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Entre désir et croyance, entre mimesis et catharsis,

l’expérience de l’enfance et sa dialectique dans l’œuvre de Wajdi Mouawad.

(Marc CHATELLIER) 1

« Attendre du lecteur deux choses – qui de fait sont l’essence de la dialectique elle-même.
D’abord se laisser porter par le flux, ne pas contraindre à l’arrêt ce qui est momentané.
Autrement il le modifiera, malgré une extrême fidélité et à cause d’elle. Mais il lui faut d’un
autre côté développer une sorte de “ralenti intellectuel”, retenir le temps sur les passages
nébuleux, de manière qu’ils ne s’évaporent pas, mais se laissent découvrir dans leur
mouvement même. Ces deux procédés relèvent rarement du même acte de lecture, lequel
devra se diviser en ses opposés, comme le contenu lui-même. » (Théodor Adorno : Skotenos
ou comment lire, in Trois études sur Hegel, Paris, Payot, 2003, p 119)

« Le théâtre, comme la peste, est à l'image de ce carnage, de cette essentielle séparation. Il


dénoue des conflits, il dégage des forces, il déclenche des possibilités, et si ces forces et
possibilités sont noires, c'est la faute non pas de la peste ou du théâtre, mais de la vie. »
(Antonin Artaud : Le Théâtre et son double, Gallimard, Paris, 1938 rééd. coll. Idées Gallimard,
1985, p 36;)

Le 18 avril 1966, Theodor Adorno amorce sa conférence intitulée «Éduquer après


Auschwitz» en déclarant : « Exiger qu’Auschwitz ne se reproduise plus est l’exigence
première de toute éducation (...) ». Il poursuit plus loin en ajoutant : « (…) mais le fait que
l’on ne soit guère conscient d’une telle nécessité montre bien que cette monstruosité n’a pas
pénétré assez profondément dans les esprits, et qu’elle peut se répéter, étant donné ce
qu’est le niveau de conscience et d’inconscience des hommes. Si Adorno insiste sur la notion
d’éducation, sur son rôle dans la possibilité d’empêcher un « nouvel Auschwitz », c’est qu’il
est conscient qu’une des conditions de possibilité de la barbarie (subie dans les camps
d’extermination nazis), est la société elle-même. Et qu'à ce titre la question de l'éducation -
en tant que source la plus éminente de formation du Moi et de sa conscience
réflexive/critique - peut jouer un rôle central dans l’irruption comme la disparition de la
barbarie. A ce propos, Adorno émet une réserve quant à la latitude intrinsèque de tout
processus éducatif. Faisant référence à Freud2, il reconnaît que «si la barbarie s’inscrit dans
le principe même de la civilisation, il peut sembler désespéré de vouloir s’y opposer.» Une
telle inquiétude face à la culture et ses possibles dérives, est appuyée à la même époque par
la réflexion d’Arendt sur la banalité du mal 3. Cette dernière pose une seconde réserve : la
barbarie peut paradoxalement devenir quelque chose de « normal ou commun », à l’insu de
ceux qui- l’installant progressivement - pensent y échapper. L'expression « banalité du mal »
ne peut se comprendre que comme une façon de décrire les routines par lesquelles, ceux
qui recourent à la violence, comme ceux qui en sont victimes et/ou témoins, mettent en
suspens leurs convictions morales et renoncent à l'examen de leur engagement pratique
personnel. Ainsi de même que l’inhumain peut devenir humain, de même l’être civilisé peut
devenir barbare, d’où l’impertinence d’évoquer la « nature humaine » pour justifier ou
infirmer la destinée de l’homme, ou pour expliquer son comportement. Force est de
constater que la formation de l’homme peut donner paradoxalement toutes sortes de
résultats et que historiquement, malgré le fait que la civilisation se soit constituée en
constante opposition avec la barbarie, de nombreux événements ont démontré qu’il suffit

1 Professeur des Ecoles, Docteur en Sciences de l’Education (2000-CREN EA 2661 – Université de Nantes), Docteur en
Philosophie (2020-CAPHI EA 2163- Université de Nantes)
2 Freud S. (1930 a [1929]), Le malaise dans la culture, trad. fr. P. Cotet, R. Lainé, J. Stute Cadiot, J. André, Paris, PUF,
3 Arendt (H) : Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966
d’une conjoncture socioculturelle particulière pour y retourner. Que l'anéantissement
(traduction littérale du terme Shoah) se cache dans les coulisses de la civilisation, ou bien
qu’elle en soit l’expression paradigmatique, là gît un des obstacles les plus titanesques à la
transformation de la culture et de l’éducation. Si dans le contexte historique particulier de la
première moitié du XXè siècle - où la dialectique de la raison a produit son « négatif
absolu»4 et où la rationalité instrumentale a rendu possible - jusqu'à nos jours -
l'extermination du vivant à l'échelle du globe, plusieurs perspectives de décryptages restent
possible face l'indicible, l'innommable, l'inconcevable. La première à visée moniste, centrée
sur le sujet, cherchera par une approche psychologique et/ou psychopathologique l'origine
du mal comme endogène à la nature animale de l'homme. Les derniers travaux de Freud 5
ont à leur façon tenté d’élucider ces processus paradoxaux et complexes. Une seconde
perspective plus holiste, cherchera dans une approche historico-socio--économique à
comprendre les « conditions de production » d'une telle implosion dans un système social
donné. C'est dans une troisième perspective que nous nous placerons, à visée
anthropologique, en essayant d'examiner comment la question du mal et de la (auto)
destruction du genre peut de fait s'analyser comme un invariant structurel de la
communauté des vivants, et qu' à travers l'effort dialectique d'une création esthétique (régie
par quelques règles) une symbolique implicite produit quelques visées éducatives plus
performantes que les injonctions moralisantes de toute instruction civique d'où qu'elle
vienne.

I/ Face à l'innommable, problématiser la question de la mimesis et de la catharsis dans la


création théâtrale fidèle à la tragédie grecque.

La barbarie (chez Adorno comme chez Arendt) renvoie à ce que les grecs ont essayé de
transcender à travers la tragédie, comme exutoire possible des paradoxes de l'éducation
humaine. Dans Poétique6 Aristote, définit le théâtre comme une “imitation” (mimesis) des
“hommes en action”, “au moyen d'une action”, et non d'un récit, comme dans l'épopée, par
exemple qui privilégie l'émergence dune figure psychologique singulière. Même si, définie
ainsi, la notion de tragédie semble vague, il en ressort quand même qu'elle peut utiliser aussi
bien des signes linguistiques et textuels (le vers tragique) que ceux, non linguistiques, d’une
représentation (décor, espace, acteurs ... ). La mimesis 7 est donc d’abord la fabrication d’un
nouvel objet, autonome par rapport à son modèle, réel. Or parfois on l’a réduite à n’être
qu’une copie du réel, parfois on a étendu sa spécificité au-delà des limites fixées par
Aristote. Ainsi, quand l'esthétique classique reprend cette définition large de l'imitation elle
affirme la double nécessité de se soumettre au réel et de soumettre le réel à un choix : et
elle choisit l'imitation des Anciens, un réel déjà “choisi”, choix qui ne relève pas de
l’imitation d’une action, mais d’une forme pré-établie par l'histoire, voire d’un héros bien
déterminé, modelé aux normes de vraisemblance et de bienséance de l'époque, données à
la fois psychologiques, sociologiques mais de fait idéologiques. Or, Aristote insiste sur le fait
que “la tragédie imite non les hommes mais une action et que les personnages “n'agissent
pas pour imiter les caractères, mais que les caractères leur sont attribués en fonction de
leurs actions”. Alors qu'il n'y a pas de tragédie sans action, il y en a sans caractères : la visée
psychologique ne prime pas dans la tragédie.
4 Adorno (T) - Horkheimer (M) : La dialectique de la raison, Paris ,Tel Gallimard, 1974
5 Freud S. (1927 c), L’avenir d’une illusion, trad. fr. M. Bonaparte, Paris, PUF, 1971
6 Aristote : Poétique, La Tragédie (Chapitre 4 à 18) Paris, Éditions Le livre de Poche, (Traduction, Michel Magnien) ) 1990
7 bid, Op. cité, Chapitre 4-3, p 21-24
Aristote assigne également à la tragédie une autre dimension : la catharsis8 comme l'effet
principal opéré sur le spectateur par la mimesis tragique. La notion a suscité bien des débats.
Une définition plus complète de son fonctionnement théâtral se trouvait sans doute dans la
seconde partie de la Poétique qui ne nous est pas parvenue. Ce sont essentiellement
quelques passages du Livre VIII de la Politique9 consacrés à la valeur éducative de la musique
qui fondent, pour nous, ce qu'Aristote appelle catharsis. Par ce terme, il semble avoir voulu
caractériser un processus beaucoup plus médical que moral ou pédagogique, plus proche de
la purgation que de la purification10. Pour Aristote l'effet du théâtre semble s’approcher de
celui provoqué par les “mélodies qui provoquent l'enthousiasme”. Tout en ressemblant à ce
qui s’opère dans la fête médiévale, le carnaval, - « où un dérèglement temporaire permet la
purgation” des tendances asociales, des craintes collectives » - et le retour à une acceptation
des normes et des contraintes de la société» 11- la catharsis dans la tragédie grecque du V ème
siècle est à la fois plus “individuelle” et plus “intégrante”. Comme le montrent Vernant et
Vidal-Naquet12, en elles s'expriment les contradictions entre l'ancienne culture mythique et
les nouvelles valeurs de la Cité, en particulier entre l'ancienne conception de la justice divine
et une nouvelle justice humaine en train de se constituer. La catharsis purge le spectateur
des terreurs liées à l'ordre incompréhensible et terrible des dieux et de la pitié envers le
héros qui est la victime. Mais la pitié est alors perçue comme passion inhibante, inséparable
de la terreur. Débarrassé de ces terreurs le spectateur accède à la rationalité et à la
responsabilité civique nécessaires au fonctionnement de la Cité 13. A la différence de Platon
qui limitait la mimesis au seul registre du discours réel dans le logos, Aristote assigne ainsi à
la tragédie les fonctions d’une « mimesis symbolique et cathartique, conditions préalables à
toute éthique » du vivre ensemble14. Trois sortes de distinctions sont aussitôt introduites
dans la mimesis : les moyen de la représentation (en hois), les objets de la représentation
(ha), les modes de la représentation (hôs). Aristote montre à ce propos le ressort subtil et
heuristique de la tragédie, qui en jouant avec chacun des trois paramètres, produit chez
celui qui écoute et regarde, comme « un changement en sens contraire dans les faits qui
s'accomplissent […] selon la vraisemblance ou la nécessité15».

Si dans une telle perspective assignant au théâtre, une fonction cathartique, la tragédie peut
être décrite comme une représentation qui - par la mise en œuvre de la pitié et de la frayeur
- opère l'épuration ( ou la purgation) de ce genre d'émotions , alors il peut être
dialectiquement envisagé de considérer une certaine forme d'écriture et de mise en scène
dramatiques comme l'espace-temps où en deçà des émotions (purement associées au beau
et/ou au vrai), le cogito retrouve en négatif une forme de conscience critique de ce qui
implicitement se donne à réfléchir en deçà de ce qui donne à voir et à entendre. Après
Bertolt Brecht16 et Antonin Artaud17, qui chacun à leurs époques ont défendu un théâtre en

8 bid, Op. cité, Chapitre 4-9, p 18-21


9 Aristote : Politique, Livre 5 : De l'éducation dans la cité parfaite, (Traduction Jean-Barthélémy Saint-Hilaire), Paris,
Editions, Libraire Philosophique Daladrange, 1874
10 Ibid, p 144
11 Ibid p 147
12 Vernant (J.P)/ Vidal-Naquet (P) : Mythe et tragédie en Grèce ancienne, (Vol 1) Paris, Éditions Maspero, 1972
13 Vernant (J.P)/ Vidal-Naquet (P) : Mythe et tragédie en Grèce ancienne, (Vol 2) Paris, La Découverte, 1986
14 Aristote : Éthique à Nicomaque, Paris, Flammarion, coll. GF 2004, p 72
15 Aristote : Chap. VI : Définition de la tragédie. - Détermination des parties dont elle se compose. - Importance relative de
ces parties,, p 39, in Poétique, op. cité
16 Brecht (B) : La Dialectique au théâtre in Théâtre épique, théâtre dialectique Paris Editions, de l'Arche, 1999, 256 p.
17 Artaud (A) : Le Théâtre de la cruauté (manifeste), Paris, NRF-Gallimard, 1932
rupture avec la grande tradition normée du théâtre - réfutant une « essence de l'art
éternel » nous aimerions ici procéder à l'analyse du parcours singulier de
l'auteur/dramaturge contemporain Wajdi Mouwad, qui fait écho à l'idée progressiste selon
laquelle chaque société doit inventer l'art qui portera en germe les prémisses d'un futur à
construire

II.Le théâtre chez Wajdi Mouawad : une philosophie de l’expérience

Wajdi Mouawad est né au Liban le 16 octobre 1968. Il est contraint d'abandonner sa terre
natale à l'âge de huit ans, fuyant avec ses parents et sa sœur son pays de naissance, pour
cause de guerre civile. Francophone et arabophone dès sa prime éducation, il garde de sa
terre natale, la curiosité épistémique et symbolique qui surgit dans l'entrecroisement des
trois grands récits qui structurent les différentes communautés constituant le Liban:
judaïsme, christianisme et Islam. Débute entre l'age de 9 ans et l'âge adulte une période
d'exils successifs, qui le conduisent d'abord avec sa famille à Paris, puis au Canada et enfin
un retour (mais jamais définitif) en France. Ce dernier pays -qu'il considère comme sa patrie
d'adoption première - le consacre dans son métier de dramaturge et metteur en scène
professionnel de théâtre, puis peu à peu comme auteur-compositeur-inteprète. Ni vraiment
monographie, ni vraiment étude clinique (au sens classique du terme) cette contribution se
veut à l'aulne de ce qu précède comme un essai exploratoire sur l'aspect heuristique de
l’œuvre de Wajdi Mouawad, trajectoire personnelle comme artistique qui concentre - à
travers son histoire singulière de sujet comme de sa destinée d'homme de culture - toutes
les métis du sujet pour échapper à la superfluité du XXIè siècle. De fait sa vie entière est déjà
est un prisme. Ses écrits (théâtraux, romanesques, poétiques) nous saisissent avec l’exacte
précision du daguerréotype. Sans aucune imperfection, ni de forme, ni de profondeur. Ses
mots à eux seuls, mais plus encore les choix scénographiques qui les exposent, deviennent
dès qu’ils s’extirpent de leur impression typographique, une chambre noire de nos désirs, de
nos peurs, de nos torpeurs, de nos lâchetés. Comme un miroir matinal et glacial de nos
existences outrées et sidérées par l’inconscient qui gouverne nos nuits. La première grande
figure tutélaire (jamais officiellement revendiquée comme telle par Mouawad) est celle de
Hegel, notamment à travers sa phénoménologie, dont le concept clé reste celle de
l'expérience du sujet comme première forme de construction de l'esprit. Wajdi Mouawad
inonde l'ensemble de ses textes (poèmes et prose) de trois caractéristiques fondamentales
de l’expérience : celle d'immanence, celle d'historicité, et celle de totalité. Mais il va en
enrichir le sens phénoménologique.

A/ L Immanence:

Wajdi Mouawad ne met pas en scène : il instantanéïse ses expériences vécues d’enfant et les
transmute en autant de pensées secrètes qui sont aussi les nôtres. Parce qu’il parle du
monde, de la guerre, de l’exil de l’amour, du désir, du pouvoir, du sexe, du mensonge. Donc
du sang18. De Beyrouth à Paris, de Rouen à Montréal, il est - comme la figure du Damné
chère à F. Fanon19, devenu Enfant/Homme lacéré par les lames implacables d’un ordre du
Monde, qui lui/nous échappe. L’enfance, les odeurs, les goûts et les bruits familiers, leurs
correspondances à travers le spectre chromatique, ces infinis moments (parce que parfois si
18Mouwad ((W) : Le Sang des Promesses : Puzzle, racines, et rhizomes, notes de travail, de mise en scène, etc. À propos du
processus d’écriture et de mise en scène de la tétralogie. Léméac-Actes-Sud, 2009
19 Fanon (F) : Les Damnés de la terre, Paris La Découverté, 1961
fugaces) de structuration de soi, exposés brutalement à la folie des adultes. Sans préavis,
sans sas ! Il n’y pas de transit. Il n’y aura que de l’effroi, de l’exil, et du manque. Pour lui,
mais aussi pour sa sœur, devenus brutalement en une nuit au cœur de la guerre du Liban,
deux enfants qui découvrent l’étal du boucher.

Par définition, ce dont nous n’avons pas l’expérience, ce qui serait au-delà de l’expérience,
ne compte pas pour nous. Pourtant l’expérience c’est aussi l’histoire qui nous fait à travers
les expériences des autres. Pour Mouwad, cette histoire reste indéfiniment ouverte. Elle
n’est pas tendue vers un grand soir spéculatif, comme chez Hegel, ou vers des lendemains
qui chantent, comme chez Marx. Ensuite à l’idéalisme hégélien, Mouawad oppose un
naturalisme de type darwinien L’expérience n’est pas celle d’une entité plus ou moins
mystérieuse appelée « Esprit ». C’est plutôt celle d’un corps sexué qui cherche à s’adapter au
milieu en rétablissant un équilibre perturbé. Et ce corps pensant est conçu comme un
organisme en perpétuelle mutation, ce qui signifie que l’origine des processus les plus
intellectuels est à rechercher dans les régulations de la vie biologique. Toutefois, le
biologisme de Mouawad n’est pas réductionniste. La connaissance est bien une forme
d’adaptation vitale, mais la spécificité des intérêts intellectuels se voit toujours prise en
compte. Et Mouawad prend bien soin d’articuler la matrice biologique de la vie à une
matrice culturelle. Dans cette logique d’adaptation, l’expérience est fondamentalement une
interaction sujet / milieu. C’est même cette interaction qui est première et ce n’est que par
abstraction que l’un ou l’autre des termes peut être isolé. Un sujet est donc toujours situé.
L’expérience est ainsi une transaction continue. Continue parce qu’elle ne cesse de
surmonter les déséquilibres qui ne manquent pas d’intervenir entre le sujet et son milieu et
qui menacent de rompre la transaction. Mais aussi parce que toutes les dimensions de
l’expérience (psychologiques, sociales et intellectuelles), s’enracinent dans la vie biologique,
sans qu’il y ait de ruptures entre elles, ni sans qu’on puisse réduire les niveaux supérieurs
aux inférieurs. L’expérience de Mouawad emprunte à celle de Hegel, mais elle n’est pas celle
des empiristes qui y voient le façonnage d’un sujet passif par un milieu, c'’est un mélange
d’activité et de passivité, de projet et de réceptivité. Se masquer d’abord les yeux pour
mieux contempler l’horreur et la fascination, à travers le filtre des doigts qui ne sont pas
encore souillés. Vomir et hurler, se prostrer et s’arracher à l’arraisonnement d’un monde qui
sombre dans le néant. Et puis lire, lire, encore et toujours lire. Comprendre peu à peu que
seule l’alchimie des mots transfigurant la nature, donne du sens 20. Jamais explicite. Toujours
au-delà de ce qui est typographiquement signifié.

B/ L'historicité et les invariants de l’expérience

L’expérience est également d’ordre historique. L’expérience de la tragédie (au sens classique
du terme) mêlant le prosaïque au surnaturel et les problèmes aux mystères, s’avère bien
différente de la nôtre qui s’efforce de distinguer l’objectif du subjectif ou encore les faits de
leurs interprétations. Il n’est de ce point de vue pas complètement hasardeux que Wajdi
Mouawad soit retourné - après sa formation théâtrale canadienne - aux ressorts et desseins
de la tragédie grecque21. Car comme les trois grands maîtres de la discipline (Eschyle,
Sophocle et Euripide), il joue avec une dimension double et enchevêtrée dans tous les
20 Mouwad ((W) : Seuls - Chemin, texte et peintures, Actes Sud, 2008
21Mouwad ((W) : avec successivement les mises en scènes suivantes : 1998 : Œdipe roi de Sophocle, 1999 : Les Troyennes
d’Euripide, 2011 : Des femmes - Les Trachiniennes, Antigone, Electre de Sophocle, Festival d’Avignon, Théâtre Nanterres-
Amandiers , 2013 : Des héros - Ajax, Œdipe roi de Sophocle, Théâtre du Grand T, Nantes
domaines : le texte/l’espace scénique l’intrigue/les péripéties, les acteurs/le chœur, le
texte/les images représentées. Cette division de l’espace scénique et de son champ
signifiant, n’est pas uniquement méthodologique au service d’une pédagogie pour le
spectateur. Elle est bien plus dialectique, car postulant que raison et sens, logos et hubris,
sont au service d’une commune acuité aiguisée. De soi comme des autres. Mais aussi de
l’autre qui sommeille en chacun d’entre nous. Il y a cependant des invariants. Empruntant à
Gaston Bachelard, Mouawad semble en retenir trois.

Premier invariant, nous pensons et agissons toujours dans un mélange de stable et de


mouvant. Dans l’expérience, des choses changent, mais nous ne pouvons percevoir ce
changement que si d’autres restent relativement et provisoirement stables. En généralisant,
nous avons toujours affaire à un composé de certitudes et de doutes, de sécurité et de
risque, de chance et de malchance. Telle est la donnée anthropologique fondamentale qui
nous livre au relatif, à l’imparfait, à l’insatisfaisant et définit notre condition humaine. Cette
donnée, la culture va l’interpréter, soit pour la prendre en charge et la domestiquer, soit au
contraire pour la nier. Religion et métaphysique s’efforcent généralement de fuir le
changement en inventant des dualismes : le monde réel et le monde des idées, la vie
terrestre et le paradis. Mouawad va sans cesse chercher au delà des généalogies des arrières
mondes métaphysiques ou religieux. Pour lui, l'erreur philosophique revient toujours à
convertir une morale inavouée en cosmologie. Ayant identifié le stable avec le bien, la
métaphysique fait de ce stable, à l’instar du platonisme, la structure du monde vrai, c'est-à-
dire du monde des idées. Cette stratégie se substitue à l'effort cognitif et politique pour
améliorer véritablement les choses du seul monde qui nous est donné en partage

Deuxième invariant, l’expérience s’avère soit « consommatoire », c'est-à-dire jouissance


immédiate des objets, soit « instrumentale », tel le travail qui n’est qu’un moyen pour une
fin. On peut voir dans cette dualité les deux sources de la culture : esthétique d’un côté,
technique et scientifique de l’autre. Si Mouawad sait que le travail est à la source de la
rationalité, s’il insiste beaucoup sur la démarche de tâtonnement incertain à travers la praxis
subjective, il s’avère plus sensible à l’art et la puissance de l'imaginaire, dans une perspective
d’habitation poétique du monde. Comme le montre bien son texte Basta 9, Mouawad
n’entend pas sacrifier l’esthétique à la science ou la technique, mais s’efforce de définir un
humanisme complet. L’homme pragmatiste est à la fois un artisan du manuel et un poète.
L’originalité de Mouawad sera de transposer l'esprit poétique de l'expérience dans une
esthétique du quotidien, débouchant sur un art de vivre et de faire descendre les sciences
de leur piédestal.

Le troisième invariant de l’expérience se trouve dans la communication entre les êtres à


travers le langage. Mais la communication langagière est comme Janus : elle est double Elle
peut être « consommatoire » et vide quand la conversation s’exerce pour elle-même et ne
confère aux événements évoqués, aucune nouvelle vie symbolique. Elle peut être
instrumentale : le langage est l’outil des outils. Au lieu d’y voir l’expression d’une pensée
déjà toute formée dans l’intimité de la conscience, Mouawad conçoit la communication
langagière différée (poésie, chant, mise en musique) comme l’intériorisation d’une
communication sociale. A la manière d’Aristote, il conçoit l’esprit, comme un dialogue entre
soi et soi, qui naît de la conversation avec d'autres, mais surtout de cette étonnante praxis
de l’homme qu’est la mimesis.

C’est ainsi qu’empruntant à ce modèle de rupture du schéma narratif linaire autant qu’à la
règle des trois unités, Mouawad pousse admirablement bien l'art de tendre l'action, susciter
le désir d’identification pour, au détour d’un mot ou d’un visuel, faire naître la peur, faire
monter le dégoût, voire la nausée. Par exemple dans chacune des mises en scène de sa
propre trilogie22, mais aussi par la reprise de textes d’auteurs 23 propices à l’exposition des
mêmes processus psychiques chez le spectateur, Reconnaissance et désaffiliation
enchevêtrées, comme une boucle étrange propre à soutenir l'art de dévoiler simultanément,
le symbolique caché dans le réel en même temps que la dimension psychique opérante et
réelle de tout mythe24.

C/ La Totalité : C’est donc bien l’apprentissage tout au long de la vie, et non la conscience
qui caractérise l’expérience. Et cet apprentissage est toujours culturellement déterminé. Ce
que l’on comprend bien en étudiant comment se forme l’expérience du primitif ou celle de
l’enfant. fera ainsi de l’habitude, le constituant ultime du moi, qu'il convient de dépasser par
l'expérience des sens, de l'abject comme du beau, donc de l'enrichissement dialectique de
l'imaginaire. L’expérience ne renvoie ni à l’Esprit de l’idéalisme hégélien, ni à la conscience
des cartésiens. C’est un processus de transaction continue organisme-milieu, immergé dans
le social et dans l’histoire. Désormais, l’Esprit de Hegel n’est autre que la culture, celle
qu’appréhende le poète descendu de sa tour d'ivoire, cette culture qui donne forme à
l’expérience et qui s’enrichit en retour des expériences individuelles.

III/ Le retour aux principes de la tragédie aristotélicienne chez Wouajdi Mouwad : une
philosophie de la crise

La deuxième grande source d'inspiration philosophique chez Mouawad est


incontestablement une autre perspective phénoménologique, celle de Edmund Husserl -
dont le texte «La crise des sciences européennes» - prophétique en 1935 pour plus tard
(après l'holocauste) être élargie par Hannah Arendt avec son ouvrage «La crise de la
culture » - questionne sur le plan éthique la logique réifiante de la raison. Lorsqu’il se risque
lui même à l’écriture, Wajdi Mouwad semble guidé par cette idée maîtresse : alors il invente
de nouvelles fables, allégories, ou récits plus élaborés sur le modèle des mythes anciens,
dont il reprend les thèmes et les fonctions structurantes sur le plan imaginaire et
symbolique, pour rendre compte de la composante non rationnelle de certains
questionnement ontologiques chez l’homme25. Ses textes sont alors écrits comme ils sont
pensés, avec un soin, un scrupule qui ne permet pas au lecteur la moindre distraction. Tous
22 Littoral, Incendies, Forêts, la trilogie, Festival d’Avignon, 2009, in Le Sang des Promesses)- Arles, coédition Léméac-Actes
Sud, 2009
23 Mouawad (W) : mises en scène de Don Quichotte de Cervantès (1995), Les Trois Sœurs de Anton Tchekhov (2002) et
Ma mère chien de Louise Bombardier (2005)
24 Durand G : Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 1996 Notamment dans ce passage : « Réel et
l’imaginaire doivent s’entendre comme le m^me lieu d’un double mouvement dans lequel la représentation de l’objet se
laisse assimiler et modeler par les impératifs pulsionnels du sujet, et dans lequel réciproquement, les représentations
subjectives s’expliquent par les accommodations antérieures du sujet au milieu objectif. » p 17
25 Mouawad (W) : Littoral, coédition Leméac/Actes Sud-Papiers, 1999, 2009 (partie 1 du cycle Le Sang des Promesses) ,
Incendies, coédition Leméac/Actes Sud-Papiers, 2003, 2009 (partie 2 du cycle Le Sang des Promesses), Forêts, coédition
Leméac/Actes Sud-Papiers, 2006 (partie 3 du cycle Le Sang des Promesses), Ciels, Actes Sud, 2009 (partie 4 du cycle Le
Sang des Promesses)
les mots y sont choisis, pesés, employés dans leur sens propre et précis ; souvent une
particule a besoin d'y être remarquée, méditée, à cause de ses rapports essentiels au sens :
tout y est nerf et tension, essence et substance.. Wouajdi Mouwad nous annonce lui-même
un plan plus étendu que ce qui nous reste. On y trouve la définition exacte de la poétique
aristotélicienne, prise dans sa globalité, et les différents registres sous lesquels elle
« embarque son lecteur hypocrite semblable ».

En effet, l’expérience est faite d’équilibres et de déséquilibres. Quand la transaction entre un


organisme et son milieu se rompt, il y a désadaptation. La crise constitue la prise de
conscience de cet échec. Quand un déséquilibre survient entre lui et son milieu, un animal
peu évolué n’aura d’autres choix que de tenter de se réadapter par de nouveaux
comportements. Il ne peut que s’engager sans retenue. S’il échoue, il meurt. Une amibe –
disait K. Popper - s’en remet entièrement au milieu pour évaluer ses essais de solution. À
présent, quelle sera la réaction de l’humain ?

A/ La puissance de la logique déductive de la raison

L’homme, lui, est capable de simuler la réaction du milieu. Il forge des hypothèses, les essaye
et les laisse mourir à sa place. La simulation, la schématisation du réel à des fins adaptatives,
sont sans doute les fonctions les plus importantes de la culture. Simuler c’est expérimenter
sans risque, s’accorder un droit à l’erreur, pouvoir faire de nouveaux essais. Bref, c’est
rendre possible la réflexivité et la réversibilité. Quand l’expérience accède à la simulation, la
désadaptation devient problème. Le problème consiste dans la prise de conscience par le
sujet d’un déséquilibre qui ne peut être immédiatement résolu. D’où la nécessité d’un
dépassement. Mais comment le dépassement est t'-il possible ? Parce qu’une situation n’est
que rarement dans une indétermination totale et qu’à partir de ce que l’on perçoit et de ce
que l’on sait, il est possible d’aller du connu à l’inconnu, d’anticiper, c'est-à-dire, par
exemple, de forger des hypothèses, y compris déraisonnables. Wajdi Mouawad est un poète
dramaturge qui pratique la philosophie dangereuse. Celle de la communication réelle au-
delà des mots posés. Au-delà des mots agglutinés. Vous avez remarqué que chez Wajdi
Mouawad, le moindre signe de ponctuation parle et résonne 26. Pas comme dans la
communication moderne des auteurs qui - se pensant poètes, romanciers, essayistes à
l’effigie d’Hermès – ne font que révéler leur servilité. Ne jamais oublier que même divin,
Hermès reste l’esclave de Zeus.

B/ L'insuffisance de la raison qui sépare : inférer sans savoir.

Wajdi Mouawad - à sa façon - déconstruit la théorie (économico-politico-civilisationnelle) du


chaos. Tous ses écrits montrent que cette dernière n’est finalement que la descente de lit du
couple amoureux. Elle ne sert à rien pendant l’acte de création. Elle ne connaît pas la
volonté sublime qui réside, tant dans la conscience que dans le fantasme. Wajdi Mouawad
est dangereux : il est le concentré littéraire de tous les psychotropes et autres produits
dopants. « Qu’est ce que vous lisez ? » « Du Wajdi Mouawad » « Embarquez moi ça !
Dégrisement immédiat » L écriture de Wajdi Mouawad nous force à penser la police du livre
et de la pensée imaginée par Fahrenheit 451. Parce que qu’elle nous oblige à sortir des

26 Mouawad (W) : Le Poisson soi (version quarante deux ans), Editions Boreal 2011
schémas pré construits. Parce que ses histoires pulvérisent les modèles importés clés en
mains de l’inachèvement des langages philosophiques, religieux et/ou mathématiques 27.

Wajdi Mouawad fricote avec nos pensées secrètes. Inavouables. Même sur l’oreiller. Surtout
en société ! La mimesis et la reconnaissance - les portes fermées, les papillons morts –
réclament toujours un malin à deux têtes : le diable qui exsude le mal et dispense d’affronter
le feu du négatif. Et le prince charmant, par un simple baiser, éveille les vertus et la morale.
C’est tout le miracle de la science moderne que d’avoir réconcilié ces deux figures opposées
à travers le transparent concept de “chaos “: de la bouillie originelle de tous les possibles au
cybermarché libertaire.”. Wajdi Mouawad dialectise autrement ses deux impasses du XXIè
siècle : « pourquoi sommes nous convaincus que nous ne pouvons pas véritablement parler
aux gens ? » Et si les portes de nos émotions étaient réellement ouvertes ? Et si les papillons
- que nous croyons tous morts – s’y étaient donnés rendez-vous. Là juste derrière : poussez
vos portes28: les faire s'envoler, là où la morale et les codes sociaux ont établi de la norme.
Chez Mouawad, la crise (personnelle, intersubjective, d'un groupe, d'une société) et son
dépassement - à la fois rationnel mais aussi imaginaire - constitue la forme que prend
désormais la pensée. Penser, c’est se confronter à ce qui manque, ce qui est perdu, et que
l'on croyait constitutif d'une certaine forme de stabilité. Dès lors, si l’on veut qu’apprendre
ait quelque chose à voir avec penser, il faut introduire à l’école ce double esprit de la raison
et de l'imaginaire. Toutefois, en promouvant un apprentissage par l’action, Mouawad ne
veut pas dire seulement qu’il « faut faire faire quelque chose à quelqu'un au lieu de le
mettre en position d’auditeur ». Il veut dire que ces activités (faire du jardinage, de la
cuisine, construire une cabane, lire, écrire jouer du piano ou écouter une œuvre, etc.) sont
des projets qui pour être menés à bien, exigent d'admettre qu'au bout du processus, il y
aura toujours insatisfaction, frustration, donc nouvelle crise. Pour Mouawad la philosophie
de la crise fait du savoir, non pas un objet en soi, valant pour lui-même, mais toujours un
processus de questionnement, cherchant à maintenir l'équilibre précaire pour chacun, entre
raison positive et déraison de l'imaginaire.

IV/ L'écriture (poétique romancée ou dramatique) chez Wajdi Mouawad : une philosophie
du dépassement.

Chez Wajdi Mouawad, l'écriture - empruntant toujours à un fond d'abord expérientiel


procède d'un constat cruel : la crise de la culture provient du fait que l’héritage de la
modernité n’est pas totalement assumé. D’un côté, la tradition philosophique, modifiée par
le christianisme, continue d’influencer la culture. Ainsi, les dualismes paralysants de l’être et
du devenir, de la théorie et de la pratique, de l’intérêt et de l’effort, demeurent encore
indépassés, parce que construits sur des socles de perceptions ni-polarisées. Finalement
lorsque Mouawad clame qu' « il faut mettre Euclide dans une poubelle», ou que « ces
équations vont bien finir par nous tomber sur la gueule» il ne dit peut-être rien d'autre que
ce monde moderne n’a pas encore trouvé à s’exprimer philosophiquement. La philosophie
peine à reconnaître la raison comme processus. Elle l'a définitivement installée comme
destinée humaine, lui conférant par la même sa « dialectique négative» : la barbarie. C'est là
la troisième source d'inspiration philosophique présente dans l'écriture de Wajdi Mouawad.
Celle d'un dépassement critique inspiré par l’École de Francfort, notamment à travers des

27 Mouawad (W) : Visage retrouvé, coédition Leméac/Actes Sud, 2002


28 Mouawad (W) : Un obus dans le cœur, Actes Sud Junior-Leméac, 2007
auteurs comme Théodor Adorno ou Walter Benjamin, qui connaissaient trop l'importance de
l'imaginaire esthétique dans toute praxis individuelle et collective Les traditions empiristes
et rationalistes ont beaucoup de mal à prendre en compte les spécificités de l'imaginaire, ce
qui supposerait d’accepter une nouvelle logique. L'utilitarisme instrumental de l’esprit
scientifique pénètre toutes les sphères de la culture, mais sous la forme d’un doute brouillon
et désordonné, qui assèche et ruine la capacité créatrice des êtres. La crise de la culture est
donc un conflit entre autorités symboliques se prétendant porter l'esprit rationnel et
désaliéné de l'homme. A ce titre Wajdi Mouawad n’a pas honte d’être humain 29. Trop de nos
semblables l’éprouvent. Pas seulement dans les situations extrêmes, décrites par les
catastrophistes patentés - mais dans ces conditions insignifiantes que sont la bassesse et la
vulgarité d’existence qui hantent quotidiennement nos rues supermarchés. Toutes ses
histoires parlent en miroir de l’ignominie des possibilités de vies qui nous sont offertes 30.
Toutes ses fictions poétiques fonctionnent comme des poupées gigognes. De l’horreur à la
magie. Du désastre à l’émerveillement (plus que quotidien). Du dedans au dehors. De
l’intérieur impossible de nos rêves à l’extérieur irréel des anecdotes quotidiennes 31. Dans
toute leur horreur, toute leur réalité. Simplement avec des mots. « pensées comme des
armes scalpel ». Il n’y a pas d’autre moyens que de faire ce que la nature nous enjoint
d’être : animal32. Et pourtant Wajdi Mouawad transmute le dégoût en or de l’ (auto) critique.

Celle de la folie des obscurantismes comme du scientisme et de son matérialisme supposé.


Mais, chez Mouawad la bombe atomique ne fait pas le procès de la science. ni les grand
récits celui des croyances Il s'agit pour Mouawad d'exposer une réalité anthropologique
préexistant à l’âge de la science. C’est bien la survie de cette manière archaïque de régler les
conflits qui fait problème et non les moyens- effrayants par ailleurs - dont elle se dote
aujourd’hui. Au lieu d’accuser la science de tous les maux et d’essayer de la mettre sous
tutelle, il s’agit, pour Mouwad, de transposer dans le domaine de l’éthique au sens large -
c'est-à-dire celui des choses humaines - cette méthode d’investigation par l'expérience, qui a
fait ses preuves dans les sciences de la nature. Le mal vient en effet de ce que les résultats
de la science bouleversent l’aspect matériel de la vie quotidienne, sans que l’esprit
scientifique proprement dit n’atteigne encore la morale, la politique et les mœurs en
général. Celles-ci restent soumises à des croyances et des traditions d’un autre âge, tout en
étant érodées par un doute diffus et confus. Mouawad n’est pas pour autant positiviste,
encore moins scientiste. Il n’entend pas faire de la méthodologie des sciences de la nature le
modèle exclusif de la rationalité. Ce qu’il veut dire, c’est que les sciences de la nature ont
réussi historiquement à incarner, dans le domaine qui est le leur, une démarche de
dépassement critique de nos certitudes, de re-problématisation de nos conforts
intellectuels, processus qui ont vocation - une fois dépouillés des spécificités propres de telle
ou telle discipline - à s’appliquer désormais à toute la culture 33. Ce sera le rôle de la nouvelle
logique d’en expliciter les caractéristiques, de questionner l’interaction entre données et
conditions, faits et théories, ou encore les caractères toujours provisoires des résultats.
Naturellement cette démarche générale d’autocorrection permanente de l’expérience,
devra s’infléchir en passant par le crible des représentations artistiques, et par un examen

29 Mouawad (W) : Willy Protagoras enfermé dans les toilettes, Leméac, 2004
30 Mouawad (W) : Les tigres de Wajdi Mouawad, Editions Joca Seria 2009
31 Mouawad (W) : Journée de noces chez les Cromagnons, coédition Leméac/Actes Sud-Papiers, 2011
32 Mouawad (W) : Anima, Actes Sud, 2012
33Mouawad (W) : Silence d’usine : paroles d’ouvriers entretiens avec d’anciens ouvriers de l’usine Philips à Aubusson non
publié, 2004
critique de l'histoire des arts, de la littérature. Si faire des inférences, si imaginer l'autre
impossible est l’occupation principale de la vie, on comprend la nécessité d’une éducation de
la pensée qui n’est autre qu’une éducation à la dialectique raison/imaginaire.

B/ La dialectique raison/imaginaire comme principe éthique de l'esprit

L’extension du dépassement de toute crise par l’imaginaire s’avère particulièrement


nécessaire. Mouawad nous rappelle dans tous ses textes que nous sommes passes de la
raison pure, faculté des principes premiers et absolus, à l’intelligence de l’expérience. Les
principes éthiques ne sont plus des impératifs catégoriques qui permettraient de trancher à
tout coup sûr entre le bien et le mal, comme le voulait Kant. Ce sont plutôt des clés pour
l’analyse des cas complexes, qui révèlent des conflits de normes. Dans un tel cadre, on le
voit, le problème du mal cesse d’être théologique, il est plutôt d’ordre ontologique. II n’est
plus centré sur le péché ou la faute, mais vise à soulager les maux de l’humanité. Certes nous
abordons les situations éthiques avec des principes qui tiennent à notre expérience
historique formée à l’école des religions, à celle des Lumières. Mais cet héritage ne nous
fournit pas directement des solutions, ni même des règles à appliquer. Seulement un horizon
de sens comme le respect des personnes, le souci de les regarder toujours comme des fins et
non comme des moyens. C'est peut être le seul point où Mouawad reste kantien. L’éthique
est de fait emportée dans la reconnaissance du changement qui caractérise la modernité.
Désormais, on ne juge pas un état, mais un mouvement, un progrès ou une régression, bref
une direction. La morale a affaire à des processus de croissance ou de décroissance
psychiques. Pour Mouawad, seul le dépassement est une fin morale en soi. Ce qui signifie
que le processus éducatif et le processus éthique ne font qu’un.

Conclusion

Pour Wajdi Mouawad le moderne dont nous héritons constitue un mélange incohérent
d’ancien et de nouveau. Le processus de sécularisation de la culture et de la société
entrepris par les Lumières doit se poursuivre. Mais il doit s’accomplir de manière
intelligente. Rien ne serait plus nocif que de mettre tout en question sans critique
argumentée. Ce serait ignorer la véritable signification de la dialectique entre certitude et
doute, qui anime la raison moderne. En revanche, la solution à la crise ne peut passer que
par une extension résolue du domaine de l'imaginaire, à toutes les sphères de la société, et
en particulier à ceux de l’éthique et du politique. Qui restent encore trop asservis aux
traditions religieuses où idéologiques. De fait pour Wajdi Mouawad, toute création peut être
envisagée selon deux perspectives inverses et complémentaires qui délimitent un maximum
et un minimum dans les processus créateurs.

Au maximum, peut-être envisagé le créateur inspiré, empli de sa propre histoire


expérientielle comme terreau de création/adaptation, mais aussi mû par son inspiration et
disposant au gré de cette inspiration, des mots, des rythmes, des notes, des couleurs, des
pierres. Toute une suite de combinaisons vient développer et accomplir progressivement
l’œuvre qui mûrira ainsi jusqu'au terme. La création sera alors une croissance sourde, une
éclosion souterraine que rien n'empêchera, une coulée où le métal viendra se fondre et se
former à la transparence du feu. La création se fera elle-même du dedans. La création sera
alors ce qui se fait de soi. Ne pas contrarier, porter jusqu'au terme, puis enfanter, tout est là.
L'art devient une volonté délibérée mais dialectique de « ne pas vouloir et de laisser faire ».
Cas limite où la tyrannie de l'inspiration fait presque oublier qu'il y a construction et savoir-
faire. La création apparaît alors comme le négatif d'une fabrication.

Au minimum, au minimum sera envisagé le créateur aux prises avec un travail où domine
l'effort de construction, la mise enjeu pénible et quasi mécanique des ressources de métier.
Par des détours et des calculs lucides, l'esprit se provoque lui-même à travers des reprises,
des retours, des recommencements, des progrès et des reculs, des artifices et des caprices.
Le tout discontinu et tâtonnant. Les choses se passent comme si, peu à peu, l'inspiration se
dégageait du sein même de ces péripéties coûteuses, de cette haute autonomie
constructrice et de cet intense exercice des fonctions critiques. Le travail est crispé et
singulièrement volontaire. L'entreprise se poursuit sans grand enthousiasme, dans le refus
de tout abandon et comme de l'extérieur. L'idée directrice semble procéder du travail plutôt
qu'y présider. Cas limite où le côté délibéré de la construction va jusqu'à masquer l'influx
vivifiant de l'inspiration. La création est tout au long tension et réflexion.

Entre ces deux pôles se situe l'exacte incertitude ontologique de Wajdi Mouawad, tant dans
sa vie d'homme que d'auteur dramaturge : celle d'une exigence de création de type critique.
Entre ce minimum et ce maximum, là où se situe tout l'échelonnement des processus
créateurs et des dosages de l'élan mystique et de l'autonomie critique. Il résulte de ce
tableau d'échelonnement, un problème de l’inspiration. Exclure absolument l'inspiration
équivaudrait à nier ou à ruiner l’œuvre d'art. C'est une voie fermée. Entre le processus
créateur de type mystique et le processus créateur de type critique, il y a, cela va de soi,
deux démarches qui se complètent. Mais, selon que ces types diversement s'opposent, il y a
aussi, quant à l'inspiration, le germe d'un malentendu et l'occasion d'une méprise. Le
processus créateur du type mystique et d'allure foncièrement continuiste, nous porte en
effet à nous représenter la création artistique non comme un façonnement ouvrier, ce
qu'elle demeure pourtant au minimum, mais comme une gestation somnambulique. Cette
vue nous expose à commettre une méprise, à croire que l'artiste inspiré se contente de
produire une simple transcription extériorisante d'une oeuvre tout entière poussée dans
l'inconscient. L'artiste serait ainsi dispensé de subvenir lui-même à son oeuvre qui grandirait
toute seule sous l'ardeur fertilisante de l'inspiration. Or, c'est précisément cette vue
mythique de l'inspiration qui soulève, tant chez les esprits positifs que chez les créateurs
critiques, une réprobation telle que l'inspiration s'en trouve, et par réaction, exagérément
minimisée ou méprisée, en tout cas incomprise. C'est le travail, les démarches lucides de
stylisation et d'organisation, le talent et la technicité qui en sortent à leur tour survalorisées.
Nous ne comprenons pas la création artistique de la même façon selon que, pour le même
processus créateur et toutes choses égales par ailleurs, nous l'envisageons de haut en bas,
c'est-à-dire en allant de l'inspiration à la construction, ou de bas en haut, c'est-à-dire en
allant de la construction à l'inspiration. La première perspective privilégie nécessairement la
continuité du processus créateur jusqu'à l'oubli rétrospectif des aléas et des embarras de la
construction. La seconde perspective privilégie nécessairement la discontinuité du processus
créateur jusqu'à l'oubli rétrospectif du schéma flexible et du flux thématique qui innerve et
oriente les accidents de la marche, le pas à pas du cheminement.

La contribution -proprement poétique d'une telle entreprise - sera donc chez Mouawad de
faire émerger l iceberg caché de la science instrumentale déshumanisante. Trop de
dualismes, comme celui de la théorie et de la pratique, de la culture et de la technique, de
l’intérêt et de l’effort, paralysent nos pensées éthiques, dont l'imaginaire reste « le bateau
ivre » de l'incertitude. Dans un monde en crise - parce que c'est la nature même de la pensée
non clôturée sur elle même - il n’est de place pour aucun absolu, aucune transcendance.
C’est à l’homme d’assurer avec ses seules forces, sa responsabilité dans tous les domaines
de l’humain. Telle est pour Mouawad l’exigence des Lumières. Refuser cette responsabilité
conduit à l’intégrisme ou au nihilisme, dont on voit les ravages aujourd’hui. Le rôle de la
poésie de l'expérience, de la crise et du dépassement est donc d’accompagner la
sécularisation intégrale de la société, en esthétisant le quotidien. De même que le chaos est
à la mécanique ce que le vouloir est à l’éthique, de même Wajdi Mouawad est à la littérature
et la poésie ce que le Désir inconscient est à la Rencontre. L’ordre surgit du hasard. Quand je
reprends à n’importe quelle page un ouvrage de Wajdi Mouawad, une fois le livre refermé,
je sais la certitude que le désordre du monde est aussi le volcan amoureux des rencontres
impensées, insensées. Toutes les guerres créent un climat typique où l’être désiré devient le
baromètre des secousses publiques. Avec Wajdi Mouawad nous apprenons intérieurement à
nous comprendre comme une vaste cité tremblante d’envies34.

34 Mouawad (W) Seuls - Chemin, texte et peintures, Actes Sud, 2008, op. cité
ANNEXE :
BIBLIOGRAPHIE DE WAJDI MOUAWAD

Pièces Dramatiques :
Victoires, Actes Sud -Papiers, 2017
Les Larmes d’Œdipe, Actes Sud-Papiers, 2016
Inflammation du verbe vivre, Actes Sud-Papiers, 2016
Une chienne, Actes Sud,-Papiers, 2016
Sœurs, coédition Léméac-Actes Sud, Papiers, 2015
Temps Leméac / Actes Sud-Papiers, mars 2012
Ciels, ((partie 4 du cycle Le Sang des Promesses), Actes Sud, 2009 / Babel Littérature 2012
Journée de noces chez les Cro-magnon, coédition Léméac-Actes Sud, Papiers, 2011
Le Sang des promesses puzzle, racines et rhizomes Leméac / Actes Sud-Papiers, juillet 2009
Seuls - Chemin, texte et peintures, Léméac-Actes Sud, 2008
Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face, coédition Léméac-Actes Sud, 2007
Assoiffés, coédition Léméac-Actes Sud, 2007
Forêts, (partie 3 du cycle Le Sang des Promesses) coédition Léméac-Actes Sud -Papiers, 2006
-2009
Willy Protagoras enfermé dans les toilettes, Léméac, 2004
Incendies, (partie 2 du cycle Le Sang des Promesses) coédition Léméac-Actes Sud 2003 – 2009
Rêves, coédition Léméac-Actes Sud 2002
Littoral (partie 1 du cycle Le Sang des Promesses)- coédition Léméac-Actes Sud, 1999, 2009
Les Mains d'Edwige au moment de la naissance, Leméac, 1999
Alphonse, Leméac, 1996
Partie de cache-cache entre deux Tchécoslovaques au début du siècle note 2, 1992

Romans- Littérature Jeunesse :


Anima Leméac / Actes Sud, 2012 et Babel Littérature, mai 2015
Visage retrouvé Leméac / Actes Sud, janvier 2003 - nouvelle édition Babel Littérature, février
2010
Un obus dans le cœur Actes Sud Junior, octobre 2007
Pacamambo Actes Sud-Papiers, « Heyoka jeunesse », 2000 - nouvelle édition février 2007

Essais :
Seuls chemin, texte et peintures Leméac / Actes Sud-Papiers, novembre 2008
Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face Leméac / Actes Sud-Papiers, mai 2008
Assoiffés Leméac / Actes Sud-Papiers, janvier 2007
Rêves Leméac / Actes Sud-Papiers, mars 2002
Alphonse Leméac, 1996
Le Songe Dramaturges Éditeurs, 1996

Entretiens
Qui sommes-nous ? Fragments d'identité entretien avec Wajdi Mouawad de Laure Adler
Éditions universitaires d'Avignon, 2011
Architecture d'un marcheur entretiens W Mouawad / Jean-François Côté Leméac, 2005
Je suis le méchant ! Entretiens avec André Brassard Leméac, 2004
Livre d’art
Beyrouth textes Wajdi Mouawad, photographies Gabriele Basilico éditions Take5, 2009

Créations Audios :
Les Animaux ont une histoire bibliothèque sonore volume 1, Au Carré de l'Hypoténuse,
décembre 2015
Choeurs textes Sophocle traduction Robert Davreu, adaptation Bertrand Cantat et Wajdi
Mouawad, musique Bertrand Cantat, Bernard Falaise, Pascal Humbert, Alexander
MacSween,ditions actes-sud, 2011

Textes non publiés


Défenestrations 2015
La Sentinelle 2009
Les communistes entretiens avec des compagnons de route du parti communiste à Malakoff
non publié, 2007
Lettre d’amour d’un jeune garçon (qui dans d’autres circonstances aurait été poète, mais qui
fut poseur de bombes) à sa mère morte depuis peu 2005
Silence d’usine : paroles d’ouvriers entretiens avec d’anciens ouvriers de l’usine Philips à
Aubusson non publié, 2004
La mort est un cheval 2002
Couteau 1997
John 1997
Partie de cache-cache entre deux Tchécoslovaques au début du siècle 1991
Déluge 1985

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