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Judith Fafard-Larose

De: BIB - Prblsh


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À: BIB - Prblsh
Objet: Votre demande de numérisation - Une histoire de la fonction-auteur est-elle possible?

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Une histoire de la fonction-auteur est-elle possible? : actes du
Titre
colloque organisé par le Centre de recherche LiDiSa (Littérature
et Discours du Savoir), 11-13 mai 2000, E.N.S. Fontenay-Saint-
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Code-barres document 31225032104131
Arnaud Bernadet, "L'historicité de l'auteur : une catégorie
Note publique
problématique", p. 16-31. Merci!!
Courriel : amine.baouche@umontreal.ca

""y:
Université ^
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Maj 18 novembre 2020


UHistoricité de l?auteur :
une catégorie problématique

L'auteur est une catégorie ambiguë. Il présente les mêmes dif-


ficultés d'objectivation que la notion de sujet. Il en est une
variante conceptuelle. Pour cette raison et parce qu'elle appar-
tient pleinement à l'histoire des individuations, la notion d'au-
teur donne prise à des interprétations multiples voire contradic-
toires. Il n'est pas sûr, en effet, qu'entre l'expérience du dire qui
caractérise la littérature, les théories auxquelles elle donne lieu,
et les conceptions juridiques, historiques ou encore sociolo-
giques, il y ait nécessairement transitivité. L'auteur motive en
tous cas cette rencontre entre la littérature, les sciences sociales
et les théories de l'art littéraire qui s'en nourrissent ou s'en écar-
tent. La perspective que je propose est celle d'une poétique. Elle
cherche à mettre en lumière les conditions possibles d'une
réflexion critique sur l'auteur, non à répondre à la question inau-
gurale de Michel Foucault, « Qu'est-ce qu'un auteur? » dont la
formulation reste à cet égard essentialiste. Comme on l'a souvent
fait remarquer, l'auteur relève d'un processus historique de caté-
gorisation. Il n'est pas donné a priori. Ce n'est pas un universel.
Pour autant, sa figure ne découle pas uniquement de détermina-
tions civilisationnelles, culturelles, ou encore socio-politiques.
l
Ce processus historique doit être, au contraire, mis au compte des
œuvres d'art, de leur activité, la manière dont elles instituent et
constituent cette catégorie. L'auteur appelle en ce sens une théo-
rie spécifique. Au plan littéraire, il ne s'identifie pas complète-
ment à l'instance biographique. Il ne renvoie pas simplement à

L.
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une entité juridique. Mais il ne se confond pas non plus avec ce delà des grandes ruptures historiques, la question de l'auteur ne
que l'on désigne communément par « le sujet de l'écriture ». S'il être non plus envisagée en dehors du statut social de l'écri-
implique un vis-à-vis, son lecteur, ou plutôt si on lui suppose vain. Du XVIe siècle au moins jusqu'au XXe siècle, la figure de
cette corrélation, il engage de fait une conception de l'intersub- l'auteur évolue au gré des techniques sociales de professionnali-
jectivité. À partir de l'art, il ouvre autrement sur une pensée de sation. Si l'idée de métier d'écrivain met du temps à s'imposer,
la société.
revaluation économique de récriture conçue enfin comme un
travail connaît un sort similaire. Enfin, le statut de l'auteur
Un enjeu anthropologique dépend également des dispositifs institutionnels, notamment
Dans la mesure où l'auteur est un motif anthropologique de l'essor des académies, organes de sanction ou de consécration
premier ordre, il est un risque théorique à éviter, celui d'inter- symboliques, des rapports de dépendance et d'indépendance. On
prêter semblable motif à l'intérieur du « paradigme historiogra- a pu ainsi insister ajuste titre sur le rôle du mécénat et du patro-
phique dualiste » ', et plus précisément dans les limites du rapport nage littéraires sous l'Ancien Régime, puis leur mutation ou leur
individu/société et de l'ensemble des dialectiques que ce rapport abandon dans la société française post-révolutionnaire3.
propose. Une poétique de l'auteur devrait pouvoir s'élaborer, au L'ensemble de ces analyses historico-sociales offrent toute-
contraire, en fonction d'une poétique du sujet. Il est vrai que fois une vision tronquée de l'auteur et a fortiori de la littérature
l'idée d'auteur s'articule à l'histoire de l'individu. Elle est indis- parce qu'elles le rattachent de facto à un historicisme de l'indi-
sociable, au XVIIe siècle, de la conceptualisation philosophique vidu. Si l'on veut repenser les historicités de l'auteur en fonction
du sujet et de la raison modernes ainsi que du rejet des modèles des historicités des pratiques littéraires, une précaution méthodo-
hiérarchiques, dits holistiques, des sociétés antiques et médié- logique s'impose, celle de ne plus confondre individu et sujet.
vales. Pour autant, le « texte » médiéval ne connaît pas l'anony- Dans Politique du rythme, politique du. sujet4, Henri Meschonnic
mat generalise qu'on lui attribue et au XVIe siècle, de Marot à propose de les distinguer et montre que le sujet est un mode de
Ronsard, une réflexion conjointe sur l'auteur et l'œuvre s'amor- specification de l'individu. S'il ne coïncide pas avec lui, le sujet
ce déjà. Sa définition juridique ne paraît s'imposer qu'au XVIIIe a lieu pourtant en lui: « le sujet est une figure de l'individu.
siècle où s'établissent les règles concernant ses droits et ses rap- Puisqu'il en est une fonction, la fonction sujet du poème ». Le
ports aux éditeurs. A cette époque où émerge l'individu comme sujet s'invente dans et par un discours et, s'il lui confère une sys-
principe unique et valeur inaliénable, où la personne et sa vie pri- tématicité, c'est qu'il est un opérateur de la valeur poétique. Mais
tous les individus ne sont pas ce sujet-là, le sujet du poème:
vée se constituent en biens personnels, on a pu rapprocher ces
phénomènes de l'apparition d'un genre littéraire comme l'auto- il y a à faire la différence entre individu et sujet, on ne peut pas nier
biographie où le moi de l'auteur devient la matière même du qu'ils partagent des choses, qu'il n'y a pas de sujet sans individu, même
récit. A propos de saint Augustin, Jean-Pierre Vernant nuançait s'il peut y avoir un individu sans que tous les sujets soient là.
ce panorama et datait la naissance de la personne et la découver- D'ailleurs, le plus souvent, il en manque (PR, PS, p. 205).
te de l'intériorité chez les saints hommes, les anachorètes, aux L'individu qui n'est pas ce sujet-là peut être un autre sujet.
IIIe et IVe siècles de l'ère chrétienne2. Mais l'émergence de la Meschonnic reconnaît ainsi le sujet philosophique, le sujet psy-
personne au plan moral et spirituel trouve d'abord sa condition chologique, le sujet freudien mais aussi le sujet du bonheur, le
d'existence dans la catégorie linguistique de la personne. Au-
3 - Sur ces problèmes, consulter A. Viala, Naissance de l'écrivain. Sociologie de la litte-
I - Pascal Michon, Éléments d'une liistoire du sujet. Paris, Kimé,1999,p.21. ratiire à l'ase classique, Paris, Éditions de Minuit, 1985, pp. 15-50 et P. Bourdieu, Les
2Paris,
- Dans son étude: « L'individu dans la cité », Sur l'individii, colloque de Royaumont,
Seuil, 1987, pp. 35-37. Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
4 - Paris, Verdier, 1995, p. 251. Abrégé désonnais en PR, PS.

t^.
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ARNAUD BERNADET
L'HISTORICITÉ DE L'AUTEUR 17

sujet de la connaissance des choses, de la domination des choses, ture ou encore d'une œuvre musicale. La notion d auteur est
etc5. Ces sujets présentent assurément des historicités différentes donc despécifiante. Sauf à postuler sa transcendantalité et à voir
dans leurs modes d'apparition, leurs activités, les interprétations là le fondement originaire des œuvres d'art mais selon un mode
qu ils suscitent. Dans le domaine strictement linguistique, l'au- indifférencié et anhistorique,
teur distingue encore le sujet de la langue (le locuteur)" du sujet teur sans renfermer à nouveauondansne peut rendre compte de l'au-
le récit dualiste de l'indivi-
du discours. Le sujet du poème, quant à lui, apparaît lorsqu'il y du qu'en le référant au principe de subjectivation qui lui est inté-
fe- a invention artistique. Il doit être entendu comme un processus : rieur et seul engage son instanciation au plan littéraire. Sans ce
« Dans le poème, c'est la subjectivation du langage qui est le principe,
sujet » (PR, PS, p. 191). Sous 1'apparente tautologie de la for- L'individu l'auteur se réduit en effet à n'être que l'écrivain.
écrivant n'a comme tout individu pour propriété par-
mule, il se définit en réalité comme un acte éthique. Si le sujet ticulière que son ipséité. Il est au sujet du poème ce que le locu-
présuppose toujours l'individu, il peut le transformer: celui-ci teur est au sujet du langage. Or on ne saurait confondre dans ce
n'en est que le produit. En ce sens, que le sujet s'inscrive natu- dernier cas le domaine des facultés auquel appartient le locuteur
n rellement dans l'histoire dans la mesure où il y est déjà impliqué du domaine des spécificités. Mais l'écrivain n'est pas le locuteur. ..^
par l'individu n'empêche pas qu'il transcende cette situation. Parce qu'il s'inscrit dans l'ordre des pratiques sociales, il est |
il
K Sans cette possibilité, le processus de singularisation par lequel inseparable du concept de littérature. Rappelons à cet égard que |
se définit le sujet n'aurait pas de sens, et avec lui, la capacité cri- l'objet de la poétique n'est pas la littérature mais, pour retenir la i
tique de transformation qu'on attribue aux œuvres d'art. Dans ce terminologie des formalistes
cadre, l'historicité de l'auteur n'est autre que l'historicité des l'auteur, sa place et son rôle,msses, ne
la littérarité. U historicité de j
sauraient en aucun cas être j
rapports entre sujet et individu. I] y a lieu désormais non seule- déduits des critérologies institutionnelles ou des acquis culturels
ment de ne plus confondre sujet et individu mais plus encore d'une
individu et auteur. C'est à cette condition qu'il devient possible teur etépoque. C'est la littérarité qui modifie les figures de l'au-
déplace l'idée même de littérature.
de reconsidérer l'auteur comme un des aspects de la subjectiva-
tion.
L'œuvre et la valeur
On vérifiera la pertinence de cette hypothèse en interrogeant
1 extension logico-sémantique de la notion. La catégorie de l'au- L'auteur est donc une. instance en devenir puisqu'il dépend du
teur n'est pas directement littéraire. On peut être l'auteur d'une devenir du sujet. Mais ce processus d'instanciation se rattache à
loi, d'un discours politique, d'un crime, etc. Nombreuses sont les son tour à une unité théorique particulière qui est l'œuvre. C'est
entrées lexicographiques des dictionnaires qui, au cours des l'œuvre qui constitue l'auteur comme auteur de cette œuvre et
siècles précédents, témoignent de cette variabilité et même d'une non l'inverse. Il ne s'agit pas ici d'une problématique de l'attri-
certaine hétérogénéité des acceptions. Dans Culture écrite et bution (textes allographes, textes autographes; auteurs apo-
société, Roger Chartier relève sept sens du mot auteur en 1690 cryphes ou authentiques) mais d'une dynamique de la spécifica-
pour le Dictionnaire universel de Furetière, « ses emplois pre- tion. A partir de cette dynamique, l'œuvre construit au moins vir-
miers le situant dans le registre de la création naturelle, de f'in- tuellement une figure de l'auteur sans passer nécessairement par
vention matérielle, de l'enchaînement des actions »6. Même au une scénographie iconique (médaillons, dessins, photographies)
strict plan artistique, être l'auteur d'un roman ce n'est sans doute ou narrative (autoportrait, mise en abyme, dédoublement fiction-
pas la même chose qu'être l'auteur d'une peinture, d'une sculp- nel)7. En introduisant l'idée de « fonction-auteur »8, Michel
5 ^- Voir Crise du signe. Politique du rythine et théorie du langage, Saint 7 - C'est le sens d'une investigation comme celle de J.-L. Diaz sur l'exemple proustien
Ediciones Ferilibro, 2000, p. 69. dans « L'auteur vu d'en face », L'Aiiteiir, colloque de Cerisy-la-SaIle, P.U. de Caen, 1996,
6 - Paris, Albin Michel, 1996,pp.57-58. pp. 109-129.

^•~
Il

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Foucault établit lui-même clairement un lien stmcturel entre laTsujets » (et, partant, point de « subjectivité »), il n'y a que des
!:lori!.de,l,'œ^vle,e^lathéoriede.l'auteur-Ilposeunecorréla~ioc^^^ »H, tire une proposition scientifiquement erronée:
!i;onentre.,l'indiyiduatiol\au sens logi(ïue et l individuation au «renonciation dans son entier est un processus vide » et exhibe
îlive.au..anthrop?Iogiqu'?; si elle Permet d'inverser la démarche a destruction de l'Auteur »12. Mais renonciation n'est pas un
heuristique traditionnelle qui prend l'auteur comme principe^ncessus vide, seulement les signes déictiques, qu'ils indiquent
causal de la creation et évite le double écueil psychologique et l'inersonne, le temps ou le lieu. Encore s'agit-il moins véritable-
cngrap.t!i.qye'' _idée ôe/onction reste néanmoins structuraliste. ment de vacuité que de sui-référentialité, condition des réappro-
Elle porte la marque d'une époque. D'évidence, elle s'accorde nriations multiples qui font que ces signes passent indéfiniment
avec une orientation typologique qui conduit à « l'analyse histo- v^ en ie. A l'^uteur Barthes substitue le scripteur moderne qui
nque des discours » (Q.A., p. 810) mais elle reste alors étrange- 7n'es7en rien le sujet dont son livre serait le prédicat. » Çibid.,
remcoïïcePtdefonctiolmeme'ît- Elle autorise cependant à don- p. 64). Le sémiologue confond ainsi, délibérément ou non, les
ner une priorité méthodologique à l'individuation (logique) des Séfinitions logique Jinguistique et philosophique du sujet et vise
œuvres pour atteindre le processus de subjectivation en dehors auïieu de sa vacance «la vérité de l'écriture », son « être total »,
^cau.salisl,".esubjectiy!ste sur lequel il est imPossible de fonder dans ie personnage culturel du lecteur. A l'hypostase auctoriale
-:,
une rationalité, et, par là, à repenser la place réelle de l'individu an'[\ s'efforce de récuser, il préfère une ontologie du texte. Si
far/apport à rœuvre-L'intérêt majeur de la fonction tient donc ?oucault parvient au contraire à dégager « plusieurs positions-
LS,a^lïi!^e."..causeT,cle,s << Privilèges.du SUJet >> (Ô-A-' P- 810). sujets »(Ô.A, p. 795), c'est précisément en s'appuyant sur les
Foucault affirme: « II n'y a pas de sujet absolu » (Q.A.,p. 818) mécanismes énonciatifs et les indicateurs de personne dans les
et reconnaît plutôt une dispersion « de positions et de fonctions formes de récit. Prenant acte de la complexité empirique et tech-
^!!tb.l-es ^9' u,ne Pluralité des individuations eu égard à leur mcpe réelle des discours, il opère une transposition de la sphère
Î!T!am,e d'aPPlication: << Encore faudrait-i] préciser dans quel linguistique dans la sphère anthropologico-historique.
champ Ie sujet est sujet, et de quoi (du discours, du désir, du pro- S'il est vrai que l'auteur est une spécification de la « fonction-
cessus économique, etc-) » (<2-A., p. 818). Foucault ouvre ainsi sujet » (<2.A., p. 818), que cette spécification s'enracine dans
les conditions de possibilité de l'élaboration théorique; d'un
d'unsujet
sujetl'activité
î'activitédes œuvres, ilil n'en
des œuvres, n'en demeure
demeure pas
pas moins
moins que,
que, poétique-
propre au poème et peut-être, une par une, aux œuvres picturales, ment, le sujet se présente avec le statut d'un inconscient épisté-
musicales etc'"En articulant ainsi l'instanciation auctoriale à mologique de la même façon que le sujet du langage tel
Ï!°.ridté de ,c,haqueîue
prati<îue>
pratique,°"onéchappe
échappeaux
auxspéculations
spéculationsqu' EmiîeBenveniste
qu'Emile Benvenisteaapupuleleformaliser13,
formaliser1-1,constitue l'mconscient
négativistessur l'écriture dont le préalable est toujours un trans- des représentations phénoménologiques ou psychologiques du
cendantal. Telle la situation de Roland Barthes qui, d'un contre- sujet en même temps que la condition sine qua non de leur émer-
u u.i[ cunire-

senssur
sens surlalalinguistique
linguistiquedududiscours,
discours,««enensomme,
somme,il iln'yn'ya apaspasdede gence. Cet inconscient épistémologique est à l'œuvre dans la
8 -^Dans son article « Qu'est-ce qu'un auteur? » (1969), repris ensuite dans Dits et écrits. comprehension juridique de l'auteur qui se définit comme pro-
t^l, Paris, Gallimard, 1994, p. 794. Toutes le.s references'vont à cette édition.' J-abrèse priétaire de ses textes et bénéficiaire sur ce point de garanties et
désormais le titre en Q.A. d'assurances légales. Institué en sujet du droit, l'auteur occulte
^- Expression tirée de L'Ordre du discours, Paris, Galli nard, 1971, p. 60. Abrégé en 0.
10 - Je suis ici l'interpretation que Meschonnic donne de cet extrait avec une rectification
majeure^11 ",e,"1e;semble p'ls qw }e Philos°Phe « Pense exactement une poetique'du 11 - « Pourquoi j'aiine Benveniste » (1974), Le Bruissement de la limsue, Paris, Seuil,
1984,p. 195.
l!:P.R'.^s:p' .2.52) Pal.?e ql":" '.a SPécific:ité des individuations est détermi''née'd' après
le «champ discursif » où elles .se situent, c-e.st-à-dire à partir du sens que Fo'Licadt7œoi: 12 - « La mort de l'auteur » (1968), Ibid., p. 63.
13 - « Delà subjectivité dans le langage», Problèmes de linguistique générale, t. l, Paris,
•V
de au terme de discours et qui fait justement obstacle à une poétique. J7yrevien7plus"lom. Gallimard, 1966, p. 260.
il
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20 ARNAUD BERNADET L'HISTORICITÉ DE L'AUTEUR 21

alors le sujet du poème auquel pourtant il ressortit. Au XVIII' obstacle pour appréhender l'art du langage. Ils déterminent une
siècle où, sous l'impulsion de la philosophie du droit naturel, méconnaissance de sa spécificité. De « ces textes curieux »
s'élaborent les réflexions sur l'imprescriptibilité de la propriété p. 24) que sont les œuvres littéraires, Foucault reconnaît
littéraire, la définition juridique de l'auteur est indissociable l'intrinsèque difficulté mais il l'élude et défend encore la pers-
d'une esthétique du génie et de l'originalité14. L'auteur entre sémioticienne, celle de l'immanence et de la spéculante :
alors dans une problématique de l'individualisation et non de « La différence de l'écrivain [...] le caractère intransitif qu'il
l'individuation. Foucault remarque cependant que la propriété a à son discours [...] la dissymétrie affirmée entre la « créa-
été historiquement seconde par rapport à ce qu'il appelle « l'ap- tion» et n'importe quelle mise en jeu du système linguistique. »
propriation pénale » : « Les textes, les livres, les discours ont p. 43). Ce geste, même négatif, montre rétroactivement
commencé à avoir réellement des auteurs [...] dans la mesure où l'historicité de l'auteur dépend de l'historicité de la valeur
l'auteur pouvait être puni, c'est-à-dire dans la mesure où les dis- artistique et plus précisément de la valeur artistique comme his-
cours pouvaient être transgressifs » (Q.A., p. 799). Il maintienttoricité. Le statut juridique ou social de l'auteur n'engage pas la
partiellement une perspective juridico-sociale puisqu'il articule singularité de l'œuvre, il l'atteste ou en rend compte tout au plus.
les modalités d'apparition, de circulation et de sélection des dis- Ainsi de la théorie de la valeur découle la théorie de l'auteur.
cours à l institutionnel. Face aux appareils répressifs ou aux Foucault s'acquitte pourtant de ce problème lorsqu'il envisage
autorités de contrôle (religieuses, politiques, etc.), tout discours l'auteur comme « instaurateur de discursivité » ou « fondateur de
est chargé de risques et, lorsque se trouve instauré le régime de discursivité » (Ô.A., pp. 804-805). Celui-ci excède son propre
propriété, « c'est à ce moment-là que la possibilité de transgres-texte qui génère indéfiniment à sa suite de nouveaux textes.
sion qui appartenait à l'acte d'écrire a pris de plus en plus l'allu- Paradoxalement, Foucault inclut et exclut la littérature de ce phé-
re d un impératif propre à la littérature ». Foucault superpose nomène de « transdiscursivité » qui, opératoire au niveau d une
visiblement le risque littéraire comme exigence éthique d'une combinatoire morphologique (reprise de signes et de figures;
écriture et le risque social qu'elle peut éventuellement assumer. analogies de stmctures ou de modèles), se réduit à la simple pro-
Sans ignorer ce dernier risque, l'histoire littéraire en fournit deblématique intertextuelle : Homère pour Joyce (Q.A., pp. 804-
nombreux exemples, on saisit les conséquences de cette assimi- 805; O.D., p. 26). Cette analyse appelle plusieurs observations.
lation pour une pensée de l'art: la littérature s'y trouve idéologi- l : il est nécessaire de préciser les modalités de « réécriture »
quement instrumentalisée, elle fonctionne en termes de subver- entre les textes mais la position transdiscursive d'un auteur
sion. Le point de vue juridique conduit même à analyser l'œuvre n'ouvre pas seulement « la possibilité et la règle de formation
selon une logique compensatoire, donc substitutive puisque « le d'autres textes » (Q.A., p. 804). Ce serait oublier l'éthique
danger d'une écriture » (Q.A., p. 799), s'il s'est retiré stricto comme rapport du sujet à sa propre historicité. Les écritures
sensu de l espace social, se centre alors sur le langage. Il fauttransforment avant tout les conditions d'intelligibilité et de créa-
donc, au moins provisoirement, abandonner toute approche juri- tion des écritures. On ne peut pas composer un roman après
dique si l'on veut éviter cette conception rhétoricienne des Balzac de la même façon qu'avant Balzac. 2: Ces rapports à
déviances et des écarts. l'historicité peuvent être plus complexes car on peut être écrivain
L absence d'une définition linguistique du discours, l'ancrage sans être auteur ou encore s'ignorer comme auteur. On peut ne
pour l'essentiel institutionnel de la « fonction-auteur » sont un pas être reconnu. Une époque peut se tromper, négativement ou
positivement, sur un auteur. On peut enfin tomber dans l'oubli ou
14 - Sur cette question, voir A. Vaillant « Entre personne et personnage: le dilemme de réapparaître. Ainsi des redécouvertes de Sponde ou de Scève.
l'auteur moderne », L'Auteiir, colloque de Cerisy-la-Salle, P.U. de Caen, 1996, pp. 41-47
et R. Chartier « Figures de l'auteur », Culture écrite et société, éd. cit., pp. 52-56. Mais Jodelle reste aujourd'hui encore un auteur pour amateurs
' l

22 ARNAUD BERNADET L'HISTORICITÉ DE L'AUTEUR 23

bibliophiles ou spécialistes de la littérature du XVP siècle. Sparticulier, manifeste peut-être, de la faculté qu'ont les œuvres '
S'il existe un sens de l'historicité, il est aussi une perte de Cfd'être indéfiniment réactualisées. Les distinctions entre les lec-
sens, des rapports manques ou lacunaires. Aux auteurs fondatares savantes ou techniques d'un côté et les lectures non-
teurs, il faut ajouter la catégorie des auteurs secondairessw&ntës, non-techniques de l'autre sont en la matière secon-
Desbordes-VaImore devant Baudelaire, Segalen pour ciaudeldaires. Des approches parmi les plus erudites ou les plus « théo-
Dans ce cas, il y a une gmrfufl^e du sujet a'prendre en compteriques » peuvent occulter^'historicité d'un auteur. Telles les
Le processus de singularisation peut, en effet, apparaître frag.situations d'Artaud ou de Lautréamont entièrement recouvertes
mentaire, discontinu, aspect qu'on devrait pouvoir mesureipar l'interprétation stmcturaliste et post-stmcturaliste. Al'in ver-
concrètement. Par exempte, au plan d'une asystématicité du disse, des lectures non-savantes ne sont pas plus naïves ou plus
l
positif phrastique'5, d'une disparité des constituants rythmique.naturelles et, de ce fait, plus proches de la^spécificité du^texte.
ou prosodiques, dans les liens qui se nouent entre le texte et l.Elles sont déjà immergées dans le culturel. La différence fonda-
culture dans laquelle il s'insèrej'œuvre et l'histoire littéraire qumentale,intervientPlutôt entre ce clu.'il conyient <raPPeler les
l'a précédée. L'opposition entre l'auteur secondaire et l'auteu, textes lisibles pratiquement, les relique^ de la Bibliothèque
fondateur se joue^dans le clivage entre l'identité d'un sujeNationale, Thomas ^Corneille ou Albert Glatigny,^ et les textes
construit et la pluralité d'un sujet qui ne cesse de se reconfigurer réénonçables virtuellement, Pierre Corneille ou Arthur Rimbaud.
Il ne s'agit pas d'une hiérarchie esthétique mais des capacitéDe ce point de vue, la valeur d'une œuvre, et à travers elle h
qu'une œuvre et son auteur ont à transformer la situation histo.transdiscurslvité d'un auteur' re.Posent bien sur le. réénonçable'
nque dans laquelle ils s'inscrivent nécessairement, autrement di c'est-à-dire sur la possibilité toujours renouvelée d'un acte inter-
d'évaluer leur actualité à partir de cette situation. 4: Ce clivagisut
s étend d'ailleurs à l'ensemble d'une même œuvre d'un mêmf
auteur selon que certains textes présentent un potentiel transdis Lec^ure e^
cursif et d'autres la voie d'un infléchissement. Cette hétérogé Dans cet acte perpétuellement recommençant, le lecteur n'in-
néité engage enfin la question de leur unité : entre les production'carne pas simplement l'autre que l'auteur, par-delà son discours,
définies sur le plan editorial, les journaux, la correspondance, leise chargerait d'atteindre. Ce serait l'envisager comme un indivi-
notes ou les brouillons, le critère n'est que secondairement celudu isolé ou isolable, extérieur à l'œuvre, c'est-à-dire déjà selon
de la publiabilité puisqu'il présuppose en lui-même une inten-Oune dichotomie entre le dedans et le dehors. A reprendre ce sché-
gation sur la qualité de telle ou telle œuvre. Le problème tienima traditionnel, on en ferait de nouveau un être psycho-moral.
aux lieux où s'investit le sujet qui n'apparaît pas nécessairemen Nanti d'une expérience personnelle, d'un vécu irréductible, un
là où on l'attendrait le plus. 5 : Mais, dans cette dynamique de IE tel lecteur présenterait devant le texte tous les traits d'une iden-
transdiscursivité de l'œuvre, ou de l'auteur par l'œuvre, recon-tité préalablement fixée. Sa fonction serait alors de retrouver
naître une gradualité ou une globalité de la subjectivation, leundans un poème, un roman, une pièce de théâtre, etc., le sens que
lieux inédits ou usuels d'apparition, c'est d'emblée faire appdl'auteur y aurait déposé. Cette figure n'est pourtant qu'un arte-
aux pratiques elles-mêmes historiques de la lecture. En ce sens, fact: sous son apparente évidence, elle tourne le dos à une
les « réécritures » dont parle Michel Foucault ne sont qu'un cas approche véritablement littéraire de la lecture. S'il existe bien un
rapport entre l'auteur et le lecteur, il faut alors admettre que ce
15 - Sur la phrase comme unité par excellence de l'individuation langagière et artistique dernier participe pleinement du processus de Subjectivation. Il lui
voir E. Benveniste «Les niveaux de l'analyse linguistique », Problèmes de linguistiqw est même nécessaire, Ce qui ne signifie nullement que le lecteur,
SÉn^,^^,S^^oS^97^Ï^ommephrasé>>'^t avec lui la lecture, ser.ent ^manents au texte. Rappelons
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24 ARNAUD BERNADET
L'HISTORICITÉ DE L'AUTEUR 25
11!;
avec Benveniste que tout je instaure spontanément un tu, con-é^^g je postulat structuraliste, celui d'un « fonctionnement auto-
lation qui se fonde sur la réversibilité puisque le tu peut à so^^que'et impersonnel d'un système de signes » (CES, p. 45),
tour devenir je16 II ne s'agit pas du caractère interchangeable de^yg ^e naïves expressions, « la subjectivité de l'auteur » (p. 55),
rôles linguistiques mais de l'altérité comme fondement de l'ins^ }g retour de l'auteur » (p. 47), Chartier réintroduit la concep-
tance du discours. Le je n'est ce je-là que s'il est d'abord tu. Ci^n traditionnelle du sujet, ou plus précisément la confusion
que manifeste la lecture, c'est la dimension éthique de la littérgg^re sujet et individu. Que l'auteur, être d'intention et de volon-
ture: le lecteur est celui qui par l'œuvre se constitue comm.tg (p. 69), assure l'unité et la cohérence d'un ensemble d'écrits
sujet. De fait, la transdiscursivité de l'auteur n'est pas separable veut pas dire qu'il en contrôle l'organisation et le sens. Sauf à
en art d'une logique de la socialisation. Non que cette transdisrecourir à d'invérifiables hypothèses psychologiques, il semble
cursivité s'épuise dans les relations variables que l'auteur entre^ifficile de reconstituer de cette façon le projet originel d'un
tient avec la sphère publique. Dans cette perspective, l'idée di^pntaigne ou la valeur initiale de tel énoncé de La Nouvelle
réénonciation serait dépourvue de sens. Il existe bien sûr deffg^se. Sans ignorer les affirmations d'un artiste, son propre
auteurs sans lecteurs ou dont les lecteurs sont encore à veniigffort théorique, il est prudent de distinguer encore entre sa poé-
Stendhal pensait n'être lu qu'en l'an 2000. Certaines lecture^qye consciente et sa poétique non-consciente. De lui-même,
annulent d'elles-mêmes la spécificité des œuvres. D'où la réacchartier repère déjà « un écart entre l'écriture du texte et sa
tion de Verlaine, par exemple, incitant son public à « lire compéforme éditoriale » (LL, p. 248):le sens prétendument imputé à
temment » sa création, c'est-à-dire poétiquement. Chaqui'auteur se trouve détourné, réorienté, du moins multiplié. Quand
époque manifeste des manières bien différentes de lire. Maiji essaie de penser les relations entre ces trois « acteurs » (CES,
toute œuvre induit par son activité cette pluralité. Au fond, ip. 1Q), auteur, éditeur, lecteur, c'est au niveau d'un « sens pra-
n'est de lecture qu'en regard d'une historicité qui en situe la pratique », en réactivant le modèle sociologique de \'habitus de
tique. Bourdieu. Mais il conçoit alors l'individuation des sujets indé-
C est à ce niveau, selon Roger Chartier, que l'étude de'pendamment du langage. En témoigne, à propos des livres de
usages et des modes d'appropriation des textes devient pertinencivilité, l'emploi du terme énonciateur. Or, celui qui énonce ne
te pour l'histoire culturelle. Sa visée n'est pas immédiatement litse définit pas forcément par l'acte de parole qu'il produit. En
téraire puisqu'elle s'efforce avant tout de découvrir les système'situation, face à un public, « la détermination du sens » des mots
de représentation qui, dans les textes, engendrent socialemenine dérive pas directement de son discours mais « advient du
des différences et des identités et déterminent pratiquement deidehors » puisque ce sens se voit « socialement évalué » (LL,
actes et des conduites17. Mais cette histoire de la lecture n'est paip. 47). Mais le propre d'un discours n'est pas de s'insérer dans
separable d'une « histoire des formes de la communication »'8,une situation historico-sociale qui lui préexisterait. Comme acte
C'est pour cette raison que sans en faire l'objet premier de salinguistique ou littéraire, un discours crée aussi sa situation spé-
réflexion, elle implique une théorie du langage. S'il rejette aveccifique. En fait, Chartier soutient une conception pragmaticienne
du langage et de la lecture puisqu'aux stratégies différentes de
16 - « La nature des pronoms », Pwblèmes de linguistitiue sénérale, tome l, op. cit., ppl'auteui- et des éditeurs répondent les tactiques des lecteurs {CES,
251-257. Je tire également profit ici des analyses données par G. Dessons dans son courp. 140; LL, p. 87). Cette politique de la lecture est hantée par le
^Zcea?oiD'E'A'L"^to'/"/ecto'' 'unIversitépa'isvII''fév^ démocratique: « la force créatrice et inventive des
H - Voir Lectures et lecteurs dans la France de l'Ancien Régime. Pans, Semi, 1987,p. 11usages », « la lectUl-e n'est Jamais totalement Contrainte » (CES,
(abrégé désormais en LL), etAu bord de la falaise, Paris, Albin Michel, 1998, pp. 77-8p. 151). Dans quelle mesure, inconsciemment, elle Se donne pour
lSF)CulU,,-e écrite et société, p. 9 (CES). horizon idéologique l'issue révolutionnaire et ce, quelle que soit

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26 ARNAUD BERNADET L'HlSTORICITÉ DE L'AUTEUR 27

l'analyse scientifique réelle qu'elle en produit par ailleurs, il e,l46, 219), « interpretation » (p.^141). Bien que «mouvante et
difficile de le montrer. Parce que fauteur et, par conséque,pl"rielle » (p. 137),^ la notion récurrente d^sigmfication restë
l'écriture, sont liés au pouvoir et a l'exercice des contrainte^ el|îogicienne. Rien de la signifiance, par exemple. Même si elle ne
interprète la lecture elle-même en termes de liberté et de déte possède pas les concepts de langage adéquats pour la penser, l'at-
mination. Cette dualité héritée de la philosophie politique procitention à l'empiricitédu texte passe plutôt^chez Chartier par son
de à la base d'une assimilation abusive entî-e auteur et autorit regard sur la matérialité de l'écrit et ses développements sur la
En matière d'écriture, Chartier confond la faculté avec le po, culture de Fimprimé. Quoiqu'il sœt historiquement « au^cœur
voir. Sa conception normative du texte et a fortiori du poétiq,même des formes les Plus gestuelles et oralisées^ des cultures
l débouche sur une conception normative du social et du politiqu anciennes » (LL,p^ 11), l'écrjt n'est pas tout à fait l'écriture dans
A cet égard, ,1 est logique que LL. s'ouvre sur l'analyse de la fêl son acception littéraire moderne, sinon par une identification
emblème de la culture populaire. Avec une image traditionnel! spécieuse. Au-delà de l'acculturation graphique et de la circula-
fortement nuancée et corrigée mais des présupposés bakhtiniertio" de l'écr;t dans des milieux soclaux hétérogènes, cette enquê-
évidents qui réapparaissent dans l'étude^de certains motifs de |te tend à vider la notion de lecture: L'examen d'obJets Porte en
gueuserie\p. 29Ï), le temps folklorique illustre « la pulsion deffet sur. le livre ma.is aussi sur le Placard' l'o^asionnel, le
collectif et'h discipline imposée par l'institution » (p. 25) : ur canard, l'almanach. L'image se trouve inscrite, quant à elle^ dans
parabole de la lecture et de^son histoire. Même régulée, la'lecti"" raPPOrt Pragm^q"e d'illustration^elle fournit «une de qui
re est un mode de résistance, de détournem*ent ou plus s,mpiditàtravers quelle figure le texte doit être entendu » (LL, p. 261).
ment d'invention. ^ ' On ne redira jamais assez la célèbre phrase de Gracq dans
Son histoire s'élabore à partir d'un schéma déjà simplifié e Lettrines^ Nos liens au texte se réduisent ici aux procédés de la
l'intersubjectivité. Des formes auctoriales aux formes edit,lecture-or'i1 ne faudrait.Pas mettre ï le même Planla lecture
riales, Chartier cherche à saisir les « destinataires originels comme réa!isation Pratlque. (son effectuation) et la lecture
{CES, p. 145, 218) comme les destinataires réels du texte; notic comme mode dejransformation des sujets, même si l'une pré-
qui renvoie ici à la théorie de la communication mais dépourvi SUPPOSe l'autre-,car un tel amalgame incite a ne voir dans une
d'une définition rigoureusement linguistique puisque Je pei question aussi éPineuse ^e ce"e de la lislbilité' Par exemPle'
être le destinataire d'un cadeau comme d'une lettre. De même, (îue son asPect Phys^ue'les auxiliaires graphiques et spatiaux du
terme de « réception » (p. 13, 141, 144) pour parler de lectui décodage (LL' P- 258)' et à négliger le travail é"o"ciatif et
convertit rétroactivement l'auteur en émetteur ou producteur E anthropologique qui s'y opère avant tout. Cette extension séman-
signes et de sens. En convoquant le modèle de l'information d ti(iue dela << lecture >> touche aussl la fête dont le «matériau ico-
années cinquante, l'historien s'interdit l'accès au littéraire , nograPhlque ^t scénograPMque ^ autorise selon l'auteur .une
tout y est fondé sur une réduction au message, au canal de tran Pluralité de lectures » (p. 32).^Parler métaphoriquement de sa
mission et à ses différentes formes. L'importance qu'il accorc<< grammaire symbolique^ (p. 36), c'est^ngagerune sémiotisa-
au matériau par lequel le texte apparaît au lecteur inscrit da, t.ion ^réalités sociales. De la langue à l'écrit, del'écritàla fête,
cette logique (AF, p. 270-273). Pour autant, cet axe de recherd de la fête à la societé' œ <iui se,Perd sous œtte generalisation du
s'en tient ^à formulation toute banale et dualistique d'un « sei slgne comme modèle explicatif, c'est une pensée du spécifique,
des formes » (AF, p. 81) ou des « effets de sens des formes clu'il s'aëisse de littérature ou pas'9.
{CES, p. 37). Le primat du sens et du dispositif dans lequel
advient conduit à une interrogation herméneutique: « compn , g_ g,,,. ,ae,.itique du signe, voir Benven,ste,« sémiologie de la langue »,^/,/^.<^
hension » (C£'>S1, p. 15), « déchiffrer » et « déchiffreurs » (p. 13' linsristiciiie sénérale, t. 2, Paris, Gallimard, 1974, pp. 43-66.
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28 ARNAUD BERNADET L'HISTORICITÉ DE L'AUTEUR 29

Personne ne niera que les liens entre auteur et lecteur sige se dilue toutefois dans l'explication rhétorique, celle de l'ex-
nouent selon des modalités particulières autour du livre. Mais ipressivité: « mettent en évidence », « faire ressortir » (p. 283).
serait périlleux d'en rabattre la dynamique intersubjective sur l] pg ce point de vue, l'exemple théâtral est malheureux car il
vis-à-vis d'un sujet (lecteur) et d'un objet (l'écrit). Il est vrai qui conduit à identifier oralité et oralisation20 : un texte de scène est
les transformations matérielles du texte sont créatrices de nou nécessairement voué à être récité ou joué, sa rédaction en
velles intelligibilités: le passage du volumen au codex, l'émer^gpend. Mais ce serait être dupe de l'énoncé que de croire saisir
gence de l'imprimerie, etc. Ronsard est ainsi le premier auteuijans d'autres types d'œuvre une oralité en s'appuyant sur des
qui bénéficia de son vivant d'œuvres complètes. Chartier noti indicés verbaux tels que ver et oir, leer et escuchar dans un cor-
cependant qu'à la fin du XVIe siècle on considère que le manus pus espagnol, par exemple (p. 276). Il s'agit toujours d'une
crit fait tout autant l'auteur que le livre imprimé (CES, p. 60) sémantique (une thématique) et non d'une poétique de la voix.
Avec l'émergence contemporaine du « texte électronique > De fait, Chartier en maintient l'opposition à l'écrit en soulignant,
F
(CES, p. 36), de nouvelles manipulations seraient possibles: s; même schématiquement, revolution de la lecture orale à la lec-
réécriture, son annotation, sa copie, sa recomposition. Le lecteuiture dite visuelle. S'il retient de cette mutation historique « une
El « peut en devenir le coauteur » (id.). Cette interprétation combi transformation de la modalité physique, corporelle, de l'acte de
natoire de l'écrit informatique sous-tend une vue oulipienne di lecture » (CES, p. 29), en réalité, il fait allusion à une physiolo-
texte. Aux opérations désincarnées, purement formelles, qu gie extérieure à l'œuvre. Il ne dit rien alors de ce que peut être le
saperaient dangereusement les fondements théoriques de la pro corps dans l'écrit et, par ce biais, de la nature des rapports entre
priété littéraire, Chartier oppose l'esthétique de l'originalité qu le corps et la voix dans un texte, au-delà de toute invocation
confère au XVIIIe siècle sa légitimité à l'état d'auteur. Par là, i métaphorique des termes. Ce silence montre de façon probléma-
manque doublement une poétique du sujet. Si le texte électro tique que l'intersubjectivité langagière et littéraire ne saurait
nique doit être novateur, et il reste à évaluer exactement cette exister sans ce fondement corporel encore impensé. Ainsi cir-
proposition, c'est qu'il possède une historicité et une intelligibi conscrit, le couple oral / écrit n'a pas de pertinence purement
lité propres qu'il nous incombe de découvrir. Qu'il appartienni technique mais s'étend également à la structuration du public et
au manuscrit, à l'imprimé ou encore au texte électronique, l'es du privé. Chartier récuse justement l'idée d'une stricte équiva-
pace littéraire de l'écrit ne tient sa valeur que de se constituer er lence entre lecture intime et silencieuse, lecture orale et commu-
système signifiant. C'est pourquoi il faut préalablement dissocia nautaire. Son analyse ne met pas fin au dualisme privé / public
\a feuille ou Vécran de ïsipage. La feuille et l'écran sont des sup mais en constate plutôt la dispersion. Déjà, la mythique veillée
ports matériels, ils relèvent du domaine de la technique. La page paysanne méconnaît en grande partie la lecture à haute voix. Du
au contraire, implique une cohérence et une différentielle de se; moins, celle-ci est-elle rarement attestée (LL, p. 241). A l'inver-
unités visuelles. Plus qu'une mise en scène ou un agencement se, elle « demeure durablement un des ciments de la sociabilité
elle renvoie aux marques du sujet qui s'énonce dans le texte. Eid'élite » (CES, p. 151). Intimités populaires, collectivités bour-
examinant le cas de la ponctuation, Chartier ne conceptualise pa' geoises ou aristocratiques, les lectures restent ces actes irréduc-
ce transfert de la feuille à la page (AF, p. 277). Plus attentif à l'in-tibles aux divisions typologiques à travers lesquelles on cherche
tervention graphique des compositeurs d'atelier et des con-ec à les cerner et à les appréhender. Sans doute existe-t-il divers
teurs en librairie, il atteint néanmoins la composante rythmiqui « styles de lectures » (LL, p. 166) mais ces distinctions reposent
des pièces de Molière. Dans ce vers de Tartuffe où la présencssur des représentations induites des discours eux-mêmes.
d'une virgule dans l'édition de 1669, disparue par la suite, aprèi-
l'adjectif « Gros » en fait un lieu accentuel : « Gros, et gras, ls:?Lsurc^ clistinction- cons"lter Henri Meschonnic, La Rime et la vie, Paris, Verdier,
teint frais, et la bouche vermeille » (AF, p. 282). Cette signifian-
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T L'HISTORICITÉ DE L'AUTEUR 31
30

Procédures de classement et d'appréciation de la réalité, ce; sence. Prendre la partie pour le tout relève du vice de méthode.
représentations qui investissent les textes ne réfèrent pas seule. Décréter une « irréductibilité de l'expérience au discours » {CES,
ment au monde social : elles le constmisent. Le but d'une histoi 223), ce serait oublier que le discours est lui-même une expé-
re culturelle est d'objectiver ces discours comme des représenta î-ience et qu'il peut être fondateur d'autres expériences. On ne
tions, non de les valider comme des vérités du social. A l'œuvn que difficilement atteindre la réalité psychique, affective,
dans les manipulations éditoriales, présentes dans l'idée qui sexuelle, sociale, économique, politique, bref, l'ensemble des
',
l: l'auteur se ferait de son public ou encore dans les « réception; activités humaines sans la médiation du langage. Que dans cet
^
inédites » ÇAF, p. 79) des textes, ces « stratégies symboliques > ensemble I'art et la littérature jouissent d'un statut particulier qui
(p. 81) engagent la méthodologie de l'historien. Avant d'etre ui réclame des concepts appropriés ne tient pas à une quelconque
concept historiographique (ou simultanément) la représentatioi exception. La raison en est qu'ils se présentent d'abord comme
est un concept de lecture. Pour caractériser la pratique populaire une expérience et une pensée du spécifique.
Chartier en énumère plusieurs figures possibles: iconogra
phique, narrative, matérielle, testimoniale, documentaire (CES L'art comme épistémologie
p. 220). Ces modalités de la représentation peuvent être sollici Au terme de cette analyse, il apparaît que la compréhension
tees pour des domaines sociaux très différents. Le premier cas es
historique des textes ne conduit pas toujours, paradoxalement, à
illustré par la Jeune fille lisant de Fragonard où se manifest une compréhension de leur historicité. Ce problème doit être
« une animation toute intérieure, une tension paisible », symbo repris car il affecte le rapport entre l'instance auctoriale et le
le de la lecture comme « acte par excellence du for privé » (LZ fonctionnement de l'œuvre, l'espace de l'intersubjectivité et la
p. 199). Le terme est motivé ici par son acception en arts plas théorie de la société. Il est vital, en effet, de distinguer l'auteur
tiques. Du coup, Chartier reste muet sur la manière de peindre ui de l'individu écrivant (l'écrivain), le lecteur de l'individu lisant.
tableau : il ne décrit que ce qui y est figuré. La dimension narra Entre l'empirisme des individus et des inçlividualités et le domai-
tive est au centre de son étude sur la littérature de la gueuserie ne historique des subjectivations, l'auteur établit certes une
« une double fonction narrative » (LL, p. 281), « le récit s'accé continuité mais sa position intermédiaire le rend de ce fait vul-
1ère » (p. 285) et surtout le doublet fiction / vérité qui cache ave nérable devant l'anthropologie du signe et de l'individu : il risque
peine une forme de causalisme : « transposant en figures litté de lui être intégralement assimilé. Aux yeux de la poétique, l'au-
raires des expériences sociales communes » (p. 345), « la littéra teur comme le lecteur ne sont ni des fonctions (au sens structu-
ture de la gueuserie qui met en textes des fragments de l'expé rai) ni des personnes (au sens onto-moral). Ce sont des notions
rience sociale » (p. 347). Outre sa transversalité, lorsqu'il s'agi que créent d'eux-mêmes les textes. S'il y a historiquement, et il
d'art et de littérature le concept de représentation fait retour; y a historiquement, une absence et une intermittence de la figure
l'outillage structuraliste. Chartier, si critique à l'égard de « l'hé de l'auteur, celles-ci sont à chercher dans les rapports entre indi-
gémonie sémiotique » {CES, p. 46) ne semble pas voir ce qu'i
lui doit.
vidu et sujet tels que les pensent ou ne les pensent pas les écri-
l tures, tels que les transforment ou ne les transforment pas les
L'historicité du lecteur et de l'auteur ne saurait être posa écritures. Il faut d'évidence reconnaître aux œuvres d'art, si on
sans une théorie de l'historicité du langage. Il n'y pas lieu sur ci leur suppose une inventivité, cette capacité à engendrer leurs
point d'opposer « pratiques discursives » et « pratiques non dis propres catégories théoriques. Cette capacité fait partie de leur
cursives » {CES, p. 10). Ce partage participe de façon circulain transdiscursivité. L'art est à lui-même sa propre épistémologie.
de la rationalité du signe. Car s'il est une conceptualité àlaquel
le le discours échappe, c'est bien le signe qui n'en est, empiri Arnaud Bernadet
quement, techniquement, qu'une des composantes, et non l'es Littérature XIXe-XXe siècles, Université Paris VIII

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