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Journal des africanistes

Qu'est-ce que la "gothimascologie ?"


Claude-Hélène Perrot

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Perrot Claude-Hélène. Qu'est-ce que la "gothimascologie ?". In: Journal des africanistes, 2002, tome 72, fascicule 2. pp. 243-
246;

doi : https://doi.org/10.3406/jafr.2002.1321

https://www.persee.fr/doc/jafr_0399-0346_2002_num_72_2_1321

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Notes et documents

Claude-Hélène PERROT

LA GOTHIMASCOLOGIE,
Abidjan, mai 2002
« Est-ce une religion ou une théorie ? » dit le dépliant destiné à en
assurer la diffusion qui précise que les adhérents « peuvent demeurer par
exemple de bons chrétiens, bons musulmans, bons bouddhistes etc. ». Son
fondateur, Sompohi, la présente, au cours d'un entretien, comme un
mouvement spirituel 1.
La gothimascologie se propose de marier deux objectifs apparemment
peu compatibles. D'une part, sous l'égide de la culture africaine, redécouvrir
les patrimoines culturels de la Côte-d'Ivoire, et en premier lieu celui des
populations de l'ouest du pays, longtemps mis sous le boisseau. Sompohi,
qui est né dans les montagnes de Man, trouve avec les masques dan la
source principale de son inspiration. D'autre part, à la manière d'une
antenne parabolique prête à capter toutes les ondes d'aussi loin qu'elles
proviennent, s'ouvrir sur le monde entier et se mettre « au service de la
culture universelle », à l'heure de la mondialisation.
D'où vient cette curieuse appellation de gothimascologie ? Expression
de ce double projet elle lie le mot de « gothique » à celui de « masque »,
associant ainsi Europe et Afrique à travers leurs productions artistiques,
culturelles et religieuses ; l'itinéraire du fondateur éclairera la genèse de
cette insolite jonction.
La gothimascologie, qui s'intitule aussi Univers-cité Sompohi,
soulignant ainsi son implantation et sa vocation urbaines, est sise à Yopougon, la
commune la plus étendue d'Abidjan, dont la population ne cesse de croître.
L'édifice est situé au bord de la route d'Abobo Doumé. Commencé « il
y a quatre ou cinq ans », donc en 1997 environ, et inachevé « faute de
moyens », il a plus d'une fonction. Sur le devant est un « maquis-buvette ».
La façade, avec ses larges inscriptions, est celle d'un temple. Le portail
ouvre sur une première cour, où sont exposées sur les murs, à la façon d'un
musée, de remarquables peintures, œuvres de Sompohi ; une deuxième cour
est entourée de pièces occupées pour la plupart par des locataires : elles
doivent être plus tard mises à la disposition d'adeptes venant y faire retraite ;
deux ou trois de ces pièces composent la modeste résidence de Sompohi.

Centre de recherches africaines, Université de Paris I.


1 Ce rapide aperçu a pour source, outre le dépliant distribué lors du colloque tenu à Abidjan
du 2 1 au 24 mai 2002 pour la fondation d'une académie ivoirenne des sciences, des arts et de
la culture, l'entretien que M. Sompohi a bien voulu m'accorder le samedi 25 mai 2002.

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Cet « institut », comme l'appelle parfois Sompohi est en fait le


deuxième. Le premier qui fut construit dix ans auparavant (donc vers 1992)
non loin de Man, à Soakpé (sous-préfecture de Facobli), village natal de
Sompohi, est un musée. Il ne s'agit pas, son fondateur y insiste, d'un
« musée mort » à la mode occidentale, mais d'un « musée vivant »2 où les
masques vont se produire et danser. Parfois les masques quittent le pays
dan-yacouba et viennent jusqu'ici, à Yopougon, pour s'y manifester, à la
condition que quelqu'un assume les frais de leur déplacement.
C'est au cours de ses pérégrinations dans divers pays d'Europe que
Sompohi a reçu la révélation initiale. La formation de cet homme qui semble
avoir aujourd'hui une cinquantaine d'années est celle d'un autodidacte. Muni
du seul certificat d'études primaires il a quitté les montagnes de Man pour
l'Europe en 1974. Il a traversé l'Europe du sud au nord, faisant tous les
métiers. Il a passé plusieurs années en Italie : à Naples et à Sorrente, puis
comme tailleur de marbre à Mata di Carrara, non loin de Carrare, où il a été
l'apprenti d'un vieil homme devenu son nonno (grand-père), qui lui a laissé
grand souvenir. En Norvège en 1984-1985, il a étudié les beaux-arts. «Je
suis, dit-il, peintre, sculpteur, architecte d'intérieur et historien de l'art ». En
1988 il revient en Côte-d'Ivoire, portant en lui son projet.
Celui-ci lui a été inspiré par le portail d'une cathédrale gothique dont
la photographie inversée (qui figure dans le dépliant) a pris à ses yeux la
forme d'un masque dan. Cette coïncidence résulte-t-elle selon Sompohi
d'une influence directe ? Il n'hésite pas à le suggérer, sans s'encombrer du
moindre souci de vraisemblance. On lit en effet, en toutes lettres, dans le
dépliant: « A travers le songe et les études scientifiques du Pr. Sompohi
Bayard, en 1985 à Oslo, découvre par coïncidence ou influence historique,
et le constat de la ressemblance entre le masque ou gla africain et le style
des églises gothiques européennes, ce qui crée en lui l'idée de promouvoir
la nouvelle culture universelle dans toutes ses dimensions3». Remarquons au
passage que le mot gla par lequel les Wè de l'Est désignent le masque, finit
ici par signifier « le masque africain » en général.
Le rêve de "promouvoir la nouvelle culture universelle" qui recevrait
l'apport et l'empreinte de l'Afrique s'exprime avec force dans les œuvres
peintes de Soumohi, qui est avant tout un plasticien («je ne suis pas devenu
artiste : je suis né artiste »). On y voit par exemple des crucifix voisiner avec
des masques « échassiers » et des téléphones portant la figure d'un masque
dan.

On ne peut s'empêcher ici de rappeler la mémoire de Madeleine Rousseau qui dans les
années cinquante militait à Paris pour « le musée vivant » et l'art africain.
3 Le texte est reproduit intégralement.

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Au vu des photos qui les représentent aux côtés de Sompohi, et que


celui-ci aime à montrer, la gothimascologie a suscité de l'intérêt chez un
certain nombre d'intellectuels ivoiriens4, sans doute attirés par son souci de
concilier « tradition africaine » et culture universelle et par sa conception de
« la complémentarité des cultures », alors que d'autres mouvements de même
type répandus en milieu urbain sont autocentrés sur l'Afrique. Tel de ses
présupposés, comme celui qui fait de Jésus «l'un des initiés du masque
africain », ne semble pas avoir fait obstacle, comme si les différents éléments
sur lesquels repose l'argumentation comptaient peu en regard de la « vision du
monde » qui en est l'aboutissement.
Il est bien difficile d'apprécier le succès rencontré par la
gothimascologie dont les ressources financières semblent limitées5. Soumohi est en
quête d'appuis extérieurs. Il fait valoir la qualité et la notoriété des
personnages, nationaux ou étrangers, qui lui ont rendu visite, comme autant de
cautions. La gothimascologie se cherche des repères dans le monde occidental
et aujourd'hui la référence la plus prestigieuse et la plus fréquemment
invoquée est certainement celle des Etats-Unis, où Soumohi s'est rendu. Le
dépliant donne, outre les coordonnées abidjanaises, une adresse avec
numéro de téléphone à Philadelphie.
Ce retour aux sources de la « tradition africaine »6 s'accompagne d'une
rupture radicale avec les règles qui présidaient autrefois à l'expression et à la
transmission des traditions, musique et danse inclus. Devant l'urgence de
leur sauvegarde et de leur diffusion, les barrières qui en restreignaient
l'apprentissage sautent. C'est particulièrement le cas des manifestations de
masques, qui jusque là étaient inaccessibles aux non-initiés, réduits au rôle
de spectateurs incultes7. L'un des quatre séminaires tenus sous l'égide de
i 'Univers-cité Sompohi a reçu pour sujet8 «la place du masque dans la
société moderne ».
La gothimascologie s'inscrit dans le vaste mouvement de réhabilitation
des religions ancestrales qui se développe depuis plus d'une décennie en

54 Son
Outrefondateur
la perception
est parfois
de loyers
invité signalée
à participer
plus
à des
haut,
colloques
il arriveinternationaux
que des associations
tenus à Abidjan.
diverses
fd'élèves par exemple) louent le local pour y donner des soirées dansantes .
Cette quête prend tout son relief au regard d'une période pas si lointaine où les Ivoiriens se
plaçaient avec enthousiasme sous la bannière de la modernité à l'occidentale, prêts à jeter
par-dessus bord des pans entiers de leur patrimoine culturel, période qui prit fin avec celle
des vingt glorieuses, au début des années 1980.
7 Les missions chrétiennes se sont heurtées dans l'Ouest de la Côte-d'Ivoire, où elles
connurent un relatif insuccès, à une tenace résistance de la part des sociétés de masques, qui
ne cessèrent que récemment d'opposer de hautes barrières à toute intrusion de non-initiés.
Les thèmes des trois autres séminaires sont : la technologie et la culture, puis l'ivoirité et,
celui-ci tenu à l'Université d'Abidjan, la gestuelle..

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Côte-d'Ivoire. Ce mouvement a débuté dans le sud-est du pays où depuis la


fin des années 1980 le regard que portent sur leur propre religion les
populations villageoises a considérablement changé. En pays anyi on
n'entend plus guère employer à son endroit les termes de « fétichisme » ou
de « sorcellerie » ce qui était couramment le cas dans les années soixante-
dix 9 ; elle est dite aujourd'hui « une religion comme les autres10». Jean-
Marie Adiaffi, par ses diverses initiatives « sur le terrain » et ses prises de
parole dans les media n'a pas peu contribué à ce renversement du regard.
C'est à présent le tour de l'Ouest. « Le masque en Afrique est spirituel comme
l'église... Désormais, si on vous dit que Dieu est absent dans votre culture,
inversez la réponse à donner comme le masque inversé qui rappelle l'église11 ».
Le milieu urbain favorise Péclosion, dans une sorte d'effervescence
généralisée, de constructions idéologiques de ce type. Elles ne s'adossent à
aucune expérience antérieure et trouvent leur légitimité en elles-mêmes,
contrairement à ce qui caractérise la culture villageoise. Celle-ci, chaque
fois que la situation vécue commande par sa nouveauté de faire un pas en
avant, cherche ses références derrière elle, et puise ses arguments pour
justifier la position à prendre, aussi inédite soit elle, dans un stock déjà
constitué dont la fiabilité a été testée par les générations précédentes.
En ville en revanche l'innovation est reine. Libre à l'individu qui en a
l'audace de mettre ensemble des éléments parfaitement disparates et de les
ajuster à sa guise pour lancer son propre message. Celui-ci a toutes les
chances de passer, de recevoir une audience plus ou moins large, pour peu
qu'il soit en phase avec la sensibilité des citadins, et apporte des réponses à
leurs aspirations profondes. Nul ne s'attarde à examiner les différentes
pièces qui en composent l'argumentaire pour en éprouver la validité.
Sans aucun doute Sompohi a su faire écho aux aspirations de ses
contemporains ; d'une part la quête d'identité, en l'occurrence d'une identité
triple : désir de se rattacher à un terroir, à une nation ( « l'ivoirité », avec sans
doute ses dérives, est le thème de l'un de ses séminaires) et au continent
africain dans sa globalité, et d'entrer en modernité sans se séparer de son
héritage culturel ; d'autre part le besoin, à l'heure de la mondialisation, de
prendre place dans le concert des peuples en élaborant une nouvelle culture
« au service de la culture universelle ou du multiculturalisme12 ».

Employés par ceux-là mêmes qui recouraient à ses rites et à ses pratiques, ce qui laissait à
l'observateur étranger l'impression d'une sorte de schizophrénie.
Entretiens avec les notables de Niabley (1998), entre autre.
Points 3 et 6 de la « Vision du monde gothimascologique », page intérieure du dépliant.
Page intérieure du dépliant. Sur ce dernier point Sompohi fait-il véritablement œuvre
originale ?

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