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CA H I E R S

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al EVUE MENSUELLE/JUILLET-AOUT. 1880
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C INEMA.
COMITE DE DIRECTION
Serge Daney N° 314 JUILLET-AOOT
1980
Jean Narboni
Serge Toubiana CANNES 1980

REDACTEUR EN CHEF Sélection officielle : Derriére les grilles du palais, par Serge Le Péron p.4
Serge Daney
Serge Toubiana Un Certain Regard : Problémes de centres, par Olivier Asayas p.9
(« Le Journal des Cahiers »)
Semaine de la Critique : Sept films en mai, par Serge Toubiana p.17
SECRETARIAT DE REDACTION
Claudine Paquot Quinzaine des Réalisateurs : Les signes du temps, par Charles Tesson p. 21
COMITE DE REDACTION Un jour comme un autre (Mrinal Sen), par Charles Tesson p. 30
Alain Bergala
Jean-Claude Biette
Bernard Boland Perspectives : Fictions en pointillés, par Serge Toubiana p.34
Pascal Bonitzer
Jean-Louis Comolli SAMUEL FULLER
Daniéle Dubroux
Thérése Giraud Entretien avec Samuel Fuller (2) par Bill Krohn et Barbara Frank p. 36
Jean-Jacques Henry
Pascal Kané Entretien avec Gene Corman, par Olivier Assayas et Serge Le Péron p. 44
Yann Lardeau
Serge Le Péron CRITIQUE
Jean-Pierre Oudart
Louis Skorecki Mon Oncie d’Amérique (A. Resnais), par Jean-Pierre Oudart p. 48
DOCUMENTATION, NOTES SUR D’AUTRES FILMS
PHOTOTHEQUE
Emmanuelle Bernheim American Gigolo, Buddy Holly Story, Certaines nouvelles, Dark Star,
EDITION Les Faiseurs de Suisses, le Jour de la fin du monde, Lulu, Marathon d’automne,
Jean Narboni Saturn 3, Le Saut dans le vide, Tom Horn, Un Couple trés particulier,
par Olivier Assayas, Serge Daney, Laurent Perrin. p.51
CONSEILLER SCIENTIFIQUE
Jean-Pierre Beauviala

ADMINISTRATION
Clotilde Arnaud

ABONNEMENTS
Patricia Rullier
LE JOURNAL DES CAHIERS N° 6
MAQUETTE
Danie et Co
page | Editorial, par Serge Toubiana. Cinéma et histoire a Valence : L'homme, par Fran-
PUBLICITE page | Révélations, Cannes 80: Les goiits et les gois Géré,
Media Sud couleurs, par Daniéle Dubroux. page X Une agence de sosies & Hallywood: les
1 et 3, rue Caumartin 75009 page Jf Australie: la fin du cinéma a la girls de Mr Smith, par David Alper et Lise Bloch-
742.35.70 Spartiate,par Olivier Assayas. Mohrange.
page Hl Dennis Hopper revient 4 Cannes, par Oli- page XI Imageries, par Jean Rouzaud
GERANT vier Assayas. page XII Les livres et I'édition: lectures d’Holly-
Serge Toubiana page IV Cinéastes ralentir: Benoit Jacquot ou la wood, par Christian Descamps.
force du destin, par Gilles Delavaud. D’un Godard l'autre, par Jean-Paul Fargier.
DIRECTEUR page V Le Cinéma 4 la télévision : Cycles et hom- page XIII Vidéo: A I’huile et a l'eau, par Jean-Paul
DE LA PUBLICATION mages, par Louelta Interim. Fargier.
Serge Daney page VI Un Bellocchio inédit, par Jean-Paul Far- page XIV Photo: Un secret de famille, par Alain
gier. Bergala.
Les manuscrits ne sont pas page VII Technique : La cuisiniére et l’étalonneur, page XV Photos et cinéma, Marcel Hanoun: repé-
rendus par Caroline Champetier. rages, par Alain Bergala.
Tous droits réservés. page Vill Rastas et bation rond, par Jean Narboni. Le Point avec M. Hanoun, par Dominique Villain.
Copyright by les Editions de’ Festivals : Schroeter & Digne, par Charles Tesson. page XVI Eustache filme Bosch, Semaines des
PEtoile ; page IX Cinéma du réel 4 Beaubourg, par Domini- Cahiers en Italie.
CAHIERS DU CINEMA - Revue que Bergouignan. Informations.
mensuelle éditée par la s.a.r.l.
Editions de Etoile
Adresse : 9, passage de Ja Boule-
Blanche (50, rue du Fbg-Saint-
Antoine). Ce journal contient un encart numéroté dei a iV.
75012 Paris.
Administration - Abonnements :
343.98.75. En couverture : Gérard Depardieu et Héleéne Manson
Rédaction : 343.92.20. dans Mon Oncle d’Amérique d’Alain Resnais
Nathalie Baye et Jacques Dutronc: ‘Sauve qui peut (ia vie) de Jean-Luc. Godard. (Phota Miéville)

A droite: Gérard Depardieu et Isabelle Huppert: Loutou de Maurice Pi

LES BRERES Ussac


RUE AUBER. Paps pric
o1 Mer o
CANNES 80 : SELECTION OFFICIELLE

DERRIERE LES GRILLES DU PALAIS


PAR SERGE LE PERON

Ala différence des autres publics, celui des festivals se mani- cette tradition asiatique du film d’action, dans laquelle il est
feste : il applaudit, juge, répand des rumeurs, prononce des possible de voir un espoir de retrouvailles du cinéma avec lui-
sentences. Ainsi, aprés chaque projection dans la Grande Salle méme au niveau mondial : cinéma de mise en scéne et de décors
du Palais, un aréopage de privilégiés (journalistes, profession- dépeignant des situations extrémes.
nels, commercants... : obtenir une entrée pour la Sélection Si le cinéma chinois se laissait un peu aller 4 quelque liberté,
Officielle n’est plus simple aujourd’hui) joue a plein le rdle qui cette tendance développée par les fréres Shaw de Hong Kong
lui est imparti de Vox Populi du cinéma mondial. Le parterre des films de Kung Fu soutenus, dit-on, par Chou En Lai en
approuve le plus souvent les choix opérés, ovationne parfois, personne), lui offrirait des chances solides de se reconstituer.
exceptionnellement il siffle ou hue. Ce faisant il dessine la grille Le dessin animé de Wang Shuchen présenté 4 Cannes ne laisse
du gotit commun de V année. C’est un test précieux pour les dis- aucun doute : sur cette voie le chemin sera long. Cela dit Hezha
tributeurs, les acheteurs potentiels et une indication qui vaut dompte le Roi Dragon, qui raconte la lutte 4 mort d’un petit
bien un sondage pour les media de masse qui sont 1a pour dire garcon doué de pouvoirs surhumains contre un horrible mons-
ce que le public le plus large souhaite entendre. A Cannes il y a tre sous-marin tueur d’enfants, ne manque pas compléterment
un écran et un échantillon de spectateurs : les films sont’ vus en d’intentions épiques et il renoue avec une mythologie systéma-
situation. tiquement ‘‘actualisée”’ sous la Révolution Culturelle. Les per-
Autant le dire tout de suite, cette grille, d’une navrante stabi- sonnages sont aussi plaisants a régarder que les figurines des
lité, n’indique rien de la qualité, de la nouveauté, de ’impor- taille-crayons qu’on trouve a la Compagnie de l’Orient et dela
tance des films (dans chacune des cases qu’elle ouvre, on Chine. Les couleurs, la netteté du trait, le déroulement de
trouve le meilleur et le pire), mais elle ‘‘manifeste’’ (dans les Vintrigue rappellent 4 certains moments Disney : du Disney
manifestations, la vérité sort de la bouche des manifestants, qui aurait moins d’imagination.
pas de celle des organisateurs), sous l’image globale et euphori- Avec le talent et intelligence, c’est avant tout de cela
sante voulue par la Sélection Officielle d’un 7° art résolument (imagination), que le film australien de Bruce Beresford,
universel (spécialement cette année : Glargissement au Tiers Breaker Morant, manquait le plus. Décidément, aprés My Bril-
Monde, ouverture 4 toutes les tendances), les lignes de force lant Carrier présenté année derniére, le festival officiel offre
qui continuent de cliver et structurer le cinéma mondial. En un du cinéma ausiralien une vision qu’il ne semble pas mériter (il y
mot ces catégories matérialisent ’idéologie dominante sur le a eu le magnifique Mad Max présenté cet hiver a Avoriaz, et
cinéma. certains films projetés au marché étaient infiniment plus réus-
sis). Ses atouts — propension manifeste au cinéma de genre,
1} Quelques films tactiques politique systématique et audacieuse de développement, voca-
On en compte toujours une demi-douzaine environ chaque tion généalogique comparable 4 celle des USA — se trouvent
année : ils servent 4 combler les trous, maintenir les bonnes ici ramenés 4 leur plus simple expression : une dramatique tlé
relations, pratiquer les ouvertures. La foule de Cannes les patriotarde et vaniteuse. Cet échec pointe tout de méme un
ignore et ceux qui restent leur font un accueil poli. Dans l’esprit paradoxe dangereux pour cette cinématographie australienne
du public ils occupent la case ‘‘c’est bien que ca existe’; qui se consitue : elle vient aprés l’ge d’or du ‘‘systéme”’ (amé-
Pimportant c’est qu’ils passent; il est moins nécessaire qu’ils ricain) qui lui sert de référence, ce qui la place de fait dans une
sojent vus. Conséquence : un film comme Ekdin Pratidin de position de non-dupe qui risque de peser lourd sur son dévelop-
Yindien Mrinal Sen a été scandaleusement ignoré (lire ’ article pement.
de Charies Tesson dans ce numéro). Corrollaire : Jaguar Il y avait aussi en sélection deux films diplomatiques euro-
du Philippin Lino Brocka (auteur de Insiang) a été jugé avec péens. Le film yougoslave de Goran Paskaljevic décortique
condescendance, alors qu’il s’y manifeste une étonnante propen- avec humour le traitement spécial (c’est le titre du film) que
sion au récit et de rares qualités de mise en scéne. Le héros fait subir un certain docteur Ilich (qui s’avére étre un véritable
Poldo Miranda, ex-gardien de nuit devenu garde du corps d’un docteur Mabuse) a six malheureux alcooliques désireux comme
chef de gang, n’a pas la fougue de Jimmy Cliff dans ’inégala- des fous de se débarrasser de leur vice. En réalité le docteur
ble Tout tout de suite (auquel on pense 4 cause des similitudes profite de leur faiblesse pour assouvir sur eux ses dangereuses
de personnages et de milieux), mais Jaguar embraye bien sur velléités de pouvoir. De La Dedicatoria de Espagnol Jaime
CANNES 80 : SELECTION OFFICIELLE

Chavarri, on retient surtout, malgré le dédale de la triple his-


toire qui veut faire écran, l’académisme forcené dont il fait
preuve (un académisme que Saura a tout de méme mis quelques
films a atteindre), manifestant ainsi un empressement a devenir
un classique qui ne présage rien de bon.

2) Les dignitaires
Fellini, Resnais, Kurosawa (Zanussi certainement dés
demain) sont par principe protégés des insultes et des doutes.
La Cité des femmes a pourtant provoqué des moues désabusées
et des réactions de connaisseurs 4 qui on ne la fait plus. Des
arguments négatifs sonnaient qui en d’autres circonstances
auraient été des conducteurs du triomphe : cofit élevé du film,
gigantisme de la mise en scéne, reproduction de l’univers felli-
nien... Certes la matrone qui enlace Snaporaz (Mastroianni
sauvé du viol par la furieuse mére septuagénaire de la matrone)
en change le statut et est véritablement dréle. On peut dire
aussi avec raison que Ia séquence ot Mastroianni se trouve
plongé pour la premiére fois dans l’indicible Cité, est un peu Nakadai Tatsuya dans Kagemusha de Kurosawa Akira
‘transitive’ (presqu’idéologique : antiféminisme primaire
dira-t-on bientét, comme on dit anti-communisme primaire);
mais la scéne du train qui précéde est admirable et celle qui suit éléments du film (scénario : Gruault, image : Vierny, mon-
(Snaporaz trouvant dans ce lieu terrifiant sa femme) boulever- tage : Jurgenson) ne donne pas comme on |’a dit le réle central
sante. Quant aux souvenirs qui s’égrénent le long d’une au discours de la science mais explicitement (et de maniére
séquence fantasmatique centrale (descente d’une sorte de grand méme tout a fait insistante) au cinéma placé en posture pro-
huit forain) — !’enfant sous la table de la repasseuse, les collé- grammatique entre la théorie et Ia fiction. Le film renoue d’ail-
giens sous les draps, fascinés par un écran peuplé de créatures leurs avec les premiers films de Resnais, ses courts métrages
mythiques —, ils sont un sommet de Part de Federico Fellini. (Toute la mémoire du monde, Le Chant du styréne, Nuit et
FF. est le seul cinéaste vivant (avec Bufiuel) 4 pouvoir réussir brouillard), ot le didactisme se trouvait entrainé par le récit
un film, au-dela de toute fiction, sur de pures séquences oniri- dans un univers de cinéma fantastique. Il y a quelque chose de
ques (et de ce point de vue le bouclage narratif minimum de la la magie de ce cinéma-la dans Mon oncle d’Amérique. On n’est
fin — Mastroianni se réveillant : « tout cela n’était qu’un plus habitué a voir des plans comme ceux du laboratoire du
réve » — manifeste soudain dans ce cinéma un souci de vrai- biologiste (la télévision nous a désappris a étre exigeant sur ces
semblance fictionnelle qu’il faut prendre avec humour). Cela images qui sont devenues des images d’actualités — soit dans le
semble entrer désormais en contradiction avec la demande de langage télévisuel : abstraites) : travelling coulé le long d’un
réalisme (exprimée si nécessaire par des « éléments-relais » : les mur, panoramique sur les laborantines au travail, plan fixe en
effets spéciaux par exemple qui présentifient un travail matériel \égére plongée sur les rats blancs dans leurs cages.
dans Je film), pire de vraisemblance (I’année de la mort de Ces plans ‘‘documentaires’’ ne sont pas du discours, ils sont
Hitchcock — a qui le Festival rendait hommage — c’est une démonstration de regard : acuité et cruauté (le plan de la
navrant) qu’alimentent les discours critiques et les approches tortue sur le dos qui revient plusieurs fois est quasiment insou-
sociologiques. tenable). Us produisent sur les scénes de fiction un effrayant
Sur ce plan, le public s’est senti comblé avec le film de Res- effet de loupe, une sorte de grossissement d’autant plus effi-
nais : discours scientifique + fiction illustrative distrayante, il cace qu’ils y impriment leur caractére glacé. Avec Mon oncle
y a de quoi pavoiser. C’est aussi selon cette analyse que Mon d’Amérique, Resnais sort discrétement du mausolée culturel
étre hai. En réalité le fonctionne- qu’avait constitué a lui tout seul ce film abusivement surévalué
oncle d’Amérique pouvait
ment du film me parait plus complexe. L’agencement des trois qu’était Providence, et se retrouve en quelque sorte les mains
libres.
Qw’allait-il sortir de “‘l’ombre’’ de Kurosawa ? L’intensité
fut a son comble le jour of celui qui devait devenir le Grand
Prétre incontesté de cette cérémonie cannoise officiait. Kage-
musha est effectivement un chef-d’ceuvre; les meilleures quali-
tés de Kurosawa concourent 4 ce succés. Le caractére épique de
sa mise en scéne ne se borne pas (si !’on peut dire) a filmer de
maniére grandiose des batailles géantes, des armées de che-
vaux, des hordes de soldats (cet aspect de son art est trop sou-
vent privilégié), mais s’exprime d’abord dans des situaions et
des personnages. L’aventure tragique de ce voleur tenu de
jouer, sous l’ceil incrédule de son frére et de ses valets, le réle
du Seigneur Takeda avec qui il posséde une ressemblance frap-
pante (le Seigneur ayant été tué lors d’une bataille), permet a
Kurosawa de faire passer le corps de l’acteur (excellent Nakadai
Tatsuya), par tous les états y compris bien sfir, celui de sa dis-
parition totale (filmer un état imaginaire du corps, c’est le pari
qui l’obsédait déja dans Dodeskaden). Le corps n’y est saisi
qu’en tant qu’il peut jouer comme apparence, pure identité
délirante, comme le corps porte-effets royaux (perruques, scep-
tre, manteau...) de Louis XIV chez Rossellini. Ici le jeu avec le
corps de l’acteur est plus vertigineux (il est totalement spécu-
DERRIERE LES GRILLES DU PALAIS
laire), puisque pour @tre le Seigneur, l’ombre (Kagemusha) doit une version ‘“‘grands gamins ignorants des conséquences de
retrouver les modalités internes qui créent les apparences : par- leurs actes’’ qui n’est pas convaincante ni historiquement ni fil-
venir a la tristesse du regard ou la grandeur de ses gestes, les miquement, et dont la référence est effectivement, plus que les
intonations de sa voix. La dictature du modéle est totale (tout aventures des fameux bandits, les modalités de déroulement
est signe) et il n’est pas étonnant que le filmage rejoigne a cer- d’une partie de football américain. Avec The Long Riders on a
tains moments une modernité proche du Bresson de Lancelot Vimpression d’assister 4 un match en différé,
du Lac (plus encore que d’Eisenstein avec Alexandre Nevsky
par exemple). Démasqué devant toute la cour, le corps de 4) Les indignes
Kagemusha n’est plus qu’un déchet (ici encore, on pense au tas Ceux qui, pour cause de vulgarité, de trivialité, de brutalité
de ferraille consitué 4 la fin du film, par les corps en armure des ne devaient pas avoir accés a la grande salle, ont été désignés
chevaliers dans Lancelot) qui préfigure la fin du clan Takeda formelilement par ]’échantillon cannois : une bande impromp-
tout entier. Film moderne done et grand spectacle épique, tue et hétéroclite de quatre cinéastes, Fuller, Hopper, Pialat,
Kagemusha a pu, pour les meilleures et les plus mauvaises rai- Godard.
sons, faire l’'unanimité. C’est un film qui ne clive pas. Dans The Big Red One, on a voulu voir une apologie de la
guerre. Ceux qui arborent une telle opinion, n’ont évidemment
3) Les professionnels pas réalisé combien Fuller tire parti de cet acteur extraordinaire
Ceux-la sont censés aussi faire |’unanimité, en tous cas assu- qu’est aujourd’hui Lee Marvin, traditionnel animal de force du
rer leurs films d’un minimum (ou d’un maximum) de cinéma américain, béte de trait de tant de chars fictionnels
‘*métier’’, comme des conventions collectives garantissent un hollywoodiens qu’il donnait toujours l’impression d’entrainer
minimum syndical. La référence (et l’idéologie) est américaine, avec son cou (on appelait d’ailleurs méchamment les acteurs
mais sous cette catégorie on pouvait ranger 4 Cannes des gens comme Lee Marvin des boeufs). Ici le cou de Marvin est chétif,
comme Scola, Risi, Meszaros, Tavernier et déja Bellocchio. comme sont creusées ses joues et vidé son regard : décharné
Au premier rang, bien sir Bob Fosse : artiste complet. A// comme le petit juif qu’il porte sur ses épaules a la fin du film
that Jazz comporte effectivement quelques moments chorégra- dans une des plus belles séquences de l’histoire du cinéma : lui
phiques techniquement tout 4 fait maitrisés, mais lui faire par- le guerrier et enfant son miroir. Il faut prendre Fuller au
tager la palme d’or avec Kurosawa c’est pour le moins entrete- sérieux quand il dit que ses films de guerre précédents n’étaient
nir Ia confusion. La complaisance du filmage qui se manifeste que I’ébauche de celui-ci : au fil des héros de ses films, qu’ils
méme dans les meilleurs passages (et cela dés le premier plan) soient pacifistes (James Best dans Verboten) ou non (Robert
prend un poids, puis une lourdeur (exactement J’inverse de Hutton dans Jai vécu d’enfer de Corée, Jeff Chandler dans
Vapesanteur) qui définit selon Kleist le danseur, définitivement Merrill’s Marauders), on voit se profiler et se préciser sur leurs
paralysante pour le film. Pas question de nier la sincérité du visages, le corps d’un enfant juif mort dans un camp de con-
scénario (d’ailleurs largement autobiographique), ni de négli- centration. Honte 4 ceux qui auront utilisé bassement des argu-
ger l’engagement total du réalisateur dans son propos (@ un ments idéologiques pour expliquer leur haine de The Big Red
point tel que le film devient touchant méme si on ne l’aime One. Mieux vaut encore ceux qui auront avoué étre effrayés
pas). Mais on est bien obligé d’avouer que le dernier travelling par le film et voir en Fuller un primate dont il vaut mieux rester
sur Jessica Lange en robe de mariée et en insert 4 tout bout de démarqué.
champ (c’est le cas de le dire) dans Je film, que ce travelling qui
n’a d’autre justification que de nous faire comprendre qu’il ne Autre primate : Pialat. A sa conférence de presse, seul entre
s’agissait la, dans cette figure de femme, de rien d’autre que de un journaliste officiel et un traducteur (ni Huppert, ni Depar-
la mort du héros, que ce travelling est carrément idiot. C’est dieu, ni Langman ni personne n’ était 14), devant une assistance
grave car le sujet du film est justement cet enchevétrement de la clairsemée, il a proposé son traditionnel visage de la mauvaise
mort et de la création (on connait) et la musique prétend faire humeur et du dépit. Surpris et navrés, les journalistes présents
la le pari‘d’une rupture dans les conventions de la comédie qui aimaient son film ne savaient pas trop quoi faire pour lui
musicale vouée — veut-on — 41’optimisme et a la joie. All that remonter le moral, scellant avec lui un de ces malentendus dont
Jazz ne nous convainc pas qu’il faille changer quoi que ce soit il a le secret, avant de quitter, déprimés, la salle des conférences
au genre. et le Festival (c’était le dernier jour de la compétition) se
demandant visiblement s’ils ne venaient pas de faire une mau-
Méme réputation (de professionnel) pour Walter Hill qui ne vaise rencontre.
parvient avec The Long Riders qu’a la confection d’un package Question précieuse, car elle hante toute I’histoire de Loulou.
standard de qualité américaine qui ne dépasse 4 aucun moment Avec Pialat on ne sait jamais si les rencontres que font les per-
(ala différence de Being There de Hal Ashby qui réussit tout de sonnages sont bonnes ou mauvaises. Il y a toujours un accent
méme mieux grace a un scénario habile et au tandem génial de fatalité dans leur vie, une version a lui de la figure du destin
Sellers-Mac Laine) la somme de ses composantes : une légende cher au cinéma francais des années 30. Dans une salle de bal de
éprouvée (le gang de Jessie James) ; des acteurs confirmés (qua- quartier (lors d’une scéne inaugurale admirable), Louis invite
tre familles de comédiens — Carradine, Keach, Quaid, et Nelly 4 danser. C’est une mauvaise rencontre pour André (Guy
Guest —, dans les réles — respectifs — des célébres fréres Marchand le mari), une bonne affaire pour Louis (Depardieu
Younger, James, Miller et Ford); un cinéaste capable de Vamant), et pour Nelly (Isabelle Huppert I’ épouse) ? Impossi-
manier une esthétique du dépouillement et imprimer un style. ble de répondre, d’autant que le point de vue de l’auteur Pialat
En réalité de ce dépouillement il ne reste que les intentions est alors disséminé dans le regard des deux hommes et plus
(ralentissement de l’action et appauvrissement de la légende, ce encore peut-éire dans celui de la femme qui les voit de I’inté-
qui n’est pas forcément intéressant); aucun résultat compara- rieur tous les deux (les films de Pialat sont toujours habités
ble avec ce que Monte Heilman avait réussi dans The Shooting d’un regard inférieur de femme et cela ne contribue pas peu au
et L’Ouragan de la vengeance : désempoissement du western de trouble qu’ils provoquent). Commence alors un foman
la couche idéologique et mythologique qui jusque-la l’avait d’amour entre une jeune bourgeoise et un type des faubourgs
programmé, et mise a nu des véritables rapports sociaux de ces pourrait-on croire, mais le film raconte surtout l’histoire d’un
fameux pionniers de l’ouest (sauvagerie et brutalité sur fond passage, d’un passage douloureux d’un monde a I’autre, d’un
de panique et de survie). Le ‘“‘dépouillé’’ de The Long Riders, homme a I’autre, d’une déchirure dans laquelle s’engouffrent
lui, est de pure convention et Hill fournit de la bande de James les paniques de la France profonde qui nourrit la fiction et par-
CANNES 80 : SELECTION OFFICIELLE
celui de ne pas savoir filmer le rapport d’amour entre un
homme et une femme.
Quw’est ce qui insupporte le plus dans S8.Q.P.L.V. ? La fic-
tion ? Elie indique précisément les contours de ses personnages
et leurs dedans, c’est-a-dire les mouvements selon lesquels ils se
déplaceront dans le film. Denise quitte son travail et va s’instal-
ler a Ja campagne. Isabelle en vient pour se prostituer 4 la ville,
Paul ne peut rien quitter. Les relations des personnages sont
définies par leur trajet et leur probléme : on a impression
d’énoncer ainsi les fondements de la fiction cinématographique
en général (faire déplacer les personnages, les faire se rencon-
trer, se quitter... avec leur caractére propre). C’est ce qui se
passe ensuite qu’on ne lui pardonne pas : de décomposer les fils
du récit pour défaire tout I’écheveau fictionnel d’une époque,
et composer autrement le portrait du cinéma d’alors, mais sur-
£ tout, d’opérer cette composition @ vif, de ne pas user du récit
Linda Manz et Dennis Hopper dans Ouf of the Blue de Dennis Hopper pour protéger les regards des spectateurs (fonction tradition-
nelle si on veut : entre la violence des plans et les yeux du
public il y a généralement Vintrigue qui fait diversion). Avec
fois le dialogue, y compris sans distance dans ses plus pénibles
Godard, Vhistoire permet au contraire de redoubler le carac-
manifestations (frustations, xénophobie, conservatisme fon-
damental). C’est du cinéma de Renoir que Loulou est le plus tére tranchant des plans.
Au fond ce qu’on reproche 4 Godard, ce n’est pas de ne pas
proche : Lg Béte humaine bien sir (« C’est le film qui a tout
raconter d’histoires (ses films en sont truffées et tout le monde
déclenché en moi » nous disait-il dans l’entretien), Le Crime de
Monsieur Lange (la séquence du repas collectif dans la cour de le sait), c’est de conférer aux mots et aux images qui font ces
histoires, une force, une vitesse, une capacité évocatoire qu’on
Vimmeuble), Les Bas-fonds (cette communauté impossible des
ne trouve nulle part ailleurs : la maniére qu’a Denise de tirer les
copains de Louis). Quant 4 la mise en scéne, elle est d’une
somptuosité qu’on avait peu vue depuis la fin du technicolor et cheveux de Paul en le traitant de ‘‘facho”’, les questions que
du tournage en studio : le soin apporté aux éclairages, la beauté pose Isabelle a sa jeune sceur qui veut se prostituer, les T. shirts
que Paul jette 4 sa fille par dessus Ja table d’un restaurant, les
des décors et des costumes (on pense 4 Ray, a Sirk, 4 Cukor) en
font le film le plus accompli de Maurice Pialat (méme quand ca tableaux en mouvement que sont ces images au ralenti, le
n’estpas celui qu’on préfére) et placent Loulou, sur |’échelle visage d’Isabelle Huppert qui crie sur ordre (car pour Ia pre-
des nombreux mélodrames qui ont jalonné Vhistoire du miére fois Huppert crie dans un film, elle qui d’habitude mur-
mure, sourit, pleure doucement ou se tait)... C’est tout cela
cinéma, au niveau le plus haut.
qu’on ne supporte pas de Godard tout ce qui fait le prix de son
Pas possible d’en dire autant d’Out of the Blue de Dennis
ceuvre, tout ce qu’il fait et que les autres ne font pas, tout cela
Hopper, non seulement parce qu’il ne s’agit pas d’un mélo-
drame (c’est pourtant une histoire de famille), mais surtout qu’il devait gommer pour faire partie des dignitaires du Palais.
parce que le film n’est un sommet ni de mise en scéne, ni de scé- Décidément les contradictions sont définitivement inconcilia-
bles, ou comme I’écrit Duras : « irréductibles ».
nario, ni méme pour les situations, atout fort au demeurant du
film. Le probléme est qu’aucun plan ne parvenant 4 conserver
quoi que ce soit de ]’énergie qu’il déploie, le suivant doit refaire Additif : Lighting Over Water de Nicolas Ray et Wim Wen-
tout le travail. Cela collerait assez bien avec la tentation déli- ders.
rante et un peu “‘schize’’ du récit, mais le propos du film est Intégré dans le festival (et inintégrable a partir des grilles éri-
qu il faut en méme temps progresser (dans I’horreur). Le seul gées sur place), le film amené par Wenders a laissé une grande
moyen est alors d’aggraver un peu plus a chaque fois le choc partie de I’assemblée muette. A la conférence de presse aprés la
produit par les séquences; le film ne comporte alors plus de projection (Wenders avait prévenu qu’il ne voulait rien dire au
vraies surprises. L’intérét d’Out of the Blue est ailleurs : il sujet du film), l’atmosphére fut plus compassée encore que
s’agit d’une machine fictionnelle qui, ayant perdu son mécani- nécessaire.
cien, a été confié 4 quelqu’un (Dennis Hopper) qui l’a laissée Curieuse expérience tout de méme que celle de Wim Wenders
au maximum s’emballer. On est loin alors des régles du jeu venu au grand palais il y a cing ans avec Aw fil du temps pour
“‘professionnelles”’ dont on a vu par ailleurs les néfastes effets. recevoir une ovation d’une poignée d’enragés et des insultes
D’ot les réactions de rejet et le commencement de cabale. d’une majorité de spectateurs, revenant cette fois avec un film
fait pour moitié par un mort. On reparlera de ce film plus Jon-
guement (Olivier Assayas en fait une courte critique plus loin),
5) Godard disons seulement qu’il pose sur des questions comme la ciné-
A propos de Sauve qui peut fla vie), on s’attendait 4 ce philie (et ‘‘la mort au travail’’ bien sir) la modernité, 1a ques-
qu’il y ait des problémes : que le film déchaine comme on dit tion de ’auteur, celle dite des ‘‘nouveaux media’’ (on sait que
des passions contraires, éventuellement fasse scandale. Mais la ces problémes préoccupaient depuis des années Nicolas Ray :
violence des réactions, leur viscéralité, vingt ans aprés A bout voir We Can’t Go Home Again), une ombre indécidable. Dans
de souffle (du fiel déversé jusqu’a la fin du Festival dans les Lighthing Over Water une image vidéo sale et plate ronge le
media, sur les ondes, 4 Cannes) ont dépassé tout ce qu’on pou- corps d’une mise en scéne 35 mm couleur, comme le cancer
vait imaginer. Quelles en sont les raisons ? L’impossibilité qu’il ronge alors le corps du grand cinéaste américain.
y a aujourd’hui a interroger le dispositif cinématographique (a Mais la formulation méme de toute question d’ordre général
Cannes on parle des films jamais du cinéma). Toutes les ques- est impensable 4 Cannes. C’est un lieu de culte et de consom-
tions qu’ouvre un film comme S.Q.P.L.V. sont des questions mation, il n’y a pas de place pour le doute. Le 23 mai au soir
posées au cinéma en général : y compris celle du cinéma porno- on a fermé les grilles du palais (ridicule soirée de remise des
graphique dont Godard pouvait dire a sa conférence de presse prix : gatisme de Favre-Lebret et flippage de Drucker), on n’a
qu’il était la conséquence d’un échec du cinéma en général, rien dit du cinéma. 8.L.P.
CANNES 80: UN CERTAIN REGARD

PROBLEMES DE CENTRES
PAR OLIVIER ASSAYAS

Si chroniquer toute sélection de quelque festival que ce soit porte se trouvant juste derriére |’écran demeurait entrebaillée
reléve le plus souvent de l’acrobatie, traiter des films présentés tout le film durant, ce qui était du dernier désagréable.
4 « Un Certain Regard » ressemble franchement 4 une explora- L’approche de ces films, et c’est en cela que I’idée de les
tion ot I’on avancerait le machete dans une main et la torche chroniquer m’a attiré, a été pour moi sans Je moindre a-priori.
électrique dans Pautre. Leurs auteurs m’étaient parfaitement étrangers, leur prove-
Quinze jours 4 Cannes, la fréquentation assidue des projec- nance ou les raisons de leur existence totalement inconnues. De
tions de la salle Miramar et la lecture quotidienne de la presse Ken Loach j’avais vu Family Life, qui ne ’'a pas vu, et de
du festival ne m’ont pas fait avancer d’un pouce dans ma péné- Schléndorff comme 550 000 parisiens Le Tambour. Sinon
tration des régles occultes et des motivations profondes justi- rien. Un autre avantage dans les conversations de Cannes :
fiant la présence de tel film ou de tel autre dans cette sélection. contrairement aux films des autres sélections ceux-ci étaient la
En récapitulant, il y a peut-étre moyen de déterminer que plupart du temps oubliés. Bien sfir, j’avais l’air singuligrement
tous ces films victimes de handicaps techniques ou artistiques débranché, par exemple le soir of j’expliquais aux gens qui sor-
se situent systématiquement juste en dessous d’une barre ima- taient de la projection de neuf heures, sorte d’avant-premiére
ginaire qui leur a fermé les portes d’autres sélections et juste au mondiale réservée 4 la presse quotidienne, du film de Godard,
dessus d’une autre leur octroyant au moins un certain charme que je venais de voir un excellent film iranien de Bahram Bey-
empéchant leur rejet pur et simple. Ainsi les recalés de la com- zaii (avec un i ou deux i, les catalogues ne s’accordent pas) La
pétition officielle, La Femme-enfant, Sitting Ducks ou La Bal- Ballade de Tara.
lade de Tara et les dramatiques de télévision, The Gamekeeper
ou Wage in der Nacht. La présence de l’assommante superpro- Je n’ai pas vu le film yougoslave Dani Od Snova de Vlatko
duction hongroise Csonivary s’explique difficilement hors de Gilic ni le film suédois Kristoffer Hus de Lars Lennart Fors-
motivations diplomatiques. Reste une série de films tout a fait berg. Quant au court métrage de King Vidor annoncé : Meta-
a leur place dans cette sorte de limbes, auxquels on a pu trouver phor : King Vidor Visits Andrew Wyeth, ila di se perdre quel-
certaines qualités mais qui ont di sembler ni accomplies ni que part entre chez Andrew Wyeth et la gare de Cannes.
abouties comme Der Willi-Busch-Report ou Maledetti Vi
Je sais que la projection du film de Raphaéle Billetdoux qui a
Amero, Mettons les deux documentaires Der Kandidat et Por-
ouvert la sélection a été entourée de commentaires trés favora-
trait d’un homme & 60 % parfait : Billy Wilder de cété et
bles, mais je n’y peux rien si La Femme-enfant me fait irrésisti-
n’oublions pas Causa Kralik, excellent film tchécoslovaque,
blement penser 4 une vieille soupiére. D’ailleurs le film évoque
passé inapercu, victime de sa modestie et de son manque total
systématiquement les images domestiques : le rayon accessoi-
d’ambition fort adroitement mis au service d’une émotion pro-
res ménagers de chez Habitat, les tissus Laura Ashley, les con-
fonde et d’une poésie réelle.
fitures Mére-Grand, les yaourts au lait entier et la Moutarde de
Voila pour les films. Le lieu : la salle Miramar elle aussi un
Meaux. Cela pour une esthétique découlant du fantasme des
peu excentrée, comme la sélection. Sinon pour quelques films,
locataires d’une chalandonette en bordure d’un sous-bois. Un
celui de Raphaéle Billetdoux ou Sitting Ducks, affluence y fut
romantisme de la campagne trés fabriqué et qu’on croirait par
bien stir constante mais dénude de ’hystérie qui a marqué les
moments directement importé de oeuvre de Genevoix. Et
entrées du Star ot étaient projetés les films de la « Quinzaine
qu’on ne vienne pas me parler de Colette.
des Réalisateurs » et of je m’aventurais quelquefois, un peu en
Plus graves sont les faiblesses d’une narration qui demeure
provincial. Remarquez bien qu’un jour je crois qu’il y eut des
perpétuellement sur le méme mode et, enchaine des séquences
coups échangés a l’entrée entre festivaliers irascibles et portiers
décrivant des situations qui n’évoluent pas. La progression
exaspérés. Seulement ma carte de presse me permettait grace a
dramatique est rejetée en faveur de scénes autonomes fonction-
Dieu de me trouver 4 J’intérieur avant que la situation n’attei-
nant sur des idées quelquefois valables, la plupart du temps ter-
gne son point d’explosion.
nes et pratiquement toujours éloignées de préoccupations nar-
Une autre remarque sur les lieux. Certaines des projections ratives réelles. i en découle que tout est systématiquement
de « Un Certain Regard » se déroulaient A ia salle Jean- redondant et qu’on s’ennuie.
Cocteau, dans le Palais, et presque systématiquement une Klaus Kinski interpréte le réle d’un homme des bois muet,
10 UN CERTAIN REGARD
s’inspirant pour cette composition de Tarzan pour les roule-
ments d’yeux et de Cheetah pour le reste.
Je suis peut-étre un peu excessif, mais j’avoue étre particulié-
rement las de ce type d’esthétique od plus il ne se passe rien,
plus on est censé comprendre qu’il se passe des choses, plus
c’est lent, plus c’est authentique, plus c’est pervers plus ¢’est
pur, plus c’est moralement répréhensible plus c’est touchant.
Ainsi le traitement « sensible » des ignobles rapports qu’entre-
tiennent Kinski et la petite fille fait parfaitement écho au titre
déplaisant du film.

On trouve heureusement le contrepoint 4 cette campagne


issue de la Série Bleue dans le film qui, lui, fit la cléture de la
sélection, The Gamekeeper de Kenneth Loach. Sur un sujet
pour le moins austére, une année de la vie d’un garde-chasse,
Loach a su dessiner un portrait d’une sensibilité rare, traitant
Stephen Aust, Alexander von Eschewege, Valker Schiéndorff et Alexander Kluge,
avec finesse en toile de fond la campagne contemporaine. réalisateurs de Der Kandidat
Chose rare dans la production moderne, qui ne montre généra-
lement la campagne qu’idéalisée, polluée, en danger de I’étre
ou simon comme lieu abstrait de villégiature pour citadins. Rare, il a été illustré par des ceuvres 4 Ja forme plutét archai-
The GameKeeper décrit minutieusement les archaismes de sante marquées par une idéologie, ou plutdét une absence
comportement demeurés vivants entre le propriétaire terrien — d’idéologie symptématique d’un réel malaise. Appartenant 4
qui n’est bien stir plus un gentleman-farmer mais un cadre de des systémes anciens, Maledetti, Vi Amero et Der Kandidat
multinationale — et les villageois. Le garde-chasse est un peu sont des films qui flottent.
l’intermédiaire ; un intermédiaire, Loach s’applique a le Le Der Kandidat en question, c’est Franz-Josef Strauss,
démontrer, traitre 4 sa classe. Seulement ce trait est intellige- sorte de néo-poujadiste roublard peut-étre, politicien malin en
ment contrebalancé par un grand soin dans !a situation du per- tout cas qui aprés une longue carriére ponctuée de vagues scan-
sonnage qui a fui les centres urbains et les seuls emplois avilis- dales tente d’établir une sorte d’image d’homme fort qu’il
sants qu’on lui offrait. Sa passion pour un travail rythmé par le espére voir le conduire jusqu’a fa chancellerie. Les cinéastes du
passage des saisons, la séquence trés émouvante ow il attend « collectif de réalisation » semblent s’étre réunis sur une cer-
toute une nuit durant que son chien se dégage de sous un taine hostilité unanime contre le personnage. Encore aurait-il
rocher, cela ajouté a la servilité dont il fait preuve a l’égard des fallu qu’ils se mettent d’accord sur les raisons de leurs griefs
propriétaires qu’aprés tout il ne voit que quelques fois l’an, qui A la projection du film paraissent contradictoires.
mettent en valeur une logique humaine qui se traduit en contra- Volker Schléndorff semble tenter dans un texte d’introduc-
dictions théoriques que Loach sait ne pas éluder. tion de théoriser cet aspect patchwork qui aurait été concerté
mais on ne parvient qu’assez mal a saisir la base de son argu-
C’est dans la précision et ’honnéteté de la description sociale mentation. D’autant plus que Pambition du film serait selon
toujours soutenue par l’excellente interprétation de Phil lui d’offrir un panorama de la situation présente de la scéne
Askham — il est de ces comédiens si précis dans le naturalisme politique allemande vue au travers d’un récit des années
de leur jeu qu’on néglige généralement de les remarquer — que
d’aprés-guerre. Disons-le immédiatement, de ce point de vue,
se trouvent les qualités authenctiquement précieuses de ce film c’est un échec, dans [a mesure ou pour un spectateur peu fami-
qui n’est pas sans souvent évoquer certaines scénes de genre a liarisé avec les subtilités de la politique intérieure locale (c’est
la Jan Steen. mon cas) plusieurs passages sont peu compréhensibles et
Si le naturalisme, dont The Gamekeeper a été un des rares d’autres franchement assommants.
représentants 4 Cannes, semble perdre du terrain, un autre sec- De méme les décrochements narratifs rendent passablement
teur en net recul est celui du cinéma politique. ardu & suivre un film qui passe sans crier gare de la poésie élé-
giaque au ton chansonnier d’une polémique rase-mottes ; sur-
tout qu’il est impossible de mettre un nom sur chacune des con-
tributions qu’on saisit néanmoins fondées sur des optiques net-
tement divergentes.
Ainsi peut-on tenter d’attribuer au méme réalisateur
(equel ?) les longs plans lyriques de paysages crépusculaires et
les séquences urbaines tournées en accéléré, qui toutes deux se
situent en net décalage aussi bien de l’esthétique que du propos
du film.
On peut également réunir les séquences les plus maladroites
irrémédiablement marquées d’un esprit militant de base et qui,
volontairement ou involontairement, désamorcent l’efficacité
de passages a l’argumentation plus rigoureuse en marquant
indélébilement la caméra de cet ceil moralisateur et humide
typique de lair de dignité offensée propre au socialisme euro-
péen.
Par exemple, l’usage d’actualités d’époque ot Strauss est
présenté dans des attitudes réputées grotesques est un procédé
usé et donc peu efficace qu’on sait pouvoir étre employé de la
méme facon contre toute personnalité a la vie publique se pro-
longeant sur plus d’une vingtaine d’années. Ce type de docu-
mentaire établit une ligne de séparation entre le bien et le mal
PROBLEMES DE CENTRES H

Nouvelles
des antipodes
Le cinéma australien n’est pas 14 of on l’attend mais 1a ot
on va le chercher. Il n’est pas au Palais des Festivals mais au
Marché du Film.
Ceries, les studios de Sidney n’en sont pas a produire des
oeuvres majeures, mais les quelques films qu’il nous a été
donné de voir sont certainement les prémisses d’un mouve-
ment qu’on peut espérer beaucoup plus profond.
Il ne faut pas se laisser abuser, au Festival le film australien
important ‘ce n’était pas Breaker Morant qui représentait le
pays des kangourous dans la Sélection Officielle, mais bien
Hard Knocks qui n’eut droit qu’a quelques projections dans
le ghetto des cinémas Ambassade. Autant Breaker Morant
est un film appliqué, nettement influencé par le déplorable
cinéma anglais 4 grand spectacle, autant Hard Knocks est
une ceuvre fine, pleine de qualités tout a fait rares et a
laquelle on souhaite sans trop y croire une distribution pari-
sienne. Ce film réunit d'ailleurs plusieurs des caractéristi-
ques de ce cinéma nouveau, un pragmatisme trés anglo-
saxon, il s’agit toujours d’aller au plus rapide, au plus effi-
vace, les scénes accrocheuses ne sont heureusement pas évi-
tées mais sans que tout cela soit au détriment d’une réelle
sensibilité et d’une certaine exigence formelle.
Cette narration, basée sur le théme fort romanesque de la
réhabilitation sociale d’une jeune délinquante est éclatée, et Kostas de Paul Cox
reconstruite avec nervosité par un montage qui entreméle
trois étapes différentes de la vie du personnage. Pour une
fois usage du rock dans une bande-son est trés bien senti et tigre internationale la plus brillante qu'un film local ait
tout 4 fait efficace ; il transmet la violence d’un univers que jamais eue. Tl demeure d’aiileurs classé X en France, vrai-
le réalisateur sait montrer dénué de romantisme. La simpli- semblablement plus au titre de la Sécurité Routiére — il
cité du propos et le soin de la mise en images réalise ce que le s’agit de motos — qu’a celui d’une violence des images qui
cinéma francais s’essouffle 4 vouloir rendre dans les acca- n’excéde pas ce qu’on a pu voir trés souvent.
blants portraits de marginaux qu’il nous propose. Ceite année la présence d’un film comme Nightmares de
Un autre film australien mérite également l’attention, il John Lamond dément pour le moins la tradition. Il n’y a
s’agit de Kostas, moins brillant, moins réalisé, mais souvent tien de pire qu’un Shock Horror Movie raté et l’ennuyeux
attachant. Un chauffeur de taxi grec, émigré politique en réalisateur s’est ici employé & reproduire, avec un esprit de
Australie, tombe amoureux d’une jeune femme d’ascen- systéme proprement effarant, tous les trues les plus usés du
dance anglo-saxonne, appartenant 4 une classe plus dlevée. genre. Ennui. Lassitude.
Ce serait trés banal si ce n’était soutenu par une description Il semblerait que l’année soit bonne pour les Australiens, qui
tout a fait inattendue d’une colonie grecque australienne trés considérent Cannes comme feur principale vitrine d’exposi-
fermée (Melbourne est la troisiéme ville grecque du monde tion pour le marché mondial, puisque deux films, Final Cur
aprés Athénes et New York) ; ou par le traitement authenti- et Chain Reaction, ont été objet de contrats tout a fait ‘
quement senti de la solitude de l’émigré, de ses rapports avec fructueux. Chain Reaction par contre est un film d’action
son voisin, le Turc musicien pourtant ennemi héréditaire. ayant pour toile de fond un accident nucléaire et qui, sans
&tre d’une grande originalité, contient néanmoins certaines
Traité de facon souvent primaire, sans étre passionnant, séquences tout a fait efficaces.
Kostas a \e charme de l’originalité et du charme tout court. Le nouveau projet de Wim Wenders, un film de science-
La courte histoire du cinéma australien est jalonnée de films fiction, se déroulera aux antipodes. N’attendez pas qu'il y
d’épouvante. Un des meilleurs, Mad Max, a connu la car- aille, découvrez le cinéma australien tout seul. O.A.

qui passe 4 V’horizontale de l’objectif — mal devant, bien der- Issue du pays culturellement en crise qu’est devenue |’ Italie,
riére. Seulement, aussi symétriquement, ce rapport peut se ren- cette sinistre parabole metiant en scéne ce qu’on a vu cent fois
verser. Et lorsque quatre cinéastes derrigre la caméra s’atta- — un ancien militant gauchiste parti en Amérique du Sud ot i
quent 4 un homme, seul devant elle, transformé en sa seule a perdu ses espoirs (quels espoirs et pourquoi ?) revient, dix
image publique puisqu’il ne s’expliquera pas, la sympathie du ans aprés, juger sa génération d’un regard a la fois naif et dis-
public n’est pas forcément du cété de ceux qui se l’annexent tant — nous rappelle qu’il y a pire que d’étre sclérosé dans une
d’office avec une certaine goujaterie. idéologie, c’est @tre sclérosé dans une dialectique. Toutes les
Schléndorff qui vote socialiste depuis la nuit des temps bornes du minuscule terrain qui forme l’horizon intellectuel du
s’applique dans le texte d’introduction, encore une fois, & met- gauchiste italien s’y retrouvent comme 4 la parade. Voila le ter-
tre en valeur l’objectivité qui a présidé 4 la démarche du collec- roriste et puis voila le commissaire de police, et I’héroinomane,
tif. Il est pourtant notoire que le film — qui a été un succés — a et le petit bourgeois, et l’affaire Moro. Agitez bien : ¢a ne don-
été utilisé avec une certaine efficacité dans la campagne du nera jamais un film.
SPD. . Sur une trame si banale qu’il n’y a pas un proto-gauchiste
Autant l’implication assez maladroite de Der Kandidat dans dont elle n’ait traversé l’imaginaire, le réalisateur, Marco Tul-
ie jeu politique est lassante, autant la nullité de Ia réflexion sur No Giordana, tente de prendre un certain recul par rapport 4
ce méme jeu dans Maledetti, Vi Amero est franchement hon- une situation misérable sans se douter que le probléme central
teuse. de cette situation est précisément son existence a lui.
CANNES 80: UN CERTAIN REGARD

a a ae :
Der Willi Busch-Report de Niklaus Schilling Tournage de Der Willi Busch-Report

Aprés avoir étalé comme autant de concepts neufs une série riquement se recentrer. C’est la fiction qui le lui permettra.
d’idées directement issues du rayon prét-a-porter d’une sorte L’information provinciale est terne, Willi inventera, fabri-
de Rinascente intellectuelle, Giordana se trouve bien en mal quera l’événement qui attirera l’attention sur son bourg.
d’ajouter quoi que ce soit tant il est dénué d’inspiration. Cela Tout au long du film court une trés belle idée sur la genése du
se traduit en des scénes étirées jusqu’a la naus¢ée, en d’ineptes récit de fiction. Willi Busch a un carnet de notes qu’il griffonne
séquences d’errance urbaine dont aujourd’hui encore je ne par- sans cesse, obsédé par |’observation d’un réel qui dans ses arti-
viens pas a saisir les motivations. Comme il se doit, la narra- cles deviendra romanesque. Seulement la fiction sur laquelle
tion est parfaitement invertébrée, émaillée d’« idées » censées débouchent ces notes anodines se révélera soudain une réalité
justifier I’existence de séquences mortes avant méme d’étre plus forte et plus violente que ne l’imaginait son propre créa-
tournées. Ainsi la longue énumération par un des protagonistes teur. Lorsqu’a partir d’un fait divers sans intérét, Willi imagine
dune série d’objets, de sentiments et d’idées qu’il définit et fabrique l’histoire d’espionnage qui devrait encore un peu
comme étant soit de droite, soit de gauche. Ou encore cette plus le ramener vers /e centre de l’attention des media, il ne se
image tirée de Annie Hall ov le personnage central éternue au doute pas qu’inconsciemment il touche a la réalité, négligent
dessus d’une coupelle emplie de cocaine. qu’il est de la valeur indéfinissablement intuitive de Ja création.
De Ja réalisation il y a aussi peu a retenir que du propos. Je Le ton de chronique, de ballade recherché est trés bien servi
dois pourtant dire que ce film ne manque pas d’exercer une cer- par l’emploi quasi constant d’une caméra portée dont le pro-
taine fascination tant il y a prodige a réaliser un film qui fasse cédé Steadicam assure la stabilité, le coulé du mouvement. Si
reculer et le cinéma et la réflexion politique de dix ans au bas on regrette quelquefois ja lenteur de la narration, c’est peu de
mot. chose en regard de la force de certains personnages, de certains
objets, de certaines séquences qui demeurent inscrits dans la
La force de l’actuel cinéma alfemand est que, s’il propose mémoire.
parfois le rabachage de thémes déja vus ou bien dépassés, il Niklaus Schilling, qui fut l’opérateur de Rudolf Thome et de
secréte également leur antidote. Der Willi Busch-Report loin Jean-Marie Straub, signe ici son quatriéme film et l’on espére
d’étre un film tout 4 fait abouti montre les prémisses d’une nar- que celui-ci aura enfin droit 4 une distribution en France.
ration poétique parfois abstraite qui pourrait devenir trés con-
vaincante. C’est a cet égard que ce film s’est révélé un des plus Le troisiéme film originaire de R.F.A. dans cette sélection
intéressants de la sélection. Aussi bien par l’originalité de ses esi oeuvre d’un cinéaste polonais. Krzysztof Zanussi, qui
thémes que par son effort de réflexion formelle, Niklaus Schil- représentait son pays dans la sélection officielle, présentait son
ling s’impose comme un cinéaste a part. film précédent 4 « Un Certain Regard ». Wage in der Nacht est
Tl y a dans son film des éléments extrémement attachants comme The Gamekeeper une production de fa télévision qui
comme Ja description du personnage lunaire de Willi Busch bien qu’ayant été tournée en 35 mm n’échappe pas 4 la défor-
(Tilo Priickner, remarquable) et ’observation teintée d’ironie mation du regard qu’impose ce fait chez le spectateur.
de la répétition maniaque de gestes quotidiens, petits dérapages Ce n’est certes pas 4 Zanussi qu’on reprochera son manque
du banal dans la folie. de rigueur dramaturgique et quant aux thémes et 4 I’écriture
cinématographique, disons que le téléspectateur allemand
Il serait injuste de ne pas mentionner dans un compte-rendu court peu de risques de s’y perdre.
le réle joué par la voiture de Willi Busch, fabriquée a partir de
la carrosserie d’un Messerschmitt et qui établit avec la force de Wage in der Nacht est une fiction archétypale, elle reprend le
Vévidence la relation entre tous les événements du récit et la théme traditionnel de Phistoire d’amour entre les membres de
Seconde Guerre Mondiale. deux camps opposés. Ici un soldat de la Wehrmacht et une
Construisant son histoire 4 partir d’un fait occulté le plus jeune Polonaise liée aux mouvements de résistance. Je ne pense
souvent par le cinéma allemand, la séparation du pays en deux surprendre personne en disant que l’officier allemand est un fin
zones au moyen d’une ligne imaginaire, Schilling crée une lettré, délicat amateur d’art qui tout en chassant dans les vastes
comédie dramatique du décentrement. Les villes aujourd’hui foréts du pays occupé disserte en compagnie de son supérieur
frontaligres étaient autrefois centrales, et la préoccupation hiérarchique de philosophie et de morale.
principale de Willi Busch, propriéstaire d’un petit journal local On peut imaginer le type de problémes de conscience a la
qui, 4 image de la ville elle-méme, périclite, sera de métapho- Preminger qui découleront de sa rencontre avec Elzbieta,
PROBLEMES DE CENTRES
d’autant plus que le mari de cette derniére, un partisan, sera
arrété par l’armée d’ occupation lors d’une escarmouche.
Bien sir on peut louer le parti pris de classicisme qui a guidé
la noble démarche de Zanussi. Excluant un recul effectivement
facile, il aborde de front une série de poncifs comme par exem-
ple le rapport entre le juif cultivé et l’esthéte de la Wehrmacht
qui débouchera lors de l’arrestation du premier par la décou-
verte pour le second des motivations douteuses de son gouver-
nement. Il n’y avait apparemment pas songé jusque-la, nous ne
sommes aprés tout qu’en 1943 et Hitler n’est au pouvoir que
depuis un petit peu moins d’une dizaine d’années.
Seulement des personnages coulés dans les vieux moules, des
situations archétypales et un récit cousu de conflits mille fois
exploités, ¢a donne tout de méme, il faut finir par Ie dire, un
film qu’on a Vimpression @’avoir souvent vu ; d’autant plus
qu’on peut ne pas étre sensible aux états d’Ame d’un soldat nazi
au cerveau juste assez gros pour contenir les noms de quatres
auteurs réputés distingués et savoir les placer judicieusement
dans la conversation:
Une idée néanmoins est trés belle, mais i] faut attendre ia fin
du film pour ja découvrir, c’est l’irruption soudain dans notre
présent de cette histoire d’amour au travers d’une lettre jamais Wage in der Nacht dide K. Zanussi
décachetée perdue dans le passé, et qui sans tre lue finira
déchirée.

Petit commerce maniére la plus tapageuse possible. Petit financier entrepre-


nant, il saisit immédiatement le parti qu’il y a a en tirer.
Truc, dépité, lui négocie le morceau de pellicule pour une
bouchée de pain.
Un tacheron au chémage pour des raisons inavouables est
Le décryptage des irés ésotériques programmes du Mar- alors engagé et trois jours de tournage sont hativement orga-
ché du film, associé 4 une certaine attention aux annonces
nisés. C'est simple : I’histoire se passe dix ans aprés, le frére
publicitaires de Variety, peut conduire 4 des découvertes du personnage de Niro, une sorte de primate, sort de prison
tout a fait étonnantes. aprés avoir purgé une peine certainement méritée. I] n’a
Ainsi un matin était-il annoncé : « The Cannon Group Inc. qu’une idée en téte, résoudre 1’énigme de la mort de son
presents Robert de Niro in The Swap special screening at the frére. Lors de ses visites aux suspects, ces derniers racontent
Ambassade IV » au moyen de flashbacks, ot effectivement de Niro apparait,
Qu’est-ce que c’est ? leur part du récit. Le présent est en 35 mm tandis que le
Vous verrez. Une surprise. passé est en 16 mm, ce qui justifie — Je brouillard du souve-
Effectivement. nir aidant — la qualité atroce de l’image.
Tout commence il y a quelques mois dans une banlieue de Tu viens, on va voir le de Niro ?-‘O.A.
Los Angeles ; Monsieur Truc, producteur en retraite, qui _.HE’S TOUGH.
enfin s’était décidé a faire du ménage dans sa cave, aprés HE'S.COOL. .
avoir accumulé pendant des années des vieilles boftes, a eu 53 HE'S MURDER ON WOMER..
: AND. THEY'RE DEATH ON HIM,
soudain la surprise de retrouver une dramatique télé qu’il

ROBERT
avait certainement produite mais dont il n’avait aucun sou-
venir.

DENIRO.
I se Ja visionne.
Coup au coeur.
Arrét sur Pimage. Ce moustachu, 14, ce n’est pas Albert de
Niro ? D’exaltation il saute sur son téléphone. Il est proprié-
taire d’un film avec Albert de Niro. Sa fortune est faite.
— Pas Albert, Robert.
— Oui... oui... Robert.
— C’est quoi ce film ?
— Une dramatique télé.
— Une heure ?
— Une heure.
— En seize ?
— C'est ca.
— Bip... Bip... Bip...
Truc raccroche a son tour, finit son ménage et remonte se
coucher tristement. I] branche sa chaufferette qu’il place sur
ses pieds et regarde la Dolly Parton Special avec une certaine
mélancolie tout en mangeant des nourritures qui ne font : NIRO bo
qu’aggraver son ulcére. NIFER WARREN: + JERRY: MICKEY:* * TERRAYNE- CRA
Le temps passe. MARTIN KELLEYANTHONY: CHARNOTA: ~
SA BLOUNT:: SYBIL DANNING WTHE'SWAI
Monsieur Golan-Globus de Cannon Group Inc. atterrit 4
Los Angeles,bien décidé 4 se faire un nom dans la série Z -
américaine au moyen de produits nuls promotionnés de Ja
L_
=
Sitting Ducks de Henry Jaglom Portrait d’un homme a 60% parfait : Billy Wilder de Michel Ciment et Annie
Tresgot

Si, A mon avis, tout au long d’un festival le jugement du le troglodytisme culture] est international et que l’influence mal
spectateur reste pour l’essentiel intact, il n’en demeure pas digérée de Fellini prend des allures de désastre a l’échelle mon-
moins que certains films peuvent bénéficier du contexte, Ainsi diale.
on remarque Sitting Ducks, qu’en d’autres circonstances on Pourtant c’est avec un a priori plutét favorable que j’abor-
aurait peut-étre négligé, dans la mesure ot c’est un film comi- dais ce film, puisque, sans 4tre un familier de l’ceuvre de ce
que qui détonna au milieu d’une sélection qui ne restera pas peintre du début du siécle, son existence et son travail ne
dans les annales pour son humour. m’étaient pas étrangers. En fait, au lieu de l’évocation d’un
Si on ne s’ennuie pas a Sitting Ducks, si on rit méme parfois, personnage en tous cas intéressant, i] nous est donné une labo-
cela ne veut pas dire qu’on soit face 4 un film réellement rieuse dissertation sur le métier de comédien en Hongrie — la
sympathique ou digne d’intérét. Henry Jaglom, terne cinéaste moitié du film est occupée par la préparation de acteur qui
dont l’ésotérisme a longtemps compensé les lacunes, se lance ici devra jouer le réle, ses états d’Ame sont bien stir évoqués de
dans une sex-comedy A l’américaine ott deux sinistres person- fond en comble et ce n’est pas gai — cela entrecoupé de scénes
nages étalent A longueur de séquences et au travers de saoulants arbitrairement choisies et rarement compréhensibles de la vie
dialogues les problames que peut leur poser leur bite, dont de Csontvary. Le tout culmine en un final interminable ot des
Vusage semble occuper l’essentiel de leur vie consciente. dignitaires de ’empire austro-hongrois évoluent, des masques
Comme de bien entendu, tout cela est post-Woody Allen et bai- a gaz sur le visage, tandis que des fumées rampent sur le sol et
gne donc dans une logorrhée dont la thématique est désormais que des ballerines apparaissent. Csontvary termine dans une
familiére 4 tout un chacun. piscine sous l’eau de laquelle il déploie ses toiles, je vous fais
Deux hommes, deux femmes, deux types différents de rela- grace du reste,
tions. Une voiture, des motels. Voila pour l’essentiel de la
trame d’un récit sous-tendu par une intrigue policiére 4 base de Dans une sélection qui semble pourtant trés bien adaptée au
cambriolage et d’espionnage, encore plus plaquée que je ne la format du documentaire, il n’y en avait bizarrement que deux,
présente. le premier était Der Kandidat, le second est Portrait d’un
Lors de sa conférence de presse, Henry Jaglom s’est évertué homme 60 % parfait : Billy Wilder ; Annie Tresgot était der-
4 éclaircir certains points et 4 en irrémédiablement obscurcir riére la caméra tandis que l’entretien avec le célébre réalisateur
quelques autres. Ainsi les deux personnages comiques autour était animé par Michel Ciment.
desquels est écrit le film ne sont pas des comédiens profession- Disons tout de suite qu’au lieu du portrait annoncé par le
nels, mais c’est 4 partir de leur comportement réel que Jaglom titre, on a plutét droit 4 une biographie commentée et que
a concu Sitting Ducks. Il aurait enregistré des conversations, Vinterviewé a le plus souvent recentré l’entretien sur une essen-
les aurait suivis durant des mois afin de capter leurs attitudes et tielle préoccupation chronologique.
leur dialogue, leur laissant d’ailleurs au tournage une large part Au lieu d’une exploration scolaire qui, 4 force de vouloir
d’improvisation. évoquer trop de choses en trop peu de temps, finit par stricte-
Ila fini en expliquant que I’argent volé qui circule dans fe ment demeurer a Ja surface de l’ceuvre et de la carriére de Wil-
film est égal 4 la somme que lui a cofdité le tournage du film et der, il aurait mieux valu — je ne sais pas — une illustration de
que d’autre part, s*il joue le réle du méchant hui-méme, c’est la personnalité de Wilder, chercher ses influences, réfléchir sur
parce qu’il estime que c’est 14 la place du réalisateur et que s’il ses thémes, le situer dans le contexte plus global de la comédie
meurt & Ja fin, c’est pour les mémes raisons. Je n’ai pas cru américaine et de ses racines viennoises ; s’entretenir d’une
déceler dans ces affirmations la moindre trace d’ironie et je maniére plus poussée avec ses collaborateurs. Un pas est fait
dois avouer trés franchement que ce niveau du texte m’avait dans cette direction avec les quelques interventions de Jack
échappé a la projection. Lemmon et de Walter Matthau, malheureusement peu intéres-
santes, et celle, au contraire nettement trop courte, du scéna-
Un film of par contre on ne rit pas, c’est bien ’assommant riste Iz Diamond, le mythique alter ego de Wilder qu'on a fré-
produit hongrois Czontvary. La premiére réaction face a ce quemment confondu avec le réalisateur lui-méme.
monument de mauvais goat et d’ennui, indigeste superproduc- En bref, il est regrettable qu’un réel travail de critique —
tion socialiste, est de se dire que voila: on est devant un d’analyste — soit absent du film qui, dans les pires moments,
authentique film d’économie planifiée, encore une production ressemble pour la forme au type d’émissions que le service des
Hungarofilm concue selon la méme esthétique que le mobilier Archives de la télévision recueille en vue d’une diffusion aprés
des studios Mafilm, c’est-a-dire avec quinze ans de retard sur le décés de l’intéressé et, pour le fond, 4 un volume de la série
l’ouest. Et puis en cherchant des comparaisons, on aboutit a la « Cinéma d’aujour@hui ».
conclusion que le seul autre film de Cannes auquel on pourrait L’absence d’extraits de films, justifiée par un manque de
comparer Csontvary est All That Jazz. Ce qui prouve bien que moyens et les conditions apparemment difficiles dans lesquelles
PROBLEMES DE CENTRES 15
a été réalisé le document, n’en est pas moins une lacune sou- réalisé par Michel Parbot, Mel Brooks réécrit ’Histoire, ot le
vent génante. réle du langage laborieux de l’interviewer est capital dans le
Bien sir, Billy Wilder se tire malicieusement des piéges de ce véritable numéro comique que fait Je réalisateur. Je m’expli-
type d’entretiens en dressant la série de paravents, de personna- que. Le lieu : le bureau de Mel Brooks ; un plan fixe, pas de
ges, qu’il emploie habituellement lors de ses apparitions publi- changement d’axe : on voit le mur couvert d’une sorte de plan
ques. C’est pourtant ces masques superposés qu’on aurait aimé synoptique de son prochain film, et une porte dans ce mur. Ca
voir éter mais ce n’était manifestement pas le propos de cette suffit 4 Mel Brooks pour faire une improvisation en temps réel
approche ultra-respectueuse. tout 4 fait amusante, jouam du hors-champ de la piéce voisine
Si Michel Ciment conforte trés souvent |’image du cinéphile et se Moquant perpétuellement de son invisible interlocuteur.
francais telle qu’elle est souvent ironiquement reprise dans le Ca dure quinze minutes, c’est sans prétentions et c’est plutét
cinéma étranger, que dire du court entretien avec Mel Brooks bizarre.

Minuit au palais
Deux films de la sélection officielle, tous deux hors com-
pétition, ont eu droit 4 une unique projection 4 minuit au
Palais des Festivals. Deux films, un théme commun, le rock.
Peut-étre a-t-on pensé que minuit était une heure propice.
Elle l’aurait été si les films en avaient réellement valu la
peine.
Aussi bien lors de la projection de Téléphone Public que de
celle de Breaking Glass, on a en effet paradoxalement pu
constater un enthousiasme et une vivacité du public inatten-
dus et certainement démesurés au regard des ceuvres présen-
tées.

Deux films de jeunes — on plutét pour jeunes — enfin, sur


des jeunes. Je veux dire par 1a qu’ils ne sont ni réalisés par
des jeunes ni adressés a des jeunes mais plutét qu’ils mettent
en scéne des personnages correspondant 4 ce nébuleux con-
cept. La s’arréte ]a comparaison entre deux films dissembia-
bles au possible. Breaking Glass de Brian Gibson
Téléphone Public ne mérite que peu de commentaires. Jean-
Marie Périer met en scéne le groupe de variétés Téléphone
qui, s’il n’est pas Ja chose la pire qui soit arrivée au rock
francais — d’auires sont franchement cauchemardesques — méme 1a a l’origine d’une extension de la série télévisée
n’en demeure pas moins fondamentalement une formation gnangnan Rock Follies et que d’autre part, encore une fois,
de hard rock, style musical dont ’inspiration était déja tarie la musique n’a strictement rien 4 voir avec ce qui se fait en ce
il y a une dizaine d’années dans les pays anglo-saxons. moment. Ceci dit, toute la premiére partie du film racontant
La technique employée par Jean-Marie Périer n’est pas plus les débuts du groupe, le premier concert, la premiére tour-
nouvelle. L’image scope est perpétuellement scindée en née, le premier contrat a des moments trés convaincants.
trois. Il serait pédant de remonter jusqu’a Abel Gance pour
chercher une référence puisque c’est manifestement du cdté Tout cela disparait lorsque se met en place la vraie trame
de Woodstock qu’on trouvera la source d’inspiration. narrative ultra-classique du film, qui est le récit de Ja carriére
L’excellent montage de Thierry Derocles n’est pas en cause, d’une chanteuse en révolte contre le systéme, qui progressi-
au contraire, il y a beaucoup d’effets fort efficaces —- mais vement se laissera dévorer par lui pour finir autistique dans
au service de quelle matiére ?7 La musique est anodine et les ume maison de santé,
musiciens interviewés et filmés sans le moindre recul — un il y a Ja bizarrement une dialectique sado-masochiste de
comble — se complaisent la plupart du temps en témoigna- mélodrame que n’aurait pas reniée un Fassbinder. Tout
ges d’autosatisfaction, eux-mémes tout étonnés, et ravis, tourne autour du corps de la chanteuse, sa révolte est
croyant redécouvrir au fur et 4 mesure les slogans réputés symbolisée par la violence de ses attitudes scéniques, ses
subversifs qu’ils ont ramassés 4 droite et 4 gauche sans s’en vétements noirs, tandis que les étapes de sa déchéance sont
rendre compte et qu’ils assénent comme autant de vérités marquées par un abandon physique progressif & des finan-
premiéres. ciers, 4 des producteurs qui parallélement s’approprient son
image et ses idées jusqu’a la vider de sa substance, ce qui —
On découvre une chose, mais on s’en doutait, c’est que les j’imagine — est symbolisé par la derniére séquence dans
musiciens du groupe Téléphone pensent comme tout le l’asile psychiatrique.
monde. Rien de grave ni de péjoratif 4 cela. Mais pas de Inutile de s’attarder sur ce film qui n’en demeure pas moins
quoi non plus en faire un film, quand méme. trés niais, quoique réalisé sans maladresse ; encore que les
Le cas de Breaking Glass de Brian Gibson, une fiction cette facilités d’écriture lassent assez rapidement. Inutile égale-
fois, montrant l’ascension d’un groupe et de sa chanteuse, ment d’insister naivement sur le fait que ce film est écrit,
est plus complexe, ne serait-ce que parce que c’est le seul interprété, produit et réalisé par les gens qu’il est censé
film anglais ayant été retenu par le Comité de Sélection du dénoncer. Remarquons néanmoins la comédienne Hazel
Festival, hors compétition, un peu comme un diplomatique O’Connor qui, grace 4 son inébranlable conviction, se tire
cadeau de consolation. souvent d’affaire. Phil Daniels, l’acteur de Quadrophenia,
On a plus d’une fois entendu louer le réalisme de ce film ; 4 fait également une apparition dans un réle peu intéressant
ce sujet il est nécessaire de rappeler qu’il s’agissait tout de mais qui mérite pourtant d’étre noté. O.A.
CANNES 80: UN CERTAIN REGARD

i a
~
La Ballade de Tara de Bahram Beyzai Causa Kralik de Jaromil Jires

Une des surprises majeures d’une sélection ott au départ vince, vieux fonctionnaire d’une justice peu exaltante, attaché
nulle cause n’était pourtant entendue, fut la présentation du aun more tribunal ot défilent les affaires les plus banales, les
film iranien La Ballade de Tara, dont la présentation en sélec- plus rébarbatives, s’obstine, se force, plut6t, contre vents et
tion officielle n’aurait certainement pas dépareillé ensemble. marées, armé de sa seule force d’inertie, 4 prendre son métier,
Commencé avant la crise politique, le tournage a été inter- et les conflits qu’il a 4 traiter, avec sérieux. On le voit s’occuper
rompu par celle-ci, puis repris un an plus tard. de plusieurs affaires, mais celle pour laquelle il trouvera sou-
Ce qui dans La Ballade de Tara impressionne est la présence dain un regain d’intérét oppose une vieille paysanne a son
de l’authentique lyrisme national que souvent les films du tiers- neveu, déplaisant personnage qui l’a spoliée, profitant de
monde s’essoufflent 4 chercher. Certains passages vont jusqu’é Paffection que Iui porte Ja vieille.
évoquer Kurosawa tant le mélange du mythe et de la réalité, de Au-dela de l’analyse, il y a, Ala projection du film de Jaromil
la légende et de la vie, est admirablement réussi. La beauté de Jires, un plaisir créé par |’adéquation optima de la forme au
la fable y est pour beaucoup qui décrit Vhéritage, par une jeune sujet. Le propos du réalisateur est avant tout dans l’efficacité
fille, du sabre qu’un guerrier issu d’une tribu perdue d’un loin- du récit, dans un humour en demi-teintes et surtout dans la
tain passé viendra lui réclamer. Le jeu emphatique de Manou- transmission au spectateur de l’amour profond qu’il porte a ses
chehr Farid dans le rdle de ce dernier, s’inspirant avec brio du personnages, petites gens habités d’une humanité, d’une éthi-
théatre traditionnel, donne au théme de l’irruption du passé que qu’un esthéte un peu borné qualifierait de rafraichissante
dans le présent une profondeur créée par la réelle intelligence mais qui en réalité va bien au-dela puisqu’elle a trait a une
des références. L’alternance de la contemplation et de l’émo- morale dépourvue d’aliénation, négligente des idéologies et des
tion, de la tragédie et du naturalisme, donne au film un tempo systémes, Mine de rien, on est de plain pied dans Punivers de
certes lent mais toujours justifié qui est a ’origine d’un subtil Maupassant, ou plutét de Tchékhov ; on y trouve la méme iro-
envoiitement. nie dans Ja description des personnages, la méme précision
Bien que parfois les sinuosités de la circulation de l’épée, son dans leur existence domestique. Tous les portraits sont réussis,
jeu d’apparitions et de disparitions se perdent en un certain portés par la générosité d’une inspiration qui sans affectation
flou, il demeure que des images restent gravées dans l’esprit, ce est tendre envers les faibles — la petite vieille qui en paiement
qui dans le contexte d’une.projection 4 Cannes représente une promet a |’avocat le lapin du titre, élément déterminant de son
prouesse. Ainsi la premiére apparition du guerrier traversant attachement 4 résoudre l’affaire — et méprisante avec les pos-
un chemin de terre dans un sous-bois ; sa silhouette un soir sédants, avec les forts — le cadre du parti, Charles Joun, c’est
d’orage devant la maison de Tara, ou encore ses dialogues avec lui ’affreux neveu, que l’avocat décrit comme le type méme de
cette derniére. Mais la plus belle séquence est peut-étre lorsque ce qu'il déteste : le gargon de café réussi, sorte de bureaucrate a
le guerrier sur une plage déserte évoque devant Tara le sort de qui tout sourit, aussi dénué de coeur que de morale.
sa tribu perdue et que toute l’armée de celle-ci se léve de la mer,
étendards dressés, cuirassée et armée. Ca pourrait étre lourd et La qualité d’une sélection comme « Un certain Regard » est
c’est en fait porteur de la constante magie que Bahram Beyzai, précisément de pouvoir aider ces ceuvres en décalage, issues
cinéaste étonnamment doué, laisse planer par nappes sur ce d’idiosyncraties locales et dont la capacité a saisir un aspect de
trés beau film. Vair du temps est inattendue. I est effectivement primordial de
favoriser des films en rupture d’esthétique comme Der Willi
Si on parle cinéma, il y a relativement peu de choses 4 dire de Busch-Report, Causa Kralik ou La Ballade de Tara qui, s’écar-
Causa Kralik (Le Cas lapin) simon que l'image est nette, ni sur- tant des courants dominants du cinéma, accédent a des sensibi-
exposée ni sous-exposée, que le son est audible et que les comé- lités souterraines annonciatrices ou non de transformations et
diens sont — comme on dit — en place, en bref que ¢a fone- que ce décalage peut parfois desservir dans I’accés au public,
tionne honnétement. fat-il composé de professionnels.
Seulement si on parle poésie ou charme, Causa Kralik est un
film qui mérite bien plus qu’une mention fugitive. Réalisé, Il ne me reste plus, pour sembler honnéte, qu’A me rabattre
interprété et congu avec une humilité déconcertante, son effica- derriére les précautions d’usage puisque les conditions de
cité est bien plus grande que nombre de films plus élaborés visionnage des festivals sont réputées déformantes pour certai-
quw il m’a été donné de voir. nes ceuvres dont les qualités n’éclateront en pleine lumiére que
L’anecdote est toute simple. Un avocat dans une ville de pro- lors d’une future sortie commerciale. Dont acte. O.A.
CANNES 80 : SEMAINE DE LA CRITIQUE

SEPT FILMS EN MAI


PAR SERGE TOUBIANA

Née voici prés de vingt ans et premitre manifestation paral-


léle créée pour accompagner ou décharger le « vrai » Festival
de Cannes, la « Semaine de la critique » avait manifesté ces
derniéres années, du fait sans doute de la concurrence qui
découle de la création de nouvelles sélections — avant tout de
la naissance de « Un certain Regard » — quelques signes
d’essoufflement. Or cette fois le niveau s’est révélé bon, le
choix des sept films (chiffre traditionnel) assez judicieux 4 une
exception prés, et ce fut peut-étre la sélection la plus homogéne
de Cannes. Pourquoi ? Parce que l’amplitude ou l’écart-type
entre les bons films et les moins bons ou les mauvais était le
moins élevé. Il est vrai que le chiffre de sept films permet un
certain resserrage de la qualité esthétique et une certaine cohé-
rence de goiit, ce qui définit l’idée méme d’une sélection.

oe
Best Boy, le film américain de Ira Wohl est un documentaire
sur la vie d’un handicapé mental, Philly, cousin du cinéaste,
que celui-ci a filmé sur une période de trois ans. Comme tou- Best Boy de |lra Wohl
jours lorsqu’un tournage est long, il se passe quelque chose
dans le réel, ca bouge, il y a un Iéger vascillement qui permet de pschychotique entre les progres du fils (qu’on voit & Pimage
dire qu’entre le point de départ et le point d’arrivée, quand le mais qui ne se disent pas) et la mart qui s’organise autour de
film s’achéve, rien n’est pareil. Philly, débile moteur de 52 ans, lui, qui gagne ses proches. De la vient sans doute l’émotion que
a Age mental d’un adolescent ; il quitte sa famille (le pére est provoque Best Boy.
mort entre-temps) et s’installe dans une maison collective avec
d’autres handicapés : i] acquiert un minimum d’autonomie Histoire d’Adrien, de Jean-Pierre Denis, n’est pas un docu-
qui est, pour un adulte, de quitter sa maman et son papa, ce qui mentaire, mais se veut un film de fiction ou un conte historique
est pour un handicapé mental un maximum : que Philly prenne et régional fait a partir de Vitinéyaire d’un jeune batard au
seul chaque matin l’autobus qui le méne a 1’école de rééduca- début du siécle, qui nous méne jusque vers les années trente,
tion, voila une victoire énorme du sens, un pas vers la Liberté. lorsqu’ Adrien est adulte. Une sorte de « Enfance », ou « En
La caméra de Ira Wohl est toujours 14, elle capte les scénes les gagnant mon pain » (malheureusement pas « Mes Universi-
plus intimes de la vie de cette petite famille, le silence du pére tés »), 4 la Gorki, version occitane. Le film est trés appliqué,
qui ne s’est jamais fait 4 ce que son fils soit un handicapé, la trop 4 mon gré, il fait bonne impression, il a fait bonne impres-
demande d’amour permanente de la mére a 1’égard de Philly, la sion puisqu’il a obtenu le prix de la « caméra d’or » décerné
rencontre entre Philly et Zero Mostel. Peu 4 peu, ce documen- par un jury de critiques, trop bonne impression. Sans doute
taire tourne au drame fictionnel, au drame familial. Comme je parce que le film se met du cété de l’Histoire (pas l’officielle,
lai dit, le pére meurt en cours de tournage, et toute l’autono- mais celle des oubliés de l’Histoire écrite) et de la langue mino-
mie de Philly s’acquiert contre la mére, contre son amour pos- ritaire avec laquelle sont parlés les dialogues, ce qui a pour
sessif envers son fils. A Ja fin du film, un carton annonce la effet, en général, de culpabiliser un pen Ja critique parisienne.
mort de la mére de Philly, deux ou trois mois aprés l’installa-
tion du fils chez /ui. C’est dire qu’il n’y a pas une once d’cecu- Le film vaut plus par son c6té documentaire sur comment faire
ménisme dans ce documentaire, les choses sont dites et mon- une fiction 4 partir de matériaux documentaires (la langue
trées, de front, caméra a l’épaule, et s’en dégage quand méme régionale, le geste manuel : iravaux de la terre selon les saisons,
un certain optimisme : Philly joue, chante, bouge son corps, passage de la paysannerie 4 I’artisanat puis au monde ouvrier,
vit. Autour de lui, le film capte le drame des « normaux » et les costumes d’époque) que par sa fiction un peu naturaliste et
Veffet de fiction vient sans doute de ce léger décalage naive, jouée par des comédiens pas toujours convaincants.
CANNES 80: SEMAINE DE LA CRITIQUE
dans la fiction. Immacolata tient une petite boucherie dans le
village, et son commerce connait certaines difficultés. Pour le
plaisir d’un grossiste 4 qui elle doit de Vargent, elle décide
d’organiser la prostitution en lui offrant une jeune orpheline de
seize ans. Dénonciation, inearcération de Immacolata. En pri-
son, elle fait la connaissance de Concetta qui moisit 14 pour
avoir blessé, au cours d’une rixe, le mari d’une femme qu’elle
aimait. Voici exposé le théme central du film ; ’homosexualité
féminine. En prison, la promiscuité et le désir rapprochant les
deux femmes, et une fois que l’une, puis deux ans plus tard
Yautre, sortent de prison, elles décident de faire ménage com-
mun, au vu et au su de tout le village, au grand dam du mari de
Immacolata réduit 4 l’état de loque masculine.
Comme si elle devait payer les péchés de sa mére, Lucia
tombe dans l’escalier et reste paralysée. Immacolata renoue
avec Ciro Pappalardo, le riche boucher qui lui promet monts et
merveilles si elle accepte de coucher avec lui. Chose faite, pour
sortir tout son petit monde de la misére, sans pour autant
renoncer 4l’amour (qui est aussi un amour physique : Piscicelli
filme frontalement une scéne entre les deux femmes) qu’elle a
pour Concetta. Donec Immacolata rejoint périodiquement Ciro
dans un petit hétel en bordure du village napolitain. La voila
enceinte peu aprés, ce qui provoque la jalousie de Concetta.
Immacolata a beau dire que c’est un accident, qu’elle va se
faire avorter, Concetta, prise d’une immense jalousie (voila
explication du sous-titre), un soir, éventrera Immacolata dans
la petite boucherie cradingue du petit village du sud italien.
Le film de Piscicelli est remarquable en ce sens qu’il pervertit
complétement le matériau imaginaire que tout un chacun a
Histoire d’Adrien de Jean-Pierre Denis concernant le milieu, le cadre et les personnages qu’il a choi-
sis : pas de populisme plaintif, de regard bienveillant, mais un
véritable amour pour ses personnages de roman-photo, une
Je ne fais que sauver le film 4 moitié car trés vite se pose A moi esthétique 4 la Lo Duca, brutale, sans chichi, un certain
la question’ fondamentale : qu’est-ce que te cinéma moderne vérisme dans la description sociale de l’environnement, des
peut encore déterrer comme sujets cinématographiques quand personnages pas trés beaux, assez lourds, mais trés présents,
il puise dans l’histoire ancienne, oubliée, dans la culture popu- comme photographiés dans le plan, plus réels 4 Pimage que
laire, régionale, sans piquer dans les réserves de ’imaginaire Cordinaire, représentés & travers les codes réalistes tradition-
télévisuel, Pimaginaire d’une bonne télévision culturelle qui nels. .
n’existe pas ? (Et dont Rossellini a révé, dans la derniére partie Immacolata et Concetta n’est pas un film-témoignage sur la
de sa carriére). réalité sociale du sud italien, il est avant tout un témoignage sur
Et quand il le fait, le cinéma, quand il s’en va chercher du cété la possible relance du cinéma réaliste, quand celui-ci ose renou-
du musée des traditions populaires, est-ce qu'il garde encore la veler les codes cinématographiques que n’importe quel jeune
force de l’imagination, de l’innovation, l’esprit de découverte, cinéaste (surtout en Italie) hérite de ses péres.
du point de vue du langage cinématographique, en un mot est-
Babylon de Franco Rosso est un film anglais qui confirme le
ce qu’il dérange (elles dérangent : les images) quelque chose de
renouveau de la cinématographie outre-Manche aprés la
notre culture contemporaine, de notre facon de voir et d’écou-
grande lessive de Ja derniére décennie. Ce renouveau s’opére
ter au cinéma ? Le film de Jean-Pierre Denis m’incline a la
négative, quoique le film soit fait sur un parcours « sans fau- par les marges, en intégrant la musique (les rythmes modernes
tes », a partir d’un relevé archéologique des faits et gestes de du reggae, du rock ou du punk-rock, etc.) et, comme chacun
cette micro-société paysanne tout a fait juste, quasi photogra-
phique.
immacolata et Concetta de Salvatore Piscicelli

Immacolata et Concetta, \e film de Salvatore Piscicelli, qui


porte en sous-titre L’autre jalousie a justement des vertus qui
manquent au film de Denis. C’est aussi un film sur un sujet
assez peu contemporain, quoique la fiction se déroule de nos
jours, dans un village de Ja campagne napolitaine. Piscicelli
opére une premiere torsion par rapport a nos références cultu-
relles concernant le monde populaire napolitain en nous mon-
trant un univers ot la suprématie des femmes est éclatante ;
elles régnent, elles ménent leur destinée a leur guise, vivent leur
drame avec douleur, leur amour avec passion. Les hommes
sont réduits a l’état de figurants, de rdéles secondaires, de bau-
druches. Ii faut sans doute dire un mot du scénario, pour
mieux comprendre cette « perversion » de l’auteur.
Immacolata est une femme mariée, elle a une fillette, Lucia,
et un mari, Pasquale, qui est macon et tout 4 fait en retrait
SEPT FILMS EN MAI 19
Le Plan de ses dix-neuf ans, le film de Mitsuo Yanagimachi
est pour le moins curieux, un peu long parce que redondant :
des scénes se répétent dans le film, mais cette redondance
ajoute quelque chose au sujet méme du film, 1’obsessionalité.
Masaru, un jeune de Age qu’indique le titre du film, distribue
tous les matins le journal aux abonnés du quartier of il vit. I
travaille pour le compte d’un patron, en compagnie d’autres
jeunes, parmi lesquels le cinéaste privilégie Konno, plus 4gé,
marginal ayant déja un pied dans la délinquance, en quelque
sorte un « raté ». Du cété de Konno, le film (contemporain :
c’est important, on ne voit pas souvent de films japonais
actuels) a des allures néo-réalistes, décrit un Tokyo misérable,
sordide et pauvre. C’est le personnage de Maria, l’amie de
Konno qui me fait penser a une esthétique néo-réaliste. Maria
est une pauvre femme blessée, au coeur — elle ne vit que grace
au peu d’amour prodigué par Konno — et au corps — elle
Babylon de Franco Rosso traine la jambe qu’elle s’est brisée en tentant de se suicider en se
jetant par la fenétre. Konno et elle essaient de se construire un
petit bonheur de pauvres, dans un univers de misére morale et
sait, la musique émanant presque toujours des minorités ethni- matérielle. Cette misére est vue au travers du regard du jeune
ques ou des bandes des banlieues mal famées, ce cinéma charrie Masaru, et elle le révolte. Comme le révoltent tous les tics qu’il
avec lui la culture de telle ou telle communauté, la vie de tel ou épingle chez chaque voisin a qui il rend visite le matin avec ses
tel quartier périphérique a la grande citadelle urbaine. Babyion journaux. C’est 1&4 que commence l’obsession : Masaru tient
se passe dans la banlieue sud de Londres, occupée par la com- ses comptes, tous les faits et gestes A son égard sont consignés
munauté jamaicaine qui, grace au rythme reggae, est directe- dans son petit carnet, il met des points noirs 4 chacun, et au
ment branchée sur Kingston. Blue est le personnage principal, bout d’un certain nombre de points, il passe aux menaces (par
garcon ayant 4 peine dépassé la vingtaine. Certes il travaille coup de téléphone anonyme), aux petites brimades (il pique les
dans un garage, mais sa vraie vie est ailleurs, du cété de la bouteilles de lait de ses clients déposées devant la porte, il sac-
musique, de l’orchestre qu’il anime avec ses copains, le groupe cage les parterres de fleurs d’untel). Ainsi, de jour en jour,
« Ital Lion », et des boftes ou le groupe se produit chaque fin Masaru dessine le plan de son quartier, le plan géographique
de semaine. La musique fait corps avec lui, comme elle. fait bien sir, mais aussi le plan humain, les maisons de chacun avec
corps avec tous les jeunes un peu déclassés de la communauté les traits de caractére de tout son voisinage. Le contraste vient
rasta londonienne, II y a une forte rivalité entre les groupes du décalage entre le tracé absolument rectiligne et juste du plan
musicaux, et la violence qui en découle est redoublée par Ia vio- proprement dit, et la folie ou l’excés qui préside a 1’établisse-
lence qui régne entre toute cette communauté et la police, alliée ment des diagnostics de Masaru sur les personnages du quar-
avec certains blancs racistes. De bétise en bétise, Blue finit par tier. Masaru est rempli de haine, de révolte, il y a chez lui une
poignarder un gros pore raciste, et se réfugie dans un de ces graine de fascisme, il hait Maria, l’amie de Konno parce qu’il
grands hangars qui tiennent lieu de dancings. Bientét la police pense qu’elle entraine son ami vers le mal, le vol. Un jour il
londonienne donnera Vassaut, interrompant brutalement s’apercevra qu’entre Maria et Konno il y a de l’amour, que
Vexcellent concert de musique reggae auquel assiste une multi- Maria est enceinte de Konno, lequel vient de se faire arréter en
tude de jeunes communiant dans le méme dlan rythmique. Je train de cambrioler un supermarché.
ne dis 14 que l’essentiel du scénario qui se complique en fait de Le film de Yanagimachi jette un regard froid sur ce person-
multiples ramifications réalistes, concernant Blue, avec des nage assez antipathique qu’est Masaru, mais il le suit pas 4 pas
personnages de sa famille, sa petite amie Elaine qui se lasse de dans sa révolte anarchiste et haineuse contre les humains et les
Pattendre, ses amis du groupe musical, et le petit frére qu’il- animaux (il pend le petit chien d’une cliente trés gentille qui lui
meéne a l’école de force tous les jours. fait des avances) ; et I’intelligence du film vient de ce que cette
Le film de Franco Rosso fait le va-et-vient entre ce qui est révolte ne consiste jamais en un discours avec lequel le specta-
trait culturel, point d’adhésion collective (autour dela musique teur pourrait établir un dialogue. Non, l’attitude et la morale
qui véhicule les thémes d’une culture politique de l’exil) et cé du jeune Masaru ne provoquent que terreur chez le spectateur.
qui reléve de Vitinéraire individuel, fondé sur Je sentiment de A cété de cette terreur, il ne nous reste plus qu’a aller trouver la
révolte, du trajet d’un personnage de fiction. - grace du cété des pauvres amours de Konno et Maria.
Je serai beaucoup plus rapide sur le film de Ulrike Ottinger,
Le Plan de ses dix-neuf ans de Mitsuo Yanagimachi Aller jamais retour (Bildnis Einer Trinkerin) que je n’ai pas
aimé. Mais dans mon souvenir, je n’arrive plus trés bien a dis-
socier mon antipathie pour le sujet du film — [’alcoolisme
féminin — de ce qui est le traitement proprement cinématogra-
phique effectué a partir de ce théme par U. Ottinger. Pour
établir une formation de compromis (envers moi-méme) je
dirai donc que le sujet m’a agacé (deux femmes qui déambulent
dans Berlin pendant cent huit minutes, de bar en bar, de bou-
ieilie en bouteille, ivrognesses au dernier degré) mais qu’il y a
certainement quelque chose 4 sauver du film. Quoi ? Peut-étre
Voriginalité du théme, le fait qu’il joue sur une non-séduction
vis 4 vis du spectateur, la non communication entre les deux
femmes (i’une est riche et belle, l’autre pauvre et laide) malgré
- Pévident plaisir commun qui les anime. Je ne sais plus trés
bien, mais je sais que ce film est le moins bon des sept.
CANNES 80 : SEMAINE DE LA CRITIQUE
2 fy. =

Le meilleur de la sélection et le plus prometteur sans doute Krzysztof, le personnage principal du film (celui qui doit inter-
d’une carriére future de cinéaste est le film polonais de préter le réle principal de ladite piéce), et celle du metteur en
Agnieszka Holland, Acteurs provinciaux. Non seulement le scéne spécialement venu de Varsovie pour l’adapter.
film est bon en lui-méme, mais il fait aussi partie de cette nou- En un mot, pour I’un il s’agit d’adapter la piéce de Wyspianski
velle école polonaise dont on commence a parler un peu par- 41a Pologne d’aujourd’hui, socialiste et libérée, donc d’éduc-
tout (ici-méme, aux Cahiers, dans le n° 309 : « Impressions de corer le cdté exaltation de l’indépendance nationale et de
Pologne » et dans le n° 310, l’article sur Rotterdam 1980 ot il Vhéroisme individuel, d’en faire une adaptation
est question du film de Holland) et qui regroupe certains noms « formaliste » ; pour Pautre il s’agit au contraire de mettre en
de cinéastes autour d’une méme approche scénarique, de for- valeur les nobles idéaux de I’ancien temps mis en paralléle avec
mes de productions relativement semblables (chacun fait partie la Pologne contemporaine, de revivifier le peu qu’il reste de ces
de ces fameuses unités de production dont les deux plus con- sentiments romantiques chez ces personnages d’aujourd’hui,
nues sont celle de Wajda et celle de Zanussi), et d’une esthéti- ses amis, les gens de cette troupe, cupides, laches, compromis.
que assez singuliére quoique académique. Cet académisme Les difficultés conjugales entre Krzysztof et sa femme, Anka,
vient sans doute de ce que la préoccupation des jeunes cinéastes redoublent le conflit idéologique ; Anka est la premiére specta-
consiste plus 4 dire et décrire les choses, les rapports trice de son mari, elle le voit jouer au héros impuissant,
(Pindividu/la société, le passé/le présent) qu’ innover cinéma- déphasé, aigri, négatif par rapport a l’esprit du groupe, tout en
tographiquement, c’est-a-dire choisir des chemins singuliers de comprenant Ia révolte positive qui gronde en lui. Le couple se
cinéma, emprunter des voies nouvelles. Le cinéma polonais sépare, puis se reforme. Il y a, dans Acteurs provinciaux, une
repose sur un immense scénario composé d’autant de parcelles trés belle scéne entre Anka et une amie d’école perdue de vue
de vie, qui font une sorte de mosaique réaliste d’ot ressort depuis longtemps et retrouvée lors d’un passage 4 Varsovie.
Vidée d’une profonde crise morale. C’est peut-étre parce que le Les deux fermmes sont contentes de se revoir, mais trés vite
cinéma polonais est fortement structuré autour de ces noyaux s’apercoivent que leurs chemins ont divergé. L’amie Krystyna
décentralisés de production, que!’ écriture des scénarios semble (le rle est tenu par la femme de l’intellectuel de Sans anesthé-
étre impératif premier, au détriment de la recherche esthéti- sie) méne une vie embourgeoisée, fondée sur l’égoisme et
que. Ces réserves n’enlévent rien aux qualités du film de A. Vappat du gain. Elle invite son amie a rester diner chez elle en
Holland. On pourrait appeler son film « Portrait de groupe compagnie de son amant, mais Anka réagit de facon phobique,
avec drame », car c’est histoire d’une troupe de théatre de tombe en larmes, s’éloigne vers la porte et quitte l’appartement
province et des déboires politico-culturalo-affectifs d’un et de sans dire un mot.
plusieurs de ses membres, dont la crise existentielle est redou- Le cinéma de A. Holland, comme celui de Wajda qui est son
blée par la hantise d’une sorte de thématique romantique et maitre déclaré, repose sur le jeu des acteurs, hyper tendu, au
nationale qui fait retour, via la piéce qu’jls sont censés répéter bord du psychodrame permanent, un jeu de réflexes et de tics
et bientdt jouer. Il s’agit de la piéce de Stanislaw Wyspianski, porté par des acteurs toujours 4 deux doigts de craquer, non
« La libération », véritable hymne a la liberté et 4 l’émancipa- pour des raisons idéologiques, mais par manque d’air, étouffe-
tion de la Pologne du joug étranger (elle fut écrite en 1903). Sur ment de ’4me, asphyxie; un peu comme Jorsque Anka quitte,
le contenu de cette piéce s’affrontent les positions de totalement en crise, la maison de son amie Krystyna. S.T.
CANNES 80 : QUINZAINE DES REALISATEURS

LES SIGNES DU TEMPS


PAR CHARLES TESSON

Vingt-deux films sur onze jours, c’est le régime de la « Quin- mais, pour ce qui est de la réprésentation nationale, l’effet est
zaine des Réalisateurs ». Une bonne tenue d’ensemble, mais un réversible : un film indien, philippin, australien et japonais en
déroulement dans des conditions pénibles : ambiance de multi- Sélection Officielle mais rien d’autre 4 la « Quinzaine ». Pour
salles avec couloirs de présélection et parcages des spectateurs, une sélection dite « paralléle », moins un étalonnage qu’un
longues files d’attente sous la pluie pour se voir refuser l’entrée principe de vases communicants, d’échange inégal.
(salle comble, bien souvent). « La Quinzaine » permet de faire
un rapide tour du cinéma mondial, encore qu’il faille relativiser Deux fois trois films
tout jugement hatif et expéditif. Parce que, malgré les apparen- Deux fois trois films pour l’Amérique, Nord et Sud.
ces, tout n’est pas 1A, méme a I’état condensé. Des films ont été L’Homme & tout faire (Canada), le premier film de Micheline
sélectionnés, par Pierre-Henri Deleau et la S.R.F. et le pro- Lanctot raconte histoire d’Armand, personnage timide et
gramme fonctionne sur un double registre : comme reflet ala malheureux avec les femmes. Armand travaille au noir chez
fois transparent et emblématique de la production mondiale et une jeune femme que son mari délaisse. Elle l’exploite d’un
comme mise en avant d’une idée du cinéma, d’une politique de cété (une ‘‘perle’’ 4 bon marché) et, du méme cété, en tombe
films. amoureuse, Mais aprés une bréve liaison, Armand sera rejeté,
D’une premiére observation ressort que des blocs étaient fai- n’ayant servi au couple qu’A surmonter Ia crise qu’il traversait.
blement représentés : un seul film pour l’Afrique, deux pour les Homme a tout faire donc : travail et amour. Bon scénario, 4
pays de Est. Ensuite que Péquation un film par pays ou tout fleur de page, mais totale absence de sujet traité. La prostitu-
un pays pour un film ne s’avére guére pertinente, surtout pour tion est toujours 1a mais n’est jamais montrée, jamais dite. Et
le cinéma européen, massivement présent avec treize films. le film souffre de cette peur de nommer criéiment les situations,
Sauf, cas unique, pour le film de Jamil Dehlavi, a lui seul le de les filmer a la lettre. D’autant plus regrettable que Micheline
Pakistan. Au bout du compte, se dégage de cette sélection (1) Lanctot avait tendance a placer Ja relation amoureuse au-
un début de paysage. Une certaine déception pour les trois dessus du travail et de l’argent (un supplément d’Ame, de senti-
films américains : attachés aux vertus classiques du récit, au ments), comme une issue toujours possible et rédemptrice. Si
plaisir immédiat, 14 of ils gagnent sur les autres, temporaire- Vhistoire accroche, le film, assez paresseux, se limite 4 une
ment. Une forte poussée, plus prévisible, du cinéma ouest- vision simpliste et rabrougrie : c’est dans la nature des choses et
allemand (avec quatre films) ainsi qu’une mini-surprise créée d@’Armand, |’éternel pigeon, que de se faire avoir. De la sympa-
par la réelle présence d’un cinéma anglais (avec trois films). thie que l’on éprouve pour lui a ’apitoiement, il n’y a qu’un
La « Quinzaine » rassemble majoritairement des jeunes pas que franchit l’ultime séquence (la chute sur Armand clo-
cinéastes, la plupart inconnus — méme si quelqu’un comme chard), tristement misérabiliste.
Robert van Ackeren en est & son huitiéme film. Peu de person- Une belle histoire aussi et un sujet négligé pour Gaijin, les
nages et tout un monde en vase clos (une gare, une féte foraine, chemins de la liberté de YamasakiTisuka , cinéaste brésilienne
un hépital, un collége, etc.), ce sont les constantes de ces petites d’origine japonaise. Un groupe de Japonais, en 1908, émigre au
machines fictionnelles. Exploration d’un seul espace, rarement Brésil pour travailler dans une plantation de café. Mais devant
deux ou plusieurs, comme pour renforcer cette idée qu’il s’agit les trés dures conditions de travail, de logement et de salaire, la
Ja, pour un premier film, de la meilleure épreuve pour faire ses plupart cherchent 4 regagner clandestinement le Japon. La
preuves. Ce qui est faux et ridicule puisque s’y pose frontale- communauté italienne, la plus intéressante, est briévement
ment la question d’une économie du décor et du récit que peu montrée. La communauté japonaise, servile, surtout préoccu-
de films soutiennent. pée d’amasser de I’argent, a largement droit de cité, méme si
La sélection de la « Quinzaine » ne laisse pas entendre que aucune image ne semble lui justifier ce mérite, lui accorder
les films pourraient étre déja en Sélection Officielle mais pré- cette dignité. La fin répare cela, plutét maladroitement.
sente un choix de cinéastes, auteurs en puissance. D’ou ce désa- L’héroine Titoe demeure au Brésil et tombe amoureuse d’un
gréable sentiment de salle d’attente, rarement effectif, puisque leader syndicaliste qui est l’ancien contremaitre de la planta-
les films sont surtout voués 4 exister a c6té. D’ot aussi cette tion. Image positive sur le tard, pour sauver les meubles, qui
désagréable impression causée par Une femme italienne de ressemble a un tour de force.
Giuseppe Bertolucci (le frére de Bernardo) puisque le film, par
sa facture et ses procédés, sent déja ca, comme |’échantilion (1) Manguera ici le compte-rendu du film ture Haza/ de Ali Ozgenturk, pro-
d’un supposé-savoir-faire 4 venir. Espoir de franchir le cap jeté en premier et que je n'ai pu, de ce fait, voir.
CANNES 80 : QUINZAINE DES REALISATEURS
its, ota.

Gaijin, Jes chemins de fa liberté de Tisuka Yamasaki Deborah Harry dans Union-City de Mark Reichert

Dans le scénario, les personnages japonais sont 4 leur arrivée qui retire toute crédibilité aux personnages. Domine dans tout
au Brési! réellement désorientés. A chaque image, ils paraissent cela, mais sans aller jusqu’au bout dans l’exploration des tares
nous dire, tout aussi perdus : nous sommes les acteurs japonais d’une classe moyenne sordide, une part de grotesque et de déri-
égarés dans une co-production brésilienne. Manque en effet ce sion qui tourne court. Bien peu corrosif et cinglant, plus ironi-
tour de vis supplémentaire que le film rate de peu, vu que son que que méchant, se profile A travers le peu d’engagement du
sujet (Ia transplantation} est aussi la métaphore obligée de son cinéaste vis-a-vis de son sujet, et malgré un vif amour de la
mode de production et de fabrication. Pour un peu, sans trop chose triviale, un regard hautain et discrétement amusé, teinté
forcer du cété du ‘“‘troisitme sens’, Gaijin se donnerait a lire d’une légére moue de mépris. Tout compte fait, un film pas
comme un documentaire sur le statut des acteurs d’une co- trés aimable.
production débarquant sur les lieux du tournage. Mais le film
n’inscrit pas cette dimension. Ce que fait par exemple Godard Avec Carny de Robert Taylor (USA), le spectateur ne quitte
dans Sauve qui peut (la vie) lorsqu’il filme Isabelle Huppert- pas le monde nocturne et fermé des fétes foraines. Une solide et
Gaumont-le commerce. longue amitié lie Frankie 4 Patch. Vient une adolescente en
fugue qui s’installe avec Frankie, entre eux deux, [4 oti il n’y
Peu de choses a dire du film vénézuélien Manoa (co-produit aurait de place pour personne. A défaut, elle se fera une place
par la RFA) de la réalisatrice Solveig Hoogesteijn. Un point de sur ia foire. Comme strip-teaseuse, ott elle échouera, puis
départ minimal (la fuite de deux amis dont l’un est recherché comme vendeuse. Avec un canevas sur lequel il a été beaucoup
par la police) sert de prétexte 4 la traversée du pays, de la capi- brodé, le film se montre passionnant et efficace. Parfois
tale aux villages abandonnés. Ce qui pourrait nous entrainer impressionnant. Passées les apparences, Carny ne ressemble
trés loin, comme dans le Sweet Sweet Back de Peebles, mais ce guére a Freaks puisque le conflit qui oppose les forains aux rac-
n’est pas le cas ici, Au terme d’une déambulation et d’une série ketteurs, extérieurs a la foire, ne met pas en jeu le couple
de rencontres ow le scénario a trés vite oublié les flics, la réalisa- monstruosité-normalité comme couple de forces, ne tend pas
trice estime devoir passer un cran au-dessus pour dire un mot vers Je renversement de ce paradigme. Par contre, on retrouve
rapide sur leur destinée et les faire enfin ‘‘arriver’’ : le musicien ce type d’opposition, mais 4 un degré moindre, entre Frankie,
sera embauché dans un orchestre 4 Manoa (I’Eldorado en le clown dans sa cage, sur scéne, et Patch, du cdté des specta-
indien) et l’étudiant en philo sera publié. Trop de réussite, dont teurs, Mais le film ne tire pas ce qu’il devrait de ce conflit pour
on se méfie tout en ne sachant pas comment en finir avec eux. une femme, s’en tenant plutét a un échange de bons procédés,
Alors on rattrape la situation, on rafistole 4 Ia hate : une une négociation 4 amiable.
bagarre et un mort, bétement. Dommage, puisque la course- Le trop court moment ow le trio se déplace en voiture peut
poursuite du début, vitale, Jaissait espérer autre chose que cet faire penser 4 Macadam @ deux yvoies de Monte Hellman.
esprit étroit de self-made-man malchanceux. Mais impossible de rapprocher le lent mouvement de déperdi-
tion de Pun avec le régime riche, & forte carburation fiction-
Union-City, de Mark Reichert (USA), nous plonge dans la nelle, de l’autre. Carny mise sur le rendement maximum de ses
vie mesquine d’un couple de fonctionnaires tristes en l’an 1953. effets. Tous consommés sur place. L’un aprés |’autre, jamais
Etonnante rencontre d’un obsessionel et d’une névrosée. Elle, deux fois le méme. Ce qui est bien aussi, vu que nombre de
terriblement frustrée par les négligences coupables de son mari films, bassement comptables, cherchent a rentabiliser leurs
qui, lui, s’est fixé pour unique but (son plan est diabolique) de effets, 4 les faire durer, pour étre sfir que le film puisse au
prendre sur le fait l’individu qui, chaque matin, lui dérobe du moins en profiter avant le spectateur.
lait sous son ,nez. Lorsqu’il y parviendra, une bagarre se
déclenche et le voleur sera tué accidentellement. [I dissimule Gal Young Un (USA) de Victor Nunez se déroule en Floridé
son cadavre dans une armoire. Le lendemain, coup de théatre pendant la prohibition. Trax fait la cour 4 Miss Mattie, une
et horreur, le cadavre a disparu. Nouvelle angoisse du mari qui dame beaucoup plus 4gée que lui. I! se marie et installe chez
n’apaisera guére les désirs rentrés de sa femme. elle, avec son argent, une distillerie ot il la fait travailler tandis
Etrange film, parfois drdéle. Mais surtout inclassable parce que lui s’occupe des livraisons. Trés vite, les affaires prospé-
que trop hésitant. Le cinéaste semble plus préoccupé d’appor- rant, Trax s’affiche avec d’autres femmes et pousse l’affront
ter un soin réel et particulier ala facture du film, aux costumes, jusqu’a en installer une sous son toit, méme s’il la délaisse
trés au gotit du jour. Quelque chose comme sa griffe. Le scéna- ensuite pour d’autres. Excédée, Mattie parviendra quand
rio, vaguement hitchcockien, n’est pas pris trés au sérieux, ce méme a se défaire de lui.
LES SIGNES DU TEMPS 23
en raison de son statut de cinéaste, plus risqué done moins
hagiographique) et surtout 4 du Littin vers la fin, avec ce goat
génant du massacre et des martyrs. Voir le titre : le sang comme
porteur des révoltes. Sinon, Jamil Dehlavi a réussi 4 s’enfuir de
son pays au bout de deux ans (en 79) et & sauver 4 temps ses
négatifs. Le film a été monté a Londres et l’on risque de ne pas
voir de si tét des films pakistanais.

Une co-production Tunisie-Algérie


Aziza de Abdellatif Ben Ammar nous présente une galerie de
trajectoires individuelles circonscrites dans une petite cité de la
banlieue de Tunis, modulées selon un méme désir : réussir a
tout prix, sortir des rangs, se frayer un chemin. Un jeune
homme pousse son pére 4 quitter le centre de Ja ville pour la

i ee
ant Z d Z
‘banlieue et, avec les bénéfices retirés de la vente de l’apparte-
ment, compte ouvrir un restaurant. De ce changement,
pére mourra. A partir de ¢a, le film rassemble une mosaique
son
Dana Preu et David Peck dans Gaf Young Un de Victor Nunez de tentatives, de succés et d’échecs. Alors que certains se con-
tentent d’en réver, sans trop y croire, d’autres gagnent
(’actrice qui part avec l’émir), alors que le jeune homme, terri-
Le film est concis, habilement mené, dévorant 4 un rythme blement phallo et ambitieux, ratera tout ce qu’il entreprendra
élevé la série d’événements qui émaillent le récit. S’attachant (restauration et immobilier). Quant 4 Aziza, la cousine, orphe-
aux diverses graduations qui ponctuent la vie du couple, le film line, elle fait 4 la maison office de domestique. Elle obtiendra
ne s’encombre guére de finesses : tout contre lui, l’abject Trax, durement son indépendance au prix d’une nouvelle dépen-
et tout pour elle, victime de sa machination. Fort heureuse- dance : un travail pénible a l’usine. Ce que le cinéaste réussit le
ment, cela change avec l’arrivée de la jeune fille puisque, Mattie mieux, malgré un certain schématisme, c’est composer une
la détestant, les deux femmes ont au moins, aux yeux des spec- fresque intimiste et locale, sans familialisme, un film de quar-
tateurs, chacune leurs raisons, 4 chances égales. La figure de tier, sur le voisinage.
Mattie, trop féministernent connotée, s’en trouvera trop brié- Reste a formuler une sérieuse réserve autour du personnage
vement déchargée puisque la fin les rassemblera. Plus que de se d@’Aziza, Lui attribuer un fiancé en France, parti faire ses étu-
soucier de celui ou celle qui aura le dernier mot, mieux vaut des, permet 4 bon compte de l’asexuer, de ménager sur son dos
retenir la précision des gestes échangés (gestes de nourriture, un flot de pureté et d’en faire le seul corps immaculé au milieu
bien souvent), la présence secréte de l’actrice Dana Preu (Mat- d’un entourage prét 4 tout. Auréole génante et irritante autour
tie), toujours 1a a observer sans rien dire, comme un corps en du chemin de croix de ce personnage de femme, porteuse des
trop relégué dans un coin du plan. Tout étant ici dans le miséres et des souffrances, martyre et modéle, chargée de tous
champ, organisé militairement et concu comme espace a défen- les espoirs mais vidée de tout désir.
dre et 4 reconquérir.
Le bloc européen
Censure : Paradjanoy et quelques autres Un tout petit fragment pour Une femme italienne de Giu-
La seule enclave ménagée dans la programmation de la seppe Bertolucci — sorti 4 Paris — qui démarre plutét bien, a
« Quinzaine » fut cette soirée pour « La Liberté d’action et la un rythme tourbillonnant. Aprés avoir pensé 4 l’avion, un cou-
liberté d’opinion » sous Pégide de la S.R.F., Amnesty Interna- ple se décide finalement pour le train. Le mari accompagne sa
tional et le comité Paradjanov. On y vit la bande-annonce du femme sur le quai et sitét le dos tourné, elle court rejoindre son
Crime de Cuenca de Pilar Miro (cf. Festival de Berlin n° 311). amant qui I’attend dans le train, Elle se débarrasse de lui pour
Et surtout un court métrage de dix minutes en noir et blanc, Le tomber aussitét sur la personne inquiétante et énigmatique de
Signe du temps du cinéaste arménien Serge Paradjanov, qui se Werner (Bruno Ganz). Il dit la connaitre. C’est un ami
filme chez lui, 4 Tillis, au retour de ses quatre ans en camp d’enfance, ainsi que le confirmera une série de retours-arriére
d’internement a régime sévére, parmi les siens, ses amis et ses lourdement enchainés et fortement redondants. Attirée par lui,
voisins. Film de famille, sans narcissisme, qui donne tout de le révélateur de sa crise, elle plongera lentement dans
suite la mesure a l’expression “‘se filmer pour donner signe de l’immense décor de la gare de Milan. A travers la nonchalance
vie” (état de santé, usure physique) et dire que l’on existe, 1a, affectée de Bruno Ganz, le film, vu de loin (en plan d’ensem-
maintenant. Comme on enverrait une lettre a ses amis, un télé- ble, 4l’échelle de la gare), offre le scénario de la décomposition
gramme filmé.

Quant au film de Jamil Dehlavi Le Seng d’Hussain, interdit Aziza de Abdellatif Ben Ammar
au Pakistan depuis la dictature religieuse et militaire du général
Zia, ila été tourné juste avant le coup d’Etat de 77. Pavé de bon-
nes intentions, généreux (le film est dédié au peuple pakistanais),
il n’empéche qu’il dégoit. Le récit oppose deux fréres d’une riche
famille de propriétaires terriens, ’un militariste 4 outrance et
Vautre, du cété des opprimés, des paysans expropriés. Au lieu
d’articuler tant bien que mal Ia légende et le politique, le cinéaste
soumet et retranscrit dans le Pakistan d’aujourd’hui des frag-
ments d’Histoire (’Iman Hussain, petit-fils du prophéte Maho-
met, assassiné par les troupes du Calife en 680) ainsi que des
fragments de culture et de religion musulmanes (danses, cérémo-
nies shi’ite) 4 un régime narratif conventionné, fortement occi-
dentalisé. On pense a du lakhdar Hamina (en mieux toutefois,
24 CANNES 80: QUINZAINE DES REALISATEURS
On pense 4 Ken Loach en voyant Afternoon of War de Karl
Francis. Autant par le sujet (la folie et la psychiatrie) que par le
filmage : une fiction sur le mode documentaire avec beaucoup
de plans larges et sans Ja découpe obligée du champ-contre-
champ. Le film, adapté d’un roman de Dylan Thomas, nous
réconcilie un instant avec un romanesque tragique puisqu’il
conte l’amour fou qui unit puis divise violemment Morgan, un
ouvrier, et la femme de son patron. Elle, qui photographie
tout, arpente l’espace, balise (y compris lui). Morgan qui joue
avec le feu, tente le diable, c’est-a-dire des institutions : l’armée
ou, sitét enrdlé, il désertera, l’internement psychiatrique. Mais
aussi une ére industrielle naissante (gréves dans les mines de
charbon, au début du siécle). Le tout trés sobre, sans surcharge
outranciére. Sy révéle une réelle sensibilité pour les paysages,
notamment pour les séquences de plage ot se rencontre le cou-
ple, aire de jeux et de désirs, trés cruels. Et cela, sans que les
lieux agissent au détriment de l’inscription et du mouvement
des corps dans cet espace, c’est-a-dire en évitant de tomber
a . dans une imagerie qui, elle, n’inscrit que Pimage (voir Les
Mariangelo Melato dans Une femme italienne de Giuseppe Bertolucci Seeurs Bronté).

Une bonne surprise avec Prostitute de Tony Garnett, le pre~


de la petite bourgeoisie italienne sur fond et tentation de margi- mier film du producteur de Kes et de Family Life. Vu le sujet,
nalité. Angoisse existentielle, drame bourgeois, et surtout fas- on pouvait craindre le pire : un documentaire avec libre distri-
cination du cinéaste pour tout un décorum conventionnel et bution de points de vue comme occasion pour en débattre. Il
sophistiqué : alcool, drogue, dame-pipi, etc... est vrai que le début ne nous rassure guére sur ce point en nous
offrant ce personnage un peu flou d’assistante sociale parachu-
Le pire vient des parenthéses dont se sert le film pour se pro- tée dans la banlieue de Birmingham comme un pasteur parmi ses
téger. S’immuniser méme car il ne restera de ce séjour nocturne brebis égarées. Mais trés vite le film trouve son régime en con-
que le souvenir d’un mauvais réve : sa fille venant, in extremis, ciliant une part revendicative (luttes pour la légalisation de la
la repécher. Réveil certes doufoureux, dont on sort en mauvais prostitution) avec l’histoire de Sandra qui laisse son mari et ses
état (la blancheur crispée du visage de Mariangela Melato) mais enfants pour aller faire carriére 4 Londres, sans grand succés.
quand méme. Dans le régime que le film tient d’entrée (une Puis vient Pamitié avec Louise, l’assistante sociale : le courrier
secousse cauchemardesque oti passe trop rarement un vent de échangé, la voix off.
folie), Une femme italienne enregistre une baisse de tension
croissante puis s’enlise. Une gare est un beau décor, sonore et Dans ce film de reconstitution, et c’est important, on ne se
visuel. Elle fascine, elle séduit. Encore faut-il s’en montrer ala contente pas de parler de prostitution, en la filmant de cété,
hauteur. Il y a effectivement tout, ramassé 14, mais Giuseppe uniquement par des conversations. Plus exactement, en ne
Bertolucci en voit peu, seulement un “temple de la l’observant pas de haut, chastement, en plan rapproché, mais
marginalité’’, obnubilé qu’il est par une seule idée, une alterna- en la prenant de plain-pied. Soit filmer un cadre de vie qui est
tive un peu courte ; mari-fermme-amant ou marginaux (person- aussi un cadre de travail, sans le découper avec des gros plans
nages et figuration comprise). que l’on raccorde, comme dans le cinéma porno. A ce titre, la
séquence la plus forte, corps et mots, est celle du sauna avec ce
Deux films anglais et un film anglais long plan fixe sur la prostituée qui masse le client, rajoute de
Ne serait-ce que pour disjoindre Radio On de Christopher Phuile, en vain, puis se décide alors 4 lui débiter des obscénités.
Petit, produit par le British Film Institute et venu d’un tout De méme, le discours du sociologue ne déverse pas des idées
autre horizon : musical (Devo, David Bowie, Kraftwerk) et
cinématographique :Fritz Lang via Wim Wenders, ce dernier
étant également le producteur associé du film. On y retrouve Prostifute de Tony Garnett
So gees
aussi Lisa Kreuzer, Pinterpréte de ses films. Finalement, c’est
lorsque Chritopher Petit filme la musique (tout le début, avec
Vauto-radio, mais aussi l’épisode du pompiste qui joue de la
guitare) qu’il s’en tire le mieux : un morceau par plan, fixe ou
mobile, jamais le méme. D’autant que la photo noir et blanc,
avec ses gris brumeux, est particuliérement belle.
Le film raconte Vhistoire de Robert, un disk-jockey qui, 4
Pannonce dela mort de son frére, prend sa voiture et se rend 4
Bristol. Sur son voyage, des rencontres : avec amie de son
frére, avec une Allemande (L. Kreuzer) dont le mari est parti
avec sa fille, Alice. A partir de ce moment, la référence a Wen-
ders commence a devenir étouffante, jusqu’a annihiler et geler
tout ce qui pourrait se produire dans un plan. Le cinéaste sait
filmer un décor, un paysage qui défile, avec un seul person-
nage. Quand ils sont deux et que vient la question de les placer,
de les faire parler ou se taire, Christopher Petit se montre plus
faible. Sans rien inaugurer, mais tout en restant agréable a
Voeil et a Voreille, Radio On complete la série des fictions rap-
portées, comme il existe du béton précontraint.
LES SIGNES DU TEMPS
qui commentent les images et qui ont obligatoirement barre sur
elles. Il se trouve, lui aussi, mis en scéne : tout en s’adressant au
spectateur, ses paroles passent d’abord par le relais d’un per-
sonnage. Un peu perfidement, le cinéaste le saisit dans ses rap-
ports amoureux et sexuels avec Louise. Certainement l’épisode
le plus froid et le plus sordidement clinique puisque sans un
geste et sans un mot, c’est-a-dire sans travail, vidé de tout
amour.

Pour compléter cet ensemble de films anglais, il faudrait


mentionner Rude Boy (Marché du Film) de David Mingay et
Jack Hazan (réalisateur de A Bigger Splash}, wn film sur et
avec l’excellent groupe rock The Clash. On dit que ces derniers
renieraient le film mais peu importe. Beaucoup de musique et
de concerts, bien filmés, et surtout un étonnant personnage qui
accompagne le groupe, partout, sans rien dire et sans que l’on
sache vraiment pourquoi (par habitude, par godt, par ennui ou
par passion). D’oi ce moment incroyable, sublime, au bout
d’une heure trente de film, ot devant eux, il vide enfin son sac,
haineusement, tout en se mettant a danser sur leur musique,
pour la premiére fois.

Reconstitution, encore... ces, celle ati les jeunes filles improvisent une soirée, dansent et
Les Parents du dimanche de Janos Rosza (Hongrie) com- se saoulent, se voit gachée par sa fin : des tentatives de suicide.
mence par des interviews de jeunes délinquantes. L’ensemble La, brusquement, on reconstitue une scéne et la transparence
de leurs dépositions est monté trés court, au seuil de la confu- éclate. On refait un geste (en trop) pour lequel le corps se con-
sion : mémes visages, méme histoire. Puis, procédé et démarca- tente de jouer, de simuler. Il n’y a plus rien, personne. Et pour
tion quelque peu laborieuse, on passe du noir et blanc a la cou- cause car, 4 ce moment, le geste ne veut et ne peut rien donner.
leur et le film raconte leur vie dans un centre de redressement On ne demande pas impunément 4 quelqu’un d’étre 4 ja fois le
en les prenant comme interprétes. Janos Rosza isole le person- signe (personnage) dont il est le référent.
nage de Julie, s’attachant 4 son indaptation fondamentale (elle
restera toujours en deca de toute forme de réinsertion), aussi * Relativement a cette question, le film hollandais Opname de
bien 4 Vintérieur du centre, avec ses collégues mais aussi au tra- Erik Van Zuylen et Marga Kok, opte pour I’attitude contraire.
vail, qu’a l’extérieur : au cours de ses évasions furtives ou elle Qu’au moins un acteur professionnel, jouant le réle d’un
retrouve sa famille et son ami. Et pourtant, elle sortira officiel- homme définitivement condamné, pourra toujours donner
lement du centre, grace au mariage qu’on lui a spécialement quelque chose. Payer de sa personne, comme on dit, mais pas
arrangé. Le film, des scenes de famille aux scénes de Ja vie du de son personnage, a la différence de Julie du film de Rosza.
centre, toutes bien observées, offre un tableau d’une noirceur Encore que 1a, il faudrait parler de Wenders filmant Nicholas
particuligrement terrifiante. Dans ces images d’adolescentes, Ray qui met sa mort en scéne, en tant que personnage, et qui
dans cet univers carcéral, aucune lueur 4 l’horizon. Aucune. meurt, en tant que personne. Qui paye des deux. Point nodal
Si la reconstitution peut parfois fournir de bons résultats, sur lequel bute Wenders, parfois qu’il esquive. S’y dérobant.
comme dans Prostitute, reste qu’elle n’autorise pas tout sous Le contrat filmeur-filmé étant par nature intenable.
prétexte que l’on peut tout demander a un individu. Il y a un
seuil de crédibilité 4 ne pas franchir sous peine de tout détruire, Opname, photographié par Robby Miiller, ne sort guére
car sila caméra enregistre tout ce que refait le sujet, l’image ne dun hépital ot Monsieur de Wall, venu pour une visite de rou-
fait pas tout passer. C’est ainsi que l’une des plus belles séquen- tine, est retenu pour des examens plus approfondis. Il se lie
d’amitié avec son voisin de chambre, qui se sait atteint d’une
maladie incurable alors que son médecin lui cache toujours la
Les Parents du dimanche de Janos Rozsa vérité. Le film est interprété et produit par une troupe de théa-
tre, le ‘‘Het Werkteater’’. Que dire sinon qu’ils jouent bien,
qwils restent crédibles, que leur performance est excellente et
qu’ils nous offrent des moments trés émouvants. Mais le film ?
Ce qui lui importe, c’est moins son sujet que la capacité d’un
acteur (parfois troublante) 4 étre un personnage. Méme si le
scénario, trés habilement, fonctionne en tant que tel comme
mise 4 ’épreuve du corps de l’acteur (ponctions du sternum,
etc.) it Yavance plut6t comme exercice supplémentaire pour
augmenter la difficulté. D’ot cette impression de scénario
faire-valoir qui ne présente qu’une sélection de morceaux choi-
sis (de qualité, le probléme n’est pas 1a), de variations, et
improvisations sur Je théme du malade, mourant ou pas. Pour
reprendre l’expression de Cocteau, de la mort en question, la
caméra ne saisit que Yacteur au travail. Une demi-mesure qui
équivaut a un ratage.

Trois films 4 retenir


La Pleine lune, ie trés beau film polonais d’Andzrej Kondra-
tivik raconte l’histoire d’un architecte qui abandonne la capi-
26 CANNES 80: QUINZAINE DES REALISATEURS

Mater Amatissima de José A. Salgot

tale (son travail et sa ferme) pour s’installer au bord d’un lac, volontaire, pensé et mari, que d’une réelle impossibilité, pour
au milieu de pécheurs et de paysans. Sa femme, une actrice, eux, de Patteindre vraiment. Le film suit et explore l’évolution
viendra le supplier dé retourner 4 Varsovie. mais, aprés une vive de cet amour intense qu’a la mére pour son garcon. Mélange
dispute, repartira seule. Méme chose pour son collégue de tra- d’attraction et de répulsion, redécouverte mutuelle des corps et
vail qui le traite de romantique 4 la manque. L’architecte dis- surtout mimétisme de la mére qui calque son attitude sur celle
cute avec son entourage, les écoute. Puis, vers la fin du film, il de l’enfant. Soit l'enfant comme copie de la mére et une mére
commence 4 faire des gestes avec eux puis comme éux. Il va qui copie son enfant. Les rares gestes de tendresse ne fonction-
seul A la péche et prend un énorme poisson. Malgré son rythme nent que comme répit, comme pause aprés des moments
trés lent, trés paisible, et sa superbe photo noir et blanc, le film paroxystiques (l’enfant saccage tout l’appartement). Jamais de
n’a rien d’un hymne bucolique, vaguement écologique. Séjour haut ni de bas, d’alternance, mais une inexorable progression
sans issue certes, mais au-dela, pas de retour 4 impasse ot le moindrese donne toujours comme recul et attente du
urbaine, de mise entre parenthéses du récit. Le film témoigne pire. Jusqu’a ce que la mére, excédée, tue son enfant. Pendant
dun malaise général, aussi bien dans l’implantation de la ville ce temps, la télévision déverse continiiment ses images. Pas
(travail et vie de couple) que dans la transplantation 4 Ja cam- n’importe lesquelles puisqu’elles travaillent en contrepoint.
pagne. Aprés un dernier geste d’adieu, l’architecte se retire des Des extraits de Pinocchio — un pére avec une créature qu’il
bords du lac aprés s’étre aussi retiré de Varsovie. Ce qu’il lui considére comme son enfant — et de Frankenstein — une créa-
reste est 4 l'image de cet ami qu’i!l rencontre un soir, l’écho en ture qu’une petite fille prend pour son pére.
creux de son itinéraire personnel : I’ancien professeur recon- Dire enfin que le film ne s’encombre d’aucun effet de mai-
verti en gardien de moutons, avec qui il discute chaleureuse- trise génant, d’aucun jeu malin avec le supposé-savoir du spec-
ment et qu’il retrouve le lendemain, pendu a un arbre. Dans le tateur. Qu’en un mot, Mater Amatisima, vu son sujet, n’a rien
calme tissu du film, beaucoup d’ellipses, de trous ou, souddin, a voir avec un film comme La Drélesse. Pas d’éclat de rire non
un personnage peut définitivement disparaitre. plus comme chez Louis Malle (Le Souffle au ceeur). Larelation
a deux ne donne rien : surtout pas un couple, du naturel, de la
L’Enterrement du grillon de Wojciech Fiwek (Pologne, Mar- norme. Elle n’apaise pas, cherchant 4 minimiser la situation.
ché du Film) nous place devant les problémes d’un couple de Le film inquiéte : déchirement atroce, catastrophique, mouve-
professeurs avec leur enfant anorexique. Le film s’en tient 4 un ment de perte ot! chacun se briile sans espoir de retour.
strict probléme d’éducation, 4 un cas qui, m’a-t-il semblé,
n’entame ni ne menace la cellule familiale. Grand moment aussi (le plus grand) avec Les Brumes de
Vaube de Lauro Antonio (Portugal), projeté en fin de Festival
Opération inverse, avec le méme sujet, pour le film espagnol et peu vu. Adapté d’un roman de Virgilio Ferreira, le film
Mater Amatisima de José A. Salgot. Une jeune mére refuse de raconte I’histoire d’un enfant de 12 ans, d’origine trés modeste
confier son enfant autistique aux soins d’un hépital psychiatri- (il voit ses parents en cachette) et recueilli par une famille de
que. Elle s*enferme progressivement avec lui, abandonne son nobles qui a la charge de son éducation. L’action se déroule sur
travail, rompt avec ses parents et se défait de son amant (le pére une année scolaire dans un petit séminaire et le découpage en
de l'enfant). Bien qu’il s’agisse 14 moins d’un décrochage respecte scrupuleusement le rythme. Du premier séjour ressort
LES SIGNES DU TEMPS
Vimage d’un collectif sans nom, sans individualités. Espace de
la hiérarchie : organisation et esprit militaire dans un décor
d’hépital of se forme en douceur un corps chrétien et domesti-
gue (domptage, dressage). Le second séjour voit un début de
circulation : tissu d’amitiés entre éléves, cellules de résistance
et révolte (a « Main Noire » qui s’évade du collége et y met le
feu),
Le schématisme de cette description ne doit pas tromper. Les
Brumes de l’aube n’est pas la version portugaise du Au nom du
peére de Bellocchio. Le collége ne fonctionne pas comme micra-
cosme et métaphore de la société entiére (de ses classes et de ses
idéologies). Quant 4 l’esprit du film, jamais caricatural et iro-
nique, il ne souffre d’aucun réglement de comptes qui se limite-
rait 4 un réglement de ton. Pas d’attitude violente et rageuse,
(tout balayer, faire table rase), trop souvent stérile parce que
prise dans une politique du surplus, de la surenchére (disposer
une couche en plus de sa vision des choses), qui renvoie et
Les Brumes de V'aube de Lauro Antonio
témoigne avant tout de son auteur : pour n’offrir que le geste
sans fin et sans portée de son emportement. Soit se tirer 4 bon
compte de son sujet tout en travaillant 4 son compte
(d’auteur). Lauro Antonio ne bouscule rien. Il filme les chases effrayante. Des femmes avides de se remarier avec des bouts de
en place, a leur place, en y apposant discrétement son doigt, 1a soldats revenus du front (handicapés, défigurés). Début des
ot ca fait mal. Enonciation discréte, mais forte, et début de meécanismes de réorganisation sociale — ce que le film voit et
nomination. Jusqu’a atteindre et pointer ce lieu ot le corps montre le mieux — ot chacun essaie de refaire surface, peau
chrétien cesse radicalement d’étre réversible, c’est-4-dire éter- neuve, quand d’autres ne s’en remettent pas (folie suicidaire).
nellement critiquable tout en restant fonciérement aimable. Quant a@ Elsie (le seul comportement recevable, méme s’il
Bien loin de se contenter d’imposer son idée (prévisible) sur inquiéte), elle voit tout ca, toute cette hypocrisie (mascarade)
un collége et une institution, le film traite de la foi, de la des stratégies familiales et cette amnésie trop rapide pour étre
croyance et de la vocation (l’avoir ou pas ou suspendue) honnéte, d’un mauvais ceil : I’oeil du réalisateur dont elle est la
comme un « Mac Guffin » ; leurre fondamental, objet vide représentante. Unique, méme pas privilégiée. Soit, pour le
qui fait le plein des désirs et des volontés, objet dont on parle, spectateur, Ie bon oeil, celui qui distribue le bon point de vue,
qui fait courir tout le monde, les agissant, pour rien. lucide et garanti, auquel il peut se fier en toute tranquillité.
La posture du cinéaste vis-a-vis du corps institutionnel chré- D’autant que rien ne lui échappe. Si bien que dans l’affaire le
tien, catholique et romain, se retrouve entiérement dans celle spectateur n’a pas grand chose a voir. Sauf se contenter de voir
de [’enfant. Pour en sortir, en finir avec tout ¢a, il ne repro- qu’elle voit (pour lui). Maniére de s’occuper du spectateur (un
duira pas V’attitude de la « Main Noire » (geste de révolte et systéme de délégation agissant comme relégation systématique)
exorcisme par le feu). Pas de transgression mais un terrifiant qui le prive d’un droit fondamental : de son droit de regard sur
excés de prise en charge de la loi. Le réglement dit tout simple- le film, du plaisir de jouer et de s’offrir la possibilité d’y jeter et
ment qu’un handicapé physique ne peut pas @tre prétre. d’y risquer un ceil.
L’enfant passera alors par 1a, par une auto-mutilation volon-
taire. Tout vient de la, de ce trop d’application, de l’horreur de Le Patriote d’ Alexander Kluge filme une femme professeur
ce paradoxe, avec cette facon de s’en remettre 4 la loi, de la au moment ot elle se pose la question de : « comment,
prendre a la lettre : de jouer avec elle, sans aller contre mais en aujourd’hui, enseigner l’Histoire » ? Le film ne se contente pas
d’opposer au concept d’histoire dominante le strict revers
abondant dans son sens, jusqu’au bout de ce qu’elle dit. On
pense ici, sans que la référence soit excessive, A Manoel de Oli- marxisant d’histoire de la lutte des classes. Le Patriote est riche
veira (celui du Passé et le présent et plus encore, de Benilde), de propositions, d’ouvertures sur de nouveaux horizons. Beau-
coup de projets et de bonnes intentions. Prise en charge des
méme s’il y a dans le regard du cinéaste quelque chose de pro-
testant (érosion lente et glacée, rigueur impitoyable), bref, de documents enfouis, des restes 4 la surface, du passé et du pré-
dreyerien. Espérons pour finir que le film ne se contente pas de sent, mais aussi de son histoire, de sa biographie : évolution
la « Quinzaine », mais qu’il soit vu. Pour y revenir aussi. biologique, roman familial, etc. Si le film fournit des idées,
justes et intéressantes (ce qui est 4 mettre au crédit du film), il
Le bloc allemand se fait sans travail. [1 s’en passe. Si le personnage est travaillé
Les Enfants du dimanche de Michaél Verhoeven prend pour intellectuellement (mais pas affecté) par histoire de l’ Allema-
cadre un petit village allemand pendant la seconde guerre mon- gne, du nazisme au terrorisme, on ne la voit jamais au travail,
diale. Chronique familiale, en noir et blanc, qui privilégie une en train de donner des cours. Le film est toujours 4 cdté de ca.
adolescente du nom d’Elsie, la fille du pharmacien. La pre- Soit avant : discussions entre professeurs sur une méthode
miére partie est sans surprise : montée du nazisme et vie quoti- d’enseignement. Soit aprés : remontrances du directeur, plain-
dienne au village, loin de tout. L’ Histoire comme autre scéne et tes des éléves et de leurs parents. Effusion de paroles et de con-
la petite histoire, 4 la dimension de Ia place du village, comme versations.
nouvelle scéne, métaphorique et métonymique. Le plus désa- Si le film ne donne pas d’images de ses cours, c’est parce
gréable étant ici ce golt marqué pour une fraicheur jeune, qu’il est congu, en tant qu’image et son, comme |’équivalent
‘corps d’adolescentes au grand air, baigné d’un esprit (sain et d@’un cours : une illustration sérieuse et appliquée de ce qu’elle
hygiénique) que l’on croirait sorti d’un quelconque film nordi- dit pour que le spectateur puisse s’en faire une idée. Ce dernier
que. regarde et écoute, pas obligatoirement avec ennui, mais sans
La seconde partie, avec la débacle allemande, change les &tre impliqué ni touché. On s’interroge pour lui, il n’est pas
données. II n’y a plus de grands événements (hors champ) et pris 4 témoin. L’ensemble est brillant, intelligent, parfois con-
gens ordinaires (dans le champ) mais la rencontre des deux, vaincant. Dommage cependant que le film fasse |’impasse sur
leur déroute. La fresque n’en devient que plus passionnante et tout désir, quel qu’il soit : désir d’enseigner, désir d’histoire
28 CANNES 80: QUINZAINE DES REALISATEURS
pour le personnage, désir d’image et de cinéma pour Kluge. coup, fonctionne au mieux de ses capacités fictionnelles, en tire
Comme si cela n’était rigoureusement pas A voir. A ce titre, le maximum, sans aucun gachis.
Kluge serait un excellent cinéaste du surmoi. Attaché exclusi-
vement A ca, il ne filme que ca et le fait plutét bien. Plus Des films de Robert van Ackeren ont été vus au Festival de la
génant, il le filme obstinément comme s’il n’y avait que Ini Rochelle en 79, et s’est tenue récemment, a la Cinémathéque
digne d’étre filmé et en se refusant a reconnaitre toute possibi- francaise, une rétrospective compléte de ses films. Mais avec
lité et forme d’ existence filmique 4 quoi que ce soit d’autre. Ce La Pureté du ceeur, Ackeren se révéle comme Pun des noms du
qui, aujourd’hui, ne manque pas d’étonner. cinéma allemand 4a retenir. Dernier de ce compte-rendu, ce film
Pest parce que, dans le programme de la Quinzaine, ce film est
Raconter le scénario de Ordnung de Sohrab Shadid Saless seul : tout A fait A part, incomparable, inassimilable. C’est
(originaire de Téhéran, en Allemagne depuis quatre ans) ne ris- aussi le film qui, dans la haute cadence et la relative indiffé-
que guére de rendre compte du film puisqu’il ne se contente rence ol tout est programmé, a secoué sur son passage. Bref,
jamais de le reproduire. En effet, Ordnung n’est jamais 1a ot cette impression rare d’avoir affaire, l’espace d’une projection,
son scénario l’attend mais se situe plut6ét dans ses creux, ses aun public, La Pureté du coeur a suscité des réactions trés con-
moments inattendus, comme s’il jouait constamment avec lui tradictoires : défendu farouchement par les uns, rejeté systé-
sans nullement se jouer de lui. Le film raconte l’histoire d’Her- matiquement par les autres (avec pas mal de ricanements) et
bert Sladkovsky, un ingénieur allemand au chémage (4 cause jugé trés irritant. Mais il est vrai que ce film déroute, dérange,
de différends avec la municipalité) qui ne trouve pas de travail car il prend son spectateur 4 rebours, au revers de ses habitu-
mais qui aussi n’en cherche guére. Il ne semble pas s’en inquié- des de consommateur culturel brillant. Sevré de « visions du
ter et refuse méme de se réadapter, de se soumettre 4 un nouvel monde » et de petits maitres qui ne révent que de séduire et
emploi Gl ne tient qu'une demi-journée 4 une place de d’imposer leurs idées, La Pureté du coeur ne lui donnera pas
vendeur). Il se referme, décroche lentement, et sa femme, trés son compte.
préoccupée, sur le conseil d’amis, parvient a le faire interner. Tl Si Ackeren filme une petite bourgeoisie intellectuelle, ce
sortira pourtant de l’hépital au bout de peu de temps. n’est pas en cherchant a lui plaire, a lui faire de l’ceil. Les corps
Filmé en noir et blanc, trés sobre, Ordnung, par sa facture ne sont guére aimables, plutét désavantagés, et le rire ne fonc-
(jeu des acteurs, atmosphére et rythme) fait penser 4 La Femine tionne en aucun cas comme opération de séduction sur le dos
den face de Hans Noever. D’un scénario sans grande surprise des personnages. Malgré le triangle femme-mari-amant, La
(lent itinéraire dépressif, rigoureusement linéaire), Sohrab Sha- Pureté du coeur ne développe pas le simple canevas d’une
did Saless tire un film tout a fait surprenant. Ordnung ne met comédie de boulevard. A Munich, un écrivain soi-disant trés
pas sur rails ce qui, du scénario, semble prévisible. Tout étant tolérant invite sa femme a avoir d’autres expériences. Lisa (Eli-
ici A image du dernier plan : l’homme qui, contre tout espoir, sabeth Trissenaar) rencontrera Karl, trés fruste et trés
quitte ’hépital (s’en sort plutét bien) mais qu’un lent travelling « male ». Mais Jean, le mari, supporte mal cette liaison qui
arriére dans le couloir replonge de nouveau dans le noir. A dure et, jaloux, fait tout pour qu’elle lui revienne (chantage au
aucun moment le cinéaste ne se sert d’un personnage pour met- suicide, etc.).
tre le spectateur de c6té, pour se le ménager, a l’abri de tout, du Si rire il y a, c’est un rire de protection, de défense, qui
reste (voire contre lui). Pas de personnage plus chargé qu’un témoigne d’un malaise. Tout ce linge sale, cette cuisine de bas
autre puisque chacun ayant ses raisons, chacun garde jusqu’au étage pas jolie 4 voir, crée un malaise, Passe chez Ackeren, sur
bout une chance : celle, réelle, de surprendre le spectateur. Par un mode quelque peu cynique et 4 travers une sombre trame de
conséquent, pas de condamnation d’avance (Comme pour la roman-photo, tout un ordre trivial (aussi bien dans le corps des
directrice de l’hépital), 14 ot le spectateur a l’habitude d’en acteurs que dans la situation des personnages ; oti avec Karl,
avoir. ; Virruption d’un corps étranger, on pense 4 Fassbinder) ot
Le scénario du film est relativement pauvre. Il offre peu régne tout ce qui est bas et laid dans des comportements mons-
d’actions, peu d’événements : deux personnages, deux décors trueusement excessifs. La logique de l’excés étant ce qui définit
(appartement et hdpital) et quelques dialogues. Le film est trés au plus prés La Pureté du coeur ; engrenage et surenchére de la
lent, se déroulant sans 4 coups. Reste que c’est, de tous les violence dans les rapports du couple, caractéres brossés a
films vus 4 la « Quinzaine » celui qui, relativement a ’écono- grands traits. Mais c’est dans l’excés que le film trouve son
mie de son projet, de son matériau et de ses moyens, tient le exacte mesure. C’est-a-dire lorsqu’il intervient comme élément

Ordnung de Sohrab Shadid Saless La Pureté du coeur de Robert van Ackeren


Le Ye ; :
LES SIGNES DU TEMPS 29
stylistique : excés dans la durée d’une séquence (quand le cou- cinéma d’auteur. D’otl que certains critiques, habitués a fonc-
ple se renvoie la vaisselle cassée), excés dans la longueur d’un tionner sur ce mode, vont jusqu’a reprocher au film sa « pau-
plan (quand Lisa se parfume) qui, évitant tout cliché, tout vreté intellectuelle » ! Un comble !
piége naturaliste, tire sa signification (produisant celle de son Pour finir, l’idée majeure qui soutient le prajet de La Pureté
geste) de ce trop de durée. Tout le film étant traversé par cette du ceeur et en fait un film important se résume a ceci. On n’y
question : leur (in)capacité réelle 4 ne pas pouvoir en finir. prend pas des personnages de rang élevé pour les placer dans
Jusqu’ot iront-ils 2? Escalade vers le pire, tension vers un code bas, dépréciatif, afin de jouer sur le second degré et
Vextréme, reculant toute limite. permeitre au spectateur de rire en toute tranquillité et parfaite
Une chose 4 dire, Vis-a-vis de ses personnages, Robert van bonne conscience de ce code, de ses clichés. L’entreprise
Ackeren ne se contente pas d’afficher la haute idée qu’il a sur d’Ackeren est plus perverse, plus cruelle, et son geste, d’une
eux. Pas de démarcation habile mais, via ses personnages, toute autre portée : placer des corps respectables dans un code
quelqu’un qui s’expose, qui se risque. Plus encore, qui risque au-dessous de tout, leur laisser le champ libre et voir ce que ¢a
une image de cinéaste qui prend résolument le contre-pied d’un donne. Soit voir combien ils s’y tiennent mal. C.T.

Orient Express
Trois films japonais vus au Marché du Film mais aussi
trois aspects différents d’une production nationale. Le pre-
mier, Virus, a cette particularité de n’étre pas issu des gran-
des compagnies : Shochiku, Nikkatsu, Toho. C’est avant
tout I’ceuvre d’un jeune producteur Kadekawa Haraki, qui
dit étre lassé que le cinéma japonais ne soit connu en Occi-
dent que des seuls cinéphiles ou seulement apprécié pour son
exotisme. Virus est une grosse machine a Paméricaine : bud-
get de 12 millions de dollars, prés de deux ans de tournage
dont toute une partie en Antarctique. Concu pour un mar-
ché international (d’o des acteurs comme Glenn Ford,
Chuck Connors, etc.), le film rivalise avec les Etats-Unis sur
son propre terrain, celui du film-catastrophe. Virus est réa-
lisé par Fukasaku Kinji, cinéaste Toei. qui ne compte pas
moins de 50 films en vingt ans, dont Le Cimetiére de la
imorale, I] est relégué au rang de simple exécutant, plus pour
filmer une machinerie que pour produire une machine fic-
tionnelle. Si le scénario est cent fois moins indigent que celui
de La Maladie de Hambourg (un virus mortel se répand
accidentellement sur la terre : panique 4 1i’Etat Major US et
Tlot de résistance en Antarctique), reste qu’on se demande,
image aprés image, ot est passé l’argent.
L’Etang démoniaque (Shochiku) de Shinoda Masahiro,
qui fut l’assistant d’Ozu, nous entraine dans Ja tradition du
Kabuki et le Japon des légendes : une cité sous-marine qui,
dans un impressionnant raz de marée final, submergera tout
un village, Le film vaut surtout par la prestation de l’acteur

8
masculin Bando Tamasaburo qui tient ici deux réles fémi-
nins. Comme dans La Vengeance d’un acteur de Ichikawa HARUKI KADOKAWA PRESENTS
Kon, Il’homme ne joue pas Ja femme ni ne cherche a l’imi- ._ HARUIG KADOKAWA
ter. Sans chercher 4 copier sa nature, 4 €tre naturel, il se con- Sr 1eg-cHo TRIOS KOUMACAA TOGO ME sapFILMS
CHIYOUAKY INC. 3698-2908
TEL 03 (290) » TELE KADOKARA
29460
PRODUCED JOINTLY WITH TOKYO BROADCASTING SYSTEM *
tente d’en produire les signes : costumes, maquillage (la sur-
face peinte du visage, impassible, seulement rayé du trait
noir des yeux). Et le dessous du travesti, sans étre camouflé, ce dernier reste vivement écceuré par son geste. Digne de
n’est nullement marqué : pas d’élément en trap, d’effet de confiance, aimé des autorités, il n’empéche que le professeur
signature et d’appartenance qui rvinerait l’ensemble (qui prépare en secret une bombe A au plutonium 239. Com-
trahirait pour exhiber Phomme sous la femme) et fonction- mence alors un redoutable chantage 4 la bombe : au gouver-
nerait avant tout comme signe de son travestisme, comme nement, aux media, pour obtenir la retransmission d’un
unique monstration du geste de sa transgression. D’ou ici le match de base-ball a la télé et un concert des Rolling Stones
trouble. au Japon. Recherché dans tout le pays, i] se fait connaitre
The Man Who Stole The Sun (Toho) de Hasegawa Kazu- par une station de radio rebaptisée pour la canse « Radio
hiko est un excellent film de série B qui, mené 4 un rythme Bombe A ». La fin opposera dans un duel sans merci le pro-
soutenu, se montre 4 la hauteur d’un scénario captivant. fesseur et le commissaire.
Dans le Japon moderne, le film raconte l’histoire d’un cher- The Man Who Stole The Sun offre un échantillon de ce
cheur, spécialiste en recherches atomiques, et par ailleurs que la série B japonaise réussit de mieux : le héros, indivi-
brillant et fort recommandable professeur d’université. On dualiste forcené, asocial, incroyable fonceur mais toujours
le voit ainsi en compagnie de ses charmantes éléves avant perdant. D’oli cette coloration vaguement nihiliste directe-
que leur car ne soit détourné par un individu qui, mitraillette ment issue de la tradition des films « yakuza ». Avec en
a la main, exige une audience de l’Empereur du Japon. I prime, ce qui ne gate rien, une véritable phobie, aussi bien
sera froidement abattu par la police. Le commissaire tient chez le personnage que chez le cinéaste, pour tout ce qui est
alors 4 remercier le professeur pour son sang froid, méme si trond. C.T.
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Un jour comme
un autre
de Mrinal Sen
par Charles Tesson

Le continent cinématographique indien répond du seul nom


de Satyajit Ray. Seulement connu des festivals internationaux
ots ses films ont été réguliérement présentés (4 Moscou en 75 et
en 79, A Cannes, a la « Quinzaine » en 70, 74 et 78), Mrinal
Sen, dont le premier film, L’Aube, remonte 4 1956, fait figure Un jour comme un autre de Mrinal Sen
en Inde de cinéaste politisé : films sur le chémage et Ie gau-
chisme comme Interview (1970), Calcutta (1972) et Padatik
(1973). C’est un cinéaste bengali, mais aussi l’un des rares de regard en plus (celui de |’enfant sur sa mére), troisitme terme et
son pays 4 avoir tourné dans d’autres langues : en hindi pour triangulation aux dépens du spectateur.
La Chasse royale (1976) et en télégu pour Les Marginaux Quant a la ville, c’est l’espace méme de la confrontation :
(1978). . avec la police, lors de la scéne au commissariat, et plus encore,
quand le jeune frére se rend a la morgue, avec le regard du
Programmé en Sélection Officielle le jour ot La, Cité des mort. Confrontation impossible, intenable, qui ne peut pas
femmes de Fellini tenait Ia une, le film de Mrinal Sen Ek din avoir réellement lieu (le systéme d’échange n’étant pas viable),
‘pratidin (Un jour comme un autre) est passé pratiquement ina- ainsi que le confirmera l’une des plus belles séquences du film.
percu. Peu d’échos et de réactions. Comme si, A peine (et mal) A Vh6pital, deux familles attendent pour identifier une jeune
vu, iLavait déja été oublié. Sous des apparences de drame néo- fille accidentée. Avant méme de l’avoir vue, on leur annonce sa
réaliste (un fait divers, une action resserrée sur une seule nuit), mort. La caméra est 4 la place du cadavre (elle ne bougera pas
c’est plutét aux films d’Ozu des années trente qu’il fait penser. de 1a, sans contre-champ) et les visages défilent, essayant de la
Une famille attend Chinu, la fille alnée, qui tarde 4 rentrer de reconnaitre. Ressort de ce moment, méme s’il ne s’agit pas de
son travail. Inquiétude croissante des parents. Crainte d’un Chinu, qu’un retour dans le champ se voit aussit6t pris dans un
accident ou pire : qu’elle ait décidé de ne plus revenir chez elle. dispositif et que n’y retourne (n’y a enfin droit) que du déja
Le jeune frére et son ami partent 4 sa recherche 4 travers Cal- mort. Tout V’idée du hors-champ qui sous-tend le film (Chinu
cutta. Sur le tard, Chinu rentre seule, mais sans rien dire de quelque part dans la ville) repose moins sur l’idée d’un trou
Vendroit of elle était ni de ce qu’elle y faisait. Lacune volon- dans lequel quelqu’un peut définitivement se perdre que d’un
taire contre la curiosité des personnages (famille et voisins) et tissu évanescent, de nature fant6matique, ot un personnage
celle du spectateur. l’important étant que cette lacune prive le peut s’évanouir puis réapparaitre, transformé. Raison pour
film de sa fin, ’empé@che de conclure sur un fond de regénéra- laquelle la confrontation finale via le jeu du champ-contre-~
tion familiale, de communauté ressoudée par le drame de Ja champ ne produit rien, ne donne rien. Pas seulement parce
séparation. Pas de révélation, d’aveu d’un cété ni de pardon de qu’il y manque quelque chose (ce que Chinu cache) mais sur-
Pautre. Ce trou laisse sur le film une impression de fausse note, tout parce qu’il y a entre eux, dans la relation mére-fille, quel-
la marque d’une tache indélébile. Tout n’arrive ici qu’une seule que chose d’irrémédiablement mort.
fois. Tout s’inscrit dans le présent, 4 mesure (impossibilité Un jour comme un autre est un film sur l’attente en ce
totale de revenir en arriére), mais rien ne s’efface. Encore qu’elle implique un certain parcours d’un regard et d’une
moins ne se rattrape. écoute. Il s*inscrit pour cette raison dans l’aprés Pickpocket :
une demande d’amour marquée dans le champ, toute tendue
A travers ce drame, Un jour comme un autre traite d’une vers le hors-champ, mais jamais comblée ni suturée. Mrinal
maniére extrémement précisé de la relation d’un corps 4 un Sen filme cette tension vers le hors-champ (celle des parents
espace, de l’évolution de ce rapport. Relation de Chinu a pour leur fille) afin d’en saisir ’érosion lente, ’usure. Fatigue
Vespace familial et relation de la famille 4 Ia ville, aux corps physique du corps du pére et de la mére, épuisés par !’attente,
institutionnels (morgue, hdpital, commissariat de police). Et mais surtout un regard qui se vide progressivement de sa subs-
surtout, relation d’un corps 4 un dispositif cinématographi- tance, qui dépérit. D’oi ces méprises sur le hors-champ, sur ces
que : au jeu du champ et du contre-champ. Par conséquent, entrées de champ gui comblent toujours par erreur parce que
Parchitecture du film développe tout un travail : comment des jamais Jes bonnes, jamais désirées. L’arrivée de Chinu ne répa-
corps, relativement 4 un espace donné et imposé, ont résisté. rera rien de cela. Le pélissement du regard s’accentue. Tissu
La maison ot habite Ja famille imprime a elle seule toute une indifférent a tout, il ne se dépose sur aucun objet et rien ne s’y
scénographie : cour intérieure comme scéne théatrale et centre imprime. Et s’il y a drame, au bout du compte, il est la, Dans
de forces (de flux, le jour, et de reflux, la nuit) et les balcons cette totale désaffection et dépossession du champ, 4 tel point
comme tribune. L’espace domestique du film, trés proche que le hors-champ aura beau produire quoi que ce soit
d’Ozu, ne reprend pas 4 son compte cette alternative. Résolu- (d’autres disparitions), plus rien n’y arrivera. Ce qu’indique
ment fermé et en position de repli, il fonctionne a cété, en cou- clairement la derniére image sur la mére ot elle est, 4 son tour,
lisses : corps entassés mais pas rangés, lente chorégraphie aprés bien d’autres (morgue, hépital), soumise et confrontée
(déplacements des personnages et mouvements de caméra avec _au regard du spectateur. Comme si, au bout d’une heure trente
prise en charge et abandon). Lorsqu’il y a face a face (la mére de film, elle avait enfin droit 4 ce dispositif parce que, fonda-
avec sa fille), fe film déséquilibre et ruine l’échange par un mentalement, elle n’avait plus rien a (y) voir. C.T.
CANNES 80 : PERSPECTIVES

FICTIONS EN POINTILLES
PAR SERGE TOUBIANA

Du fait de affluence record qu’il y eut cette année 4 Cannes que seraient ces films s’ils étaient faits sur une échelle plus
et du mauvais temps presque permanent qui a rendu un fier ser- grosse, avec des budgets plus élevés ou s’ils se voulaient por-
vice au cinéma, la sélection « Perspectives du cinéma fran- teurs d’un message plus universel. Car ce qui semble étre la
¢cais » a connu un vif succés et c’est tant mieux. Méme si, pour question fondamentale pour ce type de cinéma franéais, c’est
chaque film, un a un, ce succés n’est pas toujours mérité et ne bien la nature de son rapport au spectacle, dénié, contourné,
présage pas d’une quelcongue réussite commerciale, voire rarement affronité.
méme d’une sortie parisienne. Mais il est bon qu’un public fes-
tivalier, en général exigeant ef frivole, ait 4 se mettre sous la Extérieur nuit a fait forte impression 4 Cannes, sans doute
dent une sélection plus « ingrate » que les autres, moins cos- parce que Jacques Bral a su retourner ses faiblesses — en
mopolite du fait du cadre strictement national dans lequel sont moyens d’abord, mais aussi au niveau du récit et de la fiction :
choisis les films. Dans un lieu oi se condense, sur un périmétre un homme rencontre une femme, mais il rencontre aussi un
minuscule et sur une durée de quatorze jours, toute la cinéma- autre homme, un ancien ami ; d’un cdté le récit de l’amour
tographie mondiale avec ce qu’elle charrie d’universalité, fou, de l’autre des dialogues de boulevard — en force, Bral
« Perspectives » permet de se plonger dans le spécifique fran- réussit a faire consister ses choix esthétiques, 4 faire passer
¢ais, de rechercher les paramétres d’un cinéma plus régional, Vidée (chez le spectateur) d’une certaine harmonie entre le
gentiment toléré a cété des machines plus grosses fabriquées récit, le type de personnages, les partis pris au niveau de la
pour rayonner sur des géographies plus étalées. lumiére (le film se passe la plupart du temps la nuit, sans
A cété de toutes les autres sélections qui fonctionnent comme éclairage-cinéma) ; et le gonflage du 16 au 35 mm, qui a pour
tremplins culturels, systémes d’ascenseurs qui, d’année en effet de pousser au maximum le grain de Ia photo, renforce
année, ont pour charge d’organiser la « passe ». pour les Vimpact de cette esthétique de la pauvreté. Mais pauvreté n’est
auteurs nouvellement connus ou reconnus, bref a cdté de cette pas misére et le film est 4 l’aise a I’intérieur de ses frontiéres ; il
immense bourse des valeurs organisée en strates différentes évolue non sans une certain volupté qui n’est relativisée que par
qu’est le festival, « Perspectives » fonctionne plus comme une une certaine roublardise du sujet proprement dit (une femme-
sélection-symptéme des caractéristiques propres d’une cinéma- garconnet vient troubler ordre du désir entre deux hommes),
tographie nationale (sans doute la derniére de cette taille 4 et par le fait que le centre de gravité du film demeure indécis :il
résister 4 ’emprise américaine) a vocation non hégémonique.
Le mot « vocation » est sans doute ambigu compte tenu du fait
ndré Dussolier ei Gérard Lanvin dans Extérieur nuit, de Jacques Bral
qu’il ne s’agit absolument pas d’une vocation « désirée », mais
bel et bien d’un diagnostic, avec tout ce que le mot peut empor-
ter de connotations médicales.
Les films de « Perspectives », avant tout les plus représenta-
tifs (je mets de cété les films documentaires), ceux qui se
démarquent le plus parmi les dix films sélectionnés, a savoir le
pene?
film de Jacques Bral, Extérieur nuit, celui d’Edouard Nier-
mans, Anthracite, celui de Joél Farges, Aimée, en méme temps
qu’ils ont chacun des traits singuliers, ont peut-étre ceci en
commun de ne pas dessiner les limites supérieures du cinéma
auquel ils aspirent, de ne pas imploser dans le carcan économi-
que ou narratif 4 )’intérieur duquel ils ont pu étre produits.
Dans le cadre assez contraignant fixé par des budgets limités,
tous les films ont une certaine dignité, dans le moins bon des
cas une certaine pose artistique, mais il est impossible d’imagi-
ner, @ partir de leur structure propre, le dessin en pointillé de
leur désir, s’il nous est permis d’opérer une sorte d’agrandisse-
ment homothétique de leur structure d’origine, en imaginant ce
CANNES 80: PERSPECTIVES

André Dussolier et Christine Boisson dans Extérieur nuit

balance entre le pur fantasme du cété de Cora (interprété par teur comme les tenants du pouvoir, des fonctionnaires moder-
Christine Boisson, jeune actrice dont la carriére est promet- nes de n’importe quelle institution hiérarchisée. L’ame reli-
teuse), et un certain réalisme poétique du cété de Bony, I’écri- gieuse, la mission et la transmission de la foi chez ces jeunes fils
vain un peu raté joué par André Dussolier. Mais, comme on dit de la bourgeoisie provinciale, Anthracite les incarne, et
pour raccourcir sa pensée, de tous les films sélectionnés par c’est sur lui que se déversent toutes nos antipathies. Parmi ces
« Perspectives », Extérieur nuit, est celui qui existe fe plus. jeunes potaches, Niermans privilégie le personnage de Pierre
(Jér6me Zucca compose admirablement le réle), celui qui a
encore besoin d’« y croire », Ie dernier 4 se révolter contre
Anthracite est le premier long métrage d’Edouard Niermans, V’hypocrisie de la morale enseignée.
comédien passé du c6té de la mise en scéne. On sent dans son
film une certaine parenté avec le Vigo de L*Atalante, ou, pour La composition des personnages du film est en général assez
prendre une référence plus récente, le Bellocchio des Poings dans réussie, et les rapporis de communication qui s’établissent
les poches, mais la comparaison s’arréte au théme traité, elle ne entre eux sont marqués du signe de la cruautd (le film se ter-
déborde pas dés qu’on aborde la mise en scéne. Anthracite est mine par une scéne de lynchage d’Anthracite par toute une
une oeuvre appliquée, qui ne jette aucun coup d’ceil du cété du classe réunie). Mais la réserve que m’inspire le film tient 4 ce
cinéma d’avant-garde, mais veut plut6t prouver que son auteur décalage historique qui marque fortement la scénario, qui se
posséde correctement la maitrise des effets techniques, que ces redouble d’un décalage idéologique provenant de ce que, pour
effets sont au service d’une certaine cohérence du scénario, et moi, la critique de l’institution scolaire/religieuse est passable-
que la mise en scéne elle-méme, assez académique, doit s’effa- ment doxale. Quelque chose est daté dans le film de Niermans :
cer derriére la force intrinséque du sujet et de sa dramaturgie. positivement, le poster idéologique « francais » des années cin-
Le sujet du film, c’est la critique radicale d’une institution sco- quante est bien figuré (on peut penser a Céline ou a Nimier,
laire et religieuse, de ses régles morales, de son fonctionnement pour prendre des correspondances dans la littérature), mais
de pouvoir. Tout se passe dans un collége de Jésuites, 4 Rodez n’est-il pas quelque pev désuet, aujourd’hui ? Ce marquage
au début des années cinquante. Anthracite est le surnom que historique est bien soutenu par une mise en scéne sobre, stricte,
donnent les éléves au Pére Godard, leur surveillant, ¢’est-a-dire relativement peu risquée.
celui qui est situé le plus prés d’eux (il les surveille du regard, il
les épie de la morale) ef celui qui leur fait le plus horreur. Les Mais Anthracite aussi est un film qui existe, au méme titre que
supérieurs du Pére Godard (le recteur, Jean Bouise et le Préfet, celui de Bral. Il sera distribué par Gaumont 4 la rentrée, c’est
Bruno Cremer) sont percus par les éléves et montrés au specta- une bonne chose.
FICTIONS EN POINTILLES 33

Jean-Pol Dubois {dans le réle d’Anthracite) et Jean Bouise dans Anthracite, d'Edouard Niermans

Le Coeur en écharpe, de Philippe Viard, a été fait pour ne qu’on puisse dire c’est que cela n’avance pas. Un film 4 compte
pas apparaitre comme un film d’auteur, ce qui Ini donne un @auteur,
certain intérét. C’est entre la dramatique télé et le roman-
photo, avec Je pire (’histoire proprement dite : une femme Nous reparlerons plus longuement, 4 sa sortie, du film de
entre deux hommes d’fge différent, de sensibilité différente, Renaud Victor, Hé, tu m’entends..., dont j’attendais grand
etc.) et le meilleur qui vient de cet humour —- pas méchant — bien, étant donné que le tournage, étalé sur trois ans dans la
qu’a Viard sur le dos de ses propres personnages. Ce qui me région grenobloise, promettait un film minutieux sur Penquéte
fait dire qu’il y a un certain humour dans la figuration du film, (le milieu ouvrier, les bandes de jeunes des quartiers périphéri-
c’est ce portrait d’artiste campé par Richard Berry (acteur ques), enquéte elle-méme relancée par l’usage, a l’intérieur du
limité), mi-jeune premier, mi-ringard, de moins en moins jeune film, de la vidéo. La déception vient du fait qu’on a l’impres-
premier, de plus en plus ringard, qui finit par étre humain et
par trouver son véritable rdéle a Ja fin du film en ouvreur de
cinéma habillé par Tati (pas le cinéaste), et surtout en véritable
pére de famille follement aimé par sa jeune épouse. Francois
Perrot joue le rdle de autre homme, le premier amant de
ladite jeune épouse (Caroline Cellier), homme grave, 4 la fin
solitaire touchant et trés bon acteur secondaire.
Philippe Viard, sil ne met pas la barre plus bas, a des chances
de poursuivre une bonne carriére de cinéaste de « comédies 4 la
francaise ».

On retrouve Francois Perrot dans le film de Michel Vuiller-


met, Le Réglement intérieur, ob i) est le proviseur d’un lycée de
province, qui, faute de comprendre le mystére de la disparition
d’une classe entiére, un jour entier, par un beau matin, fait
appel a un pseudo détective (Maurice Ronai), du nom de Phi-
lippe Marlot, grand amateur de calculs de probabilités. Mal-
heureusement pour nous, il n’y a pas plus de mystére dans le
film qu’il n ’y a de vrai détective, ni de vrai scénario et le moins
CANNES 80: PERSPECTIVES
Le film de Dominique Arnaud, Moemoea, aussi se débar-
rasse vite de la fiction en la mettant en place au tout début du
film, puis ensuite, plus rien ; pas de rebondissements, pas de
ressort, ni de développements, mais la gestion naturaliste d’un
espace libéré pour le personnage de Kaina, le prisonnier qui
s’évade — en réve, uniquement — de sa cellule pour courir
dans les foréts et le long des riviéres (1’« action » se passe a
Tahiti).

On revient a la fiction avec Iréne et sa folie de Bernard Quey-


sanne, film d’auteur on ne peut plus maniériste : travail sur la
mémoire (une femme parle au présent de ses images du passé),
i TA, : ui os i ja mort (homme qu’elle a aimé est mort), la folie, le statut de
Jean-Pierre Barrus dans Hé/ tu m’entends... de Renaud Victor Vartiste, travail sur une ville (ca se passe 4 Newport), et aussi
travail sur l’inconscient mené par la pauvre Maria Casarés qui
échoue 1a en psychiatre chargée de surveiller le musicien génial
sion que c’est un film tourné dans les conditions de la télévi- mais fou (interprété par John Price), et de conseiller la pauvre
sion, avec trois semaines de tournage maximum, une petite Iréne qui n’en peut plus de tenir a bout de bras le monstre.
enquéte sociologique faite auparavant pour ne pas trop se C’est le cinquiéme film de B. Queysanne je crois, et il est tou-
tromper sur le milieu social pris en considération. J’ai retrouvé jours impossible de savoir ou if veut en venir quand il fait du
quelques scénes de Numéro deux et une certaine parenté avec cinéma.
Comment ¢a va, avec beaucoup de choses en moins, bien stir,
mais avec en plus ce cété « moi, les ouvriers, j’connais, Jean- « Perspectives » avait aussi sélectionné des documentaires
Luc y connait rien » qui fait que R. Victor colle bien 4 son (cing en tout, mais je n’en ai vu que quatre !), dont Ie film de
sujet. La limite du film, 4 mon gré, c’est que la fiction se con- Jér6me Laperrousaz Third World, Prisoner in the Street,
fond avec l’enquéte sur les personnages, d’un cété le couple tourné a la Jamaique et centré sur la musique reggae du groupe
d’ouvriers, de l’autre les jeunes de l’orchestre de rock. Evidem- « Third World », ses origines mélangées ; le film a le mérite
ment, cette enquéte fournit une certaine matiére, et R. Victor d’informer le spectateur qui, s’il connait le rythme reggae, n’en
ne rechigne pas a plonger dans un certain pathos « ouvrier » : connait pas toujours ni les racines culturelles ni la composante
tout le monde piétine sur place, dans le discours sur l’usine, le politique et messianique qui s’inscrit dans les paroles des chan-
travail, et dans le discours sur soi, et rien de consistant fiction- sons. L’idéologie du groupe filmé par Laperrousaz est assez
nellement ne prend. surprenante, en ce sens qu’elle méle la révolte, ’espoir mysti-
que et la croyance en un dieu, et la recherche du plaisir tout de
C’est un peu le méme défaut qu’a le film de Gabriel Auer, suite, grace A la musique, le sport et la drogue. C’est un
Vacances royales, qui consiste 4 s’appuyer sur un mini canevas mélange assez détonant.
de scénario pour ensuite laisser le spectateur espérer une fiction Temps morts de Claude Godard et Les trois derniers hom-
qui ne vient pas, dont le premier embryon s’enroule autour mes, d’ Antoine Perset ont un point commun : ce sont des films
dune mini enquéte vidéo sur un événement (Venvoi en exil lents, qui jouent sur la recherche du cadrage, l’attente d’une
obligatoire pendant une semaine de six anarchistes espagnols a lente érosion de Vimage et du (peu de) sens qu’elle véhicule. Le
Belle-Ile, durant la visite du Roi Juan Carlos a Paris) ; G. Auer premier est entigérement tourné dans un hospice de vieillards,
essaie aussi de broder un tissu de rencontres entre des person- avec des plans assez insoutenables de corps sans vie, lents, sans
nages différents (on ne peut s’empécher de songer 4 Resnais langage, et la lenteur du film redouble cette non-vie représentée
— Muriel — mais pas longtemps !) dont les itinéraires respec- sans point de vue. Le film de Perset, a c6té, a des allures de
tifs sont censés se croiser. On a rarement vu un film aussi cool comédie musicale : la caméra est plantée dans un village du
sur des sujets aussi « graves » que la violence, le terrorisme, Sud de la France quasi désert, perché sur une montagne et suit
Vengagement politique ou le désengagement. les gestes et les dialogues échangés par ces trois derniers hom-

Didter Sauvegrain et Emilio Sanchez-Ortiz dans Vacances soyales


de Gabriel Auer Richmond Terorohauépa dans Moémoéa de Dominique Arnaud
Wr Dosen,
35
mes (deux fréres plus un berger) ; on percoit le rythme du tra-
vail, la lente marche des corps sur les terrains accidentés, dans
une lumiére 4 chaque fois différente selon la saison et magnifi-
quement rendue par le noir et blanc de l’image. Bref, le film de
Perset est trés « séographique » dans un sens qui ne déplairait
pas a Luc Moullet.
Mon dernier est le film de Fernando Ezequiel Solanas, Le
Regard des autres, film de commande réalisé pour des Institu-
tions s’occupant des handicapés physiques, et c’est un film en
tout point réussi, juste et efficace, utile et plein de chaleur,
comme on en voit peu. Solanas a filmé et interviewé vingt han-
dicapés de régions différentes, de métiers différents, hommes
et femmes en pleine réadaptation 4 la vie sociale et physique.
Tous ont un nom, un visage, un corps, une parole surtout qui
explique, raconte la lutte pour sortir de la contrainte physique,
sous le regard des autres, bienveillant et souvent maladroit. Ce
film est dédié 4 ces personnes handicapées qui font preuve de
: E ey ek Se courage, mais il est destiné a nous, les « valides » comme ils
Une partie du groupe « Third World » dans Third World, prisonnier de fa rue
nous appellent, pour que notre regard sur eux perde en charité
de J. Laperrousaz
et gagne en acuité. §.T.

A propos d’ Aimée
par Pascal Kané

Dans un environnement passé en quelques années de l’expec-


tative bienveillante — on attendait encore une nouvelle Nou-
velle Vague — a un mépris de plus en plus affiché (issu d’une
déception, parfois justifiée, pour leurs insuffisances techni-
ques, leur absence de sens du spectacle, leur faible croyance
dans leurs sujets et dans la communication), la quasi-totalité
des jeunes cinéastes sont amenés aujourd’hui a des positions de
plus en plus défensives, oti ils cherchent plus 4 répondre par
avance aux griefs qu’ils supposent a leur endroit qu’a affirmer
leur originalité cinématographique.
1933, Aimée (Aurore Clément) revient de Chine, orpheline
ou presque (son pére, archéologue a disparu 14-bas) et débar-
que au Havre accompagnée d’une petite fille chinoise qu'elle a
sauvée des massacres de Shanghai. Elle est accueillie par deux
amis de son pére, plus jeunes que lui (Jean Sorel et Bruno Cre-
mer), un docteur Vautre psychiatre, qui s’efforcent de la
prendre en charge, de dessiner le contour de son malaise, de
son angoisse. Le film commence par des bandes d’actualité Sorel et Aurore Clément dans Aimée de Joa) Farges

d’époque sur la Chine, qui ponctuent ensuite le récit, ce que


fait aussi une radio off qui laisse entendre la montée de la crise Se crée ainsi un dispositif of des images, encore proches de
en France et en Europe, en cette période troublée du milieu des nous, ont pour fonction d’en produire d’autres, plus lointaines
années trente. et plus étrangéres a la vie. Comme si la reproduction successive
Vouloir proposer, a la fois, un spectacle brillant dans un décor des images et des sons (es scénes réellement filmées aux docu-
raffiné, utiliser des comédiens pour jouer plus d’une image de ments projetés et aux bulletins d’information radio), 6tait a
marque que par nécessité, choisir un sujet qui plaise 4 des ins- chaque étape une part de la vie qui anime Voriginal.
tances trop contradictoires, vouloir séduire la critique par un Deja fortement fant6matiques, haissant leur enveloppe char-
théme issu de la recherche théorique, masquer la faiblesse des nelle (la fillette ébouillantée) ou réduits 4 n’étre que des costu-
moyens dont on dispose, sont des tentations auxquelles beau- mes vides (les deux hommes — Aimée étant la seule a vivre
coup de jeunes cinéastes succombent. Tentation d’autant plus jusqu’au bout la douleur d’avoir un corps —) les personnages
néfaste, dans le cas de Jo#l Farges, qu’elle l’loigne du vérita- de Farges aspirent 4 un pur état immatériel. Il y a chez eux
ble objet cinématographique qu’il aurait pu étre amené a comme un devenir-ombre qui les rapproche de ces Chinois
découvrir, et qui restera ici suspendu, présent sans étre totale- presque déja morts ou de la momie des documents filmés, et,
ment avéré, Car il y a dans ce film, a défaut de sujet, un vérita- d’une autre facon, de la voix désincarnée de la radio.
ble objet cinématographique, chose assez rare pour étre notée, C’est en approfondissant cette voie originale que Farges pour-
sous la forme d’une relation profondément fascinée et morbide rait trouver un véritable sujet, si un sujet se définit par sa
a image mécaniquement reproduite. nécessité et son urgence réelles pour un spectateur, et non
Le film n’assume pas lui-méme de proposer directement cette comme une idée qui n’existe plus que dans les tiroirs des vieux
image, il en délégue le pouvoir aux archives cinématographi- scénaristes, croyant que le cinéma, c’est le septiéme art, comme
ques exhumées par les personnages. disait Godard. P.K.
ENTRETIEN AVEC SAMUEL FULLER
PAR BILL KROHN ET BARBARA FRANK

2
PROJETS
Cette deuxiéme partie de Ventretien avec Samuel Fuller fait pas seulement terminée par une impasse stupide mais qui
suite @ la premiére partie publiée dans le n° 311 des Cahiers. menace de nouveau... Apparemment Carter est allé la-bas et
on a vu dans les journaux la photo d’un tunnel souterrain que
les Nord-Coréens creusaient. Et avec son intelligence rapide, ce
Cahiers. Quels étaient vos sentimenis a propos de la guerre héros de la Marine gui est aujourd’hui Président des Etats-Unis
du Vietnam ? a dit : “‘Mon Dieu ! Ces Nord-Coréens, ils pourraient passer
par ce tunnel et se retrouver en Corée du Sud !’*. Et j’imagine
Samuel Fuller. Je n’ai pas trés bien compris pourquoi on qu’un aide de camp a dfi lui dire ‘‘Monsieur le Président, c’est
s’est retrouvés dans cette histoire. Les Francais étaient écono- pour ca qu’ils l’ont creusé !”’, Toujours est-il qu’il a dit qu’il ne
miquement responsables de ce pays et, dirons-nous, ¢a s’est se retirerait pas et en fait il va les laisser 14 un peu plus long-
mis 4 merdoyer et ils ont été foutus dehors. Bien. Ca aurait di temps. Ca c’est l’impasse coréenne et la suite de la Corée, ce fut
nous servir de lecon. Quatre ou cing jours avant Dien Bien le Vietnam. .
Phu, ils nous ont méme demandé des armes et il y a eu une Bon. Dans China Gate, j’ai essayé d’étre le plus honnéte pos-
grande réunion a la Maison Blanche — Navarre, l|’un des géné- sible. Et que ca vous plaise ou non, je m’en fous — tout ce que
raux francais, a écrit un livre la-dessus — pour savoir si nous je sais, c’est que c’est un film honnéte. Quand vous racontez
devions les aider. Imaginez-vous qu’on a hésité 4 s’engager a V’histoire d’un groupe de paysans qui ont été soumis 4 la poigne
leurs cétés et que ce sont les mémes idiots qui ont hésité, qui de fer de quatre ou cing différents pays... Et j’ai mentionné ces
ont fini par s’impliquer d’eux-mémes dans cette histoire. Et je pays par leur nom, j’ai fait beaucoup de recherches. Je suis allé
pensais que ¢a pourrait faire une comédie trés drdle. J’aimerais en ville et j’ai fait une rencontre merveilleuse avec un grand
faire une comédie oft les Américains combattent au Vietnam, écrivain qui était aussi le Consul de France, Romain Gary, qui
ou ils ont des problémes du cété transports et ot ils doivent a écrit ‘The Company of Men’’ dont je pense que c’est un des
appeler Paris pour leur dire : est-ce que vous ne voulez pas plus grands livres de l’aprés-guerre. I] me dit : ‘‘Qu’est-ce que
nous aider ? Ca me plairait bien, de montrer l’idiotie... yous avez besoin de raconter tout ¢a, sur les Francais, etc ?’’ Je
Ceci dit, il n’y a rien de mal a faire une histoire avec le Viet- lui ai dit : “‘ C’est normal que vous disiez ga”’. I avait son bou-
nam. Nous avons déja eu trois ou quatre Vietnams dans notre lot, le gouvernement francais le payait, bien sir. Mais je pen-
histoire. Nous avons eu 1848 : nous étions au Mexique pour sais qu’il n’y avait rien de mal 4 filmer cette région, le Bol de
aider les Texans 4 battre les Mexicains, ce qu’ils auraient trés riz : c’est cinquante pour cent d’économie et cinquante pour
bien fait sans nous. Autant que je sache, ils n’avaient pas cent de domination politique — pas seulement la domination
besoin d’y aller pour attaquer les couvents, les églises et les reli- par la faim ou |’argent, mais politique. Et ce qui m’intéressait
gieuses. Done vous voyez, nous avons déja eu un Vietnam — c’était seulement ceci : pourquoi ces gens combattraient-ils
Vhistoire ne fait que se répéter. Il n’y a rien de mal dans l’his- sous le drapeau fran¢ais ? Marsac, l’acteur qui joue le réle de
toire. Il faut en rire. Si ca va pour vous, riez-en, il n’y a rien Vofficier francais dans The Big Red One, était 1a-bas — il était
d’autre a faire. Je parle de guerres qui ont été pas mal minimi- officier la-bas. Et il n’y avait rien de mal 4 montrer ¢a.
sées. Vous ne voyez pas de films sur cette guerre de 1848. Vous Et il y a aussi quelque chose qui me rend irés susceptible,
ne voyez pas de film ot! John Wayne crie ‘‘Hi-ho-oo !”’ et tra- c’est quand j’entends quelqu’un faire une blague — méme avec
verse la riviére avec la nonne qui crie ‘‘non !”’ et lui qui dit : humour — sur les ‘‘fils de putes de bridés’’. Quand j’étais
“Briilez-moi cette église !’? Vous voyez ce que je veux dire ? reporter, j’entendais 4 longueur de journée parler des ‘‘salauds
1918-19 : on envoya un contingent de soldats américains de bridés” 4 New York, Chinatown et je me disais : comme ce
quelque part en Sibérie, Arkhangelsk ou quelque chose comme serait merveilleux si un jour, par chance, par catastrophe ou
ga, devant la menace des soviets. Erreur numéro deux. J'aime- par miracle, le Président des Etats-Unis se réveillait avec les
rais voir un film [a-dessus, ot on verrait les Mencheviks ou les yeux bridés. Alors, il appelle un chirurgien pour l’opérer et le
Bolcheviks dire : ‘‘Qu’est-ce que vous foutez la ?”’ Ca, c’est le chirurgien dit : ‘‘Désolé, j’ai les yeux bridés aussi !’’ C’est tel-
numéro deux. lement ridicule... Je pensajs me servir de ¢a, c’est tout. Dans
Puis, il y a eu une violation éhontée de la Corée qui ne s’est China Gate, le type se fout de baiser avec la fille, méme de se
38 PROJETS
marier avec elle, mais si le gosse ressemble a ¢a !... C’est tout. a =
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Mp a
Alors la fille dit : va te faire foutre.
=
Cahiers. Je sais que vous avez écrit un roman et un scénario
@ propos de l’engagement américain au Vietnam. Comment
auriez-vous moniré tout ca ?

Fuller. J'ai écrit un livre appelé ‘“The Rifle’’ et je l’ai pres-


que fait publier. Mais les éditeurs, Simon & Flynn, ont disparu.
Louis Sobol, l’ancien éditorialiste qui travaillait pour eux, m’a
dit : ‘fon ne fait plus que des livres de classes et des livres de
sports”. J’ai dit “Formidable” et du coup, je n’ai rien fait de
mon histoire parce les studios l’ont refusé 4 mille pour cent !

Cahiers. ifs ne voulaient pas de film sur le Vietnam ?

Fuller. Is ne voulaient pas de ce film. Sur le Vietnam, jen’en


sais rien. Ils en feront un, ils en feront plusieurs pendant un
temps. Cette histoire peut étre racontée 4 travers les yeux des
Américains, ou du Viet-Cong, ou du Vietminh, ou de la Chine,
ou de la Russie. Et 4 chaque fois, quand vous étes avec eux,
vous pensez qu’ils ont raison. Mais quand vous mettez toutes
ces histoires ensemble, ce n’est pas seulement de la merde que les fusils croisés de l’uniforme américain. Et il tue ce maudit
Vous avez, c’est du mensonge 4 cent pour cent. Moi, dans mon gosse. Froidement. Eh bien j’ai eu des problémes. Et pourtant
histoire, j’ai une situation trés sensible et je comprends que les quelqu’un est allé jusqu’& me donner une bonne avance... Je
studios aient dit non. Disons plutét que le théme du Vietnam crois qu’un jour quelqu’un me dira : voila argent, faites les
est libre et que tout le monde veut une histoire sur le Vietnam : film. Je sais exactement oi le tourner. Ce n’est pas un film a
can’a pas d’importance de quel cétévous la racontez, racontez- message — c’est brutal, honnéte, pour moi c’est une approche
la. Us aimeraient encore me faire changer mon intrigue et mes trés honnéte de la guerre, de V’hypocrisie et du mensonge.
personnages, mais je ne le ferai pas. Si je trouve une produc- C’est pourquoi je me suis bien amusé avec China Gate. Le
tion indépendante, je ferai le film. seul qui n’était pas convaincu, c’était Zanuck. Par exemple il y
avait un décor avec Ho Chi Minh, une grande photo de Ho et
C’est une histoire d’amour entre un homme et un gargon de Angie jouait le rdle d’une fille qui passait devant des soldats.
dix ou douze ans. Le gosse est un scout, il est vietnamien. Tout ce dont je me souviens c’est que quand Zanuck vit les rus-
L’homme a rempli des papiers pour pouvoir !’adopter, il a hes, il dit : « Qui c’est, bon Dieu ? ». Personne n’utilisait son
perdu son propre enfant. L’Américain est un colonel et son nom dans aucun film : Ho Chi Minh. De méme qué personne
boulot est fini, il va ramener l’enfant avec lui aux USA. Mais ne mentionnait le nom de Eichmann — et je l’ai fait dans Ver-
ce qu’il ne sait pas c’est que le gosse est un agent de Ho Chi boten ! Yai méme fait tirer une photo de lui parce que per-
Minh — il y en a quelques-uns comme lui qui sont des espions. sonne ne savait qui il était. Un journal reprit la photo et écri-
Et tout ce qu’il fait c’est de se lier 4 un officier américain pour vit : « Qui c’est cet Eichmann ? Jamais entendu parler ».
se saisir d’une arme américaine. Et un jour, quelque part, Donc Zanuck demanda : « Qui c’est cet homme ? » et j’ai dit :
Vhomme le plus important des Etats-Unis va visiter le Vietnam « Tout ce que je sais, c’est que c’est Je chef, le grand chef com-
pour voir comment va la guerre et ot qu’il aille il y aura un muniste. Il était patissier — méme pas, apprenti patissier —
enfant comme celui-la qui le tuera avec un fusil ameéricain, dans un hétel, une cuisine 4 Londres ». Zanuck dit : « Un
pour faire croire qu’un soldat américain a tué le Président des patissier a la téte d’un pays ? C’est un personnage formida-
Etats-Unis parce qu’il était contre la guerre du Vietnam. ble ».
Mon colonel ne sait rien de tout ceci. Bon, il se trouve que
Venfant tombe amoureux du Colonel et le Colonel de I’enfant.
Et enfant a un trés gros probléme : il ne peut pas trahir Ho, Fuller avec Nat « King » Cole pendant le tournage de China Gate
l’oncle Ho. Ici, il y a une scéne de cauchemar qui vous fera ees
tomber sur le cul. J’essaie méme de dire pourquoi la Chine, Ho
Chi Minh et la Russie se servent tous du Vietnam et ils s’en fou-
tent du Vietnam { Et ca personne ne le sait. Donc, ce gosse ne
peut pas trahir l’oncle Ho. Il ne peut pas. Impossible. Il hait les
Américains — il les a vus prendre son pére et sa mére, les met-
tre dans un avion et les balancer gentiment 4 3 000 pieds du sol.
C’est comme ¢a qu’il a fait la connaissance des avions améri-
cains, alors vous devinez ce qu’il ressent ! Ses parents —jetés
comme ¢a. Et il se prend d’amitié pour cet homme mais il y a
une chose qui est plus forte que lui: il a été endoctriné au
moyen de Ja plus vieille forme d’hypnotisme du monde : une
saloperie d’uniforme ! C’est Vhistoire de The Rifle.
Alors il tue le type le plus important qu’il peut et il s’enfuit.
Il sait qu’il est perdu. Le grand amour de sa vie est cet homme
qui a incarné a la fois son pére et sa mére — il est tombé amou-
reux d’un homme, il l’a voulu comme un pére. Maintenant, cet
homme doit partir 4 la recherche de ce gosse et il se sent aussi
coupable que lui : l’enfant a juré fiddlité a ’oncle Ho et lui sur
ENTRETIEN AVEG SAMUEL FULLE!

Cahiers. N’avez vous pas éé critiqué sévérement pour ce mieux que d’étre sous-payé et pas respecté du tout, attaqué,
Jilm en France ? violé, biessé comme ils le sont aujourd’hui). Done, j’ai dit :
« Il y a quelqu’un dans mon film qui fait ca ». Et on m’a dit
Fuller, Beaucoup de Frangais n’ont pas aimé le film et « Ah oui, mais c’est le personnage que votre héros est en train
Christa Lang, ma femme, n’aimait pas du tout ce moment ot de combattre ! ». Zanuck donc, pensait que je pourrais modi-
la fille dit : « S’il vous plait prenez mon enfant avec vous et fier un peu ce personnage du maitre d’école, parce que ce per-
emmenez-le aux Etats-Unis », comme si c’était un lieu paradi- sonnage parlait comme le « bon » héros du film aurait da par-
siaque ou utopique. Eh bien pour moi, en comparaison avec le ler. J’ai dit : « Je ne peux pas. Le héros du film est un soldat
reste de ce foutu monde, ¢a l’est, c’est aussi simple que ¢a. On professionnel stupide, c’est tout ce qu’il représente ». Il repré-
peut me prouver que j’ai tort ou je peux prouver qu’ils ont tort, sente beaucoup de types aux USA qui sont des soldats profes-
je m’en fous. C’est stir que je pense avoir raison, c’est pour- sionnels, de méme que I’Allemand représente les Allemands.
quoi je suis ici ! Ei si je pensais que ce pays était merdeux, je le Ce sont des mercenaires, sans plus : « no pay, no kill ». Et je
quitterais et je vivrais ailleurs. voulais que Ho domine tout ¢a parce que j’avais délibérément
Mais si j’avais dit : « Emmenez cet enfant loin de ce pays », écrit une ligne de dialogue ou le mafire d’école, ce métis 4 moi-
¢a ne les aurait pas génés. C’est 14 ou est Vironie, « Emmenez- tié chinois, comme le gosse, comme la fille, disait de Ho Chi
le loin de ce pays, loin d’ici of il n’y a rien 4 manger, ou ily ala Minh : « il parle sept langues et regardez ot il est arrivé — et
guerre ». Je me souviens d’un repas dans un grand restaurant moi j’en parle neuf ! ». Alors, qu’est-ce qu’il a a offrir a la
avec Langlois, etc., et tout le monde parlait de ca. Et Langlois fille ? J’aurais pu tout changer — mais je ne I’ai pas fait —
Vaimait ! U le voyait d’un autre ceil. Ei moi, j’ai dit : dans la scéne of i] lui dit : « Je vais t’emmener 4 Moscou,
« Qu’esi-ce qui se serait passé si j’avais fait dire : « Je vais parce qu’ils vont me permettre d’aller 4 l’Université et que
l’emmener en Russie ! » Alors un journaliste a dit : « Ce n’est quand j’aurai fini mes études, j’aurai un boulot politique qui
pas Une mauvaise idée ». Et moi j’ai répondu : « Mais j’ai déja paie trés bien. Et nous prendrons l’enfant et nous l’éléverons a
ga dans le film, avec le personnage de Lee Van Cleef, l’ancien Moscou parce que pour moi c’est fini ici». Et c’est a ce
maitre d’école... ». J’ai fait beaucoup de recherches sur ce per- moment-la qu’elle le pousse par dessus la balustrade. Bon.
sonnage. J’ai su combien ils payaient 4 Moscou, combien ils Alors pourquoi en faire tout un plat ?
payaient en Indochine, et pour un maitre d’école, ce n’ était pas
grand chose. C’est quelque chose de trés européen, allemand, Cahiers. Je pense que beaucoup de malentendus a propos de
anglais ou frangais : toujours sous-payé mais irés respecté vos films viennent de la. Quand vous dites que Gene Barry
parce que vous étes « Docteur untel » (en un sens, c’est dix fois dans China Gate n’est gu’un stupide soldat professionnel, c’est
40 PROJETS
« Federal Bureau of Investigation ». Je n’avais pas besoin de
ca — tout le monde pensait que c’était le F.B.I. Il me suffisait
de dire : « Le Gouvernement ». Il me dit : « Si vous pouviez
adoucir encore une ou deux choses... » Je lui ai dit : « Je vous
vois venir et vous avez peut-étre raison. Mais pas pour moi,
sinon je ne fais pas le film ». Ca m’était facile de faire arriver
mon personnage 4 un moment ot il prend conscience de ce
qu’il fait et de lui faire dire : « Mon Dieu, c’est donc ¢a qu’ils
voulaient ! Je n’avais pas réalisé ! » C’est comme ces Nazis qui
aprés trois ou quatre ans de victoires se mettent a4 se dire :
« Aaah je vois, ce n’est pas bien, ce qu’on fait ». C’est ¢a les
héros atijourd’hui.
Moi je voulais que quand Widmark change d’avis et se met ala
poursuite du méchant pour récupérer les films, c’est parce
qu’une fille s’est mouillée pour lui et s’est fait casser la gueule !
J’ai donc dit 4 Zanuck : « Tout ce que je veux c’est un plan a
Vhépital » et il Inui dit, 4 sa maniére : « Qui est-ce qui t’a
tapée ? » Ca veut dire : « Je t’aime ».
Zanuck a dit : OK, OK. Il était excité parce que le film était un
gros succés de l’année. Il le présenta au festival de Venise avec
autant de chances qu’un film a trois ou quatre millions de dol-
lars — a cette époque, trois millions de dollars ¢’était beau-
coup, cing millions un maximum... Toujours est-il que le film
remporta le Lion de St Marc et, ce qui est magnifique, avec un
jury qui Je détestait politiquement. Et Thelma Ritter fut nomi-
née aux Oscars — et je pense qu’elle aurait di avoir. Avec
tout le respect que j’ai pour Donna Reed, qui eut l’Oscar du
meilleur second réle pour Tant qu’il y aura des hommes, je la
considére comme une actrice principale, pas comme une actrice
de composition, comme Ritter.
Mais ce queje veux dire, c’est ceci : que vous fassiez un film
Samuel Fuller prépare le tournage de Pick up on South Street ou écriviez un livre ou un foutu poéme ou que vous peigniez un
tableau, on dira toujours que vous étes guidé par ceci ou par
cela, et que vous avez tel ou tel but. Je pense que ¢a finira par
changer. Je pense que les gens deviendront plus intelligents, si
pourtant lui que Zanuck considére comme le personnage prin- bien que dans un, deux ou trois siécles, quoi qu’on raconte
cipal du film. dans un film, on le fera pour l’impact émotionnel qu’il a sur le
Fuller. C’est vrai (rire). En tous cas, je l’ai pensé comme ¢a. public et pour ce qu’il lui apprend. Je ne veux pas dire:
apprendre au sens de l’histoire et de la géographie, je veux dire
Cahiers. En général dans les films, les chefs sont les person- apprendre a ne pas battre sa mére tous les jours de la semaine,
nages principaux. Pas dans vos films, oti il y a une idée diffé- seulement trois fois par semaine... Avez-vous appris quelque
rente de V’héroisme. chose ? Et il faut dramatiser, dramatiser toujours parce que
sinon, vous allez perdre votre public. Peu importe ce que vous
Fuller. Il le fallait bien. Quand j’ai érit Pick up on South
dramatisez tant que l’idée centrale est juste. Prenons un exem-
: Street, pour lequel mon premier titre était Blaze of Glory, pour
ple — la guerre du Vietnam, la vraie histoire de cette guerre...
la Fox, Zanuck m’a demandé de le faire. J’ai dit : « Pas pour
Et je n’ai pas vu Apocalypse Now. Je sais que ¢a sera formida-
moi». C’est une bonne histoire mais... C’est I’histoiré d’un
ble, ca doit 1’étre, parce que histoire est bonne.
criminel, déj4 condamné trois fois et la femme est son avocat.
C’est une version moderne du personnage de Portia « Le Mar-
Cahiers. C’est formidable.
chand de Venise », mais tout se passe au tribunal. Elle tombe
amoureuse de I’homme qu’elle défend et elle le sauve de la pri-
son. Alors il sort dans un flamboiement de gloire. Voila Fuller. Comment est Hopper a Ja fin ?
Vhisoire. J’ai dit : « Ca me donne une idée quand méme. Si
vous voulez. j’aimerais faire histoire d’un vrai pickpocket, Cahiers. I est trés bien — il fait un reporter de guerre qui est
montrer comment ils travaillent, avec une histoire simple ». devenu fou et qui pense que Brando est Dieu. Et Brando joue le
Alors je lui dis mon idée : c’est Vhistoire d’un type qui couche personnage a’un barbare...
avec une femme pour Jui soutirer une information et elle, elle
est chargée de [ui en soutirer aussi. C’est une salope, c’est un Fuller. Je connais le personnage. Que fait-il dans le film ?
salaud et le troisigme personnage est le plus abject du monde : Comment est-ce qu’il vit ? C’est un officier américain et il a
un mouchard professionnel. Zanuck me demande : « Et avec pris le pouvoir sur cette région — qu’est-ce qu’il y fait ?
qui on sympathise ? » Je lui dis : « Avec ces trois-la ». Tl me
dit : « Essayez toujours ». Cahiers. Ce n’est pas clair dans le film, mais Vidée, c’est
Alors, je me suis un peu promené dans le studio et j’ai lu qu’il a créé un empire...
Vhistoire d’un espion qui opérait en Angleterre. Je me suis dit :
c’est mon histoire. Un idiot comme ¢a veut une certaine infor- Fuller. Je sais, mais comment vit-il ? Est-ce qu’il cultive des
mation et mes trois idiots sont pris la-dedans. Mais quand je choses et qu’il les vend ? Ov est le profit ?
suis revenu voir Zanuck il m’a dit : « Vous ne pouvez pas men-
tionner le F.B.1. », vous ne pouvez pas utiliser expression Cahiers. Ce n’est pas montré.
ENTRETIEN AVEG SAMUEL FULLER
ae ee,

Le caporal Samuel Fuller pendant la seconde guerre mondiale

Fuller. Et ses hommes, il les méne au combat — contre qui ? Cahiers. Est-ce que c’est le matériel que vous avez utilisé
dans Shock Corridor ?
Cahiers. Contre fes Nord-Vietnamiens. On voit les corps
massacrés... Fuller. Oui, il y a une danse de la fertilité et les chutes d’eau
que vous voyez dans Shock Corridor. J’ai tourné tout ¢a 1a-
Fuller. Et pourquoi ils veulent se débarrasser de lui, alors ? bas. Donec je suis revenu et Zanuck avait pensé 4 la distribu-
tion. Avant mon départ, quelqu’un était venu me voir, modes-
Cahiers, L’un des hommes qui explique sa mission @ Martin tement, un acteur merveilleux et un homme merveilleux,
Sheen dit : « Ses méthodes sont devenues malsaines ». Parce quelqu’un qui s’appelait Tyrone Power. II me dit : ‘‘Je crois
gu’il est retourné @ la sauvagerie... savoir que vous travaillez sur une histoire et j’aimerais bien
faire un film avec vous’’. C’était la plus grande star du studio
Fuller. Bon, alors la c’est Vinverse : qui est l’animal, celui mais {I en avait marre de jouer le Erro! Flynn de la Fox : tou-
qui est parti pour tuer, ou celui qui est la cible ? Dans le livre, il jours les mémes gantelets, les mémes bottes, la méme
contréle toute la région et c’est trés profitable pour lui. De perruque... Je lui ai brig¢vement raconté lhistoire et il me dit :
toutes facons, je suis trés excité par ce film, je sails que ca va ‘Je connais l’histoire. Je veux jouer le mari’? — c’est-a-dire le
étre trés bien. Notre film n’a bien siir rien a voir avec cette sorte second réle ! Pour jouer le tigrero, Zanuck voulait Wayne et
de « plateau mental ». Le leur est trés émotionnel et porte sur moi Gilbert Roland. La fille aurait été soit Gardner, soit Hay-
la question de savoir si la guerre est juste ou non, ou sur notre ward.
présence la-bas. Je pense que c’est ca. Le mien c’est : « Pour-
quoi moi ? Pourquoi la compagnie-K n’est-elle pas 14 ? Pour-
En bref, c’est l’histoire d’une femme qui aime tellement son
quoi ce n’est pas quelqu’un d’autre qui fait ¢a ? ». mari qu’elle met de l’argent de cété et qu’elle fait toutes sortes
de boulots pour le sortir de prison au Brésil. Elle l’aime 4 ce
Projets avec Zanuck : Tigrero
point-la : elle se soumet physiquement a toutes sortes d’humi-
Fuller. Nous avions le projet d’aller en Amérique du Sud. J’y liations pour trouver cet argent. Qu’il faille soudoyer le gar-
allai et j’écrivis un scénario intitulé Tigrero. C’est Vhistoire dien, ou le tuer, ¢a revient au méme : elle doit tirer son mari
@un homme qui a deux ou trois chiens, une lance de six pieds hors de 1a. Ils sont pourchassés et elle trouve le tigrero. Il vit
de long avec une lame d’un pied au bout, et quand un jaguar, dans la jungle et on fait appel a lui pour chasser les animaux
qu’on appelle ‘‘tigra’’ au Brésil, tue une vache, les éleveurs le qui attaquent le bétail, Pour tant et tant d’argent, il va les
font chercher et il s’en va a la poursuite de la béte. J’avais des mener d’un point A a un point B. La ot il les emméne, aucun
idées trés audacieuses et Zanuck était d’accord, alors que je flic ne pourrait le trouver — ca s’appelle Mato Grosso, ¢a veut
pensais qu’il dirait non. Je suis done allé la-bas, j’ai tourné du dire en portugais “‘les grand bois’’. C’est la plus grande jungle
matériel en 16 mm et j’ai vécu avec les Indiens, avec deux tri- du monde et les sept chutes d’eau sont les plus grandes du mon-
bus, dont l’une était les Jivaros. de — celles que vous voyez dans Shock Corridor. Il y en a
42 PROJETS
sept, l’une a cdté de l’autre. Impossible de toutes les filmer : Peg.
Vécume est trop forte, elle vous aveugle.
Voila, c’était mon idée. J’ai fitmé des choses que j’ai tou-
jours. J’ai filmé un ciseau attrapant un poisson dans son bec et
jai vu cet oiseau cacher ce poisson dans sa “‘banque”’ : ils met-
tent de la nourriture de cété entre les rochers, sous l’eau a deux
pieds de profondeur; ils la stockent 14. Pendant que je filmais,
Voiseau est arrivé, a vu la nourriture et a attaqué le premier
oiseau, Du sang est versé, les piranhas sentent le sang et bouf-
fent les oiseaux. C’était ca, le théme du film. La femme et son
mari sont conduits a travers la jungle. La femme a un momient
est dans une situation oU elle risque d’étre tuée; s’il la sauve,
son mari a toutes les chances d’étre tué aussi. Le tigrero
regarde et ne fait rien. Le mari ne fait rien. Miraculeusement,
la femme s’en sort et maintenant elle déteste son mari. Le
tigrero dit : ‘Ne le détestez pas, c’est un étre humain, vous,
moi, tout le monde. Et méme il vous aime, je sais qu’il vous
aime. Simplement, et ca c’est normal, il s’aime lui-méme juste
un petit peu plus’’. Bt ils se remettent en route.
Evidemment, ca n’a rien a voir avec Les Mines du rot Salo-
mon ou quoi que ce soit de ce genre : pas de triangle, pas de
romance. Le mari est tué et le tigrero reste seul avec la
femme... Tout ca se passe sur une ile sur laquelle ils sont arri-
vés et chaque année dans cette région il y a un moment ot des
centaines d’iles flottent et descendent l’Amazone, comme ¢a, et
elles deviennent de plus en plus petites et au fur et 4 mesure les
animaux sautent de |’une 41’autre pour survivre. C’est comme
s’il y avait un décor mobile tout le temps — mais pour I’avoir il
faut tourner pendant une certaine saison. Et on arrive 4 ceci : la
vie de la femme est encore en danger et il la laisse mourir. Parce
qu’il est honnéte et qu’il s’aime Jui-méme un petit peu plus. : ‘ aie "
Samuel! Fuller et un danseur pendant le tournage de House of Bamboo
Voila le film. C’est une histoire inhabituelle, trés différente de
ce que vous attendez : c’est ce que Zanuck aimait la-dedans. Ce
il m’a dit : tu ne peux pas t’adresser ailleurs parce que s'il y a
n’est pas le truc habituel : la fille qui dit au chasseur : ‘‘Je veux
cinquante compagnies d’assurances et qu’il y en a seulement
retrouver mon frére’’ ou son mari ou son amoureux, et ils tom-
une qui ne veut pas prendre de risques, les quarante-neuf autres
bent amoureux l’un de l’autre sur Ia piste. Et alors vous décou-
suivront. Il y en aura pas une pour dire ‘‘nous on est une orga-
vrez que c’est un brave type et que le mari est une mauviette,
nisation insensée et on va le faire’. Voila histoire de Tigrero.
etc. Rien de tout ca. Le tigrero est le symbole de l’égoisme du
monde, et ca, c’est honnéte.
On est donc revenu du Brésil avec tout ce matériel filmé... Les enfants, encore
Christa était trés en colére contre moi parce qu’elle voulait que Aprés j’ai eu un contrat pour faire un film en Angleterre
j’en fasse quelque chose, que je le monte et que j’y mette un avec les fréres Wolfe, John et James Wolfe, Romulus-Remus
commentaire pour le vendre a la télé, puisque il y a la des docu- Films. Jimmy Wolfe était venu parler 4 mon agent et m’avait
ments trés rares, trés trés durs. Du bon matériel. Des cérémo- donné un livre a lire. J’avais dit que je fe ferais. Mais avant
nies comme celle de [’initiation, quand un garcon devient un d’aller plus loin, je voulus faire ma propre enquéte sur le sujet
homme. J’en ai mis une partie dans Shock Corridor, mais vous du livre, qui était les enfants sourds et muets. Le livre s’appe-
n’avez pas idée de ce qui se passe. Quand le garcon a treize ans, lait ‘‘The Story of Esther Costello”’ et son auteur était Nicholas
on prend une grande écharde et on la passe en travers de son Montsarrat qui avait écrit un livre célébre dont on avait tiré un
sexe : ¢a, c’est pour commencer. Ils mettent des courroies film célébre : The Cruel Sea. Et ils avaient acheté son livre.
autour des testicules, ils les attachent et ils tirent. Aprés ils Jallai voir le Docteur Lowenthal, responsable pour le
prennent un peigne fait avec des dents de piranhas — j’en ai un Département d’Etat 4 Oakland des Enfants Sourds, Aveugles
ici — et ils le grattent. Et pendant qu’ils font ca, ils dansent — et Muets. D’abord, il ne voulait pas me parler, il me claque la
ils font cette danse que vous avez vu dans Shock Corridor — et porte au nez : il avait lu le livre ! Dans le livre, la fille, dix-sept
ils l’observent. Si le gosse bouge seulement un muscle, ils ou dix-huit ans, fait l'amour avec quelqu’un et ¢a lui restitue
recommencent la cérémonie et l’opération. Et jamais un enfant ses sens, etc. Et ce docteur était furieux 4 lidée qui si, avec le
n’a bronché — ils ne sont pas stupides. Les femmes subissent dur travail que les médecins faisaient... il suffisait de baiser
une épeuve encore pire. Ils prennent une branche de la taille pour ramener l’audition, la vision et la capacité de parler,
d’un pénis et is lui ramonent lintérieur. Is la maintiennent et pourquoi tout le monde ne baiserait-il pas avec tout le monde
la femme hurle tout ce qu’elle peut. Au méme moment on lui — ¢a serait formidable ! Bref, il pensait que le livre était une
introduit des aiguilles A travers les seins et tout ca pour l’intro- insulte. Pai quand méme vécu a l’hépital quinze jours et j’ai
duire a la féminité ! Ceci dit, c’est la seule chose cruelle que fait vécu avec un ‘‘chou’’ (cabbage). ILavait un ‘‘chou’’, un vrai —
cette tribu. Sinon c’est des gens formidables. trés rare. La plupart des enfants qui sont dans une institution
Done, on est revenus et la compagnie d’assurances a refusé comme celle-la sont nés avec deux infirmités — ils sont aveu-
d’assurer le film, 4 moins que je ne tourne avec mon équipe gles et sourds, ou sourds et muets. Un « chou », c’est l’enfant
dans un endroit situé & trente miles de Sao Paulo on il y a un qui est né aveugle, sourd et muet. Il est comme votre bureau —
espéce de zoo. Et ca, je ne pouvais pas le faire. Zanuck était il n’y a pas moyen de rentrer en contact avec lui. Impossible.
trés embété, surtout que quelqu’un lui dise of tourner un film L’enfant avait cing ou six ans, je dormais dans la méme cham-
— c'est la premiére fois que je l’ai vraiment vu en colére. Mais bre que lui et je l’observais.
ENTRETIEN AVEC SAMUEL FULLER

Ber ee cn ar
Samuel Fulter avec Stephen Spielberg sur le tournage de 7947 ou il interpréte le Samuel Fuller avec Lee Marwin pendant le tournage de The Big Red One
Tole d'un colonel

Done j’ai dit 4 mon agent « Quand j’en aurai fini avec ce travail que nous avons fait, vous le défaites. L’enfant, que ca
docteur 4 Oakland, je lui donnerai le traitement 4 lire, a lui et vous plaise ou non, sait que vous avez honte de lui et que vous
pas ala Romulus, et s’il est d’accord, j’écrirai le script ». Parce ne l’aimez pas. Ils sont horribles, complétement tordus menta-
qu’a travers lui je me trouvais confronté 4 quelque chose de lement, des @tres humains incapables. Laissez-les ». J’ai
merveilleux, de tragique et de dréle a fois... Cet homme, natu- entendu des méres et des péres dire : « Je vais vous dénoncer ».
rellement, gagne quelques dollars par semaine et il vit avec sa Il disait « Allez vous faire foutre ». Quel type, quel type 1 Un
femme dans une petite maison. Ses employés gagnent encore homme plein de tendresse.
moins que lui. Il faut qu’ils soient totalement dévoués a leur Donc j’ai écrit le traitement et il m’a donné son accord et j’ai
boulot a l’hépital. Pas question de demander une augmenta- signé le contrat avec eux. Je suis allé 4 Londres et mon direc-
tion ou quoi que ce soit. Il avait travaillé sur une petite fille de teur de production était Jack Clayton, le metteur en scéne — il
onze ans et il avait réussi a lui faire dire « Euhhh ! » Il mel’a me montra Londres. C’est un type merveilleux. J’écrivis le
fait écouter. Il était fou de joie et il a ouvert une bouteille pour script et je voulais une distribution trés spéciale pour ce film,
célébrer ca. Mais avec un « chou », c’est quasiment impossi- une distribution idéale pour moi: Trevor Howard et Celia
ble. Johnson dans un film intitulé Bréve rencontre. Eux pensaient a
Je lui avais demandé une chose. J’avais observé l’utilisation un couple de grosses vedettes américaines. Ils m’ont demandé
du langage par gestes, par le contact avec la paume de la main avant de partir de les rencontrer, Je les ai rencontrées : Davis,
— c’est comme ¢a qu’ils parlent. Je dis : « Est-ce que cette Shearer, Crawford. Toutes des femmes formidables, avec l’dge
petite fille peut avoir un cauchemar et dans ce cauchemar, est- qu’il fallait, mais ce n’était pas pour des actrices comme ca que
ce qu’elle parle avec les paumes de ses mains ? » Il dit : « Bien j’écrivais : c’était pour Celia Johnson ! Parce que je ne voulais
stir, vous avez raison, je vais me mettre a observer ca. Je n’ai pas du personnage typique de la fille agressive et efficace ! Ce
jamais dormi dans la méme chambre qu’elle — alors que fut notre premier désaccord.
depuis quinze jours, vous, vous l’avez fait ». Parce que pour Le second point de désaccord intervint 4 l’hdétel Monte
Venfant, il n’y a ni jour ni nuit. Pas de portes, tout est ouvert. Carlo. Entre les deux fréres Wolfe a propos d’une scéne oti la
Pas de corniches, tout est rembourré. Pas de fourchettes, pas ferme essaie d’entrer en contact avec cette fille et elles se bat-
de couteau, des cuilléres faites d’une matiére pliable que vous tent — ca prenait deux pages du script — et elles veulent se
pouvez tordre avec vos dents. Ils sont trés soigneux. II faut tuer. Et la fille ne sait méme pas que cette femme essaie de
vivre 1a pour voir toutes ces choses. Vaider. Et Jimmy Wolfe pensait que c’était trop violent.
J’étais 1a, je restais avec les enfants, je mangeais avec eux. C’était 1a qu’achoppait la discussion. Et je ne voulus pas me
Vous ne pouvez pas montrer ¢a dans un film, parce que si vous méler a ca. Je les aimais bien tous les deux, c’était des demi-
montrez de vrais enfants aveugles, il y a du pus qui sort de leurs fréres et ca ne m’intéressait pas de m’interposer entre deux fré-
yeux, un pouce et demi de mucus, et c’est rouge : il n’y a pas res, Si vous voulez savoir la vérité.
d’yeux. C’est horrible, horrible. Ce petit garcon a cété de qui je Alors, pendant cette discussion, je recois un coup de fil — on
dormais se levait au milieu de la nuit, suivait les murs 4 tatons était sur la plage, devant l’hdtel, donc on m’a apporté le télé-
et moi, je le suivais. Il connaissait le chemin de la cuisine. Et il phone — et c’était Zanuck. Il dit : « Vas-tu faire ce film ? » Je
savait ouvrir la porte du réfrigérateur et il mettait sa t@te a dis : « Non ». Iime dit : « Je t’avais prévenu, fils de pute, que
Vintérieur et il restait 14. Alors j’ai dit au docteur « Peut-étre tout ¢a finirait par une bagarre ». Ca, ils ne pouvaient pas
que le froid est bon pour son oreille, peut-étre que ¢a lui fait l’entendre. C’est vrai que Zanuck m’avait prévenu avant mon
mal», Ii dit « On y a pensé, mais non... ». départ : « C’est des types bien mais voyons, ils ne te compren-
Il alignait les enfants sur le toit et il se tenait d’un cdté de la dront pas ». Alors il me dit : « Es-tu prét a faire un autre film
file et vous de l’autre, et ils marchaient. Comme ils tombaient pour la Fox ? » Puisque j’avais un congé de six mois dans mon
du toit — il y avait trois étages — nous les attrapions au pas- contrat, je pouvais faire un film pour lui, ou pour n’importe
sage. Pour savoir s’ils avaient une idée de la hauteur. Cet qui. J’ai dit : « O.K. ».
homme était trés dur avec les enfants. Et il haissait les parents.
Us venaient, ils avaient honte de leurs enfants. Toutes les fois Propos recueillis par Bill Krohn et Barbara Frank
qu’ils venaient, il leur disait : « Ne venez pas, parce que tout le Traduits de 1’Américain par Serge Daney
ENTRETIEN AVEC GENE CORMAN
PAR OLIVIER ASSAYAS ET SERGE LE PERON

Dans la grande salle déserte du Palais des Festivals, au milieu de la


nuit précédant la premiére mondiale de The Big Red One, un homme a
patiemment visionné le film afin de vérifier la qualité de la projection
et de s’assurer que le projectionniste serait le lendemain familiarisé
avec le film et le marquage des bobines. C’était Gene Corman, le pro-
ducteur du film, et la présentation 4 Cannes de The Big Red One était
pour lui aussi Paboutissement d’années d’efforts, de travail passionné.
Tout le monde a salué le nouveau film de Samuel Fuller comme un
événement, comme le retour d’un grand cinéaste trop longtemps
absent. Plusieurs années de mépris critique et public se sont aussit6t
oblitérées dans les esprits. D’un coup, le cinéaste vulgaire devenait res-
pectable, auteur de série B un grand créateur du septiéme art. Tou-
chante métamorphose, espérons qu’elle ait pu faire oublier a Fuller les
vingt années ont if a été littéralement empéché de tourner @ Hollywood.
‘C'est que si une soirée suffit a retourner un public ou & remettre en
question les opinions de la critique, if faut bien plus que cela pour
modifier ne serait-ce que d’un centimétre les convictions d’un finan-
cier américain.
Et les convictions du financier étaient solidement braquées contre
Fuller en général et The Big Red One en particulier. Pour toute une Gene Corman Samuel Fuller
série de raisons, de son point de vue tout a fait valables. Un cinéaste
trop Ggé n’ayant pas tourné depuis fongtemps, un budget trap impor-
tant, un projet mille fois refusé par toutes les maisons de production, Le 19 mai 1980 4 l’hdtel Monfleury 4 Cannes.
un sujet démodé & Vheure du Vietnam.
C’est ce genre de handicaps qu’un homme comme Nicholas Ray Cahiers, Samuel Fuller voulait tourner The Big Red One depuis plus
n’est jamais parvenu a surmonter, Et il n’est pas le seul. Tous les vieux de vingt ans. Le projet s’est concrétisé grace & vous, Pourriez-vous
cinéastes trainent un projet mythique qu’ils s‘essaufflent @ tenter de nous dire commenti, au départ, vous vous étes trouvé associé @ cette
faire produire, restant cantonnés la plupart du temps dans les anti- entreprise ?
chambres ou sinon ayant droit aux hypocrites témoignages d’admira-
tion des executives que Vidée d’investir un centime n’aura pas effleu- Gene Corman. Je connaissais l’existence du projet depuis
rés. Or Samuel Fuller est parvenu @ mener son projet @ bien et semble @ toujours... Je connaissais Samuel Fuller... enfin... nous nous étions
prés de soixante-dix ans sur fe point, si tout se passe bien, d’entamer renconirés plusieurs fois. Mais A Hollywood, sur une période de vingt,
une nouvelle carriére. vingt-cing ans, on rencontre pratiquement tout le monde plusieurs
La place toute particuliére qu ‘I accupe dans la m.nythologie person- fois. Aprés on se prétend les meilleurs amis du monde. Bien sir, c’est
nelle des nouveaux cinéastes américains y est bien stir pour beaucoup. faux... Bon... quand Lorimar m’a appelé... quand ils m’ont proposé
Par exemple, Scorsese et Bogdanovich l’ont beaucoup aidé. Mais’il de rencontrer Samuel Fuller... de produire The Big Red One... je suis
demeure que V’dément capital a &é sa rencontre avec Gene Corman. tombé des nues... Jeleur ai demandé: « Mais vous étes bien sir que ca
Sa part dans |’existence de The Big Red One est fondamentale. Gene n’a pas déja été tourné ? » Ca faisait si longtemps... Evidemment
Corman est un producteur unanimement respecté, qui a derriére lui le j'étais ravi que le film n’ait jamais été fait. On ne vous appelle pas tous
type de carriére propre @ tranquilliser les financiers les plus méfiants. les jours pour vous demander d@’aider 4 monter l’autobiographie d’un
Avec un mélange typiquement californien de sentimentalité et de prag- homme comme Fuller...
matisme ti a saisi toute Vimportance Gun cinéaste comme Fuller et,
spécialiste des films de guerre, il a mis tout son prestige dans l’opéra- Cahiers. Quel a été au juste le réle de Peter Bogdanovich dans la
tion. Hf faltait au moins cela. Avec patience il est parvenu a trouver genése du projet ?
avec Fuller le dialogue nécessaire pour donner une optique réaliste a
un projet démesuré. En d’autres termes il a rectifié la trajectoire suici- Gene Corman. La premiére fois que Peter est venu en Californie,
daire d'un cinéaste s'acharnant & mettre sur pieds un film trop cher. e’était en tant que journaliste. Il venait interviewer Sam, et ill’a immé-
Toute la compétence de Corman n’a pas été de trop au service d'un diatement aimé... adoré... et il en a découlé une longue amitié. Je sais
projet que seules ses astuces de production ont permis de faire décol- qu’a une période Peter a voulu produire The Big Red One. C’est lui
ler. Les financiers ont réellement commencé @ s’intéresser ad The Big qui a apporté le script chez Lorimar. Ca les intéressait mais, pour des
Red One forsque Corman est venu leur présenter un budget bien en raisons qui leur sont propres, il était exclu qu’ils le fassent avec Peter.
dessous des prévisions avec lequel il leur promettait de réaliser un film C’est pour ca qu’ils m’ont appelé. La-dessus, par hasard... par
plus grand que le projet initial. Il faut également se garder de mésesti- chance... mon frére, Roger Corman, a engagé Bogdanovich pour
mer la place qu’a eue l’idée d’utiliser pour la premiére fois les trés éco- tourner Saint Jack et tout a été pour le mieux. J’ai pu aider Sam, res-
nomiques possibilités de tournage en Israél dans {’existence du fitm tel tructurer le projet, tandis que mon frére donnait la possibilité 4 Peter
que nous pouvons aujourd’hui le voir. de tourner un film.
Fuller avait fondamentalement besoin d’un homme comme lui, apte
4 éire Vinterpréte entre son langage et celui de ses producteurs. Gene Cahiers. A votre avis, pourquoi le film a-t-il mis si longtemps @ trou-
Corman parle avec passion de son expérience, de ses authentiques rap- ver une production ?
ports affectifs avec Samuel Fuller. Tous les deux ont su rétabiir dans
Vélaboration de The Big Red-One /’indispensable dialectique entre Gene Corman. Je crois qu’avant de me rencontrer, Sam a dii faire
producteur et réalisateur, élément Jondamental du cinéma classique. face 4 deux types d’obstacles. D’abord lorsqu’un scénario a tellement
Du cinéma tout court. Or a trop souvent tendance @ l’oublier. O.A circulé, pendant si longtemps, a été refusé par de nombreux studios, la
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premiére réaction des producteurs est de se méfier... C’est comme hommes. Jamais les masses de cadavres n’avaient été prévues... j’ai
Gauguin, combien de tableaux est-ce qu’il a vendus de son vivant ? pourtant pensé que si ce film devait tre une célébration de la vie, nous
C’est simplement qu’on ne le comprenait pas... L’autre obstacle, le ne devions pas cacher le contrepoint, la mort. Pour montrer la force
budget. Ca sembiait devoir cofiter une fortune, et ga, ca a absolument nécessaire 4 rester vivant, a sauver une vie, i] faut aussi montrer le
terrorisé tout le monde. Bon... Je rencontre Sam, il me donne le mépris qw7il y a pour ta vie dans ja guerre.
script... je le lis... et c’était fabuleux... vous vous rendez compte du C’est donc un film plus important que prévu que j’ai commencé 4
nombre de scripts qu’un producteur recoit... il n’y a méme plus moyen organiser. Et l’argent a commencé 4 rentrer. Parce que quand j’ai dit
de les lire... je vais étre trés honnéte... je n’ai pas de lecteur... j’essaye que je pouvais tourner le film ainsi, avec Sam, mon passé prouvait que
de tout faire moi-méme, et je lis peut-ére les dix ou quinze premiéres c’est bien comme cela que ¢a se passerait et il n’y a pas ev de discus-
pages et puis les dix, quinze derniéres. Et seulement 4 ce moment-la, si sion. Nous avions alors créé le sentiment de confiance qui nous a per-
ce que j’ai lu m’intéresse, je décide de lire le script entier. De toute mis dés lors d’aller de Pavant.
maniére un texte de Sam, je l’aurais lu intégralement... Mais je ne
m/’attendais en tout cas pas 4 trouver le portrait aussi complet d’un Cahiers. Que/ type de collaboration avez-vous eue avec Samuel Ful-
homme, couché Ja sur le papier. Et j’ai saisi qu’il s’agissait pour moi ler, et comment avez-vous abordé les divers problémes posés par le
de le comprendre, lui... plutét que pour lui de comprendre mes problé- tournage du film ?
mes de producteur. A partir de 1a nos relations ont été excellentes. Je
me souviens de notre premiére conversation... et Sam n’a pas changé Gene Corman. Dai commencé par poser devant Sam les problémes
d’un iota depuis... c’est l’8tre humain le plus ouvert, le plus expansif, pratiques les plus urgents... le scénario était trop long, il était impossi-
le plus enthousiaste, le plus capable d’émerveillement qu’il m’ait été ble en un seul film de réunir les différents épisodes écrits... et Sam
donné de rencontrer. tenait beaucoup a chroniquer toute l’histoire du Big Red One... Alors
je lui ai dit que si c’était ce qu’il voulait absolument, d’accord... mais
Cahiers. Pourquoi est-ce @ vous que Lorimar a fait appel pour pro- il faudrait reconsidérer avec réalisme le projet en fonction de ce
duire The Big Red One ? désir... Commencer d’abord par trouver les personnages.,. Lee Mar-
vin... Puis réfiéchissons, quelles sont les séquences les plus mémora-
Gene Corman. J’ai toujours été un peu un spécialiste des films de bles... Pour toi... Pour moi.., Réunissons-les, voila le film. C’était une
guerre... J’avais produit Tobrouk avec Rock Hudson, d’autres films question de rendre le projet 4 ses justes proportions. Vous comprenez,
avec George Peppard, Charles Bronson, Tony Curtis, Raf Vallone, Guernica est un chef-d’ceuvre, mais je ne pourrais pas l’accrocher
Sylversier Stallone... J’ai acquis une grande compétence pour ce type dans mon salon... Au cinéma on est trés dépendant de considérations
de films qui nécessitent des tournages internationaux. matérielles... Parlez avec un exploitant... si le film fait plus de deux
heures, i] y a une séance de moins, le film n’est plus rentable, il perd de
Cahiers. On connait depuis longtemps les rapports problématiques Vargent. Je crois que personne n’avait eu la patience et l’honnéteté
qu’entretient Samuel Fuller avec Hollywood. Quelles sont les raisons d’expliquer clairement ces choses 4 Sam... J'ai pu me le permettre
pour lesquelles i n’a pas pu y travailler pendant si longtemps ? grace aux excellents rapports que nous avons toujours entretenus...
Nous avons préparé ce film comme une bataille... C’étaient les prépa-
Gene Corman. Je pense que dans ce cas précis, c’est l’importance du ratifs du débarquement... Sam avait fait des repérages de son cété il y
budget qui a créé une situation de blocage. Les maisons de production a longtemps, en Yougoslavie. Lors de notre premiére entrevue il m’a
craignaient de confier une somme trop importante 4 Sam. Et puis il montré les photos. Il en avait... je ne sais pas... cent cinquante.., Bon.
faut aussi faire la part du découragement... On a tellement parlé de ce La Yougoslavie. J’ai été le premier a avoir |’idée de tourner 1a-bas...
projet, fla été si souvent rejeté qu’au bout d’un moment je comprends C’était il y a plus de quinze ans, j’y ai fait un film qui s’appelait Secret
qu’on baisse les bras. Moi-méme j’aurais été découragé... alors je Invasion... J’ai tout de suite su que ce n’était absolument pas le lieu
comprends que ¢a ait découragé Sam de ne pas parvenir au travers des qu’il nous fallait... Pas moyen de restituer l'Afrique du Nord... ou
années 4 trouver plus d’écho a son travail... Personnellement, je Omaha... péniblement la Sicile. Le film tourné en Yougoslavie n’était
regrette de ne pas avoir rencontré Sam a cette époque... Je n’arrive pas pas viable.
& comprendre qu’il ait pu avoir une si longue période de disgrace... J’ai alors parlé d’Israél a Sam... Comparez Israél et la Californie,
Peut-étre est-ce un probléme de communication. En tout cas je suis vous verrez, la topographie est tout a fait semblable. [ly ala mer, ily a
heureux de avoir rencontré, que nous soyons devenus amis, et que les plages, il y a le soleil... ¢a c’est capital. On y est allé durant
jJ’aie eu la possibilité de faire ce film avec lui... Pautomne/hiver 1977. Je lui ai montré les décors. Il a été immédiate-
Une chose qui a joué peut-étre en sa défaveur, c’est qu’aujourd’hui ment conquis.
& Hollywood la vieille génération de producteurs n’est plus 1a et que les Cahiers. Vous avez recu en Israél un appui considérable. Est-ce
jeunes n’ont pas eu pour Sam Je respect et la patience qu’il mérite. parce qu'ils espérent attirer d’autres importantes productions améri-
caines ?
(Samuel Fuller qui était assis un peu plus loin au bord de la piscine de
Phétel et qui n’avait pas suivi notre conservation s’approche en com- Gene Corman. Oui. Bien stir. Nous sommes d’ailleurs le premier
pagnie de son épouse, Christa Lang, et de sa fille Samantha). film a avoir le soutien de l’'armée. Quand je dis le soutien de V’armée,
Samuel Fuller. Ne l’écoutez pas, tout ce qu’il peut vous raconter est ce n’est pas qu’ils nous aient prété des soldats. Les soldats sont 1a pour
largement exagéré... Venez plutét... On va faire la photo avec Christa défendre le pays, pas pour rire... Mais nous avons été les premiers a
et Samantha... obtenir le prét de tanks, de péniches de débarquement, de half-tracks.
Vous savez que nous avons fait entrer en Israél plus de munitions et
Plus tard, une fois la photo prise... d’explosifs que n’a jamais révé ’OLP... ¢a n’a pas été simple... Le
jour ot ’avion cargo a atterri 4 1’aéroport Ben Gourion... vous auriez
Cahiers. Vous nous parliez des problémes de Samuel Fuller avec les cru que c’était Sadate qui était revenu...
maisons de production...
Cahiers. Vous pensez que d’autres films seront tournés la-bas, a pré-
Gene Corman. Oui... Organiser la production de The Big Red Onea sent ?
été un mariage de compréhension et de compétence... II s’est agi de
donner 4 Sam l’affection.,. le support... le soutien, dont il a besoin. Gene Corman, C’est évident. La grande force d’Israél est d’étre bon
Vai mis tout mon crédit dans la balance... les financiers du film con- marché, The Big Red' One n’est pas un film cher. I] nous est revenu a
naissaient ma réputation, Je n’ai jamais... jamais... dépassé le budget moins de cing millions de dollars. Au total. L’autre soir aprés la pro-
sur un tournage. Je ne suis pas fier de tous les films auxquels j’ai parti- jection au Palais des Festivals, un impresario trés connu m’a dit qu’a
cipé, mais lorsque je dois faire un film et que j’établis le budget, per- son avis le film avait, cofité quatorze millions de dollars. Israél est un
sonne ne remet ce budget en question. Aussi lorsque j’ai montré que excellent lieu de tournage. Ils ont un trés bon laboratoire... du soleil...
j’étais capable de prendre ce film en main et avec moins d’argent le un main d’ceuvre trég consciencieuse, chose extrémenent rare, et je
rendre encore plus spectaculaire que Sam ne V’avait prévu, on m’a parle d’exptrience... d’excellents techniciens... Le directeur de la
écouté. Au départ il n’y avait pas de tanks dans le film... pas de péni- photo par exemple. Crest moi qui l’ai présenté 4 Sam. Il n’avait jamais
ches de débarquement... pas de half-tracks. Que du bruit et quelques travaillé sur une production internationale auparavant. J'avais vu
46 ENTRETIEN AVEC GENE CORMAN
soir. Alors Lorimar a réuni une cinquantaine des exploitants améri-
cains les plus importants et leur a projeté The Big Red One simultané-
ment avec la projection du Palais, le 16 mai. Et leur réaction a été une
des meilieures jamais enregistrées par United Artists qui distribuent le
film 1a-bas, Ils ont compris le film, tout ce que nous avons essayé de
dire... l’antimilitarisme.., la célébration de l’esprit humain... et par
dessus tout ils ont estimé qu’il s’agissait du meilleur film de Fuller.
Encore que ces gens n’aient jamais été impliqués que dans des ressor-
ties de films de Sam. Tout le monde était trés excité. C’est qu’en Amé-
rique aujourd’hui, il ne suffit plus de faire un film d’action ou un film
‘de guerre. Il faut que ce soit une histoire humaine. Regardez Kramer
Vs. Kramer... C’est simplement une histoire humaine. Regardez Man-
hation... Regardez Annie Hall...

Cahiers. Vous avez des projets avec Samuel Fuller ?

Gene Corman. Sam et moi préparons un film traitant de la campagne


d’Afrique du Nord... Nous avons également en projet avec Lorimar,
une histoire qui aurait pour toile de fond l’insurrection 4 Cuba lorsque
Castro a renversé Battista. Nous sommes en pourparlers avec eux en ce
moment. Personnellement je vais produire un film au Canada 4 Ia fin
2 ‘ du mois de juillet. C’est une histoire trés humaine, d’aprés un chan-
Le Général Buchanan et fe Général Terry Aifen de la « Big Red One » découpent teur américain, Tom Sullivan... c’est histoire d’un aveugle. Ca
devant Samuel Fuller le gateau symbolique pour tui souhaiter bonne chance
dans la réalisation de son film The Big Red One en 1957 s’appelle If You Could See... What I Hear. Je compte beaucoup sur ce
film.
deux de ses films. Je les ai fait projeter 4 Sam. Il les a trouvés de tout
premier ordre. D’ailleurs il suffit de voir son travail sur The Big Red Cahiers. I! existe une version longue de The Big Red One. Pourriez-
One. Nous n’avons amené avec nous que trés peu de techniciens... sur- vous nous en parler ?
tout les responsables des effets spéciaux.
Gene Corman. La version longue est un développement de ce que
Cahiers. L’ingénieur du son était également israélien ? vous avez vu. Quand je dis développement, il s’agit surtout du renfor-
cement de certains personnages. Mais ce n’est jamais indispensable.
Gene Corman. L’ingénieur du son était anglais mais toute son Ainsi une scéne que nous avons eu beaucoup de mal 4 couper se dérou-
équipe était israélienne... I] n’y avait pas plus d’une demi-douzaine lait en Irlande devant un des plus beaux chateaux du pays, Christa, la
d’Américains. Mais Sam et moi travaillions comme deux douzaines femme de Sam, y faisait méme une apparition. Je dois dire que c’était
d’Ameéricains, Un autre avantage c’est que les Israéliens sont bilin- une de mes séquences favorites; mais elle ne faisait pas progresser suf-
gues, ce qui pour nous est fondamental puisque les Américains ne le fisamment le récit et nous devions faire des coupes afin de donner au
sont pratiquement jamais. Ceci dit, on ne pourrait pas tourner la-bas film une durée raisonnable. Parce que nous ne souffrons pas... ou plu-
trois films comme Ye Big Red One en méme temps... Impossible. tét nous n’avons pas les avantages d’un film duquel chacun sait qu’ila
Mais si vous préparez trés soigneusement... D’ailleurs la raison pour cofité 25 millions de dollars et pour lequel l’exploitant a été prédisposé
laquelle ce film-ci est un succés... enfin, si c’est un succés... je dis que & accepter une durée de trois heures. Nous avons dii tailler dans The
c’est un succés parce que nous sommes ici, 4 Cannes... Done, si c’est Big Red One, mais A présent je n’ai qu’une seule crainte, c’est que 1a
un succés c’est parce que le travail de pré-production a été excessive- méme chose se produise avec le chef-d’ceuvre de Kurosawa pour le
ment soigné. Sam et moi étions sur place trois mois avant Ie tournage. rendre plus commercial... c’est trés... trés,.. difficile. C’est étonnant
Nous avons tout mis au point. Aussi dés que l’équipe a été réunie, tout comme ce festival a réuni deux des plus illustres vieillards du cinéma
était en place, chacun savait ce qu’il avait a faire. mondial, Sam Fuller et Kurosawa... et ils ont tous deux fait le film
somme de leur carriére.
Cahiers. Revenons @ votre collaboration avec Samuel Fuller.
Cahiers. A-t-on une chance de jamais voir cette version longue ?
Gene Corman. Ce film est un film de Samuel Fuller, mais un peu
différent, Peut-étre parce qu’il y a toujours avantage 4 avoir opinion Gene Corman. Mon idée était — et encore une fois, il est encore trop
dune autre personne, I est trés difficile de produire, écrire, et réaliser. t&t pour en parler — d’en faire un film en deux parties pour Ia télévi-
Vraiment. Jamais je n’entreprendrais une chose pareille. Si je devais sion. Nous rétablirions a cet effet la version longue.
réaliser un film... et il m’est arrivé de réaliser... lorsque le réalisateur
tombe malade par exemple... ou bien j’ai dirigé des deuxiémes équi- Cahiers. Combien dure-t-elle au juste ?
pes. Eh bien, si je devais faire cela, je ne serais pas mon propre pro-
ducteur. C’est trop difficile. Peut-étre ce film a-t-il air un peu diffé- Gene Corman. Autour de quatre heures. Trois heures quarante ou
rent de ce que fait Sam 4 l’ordinaire parce qu’il m’a fait confiance. quatre heures... Je ne sais pas encore. Mais il y aura de de quoi faire
Nous nous sommes soutenus mutuellement, Nous avons cumulé nos deux films... Deux soirées consécutives a la télévision américaine...
apporis respectifs. Sam savait que mes interventions étaient toujours C’est ce qu’ils ont fait pour The Godfather J et [et ca.a trés bien mar-~
un point positif pour le film. Aussi y avait-il un respect mutuel né des ché, Mais pour I’instant ce n’est qu’une possibilité.
excellentes relations que nous avons pu avoir. Et ces choses-la passent
al’écran. Toujours. Cahiers, Et pensez-vous gue nous pourrons la voir en salle ?

Cahiers. La premiére mondiale du film a eu lieu avant-hier, ici, a Gene Corman. Peut-étre dans quelques salles soigneusement choi-
Cannes. Pourriez-vous nous dire le type de réactions que vous avez sies. Mais pour l’instant nous nous préoccupons surtout de viser un
eues ? Notamment de la part des acheteurs. Vous leur proposez tout suecés qui toucherait le public le plus large possible. La-dessus, en
de méme un film inattendu. Trés différent des films de guerre récents aucune facon le film n’a souffert des coupes. C’est simplement que
basés sur la guerre du Vietnam... pour une fois, sur un film, nous avons réuni trop de bon matériel. Ceci
dit, je dois ajouter que pratiquement toutes les combinaisons des nom-
Gene Corman. Ce qui s’est produit, c’est que j’avais fait un accord breuses séquences que nous avons filmées auraient abouti 4 un résultat
avec Merv Adamson, le directeur de Lorimar. Un type trés compré- fort proche du film que nous avons la chance d’avoir avec nous ici.
hensif, trés intelligent. Une fois que je lui ai livré le produit terminé et
que nous avons été invités 4 Cannes, nous avons décidé de ne faire Propos recueillis par Olivier Assayas et Serge Le Péron.
aucune projection pour les exploitants avant Ia premiére de I’autre Traduction et mise en forme Olivier Assayas,
ALFRED HITCHCOCK

Sur le tournage de Strangers on a train.

Alfred Hitchcock est mort le 29 avril 1980, alors que se déroulaient 4 Rome, organisés par la région Lazio et la
revue Filmecritica, une rétrospective de ses films et un colloque. A cet hommage, auquel participaient de nombreux
critiques (dont Bonitzer et Narboni pour les Cahiers) étaient également présents les acteurs Tippi Hedren et Farley
Granger, le scénariste de North by Northwest et de Family Plot Ernest Lehman, et l’assistante personnelle
d’Hitchcock Peggy Robertson. Cette manifestation d’envergure témoigne a ]’évidence (au méme titre que le succés
public des hommages rendus au ciréaste par la Cinémathéque francaise 4 Cannes, puis il y a quelques semaines &
Paris) du regain d’intérét — ou de la découverte éblouie par les jeunes cinéphiles — dont fait aujourd’hui Pobjet
celui que les Cahiers ont salué trés t6t. Pour la maitrise de son art et les sortiléges de sa mise en scéne, mais aussi, et
alors 4 contre-courant, pour sa profondeur. Au point que le qualificatif d’hitchcocko-hawksien a pu un temps étre
sevendiqué comme un embléme et presque se confondre avec la ‘“‘politique des auteurs’’. Un prochain numéro
spécial de notre revue sera consacré 4 Alfred Hitchcock.
Les Cahiers
CRITIQUE

MON ONCLE D’AMERIQUE - émetteurs-récepteurs de partout et de nulle part, et néanmoins


satellisés par Etat. La culture néo-populiste, qui forge ses
(ALAIN RESNAIS) armes dans la publicité, n’emprunte plus aux images que leur
pouvoir mimétique. A V’occasion, elle arrange des tableaux
« historiques » qui redoublent le délire transhistorique de
PEtat. Vous étes nés comédiens a l’époque de Louis XIV,
Le film d’Alain Resnais, je ne sais au juste quoi en penser, notables sous la III République. Avec un peu de chance, vous
mais au moins qu’il agite beaucoup de choses touchant 4 une pouvez méme naitre en musique, au temps de Mozart. Dans
question qu’on n’ose plus se poser : qu’est-ce qu’étre fran- tout cela se profile l’impératif de ressembler & quelque chose,
gais ? Et qu’il fait persister, contre des préjugés, des irritations, de faire foule sur des fantémes d’histoire de France, dans un
de l’ennui aussi (a cause de ce bizarre mixage de fiction sociolo- thédtre culturel fantoche. Et surtaut, sachez bien, c’est l’argu-
gique, de thése scientifique, d’inserts d’ancien cinéma), un ment massif de ce néo-populisme, que si vous souffrez de trou-
pouvoir d’imagination tout 4 fait disproportionné 4 ce scéna- bles d’identité, c’est la faute de l’ Amérique. I] convient donc de
rio : rien, de ce tableau de société plutét sombre, de cette trancher une incertaine dissemblance d’avec cette chose-la,
« lecon d’histoire » pessimiste et de cette comédie a la fran- c’est-A-dire d’arréter ce par quoi, dans une époque d’identité
caise, ne prend vraiment. Le pouvoir du film est ailleurs. Il ne incertaine dans le social, l’afflux des images, des scénarios
se joue pas exactement dans un « contenu » (de scénario, empruntés 4 l’Amérique, suscite de tourbillon. Cela, cette
encore moins de thése), mais dans les espaces et Jes durées qu’il « chora » ot tourbillonnent, se défont et s’irradient des identi-
invente, entre ce scénario 4 intrications et a paralléles, et une tés fragmentaires, des hybridités, c’est ce qui, dans le cinéma et
distance qui semble le filmer comme de la science fiction. Mais les media, en France, dans cette culture néo-populiste, ne doit
dans une peur, un ciel de plomb que la science-fiction ne con- absolument pas avoir son lieu. Son lieu multiple, elle l’a tout de
nait guére. Ce scénario déplace en lui toute une époque de lim- méme ailleurs. D’oti ce fantasme, manipulé par les politiques,
bes, des masses d’images, de latences, de silences oppressants, réactivé par les media et cette nouvelle culture, selon quoi
dans une étrange machine de cinéma qui filme une humanité l’Amérique nous vampirise. C’est une Mauvaise Mére, il faut
encore trés familiére, mais qui déja ne ressemble plus qu’a s’en expulser, V’abjecter. Par un contréle renforcé des inven-~
Vhorreur de son avenir, dans la projection rétroactive d’un tions culturelles, et surtout des flux monétaires, puisque toute
passé affluant dans ces images grises, ces photographies. fuite, selon ce fantasme, ne peut que renforcer |’influence du
Cadrer ce film a distance de constat sociologique (la crise des vampire.
cadres dans cette phase de mutation du capitalisme) serait aussi Quelqu’un, dans Mon Oncle d’Amérique (1e titre fait allu-
insuffisant que de le réduire 4 sa moralité scientifique (nos sion 4 un personnage obscur dont on ne sait s’il est mort, la-
comportements de concurrence et de domination ruinent la bas, riche ou misérable), dit : « l’Amérique n’existe pas ». Il
santé). S’il ressemble, encore une fois, A de la science-fiction, ajoute : « d’ailleurs, j’y ai vécu ». C’est le nouveau cadre
c’est par son pouvoir de démontrer (je ne vois pas en lui d’autre industriel. Pas exactement un cynique, c’est un obsédé du pou-~
lecon), dans un scénario de société contemporaine, que ses voir de l’argent. I] n’a aucune distance, malgré sa nonchalance
constructions d’espaces et de durées sont capables de donner a feinte, ace qui lui permet de vérifier coup aprés coup, dans une
imaginer un temps et une géographie qui peut représenter, avec compulsion féroce et mortifére, le prestige et le pouvoir que lui
cet horizon muré et ce passé gris, un monde surtout trés lacu- confére cette chose étrange. En Amérique, l’argent sert encore
4 imaginer, 4 inventer, et voyage encore sur la durée de ces
naire, une deshérence sur quoi pése I’horreur des limbes, du
inventions. If sert encore 4 créer des choses et des personnes,
passé, de l’avenir, que font a cette humanité une histoire
C’est un semen, un mana. Autre chose donc que l’obscéne
aujourd’hui inimaginable. d’une comptabilité et qu’un « fétiche ».

La Mauvaise Mére Amérique L’Est 4 venir


Que Vhistoire en France soit aujourd’hui inimaginable, L’Amérique est tout 4 fait absente du film de Resnais,
quantité de scénarios réels le démontrent, et les discours politi- absente lourdement. L’horreur de ses limbes, c’est encore la
ques le confirment. Les media transforment tout un chacun en barbarie néo-capitaliste dont la faute revient 41’ Amérique. Le
MON ONCLE D’AMERIQUE 49
Mimesis animaliére burlesque
Aussi bien, cette thése scientifique (dont je ne discuterai pas
la généralité) et cet humour animalier qui viennent s’incruster
dans le film, il est possible, en les dramatisant un peu et en les
déminiaturisant, de leur donner un sens qui n’est pas tellement
drdle. C’est un supplément de scéne ot les personnages ne se
voient pas, mais dans lequel ils sont néanmoins visibles autre-
ment que dans ce drame et ces limbes oppressantes, sur la por-
tée d’un fantasme de changement du corps de cette humanité
(un fantasme qui est par ailleurs argument de départ des films
de science-fiction), par rapport a quoi ils font figure de reve-
nants d’un autre age. JI y a dans ce film au moins deux films,
mal mixés, une greffe qui ne prend pas, mais qui tient tout de
méme a une nécessité. Ce scénario, qui est assez proche de Pia-
lat, par exemple (il ne s’agit plus de passer son bac, mais des
caps tout aussi difficiles), Resnais l’a voulu transposé dans un
film qui concurrence le cinéma francais ordinaire (sociologi-
Mon oncle d’Amérique d’A. Resnais que, de gauche, populiste) sur son terrain. Un terrain qui n’est
pas le sien, parce qu’intimement, Resnais est un cinéaste qui ne
peut rien créer sans le relais d’un véritable travail d’écriture
seul personnage en qui quelque chose de 1’ Amérique pourrait (Marguerite Duras pour Hiroshima mon amour, Jean Cayrol
étre imaginable autrement que réactivement, c’est Janine Gar- pour Muriel, de loin ses deux meilleurs films), un scénario
nier. Mais c’est aussi, dans sa fuite perpétuelle en avant, une d’écriture qui force son style 4 bouger, 4 inventer des volumes,
femme qui, plus le film avance dans le vide devant elle, se met 4 des profondeurs de fiction, 14 of il a tendance a se tenir dans la
ressembler a la photographe de L’Homme de Marbre, a fascination de [’effet-photographiquée, des repérages, des
Krystyna Janda dont Godard disait qu’elle jouait « comme durées obsédantes. Dans Hiroshima (l’admirable début), les
dans un mauvais réve d’Octobre », et que c’étaient « les aven- images étaient, dans leur spectralité photographique faible-
ment animées, celles d’un monde stupéfait, donné A voir
tures de Janet Leigh dans l’ancienne propriété privée de Joe
Staline ». Je crois que s’il n’y avait pas, dans le film de Res- comme les limbes d’une époque incertainement passée ou A
nais, cette femme qui s’obstine 4 avancer dans un autre mau- venir de tout monde possible. Et tout cela passait, se multi-
vais réve, avec un reste d’utopie communautaire, ce luxe d’un pliait, se divisait, sur la portée de la musique et des voix, sur
travail autrefois partagé, au théatre, et surtout son savoir sur la leurs arguments de mémoire, d’endurance et d’oubli du temps.
mort et son exigence de vérité, s’il n’y avait pas en elle ce reste - Dans un volume d’écoute nouveau qui faisait vaciller et vibrer
cette spectralité et ces durées.
de violence qui excéde, chez les hommes qu’elle rencontre, le
théatre figé de leurs passions, de leurs enfermements et de leurs Dans Mon Oncle d’Amérique, 4 cause de cette absence de
préjugés, nous serions déja, dans Mon Oncle d’Amérique, du facteur esthétique (et pas seulement), d’indifférence, j’ai le sen-
cété de l’Est, chez des gestionnaires de démocraties populaires. timent pénible d’étre coincé entre ce scénario et ces limbes éga-
Janine Garnier, dans sa folle exigence de vérité, est ce person- lement pesants, et cette avant-scéne, ’avant-corps de sens de
nage qui nous dit que ces cadres frangais, catholiques, provin- cette mimesis animale burlesque. Comme si les personnages
ciaux, en mal de pater-maternage, sont les piliers de notre Est 4 étaient rappliqués en masse dans quelque chose qui ressemble a
venir. « Cessez de jouer la comédie », dit-elle 4 René Rague- un dessin animé ou 4 un documentaire des pays de |’Est ! Un
neau, quand il revendique, auprés du néo-cadre, le privilége corps de sens moralisé, infantilisé, amnésique, une humanité
paternaliste du temps des anciens. Il apprend a ses dépens que saisie, enkystée dans cette prescription mimétique. Un rassem-
son monde n’existe plus, elle, avec son masque parfait, tragi- blement de ressemblances qui est tout l’idéal de la culture néo-
que, lui dit que l’horreur esi la, et qu’il faut s’en accommoder populiste. Une sorte d’énorme lapsus, au prix de quoi le film
pour survivre. voudrait rassurer son public ? Je ne sais pas.
Ce n’est pas explicite, mais i] souffle dans ce film un certain
Reste la machine du film, ses espaces, ses durées et ses per-
vent d’horreur de l’Quest qui déja, pense a s’amortir dans des
sonnages qui apportent avec eux autre chose que leurs destinées
voeux, des espoirs, des images qui nous viennent de Est. Dans
individuelles. René Ragueneau déplace avec lui, de la campa-
Vimagination commune des Fran¢ais, c’est a 1’Est, et nulle part
gne a ville, de l’entreprise patriarcale au néo-capitalisme, une
ailleurs, qu’existent des populations tranquilles, pater-
population rurale qui ne cesse d’émigrer, des habitudes, des
maternées, bien assises en haut et gentiment humoristiques en
croyances, des préjugés que le film heurte, effondre, mais sur-
bas. Pour beaucoup, il y a sGrement un réel bonheur de vivre.
tout distribue dans une pluralité de situations qui font qu’a
Ce qui, dans le film, rétroagit et s’anticipe, c’est un peu ce
chaque fois, ce n’est pas un type social, une position de classe,
par quoi, dans cette période d’irrésolution historique qui leste
ni tout a fait un acquis, ou une mémoire, qui se confirment,
le passé et l’avenir d’un tel poids (le fascisme, Vichy, les guer-
mais une étoffe plus subtile. II n’est pas le méme, par exemple,
res civiles, etc., tout ce dont le cinéma de Resnais est hanté), la
quand il parle au jeune qu’il embauche et a ses patrons. I] n’est
barbarie importée de 1’Ouest, dans la phase de transition capi-
pas assez loin de son origine, de son enfance, pour étre identi-
taliste commencée aprés la guerre, sur un territoire ravagé,
que a sa fonction. Il est tant6t trop proche d’un reste de frater-
dans ses structures traditionnelies et dans sa culture (autant que
nité, tant6t trop pris dans un impératif d’obéissance, et en
LPAllemagne, et bien plus que l’Italie), commence a s’abréagir
méme temps, il s’en veut, il voudrait se rebeller. Et aussi,
dans des transferts d’idéaux a la mesure d’une société dont les
comme tous les autres, i] n’a aucune faculté de se retirer dans
hétérogénéités autrefois agissantes, dans des scénarios politi-
un silence, une solitude. Il est trop peuplé, il est incapable de se
ques de'luttes de classes, ne sont absolument plus des facteurs
dépeupler de lui-méme.
actifs de transformation, et dans des reports d’identités territo-
riales ot Ja matrice étatique encore toute-puissante ne cesse de Chaque personnage, dans la durée du film, finit par ressem-
rebaliser tous ses terrains. bler a ces récits interminables qu’on méne sur des gens pour qui
CRITIQUE

Mon onele o’Amérique d'Alain Resnais

on éprouve des sentiments mélés d’affection, de haine, de rien sinon qu’elle arréte en lui une déshérence, le fait d’arriver
souci, d’incompréhension, mais en qui persiste ce qui fait le quelque part, peut-étre méme écrire, et aussi bien, formule,
prix d’une humanité singuliére. Je n’arrive pas 4 me désintéres- dans son chantage 4 mort exercé sur l’autre femme, une part de
ser de ces personnages dont aucun ne m’a pleinement habité, sa vérité a lui. Arlette Le Gall est le personnage du film 4 vou-
séduit ou enthousiasmé, 4 proportion de ce qu’ils portent en loir absolument quelque chose, et sait le moyen de Il’obtenir.
eux, non pas tant de sentiments, de désirs ni de traits typiques, Lui, il est perdu dans le cours incertain du temps, entre cette fle
que de virtuatités inespérées ott se représente pour moi, néces- de l’enfance, du grand’pére, et ces foyers ‘déserts, cet apparte-
sairement, quelque chose qui tient, plus qu’A une probable ment et cette villa of aucune famille n’est imaginable. Et cette
identité ou a un affect raisonnable, a cette identité incertaine femme terriblement fidéle, criminelle, est toujours 1a, elle ne
qui les délégue encore, hors d’eux-mémes, hors de ce scénario, bouge pas. Cette déshérence et cet enfer « bourgeois », dont le
vers un reste, un espoir de violence et de vérité particuliére. seénario accroche au passage quelques vérités briilantes sur le
Le travail généalogique de construction, 4 ces personnages, couple, sur l’art, voire méme fa politique, n’est pas de la criti-
d’une profondeur historique, d’une étoffe affectée d’une que sociologique.
durée, d’une endurance dans le temps et dans l’espace du scé- Le film fait parfois advenir ces étres singuliers avec Ja force
nario qu’ils traversent, c’est un peu ici le « négatif » des cons- d’étrangeté de fragments de vérités déniées, il les voue a effec-
tructions labyrinthiques de l’ancien cinéma. Négatif en ce sens tuer en nous-mémes une spectrographie qui nous fait ressem-
que l’épreuve du labyrinthe devient le facteur d’irrésolution du bler 4 ces quantités de velléités, de constructions symboliques,
scénario. Il n’y a plus d’issues, il n’y a que des murs qui se de territoires qu’ils déplacent en eux, dans leur identité incer-
déplacent, et aussi bien, l’impossibilité d’étre dans ces murs, taine. Ils nous font ressembler un peu au temps qu’il a faliu
comme on dirait dans ses meubles, ou dans sa peau. pour composer la nétre.
Cet homme de media provincial, arriviste, cet écrivain raté
qui finit dans la politique, Jean Le Gall, n’habite pas un vaude- Parole vraie sur situation fausse
ville 4 trois, entre Janine et sa femme, il n’habite pas son étre Je pensais n’avoir rien 4 dire des inserts de films francais
de classe, son déterminisme, sa position, sa situation. Il y a anciens, d’ailleurs trés beaux, qui viennent amortir la dureté
quelque chose en lui d’Octave, dans La Régle du Jeu, et du des situations et doubler assez bétement la mimesis animaliére.
vice-consul d’Jndia Song. Il erre, dans un paysage mouvant, Mais, étrangement aussi, ils évoquent, a cause de leur drama-
une ile minuscule qui, avec le temps, s’est aggrandie aux pro- turgie et leur légére emphase théAtrale, ce qui reste pour moi le
portions d’un désert, partagé entre cette actrice, moderne, cinéma des « premiers temps » (les films francais, je les ai
gaie, qu’il aimerait aimer, et sa femme, qui pour moi vient découverts beaucoup plus tard, et d’abord culturellement), les
d?’un film d’Hitchcook, dont il ne désire et ne sait peut-étre plus films américains qui sont arrivés en France aprés la guerre,et
MON ONCLE D’AMERIQUE 31
qui ont représenté, pour la génération de mes parents, un monde faillit. Est-ce qu’elle ne git pas 14, l’oppression de la
retour de festivité d’avant cette guerre. Je ressens leur absence langue-mére, dans l’impossibilité de la faire agir (travailler,
comme injuste historiquement, non pas invraisemblable mais musiquer) a autre chose qu’escompter, en vain, de ces person-
injuste, et procédant d’un calcul de chauvinisme qui vise quel- nages, une parole vraie qui réglerait ses comptes 4 une situation
que chose de trés profond, dans ce que le film sélectionne fausse ? Est-ce qu’il n’y a pas, dans ce film, un spectre de dic-
Waffects, chez ses spectateurs. Et si ce film était 4 revoir, et A tature et de terreur de la langue qui tient 4 son usage exclusif a
réécouter selon cette hypothése, que si les personnages de Mon des fins d’authentification impossible de personnages a l’iden-
Oncle d’Amérique ne se voient, se révent ov se délirent que tité incertaine, voués par cetie fiction (d’amour, de pouvoir,
dans des images de films frangais, c’est aussi parce que ces ima- d’idéal) 4 des situations fausses dont la faute est aussi toujours
ges, qui leur parlent selon leur langue maternelle, ne font pas, imputable & quelqu’un d’autre (les parents, la société, le capi-
comme |’quraient fait des images de films américains, trou de tal). L’usage de la langue, dans ce film n’est qu’accusateur
la langue de l’autre, dans leur écoute 7 Comme s’il y avait, (c’est la faute a X, si...) parce qu’il n’est aussi que dicié par une
dans l’esthétique de ce film, le calcul probable d’un supplément « conscience malheureuse » dénégatrice (ce n’est pas sa faute,
de surdité. On est trés loin de Playtime. ; c’est la faute 4 Y...) qui cherche vainement une sorte de conci-
Comme si empire de ces limbes et son silence lourd exi- liation posthume (tout cela aurait pu s’arranger si...). Il en
geaient aussi que ce scénario de société francaise soit saisi dans résulte un film irrespirable. Mais ce scénario langagier qui a
la toute écoute d’une seule langue, partagée entre la parole du charge d’authentifier, d’accuser et d’absoudre, c’est-a-dire
scientifique, Henri Laborit, et celle de ces personnages en souf- finalement d’unifier ces consciences malheureuses, c’est trés
france perpétuelle de vérité et de mensonge. Si on s’ennuie, si exactement ce qui fait tenir ce scénario de société dans le
on est oppressé, si on résiste au film, ce n’est bien sir pas parce « complexe » exclusif de sa francéité.
qu’on n’a pas le loisir d’y écouter de Ia musique, mais parce Jean-Pierre Oudart.
qu’on n’est jamais mis dans ja position d’étre décentré du lieu
horrible ot le dire point. C’est effrayant d’étre ainsi soumis, MON ONCLE D’AMERIQUE. France 1980. Réalisation +
sans échappatoire possible dans ce scénario, 4 l’épreuve de la Alain Resnais. Scénario : Jean Gruault inspiré par les travaux
vérité et du mensonge, avec juste un peu de babil scientifique de Henri Laborit. Images : Sacha Vierny. Caméra : Philippe
pour s’en distraire. Mais n’est-ce pas le sujet méme du film, et Brun. Musigue: Arié Dzierlatka. Son: Jean-Pierre Ruh.
Vargument le plus intime de sa francéité ? II n’y est plus ques- Montage : Albert Jurgenson. Assistants : Florence Malraux et
tion en effet que d’étre ou de ne pas étre authentiquement ce Jean Leon. Producteur: Philippe Dussart. Interpréfation :
qu’on voudrait étre, ou que l’autre soit : un cadre efficace et Gérard Depardieu, Nicole Garcia, Roger-Pierre, Marie
juste, une vraie femme, une vraie mére, un vrai mari, un vérita- Dubois, Nelly Borgeaud, Pierre Arditi, Gérard Darrieu, Phi-
ble amant, etc. Et bien siir, 4 cette tache impossible, tout le lippe Laudenbach et la participation de Henri Laborit.

NOTES SUR D’AUTRES FILMS

AMERICAN GIGOLO de Paul Schrader (U.S.A. 1979) avec


Richard Gere, Lauren Hutton, Nina Van Pallandt.
American Gigolo de Paul Schrader
Il y eut une génération de jeunes Turcs qui, en France, se
réclamérent du cinéma américain, ¥ aurait-il une génération de
jeunes Américains qui prolongeraient aujourd'hui dans ses
films le choc que fut pour elle ta découverte du cinéma
moderne européen ? Cet échange de bons procédés est un peu
trop beau pour étre vrai, mais comment ne pas !’évoquer a pro-
pos d’American Gigolo puisque le film est expressément mis
sous le signe sinon de la croix, du moins de Bresson 4 qui
Schrader emprunte beaucoup d’éléments — et surtout la fin —
de Pickpocket. Hommage, mais hommage a quoi au juste ? En
1959, Bresson bouleversait le cinéma, pas en raconiant un iti-
néraire spirituel (cela avait déja été fait) mais en le prenant fil-
miquement au sérieux (« comment un jeune homme devient un
pickpocket ? »), cela n'avait de sens que si le spectateur était
transformé en témoin de ce comment. inutile de dire que le
public refusa d’étre mis dans cette posture et que le film fut un
échec commercial. On y assistait & un documentaire, & ia fabri-
cation d'un pickpocket. Rien n’était escamoté de l’apprentis-
sage technique : langage des mains et impassibilité du regard,
corps morcelés et frdlemenis équivoques, etc. Un micro-
paysage, fantastiquement spectaculaire, était soudain rendu
visible. Tout ceci est connu et on aurait honte d’y revenir si
Schrader ne semblait se prévaloir de la référence 4 Bresson. Or
52 NOTES
American Gigolo, ce n’est pas seulement moins bien que Pick-
pocket, ce n'est pas seulement différent, c’est exactement ce
contre quoi un film comme Pickpocket a pu, a un moment de
histoire du cinéma, étre pensé, voire dirigé. Dans le film de
Schrader, en effet, on assiste 4 !émasculation d’un theme qui
est sans cesse évoqué, rarement moniré, et jamais inscrit.
Tout se passe dans les conventions du scénario et bien au des-
sus de la ceinture. Evidemment, un American Gigolo sérieux, « &
la Bresson », serait logiguement un film porno, « hard-core » et
il est clair que Schrader ne veut ni ne peut faire ce film. Mais
comment son message spiritualiste (le vice comme chemin
vers la grace) passerait-i! si le vice est par lui infilmable ? Si
son rapport au vice est tellement moraliste? Tellement
vicieux ? Comment peut-on étre aussi inconséquent ?
Ceci dit, le cinéma de Schrader est ce qu’il est (c’est un
cinéaste assez plat mais en constants progrés: American
Gigolo est A ce jour son meilleur film), il représente Je retour
des vieilles fictions scabreuses d’i! y a vingt ans dans lesquel-
las Preminger reste inégalé. Mais ce qui ne cessera jamais de
sidérer, c’est la capacité hallucinante de |’Amérique a fout nage de Certaines nouvelles
récupérer. Y compris et surtout ce qui ignorait l’Amérique.
Capacité décidément illimitée pour vider Jes formes de tout
contenu. S.D. plage est un enclos, nous assistons fentement a la paralysie
des individus face a l'histoire en train de s’accomplir. La
guerre est off, ce qui ne va pas l’empécher d’envahir la sphére
familiale. Sortir de la maison devient Papprentissage de la ter-
THE BUDDY HOLLY STORY de Steve Rash (U.S.A. 1979) avec reur. Le beau-pére trouve sur son bureau au lycée un tract:
Gary Busey, Don Stroud, Charles Martin Smith. « L’O.A.S. exécutera les traitres ». C'est la vitrine d’un maga-
sin, ou la mére était entrée faire des courses, qui explose sous
Louons cette mille et uniéme biographie d’un musicien por- Peffet d'une détonation. L’hétel Eden-Roc, proche de la
tée al’écran. The Buddy Holly Story va a l’encontre de ce qui se demeure familiale, on n’y va pas, on sait seulement que la nuit
fait de nos jours: ni sexe, ni violence, nl drogue, ne viennent on y entend des cris. Maiette prétend qu’il s’agit d’un bordel
agiter la trajectoire du sage Buddy. Le personnage n’a pas {iis mont pas lu «La Question» d’Henri Alieg). Le batiment
besoin de ces excés pour dégager un charme certain. La ot explosera quelques sequences plus tard.
The Rose propose un agencement hystérique des faits et un Davila ne dresse pas une fresque, ses personnages ne sont
chaos musical en guise de mélodie, The Buddy Holly Story représentatifs que d’une innocence coupabie, L.P.
joue la carte du conte de fée et de l’harmonie. Le filmage sim-
ple, propre et sans style privilégie la musique. L’interprétation
de Gary Busey dans le r6le du Mozart du Rockn’rol) est con- DARK STAR de John Carpenter (U.S.A. 1974) avec Dan O’Ban-
vaincante. Il s'agit d’un film de série B qui se laisse regarder non et Brian Narelle.
sans ennui. Les spécialistes affirment que tout ce qui est
raconté dans le film est faux de Aa Z, ce qui n’a aucune espéce Ce serait une grave erreur que de présenter Dark Star
dimportance. L.P. comme une parodie a la Mad du cinéma de science-fiction.
D'abord parce que ce film qui, pour d’obscures raisons, sort
avec six ans de retard, est antérieur a Star Wars et a la vogue
du cinéma de SF; ensuite parce que, méme si Ja référence
CERTAINES NOUVELLES de Jacques Davila (France 1979) — inévitable — 4 2007 A Space Odyssey s’impose, il ne s‘est
avec Micheline Presle, Bernadette Lafont, Gérard Lartigau, jamais agi dans l’esprit des auteurs de Dark Star de parodier
Caroline Cellier, Fréderic de Pasquale, Roger Hanin, Martine Kubrick mais plutdt, en se servant de son esthétique, d’explo-
Sarcey, Zouzou, Anémone. rer un domaine demeuré vierge de l’anticipation scientifique,
trés proche de Ja bande dessinée.
Les premiéres images du film nous montrent une maison au Star Wars faisait ouvertement référence aux magazines des
bord de la mer, et plus loin un grand batiment désert, une voix années trente comme Astounding, et Lucas n’a jamais fait
off nous avertit: «if y a notre maison, celle de Maiette, et mystére de n’avoir-entrepris ce film qu’aprés ne pas étre par-
Phdtel Eden Roc». Le narrateur c’est Pierre, un étudiant pari- venu a obtenir les droits de Flash Gordon.
sien venu préparer un examen dans sa famille: un couple Camme c'est le succés commercial de ce dernier film qui a pro-
d’enseignants habitant la banlieue d’Oran. Nous sommes en voqué le déluge de pellicule SF que nous connaissons, il était
1961. Certaines nouvelles est un récit a la premiére personne : fatal que ses partis pris s’imposent comme dominants dans
le point de vue de Pierre parmi les siens, sa famille, mais aussi les cauvres de ses suiveurs. Ainsi esprit déja archaique des
tes voisins : Maiette, et les connaissances... Etude d’un micro- thémes, les accents pompiers de la musique, la grandilo-
cosme social, familial et géographique : car nous ne quitterons quence du fiimage et ‘absence de recul, d’humour.
pas les trois lieux énoncés dans les premiéres images du film. Dark Sitar — dont les effets spdciaux ne sont pas aussi nuls
C’est de ce rétrécissement volontaire que Certaines Nouvelles qu’on vous Je dira — se trouve 4 présent en net décalage des
tire sa force et son honnéteté. courants dominants de !a SF mais aurait aussi bien pu, si les
Jour aprés jour, se déroule sous nos yeux Ja vie de cette famille choses avaient évalué autrement, se trouver en plein centre.
de pied-noirs, nous assistons 4 une suite d’événements plus Les aventures de ces astronautes, perdus depuis vingt ans
ou moins graves, on imagine trés bien qu'il s’agit du journal dans le cosmos avec mission de faire sauter les planétes « ins-
que tient Pierre le soir dans sa chambre. Lentement le malaise tables » et trouvant leur dernier plaisir dans cette activité pué-
s’insinue, le pays est en guerre, c’est une guerre de maquis, rile, se déroulent dans un univers ot les amateurs de Harvey
d’embuscades et d’attentats, cela n’empéche nullement la Kurtzman et des récents comics US ne se sentiront pas dépay-
famille de Pierre d’alfer tous les jours a la plage, cela ne sés. Ces quatre personnages, chacun dans un état névrotique
Vempéche pas lui de s‘’empétrer dans des aventures sentimen- avancé, traqués par des machines bavardes qu’ils ne parvien-
tales, Pourtant quelque chose empoisonne Pair, le quotidien a nent a apaiser qu’a force de sophismes, demeurent néanmoins
mesure que se déroule Je film nous apparait comme de plus en un antidote indispensable 4 la sursaturation d’infaillibles
plus pesant, cette douceur de vie est une force d’inertie, la héros intergalactiques.
ae :
- -eee
a
: a

Dark Star de John Carpenter

Ala vision de ce film on peut a juste titre étre nostalgique de ce taire sur la fagon dont les Suisses se voient eux-mémes et
que le cinéma de SF n’ait pas évolué dans ce sens, plus dréle, sous quelles formes ils acceptent d’étre tournés en dérision.
plus malin, plus mobile surtout, au lieu de s’enfermer dans un Les « Faiseurs de Suisses », ce sont deux flics spéciaux qui
systéme ot la présence d’un orchestre symphonique doit pré- enquétent sur les candidats 4 la naturalisation suisse (pour
sider a chaque décollage de soucoupe volante. quoi veulent-ils devenir Suisses ? Ce n'est jamais dit). L’un est
ll y a certainement plus de poésie dans le seui plan de Dark un petit chef borné, tenace, puritain et sans humour. autre,
Star ot Pun des astronautes s'éloigne dans les espaces inter- son subordonné, est un doux réveur, secrétement anti-
sidéraux en évoluant sur une planche & surf que dans l’ensem- conformiste et révolté (a la fin, il devient vaguement hippy).
ble de Saturn 3 par exemple. L’ennui, c’est que les deux sont sinistres et que c’est leur duo
Le destin de Dark Star est paradoxal. S'il est demeuré un filma qui rend helvétophobe. Toutes les scénes un peu pénibles
part, dénué de la postérité qu'il aurait mérité, ses créateurs {ils (interrogatoires des futurs Suisses : un italien, une Yougoslave
ont & eux deux cumulé pratiquement tous les postes sur le et un Allemand) sont filmées du point de vue le plus inimagina-
film) n’en sont pas restés la. John Carpenter a poursuivi ja car- tif et le plus gras possible. $.D.
riére que l’on sait, s'éloignant et de humour et de fa science-
fiction (il va y revenir avec Excape From New York) ; tandis que
Dan O’Bannon travailla comme scénariste et directeur artisti- LE JOUR DE LA FIN DU MONDE de James Goldstone (U.S.A.
que sur le Dune de Jodorowsky avant de reprendre et de déve- 1978) avec Jacqueline Bisset, Paul Newman, William Holden.
lopper un théme de Dark Star pour écrire Alien, au graphisme
duquel il participa également. Pale resucée (mais une resucée n’est-elie pas toujours
Bien sir on a aujourd’hui de la peine a les imaginer dans la pale ?) de La Tour infernale, produite par Irwin Allen. Ici, c’est
peau de ces deux étudiants bricoleurs qui, mine de rien, ont un volcan qui se dévoue pour envoyer un peu de lave sur un
fabriqué a base de matériel acheté dans un supermarché les palace quatre étoiles qu’un promoteur fou d’ambition a fait
décors et les costumes de ce qui demeurera un des films de SF batir sur un atoll du Pacifique. Evidemment, ce promoteur est
importants de la décennie. O.A. le seul personnage un peu intéressant du film (il trompe sa
WASP de femme avec la princesse de l’ile), mais il mourra. Une
seule bonne scéne: le (trés) vieux Burgess Meredith, se souve-
LES FAISEURS DE SUISSES (DIE SCWEIZERMACHER) de Rolf nani d’avoir été funambule, sauve une fillette en lui faisant tra-
Lyssy (Suisse 1978) avec Walo Ltiond, Emil Steinberger verser un fleuve de lave sur le bord d'une passerelle brantante. -
Sinon, on a envie de crier — avec Marguerite Duras — « que le
Cette comédie qui a ravi les Suisses est plutat un documen- monde aille 4 sa perte! ». S.D.
a ‘a
Anouk Aimée et Michel Piccoli dans Le Saut dans te vide de Marco Bellocchio

LULU de Walerian Borowzyck (France 1980) avec Anne Ben- était Schnitzler et sa lecture potache est réductrice, sans
nent et Heinz Bennent. plus. On dit souvent que les films pornographiques sont tris-
tes, et c’est vrai. Mais ce qui est triste, c’est leur incurable hon-
Comment expliquer la honteuse nullité de cette Lulu-la nateté (les organes, rien que les organes). La tristesse n’exclut
{méme en tenant compte de la démission de Borowczyk pas l’émotion. Le porno culturel, lui est sinistre. $.D.
cinéaste) ? J’imagine ceci: au cours d’une partouze chabro-
lienne, Borowczyk invente un jeu de société ol les perdants, en
guise de gage, doivent mimer la «Lulu» de Wedekind. On
dégage un peu le décor pour que les acteurs, éméchés et égril- MARATHON D’AUTOMNE de Gueorgui Daniela (U.R.S.S. 1978)
lards, ne tombent pas au cours de leurs « jeux de scéne », plus avec Oleg Bassilachvili, Natalja Goundareva, Marina Neolova.
proche du jogging que de fa scénographie. Bien sGr, on ne
garde que les moments oli le fou-rire n’a pas gagné tous les Un traducteur, quarante ans, pris entre son travail, sa
«acteurs» et olf personne n’a eu de trou de mémoire. Une femme, sa maitresse, son ami et son voisin (le Potapov de La
gourde est impayable dans le réle de la fatale Lulu et la mort Prime qui campe ici un personnage peu exaltant d’ivrogne
du docteur Schoen, improvisés, est irrésistible. Alwa se mas- tyrannique). Doué d'un moi particuliérement faible, il accumule
turbe audacieusement pendant que Lulu danse. Une invitée qui mensonges et contre-temps (on pense a i/ étaff une fois un
n’avait l'air de rien fait hurler tout le monde de rire en jouant « a merle chanteur, poésie en moins) ét finit par tout perdre. Crise,
la Sapritch » cette vieille gouine-de-Geschwitz-qui-n’a-que-ce- moment de vérité, traversée du déseri, exil intérieur ? Pas du
qu'elle-mérite, etc. Le tout finit dans la charcuterie de Jack tout. Son monde, qui avait paru se Jézarder, se remet en place
l'éventreur et au dernier plan ~ message ? — on monire Schi- sur des bases encore plus pourries qu’avant. C’est le mérite du
golch mangeant un infect pudding-dans Londres misérable. Le film de ne rien essayer de sauver de ce moride désenchanteé.
tout avec un son de piscine et une Musique plus proche de Car- N’empéche que ce nihilisme laisse un peu réveur. Si la grande
men revu par Yvette Horner que de Berg. Histoire est toujours-déja-racontés, si les petites histoires indi-
Je ne vois que cette hypothése pour expliquer Ja « lecture » que viduelles ne sont que des suites d’idées fixes et de cuites, si
fait Borowezyk de Lulu, I! est clair qu'il ne veut pas s’embarras- Pintimisme n’est que {effet de !a crise du logement, on se
ser du mythe et qu'il veut faire de Lulu une sorte de Nana du prend a réver & ce que le destinataire prioritaire de ce film
soft-core sur un fond austro-hongrois de décadence et de (soviétique et moyen) peut bien glaner dans ce tableau collec-
tableau de mceurs. Mais if n’est pas plus Ophuls que Wedekind tif ot rien ne fait saillie, également glauque et sovcolorisé. $.D.
SUR D'AUTRES FILMS
SATURN 3 de Stanley Donen (U.S.A. 1980) avec Kirk Douglas,
Farrah Fawcett, Harvey Keitel.

Le plus étonnant dans Saturn 3, c'est qu’on y identifie


encore quelque chose de son auteur-producteur, Stanley
Donen. li n’a certes pas fait un bon film, mais i! n’a pas réussi a
faire un film tout a fait impersonnel. Sur une station orbitale,
loin de la Terre et prés de Saturne, le vieillissant (mais i! le sait)
Kirk Douglas et la zombique (mais elle ne le sait pas) Farrah
Fawcett se sont mitonnés une petite vie « 4 la Donen »: huis-
clos, planque, parenthése dans un monde hostile et sec (com-
ment ne pas penser, avec nostalgie, 2 Kiss Them for Me ?}
Mais le bonheur est peu de chose, Un détraqué (Harvey Keitel}
arrive avec son robot, Hector, qui ne vaut guére mieux que lui.
Tout finira plutét mal. Le spectateur, lui, ne cesse de se poser
une question, une seule: pourquoi Donen qui, visiblement,
déteste l'idée méme de science-fiction, a-t-il fait ce film ? S.D.

LE SAUT DANS LE VIDE (SALTO NEL VUIOTO) de Marco


Bellocchio (Italie 1980) avec Michel Piccoli, Anouk Aimée,
Michele Placido. Tom Horn de William Wiard

Malgré la rumeur flatteuse, puis les deux prix d’interpréta-


tion a Cannes, le dernier Bellocchio ne convainc pas. Certes le sait, et fort de ce savoir proméne sur tout le monde {y compris
talent du cinéaste est intact et ce Saut dans fe vide est fertile le spectateur) un regard de mépris déguisé en modestie. $.D.
en événements filmiques, petits et grands, qui font qu’il n’est
jamais ennuyeux, plutét fastidjeux. Evénements a l’image du
«saut» de Michel Piccoli a la fin du film: gratuit, léger et UN COUPLE TRES PARTICULIER (A DIFFERENT STORY) de
imprévu, mais justement avec ce brin d’ostentation dans Paul Aaron (U.S.A. 1980) avec Perry King, Meg Foster, Valerie
Y« understatement » qui me parait aujourd’hui le signe d’un Curtin, Peter Donat.
cinéma menacé d’académisme. Ce fut ma premiére conclu-
sion : Bellocchio, auteur académique des années 80 ? Evolution Comme dit 4 peu prés L’Officiel des spectacles : « un inverti
logique pour un ancien révolté des années 60 ? II suffit de voir et une lesbienne voient se croiser leurs destinées ». Lui a les
le trajet dans ses films de la figure originaire du R.R. (Révolté yeux bleus (et fait des petits plats), elle a les yeux verts (et est
Radical) dont le modéle est 4 jamais Lou Castel dans Les mai fagotée). Leur destin commun est de découvrir les char-
Poings dans les poches, et dont la derniére retombée pitrale mes de la normalité, puis d’y sombrer corps et biens. Ala fin du
est le personnage joué par Michele Placido dans ce film: I’his- film (elle fait des petits plats et il a une moustache), ils sont
trion de sa propre révolte. devenus tellement inintéressants que les auteurs du fiim,
Ceci dit, je crois que aspect fastidieux du film vient aussi d’ail- comme pris de remords, baclent tout. Cette opération Astra
leurs. C’est que le cinéma de Bellocchio est trés proche d’un art sur fond de permissivité fade rend tout 4 fait californiphobe.
voisin: le dessin animé. Son talent a toujours été d'animer S.D.
plus ou moins laborieusement une matiére inerte, improbable
et mal dégrossie (qu’on se souvienne du spectacle monté par
Beneyton dans Au nom du pére, tien que pour terroriser un En raison d’un décalage dans la date de sortie du film The
public de jeunes enfants). Son sujet est celui des dessins ani- Rose, la note sur ce film est déjé parue dans le numéro 311 des
més, plus exactement des cartoons américains: des étres Cahiers, mai 1980.
hétérogénes sont néanmoins liés, condamnés a vivre insépara-
bles. Fous a délier. Le frére et la sceur du Saut dans le vide sont
peut-étre bien observés, astucieusement « animés», ils ne
sont pas plus 6mouvants que Tom et Jerry ou Bip-Bip et le Ces noies ont été rédigées par Olivier Assayas, Serge Daney,
coyoite. Ils forment un couple dont J'indissolubilité méme est Laurent Perrin.
source de gags. Toute la mise en scéne de Bellocchio va dans
ce sens jusqu’a Putilisation de cet horrible doublage « a /'ita-
lienne » qui est plus proche d'un monde de bruitage que de
parole. Comme dans le dessin animé, le décor est toujours

ATMOSPHERE
détruit et toujours intact, décor toujours sonore et toujours
muet, la catastrophe ne laisse pas de traces. Pas de traces non
plus chez le spectateur, hélas, S.D.

LIBRAIRIE DE CINEMA
TOM HORN de William Wiard (U.S.A. 1980) avec Steve Mac 7 9 ruc Francis de Préssensé. 75014 — Paris, tél. : $42.29.26,
Queen, Linda Evans, Richard Farnsworth, Billy Green Bush,
Slim Pickens. catalogue
Pendant une bonne demi-heure, le film évoque de bonnes et ‘ daffiches anciennes
vieilles séries B : méme sobriété, mémes ellipses, méme souci
des petits détails qui font vrai. Malheureusement, le person- @, surdemande
nage de Tom Horn (héros-de-la-conquéte-de-l’Ouest-qui-ne-se-
fait-pas-au-monde-moderne) n’a pas beaucoup d'intérét et le
contre 1Of.
jeu plus constipé qu’hiératique de Mac Queen n’arrange rien.
Une publicité mensongére laisse croire 4 une fin apocalypti- ouvert fous les jours méme dimanche
que. Il n’en n’est rien. Tom Horn est injustement accusé, con-
damné, sacrifié au monde moderne et pendu. D’ailleurs il le
(sauf mardi) de 14h30 4 22h30
EN PREPARATION
Sortie mi-octobre 80

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DES CAHIERS DU CINEMA

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Numéro spécial des Cahiers (312-313)


Juin 1980

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Edité par les Editions de |’Etoilé- S.A.R.L. au capital de 50 000 F - R.C. Seine 57 B 18373 - Dépét légal
Commission paritaire, N° 57650 - Photocomposition, photogravure Italiques, Paris 11°, Impression Laboureur Paris 11°.
Le directeur de la publication : Serge Daney - Printed in France.
CAHIERS
DU
18F

~~ “JUILLET-AOUT 1980
CANNES 1980
Sélection officielle : Derriére {es grilles du palais, par Serge Le Péron p.4

Un Certain Regard : Problémes de centres, par Olivier Asayas p.9

|} Semaine de la Critique : Sept films en mai, par Serge Toubiana p.17

Quinzaine des Réalisateurs : Les signes du temps, par Charles Tesson p. 21

Un jour comme un autre {Mrinal Sen), par Charles Tesson p. 38

Perspectives : Fictions en pointillés, par Serge Toubiana p. 34

SAMUEL FULLER
Entretien avec Samuel Fuller (2) par Bill Krohn et Barbara Frank p. 36

Entretien avec Gene Corman, par Olivier Assayas et Serge Le Péron p.44

i] CRITIQUE Mon Oncle d’Amérique (A. Resnais), par Jean-Pierre Qudart p. 48

NOTES SUR D’AUTRES FILMS American Gigolo, Buddy Holly Story, Certaines nouvelles, Dark Star,
'{ Les Fa/seurs de Suisses, /e Jour de Ja fin du monde, Lulu, Marathon d’automne, Saturn 3,
Le Saut dans vide, Tom Horn, Un Couple trés particulier, par Olivier Assayas, Serge Daney, Laurent Perrin. p. 54

| LE JOURNAL DES CAHIERS N°6


7! page [ Editorial, par Serge Toubiana. page IX Cinéma du réel 4 Beaubourg, par Dominique Bergouignan.
page | Révélations, Cannes 80 : Les gotits et les couleurs, par Daniéle Cinéma et histoire 4 Valence : L’homme, par Frangois Géré. _
Dubroux, page X Une agence de sosies & Hollywood : les girls de Mr Smith, par”
Page Il Australie: la fin du cinéma a la spartiate,par Olivier Assayas. | David Alper et Lise Bloch-Mohrange.
page I!l Dennis Hopper revient 4 Cannes, par Olivier Assayas. page XI Imageries, par Jean Rouzaud
page [V Cinéastes ralentir : Benoit Jacquot ou Ja farce du destin, par page XIl Les livres et Pédition : Jectures d’Hollywood, par Christian
Gilles Delavaud. Descamps.
page V Le Cinéma a la télévision : Gycles et hommages, par Louella Dun Godard l'autre, par Jean-Paul Fargier.
Interim. page XI Vidéo: A Vhuile et & l'eau, par Jean-Paul Fargier.
page V1 Un Bellocchio inédit, par Jean-Paul Fargier. page XIV Photo: Un secret de famille, par Alain Bergala.
page Vil Technique : La cuisiniére et I’étalonneur, par Caroline Cham- page XV Marcel Hanoun : repérages, par Alain Bergala.
Petter. Le Point avec M. Hanoun, par Dominique Villain.
page VII) Rastas et ballon rond, par Jean Narboni. Festivals : Schroe- page XVI Eustache filme Bosch, Semaines des Cahiers en Italie, Infor-
| ter & Digne, par Charles Tesson. mations.
te

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