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Louis Pinto

Sociologie des intellectuels


Copyright
© La Découverte, Paris, 2021

ISBN papier : 9782707198846


ISBN numérique : 9782348068294

Remerciements. Je remercie, pour leurs remarques et


suggestions, tous ceux qui ont bien voulu lire les premières
versions de ce livre, et notamment Julien Duval, Johan
Heilbron, Gérard Mauger et Dominique Merllié.

Ce livre a été converti en ebook le 22/03/2021 par Cairn à


partir de l'édition papier du même ouvrage.

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intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.
Présentation
Cet ouvrage présente quelques-unes des principales figures
sociales d’intellectuels, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, avant
d’étudier la façon dont les intellectuels se sont constitués
comme groupe social et sont devenus, à la fin du XIXe siècle en
Europe, un objet d’interrogation politique et scientifique (chez
Durkheim, Weber, Gramsci, Mannheim). Il aborde par ailleurs
la question de l’analyse des productions intellectuelles (comme
celles d’Apollinaire, de Bergson, de Heidegger, de Kafka, de
Sartre), en se demandant en quoi la sociologie peut rendre
compte de leur contenu. Et il se penche enfin sur le problème
de l’engagement politique et civique des intellectuels

L'auteur

Louis Pinto
Louis Pinto, sociologue, est directeur de recherche émérite au CNRS. Il s’est consacré
à la sociologie des intellectuels, et notamment des philosophes (La Vocation et le
métier de Philosophe, 2007 ; La Théorie souveraine, 2009 ; Sociologie et philosophie :
libres échanges, 2014), à l’histoire des sciences sociales (Le Collectif et l’individuel.
Considérations durkheimiennes, 2009) et à l’institutionnalisation de la notion de
consommateur (L’Invention du consommateur, 2018).
Ta ble des m a tièr es
Introduction

I / La production de discours lettrés


La sociologie des intellectuels de Max Weber : économie et
religion
Poètes et philosophes dans l’Antiquité grecque et romaine
Les philosophes scolastiques et l’invention des universités
Classements sociaux, classements logiques
Humanistes, lettrés et gens de lettres
Classicisme et esprit français
Le sacre de l’écrivain

II / Un groupe social ?
L’ombre du socialisme
Questions de mots
Karl Mannheim, une figure de la sociologie de la
connaissance
Une théorie marxiste des intellectuels : Antonio Gramsci
Les intellectuels : une matière à prophéties sociales
Les intellectuels des pays socialistes : une classe
dominante ?
Les intellectuels comme groupe social : composition,
délimitations

III / Un espace autonome


Dépasser l’antinomie de l’analyse interne et de l’analyse
externe
Gestions de capital poétique
Mise en perspectives
Qu’est-ce qu’une lecture sociologique ?
Conflits d’interprétation sociologique
Sociologie de la philosophie

IV / L’intellectuel comme figure publique : une conquête


fragile
L’intellectuel : une genèse politique
Anti-intellectualismes
La sociologie des engagements intellectuels
Les intellectuels et la politique : deux modèles
Vers l’hétéronomie ?
Universalisme et relativisme

Conclusion

Repères bibliographiques
Introduction

L e mot « intellectuel », relativement récent, ne remonte pas


plus loin qu’à la fin du XIXe siècle. D’autres termes
pourraient passer pour un équivalent. Il en va ainsi pour
« lettré », qui suggère à la fois un rapport à l’écriture, très
longtemps demeurée l’apanage de groupes privilégiés, et un
rapport à une tradition caractérisée par des textes dignes d’être
conservés et étudiés. Certains mots sont fondés plutôt sur le
rapport à un savoir : « savant », « docte » et « érudit » suggèrent
un individu ayant beaucoup étudié, porteur de connaissances
non accessibles au commun des mortels. Enfin, dans une
période bien délimitée, le XVIIIe siècle, c’est le terme
« philosophe » qui a servi à désigner un esprit encyclopédique
intéressé par les principaux domaines du savoir ; on a pu voir
dans le personnage du philosophe la préfiguration de
l’intellectuel contemporain. S’il y a une constante dans ces
appellations, elle semble reposer sur la possession d’une
compétence dans la manipulation de pensées, d’idées, de signes,
de symboles ayant pour corrélat la dépossession d’une partie
considérable des membres d’une société.

Qu’est-ce que le mot « intellectuel », d’apparition récente,


apporte de nouveau par rapport aux mots antérieurs ? Ne
risque-t-on pas de céder aux leurres d’une projection
rétrospective ? Le sociologue (et l’historien) se trouve(nt) pris
dans une alternative : faut-il limiter le travail de recherche en
fonction de l’apparition du terme en ignorant des périodes
antérieures, ou bien peut-on considérer que, pour significative
qu’ait été cette apparition, on est parfaitement en droit de
remonter bien avant pour étudier les intellectuels ?

Afin de sortir de l’embarras, on pourrait être tenté de s’en


remettre à des définitions formelles sur ce qu’il faut entendre
par « intellectuel », mais le risque serait alors de tomber dans
l’arbitraire (on privilégie subrepticement un point de vue) ou
dans un essentialisme anhistorique (au-delà des variations, il y
aurait bel et bien un noyau substantiel). Entre un nominalisme
rigoriste, pour lequel il n’est pas possible de considérer la
catégorie d’intellectuel indépendamment du travail
d’objectivation réalisé à la fin du XIXe siècle, et un point de vue
réaliste, porté à traiter les mots comme seconds par rapport à
une réalité indépendante et présente de tout temps, on doit
pouvoir travailler dans une longue durée, celle de l’histoire des
intellectuels, tout en essayant de tirer toutes les conséquences
du fait que la cristallisation sous un même mot de réalités
pensées autrefois de façon dispersée constitue en soi un objet
d’analyse. La démarche la plus rigoureuse et la plus féconde
consiste à la fois à prendre au sérieux les questions de mots et à
adopter une démarche comparative visant à concilier l’étude de
la singularité historique et la recherche de propriétés
structurales capables de manifester le jeu des invariants et des
variations. C’est cette démarche que l’on va tenter de suivre ici.
Faire la sociologie des intellectuels demande d’abord de se
déprendre de l’ethnocentrisme inhérent aux représentations
ordinaires de l’intellectuel : cette figure est associée à une
image prophétique, en partie issue de l’héroïsation romantique
du poète ayant conçu, dans la solitude, des idées qui, dans un
premier temps, dérangent ses contemporains et qui, dans un
second temps, sont célébrées avec admiration et
reconnaissance par les nouvelles générations. Cet esprit
singulier est le créateur d’une œuvre écrite originale, rendue
célèbre auprès du grand public à travers des articles dans la
presse, des débats, des interviews, etc. Pour rompre avec cette
imagerie, on doit s’employer à analyser toute une constellation
de notions qui semblent aller de soi.

La première d’entre elles est celle d’auteur, construction


historique appelée, peut-être, à disparaître [Foucault, 1969] [*] .
L’existence contemporaine des droits d’auteur tend à nous faire
oublier que l’appropriation d’un texte écrit n’a rien de naturel
et qu’elle a été soit ignorée soit tenue pour secondaire dans
beaucoup de sociétés [Diu et Parinet, 2013]. Roger Chartier
évoque les cas de la publication anonyme, de l’écriture d’un
texte à plusieurs ou encore de la réunion de plusieurs auteurs
dans un recueil de « lieux communs ». Il signale, par ailleurs, le
foisonnement de plagiats, de copies qui compliquaient les
tentatives d’identification d’un nom propre. Suivant les cas, les
textes d’un auteur peuvent ainsi être réunis (« reliés »)
ensemble ou disséminés avec d’autres [Chartier, 1992]. Au
Moyen Âge, le statut de l’auteur a été suspendu entre les figures
grâce auxquelles un texte vient à l’existence — le « scribe », ou
scriptor, copiant le texte aussi fidèlement que possible, le
compilator réunissant des textes qui ne sont pas de lui, le
commentator proposant un mélange de ses mots et de ceux d’un
autre, et l’auctor pour qui ses propres mots l’emportent sur
ceux d’un autre [Genet, 2003] : l’auteur est considéré en
continuité avec d’autres figures. Quant à la notion de
« création », elle est rapportée exclusivement à Dieu. D’où la
question de savoir de quel type d’auctoritas dispose l’auteur
(question qui se pose d’abord à propos de l’« auteur »
— humain — de la Bible). Si l’apparition d’un auteur-créateur
ne se fait qu’autour de 1300 avec un novateur tel que Dante,
l’auteur professionnel n’apparaît pas avant la fin du XVIe siècle.
C’est sur un fond de culture transmise, de vérités partagées et
de lieux communs qu’un personnage exemplaire, tant par sa
sagesse que par sa science, peut se détacher tout en échappant
aux tentations d’une vaine gloire. De qui tenir son « autorité » ?
De soi-même, d’une source supérieure, d’un « corps »
impersonnel et transcendant ?

La reconnaissance d’une qualité d’auteur implique trois types


d’instances. Le premier est lié à l’institution scolaire qui
contribue à faire exister des textes dignes d’être conservés et à
les attribuer à des personnes singulières, capables d’accéder, le
cas échéant, au Panthéon des grands hommes. Le deuxième
concerne la légitimité des revendications d’une personne sur
ces biens spécifiques que sont les textes : la codification, à la fin
du XVIIIe siècle, des « droits d’auteur » a favorisé l’objectivation
de la catégorie en lui reconnaissant la maîtrise du contenu
immatériel de son activité. Le troisième se rapporte à des
considérations d’ordre public et à l’appareil répressif qui les
soutient : à qui, à quelle personne physique faut-il imputer des
propos jugés contraires à la morale, à l’ordre public ? Établir la
responsabilité de l’auteur, individu clairement identifié, est une
affaire de police et de droit, comme le montrent les procès
contre plusieurs écrivains, dont Charles Baudelaire et Gustave
Flaubert [Sapiro, 2011].

On pourrait interroger aussi la notion d’« œuvre » coextensive à


celle d’auteur. Qu’en est-il des notes pratiques non destinées à
la publication, telles que la liste des courses, ou des lettres,
certaines étant anodines, d’autres ayant des résonances avec les
textes publiés ? La publication des « œuvres complètes » est
confrontée à des questions comme celle de savoir si certains
textes, tels que des notes de cours, méritent publication et sont
imputables, chez un auteur, à ce qui tient en lui du compilateur,
du commentateur ou de l’auteur. Le monolithisme de la notion
d’œuvre dissimule une pluralité de statuts des discours émis,
transcrits, conservés. À l’image homogénéisante de livres
rassemblés dans des bibliothèques, il faut substituer une
conception pluraliste des modes d’existence des textes et de
leurs usages. S’ils ont écrit des « livres », Platon, Thomas
d’Aquin, Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant et Ludwig
Wittgenstein, pour s’en tenir à des philosophes, n’ont pas
entretenu le même rapport à leur activité, à leurs pairs, à leurs
disciples, à leur audience, puisque les contextes d’énonciation
étaient sensiblement différents. De même, les genres textuels
(épopée, tragédie, comédie, roman, traité, discours, dissertation,
thèse de doctorat, manuel…) ne doivent pas être considérés
comme des essences intemporelles mais comme des formes
relativement stabilisées, engendrées, puis consacrées par une
histoire et qui, la plupart du temps, dissimulent sous l’identité
d’un mot une grande variété d’usages.

La tradition lettrée impose une sélection d’auteurs illustres


mais surtout une posture de révérence envers les textes, une
façon de les lire et de les utiliser. Le seul moyen d’y échapper
réside dans l’historicisation des objets et des catégories de
pensée : il s’agit de mettre en cause les présupposés de
commentateur et de poser la question des conditions
historiques de possibilité des textes concernés, ou plutôt celles
de leur production, de leur circulation, de leur réception. À qui
s’adressait notre « auteur » ? Dans quelle forme ? Qui le lisait ?
À quoi ressemblait la lecture attendue, prescrite, autorisée
[Cavallo et Chartier, 2001] ? Le point de vue historique suppose
une pragmatique des textes qui les envisage comme des actes
effectués par des agents socialement déterminés visant à agir
sur le monde social en s’appuyant sur des savoirs en partie
implicites, en adoptant ou en refusant telle option (politique,
religieuse…), en approuvant tel allié, en contestant tel
adversaire, etc. [Skinner, 2002].

Cette histoire ne se déroule pas dans le ciel pur des mots. Elle
renvoie à des agents sociaux à deux titres. D’une part, les
intellectuels font partie de la société de leur temps et occupent
une position déterminée dans l’espace social : pour comprendre
comment ils peuvent se consacrer à une activité qui peut ne pas
être immédiatement rentable, encore faut-il savoir comment et
de quoi ils vivent et comment ils sont perçus par les différents
groupes sociaux. L’intellectuel à plein temps issu des groupes
privilégiés et assuré de revenus permanents diffère de celui qui
est obligé de guetter des activités « alimentaires » ou d’appoint.
D’autre part, les intellectuels ne sont pas isolés face à des
lecteurs indéfinis. Ils sont insérés dans des cercles de relations
sociales dotés de degrés variables d’institutionnalisation. Selon
les lieux et les époques, ils ont affaire à des sociétés savantes,
des académies, des laboratoires, des universités, des « écoles »
(les durkheimiens, les phénoménologues…), des
« mouvements » (les symbolistes, les surréalistes…) ; ils doivent
compter avec des éditeurs, des critiques, des traducteurs, des
disciples, mais aussi, parfois, des censeurs et les représentants
d’institutions non spécifiquement intellectuelles (Église, État,
magistrature, presse…) ; ils s’expriment dans des écrits
diversement marqués (par la maison d’édition, la collection, le
prix…) et, aussi, oralement (cours, conférences, émissions de
radio, télévision…).

Il est difficile de réduire une aussi grande diversité de


situations à un modèle unique, mais il est possible d’apporter
un peu d’ordre dans la masse des données en s’appuyant sur un
petit nombre de schèmes principaux et récurrents de
classement fondés sur des couples d’oppositions qui peuvent se
combiner et s’enchevêtrer. Le premier, en quelque sorte
constitutif de l’existence même d’une activité intellectuelle, est
celui de la division entre travail manuel et travail intellectuel
évoquée par Karl Marx et Friedrich Engels, cas particulier d’un
mouvement de différenciation et d’autonomisation qui
engendre une sphère de pratiques sociales appropriées par un
corps de spécialistes — scribes, juristes théologiens,
philosophes : cette division favorise une illusion idéologique
générique, celle d’une vie indépendante des « idées », et
contribue à doter d’une force sociale spécifique des
professionnels convaincus d’agir au nom de ces idées, et non
pas pour satisfaire des intérêts particuliers, les leurs ou ceux
des dominants. Un deuxième schème est celui qui oppose l’oral
et l’écrit. Certes, notre conception de l’intellectuel a partie liée
avec l’écrit, mais il ne faudrait pas oublier qu’il a existé des
sociétés sans écriture dotées de techniques purement orales de
transmission et de mémorisation grâce auxquelles des virtuoses
(aèdes, rhapsodes) ont rendu possibles la production et la
conservation de récits légendaires. Une fois l’écriture inventée
et diffusée, les formes orales et écrites de transmission étaient
loin d’être séparées, l’écrit pouvant épouser l’expression orale
et aussi la modifier [Goody, 1978]. Il est également difficile
d’établir une séparation nette entre le sacré et le profane dans
nombre de sociétés où le savoir réunissait des considérations
sur la divinité, le cosmos, la vie, la santé et la destinée de
l’homme, la morale. Le sacré, quant à lui, se dédouble entre un
pôle utilitaire, magique, tourné vers le bien-être des individus
singuliers, et un pôle spéculatif davantage concentré sur la
production d’une doctrine systématique capable de résister aux
objections et à l’incroyance [Weber, 1921, p. 125-129]. L’ordre
profane des savoirs est lui-même partagé en fonction des fins
remplies. Les unes, plutôt externes, sont déterminées par des
puissances temporelles ou spirituelles de toutes sortes qui
escomptent, de la part des intellectuels, soit des contributions
utiles à leurs visées politiques, juridiques, économiques,
idéologiques, soit des contributions gratuites destinées au
plaisir, à l’agrément, à la « gloire », comme dans le cas des
artistes de cour. Les autres, plutôt internes, reflètent la logique
propre d’un savoir auquel n’est fixée d’autre norme, au moins
idéalement, que celle de son accumulation. Ici intervient une
différence importante entre deux modalités d’accumulation : la
première, l’érudition, est fondée sur la constitution minutieuse
d’une trame de connaissances censées valoir par elles-mêmes et
jugées dignes d’être conservées, les exemples étant celui des
doxographes qui collectionnent les opinions de sages du passé
ou celui de rédacteurs de monographies locales ou régionales ;
la seconde modalité d’accumulation est la « science » que le
terme allemand Wissenschaft rendrait mieux dans sa
généralité. Elle repose sur la cumulativité, c’est-à-dire sur un
accroissement pas seulement quantitatif, mais surtout qualitatif
qui concerne les instruments de pensée. Une dernière
opposition nous ramène à la division du travail, mais, cette fois,
au sein du travail intellectuel, avec, d’un côté, des généralistes
qui revendiquent une compétence fondamentale et universelle
et, de l’autre, des spécialistes qui se consacrent à une partie
déterminée du savoir, sans renoncer, si besoin est, à contester
les frontières imposées.

Autant de manières d’être intellectuel, autant de manières de


légitimer la compétence dont on est porteur, et par là, la
coupure avec ceux qui en sont dépossédés. Les uns peuvent
revendiquer un charisme qui se manifeste à travers une
inspiration irrationnelle, alors que d’autres font valoir
l’acquisition méthodique d’un savoir transmissible et
impersonnel, souvent certifié ; certains peuvent s’appuyer sur
des vertus de désintéressement par opposition à ceux qui se
flattent de plaire à un public nombreux ou à une audience
choisie et qui s’honorent d’avoir une utilité sociale directe.
Toutes les oppositions évoquées ont pour arrière-fond celle,
essentielle, qui sépare les intellectuels et les détenteurs des
différentes formes de pouvoir temporel. Elles permettent
d’apporter de l’intelligibilité dans la grande diversité des
figures intellectuelles, à condition de ne pas fonctionner à vide
mais toujours en référence au contexte historique, aux
conditions matérielles et symboliques d’existence, aux formes
de sociabilité, aux modalités de consécration, aux luttes sur la
définition de l’excellence intellectuelle, etc.

Comme pour tous les groupes sociaux, on peut aussi se poser


des questions d’appartenance et de frontière de la catégorie.
Dans les recensements contemporains, où trouver les
intellectuels ? La profession et catégorie socioprofessionnelle
(PCS) « cadres et professions intellectuelles supérieures » de la
nomenclature de l’Insee de 1982 repose sur le regroupement de
professions qui « appliquent directement des connaissances
très approfondies dans les domaines des sciences exactes ou
humaines à des activités d’intérêt général de recherche,
d’enseignement ou de santé ». Où trouver les « intellectuels »
proprement dits ? Autre question : quel est le rapport entre
l’identité intellectuelle, la compétence et la possession des titres
scolaires, principe unificateur de la catégorie statistique ? Ces
questions semblent difficiles mais, avant tout, sont-elles bien
posées ?

La sociologie des intellectuels se distingue clairement de genres


répandus où l’on parle d’intellectuels, comme l’histoire des
idées, la chronique historique, l’essayisme philosophique, la
spéculation théorique, le prophétisme social. Elle entretient des
relations diversifiées avec d’autres spécialités de la sociologie.
Les intersections sont nombreuses ; les questions et les
méthodes sont souvent très proches. Il en va ainsi pour la
sociologie de la culture et de l’art, la sociologie de la littérature,
la sociologie de la philosophie, la sociologie des sciences (de la
nature ; de la société), la sociologie de l’éducation, la sociologie
des religions, la sociologie (de la) politique, sans oublier la
sociologie des groupes sociaux. Pour autant, on ne saurait, bien
sûr, négliger l’intérêt d’approches ne se réclamant pas de la
sociologie, comme l’histoire culturelle [Schorske, 1998],
l’histoire des concepts [Koselleck, 1979 ; Skinner, 2002],
l’histoire politique de la philosophie [Losurdo, 2002], sans
oublier d’autres pistes d’allure marginale, comme la satire ou la
« sociologie en acte des intellectuels » telle qu’elle a été
pratiquée par un écrivain comme Karl Kraus [Pollak, 1981 ;
Bouveresse, 2001].

Pour éclairer ces questions, c’est une approche plutôt


objectiviste qui inspire les deux premiers chapitres : les
intellectuels y sont pris pour objet, comme groupe identifiable
dans l’histoire en fonction d’un ensemble de traits distinctifs.
Dans les deux derniers chapitres, il s’agit d’envisager de quelle
façon les intellectuels s’affirment comme tels, se rapportent à
d’autres groupes, à eux-mêmes et les uns aux autres dans des
alliances, des conflits, des innovations, à travers des
représentations, des définitions, des mythologies. La démarche
suivie, loin de résulter des seules exigences didactiques de la
méthode d’exposition, est inscrite dans l’objet même. Elle
reflète ce mouvement de réflexivité et de rupture par lequel un
groupe associé aux sociétés contemporaines, relativement
volumineux, structuré et différencié, s’est affirmé en se
distinguant des populations de taille réduite, hétérogènes,
dispersées des sociétés du passé. Enfin, soulignons que ce qui
est proposé ici n’est pas un tableau de synthèse centré sur une
période ou sur un pays [entre autres, Sirinelli, 1990 ;
Prochasson, 1991 ; Rieffel, 1993 ; Charle et Jeanpierre, 2016],
mais des instruments d’analyse qui, s’ils engagent toujours des
présupposés théoriques, ne sont pas, pour autant, arbitraires
puisqu’ils demandent à être jugés d’après des critères de
pertinence, de fécondité et de cumulativité.

Notes du chapitre

[*] ↑ Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’ouvrage.


I / La production de discours
lettrés

C e chapitre de sociologie historique vise à montrer la


diversité de figures intellectuelles de quelques sociétés du
passé. Plutôt que de présenter un survol qui serait
nécessairement sommaire et sans intérêt, le but est ici de
suggérer à grands traits les relations entre ces figures et leurs
conditions d’existence, leur genre de vie, leur statut social, en
somme ce qui les a distinguées d’autres groupes sociaux,
dominants autant que dominés (concernant plus
spécifiquement les scientifiques, voir Gingras et al. [2000]). Il
s’agit, au-delà de la présentation chronologique, d’un tableau à
visée comparatiste fondé sur quelques principes analytiques,
tels que le degré de dépendance aux pouvoirs temporels, le
degré de proximité envers les classes privilégiées, le poids
relatif des préoccupations de salut, de divertissement, de
connaissance, les modes de socialisation.

La question centrale, que l’on retrouvera plus loin à propos des


relations entre l’analyse interne et l’analyse externe, est celle de
savoir de quelle façon les caractéristiques sociohistoriques des
groupes intellectuels permettent de rendre compte des formes
de discours, des modèles de communication et de transmission,
des visions du monde et de la société… On s’appuiera, pour
commencer, sur la sociologie de Max Weber, non pas parce
qu’elle traite de périodes et de contrées lointaines, mais parce
que, manifestant toujours un réel souci comparatif, elle propose
un cadre analytique puissant et des illustrations d’une grande
richesse.

La sociologie des intellectuels de


Max Weber : économie et religion

L’intérêt de Weber pour la question des intellectuels est


intimement lié à une problématique globale qui doit beaucoup
au débat avec le marxisme. En effet, cette question est
l’occasion d’en mettre à l’épreuve les présupposés théoriques :
dans quelle mesure les « idées » sont-elles déterminées par les
divisions entre classes et par les intérêts économiques des
différentes classes ? La réponse de Weber a été perçue comme
une critique antimatérialiste du marxisme, notamment dans
son étude célèbre sur l’« esprit du capitalisme ». En fait, elle est
bel et bien matérialiste dans la mesure où, ramenée du ciel sur
terre, la religion est envisagée à travers ses effets économiques
ou, plus précisément, à travers la contribution qu’elle apporte à
la conservation ou à la subversion de l’ordre social. Le cadre
général des analyses, fondé sur la division entre groupes
sociaux antagoniques (classe sociale, « état » ou Stand), est
proche de celui de Marx : il s’agit de rapporter des systèmes de
représentations aux intérêts matériels et symboliques de ces
groupes [Weber, 1921], mais avec cette différence que Weber
analyse de façon approfondie le travail proprement doctrinal
des agents religieux et rejette toute théorie réductrice ou
mécaniste déduisant des contenus idéologiques à partir des
propriétés des classes dominantes. Les producteurs d’idéologies
religieuses, loin d’être de simples serviteurs du capital ou des
puissants, sont avant tout préoccupés par des questions
purement « spirituelles », comme celle du salut. Reste que,
même lorsqu’ils se consacrent à des questions éthérées de
doctrine religieuse, les intellectuels sont inéluctablement
conduits à prendre position sur l’ici-bas : ils s’efforcent en
particulier d’imposer, en accord avec leurs spéculations sur le
divin, une définition légitime de l’éthique qui enferme un
rapport positif ou négatif au « monde » et, à l’intérieur de celui-
ci, à l’économie. C’est ainsi qu’ils considèrent le travail et
l’échange marchand, selon les cas, avec indifférence, avec
mépris ou, au contraire, à la façon des protestants, comme des
terrains propices à une conduite de vie inspirée par de hautes
exigences morales et spirituelles.

La problématique wébérienne

La sociologie des intellectuels de Weber est étroitement liée à sa


sociologie des religions et ce pour une double raison : d’abord,
les intellectuels sont les porteurs d’exigences de
systématisation, ce sont, par excellence, des agents de
rationalisation ; ensuite, dans la plupart des sociétés, c’est la
religion qui joue un rôle déterminant dans la production des
représentations du cosmos et de la vie humaine. On ne trouve
pas chez Weber une théorie des intellectuels à proprement
parler. Mais on peut reconstituer, à travers ses nombreux
travaux empiriques de sociologie historique des religions, une
problématique originale et féconde qui fait de lui une figure
centrale de la sociologie des intellectuels : c’est, en effet, dans
des textes comme Confucianisme et taoïsme, Hindouisme et
bouddhisme, Le Judaïsme antique, L’Éthique protestante et
l’esprit du capitalisme et dans toute une grande partie
d’Économie et société que Weber s’est intéressé aux intellectuels
de façon relativement systématique. Le propos concerne
essentiellement des sociétés où la rationalité capitaliste était
absente ou bien se trouvait seulement à l’état naissant. La
méthode comparative permet d’échapper aux approches
monographiques qui portent à isoler des objets et interdisent
d’apercevoir les gains de connaissance que comportent, au-delà
de contrastes superficiels, le rapprochement entre des univers
différents et la quête de traits vraiment distinctifs. Il en va ainsi
lorsque Weber tente de situer les penseurs grecs par rapport
aux brahmanes ou aux mandarins.

La question principale que se pose Weber est celle des relations


entre les intellectuels et les détenteurs du pouvoir temporel, ou,
si l’on veut, celle de la distribution des chances de profits de
toutes sortes (économiques, statutaires, culturelles, liturgiques,
magiques…) entre des groupes sociaux qui participent à la
domination sociale sur les autres groupes. Avec des nuances, les
intellectuels sont considérés comme faisant partie des groupes
privilégiés (ils bénéficient de prébendes, de postes, de pensions,
de distinctions, etc.). Il y a des exceptions : ainsi, dans le cas du
judaïsme antique, alors que les porteurs de religiosité avaient
d’abord été des gentlemen, des membres des couches
supérieures cultivées [Weber, 1921, p. 279], ils tendent de plus
en plus à être issus de la « couche prolétaroïde des interprètes
de la Loi » cultivant plutôt un « intellectualisme petit-
bourgeois » de même que, dans le christianisme, ce sont plutôt
des « marchands itinérants » qui impriment leur marque au
message religieux. L’appartenance aux groupes privilégiés, loin
d’imposer une soumission inconditionnelle à des intérêts de
classe, est compatible avec la célébration de valeurs
alternatives à celles des groupes détenteurs du pouvoir
temporel et des instruments de la violence physique : ces
valeurs peuvent conduire à une critique morale des puissants
coupables de vanité ou d’orgueil. Les relations entre les
différents groupes sociaux ont des effets sur la nature des
orientations et des productions doctrinales des lettrés : une
grande opposition chez Weber découle de l’attitude à l’égard de
l’ici-bas et permet de confronter des éthiques du
perfectionnement « intramondain » (diesseitig) comme le
puritanisme et des techniques de libération mystique et
« acosmique ». La différence est essentielle puisqu’elle peut
induire des conduites aussi opposées que l’engagement actif et
l’indifférence contemplative.
Chine, Inde, Méditerranée

Dans le cas des religions asiatiques, les intellectuels sont issus,


d’une part, des couches privilégiées et sont associés, d’autre
part, aux avantages procurés par une économie de type agraire
et par l’État. Toutefois, ils représentent le pôle « démilitarisé »
de ces groupes sociaux : tenus éloignés des moyens de la
violence physique, ils sont voués à la parole, à la pensée et cette
privation d’origine pèse fortement sur leur vision du monde qui
s’exprime dans des hiérarchies de valeurs et de styles de vie. La
forme extrême d’intégration des intellectuels aux régions
supérieures de l’espace social est sans doute celle des
mandarins chinois [Weber, 1916a ; Balazs, 1968]. Ce sont des
lettrés qui tirent leur justification du titre scolaire et de la
culture raffinée dont ils sont détenteurs : ayant subi un long et
complexe parcours de concours, ils ont un rôle central dans la
vision de l’ordre social légitime, dans le discours de
« théodicée » qui permet de présenter comme justes et naturels
les privilèges des dominants. La combinaison de fonctions
administratives au service de l’État et d’une culture gratuite et
désintéressée porte à sa limite la conversion de la qualification
lettrée en compétence pratique justifiée par l’exercice d’une
forme déléguée de pouvoir temporel : l’État ne peut être
décemment gouverné que par un groupe statutaire (Stand)
lettré, et ce groupe ne peut être à la hauteur de sa mission qu’à
condition de ne pas déroger à ses prétentions culturelles. Le
mandarin est au service de l’empereur, de l’ordre du monde, et
cette mission le détourne de se livrer à des spéculations
métaphysico-religieuses qui excéderaient les fonctions de
reproduction de l’ordre. Sa vision du monde telle qu’elle
s’exprime dans le confucianisme s’inscrit dans des limites
« intramondaines » : il s’agit de proposer des recettes
applicables à la vie ordinaire, à la gestion des affaires
domestiques, aux relations avec les parents, les amis, les
proches, bref une « éthique utilitariste » [Weber, 1916a, p. 255].
Il en résulte une méfiance pour les discours et les rituels qui
s’engagent dans des voies peu contrôlables : la pensée
théorique d’un côté, la magie de l’autre. Celle-ci est pourtant
loin d’être absente : elle est illustrée par le taoïsme, concession
à la religiosité populaire et, par là, corrélat officieux du
confucianisme qui s’adresse avant tout aux groupes cultivés.
Mais les mandarins mettent aussi à profit un charisme magique
dont ils se prétendent détenteurs et qui leur permet d’afficher
leur distance envers le tout-venant. Face au pouvoir impérial,
ils n’ont jamais constitué un corps autonome capable de lui
opposer une autorité d’ordre strictement spirituel.

De même, les brahmanes en Inde s’appuient sur la dimension


magique de leur pouvoir, présumée fondée sur un savoir, et
non pas sur un rapport occulte à des puissances incontrôlées,
comme dans le cas de la magie destinée aux basses classes.
Cette couche cultivée est une noblesse cléricale qui, bénéficiant
de son appartenance aux classes dominantes, jouit de rentes
foncières et fiscales fixes [Weber, 1916b, p. 252]. Mais, à la
différence des mandarins, les brahmanes ne participent pas
à l’exercice ordinaire des affaires publiques et se consacrent à
des questions de pure spéculation, rituelles, philosophiques et
scientifiques ; ils sont, de façon idéal-typique, les porteurs d’une
religiosité intellectualiste de salut dont le message est destiné à
exprimer et à surmonter la « misère intérieure » et aussi à
saisir le monde comme doté de « sens ». Comme intellectuels, ils
se réfèrent à des exigences de rationalisation qui s’opposent
aux variantes communes de religiosité populaire et aux
idéologies d’autojustification de la réussite intra-mondaine
produites pour et/ou par les détenteurs du pouvoir temporel.

Le judaïsme antique offre à Weber un terrain par excellence


pour mettre à l’épreuve la triade prophète-prêtre-magicien. Les
prêtres sont, à l’époque pré-exilique, liés au pouvoir temporel
dont ils sont les mandataires spirituels, mais ils ont à compter,
d’une part, avec des prophètes de cour et, d’autre part, surtout
avec des prophètes libres, issus de rangs plus modestes qui se
distinguent de leurs concurrents par une orientation
plébéienne [Weber, 1918]. Il y a bien eu des « bardes » issus de
couches privilégiées et composant des chants d’amour relevant
de genres très raffinés, mais l’essor du prophétisme apparaît
comme une réaction aux milieux des rois, de la cour et des
lettrés qui s’y rattachaient. Liés à la plèbe, les prophètes sont
porteurs d’un message, oral ou écrit, qui a un contenu
objectivement politique, mais prenant une forme religieuse
(berith, « alliance » de Dieu et d’Israël) : il s’agit d’un rappel de
la « Loi », de la Thora et d’une dénonciation de ceux qui s’en
écartent, l’important étant l’éthique de la vie quotidienne.
Même si les prophètes connaissent parfois eux-mêmes des
expériences extatiques, ils tendent à rejeter les tentations
mystiques ainsi que les préoccupations de type gnostique et ne
perdent jamais de vue les attentes des couches plébéiennes
auxquelles ils s’adressent. C’est ce qui les distingue des
intellectuels élitistes d’Asie ou de Grèce.

Après l’exil, le prophétisme est en déclin et se voit confronté à


la posture anti-prophétique qu’avaient en commun les
représentants du pouvoir sacerdotal et les rabbins. Ces derniers
constituaient un groupe nouveau de doctes familiarisés avec la
Thora, sans être, comme les prêtres, des agents permanents,
reconnus et entretenus par le pouvoir temporel. Ce sont des
artisans qui, vivant de leur travail, se trouvent reconnus en
matière de textes sacrés, non comme détenteurs de savoirs
initiatiques destinés à un petit nombre d’initiés mais comme
détenteurs d’une compétence portant sur une éthique de la vie
quotidienne à l’usage de gens ordinaires.

Sans proposer une étude aussi approfondie que les précédentes,


Max Weber donne quelques indications sur les intellectuels de
la Grèce ancienne de la période classique. Ceux-ci, en
particulier les philosophes désignés comme gentlemen, se
caractérisent par leur forte intégration aux couches dominantes
des cités. À la différence des autres groupes précédemment
évoqués, dont on trouve des équivalents en Grèce dans une
période antérieure, ils sont tournés vers une culture purement
laïque reposant sur l’orientation vers l’ici-bas et la vie dans la
Cité, sur la prééminence du logos et sur une certaine réticence à
spéculer sur les divinités [Weber, 1916a, p. 186-187 ; 1916b,
p. 250].
La sociologie wébérienne des intellectuels, même si elle n’a pas
fait l’objet d’une mise en forme théorique, offre un ensemble
extrêmement riche de questions et d’instruments. Weber
s’intéresse aux conditions matérielles d’existence des couches
cultivées, à leurs relations aux autres groupes sociaux, à la
nature et à l’intensité de leur rapport au monde, à l’économie, à
la politique. Une polarisation apparaît entre des fractions
distinguées de gentlemen et des fractions plébéiennes. En
fonction de leur distance aux différentes classes, d’une part, et
du type de culture détenu, d’autre part, les intellectuels sont
porteurs de messages qui varient selon le degré d’orientation
dans le monde ou hors de lui, selon le poids relatif des
questions de salut (des dominés) et de justification du monde
(en faveur des dominants), selon le degré de laïcisation
(entendue par contraste avec la magie et la religion), selon le
degré de rationalisation (entendue par contraste avec la
tradition et les forces affectives).

Poètes et philosophes dans


l’Antiquité grecque et romaine

Écoles philosophiques
Une des grandes inventions de l’Antiquité européenne, où la
Grèce a joué un rôle central, semble avoir été la figure du
philosophe. Celle-ci n’est pas apparue en un jour par la grâce
d’une soudaine illumination rationaliste (le « miracle grec »)
mais à la suite d’un processus de différenciation. Au sein d’une
« nébuleuse aux fonctions polymorphes » [Azoulay, 2007] qui
formait l’élite des cités, un groupe a tendu à se distinguer par
l’importance accordée à l’éducation, tout en partageant avec
d’autres groupes privilégiés l’intérêt pour les affaires
communes de la Cité [Perrin-Saminadayar, 2003]. Alors que les
différents genres de savoirs (poésie, médecine…) avaient été
rassemblés dans la personne de « maîtres de vérité »
revendiquant une inspiration divine, c’est au cours du IVe siècle
av. J.-C. que le personnage du philosophe émerge. Il se construit
contre une forme de compétence fondée sur la mémorisation
de la parole entendue et récitée, maîtrisée grâce à des
techniques sophistiquées : à la performance momentanée et
instable du poète, Platon oppose les qualités du philosophe
associées à l’écriture, qui découlent de la possibilité de revenir
sur une affirmation pour l’expliciter et la discuter. L’opposition
entre l’apparence fuyante et trompeuse de la doxa et les
« formes » (les idées) de la connaissance philosophique pourrait
bien être une retraduction du clivage entre oral et écrit
[Havelock, 1963]. Malgré les affirmations de Platon et de ses
commentateurs, le philosophe n’est pas toujours distingué du
sophiste dans les discours des contemporains. Celui-ci est un
homme qui voyage entre cités, un sage détenteur d’une
compétence oratoire lui permettant, moyennant rétribution, de
traiter de toutes sortes de sujets intéressant les hommes vivant
dans la Cité et, en particulier, ceux qui entendent exercer des
fonctions de pouvoir [Kerfeld, 1981]. Les sophistes étaient
souvent très estimés, reconnus comme compétents, habiles et
n’étaient pas nécessairement considérés comme opposés aux
« vrais » philosophes. Les uns et les autres s’occupaient de
sujets les plus divers, comme le montrent les exemples de
Platon et d’Aristote traitant de politique, de médecine, de
physique, de métaphysique, et ils partageaient une forme
« dialectique » d’argumentation reposant sur la confrontation
raisonnée de thèses opposées. Tentant de rendre compte du
passage « du mythe à la pensée », Jean-Pierre Vernant [1965] a
cherché à mettre en relation l’usage réglé du discours
philosophique avec les propriétés de la démocratie athénienne
et les exigences d’égalité civile. Cette thèse, qui met en avant
l’affinité formelle entre structures politiques et structures
mentales, s’est exposée à des critiques ; elle aurait, entre autres,
pour inconvénient de rendre insuffisamment compte de
l’aversion envers la démocratie de personnalités comme Platon
et Socrate [Ismard, 2013]. Après l’époque de la tyrannie et le
procès de Socrate, deux pôles sont apparus, l’un associé à la vie
civique (les auteurs de théâtre), l’autre voué à la « sublimation
intellectuelle » [Azoulay, 2007] et entretenant avec celle-ci un
rapport distancié, consistant à faire de la politique seulement
« au second degré ».

Une des caractéristiques de la vie intellectuelle athénienne est


l’existence d’écoles philosophiques, dont les plus connues sont
l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, le Portique de Zénon,
le Jardin d’Épicure. Autour de la figure d’un maître (le
fondateur puis ses successeurs) souvent doté d’un patrimoine
important et reconnu par sa personne plus que pour une
doctrine systématique, se réunissent des disciples qui
demeurent plusieurs années et s’initient à différents savoirs
[Natoli, 1996]. Il s’agit d’associations parmi d’autres, qui sont
reconnues par la Cité et sont loin de s’opposer à elle : elles
célèbrent les cultes des divinités, l’une de leurs fonctions étant
de faire accéder ses membres à des expériences de type
extatique [Vesperini, 2019, p. 127-134] tout en favorisant une
quête intellectuelle et morale d’excellence humaine à laquelle
sont prédisposés des jeunes gens aisés bénéficiant du loisir
(skôlé). À l’exception de l’école épicurienne, qui semble avoir
fonctionné selon un modèle plus ou moins « sectaire », la
plupart des écoles se détournent d’une transmission de style
dogmatique, rendue d’ailleurs difficile par l’absence de livres
de référence, et elles tendent à favoriser un enseignement oral
donnant la préséance, suivant les cas, à la rhétorique, à la
grammaire ou à la logique [Hadot, 2005, p. 34-47]. C’est la
constitution de la Bibliothèque d’Alexandrie au IIIe siècle av. J.-
C. qui va rendre possible une culture « scolastique » fondée sur
la lecture et le commentaire des textes.

Une philosophie ornementale


À Rome, la philosophie n’a pas été simplement le résultat de
l’importation de produits d’origine grecque car cette
importation a dû compter avec un tout autre contexte culturel
que dans le pays d’origine [Vesperini, 2019]. D’abord, la
dimension rituelle et religieuse de la philosophie a disparu, les
hommes romains cultivés entretenant un rapport plus distancié
aux divinités. Ensuite, le poids de riches et puissants
commanditaires s’impose aux poètes et/ou philosophes, la
plupart du temps démunis économiquement : entichés de
culture grecque et s’exprimant souvent en grec, les membres de
l’élite attendent de cette culture une contribution à leur propre
gloire. La philosophie fait partie des biens recherchés propres à
un style de vie noble, elle est un ornamentum au même titre que
les demeures, les sculptures. On n’attend pas des philosophes la
construction d’une doctrine cohérente ou le déploiement de
thèses défendues avec conviction, mais l’occasion de savourer
une forme cultivée de plaisir. Lucrèce se définissait lui-même
comme philosophus et poeta. Cette beauté du savoir était
largement reconnue hors des cercles lettrés, et les débats
pouvaient susciter l’engouement de gens ordinaires. Enfin, la
philosophie, la poésie et les autres genres ne sont pas tenus
pour séparés : ils sont réunis par leur fonction sociale et par la
valeur accordée à la prise de parole auprès d’un public de
qualité. Cette culture est marquée à la fois par le recyclage de
biens culturels grecs et par une forme de curiosité
encyclopédique : il ne s’agit pas d’accroître le savoir, mais de
faire le tour du vaste domaine des choses connaissables, grâce à
de bons esprits qui peuvent être des esclaves. Ainsi, le De rerum
natura de Lucrèce ne serait pas une version poétique de la
doctrine épicurienne, comme cela a été admis en histoire de la
philosophie, mais le produit d’une commande prenant, comme
cela était courant, la forme d’une épopée de style romain ayant
pour objet non pas de célébrer, comme en Grèce, les exploits de
héros mais de parler « de toutes choses », de commémorer ce
que l’on sait déjà sur des phénomènes naturels, l’agriculture,
l’histoire. On chercherait en vain un fil argumentatif continu
autour de questions « philosophiques » puisque l’auteur
s’appuie sur des « lieux » et circule entre eux à travers des
associations souples entremêlant des opinions servant de
prétextes à l’exploration de nouvelles pistes [Vesperini, 2018,
p. 147-184].

Poètes et philosophes participaient de l’univers des litterae.


Face aux orateurs, hommes de la parole et du pouvoir, ils
étaient du côté de la culture ornementale et ils ne pouvaient
être que détournés, du fait de la logique clientéliste de
dépendance, de la tentation de satisfaire des intérêts savants
spécifiques, même si on trouve plus ou moins parmi eux une
tension entre un pôle de lettrés d’origine élevée, cultivant la
tolérance envers les opinions opposées, et un pôle d’auteurs
d’origine plus modeste, davantage engagés dans des disputes
internes. Ces lettrés romains évoquent, jusqu’à un certain point,
les hommes de plume du XVIIe siècle français.
Les philosophes scolastiques et
l’invention des universités

Pendant le Haut Moyen Âge, la culture savante était un bien


rare approprié essentiellement par des clercs de certains
monastères qui étudiaient et conservaient des manuscrits
anciens. La philosophie des Anciens semblait plus ou moins
oubliée et la théologie elle-même n’existait pas encore comme
telle. La littérature était constituée de genres oraux de type
épique ou de type courtois qui reflétaient la primauté de la
récitation en public à l’adresse de membres des groupes
sociaux privilégiés.

L’essor démographique, politique et économique des villes a


favorisé, à partir du XIIe siècle, la constitution d’un groupe
d’intellectuels qui renouaient avec les pratiques savantes de
l’Antiquité. C’est ce que souligne Jacques Le Goff, inventeur de
l’expression « intellectuel du Moyen Âge » : pour lui, l’usage de
ce mot n’est pas abusif dans la mesure où il s’agit bien d’une
figure sociale originale qui se détache de figures antérieures et
se définit par le savoir, l’étude (studium). L’intellectuel est ici un
homme d’Église qui se consacre à une approche inédite : s’il
partage le souci commun de défendre la « vérité », celle de la
religion révélée, il le fait avec les lumières naturelles de la
raison humaine. Homme des villes, l’intellectuel médiéval n’est
pas enfermé dans un cadre local, il circule dans l’espace élargi
de la chrétienté où il bénéficie de contacts multiples avec
d’autres clercs. Le savoir, cessant d’être enfermé dans les
monastères et déposé dans des écrits rares, tend à se diffuser
grâce à des livres plus nombreux, plus accessibles et plus
maniables (écriture cursive, découpage du texte, etc.) [Le Goff,
1957 ; Verger, 2012, p. 7-27]. À l’opposition entre le clerc et le
laïc, liée à la conception d’une écriture pour la postérité propre
à une société de restricted literacy, se substitue celle entre le
lettré et l’illettré qui caractérise une conception laïque de
l’écriture [Genet, 2003, p. 43].

Cette figure nouvelle est indissociable de l’innovation


institutionnelle qu’est l’Université. Insérée dans l’univers
corporatif, celle-ci est une association de maîtres ou d’étudiants
fondée sur des valeurs d’entraide. Les collèges universitaires,
initialement créés en faveur des étudiants pauvres, sont
devenus au fil des ans des lieux de formation. Fréquentée par
l’ensemble des étudiants, la faculté des arts était la base de ce
système d’enseignement. Généraliste, elle procurait les savoirs
considérés comme indispensables : les uns, réunis dans le
trivium (grammaire, rhétorique, logique ou dialectique),
relevaient de l’ordre des méthodes fondamentales, alors que les
autres, réunis dans le quadrivium (arithmétique, musique,
géométrie, astronomie), relevaient de l’ordre des savoirs les
plus sûrs, fondés sur le calcul et les proportions. Au-dessus de
cette faculté étaient placées les facultés dites supérieures — le
droit (canon), la médecine et la théologie : elles assuraient une
formation utile de spécialistes dans des domaines nobles. La
progression dans le savoir était organisée, au cours d’un cursus
pouvant durer de six à quinze ans, par des diplômes de niveau
croissant (baccalauréat, licence, maîtrise ou doctorat).
Consacrée à des savoirs nobles, enseignés en latin, l’Université
se démarquait des disciplines ordinaires, vouées à l’utilité ou à
l’agrément, « arts mécaniques » d’une part, « sciences
profanes » et belles-lettres d’autre part [Verger, 2012, p. 31-32].

Les intellectuels étaient liés à l’Église par leur statut de clerc,


par leurs conditions matérielles d’existence et par la formation
reçue. Beaucoup lui devaient l’obtention de prébendes qui
pouvaient être suffisamment importantes pour détourner
certains de leur mission principale. Cette relation de
dépendance a toujours été plus ou moins doublée d’une lutte
pour l’autonomie de leur statut et de leur activité. Par rapport à
l’Église, il s’agissait de s’affranchir de la tutelle de l’évêque et
des écoles cathédrales en conquérant les marges indispensables
à un savoir ayant d’autres fins que la prédication et la cure des
âmes. Une étape importante est le moment où l’évêque a été
dessaisi du droit de délivrer la licence d’enseigner [Le Goff,
1957, p. 75]. Il ne s’agit plus de former des prêtres : l’intellectuel
du Moyen Âge est en quelque sorte un « enseignant-chercheur »
qui se consacre à la formation des étudiants et, surtout, à la
science et à l’étude. Par rapport à la papauté, l’affirmation
d’autonomie avait pour fonction d’éviter la réduction du savoir
à une idéologie justificatrice des intérêts temporels des papes.
Enfin, par rapport au pouvoir temporel, les universitaires
devaient extorquer la reconnaissance du studium comme l’un
des sommets à part entière d’une triade dont les autres étaient
le sacerdotium et l’imperium, une telle reconnaissance ayant des
effets sur la production et la transmission des contenus
doctrinaux et sur les procédures d’évaluation. Cette recherche
de parité, révélatrice des aspirations des docteurs, était vouée à
demeurer plus ou moins à l’état d’utopie dans la mesure où il
était inconcevable de poser le savoir comme fin souveraine,
émancipée de la foi chrétienne et de l’ordre social qu’elle était
censée fonder. La vérité de la science devait être en harmonie
avec celle de la foi, et l’idée tendait à s’imposer que la culture
valait surtout comme moyen d’accéder à la sainteté
[Marmursztejn, 2007, p. 33]. Le savoir des maîtres avait ainsi un
caractère ambigu, puisque la reconnaissance de leur évaluation
à travers un système de grades universitaires investissait
l’institution d’une forme d’autorité indépendante qui risquait
d’entrer en concurrence avec les principes supérieurs
d’autorité et de favoriser chez ses détenteurs un orgueil
illusoire. Ce sont finalement les qualités personnelles du savant
qui allaient l’emporter sur les titres [p. 266].

Classements sociaux, classements logiques

L’histoire sociale de l’éducation esquissée par Émile


Durkheim apporte une contribution à l’analyse de
différentes périodes, dont la période médiévale. Dans
L’Évolution pédagogique en France [1938], Durkheim met en
œuvre une problématique générale qui concerne les
rapports entre structures institutionnelles et structures
mentales et permet de montrer le lien entre sociologie de
l’éducation et sociologie des intellectuels, d’illustrer très
concrètement ce que la production intellectuelle des
auteurs considérés doit à ses conditions institutionnelles de
possibilité. Depuis, cette ligne d’analyse a été poursuivie
par des historiens, quand bien même le nom de Durkheim
n’était guère évoqué par eux.

La culture scolaire médiévale a un effet d’homogénéisation


qui se manifeste de deux façons : d’une part, l’activité de
chaque individu est considérée non comme le reflet d’une
création originale de « penseur », mais comme une
contribution à une entreprise collective [Boureau, 2007,
p. 36, p. 54] ; d’autre part, l’école inculque des schèmes de
pensée communs, généralisables et transposables, comme
« force formatrice d’habitudes » à l’œuvre dans tous les
domaines, dans les sommes théologiques ainsi que dans
l’architecture des cathédrales gothiques [Panofsky, 1951].
Philosophes et bâtisseurs de cathédrales ont acquis des
dispositions mentales fondées notamment sur un
« principe de clarification » (manifestatio), consistant à
favoriser le passage de l’obscurité à la clarté, et sur la quête
de conciliation de termes opposés ; ils procèdent avec
méthode, décomposent, distinguent (divisio), rapprochent
en exploitant les ressources de l’analogie et de la
transposition.

Pensée scolastique (ou d’école), la philosophie porte la


marque de la formalisation des savoirs et de leur mode
d’acquisition. Contrairement à l’image de rigidité qui lui a
été associée par la suite, cette pensée comporte l’idée d’un
cheminement vers la vérité prenant la forme d’une
enquête contradictoire décomposée, par souci de méthode,
en une succession de questions précises. Au XIIe siècle,
l’activité intellectuelle s’était affranchie des limites propres
au commentaire de textes, à la lecture (lectio) des textes
dotés d’autorité. Maîtres et élèves étaient incités à défendre
en public des positions opposées (sic et non) sur un point
déterminé (questio) au cours d’une disputatio, et à exercer
leurs talents oratoires et logiques sur toutes sortes de sujets
(quodlibet) : l’excellence scolastique se manifestait dans la
capacité de jouer alternativement les rôles de respondens et
d’opponens à propos d’une proposition argumentée
(determinatio).

Les luttes pour l’autonomie intellectuelle se reflètent dans les


délimitations et les hiérarchisations de compétences. La
théologie, innovation ou conquête propre à l’institution
universitaire médiévale [Boureau, 2007, p. 24], était envisagée
par certains comme la science suprême devant laquelle
devaient s’incliner non seulement les autres savants mais aussi
les papes et les princes. Mais, étant adossée à la philosophie,
elle se trouvait exposée de deux côtés : on pouvait lui reprocher
soit de pécher par excès d’intellectualité en imposant des
manières de voir sophistiquées et des débats inutiles au salut et
à la connaissance de Dieu pour le commun des mortels, soit de
sous-estimer les pouvoirs de la raison. Deux noms peuvent
symboliser les écueils du savoir entre lesquels le philosophe,
appuyé sur le lumen naturale, devait s’efforcer de naviguer :
Averroès, le philosophe arabe qui apparaissait comme
l’incarnation d’un penseur non chrétien ignorant la vraie foi et
suspect de conduire à l’athéisme ; Saint-Augustin, qui était érigé
par des mystiques (Saint-Bernard de Clairvaux) comme garant
de la pure foi face aux docteurs orgueilleux invoquant les
seules ressources de la raison. L’espace intellectuel était ainsi
structuré par le clivage rationalisme/mystique, la position
centrale d’équilibre étant la plus forte. Parmi les armes
théoriques dont disposaient les intellectuels figurait l’œuvre
d’Aristote, censée offrir ce que pouvait proposer de mieux un
auteur antique non touché par la Révélation. Cette œuvre
traduite, commentée et exploitée par les penseurs les plus
illustres et influents, à commencer par Thomas d’Aquin,
fournissait un modèle dialectique de pensée. La liberté
accordée aux serviteurs du studium était tenue pour compatible
par principe avec les exigences des vérités révélées contenues
dans les Écritures (il n’y a pas de « double vérité ») et
expressément rappelées dans les écrits philosophiques (comme
la Somme de Thomas d’Aquin) : il s’agit seulement, face à
certaines difficultés, de trouver la voie d’une conciliation
accordant la raison et la foi. Voie pas toujours facile à trouver et
à défendre : des propositions pouvaient être jugées impies,
censurées et condamnées, rappelant à leurs auteurs qu’ils
devaient compter avec les autorités dans l’ordre temporel
comme dans l’ordre spirituel.
Humanistes, lettrés et gens de
lettres

L’Université qui vient d’être évoquée ne s’est pas effondrée à la


fin du Moyen Âge puisqu’elle a préservé son organisation
institutionnelle et la plupart de ses fonctions jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle. Plus que de rupture, on pourrait parler d’un déclin
séculaire aux causes multiples. Les unes tiennent à
l’hétéronomie croissante de l’institution. Les maîtres de
l’Université tendent à perdre ce qui faisait leur spécificité,
notamment par rapport à l’aristocratie terrienne. Beaucoup
d’entre eux appartiennent de plus en plus au monde des riches
propriétaires et usent de leur poids social pour favoriser la
transmission héréditaire de leur position. Leur style de vie
s’éloigne ainsi de l’idéal austère de l’étude et se rapproche de
celui de la chevalerie. Les autres causes renvoient à la
constitution d’une catégorie nouvelle d’agents culturels, les
mécènes, qui accordent leur protection et des avantages
matériels à leurs doctes protégés [Burke, 1998, p. 106]. Ces
faveurs ont un prix puisqu’elles imposent la célébration des
grands et, surtout, elles sont au principe d’une économie
symbolique spécifique : la gloire des bienfaiteurs constitue une
mesure de la valeur reconnue au protégé. Autre transformation
importante : l’imprimerie. Certes, cette nouvelle technique n’a
pas apporté un bouleversement instantané : les copies de
manuscrits se sont poursuivies, les livres imprimés sont restés
longtemps rares et chers. Toutefois, la figure de l’imprimeur-
éditeur a été l’une de celles avec lesquelles ont dû compter les
auteurs, confrontés au fait que la fabrication de livres est une
marchandise qui a un coût, qui apporte des profits et, parfois,
de la notoriété.

Cours, académies, mécènes

Le centre de gravité intellectuel n’est plus la ville universitaire,


mais la cour des grands princes d’Europe, transformation qui
affecte les lieux et les formes de sociabilité [Le Goff, 1957,
p. 181] : ce sont à présent des « collèges » ou des « académies »
qui offrent un cadre aux échanges entre les esprits de qualité.
Parce qu’elle renvoie à un « mode de production » intellectuel
jugé archaïque, l’Université devient la cible privilégiée des
attaques des novateurs : on se rit du latin d’école, d’une
terminologie obscure et barbare, d’un formalisme stérile. Enfin,
cette institution elle-même cède à l’attrait de l’esprit nouveau,
et nombre de ses membres en sont proches. C’est contre la
figure du clerc universitaire que s’est affirmée celle de
l’« humaniste ». Si le terme n’apparaît que plus tard, il rend
compte d’une transformation assez sensible : il s’agit non plus
d’argumenter sur la théologie ou le droit, mais de s’occuper
d’« humanités », c’est-à-dire d’un corpus noble de textes
profanes de l’Antiquité gréco-latine de toutes sortes (poésie,
philosophie, mythologie, prodiges naturels) et, parfois, de textes
sacrés. Le Moyen Âge n’avait certes pas oublié ou ignoré les
Anciens, mais il s’en servait pour ses fins (philosophie,
théologie) et n’en faisait pas des objets de connaissance (ou de
célébration) cultivée, comme le font les savants de la
Renaissance qui, par souci de conservation et de fidélité à un
passé illustre et inégalé, vont paradoxalement contribuer à
« tuer le latin » [Vesperini, 2018, p. 216], langue louée et étudiée
mais rejetée hors du présent. Souvent clerc comme Érasme
[Burke, 1998, p. 120], l’humaniste est un lettré qui mobilise les
divers talents que suppose une lecture : d’abord, ceux de la
grammaire et de la philologie qui concernent le texte
proprement dit et, ensuite, l’érudition qui permet d’en
apprécier la teneur à travers les pratiques de commentaire et
d’interprétation. L’espace au sein duquel il se meut n’est plus
celui des disciplines d’école, mais celui de pairs extra-
institutionnels, esprits de qualité qui entretiennent, grâce à une
intense activité épistolaire [Mandrou, 1973, p. 42], un circuit
d’échanges de savoirs, de recommandations, de prêts de
documents. Se constitue ainsi une informelle, mais
relativement vigoureuse et prestigieuse « république des
lettres », prenant la forme de clubs savants (sodalitates
litterariae) [Bots et Waquet, 1997]. On peut voir comme une
consécration institutionnelle de l’esprit humaniste la création,
en dehors du cadre de l’Université, par François Ier en 1530, du
Collège de France, dont l’un des membres éminents a été
Guillaume Budé, helléniste et érudit versé en plusieurs
disciplines. De quoi vivent les lettrés ? Une partie d’entre eux
sont voués à une existence instable, oscillant entre petits
métiers (précepteurs, imprimerie) et activité érudite, une partie
plus stable d’entre eux étant constitués d’individus assurés de
revenus réguliers et suffisants, enseignants et hommes de loi
[Mandrou, 1973, p. 97]. Enfin, nombre d’entre eux vivent grâce
aux libéralités des grands.

Les humanistes n’ont pas proposé une doctrine unifiée, leur


cohésion tenant surtout aux finalités lettrées de leur action : il
s’agit, pour eux, de connaître et faire connaître ce qui a été
accumulé par les modèles exemplaires du passé. Mais alors
qu’ils avaient ébranlé les cadres jugés étroits de la culture
scolastique, ils ont pu être eux-mêmes exposés à des reproches
de pédantisme de la part des groupes dominants, peu disposés à
se plier aux exigences de l’érudition et aux apprentissages des
langues mortes. Face au latin des doctes, les différentes langues
des États européens peuvent d’autant plus s’imposer qu’elles se
trouvent d’emblée accordées aux pratiques linguistiques des
cours, de la noblesse et de la bourgeoisie des grandes villes.
C’est donc une nouvelle constellation culturelle qui se constitue,
fondée sur un ensemble d’institutions (État monarchique,
académies à Paris et en province), de lieux de sociabilité (cours,
salons) et de relations d’échange (mécénat) : elle prévaudra
pendant deux siècles, durant l’« Âge classique ».

Le lettré nouveau qui apparaît dans la première moitié du


XVIIe siècle est un littérateur, qui, à la différence des humanistes,
se consacre moins à l’accroissement des connaissances qu’aux
choses du « goût », où le déploiement de ses talents s’accorde
avec l’agrément des puissants [Viala, 1985, p. 25]. Il bénéficie du
rôle croissant du mécénat d’État (pensions, emplois au service
du prince) et des académies. Celles-ci, issues de l’initiative
privée à leur début, ont été favorisées par la puissance publique
comme lieux non d’enseignement mais d’échanges et de débats,
tendant à remplir des fonctions de consécration [Viala, 1985,
p. 43]. La plus célèbre d’entre elles, l’Académie française, a été
créée en 1635 en vue de statuer sur les bons usages de la langue
française et, par là, de donner un statut officiel à une langue
autre que le latin. Il ne s’agit pas d’un simple rôle décoratif mais
plutôt d’une entreprise politique qui vise à imposer une forme
spécifique de légitimité culturelle. On peut repérer des luttes
entre différentes fractions de lettrés : alors que les uns, les
modernistes, entendent procurer une reconnaissance aux
usages linguistiques oraux de la bonne société, à la
conversation au sein de la cour et de la noblesse, les autres, les
traditionalistes, s’efforcent de perpétuer les valeurs de
l’humanisme encyclopédique, au risque d’être dévalués comme
des « pédants » enlisés dans des savoirs inutiles. Ce sont
pourtant les premiers qui apparaissent comme des « puristes »
concernant la langue, étant donné qu’ils s’efforcent de proposer
une codification des beaux usages allant dans le sens de
l’élégance et de la simplicité, alors que les seconds sont
relativement étrangers à de telles préoccupations [p. 283-285].
Ce renversement des valeurs culturelles a plusieurs effets : le
développement d’une littérature de type « parascolaire » qui
annonce une histoire des belles lettres en langue française,
l’apparition de classiques, le déclin de la production savante, la
séparation entre sciences et belles lettres [p. 137-143]. Face aux
doctes de toutes sortes du passé, c’est la figure de l’écrivain qui
émerge, appuyée sur un modèle d’excellence culturelle, celui de
l’honnête homme, du bel esprit, caractérisé par des qualités
propres à entretenir les plaisirs mondains de la conversation
sur des sujets accessibles à des gens bien nés (galanterie,
aventures). Un signe de la réussite de cette figure nouvelle est
l’individualisation par un nom à travers le droit à la propriété
littéraire.

Classicisme et esprit français

La fécondité de la sociologie de l’éducation proposée par


Durkheim se manifeste particulièrement dans la partie de
L’Évolution pédagogique en France [1938] consacrée aux
collèges de Jésuites, qui représentent pour lui le modèle
accompli d’une pédagogie « formaliste », c’est-à-dire un
contre-modèle pour ce que serait une pédagogie idéale, dite
« réaliste », tournée vers la connaissance de la nature et de
la société. Ce modèle offre une illustration privilégiée de sa
thèse selon laquelle les propriétés que l’on attribue
d’ordinaire à l’esprit national sont ancrées dans les valeurs,
les programmes, les exercices de l’institution scolaire.

L’idéal pédagogique des Jésuites marque l’éclatement de


l’humanisme de la Renaissance entre deux tendances : la
première, tournée vers le plaisir des belles choses, va
prévaloir ; la seconde, tournée vers l’érudition, prendra
une place mineure. Résultat d’un compromis entre les
valeurs chrétiennes et les valeurs mondaines, cet idéal
inspire une formation généraliste visant à cultiver
indissociablement les vertus de piété et l’aptitude au beau
langage des jeunes gens bien nés, issus de la noblesse et de
la haute bourgeoisie. La langue et la littérature grecques et
latines sont célébrées précisément du fait de leur distance à
la réalité, à l’utilité, aux choses communes, mais elles ne
doivent jamais aller jusqu’à enfermer les élèves dans le
pédantisme des doctes. Elles favorisent un humanisme
abstrait qui parle de choses éternelles, la piété, la gloire,
l’amour, la haine, etc. [p. 261-303].

La rhétorique a été transposée en langue française à


l’usage de la cour et des hommes de lettres [Fumaroli,
1980]. C’est la fonction sensible, esthétique qui l’emporte
sur les autres : il s’agit, pour reprendre la triade
aristotélicienne, de plaire au public (pathos) plus que
d’argumenter (logos) ou de manifester les qualités
personnelles qui donnent à l’orateur sa crédibilité (ethos).
Daniel Mornet, historien de la littérature un peu oublié qui
s’inscrit dans le sillage de Durkheim (à travers Gustave
Lanson), a essayé de reconstituer la logique interne de la
rhétorique classique en montrant que, au-delà de ses règles
nombreuses et de ses distinguo sophistiqués, elle obéit à un
idéal de « clarté » qui se manifeste dans trois dimensions
principales : l’« invention » (ne choisir que des idées
simples, comme le sont les « lieux communs »), la
« disposition » (diviser le discours en moments bien
délimités), l’« élocution » (éviter les termes obscurs, les
néologismes, les mots savants) [Mornet, 1929].
Cette discipline intellectuelle et scolaire qu’est la
rhétorique a longtemps prévalu en France, dans les
exercices typiquement nationaux de dissertation, dans
l’enseignement des « humanités » ainsi que dans la
littérature (y compris dans le romantisme). Il en va de
même dans l’art oratoire. L’éloquence politique de deux
présidents de la République, Charles de Gaulle et François
Mitterrand, doit beaucoup à leur formation classique dans
l’enseignement privé. Par la suite, d’autres modèles
oratoires l’emportent dans ce domaine.

Les philosophes

D’une certaine façon, le « philosophe » du XVIIIe siècle est aussi


un écrivain, un esprit à la fois encyclopédique et critique,
inséré dans une société de bons esprits [Chartier, 1996]. Si la
faculté humaine dont il se réclame est, selon d’Alembert, la
raison, il ne renonce pas totalement aux autres facultés (la
mémoire, chose de l’historien, et l’imagination, chose du poète),
et son domaine est vaste puisqu’il concerne Dieu, la nature et
l’homme. Mais le terme marque une rupture. D’abord, le rôle de
la cour décline, alors que celui des académies et des salons
s’accroît. Ensuite, sciences et techniques acquièrent une
légitimité nouvelle face aux belles lettres, ainsi qu’en
témoignent l’apparition d’une Académie des sciences en 1666 et
la multiplication de revues savantes. Enfin, l’essor de l’édition
est marqué par plusieurs traits : déclin de la littérature pieuse,
part croissante des terrains scientifiques et technologiques,
autonomisation d’un marché qui, sans abolir les relations de
mécénat, profite à des auteurs plus souvent et mieux rétribués
par les éditeurs [Roche, 1988, p. 225-226] et dont les manuscrits
peuvent même devenir source d’enrichissement [Van Damme,
2014, p. 119]. Trois groupes peuvent être distingués d’après
leurs revenus : ceux qui disposent d’un titre, d’un bénéfice,
d’une charge, d’un office (clercs…) ; ceux qui ont des
compétences et du talent (avocats…) et ceux qui sont protégés
par des puissants [Chartier, 1996, p. 165]. Enfin, on ne saurait
oublier qu’il existait aussi une « bohème littéraire » vivant de
libelles et d’écrits pornographiques [Darnton, 1983].

Le philosophe doit tenir compte de nouvelles instances


d’évaluation, dont celles, plus informelles, de l’« opinion »,
suscitées par l’élargissement du public « éclairé », et des
instances de critique et de diffusion. Dépassant l’alternative
mondain-savant [Heilbron, 2006], le philosophe est présumé
capable de s’adresser à tous et d’exploiter des connaissances
conquises par les meilleurs esprits du temps et utiles au plus
grand nombre. En lui, la « raison » apparaît comme l’expression
d’une activité inlassable de critique qui s’exerce sur les
préjugés, les dogmes, la religion, les institutions. On connaît le
mot de Kant : « Notre époque est par excellence celle de la
critique à laquelle tout doit se soumettre. » L’opinion est un
« tribunal » détaché de tous liens, institutionnels aussi bien que
personnels, qui tient son autorité de la circulation dense et
diversifiée des jugements [Chartier, 1990, p. 51]. Luttant contre
les ténèbres de l’ignorance, le philosophe tend à s’instituer en
« éducateur » du genre humain, soucieux de hisser celui-ci vers
les « lumières », de dénoncer des abus ou des injustices et de
contribuer ainsi au bien-être universel. La liberté des hommes
et la connaissance sont inconcevables l’une sans l’autre. Il ne
s’agit plus de proposer une conception doctrinale des
fondements de l’État, mais de s’interroger sur la légitimité de
l’ordre social (comme Rousseau dans le Discours sur l’origine et
les fondements de l’inégalité parmi les hommes en 1755) et,
parfois, de s’aventurer vers des utopies. Cette fonction civique,
ignorée jusqu’alors par les lettrés, a été illustrée dans l’affaire
Calas par Voltaire qui annonce le personnage de l’intellectuel.
Mais les philosophes n’ont pas été un groupe homogène, comme
le montre l’opposition entre Voltaire et Rousseau. Celui-ci
pouvait mettre en question l’idée de progrès, laquelle pouvait
s’accompagner chez nombre d’auteurs d’une vision
européocentrique et d’une méfiance envers le peuple.

Le sacre de l’écrivain

La Révolution française a vu prospérer un grand nombre


d’individus, avocats, médecins, prêtres, publicistes, soucieux
d’agir par la parole sur la société à travers la presse, les clubs, et
de proposer des réformes au genre humain. L’utopie d’une
république des lettres apportant ses connaissances et sa sagesse
aux hommes de leur époque a pu sembler prendre forme avec
les « Idéologues » (Pierre Cabanis, Antoine Destutt de Tracy,
Volney), un groupe intellectuel qui reprenait à son compte
l’inspiration des Lumières : se réclamant de l’athéisme, du
sensualisme, du matérialisme, le groupe a pu se structurer
grâce à la création en 1795, sous le Directoire, d’un Institut et,
au sein de ce dernier, d’une « classe » consacrée aux sciences
morales et politiques. Réflexion philosophique et action
politique étant associées, les valeurs républicaines devaient
pouvoir trouver un ancrage dans les recherches des savants
intéressés aux choses publiques. En 1795 ont été créées les
Écoles centrales qui faisaient valoir, contre la culture
humaniste des collèges d’Ancien Régime, une culture nouvelle
fondée sur le raisonnement scientifique et l’observation
[Durkheim, 1938, p. 334-350]. Favorable dans un premier temps
à ce groupe disposé à lui offrir ses services, Napoléon
Bonaparte s’en est détourné lorsque, devenu Premier consul, la
réconciliation avec l’Église, réalisée par le Concordat de 1801,
lui est apparue préférable pour le maintien de l’ordre social. En
1803, la réforme de l’Institut et le remplacement des Écoles
centrales par des lycées marquent leur déclin et induisent, par
là, un changement de rapports de forces entre « philosophes »
et amis des belles lettres. On peut y voir l’amorce d’un
mouvement de réaction intellectuelle qui va s’accentuer au
début du XIXe siècle : la cible en est les « savants », jugés
coupables de préférer une raison orgueilleuse au sentiment et à
la foi, et de fabriquer des abstractions politiquement
dangereuses.
Ce sont les écrivains qui ont pu le mieux profiter du
changement de conjoncture. La faiblesse des institutions
d’enseignement et de recherche jouait en faveur de la
littérature, qui apparaissait comme le mode d’expression le
moins austère et aussi le plus soucieux de beauté. Certains
écrivains ont utilisé ce changement dans un sens conservateur
en proclamant l’affinité entre le retour à l’ordre social et les
valeurs spirituelles (l’âme, l’infini…) alors que d’autres ont vu
l’occasion de faire valoir une parole inspirée et sublime au
service de la nation et du peuple. Le « sacre de l’écrivain »
[Bénichou, 1973] désigne un moment historique singulier où,
dans la personne du poète, se sont trouvés cristallisés et
rassemblés deux attributs antérieurs : la mission sociale de
salut collectif, retraduction des Lumières, qui attribue à l’artiste
le pouvoir d’annoncer le futur aux hommes de son temps,
et la prérogative du « génie », qui repose sur des dons singuliers
et extraordinaires [Elias, 1991]. La fortune de cette nouvelle
figure sociale tient en partie au déclin de détenteurs
traditionnels de l’autorité en matière de discours sur le monde
social : l’Église et le monarque. L’écrivain bénéficie d’un
charisme personnel lui permettant de s’adresser à tous sans
aucune médiation sacrée ou profane. Mais le désenchantement
surgit quand ses sublimes aspirations se heurtent à la réalité
prosaïque (« bourgeois » et « philistins », art menacé par la
presse et les feuilletons, éditeurs en quête de tirages…).

À la fin du XIXe siècle, le paysage a changé. Avec l’essor de


l’Université et de nouvelles disciplines, dont la sociologie,
l’écrivain doit compter avec d’autres figures et d’autres modes
d’expression et de communication. C’est à ce moment que
l’intellectuel se constitue en tant que tel.
II / Un groupe social ?

D epuis le début du XXe siècle, le terme « intellectuel » s’est


considérablement diffusé. Certains usages concernent des
personnages éminents qui contribuent à la création de produits
culturels de qualité : c’est cette acception qui prime, par
exemple, dans les récits plus ou moins hagiographiques de
noms célèbres ou dans l’histoire culturelle traditionnelle.
D’autres usages enferment l’idée d’un groupe social spécifique
en relation de concurrence ou d’alliance avec d’autres groupes.
Sous ce dernier rapport, le groupe intellectuel semble
indissociable du système scolaire puisque c’est le diplôme qui
constitue la propriété objective principale permettant de lui
procurer une relative consistance. Avant même l’apparition du
terme « intellectuel », un certain nombre d’individus avaient
été regroupés selon le principe de leur compétence certifiée :
dans la première moitié du XIXe siècle, on parlait de « capacités »
pour désigner ceux qui, médecins ou avocats, étaient considérés
comme faisant partie des élites sociales grâce au cumul d’un
niveau d’instruction supérieur et de biens hérités de leur
famille. Or c’est la dissociation des deux traits, diplôme et
appartenance bourgeoise, qui a fait problème et a favorisé une
transformation des perceptions collectives.

L’émergence d’une sociologie des intellectuels suppose, au


moins, deux conditions : l’objectivation d’une catégorie comme
groupe social d’une part, et la perception d’un lien entre
propriétés des producteurs et propriétés des produits d’autre
part. Or il n’est pas acquis que ces deux aspects, aussi
déterminants qu’ils aient pu être, aient été associés de façon
rigoureuse dans des analyses concrètes. La sociologie des
intellectuels semble s’être constituée par une séparation entre
deux spécialités : d’un côté, l’étude d’un groupe social
caractérisé par l’éducation et la culture et, d’un autre côté,
l’étude des productions intellectuelles, initialement désignée
comme « sociologie de la connaissance ». Et cette tension n’a
jamais totalement disparu par la suite, certains auteurs se
consacrant plutôt au devenir du groupe, en particulier dans ses
aspects économiques et politiques, d’autres plutôt aux textes,
aux idées. Sous ce rapport, le cas des productions
germanophones des années 1890-1930 est instructif. C’est en
Allemagne que se sont trouvées réunies les conditions
d’apparition d’une nouvelle problématique, même si l’école
durkheimienne, à travers la question des classifications
primitives, a offert des apports considérables à une sociologie
de la connaissance. Le poids du marxisme a été déterminant car
il s’agissait pour plusieurs penseurs de se définir par rapport à
des questions suscitées par l’œuvre de Marx : comment situer
les diplômés, les porteurs de culture dans les « rapports de
production » et dans le système de rapports de classes ? Les
produits culturels peuvent-ils être assimilés à une simple
« idéologie » dissimulant des intérêts de classe ?
L’ombre du socialisme

Le thème de la surproduction intellectuelle, dont on retrouve


plusieurs éléments chez des théoriciens de l’époque, a inspiré
toute une littérature remontant au moins au XVIIe siècle, qui
s’appuyait sur l’évolution des détenteurs de titres scolaires
[Chartier, 1982]. Dans les périodes où le nombre de diplômés
paraît croissant, l’une des questions que les défenseurs de
l’ordre ancien sont portés à se poser est : que faire de tous ces
prétendants ? Leur nombre peut être jugé en excès par rapport
à celui des emplois disponibles, tenu comme plus ou moins
stable : des aspirations culturelles ont été entretenues qui ne
peuvent trouver à être satisfaites en l’état. La population
concernée, qui ne parvient pas à accéder aux professions
clairement délimitées (clercs, juristes ou même gens de lettres),
peut être caractérisée par la réunion de deux aspects : un talent
qui se manifeste par la parole et par l’écriture, et une position
sociale en porte-à-faux. C’est au moment de la Révolution
française, avec des écrivains conservateurs comme Edmund
Burke, qu’est mis en avant un lien entre la surproduction de
diplômés et la révolution politique : sont visés les « gueux de
plume » (Edmund Burke), les « Pougatchev de l’Université »
(Joseph de Maistre), les « lettrés affamés » (Arthur
Schopenhauer), le « prolétariat cultivé » (Friedrich Nietzsche),
tous ces gens que l’aigreur personnelle, alimentée par des idées
simplistes, porte à la critique sociale et intellectuelle.
Considérations morphologiques (surproduction) et
psychologiques (frustration) conduisent à mettre en cause l’idée
de l’éducation (supérieure) pour tous. « L’ouvrier ne veut plus
rester ouvrier, le paysan ne veut plus être paysan, et le dernier
des bourgeois ne voit pour ses fils d’autre carrière que les
fonctions salariées par l’État […]. En bas de l’échelle sociale,
[l’école] crée ces armées de prolétaires mécontents de leur sort
et toujours prêts à la révolte », écrit l’auteur du best-seller
Psychologie des foules [Le Bon, 1895, p. 53].

Les intellectuels, fils de la


surproduction scolaire

Ces discours trouvent des échos chez des sociologues


conservateurs préoccupés par la conversion d’une fraction des
intellectuels à la cause du socialisme. L’Italien Roberto Michels
(1876-1936) a rédigé l’article « Intellectuals » dans
l’Encyclopedia of the Social Sciences [Michels, 1932]. Bon
connaisseur de la vie intellectuelle en Allemagne et en France, il
occupait une position à mi-chemin de la sociologie politique et
de l’action militante ; d’abord proche du socialisme, il s’était
ensuite rallié au fascisme. Ce qui l’intéresse dans ce texte est la
question de la « conduite des masses par les intellectuels
(Intelligenz) ». Après s’être risqué en vain à un exercice de
définition (si les intellectuels sont généralement diplômés, le
diplôme n’est pas un critère suffisant), il dégage des figures
saillantes : les « missionnaires » animés par des sentiments
élevés et, à l’opposé, les rejetons du prolétariat intellectuel qui
ont des raisons objectives (carrière) et subjectives
(ressentiment) de se dévouer à une cause politique et d’adopter
des positions extrêmes. Michels se montrait finalement nuancé
sur le pouvoir social des intellectuels, quelque peu surestimé
selon lui. Joseph Schumpeter (1883-1950) voit dans l’intellectuel
un « professionnel de l’agitation » suscité par l’essor du
capitalisme. Renonçant à définir les intellectuels à travers des
professions déterminées ou des caractéristiques précises et
n’ayant rien d’autre à proposer que des illustrations, il évoque
quelques figures concrètes ayant en commun de troubler les
esprits, telles que les « sophistes, philosophes et rhéteurs »
[Schumpeter, 1942, p. 205], spécialistes des mots et non de la
gestion des affaires de la Cité.

À l’autre bout du spectre idéologique, la « question des


intellectuels » qui apparaît comme telle dans le mouvement
socialiste, en particulier dans la social-démocratie allemande,
est également associée à la possession et à l’inflation de titres
scolaires. Dans un article de 1883, August Bebel, figure
importante de la social-démocratie, traite de la « surproduction
de l’Intelligence [Intelligenz] bourgeoise », et Karl Kautsky, le
grand théoricien marxiste, reprend en 1895 dans des articles de
la Neue Zeit ce thème qui va être au centre de débats de ce parti
dans les années 1900 ainsi que, dans l’entre-deux-guerres,
parmi les « austro-marxistes ». On en trouve aussi de nombreux
échos en France, notamment à travers des traductions ou dans
des écrits au titre quasi invariable (« Le socialisme et les
intellectuels » de Louis de Brouckère en 1899 ; Le Socialisme et
les intellectuels de Paul Lafargue en 1900 ; « Les intellectuels
devant le socialisme » d’Hubert Lagardelle en 1901 ; « Les
intellectuels et le socialisme », chapitre de L’Avenir du
socialisme de Paul Louis en 1905). Le terme s’applique, selon
Paul Louis, « aux directeurs d’études des universités et aux
maîtres-répétiteurs ou aux instituteurs ; au chirurgien célèbre
et au petit praticien de campagne ; à l’écrivain dont on se
dispute les articles au poids de l’or et à l’infortuné publiciste qui
vit de traductions et de compilations mal payées ; au savant et
au demi-savant » [Louis, 1905, p. 224]. L’allemand Intelligenz a
été traduit à l’époque soit par « intellectuels », soit par
« professions libérales » ou « classes libérales ».

Questions de mots

Le mot « intellectuel », apparu en France vers 1890, a pu


être confronté à d’autres termes à propos desquels on peut
se demander dans quelle mesure ils en étaient des
équivalents. « Intellectuel » se diffuse en France dans les
années 1900, notamment du fait de l’affaire Dreyfus. Le
rattachement à l’« intelligence » et à l’« intellect »
(intellectus) n’est pas anodin : les intellectuels seraient des
hommes de l’entendement portés à tout analyser en
privilégiant une faculté humaine, jugée froide et
rationnelle, ce qui peut être porté à leur crédit ou, au
contraire, reproché comme déficience par rapport à la
sensibilité, à l’âme, à l’esprit et au sacré. En Russie et en
Europe de l’Est était utilisée depuis le début du XIXe siècle
une dénomination collective — Intelligencjia — ensuite
importée en Allemagne, sous la forme Intelligenz. Dans ce
pays, les individus pouvaient être caractérisés soit par le
diplôme (Akademiker, Gelehrte), soit par leur position dans
la division du travail (Geistiger Arbeiter ou Geistesarbeiter).
On les gratifiait souvent du titre de Doktor, marque
statutaire permettant de manifester, à la façon du titre
italien dottore, l’appartenance aux couches supérieures.

Alors que le mot « intellectuel » peut désigner, selon les cas,


des personnalités éminentes ou un groupe relativement
homogène, le terme collectif d’Europe centrale et orientale
est sans doute plus approprié pour désigner au sein de la
structure sociale un ensemble de positions voisines (par le
diplôme, la culture ou le type de profession), caractérisées
par des aspirations culturelles et politiques relativement
convergentes.

Le mot français « intellectuel » a été importé dans d’autres


pays, mais parfois avec une connotation distanciée,
ironique ou négative, marquant la provenance et la
spécificité françaises (sinon parisiennes) : les
« intellectuels » apparaissent par contraste, soit avec les
savants, les érudits (Allemagne), soit avec les écrivains
(Angleterre), comme des gens certes cultivés mais quelque
peu prétentieux, s’occupant de grands sujets à connotations
philosophiques ou politiques.
Les différentes options classificatoires peuvent avoir des
effets sur la démarche scientifique elle-même : la sociologie
des intellectuels peut être traitée soit comme un domaine
très extensif englobant diverses professions et spécialités
(professeurs, journalistes, avocats…), soit comme un
secteur dominé par les seuls producteurs de biens
culturels, étudiés par des sociologies spécialisées
(littérature, philosophie, sciences, religions, idéologies
politiques, etc.).

Cette littérature socialiste entremêle deux questions. L’une,


d’ordre organisationnel, concerne la place qu’il convient
d’accorder aux intellectuels dans le mouvement socialiste et
l’autre, d’ordre théorique, porte sur la position des intellectuels
dans les rapports de classes. La question des diplômés, devenue
essentielle dans les débats de la social-démocratie allemande,
est abordée au Congrès de Francfort en 1894. Si la ligne
« ouvriériste » stricte visant à exclure les intellectuels des partis
ouvriers a été écartée, la question demeurait ouverte de la place
souhaitable pour eux. La ligne officielle telle qu’elle a été
représentée initialement par Kautsky reposait sur deux points :
d’un côté, la « surproduction » d’intellectuels tend à les
rapprocher objectivement du prolétariat ; d’un autre côté, ils
ont tendance, en raison de leur éducation, à se considérer
comme une « classe privilégiée » cherchant à se penser au-
dessus des ouvriers. À la suite de Kautsky, plusieurs auteurs
sont intervenus, dont le « révisionniste » Eduard Bernstein,
promoteur de la « nouvelle classe moyenne », et le penseur
austro-marxiste Max Adler. Les clivages sur la juste ligne du
parti enfermaient une question théorique, celle du rôle
respectif des facteurs culturels et des facteurs matériels. Adler,
revendiquant l’héritage kantien, insistait sur la nécessité de
faire appel à des valeurs socialistes et à des « intérêts
intellectuels » (et non strictement économiques) pour
encourager les intellectuels à se mettre aux côtés du prolétariat.
Léon Trotski [1910] lui répondait que la dimension
« spirituelle » est elle-même au service des classes possédantes.

La sociologie de la connaissance

L’autre pôle de la sociologie des intellectuels, où l’on rencontre


parfois les mêmes protagonistes, est la « sociologie de la
connaissance » (Wissenssoziologie) qui vise à rompre avec la
philosophie néo-kantienne de la connaissance et de la culture.
Un moment fort : le Congrès de sociologie de Zurich en 1928,
auxquels participent des sociologues (Werner Sombart, Alfred
Weber), des philosophes plus ou moins ouverts à la sociologie,
proches du marxisme (Max Adler, Otto Neurath) ou opposés
(Max Scheler), des économistes ou historiens (Karl Wittfogel) et,
enfin, le jeune Karl Mannheim qui va faire débat. La
conjoncture qui réunit ces auteurs très différents est marquée
par la crise de l’Université dans la République de Weimar. Celle-
ci a, entre autres, pour symptômes le déclin des mandarins
allemands se réclamant des valeurs humanistes (Bildung) et la
confrontation au sein du corps professoral des conservateurs et
des modernistes. Que deviennent la culture et ses serviteurs
dans une société en pleine transformation, marquée par les
ruines de la guerre, la défaite, l’inflation, les luttes idéologico-
politiques entre nationalistes, chrétiens, socialistes,
communistes ? L’un des enjeux des débats sur l’historicisme et
le marxisme était de rendre compte du caractère
historiquement conditionné des idées et des valeurs en tentant
d’échapper au vertige du relativisme (ou du « nihilisme ») et du
« déclin de l’Occident », annoncé par un essayiste comme
Oswald Spengler, lu et commenté par de nombreux penseurs. À
ces débats, Martin Heidegger et Georg Lukács ont apporté des
réponses bien différentes.

La nouvelle spécialité qu’est la sociologie de la connaissance se


présente alors comme une sorte de lieu neutre entre des
auteurs aux options divergentes. Par rapport à la vieille histoire
culturelle (Geistesgeschichte) à la Wilhelm Dilthey qui entendait
étudier l’« esprit objectif » (Zeitgeist), elle se veut moins
spéculative, moins tournée vers les pures idées ; pour des
marxistes, elle est suspecte de vouloir supplanter l’approche
matérialiste de l’histoire, et pour des défenseurs de la culture
classique comme Ernst Curtius, elle est coupable de relativisme.
Max Scheler, l’un des premiers à avoir utilisé l’expression
« sociologie de la connaissance » dans un livre de 1926 portant
ce titre, était un philosophe inspiré par la phénoménologie dans
une version spiritualiste. Rejetant le matérialisme, sa sociologie
entendait montrer le lien entre des formes de savoir (religieuse,
métaphysique, scientifique) et des configurations sociales qui
en favorisent l’apparition. Ainsi, les agents religieux seraient
plutôt ancrés dans des couches inférieures alors que les
métaphysiciens seraient plutôt liés à des couches supérieures
[Scheler, 1926, p. 139-141], mais ces liens n’affectent pas la
validité de ces domaines : il s’agit seulement de prendre acte
des conditions factuelles d’émergence historique des formes de
pensée favorisées par leurs affinités d’essence avec des
structures sociohistoriques déterminées. L’austro-marxiste Max
Adler rejette vigoureusement cette orientation en laquelle il
voit une reprise de l’histoire culturelle diltheyenne. Tout en
admettant un autre principe causal que celui de l’économie
[Adler, 1928, p. 133], il préconise une sociologie visant à mettre
en lumière la « détermination sociohistorique de la vie de
l’esprit » [p. 145]. Son insistance sur le caractère socialement
conditionné du savoir (illustré par l’opposition, promise à un
bel avenir, entre « science prolétarienne » et « science
bourgeoise » [p. 145]) s’accompagne de considérations
normatives sur le rôle des valeurs dans l’histoire. Mais, en
général, les marxistes (Otto Neurath, Karl Wittfogel) se
montrent plutôt défiants envers une sociologie de la
connaissance qu’ils considèrent comme un ersatz bourgeois du
matérialisme historique.

Karl Mannheim, une figure de la sociologie de la


connaissance
Jeune assistant à Heidelberg, un temps disciple de Georg
Lukács et proche de la gauche hongroise, Karl Mannheim
(1893-1947) est l’un des participants au Congrès de Zurich
qui a institué la sociologie de la connaissance. L’originalité
de son exposé, « De la concurrence et de sa signification
dans le domaine de l’esprit (im Geistigen) » [Mannheim,
1928], est d’offrir un programme de travail empirique pour
cette nouvelle spécialité de la sociologie. Ce qui caractérise,
selon lui, les contenus spirituels est la façon dont les
producteurs de discours sont, ou ne sont pas, en
concurrence. Quatre phases sont distinguées : celle du
« consensus », où il n’y a ni de pluralité ni de débat, celle du
« monopole », où un discours explicite est imposé comme
vérité, celle d’une « concurrence atomisée », qui met aux
prises un grand nombre d’individus et, enfin, celle de la
« concentration », où seul un petit nombre parvient à être
partie prenante dans l’arène intellectuelle. Mannheim
s’appuie sur plusieurs exemples traités sommairement :
ainsi, le « réalisme » philosophique médiéval aurait été
porté par les fractions dominantes, alors que le
« nominalisme » aurait correspondu à des fractions
« intermédiaires et subalternes » [Mannheim, 1928, p. 71]
ayant, plus tard, à compter avec la « science », instrument
de l’État absolutiste, et avec les lettrés des académies. À
chaque fois, ce sont des « milieux » qui s’affrontent pour
contredire les prétentions monopolistiques des autres.

Mannheim, qui tente par la suite de développer les


présupposés théoriques de ses analyses, met en avant la
thèse de l’« attachement-à-l’être » (Seinsgebundenheit) de la
pensée, manière de dire, contre la tradition idéaliste et
rationaliste, que la pensée ne mène pas une vie
indépendante. Le rôle de la sociologie est de mettre en
rapport les « milieux » et leurs idées propres à travers des
pratiques de démarcation, d’appropriation et de synthèse.
Plus tard, avec sa conception de l’« intellectuel sans
attaches » (freischwebende Intellektuelle), selon une
expression reprise à Alfred Weber, il entend montrer que, à
la différence des classes ancrées dans l’économie, les
intellectuels sont unis essentiellement par la culture
[Mannheim, 1929, p. 129]. Cette « couche sans racines ou
mal enracinée dans la société et difficile à rapporter à une
classe ou une condition » nous met en présence, comme le
montre le mouvement romantique, d’individus qui, étant
voués à l’isolement et à l’instabilité, sont d’autant plus
disponibles pour sentir et exprimer les aspirations de
« couches socialement mieux intégrées » [Mannheim, 1927,
p. 91]. Cette absence d’attaches reflète certes leur détresse
matérielle, mais elle rend aussi possible la mission
historique de ces agents capables de surmonter les limites
des points de vue des autres agents. Deux orientations
principales apparaissent parmi eux : celle de l’« idéologie »,
tournée vers la conservation du passé, et celle de
l’« utopie », tournée vers la transformation du monde
[Mannheim, 1929].
Une théorie marxiste des
intellectuels : Antonio Gramsci

Si Marx et Engels ont polémiqué avec nombre d’intellectuels de


leur temps, ils n’ont pas fourni d’analyses suffisamment
systématiques conduisant à une sociologie des intellectuels. Le
seul auteur à s’être engagé dans cette voie est Antonio Gramsci
(1891-1937). D’origine modeste, il a mené des études
universitaires qu’il n’a pu achever, mais il a réussi, grâce à
d’amples lectures (en philosophie, en linguistique, en histoire),
à devenir une figure intellectuelle originale et créative. Acquis à
la cause du socialisme et militant actif, il acquiert une position
majeure au sein du Parti communiste italien, tout juste créé. Ses
analyses sur les intellectuels tranchent incontestablement avec
les discours tenus par les théoriciens socialistes évoqués plus
haut. On y trouve un travail théorique cohérent, s’appuyant sur
différentes disciplines et sur une importante culture historique
[Hoare et Sperber, 2019]. C’est sans doute pourquoi Gramsci est
devenu incontournable pour tous ceux qui, à partir des années
1970, se sont efforcés de renouveler le marxisme et de l’ouvrir,
entre autres, sur les domaines de la théorie politique et de la
théorie de la culture.

Une théorie ambitieuse


Il est important de préciser que les écrits de Gramsci sur la
question ne sont pas des ouvrages achevés, mais des « carnets »
qui, rédigés alors qu’il se trouvait dans les geôles de Benito
Mussolini, appelaient des travaux futurs. Il est donc impossible
de dire quelle aurait été la version finale et si les imprécisions
ou les lacunes auraient pu être évitées. Gramsci se tient à l’écart
des découpages disciplinaires et se montre réservé envers la
sociologie, qu’il s’agisse de celle de Weber, de Mannheim ou de
Pareto. Il se donne plusieurs objectifs : rendre compte des
rapports entre culture, économie et classes sociales aussi bien
contre l’idéalisme philosophique (celui, néohégélien, de
Benedetto Croce) que contre l’économisme marxiste ; saisir les
propriétés génériques du groupe des intellectuels mais aussi ses
distinctions internes ; esquisser une ligne politique par rapport
aux intellectuels et aux classes dominantes.

Gramsci propose un essai de réponse marxiste à un ensemble


de questions philosophiques, sociologiques et politiques. Allant
à l’encontre de l’économisme et du scientisme de la social-
démocratie européenne, il se distingue par l’attention portée au
problème de la culture. En particulier, il refuse de voir dans la
société capitaliste le simple reflet des rapports de production et
dans l’exploitation des travailleurs le seul effet de la
domination du capital : grâce à la célèbre notion d’hégémonie,
il entend rendre compte de la cohésion propre à une société de
classes. La classe capitaliste n’est pas uniquement détentrice
des moyens de production matérielle, mais elle détient aussi
une forme de pouvoir spirituel qui consiste dans sa capacité de
faire accepter son image de la société par tous les groupes
sociaux. Au-delà de l’analyse économique des contradictions
objectives, il s’agit de saisir les rapports de classes à partir de la
connaissance de l’histoire spécifique de chacune des classes, en
l’occurrence la bourgeoisie capitaliste (nord de l’Italie), la
bourgeoisie rurale (sud de l’Italie), les différentes variantes de
petite bourgeoisie, la paysannerie, le prolétariat.

S’abstenant d’une définition formelle et générale, Gramsci


entend s’appuyer sur l’analyse des rapports de classes.
D’emblée est posée la question de savoir si les intellectuels sont,
ou pas, un groupe autonome. L’opposition entre la bourgeoisie
et le prolétariat se reflète dans l’opposition entre des
intellectuels rattachés à chacune des classes. Il y a une symétrie
entre les intellectuels qui contribuent à assurer le pouvoir de
chacune des deux classes, la différence étant que l’intellectuel
révolutionnaire n’a d’autres assises que celles que lui procure le
Parti, au contraire de l’intellectuel bourgeois qui bénéficie des
ressources procurées par les entreprises capitalistes et par
l’État. Malgré cette importante différence, on peut dire que les
deux groupes intellectuels font la même chose : ils remplissent
des fonctions de conception et d’organisation au service de leur
classe respective. C’est ainsi que Gramsci peut réunir, aux côtés
de l’« entrepreneur capitaliste », « le technicien d’industrie, le
savant en économie politique, l’organisateur d’une culture
nouvelle, d’un droit nouveau, etc. ». La « très large extension du
concept d’intellectuel » est une difficulté insurmontable
puisqu’elle permet de rassembler ceux qui ont à voir avec la
conduite de l’industrie mais aussi les « commis » du groupe
dominant ayant à « remplir les fonctions subalternes de
l’hégémonie sociale et du gouvernement politique ». Ceux-ci ne
sont pas engagés directement dans la production : ils
interviennent pour assurer, d’une part, le « consentement
“spontané” des grandes masses de la population à la direction
imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental
dominant » [Gramsci, 1930-1932, p. 315] et, d’autre part, le
« fonctionnement de l’appareil de coercition de l’État » quand le
consentement échoue.

Un dualisme insurmontable

C’est ici qu’apparaît la difficulté de rapporter les intellectuels


bourgeois (« urbains ») à des catégories identifiables en termes
de profession : on peut dire que certains sont plutôt ce que
James Burnham appellera des « hommes de l’organisation »,
alors que d’autres sont des juristes. Mais qu’en est-il de ceux qui
sont préposés expressément à l’obtention du consentement ?
S’il s’agit de penseurs, d’idéologues, comment les caractériser
socialement ? L’analyse proposée montre les limites d’une
approche fonctionnaliste qui déduit plus ou moins directement
les caractéristiques des individus des fonctions qu’ils sont
présumés remplir pour la société ou pour une partie (la
bourgeoisie). Il y a, en effet, des cas où il est difficile de
déterminer le lien à l’une des classes participant au procès de
production économique. Gramsci se trouve ainsi conduit à
compléter une analyse de type fonctionnaliste par une
approche historique permettant d’envisager une partie des
intellectuels comme des « survivances » d’époques antérieures :
ce sont l’Église (ecclésiastiques), l’école (enseignants) et d’autres
institutions (professions libérales) qui font exister une
population dépourvue de fonctions directes dans le système de
classes. Pour tenir ensemble la dépendance des intellectuels
envers les classes « essentielles » et rendre compte de ceux qui
en débordent le cadre, Gramsci a été conduit à mettre en avant
la fameuse dualité « intellectuel organique »/« intellectuel
traditionnel ».

Cette dualité a été à ce point admise comme allant de soi que les
difficultés qu’elle enferme ont été laissées dans l’ombre.
Première difficulté : quelles sont les relations entre les deux
groupes ? S’agit-il de fractions concurrentes ? A-t-on plutôt
affaire à une distribution du travail en quelque sorte
« fonctionnelle », l’un d’eux s’occupant de l’« infrastructure »
matérielle et l’autre de « superstructure » spirituelle, ou bien y
a-t-il entre eux des intersections ? Deuxième difficulté : parmi
les intellectuels « organiques », y a-t-il vraiment symétrie entre
ceux qui sont du côté de la bourgeoisie et qui remplissent une
très (trop ?) grande diversité de fonctions, allant de la direction
de la production matérielle et de la conduite des hommes
jusqu’à la défense proprement idéologique de la bourgeoisie, et
ceux qui, étant situés du côté du prolétariat, s’occupent
essentiellement de stratégie politique ? Le mot « organique » ne
serait-il pas quelque peu flou ? Troisième difficulté : ce qui est
dit « traditionnel » est-il de l’« organique » d’époques
antérieures qui serait devenu caduc ou bien est-il inhérent à
des institutions autonomes qui tendent à se reproduire ?
Quatrième difficulté : le rapport entre la position sociale
présumée des intellectuels et leurs productions n’est pas
vraiment élucidé. Comment passer, dans le cas de Benedetto
Croce, du bourgeois ordinaire, proche du grand patron
Giovanni Agnelli (comme le souligne Gramsci), au philosophe
idéaliste ? On peut finalement se demander si l’opposition entre
les deux groupes d’intellectuels est vraiment éclairante et
utilisable. Si Gramsci a eu le mérite de tenter d’élaborer une
théorie marxiste des intellectuels, la question des fonctions de
classes remplies par les intellectuels semblait à ce point
prioritaire qu’elle faisait obstacle à un travail empirique de
sociologie et d’histoire tout en encourageant des débats
théoriques difficiles à trancher.

Les intellectuels : une matière à


prophéties sociales

À travers les intellectuels, il est souvent moins question des


productions culturelles que des transformations des structures
sociales et, plus globalement, de l’évolution des sociétés
modernes. Le terrain par excellence de ce type d’interrogations
est l’institution scolaire. La croissance des effectifs scolarisés,
notamment dans le supérieur, qui se reflète dans l’essor de
groupes professionnels fondés sur la possession de titres, est
considérée par certains auteurs comme un indice de profondes
évolutions qui affectent le fonctionnement des sociétés
capitalistes. Leurs discours vont au-delà de ce qui est
observable dans le présent et prennent la forme d’une
prophétie accordant un rôle déterminant au groupe social
nouveau autour duquel l’espace social va être recomposé. Pour
voir combien ce type d’interrogations a de poids dans la
sociologie des intellectuels, il suffit de regarder un article de
synthèse publié dans l’Annual Review of Sociology [Kurzman et
Owens, 2002], où les auteurs étudient les variations dans le
temps de trois hypothèses fondamentales : les intellectuels sont
envisagés soit, à la façon de Mannheim, comme un groupe
« hors classes », soit, à l’inverse, à la façon de Gramsci, comme
« liés à une classe », soit, enfin, à la façon de l’écrivain Julien
Benda, comme une « classe en soi ». Il s’agit surtout de
déterminer si le groupe des intellectuels se range aux côtés de
la bourgeoisie ou plutôt du prolétariat : doit-on le penser
comme une nouvelle élite ou comme un nouveau prolétariat ?
Il est tout aussi important de savoir si le rôle de ce groupe est
positif ou négatif.

Selon la façon d’envisager l’accroissement des diplômes, il y a


quatre possibilités principales : une élite intellectualisée, une
nouvelle bourgeoisie, un prolétariat intellectualisé, une
intelligentsia prolétarisée. Les intellectuels sont-ils appelés à
prendre le pouvoir ? pour leur seul profit ? pour le profit de
l’ensemble de la société ? On pourra observer que les
intellectuels requis pour les besoins de la démonstration ne
sont pas exactement les mêmes : alors qu’il est plutôt question,
dans un cas, d’écrivains ou de journalistes, il s’agit plutôt, dans
d’autres cas, d’ingénieurs, de cadres et de techniciens.

Intelligence massifiée…

La voie la plus ancienne, de type catastrophiste, est celle d’un


prolétariat de l’intelligence que s’entendent à dévoiler, pour des
raisons opposées, des penseurs conservateurs et des théoriciens
révolutionnaires. Les premiers redoutent l’apparition
d’agitateurs de plus en plus nombreux (« avocats sans cause »,
« médecins sans malades »), dont les aspirations universitaires
déçues favorisent l’expression démagogique de leur
ressentiment auprès de masses jusqu’alors passives et dociles.
Leur cible est, de façon plus ou moins explicite, les diplômés
issus des classes inférieures auxquels l’Université a tourné la
tête en entretenant leurs aspirations déraisonnables
(« déclassés par le haut »), une bourgeoisie en trompe l’œil
pourvue en titres scolaires mais non en patrimoine. Les seconds
voient dans la surproduction intellectuelle une confirmation
des prédictions relatives à la paupérisation de couches sociales
jusqu’alors relativement protégées : il s’agit plutôt, cette fois,
d’individus d’ascendance bourgeoise (« déclassés par le bas »).

Une variante optimiste de cette voie consiste à opposer au


prolétariat ancien, composé d’ouvriers souvent peu qualifiés
d’industries en déclin (mines, métallurgie…), une « nouvelle
classe ouvrière » faite d’individus hautement qualifiés (comme
les techniciens de l’informatique). Cette voie de la « nouvelle
gauche » a été empruntée, entre autres, par Serge Mallet [1963],
sociologue de la classe ouvrière qui, comme d’autres
théoriciens dans les années 1960-1970 [Gorz, 1964], envisageait
une sorte d’intellectualisation de la société et des conflits
sociaux : la « culture » (versus l’économie), la demande
d’« autogestion » (versus les revendications salariales), le
« qualitatif » (versus le « quantitatif ») sont les clés d’analyse
nouvelles censées remettre en cause les vieux « dogmes » du
marxisme. Dans ce sillage, des théoriciens postmodernes ont
défendu l’idée d’un « capitalisme cognitif » dans lequel le savoir
tend à prendre la place de la force de travail salarié dans les
rapports de production [Hardt et Negri, 2000].

… ou nouvelle élite ?

Les deux autres options qui concernent le devenir des élites


s’appuient sur le rôle croissant des titres scolaires dans les
classes dominantes.

La première envisage l’apparition d’une élite de plus en plus


éclairée, « intelligente », pourvue de diplômes, qui se distingue
de la bourgeoisie ancienne détentrice du capital. Initialement
conçue pour contester le marxisme, elle a connu un regain dans
les années 1960, marquées à la fois par la croissance
économique, les progrès de la scolarisation universitaire et la
contestation dans les campus. Dès l’entre-deux-guerres, un
certain nombre d’auteurs avaient voulu mettre en évidence les
conséquences de la montée des fractions scolarisées dans le
système productif. Parmi eux, le Belge Henri de Man (1885-
1953), socialiste (devenu un collaborateur), soulignait, contre le
marxisme orthodoxe, le rôle croissant de la « classe moyenne »
des intellectuels dans les tâches de direction économique et
politique. James Burnham (1905-1987) avait prédit dans The
Managerial Revolution (1941) l’ascension d’une classe de
managers au détriment de la vieille bourgeoisie capitaliste.
Dans les années 1960, le sociologue Daniel Bell (1919-2011),
s’appuyant sur la croissance des emplois de services, a mis en
avant les notions de société postindustrielle caractérisée par la
connaissance, l’information et la compétence. Alvin Gouldner
(1920-1980) propose une version plutôt positive de l’ascension
des intellectuels en tant que « nouvelle classe » non dépendante
des autres classes. Composée de détenteurs de titres scolaires,
allant des techniciens préposés à la direction des affaires aux
intellectuels préposés aux idées, cette classe apparaît comme
une classe « universelle » capable d’offrir à l’ensemble de la
société ses valeurs spécifiques. D’un côté, elle s’impose à travers
une « culture du discours critique » qui tend à saper la
domination capitaliste ancienne au nom du savoir et, d’un
autre côté, elle vise à occuper les positions dominantes.
Porteuse d’un universalisme « imparfait », elle n’en représente
pas moins une classe progressiste [Gouldner, 1979].
La seconde option, variante pessimiste de la précédente,
attribue à la nouvelle classe montante une ambition aussi
exclusive que dissimulée : celle de supplanter l’ancienne
bourgeoisie. Dès le début du XXe siècle, l’apparition des
intellectuels comme catégorie spécifique avait donné lieu à des
critiques non seulement dans les milieux conservateurs mais
aussi dans une gauche radicale, antiparlementaire, marquée
par l’anarcho-syndicalisme (Édouard Berth, Hubert Lagardelle).
Il en va ainsi pour le théoricien de la violence révolutionnaire,
Georges Sorel (1847-1922), pour qui « l’État » est un « corps
d’intellectuels […] qui possède les moyens dits politiques pour
se défendre contre les attaques que lui livrent d’autres groupes
d’intellectuels » ; ainsi, « toutes nos crises politiques consistent
dans le remplacement d’intellectuels par d’autres intellectuels »
[Sorel, 1908, p. 54]. Davantage tourné vers l’anarchisme, Jan
Waclav Makhaïski (1866-1926) considère que le socialisme est
une idéologie à prétentions scientifiques d’intellectuels (allant
des artistes aux directeurs d’usine) qui vise à évincer, sous un
discours universaliste, la classe bourgeoise afin d’imposer sa
propre domination à travers l’État [Makhaïski, 1979].

Les intellectuels des pays socialistes : une classe


dominante ?

Le retour de la problématique des intellectuels comme


classe visant à la domination politique a été favorisé par la
critique des systèmes socialistes qui, à la suite de Trotski et
de quelques-uns de ses disciples (Bruno Rizzi, James
Burnham), s’appuyait sur la notion de bureaucratie. György
Konrád et Ivan Szelényi se sont inscrits dans cette lignée,
mais avec des outils sociologiques et des matériaux
historiques plus riches. Leur préoccupation principale était
de rendre compte du type de domination propre aux
sociétés socialistes. Si, dans les sociétés capitalistes, les
intellectuels sont partagés entre ceux qui participent à
l’élite dirigeante et ceux qui, soumis aux lois du marché,
sont en voie de prolétarisation, il en va autrement dans les
sociétés socialistes, où le contrôle centralisé du surplus
économique favorise la constitution d’une classe
rassemblant l’ensemble des professions intellectuelles, les
ingénieurs, les directeurs d’usine et aussi les écrivains.
Toutefois, les intellectuels visés sont essentiellement des
dirigeants de l’économie, des technocrates qui, mettant à
profit leur savoir pour accéder à des positions de pouvoir
et à la redistribution rationnelle des ressources,
parviennent à associer la légitimité du socialisme
scientifique et leur propre légitimité d’agents porteurs de
valeurs universelles. C’est donc dans le socialisme que
semble le mieux s’accomplir la vocation historique des
intellectuels [Konrád et Szelényi, 1979].

Konrád et Szelényi sont bien obligés, eux aussi, de tenir


compte de la grande hétérogénéité des intellectuels qui
occupent des positions inégalement proches du pouvoir
économique et politique ; mais, pour préserver le groupe
des intellectuels comme un tout, ils sont conduits à placer
au cœur du groupe une contradiction entre les fonctions
remplies par ses parties, telos versus techne, l’écrivain se
consacrant à la vision globale, le technocrate à
l’organisation. On n’est pas très éloigné de l’opposition
gramscienne entre intellectuels traditionnels et
intellectuels organiques. Mais, à nouveau, se pose la
question du degré de cohésion de cette classe intellectuelle
où s’agrègent des fractions directement associées à
l’exercice du pouvoir et des fractions vouées à la
production proprement culturelle.

Les intellectuels comme groupe


social : composition, délimitations

Si les intellectuels constituent un groupe social, on peut


s’attendre à ce que, comme d’autres groupes, celui-ci soit
porteur de revendications matérielles et symboliques, et qu’il
cherche à faire entendre sa voix grâce à des mobilisations. C’est
ce qu’avaient pensé les initiateurs d’un syndicat, la
Confédération des travailleurs intellectuels, fondé en 1923 pour
lutter, entre autres, contre le chômage intellectuel. Les succès
limités de cette organisation montrent bien la difficulté de
réunir les catégories auxquelles elle s’adressait : travailleurs
intellectuels salariés, professions libérales, professions
artistiques [Chatriot, 2006].
En quête d’une définition objective

Si le groupe des intellectuels est doté d’une relative consistance


fondée objectivement, quelle est sa composition, quelles en sont
les limites et aussi les principales subdivisions internes ?
L’analyse se révèle particulièrement difficile du fait de
l’indétermination des critères de définition utilisables. Le
premier critère porte sur la qualification proprement
intellectuelle. Si le diplôme constitue le moyen le plus approprié
pour l’objectivation d’une catégorie statistique, est-il pour
autant suffisant ? En effet, à un pôle, peuvent figurer les
individus dont la qualification est attestée par des
performances effectives, comme l’écriture littéraire, qui peut
être reconnue hors des institutions, voire contre elles, et qui, en
tout cas, n’est pas assujettie à une évaluation stricte et
incontestable ; à l’autre pôle, la qualification est certifiée par
des titres scolaires. Or, en ce cas, la trame risque fort de se
révéler bien trop lâche en raison de l’écart inévitable entre les
titres et les « postes ». Un deuxième critère semble renvoyer à
l’opposition entre auteurs et non-auteurs : à supposer que les
différentes questions, notamment juridiques, tournant autour
de la qualité d’auteur soient résolues, l’intellectuel renverrait à
quelque chose comme une œuvre. Il est néanmoins discutable
d’exclure d’emblée des individus qui, n’ayant pas produit de
texte, peuvent avoir joué un rôle intellectuel important au
moins par la parole. D’un autre côté, la population des auteurs
est loin d’être homogène : on y trouve des écrivains
occasionnels, des producteurs de livres pratiques, de manuels,
d’ouvrages techniques, etc. S’il est parfaitement concevable
d’isoler, au sein de cette vaste constellation, une population
déterminée comme celle des écrivains, c’est à condition de
s’entourer d’un certain nombre de précautions. Un troisième
critère serait d’ordre nominal : ce sont les usages
terminologiques seuls qui permettraient de trancher à qui
revient une telle appellation. Le mérite de cette voie est de ne
pas imposer une définition de l’extérieur, mais, évidemment,
elle se prête peu à la mesure.

Une analyse qui serait à la fois globale et rigoureuse des


intellectuels comme groupe social rencontre un certain nombre
d’obstacles que l’on peut contourner en admettant d’emblée
que l’image obtenue ne sera jamais qu’approchée. Dès lors, des
méthodes quantitatives peuvent être mises en œuvre qui
s’efforcent de déterminer des ordres de grandeur, de déceler
des évolutions ou de comprendre, de façon approfondie, les
caractéristiques d’un sous-ensemble dont on a des raisons de
penser qu’il est central ou important. On ne présente ici que
quelques-unes des approches utiles.

Étant donné le lien entre activité intellectuelle et titre scolaire,


il est justifié de recourir à des indicateurs de scolarisation et de
niveau scolaire, de spécialité, etc. Dans la mesure où les taux de
scolarisation ont augmenté depuis le XIXe siècle, on peut inférer
que le poids des fractions intellectuelles s’est accru : il y a de
plus en plus d’enseignants du primaire et du secondaire,
d’universitaires et d’étudiants. En France, le nombre de
bacheliers était en 1931 de 15 000 et celui des étudiants de
78 700. Ces chiffres se sont trouvés multipliés par 10 au milieu
des années 1970 [Prost, 1982]. Dans cette période, on constate
que les effectifs des enseignants du supérieur en disciplines
littéraires et sciences humaines sont passés de 280 à 7 700. La
croissance s’est poursuivie dans les années 1990 avec la
« seconde massification scolaire » : en 2018, 517 490 étudiants,
soit 32 % des effectifs globaux, étaient inscrits dans les filières
lettres-sciences humaines et arts ; les effectifs des enseignants
dans ces disciplines étaient alors de 27 433 [Repères et
références statistiques… 2018, 2019].

Au sein de ces populations, comment distinguer ceux que l’on


peut considérer comme faisant partie des fractions proprement
intellectuelles ? Ce type de difficultés est au cœur de l’analyse
des professions intellectuelles que les classements de la
statistique publique rendent possible. Fondée sur le critère du
savoir, située en haut de l’échelle sous ce rapport, la catégorie
de l’Insee « cadres et professions intellectuelles supérieures »,
apparue en 1982, a succédé à la catégorie « professions libérales
et cadres supérieurs » : elle « regroupe les professeurs et les
professions scientifiques salariées qui appliquent directement
des connaissances très approfondies dans les domaines des
sciences exactes et humaines à des activités d’intérêt général de
recherche, d’enseignement ou de santé ».

Les effectifs de ce groupe représentaient 9 % de la population


active française en 2017, leur part ayant crû régulièrement
depuis les années 1960. Il est composé des cadres administratifs
et commerciaux et ingénieurs du privé (29 %), des ingénieurs et
cadres techniques d’entreprise (28 %), des professeurs et
professions scientifiques (15 %), des cadres de la fonction
publique (10 %), des professions libérales (10 %) et des
professions de l’information, des arts et des spectacles (6 %).
L’analyse des fractions intellectuelles devrait-elle retenir
seulement les « professeurs et professions scientifiques » et
mettre de côté, sinon écarter, les cadres (du public et du privé),
les ingénieurs et les professions libérales (médecins,
avocats…) ? Cette dernière option, qui enferme des présupposés
et des choix théoriques, ne va pas de soi pour nombre
d’auteurs, comme on l’a vu plus haut.

Quant aux professions culturelles (de l’information, des arts et


des spectacles), elles sont composées par les architectes (9 % de
l’ensemble en 2011), par les professions des spectacles (29 %),
des arts visuels et des métiers d’art (34 %), par les professions
de l’archivage, de la documentation et de la conservation (4 %) ;
quant aux professions littéraires (15 %), la part des journalistes
et cadres de l’édition (11 %) l’emporte en son sein nettement sur
celle des auteurs littéraires et traducteurs (4 %), dont les
effectifs sont de 25 800 [Gouyon et Patureau, 2014, p. 3]. Le
poids relatif de ce dernier sous-groupe est faible, sachant que,
dans son sein, on trouve des écrivains et aussi des lecteurs de
maison d’édition, des rewriters, des traducteurs, etc. Pour
l’ensemble de ces professions, le poids des diplômes varie : très
élevé chez les architectes, il est beaucoup plus faible dans les
métiers d’art proprement dits. Le statut varie aussi : les non-
salariés sont plus nombreux chez les auteurs littéraires,
scénaristes et dialoguistes (72 %) que chez les artistes de
spectacle (17 %) et les journalistes et cadres de l’édition (12 %).

Une autre source de données, celle sur les écrivains, est fournie
par l’Agessa, association correspondant à un régime spécifique
de sécurité sociale : elle permet d’enregistrer les individus
déclarant des droits d’auteur. Mais la population concernée est
seulement celle qui tire de son activité des revenus
relativement élevés ; elle est composée d’une minorité
d’écrivains, ainsi que de photographes et d’auteurs de toutes
sortes (illustrateurs, auteurs-compositeurs…). L’activité
d’écrivain, le statut socioprofessionnel et le droit (d’auteur) sont
loin de coïncider. Il faut ajouter que la reconnaissance sociale
d’un individu comme écrivain est une affaire complexe (que
faire des « écrivains-amateurs » [Poliak, 2006] ?) ; si elle relève
d’une analyse sociologique, c’est à condition de recourir à
d’autres indicateurs que ceux des nomenclatures officielles. Des
informations plus fines ne peuvent être obtenues que par des
dispositifs d’enquête originaux, comme les questionnaires
administrés à des individus répondant à certains critères qu’il
est utile d’expliciter et de spécifier [Lahire, 2006 ; Sapiro et
Rabot, 2017].

Intellectuels et diplômés
On ne peut que constater, à l’issue de cet aperçu, la difficulté de
délimiter un groupe intellectuel, comme on le fait pour d’autres
groupes socioprofessionnels. La raison profonde n’est pas dans
le caractère ineffable du groupe, mais dans les limites d’une
approche objectiviste cherchant à rapporter l’activité
intellectuelle à des indicateurs relativement univoques. Il faut
aussi prendre en considération l’importance des clivages
internes (salariat/professions libérales/intermittence et
précarité ; poids relatif des diplômes ; degrés de proximité au
secteur économique…) qui peut l’emporter sur les facteurs de
cohésion. Le critère de « connaissances très approfondies », s’il
permet de réunir des individus dans une même PCS, est loin de
garantir l’homogénéité du groupe et de le doter d’intérêts, de
valeurs et de comportements convergents. La seule manière de
tester la question de la cohésion du présumé groupe est
d’adopter une approche historique en étudiant précisément les
contextes dans leur diversité nationale et dans des conjonctures
permettant de révéler des alliances et des clivages.

Si l’on cherche la trace d’un groupe intellectuel, c’est bien en


direction de la population diplômée qu’il faut le chercher,
sachant que la détention de diplômes est loin de suffire à
constituer les intellectuels en une classe homogène. La raison
des difficultés rencontrées tient à un usage substantialiste du
titre scolaire qui envisage celui-ci comme une variable
explicative séparée à la fois des autres variables et des groupes
sociaux et de leur histoire. Or l’accroissement du nombre des
diplômés recouvre des évolutions différentes : l’essor de
métiers qualifiés dans plusieurs secteurs de l’économie est
autant l’une des conséquences techniques de la division du
travail dans des sociétés capitalistes avancées que l’expression
d’une transformation de la définition sociale des postes et des
manières d’y accéder. Le recours au système scolaire s’est
accentué, y compris parmi des groupes pour lesquels la seule
possession de capital économique prévalait jusqu’alors. Le mot
« Université » tend à recouvrir un éventail de plus en plus large
de filières et de spécialités. Ainsi, l’essor de formations
universitaires telles que celles délivrées dans les grandes écoles
de commerce et de management depuis les années 1960
suggère moins un renforcement de la position des intellectuels
face aux classes dominantes qu’une transformation des modes
de reproduction sociale au sein de ces classes. Quant aux
nouvelles formations universitaires dites courtes, elles reflètent
un progrès de la scolarisation qui n’est pas nécessairement lié à
une mobilité ascendante, puisque le maintien de sa position
relative dans l’espace social peut passer pour les nouvelles
générations par la fréquentation de l’institution scolaire.

Isoler le savoir et l’attribuer à un groupe déterminé, c’est


oublier qu’il n’a pas de signification univoque et peut être
cumulé, suivant les cas, avec d’autres capitaux qui contribuent
à faire la valeur sociale des titres et d’autres « variables ». Les
patrons issus de Polytechnique et de l’ENA sont, si l’on veut, des
intellectuels, mais moins comme patrons que comme amateurs
cultivés et, à l’occasion, comme auteurs de livres (souvenirs,
essais). On peut finalement se demander si la question de
l’appartenance intellectuelle n’est pas un écran qui interdit de
percevoir les oppositions dans la population diplômée sous le
rapport des espèces de capitaux détenus (culturels,
économiques…) et de la distance au pouvoir économique et
politique.
III / Un espace autonome

L a sociologie des intellectuels a rencontré, pour se


constituer, une difficulté résultant de la tension entre deux
orientations. La première s’efforçait de montrer la cohérence
d’un groupe social intellectuel doté d’un ensemble
d’aspirations, d’attitudes et de croyances ; la seconde entendait
rendre raison des pratiques intellectuelles elles-mêmes : dans
un cas, il est question plutôt des agents et, dans l’autre, plutôt
des discours, de leur contenu et de leur forme. La conciliation
des deux aspects permettrait de surmonter la dichotomie
traditionnelle entre externalisme (étude des facteurs sociaux) et
internalisme (étude des produits envisagés d’après des normes
de vérité, de cohérence…).

La sociologie des intellectuels, inscrite dans une tradition anti-


idéaliste que l’on trouve à l’œuvre notamment dans le
matérialisme historique de Marx, a pour présupposé essentiel
de partir non de la pensée considérée in abstracto mais des
individus réels avec leurs intérêts et leurs passions. Les textes
demandent à être envisagés non comme porteurs de
significations à déchiffrer par des interprètes en surplomb mais
comme des actes (de polémique, de conciliation, de
retraduction…) que leurs auteurs accomplissent les uns par
rapport aux autres dans un contexte déterminé [Skinner, 2002].
Dépasser l’antinomie de l’analyse
interne et de l’analyse externe

La sociologie des intellectuels ne vise pas simplement à


« historiciser » les idées, mais à les rapporter aux propriétés
spécifiques des agents ayant concouru à leur production et à
leur circulation afin de mieux les comprendre dans leur
contenu et dans leur forme, et de rendre compte de leurs effets
sociaux. On se demandera d’abord dans quelle mesure le refus
proclamé de l’« idéalisme » a permis à la sociologie marxiste de
la culture de contribuer à la sociologie des intellectuels.

Sociologies marxistes

Gramsci a été évoqué plus haut. Autre nom important, celui de


Georg Lukács (1885-1971). Philosophe hongrois, élevé dans
l’Empire austro-hongrois, s’exprimant volontiers en allemand,
élève de Max Weber, il s’est tourné vers le marxisme à la faveur
des événements de la Grande Guerre et de la Révolution russe.
Traitant de la littérature européenne à la lumière du marxisme,
il s’efforce d’identifier des formes esthétiques et idéologiques
(épopée, roman…) et de les fonder sur les rapports de classes ;
ainsi, l’idéalisme philosophique allemand demande, selon lui, à
être relié aux forces sociales de la bourgeoisie ascendante, puis
impérialiste. Lukács, très conscient des risques d’une approche
mécaniste, voulait rendre justice à la singularité des auteurs,
mais il n’a pas échappé à une vision normative : les expériences
collectives de détresse, de doute et d’espoir se condensent dans
des grands créateurs qui donnent à comprendre ce que la
froide analyse historique ne saurait saisir avec autant de
profondeur. Ainsi, Goethe exprimerait, d’une façon originale et
lucide qui en fait toute la grandeur, les contradictions objectives
de son temps [Lukács, 1954]. Dans son impressionnante Histoire
sociale de l’art et de la littérature [Hauser, 1951], Arnold Hauser
(1892-1978), l’un des membres du « Cercle du dimanche » réuni
autour de Lukács à Budapest, adopte de façon plus nuancée et
plus détaillée la même vision expressive des œuvres : Rousseau
est ainsi vu comme un représentant de courants idéologico-
esthétiques contemporains (sentimentalisme, irrationalisme,
exaltation de la nature, du peuple) qui renvoient à des conflits
de classes [Hauser, 1951]. Il en va de même pour Lucien
Goldmann (1913-1970), disciple et interprète de Lukács en
France. Son étude sur Le Dieu caché [Goldmann, 1955] vise à
montrer comment des auteurs jansénistes comme Blaise Pascal
et Jean Racine ont exprimé la vision du monde tragique propre
à une noblesse de robe déchirée entre ses aspirations
aristocratiques et une condition objective de subordination
temporelle.

Ce type d’analyses, aussi intéressant et original (et subversif en


son temps) soit-il, est exposé à plusieurs critiques. D’abord, il
emprunte beaucoup à l’histoire littéraire traditionnelle, avec
ses grands auteurs, ses doctrines, ses courants bien répertoriés,
et des groupes sociaux envisagés de façon assez générale.
Ensuite, il opère divers courts-circuits entre structure et
individu, macro- et microanalyse, comme l’a bien vu l’historien
marxiste Raymond Williams, qui s’est efforcé de leur échapper
en introduisant, entre infrastructure et superstructure, la
médiation des styles de vie [Williams, 1958, p. 272]. Enfin, ce
type d’approches n’est pas à l’abri d’un certain nombre
d’objections empiriques résultant d’un cadre à la fois rigide et
mou : la correspondance entre l’histoire sociale d’un groupe et
les contenus intellectuels présumés (par exemple, entre les gens
de robe et la vision tragique) est-elle aussi simple et
transparente que le suggère Goldmann ? N’est-on pas exposé à
des hypothèses ad hoc appuyées sur des « contradictions »
dotées de vertus explicatives ? Le recours à des idéologies de
groupes sociaux n’a-t-il pas pour effet de minimiser le poids des
histoires spécifiques (religieuse, littéraire, philosophique…) ?
Trop souvent, un discours général sur la « méthode
dialectique » tient lieu de méthodologie.

Le champ intellectuel

La contribution de Pierre Bourdieu à la sociologie de la


littérature a été élaborée en vue d’échapper aux impasses
symétriques où étaient engagés deux de ses collègues à l’École
pratique des hautes études, également occupés par la lecture de
Racine en des versions non académiques : celle du court-circuit
sociologique de Lucien Goldmann et celle du formalisme
textuel asociologique de Roland Barthes. Ayant été le premier
sociologue à proposer une théorie relativement systématique
des intellectuels ainsi que des outils de travail et des
illustrations, il a permis la constitution d’un collectif de
sociologues et d’historiens menant des recherches dans cette
même perspective. Il est instructif de comparer la place
importante de la sociologie des intellectuels dans la revue Actes
de la recherche en sciences sociales, avec son poids résiduel dans
la Revue française de sociologie [Pinto, 1986]. On peut aussi
constater combien la sociologie des intellectuels, y compris
lorsqu’elle est vue des États-Unis [Eyal et Buchholz, 2010], doit
aux travaux de Bourdieu et de ses élèves.

L’approche de Bourdieu s’inscrit dans une problématique


globale visant à surmonter l’alternative entre une approche
objectiviste centrée sur les facteurs structuraux et une
approche subjectiviste centrée sur les expériences individuelles
[Bourdieu, 1992 ; 1999b]. La notion de champ paraît la plus à
même de transformer l’alternative en programme dynamique
de recherche, en écartant les interrogations de type marxiste
sur les « déterminations de dernière instance » et en postulant
l’existence d’un espace doté d’autonomie par rapport à des
intérêts, à des valeurs, à des forces externes. Cet espace n’est
pas pour autant en état d’apesanteur sociale puisqu’on peut
parler de luttes, de stratégies, d’alliances, comme pour d’autres
univers. Mais il est doté d’une économie interne non
directement régie par les forces externes : on produit des biens
symboliques reconnus comme tels, et non pas des biens
estimables, entre autres, par leur valeur marchande. Cette
autonomie du champ, résultat d’un processus historique de
différenciation, admet des degrés et n’est pas irréversible. Elle
se manifeste notamment par des effets de sélection et
d’élection : n’importe qui n’est pas en mesure de s’engager ou
de se croire appelé par ce type d’activité qui suppose toutes
sortes de compétences (savoir écrire, connaître une multitude
de textes, maîtriser les classements internes…) et aussi une
illusio, une croyance fondamentale dans la valeur immanente
du champ, un intérêt pour les débats en cours, les thèmes à
traiter, les auteurs de référence, etc. C’est ainsi que se constitue
une relation quasi circulaire entre la valeur produite dans le
champ, le jeu et les enjeux qui y ont cours, les agents qui
entendent s’y consacrer et les échelles d’évaluation, de
gratification et de sanction. L’un des enjeux essentiels est la
détermination des frontières du champ (« c’est, ce n’est pas… un
vrai intellectuel »).

Le champ intellectuel est un espace non seulement autonome


mais aussi différencié. Il peut être caractérisé par l’ensemble
des positions qui, étant définies par opposition à l’extérieur, se
distinguent en outre les unes des autres. Alors que les plus
autonomes sont marquées par la production restreinte à
destination de pairs, les moins autonomes sont liées à la
production élargie pour un public de profanes, souvent désigné
comme le « grand public ». Cet axe commande une bonne part
des luttes propres à cet univers : à la vision exigeante, voire
intransigeante des uns s’oppose la vision ambiguë de ceux qui
s’efforcent de combiner une revendication de valeur
intrinsèque et l’espoir de toucher une audience aussi étendue
que possible. Les premiers s’exposent au risque de
l’hermétisme, en prenant « l’art pour l’art » comme garantie de
pureté et de désintéressement, et en rejetant comme signes de
« prostitution » tout ce qui peut évoquer une concession au goût
des « béotiens » (ou des « bourgeois »). Les seconds en appellent
volontiers au bon sens et ironisent sur les extravagances
attribuées aux premiers qu’ils soupçonnent de chercher à
séduire par le scandale et la provocation.

La dynamique du champ est d’abord l’effet des luttes internes.


Mais il faut ajouter d’autres facteurs de changement. L’un d’eux
est lié à la logique de canonisation qui établit une tension entre
des productions culturelles hétérodoxes en voie de légitimation,
notamment à travers le système scolaire (inscription de
nouveaux auteurs dans les programmes), et des productions
culturelles hétérodoxes plus récentes et perçues comme plus
novatrices. « L’opposition principale, entre la production pure,
destinée à un marché restreint aux producteurs, et la grande
production, orientée vers la satisfaction des attentes du grand
public, reproduit la rupture fondatrice avec l’ordre
économique, qui est au principe du champ de production
restreinte ; elle est recoupée par une opposition secondaire qui
s’établit, à l’intérieur même du sous-champ de production pure,
entre l’avant-garde et l’avant-garde consacrée » [Bourdieu,
1992, p. 204]. Entre ces positions, les rétributions diffèrent : le
succès commercial considéré à un pôle comme un signe de
réussite peut apparaître à l’autre pôle comme suspect de
compromission, car seule l’approbation des pairs vaut comme
attestation de valeur. Les agents disposent d’un capital
spécifique et luttent pour imposer le principe dominant de
hiérarchisation des hiérarchies intellectuelles (exigeant versus
facile, léger versus lourd, etc.).

Dans Les Règles de l’art, Bourdieu [1992] présente, en plus d’un


cadre théorique, des analyses historiques sur le milieu du
XIXe siècle, moment décisif pour l’autonomisation du champ
littéraire. Les tenants de l’art pour l’art (Baudelaire, Flaubert,
Mallarmé…) ont eu à se définir autant contre l’« art bourgeois »
que contre l’« art social », homologues dans le champ littéraire
des classes antagonistes. L’artiste se définit par une position
tenue pour irréductible aux oppositions de l’espace social et
aux « idées reçues » qui leur sont associées. Ainsi, le Frédéric de
L’Éducation sentimentale peut être considéré comme la
transposition romanesque de la figure de l’artiste dont il
partage le mépris de l’utilité et du sérieux, le rêve
d’indétermination ou d’ubiquité sociale et l’oscillation entre des
positions différentes (politiques, sentimentales…) [Bourdieu,
1992].

Mécanismes structuraux

L’un des facteurs de changement est d’ordre morphologique. Au


cours du XIXe siècle, on constate un accroissement du nombre de
titres publiés et du nombre de producteurs. Cette tendance
longue s’accompagne de variations cycliques (croissance entre
1875 et 1890, régression dans les années 1890 et reprise dans les
années 1900) et d’une évolution différentielle des genres :
roman et poésie sont en ascension au moment où le théâtre
décline. Concernant les producteurs de livres, il y a un
accroissement de leur nombre et un phénomène de
surproduction en raison d’une croissance plus limitée du
marché [Charle, 1979]. Entre les places susceptibles d’être
occupées et le nombre de postulants, il peut y avoir des
distorsions qui imposent des stratégies diverses (reconversions,
abandons…). Une étude classique consacrée aux peintres
impressionnistes [White et White, 1965], cas exemplaire
transposable à d’autres univers, montre que, jusqu’au milieu du
XIXe siècle, le système rigide de l’Académie des beaux-arts, avec
ses prix, ses concours, ses commandes et ses salons, avait
maintenu la constance du nombre des élus qui étaient à la fois
des artistes officiels et des notabilités bourgeoises. Ce système a
été aux prises, dans la seconde moitié du siècle, avec des
postulants en excès qui ont contesté à la fois l’esthétique
officielle (peinture historique, religieuse) et les modes de
consécration : le marché représenté par les propriétaires de
galerie a supplanté le salon de peinture, mais il a aussi mis fin
au numerus clausus en favorisant les aspirations de tous ceux
qui refusaient l’« académisme ».

Ce cas permet de réfléchir au problème traditionnel des


générations. Il n’existe pas un besoin d’innover qui serait
propre aux jeunes, mais l’invention de positions nouvelles
apparaît, en particulier dans des situations d’encombrement ou
de crise sociale, comme un moyen pour les nouveaux entrants
d’échapper au verdict des détenteurs des positions établies. Ce
que les jeunes partagent est d’abord un ensemble de problèmes
et un répertoire de solutions possibles : il en va ainsi pour les
« Jeunes Viennois » de la Vienne des années 1890 qui, déçus par
le libéralisme progressiste et rationaliste des années 1860, se
sont affirmés en cultivant des thèmes comme celui de la
dissolution du moi, une esthétique « dionysiaque » et un certain
pessimisme social et culturel [Schorske, 1980].

Les contrastes entre secteurs peuvent favoriser des flux allant


des secteurs les plus encombrés vers les plus ouverts. Ainsi, la
naissance de la psychologie expérimentale en Allemagne doit
beaucoup aux effets conjugués de la crise d’identité de la
discipline philosophique et de la surproduction de jeunes
diplômés dans la discipline physiologique [Ben-David, 1991] :
l’« hybridation de rôles » aura été un moyen pour constituer le
thème éminemment philosophique de l’âme en objet d’étude
scientifique propice à l’expérimentation. Selon les cas, les
frontières sont transgressées ou défendues. La critique
philosophique du « psychologisme », dont différentes variantes
ont été proposées par Gottlob Frege, Edmund Husserl et les
néokantiens, demande à être comprise en partie comme une
stratégie théorique de philosophes refusant de concéder aux
psychologues une compétence sur des questions considérées
comme échappant à leur ressort (le sujet, les lois de la
logique…). Cette riposte des philosophes a eu aussi un aspect
institutionnel : en 1913, une pétition exigeait que les
expérimentalistes cessent d’être acceptés dans les départements
de philosophie [Kusch, 1995]. On peut, en partie, comprendre
dans cette logique bien des critiques antinaturalistes visant le
sociologisme, l’historicisme, etc.

Accumulation et gestion de capital

Le mérite principal de la notion de champ intellectuel est sa


fonction médiatrice : entre création et espace social, entre
logique interne et forces externes, entre subjectivité et
contraintes objectives. Elle permet d’analyser, entre autres, la
structure globale d’un état du champ intellectuel (Vienne
étudiée par Pollak [1984]), la création et la légitimation d’une
position nouvelle dans le champ (voir le cas de la « nouvelle
sociologie économique » américaine [Convert et Heilbron,
2005]), les dispositions sociales (sensibilité « féminine », rêverie,
méditation versus intérêt pour l’action et la réussite temporelle)
en les rapportant, par la médiation de la trajectoire familiale et
de la position dans la fratrie, à la position dans l’espace des
classes ou des fractions des classes dominantes et aux
oppositions dans le champ intellectuel (sur l’écrivain Henri-
Frédéric Amiel, voir Boltanski [1975] ; sur les écrivains
anatoliens du Brésil, voir Miceli [1981]).

La première tâche d’une étude empirique est de dégager


l’espace des possibles avec lequel doit compter un agent. Une
trajectoire sociologiquement construite diffère des biographies
ordinaires, récits sans principe et sans hypothèses. Ce n’est ni
l’appartenance ni l’origine de classe qui commandent les
orientations des individus mais d’abord leur position dans le
champ. Reste que l’accès aux différentes positions et le
maintien dans celles-ci ne sont pas aléatoires. Ce sont les
dispositions préalablement acquises par la socialisation
familiale et scolaire qui permettent de rendre compte de ce qui
porte un agent vers telle région du champ et de ce qui le
détourne de telle autre, les choix effectués à un moment donné
pouvant être remaniés, reconsidérés ou reniés sous l’effet des
transformations de conjoncture intellectuelle et des phases de
la trajectoire. Il existe ici, comme dans d’autres milieux, des
tâtonnements, des échecs, des bifurcations. Les atouts qui
portent un individu vers une position singulière (poésie versus
littérature régionaliste, philosophie des sciences versus
philosophie de la religion, monographie versus approche
globale, empirie versus théorie) sont en partie incorporés sous
la forme de goûts et de savoir-faire et en partie objectivés sous
la forme de titres scolaires ou d’une image publique (nom,
réputation) : la rencontre entre ces atouts et l’espace des
possibles suscite ou décourage des ambitions, suggère des
opportunités à exploiter, des défis à assumer.

La conquête d’une position est une forme d’accumulation de


capital, mais il n’est pas inutile de rappeler que ce qu’on entend
par là ne peut être assimilé à la stratégie cohérente que
pourrait suggérer la reconstruction rétrospective d’un
observateur. Le fondateur du Parnasse, Charles Leconte de
Lisle, avait fait ses débuts poétiques dans le romantisme. Ayant
végété plusieurs années, il réussit à s’imposer comme novateur
moins par ses poèmes qu’à la faveur de la préface au recueil
Poèmes antiques (1852), sorte de manifeste où il se démarque
des prédécesseurs vieillissants en célébrant l’impersonnalité, la
rigueur formelle, l’indifférence envers la politique. Prophète, il
présente sa conception de la poésie comme une quête
initiatique de salut et parvient à rassembler dans le salon qu’il
anime un groupe de disciples fervents qui ne tardent pas à
partir à la conquête de positions solides (Académie française)
[Ponton, 1973].

Jean-Paul Sartre, normalien et agrégé de philosophie, dévie de


la trajectoire modale de professeur de philosophie, grâce à un
détour réussi par la littérature. Assez tôt, il publie chez
Gallimard un roman, La Nausée (1938), défiant les conventions
du psychologisme bourgeois et imposant en littérature des
interrogations philosophiques. À travers des articles de critique
littéraire et de philosophie introduisant à différents auteurs
(William Faulkner, Edmund Husserl), il invente une position
philosophico-littéraire ainsi qu’un nouveau code d’évaluation
des produits intellectuels dont bénéficie précisément la
réception de L’Être et le néant (1943), l’œuvre le consacrant
philosophe. Il domine dès lors plusieurs régions du champ
intellectuel. L’« engagement » sur le terrain politique à la
Libération parachève un statut inédit d’« intellectuel total »
[Boschetti, 1987].

Enfin, il ne faut pas oublier que l’autonomie du champ,


tendance immanente autant que norme, n’est que relative.
L’analyse relationnelle permet de comprendre non seulement
les positions les unes par rapport aux autres, mais aussi les
relations entre ce champ et le champ englobant, le champ du
pouvoir (ou des classes dominantes). Une première question est
celle des conditions de vie et des sources de revenus : dans
quelle mesure un individu est-il dépendant des demandes
sociales qui agissent par la médiation de la presse, de l’édition,
de circuits à dimension commerciale (théâtre, cinéma), de
mécènes ou de puissants protecteurs, d’institutions (partis,
Églises) ? L’ensemble des positions simultanément occupées par
un même agent dans plusieurs secteurs permet de comprendre
ce qu’un choix déterminé en matière intellectuelle doit à des
appartenances extra-intellectuelles. Et si certaines activités
peuvent passer pour plus ou moins compatibles avec la
création, comme l’enseignement [Heinich, 2000 ; Lahire, 2006],
ou pour purement « alimentaires » (Kafka salarié dans une
compagnie d’assurances), d’autres font peser des contraintes
plus perceptibles [Sapiro et Rabot, 2017].

Gestions de capital poétique

Loin de ce que suggère l’opposition entre approches


interne et externe, la singularité des traits associés à une
œuvre tient son intelligibilité de la position occupée par un
agent capable d’exploiter les potentialités du champ
(ressources formelles à utiliser et/ou à recycler, alliances ou
clivages à faire valoir) et d’inventer des formules ou des
solutions inédites.
À la fin du XIXe siècle, la poésie est une voie encombrée, et
les nouveaux entrants sont incités à exploiter un genre
dont l’audience est plus large. L’analyse des romanciers
français de cette période [Ponton, 1975] révèle une ligne de
démarcation indissociablement sociale et intellectuelle : le
roman naturaliste (Guy de Maupassant, Émile Zola…), qui
décrit, à la façon d’une enquête scientifique, des
personnages ordinaires, sinon humbles, semble fait pour
des écrivains d’origine relativement basse (fils d’employés,
de petits commerçants, nés en province, peu diplômés),
alors que le roman « psychologique » (Maurice Barrès, Paul
Bourget…), qui s’attache à évoquer de façon subtile et
raffinée l’intériorité délicate de personnages de qualité,
convient davantage à des écrivains issus des classes
supérieures (fils de diplomates, d’universitaires, nés à
Paris, détenteurs de titres universitaires, et initialement
tournés vers la poésie). L’invention du roman
psychologique permet de satisfaire des aspirations élevées
en appliquant un style noble à un domaine jusqu’alors
occupé par le style bas du naturalisme. Le roman parvient
ainsi à acquérir une légitimité plus élevée et à dessiner la
physionomie d’un champ littéraire où la qualité cesse
d’être tenue pour incompatible avec la réussite
commerciale.

Guillaume Apollinaire représente, deux décennies plus


tard, une illustration d’un maintien à tout prix dans le
genre poétique, lequel, vers 1900, est en crise avec le déclin
du symbolisme [Boschetti, 2001]. À la différence des
écrivains « psychologues », trop bourgeois pour prendre
des risques avec les conventions et le grand public, il
choisit le parti de l’innovation. D’origine bourgeoise, mais
déclassé, élevé par sa seule mère et tôt exposé par elle à la
rencontre de milieux, de cultures et de pays différents, bon
élève mais n’ayant pas décroché le bac, et précocement
introduit dans la fréquentation de plusieurs avant-gardes,
exclu de professions bourgeoises, il s’engage dans une
carrière littéraire et, après des débuts prudents marqués
par l’imitation de prédécesseurs prestigieux, il tente
d’introduire plusieurs innovations. Il doit alors compter
avec des concurrents de sa génération confrontés aux
mêmes problèmes : s’il faut avant tout se démarquer de la
NRF, de ses romanciers, de ses poètes (Paul Claudel, Paul
Valéry), c’est lui qui le fait de la façon la plus maîtrisée et
systématique. Il prend aussi ses distances, d’une part, avec
les futuristes, un temps ses alliés, mais qui, jugés
outranciers, finissent par se disqualifier, et, d’autre part,
avec ceux qui semblaient proches par leurs aspirations et
leurs ressources (Blaise Cendrars, Jules Romains…).
Apollinaire s’appuie sur des amis, peintres d’avant-garde
parmi lesquels Pablo Picasso, qu’il commente et auxquels
son image de novateur est associée, et il excelle dans le
cumul de genres différents (poésie, critique, textes
érotiques). Sa renommée bénéficie en outre du scandale lié
aux péripéties de sa vie privée. Comme le montre l’analyse
des propriétés formelles de ses poésies, il parvient à
combiner, avec une grande liberté, modernité et tradition,
dissonance et harmonie, provocation et sérieux : ainsi, le
rythme et la composition expriment une fidélité à la
tradition qu’il assimile sans servilité, tandis que d’autres
traits, comme la suppression de la ponctuation, la
technique du collage empruntée aux peintres cubistes et
celle des calligrammes, affichent un sens de la
« discontinuité ». Son recueil Alcools, paru en 1912, marque
son accès au statut de poète de la modernité, d’« homme-
époque » qui condense en sa personne toutes les
innovations et toutes les directions possibles (la
« simultanéité », label flou que revendiquent plusieurs
aspirants poètes) : toutes les positions doivent, un temps, se
définir par rapport à la sienne. Détenteur d’un important
capital littéraire, Apollinaire est en mesure d’accomplir une
subversion réussie, une « révolution symbolique » (comme
Baudelaire, Mallarmé) qui transforme la structure du
champ en imposant de nouvelles manières de voir, de
classer, d’évaluer.

L’idée d’un champ intellectuel relativement autonome ne doit


pas conduire à sous-estimer la question de l’accès au champ et
des conditions de réussite ou de survie en son sein. En effet, il y
a des barrières à l’entrée qui profitent aux enfants de la
bourgeoisie, aux Parisiens et aux hommes, et les dominé(e)s
doivent compter avec un ensemble d’obstacles. Le cas des
femmes de lettres est significatif car elles ont à vaincre le
scepticisme du milieu familial d’origine, la condescendance
d’un monde littéraire soumis à des modèles d’excellence
masculins, les entraves génériques de carrière (tâches
domestiques, enfants…) qui pèsent sur elles, comme sur les
femmes d’autres groupes sociaux et professionnels [Naudier,
2010]. Les travaux en sociologie de l’éducation permettent de
montrer les relations de domination qui pèsent sur les
orientations vers des disciplines et des spécialités (sur le cas des
sciences humaines, voir Mauger et Soulié [2001]) et qui tendent
aussi, au sein d’un domaine déterminé, à vouer les femmes à
des thèmes et/ou des méthodes conformes à des modèles
sociaux bien propres à les détourner de la théorie ou de la
politique et à leur attribuer l’intime, le sentiment, la famille
[Montlibert, 2005], l’observation minutieuse [Charron, 2013].

Affinités structurales

On a souligné les homologies remarquables entre les positions


objectives (production d’avant-garde, production grand
public…), les dispositions subjectives (hérétiques,
bourgeoises…) et les prises de position, qu’elles soient de nature
esthétique, philosophique ou politique. À ces homologies, il faut
ajouter celles qui concernent plusieurs espaces, notamment
celui des éditeurs, des critiques, des publics. Les intellectuels
doivent en effet compter, dans la conception et la transmission
de leurs productions, avec plusieurs sortes de groupes sociaux,
notamment ceux qu’on appelle les intermédiaires, objet d’un
intérêt croissant [Lizé et al., 2011]. Une fonction de conseil
personnalisé auprès des lecteurs est assurée de nos jours par
les libraires indépendants et par les membres des bibliothèques
publiques, mais d’une façon très différente : alors que les
premiers, animateurs de conférences et de débats, font valoir
leur personne et leur expérience singulière à travers des partis
pris assumés [Noël, 2018], les seconds semblent voués à une
relative oblation, ce que révèlent leurs choix en faveur de
valeurs sûres (auteurs connus souvent consacrés par des prix)
[Rabot, 2012].

Les éditeurs ne se contentent pas de mettre en relation lecteurs


et auteurs, ils font exister ceux-ci en tant que tels, à la façon de
Gallimard qui a conseillé Sartre pour le titre de son premier
roman, La Nausée, et qui, en suggérant l’élimination de
passages jugés érotiques ou réalistes, a favorisé une image
métaphysique du livre [Boschetti, 1987]. Le volume des ventes
est évidemment un indicateur global pour les éditeurs, mais la
rentabilité n’est pas un critère unique puisque la structure du
champ intellectuel est unie à celle du champ éditorial par des
relations d’homologie, avec un pôle commercial qui s’oppose à
un pôle de production restreinte misant sur le long terme
[Bourdieu, 1999a]. Au sein d’une même entreprise, cette
opposition se trouve souvent reproduite, avec, d’un côté, des
collections de romans à succès, de documents d’actualité, de
biographies de grands hommes, et, de l’autre, des collections de
poésie, d’essais philosophiques, de littérature d’avant-garde.
Au fur et à mesure de leur croissance, les maisons sont prises
dans une logique capitaliste d’expansion (absorption de petits
éditeurs, droits étrangers) et de rentabilité (production grand
public) qui peut être brouillée jusqu’à un certain point par la
conquête d’auteurs sûrs, dotés à la fois d’une image de qualité
et de solides garanties de ventes futures. Ce qui se passe dans la
boîte noire des maisons d’édition a pu être étudié à travers des
pratiques comme l’opération de présélection effectuée par un
personnel peu visible qui évalue les chances d’aboutir à une
publication ; quant aux membres des comités éditoriaux des
grandes maisons, dont le rôle officiel est de donner un avis sur
les manuscrits reçus, ils ne lisent en fait qu’une partie des
textes et tendent à remplir une fonction de caution collective
pour des choix faits par la direction. Les auteurs publiés sont le
plus souvent déjà connus et rarement découverts à la faveur
d’un envoi postal [Simonin et Fouché, 1999].

Le rôle des médias et des critiques, central mais souvent


difficile à mesurer, contribue à construire une image publique
des auteurs. C’est ainsi que la presse conservatrice,
périodiquement indignée devant des intellectuels immoraux
(Flaubert avec Madame Bovary), s’est acharnée à faire du
couple Sartre-Beauvoir l’incarnation d’une liberté
« existentialiste » faite de choix philosophiques, éthiques,
politiques et sexuels plus ou moins scandaleux. Quand
Bourdieu est mort, la quasi-totalité des journaux l’ont présenté
comme un agitateur sectaire et un savant… surestimé. À
l’inverse, le philosophe Michel Serres a pu bénéficier en pareille
circonstance de qualificatifs unanimement élogieux
(« humaniste », « chaleureux », « charmeur »…).

Mise en perspectives

Les mots et leur impensé

L’historicisation des objets et des notions concerne d’abord les


mots, les catégories utilisés. La définition de la philosophie a
varié notamment avec le mode de transmission et le cadre
institutionnel : en contraste avec des figures antérieures (sur le
philosophe de l’Antiquité, voir Vesperini [2019]), le philosophe
universitaire n’est devenu historien de la philosophie qu’au
XIXesiècle en France et en Allemagne [Schneider, 1995]. Il en va
de même pour les genres littéraires. L’ouvrage classique de Ian
Watt propose une analyse d’un genre nouveau, apparu en
Angleterre au XVIIIe siècle, et de ses consommateurs : le roman.
Parmi les transformations sociales et culturelles permettant de
rendre compte d’une telle innovation, l’une des principales est
l’apparition, bien perçue par des éditeurs dynamiques, d’un
public de femmes alphabétisées au sein des classes moyennes,
enclines à s’intéresser à des gens ordinaires, à leurs sentiments,
à leurs préoccupations (sur le problème du goût, voir Schücking
[1923]). Le roman répudie le style des genres nobles et
picaresques au profit d’une narration « réaliste » qui décrit des
personnages singuliers et tire parti des ressources de la
dimension temporelle en mettant l’accent sur le vécu et sur les
changements psychologiques [Watt, 1964].

Les classements savants ou semi-savants, prenant souvent une


forme en « isme » (réalisme, surréalisme, existentialisme…),
sont des artefacts ayant pour effet de cristalliser de façon
relativement plausible une réunion conjoncturelle d’auteurs, de
thèmes et de mots, et à dissimuler sous un contenu doctrinal
plus ou moins cohérent les stratégies de nouveaux entrants en
quête de ruptures avec les valeurs dominantes [Boschetti,
2014]. C’est le cas du structuralisme et de la French theory
[Cusset, 2003] : celle-ci a permis à des départements en voie de
marginalisation (French studies) de constituer, au prix du
rassemblement hétéroclite de grands noms importés (Jean
Baudrillard, Jacques Derrida, Michel Foucault…), une
alternative intellectuellement, sinon politiquement, subversive
à la domination universitaire de la philosophie analytique et de
sciences de l’homme jugées « scientistes », tout en puisant dans
les ressources de la légitimité académique (revues,
conférences…). La circulation de ces produits ne s’arrête pas
outre-Atlantique : elle continue de l’autre côté, avec
l’importation française des gloses d’importateurs américains
comme Judith Butler.

Au-delà des frontières


L’historicisation ne s’accomplit jamais aussi bien qu’à la faveur
d’une approche comparatiste, diachronique autant que
synchronique. Ainsi, ce qui fait la spécificité des intellectuels
français par rapport aux Allemands tient au mode d’insertion
de ces groupes dans les classes supérieures. À travers
l’opposition culture/civilisation mise en avant par des penseurs
d’outre-Rhin, il s’agit de la frontière qui s’établit entre les
intellectuels et le public instruit [Elias, 1939]. En France, l’État
monarchique centralisé et la cour ont favorisé des échanges de
part et d’autre ; les « hommes de lettres », ayant à tenir compte
des goûts de lecteurs cultivés, ont dû s’abstenir des formes
d’expression tenues pour « pédantes » et cultiver le beau
langage, la mesure et le bon sens. En Allemagne, au contraire,
l’absence de ces conditions et le cantonnement des intellectuels
dans les universités ont favorisé un autre modèle fondé sur le
sérieux et le refus de la mondanité. D’où un clivage entre les
valeurs de goût et d’élégance, propres à la « civilisation », et
celles de profondeur et de sincérité, propres à la « culture ».

Cette analyse exemplaire propose un axe essentiel pour une


analyse comparative des rapports entre le pôle mondain et le
pôle savant dans différentes configurations nationales. Ainsi, au
XIXesiècle, la France voit longtemps prospérer des écrivains
souvent liés aux salons, puis à la presse et à la politique. En
Allemagne, les écrivains occupent une position plutôt
périphérique, et les figures intellectuelles les plus reconnues
sont tenues par un cadre institutionnel et corporatif qui les
voue à la fois à l’érudition académique et au conformisme
politique, conformisme qui s’accentue sous l’effet, d’un côté,
d’une spécialisation croissante allant à l’encontre des idéaux
proclamés de la formation totale de l’homme (Bildung) et, d’un
autre côté, du déclin économique et statutaire [Ringer, 1969 ;
Charle, 1996]. L’Angleterre présente une autre configuration du
fait de la persistance du modèle social et universitaire ancien
de gentleman que tendent à favoriser une socialisation
commune et la fréquentation des élites aristocratiques et des
intellectuels dominants [Charle, 1996, p. 266-270]. Dans ces
différents pays, l’essor de l’Université et de nouvelles spécialités
à la fin du siècle a eu des effets sur la définition des différentes
positions et sur leurs relations.

L’idée même de comparaison pourrait suggérer que la plupart


des productions intellectuelles doivent être évaluées à l’échelle
nationale. Tout pousse dans ce sens : la langue, l’école, le
marché éditorial et la constitution du champ intellectuel. Par
ailleurs, la nation apparaît comme le produit de la contribution
des intellectuels à la légitimité d’un État qui tient, en partie, à
l’homogénéité de sa population. L’idée d’une unification par la
langue et la culture a été défendue par Johann Gottfried von
Herder, écrivain et philosophe allemand qui entendait réagir à
la fin du XVIIIe siècle à l’universalisme impérialiste des auteurs
français. Contre les salons et Paris, le « peuple » était invoqué
au nom de valeurs d’ancienneté et d’unicité, et se voyait pourvu
d’une littérature immémoriale qui pouvait être inventée si elle
n’existait pas, comme le montre le cas d’Ossian, un présumé
barde écossais de temps reculés qui s’est révélé n’être qu’un
jeune et obscur littérateur contemporain du nom de
Macpherson. Son poème a enthousiasmé l’Europe romantique
qui y trouvait un modèle et une alternative à la domination
culturelle française et gréco-latine. Chaque nation européenne
a revendiqué ses poètes d’époques reculées, ses légendes, ses
héros. Les temps anciens ont été magnifiés par des écrivains
sur le modèle de Walter Scott, admiré dans l’Europe de son
temps pour l’invention du genre nouveau du roman historique
qui entendait établir la continuité entre le présent et le passé
[Thiesse, 1999]. Dans le cas de nations plus récentes comme le
Brésil, il a fallu un important travail symbolique pour
transmuer le négatif (domination culturelle de l’Europe,
métissage…) en positif (le Brésil comme « terre d’avenir », selon
le mot de Stefan Zweig) [Garcia, 1993].

La mythologie nationale repose sur l’illusion de champs comme


unités closes et séparées. Or, d’une part, il existe des courants
de circulation attestés par la culture cosmopolite de nombre
d’intellectuels, les voyages à l’étranger, les traductions [Sapiro,
2008], et, d’autre part, ces champs s’inscrivent dans un espace
international qui, loin d’être homogène, est lui-même structuré
par des rapports de forces [Bourdieu, 2002]. Les langues et les
littératures n’ont pas le même poids, celles qui dominent étant
celles qui bénéficient de traductions et de modèles qu’elles
parviennent à faire reconnaître à l’étranger. Paris a ainsi été la
capitale de la république des lettres, sorte de « méridien de
Greenwich » [Casanova, 1999] qui incite les écrivains du monde
entier à y séjourner, à se confronter à une production de
référence et, enfin, à obtenir une reconnaissance de juges tenus
pour plus ouverts et plus audacieux : on pourrait citer des noms
aussi différents que ceux de Johan August Strindberg, de James
Joyce ou de Samuel Beckett. L’espace international des
traductions apporte une illustration de ces rapports de
pouvoir : les pays dominants sont les moins enclins à traduire,
alors que le solde des traductions est inversé dans les pays
dominés [Heilbron et Sapiro, 2008]. À quoi il convient d’ajouter
que l’identité publique des auteurs varie, comme le montre le
cas des philosophes français « poststructuralistes », selon qu’ils
sont vus depuis Paris ou depuis les universités américaines (sur
Derrida, voir Lamont [1987]).

Qu’est-ce qu’une lecture


sociologique ?

On a insisté sur les déterminations structurales des « choix »


faits par les agents. Mais, dira-t-on, quel est l’apport de la
sociologie à la compréhension des textes ? Une lecture
sociologiquement pertinente vise à discerner au sein des textes
les gestes, en partie inconscients, accomplis dans une
conjoncture déterminée, les « coups » qui vont être perçus et
appréciés, de façon plus ou moins claire, par les contemporains,
destinataires réels ou espérés, et par les pairs, les uns alliés, les
autres adversaires. Si l’on ne parle pas simplement « pour » se
distinguer des autres, on ne parle pas tout seul, et le seul fait de
s’exprimer publiquement a des chances d’avoir des effets
d’assignation et de marquage. À la vision intellectualiste, qui
envisage le texte comme achevé, clos et disponible pour le
déchiffrement, il faut substituer une approche qui s’attache
autant que possible à en reconstruire le principe générateur
(modus operandi), ensemble de schèmes intellectuels et
stylistiques. La lecture sociologique n’a pas à choisir entre
l’étude objective de la position d’un auteur dans le champ
intellectuel et l’étude subjective d’un individu singulier, entre
les contraintes externes et les pulsions expressives. Mais,
indéniablement, la focale peut varier entre les moments
objectif et subjectif, d’abord en fonction des questions posées et,
ensuite, selon la nature et l’étendue des matériaux disponibles.
On peut s’intéresser tantôt à des trajectoires individuelles ou
collectives, tantôt à la constitution d’une question, d’un
domaine, d’une théorie.

Conflits d’interprétation sociologique

L’analyse sociologique des discours progresse par la


confrontation des modèles théoriques et des hypothèses
mises en œuvre. Largement cumulative, elle n’échappe pas
aux débats, aux désaccords et parfois aux polémiques.
Deux exemples.

Le premier porte sur la sociologie de la littérature. Autant


que sur des points méthodologiques, le différend concerne
la signification sociologiquement travaillée de l’œuvre
kafkéenne. Dans son livre sur Kafka, Bernard Lahire [2010]
met en cause les travaux de Bourdieu sur Flaubert ou sur
Heidegger, de Boschetti sur Apollinaire et de Casanova sur
plusieurs écrivains : il leur reproche principalement de
concevoir les textes comme des stratégies distinctives dans
le champ considéré et, du coup, de négliger la formation
des habitus dans un milieu familial déterminé. Ce qui se
trouve occulté selon lui est la dimension « existentielle »
qui permet aux auteurs d’exprimer, au-delà des prises de
position au sein du champ, des conflits intimes, des
aspirations profondes. Ainsi, l’antagonisme de Kafka avec
son père demande à être vu comme décisif dans le
processus de création romanesque : les expériences
originelles importent plus que l’appartenance à l’univers
littéraire. Loin de se cantonner à ce point jugé par lui
fondamental, Lahire s’intéresse aussi dans son livre au
travail d’écriture marqué par un « style ascétique », des
récits courts, la « littéralisation » consistant à donner une
figuration concrète d’expressions courantes, etc.

Dans son livre consacré au même écrivain, Pascale


Casanova [2011] estime que son contradicteur en revient à
l’approche biographique traditionnelle. Elle s’efforce de
montrer que Kafka doit être situé au sein de plusieurs
espaces : comme tchèque, comme auteur de langue
allemande et comme juif. En position dominée dans des
univers de référence prestigieux (à commencer par
Vienne), il est porté, sans calcul délibéré, à contester
l’esthétisme dominant viennois incarné par Arthur
Schnitzler. Son rapport au père est en fait politiquement
surdéterminé : ce qu’il refuse en lui est le conformisme
éthique, politique et religieux de bourgeois juif assimilé et
il se trouve ainsi attiré par des figures progressistes du
théâtre yiddish en lutte contre l’assimilation. Le problème
crucial de la domination est exemplifié dans ses récits par
le drame de la culpabilité diffuse face à un tribunal
énigmatique. C’est le rapport au monde social, fait de
tourments et de révoltes, qui détermine les choix
stylistiques : à la mise en cause politique des croyances et
des évidences correspond une manière littéraire de
suspendre les attentes du lecteur en déjouant l’assignation
du narrateur à une position transparente et en jetant le
trouble sur le point de vue d’où les choses sont vues.

C’est surtout la place à accorder à l’étude en termes de


champ qui semble le mieux résumer le différend entre les
deux auteurs.

Le second exemple, mais ici sans critique mutuelle,


concerne l’histoire de la sociologie. Ayant à décrire l’état de
la discipline dans l’après-guerre, marqué par le reflux du
durkheimisme et l’essor de travaux empiriques (le CNRS
opposé à la Sorbonne), Jean-Michel Chapoulie et Johan
Heilbron en donnent chacun une vision opposée. Le
premier présente une science enfin libérée des entraves de
la spéculation théorique : il dote les sociologues de
compétences techniques et d’un programme de travail
tourné vers le terrain et l’observation [Chapoulie, 1991]. Le
second s’écarte de ce récit. L’étude des propriétés sociales
et scolaires des individus considérés et des modalités
d’accès à la carrière de sociologue suggère surtout la
faiblesse de leur capital, peu évoquée par l’autre étude, et
fait donc apparaître tant leurs enquêtes (terrain versus
théorie) que leur épistémologie comme une façon de faire
de nécessité vertu et finalement comme une régression par
rapport aux ambitions durkheimiennes [Heilbron, 1991].

On peut penser qu’ici la différence des approches renvoie


surtout à la place qui doit être accordée à
l’autoreprésentation des individus concernés.

L’un des principes d’une lecture sociologique des textes est que
les écarts entre textes reflètent les différences entre des
positions objectives, entre des dispositions sociales et
intellectuelles et entre des conditions d’élocution. On le voit de
façon quasi expérimentale dans un exercice proposé chaque
semaine par un hebdomadaire à un auteur connu, invité à
commenter une œuvre d’art de son choix : les textes de ces
auteurs diffèrent, en fonction du capital détenu (écrivain,
historien d’art, journaliste…), non seulement par les œuvres
choisies (Quattrocento, peinture abstraite…), plus ou moins
légitimes, prestigieuses, rares, mais surtout par la manière d’en
parler (subjective, impersonnelle, savante…) et par les
catégories de perception et d’évaluation mises en œuvre
(joie/tristesse, rigueur formelle/transgression des codes…)
[Pinto, 1991a].
Préalables : déconstruire les principes
de vision et de division

Un préliminaire à la fois historique et critique à l’analyse des


textes est l’étude de la réception d’un auteur ou d’une œuvre,
sorte de généalogie de l’image publique d’un auteur. On ne peut
aborder la lecture du « philosophe et poète » Lucrèce sans
déconstruire la mythologie contemporaine d’un penseur
épicurien rebelle annonçant les Lumières et maudit par
l’Occident chrétien [Vesperini, 2018]. Il en va de même pour
Nietzsche. Avant les années 1960, il n’allait pas de soi en France
que, considéré longtemps comme un poète, un moraliste ou un
prophète, il soit lu comme un vrai philosophe : avant Gilles
Deleuze, aucun philosophe n’avait ni l’autorité ni l’intérêt pour
une lecture de ce type. Après 1968, rapproché de Marx et de
Sigmund Freud en dépit de son aristocratisme proclamé, il est
même devenu une figure radicale de la « dissidence » et de la
« différence » [Pinto, 1995]. Les premiers lecteurs d’un auteur
méritent particulièrement d’être étudiés pour résister à la
lecture téléologique du passé. Rétrospectivement jugés naïfs,
ceux de Marx en France dans les années 1880-1910 avaient à
subir une double exclusion, politique et intellectuelle, et, pour
exister, ils devaient inventer à la fois contre les autodidactes
isolés et contre les universitaires la formule de l’intellectuel de
parti appuyé sur la « science », en puisant avec les moyens du
bord dans des versions sommaires et déjà vieillies de doctrines
telles que le matérialisme ou l’évolutionnisme [Ymonet, 1984].
Par contraste, le « marxisme occidental » apparaît dans les
années 1920 plutôt comme une création de professionnels de la
philosophie soucieux surtout d’échapper à l’économisme
[Anderson, 1976].

Les variations dans l’espace sont aussi fort instructives. La


réception française de la « théorie de la justice » de John Rawls
a permis d’analyser, entre autres, le processus par lequel une
théorie inscrite dans le cadre états-unien de la philosophie
analytique et conçue à destination de lecteurs philosophes s’est
vue soumise à des lectures qui se conformaient aux grilles
politiques dominantes. Rawls a été approprié successivement
dans une série d’espaces : marges du système académique,
revues intellectuelles « antitotalitaires » et de « deuxième
gauche » et, en dernier lieu, philosophes universitaires qui l’ont
intégré dans la liste des auteurs canoniques d’agrégation.
L’analyse de la réception des théories de la justice demande de
tenir ensemble l’étude de la logique spécifique de différents
champs à un moment donné et un fil conducteur implicite, celui
des affinités d’habitus chrétien auxquelles le registre théorique
de la philosophie politique « pure » a pu procurer un moyen
d’euphémisation [Hauchecorne, 2019].

Pour comprendre les variations conjoncturelles, l’analyse du


cours des valeurs intellectuelles doit se donner pour objet
l’espace global des luttes de classement et de hiérarchisation.
Les « retours à » instruisent autant et parfois plus sur ceux qui
les promeuvent que sur l’auteur concerné. Alexis de
Tocqueville, longtemps oublié, a fini par apparaître comme un
père fondateur de la sociologie. Dans la période de la guerre
froide, il a permis de proposer une alternative libérale à Marx
aux États-Unis et en France : il en va ainsi pour un penseur tel
que Raymond Aron et pour les collaborateurs de la revue
libérale et anticommuniste Preuves. Ce n’est pas un hasard si,
dans la période d’après 1968, le retour à Tocqueville a été mis
en œuvre par des figures de la pensée « antitotalitaire », telles
que François Furet ou Claude Lefort. Sur fond de contestation
des « grands modèles [ou récits] » offerts par les sciences
humaines et d’essor de la philosophie politique, cet auteur a
gagné ses titres de noblesse académique en tant que sociologue,
même s’il sert beaucoup moins pour la recherche que pour
l’enseignement [Le Strat et Pelletier, 2005]. Gabriel Tarde et
Georg Simmel ont été lus depuis les années 1990
essentiellement comme des penseurs de l’individu opposés aux
sociologies « holistes » et « déterministes » [Pinto, 2009b]. Il peut
exister, à l’inverse, des freins à la reconnaissance d’une figure
du passé : dans le cas d’Apollinaire, l’image du poète a dû
compter avec le travail de sape réussi et durable des
surréalistes qui se sont efforcés de minimiser son originalité
alors même qu’ils puisaient largement dans son héritage
[Boschetti, 2001].

Les stratégies de classement


Les luttes intellectuelles sont en partie des luttes de classement
qui, à travers des schèmes souples et transposables, permettent
de traiter une pluralité de problèmes dans des domaines divers.
Un même geste impose de nouvelles problématiques, de
nouvelles lignes de clivage dans un domaine déterminé ainsi
que, de façon plus ou moins euphémisée, des moyens de penser
le monde social. Les concepts sont aussi des stratégies. Par
exemple, les couples d’opposition partiellement redondants à
l’œuvre dans la philosophie bergsonienne (espace/temps,
quantité/qualité, intelligence/intuition…) sont à la fois un
moyen d’agir contre la suprématie des théories « scientistes » et
du rationalisme kantien, alors dominant dans l’Université, et un
moyen de penser le monde social en opposant la « société
ouverte » des créateurs, des prophètes et des sages à la « société
close » des gens ordinaires, terrain concédé à la sociologie (de
Durkheim) [Pinto, 2014].

Les classements intellectuels permettent d’opérer des


démarquages de tous ordres, idéologico-politiques mais aussi
institutionnels ou simplement professionnels et/ou
disciplinaires [Abbott, 1988]. La frontière avec la psychologie a
été pour les philosophes depuis le XIXe siècle un problème
théorique central et pas une affaire simplement universitaire. Il
en a été de même pour Durkheim, mais pour des raisons
différentes : l’autonomie revendiquée de la sociologie
dépendait initialement de la façon de considérer ses relations
avec la philosophie ainsi qu’avec la psychologie [Borlandi,
2011]. Concernant celle-ci, la position de Durkheim a pu
sembler, surtout dans l’entre-deux-guerres, trop rigide même à
certains de ses disciples qui disaient concevoir la sociologie
comme une « psychologie collective ». Cela tient en partie à
l’évolution des rapports de forces en faveur de la psychologie.
Marcel Mauss s’est consacré à des thèmes comme le corps et
l’émotion, et Maurice Halbwachs à ceux de l’émotion et de la
mémoire. Ce dernier a voulu rehausser la psychologie en
soutenant qu’il est impossible, dans l’explication du suicide, de
distinguer vraiment le social et l’individuel, allant ainsi à
l’encontre de Durkheim qui s’était efforcé de bien faire la part
de chaque discipline… pour éviter justement tout reproche
d’impérialisme [Pinto, 2014].

Ceux qui entendent créer une position nouvelle se trouvent


confrontés à l’espace des possibles, avec un horizon intellectuel
délimité par un état des problèmes et des solutions. Les
philosophes marxistes ont eu, pour exister comme tels, à la fois
à imposer Marx dans l’univers des options théoriques légitimes
et à déterminer le contenu de la « philosophie marxiste » à
travers des points privilégiés, comme le rapport à Hegel ou la
difficile définition du « matérialisme dialectique » ; les poètes
surréalistes ont eu à créer une position nouvelle, distincte
d’Apollinaire, du mouvement dada, en exploitant aussi bien la
théorie freudienne des associations libres que les thèmes du
rêve et de l’imaginaire puisés dans une partie du patrimoine
littéraire classique.

Facteur d’innovation intellectuelle, la subversion des


classements antérieurs favorise l’apparition d’objets inédits.
Dans la naissance de la sociologie, on peut distinguer une
période prédisciplinaire et une période disciplinaire [Heilbron,
2006]. Dans la première, la société avait été pensée par des
auteurs mettant en œuvre les schèmes conceptuels,
respectivement de la théorie politique, de l’économie politique,
de la moralistique. Le cadre institutionnel était celui des
académies, dominé par des « philosophes » s’appuyant sur des
notions universalistes (raison, nature…) : il était question d’une
théorie sociale sécularisée (par rapport à la domination
antérieure de l’Église) plus que de science. Pour que la société
devienne un objet de connaissance scientifique, il a fallu, au
cours des années 1770 puis lors de la Révolution, deux choses :
d’une part, une demande politique de savoirs appliqués en
matière de gestion de la population (voir le couple Turgot-
Condorcet) et, d’autre part, l’application à un domaine nouveau
de modèles issus des sciences plus avancées, les mathématiques
et la physiologie. La période révolutionnaire donne lieu à de
profondes transformations institutionnelles et idéologiques
propices à un clivage inédit et durable entre lettres et sciences
[Lepenies, 1985]. La constitution de la sociologie comme science
a tenu à l’établissement d’un régime proprement disciplinaire,
en rupture avec celui des « philosophes », régime dont
l’expression systématique a été l’épistémologie historique et
différentielle d’Auguste Comte. Le rôle de celui-ci a consisté
moins dans des apports positifs que dans la délimitation d’une
place spécifique pour une discipline encore à naître, mais
d’emblée conçue comme irréductible aux plus anciennes et
dotée d’une scientificité virtuellement équivalente [Heilbron,
2006].
Enfin, il ne faut pas négliger la part d’impensé, de savoirs
tacites qui échappent aux lecteurs actuels et que le texte ne
livre pas immédiatement de lui-même. C’est ce que, pour parler
des savoirs d’une époque, Foucault désignait comme épistémè
d’une époque [Foucault, 1966] et qu’il tentait de reconstruire à
partir de textes souvent mineurs. L’impensé peut être saisi, en
particulier, à travers l’inconscient scolaire (de discipline ou
d’institution) qui marque les esprits y compris originaux, à
travers des formes d’expression, d’exposition et
d’argumentation [Durkheim, 1938], ainsi qu’à travers une doxa
culturelle produite par des réseaux de sociabilité et de groupes
plus ou moins informels.

Sociologie de la philosophie

La sociologie des intellectuels peut se spécifier en fonction


des domaines. Qu’en est-il de la philosophie qui entend
accéder à des propositions vraies, transhistoriques et que la
sociologie expose à un relativisme, au moins de méthode ?

Deux modèles prévalent dans ce domaine [Heidegren et


Lundberg, 2010]. Celui de Randall Collins [1998] est un
croisement de la sociologie des sciences de Robert Merton,
de l’interactionnisme et des analyses de réseaux. L’axe
central est la question de la « créativité » philosophique
abordée avec une érudition considérable et au moyen de
fresques impressionnantes (Occident, Inde, Chine, Japon…).
Il s’agit, en se fondant sur des comparaisons entre lieux et
périodes, de rendre compte des conditions de la
productivité des écoles et des groupes, de leur
reproduction, de leur concurrence : d’où l’intérêt pour la
question des niveaux optimaux de nombre et de taille. Cet
intérêt semble quelque peu exclusif d’autres points de vue.

Proposant un autre modèle, Bourdieu [1999b] a esquissé


une théorie du champ philosophique prolongeant des
analyses conceptuelles (sur le champ, les disciplines) et
empiriques, dont celle consacrée à l’« ontologie politique de
Martin Heidegger » [Bourdieu, 1988]. Son objectif est, d’une
part, de comprendre les propriétés de la trajectoire sociale
et intellectuelle permettant d’expliquer les choix effectués
et, d’autre part, de décrire de quelle façon travaille un
professionnel de la philosophie ; il lui faut, pour cela,
dégager les relations d’homologie entre les prises de
position proprement philosophiques et les prises de
position idéologico-politiques. Dans cette perspective, le
livre Sein und Zeit peut être envisagé en partie comme une
mise en forme philosophique de l’idéologie
« révolutionnaire-conservatrice » des années 1920, ce qui
permet de comprendre les thèses portant sur le « on », le
refus de l’« assistance », l’« être-pour-la-mort ». Mais, en
professionnel de la philosophie, Heidegger doit critiquer
sur leur propre terrain les options théoriques alors
dominantes, en particulier le néokantisme, en renversant
au profit de la sensibilité et de l’imagination la préséance
de l’entendement ; de même, pour récuser les idées
rationalistes et universalistes (celles du Français Descartes),
il doit se confronter aux sciences sociales (Dilthey) et au
relativisme historique (Spengler), et en proposer une forme
radicale de dépassement, dite « ontologique », à travers les
notions de « facticité », d’« historicité », d’« être-avec » (ou
de « communauté »).

La sociologie de la philosophie se déploie entre deux pôles.


Le premier est constitué par les études de trajectoires. Le
cas de Sartre illustre particulièrement bien l’ajustement
des dispositions sociales aux attentes du champ
intellectuel : les philosophes ont pu reconnaître dans son
œuvre tous les signes d’excellence académique ainsi
qu’une conception de la liberté en résonance avec leurs
valeurs morales et intellectuelles [Boschetti, 1987]. Autre
exemple, celui de Foucault, lui aussi un « héritier »,
d’emblée favorisé par des conditions optimales de réussite
intellectuelle : comment comprendre ses années
d’apprentissage, ses tâtonnements du côté de la
psychologie, avant sa thèse novatrice sur l’histoire de la
folie [Moreno Pestaña, 2006] ? Les dispositions sociales et
intellectuelles de Sartre et de Foucault ont été envisagées
dans ces travaux, et celles de Bourdieu, Derrida, Foucault et
Levinas ont également été étudiées [Pinto, 2010 ; 2014].
L’étude consacrée au philosophe américain Richard Rorty
cherche à expliquer sa rupture avec la philosophie
analytique, sa conversion au pragmatisme et à la
« philosophie continentale » [Gross, 2008]. Voulant
dépasser Collins et Bourdieu qui auraient trop mis l’accent
sur la recherche de « statut » dans le champ, l’auteur
propose de rendre compte d’une conversion difficilement
explicable par des facteurs objectifs, en s’appuyant sur la
notion quelque peu floue d’image de soi (self concept), au
risque d’en revenir au « projet originel » sartrien et de
rompre avec la démarche d’objectivation sociologique.
Enfin, d’autres travaux ont porté sur les stratégies de
carrière des jeunes philosophes [Soulié, 1995b] ou de
reconversion de leurs titres dans une discipline comme la
psychanalyse [Fontbonne, 2019].

L’autre pôle est celui d’une analyse des structures


institutionnelles et mentales. Des travaux ont été consacrés
à l’institutionnalisation de l’enseignement de la philosophie
[Fabiani, 1988], à la structure du champ et aux principes de
division internes, d’ordre théorique ou pédagogique [Pinto,
2007]. D’autres prennent pour objet les débats autour d’une
question comme celle du « psychologisme », qui avait
mobilisé la plupart des philosophes allemands dans les
années 1890-1910 [Kusch, 1995]. L’inconscient scolaire des
philosophes, analysé par Durkheim [1895] dans un article
sur l’agrégation de philosophie, peut être étudié à travers
les schèmes de pensée immanents à l’exercice de
dissertation, aux prouesses de virtuoses [Pinto, 2007 ;
Soulié, 2017] et aux hiérarchies intellectuelles révélées par
l’étude des choix d’auteurs effectués par des étudiants pour
leur mémoire de (l’ex-)maîtrise [Soulié, 1995a]. Le rapport
des philosophes français à la sociologie apparaît aussi
comme un moment de vérité [Pinto, 2009a]. Enfin, on peut
considérer que la réception d’auteurs importés [Pinto,
2009b ; Pudal, 2011] et l’édition de livres philosophiques
[Godechot, 1999] doivent être prises en compte par la
lecture sociologique des auteurs.

Il serait injuste et dommageable d’omettre quelques


travaux historiques de philosophes ou d’historiens.
Certains étudient les (re)définitions de la catégorie de
philosophe si souvent perçue comme une essence
intemporelle [Vesperini, 2019]. D’autres auteurs s’efforcent
d’aller aussi loin que possible dans la mise en relation de
trajectoires intellectuelles, de choix théoriques et
d’orientations politiques : il en va ainsi pour l’étude des
conceptions divergentes de la logique proposées dans les
années 1930 par trois philosophes de langue allemande,
Rudolf Carnap, Ernst Cassirer et Martin Heidegger
[Friedman, 2000], ou pour celle des orientations
philosophiques et politiques de Friedrich Nietzsche
[Losurdo, 2002].

Socioanalyse

La lecture sociologique des textes permet enfin de faire voir et


de neutraliser les effets de déréalisation ou de dépolitisation
inscrits dans le travail de mise en forme savante, sans pour
autant faire d’un auteur un simple porteur d’une idéologie de
classe. En s’appuyant sur les textes d’autoanalyse de Freud, Carl
Schorske a montré comment la psychanalyse a transposé dans
la psyché individuelle un conflit avec le père aux dimensions
sociales et culturelles. Ce qui sera pensé comme « complexe
d’Œdipe » renvoie à la confrontation d’un fils porteur
d’aspirations contestataires avec un père de la génération
libérale, rejeté vers le conformisme. Comme le montre le
matériel onirique, le rapport au père s’est joué sur la scène du
désir d’un voyage à Rome longtemps différé où se révélait
l’ambivalence de Freud envers cette ville : d’un côté, la Rome
antique suscitait l’attirance de l’homme de culture, médecin
estimé, et, de l’autre, la Rome catholique réveillait l’inquiétude
d’un juif face aux forces autoritaires et obscurantistes
auxquelles la figure rebelle appréciée d’Hannibal offrait un
contre-modèle [Schorske, 1980]. Dès lors que la première Rome
est parvenue à l’emporter sur la seconde grâce à l’autoanalyse,
le voyage devenait possible et, surtout, la politique s’effaçait au
profit de la révolution freudienne qu’a été la psychologie des
profondeurs. Créativité intellectuelle et travail sur soi se sont
trouvés ici étroitement unis. Cette approche historique
constitue une tentative exemplaire pour repérer un champ de
forces sociopolitiques au cœur de l’intériorité : le social est dans
la « subjectivité » et dans la science. Dans cette même
perspective, l’étude des premiers choix politiques, ici plutôt
conservateurs, d’auteurs comme l’écrivain Jorge Luis Borges
[Miceli, 2007] ou l’anthropologue Louis Dumont [Lardinois,
1995] permet de mieux comprendre leurs dispositions sociales,
leur trajectoire ultérieure et leurs textes de maturité.
IV / L’intellectuel comme figure
publique : une conquête fragile

O n abordera in fine ce qui aurait pu constituer le préalable


de l’étude : l’invention à la fin du XIXe siècle de
l’intellectuel comme figure sociale. Pourquoi certains individus
ont-ils été portés en situation de crise à mettre en avant une
qualité générique et à assumer une présence publique ? Le
terme « intellectuel » ne s’est pas cantonné à la France, il s’est
imposé dans différentes parties du monde et il a pris des
significations diverses. Devenant un titre de qualité, voire de
noblesse (ou d’infamie), il tend à fonctionner depuis le dernier
tiers du XXe siècle comme un label dont l’acquisition peut être
convoitée et faire l’objet de luttes intenses, souvent dotées d’une
forte visibilité (grâce aux « intellos médiatiques ») : une forme
nouvelle d’économie symbolique s’esquisse, dont on peut
aujourd’hui tenter de rendre compte en fonction de ses
conséquences sur la définition de l’intellectuel.

L’intellectuel : une genèse politique

Si l’intellectuel entendu comme produit de l’autonomisation


d’un champ spécifique résulte d’un travail de construction
sociologique, il reste à s’interroger sur les conditions
historiques d’apparition du nom et de la notion dans l’espace
public : cette apparition a certes à voir avec l’autonomisation,
mais elle ne s’y réduit pas. On est évidemment renvoyé vers la
France et vers un espace national doté de propriétés spécifiques
[Charle, 1990 ; Sirinelli, 1990 ; Prochasson, 1991].

L’affaire Dreyfus

On associe d’ordinaire la figure nouvelle de l’intellectuel au


« manifeste des Intellectuels », publié en 1898 en défense du
capitaine Dreyfus injustement accusé de trahison par la justice.
L’« Affaire » qui déchaîne les passions reflète un clivage
profond autour de principes contraires trouvant à s’exprimer
notamment sous la forme de pétitions. À ceux qui réclament
justice au nom de valeurs universalistes (absence de préjugés,
usage de preuves…) et demandent la révision du procès
s’opposent les défenseurs à tout prix de l’armée qui soulignent
l’origine juive du « traître ». C’est pourquoi analyser la
constitution de chacun de ces camps et les arguments mis en
avant apparaît comme un moyen privilégié de comprendre les
modes de mobilisation autour desquels se jouent les luttes pour
la définition légitime de la chose publique, de la nation et de ses
valeurs. Les régularités observées reflètent les déterminants
sociaux des prises de position. Grosso modo, on peut dire que
l’on trouve, d’un côté, plutôt des écrivains bourgeois et grand
public, des universitaires appartenant aux disciplines
humanistes traditionnelles et, d’un autre côté, plutôt des
écrivains liés aux avant-gardes et des universitaires
appartenant aux disciplines nouvelles. L’institution
universitaire est alors marquée par une redéfinition de ses
fonctions sociales et culturelles : la « nouvelle Sorbonne »
soutenue par le personnel républicain s’oppose à la culture
mondaine des littéraires et tente de promouvoir un modèle
rationnel d’enseignement fondé sur la référence à la science et
à la recherche. Le conformisme social et culturel tend à être
contesté par les représentants de spécialités ou de disciplines
nouvelles (psychologie, sociologie, géographie) ou partiellement
rénovées (philosophie), dont la carrière universitaire repose sur
l’innovation et qui, parfois d’origine juive ou protestante et/ou
issus de la petite bourgeoisie, trouvent dans les valeurs
progressistes une légitimation de la pente ascendante de leur
trajectoire [Karady, 1976]. De façon générale, on peut montrer
que les oppositions proprement idéologiques et politiques
entretiennent des affinités avec les oppositions sur la définition
de la culture et sur le rôle des producteurs culturels [Lepenies,
1985].

Comment concevoir une histoire structurale permettant de


passer d’une analyse des rapports entre groupes sociaux à la
compréhension de cette conjoncture singulière qu’a été
l’Affaire ? Il est utile de recourir à une série de focales [Charle,
1990]. La première concerne les transformations de l’espace des
classes dirigeantes dans le contexte des dernières décennies du
XIXe siècle, marquées par l’installation progressive du régime
républicain fondé sur la notion de souveraineté populaire. Les
milieux traditionnels des propriétaires, des notables et des
« capacités » se trouvent alors confrontés non pas tant aux
masses des villes et des campagnes qu’aux « nouvelles
couches » chères à Gambetta : en fait, il s’agit d’un clivage
moins entre le peuple et l’élite qu’entre deux conceptions de
l’élite, avec d’un côté une élite « fermée », dotée de culture et de
richesse et appuyée sur des institutions « sûres », Église et
armée, et de l’autre l’élite « ouverte », qui se revendique du
« mérite », c’est-à-dire de l’effort individuel, consacré par
l’école. L’école est au centre de débats ayant pour objet la
représentation de l’instruction : l’instruction doit-elle
apparaître comme le prolongement de l’appartenance
bourgeoise ou comme un bien autonome ? Dans un cas, elle doit
être cantonnée parmi les gens de la bonne société et refusée à
des gens mal préparés par leur naissance ; dans l’autre, elle doit
être diffusée. Deuxième focale : la morphologie des professions
fondées sur la connaissance et sur la culture d’une part, et sur
les caractéristiques du champ intellectuel d’autre part. À côté
de la stagnation des professions libérales, généralement
favorables à l’ordre social, on constate un accroissement de
deux groupes : celui des universitaires et celui des professions
artistiques et littéraires. Le monde intellectuel semble, au moins
aux yeux de la bourgeoisie traditionaliste, un univers déréglé,
envahi par des prétendants naïfs et présomptueux. Troisième
focale : la logique des mobilisations lors de l’Affaire, dont on a
résumé plus haut quelques traits principaux : les novateurs
s’opposent aux tenants des traditions, les jeunes aux vieux, les
savants aux gens de plume, etc. Ces focales suffisent-elles à
rendre compte du mode de constitution d’une figure sociale
inédite ?

Anti-intellectualismes

L’anti-intellectualisme est une arme souvent maniée par


des intellectuels contre des concurrents qu’il s’agit de
disqualifier de façon plus ou moins loyale. Si les
intellectuels les plus autonomes, tenus pour idéal-typiques,
sont les plus exposés, c’est l’ensemble des personnes
cultivées ou diplômées qui, de proche en proche, sont
prises pour cible.

Un des effets du grand partage entre lettres et sciences


constitué au tournant du XIXe siècle a été la célébration
romantique de la sensibilité, visant à rappeler que l’homme
n’est pas uniquement un entendement désincarné. On peut
distinguer deux formes antinomiques aux dimensions
inséparablement esthétiques et éthiques. La première, le
sentimentalisme de type rousseauiste, tend à magnifier le
point de vue des dominés en mettant en avant la simplicité
du sentiment contre les raffinements de la pensée et de la
parole. La seconde, de type spiritualiste, reflète le point de
vue que les dominants sont portés à prendre sur le monde
social. Elle trouve l’une de ses expressions dans la coupure
que certains écrivains et professeurs [Pinto, 1998] ont
posée entre l’âme et l’intelligence, le moi « profond » et la
vie sociale superficielle.
La critique philosophique et/ou scientifique de
l’intellectualisme, qu’il serait erroné de qualifier d’anti-
intellectualiste, invite surtout à se déprendre des tentations
spontanées de l’ethnocentrisme intellectuel, porté à mettre
en avant la conscience, la réflexion, les idées pour
expliquer les croyances et les actions. Ainsi, Karl Marx a
élaboré le matérialisme historique à travers une critique de
Hegel pour qui l’histoire universelle constitue la
manifestation de l’Esprit : il s’est efforcé de montrer que,
dans l’histoire, les hommes produisent avant tout les
conditions matérielles de leur existence et que, s’ils font
l’histoire, ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. Les sciences
sociales ont été marquées par le refus de toute spéculation
idéaliste, comme on le voit chez Max Weber [1905],
reconnaissant l’importance des intérêts matériels et
symboliques, ou chez Pierre Bourdieu [1980], mettant en
avant la notion de sens pratique, contre deux formes
opposées d’intellectualisme, celle de Jean-Paul Sartre et
celle de Claude Lévi-Strauss.

Distincte de la critique théorique de l’intellectualisme, la


dénonciation ouvertement politique des intellectuels admet
des variantes qui, si elles ne sont pas séparées par des
cloisons étanches, n’en sont pas moins distinctes autant par
leur contenu idéologique que par les fractions sociales
mobilisées. En fonction des positions et des intérêts des
agents, les formes d’anti-intellectualisme peuvent être plus
ou moins argumentées, pamphlétaires, oraculaires. De nos
jours, la dénonciation démagogique des « élites » et des
« intellos » trouve d’autant plus d’écho dans nos sociétés
que le poids des titres scolaires tend à faire de l’école
l’instance de légitimation des différences sociales, ce qui
l’expose à devenir une cible de prédilection permettant
souvent de dissimuler l’aversion bourgeoise pour les
« profs » sous des dehors « populaires ».

La pensée conservatrice en ses différentes nuances (contre-


révolutionnaires, traditionalistes, modérées) considère les
intellectuels comme des naïfs qui tendent à confondre
leurs abstractions livresques avec le monde réel et à
insuffler des idées extravagantes chez des gens jusqu’alors
résignés ou même satisfaits [Angenot, 2004 ; Sternhell,
2010]. Les intellectuels conservateurs partagent les armes
de l’expérience et du bon sens avec les groupes sociaux
dont ils expriment (plus ou moins ouvertement) les intérêts
matériels et spirituels [Hirschmann, 1991 ; Terray, 2012].

Dans la rhétorique ouvriériste qui a dominé les partis


révolutionnaires, les intellectuels étaient perçus comme
« individualistes » (« bourgeois », « petit-bourgeois »)
[Pudal, 1989]. Au nom du peuple, dont ils se présentaient
comme les mandataires légitimes, les détenteurs de
l’autorité politique dans la Russie stalinienne ou la Chine
maoïste en venaient à rabrouer, humilier et ostraciser des
individus soupçonnés de vouloir raisonner sans le Parti,
mieux que lui et finalement contre lui. Ce qui était en jeu
pour eux était l’affirmation du primat du capital politique
sur le capital culturel.
La rhétorique fasciste soupçonne les intellectuels d’être des
« déracinés » : l’analyse et l’argumentation objectives et
impersonnelles sont jugées comme étant par elles-mêmes
contre-nature, car elles imposent le doute et l’examen à ce
qui, fondamentalement, n’a pas besoin de justification,
comme la vie, la force, l’instinct, la foi (« fanatique »), la
race, tenus à la fois pour évidents, primitifs et sacrés. Un
seul « intellectuel » est accepté : celui qui réduit son activité
à une mission unique — l’exaltation de croyances
primordiales. Habité par la contradiction d’un
entendement qui doit se nier pour s’affirmer, ce
personnage est voué à s’en remettre, suivant le modèle de
Heidegger, à une pensée plus « originelle », plus
« authentique ». L’étude des contenus idéologiques fait
souvent écran au problème, envisagé par quelques rares
auteurs — philosophes dotés d’une solide culture
historique [Losurdo, 1991 ; Faye, 2005] et historiens
[Chapoutot, 2020] —, de la possibilité de cette entité étrange
qu’est l’intellectuel fasciste dévoué à sa terrifiante mission
de « destruction de la raison », selon l’expression de Georg
Lukács.

Le savant comme archétype


C’est la constitution d’un espace public structuré associé à la
démocratie qui a favorisé le débat et la controverse (par
opposition au dogme et à l’autorité), et a rendu possible
l’unification, autour de propriétés critiques génériques, d’une
population éparpillée en une multitude de compétences et de
talents (sciences/littérature, disciplines universitaires…). Ayant
à opérer une agrégation de noms aussi efficace que possible, les
pétitions s’appuient sur la diversité de logiques sectorielles qui
favorisent le rassemblement d’écrivains, d’artistes ou
d’universitaires. Et, comme pour d’autres groupes, certaines
figures sont centrales, d’autres marginales. Il est ainsi instructif
de noter que, dans des textes fameux, des adversaires comme
l’antidreyfusard Ferdinand Brunetière [1898], professeur de
littérature à la Sorbonne, et le dreyfusard Émile Durkheim
[1898], sociologue alors professeur à Bordeaux, s’accordent
relativement sur la typification de l’intellectuel. Alors que le
premier, ayant écarté quelques « romantiques attardés,
disciples de Renan, de Flaubert et de Nietzsche », vise « un
certain nombre d’artistes, mais surtout de savants », le second
évoque dans sa réponse les cas du « paléographe », du
« linguiste » et du « chimiste ». Les écrivains (malgré Zola)
n’occupent pas le premier plan, même parmi les signataires du
fameux manifeste des Intellectuels [Charle, 1990, p. 170 ;
Duclert, 1999 ; Noiriel, 2010].

La figure nouvelle de l’intellectuel a été construite par ses


adversaires avant même l’Affaire, qui sera pour eux une
confirmation de leur vision : selon un mode de typification
foncièrement politique, cette figure s’est constituée autour du
groupe des universitaires novateurs et antitraditionalistes liés
aux réformes politiques et pédagogiques et à la division du
travail intellectuel. Pour des écrivains conservateurs comme
Paul Bourget (Le Disciple, 1889) et Maurice Barrès (Les
Déracinés, 1897), peignant dans leurs romans des personnages
nommément désignés comme « intellectuels », il s’agissait de
montrer la liaison forte entre un mode de pensée jugé vulgaire
et les idéaux démocratiques : l’appartenance au monde
universitaire, l’orientation rationaliste, kantienne, sinon
positiviste et leur insensibilité au mystère et au sublime
s’accordaient avec l’origine sociale propre à des « boursiers »
devant tout à l’école. L’enjeu de la représentation était
politique : l’universitaire savant est celui qui réalise de façon
éminente l’idéal de la démocratie dans l’esprit. Il peut être
disqualifié doublement, intellectuellement (rationalisme
abstrait) et politiquement (universalisme égalitariste qui
dissimule la libido dominandi d’une nouvelle caste… pire que les
anciennes) [Pinto, 1984b]. Les individus, contre qui s’était
construite la nouvelle représentation, l’ont assumée en
l’inversant et mettant en avant probité intellectuelle et
désintéressement.

La sociologie des engagements


intellectuels
L’affaire Dreyfus, acte de naissance de l’intellectuel si l’on veut,
ne fait qu’amorcer une interrogation sur les engagements des
intellectuels. La première tâche est de rendre compte des
régularités dans les prises de position exprimées lors de
situations qui révèlent des clivages particulièrement sensibles.

Positions et prises de position

Les homologies entre positions institutionnelles et prises de


position intellectuelles et éthico-politiques ont été mises en
évidence concernant les universitaires, et notamment ceux des
lettres-sciences humaines [Bourdieu, 1984]. Outre les travaux
d’historiens sur la naissance des intellectuels, plusieurs
recherches ont étudié des situations critiques. La polarisation
observée entre intellectuels résistants et intellectuels
collaborateurs a permis ainsi de montrer comment une période
exceptionnelle comme l’Occupation allemande en France a
porté au grand jour des oppositions au sein du champ
intellectuel : comme quelques décennies plus tôt, on trouve,
d’un côté, des romanciers grand public, consacrés par les
institutions (Académie française), comblés d’honneurs et de
décorations, relativement âgés, et, d’un autre côté, des auteurs
d’avant-garde (comme les surréalistes) et souvent jeunes
[Sapiro, 1999, p. 21-102].
Une autre occasion d’examiner les clivages idéologiques à
travers des pétitions a été fournie, dans un tout autre contexte,
par le plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale et des
retraites (1995) : d’un côté (liste « Réforme »), ceux qui, se
réclamant parfois de la gauche, soutenaient la réforme contre
l’« archaïsme » de la gauche traditionnelle et, d’un autre côté
(liste « Grève »), ceux qui, en face, soutenaient les grévistes du
secteur public mobilisés contre elle, au nom des « acquis les
plus universels de la République ». Derrière la symétrie
apparente de deux camps d’intellectuels, l’analyse permet de
montrer des principes différents d’agrégation des signataires de
deux pétitions : la liste « Réforme » réunit un plus grand
nombre de hauts fonctionnaires, d’experts, d’économistes
d’institution et d’intellectuels proches des précédents, très
souvent présents dans les médias (Le Nouvel Observateur) ou
dans des revues comme Esprit ou Le Débat (Jacques Julliard,
Pierre Rosanvallon, Alain Touraine), alors que la liste « Grève »
comprend plutôt des universitaires, des chercheurs dotés d’un
capital intellectuel surtout fondé sur des critères internes
d’évaluation, et éloignés des médias et de l’univers des
« décideurs » (Pierre Bourdieu, Jacques Derrida). Mais on ne
saurait pour autant sous-estimer les différences au sein de
chaque liste : ainsi, dans la première, cohabitent trois familles,
celle des hauts fonctionnaires et experts, celle des « décideurs »
et celle des intellectuels, souvent détenteurs d’un capital
médiatique ; et, dans la seconde, on peut distinguer les
« scientifiques » et les « militants » [Duval et al., 1997].
Les intellectuels et la politique : deux modèles

À propos des prises de position politique des intellectuels, il


est instructif de confronter les modèles divergents
proposés par deux auteurs que tout semble opposer, l’un
réputé progressiste, l’autre plutôt conservateur. Le
premier, Pierre Bourdieu [1992], se demande comment
l’intellectuel conservateur est possible ; le second,
Raymond Boudon [2003], se demande « pourquoi les
intellectuels n’aiment pas le libéralisme ». Les questions
posées, si elles peuvent sembler symétriques, ne le sont que
par la forme.

Le point de vue de Boudon est normatif. L’intellectuel de


gauche est une déviation paradoxale, quasi pathologique
d’individus qui, prétendant se consacrer à la connaissance,
se détournent de ce qui devrait leur apparaître comme la
voie la plus souhaitable, le libéralisme, et lui préfèrent celle
de l’irrationnel, le socialisme : ils refusent tout simplement
de voir l’évidence (le libéralisme, c’est l’efficacité
économique, la liberté de choix…). Évidence qui constitue
la clé de voûte du point de vue d’un penseur libéral : cette
société critiquée ne mérite ni cet excès d’honneur (cette
société est, bien sûr, imparfaite) ni cette indignité (cette
société est perfectible, les maux dont elle souffre ont des
sources multiples, complexes…) ; elle n’a donc pas à être
défendue contre des critiques fondées sur l’ignorance et les
œillères de l’idéologie. Mais comment l’aveuglement
intellectuel est-il possible ? S’appuyant sur une version
corrigée de la théorie de l’agent rationnel, Boudon se garde
de tout ce qui pourrait évoquer une analyse causale
(« déterministe ») et il n’a d’autre ressource que
d’incriminer une sorte de biais, de défaillance cognitive
conduisant à des options aberrantes. Les intellectuels
« illibéraux » agissent bien selon des raisons (par
opposition à des intérêts ou à des dispositions), mais selon
de mauvaises raisons qui offrent de la société une vision
aussi cohérente que simpliste (de type « complot ») et aussi
séduisante que fugitive (les modes de la rive gauche).
Boudon ne semble pas chercher à expliquer pourquoi et
comment certains parviennent, et d’autres non, à juger de
façon aussi raisonnable que possible : le (bon) choix est
toujours un peu de l’ordre du mystère.

Le point de vue de Bourdieu, s’il n’est pas totalement


dépourvu de dimension normative, s’inscrit dans un cadre
théorique différent qui est celui d’une sociologie historique
cumulative utilisant des outils comme ceux de classe
sociale ou de champ intellectuel. Il cherche non pas à
apporter une contribution à la connaissance de la
pathologie sociale des intellectuels, comme le fait Boudon,
mais à rendre compte, de façon aussi objective que
possible, des conditions sociohistoriques de possibilité des
diverses modalités de l’appartenance intellectuelle (de
Sartre à Aron, si l’on veut). Dominés au sein de l’espace des
classes dominantes (dans le « champ du pouvoir »), les
intellectuels sont portés à s’opposer à la perpétuation de
l’ordre culturel, aux dominants, aux « bourgeois », d’où les
affinités ressenties avec les occupants des positions
dominées dans l’espace social, les exploités, les pauvres. Il
ne s’agit ni d’un « facteur » agissant aveuglément ni d’un
calcul explicite, mais d’une relation structurale,
objectivement fondée et intériorisée sous la forme de
dispositions, de goûts et d’aspirations. Une confirmation de
l’hypothèse générale est offerte a contrario par
l’intellectuel conservateur. Dans un univers qu’il considère
comme acquis à des valeurs contestataires (« de gauche »),
celui-ci doit affirmer son point d’honneur d’intellectuel en
exerçant ses capacités critiques dans une double direction :
non seulement contre les illusions des intellectuels de
gauche, mais aussi contre les facilités du conformisme
bourgeois (le bon sens ne suffit pas, il faut argumenter…) ;
et s’il se rallie finalement au camp conservateur, ce n’est
qu’à l’issue d’un examen présumé informé et impartial.
L’intellectuel conservateur est ainsi voué à l’ambivalence
car il ne se reconnaît jamais pleinement ni dans les
extravagances de l’intellectuel radical ni dans les préjugés
du bourgeois ordinaire. Un tel comportement enferme bien
une forme de rationalité mais différente de celle de l’agent
boudonien : les « choix » considérés reflètent les propriétés
d’une position sociale en porte-à-faux, distincte de celle des
intellectuels de l’autre bord et de celle des bourgeois les
moins portés à la réflexion.

Peut-on trancher entre ces deux approches et selon quel


critère ? Remarquons que l’une s’en remet à des
« modèles » et l’autre à une sociologie historique. Il s’agit,
pour la première, de conjecturer ce que peuvent être les
« bonnes raisons » des conduites et, pour la seconde, de
mettre à l’épreuve des hypothèses méthodiques sur un
matériel empirique propice à la comparaison.

Au-delà des grandes oppositions, on peut voir plus finement


comment des individus que tout semblait rapprocher ont fait
des choix différents, cas de figure intéressant puisqu’il permet
de contrer certaines objections contre le « déterminisme »
sociologique et de montrer comment se spécifient des principes
d’analyse initialement conçus en fonction d’une population de
grande taille. Il en va ainsi pour Henry Bordeaux et François
Mauriac, romanciers catholiques, académiciens, l’un qui a
tourné à la Collaboration et le second devenu une figure
gaulliste. S’ils avaient en commun une origine bourgeoise et
provinciale, leur divergence d’ordre politique semble avoir été
liée à leur insertion différente dans le champ littéraire : alors
que Bordeaux, dépendant des verdicts des institutions, de la
grande presse, pouvait s’abandonner à ses pulsions
réactionnaires qui étaient aussi celles de son public bourgeois,
Mauriac, figure plus complexe (et plus tourmentée), tendait à se
détourner de tentations politiques qui auraient pu être les
siennes, en cherchant à concilier ses préoccupations religieuses
et éthiques avec les exigences du pôle de production restreinte
incarné par la NRF [Sapiro, 1999, p. 209-247 ; 2018].
On peut également envisager des logiques d’engagement sous le
rapport de formes de transaction entre des contraintes
différentes. Il en va ainsi dans le cas des intellectuels
communistes français qu’on ne saurait considérer comme de
simples victimes aveugles d’une idéologie « totalitaire ». Ce qui
est à l’œuvre est une logique de double allégeance permettant à
des universitaires parfois bien dotés en capital scolaire de
montrer les apports du marxisme à la science et à la culture, et
de bénéficier, en outre, d’une certification progressiste ultime à
laquelle ne pouvaient prétendre d’autres intellectuels : il en va
ainsi aussi bien pour les compagnons de route du PCF dans
l’entre-deux-guerres [Gouarné, 2013 ; Laurens, 2019] que, plus
tard, pour les collaborateurs de la revue La Nouvelle Critique
(1967-1980) [Matonti, 2005].

Ces analyses d’engagements intellectuels s’efforcent de rompre


avec toute une série d’approches des engagements assez
séduisantes mais non, ou peu, sociologiques : purement
biographiques (tantôt hagiographiques, tantôt polémiques),
culturalistes (se référant à une époque, à un milieu),
idéologiques (centrées sur les contenus doctrinaux). Elles
mettent en relation, comme pour les prises de position
proprement intellectuelles, les capitaux dont disposent les
individus à un moment de leur trajectoire avec la structure du
champ des possibles.

Le mandat intellectuel
On peut également s’interroger sur les modes de justification
(ou de disqualification) de l’engagement. D’abord engagé dans
le camp dreyfusard, l’écrivain Julien Benda refuse plus tard de
voir l’idéal rabaissé dans les luttes partisanes et met en avant
une position intransigeante consistant à distinguer le spirituel
et le temporel, les valeurs universelles du « clerc » (vérité,
justice…) et les « passions politiques » [Benda, 1927 ; Engel,
2012]. Si la distinction semble globalement recevable, ne
comporte-t-elle pas un risque de naïveté et d’angélisme ? Car on
peut se demander si la frontière entre des engagements nobles
et des engagements vulgaires (partisans) est aussi simple et
tranchée que le prétendait Benda : n’est-ce pas, précisément, le
propre d’un intellectuel honnête et informé que de discerner
l’importance et l’urgence des enjeux au-delà du silence
indifférent aussi bien que du tapage frénétique, et d’accepter,
dans des situations parfois difficiles et complexes, de « se salir
les mains » ?

Sachant que le mandat revendiqué au nom de valeurs


universelles ne peut être soumis à codification, au nom de quoi
peut-il être attribué ? La question s’est posée dès l’affaire
Dreyfus. Contre Brunetière défendant des valeurs supérieures
aux individus (patrie, armée, magistrature…) et dénonçant
l’outrecuidance de petits professeurs (« je ne vois pas ce qu’un
professeur de tibétain a de titres pour gouverner ses
semblables, ni ce qu’une connaissance unique des propriétés de
la quinine ou de la cinchonine confère de droits à l’obéissance
et au respect des autres hommes »), l’argumentation de
Durkheim a été consacrée pour l’essentiel à démentir
l’accusation d’individualisme. Il ne s’agit pas pour lui de
privilégier des individus singuliers s’érigeant en juges
suprêmes contre la société, mais de montrer que la société
moderne est fondée sur une forme de sacré dotée de toute la
force du collectif : l’idéal commun est l’individu qui s’accomplit
à travers le jugement libre et rationnel. À cette argumentation
principale sur les valeurs (individualisme rationaliste contre
autorité traditionaliste) s’ajoute une réflexion sur les conditions
sociales d’accès à l’universel. L’intellectuel, reconnaît
Durkheim, n’a pas le « monopole de l’intelligence », mais il a
acquis par ses « habitudes professionnelles » une disposition à
user de l’« intelligence » comme d’une fin en soi et non comme
d’un moyen pour des causes diverses. Les savants ne sont pas
une nouvelle « aristocratie », comme on le leur reproche, mais
plutôt l’image approchée de l’idéal humain fondé sur l’usage
autonome de la raison : « Accoutumés par la pratique de la
méthode scientifique à réserver leur jugement tant qu’ils ne se
sentent pas éclairés, il est naturel qu’ils cèdent moins
facilement aux entraînements de la foule et au prestige de
l’autorité » [Durkheim, 1898]. Durkheim ne fait pas appel à un
savoir précis mais à une vertu intellectuelle et morale inscrite
dans l’habitus d’un groupe sans frontières déterminables. Le
mandat intellectuel est une sorte d’usurpation légitime.

On peut envisager, au moins en première approximation, la


distribution des modes d’engagement des intellectuels selon
quelques axes comme spécialisation/généralité ou savoir
pur/savoir appliqué [Sapiro, 2009] ou bien on peut distinguer
l’intellectuel révolutionnaire (devenu critique), l’intellectuel de
gouvernement et l’intellectuel spécifique [Noiriel, 2010].
L’intellectuel « total », présent sur tous les fronts, en dehors de
son domaine de compétence, a été étroitement lié à la position
singulière de philosophe-écrivain de Sartre. Il implique
l’« engagement » contre l’« irresponsabilité ». C’est l’« homme »
qui semble en jeu dans chaque « situation » : « En prenant parti
dans la singularité de notre époque, nous rejoignons finalement
l’éternel » [Sartre, 1946]. Plusieurs reproches ont pu être
adressés à ce modèle : la tentation du prophétisme,
l’amateurisme (même bien intentionné), la méconnaissance des
réalités sociales, sans oublier la partialité partisane
(compagnonnage avec le Parti communiste). Les choix de Sartre
ont fait l’objet de critiques de la part de quelques-uns de ses
pairs, à commencer par Raymond Aron, Georges Canguilhem
ou Maurice Merleau-Ponty.

Peut-on échapper à l’alternative entre des prises de position


incertaines et un silence obstiné, et envisager un engagement
étayé sur des savoirs ? C’est ce que pensaient des figures
intellectuelles apparues dans les années 1960, dans une période
marquée par l’essor des sciences humaines. L’intellectuel
« spécifique » de Foucault vise à prendre acte de la
spécialisation de la recherche et de la nécessité pour
l’intellectuel de se confronter à des non-spécialistes qui peuvent
avoir des choses à dire sur différents terrains. Cet intellectuel
est modeste (il parle simplement de prisons, d’asiles, d’écoles),
et ce d’autant plus que, à la différence de toutes les figures
antérieures, il renonce à défendre une vision du monde, à
exprimer une « vérité » [Foucault, 1976b]. L’intellectuel
« collectif » de Bourdieu renoue, en un sens, avec l’ambition
sartrienne, mais avec deux différences notables : les sciences
sociales procurent des outils de connaissance essentiels et
irremplaçables ; il y a un effet propre du collectif car la
coopération active et lucide entre individus permet, grâce à des
échanges réguliers et structurés (périodiques, petits livres,
rencontres…), de suppléer aux limitations de chacun d’eux et de
rendre possible une « Realpolitik de la raison » [Bourdieu, 2001,
p. 33-41]. Aux États-Unis aussi s’est développée une réflexion
sur l’« intellectuel [et le sociologue] public », expression
quelque peu bizarre en français qui s’explique par le contexte
américain : il s’agit simplement de l’intellectuel qui cherche à
sortir du campus universitaire et à s’exprimer sur des questions
d’actualité et d’intérêt général, sans tomber dans un rôle ni
d’expert ni de prophète.

L’hypothèse selon laquelle les intellectuels se répartissent entre


plusieurs pôles en fonction du type de capital détenu
(philosophique, littéraire, scientifique) et de leur rapport au
champ de production restreinte ou au champ de production
élargie, ou, si l’on veut, à l’Université, aux médias, aux pouvoirs
politiques et économiques, est éclairante. Mais il faut ajouter
que les critères sont loin d’être toujours clairs et univoques.
L’autonomie de l’intellectuel ne peut faire l’objet d’une
certification absolue et définitive, elle est une norme qui,
comme telle, souffre des défaillances, des méprises (Foucault
enthousiasmé par la lecture des « nouveaux philosophes » ou
par la révolution iranienne de 1978). Aussi libres et rigoureux
qu’ils soient, certains intellectuels se trouvent déconcertés par
des situations nouvelles et sont conduits à improviser, c’est-à-
dire en fait à s’en remettre à leurs dispositions, à l’air du temps
ou, simplement, à céder aux sollicitations d’un cercle de
proches. Il est parfois difficile de démêler la part de la
conviction intime, du conformisme (voire de la paresse
intellectuelle) et aussi de mesurer la capacité d’un individu
d’évaluer les enjeux réels de prises de position sur des
questions complexes, surdéterminées par des logiques de
démarquage et d’alliance.

L’histoire des sciences sociales révèle un autre tableau que celui


d’une Cité savante close : elle montre le poids
(rétrospectivement perçu) de facteurs externes, comme les
trajectoires sociales des individus, les intérêts politiques, la
doxa intellectuelle, etc. Un savant tel que Maurice Halbwachs
existe certes bien comme sociologue grâce à la reconnaissance
d’un public de pairs, mais la prise en compte de documents
autres qu’académiques (brochures, lettres…) permet de
montrer qu’il se situe aussi dans plusieurs espaces non
purement scientifiques, ce qui appelle à comprendre
différemment ses travaux. Il est, dans sa jeunesse, un
normalien socialiste réformiste, auteur d’une thèse
durkheimienne mais aussi d’une brochure militante sur la
ville ; comme observateur et « visiteur » des ouvriers, il partage
sur ceux-ci la vision des urbanistes réformateurs, soucieux de
soustraire les pauvres aux effets nocifs de la rue grâce à une
politique de logement [Topalov, 1997]. Plus tard, il porte sur la
population de Chicago où il est invité un regard double, celui
d’un sociologue durkheimien armé des concepts d’intégration
et d’anomie, et aussi celui d’un bourgeois européen éclairé,
mais non dépourvu d’œillères, sinon de préjugés, lorsqu’il lui
faut comprendre ce qui échappe à son cadre d’analyse, comme
les groupes minoritaires difficilement « assimilables », tels que
les Noirs et les juifs [Topalov, 2006].

Les écrits d’un même auteur peuvent, selon les conjonctures,


porter la marque d’une pluralité d’usages, de destinataires et de
fonctions dont le poids respectif tend à varier, les délimitations
n’étant pas toujours aisées à opérer. Il suffit de penser à
L’Évolution pédagogique en France de Durkheim [1938] : ce
cours à la Sorbonne, à la fois, propose une sociologie historique
de l’éducation en France, combat le conservatisme intellectuel
et éducatif, suggère des pistes de réforme et défend une vision
des fins propres à des sociétés fondées sur l’individualisme
ainsi que sur la spécialisation. Dans un cas comme celui-ci, on
peut distinguer une fonction critique de dévoilement et de
clarification puisant dans des répertoires scientifiques,
philosophiques ou littéraires, une fonction idéologique de
légitimation prenant la pensée comme une arme dans les luttes
politico-intellectuelles du présent, une fonction d’expertise
consistant à diagnostiquer et pronostiquer, et, enfin, une
fonction éthique d’affirmation de certaines valeurs sociales (on
pourrait ajouter une fonction stratégique de choix du moment
et du style d’intervention). Ces fonctions, parfois entremêlées
par son auteur dans un même texte, peuvent ailleurs se trouver
disjointes entre différents registres d’énonciation. La distinction
entre une sublimation intellectuellement féconde et une simple
euphémisation de pulsions sociales n’est pas garantie par le
renom de l’auteur ; elle demande à être établie de façon
critique au cas par cas.

Vers l’hétéronomie ?

Certains évoquent aujourd’hui l’image crépusculaire d’une fin


ou d’un déclin des intellectuels en faisant de Sartre une
référence glorieuse mais désormais dépassée. Le paradoxe est
que cette image doit beaucoup à des personnages médiatiques
qui prétendent à l’héritage des grands prédécesseurs, en
revendiquant une lucidité exceptionnelle qui les autorise à
dénoncer (dans la presse) la disparition des « grands » et le
nivellement général. Mais, plutôt qu’observateurs impartiaux,
ne sont-ils pas symptomatiques de transformations du champ
intellectuel dont on peut tenter de rendre compte
sociologiquement ?

Deux facteurs principaux, en particulier, ont contribué à l’effet


de désenchantement intellectuel qui n’est guère explicable par
une baisse de la qualité des produits intellectuels : d’une part, le
rôle croissant des médias et, d’autre part, les transformations
de l’Université.

On peut être tenté de rapporter la présence croissante des


médias dans le champ intellectuel à l’existence d’un public plus
nombreux doté d’une formation secondaire et supérieure ; la
presse de qualité en plein essor dès les années 1960 [Pinto,
1984a] accorde une place importante à la critique de livres, aux
tribunes, aux chroniques et aux débats, et les intellectuels
semblent pouvoir aussi profiter d’émissions de radio et de
télévision consacrées à des idées ou à des livres, ainsi que des
circuits de conférences dans des institutions culturelles d’État
(comme la Bibliothèque nationale de France) qui leur procurent
une sorte de certification officieuse. Du fait de la multiplication
de positions floues et intermédiaires tendues entre une
exigence proclamée de qualité et la quête d’audience, la
polarisation antérieure entre production restreinte et
production grand public semblerait s’effacer au profit d’une
atténuation des frontières du champ (sur les intellectuels « de
luxe » ou de « parodie », voir Pinto [1991b]). « Intellectuel » (ou
« philosophe ») devient une appellation non contrôlée,
distribuée à travers le fonctionnement de circuits éditoriaux et
médiatiques. Entre l’authentique et le simili, toute une zone
intermédiaire tend à se structurer et à se diversifier grâce à des
médiateurs plus ou moins compétents, accoutumés aux
« renvois d’ascenseur » et à la célébration des valeurs jugées les
plus sûres. Face aux palmarès proposés par la presse, les
consommateurs de biens culturels sont voués à osciller entre
l’admiration de commande, la défiance inquiète sur la qualité
des biens et le rejet global.

Un nouvel enjeu se trouve introduit, la lutte pour la visibilité


(sur cette notion, voir Heinich [2011] et Attencourt [2016]) où,
tout en tirant avantage d’une omniprésence médiatique, chacun
des bénéficiaires entend être présent pour la seule qualité de
ses productions et se démarquer de concurrents renvoyés vers
le côté superficiel, celui de la gloire mondaine, l’« intellectuel
médiatique » servant de repoussoir facile et unanime
[Attencourt, 2017]. Le « hit-parade » des intellectuels en vue
semble s’imposer comme une évidence découlant de leurs
qualités propres [Bourdieu, 1984]. L’objectivation sociologique
de cette population, qui reste à faire de façon méthodique,
suppose de référer la liste des élus (invités d’émissions de radio
et de télévision, de conférences et de croisières culturelles) à
plusieurs traits : leurs propriétés sociales, scolaires,
institutionnelles, leur degré de « multipositionnalité » (présence
en différents lieux, culturels, médiatiques, politiques…), le poids
respectif de leurs productions ésotériques (à destination de
pairs) et de leurs productions exotériques (à destination d’un
public profane), leur circuit de consécration… On peut faire
l’hypothèse que la visibilité suppose aussi bien un capital social
important que de hautes prétentions favorisées par le milieu
d’origine.

L’Université en première ligne des


« réformes »

La distance réelle ou proclamée à l’institution universitaire


constitue la principale contrainte structurale qui pèse sur des
producteurs intellectuels voués à une quête permanente de
dépassement prenant la forme d’une présumée radicalité
intellectuelle et/ou politique. Toutefois, la ligne de partage entre
conformisme académique et génialité créatrice tend à se
retraduire au sein même de l’institution universitaire.

Souvent attaquée dans les médias où l’on prétend distinguer les


individualités brillantes et anticonformistes et les universitaires
ordinaires, l’Université est exposée, par ailleurs, à des remises
en cause diverses qui concourent à affaiblir l’idéal ancien
d’autonomie fondé sur les critères internes d’évaluation. Le mot
« autonomie », prenant un autre sens avec les nouvelles
politiques universitaires (stratégie de la « société de la
connaissance », Lisbonne, 2000), a permis surtout de justifier
des réformes allant toutes dans le sens d’une concurrence
accrue : entre établissements sommés d’améliorer leur place
dans les classements internationaux et de chercher des
créneaux rentables ; entre chercheurs désormais soumis à une
quantification de leurs activités [Bruno, 2008 ; Gingras, 2014], à
la normalisation des productions (tenues d’être impeccables
par diverses qualités formelles, par l’état de la question, par la
bibliographie) et à un démarchage lourd de financements par
« projets » conçus hors du champ scientifique, à une quête de
visibilité externe sous l’impératif de « valorisation ».
L’Université se trouve exposée à l’action de forces hétéronomes
[Granger, 2015, p. 59-121] : présence de personnalités
extérieures dans les « conseils d’administration », appel à des
« partenariats » et à des sources privées de financement,
référence aux valeurs de l’entreprise, rentabilisation des
filières [Grossetti et Milard, 2003], recours croissant à une
main-d’œuvre de précaires, affaiblissement des liens avec la
recherche [Gingras et Gemme, 2006]. Dans un contexte de
restriction budgétaire, la rhétorique managériale de
l’« excellence » et de l’« innovation » a favorisé une ligne de
partage entre, d’un côté, des figures réputées originales, des
institutions prestigieuses (Institut universitaire de France,
laboratoires d’excellence…) largement dotées et de dimension
« internationale », et, d’un autre côté, des pédagogues modestes
et des établissements périphériques ayant à gérer la pénurie
des moyens. D’où le déclassement relatif des universitaires
pour beaucoup voués à des conditions de travail dégradées, à la
précarité, à la stagnation des salaires, à des tâches
administratives croissantes, à la coupure entre enseignement et
recherche, à l’introduction du management dans la
« gouvernance » universitaire, à des luttes de pouvoir locales, à
l’absence de concertation. Cette transformation des règles du
jeu universitaire s’accompagne d’une différenciation des
stratégies : adhésion et soumission chez les uns, résistance chez
d’autres, sans compter avec une autre voie, la conquête de
positions externes (journalistiques, éditoriales, politiques…),
propices à la constitution d’un style hybride d’universitaire à
prétentions antiacadémiques, voire « radicales ».

Il existe enfin une autre utilisation du savoir qui correspond à


un modèle, celui de l’expert dont la compétence est appréciée
en fonction des questions posées par les « décideurs » des
mondes politique, bureaucratique et économique. Certains
lieux sont propices à un conflit de modèles. Il en va ainsi, en
particulier, de la discipline économique qui est au cœur des
choix politiques et de leur mode de légitimation, et qui, plus que
d’autres, est soumise à des forces contraires. Ici aussi, on peut
distinguer une opposition majeure entre deux pôles qui
s’affrontent sur leur définition de la science et sur le rôle de
l’économiste [Lebaron, 2000] : un pôle « spirituel » de recherche
et de théorie, et un pôle « temporel » proche du pouvoir
politique et du monde de l’entreprise, composé d’économistes
d’entreprise mais aussi d’universitaires familiers des conseils
d’administration. Le monde universitaire doit compter avec la
présence d’experts de think tanks, groupes de réflexion et de
prospective à financement privé dont la formule provient des
États-Unis [Medvetz, 2013], comme la Fondation Saint-Simon
créée par l’universitaire François Furet et le dirigeant
d’entreprise et ministre Roger Fauroux, ou l’Institut Montaigne,
créé par Claude Bébéar, P-DG d’Axa Assurance. Ces formes
organisationnelles à l’intersection de l’Université, de l’État et
des entreprises imposent non seulement des thèmes, des
« rapports », des « études » commentés sans délai et sans
omission dans la presse, mais aussi un modèle de la pratique
intellectuelle qui diffère de celui des universitaires « purs ».
Pourtant, l’idée d’une évolution inéluctable conduisant de
l’intellectuel à l’expert [Eyal et Buchholz, 2010], si elle n’est pas
dépourvue de quelque plausibilité, a le tort de substituer une
vision téléologique univoque à la connaissance empirique
d’une réalité faite de conflits.

Cet ensemble de transformations contribuent à affaiblir le rôle


des intellectuels les plus éloignés des pouvoirs temporels au
profit d’autres intellectuels, personnages médiatiques et
experts, et, peut-être plus encore, à brouiller les frontières et les
repères, favorisant des individus doubles ou bifaces qui,
« visibles » et distincts aussi bien des intellectuels les plus
autonomes que des intellectuels médiatiques, donnent
l’impression d’avoir réussi à cumuler les prestiges de
l’authenticité savante et des intérêts temporels. Mais la vision
crépusculaire d’une décadence des intellectuels reflète en
partie les illusions de point de vue de ceux qui confondent les
scènes médiatiques avec l’intégralité de la vie intellectuelle.
L’univers de l’édition en sciences humaines et sociales est un
bon indicateur d’une productivité de la recherche et de
l’enseignement qui, malgré les déplorations d’éditeurs
« généralistes » soucieux de rendements satisfaisants selon
leurs critères, reste élevée quand on la considère hors des
circuits de la visibilité mondaine [Auerbach, 2006].

Universalisme et relativisme

La sociologie des intellectuels est aux prises avec un certain


nombre de débats tant théoriques que politiques qui portent
aussi, de façon réflexive, sur sa propre visée de scientificité, ses
objectifs et ses limites. Ce point n’a pas échappé à des auteurs
très différents (Mannheim, Lukács, Merton…). Peut-on prendre
pour objet les intellectuels, sans relativiser son propre point de
vue et, par suite, sans dénier la possibilité même d’un point de
vue affranchi de toute limitation sociale et de tout accès à
quelque chose comme une vérité ? La sociologie des
intellectuels implique-t-elle un historicisme absolu ? Selon la
réponse apportée à ce type de problèmes, les productions
intellectuelles se voient soit réduites à leur pure historicité, soit
rapportées à un espace autonome consacré à des fins
immanentes, dont celles de la connaissance objective. C’est la
conception et la portée de la sociologie des intellectuels qui sont
en jeu.

Une première question porte sur le rapport entre jugements de


fait et jugements de valeur, que l’on retrouve dans l’opposition
entre l’engagement et la « neutralité axiologique » (traduction
française initiale, très contestable, du mot Wertfreiheit utilisé
par Max Weber) : on attend du savant qu’il ne se contente pas
d’épouser plus ou moins subtilement les causes des
contemporains. Weber ne prônait pas l’abstention du savant
envers les intérêts et les passions ; il entendait plutôt combattre
le prophétisme, cette pathologie consistant à proposer un
message idéologique de salut (religieux, politique…) portant sur
des questions ultimes de « sens » et, donc, à dépasser les limites
de la compétence scientifique. Le savant doit n’avoir d’autre
considération éthique que celle que lui dicte la recherche de la
vérité [Weber, 1919, p. 48-51] : sa « vocation » est de contribuer
avec ses moyens propres à apporter de la « clarté », condition
préalable à un engagement jugé par ailleurs parfaitement
légitime (s’il refuse une conception édifiante de l’intellectuel,
Weber s’est lui-même risqué sur des questions brûlantes)
[Kalinowski, 2005]. Libre envers les valeurs, le savant n’est pas
pour autant détaché des enjeux éthico-politiques du monde
contemporain qui suscitent le type de questions posées par lui
(il y a chez lui une Wertbezogenheit, un rapport aux valeurs) : il
en va ainsi, entre autres exemples, du problème wébérien des
conditions historiques de la rationalisation des conduites. Le
philosophe Hilary Putnam [2002] a pu soutenir, contre la
distinction wébérienne entre faits et valeurs jugée
« positiviste », que la science n’est pas vouée aux seuls faits
puisqu’elle recourt à des concepts « épais » qui, comme ceux
d’exploitation ou de domination, ont une double face
descriptive et normative. Sans aller jusqu’à contester comme lui
cette distinction, on peut dire que, du seul fait de montrer la
réalité telle qu’elle est, la science contribue en tant que telle à
mettre en cause les conceptions et les valeurs de tous ceux qui
ont intérêt à s’en tenir aux apparences [Bourdieu et Wacquant,
2014, p. 251-259] : elle n’est ni neutre ni engagée, mais porteuse
inévitablement de conséquences éthico-politiques, et c’est en ce
sens qu’elle est une discipline (au moins objectivement)
politique.

La deuxième question, celle des relations entre savoir et


pouvoir, est posée par ceux qui, dans une ligne nietzschéenne,
suspectent la science de ne pas être aussi affranchie de la
recherche de puissance qu’elle prétend l’être, et qui, par là,
récusent le lien entre la connaissance et la liberté que posait la
tradition des Lumières. Des philosophes de l’école de Francfort
avaient déjà cherché à montrer la signification instrumentale
de la « technoscience », aboutissement de la rationalité. Michel
Foucault [1975] dénonçait, sans vraiment la démontrer,
l’affinité entre l’institution carcérale et les sciences de
l’homme : on dénombre, on classe, on interprète toujours en
vue de contrôler, de « discipliner ». Selon lui, le discours sur la
sexualité n’aurait d’autre principe, malgré son universalisme
revendiqué, que de réaliser pour la bourgeoisie
l’« autoaffirmation d’une classe, plutôt que l’asservissement
d’une autre » [Foucault, 1976a, p. 163-164]. S’appuyant parfois
sur ce philosophe, certains auteurs se réclamant des « études
postcoloniales » ont mis en cause la validité des savoirs sur les
anciennes colonies produits dans les métropoles et ont renvoyé
la figure idéalisée du savant à des fonctions techniques et
idéologiques de domestication.

La mise en cause de la pureté scientifique des sciences de


l’homme et de leur revendication d’objectivité enferme une
prise de position sur la nature des valeurs éthiques. Le débat
exemplaire entre Noam Chomsky et Michel Foucault [Foucault,
1971b] illustre assez bien le conflit entre un universaliste
convaincu de la validité intrinsèque de certaines notions
comme celles de justice et un « généalogiste » soulignant la
subordination de ces notions aux luttes pour la puissance : doit-
on dire du prolétariat, comme Foucault, que, voulant
« renverser le pouvoir de la classe dominante, il prétend
simplement que cette guerre est juste » ou bien, comme
Chomsky, qu’il lutte d’abord pour faire triompher des « valeurs
humaines fondamentales » ?

Peut-on se passer de la vérité ?


La troisième question, liée aux précédentes, porte sur
l’alternative entre l’affirmation d’une vérité objective et sa
négation relativiste. Celle-ci, nommée parfois « postmoderne »,
s’appuie sur Nietzsche (« il n’y a pas de faits, il n’y a que des
interprétations de faits »), sur des philosophes pragmatistes
dans la lignée de William James ou sur Foucault concevant
l’opposition vrai/faux comme l’effet d’une « exclusion » très
semblable à celle qui avait créé le fou [Foucault, 1971a].
Durkheim lui-même avait souligné une certaine parenté de la
sociologie et du pragmatisme qui auraient en commun le souci
de « déraidir la vérité » [Durkheim, 1955, p. 90], c’est-à-dire le
refus d’un dogmatisme de type platonicien qui doit recourir à
des essences intemporelles pour garantir la connaissance vraie.
L’une des cibles les plus constamment visées par ses critiques
de la philosophie universitaire est justement la méconnaissance
de l’histoire et la prédilection pour des abstractions, des
généralités un peu vides, des notions décontextualisées. Mais,
tout en revendiquant pour la sociologie le « sens de l’extrême
variabilité de tout ce qui est humain » [p. 149], Durkheim
exprimait de vives réserves envers l’attitude pragmatiste, allant
même jusqu’à y voir un « assaut contre la raison » [p. 27]. Il a
trouvé un continuateur dans l’« historicisme rationaliste » de
Bourdieu [1997, p. 128].

Deux tentations contraires ont marqué les sciences de l’homme.


L’une, l’hypothèse universaliste représentée notamment par
Mauss, Lévi-Strauss ou Chomsky, pose l’existence d’universaux.
L’autre, bien représentée par l’hypothèse relativiste de Sapir-
Whorf, envisage les langues et les cultures comme autant de
façons différentes de « construire » la réalité. Le relativisme
souligne la prééminence d’un cadre conceptuel historiquement
construit et donc contingent, au sein duquel les données
observables viennent s’inscrire. Cette attitude a été au cœur de
l’histoire des sciences de Thomas Samuel Kuhn, appuyée sur la
notion de paradigme : entre époques, il y a non seulement
discontinuité mais surtout incommensurabilité et, par suite, il
est impossible de parler de formes invariables de rationalité et,
a fortiori, d’une réalité extérieure à tout point de vue. Le
constructivisme radical dans la sociologie des sciences a été
illustré par les science studies et par le « programme fort » de
David Bloor.

Un siècle après Durkheim, les « études postcoloniales » ont eu le


mérite d’inciter à relativiser le point de vue à prétentions
universalistes que les savants occidentaux ont pu avoir sur des
sociétés coloniales [Brisson, 2018]. Mais il arrive un moment où
ce type d’approche se trouve exposé à un dilemme. Ou bien
(version faible) l’invitation à se défaire de préjugés liés au point
de vue de l’observateur occidental s’inscrit dans un impératif
universaliste et réflexif de critique de l’ethnocentrisme [par
exemple, Goody, 2007] : utile, ce rappel n’est pas en soi original
puisqu’il exprime l’ambition même des sciences sociales. Ou
bien (version forte) il conduit à poser que les outils intellectuels
produits par les uns et par les autres ne sauraient être
envisagés d’après une aune commune : le risque est alors de
cumuler le relativisme et l’essentialisme, à quoi peut s’ajouter
un parti pris enchanté en faveur de « subalternes » sacralisés
[Lenclud, 2013 ; Chibber, 2013]. La question de fond de tous ces
débats est finalement celle de savoir si l’ambition d’objectivité
et de scientificité des sciences sociales peut se dispenser de
recourir à des notions comme celles de vérité et de rationalité
[Bouveresse, 2016 ; Engel, 2020].
Conclusion

A gents sociaux comme d’autres, les intellectuels sont


justiciables des outils de l’analyse sociologique et
soulèvent des questions d’ordre général, comme celles des
groupes sociaux, des représentations, des stratégies, des
mobilisations, etc. Y a-t-il des raisons spécifiques de se
consacrer à la sociologie des intellectuels ? Quel peut en être
l’intérêt, autre que d’érudition ? On peut d’abord être tenté de
trouver une réponse dans la trajectoire sociale des chercheurs
qui s’y consacrent (ce serait l’un des objets incontournables
d’une sociologie des sociologues). Certains peuvent y voir un
objet noble permettant de concilier la déférence profondément
intériorisée envers les hiérarchies intellectuelles et sociales
avec les exigences, au moins extérieures, de scientificité.
D’autres peuvent y voir le moyen de sublimer des pulsions de
subversion intellectuelle. Et quelques-uns peuvent y trouver
l’occasion de satisfaire des intérêts idéologico-politiques.
Académisme, révolte ou prise de parti ? Fascination ou
répulsion ? Il peut être difficile de démêler ce qui relève des
différentes tendances et tentations.

Le sociologue étant concerné par cet objet, peut-être plus que


par d’autres, on est en droit d’attendre de sa part une vigilance
qui tient à son objet : dans l’intérêt même de la connaissance, il
est appelé à penser son rapport à l’univers intellectuel, à
objectiver les catégories de pensée savantes et les censures
sociales qui s’imposent à lui, à comprendre les effets probables
de ses travaux.

Une première raison scientifique de se consacrer aux


intellectuels tient à ce que ceux-ci sont avant tout des
professionnels du travail de formalisation des croyances et des
aspirations collectives : ils procurent le statut public et stable de
l’écrit à ce qui est perçu, redouté ou espéré dans divers groupes
sociaux et institutions. Une étude des idéologies religieuses et
politiques ne concerne pas les seuls intellectuels : ceux-ci ont
certes des intérêts spécifiques impliqués par les relations de
concurrence internes, mais ils tendent à remplir en outre des
fonctions de porte-parole ou de médiateur. Fonctions à la fois
expressives (nommer l’expérience), cognitives (dire ce qu’est la
réalité) et politiques (dire ce qu’il y a à faire étant donné ce
qu’est cette réalité). Il n’y a guère de sociétés que l’on pourrait
comprendre en en retranchant la part du travail intellectuel :
par exemple, les trois ordres de la société médiévale (oratores,
bellatores, laboratores) demandent à être examinés non comme
un reflet simple de la réalité mais comme une production
d’idéologues intéressés à nommer le réel [Duby, 1978]. Mais il
en va ainsi peut-être plus encore dans nos sociétés qui se
caractérisent, d’une part, par le recours à des discours savants,
et parfois à ambitions scientifiques, pour la légitimation-
déligitimation de l’ordre social, et, d’autre part, par la
circulation des biens symboliques entre différentes sphères,
notamment celles du savoir désintéressé, de l’expertise, du
débat intellectuel (revues, essais…), de l’« opinion publique »
(sondages, presse, partis…). La lutte pour la définition légitime
de notions (notre société est-elle capitaliste, libérale,
postindustrielle, de consommation… ?) et de problèmes sociaux
(pauvreté, délinquance, souffrance au travail…) est un aspect
pour lequel la contribution d’intellectuels est essentielle : elle
vise non seulement à imposer une vision, mais à en exclure
d’autres comme illusoires, voire impensables.

Ce que Gramsci s’est efforcé de rendre visible à travers une


notion comme celle d’« hégémonie » est le lien entre les
fonctions politiques de la production intellectuelle et les
fondements intellectuels de la domination sociale. Ce sont bien
des penseurs, ceux réunis autour de la Société du Mont-Pèlerin
créée en 1947 (comme Friedrich Hayek), qui ont été à l’origine
de la contre-offensive néolibérale contre le « socialisme » et
l’« étatisme » [Denord, 2007] : du fait de la réussite de
l’entreprise de mobilisation dans les années 1980, le
volontarisme idéologico-politique des débuts a tendu à s’effacer
au profit des évidences présumées indiscutables de la « science
économique ». Prenant le contre-pied des analyses sur le rôle
des philosophes dans la Révolution française, Roger Chartier
[1990] a voulu montrer que leur rôle en tant que précurseurs
n’a pas été aussi décisif qu’on a pu le dire et que c’est
l’événement révolutionnaire qui les a constitués comme des
références doctrinales. Un tel scepticisme, s’il peut s’appuyer à
bon droit sur le constat que les députés du tiers état n’étaient
pas des lecteurs de livres philosophiques, est peut-être excessif
car plusieurs études de réception montrent que les œuvres
circulent moins comme des textes lus et commentés qu’à
travers des mots-clés, des formules, du « bricolage » (y compris
chez des lettrés). Inscrire les intellectuels dans l’histoire d’une
société n’est pas nécessairement tomber dans des travers
intellectualistes. Lorsque Pierre Bourdieu parlait de l’« effet de
théorie » suscité par la pensée de Marx, il n’ignorait pas la taille
restreinte du public des lecteurs compétents du Capital, mais il
cherchait plus généralement à montrer que cet effet contribue,
dans des conjonctures où le réel semble comme ajusté à ce qui
en est dit, à faire exister ce que la théorie dit de la réalité, à
valider la prophétie, étant entendu qu’il faut aussi compter
avec des forces autres que discursives.

L’autre raison principale de faire de la sociologie des


intellectuels est celle de la réflexivité scientifique. Le sociologue
d’aujourd’hui est confronté à un capital culturel accumulé qui
se présente sous deux formes. À l’état objectivé, sous forme de
livres, de doctrines, d’auteurs à connaître et, le cas échéant, à
critiquer, à corriger, etc. À l’état incorporé, sous forme
d’habitudes nationales, disciplinaires, de systèmes de
classement : c’est sur ce point que la sociologie est sans doute la
plus indispensable car elle peut contribuer à porter à la
conscience claire ce qui existait et agissait de façon plus
obscure. Elle vise à objectiver, historiciser, relativiser un état de
choses qui se présente comme intemporel et évident, et, par là,
elle peut fonctionner comme une sorte de socioanalyse
collective.

Et cela sans céder au « sociologisme ». Sociologiser la


production de discours n’est pas se prononcer sur leur validité
ou céder au relativisme, c’est contribuer préalablement à
élucider le cadre conceptuel et problématique où ils
s’inscrivent. Le sociologue doit montrer qu’il possède les outils
aussi bien pour étudier les « contenus » (et pas seulement le
« contexte ») que pour faire bouger la ligne entre l’analyse
externe et l’analyse interne. Ni dogme ni simple convention,
cette ligne peut être déplacée en fonction de l’état des
connaissances et de celui des problèmes. Une analyse
empirique sera jugée satisfaisante si elle est parvenue à faire
admettre un point de vue informé et original sur les discours de
ces détenteurs de points de vue privilégiés que sont les
intellectuels.
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Collection
R E P È R E S

Créée par Michel FREYSSENET et Olivier PASTRÉ (en 1983).

Dirigée par Jean-Paul PIRIOU (1987‑2004), puis par Pascal


COMBEMALE,

avec Serge AUDIER, Stéphane BEAUD, André CARTAPANIS, Bernard


COLASSE, Jean-Paul DELÉAGE, Françoise DREYFUS, Claire LEMERCIER,
Yannick L’HORTY, Dominique MERLLIÉ, Michel RAINELLI, Philippe
RIUTORT, Franck-Dominique VIVIEN et Claire ZALC.

Coordination et réalisation éditoriale : Marieke OLY.

Le catalogue complet de la collection REPÈRES est disponible


sur notre site : www.collectionreperes.com

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