Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
« pré-histoire » fantastique
De Platon à Barjavel, la littérature nous entraîne parfois dans l’exploration
de civilisations disparues et oubliées dont l’existence est redécouverte à la
faveur du décryptage de quelque légende. L’archéologie du XIXe siècle
nous en fournit aussi quelques exemples, comme la redécouverte de la
civilisation hittite ou la légende de la découverte de Troie par Schliemann.
S’est développée, depuis la fin du XIXe et surtout au XXe siècle, une
pseudo-archéologie qui voit, dans les temps anciens, des civilisations à la
sagesse, aux connaissances et aux technologies souvent très avancées.
Ce passé lointain s’est brouillé avec le temps et, aujourd’hui, il faut retrou-
ver les preuves de l’existence de ces peuples aux savoirs exceptionnels
entraperçus dans les textes sacrés des religions comme dans les pétro-
glyphes des déserts, dans les mythes fondateurs de telle ou telle tribu
comme dans les ruines anciennes ou les pyramides. Les pseudo-archéo-
logues s’y emploient, parfois au service d’une idéologie ou pour une
renommée personnelle, allant jusqu’à inventer ces reliques nécessaires de
notre lointain – et glorieux – passé. Jean-Loïc Le Quellec, spécialiste de
l’art rupestre du Sahara, revient pour nous sur cette pseudo-archéologie.
Parfois, par méconnaissance des contextes historique ou scientifique,
l’idée que nos récents ancêtres ne possédaient pas une science très déve-
loppée conduit à imaginer de lointains précurseurs (terriens voire extrater-
restres !) surdoués ou dotés d’une technologie perdue. La carte dessinée
par Philippe Buache au XVIIIe siècle, qui montre un continent antarctique
presque tel qu’il a pu être établi par les techniques satellitaires au XXe siè-
cle, a été utilisée dans ce sens. Frédérique Rémy, spécialiste de
l’Antarctique, nous explique comment, dans le contexte scientifique de son
époque, Buache a pu construire sa carte.
© iStockphoto.com
Un arrière-plan idéologique
Quelle trame idéologique anime les pseudo-archéologues ou les pro-
moteurs de cette archéologie romantique que vous dénoncez ?
Certaines revues revendiquent le statut de revue scientifique, comme
Mankind Quarterly qui publie par exemple des textes, signés par des uni-
versitaires, sur les Indo-Européens ou l’histoire du peuplement de l’Inde,
mais aussi de nombreux « travaux » à connotation ouvertement raciste,
soutenant que les Noirs, les Aborigènes d’Australie et les Amérindiens
seraient moins intelligents que les groupes que ces auteurs appellent
« Caucasoïdes » et « Mongoloïdes ». Les données de l’archéologie et de la
paléontologie sont très abusivement sollicitées par ce genre de théorie aux
implications politiques évidentes, et leurs promoteurs cherchent par exem-
ple à démontrer que « les Africains » seraient attardés parce que restés en
Afrique, alors que « les Européens » auraient acquis une intelligence supé-
rieure en osant sortir de ce continent. Tout cela repose sur des données
obsolètes, témoigne d’une profonde ignorance des acquis actuels de l’ar-
chéologie, et ne serait que risible si les travaux de ces prétendus savants
n’étaient si diffusés. Ainsi, Philippe Rushton, psychologue dans une univer-
sité de l’Ontario, a commis en l’an 2000 un livre intitulé Race, Evolution
and Behaviour, dont une version abrégée a été tirée à 90.000 exemplaires
par The Pioneer Fund (une organisation raciste et eugéniste fondée en
1937) qui en a envoyé gratuitement 30.000 aux chercheurs et aux univer-
sités. Tout cela témoigne de l’« entrisme » de mouvements qui s’emploient
très activement à infiltrer le monde universitaire, alors qu’ils n’ont rien de
scientifique. L’histoire de leur genèse est le plus souvent très révélatrice :
The Mankind Quarterly, qui paraît toujours en se donnant l’apparence
d’une revue scientifique respec-
table, a été fondé en 1960 avec
l’aide financière du multimillion-
naire américain pro-nazi
Wickliffe Preston Draper, qui
finança également une cam-
pagne visant à « rapatrier » en
© Christopher Futcher ; iStockphoto.com
Les crancks
Vous définissez les cranks comme « des chercheurs isolés persua-
dés d’avoir fait une découverte susceptible de remettre en cause
des connaissances acquises dans un domaine, qui se démènent
comme des diables pour la faire reconnaître mais dont les préten-
tions ne rencontrent qu’un silence poli, et qui en concluent aussi-
tôt qu’ils sont victimes d’une cabale institutionnelle visant à étouf-
fer des recherches allant trop loin dans la remise en cause des
“dogmes officiels” ». Existe-t-il un profil-type, éventuellement spéci-
fique, du crank qui sévit en archéologie, par rapport à ceux qui
sévissent dans d’autres disciplines3 ?
Non, c’est un profil général, mais en archéologie la situation est un peu dif-
férente, à cause du rôle très important qu’ont joué les « amateurs » dans la
constitution de cette science, assez récemment encore. Avec la spécialisa-
tion croissante et les législations régissant les autorisations de recherches,
le rôle des non-professionnels s’est progressivement réduit à celui d’auxi-
liaire de fouilles. Le hasard pouvant toujours présider à de belles décou-
vertes, certains cranks s’imaginent faire des trouvailles capitales mais ils
n’ont pas les bases nécessaires pour les estimer à leur vraie valeur, qui
peut être… nulle, notamment dans les cas des pierres-figures. Il y a une
différence de fond entre l’archéologue amateur travaillant en lien avec les
professionnels parce qu’il est devenu le meilleur spécialiste de la préhis-
toire de son canton et le crank persuadé d’avoir trouvé des sculptures de
dinosaures réalisées par l’homme secondaire !
Existe-t-il des cas où la pseudo-archéologie franchit des portes
« institutionnelles » ou des filtres qu’elle n’aurait normalement pas
dû franchir ? Dans les médias ? Dans le milieu académique ?
J’ai cité tout à l’heure le cas de Mankind Quarterly, mais ce type de revue
n’existe que parce la plupart des auteurs qui s’y expriment voient leurs
textes refusés par les publications véritablement scientifiques dites « à
référents », où les articles sont évalués avant publication par des spécia-
3 Voir en particulier l’article d’Alexandre Moatti, « L’alterscience, une autre forme d’opposi-
tion à la science », SPS n° 292.
De même, toutes les revues que l’on trouve dans les kiosques et dont les
titres associent chaque mois les termes « mystère », « énigme » ou « secret »
à des sujets rebattus tels que le suaire de Turin, les trésors du roi Salomon,
la swastika ou le labyrinthe, exercent leur mercantilisme au détriment de
l’information. On ne peut qu’être atterré en lisant dans un article sur « La
quête du Graal par les Nazis », paru en octobre 2010 dans l’une d’elles pré-
sente dans tous les kiosques, que « la grande civilisation des Mégalithiques,
née dans le nord de l’Europe et le long de la façade atlantique […] essaima
par la suite dans le monde entier, apportant leur science et leur savoir-faire
aux autres peuples ». Mais quand on découvre qu’à la suite de cette idiotie,
l’auteur ajoute : « le vieil adage “Ex Oriente Lux” est obsolète. C’est de
l’Occident qu’est venue la Connaissance », on ne peut que s’alarmer, car
c’est précisément l’une des thèses centrales de l’idéologie nazie4, reprise
dans les années 1950 par l’archéologue romantique Jürgen Spanuth
(1907–1998) dans ses livres sur l’Atlantide.
Une des caractéristiques des cranks est d’incarner une forme de
romantisme suranné à propos de la pratique scientifique, corres-
pondant à l’image d’Épinal du « génial inventeur isolé » alors que,
globalement, la science ne fonctionne plus ainsi depuis longtemps
et est devenue une entreprise de plus en plus collective et planifiée.
Cela est-il vrai aussi en archéologie ?
En gros, oui. Les techniques mobilisées par les archéologues sont si nom-
breuses et si complexes – si coûteuses aussi – que personne ne peut avoir
les moyens intellectuels ou financiers de les maîtriser toutes. Personne ne
peut à la fois faire des fouilles sur un site, avoir dépouillé toute la littéra-
ture publiée dans son domaine, et être aussi spécialiste de dendrochrono-
logie, de tracéologie et de spectrométrie Raman, sans parler de dominer les
outils statistiques ou de pratiquer des examens au microscope à balayage
électronique, voire de dater des poteries par électroluminescence, pour ne
citer que quelques spécialisations. Ce qui est encore possible de nos jours
pour un chercheur isolé, ou pour un petit groupe d’amateurs, c’est de pros-
pecter des zones délaissées par leurs prédécesseurs et d’y découvrir des
sites inédits. En France, c’est ce qui s’est passé avec la grotte Chauvet,
mais, dès qu’on passe à l’étude de tels sites, il n’est plus possible de rien
faire de sérieux sans former d’abord une équipe de chercheurs aux spécia-
lités variées, qui ne peuvent être que des professionnels.
4 Voir Johann Chapoutot, Le national-socialisme et l’Antiquité, PUF (2008).
Références
Abu el-Haj, Nadia. 1998. « Translating truths : Le Quellec, Jean-Loïc. 2009. Des Martiens au
Nationalism, the practice of archaeology, and the Sahara. Chroniques d’archéologie romantique.
remaking of past and present in contemporary Arles : Actes Sud / Errance.
Jerusalem ». American Ethnologist 25 (2) : 166- Le Quellec, Jean-Loïc. 2010. La Dame Blanche
188. et l’atlantide. Enquête sur un mythe archéolo-
Chapoutot, Johann. 2008. Le National- gique. Arles : Errance / Actes Sud.
Socialisme et L’Antiquité. Paris : PUF. McKusick, Marshall. 1982. « Psychic archaeolo-
Fagan, Garrett G. 2002. Alternative archaeology. gy : Theory, method, and mythology ». Journal of
In The Skeptic Encyclopedia of Pseudoscience. Field Archaeology 9 (1) : 99-118.
Ed. Michael Shermer. Santa Barbara [California] : MacEachern, Scott. 2006. « Africanist archaeolo-
ABC-CLIO, Inc. gy and ancient IQ : Racial science and cultural
Fagan, Garrett G. 2006. Archaeological evolution in the twenty-first century ». World
Fantasies. How Pseudoarchaeology Archaeology 38 (1) : 72-92.
Misrepresents the Past and Misleads the Public. Stoczkowski, Wiktor. 1999. Des hommes, des
London : Routledge. dieux et des extraterrestres. Ethnologie d’une
Feder, Kenneth. 1996. « Frauds, myths and mys- croyance moderne. Paris : Flammarion, 474 p.
teries : Science and pseudosciences in archaeol- Wiwjorra, Ingo. « Ex Oriente Lux », « Ex
ogy ». In Frauds, Myths and Mysteries : Science Septentrione Lux » : Über Den Widerstreit Zweier
and Pseudosciences in Archaeology. Mountain Identitätsmythen.» In Prähistorie Und
View : Mayfield. Nationalsozialismus. Die Mittel-Und
Gosden, Chris. 2006. « Race and racism in Osteuropäische Ur-Und Frügeschichtsforschung
archaeology : An introduction ». World in Den Jahren 1933-1945. Edited by Achim
Archaeology 38 (1) : 1-7. Leube and Morten Hegewisch. Heidelberg :
Synchron Verlag, 2002.