journalisme mais je ne
financement est important aussi. Quand me sentais pas à la hauteur. Il me fallait al-
on investit son argent sur un projet, cela ler sur le terrain et cette occasion je l’ai eue
change radicalement la façon de voir et de grâce à une amie de MSF. J’ai fait plusieurs
faire. Rien ne doit être laissé au hasard. séjours en Afrique avec cette ONG, à
On prend le mors aux dents. commencer par un premier séjour en
Nous étions, mon fixeur David et moi, C’est durant les derniers jours
à la morgue de Beni en train d’attendre pour un que mon reportage s’est débloqué et,
enterrement. La veille, nous avions convenu avec parallèlement, que les pluies se sont intensifiées.
la famille la possibilité de faire des photos. Et La Croix-Rouge avait été appelée suite à un décès
pendant ce temps, une équipe de la Croix-Rouge suspect. Une équipe est donc intervenue pour
procédait à un test sur un cadavre suspect. Cela me désinfecter les lieux et effectuer un prélèvement
donnait la sensation très palpable que la ville de sur le cadavre. Cela faisait des heures que nous
Beni vivait au rythme des morts d’Ebola. À l’arrière, attendions le feu vert de la Croix-Rouge pour faire
des personnes étaient en train de se réunir pour des photos. Pour ma part, lorsque les équipes
l’enterrement. L’air était très lourd et il allait bientôt revêtent cette tenue, c’est toujours un moment
se mettre à pleuvoir des trombes d’eau. très fort et rempli de tension.
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verbatim Livia Saavedra
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verbatim Livia Saavedra
La ruelle était très étroite et les voisins, incrédules, regardaient cette femme pleurant la mort
de sa meilleure amie pendant que son corps était emballé. Ce contraste avec les cercueils fleuris,
le jaune des combinaisons, si typique d’Ebola, cette pluie qui tombe sans discontinuer,
tout cela contribuait à me donner un sentiment d’irréalité.
Lorsque j’ai fait cette image, j’avais en tête la célèbre photo d’Eugène Smith du médecin
qui va vacciner un enfant. Les équipes de MSF avaient proposé de nous vacciner mais nous risquions
d’être malades pendant une semaine et le vaccin n’aurait fait effet qu’au bout de quinze jours.
Mais si ça avait été le cas, je pense que j’aurais fait la même tête que cet enfant. MSF avait choisi
de vacciner en anneau, c’est-à-dire de traiter en priorité ceux qui étaient le plus susceptibles d’être
contaminé, les cas contacts et les contacts de ces personnes, qu’il fallait donc tous identifier.
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verbatim Livia Saavedra
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FARC, ce pays vit sous tension. Les beaucoup soutenue. Il me disait : “Ils sont
groupes paramilitaires font régner la devenus complètement fous à cause de
terreur dans les campagnes. Les leaders la guerre. L’alcool est une des grandes
communautaires en font les frais et sont causes de cette folie collective. Mais tu
assassinés par ces mercenaires. Personne verras, à la fin, tu aimeras ce pays quand
n’en parle, mais la guerre n’est pas finie même.” J’ai connu de grands moments de
dans ce pays. Je me suis d’ailleurs fait solitude. Un jour, par inadvertance, j’ai
tirer dessus, ce qui m’a valu deux mois touché un malade. Cette journée avait été
d’insomnies ! particulièrement dure, j’avais vu ce jour-là
Je suis partie ensuite dix-neuf jours en tout ce qui se fait de “mieux” en matière
République démocratique du Congo. Dix- d’injustice et de misère humaine. Une fois
neuf jours, c’est long, surtout quand c’est rentrée, j’ai pleuré toutes les larmes de
toi qui finances tout. La RDC, c’est un pays mon corps, toute seule et en plein désar-
complètement à la dérive à cause de la roi. Tout ce que j’avais vu plus la crainte
guerre, l’enfer sur terre. La corruption d’être contaminée, c’était trop !
atteint des sommets. Tout se monnaye
tout le temps, tout est cher pour une Oc- Pas de regrets. REA, l’agence qui me re-
cidentale qui est vue comme un compte présente, m’avait fortement déconseillé
en banque sur pattes. Je n’avais jamais de me rendre en RDC. “Tu auras beau-
vu un tel niveau de violence. À deux jours coup de mal à vendre ton reportage”,
d’intervalle, j’ai échappé de justesse à des m’ont-ils prévenue et ils avaient raison !
tentatives d’enlèvement. La crise du Covid a aggravé les choses
Quelques ONG parviennent à rester sur puisque les journaux ont diminué leur
place et à gérer, avec d’énormes difficul- pagination pour cause de réduction des
tés, le secours aux populations touchées budgets publicitaires… Mais la vente n’est
par la pandémie. C’est surtout la Croix- pas tout. L’automne dernier, j’ai été l’invi-
Rouge qui s’occupe des enterrements, une tée du festival “Les femmes s’exposent” à
opération délicate car les morts sont hy- Houlgate. Ça m’a permis d’aller à la ren-
percontagieux. contre d’un public qui ne lit pas forcément
la presse, qui a peut-être été sensibilisé à
Déprime et solitude. J’ai vécu des mo- cette pandémie hypermeurtrière grâce à
ments de déprime totale. Rien ne mar- mes photos. Et pour la première fois dans
chait, tout ce que j’avais envisagé et prépa- mon parcours, cette manifestation m’a
ré depuis Paris se révélait impossible une permis de rencontrer d’autres femmes
fois sur place. C’est comme une course qui exercent ce métier et de découvrir
contre la montre : chaque jour coûte cher, leurs travaux. Partager avec elles et me
il faut sans cesse payer quelqu’un. rendre compte que nous avions sensible-
Pour accéder ici, c’est tant, pour être pro- ment les mêmes problèmes, chacune nos
tégée là, c’est tant… Tu n’y peux rien : ni peurs mais aussi beaucoup de motifs de
la fermeté, ni la gentillesse ne marchent, satisfaction, cela m’a réconforté.
seul compte le dollar qui sort de ta poche. Je n’ai pas de regrets car je porte une pa-
J’étais prévenue, mais ce que j’avais ima- role que personne n’entend. Que ça paye
giné était bien en dessous de ce que j’ai ou que ça ne paye pas, je m’en fiche, ça me
découvert. permet d’être équilibrée et heureuse. J’ai
Le soir dans ma chambre, je correspon- le sentiment d’avancer et de construire
dais avec un copain de MSF. Un type qui quelque chose dont je n’arrive pas encore
a tout vu, tout connu de ce pays. Il me ré- à discerner le contour mais qui me semble
pondait qu’il n’y avait aucun autre moyen cohérent. Je suis confiante, ce reportage
pour avancer. Cette correspondance m’a en entraînera d’autres…
Decker
Marie Laure
de
« Il faut avoir vécu cela une fois dans sa vie ! » Cette phrase, Marie-Laure de Decker
l’a prononcée en évoquant un de ses séjours au sein de l’ethnie tchadienne
des Woodabés, mais on pourrait la reprendre à l’identique pour bon nombre
de ses reportages, tant la vie de cette photojournaliste est faite de premières fois :
premières commandes au culot pour Newsweek en débarquant au Vietnam sans
recommandations, première femme photographe à l’agence Gamma, première
à avoir pris la première photographie de Giscard président… Une première
de cordée en somme ? Pas du tout, une femme engagée, bien décidée à vivre
au plus près des gens et ouverte à toutes les rencontres.
Marie-Laure de Decker « Vous êtes sûr de vouloir faire une photo ? Vous savez, quand on a été, c’est difficile
d’être ce que l’on est ensuite… Mais allez-y, ça n’a plus d’importance aujourd’hui. »
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© Roger Viollet
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© LIKE
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reportage Marie-Laure de Decker
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nouveau pour le Tibesti. « Pendant neuf nous faut regagner Paris, Marie-Laure se
mois, je documente le pays. Je photogra- lève à la recherche d’un cahier, le book de
phie la vie quotidienne. J’aime les gens et mode. Elle a alors quitté Gamma depuis
ils me le rendent bien. Je suis toujours ac- trois ans et donné naissance à son premier
cueillie avec chaleur. J’aime intensément fils en 1983 : « Pour une femme, à partir du
ces mois passés là-bas. » Dans un éclat de moment où elle a des enfants, il faut tout
rire, elle nous raconte que sa maison dans changer. Je n’avais pas posé un enfant sur
le Tarn est devenue une sorte d’ambassade terre pour le quitter et repartir en repor-
du Tchad du sud-ouest de la France depuis tage pour des mois. Je me suis tournée
une vingtaine d’années. Il y a toujours un vers la mode. Fidèle à mon principe qui
Tchadien qui va arriver et un autre qui est veut que si on est bonne reporter, on peut
en partance. tout faire. J’y suis allée sans complexe. »
« J’ai été hospitalisée il y a quelques an- Elle découvre un monde où tout est plus
nées à Toulouse. J’étais très mal, vraiment facile : « Il y a une ribambelle d’assistants
malade. Trois amis tchadiens, des anciens de toutes sortes. Toi, tu n’as qu’à attendre
rebelles rencontrés au Tibesti qui habitent que tout soit prêt. L’inconnu n’existe pas
aujourd’hui en France, m’ont veillée. Ils se comme sur un reportage, c’est même l’in-
relayaient en 3 X 8. Quand j’ouvrais les yeux verse. Je me suis amusée et comme pour
pour quelques minutes de conscience, il y une sortie de conseil des ministres, je cher-
en avait toujours un présent. Qui d’autre chais toujours à saisir l’imprévu, l’attitude
ferait ça ? » Quoi qu’il en soit, les photos, qui créerait la surprise et la bonne image
bien que diffusées par l’agence, ne trouvent au final. »Mais le naturel revient au galop,
aucune parution… Il se fait tard et les yeux et la voici qui se passionne pour ce qu’il
commencent à piquer. Pablo écoute de la se passe en Afrique du Sud. Les dernières
musique à côté ; du feu, il ne reste que des années de l’apartheid sont terribles et la
braises. On continuera demain. libération de Nelson Mandela devient une
cause mondiale : « J’ai beaucoup souffert
La mode et Mandela en Afrique du Sud. Tous les jours, vous
Marie-Laure apparaît dans la cuisine. assistiez à l’injustice. Pas qu’une fois, des
« Quelle heure est-il ? lance-t-elle. 10 h 30 ? centaines de fois ! J’avais du mal à sortir
Ça va, c’est tôt. » Et direct, avant même de de mon lit le matin car je savais que j’allais
prendre un premier café, elle reprend son me confronter à l’indicible. » Il y aura en-
récit là où elle l’a laissé. Puisqu’il est ques- suite d’autres destinations, qui la mèneront
tion du Tchad, c’est le Tchad qui va nous jusqu’en Bosnie. Le chapitre du reportage
occuper. Pablo nous l’avait dit au téléphone d’actualité se referme pour Marie-Laure
quelques jours avant : « Tu sais, j’ai accom- sur ce drame. Les Woodabés veillent et
pagné ma mère au Tchad il y a quelques l’attendent.
années. Elle m’y a emmené car elle vou- Depuis 1993, elle est installée à Rabastens :
lait absolument que je découvre le pays. « Ma tante y vivait, j’y venais en vacances
Que nous vivions ensemble l’expérience petite fille. » Elle a acheté cette immense
du voyage. Ce qui m’a surpris quand on a maison où toutes ses archives sont ras-
débarqué, c’est que nous n’arrêtions pas semblées : « Je ne m’ennuie jamais ici. »
de croiser des Tchadiens qui la connais- À l’extérieur, une Mercedes blanche est
saient. Aussi bien des officiels que des gens posée là, recouverte d’herbes folles. Que
dans la rue. C’était incroyable à vivre… » quelqu’un s’y intéresse et elle redémarrera,
Alors que l’heure du train approche et qu’il c’est sûr !
Florence
Aubenas
Seule je suis
journaliste
presse
à deux, on est la
Elles sont rares aujourd’hui les rédactions qui peuvent offrir à leurs journalistes
le luxe de prendre leur temps. C’est le cas du quotidien Le Monde. C’est comme
ça que Florence Aubenas a pu, sur une intuition, passer plusieurs jours sur un
rond-point au tout début du mouvement des Gilets jaunes. Et c’est comme ça
qu’Édouard Élias a pu la rejoindre, boîtiers argentiques en bandoulière, pour tenir
un journal de bord en noir et blanc. Né de rien en 2005, le service photo du Monde
(lire en page 74 l’interview de son responsable, Nicolas Jimenez) est devenu une
institution, bénéficiant désormais d’un budget annuel de 2,4 millions d’euros.
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pas plus pour établir le contact. Comme née, le service photo avait demandé à un
il est bientôt midi et que j’ai faim, qu’il “grand photographe” de suivre le Tour de
est hors de question de me faire inviter, France cycliste. C’est compliqué le Tour
je vais acheter des merguez. Voilà, les de France, car tu vis l’essentiel du temps
choses se mettent en place. On oublie le dans la voiture suiveuse. Ce photographe
responsable, les gens sont chaleureux chantait à tue-tête toute la journée. Le
et la parole se libère. Assis tous en rond journaliste a cru devenir fou… [rires]
ainsi, je sens que je viens de gagner mon On estime que le journaliste écrivant est
ticket d’entrée. censé tenir la barre. Moi, je suis absolu-
ment contre ça, je pense qu’il faut être à
Travailler en binôme deux, qu’il faut décider à deux, que lui fait
Travailler avec un photographe, j’adore autant de travail que moi. J’aime bien que
en général. On va partager ensemble un ça marche bien, je leur dis, surtout quand
moment inédit. C’est une alchimie qui on fait une interview : “S’il te vient une
peut être délicate à gérer. Il m’est arri- question, n’hésites pas !” Cela m’aide en
vé de vivre des expériences difficiles. général car cela ajoute des points de vue
Quand, par exemple, lors d’une ren- auquel je n’aurais pas pensé forcément.
contre, le photographe ouvre la bouche Je me souviens d’un reportage avec Mi-
pour complimenter sur la déco avec un chel Vanden Eeckhoudt, un photographe
peu d’ironie, un peu parisien et mal venu. belge. Quinze jours ensemble. Un grand
Dans ce cas, tu n’as pas tellement envie bonhomme ! C’était extraordinaire. Pen-
de dîner avec lui le soir… [rires] Dans le dant les interviews, il reprenait la balle
métier, il y a plein d’histoires de tandems au bond avec une dextérité inouïe. Au
qui virent au fiasco, que l’on se raconte à bout d’un moment, la personne à qui
la machine à café. À Libération, une an- on s’adressait devait se demander
l equel des deux allait écrire l’article. est resté vierge, mais ce qui était impor-
C’était spontané et judicieux. Un vrai tant, c’est qu’il a tout de suite percuté.
moment de bonheur. Je n’avais jamais travaillé avec lui. J’ai
pris la précaution de prévenir : “Un pho-
Tu es « la presse » tographe va venir, c’est Édouard Élias,
Dans le cas des Gilets jaunes, il y avait il est super.” Je fais un peu de retapes,
quand même une difficulté majeure : la fidèle à l’idée qu’il faut toujours prévenir
méfiance, pire la haine, des médias qui pour maintenir un climat de confiance.
transpirait tout le temps. Seule, j’étais Édouard arrive avec trois boîtiers dif-
journaliste… mais à deux, on devenait la férents. Il a décidé de faire du noir et
presse. Avant qu’Édouard n’arrive, deux blanc en argentique, ces appareils sont
journalistes locaux sont passés. Évidem- d’un autre âge et suscitent tout de suite
ment, ils sont venus me voir. J’ai eu im- un intérêt chez les Gilets jaunes. Une
médiatement le sentiment que nous for- barrière tombe car il ne correspond pas
mions un clan. Là, tu n’es plus Florence, du tout à l’image que tout un
journaliste au Monde, tu es la presse et chacun se fait du photojourna-
tu constates un phénomène de rejet. liste. Rien n’est numérique, tout Rond point
L’enjeu pour les journalistes de terrain est mécanique. Ces appareils de Samazan
comme moi aujourd’hui en France, c’est ressemblent à ceux de leurs Les gilets jaunes
de faire comprendre que tu vas faire un parents. Le contact s’établit effectuent
travail, raconter leur histoire. Tu n’es pas naturellement. des “tours de rond
la presse, tu n’as rien à voir avec BFM ou point” afin de filtrer
les chaînes d’infos en continu. C’est une Vie quotidienne la circulation.
attention de tous les instants. Le champ d’investigation est Les chazubles
étroit sur le rond-point à Mar- deviennent
Édouard arrive mande : une guitoune, une table pancartes
Deux jours se passent et je vais chercher à l’intérieur, des chaises de revendicatives.
Édouard Élias à la gare. Je n’avais pas jardin, des palettes qui brûlent
quitté le rond-point, j’étais goinfrée de devant. C’est épuisant un repor-
merguez, j’en pouvais plus de chips et tage comme celui-ci. Tu dois susciter des
de grillades. Je vais le chercher à la gare choses, aller de l’un vers l’autre, suivre
et je lui raconte ce que j’ai vu, ce que j’ai les conversations, ça demande beaucoup
fait et ce que je pense. Ce n’est pas un d’énergie. Tu es sur le qui-vive en perma-
brief, juste une mise en perspective, une nence.
contextualisation qui peut l’aider. Après, Édouard fait la même chose. On est
libre à lui de faire ce qu’il veut. ensemble sans pour autant être l’un
Je ne sais pas exactement quel sera le sur l’autre. On se parle peu, sinon pour
mode narratif. Peut-être un journal de échanger des infos car le groupe envisage
bord, un jour par jour. Je teste l’idée sans cesse des actions. Tout d’un coup,
auprès de lui. Il accroche tout de suite ils se mettent à filtrer la circulation, puis
et commence à mouliner plein d’idées changent d’idée et vont occuper le centre
qui peuvent compléter ce protocole. Par commercial à deux pas, reviennent et
exemple, il va aller acheter un cahier et s’attablent pour discuter de la situation,
propose aux Gilets jaunes d’y écrire leur regardent la télé. En fait, c’est Édouard
propre journal de bord. Si ça fonctionne, qui leur a prêté sa tablette qu’ils ont
il fera les photos des pages. Bon, le cahier accrochée en hauteur.
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long-courrier Florence Aubenas
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long-courrier Florence Aubenas
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d’inviter les Gilets jaunes de Mar- jaunes et leur barrent le passage. Évi-
mande. C’est un peu panique à bord demment ils se sentent trahis : “Ouais
parce que tous les acteurs institutionnels bon, on le savait, on n’est pas les bien-
disent : “Ils vont vous bloquer le festival, venus, on se barre, ce n’est pas fait pour
ils détestent la presse, ils vont vous péter nous, etc.” Il me faut déployer une faran-
votre truc.” Bon, je ne partage pas leur dole d’arguments pour les convaincre de
avis et il me faut batailler pour que les rester. Le débat se passe plus ou moins
organisateurs acceptent. C’est d’autant bien. C’est tendu, compliqué, la parole
plus légitime que dans la programma- est parfois confuse. L’heure est passée,
tion, il y a une table ronde sur le sujet : le débat doit s’interrompre, mais tout le
les Gilets jaunes et la presse. monde continue à discuter, à débattre.
Ça me paraît un peu fort de faire venir Le pari est réussi.
des “experts en Gilets jaunes” depuis Je leur avais donné un passe de journée
Paris et de ne pas les inviter alors que la et pour créer une ambiance de “village”,
plupart résident à moins de 5 kilomètres. il y avait un bistrot au centre. Ils s’ins-
J’insiste pour que “mes” Gilets jaunes tallent au bistrot, discutent entre eux,
soient présents pour le débat d’ouverture puis viennent me voir : “Écoute Florence,
et qu’ils prennent la parole. Bon, à ce mo- nous, on aimerait bien revenir demain.
ment-là, ce n’est pas l’enthousiasme chez Ils sont venus tous les jours à une ving-
les organisateurs. Ça traîne des pieds. taine, c’était incroyable à voir. Ce festival,
Je dis : “OK, très bien, je m’en occupe.” j’aime beaucoup, mais c’est un truc qui est
L’enjeu était d’en convaincre trois ou quand même dans l’entre-soi. C’est truc et
quatre : “C’est important, vous avez droit machin qui viennent débattre sur le mé-
à la parole. Ce débat, il faut que vous y tier. Et là, pour la première fois, des gens
participiez.” Les Gilets jaunes me disent : “populaires” et du coin se mêlaient à la
“Est-ce qu’on a le droit de venir avec nos profession. Mais surtout, et c’est la leçon
gilets jaunes ?” Je leur réponds : “Écoutez, de cette affaire, ils ne sont pas restés au
vous êtes invités comme Gilets jaunes, si bistrot suivant cette image d’Épinal bien
vous voulez venir en smoking, vous venez installée. Ils se déplaçaient d’un débat à
en smoking, si vous voulez venir en gilet l’autre, participaient, posaient des ques-
jaune vous venez en gilet jaune, ce n’est tions. J’ai trouvé ça génial parce qu’aucun
pas moi qui vais vous dire la façon dont n’y serait allé individuellement s’il n’avait
vous devez vous habiller !” pas été Gilet jaune. Ce que je ne me suis
pas expliqué, c’est qu’aucun n’a eu en-
Épilogue vie d’aller voir l’expo. Se confronter à sa
Arrive le jour J. Je borde le truc, tout le propre image, c’est une autre histoire…
monde est prévenu et là, patatras, les
jeunes qui contrôlent les entrées ne sont L’inconnu de la poste
au courant de rien, je ne sais pas trop Florence Aubenas, en librairie le 11 février 2021.
pourquoi. Ils voient le groupe de Gilets Ed. De L’olivier. 18,50 €.
Rond point nommé “de la Zatar” car il correspond à la plateforme routière d’approvisionnement en aliments vers
Rungis. Une gamine fait ses devoirs sous la surveillance de ses parents.
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rien. » Quand on observe de près la fiche filaires – AFP, Reuters, AP – diffusaient
technique du service, cela saute aux des photos qui provenaient de sources
yeux. La volonté politique a été suivie de “autorisées”. Cela nous posait problème.
moyens conséquents. 12 personnes en Envoyer un photographe – bon qui plus
permanence à Paris, 2,4 millions d’euros est – nous a permis de proposer à nos
de dépenses par an, un bureau de 4 lecteurs une information fiable et in-
personnes à Los Angeles pour assurer dépendante, ce qui est la moindre des
une continuité 24 heures sur 24. « Tout choses quand on ambitionne d’être un
ce qui porte le logo Le Monde nous journal de référence comme nous. On ne
concerne. Le Web, les applis, les sup- s’est pas posé le problème budgétaire. Il
pléments, nous sommes responsables fallait le faire, point ! »
de tout et rien ne doit nous échapper,
ce qui n’est pas toujours simple. À l’in- La nouvelle donne du Web. « Le numé-
verse, quand la photo ne nous satisfait rique a changé la donne aussi. Il est, en
pas ou que le papier n’a pas d’image nombre de lecteurs, beaucoup plus im-
évidente, nous ne donnons rien. Ça a été portant que le papier. On a toujours de
peut-être la chose la plus difficile à faire la matière grâce aux photographes qui
admettre. Chaque photo dans le journal ont compris depuis longtemps qu’il faut
doit être un geste de qualité, un choix aussi alimenter le Web, qui est un ogre
assumé. Si ce n’est pas bon, on ne donne jamais rassasié. Même si les possibilités
pas. Ce qui engendre quelquefois des in- en termes de maquette sont limitées sur
compréhensions chez les secrétaires de les écrans, on peut compenser par le
rédaction qui sont chargés d’éditer les nombre. Ce qui satisfait nos lecteurs et
articles et de les couper si nécessaire. renforce notre légitimité. »
Mais il n’y a plus d’âpreté dans cette ré- Sur le même plateau, le service ma-
daction. Les discussions sont brèves et quette est adossé à la photo. Un couple
la hiérarchie fonctionne. C’est pas Libé ! indissociable. La directrice artistique,
Pour défendre la photo, il faut savoir Melina Zerbib, monte une séquence.
doser. Je ne débarque pas tous les deux Assise à côté d’elle, une iconographe,
matins à la direction de la rédaction non plutôt une rédactrice photo. Il est
pour demander de la place. C’est cette 16 heures et visiblement rien ne presse.
rareté dans nos interventions qui fait Elles travailleront ainsi une partie de
que quand nous estimons que là, c’est l’après-midi. Depuis le 4e étage, la vue est
important, nous sommes entendus. » imprenable, les gens vont et viennent.
Aujourd’hui, le service bénéficie d’une Certains cherchent encore leur chemin
grande autonomie de décisions. « Je dans ces locaux flambant neufs. Le pa-
prends l’exemple de Laurent Van der quebot tient le cap, sans forcer les mo-
stockt qui est resté plusieurs mois en teurs, il n’est pas près de faire machine
Syrie pour nous en 2017. Les agences arrière.
Ferrari
Élias
Jérôme
Édouard
L’un écrit,
l’autre aussi…
& Édouard Élias
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rencontre Jérôme Ferrari & Édouard ÉLias
Jérôme Ferrari a obtenu le prix Goncourt en 2012 pour son livre Le Sermon sur la chute de Rome. Mais
c’est un autre de ses romans qui a attiré notre attention. À son image raconte la guerre en ex-Yougoslavie
par le biais de son héroïne Antonia, qui fait là ses premières armes comme photojournaliste. Il y est
aussi question de Rista Marjanovic, un photographe Serbe bien réel celui-là, qui en son temps fut un des
pionniers du métier. Cette passion pour les photographes justifiait bien un rendez-vous, mais l’idée d’une
interview à deux voix est née plus tard, lors d’une entrevue avec Édouard Élias pour évoquer son reportage
photo sur les Gilets jaunes (voir page 14). Sur son bureau, nous avons tout de suite remarqué le roman de
Jérôme Ferrari. Il n’en fallait pas plus pour que l’idée d’une rencontre des deux prenne corps. On a bien fait !
Édouard Élias : Je reviens sur une phrase étalées sur la table. Je reste sidéré par la
de votre roman « À son image » à propos force et l’intérêt historique de ses images.
de Rista Marjanovic. Vous écrivez : « En Je découvre que j’ai affaire à un type sin-
1959, il prend sa retraite, il a fini par se gulier qui avait commencé par les Beaux-
dégoûter des images qui peut-être n’éga- arts, la peinture, puis s’était tourné vers la
leront jamais la peinture, parce que fina- photo. Il avait assisté aux deux
lement ce n’est pas qu’en tant qu’art que guerres des Balkans, à la Pre-
la photographie donne la mesure de sa mière Guerre mondiale et enfin
puissance. » Comment avez-vous décou- à la seconde. Il ne se destinait Rista
vert ce photographe et qu’entendez-vous pourtant pas à devenir photo- Marjanovic
par-là ? graphe de guerre. assiste à la retraite
Jérôme Ferrari : Pour écrire ce roman, Par exemple, il avait gagné un de l’armée serbe,
j’avais besoin de me documenter. La prix avec une image de course lors de la première
guerre en ex-Yougoslavie était la toile de de lévriers. Il suivait aussi les guerre des Balkans.
fond que je voulais mettre en scène. Je mondanités, la famille royale Les victimes
m’intéresse depuis longtemps à ce conflit. de Serbie. En 1915, il a suivi sont tellement
Je suis parti en Serbie, car je voulais obte- l’armée serbe pendant sa re- nombreuses qu’on
nir des informations directes de ceux qui traite vers l’Adriatique à tra- les jette à la mer.
avaient vécu cette guerre. Je voulais ren- vers l’Albanie, en plein hiver. Il
contrer des témoins. Je ne voulais pas uti- documente précisément cette Cette photo d’un
liser le filtre de récits déjà écrits. Sur place, débâcle, les marches forcées soldat affamé
au bout de quelques jours, ma traductrice dans la neige, sans presque deviendra
Serbe, me dit : “Puisque tu t’intéresses à la rien à manger, les morts. À une icône.
photographie, j’ai une amie dont la cou- Corfou, il a photographié un
sine avait un grand-oncle photographe au survivant, un soldat squeletti-
début du XXe siècle, si tu veux, on peut que qui meurt un quart d’heure plus tard.
la rencontrer.” On se retrouve dans un Si on ignore que cette photo date de 1915,
appartement à Belgrade, dans la cuisine, on croit immédiatement qu’elle a été
il y avait des photos de Rista Marjanovic prise bien plus tard, à la libération des
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rencontre Jérôme Ferrari & Édouard ÉLias
camps nazis en 1945. Il a pris des pho- comme dans les images. Mais la photo,
tos pendant quarante ans, et puis les la photo de presse, évidemment, pose
dix dernières années de sa vie, il n’a plus un problème particulier parce qu’elle est
produit aucune image. Peut-être était-il toujours l’image d’un événement réel. Des
trop vieux pour continuer… Cela a aiguisé questions éthiques se posent, à mon sens,
ma curiosité : pourquoi cet arrêt brutal ? dès que la composition, la visée esthé-
Dans le roman, j’imagine qu’il perçoit alors tique, deviennent plus importante que la
sa vie comme un immense malentendu : référence à l’événement qui n’est plus utili-
il n’a pas été l’artiste qu’il rêvait peut-être sée que comme un prétexte, une occasion
de devenir parce que la photo, celle qu’il a de faire une démonstration de virtuosité.
pratiquée du moins, n’est pas un art. En revanche, quand la composition est
au service de ce qu’elle montre, elle de-
E.E : Votre récit évoque curzio M, en fait vient un atout au service du dévoilement.
Malaparte. Vous écrivez : « On ne peut À partir de là, on ne peut rien reprocher
qu’admirer le talent qu’il déploie pour à une photo, même quand sa dimension
condenser la multiplicité des situations esthétique est évidente !
complexes en une seule et inoubliable Par ailleurs, le regard n’est jamais vierge :
parabole. » Cela entraîne la question de il saisit toujours une image dans un ré-
la composition, du talent à cadrer une seau d’interprétations préexistant. Quand
situation comme en photo. Une image de on regarde les photos prises par Gaston
Rista Marjanovic résume bien cette pré- Chérau en Libye en 1912, celles de pendus
occupation. On y voit des corps entassés qu’on décroche du gibet, il est impossible
sur une chaloupe à Corfou. C’est beau et pour nous de ne pas y voir une descente
effrayant à la fois. de croix, et c’est la même chose pour l’une
J.F. : On entre dans le champ esthétique de vos photos, prise en Syrie, je crois.
dès qu’il y a volonté de composition. La Les corps entassés sur la chaloupe
composition, il y en a dans les romans, évoquent irrésistiblement le passeur
À son image Jérôme Ferrari Ed. Actes Sud Littérature. 224 pages 18,50€
© Sipa
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Charon et le Styx et je suis presque comme on a pu le constater en Europe
sûr que Rista Marjanovic y a pen- même, pendant les guerres de Yougosla-
sé aussi. Une femme qui pleure sur un vie, alors à quoi bon ? Il me semble que ce
homme mort ou blessé, c’est une Pietà – je que vous racontez apporte une réponse
crois d’ailleurs que c’est le titre d’un livre à ces interrogations. Le médecin syrien
de James Nachtwey. Je ne crois pas que voulait que vous « fassiez votre boulot »,
la présence de ces références culturelles c’est-à-dire que vous preniez des photos
trahisse le sujet. Elles lui donnent un sens, de ce qui se passait, que vous l’attestiez,
l’insèrent dans le cadre d’une intelligibilité en quelque sorte.
particulière. C’est de toute façon Pour lui, l’utilité de ce travail, son urgence,
inévitable. même, était évidente et, si c’est le cas, c’est
une justification bien suffisante.
E.E : Vous vous intéressez à la
photo de guerre et à sa fonction. E.E : Je suis frappé à quel point les photos
Je vous fais part d’un moment peuvent inspirer les gens dans les ma-
Les clandestins qui a été fondateur pour moi. nifestations, ils peuvent spontanément
du FLNC C’est en Syrie, dans un hôpital, se mettre en scène en proposant par
présentent je ne peux plus photographier. exemple des fleurs aux CRS, comme
leur arsenal Trop de misère humaine, pour parodier une photo célèbre de Marc
militaire en d’enfants blessés qui souffrent. Riboud dans les années 1970 sur un cam-
avril 1882 lors C’est un médecin qui m’a rattra- pus américain. C’est une distorsion de la
d’une conférence pé. Il m’a dit : « Ta place est ici, réalité qui m’interroge à chaque fois.
de presse fait ton boulot ! » J.F. : Oui ! Une inversion de la relation de
nocturne. J.F. : C’est vraiment une anecdote référence : ce n’est plus l’image qui copie
frappante et, à mes yeux, rassu- la réalité mais la réalité qui reproduit des
rante. L’Histoire est une suite de images emblématiques, qui sont devenues
guerres et de violences. Schopen- littéralement des clichés. Ici, en Corse, de-
hauer, qui juge l’idée de progrès puis la fin des années 1970 s’est élaborée
ridicule, a écrit que celui qui a lu toute une iconographie de la clandestini-
Hérodote sait tout ce qu’il y a à savoir sur té autour des conférences de presse du
l’Histoire – qu’elle n’est que le recommen- FLNC, notamment.
cement absurde et cyclique des mêmes Une conférence de presse a ceci de parti-
horreurs, comme une pièce de théâtre culier que c’est un événement qui n’existe
dans laquelle seuls les costumes et le dé- que pour être documenté, pour produire
cor changeraient quand le scénario res- du discours et des images. Et l’image pos-
terait exactement le même. Du coup, on sède une puissance immédiate qui reste
peut vraiment se demander à quoi ça sert sans égale, au point qu’elle n’a plus besoin,
de photographier tout ça, de le documen- avec le temps, d’être reliée à un discours
ter : quelle en est l’utilité ? Les photos n’ont politique : elle vaut en elle-même, elle de-
pas vraiment d’impact politique, elles ne vient une icône ou, selon le point de vue
changent pas le cours des événements, qu’on adopte, un cliché.
Quidu
Noël
Âmes sensibles
s’abstenir…
Propos recueillis par Patrick Artinian
Jénine Tchétchénie
Cisjordanie/Israël 2015
16 juillet 2002 La preuve que les enfants-soldats ne sont
Jénine était complètement détruite, pas tous Africains. Depuis tout petit, j’ai
c’était difficile d’y entrer, Tsahal [l’armée toujours entendu parler de la Résistance
israélienne, N.D.L.R.] nous en empêchait française et moi, je voulais voir la résistance
mais on parvenait tout de même à se tchétchène, partir avec eux. J’étais avec un
faufiler. Il y avait une odeur épouvan- cameraman, je me retrouvais souvent avec
table, les soldats étaient très mal à l’aise, des cameramans car ne travaillant pas pour
épuisés, honteux. Je fais très vite cette les mêmes supports, on pouvait s’entraider
première photo en passant, puis une se- sans être concurrents. Et puis, pour des
conde. Les secondes photos ne sont plus raisons de sécurité, il vaut mieux travailler
tout à fait les mêmes, on perd cet ins- à deux. On est entré illégalement en Tché-
tant incroyable durant lequel le photo- tchénie par le Daghestan, on en est sorti
graphe est transparent. Je n’ai pas parlé par l’autre côté du pays, cinq semaines de
avec les soldats, il fallait aller vite car marche aux côtés des rebelles tchétchènes,
ils ne tenaient pas à ce que je reste et on dormait à la belle étoile, à la dure quoi.
de toute manière, quand je fais des pho- Un jour, alors qu’on se lavait au bord d’une
tos, je ne parle pas. Je me suis ensuite rivière, un chasseur-bombardier Sukhoï est
dirigé vers la droite pour pénétrer dans passé en rase-mottes pour aller bombarder
la maison d’où provenait l’odeur. Là, je plus loin. Je pense qu’il nous avait repérés
découvre l’horreur, un corps calciné au car au retour, il est repassé exactement au
lance-flammes. Je travaillais pour Gam- même endroit pour voir. Je me suis dit qu’il
ma, généralement en commande pour fallait se tirer de là car il avait probablement
Newsweek, parfois aussi pour Time. appuyé sur une balise GPS pour nous lo-
caliser. En général, les soldats tchétchènes
étaient des paysans qui ne connaissaient
Safwan rien à la guerre et lorsque je leur ai dit qu’il
Irak fallait partir vite, ils ont rechigné. On avait
20 mars 1991 une carte et une boussole, en fait on connais-
C’était l’opération « Tempête du désert », sait mieux le pays qu’eux et ils nous ont
la première guerre du golfe. J’étais à finalement suivis. Dix minutes plus tard, on
Bagdad jusqu’au 28 février et une fois entendait le feu de l’artillerie derrière nous.
rentré à Paris, l’agence Gamma cher- Un autre jour, ils nous ont réveillés à quatre
chait quelqu’un pour partir au Koweït. heures du matin avec la lampe : « Allez, faut
Comme j’étais en début de carrière, se lever et partir ! » J’étais encore dans mon
et bien qu’épuisé, j’ai foncé. Arrivé par sommeil, je n’avais pas du tout envie de par-
hasard à Safwan, en plein milieu du tir et je leur ai dit que je restais dans mon lit.
désert, je suis tombé sur ces femmes Ils m’ont répondu que ce n’était pas possible.
koweïtienne qui mendiaient car elles Pourquoi ? « Parce que tu es notre comman-
n’avaient plus rien à manger. Les dant ! » [rires]. Dire que je n’ai même pas
Américains ne les voyaient même pas ! fait mon service militaire…
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Monrovia Le Caire
Liberia Égypte
21 juillet 2003 2 février 2011
Je ne sais pas si le type qui brandit la C’est place Tahrir au Caire, Moubarak
tête est le tueur, mais il était hystérique. sera renversé neuf jours plus tard. On
Dans sa folie il est allé jusqu’à mordre parle de révolutions arabes mais moi,
le visage, j’ai une photo où on le voit je n’ai vu aucune révolution, je n’ai vu
avec du sang sur les dents. Charles qu’un soulèvement musulman mondial.
Taylor était en train de perdre la guerre, Au Caire, je me suis fait taper sur la
c’était le dernier pont de Monrovia à gueule par les flics de Moubarak, ce
défendre, le dernier carré qui résistait, sont les manifestants qui m’ont sauvé.
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Hubert
Fanthomme
La beauté
dans Match
peut naître
de la laideur
Propos recueillis par Roger Gay
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Photo souvenir « Au bout de 4 mois de reportage, j’organise avec Mariana Grépinet, la
journaliste de Match une photo de groupe pour le personnel de l’hôpital Saint-Louis à Paris. »
Est-ce que vous vous souvenez Vous semblez accorder une grande place
comment tout a commencé ? à la chance, au hasard des rencontres…
Depuis tout gamin, ce qui m’intéresse, c’est C’est vrai que j’ai un côté bois flotté*, je vais
de créer. En terminale, alors que j’avais à droite, à gauche, porté par le flot, mais en
pensé dans un premier temps suivre des dirigeant. Je vais suivre par instinct la voie
études d’architecture, je me suis orienté où je me sens bien, mais sérieusement, en
vers la photographie. La même année, prenant tout à cœur. Après Central Co-
j’ai obtenu mon bac C, un CAP photo en lor, à la suite d’une rencontre, je suis parti
candidat libre et le concours d’entrée à dans un studio photo vers Villa d’Alésia.
Louis-Lumière. C’était très artisanal : on peignait nous-
Ensuite, tout s’est enchaîné : j’ai décroché mêmes les décors, on travaillait jusqu’à
un stage d’été au laboratoire Central Co- 3 heures du matin… C’était génial ! Je me
lor, à l’époque un des plus grands d’Europe, souviens d’un truc pour Vogue Italie, Cas-
à l’issue duquel on m’a proposé un poste telbajac arrivant d’une soirée en smok’,
pour développer les photos. Du coup, au dans l’ébriété du champagne, en chantant
lieu de rentrer à l’école Louis-Lumière à tue-tête Vertige de l’amour de Bashung…
qui ne correspondait pas à mes centres Autre rencontre, Jean-Louis Bloch-Lainé,
d’intérêt, j’ai commencé à travailler pour un photographe culinaire extraordinaire
pouvoir acheter du matériel. d’une modestie absolument incroyable. Il
m’a engagé, non pas comme photographe
En rentrant à Central Color, est-ce que mais comme maître-nageur ! Peter Knapp
vous n’aviez pas peur de vous retrouver – à l’époque, ça ne me disait rien – faisait
sur une voie de garage ? les photos. Les plus grands mannequins
Si, si ! Comme je l’ai dit, je suis entré à Cen- du moment – là non plus, je ne me rendais
tral Color pour des raisons financières. pas compte – évoluaient sur des poutres
D’ailleurs, au bout d’un moment, c’était au-dessus d’une piscine. Moi, j’étais des-
à deux doigts qu’on me dise : “Hubert, il sous, prêt à intervenir au cas où elles
va falloir que vous partiez.” Parce que seraient tombées à l’eau. Et pendant ce
développer, c’était ouvrir des bobines de temps-là, Jean-Louis Bloch-Lainé faisait
films et moi, je commençais très vite à rê- des photos de pâtes pour Marie-Claire !
vasser. J’étais dans le rythme pour une
trentaine de films et puis j’oubliais com- Commencent alors les années Match…
plètement. Je n’arrivais pas à suivre, les À un moment, j’ai déboulé à Paris Match.
racks attendaient, les tringles partaient J’ai rencontré un monsieur qui m’a dit :
sans les films. “Il y a des valises qui sont là pour un assis-
Heureusement, j’ai remplacé un employé tant.” J’ai répondu : “Oh ben, très bien !” et
des tirages grand format qui partait faire j’ai suivi. Toujours le truc du bois flotté…
son service militaire. Là, ça a été un vrai
plaisir parce que j’ai pu avoir des rapports Qu’est-ce qui vous a plu dans Match
avec des artistes, comme Helmut Newton au point d’y rester trente-cinq ans ?
ou Roger Corbeau. J’ai adoré immédiatement la diversité
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Les grands brûlés
« L’histoire de ce reportage C’est lui qui a pris contact tout de suite ce qu’il se joue
sur les grands brûlés est à avec Match. Il voulait que son ici, une tragédie faite de
mettre au crédit de ce que service soit mis en valeur. souffrances ! Il va falloir y
Match peut faire de mieux. Sans un coup de projecteur, aller doucement, prendre le
C’est vrai que les images ce type de service peut, non temps, se l’accorder. C’est un
peuvent paraître dures, par- pas disparaître, mais voir son exercice fait de complicité où
fois insoutenables. C’est une budget baisser. Quand je dé- le temps est l’atout numéro 1.
guerre qui se mène au sein cide d’y aller pour la première Il faut se fondre dans le décor,
de l’hôpital Saint-Louis de fois, j’y vais avec Mariana se faire accepter par les
Paris dirigé par le professeur Grépinet, la journaliste santé malades et leurs familles.
Mimoun. Un grand homme. du journal. Nous comprenons Je vais m’y rendre au
de sujets, c’est vraiment ça qui m’a problème, dans la Corée des années 1983-
fasciné. On passait d’un portrait d’ac- 1984, c’était des panneaux indicateurs, ex-
teur à une photo de tous les gens du Mou- clusivement en caractères coréens.
lin Rouge avec des moyens insensés. On Je me suis un peu perdu. J’ai rencontré des
bloquait Pigalle, un truc de fou, quoi ! Ça gens qui m’ont invité chez eux à prendre
m’a plu tout de suite cet esprit de création. le thé. Je suis même allé dans une usine
du groupe Hyundai – à l’époque, personne
En quoi consistait votre travail ? ne connaissait en France. Les gens m’ont
Au début, j’ai assisté un photographe, reçu, peut-être parce que c’était Paris
Jean-Claude Sauer. Un des premiers su- Match. Le problème, ça a été le retour, je
jets sur lequel j’ai travaillé, c’est le mariage ne savais plus trop où j’étais. Je suis rentré
de Babeth Hallyday à l’hôtel Nova Park. à l’hôtel vers 4 ou 5 heures du matin, la
C’était traité comme des photos de mode journaliste était hystérique ! Et pourtant,
en noir et blanc. Avec le recul, c’est assez c’est un de mes plus beaux souvenirs.
marrant de se dire qu’en 1981, Paris Match
n’était pas encore passé à la couleur. Je Ces photos étaient destinées à Match ?
travaillais aussi la nuit. Non, pour moi, pour mon plaisir. Parfois,
Comme les scans n’existaient pas, je fai- on les utilisait puisque je travaillais pour la
sais des reproductions à la chambre de rubrique touristique, mais pas forcément.
tous les visuels pour les magazines du Match me laissait le loisir de m’intéresser à
groupe, dessins, pochettes de disques… des choses imprévues. Mais c’était l’esprit
et même de tableaux pour les collections même du journal, ces choses imprévues.
de Daniel Filipachi. Deux ans plus tard, On ne nous demandait pas de faire ce
je touchais un peu à tout : reportages de que les autres faisaient. C’est justement
tourisme, assistant pour la photo d’ob- ce que les photographes de Match m’ont
jets, rubriques pratiques… On créait des appris : on fait ce que les autres ne font
décors de fou. Le studio Elle faisait aussi pas. Parce que les autres font de la renta-
des décors insensés. Tout ça s’est peu à bilité, ce qui est normal, ils sont indépen-
peu perdu. dants, ils doivent vendre. À Match, il faut
être à l’endroit où les autres ne vont pas
J’ai l’impression que Paris Match pour avoir la photo que les autres médias
laissait une grande autonomie n’auront pas. C’est aussi une question de
à ses photographes… moyens, on ne comptait pas.
Ce que Match m’a permis, c’est de ne pas
être dans un carcan. Il y a des gens qui s’en La photo, est-ce que ce n’est pas
tiennent à leur sujet, et c’est tout ! C’est d’abord un regard ?
une chose que je n’ai jamais comprise. Je Le regard, c’est un mystère. C’est quelque
me souviens m’être disputé violemment chose qui me fascine et je m’aperçois que
avec une journaliste lors d’un voyage en c’est une recherche que j’ai faite sans le
Corée. Elle avait tout organisé. Elle ai- savoir. On peut prendre cent photos et
mait passer du temps au bord de la pis- on aura toujours un regard différent. Le
cine, mais moi, je faisais des photos, des regard, c’est aussi un échange.
photos et des photos, et ça la saoulait un Quand je fais des photos, sur pied ou à
peu. Un jour, alors qu’elle avait choisi de main levée, je décale souvent mon visage
rester à l’hôtel pour se reposer et écrire pour pouvoir regarder la personne. Du
son papier, j’ai décidé de louer une voiture. coup, il y a un dialogue, on se parle juste
Je suis parti vers des montagnes mais le avec les yeux. J’avais dit à un directeur
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moins deux fois par phases de découragement, À partir du moment où la
semaine pendant quatre les questionnements des décision est prise, tu as
mois. Au journal, nous avons médecins et l’extraordinaire intérêt à ne pas être trop loin
annoncé le sujet sans donner dévouement du personnel de la maquette. Ce n’est pas
de date de rendu. C’est tout soignant. Une fois prêt, une affaire de confiance,
Match ça ! Les chefs te font nous avons organisé une les gens sont pros dans cette
confiance, ne regardent pas projection pour la rédaction rédaction, mais il faut savoir
à la dépense. Bon, en même en chef. Puis on a attendu. suggérer que telle image est
temps on ne partait pas à Chez Match, tout se passe plus informative qu’une autre,
l’autre bout du monde… J’ai le lundi. Mis à part certaines même si elle peut paraître
pu accompagner certains rubriques “froides”, rien n’est moins spectaculaire. Je suis
arrivants qui étaient entre la décidé et le sommaire se resté toute la nuit du lundi au
vie et la mort, suivre pas à construit ce jour-là. Même mardi. C’est la culture maison.
pas les étapes de leur séjour. pour un reportage comme En une journée et une nuit,
Constater les progrès et les celui-ci qui était prêt, écrit. Match se fabrique. »
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tête d’affiche Hubert Fanthomme
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de Match : “Je suis un capteur de sen- trouvé le cadre, j’aime continuer la prise
sibilité.” Je ne sais pas comment ça de vue pour qu’il y ait un abandon. C’est
se fait mais je comprends souvent ce qui quelque chose qu’on retrouve au cinéma :
se passe au plus profond des gens, c’est certains cinéastes privilégient la première
une charge que je ressens en moi. Ces prise, d’autres attendent la fatigue de l’ac-
échanges de regards, c’est une porte ou- teur pour obtenir un abandon.
verte sur l’intérieur de la personne. Un
portrait, c’est un moment d’intimité, de Que retenez-vous de ces rencontres ?
séduction. C’est pour ça que je n’aime Je suis fait de tous ces moments qui se
pas que la séance soit filmée parce que je sont accumulés en strates, un peu comme
trouve que c’est difficilement partageable dans la nature lorsque la poussière se dé-
avec d’autres, si ce n’est par la photo. Elle pose peu à peu et se sédimente. Je suis le
seule conserve la trace de cette rencontre sédiment de toutes ces rencontres et de
très personnelle. tous ces moments de vie qui se trouvent
juste en rappel de mémoire, comme ça,
Vous placez les acteurs dans une au travers de mes photos. Des moments
catégorie à part. Pourquoi ? qui me touchent parce que ce sont des
Les acteurs ne supportent pas qu’on les moments vécus comme de petites amitiés.
prenne en photo parce qu’ils ont beaucoup
de mal avec eux-mêmes. S’ils ont choisi ce Est-ce qu’il y a une signature
métier, c’est pour être autre chose, pour Hubert Fanthomme ?
se camoufler derrière un rôle, pour se ca- À un moment, je me suis posé la question :
cher. Certains, comme Fabrice Luchini, est-ce que j’ai un style ? Je n’ai pas d’effet
s’en sortent sans problème parce qu’ils ont de signature, un noir et blanc très rude,
choisi de se fabriquer un personnage. Ils très dur par exemple. Non, mon style, c’est
jouent ce rôle-là et c’est un peu énervant. plutôt cette connivence. Les personnes
Tout le monde a quelque chose, et parfois que je rencontre pour les photographier,
ça donne une photo formidable. Mais moi c’est comme une courte amitié. Quand je
ça me déçoit parce que c’est la même qu’on viens chez les gens, c’est un échange, un
verra partout. C’est un phénomène qu’on dialogue. À moi d’amener les personnes à
retrouve avec Picasso. Voyez ses portraits, donner quelque chose, qu’il y ait une émo-
c’est presque toujours lui qui commande tion, qu’ils se racontent un peu. Il y a peu
le photographe. Regardez les portraits de de gens avec qui ça se soit mal passé parce
Picasso par Cartier-Bresson : c’est Picasso qu’ils participent. Je ne suis pas là pour
qui mène la danse ! Et avec Doisneau, je suis les trahir, je ne leur arrache pas quelque
presque sûr que c’est pareil. chose, je ne leur vole pas une photo.
Comment faites-vous pour débusquer Mais en fait, vous ne faites pas de photo,
l’individu derrière l’acteur ? vous cherchez quelque chose !
Je crée souvent de petites mises en scène, Oui, il y a une quête, sûrement.
en m’aidant d’éléments biographiques, * Cette théorie du bois flotté en rappelle une
pour les placer dans un univers où ils s’ou- autre, celle du bouchon que Jean Renoir devait
blient eux-mêmes. Et si mon idée de dé- à son père Pierre-Auguste Renoir : « Il faut se
laisser aller dans la vie comme un bouchon dans
part ne fonctionne pas, tant pis, je l’aban- le courant d’un ruisseau. […] Ceux qui veulent le
donne. On part sur autre chose et on crée remonter sont des fous ou des orgueilleux, ou
pire, des destructeurs. De temps en temps, tu
ensemble. Et ça, c’est un vrai bonheur, une donnes un coup de barre à gauche ou à droite,
création à quatre mains. Une fois que j’ai mais toujours dans le sens du courant. »
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livres
Madeleine
de Sinéty
Un Village
JJ Farré
C’est un livre unique. Une couverture cartonnée rouge grenat. Au centre, une photo d’une petite
fille sage. Son regard vous transperce. La blouse d’écolière, la télé dans le fond, la couleur sont
autant d’indices qui nous parlent directement des années 1970. Dans cette photo, il y a plus, une
invitation directe, une interpellation qui va droit au cœur. Sur la gauche, un nom : Madeleine de
Sinéty. Au dos, deux mots qui claquent : « Un village ». Il n’en faut pas plus pour laisser la magie
de ces photos vous submerger. C’est l’œuvre d’une vie, ce qui en fait sa rareté et son intérêt.
L’histoire d’une jeune femme urbaine qui change de vie soudainement pour vivre le quotidien
d’un village. Plus qu’une chronique, c’est un regard direct sur un temps révolu.
Il était une fois une jeune femme qui rentre prolonger le moment et, sur un coup de tête
sur Paris le 1er juillet 1972 après un séjour dans et aussi parce que la circulation est intense,
le sud de la Bretagne. Madeleine de Sinéty sort de l’autoroute nouvellement construite
— tel est son nom – est une jeune femme pour emprunter les chemins des écoliers et
de son époque. Belle comme un cœur, elle retarder ainsi l’échéance fatale. « Je décidais
profite de la légèreté de l’époque, fait ses de m’arrêter pour passer la nuit dans un
premières armes comme illustratrice pour village, le plus perdu que je puisse trouver. »
Marie-Claire après un parcours aux Arts déco. Dans son coffre, elle a rangé son vélo.
Ce jour-là, seule au volant, elle décide de La voici le lendemain pédalant sur un
chemin qui la conduit vers une petite rien de spectaculaire, c’est dans ce « rien »
ferme : celle de Maria Touchard. Surprise que réside le secret de ces photos. Elles
de voir débarquer cette jeune femme, Maria montrent la vie et la révèlent au grand jour.
la regarde d’un air soupçonneux. Le soleil Madeleine ne photographie pas, ne rapporte
brille, une invitation à prendre un café… C’est pas, elle est le sujet caché. On a coutume de
un coup de foudre réciproque qui change dire que le photographe doit se faire oublier
à jamais le parcours de leurs vies. Rentrée pour saisir l’instant décisif. Ici, l’effacement
à Paris, Madeleine déménage avec son nourrit l’image et entraîne la question : mais
« fiancé » américain, Dan, qui est journaliste comment a-t-elle fait ? Elle transforme le
et écrivain, et loue dans le village la maison propos et nous invite à emprunter le chemin
de l’ancien postier. Dan fait des allers-retours de l’humanité. La sienne et celle des autres
sur Paris, Madeleine s’installe à demeure. intimement mêlées. Peter raconte qu’en-
Cette histoire, vous la lirez en entier – et bien fant, il appelait ses parents Madeleine et
mieux écrite – dans les carnets de Made- Dan. Cette habitude lui vint des enfants du
leine de Sinéty (1934-2011) publiés dans un village, toujours fourrés chez eux : « À force
formidable ouvrage édité par le Centre d’art d’entendre les autres les appeler ainsi, mon
GwinZegal de Guingamp qui rassemble plus frère aîné a commencé à les imiter, j’ai suivi
de 200 photos en couleurs. le mouvement et c’est resté. »
Madeleine participe activement à la vie
Un sujet unique. Un village, Poilley, une des champs et donne un coup de main en
vingtaine de fermes alentour, dans la France fonction des saisons. En juillet, les foins, à
rurale, rude et tranquille des années 1970, va l’automne, les cueillettes. Il y a toujours à
devenir son sujet unique. Pendant dix ans, faire et elle adore ça, mais toujours avec son
elle racontera l’histoire de ce bourg dans sa Nikon autour du cou. « Je ne crois pas l’avoir
plus grande – et donc inédite – quotidienne- vue sortir sans », affirme Peter. Peu à peu,
té. « Elle achète un Nikon, se découvre pho- elle prend ses marques et maîtrise la tech-
tographe en même temps qu’elle découvre nique. Elle peut alors laisser son inspiration
le village », dit avec émotion son fils Peter faire le reste. « Elle revenait à Paris de temps
Behrman de Sinéty qui aujourd’hui fait vivre en temps et déposait ses diapos dans un
le travail de sa mère. 33 280 diapositives, laboratoire professionnel. C’était aussi celui
23 076 négatifs de vie vraie. À chaque page d’Henri Cartier-Bresson. Un jour où elle
de l’ouvrage, on s’émerveille. Ici pourtant, attendait les boîtes de diapos, le chef
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de l’atelier vint la voir et lui demanda : Estampes et de la photographie à la BNF.
“Mais qui êtes-vous ?” Cette question Nous sommes à la galerie Vivienne en 1994,
venait du cœur ! », lâche Peter dans un sou- Lemagny regarde le book en noir et blanc
rire. Pour animer la vie du village, elle orga- que Madeleine a sélectionné. Il reste silen-
nise des projections de ses diapos à la salle cieux, longtemps. Puis lève les yeux et dit :
des fêtes. Tout le village se déplaçait les di- “Quand est-ce qu’on fait l’expo ?”
manches soir. C’était des soirées joyeuses où
chacun y allait de son « oh », de ses « ah ». …et retour. « Ce qui est touchant, c’est
« Elle préparait soigneusement ces soirées, que les habitants du village s’étaient cotisés
l’ordre des photos, inventant des chapitres pour louer un bus et visiter l’exposition. Leur
ouverts par des images peintes, conçues exposition. La plupart n’avaient jamais mis
comme petits “cartoons” qui donnaient à ces les pieds dans la capitale et ils ont fait le tour
projections une ambiance ciné-club. » de la Ville lumière, sans oublier la tour Eiffel
que tous voulaient voir. L’après-midi, ils la
Départ… En 1982, Dan doit rentrer aux passeront dans la galerie dans une ambiance
États-Unis. Madeleine et ses deux fils joyeuse », raconte Peter, qui en garde un
suivent le mouvement, les voici installés souvenir vivace. Cette exposition avait été
dans le Maine. Au revoir Poilley… Dans cet boudée par la presse à l’époque, il faut dire
État résident de nombreux photographes que la photo n’intéressait pas vraiment les
célèbres, dont Mary Ellen Mark qui organise journalistes. Détail aggravant : qui allait
durant l’été des workshops très en vogue à attacher de l’importance à la vie d’un village
cette époque. Madeleine s’ennuie un peu, s’y où il ne se passe rien ? Le succès populaire
inscrit car elle veut progresser. La photo est fut pourtant immense. Entre-temps, le maire
devenue son seul sujet de préoccupation. La de l’époque, après un vote du conseil munici-
rencontre avec Mary Ellen sera déterminante. pal, récolta assez d’argent pour la faire reve-
Enthousiaste, cette dernière devient l’am- nir au début des années 1990 en lui offrant
bassadrice de ce travail et en parle à qui veut un billet d’avion. Quelle histoire ! Poilley ne
l’entendre, jusqu’à ce que l’information arrive voulait pas oublier Madeleine. Le village sou-
aux oreilles de Jean-Claude Lemagny, le haitait retrouver « sa » photographe. Elle y
tout-puissant directeur du département des retournera régulièrement jusqu’en 2001.
Un village
Madeleine
de Sinéty
Ed. GwinZegal
188 pages, 35 €.
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livres
Isle of Eigg
Charles Delcourt
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N03 • Like, la revue de touslesjourscurieux.fr • hiver 2021 117
livres
Memory lane
Guillaume Zuili
Après vingt ans passés aux États-Unis, Guillaume Zuili est de retour.
Le contraste est frappant : après le soleil californien, le voici déam-
bulant sous le ciel gris et lourd de la région parisienne. Le plus grand
écart possible, non ? C’est à Corbeil-Essonnes, où il s’est installé le
temps d’une résidence d’un an proposée par le festival l’Œil Urbain,
que Guillaume s’est réconcilié avec son pays. Il y revenait de temps à
autre sans produire quoi que ce soit. Tout était devenu fade de ce cô-
té-ci de l’Atlantique. Mais voilà, contraint par cette résidence, il a fallu
se mettre au travail. Le sujet : « La ville et son patrimoine industriel. » Memory
Installés au cœur de la ville, « Les Grands Moulins » qui s’étirent sur Lane
7 hectares ne pouvaient lui échapper. Cette zone industrielle, c’est Guillaume Zuili
l’histoire de Corbeil-Essonnes. Construite à partir de 1888 – après Texte de
un incendie meurtrier – par Paul-Émile Friesé, c’est un joyau d’ar- Christine Ollier
chitecture. Cet homme résolument moderne va créer là un nouveau Ed. Maison CF
144 pages, 36 €.
modèle d’édifice qui fera école en France dans la construction des
minoteries. C’est un enchevêtrement de bâtiments majestueux où
les lignes de forces dessinent des perspectives inattendues. « J’avais
installé un labo dans la salle de bains de l’appartement que j’occupais,
tous les soirs je développais et tirais mes images dans une grande
impatience », racontait Guillaume lors du vernissage de la magnifique
exposition proposée à Corbeil l’automne dernier, dont le livre est
le prolongement naturel. Divinement imprimées, les photos noir et
blanc révèlent une dimension supérieure. À partir de cette architec-
ture industrielle, Zuili nous plonge dans l’ambiance des thrillers et des
bas-fonds. Il nous renvoie à M. le maudit, le film de Fritz Lang – Peter
Lorre semble rôder dans le coin – ou bien encore au chef-d’œuvre
d’Elia Kazan, Sur les quais, qui révéla un jeune premier nommé Bran-
do. Ces films sombres sont aussi intenses que les variations des noirs
profonds et des nuances de gris des photos qui se suivent selon un
ordre bien établi dans l’ouvrage. Il y a peu de chances que vous met-
tiez un jour les pieds à Corbeil-Essonnes. Vous ne savez pas ce que
vous manquez…
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livres
Soulèvements
Noémie Goudal
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livres
Agence France-Presse
Édition spéciale
Focus
AFP’s photo choice
Le regard des photographes de l’AFP
est fort à parier qu’on en de cette agence fondée Chine qu’au Royaume-Uni
aurait beaucoup moins en août 1944. Chaque ou en Allemagne, dans la
entendu parler. On mou- photographe raconte les quête du dernier rouleau
rait à tout âge et c’était coulisses de son repor- de papier toilette dans les
la fatalité. Mais voilà, tage, ce qui l’a touché ou rayons des supermarchés.
nous sommes en 2021 et ému. C’est l’histoire de Au-delà de ces clichés
l’année écoulée démontre notre monde qui est ainsi anecdotiques, les photo-
à ceux qui en doutaient rapportée. L’instantané graphes de l’AFP couvrent
encore que notre champ le dispute au temps long, tous les fronts de
compassionnel a réso- une vraie tendance pour l’actualité, démontrant
lument évolué. Ce livre cette maison qui offre aux leurs capacités à raconter
annuel, compilation du photographes la possibi- une situation périlleuse
meilleur de l’AFP, restera lité d’aller plus loin. Bien en une seule image.
dans les annales. Pour s’en sûr, le coronavirus s’arroge C’est toute la beauté de
persuader, il suffit de le une place de choix et nous ce livre.
feuilleter. Année charnière fait prendre conscience de Ed. La Découverte
entre le monde d’avant et l’universalité du problème. 200 pages, 29,90 €.
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Ralf Marsault Loïc Seguin Raphaël Dallaporta Michaël Serfaty
Faintly falling Half-Light Équation Je vous écris
Alternant portraits en noir La photographie est le du temps avec la chair
et blanc et natures mortes plus court chemin pour al- Quand on feuillette ce des mots
(ou vivantes) en couleurs, ler vers les autres. Il suffit livre, un sentiment de joie C’est un livre envoûtant
ce livre vous précipite pour cela de s’inventer un nous envahit. Il est encore et un peu effrayant que
dans un autre monde, à la prétexte : « Puis-je vous possible de convaincre propose Michaël Serfaty.
découverte de Berlin, ou prendre en photo ? » C’est un éditeur de publier Son expérience médicale
plutôt de sa périphérie. Là, le cahier des charges que un projet fou et… banal n’y est pas pour rien,
diverses communautés Loïc Seguin s’est imposé. à la fois : photographier lui qui recueille dans le
cohabitent, toutes unies C’est dans le quartier de le parcours du soleil en secret de son cabinet
autour d’une idée simple : Belleville où il réside qu’il fonction des saisons ! Pour gynécologique les confi-
l’ultra-libéralisme « arro- a posé sa question fatale : matérialiser « cette équa- dences et les secrets des
gant » doit être combattu « Les gens sont beaucoup tion du temps », Raphaël femmes. Fort de cette
pied à pied. La seule plus ouverts à l’inconnu Dallaporta a investi, une expérience, il a construit
réponse pertinente est de qu’on ne le pense, ils sont année durant à la même un ouvrage où se mêlent
vivre de façon singulière. aussi curieux et friands de heure, la salle Cassini de photos, collages, lettrages
L’utopie s’incarne à travers rencontres. » Il faut sim- l’observatoire de Paris. Ré- manuscrits, une sorte de
la musique – punk de plement sauter le pas, ce sultat : une tâche de soleil carnet de voyage que l’on
préférence –, les arts de que l’on ne fait pas spon- qui se déplace au sol au construit au jour le jour
la rue, les tatouages. Tout tanément. Cela donne un fil du temps. C’est maigre pour ne pas oublier. Ici,
est création, rien ne se ouvrage où les gueules pour réaliser un livre, il n’est pas question de
capitalise. C’est en 1989 se succèdent, toutes plus mais c’est sans compter souvenirs heureux mais
que l’auteur arrive pour la singulières les unes que sur la créativité du Studio bien de témoignages
première fois dans ce qui les autres. Le flash direct Kummer&Herrman aux tragiques, mis en scène
n’est pas encore la capitale accentue les reliefs, les Pays-Bas qui a métamor- avec brutalité, à la hau-
d’une Allemagne réunifiée. rides, les cernes. Cette phosé une idée simple en teur des mots restitués :
Au fil des pages, les années accumulation produit véritable objet, à la fois « Je me languis d’être
défilent et cette galerie hé- un récit hypnotique. Un ludique et pédagogique. seule dans mon corps »
térodoxe s’efface peu à peu voyage au pays des autres À chaque page, vous êtes ou « Je voudrais arriver
pour faire la part belle aux qui renverse les barrières le maître du temps. Com- à me quitter ». Des mots
natures mortes. Comme un de l’exclusion. Une belle ment ? On vous laisse le jamais entendus.
aveu désenchanté. leçon de vie. plaisir de le découvrir. Ed. Arnaud Bizalion
Ed. Distanz Verlag Berlin Ed. Void Et c’est éclairant ! Extraits de textes
144 pages, 29,90 €. 176 pages, 35 €. Ed. The Eyes Publishing de Marie Darrieussecq
376 pages, 45 €. 160 pages, 170 photos, 38 €.
Transanatolia
Mathias Depardon
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N03 • Like, la revue de touslesjourscurieux.fr • hiver 2021 125
livres
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S. Bazin-Moussi VII Foundation Dany Leriche Jean-Luc Bertini
L’Écume Imagine : Penser et J.-M. Fickinger Américaines
des amnésies la Paix Korèdugaw. Solitudes
C’est un petit livre dans son C’est un livre ambitieux Derniers Le territoire américain
format et une bonne sur- piloté par Gary Knight. Le bouffons sacrés inspire les photographes
prise. L’histoire est simple : fondateur de l’Agence VII du Mali français depuis des
Shiraz Bazin-Moussi se donne pour objectif de Au téléphone, Jean-Mi- décennies. La force de la
constate un jour que présenter un pays qui a chel Fickinger est pressé nature, l’espace infini, les
Google Maps a oublié des connu la guerre et de faire d’envoyer les éléments routes rectilignes jusqu’à
petites îles d’un archipel au le bilan de la paix revenue. visuels car ils prennent l’horizon… et les gens, ces
large de la Tunisie, les îles Pour mener cette action l’avion pour le Mali pour Américains énigmatiques.
Kerkennah, où l’auteure pédagogique, il a invité un séjour qui va s’étaler Autant de prétextes pour
venait en vacances petite une kyrielle de photo- sur trois mois. Ce couple un voyageur solitaire.
fille. Situées à 160 km graphes connus qui ont – elle, enseignante à l’uni- C’est cette expérience que
de Lampedusa en Italie, couvert des conflits : Don versité Paris 1, lui, profes- Jean-Luc Bertini sait nous
elles servent de rampe McCullin au Liban, Roland seur de photo à Nancy – faire partager. Depuis
de lancement pour les Neveu au Cambodge, Phi- travaille ensemble depuis dix ans, il consacre un
jeunes Tunisiens qui rêvent lip Gourevitch au Rwanda, une quinzaine d’années. mois à cette errance, sans
d’Europe. De cela, il n’est Ron Haviv en Bosnie, Aventuriers passion- plan précis. Au volant
pas question dans cet Gilles Peress en Irlande du nés, ils documentent à d’une voiture de location,
ouvrage, qui a été conçu Nord, Jon Lee Anderson quatre mains les rituels il trace la route et s’arrête
« comme des petites cartes en Colombie. Tous ces primitifs et autres tra- là où d’autres poursui-
postales » qui parlent de pays meurtris qui firent ditions ancestrales. Cet vraient leur chemin. Cela
l’enfance et des émerveil- la une de l’actualité, que ouvrage est consacré donne un livre sans préju-
lements qui vont avec. sont-ils devenus ? Quelles aux Korèdugaw. Ces gés. Pas de doctrine ni de
C’est un livre à la facture sont les cicatrices ? Autant « bouffons » parodient regards ironiques. C’est un
soignée, grâce à une reliure de questions illustrées par et tournent en dérision discours amoureux pour
à la japonaise et aux pho- des reportages rendant toutes les figures du ce pays, avec une alter-
tos tirées selon le procédé hommage à ceux qui se savoir et du pouvoir, nance de portraits bien-
Fresson. La justesse du sont impliqués et sont remettant en question les veillants et de paysages
propos arrête le lecteur à devenus les « artisans de comportements sociaux, uniques. Décidément,
chaque page. C’est la Tu- la paix ». et même la sexualité. Ces l’Amérique n’en a pas fini
nisie d’aujourd’hui et celle Ed. Hemeria portraits sur fond blanc avec la photo.
d’hier intimement mêlée. 408 pages, 45 €. nous envoûtent. Sans Ed. Actes Sud
Ed. Le Bec en l’air grigris. Textes Gilles Mora
56 pages, 28 €. Ed. Trans Photographic Press 152 pages, 39 €.
136 pages, 39 €.
Émeric Glayse
Nouvelle vague
L’adresse est prestigieuse : Place Vendôme. C’est une fois la cour traversée que l’on découvre la Fondation Carmignac
créée en 2000 par Édouard Carmignac, président de la société de gestion d’actifs Carmignac Gestion et passionné
par l’art contemporain et le photojournalisme. Chaque année, elle décerne son prix doté de 50 000 € à un
photographe qui sera accompagné pendant une année. C’est aussi un autre discours que défend cette institution
à travers son porte-parole et directeur, Émeric Glayse. Jeune et ouvert, il représente une nouvelle génération de
décideurs arrivés dans le monde de la photo au milieu des années 2000.
O
n pourrait dire que je fais reviennent toujours à leurs
partie de la génération auteurs. Des galeries, des
Ryanair. Quand les low éditeurs, sont entrés dans la
cost ont débarqué, cela nous danse. Cela nous a permis de
a permis de pousser les murs. nous émanciper de la pensée
Au lieu de se passer un coup unique tout à fait hexagonale :
de fil, on sautait dans un avion, le classement par genres. Si
et pour 25 €, on se retrouvait tu publies dans la presse, tu es
à Londres ou à Prague. Les photojournaliste, si tes photos
rencontres se faisaient ainsi. sont accrochées en galerie, tu
J’évoluais plutôt dans l’art es artiste ou plasticien. Cela
contemporain au début de mon ne correspondait pas du tout à
parcours professionnel. Mais ce que je vivais. En Allemagne,
la photo restait une préoccu- en Italie ou dans d’autres pays
pation. Grâce à cette nouvelle européens, le passage d’une
Congo in
mobilité, j’ai tissé des liens case à l’autre était une évidence.
Conversation
avec des photographes de ma Cette génération – dont je fais Finbarr O’Reilly
génération. Un autre outil s’est partie – envisage les choses sur Ouvrage
imposé aussi : Flickr. Nous un périmètre plus large. On n’a collaboratif
postions tous des images et rien inventé, il a suffi de s’in- avec 10
partagions celles des autres. téresser au travail de certains photographes
Le maillage s’est fait ainsi. de nos aînés. Larry Clark par Congolais
Nous nous sommes emparés exemple. Artiste ? Photojour- Ed. Reliefs/Fondation
de ces outils et nous avons fait naliste ? Moi, je suis convaincu Carmignac
voyager nos images sans nous que c’est un photojournaliste. Et 128 pages, 35 €.
soucier à l’époque des droits dans son travail, basé sur l’in-
d’auteur. C’est cette liberté qui time et l’adolescence, il explore
a touché un public nouveau. Et son sujet comme un reporter.
comme un ressac, les images Il a diffusé son travail dans
qui touchent, qui émeuvent, de multiples formats et a
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des populations en grande souffrance et vivant
dans des pays en conflit peu ou pas médiatisés.
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