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www.editions-perrin.fr
collection tempus

Romuald FONKOUA

AIMÉ CÉSAIRE
(1913-2008)

www.editions-perrin.fr
Secrétaire générale de la collection :
Marguerite de Marcillac

© Perrin, 2010
et 2013 pour la présente édition

© Studio Lipnitzki/Roger-Viollet

EAN : 978-2-262-04265-3

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute
reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est
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tempus est une collection des éditions Perrin.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo


Pour Camille et Mathilde
Prologue

Avant d’entrer dans la vie d’Aimé Césaire, je voudrais livrer ici


quelques « instantanés » de cet homme pris au fil du temps. Ils justifient en
grande partie l’écriture de cet ouvrage. Forgées à travers la découverte de
l’histoire des Antilles, de l’Afrique et de France et la littérature du monde
noir, ces images se sont affinées au cours de trois entrevues informelles. La
première eut lieu en avril 1989 à la bibliothèque de l’Assemblée nationale à
Paris. La France fêtait alors le bicentenaire de sa Révolution. La deuxième,
en octobre 2006, à Fort-de-France. Cette fois, la Martinique célébrait, dans
le cadre du festival « francofffonies », le centenaire de Léopold Sédar
Senghor. Enfin, la troisième, en février 2008, au même endroit, six semaines
exactement avant sa disparition. Il n’y avait là rien à fêter.
Mieux que la première entrevue, au cours de laquelle l’auteur de ce livre
éprouva pour son modèle la timidité du jeune communiant, les deux dernières
me permirent d’approcher Aimé Césaire de près. Sans concertation
préalable, sans organisation préconçue, nos conversations à bâtons rompus
ont tourné néanmoins autour de sujets et préoccupations qui dessinèrent en
creux son personnage.

La puissance des rêves


Ma première visite à Aimé Césaire sur son île a lieu au moment où
l’université des Antilles-Guyane organise à Fort-de-France un colloque
consacré au centenaire de Léopold Sédar Senghor, dans la semaine du
23 octobre 2006. Aimé Césaire me reçoit dans son bureau de l’ancienne
mairie de Fort-de-France le jeudi 26 octobre, en compagnie d’un ex-avocat
et ami, Camille Darsières, et de Christian Valentin, le conseiller personnel
d’Abdou Diouf, membre de l’encore Haut Conseil de la Francophonie.
Césaire est content. Sa Martinique consacre quelques jours de réflexion à
son ami, à son « plus que frère ». Il nous redit toute son affection pour
l’écrivain africain et leur intense complicité intellectuelle, au-delà des
divergences somme toute mineures. Il se désole de ne pas pouvoir assister
aux travaux du colloque, à cause de ses nombreuses occupations. Césaire
s’enquiert des participants au colloque avec la précision de l’ancien
professeur. S’adressant à Christian Valentin, il l’interroge sur le Sénégal (de
Senghor et d’Abdou Diouf), si cher à son cœur. Celui-ci lui en donne des
nouvelles et lui rappelle surtout la fameuse tournée des Sénégalais à Fort-de-
France, trente ans plus tôt, et les échos suscités par celle-ci dans la presse
sénégalaise. Ces souvenirs remplissent visiblement notre hôte de bonheur.
Dès qu’il s’agit de l’Afrique…
Césaire ne se souvient que très vaguement de notre rencontre, vingt ans
plus tôt, dans les locaux de l’Assemblée nationale. J’étais venu le voir « en
chair et en os » et avais prétexté pour le rencontrer de la rédaction d’un
chapitre de thèse au moment des fêtes du bicentenaire de la Révolution.
« J’avais plusieurs sollicitations d’étudiants et de jeunes professeurs
africains, vous savez. » Il nous rappelle simplement que ces fêtes avaient été
pour lui et Senghor, à l’instar de tous les députés africains du Palais-
Bourbon, comme des sénateurs noirs de l’Union française en 1948, un
« formidable déploiement » du faste républicain.
Pour un retraité, Césaire est plutôt attentif à la vie qui l’entoure… De
temps en temps, il interroge Camille Darsières sur des événements qui ne me
sont pas encore familiers. Celui que l’on a présenté, à une époque, comme
son fils spirituel – malgré les constants et fermes démentis de l’un et l’autre
–, répond patiemment à ses questions. L’ancien avocat m’a confié quelques
instants plus tôt qu’il s’était fixé pour tâche d’accompagner Césaire dans sa
promenade hebdomadaire du jeudi qui le conduisait en maints endroits de sa
ville ou au bord de la mer.
Césaire me considère avec bienveillance. Lorsque je m’inquiète de sa
santé, il me répond qu’elle va « aussi bien que possible » en montrant ses
« oreilles » posées sur un coin de sa table : des prothèses auditives. Il joue
avec elles comme on joue d’un instrument de musique. Je l’interroge sur
l’avenir de l’île : « Mais vous savez bien que je ne suis plus au courant de
rien […] On me tient éloigné de tout », dit-il en se tournant vers Camille
Darsières comme pour chercher son approbation (ou lui faire comprendre sa
désapprobation). Quelques instants plus tard, il apparaît clairement que sa
réponse ne m’est pas réellement destinée. Quelque chose d’autre semble bien
le préoccuper : la succession.
Le Parti progressiste martiniquais prépare alors l’un des congrès les plus
importants de son histoire, et ses assises commencent le jour même, ce
27 octobre 2006. Pendant trois jours, les congressistes doivent impulser une
nouvelle orientation idéologique au parti et surtout se doter d’une nouvelle
direction. La relève de la vieille garde doit absolument être assurée. Césaire
s’inquiète de l’avenir de ce parti qu’il a fondé. Il redoute qu’il n’échoue en
de mains indélicates… « Qu’est-ce qui va se passer ce soir ? » demande-t-il
constamment à Camille Darsières. « Rien que vous ne sachiez déjà, Aimé »,
répond Darsières. « Oui, mais je ne sais rien… »
Malgré sa surdité, l’ancien maire de Fort-de-France n’a plus besoin de
ses prothèses dès qu’il est question de politique intérieure. Il saisit tout
d’instinct. Durant la conversation, à plusieurs reprises, Césaire s’entretient,
en aparté, avec Camille Darsières. Visiblement, l’écrivain craint que le parti
ne commette en 2006 les mêmes erreurs qu’en 2002. Quatre ans plus tôt, lors
des élections législatives, le siège de député qu’il avait occupé depuis 1945
dans la circonscription de Fort-de-France avait été perdu au profit de Pierre
Samot (candidat divers gauche PS). Le candidat investi par le PPM était
alors Camille Darsières. Les conflits liés à cette investiture avaient laissé
des traces. Le PPM avait perdu tous ses mandats législatifs. De nombreuses
démissions s’en étaient suivies, qui avaient porté un rude coup à son unité.
« Il a accepté de se porter candidat, et personne ne le conteste », lui souffle
alors Darsières. Celui qui a ainsi « accepté » n’est autre que le maire en
exercice de Fort-de-France, Serge Letchimy. Il reprendra la direction du
parti, à la satisfaction secrète de Césaire et à la grande joie de nombreux
balisiers. Serge Letchimy est l’inventeur du concept de « mangrove
urbaine », qui oblige, selon Césaire, « à penser l’urbain dans sa globalité. »
En d’autres termes, le spécialiste a su mettre en musique la vision poétique
de l’urbanisme que Césaire a eue cinquante ans plus tôt. Il lui a donné une
dimension moderne, poussant plus loin son rêve, lui donnant corps.
Après avoir succédé à Césaire à la tête de la ville, Serge Letchimy est
devenu son successeur à la tête du parti. Césaire ne s’était pas trompé dans
sa préférence. Cette victoire fut le « signe que rien n’est mort », comme
Césaire l’a écrit dans son fameux poème « Transmission ». Il semblait avoir
trouvé en Serge Letchimy celui qui avait compris qu’en politique, « on n’est
que le dépositaire fragile » de forces essentielles dont on ne sait « qui
combien au prix de quels hasards les avait amassées1 ».
La conversation se porte ensuite sur le débat autour de la dénomination
de l’aéroport du Lamentin, qui bat son plein à ce moment-là. Au Conseil
régional de la Martinique qui a initié le projet, les joutes verbales et
rhétoriques entre les « pro-fanoniens » et les « pro-césairiens » rappellent
les anciennes querelles idéologiques des années 1970 entre indépendantistes
et autonomistes d’un côté, et départementalistes de l’autre. Les premiers
légitimaient leur opposition à Césaire en se servant de la figure de Fanon.
Les seconds, loyalistes, soutenaient – bien que du bout des lèvres – le grand
homme. Je l’interroge sur son sentiment. Sa réponse est curieuse : « Moi
aussi, si je croisais Césaire dans la rue aujourd’hui, je le détesterais. »
A la réflexion, il faut distinguer ce Césaire-là, celui dont on fait la
caricature au conseil régional, du vrai Césaire. Celui-ci n’a jamais considéré
Fanon comme un adversaire, mais, bien au contraire, comme un « compagnon
de lutte ». Césaire fut toujours surpris de cette opposition souvent établie
entre lui et celui qu’il considérait « par tous mots » comme un « guerrier-
silex ». Tel est le titre du poème qu’il lui a consacré (en 1962), après sa
mort :

Je t’énonce
FANON
Tu rayes le fer
Tu rayes le barreau des prisons
Tu rayes le regard des bourreaux
Guerrier-silex
Vomi
Par la gueule du serpent de la mangrove 2

Pourtant, opposer Césaire et Fanon, c’est méconnaître la réalité de leurs


combats respectifs. C’est faire fi de la place de Césaire dans l’œuvre de
Fanon et la fonction poétique de son œuvre politique. Césaire l’a rappelé en
son temps. Avant d’être psychiatre, Fanon était poète, c’est-à-dire,
« visionnaire ». Ce jour-là, Césaire n’avait rien ajouté à ces arguments.
Reprenant le cours de cet entretien, je lui fais remarquer alors que s’il
n’est plus tenu au courant de rien, cela ne veut pas dire qu’on l’a oublié. On
parle même de lui comme d’un prochain académicien. L’article du journal Le
Monde daté du mercredi 26 octobre 2006 et signé de Pierre Thivolet est
bienveillant à son égard. Celui-ci pense que « l’Académie française doit
accueillir Aimé Césaire ». Il enfonce le clou : « Le moment est venu pour
l’écrivain et poète de rejoindre les immortels. » La lecture du titre, reprise à
la ronde par tous ses invités présents, est accueillie par Césaire avec un
silence poli. Coupant court, de sa voix haut perché, le poète interroge :
« Vous me voyez, moi, en queue-de-pie ? » en secouant la tête de gauche à
droite puis de droite à gauche, d’un air à la fois entendu, interrogatif et
moqueur. Et comme je lui réponds « Oui », sur un ton taquin, ses yeux
roulent, désespérés. Je crois entendre ce qu’il ne dit pas : « Laissez donc
cela à Léopold Senghor. Il est plus qualifié que moi ! »
Césaire avait raison d’être dubitatif sur son rôle éventuel à ladite
assemblée. Il est désormais très courtisé, lui qui n’aime pas les courtisans.
Un an plus tard, en octobre 2007, c’est l’Académie des sciences d’outre-mer
qui va l’élire comme « membre associé ». L’information n’est pas reprise
par la presse. On ne sait si Aimé Césaire a posé expressément sa candidature
ou si sa nomination a été entérinée sans son aval. Toutefois, il y a une
certaine contradiction entre cette nomination et les origines coloniales de
l’Académie des sciences d’outre-mer. La volonté d’accorder absolument un
prix à Césaire, une reconnaissance à son œuvre, dit bien la place qu’il
occupe dans la République française et le problème que pose cette même
place. Césaire est fascinant parce qu’il est homme de convictions, de
principes et de refus. Il est dérangeant pour les mêmes raisons.
L’expression de son visage à l’évocation de l’hypothèse même de son
entrée à l’Académie française en dit plus que tous les mots. Une autre,
semblable, me revient en mémoire. Elle date de 2001. Césaire vient
d’annoncer, en toute simplicité, son retrait de la vie publique. Il préside son
dernier conseil municipal et répond aux nombreux journalistes qui couvrent
l’événement. L’un d’eux lui demande : « Monsieur Césaire, avez-vous pensé
à quelqu’un pour vous succéder ? ». Comme ce dernier ne répond pas, le
journaliste insiste lourdement : « Avez-vous des héritiers ? » Sa réponse est
alors cinglante et dédaigneuse : « Je suis un monarque ? » Le constant dédain
des mondanités, le refus des prix, de la reconnaissance institutionnelle, le
respect scrupuleux de la démocratie populaire sont autant de qualités qui font
de Césaire un être attachant.
En nous raccompagnant, mes compagnons de visite et moi, ce jeudi
27 octobre 2006, à la porte de son secrétariat, Césaire croise un groupe de
jeunes filles d’un collège de la ville en train de préparer un exposé sur l’île
de la Martinique et ses institutions. Elles voudraient le rencontrer pour lui
montrer ce qu’elles ont écrit. Le professeur se réveille en lui. Il leur dit
simplement qui il est et leur explique ses fonctions. Elles semblent
incrédules… A notre rire entendu, elles ont sans doute compris, comme nous,
qu’elles étaient face à un personnage historique important, qu’elles
interrogeaient un monument semblable à ceux érigés place de la Savane.
Elles étaient en contact avec une histoire vivante, en mouvement, qu’il fallait
immortaliser avant qu’il ne soit trop tard. Les appareils de photographie
numérique passèrent de main en main pour fixer ce temps de l’histoire sur la
pellicule de la mémoire d’une jeunesse insouciante. Césaire se prêta de
bonne grâce à la séance de pose…

Le manieur de mots
Cette bonne humeur n’est plus de mise quinze mois plus tard. Au matin
du 28 février 2008, à 10 heures, Aimé Césaire me reçoit, à nouveau, dans
son bureau de l’ancienne mairie. Cette fois-ci, je suis seul. Camille
Darsières s’est éteint brutalement à la fin de l’année 2006. Je perds avec lui
une mémoire vivante de l’histoire contemporaine de la Martinique, un acteur
et un guide éclairé de la politique de l’île vue du dedans – et, disons-le bien
– une caution importante auprès de l’ancien maire3. Césaire, lui, avait sans
doute perdu un ami cher et un complice précieux.
Le poète me semble bien fatigué, et je me reproche déjà d’avoir insisté
auprès de sa fidèle secrétaire pour que le rendez-vous soit maintenu. Un
accident domestique l’empêche de se déplacer autrement qu’avec deux
chaussures inégales et différentes, dont une moufle. J’avais gardé le souvenir
d’un homme qui ne tenait pas en place lors de notre dernière rencontre.
Elégamment vêtu d’un costume gris impeccable, il ne savait s’asseoir que
pour mieux se relever, allant de la table basse à son bureau. Maintenant,
l’homme a vieilli. Son costume est correct, mais un peu négligé. La blessure
au pied, profonde, douloureuse, lui fait prendre conscience de la vanité de
son corps, de son handicap, et même d’une possible impotence. Il ne
supporte rien d’autre que la lecture que lui firent, durant ma courte présence,
ce matin-là, une étudiante venue de Paris, qui achève sa thèse sur son
œuvre4, et un journaliste de France-Antilles5. L’une, qu’il appelle
affectueusement Kori, lui lit de la poésie. L’autre, « l’esclave
sénégalais qu’il retenait dans son île », comme il le nomme malicieusement,
la presse quotidienne.
En réalité, dans son état, affaibli, Césaire ne supporte plus d’être bercé
que par les seuls mots de sa poésie. Il les redécouvre avec avidité dans la
bouche des autres. Et si ces mots sont dits par une belle voix, c’est encore
mieux. Césaire semble ne plus vivre et ne plus se comprendre que par et
dans ses mots. Cette attitude du poète renvoyait selon moi à son œuvre tout
entière. Dans Cahier d’un retour au pays natal, c’était par les mots, déjà,
comme il le disait, « que nous manions des quartiers de monde ». Par eux
aussi que « nous épousons des continents en délire, que nous forçons des
fumantes portes ». « Des mots, ah oui, des mots ! mais des mots de sang frais,
des mots qui sont des raz-de-marée et des érésipèles et des paludismes et
des laves et des feux de brousse et des flambées de chair et des flambées de
villes… » Dans Moi, laminaire, le poète considère le mot comme un
viatique. Il suffit de se remémorer quelques vers du poème « Mot-
macumba » :
Il y a des mots bâton-de-nage pour écarter les squales
il y a des mots iguanes
il y a des mots subtils ce sont des mots phasmes
il y a des mots d’ombre avec des réveils en colère
d’étincelles
il y a des mots Shango
il m’arrive de nager de ruse sur le dos d’un mot dauphin.

La maladie, la vieillesse ramenaient ainsi Aimé Césaire à sa fonction


première de poète, de manieur de mots, de jongleur de la langue. C’est peut-
être bien, littéralement, ce qu’il faudrait retenir de toute sa vie. Bien que son
intérêt pour la poésie et la politique soit demeuré intact, la maladie le rendait
dépendant. Son audition a décliné plus qu’à notre précédente rencontre. Sa
vue a baissé. Césaire a gardé malgré tout son légendaire sens de l’amitié.
Jacqueline Leiner disait de lui qu’il était « d’une extrême délicatesse » et
avait « le culte de l’amitié ». Il était si prévenant « qu’un jour, se promenant
avec [son ami] Thésée, encore souffrant, il ne lui fit même pas mention de
son apparition à la télévision. Elle était pourtant projetée à la même heure et
il avait attendu celle-ci pendant des années. Ses sentiments pour ses amis ont
toujours eu la priorité sur ses succès personnels6 ».
Césaire m’interroge au sujet de la vie de la maison d’édition dirigée par
Mme Diop, la veuve d’Alioune, mais également de l’état de la revue
Présence africaine, au comité de rédaction duquel il a siégé au cours des
années 1950. Subrepticement, le poète s’enquiert aussi d’une partie de son
œuvre, puisqu’il a présidé aux destinées de la Société africaine de culture
(SAC) après la mort de l’anthropologue haïtien Jean-Price Mars. Il me fit la
remarque, non sans raison et avec un air désabusé, que les choses n’étaient
plus ce qu’elles étaient et que les temps étaient très difficiles maintenant
pour mener à bien des entreprises culturelles d’envergure. Au moment où
l’Afrique connaissait des bouleversements historiques sans précédent, me
dit-il, il fallait malgré tout maintenir le cap de la culture. Ses mots étaient
justes et profonds. Il restait ainsi fidèle à une œuvre culturelle à laquelle il
avait contribué et qui l’avait formé.
Il restait encore et toujours fidèle à l’Afrique, qu’il ne cessait de
considérer comme une composante essentielle de la personnalité
martiniquaise. Il fallait rappeler « sans cesse aux Antillais cette origine »,
me dit-il encore. Ses mots n’étaient pas un signe de politesse adressé à ma
personne. C’était surtout l’expression d’une conviction intime qui avait
occupé le combat d’une vie. Il avait conscience du rôle de l’Afrique dans la
reconnaissance d’une identité martiniquaise et sur le lien qu’il fallait
maintenir entre l’île et le continent, entre les Antilles et l’Afrique.
Le ton avait la conviction qui avait toujours donné force à son propos.
Mais celui-ci était maintenant couvert par la maladie. Césaire n’était plus
que douleur. L’homme qui hier encore se jouait de ses oreilles, s’amusait de
la déchéance de son corps, avait perdu son humour. Il voulait exprimer cette
conviction sur le rôle de l’Afrique par écrit, et avait tenu à me dédicacer son
dernier opus, Ferrements et autres poèmes, tout juste réédité, avec une
préface de Daniel Maximin7.
Dans sa générosité, Césaire voulait tout faire par lui-même. Perdant ses
forces et ses moyens, il perdait aussi patience. Son écriture était désormais
lente et tout effort lui pesait. A sa secrétaire qui lui disait : « Monsieur
Césaire, dictez, et nous l’écrirons pour vous », le maire honoraire, recevant
cette sollicitude comme une humiliation, répondait sans appel : « Non, mais
foutez-moi donc la paix. Vous ne me foutrez donc jamais la paix, à la fin… Je
fais ce que je veux. » Encore un acte de rébellion qui rappelait les plus
belles heures de son « fichu caractère »…
Obstiné, Césaire avait pris le temps de rédiger sa dédicace en suivant de
ses doigts la ligne empruntée par la plume. Il lui fallait coller à la ligne
imaginaire sur la page blanche pour ne pas se tromper de niveau. Après un
temps assez long, il m’offrit un cadeau inestimable : une écriture forgée dans
la douleur, pour moi. Il allait y ajouter une lettre qu’il avait adressée à
Senghor à l’occasion de son dernier anniversaire, afin qu’on en fasse usage
si nécessaire à la grande exposition que le musée du quai Branly devait
consacrer prochainement à la revue Présence africaine8. Encore une
preuve de sa fidélité en amitié.
Epuisé, Césaire tenait absolument à rentrer à Redoute (son domicile),
non sans être passé par une pharmacie où il avait ses habitudes. Des
médicaments à prendre pour sa sœur Mireille, « qu’il avait abandonnée
depuis ce matin », et pour lui-même. Les médicaments. Sa vie durant,
Césaire semble s’être automédiqué. Ses proches disaient qu’il était un
habitué du Vidal, le dictionnaire médical bien connu. Camille Darsières
racontait à ce sujet une anecdote qui vaut la peine d’être rapportée ici.
Durant leurs promenades hebdomadaires, Césaire ne manquait pas une
occasion de lui donner une liste pour la pharmacie ou de s’y rendre lui-même
pour renouveler son stock de médicaments. Un jour, l’avocat lui avait dit :
« Aimé, le grand docteur Aliker a dit que vous devriez arrêter de prendre des
médicaments sans ordonnance. Il pense que ce n’est pas bon pour votre
santé. » Césaire était resté silencieux jusqu’à leur retour à la mairie. En
descendant de voiture, il avait dit simplement : « Le docteur Aliker est un
grand médecin. Moi, je suis un grand malade9 ! » Cette sentence était sans
appel. Elle traduisait explicitement la relation de Césaire à la maladie,
obsessionnelle, hypocondriaque. Césaire souffrait des maladies liées à la
dégénérescence du corps. Mais il avait surtout eu, sa vie durant, mal à la
Martinique.
Dès les premières lignes du Cahier d’un retour au pays natal, l’état
de la ville de Fort-de-France lui inspirait les lignes suivantes : « Ici la
parade des risibles et scrofuleux bubons, les poutures de microbes très
étranges, les poisons sans alexitère connu, les sanies de plaies bien antiques,
les fermentations imprévisibles d’espèces putrescibles. » Très tôt, Césaire
avait eu conscience de l’impact des maladies sur la constitution des sociétés,
et avait éprouvé la nécessité de les vaincre pour construire une société digne
de ce nom. On ne sera donc pas surpris que l’un de ses premiers actes de
bâtisseur de Fort-de-France ait été la construction, en 1951, d’un grand
hôpital sur le domaine communal du quartier de Redoute, hôpital qui
deviendra plus tard le Centre hospitalier universitaire de la région
Martinique.
La descente des escaliers qui devaient le conduire de son bureau à sa
voiture, puis à son domicile, avait été pénible pour Césaire. Dans la cour de
l’ancienne mairie, le visage de l’homme, lumineusement éclairé par le soleil
de midi, dévoilait l’étendue de sa souffrance, que je ne pressentais pas
totalement. La grimace se faisait plus forte et plus intense, le déplacement
plus pénible. Même les sourires des vieilles dames qui passaient par là ainsi
que la bise que l’une d’elles posa sur une joue ne furent pas en mesure de
l’apaiser. C’est avec ce visage marqué par la douleur que Césaire
s’engouffra devant moi dans sa voiture de marque Skoda. L’absence
ostentatoire de luxe pour celui qui avait passé toute sa vie en politique était à
l’image du personnage. Je n’ai pas hésité à mon tour à lui faire une bise sur
la joue droite, avec la crainte que ce ne fût notre dernière entrevue.
Longtemps, j’ai gardé en mémoire ces dernières images de Césaire,
debout à la porte de l’ancienne mairie de Fort-de-France, rue Victor-Sévère,
nimbé dans un halo du soleil de midi, entouré de Martiniquais : le policier
municipal en faction, trois vieilles dames de passage à la mairie, un jeune
homme travaillant à la bibliothèque Schoelcher toute proche, venu tirer un
portrait d’Aimé Césaire, « s’il le voulait bien », une main sur l’épaule de sa
secrétaire, Joëlle Jules-Rosette, pour descendre les dernières marches de la
vieille bâtisse. Ces images condensent toute l’histoire de l’homme : la
simplicité et la force d’un être debout. On les trouvait déjà dans son
adolescence qui s’est déroulée non loin de là. Elles sont le ferment de son
éducation et de sa scolarité. Elles constituent le caractère de ce jeune
normalien qui exerça dans l’île une fonction de professeur engagé dans la
défense de la culture martiniquaise et l’éducation de la jeunesse antillaise.
Elles sont présentes dans ses activités de représentant de la Martinique au
Palais-Bourbon comme dans ceux de magistrat de la ville. Force et
simplicité constituent bien le socle de tous ses choix idéologiques et
esthétiques, personnels et politiques, comme le fondement de ce caractère
bien trempé que tous ses interlocuteurs lui reconnaîtront, soit pour le louer,
soit pour le blâmer. En tout état de cause, Césaire ne laissa jamais
indifférent.
I
Une éducation aux antilles

La jeunesse antillaise d’Aimé Césaire se confond avec la géographie de


la Martinique. Entre 1913, date de sa naissance, et 1931, celle de son départ
pour Paris, son existence le conduit de la baie du Nord (Basse-Pointe et Le
Lorrain) aux contreforts du Sud (Fort-de-France) en passant par Saint-Pierre
– qui occupe dans cet itinéraire une place particulière. Ces trois espaces
géographiques correspondent à trois caractères de l’enfance : l’enfance
heureuse, l’enfance mythique et l’enfance inquiète.

Basse-Pointe, l’enfance heureuse


« Mon enfance, c’était à Basse-Pointe et au Lorrain, ce sont les côtes du
Nord10. » Césaire a souvent repris mot à mot cette phrase pour situer ses
origines. Invité par la mairie de Basse-Pointe le 20 mai 2005 à prononcer
une allocution, il précise ceci : « Basse-Pointe a structuré mon cœur, a
architecturé ma poésie11. »
Aimé Césaire voit le jour le 25 juillet 1913 sur la plantation Eyma où
son père, Fernand Elphège Césaire, exerce la fonction d’intendant. Cette
activité dévolue au cours du XVIIIe siècle aux engagés blancs puis, dans la
seconde moitié du XIXe siècle, aux mulâtres est occupée depuis la première
moitié du XXe siècle par les descendants d’esclaves qui possèdent des
rudiments avancés d’instruction. Sa mère, Eléonore Hermine, est femme au
foyer.
Lorsqu’il évoque son enfance, c’est en poète que parle Césaire. Trois
ans avant sa mort, ce sont d’abord les paysages qui lui reviennent en
mémoire. « Basse-Pointe : la montagne, la rivière, la ravine. » On pourrait
situer à ce moment primordial et en ce lieu initial son goût pour la flore
antillaise et son intérêt pour la nature, qui restent une des dimensions de son
œuvre poétique, comme en témoigneront les recueils Ferrements et
Cadastre. Césaire évoque ensuite les déambulations quotidiennes de
l’enfant qu’il était dans la commune : « J’habitais à l’autre bout de Basse-
Pointe et je traversais tous les matins, je montais, je montais “haut du
morne”, comme on disait, et me voilà à l’école. » Il y retrouvait son
institutrice, Mlle Louis Moïse Astérie, cette belle dame qui marquera
l’enfant par sa gentillesse, sa beauté, sa prestance et sa « longue natte dans le
dos ».
Ces quelques mots de l’autobiographie font écho aux poèmes de Césaire.
On ne dira jamais assez l’effet produit par cette longue natte sur l’enfant, et,
plus précisément, sur ses canons de beauté féminine. Le poème
« Chevelure », écrit plus tard en hommage à Suzanne Roussi, sa « femme »,
puise sans doute son origine dans cette fréquentation première de celle qui
continuera à l’appeler « mon petit élève » en dépit de son statut de maire de
Fort-de-France et de député de la Martinique.
Ses mots portent également l’écho du Cahier d’un retour au pays
natal, où le poète évoque la misérable maison familiale située au bout d’une
« route follement montante et témérairement descendante ». Sa « coiffure de
tôle » ondule « au soleil comme un peau qui sèche ». Des « têtes de clous »
luisent sur le plancher de la salle à manger. « Les solives de sapin et
d’ombre courent au plafond. » Le mobilier est composé de « chaises de
paille fantomales et la lumière grise de la lampe, celle vernissée et rapide
des cancrelats qui bourdonnent à faire mal… » Césaire ne semble pas avoir
souffert de cette vie misérable qui s’améliorera au demeurant grâce à
l’ambition et à la réussite professionnelles du père.
De cette enfance à Basse-Pointe, le poète retient encore les histoires
d’esclaves, leur soumission et leurs révoltes, leurs brimades et leurs
bravoures, leurs privations et leurs héroïsmes12. La plantation Eyma, où son
père exerce son métier de commandeur, est un des poumons économiques de
la commune. Mais c’est la plantation Gradis qui est le véritable espace
d’éducation populaire du jeune Césaire. Il découvre, grâce au travail
paternel, la tenue des registres de la plantation, l’organisation des travaux
journaliers des ouvriers, la planification de leurs congés et la distribution
des soldes. Mais comme tous les enfants de sa génération13, c’est
l’expérience de la rue Cases-Nègres, la vue des « nègres de Gradis », qui lui
fait prendre conscience très tôt du caractère laborieux du travail des champs
et de la nécessité de ne pas y consacrer sa vie : « Il me fallait apprendre.
C’était cela ou le champ de canne », dira-t-il plus tard14.
Malgré la difficulté évidente du travail dans les champs de canne, le
futur poète sera profondément marqué par le caractère composite de la
population. Plus de quatre-vingts ans plus tard, il affirme : « Basse-Pointe,
c’était […] le peuple martiniquais dont je sentais le cœur battre à […]
l’usine Gradis. » Pour lui, la plantation est le lieu de construction d’une
civilisation métisse. Celle-ci est l’œuvre des coolies, c’est-à-dire des
Indiens (venus d’Asie) et des Tamouls autorisés par Napoléon III à s’établir
dans l’île dès 1853, comme le rappelle Aimé Césaire dans son allocution du
20 mai 2005. Ces coolies vont servir les desseins des usiniers de la fin du
XIXe siècle qui espèrent casser les grèves des ouvriers nègres en maintenant
leur solde à un niveau assez bas. Cette civilisation martiniquaise est aussi
l’œuvre de ce qu’il appelle les « nègres vrais15 », qui se distinguent, selon
lui, des « Martiniquais ordinaires » par leur rapport à la terre. En somme,
l’enfant a appris très tôt la tolérance et l’antiracisme ainsi que le sens de
l’observation des cultures et civilisations diverses. Même s’il a échappé à
cette tradition qui voudrait que les enfants dès l’âge de huit ans soient
embauchés par les planteurs pour apporter une main-d’œuvre supplémentaire
durant les campagnes de récolte de la canne, le futur poète n’en connaît pas
moins la saveur de cet enfer, la couleur de cette terre, la nature exacte de la
plantation. L’écriture poétique et les essais en porteront trace plus tard.

Le Lorrain, l’enfance mythique


Dans cet univers de la plantation, la famille Césaire est tout de même
moins misérable que celle de nombreux ouvriers des usines et des champs de
canne à sucre. Le futur poète appartient à une lignée de « petits-bourgeois ».
Son grand-père, Nicolas Louis Fernand Césaire (1868-1896) qui vit en
concubinage avec Eugénie Macni (1868-1942), est en effet le premier
Martiniquais à suivre les cours de l’Ecole normale de Saint-Cloud. Ils ont
ensemble deux enfants, le futur père du poète, Fernand Elphège, et une fille
nommée Constance. Après ses études en métropole, Nicolas Fernand Césaire
devient instituteur. Il va diriger l’école primaire de Saint-Pierre, située rue
de l’Equerre, et épouser une mulâtresse, Jeanne Henriette Marie. Mais il
décède à l’âge de vingt-huit ans laissant orphelins ses deux enfants dont
l’aîné, née en 1888, n’a que huit ans tandis que la cadette en a à peine cinq.
Eugénie Macni, une vraie négresse, (une « négresse matador »), qui a appris
à lire et à écrire en partie grâce à son compagnon, doit assurer toute seule
l’éducation de ses deux enfants. Sans ressources financières, elle ne peut
mener leur scolarisation sur une longue durée. Fernand Elphège Césaire
quitte ainsi l’école après l’obtention de son brevet d’études supérieures et
s’engage comme intendant d’habitation. Il épousera Marie Félicité Eléonore.
Originaire de la commune du Lorrain, et plus précisément du morne
Capot, la mère du poète, née Hermine, vient au monde alors que sa mère,
Hermine Chalonec, est veuve. Son père naturel est un certain Lapierre natif
de la commune de Sainte-Marie. Sa discrétion fait qu’on ne sait pas grand-
chose de lui, sinon qu’il était un « nèg’ noir » (un nègre noir de peau) comme
Eugénie Macni. Elevée par sa mère, qui n’a pas les moyens, elle non plus, de
lui assurer une éducation sur le long terme, Eléonore quitte les bancs de
l’école après son certificat d’études primaires. De son union avec Fernand
Elphège Césaire naîtront sept enfants. Omer (1911), Aimé (1913), Mireille
(1915), Georges (1917), Denise (1919), Fernand (1921-1923) (décédé des
suites d’une broncho-pneumonie) et Arsène (1923).
Lorsque Césaire évoque son enfance familiale au Lorrain, c’est l’image
de sa grand-mère paternelle, Eugénie Macni, affectueusement appelée Man
Nini, qui lui vient à l’esprit. Il brosse son portrait avec ferveur, aménité et
respect. Elle est d’abord sa première institutrice, celle qui l’a initié aux
rudiments de la langue française dans sa classe de maternelle, parce qu’un
tel niveau scolaire n’existe pas à Basse-Pointe. Eugénie Macni transmettra à
son petit-fils un peu du souvenir de ce grand-père adoré qu’elle a aimé et
que le futur poète n’a pas connu. Elle lui ouvrira ainsi les portes de la
fabrique du mythe de l’enfance.
Pour Césaire, Man Nini représente ensuite l’Afrique « pure » et parfaite.
« Elle avait, dira-t-il plus tard, un type africain extrêmement net, précis. » Sa
sœur Denise, magistrate à Dakar, croira reconnaître son sosie dans
l’expression d’une petite femme sénégalaise entrée dans son bureau. Elle
décidera que sa grand-mère était une Diola originaire de la ville de
Ziguinchor, en Casamance, une ville qui avait vu passer de nombreux
esclaves et qui avait été surnommée la « ville-où-l’on-pleure ». Ce mythe
d’une origine africaine située du côté de la Casamance va hanter les enfants
Césaire. Le poète lui-même en offrira une autre version. Reçu par Léopold
Sédar Senghor lors du Festival mondial des arts nègres de Dakar en 1966, il
croit reconnaître dans la célèbre reine casamançaise Sebeth, qui lui accorde
une audience, le visage de sa grand-mère Macni. Il en est d’autant plus
convaincu qu’il découvre au même moment, en Casamance toujours, le
« diable rouge », un masque de carnaval très populaire à la Martinique. Ici,
aux Antilles, il est le signe du diable. Là-bas, en Afrique, il est « masque des
initiés, symbole de richesse matérielle et spirituelle ».
Man Nini figure aussi l’image d’une « femme matador » dans la société
martiniquaise d’après l’esclavage. Comme le révèle Denise Césaire,
considérée par le poète comme l’archiviste de la famille, cette aïeule était
une petite marchande du Lorrain qui vendait ses produits locaux dans une
boutique située en face de l’église de la ville. « On venait la consulter pour
tout. C’était une sorte de directrice de conscience. » Elle remplira même la
fonction « d’écrivain public ». Aux yeux du poète Aimé Césaire, en tout cas,
elle appartient encore à cette race des vrais descendants d’esclaves qui ont
réussi à inventer un nouveau mode de vie dans l’île et qui disparaissent peu à
peu du paysage au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
La présence forte de cette grand-mère mythique va ouvrir à Césaire les
portes vers la connaissance d’un autre lieu et d’un autre être tout aussi
mythiques : Saint-Pierre et le grand-père paternel. A la différence du Lorrain
ou de Basse-Pointe, Césaire n’a pas passé son enfance dans la capitale
volcanique. Elle reste cependant marquante parce qu’elle est la ville
d’origine du grand-père, Nicolas Fernand Césaire, on l’a dit. Bien avant
l’éruption de la montagne Pelée qui va la raser presque entièrement, Saint-
Pierre est une ville prospère qui a réussi sa reconversion industrielle après
l’abolition de l’esclavage en 1848 et la chute des cours du sucre. Elle s’est
tournée vers la production du rhum et reste, dans le dernier quart du
XIXe siècle, le principal site exportateur de la Martinique. Elle est aussi une
ville plus ouverte que toutes les autres communes de l’île. Dès 1871, l’école
laïque accueille les descendants d’esclaves et le droit de vote est étendu aux
affranchis. Les mulâtres, les métis et les békés se côtoient dans une ambiance
faite de complicité et de concurrence. Saint-Pierre est surtout une ville
intellectuelle. Les manifestations culturelles (littéraires et théâtrales), les
découvertes musicales (la naissance de la biguine16), y sont multiples,
marquées du sceau de l’obsession de la bourgeoisie pour la culture française
du grand siècle (un vrai théâtre de huit cents places y est créé en 1873). Une
société d’écrivains s’y adonne aux jeux multiples de l’écriture, et une société
savante de géographie liée à une consœur étasunienne y a été créée. Bref, ces
diverses sociétés intellectuelles du monde caraïbe montrent que la vie de
l’esprit n’a ici rien à envier à celle du monde européen.
Saint-Pierre semble occuper une place de choix dans l’imaginaire du
futur poète. Césaire reconnaît d’ailleurs dans un entretien accordé à Georges
Ngal l’influence de la ville sur sa conscience de la « lutte raciale17 ». Il
s’identifie volontiers au paysage de la montagne Pelée : « J’ai l’habitude de
dire que je suis péléen », affirme-t-il18, c’est-à-dire, volcanique, explosif,
imprévisible, violent, colérique, capricieux. Mais c’est surtout dans la
mythologie familiale reconstituée, où il dresse le portrait de son ancêtre,
qu’il faut mesurer cette influence. Césaire raconte : « Je n’ai jamais su de
quel coin d’Afrique mon aïeul venait. Il avait été libéré, et avait pris part à
une insurrection dans le nord de la Martinique et avait été condamné à mort
sous Louis-Philippe. Je sais que Benjamin Constant a pris la parole à la
Chambre sur l’affaire. » Le poète fait référence ici à un certain Césaire
condamné effectivement le 21 décembre 1833 pour insurrection. Pour des
raisons historiques évidentes, liées à l’absence de registres de naissances, il
est bien difficile d’établir sa filiation exacte avec cet illustre condamné –
comme l’a relevé Georges Ngal. Toutefois, pour cette raison même, la
grande ville du Nord, Saint-Pierre, qui connut des insurrections régulières
avant l’abolition de l’esclavage – et même après –, suscitera toujours chez
Césaire le désir de rendre compte de l’héroïsme des esclaves qu’il a
approchés dans son enfance et de leur soif profonde de liberté.

Fort-de-France, l’enfance inquiète


En 1924, la famille Césaire emménage à Fort-de-France. Victor Sévère
(1867-1957) vient d’accéder à la mairie après vingt-quatre ans d’éclipse
politique ; Césaire a tout juste dix ans. Celui-ci ne sait pas encore que, vingt
ans plus tard, il sera adoubé dans la magistrature de la ville par celui-là. La
famille s’installe au 100 de la rue Antoine-Siger (1849-1908), maire
intérimaire de Fort-de-France assassiné au lendemain de son élection, en
1907, par ses adversaires politiques. Décidément, les signes s’accumulent !
Le déménagement de la famille est dû autant à l’évolution
professionnelle du père qu’aux exigences de l’éducation des enfants. Aimé
Césaire a passé le certificat d’études primaires et obtenu une bourse pour
s’inscrire au collège Schoelcher de Fort-de-France. Il est le premier de la
famille à recevoir cette distinction. Après son emploi sur la plantation Eyma,
le père, Fernand Elphège Césaire, a passé et réussi le concours d’employé
des contributions directes. Il devient fonctionnaire, et est nommé au bureau
de Basse-Pointe.
Fernand ne revient dans la capitale qu’au milieu et à la fin de chaque
mois. Aimé Césaire a évoqué dans son long poème, Cahier d’un retour au
pays natal, les conditions de vie de la fratrie au moment de son arrivée
dans la capitale de la Martinique. Il se souvient de « la maison minuscule »
dont « les entrailles de bois pourri » abritent « des dizaines de rats », de la
« turbulence de ses six frères et sœurs », de cette « petite maison cruelle
dont l’intransigeance affole nos fins de mois ». Pour subvenir aux besoins et
aux études de ses enfants, la mère a transformé une des pièces de la « petite
maison » en atelier de couture. Le poète se souvient de ses « jambes qui
pédalent de jour, de nuit […] une Singer […] pour notre faim ». Il est le seul
enfant de la fratrie à avoir conscience des difficultés pécuniaires que
traverse la famille. La réussite au concours de contrôleur des contributions
directes permettra au père de rejoindre définitivement sa famille à Fort-de-
France et d’améliorer leurs conditions de vie.
Ces retrouvailles marquent aussi le début d’une éducation plus stricte.
De fait, les parents, contrariés dans leurs propres parcours scolaires,
nourrissent pour leurs enfants de grandes ambitions. Les garçons, Omer,
Aimé, Georges et Arsène, feront des études secondaires au lycée Schoelcher.
Les filles, Mireille et Denise, au collège des Sœurs des écoles chrétiennes.
Ils pourront même accéder aux études supérieures. Le père instaure un
rythme de vie qui pousse les enfants à l’excellence. Réveillés tous les matins
à 6 heures, ils font leurs devoirs (dans les disciplines usuelles, français et
arithmétique) jusqu’à 7 h 45 avant d’aller à l’école. Le père est obsédé par
la réussite de sa progéniture19. Le poète décrira dans Cahier d’un retour au
pays natal ce spleen d’un « père fantasque grignoté d’une seule misère […]
qu’une imprévisible sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse ou exalte
en hautes flammes de colère ».
Les parents nourrissent à l’égard du jeune Aimé une attention toute
particulière. La mère, Eléonore, lui cède en tout. Face à ses frères, il est plus
réservé et plus taciturne, plus intelligent, et plus capricieux aussi. Ses sœurs
se souviennent de ses colères mémorables. Aimé Césaire est surtout attaché
à ses livres, auxquels il consacre toutes ses économies. Il ne les céderait à
personne, pour rien au monde. Lorsqu’il est plongé dans ses lectures, le
jeune Césaire ne fait plus attention au temps qui passe. L’évasion est à ce
prix. Assise devant sa machine à coudre, Eléonore lui tient compagnie les
soirs où il décide de prolonger ses lectures.
Catholique fervente, autorité morale respectée par les institutions
ecclésiastiques de l’île – celles-ci solliciteront d’ailleurs son aide afin de
ramener le turbulent Aimé à la raison après son retour au pays natal –,
Eléonore insiste pour que son fils soit baptisé. Le jeune homme suit les
conseils maternels et ne proteste guère. L’Eglise n’est après tout qu’un vaste
lieu d’un spectacle aussi intéressant que le football, pour lequel le jeune
homme a toujours nourri une passion. Dans son Cahier d’un retour au
pays natal, Césaire donnera de la fête de Noël aux Antilles une célèbre
image carnavalesque qui en dit long sur son rapport à la religion : « Et ce ne
sont pas seulement les bouches qui chantent, mais les mains, mais les pieds,
mais les fesses, mais les sexes, et la créature tout entière qui se liquéfie en
sons, voix, et rythme. »
Malgré son caractère bourru et distant, le père est un homme attentionné
lui aussi. Il a prénommé son fils Aimé en hommage à Aimé Barthou, un
célèbre chroniqueur du Journal de l’université des Annales (1907-1919),
un hebdomadaire qui va tirer jusqu’à 200 000 exemplaires. Sous son
nouveau nom, Conferencia, à la fin de la Première Guerre mondiale, le
journal, devenu bimensuel, diffuse à l’intention de la petite bourgeoisie de
province des commentaires et des chroniques signés des noms prestigieux
des milieux littéraires, culturels et intellectuels parisiens, sur des sujets aussi
divers que l’art, la littérature, la peinture, la poésie, le théâtre, bref, tout ce
qui fait la nature et la quintessence de la culture française.
L’abonnement de Fernand à cette revue renseigne sur ses orientations
politiques. Comme tous les petits-bourgeois des Antilles françaises qui
doivent leur statut social à l’instruction publique et à l’école laïque, les
Césaire sont socialistes. Ils soutiennent Joseph Lagrosillière (1872-1950),
député et président du conseil général de la Martinique avant sa
compromission avec l’usinier Fernand Clerc, et surtout son arrestation pour
trafic d’influence (1931), puis Victor Sévère, évidemment. Ils sont
assimilationnistes, pour autant que cette idée signifie tout à la fois la justice
et l’égalité raciale, tout comme le grand-père, Nicolas Fernand, aurait été
assurément pour Victor Schoelcher contre Cyrille Bissette (1822-1858), pour
la rectitude morale du premier contre la compromission politicienne du
second. Ils adhèrent à l’antiesclavagisme et soutiennent la
départementalisation qui fait déjà son chemin dans les consciences
bourgeoises de l’île, acquises très tôt aux visées politiques schoelchériennes
dès la fin du XIXe siècle. Les idées communistes ne font pas partie des outils
conceptuels et politiques de la pensée politique dans la famille.
Aimé Césaire, qui a obtenu une bourse pour ses études secondaires,
s’inscrit au collège Schoelcher. Pour le jeune homme qui ne connaissait que
la campagne et le nord de l’île, la ville de Fort-de-France ne présente aucun
attrait. Son urbanisme le désole et, à l’école, il est relativement isolé. Le
jeune homme, assez gauche, ne possède pas les manières qu’on acquiert par
la « bonne éducation bourgeoise ». Césaire s’enferme volontiers dans ses
livres. « J’étais assez malheureux, confesse-t-il. Je ne me suis pas retrouvé
dans cette petite bourgeoisie ambiante. […] Je n’avais pas de préjugé racial.
Je me suis fait des amitiés personnelles parmi les Blancs20. » Cette
sollicitude ne comble pas vraiment la solitude. Il a très peu d’amis. En
classe de cinquième, cependant, en 1925, il fait la connaissance de deux
Guyanais que les autorités coloniales ont inscrits dans ce collège prestigieux
en raison de la destruction du lycée de Cayenne par un cyclone. L’un,
Auguste Delanon, est bien victime de la tempête. Mais l’autre, Léon-Gontran
Damas, est en plus victime de son mauvais caractère. Il apparaît tout de suite
aux yeux de Césaire comme un « homme très bizarre ». De ce bref séjour à
Fort-de-France pourtant, une amitié indéfectible liera les deux adolescents.
Damas reconnaîtra en Césaire un alter ego : « Nous étions considérés
comme des “soubarous”, dira le Guyanais, c’est-à-dire des pantalons-trois-
quarts », parce qu’ils les portaient au-dessous des genoux, contrairement à
leurs camarades békés. Leurs retrouvailles à Paris au cours des années 1930
et l’attachement de l’un à l’autre traverseront les épreuves de la vie. Leurs
relations traduisent le sens de l’amitié réelle que Césaire a toujours
considérée comme un bien précieux21.
Malgré la difficulté qu’Aimé Césaire éprouve à se faire de vrais amis,
sa scolarité dans les classes du secondaire comme au lycée se passe
normalement. Il suit les mêmes enseignements que ceux proposés dans les
meilleurs lycées de l’académie de la Seine, avec des enseignants dévoués et
chevronnés. Gilbert Gratiant (1895-1985), son professeur d’anglais – et plus
tard membre de la fédération du parti communiste de la Martinique – ne
tarira pas d’éloges sur les qualités de « ce petit garçon gracieux ». Il louera
chez lui une docilité si parfaite qu’elle semblait « anormale », une
gentillesse « extrême », un calme à toute épreuve22. Césaire reconnaît lui-
même avoir été, au lycée, un élève « studieux » ayant accompli un cursus
« normal ». Il « s’intéressait au français », se « passionnait pour l’histoire ».
Ces savoirs acquis par l’école lui ouvrent des horizons et lui font
paraître plus petit son environnement immédiat. A dix-sept ans, il pense que
« la Martinique c’est la merde23 » et ne songe qu’à « partir ». Comme il l’a
écrit dans le Cahier d’un retour au pays natal, il rêve de devenir un
« homme-hyène », un « homme-panthère », un « homme-juif », un « homme-
cafre », un homme-hindou-de Calcutta », un « homme-de-Harlem-qui-ne-
vote-pas ». L’adolescent, doué, est reçu au baccalauréat en 1931. A dix-huit
ans, il quitte sans regret la ville de Fort-de-France, dans laquelle il ne s’est
jamais vraiment plu. Il s’éloigne de cette île pour laquelle il n’éprouvait
finalement qu’une profonde aversion, « petite société coloniale » étouffante
par « ses mesquineries, ses ragots, ses préjugés, et sa hiérarchie de races et
de classes24 ». Son professeur de géographie, Eugène Revert (1895-1957),
ancien élève de l’Ecole normale supérieure à Paris25, lui remet une lettre de
recommandation pour s’inscrire en hypokhâgne au lycée Louis-Le-Grand.
Considéré par ses maîtres comme un être d’exception, adoubé par les plus
talentueux d’entre eux, Césaire sera, pendant quelques années, un Noir de la
Martinique dans les rues du quartier Latin.
II
Une jeunesse parisienne

Aimé Césaire arrive à Paris en septembre 1931, au moment même où


l’Empire français célèbre sa grandeur dans le monde en organisant à la Porte
Dorée, à la lisière du bois de Vincennes, l’Exposition coloniale
internationale. Le jeune homme, qui ne pense qu’à ses études, n’en a cure. Ce
détachement vis-à-vis de l’histoire immédiate, et de l’événement qui fait
courir le tout-Paris médiatique, militaire, artistique et politique constitue l’un
de ses traits de caractère : l’indifférence au symbole et à l’apparat (de la
représentation coloniale), la tendance au repli sur soi. De fait, durant ses
années parisiennes, de 1931 à 1939, seules les activités intellectuelles
occuperont son temps. L’inscription en hypokhâgne, puis en khâgne, à Louis-
le-Grand (1931-1935), l’entrée à l’Ecole normale supérieure (1935-1939) et
son œuvre d’essayiste (1934-1935) puis de poète (1935-1939) en sont
quelques moments les plus marquants.

Un voyageur pressé : les hommes, plus que les


paysages
Le récit du premier voyage de Césaire à Paris en 1931 est assez bien
connu. S’il consent à livrer parfois quelques éléments sur les conditions de
ce déplacement vers l’Europe à bord du navire le Pérou parti de Fort-de-
France le 24 septembre, Césaire refusera toujours l’exposition du moi et le
discours autobiographique. La traversée reste pour lui anecdotique : « A
bord du bateau, dit-il, je me suis senti à part, je n’ai pas voulu me mêler à
cette petite bourgeoisie, à ces hommes qui se sentent plus Français que des
Français. Tous les soirs il y a bal, mais cela ne m’intéresse pas. J’étais
enfermé dans ma cabine au fond de la cale26. » De nombreux écrivains
auraient établi une relation entre cette situation personnelle et celle des
esclaves nègres d’Afrique, donné des détails sur ce qu’ils auraient vu et sur
ceux qu’ils auraient rencontrés, permis aux lecteurs de se faire une idée de
l’atmosphère et de l’environnement. Césaire ne semble pas très curieux. Il
est préoccupé depuis le départ de l’île par un seul objectif : réussir ses
études.
Détenteur d’une bourse d’études des Colonies, il s’inquiète surtout des
conditions matérielles et pratiques de sa vie future en métropole. A la
différence de nombreux élèves du lycée de la rue Saint-Jacques – comme
Senghor par exemple –, le Martiniquais n’a ni parrain ni tuteur susceptible
de l’accueillir ou de l’héberger à Paris. Son voyage est une vraie aventure. Il
va être délivré de l’angoisse de trouver un toit par la rencontre, à bord du
Pérou, d’un compagnon d’infortune avec qui il fait « bande à part ». Celui-
ci habite « une banlieue après la porte d’Orléans, Bagneux, Cachan ». Ces
trois noms, porte d’Orléans, Bagneux, Cachan, vont occuper son esprit tout
au long de la traversée. Les paysages différents qui émerveilleront plusieurs
voyageurs « à l’envers nègres27 », le voyage en train, du Havre à Paris, sur
lequel plusieurs autres s’appesantiront28, la découverte de la capitale et des
couleurs de l’arrière-saison de septembre ne lui paraissent pas étrangers :
« Il me semblait reconnaître des paysages que je situais parfois faussement,
mais je m’en étais fait une idée parce que j’avais beaucoup lu sur ce
sujet29. » Le voyageur livresque se consacre donc à l’essentiel : « Je vais à
Bagneux, je prends une chambre et dès le lendemain matin, je prends le tram
ou le métro pour arriver au quartier Latin, au lycée Louis-le-Grand ; je vais
m’inscrire en khâgne. »
Ambitieux, il veut entreprendre dans ce lycée, dont la réputation acquise
à la veille de la Première Guerre mondiale n’est pas usurpée, un voyage au
cœur du savoir occidental. Césaire décrit son entrée à Louis-le-Grand
comme un événement naturel : « On m’inscrit très gentiment. » Il appartient
désormais à cette catégorie d’élèves que Jean-François Sirinelli appelle les
« boursiers conquérants » ou les « héritiers-boursiers30 ». Il ne veut pas
ressembler à ces étudiants antillais comme le Guadeloupéen Denis Blanche,
de la promotion 1924, qui a passé une grande partie de sa scolarité dans
l’établissement Louis-le-Grand à « jouer au morpion31 ». C’est vers la
conquête d’un Paris intellectuel qu’il est tendu, fasciné par le milieu
« sévère, voire rébarbatif », de Louis-le-Grand, où il est « un peu perdu »,
« un peu ahuri32 ».
Le jeune Martiniquais qui débarque à Paris à la rentrée scolaire 1931
fait aussitôt la connaissance d’un Africain : Léopold Sédar Senghor.
L’événement est décisif. Dans l’une des multiples versions de cette
rencontre, Césaire raconte : « En sortant du secrétariat, dans le couloir, j’ai
croisé un petit bonhomme noir en blouse grise, une ceinture de ficelle, et au
bout de la ficelle, un encrier vide, avec de gros yeux33. » C’est Senghor !
Césaire va éprouver pour celui-ci une fascination au moins égale à celle
qu’il avait eue pour Damas à Fort-de-France, quelques années plus tôt. Il en
résultera une féconde, profonde et longue amitié personnelle et intellectuelle
– de près de soixante-dix ans. Senghor, venu du Sénégal, l’aîné des deux,
après s’être enquis des origines du nouvel élève, Césaire, le prendra sous sa
coupe : « Bizuth, tu seras mon bizuth », lui dit-il d’emblée. Ils deviennent
« copains », selon le bon mot de Césaire qui ajoute : « Il est en khâgne et moi
je suis en hypokhâgne. On se voit tous les jours. Nous parlons de la
Martinique, du Sénégal, de l’Afrique ; et dans cet échange de propos, dans
tout ce qu’il me dit de l’Afrique, je découvre beaucoup d’explications des
choses martiniquaises qui m’intriguaient34. »
La présence de Senghor dans la vie de Césaire est telle que celui-ci en
oublie la réalité historique. Au vrai, ces deux jeunes hommes se rencontrent
au moment où Senghor va abandonner Louis-le-Grand pour la Sorbonne.
Après avoir raté l’agrégation en 1931 – il est arrivé « premier des non-
admissibles », comme il le dit lui-même35 –, le Sénégalais quitte le lycée où
il a été pensionnaire pendant quatre ans pour une chambre à la Cité
universitaire, boulevard Jourdan. Détenteur de certificats de licence qu’il a
obtenus durant ses années de khâgne, il va se consacrer au diplôme d’études
supérieures36 et à la rédaction de son mémoire, « L’exotisme dans l’œuvre de
Baudelaire », soutenu en juillet 1932. Habitant la porte d’Orléans, Césaire
préfère passer le plus clair de son temps à la Cité universitaire. Il délaisse
ainsi au profit de l’Africain les khâgneux antillais comme Louis Thomas
Achille (1909-1994), le futur professeur d’anglais au lycée du Parc à Lyon,
ou Jules-Marcel Monnerot (1909-1995), le futur fondateur de la revue
Légitime défense. La rencontre entre Césaire et Senghor est bien celle de
deux nègres qui se découvrent en plein cœur du quartier Latin des affinités
communes et qui tâcheront de s’apprivoiser l’un l’autre dans une démarche
intellectuelle en conformité avec le milieu estudiantin de l’époque. Césaire
est conforté et encouragé dans ses choix et sa formation intellectuels par un
Senghor devenu au fil des années son « cicérone dans le labyrinthe du savoir
et de la montagne Sainte-Geneviève37 ».

La khâgne : une machine à penser


Les khâgnes jouent dans l’entre-deux-guerres un double rôle : celui
d’ascenseur social et celui d’uniformisateur social. D’une part, elles ne sont
pas encore ces machines à reproduire des héritiers dont parleront Bourdieu
et Passeron. D’autre part, elles accueillent des jeunes gens qui, venus de
régions et d’origines différentes (parisiennes, provinciales ou coloniales),
semblent avoir le même profil. Ils sont tous, ou presque, fils ou petits-fils
d’instituteurs, de fonctionnaires, de professeurs ou de commerçants. Mais ce
sont surtout des élèves qui ont reçu durant leurs scolarités respectives
jusqu’au baccalauréat des prix aux concours généraux. Contrairement à ce
qui s’est passé lors de son entrée au lycée Schoelcher, l’environnement du
lycée Louis-le-Grand convient parfaitement à Césaire. Le jeune Martiniquais
se retrouve assis sur les mêmes bancs qu’un Jacques Scherer (1912-1997),
un Pierre Boutang (1916-1998), un Jean-Louis Lecercle (1913-2001), un
Jean Varloot (1913-2001) ou un Jacques Kosciusko-Morizet (1913-1994)
par exemple.
Les classes préparatoires sont exigeantes. Les enseignements visent à la
formation d’une élite, certes, mais, plus spécifiquement, à la préparation aux
concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure. Le programme, le contenu,
le rythme de la formation sont conçus dans ce but. Le concours littéraire de
l’Ecole normale de la rue d’Ulm apparaît à cet égard comme un concours
« pour forts en thème ». Comme ceux de la génération à laquelle appartient
son mentor, Senghor – Henri Queffelec, Paul Guth, Armand Guibert ou
Thierry Maulnier (de son vrai nom Jacques Louis Talagrand) –, Césaire suit
les enseignements de professeurs que de nombreux khâgneux considèrent
comme des « éveilleurs et des maîtres ». Albert Bayet (1880-1961) est son
professeur de français et de version latine tout au long de ses quatre années
de classe préparatoire. Il a repris la succession d’André Bellessort et montre
des qualités scientifique et pédagogique indéniables. Dominique Parodi, qui
a assisté à l’une de ses classes en vue de son inspection, termine son rapport
sur Bayet en 1934 en notant que l’étude que ce dernier a faite a été conduite
de façon « très libre, aisée, riche d’aperçus et telle qu’on pouvait attendre
d’un esprit aussi distingué et universellement intelligent38 ». Alphonse
Roubaud (1887) est son professeur d’histoire. Dans son Notre avant-
guerre, Robert Brasillach avouait que « de tous les maîtres » qui avaient
tenté de lui « apprendre quelque chose », Roubaud était celui à qui il avait
« conscience de devoir le plus ». « Nous lui devons tous cette mystérieuse
faveur, dont on parlait avec un respect à demi ironique et que l’on nommait
la Méthode. Presque tous, nous connaissions son cours par cœur. » Louis
Lavelle (1883-1951) pour l’hypokhâgne, puis René Le Senne (1882-1954)
pour la khâgne à partir de 1933, sont ses professeurs de philosophie. Lavelle
était un grand « métaphysicien » qui prodiguait des enseignements sur l’être
et le non-être, le temps et l’éternité, des sujets auxquels il allait consacrer
quelques ouvrages. Césaire a été séduit par sa « personnalité ». Mais c’est
Le Senne que le jeune Martiniquais admire. Il « avait une conception
dialectique […] qui rappelait celle d’Hamelin, celle de l’idéalisme
français… Il faisait des cours de philosophie allemande qu’il connaissait
très bien […] Husserl, Kierkegaard, les premiers existentialistes allemands.
C’était un enseignement d’avant-garde très vivant39 ». Louis François est
professeur de thème latin et grec.
Cette génération de professeurs ne ressemble à la précédente qu’en
apparence. A la différence de ceux qui quittent leur fonction à la fin des
années 1920, qui ont connu la Première Guerre et chez qui l’engagement est
individuel (Bellessort, Alain), les professeurs de la nouvelle génération sont
plus engagés, comme le montre le cas d’Albert Bayet. Ils s’expriment de plus
en plus dans les médias et n’hésitent pas à prendre part et position en
politique. La séparation entre la sphère du privé et la sphère du politique est
de moins en moins de mise. Toutefois, cette politisation n’atteint pas les
étudiants de la khâgne dans leur majorité. Dès 1930, Senghor est fortement
politisé. Il est inscrit à la LAURS (Ligue d’action universitaire républicaine
et socialiste40) comme quelques-uns de ses camarades (Georges Pompidou,
Louis Longequeue, Maurice Schumann ou Robert Marjolin). Mais il
n’entraînera pas Césaire. Le militantisme politique actif est compatible avec
une inscription à la faculté des lettres, mais s’accommode mal des exigences
du concours de l’Ecole normale. Sur ce plan, Césaire reste un vrai khâgneux,
que rien dans ces premières années – pas même les conversations
fructueuses avec Senghor – ne détournera de l’objectif qu’il s’est fixé. Sa
scolarité à Louis-le-Grand est assez exemplaire. Il fera son hypokhâgne en
1931-1932, puis sa khâgne entre 1932 et 1935, avec un arrêt entre
février 1934 et janvier 193541 – isolement justifié par la préparation du
concours.
La khâgne peut ressembler à une « prison », comme l’avait déjà suggéré
en son temps Paul Nizan, dans Aden Arabie. Mais cette prison est un lieu où
les esprits apprennent à penser par eux-mêmes. C’est ce qui ressort des
récits d’expérience faits par les khâgneux et leurs enseignants. André
Cresson, professeur à Louis-le-Grand, le dit clairement en janvier 1934 :
« Voilà vingt-deux ans que j’ai l’honneur de préparer les candidats au
concours de l’Ecole normale supérieure. […] Or, non seulement l’élite que
je vois là n’a pas dégénéré, mais je l’estime plus mûre et plus prête que ne
l’était celle de notre temps. Elle sait peut-être moins de latin et de grec que
nous n’en savions. Mais elle sait une infinité de choses que nous ne savions
pas. Et elle ne manque ni de cet esprit d’observation, ni de cet art de mettre
les idées en ordre, ni de cette habitude de les exprimer clairement, ni de
cette probité intellectuelle que nous avons voulu faire naître chez elle et qui
sont les fruits les plus savoureux et les plus recommandables de notre
enseignement42. » Dans un hommage rendu à Raymond Aron, Pierre Bertaux
rappelle que les khâgnes parisiennes produisaient des « machines
turbocompressées qui tournaient très vite ». Le « frottement des cervelles »
était le fruit du simple contact avec « le milieu, le climat, la température
intellectuelle. […] L’éducation latérale, celle que se donne à elle-même une
classe d’âge, combinée avec la formation que chacun acquiert de lui-même
par la lecture et l’écriture, est la seule qui compte43 ». C’est encore cette
méthode que Senghor dit avoir acquise à Louis-le-Grand : « Après trois
années de khâgne […] l’Europe m’avait appris à douter d’elle et qu’elle ne
m’apportait pas une recette universelle, mais une simple méthode44. » En
définitive, c’est l’autonomie de penser qui est le but ultime de la formation
intellectuelle proposée par la khâgne.

Les étudiants noirs à l’œuvre


L’enfermement portera ses fruits en 1935. A vingt-deux ans, Césaire
réussit le concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure. Il aura pour
condisciple le futur spécialiste de saint Augustin, André Mandouze (1916-
2006) ; le futur diplomate Georges Gorse (1915-2002) ; le latiniste et futur
membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres Robert Schilling
(1913-2004), ou le philosophe Jean-Toussaint Desanti (1914-2002). Cette
année-là aussi, Senghor est reçu à l’agrégation de grammaire. Pour fêter
leurs succès, les deux amis participent à la re-création de la revue
L’Etudiant noir.
Le succès au concours a libéré Césaire d’un poids certain. Le
banlieusard casanier d’hier s’est transformé en mondain de la pensée qui
peut s’installer à la Cité universitaire. Durant l’intermède de février 1934 à
janvier 1935, il s’est rapproché de ses condisciples antillais qu’il n’avait
pas voulu rencontrer en arrivant à Paris en 1931 et a accepté la présidence
de l’Association des étudiants martiniquais en France. L’année où la
Martinique fête en grande pompe le tricentenaire des Antilles françaises
(1635-193545), le bulletin de liaison des étudiants martiniquais va se
transformer en un vrai outil de pensée. L’Etudiant noir, le journal de
l’Association des étudiants martiniquais en France, qui sera hébergé
désormais à la Maison des provinces de France, 55, boulevard Jourdan,
inaugurée deux ans plus tôt, prend place au cœur du savoir.
Du point de vue chronologique, le journal recueille le fruit des réflexions
et d’expériences des publications nègres produites depuis la fin de la
Première Guerre mondiale46, L’Action coloniale (1918), Les Continents
(1924), La Voix des Nègres (1927), La Dépêche africaine (1928), Le
Cri des Nègres (1929), La Revue du monde noir (1931), Légitime
défense (1932) – entre autres. D’un point de vue historique, dans
L’Etudiant noir, de jeunes khâgneux nègres ayant franchi les barrières de
leur formation intellectuelle à Louis-le-Grand font tourner à plein régime,
par la pensée et l’écrit, des machines « intellectuelles turbocompressées ».
Leur but est de donner à voir leur vision du monde, de faire entendre leur
voix, d’approcher leurs problèmes à partir des réflexions théoriques et
rationnelles. L’Etudiant noir doit ainsi autant à la volonté de conférer à
l’association qui l’a créée une nouvelle dynamique, qu’à la volonté
d’imprimer à cette revue une orientation intellectuelle et politique plus
claire. Le changement de l’adjectif « martiniquais » – qui restreint son
espace de préoccupation à la seule géographie des îles et sa dimension
idéologique à sa seule qualité associative –, par l’adjectif « noir », en
indique l’évolution vers la question raciale plus générale et plus pressante.
L’Etudiant noir se situe ainsi dans la mouvance de nombreuses autres revues
d’étudiants qui s’affrontent au quartier Latin où, au milieu des années 1930,
la suprématie intellectuelle et politique passe par la création d’un journal.
On entend ici un écho à L’Etudiant français (1920-1944), des jeunes de
l’Action française, à L’Etudiant socialiste (1928-1937), de la Ligue
d’action universitaire républicaine et socialiste, à Etudiants de France,
des Phalanges universitaires, fondée en 1929. Comme ces autres revues
estudiantines, L’Etudiant noir entend donner un corps théorique à une idée.
Le sommaire de son premier numéro (mars 1935) traduit bien les
aspirations de ses auteurs. A côté des « Questions corporatistes » (relatives
aux bourses des étudiants et aux nouvelles de l’association) qui constituent la
première partie et des comptes rendus qui forment la troisième, la deuxième
partie, la plus innovante, intitulée « Les idées et les lettres », réunit les
articles portant sur les « questions essentielles » touchant à l’identité. Ce que
Senghor et Césaire ont en commun et qui les pousse dans cette aventure, dit
le premier, c’est « le refus obstiné de nous aliéner, de perdre nos attaches
avec nos pays, nos peuples, nos langues ». Césaire précise ceci : « Ce qui
m’a en grande partie préservé culturellement, c’est la fréquentation assidue
des Africains. Ce contact a servi de contrepoids à l’influence de la culture
européenne47. » De fait, à la différence de Senghor, qui participe à toutes les
entreprises intellectuelles et politiques des Nègres en France depuis 1928,
Césaire s’est tenu à l’écart. Il peut donc non seulement bénéficier de
l’expérience du Sénégalais, mais aussi aborder les questions que pose la
présence des Nègres au monde avec plus de détachement et de recul.
De L’Action coloniale à Légitime défense, les questions de la race
noire, de sa perception par l’Autre et par soi-même, reviennent sans cesse.
Les conditions de l’organisation des fêtes du tricentenaire des Antilles
françaises vont relancer le débat au sein de la communauté antillaise à Paris.
Dans sa contribution à L’Etudiant noir intitulée « René Maran : l’humanisme
et nous », Senghor tente de réhabiliter l’administrateur colonial guyanais et
prix Goncourt 1921, malmené par le procès qu’il a perdu face à Blaise
Diagne. Pour Senghor, qui a côtoyé Maran au comité de rédaction de la
Revue du monde noir (1932), la parole du Guyanais traduit la dimension
humaniste des sociétés nègres. Dans Le Livre de la brousse mieux que
dans Batouala, René Maran a réussi, selon Senghor, l’admirable synthèse du
monde occidental et de l’Afrique primitive en raison d’un « atavisme ».
Malgré les résistances de « l’Européen » qui se cache en lui, Maran se sent
« attiré vers l’homme à peau noire ». S’il découvre en Afrique des « forces
jeunes » et « cependant pressenties », c’est parce que « le génie de la
brousse, à travers des générations d’exilés, l’a marqué de son tatouage. » La
culture occidentale utilisée par Maran pour rendre compte de l’âme
primitive nègre témoigne du fait que les intellectuels nègres ne sont que des
métis culturels.
La contribution de Gilbert Gratiant, « Mulâtres, pour le bien et le mal »,
va dans le même sens. Il rappelle d’abord qu’il est « nègre mais que ce cri
n’est pas exclusif » et qu’il a « autant de plénitude dans [s]a joie à [s]e sentir
mulâtre martiniquais ou tout bonnement français en Vendômois ». Il s’insurge
ensuite contre l’injonction d’un retour à la primitivité. « Je suis nègre. […]
Mais cela n’implique pas qu’afin de retrouver ma naïveté originale, ma
véritable (?) identité, je m’efforcerai de réinventer sous prétexte de
libération artistique, raciale ou sociale, les façons volontairement imprévues
et de penser et de m’exprimer. » Gratiant refuse enfin d’aller à la « chasse à
une soi-disant originalité pan-nègre » parce qu’elle ne serait au mieux qu’une
« misérable originalité », au pire « un snobisme à rebours ». Il construit ici
une théorie du métissage martiniquais fondé sur la reconnaissance de sa
dimension créole qui restera une constante de sa pensée, longtemps après
l’épisode de L’Etudiant noir : « Ce que j’aurai acquis de la civilisation
blanche, et ce que j’aurai conservé de la noire par le créole, j’en veux faire
des armes de délivrance pour la vraie civilisation noire à laquelle,
cependant à mon regret, j’entends si peu de chose ! »
Tous ces intellectuels sont d’accord (à quelques nuances près) sur l’idée
d’une origine noire des Antillais. Dans sa contribution intitulée « Nègreries.
Jeunesse noire et assimilation », Césaire va opposer aux « nègreries » du
métissage une négritude fondamentale. Pour lui, la « négritude est la simple
reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin
de Noirs, de notre histoire et de notre culture ». Il insiste sur le fait que le
Noir s’est emparé des modes de civilisation de l’Européen, « sa cravate »,
« son chapeau melon » et est « parti en riant ». Ce Noir a bien compris, selon
Césaire, que ces objets lui sont étrangers. De son côté, le colonisateur qui l’a
assimilé se « dégoûte de son œuvre », parce qu’il a le « dégoût du
semblable ». S’il existe donc un accord de part et d’autre de la barrière
coloniale sur « l’impossible assimilation », il ne reste plus au Nègre qu’à
renforcer son altérité irréductible. Césaire appelle ainsi la jeunesse nègre à
se débarrasser de « l’identique », ce « poil qui […] empêche d’agir ».
« Tondez-vous au ras de peur que l’identique n’échappe. Rasez-vous », leur
recommande-t-il, avant d’ajouter : « C’est la première condition d’action et
de création ; chevelure longue, c’est affliction. » Pour Césaire en somme,
« chevelure courte » serait donc « rédemption nègre » ! « Nègre, oui ! Faire
de l’insulte un cri d’identité issu de la chair même de l’histoire. »
Cette entrée en fanfare du jeune Césaire dans le champ littéraire et
intellectuel des mondes noir et français présente toutes les caractéristiques
de sa formation en khâgne. La certitude que procure la connaissance permet
de mieux exprimer et de mieux canaliser intellectuellement sa violence.
D’une part, Césaire suscite le débat, employant les méthodes qui avaient
cours dans tous les mouvements intellectuels estudiantins du quartier Latin,
parmi lesquelles le sens aigu de la provocation. Le début de son article, qui
fait l’analyse du comportement de l’homme noir face au vêtement, est en
réalité une réponse à l’enquête initiée par Louis Thomas Achille dans la
Revue du monde noir, où celui-ci se demandait « comment les Noirs
vivant en Europe doivent s’habiller48 ». D’autre part, Césaire produit un
programme de libération politique qui va au-delà des ambitions des
mouvements noirs antérieurs. Pour lui, la critique de la société bourgeoise
faite par Légitime défense, la libération voulue par Continents ou La
Dépêche africaine, la reconnaissance de la « latinité noire » recherchée
par la Revue du monde noir n’étaient possible qu’à condition que les
Antillais acceptent enfin « l’esprit de brousse » – qui est là, présent. A la
pensée du « New Negro » qui a influencé la renaissance de Harlem dans les
années 1920 et dont s’inspirent largement les premiers intellectuels antillais,
Césaire substitue un renouveau nègre, détaché, celui-là, des préoccupations
occidentales : le Nègre fondamental.
Césaire fait ainsi entendre par une voix plus intelligente et plus
intelligible ce que formulaient de manière brouillonne et maladroite les
rédacteurs de revues comme Le Cri des Nègres ou La Race nègre, à un
niveau culturel plus faible. C’est bien cela, l’esprit khâgneux que porte
Césaire : se donner les moyens de réfléchir par soi-même, en se détachant de
tout maître à penser. Philippe Dewitte note avec pertinence que, en 1935,
« des universitaires de talent […] sont parfaitement armés pour affronter le
débat intellectuel parisien ». Avec eux, « la réflexion atteint cette fois des
cimes philosophiques capables de percer la carapace “ethnocentrique” des
Français ». La légitimité du passage réussi en khâgne pousse surtout ces
jeunes intellectuels noirs à produire des discours « iconoclastes » au cœur
des institutions canoniques du savoir français. Césaire ne s’en privera pas, et
sûrement prendra du plaisir à jouer la provocation, rue d’Ulm, en comparant
les Fables de La Fontaine aux contes nègres ou en rapprochant les « mœurs
tribales des Latins » avec les « mœurs africaines et antillaises49 ».

L’invention de la négritude
La revue L’Etudiant noir est le fruit de la khâgne, le Cahier d’un retour
au pays natal sera le produit de son passage à l’Ecole normale supérieure
de la rue d’Ulm. Aimé Césaire a évoqué maintes fois les circonstances
historiques de la création de ce long poème. A l’origine, il y a la rencontre
avec le Croate Petar Guberina (1913-2005), étudiant en linguistique qui
conduira plus tard d’importants travaux scientifiques de phonétique
sensorielle. A Francis Marmande, Césaire a raconté la scène :
« Un soir de 1935, je rentre à la Cité universitaire. Je reviens du théâtre :
Giraudoux, joué par Jouvet, je n’allais pas rater ça ! Je traîne, librairies,
bouquinistes, je n’ai plus un sou. A la cantine, je prends, je ne sais plus,
quelques traces de tomates. Alors la serveuse me dit : “Vous ne mangez
jamais de viande ? Vous n’avez pas d’argent ? – Non, mademoiselle, ce n’est
pas une question d’argent, c’est une question de philosophie : je suis
végétarien.” Grand éclat de rire derrière moi ! C’est ce beau type, assez
sombre de peau, Petar Guberina : “Moi, aussi, je suis végétarien, pour la
même philosophie !” » La serveuse qui a vite compris que la philosophie
dont il s’agit n’est rien d’autre que celle de l’étudiant fauché, ferme les yeux
devant ces végétariens de circonstance.
« On devient copains, les meilleurs du monde, poursuit Césaire […]. A
son retour chez lui, il me télégraphie : “Aimé, qu’est-ce que tu fous à Paris ?
Tu t’emmerdes, c’est l’été, viens me voir à Zagreb.” Je n’ai pas un sou pour
retourner en Martinique, et ce fou m’invite en Croatie. Bref, je prends le
train. Au bout, sur le quai, sa famille me réserve un accueil extraordinaire.
Les paysages, le découpé de la côte, l’exil, la mer, tout me rappelle la
Martinique. Et du troisième étage de la maison, devant un paysage de
splendeur qui me rappelait le Carbet, j’aperçois une nuée d’îles : “Petar,
regarde celle-là : c’est ma préférée, comment s’appelle-t-elle ? –
Martinska ! – Mais alors ! C’est la Martinique, Pierrot !” Autrement dit, faute
d’argent, j’arrive dans un pays qui n’est pas le mien, dont on me dit qu’il se
nomme Martinique. “Passe-moi une feuille de papier !” : ainsi commencé-je
Cahier d’un retour au pays natal 50. »
Le voyage de Césaire à Sibenik, en Dalmatie, relève de la simple
politesse rendue à un ami. Cependant, on ne peut s’empêcher de penser qu’il
servira aussi de voyage d’étude semblable à celui des khâgneux en France et
en Europe dans l’entre-deux-guerres. Césaire, qui voyage peu durant ces
années, va confronter les « cours d’histoire sur le Moyen-Orient, le Proche-
Orient » reçus « en classe de philo et en première supérieure » où le « grand
phénomène est l’apparition des nouvelles nations » avec le réel. A la
différence de son arrivée en France sur laquelle Césaire n’est guère loquace,
ici, il est plus disert et sa curiosité est infinie. La langue croate lui rappelle
celle des Tamouls entendue dans son enfance. Il apprivoise quelques mots.
La convivialité des paysans autour du raki (l’alcool local) lui évoque celle
des coolies ou des Nègres autour du tafia (ou du rhum) aux Antilles. La
croyance aux superstitions est la même ici que dans les Caraïbes. Le voyage
en Croatie qu’il s’offre à l’Ecole normale le ramène paradoxalement à la
Martinique. Et si la terre considérée comme une île (qui n’en est pas
vraiment une en réalité) porte le nom Martinska, c’est beaucoup moins pour
des raisons géographiques et onomastiques que pour les us et coutumes du
pays qui sont antillais… Le retour au pays natal s’effectuera donc en
Yougoslavie, et l’écriture poétique dans un cahier parce que son hôte, Petar
Guberina, ne possède pas de papier51.
La publication effective du Cahier se fera aussi par le truchement de la
rue d’Ulm. Césaire a souvent raconté cet épisode, avec les raccourcis
habituels qu’il faut compléter et éclairer. Pierre Petitbon (1910-1940), un
agrégé de lettres (promotion 1929), qui exerçait alors comme secrétaire de
l’Ecole, après avoir été « caïman » (agrégé-répétiteur) avait avec justesse
pressenti l’écrivain dans les dissertations de Césaire. Contraint d’avouer
cette pratique secrète, Césaire lui avait alors apporté une version du Cahier.
Petitbon lui avait demandé de retravailler le manuscrit et s’était engagé à
l’aider à le publier. C’est d’ailleurs en ce sens que Césaire rédige la lettre
qu’il lui adresse le 28 mai 1939 : « Je vous envoie mon manuscrit revu et
corrigé. Çà et là quelques additions. Et surtout j’ai modifié la fin dans le
sens que vous m’avez indiqué. Plus vertigineuse et plus finale, je crois. » Il
demande ensuite à son interlocuteur de lui « renvoyer la copie
dactylographiée non corrigée » laissée chez lui « lors de sa visite » à
l’adresse de l’Ecole, 45, rue d’Ulm, Paris Ve. Bien avant de disparaître dans
la tourmente de Dunkerque, Pierre Petitbon a veillé à ce que le texte paraisse
dans la revue Volontés créée par Raymond Queneau et Georges Pelorson
(1909-200852). Le long poème paraît dans le numéro 20 de la revue, au mois
d’août 1939, quelques jours seulement avant le retour réel et effectif de
Césaire dans son île natale. La divergence politique de ces deux personnages
clés qui ont contribué à la publication du Cahier (Petitbon, Pelorson) atteste
de la diversité des courants qui règnent à l’Ecole normale : les affinités
intellectuelles et littéraires ne recoupent pas nécessairement les engagements
politiques. Les conditions de cette naissance permettent cependant de jeter a
posteriori un autre regard sur les débuts discrets de ce long poème.
L’écriture du Cahier doit autant aux conseils avisés d’agrégés comme
Petitbon, au fonctionnement des réseaux de normaliens tissés par Pelorson
qu’à l’efficacité de la méthode de lecture préconisée pour la préparation au
concours d’entrée à l’Ecole et pour l’agrégation. Dans l’étude consacrée aux
mots rares dans l’œuvre d’Aimé Césaire, René Hénane rappelle que son
travail de recherche l’a conduit à faire « une intrusion dans les aîtres de la
bibliothèque de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm où sur le cuir
vieilli des reliures », il a « senti l’empreinte des doigts des “deux râleux et
cagneux”, Senghor et Césaire53 ». Il insiste particulièrement sur le fait que
l’hermétisme dont on accuse Césaire n’est que le résultat d’un travail intense
sur le lexique. En fait, affirme ce critique, « Césaire use peu du
néologisme », il est tout simplement un archaïque « gourmand », un
« intellectuel raffiné » chez qui la saveur particulière des mots « frise le
cultisme et la préciosité baroque ».
Ce que suggère Hénane dans sa lecture presque anthropologique du
Cahier d’un retour au pays natal, c’est que le poème est en soi un
condensé de la bibliothèque de la rue d’Ulm. Les mots utilisés peuvent être
retrouvés dans les dictionnaires (de langue, étymologique, etc.), les
encyclopédies, les histoires naturelles (celle de Buffon ou de Cuvier et
Lacépède). Ils sont le fruit des lectures faites par le Martiniquais pour
acquérir une langue précise :

Si je nomme avec précision (ce qui fait parler de mon exotisme), écrit Césaire à
Lilyan Kesteloot, c’est qu’en nommant avec précision, je crois que l’on restitue à
l’objet sa valeur personnelle… on le suscite dans sa valeur unique et singulière ; on
salue sa valeur de force ; sa valeur-force… en les nommant, flore, faune dans leur
étrangeté, je participe à leur force ; je participe de leur force 54.
Cette exigence du mot juste explique l’étendue des lectures du normalien,
dont on n’établira pas ici le détail. Toutefois, dans cette consommation
effrénée, un texte va exercer sur Césaire une influence définitive. Il s’agit de
l’Histoire de la civilisation africaine de Leo Frobenius (1873-1938).
Césaire le découvre au cours de l’hiver 1936 et en offre un exemplaire à
Senghor, à l’occasion des fêtes de fin d’année. Cet essai d’anthropologie est
d’autant plus sérieux qu’il a fait l’objet d’une recension dans le numéro du
mois de septembre 1936 de la Nouvelle revue française et d’une autre
dans le numéro du 1er décembre de la revue Esprit55.
Voilà une découverte qui constitue un tournant dans la vie intellectuelle
de Césaire pour plusieurs raisons. A la différence des auteurs des
publications nègres antérieures, le jeune normalien, toujours très attentif à
tout ce qui peut étoffer le substrat théorique de son discours sur la question
noire, va trouver dans cette œuvre une source inépuisable à laquelle
s’abreuver. Ceux-là avaient lu les marxistes et les surréalistes. Ils avaient
seulement oublié, selon Césaire, de lire les ethnologues et les africanistes.
Le titre même de l’ouvrage est un autre motif d’éblouissement. Il est, pour
Césaire, l’expression d’une révolution. L’Histoire de la civilisation
africaine condensait en trois mots l’essentiel : l’Afrique, terre de
civilisation, avait une histoire sur laquelle on pouvait construire un discours
rationnel.
De fait, le Cahier porte les traces du discours ethnologique de celui que
la critique a surnommé le « poète de l’anthropologie » à cause de son
imagination foisonnante en hypothèses les plus hardies, comme le rappelle
Paul Mercier56. Bien que sa thèse soit marquée par le romantisme et la
métaphysique en vigueur dans son pays, l’ethnologue allemand défendait
l’idée d’un essaimage des cultures en rameaux successifs à l’échelle du
continent africain. A travers son concept de « Païdeuma » (la gens), il a
établi les caractères des Nègres qui « s’abandonnent, saisis à l’essence de
toute chose », dans un monde où « l’homme joue le jeu du monde ». Le rejet
de l’appartenance du Nègre au monde de la technique est défense de sa
participation au monde de la profondeur, à « l’essence des choses ». C’est en
reconnaissant et en approfondissant cette qualité que le Nègre pourra
revendiquer son identité. Grâce à Frobenius, le Cahier d’un retour au
pays natal est devenu, selon la belle expression de Césaire, « l’odyssée
d’une prise de conscience », l’expression « d’une identité réconciliée avec
l’universel57 ». Dépasser la condition misérable faite au Nègre dans le
monde occidental par un approfondissement paradoxal des savoirs consacrés
au Noir dans les disciplines reconnues de ce même monde, telle est en
définitive la plus grande des leçons acquises en khâgne.
Cette position minimise la portée du surréalisme dans l’œuvre de
Césaire au sortir de l’Ecole normale supérieure. En effet, Césaire a toujours
rejeté l’influence des surréalistes sur son œuvre, en arguant du fait, soit qu’il
était surréaliste comme Monsieur Jourdain prosateur, soit qu’il ne partageait
avec ceux-ci que les influences littéraires et poétiques. Mais en réalité, si
son écriture poétique est affranchie de toute influence surréaliste, c’est tout
simplement parce que ce mouvement n’exerce aucune attraction sur les
khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres58. N’y figurera qu’un seul
normalien, Roger Caillois, lui-même placé sous la coupe de Louis Aragon.
Ces deux personnalités entretiendront plus tard avec Césaire des relations
fraîches : le normalien martiniquais croisera plus tard le fer avec Caillois
sur la question de la « différence des cultures » et avec Aragon sur la
question de la « littérature nationale ».

Suzanne, l’intellectuelle totale


Durant ces deux ans, entre 1937 et 1939, Césaire ne connaît pas le
monde extérieur. A la différence de Léon Gontran Damas, dont la vie
mondaine est bien connue (boîtes de nuit, fascination pour le jazz, rencontre
avec les écrivains et musiciens noirs américains), l’existence de Césaire
oscille entre la création poétique et la préparation au concours
de l’agrégation. La première prendra le pas sur la seconde. « Je n’étais plus
adapté au travail universitaire. […] J’ai coulé à l’agrégation », reconnaîtra-
t-il bien volontiers. En définitive, le Cahier d’un retour au pays natal est
à l’image même des khâgneux et normaliens, une entreprise en mouvement
perpétuel comme la pensée, un métier sur lequel constamment le poète
remettra son ouvrage jusqu’en 1956. Il est devenu, dès lors, l’œuvre qui a
remplacé chez Césaire la réussite à l’agrégation qu’il s’était fixée comme
objectif en arrivant à Paris huit ans plus tôt. Parti à la conquête de Paris, de
l’Ecole normale et de l’agrégation, Césaire revient avec un long poème en
guise de sésame, et une famille en prime.
Césaire ne dit pas grand-chose de sa plongée en apnée durant les deux
ans qui le séparent de son retour à la Martinique (1937-1939). Il laisse
souvent la critique conjecturer sur cette expérience intérieure qui l’aurait
conduit au bord de la « démence ». Sans nier la souffrance du Martiniquais
qui cherche par les mots à exprimer son moi, on peut penser que cette
expérience se double d’une autre, plus prosaïque, celle de « l’amour fou ».
Ici, fidèle à son caractère, Césaire ne raconte plus rien dès que l’affaire
relève du domaine de l’intimité.
Derrière son silence pudique se cache un être pour qui il a éprouvé un
coup de foudre quatre ans plus tôt : Suzanne Roussi. Aimé Césaire l’a
rencontrée au moment où sa sœur, Mireille Césaire, arrivait à Paris en
octobre 1933, pour suivre ses études après son baccalauréat. Elle avait été
accueillie par Aristide Maugée, et hébergée par Suzanne. Lauréate du
baccalauréat en juin de la même année, celle-ci vit dans un pensionnat rue
des Carmes. La beauté de Suzanne Roussi ne laisse personne indifférent.
Michel Leiris parlera de sa « couleur d[e l]’or [qui] se situe aux confins les
plus extrêmes de la finesse et de la sauvagerie59 ». Césaire évoquera quant à
lui « son corps de maïs aux cheveux de déluge ». La chevelure ! Elle envoûte
le jeune khâgneux tout comme la longue natte de son institutrice avait envoûté
l’enfant à Basse-Pointe. Elle est un « paquet de lianes espoir fort des
naufragés60 ».
Suzanne Roussi appartient comme Aimé Césaire à la petite bourgeoisie
antillaise. Née le 11 août 1915 à la Martinique, elle est la fille d’une
institutrice, Flore Roussi (née William), et a un frère, Louis Roussi, qui
jouera plus tard un rôle assez important dans la vie de Césaire à Paris,
notamment au cours des années difficiles (1956-1960). Sa grand-mère
maternelle, Edamine, a été affranchie avant l’abolition de 1848 par son
maître qui lui a laissé en nue-propriété une parcelle de terre. Grâce à sa
mère, Flore, Suzanne va effectuer des études au pensionnat colonial de Fort-
de-France, où elle rencontre Mireille Césaire. Les deux jeunes filles se lient
d’amitié et forgent des projets de vie parallèles et semblables. Suzanne
poursuivra ses études de lettres modernes à Toulouse pendant trois ans, de
1933 à 1936. De retour à Paris, elle épouse Aimé Césaire le 10 juillet 1937,
à la mairie du XIIIe arrondissement.
Suzanne et Aimé Césaire s’installent à l’Ecole normale et ont très
rapidement un premier fils, Jacques, né en 1938. Collé à l’agrégation,
Césaire refuse de tenter sa chance une seconde fois – ce qu’il n’aurait pu
faire à cause de la guerre, d’ailleurs.
Comparés à d’autres Martiniquais vivant en France à la même époque,
les époux Césaire sont un couple d’intellectuels modernes. Leur séjour à la
rue d’Ulm a renforcé cette image unique d’un duo parfait, rappelant
l’expérience de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Leurs enfants se
souviendront, plus tard, de cette femme qui laissait « se consumer entre les
doigts fuselés la fumée bleue de sa cigarette anglaise interdite », de cette
mère qui lisait « Tchekhov en prenant son café le matin », de cette militante
« avide de liberté », « sensible à toutes les douleurs des opprimés » et
« rebelle à toutes les injustices61 ». Car telle était Suzanne Césaire : une
intellectuelle totale qui allait mener, avec son mari, l’aventure du réveil
martiniquais dès leur retour au pays natal. On raconte que le bateau qu’ils
avaient emprunté pour le voyage de retour, le Bretagne, en décembre 1939,
sera coulé à son retour en Europe, au début de la guerre62. Ce mythe est sans
nul doute le signe de l’enterrement définitif des années de formation.
III
Sous les tropiques

Suzanne et Aimé Césaire reviennent dans leur pays natal pour la rentrée
scolaire de 1939. Ils ont été précédés par l’amiral Georges Robert (1875-
196563) qui sera bientôt nommé à Fort-de-France haut-commissaire des
Antilles et de la Guyane par le gouvernement de Vichy. Sous son règne, la
situation administrative, politique et sociale de la Martinique change. L’île
va vivre pendant près de quatre ans (1940-1943) au rythme des rigueurs de
la révolution nationale.
Les Césaire ont sollicité et obtenu des postes d’enseignants. Aimé sera
professeur de français et latin au lycée Schoelcher, Suzanne professeur de
français au collège technique de Bellevue. Pour lui, c’est le début d’une
expérience nouvelle. Pour elle, la poursuite d’une activité d’enseignement
commencée en métropole. Dès leur arrivée, ces deux éducateurs
s’investissent dans une entreprise d’intellectuels engagés en créant une revue
culturelle. Ils seront rejoints par d’autres jeunes couples (les Maugée par
exemple, Mireille et Aristide) et par d’anciens membres de la fameuse
Association des étudiants martiniquais en France revenus eux aussi aux
Antilles. Sous les tropiques, la formation des jeunes, l’engagement culturel et
la création littéraire occupent rapidement le temps du jeune professeur de
lettres Aimé Césaire.

Le lézard vert
Dès son arrivée au lycée Schoelcher, le premier normalien de lettres noir
de la Martinique se fait remarquer de ses élèves. Son « superbe complet
vert, vert bouteille ou vert perroquet » – dont se souvient Roland Suvélor64 –
qui ne traduit pas chez lui un sens aigu du bon goût vestimentaire et son
zézaiement suscitent chez ses élèves des rires moqueurs. Ils l’ont surnommé
le « Lézard vert ». Comme c’est souvent le cas dans les cours de recréation,
la vérité profonde du surnom va bien au-delà du réel immédiat. Perspicaces,
ces élèves ont mis au jour le fond de l’être de ce jeune professeur de vingt-
six ans. Il s’est comparé lui-même à de nombreuses variétés de reptiles.
Dans « Les armes miraculeuses65 », le miroir du poète lui renvoie, « jusqu’à
la paupière des dunes sur les villes interdites », l’image d’une scolopendre.
Dans le poème « Barbare », Césaire considère qu’il cache en lui « le serpent
cracheur qui, de ses putréfiantes chairs, le réveille », qu’il peut se
transformer en « gecko » : « soudain gecko volant », « soudain gecko
frangé ».
En l’affublant de ce surnom reptilien, les lycéens de Schoelcher
replacent Césaire au cœur de l’imaginaire antillais. En Martinique (comme
en Guadeloupe), la scolopendre, le gecko, le margouillat (qui se dit en
créole « mabouya ») sont des animaux maléfiques66. Si le choix du surnom
marque, incontestablement, la crainte de l’autorité – que suscite chez tout
enfant le maître –, il est aussi l’expression d’un défi. Pour eux, Césaire a
retourné à son profit les peurs de l’enfance. Il est devenu à son tour, dans le
monde des adultes qui s’invente sous leurs yeux, un épouvantail. Cette
opération suscite toute leur admiration. Le poète leur donne raison. Dans la
finale du poème « Barbare », le gecko se « colle si bien aux lieux mêmes de
la force qu’il vous faudra pour m’oublier, prévient le poète, jeter aux chiens
la chair velue de vos poitrines ». Dans « Les armes miraculeuses », la
scolopendre conduit « jusqu’à la débâcle crépitante et grave qui jette les
villes naines à la tête des chevaux les plus fougueux quand en plein sable
elles lèvent ».
Pour ses élèves, ce surnom renvoie aussi aux performances physiques de
leur professeur de français et de latin. Durant ses cours, Aimé Césaire ne
tient pas en place ! Agité, il déclame les vers de Racine ou de Molière ou lit
les poèmes de Rimbaud en montant sur les bancs ! En effet, le lézard vert
(Lacerta viridis) est aussi un lézard agile (Lacerta agilis). Dans ses
classes, il se comporte à la manière d’un « acrobate » tel que l’avaient connu
ses condisciples de la rue d’Ulm, Jean-Toussaint et Dominique Desanti. Pour
l’un, il avait l’allure d’un basketteur noir (ou d’un sportif 67). Pour l’autre,
Césaire faisait son exercice d’acrobate sur le toit en pente douce de l’Ecole
normale « en riant » les soirs de fête68. Ce caractère juvénile (vert justement)
s’imposait par sa nouveauté dans le monde feutré et un peu guindé du lycée
Schoelcher.
Ses élèves se souviennent d’un professeur passionné, mettant un point
d’honneur à intéresser le maximum d’élèves aux cours de littérature et de
lettres classiques. En ce sens, Césaire partage avec Senghor l’idée de
l’utilité de ces dernières dans la formation des humanités antillaises (et/ou
nègres). Senghor encourage la production de manuels d’enseignement de
latin pour le Sénégal69. Césaire assume la charge d’une classe de première
supérieure créée aux Antilles dans le but d’offrir aux élèves martiniquais qui
ne peuvent se rendre en métropole les moyens de se préparer un avenir.
Paradoxe de l’Occupation sous les tropiques antillais ! C’est au moment où
l’île de la Martinique est fermée sur elle-même et au monde que les autorités
de Vichy envisagent de créer des classes préparatoires, d’ériger l’embryon
d’une khâgne martiniquaise d’un niveau égal aux khâgnes des provinces
métropolitaines (Lyon, Toulouse ou Lille).
Sa réputation durant ses années d’enseignant au lycée Schoelcher n’est
pas usurpée. Jeune professeur faisant « un peu de bruit », Aimé Césaire
reconnaît lui-même avoir exercé entre 1940 et 1945 une certaine influence
sur plusieurs générations d’élèves ou d’anciens élèves70. Parmi ceux-ci
figurent le sociologue Roland Suvélor (né en 1923) – bien qu’il soit un peu
plus avancé en âge –, le psychiatre Frantz Fanon (1925-1961), l’essayiste
Edouard Glissant (né en 1928), le poète Georges Desportes (né en 1921)
(premier président de la Fondation Aimé-Césaire nouvellement créée) ou le
poète Eugène Devrain. Mais ce que ces anciens disciples retiennent de lui –
à l’instar de nombreux autres intellectuels antillais de cette époque comme
Joseph Zobel (1915-2006) –, c’est beaucoup moins les leçons académiques
que les idées que Césaire a apportées sur le plan culturel et politique à
travers la revue Tropiques.

Inventer une culture par nous-mêmes


Dès son retour à la Martinique, Césaire conçoit une revue culturelle :
Tropiques. « C’est moi qui ai eu l’idée de mettre sur pied une revue ; c’est
moi qui lui ai donné son nom », rappelle-t-il lors de sa réédition trente ans
après qu’elle a cessé de paraître71. Il ne s’agit pas pour Césaire de
revendiquer la paternité de son œuvre – même s’il est dans les faits le seul
gérant, la revue n’ayant jamais eu d’ours, et son comité de rédaction étant
confidentiel. Il s’agit surtout d’assumer toute l’œuvre, d’être le garant de
toute l’aventure, d’être solidaire de toutes les idées. Les opinions des
rédacteurs de la revue n’engageaient que son principal fondateur. Le noyau
dur des « collaborateurs » de Tropiques ne sera dévoilé que lors de la
censure en 1943. Outre Aimé et Suzanne Césaire évidemment, on retrouve
René Ménil et Aristide Maugée, Georges Gratiant et Lucie Thésée. En
somme, des figures de confiance pour qui connaît Aimé Césaire depuis 1935
et la période de L’Etudiant noir !
Le jeune professeur ne s’attarde pas non plus sur le sens qu’il accorde au
nom de cette revue. Sa raison d’être est évidente. Tropiques poursuit fort
logiquement Cahier d’un retour au pays natal. C’est la confrontation du
poète avec le réel, son épreuve de vérité en quelque sorte. Dans ce long
poème, le poète avait imaginé que son retour effectif aux Antilles serait le
« temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme », c’est-à-dire de
montrer de quoi il était capable. Il reprend cette formule à la fin de sa
« Présentation » du premier numéro en avril 1941. Dans ce même numéro,
Suzanne Césaire insiste sur cet objectif, employant elle aussi la même
formule pour clore son article consacré à Leo Frobenius72.
Cette revue est encore l’accomplissement de la promesse faite par le
poète à lui-même dans Cahier d’un retour au pays natal. Aimé Césaire
avait pris la résolution de ne pas « se croiser les bras en l’attitude stérile du
spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est
pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse ». Par
cette insistance, le poète entend tenir l’engagement pris de faire œuvre utile
dès son retour aux îles. Passer du verbe à l’action, transformer en un acte
pur, concret, ce qui relevait encore de l’ordre de la parole.
Très vite, Césaire prend la mesure de la réalité antillaise. Il constate
qu’à la différence des civilisations du monde qui avaient chacune une
identité propre, caractérisable, repérable, la civilisation antillaise (et
particulièrement martiniquaise) ne possède aucun caractère particulier, aucun
signe distinctif, aucune des marques qui la rendraient reconnaissable :

Terre muette, terre stérile c’est de la nôtre que je parle. Et mon ouïe mesure par la
Caraïbe l’effrayant silence de l’Homme. Europe. Afrique. Asie. J’entends hurler
l’acier, le tam-tam parmi la brousse, le temple prier parmi les banians. Et je sais que
c’est l’homme qui parle. Encore et toujours, et j’écoute. Mais ici l’atrophiement
monstrueux de la voix, le séculaire accablement, le prodigieux mutisme.
Ce silence peut être mesuré, selon Césaire, à travers l’absence de toute
architecture. Dans toutes les autres civilisations, des monuments constituent
le signe d’une expansion ou d’une manifestation culturelle. Ici, au contraire,
« point de ville. Point d’art. Point de poésie. Point de civilisation, la vraie,
je veux dire cette projection de l’homme sur le monde73 ». A cette société
antillaise qui avait toujours souffert d’un « manque », d’un « vide », d’une
« absence » et qui avait été habituée à la « consommation culturelle », il
fallait pourtant « un centre de réflexion, un bureau de pensée, donc une
revue74… » Pour parvenir à ses fins, Aimé Césaire va engager les jeunes
intellectuels antillais à faire de nécessité vertu. N’ayant « de lien avec rien
du tout », ils vont user des moyens dérisoires dont ils disposent. Les
bibliothèques étant inexistantes, la circulation des livres impossible, ils sont
obligés de vivre « sur leur propre fonds ». Ces professeurs engagés vont
puiser dans leurs pauvres bibliothèques personnelles, rassembler leurs
souvenirs scolaires, mobiliser leur savoir du moment et toutes les
connaissances accumulées durant leur séjour dans les grandes écoles
parisiennes et françaises pour élaborer un discours sur la culture antillaise.
Dans ces conditions, Tropiques, qui est en train de chercher son ton, ne peut
éviter le « bricolage ». A l’analyse, comme l’a bien remarqué Césaire lui-
même, la revue est « éclectique » dans le choix de ses sujets et
« professorale » dans son contenu. Elle reflète ainsi dans ses premiers
numéros tout au moins « le goût universitaire d’alors ».
Le jugement de Césaire a posteriori est plus sévère encore. Mais
derrière cet éclectisme se dégagent quelques constantes qui donnent à
Tropiques son unité et son identité, et contribuent à asseoir son importance
dans le paysage intellectuel antillais durant la Seconde Guerre mondiale.
Une première constante – de loin la plus importante – est l’affirmation de la
dimension essentielle – sinon fondamentale – de l’Afrique dans la
composition de la culture martiniquaise. Dès le premier numéro, Suzanne
Césaire fait un compte rendu de l’Histoire de la civilisation africaine de
l’ethnologue allemand. Dans « Leo Frobenius et le problème des
civilisations », elle rappelle sa découverte du « caractère du style
africain » :

Nègre autant que dans leur plastique, il parle dans leurs danses comme dans leurs
masques, dans leur sens religieux comme dans leurs modes d’existence, leurs
formes d’Etat et leurs destins de peuples. Il vit dans leurs fables, leurs contes de
fées, leurs légendes, leurs mythes.

On l’a vu, en révélant à Aimé Césaire l’existence d’un style africain,


Frobenius le pousse à penser, comme le note Suzanne Césaire, que
« l’Afrique ne signifie pas seulement pour nous élargissement vers l’ailleurs
mais aussi approfondissement de nous-mêmes ». Tenant le cap de cette
découverte de l’Afrique primordiale, Suzanne Césaire reviendra sur ce point
dans un autre article intitulé « Que signifie pour nous l’Afrique75 ? ». Elle
considère que si les intellectuels antillais sont « bien décidés à user, avec
leurs derniers perfectionnements, de ces armes de précision » fournies par la
« culture européenne : arts, sciences et techniques », ils ne doivent pas
oublier qu’en « remontant l’une de nos lignes de force, nous rencontrons
cette chose immense, l’Afrique. L’Afrique aux dons poétiques uniques, à la
production artistique, surtout sculpturale, unique. L’Afrique et son noble
abandon à la vie, au mépris des savants brigandages industriels ». De fait,
appliquant les découvertes de Frobenius à la réalité martiniquaise, Suzanne
Césaire considère qu’il existe dans cette société une présence indéniable de
l’Afrique. Dans « Malaise d’une civilisation76 », elle interroge la vie
quotidienne du Martiniquais et découvre que « fondamentalement », « sous
les tropiques », malgré l’histoire désastreuse de l’esclavage, le Martiniquais
est Nègre, un « homme-plante ». Suzanne Césaire entend ainsi partager avec
les intellectuels antillais les discussions théoriques des époux Césaire sur
l’œuvre de celui qu’ils considèrent comme l’un des auteurs les plus
importants de leur temps pour la connaissance culturelle des Antilles.
Une deuxième constante concerne la réflexion consacrée à l’art et à
l’esthétique. C’est ce que tentent de découvrir Suzanne Césaire et René
Hibran dans leurs analyses consacrées respectivement à Alain et à Hegel, ou
Gilbert Gratiant dans ses contes créoles. « L’esthétique, disait Hegel, a pour
objet le vaste empire du beau… et pour employer une expression qui
convient le mieux à cette science, c’est la philosophie de l’art, ou plus
précisément la philosophie des beaux-arts. » En suivant ce projet hégélien,
René Hibran considère que l’art antillais doit exprimer la spécificité
tropicale du milieu, dire « le pays, ses éléments, les types si différents, si
nuancés, si plein d’intérêt pour qui sait les regarder77 ». De même, l’écrivain
antillais doit inventer les termes autonomes d’une certaine beauté du monde
antillais. C’est en approfondissant le particulier que l’on accède à
l’universel, avait suggéré Hegel. C’est ce qu’a déjà compris Gilbert Gratiant
lorsqu’il se consacre – encore et toujours – à la littérature antillaise en
langue créole, la traduisant pour tous78, la défendant envers et contre tout.
Conscients de cette vérité hégélienne, Césaire et Ménil vont explorer le
folklore martiniquais. Pour eux, le conte antillais traduit bien le difficile
rapport de l’Antillais au monde qui l’entoure. Il laisse intacte la nécessité de
créer une autre image de ce même monde. Suzanne Césaire rappelle que
malgré son pacifisme, la grandeur d’Alain est de considérer l’art comme une
« rencontre heureuse », « harmonie », « paix », et d’avoir placé la création
poétique à sa « vraie place : la première ! ».
Une troisième constante concerne le rôle de la poésie, à savoir créer une
nation, inventer un monde. Dès le premier numéro de Tropiques, Césaire
consacre un article à Charles Péguy. S’appuyant sur la critique de Thierry
Maulnier, il salue en Péguy le « seul poète national qu’ait eu la France » ;
« le seul à n’avoir point derrière soi un champ de vaine rhétorique, mais la
France laborieuse elle-même, mais ses “durs paysans”, mais ses sûrs
ouvriers, mais ses hardis défricheurs. Il dit et la cathédrale troue le ciel
d’une flèche irréprochable. Il dit et déferle sur la Beauce “la profonde houle
et l’Océan des blés”. Il dit et Paris et Orléans et la Seine et la Loire
proclament harmonieusement le poème de la France. » Cette lecture de Péguy
traduit le sens et l’essence de la poésie selon Césaire. Prise sous cet angle,
la négritude du Cahier d’un retour au pays natal emprunte les mêmes
accents nationalistes :

Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale


elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.

En s’appuyant sur les œuvres poétiques de James Weldon Johnson, Jean


Toomer ou encore Claude Mac Kay79, Aimé Césaire note que le travail du
poète noir américain consiste à faire entendre le grand cri originel nègre
dans le monde américain blanc, à refuser le dénigrement du Noir, à inverser
le regard porté par le Blanc sur le Nègre au cours de l’histoire : « Le nègre
de tous les jours, le nègre quotidien, dont toute une littérature a pour mission
de dénicher le grotesque, ou l’exotisme, il en fait un héros ; il le peint avec
sérieux, passion, et la puissance limitée de son art réussit par miracle
d’amour, ce qui est refusé à des moyens plus considérables : à suggérer
jusqu’aux forces intimes qui commandent le destin. » Le poète noir américain
se charge d’inventer avec les moyens qui lui sont propres un « nouveau
monde » dans lequel le Noir aura la place qui lui convient.
René Ménil, Suzanne Césaire et Aristide Maugée reprennent chacun à
leur façon cette idée de l’enracinement de la poésie. Dans sa lecture du
poème « Aube antillaise » de John-Antoine Nau (1860-1918), le premier
prix Goncourt en 1905, Suzanne oppose à la « misère de la poésie »
coloniale80 la vraie poésie antillaise. Cette dernière doit être anti-exotique,
le contraire de la « littérature de hamac, de sucre et vanille », l’opposé du
« tourisme littéraire, guide bleu et CGT ». Elle proclame que la « poésie
antillaise sera cannibale ou ne sera pas ». C’est très précisément ce sens
prométhéen qu’Aristide Maugée dégage de sa lecture de la poésie, de
Reverdy à Césaire, de Rimbaud à Mallarmé, de Lautréamont à Baudelaire ou
Breton.

La revue de l’avant-garde
A côté de cet ensemble de discours théoriques sur l’ethnologie africaine,
sur l’art, l’esthétique et la poésie, une quatrième constante de Tropiques
concerne la pratique de la poésie elle-même. Celle-ci y occupe une place
singulière. Au fil des ans, la revue prend les allures d’une anthologie. La
revue publie des auteurs confirmés, antillais (comme Gilbert Gratiant) mais
aussi étrangers (comme Charles Péguy, James Weldon Johnson, Jean Toomer
ou Claude Mac Kay), voire inconnus (comme Jeanne Mégnen) et en herbe
(comme Charles Duits, René Ménil ou Lucie Thésée).
Mais Tropiques reste surtout le « cabinet de poésie » du jeune Aimé
Césaire. Le jeune poète s’efforce de maintenir pour lui-même une activité
d’écriture régulière en vue d’une publication trimestrielle. Il va ainsi
alimenter Tropiques en poèmes. On doit à Césaire environ une quinzaine de
titres, soit une moyenne d’un poème par numéro pour 11 livraisons (de 1 à
13-1481). Ses poèmes seront ensuite retravaillés pour les éditions définitives,
Les Armes miraculeuses (1946), Soleil cou coupé (1948). On lui doit
aussi des fragments (semblables aux Pensées de Pascal) dans « Panorama »
(Tropiques, 10, 1944) ou des extraits de théâtre. L’imprimerie du Courrier
des Antilles – et plus tard l’imprimerie officielle – qui édite la revue
devient une maison d’édition poétique par procuration. C’est ce que laisse
sous-entendre Aristide Maugée dans son article « Aimé Césaire poète » qui
paraît en 1942 : « Un poète nous est né », clame-t-il avant de faire l’exégèse
de cet avènement : « Après un siècle de conformisme et de néant poétique.
Tant pis pour ceux qui, passant d’innommables rhapsodies à de l’authentique
poésie, ne se sont point aperçus du changement. La poésie moderne, à partir
de Rimbaud, place dans le rêve le secret de toute création. Triomphe du
merveilleux : le poète est voyant, le poète est prophète82. » Nul doute : la
revue Tropiques aura bien contribué à faire de l’art, de l’esthétique et de la
poésie les termes de la construction d’une culture des Antilles françaises.

Contre Vichy, dire « non à l’ombre »


L’affirmation d’une culture antillaise, la défense et l’illustration de la
poésie nègre se doublent d’une critique politique. Tropiques se veut une
« barrière contre le colonialisme », pour reprendre les mots de Césaire83.
Dans la « présentation » de la revue en avril 1941, le parti pris est annoncé :
« Où que nous regardions, écrit-il, l’ombre gagne. L’un après l’autre, les
foyers s’éteignent. Le cercle d’ombre se resserre, parmi des cris d’hommes
et des hurlements de fauves. Pourtant nous sommes de ceux qui disent non à
l’ombre. Nous savons que le salut du monde dépend de nous aussi. Que la
terre a besoin de n’importe lesquels d’entre ses fils. Les plus humbles. »
Le jeune normalien évoque ici les conséquences de la défaite et de
l’Occupation. Conscient depuis son voyage en Yougoslavie durant l’été 1935
du bouleversement du monde, Césaire voulait alors montrer que l’aigle nazi
qui planait sur l’Europe risquait de créer une situation préjudiciable à
l’équilibre du monde tout entier. De retour à la Martinique, son discours se
porte sur son île, dont il dénonce à mots couverts l’attitude des autorités
administratives. La stratégie de « camouflage » – comme aurait dit Suzanne
Césaire – choisie par le poète s’explique en grande partie par les
circonstances particulières du blocus de l’île durant la guerre.
L’une des missions principales confiées par les autorités de Vichy à leur
haut-commissaire des Antilles est de faire de la Martinique une place forte.
Il s’agit de préserver cette zone militaire stratégique de la convoitise
américaine, veiller sur les quelque trois cents tonnes d’or de la Banque de
France stockées au Fort Desaix, protéger les bâtiments militaires français
stationnés dans la rade de Fort-de-France, à savoir, le croiseur léger l’Emile
Bertin, le porte-avion Le Béarn et le croiseur-école La Jeanne d’Arc,
ceci au mépris de la démocratie et des libertés des populations locales. Dès
1941, l’amiral Robert destitue le maire élu de Fort-de-France, Victor
Sévère, ouvertement opposé au régime de Vichy, et le remplace par Jean de
Laguarigue de Survilliers, gagné à la révolution nationale. L’amiral dissout
les conseils généraux et municipaux. En 1942, il fait condamner à quinze ans
de travaux forcés et vingt ans d’interdiction de séjour Maurice Des Etages,
un notable de l’île, au motif qu’il a favorisé la désertion de trois militaires
vers Sainte-Lucie. Sous son commandement, l’île prend désormais les
allures d’un camp retranché. Toute entrée, toute sortie est contrôlée, comme
vont le découvrir en 1941 des intellectuels français en voyage vers les Etats-
Unis.
L’ombre ne menace pas seulement, sur le plan politique, l’Europe ou les
Antilles. Elle menace aussi l’œuvre poétique de Césaire elle-même et son
interprétation. En effet, le directeur de la revue Volontés, Georges Pelorson,
qui l’avait aidé à la publication de Cahier d’un retour au pays natal avant
guerre, est devenu un pétainiste zélé. Entré, dès 1941, au secrétariat à la
Jeunesse au sein du ministère de l’Instruction publique, cet agrégé d’anglais
est en 1942 l’adjoint chargé de la propagande. A ce poste, il crée les
« équipes nationales » dont l’objectif est d’œuvrer à la formation d’un
« nouveau jeune Français », sain de corps et d’esprit, loyal et courageux,
dévoué à la cause nationale et révolutionnaire. Son modèle est justement
celui des Jeunesses hitlériennes formées pour accomplir des actions civiques
et remplir des missions d’intérêt national.
Cette situation politique éclaire d’un jour nouveau (et inquiétant) la
poésie de Césaire. Elle permet aussi de nuancer le jugement de ce dernier
sur cette administration coloniale. Car longtemps, Aimé Césaire a pensé
« qu’elle n’avait pas bien compris ce qui se passait84 ». Mais il ne faut
jamais se fier à l’ignorance de la censure ! Sans doute, ces autorités ne
prêtaient pas attention à la poésie de Césaire parce qu’elles la rattachaient à
la revue Volontés. Paradoxalement, à leurs yeux tout au moins, Césaire était
relativement protégé par sa relation insidieuse au directeur de ladite revue.
Du coup, les modifications de la finale du poème souhaitées par Pierre
Petitbon et Georges Pelorson s’éclairent d’un sens différent. Si le premier ne
voyait qu’insurrection dans l’envolée finale du poème – il va mourir au
combat –, le second, lui, semble avoir été fasciné précisément par cette
révolution nationale qui traduisait une aspiration personnelle plus profonde
et plus ancienne, antérieure à son entrée au gouvernement de Vichy.
Le combat par les mots
Conscient du malentendu que peut soulever une telle interprétation
« vichyste » de sa poésie, de la confusion que peuvent susciter ses écrits
dans les esprits, Césaire va s’évertuer à dégager son Cahier d’un retour au
pays natal de la gangue de l’ombre. Pour bien se faire comprendre, il
multiplie les sources d’interprétation (Péguy, les poètes nègres américains).
Il laisse proclamer par Aristide Maugée, dans sa revue, l’avènement d’un
poète national antillais, Aimé Césaire. Il entend par tous les moyens
distinguer sa poésie d’une quelconque participation intellectuelle à la
révolution nationale, au sens de l’idéologie de Vichy défendue par Georges
Pelorson ou Abel Bonnard. Césaire va ainsi adopter ce qui ressemble à une
stratégie de l’obscurité mais où, paradoxalement, tout est assez clairement
dit. Le poème composé en 1941, publié dans le premier numéro de
Tropiques et repris plus tard sous le titre « Les pur-sang », est à cet égard
explicite : Césaire y critique violemment la politique du Maréchal et
dénonce les promoteurs de la paix de Montoire. Celle-ci est, pour lui, « une
sottise ! », « une paix proliférante ». Le poète fustige l’aveuglement des
autorités françaises qui s’abaissent devant « d’obscures puissances.
Branchies, opacules ». Face à ces lâchetés, le poète se sent poussé
secrètement par tous les sens, des « palmes », des « syrinx », des « pennes »
pour s’opposer à la politique de collaboration officielle prônée par Pétain.
Césaire veut que sa poésie soit lue et comprise par tous comme un acte
d’insurrection. L’usage de mots d’origine latine (« opacule », « syrinx » ou
« penne ») y contribue largement. Mais cette démarche reste réservée aux
initiés. Alors, il va progressivement passer de la poésie en « chair-mot-de-
passe », à une poésie « manifeste ». Dans le numéro 5 de la revue en
avril 1942, il écrit :

Inutile de durcir sur votre passage, plus butyreuses que des lunes, vos visages de
trépomène pâle
Inutile d’apitoyer pour nous l’indécence de vos sourires de kystes suppurants
Flics et flicaillons […]
Nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence
précoce, de la folie flambante, du cannibalisme tenace.

La réaction des autorités de Vichy ne se fait pas attendre. Profitant d’une


demande de papier nécessaire à l’impression du numéro 6 de Tropiques, le
Lieutenant de Vaisseau Bayle, chef de service d’information de Vichy,
s’indigne. Il traite les rédacteurs, au choix, de « racistes », d’« ingrats », de
« révolutionnaires », de « traîtres », de « sectaires », « d’empoisonneurs
d’âmes ». Frappée d’indignité, la revue est interdite pour avoir manqué de
respect à l’esprit de révolution nationale :

Des principes comme ceux que le Maréchal a évoqués doivent, lorsque nous aurons
le courage de les traduire dans les faits, le résoudre. Pour vous, vous croyez au
pouvoir de la haine, de la révolte, et vous vous fixez comme but le libre
déchaînement de tous les instincts, de toutes les passions ; c’est le retour à la
barbarie pure et simple. Schoelcher, que vous invoquez, serait bien étonné de voir
son nom et ses paroles utilisés au profit d’une telle cause.

La réponse des rédacteurs de Tropiques est cinglante. Dans une lettre


adressée au Lieutenant de Vaisseau Bayle, où l’on reconnaît le Césaire
pamphlétaire, les auteurs de la revue reprennent chacun des adjectifs dont ils
ont été affublés et assument la déclaration de guerre contre Vichy en situant
leur action dans le droit fil de la subversion qui a toujours été au cœur de la
littérature. Ils admettent être des « empoisonneurs d’âmes » comme Racine,
au dire des Messieurs de Port-Royal. Ils ne nient pas être « ingrats et traîtres
à notre si bonne patrie », se définissent « révolutionnaires comme le Hugo
des Châtiments, se reconnaissent « sectaires », passionnément, comme
Rimbaud et Lautréamont. Oui, ils s’avouent « racistes ». Du racisme de
Toussaint-Louverture, de Claude Mac Kay et de Langston Hugues – contre
celui de Drumont et Hitler. Et : « Pour ce qui est du reste, concluent-ils,
n’attendez de nous ni plaidoyer, ni vaines récriminations ni discussion même.
Nous ne parlons pas le même langage. »
Césaire précisera plus tard les raisons profondes de cette absence de
dialogue possible avec les autorités de Vichy. Outre le choix politique
rationnel, la révolution poétique prônée par la revue était à la mesure de la
colère cosmique qui avait présidé à la création de la Martinique. Aimé
Césaire entendait que ce refus de la résignation soit au diapason de la nature
profonde de l’île qui commandait :
Imaginez ce spectacle extraordinaire : dix volcans à la fois crachant leurs laves pour
faire la Martinique. […] C’est des terres de colère, des terres exaspérées, des terres
qui […] vomissent la vie… C’est de cela que nous devons être dignes. Cette parcelle
créatrice, il faut la recueillir et continuer l’œuvre première. Il faut la continuer, et
non pas s’endormir dans une sorte d’acceptation et de résignation. Il y a une sorte de
sommation de l’histoire et une sommation de la nature à nous faites 85.

Pour Césaire, en somme, c’était respecter la nature volcanique et


exubérante de l’île que de s’insurger violemment contre Vichy. Il faut dire
qu’entre le premier numéro de la revue, paru en avril 1941, et le cinquième,
un an plus tard, les rédacteurs de la revue, au premier rang desquels les
époux Césaire et René Ménil, ont fait la connaissance d’un certain nombre
d’étrangers intellectuellement dangereux, politiquement subversifs et
humainement réconfortants : André Breton, André Masson ou Wifredo
Lam…

Et le surréalisme vint…
L’histoire de la rencontre entre Aimé Césaire et André Breton racontée
par ce dernier est devenue une légende. Elle est pour le poète martiniquais
d’une importance au moins égale à sa rencontre avec Léopold Sédar Senghor
dans la cour de Louis-le-Grand ou celle avec Petar Guberina, le Croate, à la
Cité universitaire.
Le bateau Capitaine Paul-Lemerle, parti de Marseille en mars 1941 et
faisant route vers les Etats-Unis, avec à son bord plus de trois cents
écrivains, artistes et intellectuels de toutes nationalités fuyant l’Occupation,
est arraisonné à Fort-de-France. Considérés comme antifrançais, ces
intellectuels sont enfermés – à leurs frais – dans l’ancienne léproserie du
Lazaret transformée pour l’occasion en « camp de concentration ». Ils sont
finalement libérés au bout de quelques jours. Tandis que Claude Lévi-Strauss
se livre à une ethnologie comparée entre le rhum de Porto Rico et le rhum de
la Martinique86, André Breton, en quête d’un ruban pour sa fille, découvre
chez la sœur de René Ménil, qui tient une mercerie, une revue intitulée
Tropiques. « J’abordai ce recueil avec une extrême prévention… écrit-il. Je
n’en crus pas mes yeux : mais ce qui était dit là, c’était ce qu’il fallait dire,
non seulement du mieux mais du plus haut qu’on pût le dire ! Toutes ces
ombres grimaçantes se déchiraient, tous ces mensonges, toutes ces dérisions
tombaient en loques : ainsi la voix n’était en rien brisée, couverte, elle se
redressait ici comme l’épi même de la lumière. Aimé Césaire, c’était le nom
de celui qui parlait. »
Cette découverte va le conforter dans son orgueil de surréaliste et dans
la voie révolutionnaire qui a toujours été la sienne. Envoûté par cette
« Martinique, charmeuse de serpents », comme il l’écrira plus tard dans sa
revue Hémisphères créée à New York, André Breton va ouvrir la pensée et
la parole de Tropiques au monde extérieur qui lui manquait. A Aimé
Césaire, Breton va offrir un ballon d’oxygène.

Pour moi, son apparition […] prend la valeur d’un signe des temps. Ainsi donc,
défiant à lui seul une époque où l’on croit assister à l’abdication générale de l’esprit,
où rien ne semble plus se créer qu’à dessein de parfaire le triomphe de la mort, où
l’art même menace de se figer dans d’anciennes données, le premier souffle
nouveau, revivifiant, apte à redonner toute confiance est l’apport d’un Noir.

On a longtemps reproché à André Breton d’avoir utilisé cette formule


« raciste » pour rendre compte de sa rencontre avec Aimé Césaire. Mais il
faut rappeler, pour faire bonne mesure, que pour le surréaliste, l’insistance
sur la couleur avait pour but de la dépasser en la banalisant ou, plus
exactement, de montrer qu’il n’y avait aucune relation entre l’être et sa
couleur. Il s’agissait de faire l’éloge de la primitivité, de cette manifestation
pure de l’âme par laquelle se donne à entendre toute vérité poétique, toute
surréalité. Suivant cette logique, André Breton allait conférer à Aimé
Césaire ses lettres de noblesse poétique – après lui avoir conféré ses lettres
d’universelle humanité :
Et c’est un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un
Blanc pour la manier. Et c’est un Noir celui qui nous guide aujourd’hui dans
l’inexploré, établissant au fur et à mesure, comme en se jouant, les contacts qui nous
font avancer sur des étincelles. Et c’est un Noir qui est non seulement un Noir mais
tout l’homme, qui en exprime toutes les interrogations, toutes les angoisses, tous les
espoirs, toutes les extases et qui s’imposera de plus en plus à moi comme le
prototype de la dignité.

Relisant plus tard Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, André
Breton en fait une exégèse qui va lui donner, sinon son sens définitif, du
moins sa portée universelle. Il y voit l’expression d’un chant qui est la
marque de la « poésie authentique », un poème « à sujet », sinon « à thèse »,
qui est la manifestation éclatante de la liberté poétique, un « monument
unique, irremplaçable », dont le « titre tout effacé du poème tend à nous
placer au cœur du conflit qui doit être le plus sensible à son auteur », être ou
ne pas être de la Martinique, résister, ou accepter l’appel des îles. Œuvre de
liberté totale, d’insurrection primitive, le Cahier d’un retour au pays
natal apparaît ainsi, dans toute sa splendeur, sous la plume du père du
surréalisme. Elle va en acquérir aussitôt le statut.
Les époux Césaire fréquenteront plus tard le groupe surréaliste à Paris.
Mais on ignore si le poète a jamais procédé à l’expérience de l’hypnose
créatrice, plongé dans son inconscient pour retrouver les forces primitives
de la poésie ou pratiqué l’écriture automatique. Avare de récits sur le moi,
on le sait, Aimé Césaire n’a laissé aucune trace sur ce sujet dans son œuvre,
et les indices que cachent les dédicaces des poèmes à ses amis surréalistes
ne poussent pas à comprendre son jeu. On est certain, toutefois, que sa
rencontre avec Breton et leur estime réciproque ont permis au poète
martiniquais de dépasser l’expérience faite avant lui par les rédacteurs de
Légitime défense. Ces derniers, qui se réclamaient du surréalisme,
s’étaient assimilés aux écrivains français du mouvement bien plus qu’à
l’emploi de ses mécaniques et de ses théories dans leurs productions
poétiques. Sur ce point, Tropiques va apporter la preuve d’une liberté de
création absente chez les écrivains antillais de la génération précédente. Le
mérite de Césaire est là. C’est en poète libre qu’il aborde les rivages du
surréalisme comme il a abordé en Martiniquais libre ceux de l’ethnologie de
Frobenius. Seule une liberté totale de création, c’est-à-dire une écoute de
soi, permettait d’inventer, par la poésie, une culture et une civilisation
reconnues de tous87.

L’alter ego, Wifredo Lam


L’importance de la liberté dans l’invention d’une civilisation sera
confirmée aux yeux de Césaire par l’œuvre du peintre cubain Wifredo Lam
(1902-1982). La rencontre entre les deux hommes a lieu en même temps que
celle de Césaire avec Breton, mais elle sera de plus longue durée – Lam
étant resté quarante jours à la Martinique. Avec le poète surréaliste, Césaire
s’ouvre à l’ailleurs. Avec Wifredo Lam, ce sont les portes de l’ici, du monde
caraïbe et de toute sa richesse merveilleuse qui s’offrent au Martiniquais.
Césaire et Lam partagent en effet la même histoire et la même
géographie, les mêmes préoccupations face à ce monde qui court à sa perte,
les mêmes interrogations sur la nature et la qualité de l’art propres à tous
ceux qui ont grandi dans un univers d’esclavage, de déportation et de
dépossession. Les mots par lesquels la revue Tropiques salue le peintre
cubain lors de son passage à la Martinique sont explicites : « Saluons […]
l’étonnant peintre nègre cubain chez qui on retrouve en même temps que le
meilleur enseignement de Picasso, les traditions asiatiques et africaines
étrangement mêlées88. » Nègre, Afrique, Asie, autant de mots qui renvoient
Césaire à son enfance à Basse-Pointe et font de Wifredo Lam son alter ego.
Lam est nègre. Sa marraine, Mantonica Wilson, est une authentique
descendante d’esclave. Dans un de ses poèmes, Césaire imagine d’ailleurs
une conversation entre celle-ci, qui a initié Lam aux mystères89, et le peintre.
La mère de Lam, née au Congo, a été « importée » à Cuba à la fin du
XIXe siècle. Quant à son père, Lam Yam, il est d’origine chinoise. La
multiplicité de ses racines fait du peintre cubain un personnage à l’image des
tropiques caraïbes.
C’est dans le numéro de janvier 1945, sous la plume de Pierre Mabille,
le conseiller culturel de l’ambassade de France à Port-au-Prince, que
Tropiques propose une critique d’un tableau de Wifredo Lam, « La jungle »,
terminé en 1943. Mabille montre l’importance du retour au pays natal dans
l’œuvre du peintre cubain. Il note que « l’immense valeur de la toile de
Wifredo Lam est d’évoquer un univers dans lequel les arbres, les fleurs, les
fruits, les esprits cohabitent grâce à la danse ». Partant, le critique oppose la
jungle salutaire de Wifredo Lam à cette autre jungle créée par la dictature
d’Hitler, « jungle sinistre où un Führer, perché sur un piédestal, guette, au
long des colonnades néo-grecques de Berlin, le départ des cohortes
mécanisées prêtes, après avoir détruit tout ce qui existait de vivant, à
s’anéantir à leur tour dans le parallélisme rigoureux de cimetières sans fin ».
L’œuvre de Wifredo Lam apporte la preuve qu’il est possible de créer,
aux Antilles même, à partir d’un fonds propre – bien qu’imparfait –, une
civilisation digne de ce nom. On comprend dès lors la place que va occuper
le peintre cubain dans l’œuvre poétique de Césaire. Pour celui-ci, ce sont les
tropiques qui ont révélé Wifredo à lui-même. Ils ont joué dans son
imaginaire un rôle catalyseur en poussant le peintre à rechercher en lui, à
redécouvrir dans ses retranchements, le pouvoir de l’imagination. Dans un
autre poème de Moi, laminaire, sobrement intitulé « Wifredo Lam »,
Césaire se demande ce que le peintre, « mon frère », cherche « à travers ces
forêts de cornes de sabots, d’ailes de chevaux ». Il découvre que Lam y trace
les « avatars d’un dieu animé au saccage envol de monstres ». Il reconnaît
« aux combats de justice le rare rire de [ses] armes enchantées le vertige de
[son] sang et la loi de [son] nom ».
L’intérêt de Césaire pour la peinture de Lam trouve un écho inverse dans
l’intérêt que Lam porte à la poésie d’Aimé Césaire. En effet, pour l’édition
espagnole du Cahier d’un retour au pays natal parue en 194290 – qui est
la première traduction de l’œuvre et sa première édition internationale –, le
peintre cubain apporte une contribution originale. Dans sa préface, Benjamin
Péret salue en Aimé Césaire « le seul grand poète de langue française qui
soit apparu depuis vingt ans ». Il note que dans la littérature, pour une fois,
« tropiques » ne rime plus avec « exotique ». Péret y entend « le cri sauvage
d’une nature dominatrice sadique qui avale les hommes et leurs machines
comme les fleurs les insectes téméraires ». Au fond, la poésie de Césaire a
le « souverain mouvement des grands arbres à pain et l’accent obsédant des
tambours du vaudou ». Cette appréciation de Péret pourrait bien s’appliquer
aux dessins de Lam qui illustrent la traduction du Cahier d’un retour au
pays natal et, en particulier, celui représentant un chien à deux têtes sur la
page de faux-titre. On ne sait plus, en lisant Benjamin Péret, si c’est du
peintre qu’il parle ou du poète, si c’est le dessin qu’il commente ou la poésie
qu’il illustre. En réalité, les dessins de Lam dégagent la poésie de Césaire de
l’emprise de la langue. L’œuvre de Lam montre que le poète a atteint un
niveau d’abstraction tel que son langage poétique se rapproche de celui de sa
propre peinture. Comme le peintre cubain, selon Benjamin Péret, « le grand
poète noir a rompu ses amarres et s’élance sans se préoccuper d’aucune
étoile Polaire, d’aucune croix du Sud intellectuelle, avec, pour seul guide,
son désir aveugle ». Pour Péret, sous les tropiques, avec la peinture nous
sommes en poésie et avec la poésie en peinture.
Cette réflexion éclaire la lecture du « conte nègre cubain » recueilli par
les soins de Lydia Cabrera en 194491, Bregantino Bregantin, faite par
Césaire. Il écrit ceci : « Je dis que nous sommes en pleine poésie. Et que
cette poésie – terreur et clameur – nous aide à comprendre ces animaux
fantastiques, ces monstres, ces sexes, ces ongles, ces dents, ces rictus, ces
choses inquiètes et perverses et tendres et chuchotées qui naissent,
s’éclipsent, se hantent à même les toiles mystérieuses de Wifredo Lam, en la
voix de qui je n’hésite pas à reconnaître tout le pathétique antillais délivré :
Mumbo – Jumbo92. »
Ce que la peinture de Lam révèle en définitive à Césaire et qu’éclaire la
pensée des surréalistes (Breton, Péret), c’est le goût, la force et l’étendue du
merveilleux tropical. On le retrouve aussi bien dans le « conte nègre
cubain », dans la toile et les dessins de Lam, que dans le poème de Césaire.
Césaire s’intègre par le caractère merveilleux de sa poésie dans cet univers
tropical où il prend toute sa place et toute sa part.

Haïti, île première, terre merveilleuse


A la faveur d’une invitation à donner des conférences dans l’île d’Haïti
faite par Pierre Mabille et d’une mission d’études que lui confie Georges-
Louis Ponton (1906-1944), le nouveau gouverneur de la Martinique nommé à
la place du tristement célèbre amiral Robert, Césaire découvre l’île d’Haïti
qu’on peut considérer comme le pays source du merveilleux des Caraïbes
tropicales. On imagine aisément l’enthousiasme du jeune homme qui,
abandonnant enseignement et enfants, part à la découverte de cette île « de
même misère que nous, Haïti où la négritude se mit debout pour la première
fois et dit qu’elle croyait à son humanité », selon la belle formule du Cahier
d’un retour au pays natal.
Césaire séjourne à Port-au-Prince et ses environs de mai à
décembre 1944 en compagnie de son épouse Suzanne. Celle-ci se souvient
d’ailleurs avoir ressenti « en Haïti, par des matins de l’été 1944 », la
« présence des Antilles, plus que sensible, de lieux d’où, à Kenscoff, la vue
sur les montagnes est d’une intolérable beauté ». Une présence toute
trompeuse puisqu’il faut pour connaître cette île, comme toutes les autres,
avoir des yeux exercés93. Aimé Césaire se livre, lui, à des tâches plus
« professionnelles ».
Le poète donne des conférences publiques à l’Institut culturel de Port-au-
Prince où Pierre Mabille l’accueille chaleureusement. Il y assure des
séminaires de littérature française, puis donne des conférences à l’intention
des élèves des classes de philosophie, notamment au lycée Pétion, sur la
négritude et l’ethnologie. Le jeune René Depestre [né en 1926] qui le
rencontre pour la première fois s’en souvient : « J’ai suivi ses cours avec
passion. Il nous a parlé de Victor Hugo, de Baudelaire, du romantisme
comme jamais personne avant lui. Ça m’a donné l’expérience d’un élève de
khâgne ! » Il se noue entre le jeune élève de dix-sept ans et le professeur
Césaire un dialogue qui se poursuivra longuement et intensément.
Dans le monde caraïbe à cette époque, Haïti tient une place importante
sur le plan intellectuel. La Société haïtienne d’études scientifiques présidée
par le Dr Camille Lhérisson est chargée d’organiser, après Harvard, Oxford,
Prague et Paris, le Congrès international de philosophie prévu à Port-au-
Prince du 24 au 30 septembre 1944. La fin de la guerre, de l’exil, des
privations, a ouvert la voie à un possible dialogue intellectuel sur des sujets
aussi savants que « Les problèmes de la connaissance ». Ce colloque conduit
dans l’île de nombreux intellectuels du monde. Outre les Français (Jacques
Hadamard, Lecomte du Noüy, Jacques Maritain, Alfred Métraux), on trouve
des Canadiens (les abbés Dionne et Parent), des Américains en nombre
(John Wild, Paul Weiss, W.T. Stace, William Seifriz, Cornélius Krusé), des
Haïtiens (Lucien Hibbert, Hector Paultre) et un Martiniquais (Aimé Césaire).
Le 28 septembre, ce dernier prononce dans le grand théâtre de Port-au-
Prince, devant un auditoire de près de 3 000 personnes, sa conférence
intitulée « Poésie et connaissance ». Des extraits de cette communication
seront repris dans Tropiques94. De l’avis de plusieurs participants à cette
conférence, comme Cornélius Krusé95, « le discours d’Aimé Césaire fut l’un
des plus brillants du congrès, caractérisé à la fois par une impétueuse
éloquence et une analyse pénétrante de la contribution que la poésie peut
apporter, de nos jours, au bonheur et à la dignité de l’homme ».
Le voyage de Césaire dans l’île lui donne aussi l’occasion de confronter
l’image qu’il a construite – à partir des savoirs livresques et des
conversations avec les intellectuels de ce pays vivant à Paris – à sa réalité
concrète. Comme tous les voyageurs étrangers en Haïti (Breton, Mabille,
Lam), le Martiniquais est fasciné par la magie, le vaudou (ses rites, ses
dieux, ses transes), le fantastique, le rapport particulier au réel. Il est surtout
attiré par ce qui, au plus profond de l’âme haïtienne, a conduit le peuple à
l’insurrection collective. Aussi se consacre-t-il à la connaissance de
l’histoire sociale, politique de l’île, à ses personnages illustres (Toussaint-
Louverture, Pétion, Henri Christophe, Dessalines, Boyer, etc.) et à la
découverte des ressorts profonds par lesquels ce peuple se meut.
Dès son retour à la Martinique en décembre 1944, Césaire entend faire
partager ses découvertes au plus grand nombre. Il ramène de là-bas le
sentiment d’un peuple fier de ses racines, de sa culture, de sa dignité, de sa
liberté. Dans le discours public qu’il prononce au Select Tango, le
23 janvier 1945, on trouve les aspects de cette histoire tropicale à méditer :
Nous ne pouvons pas oublier notre dette envers Haïti. La liberté, l’abolition de
l’esclavage, 1848, tout cela est bien. Mais rien de tout cela n’eût été possible s’il n’y
avait pas eu la résistance, la révolte, la victoire d’Haïti. Par conséquent nous devons
très largement notre liberté à un peuple qui s’est battu non seulement pour lui-même,
mais pour toutes les Antilles et pour tout le continent sud-américain96.

Ce séjour fécond en séminaires, en enquêtes historiques et en


enseignements l’est aussi en création artistique. Durant son séjour en Haïti,
Césaire écrit plusieurs scènes de Et les chiens se taisaient, dont un
fragment de l’acte I a déjà été publié dans le numéro de Tropiques, en
mai 1944, avant son départ. L’histoire d’Haïti va lui fournir le modèle de son
personnage du Rebelle qui sera redessiné dans les pièces de théâtre qu’il
écrira plus tard. Dès cette époque, il conçoit le projet d’un essai ou d’une
pièce de théâtre pour comprendre l’île Haïti, et se comprendre à partir
d’elle. Ce seront un essai sur Toussaint-Louverture et une pièce de théâtre
sur la dictature, La Tragédie du roi Christophe.

Le triomphe d’un couple


Mais pour l’heure, il faut fermer ! Au bout du voyage, la revue
Tropiques a été pour Césaire et pour tous les intellectuels qui l’ont
accompagné dans cette aventure le moment d’une ouverture aux pouvoirs de
l’imaginaire et aux forces du merveilleux et un appel indéniable et
incommensurable à la liberté. Elle est aussi un outil qui a permis à la
Martinique d’entrer en fanfare dans le monde de la pensée sur les conditions
de l’avènement de la poésie chez les peuples noirs colonisés, sur la
nécessité pour ceux-ci d’inventer un monde avec leurs propres moyens. Elle
reste surtout l’œuvre triomphante des époux Césaire.
On ne dira jamais assez le rôle joué par cette revue dans leur union.
Suzanne y écrit l’essentiel de sa production littéraire et Aimé ses plus beaux
mots d’amour à son épouse. Sa femme est alors pour lui un soutien, son
oxygène, sa raison de vivre. Le dernier numéro de la revue Tropiques est
encore plus explicite. Après l’entrée de Césaire en politique, le couple se
retrouve dans l’intimité pour mettre la dernière main à ce qui sera, sur le
plan littéraire, leur dernière œuvre commune. Seul Pierre Loeb, critique
d’art, vient troubler ce tête-à-tête. Césaire publie des textes de Victor
Schoelcher, dont il pressent déjà l’importance dans l’avènement de la
nouvelle situation des Antilles qui se profile à l’horizon. Il en fera d’ailleurs
bon usage quelques mois plus tard lorsque, jeune député, il sollicitera le
changement de statut de l’île. Suzanne, quant à elle, écrit sur Leo Frobenius
et l’histoire de la civilisation africaine. Elle poursuit ainsi jusqu’à leur terme
ses propres réflexions intellectuelles et son rapport aux Antilles.
A l’analyse, ces deux orientations répondent à deux choix. Pour Aimé
Césaire, la mesure du politique. Pour Suzanne Césaire, la mesure de
l’ethnologique – et même une orientation vers la pratique du récit littéraire.
La cohérence qui avait tenu jusque-là, au-delà de l’éclectisme, l’unité des
préoccupations qui avait été constante derrière les orientations diverses, les
langages différents et les aspirations distinctes s’estompent. L’aspiration de
Suzanne Césaire cède à l’aspiration politique d’Aimé Césaire. L’aventure de
la revue culturelle va s’arrêter. Tropiques a été conçue comme une revue
culturelle. Elle le restera. L’intelligence du couple Césaire, sur ce plan tout
au moins, est d’avoir su garder jusqu’au bout le cap ; de n’avoir pas voulu
transformer cette revue culturelle en une revue politique. Le premier numéro
de Tropiques avait été composé dans un accord à deux, Aimé Césaire
bouillonnant (« Je me réveillai panthère avec de brusques colères »),
Suzanne Césaire tempérant (« Le vent chavira très douce voilures à mes
narines vos belles correctes pourritures de flics bien descendus dans la
touffeur des mornes »). Le dernier aussi. Le couple ne connaîtra plus jamais,
jusqu’à sa séparation au début des années 1960, une telle osmose
intellectuelle, une telle connivence. En ce sens, la fin de Tropiques va
marquer le début de l’aventure commune et cependant parallèle de deux
solitudes.
IV
Des armes miraculeuses

Lors des deux plus importantes consultations politiques organisées à la


Libération, Césaire va obtenir les suffrages de ses concitoyens. Il est élu
maire de Fort-de-France le 27 mai 1945, à la tête d’une liste composée de
gens venus d’horizons divers, regroupés sous la bannière du parti
communiste, qui écrase ses adversaires à une large majorité (9 645 voix
contre 3 905). Il est élu ensuite dans la 1re circonscription de la Martinique à
la première Assemblée nationale constituante le 4 novembre 1945 (par
14 405 voix sur 20 264 votants), puis à la seconde Assemblée nationale
constituante le 2 juin 1946 (par 19 704 voix sur 30 937 votants). Ces
premières victoires – qui en préfigurent plusieurs autres jusqu’en 1958 et
même au-delà – lui offrent les « armes miraculeuses » du pouvoir. Le poète
entre en politique. Il retranscrit dans le recueil éponyme, Les Armes
miraculeuses, les traces de cette investiture.

Bâtisseur de l’avenir
Dès le poème « Investiture », publié dans Les Armes miraculeuses,
en 1946, Césaire assume ses choix. Il reconnaît que l’attrait du pouvoir peut
être dangereux, parce qu’il lui est souvent apparu comme le viol et la
dépossession d’un peuple : « un vol de cayes ». Le pouvoir peut être un
poison aussi mortel que le parfum des « mancenilliers », un miroir
narcissique où se noie celui qui se mire aux « galets de ruisseau ». Quoi
qu’il en soit, le poète éprouve une intense émotion lors de sa victoire :
« Toute l’eau de Kananga chavire de la Grande Ourse à mes yeux. » Césaire
est fier de poursuivre l’œuvre de son grand-père, instituteur à Saint-Pierre au
milieu du XIXe siècle : « Mes yeux d’encre de chine de Saint-Pierre
assassiné. » Il est heureux de continuer la tâche de son aïeul qui avait conduit
l’une des nombreuses révoltes dans les régions du nord de l’île avant
l’éruption de la montagne Pelée : « Mes yeux de Saint-Pierre bravant les
assassins sous la cendre morte. » Les charges qu’il s’apprête à embrasser
(maire et député) lui paraissent d’autant plus lourdes qu’il n’y est pas
préparé : « Mes yeux sans baptême et sans rescrit. » Il fait néanmoins le
serment de s’y consacrer pleinement : « Je ne lâcherai pas l’ibis de
l’investiture folle de mes mains en flammes. » Le poète conçoit ses fonctions
politiques comme une charge, un sacerdoce, un devoir. Ces exigences sont
pour lui d’autant plus impérieuses qu’il est, sur le plan local, le premier
descendant d’esclave noir à accéder à la municipalité de Fort-de-France,
tandis que sur le plan national, il est le premier communiste noir antillais à
occuper à la chambre des députés un siège détenu depuis l’abolition de
l’esclavage de 1848 par des socialistes ou des radicaux.
Césaire considère ces succès électoraux comme la promesse d’une ère
nouvelle. Tel est le sens du poème « Conquête de l’aube ». Le poète rêve
d’un « Château des rosées » qui apaiserait « du dessèchement des cœurs
inutiles ». Il entend monter « d’incendiaires et capiteux tumultes de
cavalcade » dérobés « à la voix large des précipices », « dans une gloire de
trompettes libres à l’écorce écarlate ».
Les nombreux suffrages qui se sont portés sur son nom lui donnent une
force et un droit inégalables pour remplir ses missions. L’élection a fait de
lui l’un des « cent pur-sang » qui « hennissent du soleil parmi la stagnation »
afin de donner au Nègre esclave sa qualité d’homme.
Césaire a livré plusieurs fois le récit de son élection à la mairie de Fort-
de-France à l’âge de trente-deux ans. Celle-ci est d’abord le fruit des
circonstances – à la fin de la guerre, « tout le monde aspirait au renouveau. Il
fallait repartir sur de nouvelles bases. Le conseil général de l’époque s’était
beaucoup compromis avec le régime de l’amiral Robert, qui était
pétainiste ». Elle est ensuite le produit du hasard : « Le parti communiste a
pensé qu’il fallait changer les idées, changer les hommes, changer les
attitudes. » Militant associatif plus que politique, bien connu dans l’île, en
tout cas à travers sa revue Tropiques et surtout son enseignement qui
renouvelle le discours convenu sur la littérature, Césaire est approché par
des amis et camarades du lycée qui sont, eux, membres du Parti, afin de
conduire la nouvelle liste que ce dernier met sur pied en vue des élections
municipales de juin 1945. Césaire précise toujours ceci : « Je n’étais pour
ma part ni communiste ni anticommuniste, disons que j’étais sympathisant, un
homme de gauche, mais qui n’appartenait à aucun parti ; je n’ai jamais eu
l’esprit de parti97. »
La liste qu’il conduit sous ces auspices n’est pas à proprement parler,
comme on l’a évoqué, communiste : « C’était une liste de gauche, ouverte –
pas socialiste non plus, car le parti socialiste avait ses vues propres, et il
s’était un peu compromis avec le régime précédent. » Pour étendre leur
champ d’action et triompher des partis en présence, les communistes
s’ouvrent aux élites intellectuelles qui forment une part importante de la
nouvelle société antillaise. « Ils considéraient, je crois, que ça faisait très
bien que la nouvelle liste communiste soit parrainée par deux intellectuels
appréciés du monde martiniquais. » On retrouvait donc à la tête de celle-ci,
Aimé Césaire (normalien, licencié ès lettres), secondé par Pierre Aliker
(premier interne martiniquais des Hôpitaux de Paris), auquel il faut
adjoindre d’autres brillants îliens de l’époque comme Georges Gratiant (le
poète et brillant avocat) et Thélus Léro (1909-1996), (professeur de
mathématiques). Cette équipe savamment dosée va animer une campagne
électorale enflammée, décrite par les héros de La Lézarde, d’Edouard
Glissant (1958), consacrée aux élections de 1945. Elle contraint à la retraite
politique le socialiste Joseph Lagrosillière (1872-1950), qui espérait
prendre la place du maire sortant Victor Sévère (1867-1957). L’élection de
Césaire marque ainsi le début du renouvellement du personnel politique de
l’île, dans un esprit de sincère fraternité. Le poète espérait depuis longtemps
une nécessaire entente cordiale des nouvelles élites pour transcender les
clivages politiques anciens et inventer ensemble des « Aubes nouvelles ».
Lorsque Victor Sévère, âgé de soixante-dix-huit ans, abandonne la mairie
et se retire sur son domaine de Choiseul, à Case-Pilote, Fort-de-France est
une bourgade coloniale d’un peu plus de 45 000 âmes. Sa démographie est
en constante progression depuis la destruction de la ville concurrente de
Saint-Pierre, à la suite de l’éruption de la montagne Pelée (25 avril 1902).
Cette cité ne peut supporter l’afflux des populations nouvelles. Victor Sévère
avait bien entrepris, au milieu des années 1920, d’assainir les Terres
Sainville, afin de permettre l’accès au logement d’une nouvelle classe
d’ouvriers des usines à sucre, mais la ville de Fort-de-France elle-même
n’avait pas connu de changement notable. Elle était restée ce « projet de
ville à construire dans le cul-de-sac du Fort-Royal », comme l’avaient
indiqué les ingénieurs de Colbert en 1681. « La ville que je trouve alors,
raconte Césaire lui-même, c’est celle de Colbert, telle qu’elle était à son
époque. C’était le plan romain type, certes dans un site difficile, mais aussi
près que possible du plan romain avec sa voie nord-sud et sa voie est-ouest,
le cardeau, et puis la via decumana, la décumane, avec ses
parallèles98. » D’une superficie d’environ 4 308 hectares, la ville est bordée
de rivières : au nord l’Alma ; à l’ouest le Petit Paradis ; à l’est la Jambette,
et au sud la baie de Fort-de-France. Sa plaine centrale, ouverte sur la baie
des Flamands, est dominée par de nombreux mornes : Abeillard, Balata,
Crozanville, Didier, Ermitage, Godissard, Redoute, Terres-Sainville et
Trénelle.
Son histoire est semblable à celle de plusieurs villes coloniales des
Amériques. Erigé en fortin de bois trois ans après l’arrivée du premier
gouverneur de l’île, Belain d’Esnambuc, en 1635, le futur Fort-Royal ne
connaît les premiers grands travaux de sa construction qu’en 1667, sous
l’impulsion du gouverneur Bass. L’utilité militaire du Fort-Royal (actuel
Fort-Saint-Louis) est indéniable. Il va protéger les habitants de l’île contre
les invasions étrangères. Mais la ville est construite sur un marécage qui
rend l’assainissement d’autant plus difficile que l’air y est vicié. Césaire
s’en était déjà aperçu lorsqu’il y vivait durant ses années de collège. Dans
Cahier d’un retour au pays natal, il la décrit ainsi : une ville « échouée
dans la boue de cette baie ». « Plate », « étalée », « inerte », « essoufflée
sous son fardeau de croix éternellement recommençante », elle est
« contrariée de toutes façons, […] embarrassée, rognée, réduite, en rupture
de faune et de flore ».
L’insalubrité y est aussi insupportable que celle de toutes les villes de
l’île, de La Trinité à Grand’Rivière, de Gros-Morne à Morne-Rouge. Face à
cette misère persistante, Césaire va devenir un édile de la pierre et de la
voirie. Sous la pression de l’exode rural dû en grande partie à
l’effondrement de l’industrie sucrière, à la ruine des habitations et à la
disparition progressive des plantations de canne, la ville de Fort-de-France
voit affluer vers elle toute la paysannerie de l’île en quête d’emplois dans le
domaine économique du tertiaire. Césaire explique : après la guerre, il y
avait « une misère telle que j’ai été amené à m’occuper surtout des
problèmes sociaux99 ».
Sa passion de bâtisseur le conduira à solliciter continuellement les
architectes de la ville. Il suffit d’écouter celle qui fut pendant les vingt
dernières années l’un des témoins privilégiés de sa vie. Joëlle Jules-Rosette,
sa fidèle secrétaire, disait que pour Césaire, « bâtir était essentiel. Bâtir la
Martinique, mais surtout Fort-de-France, c’était crucial et vital. Quelques
jours avant sa mort encore, il est allé sur les chantiers, même s’il fallait
affronter la boue ».
Sur ce sujet, Césaire entretenait « une complicité » avec l’architecte de
la ville, Mme Brourouet, « avec qui il allait plusieurs fois par semaine voir
les travaux en cours pour vérifier leur avancement ». Il accordait surtout son
attention aux nouveaux quartiers qu’il fallait aménager : « Il apportait un soin
particulier aux quartiers populaires, à la périphérie populaire de la ville sur
les mornes, Trénelle, Texaco, Volga, et en particulier à leur désenclavement,
à leurs trottoirs, aux égouts, à leur viabilisation. Il s’inquiétait des habitants
de ces quartiers qui pouvaient être particulièrement atteints lors des cyclones
ou des tempêtes tropicales100. »
Le bâtisseur avait la foi du néophyte et l’impatience des utopistes. Son
prédécesseur, Victor Sévère, s’était occupé avant la guerre de la construction
d’une ville moyenne. Voulant concilier l’aide sociale aux familles démunies,
l’accès au logement personnalisé et la création d’un habitat urbain digne de
ce nom, Césaire, lui, va lancer la construction des grands ensembles urbains,
suivant en cela l’orientation générale des plans d’aménagement des villes
des années 1950. Le quartier de Trénelle va ainsi s’ériger dans une
architecture spontanée que la mairie va tenter de contrôler. Situé à flanc de
colline, sur un morne, ce quartier sera entièrement viabilisé, avec des lignes
électriques, des canalisations en nombre pour l’acheminement de l’eau
potable et des eaux usées, grâce à des prouesses techniques qui forcent
l’admiration. Césaire a fait pousser dans un lieu quasiment inaccessible un
véritable espace urbain.
Cette attitude, humainement compréhensible et respectable, est surtout
guidée par le bien-être immédiat des populations. Toutefois, elle va s’avérer
dangereuse sur le plan architectural. Le quartier de Trénelle est l’exemple
même de l’habitat anarchique contrôlé qui pose aujourd’hui des problèmes
réels d’aménagement. Césaire le reconnaîtra lui-même. Mais il remarque que
face à la démographie galopante de la capitale, « il fallait assainir la ville ;
la protéger contre les eaux de pluie, contre l’eau de mer ; il fallait fournir à
ce peuple l’eau potable, la lumière, l’électricité, etc. C’était un travail
terrible101 ».
L’accomplissement de cette tâche était d’autant plus incertain que la
municipalité manquait de moyens financiers propres et ne possédait aucune
garantie viable auprès des bailleurs de fonds. Obstiné, Césaire voulait « du
bidonville faire une ville et, de la ville elle-même, faire une cité au sens
latin du terme – autrement dit une communauté de citoyens libres102 ». Pour
parvenir à ses fins, il va faire de la communauté urbaine le premier
employeur de l’île : « Je suis arrivé à réunir ici presque trois mille ouvriers.
Il fallait leur donner du travail. Une vraie gageure. Ce n’était pas très
raisonnable, mais enfin. […] J’ai fait de mon mieux, de manière imprudente,
souvent, parce que je ne connaissais pas l’administration. […] L’eussé-je
connue, d’ailleurs, que cela n’aurait pas servi à grand-chose103. » Bel aveu !
Césaire considérait qu’il aurait atteint son but le jour où chaque famille sur
sa commune percevrait au moins un revenu régulier.
Dès le mois de novembre 1950, le conseil municipal unanime « fait droit
aux revendications des travailleurs ». Le salaire horaire minimum est doublé.
Il passe de 52,35 à 100 francs. Etant entendu qu’un ouvrier municipal en
1951 travaille 175 heures par mois, le salaire minimum sera ainsi porté de
9 000 francs environ à 17 500 francs. Le journal Justice du 30 novembre
1950 s’en félicite. Son éditorialiste rappelle que ce relèvement des niveaux
de salaire est conforme aussi bien aux désirs des travailleurs qu’à la
législation sur les conventions collectives en vigueur en Martinique.
L’augmentation des salaires répond à un triple but politique. D’une part,
les communistes de l’île donnent l’exemple d’une bonne entente avec les
syndicats des travailleurs. D’autre part, la municipalité de Fort-de-France
dirigée par Aimé Césaire veut être un exemple pour tous les autres
employeurs, en les engageant au respect des contrats et des conventions
collectives signés. Enfin, il fallait appliquer aux Antilles même, grâce au
mécanisme local des décisions politiques, la loi de départementalisation du
19 mars 1946 et montrer qu’un alignement des salaires des Martiniquais sur
ceux des métropolitains dans des limites prévues par la loi était possible.
Pour Césaire, seule la fin sociale justifiait les moyens financiers. Et parfois,
ces moyens défiaient les raisons du Trésor public français qui allait tenter (et
réussir parfois) la mise sous tutelle de sa gestion municipale, grâce au zèle
de certains préfets hostiles aux communistes, comme Pierre Trouillé, dont la
mission officieuse, lorsqu’il est nommé, consiste à mettre au pas les
communistes de l’île en général, et à se débarrasser de cet « olibrius » de
Césaire en particulier.
La mairie s’était aussi engagée dans une politique de grands travaux
portant sur la construction d’hôpitaux, d’établissements et de cantines
scolaires. Durant plus d’une décennie, de 1945 à 1952 puis de 1952 à 1959,
la municipalité va jouer un rôle important dans la gestion des affaires de la
ville touchant de nombreux domaines de la vie publique et privée des
Foyalais. Césaire constatait que la difficulté de mener à terme ses tâches
municipales et ses projets était due en partie au jacobinisme français, qui
centralisait le pouvoir entre les mains de l’exécutif et/ou du Parlement.
Suivant une logique propre à la pratique politique de l’époque, il pensait
encore qu’il fallait tenter d’influencer le cours des événements en menant une
action concertée au Parlement, à la mairie et au conseil général. Il allait ainsi
imposer une répartition des tâches : à la mairie, ses adjoints (Georges
Gratiant, André Aliker) géreraient les affaires courantes en son absence. Au
conseil général, ce serait l’un de ses adjoints (Georges Gratiant), tandis que
lui, Césaire, siégerait au Palais-Bourbon, à Paris, avec Léopold Bissol et ses
autres compagnons communistes d’outre-mer. Il s’agissait de tout mettre en
œuvre pour faire aboutir la nouvelle politique de développement des îles.

Un député noir martiniquais au Palais-Bourbon


L’entrée de Césaire à la mairie de Fort-de France était une réponse aux
sollicitations de ses amis. Son élection au Palais-Bourbon en 1945 relève
d’un choix librement consenti, impliquant des sacrifices importants. Le récit
de cette autre épopée n’est jamais relaté avec le luxe de détails de la
première. Pour participer aux élections législatives, le nouveau maire a
bénéficié d’une allocation de 12 000 dollars (c’est-à-dire environ
1 429 200 francs104) versée par le gouverneur de la Martinique. Il va
emprunter la somme de 50 000 francs pour couvrir les dépenses engendrées
par sa campagne électorale : une hypothèque de ses biens personnels qui
prouve, s’il était besoin, sa volonté de s’engager à fond dans la vie politique,
d’être élu au Parlement et d’y représenter son île. Sa victoire aux élections
législatives va bouleverser ses habitudes. Le cumul des mandats étant une
pratique courante du personnel politique français depuis la IIIe République,
Césaire se retrouve à la fois député et maire.
Les travaux du Parlement doivent commencer le 6 novembre 1945. En
octobre, dès son élection au Palais-Bourbon validée, Césaire se rend à Paris
en compagnie de son épouse, Suzanne. Le couple laisse ses quatre enfants
(Jacques, Jean-Paul, Francis et Ina) à Fort-de-France. Cette nouvelle vie
nécessite une logistique rigoureuse : trouver un logement décent pour une
famille nombreuse et faire venir ensuite les enfants en métropole sans
interrompre leur scolarité en milieu de trimestre, ce à quoi sont
particulièrement attentifs ces professeurs de métier. Comme tous les parents,
qui entendent éduquer leurs enfants dans de bonnes conditions, les époux
Césaire doivent résoudre des problèmes pratiques d’intendance. En
attendant, n’ayant aucune fortune personnelle, le couple vit modestement dans
un hôtel meublé.
En entrant au Parlement, Césaire doit remplir une formalité importante :
s’inscrire officiellement au PCF. Le 7 décembre 1945, il se rend donc au
siège du Parti, carrefour de Chateaudun, remplit, date et signe les quatre
pages du « questionnaire biographique » enregistré sous le numéro 12 660.
Ce document, qui constitue aujourd’hui la seule preuve de son adhésion
formelle au Parti, comprend onze rubriques (numérotées de 1 à 11 en chiffres
arabes) diverses. Il contient les renseignements suivants105 :

Nom : Césaire Prénom : Aimé


Date de naissance : 25 juin 1913 Lieu : Martinique.
Nationalité : française
Professions exercées : professeur, écrivain
Degré d’instruction : Normalien, Licence Lettres
Célibataire, marié, veuf, nombre d’enfants : Marié, 4 enfants

1° Renseignements sur la famille (Indiquer dans la colonne


« Opinions » ceux qui sont communistes, sympathisants,
adversaires, policiers ou ennemis)

Noms
Parenté Profession Opinions
de famille
Contrôleur des
Père Césaire Sympathisant
contributions
Mère Hermine Néant Sympathisant
Frère Césaire Etudiant Sympathisant
Sœur Césaire Etudiant Sympathisant
sympathisante
Conjoint S. Roussi Professeur
communiste
Beau-père
Belle-mère F. Roussi Institutrice Sans opinion
politique
Beau-frère Roussi Etudiant Sympathisant

2° Activités avant 1939


Date d’adhésion au Parti : 1945 (juillet) ; Fonctions occupées :
député 106
Date d’adhésion aux JC (Jeunesses communistes) : 1935 (cellule de
l’Ecole normale) ; Fonctions occupées : Néant107
Date d’adhésion à la CGT : 1945
Date d’adhésion au Secours populaire : Néant
Date d’adhésion aux AUS : Néant
Autres organisations ; lesquelles : Syndicat de l’enseignement de la
Martinique

3° Activités après 1939


Quelle a été votre position au moment du traité germano-soviétique ?
Compréhension du sens et de la portée du Pacte. J’étais sans
activité 108.
Date de reprise de contact avec le parti : Depuis la reformation du
parti martiniquais.
Fonctions occupées : Député109

4° Répression politique
Néant

5° Condamnations de droit commun : Nature du délit :


Néant

6° Sanction du Parti :
Néant

7° Avez-vous travaillé en Allemagne ? Volontairement ou par


contrainte ? Etiez-vous organisé là-bas ? Dans ce cas, faire un
rapport spécial.
Non.
8° Avez-vous été prisonnier de guerre : Oui ou non. Avez-vous
été déporté en Allemagne : Oui ou non

9° Service militaire : Arme service auxiliaire

10° Quels sont les militants du Parti que vous connaissez :


Barbet, Bissol, Barbé (Raymond)

Avec qui avez-vous milité ? Leurs vrais noms, leurs noms


illégaux : Néant
11° Etat de santé : Passable

Expliquez-vous clairement, sans phrases inutiles mais sans


omettre le moindre détail qui puisse éclairer le Parti auquel vous
ne devez rien cacher110.

Date : 7 décembre 1945 Signature : Aimé Césaire

Les informations contenues dans ce « questionnaire biographique »


devaient faire l’objet d’un traitement particulier par des cadres du Parti.
Aucun développement de cette nature ne figure dans la suite de ce document.
En revanche, dans une fiche de recensement des militants composée cinq ans
plus tard, le 25 mars 1951 sous le numéro 387, qui reprend les principales
informations contenues dans le « questionnaire », l’engagement de Césaire au
Parti est divisé en trois périodes clés : avant 1939, il est considéré comme
un « militant de base sans activité ». Entre 1939 et 1944, il est « sans
activité ». Après la Libération, il « reprend ses activités au moment où est
réformé le parti communiste martiniquais ». Au final, donc, son parcours
comporte des variations notables, qui suscitent des interrogations.
L’une porte sur son adhésion aux Jeunesses communistes. Dans le
« questionnaire biographique », Césaire la situe en 1935 (cellule de l’Ecole
normale) ; mais en même temps, il admet une absence d’activité avant 1939.
La fiche synthétique de 1951 résume cette situation paradoxale par cette
formule : « Militant de base sans activité ». Tout commissaire politique
digne de ce nom aurait pu relever la contradiction dans les déclarations de
Césaire. Son appartenance à la cellule de l’Ecole normale supérieure aurait
pu être vérifiée, en se fondant sur les exemples d’autres jeunes communistes,
comme Jean-Toussaint Desanti, l’un de ses meilleurs condisciples. A la
différence de ce dernier, qui fut effectivement inscrit aux Jeunesses
communistes, Césaire ne fut vraisemblablement qu’un « sympathisant » et
non un « adhérent ». S’il avait été un « clandestin », il l’aurait signalé dans le
« questionnaire biographique », et aurait rempli une fiche complémentaire en
conséquence. Son compagnonnage avec les militants communistes de l’Ecole
faisait qu’il partageait sans réserve leurs idées.
Trois raisons concourent au maintien de ce flou sur la non-appartenance
de Césaire aux Jeunesses communistes : la volonté du PCF d’alors de
gonfler les effectifs des bataillons révolutionnaires qui le composent ; la
négligence des Jeunesses communistes de l’ENS dans la mise à jour
régulière de leurs adhérents ; les victoires obtenues par Césaire pour le
compte du Parti entre 1945 et 1951. Tout cela vaut bien quelques négligences
policières, d’autant que Césaire est un communiste engagé qui défend avec
fougue les couleurs de son parti à chacune de ses nombreuses interventions à
l’Assemblée et tout au long de son activité à la Chambre depuis environ sept
ans (1945-1951).
Dans le « questionnaire biographique », Césaire, après avoir indiqué une
adhésion à la CGT en 1945 (l’année de ses élections), s’était rétracté et avait
mentionné plus loin son appartenance au Syndicat de l’enseignement de la
Martinique sans préciser la date d’adhésion. La fiche de 1951 ne reprend pas
cette information. Celle-ci pose le même problème que son adhésion aux
Jeunesses communistes. Les traces réelles sont ténues. Ici aussi, on peut
parler de « sympathie active » pour tous ces mouvements de gauche
socialistes et communistes réunis, plutôt que d’une adhésion franche. A la
lumière des engagements de l’« entourage » et des « amis » de Césaire, tous
professeurs de lycée (René Ménil, Thélus Léro, Aristide Maugée ou Gilbert
Gratiant), on peut considérer que les activités syndicales dans l’île ne lui
étaient pas étrangères. N’ayant pas le goût du militantisme politique partisan
ou, pour parler comme lui-même, « l’esprit de parti », Césaire trouvait
largement satisfaction dans le militantisme culturel, comme l’a montré
l’aventure de la revue Tropiques (1941-1945) ; un militantisme culturel qui
fédérait tous les intellectuels militants de la gauche politique martiniquaise
sans distinction.
Trois rubriques ne sont pas reprises en 1951. La première concerne sa
position face au pacte germano-soviétique. La réponse de Césaire sur ce
point avait été assez vague : « Compréhension du sens et de la portée du
Pacte. J’étais sans activité »… L’imprécision de cette réponse traduit son
embarras face à ce qui est pour les communistes de l’époque une vraie ligne
de fracture entre les pro- et les anti-soviétiques, comme le montra le sort
réservé à Paul Nizan (1905-1940). Elle révèle déjà chez Césaire, soit un
vrai cas de conscience, partagé qu’il était entre sa conviction (la position
pour lui inacceptable du parti communiste face au pacte germano-soviétique)
et sa raison (l’adhésion au Parti), soit une réelle indifférence quant à
l’incidence de cette question sur l’action commune à mener. En affirmant
qu’il cherche à « comprendre le sens et la portée du Pacte », Césaire se
dispense de choisir. Sa réponse témoignant d’une réelle prudence.
Autre absence en 1951, la rubrique sur le nom des militants connus.
Outre la mention de Léopold Bissol, son colistier – ce qui est la moindre des
choses –, Césaire donne le nom de Raymond Barbé, qu’il confond un instant
(d’où la rature) avec l’autre Raymond Barbet (1902-1978), le maire
communiste de Nanterre. Le premier, Raymond Barbé (né en 1911),
professeur de mathématiques et ancien élève de l’Ecole normale supérieure,
est le directeur de la section coloniale du Parti depuis septembre 1945. Il a
succédé à Henri Lozeray. A ce titre, Barbé s’occupe des Groupes d’études
communistes, dont l’action aux colonies a permis de former de nombreux
leaders africains qui siégeront à l’Assemblée nationale, et de la coordination
des sections communistes outre-mer111. Césaire marque par ce choix son
respect de la hiérarchie communiste.
La dernière rubrique concernait les membres de sa famille élargie. S’ils
sont tous « sympathisants » ou « sympathisante communiste », comme
Suzanne Roussi, seule Flore Roussi, sa belle-mère, échappe à cette étiquette
sous sa plume. Elle est « sans opinion politique ». Sans doute Césaire a-t-il
voulu épargner à cette institutrice les représailles d’une administration prête
à persécuter certains fonctionnaires pour leurs opinions ou sympathies
communistes. Sans doute aussi a-t-il voulu simplement se garder de répondre
à la place de cette femme de tête afin de ne pas commettre une erreur
irréparable. Quoi qu’il en soit, les réponses du nouvel élu révèlent déjà le
rapport prudent que Césaire entretient avec l’institution communiste. On
retrouve cette prudence insidieuse dans la réponse qu’il a formulée sur son
état de santé : « Passable » ; lui qui passera toute sa vie à s’automédiquer,
comme l’ont constaté plusieurs témoins, amis, visiteurs et condisciples.

Aux frais du Parti


Une fois passée l’épreuve du « questionnaire biographique », Césaire
doit encore régler les questions d’intendance, pratiques et financières. Une
note datée du 4 janvier 1946 – conservée aux archives du Parti communiste
français – fait le point sur la situation financière des députés communistes
d’outre-mer élus (Césaire, Bissol, Vergès, Delapervenche, Chouadria) à la
première Assemblée nationale constituante. Son rédacteur, Emile Dutilleul,
trésorier du Parti à la veille et au lendemain de la guerre112, propose au
comité central que le cas Césaire soit traité comme celui de Bissol (qui est
venu avec sa fille). Les frais personnels de campagne engagés par le député
de la Martinique lui seront remboursés intégralement (50 000 francs). Une
indemnité de 400 francs mensuels sera versée aux époux pour chacun des
enfants à charge, afin de leur permettre d’en faire assurer la garde par une
proche parente restée en Martinique. Une somme de 12 000 francs sera
allouée au couple Césaire, qui vit dans un hôtel à 2 000 francs mensuels et
prend tous ses repas à la Chambre. Pour les membres de cette commission,
rompus aux arcanes de la vie parlementaire, cette situation précaire ne
pouvait durer plus longtemps. Il fallait créer des conditions de vie décentes
au couple et faciliter ainsi le travail parlementaire de l’élu.
L’élection à la Chambre des députés, la prise en charge complète du
couple par le Parti – pratique en vigueur chez les parlementaires
communistes – auront des répercussions importantes sur les époux Césaire.
Elles bouleversent en particulier la vie de Suzanne. Cette jeune femme de
trente ans – au moment du retour à Paris en 1945 –, professeur des lettres en
enseignement technique qui gagnait sa vie depuis la fin de ses études et sa
réinstallation en Martinique, et qui avait donc acquis une liberté certaine,
comme le montrent ses écrits et sa participation à la vie culturelle de l’île
durant l’Occupation, va mettre fin à son contrat d’enseignement. Commence
pour elle une existence parisienne d’épouse de parlementaire, c’est-à-dire de
femme aussi dépendante (en tout et pour tout) de son mari et, d’une certaine
façon, du parti communiste, que pouvait l’être la fille de Bissol. N’ayant
aucun revenu familial, les Césaire s’en remettent, en parfaits communistes
disciplinés, aux bons soins du Parti. Pendant presque dix ans (1945-1956), la
vie de Suzanne se partagera entre les sollicitations mondaines du couple, les
maternités (deux autres enfants naissent durant cette période), l’éducation de
ses enfants – elle s’y consacrera presque exclusivement – et l’action
bénévole (vendre le journal L’Humanité le dimanche) due par tout(e)
militant(e) à son parti.
Pour Suzanne Césaire, la vie familiale est divisée entre deux terres, la
Martinique et la métropole, deux villes importantes pour son élu de mari
(Paris et Fort-de-France), deux logis (l’appartement ou la maison de
banlieue dans la métropole et la belle maison coloniale de Redoute la
demeure familiale de l’île). Une logistique qui requiert des soins de tous les
instants. Suzanne peut néanmoins, quand elle est en Martinique, rester en
liaison téléphonique avec son Aimé resté à Paris. En son absence, le poète
compose à son intention. « Le cristal automatique » reconstitue l’une des
nombreuses conversations entre les deux époux. Le ton badin est
remarquable. Il est unique dans l’œuvre de Césaire qui, dans sa poésie
comme dans sa vie, ne voulait jamais être vu sous un jour négligé. Jugeons-
en plutôt :
allo allo encore une nuit pas la peine de chercher c’est moi l’homme des cavernes
[…] pour penser à toi j’ai déposé tous mes mots au mont de-piété […]
allo allo je voudrais être à l’envers clair de la terre le bout de tes seins a la couleur et
le goût de cette terre-là
allo allo encore une nuit il y a la pluie et ses doigts de fossoyeur il y a la pluie qui
met ses pieds dans le plat sur les toits la pluie a mangé le soleil avec ses baguettes de
chinois
allo allo l’accroissement du cristal c’est toi…

Le poète poursuit par un monologue où, à travers sa parole libérée, se


dessinent les traits d’une femme sensuelle, d’une mère protectrice, d’un
guide indispensable :
… c’est toi ô absente dans le vent et baigneuse de lombric quand viendra l’aube c’est
toi qui poindras tes yeux de rivière sur l’émail bougé des îles et dans ma tête c’est toi
le maguey éblouissant d’un ressac d’aigles sous le banian

Dans un autre poème, intitulé « Nostalgique », le poète évoque


précisément le temps des amours insouciantes entre époux :

ô lances de nos corps de vin pur


vers la femme d’eau passée de l’autre côté d’elle-même
aux sylves des nèfles amollies
davier des lymphes mères
nourrissant d’amandes douces d’heures mortes de stipes d’orage
de grands éboulis de flamme ouverte
la lovée massive des races nostalgiques

Ces poèmes sont de rares pièces où l’intime fait son intrusion dans la vie
du poète durant cette période. Césaire est happé très vite par le tourbillon de
l’activité parlementaire et du rythme de travail qu’imposent les discussions
en séance ou en commission, la préparation des textes de lois, l’initiation au
jeu parlementaire et aux arcanes de la vie du Palais-Bourbon, de ses codes et
coteries. Travailleur infatigable, il veut mener à bien son œuvre principale :
le changement de statut de l’île qui conditionnera l’amélioration de la vie
des Antillais.

Sortir du « pacte colonial »


De tous les travaux de Césaire au Parlement durant les deux Assemblées
constituantes (1945, 1946) puis sous toutes les législatures de la
IVe République (1946-1958), le texte portant sur la départementalisation
reste en effet le plus important. C’est vers lui, à partir de lui et autour de lui
que se construisent toutes ses interventions, se justifient ses interpellations,
s’expliquent ses votes au Palais-Bourbon.
Dès son arrivée, Césaire se signale par sa connaissance des dossiers et
sa combativité. Le 20 décembre 1945, à l’occasion de la discussion sur le
budget de l’année 1946, il dresse le tableau apocalyptique des Antilles,
rongées par la misère, la famine et la maladie. Les images du Cahier d’un
retour au pays natal font leur entrée au Parlement. Césaire insiste sur le
fait que l’aide de l’Etat est nécessaire à la construction des infrastructures
économiques et sociales dans une île « soumise à la pression du dollar ». Il
déclare au ministre Jacques Soustelle :

Si vous voulez que les Antilles et la Martinique se tirent du mauvais pas où les a
conduites la vieille politique héritée du pacte colonial, il n’y a qu’un moyen : les
équiper ; les équiper, pour qu’elles produisent davantage et à meilleur compte, et
échappent ainsi aux conséquences de la dévaluation ; les équiper, pour qu’elles
cessent d’être à la charge de la métropole ; les équiper, pour résorber le chômage de
nos jeunes gens, pour élever le niveau de vie des ouvriers, pour garantir aux masses
laborieuses le travail et la Sécurité sociale. (Applaudissements à gauche)
Grâce à sa parfaite connaissance du terrain, Césaire formule des
demandes précises et concrètes pour son île. Il invite le ministre à s’engager
dans une nouvelle politique consistant à financer les travaux de construction
et d’investissement à l’aide d’un plan d’emprunts à faible taux consentis par
la création d’un fonds colonial :
C’est dans cette politique que je vous demande de vous engager, monsieur le
ministre, et, en attendant la création du fonds colonial, je vous propose de financer la
tranche de travaux de 1946 – c’est-à-dire ceux qui ont été prévus par le conseil
général dans sa séance du 25 septembre 1945, plus la création d’une centaine
d’écoles primaires et l’agrandissement et la modernisation de l’hôpital civil de Fort-
de-France – par une avance de la Caisse centrale de la France d’outre-mer, qui ainsi
serait appelée à sortir de son sommeil. (Applaudissements à gauche)

Tout le combat de Césaire se trouve dans les quelques paragraphes de


cette première intervention parlementaire. L’exposition de l’accroissement
de la misère sociale des vieilles colonies, la découverte de la difficulté ou
du refus de l’Etat de s’engager dans la voie de la dépense publique au profit
des colonies, l’insistance du parlementaire à imposer partout où il se doit les
voix/voies de la raison antillaise.
Rapporteur de la loi de départementalisation, Césaire ne cesse de
vouloir lui donner un corps, c’est-à-dire un début d’application, tout au long
des législatures de la IVe République. Le 26 février 1946, il dépose, au nom
de la Commission des territoires d’outre-mer, un rapport sur la proposition
de loi formulée le 17 janvier par les députés de la Martinique – Léopold
Bissol –, de la Guyane – Gaston Monnerville –, et de la Réunion – Raymond
Vergès – tendant à transformer les vieilles colonies d’outre-mer en
départements français. Dans son intervention, le rapporteur fait d’abord
l’historique des relations entre les vieilles colonies et la France du début du
XVIIe siècle au milieu du XXe. Il souligne ensuite que des différentes doctrines
qui ont régi les colonies sur le plan législatif, la doctrine « réactionnaire et
discriminatoire » qui mettait ces territoires « en dehors de la nation » s’est
toujours opposée à la doctrine « républicaine et d’intégration ». Celle-ci
s’est malgré tout maintenue sous toutes les républiques, de la Constitution du
5 Fructidor An III (22 août 1795) à la IIIe République. La Constitution de la
Ire République stipulait que les « colonies devaient être soumises à la même
loi que le territoire de la métropole ». Sous l’impulsion de Victor
Schoelcher, la IIe République établissait entre les enfants des Antilles et ceux
de la métropole une égalité de devoirs et de droits. La IIIe République, quant
à elle, affirmait sa volonté égalisatrice par le processus d’assimilation des
Antilles. Celui-ci ne s’est arrêté que « lorsque la République a commencé à
perdre de son dynamisme interne et de sa foi en elle-même ». Césaire
explique cet arrêt à la veille de la guerre par le fait « qu’entre le peuple de
France et les peuples des vieilles colonies s’est dressé un barrage formé par
certains intérêts privés ». Il conclura son intervention en réclamant
l’application immédiate d’une assimilation intégrale prononcée par
l’Assemblée nationale seule, et non soumise au gré des assemblées locales
ou à l’humeur vagabonde des gouverneurs ou préfets coloniaux. Cette loi,
dit-il, répond à un désir ancien et constant des populations locales et
correspond à l’orientation générale des institutions républicaines françaises
du moment.
La loi ainsi défendue comporte trois articles simples. Le premier stipule
que dès la promulgation de « la présente loi, les colonies de la Guadeloupe,
de la Martinique, de la Réunion et de la Guyane seront érigées en
départements français ». Le deuxième prescrit que « les lois et décrets
actuellement en vigueur dans la France métropolitaine qui ne sont pas encore
appliqués dans ces colonies, feront, dans un délai de trois mois, l’objet d’un
décret d’application à ces nouveaux départements ». Le troisième et dernier
article ordonne que « dès la promulgation de la présente loi, toutes les lois et
tous les décrets applicables dans la métropole seront automatiquement
appliqués dans ces nouveaux départements, sauf dispositions contraires
insérées dans le texte ».
La « loi de départementalisation », encore appelée « loi
d’assimilation », est adoptée à l’unanimité par le Parlement le 19 mars 1946.
Six mois seulement après son entrée au Palais-Bourbon, Césaire et ses
camarades élus d’outre-mer ont obtenu ce qu’avaient réclamé en vain tous
les députés des Antilles à l’Assemblée nationale depuis la fin du XIXe siècle.
Cette victoire donne un sens au poème « Perdition », composé en 1941, où il
exprimait déjà la fierté des élus après leur triomphe sur l’hydre coloniale.
Mais l’adoption de cette loi ne signifiait en rien la promulgation
complète de ses décrets d’application. Césaire était conscient qu’un
« vigoureux chemin aux veineuses jaunissures » restait à parcourir ; que les
élus d’outre-mer du Parlement devaient bondir comme « des buffles de
colères insoumises », courir pour avaler « la bride des tornades mûres aux
balisiers sonnants des riches crépuscules ». De fait, cette longue marche
institutionnelle des îles vers l’assimilation va justifier la longévité de
Césaire au Parlement, ses prises de parole continues, ses colères
mémorables, ses demandes d’interpellation nombreuses, ses interventions
caustiques.
Dès la seconde Assemblée nationale constituante du 2 juin 1946, les
socialistes et les communistes perdent la majorité au Parlement. Les espoirs
de Césaire de voir appliquer la loi de départementalisation dans un délai
raisonnable s’envolent. A la faveur de la discussion qui précède la
constitution de la IVe République, adoptée le 28 septembre 1946, Césaire
soutient le préambule consacré à l’Union française. Malgré son absence de
valeur juridique, ce préambule affirme clairement que l’Union française « est
composée de nations et de peuples qui acceptent de mettre en commun leurs
ressources ». Césaire y voit la prise en compte de la loi de
départementalisation dans l’esprit et le corps de la Constitution.

Sur tous les fronts


Dès l’adoption de la nouvelle Constitution et les élections du
10 novembre 1946 qu’il remporte dans sa circonscription (mais qui sont
validées seulement le 22 mai 1947, pour cause de recours), Césaire veut être
plus efficace. Il participe pour ce faire à de nombreuses commissions
parlementaires durant la première législature (1946-1951). Elu secrétaire de
l’Assemblée nationale (3 décembre 1946), il est nommé à la Commission
des affaires étrangères (1946), à la Commission des territoires d’outre-mer
(de 1946 à 1956) et à la Commission de l’éducation nationale (1948, 1950,
1951). Il est désigné par la Commission des territoires d’outre-mer en vue de
représenter l’Assemblée au sein du Comité de gestion du fonds
d’investissement pour le développement économique et social des territoires
d’outre-mer (1947).
Le maire de Fort-de-France saisit toutes les opportunités pour réclamer
l’application de la loi et l’égalité des droits. Il dépose sur le bureau de
l’Assemblée pas moins de dix-neuf propositions de lois ou de résolutions.
Elles concernent, pêle-mêle, la nationalisation des sociétés bancaires dans
les nouveaux départements d’outre-mer, l’application de la Sécurité sociale
intégrale aux îles, la diminution du chômage par l’application aux Antilles
des textes en vigueur en métropole, la résolution du problème de précarité
d’emploi des dockers, le paiement des bourses d’étudiants, la question des
engrais pour les coopératives bananières, la situation des fonctionnaires
sanctionnés pour faute de grève, l’indemnisation des populations de la
Réunion victimes du cyclone, la commémoration par un jour férié dans les
îles de la naissance de Victor Schoelcher, le 21 juillet.
Césaire est sur tous les fronts et de tous les combats à la fois. Il use de
tous les arguments possibles. Ses interventions sont des morceaux de
rhétorique parlementaire appréciés de ses camarades et redoutés de ses
adversaires. Il s’élève par exemple à la tribune de l’Assemblée nationale
contre la « discrimination » de l’Etat français à l’égard des départements
d’outre-mer et dénonce les « atermoiements » du ministre des Colonies lors
du débat du 10 juillet 1947 :
Il faut montrer que la France est décidée à tenir parole, car il faut bien se dire que les
mouvements indigènes de séparatisme ne sont trop souvent que la conséquence de la
politique métropolitaine des promesses non tenues.

Le député de la Martinique propose alors que l’Assemblée nationale


puisse faire un effort pour les colonies à la veille du centenaire de
l’abolition de l’esclavage des Noirs de 1848 : « Il faut qu’en 1948 nous
puissions célébrer le centenaire sans réticence et avec enthousiasme, avec la
conscience que le chemin de la liberté que nous avons durement parcouru, a
été aussi pour nous le chemin de l’amélioration de la condition humaine. »
Par la loi du 28 septembre 1948 en effet, le Parlement vote à l’unanimité
le transfert des cendres de Victor Schoelcher et de Félix Eboué au Panthéon.
Césaire y voit l’occasion de pousser auprès du gouvernement et de
l’Assemblée la demande d’accélération des mesures d’assimilation des
Antilles au cours des années 1948-1949. Il faut célébrer à la fois la
libération récente de la France en honorant la mémoire du premier résistant
et le centenaire de l’abolition de l’esclavage ainsi que la mémoire de Victor
Schoelcher. Césaire avait déjà rendu hommage à ce dernier lors de la fête
traditionnelle dite de « Victor Schoelcher », le 21 juillet 1945 à Fort-de-
France, dans un discours qui sera repris intégralement dans la dernière
livraison de la revue Tropiques (13-14/1945), accompagné d’une
anthologie des citations de Schoelcher lui-même.
En suivant l’exemple de l’abolitionniste, Césaire pensait que la seule
chance des Antillais d’accéder à l’assimilation complète aujourd’hui comme
l’avait été celle des esclaves d’accéder à la libération hier se trouvait dans
« une action gouvernementale énergique, un geste révolutionnaire, un acte
fulgurant113 ». Dans Cahier d’un retour au pays natal, Schoelcher était
peint sous les traits d’un audacieux « libérateur figé dans sa libération de
pierre blanchie ». Il apparaît ici, au contraire, sous les traits d’un humaniste
profond. « Rationaliste égaré parmi des romantiques, athée parmi des
déistes, cet homme que les caractérologues modernes, qui savent braver le
ridicule, classeraient parmi les “secondaires à champ de conscience étroit”,
fut le plus efficace, le seul absolu, le seul conséquent des abolitionnistes114. »
Mais il n’a pas seulement été abolitionniste. Son action a été
révolutionnaire : « Elle se situe résolument dans le réel et oriente l’histoire
vers sa fin. » Son œuvre n’a pas uniquement la force de s’opposer aux
colonialistes et aux racistes du XIXe siècle. Elle est d’une brillante actualité.
Dans un monde occidental où le racisme et le colonialisme se survivent, où
les préjugés « qui influencent une politique tiennent lieu de pensée à des
millions d’Européens et des millions d’Américains et que de manière
générale ils alimentent à longueur de journée la bonne conscience du “Blanc
moyen”, on comprendra que Schoelcher reste actuel et que ses arguments
gardent assez de force pour mériter d’être mieux que rappelés : pour mériter
de servir ».
Schoelcher avait compris, seul à son époque, qu’il fallait dépasser
l’humanisme chrétien de bon aloi pour s’en tenir exclusivement au droit.
« C’était de l’abolition immédiate qu’il s’agissait », et « pour le reste il
demandait qu’on fasse confiance à la race noire ». Césaire va faire
sienne la formule de l’abolitionniste révolutionnaire qui pensait qu’on « ne
règle pas plus l’esclavage humainement que l’assassinat » et réclamer à son
tour l’application immédiate de l’assimilation. Comme Schoelcher, le député
de la Martinique refuse le compromis et ne veut pas transiger sur le dos de
son peuple.
Ce refus de la trahison le conforte dans le choix du PCF. En effet, sa lutte
au Parlement relaie celle des ouvriers de la capitale parisienne. En se
fondant sur l’article 45 de la Charte constitutionnelle, ceux-ci avaient
demandé par lettre adressée au Parlement le 22 janvier 1844 que soit aboli
l’esclavage, « cette lèpre de notre époque » : « C’est pour obéir au grand
principe de la fraternité humaine que nous venons vous faire entendre notre
voix en faveur de nos malheureux frères, les esclaves. Nous éprouvons aussi
le besoin de protester hautement, au nom de la classe ouvrière, contre les
souteneurs de l’esclavage, qui osent prétendre, eux, qui agissent en
connaissance de cause, que le sort des ouvriers français est plus déplorable
que celui des esclaves. » Aux yeux de Césaire, Schoelcher fait donc le lien
entre les ouvriers et les esclaves, entre les « prolétaires de tous les pays ».
Pour le maire de Fort-de-France, en somme, l’abolitionniste est un
« antidote » contre « la timidité dans les projets » ; « contre la propension à
la tyrannie » ; « contre le préjugé et l’injustice115 ».
Césaire pensait avoir trouvé en 1948 avec les fêtes commémorant le
centenaire de l’abolition de l’esclavage par Victor Schoelcher un argument
de poids dans sa lutte. Il pensait que le souvenir ravivé de son action et de
son œuvre pouvait être de quelque secours. Mais ni les festivités, ni les
grands discours commémoratifs, ni le déploiement du faste républicain, ni
l’entrée de l’abolitionniste au « temple des Immortels » ne se traduiront par
une avancée concrète et significative à ses yeux de la question du
développement et du progrès aux Antilles.

Comme une guérilla…


En tant que maire de Fort-de-France et député, Césaire est conscient des
dangers que peut susciter l’absence d’application immédiate de la loi de
départementalisation. L’un de ces dangers consiste dans la confusion, par
l’administration des territoires d’outre-mer, entre les « colonies » et les
« départements ». Les « atermoiements » et les « louvoiements » des
gouvernements actuels de la France conduisent à des situations sociales
explosives aux îles. Lors de la séance du 11 juillet 1949 consacrée au
redécoupage électoral, le député interpelle vigoureusement le ministre de
l’Intérieur Jules Moch sur l’attitude partisane du préfet de la Martinique,
Pierre Trouillé. Il le met « en garde contre les conséquences » de sa
politique : défense des békés et répression des ouvriers. Il lui lance alors ces
mots qui rappellent les massacres des ouvriers martiniquais commis par les
gendarmes sur l’habitation Lajus au Carbet, en mars 1948, et qui resteront
célèbres dans les annales du Palais-Bourbon :

Si vous me permettez de m’élever à quelques considérations générales, laissez-moi


vous dire qu’en pays colonisé, c’est presque toujours le sentiment de l’injustice qui
détermine l’éveil ou le réveil des nationalismes indigènes. C’est là le drame. Quand
nous voulons nous assimiler, nous intégrer, vous nous rejetez, vous nous repoussez.
Quand les populations coloniales veulent se libérer, vous les mitraillez. (Vifs
applaudissements à l’extrême gauche)
Un autre de ces dangers a trait au sort de la Martinique sur le plan
international. L’affectation des fonds destinés à l’éducation et à la santé dans
l’île à la construction de l’aéroport du Lamentin par le préfet, en l’absence
de toute concertation avec les élus locaux, conduit Césaire à redouter que la
lâcheté et la déloyauté de l’Etat français ne livrent la Martinique au géant
nord-américain. Les Etats-Unis, selon lui, rêvent de faire de cette île l’une de
leurs bases arrière dans la mer des Caraïbes. La situation de l’île d’Haïti,
sous occupation américaine de 1915 à 1934, est toujours présente à la
mémoire du maire de Fort-de-France, qui a visité la grande île voisine en
1944.
Un autre danger encore réside dans la frustration des populations
antillaises. Césaire craint que l’absence d’application des décrets de la loi
de départementalisation ne suscite chez ces populations des réactions de plus
en plus violentes, susceptibles d’entraîner des troubles à l’ordre public. Il se
fait le porte-parole des fonctionnaires qui réclament en 1950 par la grève,
l’égalité de traitement. Il revendique l’assimilation complète de leur statut à
celui de leurs homologues métropolitains afin de sortir du cadre
« discriminatoire ». Il réclame l’application des mesures d’intégration totale
des Antillais au sein de la fonction publique, avec les indemnités égales de
traitement adéquates. Bref, il use de tous les moyens parlementaires
possibles et imaginables pour que soient améliorées la situation économique
de la Martinique et les conditions de la vie sociale des populations
antillaises.
La période qui s’ouvre par l’élection législative de juin 1951 et qui
s’achève pour lui par l’avènement de la Ve République, en 1958 – avec la
parenthèse de l’élection de 1956 et de sa démission du Parti –, sera moins
féconde que la première (1945-1951). Entre 1951 et 1956 il ne dépose plus
que six projets de loi. Entre 1956 et 1958, il n’en déposera aucun. C’est la
période du jeu parlementaire et de la désillusion dans l’action
gouvernementale.
A l’Assemblée, il a intégré et maîtrise de mieux en mieux les codes du
jeu parlementaire de la IVe République. Césaire s’oppose à la ratification du
traité de Paris instituant la CECA (Communauté européenne du charbon et de
l’acier) le 13 décembre 1951. Il vote l’investiture de Pierre Mendès France
le 17 juin 1954, lui retire sa confiance le 4 février 1955 – ce qui entraîne la
chute du gouvernement –, avant de s’opposer le 31 mars à l’instauration de
l’état d’urgence en Algérie. Sur la question antillaise, les sujets de
préoccupation qui n’ont pas trouvé de réponse au Parlement reviennent sur le
devant de la scène. L’activité de Césaire ressemble de plus en plus à une
guérilla. Il bataille sur le régime des assurances sociales et médicales, sur le
niveau des allocations familiales et sur le calcul des prestations lors du
projet de loi du 11 février 1954. Il dépose une proposition de loi visant à
établir le salaire minimum interprofessionnel garanti dans les départements
d’outre-mer le 24 mars 1954. Il interpelle à nouveau le gouvernement sur le
statut des fonctionnaires le 26 mars de la même année, en sachant bien que
celui-ci, comme les précédents, restera sourd aux revendications des élus
d’outre-mer qui avaient déjà fait une proposition de loi en ce sens en
juillet 1953.
Face à l’inertie des gouvernements successifs, le député va peu à peu
baisser les bras, en se posant la question, chez lui rituelle, sans pouvoir y
répondre assurément : « Que faire ? » Il se contente de ne plus prendre part
qu’aux travaux de la seule Commission des territoires d’outre-mer, où il a
encore accepté de siéger au début de la troisième législature de la
IVe République (1956-1958). L’une de ses deux interventions notables porte
sur la politique agricole et vinicole du gouvernement. Césaire lui demande
de desserrer l’étau du « Pacte colonial ». Pour le député dont on connaît le
ton combatif et le caractère flamboyant, c’est le service minimum. L’autre
concerne la création d’un fonds de solidarité. Césaire insiste pour que les
vieillards de l’île en bénéficient aussi. Loin d’être l’expression d’une
conviction, cette demande apparaît comme une manœuvre électorale que
certains de ses collègues ne se priveront pas de relever.
Au lendemain des élections législatives de janvier 1956, Césaire semble
au bout du rouleau, épuisé par une entreprise gigantesque et tentaculaire qui
se révèle infinie. Il a l’impression de se battre contre des moulins à vent.
Avec ses confrères, il avait réussi à créer l’espoir de mettre les « vieilles
colonies » au même niveau économique et social que la métropole. Mais il
craint que cet espoir ne se transforme en déception profonde. Il pourrait se
consoler, néanmoins, en pensant qu’il a réussi à instaurer une pratique
politique de la démocratie unique dans les annales de la République
française : le contact direct et régulier de l’élu avec les citoyens.
Respectueux de la parole donnée, du lien indéfectible qui doit lier le
représentant à son peuple, il a toujours voulu tenir compte de l’opinion de ce
dernier, se conformer à ses décisions exclusives, s’aliéner au peuple, en
somme, au risque d’apparaître aux yeux des autorités administratives de l’île
comme un populiste. Cette pratique était rendue nécessaire par les
contraintes géographiques et historiques de l’exercice de sa fonction de
député. Alors qu’un élu métropolitain pouvait habiter sa circonscription et
garder le contact étroit avec ses électeurs, qu’un maire pouvait établir un lien
étroit avec ses administrés, Césaire, lui, ne pouvait se rendre
qu’irrégulièrement sur son île. Son retour donnait souvent lieu à des meetings
lors desquels il faisait un compte rendu exhaustif de son activité durant la
session écoulée et attendait les doléances des populations116. En outre, dans
un monde où l’information ne circulait encore que lentement (lorsque la
presse était plus de propagande que d’opinion), la parole de l’élu était la
seule autorité crédible pour les administrés et, en retour, la voix réelle de
ces derniers.
Cette communication directe avec ses électeurs était aussi le moyen pour
Césaire de les informer par un canal qu’il maîtrisait assez bien, et à peu de
frais (l’oral), et qui prenait en compte le niveau de scolarisation et
d’éducation des populations antillaises au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale.

Un communiste poète
Sur le plan politique, les Armes miraculeuses n’ont pas l’effet escompté
dans les temps espérés. Il en va tout autrement sur le plan littéraire.
L’adhésion de Césaire au parti communiste va entraîner un regard différent
sur son œuvre poétique. Celle-ci n’avait fait jusque-là l’objet d’aucune
mention dans les organes officiels du Parti. La parution des Armes
miraculeuses en 1946 va changer la donne. Dans un article intitulé « Aimé
Césaire, poète de la colère », publié dans L’Humanité du 24 août, Roger
Garaudy exalte les qualités poétiques du député communiste. Ce qui fait que
Césaire remplit sa fonction de poète, selon lui, c’est-à-dire d’« appeleur »,
c’est que « son appel est chargé de vie et d’amour de la vie ». Garaudy
perçoit dans sa poésie une « exubérance de la vie et d’amour de la vie » qui
« se traduit par une exubérance de sensations charnelles et d’images qui nous
les livrent ». Césaire, dit-il, « a l’exubérance de vie et d’expression d’une
forêt vierge ». Face à l’oppression qu’impose « l’exploitation hypocrite ou
déclarée », son amour de la vie « se mue en colère ». Le chant de la vie
devient le cri de souffrance de l’humanité la plus humiliée, l’humanité noire ;
un cri universel, auquel peuvent se rallier sans distinction tous les peuples du
monde :
L’éveilleur ne parle pas seulement pour les Noirs. A le lire, on sent bien qu’il existe
un prophétisme nègre comme il exista, il y a trente siècles, un prophétisme hébreu.
Ce n’est pas aux Juifs seulement ou aux Noirs seulement qu’il s’adresse, il n’est que
le cri de la race la plus souffrante et vaut pour tous les autres.

Par cette critique de deux colonnes illustrée par un portrait dessiné du


poète, le député du Tarn place Césaire parmi les écrivains officiels du
communisme. Sa poésie en présente toutes les caractéristiques : la lutte
contre les forces de l’oppression, l’appel à la transformation sociale,
l’universalisme du message. Même si le critique de L’Humanité reconnaît
que les poètes communistes « ne portent pas d’uniforme, pas plus d’ailleurs
que n’importe quel autre communiste », il considère que ledit poète se
distingue dans son style par son antisurréalisme : « Notre Césaire, écrit-il
encore, est d’autant plus grand qu’il s’arrache puissamment aux hiéroglyphes
surréalistes. » Insistant sur cette caractéristique poétique de l’œuvre de
l’écrivain martiniquais, Garaudy s’en prend violemment à Breton, dont il
dénie toute influence sur Césaire. Aux yeux de Garaudy, il ne pouvait en être
autrement : « Cette fine pointe de la décadence d’un Occident qui ne se veut
exclusivement qu’occidental que par peur des profonds renouvellements
humains de l’Est » – Breton –, ne saurait produire qu’une poésie de
« fumier »…
La critique de Garaudy se veut essentiellement emphatique. Elle vise un
double but. Le premier : sauver Césaire des griffes des critiques
communistes qui ne voyaient pas d’un bon œil ceux de leurs poètes restés
dans la mouvance surréaliste, au risque d’un éloignement du Parti, comme
Breton. L’antisurréalisme en littérature était une marque de fabrique, une
sorte de code génétique communiste qu’il fallait inscrire dans la lettre du
poème. Le philosophe réussit à faire lire Césaire comme un communiste. La
référence à la vie (et à l’amour de la vie), qui est très éloignée du sujet
explicite des Armes miraculeuses – à moins de considérer que la vie est
au cœur de toute poésie –, renvoie néanmoins à la préoccupation de Breton,
laquelle fut à l’origine de sa rupture avec les communistes. Pour ce dernier,
le mot d’ordre de Marx, « transformer le monde » et celui de Rimbaud,
« changer la vie », ne faisaient qu’un. La poésie chez Breton était l’égale de
l’idéologie. Dans la poésie de Césaire au contraire, selon Garaudy, c’est à la
transformation du monde que fait droit la poésie ; en changeant en colère ce
qui aurait dû rester de l’ordre de l’amour de la vie. En d’autres termes, c’est
la colère qui sauve le poète, parce qu’elle féconde la vie et transforme le
monde. Elle transmute la poésie en objet réaliste.
En procédant ainsi, et c’est le second but, Garaudy réduit à la seule
publication de 1946 tous les poèmes contenus dans Les Armes
miraculeuses. Pour dire les choses autrement, le Césaire poète d’avant son
adhésion au Parti n’a jamais existé. Garaudy fait de lui un poète nouveau, à
l’image de l’homme nouveau que voulaient inventer les socialistes
révolutionnaires, alors que le recueil est une somme de textes publiés, pour
les plus anciens, depuis 1941 dans la revue Tropiques117. Il fait ainsi
oublier l’aventure du Cahier d’un retour au pays natal, traduit en
espagnol cubain118 par les soins de Lydia Cabrera, illustré par Wifredo Lam
et préfacé par un autre poète surréaliste, Benjamin Péret, dès la fin de la
guerre. Sa critique ressemble à s’y méprendre à une entreprise de
récupération, si on la compare bien sûr à la démarche de ce même Benjamin
Péret. Comme Breton en son temps, celui-ci avait salué dans sa préface, on
s’en souvient, le « premier grand poète nègre qui a rompu toutes les
amarres » et s’élance sans se préoccuper d’aucune étoile Polaire, d’aucune
croix du Sud intellectuelle, guidé par son seul désir aveugle… ». Sous la
plume de Garaudy, cette perspective partagée par les deux surréalistes
(Breton et Péret) est renversée : le communisme est d’autant plus grand que
ses poètes ont du talent.
Le statut de poète officiel du communisme auquel le Martiniquais est en
train d’accéder peu à peu depuis la critique de son collègue Garaudy
explique sans doute en partie la distance que Césaire prend à l’égard de la
revue Présence africaine lors de sa création en novembre-décembre 1947.
Sollicité par Alioune Diop pour faire partie du « comité de patronage » du
premier numéro (en compagnie d’Albert Camus, André Gide, Paul Hazoumé,
Michel Leiris, du R.P. Maydieu, de Théodore Monod, d’Emmanuel Mounier,
de Pierre Rivet, de Jean-Paul Sartre et de Léopold Sédar Senghor), il ne
montre pas un enthousiasme débordant pour l’entreprise. Les activités
politiques anciennes de Césaire et de Diop – ancien chef de cabinet du
gouverneur général de l’Afrique occidentale française, Barth, à Dakar –,
leurs orientations politiques différentes – l’un, communiste, l’autre,
socialiste – SFIO –, leur appartenance à des chambres distinctes – l’un à
l’Assemblée nationale, l’autre au Sénat –, leurs itinéraires scolaires et
universitaires respectifs – le lycée Louis-le-Grand, l’Ecole normale
supérieure de la rue d’Ulm pour l’un, le lycée Van-Vallenhoven de Dakar, les
facultés des lettres d’Alger et de Paris, pour l’autre –, leur rapport à la
religion surtout – l’un, athée, l’autre, musulman converti au catholicisme – ne
leur ont guère laissé le temps de faire connaissance. Cependant, Césaire
accepte de participer à l’aventure, sur les insistances de Senghor, mais il fait
le service minimum. Il n’adresse aucun message de soutien à la revue – lui
qui en avait pourtant dirigé une pendant les années d’Occupation –, n’y signe
aucune ligne – contrairement aux autres membres dudit comité –, ne donne
aucun texte poétique ou de création – lui qui en a plusieurs en chantier. En
fait, Césaire considère d’un œil sceptique la création de cette énième revue
africaine à Paris, à la suite de toutes les autres qui ne semblaient pas avoir
survécu aux ambitions politiques de leurs créateurs. Comme pouvaient l’être
à cette époque les communistes anticléricaux, le poète se méfie du
catholicisme d’Alioune Diop, qui lui paraît à la limite de l’exaltation – et
moins familier en tout cas que celui de Senghor.
L’officialisation de son ralliement politique explique aussi pourquoi, au
lendemain de l’adoption de la loi de départementalisation, Césaire est de
toutes les aventures des intellectuels communistes. Du 25 au 28 août 1948, il
participe au premier Congrès mondial des intellectuels pour la paix à
Wroclaw (Pologne). Il y fait notamment la connaissance de Picasso – qui
n’avait pas répondu à sa lettre du 20 octobre 1947 lui demandant d’édifier un
monument contre l’esclavage en Martinique –, de Paul Eluard, de Pablo
Neruda et de Jorge Amado. Césaire est témoin du décalage entre les
conceptions culturelles des Soviétiques et celles du monde occidental dans
les domaines de la littérature et de la musique. Pour le chef de l’Union des
écrivains soviétiques, Aleksandr Fadeïev, le « réalisme socialiste » est la
seule forme possible de littérature. Tous ceux qui n’écrivent que leurs
amours, leurs sensations et leurs aventures sont des « écrivains dégénérés ».
Il s’en prend violemment à Jean-Paul Sartre, qu’il qualifie de « hyène
dactylographe », et de « chacal muni d’un stylo ». Les intellectuels français,
Picasso, Césaire, Dominique Desanti et Eluard sont sidérés. Ils ne sont pas
au bout de leurs surprises. Un sort identique est réservé au jazz. Pour ce
représentant officiel de la culture soviétique, le jazz est une musique élitiste
dégénérée. Il n’en faut pas plus pour que Césaire sorte de ses gonds. Il avait
déjà enlevé « tout doucement » ses écouteurs au moment de la diatribe contre
Sartre, comme le raconte Dominique Desanti119. Il va s’élever cette fois-ci
contre ce qui lui paraît à la fois injuste, ignoble et raciste :
Le jazz, c’est la musique de mon peuple, c’est la musique de la communauté humaine
dont je fais partie. En quoi est-elle élitiste et dégénérée, puisque c’est au contraire
une musique de gens qui s’affirment dans leur identité de couleur, de provenance,
leur passé ? Le jazz est une protestation contre le manque de liberté !

Cette prise de conscience de l’écart qui pouvait séparer les pays


occidentaux des pays du bloc soviétique était nouvelle pour Césaire.
Néanmoins, elle n’allait pas encore le conduire à une remise en cause des
principes du communisme. La visite de la Pologne qu’il entreprend à cette
occasion le conforte dans le « camp de la Paix ». Le député de la Martinique
y découvre une terre « pas plus avancée qu’en Martinique » mais où l’on
« construit ».
Du 20 au 25 avril 1949, Césaire participe au Congrès mondial des
partisans de la paix, organisé salle Pleyel, à Paris, avec pour maître de
cérémonie Louis Aragon. Ce « grand Nègre français ou ce grand Français
nègre », comme le présentait alors l’auteur des Yeux d’Elsa, est fasciné par
la fraternité qui lie les différents participants. L’événement est marqué par
l’empreinte de Pablo Picasso. Celui-ci a dessiné à cette occasion la célèbre
colombe tenant dans le bec un rameau d’olivier qui sera longtemps
l’emblème du mouvement. La manifestation est soutenue par plusieurs
organisations syndicales proches du PCF. Elle donne naissance
officiellement au fameux Congrès mondial pour la paix qui se tiendra sans
discontinuer avec des objectifs politiques et idéologiques différents au cours
des trois années qui précèdent la mort de Staline, en 1953. A son retour à la
Martinique, Césaire va d’ailleurs organiser régulièrement des conférences
pour la paix, afin de sensibiliser les populations à ce sujet important pour
l’avenir des peuples dans le monde.
Le poète semble désormais s’être coulé dans le moule de l’apparatchik.
Il va commettre un poème en l’honneur du leader du Parti communiste
français. Dans le numéro du 4 mai 1950, Justice publie, accompagné d’un
long commentaire de Gilbert Gratiant, « Maurice Thorez parle », écrit par
Césaire après le XIIe Congrès du Parti qui s’est tenu à Gennevilliers du 1er
au 6 avril 1950.
L’aliénation des poètes communistes martiniquais au dirigeant du comité
central du Parti est semblable à celle de tous les poètes communistes
orthodoxes. On se souvient qu’un an plus tôt, en 1949, à l’occasion de son
70e anniversaire, Staline avait reçu des communistes du monde entier la plus
grande marque d’adoration qu’un humain n’ait jamais reçue de son vivant.
L’Humanité du 8 décembre 1948 avait publié un poème de Paul Eluard
intitulé sobrement « Joseph Staline » ! Le poète rendait hommage au « petit
père des peuples » qui avait redonné aux travaux des hommes « la vertu du
plaisir ». Ceux-ci l’avaient « élu » « pour figurer sur terre leur espoir sans
bornes ». On ne résiste pas à l’idée de reproduire ce morceau de bravoure :
Staline pour nous est présent pour demain
Staline dissipe aujourd’hui le malheur
La confiance est le fruit de son cerveau d’amour
La grappe raisonnable tant elle est parfaite.

Pour Eluard, Staline était le dieu vivant sur terre. Pour Césaire, Thorez
est la voix vivante de la révolution éternelle, « l’oiseau tonnerre dans le ciel
capitaliste tout terne ». Le poète martiniquais n’a fait que suivre une pente
amorcée par ceux qu’il tenait en grande estime. Ces vers qui ont célébré en
Occident les leaders du communisme ont connu le destin éphémère de toutes
les mauvaises poésies de circonstance. Dans l’ensemble de l’œuvre future
de Césaire, « Maurice Thorez parle » n’a jamais pris place dans aucun
recueil. Il témoigne néanmoins de l’intensité de son cheminement avec le
parti communiste, du degré de compromission dont le poète a pu se rendre
coupable – par fidélité aux idéaux du Parti et en toute bonne foi sans doute –,
même s’il estimait encore, dans un entretien, peu avant sa mort, « être resté à
distance, sur ses gardes120 ».
V
Civilisation et barbarie
Le discours anticolonialiste

Le Discours sur le colonialisme de Césaire connaît un succès


singulier en France lors du Congrès des écrivains et artistes noirs de 1956. Il
suffit de voir la foule qui se presse pour se faire dédicacer l’essai publié aux
éditions Présence africaine l’année précédente (1955). Une foule composée
en majorité de jeunes étudiants noirs parisiens qui lisent pour la première
fois le célèbre député de la Martinique, artisan des lois de la
départementalisation, défenseur des lois contre le travail forcé en Afrique
noire (portées par Houphouët-Boigny) et qui, au soir de ce premier jour du
congrès, saluent le héraut des intellectuels du monde noir. Cependant, ils
n’ont pas conscience de l’aventure singulière de l’ouvrage pour lequel est
organisée cette séance de dédicace à laquelle ils participent tous de bonne
grâce.

Un malentendu salutaire
Comme le Cahier d’un retour au pays natal, le Discours sur le
colonialisme est le produit de constructions successives qui durent environ
sept ans (1948-1955). Il s’agit à l’origine d’un article de commande publié
en 1948 sous le titre « L’impossible contact » par la revue Chemins du
monde121, en prévision d’un numéro consacré à la « Fin de l’ère
coloniale ». Pour les membres de son comité de rédaction, la position
assimilationniste schoelchérienne de Césaire au cours des débats qui avaient
précédé l’adoption de la loi de départementalisation de 1946 ne laissait
guère de doute sur ses orientations. Ils pensaient donc en sollicitant son
« témoignage », qu’il servirait de caution à leur point vue sur la fin des
colonisations. Or Césaire développera une thèse contraire à leurs attentes,
comme il le rappelle d’ailleurs dans son entretien avec Georges Ngal, où il
évoque la genèse de ce qui deviendra le Discours sur le colonialisme :

C’est un écrit de circonstance, le Discours sur le colonialisme. Ce que j’y ai dit, je


le pensais depuis très longtemps. Contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas un
discours que j’aurais prononcé. Un jour, une revue de droite me demanda un article
sur la colonisation – une revue qui croyait que j’allais faire l’apologie de l’entreprise
coloniale. Comme on insistait, j’ai répondu : « D’accord, mais à condition de me
laisser la liberté de dire ce que je pensais. » Réponse affirmative. Alors j’ai mis le
paquet et j’ai dit ce que j’avais sur le cœur. C’était fait comme un pamphlet et un peu
comme un article de provocation. C’était un peu pour moi l’occasion de dire ce que
je ne parvenais pas à dire à la tribune de l’Assemblée nationale 122.

Plusieurs années plus tard, Césaire insiste lourdement sur l’orientation


droitiste de Chemins du monde, ce qu’il semble avoir découvert après
coup. Plus exactement, il a eu l’impression, après la publication de son
article, et surtout après les remous que celui-ci va susciter, d’avoir échappé
aux forces occultes de la réaction. L’histoire de cette revue et le détail du
contenu du volume de 1948 permettent de mesurer l’évolution de Césaire, du
simple constat de « l’impossible contact » au Discours sur le
colonialisme, et de saisir comment se construit une pensée qui servira
longtemps de modèle à l’anticolonialisme.
Dans un numéro des Annales de 1948123, Lucien Febvre annonce la
naissance d’une revue « internationale », Chemins du monde. Fondée par
Jacques Viénot, elle se veut le prolongement de l’association Civilisation,
qu’il avait créée au début de 1946. Le premier Cahier, consacré précisément
à la « civilisation », reçoit les articles, entre autres, d’Aldous Huxley, Roger
Caillois, Brice Parain, Arnold Toynbee, Harold Nicolson ou Louis de
Broglie. Dans son éditorial, le rédacteur en chef, François Berge, précise les
buts et tendances de cette nouvelle revue : n’étant l’organe d’aucun parti et
n’étant au service d’aucune idéologie, elle entend simplement regrouper des
hommes qui pensent que « la barbarie est toujours prête à renaître dans nos
cœurs, mais qu’un jugement droit au cœur d’un seul homme est déjà la
promesse d’un effort juste, et une victoire pour les civilisations ». Le numéro
de septembre 1948 est consacré au « destin de l’individu dans le monde
actuel » avec un débat passionnant entre Albert Camus, Georges Friedman,
Maurice de Gandillac et Maurice Merleau-Ponty qui semble avoir ébloui
Lucien Febvre. Il en conclut alors que la revue ne « fuit pas les grands
sujets ». La suite lui donnera raison.
Les intentions de Chemins du monde rappellent par plusieurs aspects
celles de la revue Esprit, créée par Emmanuel Mounier dans l’entre-deux-
guerres. Comme celle-ci, elle se veut, à première vue, « personnaliste ». Ses
premiers contributeurs et son comité de rédaction, composé entre autres,
outre François Berge, Guy Dumur, le secrétaire de rédaction, et Jean
Lambiotte, le directeur, de Roger Caillois, Christian Funck-Brentano,
Jacques Heurgon, Pierre Lanux le montrent suffisamment.
Loin de tenir le simple rôle de « moralistes abstraits », ces hommes
acceptent, par exemple, comme l’écrit le rédacteur en chef, d’« aborder les
grandes questions politiques qui se posent aujourd’hui aux puissances
coloniales dans leurs territoires en voie d’émancipation. Quelles que soient
les solutions proposées, ajoute François Berge, nous devons examiner dans
quelles conditions elles permettent de satisfaire aux principes supérieurs
d’humanité que défend Chemins du monde ». La revue s’attaquera à deux
grands dossiers d’actualité : la fin de l’ère coloniale et l’évolution des
peuples.
Pour les traiter convenablement, la rédaction a fait appel à un large
éventail de personnalités, politiques, acteurs de terrain ou hommes de
sciences, spécialistes en France et dans le monde des questions coloniales,
sur le plan historique autant que pratique. Le second dossier, « peuples et
évolution » – qu’on n’évoquera ici que rapidement –, est consacré à la
question de la civilisation. Il semble poursuivre le volume antérieur. Il s’agit
de montrer « la précarité de la civilisation occidentale », selon la belle
expression de F.S.C. Northrop (1893-1992), visiblement empruntée au
Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler (1918) ; de soulever le problème
de la « méthode » dans la compréhension des faits de civilisation, ce que fait
Jean Belin-Milleron ; de souligner les caractères de la « nouvelle
civilisation chinoise », selon Siao Yu ; d’étudier « l’Amérique dans la
civilisation », ce dont se charge Dominique Braga. Ces approches de la
civilisation ne sont pas étrangères au sujet traité par Césaire. C’est toutefois
le premier dossier, la « fin de l’ère coloniale » qui retiendra notre attention,
non seulement parce que Césaire y apporte sa contribution mais parce qu’il
est plus fourni que l’autre : 224 pages contre 52.
Un parcours de son contenu montre que celui-ci est remarquablement
bien construit en cinq rubriques. La première, consacrée à l’histoire de la
colonisation, contient entre autres des articles d’historiens comme René
Grousset (1885-1952), spécialiste de l’Asie, et surtout Charles-André Julien
(1891-1991), spécialiste du Maghreb et premier détenteur de la chaire
d’histoire coloniale de la Sorbonne, dont la seule présence peut servir de
caution à la revue. Le premier, Grousset, soulignait les différences entre les
situations « coloniales » (15-24). Le second, Julien, la congruence entre
« impérialisme économique » et « impérialisme colonial » (25-38). Plutôt
anticolonialiste, il avait d’ailleurs signé l’avant-propos de l’Anthologie de
la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold Sédar Senghor, paru
au moment de la commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage,
en avril 1948.
La deuxième partie de ce numéro était consacrée aux rapports
sociologiques et psychologiques entre colonisateurs et colonisés. Avec des
articles d’Octave Mannoni (1899-1989), futur auteur de la Psychologie de
la colonisation (1950) qui étudie à l’époque Madagascar, de Georges
Hardy (1884-1972), inspecteur de l’Instruction publique en Afrique
occidentale Française, ancien directeur de l’Ecole coloniale (1926) et auteur
du célèbre ouvrage : Une conquête morale. L’enseignement en Afrique
occidentale française (1917), de Théodore Monod (1902-2000),
ethnologue et explorateur de l’Afrique, de Lucien Paye [1907-1972], futur
ministre de l’Education nationale, qui prône surtout la nécessité d’une bonne
formation des élites coloniales afin de maintenir des relations entre la France
et les territoires d’outre-mer, de Jean Dresch (1905-1994), géographe
spécialiste de l’Atlas marocain, à qui L’Humanité consacra un hommage, du
père S.J. Georges Naidenoff (1910-1998), journaliste, directeur du
Magazine d’information spirituelle et de solidarité internationale
durant quarante ans (1931-1971), qui voulait donner à voir le point de vue
des chrétiens sur le monde, et futur directeur des fondations Ad lucem,
chargées de construire des hôpitaux aux colonies.
La troisième partie, celle des « témoignages », où se trouve la
contribution de Césaire, recueille aussi l’article de P.-O. Lapie, spécialiste
des relations économiques entre l’Afrique française et l’Union française,
ainsi que celle de Georges Cœdès (1886-1969), épigraphiste renommé,
spécialiste de l’Extrême-Orient, directeur de l’Ecole française d’Extrême-
Orient (1929-1946), conservateur du musée Ennery à Paris et professeur
d’ethnographie à l’Ecole supérieure d’anthropobiologie, à l’ENFOM (Ecole
de la France d’outre-mer) et à l’Ecole nationale des langues orientales et
vivantes ou Langues O. Son article témoigne de l’influence de la science
française sur l’avènement de la conscience nationale khmère.
La quatrième partie traite des problèmes que pose l’Union française.
Guillaume Georges-Picot, ambassadeur de France, futur délégué permanent
au Conseil de sécurité, étudie « le régime politique et les institutions de
l’Union française ». Le colonel Spillmann, qui se consacrera plus tard, sous
sa double casquette d’historien et de militaire, à l’industrialisation de
l’Afrique du Nord, première étape de « l’industrialisation de l’Union
française124 », explique le rôle des « officiers du service des Affaires
indigènes ». Maurice Guernier, qui s’intéressera à la question de
« l’équipement et de la modernisation de l’Afrique125 », étudie les caractères
d’un « Plan pour l’Union française ». Quant à Hubert Deschamps (1900-
1979), futur auteur de L’Afrique précoloniale (1964), il se penche sur les
problèmes de l’Union française dans « l’Océan indien et à Madagascar ».
Une dernière partie est consacrée à la fin de l’ère coloniale dans
plusieurs autres territoires sous domination européenne. Il s’agit d’étudier
des cas comparables à celui de la France. La colonisation britannique en
Afrique est décrite par Paul-Marc Henry ; celle des Belges au Congo par
René Godding (1883-1953), « fondateur de l’instruction publique au
Congo » et ministre libéral des Colonies de 1945 à 1947 ; la colonisation
sibérienne est examinée par André Leroi-Gourhan (1911-1986), qui en
détaille toutes les étapes ; celle de l’Indonésie par les Pays-Bas est observée
par Sadi de Gorter (1912-1994) ; la présence des « Danois au Groenland »
étudiée par le Dr Robert Gessain (1907-1986), spécialiste des Inuit. Ces
cinq parties, on le voit, tentent de faire le point sur la situation nouvelle
créée dans les colonies par la fin de la Seconde Guerre mondiale.

L’insupportable colonisation
Du long article de Césaire intitulé « L’impossible contact », qui serait
plutôt une « analyse » qu’un « témoignage », il faut retenir d’abord la volonté
clairement exprimée par le député de Fort-de-France de sortir les rédacteurs
de la nouvelle revue des chemins de la naïveté. Il admet avec eux, en effet,
que « mettre des civilisations différentes en contact les unes avec les autres
est bien ; que marier des mondes différents est excellent ; qu’une civilisation,
quel que soit son génie intime, à se replier sur elle-même, s’étiole ; que
l’échange est ici l’oxygène, et que la grande chance de l’Europe est d’avoir
été le lieu géométrique de toutes les idées, le réceptacle de toutes les
philosophies, le lieu d’accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur
redistributeur d’énergie ». Bref, pour parler comme le rédacteur en chef de
Chemins du monde, que la civilisation est une réussite, un progrès, une
victoire de l’homme sur la barbarie. François Berge cite d’ailleurs pour
convaincre l’exemple de la « belle population asiatique sauvée de la
dégradation par la colonisation française » qu’étudie Paul Guilleminet dans
sa contribution au volume, « Colonisation en pays moï » (p. 181-187). Mais
pour Césaire – et c’est là l’argument de poids –, les moyens que cette
civilisation utilise ou a utilisés pour s’imposer la rapprochent
paradoxalement de la « barbarie ». Il établit donc une première équation :
« civilisation = barbarie ».
Il voudrait faire admettre aux rédacteurs de la revue que ce qu’ils
prennent pour des défauts de fonctionnement de la machine à civiliser –
susceptibles donc d’être corrigés par une « bonne volonté » – est très
précisément le problème colonial par excellence. Pour lui, les « exemples »
que MM. Dupuy et Dresch donnent de la dépossession économique et
culturelle des Africains par les Européens et que le rédacteur en chef
considère simplement comme « pénibles » constituent le cœur même du
dispositif colonial.
Pour parvenir à ses fins, Césaire va, comme il l’a dit lui-même, « mettre
le paquet ». Il construit une argumentation qui va démontrer que le système
colonial n’est pas amendable par la seule grâce de la civilisation, par la
seule volonté humaniste d’un certain nombre d’Européens ni par la seule
« personne humaine ». En effet, pour lui, la colonisation, moyen employé par
les sociétés européennes pour mettre les hommes en contact, pour les
« civiliser », justement, a détruit tout le rêve que pouvait porter l’ambition
civilisatrice. François Berge jugera le réquisitoire « véhément ». En effet !
Pour Césaire, on ne « civilise » pas impunément, ou, pour reprendre ses
propres termes, « nul ne colonise innocemment, […] nul non plus ne colonise
impunément ». Il va se pencher sur l’influence de la colonisation sur le
colonisateur d’abord, puis sur le colonisé.
Il montre dans un premier temps comment la colonisation travaille à
déciviliser le colonisateur, ou comment la civilisation, par la colonisation,
conduit à la barbarie. Dès son premier argument, il inverse la logique
courante du discours sur le sujet. Lorsque l’Occident s’abrite derrière sa
« bonne conscience » face aux exactions perpétrées aux colonies, il emprunte
déjà les chemins de la culpabilité ; lorsqu’elle s’abrite derrière le
« relativisme moral », elle commet une faute. Césaire affirme ceci :
Chaque fois qu’il y a au Viêt-Nam une tête coupée […] une fille violée et qu’en
France on accepte […] il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort,
une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer
d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces
mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces
prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet
orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les
veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.

Au progrès supposé qui définit la civilisation, Césaire oppose


clairement la sauvagerie que cette « civilisation » impose aux peuples non
européens. Alors qu’il s’agissait d’apporter au moyen de celle-ci le progrès
aux peuples colonisés, on s’aperçoit que la « civilisation » entraîne plutôt
une régression de ces mêmes peuples.
Dans un second argument, Césaire établit une adéquation entre la pensée
coloniale occidentale et le nazisme. Cet argument, qui peut être considéré
comme un jeu politique de député, a pour but précisément d’insister sur le
fait que ce système, le colonialisme, que les auteurs de Chemins du
monde, issus de plusieurs courants de la Résistance, veulent amender, ou
sur lequel ils portent un regard bienveillant, n’est pas très différent du
nazisme qu’ils ont combattu. Le nazisme et le colonialisme relèvent de la
même logique. Plus précisément, le nazisme ne serait que la forme de
colonialisme imposée par Hitler à l’Europe. Pour Césaire, ces intellectuels
se condamnent à rester dans leur racisme et leur inhumanité profonde. Il faut,
selon lui, « révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois
du XXe siècle qui va à confesse comme un emerpéïste [MRP : Mouvement
républicain populaire] et admire Truman comme un socialiste qu’il porte en
lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que
s’il le vitupère, tout en le servant, c’est par manque de logique, et qu’au
fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le
crime contre l’homme, […] c’est le crime contre l’homme blanc, c’est
l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés
colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les
coolies de l’Inde et les Nègres d’Afrique ».
Le coup est rude pour le rédacteur en chef de Chemins du monde.
Celui-ci se voyait comme un médiateur « dans le champ des opinions
disparates ». Il voulait permettre « au lecteur, s’il se désorient[ait] de
retrouver une position d’équilibre ». Car sa jeune revue ne voulait pas
« juger […] du fait de la conquête coloniale », se réservant le droit de
penser que celle-ci pouvait apparaître aux Français « sous des couleurs
d’épopée, des noms prestigieux » associés aux souvenirs « de gloire et de
générosité ». Pour Césaire, le refus de choisir, l’équilibre à tenir, bref, cette
position centriste relevait au mieux de la lâcheté intellectuelle, au pire de la
compromission coupable. Le député de la Martinique voulait simplement que
les créateurs de la revue prennent conscience du fait que la colonisation
n’était pas en soi un avatar malheureux d’un système de pensée vertueux, « la
civilisation », ou, pour reprendre les termes de la loi du 23 février 2005
proposée devant l’Assemblée nationale française, qu’on ne pouvait
reconnaître le « rôle positif de la présence française outre-mer », c’est-à-
dire les bienfaits de la colonisation. Celle-ci, dans son ensemble, par son
caractère même, était inacceptable et, pour preuve de ses effets délétères, il
suffisait d’observer comment, sur le plan intellectuel, insidieusement, toute
la pensée occidentale s’était depuis longtemps déshonorée en acceptant cet
inacceptable.
Une grande partie de la contribution de Césaire, dans son article de
Chemins du monde, consiste à traquer dans la pensée française les traces
de ce « pseudo-humanisme » occidental, afin d’en établir une archéologie.
Relisant ainsi La Réforme intellectuelle et morale d’Ernest Renan (1823-
1892), publiée, rappelons-le, en 1871, Césaire n’y voit que la démonstration
éclatante d’un racisme. L’approche des caractères raciaux par les traits de la
biologie permet à Renan d’opposer les Nègres d’Afrique, les Chinois d’Asie
et les Arabes du Maghreb aux ouvriers européens et d’affirmer la possibilité,
voire le droit, de les mettre en état de servage, de les exploiter, de les
soumettre ou de les dominer ; ce qui ne pourrait être le cas des ouvriers
blancs occidentaux. Derrière Renan, c’est en réalité tout le courant de la
pensée idéaliste française du XIXe siècle que fustige Césaire ; une pensée
idéaliste qui, de Renan à Georges Sorel [1847-1922] au moins, nie la
démocratie, pense que seule la force prime le droit – comme on peut le voir
dans le germanisme de Renan ou le mussolinisme de Sorel – et ne croit
qu’aux vertus du cynisme.
Le second auteur auquel il n’entend les intellectuels français répondre
que par un silence assourdissant est Albert Sarrault (1872-1962). On connaît
bien, en raison de ses fonctions politiques – il fut président du Conseil – et
institutionnelles – il fut professeur à l’Ecole de la France d’outre-mer –, le
discours favorable à l’aventure coloniale française. Son ouvrage, La Mise
en valeur des colonies françaises (1923), développe une vision pratique
de la colonisation française selon laquelle il s’agit de posséder
économiquement les terres, de soumettre les populations indigènes par une
administration digne de ce nom, et de développer un vrai programme
d’investissement sanitaire et social qui servirait les intérêts des indigènes. Si
sur le plan immédiat, la critique de Renan servait à montrer le refus de
penser logé au cœur de la démarche des jeunes intellectuels de cette revue,
celle de Sarrault ruinait les certitudes d’un investissement bien pensé pour
les colonies, que défendaient, par exemple, Maurice Guernier, dans son
article « Un Plan pour l’Union française », ou même Pierre Voisin (1910-
1987) dans son étude consacrée aux « Paysans noirs ». Dans le cas de ces
derniers, l’administrateur colonial Robert Delavignette avait déjà montré les
désastres suscités par la confrontation à l’industrialisation européenne à
travers un roman. En d’autres termes, subrepticement, Césaire faisait prendre
conscience aux lecteurs qu’une partie des articles de la revue ne faisaient
que prolonger, près d’un quart de siècle plus tard, les vues développées par
Albert Sarrault lorsqu’il était ministre des Colonies, dans les années 1920.
Après le philosophe idéaliste et le politique réaliste, Césaire se penche
sur le missionnaire moraliste. Il s’empresse de faire ressortir des discours
du R.P. Barde comme de ceux du R.P. Muller la conscience que l’Européen
doit avoir de sa « mission » : ne pas laisser en souffrance aux mains de
peuples non éclairés par les lumières divines les richesses de la terre. Le
culte du travail, de l’action, vient au secours de la mise en valeur des terres :
« L’humanité, écrivait en particulier le R.P. Muller, ne doit pas, ne peut pas
souffrir que l’incapacité, l’incurie, la paresse des peuples sauvages laissent
indéfiniment sans emploi les richesses que Dieu leur a confiées avec mission
de les faire servir au bien de tous. » Il n’est pas nécessaire de relever
l’argument « humaniste » qui guide ces propos, qui reprennent, sous l’angle
de la morale chrétienne, la logique développée par Albert Sarrault en son
temps. Il existerait donc une sorte de convergence de discours et d’intentions
entre les autorités politiques et les autorités ecclésiastiques dans la conquête
coloniale.
Après avoir démontré l’équation « la civilisation est une barbarie »,
Césaire se penche sur l’autre équation : « colonisation = chosification ». En
relisant aujourd’hui les différents points sur lesquels porte son propos, on
comprend que Césaire a pris connaissance – au moins en partie – du
sommaire du numéro avant de rendre sa copie. Tout y sonne comme une
réponse aux autres textes. A ceux qui défendent la « réforme juridique dans
les territoires d’Afrique », comme Pierre Ichac (p. 152-155), qui
s’intéressent à la sécurité, comme le colonel Georges Spillmann (p. 128-
133), ou qui posent le problème du rapport des élites à la « double culture
dans le Viêt-Nam » comme Nguyen Huu Khang (p. 173-180), Césaire oppose
le discours du colonisé qui s’indigne devant ces arguments : « Sécurité ?
Culture ? Juridisme ? En attendant, je regarde et je vois partout où il y a face
à face colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme,
le heurt, et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de
quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d’artisans,
d’employés de commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche des
affaires. »
A la différence de l’analyse de la situation du colonisateur pour laquelle
Césaire procède rationnellement, celle de la situation du colonisé frappe par
sa démarche lyrique. Césaire trouve les accents de la poésie et de la
déclamation pour dénoncer la dépossession dont fait l’objet le colonisé :
« Je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées,
d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de
magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités
supprimées. »
Il oppose à une logique mercantile, matérialiste, et surtout comptable et
financière, la logique tout humaine que cachent ces chiffres et ces
statistiques : « On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilomètres
de routes, de canaux, de chemins de fer […], on m’en donne plein la vue du
tonnage de coton ou du cacao exporté, d’hectares d’oliviers ou de vignes
plantés », relève-t-il, avant de répondre aussitôt : « Moi, je parle
d’économies naturelles, d’économies viables, d’économies à la mesure
de l’homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-
alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul
bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières
premières. »
Césaire entend faire toucher du doigt la réalité vécue par le colonisé en
s’appuyant sur l’histoire récente de l’Europe occidentale. Pour lui,
l’exploitation des terres et des richesses en Afrique ne peut se comprendre
qu’à travers le mot « rafle », dont il n’est pas nécessaire de rappeler la
charge historique et émotionnelle ainsi que la dimension policière, renvoyant
toutes deux aux années sombres de l’Occupation, où la France, de pays
révolutionnaire et humaniste, berceau des Lumières, se dégrada en territoire
de la collaboration.
François Berge voulait simplement que la revue Chemins du monde
élève une « protestation efficace contre les délits et les crimes de lèse-
humanité que perpétue une certaine exploitation colonialiste de l’homme de
couleur par le Blanc, sans pour cela ramener à des slogans politiques
simplificateurs des problèmes d’une infinie complexité où le bien et le mal
s’interpénètrent, et où il n’est pas toujours facile de séparer pratiquement
l’exercice des droits les plus abusifs de celui des devoirs les plus nobles ».
Césaire propose au contraire la dénonciation sans ambiguïté puis la
condamnation ferme et sans concession des crimes contre l’humanité, de
l’irrespect des droits de l’homme inhérents à l’institution coloniale – même
s’ils ne sont pas le fait de tous les colonisateurs. Au mot « civilisation »
donc, il va désormais opposer ceux de « prolétarisation » et de
« mystification ».
Une telle proposition ne pouvait recevoir l’assentiment des rédacteurs de
la revue. En effet, en traitant de la question coloniale, Césaire débordait
largement le cadre de ce premier dossier consacré à « La fin de l’ère
coloniale », et interférait dans la conception globale de la « civilisation » du
fondateur de la revue, Jacques Viénot. Il remettait en cause son bien-fondé
théorique et, partant, l’utilité d’une association (à but non lucratif) visant à en
promouvoir l’idée et l’esprit. Les critiques virulentes des membres de la
revue et de l’association contre cette position radicale n’allaient pas
manquer de se faire jour, comme le montre par exemple le ton de l’éditorial
de François Berge. Elles expliquent en grande partie la transformation de
l’article en un discours pamphlétaire dès 1950, puis la transformation de ce
pamphlet de 1950 en un essai en 1955.

La convergence communiste
En 1950, une officine proche du parti communiste, les éditions Réclame,
propose à Césaire d’éditer cet article sous forme d’une plaquette. L’auteur
est ravi. Cette demande est pour lui une marque de reconnaissance de son
parti, l’article publié dans Chemins du monde n’ayant pas fait l’objet
d’une soumission préalable aux autorités du Comité central, et donc d’une
autorisation. De plus, la réédition lui offre l’occasion de revenir sur certains
aspects d’un sujet dont on sent bien, à la conclusion de l’article, que la
réflexion était inachevée et l’auteur frustré – le lyrisme s’expliquerait en
partie par cette contrainte. Déjà conscient au moment de la rédaction que ses
propos soulèvent une « tempête », Césaire va remettre l’ouvrage sur le
métier et lui donner une dimension pamphlétaire. L’article se voulait
didactique, opposant avec quelque virulence parfois le regard du colonisé
vaincu par l’histoire des impérialismes européens au regard du colonisateur
qui masquait mal sa victoire dans cette prétendue civilisation humaniste
défendue, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, par nombre
d’intellectuels européens, parmi lesquels les rédacteurs de Chemins du
monde. Le discours se veut raisonnablement provocateur, et sert même à
régler quelques comptes.
Durant les deux années qui séparent le « témoignage » publié dans
Chemins du monde de la première édition du Discours sur le
colonialisme (1948-1950), Césaire se trouve dans une situation malaisée.
Député communiste de la Martinique, descendant d’esclaves, il siège à
l’Assemblée nationale française en une période d’agitation politique – la
IVe République. Les adversaires qu’il affronte sont d’autant plus redoutables
que la droite, à la faveur des élections successives, a recouvré une partie du
pouvoir perdu lors de celles de 1946 et que l’ambiance politique générale
est dominée par l’anticommunisme et la crainte de l’URSS, dans une Europe
qui s’allie aux Etats-Unis au sein des organisations internationales (OCDE,
et surtout OTAN). Comme l’ont noté Simone Henry-Valmore et Roger
Toumson dans leur enquête sur le travail parlementaire de Césaire à cette
époque126, sa vie à l’Assemblée oscille entre les traditionnelles batailles
pour l’adoption de lois et les réponses aux autres députés. Il dénonce sans
relâche le non-respect des engagements pris par les pouvoirs publics en vue
de l’émancipation réelle des sociétés coloniales. Dans un discours du 7 mars
1949 prononcé à la tribune, il prévient le gouvernement que « le jour où les
populations d’outre-mer auront l’impression que leur sort vous est indifférent
et qu’il est simplement remis à l’arbitrage du pouvoir exécutif, il y aura
encore place, bien sûr, pour un empire français maintenu par la force, mais il
n’y aura plus d’Union française ». Revenus en force à l’Assemblée, les
partis de droite redoublent en effet d’obstructions afin que ne soient pas
promulgués les décrets des lois d’émancipation votées en 1946. Leurs
députés multiplient les propos racistes et bellicistes pour parler des
colonies. L’un des exemples de cette tension est consigné dans les Annales
de l’Assemblée nationale du 15 mars 1950, qui rendent compte de la passe
d’armes entre Aimé Césaire et quatre députés de droite : les députés MRP
des Vosges Marcel Poimbœuf (1889-1974) et du Nord Paul Caron (1900-
1988), les députés gaulliste du Nord Paul Theetten (1918-1975) et RPF du
Gabon et du Moyen-Congo, futur secrétaire d’Etat à l’Outre-mer, Maurice
Bayrou (1905-1997).
M. Poimbœuf : « Que seriez-vous sans la France ? »
Aimé Césaire : « Un homme à qui on n’aurait pas essayé de prendre sa liberté. »
P. Theetten : « C’est ridicule. »
P. Caron : « Vous êtes un insulteur de la Patrie. »
M. Bayrou : « Vous avez été bien heureux qu’on vous apprenne à lire ! »
Aimé Césaire : « Ce n’est pas vous, monsieur Bayrou, qui m’avez appris à lire, c’est
grâce aux sacrifices de milliers et de milliers de Martiniquais qui ont saigné leurs
peines pour que leurs fils aient l’instruction et pour qu’ils puissent la défendre un
jour127. »

Ce n’est donc pas seulement l’incompréhension que rencontre Césaire


sur les bancs de l’Assemblée, c’est l’hostilité à laquelle tout parlementaire
de la IVe République doit être habitué. Césaire éprouve néanmoins un
sentiment d’impuissance. Il ne peut faire que des réponses banales comme on
le voit ci-dessus, à ces messieurs qui se servent de l’Assemblée non comme
du lieu où doivent se décider les lois avec sérieux et conscience, mais
comme d’une arène où triomphent les jeux du cirque. Il a aussi le sentiment
de ronger son frein ; de réprimer à chaque instant une envie de répondre à
des propos infâmes par des voies de fait. La transformation de l’article en
discours va apaiser pour un temps ce risque et lui laisser le loisir d’épuiser
par des mots une colère qui aurait pu s’exprimer par les poings – geste
inefficace, juridiquement répréhensible et sans aucun doute contre-productif.
Le caractère pamphlétaire de la première version du Discours se
mesure précisément au style de l’auteur, violent, humoristique et ironique.
Faisant systématiquement l’apologie des sociétés dominées « para-
européennes », « détruites par les impérialismes », Aimé Césaire endosse,
tour à tour ou en même temps, les costumes de procureur et d’avocat. Si le
sujet du Discours est le même que celui de l’article – montrer ce qu’il y a
de barbare dans la civilisation occidentale –, c’est la force de l’exemple qui
doit triompher ici. Césaire met en scène la vie politique française de son
temps pour montrer le décalage entre parole et réalité. Saisissant l’occasion
d’un débat sur la situation de Madagascar, il écrit : « Inoubliable,
messieurs ! De belles phrases solennelles et froides comme des bandelettes,
on vous ligote le Malgache. De quelques mots convenus, on vous le
poignarde. Le temps de se rincer le sifflet, on vous l’étripe. Le beau travail !
Pas une goutte de sang ne sera perdue ! »
Le tableau qu’il dessine du travail de l’Assemblée montre des députés
hystériques, assassins de plume ou « tigres de papier », recréant et
prolongeant dans l’enceinte de l’institution nationale des anthropophagies
anciennes. Le Discours devient alors, comme les Annales de l’Assemblée,
le lieu d’un compte rendu de séance. On y voit Georges Bidault (1899-1983)
« avec son air d’hostie conchiée – l’anthropophagie papelarde et sainte-
nitouche » ; Henri Teitgen (1882-1969) en « fils grabeleur en diable,
l’Aliboron du décervelage – l’anthropophagie des Pandectes » ; Marius
Moutet (1876-1968) « l’anthropophagie maquignarde, la baguenaude
ronflante et du beurre sur la tête » ; Paul Coste-Floret (1911-1979),
« l’anthropophagie faite ours mal léché et les pieds dans le plat ». Ces
portraits permettront à Césaire de rappeler son hostilité profonde et son
opposition complète à la pensée des fondateurs de Chemins du monde
pour qui le cœur juste pouvait conduire à sortir de la barbarie. Pour lui, « ce
n’est pas par la tête que les civilisations pourrissent. C’est d’abord par le
cœur ». Les civilisations occidentales ne sont pas amendables, parce
qu’elles sont insensibles, impitoyables, et donc sans cœur.
Reprenant alors l’archéologie qu’il avait esquissée dans l’article de
Chemins du monde, il s’intéresse aux discours qui, dans la pensée
européenne, défendent la suprématie de la race blanche sous les traits du
progrès et de la prétendue civilisation. L’article avait consacré des lignes à
Renan et à sa Réforme intellectuelle et morale. Le Discours va trouver
en Jules Romains, « de l’Académie française », son digne successeur. Il le
traque jusque dans ses noms réels (Farigoule) et ses nombreux pseudonymes
(Salsette), pour montrer comment ses écrits défendent un racisme
inacceptable : « La race noire n’a pas encore donné, ne donnera jamais, un
Einstein, un Stravinsky ou un Gershwin. » Mais alors que pour Renan, il
s’était contenté d’une critique des idées, pour Romains, Césaire fait
descendre son langage « au plus bas de la fosse », réduisant ses propos, eux
aussi, à un racisme : « Comparaison idiote pour comparaison idiote, écrit-il :
puisque le prophète de la Revue des Deux Mondes et autres lieux nous
invite aux rapprochements “distants”, qu’il permette au nègre que je suis de
trouver – personne n’étant maître de ses associations d’idées – que sa voix a
moins de rapport avec le chêne, voire les chaudrons de Dodone, qu’avec le
braiment des ânes du Missouri. » Pour celui qui avait peur que l’Europe
connaisse un « second Moyen Age », une « régression », une « nouvelle
période d’obscurcissement » à cause de la présence incontrôlée en son sein
d’éléments étrangers, Césaire estime qu’une régression à l’état animal ne
serait que juste retour de pensée. Jules Romains apparaît alors sous les traits
d’un individu dont « le cerveau fonctionne à la manière de certains éléments
digestifs de type élémentaire. Il filtre. Et le filtre ne laisse passer que ce qui
peut alimenter la couenne de la bonne conscience bourgeoise ».
Il dénonce les thèses racialistes de géographes comme Pierre Gourou
(1900-1999). Dans son livre Les Pays tropicaux (1947), l’auteur défend,
sur la base de l’observation climatique, l’infériorité des races africaines.
S’il n’y a jamais eu de grande civilisation que dans un climat tempéré, il est
fort à craindre que sous les tropiques ne puisse se développer une grande
civilisation. Derrière Pierre Gourou se profile la vieille théorie des climats
qui a justifié la hiérarchie des races depuis le XIXe siècle. La théologie
missionnaire du R.P. Placide Tempels (1906-1977), qui développe dans La
Philosophie bantoue – premier ouvrage édité par la nouvelle maison
Présence africaine créée par Alioune Diop (1949) – la thèse de la « force
vitale » nègre ne trouve pas grâce à ses yeux non plus. Et pour cause ! Elle
est « vaseuse et méphitique à souhait ».
Si Césaire laisse de côté les historiens et les égyptologues, il consacre
un sort particulier à la psychanalyse coloniale à la faveur de la publication
de l’ouvrage d’Octave Mannoni, Psychologie de la colonisation (1950),
dont l’essentiel de la thèse était contenu dans son article publié par
Chemins du monde. Césaire prolonge ainsi sa réflexion antérieure. Au-
delà de son refus de la psychanalyse, qui vient probablement de son
attachement au « matérialisme », ce que le Martiniquais conteste ici c’est la
méthode pseudo scientifique utilisée pour sonder l’âme du Malgache. La
psychanalyse « agrémentée d’existentialisme » donne des « résultats
étonnants : les lieux communs les plus éculés vous sont rassemblés et remis à
neuf ; les préjugés les plus absurdes, expliqués et légitimés ; et magiquement
les vessies deviennent des lanternes ». Ainsi, la psychanalyse ne vient-elle
pas comprendre ou expliquer, mais renforcer la production de stéréotypes.
En d’autres termes, Mannoni justifie la « situation coloniale » par le
complexe d’infériorité du colonisé. Pour lui, la situation coloniale était
attendue par les colonisés et les colonisateurs n’avaient plus qu’à remplir
leur fonction psychique : les colonisés malgaches « voulaient laver leurs
péchés imaginaires dans le sang de leurs propres dieux […] La partie la plus
troublée des colonialistes de Tananarive comprenait confusément l’essentiel
de cette psychologie du sacrifice, et ils réclamaient leurs victimes ».
En rejetant les thèses du complexe d’infériorité du colonisé défendues
par Mannoni, de l’ontologie et de l’essentialisme défendues par le R.P.
Tempels dans sa théologie missionnaire et les théories du climat de Pierre
Gourou, Césaire entendait révéler ce que cachait l’unité de tels discours
scientifiques : « la persévérante tentative bourgeoise de ramener les
problèmes les plus humains à des notions confortables et creuses » évite de
poser les problèmes concrets, matériels, que soulève la pratique coloniale.
Elle vise aussi, selon la tradition bourgeoise, à endormir les masses
populaires ; à anesthésier l’esprit de révolte face à des situations
intolérables, bref, à éviter que s’organisent les luttes de revendication
populaire sur la base d’une observation claire, précise et rigoureuse de la
réalité sociale concrète.
On comprendra dès lors qu’ayant établi un diagnostic de la situation
coloniale vivante dans les territoires d’outre-mer, Césaire révèle la nature
de l’ennemi que doit affronter tout progressiste digne de ce nom, tout homme
de gauche, tout communiste. Dans un discours qui semble ne s’adresser qu’à
ses camarades du Parti, il écrit :
Donc, camarade, te seront ennemis – de manière haute, lucide et conséquente – non
seulement gouverneurs sadiques et préfets tortionnaires, non seulement colons
flagellants et banquiers goulus, non seulement macrotteurs politiciens lèche-chèques
et magistrats sans ordres, mais pareillement et au même titre, journalistes fielleux,
académiciens goitreux endollardés de sottises, ethnographes métaphysiciens et
dogonneux, théologiens farfelus et belges, intellectuels jaspineux, sortis tout puants
de la cuisse de Nietzsche ou chutés calenders-fils-de-Roi d’on ne sait quelle Pléiade,
les paternalistes, les embrasseurs, les corrupteurs, les donneurs de tapes dans le dos,
les amateurs d’exotisme, les diviseurs, les sociologues agrariens, les endormeurs,
les mystificateurs, les baveurs, les matagraboliseurs, et d’une manière générale, tous
ceux qui, jouant leur rôle dans la sordide division du travail pour la défense de la
société occidentale et bourgeoise, tentent de manière diverse et par diversion infâme
de désagréger les forces du Progrès – quitte à nier la possibilité même du Progrès –
tous suppôts du capitalisme, tous tenants déclarés ou honteux du colonialisme
pillard, tous responsables, tous haïssables, tous négriers, tous redevables désormais
de l’agressivité révolutionnaire.

Césaire retrouve ici des accents bien connus au PCF. Sa phraséologie,


qui ne dépareillerait dans aucun congrès du Parti (où le tutoiement est de
rigueur), développe une logique de l’opposition binaire conforme aux
attentes et à la compréhension des militants : une irréductible différence
entre les forces du (grand) Capital et celles du Progrès ; une analyse
sociologique montrant comment la division du travail est propice à
l’exploitation des masses populaires ; une « extension du domaine de la
lutte » (pour parler comme l’écrivain Houellebecq) entre les maîtres et les
esclaves dans les industries, vers le conflit entre patrons et ouvriers dans les
entreprises privées comme dans des établissements publics ; un appel à la
conscience des masses populaires et à l’insurrection collective. Car c’est
après tout l’Europe bourgeoise dans toutes ses manifestations les plus
courantes qui est l’ennemie absolue. Plus exactement, c’est l’attitude
bourgeoise européenne qui est nuisible au progrès social.
On ne sera donc pas surpris que ce retour à la phraséologie communiste,
à un discours marxiste orthodoxe, à une fraternité de classe, ait été salué
comme il se devait par « l’organe du comité central du parti communiste »,
L’Humanité. On sera plus attentif au rôle politique que va jouer cette
publication aux Antilles même. En effet, la publication aux éditions Réclame
du Discours sur le colonialisme en 1950 va donner lieu, pour la première
fois dans l’histoire littéraire des Antilles, à une réelle popularisation de la
littérature de Césaire. Le journal de la fédération du parti communiste de la
Martinique, Justice, auquel Césaire est fidèle depuis 1945, lui assure ainsi
une remarquable publicité. Dès le numéro du 7 septembre 1950, est signalé
un « Vient de paraître ; Discours sur le colonialisme, par Aimé Césaire
(éditions Réclame, à Nanterre, 8, rue Philippe-Triaire) » accompagné d’un
extrait du compte rendu du journal L’Humanité. Le chroniqueur de
L’Humanité y salue la force du propos qui s’oppose aux forces du grand
capital et qui dénonce la congruence entre capitalisme et colonisation. Il
salue aussi la qualité de la langue, « d’une couleur, d’une verve et d’une
puissance qui n’étonneront pas ceux qui connaissent déjà les poèmes de
Césaire et qui donneront aux autres envie de les connaître ». Trois mois plus
tard, dans le numéro du 28 décembre 1950, où figure en bonne place un
article consacré à « L’abbé Grégoire, apôtre de l’égalité des droits pour les
hommes de couleur des colonies », une seconde mention est faite du
Discours sur le colonialisme précédée cette fois-ci d’une accroche de
Jacques Duclos, secrétaire général par intérim du Parti après l’accident de
Maurice Thorez, atteint d’hémiplégie : « Le colonialisme, cette honte du
XXe siècle ».
Le journal Justice, qui cite de larges extraits, en promettant de leur
apporter une suite, donne ainsi à cet essai sa dimension communiste totale.
L’édition parue chez Réclame et qui circule aux Antilles est placée sous
l’autorité du Parti. Plus qu’un simple signe d’aliénation, comme on pourrait
le supposer, la diffusion sous cette forme fait du Discours sur le
colonialisme un ouvrage du parti communiste à part entière et du propos qui
s’y développe un ensemble de « mots d’ordre » auxquels peuvent/doivent
s’accrocher les masses populaires. L’usage politique que feront les
communistes martiniquais de cette plaquette dès le retour de Césaire dans
l’île, en décembre 1950, à la veille des fêtes de Noël, viendra confirmer que
tout est ici affaire de stratégie. En réalité, une entreprise d’éducation
populaire accélérée.
Le numéro du 11 janvier 1951 publie les extraits qui correspondent, en
gros, à l’article paru quelques années plus tôt dans Chemins du monde, en
faisant effectivement comme s’il ne s’agissait que d’un article écrit pour
Justice. On peut lire en effet : « Discours sur le colonialisme par Aimé
Césaire ». Progressivement, s’efface l’origine de l’essai, à savoir l’article
de Chemins du monde, pour ne laisser place qu’au titre suivant,
« Discours sur le colonialisme », qui va ainsi se substituer à « L’impossible
contact ». Le numéro du 25 janvier 1951 publie la partie qui correspond à
peu près à la fin de l’article initial et qui s’achève par l’envolée lyrique que
nous avons citée plus haut. Si les autres numéros parus immédiatement après
le 25 janvier 1951 ne font plus référence explicitement au Discours, les
contributions de Césaire semblent des réécritures ou des prolongements de
cet ouvrage. Son article intitulé « Front unique contre le racisme et le
colonialisme », publié dans le numéro du 1er mars 1951, sonne comme une
synthèse de l’essai bien connu, comme le prolongement des thèses qu’il y
développe, comme le montrent la forme et le fond. Dans l’essai, Césaire
avait dénoncé les fonctionnaires, tous suppôts du capitalisme. Ici, il souligne
l’imposture d’une approche scientifique qui repose sur les lieux communs :
« Je ne sais combien de veilles ont coûté à ces Messieurs tant et de telles
cogitations, mais ce que l’on peut affirmer, c’est qu’ils ont réussi une
manière de petit chef-d’œuvre, où se donnent rendez-vous les lieux communs
les plus éculés, les extravagances les plus folles et les âneries les plus
sensationnelles. » On croyait relire ses tirades contre Octave Mannoni (et les
lieux communs éculés de sa psychanalyse), contre le R.P. Placide Tempels
(et l’extravagance de sa « force vitale nègre »), ou contre Jules Romains
(l’âne du Missouri)…
De plus, ce discours lui permet de montrer l’actualité antillaise du
Discours sur le colonialisme, comme on peut le lire dans son « Compte
rendu de mandat émaillé de mots d’ordre » publié dans Justice du
14 décembre 1950. Pour lui, malgré la départementalisation proclamée, la
Martinique vit sous le joug d’un colonialisme où s’opposent deux races : une
race « d’esclaves » qui se nourrit de racines, une race de maîtres « qui ne
peut se nourrir que de pain blanc et de viande fraîche », une race de
« sauvages » qui peut s’abriter dans une case comme un chien dans sa niche,
et une race de « seigneurs » à qui une bonne justice se doit d’assurer le
monopole du confort, une race de « damnés de la Terre » qui peut s’entasser
dans la cuvette pestilentielle des villes et une race de « conquérants » qui ne
pourrait sans déchoir abandonner « les hauteurs vertes et fraîches ».
Il en est de même dans le numéro du 15 mars 1951, qui titre en
caractères gras : « Les crimes du colonialisme : assurant le relèvement du
régime de Vichy, le colonialisme emprisonne et torture les travailleurs
martiniquais. » Il s’agit du compte rendu d’un fait divers qui montre un
« ouvrier agricole victime des services de police admis à l’asile des
aliénés ». Ce numéro reprend la publication du Discours sur le
colonialisme en éditant la seconde partie, qui correspond en gros aux
premières pages ajoutées par Césaire à l’article de Chemins du monde
pour compléter sa version initiale du pamphlet. Cette publication fera place
dans le numéro du 5 avril 1951 à une publicité invitant les lecteurs à acheter
le livre, qui coûte 125 francs, et, dans celui qui paraît quinze jours plus tard,
le 26 avril 1951, à un article où Césaire « appelle plus que jamais au front
commun contre le colonialisme » auquel devrait prendre part chaque
Martiniquais.
En réalité, depuis la fin du mois de septembre 1950, et surtout à partir du
mois de décembre de la même année et de son retour dans l’île, Césaire
prépare les législatives de 1951. La diffusion de son œuvre dans la presse
locale, qui vise à éclairer le peuple sur la réalité sociale, à lui faire toucher
du doigt l’évidence de sa situation coloniale, participe d’une campagne
électorale savamment orchestrée. Les numéros du journal Justice des 10 et
31 mai 1951 confirment que depuis le mois de décembre 1950, la fédération
du parti communiste de la Martinique s’est mise en ordre de bataille pour
affronter les échéances électorales du 17 juin. Il fallait absolument créer une
intense activité de communication, maintenir le public sur le devant de la
scène, ne pas hésiter à prendre la parole afin de donner corps à toute action
politique. Le slogan de campagne finalement choisi par Aimé Césaire,
Léopold Bissol et Georges Gratiant est assez clair : « On ne peut voter pour
l’égalité des droits, la paix, contre le colonialisme qu’en votant pour la liste
présentée par le parti communiste. » Du coup, la présence de Duclos dès les
premières publications des extraits du pamphlet de Césaire s’éclaire ; le
parallèle que ce dernier a établi – avec juste raison – entre la situation
coloniale dans les autres territoires d’outre-mer et la Martinique dans ses
articles se justifie.
La victoire obtenue par les communistes aux élections de juin 1951 est
saluée sur le plan local comme une victoire de la lutte contre le racisme et le
colonialisme, même si, sur le plan national, le parti communiste connaît un
recul (26,9 % des voix contre 28,2 % en 1948) et une perte de 400 000 voix
au profit des socialistes de la SFIO. Le journal Justice publie d’ailleurs dès
le 26 juillet 1951, à l’occasion de la commémoration de la naissance de
Victor Schoelcher (1804-1893), un titre qui montre bien le sens que les
intellectuels communistes en général, et Césaire en particulier, accordent ici
au mot « colonialisme ». Pour eux, en effet, les vieilles colonies ont vécu
sous le joug de la réalité avant que le vocable qui le désigne soit inventé. On
peut ainsi lire sous la plume de l’éditorialiste Camille Sylvestre :
« Emouvante commémoration de la naissance de Victor Schoelcher,
champion de la lutte contre le colonialisme et le racisme. » En réduisant
ainsi les thèses de Schoelcher à la seule lutte contre le racisme et le
colonialisme, les communistes martiniquais ont réussi à faire oublier la
dimension assimilationniste de son combat.
Dépasser le malentendu, condamner l’imposture
idéologique
La publication en 1955 par la maison d’édition Présence africaine du
Discours sur le colonialisme va donner une autre dimension à cet essai
dont on ne peut mesurer la portée qu’en se penchant sur les parties
supprimées – et ajoutées à cette occasion – du volume de 1950. En effet,
pour les éditions Réclame, on l’a vu, l’auteur avait accentué la dimension
communiste de son œuvre. Pour Présence africaine, c’est à l’éveil du monde
noir que l’œuvre de Césaire veut apporter sa contribution.
Il n’est pas nécessaire de s’appesantir sur les circonstances qui
conduisent Aimé Césaire à accepter la proposition que lui fait Alioune Diop
(1910-1980) de publier son essai à Présence africaine. L’une relève de
l’histoire de l’édition. Les éditions Réclame, dont les locaux de l’imprimerie
sont situées au 8, rue Philippe-Triaire, à Nanterre, font faillite après la
publication de quatre titres entre 1949 et 1950 : L’Homme qui se ferme,
d’Eugène Guillevic (1949) ; Je me sers d’animaux, de Jean Marcenanc,
illustré par le peintre Jean Lurçat (1949) ; Madame Lorelei, de Rouben
Melik, illustré par Edgar Melik (1949). Discours sur le colonialisme est
apparemment son dernier titre publié. Cette faillite laisse l’auteur, Aimé
Césaire, libre de ses droits, et l’éditeur Présence africaine va proposer de
reprendre le titre. La deuxième raison est liée à l’histoire de la rencontre
entre deux hommes, Alioune Diop et Aimé Césaire.
Dans son éditorial du numéro 6 de la revue Présence africaine, intitulé
« Malentendus », publié en 1949, Alioune Diop mettait en garde certains
intellectuels européens bien intentionnés contre une vision essentialiste et
passéiste de l’Afrique. Il s’en prenait d’abord à l’historienne de l’art
Madeleine Rousseau (1895-1980) et à son discours sur le « Musée vivant ».
Alioune Diop estimait que cette passion pour l’art africain qui la poussait à
ne considérer celui-ci que sous un angle thérapeutique était suspecte. Les
raisons de l’influence de l’art africain sur les Européens énumérées par
Madeleine Rousseau, à savoir la « découverte d’un univers dynamique – [la]
reconnaissance d’éléments cosmiques ou spirituels dont nous ne sommes pas
encore maîtres (crainte de l’insolite) – [le] lien renoué entre l’homme et le
monde », montraient précisément, selon Alioune Diop, que « ces
préoccupations témoign[ai]ent […] d’une inquiétude personnelle plutôt que
de la volonté de reconstruire un monde où les libertés s’éprouv[ai]ent,
s’épur[ai]ent et se garantiss[ai]ent les unes les autres dans la création
féconde ». Poursuivant sa traque de toute représentation exotique de
l’Afrique dans les discours européens, Alioune Diop va s’en prendre aussi à
Aimé Césaire, dont il suit d’assez près la production littéraire. Revenant à
son tour sur le fameux article publié en 1948 dans la revue Chemins du
monde, Alioune Diop s’interroge sur les raisons profondes de son éloge
exclusif de l’Afrique « traditionnelle » :
Aimé Césaire est certainement le plus grand des poètes militants en France. Et c’est
à juste titre que les Africains sont fiers de son œuvre. Il a donné récemment aux
Chemins du monde un remarquable article, où la virulence de sa critique n’a
d’égale que l’originalité de son argumentation. Mais à quelle somnolente nostalgie
faut-il attribuer cette apologie systématique des sociétés primitives qui clôt son
étude ? Nul cependant n’est moins dispensé que Césaire pour penser l’Afrique.

Alioune Diop mettait toutefois sur le compte de « l’erreur de bonne foi »


ces velléités, conscientes ou non, de « faire renaître ou de maintenir
systématiquement des structures et une physiologie psychosociales ou
économiques qui ont bien montré qu’elles ne pouvaient, par leur seule
authenticité, résister à la pression impérialiste, ni assez vivifier et protéger
la liberté créatrice de l’homme ». Diop expliquait l’enthousiasme de
Madeleine Rousseau par son « tempérament généreux ». Dans le cas d’Aimé
Césaire il considère qu’il ne peut s’agir que d’un « réflexe surréaliste, sans
doute, qui doit avoir échappé à l’épuration marxiste ». En d’autres termes,
Alioune Diop militait pour que soit prise en compte non pas l’Afrique
muséographiée, gardienne ancienne des splendeurs passées, mais l’Afrique
dynamique présentant par ses créations contemporaines le génie de sa
civilisation propre. C’est ce que va tenter justement de montrer Aimé
Césaire, sans se départir de ce qui avait été la charge première du pamphlet,
en réécrivant le texte de l’édition définitive de son Discours.
Au cours des années 1954-1955, Césaire, communiste convaincu, reçoit
la confiance totale de son parti. Celui-ci soutient d’ailleurs sa candidature à
la présidence de la Commission des territoires d’outre-mer de l’Assemblée
nationale en janvier 1954. Mais, comme le rapporte le journal Justice du
4 février de la même année, « la coalition réactionnaire a fait élire le MRP
Juglas ». Les interventions du poète se font moins nombreuses à
l’Assemblée. Il interpelle le gouvernement « au sujet de la politique
économique et sociale qu’il entend suivre dans les départements d’outre-mer,
et particulièrement sur les mesures qu’il compte prendre pour assurer aux
ouvriers agricoles en grève à la Martinique la prise en considération de leurs
légitimes revendications », comme le rapporte le journal Justice du
25 février 1954. Il participe au XIIIe Congrès du Parti communiste français,
rapporte encore le même quotidien, en date du 17 juin 1954. Ceci lui laisse
le temps de repenser le contenu de son Discours sur le colonialisme.
Il y ajoute en particulier de nombreux passages. Le premier insiste à
nouveau sur la barbarie de la colonisation, barbarie « d’où, à n’importe quel
moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation ». S’il
revient sur le cas des tirailleurs dont il rappelle les « hideuses boucheries »
durant la période coloniale – images qui font songer à ces « bouledogues de
la République », à cette « honte noire » (Die Schwarze Schande !) de la
Seconde Guerre mondiale, ces hommes à qui Senghor avait dressé un
monument dans son poème « Aux tirailleurs sénégalais morts pour la
France » (Hosties noires, 1948) –, c’est parce qu’il pense « que ces têtes
d’hommes, ces récoltes d’oreilles, ces maisons brûlées, ces invasions
gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s’évaporent au tranchant du glaive
[…] prouvent que la colonisation […] déshumanise l’homme même le plus
civilisé ; que l’action coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et
justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui
l’entreprend ; que le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience,
s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête. C’est
cette action, ce choc en retour de la colonisation qu’il importait de
signaler ». En choisissant de prendre en compte la présence des tirailleurs
dans la guerre, qui fut un des sujets de fierté des Africains, Césaire ne
s’éloigne pas de sa volonté de ne célébrer que les sociétés vaincues. Il
insiste sur le fait que le combat contre le nazisme aurait été un combat pour
les Africains, s’il n’y avait eu l’influence négative de la colonisation. Après
le plaidoyer en faveur des sociétés dominées, Césaire se livre à un plaidoyer
en faveur des tirailleurs dominés.
Le second passage ajouté témoigne de la prise en compte de l’évolution
et de l’actualité d’une pensée nègre. Il insère dans une longue note une
référence explicite à l’œuvre de Cheikh Anta Diop, Nations nègres et
cultures ; de l’antiquité égyptienne aux problèmes culturels de
l’Afrique noire d’aujourd’hui, publiée par Présence africaine en 1955.
L’historien africain y conteste les théories des savants occidentaux qui,
« s’étant délibérément fixé pour but de ravir l’Egypte à l’Afrique, quitte à ne
plus pouvoir l’expliquer », ont déformé les connaissances des relations entre
l’Afrique noire et l’Egypte selon des méthodes singulières. Il dénonçait ainsi
la « méthode Gustave Lebon », « brutale, effrontée », qui affirme simplement
que les Egyptiens sont blancs ; la « méthode Maspero », qui rattache « contre
toute vraisemblance, la langue égyptienne aux langues sémitiques, plus
spécialement au type hébreo-araméen » ; la « méthode Weigall »,
« géographique » fantaisiste, qui pense que la « civilisation égyptienne n’a
pu naître que dans la Basse-Egypte avant de passer dans la Haute-Egypte en
remontant le fleuve… attendu qu’elle ne pouvait le descendre [sic] ». La
« secrète raison de cette impossibilité est que la Basse-Egypte est proche de
la Méditerranée, donc des populations blanches, tandis que la Haute-Egypte
est proche du pays des Nègres ».
La lecture de l’essai de Cheikh Anta Diop, que Césaire considère
comme le livre « le plus audacieux qu’un Nègre ait jusqu’ici écrit et qui
comptera, à n’en pas douter dans le réveil de l’Afrique », l’intégration qu’il
en fait dans le corps de son propre discours permet au normalien de donner
une autre voix à celui-ci. Il s’agissait pour Césaire, on s’en souvient, de
traiter de la nature réelle de la « colonisation », de montrer les visées
profondes de la « civilisation ». La présence de Cheikh Anta Diop au
catalogue et, partant, des autres travaux publiés par Présence africaine, font
du Discours sur le colonialisme un des livres qui compteront dans le
« réveil de l’Afrique noire ». Ce réveil s’amorce au moment où s’organise la
fameuse conférence de Bandoeng – actuellement Bandung, en Indonésie –
(1955), qui signe précisément l’entrée des peuples du tiers monde sur la
scène de l’histoire internationale. En plaçant la note que nous venons de citer
peu avant la critique faite à Pierre Gourou, le géographe, Césaire complète
utilement les intuitions qu’il avait eues quelques années plus tôt dans sa
critique des historiens européens mais qu’il n’avait pas pu ou su approfondir.
En défendant Cheikh Anta Diop, le poète martiniquais vient de prendre pied
dans le champ d’une polémique sur la pertinence scientifique d’une origine
noire de l’Egypte qui va animer les débats sur les savoirs historiques
africains naissant durant les trois décennies 1950-1970, avant de devenir le
sujet d’opposition et le nœud de crispation le plus sérieux entre les savants
africains et les savants européens au cours de la seconde moitié du
XXe siècle.
Ce réveil de l’Afrique noire portait aussi précisément sur sa capacité à
produire des discours de savoir critique, et non plus seulement sur la nature
propre de son génie. En d’autres termes, Aimé Césaire venait rassurer
Alioune Diop, l’éditeur, sur l’orientation de sa pensée – si l’on se souvient
de la critique qu’il lui avait faite. Son discours visait à la défense d’une
Afrique dynamique possédant une capacité à produire de la science plutôt
que vers la défense exclusive des sociétés primitives et naturelles.
Le troisième ajout au texte définitif, tout aussi important que les deux
précédents, est la critique du long article de Roger Caillois, « Illusions à
rebours », paru dans deux livraisons de la Nouvelle revue française
(NRF) (décembre 1954 et janvier 1955). Césaire ne poursuit pas seulement
le dialogue commencé huit ans plus tôt avec Chemins du monde – Caillois
fait partie du comité de rédaction –, mais continue à débusquer chez les
intellectuels français de qui il se croyait proche les dérives d’une pensée
bourgeoise bien-pensante vers la barbarie. Caillois, qui avait commencé sa
carrière d’intellectuel à l’extrême gauche à la veille de la guerre, va
progressivement se détourner de ses engagements premiers à son retour de
Buenos Aires, à la fin du second conflit mondial. Dans la veine de la
pratique du communisme à laquelle il est encore lié, Césaire n’est pas loin
de voir dans cette évolution une trahison des idéaux révolutionnaires.
Au moment où paraissent en France de nombreux ouvrages qui
interrogent l’égalité des races et posent « la question de la race devant la
science moderne », au moment où des essais répondent à cette question de
façon argumentée et nuancée, comme Race et histoire, de Claude Lévi-
Strauss128 – qui annonce le fameux Tristes tropiques (1955) – ou Race et
civilisation, de Michel Leiris129 ; au moment où plusieurs articles comme
« L’ethnographe devant la colonisation », du même Michel Leiris130,
interrogent le pouvoir réel de l’ethnographie comme science de la
connaissance des peuples « sauvages » ou « primitifs » et sa neutralité
scientifique supposée, bref, au moment où on prend enfin conscience en
Europe que la suprématie de l’Occident n’est au mieux qu’un mythe, une
construction idéologique, Roger Caillois – devenu fonctionnaire de l’Unesco
– s’insurge contre ce qu’il considère comme une marque du « déclin de
l’Occident » ou, plus exactement, comme une trahison de l’Occident par ses
clercs. Ceux qui critiquent les valeurs de l’Occident et la suprématie
prétendue de sa culture manifestent par leurs propos « une déception et une
rancœur aiguës ». Ils « renient les divers idéaux de leur culture ». Pour
parler comme le philosophe français Alain Finkielkraut, qui va reprendre à
son compte les thèses de Caillois et enfourcher quelques décennies plus tard
le même thème de la défense de l’Europe en créant sa revue Le Messager
européen (dont la diffusion est interrompue par Gallimard en 1990), ces
intellectuels européens sont prêts à reconnaître un droit de cité illimité aux
autres cultures tout en niant toute présence à leur propre culture.
Avant que Finkielkraut ne fasse donc de Claude Lévi-Strauss le génie de
la mauvaise conscience européenne – mauvais génie assurément –, le
créateur et le laudateur du « multiculturalisme » qui n’a de valeur que pour
autant qu’il est contraire à la culture de l’Europe, Caillois s’en était pris
violemment à l’ethnologue, spécialiste des Bororos du Brésil, parce qu’il
entretenait en Europe, par ses critiques, un « malaise tenace ». Il fallait,
selon Caillois, remettre les choses culturelles à leur juste place : établir les
différences irréductibles entre les cultures et la hiérarchie entre les
civilisations, sans lesquelles aucune culture n’était compréhensible en soi, ni
aucune civilisation crédible dans ses valeurs propres. L’Occident possédait
la science, la capacité de comprendre rationnellement le monde et les autres
cultures. Celles-ci, qui ne se situaient qu’à la lisière des mondes connus,
vivaient dans « le ténébreux royaume de la pensée primitive, laquelle,
dominée par la notion de participation, incapable de logique », était le « type
même de la fausse pensée ». Pensée rationnelle et logique contre pensée
prélogique et sauvage, voilà à quoi se résume pour Caillois l’opposition
entre les cultures et les civilisations occidentales et non européennes.
Pour lui, ces différences irréductibles entre les cultures, cette hiérarchie
entre les civilisations étaient utiles à l’imposition d’un droit moral de
l’Européen sur le non-Européen et du devoir moral des Européens sur les
autres peuples en ce qui concernait la rencontre des civilisations et des
cultures. Il écrivait notamment ce passage, que Césaire retient contre lui dans
son Discours :
Pour moi, la question de l’égalité des races, des peuples, des cultures, n’a de sens
que s’il s’agit d’une égalité de droit, non d’une égalité de fait. De la même manière,
un aveugle, un mutilé, un malade, un idiot, un ignorant, un pauvre […] ne sont pas
respectivement égaux, au sens matériel du mot, à un homme fort, clairvoyant,
complet, bien portant, intelligent, cultivé ou riche. Ceux-ci ont de plus grandes
capacités qui d’ailleurs ne leur donnent pas plus de droits, mais seulement des
devoirs… De même, il existe actuellement, que les causes en soient biologiques ou
historiques, des différences de niveau, de puissance et de valeur entre les différentes
cultures. Elles entraînent une inégalité de fait. Elles ne justifient aucunement une
inégalité de droits en faveur des peuples dits supérieurs, comme le voudrait le
racisme. Elles leur confèrent plutôt des charges supplémentaires et une
responsabilité accrue.

La logique de l’argumentation de Caillois est assez simple. S’opposant


au racisme, il admet, et même défend, l’idée d’une « inégalité parmi les
races » d’une « inégalité parmi les cultures » ; inégalités de fait qui ne
devraient être corrigées que par la recherche d’une plus grande égalité de
droit. Il milite en fin de compte pour une plus grande responsabilité de
l’Europe dans la conduite des affaires du monde, ou plus exactement dans
l’orientation à donner aux conditions de la rencontre entre les cultures et les
civilisations.
Aimé Césaire trouve les analyses de Caillois pathétiques justement
parce qu’elles « barbotent dans le lieu commun ». Il remarque tout d’abord
que celui-ci considère les civilisations comme figées dans un état d’où elles
ne sauraient évoluer ; et que les observations faites par les critiques et les
scientifiques européens sur le même sujet à un moment donné ne sauraient
donc varier. Ce déni de toute évolution, de tout changement, est précisément
ce qui fait de Caillois, dans son for intérieur, un réactionnaire. Césaire
relève ensuite que la division scientifique établie ici entre les cultures et les
civilisations n’est qu’un autre aspect – insidieux mais réel – de la division
du travail industriel et que Caillois ne saurait être tenu, malgré son passé,
pour autre chose que pour un penseur bourgeois. Son attitude souffre, comme
celle de tout bourgeois, de l’aveuglement pur et simple face à la réalité. Il est
ainsi insensible aux découvertes scientifiques dès lors que celles-ci
remettent en cause la suprématie de l’Occident. L’arithmétique et la
géométrie inventées par les Egyptiens, l’astronomie découverte par les
Assyriens, la chimie pratiquée par les Arabes, le rationalisme en œuvre dans
la pensée de l’islam bien avant l’Occident sont tenus pour quantités
négligeables de l’histoire du progrès et des civilisations. Il note enfin que
derrière cette « philosophie » se cache une défense de la suprématie de
l’Occident qui a été l’apanage de nombreux partis de droite en France et de
nombreux adeptes de la nation française avant et durant la Seconde Guerre
mondiale. Césaire rapproche alors explicitement les thèses de Caillois de
celles de Massis, c’est-à-dire des idées défendues par ces intellectuels de la
droite catholique (au nombre desquels figurent, outre Massis, Drieu
la Rochelle, Gaxotte, Maurras, Thierry Maulnier, Mgr Baudrillart et Béraud,
entre autres) signataires du Manifeste des intellectuels français pour la
défense de l’Occident et la paix en Europe en 1935. Alors que, à cette
date déjà, une partie des intellectuels européens s’étaient insurgés contre
l’agression de l’Ethiopie par l’Italie, ceux-ci avaient au contraire soutenu
l’impérialisme mussolinien et l’idée de « la conquête civilisatrice d’un des
pays les plus arriérés du monde » – pour reprendre les termes exacts du
Manifeste. En définitive, pour Aimé Césaire, l’attitude de Caillois, devenu
à ses yeux le nouveau croisé de l’Occident au lendemain de la guerre, le
ramène au même niveau que tel colonialiste belge. Et lorsqu’on sait en quelle
médiocre estime Césaire tient au cours des années 1950 le colonialiste
belge, on comprend la déchéance qu’il fait subir à l’agrégé français Caillois.
Le Discours sur le colonialisme de Césaire prend par ces derniers
ajouts une dimension critique qui le rapproche définitivement des idéaux
défendus par la maison d’édition Présence africaine. Avec Nations nègres
et cultures de Cheikh Anta Diop, il se forme le duo qui forge au cours de la
seconde moitié des années 1950 la référence du discours anticolonialiste qui
se met progressivement en place dans les milieux intellectuels noirs en
Afrique et aux Antilles. Pour Alioune Diop, la force de pensée qui se dégage
indéniablement de ces ouvrages devrait inciter plus aisément l’Occident à
« nous connaître ». En décidant de son inscription dans une nouvelle
collection intitulée « Le Colonialisme », dont il porte le numéro 1, et d’un
tirage important (20 000 exemplaires), il veut contribuer à la diffusion d’un
ouvrage dont le style et le contenu constituent le modèle du discours que
doivent tenir tous les Nègres colonisés face au monde européen. En insistant
sur cette dimension de modèle unique du discours, sur son universalisme en
somme, Présence africaine va faire supprimer de l’édition définitive
l’exergue de Jacques Duclos. Il faut dire que depuis 1953, ce dernier
n’assumait plus la tâche de secrétaire général ; son légitime détenteur,
Maurice Thorez, étant revenu aux affaires…
VI
L’invention d’un « art poétique nègre »
Contre le larbinisme

L’encre de l’édition définitive du Discours sur le colonialisme à


peine sèche, Césaire se lance dans un débat vif et intense sur les « conditions
d’une poésie nationale chez les peuples noirs ». Il vient de fêter ses
quarante-deux ans et veut contribuer à forger les « éléments d’un art poétique
nègre ».
La revue Présence africaine, qui avait abandonné le principe d’une
publication périodique régulière au profit des « Cahiers spéciaux » au cours
des années 1950-1954, revient alors au principe d’un bimestriel et entame
avec le double numéro I-II (avril-juillet 1955) une « nouvelle série ». Sa
rédaction a choisi de publier tous les articles, sous réserve « qu’ils
concernent l’Afrique, ne trahissent ni notre volonté antiraciste,
anticolonialiste, ni la solidarité des peuples colonisés », comme l’indique
précisément Alioune Diop dans son article liminaire, « Notre nouvelle
formule ». Son éditorial appelle tous ceux qui souffrent des méfaits du
colonialisme à dépasser leurs divergences idéologiques pour rallier des
« options communes impérieuses ». Cet appel à l’unité concerne d’abord
l’avenir des nations en Afrique et la question de la culture, comme on le
verra de façon éclatante au moment du premier Congrès international des
écrivains et artistes noirs un an plus tard (1956). Il va être éprouvé
immédiatement sur un terrain inattendu, celui de la littérature, et
singulièrement celui de la poésie, à la faveur d’un débat sur la « poésie
nationale » né dans les colonnes des Lettres françaises et qui va opposer
Césaire et Depestre, deux membres du Parti communiste français originaires
des îles des Caraïbes.
Le « pavé » Aragon
Un retour à ce que Bernard Mouralis a appelé dans Littérature et
développement le « pavé » Aragon s’impose131. Dans son numéro du
2 décembre 1953, Les Lettres françaises publient trois poèmes composés
selon les règles formelles de la versification française avec une longue
introduction d’Aragon intitulée « D’une poésie nationale, et de quelques
exemples ». Il y poursuivait une réflexion d’histoire littéraire consacrée à
l’évolution du genre de la poésie française et à sa signification durant les
âges, comme on pouvait le voir dans ses Chroniques du bel canto tenues
pour la revue Europe tout au long de l’année 1946 ou dans la postface du
Crève-cœur, « La rime en 1940 ». Ici, il avait choisi contre l’héritage vers-
libriste du symbolisme, la poésie métrique, identifiée à la mélodie. Cette
opposition entre vers libre et vers classique fait écho à une autre entre une
conception mélodique de la poésie française et une conception harmonique
qu’Aragon rapproche du wagnérisme. En prenant en compte l’histoire des
deux derniers conflits mondiaux où se sont affrontés Français et Allemands,
Aragon oppose le style poétique français, fait de mélodie, au style
germanique, « trop dégagé des liens terrestres, et trop nourri d’imagination ».
Pour Aragon, on le voit, la rime classique est le résultat de la conjonction
entre la langue du poème, l’esprit de résistance et les circonstances de la
guerre. Elle « nous vient du bas-peuple de Rome. Elle est née d’abord parmi
les esclaves, méprisée des poètes latins comme des surréalistes
d’aujourd’hui. […] Elle s’est développée en même temps que la langue
française dont elle a suivi la fortune. C’est la poésie française qui l’a
consacrée132 ». La rime ne peut donc être à ses yeux qu’un instrument de
résistance qu’il pratiquera avec bonheur et surenchère dans Le Crève-
cœur, faisant sonner l’alexandrin dans des formes inédites et recherchées
comme une marque d’expression des vaincus. Dans cet article des Lettres
françaises, « De la poésie nationale », Aragon veut fonder un nouvel « art
poétique ». Il se prononce contre « l’individualisme formel en poésie » qui a
produit ce « vers libre » qu’il déteste tant, et s’insurge contre ces poètes
modernes – les surréalistes en tête – qui ne suivent d’autre règle formelle
que ce qu’il appelle « l’à-la-ligne » :

Le vers de plus en plus dépouillé, défait, désarticulé des modernes, qui était un vers
difficile à atteindre, pour Rimbaud, pour Apollinaire, ou pour Spire, ou pour Eluard,
a autorisé des générations nouvelles de poètes, qui n’avaient passé ni par l’étude, ni
par l’expérience de l’alexandrin ou de l’octosyllabe, du vers impair ou du vers dit
libre, à écrire directement, et parce que cela est ou leur semblait facile, ce langage
sans autre règle que l’à-la-ligne arbitraire, que dans ce journal même il y a quelques
années, Elsa Triolet appelait le poème Kirghize.

Ce « cosmopolitisme formel » – comme aurait pu le dire en se moquant


Elsa Triolet – est, pour Aragon, de plus en plus nuisible au caractère national
que doit revêtir la poésie. S’élevant contre ces jeunes poètes qui n’ont
aucune conscience, selon lui, de l’histoire de la forme et de la relation de
celle-ci au fond, s’insurgeant contre ce « balbutiement de l’article découpé
au hasard de la respiration », Aragon entend défendre ce qui fait « la
grandeur nationale d’une poésie », à savoir « le génie même de la langue
prosodique […] qui est par définition intraduisible dans une autre langue ».
La dénationalisation – pour ne pas dire l’antinationalisme – du vers libre
ne se comprend ici que dans la logique d’Aragon, lui qui avait fait du
classicisme dans Le Crève-cœur, la marque de l’attachement aux racines
françaises et de la défense de l’esprit national. Il veut observer comment la
poésie, après la guerre, renouvelle ses formes anciennes, en tenant compte
des conditions historiques de l’évolution de la nation française. C’est cette
adéquation entre nation et vers classique qui réunit selon lui des poètes aussi
différents que Henri Callat, Didier Desroches (Paul Eluard), Eugène
Guillevic, Charles Dobzynski, Henri Pichette, Pierre Descamps, Josette
Mélèze, François Hirsch, Jacques Dubois, Jacques Roubaud, François Kérel,
Jean Rousselot ou Gaston Baissette :

Il faut voir dans ces faits qui révèlent une même conscience dans des générations
différentes à un moment donné de l’histoire, une sorte de galvanisation de l’esprit
national, qui exprime assurément, au-delà des leçons prises à l’heure de la
Résistance contre les nazis, le besoin des poètes, à l’heure du grand combat pour la
paix, contre l’entreprise atlantique qui se base sur la renonciation à la souveraineté
nationale, de rétablir le courant profond de l’esprit national, de donner à la
conscience française, son chant, sa voix, sa force de revendication.

Aragon estime que cette poésie nationale « s’étend à tout le domaine


français qui passe les frontières ». Le poète belge Géo Norge (1898-1990)
est considéré à cet égard comme « l’un des plus grands poètes vivants, qui
allie toute notre tradition à cette sève puissante des Flandres, et dont c’est
une honte qu’il ne soit encore connu que d’une poignée d’amateurs ». Le
directeur des Lettres françaises traduit par cet intérêt pour Norge
l’attention dont ont bénéficié les jeunes poètes du « Plat Pays » – en général
proches du PC belge – dont l’écriture se distinguait, selon les rédacteurs des
Lettres françaises, de celle d’un Michaux par exemple. Les auteurs
régulièrement publiés dans la revue, Ita Gassel, Maurice Grosjean, Edgar
Liébin, Gilbert Varin, formaient pour Les Lettres françaises l’avant-garde
d’une littérature nationale belge133. Cet intérêt pour la « poésie nationale
belge » est telle qu’Aragon va considérer Emile Verhaeren – le poète
socialiste devenu nationaliste –, au moment où la Belgique fête le centenaire
de sa naissance, le 29 avril 1955, comme le poète qui « a vu le peuple de
Belgique quand aucun poète français ne voyait la France ».
Poussant plus loin la recherche de l’adéquation entre la forme poétique
et « l’esprit national », Aragon va compléter la critique du vers libre et la
défense du vers classique par une vigoureuse défense du « sonnet » à partir
d’une étude des poètes français du XVIe siècle : Du Bellay, d’Aubigné, de
Brach, Béreau, La Boétie, Jodelle, Grévin, Ronsard ou Chassignet (« Du
sonnet », Les Lettres françaises, 3 mars 1954). Puis il illustre son
commentaire par l’évocation du poète Guillevic (« H. ») qu’il publie ensuite
sans commentaire dans un des numéros suivants de la revue (« Sonnet
(Suite) », Les Lettres françaises, 1er avril 1954) :

Nous sommes à nouveau, en des jours où l’instrument doit être exercé, prêt au chant
nécessaire. Et Guillevic a raison d’y préluder. Si bien que le sonnet, au XXe siècle,
risque d’éclairer pour l’avenir l’époque des guerres et des révolutions telle que nos
yeux la voient, à la façon dont les sonnets renaissants illuminent toujours pour nous
les malheurs du peuple de France, aux jours des guerres de Religion où les poètes
cherchaient la voie de la paix civile et étrangère, et faisaient la leçon aux rois.

Aragon va encore insister dans les livraisons postérieures sur le rapport


de la poésie à la « réalité ». Celle-ci « est toujours la route la plus certaine
du rêve134 » ; mais il n’en tire aucune leçon réelle et aucune conséquence
pour la poésie nationale135. Sentant bien le risque de l’imposture, Aragon va
cependant renvoyer le lecteur au réalisme de Victor Hugo dans la « note
finale » qui conclut son enquête136. Lorsque, à la fin de l’année 1954, Aragon
réunit sous le titre Journal d’une poésie nationale les articles écrits sur
ce sujet accompagnés d’une anthologie des poètes qui ont inspiré sa
réflexion et nourri son enquête, il donne une force théorique générale à un
ensemble qui pouvait paraître jusque-là disparate.

Une entreprise controversée


L’entreprise d’Aragon avait déjà suscité dès le départ l’interrogation de
Jean Guérin (« Le nationalisme à l’appui du vers régulier », La Nouvelle
Nouvelle Revue française, 1er février 1954). Celui-ci notait, perfidement,
que les raisons pour les lesquelles Aragon « conseillait » (ou « imposait »)
aux jeunes poètes français de revenir à la poésie régulière étaient « légères
et ses exemples fâcheux ». Il signalait en particulier le cas de Guillevic,
annexé par Aragon à toutes ses causes poétiques et analyses théoriques.
De fait, dans la composition de son anthologie publiée dans le numéro
des Lettres françaises du 15 avril 1954 (« D’une poésie nationale
(Suite) »), Aragon retient des auteurs populaires inconnus du grand public et
dont les œuvres, selon lui, témoignent du « chant profond de notre pays ». On
y retrouve, indiqués sous la formule qui suit, les auteurs ci-après : « François
Monod, Parisien » ; « Paul Meier, Versaillais » ; « Catherine Kany,
Grenobloise » ; « André Valio-Cavaglione, Parisien » ; « Madeleine Riffaud,
Parisienne » ; « George R…, Berrichon » ; « Henri Max, Lyonnais » ;
« Pierre Hervieux, Parisien » ; « Jean Laroche, d’Indret (Loire-Inférieure) » ;
« Pierre Gamarra, Toulousain » ; et « Gilbert Gratiant, Martiniquais ».
La présence de ce dernier qu’aucune critique n’avait relevée jusqu’ici
est intéressante pour la querelle qui va suivre. Gilbert Gratiant, le frère de
Georges (1907-1992), premier adjoint au maire de Fort-de-France, Aimé
Césaire (1945-1956), figure-t-il dans cette anthologie au titre de communiste
ou bien au titre de « poète national », lui dont l’œuvre principale est écrite
en créole depuis 1935 ? Le poème publié ici « 385 millions de dollars » est
d’une facture curieuse, comme le montrent les quelques vers suivants :

L’argent n’a pas d’odeur mais le sang qui surgit


Aux lèvres des blessures,
Et le sang qu’un poignard laisse après sa morsure,
Et le sang qui rougit

Les critères qui président au choix des exemples de cette « poésie


nationale » semblent imposés par la seule volonté d’Aragon en fonction de
sentiments assez variables. Sa « note finale » sur la poésie nationale137
témoigne largement du caractère hasardeux de l’entreprise et du caractère
arbitraire des choix de son auteur. Etait-ce un hasard ou une volonté
délibérée d’Aragon de restreindre le sujet de sa poésie nationale à la France
hexagonale ? Qu’étaient devenus ces auteurs francophones (Belges et autres
Martiniquais) dont il considérait l’œuvre comme partie de la poésie
nationale ? Pourquoi n’avoir pas entrepris une véritable analyse
systématique de ces auteurs ?
Selon Paul Dirkx138, Aragon était sans doute obsédé par son besoin de
légitimation, obnubilé par sa lutte contre Le Figaro littéraire en vue du
contrôle symbolique de la poésie dans le champ littéraire français. Le
sociologue note par ailleurs que « la vision des Lettres françaises est à
court terme, [et que] les contradictions et volte-face (politiques) les plus
flagrantes [y] sont le prix d’une volonté de conquête rapide de la légitimité
littéraire ». Pour un écrivain soucieux d’histoire, de modernité, attentif à
l’actualité, Aragon est attiré par la poésie belge de cette époque parce qu’il
peut s’en servir comme d’un réservoir de mythes nationaux. Selon Paul
Dirkx : « Les Lettres françaises opèrent une consécration méthodique de
cette “littérature nationale” tout en la recréant presque de toutes pièces. » Le
danger d’une telle attitude, c’est de ne considérer la littérature francophone
qu’à l’aune de la littérature française (telle était d’ailleurs la teneur du
discours critique consacré à Géo Norge) ; ou encore de déconnecter cette
poésie nationale de la réalité sociale d’une France cosmopolite. De fait,
l’intérêt que cette revue avait manifesté pour les lettres francophones va
diminuer au fil des ans, au profit d’un retour à la littérature de l’Hexagone.
Le poème de Gilbert Gratiant n’est qu’un faux vers du poète – pour
reprendre un titre de son recueil, Poèmes en vers faux (1931). La revue
dirigée par Aragon, qui se voulait nationaliste et solidaire, de même que son
art poétique exaltant le patriotisme poétique et le nationalisme littéraire vont
révéler toutes leurs contradictions avec l’intrusion dans ce débat sur la
poésie nationale de deux écrivains francophones du Sud.

La querelle Césaire-Depestre
Ayant pris connaissance de l’ouvrage d’Aragon depuis São Paulo du
Brésil, où il séjourne, René Depestre envoie à Charles Dobzynski une lettre
dans laquelle il affirme son accord total avec Aragon. La lettre est aussitôt
publiée dans Les Lettres françaises du 16 juin 1955 (n° 573) avec
l’accord de ce dernier. Depestre y écrit notamment :

Je suis en train de résoudre, grâce à Aragon, le conflit où se débattait mon


« individualisme formel ». […] Je me suis théoriquement rallié aux enseignements
décisifs d’Aragon et d’ici peu l’accord se fera entre la nouvelle conscience que j’ai
acquise du réalisme en poésie et les moyens émotionnels par lesquels ma sensibilité
est appelée à illustrer ma compréhension des problèmes soulevés et résolus dans le
Journal d’une poésie nationale.

Est-ce pour Depestre une réelle interrogation sur l’orientation de son


esthétique poétique alors qu’il va avoir trente ans et qu’il a déjà publié, entre
autres, Etincelles139, Gerbe de sang140, Végétations de clarté141 et
Traduit du grand large142 ? Est-ce une simple stratégie pour s’introduire ou
prendre position dans un champ littéraire français métropolitain alors que,
communiste, il vit un exil difficile et ne sait guère où le conduit la vie ? Est-
ce simplement un signe de remerciement pour la générosité que lui avait
témoignée Elsa Triolet ? On ne saura jamais vraiment ce qui, de la stratégie,
de l’interrogation esthétique ou de la simple marque de politesse, a présidé à
l’écriture de cette « Lettre à Charles Dobzynski ». Depestre a sans doute
perçu confusément dans l’adéquation supposée entre le vers classique
français et l’esprit de la Résistance, entre le vers métrique et l’expression
d’un sentiment national, le moyen d’une nouvelle esthétique poétique.
Cependant, dans sa lettre, il s’est surtout contenté d’user, comme on le voit,
de la prose communiste pour affirmer son ralliement aux « enseignements
décisifs » d’Aragon, tout comme au parti communiste on se ralliait autrefois
aux théories « définitives » de Lénine, ou comme ces intellectuels
martiniquais des années 1930, fondateurs de la revue Légitime défense
(René Ménil, Jules-Marcel Monnerot, Etienne Léro, Sabas Quitman), qui
acceptaient « sans réserve » les principes de la IIIe Internationale. Pour le
poète haïtien, Aragon apparaît comme le guide éclairé des poètes tout
comme Staline fut le petit père des peuples. Cette seule posture reléguait au
second plan les problèmes théoriques réels que pouvait soulever cette
recherche formelle et, en particulier, le problème des usages de la culture.
Comme l’a bien observé Bernard Mouralis, « Depestre ne pouvait éluder la
question de la place de la culture négro-africaine dans une poésie de langue
française143 ». Ajoutons, à sa suite, qu’il ne pouvait surtout éluder le
problème de la culture haïtienne ; un problème d’autant plus complexe que
l’histoire de son pays était liée à celle de la France, pour son malheur
(l’esclavage) et pour sa fierté (la Révolution et l’indépendance). Depestre
avouait d’ailleurs dans cette lettre son ignorance devant l’étendue des
problèmes posés, comme si l’idéologie communiste seule pouvait aider à les
résoudre :

Il me manque l’ensemble des données du problème, la totalité de la lumière nationale


pour réaliser d’une manière personnelle et originale une poésie réaliste et
révolutionnaire. Aragon éclaire de son génie, de son exemple, la direction qui doit
être la nôtre, poètes haïtiens, en nous laissant la responsabilité, avec le coefficient
propre de notre talent, d’utiliser les données étrangères au domaine français. Nous
devons pénétrer l’essence de sa démarche pour discerner dans le patrimoine culturel
qui nous vient d’Afrique ce qui peut s’intégrer avec harmonie à l’héritage prosodique
français. Je crois que je touche là le fond de la question.

Si l’attitude de René Depestre ressemble incontestablement à un réflexe


de bon camarade du Parti, il faut dire, à sa décharge, que l’adéquation entre
la prosodie française et la culture haïtienne lui paraît d’autant plus naturelle
qu’elle lui rappelle les propositions esthétiques des poètes indigénistes
haïtiens dans l’entre-deux-guerres. Mais, précisément, Depestre s’est tout
simplement trompé de lieu, d’époque, d’acteurs sociaux. Il a ignoré le
contexte historique de la situation coloniale.
La lecture de cette lettre de Depestre adressée à Charles Dobzynski met
Césaire en colère. Au moment où, on l’a vu dans la réécriture des différentes
versions de son Discours sur le colonialisme, il concentre ses plus
violentes critiques contre ceux qui sont en train d’embourgeoiser leur
pensée, les propos de Depestre lui paraissent traduire une mauvaise
maladie : « L’assimilationnisme », c’est-à-dire l’assimilation sous sa forme
la plus grave, le « larbinisme ». Il prend conscience que « pour Depestre,
l’essentiel c’est l’héritage français, c’est le fonds français, l’héritage africain
constituant un immense tas de débris, un tas confus de matériaux plus ou
moins hétéroclites où il importe de faire un tri ». Plus exactement, il
s’aperçoit que le « larbinisme » poétique est en train de gagner les plus
grands, comme il s’était déjà emparé quelques mois plus tôt de son ancien
professeur d’anglais, Gilbert Gratiant, qui avait fait subir à son vers créole
la mue du vers traditionnel.
En assurant quelques années plus tôt (1951) la préface du recueil du
poète haïtien, Végétations de clarté, Césaire avait voulu voir en lui un
« Gouverneur de la rosée », dont le talent n’avait d’égal que celui du plus
grand maître communiste de la poésie haïtienne, Jacques Roumain. Or, il
comprend, à travers les termes de sa « Lettre », que si, pour Depestre, les
poètes haïtiens doivent suivre l’exemple d’Aragon, c’est que les clercs
nègres sont en train de trahir. Le ton de sa réplique témoigne à la fois de sa
profonde déception, du sentiment de sa totale incompréhension et de sa
volonté de tirer au plus vite la sonnette d’alarme. Au moment où le monde
noir s’apprêtait à livrer combat contre l’Occident sur le plan culturel, et
avait besoin de toutes ses voix, celle de Depestre sonnait par avance l’hymne
à la reddition.
Dans sa « Réponse à René Depestre poète haïtien » sous-titrée
« Eléments d’un art poétique » – texte qu’il reprendra plus tard sous le titre
« Le verbe marronner » –, Césaire s’adresse à Depestre en visant Aragon. Il
choisit le poème, ne voulant tenir discours sur la poésie qu’à partir de la
position du praticien, et non à partir de la position du théoricien. La forme
générale du texte, qui tient tout à la fois du poème classique, du vers libre, de
l’essai et de la lettre, montre qu’il peut se passer des injonctions formelles.
Ce choix du poème plutôt que de la prose est déjà, en soi, un pied-de-nez
à la conception de la « poésie nationale » d’Aragon. Défendant le vers
classique, ce dernier semblait avoir oublié de s’inspirer des vrais maîtres du
genre. Césaire, lui, procède à la manière de Boileau (L’Art poétique, 1674).
Pour tenir discours sur « l’art poétique », celui-ci, en praticien du genre,
avait usé évidemment du vers. De plus, le ton sarcastique, ironique, employé
par Césaire tout au long du poème fait penser aux passages les plus brillants
de son Discours sur le colonialisme dans la seconde version mais
rappelle aussi un des styles de Boileau. Autrement dit, c’est en adoptant la
position du classique le plus classique que Césaire va s’employer à faire la
critique de l’art poétique.
S’adressant directement à Depestre, Césaire se demande d’abord si
l’exil n’a pas contraint son intention poétique, et s’il ne lui a pas fait oublier
les conditions historiques de sa saisie poétique du monde liées à
l’esclavage. Puis il se moque du jeune poète qui cède aux « mauvaises
manières de notre sang » d’esclaves nègres. Plutôt que d’être le larbin
d’Aragon, Césaire demande à Depestre d’avoir du « tempérament », sans
quoi la pratique de la poésie – comme de la littérature – est impossible :

Laisse-là Depestre laisse-là


la gueuserie solennelle d’un air mendié
laisse-leur
le ronron de leur sang à menuets l’eau fade dégoulinant
le long des marches roses
et pour les grognements des maîtres d’école
assez

Plus loin, il invite le poète haïtien à mettre en pratique, dans le domaine


de la poésie, les principes du marronnage que les esclaves ont pratiqué dans
les plantations durant la période de l’esclavage :

Marronnons-les Depestre marronnons-les


comme jadis nous marronnions nos maîtres à fouet.

Reprenant comme dans la seconde version du Discours sur le


colonialisme l’adresse au camarade communiste (« Donc Camarade, te
seront ennemis, etc. »), Césaire désigne au « Camarade Depestre » son
ennemi – Aragon – et lui propose de nouveaux mots d’ordre, non sans avoir
au préalable pratiqué la pédagogie :

Camarade Depestre
C’est un problème assurément très grave
des rapports de la poésie et de la Révolution
le fond conditionne la forme
et si l’on s’avisait aussi du détour dialectique
par quoi la forme prenant sa revanche
comme un figuier maudit étouffe le poème
mais non
je ne me charge pas du rapport
j’aime mieux regarder le printemps. Justement
c’est la Révolution
et les formes qui s’attardent
à nos oreilles bourdonnant
ce sont mangeant le neuf qui lève
mangeant les pousses
de gras hannetons hannetonnant le printemps.

Césaire marque sa défiance envers Aragon et tous ceux qui, comme lui,
soutiennent à la fois la révolution et le nationalisme, les « lendemains qui
chantent » et le retour au passé, en somme le « printemps » et « l’hiver ». Il
se prononce explicitement pour la liberté poétique qui est révolution ; celle
par laquelle tout poète doit pouvoir accorder selon son seul vouloir le fond
et la forme. Car, pour lui, le poème ne peut subir aucune injonction, répondre
à aucun mot d’ordre, fût-il celui du parti communiste.
Césaire pousse d’ailleurs assez loin le jeu poétique, à la manière des
surréalistes, et utilise le vers classique français comme moyen de jubilation
– le détournant vers le poème paillard (« rions buvons et marronnons ») – ou
comme moyen de dérision. Le jeu sur les rimes (rime/rime/ ; mare/mare ;
raison/saison) désacralise la rime et montre la vanité de l’exercice. Il
souligne ainsi que la question de la liberté poétique n’est pas liée à une
forme prédéterminée, ou, plus exactement, que la relation de la forme à son
fond telle qu’elle est envisagée par Aragon est une fausse question
esthétique.
Au détour du poème, Aragon apparaît sous les traits du « père
Fouettard » ; du garde-chiourme, respectueux d’une orthodoxie esthétique qui
n’a rien à voir avec la pratique de la poésie. Césaire ne se prive pas de le
traiter, sous un ton peu amène, de « mouche à mare » – pour ne pas dire autre
chose… Ceci n’est pas surprenant lorsqu’on sait qu’il est familier à l’époque
du mot de Cambronne. Il rappelle lui-même que pour répondre aux racistes
qui l’interpellaient, le qualifiant de « Nègre », il usait de cette phrase
explicite : « Et bien […] N’allez pas le répéter, mais le Nègre vous
emmerde. » C’est le même sentiment qu’il éprouve face à l’attitude
d’Aragon ; et qu’il exprime au moyen de l’écriture surréaliste. Pris sous cet
angle du jeu poétique en effet, le poème révèle des sens cachés que Depestre
n’avait pas décodés ou n’avait pas compris à l’époque, parce qu’il s’était
arrêté au seul mot « foutre » (Fous-t-en Depestre). Mais c’est la strophe
entière qui cache un langage relevant du registre de l’insulte. Il suffit de
reconstituer les vers ci-dessus, et d’y découvrir ceci :

Ouiche Depestre le poème n’est pas un moulin à


passer de la canne à sucre ça non
et si les rimes sont mouches sur les mares [merdes]
sans rimes
toute une saison
loin des mares [merdes]
moi te faisant raison
rions, buvons et marronnons.
On pourrait même pousser plus loin le jeu du décodage et entendre le
vers suivant : « … et si les rimes sont mouches sur les merdes
s’arriment/toute une saison/loin des merdes […] rions, buvons et
marronnons »…
Sans aucune nuance, le poète martiniquais invite donc le poète haïtien à
se séparer au plus vite de ce « mauvais mentor » – de cette « mauvaise
merde » – en usant de la fameuse formule injurieuse qu’il refusera de faire
rééditer à la suite des protestations de Depestre dans son dernier recueil de
poème, Moi, laminaire :

Que le poème tourne bien ou mal sur l’huile de ses gonds


fous-t-en Depestre, fous-t-en laisse parler Aragon.

Le vers qui précède d’ailleurs ceux-ci, que Depestre trouvait indécents


et irrespectueux (« Fous-t-en Depestre, fous-t-en laisse parler Aragon »),
n’était pas moins injurieux. Il y demandait innocemment à Depestre, ce
« gentil cœur » à la « poitrine tatouée comme par une des blessures de la
nuit » : « Au fait est-ce que Dessalines mignonnait à Vertières ? », colportant
ainsi la rumeur de la jeunesse homosexuelle d’Aragon – mal vue dans les
années 1950, et même plus tard, et qui avait été stigmatisée en particulier
dans les milieux surréalistes proches de Breton.
Depestre est le destinataire immédiat de la réponse de Césaire. Mais
c’est Aragon – l’ancien surréaliste – qui est l’objet de sa critique virulente et
de ses sarcasmes. Césaire tenait par Depestre sa revanche sur celui qu’il
allait surnommer plus tard avec mépris le « petit marquis aux talons
rouges ». Il n’allait plus le lâcher, quitte à user de tous les arguments – même
les plus vils. Césaire ne goûtait visiblement ni sa poésie, ni ses injonctions
théoriques sur celle-ci, ni son rôle institutionnel dans le champ littéraire
français depuis la fin de la guerre, ni la place de censeur qu’il occupait de
plus en plus au sein du Parti communiste français. A ses yeux, Aragon ne
valait pas mieux que les autres intellectuels et politiques français évoqués
dans son Discours sur le colonialisme. Son attitude relevait de la même
arrogance, et son esprit d’un colonialisme identique. Aragon qui reprochait à
Césaire ses amitiés surréalistes, son refus du « réalisme poétique » avait, lui,
pesé de tout son poids pour que les colonnes des Lettres françaises soient
fermées aussi bien à ses œuvres qu’au compte rendu de celles-ci, comme
l’avouera plus tard Depestre au cours du « Débat autour des conditions d’une
poésie nationale chez les peuples noirs ».
Cette querelle, qui porte aussi sur les orientations de la poésie française
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale – comme en feront état
diverses revues littéraires parisiennes (Les Temps modernes, Les
Lettres nouvelles ou Le Figaro littéraire), aura des conséquences sur la
propre poésie de Césaire.

La vérité du poème
Le « Débat autour des conditions d’une poésie nationale chez les peuples
noirs » est organisé par la revue Présence africaine le samedi 9 juillet
1955, à son siège, situé au 17, rue de Chaligny (Paris 12e) au moment du
lancement du double numéro 1-2 contenant l’article de Césaire. Il va donner
lieu à une publication dans le numéro 4 (octobre-novembre 1955), où
Césaire publie le texte de sa conférence sous le titre : « Sur la poésie
nationale », tandis que Depestre, revenu entre-temps du Brésil et ayant pris
connaissance de la précédente « Réponse à un poète haïtien », publie sa
réplique : « Réponse à Aimé Césaire. Introduction à un art poétique
haïtien ». C’est ce numéro qui va lancer la réflexion des poètes nègres sur
leur propre esthétique ou – si l’on veut – sur leur « art poétique ».
Dans sa contribution, Césaire revient sur les aspects de son poème et
élabore, en prose cette fois, « les éléments d’un art poétique nègre ». Le
premier est la liberté totale de création poétique :

Pourquoi l’alexandrin serait-il plus national que le vers de La Chanson de Roland ?


Pourquoi Boileau plus national que Rimbaud ? Pourquoi Déroulède plus national
qu’Apollinaire ? Pourquoi la rime plus que le vers libre ?

Césaire reproche clairement à Aragon de faire passer l’idéologie avant


la poésie ; d’embrigader l’essence du poème, qui est la vie, dans des corsets
formels. Il dénonce le danger du formalisme contenu dans la proposition
d’Aragon et, de façon plus générale, le danger de ce qu’il appelle « l’a-
priorisme » formel en poésie :

L’a-priorisme d’une forme traditionnelle arbitrairement empruntée à l’Europe me


semble grave. […] Penser qu’il y a une forme africaine dans laquelle il faudrait faire
entrer coûte que coûte le poème, penser qu’il s’agit, dans ce monde constitué à
l’avance, de faire entrer par force notre expérience de poète nègre moderne, me
semble le meilleur moyen de déboucher non pas cette fois dans l’assimilationnisme,
mais dans ce qui n’est pas moins grave : l’exotisme.

La mise en garde contre le double exotisme qui guette le poète nègre est
intéressante. Elle permet à Césaire d’avancer le second élément de cet « art
poétique national nègre » : l’engagement total du poète dans son travail de
création poétique. Cet engagement est le produit du combat que le poète doit
livrer contre le poème. Césaire insiste sur le fait qu’il est tout aussi vain
pour le poète nègre de vouloir se couler absolument dans un moule
(mythique) ancien pour faire « traditionnel », « africain », que d’emprunter
des formes poétiques considérées comme « nationales » pour faire plaisir
aux Européens. Pour lui, s’il « vient de suffisamment loin, le poème ne
pourra pas ne pas porter la marque essentielle, c’est-à-dire la marque
nationale. Qui donc plus qu’un poète est de son temps, de son milieu, de son
peuple ? ». C’est de ce corps-à-corps du poète avec son poème que doit
découler la forme de ce dernier, et avec elle, les termes de son engagement.
La troisième caractéristique est tout à la fois un préalable et une
conséquence de ce corps-à-corps du poète avec le poème : avoir une claire
conscience de sa situation historique. Le poète doit savoir vivre dans son
« monde tel qu’il est » ; et celui-ci, pour tous les poètes nègres, est marqué
par le colonialisme, le racisme et la culture de l’Afrique. Pour Césaire, une
telle disposition, qui relève d’une simple évidence, ne nécessite pas qu’on la
rapporte à une quelconque idéologie :

Avoir conscience d’être un Nègre quand on vit dans un monde infecté de racisme ;
penser que cette conscience impose à celui qui l’a de particuliers devoirs – dont un
de solidarité avec les peuples les plus insultés de l’Histoire – ne mérite en aucune
manière la pompe d’un quelconque mot en « isme ». Il ne s’agit là que de décence –
et très élémentaire.

Au total, Césaire considère que les théories poétiques qui ne sont pas
assimilées par le poète, c’est-à-dire reconnues comme des marques de son
invention propre, reçues et partagées comme des conditions d’expression de
son imaginaire, ne peuvent servir à sa création esthétique.
René Depestre éprouve le besoin de répondre à Césaire. Dans sa
« Réponse à Aimé Césaire », sous-titrée « Introduction à un art poétique
haïtien », il veut nuancer ses propos. Il interroge tous les aspects qu’il avait
laissés en suspens dans sa « Lettre à Charles Dobzynski » et prend en compte
« l’ensemble des données du problème » pour faire comprendre son point de
vue. Il s’en tient rigoureusement au cas haïtien.
Il admet, avec Césaire, que le poète nègre doit prendre en compte sa
situation historique propre. Mais dans le cas d’Haïti, où la société vit en
constant bouleversement dynamique, la « culture nationale » ne résulte pas,
selon lui, d’une opposition entre une culture africaine et une culture
européenne, mais d’une opposition entre une « culture nationale en
formation », qui est le produit d’un syncrétisme, et une culture du
« braconnage cosmopolite », braconnage auquel « la classe dirigeante
haïtienne s’adonne sans pudeur dans des terrains vagues des cultures
dominantes ». Il en résulte alors des tensions sociales, nées de l’opposition
entre les classes diverses, que le poète doit prendre en considération dans
l’élaboration de son art poétique : « Je pense, écrit-il alors, qu’il est
nécessaire d’élaborer un art poétique qualitativement distinct du double
héritage français et africain. » Il rejette profondément la référence exclusive
à l’Afrique, et insiste sur le fait que l’œuvre poétique en Haïti doit être
subordonnée au projet global de libération nationale.
Poursuivant plus tard sa réflexion dans un article publié par Les Lettres
nouvelles (numéro de janvier 1957), Depestre s’alignera entièrement sur les
positions de Césaire. Interrogé par Alioune Diop sur cette évolution de sa
position, Depestre sera encore plus explicite :

Sur le terrain du lyrisme, et de ses possibilités nègres, rien, absolument rien, quant
au fond, ne saurait désormais me séparer de la position esthétique qu’a définie l’an
dernier [en 1955] Aimé Césaire. Je crois, avec lui, qu’à exercer jusqu’au bout notre
droit à l’initiative, dans tous les domaines de la pensée et de l’action, nous saurons de
mieux en mieux « regarder le printemps » notre avenir.

Cette conversion de Depestre, qui intervient après le Congrès, et surtout


après la démission de Césaire du Parti – sur laquelle on reviendra plus loin
–, est sincère, comme le montrera sa propre évolution politique144. Mais pour
que ces positions sur l’art poétique nègre aient une réelle valeur politique, il
fallait qu’elles soient partagées par tous les écrivains.

Naissance d’une critique poétique nègre


Les trois caractéristiques de cet art poétique nègre, la liberté totale de
création, l’engagement du poète dans son poème, la conscience de l’Histoire,
sur lesquelles finalement Césaire et Depestre s’accordèrent, sont repris par
les autres poètes nègres sollicités par Présence africaine. David Diop,
Léopold Sédar Senghor, Gilbert Gratiant, Moustapha Wade et Georges
Desportes vont tous se ranger, avec des formules diverses, sous la bannière
brandie par Aimé Césaire.
La liberté de création poétique sera perçue par Senghor145 comme un
moyen pour le créateur négro-africain de dépasser les cadres formels du
« réalisme ». Tout en reconnaissant qu’il y a une spécificité haïtienne à partir
de laquelle s’exprime Depestre, Senghor donnera raison à Césaire. Il rejette
le « réalisme » à l’occidentale, le « réalisme socialiste », pour adopter un
« réalisme négro-africain ». Il pense comme son condisciple de Louis-le-
Grand, Césaire, que s’il faut lier le fond à la forme, c’est le fond toujours qui
précédera et conditionnera la forme :

Or le fond nègre, encore qu’influencé par l’histoire et par bien d’autres choses
encore, reste incontestablement nègre. Cela n’exclut, bien sûr, ni le sonnet ni le
rondeau quand on écrit en français ; je dis que cela n’y prédispose pas.

Dans sa contribution, « D’une poésie martiniquaise dite nationale146 »,


Gilbert Gratiant insiste quant à lui sur le rapport entre « pays » et « poésie »
dans le cas d’une île, la Martinique, qui n’est pas à proprement parler une
« nation » :
Notre « national » passe ainsi aisément les rives de notre île puisque s’y sont donné
rendez-vous tant de peuples et tant de passions. Notre art doit libérer le monde par
action poétique entreprise entre Macouba et La Pointe des Salines.

Malgré la reconnaissance de l’importance de la langue créole dans la


création poétique antillaise, Gratiant va rattacher la poésie martiniquaise à la
poétique nègre, estimant qu’il faut « marquer son œuvre en l’engageant dans
le combat pour la défense des peuples noirs (les plus insultés de la Terre
comme dit Césaire), pour la défense de tous les peuples opprimés, pour la
défense des individus et des classes exploités […], quitte à plier genou
devant la sentimentalité native des Antillais. A fenêtre bien fermée, on peut
ajouter vitrail ».
Pour David Diop enfin147, le plus jeune des poètes négro-africains de
cette époque, la reconnaissance des spécificités du pays qui nourrit sa
poésie, la liberté que le poète doit se donner dans sa création, « le droit à
l’initiative » sont autant de critères qui président à tout art poétique nègre.
Comme Césaire, qu’il admire, il condamne « l’assimilationnisme
conformiste » qui conduit le poète à une absence de communication avec son
peuple, et la surenchère africaine qui verse dans la littérature folklorique. Ce
qui sauvera le poète nègre, c’est son « intention poétique » – pour reprendre
une formule dont se servira plus tard Edouard Glissant148.
Poussant plus loin l’analyse, il va s’interroger sur l’usage et le rôle des
langues africaines en poésie, comme l’avait fait avant lui Gilbert Gratiant, à
propos du créole. David Diop prédit tout simplement la disparition des
langues importées d’Occident et pense que la littérature nationale en Afrique
n’existera que du jour où les écrivains nègres useront des langues
nationales : « La poésie africaine d’expression française coupée de ses
racines populaires est historiquement condamnée. »
Le problème de la langue considéré comme un des éléments nécessaires
à la définition d’une « littérature nationale » ne va pas retenir l’attention de
Césaire. Il avait déjà répondu à ce problème dans un article de la revue
Tropiques où ils s’étaient prononcés, René Ménil et lui, pour l’usage du
français, conscients de leur rôle de hérauts de la société martiniquaise,
créole certes, mais issue de l’esclavage et vivant sous un joug « colonial ».
La visée adoptée ici nécessitait de faire des choix politiques en vue de
défendre une certaine esthétique noire : le problème des langues nationales
ou locales leur paraissait secondaire – ou, à tout le moins, indigne d’intérêt
dans le combat immédiat.
Il n’est pas inutile de remarquer que le poème de Césaire en réponse à
Depestre fut publié dans le même volume de la revue Présence africaine
que l’article d’Alexandre Biyidi (le futur Mongo Beti), « Afrique noire,
littérature rose149 », qui s’en prenait, lui, à Camara Laye, après la publication
de son second roman, Le Regard du roi (Paris, Plon, 1954). Le propos de
Césaire participe ainsi d’une volonté des écrivains noirs, à la veille des
indépendances africaines, de se doter des moyens de repenser leur
esthétique : la signification de la pratique d’une littérature nègre en langue
française, les conditions de la circulation et de la diffusion d’une littérature
noire en Europe – et en Afrique –, les horizons d’attente d’un public – nègre.
Par sa critique de Camara Laye, Mongo Beti fixait les limites du roman
négro-africain et les tâches du romancier noir. Par sa critique de René
Depestre, Césaire entreprenait une démarche identique dans le domaine de la
poésie et contribuait à forger les contours d’une « poésie de la négritude »
que la critique naissante des littératures noires allait populariser. Il a
contribué ainsi à l’autonomie d’un champ littéraire nègre dans lequel les
discours critiques sur les œuvres, les auteurs et leurs opinions sont aussi
importants que les œuvres littéraires elles-mêmes.
VII
Le réveil culturel du monde noir
La reconnaissance

La polémique autour de la poésie, de son statut et de son orientation se


comprend mieux encore si on la resitue dans la perspective de ce que les
historiens ont appelé le « réveil culturel du monde noir » qui se manifeste au
cours des deux Congrès des écrivains et artistes noirs, de Paris et de Rome.
L’initiateur de ces deux manifestations, Alioune Diop, formait au lendemain
de la guerre, avec la création de sa revue et de sa maison d’édition, le projet
de réunir en un seul lieu ce que le monde noir comptait de personnalités
éminentes (intellectuels, artistes, écrivains). Le succès de la Conférence de
Bandoeng de 1955, qui sonne le « réveil des peuples colonisés » sur la scène
internationale, va accélérer son projet. En 1956, il associe étroitement et
activement à l’organisation du premier Congrès international des écrivains et
artistes noirs qui se tient à Paris dans l’amphithéâtre Descartes de la
Sorbonne du 19 au 22 septembre 1956 les deux amis Léopold Sédar Senghor
et Aimé Césaire, auxquels il faut rajouter le malgache Jacques
Rabemananjara – qui sort de sept ans de captivité à Madagascar, malgré son
statut de député de la République française.
Pour tous les participants venus de tous les continents du monde noir
(Afrique, Amérique du Nord, Caraïbes), qui parlent différentes langues
européennes (essentiellement l’anglais et le français), ce premier Congrès
est un acte fondateur. Pour Aimé Césaire, il revêt une signification
particulière. Il lui donne l’occasion de mesurer la place qu’il occupe – ou
qu’on lui accorde – dans le nouveau monde culturel noir sur les plans
politique et intellectuel. Il se découvre l’aiguillon de la conscience politique
et intellectuelle noire, après avoir été celui de la poésie des nègres
colonisés. Il s’emploie à circonscrire la fonction de l’homme de culture noir,
après avoir défini la nature de la poésie des descendants d’esclaves. Ses
réflexions, qui définissent les responsabilités de l’homme de culture noir et
les termes de son engagement dans le monde moderne, seront reprises et
complétées au cours du deuxième Congrès de 1959.

Césaire en tête d’affiche


Trois signes au moins montrent l’importance de Césaire au cours du
premier Congrès des écrivains et artistes noirs de 1956. Un premier se
trouve dans le tableau peint par Picasso qui sert d’affiche au Congrès. Le
peintre espagnol, qui avait rencontré Césaire au cours du mois d’août 1948
lors du Congrès des intellectuels pour la paix à Wroclaw, en Pologne, avait
déjà accepté d’illustrer son recueil de poèmes Corps perdu. Cette édition
venait réparer un premier rendez-vous manqué entre ces deux hommes,
lorsque, un an plus tôt, Césaire l’avait sollicité par une lettre datée du
20 octobre 1947 pour réaliser une œuvre commémorant l’abolition de
l’esclavage à la Martinique. Picasso n’y avait pas donné une suite favorable
mais les échanges entre Césaire et Picasso étaient devenus si intimes,
intenses et naturels que le premier peut adresser au second une lettre à
l’occasion de son anniversaire, tandis que Picasso se servira du fils aîné du
premier, Jacques Césaire, comme modèle pour illustrer l’un des poèmes de
Corps perdu. Comme toutes les familles proches de la maison d’édition
Présence africaine (Rabemananjara ou Diop), Césaire met ainsi à
contribution la sienne à l’organisation du Congrès. Sur l’affiche, l’enfant,
donc, Jacques, porte une couronne d’olivier sauvage. L’image est doublement
symbolique. On peut y lire le signe de la victoire : des athlètes nègres
terrassant les Européens sur la scène de l’Histoire à la manière des athlètes
d’Olympie ; des intellectuels noirs investissant l’espace du savoir occidental
et entrant en concurrence avec les savants occidentaux. De ce portrait du fils
de Césaire portant la couronne de laurier, on peut lire aussi la place que son
père occupe au moment du congrès de 1956. Leader intellectuel incontesté, il
apparaît comme le vainqueur du combat contre l’Occident, triomphant au
sortir de cette « Europe toute révulsée de sang » – pour reprendre une image
de son Cahier d’un retour au pays natal –, indéniable dieu du stade
culturel. Mais il n’est pas interdit d’y voir aussi – et c’est le sens opposé –
un homme portant une couronne d’épines, le symbole d’un Christ noir
sacrifié : l’image du père, Aimé Césaire, héros du combat qui va l’opposer
au parti communiste avant la fin de l’année 1956, mais héros sacrifié sur
l’autel de l’unité intellectuelle des peuples noirs. Pour les surréalistes, on le
sait, il n’est de hasard qu’objectif.
Cette position cardinale de Césaire est d’ailleurs renforcée par la
légende de l’affiche, qui emprunte aux vers de son Cahier d’un retour au
pays natal :

… ce que je veux
c’est pour la faim universelle
pour la soif universelle
la sommer libre enfin
de produire de son intimité close la succulence des fruits.

Ce qui, jusqu’ici, pouvait être considéré comme la seule voix du poète,


la profession de foi du « je » du Cahier d’un retour au pays natal devient
la profession de foi de tous les participants du Congrès, l’étendard de tous
les intellectuels noirs du monde. Dans la configuration du Congrès, Alioune
Diop représente la figure morale, l’hôte indéfectiblement attaché à la cause
de la culture. Senghor est l’aîné des intellectuels africains présents au
moment du Congrès, l’agrégé de grammaire respecté, le politique africain
qui vient de quitter le gouvernement d’Edgar Faure renversé à la majorité
absolue par le Parlement (24 janvier 1956). Césaire, lui, est la tête
d’affiche ; la figure de l’intellectuel complet chez qui le discours ne semble
souffrir aucune contrainte, aucune entrave.
Un deuxième signe qui prolonge le précédent – ou qui en découle –
réside dans la place qu’occupe Césaire au sein du « comité “Présence
africaine” », lequel comprend la revue Présence africaine et la maison
d’édition du même nom. L’année 1954 avait été celle du roman africain et de
l’exposition des trois écrivains noirs : Eza Boto pour son roman Ville
cruelle ; Jean Malonga pour son œuvre Cœur d’Aryenne et Abdoulaye
Sadji pour son récit, Maïmouna (Présence africaine, n° 16, 1954).
L’année 1955 avait été celle de l’affirmation de l’identité nègre avec l’essai
de Cheikh Anta Diop, Nations nègres et cultures. 1956 est l’année
Césaire. Il est devenu, en peu de temps, un des écrivains-phares de la
maison. Depuis le premier numéro de la nouvelle série (1-2), il collabore
régulièrement à la revue. Après le débat sur la poésie nationale qu’il a lancé
par sa fameuse « Réponse à Depestre poète haïtien (Eléments d’un art
poétique) », il y publie plusieurs de ses poèmes, notamment « Va-t-en chien
des nuits » ; « Des crocs » ; « Statue de Lafcadio Hearn » ; « Faveur des
fèves » ; « Pour un gréviste assassiné » (Présence africaine, I-II, avril-
juillet 1955), poèmes qu’il reprendra plus tard dans le recueil Ferrements.
Cette participation active à la relance de la nouvelle série vient combler une
absence remarquée lors du lancement de la revue en 1947, huit ans plus tôt.
Césaire semble avoir trouvé ici un espace propice à la publication sans
censure de ses œuvres – contrairement à des revues placées sous le contrôle
du parti communiste comme Les Lettres françaises. Le poète a toute
confiance en cette maison qui représente pour lui une « valeur-refuge ». Il va
d’ailleurs y donner à la même date (1956) l’édition définitive de son œuvre
maîtresse, Cahier d’un retour au pays natal, avec une préface de Petar
Guberina, désormais professeur de linguistique à l’université de Zagreb (ex-
Yougoslavie), l’indéfectible ami croate qui fut à l’origine de l’écriture du
long poème. Sur le plan strictement littéraire, la préface de Petar Guberina –
celui qu’il appelle affectueusement « Pierrot » – n’est pas de très grande
facture. Mais elle représente pour le poète martiniquais une valeur
sentimentale inestimable. Césaire réunit par cette publication du Cahier
d’un retour au pays natal dans le même lieu, l’institution Présence
africaine, tous ses amis, dans une complicité affectueuse.
Un troisième signe se trouve dans la nature et la qualité de sa synthèse au
Congrès. De l’avis de maints critiques, elle est de loin la meilleure dans la
forme et dans le fond. Pour lui – comme pour plusieurs autres participants
appartenant eux aussi au milieu politique, Senghor ou Rabemananjara par
exemple –, l’amphithéâtre Descartes n’est pas très différent de l’Assemblée
nationale. Mais à la différence des autres, il va s’y comporter comme un
parlementaire de la IVe République en séance – le chahut en moins.
En même temps qu’il prépare le Congrès, Césaire s’acquitte tant bien
que mal de ses fonctions législatives au Parlement. Ses interventions sont
plus réduites qu’auparavant mais plus ciblées. Le 13 mars 1956, il interpelle
le gouvernement sur sa politique agricole et viticole, et en particulier sur la
situation de l’agriculture dans les départements d’outre-mer, et souligne la
nécessité de desserrer les liens du pacte colonial150. Quatre mois plus tard, le
19 juin 1956, il propose au cours de l’examen du « projet de loi créant un
fonds national de solidarité », un amendement « incluant parmi les
bénéficiaires les vieillards résidant dans les territoires d’outre-mer151 ».
C’est dans cet esprit de combat dont la polémique, le pamphlet, le « parler-
vrai » ne sont pas exclus qu’il va aborder les travaux du premier Congrès.
Sa communication intitulée « Culture et colonisation », prononcée au soir
de la deuxième journée (20 septembre 1956), reste dans les archives sonores
comme le discours qui aura enflammé un Congrès cantonné jusque-là dans
des propos sérieux, certes, mais trop polis et trop courtois. L’intervention de
Césaire, plus précise, plus nette et plus tranchée, va surpasser de loin les
autres discours, les prolongeant, les synthétisant, les explicitant, leur donnant
plus de force et de vigueur, plus d’entrain et d’élan. Césaire a l’impression
qu’il lui faut se porter au secours de ses camarades. Il met au service du
projet culturel commun plus de cohérence et de clarté, reprenant et
développant en fait les thèses qu’il partage avec Alioune Diop, et que celui-
ci avait déjà exprimées dans son article, un an plus tôt152. Par son rôle et sa
position dans l’organisation de ce congrès, qui exigeait de la diplomatie –
raison pour laquelle la présidence en fut confiée à Jean Price-Mars, ancien
ambassadeur d’Haïti à Washington et à Paris –, du doigté et du tact, Alioune
Diop ne pouvait les reprendre ici. Il avait fixé le cap du Congrès, pesant
chacun de ses mots au trébuchet. Césaire, libre de ses mouvements, comme
sur les bancs du Parlement, donnait libre cours aux siens. Pour le
comprendre, il faut revenir un instant à l’histoire du Congrès.

Paris, en Sorbonne : un « Bandoeng culturel » ?


Dès l’ouverture des travaux du Congrès, le 19 septembre 1956 dans
l’après-midi, Alioune Diop situe l’enjeu de l’événement. Le premier
Congrès international des écrivains et artistes noirs, rebaptisé pour la
circonstance – et ceci n’est pas une vaine dénomination – « Premier congrès
mondial des hommes de culture noirs » constitue, dit-il, pour « nos
peuples », le « deuxième événement fondateur des consciences non
européennes après la conférence de Bandoeng », en Indonésie (1955).
La conférence de Bandoeng, rappelons-le s’était fixé quatre objectifs :
encourager la bonne volonté et la compréhension parmi les nations d’Asie et
d’Afrique ; examiner les problèmes et les relations sociaux, économiques et
culturels entre les pays représentés – par exemple les problèmes afférents à
la souveraineté nationale ainsi que le racisme et le colonialisme – ; travailler
à la paix ; œuvrer à la coopération internationale.
En reliant explicitement Paris à Bandoeng, les assises culturelles aux
assises politiques, l’organisateur du Congrès posait très clairement leur
objectif politique. Alioune Diop, qui avait tenu à inviter les participants en
fonction de leur pays – bien que ceux-ci ne fussent pas encore indépendants
–, comme lors du sommet de Bandoeng, entendait aussi organiser un
événement qui corrigerait l’absence remarquée des Etats d’Afrique noire un
an plus tôt. Il voulait enfin appliquer dans le strict domaine culturel les
acquis des assises précédentes.
Sans entrer dans les détails du déroulement de la conférence de
Bandoeng, ni dans les implications de chacun de ses objectifs sur le Congrès
de Paris, on retiendra simplement le contenu du discours du président
Soekarno, qui synthétise l’ensemble des objectifs de cette réunion de non-
alignés. Il constatait en préambule que le racisme et le colonialisme sont les
maux dont souffrent tous les pays d’Afrique et d’Asie et sont source de
conflits permanents. Appelant ensuite les diverses délégations à œuvrer pour
la paix et la détente internationales, Soekarno leur propose enfin deux
devises pour l’avenir : « Vivre et laisser vivre » et « Unité dans la
diversité ».
A la différence d’un Richard Wright revenu enthousiaste de Bandoeng,
Alioune Diop, lui, avait conservé une frustration due à l’absence insolente
des pays de l’Afrique noire subsaharienne au profit des pays du Maghreb et
du Moyen-Orient. Les deux devises de Soekarno seront pour lui autant de
leçons. Ainsi, Diop insiste dans son « discours d’ouverture » sur les liens
qui unissent tous les peuples noirs du monde. Par-delà leurs différences
linguistiques, géographiques et économiques, ces peuples ont une histoire
commune forgée par une souffrance réelle, vécue, à des degrés divers par
tous, dans leurs rapports douloureux avec l’Occident. Alioune Diop rappelle
dans ce même « discours » que les esclavages et les colonisations ont eu des
« conséquences profondes, sur la vie des Noirs et la qualité même de la
culture occidentale et qu’ils en auront bientôt sur la paix internationale ».
Certains Européens – suivant les thèses sur l’Afrique développées par Hegel
dans La Raison dans l’Histoire – ont nié au Nègre toute espèce d’humanité
et forgé pour longtemps le mythe des « peuples noirs sans culture » afin de
justifier leur asservissement.
C’est d’ailleurs pour répondre à cette affirmation « scandaleuse »
qu’Alioune Diop avait jugé urgent de réunir les délégués des peuples noirs
en « France et à Paris, ce haut lieu de la pensée et de l’art en Occident », en
particulier dans l’amphithéâtre Descartes, en Sorbonne, « symbole de la
raison, de la liberté ». Pour lui, le simple fait que ces assises aient lieu était
une victoire politique en soi, si on tenait compte tout à la fois des
obstructions administratives qu’il avait fallu contourner pour inviter les
délégués noirs du monde entier – W.E.B. DuBois par exemple ne sera pas
autorisé à se rendre à Paris –, des stratégies nombreuses et des subterfuges
qu’il avait fallu déployer pour faire aboutir le projet. Il s’agissait de donner
à voir en public ce qu’était et valait le monde noir. Ce premier but était
atteint dès l’acceptation par tous les membres d’un projet commun.
Pour qu’une telle ambition soit réalisée, Alioune Diop pensait qu’il
fallait accorder une place plus importante à la culture, qui était à ses yeux
« une puissance de libération et de solidarité153 ». Il reprenait à son compte
la définition œcuménique du R.P. Jean-Augustin Maydieu (1900-1955), qui
considérait la culture comme la synthèse de nos désaccords individuels. A
défaut de suggérer que la culture soit un moyen de résoudre des conflits,
Alioune Diop admettait que ceux-ci en formaient un des moteurs,
contribuaient à son organisation.
Cette conception spirituelle, métaphysique ou mystique de la culture était
intéressante mais incomplète. Elle ne résolvait malheureusement pas le
problème pratique de son exercice chez les peuples colonisés : l’adéquation
entre l’artiste et son public, le rapport de l’artiste aux langues de création,
pour la plupart européennes, la diffusion de ses œuvres culturelles. Avec
gravité, Alioune Diop s’interrogeait sur les conditions de la rencontre des
artistes noirs et de leurs publics, dès lors que ceux-là et ceux-ci ne
partageaient plus rigoureusement la même histoire et, d’une certaine façon
peut-être, la même culture. Dépassant rapidement l’approche œcuménique
pour une approche plus politique, il allait plaider pour une relation
dépassionnée, dédramatisée, entre politique et culture. Car pour Alioune
Diop, ancien sénateur du Sénégal, il ne pouvait y avoir de développement
culturel sans création d’Etats nations. Les indépendances africaines se
profilaient à l’horizon, comme allait le montrer quelques mois plus tard, en
1957, la naissance du premier Etat indépendant d’Afrique noire
subsaharienne, le Ghana, à la tête duquel serait élu Nkwame Nkrumah, l’un
des pères du panafricanisme. Alioune Diop plaidait pour une harmonie entre
homme politique et homme de culture.
Les orateurs qui se succèdent au cours des premières heures du premier
Congrès vont d’ailleurs suivre Alioune Diop dans cette voie.
L’anthropologue haïtien Jean Price-Mars considérait, lui, dès la « séance
d’ouverture », que « le signe distinctif » du Congrès était « d’affirmer,
exalter, glorifier la culture des peuples noirs ». Pour le malgache Jacques
Rabemananjara, dans son intervention, « L’Europe et nous », mettre l’accent
sur la culture avait le mérite d’« assembler, trier des matériaux de dialogue.
D’abord entre nous, dans le but de mieux nous connaître, de saisir à travers
la diversité de nos mentalités, l’ineffable chaleur humaine qui nous unit.
Ensuite entre l’Europe et nous. L’Europe que nous aimons. L’Europe de la
culture. Là est notre ambition154 ». Il fallait ainsi séparer en somme la bonne
Europe de la mauvaise comme le bon grain de l’ivraie. Léopold Sédar
Senghor voulait, lui, dégager Bandoeng des « intrigues politiques » suscitées
par les deux blocs, pour définir, à partir et au-delà de cet événement
politique majeur, « l’esprit de la civilisation négro-africaine ». Dans sa
contribution, il affirmait que la métaphysique du Nègre découle de sa
« physiopsychologie » ; que son rapport social au monde est la conséquence
de son ontologie : « Le mérite de cette ontologie existentielle est d’avoir à
son tour installé une civilisation harmonieuse » de l’Afrique. Ici les liens
entre la nature, l’homme et dieu sont ceux d’une intense complicité. L’ordre
du monde est d’un agencement parfait.
Dès la fin de ces communications cependant, un premier problème, en
apparence banal, va occuper une place importante : la dénomination des
participants au Congrès. L’hôte de ces assises, Alioune Diop, entendait que
tous les participants soient traités également, sans aucune distinction ou
discrimination, veillant à ce que tous aient voix au chapitre. Certes, il avait
déjà transformé, dans son discours introductif, le « premier Congrès
international des écrivains et artistes noirs » – titre précis mais pas très
convaincant au regard de la présence des politiques dans la salle – en
« Congrès des hommes de culture noirs ». Mais bientôt, il lui faut adopter la
proposition qui lui est faite, séance tenante, par Jean Price-Mars de qualifier
les membres de « délégués », et non pas de « congressistes », ceci afin de ne
pas éveiller la méfiance des anticommunistes envers leurs pairs
communistes. Si les participants au Congrès se reconnaissaient à peine
comme « frères », il leur était sans doute impossible d’admettre qu’ils
pouvaient être tous « camarades ». Comme sous la Révolution, et à
l’exemple du tiers état, Price-Mars rêvait de voir cette assemblée se
transformer en une sorte de « Constituante » de la culture noire.
Ce premier problème en cachait un second, lié à l’organisation générale
du Congrès, et surtout à la protection dont ses participants pouvaient
bénéficier durant cette période de la guerre froide. Sous prétexte de poser le
problème de la légitimité et du droit à la parole des participants, avec son
sens politique aigu, l’écrivain africain-américain Richard Wright allait tirer
la sonnette d’alarme : « Je voudrais savoir si je ne devrais m’adresser
qu’aux délégués régulièrement accrédités ici. Je ne sais pas. [I would like to
know if I am speaking only to the traditionally accredited delegates,
here. I don’t know] ». La demande de Wright était d’autant moins dénuée de
fondement qu’il savait, lui, que les travaux de ce Congrès étaient suivis de
très près par les services de sécurité américains. Ceux-ci redoutaient en effet
la contagion communiste en Europe occidentale et avaient entrepris de mettre
sous surveillance tous leurs ressortissants qui nourrissaient des sympathies
pour les idées venues de l’Est. Wright se méfiait d’autant plus qu’il se savait
suivi, depuis 1943, parce qu’il était entré au Parti communiste américain.
Paranoïaque, il soupçonnait en plus le Congrès d’avoir été infiltré par des
agents du gouvernement. La réponse de Jean-Price Mars à ses remarques ne
le rassurera qu’à moitié : « Nous avons laissé pénétrer toutes les personnes
qui attendaient dans la cour pour entrer, mais, ainsi que j’ai eu le soin de le
spécifier lors de la clôture de notre dernière séance, il est bien entendu que
l’assemblée de ce soir est d’ordre purement privé, réservée aux seuls
“délégués” », se justifiera-t-il…
Le troisième problème était lié à l’orientation générale du Congrès. Le
choix d’une approche dépassionnée des débats autour de la culture et sa
restriction à cette seule sphère risquait à terme de nuire à la quintessence
même des travaux. La restriction pouvait ou empêcher l’approfondissement
des analyses, ou conduire à la marginalisation de certaines propositions. La
synthèse du pasteur Ekollo, par exemple, intitulée « De l’importance de la
culture pour l’assimilation du message chrétien en Afrique noire », dans
laquelle il montrait la difficulté d’appliquer celui-ci à la réalité culturelle
africaine ou de l’imposer aux sociétés et cultures africaines sans une certaine
adaptation, fut chahutée. Si la raison immédiate de ce chahut était le manque
de respect de l’orateur – qui avait largement dépassé le temps imparti – pour
le public, l’autre problème, et non le moindre, était la teneur même de son
discours. Césaire ferait d’ailleurs référence à l’incident lorsque, plus tard
dans les débats, il rappellerait que toute assemblée démocratique se devait
d’écouter les participants – en l’occurrence, même si leurs propos pouvaient
paraître trop politiques.
En somme, dès le début du Congrès, les discours sur la culture ne
pouvaient faire oublier que la politique ne consiste pas seulement à élaborer
des projets ; elle consiste aussi à affronter le réel. Césaire allait rappeler
l’auditoire à cette réalité concrète de l’imbrication du politique et du
culturel, de la relation profonde, intime, de l’un et de l’autre ; une relation
qui pouvait être harmonieuse, certes, mais aussi conflictuelle. La force du
propos de Césaire au cours du Congrès était d’avoir évoqué toute la mesure
de cette réalité.

Questionner l’histoire pour comprendre


Comme dans ses écrits antérieurs, Discours sur le colonialisme et
« Réponse à René Depestre, poète haïtien », Césaire va « mettre les pieds
dans le plat » politique. Sa contribution, « Culture et colonisation », peut
d’ailleurs être lue dans la suite et le prolongement de ses écrits précédents,
comme une « leçon sur la civilisation en situation coloniale ».
Dans son long exposé, Césaire entreprend d’abord de définir la
« culture ». Pour lui, celle-ci se dissocie de l’Etat nation : « S’il est vrai, a-t-
on dit, qu’il n’y a de culture que nationale, parler de culture négro-africaine,
n’est-ce pas parler d’une abstraction ? » Cette remarque était de bon sens :
car pris sous l’angle de sa seule évidence, le rapport entre Etat nation et
culture risquait de réduire le « Congrès mondial des hommes de culture
noirs » en un « Congrès international des hommes de culture africains ». A ne
retenir que le seul essai de Cheikh Anta Diop Nations nègres et cultures,
on risquerait de se limiter aux seules nations noires. Césaire remarque
encore que l’équation Etat nation/culture posée sans aucune critique des deux
termes peut déboucher sur une désillusion, la certitude du rôle de l’Etat
nation empêchant d’interroger la culture négro-africaine en soi. Pour lui,
avant de traiter du rapport Etat nation/culture, il fallait se pencher sur la
nature de chacun de ces deux éléments.
Césaire opère une distinction entre « culture » et « civilisation » en
s’appuyant sur les thèses de l’anthropologue Marcel Mauss, fondateur de la
sociologie française. Mauss définit la « civilisation » comme « un ensemble
de phénomènes suffisamment nombreux et suffisamment importants s’étendant
à un nombre suffisamment considérable de territoires ». Il en déduit « que la
civilisation tend à l’universalité et que la culture tend à la particularité ; que
la culture, c’est la civilisation en tant qu’elle est propre à un peuple, à une
nation, partagée par nulle autre et qu’elle porte, indélébile, la marque de ce
peuple et de cette nation ». Si la « civilisation » désigne le pourtour le plus
extrême de la « culture », ce que la culture a de plus extérieur, la « culture »
est en revanche son « noyau intime et irradiant, l’aspect le plus singulier de
la civilisation ». Il s’éloigne ainsi de l’approche œcuménique que fait sienne
Alioune Diop et de la dimension ontologique de la civilisation négro-
africaine envisagée par Léopold Sédar Senghor.
Cette clarification entre les notions de « civilisation » et de « culture »
va lui permettre de justifier autrement les raisons des assises de Paris.
Alioune Diop avait évoqué, on l’a vu, la commune expérience de la
souffrance des Noirs. Sans nier aucunement cette vision des choses, Césaire
remplace l’expression « expérience commune » par « solidarité ». Ce
glissement n’est pas anodin. « L’expérience commune » relevait d’un état
passif, d’une soumission. La « solidarité » relève, elle, d’une dynamique,
d’un choix conscient – parmi d’autres options possibles – qui engage, dès
lors qu’il est accepté, tous les participants du premier Congrès.

Il y a entre tous ceux qui sont réunis ici, affirme-t-il, une double solidarité : une
solidarité horizontale : une solidarité […] que leur fait la situation coloniale ou
semi-coloniale ou paracoloniale qui leur est imposée du dehors. Et […] une autre
solidarité, verticale celle-là, une solidarité dans le temps, celle qui provient de ce
fait qu’à partir d’une unité première, l’unité de la civilisation africaine, il s’est
différencié toute une série de cultures qui, toutes, doivent à des degrés divers à cette
civilisation.

Par cette approche, Césaire entend faire toucher du doigt concrètement,


par l’histoire des idées – et non plus seulement par l’affect –, la réalité du
monde noir. Pour lui, en effet, il existe une « civilisation négro-africaine »
dont le Congrès reflète par les origines et la composition réelles de ses
membres la double étendue. Une étendue dans le temps : les diasporas noires
opèrent une sorte de « retour aux sources » culturelles, opérant par là même
une jonction entre le passé et le présent. Une étendue dans l’espace : les
communautés venues du continent découvrent les excroissances
géographiques des cultures noires hors de leur lieu d’origine. Opérant alors
la synthèse entre les deux options, qui se sont opposées dès les premiers
jours du Congrès (entre partisans et adversaires de l’unité du monde noir),
Césaire veut insister sur le fait que « la voie la plus courte vers l’avenir est
toujours celle qui passe par l’approfondissement du passé ». Il éclaire ainsi
le propos de Senghor, qui a évacué dans sa mystique de la civilisation négro-
africaine, la question historique et politique des diasporas pour ne retenir
que l’image parfaite et harmonieuse des cultures africaines.

En guerre contre la « sous-culture »


Poursuivant sa leçon, Césaire traite de ce qu’il appelle la « sous-
culture ». Lorsqu’il se penche en effet sur le rapport entre « culture » et
« politique », Césaire ne veut pas seulement considérer que la première soit
une dimension positive voire le guide de la seconde (la politique) ; il ne veut
pas simplement admettre la possibilité de construire une culture sur la base
d’un Etat nation. Il insiste au contraire sur l’idée qu’une approche politique
de la culture n’est pas valable tant qu’on n’a pas d’abord procédé à la
critique systématique, complète et rigoureuse de la politique culturelle d’un
pays. En ce sens, il remarque qu’« un régime qui supprime
l’autodétermination d’un peuple tue en même temps la puissance créatrice de
ce peuple. Ou, ce qui revient au même […], partout où il y a colonisation,
des peuples entiers ont été vidés de leur culture, vidés de toute culture ».
En insistant sur le rôle négatif qu’exerce une puissance coloniale sur la
production de la culture, Césaire dénonce les auteurs de cette situation
désastreuse. Il explicite le discours d’Alioune Diop ou de Jacques
Rabemananjara qui s’insurgeaient l’un et l’autre contre l’idée développée
par une certaine Europe, à savoir que les « peuples africains n’avaient pas
de culture », au profit de l’entente avec une bonne Europe. Comme à
l’Assemblée nationale, Césaire n’hésite pas à désigner clairement les
responsables du désastre culturel des sociétés colonisées. La présence et le
discours du gouverneur Deschamps – celui-là même qui avait apporté lui
aussi sa contribution à la revue Chemins du monde –, venu rendre
hommage aux congressistes, lui sert de prétexte. Rapprochant les propos de
Deschamps de ceux de Roger Caillois tirés de son fameux article « Illusions
à rebours » – sévèrement condamné dans le Discours sur le colonialisme
–, le poète met en garde l’auditoire contre ce qu’il appelle « l’illusion
Deschamps », cette illusion qui consiste à considérer que la colonisation de
l’Afrique par les Européens serait du même type que la colonisation de la
Gaule par les Romains ; et que si la Gaule s’en est bien tirée au final,
l’Afrique aussi pourrait le faire sans dommage notable. Accepter une telle
approche des faits serait, aux yeux de Césaire, aller un peu vite en besogne.
Pour lui, la situation coloniale n’est propice à aucune véritable production
culturelle. Tel est le préalable à toute réflexion critique :

Aucun pays colonisateur ne peut prodiguer sa civilisation à aucun pays colonisé, […]
il n’y a pas, […] il n’y a jamais eu, […] il n’y aura jamais, éparses dans le monde et
comme on le voulait aux premiers temps de la colonisation, de « Nouvelle France »,
de « Nouvelle Angleterre », de « Nouvelle Espagne ».

Aimé Césaire dénonce au passage toutes les politiques d’assimilation et


d’intégration menées dans les territoires d’outre-mer, assimilation et
intégration qui devaient permettre l’émergence de nouvelles nations
autonomes africaines susceptibles de prendre en main leur destinée
culturelle. Au vrai, ces politiques culturelles de l’Europe dans les pays
colonisées ne relevaient au mieux que d’une « hypocrisie », d’un « leurre »,
d’un « attrape-nigaud », au pire d’une « vanité ». Car, dans les faits, la
civilisation que le colonisateur « exporte » ne peut produire qu’une « sous-
culture » :

La situation culturelle des pays coloniaux est tragique. Partout où la colonisation fait
irruption, la culture indigène commence à s’étioler. Et parmi les ruines, prend
naissance non pas une culture, mais une sorte de sous-culture, une sous-culture qui,
d’être condamnée à rester marginale par rapport à la culture européenne, et d’être le
lot d’un petit groupe d’hommes, « l’élite », placée dans des conditions artificielles et
privée du contact vivifiant des masses et de la culture populaire, n’a aucune chance de
s’épanouir en culture véritable.

Cette « sous-culture » souffre de plusieurs maux. L’un de ceux-ci relève


des méfaits du « capitalisme ». « Exporter sa civilisation dans le pays
colonisé ne signifierait rien de moins que d’entreprendre de propos délibéré
l’édification d’un capitalisme indigène, d’une société capitaliste indigène,
l’image et en même temps la concurrente du capitalisme métropolitain. » Ce
serait prolonger dans les territoires colonisés les défauts de la culture
capitaliste occidentale. L’autre mal dont souffre cette « sous-culture » résulte
des effets du « don sélectif ». S’appuyant sur les travaux de Bronislaw
Malinowski, publiés dans Les Dynamiques de l’évolution culturelle
(1945), Césaire considère que l’Europe ne peut apporter aux pays colonisés
qu’une « culture fragmentée », résultant d’un choix d’éléments opéré
consciemment par le colonisateur. C’est cela le don sélectif. Il dit alors :
Si la puissance, la richesse, les commodités sociales étaient données aux indigènes,
le changement culturel serait relativement facile.

En choisissant de suivre les thèses de Malinowski, Césaire donne un


vrai coup de griffe à l’anthropologue Toynbee155. Celui-ci considérait que ce
processus de sélection se situait non du côté du colonisateur, mais du côté du
colonisé qui refusait évidemment les éléments de civilisation les plus
lumineux pour ne retenir que les « moins importants » voire « les plus
nocifs ». Lorsqu’on sait que dans le numéro consacré à la « civilisation », la
rédaction de Chemins du monde avait choisi de donner la parole à
Toynbee, on comprend que Césaire, décidément tenace, n’en ait pas fini de
régler ses comptes idéologiques avec cette revue « de droite »… !
Subrepticement aussi, le député de la Martinique met en garde
l’auditoire contre une approche idyllique de la civilisation qui pouvait se
dégager de la contribution de Senghor. A la manière d’un Toynbee, qui
affirme, en suivant les philosophes de l’Antiquité grecque, que le but de toute
civilisation est la création d’une harmonie – d’où l’importance de son idée
de sélection –, Senghor pense, en s’appuyant sur un vers du Cahier d’un
retour au pays natal de Césaire, que la civilisation négro-africaine est
« parfait cercle du monde et close concordance ». Mais le poète martiniquais
ne se laisse pas annexer aussi facilement. Pour lui, le propos de Senghor ne
concerne pas la civilisation moderne et contemporaine de l’Afrique. Cette
vision intemporelle lui paraît inefficace face à la réalité produite par la
« situation coloniale ». Il met son auditoire en garde contre la vision d’une
bonne Europe culturelle que Jacques Rabemananjara avait, quant à lui,
défendue dans son intervention, « L’Europe et nous ».
Un dernier mal dont souffre cette « sous-culture » née de la civilisation
coloniale est l’étrangeté irréductible de ses éléments. On le sait, toute
civilisation est composée d’éléments hétérogènes. Dans une situation
« normale », l’hétérogénéité des éléments disparaît au profit de leur
« naturalisation » par des individus ou par des usagers qui possèdent tout
pouvoir sur eux. Dans le cas de la « sous-culture » du colonisé, rien de tel :
Les éléments étrangers sont posés sur son sol, mais lui restent étrangers. Choses de
Blancs. Manières de Blancs. Choses que côtoie le peuple indigène mais sur
lesquelles le peuple indigène n’a pas puissance.

Ainsi, la « sous-culture » est-elle à ses yeux une nouvelle « barbarie » –


pour reprendre une formule que Césaire emprunte à Nietzsche. Elle se
caractérise soit par l’absence « d’unité de style artistique dans toutes les
manifestations vitales d’un peuple », soit par « le pêle-mêle chaotique de
tous les styles ». Césaire remarque ceci :

Dans tout pays colonisé, nous constatons que la synthèse harmonieuse que
constituait la nature indigène a été dissoute et que s’y est substitué un pêle-mêle de
traits culturels d’origine différente se chevauchant sans s’harmoniser. Ce n’est pas
forcément la barbarie par manque de culture. C’est la barbarie par l’anarchie
culturelle.

Césaire reprend ici un de ses sujets de prédilection et prolonge en réalité


son analyse de « l’impossible contact » (1948). Il y définissait déjà la
colonisation comme la « tête de pont dans une civilisation de la barbarie
d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de
la civilisation ». En renversant le regard que certains théoriciens et penseurs
européens ont porté depuis longtemps sur ces peuples africains considérés
comme « barbares » parce qu’ils n’avaient pas de « culture », Césaire
rappelle que la barbarie est introduite dans les pays colonisés par les
colonisateurs. Ne répondant à rien, ne reposant sur rien, ne relevant de rien,
sinon du vide, cette « sous-culture », barbare donc, semble ne pas pouvoir
servir à grand-chose, sinon à une autoreproduction néfaste, allant d’une
« perversion culturelle » à une multiplicité de « sous-produits » encore plus
barbares et plus néfastes : « C’est la situation que nous, hommes de culture
noirs, nous devons avoir le courage de bien regarder en face. »
On peut imaginer aisément l’état du public de l’amphithéâtre Descartes,
en Sorbonne, au soir de ce diagnostic sans concession sur une culture en
« situation coloniale ». Pour Césaire, le Négro-Africain ne peut plus
reconstituer les anciennes civilisations parce qu’il s’est par trop éloigné
d’elles ; et il ne peut pas forger une nouvelle civilisation avec les armes en
sa possession – celles de la colonisation –, puisqu’elles sont inefficaces. Et
pourtant, il doit pouvoir construire une culture nouvelle, sous peine de
disparition progressive et totale.

Le déni des Noirs américains


Bien que cet exposé ait été jugé « systématique » et « généralisant » par
plusieurs participants, dont Emile Saint-Lot, le Haïtien, le diagnostic de
Césaire fut précieux. Il venait de mettre les mots sur la réalité vécue par tous
les membres présents, de décrire, à partir d’une approche rationnelle, un
vécu historique, bref, de révéler par un discours emprunté aux thèses de
l’anthropologie occidentale la situation réelle des Noirs dans le monde. Il
avait eu le courage de rendre accessible et efficace le projet d’établir le plus
complètement possible un état de la situation que s’étaient fixé les
organisateurs du Congrès ; un objectif que certains avaient peur d’atteindre
parce que les résultats risquaient de froisser les susceptibilités de plusieurs
délégués, notamment ceux des Etats-Unis d’Amérique, voire d’entrer en
conflit avec certains intérêts des colonisateurs. C’est d’ailleurs ce que va
bien comprendre Richard Wright, malgré ses maladresses. Selon lui,
l’exposé de Césaire avait enfin ouvert les vrais débats de la conférence de
Paris mais il voulait aller plus loin, « travailler à des problématiques
concrètes ».
Pour Wright, la situation des Noirs américains était différente. Il leur
suffisait de reconnaître que leurs racines culturelles se trouvaient en Afrique,
et il n’y avait rien d’autre à ajouter et aucune conclusion à en tirer pour eux.
Il proposait en revanche une approche pragmatique du problème culturel de
l’Afrique noire en Afrique même. Césaire était très loin de cet avis. Il avait
sans doute appris, à travers les réécritures du Discours sur le
colonialisme et de ses « Eléments de l’art poétique nègre » que la
démonstration intellectuelle était plus efficace que la diatribe, le style
pédagogique plus efficace que le pamphlet.
Le débat suscité par cette leçon allait donner à Césaire l’occasion de
réévaluer des problèmes. L’un des points de confrontation portait sur
l’identité de la situation sociopolitique vécue par tous les participants nègres
dans toutes les régions du monde. Alioune Diop l’avait suggérée dès son
« discours d’ouverture ». Ce sont les mots de Césaire qui vont soulever un
vif débat et éclairer ce point. Devant la protestation des Noirs américains
(Cook, Davis et Wright), de certains Haïtiens et Martiniquais (Emile Saint-
Lot et Louis-Thomas Achille), Césaire va enfoncer le clou. Pour répondre à
la question de savoir « comment des gens tellement différents par leurs
origines, etc., parlent […] un langage qui peut être compris et des uns et des
autres ? », il lui avait semblé « qu’un dénominateur était la situation
coloniale qui pèse sur nous très lourdement à l’heure actuelle, mais qui avait
pesé sur vous aussi [les Noirs américains], à un moment donné de l’Histoire,
et qui peut-être, à l’heure actuelle, était un poids infiniment moindre ». Il
confessait : « Je ne suis pas un spécialiste des questions américaines » avant
d’insister :

Mais il m’a semblé que la situation particulière dans laquelle vous êtes, au sein de la
grande démocratie américaine, n’était pas sans analogie avec celle que nous
connaissons dans les pays coloniaux. Peut-être cela est-il vu un peu de l’extérieur.
[…] En tout cas, si cette situation n’est pas typiquement coloniale, […] il est tout de
même un fait que vous ne pouvez pas nier […] c’est que vous êtes dans une situation
qui […] est une séquelle de l’esclavage – donc, en définitive, une séquelle du
régime colonial.

Face au déni de réalité que manifestaient les délégués noirs américains


qui vivaient, selon eux, dans une grande démocratie, les Etats-Unis
d’Amérique, Césaire était à nouveau obligé de justifier son point de vue :
Ce n’est pas porter un jugement infamant sur la démocratie américaine, que de dire
que l’esclavage a laissé des traces – que ce peuple essaie de faire disparaître – mais a
néanmoins laissé des traces qui persistent encore actuellement, dans l’histoire des
Etats-Unis. […] Ce phénomène de ségrégation raciale est très typiquement une
survivance, une séquelle, de l’esclavagisme, donc du colonialisme, du XVIIe et
XVIIIe siècle…

Sortir les Noirs américains de leur aveuglement ; leur faire voir les
conditions politiques de leur existence quotidienne de « minorité raciale »
dans l’espace sociopolitique américain ; mettre des mots sur une réalité,
voilà qui explique l’insistance de Césaire. Rompu à l’anti-américanisme du
parti communiste à cette époque, il est d’autant plus à l’aise pour soutenir
son point de vue qu’il est convaincu de l’aliénation des Africains
américains, identifiable à ses yeux à celle des Antillais.
Pour Césaire, « approfondir les problèmes » – puisque telle était la
tâche que s’étaient assignée les organisateurs – supposait de ne pas les
évacuer d’un trait de plume, d’un sous-entendu, de ne pas distinguer la
réalité historique des Etats-Unis d’après-guerre de celle de l’Afrique ou des
Antilles. Césaire venait de formuler « à ses risques et périls », comme il le
reconnaissait lui-même au cours du débat qui avait suivi son exposé,
l’hypothèse d’une égale dépendance des Nègres aux forces coloniales (ou
pancoloniales) quel que soit le continent où ils vivaient. Il tenait surtout à
mettre des mots compréhensibles sur une réalité non acceptée et
inacceptable, à savoir que les Noirs américains vivaient eux aussi dans une
sorte de « tiers monde » culturel.
Autre point d’achoppement : les concepts utilisés pour permettre la
lecture du réel colonial dans lequel vivaient tous les peuples noirs
concernés, et surtout les moyens de sortir de cette tragédie dans laquelle
étaient plongés les sociétés et les peuples colonisés. Césaire avait choisi, on
l’a dit, Bronislaw Malinowski contre Arnold Toynbee – qui, soit dit en
passant, enverrait un message aux participants du deuxième Congrès de 1959
à Rome –, et avait légèrement critiqué Margaret Mead, l’ethnologue
américaine, auteure d’une étude sur l’importance de l’école dans la
transformation de la culture américaine au début des années 1950156. Le but
recherché était de montrer que la situation culturelle des pays colonisés était
dans un tel état de délabrement que seule une approche tragique du réel
pouvait permettre d’y voir clair, c’est-à-dire de penser la révolution
nécessaire, et ce, dans tous les domaines. Dans le cas des Etats-Unis
d’Amérique, Césaire relevait, subrepticement, que l’absence de liberté des
individus, la pratique de la ségrégation raciale, n’était pas le meilleur moyen
pour les Africains américains d’accéder à un niveau élevé de culture ; que
les Noirs souffraient tous de cette sorte de sélection culturelle imposée dans
plusieurs Etats fédéraux et qui conduisait à choisir pour eux ce qu’on
estimait convenir le mieux à leur expression culturelle.
L’approche socio-historique du problème pouvait présenter le défaut de
la « généralisation » ou de la « systématisation », on l’a dit. Mais aux yeux
de Césaire, homme politique accompli, elle avait l’avantage ne pas laisser
d’illusions sur les moyens de résoudre le problème posé.

La mission de l’homme de culture noir


Conscient de la désespérance que suscitent ses propos, de l’inquiétude
dans laquelle il plonge l’assistance qui l’écoute et, d’une certaine manière,
du caractère implacable de son diagnostic au cours de ce premier Congrès,
Césaire va proposer des solutions à une situation tragique. Il assigne à
l’homme de culture noir la tâche importante d’écouter le peuple en précisant
ceci :

[Cette tâche] n’est pas de bâtir a priori le plan de la future culture noire ; de prédire
quels éléments y seront intégrés, quels éléments en seront écartés, mais infiniment
plus humble […] d’annoncer la venue et préparer la venue de celui qui détient la
réponse : le peuple, nos peuples, libérés de leurs entraves, nos peuples et leur génie
créateur enfin débarrassé de ce qui le contrarie ou le stérilise.

Ce plaidoyer pour une parole redonnée au peuple ne s’explique pas


seulement par la logique marxiste qui conduit son propos ici. Il se justifie
pleinement par sa foi pleine et entière en une civilisation « qui a donné au
monde de l’art la sculpture nègre » et qui ne saurait, pour ce faire, malgré ses
imperfections, être anéantie, reniée ou obscurcie. Dans son Discours sur le
colonialisme, Césaire avouait faire « systématiquement l’apologie des
sociétés vaincues et colonisées. Elles étaient le fait et n’avaient pas de
prétention à être l’idée, elles n’étaient ni haïssables, ni condamnables. Elles
se contentaient d’être ». Ici, il poursuit sur la même lancée et avoue sa foi
dans les civilisations négro-africaines :
Je crois […] que la civilisation qui a donné au monde politique et social des
institutions communautaires originales, comme par exemple la démocratie
villageoise ou la fraternité d’âge ou la propriété familiale, cette négation du
capitalisme et tant d’institutions marquées au coin de l’esprit de solidarité ; que cette
civilisation, la même qui, sur un autre plan, a donné au monde moral une philosophie
originale fondée sur le respect de la vie et l’intégration dans le cosmos, je refuse de
croire que cette civilisation-là, pour insuffisante qu’elle soit, son anéantissement et
son reniement soient une condition de la renaissance des peuples noirs.

Cette vision utopique, voire idyllique, des civilisations nègres ne vaut


que par le contraste qu’elles opposent aux civilisations occidentales. Césaire
conclut son plaidoyer en relevant que les cultures noires sont, par leur force
intrinsèque (vitale), capables de s’adapter à la réalité de l’histoire moderne
de l’Afrique. Il invite ainsi les intellectuels noirs à se dégager de toute
idéologie ; à ne pas choisir entre la coupure radicale avec le monde ancien
africain et la défense radicale de celui-ci, mais à inventer une nouvelle
culture à partir des apports des civilisations européenne et africaine.
La rhétorique de Césaire prend alors une dimension politique. Sa vision
de l’avenir des civilisations nègres n’est pas très différente de celle que le
gouverneur Deschamps, par exemple, avait des cultures africaines. Elle s’en
démarque néanmoins par le lieu à partir duquel il entend tenir discours. Sa
position politique laisse entrevoir un choix libre et consenti en même temps
que la repossession de ses mots vise à occuper l’espace de la parole et à
marquer l’avènement d’une autonomie du discours nègre qui était en
définitive l’objectif réel du Congrès.
Césaire reviendra sur cet aspect politique pour l’approfondir au cours du
deuxième Congrès, qui se tient à Rome en 1959. Dans sa contribution
intitulée « L’homme de culture et ses responsabilités », il donnera la
responsabilité pleine et entière à l’écrivain et à l’artiste d’éclairer le peuple
dans l’invention d’une culture authentique, populaire et nationale. « La
mission de l’homme de culture noir » sera de « préparer la bonne
décolonisation ». Les hommes de culture en général, l’écrivain ou l’artiste en
particulier, seront véritablement les figures cardinales de la nouvelle société
africaine postcoloniale, les « hommes de vérité » en même temps que « les
soldats de l’unité et de la fraternité157 ».
Césaire considère que pour les pays colonisés, l’art – qui comprend la
littérature – a une importance beaucoup plus grande que toutes les autres
activités humaines, « car l’art est cette vérité qui comme telle fusionne et
brasse d’un seul jet les éléments analytiquement disparates ». Ainsi donc,
c’est par la littérature et par l’art que la « barbarie » culturelle peut être
transformée, transcendée, dépassée, réappropriée. Il importe finalement à
l’homme de culture, à l’artiste, à l’écrivain de forger le monde à venir, de
« fonder l’humanisme universel ».
Tout au long de ces deux congrès qui marquent le réveil culturel du
monde noir, Césaire va insister sur le rôle des écrivains et artistes noirs dans
l’avènement des sociétés postcoloniales. C’est, au final, l’image d’un
« honnête homme » nègre qui se dessine sous sa plume et dans ses discours,
capable de transcender le réel de la « sous-culture » coloniale pour défendre
la liberté des individus et des peuples, affirmer la conscience renouvelée de
leur identité, et contribuer à leur épanouissement culturel.
En procédant ainsi, Césaire renverse la perspective qui avait été celle
d’Alioune Diop. Au cours du premier Congrès, on s’en souvient, celui-ci
avait placé l’homme de culture dans le sillage de l’homme politique. Il avait
encore tenu, au cours du deuxième Congrès, à donner la parole à l’homme
politique, en l’occurrence Ahmed Sékou Touré, afin qu’il livre sa vision
profonde de la culture. Emboîtant le pas à Diop, Césaire accepte de
manifester sa solidarité à Sékou Touré. Il lui accorde même son soutien en
préfaçant l’œuvre de celui que toute l’Afrique intellectuelle considère
encore en 1959 comme un rebelle – à cause de son opposition aux termes du
référendum sur l’autodétermination des pays africains de 1958. Toutefois,
subrepticement, Césaire tient un discours qui ne cesse de ruiner dans le fond
l’entente cordiale et l’harmonie entre les deux personnages importants du
monde noir moderne (l’homme de culture et l’homme politique). Il semble
persuadé que leurs ambitions et leurs orientations respectives deviendront à
terme divergentes et les éloigneront l’un de l’autre.
Cette vision d’un monde noir décolonisé et cette fonction accordée à
l’homme de culture noir entraient en contradiction avec la situation que
Césaire vivait au sein du Parti communiste français, en tant qu’homme
politique et homme de culture, en tant qu’intellectuel et artiste. Pour se mettre
en conformité avec lui-même, la tête d’affiche des deux Congrès va devenir
une tête de pont de la rupture.
VIII
Etre enfin soi-même
Un Martiniquais
face au Parti communiste français

Lorsque s’achève le premier Congrès international des écrivains et


artistes noirs, au soir du 22 septembre 1956, par un débat consacré au
dialogue entre l’Afrique et l’Europe dirigé par Léopold Sédar Senghor et par
une résolution des délégués portant sur le même sujet, rien ne laisse présager
la tempête qu’Aimé Césaire va soulever un mois plus tard, presque jour pour
jour. Le 24 octobre, il envoie sa lettre de démission au secrétaire général du
Parti communiste français, Maurice Thorez. Cet acte audacieux est en réalité
l’aboutissement d’un long et lent processus d’interrogations personnelles et
le signe d’une maturité politique. De fait, depuis le Discours sur le
colonialisme (1955), où la référence au parti communiste a disparu, et
depuis la critique de l’art poétique (1955) qui était déjà une attaque en règle
contre l’une des figures les plus marquantes du Parti, Louis Aragon,
l’intellectuel noir Aimé Césaire a commencé à sortir de la ligne officielle
fixée par le parti communiste.
On connaissait le poète admirable manieur de mots, le magistrat
bâtisseur de villes, le pamphlétaire de talent, le congressiste éveilleur des
consciences nègres. On découvre, à la faveur de cette rupture, au lendemain
de ses quarante-trois ans, un artiste en politique, un metteur en scène
talentueux, un combattant habile à la manœuvre pour retourner les pratiques
staliniennes contre le Parti, et qui affronte, à mots nus et à tactiques égales,
les instances nationales et locales du communisme français : il s’agit de faire
triompher ce qu’il considère comme la « voix de nous-mêmes ».
Chronique d’une rupture bien soignée
La démission d’Aimé Césaire du PCF est un modèle de stratégie. Avant
d’en montrer toutes les dimensions, une reconstitution des quatre jours qui
vont ébranler le Parti, du 23 au 26 octobre 1956, s’impose.
Le mardi 23 octobre 1956, le président de l’Assemblée, André
Le Troquer (1884-1963), reçoit des « demandes d’interpellation » de MM.
les députés Aimé Césaire, Rosan Girard et Raymond Vergès « sur les
mesures que préconise le gouvernement pour résoudre la crise politique,
économique et sociale des départements d’outre-mer en général » et de
chacune des îles (Martinique, Guadeloupe, Réunion) en particulier.
Le Troquer conclut son annonce par la formule suivante : « La date des
débats sera fixée ultérieurement158. »
Ce même jour, Césaire demande qu’une « modification » soit apportée
« aux listes électorales des groupes159 ». Il fait cause commune avec deux
députés africains du Groupe des indépendants d’outre-mer, Joseph Conombo
(1917-2008) et Henri Guissou (1910-1979), qui quittent eux aussi leur
formation politique. Le « Groupe communiste », va compter désormais 143
membres au lieu de 144 : il faut « supprimer le nom de Césaire160 ».
Le mercredi 24 octobre 1956, le député de la Martinique adresse sa
lettre de démission du Parti communiste français à Maurice Thorez, son
secrétaire général. Il en dépose une copie à l’hebdomadaire France-
Observateur, qui en publiera les extraits les plus significatifs dans son
édition du jeudi 25 octobre, avec des commentaires qui situent la portée de
l’événement. Césaire écrit une autre lettre à l’intention du secrétaire du
comité fédéral de la fédération de la Martinique du parti communiste à Fort-
de-France, dans laquelle il reconnaît n’avoir pas pu s’expliquer avec ses
membres, « au préalable », sur sa décision, en raison des « conditions
d’éloignement ».
Le jeudi 25 octobre, Maurice Thorez, qui a pris connaissance de la lettre
de démission, découvre en même temps la copie de France-Observateur.
Il rédige à l’intention du démissionnaire une brève réponse, publiée dans
L’Humanité du vendredi 26 octobre 1956 sous le titre : « M. Thorez répond
à Césaire » et qui commence par ces mots : « Je vous accuse réception de
votre lettre de démission du Parti que je trouve dès ce matin dans un organe
qui se spécialise décidément dans une besogne anti-communiste
systématique. »
Ce même jour, le groupe communiste participe à un important débat sur
la « politique générale du gouvernement ». Pendant que le Parlement vote la
confiance au gouvernement de Guy Mollet (par 330 voix contre 140), en
l’absence de Césaire, qui n’a pas pris part au débat, le bureau de
l’Assemblée entérine sa démission du PCF et lui retire sa délégation de la
Commission des territoires d’outre-mer à laquelle il avait toujours siégé.
A travers cette rapide chronique des faits, se dessine la stratégie de
démission suivie par Césaire. Après avoir louvoyé avec les pratiques du
comité fédéral de la Martinique du parti communiste et critiqué ses
orientations politiques, il va garder un silence complet sur ses intentions,
entreprendre son action dans la solitude, surprendre ses compagnons et
camarades par l’annonce et l’exécution de ses plans avec une vitesse
redoutable.
Césaire avait d’abord tenté la stratégie du contournement. Elle consiste à
faire gagner le plus de temps possible avant de participer au crime collectif.
On peut le voir à travers « l’affaire Rustal-Serbin-Dorival » qui tient en
haleine les militants communistes de la Martinique pendant trois ans (de
1953 à 1956). En 1954 en effet, la fédération locale a engagé une procédure
d’exclusion à l’encontre de trois employés de la commune de Fort-de-
France, François Rustal, Félix Dorival et Maurice Serbin. Soupçonnés
depuis 1945 de « menées subversives », ils sont accusés de « méthodes
aventuristes », de « manœuvres de division » et de collusion avec les
« forces de la réaction ». Ils accuseraient Césaire de « ne pas être
communiste », et feraient courir le bruit qu’à la municipalité, il existait une
rivalité entre le maire de Fort-de-France et son premier adjoint, Georges
Gratiant. Rustal a ainsi réussi à suborner Félix Dorival et à l’enrôler à son
service, c’est-à-dire lui faire organiser avec précision ses attaques contre
Gratiant. Il va lui fournir des « documents » qui se révéleront au bout du
compte un « monstrueux tissu de mensonges et de calomnies ». Maurice
Serbin semble, pour sa part, avoir couvert les agissements de ses compères
et avoir refusé de les dénoncer comme il aurait dû devant les instances du
Parti. Celui-ci, ne pouvant supporter ces agissements contraires à son
éthique, les avait donc sanctionnés après les avoir obligés à faire leur
autocritique.
La cellule de Césaire a fourni « la contribution la plus efficace dans la
mise en pleine lumière des conceptions opportunistes et sectaires de
Dorival », comme le souligne le journal Justice du 29 juillet 1954. Elle a
apporté la preuve éclatante que l’accusé, contremaître de son état, faisait de
l’opposition de classes son principal tremplin. Dans ses anciennes fonctions
de chef de section, Dorival opposait systématiquement « ouvriers » et
« intellectuels », « ouvriers » et « fonctionnaires ». Mieux que Serbin et
Rustal, il se comportait en « ennemi réel du Parti ». Cette cellule transforme
ainsi une histoire en apparence banale de subornation en une vraie lutte de
classes plus adéquate à la vision marxiste. On le voit, Césaire ne craint pas
alors de tordre les faits pour les rendre conformes à la conception marxiste
du réel. Il épouse toute la démarche juridique de la fédération, qui cache une
dictature derrière des pratiques démocratiques. L’éditorialiste de Justice
conclut le compte rendu des faits en ces termes : « Toutes les garanties de
libre critique ont été assurées, les principes du Parti ont été scrupuleusement
respectés. […] La preuve […] est faite que nous sommes en face d’une
calomnie dont le but évident est de discréditer un dirigeant aux yeux des
militants et des masses. »
Suivant les recommandations de la Xe conférence fédérale, toutes les
cellules s’engagent à en « finir avec ces campagnes de dénigrement » qui
minent le fonctionnement du Parti. De fait, le journal Justice se fait l’écho
des cellules qui enregistrent et adoptent, les unes après les autres, entre les
1er et 29 juillet 1954, des « motions de sanctions » contre ces trois employés.
Après les cellules André-Aliker, Marcel-Monnerot, Albert-Cretinoir,
Joseph-Del, Romain-Rolland, Georges-Gratiant, Lucien-Sampaix, Auguste-
Déféal, c’est le tour de la cellule Aimé-Césaire, la dernière à adopter cette
motion d’exclusion dans des termes identiques, bien qu’elle ait contribué de
façon éclairante à élucider les faits.
A la lumière de ces quelques faits, on comprend mieux le malaise de
Césaire au sein du Parti. Au-delà de la stricte dimension humaine de son
geste – une hésitation à se comporter en salaud –, sa réticence à voter
s’explique en grande partie par le fait que le comité fédéral, en 1954, instruit
des procès en imitant la purge du comité central du PCF au début des années
1950, lorsque Jacques Duclos avait fait exclure vingt-sept de ses membres,
tous issus de la Résistance. Cette pratique est d’autant plus inacceptable aux
yeux de Césaire que le travail à faire, l’éducation des masses populaires, la
recherche des voies et moyens d’une autonomie politique, est immense. Il
suffit de relire ses propos au cours du XVIIIe congrès du Parti, qui se tint du
3 au 7 juin 1954 à Ivry. Il y soulignait que la revendication autonomiste
prenait de l’ampleur : « Dans les trois îles, on assistait à la formation de
fronts anticolonialistes dans des couches de plus en plus larges de la
population. » A l’analyse, Césaire se révélait un communiste contraint aux
pratiques staliniennes et qui, conscient de cette réalité, allait se repentir dans
et par une dissidence où il pouvait – enfin – pousser un cri longtemps retenu.
Césaire tenta aussi la stratégie de la critique interne du Parti. Il soutint
ainsi l’orientation politique de la XIe conférence fédérale (qui eut lieu du 6
au 7 août 1955). Celle-ci adopta une résolution rejetant l’assimilation qui
niait « le caractère colonial de notre pays, masqu[ait] l’oppression et de ce
fait désarm[ait] les masses populaires ». Aimé Césaire remporta les
élections de janvier 1956 sur un mot d’ordre autogestionnaire : « donner aux
Martiniquais une participation plus large dans la gestion de leurs propres
affaires ». Mais en réalité, le maire de Fort-de-France se montrait critique
vis-à-vis de sa fédération et du secrétaire de celle-ci, Camille Sylvestre. Il
exprima sa position en profitant du compte rendu du rapport de cette
XIe conférence fédérale du parti communiste publié dans le journal Justice
du 2 février 1956, sous le titre : « Une brochure qu’il est du devoir de
chaque Martiniquais de lire et de relire. » Après avoir approuvé le constat
dressé par Camille Sylvestre, qui considérait que la situation de la
Martinique était coloniale, ainsi que les modalités établies pour « en sortir »,
Césaire pensait que le comité fédéral et son secrétaire ne semblaient pas
avoir pris l’exacte mesure du problème. A ses yeux, le dessein, le projet et
la perspective politiques sont flous : « Que sommes-nous ? Une colonie. Que
faire ? Combattre le colonialisme ! Tout cela est fort bien. Une dernière
question s’impose : Où allons-nous ? On voudrait une réponse… Mais la
brochure est datée : août 1955. C’est dire que pas mal d’eau a coulé sous les
ponts. […] Depuis […] il y a eu les élections […] et l’adhésion massive qui
a été donnée par le peuple martiniquais à notre programme. »
Césaire use de l’euphémisme lorsqu’il considère que le rapport de
Camille Sylvestre offre une « bonne base » d’action : « C’est dire que notre
critique n’en est pas une et que le rapport de Camille Sylvestre à la
XIe conférence fédérale pour n’être pas absolument à jour n’en a pas moins
le mérite de fixer un moment capital de la politique de notre Parti : celui qui
précède et prépare un bond en avant décisif. » Dès le lendemain de la
victoire aux élections de janvier 1956 donc, Césaire va prendre ses
distances avec l’orientation politique du comité fédéral.
Il joue cette fois-ci la stratégie de la ruse. Pour ne pas être pris en défaut,
Césaire s’est entouré de nombreuses précautions. La première : ne pas
éveiller les soupçons du secrétaire général du Parti sur ses intentions. Trois
semaines avant sa lettre de démission, Césaire avait rendu à Maurice Thorez,
à la demande de ce dernier, une visite de courtoisie. Ils s’étaient entretenus
« du Congrès international des écrivains noirs et de certains problèmes
littéraires » comme le révélera le secrétaire général du Parti, avant
d’ajouter : « Et il m’avait semblé que nos points de vue concordaient. »
Cette phrase peut être entendue comme une sorte d’accord tacite entre
Césaire et le secrétaire général ; une sorte de blanc-seing accordé par le plus
haut responsable du Parti à son député.
La deuxième précaution : apporter la preuve de l’inconfort de tous les
députés communistes d’outre-mer au Parlement. La « demande
d’interpellation » formulée collectivement par les trois députés des Antilles
et de la Réunion n’avait aucune chance d’aboutir et Césaire le savait bien.
Sous la IVe République, rappelons-le, une « demande d’interpellation »
permettait aux parlementaires en séance publique de demander des
explications au gouvernement, d’engager un débat auquel plusieurs autres
membres pouvaient participer. C’est très précisément le cas, par exemple,
lors de la séance du 25 octobre 1956. Or, la demande des députés d’outre-
mer n’ayant visiblement fait l’objet d’aucune discussion préalable en
commission de groupe, elle ne pouvait bénéficier d’aucun consensus en son
sein. Pour Césaire, tout cela n’avait aucune importance ! Le fait que le Parti
ne se soit pas soucié de cet acte d’une importance capitale dans le
fonctionnement des travaux de l’Assemblée était déjà le signe de l’absence
d’une prise en compte de la parole du colonisé. C’est ce que Maurice Thorez
appellera plus tard dans sa « réponse » à Aimé Césaire un « prétexte ».
La troisième précaution : organiser ce qu’on appellera son
« insolvabilité parlementaire ». En démissionnant du groupe parlementaire
avant de quitter le Parti, Césaire se prémunit contre l’injonction de
démissionner de ses mandats d’élu. Il manifeste ainsi une liberté totale par
rapport aux instances nationales communistes. Césaire quitte le groupe
communiste sans en référer à son président (Jacques Duclos) parce que rien
ne l’y oblige. Il va informer le secrétaire général (Maurice Thorez) de sa
démission sans lui en avoir au préalable parlé (contre la première règle du
Parti, à qui on ne « doit rien cacher »). Il accomplit cet acte comme une
formalité. En se fondant sur sa seule qualité d’élu, Césaire a pris au pied de
la lettre la parole de Mirabeau qui, au moment des Etats généraux de 1789,
aurait répondu à l’envoyé du roi : « Nous sommes ici par la volonté du
peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes. »
La quatrième précaution, enfin : avertir les membres de la fédération du
parti communiste de la Martinique. En prétextant la « distance » pour
justifier de son impossibilité de s’expliquer avec ses camarades martiniquais
avant sa démission, Césaire veut ménager leur susceptibilité. Il laisse
entrouverte la porte d’un dialogue, en espérant les amener plus tard à
épouser ses vues. Il pense que son combat est celui de toute une fédération,
de tout un pays : « Je n’ai pas démissionné du parti communiste martiniquais,
car je pensais que je lui appartenais encore », dira-t-il plus tard. Mais cette
attitude de Césaire est à double tranchant. Il ne ferme pas non plus
l’hypothèse d’une rupture totale en cas de désaccord profond. Son combat ne
saurait se situer au même niveau que celui de cette fédération dont les
membres du comité fédéral s’appliquent à singer en tout point le stalinisme
parisien, comme on l’a dit plus haut.

Sortir par la grande porte


L’objectif étant de quitter le Parti sans briser sa vie d’homme politique
qui tient encore à exercer ses fonctions, comme il l’avait dit dans son poème
« Investiture » de 1945, Césaire a opté pour la voie la plus simple, la plus
risquée et la plus audacieuse : sortir par la grande porte. Une date de départ
bien choisie, des moyens médiatiques adéquats sont mis au service d’une
lettre de démission bien argumentée.
Dès les premières lignes de sa « Lettre à Maurice Thorez », Césaire
procède à un droit d’inventaire du « communisme international » en général,
« tel qu’il est patronné par l’Union soviétique », et du « communisme
français » en particulier. Face au silence du Parti confronté aux révélations
du rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline, Césaire critique sa
répugnance « à s’engager dans les voies de la déstalinisation ; sa mauvaise
volonté à condamner Staline et les méthodes qui l’ont conduit au crime ; son
inaltérable satisfaction de soi ; son refus de renoncer […] en ce qui le
concerne aux méthodes antidémocratiques chères à Staline ». Aux yeux de
Césaire, le fonctionnement du Parti « autorise à parler d’un stalinisme
français qui a la vie plus dure que Staline lui-même et qui, on peut le
conjecturer, aurait produit en France les mêmes catastrophiques effets qu’en
Russie, si le hasard avait permis qu’en France il s’installât au pouvoir ». La
charge est violente. Césaire refuse purement et simplement au PCF toute
capacité à gouverner en dehors des pratiques de la dictature.
Le député dissident exprime ensuite sa déception devant l’inertie dont
fait preuve le Parti – gouverné par des vieillards – face à l’évolution de
l’Histoire. Il accuse en somme le comité central d’avoir fait du PCF un parti
bourgeois, dont la seule préoccupation est la satisfaction de l’ego de
quelques-uns, et non plus un Parti dans lequel la réflexion intellectuelle, le
questionnement permanent, la remise en cause du statu quo, bref, la
dynamique et le mouvement devaient être les signes avant-coureurs de
l’esprit de progrès.
On attendait du Parti communiste français une autocritique probe ; une
désolidarisation d’avec le crime qui le disculpât ; pas un reniement, mais un nouveau
et solennel départ ; quelque chose comme le parti communiste fondé une seconde
fois… Au lieu qu’au Havre, nous n’avons vu qu’entêtement dans l’erreur,
persévérance dans le mensonge ; absurde prétention de ne s’être jamais trompé ;
bref, chez des pontifes plus que jamais pontifiant, une incapacité sénile à se
déprendre de soi-même pour se hausser au niveau de l’événement et toutes les ruses
puériles d’un orgueil sacerdotal aux abois.

Césaire fustige la direction du Parti en des termes qui rappellent le ton


du Discours sur le colonialisme dans sa version pamphlétaire parue en
1950 aux éditions Réclame (celle du parti communiste justement). Traiter ses
dirigeants de « séniles », c’était remettre en cause leur capacité à
comprendre l’évolution du monde et de l’Histoire. Alors que tous les partis
communistes du monde (Italie, Pologne, Hongrie, Chine) avaient opéré leur
mue, seul le PCF campait « orgueilleusement » sur ses positions. Dénoncer
l’obstination et la persévérance dans l’erreur, c’était montrer combien le
parti du Progrès s’était enfermé dans une confortable régression. « Le parti
français, au milieu du tourbillon général, se contemple lui-même et se dit
satisfait. Jamais je n’ai eu autant conscience d’un tel retard historique
affligeant un grand peuple. »
Ce déficit d’objectif, de hauteur de vues du Parti dans l’approche des
faits sociaux et la mise en place des idées de progrès se double aux yeux de
Césaire d’une absence de compréhension de la question noire et de la
question coloniale. Son expérience « d’homme de couleur » lui a montré que
le parti communiste pratique un racisme qui n’est que la symétrie des
« pratiques honteuses de l’antisémitisme qui ont eu cours dans des pays qui
se réclament du socialisme ». Elle lui a permis également d’acquérir « la
conviction que nos voies et celles du communisme tel qu’il est mis en
pratique, ne se confondent pas purement et simplement ; qu’elles ne peuvent
se confondre purement et simplement ».
Césaire souligne que « la singularité de notre situation dans le monde qui
ne se confond avec nulle autre », tant sur le plan historique, politique que
culturel, nécessite que soient repensées les modalités d’approche des
problèmes qu’elle pose : « Nos questions, ou si l’on veut, la question
coloniale ne peut pas être traitée comme une partie d’un ensemble plus
important, une partie sur laquelle d’autres pourront transiger ou passer tel
compromis qu’il leur semblera juste de passer eu égard à une situation
générale qu’ils auront seuls à apprécier. »
Pour les besoins de sa cause, le Parti instrumentalise les pays colonisés
dans le but évident de faire triompher, non le marxisme ou le socialisme mais
la politique des uns contre les autres, les intérêts personnels contre les
intérêts collectifs, comme l’a révélé le débat sur la question algérienne. En
effet, par discipline, Césaire a voté avec son Parti les pleins pouvoirs au
gouvernement Guy Mollet-Lacoste pour sa politique en Afrique du Nord. Il a
conscience d’avoir placé la solidarité avant ses convictions propres
d’homme colonisé, et d’avoir commis une erreur, sinon une faute : s’être
opposé à l’autodétermination d’un peuple opprimé.
Ce vote contre les intérêts des colonisés qu’il représente lui ouvre les
yeux sur la nature de la lutte des classes prônée par le Parti. Il s’oppose
désormais à l’identité établie entre les ouvriers et les colonisés : « Notre
lutte, la lutte des peuples coloniaux contre le colonialisme, la lutte des
peuples de couleur contre le racisme est beaucoup plus complexe, […] d’une
autre nature que la lutte de l’ouvrier français contre le capitalisme et ne
saurait en aucune manière être considérée comme une partie, un fragment de
cette lutte. » L’identité entre les deux classes est d’ailleurs factice dès lors
que la notion de classe n’a ni la même signification, ni la même histoire, ni la
même portée dans les sociétés métropolitaine et coloniale.

D’autres voies possibles


Pour Césaire, les différences d’évolution historique et d’organisation
sociale incitent à l’invention d’un autre avenir politique aux
sociétés colonisées : « Je me suis souvent posé la question de savoir si dans
des sociétés comme les nôtres, rurales comme elles sont, des sociétés de
paysannerie, où la classe ouvrière est infime et où, par contre, les classes
moyennes ont une importance politique sans rapport avec leur importance
numérique réelle, les conditions politiques et sociales permettaient dans le
contexte actuel, une action efficace d’organisations communistes agissant
isolément (à plus forte raison d’organisations communistes fédérées ou
inféodées au parti communiste de la métropole). »
Césaire se prend à rêver d’une nouvelle structure adaptée à la situation
des colonisés qui n’ont besoin, pour leur développement, ni de sectarisme, ni
de querelles intestines, mais « d’une forme d’organisation où les marxistes
seraient non pas noyés, mais où ils joueraient leur rôle de levain,
d’inspirateurs, d’orienteurs et non celui qu’à présent ils jouent
objectivement, de diviseurs de forces populaires ». C’est bien « pour le plus
large contre le plus étroit » que Césaire opte en quittant le Parti, c’est-à-dire
pour le rassemblement du plus grand nombre contre le groupuscule.
Le député de la Martinique s’élève contre ce qu’il appelle le
« fraternalisme », la version communiste du « paternalisme ». Il réclame
pour les peuples colonisés l’autonomie de penser et de faire, la
responsabilité de mener comme bon leur semble leurs propres affaires. « Ce
n’est ni le marxisme ni le communisme » qu’il renie, mais l’usage que
certains en font. Ce qu’il veut « c’est que le marxisme et le communisme
soient mis au service des peuples noirs, et non les peuples noirs au service
du marxisme et du communisme ». Césaire estime que « toutes nos voies, la
politique comme la voie culturelle, ne sont pas toutes faites ; qu’elles sont à
découvrir, et que les soins de cette découverte ne regardent que nous. […]
C’est dire que pour notre part, nous ne voulons plus nous contenter d’assister
à la politique des autres. Aux rafistolages de conscience ou à la casuistique
des autres. L’heure de nous-mêmes a sonné ».
A la manière du gecko, son animal fétiche du Cahier d’un retour au
pays natal, Césaire opère dans cette lettre une révolution complète.
Toutefois, pour que la mue soit totale, c’est-à-dire qu’elle ait un sens pour
lui, il fallait encore qu’elle soit bien visible. A cet égard, la date de
démission n’est pas choisie au hasard. Sur le plan politique, en
octobre 1956, la vie électorale connaît un long répit, même si l’exécutif en
France est instable, comme le montre la succession des cabinets ministériels.
En démissionnant à ce moment-là, Césaire ne prend pas le risque d’affronter
immédiatement le suffrage universel dans une élection qu’il peut perdre.
Pour un homme politique français avisé comme lui, une année sans élection
est une année de liberté d’action ; une fenêtre de tir propice, en quelque
sorte, à toute audace. De plus, l’élu étant habitué depuis 1946 à des
échéances électorales à date presque fixe (en général aux mois de novembre-
décembre-janvier ou de juin-juillet), sa démission au mois d’octobre lui
laissait pleinement le loisir et la possibilité d’envisager sereinement – c’est-
à-dire en prenant un peu d’avance – les échéances à venir.
Cette date est également importante sur le plan de l’histoire du
communisme international. En signant sa lettre de démission le 24 octobre,
Césaire a conscience qu’il est dans le mouvement de l’Histoire. Cette lettre
était prête depuis longtemps, il n’attendait que le moment propice pour
l’envoyer à son destinataire. Sur ce point, ses souvenirs sont assez précis.
Face au silence de ses camarades communistes – antillais en particulier – à
qui il a exposé dans une indifférence générale ses réserves sur le
fonctionnement du Parti et son inconfort face aux orientations politiques de la
direction –, il a tiré les conséquences qui s’imposaient : « C’est devenu
intenable. […] C’en est venu à un point tel que, un soir, je me suis isolé, et
j’ai écrit ma “Lettre à Maurice Thorez”. Puis, après les événements de l’Est,
Prague, et tout le reste, j’ai démissionné du Parti communiste français, dont
j’étais devenu membre par la force des choses et dans lequel je ne me
reconnaissais plus161. »
Ce sont bien les insurrections de la Pologne, dès le 19 juin, puis de la
Hongrie, dans la nuit du 23 au 24 octobre 1956, qui décident Césaire à
envoyer sa lettre de démission à Maurice Thorez. Celle-ci lui parvient au
moment même où les ouvriers de Budapest, suivis de ceux venus de toute la
Hongrie, excédés par les conditions d’exploitation infernales et la terreur
imposées par le régime stalinien au pouvoir depuis 1948, embrasent le pays
dans une insurrection armée. La transformation du Parti communiste polonais
et la révolte du prolétariat hongrois contre l’ordre à la mode stalinienne,
pesant avec la force d’une chape de plomb sur les ouvriers des pays de l’est
de l’Europe, indiquent la nouvelle voie révolutionnaire ou progressiste qu’il
faut suivre. En se solidarisant avec les ouvriers hongrois, Césaire est dans
l’histoire l’un des premiers intellectuels français (sinon le seul) à quitter le
PCF. Plusieurs autres, on le sait, manifesteront eux aussi avec courage leur
désapprobation. Mais ce sera au lendemain de la révolte et l’entrée des
chars russes en Hongrie162 ; ou, beaucoup plus tard encore, après l’invasion
de l’Afghanistan, comme le fera Guillevic.
Le héraut des intellectuels
Après la date, le mode de médiatisation. Dans son acte de démission,
Césaire va recueillir le soutien d’une partie de la gauche non communiste et
anticolonialiste française, à l’exemple de l’hebdomadaire France-
Observateur et d’une bonne partie des intellectuels du monde noir réunis
autour de la revue Présence africaine.
France-Observateur, qui tirait à plus de 100 000 exemplaires – alors
que L’Humanité connaissait déjà un déclin, loin des 248 000 exemplaires de
1948 et des 173 492 de mars 1956 – et paraissait le jeudi, va jouer un
premier rôle important dans cette aventure. Il assure une rapide publication
de la « Lettre à Maurice Thorez », illustrée par une photo (en pleine page) de
Césaire. Il protège ainsi ce dernier du PCF, qui aurait pu n’en donner – dans
le meilleur des cas – qu’une version édulcorée ou caricaturale. Signalons au
passage que L’Humanité publie « M. Thorez répond à Césaire », alors que
la lettre de celui-ci n’y a jamais paru. France-Observateur va lui éviter
aussi une censure plus large qui aurait pu prendre la forme du refus du
Syndicat national du livre, affilié à la CGT, de faire passer la lettre de
Césaire sur les rotatives des imprimeries contrôlées par le Parti. En d’autres
termes, comme pour une bataille électorale, Césaire s’est assuré la victoire
de la communication.
Les effets médiatiques de ce choix vont être démultipliés par les
procédés journalistiques mis en place par France-Observateur. Pour
donner plus de retentissement à cette rupture, le journal publie des extraits de
la « Lettre à Thorez » en les faisant précéder d’une introduction qui en situe
la portée. Ce choix est judicieux. Si les commentaires adhèrent aux thèses de
Césaire et soutiennent son action, le journal évite les écueils de la
propagande. France-Observateur souligne d’abord le courage du député
martiniquais qui exprime, « à l’égard de la politique adoptée par le PCF
depuis la déstalinisation, des critiques et des protestations dont il semble
bien établi qu’elles sont partagées aujourd’hui par la majorité des
intellectuels communistes, quand bien même ceux-ci hésiteraient à les
exprimer au grand jour ». Césaire est promu héraut des intellectuels
opprimés au sein du Parti.
Cette place est d’autant moins usurpée que dans un long article, « L’heure
zéro des intellectuels du Parti communiste français », publié dans le même
numéro de France-Observateur, Edgar Morin procède à une critique
vigoureuse de ces intellectuels qui ont « vécu ou se sont convertis à un
communisme mysticisé et ignorant, c’est-à-dire apolitique, d’où le
crétinisme politique qui encore aujourd’hui paralyse les meilleurs ».
L’ancien militant communiste devenu sociologue dénonce le conformisme de
ceux qui en sont réduits à ce qu’il appelle – non sans quelque méchanceté –
des « aragonades » et des « kanapéteries » (se référant à Jean Kanapa (1921-
1978), fondateur de La Nouvelle Critique163). Pour Morin, « les
intellectuels du Parti communiste n’ont pas seulement été incapables jusqu’à
présent de vouloir une action politique, ils ont été incapables de la penser ».
De fait, le PCF, qui connaît des secousses idéologiques intérieures,
mineures mais réelles, contraint ses intellectuels au silence. On songe à
Haïm Slovès (1905-1988) par exemple, le dramaturge juif, qui adresse sans
réponse au comité central dès le 5 février 1955 un mémorandum concernant
la question de la culture yiddish et sa persécution en URSS. Il proteste au
sein du Parti et espère changer les choses de l’intérieur. En vain. On pense à
certains communistes convaincus, comme Elsa Triolet, qui découvre après
son exclusion du Congrès pour la paix qui se tient en URSS en 1952 le
silence peu courageux que le PCF oppose à l’antisémitisme russe. On pense
encore à l’indignation de certains autres, comme Aragon lui-même164, ou
comme Pierre Daix, qui ne peuvent exprimer leurs convictions profondes
qu’en usant de l’alibi culturel. Au regard de ces quelques exemples, on
comprend en quoi la dissidence de Césaire, au mois d’octobre 1956, relève
d’un geste auparavant impensable au sein d’un Parti où les intellectuels
semblent de plus en plus muselés par les instances de la direction. Césaire a
simplement dit haut et fort ce qui se murmure au sein du Parti. C’est sans
doute le plus grand reproche que peuvent lui faire les instances dirigeantes :
avoir exposé avec autant de pertinence, à l’extérieur de l’institution, les
dérives idéologiques et les pratiques discutables du PCF.
L’admiration que l’hebdomadaire France-Observateur porte à celui
qu’il considère comme « l’un des plus grands écrivains français », ne tient
pas seulement au fait que Césaire a rempli son rôle d’intellectuel au sens où
l’entendait Albert Camus – cette autre figure respectée des fondateurs du
journal. Elle s’explique aussi par le fait que le député communiste a pris le
risque d’aller au bout de ses convictions, c’est-à-dire qu’il s’est donné les
moyens de sa politique. Les intellectuels qui avaient manifesté jusque-là leur
désaccord avec le Parti ou exprimé leur désapprobation de sa ligne n’avaient
pas démissionné, mais en avaient été exclus. Ce qui était tout différent. Le
Parti avait acquis par ce moyen une puissance toujours plus grande sur ses
membres. Camus, par exemple, avait été exclu de la fédération du parti
communiste en Algérie en 1937 sous le chef d’accusation de
« déviationnisme trotskyste » parce qu’il s’était opposé à l’alliance avec les
radicaux-socialistes, dont il jugeait l’orientation idéologique
« colonialiste ». Le Parti avait instruit post mortem (entre 1946-1947) le
procès en trahison de Paul Nizan, mort à la guerre en 1940, parce qu’il avait
démissionné du Parti en 1939 à la suite du pacte germano-soviétique pour
bien montrer qu’on ne quittait pas le Parti impunément. Le sociologue Edgar
Morin avait été exclu du PCF en 1951 pour n’avoir pas repris sa carte et
s’être fait passer pour communiste, comme il l’a rapporté lui-même dans
Autocritique (1959). A la différence de tous ces intellectuels, Césaire est
tout à la fois, écrivain et politique, élu et intellectuel, communiste français et
descendant d’esclaves noirs. Cette double posture lui permet de se situer en
un double lieu, à partir duquel la rupture est plus significative.
Après avoir bénéficié du soutien des intellectuels non communistes,
Césaire va recevoir celui des intellectuels noirs réunis pour le premier
Congrès international des écrivains et artistes noirs de Paris. La maison
d’édition Présence africaine publie en effet dès le mois de décembre 1956,
pour la première fois en France et dans son intégralité, la lettre de Césaire,
sous le simple titre, Lettre à Maurice Thorez. L’ouvrage devient très vite
un best-seller, en particulier dans les milieux intellectuels africains. Il
s’agissait de contrer la montée en puissance des anti-césairiens antillais et
de préparer les batailles électorales futures, dont le succès pour Césaire était
nécessaire au triomphe de ses idées.
Dans sa préface, Alioune Diop refuse d’entrer dans la polémique qui,
selon lui, n’engage que le député-maire de Fort-de-France et ne concerne que
les communistes. Il ne retient, en homme de lettres, que la valeur littéraire et
culturelle de l’essai, qui témoigne à ses yeux de la vérité profonde d’un
homme et de son honnêteté. Selon lui, Césaire a établi le constat simple que
son cheminement intellectuel avec le parti communiste a trouvé ici une fin
honorable.
Qu’Aimé Césaire dénonce ici une forme d’impérialisme culturel – voilà qui ne va pas
à l’encontre de notre lutte. Qu’il revendique, d’autre part, la libération de l’initiative
spirituelle, culturelle et partant politique des peuples noirs, cela rejoint
merveilleusement le sens de l’action que depuis des années Présence africaine n’a
cessé de mener.

Le premier Congrès des écrivains et artistes noirs, qui s’était achevé sur
une résolution anticoloniale collective, unanime et solidaire, avait renforcé
de fait la position que Césaire avait prise dès 1948 et la publication de son
article « L’impossible contact » dans Chemins du monde. Il semblait ainsi
en phase non seulement avec lui-même, comme l’avait bien perçu Alioune
Diop, mais avec le peuple noir, dont il se considérait de plus en plus comme
l’un des dignes représentants. L’argument de son appartenance totale au
monde noir remplissait bien son office. Il lui permet de se rapprocher une
fois de plus de son « plus que frère », Léopold Sédar Senghor, qui avait
rompu, lui, avec la SFIO, en envoyant le 27 septembre 1948 une lettre de
démission à Guy Mollet165. Senghor y critiquait déjà, lui aussi, le fait que son
parti « ne soit plus en Afrique noire du moins ni démocratique dans sa
structure, ni socialiste dans son action ». Il manifestait son incompréhension
devant le vote de la SFIO « contre l’égalité des pensions entre anciens
combattants “sénégalais” et anciens combattants métropolitains » et contre
« les amendements déposés par les députés antillais (y compris le socialiste
Valentino) en matière de Sécurité sociale ». Il ne comprenait pas non plus
l’abstention de son parti à l’Assemblée nationale ; une abstention obtenue
après une longue négociation – car « il allait voter contre si nous n’étions
intervenus » – « sur un amendement qui tendait à instituer le collège unique
avec une représentation proportionnelle dans les territoires d’outre-mer »,
parce que, pour la SFIO, cet amendement était « communiste ». Face à ces
logiques pour lui illogiques et devant ces pratiques de sectarisme, Senghor
militait déjà pour que soit recherchée une « voie africaine du socialisme ».
Cette appartenance au monde noir permet encore à Césaire d’emprunter
la même voie de la dissidence que Richard Wright, qui avait quitté pour sa
part le Parti communiste des Etats-Unis au début des années 1940, à la suite
des désaccords manifestés par son parti lors de la publication d’Un enfant
du pays (1940). Celui-ci lui reprochait l’excès de réalisme de son œuvre
dont le héros, fou de rage, finit par assassiner la jeune femme riche et
blanche tombée amoureuse de lui. Les critiques sectaires des Blancs comme
des Noirs du Parti traduisaient cette vision utopique bourgeoise du monde
que prônait le Parti. Césaire rejoint ainsi Senghor et Wright dans la
dénonciation du sectarisme et de la doctrine absurdes qui freinent toute
action politique des opprimés.
Présence africaine va faire appel à la solidarité des Noirs, qui s’est
affermie durant le premier Congrès, afin qu’ils contribuent au retentissement
international de cette lutte. Mercer Cook, hier encore très critique à l’égard
des analyses de Césaire sur la situation américaine, est désormais tout acquis
à sa cause. Il traduit en anglais une partie de la Lettre à Maurice Thorez et
la publie dans la revue Crisis dès le mois de mars 1957 sous le titre « A
distinguished Martinican leaves the Communists » (« Un Martiniquais de
renom quitte le Parti communiste »). Cette traduction va réconcilier Mercer
Cook et celui dont il considérait les propos comme un peu trop marxistes
lors du premier Congrès. L’internationalisation est d’autant plus importante
qu’elle permet à Césaire d’éviter l’isolement auquel le parti communiste
tente de le soumettre.

Césaire à l’index
Malgré le choix de Césaire de sortir par la grande porte, une telle
démarche ne se fera pas sans heurts ni conflits. Les ripostes des instances du
Parti aux communistes antillais (martiniquais et guadeloupéens), de Maurice
Thorez en passant par Roger Garaudy, vont fournir au poète l’occasion de
franchir le pas décisif de la déstalinisation. Elles visent pour l’essentiel à le
discréditer auprès des communistes ou, pour reprendre une expression tirée
d’un article de Thorez consacré à Paul Nizan, à « clouer le traître au
pilori166. »
Dans sa réponse, M. Thorez dresse en deux paragraphes un portait
psychologique de son ancien collègue martiniquais, Aimé Césaire, en tentant
de le calomnier :
Je me bornerai à constater que vous ne m’aviez nullement entretenu de vos
désaccords et de vos intentions lorsque je vous ai reçu longuement, il y a moins de
trois semaines. […] La dissimulation et l’agression brutale et publique contre le
Parti ne me paraissent pas les meilleurs moyens de bien servir la classe ouvrière et
tous les peuples opprimés.

Maurice Thorez exprime son étonnement et son incompréhension face à


la décision de Césaire quelques mois seulement après son rapport favorable
devant le comité fédéral de la Martinique, son succès aux élections, bref,
après la grande victoire du Parti aux législatives. Mais sa lettre est aussi le
signe de son impuissance devant cette rupture qu’il n’a pas prévue et contre
laquelle il est désarmé. Il ne peut se réfugier dès lors que dans le langage
stalinien bien connu du dénigrement. Sans rentrer dans le fond du sujet, sans
examiner les arguments intellectuels soulevés par Césaire, Maurice Thorez
l’accuse d’attitude « anticommuniste » et « d’antiparti », de dissimulation et
de double jeu, lui reproche de desservir les intérêts de la classe ouvrière –
sous-entendu après s’être servi d’elle. Ses arguments prennent place dans un
jeu dont Césaire a déjà par avance prévu les coups, comme on peut le penser
à la lecture de « l’affaire Rustal-Serbin-Dorival » évoquée plus haut. Mais il
n’en a prévu ni l’étendue, ni la perversité.
La machine implacable qui se met en branle dès la publication de la
réponse de Maurice Thorez dans L’Humanité va entrer dans une phase
d’autoreproduction. Les comités fédéraux de la Guadeloupe et de la
Martinique entrent en scène. Dès le 29 octobre, L’Humanité publie « Une
lettre de Rosan Girard, député de la Guadeloupe, à Maurice Thorez ». Pour
les autorités du Parti, il s’agit de montrer d’une part que la lettre d’un
Martiniquais peut être remplacée par celle d’un Guadeloupéen. L’usage de
l’origine raciale des protagonistes est indéniable ; d’autre part que les
intentions de Césaire ne sont pas celles de tous les Antillais ni de tous les
colonisés.
Pour Rosan Girard, Césaire est ce qu’on appelle dans le langage codé
des staliniens un « flanchard » – néologisme inventé pour dénigrer les exclus
et les dissidents : « Le marxisme de Césaire n’était pas solide. » Girard
insiste, comme Thorez, sur la « déloyauté » de Césaire : « Il est […] pénible
de voir un ami jusque-là estimé intellectuellement honnête manquer de
loyauté, verser dans la calomnie et l’imposture en se drapant du manteau de
la pureté. » Comme Thorez encore, Girard accuse Césaire d’une double
traîtrise : « C’est au moment où le Parti communiste français subit les assauts
les plus rudes des colonialistes pour sa solidarité en principe et en faits avec
tous les peuples coloniaux en lutte contre tous les impérialismes, français
compris, qu’un colonisé parmi les plus prestigieux vient lui manifester sa
reconnaissance par un coup de poignard brutal dans le dos. »
Enfin, comme les autres membres de son parti, Girard affirme la fidélité
totale des peuples antillais au PCF et assure le secrétaire général de leur
« solidarité », de leur « amitié » et de leur « confiance ».
L’agressivité de Girard peut s’expliquer par deux raisons. La première
est qu’il a le sentiment d’avoir été floué par son camarade martiniquais le
23 octobre en participant à la fameuse « demande d’interpellation » qui fut le
prétexte de la rupture. La seconde, c’est que l’esprit stalinien qui souffle sur
le Parti depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale incite les militants à se
méfier les uns des autres et à se dénoncer mutuellement. Rosan Girard, hier
encore l’allié de Césaire, devient son ennemi sans se poser d’autres
questions que le respect de la règle de l’unité du Parti.
Les élus de la Martinique lui emboîtent le pas. Ce même jour, le
29 octobre, une première résolution du comité fédéral de la fédération
communiste de la Martinique exprime son regret devant la décision prise par
Aimé Césaire ainsi que son désaccord sur les arguments qui justifient sa
rupture. Il se déclare toutefois « disposé » à entendre le maire de Fort-de-
France au cas où celui-ci aurait de « nouvelles explications à lui donner ».
Dès le 1er novembre, le journal Justice publie à son tour la « Lettre à
Maurice Thorez » déjà parue dans France-Observateur qui permet à tous
les militants antillais d’avoir une idée des arguments de Césaire. Il y joint le
texte de la fédération, daté du 29 octobre, qui « stigmatise l’attitude de
Césaire ».
Le 2 novembre 1956, L’Humanité publie la « Lettre à Aimé Césaire par
Roger Garaudy ». Le choix de cette plume n’est pas un hasard. Comme
Rosan Girard, le député de la Guadeloupe, compagnon de longue date
d’Aimé Césaire, Roger Garaudy est un admirateur du poète, un des meilleurs
connaisseurs de son œuvre au parti communiste, et même un de ses proches.
Il avait déjà publié, on le sait, dans l’organe du comité central, un article sur
l’œuvre de Césaire, qu’il considère comme l’un des grands poètes de langue
française167. Garaudy est commis d’office dans le rôle d’accusateur public
dont il s’est souvent acquitté pour le compte du Parti (contre Sartre, Mauriac,
ou Breton). Cette fois-ci, sa plume a d’autant plus de poids qu’il vient
d’entrer au comité central du Parti, de retrouver les bancs de l’Assemblée
nationale (comme député de la Seine), à la faveur des élections de janvier
(après avoir été de 1946 à 1951 député du Tarn), et d’en être l’un des cinq
vice-présidents.
Cette « Lettre à Aimé Césaire » qui se présente comme la réponse
intellectuelle du Parti est sans surprise. Garaudy partage avec Rosan Girard
et Maurice Thorez la pratique du dénigrement du dissident. Pour lui, Césaire
n’est pas un intellectuel communiste fiable ; il est resté « bourgeois », et
même un peu « négrier », comme le montre le langage de l’apocalypse qu’il
utilise. Selon une terminologie qui lui est désormais familière, Garaudy
considère que Césaire est un « fossoyeur » du Parti. Sa duplicité le « qualifie
mal pour parler au nom de la conscience et prétendre donner des leçons de
morale ».
Pour le philosophe, Césaire est incapable de distinguer entre une bonne
et une mauvaise politique. A la différence du vrai communiste, qui doit bien
connaître et respecter la ligne, le député d’outre-mer est dans l’erreur.
Garaudy réussit à minimiser la portée de la date du 24 octobre 1956, jour de
démission de Césaire, et, par voie de conséquence tout son travail
parlementaire. Alors qu’il s’agissait pour celui-ci de se réjouir de la voie
réformiste empruntée par les communistes polonais et hongrois, de corriger
le vote des pleins pouvoirs à Guy Mollet sur l’Algérie, Garaudy remarque
que Césaire n’était pas là « pour voter contre l’agression des colonialistes
contre l’Egypte ». Il reçoit même une remontrance du nouveau membre du
comité central : « Ce jour-là, lui dit-il, j’ai eu honte pour toi. »
Après ce portrait du mauvais député Césaire, Garaudy justifie les choix
idéologiques et stratégiques du Parti. Le refus de soutenir les insurgés de
Pologne et de Hongrie s’explique par la nécessité de prémunir le PCF contre
le complot de ses adversaires : « De telles choses, dis-tu toi-même, “te
remplissent de joie et d’espoir”. J’ose croire que ta joie et ton espoir ont été
de courte durée, car derrière les naïfs qui se sont laissé pousser à l’attaque,
se sont vite montrés ceux qui depuis dix ans attendaient Thermidor ; et
derrière eux est apparue la troisième vague d’assaut : celle des Versaillais. »
En refusant d’emprunter la voie de la déstalinisation engagée dans
plusieurs pays, le Parti n’a pas « pour souci dérisoire de perdre la face »,
comme le suggère Césaire. Il a au contraire pour devoir, selon Garaudy, « de
ne pas renier les pionniers du socialisme », et surtout « de conserver à la
classe ouvrière et au peuple de France un PC capable de fixer une ligne
juste, des perspectives et des méthodes de combat contre toutes les forces de
la réaction et du passé ».
S’il reconnaît les erreurs commises par certains partis staliniens, comme
en Hongrie, il suggère que celles-ci n’invalident pas le projet communiste en
soi. Comme Rosan Girard, Garaudy justifie le communisme par le fait qu’il
« s’est levé au nom de tous les peuples que le capital veut maintenir en
esclavage ». Cet argument n’a besoin d’aucune démonstration.
Quant au rêve d’inventer un socialisme caressé par Césaire en se fondant
sur l’exemple chinois, Garaudy y voit très précisément un déficit de
compréhension du marxisme. Pour lui, « la condition fondamentale de
l’avènement du socialisme, c’est la prise de pouvoir politique par la classe
ouvrière. C’est pourquoi d’ailleurs le Parti communiste chinois, par sa loi
électorale, majore considérablement le poids de la classe ouvrière ».
Ce désaccord profond sur la notion de la classe ouvrière laisse Garaudy
sans voix. Il comprend bien que si la notion de classes est au fondement de la
conception marxiste de la société, son respect scrupuleux risque de nuire à la
pratique de la démocratie, comme on le voit dans le cas chinois suggéré ci-
dessus. A contrario, la pratique de la démocratie rigoureuse risque de nuire
à l’idée de l’universalité du marxisme, puisque toutes les sociétés ne sont
pas des sociétés de classes. Néanmoins, cette contradiction n’ébranle pas les
convictions de Garaudy, pour qui le dogme de la classe ouvrière est le
fondement de l’analyse marxiste des sociétés.
Césaire avait estimé que la lutte de la classe ouvrière et la lutte des
peuples colonisés ne se confondaient pas nécessairement et que les stratégies
mises en place par le Parti ne respectaient pas les aspirations profondes de
ces derniers. Pour Garaudy, au contraire, « la lutte de la classe ouvrière pour
son émancipation et la lutte des peuples colonisés pour leur indépendance
nationale constituent un seul et même combat contre le même ennemi » : le
capitalisme. Cet objectif explique toutes les stratégies possibles, pourvu
qu’elles conduisent à terme à l’objectif recherché.
Revenant enfin sur la critique de ce que Césaire avait appelé le
« fraternalisme », cette dimension socialiste du colonialisme, du racisme et
de la dépendance, Garaudy rappelle qu’à la différence des pays capitalistes
qui n’apportent une aide technique et industrielle aux pays nouvellement
indépendants que pour mieux les opprimer sous d’autres formes, les pays
socialistes « frères » ne posent à cette aide « aucune condition politique ou
militaire ». Les cas de l’Egypte et de l’Inde sont là pour l’attester. Quant à la
classe ouvrière occidentale, elle apporte, selon lui, à « la lutte commune de
tous les peuples le poids des grandes révolutions de 1789, de 1848, de 1871,
de 1917, qui ont marqué les étapes décisives dans la libération des
esclaves ».
Il se dégage de cette plaidoirie l’image d’un parti communiste généreux,
démocratique, œuvrant sans cesse pour le bien-être de la classe ouvrière et
des peuples colonisés, un parti communiste auquel Garaudy se dit fier
d’appartenir. Les arguments développés par le nouveau vice-président de
l’Assemblée ne sont pas d’une réelle nouveauté. Il réitère la ligne du Parti
qui est précisément à l’origine de la démission de Césaire. Il ne s’agit pas
pour Garaudy de convaincre Césaire de remettre à plus tard sa dissidence,
mais bien de montrer qu’il est, lui, dans l’erreur et le Parti dans la vérité.
Pour le souligner avec plus de force, le PCF va procéder à une savante
mise en scène du texte lors de sa publication. Le vendredi 2 novembre 1956,
jour de parution du journal L’Humanité, Maurice Thorez préside
l’Assemblée des communistes parisiens à la Maison des métallurgistes
située au 94, rue Jean-Pierre-Timbaud dans le XIe arrondissement. L’objet de
la réunion est la situation en Hongrie et en Pologne. Le rapporteur, Etienne
Fajon, député et responsable de L’Humanité, réaffirme la ligne du Parti en
faveur de Moscou. Le texte publié le lendemain, 3 novembre, témoigne de
cette volonté de resserrer les rangs autour du comité central. Evoquant les
« réactions dans le Parti communiste français » à la suite des insurrections
polonaise et hongroise, Etienne Fajon remarque que « la rupture de Césaire
avec le Parti a été la seule manifestation publique de cette tendance que
l’adversaire a cherché cependant à nourrir, comme on peut le voir par la
nouvelle flambée d’anticommunisme de France-Observateur, ce journal
spécialisé dans l’effort de démoralisation aussi bien des communistes que
des socialistes ».
Si Césaire ne fait pas explicitement l’objet de cette réunion du
2 novembre, si les autorités du comité central du Parti ont choisi en
apparence de l’ignorer, son cas est, sinon sur toutes les lèvres, du moins dans
tous les esprits. Il est devenu une sorte d’épouvantail. La publication de la
« Lettre à Aimé Césaire » de Garaudy le 2 novembre, le rapport Fajon qui y
fait une rapide allusion, tout cela a pour fonction primordiale de rappeler
que le parti communiste doit lutter contre les ennemis de l’intérieur et qu’il
doit, sur ce front là aussi, resserrer les rangs.
Le 3 novembre, l’hebdomadaire de la fédération communiste de la
Guadeloupe, L’Etincelle, publie un communiqué sous le titre « Aimé Césaire
démissionne du Parti en faisant siens les arguments des ennemis de la classe
ouvrière. Les colonialistes sont évidemment très satisfaits ! » Il se
désolidarise de l’attitude de Césaire, et soutient le camarade Rosan Girard
dans son combat pour le maintien de la ligne du Parti. Les rangs du parti
communiste de Guadeloupe, l’île sœur de la Martinique, ont été resserrés.
Le 10 novembre, L’Humanité reprend sur une pleine page les
communiqués des deux fédérations communistes des Antilles (celui du
29 octobre et celui du 3 novembre), pour bien montrer que Césaire est
définitivement coupé de ses bases électorales. Tous les communistes de
France doivent mettre le démissionnaire Césaire à l’index.
C’est d’ailleurs ce que font sans aucune hésitation nombre de ses anciens
camarades du Parti comme René Ménil, Léopold Bissol et Georges Gratiant.
Le premier de ses camarades, Ménil, on le sait, est de tous les combats
menés par Césaire depuis Tropiques. Le deuxième, Bissol, est son alter
ego à l’Assemblée, le colistier de confiance depuis 1946. Quant au dernier,
Gratiant, c’est à lui que Césaire avait confié les rênes de la mairie lors de
ses élections à l’Assemblée dès 1946. Il était la courroie de transmission
entre Paris et Fort-de-France. La rupture de Césaire avec le Parti est aussi
une rupture avec ses plus proches amis martiniquais en politique. C’est sans
doute de ce manque de solidarité que Césaire semble avoir le plus souffert
lorsqu’on l’interroge sur cette période : « [Mon] langage n’a pas été entendu
par les communistes martiniquais, et finalement ils ont considéré qu’en
rompant avec le Parti communiste français – auquel tous appartenaient –
j’avais rompu avec eux. »

La riposte contre les calomnies


Les conséquences de cette rupture avec le parti communiste vont être,
dès le début, plus désastreuses que prévu pour Césaire, tant sur le plan de sa
vie privée que de sa vie politique. Devenu la brebis galeuse, l’homme à
abattre, Césaire est conscient que rien ne lui sera désormais épargné. Cette
situation va l’obliger à réorganiser de fond en comble sa vie personnelle, à
repenser totalement la pratique de sa politique aux Antilles comme en
métropole, à reconsidérer ses alliances.
Sur le plan familial et personnel, Césaire se trouve dans l’obligation
d’assurer un nouvel ordre dans sa vie privée. L’arrivée à Paris en 1945, à la
faveur de l’élection à la Chambre, s’était faite dans la précipitation, un peu
comme l’avait été, on le sait, son retour au pays natal en 1939. Le PCF,
généreusement, avait subvenu à tous les besoins, complétant la perte de
revenus de son épouse et couvrant les frais liés à l’éducation des enfants en
bas âge restés à la charge d’une parente aux Antilles. En quittant le Parti, en
1956, le couple Césaire allait renoncer à quelques avantages matériels que
prodiguait l’appartenance au Parti.
Dès la fin du mois de novembre, celui-ci arrête le versement des revenus
complémentaires auxquels il avait droit ainsi que des indemnités octroyées
au titre de sa participation à la « Commission des territoires d’outre-mer »
de l’Assemblée. Césaire, père maintenant de six enfants – dont les deux
derniers, nés depuis son entrée au Parti en 1945, ont dix et huit ans – ne peut
plus compter que sur son indemnité de parlementaire pour faire vivre sa
famille. Suzanne Césaire, qui avait cessé de travailler avec l’entrée de son
époux au Parlement et le déménagement à Paris, est obligée de reprendre son
métier de professeur de lettres dans un établissement technique de la région
parisienne pour équilibrer le budget familial.
Le couple, qui n’a aucune rente, ne peut plus payer très longtemps le
logement occupé à l’Odéon, en plein cœur de Paris. Il doit se résoudre à se
retirer au Petit-Clamart, en banlieue parisienne. Césaire ne devra son salut
qu’à son adhésion momentanée au Parti du regroupement africain et des
fédéralistes (PRA), qui comprend neuf députés durant une partie de la
troisième législature de la IVe République (1956-1958), avant de rejoindre
les non-inscrits dès le début de la Ve. Les besoins pécuniaires du poète-
député-maire sont d’autant plus impérieux qu’Aimé Césaire a décidé de
poursuivre la vie politique par une entreprise de plus grande envergure :
fonder un nouveau parti ex nihilo. Il veut revenir à ses fonctions de maire
effectif de Fort-de-France. C’était de cette mairie qu’il tenait sa légitimité
politique. C’est de cette place forte que doit repartir sa reconquête politique.
S’appuyant sur cette légitimité municipale, donc, Aimé Césaire organise
la riposte. Mais, étant encore à Paris, il a besoin immédiatement d’un lieu.
Alioune Diop lui ouvre toutes grandes les portes des bureaux de la Société
africaine de culture située au 18, rue des Ecoles dans le Ve arrondissement
de Paris, d’où il peut librement coordonner ses diverses entreprises avec
l’aide de Louis Roussi, son beau-frère. Pour lui permettre d’acquérir « les
moyens nécessaires d’expression (tracts, micro, affiches, journal) et de
réfutation des calomnies et mensonges proférés contre lui », un comité
provisoire « Aimé Césaire », présidé par le Dr Pierre Aliker (futur adjoint
au maire de Fort-de-France), secondé d’Aristide Maugée (à la fois le
compagnon fidèle, le mari de sa sœur Mireille et le futur maire de Gros-
Morne), est créé168. Il va recueillir des fonds pour les combats futurs. La
générosité des Foyalais – et des Martiniquais de tous bords –, comme le
confiera, admiratif, Camille Darsières, sera « au-delà de toutes les
espérances, mon vieux ! ».
Dès le 4 novembre, ce comité va diffuser à Fort-de-France un tract signé
de Césaire qui répond tout à la fois, à la « Lettre à Aimé Césaire » de
Garaudy et aux camarades de la fédération qui ne semblent toujours pas
avoir compris le sens de son geste :
Peuple martiniquais. Non, je n’ai pas abandonné la cause du prolétariat, la cause de la
classe ouvrière, la cause des peuples colonisés. Je n’ai pas abandonné le camp des
exploités pour passer avec armes et bagages dans le camp des exploiteurs. Cela,
aucune calomnie, aucun mensonge ne réussira à vous le faire croire. Il est exact que
j’ai quitté le Parti communiste français, mais je n’en reste pas moins au côté du
peuple martiniquais et communiste martiniquais.

Le tract se termine par un appel au peuple martiniquais afin qu’il édifie


de nouvelles organisations politiques plus conformes à ses aspirations :
Pendant six ans, j’ai combattu le capitalisme et le colonialisme dans les rangs du
Parti communiste français ; aujourd’hui j’ai acquis la conviction que, pour mener
cette lutte avec succès, nous, Martiniquais, nous devons prendre une connaissance
plus juste de nos buts et de nos méthodes…

Ce tract va déclencher les foudres du comité fédéral du parti communiste


de la Martinique, sûr, non sans quelque raison d’ailleurs, que le contenu lui
est adressé explicitement et que les combats politiques futurs ont déjà
commencé. Il décide d’y répondre dès le 9 novembre par un tract de son
invention et exclut Césaire de ses rangs dès le 12 novembre, sous prétexte
qu’il « s’est mis lui-même en dehors du Parti » parce qu’il n’envisage pas de
venir s’expliquer devant lui. Dans ces conditions, le député de la Martinique
juge qu’il ne peut plus honorer la promesse d’explication qu’il avait faite au
secrétaire fédéral de la section martiniquaise du Parti lorsqu’il lui avait
envoyé sa lettre du 24 octobre. Plutôt que de se plier à ses usages et à ses
exigences, Césaire choisit d’affronter le Parti communiste français et sa
section martiniquaise par la voie du peuple.
Rentré en Martinique le 19 novembre, il organise dès le 22, à Fort-de-
France, un meeting populaire. Il veut livrer sa « part de vérité » à ce peuple
martiniquais à qui il n’a jamais menti. Entre 10 000 et 16 000 personnes
répondent à son invitation. Césaire a utilisé pour attirer les foules une
méthode éprouvée depuis les premières années de son mandat
parlementaire : livrer un compte rendu régulier de ses activités d’élu devant
le peuple, réuni au moins une fois par an sur le parvis de l’hôtel de ville, rue
Victor-Sévère ; informer publiquement des avancées de ses choix, et
solliciter par là même son approbation, comme en témoignent de nombreux
articles du journal Justice. Il peut ainsi mesurer sa force et sa popularité
dans toute l’île et faire taire les critiques sur ses choix et son action.
Le discours qu’il tient à cette occasion, connu depuis sous le nom de
« Discours de la salle des sports », reprend tous les arguments qu’il avait
déjà développés dans sa Lettre à Maurice Thorez. Toutefois, à la
différence de ses écrits, son propos est plus concret. Retrouvant des accents
de tribun qu’il n’avait pas eus depuis 1947, il s’en prend à la fédération du
parti communiste martiniquais. Pendant plusieurs minutes, il dénonce la
lâcheté du comité fédéral : il l’a exclu sans l’avoir entendu. Il fustige sa
conduite absurde : il a répondu à son tract posté de Paris par un tract
reprenant ses propres mots, créant ainsi un « chant renouvelé de l’Antique »,
où « c’est du Césaire qui répond à du Césaire ». Il critique son incohérence,
rappelle que la fédération n’est qu’une section coloniale du PCF, alors qu’il
est, lui, un homme libre. Il souligne son manque de compréhension du sens de
l’Histoire. Contre le PCF, cette fois, Césaire montre qu’il est soutenu par une
majorité d’anciens communistes et de sympathisants. Dans la longue liste des
soutiens qu’il égrène, il en fait ressortir deux. Le premier, Michel Leiris, a
adressé à Césaire un télégramme dont il partage le contenu avec la foule de
ses partisans. Le message rend compte de l’attitude courageuse de certains
communistes prestigieux. « Le grand peintre Picasso, le professeur Vallot,
membres du PC, et quelques autres ont signé déclaration déplorant voile de
silence jeté par communisme et réclamant nouveau Congrès. » Ce
télégramme témoigne de la prise de position de plus en plus audacieuse de
nombre d’intellectuels français (Jean-Paul Sartre, Claude Roy, Claude
Morgan, Roger Vaillant ou Jean-François Rolland), qui s’opposent à la ligne
du parti communiste. Le second soutien est celui de Martiniquais anonymes,
qui, ne sachant ni lire ni écrire, ont tenu à lui manifester leur attachement
« inconditionnel » dans ses choix politiques « pour le bien de la
Martinique ».
S’attaquant ensuite au cœur politique de l’affaire, Césaire souligne que
ce qui le sépare du comité fédéral de la Martinique est très exactement ce qui
le sépare du comité central du Parti : le stalinisme. Dans le style, celui-ci se
manifeste par un double langage. Ici, le propos de Césaire se veut plus
anecdotique. Il raconte par le menu le tête-à-tête avec Maurice Thorez dans
sa « villa » à « 70 kilomètres » de Paris, qui éclaire sur les pratiques du
secrétaire général du Parti. En privé, le chef des communistes français tient
des propos sur l’orientation littéraire du Parti qu’il n’assume pas en public.
Dans le fond, le stalinisme est une pratique criminelle. Césaire revient
sur le rapport secret de Khrouchtchev, à l’origine de sa démission, et fait
part au peuple martiniquais de son écœurement humain et légitime :
Quand on nous révèle comment sont morts des communistes éminents, probes,
honnêtes, dévoués à la cause de la révolution… des gens comme Kossior,
Roudzouzak, Postychev, Kossarev, Tchoubar et d’autres, quand on nous apprend que
ces hommes ont été arrêtés, torturés, obligés dans une dérision suprême de se
calomnier, on se demande à quoi, à quel grand but, à quel noble projet pouvaient
concourir de tels crimes. Et que dire quand on apprend que Staline a fait massacrer
les trois quarts des délégués du XVIIIe Congrès du PCR, les trois quarts de ceux du
XVIIe Congrès du Parti bolchévique, un congrès qui pourtant porte dans l’Histoire le
nom de « Congrès des vainqueurs » et qu’il a fait massacrer les trois quarts du comité
central issu de ce congrès […], on se demande vraiment à quoi tout cela pouvait
servir.

Il poursuit son discours en montrant que dans sa pratique, le stalinisme


n’est pas différent du mussolinisme ou de l’hitlérisme ; et qu’il a, de fait,
conduit à la négation de l’idéal socialiste qu’il avait suscité chez les peuples
colonisés. En l’écoutant sur ce point, on peut imaginer aisément la détresse et
la déception réelles de Césaire, contraint de constater que le socialisme
aussi pouvait emprunter les voies du nazisme comme il en avait dégagé les
aspects derrière les propos de Jules Romains dans son Discours sur le
colonialisme. Il y avait affirmé que derrière chaque colon, il y avait Hitler.
Il est contraint de constater aujourd’hui que derrière chaque communiste qui
suit la ligne du Parti, il y a un Staline, et donc un Hitler…
Dans sa Lettre à Maurice Thorez, Césaire avait noté que le Parti
considérait les élus des territoires coloniaux comme des pions dans son
grand jeu politique. Il va ramener cette question à la réalité plus concrète des
rapports interpersonnels, c’est-à-dire au racisme pur et simple qu’il a subi :
« La direction du PCF m’a toujours tenu en position de vassal. Je n’avais le
droit de prendre aucune initiative. Je me faisais fréquemment blâmer. Au
congrès du Havre, je n’ai pas eu le droit de prendre la parole. J’ai été brimé
systématiquement. » Ces propos parlaient plus explicitement aux masses que
tout discours sur l’Algérie ou sur Suez et le jeu compliqué des alliances
politiques. L’enfant prodigue s’adressait au peuple antillais dans un langage
qu’il reconnaissait être le sien.
Son désaccord idéologique avec le parti communiste allait être
officialisé sur le plan électoral. Alors que les communistes martiniquais,
discrètement encouragés par la direction du Parti, lui demandent de se
démettre de ses mandats de maire et de député, Césaire s’en tient au respect
des règles démocratiques et choisit de les remettre en jeu. Le conseil
municipal démissionne en bloc le 17 décembre 1956 et provoque une
nouvelle élection. Césaire remporte les suffrages, malgré une campagne
électorale d’une rare violence verbale et physique. Le 10 février 1957, il est
réélu maire de Fort-de-France et sa liste, composée de plusieurs membres
issus de courants les plus divers de la société, remporte 34 des 37 sièges de
la municipalité. Deux ans plus tard, aux législatives de la toute nouvelle
Ve République, Césaire remportera les élections avec près de 80,25 % des
voix. Le parti communiste est éliminé du jeu politique martiniquais, victime
tout autant des choix staliniens nationaux que du charisme local de Césaire.
Ses anciens compagnons disparaissent de la vie politique. Léopold Bissol,
par exemple, quitte les bancs de l’Assemblée lors des législatives de 1958 et
n’y revient jamais. Georges Gratiant, quant à lui, est élu plus tard à la mairie
communiste du Lamentin (1959-1989), d’où il ne cessera de faire
concurrence à la mairie de Fort-de-France qu’il avait codirigée pendant près
de douze ans. La ligne choisie par Césaire au moment de cette crise avec le
PCF a triomphé. Pour lui, le devenir de la Martinique était trop important
pour laisser la place aux « spéculations » ou aux « surenchères partisanes ».
Il pensait que « la réalisation de ce programme devait être l’œuvre de tous et
qu’elle peut être l’œuvre de tous si nous avons assez d’audace, assez de
désintéressement, assez d’amour du pays pour mettre sur pied sans esprit de
haine et sans sectarisme un large front martiniquais de progrès et de
démocratie ».
Malgré le retentissement de l’événement en France métropolitaine, en
Martinique et en Guadeloupe, la démission de Césaire du PCF ne semble pas
avoir fait l’objet d’un large mouvement de protestation – ni d’adhésion
d’ailleurs – en dehors de l’île. Il est circonscrit dans le temps – jusqu’en
février 1957 – comme dans l’espace – la France métropolitaine et l’outre-
mer. Toutefois, cette rupture est le point de départ d’un recul inexorable du
parti communiste dans les îles, et dans le pays tout entier, comme vont le
montrer les différentes élections au cours de la Ve République. Elle est aussi
le début d’un accès à la notabilité à laquelle Césaire, conscient des risques
concrets que peuvent susciter de telles ruptures, sera désormais attentif. Elle
est enfin le révélateur d’une crise conjugale profonde que le couple Césaire
ne réussira jamais à surmonter.
IX
Un poète dans les coulisses
Naissance d’une tragédie aux Antilles

Au lendemain de sa démission retentissante du PCF, en 1956, Césaire


publie aux éditions Présence africaine un « arrangement théâtral » de son
texte Et les chiens se taisaient, en même temps que la version définitive
de son poème Cahier d’un retour au pays natal. Cette publication met fin
à une série d’écritures et de réécritures commencées vingt ans plus tôt et fixe
les termes d’une pratique de la dramaturgie que le poète va développer
durant les vingt années suivantes. L’écriture de la pièce obéit à une volonté
de poursuivre l’invention et l’expression d’une culture et d’une civilisation
antillaises par le moyen de l’art. La question de l’esthétique qui avait occupé
les rédacteurs de Tropiques avait trouvé une première réponse dans la
poésie ; elle allait en trouver une autre dans le théâtre où le poète se charge
de regarder le monde.

Et les chiens se taisaient. Une œuvre à part


Césaire avait entrepris l’écriture de sa première pièce, Et les chiens
se taisaient, sous l’Occupation. Il la poursuit lors de son séjour en Haïti et
l’achève après son retour en Martinique en décembre 1944. Un « Extrait
d’une tragédie à paraître », sous le titre « Poème », est donné dans le dernier
volume de la revue Tropiques (n° 13-14, 1945). Celui-ci complète d’autres
extraits parus dans des volumes précédents avec des titres explicites et des
indications scéniques précises. On peut lire ceci : « Et les chiens se
taisaient, Acte I » (n° 11, mai 1944) ; ou « Et les chiens se taisaient,
drame, intermède entre l’Acte I et II » (n° 10, février 1944). La pièce elle-
même est publiée sous le titre Tragédie (sans les découpages en actes et
scènes prévus dans ces extraits antérieurs) dans son premier recueil de
poèmes, Les Armes miraculeuses, en 1946, mais elle ne retient guère
l’attention de ses rares critiques. Roger Garaudy, par exemple, qui trouve de
nombreuses qualités à la poésie de Césaire, la néglige complètement. Et
pourtant ! Dans la dramaturgie de Césaire, cette pièce tient une place
particulière. Première œuvre théâtrale, elle n’est pas seulement, comme le
poète le reconnaît lui-même169, « la nébuleuse d’où sont sortis tous ces
mondes successifs qui constituent mes autres pièces ». Elle est aussi, par le
genre qu’elle affiche, la tragédie, une œuvre fondatrice, primaire, chaotique.
Si elle se prêtera à diverses transpositions dans d’autres domaines de l’art, à
l’instar de la sculpture électronique faite par son neveu, Gilles Roussi, en
1991170, elle est, à ce jour, la pièce la moins jouée de son répertoire. Elle n’a
donc pas souvent été représentée. L’une des premières adaptations est celle
de l’Allemand Janheinz Jahn. Celui-ci réécrit la pièce pour une radio
allemande de Francfort (la Hessicher Rundfunk171) avant de la faire jouer, à
Bâle d’abord le 16 septembre 1960, puis, à Hanovre, le 20 novembre 1963.
C’est ce travail de réécriture auquel Césaire participe de près qui donne lieu
à « l’arrangement théâtral » en trois actes de la pièce publié par Présence
africaine172. L’une des dernières mises en scène est celle de Jean-Paul
Césaire, le second fils du dramaturge, au 38e Festival de Fort-de-France, le
17 juillet 2009. Entre les deux, on relève, ici, une adaptation pour la
télévision française173, là, une adaptation d’un élève à l’Ecole normale de la
rue d’Ulm174, là encore, une mise en scène de Philippe Chemin au Théâtre de
l’Atalante en 2002. Mais c’est surtout la mise en lecture, « excellente » selon
Jacqueline Leiner, faite par Marcel Bozonnet au cloître du Palais-Royal, le
17 juillet 1989 (pour deux représentations) dans le cadre du festival
d’Avignon qui retient une attention particulière. Antoine Vitez et Alain
Crombecque tenaient à rendre un vibrant hommage à celui que
l’administrateur de la Comédie-Française d’alors appelait son
« Shakespeare noir ». A soixante-seize ans, le poète dans la Cité des Papes
avait assisté, radieux, à cette représentation, s’amusant, au dire de Jacqueline
Leiner, comme un enfant ; un Aimé Césaire d’autant plus ravi qu’il venait
d’être grand-père et prenait cet autre rôle très à cœur… A l’analyse, la
lecture semble en effet le meilleur moyen de porter à la scène cette pièce
première, marquée à jamais par les conditions de sa naissance.

Du Giraudoux joué par Jouvet…


Et les chiens se taisaient est l’œuvre d’un poète qui a découvert le
théâtre à Paris dans l’entre-deux-guerres, au moment de sa rencontre avec
Petar Guberina, qui l’ouvre aux arts du spectacle. Pour Césaire, leur amitié
est née après « une des dernières de Giraudoux jouée par Jouvet » que
Césaire ne voulait « rater pour rien au monde175 ». En 1935, donc, Césaire se
prive de repas et emploie ses maigres économies à s’offrir une place pour
La guerre de Troie n’aura pas lieu, créée au théâtre de l’Athénée, le
22 novembre. Dans un récit, Césaire a levé un coin du voile sur ses passe-
temps parisiens. Si on compare les loisirs des tenants de la négritude, on
note que Senghor aime faire du tourisme (dans les provinces françaises), que
Léon Gontran Damas écume les boîtes de jazz à la mode, parcourt les grands
boulevards et aime les nuits parisiennes. Césaire, lui, préfère aller au
théâtre.
Le spectacle de la pièce de Giraudoux mise en scène par Jouvet est
d’une importance aussi capitale que sa rencontre avec Guberina. Celle-ci est
à l’origine, on le sait, de l’écriture du Cahier. Celle-là éveille en lui un
intérêt pour la tragédie. Césaire va d’ailleurs suivre assidûment la
production du binôme Giraudoux-Jouvet durant ses deux premières années à
l’Ecole normale.
Un coup d’œil à la programmation des deux saisons de théâtre parisien,
1935 et 1936-1937, montre que la comédie y règne alors en maîtresse. En
1935, La guerre de Troie n’aura pas lieu est à part dans un ensemble
marqué par le vaudeville et le boulevard. La pièce de Giraudoux est à
l’affiche en même temps que L’Inconnue d’Arras, d’Armand Salacrou, à la
Comédie des Champs-Elysées (créée avec Pierre Blanchar le 22 novembre),
Noix de coco de Marcel Achard au Théâtre de Paris (avec Raimu),
Margot, d’Edouard Bourdet, au théâtre Marigny (avec Pierre Fresnay et
Yvonne Printemps entre autres), Quand jouons-nous la comédie ?, de
Sacha Guitry au Théâtre de Paris ou encore Rouge, d’Henri Duvernois au
théâtre Saint-Georges (avec Bernard Blier et Gaby Morlay), Vive le roi, de
Louis Verneuil, au théâtre de l’Odéon (avec Elvire Popesco). Deux ans plus
tard, en 1937, l’année de son mariage, Aimé Césaire assiste à une
représentation d’Electre, de Jean Giraudoux (mis en scène par Jouvet), dont
la première a été donnée au théâtre de l’Athénée le 13 mai. Cette pièce est
créée en même temps que Le Voyageur sans bagages, d’Anouilh, qui se
joue au théâtre des Mathurins (mis en scène par Georges Pitoëff) ou
L’Homme qui se donnait la comédie d’Emlyn Williams (mis en scène
par Pierre Brasseur) au théâtre Antoine.
A la veille de la guerre, la tragédie ne fait pas recette, même si les
pièces de Giraudoux mises en scène par Jouvet connaissent le succès. La
guerre de Troie n’aura pas lieu raconte l’histoire d’un affrontement entre
les défenseurs de la paix et les partisans de la guerre dans la ville de Troie.
Electre pose, quant à elle, le problème de la vengeance. En vengeant son
père, l’héroïne éponyme de la pièce cherche le coupable tout en ressentant
une haine pour sa mère. Ainsi, Electre révèle la vérité, à savoir sa
malédiction, sa dépossession et la ruine de la ville de Troie. Par son
écriture, Giraudoux, ancien normalien devenu diplomate, renouvelle le
langage classique du théâtre français et modernise les mythes grecs. Ayant
vécu lui-même les horreurs de la Grande Guerre, il se range progressivement
du côté des pacifistes et fait de sa pièce de 1935 un plaidoyer contre la
guerre. Il est convaincu que le mal (la guerre) est inéluctable et que l’homme
livre une bataille contre des forces obscures qui le dépassent. Une idée
semblable de la fatalité traverse la seconde pièce, Electre, que Giraudoux
considère d’ailleurs comme une « tragédie bourgeoise ».
L’étudiant noir attiré par l’œuvre de Giraudoux et fasciné par Jouvet
entre ainsi, grâce à eux, dans les coulisses du théâtre français de l’entre-
deux-guerres. S’il jouit du spectacle, s’imprègne de l’atmosphère, il en tire
surtout des leçons qui serviront à l’écriture de sa tragédie.

Réinventer le théâtre…
Les conditions de la vie intellectuelle aux Antilles sous l’Occupation ont
clairement pesé sur la création de la dramaturgie de Césaire. Et les chiens
se taisaient est tout autant le fruit de l’expérience qu’il a acquise par
l’observation de Giraudoux et Jouvet que de l’assimilation de la Naissance
de la tragédie de Nietzsche, qui lui sert de bréviaire176. Dans un monde
colonial antillais « arriéré », où n’existe aucune manifestation culturelle
« digne de ce nom », c’est-à-dire, en l’absence de toute scène théâtrale, le
poète martiniquais décide de composer une tragédie. Dans l’histoire de l’île
et de sa littérature, une telle entreprise est audacieuse. Avant lui, il n’existait
pas de théâtre antillais. Césaire va inaugurer un répertoire, en donnant pour
première pièce à son île… une tragédie !
La création de toute tragédie, on le sait, suppose dans la littérature
occidentale, le respect de quelques conventions parmi lesquelles la règle des
trois unités. Césaire s’y conforme. Dans Et les chiens se taisaient, l’unité
d’action est visible dans la nature et la qualité des personnages. Le poète
antillais ne met en scène que des archétypes conformes à leur fonction : « le
Rebelle », « la Mère », « l’Amante », « l’Architecte aux yeux bleus », « le
Geôlier », « la Geôlière », etc. Le héros, le Rebelle, doit lutter contre les
forces du mal représentées par « l’Architecte aux yeux bleus ». Il doit aussi
se battre contre des forces non moins obscures qui, autour de lui,
l’empêchent d’accomplir son acte. La Mère, l’Amante sont là pour le
détourner du rôle qu’il veut/va jouer et pour lequel il est prêt à se sacrifier.
Telle est l’essence de l’action tragique : la lutte de l’homme contre la fatalité
dont il ne peut triompher. Dans ce jeu, il n’y a pas de place pour la
dimension « psychologique » des personnages, pourtant courante dans le
théâtre français de l’entre-deux-guerres.
L’unité de temps est aussi respectée. Césaire sature sa tragédie
d’indications temporelles. La pièce se déroule le « jour trentième de la
famine, de la torture, du délire » tel qu’il est écrit dès le début de la pièce ;
elle se poursuit la nuit entière, et ne s’achève qu’au moment où la Récitante
découvre au spectateur une « vision de la Caraïbe bleue semée d’îles d’or et
d’argent dans la scintillation de l’aube ».
L’unité de lieu est également observée. L’action se déroule « dans le
barathre des épouvantements, vaste prison collective, peuplée de Nègres
candidats à la folie et à la mort ». Par la métonymie, le dramaturge sature son
texte d’indications pour traduire la prison ou pour redoubler sa présence.
Ce respect des unités – compris au sens antique – conduit Césaire à la
pièce maîtresse de la composition : le chant. Aristote le considérait dans sa
Poétique comme le « principal assaisonnement » de la tragédie. Césaire
donne corps au chœur mais l’amplifie, multiplie les tons (le demi-chœur),
dédouble les voix (les choristes, les récitants, les récitantes, les folles, les
énergumènes), transforme le coryphée en écho (sous plusieurs formes et dans
plusieurs directions), varie les genres (des « musiques funèbres » aux
« bribes de spirituals apportées par le vent ») pour faire de sa tragédie une
vraie pièce chantée. Le chant est tout à la fois un élément du dialogue et un
élément de l’intrigue.
C’est par la qualité du chant que se révèle la qualité de toute tragédie.
Dans sa critique de La guerre de Troie de Giraudoux, Pierre-Aimé
Touchard écrit : « La tragédie est un chant désespéré et l’authenticité du
message est liée à la violence même de ce désespoir. Elle crie la révolte,
mais ne se confond point à elle. Ne lui demandons ni solutions, ni vaines
illusions… Elle ne parle point au cœur des lâches. Vous qui n’attendez rien
que des autres, elle n’a point de voix pour vous. Mais si votre cœur est
gonflé d’amour, si vous savez reconnaître ce qu’il y a d’espérance au fond
d’un désespoir, si vous avez refusé au mal votre consentement, la tragédie est
peut-être la source la plus sublime d’héroïsme et de don177. » Cette
appréciation s’applique merveilleusement à la pièce de Césaire, qui est
avant tout une manifestation d’espoir pour les peuples opprimés.
Dans ce but, Césaire soigne la qualité de son héros et de l’histoire qui
l’anime et qu’il anime. L’histoire du Rebelle est celle d’une transgression
permanente. Comme son nom l’indique, il refuse tous les usages et toutes les
compromissions. Il se présente d’abord sous les traits d’un meurtrier, assume
son acte sans remords, refuse tout pardon. Comme Electre, il « ne renonce
pas à sa vengeance ». Son état civil est en tout cas explicite : « Mon nom :
Offensé ; mon prénom : Humilié ; mon état : Révolté ; mon âge : l’âge de
pierre […] Ma race : la race tombée. » Il est tendu vers un seul but : « la
liberté ».
Aucun des signes tragiques connus ne manque à ce héros. Le Rebelle est
aveugle. Cet état résulte d’un châtiment semblable à celui d’Œdipe, qui
accepte sa consomption dans la pièce éponyme de Sophocle : « A mort, à
mort, qu’on lui crève les yeux », dit une voix. « Qu’on lui crève les yeux »,
dit une autre voix à laquelle le Rebelle « aveuglé » répond inlassablement :
« Coursiers de la nuit, entraînez-moi. » Cet état peut être une punition
rédemptrice à la manière de Tirésias. Le héros aveuglé reçoit des dons de
voyance : « Le paysage m’empoisonne des aconits de son alphabet. Aveugle,
je devine mes yeux et le nuage a la tête du vieux Nègre que j’ai vu rouer vif
sur une place. » Ou encore : « Est-ce que je demande grâce à mes yeux
aveuglés ? » Le Rebelle n’est pas visité par un devin, une voix qui le
conseille et lui indique la vérité. Il ploie sous le fardeau de la vérité.
Après le chant et la qualité du héros tragique, Césaire apporte un autre
soin au langage de sa tragédie comme il l’a fait pour sa poésie. C’est sans
doute en ce sens qu’il faut comprendre les mots d’Antoine Vitez qui le
qualifiait de « Shakespeare noir ». Le metteur en scène faisait allusion à la
Tragédie du roi Christophe et Une tempête, qui empruntent
explicitement aux pièces de l’auteur du Roi Lear. Mais sans doute songeait-
il en premier lieu au texte Et les chiens se taisaient, dont le langage
rappelle celui du dramaturge anglais considéré comme « le grand virtuose du
décor verbal178 ». Pour tout metteur en scène, ce type de langage est une
aubaine. Jouvet, on le sait, y était sensible. Il distinguait ce qu’il appelait le
théâtre « théâtral » du théâtre des « dramaturges et des poètes ». Le premier
nécessitait une mise en scène somptueuse, recherchée, tandis que le second
exigeait une mise en beauté du texte. Ce « décor verbal » qui a fait la qualité
du théâtre de Giraudoux ne nécessitait guère d’autre artifice qu’un
accompagnement « discret » et « humble179 ». C’est pourquoi Jouvet avait
opté dans la mise en scène de La guerre de Troie n’aura pas lieu pour le
décor dépouillé qui avait tant séduit le public – et Césaire rapprochait le
théâtre de Giraudoux de ses ancêtres grecs ou élisabéthains.
Chez Césaire, le « décor verbal » s’appuie principalement sur le vers.
Par ce choix, le poète antillais n’entend pas – on s’en doute – se conformer à
un type quelconque d’écriture, respecter l’alexandrin classique – ce fameux
« vers national » français défendu par Aragon et contre lequel il s’est insurgé
–, ou simplement « rimer à la ligne ». Il entend surtout créer un univers
théâtral si équilibré qu’on ne voit même plus la présence de la versification.
Il fait tenir le même langage à des personnages très différents afin de
maintenir le rythme de l’œuvre à un niveau élevé. Chez Césaire, comme chez
Giraudoux, « le vers théâtral est à la prose ce que la danse est à la marche :
une transfiguration dont l’équilibre fait l’ivresse180 ». Un exemple de ce
« décor verbal » peut être perçu dans la didascalie suivante : « Ici la prison
est envahie des grandes ombres de l’hallucination et des réalités
sombres du cauchemar. » Aucun artifice autre que l’énonciation ne
pourrait aider à représenter cette scène.
Le « décor verbal » se double d’une attention particulière portée à la
nature. Césaire conçoit une pièce qui peut être jouée en plein air (et non dans
une salle seulement), par tout un peuple (et non par une troupe
professionnelle seulement). Les éléments du décor, la forêt, une horloge
géante, la terre, la poussière, les chevaux, les tam-tams, les lianes, des
prêtres en nombre, des cavaliers, sont autant d’objets naturels qui saturent le
temps, le lieu, l’espace, parce qu’ils se trouvent dans la vie quotidienne
antillaise. A la réflexion, Césaire crée cette première tragédie antillaise en
ayant conscience des éléments de son environnement immédiat. On ne peut
exclure qu’il ait voulu intégrer au décor les éléments du carnaval antillais et,
en particulier, ceux qui ont trait à la danse, à la transe, au chevauchement, au
déplacement musical : ils font partie d’un tout global susceptible de donner
un sens à l’œuvre. Il suffit de lire cette autre didascalie : « Loin, très loin,
dans un lointain historique le chœur mimant une scène de
révolution nègre, chants monotones et sauvages, piétinement
confus, coutelas et piques, un nègre grotesque, le speaker
gesticule, le tout sinistre et bouffon, plein d’emphase et de
cruauté. » De la même manière que pour la création de Tropiques les
intellectuels antillais allaient faire de nécessité, vertu, de la même façon,
Césaire fait de la pénurie une vertu de sa pièce. Il conçoit que l’absence de
toute scène aux Antilles sous l’Occupation impose au dramaturge de revenir
à l’essence du théâtre, et donc de la tragédie, qui était jouée en Grèce sur la
place publique.
Dans sa volonté de donner à voir un caractère noble, le Martiniquais, qui
tient – sans doute définitivement – la comédie en piètre estime, ne se soucie
pas moins du rire – qui n’est souvent associé à la comédie que par défaut.
Pour parvenir à en créer l’atmosphère, Césaire accorde dans son œuvre une
place au burlesque, lequel consiste à parler de choses sérieuses dans un style
familier. Le rire est encore créé par le décalage. Après avoir frappé jusqu’au
sang le Rebelle qui n’exprime aucune douleur, une geôlière s’exprime ainsi :
« Ah, il déraille sérieusement… c’est à mourir de rire… Dis, c’est marrant
le sang rouge sur la peau noire. »
La bouffonnerie de certains personnages suscite en outre le rire et la
critique. Les quatre évêques et l’archevêque répètent de façon identique
leurs propos et leurs manières de s’asseoir sur un trône. Ils quittent tous la
scène en faisant des « Ouha bruhah » ou « ouha brrouha ou-ou-ah » qui sont
des variations du brouhaha. Directement visé ici Mgr Varin de la Brunelière,
évêque de Saint-Pierre et de Fort-de-France sous l’Occupation. Césaire lui a
adressé une « lettre ouverte » publiée dans Tropiques en réponse à sa
« lettre pastorale » où le prélat s’en était pris à René Etiemble qui venait de
prononcer à Fort-de-France, le 6 mars 1944, une conférence intitulée
« L’idéologie de Vichy contre la pensée française », en présence du
gouverneur de la Martinique. Si la tragédie est l’expression d’idéaux nobles,
elle n’exclut pas la critique du réel immédiat.
Ainsi, dès sa première pièce, Césaire se livre, on le voit, à une
« apologie du théâtre ». Il respecte jusqu’à ses moindres détails les lois de la
tragédie antique et ne compose pas une quelconque « poésie dramatique », à
la manière de Léopold Sédar Senghor et de son Chaka. Et comme toute
tragédie, celle de Césaire semble marquée par le culte de Dionysos, mais un
Dionysos accommodé à la mode antillaise ou nègre.

Créer le mythe, se saisir du monde


Dans son article, « Introduction à la poésie nègre américaine181 », Aimé
Césaire souligne que la force de la poésie est de « suggérer jusqu’aux forces
intimes qui commandent le destin ». Il conclut son analyse par les mots
suivants : « Inventer un monde, est-ce peu de chose ?… Là où s’étageait
l’inhumanité exotique du magasin de bric-à-brac, faire surgir un monde ! Et
là où nous ne puisions que la vision de grossiers pantins, recueillir une
nouvelle manière de souffrir, de mourir, de se résigner, en un mot de porter
une certaine charge d’homme… » Ses phrases trouvent un écho dans la mise
en scène du mythe sur laquelle repose la création de sa tragédie Et les
chiens se taisaient. En ce sens, sa lecture de Nietzsche fut essentielle.
Dans un entretien accordé à Jacqueline Leiner, il s’expliqua : « La tragédie
est l’expression du mythe. […] Dans Nietzsche, la tragédie est considérée
comme essentiellement […] le mystère de Dionysos. » De même pour le
héros tragique : Il « doit être, à la fois, souffrant et agissant, ou agissant et
souffrant, à l’image de Dionysos lui-même. Dieu lacéré, adoré […] l’homme
prométhéen, qui est en réalité une sorte d’avatar […] de Dionysos, le héros
Atlas dit Nietzsche, porteur du monde, porteur des autres hommes,
Prométhée voleur de feu ». Nietzsche encore, lorsqu’il évoque le but de
toute tragédie : « La tragédie, contrairement aux apparences, n’est jamais
pessimiste, parce que, par-delà les échecs, par-delà la mort, c’est quand
même finalement une adhésion à la vie. Et c’est pour cela que je n’aime pas
beaucoup […] l’expression de consolation […] mais au contraire le mot
d’exhortation. […] Il s’agirait de stimulation et non de consolation, mot qui a
une résonance bien chrétienne et très peu nietzschéenne tout compte fait182. »
Et en 1946, Et les chiens se taisaient se termine explicitement par une
« postface » intitulée « Mythe », qui sera supprimée de « l’arrangement
théâtral » de 1956. Dans sa première version, l’ambition didactique et
pédagogique du dramaturge est encore évidente.
Cependant, Césaire va respecter plus « l’esprit » que la « lettre » de la
tragédie dionysiaque. Dans sa conception traditionnelle grecque, la force de
la tragédie est de « montrer » le mythe, là où l’épopée ne fait que le
« raconter183 ». Le dramaturge antillais crée, lui, une tragédie pour donner un
corps au mythe. Un tel processus a une double fonction. Dans les cultures et
les civilisations occidentales, le mythe est une histoire reconnue à partir de
laquelle est inventée une tragédie. Aux Antilles, la tragédie fabrique un
mythe, lequel pourra servir à l’invention d’une histoire, qui, une fois
reconnue, pourra fixer les termes d’une explication du monde. La tragédie de
Césaire vient révéler, en effet, l’épopée d’un peuple en quête de liberté, la
montre et la raconte. La révolte du Rebelle transformée en geste épique fait
prendre conscience du caractère inéluctable de la liberté dans l’aventure de
laquelle tout peuple opprimé est engagé. La fatalité pour le Rebelle est la
liberté tout comme la fatalité pour Electre est la vengeance : « Belle comme
la mémoire dessaisie d’oubli frais, la vengeance s’est dressée avec l’oreille
du jour et toutes les poussières qui tissent la chair des nuits, toutes les guêpes
qui salivent la cassave des nuits, toutes les sphyrènes qui signent le dos des
nuits ont forcé jusqu’à voir leur œil de jouvence. » C’est bien cette fatalité
qui donne une dimension concrète à l’histoire. De même qu’elle force à
considérer la liberté comme un besoin, un désir, un réel intangible, de même
la tragédie force à prendre en considération l’histoire de ces peuples
autrefois considérés comme « sans histoire ».
Cette fabrique du mythe par la tragédie est importante. Elle hisse
précisément le peuple antillais – dont l’identité et les caractères ont été
bafoués – et son histoire – méconnue – au niveau du mythe, c’est-à-dire, ici,
d’une vérité intangible. De même qu’à la veille de la Seconde Guerre
mondiale (et en pleine guerre d’Espagne) Giraudoux affirmait dans La
guerre de Troie n’aura pas lieu que la guerre aurait lieu, de même,
Césaire fait entendre dans Et les chiens se taisaient que les chiens ne
peuvent se taire. Ils aboient parce que tel est le destin des chiens. « C’est
bien mon butin – pas de chien, pas de grand-mère », peut-on lire dans la
« Postface ». Le propre des chiens étant d’aboyer, le propre des Nègres (et
par voie de conséquence de tout peuple opprimé) est de se libérer.
Ces peuples attendent tous d’être délivrés par la force du héros tragique.
« Vous ne m’effrayez pas, fantômes, je suis plus fort », dit le Rebelle. Le
mythe est justement fait ici pour dire une contre-vérité – qui est, bien
entendu, pour Césaire, une vérité supérieure : la victoire inéluctable des
peuples soumis sur leurs dominateurs. La vertu de cette tragédie est de
construire une œuvre collective fondée sur un désir d’inventer un monde que
partagent le Rebelle et le peuple auquel il appartient.
Dans cette invention du monde, le surréalisme que Césaire découvre au
cours de cette période lui sera d’un grand secours. Parmi les avantages que
le poète lui reconnaît, il faut situer la révélation de la vérité et de la réalité
profondes par les mots. Dans la logique traditionnelle, le mythe est construit
dans un langage obscur que le texte tragique se charge ensuite d’éclairer ou
de moderniser. Ici, la tragédie invente un mythe et se charge d’en obscurcir
le langage afin de lui donner une valeur antique : « Les sirènes rentrant leurs
moustaches inopérantes les lumières jaunes et rouges du soir et de la nuit font
en plein jour un van d’étoiles comestibles. » En ce sens, le travail de
l’écrivain est double : encoder et décoder en même temps ; cacher et révéler
aux hommes le sens caché des choses : « Mais déjà crépitent les secrètes
tendresses idéalement situées dans le cœur des mots aux cheveux de
météores. »
Dans cette première œuvre dramatique, Césaire prend soin de relier le
« mythe » et la « mythologie ». Celui-là est fondement d’un nouvel ordre du
monde : « Je pousserai d’une telle raideur le grand cri nègre que les assises
du monde en seront ébranlées », dit le Rebelle. Celle-là est traduction et
explication dans une langue compréhensible du mythe. La tragédie permet
ainsi la reconstitution d’un nouvel ordre du monde et son explication dans le
but de donner aux peuples et aux individus une identité dans une culture et
une civilisation affirmées. La mythologie maintient vivant ce lien d’un peuple
à une terre considérée comme sacrée.

Autoportrait du poète en rebelle


Des années plus tard, en 1956, la réédition d’Et les chiens se
taisaient et sa transformation en « arrangement théâtral » lui donnent une
autre signification. Il s’opère clairement une confusion entre le « je » du
Cahier d’un retour au pays natal, le poète de Tropiques ou des Armes
miraculeuses et le Rebelle. Aimé Césaire, qui établit la relation entre le
mythe, l’épopée et l’Histoire, en profite pour se mettre en scène. Le poète
est le Rebelle.
On peut retrouver plusieurs exemples de cette évolution dans son œuvre.
Dans « Histoire de vivre », un récit de Tropiques, en 1942, Césaire écrit :
« Vous ne m’empêcherez pas de parler, moi qui fais profession de vous
déplaire […] je maudis l’impuissance qui m’immobilise. » Il reprend un
passage semblable de Cahier d’un retour au pays natal : « Mais qui
tourne ma voix ? qui écorche ma voix ? […] C’est toi sale bout de monde.
Sale bout de petit matin. C’est toi sale haine. C’est toi cent ans de ma
patience, cent ans de mes soins juste à ne pas mourir. » Le Rebelle ne dit pas
autre chose : « Seul tout seul j’ai beau aiguiser ma voix tout déserte tout ma
voix peine ma voix tangue dans le cornet des brumes sans carrefour ». Mais
à la différence du « je » du Cahier ou du poète de Tropiques, le Rebelle
transfigure ce silence et cet immobilisme en acte : « Je te hais. Je vous hais.
Et ma haine ne mourra pas. Aussi longtemps que le soleil obèse chevauchera
la vieille rosse de la Terre. »
C’est vers l’Afrique mythique que le poète Césaire va se tourner
désormais pour retrouver les forces de son combat. Ce dépassement est
perceptible dans les actes d’acceptation et les signes d’humilité qui avaient
constitué les moments de prière du poème. L’acceptation du Je dans Cahier
d’un retour au pays natal (« J’accepte… j’accepte… entièrement, sans
réserve… ma race qu’aucune ablution d’hysope et de lys mêlés ne pourrait
purifier ») est transfigurée par le Rebelle dans Et les chiens se taisaient
(« Je marche… J’assume… J’embrasse… »). Le geste du Je était encore
hésitant : « Suis-je assez humble ? Ai-je assez de cals aux genoux ? des
muscles aux reins ? » Le geste du Rebelle est assuré, ferme : « Vaincu,
Afrique, j’ai de la frénésie cachée sous les feuilles à ma suffisance. » A la
parole du poète répond en définitive la geste épique du Rebelle.
Ce dialogue entre le Je du Cahier, le poète Césaire et le moi du Rebelle
permet d’établir la continuité entre la poésie et le théâtre réédités par
Présence africaine en 1956. Cahier d’un retour au pays natal était le
poème de la promesse. Et les chiens se taisaient est la pièce concrète qui
fonde par la geste du Rebelle l’avènement d’un autre monde : « Aboyez
jusqu’à la démission des siècles et des étoiles. » Dans Cahier d’un retour
au pays natal, « la négraille aux senteurs d’oignon frit retrouve dans son
sang répandu le goût amer de la liberté Et elle est debout ». Dans Et les
chiens se taisaient, c’est un « roi debout » qui tient « à l’abri des cœurs à
flanc de furie la clé des perturbations et tout à détruire » !
Dans Cahier d’un retour au pays natal, le Je s’imaginait en « tête de
proue », en « homme d’ensemencement », en « homme de terminaison », en
« exécuteur des œuvres hautes » après sa rupture et la liberté totale
retrouvée. Sa pièce dessine le portrait d’un roi rebelle dans son île. A la
question de la « Première folle chantant » : « Où est celui qui chantera pour
nous ? », « le Chœur » répond : « Il tient un serpent dans sa main droite/Dans
sa main gauche une feuille de menthe/ Ses yeux sont des éperviers sa tête une
tête de chien. »
A cette date, dans le contexte de la démission de Césaire du PCF et la
perspective de création d’un nouveau parti politique (ce sera le Parti
progressiste martiniquais) qui s’annonce, cet autoportrait de Césaire en
Hercule terrassant l’hydre du Parti prend une valeur symbolique indéniable.
Le poète politique se perçoit comme celui qui doit entreprendre des travaux
en vue de redonner une identité à son peuple, en le débarrassant de tout ce
qui le relie ou l’assimile à la métropole. On peut aussi voir dans cet
autoportrait l’image d’un Cerbère gardien de l’île. Mais l’autoportrait va
bien au-delà de sa dimension politique première. Aux éléments bien connus,
le serpent (qui fut son totem lors de son retour aux îles), le chien (dans lequel
il s’incarne désormais), le dramaturge ajoute la menthe. La présence de
celle-ci, à elle seule, permet de penser que le nouveau mythe antillais
n’aurait, à l’image de la menthe, aucune autre racine fondatrice que lui-même
et que le dramaturge n’aura rien d’autre à montrer que la culture antillaise
créée désormais sur son propre fonds.
Pour Césaire, la tragédie est un moyen de donner au peuple antillais un
mythe (fondateur), de lui révéler son histoire (autonome), de lui faire prendre
conscience de l’existence d’une épopée (réelle) et de rapporter la culture
des îles ainsi affirmée au concert des cultures du monde. La scène va être
désormais pour le poète de Fort-de-France un lieu d’expression privilégié.
X
Vie publique, vie privée

Lorsque paraît Ferrements, en 1960, Aimé Césaire vit de grands


bouleversements dans sa vie publique comme dans sa vie privée, ce que
reflète d’ailleurs assez bien la composition de ce recueil de poèmes. Alors
que les colonies françaises d’Afrique noire accèdent à l’indépendance dans
un mouvement historique sans précédent, Césaire va lancer avec Pierre
Aliker le Parti progressiste martiniquais (PPM), dont il sera le seul
représentant au Palais-Bourbon. Après son retrait du PCF, Aimé siégea
d’abord à la Chambre comme « indépendant », puis, après le départ des
Africains, resta pendant longtemps « non inscrit ». Isolé dans l’hémicycle, le
poète pèsera cependant toujours plus que les autres députés antillais – quel
que soit leur bord politique184. Mais à cette date, c’est sa vie conjugale qui
occupe le devant de la scène. Son ménage est désormais le théâtre de
nombreuses tensions. Le conflit latent avec Suzanne éclate au grand jour et
conduit à la séparation, une fracture que le poète va considérer comme un
« désastre ». Comme dans la vie publique, il connaît ici aussi de longs et
douloureux moments de solitude.
Cet isolement et cette solitude doivent être mis en parallèle avec sa
pratique du théâtre. A ses yeux, vie privée et vie publique sont
indissociables et figurent parmi ses « nouvelles responsabilités ». Dans sa
poésie, Césaire met en scène l’homme politique confronté à la gestion de la
cité mais aussi l’homme privé confronté à la réalité de la vie quotidienne. Il
admet toutefois que son langage est assez obscur, « obscur pour les autres
mais pas pour moi », souligne-t-il. Il lui faut donc expliciter. « Le théâtre est
un moyen de mettre au clair tout ce qui est dit de manière obscure. » Cette
formule vaut sans doute pour le théâtre politique, on le verra plus loin. Mais
elle vaut déjà, ici aussi, pour le politicien enrôlé dans l’arène politique
comme pour l’époux aux prises avec les contingences de la vie conjugale.

Sur la scène politique


Sur la scène publique, Césaire fait le choix de guider « la longue
transhumance du troupeau185 ». En fondant le PPM, il entre dans l’arène
politique. Il adopte comme emblème la fleur de balisier, dont le fruit, la
balise, a pour homonyme le terme désignant un repère ; le symbole est clair.
Elle lui rappelle qu’il doit œuvrer dans l’intérêt exclusif de l’homme
antillais qui « quelque part attend ». Césaire dote également le parti d’un
organe de presse, Le Progressiste, créé sur le modèle du journal Justice
de la fédération du parti communiste de la Martinique. Il se fixe enfin un
objectif précis. Selon l’article 3 de ses statuts, « le PPM est un parti
nationaliste, démocratique, anticolonialiste, inspiré de l’idéal socialiste ».
Son ambition est de « préparer le peuple martiniquais à assumer la
responsabilité des décisions sur les plans politique, économique et social »,
et, « sur le plan culturel [d’]axer ses efforts sur le développement de la
personnalité martiniquaise ».
Cet objectif ne peut être atteint que si l’île se dote du statut le plus
conforme à sa réalité géographique et historique. Dans son rapport au
congrès constitutif du PPM, le 22 mars 1958, Césaire insiste sur la nécessité
de créer une troisième voie qui se situerait à mi-chemin entre
« l’assimilation » et « l’autonomie ». Ces deux thèses, « parfaitement
cohérentes » et « parfaitement légitimes », présentent des inconvénients186.
Selon le cofondateur du PPM, « l’autogestion est d’une opportunité
discutable ». Au « stade actuel de l’économie martiniquaise, il ne semble
guère possible d’équilibrer un budget avec les seules ressources locales,
sans se résigner à une amputation massive des dépenses d’ordre social,
culturel, administratif ». Par conséquent, une « autonomie omnilatérale […]
serait une autonomie de la misère ». Quant à « l’établissement d’une barrière
douanière pour la défense des industries locales », elle est « incompatible
avec le statut départemental ». L’exemple le plus évident est celui de l’entrée
de la France dans le « Marché commun » en 1957. S’il est légitime qu’un
« gouvernement ne demande pas l’avis d’un département pour signer un traité
international », il est tout aussi vrai qu’une telle décision est préjudiciable
aux intérêts de la Martinique, ceux-ci ne se confondant pas nécessairement
avec ceux de l’Etat français. En effet, l’entrée de la France dans le Marché
commun va révéler le handicap du statut de département. Celui-ci « a éloigné
le pouvoir du pays […], l’administration de l’administré et accru la
centralisation ». Pour sortir de cette situation ambiguë, Césaire se prononce
« pour la transformation de la Martinique en région dans le cadre d’une
union française fédérée ». Ce nouveau statut lui paraît, en 1958, la parfaite
synthèse des aspirations des Martiniquais. Désormais, toutes les actions
politiques, tous les choix stratégiques se feront en fonction de la réalisation
de cet objectif.
La Constitution de la Ve République va lui offrir l’occasion de mettre à
l’épreuve son idée. Invité à Matignon par le nouveau président du Conseil, le
général de Gaulle, qui sollicite son avis sur le référendum, Césaire lui donne
son accord tacite. Victor Sablé, qui a vécu avec le maire de Fort-de-France
ces moments et l’a accompagné avec Louis Roussi dans l’aventure, raconte :

Après une heure d’entretien dans la cour de l’Hôtel Matignon, Césaire donnait le
spectacle d’un homme transfiguré. Il racontait que le Général avait tout l’air de
Louis XIV recevant le prince d’un pays ami venu des antipodes. Comme tous ceux
qui l’avaient approché, il était très impressionné par le chef de la Résistance. Avec
beaucoup de diplomatie, celui-ci lui avait parlé de Saint-John Perse, de Claudel, de
Malraux, d’André Breton, de Paul Valéry et de la nouvelle Constitution. Il s’était
engagé à voter oui au référendum, comme d’ailleurs tous les autres leaders de
l’Afrique, à l’exception de Sékou Touré 187.

N’écoutant que l’intérêt supérieur de la Martinique, Césaire a


l’impression que les réelles aspirations de ses concitoyens des îles font enfin
l’objet, depuis la fin de la guerre, d’une attention particulière que n’avait pas
eue le PCF en son temps. Le général de Gaulle sait parler aux Martiniquais !
On admirera d’ailleurs, au passage, l’élégance de celui qui avait tenu, en
1956, à décorer lui-même Victor Sévère de la médaille de compagnon de la
Libération – en faisant fi du protocole préfectoral – et son habileté à
conduire la discussion ici : la politique après la littérature !
La raison de cette « transfiguration » que le petit-fils de Victor Sévère lit
sur le visage du poète concerne en réalité l’avenir de l’île. Si la question de
son statut n’a pas été explicitement abordée par les deux interlocuteurs et si
aucune promesse formelle n’a été faite par le chef de l’exécutif, les options
ouvertes par le succès du référendum laissaient présager d’une autonomie
plus large et d’une liberté d’action plus grande des Martiniquais dans la
gestion de leurs propres affaires. Bref, pour Césaire, « la Martinique de
Papa avait vécu » !
Au cours de sa tournée dans les territoires français d’outre-mer, le
ministre André Malraux confirme les raisons profondes de cette bonne
humeur du député-maire. Reçu en grande pompe à l’hôtel de ville de Fort-
de-France, « l’ambassadeur de l’espérance retrouvée », comme le
surnommera Césaire à cette occasion, annonce solennellement, « dans un
tonnerre de vivats et d’applaudissements, des franchises locales et des
libertés nouvelles pour les peuples d’outre-mer188 ».
Cette option est, comme il l’explique, la récompense de la France à ses
peuples les plus fidèles : « La métropole […], qui a vu les Antillais tomber à
mes côtés dans la bataille de Strasbourg, n’abandonnera pas les Antilles »,
avait dit le général de Gaulle. Malraux s’était empressé d’ajouter : « Et je
crois, avec le général de Gaulle, qu’aujourd’hui comme hier, la Martinique
veut rester française comme je veux rester français. Je vous en fais témoins
dans ce jour qui s’achève, vous, mes compagnons de combat d’hier et qui
serez peut-être mes compagnons éternels ! Survivants de la Première Guerre
mondiale, survivants du bataillon des Antilles qui avez combattu avec mes
camarades de Dordogne, vous répondrez oui, comme l’auraient répondu ceux
qui sont tombés189 ! » Avec Malraux, Césaire pense que « la Constitution est
un commencement », et que « les franchises de la Martinique sont contenues
dans la Constitution ». Il appelle alors officiellement à voter oui, fait
campagne avec les hommes politiques de tous bords (socialistes, libéraux,
gaullistes) qui, dans l’île, défendent la République. Le témoignage de Victor
Sablé souligne l’ambiguïté de la situation dans laquelle se trouve le maire de
Fort-de-France : « Césaire et moi, raconte-il, nous fîmes campagne pour de
Gaulle. Nous participâmes à deux réunions : l’une au Saint-Esprit, chez un de
ses amis devenu le mien, André Jollet, et l’autre au François chez Montlouis
Félicité, son secrétaire de mairie. Théramème Themia, MRP, membre de
l’Assemblée de l’Union française, s’était joint à nous. Au soir des résultats
nous étions en plein œcuménisme dans le même camp de la victoire190. »
Césaire s’oppose pourtant à ses anciens compagnons communistes qui ont
appelé, eux, à voter non. Passant ainsi, aux yeux de ses redoutables
adversaires, du communisme au gaullisme, Césaire est considéré, au mieux
comme un incompris, au pire comme un traître. Il se voit, lui, en héros de la
scène politique locale quand ils le perçoivent comme un renégat petit-
bourgeois. En votant oui au référendum, Césaire ne s’intéresse qu’à la
possibilité offerte par cette Constitution. Elle prévoit, selon lui, que le
peuple martiniquais peut choisir, à n’importe quel moment qu’il juge utile,
entre les articles 72, 73 et 74, c’est-à-dire opter pour une autonomie plus
large chaque fois que le besoin s’en fera sentir.
Malgré son choix et la froide rationalité de son analyse, Césaire a bien
conscience que les choses ne sont pas aussi simples. Le vote en faveur de la
nouvelle Constitution ne résout pas de facto le problème du statut de l’île.
D’ailleurs, le premier gouvernement de la Ve République – celui de Michel
Debré –, en nommant Jacques Soustelle au ministère des Territoires d’outre-
mer dès le mois de janvier 1959, s’empresse d’oublier les promesses de la
franchise et de la large autonomie faites à la Martinique. La « libération »
des Antillais est remise, sinon en question, du moins à plus tard. A l’analyse,
le choix du moment (le oui) et les espoirs qu’il suscitait n’obéraient pas du
tout la pertinence de la thèse contraire (le non), et les conséquences qu’elle
entraînait. Ainsi, après avoir appelé à voter en faveur du référendum sur la
nouvelle Constitution, le député de la Martinique va-t-il jouer désormais, à
sa manière, et jusqu’au bout, le rôle du défenseur de l’indépendance
immédiate. Pour bien marquer sa défiance à l’égard de l’exécutif, Césaire
refuse d’abord sa confiance au gouvernement de Michel Debré, puis se
rapproche ostensiblement du leader politique africain le plus antigaulliste,
Ahmed Sékou Touré. Il publie durant l’été 1959 dans la revue Présence
africaine deux poèmes191. Le premier, « Salut à la Guinée », est un hommage
au premier pays indépendant de l’Afrique noire francophone. Par son refus
d’une indépendance octroyée, il a montré que « l’Afrique n’est plus au
diamant du malheur un cœur noir qui strie ». Le second poème, « Pour saluer
le tiers monde », rend hommage aux nouveaux pays indépendants d’Afrique.
A la fin de l’année 1959, Césaire publie, dans le numéro spécial de la revue
Présence africaine consacré à la Guinée, une longue analyse de « la
pensée de Sékou Touré » qu’il a rencontré lors du second Congrès des
écrivains et artistes noirs de Rome quelques mois plus tôt. Il fera plus tard un
voyage dans cette terre d’élection où son frère Georges, déjà acquis à la
cause guinéenne, exerce son métier de pharmacien.
En réalité, Césaire est admiratif devant la libération des peuples
d’Afrique noire. Il s’identifie à eux et rêve que les îles prennent sur le plan
politique le chemin ouvert par Sékou Touré. Dans le poème « Afrique192 », il
invite le continent noir à ne pas trembler car « le combat est nouveau ». Le
poète a confiance en ce « flot vif de [son] sang qui élabore sans faillir
constante une saison » après la nuit coloniale qui gît « aujourd’hui au fond
des mares ». Il oppose à cette Afrique où « les choses cachées remonteront
la pente des musiques endormies », la Martinique qui peine à émerger « hors
des jours étrangers ». Dans le poème devenu célèbre qui porte ce titre,
Césaire se lamente : « Mon peuple/ quand/ hors des jours étrangers/
germeras-tu une tête bien tienne sur tes épaules renouées/ et ta parole […]
quand/ quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre/ au carnaval des
autres/ ou dans les champs d’autrui/ l’épouvantail désuet193 » Le poète qui
envie tant la liberté des Africains n’oublie jamais la place occupée par la
Martinique dans la République française. Cette attitude ambivalente montre
qu’aux Antilles françaises, tout choix politique concernant le statut ressemble
à un drame cornélien.

Un drame cornélien
Trouver une voie intelligente qui permette de garder les avantages
respectifs de l’autonomie et de l’assimilation n’est pas chose aisée. Pour
faire avancer ses idées, Césaire finit par admettre que toute pratique
politique suppose une certaine mise en scène tactique. Jouer l’autonomie
régionale pour obtenir l’application totale des décrets de
départementalisation ; jouer toute la départementalisation afin de préparer
l’autonomie régionale. Pierre Aliker, cofondateur du PPM, l’indique plus
clairement :

Quand la loi de départementalisation a été votée, elle n’a été appliquée que […] par
bribes et par morceaux. On obtenait un morceau de départementalisation chaque fois
qu’il y avait une élection d’importance nationale… On nous lâchait un bout… […]
D’ailleurs, au départ même, nous nous étions dit que s’ils ne jouent pas le jeu de la
départementalisation, il faudrait aller plus loin et réclamer une région autonome 194.

Pour Césaire, la situation géographique et l’évolution historique de la


Martinique impliquent que n’y soient pas appliquées les mêmes approches
que celles des sociétés coloniales « traditionnelles », comme en Afrique.
Son combat politique concerne la Fédération. Dans l’entretien accordé à
Euzhan Palcy, il rêve de voir la France appliquer la Constitution de la
République italienne adoptée en 1947, dont l’article 5 stipule : « La
République, une et indivisible, reconnaît et promeut les autonomies locales ;
elle développe dans les services qui dépendent de l’Etat la plus ample
déconcentration administrative ; adapte les principes et les méthodes de sa
législation aux exigences de l’autonomie et de la décentralisation. » Il dit son
admiration « pour le peuple italien qui ne voit aucune contradiction » entre la
défense de la nation et celle de la région195.
Ce refus viscéral du choix de l’indépendance pour la Martinique lui sera
reproché par de jeunes leaders antillais. Edouard Délépine, par exemple196,
doute que Césaire ait « même jamais été visité par l’idée d’indépendance ».
Dans un discours retentissant, en effet, Césaire refuse cette orientation. Il
critique en des termes à peine voilés ces indépendantistes qui ne sont pour
lui que des aventuriers de la politique. Ils veulent l’indépendance en refusant
la voie du suffrage universel ou en refusant de se donner les moyens concrets
d’y parvenir. Car l’indépendance se paie « en sang et en cadavres ». Elle ne
« se donne pas », « elle s’arrache ». Et il n’est pas sûr que les Martiniquais
acceptent de payer un prix aussi élevé pour une indépendance peut-être
dérisoire. Le député du PPM pense qu’au bout du compte, c’est
l’émancipation de l’homme qui est le but ultime de toute politique en
Martinique. La question du statut – la départementalisation, l’autonomie,
l’indépendance, la régionalisation – est secondaire.

Si demain on nous affirme que l’indépendance nous apportera plus de liberté, plus de
prospérité, plus de sécurité, plus de responsabilité, oui. Mais s’il s’agit simplement
de refaire une petite Haïti dominée par un petit nombre d’hommes, dominée par la
volonté de puissance, je dis non. Parce que là, il ne s’agit pas d’émancipation de
l’homme. Je voudrais plus pour mon pays et non pas moins 197.

Contrairement à ce que pense un peu rapidement Edouard Délépine,


Césaire ne refuse pas l’indépendance par incapacité d’en concevoir l’idée.
Au contraire, son rapport à cette option relève d’un choix tactique. En vue
d’obtenir plus pour son île et non moins, il va se livrer à un intense et
constant jeu de rôles entre la « postulation de la dignité, de la liberté,
d’épanouissement de cette nation » et son « action politique », si bien qu’il
sera accusé par ses détracteurs de « louvoyer ». A Lilyan Kesteloot, qui
évoque avec lui le sujet en 1971, Césaire, agacé, répondra en établissant une
distinction entre l’œuvre littéraire et l’action politique :

On veut dire que je compose ? Eh bien […] je trouve qu’il n’y a absolument aucun
conflit. Il est tout à fait évident que les deux situations sont totalement différentes :
un écrivain écrit dans l’absolu ; un politique travaille dans le relatif ; je n’y peux rien.
L’écrivain est tout seul avec lui-même, avec son esprit, avec son âme ; le politique,
pour ne pas dire le politicien, doit tenir compte malheureusement des contingences,
il essaye de diriger mais aussi, il compose avec les contingences et si un mot d’ordre
n’est pas lié à la réalité des choses, ce mot d’ordre n’est que littérature. Par
conséquent je trouve qu’il n’y a aucune contradiction entre ce que j’écris et ce que je
fais, il s’agit simplement de deux niveaux différents d’action198.

Cette explication a le mérite de la clarté. Dans sa fonction de politique –


ou de politicien aguerri –, Césaire va se faire tantôt l’équilibriste, tantôt le
personnage dramatique, tantôt l’aiguillon, tantôt le polémiste. Il ne laissera
passer aucune occasion de pousser ses idées à son avantage sur la scène
politique antillaise. Dans son analyse de la situation politique martiniquaise
durant les premières années de la Ve République199, Victor Sablé reconnaît
que Césaire a eu l’habileté de se tenir à équidistance des slogans de la
gauche autonomiste et des discours de la droite départementaliste : « Face
aux indépendantistes dont les excès verbaux desservaient la cause, Césaire
mit une sourdine à ses discours et prit à revers ses adversaires. Trop soumis
aux miasmes délétères du conservatisme local, ceux-ci refusaient de prendre
conscience que l’opinion publique évoluait avec le rajeunissement du
corps électoral et la rapidité des communications. L’attrait de la modernité
était interprété comme une présomption de félonie. » De même, « crispés sur
leurs positions routinières et leur vocabulaire obsolète, les politiciens de la
droite locale allaient consacrer leur rupture avec la nouvelle génération
alors que Césaire, avec ses retournements dialectiques, conservait
personnellement la confiance de ses troupes et la complaisance à peine
voilée des milieux dirigeants de Paris200 ». Même si on peut regretter que
cette vision des choses soit partisane, elle a le mérite de rendre compte de la
place de Césaire et de son influence sur l’échiquier politique de l’île. Qu’on
en juge plutôt.
En se situant au centre de l’échiquier politique, en réduisant toujours
plus le poids des extrêmes dans la vie publique locale, Césaire va se placer
en position de recours politique. Ce qui se révélera utile lors des émeutes de
1959. Une altercation entre un automobiliste pied-noir et un jeune docker de
Fort-de-France met le feu aux poudres dans la capitale martiniquaise. Elle va
conduire à la mort de trois jeunes gens, Edmond-Eloi Véronique – dit Rosile
–, Julien Betzy et Christian Marajo, âgés respectivement de vingt, dix-neuf et
quinze ans, à l’éloignement des fonctionnaires antillais militants (Georges
Mauvois, Armand Nicolas, Walter Guitteaud et Guy Dufond) vers la
métropole et à la sanction de certains autres (le vice-recteur Alain Plénel).
Césaire, qu’on attend sur le terrain de l’autonomie et de l’indépendance, opte
pour l’apaisement général et rejette « les haines stériles, les polémiques
idiotes et les divisions stupides ». Pour lui, la mort de ces jeunes doit servir
à « l’union raisonnable […] loyale, de tous les Martiniquais, de tous les
démocrates contre l’injustice et le racisme, l’oppression et la tyrannie ».
Avec un sens politique aigu, Césaire pense que ces morts doivent aussi
servir à réclamer qu’en « parfaite solidarité avec la France, les Martiniquais
puissent gérer librement leurs propres affaires ». C’est la seule manière
d’enrayer la montée des périls que connaît cette île – comme toutes les
anciennes colonies d’ailleurs – depuis les indépendances africaines. Ici, les
insurrections se multiplient, et avec elles les arrestations, les détentions
arbitraires et le pouvoir toujours accru des préfets. L’ordonnance Debré du
15 octobre 1960 autorise le rappel en métropole des fonctionnaires
originaires des DOM « dont le comportement est de nature à troubler l’ordre
public. […] Elle est notifiée par l’intermédiaire du préfet qui peut prendre
toutes mesures nécessaires à son exécution. »
Le choix calculé de l’apaisement est courageux mais il est mal compris
par une large majorité de l’opinion publique martiniquaise. Bientôt Césaire
ne devra son salut qu’à la tactique de la dramatisation. En 1962, au cours
des élections législatives, il est mis en ballottage par Walter Guitteaud, le
syndicaliste sanctionné par le pouvoir administratif et soutenu par les
communistes. Un quart des électeurs, déroutés par les prises de position du
député – en faveur du référendum, contre le gouvernement et pour la
régionalisation –, ne se sont pas déplacés aux urnes. Césaire met en jeu sa
démission, en soulignant le risque que comporte l’arrivée au Palais-Bourbon
des représentants légaux de l’île mus par une revanche contre les autorités de
l’Etat et inspirés par la seule idéologie de l’accession de la Martinique à
l’indépendance immédiate sans condition. Georges Pompidou, alors Premier
ministre, qui a reçu un rapport alarmant du préfet de la Martinique, téléphone
personnellement à Césaire pour le convaincre de rester dans la course. Il
sera finalement « triomphalement élu201 ». Au passage, le député réclame la
suppression de l’ordonnance de 1960, l’élargissement des fonctionnaires
arrêtés, et la transformation du statut de l’île par une vraie assimilation, et
non par sa recolonisation rampante, sous peine de voir se reproduire à la
Martinique l’exemple algérien, qui y est devenu un modèle d’insurrection.
Césaire a sans doute permis aux leaders antillais de prendre conscience
qu’« en politique, un petit pas fait ensemble vaut mieux qu’un grand bond
solitaire202 », tout en ne cessant d’agiter en toute bonne conscience le chiffon
rouge de l’insurrection devant les représentants de l’Etat français.
La politique des petits pas suppose de les répéter souvent. En 1966, à
l’approche des élections législatives, Césaire s’exerce dans une conférence
de presse avec Paul Vergès, le secrétaire du parti communiste réunionnais, à
l’art de l’aiguillon. Il repose la question de l’autonomie des régions dans le
débat203. On imagine aisément le double bénéfice tactique de cette opération.
D’une part, contrer le parti communiste martiniquais qui milite depuis 1957
pour l’indépendance en se servant du parti communiste réunionnais, qui
milite, lui, pour la régionalisation, laissant ainsi entendre qu’il y a plusieurs
sons de cloche dans le discours des communistes… D’autre part, forcer le
pouvoir politique en métropole à prendre position sur ce sujet délicat :
« laisser les Antillais gérer eux-mêmes leurs propres affaires »… Césaire se
prononce contre une « grande fédération des Antilles, parce que les
économies de toutes ces îles sont concurrentielles et que leurs traditions sont
différentes ». Il pense que « la solution à appliquer “avant qu’il ne soit trop
tard” » se trouve dans une fédération autonome de chacun des départements
d’outre-mer. Il adapte d’ailleurs à cette politique son témoignage au procès
des membres du « Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe » qui
se tient devant la Cour de sûreté de l’Etat en 1968. A la barre, il affirme
qu’un procès politique ne peut connaître qu’une issue politique, et celle-ci se
trouve dans le changement du statut de l’île dont le défaut a conduit les
accusés à se faire entendre par une insurrection armée !
Cette attitude combative n’est pas sans conséquence. Les rapports de
Césaire avec ses préfets successifs sont exécrables. Entre 1965 et 1968, le
budget de la mairie est mis sous séquestre. Le mauvais état des finances
publiques n’est dû à aucun enrichissement personnel ni à aucune
malversation. Il est tout simplement le fruit des investissements nombreux
engagés en « situation d’assimilation d’urgence » par la mairie dans le but de
pousser l’Etat à tenir ses promesses. C’est ce que comprendra d’ailleurs
assez bien la population. En d’autres termes, dès le milieu des années 1960,
la question du statut est devenue un enjeu électoral récurrent.
Cet art de la polémique qu’il sait si bien maîtriser va attirer l’attention
sur la Martinique une nouvelle fois en décembre 1975, lors d’un débat sur le
statut de l’île qui l’oppose à Olivier Stirn. Le nouveau ministre de l’Outre-
mer, issu de la préfectorale, ne conçoit cette question qu’à l’aune de son
administration de tutelle. Par une politique de décentralisation, il pense
pouvoir « effacer toute trace de l’époque coloniale », en renforçant le
caractère français de la Martinique. Il déclare : « Quand on est français, il
faut l’être à part entière. Nous menons donc une politique de clarification
sans faire pression sur les TOM. […] Mais il est clair que l’autonomie
interne conduit, dans les deux ans, à l’indépendance. Au contraire, ceux qui
préféreront la départementalisation feront partie intégrante de la France. » A
Aimé Césaire qui lui adresse le reproche de faire du « stirnisme », Olivier
Stirn lui renvoie celui de trop faire de « césairisme »… Selon le ministre, le
maire de Fort-de-France, « plus doué pour la poésie que pour la politique »,
ne voudrait pas assumer jusqu’au bout ses choix de 1946.
Mais Césaire tient sa ligne, et si « L’autonomie peut être graduée, elle ne
conduit pas fatalement à l’indépendance. Refuser l’autonomie, c’est refuser
les différences ». Il se déclare ainsi « rebelle » à cette « conception de
l’Etat », et affirme sa « peur » devant la politique d’assistanat proposée par
le gouvernement de M. Olivier Stirn… Césaire craint que dans celle-ci,
conçue dans le but louable d’effacer les traces de l’époque coloniale, « il
subsiste la trace du collier ». Le député du PPM conclut : « Il dit
“assistance”, je réponds “travail” ; il dit “subvention”, je réponds
“production” ; il dit “aide”, je réponds “dignité” ; et, quand de ses mains
patriciennes il nous tend une pièce de cent sous, nous la refusons204. » La
scène pourrait figurer sans dénoter dans une pièce de théâtre…

Censuré !
Au cours des années 1970, Aimé Césaire est devenu la bête noire de la
scène politique métropolitaine. On le considère comme un personnage
incontrôlable. Cette situation est si bien intégrée dans les pratiques du
pouvoir de l’époque qu’il est interdit d’antenne publique, et presque mis en
quarantaine ! Le président de la République française, Valéry Giscard
d’Estaing, qui avait organisé peu après son élection en 1974 un sommet
franco-américain (en compagnie de Gerald Ford) sur une grande propriété de
l’île de la Martinique, ne daignera pas même rendre visite au maire de la
capitale, Fort-de-France, prétextant d’un piège qui lui aurait été tendu par le
premier magistrat de la ville. « Le coq gaulois » s’est comporté comme une
« poule mouillée », se contentera de ricaner la presse locale. Césaire,
furieux devant ce fait du prince, déplorera cette offense faite au peuple
martiniquais rassemblé devant la mairie.
Recevant plus tard François Mitterrand, candidat malheureux de la
gauche aux élections présidentielles de 1974, lors d’une tournée à la
Martinique en 1976, Césaire ne formule qu’une seule requête : « Aidez-nous
à redevenir nous-mêmes […], à rendre à notre peuple la fierté d’être lui-
même. » La formule peut paraître ambiguë. Elle a cependant le mérite de
placer les futurs hommes politiques français dans l’obligation de signer un
pacte avec les Martiniquais, faute de quoi ils n’auraient pas leurs suffrages.

Scènes de la vie conjugale


Dans la vie politique, Césaire est à peu près maître du jeu. Dans la vie
privée, il en va tout autrement. Parallèlement à ces stratégies politiques qui
mobilisent toute son énergie, entre 1957 et 1960 notamment, Césaire doit
affronter la demande de séparation de son épouse.
Depuis la création du PPM, Césaire est très souvent absent. La création
de l’aéroport du Lamentin, le développement des moyens aériens de
communication vont rendre les déplacements du député-maire de Fort-de-
France et président de parti plus fréquents et plus réguliers entre les îles et la
métropole. Aux prises avec ses nombreuses obligations d’élu, Césaire
délaisse fréquemment le foyer et son épouse, qui mène une simple vie de
professeur de lycée technique parisien, toute dévouée à l’éducation de leurs
enfants. Elle est de plus confrontée aux rechutes d’un cancer du cerveau qui
la mine progressivement, l’affaiblit constamment, et va finir par l’emporter.
Celle qui avait été pour le poète un soutien indéfectible, une femme
attentionnée, une compagne de lutte se sent délaissée, abandonnée et peut-
être méprisée au profit de cette grande œuvre de politique antillaise à
laquelle Césaire semble avoir désormais tout sacrifié. De l’éloignement naît
une incompréhension, et de l’incompréhension, un désamour progressif. Le
couple autrefois fusionnel semble tout simplement composé de deux
étrangers.
Cette situation va avoir une triple conséquence. Sur le plan affectif,
Suzanne avait trouvé auprès d’un autre homme la quiétude et le réconfort
sentimental que ne lui offraient plus son mari et son foyer, réconfort d’autant
plus précieux que les époux ne partageaient plus grand-chose. Sur le plan de
l’éducation des enfants, elle avait assumé sa charge convenablement. Les
aînés (âgés, en 1960, de vingt-deux, vingt, dix-huit et seize ans)
commençaient à trouver leur voie dans la vie, tandis que les derniers (âgés
respectivement de quatorze et douze ans) étaient encore en pleine
adolescence. Sur le plan intellectuel, le désœuvrement de Suzanne Césaire
était d’autant plus palpable que depuis la rupture avec le PCF, aucune autre
idéologie, aucun autre débat n’avait comblé sa curiosité ni éveillé en elle un
quelconque intérêt, à la différence des aventures intellectuelles du
communisme, du surréalisme et de l’ethnologie africaine auxquelles elle
avait, on l’a vu, pris une part très active durant la guerre, et même après.
Conseillère écoutée de l’élu – elle l’avait poussé à se présenter à la mairie
–, ordonnatrice parfois active de ses choix politiques dans la période du
PCF – elle l’avait accompagné lors de son élection comme député –,
Suzanne n’avait pas occupé la même place dans l’aventure politique d’Aimé
Césaire au PPM. Si elle partageait les nouvelles orientations politiques du
parti et de Césaire, son avis ne comptait plus guère, et elle n’était sollicitée
que de loin en loin. Lorsqu’on faisait appel à elle, c’était pour servir, en
bonne épouse intellectuelle d’un intellectuel et politicien, de trait d’union
entre les différentes factions de la vie politique antillaise, pour lesquelles
elle n’éprouvait pas de sympathie particulière.
Sans doute avait-elle renoncé d’elle-même, au profit de l’éducation des
enfants et de la vie domestique en France, à jouer un rôle quelconque dans ce
qui pouvait apparaître comme une affaire d’hommes, eu égard à la
configuration politique de la Martinique. Sans doute aussi Suzanne avait-elle
voulu conserver cette pureté de l’engagement politique initial qu’elle ne
retrouvait plus dans la démarche politique d’Aimé Césaire, contraint à des
stratégies dont elle ne comprenait pas toujours la nécessité. Un entretien
téléphonique rapporté par Victor Sablé à la veille du référendum de 1958 est
significatif. Bien que le récit des mémoires de cet ancien sénateur centriste
ne soit pas toujours fidèle et qu’une partie de ses affirmations soient
contestables, son témoignage indique la situation de Suzanne Césaire dans le
paysage, à la fin des années 1950 :

Un jour, du balcon de mon bureau, je fus arraché à mes réflexions. Quelle surprise !
Au téléphone, une voix connue mais oubliée ; celle de Suzanne Césaire. Elle voulait
me parler d’une lettre qu’elle venait de recevoir de son mari. Il s’interrogeait sur mes
intentions politiques et devait arriver incessamment. Rendez-vous fut pris, dès le
lendemain, au domicile de Michel Leiris, le célèbre anthropologue, quai des Grands-
Augustins 205.
De nombreux éléments indiquent la position insignifiante occupée par
Suzanne Césaire. Cette voix « connue mais oubliée » était en mission pour le
compte de son mari, Aimé Césaire, se faisant la commissionnaire des
manœuvres de politique intérieure contre lesquelles Césaire s’était tant
insurgé lors de sa démission du parti communiste quelques années plus tôt.
En outre, dans le récit, Victor Sablé n’évoque pas la présence de Suzanne à
ce rendez-vous chez celui qui reste malgré tout le parrain de la dernière fille
du couple, Michèle Césaire. Son rôle s’arrête visiblement à celui d’estafette.
Cette fonction, imposée, contraste totalement avec le portrait que Césaire
dressait d’elle dans sa poésie, à peine dix ans auparavant. Mais elle est
confortée par le regard que ses enfants porteront à cette même période sur
cette femme respectable que l’on appelle déjà, selon le témoignage de sa
fille Ina Césaire, « Maman Suzy », alors qu’elle a à peine quarante-cinq
ans206.
La rupture entre les époux Césaire, comme la plupart des divorces à la
fin des années 1950, prend la forme d’une épreuve sans fin. Ici, le jeu de
rôles devient factice. La fierté de Césaire est mise à rude épreuve. Il est
atteint dans ce qu’il a de plus viril. La liberté de la femme Roussi se trouvait
depuis longtemps entravée mais elle n’osait le dire. C’est le scénario
classique d’une séparation agitée. Personne ne voulant perdre la face, c’est à
celui qui trouvera les témoins de fidélité et de moralité les plus nombreux et
les plus crédibles. Le divorce par consentement mutuel étant alors chose rare
– sinon inexistante –, on ne pouvait prononcer une séparation de corps
devant la justice que pour faute ! Et celle de Suzanne Roussi allait être
lourde. Elle ajoutait à l’infidélité conjugale le mensonge. Les seuls mots de
Suzanne Césaire ne font que renforcer la douleur du poète, dont on entend le
long cri dans le poème « Séisme » de son recueil Ferrements : « pris pris
pris hors mensonge pris/ pris pris pris ».
Césaire a bien sollicité des amis pour qu’ils lui signent des attestations
de moralité, des lettres dans lesquelles ils certifieraient sur l’honneur que
Suzanne avait un amant. Peu d’entre eux acceptent. Lorsque Suzanne a fini
par avouer son amour, Césaire va le vivre comme un désastre. Il évoque,
encore dans « Séisme », cette épreuve pénible. Le poète regrette le gâchis de
la séparation : « Tant de grands pans de rêve/ de patries d’intimes patries
effondrées/ tombées vides et le sillage sali sonore de l’idée. » Il rappelle les
insomnies subies : un « mauvais réveil du cœur le tien sur le mien » ; la
violence des amours brisées comme la « vaisselle ébréchée empilée dans le/
creux tanguant/ des méridiens ». Dans ces circonstances, les mots sont
mensongers. Ils ne sont là que pour « conjurer l’informe comme les insectes
de nuit leurs élytres de démence ». Ils n’ont aucune valeur, « rôlés, précipités
selon rien ». Il ne reste plus de cette aventure que les noms « miraculeux » de
Suzanne et Aimé Césaire « dans la réserve d’un oubli gîtant ». Le divorce a
signifié la fin d’une belle histoire d’amour conjugale et d’une grande
complicité intellectuelle dont Césaire restera à jamais marqué.
Cette malheureuse fin, cependant, a entraîné la marginalisation de
Suzanne Césaire ; sa mise au ban de l’histoire littéraire et même (un peu)
familiale. Ses relations d’intense complicité avec sa belle-sœur, Mireille
Maugée, née Césaire, ne seront plus jamais suivies, pas plus que ses
rapports avec les Thésée, avec qui Césaire restera en contact longtemps
après la séparation207, comme l’attestent les témoignages de deux amies du
poète, Lilyan Kesteloot et Jacqueline Leiner. On ne ressortira clairement
Suzanne des limbes, comme on peut le voir ces derniers temps, qu’à la mort
de son mari. Ce qui renforce d’autant la violence de son exclusion. Dans la
littérature comme dans la réalité, seul Césaire aura mis en scène la vie
quotidienne du couple.
Au moment de la séparation des époux, Aimé Césaire publie le seul
poème qu’il ait jamais composé pour un de ses enfants : « Pour Ina », tout à
la fois une adresse et une dédicace à sa fille, qui vient d’avoir dix-huit ans. Il
reconstitue les moments les plus importants de son enfance. La longue attente
lors de la naissance : « la nuit tombait à pic/ mais maintenait quand même
entre deux eaux/ un trouble de terre plein de musiques encore d’insectes
irréductibles. » La délivrance de la mère : « une ivresse d’eau-gemme dans
un saccage de sang. » Et enfin l’éducation par ses deux grand-mères lorsque
les deux parents étaient occupés à la revue ou en voyage en Haïti : « et les
saisons passaient sur les ocres et les bruns/ penchés des madras des grand-
mères songeuses/ à la pluie/ quand les carêmes pourchassaient par les
mornes/ l’étrange troupeau des rousseurs splendides. »
Mais ce poème est encore une évocation de Suzanne Césaire. Partageant
avec sa fille l’histoire de sa naissance, Aimé Césaire lui rappelle alors les
moments d’inquiétude devant la souffrance de cette femme atteinte d’une
pleurésie et qui a failli mourir en mettant au monde sa première fille. Comme
le souligne le poète Daniel Maximin, par sa naissance, Ina Césaire aurait,
selon les médecins, préservé sa mère « d’un ravage intérieur208 ». La
naissance de cette fille est pour le couple un double moment de bonheur.
A Ina salvatrice, Aimé Césaire exprime tout l’amour qu’il lui porte
maintenant que sa mère n’est plus au foyer. Ce réflexe n’est pas seulement
celui d’un père qui voudrait maintenir avec ses enfants lors de la séparation
des liens privilégiés d’amour. Il est aussi celui d’un homme qui voudrait
laisser à sa fille aînée l’image d’un père aimant… Sans doute aussi le départ
de la mère a-t-il été vécu par le poète comme une répétition du départ à venir
de sa fille, un départ qu’il redoute. Signalons en passant qu’à la différence
de sa mère, Ina est restée fidèle à son père. Comme lui, elle a choisi la
création littéraire. Ceux des enfants qui se sont tournés vers l’art et la culture
se sont spécialisés dans l’interprétation, soit comme metteur en scène (Jean-
Paul), soit comme comédienne (Michèle). Ina, elle, va se consacrer à la
création romanesque, poétique et théâtrale.
Dans un autre poème intitulé « La justice écoute aux portes de la
beauté », publié dans Moi, laminaire, Aimé Césaire ne cache pas les scènes
de dépression et de déchéance de sa femme après leur séparation prononcée
par un tribunal peu de temps avant sa mort. Suzanne Césaire dans la scène de
salutation : « une envolée/ s’immobilise en fougères arborescentes/ et
gracieusement salue en inclinant leurs ombrelles à peine frémissantes. »
Suzanne Césaire maîtresse de cérémonie refaisant le procès : « Une saison
plus bas la Reine met pied à terre/ elle revient dans la confidence
des éléments/ d’une cérémonie où elle a présidé/ à l’opalisation du désastre
et à la transmutation des silicates/ très simplement elle dépose sa
couronne/qui n’est paradoxalement qu’une guirlande de fleurs de técomarias
très intenses. » Selon Césaire, la tumeur dont son épouse souffrait était à
l’origine de la dépression dans laquelle elle sombrait petit à petit et qui la
condamnait : « la tache de beauté fait ici sa tâche/ elle sonne somme exige
l’obscur déjà/ et que la fête soit refaite/ et que rayonne justice/ en vérité la
plus haute. » Internée durant de longs mois à La Verrière, le centre de
réadaptation et de réinsertion des personnels de l’Education nationale,
Suzanne Césaire s’éteindra le 16 mai 1966. Elle allait avoir cinquante et un
ans.
Dans l’île, plus tard, Césaire fera du « rocher de la femme endormie » ce
lieu de promenade où il amène parfois ses amies et complices en littérature
comme Jacqueline Leiner, le lieu de conversations avec Suzanne Roussi.
Cette femme endormie, « Belle comme l’exaspération de la sécession »,
reçoit les mots que le poète lui envoie et lui répond. Il écrit : « De temps en
temps à travers la brume de sable/ Qui s’éclaircit/ A travers les jeux
cicatriciels du ciel/ Je la vois qui bat des paupières/ histoire de m’avertir
qu’elle comprend mes signaux/ Qui sont d’ailleurs en détresse des chutes de
soleil/ Très ancien. » Césaire avoue d’ailleurs dans un entretien avec
Edouard Maunick que « ma femme Suzanne […] n’est pas entièrement morte
pour moi […] Il y a des moments où elle est carrément vivante, pour
moi209. » Il lui arrivera même d’éprouver sur le tard la nostalgie du foyer
d’antan. Mais la vie pratique, concrète, intime, a ses lois qui ne se satisfont
pas de théâtralisation.
La distinction entre la vie publique et la vie privée permet de mieux
saisir le rapport de Césaire à ses « responsabilités nouvelles ». Celles-ci
supposent de prendre en compte la réalité telle qu’elle est, et non telle qu’on
voudrait qu’elle soit ; de considérer la politique avec toutes ses contingences
et non dans sa seule pureté. D’une certaine manière, la séparation d’avec
Suzanne marque clairement la séparation de ces deux niveaux d’approche du
politique, l’idéalisme et le réalisme. C’est un rappel à l’ordre de ce que sont
les deux niveaux de la pratique du politique, celui de la littérature et celui du
réel. Plus que dans sa première pièce donc, Et les chiens se taisaient,
dont l’ambition était d’écrire l’épopée de tout un peuple à partir de la vie
d’un héros, l’écriture théâtrale se prêtera désormais à une réflexion
d’écrivain sur les pratiques du pouvoir.
XI
Du théâtre vivant à bras-le-corps

Au début des années 1960, Aimé Césaire a trouvé son Serreau, comme
autrefois Giraudoux son Jouvet. Cette rencontre est décisive à plus d’un titre.
Sur le plan de la création esthétique, Césaire se met entièrement au service
du théâtre. Contrairement à l’immédiat après-guerre, où il se passionnait
pour la seule composition de l’œuvre, il n’écrit plus désormais que pour la
scène. Sur le plan historique et idéologique, son œuvre s’élabore dans le
sillage du « théâtre militant ». Issu du théâtre prolétarien, d’agitation et de
propagande (autour du groupe Octobre, qui comprend Jacques Prévert et
Roger Blin), celui-ci a vu le jour dans l’entre-deux-guerres autour du PCF
avant de s’en voir écarté dès 1934 par les autorités du comité central qui lui
préfèrent le théâtre populaire. Le théâtre militant est une autre manière
d’établir une relation entre théâtre et politique : Césaire, à sa façon,
participe à ce théâtre, lié « organiquement » aux luttes anticolonialistes et
anti-impérialistes, qui se renouvelle en France.
Dans un entretien accordé au quotidien français Le Monde en 1967, lors
de la première de sa nouvelle pièce, Une saison au Congo, au Théâtre de
l’Est Parisien, Aimé Césaire précise les contours de son œuvre théâtrale :

Je conçois cette œuvre que je fais actuellement comme un triptyque. C’est un peu le
drame des nègres dans le monde moderne. Il y a deux volets du triptyque : Le Roi
Christophe est le volet antillais. Une saison au Congo le volet africain et le
troisième devrait être normalement celui des nègres américains, dont l’éveil est
l’événement de ce demi-siècle 210.

Ce projet général sera servi par un contact étroit du poète avec les
planches, dont il découvre les vertus. Il se passionne pour les milieux du
théâtre, de la mise en scène, de la représentation. La régularité de cette
présence sur les plateaux de répétition et la relation professionnelle qui se
noue entre l’auteur, le metteur en scène et les comédiens sont si intenses
qu’on regrette d’ailleurs que Césaire ne soit jamais passé à la mise en
scène…
La rencontre entre Césaire et Jean-Marie Serreau s’est faite sur le terrain
politique. Dans un entretien accordé à la revue marocaine Souffles,
l’homme de l’art déclare que « le vrai théâtre doit être 300 % politique211 ».
C’est ainsi qu’il justifie son intérêt pour les dramaturgies de Césaire, Kateb
Yacine et René Depestre. Celles-ci se construisent à partir de la réalité
historique des hommes et des peuples que le dramaturge doit aider à
transformer. C’est bien cette attention à l’histoire contemporaine des peuples
noirs qui fonde l’écriture du triptyque de Césaire.
La première pièce du triptyque, La Tragédie du roi Christophe, est
née de l’histoire d’Haïti. Lors du voyage du couple Césaire dans cette île au
cours de l’année 1944, le poète accumule de nombreuses informations sur la
formation de la première république noire. De retour à Fort-de-France, on
s’en souvient, il partage ses découvertes avec les Martiniquais et organise à
cet effet une grande conférence publique dont les extraits sont publiés dans
sa revue Tropiques. Ce compte rendu n’est pas entièrement fidèle aux
observations du futur maire de Fort-de-France. Celui-ci éprouve en effet
pour cette île des sentiments mêlés, comme on le verra plus loin.
Tout d’abord, comme dans son poème, Cahier d’un retour au pays
natal, Césaire a été fasciné par Haïti. Il a fait l’éloge de cette île, où « la
négritude s’était mise debout et [avait] dit qu’elle croyait en son humanité ».
Historien patient et enquêteur rigoureux, Césaire publie à la fin des années
1960 son Toussaint-Louverture. La Révolution française et le
problème colonial212. Par une argumentation magistrale et dans un langage
poétique, il a montré le rôle de ce héros de la Révolution dans la naissance
d’une conscience nationale haïtienne. Pour Césaire, Toussaint-Louverture
(1746-1803) incarne l’esprit et la lettre de la Révolution. Cet homme
d’exception a réussi à renverser le cours de l’histoire sans déroger aux
principes qui guident la transformation sociale, la justice et la liberté. Il a
réussi à mettre en œuvre une utopie sans perdre son âme.
Quand Toussaint-Louverture vint, ce fut pour prendre à la lettre la Déclaration des
droits de l’homme, ce fut pour montrer qu’il n’y a pas de race paria ; qu’il n’y a pas de
pays marginal ; qu’il n’y a pas de peuple d’exception… On lui avait légué des bandes.
Il en avait fait une armée. On lui avait laissé une jacquerie. Il en avait fait une
Révolution ; une population, il en avait fait un peuple. Une colonie, il en avait fait un
Etat ; mieux, une nation.

Après la figure héroïque, la face sombre cette fois de l’histoire


haïtienne. Césaire se penche en effet sur le roi Henry Christophe (1767-
1820), à qui il consacre sa pièce éponyme. Césaire ne dévoilera que plus
tard ses autres sentiments sur ce pays. Dans un entretien avec Françoise
Vergès, où il rend compte de son voyage de 1944, il affirme :

J’étais jeune quand j’y suis allé. J’ai rencontré des intellectuels souvent brillants,
mais c’étaient de vrais salopards. Quand je visitais le pays, je voyais les Nègres avec
leur bêche, travaillant souvent comme des bêtes enchaînées et me parlant créole avec
un accent formidable et de manière très sympathique. Ils ne comprenaient pas le
français. Ils étaient d’une grande vérité mais pathétiques 213.

C’est de cette vision d’une société contrastée que va naître La Tragédie


du roi Christophe. Césaire se demande « comment faire réunir ce monde
des intellectuels et des paysans, réaliser une vraie fusion ? Il serait facile de
dire que les paysans ont raison ; c’est plus compliqué214 ».
En effet, la pièce met en scène un roi engagé dans la construction de son
pays après l’avènement de l’indépendance et de la liberté. Il est confronté à
la question de l’unité de l’Etat, de sa prospérité, de la mise en place d’une
organisation politique adaptée à son indépendance réelle. Christophe doit
lutter contre tout ce qui entrave sa marche vers l’autonomie de l’île (la
paresse des paysans, la corruption des élus, la frilosité de la famille). Il doit
conduire un pays, assurer son indépendance économique, avec des moyens
rudimentaires forgés par trois siècles d’esclavage et de colonisation, autant
dire avec rien. Bref, le roi Christophe doit affronter aussi bien son peuple,
ses collaborateurs que sa propre impatience à voir son île se transformer
rapidement. Commencée en 1959, l’écriture de la pièce prendra cinq ans.
Elle est publiée dans plusieurs livraisons de la revue Présence africaine
entre 1961 et 1963215. Ces extraits fourniront la matière à l’édition de la
première version et serviront, après plusieurs remaniements consécutifs, à en
établir la version définitive, « entièrement revue par l’auteur », qui paraît en
1970.
La pièce parle de l’histoire d’Haïti au début du XIXe siècle. Les
remaniements, transformations, ajouts et suppressions contribuent aussi à en
faire une histoire contemporaine. Au moment où Césaire écrit sa pièce, une
figure politique qu’il a côtoyée autrefois, François Duvalier, a pris les rênes
du pouvoir en Haïti (dès 1957). Confronté à la création d’un peuple après le
désastre de l’esclavage, de la colonisation et de la présence américaine, son
gouvernement s’oriente vers une dictature féroce. La Tragédie du roi
Christophe y fait écho. Henry Christophe s’est autoproclamé roi d’Haïti
pour rester à la tête de l’Empire jusqu’à sa mort. L’idéologue du
« noirisme », lui, change la constitution de la République d’Haïti en 1964,
s’autoproclamant « président à vie ». Christophe avait imposé son sacre à
l’archevêque du Cap par la force. Duvalier expulse et exile les hommes
d’Eglise (en particulier les jésuites) qui s’opposent à son pouvoir. Il sera
d’ailleurs excommunié par l’Eglise catholique, apostolique et romaine.
Duvalier fait régner la terreur sur le pays grâce à ses volontaires de la
Sécurité nationale, ces troupes paramilitaires, encore appelés « tontons-
macoutes ». Au début du XIXe siècle, Christophe faisait régner la terreur
parmi les paysans qu’il soumettait à une morale implacable. Au début des
années 1960, le peuple haïtien souffre des mêmes excès de la part du
pouvoir.

Miroir de l’histoire
Après l’histoire d’Haïti, Césaire se consacre à celle de l’Afrique noire.
Dans Une saison au Congo, il use des mêmes artifices historiques et
politiques que dans La Tragédie du roi Christophe. Au moment où la
pièce se joue au théâtre de l’Est Parisien, Guy de Bosschère la présente
comme « le raccourci lyrique d’une tragédie authentique, atroce et
exemplaire, où la réalité a dépassé la fiction et où la vie fut plus fertile que
l’imagination216 ». L’œuvre met en scène l’histoire du Congo belge durant les
premiers mois de son accession à l’indépendance en 1960. Césaire a nourri
la pièce de documents tirés de la presse de cette époque qu’il a lue avec
attention. Celle-ci ne bruit que de l’affaire du Congo, dont les implications
sont nombreuses en Afrique noire, en Europe, et aux Nations unies.
Confronté à la sécession du Katanga, à l’insurrection de l’armée, à
l’opposition avec le président de la République Kasavubu et aux ambitions
et à la trahison du général d’armée Mobutu, Patrice Emery Lumumba (1926-
1961), Premier ministre du Congo, connaît l’une des fins politiques les plus
tragiques de l’histoire de ce pays.
Dans La Tragédie du roi Christophe, l’histoire contemporaine d’Haïti
était perçue dans le miroir de l’histoire du XIXe siècle. Une saison au
Congo fait référence à l’histoire immédiate. En dehors du personnage de
Mokutu dont le nom est à peine maquillé par rapport à celui de son double
réel (Mobutu), tous les autres sont bien présents. Lumumba, bien sûr, mais
aussi M’siri, Kalalubu, le roi Léopold de Belgique, Dag Hammarskjöld (le
secrétaire général des Nations unies). Ils jouent chacun leur rôle effectif au
moment où se déroulent les événements historiques. Césaire n’hésite pas à
inventer des personnages génériques (les banquiers par exemple), qui
remplissent dans la pièce leur rôle supposé dans la réalité. La fidélité du
dramaturge à l’histoire politique du Congo au cours de cette période est telle
qu’on croit y entendre parler Lumumba217. Elle oblige cependant Césaire à
suivre les événements dans l’immédiateté de leur déroulement. Sa pièce est
une œuvre en chantier. Ecrite six ans seulement après la disparition de
Lumumba et des événements qu’elle raconte, Une saison au Congo tient
compte non seulement de l’évolution de l’Histoire mais aussi de celle des
lectures et des découvertes du dramaturge. La pièce s’achève d’ailleurs au
moment où le personnage de Mobutu accède officiellement au pouvoir, après
un coup d’Etat qui met un terme définitif au rêve de Lumumba. La dernière
scène porte en effet la mention suivante : « juillet 1966 ». Mobutu a pris les
commandes du pays en novembre de l’année précédente.
On peut mesurer le courage de Césaire dans la création de cette pièce.
Une saison au Congo s’écrit dans le chaudron de l’Histoire.
Contrairement à ce que soutient une certaine critique, la déformation du nom
de Mobutu n’a pas pour fonction de « priver d’identité les hommes qui ont
trahi la lutte lumumbiste218 ». Elle a pour but initial de prémunir l’auteur
(Césaire) contre l’accusation de diffamation qui pouvait lui être imputée en
raison de la présence dans son texte d’un homme qui prend de plus en plus
de place dans l’espace politique au Congo et sur le continent noir. Et surtout
de contourner la censure. Alors que toutes les autres pièces du triptyque ont
fait l’objet d’une parution préalable dans la revue Présence africaine, puis
d’une publication dans la maison d’édition du même nom, Une saison au
Congo est la seule qui arrive directement aux Editions du Seuil sans le
truchement de la revue. Contrairement aux autres pièces, elle n’est jamais
entrée au catalogue de Présence africaine. Aimé Césaire tenait absolument à
protéger cette maison d’édition des possibles représailles financières qu’elle
risquait d’encourir de la part d’une nouvelle autorité politique africaine en
maquillant le nom de l’un des contributeurs potentiels de l’action culturelle
en Afrique. Au moment où, après le Festival mondial des arts nègres
(FESMAN) de Dakar (1966), la préparation du Festival des arts et de la
culture (FESTAC) de Lagos se profilait à l’horizon, le président de la
Société africaine de culture (SAC), organisatrice principale de ces deux
événements culturels du monde noir, devait rester prudent dans le choix des
lieux de production de ses discours. Mais, chez Césaire, la prudence ne
signifie ni silence, ni inaction.
En 1967, c’est l’histoire des Africains américains qui guide l’écriture de
la dernière pièce de son triptyque, Une tempête. Dans un entretien accordé
à Claude Stevens, le dramaturge antillais évoque cette « pièce sur les Noirs
américains » qui doit parler de « tous les phénomènes qui se passent à
l’heure actuelle aux Etats-Unis »219. Attentif à la politisation des colères des
étudiants noirs sur les campus américains et à leurs répercussions dans les
sociétés occidentales, sensible également à l’émergence de groupes
politiques armés partout dans le monde noir (en Afrique du Sud, aux
Amériques ou aux Antilles), qui entendent prendre le contrôle des sociétés,
Césaire envisage d’écrire une pièce sur le « pouvoir noir ». Il précise son
projet en ces termes :

Comme je veux faire du théâtre vivant, prendre à bras-le-corps la réalité historique, il


me semble que ce qui se passe à l’heure actuelle aux Etats-Unis, le réveil des Noirs
américains, le Black Power, ce mouvement extraordinaire qui fait des étés chauds, ça
mérite d’être traité théâtralement220…

Ce qui devait s’appeler « Un été chaud » est publié dans les colonnes de
la revue Présence africaine en 1968221, sous le titre Une tempête,
« d’après La Tempête de Shakespeare ». C’est une libre « adaptation pour
un théâtre nègre ». Aux personnages du dramaturge anglais, Césaire apporte
« deux précisions supplémentaires » : Caliban est un « esclave nègre ». Ariel
est « esclave, ethniquement un mulâtre ». A l’œuvre elle-même, il a ajouté le
personnage d’Eshu, « un dieu-diable nègre ». Par ces remaniements, Césaire
vide de son contenu l’œuvre du dramaturge anglais. « Le travail terminé,
avoue-t-il, je me suis rendu compte qu’il ne restait plus grand-chose de
Shakespeare222. » Une tempête paraît dans sa version définitive en 1969,
après sa création par Jean-Marie Serreau au festival d’Hammamet.
Césaire a tenu à camper ses personnages dans l’espace nord-américain,
où la coprésence des races (Blancs, Noirs, Mulâtres) est inéluctable. Les
trois personnages de la pièce, Caliban, Prospero et Ariel vivent un drame.
Ils ne peuvent se séparer, puisqu’ils appartiennent tous à la même terre, au
même pays, et nourrissent pour celui-ci des aspirations semblables, malgré
leurs différences raciales. Cette impossible séparation rend leur vie tragique.
Césaire pose ici le problème politique du rapport entre les colonisés et les
colonisateurs, les maîtres et les esclaves dans un espace où la séparation est
impossible. Mais son propos est plus large.
La fidélité à l’histoire contemporaine qui se dégage des textes traitant
des Antilles, de l’Afrique ou des Amériques donne à l’œuvre théâtrale de
Césaire une dimension « documentaire » intéressante. Evoquant Une saison
au Congo, Jean-Marie Serreau parle d’une pièce « à ciel ouvert223 ». Cette
remarque peut être appliquée à tout le théâtre de Césaire. En se penchant sur
le cas d’Haïti au début du XIXe siècle, du Congo au début de son
indépendance en 1960, et des Etats-Unis d’Amérique en pleine période de
ségrégation raciale, le dramaturge expose au monde l’histoire des vaincus
nègres, qui n’ont jamais été considérés comme des figures de l’Histoire.

Avec objectivité et militantisme…


Chez Césaire, la mise en scène de l’histoire des héros nègres vaincus n’a
pas une fonction hagiographique. Il utilise le matériau historique pour créer
une tragédie « objective » et « militante224 ». Ces deux termes définissent le
sens de son théâtre.
L’objectivité, d’abord. Elle présente de nombreux avantages. Le premier
avantage d’un tel théâtre, comme l’affirme Césaire, c’est qu’on y « peut tout
dire225 ». Là où le politique était parfois englué dans la réalité quotidienne,
le théâtre apparaît comme un espace de liberté de création à nul autre pareil.
« Il faut aborder, dit-il, les faits historiques sans idéologie », c’est-à-dire les
mettre à plat, leur donner une signification sans rien omettre de leurs qualités
intrinsèques. En d’autres termes, mettre en scène des héros historiques
comme le Congolais Lumumba, le Haïtien Christophe ou l’Américain
Caliban, c’est exposer toutes les pièces d’un dossier historique. Elles
permettront d’interroger la réalité en connaissance de cause : de comprendre
le sens de l’échec du roi en Haïti, d’interroger les raisons de la chute du
Premier ministre du Congo, de réfléchir à la défaite de Caliban. Alors que
tous ces héros sont porteurs de grands espoirs pour leurs peuples à leur
avènement au pouvoir, il faut se demander ce qui les pousse à la dictature, à
la perte rapide de tout sens démocratique, de même que ce qui génère
l’échec de toute révolution. C’est à cette seule condition que le théâtre a un
sens aux yeux de Césaire :

Le théâtre emplira sa fonction sociale, non seulement en faisant voir, mais aussi en
faisant comprendre et prendre conscience. Cela rejoint les idées de Brecht. Mon
théâtre a une fonction critique, il doit inciter le public à juger. Rien n’est plus
terrible que ces formes de théâtre qui en appellent à des gens irresponsables. Il
convient que chacun soit à même d’appréhender ses responsabilités 226.

Le théâtre politique de Césaire est donc un théâtre des responsabilités.


S’il rencontre les préoccupations de Brecht, Césaire ne se soumet pas à sa
conception politique du théâtre. Il refuse, tout comme le dramaturge
allemand, que la vérité soit « uniquement ce qui sonne bien » et que le
théâtre satisfasse les spectateurs uniquement parce qu’il serait le lieu
d’expression d’une « justice générale pour laquelle ils n’auront rien fait »227.
Dans ses pièces, Césaire ne veut pas montrer ou affirmer, par la présence
des héros nègres, une histoire exclusivement positive des peuples noirs. La
responsabilité du dramaturge suppose au contraire de revenir sur leurs
défaites et de les « regarder bien en face », pour reprendre une expression
qu’il affectionne depuis le premier congrès des écrivains et artistes noirs de
Paris et sa rupture avec le Parti communiste français, en 1956. Les pièces
sont tragiques parce que l’itinéraire des héros les conduit directement à la
mort. Ici, « il n’y a aucun suspense228 ». Le roi Christophe se suicide,
Lumumba disparaît sans laisser de trace, Caliban échoue à ôter le contrôle
de l’île des mains de Prospero. Mais, comme les dramaturgies militantes, les
tragédies de Césaire ne s’intéressent qu’aux échecs ou aux événements
inaccomplis ou inachevés.
Paradoxalement, en l’absence de toute attente, de tout suspense, de tout
rebondissement, de toute péripétie, tout devient possible. C’est bien ce qui
fonde le caractère militant de ce théâtre. Celui-ci ouvre ainsi sur un éventail
de possibles. Il y a, au bout des défaites qu’il présente, une connaissance de
l’humain qui s’impose, une vérité politique qui se donne à entendre. Le
présent entravé qui noue l’intrigue des pièces ouvre sur la certitude d’un
futur heureux. Dans son analyse des théâtres en France dans les années 1960,
Olivier Neveux rappelle que pour le héros vietnamien de L’Homme seul
d’Armand Gatti, « l’important ce n’est pas de savoir comment la bataille
[…] a été une défaite mais comment (elle a déjà été) une victoire (dans le
futur) ». Il reconnaît que le « sort des batailles se décide sur des dizaines
d’années, et parfois des siècles ». Autrement dit, les défaites d’aujourd’hui
préparent les victoires de demain.
Ces leçons s’appliquent au triptyque de Césaire. Le dramaturge espère
que les vues du roi Christophe, l’unité nationale, l’indépendance réelle et
totale de l’île, survivront à la mort de son héros ; que l’unité du Congo
transcendera la disparition de Lumumba ; et que Caliban n’aura pas
totalement échoué car il aura été « celui par qui pour la première fois »
Prospero a « douté de lui-même »229. Bref, pour reprendre une formule à
laquelle Césaire est très attaché, il espère que la mort de ses héros conduira
à « l’émancipation » de l’homme noir.
La publication des deux dernières parties du triptyque de Césaire par la
même maison d’édition que le théâtre politique du dramaturge suédois Peter
Weiss est significative. Ses Notes sur le théâtre documentaire paraissent
aux Editions du Seuil (dans une traduction de Jean Baudrillard) en 1968,
avec une pièce dont le titre est assez explicite230. Bien que le projet de
Césaire et celui de Weiss ne soient pas totalement identiques ou semblables,
ils témoignent néanmoins de la variété des formes que peut prendre le théâtre
militant.
Peter Weiss a une approche politique purement marxiste. La lutte des
classes est le moteur de l’Histoire et le ressort du politique. Il pense qu’une
pièce de théâtre doit « être non pas la propagation à l’aide de clichés et de
thèses publicitaires d’une certaine conception du monde, mais la
démonstration que cette conception du monde, avec tout ce qui en découle,
demeure, pour notre époque la seule valable ». Césaire pense, au contraire,
au dépassement des contradictions, plus qu’à la démonstration de
l’opposition des classes. Il se soucie plus de la perspective que doivent
incarner ses personnages que de la démonstration d’un état ou d’une situation
historique. Ses héros sont des visionnaires « coupés du gros de la troupe »,
des « poètes », « très en avance sur leur époque », des êtres peu politiciens
« lancés derrière un idéal trop noble ». En somme, « Lumumba comme
Christophe sont des vainqueurs qui se dressent alors que tout s’écroule231 ».
Le sens du théâtre de Césaire est ainsi assez clair. Il doit « prendre en charge
le passé, éclairer le présent, débusquer l’avenir, bref, aider à achever et à
conduire à sa vraie naissance l’archipel inachevé232 ». En un mot, ce théâtre
est « politique » en ce qu’il permet, en un seul lieu, d’avoir accès à
l’empathie et à la critique, de comprendre et d’interroger les personnages
historiques et leurs actions, de soutenir les points de vue, intérieur et
extérieur, sur les faits.
A travers cette approche, qui s’éloigne de l’esthétique marxiste pure,
Césaire revient sur ce débat politique qui l’avait déjà occupé dans Discours
sur le colonialisme une dizaine d’années auparavant. En ramenant la
question du politique à sa dimension philosophique, Césaire entend montrer
les options qui s’offrent réellement aux Noirs Américains dans l’histoire des
Etats-Unis. « Devant la domination de Prospero, dit-il, il y a plusieurs façons
de réagir : il y a l’attitude violente et la non violente. Il y a Martin Luther
King et Malcom X et les Black Panthers233. » Dans cette œuvre théâtrale, on
le voit, Césaire ne réécrit pas seulement Shakespeare. Il reprend également,
pour la démonter, la thèse de l’incapacité des peuples noirs à conduire ou
gérer eux-mêmes leurs propres affaires.
L’essence du politique, au théâtre comme en poésie, sera toujours dans le
faire : dans un projet à construire ; dans un espoir à susciter ou à créer. On
n’insistera pas longtemps sur le fait que la vie de ces héros, Christophe,
Lumumba, Caliban sont, pour le dramaturge et politique martiniquais, des
modèles de l’action, des bornes qui lui permettent de diriger les choix
politiques concrets. On s’arrêtera plus longuement sur les implications de
ces créations théâtrales dans le monde noir de la culture et de la politique au
cours de la dernière décennie du XXe siècle.

Un théâtre nègre par des artistes nègres


La rencontre d’Aimé Césaire avec Jean-Marie Serreau, on l’a vu, est
déterminante dans l’orientation de l’esthétique de Césaire. Elle aura aussi
des conséquences sur la présence des Noirs dans les arts du spectacle en
France, sur la diffusion d’un vrai théâtre de langue française en Afrique et
sur la naissance d’une scène (régionale) à la Martinique. Plus que l’histoire
des représentations d’Une saison au Congo ou d’Une tempête, celle des
représentations de La Tragédie du roi Christophe résume à elle seule
toutes ces implications.
La création de La Tragédie du roi Christophe est un formidable
moment, où plusieurs acteurs noirs éparpillés sur de nombreuses scènes,
parisiennes, africaines et haïtiennes, se retrouvent pour former une vraie
troupe de théâtre de nègres. On compte ainsi, par exemple, quelques-uns des
anciens du cours Simon, comme Lucien Lemoine, des acteurs qui ont déjà fait
leurs premiers pas sur la scène parisienne, comme Douta Seck ou Bachir
Touré. Le premier, Douta Seck, a d’abord joué en 1954 L’Exception et la
Règle, de Bertolt Brecht, en compagnie de Laurent Terzieff, de Jacques
Mauclair et d’Albert Médina, dans une adaptation de Jean-Marie Serreau au
Théâtre de Babylone. En 1955, il interprète le rôle de Father du Negro
spiritual d’Yves Jamiaque, dans une adaptation de Marcel Lupovici au
théâtre des Noctambules. Quant au second, Bachir Touré, il joue dans cette
dernière pièce le rôle de Tom. Georges Aminel, le Martiniquais, y est
Monsieur Bistouri, tandis que Lucien Lemoine, le Haïtien, deviendra
l’assistant de Lupovici. Toto Bissainthe a déjà joué en 1957 sous la direction
de Jean-Marie Serreau un Huis clos de Sartre et, sous celle de Roger Blin,
L’Invité de Pierre, de Pouchkine.
C’est en 1961 que Césaire conçoit l’idée de faire jouer la première
pièce, La Tragédie du roi Christophe, par une troupe de professionnels
noirs. Il confie à Roger Blin le manuscrit et le soin de la monter avec sa
troupe des Griots, composée de comédiens noirs. La troupe donne une
lecture-spectacle au théâtre Récamier et prépare le festival de poésie de
Knokke-le-Zoute en Belgique. Mais le projet de mise en scène proprement
dite échoue, faute de financement.
En 1963, lors d’un « colloque sur la littérature » organisé à Dakar par la
Société africaine de culture, Aimé Césaire rencontre Douta Seck, avec qui il
prend langue. Celui-ci doit justement se rendre à Paris pour un stage à
l’université du Théâtre des Nations. Pour Césaire, cela tombe très bien. « Il
n’y a qu’un seul roi Christophe, et il est à Dakar », aurait-il dit, selon une
confidence du futur roi Christophe. L’arrivée de Douta à Paris était une
aubaine. « Il ne fallait pas rater ça. » Ainsi commence sur les scènes du
monde la folle aventure de La Tragédie du roi Christophe, qui durera près
de vingt ans, de 1964 à 1986.
Césaire confie alors à Jean-Marie Serreau le soin de porter la pièce sur
scène. L’ancien architecte, familier des acteurs noirs depuis plus de dix ans,
monte une troupe de comédiens noirs recrutés parmi les professionnels de la
place parisienne. Ce sera La Compagnie du Toucan. Pour la pièce de
Césaire, Serreau auditionne les acteurs au théâtre de l’Athénée, dans cette
même salle où, près de trente ans plus tôt, en 1937, Césaire avait vu pour la
première fois La Guerre de Troie de Giraudoux montée par Jouvet. Il n’y a
pas de hasards ! Serreau crée ainsi une troupe d’acteurs noirs dont les noms
resteront dans les annales des spectacles parisiens. Lucien Lemoine, qui a
vécu les événements de l’intérieur, rappelle dans sa chronique de ces
années-là, la distribution des rôles à tous ces nombreux talents venus de tous
les continents noirs234. Douta Seck, du Sénégal, est un Christophe imposant.
Doura Mané, du Sénégal encore, un impressionnant Metellus. D’Haïti,
Jacqueline Scott est une reine bien en chair, et Lucien Lemoine son futur
époux, un Vastey, à sa grande satisfaction, Mathilde Beauvoir, la mambo-
chorégraphe accompagnée de ses deux assistantes, Gladys et Marie-Rose
Hippolyte, Gilberte Lavache et Pierre Chériza avec sa batterie raga. Yvan
Labéjoff, de la Martinique fera un merveilleux Pétion. De Côte-d’Ivoire,
Désiré Ecaré, le président du Conseil, Bitty Moro et Brou Kouadio. Il ne faut
pas oublier Koffi, du Dahomey (actuel Bénin). De nombreux figurants,
sénégalais, martiniquais ou français, complètent la liste.
Une maison de production allemande, Europa-Studio, dirigée par un
certain Ottokar Runse (« le très blond et coléreux », selon Lucien Lemoine),
propose de financer une tournée européenne. Il dépense une fortune pour les
costumes. « Tout est du sur-mesure », soutient le même Lucien Lemoine.
« Robes Directoire, habits et manteaux de cour d’un luxe inouï, uniformes
napoléoniens de tous grades et de toutes occasions, robes et manteaux de
couronnement (pour le roi et la reine) brodés d’or à la main – deux cent
mille francs pièce pour la seule broderie –, hermine, dentelles, plumes
d’autruche en pagaille, et tous les accessoires, bas, gants, collants, etc., de
chez Repetto ! »
La répétition de la pièce est intense, et d’autant plus harassante que
Césaire s’est remis au travail. Les acteurs doivent déjà « traverser les
contrescarpes de la langue dangereusement belle » de l’auteur, comme
l’écrira joliment en 1973 Lamine Diakhaté dans Le Soleil de Dakar à
propos de la mise en scène de la Compagnie Daniel Sorano. Ils doivent
encore remettre chaque jour le travail sur le métier parce que Césaire leur
apporte tous les matins des « becquets ». Lemoine rappelle qu’il suffit « de
comparer les deux éditions du Roi Christophe : celle de 1963, et celle de
1970, « entièrement revue par l’auteur », pour mesurer l’ampleur de la tâche
des comédiens et la qualité de la collaboration de Césaire et Serreau
« pendant ces cinq ou six mois de répétitions ». Césaire reconnaît lui-même
avoir procédé sans cesse à des remaniements. « Parfois, dit-il à Catherine
Valogne qui l’interroge sur ce sujet, il fallait changer un mot, une phrase.
C’est surtout le deuxième acte qui a été resserré. J’ai même changé l’ordre
de certaines scènes.235 » Lucien Lemoine, qui vit concrètement ces
changements de l’intérieur de la troupe se souvient : « Césaire retirait telle
ou telle réplique de telle bouche qui l’essayait d’abord, et la passait à telle
autre qui l’épousait davantage. »
Cette collaboration entre l’auteur et son metteur en scène ne va pas sans
quelques froissements de part et d’autre. Jean-Marie Serreau reproche à
Césaire ses transformations incessantes : « Une pièce de théâtre n’est pas
faite d’argile ! » s’insurge-t-il. A quoi Césaire, jamais en panne de
répliques, répondait aussitôt : « Elle n’est pas faite de marbre non plus… »
D’une certaine manière, ils s’exerçaient tous deux à une forme de « création
collective ». La collaboration avec les comédiens n’est pas moins tendue.
Serreau exigeait par exemple que Douta prononce correctement le mot
« justice ». Celui-ci n’y parvenant pas, le metteur en scène s’énervait.
Dépité, Douta lui disait, pour l’apaiser : « Jean-Marie, ne t’énerve pas ! » A
quoi l’autre répondait : « Je ne m’énerve pas. Je m’exalte ! »
La Tragédie du roi Christophe fera une tournée triomphale en Europe.
Césaire est de la partie, après avoir été témoin du mariage de Lucien
Lemoine et Jacqueline Scott à l’ambassade d’Haïti à Paris, quelques jours
avant le début de la tournée. La pièce est présentée au Festival de Salzbourg
durant l’été 1964. La troupe loge au Zieglstadl, dans une pension de famille
« avec un beau jardin et un étang qui est entouré de deux énormes tilleuls »,
précise Lucien Lemoine. Césaire vient s’y délasser en compagnie des autres
membres de la compagnie, qui séjourne dans cette ville un mois durant, mais
ne joue que cinq fois. Entre-temps, ses membres sont grassement payés « en
schillings ». A Vienne, où la troupe doit jouer pour la télévision, des contrats
sont signés pour que les acteurs touchent des royalties sur les droits de
diffusion. A Berlin, la pièce est représentée dans un théâtre situé près du
Mur, tellement « sinistre » que les comédiens ne se souviennent même plus
de son nom… Heureusement que, entre-temps, il y aura eu Innsbruck. Césaire
découvre avec la troupe, « à deux pas de l’hôtel » où elle campe, précise
toujours le chroniqueur de cette tournée, « une petite maison, avec une
plaque indiquant que là vécut ses derniers jours (froids) et mourut Marie-
Louise d’Haïti, l’épouse fidèle du roi Christophe236 ». Cette rencontre
inattendue montre l’importance de l’Histoire dans la tragédie du peuple
haïtien. Césaire rencontrera aussi à cette occasion la veuve du grand
dramaturge allemand, à Berlin-Est, au cours d’une soirée où le Berliner
Ensemble joue Les Jours de la Commune (Die Tage der Kommune),
de Brecht. En Italie, la troupe passe dix jours à Venise et donne deux
représentations à la Fenice, à l’occasion de la Biennale. Après son été
autrichien, germanique et vénitien, les comédiens donnent au Théâtre national
de Bruxelles, en octobre 1964, trois représentations de ce que la presse
considère comme la « première grande pièce noire ».
Le retour à Paris sera l’occasion d’un autre grand moment. Au début de
l’année 1965, la troupe reprend ses répétitions pour ce qui doit être une
consécration française. Après Amiens, Caen et Vichy, en février, la troupe se
retrouve salle Maubel, pour préparer la création à l’Odéon. En réalité, ce
que ces comédiens ignorent, c’est que la compagnie allemande, qui a mal
géré la longue tournée de l’été 1964, est au bord du dépôt de bilan. Elle
exige d’être remboursée et s’oppose à la représentation de la pièce en
France. Une tournée en province est organisée pour permettre à la compagnie
de rentrer dans ses frais. C’est peine perdue. Le déficit est trop grand. Pour
sortir de cette situation qui compromet gravement le succès de la pièce, la
société Europa-Studio est assignée en référé, avec le soutien d’une
« Association des amis du roi Christophe ». Celle-ci s’est constituée sous la
présidence du poète et ethnologue Michel Leiris et comprend, entre autres
membres prestigieux, Pablo Picasso, Alberto Giacometti, Gaëtan Picon,
Alejo Carpentier et Alioune Diop, le directeur de la maison d’édition
Présence africaine. Le succès du procès lève l’hypothèque sur les droits de
cession de la pièce et l’interdiction de sa représentation.
A l’Odéon-Théâtre de France, La Tragédie du roi Christophe est
donnée pour la première fois le 12 mai 1965. Elle restera à l’affiche trois
soirs durant. Cette représentation est le signal d’une tournée française qui
s’achèvera après une série de « trente représentations non-stop » au cours
desquelles les acteurs, de plus en plus à l’aise dans leurs rôles, prendront
parfois, comme le reconnaît Lucien Lemoine lui-même, les postures, les
défauts et les travers des stars… Cette représentation de la pièce à l’Odéon-
Théâtre de France est un premier pas vers son inscription au répertoire de la
Comédie-Française, qui intervient en 1991.
Après l’Europe, l’Afrique. La pièce est présentée au Festival mondial
des arts nègres de Dakar en 1966. Le 10 avril, La Compagnie du Toucan
vient présenter aux Africains, la pièce d’un de ses fils prodiges, Aimé
Césaire. Mais, comme le rappelle perfidement le directeur du Centre
d’échanges culturels de langue française de Dakar, Michel le Tellier, aux
comédiens qui descendent d’avion : « La Tragédie du roi Christophe est
le spectacle de la France, sa contribution inestimable au Festival. » La
troupe va donner six représentations, dont cinq au théâtre Daniel-Sorano et
une au théâtre Demba-Diop. Mais pour Aimé Césaire et la troupe, c’est la
première donnée en ouverture du Festival, à Daniel-Sorano qui aura le plus
d’effet. La pièce est jouée en présence d’un parterre prestigieux composé de
chefs d’Etats de l’Afrique nouvelle indépendante (Senghor, Hailé Sélassié,
le neveu du prince du Maroc, représentant le roi), d’intellectuels et artistes
du monde noir (Joséphine Baker, Duke Ellington) et d’hommes de culture du
monde européen (André Malraux, Janheinz Jahn ou Geneviève Calame-
Griaule). Césaire mesure l’impact de sa pièce sur tous ceux qui dirigent les
Etats-nations nègres au début des indépendances, évalue l’accueil du public
nègre africain devant cette pièce haïtienne qui, tout en parlant d’Haïti, parle
d’eux aussi.
Avec ce passage au Festival de Dakar, la pièce va devenir réellement
nègre, c’est-à-dire ici continentale. Les Sénégalais vont se l’approprier.
C’est une conséquence inattendue. En janvier 1973, le Théâtre national
Daniel-Sorano, qui a engagé Douta Seck comme sociétaire, reprend Le Roi
Christophe sous la direction de Raymond Hermantier. Celui-ci remonte la
pièce en s’éloignant le moins possible de la mise en scène de Jean-Marie
Serreau et Aimé Césaire. Les comédiens de Sorano vont ainsi chausser les
pantoufles de ceux de la Compagnie du Toucan, c’est-à-dire aussi un peu
ceux de la compagnie des Griots de Roger Blin, et offrir au président de la
République de Côte-d’Ivoire, qui n’avait pu assister à celle de 1966, une
représentation de cette fameuse pièce. Mais cette contribution n’est pas son
meilleur fait d’armes.
En effet, par un de ces jeux de hasard dont seul le théâtre a peut-être le
secret, la Compagnie nationale Daniel-Sorano va accompagner le président
du Sénégal, Léopold Sédar Senghor dans la visite d’Etat qu’il effectue aux
Caraïbes. Celui-ci a prévu de rendre une visite à son ami Aimé Césaire, à la
Martinique. Sachant bien que les relations de ce dernier avec les autorités
politiques françaises métropolitaines de l’époque ne sont pas au beau fixe,
Senghor, qui ne veut pas que son voyage apparaisse comme une pierre dans
le jardin de la France, a cependant négocié une escale un peu longue à la
Martinique avant ou après son voyage en Haïti. Son cadeau à Césaire est
magnifique. Le théâtre Daniel-Sorano jouera, à cette occasion, pour la
première fois à Fort-de-France, devant un public martiniquais, la pièce du
député-maire de la ville. Pour la circonstance, Césaire crée de toutes pièces
une structure, le Service municipal d’action culturel (SERMAC), chargé de
mettre en forme la politique culturelle de la ville. Plus tard, à la tête de
celui-ci, son fils, Jean-Paul Césaire, lui-même metteur en scène, veillera à la
bonne marche de l’établissement et la qualité de la programmation.
On peut aisément imaginer les multiples raisons de la joie de Césaire. Il
accueille un chef d’Etat africain, un ami, au milieu des années 1970, c’est-à-
dire à un moment où sa situation politique dans l’île, comme face à la
métropole, traverse une mauvaise passe. L’Afrique noire vient à sa rencontre
avec un vrai théâtre. Une troupe africaine s’empare de ses mots et les rend au
public martiniquais. La capitale de l’île se dote d’un espace culturel qui lui
faisait défaut depuis l’éruption de la montagne Pelée en 1902. Par sa
représentation de La Tragédie du roi Christophe, la Compagnie nationale
Daniel-Sorano aura permis à Césaire – enfin ! – de montrer à son public la
réalité de l’histoire politique vécue et les différentes options qui s’offrent à
lui. Pour ceux qui ne savent pas lire, le théâtre est un outil de communication
irremplaçable. Le message que Césaire n’arrivait pas à faire passer sur les
ondes pourra être enfin saisi grâce à la voie/voix nouvelle de cette
dramaturgie concrète et collective.

Au total, La Tragédie du roi Christophe, dont on ne rend compte ici ni


du nombre de reprises africaines après le Théâtre national Daniel-Sorano du
Sénégal, ni du nombre de ces reprises en France depuis 1991, aura contribué
à faire exploser le cadre du théâtre africain issu de la colonisation. La
fameuse école William-Ponty, qui a formé des instituteurs et des comédiens
comme Douta Seck, est enfin dépassée dans son ambition initiale d’un théâtre
folklorique, éloigné de toute ambition politique. Cette pièce est aussi
l’occasion, on l’a vu, de créer des scènes nationales en Afrique et à la
Martinique. C’est bien grâce à elle encore qu’une politique de la culture
contemporaine autonome et indépendante peut être initiée dans les anciennes
colonies d’Afrique francophone et des Antilles françaises. Elle aura enfin
contribué à inscrire les dramaturgies de leurs auteurs de langue française
dans le répertoire de la Comédie-Française. Ce n’est pas le moindre des
mérites de Césaire, lorsqu’on sait les pesanteurs de la maison de Molière
créée en 1680, c’est-à-dire cinq ans seulement avant l’établissement du
premier Code noir (1685).
Seul et splendide…

Aimé Césaire s’éteint le 17 avril 2008. Le président de la République


française décrète que « des obsèques nationales » lui seront faites237. Son
inhumation a lieu le dimanche 20, au cimetière La Joyau de Fort-de-France.
Plus d’un demi-siècle après Colette (1954) et Valéry (1945) et plus de deux
siècles après Hugo (1884), la République française rendait hommage à un
écrivain pour ses qualités exceptionnelles. Certes, sa résistance fut au moins
égale à celle de Lazare Ponticelli, le dernier poilu (2008), et sa ténacité
semblable à celle de l’abbé Pierre, le fondateur d’Emmaüs (2007). Sa
stature de commandeur le rapprochait en outre de figures aussi imposantes
que le maréchal de Lattre de Tassigny (1952), le général Henri Giraud
(1949), le général Leclerc (1947), lui qui ne fut jamais militaire de carrière,
et de présidents aussi honorables qu’Edouard Herriot (1957), Albert Lebrun
et Léon Blum (1951), lui qui ne dirigea aucune nation…
A travers ce savant compromis entre son entrée impossible au Panthéon
et son inadmissible admission à l’Académie française, la République
reconnaissait en Césaire la dernière grande figure de la négritude de langue
française. « Sur un arc de cercle/ dans les mouvements publics des rivages »,
l’écrivain était à l’image de cette flamme dont il parlait dans sa poésie :
« seule et splendide dans son jugement/ intègre238 ». Césaire a reçu à sa mort
un honneur qui avait été refusé à ses compagnons d’aventure intellectuelle et
politique. Avec Léon Gontran Damas – le poète et résistant guyanais dont on
a oublié les conditions rocambolesques de l’enterrement – et Léopold Sédar
Senghor – le poète et académicien sénégalais, oublié lui aussi des autorités
politiques au moment de son décès – le député-maire honoraire de Fort-de-
France aura incarné de façon singulière la prise de conscience de l’être du
Noir au monde qui reste sans doute l’une des caractéristiques de la pensée
de notre XXe siècle. Ce « nègre fondamental », ou « universel239 », ce « nègre
inconsolé240 » dont la traversée du siècle fut à l’image du siècle lui-même,
« paradoxale241 », Aimé Césaire est un « nègre-carrefour242 » : un être
double, un homme de distribution et de partage, un passeur de mots, de temps
et d’idées.
De toute évidence Césaire reste la dernière grande figure d’une
génération d’écrivains français et de langue française qui ont allié littérature
et politique et ont dû affronter les exigences de l’une et de l’autre, les
contradictions soulevées par les pratiques de l’une et l’autre.
Dans le champ de la littérature de langue française Césaire a fait prendre
conscience de la distinction entre les deux fonctions sociales du mot. Le mot
politique engage une action différente du mot littéraire. Chacun d’eux a sa
logique propre. Césaire distingue le politique de l’écrivain, et fait cohabiter
l’écrivain et le politique dans une division du travail qui lui aura évité la
schizophrénie. Le mot politique engage une action concrète. Le mot littéraire
forge une conviction, trace un chemin, construit un objectif ou pallie un
manque.
Cette division ne peut être maintenue que dans une liberté totale du
politique et de l’écrivain. La liberté en politique rejoint par ses principes,
ses méthodes et ses exigences, la liberté en littérature. Souvent incompris,
dans le domaine politique par exemple, parce qu’il était en avance sur son
temps, Césaire refusait de se compromettre pour ne pas se tromper, ou
hésitait à trancher pour ne pas compromettre l’avenir de son île par un échec
préjudiciable. Il a laissé l’image d’un populiste, d’un politicien habile, voire
pour certains, parfois, d’un lâche, sur le plan politique, qui se complaisait
dans l’insolence du verbe au point de susciter, parfois jusqu’à la
caricature243, une admiration légitime. Le mot poétique n’était pas en reste.
Dans un poème adressé à Jacqueline Leiner où Césaire cerne ses
« Configurations », il dit : « Rien ne délivre jamais que l’obscurité du dire. »
Puis il ajoute : « J’oubliais : le dire aussi d’étale :/ c’est nouée la fureur de
ne pas dire./ […] Au bout de la boue./ […] il n’est parole que de
sursaut244. »

La mémoire de la nation
La reconnaissance de Césaire par la République a permis de rappeler
officiellement le cadre dans lequel avaient pris place son œuvre et son
discours politiques, à savoir la nation française et ses rapports complexes à
son histoire et à sa mémoire. Le poète martiniquais a marqué de son
empreinte la fin de l’ère coloniale en interrogeant constamment et
inlassablement la république sur ses responsabilités, ses choix et ses
orientations. De son entrée au Parlement en 1945 à sa sortie, en 1993, de son
installation à la mairie de Fort-de-France à sa passation de pouvoirs en
2001, quarante-six ans plus tard, Césaire aura joué les boute-en-train de la
république, contraignant celle-ci à jouer le jeu de la départementalisation et
l’obligeant à appliquer les principes de la décentralisation qu’elle avait
engagée.
Dans le domaine de l’éducation et de l’instruction publique, il aura été
aussi la mauvaise conscience de la république. On se souvient en particulier
de l’épisode peu glorieux de la censure du Discours sur le colonialisme.
Inscrit en même temps que Cahier d’un retour au pays natal au
programme des classes de terminale de l’enseignement secondaire en France
en 1993, cet essai fut déprogrammé au cours de l’été 1995, le ministre de
l’Education nationale de l’époque245 ayant obéi aux injonctions d’une partie
de son camp. A l’instar du député Alain Griotteray (1922-2008), une partie
de l’opinion métropolitaine s’était étonnée qu’une œuvre osant comparer le
colonialisme au nazisme soit portée à la connaissance de la jeunesse
française et que l’image de la nation fût ainsi salie. Il fallait défendre et
enseigner la grandeur de la France.
Derrière cette inscription et cette désinscription, se dégageait toute
l’ambiguïté du rapport de la république à son histoire coloniale, ambiguïté
dont on peut mesurer encore les implications dans l’histoire nationale du
temps présent. Ainsi, quand le Parlement a fait voter sous le numéro 2005-
158, la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et
contribution nationale en faveur des Français rapatriés ». Dans son article 4,
celle-ci défend les « bienfaits de la colonisation » : « Les programmes de
recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-
mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. Les
programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la
présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à
l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces
territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. »
Cette injonction à enseigner une histoire coloniale positive remettait en
cause toute l’œuvre et la pensée de Césaire. Elle l’obligea, à plus de 90 ans,
à rappeler de nouveau « tout ce contre quoi il s’était battu durant toutes ces
années ». « […] Auteur du Discours sur le colonialisme, disait-il dans un
communiqué où il refusait de recevoir le ministre de l’Intérieur et futur chef
de l’Etat246, je reste fidèle à ma doctrine et anticolonialiste résolu. Et ne
saurais paraître me rallier à l’esprit et à la lettre de la loi du 23 février
2005 » sur la reconnaissance dans les programmes scolaires du « rôle positif
de la présence française en outre-mer ». La polémique suscitée en France et
outre-mer par l’adoption de cette loi montre bien qu’un devoir de vigilance
constant doit s’exercer sur la république, le risque qu’elle sombre dans la
barbarie n’étant jamais exclu, en raison d’un déficit de (re)connaissance de
sa propre histoire.

Département et région
Au détour du « Calendrier lagunaire », Césaire écrit, lucide : « J’habite
donc une vaste pensée/ mais le plus souvent je préfère me confiner/ dans la
plus petite de mes idées247 ». La « politique des petits pas » qu’il avait
initiée au sujet du statut de la Martinique – et plus généralement, des plus
vieilles colonies – trouvera, au lendemain de sa mort, un dénouement
inattendu. Appelés à se prononcer sur l’évolution du statut de leur île, les
Martiniquais votèrent pour l’adoption de l’article 73 de la Constitution à une
écrasante majorité (68,3 % des voix contre 31,7 %), malgré une faible
participation (35,78 %). Désormais, la Martinique ne possédera plus qu’une
Assemblée unique. Voilà qui donne corps au rêve de Césaire. Celui-ci avait
déjà, au cours des années 1970, puis 1980, souligné tout l’intérêt que l’île
pouvait tirer d’un tel statut : être capable de gérer elle-même ses propres
affaires dans un plus vaste ensemble français, sans toujours dépendre de lui.
Rappelons que l’article 73 prévoit, d’une part, que « dans les départements
et les régions d’outre-mer, les lois et réglements sont applicables de plein
droit. Ils peuvent faire l’objet d’adaptations tenant aux caractéristiques et
contraintes particulières de ces collectivités. Ces adaptations peuvent être
décidées par ces collectivités dans les matières où s’exercent leurs
compétences et si elles y ont été habilitées par la loi ». L’article prévoit,
d’autre part, que, « par dérogation […] et pour tenir compte de leurs
spécificités, les collectivités régies par le présent article peuvent être
habilitées par la loi à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur
territoire, dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de
la loi ». On se trouve ici devant un statut qui ressemble fort à celui de la
Constitution italienne dont avait toujours rêvé Césaire.
L’avancée n’est pas majeure par rapport à l’autonomie qu’espéraient
certains élus, politiques ou militants de l’indépendance de la Martinique.
Mais, encore une fois, pour s’en tenir à la vision de Césaire, un statut ne fait
pas une politique. Il n’est qu’un moyen pour aller vers plus d’émancipation,
qui est le but ultime à atteindre. Une émancipation, et non nécessairement une
autonomie : la condition nécessaire pour le peuple martiniquais de décider
en son âme et conscience de son avenir.

Négritude et patrimoine
Sur le terrain littéraire, l’œuvre de Césaire trace une continuité dans la
négritude, malgré la polémique soulevée lors de la création du mouvement
de la créolité et l’opposition entre ses promoteurs (Jean Bernabé, Patrick
Chamoiseau, et Raphaël Confiant) et les défenseurs de la négritude
césairienne. La mort de Césaire a mis un terme définitif à la polémique et a
ouvert l’ère des bilans et des évaluations.
A l’analyse, les conflits d’ordre littéraire n’étaient que les suites des
incompréhensions nées dans le champ politique. Les défenseurs de la
créolité avaient beau dire qu’ils étaient tous, « à jamais, fils d’Aimé
Césaire »248, les tenants de la négritude ne leur reconnaissaient aucun droit
de filiation. Les premiers estimaient dans leur Manifeste qu’il fallait
désormais « comprendre pourquoi, malgré le retour prôné à la “la hideur
désertée de nos plaies”, Césaire n’allia pas le créole à une pratique
scripturale forgée sur les enclumes de la langue française ». Ils s’engageaient
donc à poursuivre l’œuvre de Césaire dans cette voie de l’authenticité et de
l’autonomie créoles. Les seconds comprenaient simplement que ceux-ci
rejetaient l’Afrique et se dirigeaient, sous couvert de littérature, vers une
autonomie hasardeuse. Sur ce point d’ailleurs, Césaire ne s’était pas privé
d’enfoncer le clou d’une formule sans appel : « On peut toujours parler de
créole premier. Oui on peut… Pffff… Mais l’Afrique… Sans nègre premier,
pas de créole premier249. » Les écrivains de la créolité n’étaient pas anti-
césairiens parce qu’ils s’opposaient à Césaire. Ils étaient anti-césairiens
parce qu’ils entendaient prolonger dans une direction qui leur semblait
convenable l’œuvre de Césaire : d’aucuns diraient la détourner de son
sens…
Pour Césaire, la créolité ne saurait être « le vecteur esthétique majeur de
la connaissance de nous-mêmes et de notre monde », comme l’ont écrit les
auteurs de l’Eloge de la créolité, mais bien la négritude. Cette constante de
sa pensée est encore de mise dans son Discours sur la négritude prononcé
à l’université internationale de Floride à Miami, lors de la première
Conférence hémisphérique des peuples noirs de la diaspora en 1987250. Pour
Césaire, la négritude, qui « est une manière de vivre l’histoire dans
l’histoire », a acquis, au fil des combats, des discours et des expériences des
peuples noirs « soumis », une valeur « patrimoniale » qu’il faut préserver.
Alors que les auteurs de la créolité faisaient de ce concept le nœud expansif
de la littérature et de la pensée, Césaire conçoit la négritude dans une
acception plus large, hémisphérique et continentale, américaine, africaine et
caribéenne. Grâce à elle, on peut tracer une filiation entre le continent
africain et les mondes créoles. Impossible de procéder de même avec la
créolité. De là à penser que pour lui aussi, comme pour Senghor, la négritude
« est un humanisme », il y a un pas, qu’avec Césaire il vaut mieux ne pas
franchir. Il se méfiera toujours des formules toutes faites…
En tout état de cause, la popularité de Césaire sur les trois continents
(Afrique, Europe, Amériques) est indéniable. Bien moins controversée que
celle d’un Senghor, bien plus sérieuse que celle d’un Damas, la popularité de
celui dont Suzanne Césaire disait affectueusement qu’il avait « deux pieds
gauches » (il dansait mal), sera toujours liée à l’univers des idées, pour
lequel il nourrissait une préoccupation toute particulière. C’est là que se sont
construits ses réseaux d’amitiés et ses affections, tissés ses postures et ses
choix. C’est à partir de là (avec ses exigences et ses principes parfois
impitoyables) que Césaire pouvait comprendre et savait agir. Le poète s’est
établi sur la fin de sa vie comme un laminaire sur son rocher.
Ce choix extrême a ses exigences et ses contraintes. On ne sera donc pas
surpris que, si bien entouré, si populaire, si visité qu’il fût par les hommes
de ce monde, petits et grands, Césaire soit demeuré finalement assez
solitaire. La politique l’avait contraint à cet état. Il avait fini par y trouver,
comme il le disait lui-même, un « certain confort ». Sa vie privée, toujours
dominée par sa vie publique, restera, pour lui, « dérisoire ». Tel est
d’ailleurs le titre d’un poème au contenu explicite adressé sous forme de
« Lettre à une amie lointaine » :
Je ne suis pas cloué sur le plus absurde des rochers/ […] Inutile de préciser/ Que je
n’ai cure d’un état civil établi/ à l’évidence par pure nostalgie/ […] Je ne broute pas la
panique/ Je ne rumine pas le remords/ Tout juste je picore l’ordinaire saison/
Guettant le temps d’un bref éclair/ (le temps dit mort)/ le sillage d’un acquiescement
perdu/ ou si l’on veut d’un ordre/

Comme l’ordre ne vient pas et l’amie lointaine non plus, Césaire ajoute à
sa lettre le « post-scriptum » suivant :

PS/ Mais si toute sève est abolie/ Si le courant se refuse/ Si défaille l’alizé/ Si même
pollen et sable ne m’arrivent natal/ Si de moi-même à moi-même/ L’inutile piste
s’effraye et se poursuit/ Que mon seul silence me livre/ La jubilation mal déchiffrée
d’un/ magma solitaire/ Cavalier du temps et de l’écume 251.

Césaire aura été porté, sa vie durant, par l’image de la seule femme qui –
en dehors d’Ina – lui fut vraiment fidèle, sa mère. C’est bien à cette figure
« tutélaire » qu’il consacrera le dernier poème de son dernier recueil publié,
Comme un malentendu de salut. Eléonore Hermine y apparaît sous les
traits d’une « grande ombre tendre/ hagarde » qui, d’un « dernier et tutélaire
regard », jaillit « en face des monstres », et se bat contre les « cyclones », la
« vague dévorante », les « volcans » et « leur alerte de pieuvres252 ».
L’image de la mère qui clôt l’œuvre corrobore celle de cette foule qui
accompagne le poète à sa dernière demeure comme on porte un enfant dans
son berceau. On ne peut songer ici qu’aux dernières paroles du roi
Christophe demandant le chemin de retour vers la terre première, la terre
mère : « Afrique ! Aide-moi à rentrer, porte-moi comme un vieil enfant dans
tes bras et puis tu me dévêtiras, me laveras […] de leur fard, de leurs
baisers, de mon royaume ! Le reste j’y pourvoirai seul253. »
Notes

Prologue
1. « Transmission », Moi, laminaire, Paris, Seuil, 1982.

2. « Par tous les mots guerrier-silex », Moi, laminaire, Paris, Seuil, 1982. Ce poème est repris de la revue
Présence africaine. Hommage à Frantz Fanon, n° XL, 1962.

3. J’étais chargé de lui remettre un courrier de la part de Mme Christiane Yandé Diop, directrice de Présence
africaine, qui, elle-même, relevait de maladie, ainsi qu’un exemplaire du dernier numéro paru de la revue du même
nom.

4. Il s’agit de Kora Véron, qui a écrit une thèse sur l’œuvre de Césaire.

5. Il s’agit d’Adams Kwate.

6. Jacqueline Leiner, « Au travail avec Aimé Césaire (1976-1998) », Mondes francophones. Revue mondiale
des francophonies, 2008.

7. Il avait écrit : « A Blaise Fonkoua, en souvenir de sa visite en notre Martinique qui nous laissera le
souvenir du devenir d’une Afrique loyale et dynamique, d’un passé qui est aussi l’avenir de toute l’humanité.
Fort-de-France, le 28 février 2008. »

8. Prévue initialement pour commencer en 2010, elle s’est finalement tenue du 9 novembre 2009 au 31 janvier
2010.

9. Propos recueillis le 27 octobre 2006 à Fort-de-France.

I. Une éducation aux Antilles


10. Serge Bilé, Paroles d’esclaves. Témoignages sur l’esclavage aux Antilles, 2007.

11. Annick Thébia-Melsan, Aimé Césaire, le legs, Paris, Argol, 2009.

12. Cf. Serge Bilé, Paroles d’esclaves, op. cit.

13. Cf. Joseph Zobel, La Rue Cases-Nègres, Paris, Présence africaine, 1955 (rééd.).

14. « Le long cri d’Aimé Césaire », propos recueillis par Gilles Anquetil, Le Nouvel Observateur, n° 1528, 17
au 23 février 1994.
15. Helène Asensi et autres, « Entretien avec Aimé Césaire » in L’Autre, cliniques, cultures et sociétés,
n° 24, « Grandir », 2007.

16. Cf. Guy Deslauriers, Biguine, Kreol Productions, 2004, 1 h 30.

17. Georges Ngal, Aimé Césaire. Un homme à la recherche d’une patrie, Paris, Présence africaine, 1975.

18. « Entretien avec Aimé Césaire », Cahiers césairiens, n° 1, 1974.

19. Cf. Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire, le nègre inconsolé, Fort-de-
France/Paris, Vent des Îles/Syros, 1993.

20. Hélène Asensi et autres, op. cit.

21. Césaire s’occupera des obsèques de Damas, mort en 1978 à l’hôpital de l’université George-Washington.
Il fera voter par le conseil municipal de Fort-de-France un arrêté afin que la ville accorde à l’un des siens des
funérailles dignes de son rang.

22. George Ngal, op. cit.

23. Pierre Bois, « Aimé Césaire, un poète en colère », Le Figaro, 20 décembre 1974.

24. Gilles Anquetil, « Le long cri d’Aimé Césaire », op. cit.

25. Eugène Revert, Les Antilles, Paris, Armand Colin, 1954.

II. Une jeunesse parisienne


26. Hélène Asensi et autres, « Entretien avec Aimé Césaire. La culture pour rendre la vie vivable », L’Autre,
cliniques, cultures et sociétés, n° 24, « Grandir », 2007.

27. Romuald Fonkoua, « L’espace du voyageur à l’envers », Jean Bessière et Jean-Marc Moura, éd.,
Littératures postcoloniales et représentations de l’ailleurs, Paris, Champion, 1999.

28. Edouard Glissant, Soleil de la conscience, Paris, Seuil, 1956 ; Bernard Dadié, Un nègre à Paris, Paris,
Présence africaine, 1959 ; Ousmane Socé Diop, Mirages de Paris, Paris, Nouvelles Editions latines, 1937 ; Cheikh
Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961.

29. Patrice Louis, Conversation avec Aimé Césaire, Paris, Arléa, 2007.

30. Jean-François Sirinelli, Une génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-
guerres, Paris, PUF, 1994.

31. http://atelierpierrevilar.net/assets/files/PVILAR_ khagneux_30.pdf. Témoignage de Pierre Vilar, khâgneux


de la promotion 1924.

32. Patrice Louis, op. cit.

33. Georges Ngal, op. cit.

34. Ibid. ; Patrice Louis, op. cit.

35. Mohamed Aziza, Léopold Sédar Senghor. La poésie de l’action, Paris, Stock, 1980.
36. Cf. Jean-François Sirinelli, « Deux étudiants “coloniaux” à Paris à l’aube des années trente », Vingtième
siècle. Revue d’histoire, n° 18, 1988.

37. Discours prononcé à Fort-de-France à l’occasion de la visite de Léopold Sédar Senghor le 13 février 1976.

38. Archives de Louis-le-Grand. Jean-François Sirinelli, Une génération intellectuelle. Khâgneux et


normaliens dans l’entre-deux-guerres, op. cit.

39. Georges Ngal, op. cit.

40. Fred Zeller, Trois points c’est tout, Paris, Laffont, 1976.

41. Archives du lycée Louis-le-Grand. Jean-François Sirinelli, « Deux étudiants “coloniaux” à Paris à l’aube
des années trente », op. cit.

42. Bulletin de la Société des amis de l’Ecole normale supérieure, n° 31, janvier 1924, cité par Jean-
François Sirinelli, Khâgneux et normaliens, op. cit.

43. Pierre Bertaux, « Amitiés normaliennes », Commentaire, n° 28-29, 1985.

44. Armand Guibert, Léopold Sédar Senghor, Paris, Seghers, 1969.

45. Cf. le journal L’Illustration, 23 novembre 1935.

46. Philippe Dewitte, Les Mouvements nègres en France. 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1985 ; Roger
Toumson et Simonne Henry-Valmore, op. cit.

47. « Entretien de Césaire avec Philippe Decraene », Le Monde Dimanche, 6 décembre 1981.

48. Revue du monde noir, n° 3, 1932.

49. Patrice Louis, Conversation avec Aimé Césaire, op. cit.

50. « Rencontre avec Aimé Césaire. Propos recueillis par Francis Marmande », Le Monde, 17 mars 2006.

51. Euzhan Palcy, Aimé Césaire, une voix pour l’histoire, 1994.

52. Normalien, traducteur d’anglais, Georges Pelorson est de la même promotion que Robert Brasillach,
Claude Jamet et Maurice Bardèche. Après son retour d’Irlande, en 1939, son itinéraire le conduit vers la
collaboration active. Chargé en février 1941 d’organiser la propagande pour les jeunes en zone occupée, il devient
secrétaire général adjoint à la Jeunesse sous l’autorité de Georges Lamirand. Il fonde en juin 1942 les « Equipes
nationales ». Après la Libération, il change de patronyme et se fait appeler Georges Belmont.

53. René Hénane, Glossaire des termes rares dans l’œuvre d’Aimé Césaire, Paris, Jean-Michel Place,
2004.

54. Lilyan Kesteloot, Aimé Césaire, Paris, Seghers, 1979.

55. Cf. Martin Steins, « Nabi nègre », Césaire 70, Paris, Silex/Nouvelles du Sud, 2004 [1984].

56. Paul Mercier, Histoire de l’anthropologie, Paris, PUF, 1966.

57. Euzhan Palcy, Aimé Césaire une voix pour l’histoire, film, Saligna and So on, 1994.

58. Cf. Jean-François Sirinelli, Une génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-
guerres, op. cit.
59. Michel Leiris, Journal, Paris, Gallimard, 1992.

60. Aimé Césaire, Cadastre, « Chevelure », Paris, Seuil, 1961.

61. Ina Césaire, « Suzanne Césaire, ma mère », in Daniel Maximin, Suzanne Césaire, le grand camouflage,
Paris, Seuil, 2009.

62. Cf. Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore, op. cit.

III. Sous les tropiques


63. Cf. Georges Robert, La France aux Antilles. 1939-1943, Paris, Plon, 1950.

64. Euzhan Palcy, Aimé Césaire, une voix pour le XXI e siècle, Paris, film, Saligna and So On, 1994. Roger
Toumson et Simonne Henry-Valmore, op. cit.

65. Les Armes miraculeuses, Paris, Seuil, 1946.

66. Raphaël Confiant, Dictionnaire créole martiniquais français, Martoury (Guyane), Ibis Rouge, 2007.

67. Euzhan Palcy, Aimé Césaire. Une voix pour l’histoire, film, Saligna and So On, 1994.

68. Annick Thebia-Melsan, Aimé Césaire, le legs, Paris, Argol, 2009.

69. Africani Latine discunt, Dakar, NEA, 1977.

70. « Entretien avec Aimé Césaire par Jacqueline Leiner », Tropiques 1941-1945, Paris, Jean-Michel Place,
rééd. 1978.

71. « Entretien avec Aimé Césaire par Jacqueline Leiner », op. cit.

72. « Leo Frobenius et le problème des civilisations », Tropiques, 1, 1941.

73. « Présentation », Tropiques, 1, 1941.

74. « Entretien avec Aimé Césaire par Jacqueline Leiner », op. cit.

75. « Que signifie pour nous l’Afrique ? », Tropiques, 5, 1942.

76. « Malaise d’une civilisation », Tropiques, 5, 1942.

77. René Hibran, « Le problème de l’art à la Martinique. Une opinion », Tropiques, 6-7, 1943.

78. Gilbert Gratiant, « Contes créoles », Tropiques, 4, 1942.

79. Aimé Césaire, « Introduction à la poésie nègre américaine », Tropiques, 2, 1942.

80. Suzanne Césaire, « Misère d’une poésie. John-Antoine Nau », Tropiques, 4, 1942.

81. « Fragments d’un poème » (Tropiques, 1, 1941), « Fragments d’un poème. Le Grand Midi » (Tropiques, 2,
1941), « Survie », « N’ayez point pitié de moi », « Au-delà », « Perdition », « En rupture de mer morte », (Tropiques,
3, 1941), « Poème pour l’Aube », « Histoire de vivre » (Tropiques, 4, 1942), « Entrée des Amazones », « Fantômes à
vendre », « Femme d’eau », « Tam-tam de nuit » (Tropiques, 6-7, 1943), « Avis de tirs » (Tropiques, 8-9, 1943),
« Poème. Et les chiens se taisaient » (Tropiques, 11, 1944).
82. Aristide Maugée, « Aimé Césaire, poète », Tropiques, 5, 1942.

83. Euzhan Palcy, Aimé Césaire, une voix pour l’histoire, film, Saligna and So On, 1994.

84. Ibid.

85. Ibid.

86. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955.

87. Cf. Jean-Claude Blachère, « Breton ascendant Césaire », Aimé Césaire un poète dans le siècle.
Itinéraires et contacts de culture, Paris, L’Harmattan, 2006.

88. Tropiques, 2, 1941.

89. Aimé Césaire, Moi, laminaire, « Conversation avec Mantonica Wilson », Paris, Seuil, 1982.

90. Aimé Césaire, Retorno al Pais natal, traduction de Lydia Cabrera, préface de Benjamin Péret, dessins à
l’encre de Chine de Wifredo Lam, La Havane (Cuba), Ed. C.T. Poétique, 1942 [La Habana, Molina et Cia, 1943].

91. Lydia Cabrera, « Bregatino Bregantino », traduit par Francis Miomandre, Tropiques, 10, 1944.

92. Aimé Césaire, « Introduction à un conte de Lydia Cabrera », Tropiques, 10, 1944.

93. Suzanne Césaire, « Le grand camouflage », Tropiques, 13-14, 1945.

94. Tropiques, 12, 1945.

95. Cornélius Krusé, Journal of Philosophy, 42/2, 1945.

96. Euhzan Palcy, Aimé Césaire. Une voix pour l’histoire, op. cit.

IV. Des armes miraculeuses


97. Patrice Louis, Conversation avec Aimé Césaire, Paris, Arléa, 2007.

98. Ibid.

99. H. Camouilly, C. Auguste-Charlery, L. Donot, Municipales. Aimé Césaire se retire, Reportage FR3,
journal 19-20, diffusé le 9 mars 2001.

100. Annick Thebia-Melsan, Aimé Césaire, le legs : « …nous sommes de ceux qui disent non à
l’ombre », Paris, Argol, 2008.

101. Patrice Louis, op. cit., p. 51-52.

102. Ibid.

103. Ibid., p. 52.

104. Au cours de 119,10 francs pour 1 dollar US en 1949.

105. On a respecté le plus possible l’orthographe du document originel que nous n’avons pas pu
photocopier. Nous avons marqué les réponses de Césaire aux questions en utilisant l’italique.

106. Les passages ont été barrés par Césaire lui-même. Il s’est apparemment trompé.
107. Cette mention indique que Césaire n’a rien répondu à cette rubrique.

108. Cette réponse et sa question ont été soulignées en bleu dans la marge. Par qui ? et quand ? Nous
n’avons pas réussi à le savoir.

109. Ces deux questions et leurs réponses sont également soulignées en marge en bleu.

110. En gras dans le texte.

111. Sur ce sujet, lire Jean Suret-Canale, Les groupes d’Etudes Communistes (GEC) en Afrique noire
(1943-1951), Paris, L’Harmattan, 1994.

112. La commission est composée d’Emile Dutilleul (1883-1948), député de la Seine, d’André Mercier (1901-
1978), député de l’Oise, et d’Henri Lozeray (1898-1952), député du Cher.

113. Victor Schoelcher, Esclavage et colonisation, introduction d’Aimé Césaire, Paris, PUF, 1948 [réédition,
Editions le Capucin, Lectoure (Gers), 2004].

114. Aimé Césaire, op. cit.

115. Aimé Césaire, « Hommage à Schoelcher », in Tropiques, n° 13-14, 1945, p. 234-235.

116. Le journal Justice, organe d’expression du parti communiste martiniquais, se fera l’écho régulier de ces
diverses prises de parole dans la cour de l’ancienne mairie de Fort-de-France, rue Victor-Sévère.

117. Tels sont par exemple les poèmes « Les pur-sang » (publié sans ce titre, (1/1941), « Le Grand midi »
(2/1941 ; 4/1942), « Au-delà », « Perdition » (3/1941), « Poème pour l’Aube » (4/1942), « Avis de tirs » (8-9/1943),
« Et les chiens se taisaient » (11/1944 ; 13-14/1945).

118. Aristide Maugée, Cahier d’un retour au pays natal, in Tropiques, 6-7, février 1943, p. 60.

119. Dominique Desanti, in Annick Thebia-Melsan, Aimé Césaire, le legs : « … nous sommes de ceux
qui disent non à l’ombre », Paris, Argol, 2008.

120. Aimé Césaire, Nègre je suis, nègre je resterai. Entretiens avec Françoise Vergès, Paris, Albin
Michel, 2005, p. 31.

V. Civilisation et barbarie
Le discours anticolonialiste
121. Paris, Editions De Clermont, p. 105-111.

122. Georges Ngal, Un homme à la recherche d’une patrie, Paris, Présence africaine, 1994, p. 238-239.

123. 3e volume, numéro 3, p. 384.

124. Revue Politique étrangère, 24-2-1950.

125. Revue Politique étrangère, 18-4-1950.

126. Aimé Césaire, Le Nègre inconsolé, Paris, Syros/Fort-de-France, Vent des Îles, 1993.

127. Georges Ngal, Lire le « Discours sur le colonialisme », Paris, Présence africaine, 1994.

128. Paris, Unesco, 1952, réédition Albin Michel, Paris, 2001.


129. Paris, Unesco, 1951.

130. Les Temps modernes, n° 58, 1950.

VI. L’invention d’un « art poétique nègre »


Contre le larbinisme
131. Bernard Mouralis, Littérature et développement, Paris, Silex/ACCT, 1984.

132. Louis Aragon, « Sur une définition de la poésie », 1941, Les Yeux d’Elsa, Paris, Seghers, 1994 (1942).

133. Paul Dirkx, « La presse littéraire parisienne et les amis belges », Actes de la recherche en sciences
sociales, n° 111-112, 1996, p. 120-121.

134. Louis Aragon, « Le parfum de réalité », Les Lettres françaises, 26 mai 1954.

135. Louis Aragon, « De la réalité, dans la poésie nationale », Les Lettres françaises, 20 août 1954.

136. « Note finale », Les Lettres françaises, 14 août 1954.

137. Les Lettres françaises, 14 août 1954.

138. « La presse littéraire parisienne et les amis belges », Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 111-112, 1996, p. 120-121.

139. Port-au Prince, Imprimerie de l’Etat, 1945.

140. Port-au Prince, Imprimerie de l’Etat, 1946.

141. Paris, Seghers, 1951.

142. Paris, Seghers, 1952.

143. Bernard Mouralis, op. cit.

144. René Depestre, « L’éblouissant effet Césaire », Le Métier à métisser, Paris, Stock, 1998, p. 23-33.

145. Léopold Sédar Senghor, « Réponse au débat », Présence africaine, n° 5, décembre 1955-janvier 1956.

146. Présence africaine, n° 5, décembre 1955-janvier 1956.

147. « Contribution au débat sur la poésie nationale », Présence africaine, n° 6, février-mars 1956.

148. L’Intention poétique, Paris, Seuil, coll. « Pierres vives », 1969.

149. Présence africaine, n° I-II, p. 133-145.

VII. Le réveil culturel du monde noir


La reconnaissance
150. Documents et débats parlementaires, 13 mars 1956, p. 890-893.

151. Documents et débats parlementaires, 19 juin 1956, p. 2714.


152. « Colonialisme et nationalisme culturels », Présence africaine, n° 4, octobre-novembre 1955.

153. « La culture moderne et notre destin », Présence africaine, VIII-IX-X, juin-novembre 1956.

154. « L’Europe et nous », Présence africaine, n° spécial XVIII-IX-X.

155. La Civilisation à l’épreuve, Paris, Gallimard, 1951 (Civilisation On Trial, 1948).

156. The School in American Culture, Cambridge (USA), Harvard University Press, 1951.

157. Présence africaine, n° XXIV-XXV, février-mai 1959.

VIII. Etre enfin soi-même


Un Martiniquais
face au Parti communiste français
158. Journal officiel, Documents et débats parlementaires, 23 octobre 1956, p. 4278.

159. J.O., « Informations parlementaires », 24 octobre 1956, p. 10227.

160. J.O., Documents et débats parlementaires, 24 octobre 1956, p. 4294.

161. Patrice Louis, Conversation avec Aimé Césaire, Paris, Arléa, 2007.

162. Voir les exemples de Jean-Paul Sartre, Roger Vailland, Claude Roy, Claude Morgan ou Dominique
Desanti. Lire Emmanuel Le Roy-Ladurie, Paris-Montpellier, PC-PSU, Paris, Gallimard, 1982 ; Dominique Desanti,
Les Staliniens : une expérience politique (1944-1956), Paris, Fayard, 1975 ; ou encore Pierre Fougeyrollas
(1923-2008), Le Marxisme en question, Paris, Stock, 1959.

163. Pour répondre à ces accusations, Roger Garaudy organise l’édition spéciale d’un volume intitulé Les
intellectuels communistes témoignent, publié à la fois par Clarté, n° 58, suppl., et par la Nouvelle critique,
revue du marxisme militant, n° 78, suppl., 1956.

164. Voir par exemple la protestation du journal Les Lettres françaises au mois de novembre 1956 contre le
président Kadar, au nom de la défense des écrivains et artistes hongrois.

165. Léopold Sédar Senghor, « Vers un socialisme africain », Liberté et nation et voie africaine du
socialisme, Paris, Seuil, 1971, p. 45-50.

166. The Communist International, n° 3, mars 1940, p. 170-178.

167. « Aimé Césaire, un poète en colère », L’Humanité, 24 août 1946.

168. Le comité « Aimé Césaire » est composé du Dr Pierre Aliker, président ; d’Aristide Maugée, vice-
président ; de Georges Théodore, trésorier ; Félix Cordemy ; Léonce Edmond ; Ernest Dogue ; Albert Joyau (maire
de la commune du Prêcheur).

IX. Un poète dans les coulisses


Naissance d’une tragédie aux Antilles
169. Repris par Ernstpeter Ruhe, « L’Anticlaudelianus d’Aimé Césaire : Intertextualité dans Et les chiens se
taisaient », Œuvres et critiques XIX, 2, 1994.

170. « Et les chiens se taisaient », sculpture électronique wrappée sur tulipage d’or, 1991. Lieu : volé.

171. Janheinz Jahn, Und Die Hunde Schwiegen, Tragödie von Aimé Césaire, Emsdetten, 1956 (Dramen der
Zeit, t. 20).

172. Cf. Ernstpeter Ruhe, Aimé Césaire et Janheinz Jahn : les débuts du théâtre césairien. La
nouvelle version de « Et les chiens se taisaient », Würzburg, Königshausen und Neumann, 1990.

173. Ousmane Diakhaté, « Le théâtre d’Aimé Césaire : un manifeste de la dissidence », Hommage à Aimé
Césaire, Ethiopiques, 2009.

174. Jacqueline Leiner, « En cheminant avec Aimé Césaire », Mondes francophones, 1993.

175. A cette date, on le sait, Césaire a déjà rencontré Petar Guberina (dans la salle de ping-pong située au
sous-sol de la Cité universitaire, comme celui-ci l’a rappelé dans sa version à lui) et a déjà passé ses vacances d’été
en Dalmatie. Cf. Euzhan Palcy, op. cit.

176. « Entretien avec Aimé Césaire par Jacqueline Leiner », Tropiques 1941-1945, Paris, Jean-Michel Place,
1978.

177. Pierre-Aimé Touchard, Dionysos. Apologie pour le théâtre, Paris, Seuil, 1949.

178. Ibid.

179. Ibid.

180. Ibid.

181. Tropiques, 2, 1941.

182. « Entretien avec Aimé Césaire par Jacqueline Leiner », op. cit.

183. Jacqueline de Romilly, La Tragédie grecque, Paris, PUF, 1970.

X. Vie publique, vie privée


184. Les élus comme Emmanuel Véry (1904-1966) (1967-1968), Victor Sablé (1911-1997) (1958-1986), Camille
Petit (1912-) (1967-1986) ou ceux qui arrivent plus tard comme Maurice Louis Joseph Dogué (1927-) (1986-1993),
Jean Maran (1929-) (1986-1988), Michel Renard (1924-) (1986-1988), Claude Lise (1988-1993), Pierre Petit (1930-)
(1993-1997) ou Anicet Turinay (1945-) (1993-1997) ont une vie parlementaire plus brève.

185. Moi, laminaire…, Paris, Seuil, 1982.

186. Rapport de Césaire au congrès fondateur du parti, repris dans Le Progressiste, 16 avril 2008.

187. Victor Sablé, Mémoires d’un Foyalais, Paris, Maisonneuve et Larose, 1993.

188. Ibid.

189. André Malraux, Antimémoires, Paris, Gallimard, 1972.

190. Victor Sablé, op. cit.


191. Présence africaine, XXVI, juin-juillet 1959.

192. Ferrements, Paris, Seuil, 1960.

193. Ferrements, « Hors des jours étrangers ». Une version différente de ce poème est parue dans Les
Temps modernes en 1950.

194. Euzhan Palcy, Aimé Césaire, une voix pour l’histoire, op. cit.

195. Ibid. Dans l’entretien, Césaire parle des articles 1 et 2 en confondant les termes de la Constitution de la
e
V République et ceux de la République italienne.

196. Euzhan Palcy, op. cit.

197. Ibid.

198. Lilyan Kesteloot et Barthélémy Kotchy, Comprendre Aimé Césaire. L’homme et l’œuvre, Paris,
Classiques africains/Présence africaine, 1993.

199. Victor Sablé, op. cit.

200. Ibid.

201. Ibid.

202. Lilyan Kesteloot et Barthélémy Kotchy, op. cit.

203. Journal Paris-Presse du 8 décembre 1966.

204. Claude-François Jullien, « Les dernières miettes de l’Empire », Outre-mer, 15 décembre 1975.

205. Victor Sablé, Mémoires d’un Foyalais, Paris, Maisonneuve et Larose, 1993.

206. Cf. Suzanne Césaire, Le Grand Camouflage. Ecrits de dissidence (1941-1945), édition établie par
Daniel Maximin, Paris, Seuil, 2009.

207. Lilyan Kesteloot présente une photo avec Césaire (non datée) « prise à Orgerus chez les Thésée ».
Lilyan Kesteloot et Barthélémy Kotchy, op. cit. Jacqueline Leiner affirme que les Thésée venaient le chercher
souvent pour dîner « depuis le décès de Suzanne ».

208. Suzanne Césaire, op. cit.

209. « Entretien avec Edouard J. Maunick », Radio France, France Culture, janvier 1976.

XI. Du théâtre vivant à bras-le-corps


210. « Entretien avec Nicole Zand », Le Monde, 7 octobre 1967.

211. Noured Ayouch, « Entretien avec Jean-Marie Serreau », Souffles, n° 13 et 14, 1969.

212. Présence africaine, 1961.

213. Aimé Césaire, Nègre je suis, nègre je resterai. Entretiens avec Françoise Vergès, Paris, Albin
Michel, 2005.
214. Idem.

215. Présence africaine : Acte I, n° XXXIX, 1961. Acte II, n° XXXXIV, 1962. Acte III (fin), n° XLVI, 1963.

216. Guy de Bosschère, « Une saison au Congo », Saison 1967-68, Théâtre de l’Est parisien, 1967.

217. Suzanne Brichaux-Houyoux, Quand Césaire écrit, Lumumba parle : édition commentée de Une
saison au Congo, L’Harmattan, 1993.

218. Idem.

219. « Entretien avec Claude Stevens », L’Afrique actuelle, n° 23, décembre 1967.

220. Aimé Césaire, « Le temps du sang rouge », Le Point (de Bruxelles), janvier 1968.

221. Présence africaine, n° 67, 1968.

222. Aimé Césaire, « Le Noir cet inconnu. Entretien », Les Nouvelles, 1969.

223. Elisabeth Auclaire-Tamaroff, Jean-Marie Serreau. Découvreur de théâtres, L’Arbre verdoyant


Editeur, 1986.

224. Aimé Césaire et Lucien Attoun, « Entretien. Aimé Césaire et le théâtre nègre », Arrabal (dir.), Le
Théâtre, 1970-1, Christian Bourgois éditeur, 1970.

225. Lucien Attoun, Les Poètes et les angoisses de l’Histoire, « Quand le théâtre ouvre la voie », RFI,
Archives sonores de la phonothèque de l’INA.

226. Pierre Laville, « Jean-Marie Serreau et Aimé Césaire. Un acte politique et poétique. La tragédie du roi
Christophe et Une saison au Congo », Denis Bablet (dir.), Les Voies de la création théâtrale, II, Editions du
CNRS, 1970.

227. Bertold Brecht, « Cinq difficultés pour écrire la vérité » (1934), Europe, n° 133-134, 1957.

228. Olivier Neveux, Théâtres en luttes. Le théâtre militant en France des années 60 à aujourd’hui, La
Découverte, 2007.

229. Aimé Césaire, Une tempête, Paris, Seuil, 1969.

230. Peter Weiss, Discours sur la genèse et le déroulement de la très longue guerre de libération du
Vietnam illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre leurs oppresseurs ainsi que la
volonté des Etats-Unis d’Amérique d’anéantir les fondements de la révolution, Paris, Seuil, 1967.

231. « Pour Aimé Césaire, Lumumba fut un héros tragique. Entretien avec Frédéric Mégret », Le Figaro
littéraire, n° 1044, 21 avril 1966.

232. Aimé Césaire, « Société et littérature aux Antilles », Etudes littéraires, vol. 6, n° 1, 1973.

233. Aimé Césaire, « Un poète politique », Le Magazine littéraire, 1969.

234. Lucien Lemoine, Douta Seck , Présence africaine, 1993.

235. Catherine Valogne, La Tribune de Lausanne, 23 mai 1965.

236. Lucien Lemoine se trompe probablement. C’est sans doute durant l’épisode italien plutôt qu’autrichien
que cette plaque a été découverte. Marie-Louise Christophe, née Coldavid (1778-1851), est décédée à Pise.
Seul et splendide…
237. Par décret n° 0093 du 18 avril 2008 publié au journal officiel daté du 19 octobre 2008.

238. « Jugement de la lumière », Cadastre. Soleil cou coupé, Paris, Seuil, 1961.

239. David Alliot, Aimé Césaire. Le nègre universel, Genève, Infolio, 2008.

240. Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire, le nègre inconsolé, Paris Fort-de-France,
Syros/Vent des îles, 1993.

241. Raphaël Confiant, Aimé Césaire. La traversée paradoxale du siècle, Paris, Ecriture, 1993.

242. Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore, op. cit.

243. Cf. Claude Ribbe, Le nègre vous emmerde, Paris, Buchet/Chastel, 2008.

244. « Configurations », Ferrements et autres poèmes. Comme un malentendu de salut, Paris, Seuil,
1994.

245. Il s’agissait de François Bayrou, né en 1951, agrégé de lettres classiques et ministre de l’Education
nationale de 1993 à 1995.

246. Il s’agit de Nicolas Sarkozy.

247. Aimé Césaire, Moi, laminaire, Paris, Seuil, 1982.

248. Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Eloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989.

249. Euzhan Palcy, Aimé Césaire. Une voix pour l’histoire, film, Saligna and So on, 1994.

250. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, suivi de Discours sur la négritude, Paris, Présence
africaine, 2004.

251. « Dérisoire », Ferrements et autres poèmes. Comme un malentendu de salut, Paris, Seuil, 1994.

252. Idem., « Tutélaire ».

253. Aimé Césaire, La Tragédie du roi Christophe, Paris, Présence africaine, 1970.
Bibliographie

La bibliographie critique sur Césaire est vaste et s’enrichit de jour en jour.


Construite en plusieurs langues sur trois continents, elle mériterait à elle
seule un ouvrage entier. Nous avons privilégié ici l’œuvre de Césaire elle-
même et ses traductions.

Cahier d’un retour au pays natal, édition définitive, préface de Petar


Guberina, Paris, Présence Africaine, 1956 (Revue Volontés, 1939).
Retorno al país natal, traducido al castellano por Lydia Cabrera, prólogo
de Benjamin Peret, ilustración de Wifredo Lam, La Havane (Cuba),
Molina y Cie, 1942.
Cahier d’un retour au pays natal, édition bilingue français-anglais, Paris,
Bordas, 1947.
Cahier d’un retour au pays natal : Memorandum on My Martinique,
French and English edition, English translation by Lionel Abel and Ivan
Goll, preface by André Breton, New York, Brentano’s, 1947.
Cuaderno de un retorno al país natal, texto por Aimé Césaire, grabados
por Consuelo Gotay, San Juan (Porto Rico), La Casa del Libro, 1993.
Tropiques 1941-1945. Entretien avec Aimé Césaire par Jacqueline Leiner.
Pour une lecture critique de Tropiques par René Ménil, Paris, Jean-
Michel Place, 1978 [rééd].
Les Armes miraculeuses, Paris, Gallimard, 1946.
Soleil cou-coupé, Paris, Editions K, 1948.
Victor Schoelcher, Esclavage et colonisation, éditée par Emile Tersen,
introduction d’Aimé Césaire, Paris, PUF, 1948.
Commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage :
Discours prononcés à la Sorbonne, le 27 avril 1948, par Aimé
Césaire et autres, introduction par Edouard Depreux, Paris, PUF, 1948.
Corps perdu, avec des illustrations de Pablo Picasso, Paris, Fragrance,
1950.
Lost Body, translated by Clayton Eschleman and Annette Smith, New York,
Braziller, 1986.
Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955 [Paris,
Réclame, 1950].
Discourse on Colonialism, translated by Joan Pinkham, New York,
Monthly Review, 1972.
Discurso sobre o colonialismo, Porto, Cad. Para o Diálogo, 1971.
Et les chiens se taisaient, théâtre, Paris, Présence Africaine, 1989 [1956].
And the Dogs Were Silent, translated by Eshleman and Smith in Aimé
Césaire. Lyric and Dramatic Poetry, 1946-1982, Charlottesville,
University of Virginia Press, 1990.
Lettre à Maurice Thorez, préface d’Alioune Diop, Paris, Présence
Africaine, 1956.
Ferrements, Paris, Seuil, 1960.
State of the Union. Poems, translated by Clayton Eshleman and Denis
Kelly, Caterpillar, n° 1, Bloomington, Ind. & Cleveland (Ohio),
Asphodel Book Shop, 1966.
Toussaint Louverture : La Révolution française et le problème
colonial, édition revue et complétée, préface de Charles André Julien,
Paris, Présence Africaine, 1962 [Paris, Le Club français du livre, 1960].
Cadastre, Paris, Seuil, 1961.
Cadastre translated by Emile Snyder and Sanford Upson, introduction by
Emile Snyder, New York, Third World Press, 1973.
Non-Vicious Circle : Twenty Poems of Aimé Césaire, translated and
edited, with an introduction, by Gregson Davis, Stanford (California),
Stanford University Press, 1984.
La Tragédie du roi Christophe, version revue par l’auteur, Paris,
Présence Africaine, 1970 [1963] (Salzburg (Austria), Salzburg Festival,
4 August 1964).
The Tragedy of King Christophe, traduit par Ralph Manheim, New York,
Grove, 1970.
Une saison au Congo, édition revue, Paris, Seuil, 1973 [1965] (Paris,
Théâtre de l’Est Parisien, 4 octobre 1967).
A Season in the Congo, translated by Ralph Manheim, New York, Grove,
1968.
Une tempête, d’après « La Tempête » de Shakespeare – Adaptation
pour un théâtre nègre, Paris, Seuil, 1969 (Hammamet, Festival
d’Hammamet, été 1969).
A Tempest, Based on Shakespeare’s The Tempest – Adaptation for
a Black Theatre, translated by Richard Miller, New York, Borchardt,
1985.
A Tempest, Based on Shakespeare’s The Tempest – Adaptation for
a Black Theatre, traduit par Philip Crispin, London, Oberon, 2000.
Œuvres complètes, Fort-de-France (Martinique), Editions Désormeaux,
1976. 3 vol. : vol. 1, Poésie ; vol. 2, Théâtre ; vol. 3, Œuvre
historique et politique.
Aimé Césaire : The Collected Poetry, edited and translated by Eshleman
and Annette Smith, Berkeley, University of California Press, 1983.
La Poésie, éditée par Daniel Maximin et Gilles Carpentier, Paris, Seuil,
1994.
Moi, laminaire, Paris, Seuil, 1982.
Aimé Césaire : Lyric and Dramatic Poetry : 1946-82, translated by
Eshleman and Smith, Charlottesville, University Press of Virginia, 1990.
Remerciements

Ce livre doit beaucoup à ceux qui m’ont aidé à le porter. Tous mes
remerciements à Maryse Dablemont (pour les relectures), à Valérie Marin La
Meslée (pour les suggestions), à Sarah Davies-Cordova (pour la recherche
et les traductions).

Une gratitude toute spéciale à Mary Leroy, mon éditrice, pour sa patience
et sa disponibilité.
Index
Achard, Marcel 1
Achille, Louis-Thomas 1 2
Alain 1 2
Aliker, André 1
Aliker, Pierre 1 2 3 4 5 6
Amado, Jorge 1
Aminel, Georges 1
Anouilh, Jean 1
Anta Diop, Cheikh 1 2 3 4 5 6
Apollinaire, Guillaume 1 2
Aragon, Louis 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25
26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45
Aristote 1
Aron, Raymond 1
Astérie, Louise, Moïse (instutrice) 1
Atlas 1
Aubigné, Agrippa d’ 1
Baissette, Gaston 1
Baker, Joséphine 1 2
Barbé, Raymond 1 2 3
Barbet, Raymond 1
Barde, R.P. 1
Barthou, Aimé 1
Bass, marquis de, gouverneur 1
Bath, gouverneur général 1
Baudelaire, Charles 1 2
Baudrillard, Jean 1
Baudrillart, Mgr 1
Bayet, Albert 1 2 3
Bayle, lieutenant de vaisseau 1
Bayrou, Maurice 1 2
Beauvoir, Mathilde 1
Beauvoir, Simone de 1
Belin-Milleron 1
Bellessort, André 1 2
Béraud, Henri 1 2
Berge, François 1 2 3 4 5 6
Bernabé, Jean 1
Bertaux, Pierre 1
Beti, Mongo 1 2
Betzy, Julien 1
Bidault, Georges 1
Bissainthe, Toto 1
Bissette, Cyrille 1
Bissol, Léopold 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Biyidi, Alexandre (voir Mongo, Beti)
Blanchar, Pierre 1
Blanche, Denis 1
Blier, Bernard 1
Blin, Roger 1 2 3 4
Blum, Léon 1
Boileau, Nicolas 1 2 3
Bonnard, Abel 1
Bosschère, Guy de 1
Boto, Eza 1
Bourdet, Edouard 1
Bourdieu, Pierre 1
Boutang, Pierre 1
Boyer, Henri Christophe 1
Bozonnet, Marcel 1
Brach, Pierre de 1
Braga, Dominique 1
Brasillach, Robert 1
Brasseur, Pierre 1
Brecht, Bertolt 1 2 3 4 5
Breton, André 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20
Broglie, Louis, duc de 1
Brourouet, Mme, architecte 1
Buffon, Georges, Louis Leclerc, comte de 1
Cabrera, Lydia 1 2
Caillois, Roger 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
Calame-Griaule, Geneviève 1
Callat, Henri 1
Camus, Albert 1 2 3 4
Caron, Paul 1 2
Carpentier, Alejo 1
Césaire, André 1
Césaire, Arsène 1 2
Césaire, Constance 1
Césaire, Denise 1 2 3 4 5
Césaire, époux 1 2 3 4 5 6
Césaire, famille 1 2 3
Césaire, Fernand Elphège 1 2 3 4 5 6 7 8
Césaire, Francis 1 2
Césaire, Georges 1 2 3 4
Césaire, Ina 1 2 3 4 5 6 7 8
Césaire, Jacques 1 2 3
Césaire, Jean-Paul 1 2 3 4
Césaire, Jeanne, Henriette, Marie 1
Césaire, Marie, Félicité, Eléonore (née Hermine) 1 2 3 4 5 6 7
Césaire, Michèle 1 2
Césaire, Mireille 1 2 3 4
Césaire, Nicolas, Louis, Fernand 1 2 3 4
Césaire, Omer 1 2
Césaire, pamphlétaire 1
Césaire, Suzanne 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24
25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40
Chalonec, Hermine 1 2
Chamoiseau, Patrick 1
Chassignet, Jean-Baptiste 1
Chemin, Philippe 1
Chériza, Pierre 1
Chouadria 1
Christophe, Henry (roi d’Haïti) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
20 21 22
Claudel, Paul 1
Clerc, Fernand 1
Cœdès, Georges 1
Colbert, Jean-Baptiste 1 2
Colette 1
Confiant, Raphaël 1
Conombo, Joseph 1
Constant, Benjamin 1
Cook, Mercer 1 2 3
Coste-Floret, Paul 1
Cresson, André 1
Crombecque, Alain 1
Cuvier, Georges 1
Daix, Pierre 1
Damas, Léon Gontran 1 2 3 4 5 6 7
Darsières, Camille 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Davis 1
De Gaulle, Charles 1 2 3 4 5 6
Debré, Michel 1 2 3
Delanon, Auguste 1
Delapervenche 1
Delavignette, Robert 1
Délépine, Edouard 1 2
Depestre, René 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24
25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40
Déroulède, Paul 1
Desanti, Dominique 1 2
Desanti, Jean-Toussaint 1 2
Descamps, Pierre 1
Deschamps, gouverneur 1 2 3
Deschamps, Hubert 1
Des Etages, Maurice 1
Desportes, Georges 1 2
Desroches, Didier 1
Dessalines, Jean-Jacques 1
Devrain, Eugène 1
Dewitte, Philippe 1
Diagne, Blaise 1
Diakhaté, Lamine 1
Dionne, abbé 1
Diop, Alioune 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25
26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42
Diop, Christiane Yandé 1
Diop, David 1 2 3
Diop, famille 1
Diouf, Abdou 1 2
Dirkx, Paul 1 2
Dobzynski, Charles 1 2 3 4 5
Dodone 1
Dorival, Félix 1 2 3 4 5
Dresch 1
Drieu la Rochelle, Pierre 1
Drumont, Edouard 1
Du Bellay, Joachim 1
Dubois, Jacques 1
DuBois, W.E.B. 1
Duclos, Jacques 1 2 3 4 5
Dufond, Guy 1
Duits, Charles 1
Dumur, Guy 1
Dupuy 1
Dutilleul, Emile 1
Duvalier, François 1 2 3
Duvernois, Henri 1
Eboué, Félix 1
Ecaré, Désiré 1 2
Einstein, Albert 1
Ekollo, pasteur 1
Ellington, Duke 1
Eluard, Paul 1 2 3 4 5
Etiemble, René 1
Fadeïev, Aleksandr 1
Fajon, Etienne 1 2 3
Fanon, Frantz 1 2 3 4 5 6
Farigoule, voir Romain, Jules
Febvre, Lucien 1 2
Félicité, Montlouis 1
Finkielkraut, Alain 1 2
Ford, Gerald 1
François, Louis 1
Fresnay, Pierre 1
Friedman, Georges 1
Frobenius, Leo 1 2 3 4 5 6
Funk-Brentano, Christian 1
Gamarra, Pierre 1
Gandillac, Maurice de 1
Garaudy, Roger 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24
25 26 27 28 29 30
Gassel, Ita 1
Gatti, Armand 1
Gaxotte, Pierre 1
Georges-Picot, Guillaume 1
Gershwin, George 1
Gessaint, Robert 1
Giacometti, Alberto 1
Gide, André 1
Girard, Rosan 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Giraud, Henri (général) 1
Giraudoux, Jean 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17
Giscard-d’Estaing, Valéry 1
Glissant, Edouard 1 2
Godding, René 1
Gorse, Georges 1
Gorter, Sadi de 1
Gourou, Pierre 1 2 3 4
Gratiant, Georges 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Gratiant, Gilbert 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16
Grégoire, abbé 1
Grévin, Alfred 1
Griotteray, Alain 1
Grosjean, Maurice 1
Grousset, René 1 2
Guberina, Petar 1 2 3 4 5 6 7
Guérin, Jean 1
Guernier, Maurice 1 2
Guibert, Armand 1
Guilleminet, Paul 1
Guillevic, Eugène 1 2 3 4 5 6
Guissou, Henri 1
Guitry, Sacha 1
Guitteaud, Walter 1 2
Guth, Paul 1
Hadamard, Jacques 1
Hailé Sélassié 1
Hamelin, Octave 1
Hammarskjöld, Dag 1
Hardy, Georges 1
Hazoumé, Paul 1
Hearn, Lafcadio 1
Hegel, Friedrich 1 2 3 4
Hénane, René 1 2
Henri, Paul-Marc 1
Henry-Valmore, Simone 1
Hermantier, Raymond 1
Herriot, Edouard 1
Hervieux, Pierre 1
Heurgon, Jacques 1
Hibbert, Lucien 1
Hibran, René 1 2
Hippolyte, Gladys 1
Hippolyte, Marie-Rose 1
Hirsch, François 1
Hitler, Adolphe 1 2 3 4 5 6
Houellebecq, Michel 1
Houphouët-Boigny, Félix 1
Hugo, Victor 1 2 3
Husserl, Edmond 1
Huu Khang, Nguyen 1
Huxley, Aldous 1
Ichac, Pierre 1
indxFanon, Frantz 1
Jahn, Janheinz 1 2
Jamiaque, Yves 1
Jodelle, Etienne 1
Johnson, James Weldon 1 2
Jollet, André 1
Jouvet, Louis 1 2 3 4 5 6 7 8
Jules-Rosette, Joëlle 1 2
Julien, Charles-André 1 2
Kalalubu, Joseph 1
Kanapa, Jean 1
Kany, Catherine 1
Kasavubu, Joseph 1
Kérel, François 1
Kesteloot, Lilyan 1 2 3
Khrouchtchev, Nikita 1 2
Kierkegaard, Søren, Aabye 1
Koffi 1
Kori (Kora Véron) 1
Kosciusko-Morizet, Jacques 1
Kossarev 1
Kossior 1
Krusé, Cornélius 1
La Boétie, Etienne de 1
La Fontaine, Jean de 1
Labéjoff, Yvan 1
Lacépède, Bernard, Germain, Etienne de La Ville-sur-Illon, comte de 1
Lacoste, Robert 1
Lagrosillière, Joseph 1
Laguarigue de Survilliers, Jean de, maire 1
Lam, Wifredo 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Lam, Yam 1 2
Lambiotte, Jean 1
Langston Hugues, James 1
Lanux, Pierre 1
Lapie, Pierre-Olivier 1
Lapierre 1
Laroche, Jean 1
Lattre de Tassigny (maréchal) 1
Lautréamont, Isidore Ducasse, dit comte de 1 2
Lavache, Gilberte 1
Lavelle, Louis 1 2
Laye, Camara 1 2
Le Senne, René 1 2
Le Tellier, Michel 1
Le Troquer, André 1 2
Lebon, Gustave 1
Lebrun, Albert 1
Lecercle, Jean-Louis 1
Leclerc, Philippe (général) 1
Lecomte de Nouÿ, Pierre 1
Leiner, Jacqueline 1 2 3 4 5 6 7
Leiris, Michel 1 2 3 4 5 6 7
Lemoine, Lucien 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Léopold (roi de Belgique) 1
Léro, Etienne 1
Léro, Thélus 1
Leroi-Gourhan, André 1
Letchimy, Serge 1 2 3 4
Lévi-Strauss, Claude 1 2 3
Lhérisson, Camille 1
Liébin, Edgar 1
Loeb, Pierre 1
Longequeue, Louis 1
Louis-Philippe 1
Lozeray, Henri 1
Lumumba, Patrice Emery 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Lupovici, Marcel 1 2
Lurçat, Jean 1
Luther King, Martin 1
M’siri 1
Mabille, Pierre 1 2 3
Mac Kay, Claude 1 2 3
Macni, Eugénie (Man Nini) 1 2 3 4 5 6 7 8
Malcolm X 1
Malinowski, Bronislaw 1 2 3
Mallarmé, Stéphane 1
Malonga, Jean 1
Malraux, André 1 2 3 4 5
Mandouze, André 1
Mané, Doura 1
Mannoni, Octave 1 2 3 4 5
Marajo, Christian 1
Maran, René 1 2 3 4 5
Marcenanc, Jean 1
Marie-Louise d’Haïti (épouse du roi Christophe) 1
Maritain, Jacques 1
Marjolin, Robert 1
Marmande, Francis 1
Marx, Karl 1
Maspero, Gaston 1
Massis, Henri 1 2
Masson, André 1
Mauclair, Jacques 1
Maugée, Aristide 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Maugée, Mireille (Mireille Césaire) 1 2 3 4
Maulnier, Thierry (Jacques Louis Talagrand) 1 2 3 4
Maunick, Edouard 1
Mauriac, François 1
Maurras, Charles 1
Mauss, Marcel 1
Mauvois, Georges 1
Max, Henri 1
Maximin, Daniel 1 2
Maydieu, Jean-Augustin, RP 1 2
Mead, Margaret 1
Médina, Albert 1
Mégnen, Jeanne 1
Meier, Paul 1
Mélèze, Josette 1
Melik, Edgar 1
Melik, Rouben 1
Ménil, René 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Mercier, Paul 1
Merleau-Ponty, Maurice 1
Métraux, Alfred 1
Michaux, Henri 1
Mirabeau, Honoré Gabriel Riqueti, comte de 1
Mitterrand, François 1
Mobutu, Joseph Désiré 1 2 3 4 5
Moch, Jules 1
Mollet, Guy 1 2 3 4
Monnerot, Jules-Marcel 1
Monnerville, Gaston 1
Monod, François 1
Monod, Théodore 1 2
Morgan, Claude 1
Morin, Edgar 1 2 3
Morlay, Gaby 1
Mounier, Emmanuel 1 2
Mouralis, Bernard 1 2
Moutet, Marius 1
Muller, R.P. 1 2
Naidenoff, Georges 1
Nau, John-Antoine 1
Neruda, Pablo 1
Neveux, Olivier 1
Ngal, Georges 1 2 3
Nicolas, Armand 1
Nicolson, Harold 1
Nietzsche, Friedrich 1 2 3 4 5 6 7
Nizan, Paul 1 2 3 4
Nkrumah, Nkwame 1
Norge, Léo 1 2
Northrop, F.S.C. 1
Palcy, Euzhan 1
Parain, Brice 1
Parent, abbé 1
Parodi, Dominique 1
Passeron, Jean-Claude 1
Paultre, Hector 1
Paye, Lucien 1
Péguy, Charles 1 2 3 4
Pelorson, Georges 1 2 3 4
Péret, Benjamin 1 2 3 4 5 6 7 8
Pétain (maréchal) 1 2
Pétion de Villeneuve, Jérôme 1
Petitbon, Pierre 1 2 3 4
Picasso, Pablo 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Pichette, Henri 1
Picon, Gaëtan 1
Pierre (abbé) 1
Pitoëff, Georges 1
Plénel, Alain 1
Poimbœuf, Marcel 1 2
Pompidou, Georges 1 2
Ponticelli, Lazare 1
Ponton, Georges-Louis 1
Popesco, Elvire 1
Postychev 1
Pouchkine 1
Prévert, Jacques 1
Price-Mars, Jean 1 2 3 4 5 6 7
Printemps, Yvonne 1
Queffelec, Henri 1
Queneau, Raymond 1
Quitman, Sabas 1
R., Georges 1
Rabemananjara, Jacques 1 2 3 4 5 6
Renan, Ernest 1 2 3 4 5 6 7 8
Reverdy, Pierre 1
Riffaud, Madeleine 1
Rimbaud, Arthur 1 2 3 4 5
Rivet, Pierre 1
Robert Georges, amiral 1 2 3
Rolland, Jean-François 1
Romains, Jules, voir Farigoule, voir Salsette
Ronsard, Pierre de 1
Roubaud, Alphonse 1 2
Roubaud, Jacques 1
Roudzouzak 1
Roumain, Jacques 1
Rousseau, Madeleine 1 2 3
Rousselot, Jean 1
Roussi, Flore (née William) 1 2 3 4
Roussi, Gilles 1
Roussi, Louis 1 2 3 4
Roussi, Suzanne, voir Césaire, Suzanne
Roussi, Suzanne, voir, Césaire, Suzanne
Roy, Claude 1
Runse, Ottokar 1
Rustal, François 1 2 3 4 5
Sablé, Victor 1 2 3 4 5
Sadji, Abdoulaye 1
Saint-John, Perse 1
Saint-Lot, Emile 1 2
Salacrou, Armand 1
Salsette, voir Romain, Jules
Samot, Pierre 1
Sarrault, Albert 1 2 3 4
Sartre, Jean-Paul 1 2 3 4 5 6 7
Scherer, Jacques 1
Schilling, Robert 1
Schoelcher, Victor 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Schumann, Maurice 1
Scott, Jacqueline (Jacqueline Lemoine) 1 2
Sebeth 1
Seck, Douta 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Seifriz, William 1
Senghor, Léopold Sédar 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47
48 49 50 51 52 53
Serbin, Maurice 1 2 3 4 5
Serreau, Jean-Marie 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
Sévère, Victor 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Shakespeare, William 1 2 3 4 5
Siger, Antoine 1
Sirinelli, Jean François 1
Slovès, Haïm 1
Soekarno, Ahmed 1 2
Sophocole 1
Sorel, Georges 1 2
Soustelle, Jacques 1 2
Spengler, Oswald 1
Spillmann, Georges, colonel 1 2
Spire, André 1
Stace, W.T. 1
Staline, Joseph 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Stevens, Claude 1
Stirn, Olivier 1 2 3
Stravinsky, Igor 1
Suvélor, Roland 1 2
Sylvestre, Camille 1 2 3 4 5
Tchekhov, Anton 1
Tchoubar 1
Teitgen, Henri 1
Tempels, Placide, R.P. 1 2 3
Terzieff, Laurent 1
Theetten, Paul 1 2
Themia, Théramème 1
Thésée (mari de Lucie) 1
Thésée, famille 1
Thésée, Lucie 1 2
Thivolet, Pierre 1
Thorez, Maurice 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24
25 26 27 28 29 30 31 32 33
Toomer, Jean 1 2
Touchard, Pierre-Aimé 1
Toumson, Roger 1
Touré, Ahmed Sékou 1 2 3
Touré, Bachir 1 2
Touré, Sékou 1 2 3
Toussaint-Louverture, François Dominique Toussaint, dit 1 2 3 4
Toynbee, Arnold 1 2 3 4 5
Triolet, Elsa 1 2 3
Trouillé, Pierre 1 2
Vaillant, Roger 1
Valentin, Christian 1 2
Valentino, Paul 1
Valéry, Paul 1 2
Valio-Cavaglione, André 1
Vallot 1
Valogne, Catherine 1
Varin de la Brunelière, Mgr 1
Varin, Gilbert 1
Varloot, Jean 1
Vergès, Françoise 1
Vergès, Paul 1
Vergès, Raymond 1 2 3
Verhaeren, Emile 1
Verneuil, Louis 1
Véronique, Edmond-Eloi (dit Rosile) 1
Viénot, Jacques 1 2
Vitez, Antoine 1 2
Voisin, Pierre 1
Wade, Moustapha 1
Weigall, Arthur, Edward Pears 1
Weiss, Paul 1
Weiss, Peter 1 2 3
William, Edamine 1
Williams, Emlyn 1
Wilson, Mantonica 1
Wright, Richard 1 2 3 4 5 6 7 8
Yacine, Kateb 1
Yu, Siao 1
Zobel, Joseph 1

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