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ISBN : 978-2-84049-833-9
Stanley Kubrick était un de mes amis, si tant est que les gens
comme Stanley aient des amis – et même qu’il existe tout
bonnement des gens comme lui. Il avait la réputation de vivre en
reclus – comme vous l’avez sans doute entendu raconter –, mais il
faisait en réalité un bien mauvais ermite, à moins que la définition
d’un ermite se résume pour vous à quelqu’un qui sort très peu de
chez lui. Stanley voyait beaucoup de monde. Il lui arrivait même de
sortir pour voir des gens, quoique pas souvent – très rarement –,
presque jamais en fait. Toujours est-il que c’est une des personnes
les plus sociables que j’aie connues, et que l’essentiel de ses
interactions passât par le téléphone n’y changeait rien. Il envisageait
le téléphone comme Mao la guerre, c’est-à-dire comme l’instrument
d’une offensive de longue haleine où le contrôle du terrain était
décisif et le timing crucial, tandis que la durée elle-même n’avait pas
d’importance, sinon comme une donnée à mettre de son côté. Une
heure n’était rien, un simple prélude, une ouverture, un petit avant-
goût de sa virtuosité. L’écrivain Gustav Hasford prétend qu’une fois,
Stanley et lui restèrent sept heures au téléphone, et moi-même il
m’est arrivé à bien des occasions d’en passer plus de trois. J’ai
entendu une foule de gens raconter qu’ils avaient parlé à Stanley le
dernier jour de sa vie, et aussi nombreux soient-ils, je les crois tous.
*
* *
Stanley aimait citer le chanteur-compositeur Sammy Cahn, à qui on
avait un jour demandé ce qui venait en premier, les paroles ou la
musique. « Le chèque », avait répondu Sammy. (Stanley l’appelait
« Sammy. » Même s’il ne l’avait jamais rencontré, ils étaient tous les
deux dans le même business.)
Il racontait que lorsqu’il était plus jeune et qu’on lui demandait
pourquoi il était devenu réalisateur, il répondait : « Parce que ça
paye bien. » Le bruit que faisaient les hélices d’un gros budget en
partance pour les quatre coins de l’industrie du film lui donnait le
frisson. Il aimait le simple fait de savoir cet argent dans la nature, en
train de s’activer, de circuler, de tomber dans des poches se faisant
de moins en moins nombreuses à mesure que leur taille
s’accroissait. Il avait un grand respect pour le box-office, si ce n’est
le plus grand respect, et trouvait quelque chose à admirer jusque
dans le plus infect des films à partir du moment où il passait le cap
des cent millions. À ses yeux, ce genre de succès générait toujours
une sorte d’aura où se mêlaient le merveilleux et l’abominable,
c’était la vox populi , le reflet d’un fragment représentatif de la culture
qu’il scrutait avec une ardeur intense. Stanley n’a jamais été un de
ces Juifs américains de la classe moyenne effrayés par le succès.
Il était passionné par le business, l’industrie du cinéma, cette
effervescence qu’il observait nuit et jour depuis sa passerelle. Tous
ces acteurs, ces réalisateurs et ces projets, toute cette énergie futile
en perpétuel brassage dans les studios, et le marketing qui allait de
pair avec chaque nouveau produit. Il adorait y prendre part depuis sa
tour d’ivoire, et à ce jeu, il ne se voyait ni meilleur ni moins bon, ni
supérieur ni inférieur aux autres joueurs – tous étant engagés dans
la même partie, jouant pour les affaires et pour l’art, un art
monumental à gros budget et des œuvres pour tiroir-caisse, ou,
comme je l’ai parfois pensé en ce qui concernait Stanley, des films
artistiques avec des ambitions de superproduction.
Ce n’était pas exactement une personnalité du show-business,
mais il en savait long sur le fonctionnement et les usages du milieu.
Si je lui parlais d’un passage que j’aimais dans un de ses films, il
répliquait : « C’est le sens du spectacle, ça, Michael », avec plus
d’ironie et de nuances de second degré qu’il n’est possible d’en
imaginer, accompagnées d’une dose considérable de dérision,
d’affection et de respect. Et de modestie aussi.
Je ne prétends pas que Stanley n’était pas imbus de lui-même,
mais je ne pense pas qu’être obsessionnel et pointilleux suffise à
faire de lui un monomaniaque, ni même quelqu’un de plus
égocentrique que la moyenne dans le monde du cinéma. J’imagine
que oui, il était égoïste, ce qui ne fait pas exactement de lui un
monstre au sein de la Guilde des réalisateurs (ni au sein de celle
des scénaristes d’ailleurs). On ne peut pas dire non plus que sa
forme particulière d’égoïsme soit un cas à part parmi les artistes en
général, et spécialement parmi ceux qui ont acquis la réputation
d’être des génies. Une vision puissante peut se révéler très fragile
tant qu’elle n’existe qu’à l’état d’idée, et certaines personnes se sont
montrées prêtes à prendre des mesures radicales pour protéger la
leur. Stanley ne se considérait pas comme la seule personne au
monde, ni comme le seul réalisateur ou le seul grand réalisateur. Je
pense simplement qu’il se voyait comme le plus grand réalisateur,
bien qu’il ne l’ait jamais dit aussi explicitement.
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Les critiques ont pu dire de Stanley qu’il était misogyne, bien qu’il ait
magnifiquement filmé certaines femmes : Jean Simmons, Susanne
Christiane, Sue Lyon, Marisa Berenson et Nicole Kidman. Il y a des
femmes merveilleuses dans son cinéma, et quelques-unes pour
lesquelles il avait suffisamment de respect pour les rendre aussi
dangereuses que n’importe quel homme. Certains ont aussi dit qu’il
ne savait pas raconter d’histoire d’amour, alors que ce qu’ils
voulaient dire, c’était qu’il ne savait pas raconter d’histoires d’amour
qui finissent bien, en arguant de la célèbre relation épineuse entre
Humbert et Lo, et de l’amour de jeunesse de Redmond Barry pour
sa cousine Nora dans Barry Lyndon 1. Lorsque cette dernière épouse
un Anglais pédant, lâche et laid par commodité pour elle et sa
famille, le cas de Redmond devient fatalement difficile. Le cinéma de
Stanley est sans aucun doute peu romantique, voire antiromantique.
Je sais, d’après des dizaines d’articles et quelques livres de trop,
que Stanley avait la réputation d’être froid – certainement auprès de
gens qui ne l’ont jamais connu. Cette idée inspira des
développements abscons à de nombreux critiques, en particulier
dans les cercles new-yorkais, qui qualifièrent son travail d’aseptisé
(que de mauvais moments son cinéma a fait passer aux
progressistes, à quelles contorsions de leur intellect et de leur foi, à
quelles tristes frustrations il les a contraints !). Y compris certains
des meilleurs, comme Anthony Lane du New Yorker, qui écrivit à
propos du Baiser du tueur : « Parce que Kubrick n’avait pas encore
terminé son apprentissage, parce qu’il était entravé par un budget
serré, il ne pouvait éviter de se heurter à la réalité. Toute la suite de
sa carrière a consisté en une lente et maniaque éradication de ces
aléas qui ont marqué ses jeunes années, jusqu’au point où les
sentiments, comme la pluie, puissent être mesurés au millimètre
près. » Combien de millimètres, alors, pour le désir dévorant et le
désarroi de Charlotte Haze, ou pour la torture sans fin de Humbert ?
Combien de millimètres pour la solitude frôlant le désolation d’une
immensité spatiale vide au-delà de toute imagination, et rendue plus
vide encore par la présence d’une poignée d’êtres humains ?
Combien de millimètres pour l’humiliation et le désespoir de lady
Lyndon, ou pour toutes les déconvenues de Barry – quelque bien
méritées qu’elles soient –, ou pour la douleur dans laquelle ils
tentent de se rejoindre à la mort de leur enfant ? Et que dire de
l’enfer que la folie/possession fait vivre à Jack Torrance, ou de la
souffrance intolérable du soldat Grosse Baleine dans Full Metal
Jacket ? Même Bergman et Bresson n’ont pas montré autant de
souffrance dans leurs films. Implacable ne veut pas dire
impitoyable : dans 2001, même les derniers mots d’un ordinateur
sexuellement ambivalent à l’agonie sont pathétiques. Pire encore –
impardonnable pour certains –, même Alex, le « droogie » violent et
pervers, vous fend le cœur lorsque, après avoir été renié et chassé
par son père, sa mère, et l’abominable Joe le Pensionnaire, il
marche le long de la rivière, cramponné à un paquet contenant tout
ce qui reste de sa vie, et ce sentiment a de quoi vous mettre mal à
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l’aise . Comme le dit Stanley lorsque nous commençâmes à écrire
Full Metal Jacket : « Eh bien, Michael, on dirait que je vais de
nouveau faire un film du type “Dans quel camp êtes-vous ?”. »
De même que Stanley était heureux quand il savait que tout allait
bien du côté des émoluments, il était agacé et effaré par les histoires
de dépenses pharaoniques dans le milieu du cinéma. Ce n’était pas
une simple réaction phobique face au gâchis et à la démesure,
c’était un réflexe devant des formes d’énergie et d’intelligence qui ne
brûlaient pas de la même flamme que la sienne, qui était claire et
féroce. Un jour, je lui ai raconté un dîner qui s’était déroulé quelque
temps auparavant avec un réalisateur, un homme dont le parcours
avait conduit l’industrie du film à revoir ses critères en matière
d’excès débridés. Ce soir-là, dans un restaurant londonien, il avait
donné une nouvelle preuve de son arrogance en abandonnant sur la
table une bouteille de vin à trois cents livres commandée, ouverte,
mais jamais entamée. Stanley secoua la tête d’un air triste.
« Tu vois, Michael. Ces types ne savent pas vivre comme des
moines. »
Qu’on m’excuse de répéter cette histoire que j’ai déjà racontée
ailleurs, mais je ne saurais m’en passer pour faire le
portrait de Stanley. J’avais déjà commencé à avoir cette vision de lui
avant qu’il ne prononce cette phrase, d’un air mi-rigolard, mi-sérieux.
La manière qu’il avait de maintenir une distance avec les gens, son
côté « impersonnel » ont toujours été mis sur le compte de ses
prétendues névroses, de sa « misanthropie », mais je pense qu’ils
étaient plutôt des signes de sa clarté d’esprit. Il menait une vie
(extérieure) simple et largement dédiée à la spiritualité, même si
celle-ci était de nature laïque, il faut le reconnaître. Sa monumentale
demeure tenait plus de l’atelier d’artiste que de l’habitation, et même
du double atelier à vrai dire, un pour lui et son cinéma, et un autre
pour sa femme, Christiane, et sa peinture. C’était un lieu de création
perpétuelle. La presse – et donc le public – l’imaginait reclus là, tapi,
ourdissant ses complots, comme une sorte de Howard Hughes, de
docteur Mabuse ou de Magicien d’Oz, selon le magazine que vous
lisiez. Cela tenait au fait qu’aucun journaliste n’était capable de se
figurer vivre le genre de vie que menait Stanley. Quoi qu’il en soit, il
n’était pas misanthrope. Il était irrévérencieux. Et, à bien y réfléchir,
ce n’est pas juste non plus.
Certains ont dit qu’il n’avait pas de vie personnelle, mais c’est
ridicule. Il serait plus exact de dire qu’il n’avait pas de vie
professionnelle, puisqu’il faisait tout de manière personnelle :
chaque décision qu’il prenait, chaque coup de fil qu’il passait,
chaque pulsion qu’il exprimait étaient éminemment personnels et
dévoués à la fabrication de ses films, qui sont eux-mêmes tous des
œuvres personnelles. Et en ce bas monde, je n’ai jamais connu
personne qui s’intéressait autant et si complètement à son travail. Il
faudrait se tourner vers le domaine spirituel pour trouver un
équivalent.
Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, je
lui ai raconté des histoires de seconde main du tournage
d’Apocalypse Now, et à quel point il fut difficile. « Ils sont tous
difficiles, Michael », rétorqua-t-il. Et c’était vrai, en tout cas tels qu’il
les concevait. Pourtant, il y avait quelque chose qui attirait les gens
sur ses films et les convainquait de rester (il est clair que ce n’était
pas l’argent), y compris quand ils en arrivaient au point où ils avaient
l’impression d’être esclaves du film et de Stanley, comme si ces
derniers formaient une entité unique et insatiable. On se retrouvait
pris au piège, même s’il l’on restait libre à tout moment – en tout cas
techniquement, si ce n’est toujours sur le plan contractuel –
d’emprunter la porte de sortie. Les gens n’abandonnaient pas,
s’accrochant comme ils le pouvaient à l’obsession dominante du
moment, passant nuits blanches, week-ends et vacances à tirer
d’énormes blocs de pierre pour bâtir la nouvelle pyramide de
Stanley, et qu’ils le fassent avec enthousiasme ou ressentiment lui
était à peu près égal, même s’il avait une préférence pour
l’enthousiasme.
Plus vous étiez payé, ou plus vous étiez concerné de près par le
tournage à proprement parler, plus votre esclavage risquait d’être
tyrannique. Et si vous vous retrouviez sur le plateau au moment où
la caméra tournait, la pression pouvait être considérable, c’est du
moins ce que m’ont raconté de manière crédible de nombreux
acteurs et membres de l’équipe de Full Metal Jacket. Je n’étais pas
chef-opérateur, ni directeur artistique, ni même machiniste, ni, Dieu
merci, acteur. Je ne suis venu sur le tournage que deux ou trois fois,
il se peut donc que je n’aie jamais connu le « véritable » esclavage.
Il a pu m’arriver de réécrire certaines séquences vingt ou trente fois,
mais je l’aurais fait quoi qu’il arrive. En revanche, je n’ai jamais eu à
en passer par le quota de prises exigé par Stanley. C’était comme ce
que tout le monde raconte, et plus, et pire encore. Peu importe le
prix à payer pour que « ce soit bien fait », comme il avait coutume de
dire. Ce qu’il entendait par là, je ne saurais l’expliquer, pas plus que
les centaines de personnes qui ont travaillé pour lui. Mais aucun
d’entre nous ne doutait du fait que lui savait de quoi il parlait.
Une fois qu’il fut devenu son propre patron, la qualité du matériau
littéraire devint un paramètre aussi déterminant que les autres dans
le choix de ses projets ; pour lui, le cœur d’une l’histoire battait tout
autant dans la voix qui la portait que dans son intrigue. Je sais que
cela vaut pour Lolita, Orange mécanique, Barry Lyndon et Full Metal
Jacket (et si ce n’était pas déjà le cas chez Stephen King, Stanley et
Diane Johnson y ont brillamment suppléé dans Shining). Eyes Wide
Shut recèle – sous une forme réverbérée, diffractée – toute
l’essence littéraire de la Nouvelle rêvée, quelles que soient les
transformations que Stanley a pu faire subir à l’« histoire » après
l’avoir laissé mûrir pendant près de trente ans dans son esprit. Il était
dans une recherche constante des moyens qui lui permettraient de
restituer en images l’impression originelle qu’il avait éprouvée à la
lecture du livre, et c’était là la marque du véritable respect qu’il lui
vouait.
Dieu sait que ce n’est pas parce qu’il n’aimait pas les États-Unis que
Stanley vivait en Angleterre. L’Amérique était son unique sujet de
conversation. C’était le continuel objet de ses pensées, elle coulait
dans ses veines. Je ne suis même pas certain qu’il se soit rendu
compte qu’il n’y vivait plus, bien qu’il l’ait quittée en 1968. Avant l’ère
de la télévision par satellite, il demandait à ses proches et ses amis
d’enregistrer les programmes des chaînes américaines sur des
cassettes pour les lui envoyer – les matchs de la ligue de football
américain, le Johnny Carson Show, des journaux télévisés et des
pubs, qui étaient à ses yeux, à leur manière, les films les plus
intéressants produits par notre époque. (Il enregistrait ses pubs
favorites et les remontait juste pour l’amour de ce travail de
bénédictin.) Il était dingue des Simpsons et de Seinfeld, et il adorait
Roseanne, parce que c’était drôle et, d’après lui, la vision du pays la
plus juste que l’on pouvait en avoir sans y vivre réellement. « Mince,
Stanley, tu es un vrai Américain moyen », lui disais-je, et à sa
manière, il l’était. Il était d’une humilité farouche. Il était exigeant, il
se devait de l’être, mais il n’était pas snob. Ce n’étaient pas les
États-Unis qu’il ne pouvait pas supporter. C’était Los Angeles.
Un soir de 1955, alors que Stanley s’apprêtait à entrer dans un
restaurant de Hollywood, James Dean en sortit, monta dans une
Porsche Spyder que venait d’amener le voiturier, et s’en alla au
volant du véhicule. Stanley fut frappé, à l’époque, par la vitesse à
laquelle il conduisait.
Il vécut à Hollywood pendant trois ou quatre ans et y réalisa deux
films, L’Ultime Razzia, qui lui valut beaucoup d’attention, et Les
Sentiers de la gloire, qui lui gagnèrent un grand respect. Son
partenaire James B. Harris et lui fondèrent une petite société. Il se
rendit à un millier de rendez-vous avec Harris, il baratina et
marchanda, lut et écrivit des scénarios, assista aux grands
changements qui s’opéraient dans l’industrie alors que le pouvoir
des stars, qui leur permettait de créer leurs propres maisons de
production indépendantes, entamait le démantèlement du modèle
des studios, et pendant tout ce temps, il ne passa pas un instant
sans qu’il n’eût préféré se trouver à New York.
Harris m’a raconté qu’alors qu’ils tournaient Les Sentiers de la
gloire, Stanley vint le voir avec une nouvelle séquence finale,
quelque chose qui viendrait à la suite de l’exécution des trois soldats
et rendrait la fin moins sinistre. Une jeune Allemande a été capturée
par les Français, et ils la forcent à chanter pour eux dans une
taverne. Ils cherchent à l’humilier, mais quand elle se met à chanter,
son innocence et la souffrance qu’ils ont tous partagée les émeuvent
jusqu’aux larmes, des larmes de honte et d’humanité.
Stanley venait juste de rencontrer une jeune actrice allemande,
Susanne Christiane, et sortait avec elle. « Elle était sa petite amie,
m’a raconté Harris. Il était vraiment fou d’elle, et il est venu me voir
avec cette séquence qu’il avait écrite et je lui ai dit : “Stanley, tu ne
peux pas tourner cette scène juste pour que ta petite amie soit dans
le film.” » Mais Stanley obtint ce qu’il voulait, et dota le film d’une fin
inoubliable. L’actrice était incroyable. Puis ils se marièrent et leur
mariage dura quarante ans. Harris s’en amusait : « C’est dingue ce
que j’ai pu me tromper ! »
Il ne pouvait échapper à Stanley que rares étaient les
réalisateurs qui bénéficiaient ne serait-ce que d’un semblant
d’autonomie concernant leurs films. Il disait que la manière dont les
studios étaient dirigés dans les années cinquante lui rappelait la
remarque de Clemenceau sur l’issue de la Première Guerre
mondiale – si les Alliés l’avaient emporté, c’était parce que nos
généraux étaient un peu moins stupides que ceux du camp d’en
face. Il était résolu à trouver un moyen de réussir à Hollywood, car il
ne connaissait pas d’autre endroit où il aurait pu faire ses films. Son
ambition était spectaculaire, il avait du talent et de l’assurance, un
esprit de fer et d’énormes couilles d’acier. Il comprit très vite que sur
chaque film il fallait une personne capable de prendre les décisions
et d’en assumer les responsabilités – et il se dit qu’autant valait que
ce soit lui.
Il m’a dit que c’était à Kirk Douglas qu’il devait de lui avoir ouvert
les yeux. Douglas a un jour qualifié Stanley de
« talentueuse merde » et c’est peut-être l’une des choses les plus
sympathiques qu’il ait dites sur lui. Il avait tenu le haut de l’affiche
dans Les Sentiers de la gloire, et même si cela avait été une très
bonne opération pour lui, j’imagine qu’il pensait que Stanley avait
une dette envers lui. Quand, trois semaines après le début du
tournage de Spartacus, Stanley l’engagea pour remplacer Anthony
Mann, Douglas devait donc s’attendre à ce que Stanley se montre
reconnaissant et conciliant à son égard. Le scénario avait été écrit
par Dalton Trumbo qui, en 1958, se trouvait encore sur la liste noire
de Hollywood, et comme les producteurs se tourmentaient pour
savoir s’ils oseraient le mettre au générique, Stanley leur proposa de
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régler le problème en s’attribuant la paternité du scénario . (Douglas
a dit que Stanley n’en avait pas écrit une seule ligne, mais j’en
doute. Le Crassus incarné par Laurence Olivier est le personnage le
plus complexe qu’on ait vu dans un film épique, le rôle est quasi
shakespearien, et je suis convaincu que Stanley a écrit ou est à
l’origine de nombre de ces séquences. Je suis certain, en revanche,
qu’il n’est pas l’auteur de répliques comme « Lève-toi, Spartacus,
chien de Thrace ».) Kirk Douglas (et c’est un comble) fut choqué par
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la chutzpah de Stanley .
Mais en l’occurrence, alors qu’ils étaient sur le point de tourner
une scène et qu’ils avaient une énième de leurs violentes disputes,
ce fut finalement Kirk qui resta à cheval sur ses principes et Stanley
qui ravala sa fierté. Pour faire valoir son point de vue, à savoir qu’il
était la star et le producteur du film, Kirk, monté sur son étalon de
combattant de la liberté, le dirigea en direction de Stanley. Pressant
le flanc de son cheval contre lui, il le força à reculer pas à pas afin
de bien faire passer le message, puis s’en alla, laissant Stanley
planté là dans un nuage de poussière, furieux et humilié, et l’un des
vieux sages de l’équipe qui passait par là lui lança : « Souviens-toi,
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Stanley – tout ce qui compte, c’est la pièce . »
Les seuls autres endroits où, à sa connaissance, il était possible
de réaliser des films étaient New York et Londres – et l’option New
York comportait trop de difficultés, exigeait des fonds trop
importants. Voilà comment il devint Stanley l’Anglais, et pourquoi il
tourna tous ses films sur place, la plupart à une heure de chez lui. Le
sens du protocole des Anglais le rendait dingue. Les membres de
l’équipe l’appelaient « Monsieur » sur le plateau, et leurs
innombrables pauses pour prendre le thé l’agaçaient à un tel point
que, pendant, le tournage de Lolita en 1960, il avait résolu de les
filmer. Il disait : « L’Angleterre est un endroit où il est beaucoup plus
difficile d’acheter quelque chose que de vendre quoi que ce soit. »
Un jour, il me demanda si ça m’embêterait d’aller vivre à Vancouver
avec ma famille pendant un an histoire de tâter le terrain pour lui, et
il avait entendu dire que Sydney, c’était super, peut-être que je
pourrais aussi essayer cette ville-là ? Mais il appréciait l’Angleterre,
sa famille s’y plaisait et lui aussi, il aimait vivre, travailler et passer
des coups de téléphone dans sa grande maison, son manoir aux
maintes portes, son domaine, son parc. Dans tous les cas, même s’il
avait vécu en Amérique, il aurait habité une maison du même style,
pareillement aménagée en studio, en citadelle, en monastère, un
univers contrôlé par Stanley Kubrick. Alors quelle différence cela
faisait-il, le pays dans lequel il était situé ?
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Une des choses les plus gentilles jamais dites à propos de Stanley,
et une des plus vraies, est une confession que Matthew Modine fit à
Vincent LoBrutto, le biographe de Stanley 2 : « C’est probablement
la personne la plus sensible que j’ai rencontrée. C’est dur pour lui, il
vient du Bronx, il y a cette mentalité de quartier, il essaye de
camoufler cette part de sa personnalité. Sous la surface de ce vernis
se trouve un homme très aimant, soucieux des autres, qui n’aime
pas la douleur, qui n’aime pas voir les humains ni les animaux
souffrir. Il m’a vraiment surpris. »
Et tout cela de la bouche d’un type qui en bava vraiment pendant
la majeure partie de l’année qu’il passa à Londres sur le tournage de
Full Metal Jacket , au sein d’une jeune troupe d’acteurs dont certains
étaient à peine des professionnels, et qui, tous, n’avaient qu’une
idée très vague de ce que Stanley entendait au juste par « connaître
son texte » ; ce qu’il voulait dire par là, c’était le connaître sur le bout
des doigts, au point de n’avoir plus aucune formulation alternative en
tête, et certainement pas une réplique de votre cru, à moins que
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vous ne soyez Peter Sellers ou Lee Ermey . Les membres du
casting formaient une joyeuse bande pleine d’enthousiasme,
certains très talentueux, d’autres moins, tous ravis d’être dans un
film de Stanley Kubrick – je pense qu’ils s’imaginaient une route
pavée de gloire après ça –, mais il y avait un niveau de discipline
dont ils ne pouvaient soupçonner l’existence. Stanley les y initia, et
ce fut douloureux.
Puis il advint que, tard, un soir, Lee Ermey eut un accident de
voiture. Il se cassa de nombreuses côtes, et le tournage dut être
interrompu pendant près de cinq mois. Certains des acteurs étaient
censés enchaîner avec d’autres rôles et se retrouvèrent contraints
de jongler, pendant qu’ils attendaient sans rien faire à Londres, allant
au cinéma cinq à six fois par semaine, et essayant tant bien que mal
de rester en condition. Vincent D’Onofrio avait pris une vingtaine de
kilos pour incarner Leonard, et il dut les conserver pendant tous ces
mois de désœuvrement. Quelques-uns des acteurs venaient parfois
dîner chez nous avec leur épouse ou leur petite amie, et tous
devenaient dingues. Ils étaient persuadés que Stanley ne me
proposait de venir sur le tournage que les rares jours où il n’anticipait
pas de pépin, parce qu’il ne voulait pas que j’entende la manière
dont il leur parlait. Lorsque je me rendais sur le plateau, ils venaient
me voir entre les prises et scrutaient mon visage à la recherche d’un
indice, désorientés et à deux doigts de la mutinerie, et alors Stanley
se dirigeait vers moi et me disait quelque chose comme : « Ne parle
pas à mes acteurs, Michael. »
Je n’ai aucune idée de ce qui se passait vraiment entre Stanley
et les acteurs. Je sais seulement que sa conviction, ou du moins son
sentiment dominant, c’était qu’ils ne travaillaient vraiment que
lorsque la caméra tournait. S’il avait une idée de ce qu’il attendait
d’eux, il la gardait pour lui. Peut-être les acteurs avaient-ils une
dimension essentiellement visuelle à ses yeux, comme c’était le cas
pour Alfred Hitchcock avec ses actrices blondes. Stanley disait qu’il
n’aimait pas beaucoup Hitchcock – « Toutes ces projections arrière
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bidon » –, mais ils avaient de nombreux points communs . J’ai
toujours été impressionné par ce que Hitchcock avait fait avec – ou à
– James Stewart dans Sueurs froides . La performance qu’il a
impitoyablement tirée de lui (quoique dans un registre bien plus
subtil que Carl Dreyer, qui avait fait passer à Falconetti une nuit
entière agenouillée sur le pavé pour qu’elle expérimente la
souffrance de Jeanne d’Arc) était si dégoulinante de sueur, si
torturée et si malsaine que, si Stewart avait su qu’il avait une once
de ça en lui, il aurait fait tout son possible pour le dissimuler. Je
pense que Stanley a réalisé quelque chose du même ordre avec
pratiquement tous les acteurs avec lesquels il a travaillé.
Je ne pourrais pas non plus expliquer cet étrange besoin
impérieux qu’il avait de pousser ses acteurs à s’éloigner le plus
possible d’un style de jeu « naturaliste », et de choisir souvent, pour
le montage final, leurs prestations les plus extrêmes, les plus
embarrassantes, et les plus déroutantes sur le plan émotionnel. La
bizarrerie de la chose – George C. Scott, Patrick McGee et Jack
Nicholson, pour ne citer que les exemples les plus éclatants. Scott
reprocha publiquement à Stanley non seulement de l’avoir incité, par
ses indications de direction, à complètement surjouer son
personnage, mais aussi d’avoir finalement retenu les prises les plus
outrancières. La performance de Jack Nicholson, elle, valut à
Shining d’être un échec en tant que film de genre, mais une réussite
inoubliable sur d’autres plans où il importait peu qu’il y ait une
immense star ou un grand acteur à l’écran. (Nicholson livra là le
meilleur et le pire de ce dont il était capable, et l’on pourrait dire de
même du réalisateur du film.) « C’était beaucoup plus réaliste, lui dit
Stanley après une prise. Mais ce n’était pas intéressant. » Même les
plus grandes stars savaient quel effet cela faisait d’être un pion dans
le jeu de Stanley, de se retrouver planté, impuissant, au pied de la
face nord de sa détermination : « C’était vraiment génial. Refaisons-
la. » Le mieux que je puisse dire, au sujet de Stanley, c’est que
lorsqu’on travaillait pour lui, on méritait son salaire.
Quand un acteur venait lui demander comment il fallait qu’il
aborde une scène, il le renvoyait à son travail pour qu’il le découvre
par lui-même. Lorsque Malcom McDowell lui posa la question,
Stanley lui répondit : « Malcom, je ne suis pas professeur à
l’Académie royale d’art dramatique. Je t’ai engagé pour que tu joues
le rôle. » Alors qu’il préparait une séquence de Spartacus où
Laurence Olivier et Nina Foch sont assis dans des fauteuils qui
surplombent une arène et attendent que les gladiateurs y entrent
pour s’affronter jusqu’à la mort, Nina Foch lui demanda des
indications. « Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? » s’enquit-elle, et
Stanley lui répondit : « Tu attends là avec Larry que les gladiateurs
entrent en piste. »
Son mode de fonctionnement habituel était de devenir
incroyablement proche des comédiens pendant le tournage, et de ne
plus jamais les revoir ensuite. Beaucoup d’entre eux en furent
terriblement blessés. Il va sans dire que l’affection qu’il leur portait
était sincère et qu’il était une véritable source d’inspiration pour eux,
ce qui rendait la rupture d’autant plus douloureuse. En ce qui
concerne Stanley, je ne l’ai jamais entendu parler d’un acteur
autrement qu’avec affection, même lorsqu’il s’agissait de quelqu’un
qui lui avait donné du fil à retordre ou s’était montré « déloyal » une
fois le film sorti. Il l’évoquait à la manière d’un membre de la famille
qui s’était éloigné, volatilisé vers une nouvelle phase de sa carrière,
même si cette phase était l’oubli.
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Au moment où j’écris ces lignes, son dernier film sort dans deux
mois. Très peu de gens l’ont vu, mais déjà tout le petit monde des
médias culturels se prépare à être choqué et heurté, ou à faire
semblant de l’être. « Quoi de neuf sous le soleil ? » aurait dit
Stanley, comme si le point d’interrogation était superflu. Il avait
commencé à planifier la campagne publicitaire avant d’avoir achevé
le montage du film, mais je suis certain qu’il y réfléchissait depuis
des années. Certaines personnes semblent penser qu’il continue de
superviser les opérations depuis la tombe. Pour quiconque l’a
connu, il est inconcevable qu’une telle énergie s’arrête simplement
parce que la mort a fait son œuvre, qu’elle ne continue pas à circuler
sous une forme ou sous une autre. Ce livre même en est la preuve,
puisqu’il découle d’un article qu’il voulait que j’écrive sur lui, dont la
publication dans Vanity Fair devait coïncider avec le lancement d’
Eyes Wide Shut .
Durant les deux ans et demi qui s’écoulèrent entre le moment où
je déclinai sa proposition de toiletter le scénario pour le plaisir et
celui où il acheva le montage, nous ne nous parlâmes qu’à quelques
occasions. Le tournage l’occupa pendant l’essentiel de cette
période : il me disait que tout se passait très bien, quoi que j’aie pu
entendre par ailleurs. Il était dingue de ses stars, impressionné par
leur professionnalisme et leur énergie. Il disait qu’elles stimulaient
toute l’équipe et lui facilitaient beaucoup la tâche. Le seul autre
acteur dont je l’ai entendu parler de la sorte était James Mason, et
c’était au lendemain de sa mort.
Au début du mois de janvier, ma femme et moi avons reçu un
cadeau de sa part, un livre de photographies de Jacques Henri
Lartigue. C’était un cadeau de Noël, le premier que nous recevions
depuis trois ans, depuis qu’il s’était lancé dans la production du film.
« C’est vraiment gentil de sa part ! » s’exclama ma femme. Elle
avait toujours apprécié Stanley.
« Oui, c’est vrai », acquiesçai-je, tout en me disant : Je me
demande ce qu’il peut bien vouloir .
Les appels reprirent, tous les deux jours, de plus en plus longs. Il
avait l’air en grande forme, c’était agréable d’être de nouveau au
téléphone avec lui. Pour la première fois depuis que je le
connaissais, il me demanda s’il y avait un moment de la journée qui
me convenait le mieux, et nos discussions avaient donc surtout lieu
le matin, c’est-à-dire l’après-midi pour lui avec le décalage horaire.
Avais-je lu l’article de Norman Mailer sur Tom Wolfe dans la New
York Review of Books ? « Brillant, il doit être assez vieux
maintenant, Michael, mais quelle passion », et « J’ai entendu que
ton pote Francis venait de gagner le pactole dans son procès contre
la Warner », et « Il faut que quelqu’un écrive un livre sur Bill Clinton
et l’intitule Il doit l’avoir ».
Jusqu’à ce qu’un matin : « Hey, Michael (s’esclaffant déjà), j’ai eu
une super idée ! Que dirais-tu d’écrire le reportage exclusif de Vanity
Fair sur Eyes Wide Shut ? »
Je n’en savais rien. Je travaillais déjà sur quelque chose, et de
plus, je n’avais pas écrit d’article pour un magazine depuis vingt ans.
« Écoute, ce sera sympa… Tu viens ici une semaine, je te
montrerai le film, tu pourras parler à Tom et Nicole, m’interviewer…
ça ne te plairait pas, Michael ?
— Je ne saurais pas quoi te demander.
— Ce n’est pas un problème, j’écrirai toutes les questions… ce
sera le seul reportage sur le film, tu sais, Michael, un joli morceau de
promo vraiment classe » (pouah !), et « Tu es le seul à pouvoir le
faire correctement », et « C’est parfait pour toi ».
Je lui répondis que puisque c’était lui, j’allais y réfléchir. Je
décidai d’accepter, et l’appelai.
« Bon sang, c’est génial, Michael. J’en suis très heureux.
— Moi aussi, Stanley. Comme ça, tu sauras enfin ce que je
pense vraiment de toi. »
Tout ce que les gens croient savoir sur Stanley, ils l’ont lu dans la
presse, et dans la presse cinéma grand public qui plus est. La
plupart de ces journalistes ne l’ont jamais rencontré : à ses yeux, il
fallait être dingue pour donner des interviews en dehors du cadre de
la sortie d’un film. Et encore, même dans ce cas, tout devait être
méticuleusement organisé. Cela n’avait rien d’une affaire
personnelle pour lui, mais je pense que cela en devint une pour
nombre d’entre eux. Ils travaillent dur, bien trop dur, le tapis roulant
de la chaîne de production ne cessant d’accélérer et de charrier des
formes de divertissement de plus en plus creuses, stupides, brutales
et – heureusement – éphémères. Il est devenu impossible d’aller au
cinéma sans glisser sur les litres de bave pavlovienne qui suintent
entre les rangées de fauteuils en une sorte de grand manifeste du
show-business. Voici le monde dont Stanley avait décidé de devenir
l’un des maîtres, et ne pas s’épancher était l’une des stratégies qu’il
avait adoptées. À une époque où tant de célébrités sont avides de
vivre sous les feux de l’actualité, je peux comprendre que quelqu’un
qui refuse de s’exprimer dans les médias grand public puisse passer
pour excentrique, solitaire et misanthrope ; fou, despotique et dénué
d’humour ; froid, névrosé et arrogant.
Mais je dois dire que sa mort a été un coup dur pour beaucoup
de gens. Pour des personnes qu’il connaissait parfois depuis
quarante ans, comme pour d’autres qu’il n’avait pas revues depuis
une décennie ; pour sa famille, puisqu’il était un mari et un père
aimant – c’est incroyable, le nombre de personnes qui l’aimaient,
l’amour qu’elles lui portaient, et l’ampleur du vide que sa disparition
a laissé dans nos vies. Il était si vivant à nos yeux qu’il était difficile
de croire à sa mort, et puis il y avait autre chose (« On voit ça dans
Homère, Michael »), les gens contemplant leur héros vaincu par la
mort et se disant : « Si ça lui est arrivé à lui, imagine ce qui va nous
arriver à nous. »
Il ne parlait jamais des films qu’il était en train de faire, et il
n’aimait pas beaucoup en parler après non plus, même avec des
amis, sauf peut-être pour mentionner le montant de leurs recettes.
Surtout, il refusait de parler de leur « sens », parce qu’il avait une foi
si absolue dans leur signification que toute tentative de la formuler
ne pouvait que l’altérer à ses yeux. Il était possible qu’il vous dise
comment il avait fait telle ou telle chose, mais jamais pourquoi. Lui
qui était archi-matérialiste, et un artiste du monde matériel, je pense
qu’il a créé l’image spirituelle la plus inspirée de toute l’histoire du
cinéma, l’Enfant des Étoiles contemplant avec sérénité les éternelles
galaxies vides de l’au-delà en attendant patiemment de naître une
nouvelle fois. Quelqu’un lui demanda un jour comment l’idée de la fin
de 2001 avait bien pu lui venir. « Je ne sais pas, répondit-il.
Comment est-ce qu’une idée peut bien venir à quelqu’un en règle
générale ? »
• Stanley Kubrick sur le tournage de 2001, l’odyssée de l’espace (1968) •
© Metro-Goldwyn-Mayer (MGM) / Ronald Grant Archive / Alamy Banque
d’Images
Post-scriptum
Eyes Wide Shut
• Nicole Kidman dans le rôle d’Alice Harford ( Eyes Wide Shut , 1999) •
© Warner Bros. Pictures / Diltz / Bridgeman Images
L’histoire raconte qu’il y avait un sapin dans le jardin d’Éden, et
qu’il dépérit quand Ève mangea la pomme, puis reverdit à la
naissance du Christ. Stanley, de par sa belle-famille allemande, sa
sensibilité européenne et son appétit vorace pour la lecture, devait
avoir connaissance de la légende du comte Otto, surnommé « Cœur
de pierre » par ses sujets parce qu’il n’avait jamais aimé aucune
femme, jusqu’à ce qu’il fasse la rencontre de la reine des fées à la
beauté surnaturelle. Elle devint son épouse, et apporta en guise de
dot un sapin de Noël décoré de pierres précieuses et de dagues en
or, lui expliquant qu’elle resterait sienne tant qu’il se garderait de
prononcer le mot « mort », ce qui ne tarda pas à se produire.
Il y a un sapin de Noël chez Bill et Alice, un autre dans la
chambre où un patient de Bill, vraisemblablement juif, vient de
mourir (et où la fille du défunt dévore Bill de baisers avides au pied
du lit sur lequel gît le cadavre de son père), un autre encore dans
l’appartement de la prostituée que Bill rencontre au cours de ses
pérégrinations en ville. (La chanson qu’on entend dans cette
séquence est I Got It Bad and That Ain’t Good . On apprend plus
tard que la jeune femme a été testée positive au sida, et qu’en
décidant de ne pas la sauter, Bill l’a donc échappé belle. Un coup de
chance que son téléphone ait sonné au bon moment.) Un sapin de
Noël trône également dans le vestibule de la maison de Victor
Ziegler, qui ressemble à une crèche où serait né Mammon, et
accueille une soirée de rêve relevant davantage de saturnales
célébrées en l’honneur du solstice d’hiver que d’une fête de Noël.
Presque toutes les pièces que l’on voit dans le film contiennent un
sapin, à l’exception du domaine où se déroule l’orgie, et il est
entouré de pins. Il y en a un dans le bureau de Bill et un autre à
l’hôpital où il se rend pour voir le corps de la mystérieuse femme qui
a peut-être donné sa vie pour sauver la sienne, à moins qu’il ne
s’agisse seulement d’une pute avec un problème d’addiction, « Celle
avec les gros seins qui a fait une overdose dans ma salle de bains »,
comme le dit plus tard Victor avec délicatesse, quand le masque
tombe et qu’il laisse bondir son diable hors de sa boîte.
En regardant Eyes Wide Shut , j’ai repensé aux propos tenus par
le producteur de quelques-uns des films d’action qui rencontrèrent le
plus de succès dans les années quatre-vingt, qui disait qu’il ne
voulait aucune femme dans ses films à moins qu’elle ne soit nue ou
morte. Les rares femmes à n’être pas déjà nues dans Eyes Wide
Shut sont prêtes à se déshabiller sur un simple regard de Bill ; leurs
vêtements ne sont qu’une illusion de plus. Et bien que le scénario ne
compte qu’une seule morte, on y croise d’ardents succubes, des
âmes affamées et des femmes à qui le seul type qui plaise vraiment
semble être la Mort ; elles brûlent de quitter ce monde et veulent
emmener quelqu’un avec elles.
« Ça ne te dirait pas d’aller voir où finit l’arc-en-ciel ? »
demandent Gayle et Nuala à Bill lors de la soirée. De leur point de
vue, il finit au lit avec elles, mais Bill est appelé ailleurs,
« convoqué ». (Il ne trouve pas davantage la réponse à leur question
plus tard, à Rainbow-Fashions, un magasin de location de
déguisements mêlant le sordide au grotesque, lieu tout à fait
magique, où M. Milich, un remarquable vestige de la Vieille Europe,
fait son numéro : « Mais qu’est-ce qui se passe ici bon sang ? »
beugle-t-il avec une indignation feinte, alors qu’il le sait
pertinemment. Lorsqu’il découvre deux formidables Japonais portant
pour tout vêtement perruques et bas de bikinis en train de saliver sur
sa fille mineure, il crie : « N’avez-vous pas honte ? » Avant de la leur
vendre.)
Les événements qui se produisent à la fête de Noël et durant les
deux nuits suivantes découlent tous du moment où Bill quitte sa
femme quelques instants pour rattraper l’insaisissable – et quelque
peu diabolique – Nick Nightingale (un superbe nom de conte de
fées), un ancien camarade d’école de médecine devenu pianiste
professionnel. Après quoi c’est Nick qu’on convoque et qui se
volatilise, et tandis que Bill négocie périlleusement sa route entre la
voluptueuse Gayle et l’alléchante Nuala, Alice valse avec son
Hongrois empressé. Pendant que Bill examine avec un détachement
tout professionnel le corps inerte et dénudé de l’une des maîtresses
de Victor (« Alice, je suis médecin », rappelle-t-il à sa femme plus
tard, ce qui ne la rassure guère), Sandor tente de séduire Alice. Et
bien qu’elle l’abandonne pour retrouver son mari, alors qu’en fond
sonore l’orchestre joue I Only Have Eyes For You , Sandor semble
l’avoir possédée malgré tout. Elle quitte la soirée porteuse d’un
esprit maléfique dont elle accouchera le lendemain soir lorsque,
stone et excédée par les préjugés de Bill sur elle en particulier et les
femmes en général, exaspérée par ce qu’il croit savoir de leur désir,
elle fera sa « confession » : l’été précédent, elle a croisé le regard
d’un inconnu, un officier de marine, et a instantanément éprouvé
pour lui un tel désir qu’elle aurait été prête à quitter son mari et sa
fille à jamais afin de pouvoir passer une seule nuit avec lui. Et
comme ça, spontanément, elle donne naissance à une Honnêteté
aussi inéluctable que non désirée et à son insupportable sœur
jumelle, la Jalousie. Le film qui commence alors à défiler dans la tête
de Bill est celui que tout le monde voulait voir à l’origine.
Coucher par soif de revanche n’est peut-être pas ce qui donne le
plus de plaisir, ni ce qu’il y a de plus satisfaisant, mais c’est sans
conteste l’une des envies de sexe les plus pressantes. Y céder est
presque toujours futile et pitoyable ; y résister exige pas mal de force
de caractère, et plus de chance encore. Cloué à un pilori dont il
ignorait jusque-là l’existence, le docteur Bill entame un périple de
deux jours à travers les royaumes du désir sans jamais comprendre
ce que lui-même désire exactement. Il se frotte à une multitude
d’expériences sexuelles pénibles – on lui lance des insultes
homophobes, il est harcelé, on lui fait une déclaration d’amour qui le
met dans l’embarras, il voit sa vie menacée – mais point de coït. Il
ne cesse d’entrer sur le terrain mais ne touche jamais la balle. (Un
critique résuma le film comme « une série de mésaventures
érotiques », passant ainsi complètement à côté de l’essentiel, tandis
qu’un autre prétendit pouvoir déduire les connaissances du public en
matière de mariage et de sexualité à l’aune des films du siècle
dernier, en particulier ceux de Bergman, sans tenir compte de tout
ce que ce même public avait oublié en vingt-cinq ans de
balkanisation du cinéma par la télévision.)
Sans émettre de conjectures hasardeuses sur la véritable vie
sexuelle de Tom Cruise et de Nicole Kidman (qui fut au centre de
toutes les spéculations dans le traitement médiatique et même les
critiques d’ Eyes Wide Shut ), j’ai pu constater, à ma plus grande
satisfaction, qu’ils savaient incontestablement comment incarner à
l’écran un beau couple, à la fois marié et amoureux. Personne n’en
attendait moins de l’interprétation de Nicole Kidman, mais une fois
que les critiques se furent inclinés devant le statut de grande star de
Tom Cruise, la plupart entreprirent de dénigrer sa formidable
performance. Pourtant, avec lui comme avec ses prédécesseurs
Ryan O’Neal, Jack Nicholson et Matthew Modine, Stanley en a eu
pour son argent. Cruise a su composer l’interprétation idéale pour
porter l’un des thèmes les plus originaux et iconoclastes du film.
S’écartant du texte de Schnitzler, Eyes Wide Shut remet en question
le vieux mythe toxique selon lequel un membre masculin en érection
est dénué de toute conscience.
• Tom Cruise et Stanley Kubrick sur le tournage d’ Eyes Wide Shut
(1999) •
© Everett Collection / Bridgeman Images
*
* *
Je sais que ce n’est qu’un film, et si c’est un chef-d’œuvre (ce dont
je suis convaincu), ce n’est rien de plus que cela – un chef-d’œuvre
parmi d’autres. Aussi rares soient-ils, le monde en regorge, d’une
certaine façon. Même si, pour une raison ou pour une autre, nous
avions arrêté d’en produire il y a un siècle, et qu’il n’y avait pas eu de
Joyce, de Picasso, de Faulkner, de Frank Lloyd Wright, de
Schönberg, d’Ellington ni de Hitchcock, nous disposerions de bien
plus de chefs-d’œuvre que nous ne sommes capables d’en
absorber. Voilà peut-être (et n’est-ce pas une idée séduisante ?) la
cause de ce qui s’est passé entre Eyes Wide Shut et les critiques :
peut-être ne souffraient-ils pas de phobie de l’art, mais simplement
d’une indigestion de chefs-d’œuvre.
Quoi qu’il en soit, je ne me permettrais pas – ou alors très
brièvement – d’offenser leur sens de la perfection en leur soufflant
que les défauts d’un chef-d’œuvre contribuent parfois à renforcer
son charme. Tous les films de Stanley présentent des imperfections,
comme ceux d’à peu près n’importe qui. Shining est célèbre pour
ses défauts, et je n’ai jamais compris où il voulait en venir dans la
deuxième partie de Full Metal Jacket , avec toutes ces ruptures de
ton et ces incursions un peu plates dans le registre satirique, dont
aucune ne diminue pour autant la grandeur du film. Non seulement
Eyes Wide Shut est un chef-d’œuvre présentant des imperfections,
comme Guerre et Paix et la huitième symphonie de Mahler (ainsi
que, si l’on y réfléchit bien, Fidelio ), mais je suis convaincu qu’il
s’agit d’un chef-d’œuvre inachevé (comme Le Château de Kafka et
le Requiem de Mozart), malgré tout ce qu’on a pu dire au moment
de la mort de Stanley. S’il pensait pouvoir ajuster les réglages un
peu plus finement encore, il l’aurait fignolé et bidouillé jusqu’au jour
de sa sortie – et même au-delà.
Il aurait peut-être, par exemple, remédié à ce que je ne peux
qu’appeler la « mécanique redondante » des dialogues, c’est-à-dire
la répétition par un personnage d’une réplique prononcée par un
autre, généralement sous forme de question : « Il a déménagé à
Chicago. – Il a déménagé à Chicago ? », « Je t’ai fait suivre. – Tu
m’as fait suivre ? », « Ce n’était pas réel. – Ce n’était pas réel ? –
Non, pas réel. » – et ainsi de suite, à des dizaines d’occurrences, si
nombreuses qu’on a l’impression que le scénario aurait pu être deux
fois plus court sans elles. Ces répétitions sont clairement délibérées,
mais je n’arrive pas à comprendre quel est l’effet recherché, si ce
n’est, peut-être, suggérer la puissance de l’état de confusion dans
lequel nous plonge le sexe, qui est certainement la plus
déstabilisante des expériences, la seule exception qui me vienne à
l’esprit étant la confusion que l’on éprouve dans les rêves. Il aurait
probablement élagué le film de ses indéniables longueurs *, comme
celles de cette séquence vers la fin, où, pendant ce qui a l’air d’être
une heure, Tom Cruise et Sydney Pollack tournent autour d’une
table de billard dont le rouge rappelle les toiles de Matisse, tout en
semblant donner l’explication de tous les éléments de l’« histoire »
qui doivent rester tabous. Je ne sais quoi en penser ; personne ne
pourrait l’avoir rêvée plus longue, et bien qu’il s’agisse d’une scène
incroyablement intéressante à bien des égards, je ne comprends
pas même quel est son véritable sujet, à moins, comme je le
soupçonne, qu’il ne soit autre que la table de billard rouge elle-
même. On pouvait toujours compter sur Stanley pour privilégier la
Beauté sur le Contenu, étant donné qu’il les considérait comme une
seule et même chose.