Vous êtes sur la page 1sur 101

Titre original de l’œuvre : Kubrick.

Copyright © 2000, Michael Herr. Tous droits réservés.

Couverture : Stanley Kubrick sur le tournage de 2001, l’odyssée de l’espace


(1968) / © PictureLux / The Hollywood Archive / Alamy Banque d’Images

ISBN : 978-2-84049-833-9

© Éditions SÉGUIER, Paris, 2021 pour la présente traduction

Séguier : 92, avenue de France – 75013 Paris


contact@editions-seguier.fr

Catalogue en ligne : www.editions-seguier.fr

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Remerciements

Je tiens à adresser un bref mais sincère mot de remerciement à


Graydon Carter et Wayne Lawson de Vanity Fair, et à Tony Frewin,
Leon Vitali et Jan Harlan pour l’aide qu’ils m’ont apportée dans
l’écriture de ce livre.
• Stanley Kubrick en 1949, lorsqu’il exerçait en tant que photographe
professionnel •
© Phillip Harrington / Alamy Banque d’Images
1

D’une façon ou d’une autre la discussion dérive vers


un sujet grave – la mort, l’infini, l’origine du temps – vous
voyez le genre de chose.
— Terry Southern

Stanley Kubrick était un de mes amis, si tant est que les gens
comme Stanley aient des amis – et même qu’il existe tout
bonnement des gens comme lui. Il avait la réputation de vivre en
reclus – comme vous l’avez sans doute entendu raconter –, mais il
faisait en réalité un bien mauvais ermite, à moins que la définition
d’un ermite se résume pour vous à quelqu’un qui sort très peu de
chez lui. Stanley voyait beaucoup de monde. Il lui arrivait même de
sortir pour voir des gens, quoique pas souvent – très rarement –,
presque jamais en fait. Toujours est-il que c’est une des personnes
les plus sociables que j’aie connues, et que l’essentiel de ses
interactions passât par le téléphone n’y changeait rien. Il envisageait
le téléphone comme Mao la guerre, c’est-à-dire comme l’instrument
d’une offensive de longue haleine où le contrôle du terrain était
décisif et le timing crucial, tandis que la durée elle-même n’avait pas
d’importance, sinon comme une donnée à mettre de son côté. Une
heure n’était rien, un simple prélude, une ouverture, un petit avant-
goût de sa virtuosité. L’écrivain Gustav Hasford prétend qu’une fois,
Stanley et lui restèrent sept heures au téléphone, et moi-même il
m’est arrivé à bien des occasions d’en passer plus de trois. J’ai
entendu une foule de gens raconter qu’ils avaient parlé à Stanley le
dernier jour de sa vie, et aussi nombreux soient-ils, je les crois tous.

Quelqu’un qui l’a connu à ses débuts, il y a quarante-cinq ans, a


déclaré : « Stanley faisait toujours comme s’il en savait plus long que
vous. » Mais, honnêtement, il n’avait pas à faire semblant. Ce n’était
pas seulement que, le jour où il en avait fini avec ce qu’il appelait,
dans un tout autre contexte, ses « relations sexuelles intenses »
1
avec vous, il savait à peu près tout ce que vous saviez . Hasford le
comparait à un perce-oreille : il vous entrait par une oreille et
ressortait par l’autre, non sans avoir entre-temps dévoré votre
cerveau jusqu’à la dernière miette.
Quand il vous parlait, il avait l’habitude – attachante et bien
entendu charmeuse – de glisser de temps à autre votre nom dans la
conversation, tout particulièrement dans ses punchlines – et il y avait
toujours une punchline. Quoi qu’il en soit, son attitude était
fondamentalement fraternelle, mais je connais bon nombre de
femmes qui le trouvaient extrêmement charmant. Y compris des
actrices.
Certains Américains qui déménagent à Londres se mettent à
2
parler comme Denholm Elliott au bout de trois semaines . Stanley
adopta les vieilles expressions anglaises, mais il n’était pas
nécessaire d’être le professeur Henry Higgins pour deviner qu’il était
3
un pur produit du Bronx . La voix de Stanley était très gracieuse,
presque mélodieuse. En dépit de cet accent du Bronx, nasal et
caustique, peut-être la trace d’un ancien traumatisme des
végétations, sa voix était aussi proche de la musique que peut l’être
la parole, comme le phrasé d’un musicien de jazz cultivé, avec une
manière d’accentuer certaines choses par des accélérations et des
ralentissements harmonieux et gracieux à la Groucho, de suggérer
des guillemets – voire des guillemets dans les guillemets – pour
exprimer un dédain amusé, d’articuler avec exagération les
expressions qui le frappaient par leur incroyable banalité, avec une
multitude d’insinuations et une bonne dose de sarcasme latent – et
parfois pas si latent –, un tempo vif, un sens de l’à-propos brillant,
des silences éloquents. Et toujours des transitions magistrales,
imperceptibles, du type « Laisse-moi changer de sujet juste une
minute », ou « De quoi est-ce qu’on parlait avant déjà ? ». Je ne l’ai
jamais entendu essayer d’imiter d’autres voix, même lorsqu’il
racontait des blagues juives. Stanley passait son temps à citer les
autres, que ce soient des gens du métier avec qui il avait parlé
l’après-midi même (Steven et Mike, Warren et Jack, Tom et Nicole)
ou des personnages morts il y a mille ans – mais c’était toujours sa
voix qu’on entendait.
Quand je l’ai rencontré en 1980, j’étais non seulement un adepte de
la légende de Stanley, mais un adepte de l’espèce la plus crédule. Il
avait entendu dire que je vivais à Londres grâce à un ami commun,
David Cornwell (mieux connu sous le nom de John le Carré), et il
nous invita tous deux à voir un film et à venir dîner. Le film en
question était une projection de Shining aux studios de Shepperton
quelques semaines avant sa sortie américaine, et fut suivi d’un dîner
à Childwick Bury, la propriété de cinquante hectares située près de
St. Albans, à une heure au nord de Londres, dans laquelle Stanley,
sa famille, leurs chiens et leurs chats venaient tout juste
d’emménager. Stanley voulait me rencontrer parce qu’il avait aimé
4
mon livre sur le Vietnam . Ce fut la première chose qu’il me dit. La
deuxième fut qu’il n’avait pas l’intention d’en faire un film. Il
l’entendait comme un genre de compliment, mais il voulait aussi
s’assurer que je ne me fasse pas d’idées. Il avait lu le livre plusieurs
fois en y cherchant une histoire à raconter, et en cita des passages
de mémoire, certains assez longs, pendant le dîner. Et comme
j’adorais ses films depuis quelque chose comme vingt-cinq ans, je
fus touché, flatté et très heureux de le rencontrer, parce que j’avais
évidemment bien conscience que ce n’était pas donné à tout le
monde. Stanley n’était pas le genre de personne sur qui l’on tombe
et se lie d’amitié par hasard à une fête.
Il songeait à faire un film de guerre mais il n’avait pas choisi sur
quel conflit et, à vrai dire, maintenant qu’il en parlait, il n’était plus
vraiment sûr d’en avoir envie.
Il m’appela le soir du surlendemain pour me demander si j’avais
lu quoi que ce soit de Jung. C’était le cas. Étais-je familier du
concept de l’Ombre, notre côté obscur secret ? Je l’assurai que oui.
Nous discutâmes une demi-heure de l’Ombre, et du fait qu’il voulait
vraiment que ce soit présent dans son film de guerre. Et, oh,
connaissais-je quelques bons livres sur le Vietnam, « Tu sais,
Michael, quelque chose avec une histoire » ? Non. Je lui répondis
qu’après sept ans à travailler sur un bouquin au sujet du Vietnam et
presque deux de plus sur Apocalypse Now, c’était probablement la
dernière chose au monde qui m’intéressait aujourd’hui. Il me
remercia pour mon honnêteté, ma « candeur presque crue », et dit
que ce dont il avait le plus envie, probablement, c’était de réaliser un
film sur l’Holocauste, mais bonne chance pour mettre tout ça dans
un long-métrage de deux heures. Et puis il y avait cet autre livre qui
le fascinait, dont il était quasiment certain que je n’avais jamais
entendu parler : Traumnovelle, une nouvelle d’Arthur Schnitzler
publiée en 1926, dont le titre peut se traduire par La Nouvelle rêvée,
et dont la seule version anglaise disponible à l’époque s’intitulait
inexplicablement Rhapsody. Il l’avait déjà lue plus de vingt fois, et en
avait acquis les droits au début des années soixante (c’est le livre
sur lequel est basé Eyes Wide Shut), et la raison pour laquelle je
n’en avais probablement jamais entendu parler (il se mit à rire) était
qu’il avait acheté tous les exemplaires existants ! Peut-être qu’il m’en
enverrait un. Je pourrais le lire et lui dire ce que j’en pensais.

• Le photographe Larry Burrows (à gauche) et Michael Herr (à droite)


pendant la deuxième offensive sur Saïgon (guerre du Vietnam, 1968).
Herr avait été envoyé sur le terrain par le magazine Esquire.
De son expérience, il tira son best-seller Putain de mort •
© Christian Simonpietri / Sygma via Getty Images
« Tu sais, lis-le et on en parle. Ça m’intéresse d’avoir ton
impression. Et, Michael, pose la question aux amis que tu as
rencontrés pendant la guerre, peut-être qu’ils connaissent, eux, une
bonne histoire sur le Vietnam. À la prochaine réunion de l’American
Legion, par exemple, tu vois ? Oh, et, Michael… tu veux bien me
rendre un service ?
— Bien sûr.
— Ne raconte à personne ce dont on a parlé… »
Le lendemain après-midi, un exemplaire du livre de Schnitzler,
ainsi que la monumentale version brochée de La Destruction des
Juifs d’Europe de Raul Hilberg, me furent livrés par le chauffeur de
Stanley, Emilio, qui, sans que je le sache encore, allait devenir mon
nouveau meilleur ami.
Je lus le Schnitzler immédiatement, et ce fut à ce moment-là que
j’eus, pour la première fois, un aperçu de toute la mesure de
l’intelligence de Stanley. La Nouvelle rêvée, publiée à Vienne en
1926, raconte l’atroce apogée d’un lieu et d’une époque voluptueux,
décadents et conscients de l’être, une histoire choquante et
inquiétante évoquant le sexe, son obsession et les souffrances qui
en résultent. Dans sa vision impitoyable de l’amour, du mariage et
du désir, rendue plus déstabilisante encore par l’insinuation qu’il
s’agit peut-être entièrement, partiellement ou pas du tout d’un rêve,
la nouvelle s’immisce comme un laser jusqu’aux racines cachées de
la vie érotique occidentale, suggérant discrètement, derrière son
vernis onirique, des choses que l’on reconnaît rarement, même en
privé, et qui ne sont jamais abordées à la lumière du jour. Stanley
pensait que ce serait parfait pour Steve Martin. Il avait adoré Un vrai
5
schnock .
Il avait parlé de ce livre avec beaucoup de monde, dont David
Cornwell et Diane Johnson 6. En ayant moi-même discuté avec eux
par la suite (à l’insu de Stanley, je pense), je sais que son idée, à
cette époque, était d’en faire une comédie érotique, mais avec une
fibre violente et sombre. Ça n’avait pas grand sens pour nous, le
texte nous apparaissait avant tout comme une œuvre littéraire – et
pas du genre amusant. Peut-être La Nouvelle rêvée pourrait-elle être
considérée comme une comédie au sens de Don Giovanni :
tentative de viol, manie pathétique de la collection, impuissance
implicite, et Don Juan envoyé en enfer pour l’éternité, le vieux satyre
s’obstinant jusqu’au bout dans son ignorance et sa rébellion. Une
comédie au ton plutôt grave et déchirant, pas vraiment espiègle et
ne correspondant pas réellement à l’essence de La Nouvelle rêvée,
qui est, plus que toute autre chose, sinistre. À nos yeux d’écrivains,
elle n’était pas moins effrayante que Shining. Avec le recul, je me dis
que nous étions trop étroits d’esprit pour imaginer ce que Stanley
voyait en Steve Martin, parce que cela n’avait aucun rapport avec
Un vrai schnock. Cette histoire aurait pu rejoindre la longue liste de
celles qu’on a si souvent entendu raconter sur lui, surtout de la part
de chefs-opérateurs et d’autres membres clés de ses équipes de
tournage, Stanley a dit qu’il fallait qu’on essaie de faire ça de cette
manière et je lui ai répondu que personne n’avait jamais fait ça
comme ça, que c’était impossible, que cela revenait à faire un
mauvais réglage de diaphragme sur le mauvais objectif combiné à la
mauvaise caméra, et il l’a fait quand même, et au bout du compte, il
avait raison.
Pendant des années, La Nouvelle rêvée fut l’un de nos sujets de
conversation, et ce dès cet après-midi-là, car je pense qu’Emilio
n’avait pas eu le temps de rentrer à St. Albans que Stanley
m’appelait déjà : « Tu l’as lu ? Qu’en penses-tu ? » Environ une
heure plus tard, il me demandait si par hasard j’avais pu jeter un
coup d’œil sur le livre de Hilberg. Je lui rappelai que je venais à
peine de le recevoir.
Lorsqu’il vous envoyait un livre, il ne s’attendait pas simplement à
ce que vous le lisiez, mais à ce que vous laissiez tomber sur-le-
champ tout ce que vous étiez en train de faire pour vous plonger
dedans. John Calley, qui était probablement le plus proche ami de
Stanley, m’a raconté que dans les années soixante-dix, à l’époque
de leur première collaboration, alors qu’il dirigeait la production de la
Warner Bros., Stanley lui avait envoyé une édition intégrale du
Rameau d’or puis l’avait embêté toutes les deux semaines pendant
7
un an pour savoir s’il l’avait lu . Calley avait fini par lui avouer :
« Stanley, j’ai un studio à gérer. Je n’ai pas le temps de lire de la
mythologie.
— Ce n’est pas de la mythologie, John, lui répondit Stanley, ça
parle de ta vie. »
J’ai commencé le Hilberg plusieurs fois sans parvenir à le
terminer. Je ne l’ai finalement lu qu’il y a quelques années, quand j’ai
su qu’il n’y avait plus aucune possibilité que Stanley en fasse un jour
un film, et j’ai compris pourquoi il l’avait autant captivé. C’était un
ouvrage intimidant, densément maquetté sur deux colonnes, de
presque huit cents pages composées en petits caractères,
surchargé de notes, si minutieusement détaillé que sa lecture aurait
exigé quelqu’un de plus disposé à se consacrer à son effroyable
sujet que je ne l’étais à l’époque. Je voyais bien que c’était exhaustif
– les dimensions imposantes de l’ouvrage parlaient d’elles-mêmes.
Le texte se présentait comme une enquête retraçant, presque heure
par heure, la mise en œuvre de la Solution finale. Et toutes les deux
semaines, Stanley m’appelait et me demandait si je l’avais lu : « Tu
devrais le lire, Michael, c’est monumental ! » Cela dura des mois.
Finalement, je lui répondis :
« Stanley, je n’y arrive pas.
— Pourquoi ?
— Je n’en sais rien, j’imagine que je n’ai simplement pas envie
de lire un livre intitulé La Destruction des Juifs d’Europe en ce
moment.
— Non, Michael, me répondit-il. Le livre que tu n’as pas envie de
lire en ce moment, c’est La Destruction des Juifs d’Europe, épisode
deux. »

« Tu sais, Michael, ce n’est pas totalement vrai que tout le monde


déteste les petits malins », disait Stanley.
J’ai un jour décrit la période 1980-1983 comme un seul et unique
coup de téléphone, entrecoupé de rares interruptions. Ce feuilleton
téléphonique ressemblait beaucoup à ces joutes estudiantines,
interminables spéculations intellectuelles décousues échafaudées à
la nuit tombée, digressions, conversations, exposés, comme si l’on
parlait avec un gamin très intelligent dans un dortoir jusqu’à trois
heures du matin, et je me disais : Ce type ne se fatigue donc
jamais ? Pourtant Stanley n’était pas allé à l’université ; c’était
simplement un autodidacte accompli, et à un point épatant, une de
ces personnes dont on entend parler mais qu’on ne rencontre que
rarement, l’Homme À Qui Rien N’Échappe de la légende, ou
8
presque .
« Hé, Michael, t’as déjà lu Hérodote ? Le père des histoires 9 ? »,
ou « Franchement, je n’ai jamais compris pourquoi on considérait
Schopenhauer comme pessimiste. En tout cas, moi, je n’ai jamais
trouvé qu’il l’était, et toi, Michael ? », riant des quatre ou cinq choses
qu’il trouvait si drôles là-dedans, avec une charmante touche
d’autodérision, l’air à moitié repentant, Ce n’est pas ma faute si je
suis si malin. Et je me disais : « Il n’a rien d’autre à faire ? » Mais
c’était précisément ça son boulot. Ces conversations téléphoniques
étaient des opérations de renseignement. Elles concernaient le
travail de Stanley.
Nous étions en train de parler d’un sujet tel que « pourquoi la
plupart des films de guerre ont l’air si bidon », ou pourquoi tel film, tel
livre, selon nous, faisait un carton au box-office, quand, soudain,
nous nous retrouvions embarqués dans une traversée de deux mille
ans de culture occidentale, « de Platon à l’Otan ». Stanley était
avant tout un darwiniste social de la vieille école (semble-t-il), avec
plusieurs couches de l’ancien vernis humaniste libéral désormais sur
le déclin, désenchanté mais intact, étranger aux contradictions. S’il
ne faisait aucune distinction entre l’art et le commerce, la poésie et
la technologie, ou même le personnel et le professionnel, pourquoi
aurait-il dû en faire entre la « politique » et la philosophie ?
Stanley avait des opinions sur tout, mais je ne les qualifierais pas
de politiques. (« Dis-moi Michael, quelle est la définition d’un
néoconservateur ?… C’est un type de gauche qui vient d’être
agressé, ha ha ha. ») Son avis sur la démocratie était celui de la
plupart des gens que je connais : ni de droite ni de gauche, pas
vraiment débordant de conviction, il la tenait pour une séquence
parmi d’autres dans le cours de notre évolution, une expérience
noble mais ratée, plombée par nos instincts primaires, l’argent, les
intérêts personnels et la stupidité (apparemment, si un romancier
exprime cette opinion, c’est un visionnaire, mais s’il s’agit d’un
réalisateur, c’est un misanthrope). Il pensait que le meilleur régime
serait peut-être celui d’un despote bienveillant, même s’il ne croyait
guère qu’un homme pareil puisse exister. Il n’était pas exactement
cynique, mais il aurait facilement pu passer pour tel. Il était sans
aucun doute capitaliste. Il se croyait réaliste. Il était connu pour être
un dur à cuire. À mes yeux, c’était un artiste avant tout, un artiste
jusqu’au bout des ongles, qui avait besoin de beaucoup de soutien
et de beaucoup de contrôle sur ce qu’il faisait.
Pour l’essentiel, nos conversations tournaient autour d’écrivains
généralement morts, blancs, européens ou américains, pas vraiment
ceux au programme de nos jours : Stendhal (une demi-heure),
Balzac (deux heures), Conrad, Crane, Hemingway (des heures et
des heures – « Tu penses vraiment qu’il était soûl tout le temps,
même quand il écrivait ? Sincèrement ? Eh bien, il faut que je trouve
ce qu’il buvait et que j’en envoie une caisse à tous mes
scénaristes »), Céline (« Mon antisémite préféré »), et Kafka, qui
était pour lui le plus grand écrivain du siècle, et le plus mal lu : les
gens qui avaient recours au mot « kafkaïen » n’avaient
probablement jamais lu Kafka. J’avais déjà lu Le Rameau d’or, je
n’eus donc pas à en repasser par là, mais il m’exhorta à jeter un
coup d’œil à Machiavel, à L’Art de la guerre (des années avant que
10
Michael Ovitz lui en glisse un exemplaire ), à La Théorie de la
classe de loisir de Veblen. Il avait un goût et un don pour
l’imagination et la subversion, Swift, Malaparte et William Burroughs
le bottaient, et sa curiosité fut piquée lorsqu’il apprit que ce dernier
était un de mes amis. Je lui fis découvrir Absalon, Absalon ! de
Faulkner. Il trouva que c’était incroyablement beau, mais qu’il n’y
avait « aucun film à en tirer » : « Je veux dire, Michael, qu’est-ce
qu’il y a de bandant ? » Puis il passait à autre chose, l’« inévitable »
désastre social et fiscal tapi dans le marché des actions boursières
en plein essor ; son envie de faire un film sur les médecins, car
« tout le monde les déteste » (son père en était un) ; le sauvage et
persistant mystère de la Grande Russie ; les raisons pour lesquelles
l’opéra était « probablement la plus grande forme d’art », à
l’exception peut-être, ah oui, des films. Après quoi il se mettait à
causer cinéma.
« Toujours en train de cogiter, hein, Stanley ? » dis-je à l’issue
d’une de ces épuisantes (pour moi) improvisations décousues.
J’avais l’impression que ces appels commençaient à me prendre
tout mon temps, alors que je savais que, pour lui, il n’en était rien,
qu’il faisait d’autres choses, « beaucoup, beaucoup d’autres
choses ». Je développai une profonde admiration pour cette énergie
qui était entrée si puissamment en résonance avec la mienne. Il
fallait vraiment s’accrocher pour ça, il y avait de quoi se sentir
comme un pauvre voyageur pris au piège dans le blizzard. Et ce
trois à trente fois par semaine, le plus souvent le soir après dix
heures, quand il sortait généralement le grand jeu. Il m’arrivait de
filtrer ses appels.
Ainsi en allait-il de nos échanges, avec de temps à autre des
visites chez lui, des dîners et des projections, jusqu’à ce qu’il
découvre Le Merdier de Gustav Hasford, en achète les droits, rédige
un long synopsis, et me propose d’écrire le scénario avec lui. C’est à
partir de ce moment-là que les choses devinrent vraiment sérieuses,
et je compris alors que j’avais commencé à travailler pour Stanley à
la minute même où je l’avais rencontré.

On ne pourra jamais accuser Stanley d’avoir transgressé une


11
quelconque loi somptuaire . Il avait beau être le maître du manoir
de Childwick Bury, il s’habillait comme le résident d’un cottage, et de
manière très seyante avec ça. Il portait la même chose tous les
jours, un Chino élimé, une sorte de chemise de travail, la plupart du
temps d’un bleu très foncé, une veste utilitaire munie de nombreuses
poches, une paire de chaussures de sport, si usées qu’on aurait
presque pu croire que c’était un sportif (et non qu’il aimait passer
son temps assis), et un coupe-vent. Il possédait près d’une douzaine
d’exemplaires de cette panoplie dans sa penderie ; il changeait donc
d’habits tous les jours, mais jamais de garde-robe. Quand sa fille
Katharina se maria en 1984, il se rendit chez Marks & Spencer à St.
Albans et acheta une veste bleu marine pour quatre-vingt-cinq livres,
une chemise blanche et une cravate, et, dans l’un de ces magasins
de High Street dont il m’avait dit que leur façade était faite en carton-
pâte, une paire de chaussures noires. Mais il n’a jamais été admiré
pour son goût vestimentaire. Même à la fin des années cinquante, à
l’époque où il travaillait à Hollywood, la nonchalance de sa tenue lui
attirait les remarques de nombreux producteurs et acteurs, qui
trouvaient qu’il était habillé comme un beatnik.
Raide comme un piquet, il était mal à l’aise avec le contact
physique – même sa poignée de main était un peu bizarre. Lors de
notre dernière rencontre – nous ne nous étions pas vus depuis
quatre ans –, il me passa carrément un bras autour de l’épaule, mais
dut se dire qu’il était peut-être allé trop loin, et le retira rapidement.
Je ne veux pas laisser entendre que Stanley n’était pas une
personne chaleureuse, mais simplement qu’il ne l’exprimait pas par
des embrassades, des accolades, ni même par le contact, sauf avec
ses animaux de compagnie. Il était apollonien plutôt que
dionysiaque ; il m’est impossible de me le représenter en train de
jouer les matamores sur une piste de danse. Il détestait être
photographié, et les quelques apparitions de Stanley sur pellicule
dans le documentaire Making « The Shining », réalisé par sa fille
Vivian Kubrick, montrent un homme qui n’a clairement aucune envie
de se trouver là. Il n’a jamais eu la tentation de passer de l’autre côté
de la caméra comme Orson Welles, John Huston ou Alfred
Hitchcock. Je crois qu’il avait l’impression de mettre suffisamment de
lui-même dans ses films sans cela.

Il avait été un gros fumeur à une époque, et il lui arrivait de temps à


autre de chiper une cigarette, mais très rarement. Il n’était pas
vraiment gourmand, sauf d’informations. Il mangeait avec
modération, ne buvait presque pas et ne prenait jamais de drogue.
Stanley faisait montre d’une grande autodiscipline – et c’est un
euphémisme.
Il avait de petites mains fines qu’il utilisait rarement quand il
parlait, avec des doigts minces et blancs, expressifs même au repos
bien qu’ils fussent souvent dans sa barbe ou sur ses lunettes, qu’il
réajustait de manière compulsive. Il avait souvent ce geste étrange,
un brusque balayage du bras qui désignait les bas-fonds de l’esprit,
« Tout là-bas, là où l’on n’a pas envie de se retrouver ». Il avait de
petits pieds, plutôt délicats, sur lesquels il se déplaçait très vite et
avec souplesse. La première fois que je le vis sur un plateau de
tournage après des années à ne le fréquenter que chez lui, je fus
stupéfait de sa rapidité, de sa légèreté, de la vivacité de ses
déplacements autour de l’équipe et des caméras, on aurait dit l’un
12
des Sugar Ray, la grâce et la précision en mouvement .
S’il était totalement dans la retenue sur le plan physique, tout le
reste, chez lui, tout le mécanisme en action derrière son front, était
en constante effervescence, et cela se voyait – barbe noire et fer à
cheval de cheveux noirs ayant fui son grand front pour se replier sur
le sommet de son crâne. Il semblait prendre soin de ses dents, et
bien que sa bouche ne fût pas particulièrement sensuelle, il avait un
répertoire de sourires intéressant, capable d’exprimer une large
palette de pensées, l’ironie et l’amusement.
Ses fameux yeux, quant à eux, souvent décrits comme sombres,
intenses et perçants, scrutaient le monde extérieur depuis un lieu
sensiblement reculé, et, lorsqu’il leur arrivait de se poser sur vous,
pénétraient jusqu’aux tréfonds de votre être. Seules les personnes à
qui l’on vient de causer une vive surprise ont les yeux aussi
écarquillés. Je sais que pas mal de gens, surtout des acteurs, ont
perdu toute contenance quand ils se sont retrouvés pris dans le
faisceau des yeux de Stanley, même s’il était rare qu’ils contiennent
beaucoup de colère. Son regard était simplement si cérébral, aussi
froid que le fonctionnement même de l’intelligence, réclamant
satisfaction et solutions – telle réponse à tel problème avant que le
problème suivant ne se présente, ce qui arriverait
immanquablement. La vie consistait à résoudre des problèmes, et
pour résoudre un problème, il fallait être en capacité de le voir. Ses
sourcils, en particulier quand il les fronçait, donnaient le coup de
13
grâce* .

Après mon retour aux États-Unis en 1991, la fréquence des appels


diminua à environ un par mois. D’ordinaire, il attaquait par :
« Écoute, Michael, ne me pose aucune question sur ce que je fais
en ce moment, OK ? » Je savais, mais pas par lui, qu’il avait mis une
option sur les droits d’un livre dont je lui avais envoyé les épreuves,
et à partir duquel il était possible de réaliser un film de deux heures
sur l’Holocauste : Une éducation polonaise de Louis Begley, dont
Stanley tira un scénario qu’il intitula Aryan Papers. J’entendis dire
qu’il avait approché Julia Roberts et Uma Thurman à ce sujet. Il
travaillait aussi avec Brian Aldiss et deux ou trois autres scénaristes
sur A.I., une version du mythe de Pinocchio à l’ère cybernétique,
qu’il abandonna parce qu’il pensait que ce serait trop cher à faire,
jusqu’à ce qu’il voie Jurassic Park et commence à appeler Steven
Spielberg toutes les vingt minutes pour en savoir plus sur la
technologie qu’il avait utilisée. J’entendis parler de Tom Cruise,
Nicole Kidman et Eyes Wide Shut. Jusqu’à ce qu’un jour, en 1996, le
téléphone sonne.
« Salut Michael, combien tu prends en ce moment pour un
toilettage ? »
Il était à quatre ou cinq mois de commencer le tournage d’Eyes
Wide Shut, d’après un scénario qu’il avait écrit avec Frederic
Raphael. L’histoire se déroulait à New York dans les années quatre-
vingt-dix, et il sentait que le texte avait besoin d’être « décoincé ».
« Tu sais, quand quelqu’un dit “bonjour”, par exemple, et qu’il
faudrait qu’il y ait écrit “salut”. (Rires.) On a besoin de ton oreille,
Michael. C’est parfait pour toi.
— Combien de temps ?
— Au plus long, deux semaines. Mais ce n’est pas une question
de temps. C’est un problème de magie… »
Il riait, mais il était très sérieux.
Bien sûr, il n’envisageait pas de m’envoyer le scénario qu’il
voulait voir « décoincé ». Il fallait que je vienne en Angleterre pour le
lire chez lui, or, une fois que vous aviez passé le pas de sa porte, il
n’était guère facile de rebrousser chemin. Je n’avais pas envie de
quitter ma famille, mon travail, et de m’investir à nouveau dans ce
genre de projet avec lui sans garantie. Je lui répondis que je ne le
ferais qu’en tant que membre du syndicat des scénaristes (la
Writers’ Guild) et qu’il aurait, quoi qu’il arrive, à parler à mon agent,
Sam Cohn, chez ICM. Je lui dis que Sam était extrêmement
intelligent et discret, et que, par ailleurs, s’agissant d’un film avec
Tom Cruise, il me semblait que les agents étaient de mise, sinon
incontournables. Je savais qu’il n’appellerait pas Sam, et il ne le fit
jamais. Il voulait que cela reste entre nous pour un ensemble de
raisons impliquant argent et confidentialité, dimension affective et
volonté de contrôle, respect et névrose, et en souvenir du bon vieux
temps. Pendant les semaines qui suivirent, il essaya de me faire
changer d’avis, de me persuader de tout laisser tomber séance
tenante pour le rejoindre, mais je ne pouvais pas. Quand je repense
à tous les stratagèmes qu’il avait pour faire en sorte que les gens se
plient en quatre pour lui et à toute l’amitié que je lui portais, je me
surprends moi-même.
« Allez, Michael, me disait-il, on va bien s’amuser. »
Et c’était bien là le problème. Si vous aviez quoi que ce soit qui
ressemblait de près ou de loin à une vie, le temps, l’argent et la
volonté de Stanley pouvaient se révéler un cocktail mortel. Je crois
que ma décision le vexa. Pendant les deux ans et demi qui suivirent,
à mesure que les échos des prolongations à répétition du tournage
me parvenaient, je m’imaginais enchaîné à une table chez lui,
toilettant sans fin un scénario, pour le plaisir et un salaire minimum,
embarqué dans un épuisant coït non protégé, et je n’avais aucun
regret. Aujourd’hui, bien sûr, j’en ai un peu.

J’entends encore la réaction de mon agent de l’époque, en 1983,


lorsqu’il reçut l’offre de Stanley pour mes services de scénariste sur
Full Metal Jacket. S’étouffant presque d’indignation professionnelle,
il railla : « Le petit Stanley veut l’argent de sa bar-mitsva » (un Juif
parlant à un autre Juif d’un troisième), ajoutant : « Et ce n’est même
pas son argent ! », manifestement impressionné, comme nous
l’étions tous, par le culot du type.
Stanley était un bon copain, travailler avec lui était merveilleux,
mais en ce qui concerne les affaires, il était terrible, vraiment terrible.
Sa pingrerie était proverbiale, et il est vrai qu’en matière de
négociations, qu’il s’agisse de son argent ou de celui de la Warner,
le débit était faible et lent, voire nul, à moins d’être une star, et
encore, il fut agacé pendant des années par le fait que Jack
Nicholson avait gagné plus d’argent que lui grâce à Shining. À
supposer, me dois-je d’ajouter, que ce soit réellement le cas.
Le rapport pathologique de Stanley à l’argent est l’un des plus
incroyables phénomènes comportementaux dont j’aie pu être
témoin. En dépit de tout le mal qu’il se donna et du prix considérable
qu’il paya pour prendre le plus de distance possible avec les
hommes brutaux et cupides qui dirigeaient Hollywood, une partie de
lui resta toujours sur la même longueur d’onde qu’eux, comme par
une sorte d’affinité élective, et il lui arrivait d’avoir recours à leurs
méthodes. Il n’est pas impossible que quelques-uns de ses navires
aient vogué sous pavillon pirate, et qu’il n’ait pas toujours tenu
parole. Et il est vrai que si l’on n’était là que pour l’argent, je
comprends très bien que l’on ait pu avoir le sentiment d’être mal
rémunéré, certains ont dit arnaqué.
Stanley était le Grand Pêcheur. Il se mesurait aux gens comme à
des poissons, mais à des poissons ayant tous leur particularité, du
majestueux saumon au grand requin blanc, de la truite agile à la
carpe paresseuse, chacun appelant une approche spécifique selon
sa combativité et la force du courant, et, bien sûr, selon le désir,
voire le besoin, qu’il avait de l’attraper. Parfois, c’était davantage un
combat qu’un sport et il abandonnait la partie, mais bien plus
nombreuses étaient les proies qui brûlaient purement et simplement
de se jeter dans son bateau et de s’assommer toutes seules, parce
que, après tout, il s’agissait de Stanley Kubrick.
Il le savait, et il avait toutes les raisons d’en être convaincu.
Stanley avait véritablement le sentiment que c’était un privilège de
travailler avec lui, et cela n’avait rien à voir avec ce que l’on pourrait
croire, c’était une vérité qui existait en dehors de toute considération
d’arrogance ou d’humilité. J’étais de cet avis à l’époque, et rien ne
m’en a fait changer depuis. Toujours est-il que ça le rendait heureux
de savoir que je ne ferais jamais la moindre difficulté de pro forma
sur ce qu’il adorait appeler mes « émoluments ». Quelque part, il
devait avoir un peu de pitié pour l’être si peu soucieux de son
« tarif » que j’étais, qui lui servait comme ça sa douce gorge blanche
sur un plateau, tout en sachant pertinemment qu’étant donné ses
antécédents pathologiques, il ne pourrait pas s’empêcher d’en
profiter à mes dépens.
« Mon Dieu, Michael, t’es vraiment un mec pur ! me dit-il,
presque écumant de sarcasme.
— Tu me traites de couillon, Stanley ? »
Et les paroles de mon agent résonnaient dans ma tête.
Stanley n’avait jamais vraiment fait sa bar-mitsva. L’école n’était
pas son fort, il n’avait pas le niveau collège en anglais, encore moins
en hébreu, le docteur Kubrick et son épouse, qui plus est, n’étaient
pas très pieux et, de toute façon, Stanley n’en avait pas envie. Il
n’était pas ce qu’on pourrait appeler un garçon équilibré. À partir du
jour où il était entré à l’école élémentaire en 1934, son carnet de
correspondance avait été un mystérieux tissu d’absences
prolongées, sa discipline s’était révélée inexistante ou pour le moins
ténue, et ses notes scandaleuses. On lui avait décerné la mention
« Insatisfaisant » dans les catégories « Travaille et joue bien avec
les autres », « Respecte les droits des autres », et, inévitablement,
« Personnalité ». Il s’en tirait bien en physique, mais il n’obtint son
diplôme de sortie du lycée qu’avec une moyenne de soixante-dix, et
l’université était hors de portée. À dix-sept ans, il travaillait déjà
comme photographe free-lance pour le magazine Look, il intégra
l’équipe, joua beaucoup aux échecs, lut un grand nombre de livres,
et, en ce qui concerne le reste, se débrouilla pour faire son
éducation supérieure par lui-même, comme le font tous les gens
intelligents.
Aux yeux de ses amis, Stanley semble avoir conservé toute sa
vie un air juvénile quasi surnaturel. Sa voix n’a pas vieilli durant les
presque vingt ans où je l’ai connu. Il avait une manière désarmante
d’« alléger » le plus sérieux des propos en l’agrémentant d’un
humour adolescent pas vraiment subtil, vulgaire à vrai dire, potache
– et j’entends par là du niveau d’un élève de seconde. (Souvenez-
vous de Lolita et de sa tarte à la cerise, de ses blagues sur les
cavités à combler et les nouilles molles, d’une obscénité si assumée,
sans aucun scrupule, subversive, ce qui était bien l’idée. Le
générique d’ouverture, qui montre les orteils de Lolita recevant une
tendre et soigneuse séance de manucure, permet à Stanley
d’installer l’atmosphère de lyrisme et d’érotisme du roman de
Nabokov et d’en capturer toute l’essence, puis la comédie peut
commencer. De quel fabuleux et rutilant baromètre moral tenait lieu
ce film à sa sortie en 1962, et comme nous aimions la direction dans
laquelle nous pensions que le vent allait souffler.) Tout le monde
trimballe son adolescence toute sa vie, mais celle de Stanley était
comme un printemps, pas nécessairement pur dans son élan, mais
toujours frais, rafraîchissant et touchant, parce qu’on pouvait parfois
apercevoir en lui le petit Stanley, un gamin incroyablement intelligent
s’efforçant à grand-peine de ne pas perdre courage. Par moments,
j’avais l’impression que c’était sa véritable adolescence, dans toute
sa sournoise complexité, qui s’offrait à mes yeux.
Dans la biographie que Vincent LoBrutto a consacrée à Stanley,
il y a une photographie de ce phénomène socialement inadapté, de
ce bafoué du système scolaire, prise lorsqu’il avait douze ou treize
ans, à l’époque où il aurait dû faire sa bar-mitsva s’il avait été
comme tout le monde. Dans l’espèce de chasse au trésor à la
Citizen Kane où nous nous sommes lancés pour tenter d’élucider la
personnalité d’une légende, cette photo fait figure de pièce à
conviction. Elle permet de comprendre comment ce petit Juif du
Bronx au faux air d’intello coincé en est venu à s’identifier si
étroitement, et pourtant d’une façon si juste, à Napoléon.
Ce portrait de Stanley est aussi frappant et troublant que les
photographies auxquelles il aura recours plus tard dans ses films,
telles celle de feu M. Haze, « l’intégrité même », qui, depuis le mur
de la chambre de sa veuve (ses cendres sont disposées dans une
urne sur le bureau), jette un regard mauvais et calculateur sur
l’imbroglio sexuel qui s’annonce, ou celle de Jack Torrance, qui a
« toujours été à l’hôtel Overlook », souriant comme un possédé sur
une photographie accrochée à un mur de l’établissement, pourtant
14
prise une génération avant sa naissance . À peine pubère et déjà
réfractaire à toute forme de compromis – en ce qui concerne son
tempérament du moins : ce n’était peut-être pas encore une
tactique ; discret mais franc, concentré, obstiné, sérieux (y compris
dans sa manière de paraître amusé), regardant moins vers vous
qu’à travers vous, les yeux fixés sur quelque chose que j’hésiterais à
nommer. Je dirais qu’il s’agit de la photo d’un garçon très puissant,
un enfant difficile (comme, j’en suis sûr, on a dû l’appeler au moins
une fois chez lui), peut-être pas certain de ce qu’il veut mais doté
d’une conscience rare de ce qu’il ne veut pas et n’est pas prêt à
accepter ; des traits très raffinés, délicats mais durs, Stanley au seuil
de la virilité, le visage d’un préadolescent servant d’enveloppe à une
âme plus ancienne, comme s’il en savait déjà long et avait l’air de
dire : « Et alors ? »
(Cette photographie pourrait également fournir des éléments de
réponse sur les raisons pour lesquelles, quand il en vint à faire un
« film de jeunes », la jeunesse en fut complètement absente. À sa
sortie, Orange mécanique suscita une controverse sans précédent,
voire des réactions de haine, révélant les préjugés de la
« communauté » critique en faveur de la supériorité de notre
prétendue civilisation, à laquelle Stanley portait ici un affront : ce fut
son ambiguïté que l’on reprocha au film, alors que celle-ci a de tout
temps été le signe des œuvres de premier plan. Je pense que
Stanley se fit vraiment peur avec ce film, ce qui est toujours flatteur
pour un artiste. En l’occurrence, l’art et la vie étaient devenus
incontrôlables ; ils se trouvaient lancés dans une course si serrée
qu’il n’était plus question pour l’un d’imiter l’autre – ils jaillissaient
d’une même source. Les bagarres et les meurtres inspirés du film
commencèrent dès sa sortie en Angleterre, et Stanley décida de le
retirer définitivement de l’affiche dans ce pays. Les gens bien-
pensants ne pouvaient se résoudre à croire qu’il avait sciemment fait
un film si répugnant, se disant que s’il l’avait su, il ne l’aurait pas
tourné. Mais il en était bien sûr pleinement conscient, et c’était
parfaitement sincère ; il se moquait bien que ce soit répugnant –
c’était même l’effet recherché – pourvu que ce soit beau.)
Il n’aimait pas la sempiternelle référence à son passé de « joueur
d’échecs de rue » pendant sa période Greenwich Village, comme si
cela remettait en cause le sérieux et la beauté de l’exercice, laissant
entendre qu’il ne faisait pas usage de son talent uniquement pour le
15
sport*, ou, plus exactement, pour l’art* . Gagner la partie était
important, bien sûr, remporter la mise une tentation irrésistible, mais
ce n’était rien comparé à sa technique de jeu, à ses recherches, à
son incessant travail pour la perfectionner. Cela dit, évidemment qu’il
avait recours à des combines, il l’a toujours fait ; lorsqu’il fut plus âgé
et dépassa la photographie, sa pratique des échecs se fondit dans le
cinéma, et le cinéma devint la continuation des échecs par d’autres
moyens. Je doute qu’il ait jamais considéré les échecs comme un
simple jeu, voire comme un jeu tout court. Je suis convaincu, en
revanche, qu’un tas de gens qui se sont assis face à lui devant un
échiquier ont été fondus, carbonisés et désintégrés quand Stanley a
laissé ce rayon glacial sortir de ses yeux – ça, c’est un regard
pénétrant et une intelligence acérée ; ils s’étaient assis pour une
petite partie d’échecs sympathique, et tout à coup, voilà Stanley qui
se mettait à réfléchir pour deux.

À cette époque, le réalisateur Alexander Singer, ami de lycée de


Stanley, alla voir avec lui Alexandre Nevski d’Eisenstein. « On a
entendu la musique composée par Prokofiev pour la scène de la
bataille sur la glace, et Stanley ne s’en est jamais remis. Il a acheté
le disque de la bande originale et… il l’a écouté encore et encore »,
jusqu’à ce que sa petite sœur n’en puisse plus et le brise. « Je crois
que le terme “obsessionnel” n’est pas exagéré. »
C’est juste, mais seulement dans une certaine mesure. Car de
même qu’il s’intéressait à différentes disciplines, il n’avait pas qu’une
seule obsession à la fois, mais toute une palette, et il ne rechignait
pas à aller à la pêche aux informations, non plus qu’il n’était
regardant sur leur nature. Quelqu’un de vraiment persuadé qu’il est
plus malin que tout le monde n’aurait jamais posé autant de
questions. Il laminait les joueurs d’échecs du dimanche au parc,
travaillait pour le magazine Look, parfois en racontant des histoires à
travers des séries de photos, d’autres fois en photographiant Dwight
Eisenhower, George Grosz, Montgomery Clift, Frank Sinatra ou Joe
DiMaggio (tout en gardant les yeux et les oreilles grands ouverts,
j’en suis certain), il lisait dix ou vingt livres par semaine, et s’efforçait
de voir la totalité des films jamais réalisés. Sans conteste, il y en
avait de mauvais – mais aucun qui ne mérite d’être vu. Enfant, il
avait fait partie de la multitude du quartier qui, deux à trois fois par
semaine, entrait et sortait rituellement du Loew’s Paradise et du
RKO Fordham ; désormais, il fréquentait le musée d’Art moderne,
les quelques salles projetant des classiques étrangers, le très
nd
underground Cinema 16, et les cinémas à triple programme de 42
Street.
• Partie d’échecs sur le tournage de L’Ultime Razzia, en 1956. De gauche
à droite : Kola Kwariani, Stanley Kubrick et Sterling Hayden •
© Everett Collection / Bridgeman Images

D’après ce qu’on raconte, il était déjà désinvolte, voire téméraire,


dans ses choix vestimentaires, mélangeant les motifs écossais dans
d’audacieuses combinaisons de chemises, vestes et cravates sans
précédent, portant des pantalons suspects, arborant le résultat
d’excentriques expériences capillaires ayant mal tourné. Il entreprit
de s’infiltrer dans tout ce que la ville comptait alors de lieux en lien
avec le cinéma, traînant dans les salles de montage, les labos, les
magasins spécialisés, posant des questions : « Comment on fait
ça ? », « Que se passerait-il si on faisait ça plutôt ? », ou :
« Combien ça coûterait si… » C’était un dingue de jazz, il fréquentait
les clubs, c’était aussi un supporter des Yankees, il allait donc voir
les matchs de base-ball, tout cela dans le New York de la fin des
années quarante et du début des années cinquante, un gamin futé,
à part, et éveillé comme ça, pas étonnant que ce soit un hipster de la
plus belle espèce, un représentant classique du genre, au stade
ultime de son évolution : élevé dans les forties, façonné par les
fifties, n’écoutant que lui-même, et traversé par des questions
16
existentielles . Ses opinions et son tempérament étaient plus
proches de ceux de Lenny Bruce que de n’importe lequel de ses
confrères réalisateurs, et ce n’est pas un simple aspect de sa
personnalité parmi d’autres. Car Stanley avait de nombreuses
facettes et de nombreux visages, mais s’il y a bien une chose qu’il a
toujours été, c’est un hipster.

Il suffit de regarder le générique du Baiser du tueur pour comprendre


l’opinion que son réalisateur de vingt-sept ans avait de lui-même dès
cette époque-là. UNE HISTOIRE DE (aucune mention d’un scénariste),
PRODUIT PAR, MONTÉ, FILMÉ ET RÉALISÉ PAR STANLEY KUBRICK. Mais cela
dit, regardez-moi ce film. Stanley le réalisa avec de sévères
contraintes de budget et de temps, qu’il affronta en soldat – et pas
comme un bleu –, tournant les difficultés à son avantage, de sorte
que même si sa durée n’est que de soixante-sept minutes, il ne
s’agit pas d’un petit film pour autant. En dix secondes, on se rend
compte à quel point il était en adoration devant le cinéma, à quel
point il était expert en la matière, chaque scène débordant d’idées,
d’ambition, et déjà de ce mélange d’exactitude clinique et d’irréalité
permanente qui serait sa signature. Avec un sens de la gratitude,
une forme d’hommage*, et même d’étranges « vols de révérence »
(ce qu’il se mit à appeler « souveniriser » quand, plus tard, il
commença à assimiler le jargon des bidasses du Vietnam),
essentiellement en direction des réalisateurs européens qui avaient
été pour lui une telle source de plaisir et d’inspiration : Fritz Lang,
G. W. Pabst, Vsevolod Poudovkine, Jean Renoir, Vittorio De Sica et,
toujours, Max Ophüls, avec cette caméra fluide, exaltée et
jubilatoire. Le film se distingue aussi par sa fin étrange, une
douloureuse parodie de happy end, où le couple s’en repart
ensemble alors qu’on a vu chacun trahir lâchement l’autre et
l’abandonner pour sauver sa propre vie. C’est cette touche qu’on en
viendrait à appeler « kubrickienne ».
2

Utilisé à bon escient et au bon moment, l’argent peut tout


accomplir.
— Thackeray et/ou Kubrick, Barry Lyndon

Nous roulions en direction de Beckton, une usine à gaz désaffectée


située dans les lointains quartiers est de Londres, près des London
Docks. C’était un chef-d’œuvre tardif du style industriel impérial de la
fin du XIX e siècle ; Stanley s’était arrangé pour la faire exploser, puis
pour que les débris retombent exactement à l’endroit où il voulait
qu’ils retombent – même si cela impliquait de contredire les lois de la
physique –, et ainsi recréer Hué. Le bâtiment anglais et la zone
industrielle de la ville vietnamienne, construits à peu près à la même
époque et sous l’influence des mêmes idées aussi grandioses que
condamnées d’avance, présentaient déjà des ressemblances
troublantes. (Il ne parvint jamais à faire en sorte, cependant, que la
clarté ténue des ciels de l’Angleterre du Sud-Est restitue l’opulente
lumière du Vietnam, mais tout ce qui pouvait être retouché le fut à la
Kubrick *, Stanley étudiant des photographies de palmiers qu’il avait
prises en Espagne et choisissant un par un, parmi des milliers
d’arbres, ceux qu’il voulait pour son film. Un type très méticuleux,
Stanley.)
Beckton (ou Bec Phu, comme l’endroit fut appelé après sa
vietnamisation) était à peu près situé à soixante kilomètres de chez
lui. Il nous y conduisait dans sa Porsche blanche qu’il n’utilisait soi-
disant que dans son allée privée. Il maniait le levier de vitesses avec
une grande dextérité. Il roulait à plus de cent kilomètres heure, et
aucun de nous ne portait de casque. Cela dit, il est peut-être vrai,
comme on l’a raconté tant de fois et comme le rapporte l’ensemble
des livres écrits sur lui, que lorsqu’il était installé dans le siège
passager, il ne laissait personne conduire au-delà de cinquante
kilomètres heure, et qu’il ne montait jamais dans une voiture sans
porter un casque. Ce n’est pas impossible : tout son processeur se
trouvait dans cette zone-là, la protéger relevait donc de la prudence
la plus élémentaire, c’est le moins qu’on puisse dire. Peut-être était-il
devenu téméraire à l’époque où je l’ai connu.
Comme nous approchions de l’usine à gaz, Stanley me montra
du doigt une rangée de petites maisons grises et crasseuses de
l’autre côté de la route qui bordait les installations.
« Je parie qu’elles appartenaient à la compagnie, dit-il. Ils
les louaient à leurs ouvriers et à leurs familles. Ils régissaient leurs
allées et venues. Ça me rappelle le vieux système des studios. »
Je jetai mon regard sur elles. Elles étaient vraiment à l’écart, si
sombres.
« Je me demande qui vit dedans de nos jours.
— Des pauvres », répondit Stanley.

*
* *
Stanley aimait citer le chanteur-compositeur Sammy Cahn, à qui on
avait un jour demandé ce qui venait en premier, les paroles ou la
musique. « Le chèque », avait répondu Sammy. (Stanley l’appelait
« Sammy. » Même s’il ne l’avait jamais rencontré, ils étaient tous les
deux dans le même business.)
Il racontait que lorsqu’il était plus jeune et qu’on lui demandait
pourquoi il était devenu réalisateur, il répondait : « Parce que ça
paye bien. » Le bruit que faisaient les hélices d’un gros budget en
partance pour les quatre coins de l’industrie du film lui donnait le
frisson. Il aimait le simple fait de savoir cet argent dans la nature, en
train de s’activer, de circuler, de tomber dans des poches se faisant
de moins en moins nombreuses à mesure que leur taille
s’accroissait. Il avait un grand respect pour le box-office, si ce n’est
le plus grand respect, et trouvait quelque chose à admirer jusque
dans le plus infect des films à partir du moment où il passait le cap
des cent millions. À ses yeux, ce genre de succès générait toujours
une sorte d’aura où se mêlaient le merveilleux et l’abominable,
c’était la vox populi , le reflet d’un fragment représentatif de la culture
qu’il scrutait avec une ardeur intense. Stanley n’a jamais été un de
ces Juifs américains de la classe moyenne effrayés par le succès.
Il était passionné par le business, l’industrie du cinéma, cette
effervescence qu’il observait nuit et jour depuis sa passerelle. Tous
ces acteurs, ces réalisateurs et ces projets, toute cette énergie futile
en perpétuel brassage dans les studios, et le marketing qui allait de
pair avec chaque nouveau produit. Il adorait y prendre part depuis sa
tour d’ivoire, et à ce jeu, il ne se voyait ni meilleur ni moins bon, ni
supérieur ni inférieur aux autres joueurs – tous étant engagés dans
la même partie, jouant pour les affaires et pour l’art, un art
monumental à gros budget et des œuvres pour tiroir-caisse, ou,
comme je l’ai parfois pensé en ce qui concernait Stanley, des films
artistiques avec des ambitions de superproduction.
Ce n’était pas exactement une personnalité du show-business,
mais il en savait long sur le fonctionnement et les usages du milieu.
Si je lui parlais d’un passage que j’aimais dans un de ses films, il
répliquait : « C’est le sens du spectacle, ça, Michael », avec plus
d’ironie et de nuances de second degré qu’il n’est possible d’en
imaginer, accompagnées d’une dose considérable de dérision,
d’affection et de respect. Et de modestie aussi.
Je ne prétends pas que Stanley n’était pas imbus de lui-même,
mais je ne pense pas qu’être obsessionnel et pointilleux suffise à
faire de lui un monomaniaque, ni même quelqu’un de plus
égocentrique que la moyenne dans le monde du cinéma. J’imagine
que oui, il était égoïste, ce qui ne fait pas exactement de lui un
monstre au sein de la Guilde des réalisateurs (ni au sein de celle
des scénaristes d’ailleurs). On ne peut pas dire non plus que sa
forme particulière d’égoïsme soit un cas à part parmi les artistes en
général, et spécialement parmi ceux qui ont acquis la réputation
d’être des génies. Une vision puissante peut se révéler très fragile
tant qu’elle n’existe qu’à l’état d’idée, et certaines personnes se sont
montrées prêtes à prendre des mesures radicales pour protéger la
leur. Stanley ne se considérait pas comme la seule personne au
monde, ni comme le seul réalisateur ou le seul grand réalisateur. Je
pense simplement qu’il se voyait comme le plus grand réalisateur,
bien qu’il ne l’ait jamais dit aussi explicitement.
3

Ce n’est pas parce que vous aimez mon travail


que je vous dois quoi que ce soit.
— Bob Dylan

Les critiques ont pu dire de Stanley qu’il était misogyne, bien qu’il ait
magnifiquement filmé certaines femmes : Jean Simmons, Susanne
Christiane, Sue Lyon, Marisa Berenson et Nicole Kidman. Il y a des
femmes merveilleuses dans son cinéma, et quelques-unes pour
lesquelles il avait suffisamment de respect pour les rendre aussi
dangereuses que n’importe quel homme. Certains ont aussi dit qu’il
ne savait pas raconter d’histoire d’amour, alors que ce qu’ils
voulaient dire, c’était qu’il ne savait pas raconter d’histoires d’amour
qui finissent bien, en arguant de la célèbre relation épineuse entre
Humbert et Lo, et de l’amour de jeunesse de Redmond Barry pour
sa cousine Nora dans Barry Lyndon 1. Lorsque cette dernière épouse
un Anglais pédant, lâche et laid par commodité pour elle et sa
famille, le cas de Redmond devient fatalement difficile. Le cinéma de
Stanley est sans aucun doute peu romantique, voire antiromantique.
Je sais, d’après des dizaines d’articles et quelques livres de trop,
que Stanley avait la réputation d’être froid – certainement auprès de
gens qui ne l’ont jamais connu. Cette idée inspira des
développements abscons à de nombreux critiques, en particulier
dans les cercles new-yorkais, qui qualifièrent son travail d’aseptisé
(que de mauvais moments son cinéma a fait passer aux
progressistes, à quelles contorsions de leur intellect et de leur foi, à
quelles tristes frustrations il les a contraints !). Y compris certains
des meilleurs, comme Anthony Lane du New Yorker, qui écrivit à
propos du Baiser du tueur : « Parce que Kubrick n’avait pas encore
terminé son apprentissage, parce qu’il était entravé par un budget
serré, il ne pouvait éviter de se heurter à la réalité. Toute la suite de
sa carrière a consisté en une lente et maniaque éradication de ces
aléas qui ont marqué ses jeunes années, jusqu’au point où les
sentiments, comme la pluie, puissent être mesurés au millimètre
près. » Combien de millimètres, alors, pour le désir dévorant et le
désarroi de Charlotte Haze, ou pour la torture sans fin de Humbert ?
Combien de millimètres pour la solitude frôlant le désolation d’une
immensité spatiale vide au-delà de toute imagination, et rendue plus
vide encore par la présence d’une poignée d’êtres humains ?
Combien de millimètres pour l’humiliation et le désespoir de lady
Lyndon, ou pour toutes les déconvenues de Barry – quelque bien
méritées qu’elles soient –, ou pour la douleur dans laquelle ils
tentent de se rejoindre à la mort de leur enfant ? Et que dire de
l’enfer que la folie/possession fait vivre à Jack Torrance, ou de la
souffrance intolérable du soldat Grosse Baleine dans Full Metal
Jacket ? Même Bergman et Bresson n’ont pas montré autant de
souffrance dans leurs films. Implacable ne veut pas dire
impitoyable : dans 2001, même les derniers mots d’un ordinateur
sexuellement ambivalent à l’agonie sont pathétiques. Pire encore –
impardonnable pour certains –, même Alex, le « droogie » violent et
pervers, vous fend le cœur lorsque, après avoir été renié et chassé
par son père, sa mère, et l’abominable Joe le Pensionnaire, il
marche le long de la rivière, cramponné à un paquet contenant tout
ce qui reste de sa vie, et ce sentiment a de quoi vous mettre mal à
2
l’aise . Comme le dit Stanley lorsque nous commençâmes à écrire
Full Metal Jacket : « Eh bien, Michael, on dirait que je vais de
nouveau faire un film du type “Dans quel camp êtes-vous ?”. »

De même que Stanley était heureux quand il savait que tout allait
bien du côté des émoluments, il était agacé et effaré par les histoires
de dépenses pharaoniques dans le milieu du cinéma. Ce n’était pas
une simple réaction phobique face au gâchis et à la démesure,
c’était un réflexe devant des formes d’énergie et d’intelligence qui ne
brûlaient pas de la même flamme que la sienne, qui était claire et
féroce. Un jour, je lui ai raconté un dîner qui s’était déroulé quelque
temps auparavant avec un réalisateur, un homme dont le parcours
avait conduit l’industrie du film à revoir ses critères en matière
d’excès débridés. Ce soir-là, dans un restaurant londonien, il avait
donné une nouvelle preuve de son arrogance en abandonnant sur la
table une bouteille de vin à trois cents livres commandée, ouverte,
mais jamais entamée. Stanley secoua la tête d’un air triste.
« Tu vois, Michael. Ces types ne savent pas vivre comme des
moines. »
Qu’on m’excuse de répéter cette histoire que j’ai déjà racontée
ailleurs, mais je ne saurais m’en passer pour faire le
portrait de Stanley. J’avais déjà commencé à avoir cette vision de lui
avant qu’il ne prononce cette phrase, d’un air mi-rigolard, mi-sérieux.
La manière qu’il avait de maintenir une distance avec les gens, son
côté « impersonnel » ont toujours été mis sur le compte de ses
prétendues névroses, de sa « misanthropie », mais je pense qu’ils
étaient plutôt des signes de sa clarté d’esprit. Il menait une vie
(extérieure) simple et largement dédiée à la spiritualité, même si
celle-ci était de nature laïque, il faut le reconnaître. Sa monumentale
demeure tenait plus de l’atelier d’artiste que de l’habitation, et même
du double atelier à vrai dire, un pour lui et son cinéma, et un autre
pour sa femme, Christiane, et sa peinture. C’était un lieu de création
perpétuelle. La presse – et donc le public – l’imaginait reclus là, tapi,
ourdissant ses complots, comme une sorte de Howard Hughes, de
docteur Mabuse ou de Magicien d’Oz, selon le magazine que vous
lisiez. Cela tenait au fait qu’aucun journaliste n’était capable de se
figurer vivre le genre de vie que menait Stanley. Quoi qu’il en soit, il
n’était pas misanthrope. Il était irrévérencieux. Et, à bien y réfléchir,
ce n’est pas juste non plus.
Certains ont dit qu’il n’avait pas de vie personnelle, mais c’est
ridicule. Il serait plus exact de dire qu’il n’avait pas de vie
professionnelle, puisqu’il faisait tout de manière personnelle :
chaque décision qu’il prenait, chaque coup de fil qu’il passait,
chaque pulsion qu’il exprimait étaient éminemment personnels et
dévoués à la fabrication de ses films, qui sont eux-mêmes tous des
œuvres personnelles. Et en ce bas monde, je n’ai jamais connu
personne qui s’intéressait autant et si complètement à son travail. Il
faudrait se tourner vers le domaine spirituel pour trouver un
équivalent.
Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, je
lui ai raconté des histoires de seconde main du tournage
d’Apocalypse Now, et à quel point il fut difficile. « Ils sont tous
difficiles, Michael », rétorqua-t-il. Et c’était vrai, en tout cas tels qu’il
les concevait. Pourtant, il y avait quelque chose qui attirait les gens
sur ses films et les convainquait de rester (il est clair que ce n’était
pas l’argent), y compris quand ils en arrivaient au point où ils avaient
l’impression d’être esclaves du film et de Stanley, comme si ces
derniers formaient une entité unique et insatiable. On se retrouvait
pris au piège, même s’il l’on restait libre à tout moment – en tout cas
techniquement, si ce n’est toujours sur le plan contractuel –
d’emprunter la porte de sortie. Les gens n’abandonnaient pas,
s’accrochant comme ils le pouvaient à l’obsession dominante du
moment, passant nuits blanches, week-ends et vacances à tirer
d’énormes blocs de pierre pour bâtir la nouvelle pyramide de
Stanley, et qu’ils le fassent avec enthousiasme ou ressentiment lui
était à peu près égal, même s’il avait une préférence pour
l’enthousiasme.
Plus vous étiez payé, ou plus vous étiez concerné de près par le
tournage à proprement parler, plus votre esclavage risquait d’être
tyrannique. Et si vous vous retrouviez sur le plateau au moment où
la caméra tournait, la pression pouvait être considérable, c’est du
moins ce que m’ont raconté de manière crédible de nombreux
acteurs et membres de l’équipe de Full Metal Jacket. Je n’étais pas
chef-opérateur, ni directeur artistique, ni même machiniste, ni, Dieu
merci, acteur. Je ne suis venu sur le tournage que deux ou trois fois,
il se peut donc que je n’aie jamais connu le « véritable » esclavage.
Il a pu m’arriver de réécrire certaines séquences vingt ou trente fois,
mais je l’aurais fait quoi qu’il arrive. En revanche, je n’ai jamais eu à
en passer par le quota de prises exigé par Stanley. C’était comme ce
que tout le monde raconte, et plus, et pire encore. Peu importe le
prix à payer pour que « ce soit bien fait », comme il avait coutume de
dire. Ce qu’il entendait par là, je ne saurais l’expliquer, pas plus que
les centaines de personnes qui ont travaillé pour lui. Mais aucun
d’entre nous ne doutait du fait que lui savait de quoi il parlait.

Après avoir vu Les Sentiers de la gloire, je me souviens d’être sorti


dans la rue et de m’être dit que je n’avais jamais vu personne se
faire tirer dessus et tuer au cinéma auparavant. J’avais dix-sept ans
et quelques (milliers de) films à mon compteur, et je n’ai pas mis
longtemps à me rendre compte qu’en réalité j’avais vu ça toute ma
vie : des cow-boys tirant sur des Indiens, des Indiens tirant sur la
cavalerie, des flics tirant sur des voleurs, des héros tirant sur des
sales types, des Japonais, des Allemands et des Américains se
tirant dessus – c’était un lieu commun du cinéma. Mais c’était la
première fois que je le voyais filmé de cette manière, avec une
absence d’état d’âme et un sang-froid dignes d’un peloton
d’exécution lui-même, impossible de s’en détacher ni d’en détourner
le regard. Apparemment, Stanley tenait à ce que les soldats
condamnés bénéficient d’un sursis de dernière minute, d’un happy
end, parce que c’était plus commercial et qu’il voulait gagner de
l’argent. Mais à présent, vingt-cinq ans plus tard, il voulait que Joker,
le jeune héros du roman de Hasford, Le Merdier, et de son prochain
film qui n’avait pas encore de titre, meure. (Il voulait aussi une voix
off pour son personnage.) Je ne partageais pas son point de vue.
« C’est la Mort du Héros, me disait-il, ce sera si puissant, si
émouvant. » Et il était sincèrement ému. « On voit ça dans Homère,
Michael… »
Un jour, j’arrivai chez lui en fin d’après-midi pour travailler.
« Prêt pour une bonne séance de boulot, Michael ? Tu veux un
verre avant ? »
Je jetai un coup d’œil à ma montre par réflexe.
« Pourquoi vous, les gros buveurs, regardez-vous toujours votre
montre quand on vous offre un verre ? »
Il avait été quelque peu échaudé par Jim Thompson à l’époque
de leur collaboration sur le scénario de L’Ultime Razzia. C’était un
grand gaillard vêtu d’un vieil imperméable fatigué, un écrivain génial
mais au cuir un peu trop endurci pour Stanley. Il débarquait pour
travailler avec une bouteille dans un sac en papier brun, sans y faire
aucune allusion – elle était simplement posée là, sur le bureau, sans
excuse ni commentaire –, ne cherchant pas le moins du monde à
mettre Stanley à l’aise sinon en lui tendant le sac (que Stanley
déclinait), ne faisant pas la moindre concession aux usages de
Hollywood, sauf peut-être en ce qui concerne l’argent.
Cet après-midi-là, nous nous étions installés au Poste de
Commandement pour travailler. C’était une grande pièce située au
rez-de-chaussée, qui aurait pu être spacieuse si elle n’avait été
pleine à craquer de bureaux et d’ordinateurs, de meubles à tiroirs,
de longues tables à tréteaux jonchées de croquis, de plans, de
contrats, de centaines de photographies d’armes, de rues, de
pagodes, de prostituées, de temples, de panneaux. (Passer en
revue son contrat avec la Warner lui avait pris trois mois, pendant
lesquels il avait décortiqué les formules standard pour s’assurer
qu’elles ne contenaient pas de virus caché, vérifié la notion
ésotérique de « force majeure », et appelé son avocat Louis Blau à
Los Angeles toutes les heures, parce que Stanley détestait les
surprises.) La pièce comptait deux portes-fenêtres donnant sur le
jardin, dont une partie était clôturée de sorte que les chiens ne
rencontrent pas les chats. Il gardait ces derniers dans sa partie de la
maison et les nourrissait lui-même. Il nettoyait parfois leurs litières
pendant que nous parlions.
• Stanley Kubrick et l’un de ses chats, sur le tournage d’Orange
mécanique (1971) •
© Sunset Boulevard / Corbis via Getty Images

Le jargon américain de la guerre du Vietnam était pour lui une


source de plaisir inépuisable. « Michael, il faut que cette scène soit
bouclée DQP » (une variante de « Je ne veux pas que ce soit bien
fait, je veux que ce soit fait pour mardi ») 3. Ou : « Michael, les pages
que tu m’as envoyées aujourd’hui sont de deuxième catégorie… En
fait, je pense qu’elles sont même de troisième catégorie. » L’une des
séquences, où un groupe de marines discute assis autour d’un dîner
de rations C (intitulée « Rations C avec André » dans le découpage
scène par scène qu’il tenait à jour sur des fiches bristol), n’était pas
seulement trop longue, elle était aussi trop bavarde, ennuyeuse et
4
un peu sentimentale . « Est-ce qu’il ne faudrait pas un mec qui joue
de l’harmonica à l’arrière-plan ? » demanda-t-il. Un jour, nous prîmes
avec nous des pistolets de Stanley pour aller tirer quelques
cartouches dans un club de tir local. Il fut surpris qu’un type comme
moi qui avait passé tant de temps sur des théâtres d’opérations soit
aussi mauvais tireur. « Mince, Michael, je commence à me
demander si tu mérites de tenir un fusil dans ma troupe bien-
aimée. »
Les murs de ses salles de travail formaient un tableau de
tournage ininterrompu : c’était une accumulation de plannings et de
listes en tous genres, noms, dates, matériel et lieux ; à l’exception
d’un mur encombré, qui semblait réservé aux investissements de
Stanley.
Il aimait la manière dont mes pages étaient présentées : format
agréable et aéré, police de caractère appropriée, suffisamment
grande pour faciliter la lecture tout en restant discrète. Il était plein
de compliments pour les dialogues. Mais il voulait raccourcir les
scènes. « Dis-moi, Michael, as-tu déjà vu un film avec trop de
bonnes scènes courtes ? » – une drôle de question venant d’un
réalisateur qui adorait les longues prises de vues et les séquences
interminables, d’un cinéaste qui était, selon l’avis d’Anthony Lane,
« presque insolent à l’égard des exigences de la chronologie », ce
qu’il n’entendait pas dans un sens élogieux (à tort), et qui faisait
peut-être référence à l’ellipse de trois millions d’années en un simple
raccord dans 2001, ou aux conversations du XVIIIe siècle étirant
langoureusement leurs méandres à la lueur des bougies dans Barry
Lyndon, chacun des films de Stanley affirmant avec force que le
rythme fait l’histoire aussi sûrement que le caractère d’un homme fait
son destin. Il avait revu Le Parrain la veille, et insinuait à demi-mot
pour la dixième fois que c’était peut-être le plus grand film de tous
les temps, avec certainement les meilleurs acteurs du monde.
« Ton copain Francis a vraiment tapé dans le mille avec celui-là.
(Parce que Francis était aussi réalisateur et un de mes amis, Stanley
affectait de le regarder à travers un objectif longue distance.) C’était
sans aucun doute mieux que Coup de cœur.
— J’ai beaucoup aimé Coup de cœur.
— Bon sang, Michael, tu es tellement loyal. Bref, de quoi parlait-
on ?
— D’ordinateurs. »
Ça le rendait dingue que je n’en aie pas. Nous étions en 1983,
avant l’ère des ordinateurs portables. La pièce où nous nous
trouvions, à elle seule, comptait cinq postes, tous allumés, et il allait
de l’un à l’autre pour y entrer et modifier des données pendant que
nous parlions.
« Michael, écoute-moi : ça se résume à une série très limitée de
commandes simples et arbitraires dont tu ignores tout pour l’instant.
Mais franchement, comment cela pourrait-il être compliqué ? Même
la police s’en sert.
— Je sais, Stanley, mais… »
« Michael, je te le dis, blablabla », et « Michael, je te jure que
blablabla. Au moins en ce qui concerne les scénarios (une forme
d’art mineure), tu es fou de t’en priver. »
Il me fit une démonstration pour tenter d’adoucir mes ardeurs
rétrogrades et de me prouver que mes réticences ne réussissaient
qu’à me donner plus de travail. Il s’installa à l’ordinateur qu’il utilisait
pour écrire le scénario. Il tapa, surligna, coupa, déplaça et colla
pendant que je faisais semblant de m’y intéresser. Lorsqu’il eut fini,
Christiane téléphona pour dire que le dîner était prêt. Alors que nous
quittions la pièce, je lui rappelai qu’il n’avait pas éteint les
ordinateurs.
« Ils aiment rester allumés », dit-il ironiquement mais, au fond,
avec tendresse.

Il m’est arrivé de me dire qu’il était mû par ses aversions, au premier


rang desquelles, pire que le gâchis, la précipitation, le mépris des
détails, les embrassades et même les microbes, figurait le fait de
raconter des conneries sous toutes ses formes, aussi bien crasses
que subtiles, depuis le visage flasque des politiques débitant des
mensonges à la télévision jusqu’à ceux plus intimes et bien plus
dévastateurs que nous nous faisons à nous-mêmes. Les mensonges
culturels le révoltaient particulièrement. L’hypocrisie n’était pas
qu’une petite faiblesse de l’humanité, c’était l’essence corrompue de
tous nos malheurs qui, pour Stanley, étaient d’ordre purement
existentiel. Sur le plan narratif, puisque les films sont des histoires, le
mensonge le plus digne de mépris était la sentimentalité, et le plus
écœurant était la bien-pensance.
Une fois par an, il achetait le dernier numéro de Maledicta, un
journal d’invectives scatologiques et d’insultes, décomplexé,
incorrect, délibérément abject et assez drôle, dont il me lisait des
morceaux choisis.
« Dis, Michael, c’est quoi le rêve américain ?
— Je donne ma langue au chat.
— Dix millions de Noirs qui nagent vers l’Afrique avec un Juif
sous chaque bras. »
Ce à quoi il ajouta :
« Ne t’inquiète pas, Michael. La blague ne parle pas de nous. »

Puisque tout le monde évoque l’Œil de Stanley Kubrick, j’aimerais


dire un mot de son Oreille : plus d’une fois dans des livres, des
critiques de films et les étranges hommages pleins d’acrimonie
parus après sa disparition, il m’est arrivé de voir évoquer sa
« défiance à l’égard du langage », alors qu’il m’a toujours semblé
évident que le langage était l’un des éléments les plus marquants de
son cinéma. Qu’il soit d’une sournoise et terrible banalité (deux
« types normaux se mettent à parler de la marche du monde de la
manière la plus normale qui soit », comme le dit un Quilty incognito à
un Humbert torturé), qu’il prenne la forme de bouffées satiriques
délirantes (inspirées et encouragées, voire attisées par ces
garnements de Terry Southern et Peter Sellers), ou qu’il soit
abruptement obscène, d’une absolue cruauté, n’épargnant la
5
sensibilité de personne . Des yarblockos du nadsat aux tournures
e
sophistiquées mais brutales du XVIII siècle, en passant par la
comédie grinçante de Full Metal Jacket, il était extrêmement
sensible à l’art de la mise en scène littéraire, totalement subjugué
6
par lui . Il n’avait pas seulement confiance dans le langage, il en
était un adepte, il avait foi en lui. Sans cette ferveur, les dialogues ne
sont que bavardage.
• Stanley Kubrick, caméra à la main, sur le tournage d’Orange mécanique
(1971) •
e
Crédit : © Photo 12 / 7 Art / Warner Bros.

Une fois qu’il fut devenu son propre patron, la qualité du matériau
littéraire devint un paramètre aussi déterminant que les autres dans
le choix de ses projets ; pour lui, le cœur d’une l’histoire battait tout
autant dans la voix qui la portait que dans son intrigue. Je sais que
cela vaut pour Lolita, Orange mécanique, Barry Lyndon et Full Metal
Jacket (et si ce n’était pas déjà le cas chez Stephen King, Stanley et
Diane Johnson y ont brillamment suppléé dans Shining). Eyes Wide
Shut recèle – sous une forme réverbérée, diffractée – toute
l’essence littéraire de la Nouvelle rêvée, quelles que soient les
transformations que Stanley a pu faire subir à l’« histoire » après
l’avoir laissé mûrir pendant près de trente ans dans son esprit. Il était
dans une recherche constante des moyens qui lui permettraient de
restituer en images l’impression originelle qu’il avait éprouvée à la
lecture du livre, et c’était là la marque du véritable respect qu’il lui
vouait.

Dieu sait que ce n’est pas parce qu’il n’aimait pas les États-Unis que
Stanley vivait en Angleterre. L’Amérique était son unique sujet de
conversation. C’était le continuel objet de ses pensées, elle coulait
dans ses veines. Je ne suis même pas certain qu’il se soit rendu
compte qu’il n’y vivait plus, bien qu’il l’ait quittée en 1968. Avant l’ère
de la télévision par satellite, il demandait à ses proches et ses amis
d’enregistrer les programmes des chaînes américaines sur des
cassettes pour les lui envoyer – les matchs de la ligue de football
américain, le Johnny Carson Show, des journaux télévisés et des
pubs, qui étaient à ses yeux, à leur manière, les films les plus
intéressants produits par notre époque. (Il enregistrait ses pubs
favorites et les remontait juste pour l’amour de ce travail de
bénédictin.) Il était dingue des Simpsons et de Seinfeld, et il adorait
Roseanne, parce que c’était drôle et, d’après lui, la vision du pays la
plus juste que l’on pouvait en avoir sans y vivre réellement. « Mince,
Stanley, tu es un vrai Américain moyen », lui disais-je, et à sa
manière, il l’était. Il était d’une humilité farouche. Il était exigeant, il
se devait de l’être, mais il n’était pas snob. Ce n’étaient pas les
États-Unis qu’il ne pouvait pas supporter. C’était Los Angeles.
Un soir de 1955, alors que Stanley s’apprêtait à entrer dans un
restaurant de Hollywood, James Dean en sortit, monta dans une
Porsche Spyder que venait d’amener le voiturier, et s’en alla au
volant du véhicule. Stanley fut frappé, à l’époque, par la vitesse à
laquelle il conduisait.
Il vécut à Hollywood pendant trois ou quatre ans et y réalisa deux
films, L’Ultime Razzia, qui lui valut beaucoup d’attention, et Les
Sentiers de la gloire, qui lui gagnèrent un grand respect. Son
partenaire James B. Harris et lui fondèrent une petite société. Il se
rendit à un millier de rendez-vous avec Harris, il baratina et
marchanda, lut et écrivit des scénarios, assista aux grands
changements qui s’opéraient dans l’industrie alors que le pouvoir
des stars, qui leur permettait de créer leurs propres maisons de
production indépendantes, entamait le démantèlement du modèle
des studios, et pendant tout ce temps, il ne passa pas un instant
sans qu’il n’eût préféré se trouver à New York.
Harris m’a raconté qu’alors qu’ils tournaient Les Sentiers de la
gloire, Stanley vint le voir avec une nouvelle séquence finale,
quelque chose qui viendrait à la suite de l’exécution des trois soldats
et rendrait la fin moins sinistre. Une jeune Allemande a été capturée
par les Français, et ils la forcent à chanter pour eux dans une
taverne. Ils cherchent à l’humilier, mais quand elle se met à chanter,
son innocence et la souffrance qu’ils ont tous partagée les émeuvent
jusqu’aux larmes, des larmes de honte et d’humanité.
Stanley venait juste de rencontrer une jeune actrice allemande,
Susanne Christiane, et sortait avec elle. « Elle était sa petite amie,
m’a raconté Harris. Il était vraiment fou d’elle, et il est venu me voir
avec cette séquence qu’il avait écrite et je lui ai dit : “Stanley, tu ne
peux pas tourner cette scène juste pour que ta petite amie soit dans
le film.” » Mais Stanley obtint ce qu’il voulait, et dota le film d’une fin
inoubliable. L’actrice était incroyable. Puis ils se marièrent et leur
mariage dura quarante ans. Harris s’en amusait : « C’est dingue ce
que j’ai pu me tromper ! »
Il ne pouvait échapper à Stanley que rares étaient les
réalisateurs qui bénéficiaient ne serait-ce que d’un semblant
d’autonomie concernant leurs films. Il disait que la manière dont les
studios étaient dirigés dans les années cinquante lui rappelait la
remarque de Clemenceau sur l’issue de la Première Guerre
mondiale – si les Alliés l’avaient emporté, c’était parce que nos
généraux étaient un peu moins stupides que ceux du camp d’en
face. Il était résolu à trouver un moyen de réussir à Hollywood, car il
ne connaissait pas d’autre endroit où il aurait pu faire ses films. Son
ambition était spectaculaire, il avait du talent et de l’assurance, un
esprit de fer et d’énormes couilles d’acier. Il comprit très vite que sur
chaque film il fallait une personne capable de prendre les décisions
et d’en assumer les responsabilités – et il se dit qu’autant valait que
ce soit lui.
Il m’a dit que c’était à Kirk Douglas qu’il devait de lui avoir ouvert
les yeux. Douglas a un jour qualifié Stanley de
« talentueuse merde » et c’est peut-être l’une des choses les plus
sympathiques qu’il ait dites sur lui. Il avait tenu le haut de l’affiche
dans Les Sentiers de la gloire, et même si cela avait été une très
bonne opération pour lui, j’imagine qu’il pensait que Stanley avait
une dette envers lui. Quand, trois semaines après le début du
tournage de Spartacus, Stanley l’engagea pour remplacer Anthony
Mann, Douglas devait donc s’attendre à ce que Stanley se montre
reconnaissant et conciliant à son égard. Le scénario avait été écrit
par Dalton Trumbo qui, en 1958, se trouvait encore sur la liste noire
de Hollywood, et comme les producteurs se tourmentaient pour
savoir s’ils oseraient le mettre au générique, Stanley leur proposa de
7
régler le problème en s’attribuant la paternité du scénario . (Douglas
a dit que Stanley n’en avait pas écrit une seule ligne, mais j’en
doute. Le Crassus incarné par Laurence Olivier est le personnage le
plus complexe qu’on ait vu dans un film épique, le rôle est quasi
shakespearien, et je suis convaincu que Stanley a écrit ou est à
l’origine de nombre de ces séquences. Je suis certain, en revanche,
qu’il n’est pas l’auteur de répliques comme « Lève-toi, Spartacus,
chien de Thrace ».) Kirk Douglas (et c’est un comble) fut choqué par
8
la chutzpah de Stanley .
Mais en l’occurrence, alors qu’ils étaient sur le point de tourner
une scène et qu’ils avaient une énième de leurs violentes disputes,
ce fut finalement Kirk qui resta à cheval sur ses principes et Stanley
qui ravala sa fierté. Pour faire valoir son point de vue, à savoir qu’il
était la star et le producteur du film, Kirk, monté sur son étalon de
combattant de la liberté, le dirigea en direction de Stanley. Pressant
le flanc de son cheval contre lui, il le força à reculer pas à pas afin
de bien faire passer le message, puis s’en alla, laissant Stanley
planté là dans un nuage de poussière, furieux et humilié, et l’un des
vieux sages de l’équipe qui passait par là lui lança : « Souviens-toi,
9
Stanley – tout ce qui compte, c’est la pièce . »
Les seuls autres endroits où, à sa connaissance, il était possible
de réaliser des films étaient New York et Londres – et l’option New
York comportait trop de difficultés, exigeait des fonds trop
importants. Voilà comment il devint Stanley l’Anglais, et pourquoi il
tourna tous ses films sur place, la plupart à une heure de chez lui. Le
sens du protocole des Anglais le rendait dingue. Les membres de
l’équipe l’appelaient « Monsieur » sur le plateau, et leurs
innombrables pauses pour prendre le thé l’agaçaient à un tel point
que, pendant, le tournage de Lolita en 1960, il avait résolu de les
filmer. Il disait : « L’Angleterre est un endroit où il est beaucoup plus
difficile d’acheter quelque chose que de vendre quoi que ce soit. »
Un jour, il me demanda si ça m’embêterait d’aller vivre à Vancouver
avec ma famille pendant un an histoire de tâter le terrain pour lui, et
il avait entendu dire que Sydney, c’était super, peut-être que je
pourrais aussi essayer cette ville-là ? Mais il appréciait l’Angleterre,
sa famille s’y plaisait et lui aussi, il aimait vivre, travailler et passer
des coups de téléphone dans sa grande maison, son manoir aux
maintes portes, son domaine, son parc. Dans tous les cas, même s’il
avait vécu en Amérique, il aurait habité une maison du même style,
pareillement aménagée en studio, en citadelle, en monastère, un
univers contrôlé par Stanley Kubrick. Alors quelle différence cela
faisait-il, le pays dans lequel il était situé ?
4

Les goys ne savent pas se tourmenter.


— Stanley Kubrick

Je ne voudrais pas donner l’impression de ne m’être jamais senti


excédé ou dit qu’il était le dernier des radins, ni laisser entendre que
son manque de confiance envers autrui n’était pas un obstacle ou un
peu malsain sur les bords, ou encore que ses exigences et ses
attentes n’étaient pas tout simplement exagérées. Rien ne pouvait
s’interposer entre le chien et sa viande : d’une certaine façon, c’était
aussi simple que ça – pour ne pas dire primaire. Aucun obstacle ne
l’arrêtait. Il faudrait un Herman Melville pour restituer toute la
puissance de la volonté de Stanley, c’était « à ma façon, ou du
balai », et pourtant il lui arrivait rarement d’élever la voix. Il est
difficile de dire s’il était doué d’une capacité surnaturelle à se
dévouer corps et âme à la poursuite de ses objectifs, ou s’il était
purement et simplement obsessionnel. « Comment dit-on, déjà,
Michael – le pire est toujours certain ? » La vigilance ne suffisait pas,
l’action préventive était la seule stratégie valable. Et n’allez pas vous
mettre en tête que les quelques névrosés du contrôle que vous avez
pu côtoyer vous permettent d’imaginer comment était Stanley
Kubrick.
Tony Frewin et Leon Vitali, les assistants de longue date de
Stanley, ont raconté qu’au sein des équipes, une blague circulait sur
la seule expression qu’on n’entendrait jamais à Childwick Bury, et
qu’une semaine après sa mort, quelqu’un leur avait sorti la phrase
pour de bon. La phrase en question était : « Réfléchissez par vous-
mêmes et ne venez pas m’embêter avec les détails. » Le champ de
ses préoccupations s’étendait des régions esthétiques éthérées aux
aspects logistiques purs et durs (jusqu’à la papeterie et aux
trombones – aucun détail n’était trop trivial), en passant par toute la
gamme des questions techniques.
Il est de notoriété publique que, bien qu’il ait disposé d’une
licence de pilote, il avait tout bonnement arrêté de prendre l’avion en
1960, soi-disant après avoir écouté la fréquence des contrôleurs
aériens de l’aéroport de La Guardia. Je le chambrais souvent sur
l’ardeur de son adhésion à la théorie des germes ; il était amateur de
diverses routines supposées bonnes pour la santé – à condition
qu’elles ne lui demandent aucun effort –, comme prendre un cachet
d’aspirine par jour, de la vitamine C sous forme de Redoxon (un
comprimé effervescent anglais se déclinant en différents parfums,
« vraiment pas mauvais », promu plus tard au rang de « délicieux »),
invoquant des autorités scientifiques, « Écoute Michael, c’est quand
même Linus Pauling . Il sait certainement de quoi il parle », et
1
concluant : « Au pire, ce n’est qu’une perte d’argent . »
Il avait dans la tête plus de compartiments que je n’en ai jamais
vu chez personne d’autre. Il les ouvrait ou les fermait en fonction des
gens avec lesquels il travaillait, ou des amis avec qui il se trouvait. Il
y en avait un pour l’argent, un autre où il rangeait ses jouets, un
autre encore où il conservait ce qu’il avait de plus personnel, comme
ses espoirs et ses craintes, etc., et tout ce qu’il aimait le plus en
dehors de son travail : sa famille et ses amis, ses chiens et ses
chats. Tout habile qu’il était à actionner les portes de ces
compartiments, au fond de lui, Stanley était un type très ouvert. Pour
autant, aucun de ces compartiments ne s’ouvrait jamais par hasard.
L’intelligence qui régissait ce système était capable de prendre
de la hauteur ou de lâcher du lest en fonction de ce qu’exigeaient les
circonstances, sans pour autant jamais verser dans l’hermétisme ou
la condescendance, une disposition d’esprit plutôt admirable.
J’ai un jour cité à Stanley cette phrase de William Burroughs :
« Un schizophrène paranoïaque est un type qui vient de comprendre
ce qui se passe », et elle lui est allée droit au cœur. « Attends un
peu, attends un peu… Il faut que je note ça. » Il l’a diffusée
largement autour de lui, la répétant à tous les gens qu’il connaissait,
principalement, je crois, parce qu’il était flatté d’être sur la même
longueur d’onde qu’une personne qu’il admirait comme Burroughs.
« Comment dit-on, déjà, Michael – ce qu’on a souvent pensé mais
jamais su si bien exprimer ? »

À la question : « Quelle est la ressource qui s’épuise le plus vite


quand on fait un film ? », Stanley aurait répondu l’argent, mais je
pense de mon côté que c’est le respect. La plupart du temps, il survit
rarement au premier jour de tournage, mais dans le cas de Stanley,
il avait un cycle de vie bien à lui. On peut en suivre les différentes
étapes à la lumière de séries d’interviews – souvent d’acteurs, mais
pas toujours – s’étalant généralement sur plusieurs années : dans
un premier temps, les gens se sentent si honorés de travailler avec
Stanley ; ils feraient tout au monde pour ça, c’est un tel privilège
qu’ils pourraient même le faire gratuitement. Puis ils travaillent avec
Stanley, et vivent un enfer auquel rien ne les avait préparés dans
leur carrière, ils se disent qu’ils ont été dingues d’accepter et qu’ils
préféreraient mourir plutôt que de collaborer de nouveau avec ce
maniaque obsessionnel. Mais une fois que l’eau a coulé sous les
ponts, que l’épuisement profond dans lequel les avait laissés
l’intensité de l’expérience s’est estompé, ils seraient prêts à tout pour
refaire un film avec lui. Pour le restant de leur vie professionnelle, ils
aspirent à travailler avec quelqu’un qui serait aussi soigneux que
Stanley, quelqu’un dont ils auraient quelque chose à apprendre. Ils
sont à la recherche d’une personne qui leur inspirerait la même
estime qu’ils ont fini par avoir pour lui, mais elle ne se présente
jamais. La fausse idée reçue du respect que le show-business leur
avait inculquée a été purifiée pour renaître sous une forme
authentique. Combien de fois ai-je entendu cette histoire ?

Ce jour-là, il avait visionné des centaines de cassettes d’auditions


envoyées depuis les quatre coins de l’Amérique et de l’Angleterre en
réponse à l’appel à candidatures public lancé pour le casting de Full
Metal Jacket .
« Certaines sont intéressantes. La plupart sont très mauvaises.
Bon, j’imagine que je pourrai toujours les effacer pour enregistrer
des matchs de football dessus. » Comme si c’était la première chose
à laquelle il avait pensé.
Stanley était décidé à ne pas prendre de raccourci pour Full
Metal Jacket . « Pour ce film, je ne veux que des gens que personne
d’autre n’engagera, ou que ceux qui le feraient ne songeraient pas
une seconde à engager de nouveau. » Le propos relevait bien sûr
de l’hyperbole misanthrope typiquement kubrickienne, marmonnée à
mon oreille en aparté. Car en réalité, il aurait été incapable de
travailler avec qui que ce soit d’autre que les meilleurs, même si cela
impliquait de faire l’éducation de tout le monde, de les « corriger »
tous, comme le dit Grady dans Shining . Et le voilà lancé sur les
acteurs et tous les problèmes qu’ils causent, sans oublier quelques
couplets (poussés sans trop de conviction) de sa vieille rengaine les
accusant d’être responsables du nombre incalculable de prises qu’il
était toujours obligé de faire. Sur le tournage de Barry Lyndon ,
Marisa Berenson avait une réplique : « Nous emmenons les enfants
faire une promenade au village, nous serons de retour pour le
thé. » « Et Marisa n’arrivait pas à la dire. On a dû faire une
cinquantaine de prises rien que pour cette scène. »
Les acteurs de Full Metal Jacket furent l’objet de nombreuses
discussions. Stanley brûlait d’impatience de savoir qui incarnerait le
démoniaque sergent-instructeur Hartman, « le rôle est tellement
génial ». Le nom de Robert De Niro fut évoqué, mais Stanley se dit
que le public se sentirait trahi en voyant le personnage éliminé au
cours de la première heure de film. Il pensa ensuite à Ed Harris,
mais Harris n’était pas intéressé parce que, « Tu ne vas pas me
croire, Michael, il veut prendre une année sabbatique … Hey, j’ai
une idée ! Que penserais-tu de Richard Benjamin ? Il serait parfait,
Michael, ha ha ha ha… »
Sans exactement aller jusqu’à marmonner le mot « acteurs »
dans sa barbe comme une malédiction, il les envisageait bel et bien
comme des éléments imprévisibles, des sources de difficulté à
surmonter. Ils étaient si fainéants pour apprendre leur texte, si
souvent mal préparés, si capricieux, si puérils, et les plus jeunes
étaient pourris gâtés. Il y avait même quelque chose de mystérieux,
et à ses yeux d’un peu monstrueux, dans le fait de pouvoir et vouloir
se tenir en face d’autres personnes pour jouer et exprimer des
émotions sur commande, parfois jusqu’aux larmes.
• Stanley Kubrick sur le tournage de Barry Lyndon , en 1975 •
© Everett Collection / Bridgeman Images

« Je ne sais pas, lui dis-je. Je dois avouer que j’aime beaucoup


les acteurs.
— C’est parce que tu n’as pas à les payer, Michael. »

Une des choses les plus gentilles jamais dites à propos de Stanley,
et une des plus vraies, est une confession que Matthew Modine fit à
Vincent LoBrutto, le biographe de Stanley 2 : « C’est probablement
la personne la plus sensible que j’ai rencontrée. C’est dur pour lui, il
vient du Bronx, il y a cette mentalité de quartier, il essaye de
camoufler cette part de sa personnalité. Sous la surface de ce vernis
se trouve un homme très aimant, soucieux des autres, qui n’aime
pas la douleur, qui n’aime pas voir les humains ni les animaux
souffrir. Il m’a vraiment surpris. »
Et tout cela de la bouche d’un type qui en bava vraiment pendant
la majeure partie de l’année qu’il passa à Londres sur le tournage de
Full Metal Jacket , au sein d’une jeune troupe d’acteurs dont certains
étaient à peine des professionnels, et qui, tous, n’avaient qu’une
idée très vague de ce que Stanley entendait au juste par « connaître
son texte » ; ce qu’il voulait dire par là, c’était le connaître sur le bout
des doigts, au point de n’avoir plus aucune formulation alternative en
tête, et certainement pas une réplique de votre cru, à moins que
3
vous ne soyez Peter Sellers ou Lee Ermey . Les membres du
casting formaient une joyeuse bande pleine d’enthousiasme,
certains très talentueux, d’autres moins, tous ravis d’être dans un
film de Stanley Kubrick – je pense qu’ils s’imaginaient une route
pavée de gloire après ça –, mais il y avait un niveau de discipline
dont ils ne pouvaient soupçonner l’existence. Stanley les y initia, et
ce fut douloureux.
Puis il advint que, tard, un soir, Lee Ermey eut un accident de
voiture. Il se cassa de nombreuses côtes, et le tournage dut être
interrompu pendant près de cinq mois. Certains des acteurs étaient
censés enchaîner avec d’autres rôles et se retrouvèrent contraints
de jongler, pendant qu’ils attendaient sans rien faire à Londres, allant
au cinéma cinq à six fois par semaine, et essayant tant bien que mal
de rester en condition. Vincent D’Onofrio avait pris une vingtaine de
kilos pour incarner Leonard, et il dut les conserver pendant tous ces
mois de désœuvrement. Quelques-uns des acteurs venaient parfois
dîner chez nous avec leur épouse ou leur petite amie, et tous
devenaient dingues. Ils étaient persuadés que Stanley ne me
proposait de venir sur le tournage que les rares jours où il n’anticipait
pas de pépin, parce qu’il ne voulait pas que j’entende la manière
dont il leur parlait. Lorsque je me rendais sur le plateau, ils venaient
me voir entre les prises et scrutaient mon visage à la recherche d’un
indice, désorientés et à deux doigts de la mutinerie, et alors Stanley
se dirigeait vers moi et me disait quelque chose comme : « Ne parle
pas à mes acteurs, Michael. »
Je n’ai aucune idée de ce qui se passait vraiment entre Stanley
et les acteurs. Je sais seulement que sa conviction, ou du moins son
sentiment dominant, c’était qu’ils ne travaillaient vraiment que
lorsque la caméra tournait. S’il avait une idée de ce qu’il attendait
d’eux, il la gardait pour lui. Peut-être les acteurs avaient-ils une
dimension essentiellement visuelle à ses yeux, comme c’était le cas
pour Alfred Hitchcock avec ses actrices blondes. Stanley disait qu’il
n’aimait pas beaucoup Hitchcock – « Toutes ces projections arrière
4
bidon » –, mais ils avaient de nombreux points communs . J’ai
toujours été impressionné par ce que Hitchcock avait fait avec – ou à
– James Stewart dans Sueurs froides . La performance qu’il a
impitoyablement tirée de lui (quoique dans un registre bien plus
subtil que Carl Dreyer, qui avait fait passer à Falconetti une nuit
entière agenouillée sur le pavé pour qu’elle expérimente la
souffrance de Jeanne d’Arc) était si dégoulinante de sueur, si
torturée et si malsaine que, si Stewart avait su qu’il avait une once
de ça en lui, il aurait fait tout son possible pour le dissimuler. Je
pense que Stanley a réalisé quelque chose du même ordre avec
pratiquement tous les acteurs avec lesquels il a travaillé.
Je ne pourrais pas non plus expliquer cet étrange besoin
impérieux qu’il avait de pousser ses acteurs à s’éloigner le plus
possible d’un style de jeu « naturaliste », et de choisir souvent, pour
le montage final, leurs prestations les plus extrêmes, les plus
embarrassantes, et les plus déroutantes sur le plan émotionnel. La
bizarrerie de la chose – George C. Scott, Patrick McGee et Jack
Nicholson, pour ne citer que les exemples les plus éclatants. Scott
reprocha publiquement à Stanley non seulement de l’avoir incité, par
ses indications de direction, à complètement surjouer son
personnage, mais aussi d’avoir finalement retenu les prises les plus
outrancières. La performance de Jack Nicholson, elle, valut à
Shining d’être un échec en tant que film de genre, mais une réussite
inoubliable sur d’autres plans où il importait peu qu’il y ait une
immense star ou un grand acteur à l’écran. (Nicholson livra là le
meilleur et le pire de ce dont il était capable, et l’on pourrait dire de
même du réalisateur du film.) « C’était beaucoup plus réaliste, lui dit
Stanley après une prise. Mais ce n’était pas intéressant. » Même les
plus grandes stars savaient quel effet cela faisait d’être un pion dans
le jeu de Stanley, de se retrouver planté, impuissant, au pied de la
face nord de sa détermination : « C’était vraiment génial. Refaisons-
la. » Le mieux que je puisse dire, au sujet de Stanley, c’est que
lorsqu’on travaillait pour lui, on méritait son salaire.
Quand un acteur venait lui demander comment il fallait qu’il
aborde une scène, il le renvoyait à son travail pour qu’il le découvre
par lui-même. Lorsque Malcom McDowell lui posa la question,
Stanley lui répondit : « Malcom, je ne suis pas professeur à
l’Académie royale d’art dramatique. Je t’ai engagé pour que tu joues
le rôle. » Alors qu’il préparait une séquence de Spartacus où
Laurence Olivier et Nina Foch sont assis dans des fauteuils qui
surplombent une arène et attendent que les gladiateurs y entrent
pour s’affronter jusqu’à la mort, Nina Foch lui demanda des
indications. « Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? » s’enquit-elle, et
Stanley lui répondit : « Tu attends là avec Larry que les gladiateurs
entrent en piste. »
Son mode de fonctionnement habituel était de devenir
incroyablement proche des comédiens pendant le tournage, et de ne
plus jamais les revoir ensuite. Beaucoup d’entre eux en furent
terriblement blessés. Il va sans dire que l’affection qu’il leur portait
était sincère et qu’il était une véritable source d’inspiration pour eux,
ce qui rendait la rupture d’autant plus douloureuse. En ce qui
concerne Stanley, je ne l’ai jamais entendu parler d’un acteur
autrement qu’avec affection, même lorsqu’il s’agissait de quelqu’un
qui lui avait donné du fil à retordre ou s’était montré « déloyal » une
fois le film sorti. Il l’évoquait à la manière d’un membre de la famille
qui s’était éloigné, volatilisé vers une nouvelle phase de sa carrière,
même si cette phase était l’oubli.
5

Il me confia un jour que s’il n’était pas devenu réalisateur, il aurait


peut-être aimé être chef d’orchestre. « Ce sont eux qui dirigent tout
l’orchestre, et ils font une bonne dose d’exercice, dit-il en esquissant
quelques moulinets avec ses bras. Et la plupart d’entre eux vivent
vraiment vieux. »

Au moment où j’écris ces lignes, son dernier film sort dans deux
mois. Très peu de gens l’ont vu, mais déjà tout le petit monde des
médias culturels se prépare à être choqué et heurté, ou à faire
semblant de l’être. « Quoi de neuf sous le soleil ? » aurait dit
Stanley, comme si le point d’interrogation était superflu. Il avait
commencé à planifier la campagne publicitaire avant d’avoir achevé
le montage du film, mais je suis certain qu’il y réfléchissait depuis
des années. Certaines personnes semblent penser qu’il continue de
superviser les opérations depuis la tombe. Pour quiconque l’a
connu, il est inconcevable qu’une telle énergie s’arrête simplement
parce que la mort a fait son œuvre, qu’elle ne continue pas à circuler
sous une forme ou sous une autre. Ce livre même en est la preuve,
puisqu’il découle d’un article qu’il voulait que j’écrive sur lui, dont la
publication dans Vanity Fair devait coïncider avec le lancement d’
Eyes Wide Shut .
Durant les deux ans et demi qui s’écoulèrent entre le moment où
je déclinai sa proposition de toiletter le scénario pour le plaisir et
celui où il acheva le montage, nous ne nous parlâmes qu’à quelques
occasions. Le tournage l’occupa pendant l’essentiel de cette
période : il me disait que tout se passait très bien, quoi que j’aie pu
entendre par ailleurs. Il était dingue de ses stars, impressionné par
leur professionnalisme et leur énergie. Il disait qu’elles stimulaient
toute l’équipe et lui facilitaient beaucoup la tâche. Le seul autre
acteur dont je l’ai entendu parler de la sorte était James Mason, et
c’était au lendemain de sa mort.
Au début du mois de janvier, ma femme et moi avons reçu un
cadeau de sa part, un livre de photographies de Jacques Henri
Lartigue. C’était un cadeau de Noël, le premier que nous recevions
depuis trois ans, depuis qu’il s’était lancé dans la production du film.
« C’est vraiment gentil de sa part ! » s’exclama ma femme. Elle
avait toujours apprécié Stanley.
« Oui, c’est vrai », acquiesçai-je, tout en me disant : Je me
demande ce qu’il peut bien vouloir .
Les appels reprirent, tous les deux jours, de plus en plus longs. Il
avait l’air en grande forme, c’était agréable d’être de nouveau au
téléphone avec lui. Pour la première fois depuis que je le
connaissais, il me demanda s’il y avait un moment de la journée qui
me convenait le mieux, et nos discussions avaient donc surtout lieu
le matin, c’est-à-dire l’après-midi pour lui avec le décalage horaire.
Avais-je lu l’article de Norman Mailer sur Tom Wolfe dans la New
York Review of Books ? « Brillant, il doit être assez vieux
maintenant, Michael, mais quelle passion », et « J’ai entendu que
ton pote Francis venait de gagner le pactole dans son procès contre
la Warner », et « Il faut que quelqu’un écrive un livre sur Bill Clinton
et l’intitule Il doit l’avoir ».
Jusqu’à ce qu’un matin : « Hey, Michael (s’esclaffant déjà), j’ai eu
une super idée ! Que dirais-tu d’écrire le reportage exclusif de Vanity
Fair sur Eyes Wide Shut ? »
Je n’en savais rien. Je travaillais déjà sur quelque chose, et de
plus, je n’avais pas écrit d’article pour un magazine depuis vingt ans.
« Écoute, ce sera sympa… Tu viens ici une semaine, je te
montrerai le film, tu pourras parler à Tom et Nicole, m’interviewer…
ça ne te plairait pas, Michael ?
— Je ne saurais pas quoi te demander.
— Ce n’est pas un problème, j’écrirai toutes les questions… ce
sera le seul reportage sur le film, tu sais, Michael, un joli morceau de
promo vraiment classe » (pouah !), et « Tu es le seul à pouvoir le
faire correctement », et « C’est parfait pour toi ».
Je lui répondis que puisque c’était lui, j’allais y réfléchir. Je
décidai d’accepter, et l’appelai.
« Bon sang, c’est génial, Michael. J’en suis très heureux.
— Moi aussi, Stanley. Comme ça, tu sauras enfin ce que je
pense vraiment de toi. »

Comme je l’avais prédit à Graydon Carter, le rédacteur en chef de


Vanity Fair , les problèmes ne tardèrent pas à montrer le bout de leur
nez. Stanley m’appela pour me demander ce que j’entendais par
« exclusif », et je lui répondis que je n’avais jamais employé ce
terme, que c’était lui qui l’avait fait. Qu’entendait-il lui par
« exclusif » ? Puis il appela dans un état de détresse avancé en
disant qu’il lui était impossible de me montrer le film dans les temps
pour le bouclage de mon article, qu’il restait du doublage à faire et
que la musique n’était pas finie, une multitude de petites corrections
techniques sur la couleur et sur le son, bref, que ce n’était pas prêt ;
est-ce que moi, j’accepterais que quelqu’un voie un travail
inachevé ? Il était bien obligé de le montrer à Tom et Nicole parce
qu’il fallait qu’ils signent des accords pour les scènes de nudité, et à
Terry Semel et Bob Daly de la Warner, mais il détestait y être obligé,
et je pouvais entendre son désarroi dans sa voix. Pourtant, une fois
la projection terminée, lorsqu’il vit que le film suscitait des réactions
si fortes, il s’apaisa.
« Bon, Michael. Laisse-moi y réfléchir. » Puis nous
recommençâmes à parler de Hemingway, du fait que sa prose était
irréductible à une somme de composants pouvant être étudiés,
analysés et décrits, et qu’il était vain d’espérer percer à jour ainsi le
secret de son fonctionnement magique.
Le vendredi précédant sa mort, je roulais sur l’autoroute de l’État
de New York en direction du Vermont quand mon téléphone portable
sonna.
« Michael, peux-tu téléphoner au volant ?
— Oui, Stanley, et même mâcher du chewing-gum.
— Non, je veux dire, est-ce légal ? »
Il me dit qu’il était d’accord pour que je vienne dans deux
semaines afin de voir le film et de l’« interviewer ». Quand je lui
demandai si c’était son dernier mot, il rit et dit : « Peut-être. »
Puis il me parla d’un de ses amis, le dirigeant d’un studio, qui
venait d’acheter un appartement à New York. Il me dit combien il
l’avait payé, et ajouta que c’était le premier Juif jamais admis dans
l’immeuble.
« Tu le crois, ça ? On est en quelle année, 1999 ? Et ils n’avaient
jamais accepté de Juif avant ? »
Il avait entendu dire qu’aux Pays-Bas, une équipe de football qui
s’appelait l’Ajax avait un jour compté dans ses rangs un joueur juif et
que, depuis lors, à tous les matchs, les skinheads hollandais
faisaient retentir un sifflement assourdissant censé évoquer les
chambres à gaz. « Et je te parle des Pays-Bas , Michael. Un pays
civilisé », dit-il avec un rire.
Nous discutâmes pendant environ cent cinquante kilomètres,
depuis les abords de Utica jusqu’à ma sortie à Albany. Je lui dis que
j’avais maintenant besoin de mes deux mains, et que je le
rappellerais quand je serais de retour chez moi dimanche.

Tout ce que les gens croient savoir sur Stanley, ils l’ont lu dans la
presse, et dans la presse cinéma grand public qui plus est. La
plupart de ces journalistes ne l’ont jamais rencontré : à ses yeux, il
fallait être dingue pour donner des interviews en dehors du cadre de
la sortie d’un film. Et encore, même dans ce cas, tout devait être
méticuleusement organisé. Cela n’avait rien d’une affaire
personnelle pour lui, mais je pense que cela en devint une pour
nombre d’entre eux. Ils travaillent dur, bien trop dur, le tapis roulant
de la chaîne de production ne cessant d’accélérer et de charrier des
formes de divertissement de plus en plus creuses, stupides, brutales
et – heureusement – éphémères. Il est devenu impossible d’aller au
cinéma sans glisser sur les litres de bave pavlovienne qui suintent
entre les rangées de fauteuils en une sorte de grand manifeste du
show-business. Voici le monde dont Stanley avait décidé de devenir
l’un des maîtres, et ne pas s’épancher était l’une des stratégies qu’il
avait adoptées. À une époque où tant de célébrités sont avides de
vivre sous les feux de l’actualité, je peux comprendre que quelqu’un
qui refuse de s’exprimer dans les médias grand public puisse passer
pour excentrique, solitaire et misanthrope ; fou, despotique et dénué
d’humour ; froid, névrosé et arrogant.
Mais je dois dire que sa mort a été un coup dur pour beaucoup
de gens. Pour des personnes qu’il connaissait parfois depuis
quarante ans, comme pour d’autres qu’il n’avait pas revues depuis
une décennie ; pour sa famille, puisqu’il était un mari et un père
aimant – c’est incroyable, le nombre de personnes qui l’aimaient,
l’amour qu’elles lui portaient, et l’ampleur du vide que sa disparition
a laissé dans nos vies. Il était si vivant à nos yeux qu’il était difficile
de croire à sa mort, et puis il y avait autre chose (« On voit ça dans
Homère, Michael »), les gens contemplant leur héros vaincu par la
mort et se disant : « Si ça lui est arrivé à lui, imagine ce qui va nous
arriver à nous. »
Il ne parlait jamais des films qu’il était en train de faire, et il
n’aimait pas beaucoup en parler après non plus, même avec des
amis, sauf peut-être pour mentionner le montant de leurs recettes.
Surtout, il refusait de parler de leur « sens », parce qu’il avait une foi
si absolue dans leur signification que toute tentative de la formuler
ne pouvait que l’altérer à ses yeux. Il était possible qu’il vous dise
comment il avait fait telle ou telle chose, mais jamais pourquoi. Lui
qui était archi-matérialiste, et un artiste du monde matériel, je pense
qu’il a créé l’image spirituelle la plus inspirée de toute l’histoire du
cinéma, l’Enfant des Étoiles contemplant avec sérénité les éternelles
galaxies vides de l’au-delà en attendant patiemment de naître une
nouvelle fois. Quelqu’un lui demanda un jour comment l’idée de la fin
de 2001 avait bien pu lui venir. « Je ne sais pas, répondit-il.
Comment est-ce qu’une idée peut bien venir à quelqu’un en règle
générale ? »
• Stanley Kubrick sur le tournage de 2001, l’odyssée de l’espace (1968) •
© Metro-Goldwyn-Mayer (MGM) / Ronald Grant Archive / Alamy Banque
d’Images
Post-scriptum
Eyes Wide Shut

Quelques jours après les funérailles de Stanley, l’édition londonienne


du Times rapporta l’histoire d’une ancienne femme de ménage de la
famille Kubrick, Betty Compton, âgée de soixante-sept ans, qui
prévoyait de publier ses mémoires. « Il était excentrique et
paranoïaque, disait-elle, mais il n’était pas cinglé. » Elle ajouta :
« Tant que vous ne le preniez pas de haut, c’était formidable de
travailler avec lui. » J’ai trouvé ça juste.
La semaine suivante, Frederic Raphael, visiblement mécontent
de sa collaboration avec Stanley sur le scénario d’ Eyes Wide Shut ,
soumettait aux éditeurs son propre projet de mémoires. En résulta
rapidement un livre qui brossait un tableau difficilement acceptable
pour bien des gens. Cela ne tenait pas seulement à l’hostilité dont il
faisait montre à l’égard de Stanley, ni même au sentiment
d’amertume et d’autohumiliation dont il était empreint, mais plutôt au
regard condescendant qu’il portait sur lui du début à la fin. Stanley,
semble-t-il, n’avait pas manifesté suffisamment de déférence envers
les diplômes de Raphael, sa carrière universitaire et l’immensité du
champ de ses connaissances, son usage – souvent malheureux –
d’expressions et de vocables étrangers et l’insolente présomption de
supériorité qui enrobait tout cela – quelque infondée qu’elle fût. Il
était question de Stanley le tyran, Stanley le maniaque
perfectionniste, Stanley l’homme de glace, Stanley le mystérieux,
Stanley le peu amène, et d’un nouveau venu – d’un mauvais goût
tout particulier, dans la mesure où il s’agissait d’une pure projection
de l’auteur forgée de toutes pièces – Stanley, le Juif qui se détestait.
« Ils sont soit à ta gorge, soit à tes pieds », disait Stanley, se
souvenant d’une maxime qui circulait dans les cercles diplomatiques
européens après la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, elle
faisait allusion aux Allemands ; dans sa bouche, elle évoquait les
critiques et les commentateurs culturels en général, les reporters de
la presse cinéma grand public : esprits fins pour certains, pas très
subtils pour d’autres, entre les deux pour la plupart, généralement
querelleurs et mal informés, et, enfin, quelques journalistes stars,
intellectuels revendiqués. Dès qu’il en avait l’occasion, il essayait de
se les mettre dans la poche, pour ainsi dire (on ne se refait pas
quand on est un maître des échecs). Mais l’image faussée
qu’avaient de lui nombre d’entre eux, la manière dont elle lui collait à
la peau, tout cela était, au mieux, inconfortable pour lui, même s’il
avait conscience qu’en se comportant comme il le faisait, il
contribuait à la nourrir. Il comprenait à la fois le principe d’une vie à
l’abri des regards et ce qu’il en coûtait. Il n’en était pas moins une
personne sensible (j’ai du mal à croire que je ressente le besoin de
le dire, et de manière aussi explicite), et il pouvait être blessé. Il
n’était pas particulièrement susceptible ; j’ai du mal à l’imaginer
bouder ou broyer du noir au sujet d’autre chose que de son travail. Il
n’était pas en sucre, et le changement de saison ne lui tirait pas de
larmes, mais la bêtise et l’injustice le blessaient, et pas même pour
des raisons aussi personnelles qu’on pourrait le croire.
Quand j’ai rencontré Stanley pour la première fois, je lui ai
raconté qu’à mon arrivée à New York, au début des années
soixante, j’avais brièvement travaillé (à titre gracieux) comme
critique de cinéma pour un magazine qui s’intitulait The New Leader
. (« Tu veux dire qu’ils ne te payaient pas du tout ? – Ils me payaient
les places de cinéma. – Mince, Michael… Tu n’avais même pas un
pourcentage sur les bénéfices ? Des notes de frais ? Des tickets-
restaurant ? ») Je lui dis que l’un des films que j’avais chroniqués
pour ce magazine était Lolita . Il passa donc tout naturellement un
coup de téléphone à New York et fit exhumer l’article des
catacombes de la Bibliothèque publique. Il lui plut. La critique était
dithyrambique. Mon avis sur le film était bien plus positif que celui de
Stanley lui-même.
Je faisais un bien piètre critique. J’étais arrivé au magazine par
l’intermédiaire de Manny Farber, l’un des meilleurs écrivains que je
connaisse sur le cinéma, comme vint me le rappeler, en 1998, la
parution d’une ample sélection de ses chroniques intitulée Espace
négatif . Je n’étais pas dans mon élément, ni à la hauteur. Mes
critiques n’étaient pas très bonnes – je crois me souvenir avoir
affirmé que L’Île nue , un film japonais, avait été pour moi une
expérience si bouleversante que je ne m’étais rendu compte qu’à la
fin qu’il n’y avait pas un mot de dialogue – et j’aggravai mon cas en
affichant mon peu de goût pour une série de films européens à la
mode (pendant cinq minutes), puis en prenant fait et cause pour une
flopée de films hollywoodiens qui n’étaient rien de plus que des
produits de studio bien emballés, ou des films de genre qui s’en
tenaient au cahier des charges, et pour d’autres encore qui
m’amusaient. (La plupart, américains comme étrangers, ont disparu,
évanouis dans les airs comme s’ils n’avaient jamais été tournés.) Ma
carrière de critique fit long feu, moins d’un an, mais ce bref laps de
temps fut suffisant pour qu’aller au cinéma devienne un pensum, un
comble pour quelqu’un qui, avant cela, n’avait jamais détesté aucun
film qu’il avait vu.
Ce souvenir me revient à l’esprit chaque fois que je pense à la
vie que doivent mener les critiques, notamment les critiques de
cinéma, et en particulier les cinéphiles de la vieille école, les
vétérans qui signent leurs chroniques dans des rubriques
secondaires depuis parfois plus de quarante ans sans pour autant
en être arrivés à prendre les choses avec humour et légèreté. Ce
que ce doit être de passer son temps à pointer du doigt les erreurs
des autres, de vivre quotidiennement avec la pression de devoir
trouver un autre superlatif, un nouveau terme péjoratif, tout en
veillant à conserver sa crédibilité. Et je sais, pour l’avoir traversé,
quel enfer c’est d’être continuellement invité à donner son opinion –
son jugement, son point de vue, son « avis », au sens le plus trivial
du terme – sur tout et n’importe quoi.
« J’ai lu certaines de ces critiques, me dit Stanley, et, bon sang,
Michael… tu te souviens de cette vieille émission de radio, It Pays to
1
Be Ignorant ? » C’était juste après la sortie de Full Metal Jacket ,
et son agacement était dirigé contre quelques journalistes en
particulier. « Bon, au moins, ils essaient de bien orthographier mon
nom », dit-il, dans un effort pour voir le bon côté des choses.
Comme j’étais son ami, je n’ai jamais vraiment prêté attention
aux conneries qu’on pouvait écrire sur lui quand il m’arrivait de
tomber dessus, mais maintenant qu’il est mort, je dois dire que ça
m’exaspère. Bien sûr, c’est toujours un crève-cœur de voir un grand
artiste dénigré par des idiots à cause de leurs spéculations
malveillantes, nébuleuses et nuisibles, leurs contresens ne cessant
de s’empiler, comme si colporter des idées fausses était pour eux
une vocation à laquelle ils se consacraient corps et âme. Quand un
ringard choisit comme sujet un type branché, ça ne peut que mal
tourner. Fondamentalement incapables de le considérer autrement
que comme le névrosé du contrôle, excentrique et angoissé, que la
fiction, plus encore que la légende, voulait qu’il soit, ils se
cramponnaient obstinément, je dirais même bêtement, à leurs a
priori, s’en prenant souvent directement à lui, lui reprochant son goût
du secret, du silence, et sa richesse. (Il y eut même quelques
grommellements soupçonneux au sujet des circonstances
« mystérieuses » de sa mort, comme s’il était impossible que lui, le
grand insaisissable, soit rattrapé par quelque chose d’aussi
prosaïque qu’une crise cardiaque.) En prenant pour argent comptant
et en relayant les conjectures sur la prétendue pathologie
psychologique de Stanley, ils en vinrent eux-mêmes à concevoir une
aversion pathologique pour sa personne et son œuvre. Peu importe,
en l’occurrence, que nombre d’entre eux soient par ailleurs de bons
critiques, des gens que je lis depuis des années. Ils referment leurs
mâchoires sur un petit morceau de Stanley et détalent comme des
épouvantails attachés à des chevaux à bascule.
Le ton étrangement belliqueux et extrêmement irrespectueux
dont étaient empreints beaucoup de nécrologies et d’hommages
laissa un goût amer aux nombreuses personnes qui aimaient
Stanley, mais ne les surprit pas. Puis Eyes Wide Shut sortit en salle,
les critiques parurent, et avec elles le flot inéluctable de ce que l’on
avait coutume d’appeler les « articles d’opinion » : The New Yorker ,
The New York Times (avec l’exception notable de Janet Maslin, dont
l’enthousiasme passionné pour le film aurait précipité, selon la
rumeur, sa démission du journal), The New York Review of Books ,
The New Republic , toujours la même rengaine, Mal vu mal dit . Il y a
peu de spectacles plus déprimants que celui-ci : les représentants
du beau monde de la culture et de la critique, unis dans l’aversion,
s’affublant de leur épouvantable casquette d’intellos.
En tant que produit (pas tout à fait pur) des années soixante, je me
suis souvent demandé si, sur le long terme, la liberté sexuelle de
cette époque n’avait pas engourdi davantage d’organes génitaux
qu’elle n’en avait enflammé, plus encore que tous les interdits des
décennies précédentes. Quand la pulsion érotique et ses formes
d’expression, réprimées pendant si longtemps, furent affranchies et
purent s’épanouir, une merveilleuse vitalité gagna l’ensemble de la
culture. Bien des modes et des représentations qui étaient (soi-
disant) inimaginables une génération, voire une année plus tôt,
s’ébattaient soudain au grand jour, se baignaient nues dans le lit de
la culture de masse, à la vue de tous, sous l’œil des caméras de
télévision, sans bride ni complexe. Mais si, tout compte fait, « être
libre » et « ne plus rien avoir à perdre » n’étaient pas deux manières
de dire la même chose ? Et si la liberté cessait à partir du moment
où l’on commence à conférer une dimension spirituelle à une
question charnelle ? Si libération il y a bel et bien eu à l’époque,
pourquoi, alors, tout ce désarroi, ce ressentiment, cette
pornographie dans notre société actuelle ?

Après avoir connu un bref retentissement, la campagne de


promotion d’ Eyes Wide Shut , dont la conception laissait à désirer,
est déjà tombée dans l’oubli, sauf au sein des cercles de
professionnels du marketing culturel – où elle n’est restée dans les
annales que pour ses répercussions dévastatrices. Certes, elle
n’incluait pas de produits dérivés à retrouver dans les menus de fast-
food ; mais de nos jours, plus aucun film n’est lancé sans en appeler
à ce que nous avons de moins reluisant en nous. Pour accompagner
la sortie d’ Eyes Wide Shut , ce furent le sexe et la célébrité que l’on
choisit de mettre en avant. Pourtant, la présence de Tom Cruise au
générique ne suffit pas à en faire un succès commercial, et le sexe
fut ce qui causa sa perte. C’était une mauvaise idée, dans
l’ambiance lascive généralisée, de jouer avec les attentes du public
en annonçant Eyes Wide Shut comme le film le plus sexy de tous les
temps, une sorte de Dernier Tango à Paris pour notre époque ivre
de sexe, au lieu de dire la vérité, aussi risquée soit-elle, à savoir qu’il
s’agit simplement de l’un des plus beaux films de l’histoire du
cinéma.
« La phobie de l’art est désormais la sensibilité dominante au
sein de la culture officielle, et cette phobie a anéanti l’œuvre
automnale de Stanley Kubrick », écrivit Lee Siegel dans le magazine
Harper’s quelques mois après la débâcle, m’enlevant avec
éloquence les mots de la bouche, et prenant la défense de ce qu’il
considère comme un grand film. Courageusement, il poursuit :
« L’art, le vrai, est celui qui vous conduit à investir votre crédulité
dans ce qui relève manifestement de l’illusoire », un sacrifice
volontaire que les critiques n’envisagèrent même pas, et osèrent
encore moins. (L’absence de sensibilité des critiques de films à la
théâtralité n’est pas un phénomène récent : quiconque se souvient
de Bosley Crowther, qui régna sur les pages critiques du New York
Times des années quarante aux années soixante, ne saurait
soutenir que la phobie de l’art dans les « hautes sphères » est une
nouveauté.) « Car ils craignent, en s’abandonnant à l’étrangeté de
l’œuvre, de passer pour vulnérables, naïfs, et peu fiables sur le plan
intellectuel. » Au lieu de réagir au film, ils réagirent au battage
médiatique qui l’entourait, et le démolirent à la fois en tant que
« produit » et que divertissement. Avec une indignation
compréhensible, Siegel continue dans cette veine en expliquant
comment un film aussi beau, inoffensif et, sans aucun doute,
étrange, a pu passer à travers tant de failles de la culture.
Stanley est loin d’être irréprochable dans cette affaire, et
j’imagine que s’il pensait pouvoir s’en tirer à bon compte, à cette
époque et dans ce pays, il était peut-être effectivement à côté de la
plaque. On peut tenir pour acquis qu’il resta aux commandes de la
campagne publicitaire et de la stratégie marketing jusqu’à son
dernier souffle. J’ignore qui prit la tête des opérations par la suite, ni
s’il s’agissait d’un commandement conjoint, mais la puissance de feu
déployée fut excessive, bien des tirs manquèrent leur cible, et ce fut
le film qui écopa de tous les dommages collatéraux. Certains
critiques l’adorèrent, mais la plupart, se faisant souvent la voix du
public, écrivirent des articles si méprisants que j’eus du mal à ne pas
céder moi-même à la forme de snobisme qui consiste à dire que
ceux qui n’aiment pas les films de Stanley, en réalité, n’aiment pas le
cinéma.
Après l’avoir fustigé pendant des années pour son nihilisme, les
critiques le fustigeaient désormais pour ses croyances, souvent avec
un mélange de véhémence, de cynisme et d’hypocrisie
sentencieuse : « Kubrick : quelle tristesse » (snif), dans les colonnes
de The New Republic , et « Une raideur macabre, hélas » (mon
Dieu), dans le New Yorker . Il s’agissait sans conteste de larmes de
crocodile, et plus d’un commentateur, jetant quelques mois plus tard
un regard en arrière sur ces premières critiques, ne put s’empêcher
de noter la désagréable aura d’autosatisfaction qui émanait de la
petite musique solennelle qu’ils faisaient entendre. (Un critique parla
du « voyeurisme brutal » de Stanley, alors qu’il s’agissait simplement
de voyeurisme – et qu’il me cite, s’il le peut, un réalisateur qui ne soit
pas un voyeur.) Ils prirent la plume comme si on les avait bernés. Ils
rédigèrent leurs articles avec malice, sur un ton condescendant,
insultant. Mais on ne peut pas berner un honnête homme, comme je
suis presque sûr qu’on ne peut pas insulter une œuvre d’art. Tout ce
qu’on peut faire, c’est nuire à sa réputation à un moment crucial, et
sérieusement mettre à mal son box-office.
S’attendant à du sexe, s’étant vu promettre du sexe noir sur
blanc, les critiques, les commentateurs et les spectateurs voulaient
du sexe. Ils furent scandalisés que la séquence de l’orgie ne soit pas
le baisodrome qu’ils s’étaient imaginés (non sans motif), que les
stars n’aillent pas jusqu’au bout pour nous permettre de nous rincer
l’œil. À la place, ils eurent droit à un érotisme profondément enraciné
dans la mémoire et l’imagination, où plus les choses deviennent
charnelles, moins elles sont sensuelles. Ils eurent droit au sexe et à
la mort inextricablement mêlés, à une orgie qui ne manquait pas de
chair, certes, mais qui n’avait rien d’aphrodisiaque, et ressemblait
plutôt à une cérémonie. Tom Cruise passe la majeure partie de deux
jours et deux nuits à errer dans les rues de New York (des rues
mortes et dépeuplées, d’après le consensus critique) et, à une
exception près – avec sa femme et hors champ –, ne parvient pas à
s’envoyer en l’air. Ni avec les ondulantes sirènes qu’il rencontre à
une fête (l’exaltante Gayle et l’adorable Nuala, qui lui épelle son nom
en le faisant sonner comme un nouveau synonyme de « plaisir »). Ni
avec une magnifique putain au grand cœur (ce qui ne l’empêche pas
de la payer), ni avec une douce nymphette potentiellement simple
d’esprit, incarnation du sexe à l’état de nature, ni même pendant une
orgie, et ce en dépit du fait que partout où il va, tout ce qui bouge lui
fait des avances, homme, femme et gamine.
On n’eut pas droit non plus, malgré quelques ombres
menaçantes et une musique effrayante, au thriller annoncé. À la
place, on fut confronté à du mystère, chose bien plus problématique,
à un film d’incidents étranges et de couleurs obsédantes, de rues à
la nuit tombée auxquelles on semble avoir jeté un sort, de masques
et de sapins de Noël, de téléphones qui sonnent et de laquais qui
s’approchent de leur maître pour leur porter des requêtes,
d’apparentes interruptions qui sont en réalité autant de signaux
annonçant le passage à la séquence suivante. Le film n’a pas pour
sujet le sexe et les sensations fortes, mais le mariage et la fidélité. «
Fidelio » est le mot de passe et l’esprit qui président à l’ensemble
de l’œuvre.
Dans les (soi-disant) comédies de Mozart, une farce sinistre se
joue sur scène à un rythme infernal, tandis que la musique raconte
une tout autre histoire, la vraie. Chacun de ces incomparables
poèmes est le théâtre d’une même lutte, celle de l’honneur et de la
fidélité pour obtenir leur dû dans un monde d’inconstance et de
tentations. La chasteté assiégée et trahie, la loyauté de l’être aimé
qu’on jette sur une table de jeu telle la mise d’un pari risqué : c’est
Così fan tutte ; très amusant – pour les sadiques et les cyniques en
tout cas –, et irrésistible pour un artiste. Schnitzler en avait saisi
l’essence corrosive dans La Nouvelle rêvée ; Stanley, lui, a
transposé ce motif dans des tons bien plus chauds, redéfinissant
ainsi sa signification. Cela n’a rien à voir avec Don Giovanni ,
quoique un hommage * soit rendu au grand seigneur à travers le
personnage de Sandor Szavost (la petite plaisanterie hongroise de
Stanley, interprétée avec un charme suranné par Sky Dumont). Eyes
Wide Shut a bien plus de ressemblances avec La Flûte enchantée ,
un conte de fées où l’on mène à bien une quête dangereuse et,
peut-être, ésotérique, où l’on parvient à lever une malédiction, et qui
se termine par un semblant de happy end. Et comme dans les
meilleurs contes de fées, c’est le merveilleux qui assure la
propulsion, et le poids de la mort qui tient lieu de lest. La seule
référence à la musique de Mozart effectivement présente sur la
bande-son du film est un extrait du Requiem .
L’atmosphère troublante de La Nouvelle rêvée (qui n’est pas la
plus érotique des nouvelles, mais la plus perturbante), son écriture
au scalpel donnent froid dans le dos. Stanley s’en est éloigné pour
créer à la place un charme profond quasiment absent du texte
original, mais que l’on retrouve dans le cinéma de Lubitsch, d’Ophüls
et de von Sternberg, deux Européens rêveurs et un illusionniste de
génie. C’était suffisant pour faire naître un sourire narquois sur le
visage d’un certain public new-yorkais. Les intéressés, se plaignant
en long, en large et en travers que, comme tous les films de Stanley,
Eyes Wide Shut ne leur donnait aucun indice sur ce qu’ils étaient
censés ressentir, déclarèrent que le film était dépourvu de toute
émotion. Parce que son style n’avait pas de précédent, ils
décrétèrent qu’il n’en avait pas. (Une voix, cependant, s’éleva pour
objecter qu’il était au contraire « stylisé », comme si un haut degré
d’esthétisation était soudainement devenu impardonnable dans un
film.) Certains allèrent jusqu’à dire qu’il n’avait pas d’histoire, alors
qu’il en avait une, et une bonne : l’histoire d’un homme amoureux de
sa femme.

Les films de Stanley ont toujours divisé le public en deux camps


chacun incapable d’envisager le point de vue de l’autre. Beaucoup
de spectateurs furent (et demeurent) indignés par 2001 et ce qu’ils
considérèrent comme une fumisterie à la sauce hippie. Barry Lyndon
fut réduit à un film décoratif, comparable à une journée passée à
déambuler dans le musée du Prado le ventre vide. Orange
mécanique n’était rien moins qu’une abomination morale, tandis
qu’une décennie plus tôt, Docteur Folamour fut perçu comme un
épouvantable pavé dans la mare. Dans le cas d’ Eyes Wide Shut , le
premier camp était constitué de ceux qui, en l’espace de quelques
minutes, avaient compris qu’ils avaient affaire à un film onirique, et le
deuxième de ceux qui ne s’en étaient pas rendu compte. Leurs
réticences à concéder que Stanley était doué d’une grande
imagination les empêchaient de voir toute la fantaisie dont il était
capable.
J’ignore dans quelle mesure le spectateur est censé prendre
Eyes Wide Shut comme un rêve à proprement parler, comme une
série d’événements se produisant au fil d’un itinéraire qui ne cesse
d’osciller entre le songe et la réalité, ou encore comme une histoire
sans autre logique qu’onirique. Stanley a toujours parlé de ses films
comme s’il s’agissait de rêves, de rêves portant sur d’autres rêves,
rêves éveillés et cauchemars inclus (sans pour autant, à ma
connaissance, les réduire à cette définition), et n’a jamais fait
aucune distinction entre un songe et une vision – voilà bien le genre
de matérialiste qu’il était. Mais le sens même du mot « rêve » tout
comme l’activité à laquelle il fait référence ont été horriblement
galvaudés par la télévision, où, quand on parle d’un rêve, on entend
la plupart du temps un projet chimérique que l’on poursuit, auquel on
estime avoir une prétention légitime, quelque chose de bassement
matériel et d’inaccessible, qui n’a absolument rien à voir avec un
rêve.
Dans la séquence inaugurale d’ Eyes Wide Shut , les premières
mesures de la valse de Chostakovitch retentissent, un mélanco lique
pastiche de valse, comme une rose affligée d’un chancre, tandis que
Alice, encadrée par deux colonnes, laisse glisser sa robe sur le sol,
à l’intérieur d’un appartement que certains jugèrent d’une opulence
excessive, inabordable pour un médecin new-yorkais et sa femme.
Cela ne les empêche pas de s’y déplacer comme s’ils en étaient les
propriétaires, unis dans ce que l’on identifierait immédiatement
comme une intimité domestique s’il ne s’agissait d’un film de Stanley
Kubrick. Ne se préoccupant cette fois ni de sang et d’acier, ni d’un
conflit à l’échelle internationale ou cosmique, Stanley était d’humeur
pour une histoire d’amour, et c’est à l’amour qu’il dédia tout son film,
une comédie de haute volée au sujet d’un couple traversant un
secteur du terrain miné que constitue le mariage où les engins
explosifs sont particulièrement bien enterrés. Il tourna son regard
acéré vers un pacte conjugal dont l’équilibre repose autant sur la
confiance que sur la suffisance, et qui est sur le point de subir
l’épreuve du feu.
Le docteur Bill Harford peut répondre à sa femme qu’il la trouve
magnifique sans même la regarder parce qu’il l’aime et qu’il sait
qu’elle est magnifique ; c’est une chose qu’il tient pour acquise. Il lui
demande si elle n’a pas vu son portefeuille (le portefeuille magique
dont sortiront des milliers de dollars au cours des trois prochaines
nuits, et qui contient son amulette, sa carte de professionnel de
santé de l’État de New York, qui lui ouvrira bien des portes et
calmera bien des soupçons ; c’est bon, il est docteur). Elle lui répond
que son portefeuille est sur la table de chevet. Elle enlève ses
lunettes, il éteint la chaîne hi-fi qui diffusait la valse, et ils sortent
tous deux dans l’effervescence érotique, infiniment suggestive de la
nuit new-yorkaise à l’approche des fêtes de Noël.

• Nicole Kidman dans le rôle d’Alice Harford ( Eyes Wide Shut , 1999) •
© Warner Bros. Pictures / Diltz / Bridgeman Images
L’histoire raconte qu’il y avait un sapin dans le jardin d’Éden, et
qu’il dépérit quand Ève mangea la pomme, puis reverdit à la
naissance du Christ. Stanley, de par sa belle-famille allemande, sa
sensibilité européenne et son appétit vorace pour la lecture, devait
avoir connaissance de la légende du comte Otto, surnommé « Cœur
de pierre » par ses sujets parce qu’il n’avait jamais aimé aucune
femme, jusqu’à ce qu’il fasse la rencontre de la reine des fées à la
beauté surnaturelle. Elle devint son épouse, et apporta en guise de
dot un sapin de Noël décoré de pierres précieuses et de dagues en
or, lui expliquant qu’elle resterait sienne tant qu’il se garderait de
prononcer le mot « mort », ce qui ne tarda pas à se produire.
Il y a un sapin de Noël chez Bill et Alice, un autre dans la
chambre où un patient de Bill, vraisemblablement juif, vient de
mourir (et où la fille du défunt dévore Bill de baisers avides au pied
du lit sur lequel gît le cadavre de son père), un autre encore dans
l’appartement de la prostituée que Bill rencontre au cours de ses
pérégrinations en ville. (La chanson qu’on entend dans cette
séquence est I Got It Bad and That Ain’t Good . On apprend plus
tard que la jeune femme a été testée positive au sida, et qu’en
décidant de ne pas la sauter, Bill l’a donc échappé belle. Un coup de
chance que son téléphone ait sonné au bon moment.) Un sapin de
Noël trône également dans le vestibule de la maison de Victor
Ziegler, qui ressemble à une crèche où serait né Mammon, et
accueille une soirée de rêve relevant davantage de saturnales
célébrées en l’honneur du solstice d’hiver que d’une fête de Noël.
Presque toutes les pièces que l’on voit dans le film contiennent un
sapin, à l’exception du domaine où se déroule l’orgie, et il est
entouré de pins. Il y en a un dans le bureau de Bill et un autre à
l’hôpital où il se rend pour voir le corps de la mystérieuse femme qui
a peut-être donné sa vie pour sauver la sienne, à moins qu’il ne
s’agisse seulement d’une pute avec un problème d’addiction, « Celle
avec les gros seins qui a fait une overdose dans ma salle de bains »,
comme le dit plus tard Victor avec délicatesse, quand le masque
tombe et qu’il laisse bondir son diable hors de sa boîte.
En regardant Eyes Wide Shut , j’ai repensé aux propos tenus par
le producteur de quelques-uns des films d’action qui rencontrèrent le
plus de succès dans les années quatre-vingt, qui disait qu’il ne
voulait aucune femme dans ses films à moins qu’elle ne soit nue ou
morte. Les rares femmes à n’être pas déjà nues dans Eyes Wide
Shut sont prêtes à se déshabiller sur un simple regard de Bill ; leurs
vêtements ne sont qu’une illusion de plus. Et bien que le scénario ne
compte qu’une seule morte, on y croise d’ardents succubes, des
âmes affamées et des femmes à qui le seul type qui plaise vraiment
semble être la Mort ; elles brûlent de quitter ce monde et veulent
emmener quelqu’un avec elles.
« Ça ne te dirait pas d’aller voir où finit l’arc-en-ciel ? »
demandent Gayle et Nuala à Bill lors de la soirée. De leur point de
vue, il finit au lit avec elles, mais Bill est appelé ailleurs,
« convoqué ». (Il ne trouve pas davantage la réponse à leur question
plus tard, à Rainbow-Fashions, un magasin de location de
déguisements mêlant le sordide au grotesque, lieu tout à fait
magique, où M. Milich, un remarquable vestige de la Vieille Europe,
fait son numéro : « Mais qu’est-ce qui se passe ici bon sang ? »
beugle-t-il avec une indignation feinte, alors qu’il le sait
pertinemment. Lorsqu’il découvre deux formidables Japonais portant
pour tout vêtement perruques et bas de bikinis en train de saliver sur
sa fille mineure, il crie : « N’avez-vous pas honte ? » Avant de la leur
vendre.)
Les événements qui se produisent à la fête de Noël et durant les
deux nuits suivantes découlent tous du moment où Bill quitte sa
femme quelques instants pour rattraper l’insaisissable – et quelque
peu diabolique – Nick Nightingale (un superbe nom de conte de
fées), un ancien camarade d’école de médecine devenu pianiste
professionnel. Après quoi c’est Nick qu’on convoque et qui se
volatilise, et tandis que Bill négocie périlleusement sa route entre la
voluptueuse Gayle et l’alléchante Nuala, Alice valse avec son
Hongrois empressé. Pendant que Bill examine avec un détachement
tout professionnel le corps inerte et dénudé de l’une des maîtresses
de Victor (« Alice, je suis médecin », rappelle-t-il à sa femme plus
tard, ce qui ne la rassure guère), Sandor tente de séduire Alice. Et
bien qu’elle l’abandonne pour retrouver son mari, alors qu’en fond
sonore l’orchestre joue I Only Have Eyes For You , Sandor semble
l’avoir possédée malgré tout. Elle quitte la soirée porteuse d’un
esprit maléfique dont elle accouchera le lendemain soir lorsque,
stone et excédée par les préjugés de Bill sur elle en particulier et les
femmes en général, exaspérée par ce qu’il croit savoir de leur désir,
elle fera sa « confession » : l’été précédent, elle a croisé le regard
d’un inconnu, un officier de marine, et a instantanément éprouvé
pour lui un tel désir qu’elle aurait été prête à quitter son mari et sa
fille à jamais afin de pouvoir passer une seule nuit avec lui. Et
comme ça, spontanément, elle donne naissance à une Honnêteté
aussi inéluctable que non désirée et à son insupportable sœur
jumelle, la Jalousie. Le film qui commence alors à défiler dans la tête
de Bill est celui que tout le monde voulait voir à l’origine.
Coucher par soif de revanche n’est peut-être pas ce qui donne le
plus de plaisir, ni ce qu’il y a de plus satisfaisant, mais c’est sans
conteste l’une des envies de sexe les plus pressantes. Y céder est
presque toujours futile et pitoyable ; y résister exige pas mal de force
de caractère, et plus de chance encore. Cloué à un pilori dont il
ignorait jusque-là l’existence, le docteur Bill entame un périple de
deux jours à travers les royaumes du désir sans jamais comprendre
ce que lui-même désire exactement. Il se frotte à une multitude
d’expériences sexuelles pénibles – on lui lance des insultes
homophobes, il est harcelé, on lui fait une déclaration d’amour qui le
met dans l’embarras, il voit sa vie menacée – mais point de coït. Il
ne cesse d’entrer sur le terrain mais ne touche jamais la balle. (Un
critique résuma le film comme « une série de mésaventures
érotiques », passant ainsi complètement à côté de l’essentiel, tandis
qu’un autre prétendit pouvoir déduire les connaissances du public en
matière de mariage et de sexualité à l’aune des films du siècle
dernier, en particulier ceux de Bergman, sans tenir compte de tout
ce que ce même public avait oublié en vingt-cinq ans de
balkanisation du cinéma par la télévision.)
Sans émettre de conjectures hasardeuses sur la véritable vie
sexuelle de Tom Cruise et de Nicole Kidman (qui fut au centre de
toutes les spéculations dans le traitement médiatique et même les
critiques d’ Eyes Wide Shut ), j’ai pu constater, à ma plus grande
satisfaction, qu’ils savaient incontestablement comment incarner à
l’écran un beau couple, à la fois marié et amoureux. Personne n’en
attendait moins de l’interprétation de Nicole Kidman, mais une fois
que les critiques se furent inclinés devant le statut de grande star de
Tom Cruise, la plupart entreprirent de dénigrer sa formidable
performance. Pourtant, avec lui comme avec ses prédécesseurs
Ryan O’Neal, Jack Nicholson et Matthew Modine, Stanley en a eu
pour son argent. Cruise a su composer l’interprétation idéale pour
porter l’un des thèmes les plus originaux et iconoclastes du film.
S’écartant du texte de Schnitzler, Eyes Wide Shut remet en question
le vieux mythe toxique selon lequel un membre masculin en érection
est dénué de toute conscience.
• Tom Cruise et Stanley Kubrick sur le tournage d’ Eyes Wide Shut
(1999) •
© Everett Collection / Bridgeman Images

Stanley Kubrick porté sur les arcs-en-ciel et les illuminations de


Noël, Stanley Kubrick converti à la cause de l’amour, du mariage, de
la chasteté et des secrets des femmes. Mais qu’est-ce qui se passe
ici bon sang ? Pour un film qui laisse entrevoir un monde infernal et
ses horreurs nocturnes, et que traverse une profonde pulsion
macabre, Eyes Wide Shut témoigne d’un remarquable optimisme. Il
y a une forme de douceur dans la plupart des personnages, et dans
la manière dont ils sont interprétés. (Mettre en scène un héros aussi
bien sous tous rapports que Bill Harford porta probablement un coup
à la réputation de misanthrope de Stanley.) Les couleurs sont
magnifiques, rayonnantes, palpitantes et apaisantes, telle une
somptueuse version de Casse-Noisette entrevue à travers les
brumes d’un rêve d’opium, convoquant le souvenir de films comme
Fanny et Alexandre , Lola Montès , Sueurs froides , Coup de cœur
(qui avait été conçu, à l’origine, comme le premier film X avec de
grandes stars), ou encore le cinéma de Vicente Minnelli et de
Michael Powell. Ces effets de surimpression discrets et éloquents,
dont Stanley a toujours été le maître, sont plus spectaculaires que
jamais. Sur le plan cinématographique, Eyes Wide Shut fait montre
de toutes les qualités que l’on s’attendrait à ce que les critiques
recherchent, appellent de leurs vœux, et espèrent avoir la chance de
savourer un jour pendant les longues heures qu’ils passent assis
devant des films sans aucun contenu – et pourtant, il passa
complètement entre les mailles de leurs filets. Pour sceller leur
aversion à l’égard d’ Eyes Wide Shut , il ne manquait plus que le film
se termine bien – or c’est le cas : au beau milieu d’un magasin de
jouets, Alice et Bill s’échangent sans aucun fard des vérités aussi
vieilles que le mariage, comme des personnages à la fin d’une pièce
de théâtre pour enfants, ou comme dans le final de La Flûte
enchantée . Ayant triomphé de leurs épreuves, s’étant « tout dit », ils
sont maintenant prêts à rentrer chez eux pour s’envoyer en l’air et
renouveler leurs vœux.

*
* *
Je sais que ce n’est qu’un film, et si c’est un chef-d’œuvre (ce dont
je suis convaincu), ce n’est rien de plus que cela – un chef-d’œuvre
parmi d’autres. Aussi rares soient-ils, le monde en regorge, d’une
certaine façon. Même si, pour une raison ou pour une autre, nous
avions arrêté d’en produire il y a un siècle, et qu’il n’y avait pas eu de
Joyce, de Picasso, de Faulkner, de Frank Lloyd Wright, de
Schönberg, d’Ellington ni de Hitchcock, nous disposerions de bien
plus de chefs-d’œuvre que nous ne sommes capables d’en
absorber. Voilà peut-être (et n’est-ce pas une idée séduisante ?) la
cause de ce qui s’est passé entre Eyes Wide Shut et les critiques :
peut-être ne souffraient-ils pas de phobie de l’art, mais simplement
d’une indigestion de chefs-d’œuvre.
Quoi qu’il en soit, je ne me permettrais pas – ou alors très
brièvement – d’offenser leur sens de la perfection en leur soufflant
que les défauts d’un chef-d’œuvre contribuent parfois à renforcer
son charme. Tous les films de Stanley présentent des imperfections,
comme ceux d’à peu près n’importe qui. Shining est célèbre pour
ses défauts, et je n’ai jamais compris où il voulait en venir dans la
deuxième partie de Full Metal Jacket , avec toutes ces ruptures de
ton et ces incursions un peu plates dans le registre satirique, dont
aucune ne diminue pour autant la grandeur du film. Non seulement
Eyes Wide Shut est un chef-d’œuvre présentant des imperfections,
comme Guerre et Paix et la huitième symphonie de Mahler (ainsi
que, si l’on y réfléchit bien, Fidelio ), mais je suis convaincu qu’il
s’agit d’un chef-d’œuvre inachevé (comme Le Château de Kafka et
le Requiem de Mozart), malgré tout ce qu’on a pu dire au moment
de la mort de Stanley. S’il pensait pouvoir ajuster les réglages un
peu plus finement encore, il l’aurait fignolé et bidouillé jusqu’au jour
de sa sortie – et même au-delà.
Il aurait peut-être, par exemple, remédié à ce que je ne peux
qu’appeler la « mécanique redondante » des dialogues, c’est-à-dire
la répétition par un personnage d’une réplique prononcée par un
autre, généralement sous forme de question : « Il a déménagé à
Chicago. – Il a déménagé à Chicago ? », « Je t’ai fait suivre. – Tu
m’as fait suivre ? », « Ce n’était pas réel. – Ce n’était pas réel ? –
Non, pas réel. » – et ainsi de suite, à des dizaines d’occurrences, si
nombreuses qu’on a l’impression que le scénario aurait pu être deux
fois plus court sans elles. Ces répétitions sont clairement délibérées,
mais je n’arrive pas à comprendre quel est l’effet recherché, si ce
n’est, peut-être, suggérer la puissance de l’état de confusion dans
lequel nous plonge le sexe, qui est certainement la plus
déstabilisante des expériences, la seule exception qui me vienne à
l’esprit étant la confusion que l’on éprouve dans les rêves. Il aurait
probablement élagué le film de ses indéniables longueurs *, comme
celles de cette séquence vers la fin, où, pendant ce qui a l’air d’être
une heure, Tom Cruise et Sydney Pollack tournent autour d’une
table de billard dont le rouge rappelle les toiles de Matisse, tout en
semblant donner l’explication de tous les éléments de l’« histoire »
qui doivent rester tabous. Je ne sais quoi en penser ; personne ne
pourrait l’avoir rêvée plus longue, et bien qu’il s’agisse d’une scène
incroyablement intéressante à bien des égards, je ne comprends
pas même quel est son véritable sujet, à moins, comme je le
soupçonne, qu’il ne soit autre que la table de billard rouge elle-
même. On pouvait toujours compter sur Stanley pour privilégier la
Beauté sur le Contenu, étant donné qu’il les considérait comme une
seule et même chose.

Mark Twain dit de la nostalgie qu’elle est une forme de


« masturbation mentale et morale », entendant par là, je suppose,
qu’il s’agit d’un usage malsain, relativement égoïste et complètement
stérile du passé, qu’elle consiste à cannibaliser la vérité de notre
histoire personnelle à des fins sentimentales, à la dilapider pour
quelques sucreries. (C’est le lubrifiant qui graisse les rouages du
cinéma depuis un siècle, c’est la substance visqueuse qui suinte de
tous les orifices de la culture, colmatant les artères de notre sens
critique). J’espère donc qu’on ne me prendra pas pour un crétin
nostalgique si j’affirme que, même à l’échelle de ma vie, il a existé
une culture bien plus intéressante que celle que nous connaissons
aujourd’hui.
On entend parler du déclin intellectuel de l’Amérique comme
d’une chose appartenant au passé, comme d’un processus déjà
achevé, mais (sans rire !) il est toujours en cours, et nous n’avons
encore rien vu. Le spectacle qu’offre cette culture n’est pas pour les
mauviettes, et en parler en gardant son calme devient de plus en
plus difficile, voire impossible. Malgré cela, même pour ceux d’entre
nous qui y étaient le plus attachés, il y a mieux à faire que de se
cramponner aux décombres de la culture littéraire humaniste-libérale
qui semblait si invincible et si irréprochable il y a seulement trente
ans encore, de passer le restant de ses jours à en ramasser les
débris pour les assaisonner du sel de nos larmes. Cela dit, je peux
comprendre les gens qui la regrettent. À son apogée, son
rayonnement ne s’arrêtait pas à la littérature, mais s’étendait à tous
les arts, à commencer par le cinéma.
L’esprit du cinéma d’auteur, par lequel Stanley fut si
profondément marqué dans les années quarante, était toujours
palpable au début des années soixante, à l’époque où je passais
mes nuits et beaucoup de mes après-midi à faire la navette entre le
Bleecker Street Cinema, le Thalia, le New Yorker et le musée d’Art
moderne, courant après les centaines de films auxquels je n’avais
pas accès quand je vivais en province. Les films de Bergman,
Resnais, Kurosawa, Ophüls, Satyajit Ray, Antonioni, Visconti,
Buñuel, Bresson, Godard, Melville, Fellini, pour ne rien dire de ceux
de Sirk, Lang, Hitchcock, Nicholas Ray ni Sam Fuller, et sans oublier
les derniers films de Ford, Hawks et Renoir, chacun chassant l’autre
à l’affiche des cinéma new-yorkais, qui se renouvelait aussi
rapidement que fréquemment. C’est dingue le prestige qu’avaient
ces noms, et pour un si grand nombre de gens. Grâce à eux, le
rectangle arbitraire du grand écran débordait en permanence de
drame et de spectacle, de nuances et de magie. Si j’ai eu la larme à
l’œil en voyant défiler le générique de fin d’ Eyes Wide Shut , et en
entendant revenir la valse, ce n’était pas parce que le film était
terminé, ni parce que c’était l’ultime œuvre d’un homme que
j’admirais et que j’aimais, mais parce que cette tradition, avec son
innocence, ou du moins sa naïveté, et une pureté que seule une
personne née avant 1930 était en mesure de perpétuer, cette
tradition, disais-je, touchait à sa fin, comme c’est le destin de la
plupart d’entre elles. Celle-ci a disparu, et pour toujours.
Il est curieux qu’un homme qui aimait à se penser comme le von
Clausewitz du marketing cinématographique, qui était à un tel point
versé dans les arcanes des statistiques démographiques, des profils
de spectateurs, des stratégies de distribution, jusqu’à connaître la
capacité et le taux de rotation de dizaines, peut-être de centaines de
salles, était aussi un homme qui réalisait ses films entièrement pour
lui-même. C’était un calculateur, mais ses calculs les plus justes,
c’était sur le plan artistique qu’il les faisait. Le reste, le comportement
pour lequel il était connu, n’était qu’un numéro de phénomène du
show-biz. Il ne se répandait pas en récriminations contre la faillite
d’un monde qui faisait bon accueil à ce genre de manipulation, et en
réalité le réclamait, il s’en amusait et en tirait les leçons, et à ce jeu il
se montrait assez doué, quoique peut-être pas autant qu’il le croyait.
Il n’en va pas moins qu’aucun artiste ne pourrait s’empêcher de
trouver cela contestable.
« Comment est-ce que je pourrais réaliser un film qui rapporterait
autant que Star Wars sans pour autant compromettre ma réputation
d’artiste soucieux de sa responsabilité sociale ? » disait Stanley à
Brian Aldiss, l’auteur de l’œuvre qu’ils travaillaient ensemble à
adapter pour le film qui devait s’intituler A.I. , dont l’histoire était
inspirée de celle de Pinocchio. J’ai cru comprendre qu’Aldiss avait
eu ses hauts et ses bas avec Stanley, mais il raconte cette histoire
avec une affection évidente, et reconnaît, évidemment, que Stanley
plaisantait. En l’imaginant prononcer ces mots, je perçois encore ce
rire très distant, presque en coulisse, qui vous faisait vous demander
si vous étiez censé l’avoir entendu, jusqu’à ce que vous vous
souveniez à qui vous aviez affaire. Si Stanley ne voulait pas que
vous entendiez quelque chose, il se pouvait que ses chiens le
discernent, mais pas vous. Je n’ai jamais dit qu’il n’avait pas le goût
du secret, et je me garderais bien d’affirmer qu’il n’était pas
maniaque.
Il était possible de deviner qu’il s’agissait d’un film de Stanley
Kubrick dès l’instant où il démarrait, et pourtant il n’a jamais fait le
même film deux fois. On a souvent dit que, dans ses films, chaque
personnage apparaît sur l’écran dans un espace distinct de celui des
autres, et demeure ainsi la plupart du temps isolé, quelle que soit la
compagnie dans laquelle il se trouve par ailleurs, mais cette idée
était dans l’air du temps depuis le début du siècle dernier. Nous en
avons tous fait l’expérience, et les artistes plus intensément encore,
et ils l’ont restituée à travers leurs œuvres. Ce sont ces espaces, la
distance qui les sépare, et leur agencement sur l’écran qui
renferment l’essence de la compassion de Stanley, une qualité
précieuse dont il était doué quand bien même très peu de gens la lui
prêtaient, et que son détachement rendait plus précieuse encore.
Parmi tous les méfaits et les méprises imputables aux médias figure
l’insinuation persistante selon laquelle, en fin de compte, il ne
réalisait des films que pour conjurer un sérieux cas de phobie
sociale chronique, alors que la réalité, c’est qu’il avait des amis,
beaucoup d’amis, et que ces derniers ont une tout autre version de
l’histoire. L’isolement d’un artiste n’a de toute façon rien à voir avec
les contingences physiologiques, ni avec le degré de discrétion ou
de publicité avec lequel il a l’air de faire son travail. Il relève plutôt
d’une question de tempo, d’intuition, d’expérimentation, et du genre
de silence qu’on ne trouve plus si facilement de nos jours, et même
plus du tout à moins de le rechercher activement. À partir de cet
environnement, le seul qu’il pût tolérer, Stanley réalisa des films
d’une incroyable pureté.
Il fut assez souvent réduit au rang de technicien inspiré par des
gens qui n’étaient pas touchés par son travail. Il connaissait sa
technique aussi bien qu’un autre, et même mieux que beaucoup de
techniciens professionnels, mais s’il se donnait cette peine, c’était
uniquement dans la mesure où la technique pouvait servir ses
desseins. Il la connaissait de la même manière que les écrivains
s’efforcent d’assimiler le fonctionnement de leur langue afin de
pouvoir exploiter tout son potentiel. Diane Johnson a évoqué sa
« chaste et rigoureuse vision de l’art », et Garrett Brown, inventeur
du Steadicam avec lequel Stanley vécut une idylle technologique, se
souvient : « Nous avions des discussions sur la nature évanescente
2
de la perfection . » Je n’en doute pas une seconde, car c’était le
grand sujet de Stanley.
1 .  L’« autre contexte » évoqué par Michael Herr est probablement une
référence à Lolita , dont la formule « relations sexuelles intenses » ( strenuous
intercourse en anglais) est une citation. (Toutes les notes sont du traducteur.)
2 .  Denholm Elliott : acteur britannique notamment célèbre pour avoir incarné
le professeur Marcus Brody dans deux des films de la saga
cinématographique Indiana Jones ( Les Aventuriers de l’arche perdue et
Indiana Jones et la dernière croisade ).
3 .  Henry Higgins : personnage de la comédie musicale My Fair Lady (1964),
réalisée par George Cukor. Professeur de phonétique, Higgins se fait fort
d’apprendre à Eliza Doolittle, une fleuriste à l’accent cockney incarnée par
Audrey Hepburn, à parler comme une lady.
4 .  Dispatches , paru aux États-Unis en 1977 et traduit en français trois ans
plus tard sous le titre Putain de mort (Albin Michel).
5 .  Un vrai schnock ( The Jerk , 1979), film de Carl Reiner dont Steve Martin
joue le rôle principal.
6 .  Diane Johnson : romancière et essayiste américaine, coscénariste de
Shining .
7 .  Le Rameau d’or : étude comparative de mythologie et de religion de
James George Frazer dont l’édition intégrale, publiée entre 1911 et 1915,
compte douze volumes.
8 .  Référence à une célèbre formule de Henry James, tirée de son essai The
Art of Fiction (1884), où l’auteur donne ce conseil aux apprentis écrivains : «
Tâchez d’être quelqu’un à qui rien n’échappe ! »
9 .  Parfois considéré comme le « père de l’histoire », Hérodote a été
surnommé « père des histoires » ou « père des mensonges » par certains
commentateurs pointant le manque de véracité de ses écrits.
10 .  Michael Ovitz : cofondateur, en 1975, de l’agence artistique Creative
Artists Agency ; plus tard président de la Walt Disney Company (1995-1997).
11 .  Mesure politique prise par un régime pour réglementer le train de vie de
ses sujets ou citoyens (en particulier les signes extérieurs de richesse tels que
la tenue vestimentaire) en fonction de la classe à laquelle ils appartiennent.
12 .  « L’un des Sugar Ray » : Sugar Ray Robinson et Sugar Ray Leonard,
tous deux boxeurs de légende.
13 .  Les expressions en italique suivies d’un astérisque sont en français dans
le texte original.
14 .  « M. Haze » : le père défunt de Lolita. « Jack Torrance » : le personnage
joué par Jack Nicholson dans Shining .
15 .  « Joueur d’échecs de rue » ( chess hustler en anglais) : l’expression
désigne un joueur d’échecs habile qui met à profit ses compétences dans les
lieux publics en proposant aux badauds de l’affronter au cours de parties
ayant pour enjeu de petites sommes d’argent – quitte, au besoin, à recourir à
des combines pour l’emporter. Washington Square Park, à Greenwich Village,
est un lieu connu de rassemblement de ces joueurs.
16 .  Hipster au sens historique du terme anglais, qui désignait, dans les
années cinquante, une personne cultivant des goûts pointus, à contre-courant
de la culture dominante, notamment en matière de jazz.
1 .  « Lo » : Lolita.
2 .  « Alex » : le personnage principal d’ Orange mécanique , délinquant
juvénile à la tête d’une petite bande dont les membres s’appellent entre eux
les « droogs » (d’après un mot russe signifiant « ami »).
3 .  « DQP » : « dès que possible ».
4 .  Ration C : dans l’armée américaine, ration individuelle en conserve ne
nécessitant pas de préparation. Elle se distingue des rations A (aliments frais),
B (conserves à cuisiner pour un groupe de soldats), K ou D (rations de survie).
5 .  « Quilty » et « Humbert » : personnages de Lolita . Terry Southern :
coscénariste de Docteur Folamour. L’acteur Peter Sellers tient trois des rôles
principaux dans le même film.
6 .  « Yarblockos » est le mot signifiant « couilles » en « nadsat », qui est
un argot inventé par Anthony Burgess dans son roman L’Orange mécanique .
Il est parlé par Alex, le protagoniste, et ses complices.
7 .  La liste noire de Hollywood recensait des artistes suspectés de
sympathies communistes à qui les studios américains, dans les années
quarante et cinquante, sur fond de Guerre froide, refusaient en principe tout
emploi. Dans les faits, certains, comme Dalton Trumbo, parvinrent à continuer
à travailler sous pseudonyme.
8 .  « Chutzpah » : le culot, le toupet, dans l’argot anglais mâtiné de yiddish
passé dans le langage des affaires new-yorkais.
9 .  « The play’s the thing », dans le texte original : citation de Hamlet (II, 2)
passée dans le langage courant.
1 .  Linus Pauling : scientifique américain, prix Nobel de chimie et promoteur
de la vitamine C.
2 .  Matthew Modine incarne le soldat puis sergent James T. Davis, dit
« Joker », dans Full Metal Jacket .
3 .  R. Lee Ermey joue le rôle du sergent instructeur Hartman dans le même
film.
4 .  La projection arrière est une technique cinématographique autrefois
utilisée pour donner l’impression qu’une action se déroule dans un arrière-plan
qui a en réalité été filmé en amont. On y avait souvent recours pour tourner
des scènes de conduite (le paysage défilant par les vitres de la voiture était en
fait projeté sur un écran situé derrière les acteurs qui, eux, jouaient en studio).
Hitchcock s’est notamment servi de cette technique pour filmer la célèbre
séquence de l’attaque de l’avion dans La Mort aux trousses .
1 .  Émission de radio satirique diffusée aux États-Unis entre 1942 et 1951,
dont le titre peut se traduire par « Ça paie d’être ignorant » . Elle parodiait les
programmes où un panel d’experts est invité à répondre à des questions
posées par les auditeurs.
2 .  Steadicam : système de prise de vues permettant de réaliser des
mouvements de caméra fluides.

Vous aimerez peut-être aussi