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N° 354 DECEMBRE 1983
« A NOS AMOURS » ELOGE DE PIALAT
« C’est vous qui étes tristes », par Pascal Bonitzer p. 6
Le chaudron de la création : Entretien avec Maurice Pialat, par Alain Bergala, Jean
Narboni et Serge Toubiana e 14
REDACTEUR EN CHEF Rencontre avec Sandrine Bonnaire, par Alain Philippon p. 19
Serge Toubiana
Maurice Pialat, le marginal du centre, par Alain Bergala p. 20
REDACTEUR EN CHEF ADJOINT
Alain Bergala CARL TH. DREYER
DOCUMENTATION,
PHOTOTHEQUE
Catherine Frochen
CONSEILLER SCIENTIFIQUE
Jean-Pierre Beauviala
Il semble qu’il y ait dans A nos amours, au début du moins, comme la trace mal effa-
cée d’un autre film, un film qui se serait appelé par exemple Suzanne (c’ était le titre pri-
mitivement choisi) et dont le récit se serait passé au soleil, au bord de la Méditerranée,
entre des adolescents jouant « On ne badine pas avec l’amour ». De ce film il reste peu de
chose, un croquis de vacances, une premiére ébauche de Suzanne en tritonne ou nymphe
solaire (voir le générique sur la voix de haute-contre du regretté Klaus Nomy), et puis le cro-
quis, l’esquisse a été abandonnée, le paysage aussi, et on se retrouve dans |’asmos-
phére confinée d’un appartement-atelier de fourreur, dans le sordide familial et urbain.
Comme il est de régle chez Pialat, le film ne prend vraiment consistance que quand on
commence a se taper dessus.
Il ne faut jamais oublier que Pialat a été peintre (comme Bresson, comme d’autres
cinéastes). Ses films sans doute participent du réglement de compte, de l’autobiographie
mélancolique, du tableau de moeurs, mais plus encore de |’art du portrait, mais du por-
trait moderne, qui défigure ou traite violemment la figure. On se tourne autour, les visa-
ges se tordent, les coups partent : c’est de la peinture gestuelle, ou plutét du Francis
Bacon. Les corps explosent en cris et en jets, se nouent et se déchirent dans un mélange
hideux, des convulsions désordonnées. Pialat peut utiliser des acteurs professionnels, et
dans le film Evelyne Ker, la mére hystérique, est parfaite. Mais 4 condition de leur faire
subir un traitement particulier, de les assiéger, de les traquer pour atteindre leur corps,
leur systéme nerveux. C’est pourquoi des non-professionnels sont aussi bien pour lui, et
méme peut-étre mieux. Sandrine Bonnaire n’a pas d’« image» a défendre (cette résis-
tance qu’il faut vaincre), elle atteint tout de suite a l’essentiel, 4 «¢a». Non pas modéle
mortifié comme chez Bresson, mais « corps sans organes » : « C’est le seul moment, dit-
elle aprés l’amour, ow je m’oublie, ov j’oublie tout... C’est pour ¢a que j’aime tant ¢a...
Mais apres, la machine se remet en marche... Je ne sais pas si tout le monde est comme
Moi... ».
De méme, la mise en scéne de Pialat ne procéde pas d’un découpage a priori en plans,
mais de la constitution d’une scéne, au double sens dramatique et hystérique. Le plan
surgit de la scéne, il n’est pas réglé a priori, du moins ne le dirait-on pas. On a l’impres-
sion que les personnages errent comme des fauves dans un espace libre que le cadre
attrape comme il peut, puis se jettent de facon imprévisible les uns sur les autres et la
caméra doit suivre. Ce n’est peut-étre qu’une impression. L’ambiguité, entre joué et
non-joué, de l’hystérie (un jeu qui se fait prendre, et se prend pour du non-jeu, pour de
la violence pure) implique peut-étre des stations obligatoires réglées d’avance de la scéne,
mais dans ces points de parcours, une grande liberté de gestes et de jeu parait permise.
Ainsi Pialat dit-il qu’il ne s’attendait pas a la gifle que, dans la derniére séquence du
film, lui administre soudain Evelyne Ker, et qu’a cette agression (de l’actrice, ou du per-
sonnage ?) il a di répondre en la poussant violemment contre la table. Il y a donc un
1. Voir Gilles Deleuze, « Francis systéme particulier de mise en scéne, qui fait penser aux « marques libres » de Bacon(1),
Bacon, Logique de la sensation », et qui produit ici des effets paroxystiques. De ce point de vue le plus beau plan du film,
Editions de la Différence.
et le plus étrange, est celui ot une crise abjecte du frére précipite, a force de coups,
Suzanne sur le lit ot! la mére se trouve elle-méme en pleine crise hurlante, et ou les trois
corps paraissent soudain emmélés dans les noeuds d’on ne sait quelle puissance de catas-
trophe, comme dans une version baconienne de Laocoon.
C’est pourquoi un film de Pialat ne raconte pas vraiment d’histoire, ou une histoire
suffisamment « molle » pour qu’il puisse en changer en cours de route. Il décrit un pro-
cessus de destruction, une transformation de type catastrophique. A l’origine il y a la
catastrophe. Ce peut étre la rencontre d’un autre homme, s’il s’agit du couple. Ici c’est le
départ du pére. Le film commence lorsque le Pére, incarné par Pialat, dit a sa fille :
« Je vais vous quitter Suzanne». (Dans le press-book ces mots sont imprimés en capita-
les). Le monde de Pialat est un monde déséquilibré par le retrait imprévisible d’un
2. La psychanalyse dirait : la forclu- étai(2), qui le soutenait sans qu’on s’en rende compte. A partir de quoi une série sans fin
sion d’un signifiant, qu’elle appelle le de douleurs, de crises et de cris, qui rendent sensible de plus en plus irrémédiablement
Nom-du-Pére. On a noté que le pére,
dans le film, incarné par Pialat, était que «plus rien ne peut étre comme avant » commence. D’ou le sentiment de désespoir
sans nom. On parle souvent, je ne qui se dégage de ces films, et l’amertume, qu’expriment aussi bien les yeux tombants, les
sais pas pourquoi, de perversion a
yeux tristes de Sandrine Bonnaire, que le regard de Pialat lui-méme. Et cependant, de
propos de Pialat ; c’est une erreur.
Ce qui le caractérise, c’est plutét un méme que Bacon se dit cérébralement pessimiste et nerveusement optimiste, la tristesse
trou, un trou doté d’une force d’aspi- n’est peut-étre pas 1a ot on la croit. Dans la grande scéne de réglement de compte, lors
ration, d’« accrétion », qui serait sa
méthode de travail. Ce qui est forclos
du «retour » du pére, vers la fin du film, Pialat donne ainsi une interprétation curieuse
doit faire retour, logiquement, dans de la phrase que Van Gogh aurait proférée sur son lit de mort : « La tristesse durera tou-
le réel. C’est en effet ce qui arrive jours». Je croyais, dit-il en s’adressant plus particuligrement au beau-frére de son fils
dans le film, avec le retour réel —
hallucinatoire — du pére forclos. On (incarné par Jacques Fieschi), que Van Gogh parlait de lui, de sa vie triste, de sa misére,
se reportera sur ce point au beau mais non : il voulait dire que la lutte durerait toujours, c’est vous qui étes tristes. Vous,
texte de Cyril Collard, l’assistant de qui ? L’anathéme s’adresse sans doute a l’homme de pouvoir, d’influence et d’argent, le
Pialat (et acteur du réle de Jean-
Pierre, le jeune mari de Suzanne) beau-frére, a qui le frére de Suzanne s’est vendu (comme |’en accuse son pére), par qui il
dans le numéro de Libération consa- a laissé corrompre son talent naissant ; secondairement, au frére ; enfin a la mére,
cré au film (16 novembre 83). Dans le
méme texte, on reléve une curieuse
murée dans son ressentiment hystérique. Il y a des forces de tristesse contre lesquelles il
déclaration : « J’ai cessé d’étre assis- faut lutter, c’est la lecon de Van Gogh, c’est celle que reprend ici Pialat. Les forces de
tant pendant trois semaines. Je vou- tristesse et d’asservissement sont les mémes : c’est ce qu’exprime la complicité laconique
lais m’éloigner. Maurice n’a pas
d’enfants. Parfois j’ai été cet enfant, entre le pére et Suzanne. Tous deux savent partir, tracer une ligne de fuite, et les dernié-
quelques secondes. Et puis, plus rien, res images du film sont celles d’un départ. Suzanne s’envole pour San Diego, avec un
une pierre dans un torrent. Maurice compagnon éphémére, tandis que le pére s’enfonce, avec le car qui le raméne vers Paris,
m/’avait fait peur. (...) C’est la seule
personne que je connaisse dont je me dans les ténébres d’un tunnel évocateur de la mort. Mais «la tristesse durera toujours »
dis qu’il pourrait, s’il le voulait, me veut dire que l’art est une lutte obscure et difficile, la vie une lutte obscure et difficile, le
détruire. »
cinéma, une lutte obscure et difficile.
Il y a ainsi trois sortes de personnages tristes chez Pialat. Les personnages tristes sans
A NOS AMOURS. France mystére : la mére, le frére (ou l’ex-épouse incarnée par Macha Méril dans Nous ne vieilli-
1983. Réalisation : Maurice Pia-
lat. Scénario et dialogues:
rons pas ensemble, par exemple). Ce sont les créatures du ressentiment. Et puis il y a les
Arlette Langmann et Maurice fragiles, les victimes : c’est le cas de Luc, l’amoureux transi de Suzanne, ou du trop
Pialat. Directeur de la photo: jeune mari de celle-ci. Ceux-la sont le siége d’un effondrement intime, qui donne peut-
Jacques Loiseleux. Musique : étre le registre le plus cruel de l’art de Pialat, plus cruel ici d’étre laconique et entiére-
Klaus Nomy. Ingénieurs du son : ment elliptique. Enfin il y a les personnages principaux, tristes sans doute, mais en lutte,
Jean Umansky, Francois de
Morant, Julien Cloquet, Thierry en lutte obscure. Ce sont les personnages mystérieux. Ce qui fait le charme de A nos
Jeandroz. Montage: Yann amours, c’est le mystére de Suzanne (est-ce le mystére de sa jouissance ? C’est ce que
Dedet. Production: Les Films tendrait a laisser penser la haine hystérique, d’ailleurs banale, qu’elle déclenche chez sa
du Livradois, Gaumont, FR3. mére), mystére qui ne tient pas peu a Sandrine Bonnaire ; mais plus encore le mystére
Producteur exécutif : Micheline
Pialat. Distribution : Gaumont. que représente le pére, doublement traitre comme pére et comme mari. II s’en va (avec
Durée: 1h 42. Interprétation : une femme ? On ne sait pas), parce qu’il en a marre, dit-il. Mais s’il garde un lien,
Sandrine Bonnaire, Dominique comme on l’apprend a la fin du film seulement, avec sa fille exclusivement, c’est qu’ils
Besnehard, Maurice Pialat, sont fait du méme bois, un secret partagé en commun, qui ne passe pas par les mots,
Evelyne Ker, Anne-Sophie Vesprit de fuite, de dérobade, de trahison. Et si Pialat parait toujours recommencer le
Maillé, Christophe Odent, Cyr
Boitard, Maité Maillé, Pierre- méme film, il est nouveau qu’aprés s’étre représenté — par le truchement de Jean Yanne
Loup Rajot, Cyril Collard, Gue- ou de Guy Marchand — luttant avec cet « esprit de fuite» comme Jacob avec |’Ange, il
nolé Pascal, Jacques Fieschi. en vienne ici a l’incarner physiquement. PB:
A vous qui n’obtenez
jamais
sur film les images de
votre regard intérieur,
La série d’identification
de la nouvelle caméra
16 CNM a
viseur extra-limpide
sort des usines Aaton
en décembre 1983.
Pour une certaine somme* :
un viseur prismes-en-toit
un magasin 120 m
a couplage magnétique
un chargeur 14 heures
un billet aller-retour
a Grenoble** car nous
tenons a connaitre
les utilisateurs mémes
de cette nouvelle caméra
(76) 42.64.09
1. D’un scénario l’autre, l’alchimie y a prés de dix ans, en 1974, et puis Loulou en 1977, je crois. Je
les ai tournés vraiment péniblement alors que je crois que ce
Cahiers. De tous les films que vous avez réalisés jusqu’a pré- sont des bons sujets. Il y a quelque chose qui s’est passé... Bon,
sent, il nous semble qu’A nos amours est celui qui brasse le plus je crois qu’il y a des auteurs qui ne laissent absolument rien
de choses. Comme si vous preniez en compte dans ce film beau- passer de leur vie dans ce qu’ils font. Tout au moins, ils le
coup de themes et d’éléments qui se trouvaient jusque la dissé- croient parce que ¢a passe autrement, sfirement. Mais ce n’est
minés dans vos films précédents. pas direct, c’est plus que de la pudeur. C’est caché en tout cas.
La, je crois qu’il y a des éléments de la vie qui entrent mais qui
Maurice Pialat. Si c’est le cas, c’est un peu malgré moi. Peut- ne sont pas forcément de la vie affective comme dans Nous ne
@tre que lorsqu’on tourne un film, on commence déja incons- vieillirons pas ensemble, qui sont aussi d’ordre professionnel.
ciemment a faire le film que l’on voulait faire aprés celui-ci. La, par exemple, ce sont des tiraillements professionnels. De
Depuis deux ou trois ans, j’ai écrit un sujet qui, lui, justement, méme que les rapports qu’il y a entre l’interpréte du film et moi
réunit a peu prés tous les thémes que j’avais traités jusqu’a pré- qui joue le réle de son pére, tiennent sans doute beaucoup aux
sent, en les élargissant. Mais ce projet n’a rien a voir avec A rapports qu’on a eus a partir du jour ow je l’ai découverte.
nos amours, qui, au contraire, était un sujet déja écrit depuis C’est une des raisons pour lesquelles je ne voulais pas mourir
longtemps, et pas par moi en plus, mais par Arlette Langmann. (dans le scénario initial le pére mourait au début du film, dés
Je l’aimais bien ce scénario, et je l’ai tourné en considérant les premiéres scénes, et il ne connaissait pas la vie de sa fille) ;
qu’il n’avait pas vieilli, qu’il pouvait étre encore utilisé. Il y a je voulais continuer a jouer avec elle.
des sujets auxquels on ne pense plus parce que ¢a a vieilli, parce
que ca s’est fané. Je crois que celui-ci était toujours valable
méme si c’étaient des préoccupations qui m’avaient plus ou Cahiers. Mais que reste-t-il alors de ce scénario initial ?
moins quitté. Au départ c’est quand méme I’ utilisation des res- M. Pialat. Ce qui reste, et qui est le plus important du scéna-
tes. D’autant plus que ce scénario — il faut l’appeler par son rio des Filles du Faubourg, c’est adolescence d’ Arlette Lang-
nom : Les Filles du Faubourg — avait déja tellement trainé mann. II reste beaucoup plus la partie familiale que celle de ses
qu’il a déja été plus ou moins tourné. Une premiere fois, ca rapports avec ses amis, ses flirts. Je crois que j’aurais trés bien
avait tourné encore plus court et c’était devenu Passe ton Bac pu faire un film trés fidéle 4 ce qu’elle a écrit mais sirement en
d’abord. C’est soi disant une des raisons pour lesquelles je n’ai transposant beaucoup et en utilisant les jeunes tels qu’ils sont
pas eu l’Avance sur recettes parce que, parait-il, je présentais aujourd’hui. Il y a des anachronismes mais ce sont presque des
toujours le méme scénario. Ce n’était pas complétement faux. anachronismes voulus.
Les Filles du Faubourg n’ avait pas été tourné et finalement ne
aura pas été non plus avec ce film-la, c’est presque un film
qu’on pourrait encore tourner. Encore qu’il y a beaucoup de Cahiers. Cet anachronisme fait la force du film. C’est-a-dire
scénes qui y sont maintenant. que les jeunes qui vont aller voir ce film ont l’Gge des personna-
ges et croient qu’ils sont libérés de la souffrance, ou d’une
Cahiers. Dans votre facgon de travailler il y a des bouts de forme d’amour @ laquelle ont cru leurs parents : le film leur dit
programmes scénariques qui s*imbriquent, qui passent d’un qu’ils ne sont pas si différents, qu’ils ont finalement a affronter
film a Vautre. les mémes choses.
M. Pialat. Le sujet dont je parle, je ne peux pas le tourner M. Pialat. C’est ce que dit le film. Ca ne veut pas dire que ce
tout de suite parce qu’il y a des difficultés. C’est un film trés soit la vérité. Enfin, c’est trés bien que je ne sache pas. En tout
long et il faut beaucoup le retravailler mais pour l’instant je cas c’est une possibilité.
Vappelle Rupture. A nos amours est quand méme en quelque J’ai un autre scénario, que je réaliserai peut-étre et auquel je
sorte une rupture. C’est une rupture professionnelle parce que pense toujours, qui est apparemment une histoire de bidasses.
ca m’étonnerait beaucoup que je refasse des films avec Arlette Le titre dit bien ce que ca voudrait étre, ca s’appelle Les Lapins
Langmann. J’en ai fait deux avec elle. Elle avait écrit celui-la il de quarante. C’est presque du Robert Lamoureux ou Papy fait
12 ENTRETIEN AVEC MAURICE PIALAT
de la résistance. A Vorigine, c’était un film comique, ¢a se original qui devait en principe se dérouler sur une période assez
passe pendant l’exode de quarante, parce que cette période longue, sur plusieurs années, dans les années soixante,
demande des moyens... Méme en tournant sans grands déploie- soixante-dix. C’est pour ca que le décor de l’atelier est un peu
ments militaires... C’est une comédie dans laquelle (c’est a la désuet. Par exemple on ne coupe plus les peaux, c’est fait au
fin des hostilités, pratiquement au moment ou I’armistice se pistolet mais enfin comme on ne voit pas beaucoup de ces
signe et donc il n’y a plus de combats) il y a quand méme un travaux-la, je pense que ¢a passera plus ou moins inapercu.
mort. Une comédie avec un mort ne peut plus étre une comé-
die. De méme le ton et l’écriture du scénario d’Arlette étaient Cahiers. Dans le film, on met cela sur le compte d’une struc-
assez fluides, assez légers mais il y avait la mort du pére, et ture artisanale et familiale qui n’a pas su évoluer.
aussi la mort de la meilleure amie de Suzanne. Quand j’ai pré-
M. Pialat. Moi je ne pouvais plus rien faire aprés. C’était
paré le film, il y a un an, j’avais encore le personnage, qui
trop tard, c’était déja engagé mais je regrette que le film soit
n’existe plus du tout 1a, de la meilleure amie qui devait mourir
quand méme un peu daté, avec des parents un peu trop vieil-
a la fin. lots. Evelyne Ker a l’Age du réle. Moi, je fais un petit peu agé
pour le réle. J’aurais préféré prendre quelqu’un qui ait une
Cahiers. Comment s’est passé le tournage, dans le temps ?
dizaine d’années de moins, quand méme. Oui, cette partie-la, si
M. Pialat. Le film a été tourné en deux temps et dans la pre- c’était a refaire, je la moderniserais un peu.
miére partie, qui est probablement la plus dense, je suis volon-
2. Le Retour du pére
tairement resté enfermé dans un décor. J’ai tourné trés long-
temps. Habituellement je tourne beaucoup plus vite que ¢a. le Cahiers. Pourquoi avez-vous joué vous-méme le réle du
tournage a été assez long, avec beaucoup de déchets d’ailleurs. pere ?
Il y a carrément quatre semaines du film qui ne sont pas la du M. Pialat. Oh c’est tout béte, j’ai fait le rdle parce que je ne
tout. Mais, honnétement, ce sont des scénes que je ne regrette
trouvais personne pour le jouer et puis je n’ai pas pu me résou-
pas. Ce n’était pas tellement réussi. On avait tout simplement
dre a disparaitre. Ca ne me géne pas du tout de jouer un per-
un probléme de décor qui n’était pas prét et donc la premiére
sonnage qui meurt mais 1a ce n’était pas seulement ¢a. Je me
semaine, par exemple, on a d’abord tourné a Hyéres et tout a
piquais au jeu et j’avais envie de revenir. Et on a aussi tourné
été pratiquement retourné plusieurs mois aprés. Puis la
des scénes intermédiaires, au milieu du film, ot elle rencontre
seconde semaine (la premiére semaine de tournage a Paris)
son pére aprés son départ, et qu’on a supprimées.
comme le décor principal n’était pas prét, nous sommes allés
tourner dans un autre décor, laborieusement, une séquence qui
Cahiers. Quel était le scénario initial si le pere mourait ? Je
ne venait pas bien, sur laquelle je me suis acharné et qui est res-
suppose que sa mort devait modifier l’ensemble du film.
tée dans le montage du film presque jusqu’a la fin mais qu’on a
finalement supprimée. M. Pialat. Le pére mourant, c’était un film sur le culte que
Si j’en avais les moyens — ¢a va peut-étre venir — je crois cette fille avait pour son pére, mort, qu’elle avait quasiment
que je tournerais en studio. Le décor que nous avions c’était déifié. Ce n’est pas compliqué : elle ne baisait pas parce qu’elle
pratiquement comme si nous avions été dans un studio. Je crois avait peur de son pére, ce qui était, il y a 20 ans, assez courant.
que le film en bénéficie beaucoup. On n’est pas dans ces petits La mort du pére, c’était, si on veut, l’explication. Elle était a
intérieurs étriqués, comme c’est souvent le cas dans les films a la fois désespérée, donc elle se jetait la-dedans mais je ne sais
petits budgets. pas ce qui ce serait passé si le pére était resté en vie. Je ne sais
Mais quand j’ai commencé a tourner le film, je n’avais pas pas quelle vie aurait eu cette fille puisque c’est un scénario qui
encore décidé de modifier le scénario. Je tournais le scénario est quand méme fortement teinté d’autobiographie.
vent comme ¢a de trés loin. Je me mets a leur place parce qu’ils Cahiers. Ils sont désarconnés par rapport a@ ce qu’ils ont
se donnent vraiment du mal, et pas pour les plans les meilleurs Vhabitude de faire ?
ou les séquences les meilleures du film, et ensuite ce n’est pas
dans le film. Moi, je sais que je ne serais pas content. Je dirais : M. Pialat. Je crois, oui. Prenons l’exemple de la grande
est-ce qu’il s’est foutu de ma gueule ? Pourquoi on était la a se scéne du repas, vers la fin du film. La, c’est le point extréme,
donner du mal pour rien ? Je remarque qu’on me demande c’est de dire, quand on se met en place, qu’on ne sait pas ce
souvent quelle est la part d’improvisation. C’est une question qu’on va faire. On ne sait pas du tout comment on va se met-
rituelle qui revient toujours. Cette improvisation existe, et c’est tre, ot les gens seront placés a table, oti sera la caméra... Bon,
méme plus que de |’improvisation. Quand j’entre dans une ¢a, ils y sont habitués, on cherche, mais je crois que ¢a fait
scéne et que les gens qui sont en train d’y jouer ne savent méme quand méme toujours des tiraillements, méme au bout de plu-
pas ou je vais arriver (c’est tout juste si l’opérateur m’a vague- sieurs semaines de tournage.
ment dessiné une place) c’est plus que de l’improvisation, c’est Cahiers. Donc, toute la scéne finale du retour du pére vous
de la surprise. Mais finalement je crois que la part de non-écrit V’avez écrite au dernier moment ?
dans mes films tourne toujours autour de 20%, 30%, pas plus.
Il y a beaucoup de scénes tournées de fagon a peu pres classi- M. Pialat. Ces scénes n’ont carrément pas été écrites du tout.
que. En poussant la porte, moi, je savais 4 peu prés ce que j’allais
faire mais les gens autour de la table ne savaient pas du tout ce
Cahiers. Vous avez la réputation, juste ou fausse, d’étre un qui allait se passer.
cinéaste tres difficile sur les tournages avec l’équipe technique.
Est-ce parce qu’ils ne comprennent pas, non pas vos hésitations
mais le fait qu’il vous arrive de faire des choses que, disons, le Cahiers. Dans la salle, @ ce moment-la on entend les mou-
film va rejeter, et que vous étes le seul a le savoir ? Ou est-ce ches voler. C’est un moment extrémement fort du film. Et
parce que vous aimez ces rapports de force comme Godard quand la belle-sceur dit que c’est impressionnant, dans Ia salle,
aime les rapports de force avec les acteurs, les techniciens ? les gens pensent la méme chose du film. On a Vimpression
d’une grande violence subite, inattendue.
M. Pialat. Je crois qu’il y a eu des techniciens avec lesquels je
ne me suis pas entendu du tout. Mais la, par exemple, avec M. Pialat. Jacques Fieschi par exemple, je l’avais plus ou
quelqu’un comme Loiseleux, je m’entends trés bien. L’ingé- moins mis au parfum, comme on dit. Je lui avait dit : tu vas
nieur du son du film, qui est trés bien d’ailleurs, a été trés voir, je vais t’assaisonner. Il le savait d’ailleurs que j’en avais
désarconné les premiers jours. Pourtant j’ai l’impression de gros sur la patate de cette interview de Glenn qui était passée
travailler de facon tout a fait normale. Mais méme quand je dans sa revue Cinématographe. Alors il se doutait quand méme
travaille comme ¢a, ceux qui n’ont pas l’habitude de travailler du coup mais pas tout a fait. D’ailleurs, il m’en a voulu beau-
avec moi sont désarconnés. Méme Loiseleux avec qui c’est le coup parce qu’il y a des choses excessives (qui ont été coupées)
second film maintenant (et je pense qu’on va continuer — on ot le l’insultais vraiment et une fois que ca a été tourné je lui ai
s’entend trés bien), je ne sais pas ce qu’il en pense vraiment. dit que c’était trés bien. Je crois qu’il n’a jamais joué et je
LE CHAUDRON DE LA CREATION
Le repas de famille
trouve qu’il est trés bien. J’était content, mais lui, il l’avait
assez mal pris.
Cahiers. I] n’y avait pas de renversement ? 4. Des acteurs et des réles : le point de fusion
M. Pialat. Non, non mais moi, je n’avais pas envie de la Cahiers. On a l’impression que les coups sont vrais et la
jouer comme ¢a. De méme la scéne ot je lui donne une gifle. mere, @ un moment donné, tape tres fort.
ENTRETIEN AVEC MAURICE PIALAT
M. Pialat. Alors 1a, je vais vous dire, c’est carrément un mere @ ce moment-la. Elle est simplement la, au milieu. Est-ce
transfert. Evelyne Ker était jalouse de la petite : il n’y en avait qu’il y a eu des scénes tournées sur sa réaction immédiate au
que pour Sandrine et on la négligeait, elle. D’ailleurs, 4 un départ de son mari ?
moment donné, elle dit : ca veut faire du cinéma ! puis elle lui
M. Pialat. Il n’y en a pas eu, jamais.
tombe dessus. On |’a coupé parce que ¢a faisait private joke. II
y améme une séquence oi elle allait lui foutre une patée dans le
Cahiers. Et ca donne une force extraordinaire parce qu’on
couloir, hors-champ. J’avais presque envie de la laisser,
attend la réaction de l’abandonnée. La mére est a la fois
celle-la. Vhystérique du film et Vactrice hystérique du tournage...
Cahiers. Ces rapports de force, d’amour des gens qui sont la, M. Pialat. Ah oui ! Elle est carrément tombée malade ! Par
au tournage, vous les avez saisis tout de suite ? Vous en avez exemple aprés la scéne de la bagarre ou elle me fout a la porte,
joué consciemment ? Est-ce que c’est venu comme ¢a, de facon on ne I’a plus revue pendant une semaine. Alors on a tourné
un peu délibérée, chez vous ? des scénes qui étaient condamnées d’avance... Dans ces cas-la,
il y aurait une facon simple de s’arranger avec le producteur
M. Pialat. Non, je ne le crée pas, c’est inconscient. Je ne
(cela dit ¢a ne fait pas une grande économie puisqu’il faut con-
cherchais pas a brimer Evelyne Ker. Elle avait un jeu qui déton-
tinuer a payer les gens) ce serait d’arréter le tournage. J’évite de
nait, qui détonne toujours d’ailleurs, par rapport au jeu des
le faire soigneusement depuis que je l’ai fait une fois. Vu ce que
autres comédiens. Elle a un jeu plus théatral qu’on a d’ailleurs
¢a cofite, on ne peut pas s’amuser tellement a ce petit jeu. C’est
assez rogné. En plus c’est un personnage qui, dans le film, n’a stupide le cinéma, il vaut mieux tourner en sachant qu’il y a
d’égards que pour son fils et n’a que des scénes répressives, vio-
peu de chances qu’on tourne des choses intéressantes. Alors on
lentes et de plus, hystériques. C’est une chose que je regrette,
tourne des digressions, des petites scénes a cdté, mais il y a peu
j’aurais préféré que ce soit plus nuancé, qu’il y ait d’autres scé-
de chances qu’elles restent. On en a tourné qui étaient condam-
nes mais elles n’existaient pas et je n’ai pas su les créer, les
nées d’avance.
inventer, les ajouter. Mais je ne lui faisais pas un sort, je ne la
tenais pas a l’écart. Quand elle est arrivée au début, elle avait
Cahiers. C’est un systéme qui doit étre plus dur avec des
des scénes ou elle ne faisait pas grand-chose et elle se sentait
acteurs chers.
sans doute reléguée, mise a l’écart. La scéne des lettres (oi elle
dit qu’elle a briilé les lettres et jeté la robe de Suzanne) c’est elle M. Pialat. C’est un peu le drame de Loulou. C’est un film
qui l’a lancée comme ¢a, avec cette violence. II n’était pas inachevé parce que Depardieu n’a pas terminé le film.
prévu qu’elle soit aussi violente.
Cahiers. Mais on dit que vous aussi, parfois, il vous arrive de
Cahiers. Elle me fait penser, dans son jeu, @ Dalio. Cette quitter le tournage et de revenir.
facon de jeter son corps en arriére... On pense a La Régle du
M. Pialat. C’ était sur Loulou. Ils ont fait venir un huissier et
jeu. la, ca s’est terminé par une bagarre parce que quand méme,
M. Pialat. Quand on a recopié les dialogues, on réécoutait faire venir un huissier...! J’avais demandé un décor et il avait
certaines séquences avec Evelyne Ker et a la fin, particuliére- été peint en vert. C’était un vrai décor de films de vampires
ment quand elle dit 4 son mari : « fous le camp ! », elle ne joue alors que je voulais qu’il soit simplement gris. J’ai dit que ce
plus, elle est exaspérée. Elle est d’une violence, d’une vulga- n’était pas possible et qu’il fallait le repeindre. On ne pouvait
rité ! Et quand je la fous contre la table, la on ne jouait plus, je rien tourner d’autre, il n’y avait pas d’autres scénes prévues,
l’aurais carrément massacrée. Elle a réussi 4 me foutre dehors alors je suis parti. Mais je ne partirai plus, je resterai parce que
et je ne suis pas content. Qu’est-ce que je pouvais faire ?. ca a fait toute une histoire. C’est enfantin tout ¢a.
Cahiers. La gifle qu’elle vous donne était prévue ? Cahiers. Dans A nos amours, @ un moment vous avez une
discussion avec votre fils sur ses écrits, dans l’atelier et vous lui
M. Pialat. Ah non ! Non.
dites : bon, les personnages sont pas mal campés mais il fau-
drait nourrir un peu, tenir sur la durée. C’est quelque chose
Cahiers. Pour revenir sur l’histoire du départ du pére : il
que vous pensez de vous-méme que vous devriez avoir plus
Vannonce d’abord @ sa fille, qui le croit ou ne le croit pas, dans
d’imagination ? trouver un scénario avec une histoire ?
la fameuse scéne des fossettes et ensuite, il y a un plan magnifi-
que: Virruption du frere qui arrive du fond du couloir en M. Pialat. Je \’ai fait une fois, je ne sais pas, presque dans un
disant : « papa nous a quittés ». On n’a aucune réaction de la état second, encore que j’aie pu réécrire le scénario a deux ans
LE CHAUDRON DE LA CREATION 17
d’intervalle. Donc I’état second je l’ai retrouvé deux fois. J’ai fait la force des plans un @ un. Ici vous étes aussi dans le plan,
pu écrire un scénario entiérement dialogué, celui de Nous ne vous étes partie prenante et cela semble vous rendre plus serein.
vieillirons pas ensemble, de bout en bout, sans l’aide de per-
sonne. Loulou et celui-ci (celui-ci moins parce que je l’ai beau- M. Pialat. Sur ce tournage, on avait un bon photographe de
coup remanié au tournage) sont presque entiérement écrits par plateau, Jean-Noél Delamarre, avec lequel il s’est établi tout de
Arlette Langmann. Ils sont assez rares, les gens qui ont de la suite une vive sympathie, et c’est vrai que sur les photos qu’il a
facilité, qui sont vraiment de ce qu’on appelle de bons dialo- prises, j’ai un air béat qui est loin de l’air que j’avais sur les
guistes. C’est un don que Claude Berri, quand nous nous som- autres tournages. En particulier sur Loulou ow je suis renfro-
mes connus, il y a plus de vingt ans maintenant, avait et ¢a m’a gné. Le climat des deux films était trés, trés différent.
beaucoup impressionné, beaucoup influencé. Je l’enviais beau-
coup de prendre une feuille de papier et puis d’écrire comme Cahiers. Qu’est-ce qui vous a accroché sur la fille, puisque
ca, quelques pages avec des personnages campés qui vivent a la tout rayonne autour d’elle ?
lecture. Et ca, je regrette encore aujourd’hui de ne pas en étre
la. Ce qu’on retrouve d’ailleurs chez Pagnol. Parce que si M. Pialat. On a malheureusement perdu la premiére bobine
j’avais cette facilité, j’en ferais des films ! Mais il y a sans d’essais. C’est vraiment dommage, car c’est un document. Je
doute aussi une grande part de paresse et peut-étre que le dialo- pense que cette fille ira loin, et j’amais on ne retrouvera ¢a. Elle
gue serait moins allant, plus laborieux. En fait c’est un pro- s’asseoit (ce n’est méme pas moi qui l’interroge, c’est un assis-
bléme avec la feuille de papier parce que je le régle quand tant qui lui dit qu’il va lui filer un petit rdle) et on avait un plan
méme beaucoup plus facilement quand je tourne. C’est pas superbe de vidéo — c’était extraordinaire parce que c’était un
vraiment une carence parce que si on écrit au moment ov on moment ou la vie de quelqu’un bascule — ot elle réalisait qu’il
tourne, qu’on écrive seul ou avec l’aide des comédiens, c’est était peut-étre en train de se passer quelque chose dans sa vie.
quand méme écrire. II ne s’agit pas de leur dire : voila la situa- Elle était venue pour faire de la figuration. Je l’ai tout de suite
tion, faites le texte, Ca non ! C’est ca en général qu’on appelle trouvée super-douée, puis ca n’est allé qu’en s’accentuant. Elle
V'improvisation. Mais trouver le texte au moment ov on joue, a fait des essais trés longtemps. Elle venait souvent donner la
sans trop savoir si telle réplique vient d’untel ou d’untel, apres réplique aux autres, ce qui était dangereux parce qu’on pouvait
tout, ca devrait étre la meilleure fagon d’écrire pour le cinéma. méme déja l’user. A un moment, quand j’ai commencé a tour-
ner, je disais : « ce film-la est un film qui a été fait aux essais ».
Cahiers. Dans vos films, d’habitude, la caméra est un peu En fait, il faudrait avoir les moyens d’un Truffaut. Si j’avais eu
comme une espéce d’animal qui attend que I’explosion ait lieu, ces moyens, quand je l’ai rencontrée et aprés avoir fait les
et vous étes la caméra. Quand c’est plat, on sent que quelque essais, j’aurais dit : « bon, on arréte tout. On est jeudi. Lundi,
chose va venir percuter, mais on ne sait pas d’oui et c’est ce qui suite de l’entretien avec Maurice Pialat page 58
LA DEBUTANTE
PAR ALAIN PHILIPPON
Vous lui dites : « C’est tres beau, votre travail dans A nos cinéaste-interpréte en est le moteur véritable. Je n’évoque pas ici
amours ». Elle vous répond : « Non, je ne m’aime pas, je suis les couples historiques (et conjugaux), comme Godard-Karina,
maladroite. » Silence. Vous insistez: « Mais le film, tout de Rossellini-Bergman, Guitry-Delubac ou Sternberg-Dietrich. Je
méme, est tres fort... » Trés calme, sans passion mais sire d’elle, pense plutét a quelques exemples récents (Skolimowski-Irons dans
elle asséne doucement : « Non, je ne trouve pas ». S’il y a malen- Moonlighting, Schroeter-Bouquet dans Le Jour des idiots) qui me
tendu, ce n’est pas entre interviewer et interviewée. Il n’y a chez semblent aller au-dela de ce qui vient d’abord a l’esprit (intimité,
Sandrine Bonnaire — le regard ne ment pas — ni fausse modestie complicité, intelligence de l’autre). On y sent 4 |’ceuvre une autre
ni coquetterie. Voila qui nous change de bien des acteurs, ceux qui composante, une dynamique de trés haut niveau (au sens musical :
font les questions et les réponses, ou ceux qui viennent a la télévi- faible bruit, fort signal), une tonification réciproque de l’interpréte
sion, un sourire sinistre aux lévres, débiter avec fausse conviction et du cinéaste, des échanges d’énergie qui deviennent la matiére
un discours promotionnel appris par coeur... Il est vrai que San- méme du film.
drine Bonnaire n’a que seize ans, qu’elle n’a pas d’image a gérer, La matiére, voire le sujet. A nos amours ne serait-il pas un docu-
qu’elle n’a pas encore appris l’art du fard. A nos amours est son mentaire sur le couple cinématographique Sandrine Bonnaire-
premier film. Sandrine n’a pas suivi de cours d’art dramatique, et Maurice Pialat ? Que le lien pére-fille s’y double du lien cinéaste-
ne souhaite pas apprendre ailleurs que sur le tas. Elle n’a fait interpréte n’y est évidemment pas pour rien. Le mouvement de
jusqu’ici que de bréves apparitions : Les Sous-doués en vacances, Pialat vers la jeunesse (L’Enfance nue, Passe ton bac d’abord)
La Boum. Elle répond un jour a une annonce passée par Pialat s’enrichit maintenant de l’inscription du corps du metteur en scéne
dans un quotidien : quand elle se présente, elle ne songe qu’a faire dans son propre film, comme si, dans ce cinéma de la captation,
une petite figuration de plus. Elle ne répond pas sur le nom de Pia- voire de la capture, le chasseur s’approchait, @ découvert, de sa
lat, dont elle n’a vu alors aucun film : elle vient a cette audition proie pour entretenir avec elle de troublants rapports de séduction.
pour faire du cinéma, c’est tout. Pialat lui fait faire des essais en A un point tel qu’on ne saurait plus trés bien qui est le chasseur et
vidéo, sur des scénes des Meurtriéres (un projet) et de Suzanne, qui est la proie : n’est-ce pas Pialat lui-méme qui prend la fuite et
devenu depuis A nos amours. Coup de foudre : Sandrine sera qui s’éjecte du film pendant un long moment ? A ce jeu de cache-
Suzanne. « D’emblée, déclare Pialat dans le dossier de presse, dés cache émotionnel répond étrangement un déplacement d’un autre
les essais vidéo, elle s’est révélée une actrice époustouflante. La ordre: Sandrine Bonnaire aime manifestement moins A nos
présence de Sandrine me fut bénéfique. Comme du reste aux autres amours que Beau-pére, dont elle aurait révé étre l’interpréte. Ce
comédiens. Elle nous a littéralement entrainés. Qui aurait pu n’est pas le moindre paradoxe du film que d’avoir pour interpréte
Pimaginer ? Et pourtant ce fut ainsi. La débutante nous a inspirés. une actrice déplacée, et néanmoins totalement en place, aux yeux
Bien entendu je linitiais aux trucs techniques, mais indéniable- du spectateur, dans le systéme-Pialat : émouvante, juste, violente,
ment elle a joué un réle moteur déterminant. Elle a été notre loco- Sandrine Bonnaire offre l’un des plus beaux personnages d’adoles-
motive. » centes que le cinéma nous ait donnés.
On connait l’image-Pialat : souvent mécontent, prompt aux coups On le savait déja : la violence, chez Pialat, arrive sans prévenir
de gueule et aux affrontements. Une équipe de télévision avait (voir la stupéfiante séquence d’ouverture de Loulou). Cette vio-
méme filmé une engueulade Pialat-Marchand sur le tournage de lence, on la retrouve ici, aussi bien d’une scéne a |’autre (les ellipses
Loulou. On avait vu. Sandrine le savait-elle ? Oui, il l’avait préve- sont tranchantes) qu’a l’intérieur d’une méme scéne. Comment
nue avant le tournage. Il lui avait dit qu’il pouvait étre dur. Elle ne Sandrine Bonnaire a-t-elle vécu cette mise en crise des relations
I’a pas trouvé si dur que ga. Elle l’a méme trouvé plutét gentil — familiales ? « La violence venait d’elle-méme. Elle s’amplifiait de
c’est le mot qu’elle emploie — et souhaite le retrouver sur d’autres prise en prise. Dans la scene ou mon frére me bat, au bout de plu-
tournages, parce qu’il la laisse libre. Elle dit s’étre surtout sentie a sieurs prises j’avais vraiment mal, alors je répondais avec d’autant
aise dans les scénes ou il joue avec elle : « C’était plus facile de plus de force. »
travailler quand Pialat était mon partenaire, parce que je ne me Comme Suzanne, Sandrine Bonnaire n’a qu’une fossette : on ne
sentais pas jugée, observée de |’extérieur ». La méthode de tra- triche pas avec ces choses-la. Sandrine sourit plus que Suzanne.
vail ? Apprendre le texte en gros, le savoir a moitié, laisser place a (Depuis quelque temps tu ne souris plus, lui dit son pére dans le
l’improvisation et a des accidents toujours possibles. Il y en a au film. C’est, dit-elle, que le tournage la fatiguait). Elle est sans
moins un, évident, magnifique, celui ot Pialat fait remarquer a doute moins dure que Suzanne : elle a du mal 4 croire qu’une fille,
Sandrine qu’elle a perdu une fossette. Moment de grace, ou Pialat dans la vie, puisse étre aussi dure avec ses parents. Mais puisque le
prend le risque de surprendre sa partenaire, en lui lancant une film se tient a la frontiére de la réalité brute et de sa représentation,
réplique imprévue. Moment superbe parce que le montage garde n’a-t-elle pas apporté a son personnage, outre, comme elle le dit,
l’infime instant de trouble de la jeune actrice, la demi-seconde qui son propre langage, une Apreté qui n’appartient qu’a elle ? (Les
précéde la réplique. On peut admirer, car c’est admirable, le sens larmes de Suzanne sont 1a, constantes, mais intérieures). Evoquant
de la répartie dont fait preuve Sandrine Bonnaire. Mais la réplique d’éventuels tournages, Sandrine Bonnaire rejette d’emblée et les
aurait-elle autant de force sans cette demi-seconde qui la précéde, comeédies et les films « 4 l’eau de rose ». Elle est attirée par un cer-
sans ce moment de pur cinéma ov Pialat vole a son interpréte un tain type de sujets (des choses trés émouvantes, trés dramatiques).
infime moment de sa jeunesse ? Elle a beaucoup aimé Le Choix de Sophie et La Femme d’a cété, et
Dans la plupart des films qui se distinguent par une interprétation son regard s’éclaire quand elle me parle du projet des Meurtriéres,
remarquable, on sent chacun (cinéaste et interpréte) sur son propre un fait divers, l’histoire de deux auto-stoppeuses qui ont tué un
territoire, dans son travail personnel. II est d’autres films, plus automobiliste...
rares, qui se distinguent par une étrange alchimie : le couple A.P.
« ANOS AMOURS »
MAURICE PIALAT,
UN MARGINAL DU CENTRE
PAR ALAIN BERGALA
A nos amours est a ce jour le film le plus ample et le plus achevé de Maurice Pialat.
Ample, il est d’abord par tout ce qu’il brasse de personnages, de thémes et de sujets jus-
que 1a disséminés dans ses films précédents de fagon plus parcellaire. I] l’est aussi par son
registre, nettement plus large que celui de ses autres films pris un a un : si on retrouve le
son Pialat, la basse continue et sourde du ressentiment et de la souffrance, s’y mélent
cette fois-ci des accords d’une tonalité plus claire, plus aérienne, limpides et sensuels et
méme, par éclairs, le contrepoint de quelques notes sereines et apaisées auxquelles le
cinéma de Pialat, jusque la, ne nous avait guére habitués.
Aussi bien ce film vient-il 4 point nommé nous rappeler quelle est la place de Pialat
dans le cinéma frangais, et le consolider dans cette place.
Pialat apparait aujourd’hui, de tous les cinéastes qui comptent pour nous dans ce
cinéma, comme celui dont les films « couvrent » le champ le plus large et le plus hétéro-
géne de la réalité francaise contemporaine. Ensuite parce qu’A nos amours apporte la
preuve, dans un cinéma d’auteur ou les cinéastes ont plus ou moins tendance a réeembou-
cher la méme flite d’un film a l’autre, que la petite musique aigrelette de Pialat — dont
nous aimions la maigreur méme — est en train de se développer et de s’amplifier, musi-
calement parlant, sans prendre pour autant un gramme d’embompoint ni d’acadé-
misme.
Si nous avons pu aimer aussi les films précédents de Pialat pour ce qu’il restait en eux
de cru, de non-poli, voire de sale — et qui tranchait 4 vif dans le paysage un peu trop
propre et lisse du cinéma de I’exécution léchée — force est de constater que le plus grand
soin apporté par Pialat a la forme et au fini de ce film-ci (en particulier au découpage de
la scéne et a la mise en scéne a l’intérieur de chaque plan), n’enléve rien a la puissance de
cette énergie libre, non lige, qui caractérise depuis le début son cinéma. Dans la cuisine
cinématographique de Pialat, le cuit est en train de venir rééquilibrer le cru mais ce réé-
quilibrage ne se fait pas dans le sens d’une cuisson moyenne, encore moins d’un nappage
des ingrédients singuliers qu’il aime bien mélanger. Pialat a toujours la méme sainte hor-
reur des plats tiédes, des sauces, du gras et du liant.
L’ampleur que le cinéaste Maurice Pialat est en train de gagner avec un film comme A
nos amours — aussi bien par tout ce qu’il brasse de réalité que dans I’exercice méme de
son art — le place donc topographiquement au centre du cinéma frangais. Il occupe et
déborde largement le terrain d’un Sautet : son Polaroid de la France profonde est non
seulement beaucoup plus juste et contemporain mais couvre en réalité un champ plus
large que le poster de Claude Sautet. Il peut atteindre, dans une méme heure et demie, a
la grace limpide d’un Jacques Rozier (au tout début du film), a la sensualité perverse
d’un Eric Rohmer et a la justesse de touche d’un Jean Eustache. C’est qu’il a la capacité
de ne pas se laisser enfermer dans un petit territoire cinématographique sur lequel il
régnerait en maitre, en veillant jalousement sur ses frontiéres. Pialat ne réve pas d’un
territoire-Pialat bien délimité, il ne cesse de se plaindre d’étre un marginal dans un
cinéma francais déja lui-méme marginal. La force de son projet de cinéaste c’est de se
vouloir géographiquement au centre sans faire pour autant un cinéma moyen. Dans le
dilemne entre un cinéma d’auteur qui camperait farouchement dans ses positions retran-
chées et un cinéma moyen ou la France profonde pourrait se retrouver, Pialat refuse de
choisir. Comme il refuse de fermer les frontiéres de son cinéma, mais devient visiblement
de plus en plus sensible et perméable a ce qui se fait de mieux chez ses voisins les plus
immeédiats.
Un film comme A nos amours n’est pas fait avec le souci de se démarquer des autres
cinéastes, qu’il s’agisse de Rohmer ou de Sautet, de Bresson, de Godard ou de Zidi, mais
avec l’intuition qu’un cinéma du centre — comme a pu |’étre en son temps celui de
Renoir — devrait étre capable d’assimiler le tout du cinéma francais, milieu et périphé-
rie, comme il est capable d’assimiler la névrose de son auteur et la réalité la plus brute, le
cuit et le cru, la générosité et la mesquinerie, |’amour et les reglements de compte, Renoir
et Pagnol.
Le cinéma de Pialat, n’a jamais été un cinéma amnésique. Contrairement a beaucoup
de films faits sur les jeunes pour des jeunes qui ne veulent surtout pas qu’on leur rappelle
d’ou ils viennent, et qui ont choisi résolument le déni de réalité et l’amnésie, on sait exac-
tement, avec le poids de souffrance et de fatalité qui accompagne toujours ce savoir,
d’ou viennent les personnages de cette France de 1983, et ce qui va se répéter de malheur
dans leur destin.
De méme dans la prise en compte par Pialat du cinéma frangais dans son ensemble, le
passé compte sans doute autant que le présent, et le passé précisément le plus central,
celui des films de Renoir et de Pagnol. Celui de la face sombre et cruelle du Renoir
d’avant la guerre qu’éclipse souvent dans notre souvenir l’image plus tardive d’un
Renoir totalement réconcilié. Celui du Pagnol plein de ressentiment et de souffrance tel
qu’il s’incarne souvent dans les personnages interprétés par Raimu dans les fausses
comédies sinistres de ce cinéaste 4 malentendus.
Mais si Pialat est sans conteste, aujourd’hui, le véritable héritier de Renoir c’est sur-
tout par sa méthode et ses convictions de cinéaste. Comme Renoir, Pialat doit étre per-
suadé que la recherche de la perfection n’a jamais fait la force d’une ceuvre et que le pire
ennemi du cinéma c’est le plan a exécuter, le bleu d’architecte que Renoir a toujours hai.
Comme Renoir il préfére « peindre le bouquet du cété ot il ne I’a pas préparé », donner
par exemple les grandes scénes finales de son film au personnage du pére que le scénario
initial avait éliminé dés le début, ou encore entrer dans l’image sans avertir ses partenai-
res de ce qu’il va leur dire au cours de la scéne. Comme Renoir, Pialat respecte avant
tout «|’éternel mystére de la création qui fait qu’il arrive un moment ou |’on n’est plus
responsable de la création, ow elle vous échappe. » Tout l’art de Pialat est de mettre en
place les conditions qui feront que le film, tel qu’il a été programmé par le scénariste, par
le producteur, par lui-méme, va lui échapper pour trouver sa logique propre. Quand
Renoir déclarait qu’au cinéma «le sujet vous boulotte, on est attiré et on tourne malgré
soi des quantités de choses qu’on n’avait jamais prévues parce que c’est ¢a, parce
qu’elles appartiennent au sujet.», il parlait déja, sans le savoir, du tournage d’A nos
amours ov Pialat découvre son vrai sujet en cours de route, cette relation pére-fille qui
n’était pas dans le scénario, et pour cause, en fonction de la rencontre d’une actrice, en
fonction des scénes et des plans que le film va accepter ou rejeter indépendamment,
pourrait-on dire, de son projet conscient d’auteur.
On sait bien ce qui menace d’ordinaire, et de plus en plus, les cinéastes qui ont choisi
d’étre au centre : la tiédeur, la peur du risque, l’académisme, la tentation de se faire les
simples exécutants de leur propre programme, le refus de toute singularité véritable. La
contradiction de Pialat, qui fait que son dernier film nous touche et nous importe au
plus haut point, c’est qu’il entend bien étre au centre sans pour autant céder d’un pouce
sur ses prérogatives d’artiste, et qu’il y parvient. Pialat est un auteur exemplaire, mais
pas au sens frileux et protégé du terme : s’il y a maintenant, dans le cinéma frangais, un
univers et un style de Pialat, reconnaissable entre tous, incontournable dans le paysage,
il ne vient jamais chez lui d’une volonté autoritaire de maitrise ou de marquage, mais au
contraire, comme chez Renoir, de la confrontation de son projet de film (y compris de sa
névrose, de ses ressentiments), avec l’air frais de la réalité qui lui vient a travers tel
acteur, telle configuration dans les relations qui se tissent pendant le tournage, tel décor
ou tel paysage. Ce cinéaste de la jalousie, du ressentiment, des forces obscures, pratique
le cinéma le plus confiant et le plus généreux, ce cinéaste qui ne cesse de se plaindre de sa
marginalité, est en passe de devenir le centre du cinéma francais.
Nina Pens Rode dans Gertrud
RETROSPECTIVE CARL TH. DREYER
DREYER EN IMAGES
PAR YANN LARDEAU ET CHARLES TESSON
Dies Irae
Si ce qui spécifie un auteur est le retour constant d’une méme telle une source atone de vie, de méme que l’ombre qui couvre
interrogation, des mémes obsessions qui travaillent et assaillent fugitivement la clarté d’un visage est le voile de la mort, son
sans répit le sujet en des formes et des motifs chaque fois nou- signe impitoyable, de méme il faudrait pouvoir dire ce traite-
veaux, ce par quoi il est agi et mu davantage que ce sur quoi ila ment particulier du son qui confére aux voix, @ la limite de
prise, alors Vintolérance est incontestablement la figure cen- Vaudible, et @ V’'emploi des bruits si peu réaliste une si grande
trale, le theme fondamental de l’ceuvre de Carl Theodor force d’émotion, toutes choses ressortissant du son, de la durée
Dreyer, du Président @ Gertrud, et les techniques de l’aveu, de et du mouvement, ontologiquement cinématographiques et que
la confession, come dépistage d’un savoir que la victime — une la photographie est incapable de restituer. Tout comme elle ne
femme toujours — détiendrait malgré elle, un des ressorts de sa peut pas restituer la dialectique du champ et du hors-champ,
mise en scéne. d’une vérité qui n’est jamais inhérente au plan mais semble
Si dans les pages qui suivent, le lecteur trouvera ainsi illustrés toujours contenue au bord du cadre, n’y apparaissant au mieux
quelques uns des grands thémes, des motifs fondamentaux de que comme une ombre projetée, exactement comme la source
Dreyer, il convient de rappeler qu’une oeuvre n’est pas faite lumineuse d’un plan lui est transcendante. La modernité de
d’un seul bloc et que, ici plus qu’ailleurs, chaque film apparait Dreyer est ici : moins dans une supposée transparence absolue
unique en son genre, étant déterminé avant tout par le sujet. En du regard a son objet, que dans l’opposition a plat de deux scé-
un sens, Deux Etres est plus proche de Notorious que de Dies nes, l’opposition d’un plan et de son bord, pont a dire vrai
Irae et, si ce dernier est déja contenu dans Les pages arrachées entre le suspense du montage paralléle de Griffith et la division
au Livre de Satan, le choc des gros plans de Jeanne d’ Arc est binaire de l’image godardienne. S’il est vrai que la figure raidie
abandonné dans Vampyr au profit d’un travail sur la friabilité et figée d’une justice régne au centre de l’image, elle est con-
méme de la matiére photographique. tournée et doublée par le mouvement d’une fugue, d’une fuite
Toutefois de méme que la lumiére n’est jamais aussi pré- dont l’eau, le lyrisme, la sensualité, l’érotisme méme de la
sente, aussi forte, que lorsqu’elle semble au bord de s’éteindre, lumiére sont les attributs majeurs. 3 Ee
RETROSPECTIVE CARL TH. DREYER
DREYER EN IMAGES
La lumiére
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Sy _ . a
DREYER EN IMAGES 7
Le regard
De gauche a droite et de haut en bas : Gertrud, Dies Irae, Gertrud, Dies Irae.
DREYER EN IMAGES
Les personnages
De gauche a droite et de haut en bas : Dies Irae, Dies Irae, Gertrud, Dies Irae.
Des livres a offrir...
a,
> 6 cartes postales
extraites de
Ciné-monde
_
tice
eae
Collection Essais
Michel Chion La voix au cinéma 78 F
Collection Ecrits
Carl Th. Dreyer Réflexions sur mon métier 88 F
Eric Rohmer faisait remarquer que la Jeanne d’Arc de La mise en scéne de Dreyer tourne autour d’une double
Dreyer parlait plus que celle de Bresson. C’est un fait et c’est préoccupation : trouver la bonne distance aux personnages et
aussi une constante des muets de Dreyer. Mikaél en particulier aux visages. Il y aura donc un temps pour le lointain, le frontal
ou il est rare que deux images se suivent sans étre aussit6t entre- (personnages de plain-pied, absorbés par le décor) qui, a
coupées d’un intertitre. Vu d’aujourd’hui, Mikaél ne cadre pas limage d’ Ordet (le panoramique en moins), privilégie l’espace
avec l’image répandue d’un art du muet arrivé a la perfection théatral et la continuité dialoguée et un moment, sans intermé-
de son langage qui ferait feu de tout sens uniquement par le diaire (peu de plans rapprochés) pour le gros plan, le visage et
montage et l’image. Pour Bazin, il y a toujours eu deux esthéti- rien d’autre.
ques possibles du muet : celle qui a voulu suppléer au manque Dreyer, a travers le personnage du peintre, s’est filmé au tra-
de son et est parvenue a faire oublier son blanc technologique vail. Ce serait une banalité de le dire si on ne prenait pas la
et l’autre, celle d’un Stroheim et d’un Dreyer qui n’ont jamais peine d’ajouter que c’est un cinéaste qui joue ce réle (Benjamin
cessé de croire a la parole et aux imperfections de sa reproduc- Christensen qui, me semble-t-il, n’avait alors aucune expé-
tion (le texte des intertitres). Dans Mikaél, rien ne vient entra- rience d’acteur). Le sujet de Mikaél développe une fois de plus
ver la bonne marche des dialogues. On mesure aujourd’hui la tragédie d’une contamination de |’art par l’amour. La plus
combien ce choix, a la lueur d’Ordet ou de Gertrud, est moins belle scéne du film, déterminante quant au déroulement de la
directement esthétique (un acteur ne joue pas de la méme facon fiction, est celle ot la princesse entre dans |’atelier de Claude
lorsqu’il parle et dés qu’il se tait pour mimer ce qu’il n’aurait Zoret pour lui commander son portrait. Le peintre s’exécute. II
pu dire) que moral (ce n’est pas parce que le spectateur n’enten- réussit le visage puis achoppe sur les yeux qu’il n’arrive pas a
dra pas qu’un metteur en scéne doit empécher ses personnages saisir. Le portrait est alors vide de son regard. Survient Mikaél,
de parler) et surtout scénographique : filmer des gens qui par- témoin de la scéne, qui, d’un seul trait, peint ces yeux et par-
lent implique une posture tenue, une mise en place, une rela- vient a en transférer sur la toile le vif éclat. Toute la force du
tion directe des acteurs au décor qui en creuse la dimension gros plan et l’amour dreyerien du visage, de la visagéité, sont
théatrale. résumés dans cette scéne par la beauté et la sidération du geste
Dreyer aimait beaucoup Mikaél et lorsqu’il le rapprochait de de Mikaél qui prend le peintre de vitesse car il a vu les yeux
Gertrud, c’était pour signaler que Herman Bang, |’auteur du avant le visage et est parti d’eux pour arriver au portrait. OU
roman « Mikaél », était un ami personnel de Hjarmar Séder- finit le visage et ol commence le regard ? Ou finit l’art et ot
berg, l’auteur de la piéce « Gertrud ». Dans le systeéme Drouzy commence l’amour ? Mikaéi, a travers la déchirure ouverte par
(« le monument a la mére »), il n’y a pas véritablement de l’exécution du portrait, suit le fil unique de cette double inter-
place pour Mikaé/ (sauf par le biais du fils adoptif) car il s’agit rogation. Cr
essentiellement d’un monde d’hommes (le critique Zwitt jaloux
que le peintre Claude Zoret lui préfére Mikaél, son modeéle) et
d’amour de la femme-femme (Mikaél trahissant la confiance
du peintre pour la princesse et allant jusqu’a vendre les MIKAEL. Allemagne, 1924. Réalisation; Cart Théodor
tableaux qu’il lui a offerts pour entretenir sa maitresse). Dreyer. Scénario : Carl Théodor Dreyer, Théa Von Harbou,
Rétrospectivement, Gertrud apparait comme la version fémi- d’aprés leroman de Herman Bang. /mage : Karl Freund, Rudoff
nine du scénario de Mikaél, Dreyer s’intéressant moins au fils Mate (extérieurs). Décor: Hugo Haring. Musique : Hans
adoptif qu’a la figure du peintre. Comme le personnage de Joseph Vieth. Production : Decla Bioscop, Universum Film
Gertrud, sa destinée s’achévera dans la solitude, la vieillesse et Aktien Gesellschaft Pommer Production. /nterprétation : Ben-
la mort et sa vie entiére se résume en quelques mots : l’art, le jamin Christensen, Walter Slezak, Nora Gregor, Grete Mos-
travail et l'amour. De Gertrud a Mikaél, on pourrait dire que heim, Robert Garrisson, Alexander Murski, Didier Aslan, Karl
l'une chante et I’autre peint. Freund, Mady Christians.
« GERTRUD » DE CARL TH. DREYER
OMNIA AMOR
PAR GUY-PATRICK SAINDERICHIN
Aprés Gertrud, Carl Dreyer accorde a Michel Delahaye(1), tique. Du reste, l’article dont elle est extraite, quoique belli-
pour les Cahiers du Cinéma, le seul entretien un peu copieux, je queux, est plein d’intuitions remarquables. Quand son auteur
veux dire un peu nourrissant, qu’il nous ait laissé. « Ce qui (c’est Jean Narboni ; l’article est paru dans le n° 207 des
mintéresse, dit-il tout de go, — et cela passe avant la technique Cahiers) écrit : « Les films de Dreyer diffusent une sorte de
—, c’est de reproduire les sentiments des personnages de mes clarté seconde, progressive, bien loin de l’éblouissement. La
films. C’est de reproduire, aussi sincérement que possible, des résorption dans le blanc s’opére en de lentes gradations,
sentiments aussi sincéres que possibles. » Entre 1964 et 1968, comme si le film méme constitutait un immense fondu » —
les sentiments, les personnages et la sincérité n’étaient pas a cela n’a rien perdu de sa fraicheur et de son acuité. N’empé-
Vordre du jour, pour ne rien dire de ce qu’il en advint par la che : il s’agit bien d’enfoncer le filmeur au tombeau (Dreyer est
suite. Il était fortement question de sauver Dreyer malgré lui, mort huit mois plus t6t), de le faire taire pour lire en paix ses
d’affirmer et de réaffirmer la « certitude qu’un travail, lié a films. Gateux ? Non : muet. Il faut se satisfaire d’une clarté,
une intention, peut la déborder en ses effets largement et de d’une lumiére abstraites, écarter d’elles 4 coups de serpe (ou de
toutes parts, échapper aux claires: décisions de l’auteur, a son faucille) toute « interprétation » spiritualisante, et ne laisser
projet concerté, se retourner contre lui et sur lui jusqu’a provo- flotter, bléme, que le vide, seule denrée vraiment siire.
quer sa disparition en substituant sa propre parole a la Bien sir, nous en sommes revenus. Mais, outre le temps
sienne. » Je cite cette phrase sans malice : en elle-méme, elle passé, voici un fait nouveau, qui devrait nous garder de tout
n’est ni fausse ni scandaleuse, elle énonce en quelque maniére fondu au vide : le succés de Gertrud a Paris en cet automne
une vérité d’expérience, et pourrait tenir lieu de charte de la cri- 1983. Il est inutile d’en détailler les chiffres : ce qu’ils démon-
treront, d’une facon ou d’une autre, c’est que Gertrud a été vu,
Nina Pens Rode dans Gertrud et sans doute pas pour les raisons avancées par ceux qui l’ont
défendu entretemps — ce qui n’enléve rien a l’éventuelle qua-
lité de leurs commentaires. Méme pour qui le découvre
aujourd’hui seulement, le film appartient a |’Histoire (du
cinéma). Mais la passion d’établir des filiations et d’honorer
des précurseurs ne remplit pas les salles, aussi petites soient-
elles. Au spectateur encore humide d’émotion, la critique ne
peut se contenter de tendre le vain mouchoir de calculer les
influences, ni méme de s’extasier sur une entrée de champ ou
de mettre a jour, aprés enquéte, les « contenus latents ».
Toute une tradition critique, a propos de Gertrud, s’est auto-
risée du refus du public, de son absence. Pour ne citer que lui,
David Bordwell (The Films of Carl Theodor Dreyer), y fonde
son discours. L’ennui d’un rare public est son postulat princi-
pal. Pieusement recueilli 4 la sortie des salles, l’énoncé specta-
toriel : « J’ai cru que ca n’en finirait jamais ! » forme une
juste description. Partant de l’ennui, rien d’étonnant que tiendra pour l’art du cinéaste, n’en finit pa s de s’interroger :
Bordwell le retrouve a la fin, quitte a lui conférer, au prix de i -il ? — ou encore : qu’est-ce que ¢a raconte ?
raisonnements laborieux et a l’enseigne de |’avant-garde, une e que ca raconte, un film ? Cette question al’air béte.
dignité artistique. Hélas, il suffit d’une larme, il suffit que se st pas. La preuve, c’est que nous ne cessons pas de la
mouille ne ffit-ce qu’un demi-ceil a |’échelle de toute la planéte ilm en film. Nous la posons aux autres, quand ils ont
pour que le bordwellisme et ses variantes se transforment en vu un film qu enous n’avons pas vu. Nous nous la posons
décombres. Mon émotion met la pagaille dans l’ordonnance du a nous-mémes, en y repensant une heure, un mois ou cinquante
signifiant ; the pulverizing force of a film striving to become ans plus tard.
empty est pulvérisé ea son tour, elle est soluble dans le sanglot. D’ailleurs, la réponse est trés simple : ce que raconte un film,
L’essayiste du tide n’a plus qu’a c’est justement ce que nous (nous) racontons dans ces cas-la.
Comptant et recomptant sans tréve les raccords, soupesant Nous sommes nombreux, nous sommes divers : autant de
les lumiéres, les cadrages, les regards et les sons, Bordwell facons de raconter, autant de réponses — en principe, une infi-
découvre que Gertrud épuise toute figure possible du matériau nité, en pratique, une grande quantité. (Si l'on veut généraliser,
cinématographique « classique », et formule la thése d’un film er d’un film particulier au cinéma dans son ensemble, il
anthologique, soumis de part en part a l’arbitraire du réper- suffit de multiplier par le nombre de films. Cela donne une idée
toire. La méme moulinette désarticule les maigres traces narra- de la gloire du septiéme art.)
tives que le théoricien concéde, avant de les disqualifier pour Aurait-on une sensibilité suraigué, une attention sans faille,
crime d’équivoque. II y a de tout, donc il n’y a plus rien ; le une mémoire d’éléphant et des interlocuteurs d’une patience
meilleur moyen de trouver du vide, c’est de commencer par le sans limite, aucune de ces réponses ne sera jamais le scénario
faire. Adieu Gertrud, adieu Kanning, Lidman, Jansson et le du film. Le récit d’un film vu fourmille d’hypothéses, il
docteur Nygren. Nous n’avons eu besoin ni d’hommes ni de regorge de « peut-étre » et de « probablement ». Ce ne sont
femme(s), nous avons savouré notre festin de rhétorique et de pas des hypothéses d’approche du scénario, des tentatives pour
murs blan' le reconstituer tel qu’il a da étre avant ou tel qu’il a pu devenir
Certains choix formels de Gertrud sont immédiatement aprés. Bien au contraire, tout l’effort du récit conspire a éloi-
apparents : les plans longs, l’organisation en vastes scenes dia- gner le scénario, a le mettre a distance, a exiler l’idée méme du
loguées et l’importance de la parole, l’imprévu des regards, la scénario. Ce n’est pas le scénario qui se rétracte a travers les
frontalité, et ainsi de suite. Pourtant, quiconque a vu le film, récits d’un film vu, c’est le film, ce que raconte le film, ce que
hommage rendu a ce qu’il a observé ou cru observer, et qu’il raconte le cinéma. Si, par commodité, le scénario est men-
34 « GERTRUD » DE CARL TH. DREYER
tionné au détour d’un de ces récits, c’est pour s’en débarasser tisme ou d’un compte a régler. Ils ne permettent pas de « com-
aussit6t. Si tel ou tel élément du film — mise en scéne, jeu des prendre » Gertrud, ils la donnent a voir, ils la peignent. Ger-
acteurs, décors ou costumes — est évoqué, c’est encore par trud, méme dans le passé, n’est pas acculée, elle ne choisit
commodité, mais surtout par défaut, par insuffisance. jamais sous la contrainte d’une blessure, d’un ressort intérieur
Il n’existe aucun film qui ne raconte une histoire. Chaque isolable : que la science médicale se détourne ! C’est une
film en raconte plusieurs, des petites et des grandes, des bouts héroine. La situation « objective » ne comprend pas de déter-
d’histoire, des bribes, des morceaux parfois sans commence- minants inflexibles, et n’exige rien d’elle que ce qu’elle-méme
ment ni fin, que le souvenir recompose a loisir. exige.
A tel point que nous pourrions décider d’un critére : plus il y Dreyer affirme constament son horreur de l’intolérance,
aurait de récits, meilleur serait le film. Nous jugerions alors de c’est un des fils conducteurs de son ceuvre. Dans |’entretien
la richesse d’un film comme on estime la richesse d’un filon, ou déja cité, il tourne autour de cette idée que Gertrud est intolé-
d’une mine, en jouant sur le double sens : attention ! risque rante, qu’il y a, en elle, un fond d’intolérance. Dans son
d’explosion. « approche » de la tragédie, le cinéaste est fidéle 4 ses themes ;
De ce point de vue, les cinéastes qui se refusent au scénario, mais, au lieu d’étre la victime, la femme est maintenant sinon
ceux qui ne « racontent pas d’histoire », qui s’en tiennent aux la coupable, du moins la suspecte. Dés qu’on est du cété des
fragments, aux coq-a-l’A4ne, aux calembours fictionnels, ne victimes, on risque le pathos — au cinéma : le mélo, antithése
sont pas les plus généreux. Un film organisé autour d’un récit absolue de la tragédie. La solution consiste 4 brouiller la fron-
apparent concéde un point d’ancrage au spectateur, cela aide a tiére, et 4 traquer le vice non pas dans ses effets sociaux ou
prendre le large. familiaux, mais dans le concret de son fonctionnement intime,
En somme, le rapport entre film et scénario ressemble a celui a l’envisager comme passion ou dans le mouvement d’une pas-
qui lie un opéra a son livret. L’auteur du film est dans une sion. On aura beau tenter de me convaincre que Gertrud
situation analogue a celle du compositeur ; pourtant, chacun « représente la femme libérée » (Drouzy), je ne vois pas qu’elle
sait que rien n’existe qui mérite le nom de « bon » livret, que le parvienne a autre chose qu’a composer son épitaphe (« Amor
livret n’est rien, mais qu’un opéra sans livret est, au mieux, un omnia »), faible succés dans une lutte d’émancipation. Au fait,
abus de langage. Continuons l’analogie : a l’opéra, le metteur sauf a faire de Kanning un sale type, de Jansson un gigolo, de
en scéne (dont on fait si grand cas) ne décide ni de l’orchestre ni Lidman un lache et de Nygren un chiqué, il ne s’agit pas, dans
du chant ; ce n’est pas le livret qu’il met en scéne, ce n’est pas cette tragédie, de rejouer la petite comédie de la Femme et des
non plus la musique, 4 moins d’imposture. II est, a l’activité hommes. Gertrud est le récit d’une retraite ou d’un retrait,
pratique prés, dans la position du cinéphile actif, dans cet d’un retirement, d’un auto-effacement (que l’on songe au por-
entre-deux oi beaucoup d’histoires se racontent, toujours en trait deux fois déchiré). C’est un personnage qui se consume,
train, il faut le souhaiter, de ne pas savoir ce dont il s’agit, en elle est son propre combustible, elle se briile. S’échapper d’une
proie a une paraphrase qui, en droit, est interminable, unend- maigre escouade de crétins abjects serait un mince destin.
lich. Dreyer dit encore : « C’est surtout le rythme qui fait la tra-
Dans l’univers de la critique, la paraphrase a mauvaise répu- gédie. » Le rythme, c’est d’abord ce qui va « dans le sens de la
tation. On fait honte a qui s’en rend coupable. C’est une conta- continuité », de l’enchainement interne, ov les « petites pau-
gion de la littérature. L’interdit qu’on oppose a la critique litté- ses » dans la parole donnent au spectateur « la possibilité
raire se soutient d’une limite infranchissable : la meilleure d’assimiler ce qu’il entend, d’y réfléchir ». C’est l’inverse du
paraphrase, c’est la citation, c’est de recopier le livre. Au tempo mélodramatique, du pathétique de montagnes russes ou
cinéma, cette limite n’est jamais atteinte, elle est hors de lames de fond. C’est un rythme d’exposé, un rythme de
d’atteinte, l’interdit ne vaut pas. A la grande joie des critiques sympathie, navré et inéluctable.
les plus paresseux, certains films sont méme au dessous de Et c’est d’ailleurs par l’épilogue, ce rajout que Dreyer s’est
toute paraphrase. On les classera dans la catégorie, créée a cet acharné a imposer contre tous, contre son brevet méme de
effet, des films déficitaires, cinématographiquement déficitai- champion de |’anti-maquillage, que Gertrud fixe définitive-
res : en publiant leur synopsis, on leur fait déja un trés large ment la grandeur tragique de son héroine. La tragédie n’est pas
crédit. Non loin, rayon du déficit lyrique, imaginez un cauche- le récit d’une crise, c’est celui de la crise finale. Il n’y a pas, il
mardesque remake de Cosi fan tutte, livret de Da Ponte, musi- ne peut y avoir, de nouvelles aventures. Il faut donc tenir les
que de Philippe Sarde. deux bouts : d’un cété, l’ouverture la plus grande de chacun
Gertrud est, évidemment, ultra-excédentaire. Dans ce film, des moments de la crise. De l’autre, la fermeture absolue, sur
tout est simple. Des personnages, clairement identifiables, un sort que plus rien ne peut changer. L’ ouverture s’appuie sur
accomplissent des gestes qui, en eux-mémes, n’ont pas de des moyens formels — le huis clos et la continuité : il faut bien
mystére. Ils parlent un danois syntaxiquement correct (enfin, je que cela se passe ; la frontalité et les « petites pauses » : les
suppose), ils posent des questions, se supplient ou gémissent personnages ont le choix, ils le savent et nous le savons. Et la
(« Gertrud, pourquoi m’as-tu quitté ? »), montrent des senti- fermeture en résulte, ca ferme d’autant mieux que ca ferme
ments, prennent des décisions, ouvrent des portes, pleurent et tout seul, et que l’action est antérieure. Rien ne la relance, que
roulent en fiacre. Or, plus le film avance, moins il est raconta- la beauté filmique, en tant qu’elle se fait l’auxiliaire obstinée de
ble. La moindre apparition s’y transforme en variable, et cela Vintelligence. Toujours, la question du libre arbitre, la tragédie
fait une équation qui devient monstrueuse, insoluble et insaisis- répond : hélas ! G-P. 8.
sable, non par la confusion des données, mais par leur nombre
et leur indépendance. C’est ce caractére mécanique, rigoureux
et incontrélable, qui rapproche Gertrud de la tragédie. GERTRUD. Danemark, 1964. Réalisation : Carl Théodor
Il est question du libre arbitre. Le film, pellicule impression- Dreyer. Scénario : Carl Théodor Dreyer, d’aprés la piéce de
née depuis longtemps, et sans recours, est sans doute ce qu’il y Hjalmar Sjéderberg. Image : Henning Bendtsen, Arne Abra-
a de pire pour en traiter. Comment figurer une décision (libre- hamsen. Musique : Jorgen Jersield. Décors : Kai Rasch. Mon-
arbitre) déja prise (cinéma) ? C’est trés exactement le probléme tage : Edith Schiissel. Production : Palladium. Interprétation :
de la tragédie classique, qui ne peut transiger ni sur l’héroisme Nina Pens Rode, Bendt Roghe, Ebbe Rode, Baard Owe, Anna
ni sur la fatalité. C’est pourquoi les flashes-back du film n’ont Malberg, Axel Strébye, Karl Gustav Ahlefeldt, Edouard Meil-
rien d’explicatif, et restent purement narratifs. Ils ne fournis- che, Valso Holm, Veda Gebutir, Will Knoblauch, Lars Knut-
sent ni cause ni grille, et nulle révélation d’un lointain trauma- zon, Ole Sarvig.
editions de lEtoile.
DESTINATION HONG-KONG
PAR CHARLES TESSON
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aili| |
DESTINATION HONG-KONG 39
sociaux qui prolongeaient a leur maniére la tradi-
tion mélodramatique du cinéma chinois des années
30 (je pense a un film comme I’excellent Tao /i jie)
qui, pour des raisons qu’on devine aisément,
n’eurent plus droit de cité. Pesaro nous a offert
trois mélos cantonnais, tous dignes d’attention.
C’est peu au regard de |’abondante production.
C’est suffisant pour aiguiser notre curiosité.
Tianchang dijiu (Un amour comme le ciel et la
terre, 1955) est une adaptation du roman de
Th. Dreiser Sister Carrie et un remake plus ou
moins déguisé du film que William Wyler en tira en
1952 (Carrie). Le film est signé Li Tie, considéré
comme le meilleur cinéaste opérant 4 la Zhong
Lian, compagnie fondée en 1953 et spécialisée dans
les mélos d’inspiration littéraire. Li Tie est origi-
naire de Hong-Kong oi il est né en 1913 et sa filmo-
graphie totalise environ 110 films, dont une dizaine
en mandarin (a ses débuts a la Lianhua) et tout le
reste en cantonnais (dont la majorité 4 la Zhong
Lian). Un Amour éternel est presqu’irracontable
tant il multiplie les rebondissements et les coups du
destin qui ploient les fragiles épaules d’un héros
acculé a la pire des souffrances. L’adage du film est
imparable : la vie est dure pour les pauvres, pénible
Adieu a la terre aiméede Yanagimachi
Mrisuo l’insoutenable (le monologue qui rend fou, saodlant accumulation de malheurs de plus en plus lourds 4
de mots celui qui le dit et mettant hors de lui celui porter. Malgré de trés belles scénes (la rencontre
qui l’écoute). La caméra, en de longs plans fixes, finale, le rendez-vous manqué dans le parc), le
ordonnés et sereins, guette avec patience et avec une résultat est inégal et la mise en scéne parfois se rela-
infinie précision ce point de tension limite au coeur che. Si l’actrice principale Wu Chufan est admira-
de la durée de l’image ol, sous un calme apparent ble, l’acteur masculin Hong Xiannu offre en revan-
des comportements et des mots, menace ce point che un jeu beaucoup plus conventionnel. Un détail
d’excés irréversible. Chaque scéne du film est qui, dans le systéme du mélo, pése de tout son
méthodiquement orchestrée selon ce point d’orgue poids.
de destruction et de folie (Koheiji n’est pas vrai- Plus intéressant a bien des égards est Fumi xin
ment mort et, comme acteur et comme fant6éme, (Coeurs de parents, 1955) de Qin Jian, somptueux
reviendra persécuter Takuro qui, a son tour, mélo lacrymal produit également par la Zhong
deviendra fou, allant jusqu’a menacer de tuer Lian. Qin Jian, a qui le dernier festival de H. K.
Ochika, croyant qu’elle est enceinte de Koheiji). Le vient de rendre un hommage avec Zhu Shilin, a réa-
cinéma de Nakugawa est un cinéma de la prise de lisé de 1948 a 1969, 60 films (48 en cantonnais, 12
vues. Chaque plan reconduit un mouvement fondé en mandarin). Il a terminé sa carriére chez les Shaw
sur une pratique théatrale (personnages a costumes, Brothers ou il entra en 1965 et signera 9 films avant
poses figées, déclamation de longs pans de texte) de mourir en 1969, Agé seulement de 43 ans. Les
sans jamais élaguer les contraintes extérieures du titres de ses films, glanés au hasard de sa filmogra-
tournage (paysage, eau d’un torrent). Il exige du phie, sont éloquents : An Unhappy Woman’Love
cinéaste que, 4 chaque entrée de scéne, la caméra Song (1951), The Sister’s Tragic Love (1953), A
trouve le bon angle, la bonne attaque, et qu’elle Mother’s Tears (1954), Between Hate and Love
puisse s’y tenir jusqu’au bout, jusqu’a l’inévitable (1963), Pink Tears (1963), Farewell my Love
et tragique point de bascule qui va le clore. Le film (1969), Rivers of Tears (1969). On le voit, Qin Jian
répond de part en part a cette promesse. C’est peu est un cinéaste du « heart and tears » (le coeur et les
de dire qu’il est admirable. Qui est Nobuo Naka- larmes) et son Parent’s Hearts ne nous contredira
gawa ? Un des plus vieux cinéastes japonais en acti- pas. Le film brosse le portrait d’une famille pauvre
vité (il est né en 1905) qui a derriére lui une longue ou le pére, chanteur d’opéra, se saigne pour que son
carriére de cinéaste de studio spécialisé dans les fils ainé fasse des études et échappe a sa doulou-
films de fantémes de série B. reuse condition. Le pére, viré de son travail, sans
argent, devient chanteur de rues et le cache a son
Le mélo cantonnais fils qui, horrifié, découvrira un jour son pére sur
H. K. est une ville cinégique, prédisposée au scéne en costume de clown. Le film obéit a une logi-
cinéma (rien a voir avec la construction artificielle, que implacable et compte des moments magnifiques
en pleine campagne, d’une ville comme Hollywood) (le fils ainé au théatre, l’enfant sur scéne, la mort de
qui a besoin pour survivre d’un cinéma de studio, la mére avec cette caméra qui, au petit matin, mon-
de décors a reconstituer (du temple de Shaolin a la tre trois personnages endormis tout en sachant que,
Cité interdite), d’arts (Kung-fu, opéra) a remettre parmi eux, quelqu’un ne se réveillera pas) et témoi-
Zhu Shilin en scéne, Ce qu’on oublie plus facilement, c’est que gne de grandes qualités de mise en scéne jusque
le cinéma de H. K. a grandi avec le cinéma chinois. dans les moindres détails (je pense a ce plan ot la
Les mélos sociaux qui ont fleuri dans les années 50 a mort du pére est suggérée par un cadrage a |’exté-
H. K. ne tombent pas du ciel. Le cinéma chinois des rieur de la maison sur la fenétre avec, au premier
années 30 s’est fait 4 Shangai. A la révolution, il plan, un ultime souffle de vent qui balaie le feuil-
s’est déplacé au nord (les studios de Pékin) et au sud lage) y compris dans la direction d’acteurs (Ma Shi-
(a H. K.). Ceux qui ont imprimé au mélo canton-
zeng, chanteur d’opéra cantonnais trés connu,
nais son vrai style sont pour la plupart des cinéastes traine son masque de douleur avec une conviction
mandarins qui ont commencé a travailler 4 Shangai inébranlable).
avant de s’installer définitivement 4 H. K. Quand,
dans les années 50, on tournait au nord selon le Zhu Shilin est le plus connu des trois et, peut-
modéle soviétique, au sud, on tournait des mélos étre, le plus important. Sa carriére, qui s’étend de
40 FESTIVAL DE PESARO 1983
A gauche, Touch of Zen et a droite, quartiers anciens de H. K. et débute dans un parc anciennes, formées dés les années 30, et les plus jeu-
Raining in the mountain de King Hu ou on découvre un couple assassiné, affreusement nes qui font en ce moment beaucoup parler d’elles.
mutilé. Une présence réde la nuit que les gens du Aucun film de King Hu n’est sorti a ce jour en
quartier, ahuris, identifient comme étant la jeune France pour des raisons incompréhensibles (le
femme morte dans le parc. De son cété, une amie de coche a été raté au moment de Touch of Zen, mon-
la victime découvre, au fil d’indices précis, que le tré a Cannes, et bloqué pour une histoire compli-
cadavre de la femme du parc n’est pas celui de son quée de droits et de faillite). Espérons seulement
amie. Ann Hui joue trés habilement la carte du film que cette impasse ne sera pas définitive.
fantastique (apparition du fantéme, caméra subjec- Le cinéma de King Hu illustre de maniére exem-
tive rédant la nuit) tout en suivant de prés l’achemi- plaire une qualité d’auteur au sein d’un cinéma de
nement de l’enquéte policiére. Il y a dans Le Secret, genre. La Chine féodale avec ses intrigues de cour et
film trés violent (ce sont les femmes qui en font sou- ses complots est pour lui la plus grande mine de scé-
vent les frais), sanglant, a la limite de l’insoutenable narios. King Hu, au cours de sa carriére, a tout
(la scéne finale qui reboucle l’ouverture dans le expérimenté : les majors (Golden Harvest, Shaw
parc), une rage et un tempérament de cinéaste a Brothers), les productions indépendantes jusqu’a
l’état pur. Que ce soit lorsqu’il s’agit de créer un cli- fonder sa propre compagnie, la « King Hu Films ».
mat de peur ou bien lorsqu’il s’agit de filer des indi- King Hu est un cinéaste qui, pour s’exprimer pleine-
ces, de suivre a la trace une circulation d’objets (je ment, a besoin de décors faramineux, de costumes
pense 4 l’intrusion du fantéme, la nuit, chez la mére non moins luxueux, d’incessants et insensés mouve-
aveugle, afin de subtiliser une robe rouge). Le spec- ments de grue réglés au millimetre.
tateur n’est jamais au bout de ses surprises et il con- Pesaro m’a permis de découvrir trois de ses films
vient, dans l’espoir d’une vision future, d’en respec- et, devant leur spectacle, il est difficile de retenir
ter le secret. son enthousiasme. Le cinéma de King Hu est un
King Hu cinéma du jeu (donc du simulacre) et en consé-
Il est peut-étre /e cinéaste de H. K., la plaque quence, pour le spectateur, de jubilation. Ces trois
tournante qui fait le pont entre les générations films sont The Fate of Lee Khan (1972), co-produit
The Fate of Lee Khan de King Hu
ar par King Hu et la Golden Harvest, Touch of Zen
(1971) et Raining in the Moutain (1978), tourné en
a f
extérieur en Corée. King Hu, cela a déja été dit,
c’est un peu les arts martiaux élevés au rang d’un
musical minnellien : ballet, chorégraphie, danse,
calligraphie, personnages en état d’apesanteur, etc.
Kin Hu est un peintre qui adore jouer avec les cou-
leurs, les taches en mouvement (la trainée de cou-
leur sur la surface du scope) avec une prédilection
pour le rouge (voir la magnifique scéne de la forét
de bambous dans Touch of Zen). Attention, King
Hu n’est pas un cinéaste abstrait. S’il y a chez lui
une vitesse qui vient de la bande dessinée, du dessin
animé (¢a va aussi vite qu’un Tex Avery revu et cor-
rigé par une exécution proprement wellesienne), elle
ne s’exerce jamais au détriment des acteurs (troupe
serait plus juste). S’ils sont mis physiquement a
contribution (King Hu est un cinéaste sportif et
dans Raining in the Mountain, le manuscrit con-
voité passe d’un camp a un autre, de main a main,
Aprement disputé, au méme titre qu’un ballon de
rugby), ils ne perdent jamais de vue, en tant
qu’acteurs, la psychologie de leur personnage
— chose que 99% des films de ce genre ratent en se
réfugiant derriére le paravent commode de la bande
42 FESTIVAL DE PESARO 1983
“Ww
dessinée, de la distanciation nécessaire qu’imprime
son typage, justifiant ainsi l’abstration psychologi-
que la plus sommaire des personnages). Tous les
acteurs des films de King Hu sont formidables, a
commencer par Xu Feng, son actrice fétiche.
Le cinéma de King Hu reléve d’un art du faux et
d’un amour pour tout ce qui est labyrinthes et ara-
besques. Sa caméra virevolte avec une aisance et
une légéreté inégalées et le récit avance par sauts de
puce, en chicanes. Chaque film a pour réel point de
départ une longue partie de cache-cache entre quel-
ques personnages, qui s’appuie sur le décor et
espace superbement découpé par le scope.
L’ouverture de The Fate of Lee Khan, a l’intérieur
de l’auberge, est un patient round d’observation,
stratégie de déguisements (qui est qui et qui fait
quoi ?) avant l’explication finale des forces en pré-
sence. Le combat, les arts martiaux, c’est ce qui
signale la fin d’un semblant, sa retombée pos-
thume, et c’est aussi ce qui peut en accuser au con-
traire la présence comme dans 1’extraordinaire
scéne de combat nocturne de Touch of Zen ot trois
personnages, par un systéme de treuils et manne-
quins, font croire a leurs ennemis qu’ils sont 200.
Qui dit trompe-l’ceil, simulacres, semblants, dit
aussi mise en scéne du regard. J’en veux pour magique du dentier dans Private Eyes) et sur la Hui
preuve le moment qui suit le combat, a l’aube, lors- rapidité 4 détourner les objets (le devenir nunchaku
que le héros, visitant le champ de bataille comme on d’un filet de saucisses dans Private Eyes : la scéne
visiterait en coulisses la machinerie d’un théatre, est 4 mourir de rire). Certains gags sont de pure
bute accidentellement contre un cadavre et décou- poésie. En particulier dans cette scéne d’ouverture
vre d’un seul coup, a perte de vue, fous les cada- de Modernes gardes du corps ou Ricky Hui, dalto-
vres. nien, subit un test d’embauche ot il doit
Des trois films de King Hu Raining in the Moun- reconnaitre des couleurs. Aprés une tentative a vue
tain est celui qui traite de maniére exemplaire un de nez qui se solde par un échec lamentable, il iden-
vrai sujet (c’est un grand film sur le pouvoir) tout tifiera le jaune, le rouge, au godt, en avalant les
en offrant au spectateur un plaisir de cinéma immé- produits qu’on lui présente. La scéne du poulet de
diat, renouvelé 4 chaque plan. C’est beau dés les Private Eyes, est déja légendaire. Tout aussi mémo-
premiéres secondes, d’une fulgurance pyrotechni- rable est la scéne du hold-up dans le cinéma a la fin
que, et ca n’arréte jamais. C’est un chef-d’ceuvre de Private Eyes tout comme I’est, dans Modernes
absolu. gardes du corps, \a scene ou Michaél et Sam Hui,
afin de disperser des voleurs, miment sans succés
Michaél Hui sous leurs yeux, découpés en ombres chinoises, une Privates Eyes de Michaél Hui
Pas de vrai compte rendu du cinéma de H. K. cohorte de policiers en y allant des mains, des pieds
sans une visite aux irrésistibles et inénarrables fréres et de la voix (cavalerie comprise alors que nous
Hui, le trio comique le plus célébre de H. K., sommes au dernier étage d’une tour !).
réservé, au méme titre que les « kung-fu comedy », Aux derniéres nouvelles, que je trouve alarman-
au marché intérieur. Depuis 1974, les fréres Hui tes, les fréres Hui se seraient séparés. Michaél conti-
sortent environ un film tous les deux ans qui se nuera seul de jouer et de réaliser ses films. Un nou-
trouve généralement en téte du box-office. Ils en veau tournant dans sa carriére (le Jerry Lewis de
sont les co-producteurs (la « Hui Brothers ») avec Vaprés Dean Martin) ? J’en ris d’impatience. C.T. Private Eyes de Michaél Hui (au cen-
tre)
Raymond Chow pour la Golden Harvest. Des trois
fréres Hui (en rang d’Age : Michaél, Sam et Ricky),
c’est Michaél qui réalise et Sam qui compose la
musique. On a surnommé Michaél Hui le « Tashlin
de H. K. » et, effectivement, en voyant Private
Eyes (1977) et Modernes gardes du corps (1981), on
pense le plus souvent au tandem Frank Tashlin-
Jerry Lewis ou Blake Edwards-Peter Sellers. Dans
le premier film, les fréres Hui dirigent une agence
de détectives privés et, dans le second, ils sont les
employés d’une société de surveillance et de con-
voyeurs de fonds. Les fréres Hui acteurs sont des
gaffeurs nés, systématiquement. Et c’est par cette
accumulation de gaffes, une cybernétique gagues-
que indéfectible, qu’ils auront toujours, avant tout
le monde, le fin mot de l’histoire. Les fréres ne sont
pas des « showmen ». Ce sont des acteurs comiques
qui éprouvent la nécessité de se mettre en scéne. Le
cinéma de Michaél Hui va trés vite (la vitesse H. K.)
et parcourt la ville comme s’il s’agissait d’un gigan-
tesque studio, d’un pur décor. Le comique des fré-
res Hui, kung-fu oblige, est entiérement fondé sur
l’équilibre du corps. Les gags s’enchainent a toute
allure avec un sens trés précis du tempo. Ce sont des
gags qui jouent sur la vitesse de substitution (le vol
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Galeries Lafayette ont décidé de La Fondation de la Création des Galeri arts, de la mode et de la décoration, dé-
L réer la Fondation de la Création. Son Lafayette propose un concours ouvert a signera les lauréats qui verront leurs
but: faire connaitre et aider les jeunes tous les créateurs inconnus ou débutants créations éditées, diffusées et vendues
talents. (dont les travaux n’ont pas encore été par les Galeries Lafayette auprés d’un lar-
Les Galeries Lafayette sont reconnues commercialisés). II leur suffit d’'avoir plus ge public. La Fondation de la Création
comme le lieu privilégié d’exposition et de de 18 ans et d’étre de nationalité francaise souhaite vous voirnombreux participeret
vente de toutes les créations dans le ou résident franca’ entrer avec succés sous la célébre coupole
domaine de la mode, des accessoires et de Les projets devront étre déposés avant le du Boulevard Haussmann.
la décoration : voila pourquoi la promotion 15 mars 1984. Bonne chance a tous!
des jeunes talents dans ces secteurs les Le jury de la Fondation, constitué par des
intéresse tout particulitrement. personnalités reconnues du monde des (Galeries Lafayette)
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CRITIQUES
LES ANGES DU BOULEVARD. Chine 1937. Réalisation et le groupe (la troupe), entre l’influence du formalisme soviéti-
scénario : Yuan Muzhi. Prises de vue : Wu Yinxian. Décors : que — qu’on peut repérer notamment dans les premiers plans
Ma Yuhong. Montage: Qian Xiaozhang. Musique: He de la ville — et la comédie burlesque américaine, entre le souci
Luting. Son : Lu Yinkeng. Directeur de production : Liu Tuo- documentaire et le mélodrame, entre l’intrigue romanesque
tian. Interprétation : Zhao Dan, Wei Heling, Zhou Xuan, linéaire et les sketches proposés par les types, le milieu, entre le
Zhao Huishen, Chen Yiting, Liu Jinyu. Durée : 1 h 40. Distri- cinéma et le scénario qui, a l’aube du parlant, n’a pas encore
bution : Les Films de |’ Atalante. trouvé ses régles. De la une constante hésitation de la caméra
entre la tentation d’aller voir ailleurs, sur le bord du cadre,
Réalisé en 1937, deux ans aprés le premier film sonorisé en hors-champ, et la peur de perdre de vue la sources des propos,
Chine, Les Anges du boulevard, premier film de Yuan Mu Zhi, lV’origine de la parole, les visages, les acteurs.
met en scéne les amours contrariées d’une petite chanteuse Enlevez les anges, il reste le boulevard. Les amours contra-
(Zhou Xuan) et de son voisin trompettiste (Zhao Dan). Le riées des deux jeunes gens n’occupent objectivement que la pre-
jeune trompettiste séduit la jeune fille en lui mimant des specta- mieére partie du film, jusqu’a la fugue de la jeune fille aprés que
cles a sa fenétre, par des one man show dont ses compagnons son protecteur a tenté de la vendre a un proxénéte. Aprés quoi
de chambrée, un apprenti coiffeur, un étudiant et un mendiant le cinéaste la délaisse, comme si leur fuite commune dans un
bégue sont a la fois les spectateurs privilégiés et les assistants. autre quartier suffisait 4 exprimer le succés de leur nid
Ils sont beaux, ils sont innocents, ils sont purs et pleins d’espoir d’amour. La relation s’est formée, semble-t-il, définitivement,
— ils s’aiment, ce sont eux deux et leurs compagnons les vérita- pour ne plus avoir par la suite 4 bouger. Le couple n’est plus au
bles anges du boulevard. centre du récit, mais ce qui l’entoure, son environnement : le
Voici un film dont le charme, I’étrangeté tient pour beau- boulevard reprend la premiere place, comme une origine qu’on
coup asa nature hybride, un état mixte du cinéma qui a été par- ne peut pas quitter, comme un tout englobant dont on n’est
tout le sien aux débuts du parlant et qui tout en datant les jamais, au mieux, qu’un sous-ensemble. Le boulevard, les bas-
ceuvres de l’époque, en les marquant d’un sceau indélébile, leur fonds de Shanghai se rappellent a l’égoisme a deux du couple
confére une puissance d’évocation, un imaginaire sans pareil, sous les traits de la sceur de la petite chanteuse, une prostituée,
radicalement différents de la fascination du muet, méme si cer- qui aprés avoir couvert la fuite de sa sceur vient a son tour cher-
tains tics ont été conservés ¢a et 1a — et plutét pour le meilleur cher refuge, un abri loin du carrefour. Le personnage, inter-
—, comme des continuités dialoguées de l’aprés-guerre. Le son prété par Zhao Huishen, est particuligrement réussi. Ombre
et l’image, alors, quoi qu’on en ait la maitrise apparente, cela mince, habitante de la nuit, tout de noir vétue, la face blanche,
ne va pas de soi, comme si le synchronisme des figures et des blafarde comme un quartier de lune, elle apparait comme un
voix était encore une chose trop fragile pour durer, comme si Oiseau de mauvais augure, le mal incarné. Elle nous est présen-
l’un et l’autre, chacun de leur c6té et ensemble, avaient du mal tée pour la premiére fois attendant, en bas dans la rue, dans le
a passer le mur blanc de l’écran cinématographique, comme s’il halo d’un bec de gaz, par sa profession : ce n’est que tardive-
fallait aux sons et aux images pousser, reculer la masse obscure ment, quand sa sceur s’enfuit, que nous apprenons leur lien de
de la salle, forcer ce barrage et s’épuiser dans cet effort, s’éva- parenté, que l’une, tout en ayant a recueillir l’autre, la protege
nouir avant méme d’avoir pu se fixer. Cinéma hybride donc des trafics de son protecteur et de sa mére-maquerelle. Que si
hésitant entre le muet et le parlant, entre les acteurs (les stars) et elle tente un soir le compagnon de sa sceur, c’est non pour le
Les Anges du boulevardde Yuan Mu Zhi
débaucher mais parce qu’elle aussi l’aime et voudrait étre aussi du fait que le film procéde moins par un montage paral-
aimée comme sa sceur. Toute l’histoire alors se déplace, léle que par une série de portraits, galerie de personnages typi-
comme une masse, d’une sceur sur l’autre, des amours finale- ques du boulevard, chacun étant traité 4 son tour, extrait du
ment heureuses de I’une, a la solitude fatale de l’autre, a son brouhaha du fond pour étre projeté au premier plan, le temps
amour impossible, qui lui est refusé du fait méme qu’elle en a d’un sketch, telle la scéne burlesque du salon de coiffure ot
fait son métier. Quand, en effet, il lui est possible d’étre aimée, Vhuissier venu chercher |’argent du loyer ressort complétement
elle recoit un coup de couteau de son souteneur. Le film tondu. Entre le monde de lumpen des bas-fonds dépeint par le
s’arréte sur son lit de mort. Fin trés mizoguchienne : en dépit film et la bohéme des artistes du music-hall et du cinéma, il n’y
du sentiment de révolte qu’éveille une telle destinée, on a pas de frontiére, c’est le méme milieu, celui des Musketers of
n’échappe pas a sa condition. Deux sceurs, deux destinées. De Pig Alley comme celui des hooligans de La gréve de S.M.
méme que l’une est toujours vétue de clair, de méme |’autre est Eisenstein. L’actrice qui incarne le réle principal, Zhou Xuan,
toujours vétue de noir, comme l’opposition dans le méme sang connut un destin similaire : vendue a un proxénéte, elle devint
du jour et de la nuit. Cette opposition visuelle a son correspon- populaire par ses chansons pour les coolies de Shanghai. Les
dant sonore : tandis que la petite sceur apparait comme une Anges du boulevard sont aussi des saltimbanques et il y a la
chanteuse émérite (nous l’entendons chanter avant de la voir), vraisemblablement un point de vue documenté sur I’origine
pleine de talent, dont la voix a séduit son voisin trompettiste, le sociale des travailleurs de l’industrie du film. C’est en un sens
comportement indécidable de sa sceur, jusqu’au mystere de son son propre monde professionnel que Yuan Mu Zhi a filmé sans
réle et de son identité dans la premiére partie, tient a l’enferme- le recours, comme dans Les Enfants du Paradis, a la fic-
ment du personnage dans un mutisme quasi intégral, comme si tion historique, a la transposition dans un passé théatral glo-
les mots ne pouvaient plus rien pour elle, comme si elle était rieux ou il fallait encore au cinéma se parer de la tradition du
coupée définitivement, sans possibilité de retour du reste de la théatre. Surtout, du Japon a l’URSS, des USA 4 la Chine, le
société, et qu’elle ne pouvait plus désormais s’exprimer que par dynamisme des débuts du cinéma provient aussi de l’imaginaire
procuration, par le biais de sa sceur ou par gestes, par un attou- bigarré que lui proposaient spontanément ses mauvaises fré-
chement, une priére du regard. quentations. Comme la Révolution chinoise a supprimé
Cette apparition tardive de la sceur et le retournement com- jusqu’au réel de ce témoignage improbable, il en est d’autant
plet du récit sur son destin pour faire d’un personnage plus précieux, d’autant plus irremplacable.
d’arriére-plan le protagoniste essentiel de la fiction provient Yann Lardeau
46 CRITIQUES
POESIE EN CONTREBANDE
contacts
kkk
ama ke kak Kk
En francais :
HOLLYWOOD RHAPSODY. L’age d'or de la musique de
film 4 Hollywood. A. Lacombe. Bio-filmo et méthodes de
travail des principaux compositeurs du cinéma d'Hollywood.
Discographie disponible. Historique. 190 photos. .... 186F
THEATRE DESENCHANTE
LA TRAGEDIE DE CARMEN. 1983. 3 films de Peter La tragédie de Carmen (le film, ou plut6t, nous y revien-
Brook d’aprés sa mise en scéne aux Bouffes du Nord de « Car- drons, les films) porte encore la trace de ce beau travail théa-
men » de Georges Bizet, Prosper Merimée, Meilhac et Halevy. tral. Malheureusement, Brook-cinéaste est beaucoup moins
Adapatation : Marius Constant, Jean-Claude Carriére, Peter audacieux que Brook-homme de théatre, et l’on regrette amé-
Brook. Direction musicale et chef d’orchestre : Marius Cons- rement que ce qu’il avait osé a la scéne soit sinon annulé, du
tant. Scénographie : Georges Wakhevitch. Directeur de la pho- mois sérieusement affaibli lors du passage au film. Car Peter
tographie : Sven Nykvist. Cadreur : Jean Harnois. Ingénieur Brook a, pour le film, fait construire un décor (signé Georges
du son: Georges Prat. Montage : (1) Marina Michaka, (2) Wakhewitch) aux Bouffes du Nord méme, facon pour lui
Barbara Doussot, (3) Violette Marfaing. Production : Miche- d’étre dans son lieu sans y étre, de ne le revendiquer que mas-
line Rozan pour Alby Films et A2 avec la participation du qué, de ne l’affronter qu’évité. C’est l’un des points faibles, et
Ministére de la Culture. Durée de chaque film : \ h 20. Distri- non des moindres, du film, que d’avoir réintroduit au cinéma
bution : MK2. Interprétation : (1) Héléne Delavaud, Howard la convention du décor d’opéra (le beau visage de Véronique
Hensel, Agnés Host, Jake Gardner, (2) Zehava Gal, Laurence Dietschy (Micaéla) masqué par une forét d’arbustes de studio
Dale, Véronique Dietschy, Carl-Johan Falkman, (3) Eva Sau- est l’un des effets les plus catastrophiques). L’audace ne serait-
rova, Laurence Dale, Véronique Dietschy, John Rath. elle réservée qu’aux seuls spectateurs de théatre ? Les specta-
teurs de cinéma (ou de télévision, puisque la production du
On ne peut pas parler de La Tragédie de Carmen sans évo- film est largement télévisuelle) doivent-ils nécessairement étre
quer préalablement le spectacle scénique d’ou est issu le film, et traités en parents pauvres ? Peter Brook avait pourtant filmé,
qui en constitue le substrat. A l’origine, donc, une relecture de pour la télévision francaise, son admirable « Cerisaie » dans
Carmen par Peter Brook et Jean-Claude Carriére, et, conjoin- les conditions mémes du spectacle scénique, et le résultat
tement, par Marius Constant pour le travail musical. Le pro- n’avait rien de déshonorant. On a, vers la fin de La Tragédie de
pos des adapteurs ? Condenser I’ceuvre, supprimer les choeurs, Carmen, une idée de ce qu’aurait pu étre le film entier si Peter
revenir non seulement au livret de Meilhac et Halévy mais aussi Brook avait maintenu au cinéma son parti pris théatral : les
au texte original (la nouvelle de Mérimée), réécrire la musique murs des Bouffes du Nord sont enfin dévoilés, et l’on peut étre
pour une formation réduite 4 quinze musiciens. Bref, éliminer sir que la disparition du décor de studio n’est pas pour rien
le pittoresque et l’exotisme, réinventer une Carmen tragique et dans la force et la beauté des derniers plans du film, |’avant-
épurée, penser le spectacle pour un lieu (le théatre des Bouffes dernier étant malheureusement gaté par un fondu enchainé
du Nord) que Peter Brook a fait sien depuis longtemps et qui, totalement hideux.
avec ses murs décrépis, ses portes, ses étages et ses passerelles, C’est finalement, on le voit, son « vouloir-faire-cinéma » qui
est déja, a lui seul, un décor. La mise en scene de Peter Brook, handicape Peter Brook, et sa hantise du théatre filmé qui le lui
faite, comme souvent chez lui, essentiellement sur l’acteur, fait retrouver au mauvais sens du terme. Car aprés tout si
jouait avec audace la carte du dépouillement : aucun élément Guitry, pour ne citer que lui, est un grand cinéaste, n’est-ce pas
de décor, juste un peu de sable pour suggérer une aréne, et la d’abord parce qu’il ne s’est pas posé la question du « faire-
magie du théatre opérait. cinéma», et parce qu’il a filmé sans honte son théatre ? Chez
Brook, le filmage lui-méme vient contrecarrer les partis pris
Eva Saurova et Laurence Dale dans La Tragédie de Carmen initiaux. Certes, le travail de Sven Nykvist sur la lumiére est
sans doute un beau travail, avec sa permanence cohérente de
tonalités sablonneuses. Sans doute, parce que le film souffre
globalement, du fait du gonflage 16-35, d’un manque de défi-
nition qui se sentira peut-étre moins a la télévision, mais qui, en
salle, est assez génant. Mais surtout : pourquoi tant de mouve-
ments de caméra, de zooms légers mais souvent approximatifs,
pourquoi surtout tant de plans de coupe ? L’ utilisation abusive
du plan de coupe parle d’elle-méme, et trahit la peur d’affron-
ter le chant dans sa durée, la peur du corps chantant (du corps
érotique) qui s’offre a la caméra et que la caméra refuse. Une
peur du méme ordre préside au traitement du play-back qui, de
fagon non systématique mais assez fréquente pour étre notée,
est placée sous le signe de /’évitement. Les chanteurs sont fré-
quemment filmés en profil perdu, voire de dos, et la force de
plus d’un fortissimo est souvent brisée par un raccord. On est
loin, on le voit, des gros plans courageux sur les caries dentai-
res d’Armin Jordan dans Parsifal.
Par fidélité au travail d’équipe effectué lors des représenta-
tions scéniques, qui présentaient trois distributions en alter-
LA TRAGEDIE DE CARMEN 49
nance, Peter Brook a réalisé trois films. Si le moule est a priori vocalement, évoque une Carmen sombre et névrotique, tandis
le méme pour les trois, il n’en subit pas moins de légéres distor- qu’Eva Saurova tire le personnage vers une sorte de tragique a
sions, dues au timing de tel interpréte ou a l’inscription de tel la grecque. La meilleure version est incontestablement la qua-
corps singulier dans le cadre : on notera donc de petites diffé- triéme, celle qui n’existe pas et qu’on peut tenter de recompo-
rences dans le cadrage ou le montage. Cela dit, ce ne sont pas ser imaginairement, a partir d’éléments disparates pris dans les
ces légéres variations qui différencient les trois films, mais évi- trois versions. Si l’on ne veut pas se livrer a ce petit jeu, on peut
demment leur interprétation. Il ne s’agit pas de trois versions tenir la version Saurova comme un compromis acceptable.
totalement différentes : il y a des invariants dans la distribu- Notons au passage la trés belle voix, puissante et sire, du Esca-
tion. La variable numéro un est bien sir Carmen elle-méme, millo de la version-Gal (Carl-Johan Falkman). Quant au Don
qui, si l’esprit d’ensemble du travail de Brook-Carriére- José (Laurence Dale) que l’on retrouve dans deux des trois ver-
Constant se retrouve d’une version a |’autre, n’en induit pas sions (Gal et Saurova), il donne du personnage une interpréta-
moins trois facons différentes d’imposer le personnage. Héléne tion émouvante : trés jeune, avec quelque chose de presque
Delavault campe une Carmen pulpeuse, sensuelle et moqueuse, candide dans le regard, il fait remarquablement sentir le pro-
avec plus d’abattage de comédienne que de siireté de chan- cessus tragique qui améne une victime a devenir bourreau.
teuse. Plus menue, petit fant6me noir, Zehava Gal, superbe Alain Philippon
SANTONS ANIMES
A LA POURSUITE DE L’ETOILE (CAMMINACAM- pieux et disciplinés, mais une bande de gueux, fruste et dispa-
MINA). Italie 1983. Mise en scéne, production, scénario, dia- rate, truculente aussi : voleurs et mendiants, vieillards et jeunes
logues, photographie, montage, décors, costumes : Ermanno amoureux, prostituées et patricienne crevant d’obésité, se
Olmi. Production : R.A.I. et SCENARIO. Musique : Bruno ruant en désordre vers la lueur d’une cométe comme d’autres
Nicolai. Son : Amedeo Casati. Assistant réalisateur : Marcello vers l’or. Et c’est tout l’intérét du film, a partir de cette réalité
Siena. Distribution : U.G.C. Durée : 2h 44. Interprétation : attentivement décrite, que de considérer l’Epiphanie non
Alberto Fumagalli, Antonio Cucciarré, Eligio Martellacci. comme un événement a célébrer en soi, mais dans ce qu’elle
signifie pour les paysans : comme véhicule de l’espoir et de
A la poursuite de I’étoile, selon Olmi lui-méme, est né l’Utopie au sens propre du terme, avec toute cette charge
« d’une émotion d’enfant », éprouvée devant le spectacle de la d’imaginaire et d’idéal qui emporte les personnages (faisant
créche. Qu’il en projette le reflet trés vivant fait certainement par exemple de l’apparition d’une ville et de ses murailles un
de ce film le plus beau de son auteur, abordant de la facon la instant de magnifique éblouissement), mais aussi d’abord avec
plus directe ce mystére de l’Epiphanie joué par des paysans les désirs trés matériels qui la déterminent : désirs de bonheur
d’Italie, sans jamais tomber dans la lourdeur de la parabole, et de richesse.
avec au contraire une légéreté, une naiveté retrouvée, une capa- C’est la déception de ces désirs, la trahison de cette foi et la
cité d’émerveillement et une pureté de regard qui esquivent la récupération institutionnelle de l’espoir et de I’Utopie que
facilité de toute distanciation, s’attachant en des notations pré- dénonce Olmi a travers les Rois Mages qui soumettent le peuple
cises, souvent pleines d’un humour discret, aux aléas de l’espé- et laissent place au Massacre des Innocents. L’ intelligence de la
rance et aux contingences de la route. Le titre italien l’indique dénonciation est cependant d’étre d’une violence toute inté-
assez, c’est en effet d’un cheminement qu’il s’agit ici, sur des rieure, émanant du film comme par transparence sans qu’il en
voies qui sont celles de l’espoir, établissant une continuité natu- soit la pénible application.
relle qui fait, comme dans les grands films-trajets (ot le par- Mais, a propos de transparence, c’est par la lumiére qu’il
cours n’est pas seulement géographique), que le récit semble aurait fallu commencer, par laquelle le sujet du film et d’abord
couler de source et nous emporte irrésistiblement dans les
méandres de sa durée, au pas de ses personnages, sur lequel il A la poursuite de |'Etoile de Ermanno Olmi
calque le sien. Le charme prenant du film est d’entrainer le
spectateur dans ce périple comme dans |’aventure la plus con-
créte, avec ce qu’elle comporte de difficultés et de joies, d’illu-
sions et de déceptions, aventure sur laquelle il constituerait un
reportage ou un documentaire fictif, serrant le terrain de la réa-
lité — dans laquelle il s’implique constamment — au plus prés
de ses accidents et de ses détails, par un montage trés frag-
menté. Olmi enregistre directement ce qui a lieu, dans son pré-
sent méme, sans pathos ni bondieuserie, de la maniére la plus
brute et la plus vivante. Il en résulte une spontanéité et un
aspect immédiat qui par leur transparence résorbent la théatra-
lité initialement postulée, passant du moment de la représenta-
tion a celui qu’il représente, notamment par certains costumes,
les armures, les gestes, les hésitations de la parole, en un mou-
vement qui ne vise en dernier ressort que l’avenir vers lequel
marchent les personnages. Tout hiatus entre le rituel et son
référent, l’Histoire et la légende, est ainsi effacé, toute icono-
graphie traditionnelle refusée, au seul profit de ceux qui vivent
cette expérience de la facgon la plus terre a terre : les paysans,
avec leur misére. On n’a pas 1a en effet un groupe de pélerins
50 CRITIQUES
visuel : « la luce », que quelqu’un réclame dés le premier plan, étoilées qui, par leur opacité et par leurs bruits, sont pleines a la
« astres lumineux, cristaux de lumiére, écritures de la voiite fois de peurs et de promesses, pleines a la fois de cet inconnu et
céleste » participant de la connaissance universelle et de sa de cet avenir — ceux de l’Utopie — qui sous-tendent magnifi-
transmission. Car c’est la lumiére qui guide les personnages et quement ce film d’une limpidité absolue. Aussi bien ne peut-on
c’est vers elle qu’ils cheminent, vers |’au-dela de sa source, mieux le qualifier, et jusques en ses nuits noires, qu’en le disant
signal divin venu jusqu’a eux a travers les ténébres. Ténébres lumineux. Marc Chevrie
FOU DU DOIGT T.
THE 5 000 FINGERS OF DR. T. (LES 5 000 DOIGTS DU vante du réalisme de l’image photographique. Pour revenir ala
DR. T.). U.S.A., 1953. Réalisation : Roy Rowland. Scénario : structure du film, présenté comme un réve de Bart (Tommy
Dr. Seuss (Theodore Geisel) et Allan Scott, d’aprés une histoire Retting) : elle emprunte en partie 4 la mode rassurante de la
du Dr. Seuss. Image : Franz Planer (Technicolor). Musique : psychanalyse qui sévissait 4 Hollywood dans les années 40 et 50
Frederick Hollander. Chansons : Dr. Seuss. Chorégraphie : notamment, pour laquelle le songe est l’exutoire pratique, le
Eugene Loring. Décors : Rudolph Sternad et William Kiernan. territoire de l’inconscient ot! sont relégués tous les concepts
Costumes de Mary Healy : Jean Louis. Production : Stanley névrotiques « inavouables ». L’histoire délirante du D' T. est
donc introduite au départ comme le réve loufoque d’un petit
Kramer pour Columbia. Interprétation : Peter Lind Hayes,
garcon excédé par les cours de piano d’un professeur impitoya-
Mary Healy, Tommy Rettig, Hans Conried. Durée : 1 h 28.
ble, imposés par sa mére.
Distribution : Les Grands Films Classiques.
Cet aspect narratif est fréquent dans la littérature anglo-
L’argument superficiel du film, reflété dans le titre (un peu saxonne. Souvenons nous de |’Alice de Lewis Carroll qui par-
trompeur), est le pastiche du film fantastique des années 30 dit venait au Wonderland en s’endormant sur une lecon d’histoire,
« gothique », ot des paranoiaques frustrés — parfois doublés comme Bart s’endort, bercé par le métronome, pendant son
de schizophrénes comme le D' Jekyll — caricatures de mythes, exercice de piano (par la suite les parentés avec le livre de Car-
portent souvent le titre de Docteur, quand ce n’est pas celui roll se multiplient). C’est done sous couvert de refoulement
plus théatral de Comte. Premier paradoxe de ce film, para- révé-lateur que se déroule cette histoire. Mais, méme si l’on
doxal en tous sens, a l’image des escaliers, mystérieux comme peut extrapoler en constatant, également dans le méme regis-
un ruban de Moebius, du graveur Escher (on voit d’ailleurs tre, que la figure du D' T. — régnant en Maitre Supréme sur sa
toute une scéne d’escalier extravagant dans le film), le Docteur forteresse inexpugnable, comme |’emphatique Bela Lugosi en
est en réalité un professeur de piano. Effectivement, lorsque le comte Dracula dans son chateau moyenageux — remodelée
« docteur » Terwilliker (Hans Conried), professeur intransi- dans l’inconscient onirique de |’éléve récalcitrant Bart, pour-
geant devient le D' T. du réve du jeune garcon Bart, il se com- rait bien étre la traduction fantasmagorique de l’absence de son
porte en docteur plus fou que les fous de sa prison-asile, ou il pére, une projection du manque a vivre qu’elle susciterait, il
réduit les enfants en esclavage musical.
La structure de l’ensemble du film est extrémement classique 5000 Fingers of D’ T. dans ses associations d’idées surréalistes
et c’est surtout dans les détails conceptuels et artistiques, qu’on étonnamment abouties, dans un cadre surdimensionné, dif-
découvre une appréhension singuliére du cinéma, dont on ne forme et baroque.
peut retrouver une filiation que dans la convention graphique Il est un autre concept, plus résolument baroque bien que
restrictive du dessin animé, de Snow White et Fantasia de Walt théoriquement traditionnel de |’interprétation freudienne, qui
Disney, a Yellow Submarine de George Dunning, en passant apparait ici : "homme seul pourchassé a travers une « forét de
par certains Tex Avery. Mais ici s’ajoute la plus-value moti- symboles » baudelairienne. On le retrouve dans Spellbound
(séquence de Dali), et méme — sans l’alibi du réve — dans
North By Northwest, également de Hitchcock (en particulier la
Les 5000 doigts du Dr. T. de Ray Rowland poursuite sur le Mont Rushmore aux figures gigantesques) ou
dans Yolanda and the Thief, un des plus beaux Minnelli et
peut-étre l’ceuvre la plus proche de The 5000 Fingers, bien que
plus typée, moins délibérément fantasque. Le baroque, version
tératoide de la réalité, finit d’ailleurs par engluer le film dans
l’absurde, passant outre le théme de |’inconscient.
L’absurde est introduit par l’embléme obsessionnel du pia-
niste, le « couvre-chef » a cing doigts obscénes qui figure tel un
pied de nez postiche, sur la téte des forcats du clavier.
Quand ce film suit des genres, c’est pour les transgresser par
le détail, en dépassant la mesure. The 5000 Fingers s’apparente
a la comédie musicale (ballets et chansons en situation) et a
Vopérette — une opérette « d’opérette », car tournée elle-
méme en dérision par des excés auprés desquels Francis Lopez
fait figure de Claudel : dans son chateau-fort abstrait, le D' T.
se vét d’un costume grotesque a hurler, complétement outran-
cier de couleurs, submergé de médailles et d’un chapeau
immense défiant la gravité. Mais parfois on oublie le genre et
l’on prend une tangente tellement elliptique que l’on rejoint un
fantastique de conte de fée (épisode de la bouteille 4 capturer
1931 Warner Bros Inc
LES ANGES AUX FIGURES SALES (Angels with LE PETIT CESAR (Little Caesar) 1931
Réalisation: Michael Curtiz avec James Cagney, dirty faces) 1938
Réalisation: Mervyn Leroy avec Edward G. Robinson.
Pat O'Brien, Humphrey Bogart. The Dead End Kids. Douglas FairbanksJr.. Glenda Farrell.
760
MARCEL GERMON CONSENS
location.
Ces videocassettes sont exclusivement réservees
1927 Warner Bros Inc
GARCON ! de Claude Sautet (France, 1983) avec dus moyens qui n’existent nulle part hors des son-
Yves Montand, Nicole Garcia, Jacques Villeret, dages d’opinion. Cinéaste sociologique par excel-
Marie Dubois, Bernard Fresson, Dominique Laf- lence, Sautet propose a son spectateur un miroir
fin. aussi déformant que rassurant : nulle part y a-t-il
moins d’effets de réalité que dans son cinéma qui
Dans Gargon ! Sautet fait du Sautet, c’est-a-dire est d’abord celui de la communion sociale. Parsemé
qu’il filme Montand en train de jouer du Dabadie. de signes de connivence qui sont autant de portes
Point. Il ne s’agit ici qu’accessoirement de restau- ouvertes par ol faire entrer le public, Gargon !,
rant, et qu’accessoirement de quoi que ce soit consciemment ou non, est bati sur la confortation
d’autre puisqu’autour du comédien tout est anecdo- chez son client d’un désir d’uniformité, agrémenté
tique : sur l’affiche l’élément important, ce n’est ni de déviations mineures qui ne font que rendre cette
le décor ni le costume mais le sourire entendu. Celui uniformité plus attrayante.
d’un sexagénaire un peu bohéme au portrait duquel Yves Montand, un type sympathique, souriant,
le film est prétexte. Bien qu’ils soient populaires 4 contre mauvaise fortune bon coeur, travaille (il est
l’extréme, Sautet et Dabadie ne sont guére aimés, et sous-employé), rencontre des femmes (elles le quit-
on a plutét raison de ne pas beaucoup les aimer. A tent), fait des projets (parfois ils réussissent), ima-
instar de l’essentiel de la vieille garde du cinéma gine, gamberge : bref il vit, 4 peu prés comme tout
frangais, leur cinéma, qu’ils voudraient 4 hauteur le monde. Autour de lui, des types humains, comme
d@’homme, n’est jamais qu’a hauteur de public. lui, le brouillon, le coléreux, la paumée, le jeune
C’est-a-dire qu’au lieu de peindre des étres sympathique, le retraité, l’ex, l’amante, le vieux
humains, ce qui devrait étre l’ambition d’une copain, qui sont généralement autant de prétextes a
démarche réaliste, ils ne font que décrire des indivi- des numéros de comédiens, inégalement réussis.
NOTES SUR D’AUTRES FILMS 53
Bernard Fresson, qu’on est ravi de revoir aprés une voies qui ne sont pas celle de la sur-écriture mais
longue éclipse, est excellent ; Nicole Garcia, qui plutét celles du silence et de la vérité du plan ? Elle
parmi un casting troisiéme age fait un peu adoles- produit dans le film un stupéfiant effet de justesse,
cente a soquettes, est aussi trés bien. Et puis, bon, il non parce que la misére de son réle contraste avec le
y a un cas. Il y a un cas qui a sa manieére est le climat d’entrain factice qu est le ton de l’ensemble
sympt6me de tout le film, celui de Dominique Laf- mais"parce qu’elle ne dit pas tout et parce qu’elle
fin. Est-ce parce qu’elle vient d’un autre cinéma que n’a pas besoin de sans arrét tout dire pour qu’on
celui de Sautet et ou justement le réalisme suit des croie 4 son personnage. O.A.
WAR GAMES de John Badham (U.S.A., 1983) Norme qui, au vu de ses deux derniers films, semble
avec Matthew Broderick, Dabney Coleman, John bien s’étre fixée sur une nette préférence accordée
Wood, Ally Sheedy, Barry Corbin, Juanin Clay. aux machines sur les étres humains. Les hélicopté-
res dans Tonnerre de Feu, les ordinateurs dans War
On se rappelle les épisodes précédents. John Games. Et sur la peinture d’une Amérique banlieu-
Badham, jeune téléaste est catapulté sous les feux sarde, obtuse, télespectatrice et pratiquant l’aérobic
des projecteurs a la suite du succés de La Fiévre du qu’on connaissait déja des films de Spielberg.
samedi soir. Hollywood lui ouvre toutes grandes ses Dans War Games le point de départ est simple, un
portes, il choisit de filmer l’adaptation d’un triom- adolescent bricoleur pourrait a partir d’équipe-
phe de Broadway, une sorte de Dracula gominé ments électroniques qui sont, parait-il, disponibles
interprété par un séducteur latin qui a fait long feu, dans le commerce provoquer un conflit mondial. Je
Frank Langella. L’entreprise n’est pas un succés et m’y connais insuffisamment en informatique pour
Badham s’enlise 4 tourner un mélodrame médical apprécier la méthode, mais en matiére de dramatur-
posant le probléme de l’euthanasie, Whose life is it gie, l’opération est assez limpide, il s’agit de l’inter-
anyway ? avec Richard Dreyfus. Nouvel échec a la face entre un élément prélevé dans le microcosme
suite duquel il n’était pas abusif de considérer le du quotidien et sa projection dans le macrocosme
cinéaste comme quantité négligeable. Or le voici qui des grandes préoccupations planétaires. Ca reléve
réussit le comeback de la décennie en tournant coup non pas de la manipulation électronique mais du
sur coup Tonnerre de Feu et War Games. Deux bricolage scénarique. Je ne pense pas dévoiler un
films, deux triomphes. Badham s’est métamor- grand secret en disant qu’en fin de compte rien ne se
phosé, il est devenu l’incarnation de l’idéal, jusque produit : c’est malheureusement le sort des films
la abstrait, du réalisateur tel que le congoivent les « bonne idée » ot le premier argument de vente se
studios. Cinéaste d’action sans ambition véritable, mue assez vite en boulet. L’adresse de Badham et
il n’écrit pas ses scénarios et se contente de se mettre quelques astuces d’écriture ont vite fait de combler
avec l’efficacité du bon artisan au service de ceux cette absence : de poudre aux yeux. Un prologue
qu’on lui confie. Badham vise de toute évidence a aussi spectaculaire qu’inutile est mis en place pour
occuper pour sa génération, avec un profil encore justifier un épilogue du méme tonneau. Et ¢a passe
plus bas, la place qu’occupait Sidney Pollack pour comme une lettre a la poste. C’est-a-dire que ¢a fait
la précédente, celle de métre-étalon de la norme. illusion. Jusqu’a ce que la lumiére se rallume. O.A.
AU NOM DE TOUS LES MIENS de Robert quelques scénes fortes (Cf. Holocaust encore) dont
Enrico (France-Canada-Hongrie, 1983), avec il connait les mécanismes élémentaires qui impres-
Michael York, Jacques Penot, Brigitte Fossey, sionnent facilement — ou le ghetto de Varsovie ne
Macha Meril, Helen Hughes, Jean Bouise, Wolf- le concernent réellement. Il cherche manifestement
gang Muller. a peindre sa fresque historique, son Docteur
Jivago (1), autour d’un personnage héroique et
Enrico ne fait pas dans la dentelle ; c’est presque imperméable 4 avatars — juif polonais déporté,
un truisme, mais ici les gros moyens financiers mis a officier de l’Armée Rouge, Américain... — inter-
sa disposition rendent cette assertion encore plus prété (en partie) par le jeune et prometteur Jacques
justifiée. De plus, malgré des apparences humanis- Penot.
tes, on ne peut pas dire que le réalisateur prenne un Malheureusement, malgré un don certain pour la
risque énorme dans son traitement du sujet, illus- réalisation, l’enchainement dynamique des épiso-
tration vigoureuse du récit des aventures d’un juif des, Robert Enrico se contente de gérer son budget
polonais au destin solidement ancré dans la survie transmuté en force tanks, trains, quartiers de ville
alors que tous autour de lui périssent, comme tou- enflammés, fusillades et mouvements de foules bien
chés par une fatale malédiction. réglés. Il ne semble pas savoir donner une consis-
L’alibi de ce produit multi-formats (série télé + tance satisfaisante a ses personnages qui n’échap-
film long métrage) est tout a fait respectable, méme pent pas au schématisme. Leurs interactions sont
s'il s’agit d’enfoncer les portes ouvertes de la seulement esquissées (on le comprend, il y a telle-
« mémoire collective ». Mais comment cela peut-il ment de choses 4 montrer a l’écran).
se justifier du point de vue ontologique du cinéma, Lean réussissait mieux dans ce genre et parvenait a
en dehors d’un détournement du propos par un ménager la chévre et le chou (le psychologique et le
accent autiste sur le spectacle pur, quand il n’y a pas pittoresque grandiose), avec un goifit plus affirmé
une tentative d’approche sous un nouvel angle, une pour les hommes et les femmes et ce qui les agite,
étude plus fine et plus profonde que dans les précé- qu’Enrico dans Au nom de tous les miens, ow la
dentes ceuvres similaires (Cf. la série télé Holo- Nouvelle Qualité lorgne vers le Télévisuel. V.O.
caust) ? 1. La musique de Maurice Jarre, fort proche de sa
On sent en fait, qu’Enrico n’est qu’un forain qui fameuse « Chanson de Lara », nous le remet constam-
utilise Histoire, sans que Treblinka — malgré ment a |’esprit.
LE MARGINAL de Jacques Deray (France, 1983) « marginal », c’est quand méme l’homme du centre
avec Jean-Paul Belmondo, Henry Silva, Claude et les vraies marges qu’on visitera dans le film (une
Brosset, Pierre Vernier, Roger Dumas, Carlos Sott- descente en régle dans toute la communauté immi-
mayor, Tcheky Karyo, Maurice Barrier. grée parisienne) sont celles qu’on trouve partielle-
ment sur les bords de l’affiche. L’habillement de
L’affiche donne une impression de « déja vu » Belmondo, trés varié, offre de subtils déplacements
tout en fournissant un avant-gofit du film: le relativement au « patron » de l’affiche. A croire
54
que c’est la seule vraie question de cinéma (I’allure, marginale : homosexualité, pédophilie. En 1983,
le « look » de la star) qu’on se soit posée. L’alter- Belmondo est devenu le « kagemusha » de son pro-
nance régne au sein de |’empire Belmondo-Chateau pre mythe. Le tassement est bien réel et le champa-
et Jacques Deray, aprés Lautner et Oury, se prend gne « bebel » a désormais la saveur indigeste d’un
sinistrement au sérieux (la dure loi du Milieu) au gros mousseux de kermesse. Deux mots sur le per-
point que les vannes d’auteur d’un Audiard tom- sonnage. Belmondo est un marginal dans la police
bent complétement a plat. La seule ambition du qui en a marre de voir le Quai d’Orsay baisser son
cinéaste, c’est d’étre, professionnellement parlant, froc (sic) devant des diplomates étrangers (turcs en
un William Friedkin au rabais, a la francaise (la Voccurence). Le film n’est pas ouvertement raciste
scéne de poursuite automobile sous le métro aérien mais disons qu’il y travaille. Il contribue a forger les
cite ouvertement celle de French connection — or pires clichés et, pour carburer a l’amalgame, ratisse
elle est mollassonne, affreusement mal montée). large. Voir la scéne dans le squatt. Que peut-on fan-
Quant a Belmondo, il est un vétement et un visage tasmer dans un tel lieu ? Non seulement Le Margi-
(il lui suffit d’arborer réguli¢rement la décontrac- nal enfonce les idées regues mais il en rajoute : jeu-
tion de son légendaire sourire) et, au sein d’une nes drogués, prostitution, rastas, noirs, portiers
mise en scéne trés contractée, on veut nous faire déguisés en guerilleros (costume militaire et mitrail-
croire qu’il a un corps : il court beaucoup mais on lette au poing). Tout cela dans le méme sac. Bel-
voit qu’il s’essouffle trés vite (montage serré et rac- mondo est devenu le valet de chambre de la France
cords subtils). Cété sexualité, on nous la fait miroi- profonde, le défenseur de la veuve et de l’orphelin
ter sans jamais la montrer tout en la pointant (victime de la drogue). A la place d’un revolver, on
comme normale tandis que celle des autres sera devrait lui donner un plumeau. CT.
NEVER SAY NEVER AGAIN (JAMAIS PLUS vieux beau — si l’on nous permet cette sorte de
JAMAIS) de Irvin Kershner (USA, 1983), avec métonymie — qui s’efforce de rester a la page ;
Sean Connery, Klaus Maria Brandauer, Max Von alors que l’audace consistait 4 jouer 4 fond
Sydow, Barbara Carrera, Kim Basinger, Bernie Varchaisme, grossir le trait de légende, l’aspect tita-
Casey, Edward Fox. nesque d’un duel de surhommes.
James Bond n’est plus vraiment un Hercule des
Moore contre Connery. Ce dernier coup du mar- temps modernes (ni un Ulysse d’ailleurs) — il se
keting cinématographique a une presque plus cantonne surtout dans l’humour — et son ennemi
grande portée en tant qu’événement culturel que principal (K.M. Brandaner) n’est plus un sombre
dans sa concrétisation sur pellicule, qui est 4 tous alter-ego, mais tout au plus un névrosé infantile
points de vue une redondance. sans envergure avec lequel nous compatissons pres-
Les limites du feuilleton « James Bond » apparais- que, tant il a du mal a nous faire croire 4 sa dimen-
sent clairement dans Never Say Never Again. sion maléfique (méme son chantage aux missiles
N’abordons pas le débat oiseux, genre: « Sean nucléaires ne s’étaie sur rien et aucune conviction
Connery lave plus blanc que Roger Moore »... Les apparente, aucune folie ne le provoque). Quoi
deux acteurs ne sont que des pions subsidiaires, qu’on en dise, l’axiome hitchcockien sur le
véhicules de l’opération publicitaire. Si le quinqua- « méchant réussi », reste toujours valable pour ce
génaire Connery est plus incisif et plus « sexy » que genre d’histoire, ow il est l’agent indispensable de
le quinquagénaire Moore, que nous en chaut. En Ventretien du suspens par les suspenses. Pas de
principe, il s’agit aussi de cinéma. Mais voila, c’est vilain haut en couleurs dans NSNA, rien qui égale le
un symptéme. James Bond, phénoméne de société, baroque Goldfinger, Midas fétichiste, et son servi-
dépasse le cadre du cinéma. Ce phénoméne, qui teur digne de Hergé, le fourbe asiatique Oddjob au
coincidait si bien avec un environnement (les années chapeau-qui-tue.
60), personnifié dans cet étre hybride universel De Kershner qui avait su insuffler un semblant de
incarné par Connery, a maintenant été tellement vie dans le moins prévisible des « Star Wars », on
« photocopié » (14 fois), que le pale retour de attendait plus que ce James Bond aseptisé ot gags
l’acteur original, vieilli, fripé, coiffé d’une mou- et gadgets (dont le trés beau jeu vidéo) tentent de
moute pour une répétition dépoussiérée d’une de pallier l’absence du ludique au sens large et d’une
ses précédentes aventures (Thunderball), ressemble tonique titillation des nerfs du spectateur.
fort a un lifting révisionniste. En fait, ce film est un V.O.
TRADING PLACES (UN FAUTEUIL POUR Twilight Zone et dont la justice le tient en partie
DEUX) de John Landis (USA, 1983) avec Dan pour responsable, avait certainement perdu une
Aykroyd, Eddie Murphy, Don Ameche, Jamie Lee bonne partie de son prestige auprés des Major qui
Curtis. ne plaisantent pas avec ces choses-la. De méme Dan
Aykroyd qui n’avait — au cinéma — jamais joué
Trading Places tranche assez nettement dans |’ hori- qu’en tandem avec John Belushi, devait faire la
zon de la production comique américaine. D’abord preuve qu’aprés la mort de ce dernier, il demeurait
parce qu’avant d’imposer des personnages, il une vedette de plein droit. Quant a Eddie Murphy,
impose des situations. Ensuite parce qu’il est réalisé Trading Places lui était utile, aprés le succés person-
avec une discrétion proche de |’humilité, suivant nel qu’il s’était taillé dans 48 heures, pour définiti-
pas a pas le déroulement d’un scénario que méme vement s’imposer comme une valeur au Box-Office.
les plus ardents défenseurs du film ne me reproche- Voila donc un film qui est entiérement congu
ront pas de qualifier de ferroviaire. Et enfin parce comme un message de bonne volonté adressé a la
qu’il renonce a l’essentiel de la panoplie du burles- frange la plus obtuse du show-business. Pour
que contemporain telle que John Landis lui-méme autant que l’argent parle, le message est fortement
avait largement contribué a l’imposer : pas de cas- passé ; Trading Places est un énorme succés com-
cades, pas de trivialité, pas de destruction d’acces- mercial. Qu’on ne pense pas que je pactise avec
soires ou de décors, ni d’effets spéciaux. lennemi, mais 1a ou tous les précédents m’avaient
C’est un film qui est en effet d’abord la pour don- laissé plus que sceptique, le dernier film de John
ner des gages de bonne conduite. Et puis des gages Landis me convainc. Eddie Murphy est plutét dréle
d’efficacité et de rentabilité ensuite. John Landis, dans un registre plut6t attendu et Dan Aykroyd,
aprés l’accident qui a eu lieu sur le tournage de The qui jusqu’a présent avait été desservi par les emplois
SUR D'AUTRES FILMS 55
de clown et les réles approximatifs qu’on lui con- domaine qui n’est ouvertement pas le sien. Reste
fiait se révéle un comédien doué et plein de promes- que ca lui réussit puisque malgré un sujet vieux
ses. Quant a Jamie Lee Curtis, on découvre avec comme Hérode, ficelé de ficelles qui ne tiennent
plaisir qu’elle peut étre une actrice attachante et pas plus qu’a un fil, il parvient a tres honnétement rem-
seulement la proie de monstres multiformes. Ce qui plir son contrat : on rit souvent. Je commengais en
est bizarre, c’est Landis. Landis qui commence par disant que Trading Places est un film qui tranche.
rappeler qu’il est Landis en décrivant Philadelphie Qui, il tranche ; par son archaisme. Et par son
(il y a place méme la statue de Rocky) comme il charme suranné. Ce qui veut dire qu’en plus de
avait décrit Chicago au début des Blues Brothers et trancher il stupéfie, venant de la ou il vient.
qui ensuite marche sur la pointe des pieds dans un
CLASS de Lewis John Carlino (USA, 1982), avec sion renforcée par I’invisibilité du travail de mise en
Rob Lowe, Jacqueline Bisset, Andrew McCarthy, scéne et le montage standard.
Stuart Margolin, Cliff Robertson, John Cusack, Bien sir, le quiproquo est roi dans ce type de film.
Alan Ruck, Rodney Pearson. Dans Class, nous avons affaire a deux éléves inter-
nes qui passent une année scolaire pleine d’événe-
On peut s’étonner du fait que pour une fois on ait ments sympas et amusants. Tout va pour le mieux,
conservé pour |’exploitation en France, le film ori- jusqu’au moment oi |’un d’entre eux (le puceau),
ginal d’un titre étranger. Pour Class, on aurait pu tombe accidentellement amoureux de la mére de
se fendre de quelque chose du genre Ta maman Pautre. S’ensuivent embrouilles, brouille et dé-
mec, c’est du nanan. Non pas que ce film soit abject brouille aprés une bagarre 4 la loyale dans la tradi-
et bas comme Ldche-moi les baskets, Arréte de tion virile du western. En somme voila un film
ramer..., Porky’s & Co. Non, ce film n’atteint « kleenex », a jeter aprés utilisation, qui ne dérange
méme pas des profondeurs abyssales de vulgarité. Il rien ni personne. Il s’évapore aussit6t de notre
est juste assez drdle et distrayant, point. esprit... Un film pour non-amateurs du cinéma. De
Jamais dans ce film, Lewis John Carlino ne fait cinéma «sans histoire», avec juste un zeste
ceuvre de réalisateur conscient de son réle. Impres- d’immoralité pour soutenir |’attention. Wiss
VASSA de Gleb Panfilov (URSS-1982, avec Inna donne 4 voir le film est peu folichon (théatralité
Tchourikova, Vadim Medvedev, Nikolai Skoro- garantie, psychologie appuyée). Sans doute l’occa-
bogatov, Valentina Iakounina. sion de confier 4 Inna Tchourikova, sa femme, son
actrice de prédilection, excellente dans le réle titre,
On peut se demander ce qui a poussé Gleb Panfi- un personnage de composition lui permettant de
lov, habitué a travailler sur des sujets contempo- donner la mesure de son talent. Mais cela ne suffit
rains — il est l’auteur du passionant Je demande la pas. Peut-étre aussi parce qu’il y a, pour un cinéaste
parole (1976), a filmer cette pi¢ce de Maxime Gorki soviétique, 4 un moment ou a un autre de sa car-
assez vieillotte, écrite partiellement vers 1910 et ter- riére, des détours obligés par la littérature (le
minée a la fin de la vie de l’écrivain (1936). Ce qu’en cinéma, la-bas, étant un art mineur doit s’y soumet-
Raglement par C.B. C.C.P. ow virement postal 1481646R PARIS & emoyer & Contacts 24, rue du Colisée, 75008 PARIS
56 NOTES SUR D’AUTRES FILMS
tre), les textes du patrimoine et des glorieux compa- qu’au fur et 4 mesure que les signes d’une décompo-
gnons de route. Panfilov a di peser le pour et le sition lente de l’emprise de Vassa sur les siens (les
contre et penser qu’aprés tout le film en valait la deux filles espiégles et perverses qui commencent a
chandelle. Qu’il y avait de l’intérét 4 prendre du braver |’autorité maternelle, le frére alcoolique qui
champ par rapport a un réel plus brilant, avec le introduit la dégénérescence dans la famille ou les
risque de faire un film sans enjeu (trop loin du réa- deux domestiques préts 4 fondre comme des rapa-
lisme), mais lui permettant de camper des personna- ces sur la fortune de leur maitresse) se feront jour.
ges plus « grands que nature », des monstres qui, Jamais par l’intrusion de la véritable Histoire (la
faisant partie d’un « monde qui devait mourir » révolution) dans la petite, celle de Vassa et des
(comme le dit Panfiloy dans son press-book), ont siens.
en eux assez de force, de caractére, de conviction de Il reste que le film de Panfilov n’est pas passion-
vivre une destinée, pour ne pas se laisser enfermer nant, qu’il est trés lent, plutét laid (probléme de
dans la peau de personnages uniquement 4 la croi- pellicule, de laboratoires mais surtout de lumiére :
sée de la Grande Histoire, porteurs de grands mes- aucun travail, aucune coordination entre le cinéaste
sages, ou prisonniers d’un contexte. Effectivement, et son opérateur) et qu’il donne le sentiment d’avoir
Vassa, ce personnage de femme puissante, régnant été fait en dessous de la main. Sauf a la fin,
sur ses affaires et sa famille, cette Marie-France lorsqu’on assiste a la chute de Vassa, avec la scéne
Garaud de |’Est et d’avant le communisme, n’a que ou, avant de mourir a la méme place que son mari,
faire de |’Histoire, de la montée du cours nouveau mort empoisonné par elle (pour éviter qu’il ne soit
des choses (personnifiée par la romantique Rachel, humilié dans un procés mettant en cause ses moeurs)
sa bru bolchévique, qui revient d’exil chercher un elle imagine de nouveau a ses cétés et qu’il lui
fils que Vassa ne veut pas lui confier). C’est a peine prend la téte, qu’elle pleure dans ses mains, lui par-
si elle fait attention a ces petites histoires de mate- donnant et que le plan d’aprés, on la trouve morte
lots sociaux-démocrates (Bolcheviks) qui tentent dans son fauteuil, découverte par sa secrétaire.
d’organiser des mutineries sur les bateaux qu’elle Dans cette scéne, et dans quelques autres (toutes
contréle, a peine si elle se méfie de son entourage, celles avec les deux filles de Vassa qui ont des quali-
des domestiques qui l’épient, préts a la trahir. Ce tés de légéreté qui manquent au film), Panfilov
qui compte avant tout, c’est l’ordre qu’elle fait réussit a faire vibrer quelque peu cette machine
régner, dans ses affaires et sur sa famille. Un ordre lourde et trés peu tchekovienne signée Gorki, et a
intérieur, qu’elle vit du dedans d’elle-méme. faire passer son tempérament de cinéaste. C’est
Le déclin de cette puissance, le film ne l’inscrira bien mais relativement peu. =
Y’A TELLEMENT DE PAYS POUR ALLER de culture et une langue de cette communauté juive
Jean Bijaoui, Claude Hagége et Jacques Sansoulh tunisienne). Pourtant, un discours d’Alain Badiou,
(France, 1983). dans le press-book, aspirant sans doute 4 donner
quelque hauteur métaphysique au film, n’hésite pas
Y’a tellement de pays pour aller est un curieux a dire qu’il s’agit la « d’un film qui n’est pas sur les
film signé de trois noms: Jean Bijaoui, Claude Juifs, car d’étre un film fait sur ces Juifs fait que
Hagége et Jacques Sansoulh. Des trois, un seul c’est aussi un film sur les Arabes ou les Africains ou
apparait a l’écran, ami, complice, familier dans ses les Portugais, bref un film sur la France ». Il m’a
questions posées et parlant la méme langue que les bien semblé pourtant qu’il s’agissait d’un film sur
personnages filmés : la famille de Loulou Ben Ais, les Juifs, une couche particuliére de la communauté
dont les membres, a tour de réle, s’expatrient de juive de France, non aimantée par Israél, mal ados-
Tunis-La Goulette pour aller s’installer a Sarcelles. sée a une quelconque Nation.
L’exode des Ben Ais s’est étalé sur vingt ans, Lou- Des que les images touchent a la Tunisie, il y a un
lou, le dernier, ayant quitté sa terre natale vers vrai bonheur de cinéma, une innocence absolue du
1980-1981, soit bien aprés le gros des départs de la filmage, une impression de vacance paisible,
communauté juive de Tunisie qui se situe vers comme si Loulou et les siens vivaient les derniers
1961-1962, au moment des « événements de moments ot l’on se sent encore chez soi, depuis
Bizerte ». longtemps mais plus pour longtemps, avant de faire
Ce film est trés curieux, étrange, parce que tourné le saut, de donner le signe du départ. Chaque plan
en deux temps, a trois ou quatre années d’inter- montre un cadre de vie, dit quelque chose de la cul-
valle. Le premier temps, c’est lorsque Loulou, sa ture d’une famille en harmonie avec sa langue, ses
femme, ses enfants et ses parents habitent encore rituels et ses croyances alors que déja, dans le son, a
Tunis et forment une des derniéres familles juives travers le dialogue entre le cinéaste a l’image et la
de Tunisie ; le second lorsque le grand pas a été fait femme de Loulou, il est question de l’exil, du
et que Loulou a rejoint le reste de sa famille, ses fré- départ possible, du réve d’un ailleurs (un réve
res (un bout de dispora) installés a Sarcelles. Ce obligé, forcé par le cours des choses). Toute cette
film est curieux (et de cette curiosité nait progressi- partie est réussie et mérite |’éloge.
vement l’intérét, puis le charme) parce qu’il est Dés que les cinéastes filment l’aprés, l’autre vie,
impossible de comprendre, du premier coup d’ceil, celle d’aujourd’hui dans l’autre lieu, Sarcelles, il y a
ce qu’il en est du désir de ces trois cinéastes, un plus de folklore, un plus de sociologie, et moins
lorsqu’ils décident d’enregistrer ces images de Tuni- de bonheur de cinéma. La nouvelle réalité, le béton
sie, autour des Ben Ais. Il y a un cété film de vacan- sans charme de la banlieue a pris le pas sur
ces (oti en général l’enjeu n’est souvent que narcissi- Venquéte sauvage des derniers moments d’une
que : garder des images-souvenirs des moments ot famille sur son bout de terre natale. Et l’on regrette
la famille fait une), l’envie d’enregistrer sur de la le trop court plan sublime des Ben Ais se lavant au
pellicule des moments qui sont peut-étre les derniers hammam, on pense avec nostalgie au rituel fruste
ase vivre la, au moment ol on les vit. Comme si la de la Paque juive célébrée 4 la Goulette, on se prend
caméra, amicale, enregistreuse des derniers souve- a4 réver, en tant que spectateur, aux premiéres ima-
nirs d’une longue présence sur cette terre arabe, ges, celles d’avant le voyage, méme si l’ultime plan
anticipait sur un possible départ, une mouvance du film est 4 nouveau splendide ; celui ot le grand-
définitive de cette famille assise entre deux cultures pére Ben Ais, seul sur la plage, voit passer devant
(la francaise et arabe), deux langues, ni tout a fait lui un navire qui coupe latéralement tout le plan et Ces notes ont été rédigées par
dans I’une ni tout a fait dans |’autre, étrangére aux envahit I’écran. Olivier Assayas, Vincent Ostria,
deux parce qu’unique en elle-méme (il existe une S.7; Charles Tesson, Serge Toubiana.
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ECRITS
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CINEMA
apres, elle lui dit : tune m’embrasses pas ? C’est tres tendre, a
ce moment-la, et assez étonnant.
M. Pialat. C’est un truc qu’on a rajouté et je me demande si
POLONAIS
on n’aurait pas dé le sucrer. Je n’aime pas beaucoup quand elle
lui dit : « kiss me ». Surtout que ¢a vient mal. II n’y a pas le
temps qu’il faut. C’est mal doublé et ¢a se sent. C’est une
phrase rajoutée, ¢a ne se sent pas ?
. —— - av
La Béte humaine de Jean Renoir
Parce que je me suis rendu compte que c’était trés difficile, exempte de naiveté mais que beaucoup de filles du Conserva-
voire impossible, ¢a devenait faux si on le situait dans les toire ou méme du Francais pourraient envier. J’en ai laissé un
années 80. Je ne le regrette pas. A un moment, j’aurais aimé peu pour qu’on ne puisse pas dire qu’elle est bien mais qu’elle
tourner « Coup de lune » et, je ne sais pas pourquoi, ¢a ne s’est joue son propre réle, et qu’elle n’est pas capable de faire autre
pas fait. chose.
Cahiers. Pour en revenir @ la sensualité, nous nous sommes Cahiers. Une chose qui est frappante, dans ce film, c’est le
demandés a propos du trés beau plan de générique, quand ils découpage, la volonté de votre part de faire des choses beau-
vont a Porquerolles, si ¢a venait, pour vous, de Rozier, coup plus précises et en place qu’auparavant. Il y a un plan,
d’Adieu Philippine. Juste apres la scéne de la colonie, ou ils sont au bord de l’auto-
route, Elle quitte Luc et elle revient, elle attrape le soleil cou-
M. Pialat. Je ne sais pas. J’aime beaucoup, mais enfin...
chant et elle sort du champ... On a impression, dans ce film,
Voyez-vous ce que je déplore — il faut le dire — parce que c’est
que vous avez prété une plus grande attention aux regards, au
inadmissible — c’est que lorsqu’on a tourné ces séquences, il
hors-champ que dans des films ott vous mettiez les acteurs
fallait faire un choix que je ne me décidais pas a faire, c’est-a-
ensemble et vous regardiez simplement ce qui se passait.
dire n’en tourner qu’une partie, disons carrément la moitié.
Quand on a la moitié des moyens qu’il faut avoir, ce n’est pas M. Pialat. Je trouve que ce n’est pas assez. Je ne trouve pas
compliqué, il faut supprimer la moitié des choses et moi, je fais ¢a complétement satisfaisant, toujours a cause des questions de
souvent le contraire. Je double les séquences si bien que celle moyens. J’ai trop négligé cela dans mes autres films sous pré-
que je tourne est deux fois moins bien qu’elle pourrait étre texte que j’étais décorateur ou peintre.
puisque je passe autant de temps a tourner quelque chose qui
sera inutile. La, par exemple, la scéne dans la colonie de vacan- Cahiers. Les scénes sur les rapports mére-fille sont beaucoup
ces a été tournée en une journée, alors que dans ces lieux-la il plus fortes sur la scénographie que leur équivalent dans Passe
aurait fallu tourner deux ou trois jours. Je regrette qu’il n’y ait ton Bac d’abord.
qu’un seul extrait de Musset. C’est quand méme malheureux
M. Pialat. Dans Passe ton Bac, on peut méme dire qu’elles
qu’on n’ait pas pu tourner une représentation. Tout le monde a
étaient franchement faibles.
joué un jour en amateur, on sait ce que c’est : on se maquille,
on s’habille, on est tout excité, on a le trac. On a vu ca maintes
6. Pagnol, Renoir et le cinéma populaire
fois mais c’était intéressant de le filmer, alors qu’il ne reste plus
que ce que vous avez vu. Je l’ai laissé parce que, en quelques Cahiers. A un moment le pére dit : « mon fils aurait pu étre
minutes, cette fille qui a répété une demi-journée seulement une sorte de Pagnol » et quinze secondes avant que vous ne
alors qu’elle ne sait pas ce que c’est que le théatre (elle a disiez cela, moi, j’ai éprouvé votre retour comme celui de
regardé quelquefois les trucs a la télé mais elle n’a jamais été Raimu dans les films de Pagnol. Lorsque, a la fin du film,
dans un théatre de sa vie) joue Musset d’une facon qui n’est pas Raimu vient et régle ses comptes. II fait la morale a sa femme, a@
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XAVIERLAMBOURS. CINE-MONDE
ba ;
—
sa fille, etc. C’est quelque chose que vous avez percu ? France est presque un archétype d’un film qui est a la fois un
grand film et qui a eu beaucoup de succés. Le réalisateur qui
M. Pialat. Non, pas du tout. J’aimerais bien. Vous me flat- fait La Grande Illusion avec Spaak peut continuer a faire une
tez la parce que si j’étais Pagnol... Peut-étre un Pagnol qui carriére a la Duvivier ou a la Carné, sortir tous les ans son film.
n’écrirait pas a l’avance comme il le faisait en tout cas. Et en fait, il ne le fait pas. Il tourne La Marseillaise qui est un
film superbe mais qui est ce que l’on sait. Il tourne surtout La
Cahiers. // y a du Pagnol et du Renoir en vous. Je ne sais pas Régle du Jeu. Mais il est donc tenté puisqu’il tourne La Béte
de quel terroir vous venez mais il y a quelque chose de cette Humaine. C’est un film complétement de Renoir qui est quand
France-la. Dans vos films, les gens vont au malheur comme méme un peu tourné comme un film de Carné. En mieux parce
chez Pagnol. Il y a un mélo commun entre vous et Pagnol. que si Renoir fait du Carné, il le fait mieux.
M. Pialat. C’ est peut-étre maladroitement a cause de l’admi-
ration que j’ai pour Pagnol et qui tient -toujours, mieux Cahiers. C’est vrai que Renoir avait cette capacité de passer
qu’avec Renoir. Parce que quelquefois, les admirations, avec le de ce qu’on appellerait aujourd’hui un film d’auteur @ un film
temps... Mais quand méme, on ne peut pas enlever Renoir du un peu plus standardisé.
cinéma frangais, il s’écroulerait. M. Pialat. Mais enfin, ce n’était pas entiérement voulu parce
Cahiers. // a rencontré malgré tout beaucoup de difficultés. que j’ai toujours entendu dire — je crois que c’est exact — que
dans La Régle du Jeu il devait avoir Gabin et que Gabin n’a pas
M. Pialat. Ah oui ! Ce n’était pas sans difficultés. Il n’a fait voulu le tourner. Mais il prenait des risques parce que La Régle
que deux grands succés, je crois ? Trois peut-étre, si on compte du Jeu n’ était pas un film facile au départ. Ce n’est pas surpre-
Le Fleuve. Oui, ca a été moins facile que Pagnol. Enfin, est-ce nant que ¢a ait été l’échec que l’on sait. En fait, sans aller cher-
que méme pour Pagnol ¢a a été facile ? cher si loin, je ne réverais que de faire carriére, avoir du succés,
faire des entrées — un peu comme Sautet. Mais c’est. bien tard
Cahiers. // avait un systéme alors que Renoir n’en avait pas. maintenant. II aurait fallu que je fasse ¢a dans la décennie qui
s’est écoulée. Aprés Nous ne vieillirons pas ensemble j’aurais
M. Pialat. Ce qui est étrange chez Pagnol, c’est cet homme
pratiquement pu sauf qu’il n’avait pas eu autant de retentisse-
qui a un Age pas encore trés vieux, a peine cinquante ans,
ment et de succés que Les Choses de la Vie. C’est une contro-
s’arréte pratiquement de tourner. Vous savez tout ce qu’on
verse que j’ai avec des gens comme Berri mais est-ce que j’arri-
raconte sur les tournages de Pagnol. Il ne faut pas que je crois
verai a le prouver ? Je dis qu’on peut faire des entrées avec des
les bruits qui courent sur les tournages des autres alors que je
bons films. La preuve a été faite. Il y a Pagnol, par exemple,
sais que les bruits qui courent sur les miens sont assez faux dans
seulement il est auteur. C’est ¢a ! II n’est pas nécessaire de faire
Vensemble. Mais vous avez sans doute entendu dire comme
des films moins bons pour faire des entrées. Alors que tous ces
moi que Pagnol n’était pas sur le plateau mais se tenait dans le
gens qui tiennent le haut du pavé et qui imposent leurs produits
camion du son. Mais ¢a, ¢a se comprend trés bien. Avec les tex-
dans le cinéma, en particulier en France depuis plus d’une
tes qu’il avait, des acteurs comme Raimu, on peut trés bien
décennie maintenant! Pratiquement depuis la Nouvelle
pendant la prise aller dans le camion du son. C’est peut-étre ce
Vague. Ce sont les gens qui prétendent que les films qui mar-
qui fait que les films contemporains de Pagnol ont un son qui
chent sont des films faciles, qui font un tas de concessions. On
est loin d’avoir la qualité des siens. Mais il parait qu’aprés, il
va chercher le public de la fagon que I’on sait. Je pense que si
quittait carrément les tournages, il disparaissait l’aprés-midi et
Belmondo (je l’aime de moins en moins, je trouve que ce n’est
c’était l’assistant qui continuait, mais enfin ce sont des films
pas intéressant ce qu’il fait, en tant qu’acteur) faisait un bon
qui ont laissé moins de souvenirs. Dans le fond, je dois étre vel-
film a la place de L’As des As, je ne vois pas pourquoi ¢a ne
Iéitaire et je ne fais pas le cinéma que je voudrais faire. C’est
marcherait pas autant.
quand méme pas par hasard que je cite Pagnol a tout bout de
champ, et méme a l’intérieur des films, parce que je ne réve que
Cahiers. Entre Sautet et vous il n’y a aucune commune
de ca, de faire des films qui aient le succés qu’il a eu. Ou méme
mesure artistique mais il y a un tronc commun : c’est un bout
le succés de Renoir. On parle de la carriére en dents de scie de
de France. Il y a un portrait un peu archaique de la France.
Renoir mais enfin, peu de gens ont fait La Grande Illusion. Je
parle du succés, du retentissement. La Grande Illusion, en M. Pialat. C’est vrai que Sautet restera probablement...
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MADONNA !
CLAUDE KLOTZ
PATRICK ZACHMANN
CARL TH.
ne parle pas de mes semaines a bon marché... Il a un cofit assez
bas mais si on avait payé normalement tout le monde, c’est un
film qui irait quand méme chercher autour de huit millions. Ila
da en cofiter un peu plus de six. Les semaines foutues en I’air et
DREYER
méme les semaines bon marché, ¢a finit par faire !