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Questions de communication

6 | 2004
Intellectuels, médias et médiations. Autour de la
Baltique

Jacques RANCIÈRE, Le destin des images


Paris, Éd. La Fabrique, 2003, 160 p.

Philippe Hamman

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/6303
DOI : 10.4000/questionsdecommunication.6303
ISSN : 2259-8901

Éditeur
Presses universitaires de Lorraine

Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2004
Pagination : 403-406
ISBN : 978-2-86480-848-0
ISSN : 1633-5961

Référence électronique
Philippe Hamman, « Jacques RANCIÈRE, Le destin des images », Questions de communication [En ligne], 6 |
2004, mis en ligne le 29 mai 2012, consulté le 22 septembre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/questionsdecommunication/6303 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
questionsdecommunication.6303

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Avec « Imaginer la guerre », c’est interroge la manière dont une exigence


l’impréparation des armées françaises face en H istoire, la « recherche impérieuse du
aux paroxysmes du conflit moderne qui est vrai » (p. 315), demandée par Jean-
abordée par O livier Cosson, laquelle N orton Cru, peut conduire de façon
conduit au refus d’admettre l’extrême directe au négationnisme dont Paul
violence. Jean-Jacques Becker traite de Rassinier est l’initiateur. D eux auteurs à
l’ambiguïté du mythe de la fleur au fusil, rejeter « hors les murs de la raison
André Loez des délires paranoïaques qui historienne » (p. 326), mais qui posent
font florès à l’arrière, avec les risques de clairement la question du témoignage,
bombardement, d’espionnage, et ceux qui celle de sa critique, et singulièrement, des
concernent les « ennemis invisibles » que critères qui en établissent le caractère
sont les germes et bactéries (Anne recevable ou non.
Rasmussen), les blessures simulées et
l’indulgence suspecte – aux yeux de D ans le dernier texte de l’ouvrage, Renaud
l’autorité militaire – du corps médical D ulong établit une ébauche de typologie
(Sophie D elaporte). des différentes informations imaginaires,
corollaires des temps de troubles et de
À l’issue de ces deux premières parties, conflits : fausses nouvelles, propositions
déjà, une démonstration éclatante. In fine, hypothétiques, délires, mythologies,
avec une violence absolument banalisée à rumeurs. Une typologie transposable à
la fois par sa redondance, son ampleur et l’étude des conflits modernes et qui ne
ses représentations, avec un champ complète pas seulement la boîte à outils de
politique qui trouve une justification, si ce l’historien à travers l’analyse des réceptions,
n’est une légitimation aux pratiques les des témoignages oculaires et des distorsions
plus brutales (censures, mais aussi qui les accompagnent : c’est la question de
décimations), se mettent en place les l’utilisation du témoignage qui est posée et,
premiers engrenages d’un mécanisme, partant, celle de la construction de la
original au début du X X e siècle et mémoire d’un événement.Mémoire qui,au-
annonciateur des terreurs effarantes qui le delà du seul champ du vrai, ne se nourrit
jalonneront : le totalitarisme. À la suite de pas tant de la vérité factuelle que de
cette lecture, on s’interrogera – et les représentations, d’images, de récits, etc.
auteurs auraient sans doute pu y inciter Entre ces deux réalités, un prisme d’une
plus directement – sur les notions « d’axe grande complexité, dont les limites et
du mal », de « forces du bien », de guerre incidences sont susceptibles d’évolutions
« juste » ou encore « sainte ». N otions incessantes. Prisme cerné de manière
très actuelles à la visibilité médiatique précise et aussi complète que possible par
écrasante, mise en scène et justifiée avec l’ouvrage.
une égale minutie et par laquelle la Hervé Boggio
violence, toujours paroxystique, est non CREM , université de M etz
plus seulement voilée, niée ou banalisée, h.boggio@republicain-lorrain.fr
mais désincarnée, comme éloignée de son
objet. Jacques RAN CIÈRE, Le destin des images.
Paris, Éd. La Fabrique, 2003, 160 p.
La troisième par tie, intitulée
« Témoigner », est ouverte par un article Les travaux de Jacques Rancière, professeur
d’Annette Becker sur la guerre chimique de philosophie à l’université Paris 8, sont
inaugurée dès 1915 ; forme de violence autant de pratiques d’un décloisonnement
génératrice de drames, mais presque plus des savoirs. « Rancière, l’indiscipliné », titre
de peurs, de rumeurs, et parallèlement, d’ailleurs la revue Labyrinthe qui lui consacre
d’entreprises d’oubli organisées et de un numéro spécial (17, 2004). À travers les
culpabilisation de l’Autre. D ans textes, événements et figures du
« Témoignages et expériences. Les usages mouvement ouvrier français du X IX e siècle,
du vrai et du faux de Jean-N orton Cru à le philosophe a publié de nombreux
Paul Rassinier », Christophe Prochasson ouvrages centrés sur la question du

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politique, tels La N uit des prolétaires.Archives nazis – et l’auteur d’inviter à une pensée
du rêve ouvrier, travail sur archives qui fait attentive aux circularités, au « jeu des
date (Paris, Fayard, 1981, rééd. Hachette- échanges » (p. 39).
Pluriel, 1997), ou La M ésentente. Politique et
philosophie (Paris, Galilée, 1995). Ces Seconde force du propos : Jacques
recherches se comprennent dans le rapport Rancière est attaché à l’inscription
à une pensée de l’esthétique, ainsi qu’on a processuelle des enjeux. La profondeur
pu le lire dans Le Partage du sensible. historique est largement mobilisée, par
Esthétique et politique (Paris, Éd. La Fabrique, exemple lorsqu’il regrette, s’agissant de la
2000), qui en appelle tant à la littérature – photographie, que « Barthes efface la
par exemple dans M allarmé. La politique de généalogie même du ça-a-été » (p. 23 - cf.
la sirène (Paris, Hachette, 1996) – qu’au Roland Barthes, La chambre claire, Paris,
cinéma ou à l’art de façon large – on pense Éd. de l’Étoile/Gallimard/Éd. du Seuil,
à La Fable cinématographique (Paris, Éd. du 1980). Cette sensibilité – en particulier
Seuil, 2001). Restituer ce parcours est celle du X IX e siècle depuis ses premiers
indispensable pour entrer dans Le destin des écrits – est centrale pour qualifier ce que
images, définies comme « des rapports l’auteur appelle « le destin des images » :
entre une visibilité et une signification » « Le destin de cet entrelacement logique
(p.43).En effet,ce livre de format abordable et paradoxal entre les opérations de l’art,
est le recueil remanié de cinq les modes de circulation de l’imagerie et le
communications et articles produits en discours critique qui renvoie à leur vérité
2001-2002 qui prolongent les analyses cachée les opérations de l’un et les formes
livrées jusque-là et leur font écho – ainsi par de l’autre ». En chemin, il écarte « le
exemple des références régulières à la programme d’une cer taine fin des
poétique mallarméenne (pp. 27, 67-68, 106, images » justement comme « un projet
138… ). Ces textes ont en commun de historique qui est derrière nous »,
rendre les images à l’invention poétique et rapporté aux années 1880-1920, entre le
à ses enjeux politiques. En cela, « cette temps du symbolisme et celui du
investigation n’est pas neutre » (p. 125), le constructivisme, autour des « deux figures
lecteur de Jacques Rancière ne s’en de l’art pur – de l’art sans image – et du
étonnera pas. devenir-vie de l’art – de son devenir non-
art » (pp. 26-29).
Ici, il n’est guère possible de restituer les
nuances propres à chaque texte ; aussi, on Plus, cet appel à l’H istoire fonde un
relèvera plutôt un cer tain nombre élément central pour l’auteur : le passage
d’apports communs ou transversaux. Un d’un « régime représentatif de l’art » à un
premier intérêt est d’ordre « régime esthétique » (terme préféré à
méthodologique : s’agissant en partie de celui de modernité) qui prend ses
reprises de communications, leur écriture distances par rapport à la forme dite
permet de suivre aisément l’avancée de la ancienne de commune mesure :
démonstration. Le premier texte, « Le l’enchaînement par la nécessité ou la
destin des images », qui donne son titre au vraisemblance, par exemple dans un
recueil, est exemplaire : paragraphe après poème. Évoquer les H istoire(s) du Cinéma
paragraphe, la construction logique se de Jean-Luc Godard permet de le faire
façonne, décompose et recompose, comprendre (pp. 41-78), de même que le
jusqu’au propos final : une typologie – cas de la peinture dans le troisième
image nue, image ostensive, image texte – la réhabilitation de la « peinture de
métamorphique – est esquissée pour genre » au X IX e siècle. D e ce changement
mieux en souligner les limites, attestant de paradigme, l’auteur tire deux
qu’« aucune des trois formes [ne peut] conséquences. D ’une part, il s’intéresse au
fonctionner dans la clôture de sa propre principe de cette « révolution esthétique
logique » ; ainsi l’image nue ne peut-elle anti-mimétique » pour lier les mots, les
être vouée au seul témoignage, à images, les formes – ou selon ses termes :
l’exemple des camps de concentration « C’est un principe du “chacun chez

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l’autre” [… ], l’abolition du principe qui du texte à l’image » (p. 56). « La peinture


répartissait la place et les moyens de dans le texte » complète le cheminement
chacun, en séparant l’art des mots et celui en se préoccupant des transformations du
des formes, les arts du temps et ceux de visible en tactile et du figuratif en figural
l’espace » (p. 119). D ’autre part, ceci lui par le travail des mots qui est celui de
permet, dans le dernier essai du volume, l’écrivain. Par l’analyse de la description
de s’inscrire en faux contre un usage défigurative dans un extrait dû aux frères
relâché et « inflationniste » de la notion Goncourt, on comprend mieux comment
d’irreprésentable (pp. 125-153). La les mots se font images, mais aussi
perspective diachronique introduit un pourquoi le présent de l’art est toujours
irreprésentable relatif, c’est-à-dire en au passé et au futur, c’est-à-dire pourquoi
termes d’adaptation des moyens et des écar ter le rêve de sa pureté pour
fins de la représentation – l’évocation de reconnaître son implication dans le monde
l’Œ dipe de Corneille puis celle de Shoah sensible partagé (pp. 81-102). Il faut alors
de Claude Lanzmann sont des plus lire le quatrième texte, « La surface du
éclairantes : « Il y a de l’irreprésentable en design », qui traite des ambivalences du
fonction des conditions auxquelles un graphisme comme assemblage des mots
sujet de représentation doit se soumettre et des formes traversant l’histoire de la
pour entrer dans un régime déterminé de technique, de l’art et de la politique, à
l’ar t ». C’est donc dans le régime par tir d’une devinette : « Q uelle
représentatif de l’art et ses contraintes ressemblance y a-t-il entre Stéphane
stabilisées entre monstration et Mallarmé, poète français écrivant en 1897
signification qu’il y en a – Corneille qui Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, et
élude les yeux crevés, les anticipations Peter Behrens, architecte, ingénieur,
trop évidentes des oracles et rajoute une designer allemand qui, dix ans plus tard,
intrigue amoureuse à l’Œ dipe de s’occupe de dessiner les produits, les
Sophocle… –, mais pas dans le régime publicités et même les bâtiments de la
esthétique. Jacques Rancière montre ainsi compagnie d’électricité AEG ? » (p. 106).
qu’invoquer un art propre à l’expérience Pour y répondre, le philosophe introduit
d’exception ne tient pas, sauf à mettre successivement la notion de « type », qui
« tout un régime de l’art sous le signe de permet de voir chez le poète comme
la terreur sacrée » (p. 153). l’ingénieur « une même idée des formes
simplifiées et une même fonction
Ces deux pans de la démonstration attribuée à ces formes – définir une
permettent à leur tour de tirer des fils texture nouvelle de la vie commune »
dans deux directions corrélées : les (pp. 108-111) ; puis celle de « symbole »
relations entre l’écrit et l’image et les comme « signe abréviateur », avec un
rapports aux enjeux politiques. C’est là un autre élément commun :la reconfiguration
troisième intérêt à préciser. Essentiel est d’un monde sensible à partir d’un travail
bien de pointer que « les mots et les sur ses éléments de base, sur la forme des
formes, le dicible et le visible, le visible et objets du quotidien (pp. 115-116) ; enfin,
l’invisible se rappor tent les uns aux celle de « surface », dont le sens est
autres » (p. 21). D ans la conférence double pour l’auteur : à la fois technique
intitulée « La phrase, l’image, l’histoire, les (les nouveautés de la gravure, des
H istoire(s) du Cinéma », ils servent à affiches… ) et idéal. Une remise en cause
questionner la relation entre la puissance s’ensuit :il n’y a pas un art autonome et un
des mots et celle du visible, avec une art hétéronome, enrôlé au service de la
nouvelle mesure que Jacques Rancière politique. La surface du graphisme est
nomme la phrase-image, expliquant : « La alors à la fois « premièrement, le plan
phrase n’est pas le dicible, l’image n’est pas d’égalité sur lequel toute chose se prête à
le visible. Par phrase-image j’entends l’ar t ; deuxièmement, la surface de
l’union de deux fonctions à définir conversion où les mots, les formes et les
esthétiquement, c’est-à-dire par la manière choses échangent leurs rôles ;
dont elles défont le rapport représentatif troisièmement, la surface d’équivalence où

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l’écriture symbolique des formes se prête des « dominants » et des « dominés » –


aux manifestations de l’art pur comme aux thème cher à l’auteur prônant
schématisations de l’art utilitaire » (p. 121). inlassablement l’émancipation. Ensuite, une
Q uestionner la pratique et l’idée de design, question de taille porte précisément sur la
c’est aussi interroger des politiques qui problématique de la diffusion. Elle a été
proposent des formes nouvelles de la soulevée de façon aiguë par Roger Chartier
communauté autour de certaines dans Les origines culturelles de la Révolution
institutions ou équipements. D e la sorte, on française (Paris, Éd. du Seuil, 1990) quant à la
rejoint une réflexion sur les langages « littérature grise » du X VIIIe siècle, et vaut
publicitaires et propagandistes : Jacques autant pour les images. Sur ce plan, Jacques
Rancière expose en quoi une même idée du Rancière remet en perspective les formes
type et du symbole abréviateur unit la forme publicitaires et industrielles, en même temps
idéale et l’icône publicitaire (pp. 114-118). qu’il nous éclaire sur les changements de
statut des différents supports, plus ou moins
Le propos est fort stimulant et, si on adopte légitimes dans un contexte toujours
une focale élargie, il intéresse aussi la historiquement situé. Il met en garde contre
communauté des chercheurs en sciences l’insistance contemporaine à vouloir
sociales autour de l’usage des matériaux distinguer la forme pure de la mauvaise
d’analyse, et cela de deux façons au moins. image à partir du mode même de sa
D ’abord,on reconnaît aujourd’hui davantage production matérielle, en introduisant une
les supports autres que l’archive ou sorte de hiérarchie, par exemple entre
l’entretien comme sources de plein droit – peinture, photographie et télévision (p. 17),
on peut penser à Jean-Paul Terrenoire et souligne à travers Mallarmé et Behrens
(« Images et sciences sociales : l’objet et que ce peut être « le même artiste qui fait
l’outil », Revue française de sociologie, X X VI, des tableaux abstraits et des affiches
1985, pp. 509-527), et à Annie D uprat (« Le utilitaires et qui, dans l’un et l’autre cas,
roi, la chasse et le parapluie ou comment travaille identiquement à construire des
l’historien fait parler les images », Genèses, formes nouvelles de la vie » (p. 121).
27, 1997, pp. 109-123). Le premier texte du
recueil aborde cette question du sens des O n salue ainsi la richesse du recueil et son
images, en revenant sur la césure de Roland intérêt pour un public vaste, même si un
Barthes entre le punctum, effet pathique petit regret de forme doit être soulevé : le
immédiat, et le studium, les renseignements texte aurait mérité une relecture plus
que transmet la photographie et les approfondie par l’éditeur. Si l’ouvrage est de
significations qu’elle accueille. O n sait avec facture claire et agréable, il recèle des
Elisabeth Edwards que l’iconographie coquilles en nombre parfois gênant. Mais on
constitue un vecteur permettant de n’en fera pas cas à cette publication qui rend
« s’immerger dans la culture, autant la accessibles quelques belles pages de Jacques
culture représentée que celle qui la Rancière disséminées jusque-là.
représente » ( Anthropology and Photography. Philippe Hamman
1 8 6 0 -1 9 2 0 , N ew H aven-London, Yale CN RS/CRESS, université Strasbourg 2
University Press, 1992, p. 14). C’est cette GSPE, IEP Strasbourg
hypothèse, selon laquelle les documents ph.hamman@wanadoo.fr
visuels méritent d’être considérés à la fois
comme une émanation du réel et comme le Sébastien SAUR, Signal et l’Union
reflet d’une représentation intellectuelle soviétique. Édition française de Signal, 1940-
préexistante, qui s’avère féconde pour 1944 .
« penser avec les yeux », selon l’appel lancé Parçay-sur-Vienne, Éd.Anovi, 2003,
par Sylvain Maresca ( La photographie. Un 160 p., 40 photos.
miroir des sciences sociales, Paris, Éd.
L’Harmattan, 1996, p. 14). Jacques Rancière D ’un strict point de vue communicationnel,
nous montre avec force que ces supports – la Seconde Guerre mondiale a été marquée
pas plus que les écrits – ne sont pas neutres par le rôle accru accordé à la propagande,
et permettent de croiser les points de vue tant par les démocraties que par les pays

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