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Archéologie des médias fakiriques : machines à désincarnation et métempsycoses électriques

dans quelques récits merveilleux-scientifiques

Fleur Hopkins-Loféron

Publication initiale : « Archéologie des médias fakiriques : machines à désincarnation et


métempsycoses électriques dans quelques récits merveilleux-scientifiques », Figures de l’Art, « Le
devenir cyborg du monde », n° 35, 2019, p. 139-156.

NB : Cette version comporte une correction :


. Le titre, fautif, La Ville Hantée de Groc a été rétabli en Ville hantée ;
. Je préfère ne plus employer le terme « genre » pour désigner le mouvement merveilleux-scientifique
car l’expression me semble inappropriée pour désigner le champ merveilleux-scientifique, qui n’est
pas un genre (poésie, théâtre, etc.), mais plutôt une forme (policier, SF, roman d’aventures, etc.).

Résumé

Cet article propose d’étudier un motif peu connu de la littérature française de merveilleux-
scientifique des années 1900-1930 : celui de personnages de fakirs ou d’hindous capables de voyager
sur d’autres planètes en utilisant une machine électrique qui désincarnent leurs corps ou leur permet
de léviter vers les astres. Ce thème littéraire témoigne de l’intérêt pour le fakirisme à la même période
et de la tentative de réunir la croyance en un corps astral indien avec certaines découvertes
technologiques récentes, notamment dans le domaine de l’électricité. Il témoigne plus encore du
dialogue constant entre sciences et para-sciences, en transformant la possibilité de métempsycose
spirite, en cosmologie fouriériste, puis en voyage astral des fakirs, équipés d’un appareillage
électrique. Cette étude se fera en utilisant notamment les outils développés par la discipline émergente
de l’Archéologie des média, qui permet d’étudier des machines parfaitement imaginaires et les
fantasmes qui leur sont attachés.
Cet article souhaite s’interroger sur l’épanouissement progressif du thème de la métempsycose
extraplanétaire, réalisée par des fakirs à l’aide de machines scientifiques et électriques, dans un certain
nombre de récits merveilleux-scientifiques 1. Il sera prétexte à évoquer la littérature de merveilleux-
scientifique (qui témoigne non pas d’un désenchantement du monde, mais de la scientification de

1
Nous employons cette expression au sens renardien du terme, identifié par son tiret : un récit construit comme un
sophisme, dont une seule loi biologique, chimique, physique est bouleversée (devenir invisible, voyager dans le temps et
dans l’espace, devenir miniature...) afin de faire apparaître un fait d’apparence merveilleuse, mais pourtant scientifique.

1
disciplines à l’allure merveilleuse, à l’image de certaines manifestations fakiriques qui sont tenues
pour vraies) ; de la rencontre entre spiritisme occidental et magie venue d’Orient (au travers de
personnages récurrents d’hindous dotés de machines électriques) et du dialogue constant entre
sciences et para-sciences (transformation du motif de la métempsycose spirite, en cosmologie
fouriériste, puis en voyage astral des fakirs, qui connaît un point d’orgue lorsque ce dernier utilise
une machine moderne pour opérer sa désincarnation). Le thème du fakir utilisant une machine à
opérer des incarnations en direction d’autres planètes du système solaire permet d’attester du mystère
scientifique tel qu’il se manifeste au passage du siècle, particulièrement bien incarné par la figure de
Camille Flammarion, qui opère un mariage remarqué entre astronomie et spiritisme, science et
pseudo-sciences. Il permet aussi de faire état de l’imaginaire persistant qui existe autour de
l’électricité et notamment de ses capacités à ramener un corps à la vie ou à l’atomiser vers un autre
lieu, à l’image du télégraphe qui permet à une information de faire le tour du globe.

Les fakirs dans la littérature de merveilleux-scientifique : anabiose, galvanoplastie et animation


suspendue

Dès 1886, l’américain Slade apporte avec lui à Paris le fakirisme et propose au public tables
tournantes, lévitation, écriture à distance... Bien qu’il soit condamné pour jonglerie professionnelle,
c’est-à-dire charlatanisme, il est régulièrement cité dans la presse de l’époque comme le diffuseur du
fakirisme parisien. Le regain d’intérêt pour ces pratiques venues d’Asie est tel que l’Académie de
Médecine commande au Docteur Paul Gibier un rapport, publié en octobre 1886 : Le spiritisme
(fakirisme occidental). Étude historique, critique et expérimentale2. Dans cet essai qui a eu un écho
important dans la presse, l’aide-naturaliste au Muséum d’Histoire naturelle fait le lien entre spiritisme
et fakirisme : le spiritisme n’est selon lui qu’une version moderne de l’ancien fakirisme. Gibier espère
ainsi prouver que le spiritisme est une science, puisqu’il considère le fakirisme comme une pratique
indienne incontestée, une science dont les Occidentaux n’ont simplement pas encore percé les
secrets 3.
Le fakirisme propose le même phénomène de scientification de disciplines occultes attestées
par Joseph-Pierre Durand de Gros dans son ouvrage sur le « merveilleux scientifique » en 18944.

2
Docteur Paul Gibier, Le Spiritisme (fakirisme occidental) : étude historique, critique et expérimentale, Paris : O. Doin,
1896.
3
Mathieu Vial, « Bibliographie », Revue du mouvement social, n° 1, février 1886, p. 186 : « Ce nom de fakirisme est on
ne peut mieux choisi, parce qu’il rattache le spiritisme américano- européen aux phénomènes analogues et bien autrement
extraordinaires, paraît-il, produits par les brahmes de l’Inde, et dont le docteur Gibier fait un exposé d’après les voyageurs
qui ont visité cette contrée [...] L’adoption du mot fakirisme serait utile pour l’étude de l’ordre de phénomènes dit
spiritiques, parce qu’ils s’étendraient aussi à l’ordre connexe du magnétisme ou d’hypnotisme, dans lequel ont été faites
les magnifiques découvertes de la suggestion ».
4
Joseph-Pierre Durand de Gros, Le merveilleux scientifique, Paris : F. Alcan, 1894.

2
Durand de Gros convoque l’hypnose de Charcot pour prouver que des pratiques autrefois occultes
peuvent s’avérer être des sciences et qu’il faut donc étudier de plus près celles qui avaient autrefois
été laissées dans le vestibule de la science ; Gibier utilise quant à lui le fakirisme et ses similitudes
avec le spiritisme (corps astral, lévitation, communication avec des esprits) pour prouver que ce
dernier s’inscrit dans une longue tradition de pratiques qu’il considère comme authentiques.
Dans les années 1880-1910, le public et les romanciers ont accès à un nombre important de
livres ayant pour sujet le fakirisme, sous la plume de Daniel Arnauld, Louis Jacolliot, Louis Noir,
Louis Rousselet, Paul Sédir, Charles Godard ou encore Ernest Bosc. Les récits, souvent rapportés
sous la forme d’impressions de voyages, donnent davantage de véracité encore aux prodiges décrits.
Jacolliot 5 , notamment, prend soin de transcrire les phénomènes observés comme le ferait un
observateur curieux, toujours soucieux d’en percer les mystères qu’il attribue le plus souvent à
quelques pouvoirs magnétiques, et de vérifier qu’il ne s’agit pas d’une illusion des sens.
Malgré quelques publications critiques contemporaines sur l’influence de l’Inde sur les écrits
romanesques français, une recension de la littérature fakirique manque encore. La présentation de
quelques textes merveilleux-scientifiques mettant en scène des fakirs permet de souligner comment
ces mystérieux personnages deviennent des figures de choix pour questionner les découvertes
scientifiques récentes ou rêvées des Occidentaux ; proposer une confrontation ou un dialogue entre
les deux traditions et surtout permettre l’avènement d’un nouvel imaginaire, mettant en scène des
fakirs-savants, utilisant leur science mystique couplée à des machines et expériences empruntées à
l’Occident.
Paul Heuzé 6 , célèbre démystificateur, distingue dix catégories d’actions fakiriques, qui
permettent ainsi de proposer un éventail des prodiges régulièrement étudiés dans les articles de
vulgarisation ou dans les romans. Il distingue trois catégories. Les actions du fakir sur lui-même : la
catalepsie, l’immobilité, l’insensibilité aussi appelée « ivresse astrale », l’invulnérabilité, la
suspension de la vie ; les actions du fakir sur d’autres êtres vivants : l’accélération de la croissance
des animaux et des plantes ; les actions du fakir sur la matière : les déplacements d’objets sans
contact, l’expérience de la corde et le phénomène de dématérialisation. Cette liste peut être complétée,
à notre sens, par d’autres catégories plus précises encore : l’anabiose, l’omphalopsychie, l’ataraxie,
la lévitation.
De nombreux récits de fakirs mettent tout particulièrement en scène l’animation de choses
mortes ou la création artificielle de la vie. Louis Boussenard, connu pour le Tour du monde d’un
gamin de Paris occupe la case « roman scientifique » dans la revue de vulgarisation scientifique de
Louis Figuier, La Science illustrée. Il publie en feuilleton, le « curieux roman scientifique » Les

5
Louis Jacolliot, Voyage au pays des fakirs charmeurs, Paris : E. Dentu, 1883.
6
Paul Heuzé présente ces dix catégories dans « Les Fakirs indiens », La Revue hebdomadaire, n° 25, 18 juin 1927, p. 327.

3
secrets de Monsieur Synthèse7 à partir de mars 1888, dans lequel il raconte l’enquête en cours de la
Préfecture de Police, au sujet du personnage mystérieux et archimilliardaire de Monsieur Synthèse.
Il s’agit d’un Suédois qui ne dort pas, ne se nourrit pas non plus et est protégé par des gardes hindous.
Ses capacités de jeûne, permises en vérité par l’absorption de pilules ultra-concentrées, semblent
avoir été inspirées des expériences de jeûne thérapeutique du docteur Henry Samuel Tanner 8 quelques
années avant la publication du récit. Si ce fait d’actualité a eu une influence suffisante pour que
Boussenard le cite dans son feuilleton, il permet surtout de signifier que le Docteur Synthèse
occidentalise des prodiges normalement réalisés par les seuls fakirs. Ainsi le jeûne prolongé ou
l’alimentation réduite est une référence évidente à l’ataraxie des fakirs, capables de se passer de
nourriture pendant de longs mois pendant leur séjour sous terre, ou de ne sustenter au quotidien que
de quelques grains de riz. Parmi les inventions mémorables du savant Synthèse figure notamment un
miroir de métal qui lui permet de se plonger dans un sommeil artificiel, qui amplifie son activité
cérébrale : il lui suffit de s’auto-suggestionner afin de se convaincre qu’il a bénéficié d’un sommeil
réparateur. Cette technique est inspirée des travaux de Charcot et de Bernheim, mais surtout des
Hindous dits « omphalopsychistes ou ombilicains », dont Synthèse se recommande. Il est probable
que Boussenard ait eu connaissance de l’essai Hypnotisme et suggestion, publié par Santini de Riols 9
la même année. Force est de constater que Synthèse ne fixe pas son nombril, ni ne louche comme le
font les Hindous, mais utilise un miroir, digne accessoire des représentants occidentaux du
Braïdisme10.
Les témoignages mettant en scène les prodiges des fakirs évoquent souvent leur emprise et
leur pouvoir psychiques. Ils peuvent notamment s’exercer sur la matière morte, qu’ils espèrent animer
par la force de leur volonté. Dans l’un des premiers romans de Léon Groc, Ville hantée11, publié en
1913, le grand reporter Henri Henry tente d’élucider le mystère des crises d’hystérie et des
mouvements incontrôlés des habitants de Bénédac. Phénomènes surnaturels, « mauvais œil » (p. 72),
« force mystérieuse » (p. 91), « hallucination collective » ou « monomanie contagieuse » (p. 33),
toutes les explications sont trouvées au phénomène. Le reporter découvre à l’issue du roman que le
docteur Calvignac – un « sorcier scientifique » – et son associé hindou Srigar – arrière-petit-fils de
Cagliostro dont il possède un document contenant « Le Secret de la vie et de la mort » – canalisent

7
Louis Boussenard, Les secrets de Monsieur Synthèse, in La Science illustrée, n° 15, 10 mars 1888 au n° 63, 9 février
1889 ; Le recueil Les Secrets de Monsieur Synthèse, Paris : Girard et Bolttle, s.d. ; Le recueil Les Secrets de Monsieur
Synthèse, Paris : C. Marpon et Ernest Flammarion, 1890 ; Paris : Librairie illustrée, s.d. ; Les secrets de Monsieur Synthèse,
suivi de Dix mille ans dans un bloc de glace, Amiens : AARP / Encrage éditions, 2011.
8
Lire notamment à ce sujet Albert de Rochas d’Aiglun, La Suspension de la vie, Paris : Dorbon aîné, 1913, p. 28-29.
9
Emmanuel-Napoléon Santini de Riols, Hypnotisme et suggestion... : expériences nombreuses d’hypnotisme et de
suggestion, Paris : Le Bailly, 1888.
10
Le braidisme est une forme d’hypnotisme scientifique développé par James Braid dans les années 1840. Il s’intéresse
tout particulièrement aux suggestions oculaires, ainsi qu’au somnambulisme.
11
Léon Groc, Ville hanté, Paris : A. Méricant, 1913.

4
les forces psychiques des habitants pour animer un être artificiel du nom de Stilla, composé de
morceaux de corps volés au fil des pages.
De nombreux récits mettant en scène des fakirs développent encore le thème de l’animation
suspendue, aussi appelée « anabiose », que les fakirs utilisent pour se mettre dans un état de
méditation intense. Elle suspend alors leurs fonctions vitales et leur permet de perdurer longtemps en
étant reclus du monde ou enterrés. Au jeûne prolongé s’accompagne un long sommeil, un état de mort
apparente sans décomposition du corps (absence de pouls et de phénomène respiratoire). De
nombreux travaux évoquent, dès les années 1880, les mystères de l’anabiose : ils sont écrits par le
docteur Sierke, le physiologiste Preyer ou encore le docteur Hornigberger. Albert de Rochas, tout
particulièrement, consacre une étude à la « suspension de la vie », en 1913 12 . Dans le roman
d’aventures Le Fakir de Nicol Meyra13, l’inventeur Josuah-Thomas-Alva Tockson, avatar évident du
savant Thomas Edison, travaille depuis longtemps à percer les secrets de ce qu’il appelle la Nécro-
biologie. Ses recherches l’amènent notamment à explorer la catalepsie grâce à une substance
narcotique de son invention et à évoquer l’action des courants alternatifs sur la réanimation des corps.
Pour cela, il s’inspire notamment des travaux de Tesla, de Galvani et d’Apostoli sur l’électrothérapie.
Encore une fois, le récit fait se rencontrer pratiques occidentales (électrolyse) et orientales
(réanimation de la vie suspendue) puisque c’est une chaise électrique qui ramène parmi les hommes
l’inquiétant fakir Çoukryana.
Dans le Le Docteur Miracle14, porté au théâtre Molière en compagnie de Jean Mazel en 1913,
Pierre Sales, utilise lui aussi l’électricité pour animer la matière morte. Le savant Mathias Gévolski
applique des courants électriques alternatifs pour ramener à la vie des cadavres qu’on lui livre bien
discrètement dans son laboratoire de Saint-Ouen. Dans le second volet justement, bien nommé Le
Secret du fakir, Gévolski entend présenter aux reporters et aux représentants de l’Académie des
Sciences réunis, une expérience capitale, approfondissant ses études sur les courants
alternatifs : ramener à la vie le fakir Talik, endormi depuis plusieurs mois dans un coffre de laque.
Sur la tête du fakir est posée une « calotte sphérique » reliée à l’un des pôles de la pile et divers
appareils sont placés à des endroits stratégiques de la dépouille. « La vie lui avait été rendue... et
rendue par le plus simple des nouveaux phénomènes de la science » (1926, p. 90).
Ces récits permettent de mettre dès à présent en exergue plusieurs traits significatifs de la
littérature consacrée aux fakirs, avec en premier lieu, le dialogue entre sagesse venue d’Orient et
sciences occidentales. La question de l’animation par l’électricité, réussie par Gévolski et Tockson,
mais ratée par Srigar, montre une fois encore comment sciences et pseudo-sciences, hindouisme et

12
Albert de Rochas d’Aiglun, La Suspension de la vie, Paris : Dorbon aîné, 1913.
13
Nicol Meyra, Le Fakir, in Lecture pour tous, 1er décembre au 1er mai 1899-1900 ; Paris : Librairie Hachette, 1901.
14
Pierre Sales, Le Docteur miracle, in Le Petit Journal, n° 17814 à 17975 (5 octobre 1911 au 14 mars 1912) ; Le Docteur
Miracle, Paris : E. Flammarion, 1912 ; Le Docteur Miracle et Le Secret du fakir, Paris : Fayard, 1926.

5
occidentalisme se rencontrent dans le passage du siècle. Les récits à venir, qui mettent en jeu des
fakirs capables de réaliser des métempsycoses à l’aide de gigantesques machines électriques
découlent naturellement de cet intérêt croisé pour les fakirs et l’animation par l’électricité.
Un dernier thème, enfin, se présente à plusieurs reprises dans la littérature d’imagination
consacrée aux fakirs : celui d’une forme de galvanoplastie 15 , manifesté par le motif de
l’ensevelissement et de sa rencontre avec certaines expériences étranges du Docteur Varlot en 1891
(conserver pour l’éternité un cadavre grâce à un bain galvanique de sulfate de cuivre). Marcel Berger
et Maud Berger dans Sar-Hamabalah-Sar16 mettent eux aussi en scène un personnage en animation
suspendue, revenu à lui des milliers d’années plus tard. Le héros Alcanter, initié aux pratiques des
fakirs, des brahmanes et des derviches, reconnaît immédiatement dans la figure humaine séchée par
le passage du temps un fakir en état d’anabiose, c’est-à-dire de suspension de la vie. La galvanoplastie
et l’anabiose mélangent le thème récurrent de l’ensevelissement du fakir. Dans Le Fakir de Nicol
Meyra, Tockson rapporte une anecdote célèbre selon laquelle un fakir se serait fait enterrer dans le
sol, ayant pris soin de se boucher les orifices (p. 48). Dix mois plus tard, le fakir est déterré et recouvre
la vie car il était en vérité en simple veille. Cette référence se rapporte très exactement au récit d’un
anglais, M. Osborne17, secrétaire du gouvernement général de l’Inde, témoignage concordant avec
celui du capitaine Wade. Son témoignage continue de circuler régulièrement jusqu’à la fin du XIXe
siècle au moins et il est à nouveau évoqué dans les ouvrages sur le fakirisme à la fin des années
192018. Il raconte ainsi que le fakir Haridès est parvenu en 1838 à rester enseveli pendant 10 mois
sans nourriture, ni eau. Il est réputé avoir été conservé dans une boite fermée et des gardes se sont
relayés jour et nuit à ses côtés pour s’assurer que sa dépouille ne soit pas subtilisée.
Ainsi, ce bref panorama des capacités des fakirs présents dans la littérature de merveilleux-
scientifique permet de dégager certains thèmes essentiels, à la croisée des chemins entre Orient et
Occident : la force psychique canalisée, la catalepsie, l’animation par le courant électrique. La
croyance en un corps astral est un autre thème récurrent et pour mieux comprendre son importance
dans la littérature du début du siècle, il nous faut nous attarder sur Charles Fourier et Camille
Flammarion.

Charles fourier et ses suiveurs : réincarnation sur d’autres planètes

15
En 1837-1838, Spencer et Jacobi ont en effet constaté que le courant électrique peut fixer dans les sillons d’une plaque
de cuivre enduite de vernis et préparée à la manière de l’eau-forte, des parcelles de cuivre détachées par son action.
16
Marcel et Maud Berger, Sar Hamabalah Sar, dans le recueil Sar Hamabalah Sar, Paris : la Renaissance du livre, 1918.
17
Lord William Godolphin Osborne, The court and camp of Runjeet Sing, Londres : Henri Colburn, 1840.
18
Anonyme, « Suspension de la vie », L’Éducation catholique : revue de l’enseignement primaire, n° 37, 12 juin 1891,
p. 583 ; Docteur J.-M. Cyrnos, « Peut-on suspendre la vie ? », in Revue de psychiatrie, de neurologie et
d’hypnologie : recueil des travaux publiés en France et à l’étranger, n° 11, janvier 1896, p. 142.

6
L’avènement du thème de la métempsycose appareillée opérée par des fakirs en direction des
autres planètes de notre système solaire ne peut se comprendre sans un éclairage sur les théories de
la pluralité des mondes et de la réincarnation des âmes dans d’autres sphères.
Comme le montre Michel Nathan dans sa thèse de doctorat, qui traite des années 1835-186419,
et sa première publication20, le thème de la métempsycose est étroitement lié à celui de la pluralité
des mondes. Les migrations stellaires sont utilisées à des fins diverses : « explication de l’ordre du
monde, nécessité de réformer le christianisme ou de changer la société » (thèse, p. 433). Pour
comprendre comment le motif évolue progressivement vers la pensée flammarion- nesque, il est
nécessaire d’approcher dans un premier temps le personnage de Charles Fourier, plutôt connu pour
son phalanstère et sa théorie sociétaire que pour le thème de la métempsycose. La question de la
réincarnation chez Fourier fait étroitement partie de sa cosmogonie vitaliste et l’on rencontre dans
ses textes deux hypothèses légèrement différentes : celle de réincarnations successives jusqu’au Soleil
; celle de la fusion des petites âmes dans une plus grande âme divine. Les écrits de Fourier s’accordent
sur l’idée selon laquelle après la mort, l’âme connaît trois séries de réincarnations : des passages entre
notre monde et celui de l’au-delà ; des réincarnations sur des astres successifs qui peuvent mener à
Uranus, à Saturne et à Jupiter quand le nombre suffisant de réincarnations aura été opéré : le corps
est maintenant un corps « éther-aromal » ; après la mort de la planète, fusion avec la grande âme.
C’est Camille Flammarion 21, tout particulièrement, qui introduit le motif de la réincarnation
extraplanétaire dans une trame romanesque, influencé par la théorie de l’habitabilité des astres qu’il
avait formulée dès 1862 dans La Pluralité des mondes habités (qui fusionne habilement théories de
la pluralité des mondes de Fontenelle et monde des esprits de Kardec). Lu par les auteurs de
merveilleux- scientifique, autant pour ses articles de vulgarisation scientifique que pour ses romans,
il a sans conteste marqué leurs imaginaires. Dans Lumen, publié en 1887 réédité avec des illustrations
de Lucien Rudaux en 1898 22, Flammarion propose un nouveau motif récurrent du récit merveilleux-
scientifique : le voyage psychique vers d’autres planètes. Il met en effet en scène un dialogue entre
l’âme d’un mort (Lumen) et un vivant (Quaerens). Le récit développe les pérégrinations de l’âme de
Lumen jusqu’à l’étoile Capella, qui n’est autre que le séjour des morts. Dans Stella23, encore, en 1897,

19
Pour une discussion sur la théorie de la pluralité des mondes entre le Ve siècle avant J.-C. et le XVIIIe siècle : Steven J.
Dick, La Pluralité des mondes, Arles : Actes Sud, 1989.
20
Michel Nathan, L’Âme et les étoiles : pluralité des mondes et métempsycoses stellaires au XIXe siècle, 1835-1864,
Lille : Atelier national reprod. th. Univ. Lille 3, 1983 et aussi Michel Nathan, Le Ciel des fouriéristes : habitants des
étoiles et réincarnations de l’âme, Lyon : Presses universitaires de Lyon, 1981. Voir aussi voir Hélène Tuzet, Le Cosmos
et l’imagination, Paris : J. Corti, 1965, p. 359-371.
21
Sur Camille Flammarion, consulter : Danielle Chaperon, Camille Flammarion, entre astronomie et littérature,
Paris : Imago, 1997 ; Jean Lilensten et Pascal Goumault, Camille Flammarion et l’astronomie populaire, Paris : Éd. du
Sorbier, 1998 ; Philippe de La Cotardière et Patrick Fuentes, Camille Flammarion, Paris : Flammarion, 1994.
22
Camille Flammarion, Récits de l’infini. Lumen, histoire d’une comète dans l’infini, Paris : Didier, 1898.
23
Camille Flammarion, Stella, Paris : Flammarion, 1897.

7
le héros, amoureux fou de Stella meurt foudroyé avec elle et tous deux se réincarnent sur la planète
Mars.
Camille Flammarion jouit d’un positionnement liminaire : vulgarisateur de renom, il est aussi
un fervent partisan du spiritisme. Tout comme Charles Richet ou Marie Curie, il témoigne de l’intérêt
renouvelé des hommes et femmes de science pour les manifestations parapsychiques. Le thème de la
métempsycose extraplanétaire est, nous l’avons compris, porté par cette même rencontre entre la
science et la merveille, entre l’Occident et l’Orient. Corps astraux et métempsychoses dialoguent
alors dans de nombreux récits merveilleux-scientifiques.

Désincarnations spirite et hypnotique dans la littérature de merveilleux-scientifique

Plusieurs auteurs du genre merveilleux-scientifique imaginent que pour rejoindre Mars ou une
planète du système solaire, il suffit de détacher son corps astral. Dans la « fantaisie scientifique » Un
Roman dans la planète Mars24 d’André Laurie (de son vrai nom Paschal Grousset), le héros, Asaph
Challenger est capable de s’auto-suggestionner. Il sépare son corps astral pour se rendre sur la planète
Mars. Il demande à son ami le docteur Henri Brideau de l’aider à entrer dans un sommeil hypnotique,
amplifié par la morphine, tel qu’il sera en mesure de quitter son corps pour se rendre sur Mars afin
de compléter les observations de Schiaparelli sur les canaux, qui lui semblent incomplètes. À l’issue
du roman, Asaph décide de ne pas revenir sur Terre car il est tombé amoureux d’une belle Martienne,
Akoléïa. Son ami tente tant bien que mal de réanimer son corps, plongé dans une profonde catalepsie.
L’intrigue rappelle celle d’Omer Chevalier, L’Avatar d’Yvain Orel25, qui raconte comment le héros,
qui dispose d’un miroir magique, se suicide pour être réincarné sur Vénus, où il fait une délicieuse
rencontre.
Sylvain Déglantine raconte dans Les Terriens dans Vénus26, préfacé par Camille Flammarion,
le voyage extraplanétaire de plusieurs Français sur l’astre du matin. M. Désesthrée et son épouse
Nini, accompagnée de son chien Loulou, M. Saint-Aubin l’inventeur, le colonel de Nerval et le
cuisinier, montent à bord du ballon-chalet La Comète pour atteindre Vénus, à l’aide de la force
attractive électrique générée par des boules placées sur le sommet de l’aérostat. Là-haut, ils
rencontrent une faune et une flore extraterrestres décrites avec force de détails. Si le roman donne la
part belle à la théorie de l’habitabilité des astres de Flammarion, elle confirme aussi celle de la

24
André Laurie, « Un Roman dans la planète Mars », La Revue illustrée, n° 236, 1er octobre, n° 237, 15 octobre et n° 239,
15 novembre 1895 ; présenté par Christian Soulignac, Des Barbares, 2007.
25
Omer Chevalier, L’Avatar d’Yvan Orel, Paris : Plon-Nourrir, 1919.
26
Sylvain Déglantine, Les Terriens dans Vénus : vers les mondes stellaires : roman, préface de Camille Flammarion,
Paris : E. Flammarion, 1907.

8
réincarnation de l’âme. Le sage Jeuçaithou, qui les guide sur la planète Vénus, avoue s’être déjà
incarné sur la planète Terre :

Mon âme en errance parmi les courants magnétiques de l’éther s’est incarnée sur votre planète il y
a des milliers d’années [...] Pendant des milliers d’années, une seconde dans l’éternité, je vécus ainsi
des existences successives de plus en plus immatérielles [...] entre deux réincarnations et par suite
d’un puissant effort de volonté, je puis arrivée à exister parfois réellement là où se fixe ma pensée
[...] Puis arrachant les membranes de ses yeux et de son menton : – Voyez, ajouta Jeuçaithou, ces
faux appendices n’ont été empruntés que pour ne pas me révéler plus tôt à vous, je suis bien un
Terrien (p. 327-330).

Les exemples de métempsycoses sont ainsi nombreux dans la littérature de merveilleux-


scientifique et résonnent avec les théories de la pluralité des mondes et de l’habitabilité des astres.
L’intérêt pour les prodiges des fakirs à la même époque donnent lieu à une série de romans hybrides
dans laquelle plutôt qu’une réincarnation de l’âme sur une autre planète après la mort, il s’agit d’une
désincarnation, selon qu’elle soit en direction d’une autre partie du globe, d’un astre ou d’un autre
corps. Elle est plus encore opérée par un protagoniste habitué aux expériences de sortie de corps : un
fakir.

Métempsycoses des fakirs : vers l’infini et l’au-delà

La croyance hindoue en la métempsycose opérée par projection du corps astral rencontre la


théorie des voyages extraplanétaires de l’âme des spirites et la croyance en réincarnation de l’âme sur
d’autres sphères chez les Pluralistes.
Les Hindous admettent la métempsycose, c’est-à-dire le passage de l’âme d’un corps dans un autre.
Suivant que notre vie aura été plus ou moins pure, plus ou moins souillée, notre esprit entrera à l’heure
de la mort dans le corps d’un poisson, d’un éléphant, d’un porc ou d’une vache27.
Les Hindous croient en l’existence de trois plans : le plan physique, sur lequel il vit : le plan
divin ; le plan invisible qui est une zone intermédiaire. L’homme trouve en lui une partie de ces trois
plans, manifestée sous la forme d’enveloppes : le corps, situé dans le monde physique ; l’âme venue
du plan divin; la mentalité venue du plan invisible28. Le corps astral fait partie du monde invisible et
c’est par ce corps qu’il entre en contact avec le plan astral 29. Parmi les phénomènes des corps astraux,
ceux qui nous intéressent sont les suivants : ahima : « pouvoir de se réduire jusqu’à

27
Léonce Fabre des Essarts, Dupleix et l’Inde Française, Paris : Charavay frères et Cie, 1886, p. 26.
28
Paul Sédir, Le fakirisme hindou et les yogas, Paris : Chacornac, 1911, p. 13.
29
Ernest Bosc, Yoghisme et fakirisme hindous (introduction à la yoga). Yoghis et fakirs : leur entraînement, leurs facultés
psychiques, leur pouvoirs, Paris : G.-A. Mann, 1913.

9
l’atome » ; laghima : « pouvoir de lévitation, sur d’autres ou sur des objets » ; prakamya : « pouvoir
de faire pénétrer les corps matériels les uns dans les autres » (Sédir, p. 66-67) ou encore pouvoir de
rendre visible son corps astral.
Cette croyance en la métempsycose est aussi utilisée dans des feuilletons et dans des romans.
Dans « Mon ami Carolus » de Joseph Jacquin30, Carolus tombe amoureux de la fille d’un brahmane
alors qu’il est en voyage en Inde et la rejoint tous les soirs en projetant sa personne sous forme
psychique près d’elle ; c’est une « promenade d’âme ». Ses amis européens ne croient d’abord pas à
son récit, mais sont abasourdis quand ils comprennent qu’ils ont dîné avec la forme psychique de leur
ami, qui en profite pour se volatiliser... sans payer la note. Ce récit reprend l’idée selon laquelle
l’homme est capable de se dédoubler : l’âme s’éloigne du corps physique, mais encore attachée au
corps fluidique, elle est capable d’agir à distance.
Maurice Champagne dans L’Âme du docteur Kips 31 développe un semblable motif. Le docteur
anglais William Kips et son ami Fred Wigwood sont mystérieusement conduits auprès d’un vieillard
mourant qui souhaite qu’ils continuent après sa mort à explorer les secrets d’immortalité. Dans sa
chambre, à l’intérieur d’un sarcophage, repose le fakir Hakim-Sing, endormi depuis près de cent ans
et qui détient le secret de la perpétuation éternelle de la vie. Le vieil homme conseille aux aventuriers
de réveiller temporairement le fakir grâce à quelques gouttes du liquide d’éternité, pour lui arracher
son secret. Éveillé, le fakir propose un marché à Kips : le réincarner dans le corps d’un aventurier
hollandais qui est sur le point de décéder (la réincarnation n’est possible que dans un corps mort) afin
qu’il puisse aller sauver la fille de son ami l’aventurier Karson, enlevée en Inde, s’il consent à ne pas
le replonger dans un sommeil éternel.
Le roman La Roue Fulgurante32, écrit par le prolifique Jean de La Hire s’ouvre sur la présence
inquiétante d’un vaisseau extraterrestre dans le ciel, qui enlève animaux, hommes et maisonnées.
Cercle lumineux se déplaçant à une vitesse vertigineuse, il est surnommé « Roue Fulgurante ». Cinq
personnages sont emportés depuis différents points du globe et découvrent à son bord des
extraterrestres semblables à des colonnes de lumière, et plus encore à des âmes. Pour retrouver les
malheureux disparus, dispersés sur l’inhospitalière Mercure et la civilisée Vénus, le docteur Ahmed
bey, mystérieux brahmane et « le plus puissant spirite de son temps » (1998, p. 21), utilise ses dons
de métempsycose, qu’il a appris en lisant une peau tannée en sanscrit, sous la Grande Pyramide. Il se

30
Joseph Jacquin, « Mon ami Carolus », Le Musée des familles, n° 40, 1er octobre 1896, p. 631-632.
31
Maurice Champagne, L’Âme du docteur Kips, in Journal des voyages, du n° 811, 16 juin au n° 828, 13 octobre,
1912 ; sous le titre Le Secret du Yogi, Bibliothèque des Grandes Aventures, n° 158, Paris : Jules Tallandier, 1927 ; Les
Chevaliers de l’Aventure, n° 41, Paris : éditions Jules Tallandier, 1934.
32
Jean de La Hire, « La Roue fulgurante, roman scientifique d’aventures », in Le Matin, du n° 8809, 10 avril, au n° 8852,
23 mai 1908 ; La Roue Fulgurante, Paris : Jules Tallandier, 1908 ; Jean de La Hire, La Roue Fulgurante, Paris : Joseph
Ferenczi et fils éditeurs, 1929 ; Jean de La Hire, La Roue Fulgurante, Paris : Tallandier, 1938 ; La Roue fulgurante,
Toulouse : Éd. Ombres, 1998.

10
projette sur les différentes planètes grâce au phénomène de la « désincarnation de la réincarnation de
l’âme » qui lui permet de quitter son enveloppe charnelle et de s’abstraire du temps et de l’espace.
L’étincelle blanche, qui symbolise son âme, s’incarne d’abord sur Vénus, pour repartir avec Brad et
s’en aller ensuite s’incarner dans la peau de Mercuriens massacrés pour aider les humains naufragés
de cette planète à fuir. Jean de La Hire donne peu de détails sur le procédé en lui-même, qui se
compose d’incantations et d’une forte concentration de la part du savant. Seule indication qui
rapproche indubitablement le don d’Ahmed bey des prodiges des fakirs : il ne peut s’incarner que
dans un corps mort et c’est pourquoi le préfet de police sera chargé avant leur retour sur Terre, de
trouver des corps ayant été asphyxiés pour que les organes ne soient pas détériorés. Plus encore,
attestant de l’importance de l’électricité dans l’imaginaire oriental, le savant qui accomplit le prodige
est un adepte de l’électricité, aux vues de ce qui figure dans son laboratoire :

Au milieu [du laboratoire] s’élevait une machine électrique, énorme et un peu effrayante, entourée
d’autres machines plus petites et de baquets en porcelaine à demi remplis de liquides de diverses
couleurs. Devant la machine électrique se dressaient deux tables de marbre blanc, assez semblables
aux dalles de dissection d’un amphithéâtre (1998, p. 142).

La Roue Fulgurante de Jean de La Hire est le roman-prototype qui initie la rencontre entre
l’imaginaire venu d’Orient (corps astral, catalepsie, lévitation, pouvoir psychique, réincarnation) et
les croyances d’Occident (métempsycose, habitabilité des astres, pluralité des mondes habités). C’est
l’apparition d’un instrument électrique qui permet aux romans suivants d’achever la rencontre entre
les deux mondes : la métempsycose sera toujours pratiquée par un fakir, doté maintenant des savoirs
occidentaux en matière d’électricité.

Voyage extraplanétaire appareillé : lévitation électrique

Dans son essai Haunted media33, Jeffrey Sconce étudie les fantasmes qui ont entouré certains
appareils utilisant l’électricité, désirs et craintes favorisés par l’analogie qui se dessine entre le flux
électrique et le corps nerveux de l’utilisateur. Il distingue plusieurs thèmes : le motif de la
téléportation des pensées et du corps grâce au courant électrique ; l’expérience de la désincarnation
pour réapparaître dans un autre monde, indéterminé, rendu accessible par le dispositif
électrique ; l’anthropomorphisme de la technologie, qui ne fait plus qu’imiter la vie, mais devient
elle-même autonome. Le développement de l’électricité est en particulier marqué par la croyance en
l’atomisation du corps par le dispositif électrique et par la possibilité nouvelle de l’ubiquité de l’être.

33
Jeffrey Sconce, Haunted media: electronic presence from telegraphy to television, Londres : Duke university press,
2000.

11
En ce sens, l’ajout d’une machine électrique dans la trame des romans de métempsycoses fakiriques
atteste une fois encore du déplacement du modèle spirite de la réincarnation sur d’autres planètes à
celui de la télétransportation électrique. Si Flammarion postule que l’homme se réincarne sur d’autres
planètes après sa mort, le choix de l’électricité pour les voyages célestes n’est pas anodin : les passions
se déchaînent à la même période pour la possibilité de communiquer avec les morts par le télégraphe
et divers appareils électriques, postulant ainsi que l’électricité peut apporter l’être en d’autres lieux.
C’est donc tout naturellement que certains auteurs merveilleux- scientifiques utilisent à leur tour
l’électricité comme une technologie permettant de « prolonger » la conscience vers un ailleurs et non
plus seulement les corps 34.
Dans la lignée des travaux de Jeffrey Sconce et de certains penseurs de l’Archéologie des
media35 (Eric Kluitenberg, Siegfried Zielinski), nous pensons que les media et les imaginaires 36 qui
leur sont liés permettent de lever le voile sur les désirs et les craintes des hommes, qui se construisent
des prothèses et extensions charnelles pour prendre différemment part au monde qui les entoure. À
ce titre, il est possible de souligner comment le motif de la métempsycose extraplanétaire se présente
sous un jour nouveau dans d’autres romans merveilleux-scientifiques : il s’agit à présent d’une
lévitation électrique, permise par l’entremise d’une machine manipulée par la force psychique de son
opérateur.
Henri Gayar raconte dans le premier tome des Aventures merveilleuses de Serge Myrandhal
sur la planète Mars 37 , nommé Sur la Planète Mars, qu’un savant du nom de Serge Myrandhal
parvient à envoyer une petite équipe sur Mars car il a subtilisé les pouvoirs des fakirs : « Mon
compatriote et ami Serge Myrandhal sera-t-il plus heureux, plus fort que ces fakirs dont il prétend
avoir ravi le secret millénaire, le moyen de commander à la matière, et cela par des méthode purement
scientifique ? » (p. 11).
Le récit s’ouvre sur la conférence donnée à l’Athenæum de l’ingénieur Serge Myrandhal, qui
propose d’utiliser les ondes psychiques pour faire des voyages extra-planétaires : « Un ingénieur qui
prétend avoir trouvé le moyen de condenser les fluides psychiques, de capter, d’utiliser la prodigieuse

34
Marshall McLuhan, Understanding Media:The Extensions of Man, New York : McGraw- Hill, 1964.
35
Le besoin de théoriser l’archéologie des media est venu à des universitaires qui souhaitaient penser les nouveaux media
autrement qu’en terme de linéarité historique ou de grandes inventions. Elle ambitionne de produire une histoire
alternative et non totalisante, attentive aux media oubliés, négligés ou morts et ne se faisant pas seulement le récit de
victoires.
36
Siegfried Zielinski et Silvia M. Wagnermaier, Variantology : on deep time relations of arts, sciences and technologies.
1, Köln : König, 2005 ; Erkki Huhtamo et Jussi Parikka, Media archaeology: approaches, applications, and implications,
Berkeley : University of California Press, 2011 ; Jussi Parikka, What is media archaeology?, Cambridge : Polity Press,
2012 ; Eric Kluitenberg, Book of Imaginary Media, Excavating the Dream of the Ultimate Communication Medium,
Amsterdam / Rotterdam : NAI Publishers, 2006.
37
Henri Gayar, Aventures merveilleuses de Serge Myrandhal sur la planète Mars, en deux volumes Sur la planète Mars
et Les Robinsons de la planète Mars, Paris : L. Laumonier, 1908 ; signé Cyrius, version refondue, Les Robinsons de la
planète Mars, Magazine illustré national, n° 42, 15 février, au n° 74, 27 septembre, 1925 ; Bibliothèque des Grandes
Aventures, n° 142, Paris : Tallandier, 1927; fac-similé des feuilletons du Magazine illustré national, Périodica, n° 13,
Apex : s.l, 1997.

12
force latente qui s’y trouve enclose, et ne parle rien de moins que d’atteindre par ce moyen jusqu’aux
plus lointaines planètes ! » (p. 7). Les travaux de Myrandhal se situent dans la continuité de ce qui a
été rendu possible par Edison : « Il a bel et bien inventé le moteur capable d’utiliser les fluides
impondérables dont nous parlions tantôt, et spécialement la volonté, la plus puissante de ces énergies
animiques » (p. 7). Le roman fait adroitement référence à la personnalité de Flammarion grâce au
personnage d’Annabella Carpenter qui a publié de nombreux papiers sur les réincarnations de l’âme,
tout comme l’ingénieur, qui soutient que les planètes supraterrestres sont peuplées des réincarnations
des êtres qui leur ont un jour été chers (p. 199-200). De manière tout à fait intéressante, la
métempsycose n’est plus permise par le corps astral du personnage, qui s’élève jusqu’aux astres, mais
elle est appareillée. Il ne s’agit en ces termes plus d’une désincarnation, mais d’une lévitation
prolongée, vers les cieux.
Le Prisonnier de la planète Mars 38 de Gustave le Rouge repose sur le même principe de
lévitation des corps. Robert Darvel est inspiré par la vision de fakirs s’élevant de terre :

En assistant aux séances de vos fakirs, j’ai remarqué ceci : la volonté d’un seul homme concentrée
pendant quelques minutes suffit à le libérer momentanément des lois de l’attraction planétaire. Que
ne pourraient pas faire les volontés de milliers d’hommes énergiques concentrées pendant
longtemps ? Elles arriveraient, j’en suis sûr, à libérer entièrement pour un temps donné un corps
quelconque des lois cosmiques (1986, p. 35).

Les deux romans ont aussi en commun d’utiliser un appareil condensateur. Chez Gayar, il
s’agit d’un « condensateur-multiplicateur » capable de canaliser les énergies animiques déployées par
des « piles humaines » (p. 8) pour permettre au Velox, une fusée, de s’élancer dans l’espace. L’idée
de la pensée comme d’une énergie accumulable, capable d’alimenter une pile, était déjà présente dès
1905 dans Le Docteur Van Roscius 39 de Montamat. Dans le roman de Le Rouge, l’ingénieur Robert
Darvel a lui aussi mis au point un « condensateur des énergies » (p. 35), capable de canaliser la
concentration de milliers de fakirs. Ces deux romans forment un pendant étonnant au point que Pierre
Versins leur a consacré un article40 pour tenter de deviner qui a copié qui. Il est possible cependant
que Gayar et Le Rouge ne soient qu’une seule et même personne.
Ils présentent surtout à notre sens un témoignage essentiel de la manière dont le thème de la
métempsycose propre aux fakirs rencontre la croyance en la réincarnation de l’âme sur d’autres

38
Gustave le Rouge, Le Prisonnier de la planète Mars, Paris : Albert Méricant, 1908 ; sous le titre Le Naufragé de
l’espace, Paris : Albert Méricant, 1912 ; « Le Naufragé de l’espace », in Le Quotidien, du 25 septembre au 24 décembre
1925 ; dans le recueil Gustave le Rouge, Paris : Robert Laffont, 1986.
39
C. Montamat, Le Docteur Van Roscius, in La Science illustrée, n° 888, 3 décembre 1904, au n° 894, 14 janvier 1905.
40
Pierre Versins, « Qui a copié qui ? », in Le Prisonnier de la planète Mars / La Guerre des vampires, Paris : Jérôme
Martineau, 1966, p. 9-15 ; « Un mystère littéraire », in Gustave Le Rouge, Le prisonnier de la planète Mars ; suivi de La
guerre des vampires, Lyon : les Moutons électriques, 2008, p. 360-368.

13
planètes dans un siècle marqué par un progrès mécanique retentissant, mais aussi par les
expérimentations d’Edison en matière d’ondes psychiques41 et les dangers du courant alternatif ou
encore d’Antoine Cros, frère de Charles Cros, sur la question du transport de la matière. Cette
rencontre donne lieu à un nouveau thème : celui de la lévitation électrique, forme réussie de
télétransportation en un autre lieu.
Ces deux œuvres mettent donc chaque fois en scène un phénomène de lévitation fakirique
(influence des fakirs), permettant un voyage extraplanétaire (influence de Flammarion, de Fourier) et
ne pouvant être accompli qu’avec le concours d’une machine scientifique (influence d’Edison),
manipulée par un puissant fakir (le seul capable de canaliser avec ses disciples une telle énergie).
Les machines permettant de se diriger sur Mars sont soigneusement décrites. Celle de Gayar
est dissimulée à l’intérieur d’un coffre en aluminium et porte sur chaque côté des manettes permettant
de l’actionner. Au-dessus de la machine, une banquette d’osier et de cristal pouvant accueillir
plusieurs passagers et qui s’élève dans les airs pour permettre à ses passagers de voyager. Pour faire
fonctionner le modèle expérimental avec lequel l’ingénieur espère convaincre les riches mécènes,
Gayar utilise quatre « piles humaines ».
La machine de Le Rouge, qui espère abstraire l’homme des lois terrestres, et notamment à
celle de la gravité, est davantage décrite encore. Elle se présente comme une chambre noire
reproduisant le fonctionnement de l’œil, « une vaste sphère avec un œil énorme au centre » (p. 36).
Elle est tapissée d’une matière stimulant l’activité cérébrale :

Il se compose d’une immense chambre noire. Seulement, à la différence des chambres noires
ordinaires, elle sera arrondie et l’intérieur en sera tapissé d’une gélatine phosphorée dont j’ai établi
la formule et qui jouit de certaines propriétés de la matière cérébrale. C’est cette gelée délicate et
d’une fabrication très coûteuse qui joue pour la volonté le rôle que jouent les accumulateurs pour
l’énergie électrique. Une bonbonne de verre de grandes dimensions, remplie de la même substance
rendue plus énergique encore par un bain de liquide électrisé, sera pour ainsi dire le réservoir de
toutes les énergies dardées vers l’oculaire de l’appareil (p. 35, je souligne).

Une fois le condensateur en forme de boule de verre chargé d’énergie psychique, il suffit de
s’asseoir dans un siège doté de deux boules reliées aux connexions nerveuses de la chambre noire
pour manipuler l’énergie ainsi accumulée.

41
Thomas Alva Edison, Le Royaume de l’au-delà, précédé de Machines Nécrophoniques de Philippe Baudouin,
Grenoble : Jerôme Millon, 2015 ; Christophe Kihm, « Médiums = Médias », in Fresh Théorie II, Paris : Léo Scheer,
2006, p. 156-173 ; Jane Oudot, Edison et le Psychisme, Paris : éditions Pax, 1927.

14
Gustave le Rouge, Le Prisonnier de la Planète Mars, illustré par Henri Thiriet, Paris : Albert Méricant, 1909, p. 48
Gustave le Rouge,Le Prisonnier de la Planète Mars, illustré par Henri Thiriet, Paris : Albert Méricant, 1909, p. 32

La similitude assumée avec l’œil chez Le Rouge (« [a]vec la chambre noire, j’ai voulu imiter
la structure de l’œil, le seul organe chez l’homme qui subisse la volonté, qui la reçoive et la transmette
à d’autres organismes », p. 35) permet de lancer une idée importante, soupçonnée déjà chez Jean de
La Hire de par la couverture de 1922, qui présente des similitudes étonnantes entre la « soucoupe
volante » (avant l’heure) et un fond de l’œil. Ainsi, l’énergie psychique et plus spécifiquement les
hommes, voyagent comme circulerait un message électrique le long du nerf optique. En effet, le
condensateur des énergies, que nous avons compris maintenant être un œil gigantesque, est relié à un
dispositif censé représenter le siège de la pensée :

[...] à l’arrière de l’appareil se trouve un fauteuil, dont les bras se terminent par deux boules
métalliques percées d’une infinité de petits trous comme deux pommes d’arrosoir. C’est à ces petits
trous qu’affleurent des filets électro-nerveux de mon invention qui plongent jusqu’au centre de la
masse gélatineuse (p. 35).

La comparaison est renforcée par la forme « arrondie » de la machine (rappelant la forme du


globe oculaire et plus spécifiquement de la rétine), de la « chambre noire » (qui est une image
récurrente pour évoquer l’œil et sa capacité photographique), de la liaison électrique faite entre le
globe de verre (nerf optique) et le siège où s’assoit le manipulateur (cerveau). La comparaison est
d’autant plus évidente avec le nerf optique que la description évoque les « petits trous » qui font
penser aux trous optiques par lequel pénètre le nerf optique. Les deux pommes d’arrosoir, aussi,
évoquent les deux orbites, occupées par un globe oculaire.

15
Gustave le Rouge, Le Naufragé de l’espace, illustré par Charles Atamian, Paris : Albert Méricant, 1912

L’étude de la sémiologie oculaire, et plus spécifiquement de l’œil comme système optique,


rend plus sensible encore l’analogie. L’œil permet de capter les rayons de lumière présents dans
l’environnement pour la projection sur la rétine d’une image. Elle est ensuite convertie en message
nerveux, porté au cerveau qui dans un dernier temps analyse l’image perçue. Il faut d’abord que les
rayons lumineux traversent les milieux transparents, mais aussi la cornée, qui fait converger les
éléments lumineux vers un point situé sur la rétine ; le cristallin, qui joue le rôle de lentille
convergente et peut se déformer selon que l’objet à observer soit proche ou lointain (phénomène
d’accommodation) ; l’iris, membrane intermédiaire, qui est la partie colorée de l’œil et qui sert de
diaphragme en régulant, en agrandissant ou en rapetissant la pupille, la quantité de lumière qui entre
dans l’organe. Les rayons lumineux sont ensuite transformés en signaux électriques après avoir
traversé le corps vitré, un gel transparent qui tapisse la face interne de la rétine ; la rétine, membrane
interne, qui joue le rôle d’écran sur lequel se forment, inversées, les images qu’elle réceptionne du
cristallin et de la cornée. L’image formée sur la rétine, grâce à sa capacité de phototransduction
(conversion de l’énergie lumineuse en énergie électrique), est ensuite transformée en impulsions
électriques grâce à l’emploi de différentes cellules rétiniennes.
En ces termes, l’énergie psychique des fakirs (« faisceaux de volonté»), qui a traversé le
cristallin (« la triple lentille de cristal ») et le corps vitré (« gélatine phosphorée ») jusqu’à atteindre
la rétine qui se trouve dans la « chambre noire » est « accumulée », de la même manière qu’une image
se forme sur la rétine après avoir passé ces étapes successives. L’énergie accumulée, qui se concentre
dans les boules métalliques, fait penser quant à elle aux impulsions électriques qui suivent le nerf
optique (les « filets électro-nerveux ») jusqu’au cerveau, symbolisée par le fakir, qui s’assoie sur le

16
fauteuil et décide de la manière dont doit être manipulée l’énergie / l’image formée sur la rétine. Le
pauvre Robert Darvel, qui est envoyé sur Mars par son ennemi, peut donc à la fois être interprété
comme une impulsion électrique suivant le nerf optique jusqu’au cerveau ou plutôt, selon nous,
comme la faculté de perception, qui interprète et met des mots sur la perception visuelle reçue.
Ainsi doté du don de lévitation vers les astres, le fakir électrisé initie une scansion
supplémentaire de cette cartographie des métempsychoses extraplanétaires. Il parvient à se faire non
plus seulement manipulateur de l’énergie psychique accumulée mais message, transmis à distance42
par le biais d’un « télé-dispositif43 », vers d’autres planètes puisqu’à la même époque, de nombreux
savants, tels que Nikola Tesla, Francis Galton ou William Pickering s’acharnent à établir une
communication avec Mars. Quand la liaison est enfin établie avec certains de ces êtres supraterriens,
le pire est à craindre : les extraterrestres entendent augmenter l’homme, non plus en utilisant un
appareillage électrique, mais en prenant possession de son corps.

Possession et incarnation par des extraterrestres : le recours à la machinerie

Bien que le thème de la métempsycose sur d’autres planètes, opérée par des fakirs versés dans
les sciences anciennes et modernes, soit à notre connaissance circonscrit à quelques œuvres
seulement, le motif permet l’avènement d’un nouvel imaginaire, plus fascinant encore : celui de l’être
extraplanétaire venu des cieux pour s’incarner dans le corps d’un homme afin d’étudier l’habitabilité
de notre planète.
Le tout premier Prix Goncourt de l’Histoire a été décerné en 1903 à un texte étonnant, Force
ennemie44 de John Antoine Nau (de son vrai nom Eugène Torquet), encore inconnu au moment de
sa publication. Le narrateur, Jean Veuly, mystérieusement réveillé en maison de santé comprend y
avoir été interné car un « envahisseur » d’un genre nouveau se trouve en lui, Kmôhoûn. Représentant
de la race des Tkoukriens, il est chargé de vérifier si la planète est viable pour une prochaine
colonisation car Toukra est une planète inhospitalière où se pratique le cannibalisme :

Oui LA FORCE ENNEMIE existe ! Elle s’empare souvent de moi, me pénètre, m’envahit, puisque
je vois tout à coup des choses troubles, effroyables, dont les éléments n’étaient pas en moi et
qu’aucun mot du langage humain ne peut traduire (p. 43).

42
Pour aller plus loin : voir le projet Media Mediums 2013-2014 du Labex Arts-H2H, portant sur la transmission à distance
et la téléportation.
43
François Albera et Maria Tortajada, « Prolégomènes à une critique des “télé-dispositifs” » in La Télévision du
Téléphonoscope à Youtube, Paris : Antipodes, 2000, p. 36-37.
44
John-Antoine Nau, Force Ennemie, Paris : La Plume, 1903.

17
Sous l’impulsion de Camille Flammarion et de ses recherches sur la réincarnation, d’autres
récits imaginent que des extraterrestres prennent possession du corps des hommes. On retrouve ce
motif en 1922 dans L’Épopée martienne45, composée des romans Les Titans du ciel et L’Agonie de
la terre d’Octave Joncquel et du poète cosmique Théo Varlet.
Le premier tome se déroule en 1978 dans un monde en paix. Plus prodigieux encore, une
communication extraplanétaire a été établie avec Jupiter. Mars, qui capte les signaux, jalouse la
relation de ses voisins avec la Terre et bombarde la planète bleue. Les Jupitériens vengent alors les
Terriens, sans savoir que les Martiens vont tenter de fuir en débarquant les âmes de leurs semblables
sur Terre. L’influence de Flammarion et des théories de la réincarnation de l’âme est palpable puisque
les Martiens, qui composent une société occulte et machiniste, croient faire une série de
transmigrations de l’âme jusqu’au lieu de félicité suprême : « la Terre est le paradis de Mars, le lieu
nécessaire des âmes martiennes après la mort » (1996, p. 116). Dans le deuxième tome c’est à présent
un mage martien qui met au point une technologie du nom de « solénoïde » permettant d’ancrer
solidement les âmes martiennes dans les corps terriens : « Les infortunés terriens qui se sont rendus
à l’appel du Parfum sont emmenés par les Mages volants et introduits l’un après l’autre dans une
espèce de solénoïde qui assure par ses courants mystérieux [qualifiés de “psychostatiques”, p. 165 ou
“psychométriques”, p. 186] l’emprise définitive de l’âme martienne » (p. 122). C’est sous la forme
d’une âme désincarnée, séparée de son enveloppe terrestre occupée par un Martien, que le héros Léon
Rudeaux part chercher de l’aide sur Vénus puis qu’il réintègre son corps en soumettant la glande
pinéale de l’enveloppe. Le roman de Varlet et de Joncquel témoigne de l’évolution du motif. S’il met
encore en scène machine électrique imaginaire, réincarnation de l’âme et habitabilité des astres, le
voyage extraplanétaire est inversé : ce sont cette fois les extraterrestres qui utilisent les pouvoirs des
fakirs.

Conclusion

Nous avons proposé de faire l’excavation et donc l’archéologie d’un motif littéraire propre au
merveilleux-scientifique et peu connu, celui du voyage extraplanétaire à l’aide d’un appareil
électrique imaginaire. Le thème apparaît alors que l’Académie des Sciences s’intéresse de près aux
prodiges des fakirs, qu’il s’agisse de l’anabiose, de la catalepsie, de la réincarnation ou de la
projection astrale. Le thème de la métempsycose retient tout particulièrement l’attention car elle
résonne fortement avec la théorie de la pluralité des mondes et de l’habitabilité des astres de Charles

45
Octave Joncquel et Théo Varlet, Les Titans du ciel, roman planétaire, Amiens : Librairie Malfère, 1921 ; Octave
Joncquel et Théo Varlet, L’Agonie de la Terre, roman planétaire, Amiens : Librairie Malfère, 1922 avec un appareil
critique d’Alfu, Joseph Altairac, Michel Meurger et Pierre Stolze, dans le recueil L’Épopée martienne, la Belle Valence,
Amiens : Encrage éditions, 1996.

18
Fourier et Camille Flammarion, qui pensent que l’homme se réincarne de manière ascensionnelle sur
les astres. L’intérêt pour les facultés de transmission d’un message de l’électricité permet au monde
spirite (réincarnation de l’âme) de rencontrer les sorties de corps des fakirs (projection du corps
astral). Parasité par la fascination pour la colonisation des cieux, le motif s’épanouit en imaginant des
appareils électriques, capables de porter des Hindous aux rares facultés psychiques, sur d’autres
planètes. Il ne s’agit plus tant alors de télétrans- portation ou de réincarnation, mais plutôt de
transmission alors que le voyageur se fait courant électrique projeté vers les cieux. Tout
naturellement, certains auteurs imaginatifs donnent aux extraterrestres la possibilité de venir à leur
tour s’incarner sur Terre et même dans la chair des hommes, en recourant à une machine utilisant des
courants occultes. Ainsi, si les télé-dispositifs électriques, réels ou imaginaires, mettent en scène
transmission de pensée ou téléportation du corps et de l’esprit, nous avons pu mettre en évidence la
filiation de ce modèle avec les fakirs doués de métempsychose et comment la période du passage du
siècle, toute entière caractérisée par l’esprit « merveilleux-scientifique » est propice à la rencontre
entre fakirisme, électricité et spiritisme.

19

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