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Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/coma/10451
DOI : 10.4000/coma.10451
ISSN : 2275-1742
Éditeur
Institut des textes & manuscrits modernes (ITEM)
Référence électronique
Xavier Luce, « La Communauté terrestre, par Achille Mbembe, Paris, La Découverte, 2023, 208 p. »,
Continents manuscrits [En ligne], Comptes rendus de parutions, mis en ligne le 15 mars 2023, consulté
le 17 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/coma/10451 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
coma.10451
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La Communauté terrestre, par Achille Mbembe, Paris, La Découverte, 2023, 208 p. 1
RÉFÉRENCE
Achille Mbembe, La Communauté terrestre, Paris, La Découverte
un article publié sur le site covid-19-cameroon.org, Joseph Tonda – avec lequel dialogue
Achille Mbembe, et réciproquement – analyse l’évènement pandémique survenu au
début de l’année 2020 à la manière d’un simulacre – un concept façonné par Jean
Baudrillard15.
Les confinés et tous ceux dont le devenir est le passé des habitants de Wuhan en
Chine, foyer originaire de la pandémie, peuvent se rendre compte de ce qu’ils sont
aujourd’hui des personnages vivants créés par le rêve du Coronavirus ; rêve dans
lequel ils vivent, non seulement en regardant, depuis leurs fenêtres et leurs balcons
d’immeubles européens, américains, chinois ou d’ailleurs dans lesquels ils sont
confinés, par ceci qu’ils vivent en live, comme on dit, le spectacle des grandes
avenues, des places et des rues désertées par les humains. Mais ils le vivent
également en regardant les images des écrans de leurs smartphones et de leurs
télévisions qui se présentent à eux comme dans un rêve éveillé créé par le virus.
Cette réalité créée par le Coronavirus comme séquence d’un cauchemar, s’impose
ainsi objectivement comme le lieu de vie des humains. C’est ainsi que le monde
entier vit aujourd’hui dans l’espace onirique créé par le rêve d’un virus 16.
5 Or, si le « monde entier » vit dans un « espace onirique » suscité par le « rêve d’un
virus », comment peut-on alors réfléchir sur le monde et son éventualité ? Car «
le monde est tout ce qui arrive » et s’ordonne logiquement en faits, soit « l’existence
d’états de choses17 » formant un tableau de la réalité18. Le monde, distinct du réel, est
foncièrement un agencement logique dénué de sens observe Ludwig Wittgenstein au
cours de la guerre 1914-1918 : « toutes choses sont comme elles sont et se produisent
comme elles se produisent19. » Si donc le « sens du monde doit se trouver en dehors du
monde20 », alors la liberté n’est pas de ce monde : consubstantielle à l’expérience du
cogito en tant que « saisie réflexive du doute comme doute », elle ne se réalise qu’au
travers de la « néantisation du monde21. » La « possibilité de poser une thèse
d’irréalité22 » permet de se constituer conscience imageante, c’est-à-dire de se faire
une image de soi pensant dans le monde, ce qui revient à se regarder depuis un refuge,
une extériorité. La réflexion suppose en effet un recul critique, c’est-à-dire l’émergence
d’un sujet, un Je : « chaque individu peut […] à tout moment, se rejeter hors de sa
propre activité mentale spontanée, pour observer, comme simple témoin, ses émotions,
l’enchaînement de ses pensées23 » rappelle Michel Bounan dans L’Or du temps. Il faut
bien que nous ayons la possibilité de nous faire une image de notre propre activité de
penser : « acte du second degré par lequel le regard se détourne de l’objet pour se
diriger sur la façon dont cet objet est donné24. » Il est donc toujours « nécessaire de
répéter » avec Jean-Paul Sartre « ce qu’on sait depuis Descartes : une conscience
réflexive nous livre des données absolument certaines ; l’homme qui, dans un acte de
réflexion, prend conscience “d’avoir une image” ne saurait se tromper 25. » Poursuivant
le fil de cette tradition critique, l’œuvre d’Achille Mbembe nous exhorte à sortir de
l’état de minorité où règnent le préjugé et la crédulité alors qu’on cherche à
« réhabiliter l’affect et les émotions » dans une entreprise d’interprétation de la réalité
« par le prisme des statistiques, méta-data, modélisations et mathématiques » plutôt
que par la dialectique26.
6 Depuis Critique de la raison nègre, Achille Mbembe renoue avec la négritude et son refus
d’une « philosophie se rêvant “sans visage et sans lieu” 27 » afin de jeter les linéaments
d’une critique de l’ordre économique mondial depuis la figure spectrale du Nègre
« soutier de la modernité28 » – au sens figuré comme au sens littéral (la main d’œuvre
nègre fut déportée dans les soutes de navires marchands). C’est pourquoi son écriture
décontenance parfois au premier abord : le nous qu’il emploie est effectivement
semble défier l’expérience même de la pensée42. » S’il est si difficile de le penser c’est
parce que nous sommes captifs du « nanomonde43 » qui s’insinue un peu plus chaque
jour. Le processus de « cybernétisation du monde44 » qu’Achille Mbembe nous enjoint à
« regarder avec des yeux nouveaux45 » est-il résistible ? Pour qu’il le soit,
éventuellement, il convient de pouvoir l’imaginer afin d’en prendre conscience et agir
en conséquence.
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TONDA Joseph, « La vie dans le rêve du Coronavirus », sur covid-19-cameroon.org, 8 avril 2020 (en
ligne ; consulté le 29 avril 2020).
NOTES
1. A. MBEMBE, La communauté terrestre, Paris, La Découverte, 2023.
2. A. MBEMBE, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 7.
3. R. BARTHES, « La mort de l’auteur », dans Le bruissement de la langue, Paris, Éditions du Seuil,
1984, p. 69.
4. A. MBEMBE, La communauté terrestre, op. cit., p. 155.
5. Id.
6. Ibid., p. 169.
7. X. GARNIER, Écopoétiques africaines : une expérience décoloniale des lieux, coll. « Lettres du Sud »,
Paris, Karthala, 2022, p. 18.
8. A. MBEMBE, Sortir de la grande nuit : essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010.
9. A. MBEMBE, Brutalisme, Paris, La Découverte, 2020, p. 13.
10. Id.
11. A. MBEMBE, La communauté terrestre, op. cit., p. 78.
12. M.-J. MONDZAIN, L’image naturelle, Paris, Le Nouveau commerce, 1995, p. 13.
13. M.-J. MONDZAIN, Le commerce des regards, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Éd. du Seuil,
2003, p. 19.
14. G. DEBORD, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992.
15. J. BAUDRILLARD, Simulacres et simulation, coll. « Débats », Paris, Galilée, 1981.
16. J. TONDA, « La vie dans le rêve du Coronavirus », sur covid-19-cameroon.org, 8 avril 2020 (en
ligne ; consulté le 29 avril 2020).
17. L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus [suivi de] investigations philosophiques , Paris,
Gallimard, 1992, p. 29.
18. Ibid., p. 34-35.
19. Ibid., p. 103.
20. Id.
21. Ibid., p. 362.
22. J.-P. SARTRE, L’imaginaire, Paris, Gallimard, 1992, p. 351.
23. M. BOUNAN, L’Or du temps, Paris, Allia, 2015, p. 28.
24. J.-P. SARTRE, L’imaginaire, op. cit., p. 15.
25. Id.
26. A. MBEMBE, La communauté terrestre, op. cit., p. 142-143.
27. N. Y. KISUDIKI, « Négritude et philosophie », Rue Descartes, nᵒ 83, 2014, p. 2-3.
28. A. MBEMBE, Critique de la raison nègre, coll. « Cahiers libres », Paris, La Découverte, 2013.
29. A. MBEMBE, La communauté terrestre, op. cit., p. 5.
30. F. FANON, Les damnés de la terre, nouvelle éd., Paris, La Découverte, 2002.
31. A. MBEMBE, Brutalisme, op. cit., p. 178-179.
32. M. AGIER, « L’encampement du monde », Plein droit, nᵒ 90, 2011, p. 21-24.
33. J.-A. MBEMBE, De la postcolonie : essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris,
La Découverte, 2020.
34. J.-C. COQUET, La quête du sens : le langage en question, coll. « Formes sémiotiques », Paris, Presses
universitaires de France, 1997, p. 3-4.
35. M.-J. MONDZAIN, Le commerce des regards, op. cit., p. 13.
AUTEURS
XAVIER LUCE
Université Sorbonne CELLF – ITEM (CNRS)