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Armand Colin

Théorie postcoloniale, philologie et humanisme. Situation d'Edward Saïd


Author(s): DOMINIQUE COMBE
Source: Littérature, No. 154, PASSAGES. ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES
POSTCOLONIALES (JUIN 2009), pp. 118-134
Published by: Armand Colin
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41705255 .
Accessed: 16/06/2014 06:56

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PARIS
3 ETUNIVERSITY
■ DOMINIQUE COMBE, UNIVERSITÉ OFOXFORD,
WADHAM
COLLEGE

Théorie postcoloniale,

philologie et humanisme.

Situation d'Edward Said

« Dansl'universalité de la ratiooccidentale, il y a ce par-


tagequ'estl'Orient : l'Orient pensécomme l'origine, rêvée
commele pointvertigineux d'oùnaissent les nostalgies et
lespromesses deretour, l'Orient offert
à la raisoncolonisa-
tricede l'occident, maisindéfiniment inaccessible, caril
demeure toujours la limite : nuitducommencement, enquoi
l'Occident s'estformé, maisdanslaquelleil a tracéune
lignedepartage, l'Orient estpourluitoutce qu'iln'estpas,
encore qu'ildoivey chercher ce qu'estsa vérité primitive.
faireunehistoire
Il faudra dece grand partage, toutau long
du devenir occidental, le suivredanssa continuité et ses
échanges, maisle laisserapparaître aussidanssonhiéra-
tisme tragique.»
MichelFoucault,
Histoire de lafolieà l'âge classique , 1972.

Le champdes étudespostcoloniales, qui inclutles pays du Com-


monwealth, mais aussi les anciennescoloniesdes empireseuropéens-
français,espagnol,portugais,hollandais- est si vaste qu'on en cerne
difficilementles contours.Outreleurextensiongéographique, les études
postcolonialessontmarquéesparunedémarcheinterdisciplinaire. Les lit-
téraires,comparatistes de formation pour la plupart,y rencontrent des
historiens,des géographes, des sociologues,des ethno-
des politologues,
logues,des anthropologues, des philosophes,des psychanalystes. Mais
touss'accordentà reconnaître en EdwardSaïd l'un des principaux initia-
teursde ce qui, bienplus qu'une discipline,constitueun mouvement de
pensée,une « théorie», toutcommeles Cultural , les Gender, les Black
sous le signe
des relationsétroites,
Studies,avec lesquelsils entretiennent
du Postmodern.
La dettede la théoriepostcolonialeà l'égardde Saïd - commeà
l'égard de Fanon,de Césaire,de Sartre,d'Achebe,de Soyinkaou de
118 Ngugi- estévidenteen raisonde son oppositionvéhémente au colonia-
lismeet à l'ethnocentrisme européen. Comme l'écrit Jean-Marc Moura,
LITTÉRATURE à introduire la théorie
- 2009
N°154JUIN l'un des toutpremierscritiquesfrançais postcolo-

on line
C&rticle

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THÉORIE ETHUMANISME
PHILOLOGIE
POSTCOLONIALE, ■

nialedans les étudesfrancophones, « l'ouvraged'EdwardSaïd, L'Orien-


talisme , a donné l'exemple d'un type d'étude où les textes
philosophiques,littéraires, ethnographiques occidentauxsont analysés
commeles signesd'un discourspolitiquesur Tailleursde l'Europe» K
L'Orientalismeoppose au discoursimpérialiste un «contre-discours»:
« Orientalism "writesback" at an imperialdiscoursefromthepositionof
an oriental», soulignel'anthropologue JamesClifford, citantuneformule
parodiquede Star War par Salman Rushdie,à proposdes écrivainsdu
subcontinent indien- « theEmpirestrikes backto andfromtheCentre»
- repriseparAshcroft, Griffiths et Tiffin2. Le postcolonialturna étépris
par les étudeslittéraires et les scienceshumainesil y a une vingtaine
d'années,avec la publicationen 1989 de l'ouvrageThe EmpireWrites
Back. Theoryand Practicein Post-ColonialLiteratures ď Ashcroft, Grif-
fithset Tiffin,troiscritiquesvenus d'Australie.Bill Ashcroft, Gareth
Griffiths etHelenTiffinse placentdirectement sous l'égide de Saïd, à qui
ils se réfèrent dès l'introduction pourévoquer désird'assimilation
le des
écrivains« périphériques » qui cherchent à être « plus anglais que les
Anglais»3. Toutrécemment encore,en 2004,Neil Lazarus,l'un des prin-
cipauxreprésentants actuels de la théoriepostcoloniale- surlaquelleil
un
porte regardcritique, de l'intérieur4 - , a dédiéle CambridgeCompa-
nionto PostcolonialStudies5 à EdwardSaïd, dontil revendiqueencore
légitimement l'héritage: « For EdwardSaïd (1935-2003)who taughtall
of us». Entre1989 et 2004, dans le sillage d'Edward Saïd, donc, les
étudespostcolonialessont devenueslargementprédominantes dans le
mondeanglo-saxon, grâce notamment au succès des troiscritiquesanglo-
phones,GayatriSpivak,Homi Bhabha,et RobertC. Young,qui, ayant
eux-mêmesde nombreux disciples,continuent à se situerparrapportà la
penséede Saïd, fût-cede manièrecritique.RobertYoung consacreainsi
untrèsintéressant de Postcolonialism. Anhistoricalintroduction 6
chapitre
1. Littératures
francophones etthéorie , Paris,
postcoloniale PUF,1999, p.48.
2. ThePredicament ofCulture, Harvard UniversityPress, 1988,p.266.
3. London/New- York, Routledge, 1989,p.4.
4. Enrecul danslesuniversités anglo-saxonnes depuisquelquesannées (devant lesGlobal
Studies,notamment), lesétudespostcolonialesprocèdentdel'intérieurà leur proprecritique,
desorte qu'ilestparfois difficile
desavoir quiappartientencore à ce courant depensée.
Ainsidel'anthropologue Arjun Appadurai,citédanstoutes lesanthologies, quicritique
par-
foisviolemment lestravaux deslittéraires
etdeshistoriens. Ou,demanière plusévidente
encore,deRobert C. Young, quinecessedesedémarquer dela théorie dont
postcoloniale
ilpourtantconsidérécomme l'undesmaîtres à penser.
5. Cambridge University Press,2004.L'undesrares ouvrages danslegenre (académique)
si florissant
dansles paysanglo-saxons de 1'«introduction», du « compagnon », du
« reader» enétudes postcoloniales à avoirététraduitenfrançais : Penser lepostcolonial
Uneintroduction Éditions
critique, Amsterdam, 2006.Il fautsouligner icile remarquable
travail
accompli depuis delongues années parlesÉditions dela Découverte, quiontprisle
relais
deséditions Maspéro, etparlesÉditions Amsterdam pourlatraduction etladiffusion
despenseurs anglo-saxonsdelathéorie marxiste,duculturalisme,dupostcolonialisme, dans 119
laRevue internationaledeslivresetdesidées, deTumultes, deVacarme, aussibienquedans
la publication
delivres majeurs deStuart Halloud'Eric Hobsbawm. LITTÉRATURE
6. Blackwell,2001. -JUIN
N°154 2009

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à « EdwardSaid and anti-colonialism », danslequelil souligneles amibi-


guïtés des thèsesď l'historicité
Orientalism, des textessouventperduepar
mais aussi le caractèretotalisant
Saïd, le statutde la représentation, de
l'idée de colonisation.

f<OUT OF PLACE »

Les étudespostcoloniales,largement faitespar des critiquesorigi-


nairesdes anciennescolonieset du Commonwealth, développentinlas-
sablementles représentations littérairesdu « déplacement», de la
migration, de l'exil, de l'errance,de la « déterritorialisation », chez des
auteurseux-mêmesgénéralement issus du Tiers-Monde.Edward Saïd
- sans douteplus encoreque GayatriSpivak ou Homi Bhabha- est
lui-mêmeun déraciné, partagé entre l'Orient et l'Occident, pour
reprendre les catégoriesqu'il soumetà la critique.CommePalestinien,
il estmême« outof place », selonle titrede son récitautobiographique
d'enfance7.L'un de ses derniers(et plus beaux) recueilsd'essais, qui
s'intitulesignificativement Reflectionson Exile 8, s'ouvre sur l'évoca-
tionde son arrivéeà New-York,par excellencela ville des immigrants.
Né en Palestinesous le mandatbritannique, élevé à Beyrouthet surtout
au Caire dans une famillepalestinienne chrétienne, protestante, formé
dans les meilleuresuniversités américainesà la littérature comparéeet à
la philologie,que ses premiersouvragesontbrillamment illustréesdans
les années soixante- en particulier sa thèse sur JosephConrad9 - ,
Edward W. Saïd était promis à un brillantavenir de critique et
d'essayistelittéraire, au cœurde l'universitéaméricaine,à laquelle il
étaitparfaitement intégré,conformément au désirmimétiquecommenté
par les auteurs de The Empire Writes Back. Mais la guerreisraélo-
arabe de 1967, qui le place dans la délicatesituationd'un Palestinien
Américain,l'oblige à repensersa positionnonseulementde professeur,
mais de citoyen,et à s'engagerun tempsaux côtés de Yasser Arafat,
avant de le critiquerouvertement. C'est dans ce contextequ'il faut
ses
replacer premiers essais sur le monde arabe et surla Palestine,qui
élargissent ses travaux littéraires au politique.Saïd, outrede trèsnom-
breuxentretiens - et en particulierceux de l' avant-dernier volume,
Cultureet résistance , en 2004 - , n'a pas consacré moins de neuf
ouvrages au monde arabe et à la questionpalestinienne, compterde
à
TheArabs today, alternatives for Tomorrow , en 1972. Et c'est précisé-
mentcomme le premiervolet d'une trilogieincluantégalementThe
7. NewYork, VintageBooks, 2000,traduit enfrançais Mémoires
: À Contre-voie. , Le Ser-
pent à plumes,2002,rééd. Livre depoche, 2003.
120 8. London, Granta Books,2001, traduitenfrançais : Reflexionssurl exil, Actes
Arles, bud,
2008.
LITTÉRATURE 9. Joseph Conrad andtheFiction ofAutobiography, Princeton
Princeton, UniversityPress,
-JUIN
N°154 2009 1966.

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PHILOLOGIE
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QuestionofPalestine(1979), CoveringIslam : howthemediasand the


expertsdeterminehow we see the restof the world(1981) qu'il faut
lireOrientalism , paruen 1978,et traduiten françaisen 1981 : L'Orien-
talisme!L'Orient créé par VOccident10.Les littéraires, qui ontété les
premiers lecteurs de l'ouvrage, ont oublié ou négligé portéehisto-
la
riqueet politiquede cettetrilogiedans laquelle il s'inscrit.Les traduc-
tionsfrançaisesdes essais politiquesde Said, d'ailleurs incomplètes,
s'inscriventdans un contextedifférent de celui de L'Orientalismeet
visentun autrepublic, souventplus au fait des débats anglo-saxons
autourde la questionpostcolonialen.
EdwardSaïd a littéralement révolutionné les disciplineslittéraires et
les scienceshumainesen publiantl'un des essais qui a alimentéle plus
grandnombrede discussionset de polémiquesdurantles trente dernières
années,et ce à traversle mondeentier.Quels qu'en soientles défautsde
méthode,les silenceset les lacunesdocumentaires, ou mêmeles erreurs,
les contre-sens 12,les contradictions et les incohérences dansl'argumenta-
tion,l'ouvragea opéréune véritable« révolution copernicienne » 13dans
les recherches surl'orientalisme et,toutsimplement, dans la lecturesdes
textesde la tradition occidentale.En adoptantle pointde vue résolument
« décentré » qui est celuid'un éruditoutofplace, à la foisinsideret out-
«
sider, entre-deux » culturescommearabeengagédans la cause palesti-
nienne,et comme professeurà Columbia,au sommetde l'institution
américaine, critiquemusicalet éditorialiste dansles plusgrandsjournaux,
Saïd étaiten positionde « provincialiser l'Europe», selon le titrede
l'ouvragecapital de l'un de ses héritiers,DipeshChakrabarty 14.Nourride
la traditionlettréeoccidentale, richede la doublecultureen anglaiset en
françaishéritéede la bourgeoisiecairotedes annéestrente, et dotéd'une
bonne connaissancede la traditionarabo-musulmane par ses origines
palestiniennes, fussent-elles chrétiennes, Saïd avait à la fois la connais-
sance et la distancenécessairespour soumettre l'ethnocentrisme de la
penséeoccidentaleà une critiqueradicale,en se fondant toutd'abordsur
son expériencepersonnelle : « Mon investissement personneldans cette
étudevienten grandepartiedu faitque, grandissant dans deux colonies
anglaises,j'ai comprisque j'étais un "Oriental".Dans ces colonies(la
Palestineetl'Egypte),puisaux Etats-Unis, toutemonéducationa étéocci-
dentale,et pourtant ce sentiment ancienet profonda persisté.En étudiant
10. Paris,
Le Seuil,1981.
11. voirparexemple lerecueil édité
parMarie-Claude Smouts, La Situationpostcoloniale,
paru en2007auxPresses deSciences Po,dont lepremier chapitre estconsacréà « la litté-
raturecomme révélateur».
12. Suffisammentpointés parl'immense corpuscritiqueà sonpropos.
13.Incommensurable à celleannoncée en2007parlesauteurs dumanifeste enfaveurd'une 121
« littérature-monde
».
14. Provincializing
Europe. Postcolonial
Thought andHistorical Princeton,LITTÉRATURE
Difference,
Princeton Press,
University 2000. -JUIN
N°154 2009

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l'orientalisme, j'ai essayéde fairel'inventaire des traceslaisséesen moi,


sujet oriental,par la culture dont la domination a étéun facteur si puissant
dans la vie de tous les Orientaux. » 15L'anthropologue américainJames
Clifford soulignele faitque, pourSaïd, il n'existepas de pureérudition et
que, en définitive, sa pensée est d'abord la réaction de protestation d'un
Palestinien privéde patriel6.Le récitautobiographique superbement inti-
tuléOutofPlace 17retracela genèsede ce sentiment complexe et ambiva-
lent de la double appartenance, égalementsi souventanalysépar les
auteursfrancophones depuisle Portraitdu coloniséd'AlbertMemmi.Cer-
tainsthéoriciens, égalementissus du Tiers-Monde, n'ontpas manquéde
ce
souligner que les thèses de L'Orientalisme doivent probablement à la
mauvaiseconscienced'un coloniséissu des classes aiséesl8,qui aurait
bénéficiédu « capitalsymbolique » apportépar la colonisation, dontil
auraiten sommesu tirerparti.La critiquede l'hégémoniesymbolique etde
la domination dans le système colonial - conduite par Saïd, Bhabha,
Spivak,Appadurai,Chakrabarty et biend'autres- résulterait ainside la
nécessitéde prouver à une
que,quoiqu'appartenant bourgeoisie privilégiée
tirantavantagede la colonisation, ces théoriciens issus du Tiers-Monde
auraient d'abordétédes victimesde la domination occidentale 19.
L'ouvrage,qui ne relève plus des études proche-orientales20, a donc
ouvertun champde recherches nouveau,en soumettant l'orientalisme à
uneméthodecritiquefondéesurl'analysedu discours.EdwardSaïd a non
seulement remis radicalementen question l'orientalismecomme
« science», mais aussi plus généralement les littératures, les artset les
penséesqui lui sont liés, puisque l'orientalisme est,certes,une tradition
universitaire, mais aussi « un de
style pensée fondé surla distinction onto-
et
logique épistémologique entre « l'Orient » et (le plus souvent) "l'Occi-
dent"»21.Se référant à MichelFoucault,il litdansl'ensembledu corpus
orientaliste un « discours» qui susciteson propreobjetparla « représen-
tation» - « l'Orientcréépar l'Occident» : « l'Orienta presqueété une
invention de l'Europe,depuisl'Antiquitélieu de fantaisie, pleind'êtres
exotiques, de souvenirs et de paysagesobsédants,d'expériencesextraor-
dinaires» 22.La nuanceintroduite par « presque» marquebienles hésita-
tions, les incertitudes de Saïd qui, commel'a encorebien montréJames
15.L'Orientalisme , trad,fr.,
Paris, Le Seuil,1981, p.39.
16. ThePredicament oj Culture, op.cit.,p.256.
17. Enfait de« contre-sens »,c'estsurtout celuidela traduction quipassetotale-
dutitre,
ment à côtédel'idéecentrale dulivre.
18. Etchrétien,protestant, appartenant doncdesurcroît a la minoritédela minonte, dans
unmonde largement déterminé parl'appartenance confessionnelle parleprénom
(signifiée
anglaisEdward, dont Saïda commenté longuement l'importance symbolique dansOutof
Place).
19. Cf.A. Ahmad, In Theory. Classes, Nations, Literatures , London/New- York, Verso,
122 1992.
20. Cf.A.Ahmad, op.cit.
LITTÉRATURE 21. L'Orientalisme, op.cit.,p.15.
-JUIN
N°154 2009 22. L'Orientalisme, op.cit.,p.13.

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Clifford, suggèretantôtque l'orientalisme a déformé, caricaturé la réalité


orientale, tantôtdénietouteexistenceà cetteréalité,qui n'est en somme
qu'une construction discursive- ce qui est évidemment bienplus fidèle
à Foucault23. CitantL'Archéologiedu savoir, mais s'inspirant en faitsur-
toutde L'Ordredu discours, Saïd associeen définitive l'orientalisme à un
discoursqui,commetoutdiscours,exerceunpouvoir.C'est cetterelation
entrela représentation - scientifique, littéraire,
artistique - et le pouvoir
qui est au cœur de la pensée saïdienne à travers le colonialisme. Qu'il ait
été,en termes marxistes, une « »
idéologie produiteparl'entreprise colo-
niale européenneà partirdu XVIIIe siècle,à la faveurde l'accumulation
primitive du capital,ou qu'il ait au contraire préparéet favorisécelle-ci,
peut-être depuisla Grèceantique,danstousles cas « l'orientalisme estun
style occidentalde domination,de restructuration et d'autoritésur
l'Orient» 24,qu'il fautdécrypter commel'expressiond'une volontéde
puissancedansle sensnietzschéen qui inspireFoucault.
Aux yeux de tous le véritableinitiateur des étudespostcoloniales
avec L'Orientalisme , Edward Saïd échappepourtant à biendes égardsau
corpus de la théorie postcoloniale, qui d'ailleursn'a pas manquéde le cri-
tiquer,tout en se référant à lui. Si l'on en juge par nombrede publica-
le
tionset de colloquessurSaïd (l'éditeurBlackwell,par exemple,en est à
une deuxièmeversion,pardes auteursdifférents, de son Criticalreader),
la gloirede L'Orientalisme , mais aussi d'autresessais commeCultureet
impérialisme n'estpas prèsde s'éteindre, même(et surtout) aprèsla dis-
paritionde l'auteur,en 2003. C'est ainsi qu'on a pu publierun volume
entierd'articles critiquessur la réceptionď Orientalism 25,
qui est
d'ailleursloin d'êtreexhaustif. Et toutrécemment encore,et parmitant
d'autresouvrages,ontparuaux États-Unisun essai universitaire intitulé
ReadingOrientalism - Said and theunsaid26et les actes d'un colloque
27
organiséà Istanbul . Pourtant, projetésurle devantde la scènedepuisla
publication ď Orientalism en 1978, Saïd a été aussi violemment critiqué,
y comprispar ceux qui se réclament de ses idées.Quandsa penséen'a pas
étécaricaturée, commedansle mondearabe,il a étéau contraire jugé trop
modérépar certainsde ses héritierspostcoloniauxles plus radicaux,
tandisque l'histoirelittéraire académiquen'a pas manquéau contraire de
dénoncersa critiquede l'ethnocentrisme occidental,de sorteque son dis-
cours,à son toursuspectéd'ethnocentrisme et d'essentialisme,a lui-
mêmeétépassé au criblede la déconstruction à laquelleil avaitlui-même
soumisla penséeoccidentale.« Nègreblanc», en somme,selonla clas-
23. ThePredicament ofCulture, op.cit.,p.260.
24. L'Orientalisme,
op.cit.,p.15.
25. Orientalism.
A reader, éd.A.L.Macfie, Edinburgh, Edinburgh Press,
University 2000.
26. DanielVarisco, Reading Orientalism. Saidandtheunsaid, Seattle,
University of 123
Washington Press,2007.
27. Waiting fortheBarbarians. A Tribute toEdward Said,éd.MügeGiirsoy Sökmen et LITTÉRATURE
BasakErtür, London/New York, Verso, 2008. -JUIN
N°154 2009

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sique accusationjadis lancée contreSenghoret Césaire.C'est ainsi que


les anthropologues, commeJamesClifford, ontété parmiles premiersà
discuterles thèsesde Saïd, égalementsoumisesà l'analysedes Gender
studies, qui ont relevél'absence des femmeset ont ainsi légitimement
soumisl'ouvrageau processusinfinide la déconstruction. Mais il faudrait
surtout ouvrirle dossier,trèsriche,d'une critiquemarxistede la pensée
de Saïd - par exemple,par Aijaz Ahmad,dans l'ouvragemajeurIn
Theory: Classes, Nations , Literatures , en 1992. Mais l'affaireest com-
plexe,dansla mesureoù, au diremêmede Saïd, l'impulsionintellectuelle
de Orientalism a été donnéepar les échangesfructueux avec Raymond
Williams(avec qui il a d'ailleursco-signéun article),l'un des fondateurs
de la pensée « culturaliste », et marxiste28. Et à traversRaymond
Williams, il faudrait envisagerles relationsde Saïd avec la NewLeftbri-
tannique,inséparabledes « culturalstudies», avec les critiquesStuart
Hall, TerryEagleton,hélas encoretroppeu connusen France,et avec le
grandhistorien marxisteEric Hobsbawm,ou encoreavec les marxistes
américains,comme FredericJameson,encore très à la mode sur les
campusanglo-saxons. En outre,Saïd, germaniste, se réfèreconstamment,
quandce n'estpas à Marxlui-même,à Lukács29,à WalterBenjamin-
avec qui il a des affinités évidentes- et,plus généralement à l'École de
Francfort, à Horkheimer et surtout à Adorno,auquel il est égalementlié
par la musicologie.Enfinet surtout, la thèsecentraleď Orientalism doit
beaucoup à la notion d'« »
hégémonie symboliquedéveloppée par
Gramsci,souventcité par Saïd, notamment pourla notiond'intellectuel
« organique», dontil s'inspirepource qu'il appellesecularism , qui rap-
portel'exigencede laïcitéà l'engagement dans le « siècle». Toutesces
références,loin de prolongersimplementl'héritage de Raymond
Williams,tendentau contraire à se multiplier au fil des ouvrages,après
1978 - preuves'il en est de l'intérêtconstantd'EdwardSaïd pourla
penséemarxiste, alorsmêmequ'il sembles'en démarquer ouvertement.
Le rationalisme critique,qui entend conserver une entièreliberté
d'analyse vis-à-visde toutesles logiques identitaires, « essentia-les
lismes» et les nationalismes qui s'apparentent à des « religions», Saïd
-
l'appelle secularism une notionqui ne va pas de soi dans le monde
anglo-saxon30. Saïd s'élève ainsi contretoutrepliidentitaire et commu-
nautaire.Dans les universités américaines, la théoriepostcolonialeelle-
28. Théoricien majeur historien
dela littérature, etsociologuefondateurdesCultural Stu-
dies
-,romancier,Raymond Williams, traduit
enallemand, enespagnol,enjaponais,n'està
cejourpasencore traduitenfrançais.
29. Saïdparaît avoir lutrèsattentivementHistoire etconsciencedeclasse
, enparticulier.
Cf.T.Brennan, « Themaking »,inM.G.Sökmen
ofa counter-tradition etB.Ertür,Waiting
124 fortheBarbarians, p.9-10.
op.cit.,
30. Cf.G.Viswanathan, « Said,Religion,andSecular », inM.G.Sökmen
Criticism etB.
LITTÉRATURE Ertür,Waiting fortheBarbarians , op.cit.,p.164-175. Voirégalement W.Hart, Edward
-JUIN
N°154 2009 SaidandtheReligious ofCulture,
Effects Cambridge, Cambridge University 2000.
Press,

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même se transforme souventen un vibrantplaidoyeren faveurdes


« damnésde la terre», au détriment de l'analyseet de la réflexion,aux-
quelles Saïd ne cesse d'appeler. C'est ce même rationalismecritique
« sécularisé» qui est à l'œuvredansla réflexion politiqueet dansl'enga-
gementpersonnelde Saïd dans la questionpalestinienne - qui a suscité
de
égalementbeaucoup polémiques, tant avec les instances du
officielles
Fatahqu'avec les mouvements les plus radicaux,sans parlermêmedes
islamistes.Sur la base d'une réflexioncritiqueindépendante et d'un
humanisme laïc, le militantde la cause palestinienne a su nouerdes liens
étroitsavec des artistesou des intellectuelsisraélienscomme Daniel
Barenboim,avec qui il signeun trèsbeau dialoguesurla musique31. Le
« sécularisme » achèveainside mettre Said « outof place ».

SAÏD ET L'ÉCLECTISME POSTMODERNE


DE LA « FRENCH THEORY »

Les étudespostcolonialessontétroitement liées au développement


de la théoriepostmoderne de
inspirée Lyotard et de Baudrillard aux États-
Unis et dans le mondeanglo-saxonen général.Or le proprede cette
penséepostmoderne, c'est de tenterde réunirdansune synthèse qui peut
paraîtreparfois hautement improbable,des approchesmultipleset des
références éclectiquesqui, d'un pointde vue françaissemblentdifficile-
mentcompatibles, pourne pas direcontradictoires. Cet éclectismemétho-
dologique est à la mesure d'un et
objetglobalisant protéiforme qui relève
à la foisde l'histoire,de l'anthropologie, de la sociologie,de l'économie,
des sciencespolitiques,de l'esthétiqueet,pourfinir,de la théorieet de
l'analyse littéraires,souventconsidéréescommele parentpauvred'un
proposgénéraliste qui, dansle fond,rejointcelui des « culturalstudies».
Ces rapprochements sontd'autantplus surprenants pour le lecteur
français,qu'ilspuisentlargement dansles écritsde la philosophie, de la psy-
chanalyseet des sciencessocialesfrançaisesou francophones. Il y a un
usagetypiquement anglo-saxon de Foucault,de Derrida,de Lacan,de Bar-
thesqui, une foistraduits et transposés dans un contexteépistémologique
radicalement ne résonnent
différent, plusdu toutde la mêmemanièrequ'en
France(de la mêmefaçon,du reste,que la lecturefrançaise de Heidegger
dansles annéessoixante, parexemple,n'a pas grand-chose à voiravec celle
du mondegermanique), commel'a bienmontré FrançoisCussetà proposde
la « FrenchTheory»32.Ainsides travaux d'H. Bhabhaetde G. Spivak,etde
leursdisciplesou de leurhéritiers, qui se réfèrent toutà la foiset dansle
désordreà Marx, Althusser, Foucault,Lacan, Barthes,Fanon,Memmi,
Adorno,Benjamin,Habermas,Gramsci,aussi bien qu'à Jameson,Hall,
125
31. E.W.SaidetD. Barenboim, Parallels
andParadoxes : Explorations
inMusicand
, NewYork,
Society Pantheon,2002. LITTÉRATURE
32. F.Cusset,
French Pans,La Découverte,
Theory, 2005. -JUIN
N°154 2009

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ÉCRITURES THÉORIES
FRANCOPHONES, POSTCOLONIALES

Eagleton.Le rapprochement de ces auteurs, dansuneincessante circulation


dans un mondeculturel« globalisé», relèvemanifestement d'une pensée
postmoderne construite surles débrisd'unemodernité européocentrique, à la
manière des abbayesgothiques démontées pierreaprèspierre etreconstruites
« à l'identique » surle sol américain. Dans les références françaises, ainsi
décontextualisées etparlà mêmeprivéesde leurhistoricité, le Discourssur
le colonialisme de Césaire,publiéen 1955,ou le Portraitdu coloniséde
Memmi,publiéen 1961,avoisinent des textesbienplusrécentsde Lyotard
ou de Baudrillard. D ne fautjamaisoublierles problèmes inhérents à la tra-
ductionet à la diffusion. De la mêmefaçonqu'on découvre, en France,et
avecpas malde retard, des théoriciens depuislongtemps devenusdes « clas-
siques» dansle mondeanglo-saxon (StuartHall, FredericJameson, Homi
Bhabha,GayatriSpivak,parexemple),nombrede textes« francophones »
fondateurs n'ontétévraiment découverts auxÉtats-Unis que dansles années
1970-80,à la faveurde recueilsde traductions etd'anthologies. Ces publica-
tionstendent à présenter les idéesd'auteurstrèsdifférents, commedes sys-
tèmesunifiésde pensée(la « théoriefrançaise », la « déconstruction », le
«postmoderne»), comme si Césaire, Fanon, Sartre, Memmi, mais aussi
Derrida,Foucaultet bien d'autresconstituaient un seul et mêmecourant
théorique, ramené à la « French theory », de manière essentialiste. Ainsi
décontextualisées par la théorie « postcoloniale », des problématiques appa-
ruesen Francedansl'immédiat après-guerre, au moment des débatsqui ont
accompagnéla décolonisation, se trouvent aujourd'huicroiséesavec des
réflexions « »
surla mondialisationéconomique33.
PourSaïd,qui a eu assez tôtaccès aux textesen français, la situation
est certesun peu différente, mais il n'empêcheque l'œuvreproduitelle
aussi la même impressiond'éclectisme,puisqu'elle associe, parmises
références les plusfréquentes : Foucault,Lyotard,Bartheset Derrida,eux
aussi souventcités par Bhabha et Spivak,mais aussi Vico, Spitzeret
Auerbach; Gramsci,Adornoet Horkheimer, les théoriciensmarxistes
F. JamesonetR. Williams.Mais l'éclectismen'a certainement pas du tout
le mêmesenset la mêmeportéeque chez Bhabhaou Spivak,qui parais-
sentparfoiscéderaux effetsde mode importésoutre-Atlantique (et en
retouroutre-Manche) par la « French theory » - avec ses coquetteries de
style,qui rendent certains textes difficiles - et leur traduction périlleuse.
Certes,la différence entrele Maîtreet les disciples(si tantest qu'on
puisse considérerSpivak commedisciple),tientd'abordau style.Saïd,
dontl'œuvreesttoujoursd'une lisibilitéparfaite, n'écritpas du toutdans
le stylemétaphorique et oraculaire qui prévaut souvent dans les études
postcoloniales, maisbienplutôt dans le styleacadémique vigueurdans
en
126 33. Lemême phénomène, dureste, sereproduitpour lathéorie vuedeFrance,
postcoloniale
souslesignedelaquelle onplacedesauteurs qui,justement, opèrentunecritique systéma-
LITTÉRATURE tiquedelapensée postcoloniale, comme A.Appadurai (dupoint devuedel'anthropologie)
-JUIN
N°154 2009 ouA.Ahmad (dupoint devuedelathéorie marxiste).

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THÉORIE PHILOLOGIE
POSTCOLONIALE, ■
ETHUMANISME

les anciensdépartements de languesmodernesou de languesétrangères


des universitésaméricainesdans les années 50, avant la vogue des
« Culturalstudies». Sa thèsesurJosephConrad(.JosephConradand the
fictionof autobiography, 1966) en témoigne,de la mêmefaçonque les
essais réunis dans Beginnings(1975), son premierrecueilet dans The
World , theTextand theCritic(1983), à ce jour pas encoretraduits. Évo-
luantversun styled'essayiste,voirede polémisteau filde ses contribu-
tions à la télévisionet dans différents journaux,Saïd devientle type
mêmedu « scholar» issu de la tradition universitairedes campuset en
mêmetempsouvertsur un plus largepublic,selon la définition Nord-
américainede ce qu'on appelleraiten Franceun « intellectuel » média-
tique à la manièrede Noam Chomsky- ce que Bahbha ou Spivak,
malgréleuraurane peuventpas être,à cause de l'hermétisme de leurdis-
cours. Saïd ne manqued'ailleurspas de critiqueravec véhémenceles
«jargons,qui n'ontpoureffetque de s'aliénerun publicpotentiellement
étendu» 34.Saïd estainsidansla lignéede Camus,de Sartre,ou mêmede
Merleau-Ponty, ou de Bourdieu,plutôtque de Foucaultou de Derrida,
pourciterdeuxnomsqui reviennent souventsous sa plume,commesous
celle de Bhabhaet de Spivak.
Saïd n'apprécieguèrela penséede Derridaqui, prend-ilplaisirà le
rappeler, n'a guèrecomptédans la démarcheď Orientalism. A proposde
Beginnings il
, s'attaque à la déconstruction - tout en reconnaissant que
Derridaest « brillant » - , au nom du faitque le texten'est pas une
« chose», maisun « processus» 35.Ces attaquesrépétéescontreDerrida,
dontil célèbrepourtant l'esprit(wit),visenten réalitél'usage universitaire
de la « déconstruction », tellequ'elle est alorsenseignéeà Yale, parPaul
De Man et ses disciples,commeSpivak,qui a traduit De la grammato-
logie. Il s'agit de s'en prendreau cœurde la penséeuniversitaire alors
dominante.L'autre cible, c'est paradoxalement Foucault- autreréfé-
renceobligéepourles étudespostcoloniales - JamesClifford a pourtant
montréque Saïd élargissaitsa penséeau « domainedes constructions de
l'exotisme» par la confrontation des cultures36- ce à quoi Saïd a
réponduqu'il devaitbeaucoupplus à RaymondWilliams.Certes,Saïd
citeFoucaultà de nombreuses reprises, dès l'introduction d'Orientalisme,
pour la notion de « discours », qu'il emprunte explicitement à L'Archéo-
logie du savoir : « Je soutiens que, si l'on n'étudie pas l'orientalismeen
tantque discours,on est incapablede comprendre la disciplineextrême-
mentsystématique qui a permisà la cultureeuropéennede gérer- et
mêmede produire- l'Orientdu pointde vue politique,sociologique,
34.Humanism andDemocratic trad.
Criticism, fr.Humanismeetdémocratie,
Paris,
Fayard,
2004,p.134. 127
35. rower, PoliticsandCulture , interviews avecEdward W. Said,Bloomsbury,2004,
p.18. LITTÉRATURE
36. ThePredicament ofCulture, op.cit.,p.264-265. -JUIN
N°154 2009

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FRANCOPHONES, POSTCOLONIALES

militaire,idéologique,scientifique et imaginaire pendantla périodequi a


suiviles sièclesdes Lumières.» 37Ou encore,à la finde l'ouvrage: « Le
langagedu mytheestun discours, c'est-à-direqu'il ne peutêtreque sys-
tématique ; on ne fabriquepas vraiment du discoursà volonté,sansappar-
tenirtoutd'abord danscertainscas, inconsciemment, mais,de toute
façon, involontairement - à l'idéologie et aux institutions qui garantis-
sentl'existencede celle-ci.» 38Mais si Saïd rendhommageà Foucault(à
sa morten 1984),et consacreun articlemagnifique à « Foucaultand the
of
imagination power » dans Reflections on Exile , se méfienéanmoins
il
de son pessimismeradicalet de son tempérament dépressif, qu'il ne par-
tagepas du tout. Saïd, alors totalement engagé dans la questionpalesti-
nienne,dénoncela timiditéde l'engagementde Foucault («Foucault
alwaysseemsto alignhimselfwithPower.He is likea scribeof a kindof
irresistiblepower») 39.Enfinet surtout, il critiquele caractèreclos et sys-
tématique de la pensée de Foucault,qui seraitselon lui incapablede
s'adapteraux évolutionstechnologiques de la modernité, quandil s'agit
de réfléchir «
surles micro-pouvoirs », par exemple. Saïd est manifeste-
mentprofondément influencépar la notion de « discours », mais il la
détourne complètement en personnalisant «
ce discours», l'individua-
en
-
lisantsous le signedu style se concentrant finalement bienplussurles
auteursSacy, Lane, Renan,Schwab,Massignonque sur les structures
épistémiques anonymesdu « discours» orientaliste. Saïd, qui revendique
une « perspective hybride », explicitedu restecettedivergence avec Fou-
caultdans l'introduction d'Orientalisme : « Cependant, je me séparede
MichelFoucault,à l'œuvrede quije dois beaucoup,surunpoint: je crois
en l'influencedéterminante d'écrivainsindividuelssur le corpus des
textes,parailleurscollectifet anonyme, constituant uneformation discur-
sivetelleque l'orientalisme. »40PourJamesClifford, c'estjustement cette
« tentative pourdériverdirectement un discoursd'une tradition » qui est
globalement infidèleà Foucault,mêmesi celui-cia introduit la « généa-
logie» dans les travauxqui suiventL'Archéologiedu savoir, en particu-
lierdans Histoirede la sexualité4l. En définitive, Saïd rejointl'histoire
littéraireet l'histoiredes idées dont Foucault avait justementvoulu
s'affranchir dans L'Archéologiedu savoir.Saïd, qui est finalement plus
un historien qu'un « généalogiste », est peut-être plus prochede la pers-
pectivede Renanqu'il n'y paraît.La philologieorientaliste, pourtant si
décriée,le fascineprobablement plus que les structures de la « French
theory », donts'inspirent les théoriciens du postcolonial.

37. L'Orientalisme, p.15.


op.cit.,
128 38. L'Orientalisme, p.345-346.
op.cit.,
Politics
39. Power, andCulture, p.17U.
op.cit.,
LITTÉRATURE op.cit.,p.37.
40. L'Orientalisme,
-JUIN
N°154 2009 41. ThePredicament op.cit.,p.zoo.
oj Culture,

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THÉORIE PHILOLOGIE
POSTCOLONIALE, ■
ETHUMANISME

LA PHILOLOGIE, DISCIPLINE OBSOLÈTE ?

Nourrides références modernesvenues du New Criticism(citant


volontiersN. Frye,H. Bloom,R.P. Blackmur),de la critiqueallemandeet
des avant-gardes françaises, Said possèdeaussi la cultureclassiqued'un
« academic» passé par Princetonet Harvard.Lorsqu'il préparesa thèse
surConrad,dans les annéessoixante,dominéespar le Formalismeet le
textualismede l'Ecole de Yale, il est à la recherched'une approche
ouvertesur le monde,d'une « worldliness », qui prenneen comptela
« situation» de l'auteuret le contextede l'œuvre,se référant alors tout
naturellement à Sartreet à Merleau-Ponty, dans une approchequ'il qua-
lifiealors maladroitement de « phénoménologique », mais qui est aussi
biensociologique.L'auteur,en toutcas, y joue un rôlecentral,ce qui va
toutà faità contre-courant des travauxuniversitaires de l'époque : ana-
lysernonpas la structure des romansde Conrad,mais leursignification
au regardde la « vie » de Conrad,nonpas au plande l'anecdotemaisde
la conscience42.Le choix de Conrad,un romancier polonaisqui émigré
vers l'Angleterre et a adoptéla langueanglaise,et qui place l'Asie et
l'Afriqueau cœurde son universimaginaire, n'est sans doutepas sans
singification,commele montre bienle rôledécisifattribué au récitHeart
ofDarknessdans la critiquedes représentations coloniales(de l'Afrique,
en particulier)magistralement conduitepar Saïd dans Cultureet impéria-
lismeen 1993. Conradresteral'une des références littéraires centrales
pourl'ensemblede l'œuvrede Saïd.
La théoriepostcoloniale, à sa manière, essaieraelle aussid'échapper
au formalisme et au principede la clôturedu texte,en réintégrant l'œuvre
et son auteurdans leurcontextehistorique, économique, social et poli-
-
tique géopolitique. Pour Saïd, l'analyse doit se fonder sur l'auteur et
surle référent, ce qui ne manquepas de poserde sérieuxproblèmesde
cohérence, lorsqu'ilfaitsimultanément appel à Foucault.
En réalité,cette« phénoménologie » saïdiennnerenvoieà la philo-
logie, dont témoignent les nombreusesréférences, dès Beginningsen
1975,à Renanet à l'école des romanistes allemands- Curtius,Spitzeret
surtout Auerbach,que Saïd a traduit43 et dontil a préfacéla réédition de
la traduction anglaisede Mimésis(textereprisdans son dernierouvrage,
Humanismeet Démocratie , et qui faitsuiteà la conférence : « Le Retour
à la philologie»), attestantle rôlecentralde la philologiedansl'ensemble
de l'œuvrede Saïd. De Beginningsjusqu'à Humanismeet démocratie ,
Saïd n'a cessé de se référer à la philologie,y comprisbiensûrdansOrien-
talismeet dansCultureet impérialisme . Il estparticulièrement significatif
que Saïd ait consacrépas moinsde troisessais à la « Sciencenouvelle»
129
42. Power,Politics
andCulture, op.cit.,p.255-256.
43. « Philology
andWeltliteratur», translated
with an introduction
byMarie and Edward LITTÉRATURE
Said,TheCentennialReview, 13,1,Winter 1969,p.1-17. -JUIN
N°154 2009

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de Vico, avec qui il entretient une véritablerelationd'identification. 44


Said partageen effetle combatde Vico contrel'arrogancescientifique et
l'idéalismephilosophique du cartésianisme, maisaussi du systèmespino-
ziste,à laquellela théorielittéraire et la philosophiedes annéessoixante
se réfèrent constamment. Préfaçantune rééditionde la traduction de
45
Mimésis , Said trouveencoreen Auerbachundoublequi, outofplace » «
commelui-même,a écritson grandœuvrepresquesans bibliothèque, de
mémoire,durantson exil à Istanbul,pendantla guerre.Said rappelle
qu'Auerbach,qui a traduitVico, et a commencéses travauxpar une
remarquable étudeconsacréeà Dante,« poète du mondeterrestre », est
l'héritierde la philologie,perpétuéeen Allemagnepar les « romanistes »
Vossler,Curtius,Spitzeret Auerbach46. Vico et Auerbach,bienplus que
Foucaultet Derrida,sontnonseulement à la sourcede la penséede Said,
mais des modèlesde l'intellectuel« sécularisé» qu'il voudraitincarner
dansla démocratie moderne.
Cetteréférence à la philologieestabsolument inimaginable nonseu-
lementdansle structuralisme américain, maissurtout dansla théoriepost-
colonialede Bhabhaet de Spivak,qui s'est entièrement construite contre
l'histoirelittéraire et la philologieeuropéennes,précisément accusées
d'eurocentrisme. On chercherait vainement uneentrée« philologie» dans
les « Key concepts» des « post-colonial studies» qui, depuisdes années,
fleurissent dans les collectionsdestinéesaux étudiants 47.Il fautconstater
la
que, déjà, philologien'occupaitqu'une place de second rangdans la
tradition académique américaine (ici, il convient de distinguer les Etats-
Unis de la Grande-Bretagne), sans commune mesure avec la place
occupéeen Franceet, surtout, en Allemagne,en Belgique,en Italie.La
philologie,horsdes étudesclassiques,est liée à la présencedepuis la
Guerresur le sol américainde quelques professeurs, généralement de
cultureallemande- Spitzer,Auerbach- , ou en toutcas d'origineeuro-
péenne,Pouletou, à sa manière,Starobinski, mêmes'il ne peutêtretenu
pourun philologueau sens strict- , qui ontcontinuéà fairece qu'ils
avaienttoujoursfait,de sorteque la philologieest apparuealorscomme
une discipline d'importation.Certes, cette remarque s'applique à
l'ensembledes approchescritiquesaméricainesqui, jusqu'aux théories
postcoloniales, ont presquetoujoursune origineeuropéenne,tantdans
leurméthoded'approcheque dans leurcentred'intérêt. Mais à la diffé-
rencedu structuralisme jakobsonien ou de la « French theory », la philo-
44. Cf.T. Brennan, « Themaking ofa counter-tradition
»,op.cit.,p. 10-13.
45. Texte reprisinHumanisme etdémocratie,
op.cit.,p.155-207.
46. SurSaidetAuerbach, « From
voirT. Birkan, Auerbach toSaidinIstanbul : Saidian
PublishinginTurkey »,inWaiting fortheBarbarians, op.cit.,
p.66-79, etAamir R.Mufti,
130 « Auerbach inIstanbul : Edward Said,Secular Criticism,andtheQuestion ofMinority
Culture», Critical
Inquiry , vol.25,n°1,Autumn 1998.
LITTÉRATURE 47. Voirparexemple l'ouvrage Post-Colonial
d Ashcroft-Gnffiths-Tiffin, Studies. Inekey
-JUIN
N°154 2009 concepts,London/New York, Routledge,1998.

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logie ne s'est pas véritablement acclimatée,elle ne s'est pas imposée


comme une disciplinemajeure,du moins dans l'étude des langues
modernes.Certains,commePaul De Man, ontd'ailleursfaitévoluerla
traditionherméneutique et philologiquedans laquelle ils avaient été
formés(en Belgique) au contactde la philosophiefrançaise(Derrida,en
l'occurrence).Il n'existedoncpas à proprement parlerun courantaméri-
cain de la philologie,de la mêmemanièrequ'il existepar exemple,un
structuralisme ou un marxisme américains et unethéorie« postmoderne »
inspiréede Lyotard,qui s'est autonomisée de la cultureuniversitaire fran-
çaise. Lorsque Saïd écrit ses premierstravaux,à la fin des années
soixante,la référence à la philologieestdoncd'autantplusintéressante et
significative qu'elle est plus raredans le champthéoriqueNord-améri-
cain. On peut même aller jusqu'à dire qu'elle est une exception,un
« hapax» dans la constellation des étudespostcolonialeset « cultura-
listes», dominéespar des références bien plus avant-gardistes (« post-
structuralistes», selonl'appellationen vigueur).Il suffit de consulterles
bibliographies des innombrables « Readers» ou « Companions», ou des
manuelsd'étudespostcolonialespours'en assurer.La positionde Saïd à
Columbiaesten ce sensassez singulière. Saïd,citantVico,Renan,Spitzer
et Auerbach,paraîtavoirun pied dans la vieilleEuropede la modernité,
tournéeversle XIXesiècle,quand ce n'est pas le XVIIIe siècle, alors que
Bahbhaet SpivakcitentFreud48ou Marx à traversLacan, Althusserou
Derrida.Saïd lui-mêmeestbienconscientque la philologieestune « dis-
ciplinepeu attrayante, ancienneet obsolète», « la moinsen vogue, la
moinsséduisante, la moinsmoderne»49.À plusieursreprises, dansOrien-
talismeet dans Cultureet impérialisme , il comparenon sans humourle
philologueau personnagede Casaubondans le romande GeorgeEliot,
Middlemarch - maisil fautpréciserque Casaubonestlui-mêmeobsolète
parce que, s'efforçant de fairela synthèsedes mythologies et des reli-
il
gions, ignore les travaux effectués sur le continent par les philologues
allemands.Au chapitre12 de The World , theTextand theCritic, qui est
un bel hommageà la philologie,et en particulier à la philologieorienta-
liste,Saïd met en évidence, au XIXesiècle, le retard de l'Angleterre par
à
rapport l'Italie, la France et l'Allemagne(à laquelleil ne renddu reste
pas justiceen passanttrèsvitesurses orientalistes, qui ne serventguère
son proposdu faitque l'Allemagnen'a pas d'Empirecolonial,comme
l'observeJamesClifford50). Sans doutesa connaissancedu françaisa-t-
elle incitéSaïd à explorerdans la philologieun domainemoinsconnu
dans le mondeanglo-saxon.Encoreune façon,pourSaïd d'être« out of
place » et anachronique, ce qui estle propredes inventeurs.
48. Saïda lui-même consacré unetrès intéressante
conférence
à Freud etlemonde extra- 131
européen fr.,
(trad, Paris,Le Serpent à plumes,2004).
49. Humanisme etdémocratie , op.cit.,p.111-112. LITTÉRATURE
50. ThePredicament ofCulture, op.cit.,p.267. -JUIN
N°154 2009

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PHILOLOGIE ET HUMANISME

Il est alorslégitimede se demanderpourquoiSaïd manifeste un tel


attachement à la philologie.Saïd ne semblea prioripas unpasséiste(bien
qu'il intitule l'une de ses dernières conférences à Columbia,publiéessous
le titreHumanismeet démocratie: « Le retourà la philologie»), même
s'il afficheun goûtprononcépourles « classiques» de la littérature et de
la musique- Austen,Eliot,Thackeray, Beethoven, Schubert - et avoue
êtrelargement étranger aux culturespopulairesauxquellessa réflexion et
son engagement semblent pourtant le destiner, si bienqu'on n'a évidem-
mentpas manquéde lui fairereproche de son élitisme.La culturede Saïd
est essentiellement européenne, commeil est d'ailleursnormalpourun
intellectuel palestinienforméavant-guerre à Beyrouth, puis au Caire à
l'école anglaise,dans une familleprotestante, dans laquelle le père est
passé par les États-Unis.Le milieuoù Saïd a vécu avantd'émigreren
Amériqueest grosso modo le même que celui de GeorgesSchehadé,
d'EdmondJabès ou de Georges Henein. On y écoute Bach, Mozart,
Beethovenet Schubertplutôtque SayyedDarwicheet Oum Kalsoum,
mêmesi l'araberestela languede la communication courante.Saïd n'est
pas non plussimplement l'héritier d'un enseignement de la philologiequi,
dans sa formation intellectuelle après-guerre, n'a tout de mêmepas été
centrale, comme elle auraitpu l'être encore en Allemagneou en Italieà la
mêmeépoque.La place de la philologiedansun cursusuniversitaire amé-
ricaindansles annéescinquanteestrésiduelle, ne
pour pas dire marginale.
Ce qui relie Saïd à Vico et à Auerbach,c'est bien la tradition de
l'humanisme,bien américaine celle-là (quoiqu'encore héritée de
l'Europe)commele montre l'enseignement des Humanities à l'université.
Là encore,avec l'humanisme, il s'agitbiend'une notionbattueen brèche
parles étudespostcoloniales, au nomd'une critiquedes valeursocciden-
tales,celles-làmêmeque Saïd contribue à soumettre à « déconstruction »
dans L'Orientalisme.Politiquement, il est significatif que les deux der-
nierslivresde Saïd, avec des titresbinairesqui fontsuiteà Cultureet
impérialisme , relientHumanisme etdémocratie , CultureetRésistance.La
« culture» doit êtrecomprisedans le sens « humaniste » qui est celui
d'une attitude critique, d'une « critiquedémocratique » selon le titreori-
ginal de l' avant-dernier livre, de l'intellectuel vis-à-vis du pouvoiret de
l'autorité(« speakthetruthtopower»), quellequ'elle soit: « Jusqu'àun
certainpoint,l'humanisme estunerésistance aux idéesreçuesainsiqu'un
moded'oppositionà touteespècede clichéetde paroleirréfléchie. »51Cet
humanisme-là est inséparablede la philologiecommevie de l'esprit.
132 C'est dans un contextemarquépar le souvenirde la Guerre,la
découvertedes camps,le débutde la Guerrefroideet, bien entendu,le
LITTÉRATURE
-JUIN
N°154 2009 51. Humanisme etdémocratie,op.cit.,p.88.

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PHILOLOGIE
POSTCOLONIALE, ■

conflitisraélo-arabe depuis1947,puis de la guerredu Vietnamque Saïd


découvrel'hypocrisieet le cynismedes déclarations pseudo-humanistes
des occidentaux, dénoncéespar Césairedans le Discourssur le colonia-
lismeen 1955.JamesClifford n'avaitpas manquéde soulignerla contra-
dictionmajeurequ'il y avaità invoquerFoucault,qui a consacréla « mort
de l'homme», touten revendiquant la filiationhumaniste. Dans l'essai
« La sphèrede l'humanisme » qui constituele premierchapitred'Huma-
nismeetdémocratie , Saïd discutepiedà piedl'argument de Clifford, dont
il reconnaîtla pertinence, pour réaffirmer son attachement aux principes
humanistes définispar Vico : « l'essentielde l'humanismetientdans
l'idée séculièreque le mondehistorique n'estpas le faitde Dieu, maisdes
hommeset des femmes.Ce mondepeutêtrecomprisrationnellement sui-
vantle principeformulé par Vico dans La Science nouvelle , à savoir que
nousne pouvonsconnaître réellement que ce que nousfabriquons ou, en
d'autrestermes,qu'il nous est possiblede connaîtreles choses selon la
façondontelles ontété constituées »52.Dans un entretien de 1993,Saïd
place paradoxalement la réflexionde Cultureet impérialisme sous le
signede l'éducationhumaniste qu'il a reçue,alorsmêmequ'il dénoncela
« mauvaisefoi» à l'œuvre dans le projetcolonial lorsquecelui-ci se
réclamejustementdes valeurs« humanistes » de la civilisation : « criti-
querl'humanismeau nomde l'humanisme » 53.Il considèreen effetque
les valeursde l'humanisme ontétéperduesou « dégradées», parexemple
durant la guerredu Vietnam,dansle conflitisraélo-arabe, dansles guerres
colonialesen général,et qu'il fautdonc les restaurer (de la mêmefaçon
qu'il faut« retourner » à la philologie).Revenir,commedans la philo-
logie,au textepremier, à la source- à l'espritde l'humanisme. D'où la
distinction entrele véritablehumanisme, qui dénoncele colonialismeet
l'impérialisme, et l'idéalismehumaniste, qui conduitparson abstraction à
l'horreur, aux « abus de l'humanisme » : « À monavis,c'est doncl'abus
de l'humanismelui-mêmequi discréditecertainsde ceux qui l'exercent
sanspourautantdiscréditer l'humanisme en son essence.»54
L'humanismecomprisdans son sens premiern'est donc pas une
vague croyanceabstraiteen l'Homme,mais une véritable« praxis» de
« citoyen» qui se joue donc dans l'actionet dans la « résistance », sans
laquelle la démocratie n'existe pas 55. Cette signification politiquede
l'humanisme etde la philologie- de la philologiecommehumanisme -
permet de mieux comprendre, chez Saïd, l'intrication de l'analyse litté-
raireet culturelle et de l'engagement politiquecontretoutesles formesde
colonialismeet d'impérialisme. Les grandsessais surla littérature et la
52. Humanisme etdémocratie , op.cit.,p.36.
53. Humanisme etdémocratie, op.cit.,p.36.
54. Humanisme etdémocratie, p.36.
op.cit., 133
55. Ledernier livredeSaïd,Culture etrésistance, comme lesfaits
etgestes del'intellectuel
résolument engagé queSaïda toujours été,répond à l'accusationdepassivitéquiluia été LITTÉRATURE
faite
parcertains activistes quiluireprochaient cequ'ilsimputaient à dela faiblesse. -JUIN
N°154 2009

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■ PASSAGES,
ÉCRITURES POSTCOLONIALES
THÉORIES
FRANCOPHONES,

cultureL'Orientalisme , Cultureet impérialisme sontinséparablesen ce


sens de essais politiquessurle Proche-Orient - The QuestionofPales-
tine, CoveringIslam,Afterthe last sky,The Politicsof Dispossession,
Peace and its Discontents, From Oslo to Iraq and theRoad map, etc.
L'humanismeest une autremanièrede caractériser le rôle que Saïd se
donnedansla vie publiqueaméricaine, comme« scholar», commeédito-
rialiste,commeessayisteet pamphlétaire. Les nombreux textesconsacrés
à la Palestine,aux relationspolitiquesentrel'Orientet l'Occident,font
partieintégrante du projethumaniste accompli,plus classiquement, dans
les essais qui intéressentplus particulièrement le littéraire.Cettepraxis
reposeentièrement surl'artde la lecture,surl'acte de lire,qui estvérita-
blementla clefde voûtede la penséede Saïd, réunissant la philologieet
l'humanisme danssonacceptionpremière, qui est celle de la Renaissance.
L'humanismesaidienrenoueen sommeavec l'humanismedu XVIesiècle
et sonhéritage, de Vico jusqu'à Auerbach.La lecturecritiqueet l'écriture
comme« résistance » est actionpolitiquedansle « siècle».

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LITTÉRATURE
-JUIN
N°154 2009

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