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CARDET

Collection dirigée par Franck Spengler

Comprendre l'Emp~re, Alain Soral, 2011


Chroniques d'avant-guerre, Alain Soral, 2012

L'EFFROYABLE
IMPOSTURE
DURAP

Ouvrage dirigé par Florian Sanchez

2013
ÉDITIONS BLANCHE

Ko NT RE-KuLTURE
SOMMAIRE
Préface 09

Introduction :
L'histoire du rap racontée aux enfants 13

ACTEI
- Le Contexte 19
- Marx est sur un bateau... 26
- Marcuse est aussi sur ce bateau ... 31
- Et le Noir tombe à l'eau 34
- La parenthèse Blaxploitation 44
-Le Rap 58

ACTE II
- Et la France dans tout ça ? 77
- Public Enemy ou l'art
du grand écart idéologique 98

ACTE III
- La Crosse 156
- La Gâchette 163
-Le Chien 166
-Le Canon 169
©Éditions Blanche/Kontre-Kulture, Paris, 2013 - Le Barillet 174
- La Balle 185
ISBN : 9782846283236
Imprimé en France (Darantiere) ÉPILOGUE 189
Dépôt légal: février 2013 - N° d'impression: 13-0727
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arrière-goût qui nous rappelle qu'on s'est fait


avoir. Entre-temps, moi, j'ai lu des bouquins
et rencontré des gens. Je m'en suis sorti. Mais
il y en a encore tout un bataillon dans la cave.
Qui en crève. Car on en crève, du rap. Tous!
PRÉFACE Noirs, Arabes, Blancs, rappeurs, auditeurs.
Comment, pourquoi et par qui, c'est ce qùe
l'on verra tout à l'heure. Mais, comme pour
toute victime d'un viol, il faut d'abord pas-
Ça ne sert à rien de se foutre la tête dans le ser par une phase d'acceptation, difficile, puis
sable. De faire l'autruche, la meilleure posi- si possible de dénonciation de l'agresseur et
tion pour se faire enfiler. Et de ne pas savoir de ses procédés, afin qu'il ne puisse jamais
par qui. Je sais de quoi je parle. Je suis ce plus recommencer. Et pour qu'enfin on
qu'on appelle un baisé du rap. Car j'en ai puisse se reconstruire, et avancer. Même si c'est
écouté, du rap. Plus que de raison même. dur, de se« débaiser ».
Et aujourd'hui, beaucoup moins. Mais tou-
jours. Malheureusement. Un peu comme un Cardet
enfant violé qui n'aurait connu que sa cave
et son beau-père. Un genre de syndrome
de Stockholm. Voilà pourquoi je prends la
liberté de critiquer le rap, sans pour autant être
un acteur de ce mouvement. J'estime avoir
une légitimité. La légitimité du pointé. Et on
est très nombreux dans ce cas-là, à sentir cet

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!?histoire du rap
racontée aux enfants

INTRODUCTION

Tout d'abord, !'Histoire officielle : né au milieu


des années 70 dans les ghettos new-yorkais
noirs américains, le rap va au fil du temps
s'imposer comme le courant musical de la
contestation du système. Notamment à travers
la Zulu Nation, mouvement créé par un ancien
membre de gang, Afrika Bambaataa, prônant
l' unification de la jeunesse noire (Love, Peace
and Unity) au lieu de la laisser s'entretuer dans
des guerres de gangs stupides.

Véritable phénomène culturel, le rap finira par


envahir tous les États-Unis puis l'Europe, et

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deviendra, dès les années 80, le porte-parole par l'idéologie marchande, soit un rap de
officiel des sans-voix, des démunis, pouvant «consommation» (argent, drogues, femmes,
enfin exprimer leur mal-être, leur frustration et armes, etc.). De l'autre, un rap «indépendant»
leur aspiration à vivre dans un monde meilleur. dit « vrai » gardien du temple de l'idéologie
originelle ayant pour finalité de conjuguer
Révolutionnant le paysage musical en authenticité, discours contestataire et réussite
réussissant à allier qualité artistique et vente artistique. J'ai longtemps cru à cette version :
massive de disques tout en préservant son l'histoire du rap racontée aux enfants et relayée
aspect subversif, le rap porte en lui l'espoir par les tenants du manche.
de toute une génération d'avoir enfin trouvé
l'arme ultime révolutionnaire ; avec comme Déjà, en tant que jeune Noir de banlieue, puîs
point d'orgue, en 1989, le titre Fight the Power en tant que banlieusard tout court, j'ai fait partie
du groupe Public Enemy. de ces nombreuses personnes fières d'avoir leur
propre culture. La culture hip-hop. Faite par le
Malheureusement, suite à 1' essor du gangsta rap peuple et pour le peuple. Faut dire qu'il est pas
au début des années 90, glorifiant la drogue, mal, le slogan. Et c'est toujours le même, hein,
les putes et les tueurs de flics, puis à celui du qu'on utilise pour nous faire avaler la pilule dès
rap bling-·bling matérialiste, caractérisé par Puff qu'apparaît un nouveau totalitarisme. Or, il faut
Daddy, le mouvement, risquant de pe~dre son toujours se méfier des labels d'authenticité, des
influence positive sur la jeunesse prolétaire, va certifiés vrais. Un peu comme ces savons de
subir une scission vitale pour sa survie. Marseille fabriqués à Pékin. Mais ça, il faut le
reconnaître, c'est la force des publicitaires, dont
D'un côté, un rap dit « commercial », ne on verra comme par hasard qu'ils sont à la base
mettant en avant que des valeurs récupérées du mouvement rap.

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Car, oui, il existe une autre histoire, une


autre version. Je ne dis pas que la première
est totalement fausse, évidemment qu'elle
contient une part de vérité. Mais une vérité
tellement tronquée qu'on ne peut plus la
considérer comme telle. Un peu comme si
on co~ptait sur Bernard Thibault pour nous
éclairer sur l'histoire occulte de la CGT ou
sur Alain Mine pour nous conter l'histoire
objective du libéralisme.

D'ailleurs, le but ici n'est pas de raconter


l'histoire du rap, mais de lever le voile sur ses
multiples impostures, qui auront le mérite de
nous faire voir ce mouvement sous un jour
nouveau, loin des dissertations démagogiques.
Alors, reprenons l'histoire depuis le début.
ACTE I Le Contexte
Nous sommes dans les années 60. Les États-
Unis sont au bord de la guerre civile, fragilisés
notamment par les revendications des Afro-
Américains protestant contre les ségrégations
raciales. Ces contestations, plus connues sous
le nom de mouvement pour les droits civiques
et portées par le SNCC (Student Nonviolent
Coordinating Committee), accoucheront d'une
des plus grandes manifestations politiques de
l'époque : la Marche sur Washington du 28 août
1963, regroupa.n t près de 300 000 personnes
(dont 80% de Noirs). Une journée au cours
de laquelle Martin Luther King prononcera
son fameux I Have a dream. Or, malgré son

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succès populaire, apparaîtra au sein de cette mondistes dont ils sont pourtant originaires).
manifestation une divergence d'approche De l'autre, les méchants. Trombinoscope :
radicale de plusieurs courants contestataires. - Le SNCC, au début intégrationniste,
Fissure qui ne fera que s'accentuer au cours des puis radicalisé à travers son leader Stokely
années qui suivront. Carmichael, qui inventera le terme Black
Power.
Pour schématiser, d'un côté, les gentils, - La Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires
représentés par le pasteur Martin Luther King de John Watson.
(et ses coreligionnaires chrétiens) et les leaders - La Nation of Islam, organisation politico-
de la NAACP (association antiraciste, fondée religieuse d'Elijah Muhammad popularisée
en 1909, dont il va falloir attendre 1975 pour par Malcolm X (qu'il quittera en 1964) et la
qu'elle ait un président noir) auxquels on conversion de Mohamed Ali.
reprochera leur stratégie de résistance passive - Le Black Panther Party d'Huey P. Newton,
intégrationniste, les soupçonnant ainsi d'être Bobby Seale (et Eldridge Cleaver plus tard),
les chevaux de Troie du Parti démocrate et de organisation plus radicale n'hésitant pas à
son idéologie libérale : favoriser l'émancipation prôner la réponse armée si nécessaire.
par l'essor d'une bourgeoisie noire totalement
intégrée au schéma de l'American way of La contestation est donc protéiforme et
lift, se traduisant par une soumission aux théorisée, que ce soit sur le plan religieux,
mêmes maîtres certes, mais autrement moins politique, économique et même militaire.
douloureuse. Avec en prime, la possibilité Résultat : à cette époque règne véritablement
de passer de l'autre côté du fouet (et tant un climat insurrectionnel généralisé se
pis pour les déclassés qui n'auront pas pris le traduisant par une succession d'émeutes de
train en marche, et tant pis pour les pays tiers- 1964 à 1967, avec comme pics de violence,

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celles de Harlem en 1964, de Watts en 1965 et inédit englobant dès lors intégrationnistes
de Détroit en 1967, qui mettront littéralement et radicaux, en passant par des athlètes
le pays à feu et à sang. Or, non seulement ces célèbres comme Mohamed Ali et les sprinters
soulèvements sont soutenus par la majorité de vainqueurs du 200 mètres aux J0 de Mexico.
la population des quartiers défavorisés, mais Et cette contestation noire est d'autant plus
en plus l'establishment a par ailleurs fort à problématique que c'est la contestation ... de
faire avec d'autres mouvements radicaux la « chair à canon ».
tels que le Ku Klux Klan (organisation de
séparatistes blancs) ou le Parti communiste Petit retour en arrière. En 1966, le secrétaire
des États-Unis d'Amérique. Une situation à la Défense Robert McNamara lance le
devenant d'autant plus préoccupante que projet 1OO000. Son but : modifier les critères
nous sommes en pleine contestation anti- d'acceptation de l'armée américaine afin que
guerre du Vietnam. les classes les plus pauvres puissent l'intégrer
massivement (en leur proposant notamment
Printemps 1968. Les États-Unis s'enlisent une formation qualifiante par exemple).
dans la crise vietnamienne. Les méchants Cette loi, créée pour incorporer les pauvres
Jaunes. Portée par le mouvement étudiant et (entendre les Noirs) dans le corps des Marines
le sentiment de plus en plus partagé que cette (l'armée de l'air ? Soyons sérieux s'il vous
guerre ne finira jamais, l'opposition s'étend plaît!!!), fut un tel succès que le pourcentage
comme une tache d'huile. Une opposition d'Afro-Américains dans les bataillons fut
universitaire très vite rejointe par toutes les largement supérieur à celui de la population
couches sociales et notamment par les· Noirs, américaine. Sur les 35 000 hommes qui
et ce (ce qui est assez rare pour être signalé), intégrèrent l'armée suite à cette loi, près de
dans l'ensemble de son spectre. Un consensus 40 o/o étaient noirs ; une surreprésentation qui

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L'.EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP
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atteignit des proportions gigantesques dans (notamment à travers des groupuscules comme
les zones de combats à risque. Du coup, dans les Weathermen) mais aussi de la classe ouvrière
cette guerre vietnamienne où l'ennemi est noire américaine. Et empêcher impérativement
aidé par la population rurale, on comprend sa progression, afin d'éviter que la jeunesse
aisément pourquoi la question noire est d'un blanche et les black workers ne deviennent la
intérêt vital pour l'establishment. D'autant cinquième colonne du communisme.
plus que la jeunesse blanche étudiante et, - Neutraliser tout mouvement séparatiste,
plus généralement, les Blancs des classes comme le Ku Klux Klan et la Nation oflslam,
moyennes (entendu que ceux des classes plus pouvant à terme s'avérer dangereux pour
aisées ont d'autres chats à fouetter) évitent l'unité d'un pays ayant connu les affres de la
plus facilement la conscription grâce au statut guerre civile et du sécessionnisme.
d'objecteur de conscience systématiquement - Détruire le phénomène d'émancipation
refusé aux membres de la Nation of Islam porté par le mouvement des droits civiques,
par exemple, ou sont intégrés dans la Garde dont la popularité s'étend des Noirs aux
nationale (l'armée de réserve, ou les planqués Indiens d'Amérique en passant par les Latinos.
si vous préférez) totalement interdite aux Conscientisation éminemment dangereuse à
« bronzés ». Que la guerre du Vietnam soit long terme, mais aussi à court terme puisqu'elle
une guerre voulue par des Blancs et faite amène les minorités ethniques à refuser d'être
par des Noirs contre des Jaunes est en fin de la chair à canon de la Guerre du Vietnam.
compte un bon résumé de la situation. Aussi Une guerre d'une importance vitale pour les
tels sont les enjeux auxquels doit faire face le États-Unis dans leur lutte géostratégique face
gouvernement américain : à l'Empire soviétique. Vaste projet. Vastes
- Tuer dans l' œuf l'idéologie marxiste problèmes.
supposée être le socle des révoltes étudiantes

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La solution aura un nom: COINTELPRO. entités seront parfois opposées, notamment en


Officine du FBI spécialisée dans les coups raison des intérêts personnels d'Edgar Hoover,
tordus et montée par J. Edgar Hoover en 1956, ayant fait du FBI un État dans l'État.
dont le premier fait d'armes sera 1' assassinat
en avril 1968 d'un Martin Luther King qui Créé en 1963 par Marcus Raskin et Richard
aura fait l'erreur d'engager sa popularité dans Barnett, deux diplômés de l'institut Tavistock
la contestation de la Guerre du Vietnam. Alors (le centre d'étude référence, en avant-garde
oui, c'est bien beau, mais le rap dans tout ça ? de l'étude comportementale), l'IPS, organe
Patience, ça arrive ... officiellement indépendant et financé au
bon vouloir de ses mécènes, va s'imposer
rapidement comme le laboratoire d'idées
progressistes de la gauche américaine, dont
Marx est sur un bateau... le but sera d'imaginer et de concrétiser des
Aussi puissants que soient Hoover et son solutions politiques innovantes. S'appuyant
organisation, ils n'en restent pas moins au service sur un réseau s'étendant du monde des affaires
d'une stratégie globale menée par les tenants aux milieux universitaires, il va ainsi participer
du manche. Pour résumer: COINTELPRO, à l'essor de la Nouvelle gauche et populariser
la mâchoire inférieure, pour l'attaque frontale l'idée d'un « marxisme révolutionnaire »,
et les sales coups, et les think thanks tels que notamment au sein de la contestation noire.
l'IPS (Institute for Policy Studies), la mâchoire Un marxisme qui va s'avérer dévastateur.
supérieure, pour la contamination idéologique Depuis 1966, une expression est reprise
des courants dissidents. Bien que d'une manière par une grande partie de la jeunesse noire
indirecte ou non, leurs résultats soient au final américaine : Black Power. Popularisé par
les mêmes (atténuer la dissidence), ces deux Stokely Carmichael et le SN CC, ce slogan les

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L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

exhorte alors à être fiers de leur couleur (lm


La classe ouvrière noire américaine va quant
black and lm proue!), et à affirmer haut et fort à elle également imploser sous le poids de
leur identité, passant ainsi du Black Power au
ses contradictions. En 1968, à Détroit, naît
Black is Beautiful. Or, suite à l'influence de le DRUM (Dodge Revolutionary Union
penseurs comme Robert Moses, issu de l'IPS,
Movement), syndicat d'ouvriers noirs de
et de sa proximité avec des combattants de
l'industrie automobile monté par des militants
la Nouvelle gauche, le SNCC va petit à petit
radicaux séduits par les conférences de l'IPS
associer son combat aux thèses marxistes,
sur le marxisme. Suite aux coups d'éclat de
en essayant de conjuguer lutte des classes
ce syndicat, notamment pour avoir réussi à
et affirmation identitaire. Ainsi, partant du
provoquer une grève massive de Noirs au sein
principe qu'un Noir ne sera jamais respeC'.té
de Chrysler, il va petit à petit favoriser l'essor de
par le Blanc tant qu'il sera pauvre, il en conclut
groupes semblables dans l'ensemble des usines
logiquement que son salut ne pourra passer
de Détroit, pour finir par donner naissance
que par son élévation de classe. Résultat,
à la League of Revolutionary Black Workers,
du principe d'autodétermination prôné par
prônant l'alliance rouge-noire, soit la cohésion
Stokely Michael (qui, lui, suivant sa logique
de 1'ensemble de la classe ouvrière (noire et
jusqu'au bout, invitait les Afro-descendants
blanche) contre l'establishment. On pourrait
à un retour à terme en Afrique), on aboutit donc penser que le FBI et COINTELPRO
plutôt, suite à l'influence de la New lejt, à l'essor
sont mandatés pour traiter en priorité ce « péril
d'un capitalisme noir totalement intégré par
brun ». Il n'en sera pourtant rien, car une fois
le système, puisque validant son paradigme.
de plus, les applications des thèses marxistes de
Soit un bourgeois noir revendiquant fièrement
la Nouvelle gauche par une organisation noire
sa coupe afro entretenue par les produits de
conduiront cette dernière à 1'échec. Celui-ci
beauté de la multinationale Procter & Gambie.
sera tout simple. Bien que cohérente sur le

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

papier, l'alliance de la classe ouvrière se fera Marcuse est aussi sur ce bateau...
rappeler à l'ordre par la réalité : les tensions En octobre 1966, à Oakland, deux étudiants,
raciales historiques existant entre ouvriers Huey Newton et Bobby Seale, fondent le Black
blancs et noirs y sont telles qu'elles paralysent Panther Party en s'inspirant d'un nationalisme
toute cohésion sociale. Il suffira ainsi à un noir panafricain cher à feu Malcolm X, tout en
patronat intelligent d'accéder aux exigences se réclamant du courant maoïste en matière de
d'un groupe au détriment de l'autre pour faire révolution armée. L'audace de leurs premières
exploser le peu d'unité restant. actions (provocant les patrouilles policières
les armes à la main) leur confère très vite une
Ainsi, alors que le marxisme sera bel et forte résonnance dans la communauté noire.
bien combattu dans les milieux blancs, car S'appuyant sur une imagerie forte (le poing
réellement dangereux et pouvant contaminer levé), un programme politique innovant
la classe dominante (puisque essentiellement (mêlant émancipation, revendication sociale
blanche), il sera en revanche toléré (voire plus) et lutte armée) et le charisme de son leader
en ce qui concerne les Noirs, du fait de son Huey Newton, le Black Panther Party devient
inoffensivité à terme. Aussi, l'essentiel des rapidement l'un des principaux mouvements
coups portés par le COINTELPRO atteindra de la contestation noire. À tel point que pour
la Nation oflslam et surtout les Black Panthers, protester contre l'arrestation de Huey Newton
dont la popularité et l'appel à la révolte armée en octobre 67 (tombé pour une histoire de
en font la cible prioritaire. Et c'est sur les meurtre après un coup monté), le BPP, avec à
ruines de cette lutte que naîtront les bases sa tête Seale et le couple Cleaver (Eldridge et
idéologiques sur lesquelles se construira le rap. Kathleen), organise de multiples manifestations
Voilà, on y est. d'une telle ampleur qu'elles sont vite soutenues
par des organisations de la Nouvelle gauche,

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séduites par Huey le « Che Guevara black». On pour au final les attribuer au BPP afin de
vit alors fleurir à cette période des badges Free convaincre l'opinion publique.
Huey dans de nombreux campus de la côte - Intoxiquer le mouvement en l' infiltrant par
Ouest. Ces rapprochements ponctuels entre des vrais-faux militants puis s'arranger pour
le BPP et la gauche radicale de Jerry Rubin que cela se sache afin de créer une méfiance
seront confirmés par la candidature d'Eldridge - voire une défiance - généralisée, de la tête
C leaver lors de la présidentielle de 1968, à la base.
sous l'étiquette du parti gauchiste Peace and - Utiliser 1'arsenal juridique mis à sa disposition
Freedom Party. pour enfermer l'essentiel des têtes pensantes
Alors forcément, en 1968, il devient la cible du mouvement, notamment Bobby Seale
numéro 1 del' establishment, dont le camouflet en 1968 lors d' une parodie de procès ou le
suite au poing levé du vainqueur du 200 Couple Cleaver, qui, lui, l'évitera de justesse
mètres, Tommie Smith, lors des JO de Mexico en s'exilant à Cuba.
fut retentissant et difficile à avaler. - Enfin, pour les plus dangereux, l'élimination
Alliant radicalité, popularité et intelligence physique pure et simple.
politique, COINTELPRO menera une Fatalement, en l'espace de deux ans, le cœur du
répression à la mesure de sa dangerosité. BPP va se retrouver décimé. Cela dit, affaiblis
Et s'appuiera sur plusieurs points : par la violence des coups portés, et bien que
- Tout d'abord, discréditer l'organisation demeurant populaires auprès de la jeunesse
en utilisant le monde médiatique pour noire, les Panthers doivent néanmoins faire face
désinformer et diffamer le BPP en le faisant à une réorganisation perpétuelle au niveau de
passer auprès du citoyen américain pour un leur leadership. La mort ou l'emprisonnement
repère d'infâmes racistes. Le tout conjugué à de leurs membres originels les conduisent
de multiples opérations sous « faux drapeau » inexorablement à les remplacer par d 'autres,

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qui n'ont pas forcément la même science du il n'en reste pas moins une organisation noire,
«comment mener le combat». De plus, alors avec à sa tête des chefs noirs, dont la méfiance
que Huey Newton était hostile à toute collusion envers ces Blancs sera toujours manifèste. En
idéologique avec la Nouvelle gauche marxiste, outre, ne serait-ce que par rapport à l'image
son incarcération ainsi que la disparition de ses renvoyée aux membres les plus radicaux du
lieutenants vont changer la donne. leadership, mais aussi à leur base populaire, il
serait inintelligent de la part des chefs intéri-
Newton et Seale incarcérés, Cleaver exilé, maires de montrer quelque signe de soumis-
les plus fidèles assassinés, c'est donc durant sion. D'autant plus que ce rapprochement est
cette période de terreur provoquée par le essentiellement stratégique, du fait de l'apport
COINTELPRO que les Black Panthers verront financier de ces nombreux militants, issus pour
de plus en plus de militants gauchistes blancs la plupart de la classe moyenne, voire même
venir garnir leurs rangs. Des militants apportant pour certains de la bourgeoisie WASP.
avec eux leur foi, souvent sincère certes, mais Malgré tout, ce pragmatisme ne résistera pas
mus par une idéologie popularisée par les au virage idéologique que va effectuer le BPP.
penseurs de la Nouvelle gauche (entendre l'IPS Une révolution douce et silencieuse comme le
de Raskin et Barnett) : le marcusianisme, dont cyanure. La révolution marcusienne. Avec à sa
on verra que le rap est directement issu. tête, une femme noire, future théoricienne et
tête pensante du parti: Angela Davis.

Angela Davis entre dans le BPP en 1969 ; elle


Et le Noir tombe à l'eau est à cette époque professeur de philosophie
Bien que la présence de ces militants blancs in- à UCLA (d'où elle se fera virer). Ancienne
flue sur les orientations idéologiques du BPP, élève d'Herbert Marcuse, dont elle a suivi les

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cours depuis l'Université de Francfort jusqu'au dans la libération de nos plaisirs primaires :
déménagement de ce dernier à San Diego, en laissant libre cours à notre libido ou en
Angela Davis allie charisme, érudition et élargissant notre champ de conscience par
intelligence à un niveau tel que dès son entrée une stimulation du spirituel (le Moi enfoui).
chez les Black Panthers (fragilisés par l'absence Grosso modo, l'apologie du sexe et de l'usage
de Newton et Cleaver), elle en devient quasi de la drogue dite « créatrice » de type LSD.
immédiatement leur théoricienne idéologique. Résultat, son livre Eros and Civilisation
Militante communiste et féministe, dans un devient le manifeste de tous les étudiants
BPP essentiellement masculin, elle va réussir gauchistes de l'époque (jusqu'à nos soixante-
à y injecter l'idéologie marxiste et amorcer huitards) rêvant à une révolution pacifique,
une politique de rapprochement durable le fameux « Faites l'amour, pas la guerre ! » :
avec la Nouvelle gauche. Et si celle-ci est la révolution sera donc sexuelle ou ne sera pas.
incontestablement portée par le marcusianisme, Le marcusianisme ou le principe du plaisir,
Davis en est une experte, ce qui tombe plutôt l'autre nom de l'idéologie libertaire. Or,
bien. Mais d'ailleurs, c'est quoi, au jus te, le selon Marcuse, les plus à mêmes de mener la
marcusianisme ? révolte sont ce qu'il appelle le sous-prolétariat,
soit les minorités (les Noirs, les femmes ...
Le marcusianisme est un concept politique et les étudiants gauchistes selon lui), seules
fondé sur les idées d'Herbert Marcuse, un véritables victimes de la persécution. Ce
penseur allemand qui va théoriser le principe qui expliquera sa fascination pour Angela
d'un« marxisme freudien». Pour schématiser, Davis, femme, noire et activiste communiste
il propose de dépasser la lutte des classes, trahie synthétisant à elle seule tous ces critères.
par l'ouvrier dont le rêve ne serait plus que de De plus, démontrant que la révolution ne
devenir un petit bourgeois, et de la sublimer peut s'exprimer que dans ce qu'il appelle les

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

zones des marges, il identifie le ghetto noir en 1970 de son leader charismatique Huey
américain comme la marge des marges et Newton. Qui, contre toute attente, prend
donc la terre promise de la révolte. Il désigne fait et cause... pour Davis, qui par ailleurs a
de fait inconsciemment (ou pas) le ghetto dû, elle aussi, s'enfuir en cavale suite à son
comme laboratoire rêvé où pourra prospérer implication indirecte dans une prise d'otages
une décennie plus tard l'industrie du plaisir (si meurtrière. En effet, dès sa sortie de prison,
chère à ses yeux), plus communément appelée et du fait des nouveaux liens tissés par le BPP
industrie du divertissement. Fatalement, cette avec la Nouvelle gauche, Huey Newton est
idéologie prônée par Angela Davis provoque immédiatement approché par un certain Bert
une paralysie au sein du centre décisionnel Schneider. Ce dernier, fasciné par Newton,
du BPP, tant cette théorie, qui peut paraître est par ailleurs le puissant patron de la BBS,
pertinente sur le papier, ne pèse pas lourd face une boîte de production hollywoodienne
à la réalité du combat mené face aux coups de fraîchement auréolée du titre de chef de file
COINTELPRO. Ici se posent les limites de de la contre-culture, après avoir produit le film
l'intellectualisme pur et du sophisme. Aussi, culte Easy Rider.
une ligne de fracture bien nette se dessine entre
les partisans d'une lutte armée radicale, auprès Bert Schneider est l'archétype des contradictions
desquels se range Cleaver (qui, bien qu'en exil, de la gauche bourgeoise américaine car tout en
essaye tant bien que mal de maintenir son étant un redoutable businessman, il se réclame
influence), mais largement minoritaires suite également des valeurs de gauche, qu'il assimile
à COINTELPRO, et les pro-Angela Davis, à des pratiques libertaires (baise et drogue),
soutenue par les réseaux de la gauche radicale. selon les préceptes de notre bon Marcuse. Soit
Et c'est au bord de l'implosion que le BPP l'hypocrisie libéralo-libertaire dans toute sa
se trouve au moment de la sortie de prison splendeur.

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

En attendant, pour se donner bonne conscience prend parti pour Angela Davis, dont les thèses
et avoir l'impression de « participer à la marcusiennes justifient idéologiquement son
révolution», Schneider, pétri de ses complexes «comportement de débauché». Le Newton
de Blanc appartenant à la classe dominante, nouveau affiche désormais une position plus
prend Newton sous son aile, ce dernier voyant mesurée que le Newton de 1966 ; son nouveau
en lui une manne financière inespérée. Mais bras droit est l'un des penseurs de la gauche
pas seulement. Car étant un libertaire de radicale, le militant David Horowitz. De plus,
haut vol et un producteur hollywoodien, il a Davis étant incarcérée depuis peu, il prend
nécessairement ce que rechercherait quelqu'un conscience de l'immense réseau d'influence
qui aurait passé les deux dernières années en dont cette dernière jouit puisque son procès
prison : des femmes, à la pelle. De fait, très bénéficie d'un retentissement mondial; de John
vite, Huey Newton va s'adonner aux plaisirs Lennon à Jean-Paul Sartre en passant par les
marcusiens (et non du ceux du consumérisme, Stones, tous prennent parti pour cette femme,
comme ce traître d'ouvrier qui se complaît jolie, noire et féministe (ce qui est le plus
dans sa voiture achetée à crédit) : du sexe, du important semble-t-il) et qui incarne désormais
sexe, du sexe et aussi drogue à volonté, tout la lutte afro-américaine glamourisée. Et, au lieu
en prétendant, lui et ses nouveaux amis du d'être alerté par cette unanimité suspecte de
cinéma, ne pas perdre de vue la finalité du l'ensemble de la bourgeoisie blanche occidentale
combat. La lutte finale se trouvant au bout (qui réussira tout de même à la faire sortir de
de la fellation. En d'autres termes, le «joindre prison), Newton y voit au contraire une alliée
l'utile à l'agréable » prôné par le marxisme de poids dans son désormais pragmatisme
libertaire (qui perpétuera la tradition de l'échec révolutionnaire. La révolution souhaitée par
du marxisme dans les organisations noires). le Newton de 66 et d'autres, comme Stokely
C'est donc dans ce contexte que Newton Carmichael, n'aura jamais lieu.

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOS TURE DU RAP

Fatalement, cette alliance impossible provoquera même été théorisée par J. Edgar Hoover, qui,
au sein du BPP un schisme poussant les plus dans une note datant de 1968, conceptualisait
radicaux à migrer sur la côte Est new-yorkaise déjà l' idée de favoriser l'essor d'un Black
et à fonder des organisations paramilitaires de Messiah totalement coopté par le système : « Le
type Black Liberation Army en 71 (qui avait Nègre veut et a besoin d'être fier de quelque
entre autres pour membre Assata Shakur, la chose. Les jeunes Noirs modérés doivent être
tante du rappeur 2Pac). La base, quant à elle, amenés à comprendre que s'ils succombent à
toujours aussi nombreuse et revigorée par la l'enseignement révolutionnaire, ils seront des
réapparition d'un Newton mythifié (par la révolutionnaires morts. N 'est-il pas préférable
case prison), n'aura vu que du feu à ce qui se d'être un héros sportif, un athlète bien payé
sera révélé comme une véritable révolution de ou un artiste professionnel, un travailleur
palais. Mais la réalité est tout autre : un rebelle, en col blanc ou bleu régulièrement payé,
Huey Newton, populaire, désormais vidé de sa un homme pacifique avec sa famille ou une
substance subversive (l'excès de drogue aidant), personne qui au moins est acceptée, plutôt
portant le message de la possibilité d'allier qu' un Nègre qui aura peut-être réussi à
révolte armée et libertarisme, tout en étant décimer l'establishment, mais qui, avec cela,
financé en sous-main par la gauche bourgeoise aura aussi brûlé sa maison et gagné pour lui
capitaliste de l'industrie du divertissement. et tout son peuple la haine et la méfiance des
En gros, le tour consiste à créer les conditions Blancs pour les années à venir? » (voir le film
d' une subversion illusoire et inoffensive à 1he FBI's ~r on Black America). Hoover en
terme. Ni plus ni moins que l'ADN du rap. aura rêvé, le rap l'aura fait. Mais d'abord, il
va falloir traverser la période Blaxploitation.
C'est d'autant plus dramatique que cette Et s'accrocher.
situation tant désirée par l'establishment a

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

La parenthèse Blaxploitation film fustigeant les Oncle Tom, il fait appel au


En 1971, le réalisateur afro-américain Melvin plus Oncle Tom de tous ... mais on n'est plus
Van Peebles, désireux de dépasser le cliché du à un paradoxe près. Une fois le film terminé,
bon nègre intégrationniste interprété par le il s'associe au producteur libertaire Jerry
populaire Sydney Poitier, décide de réaliser un Gross, qui, à travers son studio indépendant
film militant dont le but avoué est d'offrir à Cinemation Industries, se charge tant bien que ,
l'homme noir une image enfin valorisante. Le mal de distribuer le film. Et alors qu'il n'est
titre : Sweet Sweetback's Baadasssss Song. Le pitch initialement distribué que dans deux salles, il
: l'histoire d'un adolescent noir, stripteaseur et reçoit un coup de pouce inattendu d'un certain
baiseur émérite (depuis l'âge de 10 ans!), qui, Huey Newton.
après avoir assisté au passage à tabac d'un jeune « Courir, se battre et baiser. »Voilà comment
Noir, décide de se rebeller contre le système Van Peebles définit son Sweet Sweetback's
(entendu l'homme blanc, hein). Baad Asssss Song. Que ce soit un bon résumé
est un doux euphémisme. Il suffit juste de
Cependant, bien qu'ayant déjà réalisé un s'attarder un tant soit peu sur le scénario du
film à Hollywood, Van Peebles ne trouve film : ayant pris la décision de fuir ce pays
malgré tout aucun studio prêt à s'engager raciste que sont les États-Unis, Sweetback, le
concrètement dans ce projet. Il entreprend héros, verra logiquement son parcours jalonné
donc de le financer seul ... enfin pas totalement. d'embûches. Il réussira néanmoins à s'échapper
Ne disposant pas des fonds nécessaires pour en parvenant à se rendre au Mexique. Le film
terminer son film, il sollicite l'aide de son ami se terminant sur un avertissement : « Prenez
Bill Cosby, star à l'époque de la sitcom bien- garde, un méchant Nègre revient pour réclamer
pensante de NBC The Bill Cosby Show, qui lui son dû. » Pour y arriver, le fugitif aura non
prête 50 000 dollars. Ainsi, pour produire un seulement dû tuer tous les policiers se trouvant

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

sur son passage, mais aussi et surtout se servir un Noir, pour des Noirs et en Sweetback, le
de son sexe comme d'une véritable arme de symbole, le nec plus ultra du Noir fort et fier
libération : toutes les femmes rencontrées lors (et avec une grosse bite). Sans doute parce
de sa fuite, et pouvant le sortir de situations qu'il s'identifie totalement au personnage au
délicates, le feront systématiquement chanter vu de ses soirées hollywoodiennes. Du coup,
en le sommant de leur faire l'amour. Pire, Newton salue r œuvre comme le premier film
il existe même une scène mythique du film révolutionnaire et oblige même les membres
où l'on voit le héros utiliser son sperme, du BPP à le visionner, tout en exhortant la
mélangé à de la terre, pour confectionner une communauté noire dans son ensemble à en
mixture supposée le guérir d'une des blessures faire de même.
qu,il a contractées au ventre ! Soit la baise
intégrée dans un processus révolutionnaire : Validé voire célébré par le populaire leader
baiser rendrait libre. Ainsi Sweet Sweetback's du Black Panthers Party, le film s' impose
Baad Asssss Song prône l'imagerie d'un Black rapidement comme un phénomène au sein de
révolutionnaire associant riposte armée et la communauté noire pour devenir un succès
libération par le sexe, soit ni plus ni moins rapportant au final 10 millions de dollars
que l'alliance naïve du catéchisme marcusien au box-office, pour 500 000 dollars investis
et du marxisme libertaire dans lesquels baigne initialement. Un succès dingue qui fait réaliser
le BPP et à plus forte raison Huey Newton. à Hollywood qu,il est possible de gagner de
Aussi, au lieu d'y voir la matérialisation des l'argent avec un cinéma communautaire,
pires clichés historiques (l'image pathétique ce qui a l'avantage de réjouir le Hollywood
du Nègre, certes rebelle, mais bête de sexe, libertaire de gauche, fasciné par le « combat
individualiste, désidéologisé et fugitif), noir», et le Hollywood libéral de droite, qui se
Newton y voit au contraire un film fait par chargera de matérialiser toute cette tartufferie

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

en espèces sonnantes et trébuchantes. frénésie des rapports sexuels qui le nourrissent,


À gauche, en matière de mœurs, et à droite, recense à lui seul tous les fantasmes du
en termes d'économie, Hollywood lance la Hollywood de gauche, en renvoyant la
Blaxploitation. Cela étant dit, il n'y a pas communauté noire à certaines images qui,
qu'Hollywood qui se frotte les mains. Car au bien qu'ayant l'air flatteuses au premier abord,
vu du personnage de Sweetback, qui permettra s'avèrent absolument désastreuses après ... une
à la jeunesse masculine noire de fantasmer sur minute de visionnage seulement. C'est le cas
une image valorisée du Black superhéros et par exemple des nombreux films où le héros
d'assouvir par procuration sa soif de révolte, est un maquereau (Willie D;1namite, The Mack,
on a tout simplement les effets escomptés de etc.) ou d'autres comme le film Black Shampoo,
ce qu'avait souhaité Hoover trois ans plus tôt : qui décroche le pompon du sous-titre avec :
l'émergence d'un Black Messiah à la fois coopté He's bad, he's mean, he's a lovin machine (« Il
par la « dissidence », la communauté noire est méchant, il est vicieux, c'est une bête de
dans son ensemble et l'establishment. sexe »). La palme du film fantasmé étant le
mythique Welcome Home Brother Charles où un
Suite au succès du film de Van Peebles, maquereau utilise son long sexe pour étrangler
Hollywood se lance donc dans la production ceux qui l'ont jeté en prison !
d'une série de films frappés du label authenticité
(«fait par et pour les Noirs») et animés par des Mais comme on l'a vu, si les films du genre
bandes-son réalisées par les plus grandes stars Blaxploitation intéressent le FBI, ce n'est pas
afro de l'époque (Marvin Gaye, James Brown, pour leur poésie burlesque, mais bien dans un
Isaac Hayes, Curtis Mayfield, pour ne citer souci de séduire la communauté noire avec des
qu'eux ... ). Ce courant cinématographique, héros crédibles et subversifs. Subversifs certes,
appelé Blaxploitation et caractérisé par la mais absolument inoffensifs pour le système.

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

C'est dans ce contexte que sort l'ultime film qui date en réalité de la fin des années 40;
du genre, le plus populaire de tous : Supeifly. époque à laquelle, dans le cadre de la chasse aux
Sttpeifly, c'est l'histoire d'un dealer de Harlem sorcières, Hoover forçait les studios à collaborer
qui décide de quitter le milieu en réussissant afin d'identifier l'infiltration communiste dans
le plus grand coup de sa carrière, vendre 30 kg l'industrie cinématographique.
de cocaïne.
Le rachat de la Warner en 1969 par la so-
Le film sera une réussite commerciale absolue, ciété de Steve Ross, cotée en bourse, Kinney
tant pour sa bande originale, œuvre de Curtis National Services, mais fondée par le parrain
May.field, que pour l'imagerie qu'il véhicule : du New Jersey, Abner Zwillman, puis récupé-
celle du dealer au style vestimentaire estampillé rée et tenue en sous-main par l'une des Cinq
« pimp » mi-classe mi-extravagant (chapeau, Familles du crime organisé new-yorkais :
fourrure, souliers vernis) qui se pavane en le Clan Genovese, qui paradoxalement ne
voiture de luxe customisée ; le parangon du cool remet pas en cause cette alliance historique.
guy, malin, baiseur en série. Elle aura un impact Bien au contraire. Franck Costello, le parrain
énorme auprès de la population des ghettos afro- du Clan durant les années 50, se targuait de
américains. Sauf que Supeifly est produit par « tenir » Hoover, pour avoir impliqué ce dernier
la Warner. Ce qui est tout sauf anodin. Car la dans des paris truqués. Ce qui explique pour-
Warner noue officiellement des liens historiques quoi le FBI, sous Hoover, s'est historiquement
avec Hoover depuis 1959, à l'époque où ce montré relativement timide dans ses attaques
dernier y évoluait en qualité de consultant pour contre le Clan Genovese.
un film sur le FBI. Ils travailleront de nouveau
ensemble en 1965 pour une série télévisée C'est pour ces raisons que le film Supeifly est
retraçant l'épopée du FBI. Une association plus qu'un simple film surfant sur la vague

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

Blaxploitation. Armé du savoir-faire (quasi - La drogue, donc, participant à 1' achèvement de


publicitaire) d'Hollywood, passé maître la dévastation de la contestation black entamée
incontesté dans l'art de l'esthétisme du tout et par COINTELPRO et le FBI.
n'importe quoi et spécialisé dans l'art de faire
passer des vessies pour des lanternes, ce film a Aussi, le fait que le héros soit originaire de
réussi à glamouriser l'image du dealer auprès Harlem (hasard ?) arrange plutôt les choses,
des ghettos afro-américains ; oui, dealer rend étant donné que c'est là-bas que se trouvent
cool, ce qui a pour conséquence implicite de à la fois le cœur de la Black Liberation Army
populariser l'usage de la drogue. Qui, entre- (le courant radical issu des Black Panthers) et
temps, soit depuis son importation massive aussi de la Nation of Islam, dernier bastion
par la CIA durant la guerre du Vietnam, s'est de la contestation. Et dont le dévoiement des
imposée comme un marché florissant dans disciples envers la déesse héroïne serait plus
les ghettos. Aussi, s'il apparaît impossible que souhaité. Par ailleurs, alors que le film
et illusoire de prouver, à travers Superfly, est en cours de production et suite au vol
l'existence d' un complot de la Warner envers de documents officiels par une organisation
les Afro-Américains, on peut néanmoins tout activiste, une fuite dans la presse lève le voile
simplement y voir la conjonction d'intérêts sur les agissements de COINTELPRO et met
des composantes de sa nébuleuse. Grosso officiellement fin au programme. Mais, étant
modo : «Je te laisse faire ton biz, car il est bon donné l'importance de son action (et comme le
pour le mien. » démontre le livre-référence sur COINTELPRO
Autrement dit: de Paul Wolf, COINTELPRO: The Untold
- Popularisation de la drogue, dont le trafic American Story), seul le terme COINTELPRO
juteux est géré sur place par la mafia, ici le disparaîtra, puisque les méthodes employées
Clan Genovese. survivront, et le FBI continuera pendant

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

longtemps à appliquer ce qui sera qualifié de critiquer l'ouvrier embourgeoisé par sa voiture
stratégies post-CO INTELPRO. (dont il a participé à la construction, faut-il le
rappeler, et auquel on a facilité l'achat, voire
Superfly sort en août 1972 et, contrairement l'endettement, uniquement pour qu'il puisse
à Sweetback ... , bénéficiera de la force de arriver au boulot plus vite et réinvestir de fait
frappe de l'énorme machine hollyvvoodienne. son salaire dans l'entreprise), auraient plutôt
Le film rencontrera un succès monstrueux et dû méditer sur les conséquences engendrées
jouira d'un impact inégalé sur l'ensemble de par leur idéologie (la collusion du BPP avec le
la communauté afro (jusqu'aujourd'hui, de Hollywood libertaire), qui a conduit leur cher
Snoop à Rick Ross, en passant par Jay-Z, qui lumpenproletariat des ghettos à s'approprier
est arrivé dans le rap game en véhiculant les leur voiture, à la personnaliser, pour au final
mêmes codes). Aussi, le personnage de Priest (le l'humaniser. Et arriver ainsi à la forme la
héros du film), et a fortiori, ce qu'il représente, plus aboutie du matérialisme marchand :
restera comme l'un des Black Messiah les le narcissisme de la représentation de la
plus influents parmi tous ceux qui suivront. marchandise. «Je suis ce que je possède. Car
D'autant plus que c'est suite à la fascination ma voiture est la projection de mon Moi. »
qu'exercera la Cadillac customisée du héros Hoover, quant à lui, mourra trois mois avant
sur les hustlers noirs américains que naîtra le la sortie du film. Gageons qu'il aura dû, à titre
« phénomène Pimpmobile » s'étendant dans posthume, apprécier les effets dévastateurs
tous les États-Unis et que l'on peut encore de son prophétique Messie Noir créé par
retrouver aujourd'hui dans de nombreux clips l'industrie cinématographique.
(et notamment dans l'ex émission à succès
« Pimp My Ride» sur MTV). Angela Davis et Alors, on peut évidemment rétorquer que c'est
sa clique de théoriciens, qui se permettaient de une vision assez réductrice de la Blaxploitation,

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CARDET L'EFFROYA BLE !MPOSTURE DU RAP

et brandir comme exemple des films à succès, studios réorienteront leur politique, injectant
avec des héros positifs comme Shaft, le flic désormais des sommes colossales dans les
black solitaire redresseur de torts, ou Foxy budgets promo télé. Détournant du coup les
Brown, la femme noire se vengeant de la producteurs des « films de niche » comme ceux
mort de son gentil petit copain agent du de la Blaxploitation pour se concentrer sur les
gouvernement en se dressant face aux dealers « blockbusters », désormais plus rentables.

et aux maquereaux. Or, non seulement l'un Ceci ajouté au raz-de-marée Star Wârs deux
comme l'autre ont des motivations strictement ans plus tard, annonciateur del'avènement des
individuelles, mais en plus, ces films sont multiplexes et de la mort des petits cinémas
souvent prétextes à stigmatiser la communauté de quartier dans lesquels étaient diffusés les
noire, divisée entre le héros, minoritaire, et le Willie Dynamite et autres Foxy Brown : c'est
reste, représenté par des salopes, des dealers et la fin de la parenthèse Blaxploitation. Qui,
des macs. Cela étant dit, que le héros soit un bien qu'éphémère, figurait l'avant-garde de
flic comme Shaft, un dealer comme Superfly, ce qu'allait devenir le rap, en bout de chaîne
ou une black-super-woman (avec la coupe afro du processus entamé. Car la révolution
d'Angela Davis), ce sera toujours mieux qu'un libéralo-libertaire proposée est incomplète :
révolutionnaire ayant identifié la véritable son catéchisme étant uniquement vertical,
cause de ses problèmes. Surtout quand vu qu'un spectateur de cinéma est passif par
l'ennemi de ces héros se trouve être un Noir définition. Or, l'idéal serait de lui ajouter un
voire un Italien (comme dans Shaft. Comme zest d'horizontal, afin de transformer la cible
dans tous les films d'ailleurs). Et puis, en raison (entendu: le jeune du lumpen) en un acteur de
du succès phénoménal des Dents de la Mer en la propagation de la douille. C'est ce que le rap
1975, suite à une campagne de promotion va s'efforcer d'accomplir. Avec succès.
télévisuelle inédite pour l'époque, les grands

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE D U RAP

LeRap se mirent très rapidement à parler de tout et


Été 1973. New York. Créée au départ par de rien et à faire claquer des rimes pour mettre
l'immigré jamaïcain Kool Herc, de son l'ambiance. Un DJ, des danseurs, un MC : le
vrai nom Clive Campbell, pour célébrer hip-hop est né (le terme sera officialisé vers
l'anniversaire de sa petite sœur dans le quartier 1981, on le gardera sans faire d'anachronisme
du West Bronx, la Block party va devenir comme terme générique).
rapidement un phénomène local. Le principe Séduit par cette émulation de quartier, le jeune
est simple : barricader la rue des deux côtés et Kevin Donovan, chef des Blacks Spades, un
improviser une fête de quartier en plein air, gang du South Bronx, par ailleurs lassé et
animée par un DJ se chargeant de passer des ayant pris conscience de l'absurdité de sa
morceaux de funk et de disco. À ceci près que vie criminelle, y voit l'opportunité de faire
Kool Herc va y ajouter une idée novatrice : quelque chose d'utile pour sa communauté.
constatant que les morceaux préférés des Il décide donc de monter, en novembre 73,
danseurs n'étaient pas assez longs à leur goût The Organisation, une alternative pacifique
et que ceux-ci appréciaient essentiellement aux gangs se chargeant de réunir tous les gangs
les passages instrumentaux rythmiques, il members désireux de transformer leur violence
ajoute un deuxième tourne-disque jouant le en une énergie positive, que semble porter en
même morceau, ce qui lui permet de passer en elle cette culture naissante. Ainsi, devenu DJ
boucle l'extrait de la partie préférée. Au départ, à son tour, et suivi par de nombreux jeunes
c'était au DJ d'animer vocalement la party. du fait de son statut au sein des Black Spades,
Mais, trop accaparé par ses platines, il passa il va populariser le « phénomène Block party »
le relais à un ou deux potes, appelés « maîtres dans tout le South Bronx. Puis, un an plus
de cérémonie» (MC's), qui, dans un premier tard, suite à la mort de son meilleur ami,
temps, encouragèrent les badauds à danser, puis Soulsk.i, lors d'une fusillade dont son gang est

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CARDET LEFFROYABLE JMPOSTURE DU RAP

indirectement responsable, il décide de quitter à percussion comme la conga (que l'on peut
définitivement les Black Spades. retrouver dans Crazy in Love de Beyoncé par
exemple). Popularisé par des groupes comme
À la fois influencé par ses études sur les luttes Chuck Brown & The Soul Searchers ou les
africaines, notamment à travers le visionnage Young Senators, le go-go a une véritable
du film Zulu réalisé par l'activiste communiste empreinte artistique, avec ses propres codes,
Cy Endfield, mais aussi par le pacifisme que ce soit en matière de danse ou de sapes, et
révolutionnaire du BPP d'Angela Davis, même des postures idéologiques, revendicatrices
Kevin Donovan prend alors le nom d'Afrika et dénonciatrices, et puise ses racines dans la
Bambaataa (qui signifie en zoulou « leader marche sur Washington de 1963. Il est alors
africain affectueux») et fonde la Zulu Nation. la bande-son de tous les Noirs américains de
Une organisation pacifiste, dogmatique, qui se Washington D.C. Néanmoins, force est de
chargera de théoriser un courant musical qui constater que si aujourd'hui le rap existe bel
n'en est alors qu'à ses balbutiements, puis de et bien (d'où l'intérêt du bouquin), le go-go
l'ériger en tant que culture et d'en prôner le n'a en revanche jamais vraiment dépassé les
positivisme afin de la rendre accessible au plus frontières de Washington. Si l'un n'était que le
grand nombre. phénomène musical d'un des arrondissements
de New York, l'autre était tout simplement le
Pendant ce temps, à Washington D.C, un porte-drapeau culturel d'une communauté
autre courant musical, né au milieu des années afro-américaine historiquement contestataire
60 et créé par les Afro-Américains, fait lui aussi et représentant 70% de la population de la
sa révolution. Le« mouvement go-go » : un capitale des États-Unis! La logique aurait donc
dérivé du funk se basant sur des rythmiques voulu que le« mouvement go-go» fasse tache
novatrices et l'utilisation inédite d'instruments d'huile sur le reste des États-Unis, comme

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

cela avait été le cas avec la Million March des à accéder au succès, à la paix, à la sagesse, à
années plutôt, Washington étant le cœur de la la compréhension et au bon comportement
communauté noire. Mais ça ne s'est pas passé dans la vie. Peace, Love, Unity and Having
comme ça. Fun.
Paix, Amour, Unité ... et prendre du Plaisir :
Alors une question s'impose : pourquoi ? C'est soit tout le catéchisme libidino-pacifico-
la réponse à cette question qui va nous révéler révolutionnaire marcusien dont on a vu que ·
l'effroyable imposture du rap. c'est celui du BPP et qui a influencé tous les
Noirs comme Bambaataa (qui fréquentait leurs
Au-delà des considérations artistiques, la locaux sur Boston Road), fascinés par le Huey
différence principale entre les deux mouvements Newton de 1971 (croyant que c'était le même
se situe au niveau idéologique. Bien que parfois que celui de 66) et formés aux écrits de penseurs
revendicatrices, les paroles des chansons go- comme Davis, relayés dans le populaire fanzine
go appartiennent à un courant traditionnel The Black Panther. Or on l'a vu, cette idéologie
dont sont issus des chanteurs soul comme a provoqué l'inoffensivité à terme du BPP et
James Brown ou Marvin Gaye. Aussi, bien donné naissance à la Blaxploitation.
qu'ayant conscience d'être en quelque sorte Le terme « Peace » est l'acte fondateur de la Zulu ·
des leaders d'opinion, ils n'en oublient pas Nation à une époque où la paix sociale s'achète
moins qu'ils sont avant tout des musiciens, des dans la consommation. D'autant plus qu'elle
entertainers. Approche totalement différente bénéficiera de la bienveillance des pouvoirs
chez le rap porté par la Zulu Nation, qui publics, qui ne voyaient pas forcément d'un
prétend proposer plus que de la musique. mauvais œil l'entretuerie paralysante de la force
Il suffit pour cela de s'intéresser à la charte vive black, mais qui préfèra sans doute les voir
de la Zulu Nation : aider ses sympathisants s'épanouir dans la consommation joyeuse, plutôt

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

que prôner une lutte armée ou le séparatisme de Aussi, en prônant l'émancipation par le
la Nation of Islam. Qui par ailleurs sera l'une divertissement, le rap enverra le mouton
des principales victimes d'un consumérisme noir dans la gueule du loup, histoire qu'il se
lui coupant l'herbe sous les pieds. Car oui, fasse bouffer comme les autres (les moutons
fatalement, involontairement, les valeurs du blancs). La pilule passant d'autant mieux
hip-hop conduisent au consumérisme. Il suffit qu'elle est accompagnée d'un disçours sous-
d'analyser l'expression la plu~ importante de la jacent faussement révolutionnaire (le hip-
Zulu Nation : And Having Fun, qui a au moins hop peut faire changer les choses). Jusqu'à
le mérite de résumer et de démasquer le charabia ce que certains se rendent compte que le
de salon de Marcuse, issu en réalité d'une crise «Jouir » a un prix, car jouir sans thunes, c'est
interne à la bourgeoisie (divisée entre ceux qui certes possible dans le cerveau des penseurs
veulent jouir au détriment de la production et de l'École de Francfort ou du fin fond du
les autres). Guatemala, mais dans le Bronx, c'est un
Le plaisir comme idéologie salvatrice. Ce qui, peu plus compliqué. Conclusion : il faudra
concrètement, pour des Noirs du ghetto, les donc gagner plus pour jouir plus mais, aussi
envoie directement dans les bras des promoteurs et surtout, pour baiser plus. Ce qui amènera
du capitalisme du désir, le « capitalisme du le quidam à devoir être constamment à la
Fun », l'arme massive du libéralisme-libertaire, page niveau fringues et grosses caisses selon
qui maîtrise à la perfection les termes séducteurs des critères établis par l'arme publicitaire
pour mieux impacter le consommateur. (qui introduira durablement le concept de
À travers des mots comme plaisir, il masquera ringardisation dans la communauté noire) et
ainsi son véritable but : intégrer enfin le Noir le conduiront à dépenser ses maigres thunes
à l'American way oflift et le rendre dépendant dans l'idéologie « soirée boîtes de nuit »
de choses dont il n'a absolument pas besoin. (encore fortement présente aujourd'hui).

64 65
CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

Ceux qui auront réussi à convaincre les femmes De sorte que les ghettos rêvés par Marcuse et
de fumer dans un « souci d'égalitarisme » Angela Davis comme épicentres par excellence
trouveront ainsi dans le hip-hop la fenêtre de la culture marginale révolutionnaire vont
idéologique leur permettant de faire croire s'avérer être le laboratoire d'un libéralisme de
à ses membres que leur accomplissement se pauvre qui va bientôt envahir le monde.
situe dans l'extension de la Block party attitude
à leur vie quotidienne ... pour le plus grand En voulant fuir la violence des gangs nihilistes,
bonheur, entre autres, de la General Motors on crée les conditions de l'essor d'une mentale
ou des marques de boissons alcoolisées. ultra-libérale qui provoquera une situation
bien pire, et encore plus violente. Le drame
Au final, et de manière sournoise, c'est bien étant que Bambaataa, comme Newton, Van
l'idéologie du fric qui sortira victorieuse, l'argent Peebles, Davis, voire Marcuse, partaient sans
étant l'élément indispensable à l'accomplissement doute tous d'un sentiment noble au départ.
du Havingfan dans une société moderne. Le rap Cela étant dit, bien que l'on ait expliqué ce
devenant potentiellement l'outil le plus efficace qui fait la différence entre le go-go et le rap,
de conversion au matérialisme libertaire le plus cela n'explique pas pourquoi l'un a explosé
crasse, créant un nouveau paradigme durable, et l'autre pas. Lexplication se situe au niveau
inodore et silencieux (sauf pour le voisinage des géographique justement.
block parties). Le rap, et non le hip-hop dans
son ensemble, auquel la Zulu Nation a associé S'il existe une gauche hollywoodienne
la danse (le b-boyin) et le graf', ce qui nécessite représentée par Bert Schneider et consorts,
une certaine qualité artistique, à la différence le véritable centre névralgique de la gauche
d'un rap plus facile d'accès et à la portée de tous culturelle se trouve à New York. Le New York
ceux qui ont quelque chose à raconter. Ou pas. bohème du Downtown Manhattan. Lieu de

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LEFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP
CARDET

l'atelier arty d'Andy Warhol, la Factory, et des New York branché, y amèneront petit à petit
boîtes de nuit branchées comme le Studio 54, leurs potes danseurs, puis les rappeurs. Et c'est
le Mudd Club ou le Leviticius, où fraye toute de ce côtoiement que naîtra un rapprochement
l'intelligentsia de l'époque : des publicitaires logique entre la gauche libertaire et le rap, issu
aux artistes peintres en passant par les stars de la même matrice idéologique. Car mettons à
de la chanson. Cette intelligentsia va prendre nue une première imposture : le rap ne s'est pas
conscience de la culture hip-hop à travers le imposé tout seul. Fils illégitime d'un courant
jeune graffeur Jean-Michel Basquiat. Durant la idéologique qui avait oublié son existence
période 76-79, Basquiat, jeune graffeur issu de depuis la fin de la Blaxploitation, le rap est le
la culture hip-hop, tagguera « SAMO >> (pour bâtard de la gauche libérale américaine. Une
Same Old Shit, « la même vieille merde ») fois reconnu par sa génitrice, il est d'autant
aux environs des galeries de Manhattan. plus naturel qu'elle reprenne en main son
Ce qui suscitera très vite l'intérêt du New éducation et qu'elle s'en serve pour propager
York branchouille séduit par le caractère son way oflift.
novateur de cette forme d'expression, brute,
irrévérencieuse et esthétiquement aboutie, est Voilà pourquoi le hip-hop et non le go-go.
certain de détenir le futur phénomène de la Lhistoire du rap sorti de nulle part et s'imposant
peinture contemporaine. De fil en aiguille, de par la force créatrice et révolutionnaire des
revues branchées en émissions de télé locales, ghettos noirs américains est une gigantesque
Basquiat rend hype le jeune Black des ghettos farce. Si le rap a pu s'étendre et ne pas rester
auprès d'une bourgeoisie blanche en quête un phénomène local, c'est par la force des
de sensation et de la Next big thing. Aussi, réseaux de la gauche branchée new-yorkaise.
les jeunes graffeurs (tels que Fab 5 Freddy), Cette gauche, gestionnaire de la contre-
fraîchement invités dans les boîtes de nuit du culture, appelée ainsi par une élite culturelle

68 69
CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

bourgeoise libérale et libertaire par opposition par Duke Ellington. (Coquetterie exotique
à la culture de masse, réservée, elle, au peuple de Robinson vivant, elle, à Manhattan). Son
méprisé (qui a d'autres choses à foutre que de idée : surfer sur le rap naissant et en faire un
s'extasier devant le tableau Marylin Monroe titre sur une boucle extraite de Good Times de
peint par Andy Warhol). Ainsi qui dit réseau, Chic. Et, si ces trois-là ne s'étaient certes jamais
dit fanzines, radios et émissions télé, puis le rencontrés, ce qui est assez difficile pour créer
bouche à oreille d'une caste cosmopolite qui rapidement une cohésion de groupe, Robinson
se chargera d'activer ces mêmes réseaux aux réussira né;rnmoins à leur faire enregistrer le
quatre coins du pays et ainsi de suite. titre en une demi-journée. Ainsi naîtra Rapper's
Delightqui, relayé par toutes les boîtes de nuit in
Mais avant tout, et bien qu'ils s'en défendent, comme le Studio 54 ou le Leviticus, deviendra
il faudrait pour cela que le rap soit aussi instantanément un tube interplanétaire.
économiquement viable sur le plan musical.
Aussi, si la Z ulu Nation est le carburant du La success story est belle . . . à quelques détails
mouvement, le Sugar Hill Gang en sera son près. Premièrement, ce morceau sera t rès
étincelle. mal perçu dans les quartiers du Bronx et de
Harlem, qui ont le sentiment de s'être fait
En 1979, trois inconnus du New Jersey sont voler leur succès par un boys band du New
regroupés à la va-vite par l'ex chanteuse et Jersey. Deuxièmement, le dénommé Label
désormais productrice Sylvia Robinson. Le Sugar Hill Records appartient en réalité à
nom du groupe Sugar Hill Gang apparaissant un certain Morris Levy, usurier historique .. .
logique car premier groupe de son label, du Clan Genovese. Une appropriation qui
Sugar Hill Records. Sugar Hill est également relève toujours du même mode opératoire :
un quartier de la ville de Harlem popularisé au départ le prêt d'une somme d'argent (ce

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

avec quoi elle va monter le label) puis ensuite issu de la coll usion d'organisations noires
des intérêts quasi irremboursables conduisant contestataires avec la gauche marcusienne.
l'emprunteur à céder officieusement sa Coopté historiquement par l'establishment
propriété. Ainsi, c'est le Clan Genovese qui et la mafia new-yorkaise, porté par une élite
bénéficiera des retombées économiques du libéralo-libertaire, bénéficiant du génie musical
morceau. Que ce soit avec le film Superfly ou le de ses anciens, le rap va, suite à l'essouffiement
titre Rapper's Delight, on retrouve effectivement de la Blaxploitation, prendre le relais et achever
la mafia new-yorkaise derrière les succès sa révolution idéologique. Un ultralibéralisme
fondateurs des deux principaux courants de la de pauvre derrière lequel se cache l'industrie du
culture black des années 70. Le rap étant validé divertissement. Une émancipation conduisant
économiquement, l'intelligentsia new-yorkaise à vouloir sa part du gâteau. Et non à le détruire.
va pouvoir jeter son dévolu sur le désormais Il n'a donc jamais été détourné par le Grand
branché leader de la Zulu Nation, le DJ Afrika Méchant Capital. Il est le Grand Méchant
Bambaataa, d'autant plus que ce dernier, dans Capital. Drapé en haillons. Du coup, ce que
une optique universaliste, innove dans le le rap va devenir n'est que la suite logique de
deejaying en mixant sonorités noires, blanches ce processus.
et asiatiques, et sera ainsi le précurseur d'un
son nouveau propice à son exportation (et a
fortiori à son idéologie).

Telle est donc l'imposture du rap. Il est


l'aboutissement d'un processus ayant
commencé en 1963. Soit l'accomplissement
d'un marxisme libertaire et révolutionnaire

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ACTE II Et la France dans tout ça f
Nous sommes en 81-82. Désormais totalement
adopté par le New-York arty, Bambaataa
a le privilège d'officier dans des boîtes de
nuit prestigieuses. Jusqu'au jour où la jeune
jet-setteuse anglaise Ruza Blue, depuis peu
installée à New York pour diriger la boutique
de Vivienne Westwood et Malcolm McLaren,
tombe sous le charme de la Zulu Nation et du
groupe de breakers Rock Steady Crew, alors en
représentation dans le club branché The Ritz.
Adoptée et renommée Kool Lady Blue, elle
devient leur manageuse, puis, très vite dépassée
par le succès des soirées qu'elle organise dans le
relativement modeste The Negri!, elle passe à

77
CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

la vitesse supérieure en choisissant l'immense les courants marcusiens. Aussi en s' auto-
club The Roxy, surnommé « le Studio 54 du définissant comme fer de lance de la contre-
Roller», pour y installer ses artistes. culture (par opposition à Ja culture bourgeoise
puritaine de papa et maman), le magazine
Très vite, les soirées au Roxy deviennent la se veut, et se doit d'être, constamment à
référence des nuits branchées new-yorkaises, la pointe, de par le monde, en matière de
lors desquelles on peut croiser aussi bien des tendances novatrices dites contestataires. Bien
jet-setteurs comme Debbie Harry du groupe loin des préoccupations de l'ouvrier français
Blondie, Mick ]agger ou le dandy Glenn (authentiquement de gauche), de plus en plus
O'Brien que les DJ's Afrika Bambaataa et ,paupérisé depuis la crise mondiale provoquée
Grand~aster Flash, les graffeurs Fab 5 Freddy (voulue ?) par la fin des accords de Bretton
et Futura 2000 ou les danseurs du Rock Woods, qui laisse l'économie virtuelle des
Steady Crew. Sans compter les innombrables marchés prendre définitivement le pas sur
anonymes des quartiers chauds du Bronx à l'économie réelle.
Harlem, invités à s'exhiber dans des battles de
danse sous le regard fasciné de la bourgeoisie Le rapprochement se fait donc logiquement
bohème. entre Bernard Zekri et les membres de cette
culture naissante, dont il partage les valeurs
Parmi elle, un Français: le journaliste Bernard hédonistes. Un rapprochement facilité par
Zekri, alors correspondant à New York pour le fait qu'il habite dans le même immeuble
le magazine branché parisien Actuel. Actuel que Lady Kool Blue... il rencontre et
dont l'esprit est justement issu de la gauche fraternise donc avec les principaux membres
bourgeoise libertaire post-soixante-huitarde, du mouvement. Notamment avec le graffeur
qui puise son logiciel idéologique dans dandy Fab 5 Freddy, qui, à l'époque, était la

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CARDET LEFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

passerelle entre le Bronx de la Zulu Nation punk « Pogo » et par ailleurs présentateur
et.le Manhattan branché, auquel il était l'un de l'émission musicale « Megahertz » sur
des rares à avoir accès en dehors des soirées. TF1. Ce dernier, croyant voir dans le rap
Par ailleurs, sur place, Zekri se lie d'amitié l'authenticité contestataire du punk anglais
avec deux jeunes Parisiennes : l'architecte (alors qu'idéologiquement radicalement
Laurence Touitou et la photographe Sophie opposé), accepte de participer à l'aventure et
Bramly. Et c'est ensemble que le trio se rendra de fil en aiguille, Europe 1 (de Philippe Gildas,
régulièrement au Roxy. Très vite, l' «exotisme» suite à l'éviction d'Étienne Mougeotte par
de ces Françaises au look bourgeois-chic, et Mitterrand) se trouve être le principal sponsor
notamment l'exubérance de la jeune Bramly, va ~e la tournée. Son nom : le New York City Rap
les distinguer des autres filles du mouvement, Tour, auquel participera toute l'intelligentsia
leur offrant automatiquement le statut de hip-hop, d'Afrika Bambaataa au Rock Steady
favorites auprès d'Afrika Bambaataa and co. Crew. Le rap est prêt à débarquer en France
Ainsi, compte tenu des liens qui unissent Zekri durant le mois de novembre 1982.
et sa bande aux principales personnalités de
la Zulu Nation, il lui vient naturellement En fait, quoi de plus naturel que la première
l'idée de proposer à Lady Blue d'organiser une tournée internationale de la Zulu Nation
tournée en France pour présenter ce qu'il pense (devenue entre-temps Universal Zulu Nation:
être le futur phénomène de la contre-culture « Hédonistes de tous pays, unissez-vous ! »)
depuis le mouvement hippie. ait lieu dans le seul grand pays occidental où
sa génitrice, la gauche libérale, est arrivée au
Nous sommes en 1982. Revenu en France, Zekri pouvoir. Soit le Parti socialiste de François
propose l'idée à Alain Maneval, animateur star Mitterrand. Une gauche social-démocrate
d'Europe 1, à travers l'émission de la culture comme elle aime à se nommer et, qui, pour

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

pallier ses (futures) impostures sur le plan dont la clientèle est à l'image de celle que
social et sa trahison du prolétariat, accentuera l'on retrouve à Manhattan. Une bourgeoisie
ses actions sur le plan sociétal. À l'image cosmopolite issue des mondes du spectacle, de
de l'importance de son plus emblématique la mode et du culturo-mondain.
ministre: l'incomparable Jack Lang.
Il va pourtant falloir en faire un peu plus
D'ailleurs, bien que (parce que ?) relayée par pour faire avaler aux lascars des cités leur
l' incontournable journal Libération, cette soupe néo-libérale, voire négro-libérale. Cela
tournée de novembre 82 à travers les principales dit, des extraits de cette tournée passeront
villes de France comme Paris et Lyon, encore dans l'émission de TF1 « Megahertz », ce
traumatisé par les émeutes urbaines de qui permettra aux jeunes de banlieue (vous
Vénissieux, fera un flop chez son principal savez, ceux qui ne lisent pas Libe} de prendre
cœur de cible, le banlieusard, encore bien ancré connaissance de l'existence du mouvement.
dans sa musique funk (et qui ne lit pas Libe}. La télévision, grande prêtresse de la conversion
Les dates parisiennes nous permettent donc de verticale et de l'endoctrinement des masses,
mieux apprécier ce constat: échec au pourtant surtout à cette époque, où le faible nombre de
populaire hippodrome de Pantin, aux trois- chaînes faisait que tout le monde regardait la
quarts vide, semi-échec au Bataclan, le temple même chose.
des danseurs urbains del' époque, qui ne seront
impressionnés que par les performances du Un an et demi plus tard, de retour en France
Rock Steady Crew et non par les scratchs et forte de son expérience parmi la Zulu
intempestifs des DJ's et les vociférations des Nation, Laurence Touitou a l'idée de produire
rappeurs, et pour finir succès total ... dans la une émission entièrement consacrée au hip-
boîte de nuit branchée le Palace ! Le Palace, hop. Aidée par son amie Sophie Bramly, en

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

qualité de directrice artistique du projet, elles meilleur représentant est le Dallas de l'ignoble
proposent le concept à Marie-France Brière, JR. Le public est enfin mûr pour assimiler le
alors directrice des programmes de TF1. Cette catéchisme libéralo-libertaire (il est interdît
dernière choisit le spécialiste de la musique d'interdire. Mieux, il est interdit d'interdire
black, Sidney Duteil, animateur d' une de vouloir gagner du fric) et a fortiori, le
quotidienne musicale sur Radio 7. I.:émission banlieusard noir, séduit par le mythe d'une
« H.I.P.H.O.P »est née. Et c'est une première culture black et l'image d'une communauté
mondiale. Émission qui va pour le coup autodéterminée, moins humiliante que celle
bénéficier d'un fort impact dans les banlieues, d'un Arnold et Willy par exemple. Quoi que
où les enfants d'immigrés venus en France suite l'on serait en droit de se poser des questions
à la loi sur le regroupement familial voulue au vu des looks totalement improbables des
par Giscard (entendre Bouygues) entrent dans danseurs de l'émission « H .I.P.H.O.P » dont
l'adolescence. on pourrait penser qu'ils sortent directement
d' un épisode de Star Trek. Néanmoins, bien
Nous sommes en 1984. Époque durant laquelle que ce soit la danse qui fut mise en avant, le
SOS Racisme commence sa récupération de rap va très vite prendre le dessus, car il nécessite
l'électorat immigré pour le compte du Parti moins de talent et répond au désir narcissîq ue
socialiste et participe à son auto-victimisation du banlieusard.
vis-à-vis du méchant Français de souche
colonialiste. Époque où, accompagnant le Toujours est-il qu'il est amusant de constater
tournant libéral du gouvernement Fabius, que ce sont donc trois femmes qui ont permis
la France entre dans les années fric, le culte au rap d'éclore en France, sachant la réputation
du winner, promu par les publicitaires de de misogynie qu'il traînera des années plus
type Séguéla et les séries américaines dont le tard. Enfin, amusant, cela dépend pour qui.

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

Car en réfléchissant bien, ces femmes sont à de voir Marie-France Brière produire deux
l'origine d'un mouvement prônant le mythe ans plus tard l'émission « Ambitions », ode
d'une émancipation, d'une affirmative action au golden boy Bernard Tapie, symbole de
à l'américaine qui se cassera la gueule face à l'hypocrisie frisant l'obscénité dans laquelle
la réalité de la vie d'un banlieusard dans une baignait cet entre-soi, quel' on a qualifié à juste
société française en pleine crise du chômage. titre de gauche caviar.
Cette sur-virilisation est en fait née d'une
situation sociale castratrice engendrée par Pendant ce temps-là, les États-Unis sont sous
l'idéologie de la classe à laquelle ces femmes la présidence Reagan et serinés à l'idéologie
appartiennent. Qui est non sexuelle. Car, ultralibérale de 1'économiste Milton Friedman.
évidemment, celles qui s'en prendront plein Résultat, les États-Unis mènent une politique
la guetùe seront celles des classes inférieures intérieure dévastatrice dans les quartiers
(à une Marie Trintignant près). pauvres, accroissant les inégalités à un niveau
encore jamais atteint. D'autant plus que le
Par une coquetterie intellectuelle, on pourrait crack fait particulièrement des ravages au sein
même affirmer que ce sont elles qui sont à la des ghettos afro-américains. Ce qui permettra
base de ce machisme d'un genre nouveau, le au groupe Grandmaster Flash and the Furious
machisme du rappeur, castré à son insu, et Pive d'être le premier à expérimenter le rôle de
qui se chargera de jouer une partition dont rappeurs idiots utiles, à travers le morceau de
on saura se servir en temps voulu. (Le rappeur rap conscient 1he Message, en dénonçant cette
validé par Jack Lang et le PS dans les années 80 situation alarmante, tout en étant produit ...
devenant vingt ans plus tard le violeur barbu par Sugar Hill Records et donc le Clan
pointé par Ni Putes ni Soumises .. . du même Genovese, responsable du trafic de drogue
parti politique.) Pas étonnant dans ce cas dénoncé plus avant !

,.
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1

1
CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

L'heure n'est plus à la fête et, d'ailleurs, la le fond. Du moins pour vendre des disques. Il
période de mixité que l'on a pu observer dans va donc créer un« look Run DMC »:sourcils
le Downton Manhattan est bel et bien révolue. froncés, grosses chaînes en or, chapeaux noirs
Premières désillusions des précurseurs du hip- de mafieux, vestes et pantalons en cuir noir
hop, qui ont cru au mirage Peace, Love, Unity et baskets Adidas sans lacets faisant référence
and Having Fun, n'y ayant vu que le volet aux prisonniers noirs américains (auxquels on
libertaire alors que ceux qui ont bien compris confisquait lacets et ceinture à leur entrée de
son aspect le plus important, l'aspect libéral, prison pour éviter tout meurtre ou suicide).
s'en sont beaucoup mieux sortis.
Un « style agressif soft » qui aura l'avantage
C'est le cas de Russel Simmons. Ce jeune de fasciner les kids blancs et de flatter les
Noir originaire du Queens, issu d'une famille fripouilles des ghettos afro-américains.
modeste, alors organisateur de soirées et Le génie de Simmons a été de coller au
manager du groupe de rap Run DMC, va groupe un son brutal et dépouillé rappelant
au contraire saisir l'opportunité que lui offre l'énergie explosive des Block parties, tout en
cette période de récession, pour la tourner à le dépouillant de son côté revendicateur, lui
son avantage. Il va pour ce faire marqueter son privilégiant des textes creux, égocentriques et
groupe en fonction du contexte économique, faussement agressifs de manière à ne fâcher
de manière à ce qu'il plaise à un public blanc personne. Fort de son concept, il proposera
(ayant le pouvoir d'achat) tout en préservant le deux titres lt's Like That!Sucker MC's au
les codes de représentation des ghettos noirs jeune label Profile Records, et comme prévu,
américains, quitte à les stéréotyper. Russel à l'échelle (pas bien grande) du marché rap, il
Simmons est le premier à avoir compris que la sera un succès. Sauf pour Simmons. Qui voit
forme dans le rap est bien plus importante que beaucoup plus grand, ce succès ayant juste

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

servi de laboratoire à sa stratégie et l'ayant Sous l'influence de Rick Rubin, le premier


conforté dans le fait qu'il était sur la bonne album de Run DMC devient instantanément
voie : celle de devenir le nouveau Berry Gordy, disque d'or grâce notamment au single
le mythique patron noir de la Motown (des empreint de riffs de guitare Rock Box, qui sera
Jackson Pive et de Stevie Wonder, entre autres). le premier clip rap à passer sur M1V ! Mieux,
Car Simmons est persuadé qu'il peut faire du le deuxième album, intitulé King ofRock (au
rap une musique populaire. Mais pour ce cas où l'on n'aurait pas compris) et aux
faire, il lui faut absolument passer sur MTY, sonorités de plus en plus rock, deviendra, lui,
l'incontournable chaîne de télé musicale. Il disque de platine, soit un million de ventes !
doit par conséquent rendre le son Run DMC Simmons entre dans la cour des grands. Il
plus accessible. vient de démontrer que le rap peut vendre
des disques. Peut-être même davantage que
La solution se trouvera dans sa rencontre avec les autres courants musicaux car porté par un
le jeune Rick Rubin, propriétaire d'un petit aspect subversif de façade ayant l'avantage de
label issu de la scène punk rock new-yorkaise : pouvoir reposer simplement sur l'imagerie que
Def Jam. Fan de hip-hop et musicien de renvoient trois Noirs à l'air énervé (même si
génie, ce dernier rêve de créer une musique ces derniers s'avèrent être doux comme des
révolutionnaire mixant le rap et le rock. Rubin agneaux une fois les projecteurs éteints).
et Simmons décident donc de s'associer et de
relancer le label Def Jam. Le premier est dans Nous sommes en 1986, Rick Rubin, qui
une démarche artistique novatrice et a besoin développait de son côté le groupe d'ex punk
du second pour obtenir l'accès à l'univers rap ; rockeurs blancs et désormais rappeurs, les
Simmons, quant à lui, voit en Rubin le chaînon Beastie Boys, tâtonnait musicalement afin de
manquant pour accéder à un niveau supérieur. trouver un son satisfaisant. Le sien. Celui qui

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

devait révolutionner la musique. Aussi, malgré séduire à la fois un public noir et le grand
son influence sur la direction artistique de Run public blanc en singeant une black rebelle
DMC, il ne les a jusqu'à présent jamais fait attitude tout en prônant un discours
bénéficier de ses compositions musicales. Cette hédonisto-révolutionnaire (les paroles
fois-ci, il est prêt et entreprend de produire de Walk this Way ou le titre phare des
simultanément« musicalement» l'album de Beastie Fight for your Right... To Party !},
Run DMC Raising Hellet celui des Beastie accompagnée d'un son métissé universaliste,
Boys Licensed to Ill. Et force est de constater a porté ses fruits. Matérialisant en quelque
qu'il avait raison, puisque ce seront au final les sorte le contenant black-panthéro-marcusien
deux albums de rap les plus vendus des années de la Zulu Nation, elle permet à la jeunesse
80 et classés parmi les plus vendus de tous les américaine de canaliser sa frustration et sa
temps. Rubin eut l'idée de génie de monter colère envers la politique reaganienne et
un duo Run DMC/Aerosmith, qui donnera de les transformer en une énergie positive.
un tube planétaire avec la reprise de Wàlk this Entendu inoffensive. D'où son approbation
\%y et rendra le disque Raising Hel! trois fois par les tenants du manche, alors propriétaires
disque de platine. Mais ce n'est rien comparé des circuits de diffusion de l'industrie
au succès du premier album des Beastie Boys, mainstream (Warner, Viacom, CBS). Mais
véritable bébé de Rubin, qui dépassera les tous ne sont pas dupes. Notamment le
frontières musicales et se vendra à neuf millions docteur Gerald Deas. Un éminent penseur
d'exemplaires. activiste noir et poète d'exception à ses heures
perdues. C'est d'ailleurs dans l'un de ses
Simmons avait vu juste : le rap est poèmes, intitulé Felon Sneakers et sorti en 85,
définitivement ancré dans l'industrie du qu'il fustige l'intérêt grandissant des jeunes
divertissement. Sa tactique, qui consiste à Afro-Américains pour cette mode de ne pas

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

attacher les lacets de leurs baskets. Attitude Rubin n'apprécie pas ce nouvel arrivant, qui,
qui, selon lui, conforte cette jeunesse dans tout en étant juif comme lui, le renvoie face à
l'acceptation implicite d'être tous des voyous ses propres complexes. Ceux d'un fils de femme
potentiels. Et c'est pour répondre à cette de ménage, introverti et au physique ingrat,
accusation qu'un an plus tard, Run DMC face à un fils de consul israélien, petit-fils de
sort le titre My Adidas, sur l'album Raising général, extraverti et au sourire ultra-bright.
Hel!, dans lequel le groupe revendique De plus, Cohen apporte un vent nouveau au
fièrement sa déification de la marchandise. label en essayant d'insuffier une approche
Cet épisode resterait anecdotique s'il libérale décomplexée, en totale contradiction
n'était pas indirectement responsable de avec celle de Rubin. Une rivalité naissante
l'avènement du plus grand théoricien du rap, plus ou moins entretenue par Simmons qui,
celui qui définirait les bases définitives de ce en bon arbitre, compte les points, jugeant
qu'est cette musique aujourd'hui sur le plan cette tension stimulatrice et bénéfique pour
idéologique et économique : le dénommé Def Jam. Et surtout, il voit en Cohen la clé
Lyor Cohen. pour accéder à un niveau supérieur. Car
celui-ci n'est pas venu pour rigoler et capte
C'est lors de la tournée de l'album King Of immédiatement la potentielle mine d'or
Rock du groupe Run DMC et de son passage économique que constitue le rap. Pour faire
dans une boîte de nuit californienne que court, il a une vision et il sait où il veut aller.
Russel Simmons fait la connaissance du jeune Il va alors saisir l'opportunité que lui offre
promoteur et analyste financier Lyor Cohen. le titre My Adidas pour tester ses thèses
Séduit par la vision de Lyor, de deux ans son néolibérales et savoir si elles sont applicables
cadet, Russel lui propose de le rejoindre à New concrètemenç. Profitant de la colossale
York dans l'aventure Def Jam. Dès le départ, tournée du groupe Run DMC pour l'album

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CARDET L'l::.rFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

multi-platine Raising Hel!, Cohen invite l'époque) d'un million de dollars. Du jamais
personnellement Angelo Anastasio, alors vu. Lyor Cohen sera le premier à comprendre
jeune responsable du marketing de la section que le rap pouvait être un formidable vecteur
locale Adidas Los Angeles, à venir assister au publicitaire, sinon le meilleur, en raison du
concert évènement du groupe au Madison fait que sa cible voit son désir d'achat stimulé
Square Garden de New York. Cette invitation par des voies détournées : la basket Adidas
est loin d'être anodine car pendant le show, non lacée ici présente est synonyme d'une
DMC, l'un des membres du groupe, demande insoumission que l'on pourrait qualifier de
rituellement à l'assistance de retirer puis de salon. On savait que le rap pouvait vendre
brandir ses Adidas, avant de chanter My énormément de disques, mais à la différence
Adidas dans une ambiance quasi hystérique. des autres courants musicaux, il peut aussi
Évidemment, la vision de 20 000 personnes vendre autre chose que des disques : Lyor
brandissant chacune sa paire d'Adidas, dans Cohen savait en effet où il voulait aller, car il
un délire d'appropriation quasi mystique, venait tout bonnement d'inventer un nouveau
va totalement convaincre le jeune Anastasio modèle économique. Devenu en un clin d'œil
de la nécessité pour la marque de s'associer l'interlocuteur privilégié des marques voulant
à ce phénomène. D'autant plus que nous s'engouffrer dans cette activité, Cohen grimpe
sommes en 86, époque à laquelle Adidas instantanément dans la hiérarchie DefJam, et
éprouvait les pires difficultés à infiltrer le parvient quasiment au niveau de Simmons et
marché américain des mastodontes Nike, Rubin. Un Rubin qui, bien qu' ennuyé par le
Reebok et Converse. Résultat: peu de temps coup de maître de Cohen, est obnubilé par sa
après, Adidas conclut un deal historique quête musicale du son novateur, qu'il pense
en sponsorisant entièrement le groupe Run enfin avoir trouvé après la signature d'un tout
DMC pour la somme astronomique (pour nouveau groupe du nom de Public Enemy.

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

Public .Enemy ou l'art du grand écart En souvenir d'un clash chez son coiffeur avec un
idéologi,que rappeur de la scène locale qui voulait le défier
Avant de s'appeler Public Enemy, le groupe, dans une joute verbale (appelée« battle » chez
c'est deux animateurs de la radio de les rappeurs), Chuck D improvise le titre Public
l'université new-yorkaise d'Adelphi, Chuck Enemy N°1, qui sera un tel succès que le groupe
D et Flavor Flav, réunis par le directeur adoptera définitivement le nom de Public
des programmes Bill Stephney. Fort de ses Enemy. Puis, Simmons, toujours dans sa logique
lectures et poussé par son travail sur l'histoire de recruter les talents lui permettant d'accélérer
des Afro-Américains, le but de Chuck D était son extension, embauche le programmateur Bill
au départ de se servir de la radio pour former Stephney, appréciant la manière dont il a fait
intellectuellement ses auditeurs noirs, afin d'une simple radio de campus la radio rap la plus
qu'ils ne retombent pas dans les pièges du écoutée de New York. Etc' est ainsi qu'il propose
passé. Mais après avoir entendu Run OMC, le groupe de Chuck D à Rick Rubin, qui voit
il lui vient l'idée d'improviser des morceaux en Public Enemy le groupe idéal pour tirer la
de rap durant l'émission, voulant ainsi allier quintessence de la musicalité, de la radicalité
conscientisation et ludisme, ce que le rap et de l'énergie du rap et punk rock. En outre,
semble proposer à merveille. Premier grand Chuck D et Stephney ont une idée bien précise
écart. Car si, effectivement, le show radio de l'imagerie du groupe qu'ils veulent développer.
de Chuck D et Flavor Flav devient de plus C'est dans cette optique qu'ils s'associent à l'ex
en plus populaire, Je rap, dont on connaît militaire Richard Griffin, dit Professor Griff,
la composante révolutionnaro-fun, conduit alors leader d'un groupuscule appelé Security
inévitablement à la prédominance du fun, of The First World, S1W, un service de sécurité
entendu l'industrie du divertissement. Etc' est dont l'idéologie est un mix de la pensée des
ce qui se passera. Évidemment. arts martiaux et de la Nation of Islam. Ainsi,

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

s'appuyant sur l'image des Black Panthers, Griff Public Enemy se trouvait dans le flou artistique
sera désigné porte-parole du groupe à l'instar du entretenu par l'hésitation du groupe à assumer
mythique porte-parole du BPP, Fred Hampton, son discours révolutionnaire pour des raisons
assassiné par COINTELPRO, tandis que les commerciales, Cohen va au contraire les
S 1W feront partie intégrante du show Public inciter à se lâcher totalement. S'appuyant sur
Enemy, accompagnant sur scène, tout de noir l'aval d'un des dirigeants du label et malgré
vêtus, les propos afro-militants de Chuck D par les réticences de Rubin, Public Enemy durcit
des chorégraphies militaires. D'où le deuxième son discours dès son deuxième album en 1988,
grand écart. Car Public Enemy devra composer It Takes a Nation ofMillions to Hold Us Back.
non seulement avec un Rubin hostile à une Et c'est un succès : l'album s'écoule à plus d'un
politisation de la musique, mais aussi avec les million d'exemplaires. Ce qui est un véritable
exigences de l'industrie du divertissement, qui exploit sachant qu'y sont reprises des thèses
verrait d'un mauvais œil resurgir le spectre du fustigeant le suprématisme blanc et prônant
BPP pré-Marcuse. Toujours est-il que le premier l'émancipation noire. Avec notamment leur
album du groupe Yo ! Bum Rush the Show, sorti en hit Don't Believe the Hype, sous-entendu
87 et malgré une critique dithyrambique (du que ce sont eux qui détiennent la véritable
fait du « son » Public Enemy, mélange hybride information, s' autoproclamant le CNN du
entre le rap, le rock voire le blues et le funk), ghetto. Aussi, Public Enemy prétend désormais
obtient un succès d'estime bien en-deçà des proposer plus que de la musique et s'érige en
scores réalisés par Run DMC et les Beastie Boys. leader d'opinion. Aïe.

Une fois de plus, Lyor Cohen va se saisir de Encore une fois, Lyor Cohen, véritable génie
l'occasion pour porter un coup définitif à son du marketing, démontre qu'il est celui qui
rival. Comprenant que le cœur du problème a le mieux compris le rap, qui peut être un

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

formidable outil pour transformer la subversion marche de Washington de 1963. Avec comme
en une plus-value commerciale. Plus le discours point d'orgue, en 1989, le mythique titre Fight
est authentiquement contestataire, plus le the Power, succès interplanétaire, dont le clip
public y adhère et donc plus il achète de disques. sera une reconstitution de ladite marche, mais
Le public noir étant flatté dans sa fierté, les cette fois-ci sponsorisé par DefJam-Columbia
Blancs séduits, fascinés par ces révolutionnaires Records (son distributeur) avec à la réalisation
qui les acceptent dans leurs concerts. Équation le pubard Spike Lee. Spike Lee, célèbre pour
d'une logique implacable, mais pourtant son film Do the Right Thing, mais surtout pour
inacceptable pour un Rubin qui, voyant le ses pubs avec le basketteur Michael Jordan et
virage idéologique de son label, décide de céder ses fameuses Air Jordan III. Baskets dont le
sa place à un Cohen triomphant pour partir succès inouï cette année-là vont littéralement
vers de nouveaux horizons. Lyor Cohen devient sauver l'entreprise Nike. Nike et Jordan
dès lors co-président de Def Jam en 1988. Ce pouvant remercier « grassement » un Lyor
dernier, qui a désormais les mains libres, va Chen, qui aura habilement mené ce qui restera
pouvoir parachever son œuvre en étant l'alpha jusqu'aujourd'hui l'une des plus intelligentes
et l'oméga du troisième album, à nouveau campagnes de placement de produit en faisant
disque de platine, de Public Enemy: Fear ofa porter dans le clip ces Air Jordan par Chuck D.
Black Planet. Album dans lequel Chuck D va Faire la révolution, c'est beau, mais en baskets
de plus en plus loin, reprenant pêle-mêle toutes Nike, c'est mieux. D 'ailleurs, c'est ce que fait
les idées afro-révolutionnaires et subversives des P.E.
cinquante dernières années, de Hucy Newton
au Farrakhan de la Nation of Islam en passant Mais le cœur des hommes est un matériau
par Stokely Carmichael. En somme tout le volatile. Aussi, le Professor Griff, grisé par
courant idéologique issu du schisme de la la liberté de ton dont il jouit, va lors d'une

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE D U RAP

interview se mettre à critiquer la position brandissant le poing Black Panther de l'autre


d'Israël vis-à-vis de la Palestine, puis se en disant : Vanilla it's nice !
hasarder à des déclarations antisémites. - Eldridge Cleaver, quant à lui, s'est inscrit au
Accablés par l'opinion publique, Chuck D Parti républicain et a mené campagne pour
et le reste du groupe lâcheront logiquement George Bush Sr. durant les présidentielles.
leur collègue puis, fortement avisés par Lyor - Angela Davis, désormais essentiellement
Cohen, iront jusqu'à faire amende honorable combattante féministe, continue ses
en allant se recueillir dans un musée consacré · conférences rondement rémunérées à travers
à !'Holocauste. Ils réussissent l'exploit d'être le monde.
dans la même année un groupe néo punk et - David Horowitz, devenu néoconservateur
les premiers rappeurs « ouin-ouin ». Lheure républicain, soutiendra George Bush Sr. deux
est donc au bilan. À travers Public Enemy, le ans plus tard dans sa politique va-t'en guerre
processus entamé depuis 1963 est bel et bien durant le conflit irakien.
terminé. Vingt-sept ans plus tard, le rap a fait sa - Jerry Rubin, de la Gauche radicale, un
mue et permis la récupération de la contestation temps alliée au BPP, est pour sa part devenu
noire par l'industrie du divertissement, comme un businessman républicain qui aura eu le nez
l'avait prophétisé J. Edgar Hoover. sacrément creux puisqu'il aura été l'un des
premiers investisseurs d'Apple.
Bilan:
- Huey Newton mourra en 1989, seul, ruiné . Le rap aya.n t récupéré puis digéré la
et assassiné en sortant d'une crack house. contestation, il est temps maintenant de passer
- Bobby Seale, son adjoint, fera quelques à l'étape suivante : la conversion des esprits
années plus tard de la pub pour les glaces Ben au néolibéralisme. Tom Silverman, ancien
&Jerry, tenant une glace dans une main et producteur de Bambaataa, et Barry Weiss,

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

respectivement patron des labels Tommy et ... Dr. Dre. Leur premier album, World Class,
Boy Records et Jive Records, tentent alors de ayant reçu un succès honorable, Heller reyend
réactiver une Zulu Nation moribonde à travers leur contrat à la Major Sony-Épic, réalisant au
l'essor des Native Tangues : un mouvement passage une conséquente plus-value.
afro-centriste new-yorkais porté entre autres
'
par les groupes De La Soul (Tommy Boy) et Ayant maintenu de bons rapports avec Alonzo
A Tribe Called Quest (]ive) pour répondre Williams, ce dernier contacte Heller en 1987
pacifiquement aux coups de boutoir de et lui demande de recevoir un certain Eric
l'administration Reagan. À l'Ouest, quelque Wright, qui, malgré ses 24 ans, est l'un des plus
chose est en train de se passer. importants dealers de Compton et désirerait
se lancer dans la musique rap. Eric Wright
Nous sommes en 85. Jerry Heller, ancien est tellement motivé qu'il est prêt à payer,
manager d'EltonJohn aux États-Unis, se lance ne serait-ce que pour obtenir une entrevue.
dans la production musicale de.groupes locaux Heller accepte et écoute la maquette d'un Eric
de la ville de Los Angeles à travers son label Wright se faisant appeler Eazy-E et rappant
Macola Records. La mode est à l' électro pop, sur un texte écrit par un certain Ice Cube et
un courant musical dérivé du funk dont la un son réalisé par Dr. Dre. Le titre : Boyz-n-
parenté nous est rappelée par les accoutrements the-Hood. Une ode aux putes, à la drogue et au
totalement psychédéliques de ses chanteurs flingage de Négros. Un choc. Heller va adorer
et leurs coupes de cheveux défrisés. C'est et décider de les produire : N .WA (Niggaz Wit
dans ce cadre qu'il produit le groupe du DJ Attitudes) est né.
Alonzo Williams, World Class Wreckin' Cru,
dans lequel se trouvent les juvéniles Antoine Tout d'abord, Heller et Eazy-E créent ensemble
Carraby et André Young, surnommés Dj Yella une mythologie : celle d'un rap de gangsters

106 107
CARDET L'EFFROYABLE lMPOSTURE DU RAP

originaires de Compton, même si ni Ice Cube Reste maintenant à développer le concept.


(sorti d'études supérieures de commerce) Et là, Heller convainc Eazy-E d'investir dans
ni Yella et Dr. Dre (toujours membres du le rap tout l'argent qu'il a gagné grâce à la
groupe World Class au look néo curly Kool vente de drogue, tant les circuits financiers
and the Gang) n'en sont. Qu'à cela ne tienne, y sont obscurs, tant la location d'un studio
le but est surtout de mettre en avant le d'enregistrement et le paiement des séances
mégalomane Eazy-E, qui, lui, en est vraiment peuvent se faire de manière opaque. Étant
un. Malheureusement, l'album est un échec en entendu que la fabrication d'un morceau de
raison du manque d'investissement financier rap échappe encore aux organes officiels de
de Macola Records mais aussi de son manque réglementation par ailleurs peu intéressés
de savoir-faire dans l'industrie rap et, avouons- par la tambouille interne d'un petit label
le, des faibles talents « rappologiques » du sieur indépendant.
Eazy-E. Cela dit, Heller est tout de même
persuadé de tenir le bon filon. Conscient de Aussi, Heller conceptualise une pratique qui
s'adresser à un public jeune et s'appuyant sur fera légion : le blanchiment d'argent dans
sa fascination pour des films violents comme l'industrie du rap. Ils fondent ainsi tous les
Scarface, il s'évertue à appliquer au rap les deux le label Ruffhouse Records. Puis, la
mêmes recettes : une sur-exagération du sexe nécessité de disposer du génie musical de
et de la violence et une gangstérisation du rap Dr. Dre à plein temps grandissant, Eazy-E
à outrance auxquelles on pourra ajouter un . et son équipe se chargent de « convaincre »
« certifié vrai », obtenu par la mythification Alonzo Williams de laisser partir sa poule aux
de la réputation des quartiers chauds de Los œufs d'or, qui changera d'écurie sans aucun
Angeles. scrupule. Un Dr. Dre alors totalement relooké
et qui passe instantanément du style curly-

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

épaulettes au look casquette, lunettes noires, jeunes Américains et devenir illico double
jeans et chemise sombre. Avec un Ice Cube disque de platine. Sans compter les multiples
aux sourcils froncés au possible et le rappeur polémiques - comme avec le titre Puck the
MC Ren, NWA est enfin prêt. Police -, qui les placent officiellement dans la
ligne de mire du FBI, Heller ayant compris que
Enfin presque. Car si Ruffhouse est le label la censure et l'ostracisme de)' administration
qui se chargera de produire le disque, il lui républicaine étaient bénéfiques pour les ventes
faut d'abord s'associer avec un distributeur, de disques. Une jeunesse stupide qui tombe
dont les réseaux et le savoir-faire marketing dans le panneau en croyant avoir trouvé en
permettront à l'album de bénéficier d'une NWA un moyen d'exprimer sa colère et en
exposition nationale. Le choix se portera ne remarquant pas que c'est cette ode au
sur Priority Records de Bryan Turner, qui a « fric-à-tout-prix » qui conduit à la situation
la même vision qu'Heller et qui voit dans le de violence dénoncée. Le gangsta rap, sorte
rap l'avant-garde d'un courant matérialiste de matérialisation musicale de la sauvagerie
décomplexé, conforté par la distribution à ultralibérale, s' auto nourrit, se cannibalise,
succès du groupe new-yorkais EPMD (Erick continuer d'enfoncer cette jeunesse afro-
and Parrish Making Dollars) et de son album américaine, cette fois-ci sans l'aide d'un
sobrement intitulé Strict/y Business. quelconque COINTELPRO des temps
modernes.
L'association Ruffhouse-Priori ty sort ainsi
en 1988 le premier album de NWA, Straight On a tout dit sur le gangsta rap. En opposition
Outta ·Compton, album qui lancera la mode à un rap dit positif, dont on a vu qu'il repose
du gangsta rap. Un rap de voyous, ordurier, en fait sur les mêmes bases idéologiques,
' outrancier, qui va évidemment séduire les le gangsta rap permet au rap de cacher sa

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

propre imposture. Bon flic-mauvais flic. plutôt bien en rap. Il sera toutefois difficile
Il est en fait tout simplement le vrai visage pour l'ambitieux Dr. Dre de sortir du cadre
de l'ultralibéralisme sous-jacent à l'idéologie bien défini (délimité ?) par Heller et Eazy-E,
libertaire de la Zulu Nation. Évidemment, ce qui gèrent le business d'une main de fer.
succès attire les convoitises des autres maisons
de disques, qui ont de surcroît toutes bien Fort de la fortune amassée lors de ses précédents
compris que la réussite du groupe reposait succès, notamment en produisant U2, Jimmy
sur le génie musical de Dr. Dre. Et c'est le lovine fonde la mini major lnterscope Records. Et
producteur Jimmy !ovine qui va trouver la bien qu'il ait largement les moyens de débaucher
solution pour réussir à s' accaparer le prodige. le jeune et avide Dr. Dre, Jimmy lovine doit
Nous sommes en 1991. NWAs'apprête à sortir composer avec le modèle économique propre
son deuxième album Ejil4zaggin (la version au rap, qui repose sur le « concept de street-
verlan de Niggaz 4 lift), qui a enregistré le crédibilité ».Aussi, pour ne pas désarçonner un
départ d'un Ice Cube en conflit avec Heller, public naïf qui ne comprendrait pas l'intrusion
mais lui aussi distribué par un Priority Records d'un producteur de musique dite blanche
pour le moins pragmatique, qui se chargera dans son rap de vrais bonshommes, un album
de distribuer tous les groupes se lançant dans rap doit être produit par un label estampillé
le gangsta rap, de Ice-T à Above the Law black, suivant la logique que plus la vitrine est
(en passant par les Geto Boys). crapuleuse, plus sa musique est légitime, qui
plus est dans le gangsta rap. Après avoir contacté
L'album de NWA est un succès et consacre en catimini Dr. Dre, ils s'arrangent avec Suge
définitivement Dr. Dre comme la star du Knight, un authentique voyou au physique
groupe, tant au niveau de la production qu'en imposant et traînant dans le sillage de NWA,
matière de textes, vu que le bougre s'en sort pour fonder le label Death Row Records.

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

Il est désormais temps pour Dre, selon le plan incontestablement sous-estimé l'adversité,
convenu, d'accuser à son tour Heller (qu'il avait d'autant plus qu'Eazy-E bénéficie d'autres
défendu bec et ongles contre Ice Cube, allant soutiens de poids depuis sa participation au
jusqu'à insulter ce dernier dans des morceaux) mois de mars 91 à Washington au dîner annuel
d'escroquerie. Puis d'être sollicité, comme par des donateurs du Parti républicain, en la
hasard, par un Suge Knight qui, ça tombe bien, présence de George Bush ! Eazy-E, partisan de
vient justement de monter son label. Le plan la guerre en Irak, invité personnel du Congress
semble fonctionner, d'autant plus que Suge man Bob Dole, le même qui hurlait son
' 1
Knight et ses acolytes usent de leurs méthodes indignation face au titre Fuck the Police trois
musclées pour « discuter » avec le certes dealer ans plus tôt. Une indignation factice surjouée
1
mais frêle Eazy-E. dans un théâtre médiatique pour satisfaire
son électorat conservateur tout en sachant
1
Mais tout ne sera pas aussi facile. Fort des liens que le gangsta rap, détourneur de colère et
qu'il entretient avec la LDJ (Ligue de défense ultralibéral, entre en réalité totalement dans
1
juive), une organisation racialiste juive violente les intérêts de l'establishment.
et extrémiste dont il est l'un des principaux 1

mécènes, Heller mandate ses congénères pour Conséquence, face à la pas-encore-interdite-


participer aux négociations. Ces derniers organisation-terroriste LDJ et au Parti
rendront coup pour coup aux agressions de républicain, !ovine voit la situation lui échapper.
Suge et sa clique, et iront jusqu'à menacer de Mais, en bon pragmatique, il réunit tout ce
mort Dr. Dre, qui prendra en pleine face le beau monde autour d'une table, et organise un
principe de réalité d'une violence autrement Yalta du rap. À l'issue de ces tractations, il est
plus dure que celle stylisée et romancée des conclu que Dr. Dre peut partir librement chez
vidéoclips. Suge Knight aura pour sa part Death Row, Ruthless continuant à toucher

114 115
CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

des royalties sur ses productions tandis que le aux émeutes généralisées de la côte Ouest après
distributeur Priority Records garde une partie l'acquittement des policiers« coupables » d'avoir
du deal de distribution. Lorsque Bambaataa tabassé un automobiliste noir (la fameuse affaire
prêchait la bonne parole marcusienne du r
Rodney King). album The Chronic sort six
mouvement rap, pensait-il que trente ans plus mois après ces émeutes. Le gangsta rap, dans
tard, une organisation extrémiste raciste, un toute son imposture, exhorte le badaud à se
dealer de drogue, un donateur républicain, un révolter, sans avoir au préalable oublié de verser
chef de gang et deux majors seraient en train un bon gros somnifère dans son verre.
de négocier une partie de son expansion ?
Emre-temps, Tommy Silverman, le pape de la
C'est dans ces conditions que Dr. Dre sort Zulu Nation et des Native Tongues, produit
le mythique album The Chronic chez Death le groupe Naughty by Nature («Vicieux de
Row-Interscope Records, en 1992. Un succès Nature »), qui devient lui aussi disque de
monstre : plus de quatre millions de ventes. platine avec son titre O.P.P, une ode à tous
Un album qui, tout en maintenant les codes ceux et celles qui sont « prêts à baiser la
outranciers théorisés par Heller (putes, bagnoles, chatte ou le pénis d'un autre » en référence
flingues), véhiculera néanmoins un discours à l'expression célèbre chez les dealers prêts
différent sur la drogue, passant de l'éloge du à baiser la maille des autres. Une preuve de
deal de crack ·tenu lors des deux albums de plus, pour ceux qui en étaient encore dupes,
NWA à celui de la consommation passive de du grand écart idéologique que semblent
cannabis (sujet de la pochette du disque). Une allègrement pratiquer les Silverman et Cie.
drogue abrutissante en adéquation avec les
intérêts des partis au pouvoir, compte tenu de Pendant ce temps, Death Row confirme son
la situation encore explosive à Los Angeles suite statut de label numéro 1 de rap avec la sortie de

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

l'album de Snoop Doggy Dog, qui devient le jeté dans les poubelles de l'industrie du
premier album de rap numéro 1 du Billboard divertissement après avoir indirectement et
200, multi-platine, battant tous les records sans doute involontairement « mainstreamisé »
de vente détenus par Elvis Presley. L'album la contestation, ce qui a contribué à creuser leur
Doggystyle prend matière dans la personnalité propre tombe. Cette absence de conscience
d'un Snoop reprenant les codes vestimentaires dans la communauté noire a redonné plus
et l'attitude pimp du personnage du film de pouvoir à la Nation of Islam de Farrakhan
Superfly : le noir cool, branleur, fumeur, et Khalid Abdul Muhammad, qui voient
dealer dans l'âme et queutard. Avec Dr. Dre resurgir une quête de spiritualité de la part
aux manettes, sorte de Curtis Mayfield des de ceux qui ne se reconnaissent pas dans l'ère
temps modernes, Doggystyle se revendique 1
nihiliste annoncée. Néanmoins, il existe une
1
véritablement de la Blaxploitation. Sauf que demande d'un gangsta rap typiquement new-
1
le rap, contrairement à sa grande sœur, réussit yorkais. Des Afro-Américains éduqués au rap
pleinement sa conversion idéologique tant les et à ses chroniques de violence urbaine, mais
1
Afro-Américains vont s'identifier à Snoop et à que le chauvinisme local empêche toutefois
son message. Le succès planétaire de l'album 1
d'apprécier pleinement le courant venu de
prouve aussi que l'esthétisme rap est en train la côte Ouest. Or, comme on l'a v1:1 par le
de gagner son pari ... Ravir les kids des familles 1 passé, seuls les hommes maîtrisant les codes
bourgeoises et des classes moyennes avec force du libéralisme libertaire sont à mêmes de
imagerie du Nègre ordurier mais inoffensif. Le 1 comprendre le rap et de le faire évoluer.
rap, à la pointe de la globalisation des esprits. 1

f Après avoir longtemps étudié le fonctionnement


Nous sommes en 93 . À New York, Public du DefJam de Lyor Cohen, le jeune trentenaire
Enemy a quasiment disparu de la circulation, Steve Rifkind va à son tour apporter sa pierre à

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

l'édifice. De telle sorte qu'après lui, le modèle de gangsters authentiques alors que les deux
économique du rap, jusque-là en perpétuelle membres du groupe (Havoc et Prodigy) se
évolution, va définitivement être établi. Il crée sont rencontrés dans une école d'art ! Rifkind
d'abord à New York le label Loud Records puis signe dans le même temps le Wu-Tang Clan,
en l'espace d'un an, il va révolutionner le rap. un collectif à l'imagerie « street » et teinté
Selon quatre préceptes : de spiritualité orientale (d'où son nom). Ses
membres sont pour la plupart sympathisants
1 - Il va réadapter le gangsta rap à de la 5% Nation, un courant religieux dissident
l'environnement new-yorkais. Autrement de la Nation of Islam, qui contrairement
dit, l'essor d'un rap dénué de la dimension à cette dernière est totalement compatible
clinquante ou show-off de la côte Ouest. Exit avec l'idéologie rap ultralibérale, et dont la
donc le matérialisme trop affiché des grosses popularité fera de l'ombre aux Farrakhan et
voitures customisées de Death Row pour autres, bien embarrassés par cette religion
ne garder que le côté rue : apologie de faits permettant à des rappeurs de se surnommer
divers sordides, avec un matérialisme plus Rakim Allah, Super Allah et autres joyeusetés.
hypocrite (car culte de l'oseille malgré tout),
ou la création d'un nouveau genre dit « rap 2 - Dépenser l'essentiel de son budget
de rue » par opposition au gangsta rap. Un marketing non pas dans les circuits
rap qui, selon les préceptes de Lyor Cohen, traditionnels comme la radio ou la télévision
doit absolument reposer sur le concept de mais directement dans la rue. Conceptualisant
légitimité. Aussi, Rifkind signe le groupe de le « street marketing », il sera le premier à
rap Mobb Deep, présenté comme un « groupe utiliser ces techniques d'affichage massif
de rue », et s'inspire des méthodes d'Heller, d'autocollants dans les rues, les métros, les
qui consistent à promouvoir une imagerie salles de concert, bref tous les endroits dits

120 121
CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAI'

stratégiques, en pensant la ville comme immenses succès critiques, mais aux moindres
un immense terrain de promotion. D'où, .recettes, en comparaison aux chiffres de Death
aussi, la distribution de tracts sauvages ou la Row, même si largement rentables pour
customisation de voitures au nom de l'album Rifkind au vu de son modèle économique.
et le diffusant par le biais de haut-parleurs. La
pub aux portes de chacun. Littéralement. Et 3 - Le Wu-Tang étant composé de neuf
ce qui peut apparaître comme un« marketing rappeurs, Rifkind négociera avec RZA, le
de pauvre» pour les marques comme Nike leader du groupe, la possibilité pour chacun de
s'avère être une force dans le rap dont le ses membres de signer respectivement dans des
« pauvrisme » est la marque de fabrique. labels différents. Ce sera Def Jam (désormais
Rifkind conceptualise le rap indépendant dit racheté à 50% par Polygram) pour Method
undergound, qui n'est tout simplement qu'un Man, Elektra Records (de la Warner) pour
ajustement du capitalisme du désir à sa cible ODB, etc. Ce procédé inédit dans l'industrie
économique. Et qui se trouve extrêmement du disque et en apparence défavorable à
rentable puisque pouvant utiliser de la main Rifkind lui permettra en rÇalité de proposer
d'œuvre à moindre frais (« Tiens gamin, je son expertise du street-marketing à travers sa
te file un billet et tu vas me coller cette pile société Street Team Concept à l'ensemble des
d'autocollants dans tout ton quartier »), maisons de disques rap (condition du deal entre
loin des budgets faramineux des majors. La RZA et lui). Se servant de chacun des membres
condition sine qua non (comme constante) du groupe comme d'autant de chevaux de
étant d'avoir un génie musical pour porter le Troie. Et puis progressivement, les majors
groupe. C'est le cas de RZA pour le Wu-Tang (propriétaires de ces maisons de disques rap)
et de Havoc pour Mobb Deep. Évidemment, proposeront ses techniques révolutionnaires
Wu-Tang et Mobb Deep seront certes des aux grandes marques partenaires comme Nike,

122 123
CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

qui se serviront du marketing de rue pour possible de décupler son investissement, le


atteindre les kids américains. Le rap ayant tenu textile devenant autrement plus rentable
à la perfection son rôle d'explorateur-émissaire que le rap (voire même le trafic de drogue!).
pour des grandes entreprises qui n'ont pas À tel point que la marque Wu Wear, malgré le
l'expérience du terrain. Le rap ou l'éclaireur de succès commercial phénoménal du Wu-Tang,
l'armée de l'industrie du textile, des boissons sera sa principale source de revenus (Rifkind
gazeuses et autres friandises. innovera de nouveau avec l'album Wu-Tang
Forever en incluant dans le disque un catalogue
4 - S'appuyant sur l'épisode « Adidas-Run de fringues, se servant habilement du circuit
Dl\.1C », Rifkind a compris que le rap pouvait de distribution de l'industrie du disque). En
constituer un formidable vecteur publicitaire ce sens, Steve Rifkind est bien le père du rap
pour l'industrie du textile. Aussi, il va dès indépendant et a fortiori du rap français, qui,
lors révolutionner le merchandising avec une comme on le verra plus tard, a totalement
idée toute simple : créer la propre marque du adopté ses préceptes.
groupe de rap. C'est de cette idée que naîtra Wu
Wear. Le disque, les concerts ne sont au final Toujours est-il que le succès faramineux de
qu'une gigantesque campagne de marketing Death Row et Jimmy lovine, et notamment
pour vendre des fringues à un public accro, de l'album Doggystyle, au nez et à la barbe des
disponible et pensant adopter un mode de gros producteurs mainstream, les a finalement
vie original. Avec, bien entendu, l'entreprise convaincus des énormes potentialités du
Street Team à la promotion. Un procédé marché rap. C'est ainsi que le plus illustre
qui va permettre au rap indépendant de d'entre eux décide lui aussi de se lancer
diversifier ses revenus, d'autant plus qu'à l'ère dans cette musique, qu'il abhorre pourtant :
nouvelle de la délocalisation, il est quasiment le tout-puissant producreur Clive Davis

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

d'Arista Records, fraîchement auréolé de l'un R'N'B posant sur des sonorités rap, il décide
des plus grands succès de tous les temps avec de faire l'inverse pour les singles du rappeur
l'album de Whitney Houston tiré de la bande Notorious tout en développant une imagerie
originale du film Bodyguard. Clive Davis a glamour assumée, inhabituelle dans le rap
néanmoins une idée claire du rap qdil aimerait new-yorkais, plus urbain : le rap bling-bling,
produire. Loin de la vulgarité misérabiliste (et appellation dédaigneusement trouvée par les
lucrative) affichée. Au contraire, il est fasciné gardiens du temple d'un rap pur et fantasmé
par le matérialisme revendiqué par le rap de la depuis ses débuts. Aidé par la force de frappe
côte Ouest. Mais, toujours dans une logique de Clive Davis, facilitant l'entrée des singles
de vitrine nécessitant un label black, il jette de Bad Boy Records dans les radios rap mais
son dévolu sur le jeune promoteur producteur aussi chez les généralistes («Si tu ne joues pas
aux dents longues Sean Combs dit Puff ce disque, non seulement, je ne te prends plus
Daddy, parangon de cette nouvelle génération d'espaces pub avecArista Records, mais tu peux
d'Afro-Américains élevée par Def Jam et toujours courir pour que Whitney vienne faire
Priority Records. Une génération totalement de la promo dans ta radio »), l'album Ready
décomplexée qui a la certitude de pouvoir to Die de Notorious B.I.G devient quadruple
allier idéologie du fric et authenticité rap (à la disque de platine en 1994.
définition floue), supposément émancipatrice.
Ils fondent ensemble le label Bad Boys Records Un succès qui a le don d'irriter un Suge
en fin d'année 1993. Puis PuffDaddy signe le Knight que sa toute-puissance a rendu
rappeur Christopher Wallace alias Notorious mégalomaniaque. Suge Knight, qui gère
B.I.G, qu'il avait repéré dans son précédent Death Row Records comme un véritable
label. Étant l'homme aux manettes derrière empire mafieux, avec intimidations à la pelle
le succès de Mary J. Blige, une chanteuse de et menaces - mises à exécution - en tous

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

genres face à tous ceux qui osent se mettre imaginer l'antagonisme qui peut exister entre
en travers de sa route (radios récalcitrantes, deux villes, qui plus est quand il est exacerbé
artistes se sentant lésés par leur contrat, etc.). par un rap pompier pyromane.
Lors de la remise des trophées du hip-hop en
95, il invective publiquement son rival, Puff Pire, Suge Knight signe durant le mois
Daddy, lançant les hostilités d'une guerre d'octobre 9 5 la star Tupac Shakur, tout
Est-Ouest reposant sur les mêmes principes juste sorti de prison après avoir été incarcéré
qu'une guerre de gangs. Car l'esprit gang est pendant onze mois pour agression sexuelle.
caractéristique de la mentalité des ghettos Or, Tupac à Death Row, c'est préparer les
américains, la politique intérieure ultralibérale conditions d'une explosion, tant le rappeur,
des États-Unis ayant conduit à la paupérisation connu pour son arrogance et ses saillies
des fami lles des couches les plus pauvres. verbales, va logiquement se jeter à corps perdu
Ce qui a logiquement engendré une ultraviolence dans la guerre face à Notorious B.I.G et Puff
sociétale (la recherche del'oseille) et la mort de Daddy. Il ira de provocation en provocation,
nombreux mâles. D'où le nombre croissant de allant jusqu'à se mettre à dos toute la ville de
familles monoparentales et d'enfants élevés par New York, lasse d'être autant ridiculisée et
des femmes seules. Enfants qui, en grandissant, insultée. Un Tupac soutenu par Suge Knight
recréeront une cellule familiale de substitution qui force ainsi tous les rappeurs de l'industrie
à travers les gangs. Soit l'expression d'un à prendre parti pour ou contre lui, quitte à
communautarisme subdivisé se traduisant par libérer une haine dépassant largement le cadre
mon quartier, ma famille, mon gang. Sachant de la musique.
que dans cette logique, on peut facilement
imaginer deux gangs d'un même quartier en La situation devenue explosive, il est temps
arriver à s'entretuer, on peut effroyablement pour lovine d'évacuer Dr. Dre de cette

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

poudrière. Le temps tout de même de placer démons intérieurs, alimentés par les sirènes
deux titres sur le futur album de Tupac, Dre du showbiz (drogues, femmes). Or, Tupac est
décide de quitter Death Row durant l'année 96. l'homme de tous les excès, et c'est parce que
Puis monte avec lovine le label Aftermath. tiraillé par ses contradictions qu'il répond par
Aussi, lovine, en grand marionnettiste, est à un comportement de plus en plus violent,
la fois derrière Ore et Suge Knight, tout en qui va finir par l'isoler. Lui contre le reste du
s'entendant très bien avec Clive Davis. Reste monde. Une fuite en avant qui conduira à son
ensuite à compter les points du combatTupac- assassinat à Las Vegas en septembre 96. Un
Notorious B.I.G dont ils seront quoi qu'il meurtre, qui, bien que non élucidé et sujet à
arrive les principaux bénéficiaires. Médiatisé toutes les rumeurs quant à ses commanditaires
par toutes ces polémiques, l'album de 1hpac (Puff Daddy? Notorious? Le FBI ?), pourrait
Ail Eyez on Me, sorti début 96, bat tous les être vu comme le suicide d'un Tupac conscient
records de vente en étant déjà cinq fois disque de son aliénation à un système qu'il honnissait.
de platine à peine deux mois après sa sortie Un Tupac encore légende aujourd'hui, qui
(il finira à neuf millions d'exemplaires vendus). a influencé toute une génération d'Afro-
Américains. Certains allant jusqu'à affirmer
Mais ce qu'on avait pu redouter arriva. Fils qu'il n'est pas vraiment mort.. le consacrant
des Shakur qui créèrent la Black Liberation définitivement comme le Black Messiah
Army suite à la scission avec Huey Newton prophétisé par Hoover.
en 71, Tupac est pourtant la réincarnation
de ce dernier. Beau, charismatique, farouche Car même si on se souviendra de lui comme
partisan de l'émancipation noire, Black d'un Black Panther du rap, il n'en était pas
Panther des temps modernes, mais, comme moins de son vivant l'arme ultime de Jimmy
Newton avant lui, devant lutter contre ses !ovine, tout en étant cadré par l'industrie

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L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP
CARDET

Depuis le début des années 80, le rap est


du divertissement : le message de l'épisode
diffusé historiquement sur le plan national
Tupac étant au final soit l'acceptation soit
par deux radios : Power 106, basée à Los
la more violente. Un lovine qui se chargera
Angeles et spécialisée dans le rap West Coast,
d'entretenir la légende Tupac à travers ses
et Hot 97, basée, elle, à New York, qui diffuse
albums posthumes, sortis chez Interscope. En
essentiellement du rap local. Ces deux radios
attendant, la mort de Tupac sonne comme une
appartenant chacune ... au même propriétaire,
fin de règne pour Death Row. Snoop Doggy
le groupe Emmis Broadcasting (« Emmis »
Dog quitte le navire et parc dans le label
pour« vérité » en hébreux) du magnat Jeffrey
du rappeur businessman multimillionnaire
Smulyan, ami intime de Bill Clinton et l'un
Master P, pur produit de ... Bryan Turner et
des principaux donateurs de sa campagne.
Priority Records (qui a enfin trouvé en Master
C e dernier n'oubliera d'ailleurs pas de le
P le nec plus ultra du rappeur matérialiste).
remercier après son accession à la présidence
en promulgant en février 1996 la loi dite
Un an après, en 1997, Notorious B.I.G est
Telecommunications Act, qui va libéraliser le
assassiné à son tour (Suge Knight ?), ce qui
marché de la radio. Il est dès lors désormais
rendra son album posthume (Life After Death)
possible pour un même propriétaire d'acheter
dix fois disque de platine, ainsi que l'album
autant de radios qu'il le souhaite, ce qui était
solo hommage de Puff Daddy (No Wtzy Out)
limité jusque-là pour justement éviter le
sept fois disque de platine. Clive Davis peut se
phénomène de trust par les grands groupes.
frotter les mains. Cela dit, si le rap est désormais
la musique la plus vendue aux États-Unis, il le
Smulyan va profiter de cette loi pour
doit aussi essentiellement au virage éditorial
enfin entrer dans la cour des gran ds,
des radios généralistes qui, jusque-là, étaient
celle de la multinationale Clear Channel
réticentes à diffuser du rap.

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

Communications Inc. de Mitt Romney. le rap deviendra en 96 la musique numéro 1


Ainsi Emmis Broadcasting va se lancer dans de l'industrie du divertissement.
l'achat d'une multitude de radios locales,
puis imposer à chacune une programmation Le rap est donc devenu ce qui était prévu
musicale calquée sur Power 106 et Hot 97. pour lui. Aussi, pour qui saura s'en servir, il
Elle négociera ensuite directement avec les peut s'avérer un outil fabuleux pour parvenir
grosses maisons de disques comme Arista ou à s'émanciper dans l'American way oflife voire
Interscope, qui verront leurs artistes passer en même à accéder aux plus hautes sphères de la
priorité en échange du paiement d'un espace matrice ultralibérale (avec toujours l'excuse du
pub. Tuant par la même les petits rappeurs libertaire en filigrane) .
indépendants croyant encore au fameux
laïus rap-musique de rebelle émancipatrice... C'est ce que fera Jay-Z. Jay-Z, c'est l'intelligence
Strict/y business ! des Cohen, Heller, Rifkind, Puff Daddy et
Simmons, conjuguée au talent « lyrical » des
D'achat de radio en achat de radio, Emmis meilleurs rappeurs. Ancien dealer, il va, en
s'agrandit et 1'audience rap aussi. Poussant homme d'affaires avisé, simplement appliquer
les grands groupes comme Clear Channel au cours de sa carrière les préceptes des illustres
(conservateurs mais pas dénué de bon sens) à théoriciens qui l'ont précédé. Forcément,
programmer eux aussi du rap dans leurs radios dès la sortie de son premier album en 1996,
généralistes pour ne pas perdre leur part de Reasonable Doubt, il voguera de succès en
marché chez les 15/25 ans, qui ont désormais, succès, bénéficiant il est vrai de la place libérée
grâce à Smulyan, la possibilité d'écouter du par les meurtres deTupac et Notorious B.I.G;
hip-hop à volonté. Etc' est ainsi que, profitant sans quoi, il n'aurait pu mener l'immense
de cette concurrence typique du capitalisme, carrière qui va suivre.

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

Jay-Z ale vécu lui servant de base d'authenticité belle lurette, deviendra patron du Warner
et de légitimité pour à la fois faire du rap de Music Group de son ami Edgar Bronfman.
rue, des morceaux bling-bling et d'autres dits
« party » voués uniquement à l'hédonisme Jay-Z ne s'arrêtera évidemment pas là. Outre le
libéral. Tout en faisant en parallèle des succès de tous les business périphériques qu'il va
morceaux « conscients » avec une dextérité développer (marques de fringues, propriétaire
« lyricale » et un éclectisme musical certain d'une équipe de basket-les Nets de Brooklyn-,
en raison de sa faculté à choisir les meilleurs etc.), qui lui assurent une fortune colossale, la
producteurs de son époque (de Timbaland multinationale Clear Channel, qui a en 2008
à DJ Premier). Le tout en revendiquant une créé son propre label musical intitulé Live
indépendance artistique et financière avec son Nation (plus pratique quand on a en même
label Roc-A-Pella Records, bien que soutenu temps le monopole des radios et des salles de
en sous-main par l'incontournable Def Jam spectacle), débauchera Jay-Z de Def Jam en
(désormais intégré à la major Universal). De concluant un deal de plus de 150 millions
1996 à 2005, à coups d'innombrables disques dollars. Soit l'un des plus gros deals de l'histoire
de platine, Jay-Z se partagera le gâteau du rap toutes musiques et artistes confondus. Comme
game avec Puff Daddy, Eminem et 50 Cent quoi, Mitt Romney et ses associés républicains
(tous deux produits par Dr. Dre... et lovine, propriétaires de Live Nation savent reconnaître
une fois de plus). Sauf que Jay-Z a ceci de plus l'un des leurs quand ils l'ont en face d'eux.
que les autres qu'il a bien compris que le rap Ce qui n'empêchera pas Jay-Z de soutenir
était un marchepied pour accéder aux« vraies la campagne d'un Obama (comme tous les
affaires ». Logiquement, donc, il accèdera à la rappeurs mainstream d'ailleurs) qui annoncera
présidence de Def Jam en 2005, tandis que dès son élection qu'il est son chanteur pi:éféré.
Lyor Cohen, parti sous d'autres cieux depuis Un Jay-Z considéré aujourd'hui par le Times

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

comme l'un des hommes les plus influents du - Jimmy lovine, producteur d'Eminem et
monde, au même titre que Bill Gates ou feu de 50 Cent, est également le producteur ...
Steve Jobs. Et qui finira sans doute président des et maître à penser de Lady Gaga. Reprenant
États-Unis, ce qui serait somme toute logique, avec elle la « pop-ularisation » du satanisme
pour quelqu'un qui incarne la quintessence de commercial, comme il l'avait fait auparavant
la représentation narcissique .de l'industrie du avec le métalleux Marilyn Manson dont il fut
plaisir dans son aspect le plus spectaculaire : aussi le producteur durant l'époque Tupac. De
à l'heure où le hip-hop warholien se trouve plus, toujours associé avec Dr. Dre, il est leader
partout et s'est immiscé dans les rapports sur le marché du casque d'écoute, à travers la
humains du quotidien. société Beats By Dre. À tel point que cette
société est à créditer de la vente de 40% des
Quid des théoriciens ? casques audio aux États-Unis sur un marché de
- Rick Rubin continue son parcours de plus de 2 milliards de dollars ! lovine, le maître
producteur musical iconoclaste, en étant des oreilles. Un symbole.
derrière la réussite musicale d'un nombre - Russel Simmons, quant à lui, utilise
impressionnant d'artistes (de Linkin Park au l'argent gagné suite à la revente de Def Jam à
récent succès d'Adèle en passant par Johnny Universal pour ses activités philanthropiques.
Cash, pour la faire courte). Notamment la plus importante de toutes :
- Jerry Heller, lui, facture 82 printemps et « La fondation pour la compréhension
profite de sa retraite dorée. ethnique », organisation à but non lucratif
- Steve Rifkind gère ses différents labels et (mouais ... ) qu'il a fondée avec le rabbin
son immense fortune tout en s'adonnant, à Marc Schneier, vice-président du Congrès
travers son fonds d'investissement, au Charity- juif mondial, et créée officiellement pour
business, exonérable d'impôts. atténuer les tensions ethniques entre Noirs et

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

Juifs des quartiers populaires américains. Une l'arme contemporaine des élites pour douiller
puissante organisation antiraciste qui peut se les classes populaires.
targuer d'être reçue indistinctement par Bush,
Obama et tous les autres chefs d'État de la On comprend mieux pourquoi, en Israël, le
planète, mais aux donateurs particulièrement rap est diffusé depuis 1996 par Galgalatz, qui
discrets. n'est ni plus ni moins que la radio de l'armée
israélienne ! Le rap, utilisé une fois de plus
Ce qui nous permet d'aborder les liens par les tenants du manche sous couvert de
historiques entretenus par les communautés « conscientisme fun », pour instrumentaliser
noire et juive dans le rap notamment. Les la jeunesse en fonction de ses propres intérêts.
élites juives et noires maniant toujours la L'exemple le plus vulgaire étant l'album du
ficelle du racisme pour parler au nom de rappeur star ex maton Rick Ross, album intitulé
leur classe populaire respective, qui ne leur 1he Black bar-Mitzvah où sur la pochette, le
ont absolument rien demandé. L'une, juive, rappeur pose en fourrure et lunettes de luxe,
se servant historiquement des Noirs comme à l'intérieur d'une Étoile de David en or !
caution antiraciste depuis la NAACP, pour Album sorti en 2012 chez un DefJam dont le
masquer son désintérêt du sort du petit président est Barry Weiss, le même qui vingt
Juif du quotidien, stressé par une psychose ans plus tôt produisait le groupe néo Zulu
entretenue par ces mêmes élites (voir le film Nation A Tribe Called Quest. La boucle est
Defamation). L'autre, noire, pensant se servir bouclée.
de l'élite juive pour sortir de sa condition de
«nègre» en s'affranchissant économiquement P.S.: certains puristes s'étonneront sans
et idéologiquement (« Je ne suis plus noir, je doute de l'absence d'évocation du rappeur
suis vert comme le dollar»). Le rap figurant Nas. Considéré par beaucoup comme le

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CARDET

meilleur sur le plan artistique tant il allie


talent d'écriture, habilité verbale, conscience
politique et afro-centrisme pragmatique, notre
cher Nas a pourtant produit des titres avec tous
les rappeurs précités ! Du Wu-Tang à Mobb
Deep, en passant par Tupac, Puff Daddy et
Jay-Z, validant par son assentiment toutes les
impostures du rap game. Nas ou la caution
morale de la tartufferie.
----------

ACTE III Le rap français n'a rien inventé.


Il n'est qu' un avatar des applications des
théoriciens du rap US.

1988. C ' est le deuxième septennat de


Mitterrand. La fin des illusions, notamment
chez les classes populaires. La stratégie
d' ethniciser les conflits sociaux à des fins
électorales a parfaitement fonctionné. D'une
part, en « victimisant » et en récupérant le
vote immigré par le biais d'associations
de type SOS Racisme, et d'autre part, en
favorisant l'émergence d'un Front National
fort pour couper l'herbe sous le pied du
RPR.

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

Résultat, la fracture est bien présente dans les diffusée tous les vendredis soirs sur Radio
quartiers populaires entre, pour schématiser, Nova, la radio branchouille de Jean-François
les Noirs et les Arabes d'un côté, et les Blancs Bizot, ancien patron du Actuel de Bernard
de l'autre. Blancs qui, dans certains quartiers Zekri et proche de Bernard Kouchner. Et
et dans un désir d'acceptation (ou de survie?), c'est de cette émission que sortiront NTM,
devront adopter les codes de vie d'une Assassin et Ministère A.M.E.R. C'est dans
population démographiquement beaucoup ce contexte que sort la première compile de
plus importante. Puis, les immigrés éduqués rap en 1990, Rapattitude. Deux ans après que
au culte de la repentance par Harlem Désir et Lyor Cohen a prouvé au monde la fiabilité de
sa fine équipe tomberont dans la revendication son modèle économique et justifié le double
identitaire, poussant ceux qui furent derrière intérêt, pécuniaire et politique, de créer une
SOS Racisme à voter la loi contre le voile de musique aux contours subversifs.
1989 face au« péril barbu».
. Compile sortie par le label Delabel (création
Pire, malgré la perfusion RMI rocardienne, la de Virgin) et piloté par le producteur
paupérisation des quartiers, conséquence de Emmanuel de Buretel, le boss du rap français
la politique socialo-démocrate, transforme la jusqu'aujourd'hui. Un de Buretel proche
banlieue en un cocktail explosif. Et on parle de Laurence Touitou, qui est évidemment
de plus en plus du « problème des banlieues ». présente sur ce projet, à l'image du drame de
cette noblesse française voyant ses rejetons créer
Le rap va arriver à point nommé pour une nouvelle aristocratie issue de la bourgeoisie
détourner les colères ; il sera l'exutoire du de l'industrie du divertissement. Dont les
Leviathan banlieusard. Il sera dans un premier conséquences seront la surreprésentation des
temps popularisé par l'émission « Deenastyle », fils et filles de. La compile sera quant à elle un

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

franc succès et lancera définitivement le rap en Gaultier, réalisera leur premier grand clip Le
France et a fortiori dans les banlieues. Monde de Demain, clip dans lequel ils seront
habillés ... par Jean-Paul Gaultier.
NTM, bien que présent sur cette compile,
n'avait pourtant absolument pas besoin de la En fait, le groupe avait d'entrée signé sa
réussite de ce disque pour lancer sa carrière. tartufferie si ce n'est que, nous, cons de
Car ce groupe, supposé hardcore et dans la banlieusards, étions trop fiers d'avoir un
lignée des groupes new-yorkais, est porté par groupe nous représentant à la télé selon les
son leader, Joeystarr, totalement coopté par le préceptes de représentation si chers à Simmons
Paris libéralo-libertaire. et Cohen. L'apparente révolte du groupe,
relayée par son imagerie de rebelle, a suffi à
Aussi, fin 89, le jeune et exotique éphèbe sera le propulser directement porte-parole d'une
d'abord pris en affection par la costumière génération éduquée aux codes afro-américains,
styliste Gigi Lepage, qui lui présentera le notamment à travers des films comme Colors
photographe branché Jean-Baptiste Mondino, en 1988 ou le mythique Les Guerriers de la nuit
lui-même introduisant Joeystarr dans la galaxie de Walter Hill. NTM, quelque part, c'est le
Jean-Paul Gaultier. Ainsi, c'est l'attaché de chef d'œuvre artistique de Jean-Paul Gaultier.
presse de Gaultier, Franck Chevalier, qui
sera le manager du groupe et qui, suite à Ensuite, un an plus tard, Laurence Touitou
leur signature chez la major Sony-Épic, leur prendra les rênes de Delabel et s'occupera
permettra de faire leur première apparition du groupe marseillais IAM (IAM, pour« Je
télé chez Canal+ en 91 par l'entremise de suis » en anglais, logique pour une jeunesse
son épouse, la chanteuse punk Nina Hagen. française totalement sous domination
Pour finir, Stephane Sednaoui, mannequin de anglophone, et plus particulièrement IAM,

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

qui, hypocritement, cherchera à camoufler 1993195. Le phénomène Wu-Tang débarque


son allégeance à la culture US en essayant de en France et va influencer le rap français, qui
lui donner une autre signification). Le premier adoptera les concepts du rap de rue développés
succès du groupe interviendra en 1991 avec le par Steve Rifkind (et pousser Joeystarr à se
titre Tam-tam de l'Afrique : une revendication coller ses fameuses dents en or pour singer le
victimaire, histoire de propager sur les ondes rappeur Method Man du Wu-Tang).
le fcatéchisme antiraciste et démagogique de sa
grande sœur idéologique, SOS Racisme. 1995196. De Buretel donne les moyens
au collectif Secteur A de se développer. Un
1992193. Années qui verront l'arrivée massive du Secteur A à tendance West Coast, influencé
cannabis dans les quartiers du fait des relations par l'empire Death Row, auquel il empruntera
troubles entretenues par le roi du Maroc la réputation sulfureuse, avec son leader Kenzy
(principal exportateur de cannabis) et nos élites. dans le rôle de Suge Knight. Un Secteur A
Et à la manière de l'album Chronic de Dr. Dre, dont le groupe phare fut Ministère A.M.E.R,
sorti à la même époque, le rap va s'avérer être le NWA français, qui lui aussi allait avoir son
la plus belle publicité pour la consommation rùck the Police avec le morceau Sacrifice de
de shit. Marseille, plaque tournante, et IAM, Poulet tiré de la bande originale du film La
en seront évidemment les précurseurs avec Haine en 1995. Un exutoire factice, car si la
le morceau Shit Squad, sur l'album Ombre police apprécie effectivement peu ce morceau,
est Lumière de 1993 (suivi par Pass le Oinj de les membres du groupe ne cachent pas leur
NTM deux ans plus tard). Le shit, qui, comme vision nihiliste et ultralibérale. Ou comment
à L.A en 92, va contribuer à apaiser les tensions dénoncer une situation tout en prônant
sociales en abrutissant le banlieusard, comme l'idéologie responsable de cette situation.
si ce n'était pas suffisant avec les textes de rap.

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L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP
CARDET

Dans le même temps sortent des albums capacité à traduire à la perfection les textes des
mythiques tels que ceux de Mobb Deep Hel! stars US, ce qui leur permet de retranscrire en
on Earth, quintessence du rap de rue new- français la musicalité de la langue anglophone.
yorkais, de Raekwon, l'un des membres les Aussi, Time Bomb créera une révolution dans
plus crapuleux du Wu-Tang, Only Built 4 le rap français, dans la manière de rapper, et
Cuban Linx, et de Smif-N-Wessun, Dah ringardisera tous ceux qui ne se mettront pas à la
Shinin', groupe new-yorkais managé par un page (le meilleur exemple étant l'album d'IAM
Drew Friedman fasciné par les techniques L'École du micro d'argent où l'on sent dans le flow
de Rifkind. Ces trois albums instaureront d'Akhenaton un avant et un après Time Bomb
le modèle musical définitif du rap français. en fonction de la date d'enregistrement des
Notamment par l'aspect minimaliste des morceaux). Le paysage radiophonique français
productions musicales : piano, basse, samples a lui aussi récemment connu sa révolution, au
de violon, plus facile d'accès aux autoproclamés même titre que les radios américaines à travers
compositeurs de rap français, alors que le la Telecommunications Act de Bill Clinton.
«son Côte Ouest» nécessite un minimum de
compétences musicales. En 1994, sera votée la loi Toubon obligeant les
radios à passer un q~ota de 40 % de chansons
De plus, s'inspirant du concept Rifkind françaises. Flairant le bon coup, Skyrock va petit
théorisant un rap dit indépendant par à petit changer sa programmation musicale,
opposition au rap de majors, c'est l'essor de passant de plus en plus de rap français. Pour
l' autoproduction des petits labels rap. Puis, finir par devenir officiellement la radio numéro
c'est l'explosion du collectifTime Bomb au sein 1 du rap. En usant de son monopole selon les
duquel les rappeurs bilingues Booba du groupe mêmes méthodes qu'Emmis Communications.
Lunatic et Ill des X-Men se distinguent par leur À la différence près que la radio est totalement

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

cooptée par le Parti socialiste, allant même . termes islamiques dans leurs textes. Le point
jusqu'à embaucher l'ancien responsable de d'orgue en sera 1'album de Lunatic Mauvais
SOS Racisme Malek Boutih comme directeur Œil, en 2000. Un album de rap indépendant
des relations institutionnelles. (quoique distribué par Warner, hein) où le côté
spirituel du musulman Ali, allié au libéralisme
1997198. Sortie du deuxième album du Wu- tendance racaille du aussi musulman Booba,
Tang, Wu-Chronicles, celui qui va les consacrer participera (au détriment d'Ali) à façonner le
comme le plus grand groupe de rap depuis rap islamo-racaille. Un rap auto-stigmatisant
Public Enemy. Le fameux album dans lequel en quelque sorte.
Rifkind a inséré un catalogue de fringues. Il
lancera la mode du textile dans le rap français, Cela étant dit, l'incroyable succès de cet
de la marque de Mohamed Dia au Com8 de album, qui réussira l'exploit d'être disque
Joeystarr en passant par Royal Wear. d'or, fait assez rare pour un label indépendant,
lancera définitivement la mode du rap de rue
En outre, les succès .des albums du Wu-Tang et tendance Rifkind. D'autant plus que le même
de Capone-N-Noreaga de DefJam créeront une Rifkind débarque en France pour investir
confusion chez l'auditeur français, qui fera un dans des boîtes de marketing (comme la
amalgame entre l'utilisation abusive et vulgaire société 360°), puisqu'exportant désormais son
des mots à références coraniques, propre aux expertise aux quatre coins du monde. Et tandis
rappeurs de la Nation des 5% (pouvant dire que Booba quitte inévitablement le groupe
«Allah» et« Bitch »dans la même phrase), et Lunatic pour répondre aux sirènes lucratives
la religion musulmane des banlieues françaises. du rap consensuel de Skyrock et continuer son
Aussi, progressivement, les rappeurs français processus d'américanisation tendance Jay-Z,
vont lever le jusque-là tabou d'utiliser des NTM et IAM se ringardisent.

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CARDET
L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

Et puis, la stigmatisation des musulmans suite


un charisme équivalent à celui d'un panini
au 11 septembre 2001 va malgré tout créer un
saumon. Cependant, se reposer sur ces constats
certain rejet du rap américain par une partie
sommaires serait occulter l'une des principales
de la banlieue, confortant les rappeurs dans un
fonctions de l'arme rap : ou comment, à
oxymore quant à l'affirmation de l'existence
partir d'un libertarisme de fortune - courant
d'un rap authentiquement français. Ce qui
de pensée glissant du discours libertaire
entretiendra jusqu'aujourd'hui la légende
(« Il est interdit d'interdire ») à l'ultralibéral
d'un rap considéré comme une arme faite par
(« Il est interdit d'interdire ... d'accéder à la
le peuple et pour le peuple, alors que l'on va
consommation de masse et, accessoirement, de
voir que c'est en réalité tout le contraire.
s'endetter! ») -, on aboutit à la consécration et
J.
au triomphe de l'industrie du consentement,
qu'Edward Bernays a théorisée en 1928.

La Crosse
L'imagerie rap repose sur la projection d'un
Une analyse objective de la situation
soi factice façonné par ceux qu'on appellera les
nécessiterait de dépasser les considérations
tenants du manche. Il en résulte un décalage
habituelles (souvent justes) quel' on entend ici
entre les deux« Soi » (le vrai et le faux) créant
ou là sur le rap : « centimétrisme » (gros flingues,
une sorte de no man's land de la psyché, où
grosses caisses, grosses bites), « branlette
l'arsenal publicitaire (matrice des maisons de
collective » (clips vidéo avec toute la cité en
disques) peut se charger de jumeler espace de
représentation), et une tendance à se confiner
conscience et espace de loisir, en transformant
dans les quatre murs de la revendication
progressivement le champ de réflexion de
ouin-ouin pour certains et le côté « je-me-
l'auditeur de rap en un parc d'attractions. Son
prends-au-sérieux » pour d'autres malgré
sens critique contaminé, il devient de fait une

156
157
CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

proie facile pour l'idéologie marchande qui, de type Puff Daddy ; une nouvelle classe
à travers le rap, prône le culte de la réussite de consommateurs : « le bourgeoisard ».
individuelle à outrance, unique solution aux Ringardisant fatalement des vertus telles que
enjeux socio-économiques : méthode subtile la sociabilité ou la solidarité populaire car non
pour dissoudre toute tentative de cohésion des disponibles à la FNAC, alors qu'elles font
forces vives. partie des derniers remparts contre la société
d'accumulation. Comme si l'insatisfaction
Le message du rap se voit donc dès le départ institutionnalisée était inscrite dans le cahier
emprisonné dans une quête de consommation J des charges du rap code. Insatisfaction
joyeuse (rap commercial) ou triste (rap ouvrant la brèche à la frustration et au mal-
indé), au point de finir par humaniser la être du banlieusard (victime non expiatoire
marchandise (voire l'inverse). Résultat, nos du rap), se manifestant en général par
parents, en général travailleurs ou petits une fureur sourde et non constructive car
producteurs sédentaires, bien ancrés dans des baignant dans une idéologie de la possession
réalités factuelles (les factures, les crédits, la où l'objet est déifié (culte de la montre, de
vie), se voient totalement coupés del' essentiel la chaîne en or qui brille, de la grosse caisse,
de la jeunesse, constatant après une énième du flingue) au détriment de l'être. Il est
récupération au commissariat (« Mais tu de ce fait d'autant plus assujetti à générer
comprends pas papa, ils nous ont provoqués de la violence, l'objet devenant au final un
avec leurs regards là ! ») que non seulement concentré de désir inassouvi, et maintenu
celle-ci n'apporte plus aucune valeur ajoutée sous perfusion par les clips (avant sur MTY,
mais que de surcroît, ses valeurs précitées sont aujourd'hui sur Youtube). De citoyen, il mue
celles d'une belle bande de branleurs ! Le but en « junkonsommateur ».
étant de devenir des bourgeois capitalistes

158 159
1

CARDET 1 L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP


l
1
Le plus terrible dans son addiction, c'est C'est en cela que le rap est une tartufferie, car
1
que l'objet est devenu le garant de son tout en revendiquant son non-conformisme, il
1

individualité : « Je ne veux pas avoir le 1


répond totalement aux intérêts de l'Empire, ce
même style que les autres, donc je customise qui fait de lui l'un des principaux fers de lance de
(portables & sonneries, jantes, t-shirts) car je la culture de masse, quel' on pourra renommer,
veux être différent. » Or, plus on essaye d'être ici, contre-culture de masse. Masse ou plutôt
différent, d'avoir du swagg, plus on diversifie le 1 agglomération de multiples acheteurs. Chacun
terrain de chasse des prédateurs commerciaux. se rattachant à son individualité magnifiée
Pire, on les renforce, en leur ouvrant le champ («Que des numéros 10 dans ma team »,dixit
à de nouvelles opportunités, rendant ipso facto Booba), 1+1 ne donnant pas 2 mais 1 et 1.
obsolètes la coupe de cheveux, le téléphone Maximisation des profits en fractionnant les
ou la manière de s'habiller de la veille : acheteurs sur le plan physique, tout en leur
« homogénéisation » dans la distinction. Parfait faisant croire que cette fraction existe sur le
pour le Grand Capital. plan idéologique. L'auditeur pense en toute
bonne foi participer à la révolution alors qu'en
Résultat, le rap est en grande partie responsable définitive, il ne fait que la consommer.
de la ressemblance des banlieues entre elles
(sans omettre, bien éviqemment, l'urbanisme C'est un fait, le discours pseudo-révolutionnaire
et les desseins politiques) en uniformisant du rappeur conduit inévitablement à l'acte
par le matérialisme du discours. On arrive d'achat (Universal, iTunes, etc.), de la même
in fine à une standardisation (on vit tous les manière qu'un guérillero irait se fournir en
mêmes choses, on a donc besoin des mêmes armes chez le responsable de sa révolte. Plus
choses), point de départ d'une aliénation à le message du rappeur a de la portée (qu'il soit
l'hyperconsommation. sincère ne lui donne qu' encore plus de valeur),

160 161
CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP
1

plus le système s'enrichit, l'incitant du coup à La Gâchette


1
en faire toujours plus (les polémiques passées On l'a vu: le rap et l'acte d'achat sont intimement
1
de NTM, du Secteur Â, etc.), pour enfin le 1
liés. Il suffit simplement de s'attarder sur un
transformer en un allié objectif (ou pas, mais clip de rap pour observer à quel point il excelle
là n'est pas la question). 1 dans l'art du placement de produit. Car selon
r le créneau occupé par le rappeur, qu'il prône le
Alors forcément, en épousant fidèlement 1 culte de la réussite, le bling-bling d'un côté ou
l'idéologie de l'hyperclasse « Seuls les forts la street-attitude de l'autre, il associera toujours
survivent » (Mobb Deep), le rappeur (du 1 son image à la marque adéquate : classieuse
mois) est le plus condamné de toute l'industrie ou urbaine. La finalité du rappeur sera de
1
musicale à devoir rester au top de l'actualité promouvoir systématiquement marques de
médiatique (sites internet, blogs, réseaux baskets, boissons gazeuses ou alcoolisées,
1
sociaux, etc.) pour ne pas devenir rapidement voitures de luxe ou T-Max . .. À la différence
démodé : soit environ six mois, durée de vie près que si aux États-Unis, les Jay-Z, Rick
d' un album rap de nos jours, ce qui, ramené Ross et consorts sont considérés comme
à l'échelle du corps humain, pourrait être des partenaires à part entière de l'industrie
comparé à celle d'un spermatozoïde ! Triste marchande, ici en France, cette dernière ne
destin que celui du rappeur, dont la longévité leur laissera que des miettes, soit généralement
dans le rap game (celui qui marche) équivaut le textile (Ünkut, Wati B) ou les sonneries de
généralement à son degré de soumission aux portable. :Lenrichissement personnel de nos
oligarchies marchandes (ici, la pub). La seule stars du rap intéressant bien moins l'oligarchie
issue courageuse serait de se loger une balle française que la contamination de la jeunesse
dans la tête comme Kurt Cobain. par l'idéologie d'hyperconsommation. Avec un
certain succès à vrai dire, les mecs des quartiers

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

pratiquant l'ultralibéralisme tels des convertis. ne jamais mettre en danger le système, validant
On assiste par conséquent à un évincement implicitement son fonctionnement. Pire, d'en
de la mentalité historiquement contestataire être son principal promoteur.
du prolétariat français (bien entamée par
l'idéologie soixante-huitarde et l'immigré Le rap étant la musique de l'instinct, de
corvéable des années 70) au profit d'une la réaction, il est le plus idoine à véhiculer
mentale de cité se réduisant à une chouinerie le message publicitaire dont l'impact
sur la répartition des parts du gâteau. On émotionnel sera toujours plus efficace
peut comparer par exemple les émeutes des qu' une analyse raisonnée et argumentée.
Minguettes de 1981 à celles, similaires au Pour ce faire, il procède à l'apprivoisement
premier abord (forte connotation immigrée, de l'auditeur par des signes qui lui seront
voitures brulées), des banlieues généralisées familiers (de la grossièreté popularisée des
de novembre 2005. Où l'une, au vu de ses halls d 'immeubles aux cours de récré), tout
revendications (emploi, désir d'intégration), en réduisant le langage à sa plus pauvre
était une forme de déclaration d'amour expression, à travers des phrases toutes
(certes un peu brutale) à la France tandis que simples, binaires, à la con, réduisant le
l'autre, nihiliste, était plutôt une déclaration manipulé à un simple récepteur d'infos (une
d'amour. .. à l'oseille (Kery James dans le diode en quelque sorte ; shir-bon, police-
morceau banlieusard : « ]'veux pas brûler des pas bon, nous, les minorités-bon, eux, les
voitures, mais en construire, puis en vendre»). méchants pas beaux-pas bon). Et en lui
Soit l'un des effets pernicieux du facteur rap donnant le sentiment que c'est le rappeur
qui aura non seulement permis de généraliser qui exprime le mieux ses frustrations, cl' où
cette idéologie à toutes les cités de France, du une réelle impression de proximité. Voire
fait de sa popularité, mais aussi, et surtout, de d'idolâtrie pour certains. Mais en intimisant

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1

CARDET
l L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

sa relation avec cette idole qui pourtant est les agences marketing (véritable patronyme des
si loin (Miami le plus s.ouvent, ou sur Paris, ·I maisons de disques) qui peuvent ainsi exploiter
mais dans des lieux auxquels il n'aura jamais 1
une masse considérable d'informations fournies
1
accès), il n'a pas vraiment conscience du côté la plupart du temps bien involontairement.
factice de cette familiarisation, qui n'est que Notamment à travers des procédés tels que le
1
la face cachée de la distance bien réelle entre « data mining » : une technique publicitaire
le consommateur et le producteur. Car, au permettant d'analyser puis de déterminer les
producteur, justement, c'est avant tout son liens existant entre plusieurs données, afin de
gagne-pain (cela dit, le rappeur entretiendra pouvoir« ferrer» plus pertinemment le pigeon,
lui-même ce rapport avec son producteur). pardon, le client, re-pardon, l'auditeur. Ainsi,
à partir d'une info toute simple, du genre :
Allié de l'idéologie marchande, manipulant « J'kiffe les baskets de ce rappeur », le « data
l'émotivité, détournant les colères légitimes mining » « marketise » l'association d'idées :
tout en s'immisçant au plus profond de qui dit tel type de baskets, dit tel type de sapes,
l'intime : le rap peut au final être considéré le type de lunettes qui va avec, puis telle coupe
comme un subtil viol vocal et auditif de cheveux, et donc tel type de gel. Ce qui
permet au marketeur d'établir des corrélations
inédites et de constater, par exemple, qu'une
baisse du prix d'une paire de baskets X
Le Chien engendrera l'augmentation des vehtes d'un
Résultat : pour qui sait s'en servir, le rap est un gel pour cheveux Y. La question est donc :
outil formidablement redoutable pour décoder comment leur fournissons-nous ces données?
les tendances en temps réel. Personnaliser la pub C'est là qu'intervient l'arnaque du blog, celui
en fonction de l'auditeur. Une mine d'.or pour de Skyrock plus précisément : le Skyblog. Un

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

ersatz de plateforme libertaire qui fait croire aux l'auditeur rap n'est plus passif, il est devenu
jeunes générations qu'un rapport de réciprocité lui-même vecteur de l'information, ou plus
est possible, notamment à travers un recentrage précisément vecteur de promotion. Un bon
autour de l'individu, avec à la clé la promesse petit soldat du marketing viral qui va permettre
de la fin de la verticalisation de l'information, de promouvoir le contenu rap de façon
soit la fin de l'auditeur passif. Pire, avec contagieuse. Pour parler cru, on douille notre
l'explosion technologique et la popularisation voisin, qui en fait de même avec son voisin
des tablettes Black B, iPhone et de, véritables et ainsi de suite. Bref on « s'autodouille ».
supports média à portée de main 24h sur 24, La plateforme Skyblog revendiquant trente
le rap voit son réseau s'étendre de manière millions de blogs, on peut imaginer avec effroi
exponentielle et sa vitesse de transmission se le pouvoir d'influence de Skyrock et de ses
démultiplier ; un téléphone arabe puissance multiples annonceurs (monétisant à souhait
1000 pouvant rendre célèbre n'importe quelle leurs applications mobiles). Tel est donc l'autre
Amandine du 38, une minute après qu'elle nom du rap : une technique marketing (et
a posté sur Youtube. Le rap est désormais musicale) de modélisation de l'opinion, voire
liquide, prêt à être injecté en intraveineuse, de l'être humain, qu'il s'appelle Mamadou,
telle de l'héroïne à laquelle on peut associer Mohamed ou ... Franck Ribéry.
les mêmes propriétés tant l'immédiateté de
ses effets dévastateurs est similaire. D'autant
plus que la flexibilité récente des smartphones
permet de faire plusieurs choses à la fois, Le Canon
comme tchater avec ses potes tout en écoutant L'une des principales astuces de l'oligarchie
du son ; le bouche à oreille prend de nos jours est de qualifier le rap de contre-culture. Mais
une dimension industrielle. Oui car désormais, en regardant de plus près, il apparaît qu'il

168 169
i
1

CARDET 1 L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

ne contredit jamais les valeurs dominantes, potentielle envers les tenants du manche. Avec
tout en prônant des concepts tirés du rêve en prime la confiscation des clés de réflexion
américain, tel que l'affirmative action ou ce (restées dans le trousseau pour le coup) et
genre de conneries. Il n'est en fair que le fils le projet de tirer un maximum de profit de
caché de la culture de masse, son infiltré. l'(in)enseigné, en procédant de la manière qui
Le rap, c'est Don nie Brasco 1 • Dans le cas suit : plus on l'abrutit, plus on lui donne envie
contraire, il serait aussi confidentiel que du d'entrer dans la machine afin qu'il puisse faire
punk rock néonazi par exemple. Mais le cheval fièrement le signe illuminati au concert de
de bataille du rap (français) est de justifier son Jay-Z. Passant de fait d'un travestissement de
statut de contre-culture par sa faible présence l'insoumission réelle et dangereuse pour nos
historique sur les grandes chaînes hertziennes. maîtres à une insoumission de cage d'escalier,
À ceux qui abondent dans cette thèse, j'ai envie voire de boîte de nuit (pour ceux qui y
de leur répondre que le but du rap n'est pas entrent, auquel cas reste les soirées Ford Fiesta
obligatoirement de passer à la télé, mais de en poussant à fond le son de l'autoradio).
passer en banlieue. Nuance. Le rap permettant Résultat : toute lutte émancipatrice est rendue
ainsi à la bourgeoisie (dans une logique de mort-née.
maintien de sa domination) de remplacer les
courants d'instruction classique (réservée à ses On constate ainsi que l'une des fonctions du
élites) par une autre instruction, l'instruction rap est le contrôle du temps libre de la jeunesse
rap, destinée au banlieusard, dont l'intérêt est (et aussi des chômeurs, qui ont du temps, par
de l'abrutir, afin d'annihiler toute dangerosité définition). Une distraction nocive se drapant
dans les habits de la réflexion sociétale mais
l. Film américain réalisé par Mike Newell en 1997. en abordant les problèmes socio-économiques
I.:hisroire vraie de Joseph D. Pistone, un agent du FBI ayant
infiltré la famille Bonanno, l'une des Cinq Familles de la de manière creuse et démagogique. De sorte
mafia new-yorkaise, à la fin des années 70.

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

que le rap est une gesticulation, un aboiement érigés comme modèles d'écriture pour le futur
de roquer (pénible certes mais totalement « bourgeoisard »,jusqu'au jour où ce dernier
inoffensif). Faussement apolitique (car tombera, par chance, sur un Céline ou un
d'inspiration de gauche socio-démocrate et Guillaume Musso (non, je déconne) et se
libérale, ce qui est totalement compatible), rendra compte que l'on s'est bien foutu de
le rap est au contraire totalement politisé sa gueule.
tout en tournant autour du pot. Il entretient
une frustration, vu qu'il reste un arrière-goût S'il est malheureusement prouvé que la
chez l'auditeur, du fait du décalage entre musique influe directement sur nos capacités
les solutions proposées (« On baise tout »), cognitives et favorise par conséquent notre
l'explication de la situation («C'est la merde») attention, il sera néanmoins toujours plus
et la réalité des questions légitimes et jamais facile pour un lycéen de retenir le texte d'un
posées (sur l'oligarchie bancaire par exemple). morceau de rap - d' ou' son succes ' - qu' un
Avec comme meilleur exemple, la promotion poème de Ronsard. Ajoutons-y le mode de
des ateliers d'écriture rap (cooptés par les profs fonctionnement du rap, qui est grosso modo
de français et !'Éducation nationale), efficace un entassement d'associations de mots plus ou
projet de déculturation, d'asservissement moins rythmé (le flow), avec les conséquences
et de codification de la jeunesse à travers le sur les perceptions qui en découlent, et on
schémahip-hop (qui, comme on l'a vu, est un obtient une symbiose totale entre l'auditeur
cheval de Troie de l'idéologie marchande). Et et le rappeur, un jumelage de consciences :
pour couronner le tout, la mise en avant par d'un « J'écoute donc je suis », on arrive à un
la bourgeoisie élitiste des « rappeurs à texte » «Je deviens ce que j'écoute». Le label« 1OO%
(vous savez, ceux qui écrivent bien !!!) Abd réel, 0 % trucage » fera perdre à l'auditeur ce
al Malik, Kery James ou Akhenaton avant, qu'il lui reste de distanciation. Ou la forme

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CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

la plus efficace de pédagogie : la pédagogie 1


,. appréhender les véritables lignes de fracture
rap ! Ainsi au vu du petit champ lexical de la société tout en le confortant dans une
rapologique (souvent teinté d'anglicismes) et 1 mythologie identitaire : le fameux « Nous, les
dans un souci de compréhension par son cœur
1 Noirs et les Arabes ». Autoglorification de la
de cible, le banlieusard façonné par l'industrie mythologie de la jeunesse immigrée, fausse
J
du spectacle (« De mesdames zé mesdames » cohésion démentie tous les jours par la réalité
de Jamel, aux« Izi izi »de Booba), on assiste à du terrain pour qui a mis un jour les pieds
un stupéfiant appauvrissement du vocabulaire, dans une cité, et qui explose sous le poids de
donc du langage. Qui, contrairement aux idées la contradiction durant la Coupe d'Afrique des
reçues, précède la pensée. Faiblesse du langage : Nations, les matchs de CFA ou face à l'annonce
faiblesse du logos. Donc, oui, forcément, le rap de Samira à sa famille qu'elle part vivre avec
rend con. D'autant plus que la pensée nécessite le jeune Mamadou. Le rap, en mythifiant le
du temps, du recul et une distance face aux passé parental du banlieusard tout en exigeant
évènements, alors que le rap, lui, prétend tout une éternelle repentance de la France pour les
le contraire. D'où la nécessité vitale, viscérale, crimes qu'elle a commis, engendre un repli
de lire des livres afin de se créer un arsenal communautaire, totalement souhaité par
linguistique et intellectuel conséquent. l'Empire, car morcelant toute contestation
hypothétique. D'où sa forte présence à la
radio. Ainsi le terme de« pauvre» se retrouve
accaparé par une partie de la population, au
Le Barillet l détriment des autres, notamment les Blancs
Au contraire, le cri de guerre du rappeur, que ( des quartiers populaires, mais aussi et surtout
l'on pourrait résumer par « Tous ensemble, les habitants du monde rural. Toutefois, le
on va les baiser », amène l'auditeur à mal paysan, lui, est véritablement dangereux, car

174 175
CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

théoriquement capable d'assurer sa subsistance une ou plusieurs belles voitures en toile de


et son autonomie (ce qui explique les multiples fond. Quel que soit le décalage entre le visuel
coups que lui porte l'Union européenne dans et le sonore, le visuel sera toujours privilégié.
son processus de destruction des Nations). Il Les Bouygues et consorts pourront continuer
aurait à ce titre pu être considéré comme un à dormir sur leurs deux oreilles, le rap se
allié essentiel dans l'optique d' une future (et chargeant d'assommer le futur immigré bon
souhaitée) révolte du petit peuple. Au lieu marché par des signes estampillés « Empire »,
de ça, le rap (l'industrie du narcissisme, si motivant davantage encore sa venue. Et pour
vous préférez) entretient cette fracture avec ceux, encore lucides, qui ne céderaient pas
le paysan, soit en se foutant de sa gueule aux sirènes de !'Eldorado, on les incitera à
(Kamini), soit en l'excluant par un discours faire du rap local, déstructurant ainsi ce qu'il
matérialiste dont lui subit véritablement et leur reste de paradigme environnant afin de
directement les conséquences au quotidien propager l'idéologie du Nouvel ordre mondial.
(idéologie marchande, hyperconsommation, Le rap, l'une des armes les plus subtiles du
exigences irréalisables de l'UE, fermeture de mondialisme.
l'exploitation, chômage, suicide).
D'où l'affirmation du rappeur-superhéros,
Paradoxalement, bien que tenant un discours sur-virilisé (même pour le rap féminin),
mythifié sur l'Afrique, le rap s'avère tout aussi esthétisé (esthétisme clinquant type La Fouine
destructeur. Car que le propos soit « Ici, en ou de rue : lunettes noires, tenues sombres,
France, c'est la merde » ou «Je fais mon oseille, capuches), adepte de la« j'ai-tout-faiterie »
je suis un boss », il sera habillé par un clip .1
(«J'ai fait ci, j'ai fait ça !») qui se traduit par
à 10 000 euros (650 000 FCFA) ; fringues une sur-exagération des violences quotidiennes,
streerwear aguichantes, montres, lunettes et soit une « polar-isation » du vécu (dans le

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C4.RDET L'EFFROYABLE lMPOSTURE DU RAP

sens « polar ») confinant à de la mythomanie des avocats ou des médecins, ce sera avec la
institutionnalisée. Selon le rappeur français, même hypocrisie du dealer, qui, descendant
les favelas de Rio ou les townships de Soweto de sa berline avec plusieurs milliers d'euros
seraient réduits au fabuleux monde de Dora. de fringues sur le dos, ira conseiller au jeune,
Le texte du rappeur sera nourri de faits ébahi et paupérisé, de continuer d'aller à l'école
« ultraréalistes » en insistant sur le côté « vrai ( « Par contre, si ça te dit de te faire 300 euros
et authentique » tout en utilisant à outrance par semaine à 13 ans, tu m'appelles »).
le sensationnel, le banalisant de plus en plus.
Résultat : ce monde « fictif» est aujourd'hui la La « polar-isation » du rap a donc inversé
réalité objective du banlieusard. Le vrai monde, les causes et les effets et maintenu l'auditeur
celui de ceux qui se lèvent tôt, est banni des rap dans un paradigme dénoncé mais
couplets rap. Ne reste plus que des scripts et paradoxalement « autocréé ». Alors que
des scénars : la bande originale du film de leur l'on pourrait penser que c'est « l'esprit de
vie « gangstérisée » ou plutôt « scarfacisée ». quartier » qui a permis au rap d'évoluer, c'est
Ce qui au départ n'était qu'une imagerie en fait l'inverse que l'on constate aujourd'hui.
fantasmée du rappeur a fini par exister Au commencement était le rap, puis vint la
réellement dans nos rues, conduisant des mentalité caillera.
jeunots à faire tous types d'actes délinquants
motivés par du B20 ou le groupe star local. Si la. fascination pour les voyous ne date
Un monde théorique, qui, au lieu de voir des évidemment pas d 'hier et ne peut être
pauvres, catégorise de façon manichéenne la cantonnée au rap, il existe un autre aspect,
cité en des « vrais mecs de tess » d'un côté et qui, lui, est bien caractéristique du rap garne :
des « boloss » de l'autre. Et si, dans certains l'éloge de la prison. Chaque rappeur majeur
morceaux, sera mise en avant la fierté d'avoir du mouvement aura fait son morceau sur

178 119
CARDET L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

l'incarcération ... qu'il noiera parmi d'autres verticalisation d'éventuelles luttes sociales.
titres qui, eux, glorifieront les actes conduisant « Qu'ils continuent à voler des iPhones, toute
à la prison ! Ainsi, que ce soit à travers une mise façon, on leur vendra des applis ! » Ce qui
en garde pour le petit frère ou une démarche nous montre à quel point on s'est fourvoyé
assumée (« La prison, je m'en bats les couilles »), avec le rap comme facteur d'intégration (dès
le résultat sera le même et participera à une le milieu des années 90) et le fameux dicton
certaine fascination et à la fabrication du cher aux MJC : « Au moins, pendant qu'il
rappeur-héros. Il semblerait même, au vu des rappe, il ne fait pas de conneries ! » Comme
succès commerciaux qui en découlent, que si l'un n'était pas générateur de l'autre (et
ce soit un certificat d'authenticité validé par comme si l'interaction entre les deux était
l'auditeur. Car pour un tant soit peu dégoûter impossible). Car, c'est effectivement un facteur
de la prison, il faudrait que le discours du d'intégration ... mais à l'industrie marchande.
rappeur soit totalement différent, notamment Avec le rap, est mythifié tout ce qui participe
après sa sortie. Force est pourtant de constater à la désobéissance civile factice (les cailleras) et
que ce n'est jamais le cas: «La prison ne m'a à l'ami-France, atomisant la société, le pacte
pas empêché d'être ta star de rap préférée, bien républicain et « proie-isant » l'individu (isolé)
au contraire ... » Sachant que « l'auditard » au profit de Nike, Apple et des annonceurs de
(l'auditeur rap des quartiers populaires) Skyrock.
f
est formaté au d ésir d'objet, cible de sa
délinquance, et qu'il n'a plus peur de la prison, j L'aliénation est d'autant plus dégueulasse
cela aboutit à une criminalisation du substrat qu'elle entretient envers l' illusionné
populaire, alimentant les tensions entres 1- l'impression d'une issue favorable à la fin du
pauvres (premières victimes de l'insécurité de combat proposé. Comme si on indiquait à un
la « cage d'escalier ») et tuant dans l'œuf toute 1 mort de soif la direction d'une oasis mirage.

180 181
r
1

CARDET r L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP


1

Comment en vouloir alors à l'auditard, qui f qui, au vu des valeurs revendiquées par des
conflue sa représentation du monde à celle musulmans autoproclamés comme Booba ou
du rappeur star, ou le rapport entre un La Fouine, est pour le moins contradictoire.
prophète et son croyant. Oui, car le rap est Fatalement, à force de se déclarer musulman
incontestablement une religion. La religion d'un côté tout en prônant la religion du profit
du profit. Le rapport à l'autre étant pollué par de l'autre (le rap et tout ce qu'on a démontré
l'idéologie usurière, l'idéologie de la maille, jusque-là depuis« La Crosse»), on aboutit à de
du biff'. Compatible avec le protestantisme la « muslimerie », soit la véritable religion de
américain certes (lire Max Weber, L'Éthique l' auditard. Un ersatz de la religion musulmane
protestante et l'esprit du capitalisme), au totalement compatible avec le mondialisme
contraire du catholicisme français par exemple. (et non la mondialisation), le culte de la
La religion catholique étant minoritaire chez délinquance, de la thune, du shit et des meufs
l'auditard pour d'innombrables raisons - (à ce propos, il existe une différence dans le
processus de déchristianisation du prolétariat traitement visuel des femmes par rapport au rap
accéléré par la Loi de 1905 sur la laïcité, US à un Booba près, totalement américanisé,
influence du communiste, historiquement les femmes en mode « chiennasse» étant très
ennemi de l'Église, Mai 68 et son idéologie peu présentes dans les clips français dans un
libertaire, immigration massive dans les souci de« muslimerie »,ce qui en démontre un
années 70, etc. -, le rap participe surtout à peu plus la tartufferie, surtout en regard du peu
une déformation, voire à une perversion de la de considération qui leur est attribué niveau
religion majoritaire de l' auditard : la religion textuel). Conséquence, en « sheitanisant »
musulmane. En effet, non seulement celle- 1 l'islam, la« muslimerie »participe au choc des
ci condamne fermement l'usure mais aussi 1 civilisations cher à nos maîtres, pour que les
toute l'idéologie qui suit («La Gâchette»), ce r multiples oligarchies prospèrent tandis qu'une
r

182 183
l
·r
CARDET I' L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP

'f

future guerre des religions frappe à la porte de .l des chansons diffusées sur la bande FM entre
nos quartiers. Car le citoyen lambda observant deux pubs pour des téléphones portables, je
le rap d'un regard extérieur verra avec frayeur leur conseillerais d'aller s'isoler comme Diam's
le rappeur scander sa foi tout en se servant et d'arrêter de nous jouer les prophètes made in
de codes bling-bling ou du gangstérisme, ce Booska-P, parce qu'a priori, Skyrock n'est pas
qui lui fera dire : « Chérie, les musulmans une mosquée, loin s'en faut. Quant aux autres
« auditards »athées ou agnostiques, rappelons-
sont vraiment des gens dangereux, sors le ,,
fusil au cas où ... » Une muslimerie qui peut leur une dernière fois que le rap est une
prendre parfois une autre forme , celle du religion. Il serait dommage que leur athéisme
rappeur salafiste qui, pour cracher sa haine les conforte dans le matérialisme rapologique.
de l'Occident, n'a rien trouvé de mieux que Ne pas croire en Dieu ne voulant pas forcément
d'utiliser le rap comme matériau, de participer dire ne pas croire en 1'amour, la solidarité ou
lui aussi à l'auto-stigmatisation voulue par la fraternité. Des valeurs étrangères au rap, qui
permettent d'éviter de ne voir en autrui qu'une
l'Empire et de jouer à merveille le rôle du
futur terroriste qui lui est attribué à l'insu de
'f source de profit.
]
sa stupidité. Et pour finir, l'une des principales
1
forces du rap étant de se cacher derrière un
,,
·1·
miroir de sincérité, disqualifions d'office tous
ceux qui essaieront de nous vendre le rappeur La Balle
« bon musulman » de type Abd al Malik La réalité rap a épousé l'image de la vision
ou Kery James, avec le désir de transformer cinématographique de l'industrie. C'est
I'auditard en bourgeoisard tendance qatarie. l l'illusion de l'illusion. Celle qui fait vivre
À tous ces rappeurs, modèles de vertu, adeptes l'auditard dans un monde iconisé où
du parfaitisme, tellement pieux qu'ils en font f l'importance de chacun est proportionnelle à
1
l'
184 l 185
1
1
r
CARDET
l L'EFFROYABLE IMPOSTURE DU RAP
.1.

J.
son degré de représentation dans la matrice. :l complexe et plus grande (les multiples schémas
D'où, en général, un arrière-goût de mal- oligarchiques par exemple). D'où la naissance
être généralisé. Autant d'années passées sous d'une nouvelle race d'auditards: le misanthrope
ce rouieau-compresseur ne peuvent être de masse alias l'hyperactif de salon qui se
sans conséquences sur notre aptitude à nous disperse dans l'industrie du divertissement
révolter. L'oligarchie se charge de prendre quitte à en oublier le véritable sens du mot
,,
l'un des nôtres (dans le sens membre de la exister. Car le rap procède à la dissimulation de
classe non dominante) pour l'ériger, lui le la réalité par la réalité. Véritable projection de la
kapo, en leader d'opinion totalement coopté subjectivité universelle des tenants du manche.
et manipulé par les idéologies dominantes. Une vision de la réalité (dolby) stéréotypée
Lofficier-esclave douille les soldats-esclaves : ,[ qui participe à la destruction de la cellule
une histoire d'esclaves en somme. Du coup, familiale, vu que désormais une autre famille
une majorité d' auditards se trouve incapable existe à l'intérieur de la famille originelle :
de se projeter dans une quelconque réflexion T celle entretenue avec le rappeur (qu'il écoute à
sur son devenir, voire même sur son présent;
le présent étant encore trop loin par rapport à
l'instant. Instant dont il voue le culte, le rap ou
IJ longueur de journée), qui ringardise le discours
parental. Pire, le rappeur devenu un Super-
Grand-Frère-de-Quartier, c'est même souvent
la musique de l'urgence, le CNN du ghetto (à sous son conseil que certains vont écouter leurs
méditer). Il érige la culture de l'instantanéité parents ! C'est dans un cynisme absolu quel' on
au rang de valeur première (voire primaire), le assiste à un inversement des valeurs où c'est
«Tout-tout de suite» du besoin primaire créé désormais le rappeur qui réinstaure 1'autorité
,,
puis suscité par le rap game - à tel point que parentale, alors qu'il est sponsorisé par les
le quotidien s'en trouve pollué - empêche de majors et donc par des groupes industriels
prendre conscience de la réalité infiniment plus responsables de la castration du père ! Si on

186 l 187
1

1
1
CARDET

i
pousse plus loin la réflexion, le père étant le r
garant de la réinstauration de l'ordre au sein f
du cercle familial, le vrai père de l' auditard
devient le rappeur lui-même ! Qui, tel un
,
bon papa, se chargera de lui transmettre ses EPILOGUE
névroses et de le conforter dans une « haine }
de l'extérieur ». Cet extérieur est pourtant à
l'image de l'auditard : totalement contaminé
par l'idéologie marchande. Et s'il porte en lui
lT
les germes de ce qu'il déteste, l'insoumission l Le rap, bras armé de l'industrie du narcissisme.
rap conduira donc inévitablement l' auditard ( Mais un narcissisme tronqué. Faux comme
à son suicide. le dollar. Un narcissisme qui repose sur la
projection d'un soi factice. Le soi d'un autre ou,
D 'où son issue tragique par essence : programmé l plus précisément, le soi façonné par nos maîtres.
et génétiquement modifié pour accepter d'être
un acteur (passif ou pas) de la mondialisation,
il trouvera au bout de son combat, soit la
I
.1.
Une désappropriation qui rend impossible
toute tentative pour les gens de bonne volonté
d'essayer de s'unifier et de se conscientiser. Le
soumission, soit l'autodestruction. La Balle. .' concept du« Nous» - que nos ennemis savent
utiliser quand il le faut - finissant par laisser la
place à une somme de« Je», afin que, par le biais
f. du rap, nous ne soyons finalement plus réduits
qu'à de simples «Je » pluralisés : des « Jeux ».
Jeux comme divertissement. Ça tombe bien,
c'est de ça qu'il s'agit. Uniquement.

1
1. 189
1

1
f
CARDET r
Aux rappeurs, gageons qu'ils prendront
f
conscience du rôle qui leur a été assigné,
r
afin peut-être (j'en doute) d'essayer de se
réapproprier le rap puis de le réinventer, comme

ll
certains dissidents l'on fait en détournant
l'usage originel du média Internet.
Avertissement au lecteur
Quant aux pauvres auditeurs, qui comme moi
restent accro au rap comme à une vulgaire
cigarette, et dont la vision de poumons f
sanguinolents et carbonisés n'entame en rien T Lauteur du livre a pris le parti
leur toxicomanie, je ne sais pas quoi leur dire ... à de s'attarder uniquement sur les
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part exiger la présence d'un énorme autocollant impostures du rap. Auront donc été omis
J
sur chaque CD de rap : « Consommer du rap volontairement les authentiques KRS-One,
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tue». Gang Starr, KMD, Madlib, Talib Kweli,
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J Lupe Fiasco ou d'autres en France
comme La Cliqua ou Kimto Vasquez ...
Liste évidemment non exhaustive.
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