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Mars 2015 n° 5
Arts etBuSavoirs

Sciences (et) imaginaires


Numéro coordonné par Virginie TAHAR et Caroline RENOUARD

Revue en ligne du Centre de recherche LISAA (Littératures, Savoirs et Arts - EA 4120)


Université Paris-Est Marne-la-Vallée
ISSN 2258-093X
Introduction
Virginie TAHAR et Caroline RENOUARD

Si l’imagination – cette « maîtresse d’erreur et de fausseté »1 – a longtemps été considérée


par les philosophes comme l’ennemie de la raison et des sciences, on reconnaît désormais qu’elle
joue en réalité un rôle majeur dans la construction des savoirs et dans le fonctionnement même
de l’esprit scientifique, comme l’a notamment montré l’essai de Gerald Holton, The Scientific
Imagination2. Ce sont également les interactions entre science et imagination qu’a cherché à mettre
en lumière Ilke Angela Maréchal dans une série d’entretiens avec des scientifiques, des artistes et
des poètes, publiés dans l’ouvrage Sciences et imaginaire, dans lequel Paul Caro, de l’Académie des
sciences, affirme :

La science finie, entassée dans les rayons des supermarchés du savoir, est un produit rébarbatif.
Mais si on examine les conditions de production de ce savoir, la manière dont est fabriquée cette
vaste composition, on trouve l’imaginaire au travail. Car la science est le produit de l’imaginaire,
elle est fille de l’imagination !3

Réciproquement, les savoirs scientifiques n’ont cessé de nourrir l’imagination des


écrivains et des artistes, qui se les approprient de multiples façons. Comme l’explique Michel
Pierssens dans son essai Les Savoirs à l’œuvre : « la littérature est – entre mille autres fonctions – un
opérateur de transferts constants entre les savoirs et l’imaginaire, dans les deux sens à la fois »4,
propos que l’on pourrait étendre à d’autres disciplines artistiques.
Ce cinquième numéro de la revue Arts et savoirs – qui constitue les actes d’un colloque
pluridisciplinaire organisé en 2012 à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée – a pour objectif
d’analyser les différentes formes d’interactions entre les savoirs et l’imaginaire dans des œuvres
artistiques et littéraires qui font des savoirs scientifiques un véritable moteur de l’imagination.
Dans les œuvres d’imagination, les énoncés et les représentations n’ont pas de valeur référentielle
a priori et ne sont donc ni vrais ni faux ; comme le rappelle Laurence Dahan-Gaida, « la fiction ne
fait pas le récit d’événements “vrais” mais d’événements imaginés selon la modalité plus générale
du possible »5. Les savoirs scientifiques y sont donc moins mobilisés, paradoxalement, pour les
connaissances positives qu’ils pourraient apporter que pour leur potentiel imaginaire. Les articles
de ce numéro analysent ainsi comment les arts et la littérature élaborent des mondes possibles en
s’inspirant de savoirs et de sciences, auxquelles l’imagination peut faire subir différentes
transformations selon le genre de l’œuvre et l’objectif visé.
Jean-Jacques Bridenne a proposé en 1950 un essai pionnier sur ce sujet, La Littérature
française d’imagination scientifique, qui présente une synthèse de la manière dont les écrivains se sont
emparés des sciences depuis Savinien de Cyrano de Bergerac, souvent considéré comme un
précurseur de la science-fiction – deux siècles avant Jules Verne et H.G. Wells – avec L’Autre
monde ou les États et Empires de la lune, cette « histoire comique » mettant à l’épreuve de la fiction les
connaissances scientifiques de son temps, qu’elles soient géographiques, philosophiques,
astronomiques… En 1950, Jean-Jacques Bridenne n’utilise pas encore le terme de « science-
fiction », qui commence alors tout juste à faire concurrence, en France, au terme d’« anticipation »
et à l’expression de « merveilleux scientifique ». La science-fiction (abréviée SF à partir des
années 1970) apparaît comme le genre par excellence des savoirs et des sciences de l’imaginaire,
1 Blaise Pascal, Pensées, opuscules et lettres, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque du XVIIe », 2010, p. 180.
2 Gerald Holton, The scientific imagination [1978], Cambridge/London, Harvard University Press, 1998.
3 Paul Caro, « La science, produit de l’imaginaire, fille de l’imagination », dans Sciences et imaginaire, dir. I. A. Maréchal,

Paris, Albin Michel, 1994, p. 72.


4 Michel Pierssens, Les Savoirs à l’œuvre : essais d’épistémocritique, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1990, p. 184.
5 Laurence Dahan-Gaida, « Éditorial. Du savoir à la fiction… et retour ! » [en ligne], Épistémocritique, n°10, mars 2012

URL : http://www.epistemocritique.org [consulté le 2 janvier 2015]


INTRODUCTION

dans la mesure où ils font partie de sa définition même ; la science-fiction est en effet un genre
narratif qui met en scène des univers établis sur des découvertes scientifiques et techniques
impossibles ou non avérés en l’état actuel de notre civilisation et de nos connaissances. Si la
science-fiction, cantonnée au rang de paralittérature, a longtemps été mal aimée de la critique, les
études et les colloques sur le sujet se sont récemment multipliés ; elle a notamment fait l’objet de
trois colloques à Cerisy-la-Salle (en 2003, 2006 et 20096) qui témoignent de la réhabilitation du
genre par le monde universitaire7. Elle trouve également sa place dans ce volume grâce à l’analyse
par François-Ronan Dubois de la série culte britannique Doctor Who relatant les aventures d’un
alien à l’apparence humaine, voyageant à travers le temps et l’espace ; l’article montre que le
discours scientifique, dans la série, s’appuie sur le développement imaginaire de sciences
existantes – principalement la physique, la robotique et l’ingénierie médicale – à partir desquelles
sont extrapolées les données du monde fictionnel. La figure du docteur apparaît également dans
le roman de l’Espagnol Ramón Gomez de la Serna, Le Docteur invraisemblable publié en 1914, que
certains critiques ont rattaché à la tradition du récit d’anticipation ; le roman pourrait en effet se
lire comme un texte prophétique annonçant l’avènement de la psychanalyse, dans la mesure où le
Docteur Vivar, qui se présente comme une sorte de « détective de la médecine », soigne ses
patients sans médication ni opération, en les observant dans leur milieu et en leur faisant révéler
par la parole la cause de leur maladie. Néanmoins, l’article de Victor-Arthur Piégay montre que ce
roman est sans doute moins une anticipation que la mise en fiction d’une science balbutiante, qui
était alors déjà connue dans d’autres pays. Notons aussi que dans Le Docteur invraisemblable,
l’innovation médicale apparaît comme le miroir de l’innovation formelle, dans la mesure où ce
« roman », qui se présente comme la compilation d’une centaine de cas cliniques, remet en
question, par sa forme et par son registre, la tradition naturaliste.
Cependant, la science-fiction et le récit d’anticipation sont loin d’être les seuls genres dans
lesquels l’imagination est stimulée par les sciences. C’est pourquoi nous avons choisi d’opter pour
la diversité des genres et des registres, ce qui permet de mettre en évidence la pluralité des
représentations (là où on ne les attend pas toujours), mettant en jeu des savoirs et des sciences
relevant de disciplines extrêmement variées : médecine, psychanalyse, mathématiques,
technoscience, archéologie, géographie, urbanisme, etc. Dans cette même optique, comme
l’interaction des savoirs et des fictions révèlent des théories (pseudo)scientifiques et des pratiques
de création s’inscrivant dans une nature « hybride et indécidable »8, nous avons fait le choix d’une
approche pluridisciplinaire, qui confronte des études d’œuvres appartenant aux domaines de la
littérature, des séries télévisées (Doctor Who), des dessins animés (Les Shadoks) ou encore de la
peinture (Les Villes imaginaires de Préfète Duffaut).
Dans ces différentes œuvres, les sciences et les savoirs fonctionnent avant tout comme de
véritables moteurs d’invention. Les recherches de Nathalie Piégay-Gros sur l’érudition imaginaire9
montrent en effet comment l’étrangeté du savoir érudit, liée à l’extrême spécificité de ses objets,
stimule l’imagination des écrivains qui jouent avec les dispositifs érudits (citations, index,
bibliographie…) en mélangeant les références réelles et fictives. L’analyse de La Vie mode d’emploi
de Perec proposée par Shuichiro Shiotsuka révèle avec quelle subtilité le roman s’inscrit dans
cette tradition de l’érudition imaginaire, Perec faisant des savoirs, disséminés dans l’ouvrage de
manière fragmentaire, non seulement un rouage de cette « machine à raconter des histoires »,

6 Roger Bozzeto et Gilles Menelgado, Les Nouvelles Formes de la science-fiction, actes du colloque de Cerisy-la-Salle [août
2003], Paris, Bragelonne, 2006 ; Francis Berthelot et Philippe Clermont (dir.), Science-fiction et imaginaires contemporains,
actes du colloque de Cerisy-la-Salle [juillet 2006], Paris, Bragelonne 2007 ; Danièle André, Daniel Tron et Aurélie
Villers (dir.), Comment rêver la science-fiction à présent, colloque de Cerisy-la-Salle, 20-30 juillet 2009.
7 Nous renvoyons notamment à Irène Langlet et à son travail concernant l’étude de la science-fiction dans les

universités françaises : Irène Langlet, « Étudier la science-fiction en France aujourd’hui », ReS Futurae [En ligne],
2012, mis en ligne le 21 décembre 2012URL : http://resf.revues.org/181 [consulté le 19 novembre 2014].
8 Bella Arambasin (dir.), Pour une littérature savante : les médiations littéraires du savoir, actes du colloque interdisciplinaire

de Besançon [novembre 1999], Presses universitaires franc-comtoises, 2003.


9 Voir Nathalie Piégay-Gros, L’Érudition imaginaire, Genève, Droz, 2009.

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SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

mais encore une métaphore des mécanismes complexes d’écriture mis en œuvre dans le roman. Si
Perec s’amuse à brouiller la frontière entre savoir réel et savoir fictif dans un univers parfaitement
réaliste (voire « hyperréaliste »), les savoirs et les sciences donnent souvent naissance à des univers
merveilleux qui exploitent le potentiel magique du progrès scientifique. Ainsi, François-Ronan
Dubois montre que le Docteur Who, dont le « tournevis supersonique » s’apparente à une
baguette magique, incarne à la fois la figure du scientifique et du magicien. Cette synthèse de la
science et de la magie est permise par le fait que la série escamote le plus souvent la complexité
du mécanisme interne des sciences. Le progrès scientifique peut d’ailleurs être à l’origine de récits
fantaisistes échappant aux classifications génériques, à l’instar des Shadoks dont l’univers absurde
et loufoque, avec ses « cosmotobus » et ses « graines de radars », semble constamment parodier –
comme le montre l’article de Jessica Kohn – les évolutions scientifiques de son époque. Ainsi les
Shadoks ont-ils marché sur la Lune avant Armstrong, après y être montés au moyen d’une échelle
singulière. Précisons également que le progrès scientifique a joué un rôle majeur dans l’esthétique
même de cette série, qui a été conçue à l’ORTF grâce à une toute nouvelle machine appelée
« animographe ». On trouve encore une forme de merveilleux et de fantaisie dans Les Villes
imaginaires du peintre haïtien Préfète Duffaut, qui fait se rencontrer l’art naïf et l’urbanisme en
imaginant des constructions citadines extraordinaires.
Par ailleurs, ces différentes représentations sont souvent le reflet d’une certaine vision de
la science et du savoir. Comme le précise Laurence Dahan-Gaida : « Toute fiction du savoir est
inévitablement une interrogation sur le savoir qu’elle expose, qu’elle objective et met à distance,
ce qui la met en position d’exercer les vertus dynamiques de la critique à la fois sur elle-même et
sur les savoirs qu’elle met en jeu »10. Les différentes figures de savants représentés sont d’ailleurs
souvent le reflet de cette vision de la science. François-Ronan Dubois montre par exemple que le
Docteur Who, dernier représentant de la race des « seigneurs du temps », figure une version
humaniste du scientifique, s’opposant régulièrement à des ennemis issus d’autres civilisations
extra-terrestres, qui sont également de brillants scientifiques, mais des scientifiques sans
conscience, aux sombres desseins. Par cette opposition, la série oscille entre humanisme
progressiste et conservatisme pessimiste et semble donc inviter à une réflexion d’ordre éthique
sur les sciences. On trouve également une mise en garde vis-à-vis du discours scientifique dans la
pièce de E. E. Cummings intitulée Santa Claus – cette « petite allégorie en vers blanc » inspirée de
la tradition médiévale – dans laquelle le Père Noël passe un pacte faustien avec la Mort. Suite à ce
pacte, le Père Noël, qui représente initialement l’imaginaire, devient une sorte d’incarnation de la
Science vendant à la foule les actions d’une « mine de rouages » n’ayant d’existence que dans son
discours. Carole Rébillon explique dans son article que cette réécriture burlesque du mythe de
Faust vise la vacuité de certains discours savants ainsi que la crédulité de la foule, matérialiste et
obsédée par le progrès technologique, qui confond la connaissance réelle et ses simulacres.
D’après Jessica Kohn, la parodie des sciences dans les Shadoks critique également l’aliénation
créée par la croyance aveugle en la science. En effet, dans cette série animée, les deux figures
d’autorité, qui sont deux incarnations opposées du savoir, sont constamment tournées en
dérision, aussi bien par le caractère absurde de leurs savoirs que par leur représentation
burlesque (le Devin Plombier incarne un savoir occulte ancré dans la tradition et les superstitions,
tandis que le Professeur Shadoko représente le savoir moderne, rationnel et scientifique).
Néanmoins, cette dimension critique va de pair avec une véritable « ode à la connaissance »,
l’extraordinaire fantaisie du traitement des sciences en dévoilant également le caractère
merveilleux et fascinant. L’urbanisme imaginaire des peintures de Préfète Duffaut est lui aussi
porteur, selon Jean Herald Legagneur, d’un message critique : cette représentation du « pays
rêvé » dénoncerait en effet la passivité des politiques face au chaos urbanistique haïtien en
suggérant, par le biais de l’imaginaire, des solutions pour lutter contre ce chaos.
Les savoirs et sciences fictionnels peuvent encore témoigner d’une forme de mélancolie,
comme le souligne Nathalie Piégay-Gros. En effet, le développement des formes d’érudition
10 Laurence Dahan-Gaida, op.cit.

4
INTRODUCTION

imaginaire dans la fiction semble coïncider avec le discrédit croissant du savoir érudit, cet « art
des bibliothèques » que Nietzsche oppose à « l’art qui émane de la vie ». L’érudition imaginaire
témoignerait donc de la nostalgie d’une forme de savoir humaniste et encyclopédiste. Cette
analyse rejoint celle de Shuichiro Shiotsuka qui voit dans La Vie mode d’emploi non seulement un
« musée des objets oubliés », mais aussi un « musée des mots oubliés », dont le personnage de
Cinoc, à la fois tueur et sauveur de mots oubliés, serait la mise en abyme.
La majorité des œuvres étudiées dans ces actes ont été créées à partir de la seconde moitié
du XIXe siècle, période où les liens entre les sciences et les arts s’accentuent parallèlement aux
innovations scientifiques de la révolution industrielle et au développement important de la
vulgarisation scientifique. Cependant, les siècles antérieurs, pendant lesquels les disciplines étaient
moins spécialisées et moins cloisonnées, ont connu d’autres formes d’interactions entre
l’imagination et les savoirs scientifiques ou pseudo-scientifiques. C’est ce que souligne l’article de
Carine Luccioni portant sur « le roman de la mélancolie » au XVIIe siècle, qui complète le volume
à la manière d’un contrepoint. En effet, les œuvres qu’elle étudie, situées au carrefour du discours
médical et de la fiction, montrent que les transferts existent également dans l’autre sens. Son
analyse des traités de vulgarisation sur la mélancolie, qui doivent à la fois plaire et instruire,
rappelle qu’au XVIIe siècle, la pensée médicale ne relève pas d’une démarche purement
rationnelle, mais s’inscrit plus globalement dans un imaginaire où les arts et les savoirs sont
complémentaires. Ainsi, la réflexion théorique sur la mélancolie s’appuie souvent sur des
exemples de symptômes et de guérisons pittoresques empruntés au conte plaisant ; de même, le
discours du médecin se voit parfois authentifié par des références à la poésie lyrique antique.
Les différentes études de ce volume mettent donc en évidence la diversité des interactions
entre les savoirs scientifiques et l’imagination des écrivains et des artistes, mais aussi la richesse
des enjeux qui sous-tendent les représentations nées de ces interactions, ceux-ci pouvant être
d’ordre didactique, esthétique, ludique ou critique. Si, comme nous l’avons rappelé, les savoirs et
les sciences représentés dans les œuvres d’imagination n’ont pas pour objectif la connaissance
positive, ils véhiculent néanmoins, à travers le prisme de la fiction et de l’imagination, une
schématisation toujours orientée des savoirs et des sciences, qu’elle soit optimiste ou pessimiste,
enthousiaste ou angoissée, manichéenne ou nuancée.

5
L’érudition imaginaire

NATHALIE PIÉGAY-GROS1

On sait que l’érudition est une méthode de connaissance fondée sur l’étude des textes ; est
érudit le savoir constitué par cette méthode d’investigation et l’on considère comme érudite une
production littéraire qui fait la démonstration d’un savoir objectivé par un appareil de notes, des
index, des commentaires avec citations, etc. L’érudition est donc à la fois une démarche
épistémologique et une méthode critique, éprouvée dans les domaines des études religieuses,
historiques et littéraires. Si l’on pouvait risquer une tautologie, on pourrait avancer que le propre
de l’érudition est le savoir savant, un savoir qui assume son caractère spécifique, minutieux, voire
marginal ou excentrique. L’œuvre de Pierre Michon illustre très bien l’opposition, sur laquelle elle
joue souvent au demeurant, entre un savoir scolaire, celui qui a marqué l’enfance et l’imaginaire
du narrateur de Vies minuscules, et un savoir érudit. Le premier est commun, repérable,
partageable. Le second est singulier, spécialisé. Il isole plus qu’il ne rassemble. L’un et l’autre, à
l’évidence, ont leur part à jouer dans l’imagination et l’invention littéraires. Mais le savoir érudit
opère avec l’invention et l’imagination une alchimie particulière : il peut plus facilement que le
précédent, verser dans la pure invention et enchanter d’étrange façon l’imagination.
Cependant, cet enchantement de l’érudition ne doit pas faire perdre de vue qu’elle est
fortement discréditée, au moins depuis les Lumières. Le discrédit dont elle est l’objet, repérable
dans nombre de textes littéraires et critiques ou philosophiques, s’est apparenté à une sorte
d’occultation dès lors que la théorie du texte a imposé la notion d’intertextualité.
J’ai pu observer la manière dont le développement de la notion d’intertextualité, qui s’est
imposée contre la philologie et la critique des sources, s’est accompagné d’un déplacement
sensible de cette même érudition dans la fiction. Trois motifs principaux sont évoqués lorsqu’il
s’agit de disqualifier l’érudition. Le premier est son opposition à l’intelligence, en particulier
théorique ou spéculative. L’esprit érudit ratiocine, s’asphyxie et s’épuise sur des objets de peu
d’envergure. Un écrivain comme Robert Pinget fait dire à Monsieur Songe, un peu désabusé : « Si
l’érudition pouvait suppléer l’intelligence quel paradis seraient les lieux où la culture est à
l’honneur. »2
Le second est son opposition à l’imagination : celui qui a besoin d’études savantes pour
écrire ou pis, qui met toute son énergie intellectuelle dans des objets érudits, le fait par défaut
d’imagination. « L’Âne » de Victor Hugo, vaste diatribe contre l’académisme, développe une
critique de l’érudition, pauvre béquille de l’imagination étiolée3. Troisième motif important de
critique : l’opposition à l’expérience. L’érudition appauvrit l’expérience, toutes les dimensions de
l’expérience. Elle assèche aussi bien l’esprit que le cœur et atrophie la sensibilité (on peut penser
au personnage de Causebon de George Eliott, archétype de l’érudit dépourvu de sensibilité et de
cœur, asséché et finalement tué par trop d’études arides). Nietzsche, dans Le Gai savoir, oppose
ainsi l’art qui est produit dans les bibliothèques et l’art qui émane de la vie :

nous ne sommes pas de ceux qui ne pensent qu’au sein des livres et dont l’idée attend pour naître
les impulsions de l’imprimé ; notre habitude est de penser au grand air, en marchant, sautant,
montant, dansant, et de préférence sur les montagnes solitaires ou sur l’extrême bord de la mer, là
où les chemins se font méditatifs eux-mêmes.

1 CERILAC, Université Paris Diderot.


2 Robert Pinget, Du nerf, Paris, Minuit, 1990, p. 28.
3 Voir Nathalie Piégay-Gros, L’Érudition imaginaire, Genève, Droz, « Titre courant », 2009.
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

Il dénonce l’oppression qu’exerce le savoir :

dans le livre d’un savant, on trouve presque toujours quelque chose d’oppressé qui oppresse ; on y
rencontre fatalement, à un tournant ou à un autre, le « spécialiste », avec son zèle, son sérieux, son
courroux, sa pompeuse opinion du recoin où il rêvasse, assis sur son derrière ; sa bosse enfin – car
tout spécialiste a la sienne.4

Pour autant, alors même que les pratiques érudites perdent de leur importance dans
l’historiographie comme dans les études de critiques littéraires, alors même qu’elles sont l’objet de
satire et de dédain, elles n’ont cessé d’être sollicitées par l’invention. L’érudition est alors
imaginaire, au sens où elle prend place dans un monde imaginé et fictif, dans lequel évoluent des
personnages de savants, étranges et mélancoliques, comme ceux des récits et romans de
W. G. Sebald. Le savoir, pour Austerlitz, par exemple, tient lieu de mémoire et est une sorte de
« prothèse du dedans », pour reprendre l’expression de Derrida dans Mal d’archive5.
L’accumulation de savoirs, le rapport à l’archive et à la bibliothèque savante ou plutôt le rapport
savant à la bibliothèque procèdent du défaut de mémoire qui est un défaut d’identité personnelle.
L’érudition fournit une sorte de « trop » – trop plein, trop précis, trop rare, trop ancien, pour dire
un manque, un vide, une perte.
Qu’elle soit une expression de l’esprit mélancolique, pour lequel l’étude savante est
remède et poison tout à la fois, ou qu’elle risque de faire basculer l’esprit dans la folie (l’érudition
est fantastique et mortifère, pour les héroïnes de Poe par exemple), l’érudition frappe
l’imagination. Plus, elle peut la stimuler et inciter à écrire : c’est une ressource, somme toute
classique, de l’affabulation. Elle est incitation à l’invention et elle fournit l’esprit en images et en
mots spécifiques et précieux, en particulier pour Pierre Michon ou Pascal Quignard. La passion
de l’étymologie, pour ce dernier, est un vecteur important de l’érudition et des jeux qu’elle
permet, avec la mémoire, la langue, le savoir. Chez Pierre Michon, l’érudition est souvent
souterraine. Peu visible, elle n’est pas orientée vers une écriture de la prolixité. Au contraire, elle
liquide plus qu’elle n’augmente le savoir. Michon parle, à propos des notes accumulées dans ses
carnets, de la disproportion entre leur abondance et leur usage, c’est un « énorme tremplin pour
un texte minuscule », dit-il et il ajoute :

il est tout de même bon de savoir au besoin tout nommer sur une époque. C’est bien, parce que ça
vous donne les coudées franches, de la liberté et de la virtuosité. Vous avez besoin d’un mot de
deux pieds, vous dites les perruques à marteau, d’un mot de trois pieds, vous dites les cadenettes6.

Michon présente assez souvent son rapport à l’érudition comme s’il était désinvolte –
mais la pratique des carnets en montre la constance, la fiabilité et la nécessité. C’est sans doute,
comme il l’écrit, un artifice, mais un artifice qui aimante l’invention et la nourrit constamment.
Mais l’érudition peut basculer de façon plus radicale dans l’imagination lorsque les objets
qu’elle se donne (savants ou objets d’études, manuscrits, chartes, etc.) sont eux-mêmes inventés.
Dans l’œuvre de Jorge Luis Borges, il est ainsi tout à fait remarquable que les mêmes dispositifs
intertextuels s’observent à propos de textes imaginaires et de textes attestés. Les citations
apocryphes et les citations authentiques cohabitent comme se succèdent références authentiques
et références imaginaires dans les bibliographies. La bibliographie citée dans Histoire universelle de
l’infamie juxtapose des textes réels et des textes imaginés, mis sur pied d’égalité. Borges procède de
diverses manières pour « fictionaliser » les dispositifs érudits. Il fait dériver d’un texte attesté un
monde imaginaire, par exemple dans « Everything and Nothing », créé à partir d’une lacune dans
la biographie de Shakespeare ; il ajoute à un texte attesté : dans le Chapitre V de la traduction
d’Urn Burial ou Hydriotaphia (« les urnes funéraires ») qu’il signe avec Bioy Casares, il interpole un

4 Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir [1887], Paris, Gallimard, 1950, Traduction d’Alexandre Vialatte, p. 334-336.
5 Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995-1998, p. 37.
6 Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut, Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel, 2007, p. 109.

8
INTRODUCTION

fragment apocryphe. Dans d’autres textes, Borges commente comme s’il était vrai un texte
imaginaire (« L’Approche d’Almostatim »), fabrique un index des sources qui figure à la fin de
l’Histoire universelle de l’infamie pour subvertir les usages de la bibliographie. Le commentaire qui
dérive du texte inventé, avec ses citations, ses notes, produit un savoir au statut indécidable. Dans
tous les cas, il brouille la frontière entre bibliothèque réelle et bibliothèque imaginaire, entre
monde réel et monde de l’invention. Si les listes et les inventaires peuvent s’étendre à l’infini, faire
fi de la chronologie et juxtaposer auteurs inventés et auteurs attestés, c’est qu’il y a de l’infini dans
la littérature et l’invention ; c’est aussi que le monde réel peut finir par basculer dans celui,
fantastique, de notre imagination. C’est dans la postérité de Borges que se situe l’œuvre de Pierre
Senges, qui, elle aussi, joue des limites entre ce qui est attesté et ce qui est inventé. Plus,
l’érudition, par le biais d’un supposé auteur (La Réfutation majeure), d’un jardinier un peu fou
(Ruines-de-Rome) ou d’un faussaire polygraphe (Veuves au maquillage), repousse les limites du réel,
inventant ce qui n’est pas, mais aussi contestant ce qui est (rien moins que la découverte de
l’Amérique par Christophe Colomb, par exemple).
On retrouve dans tous ces récits des dispositifs qui relèvent a priori de l’historiographie ou
de la critique littéraire et qui s’implantent dans la fiction, rendant incertaine la distinction entre
l’authentique et l’apocryphe, l’historique et l’imaginaire : notes, bibliographie, index, citations
souvent hypertrophiées… L’effet savant de la langue latine, chez Pierre Senges, par exemple, est
exploité régulièrement7 tandis que la propension à dresser des listes et des inventaires montre le
goût pour l’accumulation d’objets de savoir rares8 (pour les extraits de vrais-faux catalogues de
bibliothèque).
Le propre du savoir érudit, nous l’avons rappelé, est sa rareté, sa désuétude, son
excentricité. Aussi le récit qui se l’approprie n’est-il pas seulement un texte solidement
documenté : c’est avant tout un texte qui investit des objets abandonnés, oubliés. Il en acquiert
une curiosité, une forme d’étrangeté particulière. Judith Schlanger, dans La Mémoire des œuvres, a
montré comment la littérature pouvait établir avec les savoirs du passé une relation qui relève
d’un « régime de survie » : ce qui est oublié, délaissé tombe dans la littérature, qui leur donne une
sorte d’existence nouvelle. L’écrivain érudit est celui qui parcourt ces « terres d’absence où
sommeille ce qui n’est pas en usage, les livres que personne ne consulte, les idées qui n’ont plus
cours, des constructions que rien n’anime, le compte rendu éteint de ce que quelqu’un a dit »9.
Quoique sans autorité, ces savoirs n’en sont pas moins étonnamment puissants pour
l’imagination : ils n’ont plus d’usage mais retrouvés de façon aléatoire, ils peuvent être réinvestis
sans crainte du hasard ni de l’erreur par l’écrivain ou l’artiste. Devenus inertes, marginalisés, ils
acquièrent alors, dans l’œuvre nouvelle, une puissance particulière : tels des précipités de pensée,
ils permettent de dire, de façon décalée et discrète, ce qui ne saurait être formulé dans la droite
ligne d’une tradition reconnue et active. On en verra un exemple accompli dans l’œuvre de W. G.
Sebald, et plus particulièrement dans Les Anneaux de Saturne. Le narrateur recourt dans la dernière
histoire du livre au recueil d’écrits variés et posthumes de Thomas Browne,

où il est question du jardin potager et d’agrément, du champ d’urnes aux environs de Brampton,
de l’aménagement de collines et de montagnes artificielles, des plantes citées par les prophètes et
les évangélistes, de l’île d’Islande, du vieux saxon des réponses de l’oracle de Delphes, des
poissons consommés par notre Seigneur, des habitudes des insectes, de la fauconnerie, d’un cas de
boulimie sénile et de bien d’autres choses.

Parmi elles, sous le titre de Musaeum clausum or Bibliothecas Absondita, « un catalogue de livres
remarquables, tableaux, antiquités et autres objets singuliers ». On retrouve donc, à l’orée de ce
dernier chapitre des Anneaux de Saturne, la propension pour l’inventaire et les curiosités oubliées

7 Pierre Senges, Ruines-de-Rome, Paris, Le Seuil, « Points », 2004 [2002], p. 96-97.


8 Pierre Senges, La Réfutation majeure, Paris, Gallimard, 2007, « Folio », p. 222-224.
9 Judith Schlanger, La Mémoire des œuvres, Verdier « Poche », 2008 [1992], p. 181.

9
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

propres à l’esprit et à l’imagination érudits. Cette bibliothèque constitue « un trésor purement


imaginaire n’existant qu’au fond de sa tête et uniquement accessible sous forme de lettres sur le
papier »10. Parmi elles, « un traité du roi Salomon sur les ombres de la pensée – document issu
d’un fonds ayant appartenu aux ducs de Bavière –, une correspondance en hébreu entre Molinea
de Sedan et Maria Schurman d’Utrecht, les deux femmes les plus érudites du XVIIe siècle, ainsi
qu’un répertoire de botanique sous-marine comprenant la description et la représentation
détaillées de tout ce qui pousse sur les massifs rocheux et dans les vallées au fond des mers,
algues, coraux, fougères d’eau, mais aussi de phénomènes que personne, à ce jour, n’a eu le loisir
d’observer, halliers flottants traversés de courants chauds, îles végétales poussées par les alizés de
continent en continent11 ». En s’enfonçant dans cette bibliothèque et dans ce Musaeum clausum, on
trouve, outre les œuvres tout à fait étonnantes longuement énumérées, des objets insolites. Parmi
eux, un tube de bambou qui a contenu les premiers œufs de vers à soie rapportés en occident par
deux moines persans ayant séjourné en Chine à l’époque de l’empereur byzantin Justinien.
S’ensuit une longue évocation des travaux de sériciculture, de leur abandon puis du projet, sous le
troisième Reich, d’une reprise de la culture des vers à soie. Le détour par ces textes anciens et
marginaux, savants et oubliés, permet à Sebald d’établir un lien puissant entre la mélancolie liée
au travail des tisserands, et le travail de l’écrivain, lui aussi attelé à une tâche qui opprime le corps,
qui fraye avec la mort, pour fabriquer des histoires et des fables aussi belles que les rubans que
l’on tire des bombyx mis à mort. Car la sériciculture, pour Sebald, est une forme de culture du
deuil12. Cette longue digression dans les arcanes d’une bibliothèque imaginaire lui permet aussi
d’évoquer l’oppression et la destruction. La sériciculture, et la mélancolie qui lui est attachée, est
ainsi un élément de l’histoire allemande, histoire « presque exclusivement constituée de
calamités »13. La mélancolie est partout présente dans l’œuvre de Sebald où elle apparaît comme la
face noire d’une étude patiente, positive et conquérante. Par un long détour dans le temps et dans
les marges de l’histoire, Sebald en revient donc à l’essentiel : la mise au service systématique et
contrôlée de la destruction, par le pouvoir nazi, de tout ce qui a pu relever de l’invention, de la
culture et de la beauté.
On comprend, à lire une telle histoire, que l’érudition imaginaire, parce qu’elle investit les
textes et les savoirs abandonnés, est marquée par une négativité certaine, dont la mélancolie est
une inflexion majeure14. Le savoir perdu, abandonné, est retrouvé, mais de façon toujours
lacunaire15. Et l’invention elle-même vient se loger dans une lacune de l’histoire officielle ou
reconnue comme telle. Ce qui est complété, retrouvé, raconté, c’est quelque chose qu’on ne sait
pas, ou que l’on ne sait plus, quelque chose qu’on croit pouvoir ignorer. C’est cette lacune que
des textes aussi différents que Les Onze de Pierre Michon, Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia de
Pascal Quignard ou La Réfutation majeure de Pierre Senges16 représentent. La passion de l’érudition
relève aussi d’un goût, voire d’un démon de l’exhaustivité. Michel de Certeau avait justement noté
dans L’Écriture de l’histoire que le développement de l’érudition, d’abord liée à l’activité juridique,
est naturellement « expansionniste et conquérante », « productrice et reproductrice ». C’est que

10 W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, Paris, Gallimard, « Folio », 1999, p. 352.


11 Ibid.
12 Ibid., p. 354.
13 Ibid., p. 382.
14 Nathalie Piégay-Gros, « Mélancolie de l’érudition », Textuel, Mélanges offerts à Francis Marmande, n° 67, 2012, p. 227-

236.
15 Rappelons que Les Anneaux de Saturne s’achève précisément par une faille de la lecture : « Et Thomas Browne, qui

devait avoir eu, en tant que fils d’un marchand de soie, un œil pour ce genre de choses, note dans un passage que je
n’arrive pas à retrouver de son traité intitulé Pesudodoxia Epidemica, qu’il était d’usage de son temps, en Hollande, dans
la maison d’un défunt, de recouvrir de crêpe de soie noire tous les miroirs et tableaux représentant des paysages, des
hommes ou des fruits de la terre, afin que l’âme s’échappant du corps ne soit déroutée, lors de son ultime voyage, ni
par la vue de sa propre image ni par celle de sa patrie à jamais perdue », p. 382-383.
16 Voir Laurent Demanze, « Les fictions encyclopédiques de Pierre Senges », Narrations d’un nouveau siècle (2001-2010),

dir. B. Blanckeman et B. Havercroft, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012.

10
INTRODUCTION

« l’érudit veut totaliser les innombrables raretés qu’amènent chez lui les trajectoires indéfinies de
sa curiosité et donc inventer des langages qui en assurent la compréhension ». Et il ajoute :

Il est habité par le rêve d’une taxinomie totalisante et par la volonté de créer des instruments
universels proportionnés à cette passion de l’exhaustif. Par l’intermédiaire du chiffre, central dans
cet “art du déchiffrage”, il y a des homologies entre l’érudition et les mathématiques.17

L’érudition imaginaire mime souvent ce désir d’exhaustivité. C’est en quoi elle oscille
entre une forme de jubilation décomplexée, dans la littérature contemporaine, et une mélancolie
propre à une poétique des ruines18.
C’est dans ce deuil-ci, dans ce désenchantement particulier que la fiction s’approprie le
savoir savant, pour en jouer, le liquider ou l’enchanter. Michon emploie à plusieurs reprises ce
terme de « liquider » à propos des lectures savantes. S’il a lu tant de documents rares, pour écrire
Abbés, c’est

pour liquider la réalité, justement. Ou pour donner de la consistance au liquide, au fuyant. Le


paysage est une fiction, le temps des Chroniques, l’Histoire, en est une autre. Reste qu’au contact
de ces deux fictions, comme à celui du ciel et de la terre, il y a peut-être un peu de réalité, sous la
forme de silhouettes lointaines et affairées.19

On ne saurait mieux dire que l’érudition n’est pas implantation d’un savoir objectif dans la fiction
mais production d’un savoir imaginaire qui déstabilise les limites de la fiction et de la réalité elle-
même. Une telle démarche prend l’exact contre-pied de l’esthétique réaliste ou naturaliste qui
recourt au savoir technique pour conforter l’autorité et la fiabilité d’une représentation d’un
segment du réel. L’usage qu’en font les héritiers de Borges est aléatoire et mise sur le
détournement, l’enchantement, la manipulation. Il ne s’agit plus d’attester la vérité d’une
représentation, mais d’affabuler et de réenchanter la langue.
Nous avons évoqué précédemment les principaux motifs du discrédit de l’érudition. Il
resterait à envisager celui qui relève de la possible inaccessibilité de l’érudition au lecteur. Non
seulement elle fait entrave à la linéarité du récit puisqu’elle gonfle le texte de digressions, de notes,
de citations hétérogènes, mais elle peut faire montre d’un savoir si particulier et si ancien, si peu
démocratique en somme, qu’elle sera rejetée par le lecteur. Trop élitiste, l’érudition ne
s’adresserait qu’à un public lui-même lettré, ou dandy, ou blasé. Cette objection a été envisagée
par Umberto Eco, qui s’est posé la question de l’intégration du savoir dans Le Nom de la rose et qui
pense l’avoir résolue grâce à l’ignorance de son narrateur : le jeu d’emboîtement permet à un
certain niveau à la fiction érudite d’être vraisemblable et accessible (Vallet disait que Mabillon a
dit que Adso a dit…). Mais c’est l’innocence d’Adso qui, in fine, permettrait au lecteur de suivre
l’histoire et d’y maintenir son intérêt malgré l’épaisseur du savoir qui la charpente et la nourrit, et
que sans doute il ne partage pas. C’est à ce subterfuge, selon Eco, que tient la lisibilité de son
roman : « Ils se sont identifiés à l’innocence du narrateur, ils se sont ainsi sentis disculpés quand
ils ne comprenaient pas tout. »20

17 Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Gallimard, 1975, p. 85-86.


18 Dans l’œuvre d’Éric Chevillard (voir Démolir Nisard, en particulier) ou celle de Pierre Senges.
19 Pierre Michon, op. cit., p. 231. Voir Nathalie Piégay-Gros, « Érudition de Pierre Michon », Pierre Michon, La lettre et

son ombre, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2013.
20 « Adso a été très important pour moi. Dès le début, je voulais raconter toute l’histoire (avec ses mystères, ses

événements politiques et théologiques, ses ambiguïtés) par la voix de quelqu’un qui traverse les événements, les
enregistre avec la fidélité photographique d’un adolescent, mais qui ne les comprend pas (et qui même vieux ne les
comprendra pas pleinement, si bien qu’il choisira une fuite dans le néant divin, qui n’était pas celle que lui avait
enseignée son maître). Faire tout comprendre par les mots de quelqu’un qui ne comprend rien. En lisant les critiques,
je me rends compte que c’est l’un des aspects du roman qui a le moins impressionné les lecteurs cultivés (personne
ou presque, ne l’a relevé). Mais je me demande si cela n’a pas été un des éléments qui a déterminé la lisibilité du
roman de la part de lecteurs non érudits. Ils se sont identifiés à l’innocence du narrateur, ils se sont sentis disculpés

11
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

Chaque texte invente ses propres subterfuges pour rendre accessible, de façon plus ou
moins heureuse, ce savoir imaginaire dans la fiction. Qu’il demeure un risque d’à-plats de savoir
qui viendrait écraser le relief de ce qui est narré ne saurait toutefois pas être nié. Mais il nous
semble que le savoir imaginaire sera d’autant plus lisible qu’il aura été l’objet d’une quête ou d’une
intrigue romanesque, d’une affabulation poétique ou fantastique, ou encore d’une expérience
subjective singulière.
Sur la scène de la fiction, l’érudition a donc des enjeux spécifiques : elle n’est plus
seulement une méthode critique, une démarche épistémologique vouée à accroître la
connaissance fondée sur les textes et à permettre l’accumulation du savoir et la conservation des
écrits. Bien qu’elle manifeste et parfois expose avec force ces savoirs, elle les dégage de leurs
enjeux purement épistémologiques. Ils peuvent être l’objet d’un traitement ludique ou désinvolte.
Georges Perec, qui utilise les travaux savants et la documentation que ses activités au CNRS lui
imposaient pour écrire La Vie mode d’emploi, les détourne pour les mettre au service de l’invention
de personnages, de mots, de matériaux romanesques21.
L’érudition s’est donc implantée dans la fiction où elle fait place, de manière aléatoire, à
des savoirs et des textes oubliés, à des méthodes critiques par ailleurs dévalorisées, avec une
ambivalence certaine : d’un côté, elle témoigne d’un désenchantement du savoir humaniste auquel
on ne peut plus croire. Les érudits sont moqués, tournés en dérision, lorsqu’ils croient encore à
l’autorité du texte, à l’achèvement d’une belle forme, à la patiente collection d’un savoir qui
permet d’augmenter la connaissance que l’on a des textes ou l’authenticité de leur interprétation.
Tels sont les érudits chez Robert Pinget, ou plus récemment, dans certains romans de Jean-
Philippe Toussaint ou chez Éric Chevillard. Mais par ailleurs, l’érudition rencontre la valorisation
de la modernité du ratage, du suranné, la méfiance envers le bien dit, la positivité conquérante du
savoir, les certitudes de la transmission.
Je verrai donc dans le déclin de l’érudition comme méthode critique et dans son
implantation dans la fiction un signe du changement qui nous a fait passer d’un paradigme
humaniste et encyclopédiste à un paradigme intertextuel. Le premier était régi par une relation
forte à la tradition, constituée par l’établissement des textes, leur conservation, leur respect, leur
transmission et selon un partage bien établi entre invention et savoir critique. Le second récuse ce
partage, comme il récuse la filiation voire la notion même de transmission.
L’invention de l’intertextualité n’a donc pas mis fin à l’érudition qui ne disparaît ni de
l’histoire littéraire, ni du discours critique, ni, surtout, de l’invention où elle se déplace. Son
implantation dans la fiction montre comment les savoirs du passé sont perçus comme des
discours conservés dans des livres auxquels on va emprunter pour faire rêver, fabuler, ou au
contraire pour tourner en dérision le savoir ou les savants. La littérature apparaît bien comme une
mémoire, mais une mémoire aléatoire, qui puise aux textes des éléments de savoir ; elle ne voit
pas en eux nécessairement des autorités ni des garants de son sérieux. Elle ne cherche pas à les
promouvoir en tant que savoirs mais peut les détourner à d’autres fins, voire les tourner en
dérision. L’imitation était un processus qui reconnaissait l’autorité du texte, la valeur de l’auteur,
et qui pensait l’articulation de la littérature au savoir selon des modalités bien réglées ;

quand ils ne comprenaient pas du tout. Je les ai renvoyés à leurs émois face au sexe, aux langues inconnues, aux
difficultés de la pensée, aux mystères de la vie politique […] » Umberto Eco, Apostille au nom de la rose, Paris, Grasset,
1985, p. 42-43.
21 « Les seuls savoirs dont j’ai sciemment tiré parti dans mon travail sont ceux dont le langage, pour des raisons

professionnelles, m’était vraiment familier : la neurophysiologie et la documentation bibliographique (information


retrieval) ; la neurophysiologie m’a fourni un certain nombre de mots que j’ai utilisés à bon ou à mauvais escient (par
exemple : dans le monumental Atlas du tronc cérébral de Berman, on trouve le noyau de Kolliker-Fuse, bien connu des
neurophysiologistes respiratoires ; il m’a fourni, dans La Vie Mode d’Emploi, le personnage du physicien Kolliker,
homme-tronc cérébral, inventeur d’un missile qui fut l’ancêtre des fusées atlas de Berman) », voir « Entretien avec
Jean-Marie Le Sidaner », L’Arc, n° 76 ; repris dans Georges Perec, Entretiens et conférences, 1965-1978, Joseph K.
éditeur, édition critique établie par Dominique Bertelli et Mireille Ribière, 2003. Dans La Vie mode d’emploi, Hachette,
1978, p. 375.

12
INTRODUCTION

l’intertextualité pense le savoir d’abord comme un élément dialogique, comme un phénomène


textuel ; elle contribue ainsi à l’indistinction des différents régimes textuels – critique et invention
au premier chef, mais aussi savoir attesté et savoir imaginaire, dispositifs savants mis au service de
la fabulation et de l’imagination, ou du savoir.
L’objectivité de l’érudition est sollicitée par les romanciers pour explorer la folie, la part
d’ombre qui poursuit le savant et l’écrivain. L’érudition imaginaire montre comment la positivité
du savoir (représentée par les notes, les bibliographies, le scrupule de la citation) a partie liée avec
l’obscur ; comment la précision scrupuleuse est bordée par l’informe qu’explore et que défie
l’écriture de la fiction ; comment aussi la tradition, symbolisée par la bibliothèque qui conserve et
ordonne les livres et les savoirs, a non seulement ses réserves dans lesquelles les écrivains
viendraient puiser de nouvelles sources d’inspiration, des sujets inédits, mais surtout des fossés,
des chausse-trappes dans lesquels s’entasse ce qu’une époque refoule. Tout un pan de la
modernité (Nabokov, Canetti, Sebald, Eco...) écrit et invente sous l’injonction de cette marge, qui
fraye avec le délire et avec l’enchantement de la langue.

13
La fonction du savoir imaginaire
dans La Vie mode d’emploi de Georges Perec
Shuichiro SHIOTSUKA1

Dans son livre L’Érudition imaginaire, Nathalie Piégay-Gros fait souvent mention de La Vie
mode d’emploi de Georges Perec, car, du simple titre de l’ouvrage aux propositions les plus
hétérodoxes, le roman multiplie les savoirs imaginaires. Si la plupart de ces savoirs existent sous
forme de détails fragmentaires, ne formant pas de système cohérent, ils n’en jouent pas moins
dans plusieurs chapitres un rôle important en tant que moteurs du récit. Comme le remarque très
pertinemment Nathalie Piégay-Gros, « pour Perec, le savoir semble n’avoir pour fin que le
romanesque. Il jette de l’huile sur le foyer de l’imagination pour mieux l’enflammer ; curieux
usage de l’érudition, mis au service du romanesque, de ses passions juvéniles, aventureuses et
sentimentales ! »2 Le romancier s’est expliqué sur son usage de la pseudo-érudition en ces termes :

le texte n’est pas producteur de savoir, mais producteur de fiction, de fiction de savoir, de savoir-
fiction. Quand je dis que je voudrais que mes textes soient informés par les savoirs contemporains
comme les romans de Jules Verne le furent par la science de son époque, cela veut dire que je
voudrais qu’ils interviennent dans l’élaboration de mes fictions, non pas en tant que vérité, mais en
tant que matériel, ou machinerie, de l’imaginaire.3

Attardons-nous un moment sur la signification du mot « machinerie » dans ces propos rapportés
d’ailleurs par Nathalie Piégay-Gros à l’appui de sa thèse. Se pourrait-il que, dans le roman
perecquien, les savoirs ne servent pas seulement à stimuler l’imagination ou à nourrir l’anecdote,
mais fonctionnent comme rouages de la machinerie ? Compte tenu de la complexité des systèmes
de contraintes qui sous-tendent La Vie mode d’emploi, on est tenté de croire que ce roman
constitue une véritable machinerie. Alors, quel est le rôle de ces savoirs dans la stratégie globale
de l’écriture du livre ? L’objectif de cet article est de répondre à cette question en considérant
plusieurs chapitres dont la diégèse met en scène un savoir particulier.
Le chapitre II du roman, qui raconte l’épisode de l’archéologue Fernand de Beaumont,
nous servira de point de départ : Beaumont a entrepris, sur le site de la cité légendaire Lebtit, des
fouilles archéologiques qui ont échoué, le conduisant au suicide. Christelle Reggiani suggère que
cette anecdote peut se lire comme un avertissement au lecteur sur les limites d’une fouille
archéologique visant à « déterrer » les contraintes qui sous-tendent le texte4. En outre, à l’intérieur
de l’épisode, l’archéologue localise l’emplacement de la citadelle, en interprétant de manière
métaphorique la légende sur Lebtit5 – démarche qui tend à nous inviter à une lecture allégorique
du récit de fouille.
Si l’archéologie est une exploration des temps lointains, l’ethnographie s’intéresse aux
habitants de contrées lointaines. En fait, l’ethnographie, qui fournit la matière du chapitre XXV,
fait pendant à l’archéologie : l’ethnographe Marcel Appenzzell est parti en expédition à Sumatra
dans le cadre d’un travail de recherche sur un peuple fantôme, les Orang-Kubus ; mais, devant
l’impossibilité d’établir le moindre contact significatif avec eux, l’entreprise a échoué. Appenzzell
a néanmoins observé que les Kubus parlaient une langue dont le vocabulaire était extrêmement
réduit et ne dépassait pas quelques dizaines de mots :

1 Institut de hautes études de l’homme et de l’environnement, Université de Kyoto


2
Nathalie Piégay-Gros, L’Érudition imaginaire, Genève, Droz, 2009, p. 108.
3
Georges Perec, Jean-Marie Le Sidaner, « Entretien », L’Arc, no 76, 1979, p. 4.
4
Christelle Reggiani, Rhétoriques de la contrainte : Georges Perec – L’Oulipo, Éditions InterUniversitaires, 1999, p. 210.
5
Georges Perec, La Vie mode d’emploi, in Romans et récits, Paris, Le Livre de Poche, 2002, p. 664.
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

il se demanda si, à l’instar de leurs lointains voisins les Papouas, les Kubus n’appauvrissaient pas
volontairement leur vocabulaire, supprimant des mots chaque fois qu’il y avait un mort dans le
village. Une des conséquences de ce fait était qu’un même mot désignait un nombre de plus en
plus grand d’objets.6

Cette caractéristique de leur langue est comparable à celle de l’écriture perecquienne, en ce sens
que certaines expressions apparemment banales dans La Vie mode d’emploi peuvent désigner plus
d’une chose à la fois. Ainsi quand il réapparut après presque six ans d’expédition, Appenzzell était
vêtu d’« une espèce de pantalon fait d’innombrables petits bouts de tissus cousus ensemble »7,
détail significatif au niveau de la diégèse, mais qui pourrait tout aussi bien désigner la manière
dont se construit le roman, qui est justement un assemblage de morceaux. La langue des Kubus a
paru à l’ethnologue d’autant plus déconcertante qu’elle cache l’altérité absolue sous une apparence
de banalité, choc psychologique qui expliquerait, nous semble-t-il, qu’à son retour en Europe, il
ait « pratiquement perdu l’usage de la parole »8.
Du point de vue qui nous occupe, si le suicide de Beaumont nous avertit des limites d’une
« lecture archéologique », l’échec d’Appenzzell nous retient peut-être de tomber dans une lecture
de type ethnographique. En quoi celle-ci consisterait-elle ? L’ethnographie est une activité qui a
pour but de comprendre « l’autre », en tant que distinct de l’observateur. Si l’observateur
s’identifie à lui, partageant longtemps la vie d’une tribu, il ne pourra pas rendre compte
objectivement de son expérience parmi les indigènes. Mais s’il garde une certaine distance, les
indigènes lui demeurent tant étrangers qu’inaccessibles. La « lecture ethnographique » consisterait
donc à prétendre comprendre un texte parfois fermé au lecteur. L’épisode de la tribu qui fuit
l’ethnographe nous inciter à nous méfier d’une lecture au premier degré et de l’interprétation
univoque d’un récit.
Si la mise en scène de certaines sciences humaines comme l’archéologie et l’ethnographie
peut s’interpréter comme avertissement au lecteur, qu’en est-il des sciences exactes ? Dans le
chapitre LXII, le chimiste Wehsal tente de reproduire des techniques, mises au point sous le IIIe
Reich, qui consistent à fabriquer de l’essence à partir du lignite ou de la tourbe. À la différence de
Beaumont et d’Appenzzell, le chimiste réussit son entreprise mais il est acculé au suicide, « accusé
d’avoir tenté de livrer des secrets “d’importance stratégique” à une puissance étrangère »9. Malgré
l’importance de ses découvertes, celles-ci sont, au début, sous-estimées par les experts : selon eux,
il s’agirait de techniques « lourdes, inélégantes et dépassées », nécessitant des « dispositifs [trop]
encombrants ». Un personnage va jusqu’à considérer la démarche de Wehsal comme l’« exemple
typique de la bêtise scientifique ». Ainsi, ce qui est en cause dans ce chapitre, ce n’est pas l’issue
des recherches, mais l’accueil qui leur est fait.
Comment ne pas voir dans les techniques mises au point par le chimiste quelques
équivalences avec les dispositifs générateurs de La Vie mode d’emploi ? Les remarques des experts
telles que « techniques lourdes » ou « dispositifs encombrants » ne pourraient-elles pas en effet
s’appliquer au programme qui a servi à générer le roman et évoquer une certaine critique à
l’encontre des constructions oulipiennes ? Par ailleurs, le principe même de la pétrochimie –
combinaison, synthèse10 – peut se lire comme désignation métaphorique du recours à des
algorithmes imbriqués les uns dans les autres pour établir une liste d’éléments à inclure dans
chaque chapitre et à combiner pour générer du récit.
De tous les savoirs, c’est toutefois l’activité lexicographique qui se rapproche le plus de
l’écriture. Dans le chapitre LX, le personnage de Chinoc projette de « rédiger un grand

6
Ibid., p. 794
7
Ibid., p. 791.
8
Perec, op. cit., p. 791.
9
Ibid., p. 1036.
10
« fabriquer de l’essence avec du lignite ou avec de la tourbe » (Ibid., p.1036) ; « combiner un ion hydrogène et une
molécule de monoxyde de carbone (CO) pour obtenir des molécules de pétrole » (Ibid., p.1034).

16
LA FONCTION DU SAVOIR IMAGINAIRE

dictionnaire des mots oubliés »11. L’incertitude quant à la prononciation exacte du nom Chinoc,
aussi bien que son origine polonaise, nous rappelle déjà les propos de Perec sur son propre
patronyme12. En quel sens peut-on dire que le « grand dictionnaire des mots oubliés », conçu par
le double de Perec, évoque La Vie mode d’emploi ? Le trait commun entre les deux livres, c’est la
fonction de conservation. Michael Sheringham fait remarquer un caractère de « capsule
temporelle » du roman perecquien rassemblant tous les objets quotidiens et ordinaires de la
dernière moitié du XXe siècle13. La Vie mode d’emploi est donc une sorte de musée des objets
oubliés, mais en plus, ce roman est réellement un « grand dictionnaire des mots oubliés »14,
puisqu’il contient bon nombre de mots rares, de mots archaïques, de termes techniques.
L’entreprise du lexicographe met en relief cet acte conservatoire du roman.
Comme la lexicographie, l’histoire est une discipline qui s’intéresse aux documents
d’archives. Le chapitre XXII raconte une histoire d’escroquerie postulant l’existence réelle du
Saint Vase, où les uns trompent les autres, où le vrai devient le faux, et inversement. Il est évident
qu’une pareille manœuvre calque celle de la lecture ou de la création problématique qui déborde
toutefois le cadre de notre propos. On en restera donc à des considérations historiques : au cours
de la recherche du Saint Vase effectuée à la fin du XIXe siècle par un professeur d’histoire
ancienne sont découverts des documents datant du XVIIIe siècle, dans lesquels Jean-Baptiste
Rousseau recense des reliques conservées jusqu’à cette époque. S’ensuit toute une série
d’enchâssements. Comme l’indique Isabelle Dangy-Scaillierez, le livre ancien nommé « Quarli »,
livre-kangourou pourvu d’une poche ventrale, fonctionne comme la matrice du récit15, et dans la
foulée, comme celle du roman qui englobe des chambres contenant chacune des anecdotes
multiformes. Par ailleurs, comme il se doit pour l’histoire du Saint Vase, les recherches s’étendent
de la Renaissance jusqu’à la fin du XIXe siècle, la scène se passe en Savoie, aux Pays-Bas et à New
York. La vaste étendue spatio-temporelle de cet épisode ressemble à celle de La Vie mode d’emploi,
toutes proportions gardées.
Au fond, le roman et l’histoire ont cela en commun qu’ils font apparaître, par le biais du
langage, des personnes et des objets inexistants. Cela revient à dire que la démarche représentée
dans ce chapitre a davantage d’affinités avec le romanesque que l’archéologie ou la pétrochimie.
C’est pourquoi, nous semble-t-il, en mettant en scène des recherches historiques, Perec ne se
contente pas de les lier à La Vie mode d’emploi, mais finit par les contester dans la dernière phase
de l’épisode : en révélant que tous les documents attestant l’existence réelle du Saint Vase sont
faux, il expose la fictionnalité même du récit.
De même que la recherche historique accuse le mensonge du roman, de même la
cartographie fonctionne comme un dispositif visant à créer un effet de distanciation. Dans la
première moitié du chapitre LXXX apparaissent trois cartes particulières décorant la chambre du
personnage. La première est une vieille carte en mauvais état dont le déchiffrement fut à l’origine
d’une controverse en matière d’onomastique. Comme le fait remarquer Andrée Chauvin, la
reconstitution de l’inscription lacunaire est comparable à la solution d’un puzzle ou des mots
croisés, ces motifs emblématiques de La Vie mode d’emploi16. Car, afin de choisir la solution
correcte parmi plusieurs possibilités, il faut écarter les idées préconçues et faire basculer la
perception, ainsi que Perec l’explique dans le préambule du roman. De fait, on sait bien que le

11
Ibid., p. 1022.
12
Ibid., p. 1018-1019.
13
Michael Sheringham, Everyday Life : Theories and Practices from Surrealism to the Present, Londres, Oxford University
Press, 2006 (réed. 2009), p. 283.
14
D’ailleurs, La Vie mode d’emploi enregistre de manière performative une partie du dictionnaire de Chinoc, dans
laquelle figure un mot : « MITELLE (s. f.) [...] Chir. Écharpe pour soutenir le bras » (Ibid., p. 1024). Cette écharpe
rappelle un souvenir important décrit dans W ou le souvenir d’enfance et Je me souviens, si bien que ce roman constitue
non seulement un dictionnaire à caractère public mais aussi un lexique personnel.
15
Isabelle Dangy-Scaillierez, L’Énigme criminelle dans les romans de Georges Perec, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 116.
16
Andrée Chauvin, « Cartes et plans : représentation de l’espace et conditions de lecture », Cahiers Georges Perec, no 8,
Castor Astral, 2004, p. 242.

17
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

basculement de la perception constitue l’un des thèmes principaux de son œuvre qui contient bon
nombre de descriptions hyperréalistes à la manière du trompe-l’œil et des « détails métatexuels »
dont la perception change selon l’optique adoptée. Or, cette vieille carte partiellement
endommagée a ceci de particulier que « le nord n’est pas en haut [...] mais en bas »17, détruisant
également la perception habituelle : en ce sens, elle peut incarner l’un des principes de La Vie
mode d’emploi.
La deuxième est une carte du Japon datant du XVIIe siècle, qui présente également des
singularités d’orientation. Mais l’essentiel est que « les noms des soixante-six provinces impériales
sont, pour la première fois, donnés en idéogrammes japonais et transcrits en caractères latins »18.
On pourrait considérer que la carte truffée de caractères est une figure emblématique de la
création littéraire, parce que ce sont les lettres sur le papier blanc qui font sens tant dans l’écriture
que dans la cartographie. Dans Espèces d’espaces, Perec illustre cette idée par l’exemple suivant :

L’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la page blanche. Décrire
l’espace : le nommer, le tracer, comme ces faiseurs de portulans qui saturaient les côtes de noms
de ports, de noms de caps, de noms de criques, jusqu’à ce que la terre finisse par ne plus être
séparée de la mer que par un ruban continu de texte.19

Dans ce cas, comme l’indique fort justement Jean-Luc Joly, l’activité démiurgique de l’écriture est
assimilable à celle du cartographe20.
La troisième est une carte du Pacifique utilisée par les tribus de Papouasie : c’est un réseau
de tiges de bambou qui indiquent les courants marins et les vents dominants, avec des coquillages
représentant les îles et les écueils. Le narrateur commente ainsi ses particularités : « Par rapport
aux normes adoptées aujourd’hui par tous les cartographes, cette “carte” semble une
aberration. »21 Mais, même si c’est le cas, les cartes « normales » sont-elles vraiment le miroir de la
réalité ? En fait, le point de vue dominant toute la sphère d’une carte doit être omniprésent et
irréel. On pourrait donc dire que la carte est une fiction. À vouloir être trop précis, l’on obtiendra
cette carte borgésienne, « qui [a] le Format de l’Empire et qui coïncid[e] avec lui, point par
point »22. D’ailleurs, quelque aberrante qu’elle fût, la carte du Pacifique convenait tout à fait à la
navigation maritime des tribus de Papouasie, de la même façon que le plan du métro londonien,
qui « n’est absolument pas superposable à un plan de la ville de Londres »23, est pratique.
Que dire alors de cette carte topologique ? Il est possible qu’elle incarne la souplesse
d’esprit, et en ce sens encourage le lecteur à une certaine flexibilité dans ses interprétations. Et il
en est ainsi pour La Vie mode d’emploi, cette fiction qui représente un univers exagéré et déformé
et qui, ce faisant, nous transmet quand même un grain de vérité sur l’essence de l’homme. Par
ailleurs, en mettant en relief le côté négatif des « normes » rigides, la carte du Pacifique semble
nous révéler l’un des secrets de fabrication du chapitre où elle figure. En effet, il s’est avéré que,
dans la rédaction de ce chapitre, l’écrivain n’a presque pas respecté les contraintes préétablies.
Comme le fait remarquer Andrée Chauvin, les cartes mêmes font leur apparition grâce au
changement d’items dans la contrainte de « PEINTURE » : substitution de « cartes » au « mur
nu »24. Dans le contexte de l’Oulipo, on appelle cette liberté dans le système le « clinamen ». Il
sera donc possible de penser que non seulement la carte du Pacifique, mais aussi les deux autres

17
Perec, op. cit., p. 1146.
18
Ibid.
19
Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974/2000 (nouvelle édition revue et corrigée), p. 26.
20
Jean-Luc Joly, « L’écriture cartographique de Georges Perec », Discursive geographies. Writing Space and Place in French,
Amsterdam, Rodopi, 2005, p. 230.
21
Perec, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 1146.
22
Jorge Luis Borges, « De la rigueur de la science », in Histoire universelle de l’infamie / Histoire de l’éternité, Union
générale d’éditions, collection 10/18, 1994 (première édition française, 1951), p. 107.
23
Perec, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 1147.
24
Chauvin, op.cit., p. 246.

18
LA FONCTION DU SAVOIR IMAGINAIRE

cartes examinées ici sont des figures emblématiques du principe de clinamen. On l’a vu, les trois
cartes du chapitre LXXX suggèrent respectivement certains aspects du mécanisme de La Vie
mode d’emploi, y compris des propriétés du roman en général.
En conclusion, il nous semble que la proposition de Nathalie Piégay-Gros, qui nous a
servi de point de départ, reste tout à fait pertinente. Pour Perec, en effet, « le savoir semble
n’avoir pour fin que le romanesque », puisque le mot « romanesque » signifie non seulement « ce
qui offre les caractères du roman traditionnel » mais également « ce qui est propre au roman ». De
fait, les savoirs mis en fiction dans La Vie mode d’emploi – archéologique, ethnographique,
pétrochimique, lexicographique, historique et cartographique – peuvent s’interpréter comme
autant de métaphores de la conception du roman et des techniques romanesques mises en œuvre
par Perec.
Mais, pourquoi la science joue-t-elle ce rôle ? Qu’est-ce qui lui vaut ce rôle ? C’est peut-
être la tendance catégorique de la science, parfois trop confiante en soi qui en est responsable.
Dans son roman, Perec fait en sorte que toutes les recherches de la « vérité » se soldent par un
échec. Par cela, il relativise peut-être non seulement la vérité scientifique mais également sa
propre entreprise, qui a quelque chose de commun avec les recherches scientifiques : la volonté
de totalité, le recours au système, etc. La science, en tant qu’activité systématisée et quelque peu
catégorique, est donc une image de La Vie mode d’emploi, cette somme encyclopédique. En
profitant du savoir scientifique pour se distancier de sa propre œuvre, Perec s’est sans doute
montré lucide et froid, ce qui pourrait le distinguer d’autres avant-gardistes parfois trop
dogmatiques. En ce sens, il représente le savoir à des fins tant romanesques qu’éthiques.

19
Le Docteur invraisemblable ou la psychanalyse possible
selon Ramón Gómez de la Serna
Victor-Arthur PIÉGAY1

L’année 1914 voit la publication, en Espagne, d’un texte intitulé Le Docteur invraisemblable
(El Doctor Inverosímil) dû à la plume de Ramón Gómez de la Serna. Vu l’état d’anonymat quasi
absolu dans lequel se trouve Ramón2 en France, il n’est peut-être pas inutile de présenter
brièvement celui que Valery Larbaud, l’un des deux grands découvreurs de talents ibériques du
début du XXe siècle avec Jean Cassou, considérait comme l’égal de Joyce et de Proust. Écrivain
proche de multiples avant-gardes, en particulier du Surréalisme, sans n’en avoir jamais été l’un des
membres ni avoir pleinement souscrit à leurs doctrines3, Ramón s’est essayé, durant une carrière
qui s’étend de 1905 pour son premier texte à sa mort en 1963, à tous les genres littéraires, même
s’il est surtout reconnu aujourd’hui pour sa poésie. On lui doit en effet l’invention d’un genre
nouveau, celui de la greguería, forme poétique brève voisine de l’aphorisme4. Mais Ramón s’est
aussi essayé au théâtre et aux genres narratifs selon une rigueur générique assez difficile à établir,
entre les romans courts (novelas cortas), les romans longs (novelas largas), les « faux romans » (il est
l’auteur d’un ouvrage intitulé Seis Falsas Novelas en 19255) et un imposant corpus de nouvelles6.
C’est au genre romanesque qu’appartient a priori Le Docteur invraisemblable. La prudence est
toutefois de mise car il est bien difficile d’y reconnaître spontanément un roman, bien que le
terme employé désormais pour y référer, dans les œuvres complètes de Ramón7, soit celui de
novela : sans histoire ni intrigue suivie ou linéaire, sans péripéties, sans description du protagoniste
ni des personnages secondaires, sans discours intérieur exprimé, le texte se présente comme la
compilation d’une centaine de cas cliniques diagnostiqués et traités par le protagoniste, le docteur
Vivar8. Si les symptômes sont globalement réalistes – pâleur, extrême fatigue, gêne respiratoire,
délire, etc. – la méthode utilisée pour les traiter étonne en ce qu’elle ne s’appuie guère sur de
quelconques opérations ou médications : le docteur Vivar n’ausculte que rarement les corps,
n’opère pas, ne prescrit rien ou presque. C’est plutôt à une véritable investigation qu’il se livre, en
observant le patient, son milieu, son entourage social, en le questionnant également, pour
déterminer la cause de la maladie dont la révélation par la parole au patient constitue le premier
pas vers la guérison. Or ce sont bien souvent les objets qui engendrent la maladie : une
bibliothèque pleine de poussière suscite ainsi chez l’un l’anhidrose quand une vieille paire de
gants entraîne chez un autre une fatigue généralisée. Mais tout invraisemblables qu’ils paraissent,

1 Université de Bourgogne.
2 Dans les études qui lui sont consacrées, la convention veut que le patronyme de l’écrivain soit ainsi réduit à son seul
prénom. Nous ferons de même dans toute la suite de cet article.
3 La critique a coutume de parler, pour cette période marquée dans la littérature ibérique par la succession des

générations (98, 27) de « génération unipersonnelle de Ramón Gómez de la Serna » ou encore de « ramonisme »
comme s’il était à lui seul, de par l’ampleur et l’impact de son œuvre, un mouvement à part entière.
4 On rappellera l’équation simple proposée par Ramón lui-même pour définir la greguería, poème généralement long

d’une ligne ou deux : humour + métaphore = greguería.


5 Le titre de cet ouvrage, malheureusement non traduit, donnerait en français Six faux romans.
6 Sur le rapport entretenu par Ramón avec les formes brèves, on consultera avec profit : Herlinda, Charpentier Saitz,

Las Novelle de Ramón Gómez de la Serna, Londres, Tamesis Books, 1990.


7 Fruit d’une mise en ordre salutaire de l’œuvre démesurée de l’auteur, l’édition récente des œuvres complètes de

Ramón, dirigée par Ioana Zlotescu, est organisée en huit « espaces littéraires ». Le Docteur invraisemblable ouvre le
premier volume de l’espace romanesque : Ramón, Gómez de la Serna, Obras Completas IX, Novelismo I : El Doctor
Inverosímil y otras novelas (1914-1923), Barcelone, Galaxia Gutenberg, Círculo de lectores, 1997.
8 La traduction du texte employée dans le présent article, due à Marcelle Auclair, opte pour l’orthographe « Bivar »,

en raison, sans doute, de la proximité phonique entre les lettres « b » et « v » en espagnol. Toutefois, nous opterons
ici pour l’orthographe originale du nom du protagoniste, « Vivar », mieux à même de traduire la proximité du
patronyme avec le verbe espagnol vivir (vivre), perceptible même par un lecteur français non hispanophone en raison
de la parenté du verbe avec le français.
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

le savoir et la science imaginaires illustrés par Ramón dans son texte apparaissent moins, pour le
lecteur du début du XXIe siècle, comme des affabulations que des anticipations, la méthode du
docteur Vivar s’apparentant, sous bien des aspects, à une forme de psychanalyse servant à soigner
des troubles le plus souvent psychosomatiques et ce, avant même la démocratisation du
freudisme en Espagne. Il faut préciser que le texte a connu plusieurs états : d’abord novela corta en
1914 (dix chapitres en tout et pour tout), il est devenu en 1921 novela larga après l’adjonction de
plusieurs dizaines de cas cliniques nouveaux destinés aussi à nourrir la traduction française du
livre, publiée dès 1925. Ces dates sont particulièrement importantes pour replacer le roman de
Ramón dans son contexte historique et esthétique. Entre 1914 et 1925, en effet, c’est, d’une part,
un savoir réel et nouveau qui se sera démocratisé en Europe – la psychanalyse freudienne – mais
également une crise du Naturalisme littéraire qui aura trouvé à se solder se sera soldé par les
nouvelles formes romanesques nouvelles développées dans les modernismes européens. Il me
semble qu’il est ainsi grand temps de redonner à Ramón la place qui lui revient dans le climat
épistémologique de cette décennie bouillonnante. Le Docteur invraisemblable conjugue en effet dans
le protagoniste au nom prédestiné une figure de médecin, mais aussi de poète, qui devient
l’instrument d’une annonciation et d’une résurrection. Annonçant fictionnellement l’avènement
d’un savoir nouveau dans le monde empirique, la psychanalyse, il est aussi celui qui donne une
nouvelle vie à la littérature romanesque espagnole.

La médecine imaginaire du docteur Vivar

Au premier abord anti-réaliste, Le Docteur invraisemblable semble se classer sans contredit


dans le champ des littératures de l’imaginaire. Si la science sur laquelle repose la pratique du
docteur Vivar existe bel et bien dans notre monde – la médecine – c’est surtout la méthode
employée par le médecin, mais aussi les causes des maladies qui paraissent invraisemblables. Peut-
être convient-il, avant d’examiner deux cas plus en détail, de redonner les définitions de cet
adjectif qualificatif qui apparaît dans le titre même de l’œuvre. Selon le Trésor de la langue française,
est « invraisemblable » : « ce qui n’est pas vraisemblable, ce qui ne semble pas vrai ; ce qui dépasse
la commune mesure, ce qui n’est pas dans les normes ; ce qui surprend par son côté extravagant,
ridicule »9.
Les trois définitions peuvent s’appliquer au roman de Ramón et à son personnage, le
médecin. Il est en effet peu de dire que la première lecture surprend et que l’impression suscitée
par le texte et son personnage est étonnante. Comment considérer Vivar comme un médecin si
aucun des sèmes traditionnellement associés à cette profession n’est convoqué ? Vivar ne possède
en effet quasi aucun ustensile, ne pratique aucune intervention, « […] ordonne des choses que
l’on ne trouve pas dans les pharmacies »10, préférant soigner par la parole. Hors-norme, le « […]
docteur des cas obscurs et désespérés »11 (14) de Ramón l’est par sa méthode : appelé quand tous
les médecins traditionnels ont échoué, il agit comme un véritable détective de la médecine. C’est
dire que le genre évoqué par le roman de Ramón est au moins autant celui du récit merveilleux
que du roman policier12. Se déplaçant chez ses clients, scrutant leur environnement et leur passé,

9 Paul, Imbs (dir.), Trésor de la langue française, vol. 10, Paris, Éd. du CNRS, 1983, p. 536.
10 Ramón, Gómez de la Serna, Le Docteur invraisemblable, trad. Marcelle, Auclair, Éditions Gérard Lebovici, 1984, p.
41/« […] recet[a] cosas que no suelen despachar en las boticas » (p. 107). Les références au roman seront désormais
placées entre parenthèses après les citations dans le corps du texte et, pour le texte en langue originale, dans les notes.
La pagination du texte espagnol renvoie au volume mentionné dans la note n° 6.
11 « […] doctor de los casos desesperados y oscuros » (p. 81).
12 Un passage du chapitre intitulé « Le Savant médecin » est tout aussi révélateur : « Je n’étais pas sans inquiétude en

allant chez cet inconnu qui serait certainement surpris ou contrarié de me voir exhumer sa maladie comme qui flaire
sans considération la piste d’un crime » (p. 25)/« Me inquietaba la visita a aquel hombre que se había de sorprender o
contrariar al verme exhumar su enfermedad como quien olfatea sin consideración la pista de un crimen » (p. 91). Ce
roman n’est pas un cas isolé dans la production ramonienne. En effet, le paradigme du roman policier informe de
très nombreux textes de Ramón, à l’image de ce fragment de roman écrit par son personnage de romancier fictif

22
LE DOCTEUR INVRAISEMBLABLE

se livrant à une véritable enquête, il est un spécialiste de l’étiologie capable de formuler un


diagnostic, presque toujours juste, à partir d’une simple observation. Le chapitre « Trichinose de
la tête » est à ce titre particulièrement révélateur. Pour soigner le patient, il s’agit de le suivre pour
rechercher les causes de sa maladie – son mobile aurait-on envie d’écrire ici – expliquant les
symptômes :

« Vous allez continuer à vivre votre vie habituelle, en me permettant de vous accompagner », lui
dis-je en constatant qu’il m’était impossible de trouver l’origine de cette surdité étrange,
compliquée du bruit de conversation « d’autres », comme il disait, et suivie de violents maux de
tête.
Je le suivis partout. Ses amis ne me parurent pas contagieux, et les endroits où il se rendait pour
ses affaires ne semblaient pas infectés.
« Cela commence, me disait-il, vers le milieu de la journée. »
Je cherchais la cause flottante de ce mal ; c’est ce qu’il me fallait trouver, puisque mon client avait
déjà été soigné par tous les médecins vraisemblables ; il avait pris les remèdes indiqués pour les cas
de faiblesse, dérangement d’estomac et neurasthénie qu’on lui avait supposés.13 (43)

Grâce à cette méthode, qui consiste à suivre le patient dans sa vie quotidienne, à étudier
son environnement, le docteur Vivar parvient à découvrir l’origine de la maladie, en l’occurrence
les téléphones des cafés qu’utilise assidûment le patient :

Pendant ce temps, je vis l’origine de toute la maladie de mon client.


« Voulez-vous raccrocher et m’écouter ? »
Il raccrocha.
« Votre maladie est causée par l’usage que vous faites des téléphones publics, dont l’écouteur est
contaminé, sale, plein d’un graillonnement alimenté par d’innombrables oreilles… Abonnez-vous
au téléphone, mais ne recommencez pas à avoir recours au téléphone des cafés, dans lesquels se
niche la trichine de la tête. »14 (44)

On voit ici la tonalité juste du roman de Ramón : ni fantastique – il n’y a pas d’hésitation
entre naturel et surnaturel – ni étrange – il n’y a pas d’explication rationnelle explicite et la
fameuse trichinose, si elle existe bel et bien, s’apparente à un parasite intestinal et non à une
infection auriculaire – c’est une forme étonnante de merveilleux qui se met en place et qui passe,
si l’on suit Ignacio Soldevila, par l’extravagance, par l’incongruité, par un mécanisme qu’il nomme
« invraisemblabilisation » (inverosimilización) qui consiste à créer un écart – même ténu – entre une
représentation vraisemblable du réel et ce qu’il appelle « fantaisie visionnaire »15 (fantasía visionaria).
Dans ce processus, l’humour joue évidemment un rôle prépondérant, de même que des tropes
comme les comparaisons, métaphores et personnifications, extrêmement fréquentes chez Ramón
– qui créent cette sorte de décrochement, cet à côté du réel, cette autre face, dimension ou
perspective, autant de termes visuels appropriés à une littérature parfois qualifiée de cubiste.

Andrés Castilla dans ce qui est sans doute le chef-d’œuvre de la littérature méta-romanesque ramonienne, El Novelista
(maladroitement traduit en français par Le Roman du romancier), intitulé « L’Introuvable ».
13 « -Usted va a hacer su vida usual y me va a permitir que le acompañe… -le dije al ver que no podía encontrar la

causa de aquella extraña sordera, complicada con ruidos de conversaciones « de otros » como él decía, y seguida de
violentos dolores de cabeza./ Le acompañé por todos sitios. Sus amigos no parecían ser contagiosos, y en los parejes
en que se reunían y en que tramitaban sus negocios no veía yo tampoco el contagio./ -Ahora, ahora me comienza –
me decía después de media tarde./ Yo buscaba la causa flotante de aquel mal, porque era la que me correspondía
buscar, ya que mi enfermo venía tratado por todos los médicos verosímiles y había tomado las medicinas oportunas
por su su mal procedía de la debilidad, del estómago o de la neurastenia » (p. 108).
14 « En ese espacio de tiempo yo vi el origen de toda la enfermedad de mi cliente./ -¿Quiere usted colgar el aparato y

oírme a mí? –le dije./ Colgo el aparato./ Todo lo que ha causado su enfermedad es el hablar en los teléfonos
públicos de oreja contagiosa, sucia, llena de la grillera alimentada por numerosos oídos… Alquile usted un teléfono,
pero no vuelva a utilizar el teléfono de los cafés, en el que anida la trichina de la cabeza » (p. 109).
15 Ignacio Soldevila, « Prólogo » in Ramón, Gómez de la Serna, Obras completas IX, op. cit., p. 44.

23
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

Le même processus se retrouve dans « L’homme précocement vieilli ». À l’issue de


l’investigation menée par le docteur Vivar, le lecteur découvre, en même temps que le personnage
malade, la cause des symptômes physiques évoqués dans le premier paragraphe :

La vieillesse précoce de cet ami me déconcertait… Son teint jaune ne provenait pas du foie ;
l’atonie de sa vie ne venait pas non plus du cœur, car il y avait au contraire dans ce cœur une
intime jeunesse qui manifestait sa rébellion en palpitations précipitées, soulèvement de tout son
être contre un destin collant et parasite.
Je regardais beaucoup mon ami, et, pour le cas où notre amitié normale n’aurait pas suffi à le
porter à une confession intime, je lui préparais de ces moments de mélancolie où il est nécessaire de
tout dire… Mais il y a tant d’erreurs commises à l’ombre que nous ne nous confessons jamais à nous-mêmes, et
que nous ne voulons jamais évoquer.16 (nous soulignons) (31-32)

Ici c’est la montre paternelle léguée au patient, laquelle possède une âme, qui semble nuire
à sa santé. La montre permet une nouvelle fois de transfigurer la représentation vraisemblable du
réel en ce que l’objet se trouve personnifié par le personnage-narrateur qui va jusqu’à professer
une doctrine proche d’une forme d’animisme :

Les montres sont aimantées peu à peu par la vie de celui qui les porte, elles acquièrent les
mauvaises habitudes, le tempérament, et la secrète intransigeance de la vie de leur propriétaire…
Ta montre a pensé tout près de ton père, elle a connu ses secrets, car, perdue dans la poche de son
gilet, elle épiait tous les bruissements de sa vie… Peut-être dans le fin cheveu d’argent qui meut le
volant… Peut-être dans le ressort serré et enfermé dans son hermétique écrin en métal… Si tu as
démonté une montre, tu dois avoir remarqué la secrète tension du ressort… Et que peut être cette
si dilatable tension, sinon de la vie ou de l’âme infuse ? […].17 (32)

Néanmoins, à bien y regarder, l’invraisemblance suscitée par la personnification de la


montre et découlant du style poétique que Ramón prête à un Vivar censé être l’auteur de sa
propre histoire dans une sorte d’autobiographie professionnelle, masque en fait un trouble qui
pourrait tout aussi bien être interprété, à travers le prisme de la psychanalyse freudienne, comme
une maladie psychosomatique que Vivar traite selon une méthode qui évoque le freudisme. L’ami
souffre en effet de symptômes physiques sans causes physiques, qui ne pourront être soignés que
s’il se confesse entièrement au médecin, ce dernier rappelant d’ailleurs au passage que de
nombreuses zones d’ombre émaillent notre psyché. Finalement, la maladie du personnage ne
serait-elle pas un impossible travail de deuil lié à une figure paternelle obsédante dont la montre
constitue le fétiche, rappel constant d’une relation problématique ?
Je ne suis évidemment pas le premier à remarquer que les maladies soignées et la méthode
employée par le médecin évoquent la psychanalyse freudienne tant les preuves abondent dans le
texte. Ainsi, dans le chapitre intitulé « La Vieille paire de gants », le recours à la comparaison
(dans le texte original que la traduction ci-après ne rend qu’imparfaitement) ne masque pas l’idée
d’une importance prépondérante du passé du sujet dans les troubles du présent : « Et rien n’est

16 « La vejez precoz de aquel amigo me tenía desconcertado… Su color cetrino no provenía del hígado; ni la atonía
de su vida provenía tampoco del corazón, porque en aquel corazón había, por el contrario, una íntima juventud que
revelaba a veces su rebeldía en precipitadas palpitaciones, que eran como escapatorias a un destino pegadizo y
advenedizo./ Yo miraba mucho a mi amigo, y por si la normalidad de nuestra amistad no le llevaba a la confesión
entrañable, le preparé de esos momentos de melancolía en que es necesario decirle todo… ¡Pero hay tantos errores
cometidos en la sombra que jamás se confiesan ni a uno mismo, que jamás se quieren volver a recordar! » (p. 97).
17 « “-Los relojes son inmantados poco a poco por la vida del que los lleva, y adquieren los resabios, el temperamento

y la secreta intransigencia de la vida de su dueño… Este reloj tuyo pensó junto a tu padre y se percató de sus
secretos, pues perdido en el bolsillo del chaleco espiaba a solas los redaños de su vida… Está lleno de tu padre,
aunque no te podría decir dónde radia su parecido y su espíritu… Quizás en la fina hebra de plata que mueve el
volante… Quizás en la cuerda encerrada en ese hermético y apretado estuche de metal que guarda la cuerda… Si has
desarmado alguna vez algún reloj, habrás visto la tensión secreta que hay en la cuerda… ¿Y qué puede ser esa tensión
tan dilatable sino vida o alma infusa?” » (p. 98).

24
LE DOCTEUR INVRAISEMBLABLE

fatal dans la vie comme la corruption du passé. […] Le passé corrompt et se digère mal, poisson
gâté dont l’arrête est noire. »18 (17. La place du rapport au père réapparaît dans des chapitres
comme « L’Homme précocement vieilli » et « Les Papas qui se cachent » tout comme
l’importance de la sincérité avec soi dans « L’Homme à barbe » : « Il est indispensable d’être
toujours sincères dans nos rapports avec nous-mêmes. Sans cela, tant pis pour nous. Nous
finirons par nous tuer, sans le savoir, sans que nul s’en aperçoive, mais irréparablement. »19 (19)
Dans le même chapitre, on croit aussi lire une forme de simplification en même temps
qu’une « poétisation » de la méthode freudienne, notamment par cette mention du danger d’une
idée ancrée et cachée dans la psyché, qui finirait par nous nuire : « D’une déviation, d’une idée
infectée, de quelque chose qui se durcit, qui se tuméfie, qui se cache au fond de nous, peuvent
germer une maladie et une hectisie mortelles. »20 (19)
On voit également que la recherche des causes du mal passe par la parole. C’est ce qui se
produit dans « Le Grand encombrement » : « Voulez-vous vous confesser à moi sans trop
réfléchir à ce que vous allez me dire ? »21 (34) demande ainsi Vivar, mais aussi dans « La Miss » où
il « […] v[eut] la faire parler pour découvrir et soigner sa nouvelle maladie »22 (131). Plus
simplement, la mention de pathologies réelles semble corroborer l’intuition du lecteur : la phobie
dans « La Fausse tâche », la neurasthénie ou encore l’hystérie.
Difficile après ce relevé, non exhaustif, de penser que Ramón est ignorant en matière de
psychanalyse lorsqu’il écrit et publie Le Docteur invraisemblable en 1914 puis en 1921. Le problème
qui se pose est qu’il n’est pas certain que Ramón ait eu connaissance de la doctrine du médecin
viennois au moment de l’écriture du texte.

La psychanalyse ramonienne :
anticipation ou fictionnalisation d’une science ?23

Dans son article intitulé « La psychiatrie espagnole et la psychanalyse des années 1910 à la
guerre civile : de la presse médicale au discours social », Anne-Cécile Druet cite les mots de
l’historien américain des sciences Thomas Glick : « Parmi les pays où un débat général sur les
mérites de Freud eut lieu dans les années 1920 et 1930, l’Espagne a dû être le seul à produire
davantage d’analystes fictionnels que réels. »24 Ramón serait-il à ce point en avance sur son temps
qu’il précéderait les limites relevées par l’historien pour marquer l’existence des analystes
fictionnels espagnols ? Bien plus, se livrerait-il à un formidable travail d’anticipation en ayant écrit
son roman, dès lors science-fictionnel, sans rien connaître du freudisme ? Avant d’énoncer ici les
quelques points de vue critiques qui donnent un embryon de réponse à cette question, il faut
peut-être commencer par citer Ramón lui-même. En 1941 en effet, lors d’une réédition du Docteur

18 « El pasado se corrompe y sienta mal, como un pescado pasado con la espina negra » (p. 84). La traduction
transforme en métaphore, et donc en greguería, ce qui, dans le texte original, n’est qu’une simple comparaison.
L’originalité poétique de cette formule résiderait plutôt ici dans la polysémie du terme « pasado » (« le passé » au sens
chronologique et temporel dans la première occurrence, dans son sens adjectival signifiant « gâté, pourri, périmé »
dans la seconde) et dans sa parenté phonique avec le nom « pescado » (« poisson »).
19 « Es necesario que en el trato con nosotros mismos nos portemos con una extrema sinceridad, si no, peor para

nosotros. Nos llegaremos hasta a matar, sin saberlo y sin que lo sepa nadie, irreparablemente » (p. 85).
20 « De una torcedura, de una idea enconada, de algo que se quede retestinada, tumefacto, escondido en el fondo de

nosotros puede brotar la enfermedad y la hetiquez que mata » (p. 85).


21 « ¿Me quiere usted hacer una confesión sin pensar demasiado en lo que haya de decir? » (p 99).
22 « […] quería [él] que [le] hablase mucho para encontrar y poder tratar la otra enfermedad nueva » (p. 184).
23 L’assimilation de la psychanalyse à une science peut ici étonner. L’objectif du présent article n’est pas d’en débattre

dans la mesure où, pour Ramón comme pour José Ortega y Gasset dont il sera question ci-dessous, la nature
« scientifique » de la psychanalyse n’est pas à remettre en question.
24 Anne-Cécile, Druet, « La psychiatrie espagnole et la psychanalyse des années 1910 à la guerre civile: de la presse

médicale au discours social », El Argonauta Español, Numéro 8, 2011,


http://argonauta.imageson.org/document151.html (consulté le 29 janvier 2015).

25
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

invraisemblable, il fait précéder son texte d’un prologue dans laquelle il revient sur la parenté entre
la méthode de son docteur et celle de Freud :

On ne connaissait même pas en Espagne – en dehors de quelques spécialistes de la psychiatrie qui


lisaient l’allemand – le nom et la doctrine de Freud, […] ce n’est donc que bien des années plus
tard qu’apparut en Espagne le premier spécialiste de cette toute nouvelle voie de la science.25 (nous
traduisons)

Puis Ramón d’ajouter qu’il est frappé, à la relecture, de retrouver sa propre version de la
psychanalyse, science qui n’était alors protégée par aucun argument d’autorité. À partir de cette
déclaration, deux écoles critiques s’affrontent : celle qui considère Le Docteur invraisemblable
comme un roman d’anticipation qui ne dit pas son nom et celle qui voit dans le roman la
fictionnalisation d’une science balbutiante d’autant plus facile qu’elle est encore peu connue du
grand public. Ceux qui, comme Juan Ramón Zaragoza Rubira, croient en la bonne foi de Ramón,
et les autres qui, comme Ignacio Soldevila et Rafael Cabañas Alamán, prennent de façon
beaucoup plus mesurée la déclaration ramonienne. Pour le premier, le roman de Ramón se
présente comme une formidable intuition, « une prédiction de ce que la médecine scientifique
découvrira des années plus tard »26 (nous traduisons). Cela n’est pas rare dans le domaine de la
littérature d’anticipation et Henri Baudin, dans son article intitulé « De l’imaginaire scientifique à
la science-fiction », rappelle ainsi que « L’anticipation littéraire peut […] précéder de loin ce qui
n’est pas encore dans l’air du temps. »27 Certes, mais que dire quand la science anticipée n’est pas
si loin de se trouver dans l’air du temps ? S’il est clair que Ramón n’a pu lire en espagnol les textes
de Freud – et pour cause, ils ne seront traduits qu’en 1922 – les nombreux voyages à travers
l’Europe de l’écrivain cosmopolite qu’il était, ainsi que la diffusion, ne serait-ce que sous la forme
de rumeurs, des découvertes freudiennes, ont sans nul doute participé d’une connaissance, même
vague et lacunaire, de la vulgate freudienne. Il est ainsi troublant que, dans sa préface de 1941,
Ramón ne mentionne que l’ignorance espagnole de la psychanalyse et ne parle pas de la situation
des autres pays qu’il a pu visiter et dans lesquels ses œuvres ont rapidement été diffusées, en
particulier la France. Évoquant la marginalité supposée des textes freudiens en 1914, Ignacio
Soldevila écrit :

Qu’il en fut ainsi en Espagne est probable, mais non à Paris où les essais de Charcot sur l’hypnose
pour le traitement de l’hystérie étaient le terreau scientifique dans lequel les théories freudiennes
s’enracinèrent et constituèrent l’origine, dès 1885, des essais de Freud sur l’hystérie et ensuite de
son livre sur L’Interprétation des rêves (1900). Toutes proportions gardées, la nouvelle science fut
diffusée dans le monde avant 1914, comme le prouve l’existence d’un premier congrès
international de psychanalyse en 1908 et les conférences de Freud intitulées « Origine et
déroulement de la psychanalyse », lues aux États-Unis un an plus tard. 28 (nous traduisons)

25 Ramón, Gómez de la Serna, « Prólogo a la nueva edición » in Obras completas IX, op. cit., p. 71 : « No se conocía aún
en España –fuera de algunos especialistas de la psiquiatría que leían el alemán- el nombre y la doctrina de Freud […]
pues hasta muchos años después no aparece en España el primer especialista de ese novísimo camino de la ciencia ».
26 Juan Ramón, Zaragoza Rubira, « La medicina inverosímil de Ramón Gómez de la Serna », p. 27,

http://institucional.us.es/revistas/rasbl/31/art_2.pdf (consulté le 29 janvier 2015) : « una predicción de lo que la


medicina científica desarollará años despues ».
27 Henri, Baudin, « De l’imaginaire scientifique à la science-fiction », De la science en littérature à la science-fiction, Amiens,

Éditions du CTHS, 1996, p. 186.


28 Ignacio, Soldevila, « Una primera etapa de fecundidad narrativa: Ramón se reconcilia con la novela » in Ramón

Gómez de la Serna, Obras completas IX, op. cit., p. 48 : « Que así fuera en España es probable. Pero no así en París,
donde los ensayos de Charcot con la hipnosis para el tratamiento de histeria fue el humus científico en el que las
teorías freudianas arraigaron y dieron origen, ya en 1885, a los ensayos de Freud sobre la histeria y luego a su libro
sobre La interpretación de los sueños (1900). La nueva ciencia estaba difundida en el mundo bastante antes de 1914,
como lo prueba la existencia de un primer congreso internacional de psicoanálisis en 1908 y las conferencias de
Freud tituladas « Orignen y desarollo del psicoanálisis », leídas en Estados Unidos un año más tarde ».

26
LE DOCTEUR INVRAISEMBLABLE

Certains détails textuels tendent d’ailleurs à donner raison à Ignacio Soldevila. En effet,
comment expliquer, si Ramón ignore tout du freudisme, qu’il connaisse si bien les symptômes de
l’hystérie ? Dans le chapitre intitulé « La Demoiselle aux costumes écossais », le personnage-
narrateur raconte :

Après avoir reçu le mystérieux avis par lequel s’annonce un nouveau malade, je me présentai dans
cette maison croyant avoir affaire à une de ces jeunes hystériques qui simulent les maladies les plus
invraisemblables.29 (nous soulignons) (47)

Plus loin, dans un chapitre intitulé « Le cadenas à secret » (titre éminemment freudien !),
Vivar est amené à soigner un jeune homme dépeint comme fou par ses parents, mais qui souffre
plutôt de ce que le docteur nomme « spasme hystérique » engendré par une forme de
monomanie, la bonne de la maison déclarant qu’« [i]l ne quitte pas sa chambre, et ne fait que
réfléchir comme s’il cherchait à se rappeler quelque chose… »30 (81). Visiblement, Ramón connaît
certains des symptômes de l’hystérie décrits par Breuer et Freud – histrionisme, feinte, mise en
scène de soi, volonté de plaire – et sait également que « c’est de réminiscences surtout que souffre
l’hystérique »31, névrose qui peut aussi se manifester dans des spasmes épileptiques. Mon
argument dans ce débat est donc le suivant : Ramón ne connaît pas, en 1914, la totalité de la
doctrine freudienne, mais il en connaît suffisamment pour écrire un roman qui, loin d’être une
prévision magique, une intuition ou une anticipation, ne constitue que la version fictionnelle
d’une science en voie de démocratisation. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que le roman est
amplement étoffé pour sa réédition en 1921, soit un an seulement avant la publication des œuvres
de Freud traduites en espagnol. Nous savons ainsi gré à Rafael Cabañas Alamán, qui dans son
ouvrage, en raison même de sa thématique – le fétichisme dans les œuvres de Ramón – aborde le
rapport de l’auteur à la psychanalyse, de rappeler qu’en

prenant en compte […] le fait que Gómez de la Serna et Ruiz Castillo [l’éditeur des traductions de
Freud] entretenaient de bonnes relations, tant amicales que professionnelles, notre écrivain fut
probablement l’un des premiers à posséder les tomes des œuvres complètes avant leur publication
en espagnol en 1922 et avant qu’elles n’intègrent les librairies et les bibliothèques de Madrid.32
(nous traduisons)

L’on pourra d’ailleurs à bon droit s’étonner, à la lecture du Docteur invraisemblable version
novela larga, de repérer les possibles références à la psychanalyse freudienne principalement dans
les dix chapitres initiaux, ceux de 1914. L’on pourrait dès lors affirmer que les rapports entre
science réelle et science imaginaire sont finalement fortuits, mais le systématisme dans les deux
états de publication du roman – le premier saturé de références au freudisme et le second qui
tend à les gommer au fur et à mesure que le roman avance – irait plutôt dans le sens de la
manipulation concertée d’un Ramón s’ingéniant à brouiller les pistes pour ne pas se voir privé des
lauriers paradoxaux d’inventeur d’une science existante qu’il ne connaissait pas, mais dont il
n’était en réalité peut-être pas si ignorant.
Une donnée resterait à ajouter : le fait, comme le rappelle Anne-Cécile Druet33 dans son
article, que la découverte progressive de la psychanalyse en Espagne a précisément été moins

29 « Un día, después de pasarme el aviso misterioso de todo nuevo enfermo, entré en aquella casa, suponiendo a mi
enferma una de esas muchachas histéricas que imitan todas las enfermedades inverosímiles » (p. 111).
30 « No sale de su cuarto y no hace más que pensar como queriendo recordar alguna cosa… » (p. 141).
31 Sigmund, Freud, Josef, Breuer, Études sur l’hystérie, trad. Anne, Berman, Paris, PUF, 2007 [1956], p. 5.
32 Rafael, Cabañas Alamán, Fetichismo y perversión en la novela de Ramón Gómez de la Serna, Madrid, Ediciones del

laberinto, 2001, p. 139 : « Teniendo en cuenta que […] Gómez de la Serna y Ruiz Castillo tenían una buena relación
amistosa y profesional, nuestro escritor fue probablemente uno de los primeros que hojeó los tomos de las obras
completas de Freud antes de la publicación de éstas en español en 1922 y antes de que llegaran a las librerías y
bibliotecas de Madrid ».
33 Anne-Cécile, Druet, art. cit., http://argonauta.revues.org/142#ftn9 (consulté le 29 janvier 2015)

27
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

rapide dans le domaine de la médecine que dans celui de la culture. Elle rappelle ainsi par
exemple que le philosophe et essayiste José Ortega y Gasset fit paraître, dès 1911, deux articles
consacrés à la psychanalyse : « Psychanalyse : science problématique »34 et « Nouvelle médecine
spirituelle »35 (nous traduisons les titres). Là encore, rien n’atteste que Ramón ait lu ces articles,
mais il est difficile de croire que cet écrivain avant-gardiste, réunissant périodiquement ses amis
intellectuels et cosmopolites au café Pombo de Madrid, ait pu tout ignorer de la psychanalyse et
de ce qui apparaît, à l’époque, comme l’avant-garde de la science médicale liée au fonctionnement
de l’esprit et aux maladies de l’âme.
Entre 1911 – date des articles d’Ortega – et 1922 – publication de la première traduction
de Freud en espagnol – coexisteraient ainsi trois types de discours sur la psychanalyse en
Espagne : un discours scientifique, descriptif et explicatif réservé aux initiés – en résumé, les
lecteurs des revues médicales, ces fameux « spécialistes de la psychiatrie qui lisaient l’allemand »36
mentionnés par Ramón dans son prologue de 1941 – un discours historique et heuristique, celui
d’Ortega qui lève le voile sur ce que la psychanalyse est, et un discours poétique – celui de Ramón
– qui donne une idée de ce que la psychanalyse aurait pu être dans un monde possible différent
du monde actuel. Mais l’entreprise ramonienne n’est pas que ludique, elle n’est pas qu’une adroite
manipulation littéraire destinée à assurer à son auteur le statut de prophète. Il me semble aussi et
surtout que Ramón cherche, par la représentation fictionnelle d’une science avant-gardiste, à
instaurer un jeu de miroir entre médecine et littérature et à réfléchir sa propre pratique du roman
par rapport à ses devanciers.

La science imaginaire au service d’un manifeste pour un nouveau roman

C’est là peut-être une autre raison expliquant l’utilisation fictionnelle que fait Ramón de
cette science balbutiante qu’est la psychanalyse. Il se sert en effet d’un savoir qui pouvait passer,
au moment de l’écriture du texte, comme le plus novateur, le plus avant-gardiste. Freud pratique
une méthode nouvelle, traite les pathologies psychiques comme personne avant lui. Il en va de
même du docteur Vivar qui pratique la médecine comme personne et surtout pas les autres
médecins qui « […] ont de ces idées immuables et fixes dont [il] manque complètement, car [s]a
méthode n’est que variété, spontanéité, improvisation »37 (23), comme celle de Ramón finalement
qui s’apparente à une expérience menée autour du roman davantage qu’à un roman expérimental.
La psychanalyse possible de Ramón est aussi un moyen, en filant le lien entre innovation
médicale et innovation littéraire, de régler ses comptes avec le Naturalisme. En effet, Ramón
s’ancre dans une période touchée, selon Michel Raimond, par une crise du roman naturaliste38, et
au sein d’un ensemble d’esthétiques contestataires que les Anglo-Saxons appellent modernism et les
critiques espagnols, vanguardia : « avant-garde ». C’est dire que le roman de Ramón se pense aussi
comme un contrepoint polémique à toute une littérature naturaliste de la fin du XIXe siècle ayant
fait de la figure du médecin l’un de ses personnages privilégiés. Cette dernière, surtout présente
en France, mais dont l’Espagne hérite largement avec un auteur comme Pérez Galdós par
exemple, est une littérature scientifique fondée sur une méthode expérimentale – les fameuses
hypothèses zoliennes vérifiées par les romans des Rougon-Macquart – mais sur fort peu
d’expériences littéraires autour de la forme même du roman et de ses caractéristiques génériques
intrinsèques. Que les choses soient claires : l’objectif de Ramón ici n’est pas uniquement de
s’opposer de façon polémique au Naturalisme à partir de la figure du médecin mais surtout, à

34 José, Ortega y Gasset, « Psicoanálisis : ciencia problemática », in Ideas y creencias, Madrid, Revista de Occidente en
Alianza Editorial, 2005, p. 89-121.
35 José, Ortega y Gasset, « Nueva medicina espiritual », in Obras Completas, Madrid, Taurus, t. I, 2004, p. 473-481.
36 Voir infra p. 6.
37« […] tienen ideas irremovibles, ideas fijas y tenaces, cuando yo carezco de ellas, por lo variable, lo espontáneo y lo

improvisado que es [su] sistema » (p. 89).


38 Michel, Raimond, La Crise du roman : du naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1969.

28
LE DOCTEUR INVRAISEMBLABLE

partir d’une science fictionnalisée, de mettre en question la notion de vraisemblance et le


caractère expérimental traditionnellement associés à la littérature naturaliste, le tout, sur les
décombres du positivisme du XIXe siècle.
Dans son article, Juan Ramón Zaragoza Rubira définit ainsi la médecine invraisemblable
de Vivar : elle « renvoie à une nouvelle conception de l’homme et de ses relations avec le monde
qui l’entoure »39. D’une façon très ironique, Ramón reprend donc la question du personnage dans
son milieu, amplement traitée par Zola, mais oppose à une analyse des structures sociales que l’on
pourrait qualifier de macroscopique, une analyse microscopique des détails infimes des relations
de l’être humain avec les objets qui forment son environnement et les mouvements
imperceptibles de l’âme qui en découlent. Car sous ses dehors extrêmement fantaisistes, le texte
de Ramón n’est finalement pas si invraisemblable, pas si irrationnel. Le chapitre liminaire de
l’ouvrage intitulé « Présentation », qui met aux prises un narrateur-premier de troisième personne
et le docteur Vivar, l’exprime noir sur blanc. Dans un bref dialogue, le narrateur-premier parvient
à convaincre le docteur Vivar de devenir l’auteur de sa propre histoire, de livrer une
autobiographie professionnelle en insistant, précisément, sur l’aspect rationnel de la méthode du
docteur en répondant à Vivar, qui demande pourquoi le narrateur ne raconte pas l’histoire lui-
même :

Parce que […], je défigurerais la raison simple sur laquelle est basé ton procédé. J’abuserais des
explications et des descriptions. Je ne résisterais pas au métier, et je mêlerais des éléments
romanesques aux claires réalités de ta science.40 (8)

Ce que craint le narrateur, c’est précisément d’écrire un roman. Naturaliste ? On peut en


effet se le demander sachant qu’il est ici question d’explications, de descriptions et de
romanesque, mêlés aux données scientifiques. Toutefois, ce que le narrateur premier semble
ignorer, c’est que Vivar, devenant un exemple de cette autonomie de la créature fictionnelle qui
fait les beaux jours d’une certaine littérature romanesque des premières années du XX e siècle en
ce qu’il échappe à la volonté de celui qui lui donne la parole, ne livrera pas un vrai roman, mais
une suite de récits poétiques, des quasi-poèmes en prose pour le dire autrement. La méthode
nouvelle du docteur Vivar pour soigner les malades, ses expériences racontées dans les brefs
chapitres qui composent l’œuvre trouvent ainsi à s’exprimer dans un texte qui devient lui-même
une expérience, une forme nouvelle, bien loin du Naturalisme romanesque zolien. Tissu de
greguerías cousues les unes aux autres, le texte de Ramón tient autant du poème que du roman et
évoque, à plus d’un titre, le genre du récit poétique défini par Jean-Yves Tadié. Il semble que ce
soit cette nature poétique qui fasse écran à un savoir médical et à des techniques – dans l’un de
leurs versants du moins, celui de l’étude des maladies psychiques et psychosomatiques – qui
apparaissent ni plus ni moins invraisemblables que les données pseudo-scientifiques alléguées par
Zola dans ses textes, pour légitimer certaines de ses scènes parmi les plus spectaculaires, comme
la combustion spontanée du vieil oncle Macquart dans Le Docteur Pascal. Dans son ouvrage
consacré au récit poétique, Jean-Yves Tadié écrit :

Le développement du récit poétique au cours de ce siècle et depuis la fin du Symbolisme […]


correspond au dépérissement progressif du roman classique, dont la survie n’est peut-être que
survivance.41

39 Juan Ramón, Zaragoza Rubira, art. cit., p. 29 : « un nuevo concepto del hombre y de sus relaciones con el mundo
que le rodea ».
40« Porque […] yo desfiguraría la sencilla razón en que se basan tus procedimientos, excediéndome como escritor en

explicaciones y pinturerías. No sabría resistirme a mezclar elementos novelescos a una cosa tan real y tan sencilla
como es tu ciencia » (p. 73-74).
41 Jean-Yves, Tadié, Le Récit poétique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1994, p. 12.

29
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

Par une troublante coïncidence, on voit comment Ramón concrétise, dans son
personnage de médecin-poète et par la forme expérimentale et nouvelle de son texte, la
métaphore vitale de Tadié : laissant mourir le Naturalisme, il préfère régénérer le roman par un
personnel et des ustensiles narratifs inédits.
Dans un roman composite et souvent crypté, hésitant entre les étiquettes de la littérature
de l’imaginaire et une forme aiguë de rationalité déguisée, Ramón fait de son héros, dans un grand
éclat de rire poétique, l’instrument d’une annonciation – et participe ainsi, qu’il le veuille ou non,
à une entreprise heuristique de dévoilement de la psychanalyse en Espagne – mais aussi de la
résurrection d’une littérature romanesque rendue moribonde par un Naturalisme refusant, dans la
forme de ses romans, toute expérimentation. C’est ainsi à deux niveaux au moins que se déroule
la cure romanesque : pour les patients du docteur Vivar, mais aussi, grâce à la fantaisie de Ramón,
pour la littérature.

30
Portrait du Père Noël en Docteur Faust :
savoir, pouvoir, innocence et émerveillement
dans Santa Claus de E. E. Cummings.
Carole REBILLON1

En 1946, le poète américain E. E. Cummings rédige une courte pièce de théâtre, Santa
Claus, A Morality, présentée comme une fantaisie de Noël, un divertissement burlesque.
Cummings avait déjà tenté plusieurs fois de créer une œuvre dramatique, mais Santa Claus est
l’une des deux seules tentatives abouties. Il s’agit au demeurant d’une œuvre théâtrale
extrêmement brève, en cinq scènes. Elle comporte peu de personnages : quatre personnages
individualisés, Death (« Mort », personnage masculin2) ; Santa Claus (le Père Noël) ; Child
(l’Enfant) ; Woman (la Femme). Mob (la Foule), composée d’êtres humains non individualisés,
peut de ce fait être considérée comme un cinquième personnage.
Le sous-titre donné par Cummings à sa pièce, « A morality », l’apparente explicitement aux
morality plays, des spectacles allégoriques très populaires au Moyen-Âge et à la Renaissance. Dans
l’une de ses six nonlectures, prononcées à Harvard en 1953, l’auteur désigne Santa Claus par
l’expression « ma petite allégorie en vers blancs »3, et assume cette parenté ainsi que le message qui
s’en dégage. En même temps, il minimise l’importance de cette œuvre et met l’accent sur sa
brièveté, comme une excuse ou comme si son écriture avait été un jeu. Santa Claus ne serait-elle
qu’un accident au milieu de la profusion de poèmes que comporte le corpus cummingsien ? Selon
le biographe de E. E. Cummings, R. D. Kennedy, la place de cette œuvre burlesque serait dans un
théâtre de marionnettes plutôt que sur une « vraie » scène de théâtre4. Or, dès la première scène,
dans le dialogue initial entre Mort et le Père Noël, le caractère burlesque s’efface et laisse place à
un questionnement plus grave mais présenté sur un ton faussement léger : comment l’imaginaire
(incarné par le Père Noël) peut-il survivre et trouver une utilité, dans un monde matérialiste
obnubilé par le savoir au détriment de la compréhension ? La parodie du mythe de Faust sur
laquelle la pièce est basée nous conduit à porter sur elle un autre regard et à nous interroger sur
les enjeux du marché faustien conclu entre Mort et le Père Noël, notamment ceux touchant à la
représentation du savoir et de la science. De plus, en étudiant la manière dont Cummings fait
d’une technologie fictive l’un des ressorts principaux de son intrigue, nous aurons un aperçu de sa
réflexion sur la valeur du discours scientifique compte tenu de sa nécessaire adaptation au public
à qui il est adressé auquel il s’adresse, ainsi que du rapport du poète au savoir et à la technologie.

1 Université Paris III – Sorbonne Nouvelle.


2 Dans la version originale, Death (« Mort »), qui, comme son nom l’indique, personnifie la mort, est un personnage
explicitement masculin. Son genre a une importance dans la suite de l’intrigue. Par conséquent, parler de ce
personnage au féminin serait ici un contresens : c’est pourquoi nous utiliserons des pronoms personnels masculins
pour désigner ce personnage et nous ne mettrons pas d’article devant son nom, comme s’il s’agissait d’un nom
propre – tout en ayant conscience d’aller contre l’usage français, qui veut que « mort » soit un nom commun du genre
féminin.
3 Dans le texte original : “”. Edward Estlin Cummings, I - six nonlectures, Cambridge, Mass., Harvard University Press,

1953, p.103. (Ma traduction).


4 Richard S. Kennedy, Dreams In the Mirror: a biography of E. E. Cummings, New York, Londres, Liveright, 1994, p. 407

à 409.
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

Portrait du Père Noël en Docteur Faust

Ainsi que le note R. S. Kennedy, l’intrigue de Santa Claus, basée sur un marché conclu
entre les deux personnages principaux, est une variation aisément reconnaissable du mythe de
Faust5 : en échange d’un conseil qui lui permettra de résoudre son problème « de distribution »,
Mort impose, plus qu’il ne propose, au Père Noël d’intervertir les masques puis les costumes dans
la scène 3. Il lui offre l’occasion de se sentir autre en devenant pour un moment un
« Scientifique » maître de tous les savoirs, dont la maîtrise permet de manipuler la Foule. Ce qui
apparente le marché entre Mort et le Père Noël à celui passé entre Faust et Mephistopheles dans
Doctor Faustus de Marlowe6 est son enjeu : une forme de pouvoir basé sur l’acquisition d’un savoir,
voire (dans le cas de Doctor Faustus) de la Connaissance ultime et complète des rouages de
l’Univers. Ce marché est passé entre un personnage naïf et un initiateur maléfique, qui exige de
son élève qu’il lui offre son identité en échange. Cependant, des différences de degré notables
interviennent entre les deux marchés faustiens : là où Faust échangeait son âme contre un savoir
présenté comme réel bien qu’ésotérique, donc réservé à une élite et procurant à celui qui le
possède un pouvoir quasi-illimité sur les êtres et les choses, le Père Noël ne donne qu’un masque
en échange de consignes lui permettant de mettre en scène une représentation de la Science sous
la forme d’un simple discours, sans manifestations extraordinaires d’aucune sorte. La parodie est
visible également si on compare la scène dans laquelle Faust fait apparaître devant l’Empereur les
fantômes de personnages antiques7 et celle où le Père Noël, après un long discours adressé à la
Foule, est censé, d’après les répliques, distribuer des actions de la mine de rouages8. En l’absence
de didascalie, rien ne dit qu’il donne véritablement quelque chose, ne serait-ce qu’un bout de
papier, aux individus de la Foule. Dans Santa Claus, le discours bien mis en scène suffira au Père
Noël pour berner une Foule crédule ; au contraire, dans Doctor Faustus l’Empereur et sa suite
demandent et obtiennent de l’apprenti sorcier qu’il fasse la preuve de ses dires et de ses pouvoirs
de nécromancien. Le discours ne leur suffit pas : ils veulent voir.
Dans Doctor Faustus comme dans Santa Claus, la représentation du savoir est partielle :
chez Marlowe, Faust rejette les livres savants, incomplets à ses yeux, et n’en lit que des bribes 9 ;
plus tard, l’initiation effectuée par Mephistopheles sera elle-même incomplète. Tout le discours
de son initiateur consiste en une suite d’affirmations de choses déjà connues du spectateur un peu
instruit de l’époque. Ainsi, dans l’acte 2 scène 3, lorsque Faut est enfin autorisé à interroger
Mephisopheles, il s’empresse de lui poser des questions sur le fonctionnement de l’univers.
Cependant, les réponses qu’il obtient le déçoivent d’autant plus qu’il s’aperçoit qu’il peut les
anticiper :

Faust : Mais ont-ils [les astres] tous un mouvement, à la fois situ et tempore ?
Mephisopheles : Tous se meuvent d’est en ouest en vingt-quatre heures autour des pôles du monde,
mais diffèrent quant à leurs mouvements autour des pôles du zodiaque.
Faust : Ces questions simples, Wagner peut les résoudre.
Mephisopheles n’a-t-il aucun talent plus grand que le sien ?
Qui ne connaît le double mouvement des planètes ?

5 Voir Kennedy, op. cit., p. 407 : “Santa Claus is really two plays entwined together, one using the plot line of the Faust
story, the other the story of lost loved ones reunited.” (« Santa Claus est véritablement constitué de deux pièces
imbriquées : l’une dont l’intrigue est basée sur l’histoire de Faust, l’autre étant l’histoire d’êtres qui se sont aimés, puis
perdus, et qui se trouvent réunis. ») (Ma traduction).
6 Christopher Marlowe, The Tragedy of Doctor Faustus, in Doctor Faustus and Other Plays, Oxford University Press, 1998.

J’ai utilisé comme référence le B-Text, daté de 1616 (p. 186-246).


7 Voir Marlowe, op. cit., p. 220 à 224.
8 Voir Cummings, op. cit., p. 26 à 41. La scène ne contient aucune didascalie, hormis celle du tout début précisant que

le Père Noël porte le masque de Mort.


9 Voir Marlowe, op. cit., p. 188-189.

32
LA « SHADOKOLOGIE »

Que le premier dure une journée pleine,


Et quant au second : trente jours pour Saturne,
Douze jours pour Jupiter, quatre pour Mars, une année pour le soleil, Vénus et Mercure, vingt-
huit jours pour la lune. Ce sont des questions d’étudiants de première année.10

Les autres secrets ésotériques devant demeurer inconnus, rien ne peut filtrer : c’est de la
magie, c’est-à-dire un savoir hermétique, dont les effets ne peuvent être expliqués au grand
nombre. Mephistopheles lui-même l’affirme dans la suite de son échange avec Faust :

Faust : […] Maintenant dis-moi qui a fait le monde.


Mephisopheles : Je ne te dirai pas.
Faust : Scélérat, ne t’ai-je pas lié par serment pour que tu me dises tout ?
Mephisopheles : Oui, tout ce qui n’est pas contraire à notre royaume.11

Rien ne peut donc en être dit sur scène, ce qui exempt l’auteur de plus de précision sur
ces savoirs occultes, sans mettre en péril une certaine forme de vraisemblance – du moins, pour
le spectateur de l’époque. C’est pourquoi la représentation d’un quelconque savoir réel en tant
que tel n’a pas d’intérêt en soi et peut (ou doit) être fragmentaire. Il est permis d’imaginer que,
pour les spectateurs de l’époque de la création du Doctor Faustus, le savoir magique maîtrisé par
Faust n’est ni inexistant ni inconsistant, ni même fictif : il est simplement irreprésentable, d’autant
plus que flotte autour de cette science une odeur de soufre, comme des relents de l’Enfer dans
lequel Faust plongera fatalement.12
Dans la pièce de Cummings, si ce qui est offert par Mort au Père Noël en fait de
« savoir » (“Knowledge”) n’est là encore qu’une fiction pure et simple, ce fait est pleinement assumé
par les personnages eux-mêmes :

Mort. […] Mais rappelez-vous bien : moins une chose existe, plus les gens en veulent.
Le Père Noël. C’est malheureux, je n’arrive pas à trouver une chose qui n’existe pas. Pouvez-vous
m’aider ?
Mort. Pourquoi pas une mine de rouages ?
Le Père Noël. Une mine … de rouages ?
Mort. Bien sûr, voyons : une mine de rouages n’existe pas, n’a jamais existé, et n’existera jamais.13

Cette « science » n’a aucune réalité et ne prétend pas en avoir. Mort peut donc affirmer
(ironiquement) que c’est le mot de « science » lui-même, et uniquement lui, qui est magique, non
pas le savoir qu’il est censé désigner, puisque ce savoir est inexistant : « […] dès que les gens
entendent le mot magique : “Science” […] vous leur vendrez n’importe quoi sauf la
compréhension. » (p. 21).
Prononcer ce mot produit sur l’auditoire des effets que seuls ceux qui maîtrisent le
discours peuvent (éventuellement) comprendre ou en tout cas provoquer, à défaut de les
contrôler par la suite – ce qui est une caractéristique des actions magiques également dans la pièce
de Marlowe. Bien plus, ce mot conférera à lui seul tout pouvoir au discours du Père Noël. Ce
n’est donc pas ici le caractère secret du savoir qui permet à l’auteur d’être exempté d’une
quelconque précision scientifique, mais la vacuité du discours scientifique en tant que tel, lequel
n’est en l’occurrence qu’un moyen de manipulation sciemment utilisé. L’enjeu de la
représentation du savoir ne porte pas sur les effets d’un savoir réel quoique mystérieux sur ceux
qui le maîtrisent ou qui tentent de le faire14. Cummings s’intéresse plutôt à l’effet d’un discours

10 C. Marlowe, op.cit., p. 204. (Ma traduction). Wagner est le valet au service de Faust.
11 Ibid., p. 205. (Ma traduction).
12 À ce sujet, voir l’ouvrage de Mickaël Popelard, La Figure du savant chez Shakespeare et Marlowe – Rêves de puissance et

ruine de l’âme, Paris, PUF, 2010, en particulier le chapitre VI intitulé « Faustus ou la science triviale et illusoire ».
13 E. E. Cummings, op. cit., p. 23-25.
14 Voir à ce sujet le prologue de la pièce de Marlowe, op.cit., p. 187.

33
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

prétendument savant mais vide de sens sur un auditoire non averti. La représentation du savoir
est partielle, en ce qu’elle ne s’intéresse qu’à un aspect, la mise en place et la maîtrise du discours
« savant », sans aucune considération pour le contenu, qui passe au second plan au point d’être
remplacé par l’exposé d’une technologie fictive.

Création de la mine de rouages

La création de la mine de rouages se déroule en trois temps : constatation d’un problème ;


analyse des raisons du problème ; proposition d’une solution à mettre en œuvre.
D’emblée, Mort fait un premier diagnostic en se plaçant sur un plan purement matériel,
voire économique : « Moi aussi, j’ai un problème de distribution, mais c’est le vôtre à rebours […]
C’est que moi, j’ai tant à prendre et personne ne veut donner. » (p. 9). Mort évacue ainsi le côté
sentimental exprimé par le Père Noël dans sa deuxième réplique et exprime son cynisme dès cette
première analyse.
Comme explication du problème posé par le Père Noël, Mort propose un raisonnement
par l’absurde, en commençant par décrire un monde inimaginable du point de vue du Père Noël,
car totalement contraire à celui de l’enfance qu’il symbolise. Ce monde présenté comme
imaginaire est simplement une caricature du monde adulte, celui que ne peut plus imaginer le
Père Noël et que ce dernier ne peut même pas concevoir. Les habitants du monde décrit par
Mort ressemblent d’ailleurs à s’y méprendre aux dépourvus de conscience que Cummings oppose
à lui-même et aux lecteurs qui accueillent son œuvre, dans l’introduction du recueil New Poems,
publié en 193515. Dans ces pages, les “mostpeople”, que l’on pourrait traduire par « laplupartdesgens »,
incarnent tout ce que Cummings rejette, en particulier le matérialisme et le consumérisme,
caractéristiques qu’ils partagent avec la Foule de Santa Claus. Or, la caractéristique du monde
adulte qui regroupe toutes celles énumérées par Mort dans sa première tirade, c’est précisément le
matérialisme, voire le mercantilisme ; rien ne peut se donner, mais – ou parce que – tout se vend.
En d’autres termes, rien n’existe que ce qui peut être perçu, saisi (au sens figuré comme au sens
propre) par le grand nombre. Ce monde obnubilé par la matérialité, foncièrement égoïste, est
selon les mots de Mort « un monstre de négation idiot »16, auquel on ne peut faire le don de la
Compréhension (“Understanding”). La raison invoquée est que la Compréhension est la seule
chose qui ne peut se vendre : il s’agit d’une capacité abstraite, impossible à matérialiser, et qui de
plus implique une démarche personnelle. Or, les habitants du non-monde réel décrit par Mort,
n’ayant pas d’existence propre en tant qu’individus, en sont incapables. S’ils ne sont intéressés
que par l’accumulation de choses « matérielles », la Compréhension (immatérielle) leur échappe
inéluctablement. Ne leur reste que l’accumulation de données, sans le pouvoir de les mettre en
relation : c’est ce que Mort désigne par le terme “Knowledge”, la Connaissance. Ces données
peuvent être matérialisées (quelle que soit la forme prise), puis collectées. La prétendue
matérialisation de la Connaissance ne peut donc se faire que sous la forme de quelque chose qui
sera facilement imaginable, mais qui n’aura d’existence que pour la Foule. En effet, un non-
monde ne peut concevoir que des non-choses, des fantômes, c’est-à-dire des fantasmes, que la
Foule considérera comme presque plus réels qu’elle-même. Ainsi que le déclare Mort à la fin de
sa tirade, le monde de la Foule est « un monde si faux, si frivole, si inexistant qu’auprès de lui un
fantôme est solide »17. L’exclamation du Père Noël à la fin de la scène rejoint cette assertion :
« Une mine de rouages ? Mais c’est parfaitement fantastique ! »18
Autrement dit : c’est extrêmement ingénieux, car Mort paraît avoir saisi toutes les
données du problème pour les réunir dans cette simple solution, et c’est un fantasme au sens
premier du terme, un fantôme, une non-matérialisation. Cela peut être rapproché d’une réplique

15 E. E., Cummings, Complete Poems 1904-1962, G. Firmage éd., Liveright, New York, 1991, p. 461-462.
16 E .E., Cummings, Le Père Noël/Santa Claus, op. cit., p. 12-13.
17 Dans le texte original : “a world so false, so trivial, so unso, phantoms are solid by comparison”, Ibid., p. 12-14.
18 Ibid., p. 14.

34
LA « SHADOKOLOGIE »

de la pièce de Marlowe, adressée par Faust à l’empereur fasciné par les formes humaines que le
savoir ésotérique du mage (en fait, les pouvoirs de Mephistopheles) fait apparaître devant ses
yeux : « Ce ne sont que des ombres, sans substance aucune. »19 Rien de tout cela n’est tangible,
rien n’est réel. Il en sera de même pour les actions dans la mine de rouages : à l’instar de Mort, la
science entendue comme ensemble de connaissances ne peut créer que des simulacres, à l’usage
d’un monde-simulacre. Dans ce cadre, ni Mort ni le Père Noël ne peuvent plus être vraiment ce
qu’ils sont : ils n’ont plus qu’à échanger leurs costumes, ce qui se produira à la fin de la scène 4 20.
Le Père Noël n’a pas d’autre choix que de mentir doublement, c’est-à-dire de travestir son
discours habituel et trahir les valeurs qu’il représente traditionnellement, au bénéfice d’un
discours lui-même mensonger, que Mort lui met pour ainsi dire sur les lèvres en même temps que
son masque.

La mine de rouages et le Père Noël


marchand de savoir : un double simulacre

Si la mine de rouages est une représentation du discours savant ou des productions de la


Science, Mort et le Père Noël sont conscients qu’il s’agit d’un simulacre, même si visiblement, le
Père Noël l’oublie en cours de route. Dans son premier discours, le Père Noël, porté par un
enthousiasme qui n’est peut-être pas feint, ira jusqu’à se réjouir de ce que la Science, grâce à son
infaillibilité, produit une nouvelle sorte d’humains voire de surhumains :

Le Père Noël : Au temps où l’homme n’était que l’homme, et rien d’autre, qu’est-ce que c’était que
l’égalité ? Un mot. Un rêve. Les hommes ne pouvaient être égaux. Pourquoi ? Parce que l’égalité
est l’attribut des surhommes, comme vous, et vous, et vous, et vous. Et donc (surmesdames et
surmessieurs) lorsque l’oreille impartiale de la Science entend vos voix surhumaines qui crient :
« Faites passer ! » la Science, dans Sa toute-puissance, répond : « Qu’il y ait des parts privilégiées
pour tout le monde ! »21

Pour la Foule que le Père Noël rencontre à la scène 2, le certificat de propriété d’une
action à tarif spécial est le signe tangible de l’existence de la mine :

Le Père Noël : [...] Maintenant, écoutez-moi bien : un et un font deux ; alors, que font mines et
rouages ?
La Voix : Ils font mine de rouages.
Le Père Noël : Félicitations ! Vous êtes imbattable !
La Voix : Mais les gens ne tirent pas les rouages de la terre !
Le Père Noël : Les gens ? Bien sûr que non !
La Voix : Qui le fait alors ?
Le Père Noël : Vous ne vous en doutez pas ?
La Voix : La Science ?
Le Père Noël : Bigre, vous êtes un nouvel Einstein ! J’étais bien bête de parier avec vous – voici
votre part privilégiée.
La Voix : Voici vos cinq cents billets.22

Comme l’écrit Baudrillard, affirmation que peut s’appliquer au texte analysé « Il s’agit
d’une substitution au réel des signes du réel […]. »23 Le signe proposé est perceptible, puisque la
feuille de papier peut être saisie : l’objet et les signes qu’il est censé porter sont une preuve
d’existence. Remarquons au passage que nulle didascalie ne précise que le Père Noël a

19 “These are but shadows, not substantial”. C. Marlowe, op.cit., p. 223. (Ma traduction).
20 E. E. Cummings, Le Père Noël/Santa Claus, op. cit., p. 66-67.
21 Ibid., p. 37 à 41.
22 Ibid., p. 33-35.
23 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 11.

35
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

effectivement ces certificats dans la main : le geste peut suffire, l’interprétation du metteur en
scène reste libre sur ce point. Un Père Noël les mains vides (image qui contraste avec sa
représentation traditionnelle) renforcerait l’effet et mettrait en valeur la naïveté de la Foule, dont
le raisonnement peut être ainsi résumé : le Père Noël se présente comme un Scientifique (« Je suis
l’homme de Science ! », p. 27), et sa parole ne saurait être mise en doute, en vertu d’un préjugé
ainsi exprimé, avec beaucoup d’ironie, par Socrate, dans Théétète, ou de la Science : « Il est
improbable, en vérité, que radote un savant homme ! »24
Puisque le Père Noël, savant homme s’il en fut, accomplit le geste de tendre le certificat,
alors ce dernier existe matériellement et ce qui y est inscrit est digne de foi. Ce geste prouve dans
le même temps l’existence des actions dans la mine de rouages, celle de la mine de rouages elle-
même, et enfin du savoir et de la technologie qui rendent possible l’extraction des rouages. La
Foule prend pour preuve d’existence du savoir ce qui n’est qu’un signe sans valeur si sa
signification n’est pas vérifiée : c’est l’exact contraire d’un raisonnement scientifique valable. C’est
vraiment confondre existence du signe (existence virtuelle, qui plus est, si on peut se permettre
un oxymore) et réalité de l’objet signifié. Mais peut-il en être autrement dans un monde qui n’est
lui-même qu’un simulacre, habité par des humains qui n’ont d’humain que le nom, semble
demander Cummings.
Ce simulacre de connaissance est visiblement une science véritable pour la Foule, suivant
en cela l’avis de Théétète, le jeune et naïf interlocuteur de Socrate :

Socrate [s’adressant à Théétète] : Bien plutôt, explique-toi bien et vaillamment : à ton avis, qu’est-ce
que la connaissance ? […]
Théétète : Eh bien ! mon avis est que ce sont des connaissances, les choses qu’on apprendra de
Théodore : la géométrie aussi bien que les connaissances que tu passais tout à l’heure en revue, et
encore, d’un autre côté, que la cordonnerie et les autres arts des gens de métier, tous ensemble
aussi bien que chacun d’eux à part, ne sont pas autre chose qu’une connaissance.25

À quoi Socrate répond en substance que Théétète présente, en lieu et place de la


Connaissance, divers savoirs et compétences techniques qui ne peuvent prétendre représenter le
savoir dans sa globalité. À ce compte, on peut noter que le Père Noël, lui aussi, présente comme
Science totale ce qui n’en serait qu’une partie, un simple savoir technique si la mine de rouages
existait. Le simulacre est donc double, et la tromperie aussi. Cependant, pour la Foule, la méprise
va encore plus loin : non seulement les actions dans la mine de rouages représentent confusément
le savoir technique en tant que tel, voire le savoir, mais à vrai dire, celui-ci n’est qu’une
abstraction lointaine, à laquelle le Père Noël prête ses traits quoique son visage soit couvert par
un masque de Mort. C’est donc le Père Noël qui est désigné par la Foule sous le vocable de
« Science ». L’identification entre le personnage et ce qu’il représente se manifeste dès la scène 2,
lorsque la Foule acclame le Père Noël. Cela devient encore plus explicite dans la scène 4 : la
Foule, persuadée de la véracité d’une rumeur concernant un accident dans la mine qui fait perdre
toute la prétendue valeur des actions distribuées par le Père Noël, vilipende et menace de
lynchage celui qu’elle portait aux nues deux scènes auparavant :

Père Noël : Mais qui pensez-vous que je suis ?


Une autre [voix] : Penser ? Nous ne pensons pas : nous savons ! Vous êtes la Science !
Père Noël : La Science ?
Une voix : La Science – l’escroc qui nous a vendu des parts d’une mine de rouages !

24 Platon, Œuvres complètes, vol.2, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. 98.


25 Ibid., p. 89.

36
LA « SHADOKOLOGIE »

Une autre voix : La Science – le monstre qui enterre les gens vivants ! […]
Plusieurs voix : Nous, on dit que vous êtes La Science ! À bas La Science !26

La même méprise est observée dans la cinquième et dernière scène de la pièce lorsque la
Foule exhibe le cadavre de Mort qu’elle vient de lyncher. En effet, la Foule ayant pris Mort pour
le Père Noël du fait de l’échange de costumes entre les deux personnages principaux à la fin de
l’avant-dernière scène, c’est Mort qui fait les frais de la colère du groupe. La Foule défile donc sur
scène tout en criant « L’Homme de Science est mort ! »27. La version originale (“Science is dead.”) a
beaucoup plus de force, puisqu’on peut la comprendre à la fois comme « L’Homme de Science
est mort » (traduction retenue par M. Grossman) et « La Science est morte » : le savoir meurt en
même temps que celui qui le représente. Cette identification du personnage à ce qu’il est censé
offrir démontre une fois de plus l’infantilisme de la foule, l’absence de réflexion individuelle, donc
l’absence totale de compréhension, ce qui corrobore les affirmations de Mort à son sujet dans la
première scène. L’exigence de la Foule qui confine au caprice, sa naïveté, ses volte-faces, tout cela
contribue à rendre plus perceptible le caractère infantile du comportement de ce groupe humain.
Le discours du Père Noël, dicté par Mort, se conforme donc au niveau d’exigence de la Foule sur
le plan intellectuel, niveau auquel Mort avait préparé le spectateur au début de la pièce.
Cette naïveté conduit la Foule à la révolte et à la scène de lynchage déjà évoquée (scène
4) : les individus, littéralement écrasés par le simulacre, ne cherchent cependant pas à le détruire,
inconscients qu’ils sont du caractère fictif, au fond, de ce qu’ils viennent de vivre. Leur
ressentiment ne pouvant apparemment s’exprimer que dans l’instant, ils s’en prennent au premier
venu qui ressemble au responsable de leurs malheurs fictifs. Ironiquement, l’erreur de la Foule est
salutaire, en ce qu’elle la conduit à supprimer le manipulateur à l’origine du simulacre. Rien ne dit
que le simulacre lui-même soit détruit dans la tête des gens : au contraire, c’est leur conviction de
l’existence réelle du simulacre qui les a poussés au meurtre. La Science est morte, soit, mais qu’en
est-il des mines de rouages ? Continuent-elles à tourner dans leurs têtes ? Cela n’est plus le
problème du dramaturge qui préfère se concentrer sur le Père Noël et son humanité pleine et
entière enfin recouvrée.

Une science inhumaine : l’inquiétude d’un poète.

Si la Foule ignorante, naïve et cupide, est facilement manipulable, ce qui met l’accent sur
la piètre image que Cummings se fait d’une humanité uniquement obsédée par le progrès
technologique et par ses apports mais aucunement préoccupée de sa place ou de son rôle dans un
monde qu’elle ne peut comprendre, l’image de la mine de rouages montre à quel point le discours
scientifique paraît vide de sens à l’auteur. Aussi, avant de conclure, allons-nous revenir
brièvement sur les deux discours adressés par le Père Noël à la Foule, qui dressent deux portraits
antagonistes de la Science.
Dans le premier discours (scène 2) la Science infaillible paraît inhumaine, en ce sens
qu’étant présentée comme infaillible, elle échappe au fameux proverbe « l’erreur est humaine », et
entraînera dans son sillage l’humanité elle-même. Celle-ci deviendra à son tour, grâce à la Science,
inhumaine, ou plutôt surhumaine, car elle s’affranchira des contingences et de l’erreur.
Ironiquement, le Père Noël s’adresse en ces termes à une Foule dont Mort avait fait auparavant
un portrait peu flatteur : la Foule était déjà inhumaine, mais pas pour les mêmes raisons. C’étaient
sa cupidité et son matérialisme qui faisaient d’elle un monstre d’inhumanité. Dans son deuxième
discours, à la scène 3 le Père Noël a perdu sa naïveté : il a compris que la Science n’était qu’un
simulacre. La démonstration est faite par l’absurde puisque le Père Noël doit démontrer sa propre
inexistence :

26 E. E. Cummings, Le Père Noël/ Santa Claus, op. cit., p. 53.


27 Ibid., p.81.

37
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

Le Père Noël : Silence !


(À l’enfant)
N’aie pas peur : qui suis-je ?
L’Enfant : Tu es le Père Noël.
Des Voix.... Le Père Noël ?
Chœur : Ha ha ha ha ! Le Père Noël n’existe pas !
Le Père Noël : Alors, m’sieu-dames, je n’existe pas. Et puisque je n’existe pas, je ne suis pas
coupable. Et puisque je ne suis pas coupable, je suis innocent. - Au revoir !
Et la prochaine fois, regardez-y à deux fois.28

Ce faisant, il montre par conséquent à la Foule que l’erreur existe, alors qu’il avait affirmé
dans la scène 2 que la Science permettait à l’humanité d’échapper à ses limites, donc à l’erreur 29.
Cela prouve par contrecoup l’inexistence de la Science comme savoir qu’on ne peut révoquer en
doute. Le discours scientifique en ressort vidé de toute substance, devenu presque absurde, lui
aussi. Ceux qui l’utilisent sont soupçonnés de ne le faire que dans le but inavoué de manipuler les
foules et de gagner à leur cause les véritables êtres humains. Le Père Noël, s’il se rapproche par
certains aspects du personnage de Faust, au contraire de son « modèle » réussit à échapper à une
forme de damnation en dénonçant son contrat, et il le fait paradoxalement sur les conseils de
Mort qui le lui avait mis en main. Ce faisant, il s’éloigne irrémédiablement du monde « inhumain »
incarné par la Foule, et il (re)devient véritablement humain. Après cette scène, le Père Noël
retrouvera en effet la Femme et l’Enfant qu’il avait perdus, ainsi que la capacité à exprimer ses
sentiments véritables. À ce titre, le contraste entre ses discours qui parodient le langage
commercial dans les scènes avec la Foule et ses répliques de la quatrième scène lors de son
dialogue avec l’Enfant, est très significatif de ce changement.30 Non seulement le Père Noël
retrouve son vrai visage et les êtres qui lui étaient chers, mais il recouvre la possibilité de ressentir,
de reconnaître ses erreurs, de donner, purement et simplement, ce qui était son vœu exprimé au
tout début de la pièce.
La désillusion du Père Noël vient à la fois de la prise de conscience du vide de son
discours, et de sa dangerosité. Quel crédit accorder à ce discours matérialisé par la mine de
rouages, avec toute la vacuité que cette image porte en elle, et qui se présente comme
scientifique ? L’angoisse du Père Noël fait écho à une inquiétude de l’auteur, à son rejet d’un
discours scientifique pour lui vide de sens, et qui ferait de l’humanité un monstre servile. Il faut se
rappeler que la pièce est parue en 1946. Cummings, qui n’a pas participé à la seconde guerre
mondiale, a exprimé dans certains poèmes son dégoût face à une technologie qui s’est donné
pour but la destruction du genre humain, en se mettant entre autres au service de l’armée31. Selon
lui, dans son introduction au recueil New Poems de 1935, la science rend l’humanité passive, et l’un
de ses buts, sinon le seul, est de vendre du progrès sous forme d’objets toujours plus
sophistiqués, ce qui, souligne-t-il, empêche les hommes d’accéder à la vraie vie, à la vraie
connaissance de ce qu’ils sont :

La vie, pour laplupartdesgens, n’existe simplement pas. Prenez le soidisant niveaudevie. Que veut
dire laplupartdesgens par « vie » ? Ils ne veulent pas dire « vie ». Ils veulent dire l’approximation
collective la plus récente et la plus proche de la passivité prénatale solitaire que la science, dans sa
sagesse finie mais sans limites, a réussi à vendre à leurs épouses.32

28 Ibid., p. 59-91.
29 Voir Ibid., p. 37-41.
30 Voir Ibid., p. 68-75.
31 C’est le cas en particulier dans le poème “plato told him”, qui porte une allusion claire à la politique américaine en

matière d’armement à cette période. Voir E. E. Cummings, Complete Poems 1904-1962, op. cit., p. 553.
32 Texte original : “Life, for mostpeople, simply isn’t. Take the socalled standardofliving. What do mostpeople mean

by “living” ? They don’t mean living. They mean the latest and closest plural approximation to singulair prenatal
passivity which science,in its finite but unbounded wisdom,has succeeded in selling their wives.” Ibid., p. 461. (Ma

38
LA « SHADOKOLOGIE »

De la même façon, l’un des buts du Père Noël, en faisant sien un discours pseudo-
scientifique, sera de vendre des choses inutiles à une Foule que son matérialisme prive de la
Compréhension véritable à laquelle elle ne peut accéder. Cette vision extrêmement méfiante et
pessimiste, ce parti pris dont Santa Claus se fait l’écho, sont cependant tempérés par la
rédemption du Père Noël et le meurtre du premier émetteur du discours cynique qui présente la
science comme un simulacre. À la fin, Mort, incarnant sur scène le côté satirique du Poète,
s’efface devant son côté lyrique (le Père Noël) : une connaissance véritable, c’est-à-dire alliée à la
compréhension, est peut-être possible, à condition de rejeter toute finalité matérialiste.
Si Cummings critique de façon acerbe le discours scientifique, il se fait peut-être malgré
lui l’écho d’interrogations qui sont exprimées, à la même époque, par des scientifiques éminents,
sur le but de la science et également sur ce qui peut ou doit être partagé avec le plus grand
nombre. C’est ainsi que le physicien Erwin Schrödinger, en 1950, constate et regrette le
malentendu entre le grand public et les scientifiques, non seulement sur les buts véritables de la
science (et pour ce qui le concernait plus particulièrement, la science physique), mais aussi sur la
méprise qui s’ensuit et qui entretient le malentendu :

Beaucoup s’imaginent – dans leur complète ignorance de ce qu’est réellement la science – qu’elle a
pour tâche principale la mission auxiliaire d’inventer, ou d’aider à inventer, de nouvelles machines
qui amélioreront nos conditions de vie. […] Si des personnes qui ont cette perspective décident de
la formation à donner à nos enfants, le résultat doit être nécessairement celui que je viens de
décrire.
Il y a, bien entendu, des raisons historiques qui expliquent pourquoi cette attitude prévaut encore à
l’heure actuelle. L’impact de la science sur le fonds idéal de la vie a toujours été très grand, excepté
peut-être pendant le Moyen Âge, lorsque la science n’existait pratiquement pas en Europe. Mais il
faut reconnaître qu’il y a eu aussi, à une époque plus récente, un phénomène d’obnubilation qui a
pu facilement donner le change et faire sous-estimer la tâche idéale de la science. […] Le fabuleux
développement matériel a conduit à une perspective matérialiste, soi-disant appuyée sur les
nouvelles découvertes scientifiques. […]33

En contrepoint à cette réflexion de Schrödinger sur la nécessité de la vulgarisation et la


difficulté découlant des préjugés sur les buts de la science, remarquons que dans la pièce de
Cummings, Mort n’envisage de donner à la Foule, en matière de discours pseudo-scientifique,
que ce qu’elle sait déjà ou ce qu’elle veut entendre. Le portrait de la Foule est à charge : elle est
manipulée parce qu’elle le veut bien, et il n’est pas sûr que son ignorance soit une excuse. C’est
l’émetteur du discours qui a adapté ce dernier aux exigences de la Foule, et non la Foule qui aurait
fait l’effort d’adaptation inverse. Cela conduit à un questionnement qui, peut-être, dépasse celui
de l’auteur dans le cadre de cette œuvre, mais que le statut de “morality play” de la pièce amène à se
poser : celui du rôle des récepteurs dans l’élaboration du discours scientifique transmis au grand
public – questionnement abordé par Schrödinger dans le passage cité plus haut. Du fait du
caractère allégorique de la pièce, et de l’effort interprétatif qui lui est par conséquent demandé, le
spectateur ou le lecteur ne peut que se sentir dans la quasi-obligation de choisir (si possible) entre
les trois postures incarnées respectivement par Mort, la Foule et le Père Noël : lucidité qui
confine au cynisme, matérialisme, ou émerveillement.
À travers la rédemption du Père Noël, Faust burlesque passant de la naïveté à une lucidité
que n’amoindrit pas l’émerveillement, Cummings réaffirme un point de vue déjà exprimé dans de
nombreux poèmes : celui du primat de l’imagination, de l’émerveillement et du sentiment sur un
savoir uniquement raisonné, qui serait coupé de tout ressenti, de toute intuition. Dans cette pièce
ouvertement satirique, les masques et la comédie cachent difficilement l’inquiétude profonde du

tradution. J’ai tenté de respecter dans la traduction les particularités orthographiques et grammaticales présentes dans
le texte original.)
33 Erwin Schrödinger, Physique quantique et représentation du monde, trad. J. Ladrière, Paris, Seuil, 1992, p. 29-31.

39
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

poète devant des savoirs et des technologies qu’il ne peut maîtriser, symboles pour lui de pouvoir
et d’aliénation.

40
La « shadokologie »
dans la première et la deuxième série des Shadoks
JESSICA KOHN1

Créé par Jacques Rouxel, le dessin-animé des Shadoks inscrit l’imaginaire français de la fin
des années 1960 dans un contexte technologique et artistique résolument moderne. Cette histoire
contée à l’écran par Claude Piéplu prend en effet pour support la télévision, un objet encore
relativement neuf et qui commence tout juste à s’imposer comme un élément indispensable des
foyers français : en 1968, 63,5% des Français en possèdent une. La série est, en outre, produite
par le Service de la Recherche, organisme créé en 1960 par Pierre Schaeffer ayant pour but de
mener une recherche fondamentale sur l’image et le rapport à la communication de masse, et qui
s’est notamment spécialisé dans le cinéma d’animation. Enfin, elle a d’abord été conçue comme
un exercice d’animation au service d’une machine-prototype, « l’animographe », permettant de
simplifier la création des dessins-animés. Les Shadoks, depuis leur conception théorique et
pratique jusqu’à leur diffusion dans les foyers français, s’appuient donc sur les progrès
scientifiques et techniques de la fin des années 1960. De février à avril 1969, la première série est
d’ailleurs rediffusée sur la deuxième chaîne, dont la particularité est de proposer, depuis 1967, une
image en couleurs. J’étudierai ici les deux premières séries qui, outre leur rediffusion mentionnée
ci-dessus, sont présentées en avril, mai, septembre et octobre 1968 et de juin à juillet 1970, sur la
première chaîne et en noir et blanc, à l’heure d’écoute maximale, c’est-à-dire pendant la minute
qui suit les informations télévisées de 19h30. En raison de leur horaire et de leur nouveauté, les
deux premières séries ont souvent été vécues par les téléspectateurs français comme une sorte
d’attentat culturel.
La forme de la série, comme les sujets que celle-ci aborde, font écho à cet arrière-plan
moderne et technologique. L’effet visuel, tant du point de vue des formes que des couleurs, est
très clairement hérité de l’avant-garde représentée par l’école de l’abstraction viennoise et
parisienne, et plus spécifiquement par Klee, Kandinsky et Miro. Si cet héritage n’est pas
revendiqué nommément par Jacques Rouxel, c’est parce qu’il s’inscrit dans la lignée d’un cinéma
d’animation qui s’oppose après-guerre au style anthropomorphique et sphérique de Walt Disney2.
À ce propos, Rouxel, à la suite de pionniers comme Stephen Bosustow et Piotr Kamler, a
également privilégié pour son dessin un style réaliste, aux traits anguleux et aux surfaces plates,
directement inspiré par la ligne du dessinateur du New Yorker, Saul Steinberg, un artiste
roumaino-américain pionnier en son genre3. L’ambiance musicale, quant à elle, est une expérience
totalement inédite menée par Pierre Schaeffer autour de la musique concrète, musique qui se sert,
ou s’inspire, des sons produits par des objets de la vie quotidienne. Ces éléments de la modernité,
issus tant des artistes de l’avant-garde que des pionniers du dessin animé, servent de toile de fond
à un feuilleton dont les sujets sont ancrés dans la société contemporaine et ses avancées
scientifiques, c’est-à-dire, encore plus que dans la culture de masse, dans la culture médiatique. En
utilisant cette dernière expression, nous pouvons mettre l’accent sur ce qui, dans le récit, relève
tout autant de la circulation des discours que de la démultiplication des supports destinés à un
large public, et qui justifie donc que la narration soit aussi interprétée comme une source
historique.4 Dans la série, il est question de navigation marine, de progrès de la médecine et des

1 Paris 3, ED 514 (Études anglophones, germanophones et européennes), laboratoire ICE (Intégration et


coopération dans l’espace européen)
2 « On ne peut pas faire d’animation en 1960 sans avoir englouti, assimilé toutes les fluctuations de l’art moderne,

l’art abstrait, le tachisme, le futurisme et le surréalisme », Robert Benayoun, Le dessin animé après Walt Disney, Paris,
Jean-Jacques Pauvert, 1961, p. 7.
3 On appelle communément le style de Walt Disney le « O-Style », et celui de l’école de Bosustow, inspiré du trait de

Saul Steinberg, le « I-Style ».


4 Nous reprenons ici les termes de P. Vallotton, qui explique que la notion de « culture médiatique » est venue

remplacer et désidéologiser celle de « culture de masse » chez les historiens actuels : « Cette expression met l’accent
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

sciences, mais, surtout, de conquête spatiale : c’est un véritable feuilleton cosmique qui est offert
au téléspectateur, fait de fusées, de radars, de satellites, d’espionnage industriel, de course à la
Terre, et même de course à la Lune.
Les épisodes dits de la « course à la Lune » sont écrits en 1969, en pleine guerre froide, et
quelques mois à peine avant les premiers pas de l’homme sur la Lune, le 20 juillet. Cependant,
malgré ces ressemblances avec les actualités, la plupart des épisodes mettent en scène une
cosmologie, une biologie et des technologies abracadabrantes, qui parodient leurs équivalents
humains. À ce titre, la question du genre de la série fait très vite surface, et il est tentant de parler
soit de science-fiction, soit de futurisme, quoique toujours sur le mode parodique. La référence au
futurisme est problématique, tant il est exagéré de relier la création de Rouxel à l’école italienne
du début du XXe siècle. Si nous nous donnons malgré tout la liberté de parler à certains moments
de conte « futuriste », c’est en reprenant le vocabulaire des téléspectateurs et des commentateurs
de l’époque, qui semblent s’attacher à définir ainsi « l’attitude de celui qui se tourne vers
l’avenir »5 : pour les acteurs d’alors, le feuilleton est perçu comme s’inscrivant résolument dans
une sorte de futur qui, à défaut d’être crédible, est du moins potentiel. C’est alors que le terme de
science-fiction se révèle indispensable, sinon comme outil de définition exacte du genre de la
série, du moins comme adjuvant dans cette entreprise. De fait, l’univers technologique développé
à partir d’un référentiel ordinaire confronte le spectateur à des « situations et des événements
appartenant à un avenir plus ou moins proche et à un univers imaginé en exploitant ou en
extrapolant les données contemporaines et les développements envisageables des sciences et des
techniques »6. Si la science-fiction n’a pas de définition véritablement fixe7, l’attribution générique
est, ici, primordiale8, à une époque où elle commence à devenir populaire en tant qu’objet
culturel.
Outre cette parodie des savoirs scientifiques pratiques, la série s’attaque aux savoirs
théoriques et mathématiques, en s’inspirant de la ‘Pataphysique, la « science des solutions
imaginaires » créée par Alfred Jarry à la fin du XIXe siècle. L’ensemble ainsi formé, à la fois
pratique, technologique et théorique, pourrait s’appeler « shadokologie », terme par lequel on
désignerait la science qui balaye tous les aspects de la vie des Shadoks, depuis l’univers dans
lequel les personnages évoluent jusqu’à la logique qui guide leurs actions, en incluant, pour finir,
la science développée sur les Shadoks eux-mêmes. Jacques Rouxel cherche en fait moins à
produire des allégories de l’actualité contemporaine qu’à utiliser un système référentiel commun
qui permet de porter le récit auprès des différents publics. Parce qu’il s’appuie de manière presque
permanente sur un substrat scientifique, il nous renseigne sur une des obsessions de la fin des
années 1960, à une époque où la réalité semble parfois rejoindre la fiction. Cependant, en utilisant
un ressort comique qui s’appuie sur le détournement, et qui traite ainsi chaque science imaginaire
sous le spectre de l’absurde, il pose aussi la question de l’aliénation créée par la croyance aveugle
dans les sciences. C’est peut-être en ce sens que l’on peut comprendre l’abandon de la

sur les nouveaux modes de circulation des discours et des productions culturelles liés à la démultiplication des
supports. », Philipe Valotton, « Culture médiatique », in Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, Paris,
PUF, 2010, p. 219.
5 « Futurisme », Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/tlf.htm (consulté le 1er octobre2014).
6 « Science-fiction », Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/tlf.htm (consulté le 1er octobre

2014).
7 « La science-fiction n’est pas une chose unique. C’est plutôt toute une somme de choses – une installation dans le

futur, une machine merveilleuse, une société idéale, une créature extraterrestre, un voyage dans le temps, un voyage
interstellaire, une perspective satirique, une approche particulière du contenu narratif, et tout ce que nous
recherchons quand nous recherchons de la science-fiction, ici avec évidence, ailleurs plus subtilement – choses qui
sont tressées ensemble en une variété infinie de combinaisons. » Kincaid Paul, « On the Origins of Genre »,
Extrapolation, n° 44, hiver 2003, p. 409-419, cité dans John Rieder, « On Defining SF, or Not: Genre Theory, SF, and
History », in Science Fiction Studies, vol. 37, n° 116, Novembre 2010, p. 191-209, traduit par Irène
Langlet http://resf.revues.org/489?lang=en (consulté le 30 janvier 2015).
8 John Rieder, « On Defining SF, or Not : Genre Theory, SF, and History », in Science Fiction Studies, vol. 37, n° 116,

novembre 2010, p. 191-209

42
LA « SHADOKOLOGIE »

transmission du savoir à deux figures tutélaires, le professeur Shadoko et le Devin Plombier, dont
l’autorité ne paraît guère fondée rationnellement. Les sciences imaginaires sont ici tout autant au
service du jeu et de l’imagination que d’un questionnement sur le bien-fondé de l’autorité
scientifique, toujours valables une fois l’écran éteint.

Une genèse « futuriste » : les lois scientifiques d’un monde imaginaire

Les Shadoks sont avant tout une œuvre d’imagination farfelue, œuvre que l’on pourrait
qualifier de genèse « futuriste », au sens où nous l’entendions en introduction. Chaque invention,
aussi loufoque soit-elle, obéit cependant à des lois scientifiques, qui donnent lieu à des exposés en
voix-off de la part du narrateur, dont l’érudition est contrebalancée par un vocabulaire simple
imitant le niveau de langage enfantin, comme on le constate dès le premier épisode :

C’était il y a très, très, très longtemps. En ce temps-là, il y avait le ciel. À droite du ciel, il y avait la
planète Gibi. Elle était complètement plate, et elle penchait, soit d’un côté, soit de l’autre. À
gauche du ciel, il y avait la planète Shadok. Elle n’avait pas de forme spéciale, ou plutôt elle
changeait de forme. Au milieu du ciel, il y avait la Terre, qui était ronde et qui bougeait. La Terre,
où il n’y avait apparemment rien. Sur la planète Gibi il y avait des animaux qui s’appelaient des
Gibis. Voici un Gibi vu de près. En voici un autre. Quand il y avait trop de Gibi d’un côté, la planète
penchait, les Gibis glissaient, il y en avait qui tombaient. C’était très gênant, surtout pour les Gibis.
Sur la planète Shadok, il y avait des Shadoks de deux sortes. Des Shadoks avec des pieds en bas
qui vivaient au-dessus de la planète, et des Shadoks, avec des pieds en haut, qui vivaient de l’autre
côté, et qui servaient à soutenir la planète par en dessous. Comme la planète changeait de forme il y avait
des Shadoks qui tombaient, c’était très gênant, surtout pour les Shadoks. Les Shadoks et les Gibus
en eurent donc assez au bout d’un certain temps de vivre sur des planètes qui ne marchaient pas bien,
alors ils décidèrent les uns et les autres d’aller sur la Terre, qui avait l’air de mieux marcher.9

L’histoire des Shadoks a pour toile de fond permanente le cosmos, à la fois objet central
des œuvres de science-fiction et au cœur des préoccupations des années 1960. Si on y retrouve
certains éléments connus – la Terre, la Lune et les fusées qui permettent de s’y rendre – la plupart
sont inventés de toutes pièces. Le voyage jusqu’à la Terre est l’occasion, dans la première série,
d’une découverte des autres planètes du cosmos, toutes aussi improbables que celles des Gibis et
des Shadoks : la planète à eau, par exemple, est composée uniquement d’eau10. La Terre, rejointe
à la fin de la première série, offre elle aussi de pittoresques détails, dont la Lune est un parfait
exemple :

En ce temps-là, en effet, sur la Terre, il y avait la Lune. Mais elle était de bien moindre qualité que
celle de maintenant, ce n’était pas encore un astre, ni même une planète, ce n’était même pas un
satellite de planète. C’était un « machin », un machin qui se promenait à deux ou trois coudées au-
dessus des arbres et des forêts, comme un vulgaire ballon de foire.11

Les particularités biologiques des personnages, Shadoks, Gibis, et Gégène (un insecte
petit mais malfaisant, « maître de la terre et de tous ses éléments »12), obéissent aux mêmes lois
scientifiques improbables : les Gibis tirent leur intelligence de leur chapeau ; les Shadoks, pour se
reproduire, doivent compter jusqu’à quatre. Les objets de la vie quotidienne ne sont pas en reste :
les passoires et les pompes sont constamment détournées tout au long des deux séries, quitte à
devenir un motif graphique de répétition. Parapluies, échelles ou bouteilles subissent le même
traitement, qui détourne l’ordinaire : un épisode s’emploie ainsi à distinguer les échelles qui
montent des échelles qui descendent. Mais c’est peut-être la technologie qui tient la plus grande

9 Série 1, épisode 1. Nous soulignons.


10 Série 1, épisode 44.
11 Série 2, épisode 4.
12 Série 2, épisode 2.

43
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

place dans ce feuilleton cosmique. Des fusées jusqu’au « cosmotobus »13 en passant par les
« graines de radar »14, toutes les références aux progrès scientifiques modernes sont permises. Du
point de vue technologique, ce récit se situe donc en partie dans le futur, parce qu’il extrapole les
progrès en cours, dont sont témoins les téléspectateurs français. Après tout, les Shadoks
marchèrent sur la Lune avant Armstrong et ses coéquipiers – même s’ils le font sans fusée, et
grâce à une échelle. Les commentateurs français ne s’y trompèrent pas, comme le montre le
vocabulaire utilisé par la pré-enquête de l’O.R.T.F. en mai 1968 : le feuilleton, selon celle-ci, plaît
avant tout aux enfants et aux jeunes qui montrent « un engouement pour ce qui est moderne et
nouveau », pour le « côté futuriste de l’histoire et les références à un monde interplanétaire
d’actualité qui les passionne »15. Les adjectifs utilisés ici sont particulièrement éclairants quant à
l’état d’esprit de l’époque en matière de modernité : celle-ci touche au futur, mais est d’ores et
déjà incluse dans une actualité qui fait la part belle aux découvertes de l’astronomie, dont les
bonds en avant sont alors presque perçus comme une échappée dans l’impossible.

Figure 1. La fusée des Gibis, un exemple de technologie moderne

Mais ce récit du futur nous vient également du passé puisque il est très clairement situé
avant notre ère, « il y a très, très, très longtemps ». L’ancrage dans le temps, formulé avec le moins
d’exactitude possible, à la manière d'un conte, permet justement d'en dérouler la temporalité
floue, les péripéties et les personnages-types. Les Gibis, tous identiques, ne sont que l’éternelle
répétition du type de héros parfait, à la fois bon et intelligent. Les Shadoks, puisqu’imparfaits,
présentent au contraire plus de personnalités, mais toujours sous forme de types : le chef Shadok,
cruel et autoritaire, le professeur Shadoko, fou et génial, et le Devin Plombier, sorte de sorcier du
village. Pourtant, l’atemporalité du conte est loin d’être respectée : le passé du récit précède
explicitement le temps des téléspectateurs, (à l’instar de la Lune qui, « en ce temps-là était de bien
moindre qualité que celle de maintenant ») et permet parfois d’expliciter le monde actuel, comme
les lampadaires, les feux rouges, et tous ces objets qui « tombent en panne ou font du mal par
vengeance », qui ne sont que des Shadoks prisonniers des Gibis, transformés en objets ménagers
et ensuite oubliés sur la Terre16.
Pour permettre d’appréhender ce monde qui ne se situe explicitement dans aucune
temporalité et dans aucun univers précis, le récit est entrecoupé d’épisodes « pauses », faits
d’exposés scientifiques censés en justifier les bizarreries, expliquant par exemple comment les

13 Série 2, épisode 39.


14 Série 2, épisode 15.
15 INA, fonds Jacques Durand, versement 2006, fonds O.R.T.F. opinions 1968-1971, service des études des marchés

sur Les Shadoks.


16 Saison 2, épisode 26.

44
LA « SHADOKOLOGIE »

Shadoks respirent, ou de quelle manière les Gibis se font des costumes17. On peut voir certains de
ces procédés explicatifs à l’œuvre dans le premier épisode de la première saison, cité ci-dessus : le
narrateur nous montre deux Gibis « vus de près », et le dessin privilégie le gros plan. Puis, quand
il s’agit de présenter les deux sortes de Shadoks qui cohabitent, les images se superposent à la
façon de diapositives. Grâce à ces techniques filmiques et discursives, le téléspectateur est
désormais à même de comprendre comment fonctionne le nouveau monde auquel il est
confronté, composé notamment de deux planètes habitées, mais bancales. Le niveau de
vocabulaire explicatif, cependant, à l’instar du dessin, est simplifié et enfantin : les planètes ne
« marchent pas bien », par exemple : la parodie de la scientificité du récit se retrouve à tous les
niveaux, du détournement des objets connus des téléspectateurs à l’utilisation d’un langage et
d’un dessin qui invoquent les codes de l’exposé scientifique sans les respecter jusqu’au bout. De
manière plus générale, Jacques Rouxel aime jouer avec la langue, surtout la langue scientifique qui
lui laisse un large éventail de possibilités, notamment à travers l’invention de nombreux
néologismes. Ainsi, le carburant qu’utilisent les Gibis pour leur fusée s’appelle-t-il le « Cosmogol
999 »18. Ce nom est riche de significations : son suffixe en [ol], tout comme l’ajout d’un nombre
élevé, sont des procédés courants de désignation du gaz. Tout en étant inventée, cette appellation
s’inscrit donc sans mal dans l’univers technologique de la fin des années soixante. À la longue, le
feuilleton finit par développer son propre univers scientifico-linguistique, de sorte que certains
ressorts métadiégétiques se mettent en place, créant du comique de répétition verbale : après la
« shadokaravelle » dans la première série, ce sont les « shadoknautes » qui sont introduits à l’écran
dans la série suivante19.

Figure 2. La pratique parodiée de l’exposé scientifique : une fusée enfantine

Ainsi se construit un monde improbable, pour trois raisons : d’abord parce qu’on y trouve
des planètes, personnages et objets, non seulement inventés, mais également invraisemblables ; de
plus, les lois de la physique sont sans cesse déjouées, à commencer par la loi de la gravitation20 ;
enfin, le dessin lui-même déforme les référents connus du téléspectateur, proposant par exemple

17 Respectivement série 2, épisodes 13-16 et série 1, épisode 7.


18 Série 1, épisode 3.
19 Respectivement série 1, épisode 17 et série 2, épisode 15.
20 Série 1, épisode 1. Les Shadoks du bas ont les pieds tournés vers le ciel afin de soutenir leur planète par en bas

pour éviter qu’elle ne tombe.

45
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

une Lune rouge et non jaune. À travers le langage même utilisé pour décrire ce monde incongru,
le récit déstabilise sans cesse les connaissances du téléspectateur, tout en se présentant comme en
lien avec le monde actuel. Improbable, loufoque, et se référant pourtant à un monde existant :
c’est peut-être de cette proximité entre deux forces contraires que naît la logique de l’absurde.
L’absurdité du monde induit la narration et ses péripéties : si les Gibis et les Shadoks doivent aller
sur la Terre, c’est parce que leurs planètes « ne marchent pas bien »21. Inversement, il existe une
montagne où l’atmosphère descend assez bas pour permettre aux Shadoks de partir dans
l’espace22. Nous avons donc affaire à un monde malléable, maléfique ou bénéfique selon les exigences
des péripéties. En d’autres termes, le monde et ses lois sont créés en fonction des besoins de
l’histoire, et au fur et à mesure de la narration. Mais ils servent aussi les besoins du registre lui-
même, plus important peut-être que la question du genre et du type de texte auquel nous avons
affaire (conte ou science-fiction), et qui confine ici à l’absurde et au parodique.

Mathématiques de l’absurde

Si les personnages du feuilleton peuvent évoluer dans ce monde absurde, c’est parce qu’ils
font eux-mêmes preuve d’une logique qui convient à leur environnement. C’est surtout vrai pour
les Shadoks, jamais à court d’idées farfelues23, et dont les actions se résument à cette maxime : Ce
n’est qu’en essayant continuellement qu’on finit par réussir. Ou en d’autres termes, plus ça rate,
plus il y a de chance que ça marche. »24 En effet, les Shadoks sont des personnages très rationnels,
menant toujours leurs raisonnements jusqu’au bout. Mais, soit que le postulat de départ soit faux,
soit que le raisonnement lui-même se grippe, la conclusion est toujours absurde, à l’instar de celle
tout juste citée. Absurde ne veut pas dire, ici, erroné. Une conclusion erronée, en effet, pourrait
être possible. Une conclusion absurde, au contraire, défie entièrement les lois de la logique. Dans
le premier cas, le téléspectateur pourrait être pris au piège ; dans le second cas, au contraire, il sait
pertinemment que la proposition n’a pas de sens. Si les théorèmes et maximes énoncés sont le
plus souvent ponctués par la phrase « et réciproquement », c’est bien parce que l’on peut les
retourner sans craindre de les contredire.
Les maximes reviennent régulièrement dans le feuilleton, et servent à ponctuer ou à
justifier les actions des personnages. Elles correspondent à deux traditions : la sentence
traditionnelle d’une part, et le théorème mathématique de l’autre. Il s’agit donc d’un bon point de
départ pour replacer le feuilleton dans une tradition de mouvements littéraires, artistiques et
intellectuels centrée avant tout autour de la ‘Pataphysique, et plus généralement des avant-gardes
du XXe siècle. Créée par Alfred Jarry à la fin du XIXe siècle, la ‘Pataphysique est la science des
solutions imaginaires. Parodiant les raisonnements scientifiques, elle met en avant « le principe de
l’équivalence universelle et de la conversion des contraires »25, un principe qui est à rapprocher du
fameux « et réciproquement » cité plus haut. Son personnage le plus connu est Ubu-Roi, qui
envoie à la trappe ses ennemis, tout comme le chef Shadok les envoie au « Goulp ». La
‘Pataphysique touche de nombreux artistes de la seconde moitié du XXe siècle qui intègrent son
Collège : Raymond Queneau, Boris Vian, Ionesco, sont tous cités comme source d’inspiration par
Jacques Rouxel. Ce dernier profite également du précédent créé par Jean-Christophe Averty,
également membre du collège, et qui avait monté en 1965 une version d’Ubu Roi pour la
télévision. Grâce à la ‘Pataphysique, science, littérature et logique de l’absurde se trouvent liées.
Ces prémices sont donc également présentes dans les courants surréalistes, chez les dadaïstes et

21 Série 1, épisode 1.
22 Série 2, épisode 50.
23 Pour faire avancer la Shadokaravelle quand il n’y a plus d’eau, il suffit, par exemple, de prendre de l’eau à l’arrière

du bateau et de la rejeter à l’avant.


24 Série 1, épisode 18.
25 Roger Shattuck, Au seuil de la ‘Pataphysique, Collège de ‘Pataphysique, texte doctrinal présenté en 9 langues, 1962,

p. 19.

46
LA « SHADOKOLOGIE »

les oulipiens, qui ont en commun le « refus de prendre les choses au sérieux »26 et l’instauration
d’un dialogue avec les sciences, et particulièrement les mathématiques. Les dadaïstes veulent
éliminer toute logique formelle, particulièrement dans le langage. Ainsi, « le proverbe, le lieu
commun, l’extrait typographique enclenchent une double combinatoire productrice de rêve et de
réalité »27. Tout comme pour les surréalistes, ce rapport à la langue enclenche un véritable travail
sur la maxime. Plus tard, l’OuLiPo renoue à son tour avec le versant mathématique du langage en
maniant des objets verbaux, sans sous-estimer, encore une fois, la place du rire. Au croisement
entre l’OuLiPo et la ‘Pataphysique, Raymond Queneau joue un rôle d’autant plus important que,
en tant que mathématicien, il a également collaboré aux Éléments de mathématiques du collectif
Bourbaki.
Or, Jacques Rouxel, lui-même mathématicien, se place autant dans la lignée des avant-
gardes que de Bourbaki, et il dit d’ailleurs s’être inspiré de la théorie des ensembles du groupe
pour développer sa propre « théorie des ensembles passoiriques »28. En d’autres termes, situé
comme il l’était dans ce contexte scientifique et intellectuel, il ne pouvait qu’être sensible à
l’absurde, digne hériter en quelque sorte de l’effervescence intellectuelle qui l’a précédé :

On appelle passoire tout instrument dans lequel on peut définir trois sous-ensembles : l’intérieur,
l’extérieur, et les trous. L’intérieur est généralement placé au-dessus de l’extérieur, et se compose le
plus souvent de nouilles et d’eau. Les trous ne sont pas importants. En effet, une expérience simple
permet de se rendre compte que l’on ne change pas notablement les qualités de l’instrument en
réduisant de moitié le nombre de trous, puis en réduisant cette moitié de moitié, etc, etc. Et à la
limite jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de trous du tout. D’où théorème, la notion de passoire est indépendante de
la notion de trou, et réciproquement.29

L’extrait ci-dessus est révélateur de la manière dont la science est traitée dans le feuilleton,
agrémentée d’une logique de l’absurde qui fait feu de tout bois, se délectant du langage et
s’appliquant aux éléments de la vie quotidienne (ici, les passoires, et plus loin les casseroles, et les
autobus). Contrairement à la théorie initiale de Bourbaki, les sous-ensembles choisis dans
l’épisode ne peuvent pas être décrits comme tels car ils n’ont pas d’existence propre hors de
l’objet qu’ils forment. Plus exactement, ces sous-ensembles ainsi isolés et privés de raison d’être
permettent de nier par l’absurde le postulat initial, soit l’idée qu’on ne change pas notablement les
qualités de l’instrument en réduisant le nombre de trous. Dans le même temps, cette extrême
formalisation du langage vient ici reprendre les reproches souvent faits à la théorie des ensembles,
considérée comme inutilement verbeuse pour des applications simples. Ce genre de
démonstration, non seulement par l’absurde, mais de l’absurde est ensuite repris dans le cours de
géométrie, qui parodie les axiomes euclidiens, en partant de postulats tels que « le point est la plus
courte distance possible entre deux lignes »30. Les Shadoks sont en fait contemporains de la
réforme dite des « maths modernes », qui cherchait, en s’inspirant de Bourbaki, à réduire le poids
des héritages culturels en formalisant au maximum l’enseignement secondaire. C’est donc là que
Jacques Rouxel trouve également son inspiration pour sa propre « réforme des mathématiques » :

Le calcul a toujours donné beaucoup de fil à retordre aux Shadoks. En effet n’ayant que quatre
cases il ne pouvait pas compter plus que quatre. Mais le professeur Shadoko avait réformé tout
ça :
Quand il n’y a pas de Shadok, on dit GA, et on écrit ;
Quand il y a un Shadok de plus, on dit BU, et on écrit ;
Quand il y a encore un Shadok de plus, on dit ZO, et on écrit ;
Et quand il y en a encore un autre, on dit MEU, et on écrit.

26 Henri Behar et Michel Carassou, Dada, histoire d’une subversion, Paris, Fayard, 1990, p. 137.
27 Ibid, p. 72.
28 Jacques Rouxel, INA, Tous les Mickeys du monde, France Inter, 18 août 2007.
29 Série 2, épisode 6.
30 Série 2, épisode 44.

47
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

Si je mets un Shadok en plus, évidemment, je n’ai plus assez de mots pour les compter... Alors
c’est très simple : on les jette dans une poubelle, et je dis que j’ai BU poubelle. Et pour ne pas
confondre avec le BU du début, je dis qu’il n’y a pas de Shadok à côté de la poubelle et j’écris BU
GA.31

Figure 3. Le calcul en base 4, ou la mathématique des poubelles

La logique de ce cours de calcul repose sur le système quaternaire, ou système de


numération de base 4, qui utilise les chiffres 0, 1, 2 et 3 pour représenter n’importe quel nombre
réel. Mais au lieu d’utiliser des chiffres à proprement parler, les mathématiques Shadoks
emploient des représentations d’eux-mêmes et des poubelles, autrement dit des objets issus de
l’univers prosaïque du feuilleton. Qui plus est, il n’est pas innocent que le choix se porte sur une
poubelle, qui est aussi un contenant dégradant, dans lequel on « jette » les Shadoks que l’on a fini
de compter. Si une telle opération de calcul demande des connaissances scientifiques qui
dépassent la culture scolaire classique, le rappel à la logique du récit – des Shadoks bêtes et
méchants sans cesse malmenés par la narration – raccroche ce nouveau type de savoir au monde
de l’imaginaire. Le calcul en base 4, pour aussi scientifique qu’il soit, n’est en définitive qu’un
nouveau moyen de se débarrasser des Shadoks.

La science et ses gourous, source d’aliénation ?

Une telle insistance sur le caractère absurde de la science laisse toutefois matière à penser.
Si les Shadoks sont éduqués, cette éducation fait fonctionner pleinement la logique de l’absurde,
et n’est donc pas susceptible d’apporter savoir et progrès aux personnages. Pourtant, l’instruction
est un motif important de la seconde série. L’idée naît en réponse aux plaintes des téléspectateurs,
qui, confrontés au caractère absurde de la série, qualifiaient très souvent celle-ci, dans les
courriers adressés à l’O.R.T.F., de profondément bête32. À une époque où la télévision, en tant
que service public, se donne comme mission, outre d’informer et de divertir, d’instruire, c’est un
reproche à prendre au sérieux, et en ce sens intégré dès le premier épisode de la nouvelle série par
le narrateur :

31 Série
2, épisode 44.
32 «Une émission loufoque, enfantée par des corniauds, ajoutons même des débiles mentaux », assène un homme de
Saint-Brieuc qui écrit le 28/03/1969 [A.A.A Productions, Courrier des téléspectateurs, 1968-1972].

48
LA « SHADOKOLOGIE »

C’est pourquoi, si nous avons cédé, malgré tout, devant l’insistance des Shadoks pour reparaître à
partir d’aujourd’hui sur votre écran, c’est à la condition formelle et expresse qu’ils feraient un
effort réel et sincère pour développer leur intelligence et relever le niveau culturel et éducatif de
leur émission. Les Shadoks l’ont promis.33

Aussitôt, trois des Shadoks présents à l’écran prêtent serment en levant la patte. Mais le
quatrième s’assomme avec son marteau : est-ce par bêtise, ou pour annoncer un futur « bourrage
de crâne » ? Toujours est-il que, comme nous l’avons dit, on retrouve à trois reprises les Shadoks
sur les bancs de l’école, assistant à un cours magistral mené par le professeur Shadoko, le plus
instruit des Shadoks, savant fou à l’origine de la plupart des inventions de la shadokologie (à
commencer par la fusée qui leur permit de quitter leur planète). Systématiquement, la mise en
scène de ses cours magistraux mêle bêtise des Shadoks et abrutissement dû à l’école. Ainsi leur
inculque-t-on des « postulats bien gras »34, susceptibles, donc, de les étouffer, comme nous
l’indique l’image présentant des bébés gavés au biberon et des adultes directement nourris de
savoir à l’entonnoir.

Figure 5. Les Shadoks gavés au savoir

On allait la soumettre, la main-d’œuvre, à un régime spécial, sévère et accéléré, à base de calculs


concentrés, de culture générale suractivée, de bons théorèmes fondamentaux, axiomes, postulats
bien gras, et quantité de machins comme ça intellectuellement très nourrissants.35

L’éducation est aliénante parce qu’elle s’apparente plus à du gavage par la répétition
incessante des mêmes mots qu’à un travail de la raison. De plus, elle est imposée par une volonté
extérieure : celle des téléspectateurs, qui veulent des Shadoks intelligents, et, plus tard, celle des
chefs, qui veulent pouvoir entreprendre des voyages cosmiques. Elle ne servira, en définitive qu’à
« pomper intellectuellement »36, c’est-à-dire à répéter indéfiniment la même action inutile qui
occupe les Shadoks depuis le début du récit, action devenue désormais oxymorique, puisqu’elle
est à la fois physique et intellectuelle.
La présence de chefs, dépositaires d’un certain savoir permet, en définitive, de définir ce
rapport ambigu à la connaissance. Si le chef Shadok, qui, contrairement au Devin Plombier et au

33 Série 2, épisode 1.
34 Série 2, épisode 40.
35 Série 2, épisode 40.
36 Série 2, épisode 40.

49
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

Professeur Shadoko, ne détient pas de savoir spécifique, les deux autres, en revanche,
représentent chacun un aspect de la connaissance, l’une traditionnelle, l’autre moderne.

Figure 6. L’autorité du savoir dénoncée

La représentation de ces chefs est symbolique, mais obéit à des stratégies de


détournement qui mettent en valeur le caractère absurde de leur autorité. Le professeur Shadoko
est doté d’une longue barbe qui, à elle seule, est supposée annoncer la sagesse du personnage.
Mais celui-ci est pris, dès les premiers épisodes, en flagrant délit d’absence de maîtrise de lui-
même, comme on peut le voir sur cette image issue de l’épisode 4, où un simple Shadok est la
cible placide de ses jurons. Le Devin Plombier, à la fois sorcier et chargé des problèmes de
tuyauterie de la communauté Shadok, est quant à lui décrédibilisé par son nom même (qui fait de
la sorcellerie un artisanat comme un autre), et par son insigne en forme de robinet, ne laissant en
fin de compte à ses cornes rouges qu’un potentiel comique, et non plus diabolique. Ces figures de
chef voient donc leur autorité minée par le récit et par le dessin, qui tous deux s’attachent à
souligner leur potentiel comique.
Au-delà du caractère comique de leur représentation, le récit organise une confrontation
conflictuelle entre ces deux chefs qui proposent des solutions différentes aux problèmes
rencontrés par les Shadoks, qui cherchent à quitter la Lune et à revenir sur leur planète. Le Devin
Plombier sort de son robinet la Vieille Légende, créature évidemment allégorique venue pour
terroriser les Shadoks de manière irrationnelle en leur promettant la fin du monde s’ils ne
pompent pas. Il fait donc appel à la superstition, pour revenir à une pratique traditionnelle, le
pompage. Le professeur Shadoko, quant à lui, cherche au contraire à mettre en place les réformes
de la science dont nous avons déjà parlées, pour pouvoir développer la technologie moderne, et
améliorer l’astrolune, leur nouveau vaisseau. Leur conflit est mis en scène à la fin du dernier cours
du Professeur Shadoko : « Tout le monde applaudissait très fort, sauf le Devin Plombier, qui
disait qu’on n’avait pas idée d’inculquer à des enfants des bêtises pareilles, et que Shadoko il fallait
le brûler. »37 À travers ces deux personnages, la manie du passé comme celle du futur sont
parodiées à part égales, l’une pour son conservatisme contre-productif et l'autre pour son
obsession technologique. À ce titre, si le sorcier cherche à mettre le savant sur le bûcher, c'est
aussi parce qu’il vient d’un autre temps où c’est le sort réservé aux hérétiques, ainsi qu'aux
hommes de sciences qui dérangent l'ordre établi.

De fait, il semble qu’au-delà d’une simple comparaison, une hiérarchie s’opère entre ces
savoirs, aussi imaginaires soient-ils. Dans la suite du récit, les Shadoks, éduqués pour améliorer
l’astrolune, deviennent des « Shadoks à grosses têtes » : plus intelligents que leurs chefs, ils
refusent de leur obéir, et, surtout, de pomper. Les chefs sont obligés de pomper à leur tour dans
l’étage propulseur de l’astrolune, étage dont les Shadoks à grosses têtes se débarrassent une fois le

37 Série 2, épisode 44.

50
LA « SHADOKOLOGIE »

décollage réussi38. Et le narrateur de conclure : « Depuis le temps qu’ils faisaient pomper les
autres, après tout, ils n’ont que ce qu’ils méritent et notre histoire, de ce point de vue-là, n’est pas
si immorale que ça. »39 Cette conclusion confirme que le feuilleton a opéré, bien qu’en la basant
sur l’humour, une dénonciation de l’aliénation dont sont coupables les figures d’autorité. C’est
bien parce qu’il y a eu une dénonciation de celle-ci, que le récit a pu envisager d’en libérer ces
personnages : le processus est performatif. Mais notons que c’est malgré tout grâce à leur
éducation et au savoir que les Shadoks ont pu échapper à une situation aliénante, en prenant leur
destin en main. Dans le conflit qui oppose le savoir traditionnel et le savoir moderne, c’est ce
dernier qui l’emporte, car derrière la loufoquerie, il y a aussi une ode à la technologie et à la
connaissance scientifique, tant pour son caractère moderne que pour son potentiel comique.

Sciences et savoirs imaginaires ont une place de premier choix dans Les Shadoks, un
monde hyper-technologique inventé non pas tout à fait de toutes pièces, mais à partir des
avancées scientifiques fascinantes des années soixante, en particulier en ce qui concerne l’espace.
Si les objets de la science présentés sont parodiques, parfois trop prosaïques et toujours trop
loufoques, il n’empêche qu’ils appartiennent à un ensemble de connaissances dont la transmission
est possible. En ce sens, le savoir transmis au téléspectateur, pour aussi absurde qu’il soit, n’en
reste pas moins primordial que la narration elle-même. Ceci explique que Jacques Rouxel ait
privilégié autant d’épisodes « pause », dont l’intégralité est consacrée à l’approfondissement de la
connaissance du monde des Shadoks. Paradoxalement, ce sont aussi les épisodes les moins
appréciés par les téléspectateurs, peut-être parce qu’ils demandent un trop grand effort de
crédulité, sans proposer de récit comme support aux mécanismes de l’imaginaire. De fait, la
transmission du savoir shadokologique est impossible si le téléspectateur n’accepte pas d’adhérer
entièrement à une logique qui n’existe que dans le feuilleton, mais ce faisant, il accède en réalité à
un faisceau de savoirs qui dépasse largement le simple univers de la série, puisque celle-ci s’appuie
sur des paradigmes existants et développés en dehors d’elle, logique des avant-gardes et de la
philosophie mathématique. Par conséquent, bien que soit souligné le danger de l’aliénation
complète du savoir, qui est toujours potentiellement un savoir imaginaire au service d’une
autorité malveillante, Les Shadoks demeurent, en fin de compte, une ode à la connaissance, si
celle-ci reste au service de l’imaginaire.

38 Série 2, épisodes 44 à 47.


39 Série 2, épisode 47.

51
Sciences imaginaires et imaginaire de la science
dans Doctor Who (2005-2014)
François-Ronan DUBOIS1

Créée en 1963, diffusée jusqu’en 1989, reprise en 2005 et aujourd’hui toujours en


production, la série télévisée britannique Doctor Who constitue un objet unique au sein du paysage
télévisuel britannique et international. Il s’agit non seulement de la plus longue et de la plus
populaire série de science-fiction de l’histoire de la télévision mondiale, mais également d’un cas
unique où une série de genre2, et singulièrement une série de science-fiction, rassemble une
audience considérable et démographiquement variée. Ce succès a attiré l’attention des
universitaires depuis près de trente ans, c’est-à-dire depuis l’étude fondatrice de Tulloch et
Alvarado, en 1983, Doctor Who : The Unfolding Text3. Dans le champ pluridisciplinaire des études
sur les séries télévisées, aujourd’hui largement dominé par les productions étasuniennes, Doctor
Who constitue l’un des rares contrepoids à l’hégémonie d’une industrie culturelle marquée par le
Nouvel Âge d’Or de la télévision américaine.
Ce champ d’études, qui existe donc au moins depuis les années 1980, connaît un regain
d’activité depuis le début du vingt et unième siècle. Cet intérêt est sans doute motivé par ce qui
est perçu comme un renouveau de la télévision de qualité aux États-Unis, notamment grâce aux
séries diffusées par la chaîne câblée HBO, dont le style s’impose, par la nécessité de se
démarquer dans marché hyperconcurrentiel. Si la série télévisée occupe une place sans cesse
croissante dans les grilles de programmation des chaînes publiques comme privées, elle n’en
demeure pas moins, en dehors des colloques de spécialistes en sociologie des média, un objet
exotique. Ainsi certains chercheurs ont-ils pu observer que c’était vers le cinéma beaucoup plus
que vers la série que l’on se tournait pour tenter de décrire les rapports de la culture populaire à
tel ou tel thème de société4.
Il est aisé pourtant de développer deux séries d’arguments, l’une relative à la réception,
l’autre à la structure, qui soutiendraient l’étude des séries télévisées. D’une part, la série télévisée
constitue probablement l’une des formes majeures, si ce n’est la forme majeure, du récit populaire
contemporain ; ainsi faut-il souligner que certains épisodes de Doctor Who atteignent en Grande-
Bretagne une audience remarquable de huit millions de téléspectateurs. Peu importe, de ce point
de vue, la qualité intrinsèque de cet objet culturel : il suffit ici de constater que sa large diffusion
fait de lui à la fois un miroir et un instrument de l’imaginaire collectif contemporain. D’autre part,
la série télévisée explore de façon répétée, dans un univers sans cesse étendu, des thèmes
principaux et interconnectés, de sorte que les discours qu’en produit l’interprétation travaillent
avec plus de matière et d’effets que celui qui prend pour objet le médium cinématographique. En
d’autres termes, un objet cinématographique est la version stable, fixée, d’un récit, contrairement
à la série qui est un récit réactif, dont le développement dépend de sa réception par les
téléspectateurs. Il suffit de songer qu’une saison de Doctor Who est constituée de plus d’une
vingtaine d’heures de programme pour comprendre la richesse potentielle du matériau.
Cette variété n’est peut-être pas étrangère à une certaine versatilité du médium, qui paraît
souvent pouvoir se prêter à des interprétations idéologiques parfaitement contradictoires5.

1 Université Stendhal-Grenoble 3, Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution & Littératures, Idéologies,


Représentations, EA 3017 & UMR CNRS 5611, Grenoble
2
On appelle ici « série de genre » une série déployant les mêmes univers que la littérature de genre, c’est-à-dire les
séries de fantasy, de fantastique et de science-fiction, principalement.
3 John Tulloch et Manuel Alvarado, Doctor Who : The Unfolding Text, Londres, Macmillian Publishers, 1983.
4 Lincoln Geraghty, « From Balaclavas to Jumpsuits : The Multiple Histories and Identities of Doctor Who’s

Cybermen », Atlantis, vol. 30, n°1, 2008, p. 85-100.


5 Alan McKee, « Is Doctor Who Political ? », European Journal of Cultural Studies , vol. 7, n°2, 2004, p. 201-217. Voir

aussi Virginie Marcucci, Desperate Housewives, un plaisir coupable, Paris, Presses Universitaires de France, 2012.
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

Cependant, le caractère contradictoire de ces interprétations spectatoriales n’empêche pas


l’élaboration de descriptions cohérentes et la production d’un sens discriminant, loin du spectre
d’un parfait relativisme qui hante parfois les études culturelles6. Ainsi a-t-il été possible à Lindy
Orthia de relier la représentation de la science dans les grandes époques du programme au
contexte historique et idéologique dans lequel les épisodes sont inscrits7. L’objection parfois
évoquée qui voudrait que la série télévisée soit une pure surface dépourvue de profondeur ou,
plus exactement, une enveloppe sans contenu, et par conséquent un matériau impropre à
l’exercice d’une activité interprétative8, ne tient pas face à l’analyse précise du document télévisuel,
si l’on admet que la plurivocité n’est pas le signe d’une superficialité stérile.
Plutôt que de signer ce constat d’échec interprétatif, je propose donc de tenter de restituer
la cohérence d’une idéologie, au sein de la nouvelle série télévisée Doctor Who. Restituer une
cohérence, ce n’est pas tenter de décrypter un message que le récit télévisuel véhiculerait. S’il est
vrai que certaines séries, notamment celles d’Aaron Sorkin, peuvent être didactiques, la plupart ne
paraissent pas devoir démontrer telle ou telle position. Plutôt que de procéder à une
démonstration, la série organise notions et concepts afin de créer, grâce à l’histoire et à l’image,
des rapports entre différentes parties de l’imaginaire, afin de constituer, involontairement sans
doute, un cadre pour la pensée, afin de délimiter un territoire à parcourirC’est au traitement des
sciences et des savoirs que je vais ici m’attacher.
La science tient une place centrale dans les histoires de Doctor Who. La science-fiction est
le terrain d’accueil pour ainsi dire naturel de la science, que l’histoire de la série se déroule dans
l’espace et montre des civilisations technologiquement avancées, comme c’est le cas par exemple
dans Stargate SG-1 (1997-2007), Battlestar Galactica (1978-1979, 2004-2008) ou encore Farscape
(1999-2005), ou bien qu’elle soit inscrite dans un présent ou un futur proche et explore les
évolutions des sciences et des techniques qui nous sont familières, comme dans The X-Files
(1993-2002) ou Fringe (2008-2013). Le thème scientifique n’est évidemment pas exclusif aux séries
de science-fiction et peut se retrouver dans des séries médicales (House M.D., 2004-2012),
policières (Bones, 2005 - en production) ou comiques (The Big Bang Theory, 2007 - en production).
Il n’en demeure pas moins que les séries de science-fiction accordent une place particulière à
l’intégration des avancées techno-scientifiques dans l’ensemble de la société, et développent des
perspectives utopiques ou dystopiques, quand les séries d’autres genres tendent à localiser la
science dans une partie spécifique du corps social.
La série Doctor Who raconte les aventures d’un alien à forme humaine, le Docteur, dernier
survivant de la race des Seigneurs du Temps, qui exerçait jadis sur la galaxie une sorte de
magistère moral, après avoir atteint la perfection technologique. Digne représentant de cette race
éteinte, le Docteur en conserve les meilleures qualités : il est curieux et sensible, plein à la fois de
compassion et de savoir. Docteur polytechnique, spécialiste en tout, toujours supérieur en
expertise techno-scientifique aux ennemis qu’il rencontre, le Docteur constitue donc l’incarnation
d’une certaine idée de la science. À cette version idéalisée et humaniste du scientifique s’opposent
toutes les menaces techniques et scientifiques qui planent sur les personnages et, plus
généralement, sur la planète Terre. Elles constituent bien souvent le nœud de l’histoire : il s’agit
de sauver la planète d’une destruction certaine et de contrecarrer les effets désastreux d’une
évolution technologique peu judicieuse.
Au personnage principal du Docteur sont constamment adjointes des compagnes de
voyage, jeunes Britanniques, la plupart du temps, du Royaume-Uni contemporain. Rarement

6 Alan McKee, « Which is the best Doctor Who story ? A case study in value judgements outside the academy »,
Intensities, n°1, 2001, [en ligne], (http://eprints.qut.edu.au/41991/2/41991.pdf (consulté le 31 janvier 2015).
7 Lindy A. Orthia, « Enlightenment was the choice : Doctor Who and the democratisation of science », Thèse,

Australian National University, 2010.


8 Voir par exemple Anne Cauquelin, « Séries en mouvement (remarques sur le destin de la série) », Quaderni, n°9,

1989-1990, p. 11-17. On trouvera une histoire de la perspective contraire dans Glen Creeber, « The Joy of Text ?
Television and Textual Analysis », Critical studies in television, vol. 1, n°1, 2006, p. 81-88.

54
SCIENCES IMAGINAIRES ET IMAGINAIRE DE LA SCIENCE

issues d’une quelconque formation universitaire, à l’exception notable de l’interne et plus tard
docteur en médecine Martha Jones9, ces jeunes femmes constituent un relais du téléspectateur au
sein de la diégèse : elles justifient narrativement les discours explicatifs par lesquels le Docteur
présente les principaux éléments de l’intrigue et apprennent, au fil des épisodes, les règles
fondamentales de l’univers qu’elles découvrent. Avec le Docteur, elles voyagent à travers le temps
et l’espace. Les compagnons du Docteur sont donc généralement dépourvus de compétences
techniques particulières ; quand ils en disposent, ils n’en font presque jamais la démonstration, à
l’instar de Martha Jones, ils confessent la supériorité du Docteur dans le domaine, comme le fait
le capitaine Jack Harkness, ou ils incarnent des rôles très secondaires dans l’ensemble de
l’intrigue, comme Mickey Smith et Luke Smith.
Le Docteur n’en est pas pour autant le seul représentant de la science au sein de la
diégèse : bien souvent, les ennemis sont également de brillants scientifiques, qu’ils soient mus par
de sombres desseins ou perdent simplement le contrôle de leurs inventions 10. Le ressort narratif
du voyage temporel permet évidemment d’accorder une grande place au traitement de l’évolution
technique et scientifique ; la diversité des périodes traversées par les protagonistes de l’histoire
permet de transformer celle-ci en tableaux des évolutions scientifiques et techniques. Grâce aux
personnages et au contexte, la science est donc omniprésente au sein de cette série télévisée.

Caractérisation des savoirs en présence

Les discours savants représentés par la série sont essentiellement techno-scientifiques et


inscrits dans la dynamique occidentale du progrès. Le Docteur, il est vrai, se distingue dans tous
les domaines, y compris dans ceux qui relèvent des humanités (« Tooth and Claw » 2.2, « The Girl
in the Fireplace » 2.4, « The Shakespeare Code » 3.2, « The Fires of Pompeii » 4.2 & « The
Unicorn and the Wasp » 4.7)11. Lorsqu’il rencontre Dickens, Agatha Christie ou Shakespeare, il
fait la preuve de sa profonde connaissance de la culture humaine ou, plus exactement, britannique
ainsi que de sa sensibilité artistique. Mais la série le montre essentiellement à l’œuvre dans le
champ des sciences et des techniques, soulignant son expertise dans un grand nombre de
disciplines : les télécommunications, l’astronomie, l’astrophysique, l’aéronautique, la robotique, la
médecine, la génétique, les nanotechnologies, la chimie, la géologie, les mathématiques, etc. Cette
expertise est à la fois scientifique et technique : en scientifique, il explique, assez obscurément
d’ailleurs, les principes qui régissent tel phénomène naturel ou telle machine ; en technicien, il
intervient sur la matière, bricole, ré-agence, modifie la réalité. Avec son « tournevis sonique »
(sonic screwdriver), le Docteur se présente comme un expérimentateur, non comme un froid
observateur. La science du Docteur relève de la pratique plutôt que de la théorétique et le
comédien qui l’incarne déploie un jeu physique, riche en gesticulations et en grimaces, dans lequel
le personnage agit pendant qu’il discourt. On constate ainsi qu’en dehors de l’astrophysique peut-
être, toutes les disciplines représentées dans la série connaissent des applications éminemment
concrètes.
Les ennemis du Docteur, ponctuels ou récurrents, sont doués des mêmes compétences, à
des degrés divers : les Daleks sont des experts en robotique et en génétique, tout comme les
Cybermen ; les Krilitanes cherchent à découvrir l’équation mathématique qui sous-tend l’univers,
le Professeur Lazarus mène des expériences en régénération cellulaire et le Maître, ennemi

9 À l’heure où s’écrit cet article, une nouvelle compagne, Oswin Oswald, apparaît dans l’histoire. Déjà présentée dans
un épisode antérieur comme un génie de la technique, son histoire personnelle est encore largement inconnue. Il faut
par ailleurs noter que les premiers compagnons du Docteur, dans la série originelle des années 1960, sont des
professeurs. Sur les compagnons du Docteur dans la première série et leur rapport à la science, voir la thèse de Lindy
A. Orthia déjà citée.
10 Lindy A. Orthia, « Antirationalist critique or fifth column of scientism? Challenges from Doctor Who to the mad

scientist trope », Public understanding of science, vol. 20, n°4, 2011, p. 525-542.
11 Conventionnellement, le premier chiffre indique le numéro de la saison, le second celui de l’épisode.

55
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

récurrent du Docteur et Seigneur du Temps lui-même, est en quelque sorte son jumeau
maléfique. Que l’histoire se déroule sur Terre, dans un vaisseau spatial ou sur une autre planète,
elle oppose ainsi bien souvent deux groupes antagonistes qui font assaut de compétences
techniques et scientifiques pour parvenir à leurs fins. Il faut à nouveau remarquer qu’à l’exclusion
de Krilitanes et de leur obsession pour les mathématiques fondamentales, les ennemis du
Docteur cherchent l’application pratique de leurs découvertes scientifiques. En d’autres termes,
l’applicabilité d’un savoir ne constitue pas un critère d’évaluation axiologique : les gentils comme
les méchants cherchent à obtenir des résultats concrets. Tout au plus peut-on observer, à ce stade
de l’analyse, que la science n’est jamais présentée comme une connaissance dépourvue de
conséquences.
Dans cet univers entièrement techno-scientifique, certains personnages secondaires
paraissent de prime abord se soustraire à une semblable organisation de la rationalité, qu’il
s’agisse d’un loup-garou (« Tooth and Claw » 2.2), de sorcières (« The Shakespeare Code » 3.2), de
fantômes (« The Girl in the Fireplace » 2.4), de devins (« The Fires of Pompeii 4.2), de vampires
(« The Vampires of Venice » 5.6), d’un trickster (« The Pandorica Opens », 5.12) ou encore de
Satan lui-même (« The Impossible Planet/The Satan Pit », 2.8-9). Or, à l’exception notable de ce
dernier cas, une explication cohérente est toujours donnée : ce que l’on avait pris d’abord pour les
incarnations de mythes terriens sont en fait des extraterrestres aux sinistres desseins. Si
fantastique il y a, pour reprendre les catégories todoroviennes12, il s’agit d’un fantastique positif,
où l’incertitude est toujours levée par la rationalité, plutôt que préservée dans une inextricable
indécision. L’incohérence ne dépasse guère l’épisode isolé et ne menace pas la cohérence de la
saison et, à plus forte raison, de l’ensemble de la série.
Le champ des savoirs présentés est donc relativement homogène. De manière
symptomatique, les compagnons du Docteur acquièrent peu à peu les compétences nécessaires
pour affronter la menace extraterrestre et à leur étonnement premier se substitue, au fil des
aventures, une expertise technique réutilisable dans les nouvelles situations qui se présentent à
eux : Rose Tyler, vendeuse dans un grand magasin, finit par intégrer Torchwood, une unité
spécialisée dans la lutte pour la protection de la planète (« Doomsday » 2.13), Martha Jones,
l’étudiante en médecine, devient membre de l’UNIT, les forces spéciales de l’ONU affectées aux
affaires extraterrestres (« The Sontaran Stratagem/The Poison Sky » 4.4-5), Donna Noble,
secrétaire intérimaire dans une société de serrurerie, est pendant un instant l’égale intellectuelle
du Docteur (« Journeys End » 4.13) et enfin Amelia Pond se vante auprès de Néfertiti et d’un
explorateur britannique du dix-neuvième siècle de pouvoir désormais manœuvrer un vaisseau
spatial sans grande difficulté (« Dinosaurs on a Spaceship » 7.2). La techno-science ne constitue
pas, comme sembleraient le suggérer certains épisodes limites, qu’une part de la réalité, mais bien
un modèle toujours reconductible d’appréhension et de manipulation du monde.
Pour décrire ce champ, il est alors possible d’organiser la variété des sciences et des
techniques évoquées en trois grands pôles : la physique, la robotique et l’ingénierie médicale. La
physique est rendue nécessaire pour expliquer et crédibiliser les phénomènes relatifs aux voyages
temporels. La robotique s’intéresse singulièrement au développement des intelligences artificielles
susceptibles de dominer l’humanité ainsi qu’à l’hybridation humain-machine. L’ingénierie
médicale, qui recoupe la robotique dans les cas de cyborg, comprend encore la génétique et
différentes manipulations biologiques, par exemple destinées à s’assurer l’immortalité. Ces
discours se présentent comme des développements imaginaires de sciences réellement existantes
et font appel à une compréhension fondamentale, de la part du téléspectateur, des enjeux et des
techniques présentés, à partir de laquelle seraient extrapolées les données du monde fictionnel. La
science-fiction remplirait ici le rôle prospectif qui serait devenu le sien dans les débats publics
contemporains autour de la techno-science13. C’est ce rôle qui est mis en scène dans l’épisode

12Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Le Seuil, 1970.


13Sylvie Catellin, « Le recours à la science-fiction dans le débat public sur les nanotechnologies : anticipation et
prospective », Quaderni, n°61, 2006, p. 13-24.

56
SCIENCES IMAGINAIRES ET IMAGINAIRE DE LA SCIENCE

spécial numéro 22, un documentaire intitulé « The Science of Doctor Who ». On y voit des
membres de l’équipe de production (acteurs et show runner14) exprimer la manière dont ils
abordent la science dans la série, des extraits d’épisodes et des commentaires de scientifiques. À la
fin de chaque séquence thématique (cyborgs, voyages temporels, régénération cellulaire, etc.), les
scientifiques donnent une note comprise entre 1 et 5, qui évalue la probabilité d’un tel
développement technique dans le futur.

Des sciences particulières à la science en général

Ce pseudo-documentaire ne fait cependant pas illusion. Un examen attentif révèle que les
interventions des scientifiques se composent toujours de trois parties : résumer le contenu du ou
des épisodes auxquels ils se réfèrent, donner une présentation très succincte et très générale de la
discipline scientifique en jeu et attribuer une note de plausibilité. Seule la deuxième partie
constitue réellement un éclairage scientifique apporté à la compréhension de l’épisode, mais elle
se contente en général d’évoquer en des termes très courants un phénomène scientifique
désormais bien connu (la « théorie d’Einstein », les nanotechnologies, les mains robotiques
contrôlées par influx nerveux, etc.) et ces explications peuvent doubler le discours tenu par un
personnage dans la fiction, par exemple celui de Rory Williams, qui évoque le principe
fondamental des univers parallèles (« The Vampires of Venice », 5.6).
En d’autres termes, les connaissances scientifiques nécessaires à la compréhension des
intrigues de la série relèvent de la culture générale du téléspectateur occidental, à laquelle il peut
accéder grâce à des documentaires, des émissions télévisées et des journaux d’actualité. Une
compréhension précise de phénomènes complexes est inutile : le Docteur explique clairement
l’effet d’une telle machine ou d’une telle expérience, sans entrer dans le détail de ses causes et de
son fonctionnement. En dissimulant le processus intellectuel qui organise la production de ces
effets, le Docteur présente la technologie comme une sorte de magie, apparemment ésotérique ;
ainsi la sonde sonique multi-usage (le « tournevis sonique/sonic screwdriver ») dont il se sert pour
pirater les systèmes informatiques, analyser la matière et ouvrir les portes, entre autres prouesses,
fait office de baguette magique15. La présence de telle ou telle discipline dans une intrigue, la
spécialisation d’un personnage dans cette discipline et la démonstration des effets d’une invention
permise par cette discipline, n’impliquent en aucune manière que les principes scientifiques en
soient présentés : c’est la technique qui en découle qui compte.
Il arrive certes que le Docteur se fende d’une explication pour tenter d’éclairer un
phénomène particulier. Ainsi, dans l’épisode « Blink » (3.10), il se propose de permettre à Sally
Sparrow une compréhension schématique des principes qui sous-tendent le voyage temporel,
mais emploie finalement une formulation très vague, devenue caractéristique, pour les fans, du
traitement du langage scientifique dans Doctor Who : la wibbly-wobbly timey-wimey stuff. De la même
façon que se développait, dans Buffy the Vampire Slayer (1997-2003) un argot propre à la série et
caractéristique de son rapport à la culture populaire16, les nouveaux Doctor Who mettent en place
un discours spécifique pour traiter la techno-science, dont la principale caractéristique est
d’occulter le fonctionnement interne des disciplines, des techniques et des raisonnements
nécessaires à la production d’effets dans la réalité.

14 On appelle depuis quelques années show runner un rôle qui regroupe celui de scénariste en chef, producteur exécutif
et directeur artistique. Le show runner est chargé d’assurer la cohérence de l’intrigue et de diriger les différentes parties
du processus de production. Le premier show runner de la nouvelle série Doctor Who était Russell T. Davies, connu
principalement pour sa série Queer as Folk (1999-2000). Le show runner actuel est Steven Moffat, qui dirige également
les séries Sherlock (2010-en cours) et Jekyll (2007).
15 Michael et Margaret Rustin, « The Regeneration of Doctor Who », Children’s Literature Annual n°2. The Story and the

Self : Some Psychoanalytic Perspectives, sous la direction de J. Plastow, University of Herdsfordshire Press, 2008, p. 142-
159.
16 Michael Adams, Slayer Slang : A Buffy the Vampire Slayer Lexicon, Oxford University Press, 2003.

57
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

Pour mieux mesurer la spécificité de ce discours, on peut le mettre en rapport avec celui
qui se développe dans House M. D. / Docteur House, tel qu’il est analysé par le collectif de
philosophes Blitris dans La filosofia del Dr. House : Etica, logica ed epistemologica di un eroe televisivo17. La
série consacre un temps considérable à explorer les différentes modalités du raisonnement
médical et, comme le soulignent les auteurs, on peut y reconstruire des principes de syllogistique,
des méthodes heuristiques, un parti pris épistémologique. Bref, dans son contexte réaliste, la série
House M.D. offre un traitement plus approfondi du fonctionnement interne de la rationalité
scientifique que ne le fait Doctor Who dans son contexte science-fictif. Dans une moindre mesure,
des séries comme C.S.I. / Les Experts (2000 - en production) ou Crossing Jordan / Preuve à l’appui
(2001-2007) détaillent les mécanismes des expériences scientifiques représentées avec un souci
constant de réalisme, qui se caractérise par l’emprunt de séquences anatomiques visuellement
caractéristiques du genre documentaire. On comprend bien, au regard de ces exemples, que l’on
pourrait du reste multiplier à l’intérieur comme à l’extérieur du champ science-fictif, le
remarquable déficit de représentations proprement scientifiques dans Doctor Who18.
Un pareil désintérêt pour ces mécanismes internes conduit à envisager la science comme
un tout indistinct dont le Docteur serait une représentation typique : il est le spécialiste
polytechnique dans lequel convergent l’ensemble des disciplines scientifiques. De la même façon,
les Daleks passent indifféremment des expériences génétiques (« Daleks in Manhattan/Evolution
of the Daleks », 3.4-5) à la robotique (« Asylum of the Daleks » 7.1). La structure et le style de la
série construisent donc une image homogène de la techno-science en tant que telle, beaucoup
plus qu’ils n’explorent les différentes potentialités des disciplines spécifiques.

Un imaginaire éthique et politique de la science

Il est alors tentant d’interpréter cette différence, dans l’atmosphère souvent apocalyptique
de la série, comme le produit d’un discours technophobe qui ferait peser une condamnation
indistincte sur l’ensemble du progrès scientifique, discours qui, du reste, ne serait pas spécifique
aux nouveaux Doctor Who mais caractéristique de toute une partie de la science-fiction, comme le
souligne Lindy Orthia19. Cependant, Lindy Orthia remarque avec justesse que le Docteur est tout
autant un représentant de la science que les scientifiques qui tentent de détruire ou de conquérir
le monde. Dès lors, les scientifiques fous ou inhumains appellent non à une condamnation de la
science en général, mais la condamnation d’un certain rapport à la science. À l’inverse, le Docteur
est l’incarnation du bon scientifique.
Le discours développé par Doctor Who n’a bien sûr rien d’original. Ce que le Docteur
préconise, c’est un humanisme scientifique, c’est-à-dire une science qui ne fasse pas une apologie
exclusive de la rationalité, dont la suite logique serait la condamnation des sentiments et des
dispositions passionnelles. Les passions, et plus généralement l’imperfectibilité, qui est le
fondement de l’humanité, donnent naissance à l’inventivité qui permet de nouvelles découvertes,
tandis que la pure raison est par nature condamnée à la reproduction du même et ainsi à la
stagnation (« Rise of the Cybermen / The Age of Steel » 5.6). Ce discours, développé
explicitement dans les deux épisodes que je viens de citer, est encore incarné par les humains qui
résistent à l’hybridation avec la machine et trouvent, dans leurs émotions, des ressources
supérieures à ceux qui sont désormais leurs congénères, les cyborgs maléfiques : c’est le
patriotisme dans « Army of Ghosts / Doomsday » (2.12-3), l’amour paternel dans « Closing
Time » (6.12), le génie personnel dans « Asylum of the Daleks » (7.1).

17
Blitris, La filosofia del Dr. House : Etica, logica ed epistemologica di un eroe televisivo, Florence, Ponte Alle Grazie, 2007.
18 Pour une perspective plus générale, voir : Jean-Marie Chassay, « Texte et image : les signes piégés de la science, de
la vulgarisation à la fiction », Image & Narrative, n°15, 2006, [en ligne]
http://www.imageandnarrative.be/inarchive/iconoclasm/chassay.htm (consulté le 29 janvier 2015).
19 Lindy Orthia, Public understanding of science, op. cit.

58
SCIENCES IMAGINAIRES ET IMAGINAIRE DE LA SCIENCE

À travers le refus permanent de la post-humanité, Doctor Who se fait l’avocat d’un contrôle
humaniste, libéral et individualiste de la science, dans une société démocratique. Ce sont les
compagnons du Docteur, dépourvus de toute connaissance scientifique, qui sont habilités à
formuler des jugements éthiques sur le bien-fondé de telle ou telle technique. Ces compagnons
ont toujours au moins une supériorité sur le Docteur : celle du sens moral (« The Runaway
Bride », spécial 4 ; « The Angels Take Manhattan », 7.5 ; « Journeys End », 2.13). C’est au corps
politique dans son ensemble, composé d’individus définis par l’humanité, à qui appartient de
juger de l’opportunité de tel ou tel développement scientifique.
Bien entendu, l’antagonisme est légèrement déséquilibré. Si la série nous montre en quoi
certains antagonistes sont des scientifiques, elle se contente de nous dire que le Docteur est un
scientifique, sans que les procédures scientifiques et techniques ne soient déterminantes par sa
caractérisation. Au contraire, le Docteur est plutôt représenté, nous l’avons vu, par son costume,
dans les objets qui l’entourent, comme un magicien. Les représentations du bon scientifique au
travail sont extrêmement rares, contrairement à celles qui abondent dans des séries comme
Stargate SG-1, où se multiplient les races bienveillantes et technologiquement avancées. Comme
prévu, décrypter un message politique et éthique s’avère tâche impossible : si la série se présente
explicitement comme véhiculant un humanisme progressiste, ses représentations peuvent tout
aussi bien suggérer un conservatisme pessimiste. Il ne s’agit pas de trancher, mais d’observer que
le système signifiant que constitue le récit télévisuel admet les deux branches de cette alternative
en cadrant le débat beaucoup plus étroitement qu’il n’y paraît : la science a de lourdes
conséquences et il importe de les contrôler.
Il existerait donc deux grands types de techno-science imaginaire dans Doctor Who : d’un
côté, une science qui serait le développement logique de celle que nous avons aujourd’hui à notre
disposition et qui serait l’apanage des mauvais scientifiques, dont le public, via les compagnons,
est appelé à se méfier et qu’il doit contrôler grâce au bon sens moral qu’implique nécessairement
son appartenance célébrée à l’humanité ; de l’autre, une science magique et ésotérique,
entièrement incompréhensible pour ce même public, faite de gadgets et de poudre aux yeux,
destinée à enchanter le monde et à stimuler l’inventivité de cette même espèce humaine.
En d’autres termes, c’est le rôle de la spéculation imaginaire et fictionnelle qui est double.
Elle est à la fois un instrument de vigilance politique, par exemple dans les récits prospectifs qui
travaillent le débat autour des nanotechnologies, et un moteur de l’inventivité scientifique, mise à
l’honneur dans l’épisode documentaire « The Science of Doctor Who ». Ce discours nuancé (qui
n’est pas nécessairement subtil ou inventif) est généré par la structure de la série télévisée, c’est-à-
dire par la multiplication des épisodes qui permet un traitement variable d’un même thème.
Charge au téléspectateur de sélectionner les éléments de cette structure pour produire une
interprétation pro- ou anti-scientifique, au moment de la réception.

59
Les Villes imaginaires de Préfète Duffaut
ou les modalités de résolution du problème de chaos urbanistique haïtien
JEAN-HERALD LEGAGNEUR
UNIVERSITÉ SORBONNE NOUVELLE – PARIS 3 / UNIVERSITÉ D’ÉTAT D’HAÏTI (IERAH/ISERSS)

L’art naïf haïtien répond à une particularité que l’on retrouve dans presque toutes les
autres formes d’expressions artistiques. Celle-ci repose sur le fait que lorsque les artistes qui y
évoluent ne s’attachent pas à représenter la quotidienneté dans ses contours comme dans ses
travers, ils s’évertuent tout simplement à s’attaquer, au moyen de l’esthétique et par l’imaginaire, à
certains problèmes auxquels se confronte la société haïtienne. Préfète Duffaut, dont Villes
imaginaires1 constituent le socle de l’œuvre, n’échappe pas à ce constat. Néanmoins, même s’il
n’est pas en décalage avec les visées esthétiques et les préoccupations idéologiques de ses
homologues haïtiens, il se distingue d’eux en focalisant sa création sur un imaginaire qui s’empare
de l’urbanisme et, à la place des décideurs haïtiens, formule avec finesse ce qu’il n’est pas anodin
de considérer comme un véritable projet d’aménagement2 du territoire national. Aussi l’imagerie
de la ville3 se transforme-t-elle en critères spécifiques de son écriture picturale et en démarche
esthétique nourrissant constamment son inspiration, stimulant abondamment sa créativité et se
posant manifestement en modalités de résolution du problème de chaos urbanistique dont
souffre Haïti quasi chroniquement.
On se demande alors en quoi consistent ces modalités et quels en sont les mécanismes.
Qu’impliquent-ils du point de vue de l’« érudition imaginaire » au sens où l’entend Nathalie
Piégay-Gros4, c’est-à-dire au sens de la saisie du réel par le fictionnel ? Un réel qui oscille entre le
géographique et l’urbanistique, l’architectural et le rural en tant que catégories scientifiques qui se
sont transformées en imaginaire pictural. Il s’agit d’interroger la façon dont Duffaut parvient à
appréhender ces catégories pour en faire une construction esthétique matérialisée en images
inanimées, mobilisée au service de l’organisation, de la modélisation et de l’embellissement de
l’espace d’existence, du vivre et de l’agir ensemble des Haïtiens. Il s’agit aussi de déterminer le
sens de cette démarche artistique et déceler les pistes de solutions qu’elle propose à un problème
dont les incidences sont déjà trop lourdes sur la survie même du peuple haïtien.

Nous partirons de l’idée que la saisie des procédés utilisés dans la fabrication et la
formalisation des Villes imaginaires repose sur l’analyse du mode de traitement et d’organisation
des différentes structures représentées. Aussi s’avérera-t-il intéressant de déterminer leur statut
ainsi que leur spécificité symbolique. Pour ce faire, nous serons donc attentifs aux notions et

1 Préfète Duffaut a beaucoup multiplié ses Villes imaginaires. À cette date, personne ne sait exactement combien de
tableaux il a peints sous ce thème ni où ils sont conservés.
2
De petits projets farfelus, bizarres et de peu d’importance ne reflétant en rien l’esprit ni la portée de l’œuvre de
Duffaut sont souvent réalisés en « hommage » à cette dernière à Jalousie, un bidonville situé à l’entrée de Pétion-ville,
banlieue Est de Port-au-Prince. Récemment, des maisonnettes à risques ont été « peinturées » à la Duffaut dans le
but d’offrir une autre image aux touristes qui fréquentent l’hôtel Royal Oasis qui vient d’être construit à Pétion-ville.
Un autre projet de l’UNESCO, en gestation depuis en 1996, et concrétisé en 2000, avait poursuivi le même but. Voir
à ce sujet Évaluation du projet Les Villes : gestion des transformations sociales et de l’environnement – UNESCO. Le Projet
Jalousie : « développement intégré d’un bidonville haïtien », URL : http://www.unesco.org/most/evaluationvillesjal.pdf
(consulté le 26/11/2012). Dans cette même perspective, on peut voir également Arnold Antonin, Préfète Duffaut. Piété
et urbanisme imaginaire, Port-au-Prince, production Centre Pétion-Bolivar, documentaire vidéo, 44 mn, 2006.
3 Prise au sens de polis, la ville désigne ici « l’espace propre à l’exercice de la politique, en tant qu’art de régler les

problèmes du vivre ensemble autant par la parole que par l’action, plutôt que par la violence », Alain Cambier, Qu’est-
ce qu’une ville, Paris, Vrin, coll. « Chemins Philosophiques », 2005, p. 9. Espace public, lieu de communauté d’intérêts
et catalyseur d’actions collectives, la ville est présentée par Cambier comme « le milieu où l’homme affirme son être-
au-monde, au travers de la poursuite des intérêts multiples et hétérogènes qui taraudent la société civile », Ibid., p. 83.
4 Nathalie Piégay-Gros, L’érudition imaginaire, Genève, Librairie Droz, 2009.
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

approches de plusieurs auteurs, dont celles d’Hélène et Gilles Menegaldo5 sur le rapport de l’art
avec les imaginaires de la ville.

Genèse d’une esthétique urbaine ou d’un urbanisme imaginaire

La vocation de peintre de Duffaut lui aurait été merveilleusement révélée par la sainte
Vierge, selon le récit réitéré par le peintre de la vision6 qu’il dit avoir reçue qui confère une
dimension mystique et surnaturelle de ses débuts dans la peinture. Étudiant ce phénomène chez
plusieurs peintres haïtiens, parmi lesquels Célestin Faustin, Carlo Avierl Célius affirme que :

Dans l’univers pictural d’Haïti, des récits légendaires accompagnent la mise en circulation et
conditionnent la réception des œuvres de bon nombre d’artistes, d’Hector Hyppolite (1894-1948)
à André Pierre (1914-2005), de Préfète Duffaut (1923-[2012]) aux artistes du mouvement Saint-
Soleil apparu dans les années soixante-dix. Une même trame semble structurer ces récits,
néanmoins chaque cas présente des particularités significatives dues au profil de l’artiste, à son
histoire personnelle, à ses propres implications dans l’énonciation de sa légende, aux liens établis
entre celle-ci et son œuvre. L’artiste serait donc un agent actif d’un dispositif qui intègre aussi bien
sa création que le discours qu’il tient sur celle-ci. Ainsi l’œuvre est au centre d’un entremêlement
de récits allant de ceux qui nourrissent sa conception à ceux qui accompagnent sa réception.7

Or, pour Marie José-Nadal et Gérald Bloncourt8, Duffaut est venu à l’art du pinceau en
1944. Peu après son entrée au Centre d’art9, en 1948, où l’art naïf haïtien a émergé à l’occasion
d’une « incidence esthétique »10, il s’est retrouvé (entre 1949-1951) parmi les réalisateurs des
fresques qui décoraient les murs de la cathédrale épiscopale de la sainte Trinité. C’est dans ces
circonstances que Duffaut a commencé à peindre ses motifs, avec la réalisation d’une fresque à la
cathédrale citée, Jacmel (1950), dont les ingrédients forment un réseau d’images considérées
comme les prémices de ses Villes imaginaires.
Parallèlement, Albert Mangonès, architecte de formation jouant le rôle de régisseur
général d’importants travaux de rénovation, d’aménagement et de modernisation de Port-au-
Prince11, avait déjà commencé à alerter les autorités en les sensibilisant, à travers ses écrits 12, sur le
développement anarchique de cette ville. Pour lui, « Une ville qui boit, mange et qui excrète ne
peut aboutir qu’à une catastrophe si on la laisse à elle-même »13. Les autorités ont fait la sourde

5 Hélène et Gilles Menegaldo, Les imaginaires de la ville : entre littérature et arts, Presses universitaires de Rennes, 2007.
6 Il ne s’est jamais lassé de conter l’histoire de la façon dont il est venu à la peinture. Voir, Arnold Antonin Préfète
Duffaut. Piété et urbanisme imaginaire, 2006 et « Laure Adler s’entretient avec Préfète Duffaut, peintre haïtien », Hors-
champs, France Culture, URL : http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-prefete-duffaut-2012-04-19.,
consulté le 13/12/2012.
7
Carlo Avierl Célius, « Célestin Faustin, un peintre haïtien face au sacré » dans Histoire et missions chrétiennes, Paris,
n°12, p. 93, décembre 2009 ; Carlo Avierl Célius, « Hector Hyppolite : ruse et subversion », dans Haïti en marche,
Haïti, Vol XXII, n° 36.
8 Marie-José Nadal et Gérald Bloncourt, La peinture haïtienne, Paris, Nathan, 1986, p. 110.
9 Centre artistique et culturel fondé en 1944 par Dewitt Peters qui, dans le cadre d’une coopération haïtiano-

américaine à vocation éducative, était arrivé en Haïti en février 1943 pour enseigner l’anglais. Inauguré le 14 mai 1944
par le président Elie Lescot, le Centre a été reconnu d’utilité publique et subventionné par les gouvernements haïtien
et américain. Jusqu’à sa destruction lors du séisme du 12 janvier 2010, il avait continué à jouer un rôle important dans
la formation de jeunes peintres.
10
Carlo Avierl Célius, « La création plastique et le tournant ethnologique en Haïti », GRADHIVA, Paris, vol.1, juin
2005, p. 71-94, p.75.
11 À l’occasion de la préparation à la commémoration du deux-centième anniversaire de la ville de Port-au-Prince.
12 Notons que les articles écrits par Mangonès sur ce sujet ont été réunis dans un ouvrage publié en 2001. Voir,

Albert Mangonès, En toute urbanité, Montréal, Éditions Mémoire, 2001.


13 Ibid.

62
LES VILLES IMAGINAIRES DE PRÉFÈTE DUFFAUT

oreille et la « catastrophe annoncée » a lieu le 12 janvier 2010, avec un décompte de plus de


300 000 morts14.
Ainsi, dans l’état où l’espace urbain haïtien se trouve actuellement, on ne peut que
déplorer que l’écho des idées de Mangonès dans l’œuvre de Duffaut n’ait pas pu résonner dans
les oreilles des autorités haïtiennes ni l’éclat qui leur a été donné refléter dans leurs yeux. En
d’autres termes, et plus précisément encore, comment expliquer que la seule réponse que celles-ci
trouvent à donner au cas de « Jalousie » que nous avons évoqué est de « peinturer » des
maisonnettes qui, à moindre secousse, se transformeront en de véritables tombeaux pour leurs
occupants, comme ce fut très largement le cas le 12 janvier 2010. En effet, il aurait suffi que ces
autorités sachent regarder ou apprennent à « voir » pour qu’elles se rendent compte de la
présence dans l’œuvre de Duffaut d’autant d’ingrédients impliquant des « choses à voir et à
dire15 » que de motifs qui suggèrent des actions concrètes et efficaces à entreprendre. Ainsi, à bien
considérer ces peintures et en prêtant attention à l’esthétique qui les sous-tend, on ne peut
manquer de constater que ce qui frappe le plus chez Duffaut, c’est non seulement son sens de
l’occupation et de l’organisation de l’espace, mais plus encore la façon dont il propose de le gérer.
Reste donc à préciser ce que ces peintures suggèrent symboliquement et diachroniquement. Mais
auparavant, il convient d’établir l’iconographie de trois d’entre elles.

Structure iconographique des œuvres

Nous n’avons pas pu obtenir le droit de reproduction pour les trois œuvres que nous
proposons d’analyser ici. On peut cependant les observer en consultant ce lien :
http://www.galeriemonnin.com/prefeteduffaut.html16. Ces œuvres n’ont pas de titre, elles sont
classées comme suit sur le site internet indiqué : images 2 of 10 / 6 of 10 et 10 of 10. Elles ont
pour cadre une baie où une mer turquoise donne l’impression de rencontrer le ciel à l’horizon.
La première est caractérisée par un jeu de symétrie très bien articulé entre les différents
motifs. Elle peut être considérée comme une réflexion sur le rapport d’Haïti avec le Canada, la
France et les États-Unis : cette représentation confronte Haïti à ces trois puissances où Port-au-
Prince est représenté en plus petite proportion face à New York, que la Statue de la liberté et le
drapeau américain permettent de reconnaître. À droite, c’est la Tour Eiffel, surmontée du
drapeau français, qui permet d’identifier la France. C’est aussi le cas pour le Canada qui, à gauche,
est identifiable grâce à son drapeau. Ces différentes puissances sont disposées de façon telle
qu’elles donnent l’impression d’enclaver Port-au-Prince. Suspendu à l’espace comme un OVNI,
Washington surplombe les trois autres villes dans un ciel serein entouré de sept anges.
L’ensemble forme une sorte de strate où Port-au-Prince, coincé en dessous des autres villes, ne se
trouve relié à elles que par des poulies. En dehors du bleu, du gris et du vert qui sont très
prononcés, c’est le blanc et le jaune qui assurent les teintes de cette œuvre dont la syntaxe semble
être porteuse d’un message politique évident dont seule une analyse géo-politico-stratégique,
prenant en compte les intérêts et l’histoire des relations de ces puissances avec Haïti, permettrait
de mesurer la portée.
La seconde œuvre est une construction conforme à la grammaire picturale de Duffaut :
elle représente des montagnes en forme de mât de cocagne en haut desquelles la Vierge est
perchée. Le coloris et la topographie sont identiques à ceux du tableau précédemment étudié.
La troisième enfin se distingue des deux autres, d’abord par son ton plus vif et plus
nuancé, donc plus coloré avec une gamme de couleurs flamboyantes ; ensuite elle n’est rien de
moins qu’un village prenant la forme d’un navire où les maisons sont érigées sur des pentes
abruptes.

14 Cette ville, qui devait être un lieu de refuge pour ses habitants, s’était transformée en une sépulture, comme un
« Léviathan » les expiant de leur « péché d’exister », Cambier, op. cit., p. 44.
15 Voir Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Gallimard, Coll. Folio essais, 1953, p. 45.
16 Consulté le 02 octobre 2014.

63
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

L’étude iconographique de ces Villes imaginaires permet de constater qu’elles obéissent à


une géométrisation de l’espace indiquant comment Duffaut le conçoit et propose d’agir sur lui
pour pouvoir changer sa topographie. Il le divise et le subdivise, le modélise sous forme de
zonage. Procédant ainsi, il semble avoir fait sienne cette proposition de Tribillon qui postulait :
« C’est sans doute dans cette activité de division/affectation (diviser l’espace de la ville en zones
distinctes qui reçoivent des affectations différentes17) que l’urbanisme montre son vrai visage. »18
En effet, Duffaut a pris soin de révéler le « vrai visage » de son « urbanisme imaginaire » au moins
de deux manières.
D’abord, il distingue les zones dites « urbaines et rurales » de celles qu’on peut taxer de
« réservées », soit aux activités agricoles, soit à des sphères de végétation. Ensuite, il distribue des
« sites construits » : ponts aériens géants, routes sinueuses ceinturant les pentes et les montagnes
surélevées et dominant les grandes surfaces et les rues grouillantes de minuscules individus
circulant dans les deux sens, villages suspendus et reliés par des tunnels, etc. Cette forme de
« figuration de l’espace », s’érige donc en des réseaux d’images qui définissent avec véhémence la
grammaire picturale duffautienne, comme pour transformer ses Villes imaginaires en de véritables
textes.

Le geste artistique de Duffaut : une forme d’interpellation

Aussi utopique que puisse paraître un tel programme iconographique, il n’a pourtant rien
d’illogique dans la mesure où il place le thème de l’espace et du bâti au centre de sa
préoccupation. De ce point de vue, l’on comprend fort bien que l’artiste a poussé son
imagination à un point tel qu’il a créé un « univers urbain » irréel par l’invention d’une
topographie fictive qui devient, selon Hélène et Giles Menegaldo, « le foyer d’un imaginaire en
acte et un tissu de rapports constituant un lieu d’intelligibilité du sujet et du réel saisis dans la
multiplicité de leurs croisements »19. Par ce mécanisme, Duffaut réalise exactement ce que Chris
Younès entend par la « rencontre entre éthique comme manière d’être et esthétique comme vérité
du sentir »20. Une rencontre qui, dans la perspective de Michelle Sustrac, bannit les frontières
entre « approche sensible et observation scientifique, entre savoir et sentir, entre production de
connaissance et acte créatif »21.
Cela dit, ces « croisements » qui se transforment en une sorte de convergence de l’éthique
et de l’esthétique, laquelle se situe à la confluence d’une fiction picturale et d’un imaginaire urbain,
ne peuvent être interprétés que comme une invitation péremptoire lancée par Duffaut à tous ses
compatriotes haïtiens, et plus spécialement à l’ensemble de ses concitoyens et à l’État haïtien en
particulier. Ainsi comprise, cette invitation a pour finalité de les sensibiliser à la nécessité de
mieux organiser leur lieu d’être, c’est-à-dire de mettre de l’ordre dans leur façon d’habiter dans
l’espace et les sommer d’imposer de la discipline dans leur manière d’exister dans le monde, car
entre habiter et exister, Duffaut a bien compris qu’il n’y a pas de frontière.
À cet égard, nous pouvons avancer, sans exagération et sans grand risque de nous
tromper, qu’à la base de ce geste artistique émerge un acte citoyen d’une portée philosophique
évidente et d’une dimension éminemment humaniste, dans la mesure où il participe d’une prise

17 Jean-Paul Lacaze évoque un espace social de grande densité entendu comme lieu de mouvement et dynamisation
de l’interaction, ce que l’on constate dans les peintures analysées. Voir Jean-Paul Lacaze, Les méthodes de l’urbanisme,
Paris, PuF, 1990, p. 4.
18
Jean-François Tribillon, L’urbanisme, Paris, La Découverte, 2009, p. 11.
19 Hélène et Gilles Menegaldo, op. cit., p.18.
20 Chris Younès, Art et philosophie, ville et architecture, Paris, La Découverte, 2003, p.11.
21 Michelle Sustrac, « De la ville sensible au sens de la ville » dans Hélène et Gilles Menegaldo, Les Iimaginaires de la

ville…, op. cit., p. 335.

64
LES VILLES IMAGINAIRES DE PRÉFÈTE DUFFAUT

de conscience par l’artiste du sens de son existence22 dans le monde. De là découle le caractère à
la fois optimiste et pragmatique de l’action créatrice duffautienne. L’on pourra sans doute
reprocher à cette manière de lire cet aspect de l’œuvre de Duffaut d’être trop ambitieuse – même
si nous ne prétendons pas qu’elle fasse l’unanimité - cependant, nul ne saurait objecter sa
cohérence ni mettre en doute son intelligible bien fondé. Puisqu’il en est ainsi, l’on peut se référer
à Laënnec Hurbon qui attribue à cette dimension de l’œuvre de Duffaut une fonction similaire à
celle que nous avons décelée, ailleurs, dans les Noces de Cana23 en ce qu’elle tend, d’après Hurbon,
vers l’atténuation de la vielle dichotomie entre « barbare » et « civilisé » jetée comme une sorte
d’anathème par l’Occident sur Haïti :

[…] dans la Ville imaginaire, il n’y a plus ni Barbares ni Civilisés. Voulant se donner pour le seul
monde authentique, réel, le seul qui vaille la peine d’être édifié, la Ville imaginaire et, avec elle, la
Vision vodou24 et la Scène du jugement dernier qui […] ne nous livrent pas un nouvel ordre du
monde inversé, mais nous renvoient plutôt à l’opposition partout opérante dans la vie sociale,
culturelle et politique entre civilisé et barbare. Une opposition enracinée dans un imaginaire qui ne
s’avoue plus comme tel et auquel on reste facilement aveugle25.

Autant conclure avec Maximilien Laroche pour affirmer que les Villes imaginaires
constituent une « image, reproduction physique d’une vision, d’une perception. Objet dont la
structure reproduit celle du regard intérieur du peintre »26. Ainsi, en nous acheminant tout droit
vers ces Villes imaginaires « d’où aura disparu toute trace du barbare comme du civilisé »27,
renchérit Hurbon, il nous apparaît tout à fait loisible et même nécessaire de nous interroger
maintenant sur le sens de ce geste artistique et sur ce qu’il porte en lui comme spécificité
symbolique.

Portée culturelle du geste artistique

Traiter de la spécificité des Villes imaginaires revient à déterminer ce qui confère à ces
peintures une valeur de symbole ou un statut d’emblème esthétique et culturel. Par conséquent, il
faudrait aussi considérer ce qu’elles portent en elles comme significations ayant des similarités
avec d’autres facteurs de la culture haïtienne. Pour y parvenir, deux voies, qui n’en sont en réalité
qu’une, s’offrent à nous. La première concerne le « réalisme merveilleux »28 que Jacques Stéphane
22 Nous nous inspirons ici de la proposition que Sartre a faite à propos du rôle sujet et du sens de son action dans la
définition de sa propre personne dans Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, coll.
« Folio essais », 1946.
23 Voir Jean Herald Legagneur, « Culture européenne et construction identitaire en Haïti : filiation historique et

différence anthropologique des pratiques et des représentations », MSH, Doctorales : Histoire et imaginaire dans la
construction des identités en Europe et dans le bassin méditerranéen, [en ligne], URL : http://www.msh-m.fr/editions/edition-
en-ligne/doctorales/les-numeros/histoire-et-imaginaire-dans-la/article/culture-europeenne-et-construction#.
(Consulté le 28 septembre 2014).
24 La graphie du mot « vodou » ne fait pas unanimité chez les auteurs haïtiens et étrangers. Certains l’écrivent avec

« au », d’autres utilisent la lettre « o ». Ici nous conservons le vocabulaire de l’auteur de la citation.


25 Laënnec Hurbon, Le Barbare imaginaire, Paris, Cerf, 1988, p. 5.
26 Maximilien Laroche, L’image comme écho. Essais sur la culture et la littérature haïtiennes, Québec, Nouvelle optique, 1978,

p. 236.
27 Laënnec Hurbon, op. cit. p.17.
28
Voir, Jacques Stephen Alexis, « Prolégomènes à un manifeste du Réalisme merveilleux des Haïtiens », no spécial 1er
Congrès international des écrivains et artistes noirs, Présence Africaine, octobre 1956, p. 245-271 et Jacques Stephen
Alexis, « Où va le roman ? », Présence Africaine, n°13, avril /mai 1957, p. 81-101, un autre article traitant du même
thème. Notons qu’Alejo Carpentier a fait usage de Real maravilloso dans El reino de este mundo (1949). Une cohabitation
harmonieuse est possible entre le réel et le merveilleux, bien qu’ils soient apparemment opposés. Dans cette
perspective, Jean-Louis Joubert a fait remarquer que Jacques Roumain et Jacques Stephen Alexis ont exploré dans
leurs romans les voies du « réalisme merveilleux », version haïtienne du « réalisme magique » des écrivains latino-
américains de langue espagnole : alliance baroque du mythe et du concret, goût des images vives et d’une écriture
virtuose, tropicale, travail sur une langue européenne naturalisée américaine. Cette tendance se prolonge dans les

65
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

Alexis a théorisé dans ses romans, notamment dans Les Arbres musiciens29 ; la seconde se rapporte
au double paradigme lié au « pays réel » et au « pays rêvé », cher à Dany Laferrière30, mais dont la
paternité revient à Édouard Glissant31.

Le réalisme merveilleux

Le « réalisme merveilleux », que certains confondent avec le « réalisme magique »32, fut
utilisé par Alexis pour désigner un genre englobant la culture du peuple haïtien dans ses diverses
composantes et permettant à ce peuple anciennement colonisé d’échapper à l’aliénation
postcoloniale. Aussi relie-t-il réalisme au merveilleux, deux termes antagonistes qui s’appellent
pour opérer un rapprochement entre des éléments hétérogènes et des réalités incompatibles33.
Cette dialectique des contraires constitue pour Alexis un moyen de décrire une situation d’« […]
imagerie dans laquelle le peuple enveloppe son expérience et reflète sa conception du monde, sa
confiance en l’homme et l’explication qu’il donne aux obstacles du progrès […] transpose
naturellement ses notions de “réalité” et de “merveilleux” dans sa vision de la réalité
quotidienne34. » Selon Alexis, il est tout à fait « […] naturel que le contenu fondamental des
œuvres d’art tende à atteindre l’ensemble des problèmes qui se posent à l’homme de partout35. »
De là, l’obligation pour l’artiste de rendre possible cette association des contraires, de montrer
qu’il est concerné par le « destin collectif de son peuple » et de prouver sa capacité à agir en
conséquence en incorporant « au récit le merveilleux qui est le vêtement dans lequel certains
peuples enferment leur sagesse et leur connaissance de la vie36 ». Maximilien Laroche insiste aussi
sur ce même rapprochement pour affirmer que :

[…] le réel n’est pas le contraire du merveilleux ni ne peut en être dissocié puisqu’il n’y a de
merveilleux que comme habit, vêtement du réel. Celui-ci est cette inconnue logée au cœur du réel
du merveilleux, lequel est la première dans l’ordre de l’existence, de la connaissance et de la
représentation.37

On voit que les deux auteurs abordent la théorie du réalisme merveilleux de la même
manière en mettant l’accent sur la capacité de cette théorie à expliciter l’hétérogénéité de la
culture haïtienne tissée à partir de la confluence de la triple source autochtone, africaine et
occidentale. Cette dynamique inspire la création, aide à coder, encoder et décoder les contours ou
les lisières des œuvres. Elle les formalise, leur donne sens et facilite leur compréhension et leur
interprétation. Aussi, ces facteurs mis en œuvre dans le processus identitaire haïtien et à l’œuvre
dans l’œuvre de Duffaut créent-ils une dynamique culturelle qu’on peut considérer comme une

romans de Francis-Joachim Roy (Les Chiens, 1961), de René Depestre (Le Mât de cocagne, 1979 ; Hadriana dans tous mes
rêves, 1988), de Jean Metellus, qui développe un cycle autour du lieu magique de sa ville natale, Jacmel (Jacmel au
crépuscule, 1981.) Voir à ce propos Jean-Louis Joubert, « Caraïbes littératures », dans Encyclopédie Universalis, URL :
https://nomade.univ-tlse2.fr/http/www.universalis-edu.com/encyclopedie/caraibes-litteratures (consulté le 29
janvier 2013).
29 Jacques Stephen Alexis, Les Arbres musiciens, Paris, Gallimard, 1957. Rappelons que L’Espace d’un

cillement et Romancero aux étoiles, publiés respectivement en 1950 et 1960, se situent dans cette même lignée.
30 Dany Laferrière, Pays sans chapeau, Monaco, Le Rocher, coll. « Motifs », 2007[1999].
31 Édouard Glissant, Pays rêvé, pays réel, Paris, Gallimard, 2000.
32 Titre d’un ouvrage de Frantz Roh (1925) où est présenté un bilan de la réalité allemande et européenne de l’art

après la décadence de l’Impressionnisme et de l’Expressionnisme.


33 Jacques Rancière, Le Destin des images, Paris, La Fabrique, 2003, p. 66.
34 Précisons que cet extrait n’est pas tiré du texte de communication évoqué plus haut, mais de l’article intitulé : « Où

va le roman » également évoqué plus haut. Il est cité par Zilá Bernd dans « Réalisme merveilleux », URL :
http://www.flsh.unilim.fr/ditl/Fahey/RALISMEMERVEILLEUX_n.html (consulté le 26 janvier 2013).
35 Jacques Stephen Alexis, « Prolégomènes à un manifeste … », op. cit. p. 247.
36 Zilá Bernd, op. cit.
37 Maximilien Laroche, Contribution à l’étude du réalisme merveilleux, Québec, GRELCA/Un. Laval, 1987, p. 125-126.

66
LES VILLES IMAGINAIRES DE PRÉFÈTE DUFFAUT

sorte de « trianité38 » dans la mesure où, par leur médiation et leur altération, leur juxtaposition et
leur fixation, ils participent à fonder cette haïtianité qui est une autre manière de dire la culture
d’Haiti. Juxtaposition suppose ici un rapport dialectique, c’est-à-dire une relation d’échange et
d’emprunts mutuels fait de tensions et de contestations réciproques entre ces différentes sources.
Voilà pourquoi Alexis pense que l’art haïtien, dans son ensemble, doit avoir un contenu
social expressif qui reflète la réalité du peuple. L’œuvre de Préfète Duffaut est, dans cette optique,
assez représentative de cette double réalité sociale et culturelle. Jouant à la fois sur le réel et sur
l’imaginaire en mélangeant des éléments culturels tout aussi imaginaires, cette œuvre constitue
une irruption ou une « intégration dynamique du merveilleux dans le réalisme39 » ou encore une
sorte d’interpénétration des deux.

Du « pays réel » et du « pays rêvé »40

La représentation que Dany Laferrière a faite de ces expressions et celle que nous venons
d’analyser renvoient à une même réalité : celle d’Haïti. Toutefois, si Alexis et Laroche ont brisé les
frontières entre le « merveilleux » et le « réel », il semble que pour Laferrière le « pays réel » doive
être distingué du « pays rêvé » puisqu’il paraît que les deux évoquent des faits diamétralement
opposés. Cette décantation est faite non seulement dans Pays sans chapeau mais aussi dans
L’Énigme du retour :

Quand on observe une scène de marché / chez n’importe quel peintre de rue / on n’a pas
l’impression de pénétrer / dans le marché mais que c’est plutôt le marché / qui vous pénètre en
vous intoxiquant / avec ces couleurs, ces odeurs et ces saveurs41. […] Les mêmes paysages
luxuriants reviennent pour dire que l’artiste ne peint pas le pays réel mais bien le pays rêvé.42

Cette tension entre « pays réel » et « pays rêvé » se retrouve à la fin du Pays sans chapeau
dans lequel un journaliste Américain dit à un peintre : « Pourquoi peignez-vous toujours […] des
gens souriants, alors qu’autour de vous, c’est la misère et la désolation ? […] Ce que je peins,
répond l’artiste, c’est le pays que je rêve. »43 La dichotomie est très significative dans l’œuvre
romanesque de Laferrière, car elle invite à la réflexion sur ce qu’est réellement le cadre de vie des
Haïtiens et sur ce que ce dernier devrait être idéalement. En revanche, sur le plan strictement
pictural, cette dichotomie suggère, entre autres, un modèle de ce que devrait être le cadre de vie
environnemental des Haïtiens qui ne cesse de se dégrader : d’où la valeur symbolique des
expressions « pays rêvé » et « pays réel ». Ainsi comprises, ces expressions sont transformées en
« filtres culturels » par Laferrière qui s’évertue à les imprimer, par un jeu analogique, dans l’esprit
de ses concitoyens, et donc dans l’imaginaire du peuple, pour en faire un moyen de connaissance
des valeurs et des grandes préoccupations nationales. De là, peut-on dire que la peinture naïve
haïtienne se voit « accorder une nouvelle dignité » dans le roman qui, pour ainsi dire, s’érige en un

38 C’est sur le sens englobant que prend la notion des « Humanités » chez la philosophe américaine Martha
Nussbaum que nous nous basons pour forger ce concept de « trianité » en combinant la racine latine « tri » (trois) et
les trois dernières syllabes (« anité ») des « Humanités » pour expliquer la dynamique culturelle haïtienne. Selon la
philosophe, les « humanités » ne se limitent plus uniquement à l'enseignement des arts dit libéraux du trivium et du
quadrivium incluant les langues grecque et latine, etc., mais elles correspondent à d’autres réalités auxquelles elle a fait
références lors de son entrevue avec Julien Charnay pour le magazine en ligne Philosophie. URL :
http://www.philomag.com/les-idees/reinventons-les-humanites-7908 (consulté le 24 mai 2014).
39 Jacques Stephen Alexis, op. cit. p. 264.
40 Cette section s’inspire très largement et même reprend deux paragraphes d’un autre article de l’auteur. Voir en ce

sens, Jean Hérald Legagneur, « L’énigme du retour de Dany Laferrière ou quand imaginaire et urgence du social se
transforment en Cahier du retour au pays natal », Québec, Voix plurielles 10.2 (2013), URL :
http://brock.scholarsportal.info/journals/voixplurielles/article/view/866 (consulté le 28 septembre 2014).
41 Dany Laferrière, L’énigme du retour, Paris, Librairie Générale Française, Coll. « Le livre de Poche », 2011, p.122.
42 Ibid., p. 84
43 Dany Laferrière, Pays sans chapeau, op. cit., p. 276.

67
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

véritable réquisitoire en faveur du changement, non seulement dans la façon de penser et de faire
des Haïtiens, mais surtout dans leur façon d’habiter dans le monde.
Cette double expression « pays réel » versus « pays rêvé » – référence intertextuelle ou mise
en abyme du poème d’Édouard Glissant – a pour équivalent plastique les Villes imaginaires de
Duffaut. À ce titre, la correspondance de Laferrière avec Duffaut témoigne de la rencontre de
deux visions artistiques autour d’une même conviction sociale : il n’y a pas d’être sans lieu d’être.
Or cette réalité constitue un véritable problème pour les Haïtiens, en ce qui concerne leur
capacité à organiser et à gérer leur lieu d’être. Par conséquent, comme Alexis l’a proposé, ces
créateurs ont compris que leurs œuvres ne sauraient être indifférentes à ce problème. D’où la
justification de notre hypothèse de départ, à savoir que l’art naïf haïtien tend toujours, et ce dans
une large mesure, vers la résolution d’un problème, alors même qu’il s’exprime différemment à
travers la représentation de divers sujets.
Ainsi, l’art haïtien, à travers la dimension picturale de sa forme naïve et à travers la
composante scripturale de sa version romanesque, semble, à lui seul, prendre sur sa responsabilité
tout le processus de construction identitaire de ce peuple. On l’a vu avec Duffaut qui a fait de sa
peinture un prétexte pour poser le problème de la façon d’habiter dans le monde des Haïtiens. Il
en va de même avec Alexis et Laferrière qui ont mis les conditions de vie des Haïtiens au centre
de leurs préoccupations littéraires. Aussi, pour se représenter et se dire, se singulariser et se
positionner, écrivains et artistes haïtiens de toutes catégories et de tout acabit convoquent-ils à
leur compte toutes sortes de paradigmes avec lesquels ils construisent une « pensée de l’action »
et orchestrent une « action de la pensée ». Construction et orchestration au service desquelles ils
mobilisent tout un archipel de langages avec un arc-en-ciel de mots ajustés au moyen d’un fleuve
de syntaxes qui se déversent dans un vaste océan bouillonnant d’images. Le tout concourt à
formuler, selon l’époque et le contexte, des concepts comme haïtianité sur le plan local, négritude
sur le plan transnational, créolité et créolisation au plan régional quand on ne peut se contenter
tout simplement que de l’antillanité.

68
Le « roman » de la mélancolie aux XVIe et XVIIe siècles
Quand la science se fait fiction
Carine LUCCIONI-SAUVAGE1

Au début du XVIIe siècle, la médecine perpétue une longue tradition remontant à


Hippocrate et à Galien ; elle n’enregistre ni découverte théorique majeure – sinon la circulation
du sang par W. Harvey en 1628, dont les résultats mettront du temps à s’imposer – ni application
pratique remarquable. L’historien François Lebrun, dans Se soigner autrefois, constatant que les
avancées scientifiques dans ce domaine sont très limitées2, impute « cette incontestable
stagnation » au « respect tyrannique de la tradition »3. Le théâtre de Molière, dans la seconde
moitié du Grand Siècle, est emblématique d’un discours anti-médical qui vitupère le dogmatisme
aveugle des docteurs de la Faculté et leur jargon néo-latin. À la scène 3 de l’acte III du Malade
imaginaire (1673), la célèbre discussion des deux frères tourne en ridicule à la fois l’inefficacité des
remèdes et l’impressionnante érudition des médecins rompus à tous les tours de la plus habile
éloquence : Béralde oppose à la croyance imbécile d’Argan dans les pouvoirs de l’art médical un
discours démystificateur qui en dénonce l’artifice et l’imposture. Dans la bouche du raisonneur,
l’expression « le roman de la médecine » renvoie la science à une pure fiction4, c’est-à-dire à un
discours qui charme par sa forme sans avoir de rapport ni avec la réalité, ni avec la vérité.
En empruntant à Molière cette métaphore, nous voudrions étudier la place de la fiction
dans le discours médical développé par les traités de mélancolie de l’âge baroque. Le premier
XVIIe siècle donne en effet le jour à plusieurs ouvrages rédigés en français qui ont pour objet de
définir la mélancolie, d’en répertorier les symptômes et d’indiquer les moyens de sa guérison.
Leurs trois principaux auteurs, André Du Laurens, Jourdain Guibelet et Jacques Ferrand
témoignent d’un même souci de vulgariser leurs connaissances. Dans cette entreprise de
« divulgation »5 savante, la rhétorique joue un rôle prépondérant ; elle révèle les liens essentiels
qui unissent alors science et littérature et rattachent la médecine non seulement au champ de la
vérité, mais aussi à l’univers de la fiction. Pour apprécier ce que Bernard Beugnot nomme
« l’emprise rhétorique »6, il convient d’aborder la réflexion des médecins sur la réception de leur
œuvre et d’illustrer les attraits du « roman » mélancolique d’abord par le pittoresque de la
démonstration savante, puis par le recours aux images et à la fable poétique.

1 Université Paris-Sorbonne, CELLF 17e-18e


2 « La mise en place, au 17e siècle, de la science moderne qui, à l’opposé du naturalisme magique du Moyen Âge et de
la Renaissance, s’appuie sur le doute méthodique et le primat de la raison et de l’expérience, n’a longtemps aucun
effet sur la médecine qui reste esclave de ses théories invérifiées et de son attachement servile aux grands maîtres de
l’Antiquité. » in François Lebrun, Se soigner autrefois. Médecins, saints et sorciers aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Éditions
du Seuil, coll. « Points » / « Histoire », 1995 [1983], p. 19.
3 Ibid., p. 53.
4 « Fiction » est définie par Pierre Richelet « Action ingénieuse de l’esprit qui imagine une chose qui n’est pas »

(Dictionnaire françois, contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise. […], Genève, Jean
Herman Widerhold, 1680, p. 332). Le Dictionnaire de l’Academie françoise note : « Invention fabuleuse. […] Il se prend
aussi pour Mensonge, Dissimulation, Deguisement de la verité » (tome I, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1694, p. 443).
Antoine Furetière parle quant à lui de « Mensonge, imposture » et ajoute : « se dit aussi des inventions poëtiques, des
productions de l’imagination » (Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les
Termes des sciences et des arts : Divisé en trois Tomes. Tome second. E-N, La Haye et Rotterdam, Arnoud et Reinier Leers,
1701, n.p.).
5 Radu Suciu, « Introduction », in André Du Laurens, Discours des maladies mélancoliques, Paris, Klincksieck, coll. « Le

génie de la mélancolie », 2012 [1594], p. LVII.


6 Bernard Beugnot, « De quelques lieux rhétoriques du discours scientifique classique », Revue de synthèse, Paris,

Éditions Albin Michel, 101-102, Tome CII (janvier-juin 1981), p. 20.


SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

Les attraits du « roman » mélancolique

À l’âge baroque, le paratexte des traités de mélancolie manifeste les préoccupations


rhétoriques qui accompagnent l’édition médicale : préfaces, épîtres dédicatoires et avis au lecteur
traduisent un questionnement sur les moyens de plaire. Ces marges de l’œuvre scientifique
méritent attention parce qu’elles sont le lieu de sa rencontre avec le public. Préfaces et dédicaces
ne sont pas destinées aux spécialistes et aux savants. Le choix d’écrire dans la langue vernaculaire,
et non en latin, répond en effet à la volonté de s’adresser à un large public. André Du Laurens
dédie à Louise de Clermont, comtesse de Tonnerre et duchesse d’Uzès, ses Discours de la
conservation de la veuë : Des maladies melancholiques : des catarrhes : & de la vieillesse. Son épître
dédicatoire met en avant la relation qui unit le médecin et sa patiente. Le docteur entreprend de
l’instruire sur les « trois maladies ordinaires »7 dont elle souffre et qu’il soigne. Il a ajouté « un
petit traicté de la vieillesse, qui [lui] pourra servir à l’advenir »8. Cette dédicace est emblématique
de la posture de l’auteur qui publie à la fois comme théoricien et comme praticien de la médecine.
Du Laurens entend généraliser au plus grand nombre les « services utiles & agreables »9 qu’il a
rendus à son illustre destinataire. Il veut faire profiter tous les lecteurs des explications qu’il lui a
données lors de consultations privées10, comme en témoigne la pièce « Au Lecteur » : « Je crois
que tous les gens d’honneur auront agreable ce mien petit labeur : c’est à eux à qui je
m’adresse »11. Le souci d’instruire et de plaire est donc réitéré par le médecin : l’avis au lecteur
renforce ce que Gérard Genette appelle « la fonction préfacielle de l’épître dédicatoire », par
opposition à sa « fonction sociale la plus directe (économique) »12. En exhibant une relation, la
dédicace à la duchesse d’Uzès a pour effet d’assimiler le rapport entre l’auteur et le lecteur à celui
qui unit le médecin à son patient13. Ce faisant, elle assigne à l’ouvrage une fonction de
vulgarisation savante qui détermine la rhétorique du traité, ou plutôt du « discours »14.
Suivant leur éloquence conventionnelle, ces « seuils » de l’œuvre scientifique font ressortir
les attraits du « roman » mélancolique. L’agrément du lecteur est un lieu commun des pièces
liminaires qui s’attachent, pour « valoriser le texte », à « valoriser le sujet »15. Or les médecins
n’ignorent pas ce qu’un discours De L’Humeur Melancholique, comme celui que Jourdain Guibelet
publie en 1603, peut avoir a priori de rebutant : « ce petit discours semble tenir quelque chose de
l’humeur noire de laquelle il traicte, & monstrer une face triste & melancholique (combien qu’il

7 André Du Laurens, Discours de la conservation de la veuë : Des maladies melancholiques : des catarrhes : & de la vieillesse. […],
[s.l.], Theodore Samson, 1598, « Epistre. », p. 5.
8 Ibid., p. 7-8.
9 Ibid., p. 4.
10 « Vostre esprit qui est capable de tout ce qui est de plus rare au monde, a esté curieux d’en cognoistre les causes, &

sçavoir d’où procedoyent tous ces accidents : Je vous en ay fort souvent entretenue, & en propos vulgaires, & en
termes expres de la medecine. En fin mes discours vous ont esté si agreables, que […] vous m’avez commandé de les
mettre par escrit, & de leur faire voir le jour sous vostre autorité. » (Ibid., p. 6-7).
11 André Du Laurens, Discours de la conservation de la veuë : Des maladies melancholiques : des catarrhes : & de la vieillesse. […],

op.cit., « L’Autheur au Lecteur. », p. 12.


12 Gérard Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points » / « Essais », 1987, p. 126-127.
13 « Quel qu’en soit le dédicataire officiel, il y a toujours une ambiguïté dans la destination d’une dédicace d’œuvre,

qui vise toujours au moins deux destinataires : le dédicataire, bien sûr, mais aussi le lecteur, puisqu’il s’agit d’un acte
public dont le lecteur est en quelque sorte pris à témoin. » (Gérard Genette, op. cit., p. 137).
14 Comme l’affirme Radu Suciu, le discours est le « genre de prédilection du médecin vulgarisateur » au début du

XVIIe siècle. Relevant de « l’entretien didactique » par « une dimension d’oralité, un caractère oratoire », son caractère
rhétorique est évident si on l’oppose au genre du traité : celui-ci « replie sur l’émetteur l’intérêt et la fin du projet »,
alors que « le discours est propulsé vers un auditoire » (in André Du Laurens, Discours des maladies mélancoliques, op.cit.,
« Introduction », p. LXIII-LXIV).
15 Gérard Genette, op.cit., p. 201.

70
LE « ROMAN » DE LA MÉLANCOLIE

soit autre en l’interieur) »16. Dans sa préface, il évoque le lecteur que « le tiltre qu’il porte
dégousteroit »17 et prend en compte les attentes du public :

Voire mais dira quelqu’un, quel plaisir recevra le Lecteur en ce traicté de la melancholie ? Ce
discours peut il apporter autre chose que du chagrin & de la tristesse, puis que le tiltre qu’il porte
sur le front, ne promect que de la melancholie ? Le Lecteur qui ne cerche que les moyens de
trouver quelque repos, relasche, ou recreation à son esprit, doit-il pas vacquer à un autre suject,
plustost que de s’arrester à une si facheuse matiere, qui se presente asses d’elle-mesme dans les
affaires du monde, sans la recercher de propos deliberé dedans les livres ? De verité encore que le
premier but de ceux qui écrivent soit en instruisant de profiter au public, ils doivent outre cela,
donner quelque goust à leurs écrits, pour réjoüir le Lecteur, & luy oster les occasions de s’ennuyer
quand il nous donne une partie de son loisir.18

Le vocabulaire antithétique du plaisir et de l’ennui semble disqualifier le traité.


Conformément à la rhétorique préfacielle des œuvres théoriques, l’argumentation de Guibelet
consiste alors à mettre en avant l’intérêt intellectuel que son livre présente :

Le contentement de la lecture ne dépend pas tousjours de sujects ridicules, mais plustost de


matieres qui enrichissent l’intellect & le rendent plus noble & plus parfait. Les esprits solides
s’exercent à la recerche des causes : Ils se resjouissent lors que par discours ils entrent en
cognoissance de ce qu’ils ignoroient au paravant ; fust ce un sujet le plus triste du monde. Les
Philosophes discourent de la vieillesse, de la mort, & des passions de l’ame. Les Medecins des
maladies, des douleurs, des excrements, des poisons, & neantmoins on prent plaisir à la lecture de
leurs œuvres. Pourquoy donc ce discours de la melancholie, ou nous examinons la nature, les
effets & les proprietez de cete humeur, d’un jugement precipité sera til condamné sans estre oüy ?
[…] Combien que la melancholie de soy, soit mal-plaisante, j’espere neantmoins, que ce que je
deduiray de cete humeur, sera jugé agreable19.

Cet avant-texte est significatif de la stratégie auctoriale qui préside à l’activité de vulgarisation
médicale au début du XVIIe siècle. Dans le cadre d’un ouvrage qui relève du genre didactique, le
plaisir du lecteur est inséparable de l’instruction qu’il en retire. La rhétorique du « discours »
médical se manifeste clairement dans l’énoncé des deux buts qu’il poursuit : instruire et réjouir le
lecteur. L’argumentation en faveur du traité (profit et plaisir de la connaissance) est au service
d’une captatio censée contrer les réticences du public. La formulation des effets recherchés est
caractéristique de la rhétorique scientifique du temps20 : le texte médical est soumis à des
jugements semblables à ceux que l’on porte sur l’œuvre oratoire ou l’œuvre de fiction.
Ce souci de plaire amène le médecin à soigner l’inventio, la dispositio et l’elocutio,
conformément aux trois parties de la rhétorique. Pour ce qui est de l’invention du discours, sa
qualité tient principalement à l’abondance de la matière rassemblée. Pour son traité De la Maladie
d’amour, ou Melancholie erotique, Jacques Ferrand attire l’attention du lecteur sur la diversité des
sources qu’il a utilisées : « Je vous offre ce petit discours […] dans lequel vous trouverez toutes
sortes de remedes pour guerir de la plus frequente & dangereuse maladie qui travaille les mortels

16 Jourdain Guibelet, Trois discours philosophiques. Le I. de la comparaison de l’Homme avec le Monde. Le II. du Principe de la
generation de l’Homme. Le III. de l’Humeur Melancholique. Mis de nouveau en lumiere par Jourdain Guibelet. M., Évreux, Antoine
Le Marié, 1603, « Discours troisiesme. De l’Humeur Melancholique », « À noble et vertueux Seigneur Pierre de
Roncherolles Baron du Pont Sainct Pierre », n.p.
17 Ibid.
18 Ibid., « Preface », n.p.
19 Ibid.
20 « Du discours de la science, on attend aussi une certaine forme d’agrément ou d’ornatus. Dès lors que le souci du

public impose ses exigences ou ses codes, dès lors que sont pris en compte les moyens d’assurer au texte scientifique
une efficacité ou des effets propres à un auditoire ou à des fins déterminées, il y a manifestation rhétorique. L’œuvre
scientifique n’échappe pas, dans la forme même qu’elle adopte, au poids du public sur le texte en général. » in
Bernard Beugnot, op. cit., p. 12.

71
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

de tous les deux sexes : lesquels j’ay ramassé és taillis des Philosophes, parterres des Medecins, &
glené és champs des Poëtes & Theologiens prophanes, pour vous plaire par cette varieté : Omne
tulit punctum, qui miscuit utile dulci. »21 Mêler l’utile à l’agréable, telle est la raison pour laquelle le
théoricien va multiplier les références. L’encyclopédisme cumulatif de l’Humanisme22 se retrouve
dans l’érudition savante du Baroque pour déterminer une esthétique de la diversité. Celle-ci se
donne à lire à travers la métaphore filée du jardin (« taillis », « parterres », « champs ») qui assimile
la lecture du traité médical à une promenade champêtre afin d’en souligner l’agrément. Le motif
métaphorique du parterre de fleurs ou de la prairie revient tel un leitmotiv dans les préambules des
traités de médecine pour renchérir sur la riche matière de cet ample « roman » que forme la
tradition mélancologue. L’érudition joue en effet un rôle déterminant dans le charme exercé par
l’exposé du savoir médical ; bien sûr, elle présente l’intérêt de lui conférer abondance et variété,
mais surtout, elle a l’avantage d’emporter le savant, et avec lui le lecteur, sur les ailes de la fiction
et sur la voie de l’imaginaire. C’est ainsi que le traité de médecine rencontre le pittoresque du
conte plaisant.

Le pittoresque ou le modèle du conte plaisant

Le choix du pittoresque traduit bien l’intention des médecins de plaire au public. En effet,
l’accumulation des références charme moins par la variété des arguments que par celle des
exemples. C’est surtout par ce biais que le médecin entend intéresser le lecteur et satisfaire sa
curiosité. Il s’agit de flatter son goût pour le sensationnel, l’extraordinaire par la relation de faits
aussi nouveaux qu’étonnants. Dans l’avertissement au lecteur de son discours des Maladies
melancholiques, publié pour la première fois en 1594, André Du Laurens prétend vouloir
« divulgu[er] les mysteres de [son] art » à l’instar des « Medecins Grecs [qui] venoyent une fois
l’annee escrire à la veuë de tout le peuple, en ce beau temple d’Aesculape qui estoit dressé en
Epidaure, tout ce qu’ils avoyent observé de plus rare en leurs malades »23. La référence à
l’Antiquité grecque autorise et légitime la démarche du médecin en lui assignant comme tâche
d’inventorier pour les faire connaître les divers accidents des maladies et toutes les circonstances
qui en restituent les singularités. Cependant, l’intérêt porté au fait pathologique dans ce qu’il a de
« rare », loin d’orienter le traité de médecine du côté de l’observation exacte et du rapport
véridique, tend au contraire à l’entraîner vers la fiction. La recherche du pittoresque incite le
théoricien à privilégier l’admirable au détriment du véritable. Le modèle du conte plaisant
l’emporte alors sur celui de la démonstration scientifique.
Cette contamination du langage médical par ce que nous qualifions aujourd’hui de
« littéraire » intervient notamment à propos de la cure de la mélancolie hypocondriaque. Le récit
de ces guérisons spectaculaires est propre à émerveiller tant par l’incongruité des rêveries du
malade que par l’ingéniosité thérapeutique du praticien. De la même manière que Jourdain
Guibelet le fera à sa suite, Du Laurens consacre un chapitre entier de son discours 24 à rapporter

21 Jacques Ferrand, De la Maladie d’amour, ou Melancholie erotique. Discours curieux qui enseigne à cognoistre l’essence, les causes,
les signes, & les remedes de ce mal fantastique. Par Jacques Ferrand Agenois, Docteur en la Faculté de Medecine, Denis Moreau,
1623, « Au Lecteur », n.p.
22 « Ces érudits du premier XVII e siècle sont restés pour une part des humanistes, au sens XVI e siècle du mot :

accablés et ravis à la fois devant la masse de connaissances que leur fournissent les auteurs de l’Antiquité, dont ils
n’ont pas l’impression d’avoir épuisé les ressources. Ils continuent, ou plutôt reprennent, en seconde et troisième
lecture, la collation des manuscrits, les traductions qui ont été données avant eux et les interprétations qui ont suivi.
Car ils sont bien persuadés que ces savoirs antiques doivent être assimilés par eux ; font partie de ce langage
nécessaire qu’ils peuvent combiner avec leurs connaissances apprises sur leur temps. », in Robert Mandrou, Histoire de
la pensée européenne. 3. Des humanistes aux hommes de science (XVIe et XVIIe siècles), Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points »
/ « Histoire », 1973, p. 154.
23 André Du Laurens, Discours de la conservation de la veuë : Des maladies melancholiques : des catarrhes : & de la vieillesse […],

op.cit., « L’Autheur au Lecteur. », p. 11.


24 Voir André Du Laurens, Des maladies melancholiques, & du moyen de les guarir, op. cit., 1594, « Histoire de certains

melancholiques qui ont eu d’estranges imaginations. Chap. VII. », p. 263-271 et Jourdain Guibelet, Trois discours

72
LE « ROMAN » DE LA MÉLANCOLIE

les différentes imaginations qui travaillent les mélancoliques et à relater les ruses employées par
les médecins pour les désabuser de leurs illusions persistantes. Ces récits ressortissent non pas à
une expérience vécue, mais à un savoir livresque. Depuis Galien, l’inventaire des bizarres
obsessions des mélancoliques qui se croient devenues cruche, coq, roi, seigneur, etc. est un
passage obligé pour les auteurs qui abordent la question du délire atrabilaire. S’inscrivant dans
une longue tradition qui remonte à l’Antiquité25, le médecin compile les références léguées par ses
prédécesseurs :

Aërce fait mention d’un qui croyait n’avoir point de tête, et publiait partout qu’on la lui avait
coupée pour ses tyrannies, il fut guéri fort subtilement par l’artifice d’un Médecin nommé
Philotime. Car il lui fit mettre un bonnet de fer bien pesant sur sa tête, et lors s’écriant que la tête
lui faisait mal : fut tout soudain relevé de tous les assistants qui s’écrièrent : Vous avez donc une
tête ; par ce moyent il se reconnut, et fut délivré de cette fausse imagination. Trallian écrit avoir vu
une femme qui pensait avoir dévoré un serpent, il la guérit en la faisant vomir, et jetant quant et
quant un serpent qu’il tenait tout près, dans le bassin. J’ai lu qu’un jeune écolier étant en une étude
fut surpris d’une étrange imagination, il se mit en fantaisie que son nez était tellement grossi et
allongé qu’il n’osait bouger d’une place, de peur qu’il ne heurtât en quelque lieu : tant plus on le
pensait dissuader, tant plus il s’opiniâtrait. Enfin le Médecin ayant pris un grand morceau de chair
et le tenant caché, l’assura qu’il le guérirait sur le champ, et qu’il lui fallait ôter ce grand nez : et
soudain pressant un peu son nez, et coupant cette chair qu’il avait, lui fit croire que ce grand nez
était coupé. […]26

La digression introduit une pause divertissante entre deux développements abstraits et


théoriques. L’extravagance grotesque des chimères mélancoliques est l’occasion d’amuser et de
surprendre le lecteur. Ces récits d’histoires saugrenues s’appuient néanmoins sur l’autorité des
plus grands auteurs. Du Laurens avoue qu’il emprunte ses histoires « des Grecs, des Arabes, des
Latins »27 tout en ajoutant celles qu’il a vues. Mais cette érudition savante a pour but avoué de
« donner du plaisir au lecteur »28. Le sérieux de l’observation scientifique cède de façon évidente à
l’allégresse du style enjoué et alerte par lequel le médecin rapporte les étonnants épisodes qui ont
ponctué l’histoire de la maladie. Le goût pour l’anecdote pittoresque prend le pas sur la poursuite
d’une finalité théorique. Pour Du Laurens, il s’agit d’émerveiller le lecteur par les histoires les plus
extraordinaires possibles ; son catalogue ne retient que les folies « les plus rares »29. Toutes ses
anecdotes rivalisent d’originalité et d’invraisemblance. Véritable topos médical, le récit de ces
imaginations mélancoliques témoigne d’une fascination pour l’irrationnel et le délirant,
significative de la place de la fiction dans le discours savant.
Un tel recensement d’illusions bizarres excède d’ailleurs le cadre du traité de médecine. Le
caractère distrayant et récréatif de ces lubies explique qu’elles alimentent une littérature narrative
facétieuse dont témoigne bien le Trésor d’histoires admirables et mémorables de notre temps de Simon
Goulart. À la fois cas médicaux et histoires plaisantes, ces récits de chimères mélancoliques
résultent, d’après Patrick Dandrey, d’un curieux mélange en associant « fiction savante et réalité
historique »30 :

philosophiques […], op. cit., « Discours troisiesme : De L’Humeur Melancholique », « Quelques histoires de
melancholiques. Explication de leurs diverses imaginations. Chapitre VI. », p. 238b-245a.
25 L’origine antique de la liste que les médecins dressent des bizarreries mélancoliques remonte au chapitre du traité

Des Lieux affectés où Galien propose plusieurs histoires déjà rapportées par des analystes antérieurs de la mélancolie,
tout en y ajoutant du sien. Voir Patrick Dandrey, Les Tréteaux de Saturne. Scènes de la mélancolie à l’époque baroque, Paris,
Klincksieck, coll. « Le génie de la mélancolie », 2003, V, p. 172.
26 André Du Laurens, Des maladies melancholiques, & du moyen de les guarir, op. cit., « Histoire de certains melancholiques

qui ont eu d’estranges imaginations. Chap. VII. », p. 263-271.


27 Ibid., p. 263.
28 Ibid.
29 Ibid., p. 270.
30 Patrick Dandrey, op. cit., p. 175.

73
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

Transposition de légendes médicales dans le traitement concret et somme toute crédible de


patients identifiables ? Ou forgeries d’une médecine qui ne reculait pas devant la hâblerie ? La
question demeure en suspens. […]

La fiction ne cesse d’affleurer à la surface des récits donnés pour historiques. En témoigne le
constant parallèle que l’on observe entre les faits attestés par les traités médicaux et les narrations,
toutes badines et imaginaires, du conte et de la farce, du recueil joyeux ou curieux – on ne peut
plus fictifs. […] Il est malaisé de trancher, tant les va-et-vient sont constants entre les deux
domaines, sans préséance avérée. En tout cas, bonne part des vignettes d’origine médicale que
nous avons répertoriées et citées trouve place ici ou là dans le vaste réseau de contes, d’emblèmes,
d’adages, de fables, de farces ou de proverbes qui agrémentent la littérature de la Renaissance et de
l’époque baroque31.

Comme l’indique l’auteur des Tréteaux de Saturne, ces anecdotes, que les traités de mélancolie
présentent comme des observations médicales des temps ancien et présent, possèdent en fait un
statut instable et ambivalent en relevant autant du témoignage historique que de l’affabulation
savante. À la jonction de la science et de la « littérature », elles trahissent le caractère éminemment
syncrétique du savoir mélancolique. La place de la fiction est constitutive d’un art qui donne le
primat à la tradition et d’une logique qui entremêle sans cesse réflexion et émotion. Au début du
XVIIe siècle, la pensée médicale ne se réduit pas à une démarche strictement rationnelle. Elle se
développe à l’intérieur d’un imaginaire culturel où communiquent les savoirs et les arts. C’est ainsi
que le « roman » de la mélancolie se constitue aussi à partir d’un vaste répertoire de textes
littéraires que les médecins empruntent aux poètes. Le modèle de la fable poétique contamine le
discours mélancologue qui y trouve un moyen supplémentaire de charmer par la variété.

Le recours aux images et à la fable poétique

L’invention livresque dont se réclament les traités de médecine sur la mélancolie puise
non seulement à la tradition médico-philosophique, mais aussi à la tradition poético-lyrique. Dans
la perspective de vulgarisation médicale qui est la sienne, le discours scientifique s’inspire souvent
de la poésie antique et moderne et des héros qu’elle met en œuvre. La prose du médecin cède
alors la place aux enchantements des Muses et aux ravissements de la Fable. Précisons toutefois
que la fiction lyrique et mythologique de la poésie est surtout convoquée par les traités de
mélancolie érotique32. L’amour est en effet un sujet propice aux rencontres du scientifique et du
littéraire à l’intérieur d’un même imaginaire culturel33. Le discours du médecin n’est qu’une des
voies possibles de l’analyse des maux de l’amour également effectuée par le philosophe, le
théologien et le poète34. L’index des noms propres que contiennent les ouvrages médicaux (outre
le traité De la Maladie d’amour, ou Melancholie erotique de Jacques Ferrand, citons l’Antidote d’Amour
[1599] de Jean Aubery et l’Anatomie de la mélancolie [1621] de Robert Burton) révèle ici encore
l’abondance de la matière convoquée, de Virgile, Properce et Ovide à Pétrarque, Belleau et

31 Ibid., p. 175-176.
32 Voir à ce propos l’article de Roger Duchêne, « Éros chez le médecin », Eros in Francia nel Seicento, Adriatica-Bari /
Nizet-Paris, 1987, p. 177-186.
33 Voir sur ce point « Splendeurs et misères de l’amour noir », 2e partie de notre ouvrage Les Rencontres d’Apollon et

Saturne, Paris, Classiques Garnier, 2012, coll. « Lire le XVIIe siècle », p. 235-476.
34 Dans une des pièces liminaires au traité De la Maladie d’amour de Jacques Ferrand, le libraire Denis Moreau situe la

parole du savant au sein d’une pluralité de discours : « Je sçay que ce suject a occupé toute l’antiquité, & a donné de la
peine à tous ceux qui ont voulu s’embarquer sur cet Ocean de merveilles […] Apres que les Theologiens l’ont
nommé charité & dilection, les Philosophes passion & mouvement de l’ame, les Medecins concupiscence, maladie
d’esprit, melancholie, fureur, rage : Apres que l’on luy a donné des tiltres d’honneur, & d’infamie ; qu’on l’a
surnommé chaleur, feu, flambeau, glace, neige, fiel, poison, venin, peste, beste, tygre, lyon, medecin, alchemiste,
musicien, soldat, enchanteur, religieux, laboureur, berger, charlatan, encore se plaint-on de n’avoir pas assez dit, & de
n’avoir pas penetré assez avant en la cognoissance de sa nature & de son pouvoir. » (Jacques Ferrand, op. cit.,
« Epistre. A Messieurs les Estudians en Medecine à Paris. », n.p.).

74
LE « ROMAN » DE LA MÉLANCOLIE

Ronsard. Mais le statut de ces références n’est pas seulement illustratif ; elles possèdent une
fonction proprement démonstrative en jouant le rôle d’un argument d’autorité. Il est frappant de
voir que les poètes cités servent à authentifier le propos du médecin.
L’italien Mario Equicola, auteur d’un traité De la Nature d’Amour traduit par Gabriel
Chappuis en 1584, opère une synthèse des analyses de la passion amoureuse, toutes disciplines
confondues. Après l’examen des « discours Philosophiques », il se propose de retrouver
« l’honorable troupe des Poëtes, pour deviser avec eux, avec quelque affection »35. C’est l’occasion
pour lui de vanter la pénétration du discours poétique en comparaison de la littérature médico-
philosophique : « Que l’on ne tienne pour fable ce que souz une fabuleuse fiction, les Poëtes nous
manifestent avec verité, à fin qu’ils cognoissent par exemples, l’amoureux de present »36. La
« fabuleuse fiction » des poètes n’inspire au théoricien aucun mépris ; jouant sur l’antithèse
« fable »/« fiction » et sur la polysémie du mot « fable » dont il récuse le caractère mensonger et
faux, Equicola met l’accent sur la dimension fictionnelle de la poésie qu’il valorise en la
considérant comme le véhicule de la vérité. Empruntée à la Généalogie des dieux païens de Boccace37,
cette définition de la poésie comme expression du vrai sous couvert de la fiction sous-tend la
poétique de la Pléiade et la théorie littéraire des XVIe-XVIIe siècles.
Une telle conception justifie le statut de la référence littéraire dans les traités de
mélancolie où la fonction de la poésie et du mythe excède le cadre de l’ornement en servant de
caution au discours médical. Par exemple, Jacques Ferrand corrobore son analyse de la pâleur des
amants par la référence à la fable poétique de Clytie. La légende de cette nymphe éprise
d’Apollon et métamorphosée en héliotrope lui semble une image appropriée pour définir le teint
décoloré des amants passionnés : « Les Poëtes ont recogneu que ceste couleur appartenoit aux
amans, & non pas la blanche, quand ils ont feint que Clytia mourant de l’Amour du Soleil, fut
changé en une herbe palle, & sans sang que les Grecs nommerent Heliotropion, les François soucy,
œillets d’Inde, ou semblable »38. Le médecin souligne le génie des fables et l’intelligence des
poètes qui ont perçu leur valeur anthropologique. En même temps qu’il atteste la science déposée
dans le mythe, il consolide sa démonstration en l’appuyant sur l’un des lieux communs les plus
fréquents de la poésie amoureuse renaissante et baroque : la comparaison de l’amant au souci39. À
travers le prestige qui accompagne le langage des Muses, la fiction se trouve par là même érigée
en mise en forme indirecte mais non moins efficace et légitime de la vérité, usant de l’exemple
pour atteindre des significations profondes et véritables.
Cette conception de la poésie n’est pas sans répercussion sur la valeur accordée par les
médecins à la langue imagée, à laquelle ils recourent volontiers. Certes, le discours savant qui vise
surtout la clarté et l’intelligibilité exclut en principe les tours langagiers sophistiqués et préfère la
simplicité aux détours du style poétique. L’emploi du style simple correspond à la règle rhétorique
selon laquelle « c’est la matière qui doit déterminer dans le choix du style »40 ; « c’est une règle de
bon sens qu’il faut que les mots conviennent aux choses »41 déclare Bernard Lamy dans sa
Rhétorique. Ayant pour objet « les vérités qui se démontrent dans les sciences profanes »42, la
médecine appartient aux « matières dogmatiques »43 où il est « assez ridicule de se passionner » et

35 Mario Equicola, Les Six Livres de Mario Equicola d’Alveto autheur celebre. De la Nature d’Amour, tant humain que divin, et
de toutes les differences d’iceluy. Rempliz d’une profonde doctrine, meslée avec facilité et plaisir, Imprimez de ce temps plusieurs fois en
Italie, et maintenant. Mis en Françoys par Gabriel Chappuys tourangeau, Jean Housé, 1584, IV, 3, p. 206a.
36 Ibid., p. 206a-206b.
37 Jean Boccace, De la Généalogie des dieux païens, livres XIV et XV : un manifeste pour la poésie, traduit, présenté et annoté

par Yves Delègue, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001.


38 Jacques Ferrand, op. cit., « Chapitre XV. Les causes de la couleur palle des Amans. », p. 97.
39 Sur la fortune de cette image et sa signification médicale, voir notre ouvrage Les Rencontres d’Apollon et Saturne, op.

cit., p. 451-473.
40 Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’Art de parler, éd. de Christine Noille-Clauzade, Paris, Honoré Champion, 1998, IV,

8, « La matière que l’on traite doit déterminer dans le choix du style. », p. 348.
41 Ibid., IV, 10, « Du style, ou caractère simple. », p. 354.
42 Ibid., IV, 15, « Quel doit être le style dogmatique. », p. 366.
43 Ibid., p. 365.

75
SCIENCES (ET) IMAGINAIRES

de « parler avec des emportements, des transports, et des figures que le bon sens veut qu’on
réserve à d’autres occasions »44. Alors que le style sublime se caractérise par « les métaphores, les
figures où l’on a une grande liberté », le style simple contraint de « n’employer que les termes
propres et ordinaires »45. C’est ainsi qu’en publiant De la Maladie d’amour, Jacques Ferrand prétend
offrir un « petit discours desnué de toute eloquence et affeterie de langage »46. Dans son avis au
lecteur, André Du Laurens se défend aussi de poursuivre une visée esthétique dans la rédaction
de son discours des Maladies melancholiques. Il se compare au philosophe, par opposition à
l’écrivain qui recherche le beau langage :

J’auray bien plus à faire à contenter ceux là qui ne s’amusent qu’a la mignardise des mots, & à la
proprieté des dictions : car sans doute ils se trouveront une infinité de mots rudes qui pourront
offencer leurs par trop delicates aureilles : mais s’ils ne veulent avoir esgard que je ne fay pas
profession d’escrire en François, je leur diray avec tous les sages, que ceste trop curieuse recherche
des mots est indigne d’un Philosophe, & que je me suis contenté fuyant la Barbarie (de laquelle ils
ne me sçauroyent du tout accuser) de faire entendre mon subject.47

Le choix d’une écriture sobre et limpide est conforme à la perspective didactique du traité de
médecine. L’elocutio répond ici à la dispositio du genre démonstratif, l’une et l’autre participant à
l’exigence de clarté qui caractérise sa rhétorique.
Si beaucoup de théoriciens du début du XVIIe siècle se vantent de posséder « une
methode plus claire & plus aisee que pas une des autres, avec un style non moins facile que
succinct »48, certains écrivains ne renoncent pourtant pas aux images poétiques. Les métaphores,
les comparaisons et les allégories sont courantes sous la plume des médecins, en particulier pour
traiter de la maladie d’amour, mais c’est à condition que ces figures ne soient pas obscures et
qu’elles ne fassent pas obstacle à la compréhension du texte 49. L’exigence de clarté que
l’esthétique malherbienne impose à la poétique de la poésie dans l’usage des figures50 prévaut plus
légitimement encore dans la rhétorique médicale. Cependant, pour rendre plus agréable leur
exposé savant, les médecins n’hésitent pas à recourir aux ressources d’un discours poétique
imagé. Les images, et surtout « les hyperboles et les métaphores »51 d’après Bernard Lamy, sont le
propre du style poétique car celui-ci vise avant tout à plaire. C’est le « désir de frapper vivement
les sens, et de se faire entendre sans peine » qui porte les poètes « à user si souvent de fictions »52.
Le médecin suit en cela les leçons de séduction que donnent les Muses :

On n’aime pas ordinairement les vérités abstraites, qui ne s’aperçoivent que par les yeux de l’esprit.
Nous sommes tellement accoutumés à ne concevoir que ce que les sens nous présentent, que nous
sommes incapables de comprendre un raisonnement s’il n’est établi sur quelque expérience

44 Ibid., p. 366.
45 Ibid., IV, 10, « Du style, ou caractère simple. », p. 354.
46 Jacques Ferrand, op. cit., « Au Lecteur », n.p.
47 André Du Laurens, Discours de la conservation de la veuë : Des maladies melancholiques : des catarrhes : & de la vieillesse […],

op.cit., « L’Autheur au Lecteur », p. 12.


48 Nicolas-Abraham de La Framboisière, Le Gouvernement necessaire à chacun pour vivre longuement en santé […], Paris, Marc

Orry, 1608, « Preface, à Monseigneur de Sillery, Chancelier de France », n.p.


49 « Vray est que pour donner plus de grâce au discours, en certains endroits j’ay usé de metaphores & d’allegories,

mais quand elles sont tant soit peu obscures, j’ay adjousté l’interpretation en la marge, à fin d’estre entendu de
chacun. » (Nicolas-Abraham de La Framboisière, op.cit., « Preface, à Monseigneur de Sillery, Chancelier de France »,
n.p.).
50 Contre les obscurités du langage poétique, Pierre de Deimier écrit : « Je donneray encore ce mot d’avertissement au

futur Poëte, que lors qu’il luy aviendra d’alleguer en ses Poëmes quelque exemple, ou comparaison de fable,
d’Histoire, ou de Philosophie, qu’il soit avisé de l’especifier par des termes les plus clairs & significatifs » (L’Academie
de l’Art poetique […], Paris, Jean de Bordeaux, 1610, « De la clairté ou claire intelligence dont la Poësie doit estre
accompagnee », p. 275-276).
51 Bernard Lamy, op.cit., IV, 16, « Quel doit être le style des poètes », p. 367.
52 Ibid., p. 368.

76
LE « ROMAN » DE LA MÉLANCOLIE

sensible : de là vient que les expressions abstraites sont des énigmes à la plupart des gens ; et que
celles-là plaisent qui forment dans l’imagination une peinture sensible de ce qu’on leur veut faire
concevoir. C’est pourquoi les poètes dont le but principal est de plaire, n’emploient que ces
dernières expressions : et c’est pour cette même raison que les métaphores, qui rendent les choses
sensibles, sont si fréquentes dans leur style.53

Cet art de persuader caractéristique du style poétique, les théoriciens de la mélancolie se


l’approprient. Pour décrire les souffrances de l’atrabilaire amoureux, Jean Aubery emprunte à la
poésie du temps sa mythologie infernale et il convoque les suppliciés des Enfers dans une prose
destinée à frapper l’imagination du lecteur :

L’amour est un vray enfer, où se voyent tous les plus fameux supplices que l’antiquité a sceu
inventer pour la punition des plus scelerats, on y verra des Sysiphes indefatigables, lesquels ayans
roulé à toute puissance de services le rocher de leur amour, au sommet & à d’esgal d’un plus grand
merite que celuy qu’ils poursuivent estre repoussez & r’avallez si bas qu’il leur est impossible d’eux
relever de dessous le faix desdaigneux […] : on y recognoistra l’amoureux Tythie, qui par
nouvelles & renaissantes esperances repare continuellement les breches de son foye que la cruauté
becquette sans se pouvoir r’assasier, on y trouvera mille Tantales qui baisent l’eau, sans la boire,
qui touchent les pommes sans les oser entamer, qui sont au centre des faveurs, & toustefois
n’approchent que de la superficie : Bref on y verra quantité d’Ixions qui attachez à la rouë d’amour
toute leur vie, se promeinent & inquietent pour neant, & retournent tousjours au mesme poinct,
ainsi que le cours du Soleil.54

L’exemple mythologique développé par la métaphore filée de l’enfer55 permet de mieux faire
comprendre les symptômes de la maladie, d’en cerner la spécificité. Cette rhétorique superlative
révèle l’innutrition littéraire des médecins. Les savants ont parfaitement assimilé les codes de la
poésie lyrique dont ils soumettent les images hyperboliques aux finalités démonstratives et
didactiques de leurs traités. Il convient donc de distinguer deux régimes de discours qui
définissent la prose médicale ou deux types d’elocutio qui entrent non pas en concurrence mais en
complémentarité : d’une part, une langue « propre & intelligible » relative à la visée scientifique de
l’ouvrage, et d’autre part un style « poly & orné »56 renvoyant à la fiction et à l’imaginaire poétique
qui féconde la pensée médicale.
Le pittoresque du conte plaisant et les images de la fable poétique sont donc la preuve de
la rhétorique fictionnelle qui informe le discours mélancologue au début du XVIIe siècle. Les
traités portant sur la mélancolie à l’époque baroque illustrent bien ce « roman de la médecine »
que raillera Molière à travers le masque de ses personnages. Qu’il soit narratif ou lyrique, en prose
ou en vers, le modèle fictionnel révèle par ses nombreuses occurrences la culture humaniste de
ces auteurs qui synthétisent les apports d’une tradition composite. Plus profondément, la fiction
du conte et du poème met en abyme la nature essentiellement fictive du savoir mélancolique,
puisqu’il prend pour objet une réalité – l’humeur noire – qui n’existe pas. Construction mentale
formée de la fusion des apports conjoints des savoirs et des arts, la fiction mélancolique signe
l’unité d’une culture et cristallise l’esprit d’une époque où la science ne s’institue pas autonome.
L’érudition suscitée par ce « mal fantastique »57 qu’est la mélancolie construit à l’intérieur de
l’œuvre scientifique un espace imaginaire qui place le médecin au cœur de la République des
Lettres.

53 Ibid., p. 367-368.
54 Jean Aubery, L’Antidote d’Amour […], Paris, Claude Chappelet, 1599, « Que l’Amour est la plus grande, la plus
violente, & pernicieuse passion de l’Âme », p. 48b-49b.
55 Cette métaphore filée se retrouve sous la plume de Robert Burton. Voir l’Anatomie de la mélancolie, Paris, José Corti,

2001, vol. I, p. 724-725.


56 Nicolas-Abraham de La Framboisière, op. cit., « Preface, à Monseigneur de Sillery, Chancelier de France », n. p.
57 C’est ainsi que Jacques Ferrand caractérise la mélancolie dans le titre de son traité De la Maladie d’amour, ou

Melancholie erotique. […], op. cit.

77
Table des matières

Introduction
Virginie Tahar et Caroline Renouard

L’érudition imaginaire
Nathalie Piégay-Gros

La fonction du savoir imaginaire dans La Vie mode d’emploi de Georges Perec


Shuichiro Shiotsuka

Le Docteur invraisemblable ou la psychanalyse possible selon Ramón Gómez de la Serna


Victor-Arthur Piégay

Portrait du Père Noël en Docteur Faust : savoir, pouvoir, innocence et émerveillement dans Santa Claus de
E. E. Cummings.
Carole Rebillon

La « shadokologie » dans la première et la deuxième série des Shadoks


Jessica Kohn

Sciences imaginaires et imaginaire de la science dans Doctor Who (2005-2014)


François-Ronan Dubois

Les Villes imaginaires de Préfète Duffaut ou les modalités de résolution du problème de chaos urbanistique
haïtien
Jean-Herald LEGAGNEUR

Le « roman » de la mélancolie aux XVIe et XVIIe siècles Quand la science se fait fiction
Carine Luccioni-Sauvage

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