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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Art et histoire : dimension et mesure des civilisations


Pierre Francastel

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Francastel Pierre. Art et histoire : dimension et mesure des civilisations. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 16ᵉ
année, N. 2, 1961. pp. 297-316;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1961.420709

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1961_num_16_2_420709

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DÉBATS ET COMBATS

Art et Histoire :

Dimension et mesure des civilisations

« T ES rapports qui unissent aux autres aspects d'une civilisation l'expres-


-L/ sion plastique sont encore trop mal connus, nous les voyons trop
complexes, trop susceptibles de retardement et de divergences, pour qu'il
n'ait pas fallu se résoudre ici à laisser de côté les problèmes posés par des
liaisons si délicates et des contradictions en apparence si étonnantes. »
Ces lignes ont été écrites par Marc Bloch en 1939 dans son
admirable ouvrage sur la Société féodale. Il ne semble pas que, depuis vingt ans,
des progrès substantiels aient été faits pour élucider ce problème des
rapports entre la fonction plastique et les autres formes d'une civilisation.
Plusieurs articles parus dans les derniers numéros des Annales expriment
de nouveau la perplexité et l'inquiétude des « historiens » mis en présence
de l'art ou de la littérature. Mais n'est-ce pas justement parce que les
historiens pensent qu'il peut exister une histoire où la considération du
fait plastique puisse être regardée comme accessoire qu'ils n'ont rien fait
pour dépasser la position volontairement, et provisoirement, réservée de
Marc Bloch ?
Aussi bien qu'ont-ils trouvé en face d'eux comme secours de la part
des « historiens d'art » et des archéologues, sinon l'affirmation répétée
de l'autonomie essentielle, absolue, de l'œuvre d'art qui mettrait l'homme
en contact avec le domaine des idées éternelles sans aucune servitude de
l'ordre humain, temporel ? Se refusant, non sans superbe, à polluer la
matière de leurs études, ceux-ci affirment tantôt que l'architecture n'est
pas un art parce que trop engagée dans la matière ; tantôt ils se
spécialisent dans le génie et la beauté et ils sont en flirt avec l'absolu ; ou encore
ils font de l'art le royaume des satisfactions imaginaires. Certains disent
que les quatre ennemis de l'histoire de l'art sont l'amateurisme, la
sociologie, l'esthétique et l'histoire ; d'autres qu'une histoire de l'art
scientifique exclut nécessairement toute considération des valeurs esthétiques г.
Puisque historiens et historiens d'art sont, en fait, d'accord pour
considérer qu'il n'y a guère de commune mesure entre l'objet et les méthodes
1. On trouvera en particulier ces diverses assertions dans B.Berensox, Estetica,
Etica e Storia nette arte délia rappresentazione visiva. Florence, Electa, 1948 ; L. Réaxj,
Encyclopédie de Vart, Paris, Nathan, 1951 ; Marcel Aubeut, Les Vitraux de Notre-Dame
et de la Sainte-Chapelle de Paris, Paris, 1960. Mais ces textes ne font que répéter une
opinion moyenne. Pour le texte de Marc Bloch, cf. La Société féodale et la formation
des liens de dépendance, Paris, 1939, p. 90.

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ANNALES

de leurs études, il n'est pas surprenant que nous ayons appris peu de
choses sur ces liaisons délicates qui retenaient Marc Bloch dans
l'intégration des faits artistiques à une histoire telle qu'il la concevait, mais
dont il souhaitait vivement, en revanche, la mise à l'étude, affirmant
hautement, au surplus, sa certitude de la valeur de témoignage du fait
plastique. <c L'admirable floraison artistique de l'ère féodale... ne demeure
pas seulement, aux yeux de la postérité, la plus durable gloire de cette
époque de l'humanité. Elle servit alors de langage aux formes les plus
hautes de la sensibilité religieuse, comme à cette interpénétration, si
caractéristique, du sacré et du profane qui n'a pas laissé de plus naïfs
témoignages que certaines frises ou certains chapiteaux d'églises. Elle fut aussi
bien souvent le refuge des valeurs qui ailleurs ne parvenaient pas à se
manifester. La sobriété dont l'épopée était si incapable, c'est dans les
architectures romanes qu'il faut la chercher. La précision d'esprit que les
notaires, dans leurs chartes, ne savaient pas atteindre, elle présidait aux
travaux des constructeurs des voûtes. »
Etrangers les uns aux autres dans la pratique de leurs activités,
historiens et historiens d'art constituent, au fond, les uns comme les autres,
les derniers représentants d'une civilisation du livre, tout entière liée à
la considération des faits du langage, voire de l'écriture. Les plus fougueux
esthéticiens eux-mêmes ne prennent en considération que les valeurs qui,
dans l'art, lui sont communes, soit avec la littérature, soit avec la
philosophie. Ils ramènent son étude à un type de significations, illustrant des
valeurs qui se forment en dehors de lui. Et, comme les artistes expriment
précisément en termes d'objets figuratifs, et non en terme de langage, ce
qu'ils ont à dire, le malentendu n'a aucune chance de se dissiper, les
contradictions n'ont aucune possibilité de se résoudre.
L'art, cependant, ne fait de difficulté pour se mêler aux autres
activités de la société contemporaine que pour une petite minorité d'hommes
qui font profession d'une érudition aussi étroitement liée à une forme
exclusive d'activité et de pensée. Il est vrai que c'est à l'archéologie que
nous devons une grande partie de ce que nous avons appris sur les
civilisations très anciennes ou lointaines. Mais on ne recourt volontiers à elle
que lorsque les autres sources de documents manquent, on ne cherche pas
cette synthèse des sources à laquelle aspirait Marc Bloch. En exploitant
les documents de l'archéologie, on cherche toujours à réduire le niveau
et le type de nos connaissances à l'information qu'auraient pu nous procurer
des textes s'ils avaient existé. Toutefois, c'est dans le domaine de l'histoire
des sociétés récentes que le plus grand effort reste à faire en vue de
développer une connaissance méthodique des sources non écrites de l'histoire des
civilisations ; au nombre desquelles, naturellement, les arts figurent au
premier rang.

Je prendrai pour point de départ de cette confrontation le récent article


de Roland Barthes : Histoire et littérature, apropos de Racine \ II s'agit évi-
1. Roland Barthes, « Histoire et littérature : à propos de Racine », Annales E.S.C,
mai-juin 1960. Le livre de R. Picard est : la Carrière de Jean Racine, Paris, 1956.

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demment de littérature, c'est-à-dire d'un art qui utilise le langage comme


instrument ; mais l'article met en relief avec tant de netteté les
présuppositions — absolument gratuites — qui s'opposent au progrès d'une
réflexion historique sur le rôle des arts dans la société qu'on ne saurait
désirer un terrain de discussion plus net.
L'article de Roland Barthes repose sur quatre hypothèses :
1° Les visions du monde. L'artiste est une main qui exécute. Peu
importe si le produit est un livre ou un objet. Ce qui compte, c'est le
rapport entre ce produit, l'artiste et la collectivité. L'artiste prend des
valeurs dans le milieu ambiant. Il les traduit, les transpose, leur donne
corps. La facture renvoie à l'artiste, la signification à la société qui l'a
formé et instruit.
2° L'histoire de l'esprit. L'œuvre d'art est le lieu de certaines pensées
collectives, moyennes, de groupes humains à déterminer et dont les
contours ne se confondent pas avec la totalité d'une société. Les artistes
vivent souvent à cheval entre plusieurs groupes et entre plusieurs formes
de pensée. Ils ne sont pas vraiment « purs ». Barthes dit, parlant d'un
de ses récents historiens : Racine gêne Picard. Je dirai plutôt qu'il gêne
Barthes ; car Picard, lui, s'en est parfaitement accommodé. C'est même le
principal grief de Barthes à son égard. Dans sa perspective à lui, l'artiste
n'est que l'interprète occasionnel d'une pensée en puissance. Refusant
de voir dans l'œuvre autre chose que son aspect institutionnel,
considérant que l'histoire de la littérature, ou de toute autre forme d'art —
architecture, peinture, musique, — consiste dans la relation des
circonstances — autrement dit dans le mode d'apparition et de présentation
d'idées formées, il ne nous dit pas très précisément comment, au sein
d'une communauté, — où se sont manifestées des œuvres que les artistes
n'ont fait que porter temporairement en eux, il en déduit nécessairement
l'existence et la possibilité d'une histoire de l'esprit. Le moins qu'on
puisse dire c'est que l'idée n'est pas nouvelle. Mais toutes les
Geistgeschichte et les histoires sans nom de Wolfflin et de Dvorak — bien
qu'historiens d'art — ont fait l'objet de nombreuses analyses assez
critiques, sans parler de leurs fâcheux apparentements. Ce ne sont pas
seulement les morts, mais les idées incarnées qu'il faut parfois, semble-t-il,
tuer plusieurs fois.
3° L'institutionnel. Aux yeux de l'historien, l'événement, la mode, c'est
l'éphémère. Seul compte et seul témoigne ce qui dure. Le virtuel,
l'intentionnel comme l'événementiel et l'isolé ne caractérisent pas. L'histoire ne
tient pas compte des potentialités. Pas plus que de ce qui n'est pas
« scientifiquement » attesté. Et ce qui est attesté, c'est essentiellement
ce qui, se trouvant établi par des documents écrits, devient commun à
un nombre important d'individus répartis plus encore dans le temps que
dans l'espace. Dans cette perspective, le témoignage des arts, bien qu'ils
attestent parfois des continuités très remarquables, ne concerne que des
aspects pour ainsi dire décoratifs du passé. N'est-il pas évident, pour
l'historien véritable qui jette les yeux autour de lui, qu'actuellement
l'histoire se prépare dans les actes du pouvoir et, plus profondément,

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ANNALE S

par le jeu des forces économiques ou sociales, tandis que les caprices plus
ou moins spéculatifs et gratuits de l'art ne jouent aucun rôle sur le cours
des événements ? D'autre part, entre le fait naissant et son insertion dans
l'histoire, il existe toute l'épaisseur de ce qui sépare le virtuel du réel.
L'histoire ne se soucie pas des possibles, elle a pour domaine ce qui a
existé au niveau des groupes et des collectivités, j'allais dire encore les
moyennes. L'individuel est du domaine de la psychologie, ce qui suppose
l'identité absolue de l'homme à travers le temps, non seulement dans ses
pouvoirs, mais dans l'exercice courant de ses facultés.
4° Le modèle philologique. C'est dans la mesure où l'homme parle et où
il écrit, qu'il pense rationnellement et que progressent les civilisations. La
seule autre logique qui conduise aux niveaux supérieurs de la pensée
spéculative est celle des mathématiques. En regard des langues et de la
géométrie, l'œuvre d'art apparaît comme un système symbolique du second
degré. Les lois de la philologie ou de la science peuvent servir de cadre
à toutes les expériences figuratives. L'objet représente et remplace
toujours quelque chose qui pourrait être exprimé par la parole. La seule
structure cohérente de la pensée s'exprime dans le discours. Les œuvres
figuratives sont le produit d'un transfert de valeurs dont l'origine est
sociale et dont la formulation la plus parfaite est nécessairement verbale.
L'homme ne parvient à la connaissance qu'à travers des images verbales.
Les arts ne figurent donc, à juste titre, que comme une source
d'information accessoire, complémentaire. Il ne saurait être question d'accorder à
leur témoignage une valeur égale à celle de l'écrit.
Tels sont les postulats sur lesquels repose l'exposé de Roland Barthes.
Rendons-lui cet hommage, il a très fortement rassemblé les éléments d'un
débat actuel. Et il a exprimé, en outre, le malaise que lui donne un état
de choses aussi pénible pour une pensée humaniste, même lorsqu'elle se
limite à prendre en considération le seul problème de la littérature.
Acceptant sans discussion les principes d'une histoire académisante, il avoue
le faible poids de ce qu'il aime. Dans la perspective où il se place, il n'y a
pas, en effet, d'autre conclusion logique que la sienne : si l'on veut faire
une place à l'art dans l'histoire, il n'y a qu'une issue : chasser les artistes,
les individus, ne retenir de leurs œuvres que ce qui est assimilable aux
formes majeures de la pensée. Platon déjà chassait l'artisan de la cité.
Par un curieux paradoxe, voici que l'on revient au culte des Idées : un néo-
néo-platonisme à l'usage du xxe siècle, au temps de la pensée opératoire ?
Mais faut-il vraiment se résoudre à une si déchirante conclusion ?
Une théorie de l'art, une psychologie, une théorie de l'histoire, on ne
les fait pas en quatre paragraphes. Mais, tout de même, ce malaise, si
vivement exprimé par Roland Barthes lui-même, et cette rupture entre
la théorie et la pratique de nombreux historiens et la conduite d'une
immense majorité des hommes de notre temps — hommes d'action et
intellectuels, sans compter les artistes ? Et aussi tant de textes, tant de
faits dont on refuse, au départ, la valeur de témoignage au nom d'un
intellectualisme armé d'informations étrangères à la sensibilité comme à la
logique de notre temps ?

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ART ET HISTOIRE

II faudra beaucoup d'ouvrages appuyés d'exemples pour démontrer


à tous que les œuvres d'art constituent des faits positifs de civilisation
au même titre que les institutions politiques ou sociales et que la fonction
figurative est une catégorie de la pensée aussi complète et aussi susceptible
que d'autres d'aboutir à l'élaboration directe à partir du réel ď œuvres
qui possèdent leur réalité et leur sens, leur logique et leur structure, sans
nécessité de transfert et de mise en rapport avec des systèmes verbaux.
La fonction figurative constitue une catégorie de la pensée
immédiatement liée à l'action, non pas supplétive de la pensée opératoire ou de la
pensée verbale, mais complémentaire et génératrice d'objets de
civilisation qui portent témoignage sur des aspects autrement inaccessibles de
la vie des sociétés présentes et passées. On se bornera nécessairement ici à
formuler quelques objections de principe aux thèses sous-jacentes à
l'exposé de Roland Barthes.
1° Sur la relation dialectique du signe et de la perception optique (ou
auditive). « Chaque œuvre est un ensemble de signes, inventé pendant
l'exécution et pour les besoins de l'endroit. Sortis de la composition pour
laquelle ils ont été créés, ces signes n'ont plus aucune action... Le signe
est déterminé dans le moment que je l'emploie et pour l'objet auquel il
doit participer»1. Ces phrases de Matisse éclairent d'une façon lumineuse
le problème du prétendu habillage des idées par des signes.
Il est scientifiquement démontré que nous ne pouvons enregistrer, au
niveau de la rétine, aucune perception pure 2. Aucune excitation extérieure
ne se transmet directement au cerveau d'une manière isolable. Toute
sensation est déjà différenciée, active et combinatoire. Elle est le produit
d'une activité dé l'esprit, puisque la rétine est elle-même un fragment
du cerveau. Il est absurde, inexact, de croire que le rôle de l'art figuratif
soit de projeter sur une surface, que l'on qualifie d'écran plastique à deux
dimensions, le double d'une réalité objectivement saisissable en vue de
fournir une forme superficielle à des idées préalablement formées dans
l'esprit. Une telle opinion résulte pour le plus grand nombre d'une fausse
analogie de l'œil avec la chambre noire. On se représente l'homme comme
doté d'une double caméra qu'il promène à travers le monde et grâce à
laquelle il enregistre non seulement des sensations, mais un spectacle
d'objets découpés en dehors de son activité individuelle. Physiologique-
ment, l'œil humain est, naturellement, le même depuis les origines de
l'espèce ; il n'est pas un sens isolé et on ne voit que ce que l'on connaît.

1. Le texte de Matisse se trouve dans R. Escholiek, Henri Matisse, Paris, 1987.


On trouve dans le Matisse de Gaston Dieux,, Paris, 1954, de nombreux autres textes
de l'artiste qui constituent un remarquable exposé d'un esthétique moderne.
2. On trouvera des informations essentielles sur ces problèmes dans les
publications d,e l'Institut de Filmologie. Cf. en particulier les travaux d'Y. Galifret, « La
troisième dimension et la projection, cinématographique », et de R. Zazzo, « Espace,
mouvement et cinémascope », rapports introductifs du Congrès International de
Filmologie, Paris, 1955, publiés dans la Revue internationale de Filmologie, juillet-
décembre 1954.

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ANNALES

Ce que nous montre la rétine, ce n'est pas, dans un cadre scénographique


bien délimité, une réunion d'objets immédiatement identifiables. Quand
on a montré à une peuplade noire un film représentant une cour de ferme,
de chez nous, l'assistance n'a d'abord rien vu, jusqu'au moment où, un
poulet ayant traversé l'écran, toute la salle a battu des mains. On ne
perçoit, on ne différencie que des choses qui correspondent à des
expériences déterminées par les niveaux de la culture. Dans cette mesure la
chose vue se trouve sous la dépendance des autres formes de la
connaissance. Mais l'image plastique va directement au cerveau sans exiger de
relais verbal intermédiaire ; elle permet de saisir et de noter des
événements qui échappent aux autres moyens d'information et d'expression
dont on dispose. Une image figurative et une image verbale ne coïncident
jamais entièrement l'une avec l'autre. Lorsqu'on décrit des tableaux,
on les ramène à une teneur verbale, mais on ne les définit pas en tant
qu'oeuvre originale delà main ou de l'esprit. Un chef-d'œuvre et une toile
médiocre se situent exactement sur le même niveau. Ayant lu le dernier
livre d'Emile Mâle qui utilise systématiquement cette méthode de
déchiffrage des monuments, le lecteur non averti et qui n'aurait jamais entendu
parler de Rubens, considérerait que cet artiste est du troisième ordre et
qu'il est loin d'avoir l'importance de Vouet, de Crispi ou de Pierre de Cor-
tone. C'est en rencontrant de tels livres que les historiens sont fondés à
considérer que l'art ne constitue qu'une documentation d'appoint.
Quand on réduit à la description une œuvre figurative, on la dépouille
de ce qui fait sa réalité. On la ramène aux éléments qu'elle possède en
commun dans l'esprit avec le langage et, naturellement, on en conclut
que l'art ne fait pas autre chose que de réaliser des transferts, exprimant
autrement ce qui peut être conçu et exprimé sous d'autres formes. Il y a,
donc, à la base, une pétition de principe. Le rôle de l'art est d'ouvrir aux
hommes une possibilité de manifester, par des moyens adaptés, une série
de valeurs qui ne peuvent être saisies et notées qu'à travers un système
autonome de connaissance et d'activité. Il n'est pas exact de penser que
l'artiste ne travaille que sur un plan de réflexion qui lui a été fourni par
des hommes dressés à d'autres disciplines de la connaissance. Il existe
une pensée plastique — ou figurative — comme il existe une pensée
verbale ou une pensée mathématique. La rhétorique n'est pas le seul mode
pour lier ensemble des signes. Ceux qui font des réserves sur la valeur
autonome de l'art confondent en réalité imitation et représentation. A
partir du moment où l'on se réfère au mécanisme de la perception — -
opération active de l'esprit et non enregistrement mécanique d'un réel
existant indépendamment de l'activité de l'esprit humain, on doit
admettre que l'opération figurative — qui est à un bout de la chaîne
des activités humaines distinct de la parole ou de l'action — consiste non
dans un transfert de valeurs mais dans son entourage, ni dans les autres
systèmes symboliques les objets et les signes qu'il emploie. Le monde
extérieur nous fournit un champ continu et indifférencié de phénomènes qui
anime en permanence le champ de notre rétine d'impressions ayant le
caractère d'être continues mais susceptibles de plusieurs ordres de
différenciation. Toute reconnaissance repose sur un acte de la mémoire, nous

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ART ET HISTOIRE

n'identifions les choses que dans la mesure où nous leur attribuons, par
l'éducation ou par l'imagination individuelle, un sens, c'est-à-dire une
réalité. Ce que Saussure a dit du langage doit l'être aussi de l'art ; il faut
distinguer entre les nomenclatures — verbales ou figuratives, — et la
faculté qui en a rendu possible l'élaboration 1. En art comme en
linguistique, le point de vue crée l'objet ; la délimitation, le découpage sont liés
non à la seule impression sensible, mais à une ébauche de conduite à
travers laquelle se retrouve seulement une certaine conformité avec des lois
physiques de l'univers. Les vrais rapports dialectiques de l'image sont
rationnels, et non objectifs. Le signe est le produit d'une invention. C'est
dans la mémoire et l'imagination, non dans le réel, que les signes plastiques
s'agencent en systèmes porteurs de significations. L'artiste conçoit la
Forme dans le sens le plus voisin du mathématicien, comme un cadre
d'orientation plutôt que comme une limitation. Son office, à lui aussi,
est de donner forme et mesure à l'univers 2. La notion d'un art qui ne
ferait que transposer des « idées » préalablement élaborées à travers
d'autres systèmes significatifs préalablement constitués se heurte au
mécanisme de la vision. Et, dans la mesure où elle est art, la
littérature également se conforme à ces définitions. « Toute chose est dans la
façon de faire... à travers la lecture des textes nous remontons à l'état
naissant 3. »
Louis Jouvet songeait ici au théâtre, à un théâtre fait pour être dit
et non lu des yeux. L'essentiel est de bien comprendre que l'art n'est pas
uniquement une spéculation et un rêve, mais un acte et une des voies de
la connaissance. On ne peut le considérer comme une forme seconde de
la manifestation des idées. Pour le surplus, le signe plastique est, par
nature, différent — parce que spécifique, — du signe verbal. Celui-ci sert
de support à des séries très diverses de manifestations, il est formé d'élé-

1. Cf. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, 1955.


2. La distinction entre les formes — une série quelconque d'objets, de monuments
ou de tableaux qui constituent les styles — et la Forme — le principe d'organisation,
le modèle non pas concret mais inventé et organisé sur le plan de l'imaginaire,
constitutif des modèles, des types que reproduisent les œuvres de série, est capitale. C'est
pour ne l'avoir point nettement établie que les théories de la forme appliquées aux
œuvres d'art, en particulier, se sont heurtées à des difficultés considérables. Je
reprendrai ailleurs cette théorie. Elle se rattache, au surplus à un problème qui dépasse, et
de beaucoup, la typologie des arts. Sur les relations de la théorie des Formes plastiques
et figuratives et des Formes mathématiques, cf. en particulier les articles de G. Bou-
ligand : « Théories et jeux. Aspects et tendances », Revue générale des Sciences, 1954 ;
« Sur la pensée mathématique », Journal de Psychologie, 1954, 3 ; « Sur quelques aspects
de la recherche théorique à partir de l'idée d'un repérage de pensée », Journal de
Psychologie, 1957, 4 ; et, Y. Legrand, « Structures et explication biologique »,
Journal de Psychologie, 1952, 1 ; « Physiologie de quelques phénomènes visuels »,
Journal de Psychologie, 1956, 1 .
3. Louis Jouvet, Le Comédien désincarné, Paris, 1955 : «Tout est d'abord, corporel...
Le texte prend son sens uniquement lorsqu'on le dit, quand on le prononce en scène
ou ailleurs, mais seulement lorsqu'on le dit et lorsqu'on l'écrit... Tout est d'abord
corporel... Il s'agit de retrouver une analogie physique fondée sur la sympathie... Le
texte est un résultat, il faut le retrouver à l'état naissant. » pp. 84, 88, 144, 149, etc..
Les éléments d'une esthétique fondée sur la relation historique de l'œuvre et du milieu
ne manquent pas, mais il faut oublier le Laocoon.

303
ANNALES

ments beaucoup plus fixes que le signe figuratif. Dans la pensée figurative,
ce n'est pas seulement le rapport dialectique du réel et de l'imaginaire qui
est différent de la pensée verbale, mais également la relation du signifiant
et du signifié. Le signe figuratif est plus mobile et plus éphémère, plus
lié à l'acte constellant qui produit des œuvres constitutives d'ensembles
homogènes, que le signe verbal. On ne peut assimiler le signe plastique
au phonème. C'est une raison de plus pour contester la légitimité d'une
doctrine qui ne fait de l'art qu'une forme accessoire des pouvoirs de
l'homme à informer les données de ses sens.
2° Sur la notion de vision du monde. Tout ce qui vient d'être dit sur
la nature du signe plastique aide à comprendre le caractère contestable
de la notion de vision du monde telle que l'emploie Roland Barthes.
L'idée qu'un groupe social ayant formé, par l'usage de la seule fonction
verbale ou de ses seules activités pratiques, un certain nombre de notions,
l'artiste se présente pour leur donner un corps, implique une
méconnaissance totale de la nature du signe. L'idée aussi qu'un système de pensée
s'impose, en général, à une société indépendamment de sa forme
d'expression est plus que contestable, même sur le plan des signes verbaux г. Le
fait de civilisation est, justement, dans l'élaboration dialectique, par un
groupe humain donné d'actes et de représentations — signes et
significations, — strictement adaptés à ses intentions. L'idée de l'écrivain
ou de l'artiste écrivant sous la dictée d'un genius nous ramène à la plus
naïve iconographie. C'est l'évangéliste écrivant sous la dictée de l'ange,
c'est saint Luc peignant le portrait de la Vierge. Nous sommes, en plein
XXe siècle, au niveau des paraboles. Qui donc a dit que notre époque ne
fabriquait pas de mythes ? Certes pas Roland Barthes.

Maurice de Gandillac vient, justement, de publier un volume bien


nécessaire : la traduction d'un ouvrage de Lukacs sur la signification
présente du réalisme critique 2. Je l'ai lu avec passion ; car, peu familier,
je l'avoue, avec l'ensemble de l'œuvre de Lukacs, je m'en étais fait une
idée qui apparaît bien peu conforme à la réalité. On retrouve, certes,
dans ce volume tout le vocabulaire sur lequel repose la théorie de la
vision du monde. Mais les perspectives sont tout autres. En fait, les
analyses de Lukacs apparaissent, du moins ici, beaucoup moins comme le
produit d'une théorie générale de la connaissance que dans la perspective
d'une analyse « historique » d'une situation déterminée, celle de la
littérature à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. On trouve, sans aucun
doute, sous la plume de Lukacs, des expressions comme « la réalité
conceptuelle de l'époque », des références à une tendance fondamentale qui
conditionne tous les phénomènes ; mais l'essentiel des analyses, réelle-
1. Les deux livres de Suzanne K. Langer, Philosophy in a new key, New York,
1948, et Form and feeling, Londres, 1953, constituent le meilleur résumé des principes
sur lesquelles se fonde la théorie symboliste de Fart.
2. Georges Lukacs, La Signification présente du réalisme critique, Paris
(Gallimard, Coll. « Essais »), 1960.

304
ART ET HISTOIRE

ment passionnantes, qui constituent l'ouvrage, correspond à une autre


intention. Il s'agit, pour Lukacs, de mettre en balance, dans un contexte
aussi « historique » que possible, deux conceptions de l'art et de la vie
qui caractérisent notre temps et qui s'affrontent, à ses yeux, dans une
vue au surplus assez manichéenne de l'histoire. Son but est de dénoncer
un romantisme soi-disant révolutionnaire et d'opposer au réalisme
bourgeois de la société capitaliste le vrai réalisme de la société socialiste.
Lukacs entend prouver que c'est à tort que l'on considère l'avant-garde
comme la seule forme possible, et vivante, de l'art dans notre temps. Il
se peut que, face à un réalisme critique et médiocre qui, dans la société
bourgeoise, aboutit davantage au naturalisme qu'au véritable réalisme,
l'art d'avant-garde soit apparu comme la seule forme de protestation
possible contre les impératifs morbides d'un style officiel. Mais c'est négliger
la prise en considération des possibilités du vrai réalisme, celui qui, seul,
peut traduire les vraies forces de notre temps. Ce que Lukacs entend
prôner dans chaque état social objectivement déterminé, c'est une vision
rationnelle et optimiste où se manifeste une concordance parfaite entre le
destin de l'individu et celui de la société en devenir. Pour Lukacs, en
somme, le réalisme, le fameux réalisme socialiste, est à la fois une doctrine
d'art et l'expression d'une foi dans l'avenir du socialisme. Lukacs n'entend
nullement le terme de réalisme en fonction d'une doctrine spéculative
sur les différentes formes de langage. Il le prend dans un sens immédiat,
dans le contexte d'une situation plus encore politique qu'historique. C'est
le langage du croyant, non celui du savant. Il ne décrit pas une situation
après avoir tenté de reconstituer par l'imagination la manière dont les
choses se passent à l'échelle de l'histoire; il annonce la meilleure condition
possible pour l'art dans la société socialiste du temps présent. Aussi bien
faut-il rendre hommage au sens admirablement historique et critique de
Lukacs lorsqu'il aborde le détail des situations littéraires récentes. Il
dégage très bien comment il existe une vision du monde sous-jacente
aux techniques de l'avant-garde littéraire — la même démonstration se
ferait aisément sur des documents d'art — ; il montre, surtout, et c'est
là sans doute le principal mérite de son livre, dans quel rapport précis,
concret, historique, se trouve la forme esthétique du roman moderne à
l'égard des prises de position politiques des auteurs. Le lien d'une
idéologie et d'une forme d'art a rarement été aussi bien dégagé, mais il
n'implique pas que l'art ne soit qu'un substitut du langage. Dans la
perspective de Lukacs, d'un côté, donc, Joyce, Kafka, le statisme, la solitude,
l'intériorité, l'homme seul devant l'absolu d'un monde inhumain, le
virtuel et le drame qui surgit lorsqu'il veut établir sa personnalité,
abandonner le rôle social que lui destine son entourage ; de l'autre Goethe,
Th. Mann, le développement harmonieux de l'homme lié à son entourage,
l'objectivité, la sociabilité, l'individu se situant dans le monde et mesurant
le possible. D'où, dans le domaine de l'esthétique : d'une part, le
fantastique, l'onirique, l'incognito, le pathologique, l'angoisse, la transcendance
et conséquemment l'allégorique ; de l'autre, l'ordre relationnel et
dialectique de l'homme, de son entourage et de l'univers, la personnalité et la
mise en perspective des actes et des intentions, le temps réel, l'universel

305
ANNALES

et conséquemment la typologie des caractères. Or, au lieu d'insister sur le


caractère extérieur, bien que discutable, de cette analyse esthétique
fondée dans l'histoire, on n'a guère retenu de Lukacs, dans les définitions
courantes, que certains points de doctrine, comme l'affirmation qu'il
existe une structure précédant l'œuvre et qui procède de la nature intime
et permanente de l'homme même. On n'a guère davantage relevé le
paradoxe qui conduit Lukacs à défendre, d'un côté, une théorie suivant laquelle
un des traits les plus caractéristiques de la littérature décadente — dite
d'avant-garde — , consiste dans la manipulation de qualités
interchangeables qui nient la cohérence de la personne humaine et font de l'homme
un fantôme, et d'un autre côté une doctrine qui refuse à l'artiste le pouvoir
de création. Car il est bien évident que, si le pouvoir de l'artiste se borne
à choisir parmi un nombre préalablement déterminé de schemes de
pensées ou de formes possibles, — structures stables qui appartiennent
à l'espèce et non à l'individu —-, la puissance de l'art se réduit finalement
à n'être qu'un habillage de formes ou de structures limitées et
prédéterminées par on ne sait quelle divinité. Décidément, nous nous mouvons
toujours dans le mythe, nous prolongeons encore le règne des néo-pla-
tonismes. La seconde Renaissance y a trouvé un ressort, naturellement
lié au fait qu'elle reposait sur son rattachement volontaire à une culture.
Quel paradoxe que celui de notre temps qui, trois siècles et demi après
Bacon, au siècle des démiurges, se rattache désespérément à des formes
de pensée qui appartiennent à un autre âge de l'aventure technique de
l'humanité 1.
Il ne s'agit pas, bien entendu, de nier les transferts, de nier la récurrence
des structures, mais de revendiquer une distinction fondamentale entre
plusieurs types d'ouvrages de l'art ou de l'esprit. Une des raisons majeures
pour lesquelles les débats esthétiques ramènent toujours aux mêmes
notions, c'est qu'on manque à distinguer entre la Forme et les formes.
Toute œuvre d'art, toute œuvre de l'esprit, est placée sur le même plan.
N'existe-t-il pas, au contraire, une différence de nature entre les œuvres
qui, dans une catégorie quelconque des activités humaines résultent d'une
imitation ou de la répétition d'un objet déjà existant et celles qui
instaurent un nouveau système ? Diffusion et création, modèles concrets,
modèles abstraits, ordre des genèses et ordres des diffusions. Saussure
nous a appris que tout ce qui est dans le social a toujours, à un moment
donné, passé par l'individuel 2. Pour nous placer sur le seul plan qui nous

1. Je tiens à signaler ici l'extrême intérêt du livre de Paolo Rossi : Francesco


Bacone. Dalla magia alla scienza, Bari, 1957. Cet ouvrage se rattache à une série de
travaux de l'auteur et de R. Garin sur le développement des formes de la rhétorique
en liaison avec les développements de la pensée classique. Comme pour la question
de la Forme et des formes, je ne puis que poser ici la question, me réservant de
développer le sujet à une autre occasion dans sa nécessaire et très ample perspective.
2. Cf. Saussure, Cours de linguistique..., pp. 138, 196, 231 et passim. Les deux
principes essentiels de la théorie de Saussure dont il est urgent de faire application
aux arts s'expriment ainsi : tout changement est d'abord le produit d'une initiative
individuelle, mais il entre seulement dans la langue quand la communauté l'accueille ;
— la nature ne donne pas à l'homme le langage, mais la faculté de construire un
langage. Il faut ajouter qu'un troisième principe placé à la base de sa théorie par Saus-

306
ART ET HISTOIRE

retienne aujourd'hui, notons qu'on ne saurait utiliser de la même manière


pour l'histoire, les ouvrages qui constituent des séries et ceux qui
introduisent un nouveau système. Laissons de côté le débat capital sur le point
de savoir en quoi consiste l'invention — découverte de rapports ou
utilisation de schemes mentaux déterminés. Il ne fait, en tout cas, aucun doute
que si, à un moment donné, le jeu change, si on voit apparaître de
nouveaux signes, de nouvelles formes, de nouveaux modèles, et il faut être
aveugle pour le nier, c'est parce que, d'une part, on ne saurait ramener
tous les monuments, toutes les œuvres à un seul type, déterminé par une
relation unique entre l'individu et la société, entre signifiant et signifié, et
parce que, d'autre part, l'histoire n'enregistre pas et ne fait pas état que
de continuités.

3° Sur la matière de l'histoire : permanences et mutations. Il existerait,


d'après Roland Barthes, des séries d'actions et des objets appelés par
nature à une signification historique privilégiée. Le but de l'histoire serait
de reconstituer ces ensembles. Tout ce qui est proprement individuel lui
échappe. Ainsi, seules les formes institutionnalisées de la vie
constitueraient la matière d'une histoire qui récuserait non seulement
l'événement mais l'imbrication dans le présent des individus et des groupes, des
causes et des effets. Le but de l'histoire étant de reconstituer les faits ou
les ensembles qui ont résisté au temps, elle se garderait légitimement de
toute appréciation de valeur, et de toute prise en considération des
efforts humains qui n'ont pas abouti à la répétition. De la destinée même
des hommes qui ont fait l'histoire, elle récuserait tout ce qui est demeuré
en dehors de la ligne majeure d'une destinée jugée — car la notion de

valeur bien que récusée s'impose — en fonction d'une action sur la


masse, qui le plus souvent déforme pourtant au point de la rendre
méconnaissable une impulsion qui ne se laisse vraiment saisir que dans la
complexité souvent contradictoire de la vie. Il est remarquable que ce
soient les défenseurs d'une école qui a revendiqué au départ les droits de
l'histoire vivante qui prônent, parfois, aujourd'hui une histoire
institutionnalisée. Il y a quelques semaines de cela, j'entendais soutenir
curieusement la même thèse par un historien d'art très orthodoxe celui-là et très
désireux d'établir la qualité « scientifique » de sa méthode. Il se donnait
comme un savant parce que, disait-il, pour lui, un objet était un objet,
un fait un fait, parce que l'histoire de l'art n'était pas l'esthétique. Et il
disait, à titre d'exemple, pour récuser une tentative d'interprétation des
formes littéraires en fonction du présent, qu'une pomme est une pomme,

sure : la forms du signe n'intéresse pas le système, p. 163, ne s'applique pas aux arts.
En indiquant les analogies qui existent indubitablement entre langage verbal et
langage artistique — ou mieux langages artistiques, car l'architecture ne saurait
s'identifier avec la peinture, ou avec le langage mathématique — on ne perd pas de vue les
spécificités. Comme le problème des formes et de la Forme, comme celui du rapport
entre la rhétorique et ce que l'on peut appeler le discours ou mieux les systèmes
dialectiques du réel et de l'imaginaire, ce problème de l'analogie différentielle des langues
et de l'art appelle des exposés spéciaux.

307
ANNALES

rien qu'une pomme et toujours une pomme 4 Exemple malheureux pour


un historien d'art. Car, depuis Cézanne, la pomme a précisément joué un
grand rôle dans le développement de l'art moderne. Sans vouloir rappeler
que, même dans la vie courante, il y a pomme et pomme, sans vouloir
introduire une plaisanterie facile sur le danger qu'il y a parfois pour les
hommes à saisir au vol la première pomme venue, il était aisé de lui
répliquer que toute la problématique de l'art moderne est née le jour où Cézanne
a découvert que, pour l'artiste, la pomme n'était pas la pomme, mais
un sujet d'observation, le jour où, suivant l'expression de Robert Delau-
nay, il a « cassé le compotier », c'est-à-dire remis en cause le rapport
dialectique de l'homme et de l'univers 2. Aidés en cela par la rencontre
des civilisations occidentales et des civilisations éloignées, les artistes
ont été des premiers à comprendre, au début de ce siècle, que le problème
des configurations était celui des relations dans l'actuel entre les
sensations et les cadres acquis de la mémoire et qu'il fournissait une des voies
ouvertes à la pensée et à l'action humaine, au même titre que le problème,
exclusivement abordé depuis la Renaissance, de la projection
orthométrique et monoculaire des objets considérés comme constitutifs du réel
dans la seule perspective d'un certain type de civilisation. Je ne pense
pas qu'il soit vraiment nécessaire de plaider encore la cause d'une histoire
liée aux formes structurales de l'histoire et problématique plutôt que
descriptive. C'est une autre conséquence de la doctrine exposée que je
voudrais encore élucider.
Si l'histoire n'a de prise que sur ce qui s'est affirmé dans
l'institutionnel et dans la durée, c'est-à-dire sur les permanences, il faudrait sans doute
admettre qu'elle est une science fragmentaire, sinon infirme, et qu'elle
abandonne à d'autres disciplines complémentaires le soin d'élaborer non
seulement une esthétique, mais autant de sciences particulières qu'il
existe de fonctions différenciées, liées au pouvoir de l'homme de créer des
configurations modificatrices de son action dans l'univers. Faut-il croire,
d'autre part, que ce qui compte seul pour l'homme, c'est ce qui est ainsi
susceptible de devenir la loi du très grand nombre ? Faut-il croire que,
du continu institutionnalisé qui serait l'histoire, au discontinu de
l'individuel il existe une antinomie qui rend l'homme contradictoire
irrémédiablement avec lui-même et qui limite sa participation effective à l'histoire
aux quelques instants où il découvre une structure plus efficace pour
d'autres que pour lui-même ? Que l'homme n'a été au fond créateur qu'à
ses origines, qu'il ne fait que développer dans ses applications une même
rationnalité, une même logique, que son pouvoir ne consiste que dans la
faculté de retrouver des schemes de pensée ou d'action latents dans la

1. L'intervention de R. Wittkower au Congrès organisé sur le problème des


méthodes dans le domaine de l'Histoire des Idées par la Société internationale pour
l'Histoire des Idées, Cambridge, août 1960, était provoquée par une communication
remarquable de M. Julian Marias sur le roman personnel contemporain considéré
сотгаз un témoignage historique et sociologique. M. Marias, qui s'efforce d'appliquer
à la littérature des méthodes analogues à celles que je suggère ici dans le champ des
arts figuratifs, est l'auteur d'un excellent ouvrage sur Miguel de Unamuno, Madrid,
1942.
2. Cf. les papiers inédits de Robert Delaunay que j'ai publiés en 1957, p. 72.

308
ART ET HISTOIRE

constitution immuable de son esprit ? Qu'entre la mutation, qu'il est


tout de même difficile de nier, et la série il n'y a aucun pont, ni dans la
doctrine, ni dans le tissu des expériences individuelles ? L'événement
appartiendrait-il à la catégorie du hasard et la découverte de la forme au
domaine des réflexes conditionnés ? г
Qu'il existe une différence de nature entre les faits de création —
l'apparition des types — et les faits de permanence et de diffusion, n'implique
nullement, semble-t-il, cette conséquence extrême qu'une des séries
doit être tenue en dehors de l'histoire. Il est légitime de vouloir une prise
de conscience nette de la nature différente des problèmes, mais il paraît
bien qu'une histoire véritable ne puisse se faire sans qu'elle considère
à la fois les faits de stabilité et les processus de création. Une idée ne se
répand, elle ne se socialise que dans la mesure où elle est accueillie ;' toute
idée, toute forme est d'abord « à démontrer » comme un théorème
mathématique. Mais tous les théorèmes ne trouvent pas la même diffusion et la
même application poussée aux extrêmes et leur étude ne peut se faire
en fonction de leur seule efficacité pragmatique. Ce serait nier et la
cohérence des mathématiques et que la source et la valeur de l'hypothèse
dépend non pas de ses applications mais de sa propre cohérence, de sa
relation avec le virtuel non avec la petite part réalisée de ses conséquences
possibles. L'histoire est autant la description des genèses que celle des
développements. L'homme ne possède pas seulement le pouvoir de
reproduire, de tirer les conséqunces d'une conduite acquise, il possède
également la capacité de changer l'ordre relatif de ses actes et de ses
représentations. L'idée de création n'implique pas, au surplus, celle de découverte
ou d'invention de tous les éléments mis en association pour constituer la
nouvelle forme. Son pouvoir est constellant plutôt que générateur
d'atomes. L'apparition de la forme ressemble davantage à une fluctuation
qu'à une création ex nihilo 2. En jetant les yeux autour de nous, à la simple
échelle d'une vie humaine, il est aisé de constater que les modes
d'expression aussi bien que d'action des hommes sont en perpétuel état de
transformation et aussi que chacun de nous appartient à un nombre
considérable de cellules primaires aussi bien pour son comportement que pour
ses idées. Nous participons à des niveaux de connaissance et de culture
innombrablement différenciés. Tel mathématicien du premier rang,
infiniment en avance sur ses contemporains dans son domaine réservé,
agit, dans la pratique de l'existence, en fonction de réflexes et d'usages
séculaires. Aucune de nous n'est tout entier l'homme représentatif d'un
type ou d'un groupe. Le même homme est ingénieur et mélomane et il est

1. Carlo Diano, Linee per una fenomenologia deWarte, Venise, 1956. Encore un
ouvrage fondamental qui a passé jusqu'ici inaperçu. Il pose, d'une manière
passionnante, la distinction entre la Forme et l'événement.
2. Pierre Auger, L'homme moléculaire, Paris, 1952. On trouvera également dans
ce livre des sujets remarquables de réflexion sur les états d'équilibre et d'expansion,
sur l'entropie et sur la création évolutive, sur les transferts d'ordre et les asymétries.
Je suis moins d'accord avec l'auteur s'il s'agit de ses vues relatives à l'œuvre d'art,
trop influencées par les idées courantes et non accordées à ses vues personnelles de
savant. Rien ne prouve mieux l'impossibilité de considérer une interférence entre les
disciplines comme aboutissant à un simple transfert de conclusions.

309

Annales (16e année, mars-avril 1961, n° 2) 7


ANNALES

d'avant-garde dans sa technique, d'arrière-garde en musique. Il n'y a ni


hommes, ni sociétés monolithes. Les arts, en particulier, sont un lieu de
rassemblement pour des individus provenant de groupes infiniment divers.
Dans nos rues, sur nos places, dans nos bâtiments publics se coudoient
des hommes très divers. Les monuments constituent, au même titre que
tous les produits objectifs ou institutionnalisés de l'activité des hommes,
des témoins multiples, ambivalents. Ils nous donnent des indices pour
reconstituer le réseau infiniment délicat des interrelations humaines.
Parler d'histoire comme si une seule forme de réalité avait commandé les
autres, c'est, me semble-t-il, laisser échapper l'histoire. Le but de
l'histoire, c'est justement de reconstituer des conduites humaines dans leur
interaction et leur mobilité. Il est aussi important pour y parvenir de faire
place à tous les éléments qui enregistrent des permanences et à ceux qui
laissent saisir l'instant où un fait nouveau se produit.
Assurément, je ne crois pas qu'il y ait prolem sine matre creatam. Mais la
somme des éléments ne constitue pas l'ensemble. Ce qui fait l'homme,
l'histoire, c'est un certain moment d'équilibre qui parfois perpétue et
parfois aussi, plus rarement, transforme l'actuel. La considération de
toutes les œuvres de l'homme paraît donc nécessaire à une histoire aussi
informée que possible. Or, les œuvres d'art apportent un matériel
d'information aussi précis que tout autre lorsqu'il s'agit de savoir comment les
hommes ont agi et comment ils ont jugé à un moment précis. Autant que
génialité, l'art est technique. C'est un domaine encore très mal connu,
parce que ni les amateurs ni les historiens n'ont vraiment voulu le
considérer comme une des formes fixes et fondamentales de l'activité humaine.
Le malaise que signale Roland Barthes, c'est cette inadéquation de nos
moyens d'approche et d'une matière qui nous fuit. Mais il n'y a aucune
raison pour jeter l'éponge avant d'avoir tenté une approche méthodique
du problème.
4° Sur le langage, norme des autres activités significatives. Sans
exemples, toute discussion doctrinale serait vaine sur ce point. On ne peut
résoudre en trois phrases le problème du signe. Il me paraît que ces
remarques ont assez précisé les réserves qui doivent être faites sur la
subordination du signe plastique au signe linguistique. En fait, le problème
théorique n'a jamais été vraiment posé et exploré. On n'enregistre que
l'affirmation, nécessairement partiale, des linguistes. Ils ont la partie belle
puisque, seuls, ils possèdent une doctrine. Il est évident, cependant, que,
dans notre époque, un nombre considérable d'hommes sont sensibles au
signe optique d'une manière qui dément les conclusions de la philologie.
Et il est aussi évident que l'application à l'histoire des arts des méthodes
et des conclusions de la philologie ne permet d'atteindre dans les œuvres
de l'art que ce qui est commun aux activités verbales et plastiques. C'est
précisément cette situation qui provoque le débat qu'on vient d'aborder,
mais qui est largement ouvert depuis un demi-siècle, devant le public,
aussi bien d'ailleurs que dans l'histoire depuis qu'il y a, d'une part, des
littérateurs, des philosophes et des savants et, d'autre part., des artistes.
Il nous manque d'avoir reconnu l'existence d'un langage plastique assorti
à un type d'action et à des conduites très représentatives et très stables

310
ART ET HISTOIRE

dans l'humanité — par qui nous lisons du premier coup d'œil et jugeons
sans les comprendre des œuvres formées par des civilisations qui noue
sont par ailleurs entièrement étrangères.

Plutôt que de formuler sur ce thème des affirmations impossibles à


justifier sans le matériel nécessaire, il semble préférable de dire, en
terminant, sur quel terrain il semble que l'histoire puisse dès à présent
interpréter le témoignage de l'art dans une perspective d'utilisation plus large
des sources non écrites de l'histoire des civilisations.
Une fois admis que l'art ne consiste pas dans l'habillage de modèles
d'actions ou de pensées préalablement formés en dehors de lui ; dès que
l'on comprend qu'il agit suivant une raison qui lui est propre et qu'il
produit des ouvrages qui ne sont pas seulement le reflet matériel et
intellectuel d'autres activités de l'esprit ; dès qu'on se rend compte qu'il se
manifeste au niveau de l'acte individuel avant de devenir éventuellement
uns institution, on est amené à le considérer, comme toute forme d'une
activité spécifique de l'homme, sous son double aspect concret et
mental. Autrement dit, l'art doit être étudié comme générateur d'une
collection d'objets et comme témoin d'un type particulier de rationalité. Il se
présente à nous comme constitutif d'un double outillage matériel et
mental dont la connaissance est indispensable à l'historien.
1° Outillage matériel, la notion est simple et elle est généralement
acquise. Un monument, un pont, un palais, une église, une place, une
maison n'ont pas été construits dans l'abstrait. Ils servent à des besoins,
individuels et collectifs. Nous apprenons, en les analysant, un très grand
nombre de choses sur les capacités techniques comme sur l'organisation
sociale d'un groupe. Un tableau, une statue sont également fonctionnels
et l'on admet, généralement, avec les ethnologues, que le désir d'orner la
matière constitue un besoin fondamental de l'homme en société. D'autre
part, l'archéologie nous a montré tout ce que la connaissance d'objets
de caractère à la fois utilitaire et symbolique nous révélait sur la société
qui les utilise. Les œuvres d'art qui ne sont ni strictement utilitaires ni
purement gratuites s'insèrent dans la catégorie des objets de civilisation.
Seuls quelques esprits jaloux et bornés — comme le fut jadis Ed. Faral
— se refusent encore à l'évidence 4 Au surplus la notion d'objet de
civilisation ne s'applique pas qu'aux œuvres d'art : certaines institutions et
certains produits des activités verbales constituent également des objets
de civilisation. L'erreur est de penser qu'il existe des fonctions
entièrement distinctes de l'esprit et qui s'expriment entièrement et
exclusivement dans des séries d'actes et d'objets déterminées. De même que

1. Le compte rendu du livre de Jean Marx, La légende arthurienne et le Graal,


Paris, 1952, publié par Ed. Faral dans la Romania, LXXIII, 1951, p. 262 sqq. est
accablant pour la mémoire de son auteur : médiocrité des jugements, insolence de la forme.
Mais Ed. Faral n'est pas le seul érudit à refuser toute ouverture nouvelle en dehors
des formas d'une culture uniquement traditionnelle. Etant entendu que ses violences
traduisaient un sentiment personnel d'infériorité fort visible.

311
ANNALES

chaque homme participe à des niveaux multiples et variés de civilisation,


ainsi chaque objet est engagé, à la fois, dans plusieurs catégories de nos
activités. La complexité est la loi de toute existence aussi bien pour les
individus que pour les œuvres. Tout être — tout objet, — est tout entier
historique, mais il ne participe pas également et à tous les moments de son
existence à toutes les dimensions de l'histoire.
Toute société, d'autre part, a eu son art. C'est une source universelle
d'information. Mais tous les arts ne sont pas toujours représentés dans les
sociétés à toutes les époques. Il y a toujours art, mais pas tousles arts.
Tous les hommes ne sont ni plus ni moins artistes qu'ils ne sont tous
mathématiciens ou orateurs. S'il est toujours matérialisé dans des œuvres, l'art
n'est pas présent dans chaque acte humain. Par conséquent, il doit faire
l'objet d'une vaste enquête au niveau de l'objet, étant entendu que ce
terme englobe non seulement les objets qui se donnent comme artistiques,
mais tous ceux où se manifeste une qualité.
2° On comprend, dans cette perspective, que l'art constitue non
seulement un des outillages matériels, mais un des outillages mentaux de
l'homme vivant en société. Toujours inséparable d'une technique, l'art
se distingue pourtant de la technique pure. Le but de la technique est de
définir un procès d'action qui transforme un savoir en acte ; la technique
vise, en outre, à la répétition. Le but de l'art, de l'esthétique est autre. Il
vise à définir un pouvoir — susceptible ensuite de se transformer en acte à
travers une technique — et son objet propre est d'élaborer non la série, mais
le type. Il est véritablement art seulement lorsqu'il soumet la technique,
qui lui permet seule de se manifester, à des fins qui se situent non dans
le réel, mais dans l'imaginaire. Plus que toute autre activité humaine, il est
la dialectique du réel et de l'imaginaire x. Il ne se confond pas davantage
avec la technique qu'avec la réalité. Tandis que la fin de la technique est
immédiate, celle de l'art est éloignée, son domaine est celui des formes et il
s'apparente le plus aux mathématiques. Comme un individu une société
se présente d'abord ses actes. Toute œuvre d'art nous ramène au projet,
au niveau où s'ébauchent les actes. Par l'art, nous pénétrons du domaine
des réalisations jusqu'au plan de l'ébauche. Nous entrons dans l'univers
de la mémoire et de l'imagination. Assurément nous n'y parvenons que
dans la mesure où l'artiste a matérialisé son projet, mais ce qui fait la
réalité de l'art, c'est non l'outil et l'objet qui servent à la présentation mais
le scheme d'action qui possède, naturellement, des caractères structuraux.
On fait aisément la distinction entre le poème et les mots (ou les
caractères d'imprimerie) qui servent à le communiquer. C'est par la
technique que l'art est communicable, mais il possède son originalité
essentielle comme système de liaison d'un type particulier de représentations
fondées sur une interprétation dialectique des données pures des sens.

1. Dialectique du réel et de l'imaginaire, problématique de l'imaginaire, j'ai posé


ces problèmes dans un ouvrage consacré à l'analyse de l'œuvre d'Estève, Paris, 1956.
Je тз suis efforcé d'y montrer aussi comment l'artiste, suivant le mot de Matisse,
invente au fur et à mesure du développement de la toile. La seule réalité qui constitue
une œuvre n'est pas le monde extérieur; il faut aussi tenir compte de la réalité de
l'objet, devenant contraignant au fur et à mesure qu'il se constitue.

312
ART ET HISTOIRE

Notons, en passant, que telle est la raison pour laquelle l'Impressionnisme


et tous les mouvements qui en sont sortis ont bouleversé le statut de l'art
dans la société au point de provoquer une révolution qui dépasse, et de
beaucoup, le niveau des modes, avec des conséquences immenses même
sur le plan utilitaire.
La création des œuvres d'art en apparence les plus utilitaires nous
informe toujours sur ce qu'on peut appeler le projet de toute activité
individuelle ou collective dans un groupe humain déterminé. En réformant
son art, la Renaissance avait véritablement incarné par anticipation, dans
l'imaginaire, des pouvoirs qui se sont ensuite progressivement manifestés
à travers l'ensemble des activités collectives. L'histoire ne peut se passer
d'un instrument qui lui permet de découvrir le lien intellectuel de
nombreux actes qui se traduisent en objets purement figuratifs, mais la
cohésion et le mécanisme de production sont éclairants pour les autres formes
d'action positive ou conceptuelle d'une époque. Le document artistique
est, à la fois, révélateur de savoirs techniques et de schemes de pensée. Il
est aussi sûr que le document écrit. D'ailleurs le document écrit est lui
aussi parfois un des supports de l'art. Bien des malentendus actuels
viennent du fait que nos sociétés, terriblement intellectualisées et toujours
formées à la rhétorique classique, ne conçoivent de logique que celle de
l'école. Au néo-platonisme latent s'ajoute un aristotélisme impénitent. La
spéculation esthétique peut être une des voies qui nous guidera vers une
culture moderne fondée sur le remaniement de l'expérience.
Notre époque, qui prétend résoudre tous les problèmes de conduite en
termes de langage, a perdu de vue que la plupart des civilisations ont été
fondées sur une culture de la vue et de l'ouïe. En voulant fonder toute
logique sur un seul niveau des systèmes sémantiques, nous avons perdu
de vue qu'une civilisation implique une certaine organisation de l'espace.
Les seules imaginations mathématique et littéraire ont fait l'objet d'une
étude méthodique. Et pourtant la relation de la pensée et de l'action
se manifeste d'une manière évidente dans toute fabrication d'objet
destiné à constituer le cadre matériel de notre existence. On ne fixe pas
seulement des conduites à travers des discours et des théorèmes, mais à travers
des objets et à travers des configurations de signes musicaux ou figuratifs.
Il est vrai que, pour être utilisés pleinement par l'histoire, les arts ont
besoin d'être étudiés pour eux-mêmes comme les témoins d'une
activité autonome et non pas seulement comme une habileté susceptible de
donner forme à une pensée préalablement déterminée. Tout l'enseignement
des arts est orienté vers le commentaire littéraire et symbolique. On ne
montre pas la valeur propre de l'œuvre, comment la pensée plastique
s'exprime directement par le maniement de valeurs comme les proportions,
les couleurs, les rythmes, les intervalles. Toute tentative pour élaborer
une science de l'art à partir des normes de la pensée verbale est par avance
condamnée ; c'est pour l'avoir fait jusqu'ici que les historiens de l'art se
trouvent dans l'impasse.
Mais, en revendiquant l'élaboration d'une esthétique qui ne soit pas
l'application arbitraire de systèmes sémantiques liés à la linguistique ou
à la philosophie, on court un risque. Il n'est pas question de penser que la

313
ANNALES

connaissance isolée des arts et des techniques conduise seule à une meilleure
connaissance du passé et du présent. Beaucoup de sociologues de l'art
commettent cette erreur de vouloir substituer leur discipline à celles qui
ont cours. On ne peut pas plus écrire l'histoire et comprendre le présent
à partir de la seule connaissance des arts qu'en dehors de leur
considération. Ni l'histoire des arts, ni celle de la politique, ni celle de l'économie ne
pourra jamais prétendre à la souveraineté. Chacune des méthodes qui
conduit à une histoire particulière nous ouvre des vues sur un secteur
irréductible des activités humaines. L'histoire de l'art ne prétend pas à
prendre l'avantage sur les autres, elle ne vise même pas à fournir seule
les informations nécessaires à l'évocation d'un milieu déterminé. Elle
entend seulement faire reconnaître qu'il est aussi impossible de l'ignorer.
Elle permet d'atteindre des certitudes dans des domaines qui, autrement,
nous demeurent cachés. Le caractère intuitif de la communication nous
frappe davantage en matière d'art parce que ce type d'activité a jusqu'ici
fait l'objet de moins de réflexion et d'élu cidation que d'autres. Elle est
un instrument non suffisant, mais nécessaire, et objectif de l'histoire des
civilisations.
3° Outillages matériels et outillages mentaux, systèmes de
signification encore insuffisamment étudiés, les arts nous fournissent des
informations toujours précises, mais particulièrement riches dans le domaine
de ce que l'on pourrait appeler les dimensions ou la mesure des
civilisations. Ce qui constitue le fait fondamental de la civilisation, c'est
l'adoption plus ou moins rapide, plus ou moins étendue de conduites manifestées
à l'origine par un individu. La première représentation d'un scheme
d'action est toujours imaginaire, limitée à un homme, puis à un groupe ;
une forme d'action incarnée dans un type d'œuvre sert de modèle à des
individus qui ne sont pas tous réunis dans l'espace ni dans le temps. Les
œuvres d'art constituent des jalons précieux pour reconnaître les
cheminements qui ont permis à certains types de conduite de se répandre ainsi
à travers la terre tout en entrant dans des jeux de combinaison variés et
en s'associant dans de nouveaux systèmes.
On ne saurait évidemment poser en termes de grandeur tous les aspects
qui définissent une civilisation. Il est certain toutefois que, de ce que l'on
peut appeler ses dimensions, dépendent un grand nombre de ses
caractères. La cité grecque, jadis, a été un des modèles les plus parfaits que
nous ait laissé l'histoire aussi longtemps qu'elle s'est maintenue dans les
limites d'un nombre déterminé de citoyens. Les différentes formes d'Etats
et de sociétés sont toujours liées au nombre des individus qu'il s'agit
d'intégrer et aux proportions relatives des différents groupes qui
nécessairement se forment en fonction de la spécialisation des fonctions. Il est à
peine besoin de rappeler les travaux de M. Dumézil qui nous a révélé la
relation existante entre les mythes, les récits et la structure des sociétés
indo-européennes. De nos jours, c'est le brutal accroissement du corps
des sociétés qui amène la rupture de tous les cadres.
Dans un autre sens, la notion de dimension et de mesure joue un grand
rôle dans la définition des civilisations : une forme de société est liée à une
aire d'expansion qui détermine les ressources matérielles dont elle dispose

314
ART ET HISTOIRE

et, suivant leur dispersion plus ou moins grande, lui impose des activités
particulières. Il suffit de rappeler le rôle joué par la course aux matières
premières depuis les origines de l'histoire — le passage de la vie errante
à la vie sédentaire est le résultat de la fixation au sol des premières
communautés. Cette fixation est liée à la définition des premières activités
esthétiques révélatrices des formes de la civilisation les plus hautes que
le monde ait connues. Simultanément, une civilisation tend toujours à
s'étendre, elle possède une force de propagande qui tient à l'instinct de
conservation et de domination que possède chaque homme. Or,
précisément, c'est en grande partie par les arts que les sociétés matérialisent,
pour elles-même et pour l'extérieur, les principes qui orientent leur
action journalière et qui la justifient. La notion d'une dimension des
civilisations implique donc la recherche de toutes les sources et de tous les
prolongements attestés d'une forme de vie donnée. Aussi bien dans le cadre
des vies individuelles que de la vie collective. Dès qu'on admet qu'à une
époque il existe non pas seulement une forme de connaissance et d'action
mais plusieurs qui correspondent à des strates accumulées pour ainsi dire
lourdement par l'histoire, il devient évident que l'histoire d'un individu
ou d'un groupe humain quel qu'il soit, réclame d'abord la distinction de
ces niveaux différenciés. Faute de partir d'une analyse serrée des niveaux
de la culture, une typologie des civilisations reste formaliste. Il faut
toujours se demander à quel moment du passé, à quel niveau nous renvoie
chaque acte individuel ou collectif, chaque scheme de pensée. En dernière
analyse, la notion d'une dimension mesurable des civilisations nous amène
à concevoir la nécessité d'évaluer dans son extension spatiale et
temporelle aussi bien qu'en fonction de la place qu'elle occupe dans l'ensemble
des activités d'un homme ou d'un groupe, chaque forme de pensée ou
d'action attestée par des œuvres. Il ne fait pas de doute que, dans ce
domaine de la recherche, les arts ne nous fournissent des jalons
particulièrement précieux et que, sans eux, il manquera nécessairement quelque
chose à toute évaluation de ce que l'on peut appeler le potentiel d'un
modèle et d'une culture.
Dans cette définition de la dimension mesurable d'une civilisation se
trouvent en fait enveloppés les différents aspects sous lesquels peut être
précisée la valeur documentaire des arts en fonction des ambitions
légitimes de l'histoire. Potentialité et extension des modèles anciens ou
nouveaux dans la vie cohérente des individus ou des groupes ; cohérence
interne et limites d'une forme de culture ; cheminements qui ont permis
au modèle de cheminer à travers toute la terre dans le temps comme
dans l'espace, les arts fournissent, sur ces divers points une énorme
quantité d'informations précises, jalonnant les routes de l'histoire et éclairant
la complexité des types mentaux. Leur étude permet d'identifier des
transferts dans le domaine des techniques comme dans celui des
structures imaginaires. Extension dans l'espace, c'est, comme on l'a dit, le
problème des aires de culture ; extension dans le temps, c'est celui des
persistances et de la longue durée.

L'humanité n'oublie rien. Elle progresse et assimile, utilise des voies

315
ANNALES

courtes pour englober les anciennes expériences. Euclide n'a pas cessé
d'être « vrai » après Einstein. Aucune novation n'est faite d'absolue
création. Ce qui fait l'histoire, c'est le pouvoir qu'ont les hommes de
réordonner la matière de leur expérience en anticipant par la pensée sur la
réalisation. Les formes ne sont pas seulement produits et témoins, elles
sont aussi cause d'œuvres et de conduites. Cependant la connaissance du
passé et les modèles d'action qui orientent un homme ou une société
conditionnent mais ne déterminent pas les formes neuves de l'action. Les
modèles comme les actes isolés sont le produit d'un choix entre les
possibles. L'histoire est faite autant d'une connaissance exacte des limites
d'expansion des cultures que de la détermination des circonstances où se
produisent les ruptures et les novations. Engagées, à la fois, dans la matière
et dans l'esprit, les œuvres d'art ne peuvent être récusées comme témoins
privilégiés d'aspects autrement inaccessibles du passé. Etant entendu que
les historiens attendent légitimement des archéologues et des historiens
d'art la prise de conscience préalable du caractère opératoire de la
création plastique. La notion de la variété des cultures est devenue claire
pour tous depuis une trentaine d'années. Mais le trésor des œuvres du
passé ne constitue pas uniquement un Musée imaginaire illustrant les
chimères de l'homme placé en présence d'un réel intangible. Il est temps
que l'on substitue à une esthétique née au XVIIIe siècle de la croyance au
Beau absolu, une problématique neuve liée à la reconnaissance du
pouvoir de l'homme à informer son entourage. Les arts conservent le
témoignage des conduites concertées et des représentations anticipées à partir
desquelles se sont bâties les cultures. Depuis deux cents ans seulement
on a nourri l'idée d'une fonction de l'art indépendante engendrant une
série d'objets détachés de toute utilité. L'art a toujours été conçu comme
le dernier terme d'une action créatrice des objets nécessaires à la vie des
collectivités. Il a sa place dans une société technicienne comme dans
une société religieuse. Il ne condense pas les secrets en nombre limité d'une
sagesse immuable.
Pierre Francastel.

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