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Outre-mers

Sur l'indépendance : cinquante ans de littérature subsaharienne en


langue française.
Roger Chemain

Résumé
Résumé : "Les indépendances" susceptibles de faire naître de grands espoirs, si des "résistances" restent à vaincre, en
littérature une créativité généreuse se constitue un public proche et élargi. Une forme d'affranchissement comprend une
réadaptation de la contestation politique et sociale. La persistance d'un humour insidieux et corrosif s'accompagne d'une
libération de l'imaginaire - jamais gratuit. La littérature évolue en donnant à voir, à sentir, à rire, à imaginer, pour mieux être en
prise sur le quotidien. La prise de conscience d'une diversité, ruptures et violences se greffent sur un désir d'entente
profondément éprouvé. Les deux dernières décennies accusent ces tensions. Durant l'époque concernée, les circonstances
voient l'émergence d'écrivains-femmes. Une critique littéraire spécifique se constitue. En des temps où les historiens
reconnaissent à la littérature un intérêt, celui de combler les vides de l'Histoire, la fiction narrative peut contribuer à une
perception plus complète et plus fine des faits. Les littératures subsahariennes permettent alors de régénérer, de revitaliser la
pensée de notre temps.

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Chemain Roger. Sur l'indépendance : cinquante ans de littérature subsaharienne en langue française.. In: Outre-mers, tome
97, n°368-369, 2e semestre 2010. Cinquante ans d'indépendances africaines. pp. 239-248.

doi : 10.3406/outre.2010.4501

http://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2010_num_97_368_4501

Document généré le 15/09/2015


IV. L'explosion littéraire

cinquante ans
Sur
en de
langue
l'indépendance
littérature
française
subsaharienne
:

Roger CHEMAIN

Le présent article s'attache à décrire dans ses grandes lignes


des littératures africaines depuis l'indépendance ; il ne saurait,
compte tenu de ses dimensions, être exhaustif: nombre de textes et
d'auteurs intéressants ne sont pas cités car nous n'avons pas cherché à
établir un catalogue.
On compte peu de textes d'auteurs africains dans les années qui
suivent immédiatement l'accession à l'indépendance des anciens
d'AEF et d'AOF. Les littérateurs, nombreux dans la décennie
précédente, s'étaient pour la plupart voués au procès de la colonisation.
Celle-ci disparue, un temps de sidération semble frapper les écrivains
les plus reconnus tels Mongo Beti, Ferdinand Oyono.
Sur l'indépendance elle-même, sur les événements qui marquent ou
suivent l'accès aux indépendances, sur les cérémonies de la célébration,
les textes sont également peu nombreux.
Au contraire, les récits anticipant sur les courants critiques qui se
développeront après 1968-1970, traitent des limites de la souveraineté
nouvellement acquise ; et ils concernent des faits et des pays précis.
Certains sont à peu près contemporains des faits auxquels ils se
réfèrent : ainsi des nouvelles de Sembene Ousmane comme Voltaï-
ques r qui évoquent la rupture de l'union Mali-Sénégal et la présentent
comme le résultat des maneuvres de l'ancienne puissance de tutelle,
cependant qu'une autre nouvelle du recueil, Monsieur le député

1. Sembene Ousmane, Voltaïques, éd. Présence Africaine, 1962.


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inaugure la satire des nouvelles élites politiques. Le même auteur dans


son roman L'Harmattan 2 narre la lutte - vaine - d'une poignée de
militants du P.A.I. 3 contre le référendum de 1958.
Dans ces mêmes années, Tchicaya UTam'si célèbre, dans son recueil
Epitotne 4, la figure de Patrice Lumumba et évoque les événements
qui déchirent le Congo antérieurement belge, mettant ces faits en
rapport avec les luttes (...) qui secouent le Tiers-Monde. À ce titre, il
reste un des rares auteurs de cette époque à faire mention de la guerre
d'Algérie. Ce même auteur consacre un texte pessimiste aux fêtes de
célébration de l'indépendance. Une nouvelle douloureusement
sera exploitée ultérieurement au théâtre par un compatriote :
Indépendance Tcha-Tcha.
Bien plus tard et dans un autre contexte, l'enchaînement des
ayant conduit à l'indépendance du Cameroun feront l'objet d'un
récit épique et dénonciateur dans Remember Ruben 5, et La ruine
presque cocasse d'un polichinelle 6 de Mongo Béti dans les années
1980.
Au début des années i960, quelques récits continuent à évoquer
l'époque coloniale : La palabre stérile 7 de Guy Menga ou
22 8 de Patrice Lhoni au Congo-Brazzaville.
Au Congo comme au Cameroun, les premières années de
voient publiées ou portées à la scène des pièces non dépourvues
d'une dimension critique, mais il s'agit souvent de critique de mœurs
plus que de critique sociale : il en est ainsi du problème de la dot dans
Notre fille ne se mariera pas 9 de Guillaume Oyono Mbia. Les
pièces sont souvent représentées dans un cadre semi-officiel comme le
CEFRAD au Congo, ou associatif et scolaire. Aussi traitent-elles de
sujets modérément critiques, souvent liés à la tradition : faut-il la
respecter, la transgresser, la dépasser ? - chaque protagoniste défendant
son point de vue.
À Brazzaville, le thème du conflit de générations est très présent ; on
le rencontrait déjà dans les romans de Ferdinand Oyono ou de Mongo
Béti dans la décennie précédente. Ce thème est au cœur de La
de Koka Mbala IO et de L'oracle " de Guy Menga. Les années
qui suivent l'accès à l'indépendance et le régime de l'abbé Fulbert
Youlou voient les mouvements de jeunesse (JMNR), jouer un grand

2. Ibid., L'Harmattan, Présence africaine, Paris, 1963.


3. Parti Africain de l'Indépendance.
4. Tchicaya U tam'si, Epitome, éd.P.J. Oswald, Paris, 1962.
5. Mongo Beti, Remember Ruben, UGE, 10/18 Paris 1974.
6. Ibid., La ruine presque cocasse d'un polichinel, éd. Des peuples noirs, Paris,
1979-
7. Guy Menga, La palabre stérile, CLE, Yaounde, 1965.
8. Patrice Lhoni, Matricule 22, Imprimerie nationale, Brazzaville.
9. Guillaume Oyono Mbia, Notre fille ne se mariera pas, ORTF, RFI, Paris, 1971.
10. Guy Menga, La marmite de Koka Mbala, éd. Regain, Montecarlo, 1966.
11. Ibid., L'oracle, éd. CLE, Yaounde, 1969.
sur l'indépendance 241

rôle dans la vie politique, ce qui explique, dans une certaine mesure, le
succès de cette veine critique.
De cette période date une évolution théâtrale congolaise qui se
poursuit bien au-delà, tout au long des années soixante dix avec des
auteurs comme Sylvain Bemba, ou Ferdinand Mouangassa, N'Ganga
Mayala I2 Les apprivoisés ou de Patrice Lhoni, Les trois francs I3.

• •

Deux textes fondateurs paraissent en 1968 : Le devoir de


*4 de Yambo Ouologuem et Les soleils des Indépendances I5
d'Ahmadou Kourouma. Le premier fait une entrée fracassante dans le
monde des lettres en obtenant le prix Renaudot en 1969 mais ne sera
guère suivi que par une Lettre à la France nègre, essai sans grand
éclat. Le second, d'abord refusé par maints éditeurs parisiens, paraît au
Canada (aux éditions de la Francité au Québec) avant d'être repris par
les éditions du Seuil deux ans plus tard en 1970. Ce roman est à
l'origine d'une vraie carrière d'écrivain.
Les deux ouvrages sus-cités marquent une rupture. Yambo
s'en prend à l'image idéalisée du passé africain que le
de la négritude avait opposée à l'idée coloniale d'une « Afrique
sans histoire » : les grands empires pré-coloniaux paraissent sous sa
plume la dictature d'une classe féodale rapace, esclavagiste, qui a su
garder son pouvoir sous la colonisation en « la » manipulant. Le roman
du Malien n'évoque pas des faits historiques et un état réel, mais un
empire imaginaire, le Nakem et sa capitale Tillaberi-Bentia. Bien qu'il
semble s'étendre jusqu'à englober des portions de la grande forêt
équatoriale, l'essentiel du territoire de cet empire paraît constitué de
savanes tout à fait analogues à celles où se développèrent les grands
empires médiévaux du Ghana et du Mali.
Empire imaginaire, le Nakem n'en a pas moins des liens solides avec
les empires réels, dont il condense à la manière d'une épure ou d'un
modèle, les différents traits. Le devoir de violence comporte des
prolongements modernes, et à vrai dire l'essentiel du roman raconte
des événements se situant dans la première moitié du xxe siècle. À la
volonté de faire revivre ou de renouer avec un passé révolu, se substitue
donc le souci de faire apparaître une permanence.
La troisième partie du roman la plus longue (148 p. sur 207), nous dit
comment le roi Saïf Ben Isaar el Heït, vaincu par une expédition
militaire française, saura néanmoins sauvegarder ses privilèges et ceux

12. Ferdinand Mouangassa, Nganga Mayala, CLE Yaounde, 1976.


13. Ibid., Les apprivoisés, Imprimerie nationale, Brazzaville, 1968.
14. Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, éd. Seuil, Paris, 1968.
15. Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, éd. De la Francité,
1968, rééd. Seuil, Paris, 1970.
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des notables. Tout au long de la période coloniale, grâce à son génie de


l'intrigue - et au besoin à la science des poisons, il écarte toute velléité
manifestée par l'administration de toucher aux structures sociales
du pays. Soucieux de l'avenir, il fait instruire « à l'européenne » les
fils de ses serfs, s'assurant ainsi la disposition de marionnettes dociles
qui, aux lendemains des aménagements postérieurs à la Deuxième
Guerre mondiale, lui permettront de contrôler la vie politique du
Nakem. Nous suivons ainsi l'histoire de Raymond Spartacus Kassoumi
qui, envoyé par les soins de Saïf à Paris afin d'y poursuivre des études
d'architecte, tente vainement d'échapper à son destin pour revenir
après vingt années de tribulations cruelles, se présenter aux élections
législatives dans son pays, et se faire ainsi l'instrument du vieux roi.
Quant aux deux premiers chapitres, embrassant quatre siècles, ils
refont l'histoire de la dynastie des Saïf. Nous y découvrons une
du passé africain bien différente des légendes épiques de
Soundjata. Aux batailles héroïques se substituent dans la capitale des
Saïfs des intrigues sournoises et des forfaits horribles opposant les
membres de la famille royale prétendant au trône. Tilaberi Bentia est la
scène où se joue la sinistre histoire des successions impériales d'alors (p. 114).
Parricides, fratricides, incestes s'y succèdent. Ainsi Saïf el Haram, fils
du grand Saïf el Heït, déshérité pour avoir manqué de respect à son
père, fait jeter en prison le successeur désigné treize jours après que ce
dernier est monté sur le trône ; il y mourra dans des conditions atroces.
Quant à l'usurpateur, il épouse les quatre femmes de son défunt père,
dont sa propre mère Ramino. Le grotesque et l'atroce marquent la
tyranie de Saïf el Haram.
Pour entretenir ses fastes, il est dit que le monarque intensifia la traite
des esclaves vendus aux négriers arabes ou européens. Chasse à
l'homme et guerres de rapines se déchaînent. Les quatre siècles de
l'histoire du Nakem résumés dans la première partie sont une longue
suite d'atrocités.
Alors que des historiens pensent pouvoir observer vers le milieu du
xixe siècle, une sorte de pré-renaissance africaine fauchée net dans son
élan par la conquête coloniale européenne, Yambo Ouologuem n'y voit
qu'un réajustement politico-économique par lequel les notables
au-delà du tarissement de la traite négrière, leur prééminence
en substituant une sorte de féodalisme à l'esclavagisme : chaque esclave
se voit allouer par son maître une parcelle de terre qu'il continuera à
entretenir de son travail. Un renouveau de l'Islam contribue au succès
de cette mystification.
Après l'indépendance, les gouvernements ont invoqué la tradition
africaine pour combattre les idées révolutionnaires : « idéologies
à l'Afrique ». La tradition africaine, la négritude - sans que ces
concepts soient absolument identiques - peuvent passer aux yeux d'un
intellectuel africain impatienté par la lenteur du progrès économique et
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social de nombreux pays du continent noir, pour l'idéologie des


en place. Aussi, en s'en prenant avec violence à la légende
dorée du passé, Yambo Ouologuem entend détruire ce qu'il considère
comme un mythe « réactionnaire » servant à masquer les problèmes du
présent.
Les thuriféraires européens des civilisations noires, ceux que dans
son second ouvrage Lettre à la France nègre l6, l'écrivain malien
appellera « les tenants d'une négrophilie sans obligations ni sanctions »,
ne sont pas davantage épargnés : témoin le portrait à charge de cet
ethnologue qui parcourt l'empire peu avant le premier conflit mondial,
en un périple qui sera à l'origine de sa fortune matérielle et de sa
réputation, fondées toutes deux sur des œuvres d'art « fabriquées » et
sur les mensonges dont l'abreuvent ses informateurs : il répond au nom
transparent de « Shrobenius ».
L'histoire de l'empire de Saïf n'est donc qu'un long lamento lyrique
chantant les souffrances de la négraille. La violence verbale, la verve
iconoclaste du jeune écrivain malien ont choqué ; pourtant ce sont elles
qui confèrent à l'ouvrage son lyrisme amer et le préservent de tomber
dans le roman à thèse. Plus que d'un militant, Le devoir de violence
est l'œuvre d'un jeune homme en colère. De même le reproche de plagiat
qu'une similitude de structure avec Le dernier des justes I7 d'André
Schwartz Bart a parfois valu à Yambo Ouologuem ne nous paraît pas
devoir être retenu. Nous préférons y voir la volonté concertée de
dresser, à côté du monument de la souffrance du peuple juif, le
de la souffrance nègre.


• •

Tout aussi novateur. Les soleils des indépendances l8 inverse la


perspective en ce qu'il narre les mécomptes et la perte d'un héritier des
princes du Horodougou en pays Malinke, évincé par un administrateur
colonial, reconverti dans le grand commerce, actif dans les luttes
préludant à l'indépendance, mais ruiné et marginalisé par les
élites politiques du nouveau régime. Ce roman inaugure la critique
acerbe des sociétés issues de l'indépendance, que reprendront les
romans ultérieurs.
Les deux romans de 1968 introduisent un usage nouveau de la
langue. Au français académique dont usaient la plupart des romanciers
antérieurs aux années i960, se substitue la langue marquée par le
substrat linguistique autochtone chez Ahmadou Kourouma. L'auteur
ivoirien s'approprie la langue du colonisateur pour la plier et la tordre

16. Yambo Ouologuem, Lettre ouverte à la France Nègre, éd.Nalis, Paris, 1969.
17. A. Schwartz Bart, Le dernier des justes, éd. Seuil, Paris, 1959.
18. Ahmadou Kourouma, Les soleils des Indépendances, op. cit.
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sur le moule de la syntaxe malinke, pour en faire l'instrument d'un


lyrisme personnel.
Yambo Ouologuem subvertissait le ton épico-héroïque des griots -
celui que s'était efforcé de restituer DjibrillTamsir Niane dans Sound-
jata ou l'épopée mandingue ^ pour en faire l'instrument de dérision
de la légende.
Ahmadou Kourouma fera de même dans son second roman Monnè,
outrage et défi (1990) 2O, mais cette chronique pseudo-historique, si
elle manifeste une distance ironique envers l'idéalisation des anciens
royaumes, nous montre un roi instrumentalisé par l'administration
coloniale, au contraire des Saif du Devoir de violence.
Les innovations instituées par les deux romans cités ne furent pas
toujours bien comprises. En 1968, la critique africaniste était encore
débutante en Afrique, marginalisée par l'Université française, et sortait
à peine d'une période où elle était quasi monopolisée par des «
», anciens administrateurs ou magistrats coloniaux dont la bonne
volonté n'impliquait pas nécessairement une connaissance fine de la
« chose littéraire », de ses spécificités, et de son évolution depuis
France.
Les audaces et les innovations stylistiques passaient pour des fautes
aux yeux des tenants de la langue académique et les bouleversements
de la narrativité, les ruptures de la chronologie linéaire, la causalité non
rationnelle, pour des aberrations, alors que la narration européenne
contemporaine y avait couramment recours, sans parler de l'esthétique
baroque.
À ces réticences s'ajoutent dans le cas de Yambo Ouologuem, sa mise
en cause directe, ironique, violente de tout un pan de l'idéologie de la
Négritude, ce qui ne lui fut pas pardonné. Il fut bel et bien réduit au
silence et l'on ne peut que le déplorer.
Au contraire, la voie ouverte par Les soleils des indépendances
allait se révéler féconde. Peu de temps après la parution du premier
livre d'Ahmadou Kourouma, le thème de la critique des sociétés
post-indépendance apparaît mezzo voce dans un recueil d'Henri
Lopes Tribaliques 2I, et se poursuit dans La nouvelle romance 22 et
Sans Tamtam 23, livres qui souffrent d'une certaine charge de
que remplacera très heureusement l'humour dans Le pleurer-
rire 24, portrait irrésistible d'un tyran (Bwokamabe na sakade, le
à jeter), Henri Lopes rejoignant ici ce qui devient peut-être la figure
emblématique du roman africain dans les années 1970-1980.

19. Djibrill Tamsir Niane, Soundjata ou l'épopée mandingue, éd. Présence


Paris, i960.
20. Ahmadou Kourouma, Monnè outrage et défi, éd. Seuil, Paris 1990.
21. Henri Lopes, Tribaliques, éd ; CLE,Yaounde, 1971.
22. Ibid., La nouvelle romance, éd. CLE,Yaounde, 1976.
23. Ibid., Sans tamtam, éd. CLE, 1977.
24. Ibid., Le pleurer-rire, éd. Présence Africaine, 1982.
sur l'indépendance 245

En effet, la critique des nouvelles sociétés finit par cristalliser dans la


dénonciation du dictateur, suivant en cela l'exemple des littératures
latino-américaines - influences ou parallélisme - et empruntant la voie
du réalisme magique.
Poète, romancier, dramaturge, Sony Labou Tansi dote le tyran d'un
accessoire aussi emblématique que la célèbre gidouille du Père Ubu :
« ma toute grasse hernie » du dictateur Martillimi Lopez. Inspirée par la
hernie ombilicale, sa forme vaguement phallique unit l'égocentrisme
par la position ombilicale, le « machisme » et l'infirmité. Mais ce n'est là
qu'un avatar dans la riche galerie d'autocrates effrayants et grotesques
qui peuplent l'œuvre de l'écrivain congolais.
Il faudrait ajouter le Messie-Koï du Cercle des tropiques 25
d'Alioum Fantoure, et plus effrayant s'il se peut, le Rhinocéros tacheté du
Récit du cirque de la vallée des morts 26, du même auteur. Son
compatriote guinéen Tierno Monenembo contribue lui aussi à cette
galerie des monstres. Parfois marqués de thériomorphisme, ces
de tyrans participent du monde des forces occultes, de la magie
noire, et sont issus en partie de l'imaginaire traditionnel.
Avec En attendant le vote des bêtes sauvages 27 à la fin des
années 1990, Ahmadou Kourouma dresse le portrait et noue l'histoire
d'un dictateur bien réel et bien reconnaissable à travers un récit calqué
sur les contes et les mythes traditionnels.
Si les tyrans de Sony Labou Tansi sont marqués par une généralité et
une exemplarité telles que leur identification à tel ou tel personnage
historique est difficile, si en dépit de références et des faits historiques
repérables : l'épisode de « la folie des marchés » dans Le cercle des
28, si le très haut degré d'élaboration mythique tend à éloigner le
personnage du Messie Koï ou celui du Rhinocéros tacheté de leur
modèle, le BabaToure de Remember Ruben et de La ruine presque
cocasse d'un polichinelle de Mongo Béti est, lui, parfaitement
car il n'est qu'objet de dérision sans grossissement mythologique.
Le thème peut aussi être traité au théâtre, et notamment par Tchi-
caya UTam'si qui l'aborde sur le mode épique avec Le Zulu 29 traitant
du personnage historique de Chaka, et sur le mode grotesque avec
Nnikon Nniku prince qu'on sort 3°.
Mais cet auteur revient aussi sur le passé colonial dans une suite
romanesque parue de 1980 à 1984. Les cancrelats 31, Les méduses

25. Mohamed Alioum Fantoure, Le cercle des tropiques, éd. Présence africaine,
Paris, 1972.
26. Ibid., Le Récit du cirque de la vallée des morts, éd. Buchet Chastel, Paris, 1975.
27. Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, éd. Seuil, 1998.
28. La folie des marchés : allusion aux troubles préalables à l'élection de SekouToure
par le PDG.
29. Tchicaya UTam'si, Le zulu, éd. Nubia, Paris, 1977.
30. Ibid., Le destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku prince qu'on sort, éd.
Présence africaine, Paris, 1979.
31. Ibid., Les cancrelats, éd. Albin Michel, 1980.
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ou les orties de mer 32, Les phalènes 33, font revivre le Congo des
années 1900 à 1945 sur un mode certes critique, parfois tragique, mais
sur un ton plus apaisé que les romans des années 1950. Cette série à
laquelle l'auteur travailla dès avant l'indépendance, fut « gardée sous le
coude » et longuement retravaillée pendant près de trente ans, en partie
à cause de ce manque de virulence qui aurait rebuté les éditeurs.
L'auteur du Zulu donnera également un roman Les fruits si doux
de l'arbre à pain 34, s'inscrivant dans la lignée de la dénonciation des
atrocités commises dans les sociétés postérieures à l'indépendance.
Initiateur de la critique des sociétés issues des Indépendances, Sem-
bene Ousmane cesse de publier romans et nouvelles après Le dernier
de V empire 35, et se consacre à sa carrière de cinéaste. Après avoir
porté à l'écran certaines de ses nouvelles dont La noire de, Le
il concevra directement les scénarii de films tout aussi engagés que
son œuvre d'écrivain.

D'importants essais paraissent dans les trente années qui suivent les
Indépendances : L'odeur du père 36 de Valentin Yves Mudimbe,
prestigieux et romancier {Le bel immonde 3?), cependant
que Stanislas Adotevi et Marcien Towa s'en prennent avec vigueur aux
idées de Léopold Sedar Senghor avec Négritude et négrologues 38 et
Négritude et servitude 39. Ils traitent également des problèmes
qui se posent aux jeunes nations .
Ces années voient également les femmes entrer en littérature : la
Sénégalaise Mariama Ba (Une si longue lettre 4°), Aminata Sow Fall
(La grève des battu *l)s Ken Bugul (Le baobab fou 42), la
Calixthe Beyala à partir de 1980, la Congolaise Marie Léontine
Tsibinda.
Les années 1990 voient se multiplier les tentatives de
des pays de l'Afrique francophone. Une presse libre apparaît là où
s'installent des institutions pluralistes, et tente de survivre ailleurs. Des
guerres civiles éclatent, accentuant le mouvement d'émigration des
écrivains. Le fait n'était pas nouveau. En témoignent Camara Laye,

32. Ibid., Les méduses ou les orties de mer, éd. Albin Michel, 1984.
33. Ibid., Les phalènes, éd. Albin Michel, 1984.
34. Ibid., Les fruits si doux de l'arbre à pain, éd. Seghers, Paris 1987.
35. Ibid., Sembene Ousmane, Le dernier de l'empire, éd. L'Harmattan, Paris, 1981.
36. V.Y. Mudimbe,L'odfeur du père, é. Présence Africaine, Paris, 1982.
37. Ibid., Le bel immonde, éd. Présence Africaine, Paris, 1976.
38. Stanislas Adotevi, Négritude et négrologues, UGE, 10/18, 1972.
39. Marcien Towa, Négritude ou servitude, éd. CLE,Yaounde, 1971.
40. Mariama Ba, Une si longue lettre, NEA, Dakar, 1979.
41. Aminata Sow Fall, La grève des battu, NEA, Dakar, 1979.
42. Ken Bugul, Le baobab fou, NEA, Dakar, 1983.
sur l'indépendance 247

Mongo Béti, Tierno Monenembo, Alioum Fantoure, Ahmadou Kou-


rouma et bien d'autres.
La vie des Africains en Europe avait d'ailleurs inspiré dans les années
1950 Le doker Noir 43 de Sembene Ousmane, et après i960
Chaîne 44 de Saïdou Bokoum, Un rêve utile 45 de Tierno
Plus récemment s'inscrit dans cette veine Black Bazar46
d'Alain Mabanckou.
La conséquence la plus tragique des troubles des années 1990, fut
sans doute le génocide rwandais. Feront écho à ce drame des ouvrages
comme Muranbi 47 de Boris Boubacar Diop, L'ami des orphelins 48
de Tierno Monanembo, La maison des crânes 49 d'Abdouraman
Waberi.
Bien des noms nouveaux sont apparus dans notre parcours, ils
témoignent du fait qu'après la disparition prématurée d'auteurs
comme Tchicaya U Tam'si, Sony Labou Tansi, Sylvain Bemba,
Mongo Béti, Ahmadou Kourouma, plus récemment Jean Baptiste Tati
Loutard, la relève existe. La littérature de langue française en Afrique
subsaharienne reste vivace. Il faudrait encore citer Fatou Diome,
Emmanuel Dongala, Gilbert Gatore, Nimrod entre autres.
Cinquante ans après les indépendances, on ne peut que constater la
vitalité de la littérature écrite. Elle a su renouveler ses procédés narratifs
et sa thématique. Toutefois elle s'écrit en français, s'édite en Europe et
la majorité des écrivains contemporains vivent en Europe ou aux Etats-
Unis : c'est à bon droit qu'Alain Mabanckou dans un article récent
parlait de déterritorialisation de la pensée noire.
De fait, aucune maison d'édition de quelque importance n'a pu
s'implanter en Afrique : les NEA restent modestes et les éditions CLE
deYaounde n'ont guère survécu à l'éviction de leur fondateur le Pasteur
Markov.
Le lectorat autochtone ne s'étend guère au-delà du public
- toutes les Universités du continent ayant leur département de
« Littérature et civilisation africaines ».
La faiblesse du pouvoir d'achat suffit à expliquer largement cet état
de fait. Il faudrait ajouter que les États sont très inégalement «
». Si les langues vernaculaires sont le véhicule d'une culture
populaire vivante à travers la chanson (citons le travail de A. Kou-
vouama) elles n'ont pas, à ce jour donné naissance à une littérature
écrite d'un volume conséquent. On peut donc craindre que cette
de la littérature imprimée soit appelée à durer.

43. Sembene Ousmane, Le docker noir, éd.Debresse, Paris, 1956.


44. Saïdou Bokoum, Chaîne, éd. Denoël, Paris, 1974.
45. Tierno Monenembo, Un rêve utile, éd. Seuil, 1985.
46. Alain Mabanckou, Black Bazar, éd. Seuil, Paris 2009.
47. Boris Boubacar Diop, Muranbi, éd ; Stock, 2000.
48. Tierno Monenembo, L'ami des orphelins, éd.
49. Abdouraman Waberi, La maison des crânes, éd. Serpent à plumes, 2000.
Outre-Mers, T. 98, N° 368-369 (2010)
248 R. CHEMAIN

Le concept de « littérature-monde » écrite en français, pourrait offrir


un cadre conceptuel susceptible de permettre à ce corpus de
des connotations quelque peu paternalistes de l'appellation «
».

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