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L'auteur
Louis Pinto
Louis Pinto, sociologue, est directeur de recherche émérite au CNRS. Il s’est consacré
à la sociologie des intellectuels, et notamment des philosophes (La Vocation et le
métier de Philosophe, 2007 ; La Théorie souveraine, 2009 ; Sociologie et philosophie :
libres échanges, 2014), à l’histoire des sciences sociales (Le Collectif et l’individuel.
Considérations durkheimiennes, 2009) et à l’institutionnalisation de la notion de
consommateur (L’Invention du consommateur, 2018).
Ta ble des m a tièr es
Introduction
II / Un groupe social ?
L’ombre du socialisme
Questions de mots
Karl Mannheim, une figure de la sociologie de la
connaissance
Une théorie marxiste des intellectuels : Antonio Gramsci
Les intellectuels : une matière à prophéties sociales
Les intellectuels des pays socialistes : une classe
dominante ?
Les intellectuels comme groupe social : composition,
délimitations
Conclusion
Repères bibliographiques
Introduction
Cette histoire ne se déroule pas dans le ciel pur des mots. Elle
renvoie à des agents sociaux à deux titres. D’une part, les
intellectuels font partie de la société de leur temps et occupent
une position déterminée dans l’espace social : pour comprendre
comment ils peuvent se consacrer à une activité qui peut ne pas
être immédiatement rentable, encore faut-il savoir comment et
de quoi ils vivent et comment ils sont perçus par les différents
groupes sociaux. L’intellectuel à plein temps issu des groupes
privilégiés et assuré de revenus permanents diffère de celui qui
est obligé de guetter des activités « alimentaires » ou d’appoint.
D’autre part, les intellectuels ne sont pas isolés face à des
lecteurs indéfinis. Ils sont insérés dans des cercles de relations
sociales dotés de degrés variables d’institutionnalisation. Selon
les lieux et les époques, ils ont affaire à des sociétés savantes,
des académies, des laboratoires, des universités, des « écoles »
(les durkheimiens, les phénoménologues…), des
« mouvements » (les symbolistes, les surréalistes…) ; ils doivent
compter avec des éditeurs, des critiques, des traducteurs, des
disciples, mais aussi, parfois, des censeurs et les représentants
d’institutions non spécifiquement intellectuelles (Église, État,
magistrature, presse…) ; ils s’expriment dans des écrits
diversement marqués (par la maison d’édition, la collection, le
prix…) et, aussi, oralement (cours, conférences, émissions de
radio, télévision…).
Notes du chapitre
La problématique wébérienne
Écoles philosophiques
Une des grandes inventions de l’Antiquité européenne, où la
Grèce a joué un rôle central, semble avoir été la figure du
philosophe. Celle-ci n’est pas apparue en un jour par la grâce
d’une soudaine illumination rationaliste (le « miracle grec »)
mais à la suite d’un processus de différenciation. Au sein d’une
« nébuleuse aux fonctions polymorphes » [Azoulay, 2007] qui
formait l’élite des cités, un groupe a tendu à se distinguer par
l’importance accordée à l’éducation, tout en partageant avec
d’autres groupes privilégiés l’intérêt pour les affaires
communes de la Cité [Perrin-Saminadayar, 2003]. Alors que les
différents genres de savoirs (poésie, médecine…) avaient été
rassemblés dans la personne de « maîtres de vérité »
revendiquant une inspiration divine, c’est au cours du IVe siècle
av. J.-C. que le personnage du philosophe émerge. Il se construit
contre une forme de compétence fondée sur la mémorisation
de la parole entendue et récitée, maîtrisée grâce à des
techniques sophistiquées : à la performance momentanée et
instable du poète, Platon oppose les qualités du philosophe
associées à l’écriture, qui découlent de la possibilité de revenir
sur une affirmation pour l’expliciter et la discuter. L’opposition
entre l’apparence fuyante et trompeuse de la doxa et les
« formes » (les idées) de la connaissance philosophique pourrait
bien être une retraduction du clivage entre oral et écrit
[Havelock, 1963]. Malgré les affirmations de Platon et de ses
commentateurs, le philosophe n’est pas toujours distingué du
sophiste dans les discours des contemporains. Celui-ci est un
homme qui voyage entre cités, un sage détenteur d’une
compétence oratoire lui permettant, moyennant rétribution, de
traiter de toutes sortes de sujets intéressant les hommes vivant
dans la Cité et, en particulier, ceux qui entendent exercer des
fonctions de pouvoir [Kerfeld, 1981]. Les sophistes étaient
souvent très estimés, reconnus comme compétents, habiles et
n’étaient pas nécessairement considérés comme opposés aux
« vrais » philosophes. Les uns et les autres s’occupaient de
sujets les plus divers, comme le montrent les exemples de
Platon et d’Aristote traitant de politique, de médecine, de
physique, de métaphysique, et ils partageaient une forme
« dialectique » d’argumentation reposant sur la confrontation
raisonnée de thèses opposées. Tentant de rendre compte du
passage « du mythe à la pensée », Jean-Pierre Vernant [1965] a
cherché à mettre en relation l’usage réglé du discours
philosophique avec les propriétés de la démocratie athénienne
et les exigences d’égalité civile. Cette thèse, qui met en avant
l’affinité formelle entre structures politiques et structures
mentales, s’est exposée à des critiques ; elle aurait, entre autres,
pour inconvénient de rendre insuffisamment compte de
l’aversion envers la démocratie de personnalités comme Platon
et Socrate [Ismard, 2013]. Après l’époque de la tyrannie et le
procès de Socrate, deux pôles sont apparus, l’un associé à la vie
civique (les auteurs de théâtre), l’autre voué à la « sublimation
intellectuelle » [Azoulay, 2007] et entretenant avec celle-ci un
rapport distancié, consistant à faire de la politique seulement
« au second degré ».
Les philosophes
Le sacre de l’écrivain
Questions de mots
La sociologie de la connaissance
Un dualisme insurmontable
Cette dualité a été à ce point admise comme allant de soi que les
difficultés qu’elle enferme ont été laissées dans l’ombre.
Première difficulté : quelles sont les relations entre les deux
groupes ? S’agit-il de fractions concurrentes ? A-t-on plutôt
affaire à une distribution du travail en quelque sorte
« fonctionnelle », l’un d’eux s’occupant de l’« infrastructure »
matérielle et l’autre de « superstructure » spirituelle, ou bien y
a-t-il entre eux des intersections ? Deuxième difficulté : parmi
les intellectuels « organiques », y a-t-il vraiment symétrie entre
ceux qui sont du côté de la bourgeoisie et qui remplissent une
très (trop ?) grande diversité de fonctions, allant de la direction
de la production matérielle et de la conduite des hommes
jusqu’à la défense proprement idéologique de la bourgeoisie, et
ceux qui, étant situés du côté du prolétariat, s’occupent
essentiellement de stratégie politique ? Le mot « organique » ne
serait-il pas quelque peu flou ? Troisième difficulté : ce qui est
dit « traditionnel » est-il de l’« organique » d’époques
antérieures qui serait devenu caduc ou bien est-il inhérent à
des institutions autonomes qui tendent à se reproduire ?
Quatrième difficulté : le rapport entre la position sociale
présumée des intellectuels et leurs productions n’est pas
vraiment élucidé. Comment passer, dans le cas de Benedetto
Croce, du bourgeois ordinaire, proche du grand patron
Giovanni Agnelli (comme le souligne Gramsci), au philosophe
idéaliste ? On peut finalement se demander si l’opposition entre
les deux groupes d’intellectuels est vraiment éclairante et
utilisable. Si Gramsci a eu le mérite de tenter d’élaborer une
théorie marxiste des intellectuels, la question des fonctions de
classes remplies par les intellectuels semblait à ce point
prioritaire qu’elle faisait obstacle à un travail empirique de
sociologie et d’histoire tout en encourageant des débats
théoriques difficiles à trancher.
Intelligence massifiée…
… ou nouvelle élite ?
Une autre source de données, celle sur les écrivains, est fournie
par l’Agessa, association correspondant à un régime spécifique
de sécurité sociale : elle permet d’enregistrer les individus
déclarant des droits d’auteur. Mais la population concernée est
seulement celle qui tire de son activité des revenus
relativement élevés ; elle est composée d’une minorité
d’écrivains, ainsi que de photographes et d’auteurs de toutes
sortes (illustrateurs, auteurs-compositeurs…). L’activité
d’écrivain, le statut socioprofessionnel et le droit (d’auteur) sont
loin de coïncider. Il faut ajouter que la reconnaissance sociale
d’un individu comme écrivain est une affaire complexe (que
faire des « écrivains-amateurs » [Poliak, 2006] ?) ; si elle relève
d’une analyse sociologique, c’est à condition de recourir à
d’autres indicateurs que ceux des nomenclatures officielles. Des
informations plus fines ne peuvent être obtenues que par des
dispositifs d’enquête originaux, comme les questionnaires
administrés à des individus répondant à certains critères qu’il
est utile d’expliciter et de spécifier [Lahire, 2006 ; Sapiro et
Rabot, 2017].
Intellectuels et diplômés
On ne peut que constater, à l’issue de cet aperçu, la difficulté de
délimiter un groupe intellectuel, comme on le fait pour d’autres
groupes socioprofessionnels. La raison profonde n’est pas dans
le caractère ineffable du groupe, mais dans les limites d’une
approche objectiviste cherchant à rapporter l’activité
intellectuelle à des indicateurs relativement univoques. Il faut
aussi prendre en considération l’importance des clivages
internes (salariat/professions libérales/intermittence et
précarité ; poids relatif des diplômes ; degrés de proximité au
secteur économique…) qui peut l’emporter sur les facteurs de
cohésion. Le critère de « connaissances très approfondies », s’il
permet de réunir des individus dans une même PCS, est loin de
garantir l’homogénéité du groupe et de le doter d’intérêts, de
valeurs et de comportements convergents. La seule manière de
tester la question de la cohésion du présumé groupe est
d’adopter une approche historique en étudiant précisément les
contextes dans leur diversité nationale et dans des conjonctures
permettant de révéler des alliances et des clivages.
Sociologies marxistes
Le champ intellectuel
Mécanismes structuraux
Affinités structurales
Mise en perspectives
L’un des principes d’une lecture sociologique des textes est que
les écarts entre textes reflètent les différences entre des
positions objectives, entre des dispositions sociales et
intellectuelles et entre des conditions d’élocution. On le voit de
façon quasi expérimentale dans un exercice proposé chaque
semaine par un hebdomadaire à un auteur connu, invité à
commenter une œuvre d’art de son choix : les textes de ces
auteurs diffèrent, en fonction du capital détenu (écrivain,
historien d’art, journaliste…), non seulement par les œuvres
choisies (Quattrocento, peinture abstraite…), plus ou moins
légitimes, prestigieuses, rares, mais surtout par la manière d’en
parler (subjective, impersonnelle, savante…) et par les
catégories de perception et d’évaluation mises en œuvre
(joie/tristesse, rigueur formelle/transgression des codes…)
[Pinto, 1991a].
Préalables : déconstruire les principes
de vision et de division
Sociologie de la philosophie
Socioanalyse
L’affaire Dreyfus
Anti-intellectualismes
Le mandat intellectuel
On peut également s’interroger sur les modes de justification
(ou de disqualification) de l’engagement. D’abord engagé dans
le camp dreyfusard, l’écrivain Julien Benda refuse plus tard de
voir l’idéal rabaissé dans les luttes partisanes et met en avant
une position intransigeante consistant à distinguer le spirituel
et le temporel, les valeurs universelles du « clerc » (vérité,
justice…) et les « passions politiques » [Benda, 1927 ; Engel,
2012]. Si la distinction semble globalement recevable, ne
comporte-t-elle pas un risque de naïveté et d’angélisme ? Car on
peut se demander si la frontière entre des engagements nobles
et des engagements vulgaires (partisans) est aussi simple et
tranchée que le prétendait Benda : n’est-ce pas, précisément, le
propre d’un intellectuel honnête et informé que de discerner
l’importance et l’urgence des enjeux au-delà du silence
indifférent aussi bien que du tapage frénétique, et d’accepter,
dans des situations parfois difficiles et complexes, de « se salir
les mains » ?
Vers l’hétéronomie ?
Universalisme et relativisme