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Economies, sociétés,
civilisations
Francastel Pierre. Art et histoire : dimension et mesure des civilisations. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 16ᵉ
année, N. 2, 1961. pp. 297-316;
doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1961.420709
https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1961_num_16_2_420709
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de leurs études, il n'est pas surprenant que nous ayons appris peu de
choses sur ces liaisons délicates qui retenaient Marc Bloch dans
l'intégration des faits artistiques à une histoire telle qu'il la concevait, mais
dont il souhaitait vivement, en revanche, la mise à l'étude, affirmant
hautement, au surplus, sa certitude de la valeur de témoignage du fait
plastique. <c L'admirable floraison artistique de l'ère féodale... ne demeure
pas seulement, aux yeux de la postérité, la plus durable gloire de cette
époque de l'humanité. Elle servit alors de langage aux formes les plus
hautes de la sensibilité religieuse, comme à cette interpénétration, si
caractéristique, du sacré et du profane qui n'a pas laissé de plus naïfs
témoignages que certaines frises ou certains chapiteaux d'églises. Elle fut aussi
bien souvent le refuge des valeurs qui ailleurs ne parvenaient pas à se
manifester. La sobriété dont l'épopée était si incapable, c'est dans les
architectures romanes qu'il faut la chercher. La précision d'esprit que les
notaires, dans leurs chartes, ne savaient pas atteindre, elle présidait aux
travaux des constructeurs des voûtes. »
Etrangers les uns aux autres dans la pratique de leurs activités,
historiens et historiens d'art constituent, au fond, les uns comme les autres,
les derniers représentants d'une civilisation du livre, tout entière liée à
la considération des faits du langage, voire de l'écriture. Les plus fougueux
esthéticiens eux-mêmes ne prennent en considération que les valeurs qui,
dans l'art, lui sont communes, soit avec la littérature, soit avec la
philosophie. Ils ramènent son étude à un type de significations, illustrant des
valeurs qui se forment en dehors de lui. Et, comme les artistes expriment
précisément en termes d'objets figuratifs, et non en terme de langage, ce
qu'ils ont à dire, le malentendu n'a aucune chance de se dissiper, les
contradictions n'ont aucune possibilité de se résoudre.
L'art, cependant, ne fait de difficulté pour se mêler aux autres
activités de la société contemporaine que pour une petite minorité d'hommes
qui font profession d'une érudition aussi étroitement liée à une forme
exclusive d'activité et de pensée. Il est vrai que c'est à l'archéologie que
nous devons une grande partie de ce que nous avons appris sur les
civilisations très anciennes ou lointaines. Mais on ne recourt volontiers à elle
que lorsque les autres sources de documents manquent, on ne cherche pas
cette synthèse des sources à laquelle aspirait Marc Bloch. En exploitant
les documents de l'archéologie, on cherche toujours à réduire le niveau
et le type de nos connaissances à l'information qu'auraient pu nous procurer
des textes s'ils avaient existé. Toutefois, c'est dans le domaine de l'histoire
des sociétés récentes que le plus grand effort reste à faire en vue de
développer une connaissance méthodique des sources non écrites de l'histoire des
civilisations ; au nombre desquelles, naturellement, les arts figurent au
premier rang.
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par le jeu des forces économiques ou sociales, tandis que les caprices plus
ou moins spéculatifs et gratuits de l'art ne jouent aucun rôle sur le cours
des événements ? D'autre part, entre le fait naissant et son insertion dans
l'histoire, il existe toute l'épaisseur de ce qui sépare le virtuel du réel.
L'histoire ne se soucie pas des possibles, elle a pour domaine ce qui a
existé au niveau des groupes et des collectivités, j'allais dire encore les
moyennes. L'individuel est du domaine de la psychologie, ce qui suppose
l'identité absolue de l'homme à travers le temps, non seulement dans ses
pouvoirs, mais dans l'exercice courant de ses facultés.
4° Le modèle philologique. C'est dans la mesure où l'homme parle et où
il écrit, qu'il pense rationnellement et que progressent les civilisations. La
seule autre logique qui conduise aux niveaux supérieurs de la pensée
spéculative est celle des mathématiques. En regard des langues et de la
géométrie, l'œuvre d'art apparaît comme un système symbolique du second
degré. Les lois de la philologie ou de la science peuvent servir de cadre
à toutes les expériences figuratives. L'objet représente et remplace
toujours quelque chose qui pourrait être exprimé par la parole. La seule
structure cohérente de la pensée s'exprime dans le discours. Les œuvres
figuratives sont le produit d'un transfert de valeurs dont l'origine est
sociale et dont la formulation la plus parfaite est nécessairement verbale.
L'homme ne parvient à la connaissance qu'à travers des images verbales.
Les arts ne figurent donc, à juste titre, que comme une source
d'information accessoire, complémentaire. Il ne saurait être question d'accorder à
leur témoignage une valeur égale à celle de l'écrit.
Tels sont les postulats sur lesquels repose l'exposé de Roland Barthes.
Rendons-lui cet hommage, il a très fortement rassemblé les éléments d'un
débat actuel. Et il a exprimé, en outre, le malaise que lui donne un état
de choses aussi pénible pour une pensée humaniste, même lorsqu'elle se
limite à prendre en considération le seul problème de la littérature.
Acceptant sans discussion les principes d'une histoire académisante, il avoue
le faible poids de ce qu'il aime. Dans la perspective où il se place, il n'y a
pas, en effet, d'autre conclusion logique que la sienne : si l'on veut faire
une place à l'art dans l'histoire, il n'y a qu'une issue : chasser les artistes,
les individus, ne retenir de leurs œuvres que ce qui est assimilable aux
formes majeures de la pensée. Platon déjà chassait l'artisan de la cité.
Par un curieux paradoxe, voici que l'on revient au culte des Idées : un néo-
néo-platonisme à l'usage du xxe siècle, au temps de la pensée opératoire ?
Mais faut-il vraiment se résoudre à une si déchirante conclusion ?
Une théorie de l'art, une psychologie, une théorie de l'histoire, on ne
les fait pas en quatre paragraphes. Mais, tout de même, ce malaise, si
vivement exprimé par Roland Barthes lui-même, et cette rupture entre
la théorie et la pratique de nombreux historiens et la conduite d'une
immense majorité des hommes de notre temps — hommes d'action et
intellectuels, sans compter les artistes ? Et aussi tant de textes, tant de
faits dont on refuse, au départ, la valeur de témoignage au nom d'un
intellectualisme armé d'informations étrangères à la sensibilité comme à la
logique de notre temps ?
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n'identifions les choses que dans la mesure où nous leur attribuons, par
l'éducation ou par l'imagination individuelle, un sens, c'est-à-dire une
réalité. Ce que Saussure a dit du langage doit l'être aussi de l'art ; il faut
distinguer entre les nomenclatures — verbales ou figuratives, — et la
faculté qui en a rendu possible l'élaboration 1. En art comme en
linguistique, le point de vue crée l'objet ; la délimitation, le découpage sont liés
non à la seule impression sensible, mais à une ébauche de conduite à
travers laquelle se retrouve seulement une certaine conformité avec des lois
physiques de l'univers. Les vrais rapports dialectiques de l'image sont
rationnels, et non objectifs. Le signe est le produit d'une invention. C'est
dans la mémoire et l'imagination, non dans le réel, que les signes plastiques
s'agencent en systèmes porteurs de significations. L'artiste conçoit la
Forme dans le sens le plus voisin du mathématicien, comme un cadre
d'orientation plutôt que comme une limitation. Son office, à lui aussi,
est de donner forme et mesure à l'univers 2. La notion d'un art qui ne
ferait que transposer des « idées » préalablement élaborées à travers
d'autres systèmes significatifs préalablement constitués se heurte au
mécanisme de la vision. Et, dans la mesure où elle est art, la
littérature également se conforme à ces définitions. « Toute chose est dans la
façon de faire... à travers la lecture des textes nous remontons à l'état
naissant 3. »
Louis Jouvet songeait ici au théâtre, à un théâtre fait pour être dit
et non lu des yeux. L'essentiel est de bien comprendre que l'art n'est pas
uniquement une spéculation et un rêve, mais un acte et une des voies de
la connaissance. On ne peut le considérer comme une forme seconde de
la manifestation des idées. Pour le surplus, le signe plastique est, par
nature, différent — parce que spécifique, — du signe verbal. Celui-ci sert
de support à des séries très diverses de manifestations, il est formé d'élé-
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ments beaucoup plus fixes que le signe figuratif. Dans la pensée figurative,
ce n'est pas seulement le rapport dialectique du réel et de l'imaginaire qui
est différent de la pensée verbale, mais également la relation du signifiant
et du signifié. Le signe figuratif est plus mobile et plus éphémère, plus
lié à l'acte constellant qui produit des œuvres constitutives d'ensembles
homogènes, que le signe verbal. On ne peut assimiler le signe plastique
au phonème. C'est une raison de plus pour contester la légitimité d'une
doctrine qui ne fait de l'art qu'une forme accessoire des pouvoirs de
l'homme à informer les données de ses sens.
2° Sur la notion de vision du monde. Tout ce qui vient d'être dit sur
la nature du signe plastique aide à comprendre le caractère contestable
de la notion de vision du monde telle que l'emploie Roland Barthes.
L'idée qu'un groupe social ayant formé, par l'usage de la seule fonction
verbale ou de ses seules activités pratiques, un certain nombre de notions,
l'artiste se présente pour leur donner un corps, implique une
méconnaissance totale de la nature du signe. L'idée aussi qu'un système de pensée
s'impose, en général, à une société indépendamment de sa forme
d'expression est plus que contestable, même sur le plan des signes verbaux г. Le
fait de civilisation est, justement, dans l'élaboration dialectique, par un
groupe humain donné d'actes et de représentations — signes et
significations, — strictement adaptés à ses intentions. L'idée de l'écrivain
ou de l'artiste écrivant sous la dictée d'un genius nous ramène à la plus
naïve iconographie. C'est l'évangéliste écrivant sous la dictée de l'ange,
c'est saint Luc peignant le portrait de la Vierge. Nous sommes, en plein
XXe siècle, au niveau des paraboles. Qui donc a dit que notre époque ne
fabriquait pas de mythes ? Certes pas Roland Barthes.
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sure : la forms du signe n'intéresse pas le système, p. 163, ne s'applique pas aux arts.
En indiquant les analogies qui existent indubitablement entre langage verbal et
langage artistique — ou mieux langages artistiques, car l'architecture ne saurait
s'identifier avec la peinture, ou avec le langage mathématique — on ne perd pas de vue les
spécificités. Comme le problème des formes et de la Forme, comme celui du rapport
entre la rhétorique et ce que l'on peut appeler le discours ou mieux les systèmes
dialectiques du réel et de l'imaginaire, ce problème de l'analogie différentielle des langues
et de l'art appelle des exposés spéciaux.
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1. Carlo Diano, Linee per una fenomenologia deWarte, Venise, 1956. Encore un
ouvrage fondamental qui a passé jusqu'ici inaperçu. Il pose, d'une manière
passionnante, la distinction entre la Forme et l'événement.
2. Pierre Auger, L'homme moléculaire, Paris, 1952. On trouvera également dans
ce livre des sujets remarquables de réflexion sur les états d'équilibre et d'expansion,
sur l'entropie et sur la création évolutive, sur les transferts d'ordre et les asymétries.
Je suis moins d'accord avec l'auteur s'il s'agit de ses vues relatives à l'œuvre d'art,
trop influencées par les idées courantes et non accordées à ses vues personnelles de
savant. Rien ne prouve mieux l'impossibilité de considérer une interférence entre les
disciplines comme aboutissant à un simple transfert de conclusions.
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dans l'humanité — par qui nous lisons du premier coup d'œil et jugeons
sans les comprendre des œuvres formées par des civilisations qui noue
sont par ailleurs entièrement étrangères.
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connaissance isolée des arts et des techniques conduise seule à une meilleure
connaissance du passé et du présent. Beaucoup de sociologues de l'art
commettent cette erreur de vouloir substituer leur discipline à celles qui
ont cours. On ne peut pas plus écrire l'histoire et comprendre le présent
à partir de la seule connaissance des arts qu'en dehors de leur
considération. Ni l'histoire des arts, ni celle de la politique, ni celle de l'économie ne
pourra jamais prétendre à la souveraineté. Chacune des méthodes qui
conduit à une histoire particulière nous ouvre des vues sur un secteur
irréductible des activités humaines. L'histoire de l'art ne prétend pas à
prendre l'avantage sur les autres, elle ne vise même pas à fournir seule
les informations nécessaires à l'évocation d'un milieu déterminé. Elle
entend seulement faire reconnaître qu'il est aussi impossible de l'ignorer.
Elle permet d'atteindre des certitudes dans des domaines qui, autrement,
nous demeurent cachés. Le caractère intuitif de la communication nous
frappe davantage en matière d'art parce que ce type d'activité a jusqu'ici
fait l'objet de moins de réflexion et d'élu cidation que d'autres. Elle est
un instrument non suffisant, mais nécessaire, et objectif de l'histoire des
civilisations.
3° Outillages matériels et outillages mentaux, systèmes de
signification encore insuffisamment étudiés, les arts nous fournissent des
informations toujours précises, mais particulièrement riches dans le domaine
de ce que l'on pourrait appeler les dimensions ou la mesure des
civilisations. Ce qui constitue le fait fondamental de la civilisation, c'est
l'adoption plus ou moins rapide, plus ou moins étendue de conduites manifestées
à l'origine par un individu. La première représentation d'un scheme
d'action est toujours imaginaire, limitée à un homme, puis à un groupe ;
une forme d'action incarnée dans un type d'œuvre sert de modèle à des
individus qui ne sont pas tous réunis dans l'espace ni dans le temps. Les
œuvres d'art constituent des jalons précieux pour reconnaître les
cheminements qui ont permis à certains types de conduite de se répandre ainsi
à travers la terre tout en entrant dans des jeux de combinaison variés et
en s'associant dans de nouveaux systèmes.
On ne saurait évidemment poser en termes de grandeur tous les aspects
qui définissent une civilisation. Il est certain toutefois que, de ce que l'on
peut appeler ses dimensions, dépendent un grand nombre de ses
caractères. La cité grecque, jadis, a été un des modèles les plus parfaits que
nous ait laissé l'histoire aussi longtemps qu'elle s'est maintenue dans les
limites d'un nombre déterminé de citoyens. Les différentes formes d'Etats
et de sociétés sont toujours liées au nombre des individus qu'il s'agit
d'intégrer et aux proportions relatives des différents groupes qui
nécessairement se forment en fonction de la spécialisation des fonctions. Il est à
peine besoin de rappeler les travaux de M. Dumézil qui nous a révélé la
relation existante entre les mythes, les récits et la structure des sociétés
indo-européennes. De nos jours, c'est le brutal accroissement du corps
des sociétés qui amène la rupture de tous les cadres.
Dans un autre sens, la notion de dimension et de mesure joue un grand
rôle dans la définition des civilisations : une forme de société est liée à une
aire d'expansion qui détermine les ressources matérielles dont elle dispose
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et, suivant leur dispersion plus ou moins grande, lui impose des activités
particulières. Il suffit de rappeler le rôle joué par la course aux matières
premières depuis les origines de l'histoire — le passage de la vie errante
à la vie sédentaire est le résultat de la fixation au sol des premières
communautés. Cette fixation est liée à la définition des premières activités
esthétiques révélatrices des formes de la civilisation les plus hautes que
le monde ait connues. Simultanément, une civilisation tend toujours à
s'étendre, elle possède une force de propagande qui tient à l'instinct de
conservation et de domination que possède chaque homme. Or,
précisément, c'est en grande partie par les arts que les sociétés matérialisent,
pour elles-même et pour l'extérieur, les principes qui orientent leur
action journalière et qui la justifient. La notion d'une dimension des
civilisations implique donc la recherche de toutes les sources et de tous les
prolongements attestés d'une forme de vie donnée. Aussi bien dans le cadre
des vies individuelles que de la vie collective. Dès qu'on admet qu'à une
époque il existe non pas seulement une forme de connaissance et d'action
mais plusieurs qui correspondent à des strates accumulées pour ainsi dire
lourdement par l'histoire, il devient évident que l'histoire d'un individu
ou d'un groupe humain quel qu'il soit, réclame d'abord la distinction de
ces niveaux différenciés. Faute de partir d'une analyse serrée des niveaux
de la culture, une typologie des civilisations reste formaliste. Il faut
toujours se demander à quel moment du passé, à quel niveau nous renvoie
chaque acte individuel ou collectif, chaque scheme de pensée. En dernière
analyse, la notion d'une dimension mesurable des civilisations nous amène
à concevoir la nécessité d'évaluer dans son extension spatiale et
temporelle aussi bien qu'en fonction de la place qu'elle occupe dans l'ensemble
des activités d'un homme ou d'un groupe, chaque forme de pensée ou
d'action attestée par des œuvres. Il ne fait pas de doute que, dans ce
domaine de la recherche, les arts ne nous fournissent des jalons
particulièrement précieux et que, sans eux, il manquera nécessairement quelque
chose à toute évaluation de ce que l'on peut appeler le potentiel d'un
modèle et d'une culture.
Dans cette définition de la dimension mesurable d'une civilisation se
trouvent en fait enveloppés les différents aspects sous lesquels peut être
précisée la valeur documentaire des arts en fonction des ambitions
légitimes de l'histoire. Potentialité et extension des modèles anciens ou
nouveaux dans la vie cohérente des individus ou des groupes ; cohérence
interne et limites d'une forme de culture ; cheminements qui ont permis
au modèle de cheminer à travers toute la terre dans le temps comme
dans l'espace, les arts fournissent, sur ces divers points une énorme
quantité d'informations précises, jalonnant les routes de l'histoire et éclairant
la complexité des types mentaux. Leur étude permet d'identifier des
transferts dans le domaine des techniques comme dans celui des
structures imaginaires. Extension dans l'espace, c'est, comme on l'a dit, le
problème des aires de culture ; extension dans le temps, c'est celui des
persistances et de la longue durée.
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courtes pour englober les anciennes expériences. Euclide n'a pas cessé
d'être « vrai » après Einstein. Aucune novation n'est faite d'absolue
création. Ce qui fait l'histoire, c'est le pouvoir qu'ont les hommes de
réordonner la matière de leur expérience en anticipant par la pensée sur la
réalisation. Les formes ne sont pas seulement produits et témoins, elles
sont aussi cause d'œuvres et de conduites. Cependant la connaissance du
passé et les modèles d'action qui orientent un homme ou une société
conditionnent mais ne déterminent pas les formes neuves de l'action. Les
modèles comme les actes isolés sont le produit d'un choix entre les
possibles. L'histoire est faite autant d'une connaissance exacte des limites
d'expansion des cultures que de la détermination des circonstances où se
produisent les ruptures et les novations. Engagées, à la fois, dans la matière
et dans l'esprit, les œuvres d'art ne peuvent être récusées comme témoins
privilégiés d'aspects autrement inaccessibles du passé. Etant entendu que
les historiens attendent légitimement des archéologues et des historiens
d'art la prise de conscience préalable du caractère opératoire de la
création plastique. La notion de la variété des cultures est devenue claire
pour tous depuis une trentaine d'années. Mais le trésor des œuvres du
passé ne constitue pas uniquement un Musée imaginaire illustrant les
chimères de l'homme placé en présence d'un réel intangible. Il est temps
que l'on substitue à une esthétique née au XVIIIe siècle de la croyance au
Beau absolu, une problématique neuve liée à la reconnaissance du
pouvoir de l'homme à informer son entourage. Les arts conservent le
témoignage des conduites concertées et des représentations anticipées à partir
desquelles se sont bâties les cultures. Depuis deux cents ans seulement
on a nourri l'idée d'une fonction de l'art indépendante engendrant une
série d'objets détachés de toute utilité. L'art a toujours été conçu comme
le dernier terme d'une action créatrice des objets nécessaires à la vie des
collectivités. Il a sa place dans une société technicienne comme dans
une société religieuse. Il ne condense pas les secrets en nombre limité d'une
sagesse immuable.
Pierre Francastel.
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