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L’art de réduire les têtes!

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Sur la nouvelle servitude de l'homme
libéré, à l'ère du capitalisme total !
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écrit par Dany-Robert Dufour!
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« La réalisation définitive de l'individu coïncide avec sa
désubstantialisation. » - Gilles Lipovetski, L'Ère du vide.!
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«Nous sommes voués à vivre désormais à nu et dans l'angoisse, ce
qui nous fut plus ou moins épargné depuis le début de l'aventure
humaine par la grâce des dieux. » - Marcel Gauchet, Le
Désenchantement du monde.!
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« L'Homme est, au-dedans de lui-même, le lieu d'une histoire. » Jean-
Pierre Vernant,!
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« Où maintenant? Quand maintenant? Qui maintenant?» - Samuel
Beckett, L'Innommable. !
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Avant-propos !
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Il est courant de croire que le capitalisme, c'est fondamentalement «
bête », un pur système obstiné qui vise avant tout la recherche du
profit maximal. Toutefois, peu avant le tournant néo-libéral du
capitalisme, au début des années 1970, le docteur Jacques Lacan,
psychanalyste bien connu pour son habileté à débusquer le sens sous
le sens, avait mis en garde ses auditeurs, alors très politisés, et leur
avait proposé au cours de son séminaire une interprétation tout autre :
« Le discours capitaliste, c'est quelque chose de follement astucieux
[...], ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher
mieux. Mais justement ça marche trop vite, ça se consomme. Ça se
consomme si bien que ça se consume l. » Le capitalisme
fonctionnerait donc très bien. Si bien qu'un jour il devrait finir... par se
consommer lui-même. Mais voilà : il ne se consumera pas avant
d'avoir tout consommé : les ressources, la nature, tout - jusques et y
compris les individus qui le servent. Dans la logique capitaliste,
précisait Lacan, a été « substitué à l'esclave antique » des hommes
réduits à l'état de « produits » : «des produits [...] consommables tout
autant que les autres ». C'est d'ailleurs en ce sens plutôt macabre que
l'éminent psychanalyste proposait d'entendre des expressions
légèrement euphorisantes comme «matériel humain » ou « société de
consommation ». À l'heure de la victoire totale du capitalisme et de la
célébration du « capital humain », de la gestion éclairée des «
ressources humaines » et de la « bonne gouvernance liée au
développement humain », ces propos malicieux gardent tout leur sel.
Ils laissent tout simplement entendre que le capitalisme consomme
aussi... de l'homme. Il tiendrait en somme sa remarquable intelligence
d'avoir su transformer en un système social efficient, d'une ampleur à
présent quasiment mondiale, ce que l'ironique slogan surréaliste
exprimait avec une belle verdeur : « Mangez de l'homme, c'est bon2 !
» Une discrète anthropophagie perdurerait-elle sous le progrès? C'est
bien possible. Mais alors que consommerait aujourd'hui le
capitalisme? Les corps? Ils sont utilisés depuis longtemps et la notion
déjà ancienne de « corps productifs » en témoigne 3. La grande
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nouveauté, ce serait la réduction des esprits. Comme si le plein
développement de la raison instrumentale (la technique), permis par
le capitalisme, se soldait par un déficit de la raison pure (la faculté de
juger a priori de ce qui est vrai ou faux, voire bien ou mal). C'est très
précisément ce trait qui nous semble caractériser en propre le tour-!
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1. Lacan, L'Envers de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1991, séance du 17
décembre 1969, p. 35. !
2. Tracts surréalistes et déclarations collectives, tome I : 79221939,
présentation et commentaires de José Pierre, Le Terrain vague, Paris, 1980. !
3. La notion de « corps productif » en tant que corps biologique intégré dans le
processus de production est déjà présente chez Marx dans Le Capital in
Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1965, cf. Livre premier, « Le
développement de la production capitaliste », IVe section : « La production
de la plus-value relative », XIII : « Coopération ». Voir aussi Deleule et
Guery, Le Corps productif, Marne/ Repères, Paris, 1972. !
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nant dit « postmoderne » : le moment où une partie de l'intelligence du
capitalisme s'est mise au service de la « réduction des têtes ». Pour
faire apparaître cette consomption actuelle des esprits, nous allons
donc, tout au long de ce livre, la mettre en rapport avec l'extinction
rapide des formes philosophiques modernes du sujet qui servaient de
référence et nous permettaient, jusqu'alors, de penser notre être-au-
monde. L'hypothèse que je développerai est en somme simple, mais
radicale : nous assistons présentement à la destruction du double
sujet de la modernité, le sujet critique (kantien) et le sujet névrotique
(freudien) à quoi je n'hésiterai pas à ajouter le sujet marxien. Et nous
voyons se mettre en place un nouveau sujet « postmoderne ». Ce
jugement, dont je n'ignore évidemment pas le côté abrupt et
intempestif, appelle d'emblée plusieurs précisions, avant d'être
développé et confronté à la réalité qui nous entoure. !
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Ce processus de casse simultanée du sujet moderne et de fabrique
d'un nouveau sujet (appelons-le postmoderne) agit extrêmement
rapidement. Certes, le sujet critique kantien, né dans les parages des
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années 1800, est vieux de deux siècles. De même, le sujet névrotique
de Freud, né aux parages des années 1900, perdure jusqu'à nos jours
au point d'avoir occupé une bonne partie de la scène de la pensée du
20e siècle. Mais ces deux sujets, que leur âge respectable semblait
devoir mettre à l'écart de toute exécution sommaire, sont en train de
disparaître sous nos yeux avec une rapidité sidérante. Il y a là un
phénomène étonnant à analyser. On pensait ces sujets
philosophiques à l'abri des vicissitudes de l'histoire, bien installés
dans une position transcendantale et constituant d'increvables
références pour penser notre être-au-monde - et, de fait, bien des
penseurs continuent spontanément à réfléchir avec elles, comme si
elles étaient éternelles. Or, même s'ils correspondent à des
constructions historiques éminentes, ces sujets perdent peu à peu de
leur évidence. La puissance de l'abord philosophique qui les
constituait semble s'évanouir dans l'histoire. Ils deviennent flous.
Leurs contours s'estompent, nous sommes en train de passer à une
autre forme sujet. Ce long règne et cet évanouissement soudain ont
de quoi surprendre. On a du mal à croire que des figures aussi
répertoriées, aussi élaborées, aussi éprouvées puissent disparaître en
si peu de temps. On ne devrait cependant jamais oublier que des
civilisations millénaires peuvent s'éteindre en quelques lustres. Pour
s'en tenir à des événements récents, il faut se souvenir qu'on a vu des
tribus d'Indiens de la forêt amazonienne, qui avaient traversé les
siècles et les environnements les plus hostiles sous l'auspice de
pratiques symboliques solidement ancrées, périr en quelques
semaines, incapables de résister aux coups de boutoir d'une autre
forme d'échange 1. L'évocation de ce cas d'école n'est pas fortuite : je
gage que c'est aussi de la généralisation d'une autre forme d'échange
qu'est en train de mourir en Occident le sujet moderne dans sa double
référence kantienne et freudienne. !
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1. Voir par exemple, La Guerre de pacification en Amazonie, long métrage
documentaire d'Yves Billon, Les Films du village, 1973. Lors du creusement de la
route transamazonienne au Brésil, l'État brésilien mit au point la politique dite du
« contact forcé » pour désamorcer les réactions d'autodéfense des Indiens. On

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évoque dans le documentaire, tourné au début des années 1970, le sort des
indiens Parakanas. La technique d'approche est simple, mais d'une redoutable
efficacité : on édifie des tapini, abris rudimentaires en feuillage où sont accrochés
des « cadeaux ». Une fois le contact noué par ce biais, un « camp d'attraction
indigène » est établi qui précipite l'Indien dans l'engrenage fatal des échanges
marchands. Le processus d'acculturation est brutal, destructeur et extrêmement
rapide. Il ne reste plus qu'à les parquer dans des réserves indigènes où les taux
de suicide, individuel ou collectif, sont considérables... !
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Cette mort programmée du sujet de la modernité ne me semble, en
effet, pas étrangère à la mutation que l'on observe depuis une bonne
vingtaine d'années dans le capitalisme. Le néo-libéralisme, pour
nommer sommairement ce nouvel état du capitalisme, est en train de
défaire toutes les formes d'échanges qui subsistaient par référence à
un garant absolu ou métasocial des échanges. Pour aller à la fois vite
et à l'essentiel, on pourrait dire qu'il fallait un étalon - l'or par exemple
- pour garantir les échanges monétaires, comme il fallait un garant
symbolique (la Raison, par exemple) pour permettre les discours
philosophiques. Or, on cesse désormais de se référer à toute valeur
transcendantale pour se livrer aux échanges. Comme le dit Marcel
Gauchet, nous avons désormais affaire à « des acteurs qui se veulent
rigoureusement déliés et sans rien au-dessus d'eux pour empêcher la
maximisation de leurs entreprises! ». Les échanges ne valent plus en
tant que garantis par une puissance supérieure (d'ordre
transcendantal ou moral), mais par ce qu'ils mettent directement en
rapport en tant que marchandises. En un mot, l'échange marchand
aujourd'hui tend à désymboliser le monde. !
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Pour donner un exemple de cette désymbolisation spontanément
opérée par la marchandise, je ne citerai qu'un seul cas en apparence
anodin, mais ô combien significatif. Il s'agit du récent « changement
de sexe des navires de Sa Majesté ». On pouvait lire à la une de la
livraison du journal Le Monde du 25 mars 2002 que les bateaux
britanniques ne relèvent plus désormais du genre féminin. On y
apprenait que le remplacement de « she » par « it » dans l'appellation
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des navires avait reçu le soutien des organisations féministes et du
ministère des Transports. Ce que le directeur de la rédaction du plus
vieux quotidien britannique, Le Lloyd's List, créé en 1734, considéré
comme le pouls du commerce maritime, justifiait ainsi : « Un navire
est un produit comme un autre, une sorte d'immobilier marin. Le
commerce maritime doit évoluer en cette ère de mondialisation au
risque de rester à la traîne du monde des affaires. » !
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Foin donc de l'utilisation du féminin pour se référer à un navire, ce qui
remontait à d'obscures origines devenues désuètes, devant l'urgence
de la qualification des navires comme simple marchandise.
Qu'importe l'antique coutume consistant à décorer la proue des
navires de statues de déesses et qu'importe le bien mièvre
attachement des matelots pour leur bateau souvent comparé à une
épouse, à une mère, à une maîtresse! Dès lors que le bateau devient
« un produit comme un autre », c'est-àdire une marchandise qui peut
s'échanger à sa valeur marchande contre d'autres marchandises, il
perd l'essentiel de sa valeur symbolique. Il se trouve ipso facto
délesté de l'excès de sens qui l'empêchait de figurer comme simple
produit dans le cycle neutre et élargi des échanges. De façon
générale, toute figure transcendante qui venait fonder la valeur est
désormais récusée, il n'y a plus que des marchandises qui
s'échangent à leur stricte valeur marchande. Les hommes sont
aujourd'hui priés de se débarrasser de toutes ces surcharges
symboliques qui garantissaient leurs échanges. La valeur symbolique
est ainsi démantelée au profit de la simple et neutre valeur monétaire
de la marchandise de sorte que plus rien d'autre, aucune autre
considération (morale, traditionnelle, transcendante,
transcendantale...), ne puisse faire entrave à sa libre circulation. Il en
résulte une désymbolisation du monde. Les hommes ne doivent plus
s'accorder aux valeurs symboliques transcendantes, ils doivent
simplement se plier au jeu de la circulation infinie et élargie de la
marchandise. !
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L'exemple cité permet de remarquer que la langue et les façons de
parler se trouvent affectées par la désymbolisation. Dans ce cas
d'espèce, la polémique s'est d'ailleurs concentrée sur la langue et ses
usages. Si l'exemple que j'ai pris reste plaisant, nous en verrons
bientôt d'autres qui peuvent aller jusqu'à affecter en profondeur notre
aptitude au discours. C'est en effet tout le poids du symbolique dans
les échanges humains, qui a fait les beaux jours de la grande
anthropologie du 20e siècle (de Mauss à LéviStrauss, et jusqu'à
Lacan), qui se trouve de la sorte mis en cause. Ce qu'il faut énoncer
sans détour : le triomphe du néo-libéralisme entraîne une altération du
symbolique. Si, comme le dit Marcel Gauchet, « la sphère
d'application du modèle [de marché] est destinée à s'élargir bien au-
delà du domaine de l'échange marchand », alors il y a un prix à payer
pour cette extension : l'affaiblissement et même l'altération de la
fonction symbolique. Nous voici donc contraint de reprendre à
nouveaux frais l'analyse du symbolique au temps de la postmodernité. !
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Ce changement radical dans le jeu des échanges entraîne une
véritable mutation anthropologique. Dès lors que tout garant
symbolique des échanges entre les hommes tend à disparaître, c'est
la condition humaine elle-même qui change. En effet, notre être-au-
monde ne peut plus être le même dès lors que l'enjeu d'une vie
humaine ne tient plus à la recherche de l'accord avec ces valeurs
symboliques transcendantales jouant le rôle de garants, mais est lié à
la capacité de s'accorder aux flux toujours mouvants de la circulation
de la marchandise. En un mot, ce n'est plus le même sujet qui est
requis ici et là. Nous commençons de la sorte à découvrir que le néo-
libéralisme, comme toutes les idéologies précédentes qui se sont
déchaînées au cours du 20e siècle, ne veut rien d'autre que la
fabrication d'un homme nouveau. Mais la grande force de cette
nouvelle idéologie par rapport aux précédentes tient à ce qu'elle n'a
pas commencé par viser l'homme lui-même au moyen de
programmes de rééducation et de coercition. Elle s'est contentée
d'introduire un nouveau statut de l'objet, défini comme simple
marchandise, en attendant que le reste s'ensuive : que les hommes
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se transforment lors de leur adaptation à la marchandise, promue dès
lors comme seul réel. Le nouveau dressage de l'individu s'effectue
donc au nom d'un « réel » à quoi il vaut mieux consentir que
s'opposer : il doit toujours paraître doux, voulu, désiré, comme s'il
s'agissait d'une série d'entertainments (exemples : la télévision, la
pub...). On verra bientôt quelle formidable violence se dissimule
derrière ces façades soft. Et si, d'aventure, quelque région du monde
persistait à se placer dans une position masochique consistant à
vouloir se dérober à ce dressage soft, on sait désormais - et, d'une
certaine façon, l'écrasante intervention militaire des États-Unis en Irak
du printemps 2003 a contribué à le prouver - que cette idéologie ne
reculera devant rien pour que ces zones récalcitrantes soient admises
de gré ou de force aux « bienfaits » du nouveau capitalisme. Surtout
si elles recèlent des ressources stratégiques. Pour s'imposer, la main
invisible du Marché n'hésite pas à recourir à la poigne de fer des
stratèges. !
À noter que, dans « fabrique d'un nouveau sujet », j'entends « sujet »
au sens philosophique du terme : je ne parle pas de l'individu au sens
sociologique, empirique ou mondain du terme, je parle de la nouvelle
forme philosophique d'un sujet jusqu'alors inédit, en cours de
construction - je vais y revenir. De même, j'entends « sujet » au sens
philosophique quand je parle de casse du « sujet kantien » ou du «
sujet freudien ». Il s'agissait là de formes construites par
l'entendement pour se fixer pendant un temps donné comme une
disposition transcendantale dépassant la multiplicité des sensations,
des sentiments et des expériences possibles. Je dis en somme que
ce qui est visé aujourd'hui, ce sont les deux formes sujet construites
au long de la modernité, et définitoires de la modernité elle-même. !
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Premièrement, je fais référence à celle qui s'est construite aux
parages des années 1800 avec l'apparition du sujet critique kantien.
L'empirisme de Hume et son scepticisme à l'encontre de la rationalité
et de la métaphysique classique avaient, on le sait, ébranlé Kant au
point que celui-ci s'était brusquement réveillé de son (fameux) «
sommeil dogmatique » et s'était trouvé contraint de refonder une
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nouvelle métaphysique, critique, établie dans les limites de la simple
raison, affranchie du dogmatisme de la transcendance et ne cédant
cependant rien au scepticisme empiriste. Ainsi naissait la philosophie
kantienne : appuyée sur les progrès de la physique depuis Galilée et
Newton, elle s'est établie sur une magistrale synthèse de l'expérience
et de l'entendement. Il aura fallu le tournant kantien pour établir que
l'intuition sans concept est aveugle cependant que le concept sans
intuition est vide. Cette refondation fut le coup d'envoi de la fameuse
révolution copernicienne de Kant poursuivie au long de ses trois
Critiques {Critique de la raison pure, 1781, Critique de la raison
pratique, 1788, et Critique de la faculté de juger, 1790). Parcours
scandé par trois grandes questions : «Que puis-je connaître? Que
dois-je faire? Que m'est-il permis d'espérer?» !
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Traitant de la première, Kant avance, contre l'empirisme des
Lumières, que ce n'est pas l'expérience qui organise la connaissance,
mais le pouvoir de l'esprit. Certes, toute connaissance débute avec
l'expérience, mais elle ne saurait en aucun cas s'y réduire. En effet,
ma connaissance est conditionnée par la perception sensible des
objets. Or, dans la sensibilité, Kant isole deux formes a priori, l'espace
et le temps, antérieures à toute expérience, qui font partie selon lui de
la structure même de notre esprit. Ensuite, l'expérience est organisée
par l'entendement. C'est ainsi que j'interviens sans cesse dans le
champ de la connaissance en établissant des relations entre les
objets au moyen de catégories se référant au principe rationnel de
causalité. Kant dénombre ainsi douze catégories, nécessaires et
universelles, qui permettent d'unifier le champ de l'expérience. Ce que
je puis connaître (les phénomènes) s'offre donc à moi dans un double
cadre, celui des formes pures de la sensibilité (c'est l'objet de
l'Esthétique transcendantale) et celui des catégories (c'est l'objet de
l'Analytique transcendantale) et s'oppose à ce que je ne peux
connaître, les choses en soi, telles qu'elles sont en elles-mêmes,
indépendamment de tout point de vue. !
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De même, les phénomènes donnés par l'intuition sensible s'opposent
aux purs êtres de pensée, les noumènes (Dieu, l'âme, etc.) que la
métaphysique classique prétendait pouvoir connaître. En fait, cette
ambition était une pure illusion de la métaphysique classique qui ne l'a
jamais menée qu'à produire des antinomies. En voici un exemple
connu : « L'univers est-il fini ou infini? » Comme je peux démontrer
aussi bien la thèse que l'antithèse, les deux démonstrations s'annulent
l'une l'autre. C'est précisément le constat de ces antinomies
insolubles qui a conduit Kant à la révolution copernicienne de la
philosophie critique grâce à laquelle il entendait « mettre un terme au
scandale d'une contradiction manifeste de la raison avec elle-même » !
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La seconde question : « Que dois-je faire ? », se solde, elle, par un
impératif : l'éclairement, l’Aufklàrung, « n'exige rien d'autre que la
liberté et même, à vrai dire, que la forme la plus innocente de tout ce
qui peut s'appeler liberté, celle de faire un usage public de sa raison
dans tous les domaines ». Je dois donc faire usage de ma liberté de
penser. Tel est l'impératif moral de l'homme qui pense et le contraint à
l'exercice critique, déjà énoncé par Descartes, de devoir penser par
lui-même, sans reculer devant les conséquences de ce principe dans
la mesure même où « la critique de la raison finit nécessairement par
conduire à la science ».!
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Quant au «Puis-je espérer?», il est lié à la nécessité, beaucoup plus
pratique que théorique, qu'il existe un principe de justice dans le
monde. Kant ne le pose donc pas comme une donnée première, mais
au contraire comme un effet du travail critique. On tient là un des
aspects essentiels du grand renversement kantien : chez lui, c'est la
morale du travail critique qui fonde la métaphysique. Il n'est pas abusif
de dire que tout ce qui, depuis deux siècles, a pensé radicalement a
procédé du sujet critique kantien. Hegel et Marx durent être kantiens
pour construire leurs philosophies de l'histoire - d'ailleurs Hegel ne
disait-il pas de Kant qu'il avait «inauguré la philosophie moderne » ?
Nietzsche même ne put mener sa critique radicale de la morale qu'en
s'en remettant pleinement au pouvoir critique de l'esprit prôné par
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celui qu'il appelait, plutôt affectueusement, le « vieux Chinois de
Kônigsberg ». Certes Nietzsche critique radicalement ce qu'il appelle
le double rôle abusivement attribué par Kant à la raison, instituée
comme juge et accusé, mais cette critique nietzschéenne n'en
procède pas moins de cette « inébranlable loi morale » mise au jour
par Kant qui se confond avec l'impératif de l'exercice critique et avec
une « Idée intérieure de la liberté » qui n'a jamais manqué à
Nietzsche. Quant à Freud, il dut lui-même être kantien pour construire
le sujet freudien, c'est-à-dire qu'il dut s'en remettre au pouvoir
assembleur de l'esprit pour édifier une théorie à l'endroit de
phénomènes jusqu'alors considérés comme disparates et accidentels
(les rêves, les mots d'esprit, les actes manqués...). On sait que Kant
avait voulu que le métaphysique soit pensé comme le physique; or
Freud a repris intégralement à son compte cette position vis-à-vis du
psychique - il n'y a pas d'autre sens à ce qu'on appelle le «
physicalisme » de Freud. Mais ce n'est pas seulement par sa posture
formelle à l'égard de la science que Freud est kantien, c'est aussi par
le contenu de cette science. Selon un des meilleurs épistémologues
du freudisme, Paul-Laurent Assoun, Freud a fondamentalement
cherché à exhiber « la " vérité psychologique " radicale » de la
subjectivité kantienne. Il l'a fait en mettant en place une « double
équation » décalquée de Kant : « conscient = phénomène » et «
inconscient = chose en soi ». De sorte qu'il n'est pas abusif de dire
que Freud a commenté Kant en prenant « à la lettre son texte et ses
métaphores ». Or, ce sujet critique kantien, comme forme idéale,
susceptible en tant que telle de présider à la formation de tout individu
moderne, est aujourd'hui vivement récusé. Que vaut encore ce sujet
critique dès lors qu'il ne s'agit plus que de vendre et d'acheter de la
marchandise? Pour Kant, en effet, tout n'est pas monnayable : « Tout
a ou bien un prix, ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un
prix par son équivalent ; en revanche, ce qui n'a pas de prix, et donc
pas d'équivalent, c'est ce qui possède une dignité. » On ne peut le
dire plus clairement : la dignité ne peut être remplacée, elle « n'a pas
de prix » et « pas d'équivalent », elle réfère seulement à l'autonomie
de la volonté et elle s'oppose à tout ce qui a un prix. C'est pourquoi le
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sujet critique ne convient pas à l'échange marchand, c'est même tout
le contraire qui est requis dans le démarchage, le marketing et la
promotion (volontiers mensongère) de la marchandise. On voudrait
nous assurer qu'il s'agit, dans cette récusation du sujet critique, d'un
grand retour de l'utilitarisme et de la revanche tardive de Hume sur
Kant. Mais comment ne pas remarquer qu'il s'agit d'un utilitarisme
doublement édulcoré ?!
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D'une part, il prône la recherche du bonheur individuel beaucoup plus
que la recherche du bonheur du plus grand nombre ; d'autre part, il
réduit et circonscrit le bonheur individuel à la seule dimension de
l'appropriation de l'objet marchand. En ces temps que nous
qualifierons rapidement de néolibéraux, le sujet kantien va donc mal.
Mais ce n'est pas tout : l'autre sujet de la modernité, le sujet freudien,
découvert aux parages des années 1900, n'est pas mieux loti. En
effet, la névrose avec ses fixations compulsives et ses tendances à la
répétition n'offre pas le meilleur gage de la flexibilité nécessaire aux «
branchements » multiples dans les flux marchands. La figure du
schizophrène mise au jour par Deleuze dans les années 1970, avec
les polarités multiples et inversibles de ses machines désirantes, est à
cet égard autrement plus performante. A tel point d'ailleurs qu'aux
prémices de la vague néo-libérale, Deleuze a cru pouvoir déborder le
capitalisme, suspect de ne pas déterritorialiser assez vite et de
procéder à des reterritorialisations dites « paranoïaques »
susceptibles d'enrayer les flux machiniques (comme le Capital ou
l'identité...) en lui mettant dans les pieds la figure du schizophrène qui
pouvait dérégler et affoler les flux normés en branchant tout dans tout.
Ce que Deleuze n'avait alors pas vu, c'est que son programme, loin
de permettre le dépassement du capitalisme, anticipait seulement sur
son cours. Tout se passe aujourd'hui comme si le nouveau capitalisme
avait entendu la leçon deleuzienne. Il faut en effet que les flux de
marchandises circulent et ils circuleront d'autant mieux que le vieux
sujet freudien, avec ses névroses et ses ratages dans les
identifications qui ne cessent de se cristalliser dans des formes rigides
antiproductives, sera remplacé par un être ouvert à tous les
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branchements. Je fais en somme l'hypothèse que ce nouvel état du
capitalisme est le meilleur producteur du sujet schizoïde, celui-ci de la
postmodernité. Dans la tendance à la désymbolisation que nous
vivons présentement, ce n'est en effet plus le sujet critique mettant en
avant une délibération conduite au nom de l'impératif moral de la
liberté qui convient, ce n'est plus non plus le sujet névrotique pris
dans une culpabilité compulsive, c'est un sujet précaire, a-critique et
psychotisant, qui est désormais pleinement requis. Le schizophrène
deleuzien serait ainsi définissable comme une modalité de
subjectivation échappant aux grandes dichotomies usuellement
fondatrices de l'identité : il ne serait ni homme ni femme, ni fils ni père,
ni mort ni vivant, ni homme ni animal, il serait plutôt le lieu d'un
devenir anonyme, indéfini, multiple, c'est-à-dire qu'il se présenterait à
lui seul comme une foule, un peuple, une meute traversés par des
investissements extérieurs variés et éventuellement hétéroclites.
Deleuze et Guattari distinguent dans L'AntiŒdipe (pp. 439 et sq) deux
pôles sociaux de l'investissement libidinal : le pôle « paranoïaque »,
réactionnaire et fascisant et le pôle « schizoïde » et révolutionnaire. !
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J'entends par « psychotisant » un sujet ouvert à toutes les fluctuations
identitaires et, par voie de conséquence, prêt à tous les branchements
marchands. Le vif du sujet fait progressivement place au vide du sujet,
un vide ouvert à tous les vents. Certes, tous les individus ne sont pas
pour autant devenus psychotiques. Ce n'est pas parce que la forme
sujet dominant aujourd'hui est celle du sujet a-critique et psychotisant
que l'humanité postmoderne est en passe de psychotisation
généralisée. Tout, dans le monde, n'est pas devenu postmoderne, il
reste de vastes zones modernes et même des zones prémodernes.
Par ailleurs, là même où l'offensive postmoderne est la plus forte, cela
résiste, du moins pour l'instant : la pensée critique et la névrose ont
encore de beaux restes et de beaux jours devant elles. En gros,
partout où il y a encore des institutions vivantes, c'est-à-dire là où tout
n'est pas encore complètement soit dérégulé, soit vidé de toute
substance, il y a résistance à cette forme dominante. Avancer qu'une
nouvelle forme sujet est en passe de s'imposer dans l'aventure
!
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humaine ne revient donc pas à dire que tous les individus vont y
succomber sans coup férir. Je ne dis donc pas que tous les individus
vont tourner fous, je dis simplement qu'en assurant l'avènement et le
succès de cette forme sujet idéale, les promoteurs du nouveau
capitalisme font de gros efforts pour qu'ils le deviennent. Notamment
en les plongeant dans un « monde sans limite » qui favorise la
multiplication des passages à l'acte et l'installation de ces individus
dans un état borderline. Je vais tenter, au chapitre 1, de repérer les
points clefs du passage du sujet moderne au sujet postmoderne; au
chapitre 2, de montrer comment se fabrique ce sujet; au chapitre 3, de
comprendre sur quels dénis majeurs ce sujet postmoderne se
construit, et enfin, au chapitre 4, de faire le point sur ce qui
accompagne la production de ce nouveau sujet : la destruction de la
culture et la promotion d'un nouveau nihilisme. !
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De la modernité à la postmodernité : repérages !
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On l'aura compris, je fais l'hypothèse qu'une mutation historique dans
la condition humaine est en train de s'accomplir sous nos yeux dans
nos sociétés. Cette mutation n'est pas une simple hypothèse
théorique; elle me semble au contraire repérable à partir de tout un
cortège d'événements, pas toujours bien cernés, qui affectent les
populations des pays développés. Ces événements, chacun en a
entendu parler : emprise de la marchandise, difficultés de
subjectivation et de socialisation, toxicomanie, multiplication des
passages à l'acte, apparition de ce qu'on appelle à tort ou à raison
«les nouveaux symptômes », explosion de la délinquance dans des
fractions non négligeables de la population jeune, nouvelle violence et
nouvelles formes sacrificielles… (Par exemple, l'anorexie, la boulimie,
la toxicomanie, la dépression, l'attaque de panique... c'est-à-dire des
!
!
pratiques de rupture, de rejet du lien à l'Autre, souvent rencontrées et
invoquées dans des diagnostics dits de « prépsychose ».) Face à ces
événements, beaucoup de spécialistes des questions psychosociales
(éducateurs, psychologues, sociologues, voire psychanalystes...) se
contentent de rappeler qu'il n'y a là aucun problème nouveau. Si on
les repère aujourd'hui, ce serait essentiellement en fonction du
surcroît d'informations dont nous disposons et, si on s'y intéresse, ce
serait seulement à cause du fonctionnement des médias de masse
qui ont besoin de leur ration quotidienne d'affaires. Circulez donc,
nous disent donc en quelque sorte ces spécialistes, il n'y a rien à voir
dans ces pseudo-événements. Au mieux entreprend-on de
déconstruire les discours qui mettent en scène ces événements. De
sorte qu'on déconstruit à l'envi, mais en oubliant trop souvent qu'au
terme de la déconstruction, l'essentiel reste à faire : produire à son
tour une construction et une intelligibilité nouvelles des faits eux-
mêmes, car ils sont têtus, comme le disait Gaston Bachelard dans
L'Air et les Songes.!
!
Je crois en somme que bien loin que ces éléments et événements
constituent des accidents, des artefacts ou des épiphénomènes plus
ou moins construits par les médias, ils sont à prendre comme les
signes d'une crise gravissime qui affecte la population des pays
développés et, au premier chef, sa partie la plus exposée, la
jeunesse. Je ferai l'hypothèse que toutes ces difficultés sont
fondamentalement liées à la transformation de la condition subjective
qui est en train de s'accomplir dans nos démocraties. En d'autres
termes, on ne peut pas compter pour rien dans la crise actuelle des
sociétés le fait qu'être sujet se présente aujourd'hui sous une modalité
assez sensiblement différente de ce que cela fut pour les générations
précédentes. En bref, je n'hésiterai pas à conjecturer que le sujet qui
se présente aujourd'hui n'est globalement plus le même que celui qui
se présentait il y a encore une génération. La condition subjective est
soumise, elle aussi, à l'historicité et nous venons probablement de
franchir à cet égard un cap important auquel les grandes institutions

!
!
(politiques, éducatives, de santé physique et mentale, de justice...)
sont particulièrement sensibles.!
!
Cassure dans la modernité !
!
Je ne suis certes pas le premier à relever les signes de cette
transformation affectant les formes de l'être-soi et de l'être-ensemble
dans la modernité. L'émergence de ce nouveau sujet correspond de
fait à une cassure dans la modernité que plusieurs philosophes ont
notée, chacun à leur façon. Nous sommes entrés depuis quelque
temps dans une époque volontiers dite « postmoderne » - J.-F.
Lyotard, un des premiers à pointer ce phénomène, entendait par là
évoquer une époque caractérisée par l'épuisement et la disparition
des grands récits de légitimation, notamment le récit religieux et le
récit politique. Je ne veux pas discuter ici le bien-fondé de cette
expression, d'autres sont d'ailleurs proposées : le surmoderne,
l'hypercontemporain... Mais je voudrais seulement noter que nous
arrivons effectivement dans une époque qui a vu la dissolution, la
disparition même des forces sur lesquelles la « modernité classique »
s'appuyait. À ce premier trait de la fin des grandes idéologies
dominantes et des grands récits sotériologiques, on a en parallèle
ajouté, pour compléter le tableau, la disparition des avant-gardes, puis
d'autres éléments significatifs tels que : les progrès de la démocratie
et avec elle le développement de l'individualisme, la diminution du rôle
de l'État, la prééminence progressive de la marchandise sur toute
autre considération, le règne de l'argent, la transformation de la
culture en modes successives, la massification des modes de vie
allant de pair avec l'individualisation et l'exhibition des paraître,
l'aplatissement de l'histoire en immédiateté événementielle et en
instantanéité informationnelle, l'importante place prise par des
technologies très puissantes et souvent incontrôlées, l'allongement de
la durée de vie et la demande insatiable de pleine santé perpétuelle,
la désinstitutionnalisation de la famille, les interrogations multiples sur
l'identité sexuelle, les interrogations sur l'identité humaine (on parle

!
!
par exemple aujourd'hui d'une « personnalité animale »), l'évitement
du conflit et la désaffection progressive pour le politique, la
transformation du droit en un juridisme procédurier, la publicisation de
l'espace privé (qu'on pense à la vogue des webcams), la privatisation
du domaine public... Tous ces traits sont à prendre comme
symptômes significatifs de cette mutation actuelle dans la modernité.
Ils tendent à indiquer que l'avènement de la postmodernité n'est pas
sans rapport avec l'avènement de ce que nous évoquons aujourd'hui
sous le nom de néo-libéralisme. C'est précisément à cette mutation
que je vais m'efforcer de réfléchir, dans la mesure où elle correspond
à ce qu'on pourrait appeler une affirmation du processus
d'individuation engagé de longue main dans nos sociétés. Affirmation
qui, à côté d'aspects positifs, voire de jouissances nouvelles
autorisées par les progrès de l'autonomisation de l'individu, n'est pas
sans engendrer des souffrances inédites. Si l'autonomie du sujet
comporte en effet une authentique visée émancipatrice, rien n'indique
que cette autonomie soit une exigence à laquelle tous les sujets
peuvent d'emblée répondre. Toute la philosophie tendrait à indiquer
que l'autonomie est la chose la plus difficile du monde à construire et
ne peut être que l'œuvre de toute une vie. Rien d'étonnant à ce que
les jeunes, qui sont par nature en situation de dépendance, soient
exposés de plein fouet à cette exigence de façon très problématique,
ce qui crée un contexte nouveau et difficile pour tous les projets
éducatifs. On parle souvent de « perte de repères chez les jeunes »,
mais dans ces conditions, c'est le contraire qui serait étonnant. Bien
sûr qu'ils sont perdus puisqu'ils expérimentent une nouvelle condition
subjective dont personne, et encore moins les responsables de
l'École, ne possède les clefs. Il ne sert donc à rien d'invoquer la perte
de repères si l'on indique par là que quelques leçons de morale à
l'ancienne pourraient suffire à enrayer les dommages. Ce qui ne
marche plus, c'est justement la morale parce que celle-ci ne peut se
faire qu' « au nom de... » alors que, dans le contexte d'autonomisation
continue de l'individu, on ne sait justement plus au nom de qui ou de
quoi la faire. Et quand on ne sait plus au nom de qui ou de quoi parler
aux jeunes, c'est aussi problématique pour ceux qui doivent leur
!
!
parler tous les jours que pour eux à qui l'on parle. Cette situation
nouvelle, l'absence d'énonciateur collectif crédible, crée des difficultés
inédites dans l'accès à la condition subjective et pèse sur tous, et
notablement sur les jeunes. Quels sont les effets sur le sujet de la
disparition de cette instance qui interpelle et s'adresse à tout sujet, à
laquelle il doit répondre et que l'histoire a toujours connue et mise en
œuvre, notamment à travers l'École? Rien n'est à cet égard plus
urgent que de disposer d'études de psychologie contemporaine
venant cerner la nouvelle disposition d'un sujet sommé de se faire lui-
même et auquel aucune antécédence historique ou générationnelle
ne s'adresse ou ne peut plus légitimement s'adresser. !
!
Mais qu'est-ce au juste qu'un sujet autonome? Cette notion a-t-elle
même un sens dans la mesure où le « sujet », comme on a trop
tendance à ne plus le savoir, c'est en latin le subjectus qui désigne
l'état de qui est soumis! Le sujet, c'est donc, d'abord, l'assujetti, le
soumis. Mais soumis à quoi? !
!
Petit précis de soumission à l'être, à l'Un, au
grand Sujet... !
!
J'entends ici par « Précis » un exposé succinct qui vise l'essentiel.
Commençons par dire que la question de la soumission a toujours
beaucoup intéressé la philosophie : l'homme est une substance qui
ne tient pas son existence d'elle-même, mais d'un autre être. Les
ontologies, multiples, qui se sont constituées à l'endroit de cette
question, ont proposé plusieurs noms possibles pour cet être : la
Nature, les Idées, Dieu, la Raison ou... l'Être. On pourrait même dire
que toute la philosophie n'est qu'une suite de propositions sur ce
principe premier, l'être. À commencer par celle des sophistes, dès
l'abord paradoxale, affirmant, pour défaire dans l'œuf la philosophie,
que rien n'est, que l'être n'est pas et que tout devient. Bien sûr, les
sophistes sont rapidement tombés dans le piège qu'ils avaient eux-
mêmes tendu à la philosophie naissante. C'est ainsi qu'ils ont très vite
!
!
retrouvé leur proposition ontologisée sous la forme d'une thèse sur le
devenir : le devenir est. On connaît aussi la proposition des
présocratiques posant comme être premier et dernier la Nature dans
sa multiplicité même. Puis celle de Platon posant une ontologie des
entités intelligibles (êtres mathématiques et êtres éthiques). Celle
d'Aristote affirmant une ontologie du concret (chose, être vivant,
personne), qui a toujours beaucoup inspiré les empiristes. Celle des
ontothéologies posant l'existence d'un dieu créateur unique. Celle de
la science posant une ontologie de la proposition vraie (ce qui est vrai,
c'est-à-dire démontré, existe). Celle de Kant posant la Raison « en soi
» comme un principe supranaturel et une donnée a priori. Celle de
Hegel posant l'histoire comme lieu de réalisation de l'esprit absolu.
Celle de Husserl posant la conscience comme ce qui ne cesse de se
dépasser soi-même en rejoignant ce qui n'est pas elle. Celle de
Heidegger faisant de l'Être un principe absolu dont l'homme serait
l'exclusif gardien. Celle de Sartre posant l'être dans l'existence même.
Bref, celles de toutes les philosophies distribuées entre
transcendantalisme, immanentisme et empirisme. Il s'agit là, comme
on peut le constater, de formes hautement spéculatives - et cependant
je ne crains pas d'affirmer que toutes ces propositions sont
éminemment politiques. On pourrait en effet se croire, avec
l'ontologie, bien loin du champ du politique, et plus encore de la
politique, qui doit toujours faire face à des soucis très pratiques
d'organisation de la vie quotidienne et qui suppose le sens de l'action
sur le réel et le maintien du contact vital avec le milieu. Il n'en est
cependant rien, nous en sommes tout près : lorsque sont débattues la
forme et l'organisation de la communauté, de la cité, de l'État, il ne
s'agit de rien de moins que de faire accéder les hommes à la vérité de
l'être et de les soustraire ainsi à la simple domination de leurs
passions immédiates. La République de Platon ou La Politique
d'Aristote sont des modèles du genre qui montrent que la visée
dernière de la philosophie, c'est le politique. Mais c'est vrai de toutes
les ontologies : aucune ne va sans une politique qui célèbre, organise
ou prépare le règne de l'être chez les hommes. Dans cette mesure
toute ontologie est politique. Agamben va même jusqu'à dire que « la
!
!
politique se présente comme la structure proprement fondamentale de
la métaphysique occidentale, en tant qu'elle occupe le seuil où
s'accomplit l'articulation entre le vivant et le logos».!
!
L'Être n'est donc jamais pur, il possède toujours une traduction, on
pourrait dire une doublure politique. Doublure à qui l'on pourrait
donner le nom de « tiers » ou d' « Un ». Kojève, dans l'Esquisse d'une
philosophie du droit, disait qu' « il y a droit lorsque intervient un point
de vue tiers dans les affaires humaines », mais il faut faire remonter
l'existence du tiers en amont du droit, au moment même de la
constitution de l'espace politique, lorsqu'un tiers, parmi d'autres
possibles, est construit et mis en scène par un groupe de sujets
parlants. Il est à cet égard probable que la disposition politique des
hommes puise loin, dans le processus d'hominisation même. Dans
cette mesure, les sociétés ont toujours été politiques au sens où elles
se sont toujours donné un tiers auquel sacrifier. Cependant, elles n'ont
pas toujours été conscientes de ce processus. Pour qu'il vienne à la
conscience, il a fallu attendre le « miracle grec » des 5e et 4e siècles
avant notre ère. Alors qu'auparavant les hommes inventaient sans le
savoir des tiers dont ils tiraient leur être, la Grèce philosophique a
changé la donne : la délibération se rapportant à l'organisation de la
Cité est intervenue dans le choix, la forme, l'organisation du tiers.
Aussi l'ontologie pure et l'ontologie politique sont-elles intimement
liées - Platon médite ainsi autant sur l'eidos que sur la République.
(eidos se traduit le plus souvent par « forme » ou « idée » et renvoie à
la « théorie des idées » de Platon.)!
!
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Le terme « politique » renvoie d'ailleurs à ce sens : la polis, la cité
grecque, c'est le tiers que la société grecque s'est donné aux cours
des 5e et 4e siècles avant l'ère chrétienne; et le politikos, c'est la
science qui a pour objet cette cité. Le terme est resté quel que soit le
tiers que les sociétés se sont donné, mais il vaut évidemment pour
toutes les occurrences. Par philosophie politique, j'entends donc la
pensée qui s'attache d'une part à identifier les différents tiers que
l'humanité s'est donnés et d'autre part à analyser les modalités de
construction et de reconstruction de ces tiers élaborées par les
individus au cours de l'histoire. En somme, les sujets parlants,
symbolisables comme je et tu, n'ont jamais cessé de construire des
tiers, des /'/ éminents, des dieux auprès desquels ils pouvaient
s'autoriser à être. Aristote avait ainsi à juste titre repéré, au début de
La Politique, que notre état d'« animal politique » était lié à notre état
d'« animal parlant ». On pourrait donc dire que, parce qu'ils parlent,
les sujets ne cessent de construire des entités qu'ils élisent comme
principe unifiant, comme Un, comme grand Sujet, c'est-à-dire sujet à
part autour duquel s'ordonne le reste des sujets. Cette notion de
construction discursive est importante. C'est probablement le vœu
même du politique que de présenter des grands Sujets paraissant
comme entités toutes naturelles, et c'est le sens même de la
puissance politique que d'œuvrer à cette naturalisation. Mais elle est
spécieuse dans tous les cas puisque ces instances sont entièrement
produites par des petits sujets dans le besoin de construire du grand
Sujet, lequel, en retour, les fait exister. Le tiers, centre des systèmes
symbolico-politiques, a donc, dans tous les cas, structure de fiction,
de fiction soutenue par l'ensemble des parlants. C'est pourquoi on ne
peut jamais séparer le politique d'un certain nombre de mythes, de
récits et de créations artistiques destinés à soutenir cette fiction. !
!
Les différents récits prescrivent en effet l'allure qu'il convient de
donner au grand Sujet pour que deux interlocuteurs puissent se vouer,
à peu près pacifiquement, à leur inépuisable vocation, parler, qui
modèle toutes leurs autres activités. Dans le champ de l'ontologie
!
!
politique, on appelle cette doublure politique de l'Être du nom d'Un.
Ainsi le politologue Gérard Mairet, dans Le Principe de souveraineté,
décrit-il dans la partie « Fondements » (du pouvoir politique moderne)
que « la politique concerne ce qui est commun à des humains vivant
ensemble en un temps et en un lieu déterminés ». La politique renvoie
donc à l’être commun des hommes. Les ensembles humains
n'existent pas sans un principe d'unité : la communauté, la polis,
l'État... C'est pourquoi Mairet indique qu'il n'y a pas de politique sans «
une ontologie de l’un ». La polis grecque est certes traversée de
forces multiples, mais elle se présente comme unité. Dans la cité
chrétienne, l'État est un microcosme pensable selon un macrocosme
organisé et causé par un dieu unique. Dans l'État moderne, Dieu ne
fonde plus l'ordre politique. « L'ordre de l'État et l'État comme ordre »
procèdent d'une cause non plus divine, mais humaine (mise en
lumière par Machiavel en 1513 dans Le Prince, puis par Bodin en
1576 dans les Six livres de la République), ce qui ne modifie
cependant pas la structure ontologique toujours ordonnée à l’un. Bien
sûr, l'Un n'existe pas et n'a jamais existé, c'est une pure construction
de fiction. À la place de l'Un, ce qu'on trouve dans les faits, c'est la
discorde - qu'elle prenne le nom de stâsis (querelle, différend), comme
l'indique Nicole Loraux à propos de la Cité grecque, où l'Un, le
commun, n'apparaît que comme contrepartie de la division et de la
sédition permanentes, ou qu'elle prenne le nom de « mésentente »
comme chez Jacques Rancière où la politique renvoie toujours à un «
faux compte, un double compte ou un mécompte » dans les parties du
tout. Mais c'est le rôle de la fiction que d'unifier l'hétérogène. L'Autre
En somme, l'être, quel qu'il soit, n'a jamais cessé de s'incarner dans
l'histoire humaine et c'est cet aspect, cette « ontologie en tant que
politique », qui m'intéresse véritablement ici. Le lecteur avisé aura
probablement senti que la question de l’Autre, telle qu'elle a été
formulée par Lacan, n'est pas très loin de se rapporter à ce que
j'évoque ici de l'être ou de l'Un - on sait d'ailleurs l'appui que Lacan a
pris, dans les années 1950, sur l'ontologie heideggerienne, très
radicale, pour élaborer sa théorie du symbolique où l'Autre figure
comme lieu tiers de la parole. Lieu tiers aussi bien que lieu du tiers,
!
!
c'est-à-dire de ce que Lacan, invoquant ouvertement la religion, a
dénommé le « Nom-du-Père ». Le Nom-du-Père étant, sauf accident,
ce qui vient à l'endroit de l'Autre en étant, comme le dit Lacan, « le
signifiant de l'Autre en tant que lieu de la loi ». C'est donc tout aussi
bien le terme lacanien d'Autre que je pourrais retenir ici, corrélé à
l'autre terme lacanien de Nom-du-Père. Je vise ainsi à mettre en
relation trois registres ordinairement séparés : le registre purement
spéculatif attaché à l'Être, le registre purement politique attaché à l'Un
et le registre symbolique attaché à l'Autre, de façon à faire apparaître
une véritable continuité, souvent mal perçue, entre les aspects
ontologiques,politiques, symboliques et cliniques de la problématique
du sujet. Ce que j'avance ici ne me semble pas contradictoire, au
contraire, avec la théorie lacanienne du grand Autre. Mais, puisque je
suis de ceux qui pensent que les livres servent aussi à dialoguer avec
les morts, je le dirais sous cette forme : j'ai plusieurs remarques
sérieuses à adresser à Jacques Lacan sur sa théorie du grand Autre.
Je pense en effet que la théorie du grand Autre lacanien doit être
développée sur quelques points très précis pour pouvoir aborder la
question qui m'intéresse ici, celle de la mutation postmoderne des
modalités de subjectivation. !
!
L'incomplétude de l'Autre !
!
La première remarque reprend et développe un point de l'élaboration
lacanienne quant à l'incomplétude de l'Autre. La propriété
indispensable qui permet à l'Autre de se constituer comme tel,
paradoxalement, c'est son incomplétude. Il est en effet toujours un
point où l'on ne peut rendre compte de sa complétude. L'Autre, qui se
présente sous les insignes de la complétude, est en somme pris en
défaut - je renvoie ici en guise d'exemple à ce qu'indique Kafka dans
un texte d'une imparable logique situé à la fin du Procès, intitulé «
Devant la loi », où l'on comprend alors que la loi se constitue du fait
que quelqu'un demande : « Quelle est la loi ? » La loi n'est en somme
pas constituée par une réponse qui la définirait, mais par la question

!
!
qui s'enquiert d'elle. C'est en effet le défaut (partiel) de l'Autre qui me
permet, à moi, petit sujet, d'y accrocher une demande, aussi bien une
demande de compte : pourquoi..., de quel droit... Si l'Autre était plein,
tout glisserait et je ne pourrais rien demander. Je ne suis donc sujet
de l'Autre que si je peux lui demander des comptes. En somme, je
suis sujet de l'Autre pour autant que je puisse opposer une résistance
à l'Autre. En ce sens, le sujet, c'est aussi bien la sujétion que ce qui
résiste à la sujétion. Autrement dit, le sujet, c'est le sujet de l'Autre et
c'est ce qui résiste à l'Autre. Si le sujet est en dernier ressort ce qui
résiste, alors il apparaît tout de suite qu'il y a une erreur à ne pas
commettre lors de toute visée d'autonomie dudit sujet : nul ne peut
sortir de la soumission à l'Autre sans y être auparavant entré.
Comment en effet résister à l'Autre sans s'y être préalablement
aliéné? Si on enfreint cette loi, si en somme on en sort avant d'y être
entré, on se retrouve libre peut-être, mais nulle part, dans un espace
chaotique sans repère, un hors-temps et un hors-lieu. On verra plus
loin que c'est probablement une erreur de ce type qu'on commet
aujourd'hui. De l'Autre, de cet Autre compris dans les limites de la
simple raison, on peut en somme dire qu'il permet la fonction
symbolique dans la mesure où il donne un point d'appui au sujet pour
que ses discours reposent sur un fondement, fût-il fictif. !
!
Questions sur la structuralisation de l'Autre !
!
La deuxième remarque se rapporte au structuralisme présent dans la
théorie lacanienne de l'Autre. Lacan, pour des raisons contingentes
que je vais examiner, mais qui ont de grandes conséquences
théoriques, a été amené à structuraliser le grand Autre et donc à en
faire un grand Autre tel qu'en lui-même l'éternité l'a transfiguré,
identique à lui-même, toujours et partout. Lacan devait tenir en 1963,
je le rappelle, un séminaire sur « Les noms du père ». Le pluriel « les
noms » est important en ce qu'il indique certaine approche
phénoménologique de l'Autre - ce qui n'est pas étonnant quand on
sait les liens que Lacan a entretenus avec MerleauPonty. Cette

!
!
recherche du principe à travers le multiple était tout à fait dans l'esprit
de l'époque. Elle se retrouve, par exemple, dans les travaux de
phénoménologie sociale et politique d'un autre proche de Merleau-
Ponty, Claude Lefort. Dans ses premiers travaux, Lefort était en quête
du changement historique à partir de ce qui spécifiait chaque société,
cependant qu'à la même époque Lacan visait, à travers l'exploration
de la pluralité des noms du père, les formes possibles de la
signification sociale inconsciente. Et, de fait, dans la première et
unique séance de ce séminaire, celle du 20 novembre 1963, Lacan
parle de l'Autre, sous - je cite - ses « incarnations diverses », et il
évoque dans la foulée le mythe du père chef de horde chez Freud, le
Totem chez LéviStrauss où « mythiquement, le père ne peut être
qu'un animal », la question du père chez saint Augustin, le nom
d'Elohim au buisson ardent chez les Juifs, El Chaddaï, les poteries
phéniciennes de la Haute-Égypte où se « situe le nom »... Or, ce
séminaire sur les « noms du père » fut interrompu dès la première
séance. Nous n'eûmes jamais « Les noms du père » tels qu'ils
auraient éventuellement pu se décliner ici ou là, mais nous eûmes,
plus tard, de reprise en reprise, un concept, le « Nom-du-Père »,
coulé dans le bronze structuraliste. C'est-à-dire un concept unifié,
structuralisé une fois pour toutes et fixé avec des tirets pour mieux
faire tenir l'attelage, dont la pluralité ne fut plus décomptable que sous
la forme trois-en-un (imaginaire, réelle, symbolique '), mais qui n'était
plus déclinable historiquement, géographiquement ou sous quelque
mode que ce soit. Des « noms du père », il ne restera plus qu'une
appellation fantôme revenant sous la dénomination de « non-dupes
errent » (titre du séminaire de 1973-74) - ce qui produisit des effets
heuristiques nouveaux, mais déplaçait ailleurs le problème original
sans le régler. Je ne conteste pas du tout cette structuralisation, c'est
probablement un gain immense que de penser avec une catégorie
fixe, mais à la condition expresse qu'elle n'écrase pas la variation, la
diachronie et la spécificité de chaque figure du grand Autre, c'est-à-
dire en fin de compte la différence des scènes historiques où la vie du
sujet se déploie. On peut toujours tenter de répéter l'adage freudien
selon lequel, de toute façon, l'inconscient ignore le temps. Certes,
!
!
mais ce ne serait nullement là une raison suffisante pour penser que
le temps ignore l'inconscient ! En d'autres termes, il est parfaitement
possible de soutenir en même temps que l'inconscient ignore le temps
et que la condition subjective subit la variation historique. Lorsqu'on
essaie de comprendre pourquoi Lacan dut renoncer à son beau pluriel
original, on ne voit qu'une explication. Étant excommunié de l'IPA et
obligé d'interrompre son séminaire, il fut probablement « obligé » de
donner des gages aux rares institutions universitaires ouvertes aux
pensées nouvelles, l'École pratique des hautes études et l'École
normale supérieure de la rue d'Ulm, qui lui permirent de continuer son
enseignement dans un cadre et avec un auditoire à sa hauteur. On
connaît l'artisan de ce transfert, ce fut Althusser, lui aussi en rupture
de ban avec son institution, le Parti communiste français. Élisabeth
Roudinesco explique que les deux larrons errèrent dans les rues de
Paris par une froide nuit de décembre 1963. J'imagine que Lacan,
demandeur, dut conclure une sorte de pacte avec Althusser :
conquérir la jeunesse intellectuelle française, seul moyen de surseoir
aux exclusions et excommunications alors en cours dans leurs Églises
respectives. Et ce projet ne pouvait passer que par une mise massive
sur le courant le plus radical de la pensée vive d'alors, le
structuralisme. Ce n'est pas dire que je veux mettre en cause
l'engagement structuraliste de Lacan. Je veux simplement relever le
parti extrêmement astucieux que Lacan a toujours su tirer des
circonstances et des occasions afin de faire avancer ses théories.
Tout ce qu'il a trouvé sur sa route lui a été bon pour avancer. Certes,
le structuralisme a parfaitement fait son affaire pendant un moment et
Lacan en a tiré le meilleur parti. Mais il n'a pas hésité à changer de
monture théorique lorsque celle-ci commençait à s'essouffler - ce qu'il
n'a pas manqué de faire avec le structuralisme. Il n'a en effet fallu
qu'un lustre pour qu'il dénonce le « baquet dit structuraliste » où tout
le monde était venu grapiller, après avoir parlé de « l'égout de la
culture » à quoi on ne peut échapper, « même à (s)'inscrire au Parti »
- l'allusion à Althusser et son appartenance jamais démentie au Parti
(communiste) semble assez claire. Je ne peux donc m'empêcher de
voir dans ce séminaire interrompu une sorte de chapitre étouffé,
!
!
censuré, resté dans la gorge de Lacan. Car l'étrange est que Lacan,
exclu de l'IPA et obligé d'arrêter son séminaire, ait choisi de ne pas le
reprendre moins de deux mois plus tard, en janvier 1964, alors que,
remis en selle à l'ENS, il avait tout loisir de le faire. Je pense que l'on
paie, maintenant, avec un grand différé, certaines conséquences de
l'excommunication de Lacan qui, entrant à l'École normale supérieure,
a dû refondre son enseignement pour le donner sous des modalités
dans lesquelles il pouvait s'entendre, alors même que s'affirmait un
structuralisme puissant. Or le propre du structuralisme, c'est son
ignorance délibérée de l'histoire. Ce n'est pas dire que cette
structuralisation a été fautive. Bien au contraire : il faut tout conserver
de l'Autre, de sa structure, de son manque. Mais il faudrait aussi
apprendre à le décliner sous ses différentes figures. Saussure, le
précurseur du structuralisme, ne nous a-t-il pas enseigné que la
synchronie n'était nullement contradictoire avec les études de
linguistique diachronique (qu'il nommait « historique ou dynamique
») ? Et, de fait, si l'on possède une théorie structurale de l'Autre, on
manque de son histoire et cela devient tragique car on se trouve
maintenant à une étape où cette question de l'Autre, du défaut de
l'Autre, se fait valoir sous une modalité inédite obligeant à repenser
les modalités de la subjectivation. Ce qu'on entend dans le « Nom-du-
Père » structuralisé, c'est que le Père a toujours déjà chu et que cela
implique des effets du côté du sujet, mais on n'entend pas sa
permanente relève dans l'histoire, ni ses formes nouvelles et inédites
de trébuchements. Or, c'est bien de cela que nous avons besoin
aujourd'hui pour penser l'épuisement actuel des figures de l'Autre,
spécifique de la postmodernité, et ses conséquences sur les
structures psychiques. !
!
L'Autre comme fiction !
!
La troisième remarque se rapporte à la nature de l'Autre : l'Autre,
celui-là même qui siège au centre des systèmes symboliques, est lui-
même imaginaire. Je veux dire que la fonction symbolique ne s'assure

!
!
que par des figures qui ont structure de fiction. Pour poser un Autre
qui prenne en charge pour nous la question de l'origine (comme telle
manquante) une fiction partagée suffit. En bref, il vaut mieux croire à
l'Autre et le construire, sinon cette question revient comme véritable
tourment. Tel est le sens de ce que Freud avait appelé le Kulturarbeit :
chaque culture travaille à sa façon à la formation des sujets en les
marquant d'une empreinte spécifique qui leur permet d'affronter la
question jamais réglée de l'origine. C'est pourquoi, on le peint, l'Autre,
on le chante, on lui prête une figure, une voix, on le met en scène, on
lui donne une représentation et même une suprareprésentation, y
compris sous la forme d'un irreprésentable. On se tue pour l'Autre. On
se fait l'administrateur de l'Autre. Son interprète. Son prophète. Son
tenant lieu. Son lieutenant. Son scribe. Son objet. Il veut. Il édict. Mais
derrière toutes les mascarades sociales, le seul intérêt de l'Autre, c'est
qu'ainsi transfiguré, il supporte pour nous ce que nous ne pouvons
supporter. C'est pourquoi il prend tant de place et exige tant de ses
sujets. Il tient lieu de tiers qui nous fonde. Au centre des discours du
sujet se trouve donc placée une figure, c'est-à-dire un ou des êtres
discursifs auxquels ce sujet croit comme s'ils étaient réels - des dieux,
des diables, des démons, des êtres qui, face au chaos, assurent pour
le sujet une permanence, une origine, une fin, un ordre. Sans cet
Autre, sans ce garant métasocial, l'être-soi est en peine, il ne sait plus
en quelque sorte à quel saint se vouer, et l'être-ensemble est de
même en péril, puisque c'est seulement une référence commune à un
même Autre qui permet aux différents individus d'appartenir à la
même communauté. L'Autre, c'est l'instance par quoi s'établit pour le
sujet une antériorité fondatrice à partir de laquelle un ordre temporel
est rendu possible; c'est de même un « là », une extériorité grâce à
laquelle peut se fonder un « ici », une intériorité. Pour que je sois ici, il
faut en somme que l'Autre soit là. Sans ce détour par l'Autre, je ne me
trouve pas, je n'accède pas à la fonction symbolique, je ne parviens
pas à construire une spatialité et une temporalité possibles. La
psychanalyse lacanienne a beaucoup apporté sur cette question clef
de l'accès à la symbolisation. Elle est en revanche restée assez
muette sur la question de la variance de l'Autre, comme si, dans son
!
!
désir, aiguillonné par le structuralisme alors dominant, de saisir le
sujet, elle l'avait hypostasié en une forme valide une fois pour toutes.
Or, l'Autre ne cesse de changer dans l'histoire. Mieux même :
l'histoire, c'est l'histoire de l'Autre, ou plus précisément des figures de
l'Autre, de sorte qu'il faudra bien construire une psychologie historique
sans laquelle on aura bien du mal à comprendre d'où vient ce qui
nous arrive maintenant. Il y a là sur ce point un grand chantier de
pensée à reprendre, qui avait été ouvert en France par Ignace
Meyerson, puis poursuivi par Jean-Pierre Vernant pour la période
antique, et que Marcel Gauchet s'emploie à réinstruire à nouveaux
frais pour la période moderne.!
!
Figures de l'Autre !
!
Arrivé à ce point, une question s'impose : quels Autres ou quelles
figures de l'Autre l'homme a-t-il construits afin de s'y soumettre pour
se présenter comme sujet de ces Autres ? !
!
Si le « sujet », c'est le subjectus, ce qui est soumis, alors on pourrait
dire que l'histoire apparaît comme une suite d'assujettissements à des
grandes figures placées au centre de configurations symboliques dont
on peut assez aisément dresser la liste : le sujet fut soumis aux forces
de la Physis dans le monde grec, au Cosmos ou aux Esprits dans
d'autres mondes, au Dieu dans les monothéismes, au Roi dans la
monarchie, au Peuple dans la République, à la Race dans le nazisme
et quelques autres idéologies raciales, à la Nation dans les
nationalismes, au prolétariat dans le communisme... soit des fictions
différentes, qu'il fallut chaque fois édifier à grand renfort de
constructions, de réalisations, voire de mises en scène très
exigeantes. Je ne dis nullement que tous ces ensembles sont
équivalents, bien au contraire : selon la figure de l'Autre élue au
centre des systèmes politico-symboliques, toute la vie économique,
politique, intellectuelle, artistique, technique change. Toutes les

!
!
contraintes, les rapports sociaux et l'être-ensemble changent, mais ce
qui reste constant, c'est le commun rapport à la soumission. !
!
L'important à cet égard est que, partout, des textes, des dogmes, des
grammaires et tout un champ de savoirs ont dû être mis au point pour
soumettre le sujet, c'est-à-dire pour le produire comme tel, pour régir
ses manières éminemment différentes ici et là - de travailler, de parler,
de croire, de penser, d'habiter, de manger, de chanter, de conter,
d'aimer, de mourir, etc. Il apparaît ainsi que ce que nous nommons «
éducation » n'est jamais que ce qui fut institutionnellement mis en
place au regard du type de soumission à induire pour produire des
sujets.!
!
Le sujet, en tant que parlant, c'est en somme le sujet de l'Autre. Le
sujet n'est sujet que d'être sujet d'un grand Sujet - il suffit de décliner
à la place de grand Sujet ou d'Autre, toutes les figures qui se sont
succédé à cet endroit : Physis, Dieu, Roi, Peuple... Si, par hypothèse,
on suppose correcte cette façon de décliner l'identité de l'Autre, de
poser les prémices d'une histoire de l'Autre, il apparaît tout de suite
que la distance à ce qui me fonde comme sujet ne cesse de se
raccourcir entre chacune de ces occurrences. Entre la Physis et le
Peuple, on peut en somme scander certaines étapes clefs de rentrée
de l'Autre dans l'univers humain. Là, dans le polythéisme, c'est la
distance infranchissable des multiples dieux de la Physis (les humains
ne peuvent rejoindre le monde des immortels cependant que, de leur
côté, les dieux, identifiés comme « dieux de l'instant » par le grand
helléniste allemand Walter Friedrich Otto peuvent toujours se
manifester immédiatement dans le monde, jusqu'à « chevaucher » qui
ils veulent selon le vocable de la transe). Puis, c'est la distance infinie
de la transcendance dans le monothéisme. C'est encore la distance
médiane du trône entre Ciel et Terre dans la monarchie (de droit
divin). C'est enfin la distance intramondaine entre l'individu et la
collectivité dans la République... Dans tous ces cas de figure, la
distance du sujet à l'Autre, au grand Sujet, se réduit, certes pas à la
façon d'un progrès continu, avec bien des aller et retour et même des
!
!
écarts aberrants (comme la Race), mais elle persiste. Comme nous le
verrons bientôt, c'est précisément cette distance qui va se réduire à
rien lors du passage à la postmodernité. Mais avant d'en arriver là, il
me faut aborder une question décisive : celle des formes que
l'inconscient revêt en fonction de cette distance à l'Autre. !
!
!
Existe-t-il des âges de l'inconscient? !
!
Surgit en effet ici une grande question, de celles qui sont bien peu
abordées, mais qui n'en constituent pas moins un enjeu décisif pour la
pensée contemporaine. Je viens de m'interroger sur la possible
variance de l'Autre dans l'histoire. Or, dès que l'on avance cette
hypothèse, il est légitime de se demander si cette variance n'entraîne
pas ipso facto celle des manifestations de l'inconscient dans la simple
mesure où l'inconscient, c'est le rapport à l'Autre. Si l'Autre se
présente effectivement sous des figures différentes, alors il y aurait
des formes différentes de l'inconscient. À supposer que je sache ce
qu'est l'inconscient aujourd'hui, je suis en somme fondé à me
demander ce qu'il en était avant la modernité, dans ce qu'il est
convenu d'appeler les sociétés traditionnelles. Marcel Gauchet a
énoncé à cet égard une proposition forte : « le monde de la
personnalité traditionnelle est un monde sans inconscient en tant qu'il
s'agit d'un monde où le symbolique règne de manière explicitement
organisatrice » De fait, ces sociétés sont constituées par l'hégémonie
exclusive d'un grand Sujet, qui détermine à lui seul toutes les
manières de vivre (parler, conter, travailler, manger, aimer, mourir...)
en vigueur dans cette société. La grande caractéristique de ces
mondes traditionnels est en effet que la soumission à l'Autre y est
massive. Mais s'agit-il pour autant de sociétés sans inconscient? Pour
répondre à cette question, il me semble qu'on doit distinguer deux
types de sociétés traditionnelles, très différentes, celui où il existe un
Autre monolithique, comme dans les sociétés monothéistes, et celui
où il existe un Autre multiple, comme dans les sociétés polythéistes.

!
!
Du premier cas, je ne parlerai pas sinon pour dire qu'il s'agit de
sociétés où tous les actes des individus, jusqu'aux plus simples, sont
sans cesse contrôlés pour vérifier leur conformité au dogme. Le
second cas introduit une nuance importante : l'individu des sociétés
archaïques se trouve également dominé par un jeu de forces
supérieures qui le dépassent absolument, mais la dépendance à
l'égard de cette puissance se trouve transformée par le fait de sa
multiplicité. L'individu des sociétés polythéistes présente ainsi la
particularité de se révéler, à travers ses récits, comme étant
constamment aux prises avec un Autre multiple, difficilement
saisissable. À la limite, comme le montrent les grands récits grecs de
L'Iliade et de L'Odyssée, il ne faut au sujet rien de moins que le
recours incessant aux devins et pythies pour interpréter par des
oracles les signes divins afin de s'orienter dans un monde régi par des
forces multiples et éventuellement contradictoires. Ces forces, qui
peuvent être, comme le dit Vernant, « groupées, associées,
opposées, distinguées » interviennent directement dans les affaires
humaines, soit par des manifestations extérieures (déchaînement
d'éléments naturels, tempêtes, vents, tremblements de terre,
apparitions d'animaux, maladies...), soit par des manifestations
intérieures (idées qui sautent à l'esprit, rêves prémonitoires, élans
amoureux, ardeurs guerrières, panique, honte...). Le tragique découle
précisément de cette conception religieuse d'un monde déchiré par
des forces en conflit : « le destin, comme le dit Vernant, à propos de
l'homme grec, est ambigu et opaque». Aucun plan ne recoupe l'autre
de sorte que le sujet est toujours déchiré et dépassé par des forces
contradictoires au point de ne plus pouvoir ni agir, ni ne pas agir. En
aucun cas, il ne peut échapper au destin sans cesse lu et interprété,
mais toujours chiffré et crypté, qui l'attend. Comme Œdipe fuyant
Corinthe à la suite de l'oracle de Delphes lui révélant qu'il tuerait son
père et épouserait sa mère, c'est en tentant d'échapper à son funeste
sort qu'il rencontre son destin. Le trait de ces sociétés traditionnelles à
l'égard de l'inconscient me semble pouvoir être caractérisé ainsi : si ce
monde paraît sans inconscient, comme l'avance Marcel Gauchet,
c'est parce que l'inconscient n'est pas constitué des refoulements
!
!
internalisés par un sujet, il est au contraire comme entièrement donné
à voir par les oracles et récits des pythies, des rhapsodes, des aèdes
et des poètes inspirés témoignant des plans de l'Autre. Cette
différence capitale posée, ce qui apparente formellement ces deux
états, ce sont deux traits caractéristiques des formations de
l'inconscient : d'une part, à l'instar de l'inconscient freudien,
l'opposition vrai-faux n'existe pas dans ces récits mythiques d'autre
part, ces récits ne cessent eux aussi de donner à voir des scènes de
sacrification, de franchissement des frontières entre les divinités,
l'humanité et l'animalité, de traversées des confins séparant les
vivants des morts, de sauts incestueux entre les générations, etc. Le
grand livre des interdits généralement bien refoulés comme dans
l'inconscient moderne semble donc, dans ces sociétés traditionnelles,
étrangement ouvert et immédiatement lisible. Comme si ce rapport
direct et exclusif à un Autre multiple et contradictoire manifestait en
quelque sorte l'existence de l'inconscient au lieu de le dissimuler.
C'est ainsi que, comme le disait déjà Nietzsche, les Grecs donnent
tout à voir. Il n'y a pas de différence chez eux entre surface et
profondeur : « Oh ces Grecs ! Ils s'entendent à vivre : ce qui exige
une manière courageuse de s'arrêter à la surface, au pli, à
l'épiderme ; l'adoration de l'apparence, la croyance aux formes, aux
sons, aux paroles, à l'Olympe tout entier de l'apparence ! Ces Grecs
étaient superficiels - par profondeur ! » C'est parce que l'inconscient
était ainsi donné à voir « à la surface » que Freud a pu aller chercher
le concept organisateur de la psychanalyse, le nœud œdipien, dans
les mythes grecs de la Maison de Thèbes. Cet étrange et déroutant
accès direct à l'inconscient dans sa forme archaïque est toujours
d'actualité. Tout lecteur averti le ressent devant les études de Vernant
ou de Détienne traitant des mythes et des puissances archaïques
grecs. Il suffirait pour le confirmer d'établir la longue liste des études
de psychanalystes qui sont allés chercher dans Vernant tel ou tel trait
plus vif que ceux de leurs matériaux cliniques. Du reste, d'aucuns
soupçonnent Vernant de faire de la psychanalyse sans vouloir le dire
ou même sans le savoir et, de fait, les catégories psychanalytiques
semblent bien informer ses études. Or, cette concordance doit être
!
!
problématisée, à défaut de quoi elle ne peut qu'être mise en doute -
ce que Vernant a d'ailleurs fait. Si ce n'est pas la psychanalyse qui
inspire les analyses de Vernant, il faut gager que c'est autre chose et
ce ne peut être que cet « inconscient archaïque » (non freudien),
immédiatement visible, des sociétés polythéistes sur lesquelles il
travaille. Ces quelques éléments sur les sociétés archaïques
permettent en tout cas d'avancer une hypothèse capitale : comme il y
a une histoire de l'Autre, il y aurait une histoire de l'inconscient et elle
nous manque. L'inconscient est en effet lié aux figures de l'Autre qui
se sont succédé dans l'histoire. Et c'est pourquoi, comme le disait
Lacan de façon hautement provocatrice, « l'inconscient, c'est la
politique ». L'inconscient, comme rapport à l'Autre, est en effet
nécessairement politique dans la mesure où l'Autre ordonne l'aire
sociale où le sujet se produit. Or cet Autre ne cesse de changer dans
l'histoire. C'est d'ailleurs ce que laisse clairement entendre Lacan
lorsque, dans la phrase suivant cet aphorisme, il définit « l'Autre
[comme] le lieu où se déploie dans l'occasion une parole qui est une
parole de contrat ». Il est significatif que ce soit le terme lockien puis
rousseauiste de « contrat » qui soit venu à Lacan pour définir l'Autre
après qu'il a ainsi ouvert l'inconscient à la politique. En effet, dès lors
que l'Autre relève du contrat (social), il s'indique comme une instance
en remodelage permanent, soumise à l'infinie négociation sociale (qui
va chez Locke jusqu'au droit du Peuple à se révolter). Et il ne peut
alors que déterminer des formes distinctes de l'inconscient
correspondant au type de contrat en vigueur. Il y aurait donc des âges
de l'inconscient. On le soupçonne d'ailleurs depuis un demi-siècle : ce
n'est pas un hasard si le même Lacan a, dès les années 1950, parlé
de la névrose, apanage de la modernité, comme « mythe individuel ».
Cela semble clairement indiquer qu'avant de se manifester au niveau
de l'individu, l'inconscient s'exprimait, dans les sociétés archaïques,
dans les récits collectifs des sociétés orales. C'était dans des mythes
collectifs que se manifestait ouvertement l'inconscient du temps où il
existait un Autre multiple et contradictoire. Cette hypothèse qu'il existe
des âges de l'inconscient va me conduire à aborder la question de la
forme qu'il revêt dans notre contemporanéité postmoderne. Mais je
!
!
dois auparavant en venir à la forme qu'il a revêtue durant la
modernité. !
!
La modernité : éléments pour une histoire de
l'Autre !
!
Après la définition des sociétés traditionnelles, caractérisées par
l'hégémonie exclusive d'un grand Sujet, simple ou multiple, la
définition des sociétés modernes est plus aisée : la modernité est un
espace collectif où le sujet est défini par plusieurs de ces occurrences
de l'Autre. À ce point, ma typologie serait donc la suivante, il existe :
des sociétés à Autre multiple (comme dans les polythéismes), des
sociétés à Autre unique (comme dans les monothéismes), des
sociétés à plusieurs Autres. Ces dernières correspondent à
l'avènement de l'époque moderne. Depuis lors, nous ne sommes plus
régis par un grand Sujet, mais par plusieurs. La modernité
correspondrait donc à la fin de l'unité des esprits assemblés autour
d'un seul grand Sujet. Ce serait cela la « modernité » : la coexistence,
pas nécessairement pacifique, de plusieurs grands Sujets. À quand
fixer l'entrée de notre monde dans la modernité? Braudel quant à lui
répond, non sans humour, « quelque part entre 1400 et 1800 ». S'il
fallait vraiment fixer un repère, je ferais remonter la modernité au
moment où commencèrent les échanges de toute nature (culturels,
commerciaux, mais aussi guerriers, colonisateurs) entre l'Europe et
l'Amérique d'une part, soit 1492, date de la conquête de l'Amérique
par Colomb, et entre l'Europe et l'Orient, soit 1517, date de l'arrivée
des Portugais en Chine, à Canton. On pourrait alors dire que le
tournant du 15e et du 16e siècle en Europe correspond au début de la
modernité, qui renvoie en l'occurrence au début de la mondialisation
des échanges et de la mise en contact, souvent violente, des
différentes populations du monde. Des grands Sujets de nature
diverse se sont rencontrés et ont dû cohabiter en intégrant les
rencontres antérieures (on peut à cet égard penser que les cités de
Cordoue, de Tolède, de Grenade et de Séville qui virent la rencontre
!
!
du judaïsme, de l'islam et du christianisme, entre le 14e et le 15e
siècle, furent de véritables centres précurseurs de la modernité). Cette
période correspond, de surcroît, à un phénomène sans précédent : le
nouage de la technicité aux grammaires scientifiques (nouage qui
porte un nom : Leonardo da Vinci). Cette articulation a produit un
redéploiement général de la représentation et des récits - la
Renaissance était explicitement conçue par le premier historien de
l'Art, le Florentin Vasari, comme devant ouvrir un âge « moderno » par
la « rinascita » du « bon art » de l'âge d'or « antico », par-delà le «
mauvais art » de l'« âge sombre », « vecchio », du Moyen Âge.!
Cette mise en contact généralisée et cette nouvelle donne dans la
culture n'ont pas été sans effets considérables puisque c'est à ce
moment historique que l'Occident a commencé à se lancer dans une
recherche éperdue de son propre dépassement. L'époque moderne
s'est donc ouverte avec ce moment de bouleversement dans la
civilisation. Bouleversement à l'extérieur de l'Europe autant qu'à
l'intérieur puisque débouchant sur la recherche d'un mode de vie
articulant le changement permanent dans tous les domaines :
technique, scientifique, politique, esthétique, philosophique... Depuis
lors, rien n'a résisté à ce mode de vie conquérant, promis à détruire
toutes les anciennes valeurs fixes, les anciens rites et habitus sociaux
des sociétés unicentrées, fût-ce au prix de laisser place à un
sentiment d'instabilité, de crise permanente, de tensions dans la
subjectivité, de récurrent « malaise dans la civilisation ». La condition
subjective, l'être-soi et l'être-ensemble ne se définissent pas en effet
identiquement selon que le rapport au grand Sujet est simple ou
complexe. Or, il est complexe dans la modernité. On devient moderne
quand le monde cesse d'être fermé, refermé ou enfermé sur lui-même
par et pour un grand Sujet, et quand il se transforme pour devenir,
comme l'a indiqué Koyré, un monde ouvert, multiple voire « infini ». La
modernité me semble donc pensable comme un espace collectif où le
sujet est assujetti à plusieurs figures du grand Sujet. Cette
diversification des figures du grand Sujet et cette ouverture ne sont
cependant pas apparues d'un seul coup. Il a fallu la rencontre
d'économies différentes, subitement et violemment mises en contact
!
!
après la découverte d'autres mondes, puis la confrontation avec des
cultures autres à propos desquelles des projets de conquête, mais
aussi des projets de compréhension, furent mis à exécution. Cette
diversification des figures du grand Sujet est concomitante du déclin
puis de la faillite du contrôle de l'Église sur les découvertes
scientifiques : l'année 1633, date de la condamnation de Galilée par le
Saint-Office en raison de sa découverte sur le mouvement de la Terre,
marque aussi la fin du contrôle du dogme religieux sur les
découvertes scientifiques. Cette ouverture apparaît ensuite au plan
philosophique avec le surgissement de philosophies qui sauvegardent
le principe de la soumission au grand Sujet, mais cherchent à définir
des zones spécifiques de liberté et d'action : le sujet cartésien, défini
en fonction de sa propre capacité à penser (le fameux « je pense
donc je suis », qui reste cependant corrélé au Dieu qui garantit cette
connaissance), en est évidemment l'exemple le plus important (ce
n'est pas un hasard si Descartes, donnant cette définition du sujet
dérogeant grandement à celle du sujet comme pur et simple sujet du
Roi, a choisi l'exil dans les Provinces-Unies, véritable laboratoire
avancé de la modernité aux plans économiques, politiques,
esthétiques et philosophiques ').!
!
Au niveau de la philosophie politique, cette ouverture apparaît
véritablement à la fin du 17e siècle en Angleterre (John Locke définit
en 1690 les théories du contrat, de la souveraineté populaire, des
droits naturels des hommes) et à la fin du 18e en France. L'ouverture
se prolonge au 18e siècle, avec l’Aufklàrung et les Lumières, qui
établiront définitivement cette émancipation philosophique du sujet.
On ira alors, projet le plus radical, jusqu'à faire advenir un sujet de « la
nature », que Rousseau se met à définir par lui-même et qu'il croit
trouver dans les différents récits de voyages aux Indes occidentales.
Le couronnement de ce processus sera la naissance du sujet critique
kantien. Il s'agit bien évidemment d'un sujet qui n'est jamais en paix,
qui se présente comme étant toujours décentré par rapport à lui-
même de sorte que ce décentrement même produise le travail de la
raison. Il ne restera plus qu'à promouvoir ce décentrement permanent
!
!
comme « loi pratique universelle » pour avancer que cette « nature
raisonnable existe comme fin en soi », n'ayant en somme de comptes
à rendre qu'à elle. !
!
La Raison ou la modernité comme espace
multiréférentiel !
!
Si la modernité est déjà ancienne, cinq siècles, il a quand même fallu
attendre son plein établissement politique, au 19e siècle, pour prendre
la mesure du bouleversement civilisationnel qu'elle avait provoqué. Il
a fallu, en effet, un poète pour nommer le nouveau cours suivi par le
navire sur lequel l'humanité était embarquée, pour percevoir cette
dérive de la civilisation, plus même, pour appréhender la civilisation
comme fin du monopole absolu d'un grand Sujet et comme dérive. De
fait, c'est un des grands poètes romantiques du 19e siècle,
Baudelaire, qui, vers 1850, invente le terme de «modernité» et qui en
décrit, dans les Curiosités esthétiques, le nouveau sujet : « Ainsi il va,
il court, il cherche. Que cherche-t-il ? À coup sûr, cet homme, tel que
je l'ai dépeint, ce solitaire doué d'une imagination active, toujours
voyageant à travers le grand désert d'hommes, a un but plus élevé
que celui d'un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir
fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu'on nous
permettra d'appeler la modernité » On se doute, à entendre cette
définition, que ce « solitaire » d'allure très kantienne peut toujours
courir, il la cherchera, la modernité, sans jamais l'attraper puisqu'elle
se définit en quelque sorte comme son propre dépassement, comme
la mise en question permanente de ses propres fondements. Et, de
fait, la modernité, c'est ce qui s'attaque à tout. Il suffit de considérer
les cent dernières années pour s'apercevoir que rien en Europe n'y a
échappé : les formes consacrées de la soumission de l'homme aux
dieux, aux rois, aux puissants, les valeurs en philosophie, les genres
en littérature, la métrique du vers fixe en poésie, l'harmonie en
musique, l'ornement en architecture, la perspective et la figuration en
peinture, les fondements du langage, de la logique et des
!
!
mathématiques, la structure stable de l'espace-temps dans l'univers,
sans oublier la fixité du sujet au centre du monde et de lui-même dans
une physique, une métaphysique, une ontologie et une psychologie
générales... La modernité est donc un espace où se trouvent des
sujets comme tels soumis à plusieurs grands Sujets : aux esprits et
aux dieux, au Dieu unique des monothéismes dans tous ses états (le
judaïsme, le catholicisme, les protestantismes, l'islam...), au Roi, à la
République, au Peuple, au prolétariat, à la Race... Tous ces éléments!
peuvent se trouver dans la modernité qui n'aime rien tant que de
muter d'une définition à l'autre - ce qui explique le côté mouvant, «
crisique » et éminemment critique de la modernité. La Raison n'est
donc pas tant un nouveau grand Sujet survenant après tous les autres
que le lieu ouvert dans la pensée où se discutent à l'infini tous les
désaccords possibles quant aux grands Sujets passés, présents et à
venir. La modernité est un espace où, le réfèrent fondamental ne
cessant de changer, tout l'espace symbolique devient complexe. Il y a
donc du grand Sujet dans la modernité, de l'Autre et même beaucoup
d'Autres, ou du moins beaucoup de figures de l'Autre. Avec la
modernité, l'espace et le temps de la pensée sont sortis des
déterminations locales : nous ne sommes plus dans le temps
immémorial du mythe, dans le temps référentiel de la manifestation de
Dieu aux hommes, dans le temps chronique et rural des travaux et
des jours, dans le temps historique de la succession des règnes ou
dans quelque autre temps possible, nous sommes dans tous les
temps à la fois. C'est bien sûr par Kant qu'advient cette sortie de la
pensée hors de son conditionnement par les temporalités locales.
Chez Kant, l'accès à l'universel passe par un cosmopolitisme
généralisé. Sur ce point, je rejoins, du moins partiellement, Deleuze
lorsqu'il mentionne qu'avec Kant, le temps se trouve « out of joint »,
c'est-à-dire « hors de ses gonds » (Deleuze reprend l'expression de
Hamlet dans Shakespeare, Hamlet, I, 5). « Kant, écrit Deleuze, est
dans la situation historique qui lui permet de saisir toute la portée du
renversement : le temps n'est plus le temps cosmique du mouvement
céleste originaire, ni le temps rural du mouvement météorologique
dérivé. Il est devenu le temps de la ville et rien d'autre, le pur ordre du
!
!
temps. » Je m'accorde à Deleuze lorsqu'il entreprend de montrer en
quoi le temps kantien de la pensée advient comme un nouveau temps
multiple, adéquat au temps cosmopolite de la ville moderne, je ne le
suis plus lorsqu'il conclut de ce temps multiréféré au temps de la «
variation continue ». Je ne pense pas en effet que Kant soit
deleuzien : il ne franchit pas le pas qui mène du multiple au vertige de
la variation continue que Deleuze aura tant célébrée sous le nom de «
tenseur ». La Raison, chez Kant, reste une arène indéfiniment
scandée de temps successifs. !
!
Les trois traits de la condition subjective
moderne : le différend, la névrose et la critique !
!
La modernité, par la pluralité des grands Sujets qui la caractérise, a
engendré des formes discursives nouvelles se traduisant par des
façons inédites de parler et de se réaliser dans le langage. La
première de ces formes est liée à ceci : la modernité a consacré le
développement de modalités de dominations nouvelles extrêmement
violentes (comme la colonisation et l'esclavage) mises en œuvre par
l'Europe à rencontre des autres civilisations. Ces modalités sont
caractérisées par ce trait que Lyotard appelle le différend. !
!
Le différend relève non pas de l'assujettissement imposé par tel ou tel
grand Sujet, mais d'une terreur d'exception, sans litige, parce que
venant d'ailleurs, d'un monde différent déterminé par un grand Sujet
autre, portant un jugement et une sanction non discutables et
préalables, toujours sommairement exécutables, qui brisent le
principe d'enchaînement discursif. Parallèlement à la généralisation
du différend à l'extérieur de l'Europe, la modernité a vu la création
d'un nouvel espace discursif caractérisé par la critique à l'intérieur. Tel
est le paradoxe de la modernité que d'avoir engendré des formes
discursives si radicalement opposées. Cette antinomie avait déjà
retenu l'attention de J.M.G. Le Clézio, dans son beau livre sur la
conquête du Nouveau Monde : « à l'instant où l'Occident [...] inventait
!
!
les bases d'une nouvelle république, il initiait l'ère d'une nouvelle
barbarie ». Le déploiement sans précédent de l'espace discursif
critique en Occident est ainsi corrélé à un assourdissant silence : « le
silence du monde indien est sans aucun doute l'un des plus grands
drames de l'humanité ». La forme discursive critique vient de ce que
toutes les définitions de l'Autre peuvent se trouver dans la modernité,
qui, dès lors, ne peut plus fonctionner que comme un espace ouvert à
des références multiples, voire contradictoires, où les repères sont en
constant déplacement. Cette multiplicité des formes du grand Sujet et
des figures de l'Autre dans la modernité a également entraîné une
autre conséquence majeure : la condition subjective ne se trouve pas
seulement définie par la critique (du côté des processus secondaires
conscients ou inconscients), mais aussi par la névrose, ainsi qu'on dit
depuis Freud, du côté des processus primaires, c'est-à-dire de
l'inconscient. Le sujet moderne est en effet critique dans la mesure où
il ne peut plus être qu'un sujet jouant de plusieurs références entrant
sans cesse en concurrence, voire en conflit. Ce dernier aspect est
évidemment décisif quant à la pensée en situation de modernité : elle
ne peut exister que comme espace défini par la critique, aucune
référence dogmatique ne pouvant, en principe, subsister longtemps
sans que s'engagent des contre-feux. La modernité est, de fait, le lieu
de l'affrontement d'idéologies distinctes, voire contradictoires,
soutenues par des grands Sujets différents. Il est d'ailleurs significatif
que le concept d'« idéologie » naisse dans les milieux kantiens au
tournant des années 1800. C'est fondamentalement cet affrontement
d'idéologies distinctes, caractéristique de la modernité, qui laisse la
raison sans repos et l'institue, ainsi que l'établit Kant, comme « loi
pratique universelle ». Mais ce sujet critique est ipso facto sujet à la
névrose. C'est de l'impossibilité pour tout individu normalement
constitué de pouvoir suivre l'ensemble des maximes morales d'action
exigibles du sujet transcendantal (celles-là mêmes que Kant expose
dans sa Critique de la raison pratique) que naît le sujet freudien. C'est
pourquoi le sujet freudien (sujet à la culpabilité) et le sujet kantien
(soumis à la morale) forment un couple. Le premier naît en quelque
sorte de l'impossibilité de satisfaire à la liberté critique exigée du
!
!
second. L'individu se retrouve alors toujours quelques crans en
dessous de la liberté critique requise, c'est-à-dire en deçà de ce
qu'exigerait le désir. Car, comme l'affirme Lacan en parlant de ce qu'il
cherchait à exhumer dans son texte « Kant avec Sade », « la loi
morale [...] n'est autre chose que le désir à l'état pur [...]. C'est
pourquoi j'ai écrit Kant avec Sade». Le sujet ne peut en effet accéder
au désir ou au transcendantal qu'à partir du moment où il s'identifie à
une Loi qui est une pure forme vide, dépourvue de tout contenu et de
tout sentiment. Or, il existe une inadéquation entre cette Loi
confondue au désir en tant qu'elle veut et qu'elle exige
impérativement, et la satisfaction offerte à l'individu par des objets
empiriques, pour ne pas dire - comme les psychanalystes - partiels.
Une précision s'impose ici au sujet de cette belle découverte de Lacan
consistant à poser l'équivalence du désir à l'état pur et de la Loi
morale - on sait d'ailleurs qu'elle a beaucoup remué les esprits car on
pensait jusqu'alors, dans le sillage de Sartre, que le désir ne pouvait
que s'opposer à la Loi. Lacan n'a d'ailleurs repéré cette identité que
par étapes : dans « Kant avec Sade », il s'est contenté de poser que «
la loi et le désir refoulé [étaient] une seule et même chose », avant
d'affirmer enfin, un an plus tard, comme je viens de la rappeler, la
parfaite identité de la loi morale et du désir à l'état pur (c'est nous qui
soulignons). Je m'accorde avec Lacan sur cette équivalence, mais je
ne le suis pas lorsqu'il affirme que c'est Sade, contemporain de Kant,
qui a révélé ce qui restait refoulé dans la loi morale kantienne : « Sade
est le pas inaugural d'une subversion dont [...] Kant est le point
tournant [...]. Nous dirons qu'elle [La Philosophie dans le boudoir]
donne la vérité de la Critique. » Selon Lacan, Sade aurait en effet
montré que la loi incluait le désir de transgression de la loi. En
somme, Lacan a cru que le sadisme, à l'instar de toute motion
essentiellement perverse, avait réussi à prendre le kantisme au piège
de la Loi morale puisqu'il avait réussi à pousser cette Loi jusqu'à sa
transgression. Or je crains que Lacan, sur ce point, ne se soit
fourvoyé : le sadisme, en effet, interrompt le mouvement de la raison
kantienne beaucoup plus qu'il ne la transgresse. Il se fixe en effet sur
un Autre supposé plus fort que tous les Autres en lui arrimant la
!
!
référence dernière. Cet Autre, c'est la Nature. La philosophie dans le
boudoir est une philosophie de la Nature. C'est en effet la Nature qui
jouit à travers les actes de la libertine et du libertin sadiens. Or, le
sage Kant, contrairement aux apparences, me semble aller beaucoup
plus loin que Sade puisque, chez lui, tous les Autres se valent et ne
valent que pour entretenir le mouvement sans fin et sans repos de la
raison en action. La Nature, chez Kant, ne dispose d'aucune
prééminence spéciale. C'est pourquoi, je ne pense pas que le
sadisme révèle ce qui reste refoulé dans la morale kantienne, ou alors
s'il le fait, c'est pour en interrompre aussitôt son cours, de sorte qu'on
pourrait alors dire que celui qui interrompt la raison (et le désir) en tant
que transgression permanente, c'est paradoxalement Sade et pas
Kant. Et c'est pourquoi je ne pense pas non plus (comme Adorno) que
la dialectique des Lumières, notamment par le développement de la
Raison instrumentale et les progrès de la technique, ait amené à l'«
autodestruction de la Raison » et, de là, à la catastrophe nazie. Les
nazis ont en effet eux aussi arrêté le mouvement de la Raison à la
Nature - pas la même évidemment que celle de Sade puisqu'il
s'agissait d'une Nature incarnée dans une supposée race supérieure.
Leurs imprécations contre le cosmopolitisme qui ne peut que relancer
sans cesse la Raison sous toutes ses formes montrent d'ailleurs en
quoi ils furent tout sauf kantiens. C'est donc bien plutôt l'arrêt du
mouvement de la Raison qui a mené à la catastrophe nazie que sa
continuation. En bref, la seule chose que l'on puisse véritablement
soutenir, c'est que le désir et la Loi morale s'équivalent. Et que
l'individu, contraint de rechercher une satisfaction dans des objets
toujours partiels, ne peut accéder au désir. Il reste empêché d'y
accéder sans qu'il sache vraiment pourquoi, et cette entrave est bien
sûr culpabilisante. Ce que ne manque pas de relever Lacan lorsqu'il
établit dans L'Éthique de la psychanalyse que « la seule chose dont
on puisse être coupable, c'est d'avoir cédé sur son désir ». !
!
L'obligation morale de la raison issue du temps multiple ne peut donc
pas être suivie dans toutes ses conséquences pratiques (sauf par ce
que Lacan nommera le héros). Il s'ensuit une dette morale dont il est
!
!
revenu à Freud de montrer qu'elle était aussi une dette symbolique.
On sait en effet combien la culpabilité est au cœur de l'élaboration
freudienne. Et, de fait, la névrose n'est rien d'autre que ce par quoi
chacun, chaque sujet paye sa dette symbolique à l'égard de l'Autre (le
Père pour Freud), celui qui a pris, pour lui, en charge la question de
l'origine. La névrose est tout simplement exubérante dans le temps de
la modernité parce que la dette à l'égard de l'Autre, présent sous ses
différentes figures, y est multiforme. A cet égard, ce n'est pas un
hasard que la psychanalyse soit née en Autriche au moment où
l'histoire était si riche en figures de l'Autre : n'oublions pas que
l’Autriche-Hongrie était le royaume « KK », Kaiserlick und Koeniglich,
sous la tutelle d'un grand Sujet double, l’empereur-roi François-
Joseph, le Kaiser et le Koenig s'autorisant de dieux pas toujours morts
(celui de l'Ancien Testament, revendiqué par le judaïsme ashkénaze,
et celui du christianisme) et représentant plusieurs nations et patries
(le Compromis austro-hongrois de 1867 reconnaissait l'existence d'un
État hongrois, l'Autriche des HabsbourgLorraine, et d'un ensemble de
pays ayant pour souverain l'empereur héréditaire d'Autriche). En
outre, ce qui, dans cette Vienne bouillonnante, s'annonce comme
nouvelles ontologies possibles issues de la logique, de la philosophie,
de l'esthétique et du psychique ajoute encore à un tableau déjà
chargé en Pères. C'est probablement la première fois dans l'histoire
que l'on trouve tant de figures de l'Autre concomitantes en un seul
lieu. Il y a en somme beaucoup de Pères à Vienne. Trop
probablement. Un excès où peut se lire en filigrane certaine
décomposition de la figure paternelle - n'oublions pas, à ce propos,
que le royaume KK n'était devenu pour Musil qu'une grande «
Cacanie ». C'est de cet excès témoignant d'un défaut et d'une
décomposition de la figure paternelle que naît la psychanalyse. !
!
Beaucoup de Pères, c'est en effet beaucoup de comptes à régler avec
eux, et cela fait donc au total beaucoup d'hystériques puisque
l'hystérie se caractérise par la rivalité, la culpabilité, la séduction, la
dette à l'égard de l'Autre. Je parle, donc je dois. Et je paye par la
culpabilité - maître mot, on l'a dit, de la découverte freudienne - ce
!
!
que je ne peux pas rembourser à l'Autre de qui je tiens la parole.
Cette dette est donc nouée autour de la question du père, du père
comme nom, celui qui nomme, celui par qui advient l'accès au
symbolique, le père fonctionnant comme re-père à partir duquel
s'enclenchent les décomptes spatiaux et temporels, les lignées
narratives, les histoires, le temps, l'espace. Le génie de Freud sera de
construire une scène spécifique, un théâtre discursif, où puisse se
jouer ou se rejouer ce rapport à l'Autre. C'est une scène
spécifiquement moderne que construit Freud, correspondant au temps
où, comme je l'ai déjà indiqué, l'inconscient n'est plus seulement
donné à voir dans les récits collectifs oraux incessamment colportés
et repris comme dans les sociétés traditionnelles, mais aussi dans les
récits individuels. Ces deux déterminations du sujet moderne peuvent
paraître contradictoires : comment être pleinement critique lorsqu'on
est névrosé? La névrose avec sa propension à la répétition semble en
effet incompatible avec le libre déploiement de la critique. En fait, le
névrosé, justement parce qu'il est enkysté dans la répétition, constitue
le meilleur incitateur à la critique qui soit. On sait d'ailleurs comment
l'hystérique peut « faire courir » le maître en lui signifiant que « ce
n'est pas encore ça » : « L'hystérique, disait ainsi Lacan, c'est
l'inconscient en exercice, qui met le maître au pied du mur de produire
un savoir. » De façon générale, poser une incompatibilité entre la
critique et la névrose revient à oublier la capacité du névrosé (quelle
que soit la forme névrotique qui lui échoit) à vouloir que le monde soit
interprété en fonction de son symptôme, de ce qui ne cesse d'insister
à son insu dans son discours. Le sujet freudien et le sujet kantien
forment donc couple, ce sont des frères ennemis qui, au final,
s'arrangent plutôt bien : la névrose peut en effet, sous certaines
conditions, devenir le meilleur aiguillon de la critique. En tout cas, la
modernité doit tout à ces deux sujets intimement liés par le rapport
aux multiples figures de l'Autre qui la caractérise. Pour ce qui est du
sujet moderne, on pourrait dire que c'est un « Kant avec Freud » qui
le caractérise.!
!
!
!
!
La postmodernité comme déclin du grand Sujet !
!
C'est cette définition double du sujet moderne comme sujet névrosé et
critique qui vient, à mon sens, de s'effondrer lors du passage à la
postmodernité. En effet, le propre de la modernité, de par l'espace
critique et « crisique » où elle se meut, c'est de s'attaquer à tout - y
compris à elle-même. C'est ainsi à ses propres ressorts qu'elle a fini
par s'en prendre. Marcel Gauchet, qui a rendu compte de ce moment
de retournement de la plus éminente création politique de la
modernité, la démocratie, contre elle-même, avance cependant qu' « il
n'y a pas de postmodernité en ceci qu'on ne trouve rien dans l'après
qui ne soit déjà dans l'avant ». Ce qui ne l'empêche cependant pas
d'ajouter aussitôt « qu'il n'en est pas moins exact qu'il y a rupture ».
Marcel Gauchet semble ainsi avoir choisi de travailler sur les
continuités, je travaillerai plutôt sur les ruptures. Quelle discontinuité,
quel changement fondamental pourrait-on repérer entre l'espace
moderne et l'espace dit postmoderne? Pourquoi cette définition
double du sujet moderne comme névrosé et critique s'est-elle brisée?
Tout simplement parce que plus aucune figure de l'Autre, plus aucun
grand Sujet ne vaut plus vraiment dans notre postmodernité. Quel
grand Sujet s'imposerait aujourd'hui aux jeunes générations? Quels
Autres? Quelles figures de l'Autre, aujourd'hui, dans la
postmodernité? Il semble que tous les anciens grands Sujets, tous
ceux de la modernité, soient certes encore disponibles, mais que plus
aucun ne dispose du prestige nécessaire pour s'imposer. Tous
semblent en effet atteints du même symptôme de décadence. On n'a
pas cessé de noter le déclin de la figure du Père dans la modernité
occidentale - Lacan lui-même, dès son premier travail publié, sur les
complexes familiaux, parlait déjà du déclin de l'imago paternelle, c'est-
à-dire du Père dans sa dimension symbolique bien sûr, mais aussi de
toutes les figures du Père telles qu'elles se présentent avec le Père
céleste, avec la Patrie et avec toutes les autres formes de célébration
du Père. Je pense qu'on peut situer l'irréversible déclin de toute figure
possible du grand Sujet à Auschwitz. En effet, plus rien n'indique,

!
!
après Auschwitz, cette catastrophe survenue au cœur de la région la
plus cultivée du monde, la vieille Europe, qu'on puisse encore
invoquer un grand Sujet qui viendrait garantir l'existence possible des
sujets parlants. Le différend, ce qui brise le principe d'enchaînement
discursif, autrefois caractéristique des situations de colonisation, s'est,
avec Auschwitz, installé au cœur de la culture européenne. Plus
aucune forme de grands Sujets n'est possible. La civilisation qui a
produit ces grands Sujets successifs censés nous sauver s'est
autodévorée. Auschwitz a défait toute loi possible - déroute
ontologique dont le poète Ghérassim Luca a donné la formule la plus
acérée et la plus concise possible : « Comment condamner au nom
de la loi/le crime commis au nom de la loi ? » Tant que le crime
commis au nom de la loi (le génocide des Indiens, par exemple, ou la
traite des Noirs) était resté extérieur au territoire européen, il
n'entamait en rien l'autorité des grands Sujets de l'Occident, bien au
contraire, mais lorsque le crime fut commis à l'intérieur et conduisit à
l'autodestruction de la civilisation européenne, ces grands Sujets se
sont en bloc trouvés délégitimés. Tous ne sont tout à coup apparus
que comme de terribles illusions savamment construites ne nous
conduisant finalement qu'à la plus déroutante des antinomies, celle
qui transforme - inverse, pourrait-on dire - la loi en crime et le crime en
loi. Nous sommes depuis lors irrémédiablement livrés à nous-mêmes,
sans toutefois pouvoir vraiment l'assumer. En somme, dans la
postmodernité, il n'y a plus d'Autre au sens de l'Autre symbolique : un
ensemble incomplet auprès duquel le sujet puisse véritablement
accrocher une demande, avancer une question ou présenter une
objection. Il est en ce sens identique de dire que la postmodernité est
un régime sans Autres ou que la postmodernité est pleine de
semblants d'Autres, paraissant immédiatement pour ce qu'ils sont :
aussi pleins de suffisance que la baudruche. Plus rien ne viendra
nous sauver, il n'y a plus, dans la postmodernité, de récits
sotériologiques alors même que la modernité en était saturée. A priori
l'effondrement de la fiction centrale qui organisait nos vies semblerait
relever de la chute des idoles - ce qui ressemble plutôt à une bonne
nouvelle, surtout pour ceux qui ont lu Nietzsche. Certains sont même
!
!
prêts à croire que nous sommes en train de retrouver ce moment de
grâce unique, celui du Stoïcisme et du Scepticisme dont parlait
Flaubert lorsqu'il écrivait que, « les dieux n'étant plus, et le Christ
n'étant pas encore, il y eut, de Cicéron à Marc-Aurèle, [...] un moment
unique où l'homme a été seul ». Ce moment béni serait-il revenu ? Je
n'en crois rien. Je crains fort que ceux qui veulent s'en persuader ne
confondent le fait de dépasser par le haut l'assujettissement
symbolique avec la sortie par le bas. Certes, dans les deux cas, on en
sort, mais au final le tableau n'est pas du tout le même. Dans un cas,
nous nous efforçons à l'autonomie comme à une ascèse extrêmement
exigeante : n'oublions pas que les Stoïciens pratiquaient assidûment
la fréquentation du maître, donc la direction et l'examen de
conscience. Dans l'autre cas, nous sombrons dans une autonomie
tout illusoire, seulement libres en l'occurrence de vouloir ce que ne
cesse de nous offrir la marchandise. En sortant de la fiction par le bas,
c'est-à-dire avant d'y être entré, en récusant d'emblée tout maître, en
s'accordant l'autonomie sans s'être donné les moyens de la
construire, nous nous retrouvons en fait dans un processus inverse au
mouvement stoïcien. Nous nous retrouvons dans un espace ni «
autonomique », ni critique, ni même névrotique, mais dans un espace
anomique sans repère et sans limite où tout s'inverse c’est-à-dire un
espace où tous les individus ne deviennent pas nécessairement
psychotiques, mais où les sollicitations pour le devenir abondent. Que
reste-t-il des grands récits? Il ne reste aujourd'hui des grands récits
que quelques formes subsistantes. Ces persistances délimitent des
aires locales d'extension et de pertinence narrative relatives. Mais ces
récits, bien qu'encore tenus au nom d'un grand Sujet, ne sont plus
fondateurs de référence. Au mieux ces grands Sujets gardent ce que
Benjamin appelait l’aura. L'aura, issue des esthétiques du sublime,
témoigne en effet d'une « présence Autre » et atteste de l'« apparition
unique d'un lointain ». Mais, comme le disait Hegel à l'égard des
statues d'un autre temps, celles de l'Antiquité grecque en
l'occurrence, « l'admiration que nous éprouvons à la vue de ces
statues [...] est impuissante à nous faire plier les genoux ». Dans le
meilleur des cas, l'émotion esthétique reste peut-être teintée de
!
!
nostalgie (c'est un fait que les hommes postmodernes aiment à visiter
les musées), mais nous n'y croyons plus. Que nous reste-t-il donc
comme récits? • !
!
Le récit religieux monothéiste !
!
La force du récit religieux, c'est de postuler l'existence d'un Dieu,
supposé assumer pour chacun la question de l'origine. Le récit
religieux prétend donc résoudre l'immense problème du sujet, celui de
pouvoir se fonder, en devenant sujet d'un Autre, sujet de Dieu. Dans
cette mesure, il peut toujours être appelé au secours du sujet au cas
où l'appui sur le seul individu, comme c'est souvent le cas dans les
sociétés démocratiques, viendrait à se révéler trop fragile. Dieu reste
le dernier recours. Il n'est donc pas étonnant de voir que les actes
symboliques accomplis dans la supposée plus grande démocratie du
monde, celle des USA, sont constamment et partout entés sur le
discours religieux - par exemple, on jure au tribunal et pour tous les
actes publics importants sur la Bible. C'est en somme très commode
de disposer d'un Autre de poche, une petite bible, pour empêcher le
sujet de fuir (au double sens de « laisser échapper son contenu » et
de « s'éloigner rapidement pour échapper au danger »). Il ne faut
cependant pas s'en tenir à ce rôle d'adjuvant à la démocratie
désormais tenu par le récit religieux. Longtemps, ce discours a
prétendu à une emprise absolue sur les questions intellectuelles et
spirituelles (et, par voie de conséquence, sur les corps). Tout ce qu'il
en était de l'Esprit devait être soumis à l'imprimatur de l'Église. Sinon,
on allumait facilement le bûcher. Nombreux sont les savants qui ont
ainsi dû ravaler leurs découvertes s'ils ne voulaient pas être réduits en
cendres. Pour n'en citer qu'un, mentionnons évidemment Galilée, le
héros de la grande révolution copernico-galiléenne. Il n'a dû la vie
qu'à l'abjuration officielle, in extremis, de ses découvertes. Condamné
par le Saint-Office, en plein 17e siècle classique, à l'époque même de
Descartes, pour avoir pris parti en faveur de la réalité du mouvement
de la Terre par rapport au Soleil, Galilée a fini ses jours en reclus,

!
!
dans des souffrances physiques et morales intenses, tandis que ses
écrits et son exemple devenaient, à la confusion de ses juges, le
ferment de l'Europe savante. Or, en dépit de ses tentatives
d'adaptation aux temps modernes, l'Église catholique n'a réhabilité
Galilée que le 31 octobre 1992! Malgré ses quelques efforts pour
rester compatible avec les mondes moderne et postmoderne, le
discours religieux vise toujours l'emprise la plus forte sur les corps et
les esprits. Il prétend toujours au contrôle total. On pourrait croire que
cette volonté d'emprise s'est émoussée au fil du temps, mais il n'en
est rien. Il suffit que la pensée critique soit quelque part en souffrance
pour que le discours religieux revienne dans les formes qu'on ne lui
croyait plus pouvoir revêtir. C'est ainsi, par exemple, que Darwin est
récemment devenu persona non grata au Kansas. Dans cet État de
l'Amérique profonde, les dix membres du Kansas State Board of
Education ont décidé le mercredi 11 août 1999, par six voix contre
quatre, de supprimer toute référence à la théorie darwinienne de
l'évolution des espèces dans les programmes des examens scolaires
des écoles publiques à la suite de la victoire des Églises
conservatrices, puissantes et organisées dans la région, défendant la
thèse du créationnisme contre celle de l'évolutionnisme. !
!
Le récit des États-nations !
!
Le récit de l'État-nation est aujourd'hui empêtré dans ses deux grands
référents distincts. Le premier est celui de la terre (jus soif). On dira
ainsi que tous ceux qui naissent sur le sol français sont français,
puisque c'est cette référence qui fonctionne en France. Cette terre
française doit donc être mise en récit de façon à en faire remonter les
origines le plus loin possible dans le temps (par ex. en - 42,
Vercingétorix met en échec César devant Gergovie). Dans cette
recherche de sources certifiant l'ancienneté de la terre, on n'en est
pas à quelques approximations près. Par exemple : Charlemagne
sera réputé roi des Francs, bien qu'ayant possédé l'Austrasie, la Frise
occidentale, la Hesse, la Franconie, la Thuringe (régions

!
!
germaniques); et bien qu'ayant établi sa résidence principale à Aix-la-
Chapelle (dans l'actuelle Rhénanie - Westphalie) - d'ailleurs, au milieu
du 19e siècle, au moment même où Victor Hugo chantait l'empereur,
les nationalistes allemands feront totem de son nom. Mais peu
importe, c'est le signifiant qui compte plus que la réalité : la terre
commande le reste. En somme, on est français par les pieds : puisque
je les pose sur cette terre et que cette terre est française, alors je suis
français. Le reste - la langue, l'esprit, les coutumes, etc. - doit en
quelque sorte venir comme par surcroît. La terre façonne ses sujets
des pieds à la tête. Or, on constate que, de plus en plus souvent, rien
ne monte à l'esprit, le sol est foulé, on piétine, on trépigne, mais rien
ne s'ensuit, la francité et ses supposées valeurs universelles
n'adviennent pas... Le second réfèrent est celui du sang (jus
sanguinis). Exemple : tous ceux qui peuvent prouver qu'ils possèdent
des ascendants allemands sont allemands. Dès lors, si le sang seul
garantit l'appartenance, alors la terre elle-même peut varier en forme
et en volume. Si le sang domine sur la terre pour certifier la
citoyenneté, il est possible d'en déduire un corollaire : ceux qui sont
de sang allemand ne peuvent habiter que sur une terre allemande. On
voit ainsi surgir de temps à autre, avec plus ou moins de force, la
revendication d'ajuster l'un à l'autre et de faire correspondre les terres
allemandes au sang allemand : on voudra la « Grande Allemagne ».
Le problème est qu'on ne sait guère comment reconnaître à coup sûr
le « sang allemand » - ce qui est bien normal puisque cette histoire de
sang allemand échappe, en fin de compte, comme tout récit, à toute
possibilité de vérification (aucune analyse de sang ne prouvera jamais
la germanité d'un individu). On doit donc substituer aux critères réels
des critères symboliques. On connectera (comme c'est le cas
aujourd'hui) le sang à la langue : est allemand quiconque possède du
sang allemand, c'est-à-dire quiconque parle allemand (ou, pourrait-on
dire, « a parlé » cette langue dans des générations antérieures). En
somme, si Herr Schmidt, qui habite actuellement la Pologne, a eu des
parents ou des parents de parents parlant allemand, c'est qu'il est
allemand, même s'il a oublié l'allemand. Il suffira de lui redonner
l'allemand perdu pour qu'il redevienne allemand. À noter que la
!
!
survenue du nazisme n'est pas du tout incohérente avec la référence
centrale faite au sang en Allemagne : le sang n'y était plus seulement
connecté à la langue, mais aussi à un autre critère, à la race. En
l'occurrence à la supposée « race aryenne » qui devenait alors le
centre, la référence, d'un nouveau grand récit greffé sur le récit du
sang, en l'exaltant. La référence et la mise en récit du sang sont donc
sanglantes, peut-être davantage, parce que plus abstraites que celle
du sol. Il est bien évident que les États-nations ont toujours eu besoin
d'une instance proprement politique chargée d'incarner devant tous la
référence à la terre ou au sang. Il y a ainsi un Roi (plutôt du côté du
sang) ou un Empereur (plutôt du côté de la terre) chargés de
présentifier la permanence de ces grands référents. Pour plus de
sûreté, on a généralement connecté cette instance à un autre récit, le
récit religieux. On était en effet roi ou empereur de droit divin (du
moins, jusqu'à ce que Napoléon entreprenne, dans un bel acte
d'autofondation, de se sacrer lui-même). Ainsi garanties par deux
grands récits, les dynasties peuvent avoir la vie longue et traverser de
nombreuses générations. Mais lorsque le roi ou l'empereur s'avèrent
nus, c'est le Peuple qui prend la relève avec la nécessité de
s'organiser en une nouvelle instance de gouvernement des sujets, la
République. Ces grands récits d'État-nation, parce qu'ils se fondent
sur des références proches, sont profondément rivaux et n'ont
d'ailleurs jamais cessé de régler, par la guerre, des problèmes de
mitoyenneté dans des systèmes complexes d'alliances retournables
en tous sens. Les frontières, limite territoriale de l'extension du grand
récit, ont aussi été constituées comme bornes sacrées qui
déclenchaient, sitôt franchies ou même simplement menacées, le
casus belli. Le récit de l'État-nation a longtemps prétendu au rôle de
récit dominant parmi les autres récits. Cette dominance était d'ailleurs
marquée par une métaphore qui indiquait très précisément l'éminente
place que devait occuper ce récit pour tout sujet : l'État-nation se
présentait comme père et mère de l'individu (cf. la « mère patrie »).
C'est donc un imaginaire intime très prenant qui était mobilisé et qui
mériterait une analyse en termes de psychologie collective et de
clinique sociale, c'est-à-dire de mobilisation des pulsions. En un mot,
!
!
on peut le circonscrire ainsi : au nom de la dette contractée par tout
individu à l'égard de ses parents (à qui il doit la vie), tous les sacrifices
peuvent être exigés de lui. Autrement dit, tout individu doit son
existence à l'État-nation tout comme il doit sa vie à ses parents. C'est
ainsi que Foucault a pu définir la souveraineté traditionnelle exercée
par l'État vis-à-vis de ses sujets comme un pouvoir « faire mourir et
laisser vivre » Les États-nations ne se sont évidemment pas privés
d'exercer ce pouvoir « faire mourir », notamment en se dressant
constamment les uns contre les autres. Quoi qu'il en soit, dans le
grand récit de l'État-nation, les peuples ont été, par le récit, sans
cesse appelés à se souvenir de ce qui n'a jamais existé (Bouvines,
par exemple, comme immense bataille, ou Charlemagne comme
empereur des Français, ou la France unie dans la Résistance, ou le
sang allemand...), de sorte que le récit a fonctionné en contraignant
chacun des sujets à régler indéfiniment une dette inépongeable.!
!
Mais aujourd'hui, c'est ce qui séparait les États-nations qui les unit.
Ainsi, tous, en dépit de leurs oppositions constitutives, sont plus ou
moins rapidement parvenus à la même forme politique : la
démocratie. C'est cette forme qui se constitue aujourd'hui comme
référence de l'Europe entière et qui relègue au second plan les
antagonismes des États-nations. Désormais, avant d'être opposés,
ces États se présentent comme homogènes. Cette homogénéité tient
en quelques principes fondateurs : séparation des pouvoirs, élections
libres, égalité des citoyens devant la loi, égalité des hommes et des
femmes, respect des libertés individuelles, liberté d'entreprendre, droit
de propriété... Ces principes constituent les points clefs du
fonctionnement démocratique commun aux États européens. La
frontière s'est donc déplacée : elle séparait auparavant les États-
nations entre eux, ils sont désormais unis derrière la frontière de la
démocratie qui met dedans les États démocratiques et dehors des
États non démocratiques. La preuve est que la démocratie constitue
le critère numéro un pour entrer dans le club européen. Bien
qu'enclose à l'intérieur de l'Europe, et plus généralement de l'Occident
ou de ce qu'on appelle le Nord, la forme démocratique prétend à un
!
!
nouvel universalisme qui a sa bannière : celle des droits de l'homme.
On sait les débats qui se sont fait entendre pour instaurer un droit
d'ingérence qui permettrait aux États démocratiques de franchir leur
frontière pour intervenir en un État qui bafouerait par trop les principes
démocratiques. Comme pour faire bonne mesure et accompagner ce
dépérissement du récit des États-nations dont les frontières nationales
se délitent à vive allure en Europe, on assiste au retour du récit
régional. On célèbre la Corse, la Bretagne, le pays Basque, la
Catalogne, la Lombardie... Ce récit se présente souvent comme une
reproduction en petit du récit de l'État-nation (c'est-à-dire qu'il
fonctionne au carburant de l'un des référents terre, sang, langue ou
race, et parfois à plusieurs réunis). Il existe des versions de droite de
ce récit (avec promesse d'en revenir à la pureté locale originaire - le
Parti national breton de Yann Goulet ne fut pas pour rien l'allié des
nazis) et des versions de gauche (avec promesse de démocratie
locale enfin directe). !
!
Le récit de l'émancipation du peuple travailleur !
!
Ce grand récit (libérateur) devait abolir tous les autres récits
(aliénants), de même que les frontières engendrées par les États-
nations (« Prolétaires de tous les pays... »), la promesse étant faite de
se retrouver dans un monde homogène, sans classe. Les lendemains
ont, on le sait, vite déchanté, dans la mesure où les sociétés de
construction du bonheur communiste se sont rapidement
transformées en vastes sociétés carcérales. Dans ses deux versions,
russes et chinoises, ce récit est aujourd'hui très déprimé après la
chute du Mur et le passage de la Chine à une économie de marché
très débridée. Ce collapsus assez brutal est survenu après une
période d'un siècle de grande flambée (Commune de Paris, révolution
russe, révolution chinoise, mouvements de jeunes des années 1960
dans tous les pays, guérillas, luttes dans le tiers-monde). Dans
certains pays, il reste cependant de petits noyaux, parfois folklorisés,
qui continuent d'entretenir ce récit. Ce à quoi ces groupes se heurtent

!
!
cependant, ce n'est pas à la mort politique du prolétariat. Il pourrait
toujours revenir : l'histoire n'a jamais été avare d'apparitions et de
réapparitions subites (n'oublions pas qu'on a gouverné un quart de
l'humanité, la Chine, au nom d'un prolétariat qui n'y avait pratiquement
jamais existé !). Le vrai problème du prolétariat, c'est sa possible mort
théorique. Dans l'économie dite néo-libérale en effet, le travail n'est
plus ce sur quoi repose essentiellement la production de la valeur. Le
Capital n'est plus constitué de la plus-value (Mehrwert, chez Marx)
issue du surproduit approprié dans le procès d'exploitation du
Prolétaire. Le Capital mise de plus en plus sur des activités à haute
valeur ajoutée (recherche, génie génétique, Internet, information,
médias...) où la part du travail salarié peu ou moyennement qualifié
est parfois extrêmement faible. Mais surtout, le Capital fait désormais
jouer à plein la gestion des finances dans des mouvements
spéculatifs de grande ampleur. Ainsi, la part de l'économie « réelle »
décroît à mesure de la « financiarisation » de l'économie qui s'est
considérablement développée au cours des vingt-cinq dernières
années à partir du développement des nouveaux mécanismes
financiers et outils de gestion du capitalisme : les « junk bonds »,
littéralement « obligations pourries », qui ont notamment permis aux «
raiders » des années 1980 de financer des rachats de sociétés, les
opérations fondées sur les techniques du « LBO » (Leverage Buy Out,
ou rachat d'une entreprise par de l'endettement), les créations de «
dot com » (selon le surnom donné aux entreprises 100% Internet)
avec des montages financiers acrobatiques, les « stock options » au
lieu du cash pour rémunérer le management. Apparaît ainsi, comme
un épiphénomène conquérant venant se greffer sur l'économie réelle,
une économie virtuelle qui consiste essentiellement à créer beaucoup
d'argent avec presque rien, en vendant très cher ce qui n'existe pas
encore, n'existe plus ou n'existe pas du tout, au risque de créer des
empires de papier prompts à se déchirer brutalement (cf. les
scandales Enron, WorldCom, Tyco...) Les places boursières!
sont devenues en quelque sorte d'immenses casinos où les
managers, personnellement intéressés, assistés de puissants
ordinateurs, calculent sans cesse le bon moment de miser. Les gains
!
!
peuvent être si considérables (par exemple, Bill Gates, le P.-D.G. de
Microsoft, détient pour son propre compte quelque 80 milliards de
dollars d'actions - encore possède-t-il une entreprise florissante au
contraire d'un Georges Soros, pur spéculateur plus ou moins repenti)
que le producteur marxien de la plusvalue n'y a évidemment plus
aucune place. Le Prolétaire n'est plus, dans ces conditions de
financiarisation, celui qui fournit la plus grosse part du Capital. Certes,
le marxiste n'a pas tort de constater que les travailleurs (notamment
ceux du Tiers-monde) sont toujours exploités au sens où le Capital
continue de profiter d'une part de « surtravail » non payé. Mais, entre
le travail esclave et le travail salarié, les populations, quand elles le
peuvent comme dans tous les pays occidentaux et de plus en plus
d'autres, ont souvent tôt fait de choisir, en comptant sur
l'enrichissement collectif (certes inégalement réparti, mais effectif) et
la jouissance de biens supplémentaires que le Capitalisme amène
généralement. Pas facile dans ces conditions d'entretenir le grand
récit du prolétariat dans la mesure où l'analyse sur laquelle il reposait
ne se vérifie plus et où l'exploitation subie peut être préférée à une
situation pire! La mort du prolétariat entretient cependant une vraie
question : il n'en reste pas moins à prendre en charge ce qu'il en est
du collectif, du partage et du bien commun dans ce monde éclaté de
la postmodernité. Des forces politiques, sociales, philosophiques, très
disparates, se cherchent aujourd'hui pour tenter de donner une forme
possible à une raison collective tombée en tragique déshérence. • !
!
Un candidat grand Sujet : la Nature !
!
Le déclin des grands Sujets a laissé la place libre à des candidats
grands Sujets. Parmi les plus sérieux, la Nature fait aujourd'hui recette
: la non-limitation moderne des pratiques, notamment prothétiques, a
fini par induire ce que Denis Duclos appelle « des courts-circuits
catastrophiques ». Quoi de mieux alors, comme reterritorialisation
enfin sûre, que la grande terre mère ? Voilà que le mythe ne
célébrerait plus un réfèrent culturel, mais le vrai réfèrent enfin

!
!
retrouvé, l'origine, la Nature. Les grands totems historiques s'étant
passablement affaissés, c'est en quelque sorte la géographie même
qui revient. Et, de fait, ce n'est plus le Père qui est célébré par le récit
de la Nature, c'est la Mère. Il ne faut pas faire souffrir cette mère dont
nous sommes issus. Arrêtons de la scarifier d'inutiles signes humains,
de la coudre de routes et de rails, de la festonner de villes, de la
souiller de déchets, de l'exploiter sans vergogne... Ce candidat grand
récit peut donc parfaitement s'accommoder de toutes les formes du
déclin du Père dans nos sociétés, voire même les accompagner. La
grande force du récit écologiste, c'est la prédiction apocalyptique qu'il
porte. Elle est devenue beaucoup plus crédible que les vieilles
prophéties apocalyptiques religieuses, rabâchées depuis des
millénaires. Ce récit se retrouve donc susceptible de capter les foules
prêtes à avoir vraiment peur - et on les comprend. Alors qu'une partie
des troupes entretenant ce récit est prête à participer à toutes les
opérations politiques qui verront leurs options prises en compte pour
obvier au pire - d'ailleurs probable -, une autre partie, appuyée sur la
même prédiction apocalyptique, est au contraire tentée par la dérive
fondamentaliste consistant à se retirer dans des havres aménagés
pour préserver quelques îlots de vraie Nature - pendant qu'il est
encore temps. La Nature, dans le récit écologique, c'est le réfèrent
devant lequel les autres n'ont plus cours puisqu'il les englobe. Si l'on
retire la Nature à l'État-nation, aux prolétaires, aux Églises, il ne
restera plus aucune terre sur laquelle construire leur territoire. C'est
pourquoi, en cette période de déclin des grands récits, on a pu voir un
certain nombre d'idéologues des anciens grands Sujets, notamment
du prolétariat, rejoindre les rangs de la Nature. Le seul problème de
ce candidat grand Sujet, c'est que la vraie nature de l'homme, c'est de
n'en avoir aucune. C'est même pour cette raison qu'il a dû se créer
une seconde nature : la culture. De sorte que le néotène ne peut se
dédier à la préservation des équilibres naturels, que son activité de
seconde nature menace effectivement, sans tenter, dans le même
temps, de rendre viable la seconde nature. En somme, le discours sur
la Nature ne tient pas tout seul : c'est pourquoi il n'y aura pas
d'écologie de la première nature sans ce que j'appellerais une
!
!
écologie de la seconde nature - mais c'est justement là ce qui menace
le récit écologique de dissolution, de se perdre dans d'autres récits.!
!
La démocratie postmoderne comme fin des
grands récits !
!
Après avoir décliné les figures du grand Sujet chantées par les grands
récits, il faut donc aujourd'hui constater le déclin de l'Autre. Si
autrefois l'Être se déclinait, maintenant il s'incline. La postmodernité
n'a plus de figures présentables de grand Sujet à proposer. Si les
périodes précédentes définissaient des espaces marqués par la
distance du sujet parlant à ce qui le fondait, alors la postmodernité est
un espace défini par l'abolition de la distance entre le sujet et le grand
Sujet. La postmodernité, démocratique, correspond en effet à l'époque
où l'on s'est mis à définir le sujet non plus par sa dépendance et sa
soumission au grand Sujet, mais par son autonomie juridique, par sa
totale liberté économique, et où l'on s'est mis à donner du sujet
parlant une définition autoréférentielle : le nouveau sujet n'est plus
sujet de Dieu, du Roi ou à la République, mais sujet de lui-même. Je
l'ai déjà dit : avec Lyotard, je fixe le déclin irréversible des grands
récits à Auschwitz, ce moment catastrophique où il est apparu que les
grands Sujets successifs de l'Occident n'ont mené qu'à la domination
absolue du récit terrifiant de la Race. Après ce point paroxystique où
la civilisation s'est en quelque sorte autodévorée, plus aucun grand
récit n'a été possible, et c'est ainsi que nous nous sommes retrouvés
sans grand récit, c'est-à-dire postmodernes. Il est apparu, dans ce
moment d'effondrement civilisationnel, que les États-nations, en
conflits permanents, avaient fini par édifier, dans leur antagonisme
même, un ensemble globalement homogène. Qu'est-ce que les
Étatsnations les plus forts ont eu en effet à mettre en commun après
deux guerres mondiales, de nombreuses et infamantes guerres de
décolonisation et la déroute ontologique d'Auschwitz ? La démocratie. !
!
!
!
!
Le réfèrent de la démocratie n'est plus la « terre » ou le « sang »,
mais l'individu libre. Ce changement de paradigme était en germe
depuis les Lumières et en particulier depuis Rousseau qui ne s'est,
tout au long de son écriture, enfoncé en lui-même que pour mieux
retrouver sa « nature » universelle et pouvoir ainsi parler « au nom de
toute l'espèce humaine » (cf. le fameux exergue des Confessions)
Auparavant, le sujet était sujet en tant que référé à tel Dieu, à telle
terre ou à tel sang. C'était un Être extérieur qui conférait son être au
sujet. Avec la démocratie, cette hétéro-référence s'est transformée en
auto-référence. Le sujet est devenu en quelque sorte à lui-même sa
propre origine. Cette référenciation pose cependant beaucoup de
problèmes. Peut-être plus qu'elle n'en résout! Il était peut-être
douloureux pour l'homme de découvrir qu'il ne pouvait être sujet qu'en
étant sujet d'une fiction, mais il est peut-être plus pénible encore de se
retrouver sans fiction : le risque est de ne plus y être sujet. Cette
mutation ne pose cependant pas que des problèmes ontologiques,
elle pose aussi et surtout de redoutables problèmes politiques - au
sens large de gouvernement en général et de gouvernement de soi en
particulier. • !
!
Les récits néopaganistes ou le flottement
généralisé des valeurs !
!
La modernité se présentait comme un espace complexe où il fallait
muter sans cesse d'un régime de valeurs à l'autre. La postmodernité
institue un autre type d'espace, l'espace mouvant. Tout y devient
flexible, y compris les valeurs. Comme on l'a déjà signalé, s'il est un
événement qui signale l'entrée dans la postmodernité, c'est le
passage de la référence absolue de l'étalon-or à un régime de
flexibilité généralisée des monnaies. La fiducie (du latin fiducia
«confiance», de fidus, de fidere «se fier») est autrement fondée. La
confiance qui liait entre eux les cocontractants portait autrefois sur un
grand réfèrent qui fondait un système et un régime d'échange de
toutes les valeurs (sémiotiques, symboliques, financière...), elle est
!
!
maintenant « flottante », comme la valeur relative des monnaies
depuis 1972. De la même façon, on voit prendre forme dans tous les
domaines des petits récits à usage local et circonstanciés (« païen »,
disait Lyotard), permettant à des petits réseaux ternaires (avec du
narré, du narrateur et du narrataire) de se constituer. De ce fait, on
voit beaucoup de tribus apparaître : les informaticiens, les
bouddhistes, les motards, les internautes, les amateurs d'opéra, les
initiés du piercing, les adeptes du tatouage, les musiciens rock ou
punk ou rap ou techno, les navigateurs solitaires, les sportifs de
l'extrême, ceux qui « sautent à l'élastique »... Le lien social s'éparpille
ainsi en une multitude de socialités, possédant chacune ses propres
fixations référentielles. Chaque confrérie dispose de son code de
l'honneur, ses savoirs, ses obligations contractuelles, ses rites, ses
liturgies locales, ses mots de passe, ses rites d'initiation, ses liturgies,
ses totems, ses signes d'appartenance (vêtement, coiffe, tatouage,
parure...). Mais ce qui constitue chacune, c'est une certaine référence
sacrificielle autour de laquelle que le groupe s'assemble. Je ne sais si
le grand récit (monothéiste, par exemple) était plus enthousiasmant,
mais il possédait au moins un avantage par rapport à ces petits récits
actuels : il avait fixé le sacrifice en une figure centrale, ce qui
empêchait sa prolifération dans le corps social. Le sacrifice d'Isaac!
dans le judaïsme (où, après détournement du coup, se fonde la
multiple descendance), le sacrifice de Jésus dans le christianisme
(mort pour le rachat des hommes) étaient des sacrifices réalisés une
fois pour toutes, inscrits dans l'Écriture. Ils accueillaient l'abjection
humaine, consistant à devoir vivre pour mourir, en l'inversant :
l'horreur ainsi partagée devenait sacrée. Lorsque ce grand sacrifice
ne fonctionne plus, il ne reste qu'à retourner à des formes locales de
sacrification. Si quelque chose ne va pas dans le rapport social, on
s'assemble localement, on lance l'épreuve au cours de laquelle l'un va
mourir, prenant ainsi sur lui l'angoisse, ce qui permettra de calmer les
esprits jusqu'à la prochaine fois. Les motards, par exemple, tourneront
jusqu'à ce que l'un d'entre eux meure. Ils chanteront ensuite les vertus
du défunt qui a osé défier les dangers. Même le brave téléspectateur
qui regarde, des heures durant, tourner les monoplaces sur les
!
!
circuits le dimanche à la télé ne peut attendre qu'une chose : qu'un
Ayrton Senna se plante dans le décor ! C'est autour de ces morts
glorieux, qui sont sortis du lieu commun pour choisir l'heure ou le
moyen de leur mort, que la communauté s'assemble. Parfois, ce n'est
pas directement la mort qui constitue l'objectif, mais l'atteinte d'un
point de rupture au-delà duquel on est assuré de craquer. Passé une
certaine profondeur pour le plongeur, on risque la folie des
profondeurs (cf. le film culte des adolescents des années 1990, Le
Grand Bleu de Besson). Passé un certain temps aux manettes devant
l'écran pour le cybernaute, on risque, ou d'entrer dans d'autres
mondes, ou de graves coupures vis-à-vis de ce monde-ci (cf. le beau
film de Kiyoshi Kurosawa, Kairo, sorti en 2001, où des internautes
transis se transforment en fantômes). Passé un seuil de marquages
corporels (scarifications, piercing...), on risque de disparaître derrière
ses tatouages. Autant de formes de sacrifications, autant de récits
flottant les uns par rapport aux autres... Ces petits récits à valeur
locale provoquent évidemment un étrange sentiment de déjà vu : ce
sont des grands récits éclatés en situations marginales. Selon la
formule avisée employée par Gianni Vattimo, ils mettent en jeu dans
la postmodernité un « immense chantier de survivances » qui
témoignent parfaitement de la persistance « du primitif dans notre
monde » • !
!
Les récits communautaires !
!
Sur fond de décomposition des grands récits, celui de l'État-nation en
particulier, montent les récits locaux qui en appellent à une
communautarisation, c'est-à-dire une atomisation de tous les
principes universels revendiqués par la modernité. Il faudrait ainsi des
juges noirs ou beurs pour juger les délinquants noirs ou beurs. Il
faudrait que la communauté n'ait de comptes à rendre qu'à la
communauté, le monde étant constitué d'une juxtaposition infinie de
communautés ayant chacune ses lois propres. La tendance étant
toujours de diviser chaque ensemble en plusieurs ensembles plus

!
!
petits. Le prix à payer, c'est celui du relativisme absolu où plus rien
n'est commensurable avec rien. Il s'agit donc d'une reconstitution des
tribus, laquelle n'est d'ailleurs pas incompatible avec l'existence d'un
empire (américain, par exemple) qui, par la division, trouverait là les
moyens de régner sans peine. !
!
Le marché comme nouveau grand Sujet ? !
!
Le postmoderne correspondrait donc à l'absence, radicalement
nouvelle dans l'histoire, de grands Sujets. On pourrait toutefois se
demander si « le Marché » n'est pas, en nos temps néo-libéraux, en
passe de se constituer comme nouveau grand Sujet. De fait, le récit
glorifiant la marchandise est probablement le récit dominant
actuellement. Son irrésistible ascension profite d'une conjoncture
idéale en raison de plusieurs facteurs : !
!
- La relativisation de la souveraineté absolue promue par les récits
de l'État-nation. La marchandise, comme les capitaux, doit en effet
pouvoir circuler sans entraves aux frontières et si possible sans
frontières - qu'on se réfère aux normes mises en avant par les
instances de gestion des investissements étrangers et du
commerce international (voir par exemple les controverses récentes
au sujet de l’AMI). Le récit de la marchandise se veut sans
frontières ; il ne veut pas de territoire propre, il suit simplement des
flux de diffusion qui pénètrent les espaces de façon arborescente. !
- La montée simultanée du discours démocratique et de l'utilitarisme.
Il doit exister un produit permettant de satisfaire chacun des désirs
de chaque sujet démocratique. Autrement dit, la marchandise doit
pouvoir fonctionner dans le cadre de l'économie pulsionnelle. Cette
connexion des deux économies (marchande et pulsionnelle) est, en
fin de compte, ce qui explique la force et l'emprise actuelle du récit
de la marchandise. Il s'agit en somme de mettre en face de chaque
désir (par définition « sans objet »), de chaque désir quel qu'il soit
(d'ordre culturel, pratique, esthétique, de distinction sociale,

!
!
réellement ou faussement médical, de prestance, de parure,
sexuel...), un objet manufacturé trouvable sur le marché des biens
de consommation. Dans le récit de la marchandise, chaque désir
doit trouver son objet. Tout en effet doit nécessairement trouver une
solution dans la marchandise. Le récit de la marchandise présente
les objets comme garants de notre bonheur et, qui plus est, d'un
bonheur réalisé ici et maintenant. On observe ainsi une
singularisation de plus en plus poussée des objets manufacturés :
leur infinie diversité est en augmentation constante car ils doivent
correspondre au mieux à chaque besoin de l'individu « contraint »
par le discours démocratique à se présenter comme unique et à
exhiber les insignes permettant de croire qu'il l'est. L'illusion de
singularité que cette production toujours plus large d'objets procure
vise en fait à une gestion efficace des grandes masses. L'objet, de
par sa finalisation, entraîne donc un rabattement du désir sur le
besoin. Or on sait ce que cette fonctionnalisation du désir produit
généralement : elle ne peut que promptement raviver le désir qui a
cherché à s'assouvir dans l'objet. Le sujet, ayant cherché dans
l'objet la satisfaction de son désir, ne peut que découvrir, étant
donné la nature de la pulsion, que « ce n'était pas encore ça », que
le manque qui avait suscité le désir persiste. Or cette déception
consécutive à la réception de chaque objet est la meilleure alliée de
l'extension élargie de la marchandise dans la mesure où elle ne
peut que relancer le cycle de la demande d'objet. Si « ce n'était pas
ça », alors on est conduit à redemander. La déception causée par
la réception de l'objet est le plus sûr ressort de la puissance du récit
de la marchandise. !
- La montée du récit des tribus néopaganistes. La diversification de
l'ensemble des hommes en une infinité de tribus dont les besoins
prévisibles peuvent être identifiés et même devancés offre un
débouché certain au cycle de la marchandise. Des quantités
d'enquêteurs ne cessent ainsi de prendre le pouls, de sonder les
reins et les cœurs des consommateurs de façon à devancer leur
besoin et à donner un nom possible et une destination crédible à
leur désir. Chaque micro-groupe identifié doit pouvoir trouver sur le
!
!
marché les produits qui sont supposés lui correspondre. Aucun ne
doit être négligé. Il n'y a pas de petits profits, des bébés qui
«veulent» leurs shampooings préférés aux « seniors » qui « veulent
» occuper leurs loisirs et placer leurs économies en passant par les
adolescents pauvres qui doivent pouvoir trouver des grandes
marques à bon marché, ou les adolescents riches qui veulent leur
voiture à eux. Tous doivent y trouver leur compte et le « je » est
désormais au centre de toutes les publicités : aucune qui ne mette
en avant un «je veux... », «je fais... », «je décide... » !
- L'effondrement du récit de l'émancipation du peuple travailleur. Le
récit de la marchandise, ne trouvant plus sur sa route le récit
antithétique de l'émancipation du peuple travailleur, ne peut plus
que se développer sans entrave. L'actuelle domination absolue du
Marché a en effet été largement favorisée par l'implosion de la
seule autre grande référence résolument universelle, le prolétariat
(la Chine dite « rouge », théoriquement dernier grand rempart du
communisme, a fini par devenir depuis longtemps, après des
années de gauchisme, le pays du « market-léninisme »). Comme
Dieu était déjà mort lorsque le fou du Gai savoir de Nietzsche
apostrophait les passants, une lanterne à la main, en leur criant : «
Nous sommes les assassins de Dieu », le prolétariat, déjà très
malade économiquement du fait de sa destitution comme unique
source de production de la valeur, est politiquement mort à Berlin
en 1989, quand les Berlinois de l'Est ont, une pioche à la main,
fracassé le Mur... et libéré ainsi sans limites les forces du Marché. !
- Le déclin du récit religieux. Le récit de la marchandise s'infiltre dans
les espaces cultuels laissés libres par le déclin du récit religieux.
Aujourd'hui, le Marché, dans son expression la plus pratique, celle
des grands lieux de consommation (ce qu'on appelle les mails aux
États-Unis, c'est-à-dire les supermarchés ou les hypermarchés
entourés de boutiques dans des centres commerciaux), prétend
remplacer l'église dans le lien social : on y vient et on y communie
en famille les jours de repos comme on allait le dimanche à la
messe. L'église ou le temple se sont vidés au profit du centre
commercial, nouveau lieu de culte. Cette croyance en
!
!
l'omnipotence du Marché est entretenue par un lot incessamment
renouvelé d'historiettes édifiantes (la publicité), aussi niaises que
celles d'un catéchisme accablant. Elles entretiennent l'illusion que
le Marché, surfétichisant et spectacularisant la marchandise, peut,
comme un Dieu omniprésent et omnipotent, répondre à tout. Il s'agit
de quadriller le temps et l'espace du consommateur par cet
ensemble d'historiettes qui ne cessent ainsi d'être tissées et
diffusées à propos de la marchandise (qu'on songe aux panneaux
publicitaires et surtout aux spots télévisés qui saturent les écrans).
Des sociologues ont même songé (sérieusement) à faire de la «
pub » le mythe de notre époque. Certes, Ajax, qui ne le cédait en
force et en courage qu'à Achille, est aujourd'hui une lessive, mais
cette équivalence suspecte entre mythe et pub nous semble quand
même beaucoup déprécier le premier et beaucoup valoriser la
seconde... Il n'empêche que le style « pub » est tellement prégnant
qu'il envahit même la grande culture au point d'en devenir une
référence (clips musicaux, films d'auteur empruntant leur esthétique
aux spots et aux clips, désignation de produits leaders parmi les
livres et, en retour, traitement des créations intellectuelles comme
des produits marchands...). Le récit de la marchandise dispose
ainsi pour son efficace de toute une prêtrise, avec ses enquêteurs à
qui l'on confesse ses désirs les plus fous en matière de savonnette,
avec ses acteurs montant des représentations où l'on voit les
miracles quotidiennement réalisés par la marchandise, avec ses
prédicateurs débitant incessamment leurs promesses de
rédemption par l'objet, avec ses marketing men chargés de diffuser
la bonne nouvelle et d'administrer la bonne parole sur les bons
produits... Le Marché entretient une véritable servitude volontaire : il
est d'autant plus puissant qu'il est reconnu en acte par tout ce que
le monde compte comme consommateurs dressés, depuis leur plus
jeune âge (par les nouveaux médias), à la consommation des
marchandises les plus diverses. Il est en outre célébré par tout ce
que les secteurs des affaires économiques et financières comptent,
de par le monde, comme agents, analystes et commentateurs en
tout genre. D'ailleurs, ne le présente-t-on pas comme remède à
!
!
tous les maux, comme panacée universelle? Le Marché, prônant un
commerce affranchi de toute prohibition et promouvant
l'investissement, a ainsi submergé comme une religion conquérante
le monde entier jusqu'à ses imprenables confins au point que ses
inconvénients les plus graves et les plus visibles (destruction de la
nature, accroissement des inégalités, apparition d'un quart
monde...) ne sont même plus perçus sous la bonne parole sans
cesse colportée (multiplication miraculeuse des richesses). Le
Marché emporte tout au point que, partout, les grands Sujets ont
fait amende honorable et se sont dit qu'il valait mieux faire alliance
avec lui plutôt que de se mettre en travers de son chemin -
jusqu'aux communistes chinois. Partout des bréviaires ont ainsi été
constitués, qui s'ânonnent dans toutes les institutions de pouvoir
économico-financier, pour diffuser ce que l'on comprend et met
péniblement au jour de ses lois versatiles. On présente la nécessité
de la soumission au Marché comme une injonction à quoi il faudrait,
séance tenante, tout subordonner comme si l'on avait affaire à une
nouvelle et indépassable rationalité. !
!
Et, de fait, le Marché est puissant. Plus puissant que les autres grands
Sujets qui doivent donc à tour de rôle s'incliner devant lui. La
globalisation implique en effet la disparition ou la relativisation des
États-nations, des Républiques, des Royaumes et de tout leur attirail
de lois dites universelles qui leur apparaissent soudain tout à fait
particulières. Enfin, de surcroît, il est aussi perçu - symptôme
significatif - comme nouveau démiurge par ses plus farouches
ennemis. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, un des chefs de file
les plus respectés de la lutte contre la mondialisation, José Bové,
écrivant un article argumenté dans un grand journal du soir, parlait à
multiples reprises du Marché comme d'un nouveau dieu \ Certes José
Bové dénonçait ce nouveau dieu, mais il n'en reconnaissait pas moins
sa puissance. Il commençait en effet son article ainsi : « L'humanité
est aux prises avec une croyance redoutable » (souligné par nous). Il
continuait en expliquant que cette nouvelle croyance a ses « gourous
» qui « affirment qu'il n'y a de dieu que le Marché » et traitent les
!
!
opposants au Marché d'« hérétiques ». José Bové dénonçait ensuite
le « credo libéral » qui n'est qu'un « dogme », etc. Tout au long de
l'article, le vocabulaire employé était à l'évidence celui d'un
combattant laïque s'attaquant à l'emprise étouffante d'une nouvelle
religion en train de conquérir le monde. Ce genre de propos est même
arrivé jusqu'à Davos début 2003, haut lieu du Forum économique
mondial, lorsque l'ancien ouvrier métallo, Lula, devenu président du
Brésil trois semaines plus tôt, a commencé son discours en disant : «
Ici à Davos, il n'y a aujourd'hui qu'un Dieu, et c'est le marché libre ! » Il
faudrait donc se demander si, avec le Marché, nous n'assistons pas à
une nouvelle manière de produire du grand Sujet. En effet, la liberté
de se livrer en tout lieu à l'activité économique et marchande
accordée sans condition permet de créer une zone toujours plus
grande de production et d'échangeabilité des valeurs (par exemple,
on acquiert actuellement des droits juridiques et commerciaux sur la
nature, sur le génome de l'homme et sur tout le vivant...). Ne permet-
elle dans le même temps l'émergence d'un grand Sujet qui dépasse
en puissance, et de loin, tous les acteurs du système? Le Marché
n'est-il pas devenu, dans son incontrôlabilité même, la puissance
même ? Lorsque le résultat d'un processus est à ce point supérieur à
la somme de ses parties, ne sommesnous pas en face d'un
phénomène irrésistible? Avec le Marché dans sa forme actuelle, élargi
à toutes les activités humaines, nous en serions arrivés au faîte d'un
processus déjà repéré par Adam Smith sous le nom à connotation
religieuse de « main invisible ». Cette théorie dit que chacun doit être
libre de poursuivre ses intérêts égoïstes afin que, de la sorte, l'intérêt
collectif de la société soit servi. Le « miracle » se produisant grâce à
cette main invisible qui, régulant tout, remplace ainsi la divine
Providence dans ses œuvres. À cet « esprit caché » (autre métaphore
à valeur religieuse d'Adam Smith), présent comme tel toujours et
partout, régulant tout, il serait vain et présomptueux, voire dangereux,
de vouloir échapper. Ainsi s'expliqueraient les successives redditions
en rase campagne de ceux qui, hier encore, étaient les plus farouches
ennemis du Marché. Il suffirait, en somme, pour que tout aille bien,
qu'on accepte enfin de se soumettre à cette force qui, pour être
!
!
incoercible, représente un degré supérieur de régulation, une forme
ultime et enfin vraie de rationalité. Bref, le Marché serait puissant
comme Dieu, mais il aurait l'avantage sur lui d'être vrai - ce serait
même la seule réalité dans le monde de fiction du néotène. Il faudrait
donc laisser libre cours au Marché et à ses lois, étant entendu par là
que sa loi principale, c'est de n'en suivre aucune. Le Marché n'obéit
en effet qu'à une exigence interne cherchant à échapper à tout
contrôle externe : il faut que les marchandises soient produites en
quantité croissante à des coûts toujours moindres. D'un côté, il faut
produire de plus en plus, de sorte que le marché se doit de créer sans
cesse de nouveaux usages de la marchandise tout en élargissant son
extension, jusqu'à faire passer sous son contrôle les sphères
jusqu'alors régies par d'autres rapports - communautaires,
interpersonnels, personnels (il existe désormais, comme on va le voir,
un marché des identités et de la sexuation). De l'autre, il s'agit de
produire à des coûts toujours moindres, notamment par
l'automatisation de la production et par la diminution, voire la
marginalisation du coût du travail. Dans cette logique, il faut que les
capitaux circulent sans entrave afin de pouvoir se fixer sans délai là
où les coûts sont moindres, quitte à se retirer aussitôt qu'apparaissent
ailleurs de meilleures conditions. Ce qu'on appelle le «dynamisme du
marché » n'est qu'un doux euphémisme pour désigner son côté
incoercible. Le marché est à l'économie ce que la réaction nucléaire
est à l'énergie : cela marche très bien, peutêtre même trop bien. Plus
la réaction se développe, plus elle risque de s'emballer à tout
moment. Remarquons enfin que si le Marché, en tant que rationalité
vraie et dernière, apparaît comme le nouveau grand Sujet, ce ne peut
être qu'en raison du jet de l'éponge des grands Sujets précédents, qui
s'inclinent devant le nouveau maître : ce qui s'était institué comme le
gardien politique de l'instance collective (la République) se prend à
renoncer à son rôle de contrôle et de surveillance. On ne manifestera
jamais assez de stupéfaction devant une instance politique qui
explique benoîtement qu'elle doit se saborder comme telle alors
même que c'est justement parce qu'il prétend à un empire absolu que
le Marché doit être constamment surveillé. Les hommes politiques qui
!
!
demandent le démantèlement de l'État se trouvent ainsi à peu près
dans la même position que le surveillant d'une centrale nucléaire qui
expliquerait pourquoi il faut laisser le réacteur sans surveillance.
Certes, cela risque de permettre de produire plus d'énergie, mais
aussi quelques Tchernobyl sociétaux. Dès que le contrôle externe se
relâche, rien, aucune socialité, ni culture ne peuvent s'opposer à
l'emprise exclusive du Marché. Au point qu'une société idéalement
soumise au Marché ne peut fonctionner qu'en détruisant en grande
partie son tissu (industriel, social, culturel) de façon à le redisposer
selon les modalités du flux tendu et de l'organisation d'urgence.
Puisqu'il faut pouvoir recevoir des capitaux qui peuvent toujours
repartir aussi vite qu'ils arrivent, et souvent même repartir plus vite
qu'ils n'arrivent, il devient à la limite nécessaire, en temps de paix, de
réorganiser de larges secteurs de la société selon des modalités
analogues à celles du camp de réfugiés. La constitution du marché
comme rationalité dernière est déjà si avancée dans les esprits que
nous en sommes à consentir comme à la grande nécessité éthique de
notre temps aux permanentes interventions humanitaires d'urgence
destinées à secourir les victimes de ce qui apparaît comme cette
nouvelle « fatalité » aveugle, celle des incontrôlables fléaux
socioéconomiques que toutes les météorologies spécialisées ont
renoncé à prévoir. Témoin de cette appréhension du marché comme
une nouvelle calamité « naturelle », la multiplication d'un nouveau
type de messages caritatifs, sans énonciateur ni destinataire. Comme
c'est un fléau qui vient de nulle part, il ne laisse comme possibilité
qu'une vague et cependant intense exhortation où tout le monde
demande à tout le monde de faire face avec courage, comme
lorsqu'un cyclone arrive. C'est ainsi que des organismes comme
l'Unesco demandent maintenant à des millions de gens de signer des
pétitions (contre tous les fléaux) pour les remettre solennellement,
quelques années plus tard... aux responsables de l'Unesco. C'est à
partir de ce renoncement du politique que le Marché peut triompher et
apparaître comme une force incoercible et imprévisible qui peut tout
produire : aussi bien un développement sans précédent de certaines
régions (par exemple le sidérant nouveau Shanghai) qu'un paysage
!
!
dévasté (par exemple l'Argentine). Le processus est peut-être
irrésistible. Mais, si puissant soit-il, le « Marché » ne peut qu'échouer -
sur un point au moins, mais capital - à fonctionner comme nouveau
grand Sujet. Loin de prendre en charge la question de l'origine, du
fondement, de l'élément premier, c'est-à-dire la question très
hégélienne du désir d'infini en l'homme, il ne peut que confronter
chaque individu aux affres (qui ne vont certainement pas sans
nouvelles jouissances) de l'autofondation. C'est là, sans doute, où se
repère la limite fondamentale de l'économie de marché dans sa
prétention à prendre en charge l'ensemble du lien personnel et du lien
social : ce n'est pas une économie générale, pas une économie
symbolique, mais seulement une « économie économique ». Elle joue
certes dans le registre libidinal, dans la mesure où elle prétend
toujours présenter à tout sujet un objet manufacturé supposé venir
combler son désir, mais elle échoue à fonctionner comme économie
générale dans la mesure où elle laisse le sujet face à luimême pour
l'essentiel : sa propre fondation. Or, si cette (impossible) question de
l'origine n'est pas traitée, elle ne peut revenir que comme irrépressible
tourment. Il s'agit là en effet d'une question qui ne peut être abrogée,
mais seulement élaborée dans et par la culture, dans ce que Freud
appelait un Kulturarbeit qu'il présentait comme « un travail
interminable, à reprendre sans cesse et sans relâche » pour que «je»
advienne. Ce travail spécifique de la culture, nécessaire à
l'avènement du « je », ne pouvant être accompli par le Marché, ce
sont fréquemment les revendications identitaires les plus folles qui se
présentent alors (fondamentalismes, ethnicismes, régionalismes...).
En effet, le « Marché » étant un réseau d'échanges de marchandises
et de valeurs, se connecter au Marché ne revient jamais qu'à se
brancher dans la seule horizontalité du réseau. C'est Pierre Lévy qui
me semble avoir le mieux résumé la logique du réseau, en intégrant la
fonctionnalité technique spécifique du réseau informatique à la logique
philosophique du rhizome de Deleuze. Dans le réseau-rhizome, tout
se passe en temps réel et en positivités. Rien ne manque, il suffit
seulement pour un individu normalement pourvu de machines
productives et/ou désirantes d'en brancher certaines dans le réseau
!
!
pour que le « miracle » se produise, c'est-à-dire que « ça marche ».
Les principes du réseau, fort simples, mais profondément subversifs
dans leur utilitarisme et leur immanentisme mêmes, sont énonçables
en quatre points : - le principe de multiplicité signifie que le réseau est
organisé sur un mode fractal ; n'importe quel lieu peut luimême se
révéler composé de tout un réseau et ainsi de suite ; - le principe
d'extériorité spécifie que le réseau ne possède pas d'unité organique,
son extension, sa diminution et sa recomposition peuvent toujours
dépendre d'un branchement à d'autres réseaux; - le principe
topologique indique que, dans un réseau, il n'y a pas d'espace
universel homogène où les messages ou informations ou
marchandises circulent; ils créent l'espace dans lequel ils circulent, si
bien que le réseau n'est pas dans l'espace, mais est l'espace; - le
principe de mobilité des centres énonce que le réseau possède en
permanence plusieurs centres constamment mobiles. On peut le
constater : ce qui a tout simplement disparu dans le réseau-rhizome,
c'est l'idée même de Tiers tel qu'il fonctionnait dans les ensembles
symboliques, c'est-à-dire l'un en moins qui permettait qu'un ensemble
homogène se constitue. Tout, dans le réseau, se trouve au même
plan, il n'existe que des interrelations mettant en rapport des acteurs.
Il n'y a plus d'extériorité, que de l'intériorité. Plus de transcendance,
que de l'immanence. Le ternaire a cédé la place à la relation duelle.
Plus aucun acteur n'a de comptes à rendre à un tiers, à la fois très
lointain et infiniment proche (présent en quiconque par exemple sous
la forme du surmoi), mais chacun est pris dans un ensemble de
relations purement duelles. Ce qui, bien sûr, ne peut que dépolitiser
l'ensemble tout en multipliant les conflits. Lorsqu'un conflit entre deux
acteurs survient, on n'en appelle pas à une loi (universelle, rendue au
nom du Tiers), mais à une procédure (toujours locale) qui permet de
remettre le circuit en marche. C'est ainsi que le Marché, en tant que
réseau, fût-il étendu aux limites du monde comme dans la
globalisation actuelle, ne fait aucune place ni au manque, ni à un
audelà du sens. L'acteur est celui qui peut tout brancher dans le
réseau, sauf ce qui peut éventuellement lui tenir le plus à cœur : un «
pourquoi tout cela? », voire un « pour quoi et comment vivre? ».
!
!
Comme le disaient Deleuze et Guattari, qui semblaient s'en réjouir,
dans le rhizome, « où allez-vous? d'où partez-vous? où voulez-vous
en venir? sont des questions [devenues] bien inutiles ». Car il s'agit
dans cet univers de ne plus « commencer, ni finir». Cette étrange
proposition a, en tout cas, le mérite de la clarté : le réseau-rhizome
nous prive des questions de l'origine et de la fin! Certes, ce sont là
des interrogations absolument inutiles. Mais il ne semble pas qu'à
éviter de les poser, on s'en porte beaucoup mieux. N'est-il pas
étrange, après tout, que ce soient des philosophes qui acceptent de
priver l'homme de ses « vaines » questions ? J'avais toujours cru qu'il
n'y avait qu'eux, au contraire, pour y faire droit. Je me demande donc
si le consentement inconditionnel au réseau-rhizome du Marché ne
rend pas un fort mauvais service à l'homme en le privant explicitement
de ces choses inutiles qui ne cessent cependant de l'intéresser, voire
de le tourmenter. Par exemple, lorsqu'il parie sur l'au-delà de soi
contre l'affirmation du moi et ses choix. Sur le définitivement
impossible contre l'indéfiniment possible. Sur un pur absolu contre le
relativisme généralisé du réseau. Sur le poème contre l'information.
Sur ce qui se donne dans une phrase inouïe ou dans un geste
héroïque contre toute forme d'utilités. Dessaisir l'homme de l'inutile ne
représente-t-il pas le plus sûr moyen d'en faire, sinon un
schizophrène, du moins un hébéphrène, c'est-à-dire un homme en
souffrance? C'est ainsi qu'on voit l'échec du « Marché » à se
constituer en nouveau grand Sujet aux nouvelles formes prises par les
troubles mentaux dans nos sociétés. Comme le Marché ignore le
Tiers et ne peut proposer que des relations duelles, c'est-à-dire des
interactions, il ne permet pas au sujet de s'ombiliquer à ce qui le
dépasse. Or, un sujet privé des questions impossibles de l'origine et
de la fin, c'est un sujet amputé de l'ouverture à l'être, autrement dit un
sujet empêché d'être pleinement sujet. Le réseau constitue donc une
sorte de degré zéro de la socialité puisqu'il forclôt tout rapport à l'être.
C'est pourtant ce type de relation qui est aujourd'hui proposé comme
le modèle de toute société possible. En effet, aujourd'hui, tout doit se
mettre en réseau sous peine de pas être - les marchandises, les
informations, les artistes, les usagers de tel ou tel service, les
!
!
malades (jusqu'aux schizophrènes et aux autistes), les associations
émergentes, les groupes de pression, etc. Or, le réseau ne peut que
confronter chacun à la question de sa propre fondation, le laissant
absolument seul face à une subjectivation qu'il se trouve contraint
d'assumer par lui-même sans pouvoir nécessairement le faire. C'est
tout le fonctionnement trinitaire de la condition subjective qui se trouve
ainsi mis en péril en produisant ses effets dévastateurs sur le sujet
parlant. Le modèle du réseau nous fait passer d'un régime où
l'inconscient se manifestait de façon prévalente par la névrose
(comme dette à l'égard du tiers) à un mode où il se manifeste par des
formes psychotisantes (comme suite, pour le dire en termes
lacaniens, à la forclusion de ce que «la religion nous a appris à
invoquer comme le Nom du Père»). Il ne faudrait cependant pas croire
que nos connaissances sur la bonne vieille psychose classique
(paranoïaque ou schizophrénique) sauraient suffire à rendre compte
du phénomène. Nous n'en sommes au contraire qu'au tout début de
l'exploration des nouvelles formes psychotisantes de la
postmodernité.!
!
La chute des définitions ternaires et la montée
des définitions autoréférentielles !
!
Dans la postmodernité, le sujet n'est plus défini dans son rapport de
dépendance à Dieu, au Roi ou à la République, mais est contraint à
se définir par lui-même. J'en vois la meilleure illustration dans la
nouvelle définition du sujet parlant donnée par le grand linguistique
Benveniste après la Seconde Guerre mondiale : « est je qui dit je ».
Le sujet parlant, dans la postmodernité, n'est plus défini hétéro-
référentiellement, mais auto-référentiellement. En donnant cette
nouvelle définition, Benveniste a en quelque sorte entériné
l'émergence d'un nouveau sujet parlant, définissable de façon auto-
référentielle, en lui conférant ses droits sémiotiques. Autre indice de
l'émergence de cette nouvelle définition du sujet parlant : ce que
Lacan avance dans son fameux texte sur le stade du miroir. J'ai à cet
!
!
égard cru pouvoir montrer que le miroir lacanien impliquait, en plus
des sources connues (le narcissisme, le néo-darwinisme, la
Gestaltpsychologie, l'hégélianisme), une origine théologique précise,
mais méconnue, dont j'ai tenté de faire la part dans un petit livre
récemment paru. Le stade du miroir contient en effet une référence à
Boehme pour qui Dieu usait du miroir afin de se connaître dans son
infinie diversité. Dans la construction de son stade du miroir, Lacan a
en quelque sorte fait passer le miroir de Dieu au sujet, celui qui dit « je
», comme en témoigne d'ailleurs le titre de l'article lacanien : « Le
stade du miroir comme formateur de la fonction du je ». Il fallait bien,
après une telle destitution de Dieu, que Lacan réintroduise de l'Autre -
ce qu'il n'a jamais manqué de faire. Mais il reste du stade du miroir
l'idée que le sujet, comme dieu, se forme de son image, de façon
auto-référentielle. Il y a une congruence historique entre ces
définitions par le miroir et ces définitions auto-référentielles du sujet
parlant. Elles interviennent au moment où les successives définitions
hétéro-référentielles du sujet, pratiquées par l'Occident, n'ont
finalement mené qu'à la catastrophe nazie de la définition par la Race.
Serge Leclaire, commentant en 1994, dans son ultime article, les
propos sur le tiers que je tenais en 1990 dans Les Mystères de la
trinité, note à cet égard que le 20e siècle « a vu s'effondrer toutes les
figures dont le tiers tenait sa prestance. Après que Dieu ait pu être dit
mort, c'est une kyrielle de désillusions qui se sont enchaînées,
basculant irréversiblement autour de l'horreur de la Shoah, pour ruiner
enfin tout mausolée possible d'un tiers institué, d'un corpus
symbolique où se garderait en réserve l'esprit de la loi ». De fait, que
pouvait-on faire d'autre après ce désastre que d'en finir avec les
définitions hétéro-référentielles par le tiers pour en venir à une
définition auto-référentielle du sujet? Je prends pour ma part les
travaux de Benveniste et de Lacan comme ce qui instruit les droits
sémiotiques et psychiques d'un nouveau sujet auto-référentiellement
défini. Par « droits sémiotiques », j'entends le droit à l'usage sans
condition du « je » : vous pouvez en somme dire « je » sans avoir à
en rendre compte à quiconque, fût-il Dieu, Roi ou République.!

!
!
Beaucoup de conséquences découlent de cette nouvelle définition
sémiotique. Si la postmodernité, démocratique, correspond à l'époque
où l'on s'est mis à définir le sujet parlant de façon non plus hétéro-
référentielle mais autoréférentielle, c'est-à-dire de façon non plus
trinitaire mais unaire, ce qui s'ensuit, c'est d'une part la postulation de
l'autonomie juridique du sujet, et d'autre part celle de sa liberté
économique. Je veux dire que l'autonomie juridique comme la liberté
marchande, éventuellement totale comme avec le néo-libéralisme,
sont absolument congruentes avec la définition auto-référentielle du
sujet. C'est pourquoi je pense que l'analyse de la décadence de
l'Autre, caractéristique de la postmodernité, doit comprendre les
temps néo-libéraux que nous vivons actuellement, définis par la liberté
économique maximale accordée aux individus. Mais instruire les
droits sémiotiques du nouveau sujet auto-référentiellement défini,
c'est une chose, et envisager les conséquences clinico-symboliques
de cet usage, c'en est une autre, que Benveniste n'a jamais vraiment
voulu voir. Il n'a pas souhaité percevoir ce que Lacan a très bien vu :
un sujet défini auto-référentiellement, c'est aussi bien un sujet troué
par l'absence de définition. Lacan n'a pas été le seul à comprendre
cela, la grande littérature veillait. À la même époque que Lacan, il y a
quelqu'un qui envisage toutes les conséquences quant à l'être parlant
de l'avènement du sujet auto-référentiellement défini. Je signale
simplement, sans pouvoir développer ce point ici, qu'en 1946, c'est-à-
dire à l'époque même de la «découverte » de Benveniste, Beckett qui
ne connaît pas le linguiste découvre, en même temps que lui, la
même formule, ce fameux « est je qui dit je ». À ceci près qu'il lui!
apparaît tout de suite que cette formule mène immanquablement aux
pires désordres. Beckett est en effet l'auteur d'une mémorable formule
contre-benvenistienne : « Je dis je en sachant que ce n'est pas moi. »
On trouve cette formule dans son plus grand roman, intitulé,
justement, L'Innommable. Inutile d'arguer que le «je», ce n'est pas le
« moi » et que Benveniste et Beckett ne parlent pas de la même
chose. Ce que Beckett met en question, c'est bien essentiellement la
première personne comme le prouve suffisamment cette forte
imprécation : « assez de cette putain de première personne à la fin »,
!
!
qui permet de lever toute ambiguïté. Si le « je » ne produit rien, c'est
donc qu'en dépit de l'usage et de la profération de la formule, quelque
chose d'essentiel, qui devait fonctionner, est resté en suspens, voire
en échec, dans l'accès à la condition subjective que cette formule
devait garantir. Ce que je retiens, c'est que nous entrons avec cette
formule dans une définition du sujet qui fait appel à l'autoréférence.
C'est-à-dire qu'elle ne fait plus appel à l'hétéroréférence, donc à la
définition du sujet par un grand Autre. Or, d'autres problèmes
commencent à surgir à partir du moment où nous entrons dans un
temps où il n'y a plus d'Autres présentables. Pourquoi? Parce que
c'est bien sûr au moment où l'injonction est faite à tout sujet d'être soi
que se rencontre la plus grande difficulté, ou même l'impossibilité,
d'être soi. De l'hystérie à l'hystérologie Il est en effet possible que
l'exigence de soumission à soi soit encore plus lourde à porter que la
soumission à l'Autre. Comment en effet compter sur un soi qui n'existe
pas encore?!
!
Comme je l'ai déjà indiqué, la soumission à l'Autre se payait autrefois
d'un trouble mental appelé « névrose ». Parmi les différentes formes
de névroses mises au jour il y a un siècle par Freud, il en est une,
centrale, l'hystérie, qui se caractérise par la dette. Cette dette est bien
sûr nouée à la question du père, c'est-à-dire, comme Lacan l'a
montré, du père comme nom, celui qui nomme, celui par qui advient
l'accès au symbolique, celui à qui l'on doit. Or, en passant de la
modernité à la postmodernité, nous sommes passés de l'hystérie à
l'hystérologie. On parlera d'hystérologie (ou hysteron-proteron ou
hystero-proton) pour évoquer une figure de rhétorique qui repose sur
une inversion de l'antériorité et de la postériorité. Exemple (littéraire)
d'hystérologie, tiré de Jarry : « Je vais allumer du feu en attendant
qu'il apporte du bois. » Le terme « hystérologie » vient du radical grec
husteros \ « postérieur », éventuellement agrémenté de proteron, « ce
qui vient en avant », et signifie que ce qui est postérieur vient en fait
avant. L'hystérologie renvoie, dans un récit, à la circonstance ou au
détail qui devrait être après, mais qui est situé avant. La figure dépeint
donc le renversement de l'ordre naturel des idées ou des faits, et
!
!
décrit, comme l'indique opportunément le Gradus, « le désordre
d'esprit de celui qui parle ». User d'une hystérologie, c'est en somme
postuler quelque chose qui n'existe pas encore pour s'en autoriser et
engager une action. C'est la situation où se retrouve le sujet
démocratique contraint au « Sois toi-même » : il postule quelque
chose qui n'est pas encore (lui-même) pour enclencher l'action au
cours de laquelle il doit se produire comme sujet ! Or, comme cet
appui est foncièrement bancal voire inexistant, l'acte soit échoue en
se différant sans cesse, soit s'accomplit, mais en plaçant le sujet dans
la situation de se voir faire un tour auquel il ne peut croire. Le sujet se
vit alors comme un imposteur. Tel serait le sujet hystérologique par
rapport au sujet hystérique. Là où le sujet hystérique s'aliénait à un
Autre en ne cessant, bien sûr, de lui reprocher et de se reprocher la
dépendance dans laquelle il s'était mis lui-même, le sujet
hystérologique, privé de tout appui sur l'Autre, ne peut plus que
s'égarer dans un emmêlement intérieur, se retrouvant autant moitié
que double de lui-même, perdu dans une temporalité distendue entre
un avant et un après, sans présence bien qu'habitant un présent
extrêmement dilaté, séparé entre un ici et un là. Et c'était précisément
l'univers exploré par Beckett dans L'Innommable, celui du sujet qui se
retrouve dans la situation de devoir se fonder lui-même. Avec la
postmodernité, la distance vis-à-vis du grand Sujet est devenue
distance de soi à soi. Le sujet postmoderne n'est plus seulement clivé,
il est « schizé ». Tout sujet se trouve ainsi aux prises avec son auto-
fondation, il peut certes réussir mais non sans se trouver
constamment confronté à des ratés, plus ou moins graves. Cette
distance interne du sujet à lui-même se découvre inhérente au sujet
postmoderne et modifie sensiblement le diagnostic porté par Freud
sur le sujet moderne, enclin à la névrose - la psychose constituant
pour lui l'exception. C'est vers une condition subjective définie par un
état limite entre névrose et psychose que se définit désormais le sujet
postmoderne, de plus en plus pris entre mélancolie latente (la
fameuse dépression), impossibilité de parler à la première personne,
illusion de toute-puissance et fuite en avant dans des faux self, dans
des personnalités d'emprunt, voire multiples, offertes à profusion par
!
!
le Marché. En d'autres termes, la postmodernité verrait le déclin de ce
que Freud appelait les névroses de transfert au profit des psycho-
névroses narcissiques, contre lesquelles l'ultime rempart reste
souvent la perversion. !
!
La postmodernité et les nouvelles formes de
manifestation de l’inconscient!
!
Alain Ehrenberg a établi, dans La Fatigue d'être soi que la dépression
était désormais le trouble mental le plus répandu. Il a montré que
l'essor spectaculaire de la dépression a correspondu au moment où
les modèles disciplinaires de gestion des conduites, les règles
d'autorité et de conformité aux interdits édictés par le grand Sujet qui
assignaient aux individus un destin tout tracé, ont cédé devant les
injonctions qui incitent chacun à l'initiative individuelle en lui
enjoignant de devenir lui-même. La dépression serait en quelque
sorte le prix à payer pour la liberté et pour notre émancipation de
l'emprise du grand Sujet. Elle s'exprime par la tristesse, l'asthénie (la
fatigue, c'est-à-dire l'ancienne « acédie »), l'inhibition ou une difficulté
à l'action que les psychiatres appellent le « ralentissement
psychomoteur ». Elle traduit l'impuissance même de vivre. La «
passion triste » toucherait aujourd'hui en permanence et par
roulement des franges importantes de la population (on a parlé de 15
à 20% d'individus) et s'est transformée en une panne de l'action et de
l'initiative. C'est ainsi qu'on rencontre de plus en plus souvent, dans
les sociétés postmodernes, des techniques d'action sur soi. C'est bien
de cela qu'il s'agit avec les programmes télévisuels mettant en scène
les vies ordinaires et les récits d'exhibition de soi largement diffusés
portant le label de la littérature ou, d'évidence, avec l'usage de
psychotropes destinés à améliorer l'humeur et à augmenter les
capacités individuelles. Nombre d'individus prennent en effet aujour!
d'hui régulièrement, dans nos sociétés, des antidépresseurs, dont le
Prozac constitue l'emblème. Le fait que ce médicament soit
aujourd'hui devenu un nom aussi commun qu' « aspirine » illustre bien
!
!
l'étendue du phénomène. Il ne faudrait cependant pas croire que cette
situation obère de quelque façon que ce soit le cours démocratique,
au contraire. Aujourd'hui en effet, la prise de Prozac ou de tout autre
médicament appartenant à cette classe d'antidépresseurs dits «
confortables » fait elle-même partie de ces nouvelles possibilités «
démocratiques » qui affectent au petit sujet déprimé la capacité d'«
usiner son intérieur mental » pour « se sentir mieux », et même «
mieux que soi ». Une des conséquences est que la distinction entre
se soigner et se droguer tend à s'estomper dans nos sociétés
démocratiques postmodernes. L'autre conséquence est qu'il devient
difficile, dans ces conditions de modification artificielle et permanente
de l'humeur, de dire ce qui relève de soi-même ou de l'usinage
artificiel de soi. Le fait de philosopher même a-t-il encore un sens ?
Qu'en est-il, par exemple, de l'authenticité heideggérienne accordée à
l'écoute de l'Être devant ce phénomène ? Il devient même difficile de
dire qui est soi au juste - Beckett est là encore prémonitoire. Je
m'autoriserais deux remarques sur les importants travaux d'Ehrenberg
à propos de la dépression. La première est que le sujet parlant, ayant
aujourd'hui à se fonder seul, se retrouve exactement dans la même
position dépressive que l'ancien grand Sujet. Souvenons-nous en effet
du roi pascalien. Pascal, remarquable clinicien avant l'heure, avait
déjà remarqué que quand on laissait le roi à lui-même, il redevenait ce
qu'il était : un petit sujet comme un autre. C'est d'ailleurs exactement
l'expression qu'emploie Pascal : « Qu'on en fasse l'épreuve ; qu'on
laisse un Roi tout seul [...] et l'on verra qu'un Roi qui se voit est un
homme plein de misères, et qui les ressent comme un autre » Le roi!
fondait tous les autres, mais lui-même, ne disposant pas d'un lieu où
se fonder, se trouvait contraint à une mélancolie persistante dont il
fallait sans cesse le distraire. La dépression, c'est donc le nom
moderne donné à un trouble ancien déjà parfaitement repéré par
Pascal, cette mélancolie qui affectait le néotène contraint de jouer au
grand Sujet. Aujourd'hui, le sujet parlant est contraint de jouer à lui-
même. Or, comme l'avance Pascal, « l'homme qui n'aime que soi ne
hait rien tant que d'être seul avec soi. Il ne recherche rien que pour
soi, et ne fuit rien tant que soi : parce que, quand il se voit, il ne se voit
!
!
pas tel qu'il se désire, et qu'il trouve en soi-même un amas de misères
inévitables et un vide de biens réels et solides qu'il est incapable de
remplir». !
!
La seconde remarque se rapporte au phénomène même de la
dépression et à sa nature. La dépression apparaît comme une donnée
clinique première alors qu'elle n'est en fait que le résultat de la
confrontation du sujet à la figure de l'hystérologie. Le sujet devient en
effet dépressif ou mélancolique lorsqu'il rencontre sur sa route
subjective la figure de l'hystérologie empêchant toute action :
comment en effet s'appuyer sur ce qui n'est pas encore (soi-même)
pour enclencher l'action au terme de laquelle on doit se produire
comme soi? Ce n'est donc pas à un trait identifiable en termes
psychologiques ou sociologiques que la dépression renvoie, mais bel
et bien à une impossible logique dans la subjectivation postmoderne :
on ne peut pas s'appuyer sur soi pour devenir soi, tout simplement
parce que le premier appui manque. La dépression ne me semble
donc pas devoir être hypostasiée en un « trouble mental » brut, mais
conçue comme une difficulté de subjectivation liée au fait de se
retrouver placé devant une impossibilité logique - et plus précisément
hystéro-logique. De surcroît, il ne faudrait pas se laisser obséder par
la dépression. Elle n'est que l'arbre qui cache une forêt d'autres
troubles. La contrainte hystérologique dans laquelle nous sommes
désormais contraints de vivre dans la postmodernité peut certes ouvrir
sur la dépression, voire sur ce mal-être exacerbé qu'on appelle l'«
attaque de panique >>, mais elle peut aussi déboucher sur d'autres
formes. Évoquons-en quelques-unes : 1) Le narcissisme échevelé et
l'infatuation subjective. Dans l'ancienne économie psychique, le
mouvement autoréférentiel était fixé au tiers de la structure : par
exemple, dans la Bible, la fameuse parole « Je suis celui qui suis »
d'Exode III, 14 était assumée par « Iahvé » qui, précisément, signifie «
Il est » Le Tiers assumait en somme la forme unaire. Dans la nouvelle
économie, le mouvement auto-référentiel s'est égaillé du il pour venir
se fixer au je. En somme, l'ambivalence unaire qui, dans la théologie,
caractérisait le Dieu (il était soit, sous sa face positive, la totalité
!
!
même, soit, sous sa face négative, le rien de la mystique négative) se
transfère au sujet parlant lui-même en charge de son autofondation. Il
en résulte une notable et fort problématique désinhibition de l'individu
vis-à-vis du grand Sujet. L'autobiographie d'Althusser, écrite après le
meurtre de sa compagne Hélène, est à cet égard très significative
pour illustrer mon propos. Althusser y dépeint toute sa vie comme
gouvernée par le fantasme de devoir se « donner un père imaginaire,
mais en [s]e comportant [avec lui] comme son propre père ». C'est le
fameux fantasme althussérien de devenir « le père du père » ou « le
maître du maître » : « Je n'[ai] pas eu de père, et [ai] indéfiniment joué
au " père du père " pour me donner l'illusion d'en avoir un, en fait me
donner à moi-même le rôle d'un père à mon propre égard, puisque
tous les pères possibles ne pouvaient tenir le rôle. Et je les rabaissais
dédaigneusement en les mettant sous moi, dans ma subordination
manifeste. » Il suffit cependant qu'Althusser entreprenne de mettre en
œuvre une manipulation de cet ordre, relevant de la toute puissance,
pour que aussitôt il se voie lui-même comme une somme « d'artifices
et d'impostures, c'est-à-dire proprement rien d'authentique ». On
reconnaîtra là un tour de parfaite facture hystérologique. Or, dans ce
fantasme à visée manifestement autofondatrice, Althusser retrouve le
même théorème que celui de la théologie négative comme en
témoigne ce qu'il écrit à son propre sujet : « Impuissance totale à être
égale toute-puissance sur tout. » Dans sa grande (autant que folle)
intelligence, Althusser se rend d'ailleurs bien compte de la provenance
théologique de ce motif : « terrible ambivalence dont on trouve
d'ailleurs l'équivalent dans la mystique chrétienne médiévale : totum =
nihil». Il n'en tire cependant aucune conclusion sur l'émergence
historique d'un tel sujet, probablement parce qu'en tant qu'individu
exemplairement pris dans la modernité (comme en témoigne sa très
kantienne définition de la philosophie '), il n'a pas pu saisir que!
son propre cas, loin de relever du parcours et de l'accident individuels,
le dépassait et relevait déjà de l'époque en devenir. Le drame subjectif
d'Althusser, en ce sens, c'est de s'être retrouvé confronté à la forme
sujet de la postmodernité en disposant « seulement » des moyens
philosophiques de la modernité, c'est-à-dire une délibération, si ample
!
!
et libre fût-elle, sur Dieu, puis sur le prolétariat. S'il n'a rien pu faire,
face à cette « terrible ambivalence » alternant toute-puissance et
impuissance qui le submergeait, c'est parce qu'elle était déjà celle
d'un autre sujet historique en devenir, le sujet postmoderne. Au-delà
du cas Althusser, exemplaire à bien des égards, il faut examiner les
conséquences, quant au lien social et à l'être-ensemble, de la
diffusion postmoderne d'un sujet aussi tout puissant que tout
impuissant. Elles sont inévitables : si l'action de chacun n'est plus
référée à ce qui la dépasse et la garantit, il n'y a plus de différence
entre le droit à la liberté dont chacun dispose désormais
inconditionnellement et l'abus du droit à la liberté. Le Faktum der
Freiheit cher à Kant, le sens que l'homme donne à sa liberté, tombe
immédiatement en déshérence et plus rien ne s'oppose à ce que
l'espace public soit constamment traversé par des prouesses
individuelles : nous vivons aujourd'hui à l'heure du « narcynisme » au
point qu'il faudrait écrire un nouveau traité, démarqué de celui Freud :
Pour introduire le narcynisme... Avec le narcynisme, chacun tend
désormais à pratiquer ce que Lacan appelait la « politique de
l'escabeau ». Elle consiste essentiellement dans le fait qu'un individu
éprouve spontanément le besoin de devoir monter sur la marche
suivante dudit escabeau quand il en rencontre un autre. Il existe des
cas lourds de narcynisme (ceux qui, aujourd'hui, se donnent un
spectaculaire droit de vie et de mort sur autrui). Il en existe aussi des
cas plus légers, je pense par exemple à l'exhibition pornographique
désormais requise par les médias de masse Ou au téléphone
portable. Je n'incrimine évidemment pas l'outil lui-même - c'est une
belle prothèse sensorielle -, mais son usage postmoderne qui permet
à chacun de rester « branché » en permanence et d'être toujours là
où l'on n'est pas, tout en n'étant jamais là où l'on est. Avec cet engin
de « communication » qui sature désormais l'espace public de
discours totalement privés, chacun est tellement « libre » que, non
seulement, il ne craint plus d'exposer en public sa vie privée, mais
qu'au contraire il se trouve contraint de le faire en s'offrant là à l'une
des formes postmodernes de la jouissance. Il est à cet égard
hautement significatif que l'exposition de sa vie intime soit promue
!
!
aujourd'hui comme le grand standard postmoderne de la littérature -
on mesurera la distance parcourue entre ces témoignages à «
tendance littéraire » tout droit dérivés de la presse dite « people » et
l'attitude exemplaire d'un auteur de la modernité récente comme
Blanchot qui a passé sa vie à se cacher afin qu'on considère son
œuvre, c'est-à-dire son écriture, plutôt que ses petites
(nécessairement petites) affaires privées. C'est la part!
maudite à l'œuvre dans l'ancien libertinage, foncièrement négative et
nécessairement a-sociale, qui est ainsi mise à mort dans un idéal toc
de transparence et de sincérité. C'est un trait significatif de la
postmodernité : ce culte, aussi naïf qu'enniaisant, de la spontanéité
qui suppose un moi ayant pour seule tâche de raconter sa vie à
d'autres afin de devenir lui-même est en train d'envahir la littérature et
de suspendre la grande fiction. !
!
2) En même temps que le narcynisme et sa « politique de l'escabeau
» (où, comme le dit Lacan, chacun « y se croit beau »), se rencontre
une pulsion égalitaire tendant à nier le très dur labeur consistant à
tenter de se produire soi-même comme sujet (dont le stoïcisme, par
exemple, donne une idée). C'est d'emblée que nous sommes égaux
puisque nous sommes démocrates et que nous sommes tous
spontanément pourvus d'un moi qu'il ne s'agit plus que de « pousser »
(si possible de façon gagnante) dans les échanges. L'idée de l'effort à
produire pour devenir ce que l'on est rencontre aujourd'hui une grande
résistance. Il ne faut plus désormais apprendre que par plaisir ; tout ce
qui produit de la souffrance est mauvais. Selon cette pulsion
égalitaire, nous sommes tous spontanément des artistes, des
penseurs et des littérateurs d'autant plus accomplis que nous avons
réussi à nous débarrasser de l'idée réactionnaire de créer. Ce n'est
plus l'œuvre, c'est l'intention qui compte. On promeut le « récit de vie
» qui permet à bon compte de croire que c'est sa vie qui est l'œuvre.
Et l'on crie volontiers haro aujourd'hui sur celui qui prétend encore
transmettre à d'autres quelque chose qu'il a passé sa vie à tenter de
construire. Mais pour qui se prend-il avec son insupportable prétention
alors que nous sommes comme lui ! !
!
!
3) Si la dépression renvoie à un sujet moins que lui-même, le
syndrome dit de « personnalités multiples » (dont Beckett, dans
L'Innommable, annonçait la forme générale et que David Lynch est
aujourd'hui en train d'explorer dans des films comme Lost Highway et
Mulholland Drive) nous introduit à la forme contraire : un sujet plus
que luimême. Ces cas de « personnalités multiples » sont, nous dit-
on, en considérable augmentation aux États-Unis même si certains
freudiens orthodoxes préfèrent n'y voir, en général, que des cas
d’hystérie (parant ainsi à ce que Marcel Gauchet appelle un
nécessaire travail de « redéfinition de l'inconscient »). Le sujet n'est
plus seulement divisé, mais moitié et/ou double de lui-même : le 21e
siècle pourrait bien être l'époque des sujets et des corps
postidentitaires : plusieurs identités dans le même corps, une même
identité partagée par plusieurs corps. !
!
4) Le déni du réel (par exemple celui, essentiel, de la différence
générationnelle puisque le sujet postmoderne méconnaît le principe
d'antériorité où le père fonctionne comme re-père et celui, non moins
essentiel, de la différence sexuelle) est également à citer. Nous y
reviendrons dans les deux chapitres suivants. !
!
5) De nouvelles formes sacrificielles. J'avais déjà indiqué dans Folie
et démocratie {op. cit.) qu'un des moyens d'obvier à l'emmêlement
intérieur du sujet contraint de se fonder tout seul était de se donner un
point d'appui externe. J'avais ainsi, entre autres cas, examiné celui
d'une jeune femme cherchant à se fonder comme sujet social à partir
d'une plainte par elle déposée à l'endroit d'un fabricant de whisky, à la
suite de la mort de l'enfant qu'elle portait après qu'elle eut avalé le
contenu d'une bouteille au cours d'une soirée de déprime. Par le
recours en justice, elle espérait en quelque sorte se refonder à partir
de sa reconnaissance comme sujet du trauma, c'est-à-dire sujet
supposé ne plus savoir comment agir dans la vie sociale usuelle, en
l'occurrence ne plus savoir qu'il est recommandé de ne pas boire une
bouteille d'alcool lorsqu'on est enceinte. Il m'apparaît aujourd'hui qu'il
s'agit en quelque sorte d'un exploit sacrificiel qui permet au sujet de
!
!
se fonder en s'amputant d'une partie de lui-même. Se fonder sur une
amputation en quelque sorte, laquelle devient ainsi une sorte de
repère dans le réel suppléant au défaut de repère dans le symbolique.
Henri Frignet, psychanalyste qui a beaucoup travaillé sur des cas de
transsexualisme m'a indiqué que la demande d'ablation du pénis
pouvait également être prise comme une des formes postmodernes
du sacrifice permettant de fonder du repère et d'« éviter » ainsi
l'emmêlement hystérologique intérieur. Il m'a également fait part d'une
autre forme sacrificielle, pratiquée actuellement outre-Manche, qui
consiste en l'amputation d'un membre, en général une jambe, parfois
les deux. L'opération permet au sujet, de même que dans le
transsexualisme, de vivre son corps comme « régénéré », et de se
réclamer ainsi d'une identité d'amputé. Cela porte même un nom,
l’apotemnophilie, et il semble que quelques chirurgiens et psychiatres
anglais ont pu se faire, un temps, une sorte de clientèle avec ce type
de demande. Il reste enfin des formes sacrificielles extrêmes qui vont
bien au-delà d'une ablation d'une partie de soi puisqu'elles visent rien
de moins que l'ablation totale de soi. Elles surviennent souvent au
cours même d'un passage à l'acte violent : on voit de plus en plus
d'individus ayant commis des acting out très meurtriers demander
qu'on les tue sur-le-champ. L'époque postmoderne est ainsi en train
de voir se répandre une nouvelle forme sacrificielle : le sacrifice au
carré. Il s'agit d'un exploit sacrificiel nouveau qui, en se perpétrant,
permet de créer le point d'appui nécessaire, qui manquait, pour enfin
vivre, ne serait-ce qu'un instant, avant de disparaître. Cette nouvelle
forme sacrificielle commence avec le sacrifice de victimes
précisément choisies, fût-ce au hasard, et se parachève, après le
court mais intense moment d'ivresse identitaire, par la sacrification du
sacrificateur qui décide et s'applique à lui-même la sentence
correspondant à son exploit impossible. Le sacrifice postmoderne
inaugure ainsi une nouvelle forme sacrificielle dans l'histoire de
l'humanité. Il reste à coup sûr un appel désespéré au lien social.
D'ailleurs les tueurs fous de la postmodernité amènent dans leurs
actes des questions politiques : le caporal Lortie a opéré dans
l'Assemblée nationale du Québec, le 8 mai 1984, avec la ferme
!
!
intention de décharger son arme sur la représentation de la Province;
en 1999, les deux auteurs du meurtre de Littelon avaient choisi le jour
anniversaire de la naissance d'Hitler, le 20 avril, pour frapper ;
Friedrich Leibacher a attaqué le Parlement cantonal de Zoug en
Suisse le 28 septembre 2001 ; Richard Durn s'en est pris à la
représentation politique de sa cité le 26 mars 2002; Robert
Steinhauser a tué dans son lycée d'Erfurt, le 26 avril 2002, en
évoquant le massacre de Littleton, etc. Mais le type de sacrifice que
ces actes induisent ne vise plus à créer, par une inversion
possiblement réussie de l'abjection en sacré, un tiers figurant comme
garant métasocial entre les membres d'une communauté. Le coup
porté sur l'autre, étant intenable car infondé, revient sur celui qui l'a
donné et, en revenant vers le sacrificateur, défait immédiatement ce
qu'il prétendait construire. Il se résorbe instantanément pour
apparaître comme l'acte isolé d'un asocial et d'un fou. L'appel au lien
social dont ces actes sont porteurs ne débouchant plus que sur rien,
cette forme de sacrifice nous fait tout simplement passer de la
symbolisation à l’asymbolisation. Quand on songe à un passé récent
et aux allures que revêtait alors le sujet moderne, on ne peut qu'être
frappé par les différences entre ce dernier et le sujet postmoderne. Le
sujet moderne portait en lui quelque chose comme la passion d'être
un autre, c'est-à-dire le désir de se produire comme sujet de l'Autre.
Combien de formes possibles de ce désir d'être un autre la modernité
a-t-elle inventées? On se souvient des flamboyants sujets d'une
modernité récente : il fallait devenir le sujet voyant du Poème, le sujet
du prolétariat, le sujet de la pure intensité de l'inconscient, le sujet de
cultures autres, lointaines, perdues, oubliées...? À ce désir d'être un
autre, porté par la Kulturarbeit de l'époque moderne, le sujet
postmoderne répond aujourd'hui qu'il ne veut plus qu'être lui, rien que
lui. C'est pourquoi, si les pathologies modernes tournaient souvent
autour de la passion d'être un autre, les pathologies postmodernes
tournent désormais autour de la question d'avoir à se fonder seul. Et,
de fait, elles apparaissent là où la contrainte hystérologique est
maximale. Or, il faut bien comprendre que l'hystérologie n'est qu'une
conséquence de ce que Lacan avait en son temps appelé la
!
!
Verwerfung, la forclusion (du nom de père). En effet, si je n'ai pas de
père, alors je dois m'engendrer moimême. C'est pourquoi ces
pathologies hystérologiques, empreintes de Verwerfung, mettent à
l'ordre du jour un au-delà de la névrose et posent la question de la
psychonévrose. Ce que Lacan me semble avoir parfaitement
pressenti lorsque, après 1968, au début des années 1970, il parlait du
« discours du capitaliste » qui promeut la Verwerfung : « Ce qui
distingue le discours du capitaliste, disait-il dans Ou pire... [séminaire
du 3 février 1972, non publié], est ceci : la Verwerfung, le rejet, le rejet
en dehors de tous les champs du symbolique avec ce que j'ai déjà dit
que cela a comme conséquence. Le rejet de quoi? De la castration »
Rejet de la castration, désir de toute puissance, hystérologie,
Verwerfung et désymbolisation ont en somme partie liée avec le
capitalisme. Il ne suffit donc pas de s'en tenir, comme on le fait
souvent, à l'idée que le capitalisme, avec la dé-symbolisation qu'il
opère, conduit seulement à la perversion. C'est en fait vers la
psychotisation qu'il mène. Si la perversion se rencontre beaucoup de
nos jours, c'est d'abord parce que son impératif de jouissance de
l'objet est en tout point compatible avec le statut d'objet jetable et
renouvelable de la marchandise, mais c'est ensuite et surtout parce
qu'elle représente l'ultime défense contre la psychose, laquelle a
partie liée avec le développement du capitalisme. En un mot, le
capitalisme produit de la schizophrénie - ce que Deleuze et Guattari
avaient en leur temps, au moment de L'AntiŒdipe, bien saisi - leur
livre porte d'ailleurs comme soustitre : Capitalisme et schizophrénie.
Le seul problème est que, comme Marx croyant que le prolétaire
produit par le capitalisme allait rédimer le monde, Deleuze et Guattari
ont voulu croire que le schizophrène représentait la nouvelle figure du
sauveur. C'était beaucoup miser sur la schizophrénie. En fait de
rédempteurs de la stature d’un Artaud, on commence à s'apercevoir
que le capitalisme produit surtout beaucoup de sujets détruits et de
pauvres hères désymbolisés.!
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De la culpabilité à la honte : la question du
surmoi !
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Dans la postmodernité, nous n'avons plus à faire au sujet névrosé,
caractérisé par une culpabilité compulsive, liée à la supposition d'un
Autre dont il ne cesserait de décevoir l'attente. Ce qui définit le sujet
en postmodernité, c'est quelque chose comme le sentiment de toute-
puissance quand il y arrive et de toute-impuissance quand il n'y arrive
pas. Comme l'a montré Alain Ehrenberg, la honte (vis-à-vis de soi) a
remplacé la culpabilité (à l'égard des autres). En témoigne une
expression devenue extrêmement populaire chez les jeunes : «j'ai la
honte », « il m'a collé la honte » (voir le film de Mathieu Kassovitz, La
Haine). Alors que je me sentais coupable vis-à-vis des autres, la honte
n'engage plus que moi. La culpabilité faisait suite à une frustration
dont j'avais eu à souffrir et dont je ne pouvais venir à bout sans une
élaboration symbolique impliquant un long processus de retour sur
soi, une délibération et une projection vers un futur possible me
permettant de survivre à cette frustration. La culpabilité procédait donc
d'une frustration impliquant l'élaboration d'un projet personnel, lequel
pouvait passer par maints détours et se déployer dans un des champs
où un rachat symbolique paraissait possible (la culture moderne
venait en proposer de multiples). La honte, au contraire, appelle une
rémission rapide. J'ai en effet « honte » comme «j'ai froid » ou «j'ai
faim ». La honte, en ce sens, exprime l'intolérance narcissique à la
frustration. Je dois répondre tout de suite à la honte. Alors que je
devais élaborer la culpabilité pour tenter de lui donner un sens, je suis
contraint, sous l'emprise de la honte, à une réparation aussi
immédiate que possible et à une réponse coup pour coup. Alors que
la culpabilité impliquait le rapport de sens et le détour symbolique, la
honte impose le rapport de forces et l'affrontement réel immédiat. Ce
qu'on retient parfois de la postmodernité dans les analyses
psychanalytiques actuelles ne permet malheureusement pas de bien
comprendre cette mutation. En effet, on entend souvent dire que la
postmodernité correspond à la simple chute des idéaux du moi. On va
!
!
même jusqu'à dire que cette chute, entraînant une liquidation du
transfert collectif sur les vieilles idoles, pourrait être la source d'une
nouvelle liberté. A mes yeux, cela prouve au moins une chose : que
Freud avait bien raison de dire, au soir de sa vie, que le surmoi était
un concept qu'il n'avait pas encore « pleinement percé à jour ».
Comment ne pas se rendre compte en effet que la chute des idéaux
du moi entraîne à des conséquences autrement sévères? Car elle
affecte la construction de ce que, s'agissant du sujet freudien, on
appelle le surmoi, instance d'introjection des idéaux du moi. Quand le
sujet est privé d'idéaux du moi, la sociogenèse du surmoi tombe en
quelque sorte en panne, faute d'alimentation. La chute des idéaux
entraîne donc à sa suite celle du surmoi dans sa face symbolique, là
où s'inscrit la loi. Faute d'une instance qui leur demande des comptes,
il arrive que les sujets deviennent indifférents au sens à donner à
leurs actes. Comme s'ils s'absentaient de leurs propres actes. De
sorte qu'exclus du sentiment de culpabilité, aucune de leur conduite
ne leur paraît plus comme étant à élucider. Ils en viennent dès lors à
penser que leur façon d'agir est inscrite dans leur nature et qu'il n'y a
rien de plus à en dire. C'est alors le sens même du travail analytique
qui se trouve en question. A proprement parler, nous n'avons plus
affaire dans ce cas à des symptômes faisant signes à ceux qui en
sont porteurs, susceptibles comme tels d'être élucidés, mais à de
simples conduites que Jean-Pierre Lebrun a épinglées du nom
çVasymptomes. On a donc affaire à une désymbolisation qu'il faut
étudier de près (comme je vais tenter de m'y employer), faute de quoi
on tombe dans l'angélisme de la croyance à une libération. Mais ce
n'est malheureusement pas tout, car la chute du surmoi dans sa face
symbolique se monnaie aisément par le renforcement du surmoi dans
sa face « obscène et féroce », celle, repérée par Lacan, qui veut
absolument de l'ordre, fût-il déconnecté de toute loi. Cette division
interne du surmoi traverse aussi bien chaque sujet que les sujets
entre eux. On peut donc, dans la postmodernité, trouver autant de
sujets privés de surmoi à face symbolique que de sujets dotés de
surmoi à face féroce et obscène. À vrai dire, moins on trouvera des
uns, plus on rencontrera des autres, ce qui augure de très sombres
!
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jours politiques que permettent peut-être d'anticiper les résultats du
premier tour de l'élection présidentielle française du 21 avril 2002.
Mais ce n'est pas tout. Cette actuelle chute du surmoi ne laisse
prévoir rien d'autre qu'un irrésistible affaiblissement de l'esprit critique.
En effet, pour Freud, lecteur de Kant, l'aptitude à la moralité et à la
raison pratique chez l'homme, mise au jour par Kant, trouve son
origine dans le surmoi. Dans les Nouvelles conférences de
psychanalyse, il apparaît clairement qu'il n'y a pas, pour Freud, de «
naissance de la conscience » possible sans « formation du surmoi ».
Freud a même été plus loin dans l'élaboration de ce que j'appellerais
volontiers une version (méta) psychologique de la morale kantienne
en indiquant que « l'impératif catégorique de Kant était l'héritier direct
du complexe d'Œdipe ». C'est le « complexe paternel » qui est en
quelque sorte venu chez Freud repositionner et justifier la morale
kantienne en lui donnant un contenu (méta) psychologique. On peut
donc voir là encore, dans cette connivence théorique du surmoi et de
l'esprit critique, combien le sujet kantien et le sujet freudien se
trouvent liés et comment la chute de l'un ne peut à terme qu'entraîner
la labilité de l'autre. En tout cas, c'est dans l'espace vacant laissé par
cette chute actuelle des idéaux du moi et du surmoi dans sa face
symbolique que s'engouffre le Marché. Déjà les publicitaires ont
compris quel parti ils pourraient tirer de cette débâcle du surmoi pour
tenter d'installer les marques comme nouveaux repères. Le Marché
(notamment le marché de l'image) est ainsi devenu un grand
pourvoyeur de ces nouveaux idéaux du moi volatils, en constant
remaniement. L'identification à certains traits de ces idéaux (le fameux
einziger Zug ou « trait unaire ») fonctionne d'autant mieux que le sujet
flotte sans surmoi symbolique. Combien de petits soldats des
marques défilent aujourd'hui dans la rue? Combien de Loana sont
apparues dans les lycées après le premier Loft Story. La
postmodernité ne me semble donc pas analysable comme l'époque
du dessillement par rapport aux idoles imaginaires, mais comme celle
de la disparition de l'instance qui, dans le sujet, lui dit : «Tu n'as pas le
droit de... ». Disons que, dans la postmodernité, le Père est tué!

!
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sans que s'ensuivent la culpabilité et le désaveu du meurtre grâce
auquel se constitue une quelconque figure de l'Autre. La
postmodernité produit ainsi des sujets sans consistance surmoïque
véritable, insensibles à l'injonction symbolique, mais extrêmement
vulnérables à toutes les formes de trauma. Ne refoulant plus, ils
deviennent inaccessibles à la culpabilité, mais sujets à la honte. Cette
disparition de la culpabilité est aujourd'hui si profonde qu'elle a touché
le milieu des responsables politiques - on se souvient de l'historique et
atterrant mot d'une ministre de la Santé des années 1980 à propos de
l'affaire du sang contaminé : « responsable, mais pas coupable ».
L'univers symbolique du sujet postmoderne n'est plus celui du sujet
moderne : sans grand Sujet, c'est-à-dire sans repères où puissent se
fonder une antériorité et une extériorité symboliques, le sujet ne
parvient pas à se déployer dans une spatialité et une temporalité
suffisamment amples. Il reste englué dans un présent dilaté où tout se
joue. Le rapport aux autres devient problématique dans la mesure où
sa survie personnelle se trouve ainsi toujours en cause. Si tout se
joue dans l'instant, alors le projet, l'anticipation, le retour sur soi
deviennent des opérations très problématiques. De sorte que c'est
tout l'univers critique et tout ce Kant appelait le pouvoir (critique) de
l'esprit qui se trouve ainsi atteint. Que faire s'il n'y a plus d'Autre ? Se
construire tout seul en utilisant les nombreuses et effectives
ressources de nos sociétés qui le permettent? Certes, mais il n'est
pas sûr que l'autonomie constitue une exigence à laquelle tous les
sujets peuvent d'emblée satisfaire. L'autonomie est une conquête qui
exige une véritable ascèse. Ceux qui réussissent à satisfaire sont
souvent ceux qui ont été « aliénés » avant et qui ont dû lutter pour se
libérer. En ce sens, l'état apparent de liberté promu par le libéralisme
est tout à fait leurrant. On pourrait, à cet égard, dire que la liberté
comme telle n'existe pas, mais qu'il existe seulement des libérations.
C'est exactement pourquoi ceux qui n'ont jamais été aliénés ne sont
pas libres pour autant. Les nouveaux sujets du monde postmoderne
semblent plutôt abandonnés que libres - « je suis libre, abandonné »,
disait très précisément le narrateur de L'Innommable. Ces nouveaux
sujets sont tellement libres qu'ils sont en réalité abandonnés, c'est-à-
!
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dire « mis au ban ». Étrange souveraineté de ces nouveaux sujets,
qu'évoque Giorgio Agamben à travers ses remarques sur l’homo
sacer : « celui qui est mis au ban n'est pas simplement placé en
dehors de la loi ni indifférent à elle ; il est abandonné par elle, exposé
et risqué en ce seuil où la vie et le droit, l'extérieur et l'intérieur se
confondent. De lui, il n'est littéralement pas possible de dire s'il est à
l'extérieur ou à l'intérieur de l'ordre ». C'est pourquoi d'ailleurs ces
jeunes « à ban donnés », c'est-à-dire donnés au ban et souvent
relégués en ban-lieue, deviennent des proies faciles pour tout ce qui
semble pouvoir combler leurs besoins immédiats. C'est ainsi que les
nouveaux sujets de la postmodernité constituent aujourd'hui des
cibles commodes pour un appareil aussi puissant que le Marché, qui
peut alors envahir leur vie et se mettre à tout régenter grâce à sa
capacité de quadrillage du temps et de l'espace quotidiens - je pense
notamment au contrôle des images (télé, cinéma, jeu, publicité...)- La
docilité avec laquelle ces nouveaux sujets se laissent tenter par les
marques commerciales et en exhibent sur leur corps les logos (qui
pour le coup portent bien le nom de « griffes » et, évidemment, de «
marques » ') témoigne assez d'une nouvelle servitude, tout aussi
volontaire et inconsciente que les précédentes, assez confondante
pour la génération précédente, critique. En fait, beaucoup de ces
nouveaux sujets de la postmodernité, à défaut d'être nomades comme
Deleuze voulait le croire, se retrouvent dans la position d'être
simplement orphelins de l'Autre. De sorte qu'ils cherchent, comme ils
peuvent, à obvier à ce défaut de l'Autre. Ces populations
abandonnées par le grand Sujet, prêtes à se jeter dans tous les
leurres de masse, du fanatisme des supporters de football aux logos
commerciaux, en passant par les modes consommatoires ostensibles,
renvoient, nous semble-t-il, à une des caractéristiques de l'espace
politique postmoderne - ce qu'avaient déjà perçu les études des
années 1960 sur la « société de masse » (celles de Herbert Marcuse,
entre autres).!
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Les formes postmodernes de remédiation au
défaut de l'Autre !
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On peut repérer plusieurs tendances, très « logiques », visant à obvier
à la carence de l'Autre. Ces différents moyens sont amplement
expérimentés par les nouveaux sujets des sociétés postmodernes. !
!
La première tendance s'incarne dans la bande. Lorsque l'Autre
manque et qu'on ne peut faire face seul à l'autonomie ou à
l'autofondation requises, on peut toujours essayer d'y faire face à
plusieurs. Il suffit de relever d'une personne comprenant plusieurs
corps distincts. Autrement dit, d'une bande. Ce ne serait pas la
première fois que l'humanité invente cette disposition : l'anthropologue
Maurice Leenhardt a montré, il y a longtemps déjà, que chez les
Mélanésiens par exemple, plusieurs corps (l'oncle maternel et le
neveu) pouvaient être groupés dans une même personne sociale. La
bande est marquée par le transitivisme : puisqu'on appartient à une
même personne, si l'un tombe, l'autre peut avoir mal. La bande
possède un nom collectif porté par chacun à l'extérieur. Elle possède
sa signature, son sigle, son tag, qui marque et délimite son territoire -
le moindre voyage en chemin de fer montrera l'étendue du
phénomène, comme disent les initiés, de « brûlures » pour les tags !.
Si un individu venait à se détacher de la personne globale figurée par
la bande, par exemple en s'intéressant à autre chose qu'aux
préoccupations du groupe, la bande, qui ne peut admettre
l'arrachement d'un de ses membres et qui veille à son intégrité, ne
peut que le ramener en son giron par tous les moyens possibles. Il est
ainsi parfois très difficile pour un professeur d'école de s'adresser à un
élève qui appartient à une bande parce que c'est tout le groupe qui
vient ou qui répond à la moindre sollicitation en étalant ses
prérogatives et ses objets. L'entrée dans le discours critique ne peut
tout simplement pas avoir lieu. C'est donc le contraire de l'autonomie
du sujet qui s'obtient dans la bande, c'est la fusion de tous en une
seule entité, de préférence celle du chef de bande. Variante de la
!
!
bande : le gang. C'est en quelque sorte le débouché naturel de la
bande. Le gang est une bande qui a réussi en imposant ses méthodes
expéditives (racket, attaques, règlements de comptes...). Les
établissements scolaires des zones difficiles sont particulièrement
exposés à la conversion des bandes en gangs. Il est intéressant de
noter que les méthodes du gang peuvent être très efficaces dans le
domaine de la concurrence économique, comme le montre
parfaitement l'industrie du rap, par exemple, qui a vu l'apparition de
firmes de production gérées par les gangs, selon des méthodes de
gang, capables de s'opposer aux majors et de s'intégrer au Marché là
où toutes les autres petites firmes alternatives avaient échoué.
Certains gangs et groupes maffïeux ont d'ailleurs parfaitement
compris cela et en profitent pour s'assurer le contrôle de certains
secteurs du marché.!
!
La deuxième tendance relève de l'élection d'un ersatz censé suppléer
à la carence de l'Autre : le modèle en est la secte. Lorsque l'Autre
manque, on peut ériger à toute force une sorte d'Autre qui garantira
absolument le sujet contre tout risque d'absence. C'est ce qu'on voit à
l'œuvre dans les multiples sectes qui fleurissent dans les sociétés
postmodernes - un petit groupe s'assemble, brandit l'effigie d'un
gourou ou du nouveau maître absolu; il s'affronte au besoin aux
groupes d'en face assemblés sous la bannière d'un autre gourou. La
chute de l'Autre ne peut que susciter, dans l'espace postmoderne, le
développement de sectes, tirant du côté de l'orientalisme, du
syncrétisme ou du charismatisme (cf. le développement rapide des
néo-pentecôtistes), voire enté sur des fondamentalismes et des
intégrismes extrêmement virulents. Si la bande et la secte peuvent,
dans certains cas, s'associer (je pense, par exemple, au « satanisme
»), il n'est pas rare de voir d'autres cas où elles se trouvent en
concurrence (par exemple, on peut rencontrer dans une même famille
un enfant qui appartient à une bande cependant que l'autre a viré du
côté de la secte, comme pour se défendre de l'attirance de la bande). !
!
!
!
La troisième tendance relève également de l'ersatz censé suppléer à
la carence de l'Autre. Lorsque l'Autre manque, on peut réinscrire
l'Autre dans l'ordre non plus du désir, mais dans celui du besoin. C'est
ce qu'on appelle l'addiction. L'addiction est à juste titre souvent
présentée comme une forme de réaction contre la dépression et de
fuite vers un comportement compulsif de consommation de produits
qui paraîtront vite indispensables. Quand on parle d'addiction, on
pense évidemment à la drogue, mais il ne faut pas oublier que la
drogue n'est jamais qu'une marchandise un peu spéciale. Je dirai
donc qu'il existe, chez le sujet postmoderne, une addiction usuelle à la
marchandise - addiction recherchée et provoquée par le Marché qui
voit là un moyen d'élargir le cycle de la marchandise. Et il peut
simplement exister une addiction supplémentaire à la plus chère et la
plus addictive des marchandises, la drogue. C'est ce qu'on voit à
l'œuvre dans le phénomène courant de la toxicomanie. L'enjeu n'y est
plus de faire de la difficulté d'exister une quête symbolique où ce qui
vient combler l'imperfection usuelle de l'Autre doit être savamment
construit et exprimé, notamment par l'expression artistique (poésie,
danse, chant, musique, peinture...). Dans la toxicomanie, cette
laborieuse quête est transformée en une simple dépendance à l'égard
d'un Autre sorti du champ du désir et réinscrit en quelque sorte dans
le réel du besoin. Au moins saura-t-on ainsi ce qu'il en est de l'Autre
dont on manque : rien d'autre qu'un produit chimique aussi addictif
que possible que l'on pourra se procurer à condition qu'on en
devienne l'esclave. !
!
La quatrième tendance implique d'aller en quelque sorte encore plus
loin, puisqu'elle correspond à une tentative de devenir l'Autre à la
place de l'Autre. On se pare alors des signes de la toute-puissance
qui le caractérisaient et l'on s'octroie droit de vie et de mort sur ses
semblables en se dotant de pouvoirs supposément magiques. Les
actes de violence les plus crus, comme celui de Littleton par exemple,
peuvent alors déferler sans aucune retenue. Les actes extrêmes
aujourd'hui observés chez les adolescents de toutes les sociétés
postmodernes me semblent combiner ces possibilités de substitution
!
!
de l'Autre en proportion variable : à la limite, on peut être membre d'un
gang, addicté à tel ou tel produit, adhérent d'une secte et sujet à
l'extrême violence. Des passages intempestifs de la petite
délinquance à l'addiction, au fanatisme religieux ou à l'hyper-violence
ne cessent désormais de s'observer chez les nouveaux sujets du
monde postmoderne en proie au manque de l'Autre. Bien loin qu'elles
soient explicables par la soif de sensationnel des médias, ou qu'elles
soient erratiques et donc inexplicables parce que renvoyant à de
mystérieuses pulsions qui s'empareraient subitement de certains
jeunes, ces tendances me semblent au contraire parfaitement
cohérentes avec le déclin de l'Autre dans nos sociétés. Elles en sont
la conséquence directe, affectant les populations les plus sensibles à
ce déclin. Je ne dis pas que ces comportements limites engendrés par
la carence de l'Autre atteignent tous les jeunes, mais ils constituent
néanmoins une tendance lourde, très diffusée, qui mobilise déjà des
séquences identificatoires, des fascinations diffuses et des bribes
d'histoire et de narration. Ce qu'a, au demeurant, très bien et très vite
compris le Marché en développant toute une industrie du jeu, de la
musique et de l'image violente, branchée sur les vifs affects
provoqués par cette carence. Certes, répétons-le, seuls certains de
ces jeunes, probablement les plus fragiles, les moins tenus par la
famille ou ce qu'il en reste, passent à l'acte, mais le syndrome est
largement partagé, ce dont témoigne déjà la « petite délinquance
» (racket, vols, violences, agressions...), en passe de devenir la
norme. Avoir renoncé à la fiction de l'Autre nous a peut-être libérés
des vieilles idoles tyranniques, mais nous confronte à des questions «
impossibles » que le « Marché » laisse béantes ou dans lesquelles il
s'engouffre comme pour aggraver la situation. Il était fatal que les
adolescents soient parmi les populations les plus sensibles à cet
évanouissement tendanciel de l'Autre - en ce sens, ils sont la figure
exemplaire de la postmodernité. Mais, qu'ils soient les premiers
touchés par ce phénomène et ce de plus en plus tôt ne saurait
nullement signifier que ces problèmes n'affectent que les adolescents
et les jeunes adultes. Soyons clair : ils affectent le corps social entier.
Il va nous falloir comprendre que les manifestations qui se produisent
!
!
lors de ce fading de l'Autre ne correspondent pas à un accident
historique regrettable qui va bientôt se régler, mais ne sont que les
signes avant-coureurs d'un état de structure en train de s'installer
dans nos sociétés en entraînant, entre autres, des effets délétères sur
des pans entiers du lien social. Ces tendances sont déjà si puissantes
qu'elles peuvent prendre des proportions considérables. Le 11
septembre 2001 nous a donné l'exacte mesure du phénomène
consistant à pouvoir être, par carence de l'Autre, membre d'une
organisation sectaire et sujet à l'extrême violence. En ces temps de
mondialisation, il n'y avait, en effet, aucune raison de penser que les
groupes fanatiques et violents allaient continuer d'agir localement dès
lors qu'ils pouvaient parfaitement opérer au niveau planétaire - c'est là
ce qu'a prouvé le terrible attentat du World Trade Center commis par
ceux qu'on appelle les « fous d'Allah ». Le plus étrange est que cette
religiosité dévastatrice ait pu susciter en retour, au cœur même des
instances politiques du pays victime, c'est-à-dire les États-Unis, soit la
plus grande démocratie et le pays plus le puissant du monde, une
rhétorique messianique usant et abusant d'une symbolique religieuse
extrême. En organisant l'univers selon un monde où « le Bien »
s'oppose à « l'Axe du Mal », le petit groupe de chrétiens
fondamentalistes et de néorépublicains ultraconservateurs qui, à la
faveur d'une élection ambiguë, s'est emparé de la Maison-Blanche
semble en effet, lui aussi, prêt à toutes les extrémités in the name of
God. De sorte qu'on peut parfois se demander si, face à la quasi-
secte des fous d'Allah, ce n'est pas une sorte de secte chrétienne
violente qui, contre les Églises mêmes, s'est emparée des
commandes du pays le plus puissant du monde. Nous verrons bientôt
jusqu'où cette funeste hypothèse trouvera à se confirmer, mais nous
pouvons d'ores et déjà noter que l'actuelle désymbolisation du monde
peut parfaitement s'accommoder - voire susciter - de violents retours
de religiosité fanatique. Ce qui tendrait à prouver que « la sortie de la
religion », thèse de Marcel Gauchet à laquelle je souscris, n'empêche
nullement le retour de virulentes flambées de religiosité, bien au
contraire.!
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!
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2. Uhomo zappiens à l'école : le déni de la
différence générationnelle !
!
Ce que je viens de présenter dans la première partie de cet ouvrage
peut être lu comme une tentative de réponse à un article de Pierre
Bourdieu paru en mars 1998 dans Le Monde diplomatique, intitulé «
L'essence du néolibéralisme ». Dans cet article, Bourdieu proposait
de concevoir le néolibéralisme comme un programme de « destruction
des structures collectives » et de promotion d'un nouvel ordre fondé
sur le culte de « l'individu seul, mais libre ». Cette conception n'est
pas fausse, mais elle est nettement insuffisante, comme suspendue
au moment même de délivrer l'essentiel. Certes les instances
collectives (la famille, les syndicats, les formes politiques, les États-
nations, mais aussi et plus généralement la culture comme lieu de
transmission générationnelle et de représentation collective...) sont
bien identifiées comme cibles du néolibéralisme, en tant que
susceptibles de faire entrave à la circulation élargie des
marchandises. Nul ne doute aujourd'hui de ce ciblage, d'ailleurs
avoué par les défenseurs du néo-libéralisme qui ne voient aucune
exception recevable à une exigence de circulation marchande
totalement libérée, n'ayant de compte à rendre à aucune instance.
Mais l'analyse de Bourdieu me semble souffrir d'une grave limite qu'il
est cependant difficile de reprocher à l'éminent sociologue...
puisqu'elle est de nature sociologique. Bourdieu s'arrête en somme où
la sociologie s'arrête, c'est-à-dire là où, selon nous, il est
indispensable de recommencer à penser : « Quelle forme sujet est
aujourd'hui en train de se mettre en place?» Voilà la grande question
que nous devons aborder. Comment en effet penser que le néo-
libéralisme, qui détruit les instances collectives, puisse laisser intacte
la forme sujet héritière d'un long processus historique, philosophique
et théologico-politique d'individuation ? Par-delà Bourdieu, cette
critique vise les nombreuses analyses qui caractérisent trop
!
!
simplement l'époque actuelle comme celle de l'assomption de
l'individualisme. Ces études oublient tout simplement que ce n'est pas
à l'avènement d'un supposé individu connu de tout temps que nous
avons affaire, mais à une forme sujet précise, jamais connue
auparavant, qu'il convient donc de définir avec soin. C'est pourquoi il
faut reprendre l'analyse à nouveaux frais, c'est-à-dire ne plus la limiter
aux données strictement sociologiques et l'ouvrir à la dimension
spécifiquement philosophique. Qu'en est-il de la forme sujet
aujourd'hui en période néo-libérale? Dans la première partie, j'ai
essayé de montrer comment les deux grands processus d'intellection
constituant la subjectivité se trouvaient dans la ligne de mire. Du côté
de la conscience réflexive (processus dits secondaires), le néo-
libéralisme veut absolument en finir avec le sujet critique dont le
kantisme constitue le temps fort. Et du côté de l'inconscient
(processus dits primaires), le néo-libéralisme n'a plus que faire du
vieux sujet hérité de la modernité, mis au jour par Freud,
classiquement névrosé et hanté par la culpabilité. A la place de ce
sujet doublement déterminé, il veut disposer d'un sujet a-critique et,
autant que possible, psychotisant. C'est-à-dire d'un sujet disponible à
tous les branchements, un sujet flottant, indéfiniment ouvert aux flux
marchands et communicationnels, en manque permanent de
marchandises à consommer. Un sujet précaire en somme, dont la
précarité même est mise à l'encan du Marché qui peut trouver là de
nouveaux débouchés en devenant grand pourvoyeur de kits
identitaires et d'images d'identification. Comme Foucault l'avait
prophétisé il y a vingt ans, le monde est devenu deleuzien. La forme
sujet actuelle est en effet en train de basculer du côté du schizo, seule
forme capable de naviguer au gré des flux multiples. Mais le monde
est devenu deleuzien dans un sens qui aurait probablement surpris,
voire désespéré, Deleuze lui-même : comme je l'ai déjà indiqué,
Deleuze croyait en quelque sorte pouvoir dépasser le capitalisme en
déterritorialisant plus vite que lui. Mais tout indique aujourd'hui qu'il
avait sous-estimé la fabuleuse vitesse d'absorption du capitalisme et
sa fantastique capacité de récupération de la critique. Bref, il n'avait
pas conjecturé que c'était le néo-libéralisme qui allait, en quelque
!
!
sorte, réaliser le programme deleuzien ce qui vérifie une fois de plus
l'adage selon lequel les rêves politiques du philosophe se réalisent
souvent en devenant des cauchemars. Il me reste à montrer, dans ce
second chapitre, que la fabrique de ce nouveau sujet non critique et «
psychotisant», ou si l'on préfère schizoïde, ne doit rien au hasard.
L'émergence de ce sujet est repérée depuis plus de vingt ans par
divers courants (de Christopher Lasch à Lyotard, en passant par
Dumont et Lipovetsky). C'est le sujet libéré de l'emprise des grands
récits sotériologiques (religieux ou politiques), le sujet « postmoderne
», livré à lui-même, sans antériorité ni finalité, ouvert au seul ici-
etmaintenant, branchant tant bien que mal les pièces de sa petite
machinerie désirante sur les flux le traversant. Or, ce sujet «
postmoderne » n'est pas en train d'advenir par un aléa inexplicable de
l'histoire, mais au terme d'une entreprise redoutablement efficace au
centre de laquelle on trouve deux institutions majeures vouées à le
fabriquer : d'une part, la télévision, et, d'autre part, une !
!
nouvelle école considérablement transformée par trente ans de
réformes dites « démocratiques » mais allant toujours dans le même
sens, celui de l'affaiblissement de la fonction critique. !
!
La télévision !
!
L'homme étant un être de langage, il y a fort à parier que toute
nouvelle pratique du langage induit de profondes transformations pour
les individus qui s'y trouvent confrontés. Ainsi, le livre, grande
invention médialogique de la Renaissance, eut des effets
considérables sur les formes de symbolisation, tant au plan culturel
qu'à celui des effets sur les sujets. Pour s'en convaincre, il suffirait de
considérer les questionnements philosophiques et ontologiques dont
l'écriture et la littérature ont été l'objet depuis lors (avec un paroxysme
au cours du 20e siècle, correspondant probablement au moment où la
littérature était à son apogée). Questionnements dont ce court extrait
d'un texte de Maurice Blanchot pourrait donner une idée synthétique,

!
!
mais très vive : « L'expérience qu'est la littérature est une expérience
totale, une question qui ne supporte pas de limites, n'accepte pas
d'être stabilisée ou réduite... [Elle serait l'expérience] de ce qui a
toujours été dit, ne peut cesser de se dire et ne peut être entendu. »
L'expérience de la littérature semble donc extrêmement puissante,
susceptible de confronter le sujet parlant au mystère de son être. Il
n'est, de même, pas déraisonnable de penser que les nouvelles
technologies de communication, comme on les appelle désormais, ont
déjà des conséquences sur la fonction symbolique et les formes de
symbolisation. Que produit donc le plus répandu de ces moyens, la
télévision, sur les enfants? La question vaut d'autant plus d'être posée
que le laminage des enfants par la télévision commence très tôt. Les
enfants qui arrivent aujourd'hui à l'école sont souvent des enfants
gavés de télévision dès leur plus jeune âge. C'est là un fait
anthropologique nouveau, dont on n'a pas encore pris toute la mesure
: désormais les petits d'homme se retrouvent souvent devant l'écran
avant même de parler. On comprend intuitivement pourquoi : c'est le
seul instrument qui permette de garder les enfants tranquilles sans
s'en occuper. La consommation d'images, comme toutes les enquêtes
le montrent, se monte à plusieurs heures par jour. Selon une étude de
l'Unesco, « les enfants du monde passent en moyenne trois heures
par jour devant le petit écran, ce qui représente au moins 50 % plus
de temps consacré à ce médium qu'à toute autre activité parascolaire,
y compris les devoirs, passer du temps avec la famille, des amis ou
lire ». Ce chiffre, déjà considérable, n'est pourtant qu'une moyenne :
près d'un tiers des enfants regardent la télévision 4 heures par jour ou
plus (on trouve parmi ce tiers une majorité d'enfants des classes et
des minorités défavorisées). L'inondation de l'espace familial par ce
robinet constamment ouvert d'où coule un flux ininterrompu d'images
n'est évidemment pas sans effets considérables sur la formation du
futur sujet parlant. Tout d'abord, la télévision, par la place
prépondérante prise par une publicité omniprésente et agressive,
constitue un véritable dressage précoce à la consommation et une
exhortation à la monoculture de la marchandise. Cette incitation
outrancière n'est d'ailleurs pas dépourvue de visées idéologiques. Les
!
!
plus agressifs des publicitaires ont parfaitement compris quel parti ils
pouvaient tirer de l'effondrement postmoderne de toute figure de
l'Autre : aussi n'hésitentils pas à recommander de s'engouffrer « dans
la fragilité de la famille et de l'autorité pour installer des marques,
nouveaux repères ». !
!
Les marques comme nouveaux repères : nous sommes là au cœur
d'une opération idéologique inédite porteuse d'effets cliniques
considérables dans nos sociétés postmodernes. Comme on précipitait
naguère les Indiens d'Amazonie dans le règne des échanges
marchands en édifiant des tapini (abris en feuillage) où étaient
accrochés des « cadeaux », on projette aujourd'hui les enfants dans
le monde de la marchandise en utilisant le cadre de la télévision
comme tapini virtuel où sont exposés tous les produits potentiellement
désirables. En plus de la publicité, il y a la violence des images : vers
11 ans, l'enfant «moyen» aura vu environ 100 000 actes de violence à
la télévision et aura assisté à quelque 12 000 meurtres ! Certes, les
contes racontés par les supposées gentilles grand-mères d'autrefois
contenaient un lot respectable d'horribles histoires d'ogres dévoreurs
d'enfants qui n'ont littéralement rien à envier aux usuelles images gore
diffusées d'aujourd'hui. Mais il ne faut pas oublier deux différences
cruciales : 1) la grand-mère, en médiatisant l'horreur, l'intégrait dans le
circuit énonciatif et la rendait en quelque sorte acceptable ; 2) il existe
une nette dissemblance entre l'univers clairement imaginaire de l'ogre
dans le conte, obligeant l'enfant à penser cet univers comme un autre
monde (celui de la fiction) et l'univers très réaliste des feuilletons avec
rixes, violences, viols et meurtres, sans distance avec le monde réel.
Déjà des pédopsychiatres font état de cas d'enfants qui, par exemple,
pensent pouvoir sauter sans dommage d'une fenêtre d'étage «
comme à la télévision ». De sorte que ce n'est plus une injonction
symbolique qui les arrête, mais le trauma, c'est-à-dire le réel.
Cependant, même si le tableau est déjà lourd, il ne suffit pas de
considérer le contenu des images : c'est aussi le médium lui-même,
dans sa forme, qui peut être dangereux, quoi qu'il diffuse. Ce point est
capital pour aborder la vraie question du rôle de la télévision dans ce
!
!
que j'appelle une volonté diffuse mais réellement opérante de fabrique
de sujets « psychotisants ». Or, cette question n'est pratiquement
jamais abordée. Au mieux, on consent à mettre en cause le rôle nocif
de la publicité et de la violence. Au pire, on considère que le seul
problème de la télévision est de ne pas proposer assez d'émissions «
attrayantes». Mais, de façon générale, jamais on ne prend en compte
la très grave question des dérangements sémiotiques provoqués par
l'image télévisuelle. Comme s'il n'existait a priori aucun effet découlant
de l'exposition massive à cette image sur la psycho-sémio-genèse
des sujets parlants et sur leur socialisation? Ainsi, on oublie souvent
de mentionner que le temps en plus pour la télévision, c'est du temps
en moins pour la famille. De sorte que, avec la télévision, c'est la
famille, comme lieu de transmission générationnelle et culturelle, qui
se trouve d'emblée réduite à la portion congrue. En ce sens,
l'expression « les enfants de la télé », prise au pied de la lettre, au lieu
de faire sourire, devrait vraiment apparaître pour ce qu'elle est : plutôt
pathétique tant elle avère le fait que la télé a effectivement ravi la
place éducatrice des parents auprès des enfants, pour devenir ce que
des études québécoises nomment comme un « troisième parent»
particulièrement actif, supplantant de plus en plus les « vrais »
parents. Mais ce temps en moins pour la transmission générationnelle
est un temps en plus pour quoi, au juste? Qu'est-ce que cela signifie,
le fait que désormais les petits d'homme se retrouvent devant l'écran,
qui s'adresse à tous et à personne en particulier, avant même de
parler. Je vais m'attacher à montrer que cela produit des effets très
précis pouvant aller jusqu'à l'effondrement de l'univers symbolique et
psychique.!
!
Texte et image !
!
Tout d'abord, notons que l'exposition massive à l'image télévisuelle
déroute le sens séculaire des rapports texte-image. Avant
l'envahissement des rapports générationnels par la télévision, il
existait bien sûr des images, mais l'initiation à la pratique symbolique

!
!
partait du texte à partir de quoi étaient inférées des images. J'entends
par « texte » des énoncés oraux - parole ordinaire, contes, versions
de mythes ou légendes - aussi bien que des énoncés consignés dans
une écriture (texte saint, feuilletons, romans...). Ce primat du texte
peut aisément se concevoir à partir de certaines situations simples.
Par exemple, l'audition d'un conteur ou la lecture d'un roman!
déclenchent une activité psychique au cours de laquelle l'auditeur ou
le lecteur crée des images mentales dont il devient en quelque sorte
le premier spectateur. C'est ainsi que les Phéaciens assemblés autour
de l'aède qui racontait les exploits d'Ulysse y assistaient « en direct »
et «voyaient» dans leur for intérieur les exploits narrés. Cette capacité
à présentifier ce qui est absent réfère évidemment à un point clé de la
symbolisation. C'est d'ailleurs l'audition du récit de ses propres
exploits qui permet à Ulysse de « revenir à lui » lorsqu'il arrive dans
l'île d'Alkinoos, dans un retour à lui-même si intense qu'il se voile la
face, probablement pour pleurer d'émotion, comme Heidegger l'a
conjecturé. Lorsque, par ailleurs, je lis, dans Le Côté de Guermantes :
« Ayant quitté Paris où, malgré le printemps commençant, les arbres
des boulevards étaient à peine pourvus de leurs premières feuilles,
quand le train de ceinture nous arrêta, Saint-Loup et moi, dans le
village de banlieue où habitait sa maîtresse, ce fut un émerveillement
de voir chaque jardinet pavoisé par les immenses reposoirs blancs
des arbres fruitiers en fleurs », je « vois » un train disparu depuis
cinquante ans, une banlieue qui n'existe plus, un printemps en retard,
deux amis, un rendez-vous... Le conteur grec fait pénétrer ses
auditeurs dans le monde des forces vives de la Physis en leur ouvrant
une fenêtre sur un monde premier, un monde divin, généralement
dérobé à la vue des mortels, où se trament les événements du monde
second où ceux-ci vivent. Le conteur réussit le prodige de faire voir à
ceux qui habitent ce monde des apparences un supposé vrai monde,
un monde réel où s'organisent les choses. Le lecteur, lui, imagine
quelque chose du monde que l'auteur a créé. C'est ici le statut de
l'image archaïque, rendu si intelligible par J.-P. Vernant, et là le statut
de la fabula auquel le lecteur, selon Umberto Eco, est convié par
interprétation du texte et de ses non-dits. Que tous les auditeurs ou
!
!
que tous les lecteurs voient les mêmes images, sûrement pas. On sait
d'ailleurs les controverses qui surgissent dès qu'un cinéaste
entreprend de tourner l'adaptation d'une œuvre littéraire : comme
personne, aucun lecteur, n'a « vu » la même chose, tout le monde crie
au scandale et à la trahison. Si bien que le seul parti possible semble
être celui, non pas de la fidélité (on ne saurait d'ailleurs trop rien en
dire), mais celui d'une transposition de l'œuvre dans un autre univers
créatif. Certes, on « voit » donc en lisant un texte ou en entendant un
quelconque propos, mais on voit ce qu'aucune image ne peut
vraiment montrer. Comment rendre par une image le cours
imprévisible d'une phrase de Proust ? Comment rendre dans une
image l'usage concomitant d'un imparfait et d'un passé simple ? La
fiction produite par le texte est irréductible à toute image. Cette
disposition à la fiction et à la fabulation doit évidemment être pensée
dans une anthropologie générale : c'est une disposition de l'espèce.
L'usage du signifiant (constitutif du symbolique, qu'il s'agisse de la
phonation articulée, de l'écriture, du langage des signes...) génère du
signifié et n'a donc de sens qu'à être mis au regard d'une capacité
imaginante propre à l'espèce. Mais l'image n'est pas que simple reflet
du texte, elle possède son efficace propre et elle est puissante : elle
peut tout simplement suspendre le texte. Elle détient ce pouvoir pour
une bonne raison : l'image n'est pas articulée, au sens où l'on dit du
texte qu'il est articulé. On pourrait même dénombrer, en les cumulant
un peu à la diable, quatre niveaux d'articulation signifiante du texte :
1) le niveau de l'unité élémentaire, de l'ordre du son, renvoyant au
phonème ; 2) le niveau sémiotique de la signification qui fait intervenir
le morphème ; 3) le niveau de la signifiance qui fait intervenir la
phrase (ce que Benveniste appelait le « sémantique » pour le
distinguer du « sémiotique ») ; 4) le niveau mythologique qui renvoie
au récit et fait intervenir ce que Lévi-Strauss a isolé sous le nom de
mythème, unité minimale du récit. Mais si le texte est éminemment
articulé, toutes les tentatives que l'on a pu faire au niveau de l'image
pour lui donner le même statut ont échoué. Que ce soit au niveau de
l'image mentale, le signifié, ou au niveau de l'image physique
(picturale, filmique...), ces tentatives ont au mieux donné des
!
!
taxinomies fort utiles, mais elles n'ont jamais réussi à définir une
nature intrinsèque et une organisation interne de l'image - jamais il n'y
aura de nécessité pour « lire » une image de commencer par le haut,
par la gauche, par le centre ou par un point quelconque plutôt que par
une tentative de saisie du tout. C'est vraisemblablement de ce
caractère non articulé que vient le pouvoir de suspens que possède
l'image par rapport au texte : une seule image peut mettre en question
un très dense réseau de sens et de significations dûment organisés
dans du texte. C'est d'ailleurs ainsi que procède l'émotion esthétique :
que surgisse une image ou un enchaînement d'images - qu'il s'agisse
de la saisie d'un mouvement de danse sidérant, de la vue du fronton
d'un temple grec, d'un chapiteau de pilier roman, du tympan du portail
central d'une cathédrale gothique, d'un tableau de Bacon ou d'un film
de Welles... - et voilà que sont suspendues les représentations
auparavant organisées dans un « texte »... Nous voici par une simple
image contraints de refaire un autre texte qui tienne compte de la
perturbation ressentie et l'intègre. Il ne s'agit évidemment pas de!
prétendre traduire littéralement une image dans un texte, mais il s'agit
de réparer la déchirure effectuée dans le tissu du texte par ce que
Barthes, à propos de la photographie, appelait le punctum issu de
l'image. Barthes entendait justement par punctum « ce qui traverse,
fouette, zèbre, ce qui m'attire ou me blesse » dans une photographie.
Je ne dis bien sûr pas qu'il s'agit de trouver le texte qui correspond à
l'image; ce qu'il faut, c'est un texte qui vienne suturer la déperdition
apparue dans les réseaux de sens, un texte qui n'exclue pas un autre,
voire d'autres textes. L'image devient ainsi situable dans un rapport
d'avant ou d'après-texte (de pré-texte, en tout cas) grâce auquel elle
acquiert la possibilité de figurer ce qu'on ne peut pas dire. Hormis
l'image esthétique « punctiforme », il existe un autre type d'image non
articulée au texte, une image intérieure au sujet celle-là, soit ce que
l'on appelle depuis Freud le phantasme qui peut relever de la «
représentation inconsciente ». Ces images peuvent en effet être
inconscientes au sens où Freud l'entendait en distinguant « la "
représentation inconsciente " qui est la représentation de chose seule
[autrement dit « le signifié »] » de « la " représentation consciente "
!
!
qui comprend la représentation de chose [le signifié] plus la
représentation de mot afférente [ « le signifiant »] ». Le phantasme
renvoie donc à des images errantes, conscientes ou inconscientes,
qui hantent l'appareil psychique. La caractéristique de ces images est
qu'elles ont perdu leur arrimage à un texte qui, dès lors, ne peut plus
figurer que comme texte « perdu » ou « censuré » (on se souvient de
la définition de Lacan qui faisait du refoulement ce « chapitre censuré
» de mon histoire). Comme le « texte » de ce phantasme est dérobé à
celui-là même qui en est le porteur, ces images reviennent au sujet de
façon répétitive ou intrusive, sans se fixer ni s'enchaîner dans un
processus cumulatif. Et toute image extérieure peut alors venir
entretenir le phantasme en s'aboutant compulsivement à lui dans des
séquences sans texte. Il n'est qu'une seule issue pour échapper au
trouage du punctum ou à la déliaison du phantasme : c'est de
retrouver le texte qui lui correspond. Le texte du phantasme, on tente
souvent, depuis Freud, de le retrouver dans ce dispositif discursif très
spécial qui s'appelle la cure analytique. Et le texte de l'image
esthétique qui, comme punctum, avait suspendu les réseaux de
signification, on tente de le retrouver dans les processus critiques qui
interrogent l'image : de l'image, il s'agit d'induire du texte et, à partir de
là, de produire toutes sortes de va-et-vient entre les deux mondes
hétérogènes du texte et de l'image. Du moins si l'on veut que l'image
conduise vers autre chose qu'à son pur et simple investissement par
le phantasme, cette « autre chose », étant dans les deux cas du
phantasme et de l'image esthétique, un savoir, du moins quelque
chose qui échappe à la compulsion pour s'adjoindre à un processus
discursif cumulatif. Il ne faudrait d'ailleurs pas reléguer cette valeur
éducative de l'image aux salles de classe : si on peut dire que le
cinéaste Jean-Luc Godard fut un grand éducateur, c'est précisément
parce qu'il a su montrer le travail opiniâtre qu'il fallait accomplir pour
repasser de l'image au texte dans une époque qui négligeait de plus
en plus ouvertement ce travail, se contentant d'images nues ouvertes
au renouvellement incessant et vain du phantasme.!
!
!
!
!
La fonction symbolique !
!
Ce rapport texte-image étant posé, enchaînons sur la question de la
fonction symbolique : comment se transmet-elle et s'acquiert-elle? Là
encore, on retrouve le primat du texte, puisque c'est essentiellement
par le truchement du discours, qui charrie avec lui tout un univers
imaginaire, que cette fonction se transmet. On sait en effet combien la
transmission de récits fut de tout temps un moyen utilisé par la
génération des parents pour la formation de la génération à venir.
Transmettre un récit, c'est en effet transmettre des contenus, des
croyances, des noms propres, des généalogies, des rites, des
obligations, des savoirs, des rapports sociaux... mais c'est aussi et
avant tout transmettre un don de parole. C'est faire passer d'une
génération à l'autre l'aptitude humaine à parler, de sorte que le
destinataire du récit puisse à son tour s'identifier comme soi et situer
les autres autour de lui, avant lui et après lui, à partir de ce point. Il
faut en effet instituer le sujet parlant ; si cette anthropofacture n'a pas
lieu, la fonction symbolique n'est tout simplement pas transmise. Pour
l'essentiel, l'accès à la symbolisation s'opère depuis toujours par la
simple mise en œuvre de la plus vieille activité de l'homme, le
discours oral de face à face. De la sorte, on se transmet le don de
parole sans même s'en rendre compte ; il s'agit d'un prodige aussi
invisible que celui de ces gens de la secte du Phénix dont parle
Borges, qui se transmettaient de génération en génération un secret
sans s'en apercevoir. Or, il se pourrait qu'avec la télévision, on ne
sache soudain plus transmettre ce don. En simplifiant grandement, on
pourrait dire qu'au bout d'un certain temps de commerce avec ses
parents, où le rôle de la verbalisation est essentiel puisque l'enfant se
trouve « parlé » dans le discours de l'autre dès avant sa naissance, le
petit d'homme acquiert en répondant à cette interpellation un
ensemble de repères symboliques. Ces repères sont constitués de
signifiants spéciaux, des déictiques comme « je », « ici », «
maintenant ». Il s'agit de signes « vides », non référentiels par rapport
à la « réalité », des purs signifiants, toujours disponibles, qui

!
!
deviennent « pleins » dès qu'un locuteur les emploie dans une
instance de discours. On y trouve des indicateurs de personne (de
personne subjective : « je », « tu » ; et non subjective : « il »), des
indicateurs spatiaux (« ce », «ceci», «cela», «ici»...) et des indicateurs
temporels (« maintenant », « aujourd'hui », « hier »...). Grâce à ces
indicateurs, le locuteur s'auto-indexe comme celui qui parle, fixant du
même coup un où et un quand il parle. Ce processus signe
l'installation du sujet parlant dans la scène énonciative à partir de
laquelle le monde extérieur devient représentable dans le discours.
L'accès à la symbolisation passe donc par l'usage de ces repères de
personnes (« je », « tu », « il »), de temps (ce qui est présent,
coprésent ou absent) et d'espace (l'« ici » et l'ailleurs). Cet accès à
l'univers symbolique est fondamental, il renvoie à la capacité
essentielle qui distingue l'homme des animaux : celle de pouvoir
parler en se désignant soimême comme sujet parlant et en
s'adressant à ses congénères à partir de ce point en leur envoyant
des signes supposés représenter quelque chose - je dis bien «
supposés » car rien n'indique que ces signes réfèrent bien à des
choses ou à des faits réels. L'homme ne se prive pas en effet d' «
inventer » ce qu'il appelle la réalité. La fonction symbolique peut dès
lors se représenter très simplement : pour y accéder, il faut et il suffit
de faire sien et d'intégrer un système où « je » (présent) parle à « tu
» (coprésent) à propos de « il » (l'absent, c'est-à-dire ce qui est à re-
présenter) J'y insiste donc : ce système garantissant l'accès à la
fonction symbolique et, de là, à certaine intégrité psychique minimale,
s'acquiert essentiellement par le truchement du discours : les parents,
les proches, parlent à l'enfant, s'adressent à lui, et progressivement se
met en place la fonction symbolique. Ainsi se transmet de génération
en génération le don de parole, l'aptitude humaine à parler, de sorte
que celui à qui l'on s'adresse puisse à son tour s'identifier dans le
temps (maintenant), dans l'espace (ici), comme soi (je) et, à partir de
ces repères, convoquer dans son discours le reste du monde. C'est
cette essentielle transmission générationnelle du bien humain le plus
précieux entre tous, le discours, que la télévision peut, dans certains
cas, violemment mettre en péril. !
!
!
Quels sont ces cas?!
!
L'exposition massive à l'image télévisuelle et ses
effets sur la fonction symbolique !
!
Prenons tout d'abord le cas où ces repères symboliques de temps,
d'espace et de personne ont été plus ou moins solidement fixés par
l'usuel commerce discursif. Dans ce cas, le seul problème, outre la
violence des images et le dressage à la consommation déjà
mentionnés, c'est la concurrence entre le temps consacré aux
apprentissages et le temps consacré à la télévision. Une étude
française, publiée il y a plusieurs années à la suite d'une enquête
épidémiologique sur la télévision et les enfants, montrait que les
élèves les mieux notés regardaient la télévision moins de 50 minutes
par jour. Pertes de mémoire, difficultés de concentration, agitation,
nervosité, agressivité, insomnies apparaissent proportionnelles au
temps passé devant le poste. Seul un usage modéré de la télévision
permet d'échapper à cette conséquence inéluctable. Ce qui se
comprend aisément : les repères symboliques, pour peu qu'ils soient
fixés, peuvent alors prendre en charge les images venues de la
télévision et, pour peu qu'on le lui demande, le sujet est capable de
retranscrire ces images en discours. Si ses repères dans le discours
sont posés, alors il peut accueillir de l'image et aller et revenir de
l'image au discours. Ce va-et-vient peut même être ludique et
formateur : il suffit de faire rentrer dans le discours, et son système
d'adresses, ce médium impersonnel. On peut aller plus loin. Dès lors
que les repères symboliques fondamentaux sont posés, le sujet peut
utiliser toutes les prothèses sensorielles imaginables : celles qui
propagent le son à distance (le téléphone, la radio...), celles de l’écrit
qui amènent l’ailleurs ici, celles de l’image qui installe un ailleurs dans
un l'ici du sujet (un ailleurs narratif par l'icône, la statue, le cinéma, la
télévision, un ailleurs physique par le microscope, le télescope...),
celle de la téléprésence qui transporte l'ici du sujet dans l’ailleurs d'un
espace virtuel... Ces prothèses sensorielles deviennent alors un
!
!
moyen d'accès à de nouvelles jouissances en ce qu'elles utilisent la
faculté du sujet de jouer avec les catégories symboliques de l'ici et de
l’ailleurs, du maintenant, de l'avant et de l’après qui le constituent. Par
« jouissance » je veux dire « vertige », celui que procure le fait de
transporter un « ici » sonore ou visuel « ailleurs », ou d'amener un «
ailleurs » « ici » même. Ces technologies livrent au sujet de nouvelles
dimensions ludiques dans la mesure où il peut mettre en jeu, au plein
sens du terme, les repères symboliques où est construite sa propre
évidence (« je », au croisement d'un « ici » et d'un « maintenant »).
Rien, évidemment, n'interdit au sujet de finaliser cette jouissance et
de s'assigner des buts de connaissance ou de création. Reste, bien
sûr, qu'on ne peut évidemment jouer avec ces catégories que si elles
existent. Dans le cas où les repères symboliques de l'enfant ne sont
pas bien fixés ou s'avèrent fragiles, les conséquences sont autrement
plus lourdes : l'image externe devient alors une sorte de branchement
plus ou moins abouté aux images internes, aux phantasmes (souvent
des images de toute-puissance ou de toute-impuissance) qui hantent
l'appareil psychique. Des phantasmes dont la clef est dérobée à celui-
là même qui en est le porteur. Ces images peuvent donc assaillir celui
qui les perçoit, sans se fixer ni s'enchaîner dans un processus
cumulatif maîtrisable, et générer de nouvelles souffrances. Elles ne
peuvent en somme que revenir, de façon répétitive, pour placer le
sujet sous leur dépendance. D'une part, elles ne peuvent pas être
objectivées, ce qui signifie qu'elles n'ouvrent pas sur une procédure
débouchant sur un savoir; d'autre part, elles investissent toute image
extérieure qui leur est donnée, de sorte qu'elles se constituent en une
sorte d'écran, c'est le cas de le dire, qui s'interpose entre le sujet et la
réalité qui lui parvient. Dans ce cas, de plus en plus fréquent, l'usage
de la télévision est très pernicieux puisqu'il ne peut qu'éloigner encore
plus le sujet de la maîtrise des catégories symboliques d'espace, de
temps et de personne. La multiplicité des dimensions offertes peut
devenir un obstacle de plus à la maîtrise de ces catégories
fondamentales, brouillant leur perception et ajoutant à la confusion
symbolique et aux déchaînements phantasmatiques. C'est rien de

!
!
moins que la capacité discursive et symbolique du sujet qui se trouve
alors mise en cause. !
!
En étant impuissante à transmettre seule le don de parole, la
télévision obère l'anthropofacture symbolique des nouveaux venus,
elle rend difficile le legs du bien le plus précieux, la culture. Impossible
de dire que nous ne savions pas. Nous avons été avertis du désastre
civilisationnel en cours. Dans les années 1980, dans une œuvre drôle,
nostalgique et visionnaire, Ginger et Fred, Fellini, en artiste de l'image
héritier de la grande culture, avait dressé le bilan prévisible de la
catastrophe en cours. Avec la télévision, nous montrait-il, des siècles
d'art et de culture sont en train de partir à vau-l'eau dans un décor toc
de nihilisme mercantile. Je ne dis pas que ce diagnostic est
inéluctable : la télévision peut, on l'a dit, éventuellement ouvrir à un
monde élargi pour peu que la mise en place symbolique minimale soit
assurée. Mais son usage ne peut suppléer aux défaillances dans la
symbolisation comme on pourrait naïvement le croire. Pis même : il
risque de barrer davantage encore les voies pour accéder à ce
monde. Cette remarque vaut évidemment pour toutes les prothèses
sensorielles, pas seulement pour la télé-vision, mais pour toute la télé-
matique qui joue sur la téléprésence, c’est-à-dire tout ce qui
transporte un ici, là-bas, et un là, ici même (les jeux vidéo, le
téléphone portable qui accompagne désormais chacun 24 heures sur
24, le net…) On pourrait donc dire que l'usage des prothèses
sensorielles ne peut permettre le développement de nouvelles
aptitudes à la jouissance que dans le cas où la fonction symbolique
est à peu près fixée. Dans le cas contraire, il ne peut que générer de
nouvelles souffrances. Le risque le plus probant, c'est celui de voir se
développer un décuplement des compétences chez les uns et
l'accroissement de la confusion chez les autres par déperdition de la
prise en charge symbolique minimale. Dans une époque promise à un
développement massif des prothèses sensorielles et
communicationnelles, nous risquons d'aller vers un monde divisé
entre ceux, d'un côté, qui auront satisfait aux épreuves symboliques
de base et, de l'autre, ceux qui auront échoué. Les nouvelles «
!
!
technologies de communication » peuvent en somme porter la
maîtrise des catégories symboliques d'espace et de temps à une
puissance nouvelle aussi bien que l'inhiber. Nous vivons donc un
monde où nous sommes en train de voir certains sujets devenir des
êtres ubiquitaires, quasiment affranchis des contraintes spatio-
temporelles ancestrales grâce aux prothèses sensorielles, au prix d'en
voir beaucoup d'autres ne plus savoir habiter aucun espace. !
!
L'école !
!
Ce sont pour l'essentiel ces « enfants de la télé » aux repères
symboliques mal fixés qu'on retrouve aujourd'hui, dès le plus jeune
âge, à l'école. On comprend dès lors pourquoi de nombreux
professeurs en sont réduits à faire l'amer constat selon lequel ceux
qu'ils ont devant eux « ne sont plus des élèves». Ce que Adrien
Barrot, dans son remarquable petit livre, résume d'un trait saillant : «
Ils n'écoutent plus. » Et s' « ils n'écoutent plus », peut-on ajouter, c'est
probablement qu'ils ne parlent plus non plus. Non pas au sens où ils
seraient devenus muets, bien au contraire, mais au sens où ils
éprouvent désormais les plus grandes difficultés à s'intégrer dans le fil
du discours qui distribue alternativement et impérativement chacun à
sa place : celui qui parle et celui qui écoute.!
!
Le fil du discours et l'autorité de la parole !
!
Or cette question de la distribution des parlants dans le fil du discours
est beaucoup moins anodine qu'elle semble en avoir l'air. Elle signifie
en effet que la parole possède en elle-même une autorité. Elle
consiste essentiellement en une distribution de chacun des parlants
dans le fil du discours. Ce que Maurice Blanchot a parfaitement
repéré dans un de ses plus grands livres, le Pas au-delà : « Parler,
écrit-il, c'est toujours parler selon l'autorité de la parole. » Ce qui
signifie que l'autorité (dont on déplore beaucoup la perte de nos jours)
n'est jamais, quoi qu'on en dise, l'autorité de quelqu'un. Dans ce cas,
!
!
elle paraît toujours rapidement pour ce qu'elle est, ubuesque, et on ne
peut guère y souscrire. L'autorité, c'est ce qui est impliqué par l'accès
à la fonction symbolique même, ce qui nous fait devenir sujet parlant
au moment même où l'on devient objet, voire serf du langage. Étrange
destin de l'homme, cet animal parlant, de se trouver ainsi quand il se
perd - ce qui ne peut manquer de le porter aux plus intenses
interrogations. On connaît à cet égard la réponse que Blanchot
avance pour s'approcher de ce mystère : après avoir parlé, il faut se
taire et écrire car « écrire emporte [...] tout horizon comme toute
assise». Pour le dire en termes heideggériens, écrire nous approche
de l'être. La parole et l'écriture sont donc liées : parler nous provoque
à écrire et écrire nous conduit au bord du centre énigmatique du
langage. Se soustraire à l'autorité de la parole conduit donc à se
soustraire dans le même temps à l'écriture qui porte les êtres parlants
vers les multiples aspects de l'énigme de leur condition. Il s'inaugure
donc un triste destin pour ces nouveaux élèves mal installés dans la
fonction symbolique : ils se trouvent en quelque sorte privés d'énigme.
Ne parlant plus selon l'autorité de la parole, ils ne peuvent écrire non
plus et ne peuvent davantage lire. Comment dans ces conditions
pourraient-ils rentrer dans le fil du discours qui, à l'école, permet à l'un
(le professeur) d'avancer des propositions fondées sur la raison (soit
un savoir multiple accumulé par les générations antérieures et
constamment réactualisé), et à l'autre (l'élève) de les discuter autant
qu'il le faut? On peut certes décider que, puisqu'ils ne le peuvent plus,
il ne faut plus le leur demander. C'est d'ailleurs ainsi que quantité de
pédagogues, armés des meilleures intentions du monde, en sont
progressivement venus à supprimer tous les exercices que les
nouveaux élèves ne savent plus faire. Quelle étrange réponse quand
on y réfléchit un instant : elle est du même type que celle d'un
médecin qui casserait le thermomètre afin de soigner la maladie. Il est
cependant bien évident que de nombreux professeurs ne comptent
pas leur peine et se dépensent souvent jusqu'au-delà de leurs forces
pour tenter de faire rentrer les jeunes dans la position de l'élève, de
façon à simplement pouvoir faire leur métier de professeur. Mais la
nouveauté est là : comme les élèves ont été empêchés de devenir
!
!
élèves, les professeurs sont de plus en plus empêchés d'exercer leur
métier. Depuis trente ans, de réformes en réformes dites «
démocratiques », les responsables politiques et leurs conseils, les
experts en pédagogie, n'ont cessé de leur dire qu'ils devaient
abandonner leur vieille prétention à enseigner. L'ex-ministre Allègre a
eu au moins l'avantage de dire clairement ce que d'autres disent avec
beaucoup plus de circonlocutions. Dans un entretien au Monde, il
admonestait ainsi les professeurs, les priant de renoncer à leur «
tendance archaïque » qu'il caricaturait ainsi : « ils n'ont qu'à
m'écouter, c'est moi qui sais ». Et il introduisait à la place du terme «
élève », une nouvelle catégorie, « les jeunes » en disant d'eux : « les
jeunes [...], ce qu'ils veulent, c'est inter-réagir ». Ces propos ont, à
juste titre, provoqué de nombreuses réactions. Il entérinait en effet le
fait qu'au nom de la démocratie à l'école, il n'y ait plus d'élèves. Et s'il
n'y a plus d'élèves, pourquoi faudrait-il encore des professeurs et avec
eux quelque chose à enseigner? !
!
Un déni générationnel !
!
Faut-il rappeler ici les études prémonitoires de Hannah Arendt sur les
États-Unis, qui furent, bien sûr, à l'origine du mouvement ! Il y a plus
de trente ans, elle avait déjà prévenu des conséquences dévastatrices
pour l'éducation des enfants de l'acceptation sans condition ni
examen critique des théories pédagogiques « modernes » qui
mettaient en cause toutes les formes d'autorité (dont celle du maître
qui, comme on vient de le dire, n'est que l'aspect apparent du vrai
problème de l'autorité chez l'être parlant). On a tendance à se gausser
aujourd'hui de ce terme d'autorité, on ne devrait pas. Hannah Arendt
savait parfaitement de quoi elle parlait. Ce n'est pas un hasard si elle
a tant travaillé sur le totalitarisme et si ses travaux font encore,
comme on le dit à juste titre, autorité. Ils nous enseignent entre autres
que sans autorité bien comprise, nous allons tout droit vers le
totalitarisme. Pour elle, l'autorité est non compatible avec la
persuasion (qui présuppose l'égalité) et elle exclut catégoriquement

!
!
tout usage de moyens de coercition (caractéristiques du totalitarisme).
L'autorité, ce n'est ni l'égalité (l'égalité, c'est ce qui est à construire) ni
la coercition (c'est cela même qui est à proscrire). Terme tiers entre
l'égalité et la coercition, l'autorité correspond à une nécessité bien
spécifique : celle d'« introduire dans un monde préétabli [...] les
nouveaux venus par naissance ». Il faut, nous explique Hannah
Arendt, que cette introduction soit prise en charge, sinon « cette
autorité abolie par les adultes ne peut signifier qu'une chose : que les
adultes refusent d'assumer la responsabilité du monde dans lequel ils
ont placé les enfants » ! Il en ressort que tout discours qui met en
question l'autorité de celui qui assume la responsabilité
générationnelle d'introduire au monde les nouveaux venus omet du
même coup d'instituer les enfants et les « jeunes » en élèves. Cela
correspond de fait au refus de l'adulte de s'assumer comme coauteur
du monde dans lequel il place pourtant les nouveaux sujets venus par
simple renouvellement générationnel. Comme il y avait un fil du
discours qui faisait autorité en distribuant à tour de rôle les sujets
parlants, il y a un fil générationnel qui doit faire autorité pour distribuer
chaque génération à sa place. Instituer les jeunes en élèves, voilà tout
le travail, aujourd'hui nié, de celui que l'on appelait justement
l’instituteur - comment ne pas considérer comme un authentique
symptôme la disparition officielle de ce terme? Sans se positionner
soi-même comme adulte, on ne peut donc placer l'autre, le nouveau
venu, sauf à installer ce dernier dans une situation intenable du type :
je vous mets dans une situation que j'ai contribué à construire et que
je n'assume nullement, fût-ce de façon critique. Ce type de discours
ressortit en somme au déni générationnel : voici une génération qui ne
s'assume plus comme telle devant les nouveaux venus. Ce n'est donc
pas tant le maître et son autorité qui sont ici en cause que le
renoncement d'une génération (en gros, celle de 1968) à la charge qui
lui incombait comme à toutes les générations précédentes : celle
d'introduire au monde les nouveaux venus par naissance. Tout se
passe comme si cette génération n'avait absolument pas voulu
vieillir... Nous sommes donc là face à un véritable déni générationnel.
Ce déni étant devenu un des dogmes marquants de l'époque
!
!
postmoderne, nous nous retrouvons devant une absurdité, des
enfants sans antécédence, érigée en vérité absolue qui empêche
littéralement le fonctionnement du système éducatif. La question est
alors de savoir comment bousculer ce dogme quand on sait que tout
et tous contribuent à le conforter : l'opinion commune avec les parents
qui ne savent plus comment être parents; l'opinion savante avec ses
pédagogues et ses psychologues qui, en construisant l'objet théorique
« enfant » comme entité spécifique isolée, ont contribué à justifier ce
déni générationnel ; les philosophes du droit et les juristes qui
célèbrent la libération et le droit des enfants ; et même les puissances
politiques qui ont entériné, dans (les attendus de) la loi d'orientation
de 1989 (même année que la « Convention internationale des droits
de l'enfant » de Genève), le fait qu'il fallait « mettre l'élève au centre
du système éducatif », en oubliant qu'il fallait au préalable!
l'instituer. Tout se passe comme si notre époque ne parvenait pas à
bien distinguer la nécessité juridique de la protection des enfants
(contre toutes les formes d'abus) de la promotion de l'indistinction
générationnelle. De bons esprits ont même tenté de trouver chez
Freud les moyens de justifier ce déni générationnel. Et, de fait, on
trouve dans L'Intérêt de la psychanalyse des indications qui semblent
aller dans ce sens : « Une violente répression d'instincts puissants
exercée de l'extérieur n'apporte jamais pour résultat l'extinction ou la
domination de ceux-ci, mais occasionne un refoulement qui installe la
propension à entrer ultérieurement dans la névrose. La psychanalyse
a souvent eu l'occasion d'apprendre à quel point la sévérité
indubitablement sans discernement de l'éducation participe à la
production de la maladie nerveuse, ou au prix de quel préjudice de la
capacité d'agir et de la capacité de jouir, la normalité exigée est
acquise. » Cependant si Freud s'oppose à la coercition (tout comme
Hannah Arendt après lui), cela n'a jamais été ni pour prôner un
quelconque laisser-faire, ni pour entériner une focalisation exclusive
sur l'enfant, bien au contraire. En effet, Freud a été le premier à mettre
en question la supposée innocence de l'enfant - qu'on se souvienne
de sa fameuse définition de l'enfant comme « pervers polymorphe »,
utilisée dans ses Trois essais sur la sexualité (1905). Très tôt, il avait
!
!
repéré «chez l'enfant des motions pulsionnelles socialement
inutilisables ou perverses » devant lesquelles il invitait à réagir. Certes
pas par une répression violente de ces motions car cela ne ferait que
les faire resurgir ailleurs, mais pas non plus par un « laisser-faire »
accordé à ce qu'il n'hésitait pas à appeler « la méchanceté infantile ».
La visée de Freud, c'était « la civilisation ». Il fallait savoir canaliser
ces motions au profit de la civilisation : « Nos meilleures vertus,
écrivait-il ainsi, sont nées comme formations réactionnelles et
sublimation sur l'humus de nos plus mauvaises dispositions. » En ce
sens, Freud était parfaitement kantien, tout comme l'est également
Hannah Arendt. Pour former un sujet critique, il fallait pour Kant
enrayer la possibilité du mauvais usage de sa liberté. C'est ainsi que
Kant, mettant en exergue le motif générationnel, propose dans ses
Réflexions sur l'éducation qu' « on ne doit pas seulement éduquer les
enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après son
état futur possible et meilleur, c'est-à-dire conformément à l'Idée de
l'humanité et à sa destination totale ». La condition de la formation à
la critique, c'est que l'homme puisse passer d'un état sauvage, un état
de fait, à un autre état qui n'existe pas encore mais qui doit être. On
ne passe pas d'un état à l'autre sans discipline : « La discipline,
indique-t-il, nous fait passer de l'état sauvage à celui d'homme. Un
animal est par son instinct même tout ce qu'il peut être ; une raison
étrangère a pris d'avance pour lui tous les soins indispensables. Mais
l'homme a besoin de sa propre raison. Il n'a pas d'instinct et il faut qu'il
se fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n'en est
pas immédiatement capable, et qu'il arrive dans le monde à l'état
sauvage, il a besoin du secours des autres. L'espèce humaine est
obligée de tirer peu à peu d'elle-même par ses propres efforts toutes
les qualités naturelles qui appartiennent à l'humanité. Une génération
fait l'éducation de l'autre [...]. La discipline empêche l'homme de se
laisser détourner de sa destination, de l'humanité, par ses penchants
brutaux. Il faut, par exemple, qu'elle le modère, afin qu'il ne se jette
pas dans le danger comme un être indompté ou un étourdi. » À noter
que la discipline ne saurait suffire à la formation du sujet critique, elle
n'est que le vecteur de l'éducation : « La discipline est purement
!
!
négative, car elle se borne à dépouiller l'homme de sa sauvagerie;
l'instruction au contraire est la partie positive de l'éducation. La
sauvagerie est l'indépendance à l'égard de toutes les lois. La
discipline soumet l'homme aux lois de l'humanité, et commence à lui
faire sentir la contrainte des lois. Mais cela doit avoir lieu de bonne
heure. Il n'y a personne qui, ayant été négligé dans sa jeunesse, ne
soit capable d'apercevoir dans l'âge mûr en quoi il a été négligé, soit
dans la discipline, soit dans la culture (car on peut nommer ainsi
l'instruction). Celui qui n'est point cultivé est brut; celui qui n'est pas
discipliné est sauvage. Le manque de discipline est un mal pire que le
défaut de culture, car celui-ci peut encore se réparer plus tard, tandis
qu'on ne peut plus chasser la sauvagerie et corriger un défaut de
discipline ». Du point de vue de l'éducation, la rupture entre la
modernité et la postmodernité est saisissante : une génération ne fait
plus l'éducation de l'autre. Le motif générationnel disparaissant, il n'y
a plus de discipline, et comme il n'y a plus de discipline, il n'y a plus
d'éducation. L'appareil scolaire postmoderne présente donc cette
particularité étonnante : alors que l'obligation scolaire est (pour la
première fois dans l'histoire) à peu près généralisée, il y a de moins
en moins d'éducation. !
!
Qu'est-ce qu'un pédagogue? !
!
Il faut distinguer deux types de pédagogue sous peine de n'y plus rien
comprendre : - le pédagogue postmoderne est celui qui, pour le bien
des élèves, renonce aux travaux qu'ils sont devenus malhabiles à
faire. À son encontre, vaut l'adage selon lequel il faut toujours se
méfier de celui qui agit pour le bien des autres ; - le simple pédagogue
est celui qui recherche tous les moyens possibles de faire entrer
l'élève dans le discours du savoir en se plaçant dans la fonction
proposante et en plaçant l'élève dans la fonction critique. Cette
distinction capitale posée, il me reste-à ajouter que les prémices de la
pédagogie postmoderne avaient été parfaitement épinglées en ses
trois caractéristiques principales par Hannah Arendt dès les années

!
!
1960 (affirmation de l'autonomie de l'enfant, promotion d'un savoir
enseigner sans référence à la matière enseignée, substitution du faire
à l'apprendre). C'est ce même discours qu'on retrouve aujourd'hui,
quarante ans après, dans le discours des pédagogues postmodernes.
Le modèle éducationnel qui prévaut aujourd'hui contre l'« archaïsme »
a intégré la fameuse « révolution audiovisuelle » qui se déroulait
parallèlement à cette « révolution pédagogique », de sorte que ce qui
fonctionne désormais à l'école, c'est le modèle du talk show télévisé,
où chacun peut « démocratiquement » donner son avis. Ce faisant,
tout dans le savoir devient ainsi une affaire intersubjective. Il n'y a plus
d'effort critique à faire pour quitter sans cesse son propre point de vue
afin d'accéder à d'autres propositions un peu moins bornées, moins
spécieuses et mieux construites. Ce qui est devenu intolérable dans
ce discours, c'est le professeur qui entraîne et pousse sans cesse les
élèves à la fonction critique. Celui-ci est maintenant l'ennemi à
abattre, celui qui ne respecte pas le point de vue du « jeune ». C'est
d'ailleurs ainsi que nombre de pédagogues postmodernes «
expliquent » la violence à l'école : les «jeunes» réagiraient à l'autorité
indue des professeurs - certains pédagogues postmodernes militants
vont même jusqu'à comparer la résistance de la classe ouvrière face
aux patrons à la résistance des « jeunes » à l'éducation ! Ils assimilent
ainsi, sans autre forme de procès, la dissymétrie entre le savoir du
professeur et celui de l'élève, par quoi se fonde toute relation
éducative, à la violence de la domination sociale. Ils ne perçoivent pas
qu'en fait, si nombre de jeunes gens se retrouvent aujourd'hui
contraints à la violence, c'est que le système qu'ils ont mis en place
ne leur laisse aucune autre issue : ils ont été « produits » pour
échapper au rapport de sens et à la patiente élaboration discursive et
critique. De ce fait, on peut sans peine prédire, contredisant les
certitudes des pédagogues postmodernes, que moins les élèves
entreront dans la relation professeur-élève, plus ils seront sujets à la
violence. En effet, si l'on sort du rapport de sens, on ne peut aller que
vers le pur rapport de forces et vers une ère de violence généralisée ;
je fais allusion à tous ces événements tragiques qui se comptent
désormais par dizaines dans les pays développés et qui dissimulent
!
!
des milliers d'autres actes plus usuels de violence (rackets, vols, viols,
agressions, incivilités, impossibilité d'enseigner...). Ce phénomène
affecte tous les pays développés. J'ai déjà cité le massacre de
Littleton aux États-Unis et celui d'Erfurt, je pourrais ajouter ceux que
connaît le Japon : par exemple, en juin 1997, à Kobé, au Japon, un
garçon de quatorze ans assassine deux fillettes, puis un enfant de
onze ans qu'il décapite avant de déposer sa tête devant son école. Le
28 janvier 1998, dans une ville moyenne située à cent kilomètres au
nord de Tokyo, un garçon de treize ans, ne supportant pas que son
professeur d'anglais lui reproche ses fréquents retards, la poignarde
mortellement. Le 10 février 1998, à Tottori, à cent vingt kilomètres au
nord-ouest de Kobé, des jumeaux de quatorze ans sortent dans la
rue, choisissent au hasard une vieille dame, l'assassinent à coups de
couteau et expliquent, je cite, qu' « après cela, ils n'auront plus à aller
à l'école ». En France, en 1999, deux lycéens précipitent du haut d'un
escalier un de leurs camarades pour le punir d'être bon élève. Depuis,
plusieurs meurtres et tentatives de meurtres ont encore été commis
par des lycéens aux parages ou même dans des institutions scolaires
dans différentes régions. Rien que pour l'année 2000, on a signalé en
France de nombreux cas de racket (cf. manifestations de parents à
Montpellier, Vénissieux, Beauvais...), de violence d'élève à élève
(Mantes, Longwy...), d'agression de professeurs (Strasbourg, Brive...)
ou d'attaque d'établissements au cocktail Molotov (Bondy...). Face à
ces événements, beaucoup d'experts en pédagogie postmoderne ont
voulu, comme à l'accoutumée, faire croire à de simples constructions
médiatiques. Il a fallu que les événements s'enchaînent jusqu'à
prendre un tour tragique pour que soit publiquement reconnue la
gravité des faits. Et pour que s'ouvre au palais de l'Unesco à Paris, du
5 au 7 mars 2001, la première conférence mondiale consacrée aux «
violences à l'école et aux politiques publiques », avec la participation
du premier ministre. Bien sûr, la question de la déstructuration
symbolique propre à la période postmoderne n'y a pas été abordée
puisque ce qui préoccupe les chercheurs, c'est essentiellement
l'interprétation sociologique des faits de violence scolaire (on la
connaît : pour venir à bout de la violence, il suffit de compenser les
!
!
inégalités sociales), cependant que ce qui préoccupe le politique, c'est
seulement d'agir en vue de la diminution de la visibilité médiatique de
ces mêmes faits. !
!
«Puisqu'on ne les éduque plus, anesthésions-les !
»!
!
Aux États-Unis, on a trouvé une « réponse » bien américaine pour
tenter de contenir les effets trop dommageables des déferlements
violents auxquels se trouvent, en quelque sorte, acculés les « jeunes
». On fait comme si c'était la nature des individus qui était en
question, oubliant que ces malheureux adolescents ont été produits
comme tels. Plutôt que d'essayer d'entendre ce que tant d'enfants
catalogués comme « agités » ou « hyperactifs », en passant sans
cesse à l'acte, ne parviennent plus à mettre en mots, on les renvoie
désormais à eux-mêmes en les médicalisant de plus en plus tôt. On
estime de 5 à 10 millions le nombre d'écoliers et de collégiens
américains qui sont ainsi, aujourd'hui, placés sous « Ritaline ». Cette
drogue (proche des amphétamines) a un pouvoir calmant sur les
enfants agités par stimulation de la vigilance, mais possède aussi les
mêmes effets addictifs que la cocaïne ou les opiacés. Avec cette
camisole chimique, employée à large échelle et à long terme, la
boucle est bouclée dans la fabrique et le contrôle de sujets
psychotisants. La France et les autres pays développés n'en sont pas
encore là dans le contrôle chimique des populations jeunes, mais on
fait des progrès : la prescription d'antidépresseurs aux enfants et aux
adolescents commence même à devenir une affaire médiatique.
Cependant, pour l'instant, on promeut activement l'abandon du
rapport de sens, et on transforme ainsi l'école en ce que J.-C. Michéa
appelle « l’École du Capitalisme total ». C'est-à-dire une école qui
devra former à la perte du sens critique de façon à produire un
individu flottant, ouvert à toutes les pressions consommatoires. Dans
cette école, qui vaut pour le plus grand nombre, « l'ignorance devra
être enseignée de toutes les façons concevables ». Les professeurs
!
!
devront donc être rééduqués sous la houlette d'experts en pédagogie
postmoderne qui montreront qu'il ne faut plus rien enseigner pour s'en
remettre à ses seuls sentiments du moment et à leur gestion
gagnante. Il s'agit donc, selon J.-C. Michéa, d'imposer les conditions
d'une « dissolution de la logique » : ne plus discriminer l'important du
secondaire, admettre sans broncher la même chose et son contraire...
Ce ne sont rien d'autre que les catégories kantiennes de la pensée
dans le jugement, permettant d'unifier tout le champ de l'expérience,
qui sont visées. C'est ainsi qu'on voit, à l'université même, tout un
courant de recherche pédagogique postmoderne se mettre en place. Il
ne faut surtout pas demander aux « jeunes » de penser. Il faut d'abord
les distraire, les animer, ne pas les assommer avec des cours mais
les laisser « démocratiquement » zapper d'un sujet à l'autre à leur
guise au gré des interactions. Il faut simplement leur faire raconter
leur vie, leur montrer que les acquis de la logique ne sont que des
abus de pouvoir des « intellectuels » ou de la pensée « occidentale ».
Il faut surtout montrer qu'il n'y a rien à penser, qu'il n'y a pas d'objet de
pensée : tout est dans l'affirmation de soi et dans la gestion
relationnelle de cette affirmation de soi qu'il faut défendre - comme
tout bon consommateur doit savoir le faire. Bref, il s'agit au mieux de
fabriquer des crétins procéduriers, adaptés à la consommation. Il est
bien sûr probable que nombre de pédagogues ne veulent pas ça. ILs
ne veulent que s'adapter à l'état dans lequel ils trouvent les « jeunes »
aujourd'hui à l'école. Mais, en s'y adaptant, au nom même de la
compassion, ils contribuent à banaliser la situation catastrophique
selon laquelle l'éducation ne doit plus être pensée qu'en termes
d'action humanitaire. Cet usage des services des pédagogues fournit
un exemple de plus de la remarquable aptitude du néo-libéralisme à
intégrer et utiliser à son profit les schémas libertaires des années
1960. Il est vrai que Luc Ferry, l'actuel ministre de l'Éducation, qui ne
cache pas ses références kantiennes, a prétendu corriger certaines
dérives provoquées par la mise de l'élève « au centre du système ».
Cependant, il est aisé de remarquer qu'en un an, le ministre Ferry n'a
appliqué aucune des recommandations du philosophe Ferry...
D'ailleurs, les anciennes équipes comme les anciens dogmes
!
!
pédagogiques (celui de la « lecture globale », par exemple), sont
restés en place. On tend souvent à penser que le ministre a peiné à
agir dans la mesure où il doit exercer ses charges dans un contexte
difficile marqué par la très sensible réforme des retraites, par de fortes
restrictions budgétaires affectant l'éducation (des milliers de postes de
surveillants ont été supprimés au moment où l'on déplorait la montée
de la violence scolaire), par la décentralisation d'une partie des
personnels et sous une puissante pression ultralibérale prônant
toujours plus le désengagement de l'État vis-à-vis de l'éducation. Mais
la conjoncture peu favorable n'est pas, à notre sens, la véritable
raison pour laquelle l'action du ministre est si embourbée. C'est bien
plutôt le défaut d'analyse sur lequel elle repose qui l'entrave à ce
point. Le ministre s'obstine en effet à croire que c'est mai 68 en bloc et
sans nuances (ce qu'il appelle « la pensée 68 ») et non l'adaptation de
l'école à un individualisme ajusté au nouvel esprit du capitalisme qui
explique les dérives pédagogistes. Le ministre, aveugle aux vraies
raisons du profond malaise de l'école, ne peut évidemment prendre
les mesures qui permettraient de remettre en avant la finalité
consistant à promouvoir l'esprit critique à l'école. Il ne reste alors de
ses propos qu'un pur discours contre les dérives précédentes, qui se
met à ressembler à un rideau de fumée à usage politique. Certes, les
grands principes sont réaffirmés, mais les déclarations agissent
surtout comme un trompe-l'œil masquant de plus en plus mal les
réelles volontés de privatisation rampante de l'éducation. Car, pendant
les discours rassurants, les travaux de libéralisation de l'éducation
continuent Il faut reconnaître au passage que les gouvernants ont
réussi là un bel exploit, s'inscrivant parfaitement dans leur politique
communicationnelle, de placer ainsi un kantien pour assumer à cet
usage une telle fonction. Reste à savoir combien de temps ledit
ministre pourra rester en place dans ces conditions. Les institutions
scolaires (y compris l'université) se retrouvent avec une mission
d'accueil de populations flottantes dont le rapport au savoir est
devenu une préoccupation très accessoire ou sporadique. En fait
d'éducation, il s'agit surtout de garder les futurs chômeurs le plus
longtemps possible et à moindre coût. Un type nouveau d'institution
!
!
molle, dont la postmodernité a le secret, à mi-chemin entre maison
des jeunes et de la culture, hôpital de jour et asile social, assimilable à
des sortes de parcs d'attraction scolaire, est en train de se mettre en
place sous nos yeux. Cette mission principale n'exclut évidemment
pas certaines zones résiduelles de production et de reproduction du
savoir, où les nouvelles technologies sont appelées à devenir
prépondérantes (« toutes les tâches répétitives du professeur vont
être enregistrées, stockées», promettait allègrement l'ex-ministre dans
l'entretien déjà cité accordé au Monde). Sous l'influence des
organisations internationales (OCDE, Unesco, Banque mondiale et
Union européenne), ce second réseau est, depuis quelques années,
en pleine reconfiguration afin d'orienter les formations vers l'industrie.
Il doit, bien sûr, être ouvert à la compétitivité - ce qui suppose que les
universités ne soient plus les seules à occuper le créneau de la
formation Il y a donc là un vaste marché de la formation en vue où les
nouvelles technologies de l'information et de la communication
supportant les tâches répétitives de l'enseignement pourront être
couplées à la « pédagogie différenciée ». Pendant ce temps, la
formation et la reproduction des élites (autre fonction décisive de
l'École du Capitalisme total) deviennent de plus en plus exclusivement
assurées, au niveau de l'enseignement supérieur, par les grandes
écoles et assimilées - ou mieux, quand c'est possible, dans les écoles
et universités d'excellence privées, très onéreuses, des États-Unis,
pour environ 25 000 dollars par an. Or ces formations, faut-il le dire,
continuent de fonctionner selon un modèle critique dur et ne sont
nullement concernées par les dérives pédagogistes destinées à
occuper le plus grand nombre. La fabrique d'un individu soustrait à la
fonction critique et susceptible d'une identité flottante ne doit donc rien
au hasard : elle est parfaitement prise en charge par la télévision et
l'école actuelles et obéit à une nouvelle logique inégalitaire au service
du système néo-libéral La mise en place de cette logique impose
qu'une génération précédente ne soit plus en mesure de faire
l'éducation de la suivante. Par cette coupure dans la transmission,
hautement préoccupante dans nos sociétés évoluées, le sujet
postmoderne se représente comme inengendré, au sens où il se voit
!
!
dans la position de ne plus rien devoir à la génération précédente. Au
contraire même, tout se passe comme si tout lui était dû puisqu'il a été
jeté dans le monde sans qu'on lui demande son avis. Peut-être
assistons-nous à l'invention de la première génération inengendrée !
Si tel était le cas, on n'aurait pas fini de mesurer les effets de cette
inversion de l'antique dette symbolique. !
!
Le déni de la « sexion » !
!
Nous venons de poser l'idée que la postmodernité repose sur un déni
de la différence générationnelle. On peut ajouter maintenant que ce
déni se rapporte au réel : ce n'est pas un événement historique qui est
ici nié (comme dans les négationnismes, par exemple), c'est un fait
organique sur lequel, quoi qu'on en ait, nous n'avons pas de prise. Par
exemple, la mort nous échappe. Nous n'en décidons pas, nous
sommes commandés par ce réel et c'est ce réel qui veut qu'en
général, ceux de la génération précédente meurent avant ceux de la
génération suivante. Il ne reste donc aux sujets parlants qu'à tenter
d'inscrire dans leur organisation symbolique ce fait réel avec lequel il
leur faut bien se débrouiller. Et c'est ce qu'ils faisaient jusqu'à
récemment. Par exemple, cette inscription symbolique peut se repérer
au fait que dans nombre de langues, le patronyme du fils reprend le
patronyme du père en lui ajoutant la mention « fils de... » Ou le fils
reprend le prénom d'un ancêtre. C'est ainsi que, comme le dit Kant,
une génération se trouve devoir faire l'éducation de l'autre. En ce
sens, on peut dire que tout déni de la différence générationnelle ne
peut qu'entraîner une désymbolisation - c'est ce que je viens
d'essayer de montrer quant à l'école. Face à ce déni, le sujet parlant
doit répondre à l'impossible injonction de se fonder seul. !
!
Il est une seconde différence de même type : la différence sexuelle.
Elle touche autant que la première au réel : je me trouve ainsi, que je
le veuille ou non, dans un corps soit de fille soit de garçon, et j'ai à
m'arranger comme je peux avec ce réel, au besoin en bricolant les

!
!
agencements symboliques ou imaginaires nécessaires. Avec ces
deux différences, nous avons affaire aux déterminations réelles
foncières qui pèsent sur tout sujet. Chacun en effet doit au moins se
débrouiller avec ces deux faits de nature - être né de la génération
précédente et être né garçon ou fille - afin de trouver sa place dans
l'aventure humaine et d'assumer son destin. Or, cette différence
sexuelle fait, elle aussi, l'objet d'un sévère déni postmoderne. On sait
bien qu'il y a deux sexes, mais quand même... on n'en promeut pas
moins l’unisexe. On pourrait le repérer à partir de quantité de faits de
société, notamment tout ce qui tourne autour des multiples flottements
de l'identité sexuelle, très médiatisés, et des pressantes
revendications concernant l'adoption, voire la procréation, d'enfants
par les couples homosexuels. Toutes attitudes qui supposent, dans
les faits, d'en avoir fini avec la différence sexuelle. Mais, plutôt que de
commenter ces phénomènes, je m'interrogerai sur un fait qui, pour
moi, fait autrement symptôme : la chute de la référence à la différence
sexuelle au sein même de la pensée qui avait en donné sa plus
rigoureuse définition, la psychanalyse. C'est ainsi que, par exemple,
on a pu entendre Jean Allouch, psychanalyste reconnu et influent,
s'insurger contre ces « psychanalystes qui se sont mis à défendre la
différence sexuelle, à dire qu'il fallait un papa et une maman pour faire
un enfant, etc. Au nom de Lacan ! ». Certes, ce n'est pas toute la
psychanalyse qui jette d'un coup par-dessus bord cette!
catégorie. Mais le fait que la psychanalyse, invention moderne s'il en
est, soit elle aussi atteinte par la postmodernité me semble mériter
qu'on s'y arrête. !
!
Or, s'il y a un concept qui, dans la psychanalyse, organise cette
double différence, sexuelle et générationnelle, c'est bien le complexe
d'Œdipe. La surprise est ici : qu'on puisse, en même temps, loger à
l'enseigne d'« Œdipe » et s'étonner qu'on se réfère à la différence
sexuelle. Mais c'est ainsi : la différence sexuelle est aujourd'hui
déniée par au moins un courant de la pensée psychanalytique alors
même qu'elle est au cœur des pensées freudienne et lacanienne.
Rappelons en effet que le complexe d'Œdipe se présente chez Freud
!
!
sous la forme d'un interdit, c'est-à-dire d'un non-rapport entre les
relations d'alliance et les relations de filiation. Cet interdit est pour
Freud essentiel : il est rien de moins que formateur du lien social et du
sujet parlant. L'Œdipe, comme on dit, a donc expressément partie liée
au montage de cette double différence, sexuelle et générationnelle. Si
on nie qu'il y ait de la différence sexuelle, c'est simple : le montage
n'est plus possible. Il est donc, dans la postmodernité, des
psychanalystes qui « oublient » que la référence au mythe d'Œdipe
est constante dans l'œuvre de Freud. Elle se manifeste en effet dès
1897, dans une lettre, devenue fameuse, à Wilhelm Fliess : « J'ai
trouvé en moi, comme partout ailleurs, des sentiments d'amour envers
ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je crois,
communs à tous les jeunes enfants [...]. S'il en est bien ainsi [...] on
comprend l'effet saisissant d*'Œdipe-Roi [...]. Chaque spectateur [de
la pièce de Sophocle] a été un jour Œdipe en germe » Rappelons que
la découverte s'est faite dans les mois suivant la mort de son père et a
marqué le point d'orgue d'une période d'intenses relations avec Fliess,
que Freud a appelée (pendant quelques semaines seulement) son «
auto-analyse ». La reconnaissance, puis la généralisation de ces
sentiments « à tous les jeunes enfants » signent l'événement à partir
duquel, en une dizaine d'années, le symptôme freudien se rapportant
au mythe d'Œdipe va finalement se transformer en concept, en
l'occurrence en « complexe ». Ce sera même le surgissement de ce
concept qui donnera à la psychanalyse sa pierre d'angle théorique et
permettra l'assemblage des autres pièces déjà présentes à la fin des
années 1890 : le mécanisme du transfert (à partir de l'analyse de sa
relation avec Fliess), le travail clinique quotidien avec les patients, le
rôle du père, l'analyse des rêves, l'abandon de la théorie du trauma au
profit d'une théorie du fantasme conçu comme création imaginaire
promue par un désir libidinal plutôt que comme reproduction
mnésique d'un événement réel... Cette référence à « l'effet saisissant
d'Œdipe-Roi » ne se démentira jamais et sera constamment réitérée
par Freud dans presque tous ses travaux, si bien qu'on gagnerait du
temps à seulement indiquer ceux où « Œdipe » n'est pas mentionné.
Je me contenterais donc de rappeler ceux où la référence est
!
!
invoquée de façon assez développée, soit L'Interprétation des rêves
(1899), Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), Les
Explications sexuelles données aux enfants (1907), Cinq leçons sur la
psychanalyse (1909), Un type particulier de choix d'objet chez
l'homme (1910), Totem et tabou (1912), Introduction à la
psychanalyse (1916), Psychologie collective et analyse du moi (1921),
Le Moi et le Ça (1923), La Disparition du complexe d'Œdipe (1923),
Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique
entre les sexes (1925), Inhibitions, symptômes, angoisses (1926), Sur
la sexualité féminine (1931), Nouvelles conférences sur la
psychanalyse (1932, surtout la 3e conférence sur « La personnalité
psychique »), Abrégé de psychanalyse (1938), L'Homme Moïse et la
Religion monothéiste (1939). Autant dire que le réseau conceptuel de
la psychanalyse patiemment édifié par Freud s'articule à partir d'un
point pivot, d'un centre de gravité constitué par le complexe d'Œdipe.
D'ailleurs Freud n'hésitera pas à faire de la reconnaissance du
complexe d'Œdipe la pierre de touche de la psychanalyse : « La
psychanalyse nous a appris à apprécier de plus en plus l'importance
fondamentale du complexe d'Œdipe et nous pouvons dire que ce qui
sépare adversaires et partisans de la psychanalyse, c'est l'importance
que ces derniers attachent à ce fait. » À l'heure des bilans, peu avant
sa mort, dans l’Abrégé de psychanalyse, il évaluera sans aucune
ambiguïté le poids du complexe d'Œdipe dans l'édifice
psychanalytique : « Je m'autorise à penser que si la psychanalyse
n'avait à son actif que la seule découverte du complexe d'Œdipe
refoulé, cela suffirait à la faire ranger parmi les précieuses acquisitions
nouvelles du genre humain. » Il est vrai que lorsqu'on examine d'un
peu plus près les mentions, souvent allusives, faites par Freud à la
pièce de Sophocle, on peut relever plusieurs omissions et quelques
affirmations inexactes : il ne mentionne pas le suicide de Jocaste,
pourtant cause du renversement de la condition d'Œdipe; il ne fait
aucun commentaire sur l'aspect du Sphinx ; il écrit qu'Œdipe reçoit de
l'oracle « le conseil de se tenir éloigné de sa patrie parce qu'il
deviendra le meurtrier de son père et l'époux de sa mère », or ce
conseil ne figure pas dans le récit qu'Œdipe fait à Jocaste de sa
!
!
consultation de l'oracle de Delphes. Et aucun des éléments
légendaires antérieurs à la tragédie elle-même n'inspire le moindre
commentaire à Freud. Ses interprétations (sur le Sphinx comme
substitut du père, sur l'énigme renvoyant uniquement à la question
que se poseraient les enfants de savoir d'où ils viennent, sur le fait
que se crever les yeux serait un équivalent de la castration...) ne
résistent guère, par ailleurs, à une étude précise des données
légendaires. Que conclure de la légèreté avec laquelle Freud justifie
sa référence centrale? Rien, sinon ceci : si ces données
n'apparaissent pas dans le texte de Freud, c'est tout simplement
parce qu'elles ne l'intéressent pas. C'est autre chose qu'il vise, que
l'on pourrait formuler ainsi : le mythe grec et le nom d'Œdipe n'ont été
utilisés par lui que pour mettre au jour, signifier et ouvrir un champ de
connaissances sur l'homme qui n'affleurait jusqu'alors que sous des
formes fictionnelles dont la plus fameuse a toujours été celle de
Sophocle. En marquant du nom d'Œdipe des phénomènes disparates,
Freud convertit son symptôme en un champ implicite d'investigations,
marqué par le retour incessant dans la culture de figures religieuses,
littéraires, mythologiques, romanesques ou théâtrales et transforme
finalement ce champ en un domaine explicite de recherche. Par ce
geste, Freud vise la saisie d'une modalité fonctionnant en nous,
opérant sur tous nos actes individuels et sociaux, et cependant
foncièrement étrangère à l'expression familière de notre pensée.
Cette modalité met clairement en jeu la différence sexuelle : pour moi,
petit garçon, celle qui m'intéresse particulièrement appartient à l'autre
sexe et à l'autre génération ; et elle est interdite parce que possédée
par un autre homme, mon père. C'est plus compliqué pour la fille
puisqu'il y a un « double Œdipe », mais cela ne change rien à
l'affirmation par Freud de la différence sexuelle, sauf que celle-ci est
doublement invoquée. La figure du père servira dans les deux cas de
repère pour l'établissement des différences sexuelles et
générationnelles. S'il est vrai de dire, comme a pu le faire Lévi-
Strauss, qu'il convient de ranger Freud, après Sophocle (et les Indiens
Pueblos et bien d'autres), au nombre des diverses versions du mythe
d'Œdipe, c'est à la condition expresse d'ajouter que cette version de
!
!
Freud prétend à un statut d'exception. Ce statut spécial ne tient pas à
ce qu'elle soit la dernière version - toutes celles qui l'ont précédée,
chacune à leur tour, le furent en leur temps et d'autres occuperont
cette position après celle de Freud. Sa singularité tient à ce que,
contrairement à toutes les autres, celle-ci ne vise rien de moins qu'à
donner la logique de la série dans laquelle elle s'insère. Que Freud y
parvienne totalement est une autre affaire, mais qu'il le vise est
indéniable : pourquoi sinon aurait-il explicitement rattaché au mythe
d'Œdipe de très grands récits tels que le Hamlet de Shakespeare ou
celui du Moïse de la Bible - sans compter tous les petits récits, c'est-à-
dire toutes les versions produites dans tous les romans familiaux par
tous les névrosés? Depuis le début, c'est cette subsomption d'un
certain nombre de versions sous la loi œdipienne qui est
expressément signifiée par le changement de dénomination, le
passage de la «légende d'Œdipe-Roi» (1899) au « complexe d'Œdipe
» (1910). On sait que c'est Otto Rank qui a justifié l'appartenance d'un
certain nombre de figures narratives à la geste d'Œdipe en proposant
une structure unique pour tous ces récits dans Le Mythe de naissance
du héros. En compilant plusieurs légendes, dont celle de Lohengrin,
Rank a mis en place une structure du mythe du héros qui répond à
l'inéluctable enchaînement « œdipien » : l'enfant a des parents de
haut rang, sa naissance menace la position du père qui l'expose à la
mort, il est sauvé par des gens humbles ou des animaux qui
l'adoptent, il retrouve ses vrais parents, se venge de son père et
parvient à la gloire. Par un juste retour des choses, c'est à cette
structure que se référera Freud dans L'Homme Moïse et la Religion
monothéiste. Lorsqu'on examine les étapes successives de
constitution de la « version freudienne », entre la première mention du
mythe d'Œdipe par Freud en 1897 et celle proposée à la fin de sa vie
en 1939, on s'aperçoit que la référence à Œdipe n'a jamais cessé de
produire dans le discours freudien des effets heuristiques dont la
chronologie peut aisément être scandée. Tout d'abord, se manifeste
l'« effet saisissant de la légende d'Œdipe-Roi » qui provient du fait que
« chacun a été un jour Œdipe en germe» (1899); puis, il apparaît que,
par cette légende, s'exprime le « noyau nucléaire de toute névrose
!
!
» (1908) ; puis que ce noyau est un complexe, c'est-à-dire une forme
insue du sujet qui commande ses comportements (1910). Dès que
Freud aura établi le fonctionnement de ce « complexe » dans la «
psychologie individuelle », il lui donnera un rôle dans la
compréhension de la « psychologie collective » en en faisant le levier
de son opposition aux idées de Jung : « J'ai émis l'hypothèse [dans
Totem et tabou] que c'est le complexe d'Œdipe qui a suggéré à
l'humanité dans son ensemble, au début de son histoire, la
conscience de sa culpabilité, cette source dernière de la religion et de
la moralité. » Après la Urhorde, c'est un autre temps clef de l'histoire
humaine que Freud, toujours fermement armé du complexe d'Œdipe,
reconstruira : celui de la naissance du monothéisme où la «
dématérialisation de Dieu » au profit du « Nom de Dieu » (on peut voir
dans ce terme, l'ancêtre du « Nom-du-Père » lacanien) marque le
passage de la « sensualité à l'intellectualité » {L'Homme Moïse et la
Religion monothéiste). Le père est ainsi lié aux formes culturelles de
mise en scène de la paternité (c'est-à-dire à ce que, pour notre part,
nous évoquons avec le rôle du grand Sujet). On peut donc dire que
Freud a su traduire son « symptôme », découvert indirectement et par
ses propres soins en 1897, en un immense champ de savoir qui,
finalement, a changé la donne de la pensée moderne sur la
subjectivation. Le complexe d'Œdipe repose en effet sur un large
réseau conceptuel, où la différence sexuelle est articulée aux notions
de castration, de culpabilité, de phallus, de surmoi, d'identification,
d'Œdipe inversé, de bisexualité, d'étiologie et de « choix » de la
névrose, de sublimation... L'unité de ces termes n'est pas équivoque :
elle réfère aux processus ontogénétiques et psychogénétiques,
autrement dit à l'inscription symbolique de la pulsion. Par pulsion,
entendons cette réalité à double face, miorganique mi-psychique, qui
pousse chaque sujet à rencontrer le désir jusque dans ce qu'il a de
plus radical : le désir incestueux. Il est en effet dans la nature du désir
de vouloir l'impossible. Et par l'inscription symbolique, entendons ce
qui en fin de compte distribue chacun à sa place dans les deux
différences par quoi se conserve et se perpétue l'espèce humaine,
soit la différence sexuelle et la différence générationnelle. Ce premier
!
!
réseau conceptuel d'ordre ontogénétique et psychogénétique est
immédiatement doublé d'un second où cette inscription, en tant que
symbolique, est décomptée comme phénomène civilisationnel
relevant lui-même du processus phylogénétique. En d'autres termes,
ce qui, dans le complexe d'Œdipe, advient au sujet comme conflits -
crises et résolutions au cours de la dialectique menant à son
avènement - n'est pensable que comme le verso d'un processus dont
le recto renvoie à l'anthropogenèse et à la phylogenèse et, en fin de
compte, au mécanisme de la civilisation. Ce second réseau
conceptuel, articulé au premier, développant les implications du
complexe d'Œdipe dans le champ du fondement des sociétés et de la
civilisation, de l'organisation sociale et politique, du droit, de la morale
et de la religion, est particulièrement perceptible dans des textes tels
que Totem et tabou, Psychologie collective et analyse du moi, Malaise
dans la civilisation et L'Homme Moïse et la Religion monothéiste. La
dynamique temporelle du complexe d'Œdipe ainsi élargi à la «
psychologie collective », empruntant son matériel et ses thèses
anthropologiques à Frazer, à Robertson et à Darwin peut s'énoncer
par la série suivante : 1) soit un père violent et jaloux gardant pour lui
toutes les femmes, ce qui entraîne : 2) l'association des frères pour
tuer le père et un repas totémique festif, 3) la rivalité des frères après
le meurtre du père, 4) le sentiment de culpabilité et le désaveu par les
fils de leur acte, 5) l'institution d'un totem correspondant au culte du
mort, la promulgation de la loi, l'interdiction de l'inceste. Alors que le
premier réseau conceptuel développe les implications du complexe
d'Œdipe quant au lien personnel et familial, le second réseau met en
jeu le complexe d'Œdipe dans une théorie de la Kultur (civilisation) et
du lien social. Ce second réseau a donné lieu à des développements
particulièrement riches : il suffit de mentionner, outre les travaux
d'Otto Rank déjà cités, ceux de Karl Abraham, de Theodor Reik, de
Geza Roheim, d'Erich Fromm et, en France et plus près de nous, de
Guy Rosolato ou de J.-P. Valabrega. On sait combien Freud fut
décontenancé par la découverte, tardive dans sa vie intellectuelle, de
ce second réseau : « Je ne voulais avoir qu'une petite liaison et me
voilà forcé, à mon âge, d'épouser une nouvelle femme», écrivait-il en
!
!
1911. En fait, Freud s'apercevra bien vite que cette nouvelle femme
(la psychologie collective) est la même que la première (la
psychologie individuelle), mais vue sous un autre angle : l'une renvoie
à l'autre car « l'ontogenèse est la récapitulation de la phylogenèse ».!
Ce principe, qui eut une grande fortune en philosophie permettra à
Freud d'inscrire le complexe d'Œdipe comme cette cheville ouvrière
grâce à laquelle s'effectue le passage entre la psychologie individuelle
et la psychologie collective. Pour lui, les rapports entre l'individu et
l'histoire de l'humanité sont à penser sous la forme d'une dramaturgie
complexe : d'un côté, l'individu ne s'accomplit comme sujet que par
une répétition abrégée et rapide de cette histoire, tandis que, de
l'autre, le sujet advenu ne l'est en somme que pour s'inscrire aussitôt
comme agent du procès historique et civilisationnel en cours. Ce qui,
outre les conséquences théoriques de la proposition, notamment celle
d'un enchevêtrement entre ontogenèse et phylogenèse, n'est pas
sans effet pratique : ainsi par exemple la « scène primitive » ne fut
plus seulement cherchée par Freud dans l'histoire de l'individu, mais
dans une mémoire immémoriale de l'espèce humaine transmise dans
la psyché individuelle. Le seul problème est que cette thèse de la
récapitulation est intenable aujourd'hui. C'est pour présenter la
psychanalyse sous l'allure irréprochable d'une science de la nature et
pour rompre, dans un souci scientiste, avec la philosophie et la
psychologie, que Freud recourut à ce modèle de la récapitulation. En
allant même au-delà, puisqu'il intègre dans ce modèle, non seulement
des strictes données de nature, mais aussi et surtout des données de
culture. C'est ainsi que le complexe d'Œdipe fut donné par Freud
comme ce qui répète le drame originel de l'humanité - le meurtre du
père - dans le développement de l'individu. La thèse de la
récapitulation est aujourd'hui supplantée par la théorie de la néoténie
qui indique au contraire que l'homme, bien loin de porter la création à
sa perfection, est d'abord, en quelque sorte, un individu « non terminé
», donc en régression par rapport aux primates dont il est issu. Selon
cette théorie, que Lacan reprend dès la fin des années 1930 lors de la
construction de son stade du miroir, l'homme serait d'abord un singe
déchu à partir de quoi s'engage une évolution d'un autre type,
!
!
notamment par suppléance, c'est-à-dire par création d'une seconde
nature peuplée d'épiréalités symboliques. En bref, la thèse de la
néoténie fournit un appui dans le réel que Freud n'avait pas et qui
devrait permettre de relever le gant de l'articulation de la psychologie
individuelle et de la psychologie collective. Avec la néoténie, nous ne
sommes en effet plus obligés d'inventer un mythe scientifique comme
celui de la horde primitive pour tenter certaines articulations des deux
psychologies. Elles deviennent pensables dans le même mouvement
à partir de cette notion de « grand Sujet » qui reprend à nouveaux
frais la question des idéaux du moi comme formateur du « surmoi »,
lequel avait d'ailleurs toujours été considéré par Freud comme un
concept pas assez élaboré. Récapitulation ou néoténie, on voit bien
que le noyau dur subsistant dans tous les cas contient le complexe
d'Œdipe : une proposition sur l'inscription symbolique de la pulsion
dans la différence sexuelle et dans la différence générationnelle. Il
reste donc que si l'on peut aisément retrancher du complexe d'Œdipe
la thèse de la récapitulation, on ne peut pour autant abandonner le
complexe d'Œdipe sans renoncer en même temps à tout le freudisme.!
!
Comment se débarrasser du symptôme
freudien? !
!
De ce qui précède, s'enclenche immédiatement cette question :
serions-nous condamnés à traîner éternellement le « symptôme » de
Freud, celui qu'il découvre occasionnellement en 1897 dans son
(auto)analyse, le complexe d'Œdipe? Différons un instant notre
réponse, le temps d'examiner ce qui nous semble correspondre aux
deux mauvaises manières actuelles de s'y prendre pour se
débarrasser du symptôme spécifiquement freudien. La première façon
serait de jeter par-dessus bord le complexe d'Œdipe. Avec lui, on
jetterait en effet aussi le noyau dur du freudisme, l'inscription
symbolique de la pulsion dans la différence sexuelle et dans la
différence générationnelle, et l'on se retrouverait dans une passe fort
délicate consistant à détruire, au nom du lacanisme, les bases du
!
!
freudisme reposant sur ces deux différences. La seconde façon
discutable consisterait à sortir du « mythe scientifique » de la horde
primitive inventé par Freud pour tenter de donner une forme juridique
et normative au Père. C'est l'autre tendance actuelle du mouvement
lacanien, incarnée par Pierre Legendre. Les deux se renforcent
mutuellement et forment système : plus l'une veut en finir avec les
différences sexuelles et générationnelles, plus l'autre en rajoute sur la
normativité du Père. J'examinerai la seconde tout de suite et, plus
bas, la première. Disons d'emblée que la thèse de la normativité du
Père, promue par Pierre Legendre, réjouit certains psychanalystes
inquiets du déclin du symbolique cependant qu'elle en irrite beaucoup
d'autres, prompts à dénoncer les effets sociaux (éventuellement
répressifs) d'un tel discours normatif. Et, de fait, l'influence du discours
de Pierre Legendre est sensible chez des acteurs des différentes
instances de l'intervention sociale (des juges aux travailleurs sociaux).
Forts de ces injonctions normatives, ils ne se privent pas de venir
ensuite faire pression sur les psychiatres pour qu'ils entreprennent de
« resymboliser les malades ». Les malheureux psychiatres se trouvent
alors placés en une position de gardiens du temple du symbolique
dont, évidemment, ils ne veulent à aucun prix. Et l'on comprend bien
qu'ils redoutent de devenir une sorte de nouvelle prêtrise. Il n'en reste
pas moins que Pierre Legendre n'est aucunement responsable des
effets sociaux de ses discours. Il dit simplement ce qu'il a à dire et
chacun en retient ce qu'il peut en retenir en fonction de ce qu'il veut
bien entendre, selon les époques, les situations et les circonstances,
d'ailleurs éminemment versatiles. Chacun sait que tout ce qui permet
aujourd'hui de stigmatiser tel discours pourra éventuellement, demain,
être versé à son crédit et vice versa. C'est donc clair : on ne peut donc
pas rendre compte d'un discours en ne considérant que ses effets
sociaux, sauf à se placer dans une position aussi intenable que celle
consistant à affirmer que Spinoza est responsable de l'antisémitisme
et Nietzsche du nazisme... Il n'est en somme qu'une possibilité
philosophiquement sérieuse, c'est de considérer le discours lui-même,
dans sa logique interne. Je fais donc crédit au discours de Pierre
Legendre de dire quelque chose (quel que soit l'usage social qu'on en
!
!
fasse) et ce sera, par conséquent, du seul point de vue de sa
consistance interne que je souhaiterais le discuter. !
!
Que dit donc Pierre Legendre? !
!
Pour sortir du mythe scientifique freudien, Legendre est allé chercher
dans le droit les principes par lesquels pouvait se fonder
rationnellement le Père en Occident. Il a montré à cet égard qu'un des
actes de fondation, relativement oublié, de l'Europe remontait au droit
canon, élaboré entre le 11e et le 13e siècle. Cette fondation a consisté
en une refonte du droit romain dans le christianisme, d'où ont émergé
l'État et le droit fondés sur le principe généalogique. « Par les
montages du Droit, les États organisent que les humains cèdent la
place à d'autres humains, pour que les fils - les fils de l'un et de l'autre
sexe - succèdent aux fils. » Ces montages mettent en scène « ce
principe logique, que nous appelons en Occident le Père, auquel sont
accrochées les lois civiles ». Depuis le droit romain au moins, il n'y a
en somme pas de fonction du père qui ne soit liée au pouvoir dans la
cité. Il s'agit d'une « considération capitale », comme Legendre le dit
lui-même, puisque la fonction symbolique se présente comme nouée
au plan juridicopolitique. Je renvoie sur ce point aux arguments,
extrêmement pertinents, que Legendre développe longuement à
l'appui de sa thèse. Legendre a manifestement révélé là, dans tout ce
qui tourne autour du patriarcat, une des figures majeures du grand
Sujet en Occident. Il faut cependant noter qu'il fut un temps où cette
canonisation du Père posait beaucoup de problèmes à Legendre.
D'autant plus, au demeurant, que, comme l'expliquait Pierre
Legendre, au milieu des années 1970 dans L'Amour du censeur,
essai sur l'ordre dogmatique, la laïcisation ultérieure de l'État a repris
à son compte les termes de cette canonisation : « En s'emparant du
péché pour en décharger les humains, la Loi laïque tend à se
substituer à toute religion et travaille à combler les vides. » Le verdict
de Legendre était alors clair. La laïcisation moderne n'a rien changé à
l'ancienne Inquisition : « Le droit français a opéré une remarquable
adaptation de sa propre tradition aux variétés sociales du régime
!
!
industriel : l'idée laïque a littéralement envahi, par ce biais, les
différents lieux du pouvoir » L'État industriel capitaliste, fondé sur la
bureaucratie patriote et promouvant le nationalisme, était donc à
situer comme un développement du Patriarcat initié par cette
canonisation du Père. Or, ce qui posait beaucoup de problèmes à
Legendre en 1974 semble être devenu cela même qui, une vingtaine
d'années plus tard, peut tout résoudre. En effet, si en 1974 Legendre
dénonçait dans L'Amour du censeur, « l'omniprésence d'un père tout-
puissant, porteur terrifiant du suprême symbole [...], le père-patron, le
père-professeur [...] à l'image du père-géniteur, lequel est en relation
symétrique avec cet État souverain adoré par les sujets français», en
1996, il écrivait que «l'humanisation de l'homme, c'est cela :
l'échafaudage qui construit l'image du Père ». Chacun sait qu'un bon
oxymore peut toujours « résoudre » les pires incompatibilités de sens.
Mais si l'on veut bien éviter toute solution purement rhétorique, force
est de noter que le propos a nettement changé entre le moment du
Père comme « porteur terrifiant » et celui où ce même porteur devient
le meilleur facteur de l'« humanisation » de l'homme... Qu'on nous
permette de faire ici état d'un amusant petit trouble de lecture, une
sorte de lapsus d'oreille nous ne le rapportons que parce qu'il nous
semble significatif du dédoublement de position observable chez notre!
auteur. Pierre Legendre faisait état dans Dieu au miroir d'un
théologien dénommé Pierre Le Chantre (vers 1110-1197) doctrinant
que « le pape ne peut rien prescrire que de juste et d'équitable ».
L'auteur (qui aurait pu s'en amuser) ne fait aucune allusion à
l'évidente paronymie qui unit son propre nom à celui du théologien,
mais je me demande s'il ne donne pas là une très subtile indication
sur le dédoublement qui l'affecte : là où il y avait un Pierre Legendre
dénonçant le Père, il y a aussi un Pierre Le Chantre célébrant ses
louanges... Quoi qu'il en soit, on pourrait se demander si le type de
piège qui s'est refermé sur Heidegger - dénoncer dès sa thèse de
doctorat sur Duns Scot (1916) tout « arraisonnement » (Gestell)
utilitariste du monde et faire ensuite allégeance au pire des
arraisonnements (le nazisme) - n'est pas en train de se répéter avec
Legendre. Certes, il n'est nullement question ici de la célébration
!
!
d'une quelconque Vôlkisch, mais d'une véritable volte-face quant au
patriarcat. Car, dans L'Amour du censeur, Legendre avait stigmatisé
l'ordre médiéval des canonistes, présenté comme l'Inquisition elle-
même, alors que dans ses écrits ultérieurs il pose que rien, hormis la
déraison et la barbarie, ne peut advenir sans l'ordre dogmatique. Le
problème commence donc à partir du moment où Legendre veut faire
de ce principe généalogique du patriarcat, justement exhumé, le
grand Sujet intégralement valide aujourd'hui encore, celui qui, à coup
sûr, pourrait nous préserver de ces effondrements dans la barbarie qui
menacent toujours le lien social et surviennent parfois. Pour être un
des grands utilisateurs de ce concept, Legendre devrait savoir que
tout montage historique est toujours le produit de circonstances
locales : la scène que l'on monte pour y exhiber le grand Sujet est
toujours contingente, construite avec ce dont on dispose
régionalement et dans sa tradition (ici le droit romain refondu dans le
droit canon). Si l'on absolutise tel grand Sujet, le risque est grand de
devenir quelque chose comme le prêtre, le porte-parole ou le
prophète de ce grand Sujet. S'il est un écueil à éviter absolument,
c'est bien celui de choir dans la forme symbolique dont on cherche à
rendre compte. En effet, on se retrouverait ainsi, au lieu de prendre tel
ou tel grand Sujet comme objet de son travail, en position d'en devenir
le sujet soumis, c'est-à-dire le sujet prosélyte, y compris à
contretemps. Pour éviter ce piège de l'essentialisation en une figure
locale, il n'est qu'une seule possibilité : en revenir à l'épure
linguistique fondamentale, le triangle énonciatif de base constitué du
je, du tu et du il. Il faut en revenir au langage, tout simplement parce
qu'il n'y a pas d'inconscient sans langage. Pour considérer le sujet de
l'inconscient, il faut en conséquence viser le sujet du langage. Il faut
donc gratter par-delà toutes les couches, qu'elles soient (faussement)
anthropologiques (comme dans le cas de Freud avec son mythe de la
Urhorde), qu'elles soient juridiques (comme chez Legendre), pour
parvenir à la couche symbolique la plus profonde, celle de la sémiose
consubstantielle à l'être néoténique, valant quel que soit le régime
juridique dans lequel elle se manifeste. Ne pas atteindre ce niveau
sémiotique présente le grave risque du rabattement du symbolique
!
!
sur une forme juridico-politique déterminée. C'est ainsi que Legendre
en vient à ne plus penser la construction subjective qu'au travers du
concours exclusif du juridique : « Instituer la subjectivité, écrit-il ainsi,
signifie fabriquer le dispositif juridique destiné à prendre en charge le
désir du sujet. » Le symbolique se trouve du coup réduit à la «
normativité », c'est-à-dire aux différents « montages dogmatiques du
social ». Certes, Legendre prend soin de préciser que « l'intervention
du droit n'est compréhensible que sous la condition de reconnaître à
la science juridique d'avoir partie liée avec cet élément structural du
vivant humain : la parole », mais nulle part il ne parvient à l'analyse
sémiotique de cet élément de structure, la parole, pas plus qu'à celle
du nouage essentiel entre le vivant et le parlant. Ce ne sont pas en
effet les deux plans du biologique et du symbolique que Legendre
pose en prémisse de toute son élaboration, mais trois plans : ceux, je
cite, « du biologique, du social et de l'inconscient ». Or, poser ces trois
plans au départ de toute pensée possible en ce domaine me semble
d'emblée très discutable : • Le premier plan, celui du biologique, serait
à peu près recevable sans problème si toutefois le vivant dont on
parle à propos de l'homme était défini par le trait spécifique de la
néoténie humaine (prématuration et inachèvement organique),
comme Lacan n'a jamais manqué de faire. Sans ce trait, on ne peut
comprendre le langage comme étant ce qui se greffe (par suppléance)
à ce défaut d'achèvement. • Le second plan, celui du social, pose un
sérieux problème de consistance puisqu'il plonge lui-même pour une
part dans le biologique même : le caractère de grégarité de!
l'homme, commun aux hominiens, est en effet inscrit comme tel dans
l'espèce. Bref, il me semble impossible de définir le social sans
référence à la grégarité. • Quant à l'inconscient, comment l'isoler en
une entité indépendante qui pourrait s'appréhender par elle-même? Il
est en effet d'emblée traversé par le social - ce qui peut aisément se
vérifier avec les notions de totem et de Nom du père qui se réfèrent à
des formes sociales de l'inconscient. De plus, l'inconscient peut
d'autant moins exister seul qu'il est à considérer - depuis le colloque
de Bonneval en 1960 - comme la conséquence du langage. Après
Bonneval, on le sait, Lacan soutint une formule qui devint fameuse et
!
!
fit les riches heures du structuralisme : « L'inconscient est structuré
comme un langage. » Il me semble donc pour le moins difficile,
lorsqu'on se réclame du lacanisme, d'isoler l'inconscient et ses effets
du lieu où ils se produisent : le langage. En définitive, les trois plans
de Legendre ne me paraissent pas avoir d'autre consistance que celle
de lui permettre de placer le juridique dans la position de nouage de
l'ensemble. Certes, des effets heuristiques incontestables découlent
de ce nouage, mais aussi, pour le coup, beaucoup de dogmatisme. Le
symbolique, neutralisé, contrôlé et étouffé par le juridique, n'apparaît
plus que comme un lieu mort, au mieux lieu du Père en tant que mort,
lieu de ce que Legendre appelle « le Texte sans sujet ». Ce qui a
disparu dans ce rabattement du symbolique sur le juridique, c'est le
symbolique comme lieu où le conflit permanent qui caractérise le
destin du vivant se prolonge par d'autres moyens. Ce qui s'est
évanoui dans ce montage dogmatique, c'est un symbolique
héraclitéen,parcouru de dogmes et de légitimités conflictuelles. Un
symbolique traversé de permanentes tentatives de sortie hors de la
domination des grands Sujets, luttes certes toujours recyclées et
annexées aux luttes des nouveaux grands Sujets en formation, mais
qui parcourent sans cesse le symbolique et le dessinent comme lieu
d'une richesse grouillante et multiforme de textes, d'images, de sons,
de grammaires et de représentations contradictoires. Pour moi, la «
leçon » (pour reprendre le terme sous lequel Legendre donne son
enseignement) est donc claire : pour ne pas enfermer le symbolique
dans le carcan juridique, il faut aller, par-delà les montages juridiques,
jusqu'à la sémiose. Il faut atteindre, par réduction éidétique, à l'épure
sémiotique, c'est-à-dire à ce niveau libre de toute implication
idéologique, historique et dogmatique et ne comportant que des
relations d'implication entre les termes. Cette épure se contente de
poser un système de relations logiques pouvant être satisfait de
multiples façons et n'essentialise aucun terme. Cette posture suppose
une véritable mise hors jeu du monde objectif, une épochè, entendue
aussi bien au sens des Sceptiques que de la phénoménologie de
Husserl qui recommandait « une " inhibition ", une " mise hors jeu " de
toutes les attitudes que nous pouvons prendre vis-à-vis du monde
!
!
objectif - et d'abord des attitudes concernant : existence, apparence,
existence possible, hypothétique, probable et autres ». Il ne faut, en
somme, pas s'arrêter à l'une des formes possibles du grand Sujet
dans le monde, comme d'ailleurs de n'importe lequel des trois termes
du triangle (sémio)logique. On connaît ainsi des essentialisations du
premier terme, le je, dont les différents personnalismes passés et
actuels pourraient fournir l'exemple. On connaît également des
essentialisations du second terme, le tu, dont les philosophies de
Martin Buber et de Lévinas pourraient donner le modèle. Legendre
pratique une essentialisation du troisième terme, le tiers, le il. Du
coup, s'il identifie une forme majeure dans la culture occidentale, il ne
voit pas les autres formes du grand Sujet. Il ne perçoit pas que les
différentes figures du grand Sujet contiennent toutes, nécessairement,
comme j'ai essayé de le montrer, le principe généalogique. Car le
Père est évidemment au principe de tous les grands Sujets puisque le
il est un signifiant qui vient à la place d'une origine introuvable.
Chaque nom donné à ce il vise donc à fonder de l'origine. Ce père,
comme repère temporel, peut prendre des formes multiples : il n'y a
pas plus de raisons d'appuyer le Père sur le Totem que sur le grand
Sujet du Droit canon ou sur la Phusis, le Roi, la Patrie, la République
ou même le Petit Père des peuples... La tentative de Legendre de
réduire le Père du complexe d'Œdipe à une forme juridique donnée ne
semble donc pas vaine, fût-elle décisive dans l'histoire de l'Occident.
Derrière le Père et sous le complexe d'Œdipe, ce n'est pas une forme
locale qu'on trouve, c'est une épure sémiotique fondamentale
renvoyant à notre état de parlant. Cette épure sémiotique présente en
outre la seule alternative raisonnable et la seule sortie possible face
au symptôme freudien et à sa forme œdipienne. Contre ce
dogmatisme du Père, nous voyons se développer la tendance inverse,
une tentation de rejet pur et simple du complexe d'Œdipe faisant
l'économie de la préservation de ce qui doit en être sauvé. Or, on l'a
dit, on ne peut renoncer à la figure du Père, centrale dans le
freudisme, sans renier tout le freudisme. On entend cependant
fréquemment dire aujourd'hui que le but de l'analyse, voire « l'éthique
de la psychanalyse », ce serait de « " dégommer " le père ». En un
!
!
sens très précis, ce n'est pas faux puisqu'à terme, le but de l'analyse
est suspendu, comme le disait Serge Leclaire, au fait de pouvoir
parler en première personne. Il faut donc se débarrasser à terme de la
troisième personne qui parle en soi, le père, mais tout est là - on ne
peut le faire qu'après s'en être servi. Si on s'en est débarrassé avant
de s'en servir, on se retrouve alors dans la position du psychotique,
comme l'indication de Lacan sur la forclusion du Nom-de-Père
l'indique vigoureusement. Pour s'affranchir de la loi, il faut en effet y
être entré. Sans loi, pas de transgression possible. Il faut donc que les
psychanalystes tentés par une posture postmoderne radicale se
décident : soit ils restent freudiens et ne peuvent mettre en cause le
rôle du père et, avec lui, les différences sexuelle et générationnelle,
soit ils inventent une autre théorie, par exemple celle de l'indistinction
sexuelle, mais alors ils rompent les amarres avec Freud. Il n'y a pas
d'alternative. !
!
La vieille tentation incestueuse de la psychanalyse !
!
On pourra me dire : l'alternative au freudisme, c'est le lacanisme. Et,
de fait, il existe en ce moment une conjoncture « foucaldo-deleuzo-
lacanienne » qui, de mi-dits en dénis, tend à admettre l'indistinction
sexuelle. Par « foucaldo- », je fais référence aux plutôt discrètes
prises de position en faveur des mouvements gay par Foucault à la fin
de sa vie, qui nous reviennent aujourd'hui des États-Unis, exaltées
par la tendance dite queer. Par « deleuzo- », je fais référence aux
thèses anti-œdipiennes de Deleuze et à sa problématique du «
devenir » : par exemple, le « devenir femme » de l'homme (et le «
devenir animal » de l'homme et de la femme) Et par « foucaldo-
deleuzo-lacanien », j'entends ce que l'on rencontre, de façon plus ou
moins diffuse, dans quelques milieux lacaniens aujourd'hui : le fait de
céder au désir incestueux qui vise à s'affranchir des différences
générationnelle et sexuelle. On pourrait s'étonner d'une situation où
ceux qui sont supposés avoir compris quelque chose au désir
incestueux et à la nécessité de son inscription symbolique sont parmi

!
!
les premiers à y succomber... En fait, est-ce si étonnant? Est-il un
endroit où les notions de « société incestueuse », de « prescription de
l'inceste » et de « social-incestocratie » sont plus présentes que dans
les sociétés psychanalytiques? C'est ce qu'avait compris, avant tout le
monde, l'un des plus éminents psychanalystes de sa génération,
Serge Leclaire. C'est là même où l'on travaille, via la division sexuelle,
sur les conséquences psychiques de la succession des générations
que le risque est le plus grand de se laisser après coup réenvahir par
ce qui a été découvert : le désir œdipien incestueux. Serge Leclaire
avait très tôt noté que, en fait, nous ne sommes jamais sortis de
l'inceste - il voulait dire par là que, même s'il existe un droit fondé sur
la prohibition de l'inceste, en fait, nous ne sommes jamais sortis d'un
ordre des choses « socialincestocratique ». « Ce n'est que par une
opération de renversement [...] que l'on a coutume de placer au cœur
de l'ordre de nos sociétés la prohibition de l'inceste », écrivait Serge
Leclaire en 1978, ajoutant qu' « il serait facile de dénoncer ce que la
psychanalyse, à défaut de l'analyser, reproduit, dans son histoire et sa
pratique de l'ordre social-incestocratique ». Voilà, affirmait-il, « une
microsociété transparente en son ordre incestueux qui s'avère riche
d'enseignements pour tous ceux qu'interroge le malaise dans notre
civilisation ». Dans ce recueil d'articles que Serge Leclaire avait voulu
publier avant la mort de Lacan, il relevait, « à l'attention des exégètes
», deux verrous dans ce qu'il appelait « l'État psychanalytique ». Le «
verrou incestueux », « effet de la part impayé du legs de Freud », où
Leclaire visait l’« annafreudisme » et les pratiques endogamiques des
premiers psychanalystes. Et le « verrou narcissique », qui, dans le
lacanisme, avait fini, selon Leclaire, par engendrer un ordre fondé sur
un système de relations entre les mêmes, dévoués, face à l'angoisse,
à ce qu'il appelait l'Idole unifiante promue comme Autre, ordre sans
extérieur menaçant, excluant la différence. Après la mort de Lacan, il
est rapidement apparu que le « verrou narcissique » n'était en fait que
le premier temps d'un nouveau verrouillage incestueux. Nous avons
eu en effet un nouveau cas de transmission de la psychanalyse par la
fille. Ce qui donne le tableau connu : l'époux de la fille en beau-fils
répète et redresse comme il peut le père cependant que les fils
!
!
illégitimes se veulent plus beaux que lui... On a justement épinglé du
nom de « transmission épiclère » la succession de Lacan. Selon
Vernant, la transmission épiclère, qui se pratiquait dans l'Antiquité
grecque, se produisait quand un homme n'avait pas de fils pour
hériter du kléros, le « bien-fonds familial ». Une des filles restait donc
au foyer paternel pour entretenir l'autel dont elle devenait la
gardienne. La fille était alors dite « epiclère » parce qu'elle restait
attachée au kléros paternel. Et son éventuel époux devait renoncer à
constituer son propre foyer afin de permettre à la fille de remplir son
office au sein du foyer paternel. « De cette façon, indique Vernant, la
fille [pouvait] enfanter un rejeton semblable à son vrai père. » Cette
endogamie familiale, non conforme à l'idéal grec, était néanmoins très
présente dans les institutions familiales dans la mesure où elle «
réconciliait dans la personne de l'épiclère les deux aspects d'Hestia :
la fille vierge du père, la femme réservoir de vie d'une lignée ». Par
l'épiclère, se trouvait ainsi réalisé, je cite Vernant, le « rêve d'une
hérédité purement paternelle [qui] n'a jamais cessé de hanter
l'imagination grecque ». L'épiclérat n'est évidemment pas,
littéralement, de l'inceste, sauf que les affaires de transmission sont
ainsi traitées endogamiquement dans la famille selon l'axe père-fille.
Si la relation père-fille, parente pauvre de la théorie analytique et
néanmoins dominatrice implacable de l'institution psychanalytique,
était un tant soit peu travaillée, la fonction paternelle apparaîtrait
sûrement pour ce qu'elle est : bien fragile et tout à fait susceptible de
s'inverser en promotrice d'une impérative prescription de l'inceste.
Lorsque la femme, élément mobile dans le lien social, devient élément
fixe attaché au foyer paternel, il s'ensuit quelque chose comme une «
mausoléisation ». Dieu sait que l’« État psychanalytique » rencontre là
une forme qui n'a jamais cessé de hanter l'État tout court.
L'investissement de la transmission d'une génération à l'autre par
cette voie décourage évidemment tout éventuel discours à venir,
littéralement inaudible, dans la mesure où celui-ci se trouve nié à la
source, doublé par la voix d'un mort qui sourd, éternisée, ventriloquée
par la prêtrise du mausolée - ce qui n'est pas sans évoquer les
nouvelles d'Edgar Poe (La Vérité sur le cas de Mr de Valdemar,
!
!
Révélation magnétique et quelques autres...) qui faisaient les délices
de Lacan. Le moins qu'on puisse dire est donc qu'il existe une vieille
disposition incestueuse dans la psychanalyse qui constitue l'institution
elle-même et qui la fait osciller de la proscription (officielle) de l'inceste
à sa prescription (refoulée), c'est-à-dire à l'annulation des différences
sexuelle et générationnelle par coagulation de toutes les positions, par
dissolution des différences entre les sexes et entre les générations. La
question étant de savoir comment et pourquoi cette prescription qui
était essentiellement inconsciente se revendique aujourd'hui, parfois,
de plus en plus littéralement. Probable que la postmodernité libère
l'expression de la perversion qui consiste à affirmer la même chose et
son contraire en usant de la forme énonciative du déni dont Octave
Manonni avait donné la formule canonique : « Je sais bien, mais
quand même » En tout cas, il n'en va pas seulement d'un problème
théorique, mais d'une affaire très pratique - c'est-à-dire très clinique
de conduite de ce qu'on appelait autrefois la cure type : soit l'analyste
fait entendre au sujet ce qu'il y a d'impossible dans ce qu'il veut, soit il
fait entendre ce que le sujet veut. !
!
Comment effacer les formules lacaniennes de la
sexuation !
!
Disons donc qu'il existe une opération - ou une OPA, c'est-à-dire une
offre publique d'achat - foucaldo-deleuzienne sur la psychanalyse.
Pour qu'elle réussisse, il y a un « détail » à régler : c'est de circonvenir
le lacanisme en faisant dire à Lacan ce qu'il n'a jamais dit. Comme il
fallait retrancher le complexe d'Œdipe du freudisme, il faut maintenant
tenter une opération chirurgicale très compliquée sur le lacanisme car
elle implique d'en finir avec le concept de Nom-du-Père ou, à tout le
moins, de démontrer qu'il n'a rien à voir ni avec la différence sexuelle,
ni avec la différence générationnelle - ce qui n'est pas facile. Mais
enfin, certains « lacaniens » s'y emploient, par des moyens détournés
toutefois, passant par le réexamen d'un des apports majeurs de
Lacan : les formules dites de la sexuation. Pour le dire en un mot, ils
!
!
essaient de faire du Phallus une fonction qui ne se déclinerait plus en
deux formules, mais en une fonction continue. On pourrait en somme
passer sans hiatus de l'une à l'autre. L'enjeu pour cette conjoncture «
foucaldo-deleuzo-lacanienne », c'est donc de tirer l'une des formules
phares de Lacan - « il n'y a pas de rapport sexuel » - dans le sens
d'une affirmation de l'indistinction sexuelle. Cette thèse intéresse
beaucoup certains mouvements gay et lesbiens qui ne demandent
rien de moins que l'inscription d'un nouveau droit fondamental : le
droit au choix du sexe. Moi, sujet hystérologique de la condition
postmoderne, contraint de me faire tout seul, je déciderais donc de
créer l'ensemble du processus et j'irais jusqu'à « fabriquer » mon sexe
tout seul. Je pourrais donc aller devant le juge car il faut toujours,
malgré mon indéfectible liberté, qu'un juge entérine ma nouvelle
condition et, usant de ce nouveau « droit de l'homme », si je puis dire,
je lui déclarerais le sexe que je me suis présentement choisi,
indépendamment de mon sexe biologique... Est-ce bien lacanien?
Sommes-nous tous du même sexe et sommes-nous donc, tous, qu'on
le veuille ou non, homosexuels? Je ne peux en tout cas que souligner
l'immense chemin parcouru - mais en arrière - depuis le temps où « le
premier des lacaniens », selon Élisabeth Roudinesco (toujours
Leclaire), expliquait que « le plus difficile pour nous [c'est-à-dire pour
les psychanalystes] rest [ait] de réaliser le passage d'une société
homosexuelle à une société hétérosexuelle ». Leclaire voulait dire que
les hommes ayant toujours dominé les rapports sociaux en
s'arrangeant entre eux, nous ne savons toujours pas ce qu'est et ce
que peut vraiment l'autre sexe. Bref, exactement là où Leclaire
constatait, avec un certain effroi, en 1978 (à l'époque même de son
travail sur « la social-incestocratie ») qu'on n'était jamais vraiment
sortis d'une société homosexuelle, d'autres lacaniens agissent
aujourd'hui non seulement pour ne jamais en sortir, mais pour y
enfermer tout le monde. Comment donc instruire à nouveaux frais
cette question? Je partirai d'un début qui en vaut un autre. Disons
pour la circonstance que le début, c'est le réel - quelque chose qui me
préexiste. Il n'est en effet pas ridicule de postuler que le réel - en
l'occurrence, le vivant - vient d'abord et ensuite, éventuellement, le
!
!
parlant. Or ce réel, il arrive parfois à Lacan, on l'oublie trop souvent,
de le définir positivement, par exemple, comme « ce qui revient à la
même place ». Il parle par exemple, dans le séminaire L'Angoisse du
29 mai 1963, de ce « réel » impliquant « la conjonction de deux
cellules sexuelles », sous-entendu « mâle » et « femelle », c'est-à-dire
de ce qui, comme le mouvement des planètes, produit toujours les
mêmes effets, c'est-à-dire la génération, le fait pour un mortel de ne
pouvoir sortir de sa condition de mortel qu'en prolongeant la farce
humaine d'une génération. Si l'on part donc du réel, il y a deux sexes.
Il y a deux sexes parce qu'il y a deux textes, c'est-à-dire deux
écritures génétiques qu'on sait maintenant, à coup sûr, lire : XY pour
l'homme et XX pour la femme. L'humanité subit la loi qui préside à
l'organisation évoluée du vivant, c'est-à-dire la loi de la sexion, terme
par lequel je veux signifier qu'elle connaît la coupure originaire des
sexes. Du point de vue du réel, donc, nous sommes d'un sexe ou de
l'autre, et le réel du sexe, c'est d'abord cela : la sexion. C'est le réel
parce que cela correspond aux conditions organiques du vivant, de ce
vivant généralement indifférent à ce qu'on en dit - ce dont on peut se
réjouir. C'est donc cela le réel du sexe, si on le définit de façon
positive. Mais on peut aussi le définir de façon négative, comme
Lacan l'a aussi fait, par l'impossible. On pourrait dire là que, quand on
est tombé dans un sexe, il est « réellement » impossible de passer
dans l'autre. Tel est le prix à payer pour la coupure de la sexion. On
peut bien sûr ajouter ou retrancher tout ce qu'on veut à son corps, on
peut modifier son « look » autant qu'on le veut, avec des produits
(comme les hormones) et des artifices, voire des prothèses ou même
des greffes - le néotène, avec son corps non fini, adore cela, tenter de
finir son corps par des branchements prothétiques. Mais on ne
change rien quant à son sexe parce qu'on ne change rien quant à son
texte. Le réel, en ce sens, c'est l'impossible de sortir de son sexe,
c'est l'impossible aristotélicien du tertium non datur, du tiers exclu : si
une proposition est vraie, sa négation est fausse, il est exclu qu'il y ait
une troisième possibilité. C'est identique pour le sexe : si l'on est
tombé dans l'un, on n'est pas dans l'autre, il n'y a pas de troisième
possibilité. Il n'y a donc pas de troisième possibilité réelle, j'y insiste,
!
!
de changer de sexe, mais des possibilités non réelles, oui, bien sûr, il
en existe. Il est en effet bien évident que, de ce réel, le vivant, ce
vivant-là dont je parle, parce qu'il est aussi un parlant, peut
s'accommoder - ou non. Rien n'interdit, en droit, à quelqu'un d'un
sexe, c'est-à-dire à quelqu'un d'un texte, de se dire de l'autre sexe,
voire des deux ensemble, d'aucun ou d'une infinité. Il existe donc,
pour le néotène, en tant que parlant et inventant sans cesse des
épiréalités, la possibilité, imaginaire, de jouer avec, c'est-àdire de
déjouer, la fatalité réelle de la sexion. C'est de ce point de vue
seulement, c'est-à-dire du point de vue de ce qui tient lieu de logique
dans les assemblages imaginaires, qu'on peut dire que le sexuel est
continu. Tout est donc imaginairement possible du point de vue du
sexe, jusqu'à l'affirmation de la même chose et de son contraire - ce
dont on ne se prive pas, depuis la nuit des temps. Chacun sait
d'ailleurs que les jeux de l'amour chez le néotène ne marchent pas
vraiment sans un minimum de perversion, laquelle commence par
certaines inversions. S'agissant du champ symbolique, il existe deux
possibilités de se situer, indépendamment de la fatalité réelle du sexe.
Les formules de la sexuation de Lacan définissent deux genres, c'est-
à-dire deux façons symboliques, l'une de « faire l'homme » et l'autre
de « faire la femme » - je dis bien sûr « faire l'homme » et « faire la
femme » comme on dit « faire semblant ». Ceux qui portent dans leurs
cellules le texte caractéristique disons du mammifère mâle peuvent en
ce sens, parce qu'ils parlent, aller vers le semblant qui leur convient,
c'est-à-dire faire l'homme ou faire la femme. De même, toutes celles
qui portent le texte femelle peuvent, parce qu'elles parlent, faire la
femme ou l'homme. C'est d'ailleurs en raison de l'existence de ces
deux formules et de ce à quoi elles se réfèrent qu'il n'y a pas de
rapport sexuel. Il suffit en effet de rapprocher ces deux formules
logiques pour s'apercevoir qu'elles sont « sans rapport » - l'une
renvoyant à la proposition universelle pour « faire l'homme », l'autre à
la proposition singulière pour « faire la femme ». Il n'y a qu'une seule
façon d'entendre « il n'y a pas de rapport sexuel », c'est d'entendre qu'
« il n'y a pas de relation logique entre les genres ». De là à dire que
les individus ne se rencontrent pas en frottant l'une contre l'autre toute
!
!
muqueuse qu'il leur plaira d'astiquer, certainement pas - qui ne le sait?
Certes « il n'y a pas de relation logique entre les genres », mais c'est
bien pour cela que les individus se rencontrent. En effet, le fait qu'il n'y
ait pas de relation logique entre les genres n'a jamais empêché la
rencontre physique entre les individus quel que soit leur sexe et ce qui
en échoie, un rapport impliquant les organes sexuels. En somme,
comme le disait déjà Lacan dans un commentaire de sa propre
formule, on peut donc baiser un bon coup même, et surtout, s'il n'y a
pas de rapport sexuel. On peut même comprendre que, l'un dans
l'autre, si je puis dire, ce soit la relation qui réunit un homme et une!
femme qui, vaille que vaille, continue d'être majoritaire. C'est
probablement que, si on ne se rencontre que par malentendu ou par
erreur, c'est encore entre les sexes que le malentendu reste le plus
fort. Pour peu donc que ce soit un homme de genre et de sexe
masculin et une femme de genre et de sexe féminin qui se
rencontrent, ce qui continue d'arriver de temps en temps, ça peut
même faire des enfants, sans aucune intervention ni de l'Esprit Saint,
ni de l'esprit technicien qui voudrait tenir lieu de sainteté aujourd'hui
en proposant de faire ça dans des éprouvettes. Bref, le réel du sexe
continue de trouver son compte au non-rapport symbolique des
genres : c'est à cause de l'irrémédiable malentendu des genres que
les sexes continuent de se rencontrer et de perpétuer l'aventure. Je
suis en train de dire là que la rencontre entre les sexes n'est au fond
qu'un cas particulier du non-rapport des genres. On peut du coup
comprendre que deux hommes ou deux femmes qui se rencontrent,
en se frottant les muqueuses idoines, feront tout aussi bien l'affaire.
Pire, ou mieux, c'est au choix : puisqu'il n'y a pas de relation logique
entre les genres, il se pourrait même bien que, quand je baise, je
baise fondamentalement seul. Peut-être, d'ailleurs, est-ce là la vraie
question entre toutes : est-ce que je ne suis pas toujours seul quand
je baise ? Non pas un seul sexe, mais seul dans le sexe ! Et si tel est
le cas, il n'y a pas d'obstacle à ce que je puisse effectivement faire
cela tout seul, ou à deux, ou à trois, ou à quatre ou à quinze ou vingt...
Le fait qu'il n'y ait pas de rapport sexuel nous entraîne donc assez loin
dans les possibilités coïteuses. Ce qu'il faut retenir de cela, c'est que,
!
!
indépendamment de mon sexe réel, j'ai donc le droit, puisque je parle,
d'opter pour un genre ou pour l'autre. Je parle là d'un droit
fondamental du sujet parlant qui peut, selon les époques, être
totalement ou partiellement dénié ou accepté par « l'histoire » et donc
totalement ou partiellement inscrit dans le droit politique de cette
période. Je parle là du droit imprescriptible pour un homme de faire
l'homme ou la femme ou du droit pour la femme de faire la femme ou
l'homme, et je tiens compte de la plus grande latitude
représentationnelle possible de ce « faire comme si » ou « comme ça
». On peut donc jouer avec la différence sexuelle - l'admirable roman
de Anne Garréta, Sphinx, en témoigne assez. Mais pour en jouer,
encore faut-il qu'elle existe. En d'autres termes, je peux choisir mon
genre. Mais ce n'est pas une raison suffisante pour que je puisse
choisir mon sexe. Le genre est un montage (singulier ou historique ou
grammatical) qu'on peut déconstruire, il relève de ce que Kant
appelait la modalité problématique du jugement, renvoyant au
possible ; le sexe ressortit à la modalité assertorique, renvoyant au
réel. C'est là une différence fondamentale qu'il ne faudrait surtout pas
oublier à l'heure où les Gender Studies tendent à prendre beaucoup
de place (notamment dans les universités américaines) et à occulter,
voire à mettre en cause, le réel du sexe. En somme, s'il existe bien un
droit fondamental de chacun à choisir son genre, on ne peut inclure
dans ce droit celui de choisir son sexe parce que choisir son texte est
impossible - tout simplement parce que, étant donné la sexion, c'est
déjà choisi quand je viens à naître, c'està-dire quand je viens à être.
Ce qui se solde par une proposition à mon sens incontournable : le
choix du sexe, en tant que référant au texte, n'est pas de l'ordre des
droits de l'homme. On ne peut pas inscrire la demande du choix au
sexe dans l'extraordinaire capacité du genre humain à s'échapper
hors de ses déterminations naturelles. Quoi qu'on en dise aujourd'hui,
rien n'autorise à croire que la culture permet de s'affranchir de tous les
états de nature. Ce que la culture vivante permet surtout, hormis le fait
de procurer au néotène quelques prothèses lui permettant d'habiter
un peu mieux le temps et l'espace, c'est de s'émanciper des
assujettissements que les théologies et les onto-théologies politiques
!
!
ont toujours voulu faire passer pour naturels : la subordination aux
dieux, aux rois, aux maîtres, aux puissants... C'est ainsi que
l'irrésistible marche de l'humanité vers la démocratie a vu se confirmer
la tendance relevée par Tocqueville à « l'égalisation des conditions ».
Certes, elle est encore limitée aux plans symbolique et juridique.
Certes, l'émancipation vis-à-vis de toutes les conditions tenues pour
naturelles est loin d'être réalisée : le darwinisme social du néo-
libéralisme actuel continue en effet de présenter comme naturelle la
domination économique et sociale des « plus adaptés ». Mais il n'en
reste pas moins que la tendance à l'égalité des conditions a permis de
supprimer ou d'amoindrir de nombreux assujettissements autrefois
considérés comme naturels. On voudrait nous faire croire qu'il en va
de même avec le sexe. Certes, la domination supposément naturelle
des hommes sur les femmes est éminemment critiquable car, de fait,
elle est construite socialement. Mais on ne saurait réduire le tout du
rapport entre les sexes à un pur et simple rapport social de
domination des femmes par les hommes. Il y a en effet un reste, il est
de nature anatomique, et ce reste, la sexion, ne peut se dissoudre
dans le social. Il possède une consistance propre portant à de
grandes conséquences dans la constitution et la différenciation
subjective. En d'autres termes, on ne peut faire l'économie de la
détermination naturelle. La preuve qu'elle existe bel et bien, c'est
qu'on se retrouve toujours, qu'on le veuille ou non, dans un corps de
fille ou dans un corps de garçon, avant même que la culture ait joué.
C'est pourquoi, avant d'emboucher les trompettes de la libération de
l'humanité, il faut réfléchir aux limites que la longue marche hors des
déterminations naturelles ne pourra pas franchir, sauf à changer la
définition de l'humanité elle-même. Le choix du sexe ne relève donc
pas des droits de l'homme. Le corollaire de cette proposition est
immédiat : si j'inscrivais le droit du choix du sexe dans les droits de
l'homme, je serais dans la position, hyper bancale, de prescrire au
sujet de choisir là où c'est déjà choisi pour lui. Or, comme le rappelait
Lacan dans une conférence donnée à ses jeunes collègues internes
de Sainte-Anne en 1967 : « Les hommes libres, les vrais, ce sont
précisément les fous. » C'est ainsi, les vrais hommes libres, ce sont
!
!
seulement les fous, et si je réclamais et obtenais de pouvoir choisir là
où il n'y a aucun choix, je serais peut-être libre, mais certainement
fou. Celui qui me conférerait ce droit, celui à qui, en tout état de
cause, je demanderais qu'il me confère la possibilité de ce choix, c'est
celui qu'on appelle le législateur, et l'on comprendra peut-être qu’il
hésite quelque peu à placer les sujets, les sujets de droit composant
un ensemble social, dans cette position. !
!
Le marché du choix du sexe !
!
Mais, à cet égard, on fait des efforts. Et même beaucoup. Il n'est en
effet pas exclu, comme j'ai déjà essayé de le montrer ailleurs, qu'avec
les progrès de la démocratie et l'incitation hystérologique, le
législateur ne soit en position de mettre son sujet en situation de folie.
Quelque chose se faufile à l'occasion des débats sur le droit au genre
qu'il convient de bien repérer. Ce quelque chose, c'est la demande de
choix du sexe. Rien d'étonnant, selon nous, à ce qu'elle arrive
maintenant. Pourquoi ? Parce que nous sommes en démocratie,
c'est-à-dire en situation où l'on se met à accorder au sujet la même
définition auto-référentielle que celle qu'on accordait autrefois au
grand Sujet. Or ce transfert de définition entraîne et provoque certaine
prétention. J'ai déjà indiqué que c'était elle qui autorisait le
déploiement d'une liberté (entre autres, marchande) totale et
permettait le développement sans frein du néo-libéralisme. Elle
permet davantage : on fait aujourd'hui comme si l'autofondation dans
le symbolique autorisait l'autofondation dans le réel - il y a aujourd'hui
la revendication du choix de son sexe, il y aura à coup sûr demain la
revendication de l'auto-engendrement par clonage. Si ces données
sont cohérentes entre elles, c'est qu'il y a un lien entre la demande de
droit au choix du sexe et le triomphe du Marché. Les gens qui
ferraillent sur cette question connaissent d'ailleurs parfaitement cette
corrélation entre le Marché et la revendication du choix du sexe - de
quelque avis qu'ils soient, au demeurant. Je ne prendrais que deux
textes contemporains, parus à l'été 2000, tout à fait opposés, celui de

!
!
Henry Frignet sur Le Transsexualisme, et celui de Michel Tort sur le
symbolique paru dans Les Temps modernes. Henry Frignet indique
que l'effacement de la référence au sexe et la promotion du genre
sont, je cite, « concomitants de l'expansion mondiale du modèle
économique » de l'Amérique du Nord, remarque fort intéressante qu'il
ne développe cependant pas dans son livre. Et Michel Tort qui tient
des propos très différents indique lui, pour stigmatiser cette approche,
qu'on emploie aujourd'hui la psychanalyse à identifier les formes de
supposée désymbolisation à l'œuvre, dont la revendication
d'indistinction entre homme et femme serait un exemple, en
mentionnant les dangers de la science et du Marché. Or si Tort, dans
son texte, règle leur compte, à sa façon, aux pourfendeurs de la
science, il ne dit rien sur le Marché qu'il vient pourtant d'évoquer.
Nous n'avons ni argumentation sur le rôle du Marché ni réfutation,
comme s'il y avait là quelque chose de difficile ou de délicat à traiter.
C'est donc cela qu'il faut examiner le rapport entre la revendication
d'indistinction des sexes et le triomphe du Marché. Le Marché, on le
sait, vise à transformer toutes les régions du monde en des lieux
dévolus à la marchandise. Aucun domaine ne doit, en fin de compte,
rester étranger à la marchandise : ni aucune région du monde ni
aucune « région » des échanges dans le monde : l'économique, le
social, le culturel, l'artistique. Et désormais, il s'agit aussi des régions
psychiques où se bricolent les identités. En vertu de sa logique
d'expansion continue, on pourrait dire que le Marché a grand intérêt à
l'existence d'identités, y compris d'identités sexuelles, extrêmement
flexibles, variables et mouvantes. Le Marché a objectivement intérêt à
la flexibilité et la précarisation des identités. Le rêve actuel du Marché,
dans sa logique d'extension infinie de l'aire de la marchandise, c'est
de pouvoir fournir des kits en tout genre, jusques et y compris des
panoplies identitaires : des discours, des images, des modèles, des
prothèses, des produits... Idéalement, le Marché, c'est ce qui doit
pouvoir fournir, à qui que ce soit, partout et à tout instant, tous les
produits qui sont supposés correspondre aux désirs, étrangement
compris comme désirs instantanés et possibles à satisfaire sans délai.
Deleuze avait déjà parfaitement repéré cette tendance en montrant
!
!
que la schizophrénie, en tant que déterritorialisation radicale, était liée
à l'extension du capitalisme. Notons d'ailleurs que la proposition de
Lacan sur les hommes libres qui sont précisément les fous, et ce
propos de Deleuze sur le schizo comme déterritorialisé accompli, sont
tout à fait congruents. La grande différence, qui vaut d'être notée,
c'est que Deleuze a fait du problème, l'extension de la schizophrénie,
la solution même. Deleuze a en somme tenté de transformer en
solution (en « positivités », selon la langue deleuzienne) les impasses
dans la subjectivité inhérentes au défaut de l'Autre. Pourquoi?
Probablement parce que Deleuze ne voyait d'autres solutions à
l'extension du capitalisme, dont l'incroyable dynamisme le fascinait
beaucoup, que d'aller encore plus vite que lui. C'est là un des aspects
du vitalisme deleuzien que d'avoir voulu doubler le capitalisme pour
l'empêcher de reterritorialiser les flux libérés. C'est ainsi que le schizo,
exclu de toute territorialité possible, est devenu le révolutionnaire.
Avoir fait du schizo un révolutionnaire pourrait rétroactivement se
comprendre par le souci post-soixante-huitard de trouver coûte que
coûte la relève d'un prolétariat qui s'était déjà montré très fatigué au
cours du joli mois de mai. Mais c'était par là même tenter de hisser le
schizo au niveau d'un nouveau grand Sujet. Le schizo en nouveau
grand Sujet - il fallait y penser ! Et c'est justement ce qui arrive
aujourd'hui avec la déterritorialisation de la sexuation de ses ancrages
biologiques. Le Marché est en effet fort intéressé à la disparition de la
forme sujet classique, critique et névrosé, avec ses territorialisations
(dites « paranoïaques ») protégeant l'individualité, le sexe biologique,
l'ordre générationnel. La révolution schizoïde s'accomplit en somme
sous l'égide du Marché. L'existence d'individualités transitoires est
parfaitement congruente avec l'existence d'un Marché susceptible de
fournir et renouveler constamment un stock de prothèses identitaires.
Personne ne sait, en effet, mieux que le Marché, surfer sur les flux et
brancher tout dans tout. Pour le Marché, un hacker, un rappeur, un «
nerd » (soit un « cinglé » d'informatique en argot américain) ou tout
producteur d'objets étranges, fût-il schizoïde et deleuzien, est d'autant
mieux venu que ses œuvres et marottes diverses seront aisément
transformables en nouvelle marchandise. Le jeu des identités floues
!
!
(schizées, divisées, multiples, mouvantes) ne fonctionnera jamais
mieux que dans un univers de marchandises en constant
renouvellement. Le Marché ne peut que viser à faire tomber dans son
univers des domaines qui, autrefois, lui échappaient, soit parce qu'ils
relevaient du domaine privé, soit parce qu'ils relevaient de
l'intervention publique. Par exemple, l'éducation, la santé sont de
moins en moins des problèmes d'intérêt public et de plus en plus
pensées en termes de Marché. Or, aujourd'hui, c'est un autre monde
encore qui est en vue du Marché. Ce qui est visé aujourd'hui par le
Marché, c'est cette part privée ayant échappé, il y a près de trois
siècles, au système de la représentation politique, c'est cette « autre
part » que rien, depuis les Lumières, n'est plus venu calibrer, cette
part relevant de l'« appartenance à soi-même », parfaitement repérée
par le psychanalyste Guy Le Gaufey dans son Anatomie de la
troisième personne. C'est cette part - disons mal dite pour ne pas dire
« maudite » comme Bataille - qui dérive depuis le 18e siècle à travers
le magnétisme, le mesmérisme, le somnambulisme, l'hypnose, puis le
transfert. C'est cette part dans laquelle se joue la « personnaison » et
la sexuation, naguère prise en charge par la psychanalyse dans la
période moderne. C'est cela qu'il s'agit pour le Marché de récupérer et
de faire rentrer dans l'ordre du marchandisable. On ne peut exclure
que, voyant se disperser leur clientèle ou la sentant beaucoup volatile
qu'autrefois, certains psychanalystes, de facto, veuillent en quelque
sorte conserver leur part de marché et conviennent de s'arranger
comme ils le peuvent avec le dogme pour conserver leurs ouailles et
même en conquérir de nouvelles qui risquaient fort de leur échapper.
Avec cette psychanalyse relookée d'un côté et les techniques du
marché de l'identité de l'autre, nous assistons peut-être à l'une des
premières luttes pour le contrôle du marché de la sexuation. Il reste
que le Marché a une bonne longueur d'avance : il n'est que de
constater la multiplication des programmes de télévision où les
participants sont expressément invités à discuter de leurs pratiques
sexuelles, de leur choix en matière de sexe et de leurs choix de vie. Il
y a déjà, à l'évidence, un grand marché de la personnaison et de la
sexuation qui est ouvert. Il n'y a pas grand risque à prévoir que l'idéal
!
!
du Marché est de pouvoir produire des sujets qui puissent acheter ou
consommer autant d'identités que possible, avec autant de
personnaisons et autant de sexuations qu'il se puisse imaginer. Je
doute que Adam Smith ne l'ait expressément prévu, mais, pour le dire
à la façon alerte et gaillarde d'un Raymond Queneau, « la main
invisible du Marché » est probablement aujourd'hui en train de
s'étendre jusque dans la culotte du zouave postmoderne. Or, gare à la
main baladeuse du Marché ! Car, dans ce mouvement d'extension du
champ du Marché, on peut y perdre beaucoup. La perception de la
distinction sexuelle, d'abord. Et ensuite, l'amour. Le Marché ne saurait
en effet s'embarrasser de choses aussi désuètes que l'amour - dont
l'amour pour l'autre sexe reste le modèle. Ce qui tomberait avec la
prise en charge de la sexuation par le marché, ce ne pourrait être que
l'amour au profit de la jouissance - ce que Lacan avait bien repéré : «
Tout ordre, tout discours qui s'apparente du capitalisme laisse de côté
ce que nous appellerons simplement les choses de l'amour ».!
!
Question sur la psychanalyse en période
postmoderne !
!
Si on pense à la psychanalyse « dans les limites de la simple raison »
- ce qui est mon cas -, on est bien obligé de remarquer qu'elle
s'occupe avant tout d'ontogenèse et de psychogenèse. Et, de fait, elle
ne cesse pour toute question de renvoyer le sujet à son propre désir.
Or, cet acte était peut-être un geste hautement subversif dans les
régimes où le sujet était symboliquement assujetti à l'Autre, mais il
risque facilement de devenir un geste politiquement conforme dans
nos démocraties de marché où tout repose en fin de compte sur le
sujet auto-référé. Ce geste psychanalytique de renvoi du sujet à son
désir pose en effet aujourd'hui un sérieux problème politique - au sens
grec du terme : de vie de la cité. En effet, si un sujet renvoyé à son
désir veut vraiment enfanter par procréation assistée, s'il veut
vraiment changer de sexe, s'il veut vraiment posséder un clone, s'il
veut vraiment modifier les caractères génétiques de l'espèce, je ne
!
!
crois nullement que ce soit là seulement une question renvoyant à son
seul désir qu'il nous pose. Il pose aussi et surtout une question liée au
destin de la cité, du phylum, c'est-à-dire de la tribu humaine. C'est
pourquoi renvoyer le sujet à son désir ne suffit plus, puisque là on ne
se retrouve plus dans des questions ontogénétiques et
psychogénétiques, mais dans des questions phylogénétiques, c'est-à-
dire dans des problèmes qui renvoient à l'espèce, à sa survie et à son
destin. Pourquoi devrait-on s'en remettre à la libre volonté d'un sujet
parlant parmi d'autres, eût-il parlé à son psychanalyste, pour régler
ces points capitaux d'ordre phylogénétique engageant le destin et la
survie de l'espèce? Qu'on ne s'y trompe pas, à travers le déni de la
sexion, c'est le sujet freudien lui-même qui est menacé. Et, de plus,
de l'intérieur même de la psychanalyse - ce qui atteste de la
pénétration des idées postmodernes jusque dans les bastions de la
modernité. Pour l'instant, cette propagation est, il est vrai, limitée à
une société psychanalytique, mais elle diffuse à partir de là. Voilà que
sous prétexte d'échapper à la transmission de ce qu'on prend à tort
pour l'ancienne norme, on en vient à ne pas voir qu'on promeut en fait
une véritable nouvelle norme : celle de l’unisexe. Or, il ne semble pas
que, face à cette dérive, la dogmatisation et la juridicisation de la
psychanalyse constituent une réaction satisfaisante. La mise à mort
du Père symbolique autant que la défense du Patriarcat ne paraissent
ni l'une ni l'autre des réponses adéquates aux défis que la
postmodernité pose en matière de psychisme. Deux périls opposés,
mais faisant système, semblent donc menacer la psychanalyse, celui
de sa désagrégation en thérapie postmoderne parmi d'autres et celui
de sa transformation en dogme. Ces écueils n'ont cependant rien
d'inéluctable. Il suffirait que quelques psychanalystes se lèvent et, se
gardant autant du Charybde du reniement que du Scylla de la
dogmatisation, entreprennent d'explorer la nouvelle économie
psychique caractérisant la période postmoderne. Ce travail critique
décisif semble bien aujourd'hui commencer. !
!

!
!
Le néo-libéralisme : la désymbolisation, une
forme de domination inédite!
!
La désymbolisation postmoderne en cours est souvent
douloureusement ressentie par de nombreuses couches de la société.
Il n'est pas exagéré de dire qu'un sentiment de crise profonde atteint
les esprits les plus solides. Cependant, on observe un singulier
paradoxe : plus on souffre de cette désymbolisation, moins on sait si
l'on ne devrait pas plutôt s'en réjouir! Certes, a-t-on ainsi tendance à
se dire, la postmodernité et le fading du grand Sujet entraînent de
nouveaux désordres dans l'être-soi et l’être ensemble. Mais la
modernité, saturée de grands Sujets, n'a nullement été exempte de
troubles tragiques. Il suffit de se remémorer les terribles boucheries
conduites au 20e siècle au nom des idoles alors au zénith de l’État
nation, de la République, du prolétariat ou de la Race... En ce sens, la
perte finale de tout grand épouvantail, paré du sens ultime,
constituerait plutôt un motif de soulagement - dût-il en résulter de
nouvelles formes de désordres psychiques et civiques dans nos
sociétés. La disparition de l'Autre ne serait finalement que l'effet
annoncé d'une déterritorialisation radicale. Il est probable que cet
évanouissement symbolique comporte des effets délétères,
inquiétants et préjudiciables, notamment pour les nouvelles
générations. Mais on peut se demander si un court épisode de panne
symbolique, avec rédemption par une secte ou un exploit d'exception,
calmé par un peu d'addiction à du Prozac ou d'autres produits moins
licites, et entrecoupé d'un ou deux accès de toute-puissance
caractérielle et de quelques intempestifs changements d'orientation
sexuelle, est beaucoup plus dommageable que le catéchisme, le culte
de Marie, l'instruction civique et la vénération de Marianne réunis...
Bref, on a tendance à se dire que la destruction des vieilles
baudruches symboliques (la religion, le patriarcat, la famille, la
nation...) n'occasionne rien de plus qu'un dessillement douloureux
mais salvateur du sujet passant subitement de la modernité à la
postmodernité. En somme, il ne faudrait pas confondre la fin de la
!
!
transcendance et la fin du transcendantal. Rien ne serait perdu.
Certes, nous n'avons plus de loi externe pour nous guider (et nous
assujettir), mais ce serait l'occasion ou jamais de trouver ses propres
lois internes. On sait d'ailleurs depuis Rousseau au moins que
l'autonomie, comme son étymologie l'indique, ne signifie pas la fin de
la loi, mais la recherche des lois qu'on pourrait se donner à soimême.
« L'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté. Il n'y a pas de
liberté sans lois. La liberté suit le sort des lois », disait ainsi Rousseau
dans Le Contrat social (livre I). Nous serions donc devant une chance
historique d'accès à l'autonomie. Toutefois, si cela était vrai, encore
faudrait-il, cette chance : 1) savoir la saisir, et 2) savoir la mettre en
œuvre. Rien, malheureusement, n'indique que nous allons dans ce
sens. Le programme d'autonomie est en effet d'une totale exigence
philosophique. Il ne consiste nullement à lâcher des individus dans la
culture, sans viatique; il exige, au contraire, une grande préparation
qui passe notamment par ce qu'on appelait autrefois la « direction de
conscience » - qu'on se réfère aux entreprises des cyniques, des
épicuriens, des stoïciens et des sceptiques. Or, aujourd'hui, la pente
est plutôt de croire que la liberté découle automatiquement de la chute
des idoles. Bref, il faut décider : en sommes-nous à l'heure, proche du
grand midi nietzschéen, d'un nihilisme philosophique enfin lucide ? ou
bien à l'heure crépusculaire d'un « nihilisme fatigué » ? On connaît
l'opposition irréconciliable de ces deux nihilismes. Le nihilisme lucide
part de l'idée que les anciens fondements métaphysiques des valeurs
n'ont jamais été que fictions édifiées autour du néant. Il engage
généralement à un exercice éminemment exigeant et souvent
salutaire : comment recommencer à penser à partir de rien ? L'autre
nihilisme, le « nihilisme fatigué », pour reprendre l'expression même
de Nietzsche renvoie à un moment incertain où toutes les valeurs
deviennent grises. Cette circonstance se présenterait aujourd'hui
comme un fait social et historique se manifestant par un phénomène,
diffus dans les populations, de refus de toute hiérarchie des valeurs
(par exemple, entre celles qui relèvent de l'intérêt privé et celles qui
dépendent de la chose publique), voire de refus de toute valeur. Il
s'agirait, dans ce « nihilisme fatigué », voire épuisé, de faire une place
!
!
centrale à « tout ce qui soulage, guérit, tranquillise, engourdit, sous
des travestissements divers » - la marchandise occupant aujourd'hui
cette position clef. Elle représenterait ce qui permet de faire apparaître
aujourd'hui une certaine profusion d'objets à l'endroit même du néant
ontologique. Ces deux plans sont, on le sait, intimement liés :
Nietzsche disait déjà que « si nous ne faisons pas de la mort de Dieu
un grand renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes,
nous aurons à payer pour cette perte ». Dans quel nihilisme sommes-
nous donc? Avonsnous affaire à une inédite libération dont il faudrait
savoir profiter (fût-elle due à la déterritorialisation opérée par la
marchandise) ou sommes-nous entrés dans une nouvelle aliénation ?
Force est de constater qu'on ne sait plus guère que penser. Ce qui
indique à l'envi que nous sommes tombés dans une antinomie de la
raison. D'où il n'est qu'une voie pour se sortir : prendre à bras-le-corps
cette antinomie pour la résoudre. J'ai affirmé jusqu'ici qu'il y avait
désymbolisation, je me dois donc d'examiner l'autre thèse : ce que je
prends pour de la désymbolisation n'est-il pas la manifestation d'une
résistance originale à toutes les formes de domination - ce qui, à
l'évidence, passe par une nouvelle instruction de la notion de
domination.!
!
La domination !
!
Bourdieu, dès les années 1960, a réglé la question de la domination
d'une manière qui, encore aujourd'hui, suscite un large accord en
sociologie et au-delà, dans toutes les sciences humaines et sociales :
tout acte culturel est un acte de domination d'une classe sur une
autre. Bourdieu formulait une condition subsidiaire pour la réussite
parfaite de cet acte : qu'il se fasse oublier comme tel. La légitimité de
la culture dominante s'impose en effet d'autant mieux qu'elle réussit à
imposer la méconnaissance de l'arbitraire dominant qu'elle porte. On
connaît la fortune de ce paradigme de mise en accusation de la
culture qui s'est imposé dans les années 1960 en remplacement du
paradigme précédent issu des Lumières, fondé sur l'accès

!
!
émancipateur de tous au savoir et à la culture et qui a fonctionné
pendant deux siècles de Kant et Condorcet jusqu'à Henri Wallon.
Avec ce nouveau paradigme surgi dans les années 1960, la culture (la
science, la littérature, l'art...), autrefois instrument du salut de chacun
et notamment des opprimés, est devenue un pur instrument de
pouvoir et d'aliénation. C'est ainsi que ce qui était l'objectif à atteindre
pour tous est devenu, par un étonnant renversement, ce dont il fallait
se défier le plus au monde. « Savoir égale pouvoir », entendait-on
partout à cette époque - les travaux de Foucault (qui a beaucoup
sympathisé avec cette thèse sans jamais vraiment l'adopter) venaient
alors donner la caution historique et philosophique aux études
sociologiques de Bourdieu. Or, il faudra bien se rendre compte un jour
des effets profondément dévastateurs sur la culture en général de
cette thèse très réductionniste, à laquelle l'école d'aujourd'hui est en
train de payer un lourd tribut. Le désir n'étant pas une question
sociologique, Bourdieu laissait tomber la question, essentielle à nos
yeux, de savoir pourquoi les hommes s'approchent toujours de l'acte
culturel qui peut les aliéner si facilement. En effet, pourquoi se
laissent-ils dominer aussi aisément? Que vont-ils chercher là ?
Comment cela commence-t-il ? Bourdieu ne nous a jamais renseignés
sur ces questions. Pour la seconde fois dans ce livre, nous
reprochons donc à Bourdieu d'avoir voulu rendre compte de la
complexité du monde à partir des seules données sociologiques. Pire
même, il a voulu instituer en méta-science une sociologie réductrice,
c'est-à-dire réduite au seul rapport dominants/ dominés. On peut bien
concevoir qu'il a mis en lumière un élément important de la culture
(ses impacts sociaux), mais au prix d'oublier l'essentiel, soit ce qu'est
ontologiquement la culture (dans son rapport à la nature humaine) et
ce qu'est la culture en soi (ses niveaux spécifiques de consistance
scientifique, sémiotique ou esthétique). On ne saurait en somme
considérer la question des effets sociaux de la culture sans prendre
en compte ses dimensions constitutives. Pour ce faire, on peut repartir
d'un fait essentiel que Kant avait parfaitement repéré : « l'homme
[contrairement à l'animal] n'a pas d'instinct : il faut qu'il se fasse à lui-
même son plan de conduite ». En d'autres termes, on dirait
!
!
aujourd'hui que l'homme est un néotène, que sa nature est inachevée.
Il ne peut donc s'accomplir de par sa propre nature, il doit en sortir
pour se réaliser. En tant qu'être inachevé, il dépend d'un autre être
susceptible de remédier à cet inachèvement. En tant qu'il se trouve
contraint à la recherche de cet autre être, la première domination sous
laquelle tombe l'homme est donc de nature ontologique. On peut
l'exprimer autrement : sa simple nature ne saurait suffire à le faire
vivre et il doit impérativement rencontrer le tout du langage et de la
culture pour s'accomplir. « L'homme, disait ainsi Lacan qui se faisait
une tout autre conception du symbolique que Bourdieu, est, dès avant
sa naissance et au-delà de sa mort, pris dans la chaîne symbolique »
Et, comme pour bien faire comprendre qu'il se jouait dans cette «
prise » une domination essentielle et une dépendance incontournable,
il ajoutait que «le sujet est serf du langage, et encore plus, serf d'un
discours ». Servage symbolique : le terme est d'autant plus saisissant
que rien ne peut permettre d'échapper à cette domination radicale de
l'homme par le langage, sauf à le voir perdre son humanité et verser
dans la barbarie. Ce n'est qu'une fois cette première domination
(ontologique) posée que l'on peut dire que la domination, c'est aussi
pour l'homme un fait sociopolitique. Marx a permis de comprendre
combien cette domination sociopolitique était complexe et subtile
puisqu'elle se présente comme une réalité qui s'affirme en se
dissimulant. En effet, la domination sociopolitique, c'est aussi bien
l'ensemble des moyens par lesquels certains groupes d'individus
exercent une emprise économique, politique et/ou culturelle sur
d'autres groupes, que l'ensemble des moyens par lesquels ces
groupes dominants dissimulent leurs intérêts particuliers en tentant de
les faire passer pour des intérêts universels. Cette seconde
domination présente donc la particularité d'être contingente et de
fonctionner tant que les dominés en restent dupes. Lorsqu'un groupe
humain cesse d'être mystifié par la dissimulation d'une domination et
que le roi, comme on dit, lui apparaît soudain nu, alors, généralement,
ce groupe sort à plus ou moins brève échéance de cette domination,
quitte à aussitôt en expérimenter une nouvelle. !
!
!
!
Deux dominations !
!
Il existe donc deux dominations de nature bien différentes : à l'une,
originaire, on ne saurait se soustraire cependant que, de l'autre,
seconde, on peut, sous certaines conditions, se défaire. La difficulté,
c'est que, dans les pratiques sociales, ces deux dominations de
nature très différente sont liées, ce qui explique qu'on les confond très
souvent ou qu'on rabat volontiers l'une sur l'autre. Soit on valorise la
dépendance ontologique de l'homme au détriment de la domination
sociopolitique et l'on obtient de grandes envolées métaphysiques sur
l'Être si peu attentives à la domination sociopolitique qu'elles peuvent
aller jusqu'à ne pas voir les pires d'entre elles qu'on pense à
l'ontologie heideggérienne qui s'est parfaitement accommodée du
nazisme. Soit on ne veut prendre en compte que les dominations
sociopolitiques et l'on rate, voire on nie, toute la spécificité de la
culture. Percevoir la liaison intime de ces deux dominations suppose
donc un montage délicat qui ne sacrifie pas l'une à l'autre. Je
proposerai celui-ci : certains groupes profitent de la domination
ontologique (nécessaire) pour établir une domination sociopolitique
(contingente). Comment? C'est assez simple : en exerçant un contrôle
et un verrouillage aussi serrés que possible sur ce qui commande
l'accès au sens. C'est ainsi qu'il existe des institutions spécifiques
correspondant à chaque forme de domination sociopolitique,
destinées à veiller de près au sens autorisé. Ce faisant, les dominants
se sont trouvés en charge d'assurer l'accès des individus à la fonction
symbolique, non pas du tout par souci philanthropique, mais par
volonté de contrôle des sujets. On peut dire que si la langue et les
systèmes symboliques sont à la disposition inconditionnelle de tout
être parlant, c'est à la condition d'être sévèrement contrôlés. Les
sociétés de la modernité étaient, en ce sens, des sociétés
disciplinaires, comme Foucault l'a montré dans ses travaux des
années 1960 (sur l'asile et la prison) et 1970 (sur le bio-politique, à
partir du moment où la vie fait l'objet de décisions politiques). Mais la
prise en charge de la vie par le pouvoir ne signifie pas que les deux

!
!
dominations soient confondues. La domination ontologique n'est
jamais entièrement soluble, ni exprimable dans la domination
sociopolitique. Faute de quoi on ne pourrait plus comprendre pourquoi
tout homme, quel que soit son statut, dispose d'un droit absolu et
inaliénable à la parole, du simple fait d'être homme. C'est justement là
le fait qui soucie toujours beaucoup les gouvernants et les dominants,
mais à quoi ils doivent bien consentir. Bien que mêlé au sociopolitique
dans la pratique, l'ontologique garde toujours sa spécificité logique et
son efficace propre. Rien ne peut jamais arrêter la quête de sens.
L'erreur serait donc de confondre ces deux dominations. Or, c'est
justement cette erreur que commettent ceux qui voient des faits de
résistance à la domination sociopolitique dans les actes de
désymbolisation. Alors que ces actes ne font, en réalité, que défaire la
fonction symbolique. La violence nue, par exemple, ne peut en effet
que casser le ressort le plus intime de l'humanité de l'homme. Ce
serait un tragique contresens de croire que c'est en attentant à ce
noyau premier d'humanité qu'on peut se défaire des dominations
sociopolitiques. Aucune révolution n'est à ce prix - comme l'a montré
hélas la folie du polpotisme qui a cherché à éradiquer la fonction
symbolique pour en finir avec toute domination sociopolitique. !
!
Le néo-libéralisme et la désymbolisation !
!
En fait, si l'on attente à ce noyau premier d'humanité, c'est tout le
contraire qui risque d'arriver. C'est la plus conquérante de toutes les
dominations possibles à l'heure actuelle qui risque de triompher, celle
de ce qu'on appelle communément le néo-libéralisme. La très grande
nouveauté du néo-libéralisme par rapport aux systèmes de
domination antérieure tient à ce que ces derniers fonctionnaient au
contrôle, au renforcement et à la répression institutionnels, alors que
le nouveau capitalisme fonctionne à la désinstitutionnalisation. C'est
probablement là ce que Foucault n'a pas vu venir. Tout à l'étude des
multiples formes de la prise en charge de la vie par le pouvoir (dans
les soins, dans l'éducation, dans les formes de la punition...), il n'a pas

!
!
vu qu'une toute nouvelle domination se mettait très progressivement
en place dès après la Seconde Guerre mondiale. Les exemplaires
études de Foucault sur les sociétés disciplinaires sont venues en effet
à un moment où ces sociétés entraient déjà en décadence. Elles se
sont en effet appliquées à un objet déjà bien fragilisé au moment de
l'étude. C'est pourquoi, si les études de Foucault sur les sociétés
disciplinaires sont fondées, elles n'en ont pas moins généré un
immense malentendu. Les très vifs engagements militants de l'époque
n'ont pas perçu que les institutions qu'ils prenaient pour cible étaient
les appareils mêmes que la fraction la plus conquérante du
capitalisme voulait détruire. Ce n'était alors déjà plus par la prise en
charge disciplinaire de la vie par le pouvoir que la domination voulait
continuer de s'imposer, c'était par une forme de domination toute
nouvelle. Il est remarquable que ce soit par les institutions asilaires, là
où l'encadrement était le plus fort, que cette désinstitutionnalisation ait
commencé. Le nouveau capitalisme était en train de découvrir et
d'imposer une façon beaucoup moins contraignante et moins
onéreuse d'assurer sa fortune : non plus continuer à renforcer la
domination seconde qui produisait des sujets soumis, mais casser les
institutions et en finir ainsi avec la prise en charge de la domination
première de façon à obtenir des individus souples, précaires,
mouvants, ouverts à toutes les modes et toutes les variations du
marché. C'est ainsi qu'aujourd'hui « les seules contraintes justifiables
sont celles des échanges marchands». Le seul et unique impératif
admissible est que les marchandises circulent. De sorte que toute
institution venant interposer entre les individus et les marchandises
ses références culturelles et morales est désormais mal venue. Le
nouveau capitalisme a en somme très vite repéré le parti qu'il pouvait
tirer de la contestation. C'est ainsi que le néolibéralisme promeut
aujourd'hui « un impératif de transgression des interdits » qui confère
à ce discours un « parfum libertaire », fondé sur la proclamation de
l'autonomie de chacun et sur « l'extension indéfinie de la tolérance
dans tous les domaines ». C'est pourquoi il porte avec lui la
désinstitutionnalisation : il faut non seulement « moins d'État », mais
moins de tout ce qui pourrait entraver la circulation de la marchandise.
!
!
Or, ce que produit immédiatement cette désinstitutionnalisation, c'est
bien une désymbolisation des individus. La limite absolue de la
désymbolisation, c'est quand plus rien ne vient assurer et assumer
l'acheminement des sujets vers la fonction symbolique en charge du
rapport et de la quête de sens. On n'y est jamais vraiment, mais enfin,
quand le rapport de sens défaille, c'est toujours au détriment du
propre de l'humanité, la discursivité, et au profit du rapport de forces.
Ce que vise le nouveau capitalisme aujourd'hui, c'est ce noyau
premier d'humanité : la dépendance symbolique de l'homme. Il n'est
donc pas étonnant que notre espace social se trouve de plus en plus
envahi par de la violence ordinaire, ponctuée par les moments d'acmé
de l'hyper-violence, accidents catastrophiques que les conditions
ambiantes rendent désormais toujours possibles. La boucle est ainsi
bouclée : la logique néo-libérale produit des sujets qui, fonctionnant
précisément à la loi du plus fort, renforcent encore cette logique. Il est
bien évident que ce nouveau sujet précaire est aussi une victime.
C'est là exactement ce que veulent oublier les vibrionnants adeptes
de la « tolérance zéro » qui tolèrent parfaitement la grande corruption
politique et affairiste et visent surtout à protéger la tranquillité des
beaux quartiers. Mais, d'un autre côté, il ne faut pas oublier que ces
victimes font de nouvelles victimes, de sorte que jouer l'« extension de
la tolérance » contre la « tolérance zéro » constitue une très mauvaise
solution, qui ne peut qu'accroître le problème au lieu de le régler. Ne
pas vouloir voir ce qui est en jeu dans la nouvelle condition subjective
précarisée de l'époque néo-libérale ou, pire encore, faire de ces
individus dé-symbolisés de nouveaux résistants ne peut relever que
de l'aveuglement et du grave fourvoiement. Il me semble procéder à
la fois d'une compassion misérabiliste éthiquement et politiquement
correcte très en vogue dans la social-démocratie d'obédience néo-
libérale et d'une fascination littéraire à bon marché pour les actes
limites, généralement très prisée des fils de la bourgeoisie en quête
de révolte radicale contre leur milieu. Rien n'est à attendre de ces
révoltes. Il n'est d'ailleurs guère besoin d'investigations très
approfondies pour s'apercevoir que s'il est une réalité sociale à quoi le
nouveau capitalisme consent sans rechigner, alors qu'il en détruit tant
!
!
d'autres, c'est bien à l'existence de mafias en tout genre, usant sans
vergogne des méthodes les plus expéditives. Depuis toujours, le
capitalisme s'accommode parfaitement de ce que Marx avait appelé le
lumpenproletariat. A son propos, Marx ne se faisait aucune illusion : «
Quant au lumpenproletariat, éléments déclassés, voyous, mendiants,
voleurs, etc., il est incapable de mener une lutte politique organisée ;
son instabilité morale, son penchant pour l'aventure permettent à la
bourgeoisie d'utiliser ses représentants comme briseurs de grève,
membres des bandes de pogrom, etc. » Or, de nos jours, le
lumpenproletariat a quitté son statut de curiosité historique marginale
et locale du capitalisme pour se disséminer et caractériser certaines
formes sociales. Une continuité toujours plus tangible est ainsi en train
de se mettre en place entre les petites bandes qui trafiquent dans les
cités, en vampirisant les populations les plus pauvres et en
empêchant le fonctionnement normal des institutions républicaines
subsistantes (celle de l'école et des transports urbains, par exemple),
les petites, les moyennes et les grandes mafias produisant de l'argent
« sale » (avec la drogue, la prostitution, les trafics d'armes, les trafics
d'influence...), les réseaux financiers qui recyclent cet argent sans
états d'âme via les paradis fiscaux et certains réseaux politiques où
affaires et mafias se mêlent parfois ouvertement (cf. par exemple, en
Europe même, l'Italie de Berlusconi). Ni tolérance zéro, ni extension
de la tolérance, la seule solution passe par la re-symbolisation et le
recouvrement de la dignité humaine par le nouveau sujet précaire.
C'est donc une lutte contre la désymbolisation qu'il faut entreprendre,
ce qui suppose au préalable d'identifier avec précision les formes
actuelles qu'elle revêt. !
!
Qu'est-ce que la désymbolisation? !
!
D'abord et avant tout, le mot désigne une conséquence du
pragmatisme, de l'utilitarisme et du « réalisme » contemporains, qui
entend « dégraisser » les échanges fonctionnels de la surcharge
symbolique qui les grève. La désymbolisation indique un processus

!
!
visant à débarrasser l'échange concret de ce qui l'excède tout en
l'instituant : son fondement. En effet, l'échange humain est serti dans
un ensemble de règles dont le principe n'est pas réel mais renvoie à
des « valeurs » postulées. Ces valeurs relèvent d'une culture
(dépositaire de principes moraux, de canons esthétiques, de modèles
de vérité) et comme telles, elles peuvent différer, voire s'opposer à
d'autres valeurs. Or, le « nouvel esprit du capitalisme » poursuit un
idéal de fluidité, de transparence, de circulation et de renouvellement
qui ne peut s'accommoder du poids historique de ces valeurs
culturelles. En ce sens, l'adjectif « libéral » désigne la condition d'un
homme « libéré » de toute attache à des valeurs. Tout ce qui se
rapporte à la sphère transcendante des principes et des idéaux,
n'étant pas convertible en marchandises ou en services, se voit
désormais discrédité. Les valeurs (morales) n'ont pas de valeur
(marchande). Ne valant rien, leur survie ne se justifie plus dans un
univers devenu intégralement marchand. De plus, elles constituent
une possibilité de résistance à la propagande publicitaire qui exige,
pour être pleinement efficace, un esprit « libre » de toute retenue
culturelle. Ce qu'on vient encore de voir en 2002 avec l'épisode
opposant le groupe Vivendi aux cinéastes français : au nom de la
pluralité et de l'égalité, il s'agit de rendre impossible toute « exception
culturelle ».!
La désymbolisation a donc un objectif : elle veut éradiquer, dans les
échanges, la composante culturelle, toujours particulière. Cette
désymbolisation en cours prend aujourd'hui trois formes : vénale,
générationnelle et nihiliste.!
!
La désymbolisation vénale !
!
Le terme numismatique - ce qui concerne la monnaie vient du grec
nomos, la loi. L'argent a donc, dès les origines, rapport à la loi. Si on
touche à l'argent, on touche à la loi. Un seul exemple suffira à
démontrer la pertinence de ce précepte : la disparition de l'or, garant
de la valeur de la monnaie dans l'Europe de l'entre-deux-guerres, a en

!
!
effet pu être analysée comme l'un des déclencheurs des
totalitarismes. Or, les Européens ont vécu en 2002, sans coup férir, un
moment presque allégorique de désymbolisation lors du passage à
l'euro. La monnaie est en effet un signe « fiduciaire », c'est-à-dire
qu'elle repose sur le crédit qu'on lui fait. Cette confiance, cette
croyance qu'un bout de papier imagé puisse représenter une valeur
reposait sur un double fondement : l'étalon-or, la référence ultime et
première (« anale », dirait le psychanalyste) dans un métal précieux
sacralisé et totémisé; et la référence spirituelle, l'empreinte
symbolique des effigies et des devises, gage de l'unité, voire de l'âme
de la communauté. Ces deux origines, matière fondatrice et mythe
fondateur, se sont toutes deux grandement affaiblies. L'une dès 1972
avec la fin de l'indexation du dollar sur l'or, venant après la fonte des
réserves fédérales des États-Unis, due notamment à la guerre du
Vietnam; l'autre le 1er janvier 2002 avec l'apparition d'une monnaie
sans adage, sans portrait de « grand homme », sans valeur culturelle
proclamée. Avec l'euro, il reste bien une face sur la menue monnaie,
les pièces, mais sur les valeurs sérieuses, les billets, ayant valeur
d'assignats (c'est-à-dire de gage sur les valeurs et les biens), il n'y a
plus que des portes, des fenêtres et des ponts... Or, l'argent n'est pas
que de l'argent. Notre langue distingue en effet l'argent et la «
monnaie ». Celle-ci n'est pas seulement le signe de celui-là : la
monnaie symbolise également tout un ensemble de représentations
patrimoniales qui se transmet de l'acheteur au vendeur. Au fil du
temps, le franc a ainsi diffusé une galerie de tableautins qui, de
Pasteur à Pascal et de Descartes à Delacroix, place toute transaction
sous l'égide du « génie français » dont le « franc » n'est pas
dissociable. La devise phare américaine présente des caractéristiques
similaires - aujourd'hui largement oubliées, mais néanmoins présentes
dans son histoire. Cette monnaie rappelle en effet explicitement la
dette (« this note is légal tender for ail debts ») que le paiement vient
justement effacer, « dette » dont on sait depuis l'anthropologue Marcel
Mauss qu'elle est à l'origine de tout sens symbolique. Le dollar
représente également les origines de la nation (portraits des pères
fondateurs) et affirme une croyance dans la créance {In God we trust).
!
!
C'est de ces caractéristiques éminemment symboliques que l'euro,
dans l'état actuel des choses, prétend s'affranchir. On entend dire çà
et là que l'Europe avait besoin d'un symbole fort et que l'euro a enfin
donné cet emblème à l'Europe. Mais comment ne pas voir qu'il a dû,
pour y parvenir, se dépouiller auparavant de toute référence culturelle
explicite. Si l'euro symbolise désormais l'Europe, c'est dans une pure
praticité bancaire dépourvue de références emblématiques.
Équivalent universel sans fondement, pure contremarque sans origine
pour des échanges absolument fonctionnels, l'euro est ainsi, si l'on
peut dire, le symbole même de la désymbolisation, la réduction de
toutes les valeurs à l'unique valeur bancaire. Il n'y a donc plus, avec
l'euro, d'autre valeur que l'argent. Ce qui restait encore marqué du
sceau du symbolique dans l'échange a disparu de la transaction.
L'euro représente ainsi une sorte d'étape intermédiaire entre le
monétaire fiduciaire ancien et l'électronique des cartes de crédit : avec
la disparition complète de toute symbolisation dans le numéraire
numérique, l'argent sera réduit au pur escompte des chiffres. C'est
ainsi qu'au moment même où les Européens se préparaient dans
l'effervescence au « passage à l'euro », leurs penseurs réunis à
l'Unesco décrivaient l'inexorable « crépuscule des valeurs » Dès lors
que l'argent n'est plus symbolisé par la monnaie, il ne fait plus «
société » et devient ce magot neutre, à la fois principe et fin de tout
rapport social. La désymbolisation en cours place désormais chaque
sujet social en position potentielle de capter par tous les moyens une
part aussi substantielle que possible de ce qu'on appelle
significativement de la « liquidité ». Dans cette pure circulation de
valeur neutre, il n'y a plus d'argent sale, même s'il arrive qu'on parle
encore de « blanchiment » ; il n'y a plus que l'argent : en avoir ou pas.
À cet égard, émerge aujourd'hui un réalisme juvénile qui jette une
lumière crue sur ce que la société leur a véritablement enseigné : il
n'existe d'autre pouvoir que celui de l'argent. Le « renversement
sémiotique » par lequel le simple signe devient la chose elle-même en
l'absence de ce à quoi elle se référait et prenait valeur rend cette
monnaie immatérielle (plus d'or) et orpheline (plus de mère :
Marianne). Dès lors il n'est pas surprenant que des adolescents de
!
!
plus en plus nombreux fassent main basse sur le pécule avec une
désinvolture dans la prise de risque qui sidère. Ne prenons qu'un
exemple, tragique, celui d'un « braquage de banque » le 26 décembre
2001, à Vitry-sur Seine, au cours duquel un des jeunes, auteur du
hold-up, est tué par la police. Les jeunes de la cité de la victime
descendent alors dans la rue et mettent le quartier à feu et à sang
pendant une semaine au motif que leur copain ne faisait rien de mal -
ce que l'un d'entre eux commente ainsi : il ne faisait que « chercher de
l'argent ». Et en effet, quoi de plus naturel que de « chercher de
l'argent » dans une banque ? L'expression est révélatrice de tout un
climat. L'argent ne se gagne plus, sinon dans les jeux de hasard qui
prolifèrent. On va le chercher comme on fait son marché. Cette
logique n'est pas sui generis, elle n'est pas la germination de la
mauvaise graine des banlieues, elle est directement induite par
l'anthropologie néolibérale qui réduit l'humanité à une collection
d'individus calculateurs mus par leurs seuls intérêts rationnels, en
concurrence sauvage les uns avec les autres. Ce qui n'a pas de
fondement ne peut prétendre à la légitimité et la démonstration est
faite que l'argent n'a plus de fondement ; à la lettre, il ne « représente
» plus rien depuis que l'économie spéculative, celle par laquelle
l'argent « fait des petits » comme disait Marx, s'est arrachée de «
l'économie réelle ». Il y a donc une violence directement générée par
la déficience monétaire et si l'euro n'en est évidemment pas la cause,
il en est l'indice le plus voyant. Gagé sur rien, ne symbolisant rien, le
paradoxe de la monnaie anomique se propose comme pur accès à ce
« puissant convoi de marchandises auquel se réduit notre civilisation
» et promeut une société du risque revendiquée par les penseurs
libéraux. Dans ce climat digne des vieux westerns où l'argent n'est
qu'un pactole diffus et les agents sociaux des raiders qui doivent s'en
emparer, le braquage et le vol avec violence ne sont que des risques
parmi d'autres, pris par ceux qui prennent le libéralisme au mot. !
!
!
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!
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La désymbolisation générationnelle !
!
De même que le travail ne définit plus la valeur économique pour les
nouvelles théories de la finance, il ne définit plus de place sociale
dans la production des richesses. Les biens de consommation
s'étalent à profusion cependant que l'emploi se fait rare et précaire et
devient souvent déqualifié. Telle est la donne actuelle. Toute une
jeunesse se trouve ainsi coincée dans une sorte de sas entre l'école
et l'emploi, avec des besoins grandissants conjugués au manque de
ressources propres. Elle en vient à constituer non une simple tranche
d'âge autrefois repérable dans l'adolescence, mais une sorte de
catégorie sociale d'un genre nouveau. Nouveau parce que son
assimilation, que justifierait son extraction souvent populaire, à la
classe ouvrière est tout à fait impossible. Souvent enfants d'ouvriers,
ils ne le sont pas eux-mêmes. Tout un âge de la vie est donc réduit à
l'oisiveté, sorte de tiers état inactif que l'école a charge d'héberger le
plus longtemps possible. Car, par un paradoxal renversement du loisir,
autrefois apanage suprême des classes dominantes, l'exemption du
travail devient, dégradée et transfigurée, le lot de toute une jeunesse
laissée pour compte. «Qu'est-ce que j'peux faire? J'sais pas quoi
faire», la célèbre réplique de Pierrot le fou, est aujourd'hui l'antienne
muette d'une population de consommateurs improductifs. Les «
jeunes », notion floue et élastique, se voient doublement isolés dans
le temps. Isolés chronologiquement par l'impossibilité de se projeter
dans l'avenir et de se référer au passé : au « no future » des punks a
répondu, avec moins d'éclat, un « no past » tacite. Isolés dans le!
présent même par l'impossibilité de considérer les aînés autrement
que comme des égaux. L'ancienne relation verticale entre générations
est devenue relation horizontale entre contemporains frappant ainsi
d'obsolescence la différence symbolique. La famille ne socialise plus,
aussi tend-elle à devenir la simple pourvoyeuse de ce dont médias et
publicité sont les prescripteurs. Au sein de cette entité affective et
financière comme au sein de l'école tend à disparaître la différence
générationnelle, parents et enfants, maîtres et élèves traitant

!
!
désormais d'égal à égal. Pour Hannah Arendt, qui en faisait la thèse
centrale de son anthropologie politique, la naissance, le fait de naître
nouveau dans un vieux monde, faisait, comme on l'a déjà noté,
obligation aux anciens d'instituer les nouveaux. La « modernisation »
américaine dont elle pressentait la prolifération consiste
essentiellement en un court-circuit de toute transmission. Pris dans
l'inédit d'une telle situation, le rôle parental de représenter auprès des
enfants un monde auquel souvent on n'adhère que contraint, ce rôle,
au fond austère et si ingrat, de légataire d'un patrimoine culturel qu'on
ne possède pas en propre devient presque intenable. Les parents
sont toujours les vieux du vieux monde, condition nécessaire à leur
nécessaire dépassement, pour que les jeunes rajeunissent de leur
propre chef et sous leur responsabilité ce dont ils ont hérité. Avec les
vieux, les jeunes devraient trouver à qui parler, au double sens de
s'entretenir et d'être contenus, voire rabroués. Les parents sont ceux
qui disent « non », ceux qui initient et permettent un certain « travail
du négatif » qui fait pièce aux fringales juvéniles de toute-puissance.
Ce rôle est devenu difficile, non seulement en raison de son peu
d'attractivité à une époque où la jeunesse représente pour tous, et
notamment pour les plus âgés, un impératif catégorique, mais surtout
parce que la capacité de dire « non » que les ascendants incarnent ne
peut s'exercer qu'au nom des principes sur lesquels le monde prétend
reposer. Ils doivent donc assumer les critiques et rébellions issus des
frustrations que leur refus produit nécessairement. Cette précédence
symbolique qui tient à ce qu'une autorité s'incarne pour quelqu'un est
aujourd'hui, sans doute pour la première fois, déniée. S'ensuit un
sabordage de ce que nous avons pointé comme « servage
symbolique » de l'homme, qui fait le lit d'un certain nihilisme
contemporain. !
!
La désymbolisation nihiliste !
!
La difficulté de l'insertion dans un monde du travail de plus en plus
hypothétique et énigmatique, le brouillage du repérage historique et

!
!
générationnel regroupent la jeunesse en agrégats sériels sans lui
conférer aucunement la structure et les assises d'une classe sociale.
Il s'agirait plutôt d'une hors-classe, définie négativement par ce qu'elle
n'est pas. C'est ce que dit assez bien d'ailleurs le terme d' « exclusion
» : une partie de la jeunesse se voit en effet exclue de fait de l'activité
sociale. C'est pourquoi une analyse de la violence juvénile en termes
de lutte des classes paraît inadéquate. Cette violence n'est pas une
révolte contre l'exploitation (pas d'emploi, pas de plus-value), elle ne
vise aucune émancipation (aucune idéologie du salut n'est à l'œuvre),
elle adhère sans réserve à la consommation et aux valeurs
marchandes, elle ne dénonce aucune aliénation (livrée à elle-même,
elle souffrirait plutôt d'un repli identitaire et grégaire que les
phénomènes de « bandes » antagonistes illustrent à l'envi). Les
exactions commises n'ont, politiquement, pas de sens, causées
qu'elles sont précisément par l'effondrement du sens. « Avoir la haine
» exprime une humeur, aussi impérieuse que vague, non une
revendication sociale. La seule récupération possible de ces violences
procède d'un poujadisme à double face : ouvertement réactionnaire!
lorsqu'il dénonce dans la jeunesse une « classe dangereuse »,
prétendument progressiste quand il en fait au contraire une jeune
garde rédemptrice composée d' « anges exterminateurs ». Rien ne
permet de transformer la révulsion en révolte car la force du
néocapitalisme réside paradoxalement dans la faiblesse de ses
gouvernements. La gouvernance néo-libérale est une volonté de non-
gouvernement selon l'idée qu'à un minimum de gouvernement
politique correspond un maximum de rendement économique. De cet
étiolement volontaire et technique du pouvoir résulte un effet pervers
qui n'avait pas échappé à la sagacité d'Hannah Arendt : « tout
affaiblissement du pouvoir est une invite à la violence ». Il s'agit ici du
« pouvoir » comme expression d'un «vouloir». Or le pouvoir actuel ne
« veut » plus rien, rien que la meilleure adaptation possible à une
conjoncture et à une évolution qui le dépassent. La « modernisation
» (des entreprises, de l'école, des institutions...) se présente comme
un gigantesque tropisme à l'échelle planétaire, une sorte de loi
naturelle, une poussée sourde et irrépressible de l'évolution. C'est ici
!
!
la « force des choses » qui exige soumission et adaptation vitales et
non les détenteurs d'un pouvoir devenu flou, mou, secondaire et
gestionnaire. L'absence d'un véritable gouvernement, c'est-à-dire
d'une institution dont la légitimité est nécessairement extérieure aux
intérêts économiques, abolit l'autorité tout en rendant la puissance
occulte. L'affaiblissement de l'État n'annonce pas, loin de là, celui de
la domination sociopolitique, mais le passage à une nouvelle forme de
domination, sournoise et maligne, par laquelle le pouvoir véritable
devient anonyme, informe et non localisable : « nous sommes devant
une tyrannie sans tyran». C'est, ouvertement, la promotion de
l'anomie, la levée des interdits et de tout ce qui peut en imposer à la
pure impétuosité des appétits. L'écrasement de la citoyenneté sur la
société civile, seulement constituée de l'ensemble conflictuel des
intérêts particuliers, rend impossible la nécessaire dialectique entre le
corps social et sa représentation politique. En définitive,
l'aboutissement de l'anthropologie néo-libérale, dont le célèbre mot
d'ordre « laisser-faire » avouait par avance l'absence de principe
ouvre un nouvel espace sociétal, complètement épuré, prosaïque,
trivial, nihiliste, empreint d'un nouvel et puissant darwinisme social où
la valeur, désormais unique, passe d'une main à l'autre sans autre
forme de procès et quelles qu'en soient les modalités : les « plus
adaptés » peuvent légitimement profiter de toutes les situations
cependant que les « moins adaptés » sont tout simplement
abandonnés, voire appelés à disparaître. C'est là une profonde remise
en cause de la civilisation puisque se trouve abandonné le traditionnel
devoir biopolitique incombant à tout État de protection de ses
populations. C'est cet espace hyperréaliste de la valeur nue dans
l'échange direct que certains refusent d'intégrer. Ils s'engagent alors
dans la voie dictée par la déréliction qui les mène à la violence «
gratuite », purement réactive. Il faut bien se rabattre sur quelque
exutoire lorsque le lieu et les représentants du pouvoir sont invisibles.
Xerxès faisait fouetter la mer pour la punir de ses tempêtes, les
jeunes délinquants brûlent, saccagent, agressent avec la même rage
impuissante, faute de pouvoir atteindre les responsables de leur
relégation. Nous sommes devant un cercle vicieux du nihilisme :
!
!
l'anomie comme condition de possibilité du néocapitalisme tourne au
nihilisme autant chez ceux qui en profitent que chez ceux qui en
pâtissent. La postmodernité, ce n'est pas la simple chute des idéaux
du moi, ni une levée en masse contre les idoles. Ceux qui croient que
nous vivons une époque de dessillement douloureux mais salvateur
se rassurent à bon compte. Nous sommes en fait à l'époque de la
fabrication d'un « nouvel homme », d'un sujet a-critique et
psychotisant, par une idéologie aussi conquérante, mais
probablement beaucoup plus efficace que ne le furent les grandes
idéologies (communistes et nazies) du siècle passé. Ce que le néo-
libéralisme veut, c'est un sujet désymbolisé, qui ne soit plus ni sujet à
la culpabilité, ni susceptible de constamment jouer d'un libre arbitre
critique. Il veut un sujet flottant, délesté de toute attache symbolique ;
il tend à la mise en place d'un sujet unisexe et « inengendré », c'est-à-
dire désarrimé de son fondement dans le seul réel, celui de la
différence sexuelle et de la différence générationnelle. Toute référence
symbolique susceptible de garantir les échanges humains étant
récusée, il n'y a plus que des marchandises qui s'échangent sur un
fond ambiant de vénalité et de nihilisme généralisés dans lequel nous
sommes priés de prendre place. Le néolibéralisme est en train de
réaliser le vieux rêve du capitalisme. Non seulement il repousse le
territoire de la marchandise aux limites du monde (ce qui est en cours
sous le nom de mondialisation), où tout est devenu marchandisage
(l'eau, le génome, l'air, les espèces vivantes, la santé, les organes, les
musées nationaux, les enfants...). Mais il est en train de récupérer les
vieilles affaires privées, laissées jusqu'alors à la disposition de chacun
(subjectivation, personnaison, sexuation...) pour les faire rentrer dans
l'orbite de la marchandise. Nous vivons à cet égard un tournant capital
car, si la forme sujet construite de haute lutte par l'histoire est atteinte,
ce ne sera plus seulement les institutions que nous avons en commun
qui seront en danger, ce sera aussi et surtout ce que nous sommes.
Ce n'est pas seulement notre avoir culturel qui est en danger, c'est
notre être. Ce qui témoigne, à l'évidence, d'un degré de gravité bien
supérieur, puisque si la perte de biens communs est toujours
compensable par la production de nouveaux biens, la perte de son
!
!
être propre est quasiment irrémédiable. C'est probablement sur ce
point que se jouent le possible triomphe absolu du néo-libéralisme et
donc les grandes batailles à venir : si la forme sujet est cassée, alors
plus rien ne pourra endiguer le déploiement sans limite de cette forme
politique, stade ultime du capitalisme, celui du capitalisme total où
tout, jusqu'à notre être propre, sera rentré dans l'orbe de la
marchandise. !
!
Que dire encore? !
!
Peut-être le principal. Il tiendrait en deux traits, au demeurant
contradictoires - mais ce sera ma façon de rendre hommage à la
raison par la figure kantienne d'une antinomie finale qu'en
l'occurrence, j'avoue ne pas savoir résoudre. D'un côté, je suis bien
obligé de constater que la place pour le sujet critique et ses anciennes
névroses ne cesse de se réduire à mesure que s'étend la
postmodernité. Que faire alors devant la mort programmée du sujet
moderne? Je ne vois rien d'autre que de tenter de le protéger comme
une espèce menacée, dans l'espérance de jours éventuellement
meilleurs, quitte à le faire entrer en clandestinité en lui faisant
retrouver la pratique roborative des réseaux de résistance. !
!
Quant aux multiples sollicitations postmodernes, / would prefer not
to... Je cite là la formule polie, solennelle, laconique, mais sans appel
et infiniment ravageuse que le Bartleby de la nouvelle d'Herman
Melville opposait invariablement à toute demande. « " J'aimerais
mieux ne pas ", écrivait Blanchot, appartient à l'infini de la patience où
vont et viennent les hommes détruits. » Mais, d'un autre côté, je suis
bien obligé de constater que la tragique destruction de cet homme
nous offre comme une sorte d'opportunité inouïe. Nous nous
retrouvons en effet dans une situation exceptionnelle pour la pensée.
Tout se trouve cul par-dessus tête. Il faut tout reconstruire, à
commencer par une nouvelle intelligence critique et une nouvelle
compréhension de l'inconscient. Nous sommes en quelque sorte

!
!
comme Descartes à Amsterdam, en 1631, quelques années avant Le
Discours de la Méthode : « En cette grande ville où je suis, n'y ayant
aucun homme excepté moi qui n'exerce la marchandise, chacun y est
tellement attentif à son profit que j'y pourrais demeurer toute ma vie
sans être jamais vu de personne [...]. » Descartes, pour être l'homme
serein des situations désespérées, est le personnage théorique qu'il
nous faut ici : lorsque chacun se sentit contraint à exercer la
marchandise, Descartes se vit «jouir d'une liberté entière » ; au
summum du doute, il réinventa, grâce à ce doute même, l'exercice
philosophique le plus cru, celui qui devait fonder une nouvelle
certitude. Aujourd'hui, l'Amsterdam capitaliste de Descartes a conquis
le monde : non seulement, chacun, en cette grande ville planétaire,
exerce la marchandise, mais la marchandise s'exerce sur chacun, au
sens où elle le façonne. Certes, quelques philosophes communicants
sont, de temps en temps, appelés au rapport. Mais, pour l'essentiel,
plus personne ne s'intéresse désormais à cette espèce en voie de
disparition. Pas étonnant, nous ne valons rien. Profitons-en. Nous
sommes tranquilles. Dans cette retraite forcée d'hommes détruits,
nous disposons en somme d'une liberté absolue. Pour ma part, je ne
suis nullement décidé à employer ce loisir pour pratiquer l'un des
nombreux arts de la déréliction, mais pour tenter de comprendre les
tenants et aboutissants de la nouvelle idéologie qui se met en place. Il
apparaît d'ores et déjà que, sous des airs avenants et démocratiques,
elle est probablement aussi virulente que les terribles idéologies qui
se sont déchaînées en Occident au 20e siècle. Il n'est en effet pas
impossible qu'après l'enfer du nazisme et la terreur du communisme,
une nouvelle catastrophe historique se profile. Nous ne serions sortis
des unes que pour entrer dans l'autre. Car le néolibéralisme, comme
les deux idéologies précitées, veut lui aussi fabriquer un homme
nouveau. D'ores et déjà, les changements dans les grands champs de
l'activité humaine - l'économie marchande, l'économie politique,
l'économie symbolique et l'économie psychique convergent
suffisamment pour indiquer qu'un nouvel homme, déchu de sa faculté
déjuger et poussé à jouir sans désirer, est en train d'apparaître.
L'heure n'est donc pour moi ni à un optimisme idiot, celui de
!
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l'impatient qui se réjouit trop vite de la déterritorialisation opérée par la
marchandise et de la chute des idoles, ni à un pessimisme
nostalgique pour des temps définitivement révolus. S'il est un
impératif catégorique aujourd'hui, c'est celui de la résistance devant la
mise en place du capitalisme total. !
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Remerciements !
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Je remercie chaleureusement les collègues de l'équipe «
Psychanalyse et pratiques sociales » du CNRS (UMR 6053), et
particulièrement Markos Zafiropoulos et Denis Duclos. Les études qui
m'ont permis d'écrire ce livre, furent en effet réalisées au cours des
deux années pendant lesquelles je fus accueilli dans cette équipe. Par
ailleurs, je remercie Patrick Berthier. La plupart des idées présentées
dans ce livre ont d'abord été exposées dans le séminaire de
Philosophie de l'éducation que nous animons ensemble à l'université
de Paris VIII et elles doivent beaucoup à sa patience, à son amicale
sollicitude et à son sens critique. !
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