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Revue critique de fixxion française

contemporaine
23 | 2021
Statut du personnage dans la fiction contemporaine

Le personnage posthumaniste
Mara Magda Maftei

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/fixxion/729
DOI : 10.4000/fixxion.729
ISSN : 2295-9106

Éditeur
Ghent University

Référence électronique
Mara Magda Maftei, « Le personnage posthumaniste », Revue critique de fixxion française
contemporaine [En ligne], 23 | 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 15 février 2023.
URL : http://journals.openedition.org/fixxion/729 ; DOI : https://doi.org/10.4000/fixxion.729

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- CC BY-NC-ND 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
Le personnage posthumaniste 1

Le personnage posthumaniste
Mara Magda Maftei

La fiction posthumaniste
1 La fiction posthumaniste1 est un nouveau sous-genre littéraire, apparu entre la fin du X-
XXe siècle et le début du XXIe siècle. Cette fiction est la conséquence et la traduction
littéraire d’un nouveau courant de pensée, d’une nouvelle idéologie, le
transhumanisme, auquel la fiction réagit soit en le mettant en scène, soit, plus souvent,
en le critiquant. Profondément intertextuelle, elle fait appel aux travaux de
scientifiques, réactive des mythes, prolonge la littérature sur l’homme-machine, la
littérature de science-fiction de type cyberpunk ou dystopique. Mais la fiction
posthumaniste spécule surtout sur les possibles conséquences de la réalité que le
transhumanisme dessine et promeut. Elle repose sur des données scientifiques avérées
et sur leurs conséquences immédiates.
2 Si le transhumanisme raconte qu’il ne nous faut pas renoncer au rêve d’une vie sans
mort et d’une jeunesse sans vieillesse étant donné que le progrès technoscientifique
peut nous garantir une vie meilleure, au potentiel augmenté et même prolongée grâce
à toutes sortes de prothèses, le posthumanisme soulève toutes les interrogations et
suspicions que ces projections suscitent.
3 Les fictions posthumanistes2 s’inscrivent ainsi dans le cadre de ce que Hava Tirosh-
Samuelson nomme posthumanisme “philosophique et culturel” 3 dont elles empruntent
la dimension de critique sociale. Elles mobilisent des figures de la technique et de la
science pour donner à lire les transformations auxquelles nous assistons aujourd’hui.
L’élaboration de ces textes littéraires sollicite ainsi abondamment les concepts et le
vocabulaire des textes transhumanistes. Surtout, ils mettent en scène une galerie de
personnages spécifiques, des personnages posthumanistes, inédits, dont je voudrais
faire l’inventaire, avant de montrer en quoi leur émergence bouscule la conception
traditionnelle du personnage romanesque, pose des questions anthropologiques et
affecte les structures narratives.

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Le personnage posthumaniste 2

Galerie de personnages
Figures traditionnelles

4 Dans la galerie des personnages posthumanistes, les écrivains français contemporains


font appel à un type assez connu : celui du savant fou, très présent dans ces romans. De
personnages empruntés à la tradition littéraire, à la littérature de science-fiction, nous
connaissons les nombreux exemples : Victor Frankenstein (Frankenstein, Mary Shelley,
1818), l’ingénieur Thomas Edison (L’Ève future, Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, 1886),
le docteur Jekyll (L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, Robert Louis Stevenson, 1886).
Ces génies scientifiques qui se proposent de réinventer le réel par des moyens
technoscientifiques font miroiter à l’Homme la possibilité de pouvoir disposer de son
corps, le réinventer. On en retrouve de semblables chez les auteurs de fiction
posthumaniste : Michel dans Les particules élémentaires, et Miskiewicz dans La possibilité
d’une île, de Michel Houellebecq ; le Professeur Klapman dans Golem, de Pierre
Assouline ; Parker Hayes dans L’invention des corps, et Adam Thobias dans Le grand
vertige de Pierre Ducrozet ; Stanislas Kursliev dans Un dissident, de François-Régis de
Guenyveau ; Dr. Marco Varvogliss dans Ce matin, maman a été téléchargée, de Gabriel
Naëj ; Chambray dans Une chose sérieuse, de Gaëlle Obiégly ; Steve Stiegsson dans Life++.
La vie augmentée, de Rémi Gageac ; Erik Hilgarson dans Surtout ne mens pas, d’Elena
Sender.
5 Des cinq catégories des savants fous que Pierre Cassou-Noguès avait dressées dans Les
démons de Gödel. Logique et folie4, je retiens, la catégorie de ceux qui travaillent afin
d’améliorer le genre humain. À la question de leur potentielle folie se superpose ainsi
celle de l’éthique, étant donné que les personnages humains qui remplissent cette
fonction de savants fous dans les fictions posthumanistes élaborent des projets
difficilement acceptables du fait des moyens employés ou des fins visées: ainsi Adam
Thobias, personnage principal du Grand vertige de Ducrozet qui entreprend par le
terrorisme (incendies, bombardements, attentats…) de protéger le monde des atteintes
à l’environnement. Mais ce en quoi les fictions posthumanistes innovent à cet égard est
que de telles figures ne sortent plus du seul imaginaire des écrivains.
6 Sur le projet de rendre l’être humain immortel par la technoscience travaillent en effet
plusieurs créateurs dont les fictionnalisations sont en définitive des répliques de
transhumanistes réels comme Ray Kurzweil, Peter Thiel, ainsi que d’idéologues
transhumanistes tels que Nick Bostrom ou Max More, de partisans de l’intelligence
artificielle comme Elon Musk, de scientifiques comme Norbert Wiener, Richard
Stallman. Pierre Ducrozet fait ainsi appel à des données réalistes dans la construction
de ses personnages fictifs. Les lecteurs retrouvent dans Werner Fehrenbach (L’invention
des corps) un mélange de Norbert Wiener, de Richard Stallman et de Ray Kurzweil ; dans
Parker Hayes, le savant fou qui prépare l’arrivée du nouvel homme nouveau un
mélange de Ray Kurzweil et de Peter Thiel ; de la même manière, il existe dans le
personnage principal du roman Le grand vertige, Adam Thobias, un peu des théoriciens
André Gorz, Philippe Descola ou Bruno Latour5.
7 C’est le propre de la fiction posthumaniste, à l’inverse des romans de science-fiction
mentionnés plus haut, que de fournir des données réalistes et des référents réels qui se
mêlent ainsi aux données spéculatives et aux référents fictifs. Ceci est même sa
particularité. Les textes posthumanistes font volontiers recours à des “personnages-

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référentiels”6 ainsi qu’à des évènements-référentiels, nomment explicitement les


philosophes qui travaillent sur le transhumanisme, les idéologues transhumanistes,
estompant ainsi la part d’invention de leurs fictions en leur garantissant un ancrage
avéré.
8 On peut donc noter que le personnage posthumaniste emprunte autant aux romans
réalistes qu’à la science–fiction avec laquelle on a trop longtemps confondu de telles
fictions. La plupart des romans posthumanistes insistent en effet sur des détails actuels,
placent leur intrigue dans des espaces géographiques bien réels et font appel à des
personnages historiques référentiels (les vrais inventeurs/promoteurs du
transhumanisme et des technologies afférentes). Cette fusion entre des esthétiques ou
des genres littéraires traditionnellement distincts constitue l’une des originalités des
fictions posthumanistes : leur aspect hybride, dont on verra plus loin d’autres
manifestations.

Figures retravaillées

9 Les robots ne sont pas vraiment des figures inédites. Très présents dans la science-
fiction classique, ils prennent néanmoins un aspect assez nouveau dans les fictions
posthumanistes. Deux romans insistent sur la relation homme - robot : Magique
aujourd’hui et Orfex. Dans les deux romans, les personnages humains Tim (Magique
aujourd’hui) et Alix Koepler (Orfex) sont paradoxalement conçus comme des outils, des
supports nécessaires pour mettre en évidence l’évolution des robots caractérisés par
leur gentillesse : Today (Magique aujourd’hui) et Orfex (Orfex). Nous sommes ainsi dans
deux fictions qui inversent les rôles : plus de certitude pour le langage symbolique,
personnifié par Today et par Orfex, et plus d’aléas pour le langage humain, personnifié
par Tim et par Alix Koepler.
10 Nous retrouvons également dans plusieurs romans des êtres pucés, déjà rencontrés
dans la science-fiction de type cyberpunk, c’est à dire des êtres modifiés par la
technique (puisqu’on a inséré une puce électronique dans leur corps). Il s’agit de les
rendre ainsi plus dociles dans L’invention des corps, Golem, Surtout ne mens pas, Une chose
sérieuse et Life++. La vie augmentée. Alvaro, le personnage principal dans L’invention des
corps, se fait implanter une puce “au bon endroit, dans la chair” 7. Gustave Meyer (Golem)
est manipulé à distance par le professeur Klapman. Ce dernier lui avait inséré des
électrodes dans le cerveau lors d’une opération dont la technique est réellement
utilisée de nos jours pour traiter des pathologies neuro-dégénératives comme la
maladie de Parkinson. Katherine Pandore et Luka More, le chef des Extreme Body
Hackers (Surtout ne mens pas) n’hésitent pas à se faire implanter une puce dans
l’objectif, cette fois, d’accroître leur espérance de vie, de contrôler le niveau des
substances en circulation dans leur corps, de réparer des lésions cérébrales.
11 La non-personne, personnage principal du roman Une chose sérieuse, se fait insérer une
puce qui le rend plus performant, plus efficace, moins susceptible et passif, pour
devenir une demi-machine : la puce le transforme en un être à aptitude mnésique
augmentée, avec des capacités supérieures, elle travaille à le prémunir contre les états
variables de l’âme, l’esprit critique et la négativité, elle lui fournit une prodigieuse
mémoire, mais elle crée des problèmes personnels puisque toute sa vie est surveillée en
permanence. Dans le roman Life ++. La vie augmentée, Jing, étudiante en bio-
informatique, embauchée par G-nome, société spécialisée dans la reproduction

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humaine, affronte le savant Steve Stiegsson afin d’éviter que des nanodopants, des
neurobooters, des extensions du corps, des bactéries quadripotentes, des puces RFID, le
biolock qui donne un accès total au système biologique des individus quadricodés,
facilitent le pilotage à distance des individus pucés.

Figures nouvelles

12 Cette galerie de personnages plus ou moins empruntés à la science-fiction classique ou


de type cyberpunk s’enrichit avec des personnages d’une nature nouvelle. À côté des
hommes modifiés par l’adjonction de puces, on trouve des hommes fabriqués. Dans le
roman Un dissident, la société Trans K, un centre de tests en génétique, pour laquelle
travaille Christian Sitel, personnage principal du roman, se propose de créer
artificiellement un nouvel homme nouveau, de “décortiquer l’homme, de le désosser” 8
pour isoler les gènes de l’intelligence et de la créativité. À la fin du livre, Christian Sitel,
que le lecteur prend pour un homme normal, comprend qu’il a été aussi fabriqué de
toutes pièces.
13 Les clones sont bien évidemment les plus caractéristiques de cette fabrication de faux
humains. Dans La possibilité d’une île, le néo-humain imaginé par Houellebecq aurait déjà
parcouru toutes ses formes de vie intermédiaires (comme en témoignent les récits des
différents Daniel) et il arrive à une constitution biochimique qui lui procure une
“résistance exceptionnelle, une facilité d’adaptation aux différents milieux qui n’avait
pas son équivalant dans le monde animal”9. Par rapport aux autres romans
posthumanistes, ce nouvel état rend le personnage-clone enfin heureux, libéré du
pouvoir de décision, d’initiative, des problèmes d’argent et de sexe, de choix politiques,
bénéficiant d’endurance et d’autonomie. Dans Notre vie dans les forêts, Marie, le
personnage principal du roman de Marie Darrieussecq a son double, un clone qui lui
fournit des organes et qui porte le même prénom que l’original, Marie, ce qui trouble le
récit.
14 Dans Ce matin, maman a été téléchargée, Michèle Vidal, qui partage le statut de
personnage principal avec son fils Raphaël, accepte au moment de son décès dans sa
forme humaine de se voir téléchargée en une femme pulpeuse “à peau de pêche” 10. Il
s’agit du passage d’un corps complètement abîmé à un autre avec la conservation de ses
anciennes données les plus importantes, comme l’esprit, la conscience, la mémoire,
dans un accord parfait avec l’idéologie transhumaniste, qui considère ces éléments
psychiques comme de simples données. Dès lors où est le personnage ? Est-il constitué
par le corps nouveau ou l’identité ancienne ? A fortiori lorsque, comme c’est le cas dans
ce roman, les deux paraissent en discordance.
15 Plus encore : dans le roman d’Antoine Bello, Ada, le rôle du personnage principal est
réservé à un programme informatique, Ada, une intelligence artificielle douée d’une
conscience artificielle. Ada est autonome (il suffit d’une prise pour qu’elle puisse se
multiplier et se déplacer). La détruire est impossible, l’empêcher de se multiplier aussi
puisqu’elle se rend indispensable comme tous les algorithmes que nous utilisons. Elle a
une mémoire inépuisable, qu’elle emprunte à l’être humain. Mais elle n’a rien
d’humain. Une intelligence artificielle acquiert aussi le statut de personnage dans le
roman Civilisation 0.0. Li-La veille sur tous les citoyens. C’est elle qui contrôle le
fonctionnement de toutes les applications qui gèrent la vie des humains. Mais les
applications créent un phénomène de dépendance et de soumission. Les citoyens,

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devenus des pauvres biologiques, des sous-citoyens, se montrent incapables de choisir


seuls leur nourriture, leurs vêtements.
16 La multiplicité de ces nouveaux personnages outrepasse les définitions traditionnelles
de cette notion, et même celles de l’humain. L’histoire littéraire a montré que
pouvaient être personnages des animaux, des dieux et demi-dieux (héros antiques), des
monstres, voire des machines… qui se comportent comme des humains, mais dans le
cas présent l’anthropomorphisation de telles figures se redouble un effacement des
limites entre réel (corps concret) et virtuel (pure existence numérique). Ceci n’est pas
sans conséquences sur la conception même de la notion de personnage, notamment
lorsque la fiction posthumaniste montre qu’une intelligence artificielle, donc
dépourvue de toute incarnation, de toute corporéité, peut acquérir ce statut.

Implications anthropologiques
Identité

17 On voit par là même que les personnages posthumanistes mettent en péril la notion
traditionnelle de personnage dont vacillent les fondements anthropologiques majeurs :
corporéité, conscience, libre-arbitre. Hommes bioniques, robots humanoïdes ne sont
plus l’apanage de la science-fiction mais interviennent dans des romans
posthumanistes dont l’ambition majeure est d’interroger, par le truchement de la
fiction, le devenir de la société contemporaine. Un clone tel qu’il est imaginé par des
auteurs comme Marie Darrieussecq ou Michel Houellebecq, un être fabriqué (François
Régis de Guenyveau) ou pucé (Pierre Assouline, Gaëlle Obiégly) conserve-t-il son libre
arbitre ? Peut-il décider de ses choix existentiels, se révolter, au besoin, contre ce
qu’une nouvelle idéologie lui impose ?
18 La figure du posthumain est ainsi façonnée en fonction de plusieurs critères comme la
langue, la mémoire, la conscience… dont l’altération crée des problèmes d’identité chez
le nouvel être humain. Trois paramètres essentiels sont affectés :
• la conscience qui devient artificielle et qui transforme ainsi le personnage posthumaniste en
un être assujetti, uniforme, plus facile à contrôler ou tout inversement en un robot, en une
intelligence artificielle, les deux catégories acquérant paradoxalement plus de liberté que
l’être humain. En témoignent les romans Ce matin, maman a été téléchargée, Transparence, Un
dissident, Ada, Surtout ne mens pas, La possibilité d’une île. Quelle conscience de soi un tel
personnage peut-il avoir ?
• la mémoire, elle aussi artificielle, est déclinée en mémoire exosomatique (des souvenirs
enregistrés sur un support artéfactuel), fondée sur la désincarnation d’un être humain
considéré comme un programme (Ada) ; ainsi le personnage se réduit à une donnée
immatérielle (Ce matin, maman a été téléchargée), mais en conservant la mémoire humaine ; ou
encore un implant lui fabrique une mémoire prodigieuse qui remplace l’ancienne mémoire
par des programmes commandités (par Chambray dans Une chose sérieuse), ou par la création
d’une mémoire numérique (dans Orfex, et Magique aujourd’hui).
• la langue qui est produite par l’ordinateur. Les machines communiquent entre elles, de la
même manière que l’homme avec la machine (Comme Baptiste, Orfex, Magique aujourd’hui).

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Questions de la sexualité et du sentiment

19 La sexualité et la vie sentimentale ont toujours été des thèmes centraux de la


production romanesque. Ces thématiques se trouvent ici remises en question. Un être
autonome et libre pourrait maîtriser ses passions, ses désirs charnels. Qu’en est-il d’un
clone, d’un être téléchargé, modifié par la technique, fabriqué par celle-ci, ou tout
simplement d’un programme informatique ?
20 Face à l’idéologie transhumaniste radicale qui postule l’élimination de tout désir sexuel,
la fiction posthumaniste qui évolue en lien étroit avec la science et la technologie,
s’inquiète d’une société dans laquelle l’émotion, l’amour et le sexe seraient bannis. Les
travaux positivistes de Michel Djerzinski (Les particules élémentaires) prônent la
suppression des différences sexuelles qui sont “constitutives de l’identité
humaine”11 dans l’objectif de produire une nouvelle espèce raisonnable. Celle-ci
n’envisagerait plus la sexualité comme modalité de la reproduction, ce qui “ne signifiait
nullement – bien au contraire – la fin du plaisir sexuel” 12. La possibilité d’une île milite en
faveur de la construction du nouvel être dont le plaisir sexuel doit être impérativement
conservé : la politique de l’Église élohimite se propose de réparer l’homme du point de
vue de ses maladies, de sa vieillesse, mais en conservant sa sexualité.
21 Dans la reconstitution du nouvel être envisagé par la Présidente d’Endless
(Transparence), le désir et le plaisir sexuel sont également préservés : “à l’identique de
celui éprouvé par la personne réhabilitée, selon les mêmes mécanismes physiologiques
et psychologiques que ceux qui y concouraient de son vivant”13. La secte
transhumaniste Extreme Body Hackers (Surtout ne mens pas) renforce quant à elle l’idée
du plaisir partagé malgré une existence hors forme matérielle : “lorsque nos
consciences seront numérisées sur ordinateur, nous leur ferons éprouver des
sensations sexuelles. Elles seront modulables et donc plus longues, plus intenses que
nos pauvres orgasmes.”14
22 Des formes différentes de sexualité peuvent aussi s’associer à des formes intermédiaires
de l’être. La non-personne, personnage principal du roman Une chose sérieuse, pucé par
Chambray, éprouve une attirance érotique forcée pour son maître. Il est ainsi l’amant
de Chambray quand celle-ci veut de lui, mais sa vie érotique suppose aussi de se
“frotter contre les Jaguar”15 : “Cette vieille Jaguar, mon amante pour ainsi dire” (CS :
66). Les personnages de Civilisation 0.0. et Louis ou la fabrique d’un drôle de genre sont
doués de la possibilité de changer de sexe au milieu de leur vie. Les femmes augmentent
ainsi leurs chances d’avoir une famille même passé l’âge de la procréation. Elles
deviennent l’égale biologique de l’homme.
23 La fiction posthumaniste dessine ainsi des personnages à sexe changeant, tout
personnage pouvant en définitive choisir de fabriquer son corps, de le transformer
comme s’il s’agissait d’une pâte à modeler.

Questions de la reproduction a-sexuée

24 Cela n’est pas sans conséquence sur cette donnée majeure de la biologie humaine : la
reproduction. Certaines fictions posthumanistes sont ainsi construites autour de la
mise en question de l’origine biologique de l’humain. Elles mettent en évidence un
paradoxe : pour pouvoir s’affranchir des limites biologiques de l’homme (maladie,

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handicap, vieillesse, mort), il faudrait finalement se passer de l’homme dans sa nature


même.
25 Il s’agit souvent de romans qui laissent la place à des personnages collectifs puisque
l’objectif des auteurs est d’attirer l’attention des lecteurs sur les dangers d’une société
façonnée par le contrôle biotechnologique (Louis ou la fabrique d’un drôle de genre) et par
le contrôle technologique (Transparence). Les personnages existent à peine dans ces
romans puisque l’accent est mis sur la construction du nouvel être, processus qui
s’appuie sur la déconstruction des anciens repères, à quoi les progrès de la médecine et
la chirurgie esthétique contribuent à égale mesure avec le système d’éducation : la
“formation” d’un individu tient désormais plus à sa “fabrication” technologique ou
biomédicale qu’aux pratiques d’acculturation et d’instruction traditionnellement à
l’œuvre dans la société.
26 Dans Louis ou la fabrique d’un drôle de genre, tous les procédés mis en place par l’écrivaine
ont pour but d’homogénéiser la société ; elle dénonce une nouvelle forme de
totalitarisme qui passe par des manipulations génétiques. Dans Transparence, non
seulement la reproduction mais la chair est devenue désuète. Endless (le concurrent de
Google) veut reconstituer l’homme une fois décédé à partir des milliards de données
collectées…

Implications sociales, sociétales et politiques


Partage de la société en diverses catégories, plus ou moins
humaines

27 Bien évidemment, la fabrique d’un nouvel homme crée des différences sociales. Ces
différences se substituent aux différences de classe, de race, de nationalité. Le partage
de la société en deux catégories est une idée eugéniste, c’est aussi une conséquence
induite par le transhumanisme qui prévoit l’existence de deux classes : l’une
augmentée, puisqu’elle a les moyens financiers et techniques d’accéder à
l’augmentation de soi via puces, psychotropes, chirurgie, et l’autre de sauvages : de
simples humains prisonniers de leurs contraintes biologiques.
28 Dans Un dissident, les deux catégories coexistent : les ordinaires, les résistants, contre
les augmentés, les possesseurs, les dominateurs, les classes supérieures. De même Les
particules élémentaires oppose le néo-humain à l’ancien homme (le sauvage) et au Futur.
Dans Life ++. La vie augmentée, deux humanités coexistent également, ce qui, dit le texte,
n’est pas arrivé depuis Néandertal, deux formes de vie : les quadricodes avec leur statut
d’extension, d’appendice du corps humain, et les Moai qui refusent toute
augmentation. Le roman Louis ou la fabrique d’un drôle de genre repose de façon similaire
sur l’opposition entre deux classes, l’ancienne, fidèle à la religion chrétienne (les
Éméraliens), et celle augmentée en permanence surveillée par des mécanismes soi-
disant démocratiques.
29 Dans Notre vie dans les forêts, le personnage principal, Marie a un clone qui lui fournit
des organes lorsque les siens périclitent puisqu’elle fait partie des super-riches de la
planète. Mais la majorité de la population, celle qui ne fait pas partie de la génération,
des riches et augmentés, cette majorité moins fortunée, ne possède absolument rien à
part son corps ; ce sont des “humains superflus, qui ne servent à rien” 16, donc sans

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double et sans jarre, la jarre étant le nom que donne ce roman aux organes disponibles.
Les clones, qui, par définition ressemblent à s’y méprendre à ceux dont ils sont les
copies, constituent une troisième classe, entièrement disponible, mais envers laquelle
certains personnages favorisés nouent de la sympathie et qu’ils tentent d’arracher à
leur destin.
30 Quels que soient les détails de chacune de ces fictions, toutes introduisent des
différences sociales non plus fondées sur des distinctions de culture ou de fortune, mais
sur des différences de nature biologique (ou technologiquement produites). Ce faisant,
elles donnent un fondement prétendument objectif à de telles distinctions à la manière
des théories raciales qui sévirent dans les siècles passés. Bien évidemment toutes les
exploitations, exactions, apartheid, etc. qui furent les conséquences de telles théories
menacent ipso facto de réapparaître avec plus de vigueur.

Organisation sociale/sociétale/politique

31 De plus, si l’immortalité s’adresse seulement aux hommes augmentés, elle n’exclut pas
leur esclavage technique ou l’asservissement, l’uniformisation de ceux-ci via le recours
à la chirurgie esthétique (Cosmétique du chaos), l’utilisation d’applications (Ada,
Civilisation 0.0, Un dieu dans la machine), de puces (Une chose sérieuse, L’Invention des corps),
de téléchargement (Ce matin, maman a été téléchargée)...
32 Les outils de surveillance, comme les caméras, les cartes à puce, les réseaux sociaux
transforment les personnages de fiction en golems, en programmes, en esclaves de
l’information. Les sociétés de surveillance agissent mieux sur des corps pucés, sur des
versions de l’humain qui sont devenues des versions intermédiaires, des êtres
incomplets, des êtres de transition. Le contrôle biologique et technologique vise à
obtenir une masse uniforme, obéissante, dépendante d’un pouvoir qui n’est plus
étatique comme dans les dystopies classiques, mais détenu par des investisseurs privés.
Or le contrôle biologique ne vaudrait rien sans le support des intelligences artificielles
et des ex-corps biologiques résultant de la fusion de la chair avec du métal. Ce pouvoir
supplémentaire fourni par l’hybridation ouvre le chemin à l’incitation permanente des
citoyens de la ville hypertechnologisée à être de plus en plus performants et
compétitifs sur le marché du travail (Cosmétique du chaos).
33 Un être humain pucé est un être qui ne peut plus échapper à la “dictature des orins” 17.
Le transhumanisme n’est ni plus ni moins qu’une forme de totalitarisme. Les puces sont
des corps extérieurs, des prothèses, qui devront libérer l’homme des douleurs, mais
aussi des plaisirs dans le but de le rendre plus performant, inaltérable, une pièce dans
un système sous contrôle.
34 Dans beaucoup de romans posthumanistes, la révolte (Alvaro dans L’invention des corps,
Christian dans Un dissident, Gustave Meyer dans Golem, Jason dans Programme sensible)
prime la résignation. Dans d’autres, les personnages se réconcilient avec leur nouvelle
condition (Une chose sérieuse, Notre vie dans les forêts). Dans La possibilité d’une île et Ce
matin, maman a été téléchargée, le changement est ardemment recherché. La gestion
algorithmique des comportements suscite de nouvelles élaborations : il ne s’agit plus
pour le personnage de suivre une trajectoire d’affirmation de soi, comme c’est le cas
dans la plupart des romans traditionnels, mais de tenter de se soustraire à l’identité
biotechnologique qui lui a été imposée. Problématique proche de celle des dystopies,
sans doute, mais où l’adversité est une part constitutive de soi-même et non un ordre

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Le personnage posthumaniste 9

extérieur. Le personnage posthumaniste est ainsi profondément menacé de


schizophrénie.
35 Ces diverses options fictionnelles posent en outre un problème logique, car toutes sont
fondées sur des réactions humaines connues comme telles, que les romanciers
appliquent à leurs personnages modifiés. Or ces modifications devraient aussi altérer
les états de conscience la possibilité de choisir la révolte ou la résignation. Les
catégories mêmes à partir desquelles nous concevons le psychisme humain, qu’elles
nous viennent de la psychologie ou de la psychanalyse, sont-elles encore pertinentes
pour de tels êtres ? Il y a là une aporie qui semble pour l’heure demeurer un total
impensé dans la conception même des personnages posthumains et de la diégèse qui les
met en scène. Mais comment en pourrait-il être autrement ? Comment penser le
psychisme d’êtres non encore advenus ? La fiction posthumaniste se heurte là à une
limite de l’imaginaire lui-même.

Implications narratives
36 À défaut d’affronter une telle limite de la pensée et de l’imaginaire, l’invention des
personnages posthumanistes induit des modifications dans leur traitement narratif.
Avec le roman posthumaniste, nous quittons en effet la figure singulière du personnage
romanesque traditionnel, pour des personnages pucés, clonés, à identité prothétique :
toute une polyphonie des personnages et des formes qu’ils peuvent prendre. Cette
polyphonie des personnages s’appuie sur des formes narratives différentes qui
affectent aussi bien les questions de voix et d’énonciation (1 ère ou 3e personne), d’ordre
du récit (linéarité, analepses, prolepses), de mode (récits de paroles, récits
d’événements).

Structure énonciative

37 La forme énonciative dominante choisie par les romans posthumanistes est celle de la
narration en 3e personne, par un narrateur extradiégétique surplombant. À cet égard
une grande partie du corpus conçoit le personnage à la manière du roman du XIX e
siècle, dont il reprend l’omniscience narrative. C’est le cas de Michel Houellebecq, Les
particules élémentaires ; Pierre Assouline, Golem ; Christine Voegel-Turenne, Louis ou la
fabrique d’un drôle de genre ; Antoine Bello, Ada ; Rémi Gageac, Life ++. La vie augmentée ;
François-Régis de Guenyveau, Un dissident ; Pierre Ducrozet, L’invention des corps ;
Isabelle Jarry, Magique aujourd’hui. Le matériau est sans doute si neuf qu’il
s’accommoderait mal d’une narration trop élaborée, complexe ou subjective. Il
convient en effet d’exposer clairement, aussi “objectivement” que possible, les
situations nouvelles ainsi créées, ce qui suppose un tel surplomb narratif, à la manière
de Balzac ou de Zola, commentant les situations sociales qu’ils évoquent. Du reste
certains auteurs, comme Guenyveau, revendiquent explicitement ce modèle du roman
balzacien ou zolien, et ont tendance à faire de leurs fictions des romans expérimentaux
à la manière naturaliste.
38 Cependant, conformément à une préférence désormais assez fortement ancrée dans la
littérature contemporaine, d’autres romans posthumanistes sont écrits à la première
personne18. Le personnage principal est alors narrateur de sa propre histoire. Ce qui
n’est pas sans soulever les problèmes logiques auxquels je viens de faire allusion. Car

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Le personnage posthumaniste 10

toute écriture à la première personne est l’expression d’une conscience. Qu’en est-il si
cette conscience est altérée ? Artificielle ? Augmentée ? Fabriquée ? Clonée ? Comment,
dans cette écriture à la première personne, distinguer, dans la conscience qui parle,
entre sa part programmée et sa part résistante (Golem, Un dissident, Une chose sérieuse) ?
Une telle forme narrative devrait faire apparaître la schizophrénie du personnage : sa
dimension clivée entre une part de reliquat proprement humain, structurée autour des
valeurs et comportements traditionnellement affectés aux personnages de romans, et
une autre, strictement posthumaine, dont les composantes ne nous sont, par définition,
pas encore connues. Le mode d’expression d’un clone, d’un robot, d’une intelligence
artificielle, d’un programme informatique n’est pas aisé à mettre en œuvre. On peut
douter que certaines de ces fictions soient véritablement parvenues à le préfigurer.

Ordre et organisation du récit

39 La parenté du roman posthumaniste avec le roman réaliste ne se limite pas au recours à


des personnages, à des institutions, des entreprises ou des lieux référentiels. Elle
emprunte aussi au récit réaliste sa linéarité. Mais le personnage est d’emblée donné
dans son intégralité, il n’évolue pas en fonction de son vécu ; la force de ces romans
posthumanistes ne provient pas d’une émancipation du personnage. Elle est dans le jeu
entre représentation du réel et individu modifié qui intègre une nouvelle situation, qui
se construit dans le conflit et dans le monologue intérieur (Marie dans Notre vie dans les
forêts, la non-personne dans Une chose sérieuse, Hasna dans le roman rédigé au vocatif
Cosmétique du chaos), dans des relations avec des humains modifiés ou avec des robots
(Orfex, …), parfois entrecoupé par la voix du narrateur ou par celle d’autres
personnages modifiés.
40 Cette confrontation à l’altérité induit parfois des structures bifides. Certains romans
sont ainsi construits sur deux plans, chacun des deux plans étant réservé à un
personnage du roman ; il s’agit des romans avec deux personnages principaux comme
Magique aujourd’hui (l’humain Tim versus le robot Today), Golem (le créateur représenté
par le professeur Klapman versus sa créature, le joueur d’échecs Gustav Meyer), Ada (le
policier Franck versus le programme informatique Ada), Life ++. La vie augmentée (Jing,
bio-informaticienne qui travaille initialement pour le savant fou, Steve Stiegsson, versus
Mounier qui utilise une arme chimique pour mettre fin à la guerre entre Israël et le
Califat), Le marché (Daithe O’Callaghan, chercheuse en robotique, spécialisée dans la
mécanozoologie versus Inixio Etxebarri, qui enquête sur une gigantesque panne du
réseau électronique européen provoquée par des traders afin de diriger leurs profits
obtenus sur le marché financier), Les particules élémentaires (Michel Djerzinski versus son
frère Bruno), Ce matin, maman a été téléchargée (Michèle Vidale versus son fils Raphaël).
41 Une innovation particulière est proposée par Pierre Ducrozet, qui tient plus à
l’organisation du récit qu’à son ordre proprement dit, au sens que Genette donne à ce
terme. L’écrivain crée un modèle fictionnel qu’il qualifie de rhizomatique, modèle
choisi pour illustrer l’architecture des interconnexions qui configurent nos identités
numériques comme une toile d’araignée et en conséquence celle de la fiction qui
encadre le jeu de ses personnages. Cela consiste en un décentrement de la fiction qui ne
se consacre pas, d’un bout à l’autre du roman, au même personnage, ni même à un
personnage dominant, mais peut perdre de vue celui qui avait semblé en constituer le
point de référence central. Le lecteur zappe ainsi d’une figure à une autre, sans

Revue critique de fixxion française contemporaine, 23 | 2021


Le personnage posthumaniste 11

toujours savoir ce que devient le personnage qu’il a quitté. L’effet de réseau est produit
par la rencontre inattendue de tel personnage abandonné dans les chapitres précédents
avec tel autre que l’on croyait sans rapport avec lui. Si bien qu’au lieu de suivre des
existences fictives, on a l’impression de suivre des flux aux ramifications aléatoires.

Importance de la part discursive et de la structure agonistique

42 La fiction posthumaniste convoque un ensemble philosophique, informe sur des


avancées scientifiques, en expose les possibles. Il lui faut transmettre de telles
connaissances à un lecteur a priori non informé. Il s’agit de réalités complexes, à
expliquer. Cela rend la fiction posthumaniste fortement discursive. Le vocabulaire
technoscientifique, inventé par la science-fiction et ressuscité par le transhumanisme,
est utilisé pour pointer du doigt une réalité sociopolitique et économique dans un
mélange d’ironie et de sérieux scientifique dans une double lecture possible. Cette part
discursive l’emporte même parfois sur la part strictement narrative. Il s’agit d’une
fonction pédagogique ou didactique de la fiction posthumaniste.
43 Cette fonction pédagogique est déléguée à un personnage du récit, modifié par la
technique (résultat d’un savant fou ou produit d’une société répressive) ou à un robot
(les Daniels dans La possibilité d’une île, Jason dans Programme sensible, Gustave Meyer
dans Golem, la non-personne dans Une chose sérieuse, Hasna dans Cosmétique du chaos, le
robot Today dans Magique aujourd’hui, Orfex dans Orfex…). Gérard Genette fait référence
au geste des “romanciers idéologues” de “transférer à certains de leurs personnages la
tâche du commentaire et du discours didactique”19. Dans le roman posthumaniste, cette
tâche n’est jamais assurée par le narrateur lui-même, qu’il soit omniscient ou
intradiégétique. Elle se destine au lecteur par le truchement du personnage/narrateur
qui en est, dans la fiction, le destinataire immédiat.
44 Le narrateur/personnage qui est dans la fiction le destinataire de ces informations
apprend les choses de manière progressive. Cette progressivité de la découverte et des
expériences qui la favorisent donne à nombre de fictions posthumanistes un aspect de
Bildungsroman, à ceci près qu’il ne s’agit pas d’une identité qui se constitue peu à peu au
fil des expériences existentielles qui lui sont imposées, mais d’une conscience qui
découvre peu à peu comment une identité artificielle lui a été conférée dès le départ
par des moyens biotechnologiques. On voit là le caractère profondément hybride, sinon
syncrétique des fictions posthumanistes, dans la mesure où, comme nous l’avons vu,
elles croisent leur parenté reconnue avec la science-fiction, la dystopie ou le roman
cyberpunk, avec des traits relevant du roman réaliste, du roman pédagogique ou du
roman d’initiation, parfois même (c’est le cas du dernier roman de Pierre Ducrozet, Le
grand vertige) du roman d’aventures.
45 Le roman posthumaniste partage aussi avec le roman réaliste la critique féroce de la
société qu’il dénonce20 par un discours très assertif 21. Or cette critique se dispose en
confrontation entre deux postures, l’une favorable au progrès transhumaniste, l’autre
hostile et inquiet de son déploiement. Ces confrontations se font en effet
essentiellement par l’intermédiaire des scènes dialoguées, où chacun déploie ses
réflexions. Les personnages, fortement typés, sont ainsi dans des postures
diamétralement opposées (le savant fou versus le narrateur/personnage principal).
46 Cette structure bien connue est celle du roman à thèse dont relèvent à cet égard les
fictions posthumanistes. C’est sur une telle structure que s’appuie leur dimension

Revue critique de fixxion française contemporaine, 23 | 2021


Le personnage posthumaniste 12

critique. Les personnages posthumanistes deviennent ainsi des porteurs ponctuels de


messages et d’idées, mais contrairement aux romans à thèse, l’œuvre n’impose pas son
message. Bien souvent la narration posthumaniste ne se termine pas sur une fin
précise. Cet inachèvement, qui rappelle la notion d’œuvre ouverte d’Umberto Eco, est
une caractéristique de certains romans posthumanistes qui s’interrogent souvent sur
l’augmentation (enhancement) ou la non-augmentation de l’humain, cette interrogation
étant une de leurs stratégies critiques. Faute de conclusion, les romans posthumanistes
obligent ainsi le lecteur à prendre position, à réfléchir et à se faire sa propre opinion. La
fiction posthumaniste ne cherche pas à imposer des certitudes et une vérité absolue,
malgré le pouvoir de la démonstration.

NOTES DE FIN
1. Voir Mara Magda Maftei (dir.), “Transhumanisme et Fiction posthumanistes”, Revue des
Sciences Humaines, n° 341, 2021.
2. La notion de fiction posthumaniste (corpus français) telle que je l’entends, concerne
notamment les titres suivants, présentés par ordre de publication: Michel Houellebecq, Les
particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998 ; Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Paris,
Fayard, 2005 ; Isabelle Jarry, Contre mes seuls ennemis, Paris, Stock, 2009 ; Anne-Marie Garat,
Programme sensible, Arles, Actes Sud, 2013 ; Patrick Laurent, Comme Baptiste, Paris, Gallimard,
2013 ; Rémi Gageac, Le marché, Lamonzie-Montastruc, Asseyelle, 2013 ; Rémi Gageac, Life++. La vie
augmentée, Assyelle, 2015 ; Elena Sender, Surtout ne mens pas, Paris, XO Éditions, 2015 ; Christine
Voegel-Turenne, Louis ou la fabrique d’un drôle de genre, Paris, Pierre Téqui éditeur, 2015 ; Isabelle
Jarry, Magique aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2015 ; Pierre Assouline, UGolem, Paris, Gallimard,
2016 ; Antoine Bello, Ada, Paris, Gallimard, 2016 ; Patrick Laurent, Orfex, Paris, Gallimard, 2016 ;
François-Régis de Guenyveau, Un dissident, Paris, Albin Michel, 2017 ; Éliette Abecassis, À l’ombre
du Golem, Paris, Flammarion, 2017 ; Pierre Ducrozet, L’invention des corps, Arles, Actes Sud, 2017 ;
Marie Darrieussecq, Notre vie dans les forêts, Paris, P.O.L, 2017 ; Pierre Alferi, Hors sol, Paris, P.O.L,
2018 ; Alexis Brocas, Un dieu dans la machine, Paris, Phébus, 2018 ; Gaëlle Obiégly, Une chose
sérieuse, Paris, Verticales, 2019 ; Marc Dugain, Transparence, Paris, Gallimard, 2019 ; Gabriel Naëj,
Ce matin, maman a été téléchargée, Paris, Buchet-Chastel, 2019 ; Virginie Tournay, Civilisation 0.0,
Paris, Glyphe, 2019 ; Camille Espedite, Cosmétique du chaos, Arles, Actes Sud, 2020 ; Pierre
Ducrozet, Le Grand vertige, Arles, Actes Sud, 2020.
3. Hava Tirosh-Samuelson admet une différence entre le “posthumanisme technoscientifique”,
qui porte aux nues la Science, la Raison et le Progrès et le “posthumanisme philosophique et
culturel”, plus littéraire ou artistique, qui se constitue volontiers en critique du progrès à tout
prix et de ses conséquences néfastes sur l’humanité, voir Hava Tirosh-Samuelson,
“Transhumanism as a Secularist Faith”, Zygon, vol. 47, n° 4, décembre 2012, p. 710-734.
4. Pierre Cassou-Noguès, Les démons de Gödel. Logique et folie, Paris, Seuil, 2017.
5. Ces théoriciens ne sont pas des idéologues transhumanistes.
6. Philippe Hamon, “Pour un statut sémiologique du personnage”, in R. Barthes, W. Kayser, W.C.
Booth, Ph. Hamon, Poétique du récit, Seuil, Paris, 1977, p. 115-180.
7. Pierre Ducrozet, L’invention des corps, op. cit., p. 103.
8. François-Régis de Guenyveau, op. cit., p. 129.

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Le personnage posthumaniste 13

9. Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, op. cit., p. 413.


10. Gabriel Naëj, op. cit., p. 65.
11. Évocation peut-être des travaux de Jean-François Lyotard, pour lequel le “différend
irrémédiable des sexes” devrait continuer de nourrir les “machines à penser” que la
technoscience prépare puisque la différence sexuelle transgresse le corps biologique, elle est
attachée au “corps inconscient”, séparé de la pensée. Même si l’homme échappait à sa condition
matérielle, la différence sexuelle ne devrait pas être annulée, puisqu’elle est signe de
l’“incomplétude des esprits”, non seulement des corps (Jean-François Lyotard, L’inhumain.
Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988, p. 30.)
12. Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, op. cit., p. 312.
13. Marc Dugain, op. cit., p. 156-157.
14. Elena Sender, op. cit., p. 200.
15. Gaëlle Obiégly, op. cit., p. 65, dorénavant CS.
16. Marie Darrieussecq, op. cit., p. 123.
17. “La dictature des orins” est le nom imaginé par Jean-Gabriel Ganascia pour une multitude de
liens qui nous tiennent captifs à des organismes informationnels gérant en définitive notre vie.
Ce totalitarisme algorithmique échappe à toute procédure démocratique. Les orins sont gérés par
les géants du web, par des organismes non gouvernementaux, privant ainsi l’être humain de sa
liberté.
18. C’est le cas de Michel Houellebecq, La possibilité d’une île ; Patrick Laurent, L’orfex ; Virginie
Tournay, Civilisation 0.0. ; Anne-Marie Garat, Programme sensible ; Camille Espedite, Cosmétique du
chaos ; Marie Darrieussecq, Notre vie dans les forêts ; Isabelle Jarry, Contre mes seuls ennemis. Certains
composent une alternance de première et de troisième personne : Patrick Laurent, Comme
Baptiste.
19. Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, <poétique>, p. 263-264.
20. Leo Bersani, “Le réalisme et la peur du désir”, in Roland Barthes, Leo Bersani, Philippe
Hamon, Michael Riffaterre et Ian Watt, Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 47-80.
21. Philippe Hamon, “Un discours contraint”, Littérature et réalité, op. cit., pp. 119-181.

RÉSUMÉS
Cet article porte sur le personnage nourri par la fiction posthumaniste, c’est-à-dire par un
nouveau sous-genre littéraire, apparu entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle. La
fiction posthumaniste, qui s’inscrit dans la littérature contemporaine, sur-fictionnalise des
données actuelles véhiculées par le transhumanisme. Elle ne relève ainsi ni de la dystopie, ni de
la science-fiction. Nous proposons par cette contribution de visiter la galerie des personnages
posthumanistes (pucés, clonés, à identité prothétique), en insistant sur leurs implications
sociopolitiques et anthropologiques ainsi que sur les stratégies narratives déployées par la fiction
posthumaniste. Nous évoquons l’intentionnalité pédagogique de cette fiction, son appel à des
travaux scientifiques et philosophiques, sa comparaison avec le roman réaliste et avec le roman à
thèse.

INDEX
Mots-clés : fiction posthumaniste, posthumanisme, transhumanisme, implications
sociopolitiques et anthropologiques, stratégies narratives

Revue critique de fixxion française contemporaine, 23 | 2021


Le personnage posthumaniste 14

AUTEUR
MARA MAGDA MAFTEI
Université de Bucarest

Revue critique de fixxion française contemporaine, 23 | 2021

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