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DU MÊME AUTEUR Jean-Luc Nancy

Aux Éditions Galilée


LE TITRE DE LA LETTRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, 1973.
LA REMARQUE SPÉCULATIVE, 1973.
LE PARTAGE DES VOIX, 1982.
HYPNOSES, avec Mikkel Borch-jacobsen et Éric Michaud, 1984.
L'OUBLI DE LA PHILOSOPHIE, 1986.
L'EXPÉRIENCE DE LA LIBERTÉ, 1988. La Communauté
UNE PENSÉE FINIE, 1991.
LE SENS DU MONDE, 1993 ; rééd. 2001.
LES MUSES, 1994 ; rééd. 2001.
fTRESINGULIERPLURIEL, 1996; rééd. 2013.
désavouée
LE REGARD DU PORTRAIT, 2000.
L'INTRUS, 2000; rééd. 2010.
LA PENSÉE DÉROBÉE, 2001.
LA CONNAISSANCE DES TEXTES. Lecture d'un manuscrit illisible, avec Simon
Hantaï et Jacques Derrida, 2001.
L'« IL Y A» DU RAPPORT SEXUEL, 2001.
VISITATION (DE LA PEINTURE CHRÉTIENNE), 2001.
LA COMMUNAUTÉ AFFRONTÉE, 2001.
LA CRÉATION DU MONDE - OU LA MONDIALISATION, 2002.
À L'ÉCOUTE, 2002.
Au FOND DES IMAGES, 2003.
CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES, 2004.
FORTINO SA.MANO. Les débordements du poème, avec Virginie Lalucq, 2004.
ICONOGRAPHIE DE L'AUTEUR, avec Federico Ferrari, 2005.
LA DÉCLOSION (Déconstruction du christianisme, J), 2005.
SUR LE COMMERCE DES PENSÉES. Du livre et de la librairie, illustrations
originales de Jean Le Gac, 2005.
ALLITÉRATIONS. Conversations sur la danse, avec Mathilde Monnier, 2005.
LA NAISSANCE DES SEINS, suivi de PÉAN POUR APHRODITE, 2006.
TOMBE DE SOMMEIL, 2007.
À PLUS D'UN TITRE. Jacques Derrida, 2007.
VÉRITÉ DE LA DÉMOCRATIE, 2008.
LE PLAISIR AU DESSIN, 2009.
IDENTITÉ. Fragments, franchises, 2010.
L'ADORATION (Déconstruction du christianisme, 2), 2010.
MAURICE BLANCHOT, PASSION POLITIQUE, 2011.
POLITIQUE ET AU-DELÀ, 2011.
DANS QUELS MONDES VIVONS-NOUS?, avec Aurélien Barrau, 2011.
L'ÉQUIVALENCE DES CATASTROPHES, 2012.
JAMAIS LE MOT , CRÉATEUR,.. (Correspondance 2000-2008), avec Simon
Hantaï, 2013.
L'AUTRE PORTRAIT, 2014.
Éditions Galilée

« La communauté, le nombre »

je remercie Cécile Bourguignon, juan-Manuel Garrido,


Mathilde Girard et Michel Surya
pour leurs relectures précieuses de ce livre

© 2014, ÉDITIONS GALILÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris.

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement


ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français
d'exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
ISBN 978-2-7186-0904-! ISSN 0768-2395
www.editions-galilee.fr
1
Le mot « communisme »

Cet essai se propose comme l'étude de l'ouvrage


de Maurice Blanchot au sujet de la communauté. À
travers l'histoire de ce livre, du déchiffrement qu'il
appelle - de l'impossibilité, sans doute, d'en achever
l'interprétation - se profile un enjeu qui dépasse de
beaucoup ce livre et son auteur. Il s'agit de la préoc-
cupation de notre temps quant au caractère commun
de nos existences : à ce qui fait que nous ne sommes
pas d'abord des atomes distincts mais que nous exis-
tons selon le rapport, l'ensemble, le partage dont les
entités discrètes (individus, personnes) ne sont que
des aspects, des ponctuations. Cette très simple et très
essentielle condition d'être nous échappe dans la me-
sure où l'évidence de sa donnée se dérobe avec le
dérobement de toutes les fondations et de tous les
totems qui avaient pu passer pour les garanties d'un
être commun ou bien, tout au moins, pour les garan-
ties d'une existence en commun.
Par le commun il faut entendre à la fois le banal, c'est-
à-dire l'élément d'une égalité primordiale et irréductible
à tout effet de distinction, et - indiscernablement - le

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La Communauté désavouée « La communauté, le nombre »

partagé, c'est-à-dire ce qui n'a lieu que dans le rapport, vent aussi associé à La Communauté désœuvrée que je
par lui et comme lui : par conséquent, ce qui ne se publiais pour ma part en 1986 et à La Communauté
résout ni en « être » ni en « unité ». Cela, donc, qu'on qui vient de Giorgio Agamben, paru en 1990. Si
ne peut même pas poser comme un singulier - « le toutefois le deuxième de ces titres et, dans une mesure
rapport » - sans faire lever l'essaim bourdonnant de ses moindre, le troisième ont fait l'objet d'assez nom-
pluriels. Pour reprendre une image de Freud : le fait breux commentaires et d'analyses (parfois les compa-
d'être nourris d'un même lait « maternel» tout en étant rant, les contrastant, les rapprochant), le premier a été
exposés un par un à l'absence « paternelle » d'unité figu- aussi peu commenté qu'il a été beaucoup mentionné.
rale. Le fait d'être ainsi liés au sein d'une déliaison, déliés Les citations de son texte ont été peu fréquentes, alors
le long de la liaison même. même que le livre comme tel était signalé ou invoqué
Comment penser cela, qui nous tient tous littérale- en tant que moment initial d'une réflexion qui s'est
ment au corps, lorsqu'il n'est plus possible de recourir prolongée - de manières très diverses - jusqu'à nos
aux fondations ou aux totems des mondes disparus ? jours 1•
Cette question excède, par définition, toute politique,
toute ecclésiologie, tout nationalisme ou cornmunau- 1. En l'été 2013 où j'écris ces lignes, un festival littéraire, lié à la
tarisme, et plus encore toute espèce de solidarité, d'en- maison d'édition Verdier, s'intitule « La Communauté inavouable:
questionnements sur l'être-ensemble», « occasion - est-il précisé
traide ou de soin collectif. Elle est la question dont le - de rendre hommage à Maurice Blanchot». Le programme an-
mot communisme entretient depuis plus de deux siècles noncé ne propose aucun « questionnement sur » le livre de Blan-
l'écharde, l'irritation ou le tourment en même temps chot, ni même simplement de commentaire. C'est en revanche
dans un essai plutôt littéraire qu'on peut trouver un passage qui
qu'une attente et une exigence.
pourrait être directement inspiré de Blanchot (même s'il s'agit
Le livre dont j'entame ici la lecture est un témoin d'une rencontre fortuite). Dans son livre sur Jimi Hendrix, Hymne,
remarquable dans l'histoire de cette question. Lydie Salvayre écrit : « En jouant The Star-Spangled Banner, ce
matin du 18 août 1969 à W oodstock, Hendrix fit renaître le sen-
timent d'une fraternité dont les hommes étaient devenus pauvres,
et prêta vie à cette chose si rare aujourd'hui qu'on appelle, j'ose à
2 peine l'écrire, une communauté, une communauté formée là, dans
Hapax l'instant, une communauté précaire, heureusement précaire [ ... ]
une communauté de solitaires, chacun plongé entièrement dans sa
musique, chacun y trouvant domicile, mais au rythme de tous »
À l'automne de 1983, Maurice Blanchot publiait (Paris, Le Seuil, 2011, p. 191). On a pu aussi faire référence à Blan-
La Communauté inavouable. Depuis trente ans, ce chot et à La Maladie de la mort à propos de l'artiste Haegue Yang
livre a été très souvent rappelé ou évoqué, très sou- parlant d'une « communauté d'absence» (article d'Éric Loret dans

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La Communauté désavouée « La communauté, le nombre »

Pour la caractériser d'une formule, disons que cette celles que propose la démocratie des « États de droit»
réflexion naissait, sans aucun hasard, de l'épuisement soumis, quoi qu'ils en aient, aux mécanismes d'une
de ce qu'on avait nommé le « communisme réel » et « production de richesse » étrangère à toute commu-
mettait en jeu la pensée que ce « réel» avait défigurée. nauté d'existence. Il s'agissait d'interroger le sens ou la
Sans aucun hasard, en effet, puisque les années 1980 teneur d'un mot tel que« communauté» qui ne propo-
ont été les dernières années de la puissance qui se sait en substance rien d'autre que « communisme »,
qualifiait de « soviétique », c'est-à-dire organisée sur sans le discrédit politique où ce dernier était tombé (et
la base de « conseils ». Il ne s'agissait pas de renouve- aussi, ce n'est pas négligeable, à la différence de la valeur
ler ni de développer la critique des mensonges qui doctrinale voire doctrinaire du suffixe -isme).
avaient été accumulés sous des termes qui mobili- Il y avait donc bien quelque chose d'initial ou
saient - et depuis longtemps - toutes les sémantiques d'inaugural dans un moment où la fermeture irréver-
du «commun», du cum, de l'« avec» ou de l'« en- sible du communisme historique exigeait un ques-
semble » (non seulement donc les « communismes » tionnement nouveau sur ce que « comrnurusrne »,
et « socialismes» mais les «communions» ou « com- « communauté », « être-en-commun » peuvent vouloir
munautés» religieuses). À la connaissance des men- dire, sur les registres de pensée auxquels ils renvoient
songes et des trahisons s'ajoutait pour certains la (social? politique? anthropologique? ontologique?)
conscience plus ou moins précise de ceci : on ne savait et sur leurs implications symboliques et pratiques,
pas vraiment ce qui avait été trahi. (Tout au plus imaginaires et affectives.
pouvait-on penser plus ou moins clairement - Engels C'est pourquoi il est très surprenant de constater
en est un témoin 1 - qu'une vérité chrétienne de la combien peu a été analysé le livre de Blanchot et sin-
«communauté» avait été perdue, entraînant toute- gulièrement sa seconde partie, qui est sa part propre-
fois dans sa perte celle du message chréti~n lui-rnême.) ment affirmative, mais celle aussi qui demande de
Il ne suffisait pas de mesurer le communisme «réel» manière assez évidente à être déchiffrée et interprétée,
en comparant ses libertés, sa justice et son égalité à pour elle-même et dans son rapport à la première par-
tie. Or s'il y eut bien évidemment des commentaires 1,
Libération du 23 août 2013). On pourrait encore mentionner la il ne semble pas - sous bénéfice d'inventaire - qu'au-
compagnie théâtrale intitulée La Communauté inavouable : il y a
certainement bien d'autres références possibles que celles-là pour 1. Il suffit de rappeler au moins les noms de Christophe Bident,
témoigner de la présence à la fois tutélaire et parfaitement vague Philippe Mesnard, Leslie Hill, en demandant pardon à celles et ceux
d'un texte en réalité à peine connu. que j'oublie ou dont je ne connais pas les textes; Aukje van Roo-
1. Cf sa Contribution à l'histoire du christianisme primitifde 1894. den, Cristina Rodriguez-Marciel, Hannes Opelz, Jérémie Majore!,

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La Communauté désavouée « La communauté, le nombre »

cun se soit emparé de la construction d'ensemble ni en effet presque entièrement, outre les textes de fic-
de l'économie propre du livre. Le fait est d'autant tion, d'ensembles de fragments et de recueils d'articles
plus remarquable que ce livre présente une particula- ou d'autres textes formellement discontinus. Les li-
rité dans l' œuvre de son auteur : celle-ci se compose vres d'une seule venue sont rares, souvent très minces.
Par ailleurs, La Communauté inavouable constitue un
Éric Hoppenot, Sylvain Santi, Arthur Cools, Idoia Quintana hapax chez Blanchot si on prend en compte son objet
Dominguez ont chacun consacré un texte encore inédit (au moment - disons tout à la fois pratique, politique et ontolo-
où j'écris ces lignes, en juillet 2013) à ce qui se joue dans le livre de gique, quitte à revenir plus tard sur ces qualificatifs.
Blanchot; en ce moment aussi, il se trouve que Michel Surya et
C'est le seul livre où la littérature n'apparaît pas en
Leslie Hill, chacun de son côté, publient des textes où ils reprennent
l'examen des rapports entre Blanchot, Bataille et Nancy dans la position de thème - tout en jouant un rôle qu'on
configuration singulière de La Communauté inavouable. Tous ces pourrait dire opératoire. À vrai dire, cet hapax s'est
auteurs ont bien voulu me communiquer leurs travaux, tous remar- prolongé ou rejoué l'année suivante (1984) avec la
quables, dont les perspectives chaque fois bien différentes ont en
commun la conscience d'une énigme qu'il faut éclairer tout en re-
publication de « Les intellectuels en question1 » -
connaissant qu'elle se dérobe plus avant, fût-ce en se dérobant dans texte qu'il faut sans aucun doute considérer comme
l'évidence même (toute évidence se dérobe en elle-même). Qu'il y ait intimement lié au livre de 1983.
une certaine synchronie de réveil dans la curiosité pour cette énigme
n'est pas très surprenant: il y a des temps d'incubation qui s'impo-
sent, et il y a des durées nécessaires pour dissiper les effets d'intimi- timidation » : il n'est pas impossible qu'à côté d'elle se soit aussi
dation (Michel Surya parle du « pouvoir d'intimidation» de ce livre produit un effet de gêne et de réserve chez certains qui ont pu discer-
dans sa Sainteté de Bataille (Paris, L'Éclat, 2012), ouvrage qui importe ner les enjeux de ce livre mais n'ont pas voulu en faire état du vivant
de manière éminente à la lecture de La Communauté inavouable de Blanchot ni dans les temps qui ont suivi sa mort. Je suis d'ailleurs
quoique et parce que dans une perspective sensiblement différente de moi-même en partie dans ce cas, mais si j'ai tardé dix ans après cette
la mienne, non opposée pourtant). Au demeurant, je ne me propose mort, ce n'est pas par réserve mais par réelle difficulté à comprendre.
pas de pénétrer le réseau complexe de ces études qui sont contempo- - Il faut toutefois préciser que le numéro de la revue Lignes consa-
raines tout en s'ignorant souvent entre elles. C'est pourquoi je ne cré aux « politiques de Maurice Blanchot ( 1930-1993) », qui doit
pourrai, sous peine de m'égarer, me référer à ce qui, en chacun d'eux, paraître en même temps que le présent livre (n° 43, mars 2014),
l'eût appelé. Je livre ma propre lecture, telle qu'elle s'est lentement fournira sans aucun doute un contexte très enrichissant à ma lecture.
imposée à moi comme je l'ai signalé dans La Communauté affeontée Je peux en juger au moins par le texte que Michel Surya doit y
et dans Maurice Blanchot. Passion politique (Paris, Galilée, 2001 et publier,« L'autre Blanchot», qu'il a bien voulu me communiquer et
2011). C'est avant tout la lecture de celui à qui Blanchot adressait, qui me conforte à beaucoup d'égards. Il en va de même pour le texte
comme je le montrerai, une réponse, une réplique et une sorte de Mathilde Girard dans le même numéro, où figurera par ailleurs
d'avertissement. En outre, je m'en tiens ici à lire ce seul livre de Blan- l'entretien entre elle et moi évoqué infra, p. 55, n. 1.
chot, sans chercher à examiner les relations qu'il entretient de toute 1. Alors publié en tant qu' article dans Le Débat, n ° 29, 1984;
évidence avec le reste del' œuvre. - J'ajoute un mot à propos de l' « in- repris comme livre en 1996 chez Fourbis.

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La Communauté désavouée « La communauté, le nombre »

3 qu'un qui n'était qu'un jeune philo:ophe s~ns autori~é


Aller plus loin (33 ans de moins que Blanchot, ecart qm contenait
en particulier toutes les années 1920 et 1930 - or
Le constat qui précède engage une double obliga- l'autorité, c'est l'expérience). Je sais que je suis resté
tion: d'une part il faut examiner de plus près la teneur d'abord interdit, avant même de commencer à plus
de ce livre, d'autre part il faut comprendre pourquoi ou moins comprendre que Blanchot m'interdisait
cet examen est resté si longtemps différé. _ nous interdisait - d'en rester au texte que j'avais
En cette affaire, je suis le premier obligé puisque La publié. Au moment de conclure la première partie du
Communauté inavouable a pris son occasion et son livre il parle en effet de « la "communauté désœuvrée"
thème dans le désir que Blanchot éprouva de répondre sur laquelle Jean-Luc Nancy nous a appelés à réfléchir
à ma « Communauté désœuvrée » sous sa première sans qu'il nous soit permis de nous y arrêter 1 ».
forme, c'est-à-dire sous la forme de l'article publié Je peux imaginer que cette formule reprend à sa fa-
dans la revue Aléa 1• À cette obligation, j'ai fait allu- çon la dernière phrase du texte que j'avais publié dans
sion çà et là 2 sans aller plus loin que la simple allusion. Aléa. Elle disait « nous ne pouvons qu'aller plus loin »
Il est arrivé que certains s'en étonnent et je comprends pour suggérer que nous avions à prolonger ce que je ve-
leur étonnement. Je reconnais que depuis trente ans nais de citer de Bataille : le « sentiment de communau-
je suis en défaut à cet égard. Mon cas particulier a té me liant à Nietzsche ». Ces mots venaient conclure le
pour lui une série de raisons compréhensibles : tout dernier développement du texte : la communauté ni
d'abord un effet de sidération produit, à l'époque, par communielle, ni strictement politique de ceux et de cela
le fait que Blanchot écrive - et en quelques mois - qui se communique(nt) dans le suspens ou dans l'inter-
un livre pour répondre à un simple article et qu'il ruption des transmissions, des continuités d'échange -
le publie dans la même année (1983) que l'article, ce que je désignais sous le mot « écriture » selon un sens
l'ayant donc écrit en obéissant à une sorte d'urgence. du mot provenant de Blanchot lui-même et de Derrida 2•
Mon étonnement était dû à cette promptitude
mais d'abord au fait qu'un personnage aussi consi-
1. Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit,
dérable que Blanchot réponde à un article de quel- 1983, p. 43.
2. Eux-mêmes conduits vers cette valeur du mot par des frayages
1. Aléa, n° 4, 1983. La deuxième forme est celle du livre, La ouverts depuis un certain temps - on se rappelle Le Degré zéro de
Communauté désœuvrée, paru chez Bourgois en 1986 et dont deux l'écriture de Roland Barthes, en 1953 -, et dont l'histoire précise
nouvelles éditions ont paru depuis (1990 et 1999). reste à faire. Le déplacement d'un monde de l'« auteur», du
2. Cf ibid. «style» et del'« œuvre » (voire du «message») vers un espace de

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La Communauté désavouée « La communauté, le nombre »

Il est clair que Blanchot, tout en prolongeant la autrement qu'en défaisant l'être (substantif, sujet)
phrase et donc le texte qu'elle concluait, y ajoutait par dans son acte (verbe, transitivité).
un tour à peine dissimulé cette valeur tout autre : il
n'est pas permis d'en rester à ce que dit Nancy, il faut 4
aller plus loin. C'est à aller plus loin que s'employait Le commun nombreux
la suite du livre. Sur le moment, je n'ai perçu cette
intention que très confusément et dans l'embarras. Le livre de Blanchot était ainsi de part en part écrit
« Aller plus loin », toutefois, n'impliquait pas seule- en réponse ou en réplique - et à quelques égards en
ment de se détacher du propos de Nancy. Ce pouvait riposte - au texte d'Aléa. Si le motif du livre de Blan-
être aussi bien le prolonger quel' abandonner, ce pou- chot était bien celui de la communauté, son mobile se
vait être le dépasser dans tous les sens qu'on peut trouvait dans une réaction à quelque chose qu'il avait
donner à ce mot. Et de fait Blanchot a sans doute reçu, pour le dire lourdement, comme un rappel - on
pratiqué dans son livre toutes ces possibilités tressées ne saurait dire « un rappel à l'ordre » mais le rappel
ensemble et mêlées à plusieurs autres relatives à Ba- d'une exigence à laquelle il savait devoir répondre
taille. Mais leur intrication est telle qu'elle ne peut pas sans l'avoir peut-être assez manifesté. Sa première
être entièrement démêlée : tout au moins suis-je inca- phrase dit : « À partir d'un texte important de Jean-
pable de le faire et sans doute ne suis-je pas le seul. Luc Nancy je voudrais reprendre une réflexion jamais
C'est peut-être la raison principale de la fascination interrompue, mais s'exprimant seulement de loin en
souvent embarrassée exercée par ce texte - sans qu'on loin, sur l'exigence communiste 1 ••• ».
puisse exclure que cet embarras ne se soit pas déjà On pourrait vouloir retracer de manière précise
exercé sur Blanchot lui-même. Une difficulté peut- l'histoire antérieure de ce motif chez Blanchot, en
être insurmontable menace les efforts pour dire l'être particulier au long de ses rapports avec Dionys Mas-
du partage d'être, qui à aucun égard ne peut « être »
1. J'avais écrit (p. 28 du livre - que je suivrai désormais, car il est
seul accessible, et tout en admettant quelques petites modifications
l'« écriture» et du «texte» (de « l'aventure d'une écriture» selon dont je n'ai pas à tenir compte ici) : « une exigence communiste
Jean Ricardou en 1967, Problèmes du Nouveau Roman, Paris, Le communique avec le geste par lequel nous devons aller plus loin
Seuil; p. 111) a répondu à une mutation de la perception et des que cous les horizons» - l'outrepassement de l'« horizon» étant
conditions du sens, c'est-à-dire de ce qui fait lien ou rapport. Le destiné à écarter, avec la formule de Sartre sur le communisme
« commun » y était entièrement en jeu si l' « écriture » en venait à « horizon indépassable de notre temps », l'idée même d' « horizon »
nommer la communication dont les pôles d'émission et de destina- dans sa double résonance, d'une part du côté du projet, de la visée,
tion ne sont pas présents, sont absents à titre provisoire ou définitif. d'autre part du côté de la phénoménologie.

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La Communauté désavouée « La communauté, le nombre »

colo et avec Marguerite Duras. De plus compétents plus tard je revienne à loisir sur les questions depuis
le feront. Je m'en tiens à la circonstance de 1983. À nouées autour de la « politique» (la fin du livre de
son sujet, il est important de rappeler un fait très Blanchot nous y conduira). C'est une chose que d'être
souvent oublié lorsqu'on évoque le livre de Blanchot. à la recherche d'une formule ou d'une construction
Non seulement ce livre répondait à mon article, mais politique, c'en est une autre de voir surgir dans une
mon article répondait à une demande formulée par sorte de dépouillement aveuglant ce couple de termes
Jean-Christophe Bailly. Pour le troisième numéro de _ « la communauté, le nombre » - qui est loin de se
la revue qu'il animait chez Christian Bourgois-Aléa-, satisfaire d'être rangé sous la rubrique « politique».
il avait proposé un thème qu'il énonçait ainsi : « La On peut dire que Bailly faisait surgir dans cette brève
communauté, le nombre». parataxe l' entrechoc de deux notions et de deux images
Avec la belle fortune lexicale dont il a le secret, dont l'affrontement contrasté n'était que rarement
Bailly avait ainsi nommé une question - une instance, rappelé dans ces années où on tendait à oublier à la fois
une Idée, une attente - à laquelle je ne m'attendais le lent déclin de l'idée communiste et la persistance
pas plus que, peut-être, Blanchot pour sa part ne s'y plus ou moins sourde de ce que David Riesman avait
attendait. Je venais pourtant de consacrer une année en 1950 nommé The Lonely Crowd. Le rappel n'était
de cours aux divers motifs de la communauté chez certes pas cinglant, mais il était vif : dans le grand
Bataille. Mais je l'avais fait, pour le dire ainsi, à l'en- nombre brassé par les flux de la consommation (on
seigne d'une préoccupation dominée par le mot nommait ainsi, en ce temps, le capitalisme foisonnant),
« politique » 1• L'article que j'écrivis en porte d'ailleurs qu'en est-il del' existence en commun à laquelle de son
très clairement la marque et par ailleurs il faudra que côté le « communisme » ne rend aucune justice?
Ou bien encore : le commun nombreux, le commun
1. À cette époque, Philippe Lacoue-Labarthe et moi-même diri- numérique fait-il droit à ce commun qu'évoque le mot
gions un « Groupe de recherches sur le politique» à l'ENS-Ulm. Il « communauté »? La réponse évidente était « non » mais
n'y était guère question de « communauté » alors même qu'à notre
insu ce motif s'imposait à l'arrière-plan de ce que nous nommions cette évidence était aussitôt prise en défaut d'analyse et
« le retrait du politique », recul et retracement de la forme politique de réflexion par la difficulté à donner une consistance
dans la condition générale du monde. Déjà en 1983, ce Centre précise au terme « communauté » 1• La trouvaille de
nous décevait, glissant vers un consensus autour de la séparation
entre « société civile» et État qui nous semblait loin de ce qu'exi- 1. Dans son texte, Blanchot fait une allusion au motif du nombre
geait une pensée neuve de la politique. Dans « Les intellectuels en en précisant que « théoriquement et historiquement il n'y a de
question», en 1984, Blanchot fait une allusion claire au « retrait du communauté que d'un petit nombre» (La Communauté inavouable,
politique» (p. 13 dans l'édition Fourbis de 1996, op. cit.). op. cit., p. 17).

22 23
La Communauté désavouée

Bailly consistait à rejouer comme thème et comme ques-


tion un mot qui avait eu une existence fiévreuse - margi-
nale mais intense et à plusieurs égards prégnante - dans
les vingt années précédentes dont le pivot avait été 68.
Les communautés hippies, celles imaginées et tentées par
milliers, en Europe et dans les Arnériques, au nom de la
libération sexuelle, de la croissance zéro, de l'écologie, de II
sensibilités chrétiennes, bouddhistes, conseillistes ou so-
cialisantes, avaient entretenu un imaginaire permanent Outre-politique
et lentement déclinant au fil des changements écono-
miques et géopolitiques des années 1980.
En fait, l'invitation d'Aléa avait la valeur et la force
d'un symptôme d'époque. Elle avait donc aussi un
pouvoir d'injonction : il fallait s'emparer des questions
nichées dans sa parataxe. C'est ainsi que je m'étais senti
commis d'office à une tâche urgente, et sans doute
Blanchot éprouva-t-il en me lisant quelque chose
d'analogue. Mais pour lui, le sens de cette tâche remon-
tait bien plus avant dans son histoire. C'est aussi cela
qui s'est joué dans son livre.
Il n'est pas non plus impossible que pour Blanchot
la juxtaposition de ces mots - la communauté, le
nombre - ait fait entrevoir à la fois leur contraste et le
risque de penser à une communauté nombreuse, à la
mesure del' époque du nombre et vouée à la complexité
des rapports et des institutions. Pour sa part, c'est en
tout cas très résolument vers le plus petit nombre qu'il
dirige la pointe de sa réflexion: vers le deux, lui-même
se résolvant en un éphémère 1 + 1.
5
Ek-sistence

Le communisme selon Blanchot, au sens de « ce


qui exclut (et s'exclut de) toute communauté déjà
constituée», était présent dans mon essai avec cette
citation tirée d'un texte de 1968 1• Il en était un
mobile essentiel, il lui donnait un élan qui soutenait
celui que je prenais dans cet autre terme - le « désœu-
vrement » - dont la sémantique blanchotienne dé-
signe le mouvement de l' œuvre qui l'ouvre au-delà
d'elle-même, qui ne la laisse pas s'accomplir en un sens
achevé mais l'ouvre à l' absentement de son sens ou du
sens en général. Le désœuvrement est ce par quoi
l' œuvre n'appartient pas à l'ordre de l' achevé, ni d'ail-
leurs de l'inachevé : elle ne manque de rien tout en
n'étant rien d'accompli.
Il est vrai qu'à propos du communisme je glissais un
léger reproche : comme d'autres, par exemple Benjamin
se voulant marxiste, Blanchot n'aurait pas engagé le mo-
tif du communisme au-delà d'une sphère littéraire et
artistique (« pas explicitement ni thématiquement »,

1. M. Blanchot, « Le communisme sans héritage », texte publié


en 1968 dans Comité et repris en 1976 dans Gramma, n ° 3-4.

27
La Communauté désavouée Outre-politique

écrivais-je 1) et n'aurait donc pas vraiment proposé « une Ce qui fait le commun, je m'efforçais ensuite de dire
pensée de la communauté ». Ce passage, que je retrouve que c'est le partage de la finitude. Ce dernier terme ne
avec un certain étonnement", a deux implications : s'opposant pas à l'infini mais donnant la mesure de ceci
d'une part, j'avais de longtemps remarqué l'empire exer- que l'infini s'ouvre dans la « passion» du rapport-« la
cé sur beaucoup (il y en aurait trop à nommer) par les communication des passions » étant l'expression de
mots et motifs du « communisme » ou de la « critique Bataille pour nommer ce dont « le sacré » n'était peut-
marxiste » là où les pensées ne devaient rien ou peu à une être « qu'un nom purement pédant» 1• Ce qui se com-
considération de l'exploitation capitaliste et de la lutte munique n'est pas une substance commune mais le fait
des classes (je pense à Bataille, Benjamin, Bloch, entre même d'être en rapport, la «contagion» qui est un
autres); d'autre part, je demandais - avec un aplomb qui autre nom pour la « communication » et par laquelle
prête à sourire - que la communauté soit pensée selon ne se transmet rien d'autre que précisément le fait qu'il
une vérité qui restait encore en souffrance (et que je y ait transmission, passage et partage.
semblais sans doute m'apprêter à produire). Par l'une et Au fond, ce que je proposais était de mettre à nu ceci :
par l'autre voie, on pourrait dire que je m'en prenais à ce rien n'est donné, ni au début, ni à la fin, comme l'unité
qui était simplement reçu de l'idée de « communauté », substantielle d'une communauté mais « la commu-
à ce qui était déposé dans l'usage du terme, exactement nauté » nomme le fait d'un partage incessant qui ne
comme Blanchot visait sous le nom de « communisme » répartit rien de donné mais qui se confond avec la
un excès sur « toute communauté constituée». condition d'être-exposé. Or cette condition était au fond
En somme, il devait s'agir d'une communauté consti- chez moi la transcription de l' Ek-sistenz de Heidegger
tuante ou de la constitution, de la formation ou création et de son aus-sein, de l'être-hors, d'un « hors» antérieur
de la communauté. De cela donc qui fait le « commun » à tout « dedans», à toute clôture d'une subjectivité selon
en tant que tel : l'élan et l'événement où il naît. le schème classique d'un être-à-soi.
Ce qui m'importait en cela était d'inverser l'ordre
ordinaire des raisons, où la communauté succède aux
1. La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 25.
2. Il faut le dire, je n'ai plus aujourd'hui qu'une vision vague de individualités, et de considérer l' ek-sistence (ou l' « ex-
ce livre. Je ne tenterai pas d'en reconstituer avec précision l'écono- tase » dont je reprenais le terme à Bataille) comme la
mie car je serais entraîné soit à trop mettre au jour des éléments
restés implicites, latents, mal perçus par moi-même dans le moment
de la rédaction, soit à trop vouloir critiquer et le cas échéant corri- 1. Citation faite p. 79 de La Communauté désœuvrée, op. cit., et
ger ce qui ne manque pas de s'y avérer défectueux ou insuffisant. renvoyant à une conférence de Bataille de 1947, dans Œuvres
Mon propos ici n'est pas de me relire mais de relire Blanchot. complètes, vol. VII, Paris, Gallimard, 1976, p. 37.

28 29
La Communauté désavouée Outre-politique

condition ontologique même, dont la communauté en cherchant chez lui quelque chose qu'il ne pouvait
ne pouvait qu'être le corollaire.Je ne faisais rien d'autre pas donner (que personne sans doute ne pouvait déjà
que redoubler l'exclusion de « toute communauté cons- plus donner) : je cherchais une politique, j'avais trouvé
tituée» que Blanchot voyait dans le « communisme». un renoncement à la recherche d'une communauté
Mais ce redoublement s'engageait, à cause de ma lec- politique. J'avais trouvé une opposition entre la « so-
ture de Bataille, dans une direction qui devait heurter ciété de consumation » des amants (de la passion, donc)
Blanchot ( ce dont je n'avais pas le moindre soupçon) 1• et la société dite par Bataille « d'acquisition » et identi-
fiée comme «l'Etat». Je négligeais, dans ce texte, le
Bataille des années de Contre-attaque puis d'Acéphale
6 car il m'avait semblé qu'alors avait été éprouvée la li-
Politique? mite d'une exigence de communion sociale. Cette exi-
gence ou bien avait engagé les malentendus qui avaient
Sans aucun doute il a désapprouvé la façon dont fait parler de « surfascisme », ou bien s'était heurtée à
j'avais lu Bataille. À tout le moins il l'a jugée insuffi- l'insurmontable difficulté de concevoir un sacrifice fon-
sante. Et il n'avait pas tort, puisque j'avais lu Bataille dateur dans un monde que cimentait depuis longtemps
l'abandon du sacrifice 1• Suivant le mouvement de
1. De toute façon je dois reconnaître que je n'avais, écrivant ce Bataille dans les années 1950, je devais enregistrer
texte, aucune espèce de représentation de la possibilité que Blanchot
me lise, même si mon titre affichait une référence à lui. C'est peut-
l'abandon de toute affirmation qu'on aurait pu dire
être un trait de jeunesse, mais il me semble plutôt que, de manière « communiste ».
générale, il est rare d'écrire en pensant à des lecteurs déterminés. Si
cela se produit, l'écriture s'en trouve paralysée ou légèrement dévoyée, Si je recevais de Bataille la communauté en tant
pervertie en signe de reconnaissance. Il y a quelque chose du rapport
ou de la communication qui précède toute adresse déterminée et
que communication des passions, je n'acceptais pas
tout rapport entre des subjectivités. C'est pourquoi il importe que je que celle-ci soit limitée aux amants et qu'en somme la
ne donne pas l'impression de réduire le livre de Blanchot à la réponse société soit condamnée à l'ordre de ce qu'il avait
et réaction qu'il contient aussi très manifestement. Il ne me répon-
nommé «l'homogène», et ainsi privée de l'irruption
dait pas plus qu'il ne répondait avec et malgré moi à la même exigence
d'époque à laquelle Bailly avait invité à répondre et à laquelle long- de l'altérité et du « sens d'un au-delà de l'individu
temps auparavant le mot « communisme » avait eu la charge de
répondre. Nous ne sommes pas quittes de cette exigence et c'est la 1. J'évoquais seulernent « la résonance tardive (1951), et comme
raison qui me pousse à mieux comprendre ce qui s'est passé dans étouffée et résignée, d'un motif d'une société de la fête, de la dé-
l'épisode et sous la configuration dont je parle - ce qui s'est passé pense, du sacrifice et de la gloire » (La Communauté désœuvrée,
mais qui n'appartient pas simplement au passé. op. cit., p. 92).

30 31
La Communauté désavouée Outre-politique

seul » 1 que pourtant ce Bataille « tardif» reconnaissait En toute rigueur, je sais aujourd'hui que cet effort
encore devoir être l'apanage de « la Cité». En même était vain et restait tributaire d'un sens de «politique»
temps, Bataille déplorait que la cité soit désormais inca- exorbitant. J'écrivais d'ailleurs : « si ce mot peut dési-
pable d'ouvrir cet « au-delà » et ne voulait pas transfé- gner l'ordonnance de la communauté comme telle,
rer aux seuls amants ce qui ne pouvait cesser d'être dans sa destination et son partage, et non l'organisation
exigible de la cité, même s'il fallait y renoncer. de la société 1 ». Mais cette hésitation ne tenait guère
J'essayais de jouer ce dernier Bataille contre celui qui car je ne voyais pas où prendre un autre mot pour dési-
opposait les amants à Ïa « société d'acquisition ».J'avais gner ce qu'un peu plus tard Gérard Granel nommerait
décelé dans sa communauté des amants l'aspiration à « la forme de l'existence » en écrivant : « Si politique il
une « communion 2 » : ce mot n'est sans doute pas
y a, elle a pour objet la forme de l'existence; si existence
fréquent chez Bataille mais on trouve « confusion » et
il y a, elle a pour forme la Polis2 ». Mais Granel confir-
« continuité» qui caractérisent le passage à la limite,
mait ainsi un usage du terme qui s'avère désormais
dans l'étreinte, des individus distincts dont le but
difficile à tenir en face de ce que je désignais comme
commun est une fusion au demeurant impossible (et
« l'organisation de la société » ( ce que Ranci ère, jetant
par rapport à laquelle l'érotisme reste une comédie,
une clarté crue, nomme la « police »),
tout comme, de son côté, le sacrifice où ne disparaît pas
C'est sous une telle acception de la « politique» (ou
le sacrificateur lui-même). Je pensais donc que cette
aspiration à la communion arrêtait Bataille dans sa « du » politique, masculin de concept ou d'essence
recherche d'une politique comme elle l'avait aupara- qu'on s'est mis à privilégier dans cette époque) que
vant détourné d'une action politique où la politique s'était tenu Bataille lorsqu'il pensait le « sens au-delà de
elle-même se serait consumée - se serait consommée en l'individu» et c'est dans ce régime de sens que je me
se consumant. Je m'efforçais donc - tout en hésitant à tenais alors. Blanchot, on le verra, n'était pas tout à fait
nommer encore « politique » ce dont il s'agissait - d' es- dans la même disposition de langue et de pensée. La
quisser l'idée d'une politique « s'ordonnant au désœu- chose n'est pas sans conséquence et j'y reviendrai. Je
vrement de sa communication 3 ». précise tout de suite qu'aujourd'hui je considère comme
égarant cet usage du mot, qui rend « politique » équi-
1. Citation faite dans La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 94,
et renvoyant à un fragment posthume de Bataille dans Œuvres 1. Ibid., p. 99.
complètes, vol. VIII, Paris, Gallimard, 1976, p. 497. 2. Gérard Grane!,« Apolis », dans Apolis, Mauvezin, TER, 2009,
2. Dans le texte de mon article lu par Blanchot, le mot figurait p. 5. Je choisis cette phrase pour sa frappe particulièrement nette
deux fois. qu'elle donne à une pensée du ou de la « politique » dont nous
3. La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 100. avons presque tous et longtemps été tributaires.

32 33
La Communauté désavouée Outre-politique

valent à « ontologique » ou à « théologique ». On peut vaient se déduire diverses conséquences, entre autres
noter que le mot « politique » n'apparaît que très peu politiques.
dans La Communauté inavouable, mais à quelques mo- Blanchot tenait ainsi à revenir, contre moi, au Ba-
ments remarquables (on le verra), en particulier à la taille d'avant la guerre. C'est-à-dire à celui qui avait ten-
fin pour désigner un certain ordre parmi d'autres de té de répliquer au fascisme autrement que sur un mode
«conséquences» de ce que le livre a établi ou proposé. simplement démocratique (juridique, républicain, hu-
Une chose était au moins plus claire chez Blanchot que maniste). Ce point est décisif: tout se joue à partir de
chez moi : la « politique » restait distincte de la « com- • lui. Si j'avais négligé le Bataille des années 19 30, c'était
munauté» comme telle. (Ce qui n'empêche qu'en une en raison d'un échec reconnu par lui-même. Échec
occurrence de son livre, comme on le verra, le mot aux aspects divers - difficulté à faire partager ses vues,
prenne une valeur illimitée.) difficulté aussi à clairement les distinguer de vues
fascisantes -, mais échec qui fut bien moins celui
d'une tentative personnelle que le symptôme d'une
7 aporie constitutive de l'époque alors inaugurée - qui
L '« immédiat-universel » est encore la nôtre : l'absence de tout antagonisme sé-
rieux à la civilisation déterminée par le capitalisme. De
Quoi qu'il en soit de ce point, qui est important cette aporie témoignent dans les années 1930 aussi bien
mais ne touche pas au plus profond du différend, la les durcissements des droites obnubilées par diverses
résistance de Blanchot à la façon dont je me rappor- modulations du couple « décadence/restauration » que
tais à Bataille était tout à fait manifeste. Je l'ai perçue les approximations des marxismes marginaux comme
dès ma première lecture et j'en fus assez embarrassé ceux de Bloch, de Benjamin ou de Bataille.
car, même si je discernais mal les tenants et aboutis- C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre La Com-
sants de sa critique, je me sentais démuni devant ce munauté inavouable : non pas, bien entendu, dans le
jugement autrement autorisé que le mien. contexte des années 1930 (pas directement du moins,
Toutefois, sans s'adresser comme Bataille à une ins- on y reviendra), mais dans celui des années 1980 qui
tance nornmée « cité »ou « État » et en désignant la po- était à nouveau, toutes choses égales d'ailleurs, celui
litique comme une sphère particulière, Blanchot n'en d'un désenchantement profond de la démocratie. Que
reprenait pas moins la « communauté des amants» (ti- ce désenchantement soit en jeu, on ne peut en douter
tre de la seconde partie de son livre) pour lui donner si on lit attentivement les sections du livre intitulées
une position - disons fondamentale - de laquelle pou- « mai 1968 » et « Présence du peuple » : parlant du

34 35
La Communauté désavouée Outre-politique

peuple, Blanchot évite de prononcer le mot « démo- tique». Il m'a fallu longtemps pour commencer à me
cratie »; il distingue, voire oppose, un caractère « poli- dégager d'u~e confusion où nous sommes tous plus
tique» qui se définit par« le refus de ne rien exclure 1 » ou moms pns.
et des « volontés politiques déterminées » qui appartien- Cette observation porte sur un élément à coup sûr
nent au registre des termes que ce passage disqualifie : essentiel au livre de Blanchot. Parlant d'un « immé-
« pouvoir »;« autorité», « idéologie»,« commande- diat-universel», il ne parle pas de politique. Il le sait
ment», « institutions formelles » - tout ce qui se range sans pouvoir ni vouloir le savoir tout à fait. Mais de
sous la formule initiale où « mai 1968 » est désigné quoi parle-t-il . c de quoi parlais-je moi-même sous
en tant que « fête qui bouleversait les formes sociales le mot « communauté »? Peut-être ne pouvions-nous
admises ou espérées». Le dernier mot est important: il même pas savoir que cette question se posait. Un pa-
écarte non seulement l'ordre institué mais toute projec- radoxe crucial se tient au cœur de cette affaire de la
tion instituante, révolutionnaire ou réformiste. communauté (et/ou du communisme) : nous répon-
Je partage sans réserve cette caractérisation de l'es- dions - Bailly, Nancy, Blanchot, Agamben, tout le
prit le plus profond et le plus vif de 68. Je ne suis pas monde - à une question - celle du « communisme » -
sûr en revanche de pouvoir en tirer la distinction qu'il faudrait dire suressentielle et dont le sens nous
entre une politique non déterminée (et identifiée à échappait. Autant dire qu'il nous échappe encore.
«I'immédiar-universel ») et des politiques déterminées.
Pareille distinction suppose une amphibologie du 8
terme « politique » dont toute notre époque conti- Ultra
nue à être victime. Dans La Communauté désœuvrée
Assurément il n'était pas facile de reprendre à contre-
je faisais moi-même des emplois divers, pas toujours
courant le mouvement de Bataille tel que je l'avais suivi
cohérents et pas toujours clairs, de ce mot « poli-
et tel que j'en avais retenu la leçon dernière : l'impossi-
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 53. À bilité de discerner la communauté dans l'ordre de la
vrai dire, la grammaire de cette formule ne laisse pas de prêter à « Cité » ou de « l'État » - autrement dit, ce Bataille qui
confusion. Il est manifeste que Blanchot veut dire « le refus d'ex-
écrivait en 1949 : « La grande question pour l'homme
clure qui ou quoi que ce soit »; mais il serait plus conforme au
sentiment classique de la langue, dans ce contexte précis surchargé actuel tient sans doute à la défaillance de la direction
de négations (refus, exclure ... ), d'écrire « le refus de rien exclure». qui dissocie, qui décompose la société 1 ». Mais un
Qu'un écrivain aussi raffiné commette un léger lapsus calami à
l'occasion d'un sujet d'une complexité plus qu'extrêrne, peut-être 1. G. Bataille, Œuvres complètes, vol. XI, Paris, Gallimard, 1988,
inextricable, mérite d'être indiqué - sans toutefois insister plus. p. 479 (article de 1949, « Caprice et machinerie d'État à Stalin-

36 37
La Communauté désavouée Outre-politique

retour amont pouvait, devait conduire à telle feuille le dit en évoquant « une manière encore jamais vécue
de « Programme» rédigée en 1936: de communisme que nulle idéologie n'était à même de
récupérer ou de revendiquer 1 ».
1. Former une communauté créatrice de valeurs, Lorsque le même texte, dans la même page, déclare,
valeurs créatrices de cohésion. citant Char (caution bienvenue), une « commune pré-
[ ... ] 7. Lutter pour décomposer et exclure toute sence» qu'il faut créditer de « la conscience d'être,
communauté autre que cette communauté univer- telle quelle 2, l'immédiat-universel, avec l'impossible
selle, telle que les communautés nationales, socialiste comme seul défi», on ne peut manquer de relever
et communiste ou les Églises.
une proximité avec la « communauté universelle»
8. Affirmer la réalité des valeurs, l'inégalité hu-
exigée par Bataille en 1936. Cela doit se faire sans ·
maine qui en résulte et reconnaître le caractère orga-
· impliquer, quoique sans l'exclure, un rapport littéral
nique de la société 1•
des deux textes : il s'agit en tout cas d'une proximité
On imagine la longue, difficile et pénible médita- de pensées, proximité soigneusement mise au jour
tion de Blanchot lisant ce texte - non en 1936 où il d'une actualité qui ne permettait plus de s'enflammer
est exclu qu'il l'ait connu mais en 1970 où il n'a pas comme en 1936.
pu ne pas le lire (il en avait peut-être même eu com- Il s'agissait cependant pour Blanchot de proposer
munication avant la publication de ce volume des une image du Bataille des années 19 30 qui permît
Œuvres). Pour lui, l'« exigence communiste» avait de le rapprocher d'une perspective possible cinquante
pris (singulièrement à travers Mascolo) une vigueur ans plus tard au sujet de la communauté. Il met en
qui la découplait entièrement de tout ce que forçait œuvre à cette fin un mélange de rappels elliptiques et
impitoyablement à désigner le mot « communisme ». d'évocations d'une disposition profonde de cet ami
Néanmoins, ce que Bataille en 1936 récuse comme qu'il est mieux que quiconque autorisé à caractériser.
« communauté communiste » au même titre que toute Je n'entrerai pas dans une analyse intégrale du
communauté définie, déterminée et dénommée, ne texte : elle serait à la fois nécessaire et impossible.
peut que rester récusé. Le texte de Blanchot de 1983 Nécessaire, car c'est l'usage de chaque mot, de chaque
tour de phrase et de tous les détails d'une cornposi-
grad »). Liée dans le contexte à une analyse des fascismes la formule
n'en embrasse pas moins toutes les «directions» politiques aux- 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 53.
quelles on pouvait penser en 1949 ... comme a fortiori en 2014. 2. Est-ce une allusion, et de quelle intention? Tel Quel avait
1. G. Bataille, Œuvres complètes, vol. II, Paris, Gallimard, 1970, publié l'année précédente l'article de Jeffrey Mehlman relatif aux
p. 273 (texte posthume isolé, intitulé « Programme» par les éditeurs). positions politiques de Blanchot avant la guerre.

38 39
La Communauté désavouée Outre-politique

tion aussi serrée que dérobée aux protocoles de l' ar- une exposition et un abandon de son ami à une soli-
gumentation qu'il faudrait examiner. Mais il faudrait tude pour laquelle la communauté ne se sait que
en même temps se laisser conduire vers une limite « négative », selon le mot qu'il cite en précisant que
« après laquelle il n'y aura plus rien à dire 1 » - peut- Bataille l'a « au moins une fois » employé 1• Le choix
être faut-il comprendre qu'il n'y aura plus rien à dire de cet hapax en guise de titre de la première partie
dans l'ordre d'une réflexion sur la communauté, (« La communauté négative ») ne peut pas ne pas
puisque celle-ci « doit se connaître en s'ignorant elle- induire ceci : à cette négativité succédera d'une
même »-,cependant qu'il y aura lieu de se déplacer manière ou d'une autre quelque chose qu'il ne sera
- « d'une manière qui peut paraître arbitraire» 2 et sans doute pas possible de penser comme une positi-
qui répond donc à une nécessité dérobée - vers un vité, mais qui ne se soustraira pas moins au « négatif»
autre registre de parole et d'écriture : celui de la voire qui en opérera une forme de relève (au sens de
seconde partie. la traduction derridienne de l'Aujhebung).
(« Se connaître en s'ignorant» : comment ne pas Pour reprendre et rejouer le Bataille encore tendu
penser à la docte ignorance de Nicolas de Cues, et vers une communauté «politique», il fallait ignorer
donc à une manière d'invalider toute démarche philo- ou négliger le fait que Bataille avait, dès les années
sophique?) 1930, clairement exprimé un retrait vis-à-vis de la
Il n'en faut pas moins retracer les principales étapes politique. Il écrivait ainsi en 1937 :
par lesquelles ce texte passe pour accompagner, sol-
liciter et commenter la pensée de Bataille avant de Ce n'est pas seulement la capacité qu'a la politique
l'entraîner hors d'elle-même en la laissant à son « mou- de répondre aux buts qu'elle se propose qui doit être
vement désespéré3 ». Car enfin, il faut le dire quitte à mise en question. Ces buts eux-mêmes qui répondent
simplifier un peu (très peu, me semble-t-il), en vou- à un besoin éprouvé à peu près par les hommes de tous
lant remettre en jeu un Bataille moins détaché d'une les temps ne représentent pas le seul moyen de répon-
visée politique que celui que Nancy avait privilégié, dre à ce besoin. Il est donc nécessaire de [se] demander
Blanchot n'en vient pas moins à évoquer, dans la encore si l'ambition de la politique, à supposer même
proximité de l'amitié et même de la « fraternité 4 », qu'elle ne soit pas sans puissance, représente vraiment

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 47. de Blanchot que je suis de manière aussi précise que possible sans
2. Ibid., p. 51. aller toutefois jusqu'au commentaire juxtalinéaire ...
3. Ibid., p. 43. l. Ibid., p. 45. J'avoue mon embarras d'ignorer la référence que
4. Ibid., p. 47. Je le note ici une fois pour toutes : il sera sans Blanchot ne donne pas tout en précisant de manière intrigante« au
doute difficile de lire les pages qui suivent sans se reporter au texte moins une fois » ••.

40 41
La Communauté désavouée

le meilleur moyen de répondre au besoin, à l'aspira-


tion essentielle des hommes 1•

Sans chercher à savoir si Blanchot a connu ce texte


précis ou d'autres de teneur similaire, on ne peut pas
ne pas penser que cette dimension ou direction pro-
fonde de Bataille dès ces années ne peut être mécon- III
nue, car elle a son germe ou son principe dans les
visées mêmes qui conduisirent à Acéphale 2• Blanchot Le cœur ou la loi
a très certainement en 1983 des raisons fortes de
suggérer à partir de Bataille et en le « relevant » (?)
une détermination politique dont nous avons déjà
rencontré la modulation propre. Cette détermination
politique ne tend sans doute en même temps qu'à
confirmer et conforter un outrepassement de la poli-
tique, indiqué par Bataille lui-même.
Pour le dire en mode ramassé : il importe à Blan-
chot d'affirmer une ultra-politique, et cela peut-être
implique une politique ultra. Ce qui, du coup, ne
serait guère bataillien. Mais le mode ramassé ne con-
vient pas longtemps à des matières aussi délicates.

1. G. Bataille,« Ce que j'ai à dire», 7 février 1937. Texte lu dans


une réunion, publié dans L 'Apprenti sorcier, Paris, La Différence,
1999.
2. Rappelons que« Acéphale» fut le nom d'une revue et l'inti-
tulé d'un groupe - « société secrète » selon Bataille-, créés par ce
dernier en 1936. Ce nom désignait la représentation d'une commu-
nauté dépourvue de chef, aux deux sens du terme.
9
Transmission de l'intransmissible

Tentons de suivre le cheminement de Blanchot.


Son point de départ est donné par un accord avec
Nancy sur le refus d'ordonner la communauté à sa
propre existence comme à celle d'un sujet transcen-
dant les existences singulières et qui les assumerait en
tant que l'œuvre même de l'être commun (commu-
nauté d'un peuple lui-même compris comme entité
spirituelle ou naturelle aussi bien que communisme
compris comme force d'auto-production collective).
Ce refus formait la prémisse de mon propre texte et
du choix du terme désœuvrée.
Cet accord axiomatique et axiologique - qui tire
simplement la leçon de la convulsion à laquelle survi-
vait seule la démocratie capitaliste, c'est-à-dire aussi la
dissolution des possibilités d' œuvre (forme, figure)
commune - recueillait un aspect de l'expérience faite
par Bataille : la vie commune doit se tenir « à hauteur
de mort' ». Cette «hauteur» recèle le nœud de la

1. G. Bataille, cité par M. Blanchot, La Communauté inavouable,


op. cit., p. 24.

45
La Communauté désavouée Le cœur ou la loi

difficulté. Pour Bataille elle exigeait la tension main- « souverain » vers son acception propre à l'État mo-
tenue d'un accès paradoxal à la mort (une « joie ») derne, autrement dit vers une «hauteur», en effet,
dont le sacrifice (d'un autre, de soi, de soi comme un que rien ne peut excéder. Là où Bataille (et moi-même
autre) ne peut être que parodie. Blanchot, connais- à sa suite) s'efforçait de penser une souveraineté s' ef-
sant l'échec de l' « absurde 1 » intention sacrificielle fectuant dans sa propre négation, Blanchot veut en-
d'Acéphale ', détourne aussitôt - non sans suivre en tendre un « don de parole 1 » - communication de
cela un « glissement 3 » de Bataille lui-même - le rien que d'un appel exposé à n'être pas reçu - auquel
sens même du sacrifice (de même qu'il écarte aussitôt convient le nom d' « écriture ». Avec ces mots, Blan-
la connotation héroïque du terme « hauteur4 »). Ce chot reprend aussi un thème que mon texte s'efforçait
glissement va se faire vers « l'abandon » et ce dernier d'introduire comme celui du désœuvrement à l'œuvre
s'amorce par l'introduction du motif del'« écriture» dans et de la communauté. De toute évidence, les
en tant que motif de ce qui, de la communauté, « ex- mots et le thème del' écriture en tant qu' exposition de
pose en s'exposant5 ». S'exposer, s'abandonner : les la parole (du sens, de la communication) m'avaient
deux termes sont solidaires. eux-mêmes été donnés par Blanchot (conjointement
Cette parole exposée est expressément opposée par avec Derrida). Il se produisait donc une sorte de
Blanchot à la « Souveraineté » de Bataille. Cela ne peut recouvrement de créance et de réappropriation. Ce
que surprendre puisque Bataille n'a pas cessé d'aller geste était double :
plus avant dans l'affirmation que la souveraineté n'est 1) d'une part, le motif de l'écriture était repris à
« rien », comme je l'avais rappelé avec insistance. À cet Nancy selon un mouvement qui se révélera progressi-
égard Blanchot se détourne très manifestement : il lui vement être celui d'un rappel à l'exigence de l'œuvre
importe de laisser la souveraineté du côté des dieux, que contient le désœuvrement. Cette révélation sera
des héros et de ce qui reconduit forcément le terme surtout le fait de la seconde partie, mais dès les pages
que nous suivons ici, Blanchot propose sa propre écri-
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 29.
ture, avec une citation du Pas au-delà2;
2. Comme on sait, Bataille avait envisagé - hypothèse réelle ou
imaginaire? - un sacrifice humain qui aurait scellé la communauté 2) d'autre part, l'« écriture» selon Blanchot reprend
d'Acéphale. Nous allons voir que le livre de Blanchot conduit à la fois
vers un dépassement et une effectuation mythique ou mystique d'un 1. Ibid., Loc. cit.
sacrifice de la communauté dans toute l'ambiguïté de l'expression. 2. Elle-même assortie d'une référence à Derrida faisant pour sa
3. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 30. part usage du « Viens » blanchotien : autre réappropriation - dont
4. Ibid., p. 25. je veux au demeurant souligner qu'en la désignant, comme la
5. Ibid., Loc. cit. précédente, je n'induis pas un procès: j'essaie de décrire avec préci-

46 47
La Communauté désavouée Le cœur ou la loi

ou relève de façon plus souterraine, plus obscure, rageant la mortalité) qui ne peut que se communiquer
mais non moins décisive, l'écriture de Bataille. C'est et dont la communication est la vérité de la commu-
dans Madame Edwarda qu'il va repérer la substitu- nauté, à savoir la vérité de ce qui ne peut « se limiter
tion de l'abandon au sacrifice 1, autrement dit d'une à un seul 1 ». Que le sens soit essentiellement commun
parole qui « s'offre et se retire? » au lieu d'une mise à et non isolé, c'est chez Bataille plus qu'un thème, c'est
mort qui retranche et fait expier 3. Ensuite, c'est dans une obsession, une hantise. La communauté et l' écri-
L 'Expérience intérieure qu'il voit se rejouer « sous la ture y naissent tressées ensemble.
forme paradoxale du livre 4 » ce qui avait été tenté par Ici s'opère le plus subtil mouvement de Blanchot : là
Acéphale. L'écriture de Bataille est donc bien le lieu où pour Bataille, l'écriture reste déchirée dans sa tension
du partage d'une « extase» (celle de l'être mortel, par- vers une inaccessible transmission (communication,
fusion) 2, là s'avère malgré tout possible pour Blanchot
sion un processus extrêmement complexe et dont la légitimité ne se « la transmission de l'intransmissible», fût-ce dans « un
discute pas.
1. Cf M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 30.
accord commun [ ... ] de deux êtres singuliers, rompant
2. Ibid., p. 31. On peut remarquer qu'en 1983 aussi, et peu avant par peu de paroles l'impossibilité du Dire »3• La trans-
l'article du Nouveau Commerce dont il va être question plus loin, mission de l'intransmissible - on peut dire : l'ouvrage
Blanchot avait publié Après coup, texte dans lequel il parlait de« cette du désœuvrement - constitue le ressort fondamental du
sorte d'absolu qu'est Madame Edwarda », qu'aucun « commentaire »
ne saurait« entamer» et qu'on ne peut que rapporter à« la nudité du propos de Blanchot et sans doute la teneur ultime de
mot écrire, égale à l'exhibition fiévreuse [ du personnage de Bataille] » l'« inavouable» en tant qu'il s'avoue tel.
(Après coup, précédé par Le Ressassement éternel, Paris, Minuit, 1983, Si je qualifie ce mouvement de « subtil », c'est en
p. 91). C'est une question ouverte que celle de savoir jusqu'où La
deux sens : sous un premier angle, il s'agit d'affiner la
Communauté inavouable commente « cette sorte d'absolu» et jus-
qu'où, au contraire, son écriture se livre à l'« exhibition fiévreuse». «communication» (donc la communauté) selon Ba-
3. Cf M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 32, taille en faisant de la déchirure, sans la refermer, un
n. 1, qui sans doute contient une allusion à René Girard (par la
mention des « boucs érnissaires »), indication qu'il faut retenir dans
la perspective de l'épisode christique qui viendra plus tard. Pour 1. Ibid., p. 35.
Girard le sacrifice du Christ est celui par lequel c'en est fini du 2. « Écrire, se retourner les ongles, espérer, bien en vain, le mo-
sacrifice en général. Ne voulant pas s'identifier sans reste à cette ment de sa délivrance. » G. Bataille, L 'Impossible, dans Œuvres com-
pensée chrétienne, Blanchot se limite à une allusion furtive et plètes, vol. III, Paris, Gallimard, 1971, p. 114.
esquisse avec les mots « don et abandon, infini de l'abandon», 3. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 35.
conjoints à « déchaînement sans fin des passions » et à « désastre », Allusion, cette fois, à Levinas, qui anticipe sur la place de celui-ci
la voie beaucoup plus sinueuse et dérobée qu'il entend frayer. dans la seconde partie. Le « Dire » se trouve repris et rejoué en
4. Ibid., p. 34. parole-passion des amants.

48 49

La Communauté désavouée Le cœur ou la loi

passage, un accès aussi mince et fragile soit-il (la fragi- ter.aussitôt I qu'un tel passé relève de ce que désigne le
lité donnant en somme accès); sous un second angle, plus ordinairement le mythe, observation que je place
on repère une mobilisation dialectique : l'incommu- ici en pierre d'attente.
nicable se communique et une tragédie est surmon- De manière conséquente et homologue, le partage
tée. Là où Bataille « se retourne les ongles », Blanchot de la communauté en tant que désœuvrée ne peut avoir
nous tend son livre à lire. lieu que « dans la seule communication qui désormais
convienne et qui passe par l'inconvenance littéraire2 ».
Cette non-convenance en tant qu'inconvenance ren-
10 voie aux récits érotiques de Bataille et à une « com-
Abandon munication nocturne, celle qui ne s'avoue pas 3 » -
expression par laquelle est donné un premier signal
Il ne reste qu'à parachever le mouvement qui doit relatif à l'« inavouable» alors que vient d'être accentué
emporter (rejouer, relever, déplacer, transformer) Ba- le motif du secret sans secret de la communauté.
taille (relayé par Nancy) vers cette possibilité - voire J'avais parlé d'un « renoncement » de Bataille à pen-
cette nécessité - de communiquer (dans) l'impossibi- ser proprement le partage de la communauté. Il me
lité de (dire/écrire) la communauté. semblait qu'il avait renoncé en raison de l'impossibi-
S'il s'agit d'« extase», selon un autre mot obsédant lité où ils' était trouvé d'assumer le « secret sanglant 4 »,
de Bataille 1, c'est-à-dire, en termes heideggeriens, de soit le sacrifice voué à l'aporie de la mise à mort du
l'être-hors-de-soi, Blanchot en souligne« le trait déci-
sif» : « c'est que celui qui l'éprouve n'est plus là quand
1. Et noter en même temps, sur un plan distinct, l'allusion heideg-
il l'éprouve2 ». Si l'extase peut être remémorée - et gerienne au sujet de I'Erlebnis - que renforce au demeurant la
ainsi parlée ou écrite -, ce n'est que par la « mémoire formule de la page suivante sur « l'inachèvement ou l'incomplétude
d'un passé qui n'aurait jamais été vécu au présent de l'existence». Ce côtoiement de Heidegger - qui avait aussi été
celui de Bataille - se marque dans un contexte où il a précisément
(donc étranger à tout Erlebnis) ». On ne peut que no-
fallu évoquer son fourvoiement politique (ibid., p. 27). C'est une
façon d'indiquer l'exigence de « répondre à la sur-philosophie» de
1. Par rapport auquel Blanchot prend toutefois, avant de le réin- la Volksgemeinschaft sans lui abandonner le terrain (politique), mais
vestir, une distance prudente que motivent sans doute à la fois les au contraire en le réinvestissant au nom même de la pensée de
ambiguïtés qu'avait attachées à Bataille l'expression sartrienne de l'existence - cette dernière étant transportée sur le registre de l'écriture.
« nouveau mystique » et ma propre reprise - pourtant elle aussi 2. Ibid., p. 38.
distanciée - du motif de l'extase chez Bataille. 3. Ibid., p. 39.
2. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 37. 4. La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 47.

50 51
La Communauté désavouée Le cœur ou la loi

sacrificateur. Pour cette raison, si le sacrifice ne communication. Blanchot relève cet abandon, aussi bien
pouvait que tourner en parodie, l'écriture ne pouvait en retraçant l'expérience de son ami qu'en se cornmuni-
que tourner en « communication nocturne » partagée uant lui-même en tant que celui qui garde et qui sait
par la « lecture silencieuse» de quelques amis. Or, q« le cœur ou 1a 101· » de l' amme,
· . ' de 1 a communaute.'
pour Blanchot, l'amitié s'avère donner « la forme
même de la "communauté désœuvrée" sur laquelle
11
Jean-Luc Nancy nous a appelés à réfléchir sans qu'il
Entre l'éthique et l'écriture
nous soit permis de nous y arrêter 1 ». L'amitié expose
la possibilité du partage du non-secret (en tant que tel Écrire « le cœur ou la loi » en ponctuation finale de
impartageable). « Nous ne pouvons nous arrêter à route cette première partie ne saurait être indifférent.
Nancy» d'abord parce que ce dernier a lui-même L'équivalence ainsi posée évoque un cœur ayant va-
conclu en écrivant « Nous ne pouvons qu'aller plus leur de loi ou une loi du cœur.
loin» (obéissant à l'effort et à l'appel de Bataille) et Cette loi du cœur est celle de l'amitié ou fraternité
ensuite parce que ni lui ni Bataille n'ont pour finir qui seule me révèle (à) mon exposition solitaire, la-
accédé à la possibilité plus étrange, logée au cœur de quelle forme aussi bien ma communauté partagée. Une
l'impossible même, d'une transmission de l'intrans- loi du cœur pourrait être cela qui se laisse écrire - et lire
missible ou d'un don de et dans l'abandon. Le mouve- par les amis - comme l'inconvenance littéraire où
ment de Bataille reste pour Blanchot « désespéré 2 » et aurait lieu la communication du secret sans secret.
lié à un sentiment d'abandon au sens de se trouver Or l'ami par excellence de Bataille n'est autre que
abandonné « de ses amis 3 ». Ce sentiment accom- Blanchot. Cet ami n'est pas de ceux qui « surtout
pagne chez Bataille, toujours selon Blanchot, l' expo- avant la guerre 1 » ont pu lui donner le sentiment de
sition de sa solitude par la communauté elle-même, l'abandonner : ceux-là reculaient devant une absur-
par « le cœur ou la loi » de la fraternité qui « découvre dité sacrificielle, mais le dernier et sans doute le seul
l'inconnu que nous sommes nous-mêmes » 4• véritable ami (en un sens non éloigné de Laure nom-
Ici encore il est permis d'évoquer une dialectique. mée quelques pages plus haut) ne refuse pas, au
Bataille fut abandonné dans le mouvement même de sa contraire, la tâche d'aller plus loin dans la pénétration
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 43. du sens plus profond, plus dérobé de la vérité de
2. Ibid., p. 45. l'abandon que le sacrifice dissimulait (dis-simulait).
3. Ibid., p. 47.
4. Ibid., p. 46. 1. Ibid., p. 47.

52 53
La Communauté désavouée Le cœur ou la loi

Un ami peut à son tour donner à lire une écriture dilemme ou un conflit, une tension ressentie par
de l'abandon : une écriture qui s'abandonne, livrant Blanchot comme « insoutenable» 1 entre « deux _gra-
l'abandon de l'écrivant tout en formant le récit (si vités», celle de la politique qui veut un accomplisse:
c'en est un) de cet abandon par lequel se commu- ment et celle qui ne cherche ni accomplissement m
nique ce qui n'est rien de communicable et que nous ouvoir, mais s'abandonne à « un bouleversement
partageons. Cet ami peut dans ce dessein - refusant Pqui n'a pas b esom· d e reusstr,
' · ou d e parvenir . ~' une fin
pourtant de faire projet - offrir une écriture autre : 2
déterminée ». Dans le texte de 1984, « Les intellec-
une qui pour relever de la loi du cœur en s'abîmant au ruels en question» (où se trouve, enchaînant sur le
cœur de la loi - de la loi commune et d'avant toute loi - livre de 1983, un rappel de mai 68 comme d'une
serait comme celle de Laure l'écriture d'une femme. «exception» qui « donne une idée» d'un tel « boule-
Cette femme serait elle-même l'amie de l'ami. C'est versement»), cette tension insoutenable prend la
ainsi que secrètement nous sommes en train d' accé- forme plus douloureuse encore d'un « dommage peut-
der à la seconde partie du livre. Il y eut Laure pour être irréparable 3 » subi par l' écrivain (ici la vraie figure
Bataille, il y aura Marguerite pour Blanchot. En pas- de l'intellectuel) lorsqu'il « se soustrait à la seule tâche
sant de l'une à l'autre on passera d'une communica-
qui lui importe » : ce~le de « la parole i~attendue »:
tion à l'autre, d'un « partage du secret» (titre de la Inattendue, la parole 1 est lorsqu elle ne repond pas a
section p. 37) opéré « clandestinement 1 » à un autre, un projet, lorsqu'elle n'est pas astreinte à la nécessité
où l'inavouable sera exposé et communiqué. pressante d'une justice (c'est le mot qui dans ce texte
occupe la place de « la loi ») et relève d'un abandon
* à une « sainteté du vide 4 ». C'est sur celle-ci que le
même texte s'ouvre en une évocation du tombeau dé-
Au moment de ce passage, il faut indiquer ce que
doit aussi recouvrir, pour Blanchot, une autre façon 1. Dans une lettre de 1962 à Bataille que Fernanda Bernardo
d'entendre cette équivalence : « le cœur ou la loi». m'a fait remarquer et que j'ai commentée rapidement dans ~n
Comprise comme alternative - ce qui ne peut être entretien avec Danielle Cohen-Levinas destiné aux Cahiers Maurice
Blanchot, n° 2 (à paraître), puis à nouveau dans un entretien ave:
exclu, étant même impliqué dans le geste qui ouvre
Mathilde Girard (pour Lignes, n° 43, mars 2014), laquelle a releve
ainsi en deux ce que d'abord on a nommé du seul le lien entre cette lettre et Les Intellectuels en question.
nom de « cœur » -, la même formule met en jeu un 2. Comme il le dit dans Les Intellectuels en question, op. cit.,
p. 60.
3. Ibid., p. 38 (de même que les deux citations suivantes).
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., _p. 39. 4. Ibid., p. 7.

54
55
La Communauté désavouée Le cœur ou la loi

serté par le Christ enchaînant sur la nécessité « qu'il La tension atteint ici son comble puisqu'elle se tend
n'y ait désœuvrement que dans la poursuite infinie entre rien d'autre que l'éthique et l'écriture, entre le
des œuvres » - enchaînement qui lui-même enchaîne, judaïsme et quelque chose qui, sans être le mythe 1,
nous le verrons, sur la fin de La Communauté in- demanderait pourtant à s'y ouvrir, entre l'ami Levinas
avouable, comme s'il s'agissait au moins à quelque et l'ami Bataille, entre un Blanchot et un autre, entre
égard de le prolonger. une passion d'accomplir la loi et une passion d'ouvrir
« Le cœur ou la loi », cela peut désigner aussi bien le cœur. Le texte publié en revue en 1984 présente
une loi du cœur à laquelle seule devrait obéir la une idiosyncrasie fort singulière puisque les « intellec-
passion déchaînée de l'abandon, que l'exclusion tuels» y sont « mis en question» dans leur « solitude
mutuelle entre cette passion et cette autre que pres- créatrice » 2 par une exigence morale qui les contraint
sent les urgences « de justice et de liberté » qui, pour à devenir, selon la citation finale de René Char (encore
être impérieuses, n'en sont pas moins « obscures » car une fois garant opportun), des « monstres de justice
désignées par des « mots vagues, affirmations puis- et d'intolérance, des simplificateurs claquemurés 3 ».
santes et mal déterminées » 1• Cette obscurité n'est À n'en pas douter, La Communauté inavouable en-
autre que celle d'une « démocratie[ ... ] qui ne rayonne tend mettre au jour une manière de penser la commu-
plus » et qui se réduit à« la médiocrité quotidienne » 2, nauté qui évite aussi bien la simplification de la cause à
déclare Blanchot sur un ton qui rappelle l'analyse
heideggerienne du « on». Or cette démocratie assom- 1. Au sujet du mythe, dont le motif n'était pas vraiment abordé
brie (ayant perdu l'éclat de l'Aujkliirung3) est celle qui dans mon texte de 1983, je dois signaler que la première publica-
dans le fascisme a cru pouvoir « à nouveau s'ouvrir tion de Le Mythe nazi, écrit avec Philippe Lacoue-Labarthe, avait
eu lieu en 1981, publication plutôt confidentielle d'un Comité
aux mythes », méconnaissant à quel point dans l'ex- sur !'Holocauste, « Les Mécanismes du fascisme », à Strasbourg. Il
termination des Juifs s'acharnait une hostilité dres- n'est pas possible de savoir si Blanchot avait pu en avoir connais-
sée contre « le rejet des mythes, le renoncement aux sance (la publication aux éditions de l'Aube n'eut lieu qu'en 1991).
idoles, la reconnaissance d'un ordre éthique qui se En revanche, c'est aussi en 1981 qu'était paru, au Seuil, un autre
essai commun avec Lacoue-Labarthe,« Le peuple juif ne rêve pas»,
manifeste par le respect de la Loi » 4• inclus dans le collectif La psychanalyse est-elle une histoire juive?,
actes d'un colloque tenu à Montpellier et auquel, entre autres invi-
1. M. Blanchot, Les Intellectuels en question, op. cit., p. 55. tés, avait participé Levinas. Il y a donc quelques raisons de penser
2. Ibid., p. 49. que ce texte - dont le titre englobe le mythe sous le « rêve » -
3. Ibid., p. 17, où il faut remarquer que cet éclat est qualifié de pouvait être connu de Blanchot.
peut-être, voire certainement « illusoire ». 2. M. Blanchot, Les Intellectuels en question, op. cit., p. 55.
4. Ibid., p. 50. 3. Ibid., p. 62.

56 57
La Communauté désavouée

soutenir et de la loi à servir que la désespérance de


devoir restreindre à une sphère privée la communica-
tion de la passion déchaînée (abandonnée). J'avais in-
diqué l'exigence d'éviter ce double écueil, mais selon
Blanchot, je n'avais pas perçu l'exigence ultime, ou je
ne l'avais perçue que de manière confuse : comment
relever ensemble la loi et la passion, la politique et IV
l'écriture, la solitude et la communication. (Comment
• . I I
relever, bien entendu, sans disposer d'une tierce ins- La communauté consommee
tance de synthèse, qui serait la philosophie. Ce qui se
joue ici est aussi, par rapport au discours philosophique
de Nancy, une écriture capable de l'inavouable.)
Du même mouvement, ce livre entend ouvrir une
voie inédite et sinueuse qui irait de Levinas (pour
accéder à autrui) à Bataille (pour accéder dans la pas-
sion), et enfin aboutirait à Blanchot lui-même pour
écrire le cœur ou la loi.
Le cœur ou la loi : si la loi jamais ne peut faire
cœur, le cœur en revanche peut faire loi au-delà de
toute loi. C'est peut-être l'inavouable.
12
Sans issue

Ce mouvement se présente à l'enseigne d'une nou-


velle citation de Nancy, mais qui n'est pas extraite de
La Communauté désœuvrée. Elle provient d'un texte
antérieur intitulé « L'être abandonné 1 ». Elle énonce:
« La seule loi de l'abandon, comme celle de l'amour,
c'est d'être sans retour et sans recours».
L'usage de cette phrase a des implications multiples.
D'une part Blanchot y trouve réunis deux mots dont
nous avons reconnu l'importance dans son texte - la
loi et l'abandon, conjoints en une formule qui par
l'unicité, donc le caractère exceptionnel, de la loi en
question peut être rapprochée d'une « loi du cœur »;
d'autre part cette loi singulière prescrit une condition
- « sans retour et sans recours» - qui ne disconvient
pas à l'absentement du sujet tel qu'il a été désigné
comme son vrai rapport à l'expérience de la cornrnu-

1. J.-L. Nancy, « L'être abandonné», paru en 1981 dans le


n° 23-24 de la revue Argiles, écrit sans aucune espèce de corrélation,
tout au moins consciente, avec Blanchot, mais contemporain de
lectures de Bataille; cité dans M. Blanchot, La Communauté in-
avouable, op. cit., p. 51.

61
La Communauté désavouée La communauté consommée

nication (extase ou rapport en général). En ce sens, est nécessaire pour s'élever jusqu'au stade éthique et
Blanchot retourne un Nancy contre un autre, d'un surtout religieux » 1• Blanchot ne dit pas qu'il bondit
«contre» qui peut se conformer en même temps au ou qu'il saute, mais il annonce, sans transition autre
« tout contre » et au « contre-cœur », conjonction que l'exergue mentionné i « J'introduis ici, d'une ma-
.paradoxale d'où il ressort à la fois que Nancy ne s'est nière qui peut paraître arbitraire, des pages écrites
pas bien compris lui-même en ne comprenant pas sans autre pensée que celle d'accompagner la lecture
bien Bataille et q~e Blanchot, lui, comprend l'un et d'un récit ] ... ] de Marguerite Duras2 ».
l'autre mieux qu'ils ne se sont compris. Cette déclaration est à la fois assez claire pour lais-
. Cette compréhension meilleure (ou bien supé- ser entendre que l'arbitraire n'est qu'apparent et que
rieure î) va passer de manière décisive par le recours à sa nécessité se découvrira, tout en donnant néan-
une œuvre littéraire. Ce geste signifie une mise à l'écart moins à penser qu'il ne s'agit que de lire un récit pour
délibérée de tout ce que j'avais pour ma part avancé au lui-même, et un récit, est-il précisé, « en lui-même
sujet de la littérature dans La Communauté désœuvrée suffisant, ce qui veut dire parfait, ce qui veut dire sans
- Blanchot jugeant sans doute que cela se tenait trop à issue3 ». Nous sommes ainsi prévenus de ce qu'une per-
distance de la nécessité de l' œuvre proprement dite -, fection (une œuvre accomplie) va se présenter comme
tout comme, de manière générale, c'est à la nécessité de parfaitement aporétique : n'aboutissant pas, ne résol-
l' œuvre qu'il entend me rappeler 1• vant pas - et pourtant telle qu'elle a « reconduit »
Rien en tout cas n'aura préparé de manière visible Blanchot à la pensée de la communauté.
le bond qui s'accomplit de la première à la seconde (Par deux fois, au début de chacune des parties du
partie du livre de Blanchot - peut-être analogue au livre, il s'agit de « reprendre » et d'être « reconduit »
« saut mortel» qui sera invoqué plus loin tant en ré- à la question de la communauté : comme s'il fallait
férence au « bond prodigieux de Tristan jusqu'à la toujours un rappel, et un effort pour revenir à quelque
couche d'Iseult » qu'à celui « qui selon Kierkegaard chose qu'on aurait tendu à délaisser. Quelque chose,
peut-être, qui toucherait à un aveu délicat.)
1. ~an~ trop chercher à me justifier, je dirais pourtant que je
pensais bien aux œuvres de la littérature mais j'étais plus soucieux de L'auteur du récit annoncé - La Maladie de la mort -
la communication à tous de leurs forces et de leurs formes que du
travail de l'écrivain où se forgent ces forces et ces formes. À plus d'un est une femme. Blanchot la connaît très bien et de
égard sans doute Blanchot me signifie : « Vous n'êtes pas écrivain,
vous n'êtes que philosophe ». Il fait entendre aussi : « Bataille fut 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 74.
désespéré comme écrivain et comme philosophe » et : « Duras et 2. Ibid., p. 51.
moi, l'un par l'autre et l'un en l'autre, nous écrivons l'inavouable». 3. Ibid., loc. cit.

62 63
La Communauté désavouée La communauté consommée

longtemps. Marguerite Duras déclare dans un entre- les hommes qui serait ce par quoi l'hétérogène -1' aban-
tien : « Blanchot, qui me connaît très bien 1 ••• » ; don - s'ouvre dans l'homogène).
interrogée sur un passage du commentaire dans lequel
nous allons pénétrer, elle déclare i « C'est exactement
ça 2• • • ». Négligeant même ces remarques postérieures 13
Composition complexe
de Duras, nous ne pouvons que penser que ce récit
intervient ici dans une position exceptionnelle : celle
d'un « accompagnement» de lecture qui est aussi un Si Blanchot indique bien qu'il introduit des pages
compagnonnage, et non étranger, entre autres cir- d'abord écrites sans intention d'y aborder la question
constances, aux événements de mai 68 dont il va être de la communauté, il ne signale pas qu'elles ont déjà
question. été publiées ni que cette publication est très récente.
L'évocation précédente des lectures amies (dont En vérité, le recours à ces pages procède d'une intrica-
celle de Laure) et du lecteur en tant que « compagnon tion assez singulière de circonstances et de dates, que
qui s'abandonne à l'abandon 3 » ne peut qu' encoura- Blanchot préfère négliger - et non pas sans doute
,,il
··li
ger l'hypothèse selon laquelle Duras se trouve ici avoir cacher puisqu'on ne voit pas pourquoi cacher ce qui
,11:
,,
écrit pour deux tandis que son lecteur, Blanchot, écrit pouvait être aisément constaté, à la fin de 1983 ou
"
lij:
" sa lecture amicale - amoureuse? partageuse en tout au début de 1984, par un lecteur familier du milieu
,'",,
cas - à l'adresse de l'ami qui a disparu et vers lequel il à la « maladie de la mort » en tant que restriction au cercle mas-
se tourne un peu comme une femme (communauté culin et impossibilité d'accéder à l'autre (voir l'allusion à Proust,
moins avouable peut-être que toute autre puisqu' étran- p. 65) - malgré, toutefois, une notation rapide faisant droit à l'amour
et donc à l'abandon à l'autre sous sa forme homosexuelle (p. 84). La
gère en fait à une homosexualité avérée 4, amitié entre démarche est si complexe et subtile qu'il n'est pas question de l'envi-
sager ici de manière plus précise : elle exigerait de se demander ce que
1. Marguerite Duras, La Passion suspendue, entretiens avec Leopol- «masculin» et «féminin» peuvent indiquer par-delà les sexualités
dina Pallotta della Torre, Paris, Le Seuil, 2013, p. 40 [paru en italien supposées déterminées. Il faudrait aussi être capable de parler avec
en 1989]. Cette déclaration intervient à propos de mai 68. justesse du rôle des amitiés majeures de Blanchot dans sa vie et dans
2. Ibid., p. 62. ses textes ( comment discerner?). J'ajouterai seulement que si les
3. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 43. remarques sur l'homosexualité peuvent sembler gênantes il faut les
4. Il n'en faudrait pas moins interroger l'insistance de Blanchot replacer dans le contexte d'un temps où la political correctness n'était
dans ces pages sur l'homosexualité masculine rapportée à la société pas la même. Par ailleurs, seule sans doute une femme pouvait discer-
homogène au sens de Bataille (une fois même aux SA nazis - ibid., ner chez Blanchot un mouvement féminin envers Bataille et m'en
p. 69-70, n. 1 -, une autre fois « amour des garçons» réservé avec inspirer l'hypothèse : celle-ci se nomme Hélène, elle est déjà interve-
celui « des âmes» à la seule Aphrodite ouranienne - p. 76) et reliée nue à la fin de La Communauté désœuvrée.

64 65
La Communauté désavouée La communauté consommée

intellectuel et éditorial. Avec un peu de temps, bien une proximité immédiate. Je peux imaginer qu'il lui
entendu, ces circonstances ont été oubliées. Il convient importe en effet d'affirmer une sorte d'immédiateté,
de les rappeler, non par pointillisme d'archiviste mais un enchaînement continu, un glissement même entre
parce que leur ensemble contribue au sens ou aux les textes, les amitiés, les identités, bref un abandon
sens multiples du livre de Blanchot, non moins que « sans retour et sans recours » même si la forme d'en-
son silence sur cet ensemble. semble en est donnée et maintenue sous le nom de
Qu'il y ait lieu de resituer la provenance des pages Maurice Blanchot.
qui vont constituer la charpente de la seconde partie Chacune des parties du livre, et donc le livre entier,
du livre - et sa leçon, si j'ose dire, sur la communauté s'ouvre sur un «Je» et se termine avec un «Nous».
- c'est ce qu'invite à comprendre Blanchot lui-même Le premier devient le second, lui-même à la fois
en indiquant que ces pages ont été écrites « pour ac- composé et rassemblé de façon à devenir « ce petit
compagner la lecture d'un récit presque récent (mais livre» qui « confie à d'autres» 1 un certain nombre de
la date n'importe pas) de Marguerite Duras». Une questions. Moins un livre sur le sujet de la commu-
note fournit en ce point la référence de La Maladie nauté qu'un livre sujet lui-même d'une communauté
de la mort avec la mention des Éditions de Minuit qu'il appelle et qu'il n'appelle (c Viens l ») que pour
mais sans date, contre l'usage le plus constant 1• L'ex- autant qu'il en écrit déjà lui-même la parole ou peut-
pression « presque récent» est surprenante : on se être plus encore la musique.
Ili,
,11:
prend même à penser que« presque » est intercalé pour Ce sens du livre qui s'annonce avec la perfection
"' éviter la lourdeur de « récit récent». Il y avait pour- « sans issue » du récit n'en est pas moins redevable à
Il'.
,i i tant d'autres moyens de l'éviter et Blanchot choisit la vérité des faits et des dates. Le livre de Duras avait
11
:1 un énoncé bizarre qui semble vouloir rapprocher le été publié en 1982. Au printemps 1983, Blanchot
plus possible les dates, comme si « récent » désignait publiait dans le numéro 5 5 du Nouveau Commerce
un article intitulé « La maladie de la mort (éthique et
1. On sait que Blanchot s'écarte toujours ostensiblement des usages amour)», Le titre et le sous-titre donnent le cadre du
académiques de la référence, qu'il s'agisse d'ouvrages ou de citations.
Mais il n'en est que plus remarquable de le voir ici préciser que« la date propos : une lecture du récit de Duras conduit à de-
n'importe pas» comme s'il voulait précisément attirer l'attention sur mander si la dissymétrie ou l'irréprocité (deux termes
les dates. - On pourra d'autre part se rapporter, à propos de dates, aux présents dans le texte) de la relation mise en scène par
discussions qu'a soulevées une question de datation dans L 'Instant de
ma mort: voir les textes de Derrida (Demeure, Paris, Galilée, 1998),
Duras sont identiques à celles qui marquent le rapport
Lacoue- Labarthe (Agonie terminée, agonie interminable, Paris, Galilée,
2011), Ginette Michaud (Tenir au secret, Paris, Galilée, 2006). 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 92.

66 67
La Communauté désavouée La communauté consommée

éthique selon Levinas. Il est répondu, en substance, Ce n'est pas tout. Deux circonstances supplémen-
qu'il s'agit de plus que d'une identité: l'hétérogénéité taires complètent le protocole de cette recomposition.
du rapport amoureux (sexuel, passionnel) tout à la D'une part le texte de l'article en venait déjà à évo-
fois imite et excède la loi éthique (le chant de Bizet quer la « communauté des amants », quoique sans
résonne dans le texte : « l'amour n'a jamais connu de nommer Bataille. Plus précisément Blanchot écrivait :
loi »). Dans cette démesure, la mort est mise en jeu « une injonction silencieuse adressée à la "commu-
comme l'est le désœuvrement dans « les pages si nauté" des amants » là où, dans le livre, il met entre guil-
denses, si violentes ... » de Duras. lemets l'entier syntagme « communauté des amants »
,;,11
À ce point le lecteur - j'entends le lecteur, la lectrice (qui est devenu, rappelons-le, le titre de toute la partie).
:i.111 1
.. 1111
du présent texte, ici et maintenant - a peut-être déjà Le déplacement est important puisque la première leçon
.11::11
•~ Il : reconnu des phrases de La Communauté inavouable. revient à distancier ou à relativiser la justesse du terme
11::11 De fait, le texte de l'article du printemps est intégra- « communauté » tandis que la seconde prend à bras-
! ii! !
lement reproduit dans la seconde partie du livre, le-corps, si on peut dire, l'expression de Bataille qui,
précédé et suivi de pages qui le ressaisissent dans la relayée par Nancy, a été conduite au point névralgique
11:,, perspective de la communauté. Blanchot a repris ce de la pensée de Blanchot.
::: i texte et l'a en quelque sorte re-adressé ou re-destiné - Or les noms de Bataille et de Nancy apparaissent
•('
:;;;
«u
1
1 pratiquement sans changement, à l'exception d'un précisément dans la dernière note dont l'appel figure
Ili,,
,11:: remaniement important des paragraphes d'introduc- au dernier mot de l'article (avant la citation de Tsve-
tion, de l'insertion des pages qui précèdent et qui taïeva, p. 77 du livre). Cette note (qui bien entendu
i ::
,li! suivent, et enfin de la distribution en sections avec a disparu dans le livre) doit être citée, en précisant
Il'
r! intertitres qui fait continuité avec la première partie 1• qu'elle est appelée à la fin de cette ultime phrase :
« ••• la parole toujours à venir du désœuvrement ».
1. Il serait intéressant, mais trop encombrant, de présenter une
synopse des deux versions du texte. Je précise simplement qu'à la Je renvoie ici aux pages publiées par J.-L. Nancy
page 58 du livre, on peut se reporter à la page 31 del' article, et suivre
sur la communauté « désœuvrée » (Aléa, 4), pages
de là le texte jusqu'à la page 77 du livre, qui correspond à la fin de
l'article. - À la page 58 du livre, avant de reprendre son premier qui devraient faire date dans l'approche de la pensée
texte, Blanchot donne une justification de cette reprise, qui pour-
tant reste indiscernable au lecteur qui n'aurait pas lu l'article et reprendre comme à neuf la lecture et son commentaire ». Cette
rend même peu intelligible le verbe « reprendre » : pas plus, écrit-il, autorisation est elle-même autorisée, ou exigée, par le désir de tout
qu'au premier abord de la lecture, il ne sait ce que Duras désigne reprendre au nom de la « communauté» en répondant à Nancy et
par la « maladie de la mort», et : « C'est ce qui m'autorise à en relevant Bataille, tout en défiant encore Levinas.

68 69
La Communauté désavouée La communauté consommée

de Georges Bataille, encore si méconnue, malgré ou à travailler sur « la communauté, le nombre » - signe
à cause de sa renommée. d'une exigence du temps, à laquelle Blanchot sut aussi-
tôt qu'il devait d'autant plus répondre que lui-même
Ce renvoi ne peut pas être autre chose qu'un ajout venait d'effleurer le motif de la communauté. Ensuite,
de dernière minute : le numéro d'Aléa (du même cette exigence - qu'il dit « communiste » à l'ouverture
printemps 1983 que celui du Nouveau Commerce) a du livre - surgissait à l'enseigne de Bataille et le rappor-
dû arriver à Blanchot lorsqu'il achevait la rédaction, tait, vingt et un ans après la mort de l'ami, à tout ce qui
voire plus vraisemblablement encore la correction avait pu s'échanger entre eux à partir d'une rencontre
d'épreuves de son article. Il a voulu prendre date que les circonstances (1940) avaient forcément placée
aussitôt, frappé par la rencontre entre ce qu'il venait sous le signe de préoccupations intenses et difficiles à
d'écrire et le thème, aussi bien que le seul titre, de partir de ce que l'un et l'autre (et l'un sans l'autre)
mon article. Entre le printemps et l'automne de 1983, avaient cru ou désiré dans les années 1930.
il s'empresse d'écrire La Communauté inavouable. On D'emblée - on le devine - Blanchot a su que l' occa-
peut imaginer qu'il est déjà guidé par la pensée de re- sion s'offrait de « reprendre » ( comme il l'écrit à la
1:1;, ..
conduire - plutôt que de simplement « introduire » - première page) une direction de pensée (une orienta-
: ::ii
1:(,, sa réflexion aimantée par l'éthique de Levinas pour tion peut-être, si on pense à ce qu'il a écrit au sujet des
,11,•'
11111:
ill'II la mener de manière plus décidée en direction de la « notes apparemment désorientées 1 » de Bataille) tou-
111 .. 1
,11::: communauté des amants (avec toutes les variations de jours sourdement présente chez lui et dont un aspect
guillemets et de parenthèses qu'on peut projeter sur le venait de s'exprimer dans l'article sur le récit de Duras.
syntagme), tout en la retournant ou détournant vers Ce n'était surtout pas l'actualité d'un motif com-
Bataille. S'il précise que ce dernier reste « si méconnu », munautaire qui pouvait l'animer. Au contraire, il tient
cela peut être pour faire entendre que tout en saluant dans l'exorde de cette partie à écarter « les communau-
l'article de Nancy, il y voit subsister une méconnais- tés qui subsistent» et qui mêrne « se multiplient» alors
sance qu'il veut s'employer à réparer. que« l'exigence "communautaire"[ ... ] les hante peut-
être mais s'y renonce presque sûrement »2• Il n'est
L'ensemble de cette opération complexe offre un pas indifférent de noter que mon article était placé
caractère remarquable à deux titres : d'abord, la - par une dédicace à toute une série de noms - sous le
rencontre entre son texte et le mien fut contingente,
mais cette contingence puisait quelque nécessité dans 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 45.
ce que j'ai rappelé plus haut : l'invitation faite par Bailly 2. Ibid., p. 51.

70 71
La Communauté désavouée La communauté consommée

signe de la vie communautaire que je menais alors 14


et dont Blanchot était informé 1• Je n'exclus pas que « ne rien faire »
les lignes plutôt cinglantes pour les communautés De manière abrupte, ayant introduit le récit de
« qui subsistent » (il faut rappeler que ces années suc-
Duras, Blanchot tourne la page; au lieu d'en venir au
cédaient aux années hippies) m'aient visé (avec Lacoue- récit annoncé, il fait surgir une section intitulée
Labarthe) de manière personnelle. Blanchot a pu vou-
« mai 1968 ». Le lecteur ordinaire ne peut pas savoir
loir me signifier que ces expériences (auxquelles je qu'il ne s'agit pas immédiatement des pages annon-
n'affirme pas pour autant qu'il réduisait mon texte)
cées. Blanchot semble prendre plaisir à brouiller les
restaient plus qu'en deçà de l'exigence dont je voulais
pistes. La lecture de Duras devra être précédée par la
témoigner 2• mémoire de la « rencontre heureuse 1 » que permit 68.
Rencontre heureuse, récit parfait : la concordance
1. En particulier par l'intermédiaire de Jacqueline et Roger La-
pone, amis communs.
des deux n'est pas exprimée, elle ne se propose pas
2. En un sens il n'avait pas tort - si mon hypothèse est fondée - moins avec force. Rien n'empêche au surplus d'ima-
car l'expérience communautaire en question était précisément en giner tel ou tel rapport - à nous dérobé - entre le
train de se défaire, ce qui ne veut pas dire - il s'en faut - qu'elle se
texte de Duras et les souvenirs de 68 de Blanchot, de
soit limitée à« renoncer» à l'exigence communiste ou communau-
taire. Au cœur de l'expérience en question - communauté, tribu, Duras et d'autres. Le début du récit, que Blanchot
association ou intrication complexe des vies de deux couples et de cite p. 60, semble répondre à« l'ouverture qui permet-
quatre enfants - il y avait la communauté de travail entre Philippe tait à chacun [ ... ] de frayer avec le premier venu 2 ».
Lacoue-Labarthe et moi. Blanchot la connaissait et en était curieux.
On pourrait se laisser aller à imaginer qu'en cet entre-
Il lui est même arrivé de nous faire part de son étonnement :
pouvions-nous être associés comme nous l'étions - pour écrire - lacs de textes s'abrite un secret, une histoire vécue et
sans nous menacer l'un l'autre? Plus largement : chacun n'est-il pas connue de quelques-uns qui peut-être s'y reconnais-
renvoyé à sa solitude? (Philippe et moi commentions ces questions, sent. Cela ferait réplique aux communautés « qui se
mais ce n'est pas le lieu d'en parler. J'ai effleuré ce sujet dans ma
postface à L 'Allégorie de Ph. Lacoue-Labarthe, Paris, Galilée, 2006, multiplient » au grand jour.
et j'y reviendrai ailleurs de manière plus attentive.) - Nul doute à
propos de ces épisodes sur les possibilités de gloses socio-psychana- dire, c'est indéniable, que les textes dont il s'agit ici sont tous traver-
lytiques en tous sens, mais elles m'échappent par définition. Il reste, sés et travaillés par des expériences, des attentes et des errances qui
pour ce qui nous concerne ici, un contraste assez évident entre cherchaient une inscription. Aussi bien n'y eut-il jamais de pensée
le retrait de Blanchot et l'exhibition de notre « communauté » - le des rapports qui ne mette en jeu des rapports effectifs. Ni, du reste,
premier d'ailleurs souvent trahi, par lui-même ou par d'autres, la de pensée qui ne soit expérience (sauf à rester discours bavard).
seconde plus secrète, moins avouée qu'il n'y paraissait. - J'essaie 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 52.
d'être clair: il ne s'agit pas de mêler les pensées et les vies, mais il faut 2. Ibid., foc. cit.

72 73
La Communauté désavouée La communauté consommée

Il est bien possible que Blanchot, tout comme il s'est 68 s'offre comme une « utopie immédiatement
brièvement référé à la vie de Bataille, veuille nous faire réalisée 1 », c'est-à-dire comme un hors-lieu au cœur
entendre qu'il s'agit pour lui d'une expérience autant de ce qui a lieu, « ouvrant le temps à un au-delà de
que d'une pensée - une expérience qui doit être celle de ses déterminations usuelles ». Il offre aussi la présence
la pensée pour qu'elle pense, c'est-à-dire pour qu'elle et la puissance d'un peuple « qui, pour ne pas se limi-
parle en allant jusqu'à l'extrémité de la parole. Il a écrit ter, accepte de ne rien foire2 ». Relève de l'inopération
page 46 : « c'est dans cette vie même que cette absence ou œuvre du désœuvrement : tel est le trait majeur,
d'autrui doit être rencontrée; c'est avec elle - sa présence régulateur de la pensée de ce livre en tant que cette
insolite, toujours sous la menace préalable d'une dispa- pensée veut répondre et répliquer à la formule d'une
rition - que l'amitié se joue et à chaque instant se perd, « communauté désœuvrée ».
rapport sans rapport ». Le « sans rapport » du rapport C'est ainsi que mai 68 est présenté sous le signe
forme précisément cela qui ne peut pas relever de la d'un « communisme3 » écrit en italique pour en souli-
parole et qui se connaît dans son suspens. gner le caractère inclassable, irrécupérable par toute
Il n'est donc pas question de faire appel à une idéologie et de ce fait irréductible à toute « politique
« expérience vécue» (pas d'Erlebnis, on se le rappelle) déterminée» ou « décision politique particulière» 4•
et pourtant c'est « dans la vie même » que se présente C'est ici que vient à passer fugitivement cette « poli-
- disparaissant - la vérité de son dehors. C'est aussi tique » définie par la non-exclusion générale et dont il a
dans la mémoire que peut s'ouvrir l'immémorial, déjà été question 5• Non-exclusion, « absence de réac-
comme ce cœur de « l'événement » dont on doit se
demander « est-ce que cela avait eu lieu?» 1• Thomas Mann, c'est-à-dire aussi une vie par le mythe, une vie se
vivant comme un mythe, c'est-à-dire se vivant (s'éprouvant et
On peut ainsi entrer dans le souvenir de mai 68 s'énonçant) comme sa propre origine et fin.
comme dans une mémoire capable des' ouvrir à l'im- 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 54.
mémorial, à cela, comme il a été déjà dit, qui a lieu en 2. Ibid., p. 55.
3. Ibid., p. 53. La valeur de l'italique pour Blanchot est indi-
se dérobant à la présence. On peut de ce moment quée, à propos du texte de Duras, dans la note de la page 60 : elle
d'histoire faire un témoignage en fin de compte pas signale ce dont « l'origine nous échappe » - en somme, une vie se
plus attestable que celui d'un récit littéraire (un mythe vivant, rien d'autre que la vie même ou bien, pour parler comme
en somme, nous y reviendrons 2). Schelling, la tautégorie de la vie, c'est-à-dire son mythe, comment
elle se dit elle-même à elle-même, origine qui s'échappe mais se dit
dans son échappée.
1. M. Blan~hot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 54. 4. Ibid., p. 53 et 54.
2. Une « vie dans le mythe» pour reprendre l'expression de 5. Cf supra, p. 36, n. 1.

74 75
La Communauté désavouée La communauté consommée

tion », « impossibilité [ ... ] d'inscrire en compte une Autant dire que la politique se trouve simultané-
forme particulière d'adversité», « action sans action» 1 ment affirmée (au moins par son nom) et aspirée en
composent autant de variations insistantes sur le thème un outrepassement de toute détermination et de toute
d'~ne négati~n de_ 1~ négation que propose ou impose la spécificité où elle se sublime en un sens pur de l' exis-
P,nse de part! politique. Se déterminer politiquement, tence non solitaire (sa seule vérité). Que cela corres-
c ~st entrer dans un groupe (ou le fonder) pour, avec lui, ponde à l'une au moins des forces qui ont produit et
ag1r dans le rapport des forces, intérêts, enjeux de l'es- portent depuis longtemps le mot « communisme» et
pace sociétal et institutionnel, ce qui suppose choix, le mot « démocratie » (plus singulièrement l' expres-
affrontements, exclusions. Ne rien exclure, se tenir en sion « démocratie populaire » si on se rapporte à ce
retr1t, ~, est être fidèle au « rapport sans rapports » 2. que Blanchot dit ici du peuple), on ne peut en douter.
L enjeu est de la plus grande ampleur et rejoint sans Qu'on puisse pour autant exhausser tous ces mots
aucun doute ce qui, depuis 68, ne cesse en nous autour ensemble dans une « politique » de la non-exclusion
de ~~us, d'osciller de manière vertigineuse autour de la illimitée ou du rapport indifférencié(« la camaraderie
politique et de la contestation - ou de la contestation sans préalable 1 »), cela ne va pas sans rendre problé-
de la ~olitiq~e : insurrection, révolution, et jusqu'à la matique le mot « politique».
3
« manifestation » trouvent leur caractère « véritable » Or c'est bien le cas : la politique va s'absenter du
dans le dénouement instantané d'un présent dont on texte pour ne ressurgir qu'à la toute fin, dans un ap-
ne pourra pas savoir si - ni comment - il a eu lieu sans pel à un « sens politique astreignant2 » qui restera
pour autant douter le moins du monde de sa vérité en en attente de précisions futures (peut-être seront-elles
ex~ès sur toute identification et sur toute mémoire. Le données par Les Intellectuels en question, il faudra y
pomt est qu'il ne s'agit pas de construire un avenir ni revenir). On peut dire que le texte de Blanchot se tient
de faire œuvre en aucune façon. ici suspendu dans un équilibre infiniment délicat, inte-
nable en vérité - insoutenable comme la tension entre
les « deux gravités », et parce qu'il répond à cette
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 54 et 55. tension, la soutenant pourtant en l'excédant, y échap-
2. Je dois le préciser : ce que Lacoue-Labarthe et moi avions
pant en « ne se laissant pas saisir3 » afin d'aller (de fuir,
no?1mé à l'é~o_que « re~r~it du politique» (cf les volumes collectifs
Rejouer le J:oltttque, G1ilee, _ 1981 et Le Retrait du politique, Galilée, de sauter, des' élancer?) vers une possibilité tout autre.
1983) avait un sens bien différent. Il s'agissait de voir se retirer la
c_onfiguration politique (en gros, celle de la démocratie représenta- 1. Ibid., p. 55.
tive) pour permettre que s'en retrace une autre. 2. Ibid., p. 93.
3. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 56. 3. Ibid., p. 56.

76 77
La Communauté désavouée La communauté consommée

Cet équilibre instable - instabilité même de l'instant l'époque la croissance d'un sentiment ~vec lequel,
(« Il ne faut pas durer, il ne faut pas avoir part à quelque trente ans plus tard, nous_ ne s_omm~s ~OUJO~rs r= au
durée que ce soit 1 ») - peut être repéré comme tenu, clair. Il s'agit d'abord de bien situer l enJeu : elargissa~t
voulu entre et par-delà deux postulations relatives à la n somme sans limites une certaine valeur de « poli-
politique : d'un côté celle dont Hannah Arendt aura ;ique » pour la soustraire à toute détermin~tion, ~lan:
été l'interprète majeure, la politique comme espace chot passe forcément outre ce terme et doit acceder a
propre de la vie commune des hommes qui mettent en un registre excédant ou transcenda~t par _rappor~
œuvre leurs facultés de juger et d'agir (reprise et ampli- auquel un « sens politique» (comme il ~e~a ,mvoque
fication du zoon politikon), de l'autre la lutte pour pour finir) ne pourra être que second et denve.
établir ou rétablir une justice bafouée par l'inégalité,
l'exclusion, la domination. De part et d'autre opèrent,
15
en modes différents, un principe d'égalité sinon d'ho-
« société antisociale »
mogénéité ainsi qu'un principe de possible révolution
(prise de pouvoir, insurrection aboutie, conseils et
Ce registre excédant-tr~ns~enda~t s' a~è~e de ,m~-
donc mise en commun). À ce double principe échappe nière logique ne pas être différent d un. regime d on-
une perspective qui, pour Blanchot, doit écarter aussi
gine ou de fondement. Les deux sections _d~ te_xte
bien « la société en personne avec ses fonctions, ses lois, relatives à 68 s'achèvent (p. 56) par la considération
ses déterminations2 » que [e « combat3 ».
du « peuple » en tant que « présence et ~bsence, sinon
Il ne s'agit pas de se hâter vers un jugement sur ce confondues, du moins s'échangeant virtuellement »,
que représentent cet absentement ou cette évaporation c'est-à-dire du peuple ou de la communauté en tant
de la politique, qui du reste n'est pas propre à Blanchot qu'instance ou que sujet ne tenant son_ être que de
et qui traduit plutôt de manière assez perspicace pour son insaisissabilité ou d'un battement mcessant de
son assemblement/désassemblement (« l'intégralité
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 56. qui dépassait tout ensemble 1 » - cela mon~re, ~ quel
2. Ibid., p. 57. point Blanchot se méfie du rapp~rt). ~ quoi s aJoute,
3. Ibid., p. 56, où sont récusées « ces séquelles nostalgiques par on doit le remarquer, un caractere « mnombrable »
lesquelles s'altère la manifestation véritable en prétendant persévé-
rer en groupes de combat ». Cette allusion à des phénomènes en dont la répétition au moins trois fois dans ces pages
effet souvent dérisoires des suites de moments insurrectionnels (68 peut passer pour une sorte de confirmation de la
ou d'autres) donne la seconde occurrence du mot « combat», déjà
écarté page 54 avec la pensée de « l'ennemi » ou de « l'adversité ». 1. Ibid., p. 55.

78 79
La Communauté désavouée La communauté consommée

formule de Bailly - « la communauté, le nombre » -, une impossibilité intellectuelle de remonter jusqu'au


confirmation toutefois décalée en ce qu'elle écarte la fondement que dans une constitution ontologique (ou
possibilité que la communauté soit d'une manière ou transcendante) en fondement infondable et infondé -
d'une autre « nombrable», c'est-à-dire déterminable, sans fond. Le texte de Blanchot se propose en fin
circonscrite « en personne» selon la formule singu- de compte comme une méditation sur le grand motif
lière de la page 57 qui semble évoquer ce qu'on ap- de l' Ungrund, et en tant que telle il ne peut manquer
pelle la « personne morale » et donc la « société » en un de faire signe aussi vers l' Urgrund (le fond originaire).
sens très strictement juridique. Il sera bon d'y penser lorsqu'on rencontrera les motifs
C'est précisément la loi qui est mise en jeu sur le de I'Aphrodite chtonienne et du corps eucharistique.
registre du fondement. Blanchot écrit que le peuple est Deux opérations sont en fait imbriquées l'une en
« aussi bien la dissolution du fait social que la rétive l'autre : celle d'une fondation politique et celle d'un
obstination à réinventer celui-ci en une souveraineté fondement ontologique. Cette imbrication n'est pas
que la loi ne peut circonscrire, puisqu'elle la récuse tout évitable si la politique est pensée en conformité avec
en se maintenant comme son fondement 1 ». Le peuple l'être, c'est-à-dire non pas si l'être est pensé comme
se tient ou opère dans une compulsion de dissolution/ être-en-commun, mais si le commun est identifié ou
réinvention du lien (de la loi). La dissolution ouvre sur homologué comme politique : ce qui précisément
l'infini et sur l'absentement à soi-même. La réinven- forme le cœur ou le nœud (sinon la loi ... ) du pro-
tion n'est pas pour autant simple identification déter- blème 1• En un sens Blanchot tranche le nœud gor-
minée puisque la souveraineté excède la loi qu'elle dien : il écarte la politique (dont en fin de compte on
récuse en la fondant(« Loi qui toujours précède la Loi » voit mal comment elle pourrait ne pas être « détermi-
dira la note de la page 73). En ce point, la souveraineté née ») et il réserve - au plus profond - une « commu-
de Schmitt et celle de Bataille sont contiguës : le pou- nauté » en soi retirée à toute détermination, ne se liant
voir de décider l'exception à la loi touche au Rien d'où que par sa propre déliaison. En un autre sens, il resserre
peut à nouveau surgir la dissolution.
En tout état de cause il y a fondement. Nous retrou-
1. S'il faut le préciser : qu'il soit clair que « être » ne saurait repré-
verons vers la fin du texte le motif de la fondation : il sera senter pour Blanchot, pour Bataille, ni pour moi, un substantif ni
confirmé dans une solidarité avec un point d'excès inac- une substance, mais seulement un verbe, un acte. Pas plus en tant
cessible. Le sens de cet excès se trouve bien moins dans que substantif ne saurait-il s'écrire de manière déterminée comme
«l'être» mais seulement comme« un(e) »ou« des»« être(s) ». Cette
double présupposition extrapolée de Heidegger est nécessaire pour
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 56. éviter tout malentendu.

80 81
La Communauté désavouée La communauté consommée

peut-être encore plus le nœud si la « politique » doit pas échec, rnais « accepte de ne rienfaire 1 ». En nommant
pourtant se rapporter à la « communauté » : or Blan- « impuissance » ce « refus » et cette « acceptation », Blan-
chot tiendra, comme on le verra, à distinguer en fin chot s'insinue de manière encore implicite dans la sphère
de compte, fût-ce obscurément (pour la forme?), un de la sexualité. Avant d'expliciter, il prend la précaution
« sens politique » de toute sa lecture de Duras. d'affirmer qu'il y a « un abîme» entre le registre du
Pour le moment on passe ici par le point décisif où la peuple et celui de « la société antisociale ou [ ... ] associa-
communauté se trouve redéfinie selon les attendus qui tion toujours prête à se dissocier que forment les amis et
précèdent et par conséquent selon l' outrepassement les couples» 2• Cet abîme ne peut être « supprimé » par
d'une communauté politique et/ou d'une société « en aucune « supercherie de rhétorique » 3. La charge parti-
personne». La communauté est identifiée au « monde culière de ces mots laisse rêveur : pourquoi donc évoquer
vrai des amants 1 ». Une fois de plus, on touche à la vérité. la possibilité d'une supercherie si ce n'est parce qu'on
Le déplacement - remplacement ou conversion - est sait fort probable que le lecteur ait envie d'en dénoncer
d'importance. C'est lui qui opère le renversement des une, voire parce qu'on sait qu'on en pratique une?
perspectives de Bataille et de Nancy aussi bien que leur De fait, on va passer du peuple aux amants. Blan-
relève ou leur assomption dans une pensée supérieure. chot franchit le pas (l'abîmer) en écrivant : « Pourtant,
L'opération a été préparée par le motif de la certains traits les distinguent, qui les rapprochent4 ».
« puissance impuissante2 » du peuple. Le mot « impuis- Voilà très exactement de quoi crier au tour de passe-
sance » a été privilégié pour désigner le « refus instinc- passe, et Blanchot le sait. Le sachant, il s'efforce de
tif [ ... ] d'assurer aucun pouvoir3 » manifesté par le nous faire admettre que ce qui ne peut prendre d'autre
peuple de 68. Refus du pouvoir, cette impuissance n'est forme que le paradoxe de la conjonction des opposés
(présence/ absence, assemblement/ dispersion) 5 n'a rien
1. Expression de Bataille citée dans M. Blanchot, La Commu-
d'illusoire et renvoie au contraire à la nécessité la plus
nauté inavouable, op. cit., p. 58.
2. Ibid., p. 57.
3. Ibid., p. 54. D'aucuns pourraient s'étonner de cette caractéri-
sation de 68 où ne manquèrent pas diverses formes de prises de contre les guerres (dé)coloniales: « Faites l'amour, pas la guerre!»,
pouvoir, violentes ou réformistes. Il n'en est pas moins vrai (et c'est qui s'est alors extrapolé en « Jouissez sans entraves l ».
aussi ma propre expérience) que l'esprit le plus neuf de ce moment 1. Ibid., note de la p. 90.
se situait ailleurs, dans une action qui refusait d'agir si peu que ce 2. Ibid., p. 57.
soit à l'intérieur des dispositifs existants de la gouvernance et de 3. Ibid., Loc. cit.
la gestion. En 68 nous avons compris que toutes les révolutions 4. Ibid., Loc. cit.
(connues) tournaient à l'intérieur du système lui-même. Il ne faut 5. Motif para-dialectique présent dans le romantisme allemand
pas non plus oublier que 68 héritait d'un motif surgi de la lutte sous la forme du Witz.

82 83
La Communauté désavouée La communauté consommée

profonde : de fait, la thèse (si on peut dire) de la com- lité d'un savoir absolu, verrait surgir la question excé-
munauté des amants comme vérité de la communauté dante et dramatiquement dérisoire de la finalité et de
en général forme bien le cœur du livre, ou sa loi. Les la finitude de ce savoir 1 ; Blanchot suspend en re-
amants font le cœur ou la loi du peuple - la loi, tout vanche la dialectique sur elle-même au lieu de la
au moins, d'un peuple qu'il faut penser comme cœur vouer à une inanité tragique. Bataille se heurtait à la
battant plutôt que comme association. « comédie » tant du sacrifice que de l'érotisme, aux-
Il faudrait ici s'arrêter longuement sur ce mou- quels toujours se dérobe une inaccessible communion;
vement de pensée et sur sa procédure philosophique - Blanchot conjoint les deux pour considérer l'abandon
non désignée comme telle et pourtant manifeste. J'ai par lequel deux êtres se rejoignent dans un « oubli du
introduit à dessein le motif de la « relève» : il semble monde 2 » où, en même temps, et parce que hors du
en effet que Blanchot opère de manière assez géné- monde, ils ne peuvent que se dissocier.
rale, ici comme ailleurs, par une négation de la néga- Alors que, pour Hegel, le passage de l'un en l'autre
tion (le « neutre » n'en donne-t-il pas la forme?) qui a les produit un troisième terme et que, pour Bataille, l'im-
traits de l'Aujhebung dialectique tout en retranchant le possibilité du passages' ouvre comme la nuit dans laquelle
moment de la « synthèse » (pour se référer à une doxa il faut entrer, Blanchot désire que le passage lui-même
hégélienne à laquelle le texte même de Hegel ne se réduit passe et n'ait lieu que dans son effacement. Il désire passer
pas). Si la première négation se trouve dans la séparation outre la suture et la déchirure, outre l'identité et la diffé-
(la solitude), la seconde sera dans la réunion (qu'il rence, sans aboutir ni à l'identité ni à la différence entre
s'agisse de séparation d'avec soi ou d'avec l'autre puisque les deux. Pourquoi ce désir? c'est la question à laquelle
ces deux termes eux-mêmes sont produits par la sépara- il faudra en venir, sans peut-être savoir y répondre.
tion). Là où Hegel semble constamment proposer un
troisième moment, l'unité des deux dans un troisième 16
( disons, l'enfant ou l'État, en tout cas la société ou, chez « intimité vide »
Hegel, « l'Idée éthique en acte »), Blanchot se tient en
retrait pour proposer « ni la séparation, ni la réunion». Le trait commun entre le peuple, les amis et les
Mais ce ni-ni n'est pas simple position de rien entre les couples (ces deux derniers soudain associés ici, à l'im-
deux, il est le mouvement de leur conjonction et disjonc-
tion simultanées - coincidentia oppositorum, autre trace l. La Communauté désœuvrée citait ce texte de Bataille sur Hegel
dans L 'Expérience intérieure (dans Œuvres complètes, vol. V, Paris,
romantico-idéaliste. Gallimard, 1973, p. 127-128).
Bataille envisageait que Hegel, parvenant à la tota- 2. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 58.

84 85
La Communauté désavouée La communauté consommée

proviste, d'une manière qui conforte l'hypothèse de pre messianicité. Nous devons garder cette indication
Blanchot se féminisant pour Bataille) est le trait de à l'esprit puisque nous retrouverons, plus loin dans le
« la dispersion toujours imminente d'une présence texte, une christologie.
[ ... ] sans lieu (utopie), une sorte de messianisme Pour le moment, on en reste au judaïsme. Sans
n'annonçant rien que son autonomie et son désœuvre- crier gare, Blanchot compare le peuple laissé à lui-
ment 1 ». Le désœuvrement emprunte ici deux figures même de 68 (ne s'associant pas) au « rassemblement
qu'on ne lui connaissait guère : la figure plutôt poli- des enfants d'Israël en vue de l'Exode si en même temps
tique de l'utopie et la figure religieuse - en vérité poli- ils s'étaient réunis en oubliant de partir 1 » - un peuple,
tico-religieuse en sa provenance - du messianisme. La donc, qui ne se serait pas associé pour devenir une
question de la valeur ou du rôle des utopies, liée à nation, pour ne pas dire un État. Blanchot imagine en
l'épuisement des formes les plus visibles du marxisme, somme un Israël qui aurait été d'emblée en diaspora et
était déjà récurrente depuis les années 1960. Le duquel aurait pu sortir autre chose que le Royaume
messianisme en revanche occupait très peu de place et la loi. Par-delà une signification politique relative à
hors des religions juive et chrétienne. C'est plus tard l'État d'Israël, vraisemblable mais ici secondaire, on
qu'on en a rappelé l'écho chez Benjamin et que doit discerner l'évocation d'une espèce fantasmatique
Derrida, suivi de quelques autres, en a retravaillé le de christianisme (ultra-primitif) d'avant le judaïsme.
motif. On est un peu étonné de voir surgir ces deux On y ajoutera le rappel d'un épisode lui aussi furtif
ML termes dont le premier semble trop court, si j'ose dire et comme incongru qui a eu lieu plus haut dans le
(,.Il
(trop sociopolitique ou pragmatique), pour ce qui est texte : Blanchot a comparé la « communauté littéraire »
;i: :.:.
'.l:iJli en jeu, tandis que le second paraît presque incongru, à la réunion « des participants hâtifs de la Pâque juive»
,_'·,·t
·:.11 en tout cas très inattendu. (qui doivent, comme on sait, partager le repas debout
.,.,
, .
l!•:.I
Un messianisme qui « n'annonce rien que son au- et en tenue de voyage) 2• Or cette Pâque forme juste-
::i"
,,:1111 tonomie » annonce une venue sacrée (le Messie est ment le « rassemblement en vue de l'Exode », et c'est
,,..,11

l'oint de Dieu) qui vaut pour elle-même et sans au- elle aussi que le Christ transforme en ce qu'on appelle
cune finalité. Il n'est pas indifférent de rappeler que le la Cène - qui sera évoquée vers la fin du livre.
Christ, au moment de quitter ses disciples, récuse leur Celui-ci est donc parcouru par un motif discret
attente de son retour pour restaurer le Royaume (rôle mais insistant qui, de Messie en Christ, tend à identi-
politique du Messie). Il autonomise en somme sa pro-
I. Ibid., !oc. cit.
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 57. 2. Ibid., p. 40.

86 87
La Communauté désavouée La communauté consommée

fier la communauté selon une configuration sacrée ou le sens de ce dernier mot. Pour le moment il faut dire
mythique. Il reste bien entendu à mieux comprendre la que l'amour - qui peut« prendre la for~e de l'impos~i-
nature et le rôle d'une fiction (l'imagination du peuple bilité d'aimer 1 » - paraît relever de ce qui est « ressenti »
oubliant de partir ... ) qui doit visiblement prendre va- (cf« le sentiment» un peu plus loin) mais en tant que tel
leur de référence. Blanchot déclare que « le peuple des reste sans doute ( cela n'est pas explicité) dans la sphère
hommes» peut être « considér[é] comme le succédané étroite d'une subjectivité, d'un rapport à soi de ce(lui)
abâtardi du peuple de Dieu » 1• Le poids de l'expression qui ne sort pas de soi. L'amour n'est pas encore l' aban-
( un peu comme celui de l'expression « supercherie rhéto- don et les amants (les amis, les couples) savent abandon-
rique ») met en alerte: si le peuple simplement humain ner l'amour lui-même. Cela suppose quel' amour - celui
est dépourvu d'un père légitime et, avec lui, d'une nature qui n'est pas impossible - relève d'une possibilité de
divine, il faut vraisemblablement comprendre que c'est à l'échange, du partage et de la communication, tandis
sa bâtardise qu'il doit de risquer la perversion de son que la passion se porte à l'abandon de cette possibilité
désœuvrement en « système de force», c'est-à-dire en afin d'ouvrir à l'impossibilité de l'altérité absolue.
société consistante et œuvrante. Plus ou moins manifes- Plaçons ici une nouvelle incise philosophique : si
tement, la communauté vraie (le « monde vrai des pour Hegel l'en soi doit s'aliéner afin d'être pour soi,
amants » qui va être nommé quelques lignes plus loin) si pour Bataille «soi» n'existe jamais qu'en tant
ne doit pas être séparée d'une dimension divine ou que «je» exposé (blessé ou en joie), Blanchot tient
mythique (divine au sens de mythique). Le peuple de pour sa part à une solitude telle qu'elle ne peut être
Dieu se rapporte à un fondement sans loi, mais non le lieu d'une auto-affection - or toute affection s' auto-
sans parole originaire. Une telle parole, on le verra, se affecte -, mais qu'elle doit être « apathie », comme il
propose en écho de la Cène:« ceci est mon corps». sera dit, « impassibilité [ ... ] et impuissance» 2• Cette
Le rapport des amants n'est pas pour autant rapport apathie « n'empêchje] pas les relations des êtres, mais
d'amour. L'amour « n'y est pas nécessaire 2 ». Qu'est-ce à [les] condui[t] [ ... ] au crime, qui est la forme ultime
dire? Ce point est sans doute un des plus énigmatiques, [ ... ] de l'insensibilité», est-il précisé en référence à Sade
et il l'est d'autant plus qu'à cette absence de nécessité - afin toutefois de mieux faire valoir « une démesure que
succédera, dans un glissement continu, ce qui sera nom- Sade lui-même ignore »3• Cette démesure est celle par
mé « la passion ». Mais il faudra pénétrer plus avant dans laquelle les amants dédaignent la mort même et s' adon-

l. Ibid., foc. cit.


1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 57. 2. Ibid., p. 81 sq.
2. Ibid., p. 58.
3. Ibid., p. 81-82.

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La Communauté désavouée La communauté consommée

nent à une « tentative d'aimer - mais pour Rien [ ... ] et ment dit - ou à la ré-citation - du récit de Duras car la
qui ne les expose à rien d'autre qu'à se toucher vaine- complexité des registres, des momen~s _et des p~~s~e~-
ment » et à une « jouissance solitaire, des larmes soli- tives est déjà bien assez grande, et d ailleurs délibéré-
taires, la pression d'un Surmoi implacable» 1• ment élaborée pour mener le lecteur plus loin vers un
Cet amour est préservé de « jouer la comédie d'une égarement qui doit appartenir à l'enjeu. esse~~iel. ~u
entente "fusionnelle ou communielle" 2 ». Préservé de récit en tant que tel il faut surtout retemr qu il « n est
la comédie (mot de Bataille), ce couple (amants, amis) mystérieux que parce qu'il est irréductible 1 » et qu'il n'a
« s'expos]e] entièrement l'un à l'autre [ ... ] afin que « pas de fin [ ... ] et pourtant une fin 2 » ~vec l_a dispari-
comparaisse, non pas à leurs yeux mais à nos yeux, tion de la femme. Ces caractères sont identiquement
leur commune solitude3 ». ceux du texte de Blanchot que nous lisons : irréductible,
D'une part la communauté ne se forme pas au sens il ne permet pas de saisir une pensée (concept, idé~) de
plein du mot (se fonde-t-elle? c'est encore à exami- la communauté ni par conséquent de conclure, pmsque
ner) et elle n'excède pas une « intimité vide». D'autre l' « inavouable » invite, on le verra, à d'autres paroles à
part le couple s'expose à nous, non à lui-même. Re- venir. Le rapport au récit de Duras est rapport à Mar-
prenons l'un après l'autre ces deux aspects, car leur guerite Duras elle-même qui « _néce~~airement_ » y es~
articulation est aussi celle qui fait passer de la première « impliqué]e] elle-même »3 - singulière notation qm
version du texte à la seconde et de l'éthique à la poli- confirme tout ce qui se laisse suggérer des implications
tique (pour autant que vaillent ici ces termes). de Blanchot « lui-même» dans ce texte où se brassent et

* 1. Ibid., p. 62.
2. Ibid., p. 70. Au passage, Blanchot cite s?n yropre « plus de
Parenthèse : j'abrège et même j'évite des considéra- récit» (à la fin de La Folie du jour), dont on sait l importance chez
lui en général. -À ce propos, il faut signaler l'analyse faite par U~i
tions qui adhéreraient plus au commentaire propre-
Eisenzweig dans sa Naissance littéraire du fascisme, dont le_ motif
directeur consiste à montrer« le rôle décisif qu'y [dans la naissance
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 82. Le littéraire du fascisme] joua ce double héritage du symbolisme et_ ~e
« Surmoi » selon Blanchot serait donc l'instance qui interdit tout l'anarchisme fin de siècle que fut le rejet du récit comme forme pnv1-
rapport- alors que celui de Freud n'en interdit que certains - et qui légiée du vrai» (Paris, Le Seuil, 2013, P: 7-~). Ce livre ne parle pas
semble moins située au-dessus des « moi » que constituée par la de Blanchot mais d'une époque - en particulier celle de Barrès - dans
surpuissance d'un « moi» rigoureusement seul. laquelle il s'est formé. On peut_a~ssi rapporter à ce 1;:-o~if d~ refus,~u
2. Ibid., foc. cit. Les mots que Blanchot met entre guillemets sont récit avec les déplacements, vananons et errances qu 11 implique, 1 in-
cités du texte de Nancy. vention par Blanchot d'un peuple juif « oubliant de parnr ».
3. Ibid., p. 83.
3. Ibid., p. 80.

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La Communauté désavouée La communauté consommée

s' entrapproprient ceux de Duras et de Bataille (accessoi- vient pas de la Loi 1 » mais tout aussi bien, sinon plus,
rement de Nancy). Surtout, le texte qui récite le récit de la passion, tension vers l'autre que nous ne pouvons
en épouse les « affirmations [ ... ] difficiles à faire entrer rejoindre. Cela se formule aussi en disant : « Autrui est
dans une doctrine simple 1 » : à savoir, l'impossibilité de toujours plus près de Dieu que moi (quelque sens
décider vraiment de l'incapacité à aimer, du sens de la qu'on prête à ce nom qui nomme l'innommable) ».
disparition et, pour finir, du « féminin » au « pouvoir Cette nouvelle mention de Dieu permet de lui donner
indéfinissable »2• Une « doctrine simple» désigne une tel sens qu'on pourra lui prêter, mais non de lui refuser
« doctrine » tout court, un enseignement, un discours tout sens : à l'horizon, très loin peut-être mais pas
avec prémisses et conclusions. Ici le simple n'est pas tant forcément, il y aurait ici une question sur « Dieu »
l'opposé du complexe que de l'inabouti : l'inavouable chez Blanchot. Si « Dieu» nomme l'innommable, il le
communauté n'aboutit pas et pas plus ne doit aboutir le nomme bel et bien et cette (in)nomination indique un
texte qui ne l'expose qu'en s'exposant à elle et ne le fait point de fuite hyperbolique, en excédence infinie, en
qu'en s'exposant au/comme le récit d'une femme à fonction duquel la rencontre avec autrui ne saurait
laquelle, par laquelle et comme laquelle aussi s'expose avoir lieu sans s'échapper plus loin. Une sorte d'ultra-
celui qui signe « Maurice Blanchot ». théologie emporterait toute possibilité de rapport (mais
y aurait-il un rapport avec « Dieu»?).
17 Quoi qu'il en soit, une correction ou un déplacement
« je sais qui vous êtes » intervient aussitôt dans une direction qui n'est plus « théo-
logique» que de manière en quelque sorte marginale.
D'une part, donc, la communauté ne se forme pas: « L'amour est peut-être une pierre d'achoppement pour
elle n'existe que dans la tension infinie, non figurable, l'éthique ] ... ] de même que le partage de l'humain entre
del' un vers l'autre. L'amour est tentative d'aimer-« im- masculin et féminin fait problème dans les diverses ver-
possible amour» qui seul donne la mesure del'« atten- sions de la Bible 2• » Comprenons : l'éthique n'envisage
tion infinie à Autrui » 3 telle que Levinas l'énonce. On peut-être pas l'altérité d'autrui- sa divinité- selon la plei-
est alors dans le cours principal de la première version ne extension ni selon l'intensité que lui reconnaît la pers-
du texte (l'article du Nouveau Commerce) et l'enjeu est pective de la passion. Et celle-ci implique une prise en
de montrer que « l'obligation envers Autrui [ ... ] ne compte des sexes sur le partage desquels la Bible trébuche
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 90.
2. Ibid, p. 91. 1. Ibid., p. 73.
3. Ibid., p. 72. 2. Ibid, p. 68.

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La Communauté désavouée La communauté consommée

- la Loi du Dieu d'Israël (de Levinas), donc, mais peut- à l'inverse, il n'y a que mourir - non pas« mort» mais
être pas la Loi « qui toujours précède la Loi» et peut-être approche infinie de la mort qui nous vient bien plus
pas un Dieu plus innommable que « Dieu » même. que nous n'allons vers elle. Mais, formant le cœur ou la
Blanchot fait allusion à la divergence entre la version où loi de l' « être », le mourir y creuse d'origine une dissy-
homme et femme sont créés distinctement et celle où la métrie absolue : celle des deux sexes.
femme est dérivée de l'homme. Il veut retenir la première, La dualité ici n'est pas un simple décompte duel:
celle qui ignore une primauté masculine. C'est elle qui, elle rejoint l'innombrable ou bien elle ouvre sur lui.
du coup, passe en deçà ou au-delà de la loi (Bizet. .. ) Le texte permet de vérifier cette multiplication spon-
et va vers une «sauvagerie», vers « l"'aorgique" » de tanée du couple - des amis, des amants, du même et
Hëlderlin et vers le « tohu-bohu initial d'avant la créa- de l'autre - selon une extension et une intensifica-
tion » 1 - d'avant l' œuvre de Dieu - ou vers le Chaos grec. tion qui projettent silencieusement la possibilité de
L'initialité ne peut pas consister dans une opéra- penser le double mouvement de l'amour « qui forme
tion productrice mais dans un surgissement de « l'hé- société » et de celui « qui ne supporte aucun nom -
térogène [ ... ] avec qui tout rapport signifie : pas de ni amour ni désir - mais qui attire les êtres pour les
rapport2 ». Ainsi a lieu la « rencontre clandestine» jeter les uns vers les autres (deux par deux ou plus
qui touche à « l'au-delà de ce qui est demandé » et à collectivement) » 1•
une « outrance de vie» qui « interrompant la préten-
tion à toujours persévérer dans l'être, expose à l' étran- Je ne fais pas cette remarque pour le plaisir de références en soi négli-
geté d'un mourir interminable »3• L'allusion à Spi- geables : Blanchot pèse chacun de ces termes et ses légères allusions à
noza,« persévérer dans l'être», vise- en la stigmatisant Spinoza indiquent, à côté d'une méfiance pour une absence de trans-
cendance, la préoccupation d'une forme d'immanence - c'est-à-dire
comme prétentieuse - une pensée pour laquelle il n'y a en un sens de communauté - où la passion serait plus del' ordre de la
pas de mort sub specie aeternitatis, pensée d'une imma- jouissance et de la mort que de la joie et de la vie. Ou bien encore,
:::i nence à soi d'un Deus sive natura4• Pour Blanchot, tout une immanence dont la transcendance interne se nommerait excès et
1.IJ abandon plutôt que vertu et béatitude. Mais c'est bien dans une
:r.
1 ....
déhiscence spinozienne qu'on trouverait le meilleur indice de ce qui
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 68. est obscurément cherché, et cela ne serait étranger ni à l'outrepasse-
2. Ibid., p. 69. ment de l'ego vers un sujet absent à soi, ni au mouvement complexe
3. Ibid., foc. cit. envers le judaïsme que nous avons commencé à discerner. Spinoza,
4. Spinoza peut toujours être rapproché de Hegel, mutatis mutan- c'est aussi l'autre « éthique » - je veux dire autre que celle de Levinas,
dis c'est-à-dire en introduisant le mouvement. Plus loin toutefois autre aussi que celle de Heidegger (dans la Lettre sur l'humanisme,
(ibid., p. 76), le conatuscaractériserale mouvement dont la« passion» dont Spinoza au demeurant hante les marges).
provoque la « surenchère» dans une sorte de spinozisme revisité. 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 79.

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La Communauté désavouée La communauté consommée

L' « outrance de vie » ou l' « aorgique » - registre de Le texte originel adressait à Levinas une réflexion où
l'initial, de l'archaïque, de l'innommable (du divin) - la passion se présentait avec des caractères identiques à
ouvre l'écart qui jette les êtres les uns vers les autres ceux de l'obligation éthique envers autrui mais de telle
- couples ou collectivités - mais ne les associe pas car sorte que cette identité se compliquait et se dépassait
cet écart se creuse selon une dissymétrie qui met en dans la « démesure 1 » de la passion. Cette démesure
contraste, précisément, la « société » et la « sauvage- procède du fait que le « mouvement » de la passion
rie», l'homosexualité et l'impossible accouplement relève moins de I'« obligation» que d'une « suren-
de l'homme et de la femme. chère» de la «spontanéité» et du « conatus ». De là
Comme on le voit à nouveau par cette alternative aussi que l'amour passionnel s'adresse moins à l'autre
et/ou équivalence entre le «deux» et un « collectif», en tant qu'autre qu'à un autre « unique qui éclipse tous
le passage des amants au peuple - sans « superche- les autres et les annule 2 ». Ce trait d'exclusivité se
rie » - se trouve au centre du propos, à son point conjoint à celui d'une « démesure» dans la possession
d'équilibre. Ce point est-il instable? Il l'est, Blanchot qui peut aller jusqu'à « l'envie [ ... ] de tuer un amant
le sait, mais cette instabilité n'est autre que celle du [ ... ] contre toutes les lois, contre tous les empires de
rapport en général. (On peut ajouter ceci : dans la la morale », comme le dit Blanchot citant - prenant la
phrase que je suis en train de commenter, l'alternative- voix de - Duras.
équivalence est elle-même double : d'une part elle se À ce moment - conclusion du texte primitif- l'inter-
donne entre les amants et le peuple, d'autre part elle se prétation de La Maladie de /,a mort prend soudain un
joue entre érotique et politique. Comme s'il pouvait tour singulier. Blanchot déclare « je sais qui vous êtes3 »,
s'agir de faire peuple à deux ou de faire l'amour en retournant vers le personnage de la femme le « Vous »
grand nombre : mais ces hypothèses, quelle que puisse qui fait du récit « un texte déclaratif4 », pénétrant donc
être leur (in)consistance, sont visiblement exclues, écar- ce texte, mêlant en écho sa déclaration à la sienne comme
tées par le mouvement d'ensemble qui cherche dans
le « deux » la vérité du « nombre ».) 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 76.
2. Ibid., loc. cit. - Mathilde Girard me signale un texte de Mar-
* guerite Duras de 1987 (qui fait référence à La Maladie de la mort et
à Blanchot) où l'exclusivité du désir féminin pour l'unique amant
À ce point, on a déjà passé la limite du premier état s'affirme d'une manière où on peut penser retrouver certains ac-
du texte pour aborder son prolongement consacré à la cents du texte de Blanchot (« Des hommes», dans La Vie maté-
communauté proprement dite. Marquons un temps rielle, Paris, P.O.L, 1987).
3. Ibid., loc. cit.
d'arrêt devant ce seuil. 4. Ibid., p. 59.

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La Communauté désavouée La communauté consommée

par l'effet d'un saut semblable à celui qui vient d'être à la dispersion de la mort 1 ». Autant dire qu'ils ne
évoqué,« saut mortel» de l'amour (Tristan) mais par le- s exposent pas proprement sans disparaître. Cette
quel aussi on « s' élèv[e] jusqu'au stade [ ... ] religieux 1 ». disparition n'a d'égale que celle « qui s'inscrit dans
Blanchot bondit à la fois dans l'interpellation et dans l'écriture lorsque l' œuvre qui en est la dérive est par
la compréhension du texte de Duras; s'élevant au savoir avance renoncement à foire œuvre2 ».
- sinon à la religion - du récit, il élève en même temps Cela même nous est exposé, aussi bien lorsque
la femme qu'il apostrophe à une dignité mythique. nous lisons l' œuvre - son écriture - que lorsque par
D'une part l'innommable est nommé : Aphrodite elle - comme elle - nous sont exposés les amants s' ex-
chtonienne, plus obscure et plus retirée, infiniment, que posant à la mort. Ce qui veut dire que le geste des
l' ouranienne et que la pandémienne. Déesse archaïque amants - leur geste ou leur œuvre, cela nous sera
ou nature divine de l' arché, de l'origine et du fonde- confirmé plus tard - ne peut être exposé que par une
ment - ou de l'infondement, de l'abîme d'une « inti- écriture et par un récit (tel, tout au moins, qu'il reste
mité vide». D'autre part se trouve satisfait le second des « sans issue »). Or ce geste qui revient à « s'exposer
deux aspects que nous avions distingués : celui par lequel l'un pour l'autre à la dispersion de la mort » vaut sacri-
les amants s'exposent à nous, non à eux-mêmes 2. fice. En fin de compte, chacun se sacrifie pour l'autre,
se laissant disperser (disparaître) afin que l'autre en
18 reçoive le sens même de l'accès à cette disparition. On
La nuit noire le verra, la femme assume proprement ce rôle sacrifi-
ciel, et par un sacrifice homologue à celui du Christ,
Les amants ne s'exposent pas à eux-mêmes puisque,
qui annule et sublime en lui l'extériorité des sacrifi-
est-il dit maintenant, « ils s'exposent l'un pour l'autre
ces sanglants : elle n'immole aucune victime, elle se
donne et, se donnant, disparaît. (Comment l'homme
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 74. la rejoint à son tour dans ce « pour l'autre », c'est
Quelques lignes plus loin est évoquée« la voie oblique qu'ouvre
moins clair, cela reste indécis jusqu'au bout.)
l'amour comme moyen dialectique pour cheminer, de bond en bond,
jusqu'à la spiritualité la plus haute ». La formule est sinueuse à souhait: Cela nous est exposé, cela a lieu en tant qu'une écri-
si la voie est oblique, c'est qu'elle ne va pas de l'éthique au religieux ture nous l'expose. Cette écriture est donc le lieu du
directement (en un seul saut) comme chez Kierkegaard. C'est donc geste sacrificiel : elle seule peut montrer la disparition.
aussi pourquoi le «bond» se multiplie sans qu'on sache au juste
comment : plusieurs amours, plusieurs moments du même amour,
plusieurs étapes du désir jusqu'au désir de mort (de l'autre, de soi)? 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 77.
2. Cf supra, p. 90-91. 2. Ibid., loc. cit.

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La Communauté désavouée La communauté consommée

Elle peut exposer - au sens de faire paraître - l' expo- toujours à venir du désœuvrement 1 ». Immortalité de
sition - au sens de la mise en péril sans limites. Pour la mort ou du mourir des amants, non moins qu'im-
comprendre l'enjeu de cette exposition à nous (lecteurs, mortalité des dieux grecs - Blanchot introduit
compagnons intimes), de cette façon de mettre sous Aphrodite par un « revenant encore aux Grecs» qui
nos yeux« la dispersion de la mort», il faut un détour. se rapporte aux mentions de Platon à la page précé-
dente. Souligner ce recours aux Grecs ne va pas sans
Nous sommes au moment du texte qui correspond une implication relative aux Juifs, c'est-à-dire à Levi-
à la fin de la première version (l'article) du texte de nas. Celui-ci vient d'être distingué de « certains de
Blanchot. Trois figures de femmes sont soudain ras- ses commentateurs 2 » pour être attiré par Blanchot
semblées : d'une part la mythique « Aphrodite chto- dans une considération passablement délicate sinon
nienne» qui donne l'identité véritable de la femme laborieuse où le dépassement de la loi par la loi
du récit, d'autre part la philosophe Sarah Kofman à même, « en rapport avec le nom innommé de Dieu 3 »
laquelle est faite une référence ajoutée pour la seconde (avec mise en garde contre « l'idolâtrie » possible de
version du texte 1, enfin Marina Tsvetaïeva dont une la loi elle-même), s'efforce de réunir l'obligation
citation clôt la partie originelle du texte. La citation éthique et une « responsabilité» (maître-mot de Levi-
est la suivante : nas) « quis' excède sans s'épuiser» et qui « ne s'énonce
dans aucun langage déjà formulé »4• En filtrant ce
Par le venin de l'immortalité
mélange singulier on peut y discerner, avec l'invoca-
S'achève la passion des femmes.
tion d'un excès, une allusion à l'écriture (langage
L'immortalité ici nommée peut être assimilée, informulé lui-même proche du nom innommé) et
selon le contexte, au désœuvrement del' œuvre « indi- aussi à la souveraineté selon Schmitt (le mot « excep-
quant seulement l'espace où retentit [ ... ] la parole tion » doublant l' « extra-ordinaire » de ce langage) :
une approche, donc, du désœuvrement de l' œuvre
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., note p. 77, avec sa « parole toujours à venir».
qui ne figurait donc pas dans le texte initial. Le livre de Sarah
Kofman auquel Blanchot fait une référence non explicitée était
paru au début de l'année 1983. Il serait intéressant de repérer ce 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 77. C'est
qui, dans ce livre, retenait son attention, mais ce n'est pas le lieu. à cet endroit précis que, dans l'article du Nouveau Commerce,
J'indique seulement que Sarah Kofman, à un moment, s'y réfère à survenait la note renvoyant à mon propre article.
La Folie du jour, dont elle fait une longue citation autour du 2. Ibid., p. 73.
rapport différent à la mort des hommes et des femmes ( Comment 3. Ibid., lac. cit., n. 1.
s'en sortir], Paris, Galilée, 1983, p. 97-100). 4. Ibid., p. 73.

100 101
La Communauté désavouée La communauté consommée

Le recours aux Grecs emporte un peu plus loin cet sens que maintenant : entre les amants, rien à voir - mais
effort de dépassement, interne et externe à la fois, du ce rien nous est exposé par un récit, comme un récit, ou
judaïsme lévinassien. L'Aphrodite chtonienne survient plutôt comme un texte déclaratif, pris à son tour en
par la force d'un saut. Avec les deux femmes - philo- charge par un texte qui s'efforce à la fois d'en mettre au
sophe et poète - et prenant le relais d'autres figures jour la vérité et de se conformer au « mystère » de son
mythiques et littéraires nommées auparavant (Ève, Li- « irréductibilité » 1• Ce texte, celui de Blanchot, se tourne
lith - celle-ci tirée de Duras-, Albertine, Iseult, Alceste, vers nous - un « nous » qui embrasse auteur et lecteurs
Diotima), Aphrodite confère une préser ce mythique à dans une communauté aussi bien universelle (« pour
cette femme faite « comme par Dieu lui-même 1 » et tous et pour chacun 2 ») que réservée à celles et ceux qui
dont le beau corps nu a été comparé à l' « évidence invi- sauront déchiffrer un livre dans lequel, comme je l'ai
sible » du visage selon Levinas 2• déjà signalé, son auteur s'implique forcément lui-même
Une visibilité grecque se profile sur l'invisibilité juive. autant que Marguerite Duras dans le sien 3• Dès la page
Un mythe figure une parole d'origine, en ce sens appuyé tournée, d'ailleurs, et un nouveau sous-titre introduit4
qu'il fournit la figure qui parle cette parole. L'Aphrodite - c'est-à-dire en fait dès que Blanchot poursuit au-delà
chtonienne figure à la fois« la mer dont elle naît3 », « la de son premier texte-, une réflexion est faite à la première
nuit qui désigne le perpétuel sommeil » et « l'injonction personne sur le titre de cette seconde partie du livre :
silencieuse » de l'exposition à la mort. Chtonienne, phi- « La communauté des amants. Ce titre romantique que
losophique et poétique, cette déesse incarne la bouche j'ai donné à des pages où il n'y a ni relation partagée ni
d'ombre d'où la communauté des amants s'annonce à amants certains n'est-il pas paradoxal 5? ». Cette ques-
elle-même, s'annonce et se renonce. tion est posée pour mener vers une «équivoque» de
Ou bien, plus sûrement, son renoncement nous est la formule « communauté des amants», équivoque qui
annoncé. Car les amants nous sont exposés plus qu'ils ne se joue entre la possibilité d'un « agrément social, fût-il
s'exposent en disparaissant. Cette conversion vers notre
1. Ibid., p. 62.
regard qui nous a été brièvement signalée ne prend son
2. Ibid., p. 77.
3. Cf supra, p. 91-92.
1. Duras citée et répétée par M. Blanchot, La Communauté
4. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 78 :
inavouable, op. cit., p. 62.
« Communauté traditionnelle, communauté élective » - sous-titre
2. Ibid., p. 63.
3. Ibid., p. 77 - « comme on le voit ici», précise le texte en se qui montre_ bien qu'à la différence del' article, le livre doit transpor-
référant au récit de Duras où, dans la nuit, on entend la mer (p. 13 ter la question du rapport sur un registre collectif et non seulement
d'abord, puis à nouveau plus loin). - Les deux citations qui suivent interindividuel.
renvoient à la page 77 aussi. 5. Ibid., foc. cit.

102 103
La Communauté désavouée La communauté consommée

le plus permissif1 » et l'(im)possibilité del' abandon « au Par « nous », donc, aussi bien que par Blanchot
premier venu », auquel se livre Madame Edwarda (autre lisant Duras -disant« vous» à son « vous» -lecteurs-
figure de la déesse souterraine). La débauche tolérée spectateurs-acteurs, et par là « compagnons » d'une
reste sociale mais un pareil abandon « symbolise le sacri- scène où il s'agit de voir, de « la voir telle qu'elle est»
fice» et ainsi un « rapport avec ce qu'il y a de plus divin tout en sachant qu'« il [et donc chacun de nous] ne la
ou avec l'absolu qui rejette toute assimilation » 2• voit pas » 1• Il va être dit qu'elle « se laiss]e] voir tout
Comme Edwarda exhibe son sexe divin, le « scéna- entière 2 », ce qui veut dire jusqu'à « la nuit noire que
rio» «imaginé» par Duras (deux mots qui évoquent découvre le vide vertigineux "des jambes écartées" »
la littérature, ses artifices, ses inventions) 3 et par lequel selon ce moment du texte où Blanchot fait en somme
« deux êtres [ ] nous sont montrés » fait voir - « voici coïncider Duras avec Bataille en précisant « comment
la chambre », dit la suite du texte - cela qui ne peut ne pas songer à Madame Edwarda? » 3•
se voir: l'évitement de toute « comédie [ ... ] commu- Ce dont il s'agit doit être montré, doit nous être
nielle » par ceux qui sont réduits à « se toucher vaine- montré comme la vision de l'invisible - non pas rendu
ment » 4 et à une « jouissance » que l'homme « ne visible mais exposé en tant qu' exposition de et à « cet
partage pas» 5• Cela qui ne peut se voir ou bien dans excès qui vient avec le féminin 4 ».
quoi on voit la nuit, c'est ici la fente de la femme dont « Le corps féminin : là est l'existence même 5 » : la
l'homme se donne le spectacle comme Edwarda le vie, la mort - la mise au monde comme la disparition.
donne au premier venu, c'est la nuit ou la mort, et « Cette femme fortuite » représente « toutes les femmes,
) • • A /\

c est touJours ce qut ne peut etre reçu que « peut-etre


seulement, et partiellement, par le lecteur6 ».
1. Ibid., loc. cit. « Anti-Béatrice », ajoute Blanchot, précisant que
cette dernière est « toute dans la vision qu'on a d'elle» et décrivant
l'absolu de cette vision comrne « Dieu, le théos, théorie, l'ultime de
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 79. ce qui est à voir» d'où il faut conclure que l'absolue invisibilité de
2. Ibid., p. 80. la femme forme le revers exact du Dieu lumineux de Dante : divi-
3. Ibid., !oc. cit. nité obscure et mystérieuse comme la femme (ainsi désignée
4. Ibid., p. 82. page 88, à l'instar du récit lui-même). Un peu plus loin d'ailleurs,
5. Ibid., p. 81. Ici, Blanchot se réfère sans le préciser non à Béatrice paraîtra de nouveau dans une position moins manifeste-
la jouissance occasionnelle et « distraite » que Duras mentionne ment opposée à celle de la femme.
d'abord, mais à celle tout à fait délibérée et soigneusement décrite 2. Ibid., p. 88.
que la caresse de l'homme donne à la femme au moins la troisième 3. Ibid., p. 70.
nuit avant la dernière (sinon les trois dernières). 4. Ibid., p. 87.
6. Ibid., p. 86. 5. Ibid., p. 85.

104 105
La Communauté désavouée La communauté consommée

leur magnificence, leur mystère, leur royauté » 1• Mais trop facile » de « I'Aphrodite païenne » 1• Cette épithète
cette représentation ou figuration n'est pas le fait de donne une indication sur la direction que suit cette
« la décision arbitraire de l' écrivain » : l'écriture ne ascension mythique, outre-mythique et spirituelle :
fait que répondre à une nécessité qui mène cette de manière inattendue et d'autant plus remarquable
femme vers « la vérité de son corps mythique» 2• elle va culminer dans la figure du Christ.
Le corps admirable de la femmes' abandonne « jusqu'à
19 la possibilité de cesser d'être immédiatement [ ... ] sur son
Eucharistie seul désir? ». Elle peut à son gré désirer disparaître, désir
conforme à la « fragilité de l'infiniment beau, de l'infini-
Le corps féminin est mythique - « corps admi- ment réel 3 » ( comment ne pas penser aux formules ca-
rable 3 » à l'instar de la perfection du récit qui nous en tholiques traditionnelles disant Dieu infiniment grand,
est offert, corps donné, abandonné de telle façon que bon, puissant?). Pareille infinité rend « désinvoltes » les
ce don n'advient lui-même que comme mythe (écri- identifications aux personnages mythologiques dont les
ture non « arbitraire ») et que, par là même, il « dépasse figures ont été nommées. « De toute manière, [ ... ] elle
le mythique et le métaphysique 4 ». appartient à la communauté. » Le retour souligné du
Que veut dire ce paradoxe d'un mythe dépassant terme qui donne ici le thème est suivi du motif du fonde-
le mythique? Le mythique associé au métaphysique ment: « elle fait sentir, par sa fragilité, son inaccessibilité
peut désigner l'ordre des fictions d' « arrière-monde », et par sa magnificence, quel' étrangeté de ce qui ne saurait
' pour parler comme Nietzsche, et donc le mythe être commun est ce qui fonde cette communauté4 ».
f,'
in au sens courant de fable 5• Mais « la vérité du corps À ce point décisif- décisivement ultra-dialectique - et
11
\ I
mythique» est d'un autre ordre. Elle l'est même avant d'en venir à l'ultime identification ou (trans)figura-
') tellement qu'il va falloir renoncer au « symbolisme tion de la femme, une dernière variation est consacrée à
:"
l'homme. Blanchot rappelle qu'il est celui qui s'est tenu
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 86. « hors du cercle de l'amour 5 » et donc celui pour qui l'a-
2. Ibid., !oc. cit.
3. Ibid., p. 88. bîme féminin représente à la fois attrait, menace et perte.
4. Ibid., p. 86.
5. Bien qu'il ne s'agisse pas d'en rester à ce sens courant dans sa 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 88.
valeur la plus lourde (affabulation, conte), il ne faut pas moins retenir 2. Ibid., !oc. cit.
que rien ne rend secondaire le caractère fictif du récit de Duras, comme 3. Ibid., !oc. cit.
de ceux de Bataille. Dans un contexte où 68 aurait pu appeler un récit 4. Ibid., p. 89.
direct,« vécu», le recours à la fiction n'est que plus éloquent. 5. Ibid., p. 90.

106 107
La Communauté désavouée La communauté consommée

Il précise pourtant que le récit n'en reste pas à « ces Au moment où s'affirme ce « rapport surprenant »
affirmations abruptes » et que l'homme entre malgré s'affirme aussi que « l'existence à part » de la femme « a
tout dans ce « rapport surprenant [ ... ] qui montre le quelque chose de sacré » - et cela « sans qu'il y ait trace
pouvoir indéfinissable du féminin même sur ce qui d'une profanation » 1 : pas plus qu'on n'assiste à un viol,
veut ou croit y rester étranger 1 ». Je ne m'arrête pas plus pas plus ne s'agit-il d'un sacrifice. Ce « sacré » dont l'ex-
ici qu'auparavant sur ce qui concerne l'homme car son cès n'exige pourtant pas la transgression et dont l'accès se
rôle se circonscrit à ce qui vient d'être dit : il est l'homo- fait par abandon (consentement dans lequel disparaît
gène qui se dérobe à l'hétérogène, s'en inquiète pour- jusqu'à l'idée d'une victime) est celui dans lequel le sacri-
tant et s'y rapporte enfin malgré lui, « changé plus fice est surmonté ou relevé en don de soi. Blanchot écrit :
radicalement qu'il ne le croit2 ». Aussi sa maladie3 « elle offre son corps, comme le corps eucharistique fut
n'est-elle pas simplement celle du « manque d'amour 4 » offert par un don absolu, immémorial2 ».
mais « se fomente aussi (ou d'abord) en celle qui est C'est une comparaison, mais cette comparaison va
là5 » et en qui, par qui la vie (« l'existence même6 ») être filée de manière telle qu'elle vaut assimilation ou
s'ouvre à son propre abîme. identification. Si Blanchot s'est écarté des identifications
Autrement dit, c'est au moins la mort qui se sera formelles sous des noms mythiques, c'est pour s'éloigner
communiquée de l'un à l'autre et dans les deux sens. de ce qui porte le danger de l'idolâtrie, et nul doute qu'il
Mort excessive de la femme, mort maladive de l'homme, tienne aussi à tenir à l'écart un nom défini comme
peut-être passant l'une en l'autre, double forme de l'in- «Jésus-Christ». Mais en même temps il procède à une
communication, en excès ou en défaut sur l'amour. La sorte d'incorporation encore plus audacieuse, car l' of-
mort ou le mourir, en réalité ou en imagination, comme frande du « corps eucharistique » n'est pas ici une image,
on le verra. elle n'est pas une représentation ni un symbole : ce corps
« fut offert» - c'est écrit à l'indicatif, c'est une réalité.
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 91. Non sans doute la réalité que les chrétiens (et plus préci-
2. Ibid., loc. cit. sément les catholiques) reconnaissent dans le récit de la
3. Dont le nom est « peut-être venu de Kierkegaard», comme Blan-
chot l'a signalé (ibid., p. 58), ce qui est assez vraisemblable en effet Cène (laquelle n'est autre que la reprise ou la relève du
et fait signe vers l'autre mention de ce nom par Blanchot, à propos repas pascal déjà deux fois évoqué), mais le réel « immé-
du « saut mortel». (Kierkegaard a écrit La Maladie à la mort au morial » dont nous savons qu'il est celui du « transport
sens de « qui conduit à la mort », emprunté à l'évangile de Jean, XI, 4.)
4. Ibid., p. 61.
5. Ibid., p. 65. I. Ibid., p. 91.
6. Ibid., p. 85. 2. Ibid., loc. cit.

108 109
- - -------------~

La Communauté désavouée La communauté consommée

qui déborde et ébranle toute possibilité de se souvenir 1 ». dans cette assomption transcendante, sainte et « solen-
Non pas expérience vécue (Erlebnis, psychologie, socio- nelle 1 ». Femme transubstantiée, est-il permis de dire
logie 2 ••• ), mais expérience que le même texte autorise à en se référant à la théologie catholique de l' eucha-
dire « mystique » - ce terme discuté au sujet de Bataille ristie : ce corps sensible offert possède la réalité mys-
et par Bataille lui-même, ce terme qui vient aussi dans tique, la féminité suressentielle d'un sujet absent à
l'expression de « corps mystique » par laquelle la théo- lui-même et à l'autre dans son don, comme son don -
logie désigne l' assemblement de tous, la communauté sa communication.
dans le Christ, autrement dit le déploiement entier de ce La scène christique n'en reste pas là. Elle se com-
dont l'eucharistie est le geste fondateur. plète par deux autres épisodes grâce auxquels se recons-
En choisissant le mot « eucharistie » - qui dit en titue devant nous le parcours de ce qu'on nomme la
grec la joie reconnaissante -, Blanchot s'exprime dans passion du Christ. Le premier tient en un seul mot :
le lexique sacramentel le plus propre en même temps revenant au récit de Duras, Blanchot cite les paroles
qu'il évite d'employer le mot « communion», d'usage de la femme qui font écho au « Prenez et mangez » des
catholique habituel. Nous savons que ce mot a été Évangiles - « Prenez-moi pour que cela ait été fait» -,
écarté très tôt pour une raison reprise de Nancy : sa puis il poursuit : « Après quoi, tout ayant été consommé,
proximité avec une fusion semblable à celle « d'un elle n'est plus là 2 ».
seul individu, clos dans son immanence 3 ». Avec l' eu- Consummatum est : c'est encore une parole du Christ,
charistie et la dernière Cène on revient pourtant vers la dernière qu'il prononce sur la croix. Le mot latin
la communion, mais en vertu, pourrait-on dire, d'une traduit le grec tetelestai : c'est parvenu à la fin, au but,
autre théologie ou d'une autre spiritualité : celle d'un c'est accompli. La vie est à son terme, son telos, le dessein
corps mystique qui ne soit pas une individualité supé- de Dieu est réalisé.
rieure mais une pluralité en l'unité mystérieuse d'un Enfin le dernier épisode vient à l'appui du « souve-
corps essentiellement offert et ouvert, dispersé. On nir de l'amour perdu » qu'on peut supposer se révéler
pourrait dire: Jésus-Christ en femme, ce qui implique chez l'homme. « Ainsi, pour les disciples d'Emmaüs :
aussi la femme en Jésus-Christ - femme restant femme ils ne se persuadent de la présence divine que lorsque
celle-ci les a quittés 3• » Le cycle entier de la Passion est
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 37. Ce parcouru : Cène, mort, résurrection et départ de ce
réel est aussi, à n'en pas douter, celui de la « présence réelle» dans
la transsubstantiation des espèces. l. Ibid., p. 91.
2. Cf ibid., p. 86. 2. Ibid., loc. cit.
3. Cf ibid., p. 17. 3. Ibid., p. 91-92.

110 111
La Communauté désavouée

monde. Ainsi est accomplie l' œuvre de salut du dieu


qui s'est abandonné à l'existence humaine. Or la
femme aussi « a fait son œuvre »et « changé » l'homme
« plus radicalement qu'il ne le croit» 1 (en faisant un
homme nouveau, selon la formule chrétienne?) 2•
L'équivalence christique - pour rester réservé devant
la tentation d'employer les termes « identification » V
ou « assimilation » - est développée avec une ampleur
et une précision qui ne laissent pas de doute sur son « Essentiellement ce qui échappe »
importance. En elle vient se parfaire l'ensemble des
motifs à résonance religieuse et spirituelle qui se sont
présentés au cours du texte. En elle opère pleinement
une force mythique et mystique dont la forme est très
reconnaissable bien que lui soit retirée, avec le nom, la
détermination de la figure (qui était accordée à Aphro-
dite). Mais l'absence de nom appartient justement au
Dieu de Jésus-Christ, héritier du dieu biblique ou
plutôt ici, comme nous l'avons compris, le relevant
sinon le précédant même selon la logique de l'immé-
morial. (Plusieurs fois dans d'autres textes, Blanchot
est revenu sur le nom innommable de Dieu.) En
même temps, le nom commun de la passion aura dis-
crètement mais sûrement guidé l'insinuante pénétra-
tion du récit évangélique dans celui de Duras, leur
conjonction formant le texte de Blanchot.

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 91.


2. Comment ne pas penser que Blanchot a gardé du catéchisme
de son enfance la formule naguère bien connue pour désigner le
rapport sexuel : « l' œuvre de chair » ?
20
La communauté évasive

Pour autant, le point culminant de cette singulière


progression spirituelle ne forme pas encore la conclu-
sion. Celle-ci se doit d'aller, comme le récit, au-delà
de toute « issue 1 ». Après la révélation par disparition
de la « présence divine » - cette présence qui se pré-
sente en se retirant-, et sans que rien nous reconduise
avec les disciples d'Emmaüs vers la communauté des
premiers chrétiens (celle qu'invoquait aussi Engels),
le texte poursuit : « Ou bien, et c'est l'inavouable,
s'unissant à elle selon sa volonté, il lui a aussi donné
cette mort qu'elle attendait [ ... ] qui parachève ainsi
son sort terrestre 2 ». Les deux derniers mots conser-
vent, voire renforcent la teneur ou du moins l'allure
chrétienne du propos : le sort terrestre débouche for-
cément sur un sort céleste. La suite ne dément pas
cette vue spirituelle en affirmant qu'il importe peu
que cette mort soit réelle ou imaginaire - car un chré-
tien sait bien qu'il s'agit d'abord de faire mourir le

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 51.


2. Ibid., p. 92.

115
La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

vieil homme en lui. Seule la phrase suivante, celle qui achevée. L'élément général de la disparition ou de la
clôt le texte avant une sorte de coda surnuméraire, déliaison, de son imminence, se résout en irrésolu-
déplace l'accent. Elle déclare que cette rnort « consacre, tion. La « manière évasive », expression surprenante,
d'une manière évasive, la fin toujours incertaine qui est qui évoque une intention d'« inavouer », a l'allure
inscrite dans le destin de la communauté». d'une dérobade, d'une résistance ou d'un refus devant
L'inavouable est que la mort - sa « maladie» 1 - se la demande au sujet de la communauté (de son être,
communique sans qu'on puisse décider de cette com- de sa nature, de sa détermination, de sa possibilité).
munication - si elle a lieu ou non - ni de ce qui est La communauté doit rester évasive - incertaine en
communiqué - fiction ou réalité, présence d'une ab- son essence, éludée en sa question. Son exigence com-
sence ou absence d'une présence. Il est peut-être aussi porte son « propre-impropre abandon (qui n'est pas
bien ceci, que toutes ces hypothèses contrastées revien- une simple négation) 1 ». Ce qui avait été inscrit à ti-
nent, pour finir, au même. tre de prémisse trouve sa conclusion : il convient de
La « fin incertaine » propose une formule elle-même s'évader de la communauté, d'échapper à « l'horizon
incertaine : on ne sait si la fin va survenir - quand, indépassable de notre temps2 » aussi bien qu'à l'attrac-
comment - et il n'est jamais certain qu'elle survienne tion du « cercle aimanté qui figure [ ... ] l'union roman-
ni qu'elle soit survenue. L'inavouable - puisque c'est tique des amants3 ». Ce qui reste indécidé en tant que
lui - réside dans l'impossibilité d'assigner aussi bien cœur ou loi de la communauté n'est autre qu'un
l'effectivité que la dissolution de la communauté. Telle rapport sans rapport : l'impossibilité de décider s'il y a
est l'extrémité -1' excès - de la double négation au sens là rapport, ou bien de donner un sens à ce mot pour-
du « ni ... ni ... »: ni communauté réunie ni désunion tant inévitable (en cela semblable au nom de Dieu).
Voilà l'inavouable, est-il écrit, mais aussitôt s'im-
1. On pourrait s'arrêter longuement sur ce mot : il ne peut pose une question excédante : cela veut-il dire que
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manquer d'avoir pour Blanchot - qui fut, très concrètement, une « mieux aurait valu se taire 4? ». Non, puisque « pour
sorte de malade à vie - une résonance particulière. Qualifiée de
!114 maladie, la mort s'oppose au «mourir» par lequel le sens (d'une
se taire il faut parler ». La question devient alors « de
1 vie, d'une parole) s'absente essentiellement. (De manière analogue, quelle sorte de paroles? » et c'est la question « que ce
la « maladie à la mort » de Kierkegaard - cf supra, p. 108, n. 3 -
désigne une maladie et une mort spirituelles : le désespoir, oppo- 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 10.
sé à l'espérance chrétienne à laquelle on pourrait comparer le 2. Formule, s'il faut le rappeler, de Sartre, mise en jeu au début
«mourir» de Blanchot.) Mais c'est elle aussi que la femme - peut- de La Communauté désœuvrée, op. cit.
être, dit le texte - aura communiquée à l'homme, et dans ce cas elle 3. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 81.
se fait identique au mourir. 4. Ibid., p. 92.

116 117
La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

petit livre confie à d'autres » 1• Dès qu'un livre se dit ou d'une autre) de faire œuvre de la mort 1• Blanchot
petit - qu'il soit épais ou mince comme l'est en effet tient à (me) rappeler que le désœuvrement procède
celui-ci-, on doit penser qu'il « confie » bel et bien à forcément de l' œuvre.
sa petite taille un message important. De fait, le mes- Si, par conséquent, la communauté évasive ne peut
sage est déjà dans cette communication - confiance et avoir lieu que dans sa propre déliaison, ce n'en est pas
confidence - qu'il fait ici de lui-même : il s'ouvre moins à partir d'une œuvre que cela doit avoir lieu.
donc à quelque forme de communauté ou du moins Nancy ne pensait qu'à écarter les œuvres institution-
à quelque communication de pensée. nelles, constitutionnelles, architectoniques et hiérar-
Une communication de pensée est loin de faire une chisées. Mais une autre espèce d' œuvre vient d'être
communauté de pensée - et pourtant c'est inévitable- révélée : elle est celle de la femme, de cette femme
ment vers une possible pensée commune qu'est ten- dont la figure mythique - réelle en sa fiction - a été
due l'annonce d' « un sens politique astreignant » sur imaginée par une femme-écrivain et reprise, méditée
lequel rien de plus n'est dit, sinon qu'il est en jeu dans et en quelque façon consacrée en passant dans la
un « temps présent [ ... ] ouvrant des espaces de liberté parole d'un écrivain-homme dont l'œuvre propre
inconnus » qui nous rendent « responsables de rapports désœuvre la première, ou bien - ce qui revient au
nouveaux » : mais ces rapports ne sont pas ceux auxquels même -, se désœuvre en elle. Un homme comme une
nous pouvions nous attendre, ils ne se jouent pas entre femme, un homme-femme, un écrivain, peut-être aussi
nous, entre les uns et les autres, mais « entre ce que semblable au messie chrétien qui un jour écrivait dans
nous appelons œuvre et ce que nous appelons désœu- le sable, éludant les questions à propos d'une femme
vrement » 2• La surprise de cette dernière phrase du adultère. D'une manière ou d'une autre, le livre est
livre ne dure que le temps de se rappeler, une dernière l' œuvre d'où naît le désœuvrement, la communication
fois, qu'il répond à un texte qui avait désigné le désœu- « toujours menacée, toujours espérée ».
vrement comme propriété de la communauté, en op- Mais quel peut être enfin le « sens politique as-
position à la représentation d'une communauté comme treignant » au nom duquel ces dernières lignes sont
œuvre (production et autoproduction d'une totalité écrites? et pourquoi reste-t-il « confié à d'autres» de
d'existence), et singulièrement à la représentation de la le déchiffrer? A ces deux questions évidemment liées
possibilité - voire du projet (sacrificiel d'une manière il nous incombe d'essayer de répondre : c'est ce que ce
« petit livre » attend depuis trente ans.
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 92.
2. Ibid., p. 93. 1. Cf par exemple p. 41 de La Communauté désœuvrée, op. cit.

118 119
La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

analogie avec les mots premiers de l'éthique 1 ». Com-


21 ment pouvons-nous comprendre « sans anecdote »?
L'aveu Sans épisodes mineurs, sans dispersion frivole de l' at-
tention - mais encore? Y a-t-il un récit littéraire digne
Pour essayer de répondre ou d'en esquisser le geste, de ce nom (c'est une tautologie, bien sûr - et il s'agit
je prendrai un nouveau et dernier départ. exactement de savoir ce que« littérature» veut dire ... )
La lecture du texte, pour incomplète et imparfaite qui comporte des anecdotes, au sens où elles pourraient
qu'elle reste, a dégagé quelques linéaments à partir des- être détachées du « vrai » récit, voire négligées? Puisqu'il
quels j'essaie maintenant de retracer le propos de ce vient de se référer à Tristan et Iseult, Blanchot suggère-
livre. La dissimulation de ce propos est manifeste. C'est t-il que le récit de Duras est plus exempt d'anecdotes
elle d'ailleurs qui entraîne une complexité particulière, que l'une ou l'autre version de la légende? Et puisqu'il
due à l'abondance des registres entrecroisés ou super- va droit à une analogie avec le texte de Levinas, suggère-
posés (Bataille, Nancy, Duras, Levinas, politique, phi- t-il que Duras est proche d'une sorte de traité? Et
losophie, littérature, mythologie), des allusions, ellipses encore: quels rapports ce « sans anecdote» entretient-il
et indications expresses de silences ou de surplus de avec le fait que ce récit « dit aussi à sa façon : plus de
sens à imaginer. Par exemple, en s'engageant soudain récit» (ce qui, deux pages plus haut, forme en même
dans des considérations sur la solitude personnelle de temps une auto-citation de Blanchot), ou bien avec cet
Bataille et sur son sentiment d'être abandonné par ses autre fait que « c'est un texte déclaratif, et non pas un
amis - « surtout avant la guerre » -, Blanchot induit récit, même s'il en al' apparence 2 »? Et aussi : comment
chez son lecteur un questionnement embarrassé sur les tous ces traits développent-ils l'affirmation initiale
raisons de ces remarques, sur le fait que Blanchot lui- selon laquelle « ce récit [est] en lui-même suffisant, ce
même ne fut pas un ami d'avant la guerre, enfin sur le qui veut dire parfait, ce qui veut dire sans issue 3 »? Et
rôle exact que l'amitié doit jouer dans la discussion en enfin, et peut-être surtout : pourquoi faut-il que toutes
cours. Privé d'autres indications, le lecteur doit trou- ces questions soient enveloppées dans un « sans anec-
ver, imaginer, un scénario, une intrigue dont il sait mal dote» incident mais clairement adressé à notre atten-
si elle se joue sur un terrain psychologique ou dans un tion de lecteur (de compagnon)?
ordre symbolique.
Autre exemple - disons minimaliste. Blanchot
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 72.
écrit: « C'est ce que je lis dans ce récit sans anecdote 2. Ibid., p. 59.
où l'impossible amour [ ... ] peut se traduire par une 3. Ibid., p. 51.

120 121
La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

Ces opérations de lecture ne relèvent pas de l'inter- Lisant selon cette exposition, je dois aussi admettre
prétation au sens ordinaire, où les intentions de l'au- que ce qui est écrit se retire en se proposant et m'égare
teur ne peuvent être supputées que de manière rare et en m'entraînant avec lui. C'est sans doute le consen-
secondaire : ici il est proposé - et peut-être parfois aussi tement qu'auront donné de nombreux lecteurs à ce
bien interdit - d'entrer dans une intrigue, dans une stra- livre, entrant dans sa communauté selon la dissolu-
tégie ou dans une dramatisation à l'intérieur de laquelle tion et la disparition de son lien. Son titre, La Com-
l'auteur (qui, de place en place et dès le début du texte, munauté inavouable, a comme d'emblée conquis une
s'exprime en première personne) nous suggère des pistes, adhésion à quelque chose à quoi il est exclu d'adhérer
des clefs, des enjeux. Tout se passe comme s'il nous était autrement que par une sorte de silence respectueux
demandé- et parfois, je le répète, en même temps inter- ou stupéfait, interdit, intimidé.
dit ou déconseillé (peut-être non sans ironie) - d'entrer Je l'admets et j'admets avoir été moi-même, tout le
dans une confidence, voire dans un secret, et en tout premier en somme, un tel lecteur. Je sais pourtant
cas de partager des pensées qui ne sont pas destinées à que ni le respect ni la stupeur n'ont pu à la longue
être immédiatement communiquées à n'importe quel m'empêcher de chercher à répondre - même si Blan-
lecteur. Autrement dit il faut savoir ou pouvoir entrer chot demande expressément à la fin de son livre moins
dans une connivence, dans un partage et en fin de une réponse qu'un prolongement (singulière posture,
compte dans une certaine communauté, et même dans quand on y pense, qui se tourne vers un disciple plus
une amitié, dans cette « amitié pour l'exigence d'écrire» que vers un interlocuteur, mais posture naturelle dans
soulignée au sein d'une variation particulièrement laby- une communauté d'initiés).
rinthique au sujet de Bataille et du rapport à « celui pour Or le propos majeur du livre, sa proposition, son
qui j'écris » - lequel est nécessairement « l'inconnu » ou exposition - et qui doit orienter la façon de répon-
« personne » 1• Avec nous, lecteurs, en tant qu'inconnus, dre ou de « prolonger » - se trouve dans le mot « in-
se trouve évoquée et même au fond invoquée « une avouable». Celui qui annonce et qui affiche un
communication qui ne se partage pas 2 » et qui ne peut inavouable est déjà dans l'aveu de ceci qu'il y a de
elle-même que communiquer avec l'inconnu, soit avec l'inavouable. À quoi il faut ajouter que l'inavouable
ce qui « m'expose à la mort ou à la finitude3 ». ne pourrait même pas être (ni être nommé) si n'était
en droit possible l'aveu de l'inavouable. Ce dernier
n'est pas l'innommable, et l'aveu n'est pas un nom.
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 44.
2. Ibid., p. 45. Un nom existe ou pas, est prononçable ou pas. Un
3. Ibid., p. 44. aveu ne dépend que d'une force, d'un mobile qui

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

pousse à le faire ou à le taire. Or nommer un ina- l'étrangeté de la situation : comment imaginer un


vouable, je le répète, engage déjà un aveu. officiant qui consacrerait quoi que ce soit « de manière
, .
evasrve ».
Le surgissement du mot dans la fin du texte
conforte cette vue. Du titre jusqu'à la dernière page il Il n'est pas impossible, il est même souhaitable de
y aura eu un saut par-dessus toute explicitation, tout supposer que Blanchot veut faire entendre qu'une
recours même à ce mot. Et le voici qui apparaît pour parole en effet consacre ici, et de manière évasive : sa
ne pas même être clairement employé selon son sens : propre parole, son écriture, sa propre lecture-réécri-
bizarrement, Blanchot déclare ce qu'« est» l'ina- ture du récit de Duras. Elle consacre par la vertu
vouable, mais pourquoi l'inavouable serait-il ce don d'une sorte de cérémonial où un « corps immémo-
de la mort (réelle ou imaginaire) par l'homme à la rial »et « mythique » nous est donné sous les (saintes?)
femme? et s'il l'est, s'il désigne en effet ceci, une espèces de ce livre dont la pensée se fait évasive afin de
inoculation de Thanatos à Éros, pourquoi ne pas en mieux indiquer l'« inavouable» qu'il expose et garde
dire plus? qu'est-ce qui se trouve changé ou non au secret.
changé à la disparition de la femme et du « corps
immémorial »? si ces questions se pressent, c'est que
l' « inavouable » les fait lever par son aveu même : dès 22
lors qu'il est ou qu'il s'est désigné, il ne devrait plus Le désaveu
proprement rester de l'inavouable, mais seulement
des éclaircissements, des précisions. Or c'est tout le Les lignes qui suivent n'éclairent rien, et traitent en
contraire : le texte nous dit clairement qu'il réserve fait l'inavouable ni plus ni moins que s'il s'agissait
une zone d'ombre. d'une forme de l'indicible. La dimension propre de
Pourquoi cette « manière évasive » qui élude ou l'aveu reste absente - or c'est elle, précisément, qui
qui dérobe toute autre considération sur la « fin » de s'indique avec le mot «inavouable». À quoi il faut
la communauté? en vérité, on ne qualifie d'« évasif» ajouter cette évidence : Blanchot sait très bien tout
qu'un propos, pas une action. On peut répondre cela qu'il nous met sous les yeux.
d'une manière évasive, on ne peut guère « consacrer Il faut aider Blanchot dans son aveu. Par défini-
d'une manière évasive» comme le fait ici la mort, tion, ce qui s'avoue ou qui est inavouable est une
« réelle ou imaginaire». Ou bien il faut entendre la faute. La faute de Blanchot est sa faute politique
consécration en tant qu'une parole - ce qui n'aurait d'avant la guerre. Il l'a déjà reconnue et le texte porte
rien d'illégitime, au contraire, mais qui accentuerait plusieurs marques d'un refus résolu de tout ce qui

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La Communauté désavouée ·« Essentiellement ce qui échappe »

pourrait ressembler à une sympathie pour le fascisme (symbole, image, instance) d'un lieu qui doit rester
et pour l'antisémitisme. La consécration (je reprends vide ou absent, relève d'une pensée de droite dès lors
ce mot) de mai 68, au centre du livre, ne peut qu'être qu'on propose de recourir à une figure, à un symbole
le fait d'un homme de gauche (qui d'ailleurs a pour ou à un mythe.
lui plusieurs attestations irrécusables, en particulier le Il en est bien ainsi à la condition du moins de
Manifeste des 121 en 1960). Rappelons pourtant qu'à penser la « droite » bien moins du côté de l'ordre, du
cet endroit est écartée toute politique «déterminée» pouvoir et de la domination que du côté - que nous
au profit d'un sens de «politique» que définit la avons aujourd'hui désappris de considérer - d'une
contre-définition du « sans limites » et « sans exclu- assomption spirituelle, d'une élévation aristocratique
sion ». « Gauche » ou « droite », pourtant, implique une et d'un dédain - en fin de compte - pour la société,
exclusion : Blanchot tient ici à l'écarter autant qu'il a ses fonctions, son État, ses lois. On pourrait parler
tenu ailleurs à s'y impliquer. d'un anarchisme de droite et y voir l'écho del' Acéphale
« Politique » s'égale en fait ici à « commune pré- auquel ici Blanchot a voulu se référer.
sence» (citation de Char). L'exemplarité de 68 tient Par l'« inavouable», Blanchot déclare qu'en deçà
au caractère réel mais instantané, évanouissant de ou au-delà de ce qu'il a compris et récusé de sa faute
cette présence. C'est-à-dire à la déliaison de la commu- (de ce qu'il a découvert comme faute à travers Bataille
nauté dans son propre événement, telle que les amants - je l'imagine -, puis à travers Mascolo, Antelme,
en exposent l'échappée immémoriale. La communi- Duras), il persiste à tenir pour nécessaire un renvoi à
cation del' absence (réelle ou imaginaire) fait la vérité une dimension autre, spirituelle, voire mystique, en
de cette co-présence. Cette vérité d' outre-politique tout cas résolument irréductible à la société homo-
fonde la communauté d'un fondement qui ne peut gène. Tel est le « sens politique astreignant» : quoi
avoir la nature d'une société « en personne» (insti- qu'en aient les démocrates (je renvoie ici encore aux
tuée, pas même instituanre). Ce fondement relève du textes mentionnés sur la double passion, la double
mythe. gravité et l'écart irréductible entre l' écrivain et la dé-
Avant d'examiner de plus près ce motif du mythe, mocratie que I'écrivain ne peut« estimer», même s'il
marquons ceci: définir la « gauche» ou la démocratie la préserve), ceux qui s'ouvrent à l'absolu doivent s'as-
a minima par un refus de légitimer en quelque façon treindre à penser à la fois en démocrates, selon la justice,
que ce soit une identification et une figuration (une la loi, l'égalité, et en aristocrates, selon une inassi-
œuvre) du commun, du peuple (donc du souverain), milable hétérogénéité. À cet égard, quelque chose du
et donc par un refus de toute espèce de présentation Blanchot des années 1930 résiste opiniâtrement, en

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

1983, à la démocratie simplement égale à elle-même. pourrait imaginer propres de Blanchot ni selon d'au-
De cette conviction inexpugnable, il fait l'aveu tres perspectives (anarchie, démocratie directe remise

mavoue.
I
en jeu à chaque instant, hétérogénéité paradoxale
Dans toute la mesure où [a « communauté» reste mais essentielle de la politique et de la communauté).
pour Blanchot - mais peut-être pour tous, pour le Ce serait entrer dans un autre ordre de réflexions.
« sens commun» ... - inévitablement, bien que sour- Mon souci aura seulement conduit à mettre au jour
dement, attachée à ce qui a été nommé « commu- la résistance tenace, l'aveu et le désaveu inavoués de
nauté constituée», et donc aussi à« société», dans la Blanchot : j'y vois le témoignage laborieux, problé-
mesure, donc, où il est au moins très difficile de penser matique d'une difficulté qui est aujourd'hui la nôtre
le « c?mmun » sans en esquisser une forme, pour ne tout autant et bien plus en fait que la sienne. « Poli-
pas due une figure, et où on ne peut donc garder ce tique » est devenu pour nous un mot et un motif
risque à distance sans tenir aussi à distance « la commu- beaucoup moins saisissables que nous avions pu le
nauté » « elle-même », l'aveu inavouable de Blanchot croire.
revient à désavouer la communauté. Une des caractéristiques du livre de Blanchot est de
Désavouer n'est pas le contraire d'avouer : c'est présenter d'abord une extrême distension entre un
refuser ou retirer son approbation ou son consente- sens illimité du mot (illimitation qu'on peut aujour-
ment. Blanchot - comme tous, peut-être, et en tout d'hui repérer dans beaucoup de ses usages) et un sens
cas comme beaucoup, et donc de façon assez « com- en principe déterminé (« volonté politique» et « ins-
mune » - a éprouvé une exigence profonde de ne pas titutions, fonctions, lois» de la société), pour finir
consentir sans conditions au « communisme » ou au cependant par annoncer un « sens politique astrei-
« socialisme » dont une valeur imprécise mais incontes- gnant » dont il est bien difficile de savoir comment il
tée n'a cessé de flotter sur notre modernité. C'est de faut l'entendre. Si on l'entend dans la perspective illi-
cet_te valeur que la convocation de Jean-Christophe mitée, cela signifie que toute considération de l' exis-
Bailly au numéro d'Aléa, en 1983, voulait s'enquérir. tence commune est suspendue (astreinte) à la pensée
B~a?c~ot n' ~ pas m~nqué de percevoir l'enjeu ni de de la communauté en soi abandonnée, évasive, et
saïsir l occasion de laisser entendre (à qui le voudrait, le pour finir désavouée; on ne sait pas alors quelle dé-
pourrait) le secret et complexe désaveu qu'il se sentait duction peut s'en tirer dans l'ordre d'une politique
tenu d'opposer à une sorte d'injonction générale. déterminée. S'il faut comprendre en revanche qu'il
Je ne cherche pas à développer les implications s'agit justement de politique «déterminée», on doit
possibles, ni à extrapoler : ni selon des vues qu'on supposer que Blanchot envisage quelque forme de

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

régime, de droit public et d'institution qui ferait droit démunie d'aveu, cela la soustrait à toute domination
à la communauté telle qu'il la pense : une forme de - mais aussi à toute consistance, et à la reconnaissance
monarchie, de présidence individuelle ou collégiale, que le suzerain devait à son vassal. Aucune commu-
d'oligarchie aristocratique où la figure souveraine nauté n'est admise que celle qui se défait et qui, se
porterait d'un unique trait force symbolique et dispa- déliant de toute soumission, se délie aussi d'elle-même.
rition du commun. Le souverain devrait-il être l' écri- Reste, dans une exceptionnelle ambiguïté, le non-
vain? ... Supposition bien invraisemblable car, si on commun, le parfait insubordonné sans aveu et qui
comprend ce qu'a voulu la tradition du philosophe- souverainement écrit.
rai, on comprend aussi que sa mise en œuvre ne peut
Ill
que supprimer la littérature (peut-être même la litté- *
Yj rature philosophique), c'est-à-dire l'œuvre offerte au
~ désœuvremen t.
01 Blanchot aura eu deux politiques : l'une démocra-
On reste étonné que Blanchot semble ici presque
.,l tique, insoumise au nom d'une loi de justice supé-
.J ignorer ce qu'il ne pouvait méconnaître et qu'il reste
rieure aux lois; l'autre aristocratique et anarchique,
obstiné dans une volonté - au fond, précisément,
liée à la communauté secrète d'une passion sans loi et
philosophique - de faire advenir quelque chose comme
d'un partage de solitudes impartagées.
une souveraineté à la fois passionnée et savante (ayant
Blanchot - mais combien de nous sont de fait tra-
le savoir de sa passion, ou du corps mystique de la
versés par cette dualité plus ou moins consciente, plus
femme et de sa jouissance), s'élevant au-dessus de la
ou moins déniée, plus ou moins avouée?
société quoique renonçant à régner sur elle.
À quel point, en tout cas, Maurice Blanchot a pu
Ce renoncement au règne n'en permet pas moins
être intimement divisé, entre l'aveu et le désaveu,
que le vrai soit dit, souverainement, sur la société :
on le vérifiera en comparant ses textes politiques (au
le vrai de son caractère subordonné parce que trop
sens « dérerminé ») depuis 1950 1 avec La Commu-
ordonné (à des buts, à des lois) et du caractère subor-
nauté inavouable et Les Intellectuels en question. Dans
donné de tout rapport qui ne se défait pas et n'est pas
les textes proprement politiques, destinés à prendre
emporté dans le mystère nommé « femme » et nommé
part à une action, s'affirme une volonté qui peut
«mythe». Tout rapport, toute communauté, tout
aller jusqu'à parler d'une « communauté de des-
commun se trouvent ainsi désavoués : privés d'aveu,
c'est-à-dire au premier sens du mot de reconnaissance 1. Tels que les a publiés Éric Hoppenot dans Maurice Blanchot,
d'un suzerain par un vassal. Que la communauté soit Écrits politiques 1953-1993, Paris, Gallimard, 2008.

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

tin 1 », langage politique très traditionnel et plutôt ne peut pas renoncer, de parti pris, à l'un ou à l'autre,
marqué à droite. ni à la recherche sans mesure qu'exigent des hommes
En 1968, il écrivait (en somme à l'adresse du Parti, leur nécessité et la nécessité d'unir l'incompatible ».
de tous les partis) : « Le communisme: ce qui exclut (et « Unir l'incompatible» : cette postulation ultra-
s'exclut de) toute communauté déjà constituée ». En romantique ou méta-hégélienne ne procède-t-elle pas
1983, comme on l'a vu, il définit une politique qui se d'un désir qui aura animé autant l'Etat moderne que
refuse à toute exclusion. Les deux énoncés se rejoignent sa Révolution, autant la figure tutélaire de la Répu-
en ceci : le commun ne doit pas consister. Il ne doit ou il blique que l'image grandiose du Communisme, le dé-
ne peut pas même exister en tant que tel : échappant à sir d'accomplir et de présenter une transcendance 1 ?
toute exclusion, excluant l'exclusif, il fait exception On a vu quel rôle joue, dans La Communauté in-
pure, inavouable mais cette fois en tant qu'introuvable. avouable, le motif de l' « immédiat-universel» : il laisse
Le commun de la communauté ne peut pas être entendre une demande, ou un aveu, qui pourrait
trouvé comme « quelque chose » mais peut-être est-il venir d'un enfant, l'attente del' au-delà ici-bas - étran-
partageable comme expérience, voire toujours déjà par- gement, rien de compatible avec le « sens absent » dont
tagé. C'est en un sens ce qui nous est suggéré. Toute- nous reparlerons plus loin. Cet « immédiat-univer-
fois, à faire converger le partage et la politique selon sel », il l'affirme et pourtant il ne peut que désavouer
l'asymptote d'un impossible (inavouable) oxymore de sa naïveté, pour ne pas dire sa niaiserie.
l' excluant/inexcluant, constitué/inconstitué, commun/ En même temps, il désavoue la communauté et il
incommunicable, on se voue à rester figé dans une en affirme la représentation la plus simpliste, la plus
contradiction dont on s'évertue à mimer la relève tout immédiate - suspendue à sa dissolution instantanée.
en l'avouant insurmontable. Non, « société » et « rap- Il désavoue cela dont il avoue un désir comme mys-
port» ne peuvent s'identifier sans reste, non, « ins- tique ou mythique.
titution» et « écriture » ne peuvent se confondre. (La question serait donc, ici comme ailleurs : com-
Peuvent-ils pour autant se contenter de s'exclure? Blan- ment penser en d'autres termes? comment délaisser
chot voulait s'élever au-dessus d'une tension qui lui l'accomplissement sans se résoudre à l'interminable,
était « insoutenable2 ». Il affirmait en effet que « l'on

1. En 1960, voir M. Blanchot, Écrits politiques, 1953-1993, op. 1. En employant ce mot, je pense au texte de Philippe Lacoue-
cit., p. 75. La citation suivante se trouve ibid., p. 160. Labarthe, « La transcendance finie/t dans la politique», publié en
2. Lettre à Bataille de 1962 (cf supra, p. 55, n. 1). La citation qui 1982 dans Rejouer le politique, op. cit., et repris dans L 'Imitation des
suit provient de la même lettre. Modernes, Paris, Galilée, 1986.

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

comment désavouer la transcendance sans se vouer à et le métaphysique 1 », Blanchot crée plusieurs diffi-
l'immanence opaque?) cultés plutôt qu'il ne communique une pensée. Sans
doute cette proposition contournée doit-elle être
comprise dans une relation directe avec « la vérité du
23 corps mythique » qui figure quatre lignes plus haut :
Le mythe « le métaphysique » doit alors s'entendre comme une
sorte de prédicat du mythique qui en opposerait la
L'aveu de l'inavouable est aveu du recours au mythe. deuxième occurrence à la première, celle du corps
C'est-à-dire, chez Blanchot, à un élément ou à un motif mythique dont le caractère physique retiendrait le
qui a joué un rôle majeur dans sa pensée de la littéra- mythe de s'égarer dans des brumes spéculatives.
ture jusqu'à une certaine date. Je n'entreprendrai pas Il faut donc penser deux régimes ou deux accep-
l'exploration des textes concernés. Il s'agit ici d' indi- tions du mythe : le « métaphysique » évoquerait un
quer comment, dans ce livre « politique » que nous mythe fondateur et explicatif, exposant des principes,
essayons de lire, se profile un recours plus ou moins une origine, dévoilant un ciel souverain; le « physique »
déclaré (inavoué) à cet élément que tout peut désigner exposerait (et exposerait à « la vue physique fou-
comme lié, non pas nécessairement à un fascisme - il droyante ») une présence dont la «magnificence»
s'en faut - mais certainement à une pensée de droite. vaudrait représentation de l'inconnu 2. Un mythe qui
Ce recours signifie en même temps que la pensée ne rendrait pas raison ni ne dévoilerait d'origine sans
blanchotienne de la littérature et celle de la commu- pour autant manquer à la vertu de « fonder» (comme
nauté sont plus qu' étroitement imbriquées : peut-être on l'a lu page 89) ou d'être au fond. Le second mythe
sont-elles essentiellement la même s'il n'y a de com- serait comme la désertion du premier - un « mythe de
munication littéraire (fût-elle « inconvenante »; ou l'absence de mythe», Bataille en a déplié la pensée 3.
précisément à ce titre) que sur un registre mythique et
s'il n'y a pas de pensée du commun (communauté,
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 86.
partage) qui ne recoure à ce même registre. 2. Cf ibid., loc. cit. : « l'inconnu qu'elles [les femmes] repré-
Nous devons partir ici d'un autre cas de difficulté sentent».
délibérément imposée à la lecture. C'est un passage 3. N'est-il pas notable que Blanchot ne s'y réfère pas? Peut-être
a-t-il oublié les textes concernés (que pour ma part j'ai utilisés dans
où le texte concentre son rapport au mythe. En écri-
le deuxième chapitre du livre La Communauté désœuvrée paru plus
vant que« la communauté [ ... ] la plus étonnante qui tard, qui, sur ce plan, répondait à Blanchot de manière assez précise
soit et cependant la plus évidente, dépasse le mythique bien que - à mon souvenir - involontaire).

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

Mais une désertion qui garde et qui emporte avec elle ment sa vérité de femme et de corps mythique ou mys-
le cœur (ou la loi) du mythe: la communication d'un tique. La comparaison de ce récit parfait avec l'histoire
immémorial et l'efficace d'une fiction. de la passion du Christ engage deux registres simulta-
Ce dont on ne peut savoir si l'événement s'est nés : d'une part la correspondance des deux séquences
produit mais dont la survenue dans une figure (Aphro- (don du corps - disparition - reconnaissance après-
dite, Christ, par exemple) communique un sens effec- coup), mais d'autre part la croyance (à laquelle, via
tif, voilà ce qu'on peut dire mythique. Mythe est la Kierkegaard, il est fait allusion), car c'est elle qui sou-
parole dont le sujet n'est autre qu'elle-même et se con- tient le sens religieux du récit évangélique. Une certaine
figure en parlant de soi : sua sponte et de seipsa. croyance est donc aussi en jeu à l'égard du récit litté-
Cela veut dire tout ensemble « sacré » et « litté- raire : son commentaire par Blanchot est analogue à
raire». Sacré parce que réservé, gardé dans une hété- l'élucidation théologique (spécialement catholique) du
rogénéité irréductible, littéraire parce que adressé de texte évangélique. Il nous aura dit la vérité spirituelle du
personne à personne (dans les deux sens du mot, eux- récit de Duras comme d'un autre Évangile de l'amour
mêmes permutables en chiasme). La conjonction des ou du sacrifice dont la victime est le propre sujet.
deux est ce qui écarte aussi bien l'« anecdote 1 » que Ce n'est pas que Blanchot invite à une foi reli-
« la décision arbitraire de l' écrivain 2 » et circonscrit la gieuse, c'est plutôt qu'une telle foi donne une sorte de
littérature entre ces exclusions. Ni épisode narratif, ni modèle ou d'analogon pour le rapport à la fable : on
inclination subjective, ni « récit», ni « doctrine » le adhère au réel d'un événement représenté comme
mythe nomme la nécessité de la littérature en tant excédant la représentation (on croit à l'incroyable, on
qu'exposition de l'immémorial : cela dont il ne peut accède à l'immémorial). C'est ce que Blanchot quali-
être parlé mais qui parle de soi et dont le « soi » est fie, à propos du texte de Duras, de « mystérieux parce
initial à chaque instant. qu'irréductible 1 ». Dès l'introduction du récit il a été
La nature mythique du texte littéraire tient donc à ce dit qu'il était « sans issue » (en quoi réside sa perfec-
qu'il ne laisse pas départager le «réel» de l'« ima- tion). Il n'y a pas d'« issue» parce que rien ne peut
ginaire» ainsi qu'il est dit pour finir de la mort par la- résoudre (réaliser, manifester) dans le réel ordinaire le
quelle l'homme aura « parachevé le sort terrestre » de la réel propre à l'événement excédant - et de ce fait
femme : inaugurant un sort céleste où se joue propre- fictif, d'une fiction vraie.
L'indistinction entre le « réel » et l' « imaginaire »
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 72.
2. Ibid., p. 86. 1. Ibid., p. 62.

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

caractérise le dénouement « évasif» du récit. Elle con- moins la véridicité mythique ou littéraire qui est celle de
firme(« consacre ») le « destin» forcément éphémère, la communication réservée à « la communauté par l' écri-
fugitif, de la communauté -- dont la modalité reste ture 1 ». En recourant au mythe chrétien, Blanchot ne sou-
pourtant impossible à déterminer. End' autres termes, met pas du tout la littérature au dogme : il confère plutôt
la réalité de la communauté (ou de l'amour) est la une marque sacrée (sacramentelle pourrait-on dire) à la
réalité d'une foi qui se reçoit de - et qui se donne à - littérature, au désœuvrement de l' œuvre et à sa suspen-
un « pouvoir indéfinissable du féminin 1 ». Cette foi sion évasive hors de tout savoir et de toute obédience.
reste « incertaine » car elle consiste précisément à se En sollicitant le récit chrétien de la Passion, Blan-
confier à ce qui disparaît essentiellement : la femme, chot pousse à son extrémité le mouvement envers le
le plaisir qui « est essentiellement ce qui échappe 2 ». judaïsme - ou la figure juive de Levinas -, auquel
La « manière évasive » (« aléatoire », dit aussi le texte) répondait la première version du texte (où ne figurait
est la manière littéraire ou mythique en tant qu'elle se pas l'épisode christique). Nous avons relevé les traits
rapporte à un absentement inépuisable (et pour cela de ce mouvement : la loi est l'élément proprement
tel que son récit n'est un récit qu'à la limite, plutôt un juif et si Levinas est crédité d'une pensée capable de
mystère déclaratif - tout comme c'est une déclaration passer en amont de la loi, ce n'est pas sans finir par se
qui assume la vérité de l'eucharistie, Blanchot affir- trouver à son tour dépassé avec la figure chrétienne du
mant à l'indicatif qu'elle « nous fut donnée »). don et de l'abandon passionnel",
Cette mythographie ou mythopoièse évasive - si on Il n'est pas question de soupçonner une rémanence
veut la distinguer d'une mythologie déterminée (poli-
tique) - est certes complexe et singulière : elle n'en garde
est plus pour lui une référence culturelle, spirituelle en un sens
pas moins la nature du mythe, c'est-à-dire d'une vérité non religieux, qu'une adhésion personnelle. Ce qui le rend d'au-
(ou d'un fondement) qui s'offre au-delà de toute véri- tant plus propre au rôle mythique que Blanchot lui fait jouer. Le
fication 3 mais qui se vérifie de soi. Elle n'en possède pas Christ devient l'abandonné par excellence, disparaissant de la vie
« terrestre » mais aussi disparaissant de la religion pour reparaître
en littérature sous l'infigurable figure de la femme qui s'abandonne
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 91. et qui disparaît, son œuvre consommée.
2. Ibid., p. 87. 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 44.
3. Contrairement à ce que prétend la doctrine chrétienne, soit 2. Quand au rapport de Blanchot avec le judaïsme, on en trou-
lorsqu'elle convoque une théologie argumentée, soit lorsqu'elle en vera une analyse plus ample dans le livre à paraître de Michel Surya,
appelle à une illumination par la grâce ou même s'en remet à une L'Autre Blanchot. Le rapport effectif de Levinas au christianisme
expérience mystique. Blanchot se garde bien d'être chrétien sur un demande sans aucun doute une tout autre analyse. Mais ce n'est
de ces modes, et même d'être chrétien tout court. Le christianisme pas le lieu de la faire.

138 139
La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

de l'antisémitisme mécanique dont Blanchot a donné communauté reste à la fois éludée dans un maveu-
des signes dans les années 1930. Il s'agit d'autre désaveu et pourtant« consommée», accomplie comme
chose : ayant compris à travers sa « conversion » poli- un don sans retour, un abandon qui va jusqu'à la con-
tique l'enjeu de justice inhérent à l'antisémitisme, tel somption, mais qui induit en même temps la com-
que l'a révélé en particulier l'affaire Dreyfus 1, Blan- munication d'une parole « confiée à d'autres» : ceux
chot n'en a pas moins gardé envers ce qu'il rassemble qui auront su déchiffrer et partager l'aveu inavoué, le
sous le nom de « la loi » une disposition profon- mythe dérobé dans son apparition même. Ceux-là,
dément paulinienne (pour le dire en ces termes : la lecteurs compagnons, formeront l'informelle et informe
vraie loi est celle du cœur). Le christianisme conforte communion - plutôt que communauté - de l'aveu en
l'anarchisme aristocratique, lequel subsume en lui le tant qu' allégeance à l' « écriture sans lien, toujours
christianisme. déjà hors d'elle-même 1 ».
Telle est sans aucun doute la raison profonde de
l'usage renouvelé qu'il a voulu faire de son texte sur
La Maladie de la mort. L'article initial était destiné à 24
introduire la passion amoureuse en égale et en rivale Sans partage
de la responsabilité éthique. Lorsque le thème de la
communauté est venu se rappeler, par un hasard op- Un partage est donc offert, celui d'une communauté
portun, au moment où cet article allait paraître, on inconnue, à venir sans assurance, des lectrices et des
imagine sans peine comment a pu naître le dessein de lecteurs qui auront su se faire chacune et chacun « com-
conduire plus loin le propos, passant de l'éthique à la pagnon qui s'abandonne à l'abandon, qui est perdu
politique, relevant l'Acéphale de Bataille et sollicitant lui-même et qui en même temps reste au bord du
l'eucharistie au titre de « corps mythique » afin d' af- chemin pour mieux démêler ce qui se passe et qui ainsi
firmer sans réserve une « passion infinie 2 » qui ne con- lui échappe2 ». Ainsi se consomme une véritable com-
naît aucune loi, ni morale, ni politique. munauté issue d' « un bouleversement qui n'a pas besoin
De cette manière, évasive en ce qu'elle ne fixe ni de réussir, ou de parvenir à une fin déterminée, puisque,
concept ni figure d'une entité communautaire, la durant ou ne durant pas, il se suffit à lui-même et puis-
que l'échec qui finalement le sanctionne ne le concerne

1. Il faut sur ce point se rapporter à M. Blanchot, Les Intellectuels l. Id., Le dernier à parler, Montpellier, Fata Morgana, 1984,
en question, op. cit. p. 13.
2. Id.. La Communauté inavouable, op. cit., p. 80. 2. Id., La Communauté inavouable, op. cit., p. 43.

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

pas 1 »: aveu d'un désaveu principiel de tout ce qui don- pue 1 » dont il faut comprendre qu'elle a précédé et
nerait une consistance quelconque au rapport, à la ren- qu'elle va se poursuivre dans une singularité irréductible.
contre, au préfixe co- ou à l' avec en général. Aussi bien les « autres » auxquels ce livre confie son
N'instituant rien, ni société, ni couple, le bouleverse- avenir - dont en même temps il esquisse les traits - sont-
ment d'un partage fugitif en son essence et semblable à ils à la fois très incertains et d'avance « astreints » à parta-
ces paroles de 68, « paroles anonymes [ qui] ne s' annon- ger l'impartageable, le cœur sans loi d'une passion dans
çaient jamais comme paroles d'auteur, étant de tous et laquelle « Maurice Blanchot » tout à la fois s'évanouit et
pour tous, dans leurs formulations contradictoires». Il « s'implique lui-même» (comme Duras) sur un mode
reste que l'événement du bouleversement se trouve écrit irréductiblement solitaire.
ici, dans chacun de ces deux livres (La Communauté Seul, avouant, désavouant, sans aveu : ne devant
inavouable, Les Intellectuels en question), écrit par un rien à personne, sinon à cela même qui permet d'avouer
auteur qui signe de son nom et s'exprime en première et de désavouer, à la parole, à cette nécessité primor-
personne. Le nom de Blanchot peut paraître prédestiné diale selon laquelle « pour se taire, il faut parler2 ».
à s'effacer dans une certaine pâleur : il n'en reste pas Pour inavouer, il faut avouer, fût-ce en désavouant ce
moins qu'il s'est écrit et présenté d'une manière impo- qui pourrait passer pour l'objet ou pour le thème du
sante et qu'un livre scandé de manière structurelle par propos : la « communauté ». Pour parler, cependant, il
plusieurs noms propres (par leur conjonction) - Bataille, faut être déjà dans l'élément de la parole, et cet élément
Duras, Levinas, Nancy - ne renvoie pas sans force au précède toute possibilité de déterminer la nature ou les
nom de son auteur. Et cet auteur s' excepte de toute propriétés du« commun» puisqu'il instaure ce dernier.
communauté simple avec chacun des autres noms, s'ins- Son partage est antérieur à toute possibilité de dis-
tituant plutôt lui-même comme l'interprète de tous tinguer entre rapport et négation du rapport, entre
mais aussi comme celui qui emporte leurs textes plus communication et isolement. Blanchot le sait très bien,
loin, dans le cours d'une « réflexion jamais interrom- qui ne cesse de nous rappeler le rapport des lecteurs à
l'auteur et entre eux - et qui ne cesse, plus encore, de
1. M. Blanchot, Les Intellectuels en question, op. cit., p. 60, comme la
citation qui suit. Cette phrase conclut une nouvelle réflexion sur mai 1. Id., La Communauté inavouable, op. cit., p. 9.
68 en tant que moment « d'exception » où un « auteur » pouvait se 2. Ibid., p. 92. Cette remarque sur Wittgenstein se trouvait déjà
fondre dans des « paroles anonymes »parfois « élaborées en commun ». dans L'Écriture du désastre (Paris, Gallimard, 1980, p. 23), ce qui
De manière générale, une lecture de ce livre, vraie poursuite politique témoigne d'une insistance: rien ne peut être simplement tu ni dési-
de La Communauté inavouable, devrait s'engager ici.Je me contente de gné en silence, car le silence lui-même doit être dit (écrit) et l'ina-
renvoyer à l'entretien avec Mathilde Girard signalé supra, p. 55, n. 1. vouable avoué, fût-ce en tant que toujours inavoué, voire désavoué.

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

nous rappeler à ce rapport comme au lieu d'un com- A pousser au plus loin l'irréductibilité de l'autre, on
mun aveu de notre allégeance à ... la parole même. Il s'en sépare irréductiblement. Si l'amour représente un
voudrait donc nous rappeler à ce qui précède et rend lien (un « attachement »), alors l'absolu de l'altérité défie
possibles le commun, la communication. et pour finir défait toujours l'amour - sauf à emporter
Y a-t-il pourtant là une précédence? dans la parole, les amants dans la mort où, par définition, ils ne sont
le commun ne se précède-t-il pas lui-même plutôt ensemble que séparés. C'est pourquoi mourir fait l'en-
qu'il n'est précédé par quoi que ce soit? Telle est la jeu de leur partage mais c'est aussi pourquoi ils ne parta-
question qu'il faut bien poser ici en attente. gent rien. On pourrait dire aussi qu'ils partagent« rien »,
Pour Blanchot, rien ne peut être dit qui ne succède et c'est une des directions que mon texte esquissait,
en quelque sorte au dire. C'est pourquoi l'aveu n'est mais sans écho chez Blanchot qui, sans doute pour la
pas loin mais doit rester inavouable pour ne pas ris- même raison, ne parle pas du « rien » de la souveraineté.
quer de faire loi et consistance là où, semble-t-il, ne Il semble pour finir que rien ne soit à partager.
peut et ne doit se produire que la déliaison d'une parole La basse continue du texte est bien, comme je l'ai
(«prenez ... ») et la désistancesecrère d'un cœur. noté, dans le refus de la « persévér[ance] dans l'être» au
profit « d'un mourir interminable» 1• Mais ce mourir
* est lui-même traversé par la dissymétrie radicale entre
Je terminerai cette lecture en m'arrêtant un peu le masculin et le féminin : le premier meurt par incapa-
sur le ressort majeur de ce cœur solitaire et sans loi. A cité à l'abandon, le second meurt dans l'abandon (c'est
l'évidence, il se situe dans l'exposition à l'altérité radi- de cette mort seule, au demeurant, qu'on doit dire
cale, inappropriable, du féminin. La différence sexuelle qu'elle est aussi bien réelle qu'imaginaire). Il se peut, et
est pensée comme la dimension mythique - figurale, cela est dit, que ces valeurs tendent à se partager (à se
transfigurale même, le «féminin», comme on l'a vu, partager dans l'abandon), mais la dissymétrie n'en de-
pouvant être aussi bien la vérité d'un homme (Blan- meure pas moins, comme une dissymétrie entre « être
chot) que celle d'un dieu ( Christ) ou celle de l'écriture abandonné» et « s'abandonner». Sa marque essentielle,
et de son désœuvrement - de ce qui, en termes concep- sinon exclusive, est donnée par la jouissance : la femme
tuels, se nomme « passivité », « abandon », « inaccessi- jouit- chez Duras on passe insensiblement d'une jouis-
bilité »,voire« mystère inscrutable » 1, liés à une altérité sance par surprise à une autre longuement éprouvée,
strictement irréductible (et pour cette raison sans loi). décrite et regardée - tandis que l'homme ne jouit pas

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p 67. 1. Ibid., p. 69.

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

(« une femme de hasard à qui il procure une jouissance minable et sans désœuvrement. L'homme n'est pas
qu'il ne partage pas 1 »). Tout se passe comme si l'homme contemporain de la jouissance. Il retourne à une soli-
«prenait» la femme seulement en la pénétrant (ou bien tude irrémédiable. N'est-ce pas dire pour finir que la
en la caressant) mais non en jouissant, tout au moins au jouissance n'a pas lieu, jamais dans la vie des hommes
sens simplement physique du terme (mais est-il possible (des humains des deux sexes) et seulement à la distance
de parler d'un sens « simplement physique»?). du mythe et/ou dans l'instance mystique nommée
Tout se passe aussi comme si l'homme pouvait « femme » (Aphrodite-Christ) ? Lacan a été nommé
«procurer» (de) la jouissance à la femme sans pouvoir une fois dans le texte I et on peut penser que Blanchot
pour autant la donner ni donc s'abandonner en la partage et module à sa manière une logique du
donnant. Or qu'est-ce que la jouissance, sinon l' aban- manque constitutif (clivage, castration).
don? Et l'abandon n'est-il pas ce à quoi la femme Une telle logique repose sur ce que je nommerais
aura abandonné cet homme - ayant « fait son œuvre » volontiers une théologie négative de la jouissance - ce
de femme et ayant ainsi « changé [l'homme] plus qui suppose à cette dernière une propriété divine au
radicalement qu'il ne le croit » 2? Pourtant c'est seu- sens d'une plénitude d'être ou d'essence, voire de sures-
lement au souvenir de l'amour perdu - donc de la sence pour parler comme cette théologie. C'est le point
jouissance non rejointe - que cette œuvre livre celui sur lequel je dois le plus nettement me séparer de Blan-
qui reste séparé d'elle et de « ce qui la rend contem- chot - ce qui n'entraîne pas plus de dissension qu'il n'a
poraine d'un passé qui n'a jamais pu être vécu 3 ». été question d'assentiment : nous ne disputons pas
L'homme lui aussi a œuvré, mais autrement : « il pour avoir raison, nous décidons chacun d'approcher
est toujours allant et venant, toujours à l' œuvre face à ce qui est sans raison et chacun le fait selon ce qui le
ce corps 4 », ouvrage laborieux, besogne sexuelle inter- porte ou l'entraîne. Ne s'agit-il pas de ce qui nous
expose au plus dérobé de tous et de chacun?
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 81. Manifestement pour Blanchot la jouissance ne se
2. Ibid., p. 91. partage pas. Il y a un masculin qui lui reste étranger.
3. Ibid, p. 92. Pourtant, tout n'est pas clair ici. Comme on l'avait
appris plus haut, un passé non vécu est celui de l'événement mystique, Si pourtant elle est abandon, si elle n'a lieu que là
où s'absente son propre sujet. L'homme est-il passé par cet absente- où son sujet ne se trouve pas, n'est-il pas nécessaire
ment? ou bien est-il passé à côté? Étant passé à côté, en retient-il quel- qu'elle n'ait lieu que comme communication? Et
que sens de l'immémorial? mais comment? Il y a une hésitation déclarée . . ) .
« procurer » une Jouissance, n est-ce pas tOUJours
de Blanchot à ce sujet. Et peut-être aussi un embarras que trahit, dans la
phrase ici commentée, une espèce de faux pas ou de lapsus.
4. Ibid., p. 66. 1. Ibid., p. 71.

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

aussi la donner et se donner avec elle - se donner en chaque individu, qu'il soit conformé en tant qu'hornme
recevant le don de son abandon? ou en tant que femme. Il y a une bisexualité qui redi-
C'est bien aussi en un sens ce que dit le mythe vise la division sexuelle. Freud le sait, mais avant lui
inavoué, et c'est pourtant ce qu'il écarte en même l'ont su toutes les paroles, déclarations et exclama-
temps. Le passage du thème collectif au thème des tions de l'émoi sensuel. Ce dont il s'agit en fin de
amants par le motif de l'impuissance - passage essen- compte est d'une jouissance qui de soi ne peut que se
tiel et souligné par le texte - invite à penser une partager ou se communiquer. Non sans s'échapper en
rencontre sexuelle de l'impuissance et de la jouis- même temps, comme se retirant entièrement en soi:
sance. Mais l'impuissance n'est pas forcément étran- mais cet « en soi » n'a pas de lieu dans un sujet, c'est
gère à la jouissance quel' un peut « procurer » à l'autre. précisément ce que Blanchot tient à affirmer mais
Il s'en faut de beaucoup que la vérité sexuelle soit dont je tire une conséquence inverse de la sienne.
aussi sommaire. La jouissance est plutôt toujours un La jouissance peut être comprise en son sens juri-
«bouleversement» qui n'a pas lieu pour un(e) seul(e) dique de possession intégrale (est-ce cela qu'induirait
- pas plus qu'il n'a seulement lieu sur le mode déter- le « prenez s r). Mais ce sens offre en somme le revers
miné de l'orgasme 1• Plus précisément, il y a bien des de ce que «jouir» met en jeu ou en œuvre (de chair
modalités et des valeurs de ce que désignent assez mal comme d'esprit) : un désœuvrement, sans aucun doute,
les notions simplifiées d' « impuissance » et d' « orgas- c'est-à-dire un non-accomplissement, un avoir-lieu
me». En définitive, la scène sexuelle tant imaginée sans lieu, une communication avec une altérité non
par Duras que remise en perspective par Blanchot est identifiable. Il n'y a pas de jouir solitaire, et Blanchot
une scène d'avance soumise aux conditions du mythe : d'ailleurs ne dit pas que la femme serait seule dans sa
la toute-jouissance de la femme et la toute-impuis- jouissance. Elle ne le peut, étant partage de part en part.
sance de l'homme (ou bien toute-homosexualité, im- Dire l'homme exclu de ce partage revient à suppo-
puissante envers la femme). ser une virilité isolée, retirée en soi comme dans un
Ce conditionnement mythique risque de faire être fermé, seulement ouvert comme un regard sur
oublier une donnée élémentaire de la sexualité, à sa- « la nuit noire que découvre le vide vertigineux des
voir que masculin et féminin se partagent toujours "jambes écartées" 1 ». Cette nuit, cet « abîme » est ce
vers quoi se tourne ou bien à quoi s'ouvre aussi bien
1. Auquel Blanchot doit penser en citant l'« aorgique » de
Hôlderlin (La Communauté inavouable, op. cit., p. 68). On ajou-
« l'amour empêché» que « le pur mouvement d'ai-
tera encore (quitte à le montrer ailleurs) : pas plus l'autoérotisme
n'est-il forcément exclu de ce dont il est ici question. 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 70.

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

mer », précise Blanchot : mais l'amour empêché reste que rien en paraisse, fût-ce un instant. Mais comment
devant, le mouvement d'aimer se porte en avant. « l'insensibilité » pourrait-elle « ouvrir l'homme » si
Est-il nécessaire de figer le contraste? le regard est-il elle ne le rendait sensible à ce qui, du sensible, excède
condamné à être voyeur (ou aveugle) et le mouve- jusqu'au sens absent 1? Comment l'homme pourrait-
ment à rester pour finir pris en lui-même? il désirer la femme, ou même seulement vouloir se
Ne faut-il pas plutôt s'étonner de ce qui a toute l' al- représenter ce désir, si elle n'était déjà en lui, déjà
lure d'un axiome arbitraire - la solitude irrémédiable - ouverte en lui hors de lui?
alors même que tout porte à penser que lr rapport (fût-il (En lui hors de lui: il faut bien revenir, sans pouvoir
« sans rapport », incommensurable, ce que certaine- s'y attarder, sur la différence sexuelle présente et agis-
ment il est) aura précédé toute position isolée, toute sante ou passivante en chacun des genres biologiques.
détermination d'être? L'être ou plus exacternent « être» On pourrait imaginer que Blanchot y pense et que
appartient au contraire a priori au rapport, qui précède toute la scène entre homme et femme se joue dans un
tout isolement. Cette donnée première n'implique pas seul personnage, elle-lui, Aphrodite-Christ et Duras-
du tout que le rapport aille vers la fusion. Elle précède Blanchot. Mais si c'était le cas, pourquoi ne pas l'in-
et elle excède l'opposition entre la fusion et l'isolement. diquer? pourquoi ne pas dissiper l'apparence d'identi-
En un sens Blanchot ne cherche rien d'autre, et pour- fication simple entre personnages (homme et femme)
tant il lui faut accentuer un contraste tel qu'il pourrait et valences (insensible/sensible, présent/absent, etc.)?)
sembler reconstituer l'opposition. L'échappée du plaisir, c'est le plaisir même : non
Il est vrai que « peut-être l'insensibilité ouvre [ ... ] l'aboutissement, non la satisfaction - ni son contraire
l'homme qui croit s'y arrêter à un plaisir qu'on ne - mais le désir renouvelé. N'y a-t-il pas un plaisir
saurait nommer 1 », hypothèse suivie de cette nota- d'être ensemble - en deçà, à l'écart du sexe et/ ou de
tion : « le plaisir est essentiellement ce qui échappe ». l'amour qui en offrent l'hyperbole? N'est-ce pas de ce
Mais que veut dire ici «échapper»? être perdu, ou plaisir qu'il s'agit avec 68? Et ce livre lui-même ne
bien partir ailleurs? Quelque chose s'obstine à affir- serait-il pas secrètement le renouvellement de ce plai-
mer une perte, une impossibilité, plutôt qu'une
communication avec l'impossible et de l'impossible - 1. « Sens absent », une formule, et non des moindres, de Blan-
communication que pourtant tout appelle et que la chot lui-même ... Je me hasarde à renvoyer au texte que j'ai signé
femme incarne ou symbolise sans qu'il soit possible pour «célébrer» son nom à la demande des Archives de France :
h ttp:/ /www.archivesdefrance.cu1 ture. gouv .fr/ action-culturelle/
celebrations-nationales/2007 /litterature-et-sciences-humaines/
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 87. maurice-blanchot.

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

sir et de son désir? Mais il faut penser qu'en dépit de Mais c'est le point du différend: ou bien l'instant s'iden-
tout il est emporté par une méfiance envers le commun tifie avec sa propre disparition, et en somme n'a jamais
et la communauté - méfiance envers le vulgaire, le lieu, ou bien il a lieu en tant que l'infime suspens du
grégaire et le normatif que donne à craindre « ce qui temps où s'échangent des regards, se touchent des corps,
peut être commun à ceux qui prétendraient appar- des voix et des silences. Dans ce suspens, quelque chose
tenir à un ensemble, à un groupe, à un conseil, à un apparaît - un monde, si on veut - et ne disparaît pas 1•
collectif! ». L'italique est explicite : le commun est L'infime suspens du temps, son battement, n'est-il pas le
forcément suspect. On en revient à la distinction temps lui-même? son cœur et sa loi?
aristocratique en même temps qu'à la séparation
de !'écrivain(« auteur»,« intellectuel »). 25
Le commun pourtant ne se réduit ni au vulgaire ou Œuvre, lien, clinamen
au banal, ni à l'appareil ou à l'organisation. Il y a un
commun - sinon une communauté - qui précède Pour penser ce battement, ce temps où la durée se
toute solitude et toute exception, toute différence de confond avec la scansion, la présence avec le départ, la
sexes ou de personnes. Un commun sans lequel aucun loi avec le cœur et l'homme avec la femme - ce point
isolement ni aucune séparation n'auraient lieu. Un fugace mais tenace où il n'est pas possible de trancher
commun qui n'a rien d'unifié ni de simple, qui déjà entre société et communauté, entre communication
en lui-même s'écarte, se divise et se diffracte, un et solitude, entre réel et impossible, ce point qui est
commun qui se plaît et se déplaît à soi-même n'ayant
peut-être pourtant que peu de «soi». Celui-là est 1. Je ne me hâterai pas de tirer de ce différend - à la fois très mince
moins discernable qu'aucune forme déterminée et et très profond - des conséquences politiques, astreignantes ou pas,
puisque sans doute on ne peut le faire qu'en ex'.11:1-inant d'abord_ce
aucune œuvre collective, aussi dérobé sans doute et qu'il est possible d'entendre sous le mot.« polmq~e ». Du moins
inavouable que les secrets des amants et ceux des soli- peut-on discerner qu'il faut trancher: ou bien « politique » a un sens
taires. Mais il n'est pour finir aucune œuvre qui ne illimité ou non déterminé, ou bien le mot a un sens déterminé. En
parte de lui et ne parle de lui, aucune qui ne se passant plus ou moins subrepticement du premier au se~°:nd, Bla~-
chot a d'un même geste posé et éludé le problème. Mais 11 est clair
désœuvre en lui. que celui-ci s'ouvre en amont de la sphère où on peut et où ~n doit
Sans doute n'a-t-il jamais lieu que dans l'instant. parler de « politique». Qu'on nomme cette sphère « ontologique»,
«métaphysique» ou « transcendantale», il s'agit en tout cas des « ju-
gements secrets de la raison commune [gemein} » dont parle !<ant
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 9. Il faut (Réflexion 436, Akademie Ausgabe, vol. XV, p. 180) - et ces Juge-
bien observer cette série de termes, qui ne laisse rien au hasard. ments ne concordent pas nécessairement entre eux.

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

celui-là même que Blanchot envisage seulement comme treignant 1 » sur lequel nous n'apprenons rien de plus
en échappée, sans reconnaître en celle-ci, dans son que ce caractère astreignant: rigoureux, impérieux, qui
ouverture, aussi bien la rencontre (sinon le rapport) nous rend « responsables de rapports nouveaux » entre
que la fuite-, il faudrait pratiquer un art de la fugue: l' œuvre et le désœuvrement. Rien ne détermine ces
l'alliance de la coïncidence et de l'écart, du toucher et rapports à venir, sinon qu'ils devront répondre aux
du retrait, du sexe avec le sexe, l'alliance qui ne s' a- « espaces de libertés inconnus2 ». Que sont ces espaces

jointe que dans la poursuite et à l'infini, elle-même sinon ceux que 68 a ouverts mais considérés cette fois
infini actuel de l'infini virtuel, innombrable du dé- sous l'angle d'une transformation sociale et politique
nombrable, œuvre du désœuvrement. plutôt que sous celui du « peuple » fugace? Nous
La Communauté désœuvrée avait pour objet de dis- sommes appelés à la responsabilité (retour remarquable
socier l'idée de « communauté » de toute projection du mot de Levinas) d'une démocratie imprévue dont
dans une œuvre faite ou à faire- un État, une Nation, l'inconnu demande sans doute qu'on n'en reste pas au
un Peuple ou Le Peuple en tant que figures dûment peu d'estime que le texte n'a cessé de marquer envers
ouvragées et dressées au milieu de la place publique. Il « la société en personne3 ». Il s'agit, à n'en pas douter,
est exact que cette perspective m'avait entraîné à né- d'une autre politique, non pas antidémocratique sans
gliger ce que Blanchot rappelle à la dernière ligne doute, mais trouvant par-delà la démocratie le principe
de son livre : qu'il n'y a de désœuvrement que d'une d'un rapport hiérarchique - au sens le plus propre - à
œuvre. Il a donc présenté l' œuvre du rapport sans un dépassement ou à un fondement infini dans « le
rapport, l'œuvre d'un désœuvrement instantané par pouvoir indéfinissable du féminin», lui-même com-
laquelle il pouvait à la fois faire droit à la méfiance pris comme une forme de sacralité.
envers une politique ou une éthique politique de Que Blanchot vise ainsi quelque chose que de beau-
l' œuvre (institution, loi, hiérarchie, architectonique) coup de manières auront visé bien d'autres - une
et suggérer, de manière lointaine, évasive, une œuvre
politique telle qu'elle pût s'élever au-delà de l' opposi- 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 93.
tion entre l'ordre de l'accomplissement et le registre 2. Ibid., loc. cit. Il est permis de penser qu'une coquille s'est glis-
de l'échappée - autrement dit, telle que puissent s'y sée dans le texte de Blanchot car il n'est pas cohérent d'écrire « in-
accorder la passion politique et celle du sens infini. connus» au masculin après «libertés» au pluriel. L'expression se
comprend mieux si on restitue ou bien « libertés inconnues » ou
Mais cet accord n'est précisément pas un art de la bien « espaces de liberté inconnus ». La première hypothèse est plus
fugue, ou du moins pas sous l'aspect que je viens de conforme à la fois à la langue et à la pensée qu'on peut supposer.
privilégier car il met en avant un « sens politique as- 3. Ibid., p. 57.

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

« archipolitique » pour le dire avec un mot de Granel 1, ailleurs qu'ici même, et qui 1c1 même nous affecte
ou bien diverses façons de nommer une politique non d'un sens infini, c'est-à-dire entier et jamais accompli,
instituée, non policière, non sociale mais instituante, n'étant pas à accomplir, c'est une chose. Cela n'im-
initiale, hyperpolitique, révolutionnaire en un sens plique pas que ce sens infini ait à s'identifier comme
qui n'exclut en rien, au contraire, l' astreinte la plus une politique, car la polis n'est plus pour nous le lieu
sévère -, cela ne fait aucun doute. Dans mon propre de l'entière mise en jeu du sens, comme elle a pu l'être
texte de 1983 et plus tard encore, « politique » gardait en tant que religion civile des hommes libres de la très
un sens mal déterminé et parfois confondu avec différenciée organisation athénienne.
« communauté ». Une religion civile n'est pas loin lorsqu'on évoque le
Blanchot se distingue de tous d'une part en ce qu'il mythe, le culte et une sorte de sacrifice sublimé en jouis-
désigne un aveu et que cet aveu comporte une part ef- sance abandonnée. Non certes que Blanchot se soit
fectivement inavouable pour toute la political correct- imaginé en pontife d'une nouvelle Rome (encore que
ness du temps. Celle-ci est encore la nôtre, à cette cette image ou son schème n'ait pas cessé de hanter l'Eu-
différence près qu'aujourd'hui nous nous interrogeons rope). Mais il confie à l' œuvre littéraire - à ce récit parfait
ouvertement sur la démocratie. Mais Blanchot ne s'in- qui outrepasse le récit en s'interrompant sans conclusion
terrogeait pas : il désavouait et il avouait ce dés-aveu. Le sur le départ de la femme et de sa jouissance - le soin de
courage est indéniable. Un certain aveuglement ne l'est porter une parole dont nous devinons que l'inconve-
pas moins, dont la raison se trouve dans un désir irrépres- nance convient à la célébration secrète et superlative
sible de conjoindre les deux passions et pour ce faire de d'une parole toujours inouïe.
concevoir une œuvre capable de fonder. Cette fondation Cette parole se signale en ce que, pour finir, c'est à
toutefois concerne moins les rapports entre nous que le nommer la mort qu'elle revient - « mort réelle, mort
rapport de chacun à un au-delà, à un désœuvrement imaginaire », mort du Christ, mort à qui « appar-
nommé « jouissance » et « mort » - simultanément, al- tient» « l'Aphrodite chtonienne». Ce qui distingue
ternativement, réciproquement. Le rapport de chacun et cette mort est moins une opposition à la vie qu'une
de tous, mais non les rapports des uns aux autres. inscription - ou une incision - de la séparation dans
Que nous nous trouvions dans une ouverture la vie. La mort ici vaut avant tout comme ce qui sé-
essentielle ( = existentielle) à un au-delà qui n'est pas pare les uns des autres, plus que comme ce qui sépare
soi de soi. Car soi séparé de soi, c'est justement le
1. Qui appellerait un commentaire bien différent de celui que
sujet del' expérience mystique, c'est la femme qui part
suscite Blanchot. avec et dans sa jouissance. Il subsiste, ce sujet séparé

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La Communauté désavouée « Essentiellement ce qui échappe »

de soi, de la subsistance fragile mais insistante de l' é- Ceux-ci peuvent bien se retrouver abandonnés,
criture littéraire, devenant ainsi le fondement para- ou bien comme la femme de Duras, « partie avec la
doxal d'une communauté évanouissante. Œuvre moins nuit 1 » : cela leur arrive en vertu du lien qui les a liés
désœuvrée que consacrée à son désœuvrement - ce et déliés. Or la liaison ne survient pas au séparé (à
qui fait une grande différence. l'individu, si on veut lui donner ce nom, ni à l'être
Si la mort se comprend comme séparation des autres sexué), elle fait partie de lui. Le rapport précède,
plutôt que de soi, l' « impossible » se trouve compris constitue et accompagne les singularités. C'est même
comme ce qui s'exclut et exclut chacun de tout rapport de quoi témoignent en tout premier lieu le sexe et la
(se retournant à l'occasion en exclusion générale de parole. Une communauté ne s'y institue pas sans le
toute exclusion ... ). Or l'impossible peut être compris risque du « compromis [ ... ] avec la collectivité2 » :
de toute autre façon : comme ce qui, étant absolument l'« amour conjugal», précise Blanchot au risque, qu'il
certain, ne s'attarde pas mais dans l'instant s'ouvre reconnaît, d'être « trop simple » et on pourrait ajouter
absolument à l'absolu (pour user d'une formule kierke- la conversation ordinaire considérée comme l'évite-
gaardienne) - c'est-à-dire au pur délié. Mais le délié ment de « l'entretien infini». Mais à trop bien dis-
n'est pas le séparé : il est ce qui se rapporte avec aisance cerner et séparer, là encore, on risque de manquer
à de nouvelles possibilités de lier et de délier. l'antériorité toujours déjà présente et opérante du
Ainsi le plaisir qui échappe - échappant à l'un com- rapport sans lequel il n'y aurait pas d'« individus» (de
me à l'autre - m'échappe en tant qu'il arrive à l'autre et « sujets », de sexes, d'existants de toute sorte) ou bien,
qu'il lui échappe à son tour. De son échappée, quelque selon un autre schème, l'impulsion oblique du dina-
chose nous est commun. Ce n'est ni communion, ni men sans lequel les atomes tomberaient tous et chacun
peut-être même communication et cela ne remplit pas isolé dans le vide sans fond.
l'« intimité vide» : mais celle-ci y trouve son sens d'in- Qu'on le veuille ou non, ce qui toujours précède et
timité (là comme ailleurs et toujours interior intimo), à qui par conséquent fait aussi l'événement le plus im-
savoir la résonance d'un silence et d'une parole en lui mémorial, c'est bien sinon le commun, du moins le
retenue. La résonance fait la proximité (autre superla- cum dont dérive aussi bien le contra que le comes3 et
tif) de ce qui - de ceux qui - ne sont ni unifiés ni sépa- qui précède de très loin toute préoccupation de corn-
rés, mais liés de telle façon qu'à ce moment la liaison
prévaut sur les termes liés. Dans cette prévalence elle se 1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 91.
délie : plus qu' attachement elle paraît échappée auto- 2. Ibid., p. 79.
nome, jouissance oubliant ses sujets. 3. Celui qui marche avec, le compagnon.

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--~--.........--- -~

La Communauté désavouée

munauté et même de copulation, de conjonction ou de


conversation.
Toute ontologie est trop courte, qui avant l'être ne
remonte pas au rapport. Et toute politique est trop
longue, qui prétend se fonder en ontologie.

Coda
En 1990, dans le numéro d'hommage à Beckett de
la revue Critique, le texte de Blanchot se termine par
cette note:

Entendons bien les paroles ultimes [il s'agit de


Comment c'est] : Temps et peine et soi soi disant - soi
soi-disant, ce n'est pas le bégaiement ou le hoquet
final, mais le soi ne peut s'affirmer seul, s'il est soi, il
est encore le soi qui parle, le soi qui dit et ainsi
(humour, sarcasme terminal) le soi-disant, le préten-
dument, l' illusoirement soi, un simple soi-disant 1•

Ainsi, pour reprendre à cette phrase sa marque de


conséquence forte, appuyée, Blanchot souligne com-
bien le soi qui parle dénonce aussi bien, pour finir,
l'illusion de sa propre consistance - c'est-à-dire le fait
qu'il « ne peut s'affirmer seul». Cette affirmation
peut s'entendre avec des accents divers : on peut y
souligner l'antécédence (transcendantale, existentiale)
du rapport sur toute isolation (individuation, subjec-
tivation). Mais Blanchot ajoute ici un ton qu'il dé-
signe lui-même comme « sarcasme » : il y a de la

1. M. Blanchot, « Oh tout finir», dans Critique, n° 519-520,


août-septembre 1990, p. 637.

163
La Communauté désavouée Coda

dérision dans l'aveu du caractère illusoire du «soi». est cela de manière beaucoup plus présente et actuelle,
Pourquoi ce sarcasme, pourquoi cet humour noir il est dans l'effectivité d'un rapport, d'une proximité,
sinon par l'effet d'une déploration? Au fond, l'irré- d'un contact. Cette effectivité n'a certes ni les carac-
médiable disparition du « soi » est déplorée. Pourtant tères d'une présence à soi ou à toi ni ceux qu'on attri-
elle ne fait disparaître qu'un pôle de parole tandis que bue à une intimité - aussi longtemps du moins qu'on
la parole continue de circuler entre d'autres pôles, représente la présence et l'intime comme des façons
celle des « soi » disparus se laissant reprendre, relan- d'être substantielles. Mais ces représentations relèvent
cer, réécouter et redire. toujours d'assez lourdes vulgates. En vérité, les subs-
Les soi-disant morts et vivants forment l'éternel tances elles-mêmes, avec la densité et la suffisance que
retour du sens. Blanchot le sait, lui qui écrit dans leur suppose la plus classique métaphysique, consis-
« Le chant des sirènes» : « Non pas l'événement de tent aussi bien dans ce qui ne repose sur rien, étant
la rencontre devenue présente, mais l'ouverture de ce au-dessous de tout : en ce « dessous », elles flottent
mouvement infini qu'est la rencontre elle-même 1 » et au-dessus du vide et se font allées et venues, rencontres
pourtant lorsqu'il tente de penser ensemble la ren- et comparutions.
contre et le peuple, le mouvement infini devient
mouvement de dissociation instantanée d'une com-
munauté qui ne doit qu'à peine donner lieu à une
rencontre, et dont l'image mythique est l'impos-
sibilité pour un homme de rejoindre le don d'une
femme.
Tout se passe comme s'il fallait qu'avec l'illusion
et/ ou l'impossibilité de l'amour soit aussi donnée
celle du « soi » qui devrait être le sujet d'un amour et
ne le peut, puisque ce dernier excède toute présence
possible à l'autre comme à soi et doit se résorber ou se
sublimer dans sa propre infinité. Mais l'infini - et
c'est ce qui m'éloigne de Blanchot - ne consiste pas
simplement dans la fuite et dans l'évanouissement : il

1. M. Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 5.

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Table

1. « LA COMMUNAUTÉ, LE NOMBRE » . .. . .. ... .. .. .... ... . .. .... 9


1. Le mot « communisme »...................................... 11
2. Hapax............................................................... 12
3. Aller plus loin..................................................... 18
4. Le commun nombreux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

II. OUTRE-POLITIQUE................................................. 25
5. Ek-sistence.......................................................... 27
6 Politique? .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . 30
7. L '« immédiat-universel »..................................... 34
8. Ultra................................................................. 37

III. LE CŒUR ou LA LOI.............................................. 43


9. Transmission de l'intransmissible......................... 45
1 O. Abandon.......................................................... 50
11. Entre l'éthique et l'écriture................................ 53

IV. LACOMMUNAUTÉCONSOMMÉE............................ 59
12. Sans issue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
13. Composition complexe....................................... 65
14. « ne rien faire»................................................ 73
15. « société antisociale » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
16 « intimité vide» 85
DU MÊME AUTEUR
11. « je sais qui vous êtes » . 92
18. La nuit noire . 98
19. Eucharistie . Chez d'autres éditeurs
106
LOGODAEDALUS, Flammarion, 1976.
V. « ESSENTIELLEMENT CE QUI ÉCHAPPE » . 113 1:ABSOLU LITTÉRAIRE, avec Philippe Lacoue-Labarrhe, Le Seuil, 1978.
EGOSUM, Flammarion, 1979.
20. La communauté évasive .. 115 LlMPÉRATIF CATÉGORIQUE, Flammarion, 1983.
21. L'aveu .. 120 LA COMMUNAUTÉ DÉSŒUVRÉE, Christian Bourgois, 1986.
22. Le désaveu . DES LIEUX DIVJNS, Mauvezin, TER, 1987 ; rééd, 1997.
125 LA COMPARUTION, avec Jean-Christophe Bailly, Christian Bourgois, 1991.
23. Le mythe .. 134 LE MYTHE NAZI, avec Philippe Lacoue-Labarthe, L'Aube, 1991.
24. Sans partage . 141 LE POIDS D'UNE PENSÉE, Québec, Le Griffon d'argile/Grenoble, PUG, 1991 ;
25. Œuvre, lien, clinamen .. rééd, LE POIDS D'UNE PENSÉE, I.:APPROCHE, La Faucille, 2008.
153
CORPUS, Anne-Marie Métailié, 1992.
NIUM, avec François Martin, Valence, Erba, 1994.
CODA .. 161 RÉSISTANCE DE LA POÉSIE, Bordeaux, William Blake & Co, 1997.
HEGEL, I.:INQUIÉTUDE DU NÉGATIF, Hachette, 1997.
LA VILLEAU LOIN, Mille et une nuits, 1999.
MMMMMMM, avec Susanna Fritscher, Au Figuré, 2000.
DEHORS LA DANSE, avec Mathilde Monnier, Lyon, Rroz, 2001.
1:ÉVJDENCE DU FILM, avec Abbas Kiarostami, Bruxelles, Yves Gevaert Éditeur,
2001 ; Klincksieck, 2007.
« UN JOUR, LES DIEUX SE RETIRENT ... », Bordeaux, William Blake & Co,
2001.
TRANSCRIPTION, Ivry-sur-Seine, Credac, 2001.
Nus SOMMES, avec Federico Ferrari, Bruxelles, Yves Gevaert, 2002 ; Klinck-
sieck, 2007.
SANS TITREISENZA TITOLO, avec Claudio Parmiggiani, Milan, Gabriele
Mazzotta, 2003.
NOLI ME TANGERE, Bayard, 2003.
WIR, avec Anne Imrnelé, Trézélan, Filigranes, 2003.
Au CIEL ET SUR LA TERRE, Bayard, 2004.
58 INDICES SUR LE CORPS, suivi de APPENDICES, par Ginette Michaud, Montréal,
Nota Bene, 2004.
NATURES MORTES, avec François Martin, Lyon, URDLA, 2006.
MULTIPLE ARTS, Stanford University Press, 2006.
PLIER LES FLEURS, avec Cora Diaz, Monterrey, Mexico, Edirorial Montemo-
relos, 2006.
JUSTE IMPOSSIBLE, Bayard, 2007.
NARRA TION! DEL FERVORE, Bergano, Moretti e Vitali, 2007.
JE T'AIME UN PEU, BEAUCOUP, Bayard, 2008.
LES TRACES ANÉMONES, avec Bernard Moninot, Maeght, 2009.

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