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Année Universitaire 2021-2022

Philosophie Licence 2e année Enseignement à distance

4L3PH06D Philosophie des sciences humaines

Enseignant : M. Stéphane Haber (shaber@parisnanterre.fr)

Thème : La modernité
Propos général du cours . « Les temps modernes », « l'époque moderne », « la modernité » : ces
expressions équivalentes visent à désigner (mais aussi à approuver discrètement) un certain moment de
l'Histoire, que l'on suppose avoir été dominé par quelques valeurs dont les sociétés occidentales ont fait grand
cas : progrès techniques et subordination de la nature, rationalisme et individualisme, richesse et puissance.
Le but du cours est de montrer la façon dont ce thème de la modernité s'est progressivement imposé dans la
pensée sociale et politique, avant d'être de plus en plus contesté, ou au moins relativisé. Que nous apprennent
ce développement historique contrasté et ces polémiques ? Quelles conclusions faut-il en tirer aujourd'hui ?

Introduction, p. 2
Première partie. De la Renaissance à la « Querelle des Anciens et des Modernes », p. 14
Deuxième partie. Le développement d’une conception de l’Histoire au XVIIIe siècle, p. 22
Troisième partie. Le rôle-pivot de la Révolution française de 1789, p. 36
Quatrième partie. Hegel :Une complexification décisive de la conscience historique moderne, p. 44
Cinquième partie. Marx et l’avènement d’une pensée critique de la modernité, p. 65
Conclusion, p. 88
Introduction

Que signifie le mot « modernité » ? En quel sens peut-il solliciter et alimenter une réflexion
de type philosophique ou même plus généralement théorique ?
Partons des usages courants du terme. Assurément, il ne fait pas partie des mots qui sont des
créations intellectuelles spécifiques (par exemple philosophiques) et qui enrichissent directement le
jargon des penseurs ; on y reconnaît plutôt l’un de ces termes un peu flous, présents dans la culture
et dans l’espace public (l’univers des débats, des descriptions ordinaires et des prises de position),
créés parce qu’ils correspondaient à des besoins intellectuels spécifiques d’une époque et qui ont été
repris ensuite par des penseurs professionnels, au sein de constructions théoriques plus ou moins
sophistiquées.
L'adjectif moderne est un bon point de départ. On parle ordinairement de quelque chose de
moderne par opposition à tout ce qui passe pour ancien, dépassé, vieillot : un appartement moderne,
une ville moderne, un appareil moderne, une usine moderne, une mentalité moderne. Ici, moderne
dénote simplement le récent, en l’associant plus ou moins discrètement à l'idée d’un intérêt ou d'une
supériorité intrinsèque de ce même récent. Le verbe moderniser, tout comme le nom modernisation,
s’utilisent dans le même esprit. On a donc affaire à un mot assez vague, même s'il n'est pas
complètement indéterminé. La vision est celle-ci : toutes les composantes de notre univers
environnant (à commencer par les artefacts, c’est-à-dire les produits de l’ingéniosité humaine)
changent à un rythme visible : il y a des choses anciennes (le goût d’autrefois, les produits d’avant)
et des choses que nous avons vu apparaître il y a peu de temps -des choses que nos habitudes ou la
pression du conformisme ambiant nous invitent à considérer comme meilleures (l’amélioration
technique, la supériorité de la création la plus proche de nous). L’adjectif moderne sert à isoler de
façon vive ces choses ou ces réalités, à leur conférer une identité commune (malgré leurs
différences, elles ont cette caractéristique éminente d’appartenir à l’ordre du récent) à les mettre en
valeur, à exprimer une sorte de sympathie a priori à leur égard. Elles font norme, d’une certaine
façon. Si les objets et les dispositifs techniques sont concernés, au premier chef, cette façon de
penser peut s’étendre dans des domaines différentes : des institutions sociales, des manières de faire
et de penser, etc, peuvent être réparties en modernes et non-modernes (anciennes, dépassées,
traditionnelles…). Nous sentons que modernité a quelque chose à voir avec ces usages familiers.

Quelle est l’histoire de ce terme ? Un simple relevé factuel s’impose pour commencer.

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1) L’adjectif modernus existe dans la langue latine tardive. Il signifie simplement : récent,
nouveau. On notera que contrairement à une tendance caractéristique de notre époque, cet adjectif,
chez les Latins, ne porte pas en priorité sur les artefacts (typiquement, les produits récents de
l’industrie). Par exemple, une nouvelle ou une information récente pouvait être qualifiée de
moderna. Actuellement, moderne qualifie une certaine manière d’être récent ou privilégie certains
types de choses. Chez les Latins, cette spécialisation n’est pas intervenue. Moderne et récent sont
parfaitement synonymes, en quelque sorte.

2) Le mot modernitas (modernité) est… très ancien. La plus ancienne attestation du


substantif modernitas se trouve chez le chroniqueur Berthold de Reichenau, dans sa relation
(contemporaine) d'un synode romain convoqué en 1075 par le pape Grégoire VII : il y est question
de modernitas nostra (« notre époque moderne », notre temps présent, en latin). On voit l’usage, qui
est vraiment original : un chroniqueur explique ce qu’il va faire : parler de son époque (le
chroniqueur, c’est l’ancêtre du journaliste comme reporter, il témoigne de ce qu’il a vu et analyse
les événements actuels) et il utilise le terme modernité pour désigner le domaine général de son
temps. La modernité, c’est l’époque présente en général, « notre temps », notre « époque »,
l’époque contemporaine  : celle dont on peut parler en comptant être cru (être digne de confiance)
parce que l’on a été témoin des événements dont on parle ou parce que, au moins, on en a été
contemporains et que l’on a donc des sources faibles (des témoins directs). Berthold n’invente
aucun concept original, puisque des expressions équivalentes à ce que l’on appelle en français
« notre temps », « notre époque », « l’époque contemporaine », etc, étaient déjà disponibles dans le
latin de l’époque, qui était la principale langue du savoir. Mais il invente un terme plus abstrait, plus
synthétique, pour désigner cette même réalité : modernitas. Dans cet esprit, la période
contemporaine (notre modernitas, donc), ce n’est pas seulement un segment du flux temporel, ni
même seulement le moment de l’histoire que nous vivons, c’est un « quelque chose », une réalité
spéciale que l’on peut désigner, un être qui a une consistance et donc on peut parler. On pourrait
dire que les deux concepts de « période historique » et de « présent » s’inventent ensemble.

3) Le mot subit ensuite une éclipse étonnante. Il semble même avoir été immédiatement
oublié : du moins on ne le trouve plus les sources dont nous disposons (textes, archives, livres).
Bien sûr, les penseurs, les écrivains, les observateurs, etc., continuent à parler de leur temps et, ce
qui nous importe plus, à sentir que « leur temps, « leur époque », etc., constitue un objet de
connaissance et de réflexion particulier, intéressant. Mais ils n’éprouvent pas vraiment le besoin

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d’accomplir le pas qu’avait esquissé Berthold : utiliser un concept spécifique (pas une simple
réplique des mots usuels comme actuel, contemporain, récent, nouveau...) pour désigner ces choses
et ces événements qui sont les plus proches de nous, dans la mesure où ils expriment l’avènement
de quelque chose d’inédit, d’original, d’intéressant.

4) Le mot ne réapparaît qu’au 19 e siècle. Il s’agit donc d’une réinvention. Dans les langues
européennes, le mot français modernité semble avoir joué un rôle pionnier, avant de se diffuser
ailleurs, au gré des adaptations et des traductions. Il est attesté pour la première fois en 1822 (dans
une revue : la XIIe livraison des Annales françaises des arts des sciences et des lettres), sous la
plume d’Honoré de Balzac.

Le genre du roman est le seul qu’ait inventé la modernité. C’est la comédie écrite, c’est un cadre où sont
contenus les effets des passions, les remarques morales, la peinture des mœurs, les scènes de la vie
domestique, etc., et ce genre, notre seule conquête, est anathématisé par tout le monde.

Eh quoi! dirai-je aux détracteurs, un genre neuf ouvre une carrière à l’esprit humain ; et vous le
proscrivez ?

Une grande idée philosophique perd-elle de son prix pour être dans un roman ? Une situation forte, une
idée tragique, des tableaux réels et animés, des observations comiques que la censure répudie, une
tragédie que l’on ne peut jouer, seront-elles méprisées, parce que l’auteur est obligé de les mettre en
quatre volumes in-12, à seize, vingt ou trente lignes ? 

Il s’agit d’une défense du roman comme genre littéraire. Balzac souligne sa nouveauté et son
intérêt : lui seul est capable de refléter la richesse des intérêts et des drames humains, alors que les
genres traditionnels (comme la tragédie et la comédie au théâtre) étaient obligés de grossir les traits
et s’éloignaient de tout réalisme. La « modernité », ici, c’est l’époque moderne, les quelques siècles
qui nous précèdent : celui où une nouvelle culture et de nouvelles formes d’expression artistique ont
eu le temps de s’inventer et de s’ épanouir.
Le mot reparaît peu après chez un autre écrivain français marquant,  Chateaubriand, qui, dans
ses Mémoires d'outre-tombe (4e partie, achevée peu avant 1841, publié en 1849), l'appliqua à ce
qui, dans la ville d’Ulm en Allemagne qu'il visita en 1833, relevait de la vie moderne et des
institutions de son époque, comme la douane et l'usage du passeport.

La vulgarité, la modernité de la douane et du passeport, contrastaient avec l'orage, la porte gothique, le


son du cor et le bruit du torrent .

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L'écrivain emploie donc le néologisme au sens de « caractère actuel, moderne, récent » (la
modernité de cette ville, le fait qu’elle présente des caractères liés aux progrès récents de
l’administration, des systèmes techniques, etc.).

5) Mais c’est un troisième écrivain français, Charles Baudelaire (1821-1867) qui va donner
une vraie visibilité culturelle à ce mot, passé jusque-là assez inaperçu. Au contraire de Balzac et de
Chateaubriand, Baudelaire attire l’attention de ses lecteurs sur le mot, cherche à le définir, à lui
donner un certain prestige, en tout cas à montrer qu’il correspond à une idée nouvelle et
intéressante. Cette insistance baudelairienne va jouer un rôle très important. On pourrait dire que
Baudelaire, sur ce plan, a réussi.
Le contexte est assez particulier. En 1869, le poète publie un recueil de textes qui se présente
comme une sorte d’hommage à un artiste aujourd’hui un peu oublié (il a été éclipsé par les
impressionnistes), le dessinateur et peintre Constantin Guys (1803-1892). On reproduit ici deux de
ses œuvres, pour que chacun puisse se faire une idée.

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Le recueil s’intitule Le peintre de la vie moderne. Et, en accord avec ce titre plutôt prometteur,
une partie du commentaire de Baudelaire consiste à mettre en valeur un choix caractéristique de
Guys : le choix de sujets très contemporains. Alors que la peinture académique restait, encore à
l’époque, inspirée par les modèles issus de l’Antiquité, Guys descend dans les rues des grandes
villes européennes et, anticipant la photographie, dessine et peint des situations actuelles, des gens
de son époque, avec leurs postures, leurs habits, leurs environnements. Baudelaire approuve cette
orientation peu conformiste, mais insiste sur le fait qu’elle n’est pas autosuffisante : l’œuvre d’art
réussie est celle qui associe une sensibilité à ce qui fait le propre d’une époque ou d’une société (le
détail bien vu, la justesse du rendu, l’attention à l’originalité de coutumes et d’usages particuliers) à
une façon de toucher quelque chose de général, quelque chose qui dépasse une culture particulière
ou une époque. Le dessinateur n’est pas un journaliste : il fait voir aussi des choses qui sont tout
simplement « humaines », qui ont une portée large, qui pourraient être comprises par des
spectateurs qui viennent d’autres horizons. Guys y parvient, et c’est en cela qu’il est un artiste
important. C’est pourquoi, de façon plus générale, la grande œuvre d’art survit à son temps : elle
touche, virtuellement, tout le monde, elle transcende son époque. Nous sommes encore sensibles

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aux tragédies écrites par les Grecs anciens, nous pouvons admirer des peintures qui ont été réalisées
dans des sociétés fort différentes de celles que nous connaissons.
De telles idées ne sont pas très originales. Mais ce qui caractérise le texte de Baudelaire, c’est,
d’une part, une écriture brillante, ponctuée par des formules nettes et frappantes, et, d’autre part la
place singulière qui est donnée à la notion de modernité. Lisons un passage de ce texte fameux.

Ainsi il [le peintre de la vie moderne, tel Constantin Guys] va, il court, il cherche. Que
cherche-t-il ? À coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une
imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but
plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de
la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler
la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question.
Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans
l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. Si nous jetons un coup d’œil sur nos
expositions de tableaux modernes, nous sommes frappés de la tendance générale des
artistes à habiller tous les sujets de costumes anciens. Presque tous se servent des modes
et des meubles de la Renaissance, comme David se servait des modes et des meubles
romains. Il y a cependant cette différence, que David, ayant choisi des sujets
particulièrement grecs ou romains, ne pouvait pas faire autrement que de les habiller à
l’antique, tandis que les peintres actuels, choisissant des sujets d’une nature générale
applicable à toutes les époques, s’obstinent à les affubler des costumes du Moyen Âge,
de la Renaissance ou de l’Orient. C’est évidemment le signe d’une grande paresse ; car
il est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid dans l’habit
d’une époque, que de s’appliquer à en extraire la beauté mystérieuse qui y peut être
contenue, si minime ou si légère qu’elle soit. La modernité, c’est le transitoire, le fugitif,
le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. Il y a eu
une modernité pour chaque peintre ancien ; la plupart des beaux portraits qui nous
restent des temps antérieurs sont revêtus des costumes de leur époque. Ils sont
parfaitement harmonieux, parce que le costume, la coiffure et même le geste, le regard
et le sourire (chaque époque a son port, son regard et son sourire) forment un tout d’une
complète vitalité. Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si
fréquentes, vous n’avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le
supprimant, vous tombez forcément dans le vide d’une beauté abstraite et
indéfinissable, comme celle de l’unique femme avant le premier péché.

Commentons ce passage particulièrement dense. Baudelaire introduit le terme en question


comme un néologisme dont il aurait eu l’initiative (« quelque chose qu’on nous permettra d’appeler
modernité »). Mais son usage se révèle déjà assez compliqué, et le texte apparaît, finalement, assez
rusé. À un premier niveau, « la modernité », c’est, tout simplement, chez Baudelaire l’époque
actuelle, par opposition au passé, et tout ce qui relève de l’époque actuelle : les us et coutumes de
notre temps, etc. C’est cela que le peintre va s’efforcer de représenter. Ici, le poète est assez proche

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de l’usage fort simple qui fut celui, quelques années avant, de Chateaubriand : le moderne, c’est ce
qui est spécifique à notre temps, et on utilise modernité pour parler des caractères généraux de ces
choses qui sont modernes, récentes, dans notre environnement familier, comme par exemple des
aménagements urbains ou des costumes, tout ce qui fait partie de notre époque et la caractérise pour
l’observateur averti. Mais Baudelaire va opérer rapidement un rapprochement entre deux mots
français, modernité et mode. Étymologiquement, les deux termes ne semblent pas liés, ou alors de
façon très lointaine. C’est donc une pure assonance qui sert de point de départ aux suggestions de
Baudelaire. Quel est le raisonnement implicite ? On peut le reconstituer ainsi, même si l’écrivain se
montre très laconique.
1) La mode est un phénomène intéressant des sociétés humaines : à un certain moment, une
coutume vestimentaire, un goût culinaire, une manière de faire ou de s’exprimer, etc., se diffuse,
comme sous l’effet d’une contagion, et puis retombe. Une nouvelle mode prend alors le relai,
comme s’il s’agissait d’un cycle naturel. 2) Il y a eu des modes à toutes les époques et sous toutes
les latitudes, mais ce qui est le propre de « notre époque » (disons : le 19e siècle européen) est que le
phénomène de mode s’étend, et cela en plusieurs sens (il touche des classes plus nombreuses de la
société, il concerne plus d’aspects de la vie collective – par exemple la vie culturelle et
intellectuelle, jusque là plus stable, voire la vie politique – après tout, les régimes politiques se
renouvellent à une vitesse inouïe). Et aussi que son rythme s’accélère. 3) Du coup, nous pouvons
dire quelque chose de général sur notre époque : elle est caractérisée par l’omniprésence, la
permanence et l’accélération du changement. La modernité (notre époque), c’est le triomphe du
principe de la mode, de la forme de vie impliquée par le monde de la mode. Et, d’après Baudelaire,
c’est cela qu’a compris C. Guys, si on regarde bien ses œuvres : il ne rend pas simplement compte,
factuellement, des modes actuelles (telle robe est populaire chez les riches dames de Paris, etc.), il
rend compte, plus subtilement, en tout cas indirectement, d’un fait général, en l’occurrence du fait
que la mode (le principe du renouvellement rapide de tout) est devenue la loi de notre monde, que
nous n’y échappons pas, qu’elle dicte ses impératifs aux gens. Il est plus penseur que photographe.
C’est ce que signifie la phrase : « la modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent ». Nous
ne sommes plus seulement des hommes et des femmes que déterminent, pour leurs manières de
faire et de penser, les préjugés de leur nation et les habitudes collectives dans lesquelles ils ont
baignés depuis leur enfance (beaucoup de penseurs du 19 e insistaient là-dessus, Baudelaire les
connaissait). Car nos croyances, nos pratiques sont désormais autant, si ce n’est plus, modelés par
les idées et les objets à la mode. Nous sommes liés à l’instant, nous sommes embarqués dans
l’aventure du changement constant, et donc aussi dans l’expérience de l’éphémère.

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On voit donc l’intérêt de la démarche de Baudelaire, indépendamment même de sa tentative


(inintéressante et discutable !) de concevoir le changement et l’accélération comme des faits
typiques de son temps : il comprend que le concept de modernité a une double fonction. D’une part,
il désigne une période du temps historique : notre présent, notre temps. D’autre part, il désigne le
caractère saillant de cette même période, il accompagne en tout cas notre désir d’interpréter cette
période, de lui associer des traits originaux, de saisir ce qui lui appartient en propre et lui confère
ses contours reconnaissables. Quiconque utilise le mot « modernité » s’engage, en quelque sorte, à
dire ce qu’il y a de spécifique dans ce « présent », endosse l’ambition d’identifier ce qu’il y a de
singulier et d’original en lui, son « essence ». Pour Balzac, la modernité, c’était simplement une
période que l’on nommait en passant, afin de se repérer dans le temps, pour Baudelaire (et cela va
déterminer toute l’histoire ultérieure de cette notion), c’est une période et un contenu sur lequel il
vaut la peine de s’arrêter. Voilà ce que permit le jeu de mot entre modernité et mode. Bref,
désormais, le terme « modernité » est lié à une nouvelle entreprise intellectuelle : interpréter son
époque. Il en devient le symbole.

6) Si l’on considère l’histoire intellectuelle du 20 e siècle, on peut dire qu’elle a été fidèle à ce
que suggérait Baudelaire. Bien sûr, ce ne sont plus les écrivains qui ont employé le mot modernité
de la façon la plus créative : plutôt des historiens, des sociologues et des philosophes, bref, des gens
de la théorie, par opposition au gens de la création artistique. Le mot s’est d’ailleurs largement
diffusé, largement internationalisé, et, comme on pouvait s’y attendre, chacun y a un peu mis ce
qu’il voulait. Mais, sur le fond, si l’on garde un œil les usages les plus intéressants, les plus denses,
qui en ont été faits, le mot « modernité » a toujours désigné, au 20e siècle, une époque, mais il a été
employé par des penseurs qui souhaitaient surtout s’essayer à dire quel était le sens de cette époque.
Autorepérage chronologique et choix d’interprétation vont ici de pair.
Prenons un exemple pour rendre le raisonnement plus parlant. Le sociologue états-unien
Talcott Parsons (1902-1979), qui fut très influent dans les sciences sociales après la Seconde Guerre
Mondiale, a publié en 1971 un ouvrage intitulé Le système des sociétés modernes. Si ce livre ne
marque pas une date particulièrement remarquable dans l’histoire des mots « moderne » et
« modernité », il présente sous une forme condensée la version majoritaire des conceptions de la
modernité au 20e siècle et donc de l’usage qui a été fait de cette notion. C’est un bon point de
repère.
Qu’est ce que l’époque moderne ? Pour Parsons, cette époque 1) a concerné un univers
géographique particulier, le monde « occidental », celui de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du

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Nord 2) elle a commencé il y a plusieurs siècles, du fait d’une série de mutations qui ont affecté les
sociétés occidentales : l’avènement de la science, les progrès techniques, l’enrichissement
économiques, l’avènement de mentalités plus tournées vers l’innovation, et moins vers la Tradition.
Pour l’instant, nous ne nous intéresserons pas à ces éléments d’interprétation et nous bornerons à les
mentionner en passant. Ce que l’on peut dire, c’est que Parsons systématise un certain nombre de
clichés qui expriment la façon dont les sociétés occidentales se sont comprises, ce qu’elles ont
voulu être et la manière dont elles ont voulu se présenter (parfois aussi s’imposer) aux autres. Ce
qui retient notre attention, c’est plutôt ici le fonction de l’adjectif moderne et du nom modernité qui
en dérive. Il vise à désigner le présent, mais pourrait-on dire, le présent au sens large : la plage de
plusieurs siècles qui conduit à nous si l’on se situe dans un territoire donné (ici : le monde
occidental, des deux côtés de l’Atlantique). Il existe, en français, comme dans d’autres langues
européennes un grand nombre de termes permettant de désigner le présent historique : le moment
actuel, le monde contemporain, etc. Dans cette famille, le propre des termes dérivant de moderne
est de cibler un présent durable, une époque longue, une séquence où une civilisation a eu le temps
de se déployer. L’actuel, le contemporain, ce sont des séquences courtes du temps historique qui est
le nôtre (« l’époque contemporaine », c’est par exemple, les quelques décennies qui nous précèdent,
ce qui a été vécu et forgé par des générations dont une partie est encore en vie). Le moderne ou la
modernité, c’est la longue durée d’un monde historique particulier (on dit parfois : « une
civilisation ») qui a eu le temps de manifester ses caractères durables, ses particularités relatives
essentielles. Parsons retient cette manière de penser et cherche à lui donner une place prééminente
dans le champ des savoirs contemporains : quand nous cherchons à nous penser historiquement,
nous devons tomber, selon lui, sur cette idée qu’il existe une longue période dont les faits actuels ne
forment qu’un prolongement. Cette période, c’est la modernité (les temps modernes) au sens d’un
certain univers historique qui s’est cristallisé en Europe à la fin du Moyen Âge.
Historiquement, l’origine d’une telle conception est facile à identifier. Dans l’enseignement
scolaire et universitaire de l’Histoire, au 19e siècle, on distinguait trois grandes périodes :
l’Antiquité (gréco-latine), le Moyen Age, les Temps modernes. Nous reviendrons sur ce schéma
classique. Contentons nous de dire ici qu’il a longtemps façonné la manière dont, en Europe, le
public cultivé a interprété le monde qui était le sien : il serait le résultat d’une trajectoire en trois
temps, d’une séquence très claire, Antiquité/Moyen Age/Temps modernes. Et les Temps modernes,
ce serait cette période qui commencerait quelque part vers le 15e ou le 16e siècle et qui conduirait
jusqu’à nous, jusqu’au présent contemporain. Ce que fait Parsons, c’est de reprendre ce schéma aux
historiens et aux pédagogues. Mais ce qui l’intéresse, c’est moins la totalité de la séquence

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occidentale que la spécificité des « Temps modernes » : quelle est son essence ? Quelle civilisation
s’est développée à ce moment-là, sur plusieurs siècles ? En sociologue, il prétend répondre à ces
questions. En ce sens, c’est un héritier de Baudelaire. C’est un théoricien de la modernité. Ce que
l’on peut dire, c’est que Parsons est représentatif de la façon dont on a utilisé le mot au 20 e siècle :
comme une façon d’identifier « le propre » d’un certain monde historique, celui qui a commencé
dans le monde occidental il y a quelques siècles et qui, en même temps qu’il se décloisonnait
géographiquement, a progressivement explicité son contenu jusqu’à la période contemporaine. Ce
qu’il y a de frappant, c’est que ce travail prétend désormais constituer le cœur d’une science de
plein droit, la sociologie, au sens d’une science des sociétés humaines.

Comment allons-nous aborder la question de la modernité ?


Notre démarche sera historique. Au-delà du mot lui-même, nous nous demanderons ce que
l’on a voulu dire et faire en parlant de modernité (ou de temps modernes).
Pour l’expliquer mieux, nous retiendrons comme point de départ un certain nombre d'idées
exprimées par l'historien allemand Reinhart Koselleck (1923-2006). Koselleck explique que le
concept d'histoire tel que nous l'utilisons aujourd'hui pour désigner l'épopée de l'espèce humaine
considérée comme un tout - un concept que l'on voit émerger dans des expressions familières telles
que «l'Histoire a un sens«, « l'Histoire ne se répète pas », « l'Histoire est tragique », « faire
l'Histoire », etc - repose sur un certain nombre de présuppositions qui n’ont rien de naturel et qui, en
fait, n'ont été mises en place que récemment (aux alentours de la fin du 18e siècle et du début du
19e siècle selon lui) et dans un lieu bien précis (le monde occidental). Avant ces innovations, on
connaissait, bien entendu, « l'histoire« au sens d'un certain genre d'écriture (ce que font les
chroniqueurs, les historiens...) et « l'histoire de telle ou telle nation, de tel ou tel règne«. Il y avait
certes des récits englobants de ce que l’on appelait alors souvent « l’histoire universelle ». Mais ils
se contentaient de juxtaposer des récits centrés sur des nations : typiquement, l’histoire
grecque+l’histoire romaine+l’histoire chrétienne, etc. Ils restaient d’ailleurs à la périphérie de la
culture : c’était souvent des manuels d’enseignement scolaire. Personne, parmi les penseurs
originaux et créatifs, ne songeait à prendre ces exposés généraux au sérieux, à en faire le point de
départ d’une conception philosophique élaborée. Bref, l’on ne connaissait pas l'Histoire universelle
au sens fort, l’Histoire avec une majuscule, au sens d'un drame unique, ponctuée par des
événements et des époques, au sein duquel les Aventures locales (l'histoire de telle nation ou de
telles règne) apparaissent comme de simples épisodes : une histoire que l'on peut, dès lors, raconter
parce qu'elle est l'histoire de l'humanité en entier, le récit d’une grande évolution collective une

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histoire qui offre même à l'humanité son meilleur miroir. Une histoire qui, dès lors, peut devenir
« philosophique », comme cherchera à le dire Kant dans un texte bref et fameux de 1784 au titre
significatif (« Idée d’une Histoire universelle au point de vue cosmopolitique »), autrement dit peut
prétendre être autre chose qu’une compilation scolaire : plutôt une façon nouvelle d’organiser une
réflexion sur l’Homme comme être de Culture, d’Évolution et d’auto-formation.
Koselleck, dans un ouvrage important intitulé Le futur passé, affirme que cette nouvelle façon
de voir les choses a été permise par l'apparition de deux idées nouvelles. La première, c'est tout
simplement l'idée de progrès. Les cultures anciennes n’ont bien évidemment pas ignoré l’idée de
progrès : entre telle date et telle autre, à tel endroit, pour telles personnes, certaines choses se sont
améliorées. On est passé de la guerre à la paix, de la misère à la prospérité, etc. Mais ce qui s’est
inventée au 18e, c’est l’idée qu’il y a, au-delà des progrès particuliers, des progrès locaux, le
Progrès comme tendance générale définissant le sens de la trajectoire humaine prise dans son
ensemble. Il y a là une double extension, donc (des progrès concernant toute la vie sociale, tous les
aspects de la vie humaine, d’une part, et, d’autre part, des progrès qui, par leur contenu ou leur
portée, concernent toute l’humanité). Or, si j'affirme que le Progrès (avec une majuscule) ainsi
compris constitue en quelque sorte la loi générale de l'histoire de l'humanité, la tendance de fond de
l'évolution historique, cela ne revient pas simplement à donner une interprétation possible,
contestable, de «l'Histoire » considérée comme un grand tout, comme une évolution ou comme un
processus unique. J'ai justement fait apparaître l'évolution historique comme quelque chose de réel,
comme quelque chose qui existe réellement et que l'on peut penser, que l’on doit penser. Pour
Reinhart Koselleck, ce qui s'est passé à la fin du XVIIIe siècle : le thème du progrès a été l'outil
intellectuel qui a permis l'émergence de l'idée, après tout arbitraire, et en tout cas problématique, de
«l'Histoire » au sens fort.
La seconde idée, mise en circulation au moment de la Révolution française de 1789, est celle
que « l'Histoire » n'est pas simplement quelque chose que l'on peut observer et analyser, mais aussi
quelque chose que l'on peut «faire«. Dans cette optique, la révolution apparaît comme un moment
crucial dans lequel l'être humain se réapproprie son propre devenir, et devient enfin acteur de sa
propre histoire, au lieu simplement de la subir en maintenant les institutions acquises où les
traditions héritées. En envisageant l'histoire comme quelque chose que l'on peut faire, comme
quelque chose qui pourrait porter la marque de notre initiative et de notre liberté, comme quelque
chose que l'on a subi jusqu'à présent mais que l'on pourrait désormais contribuer à faire, on fait
exister, d'une autre manière, un concept fort d'histoire qui n'existait pas du tout jusque-là.
Les analyses de Reinhart Koselleck sont extrêmement précieuses, extrêmement instructives.

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Nous allons tenter de les compléter par une observation très simple, qu’il a d’ailleurs en partie
anticipée. Le « découpage » chronologique et thématique qu'implique l'idée de temps modernes ou
de modernité - le fait de dire qu'il y a une époque, encore vivante, qui a commencé il y a quelques
siècles avec un certain nombre de ruptures symboliques qui sont des grands repères collectifs, que
tout le monde a à l’esprit (la découverte du Nouveau monde, la Renaissance des Arts et des Lettres,
la naissance de l'esprit scientifique moderne, des innovations techniques décisives comme
l'imprimerie...) - n’a pas seulement été un récit (contestable !) par lequel la civilisation européenne a
tenté de se comprendre et de se justifier. Ce schéma, qui a véritablement été un lieu commun de la
culture européenne et occidentale, a joué, aussi, un rôle tout à fait crucial dans la formation de l'idée
moderne d'histoire. Il a joué, pour ainsi dire, un rôle pédagogique de premier plan. Car c'est ce
schéma qui nous a appris à raisonner en termes de « longue durée », d'époque au sens fort, c'est lui
qui nous a incité à rechercher les racines lointaines de notre présent contemporain, à nous comparer,
à nous individualiser, à nous séparer des autres aussi, c'est lui qui nous a appris à placer au premier
plan les continuités longues (pluriséculaires) qui traversent et expliquent pour une large part notre
monde actuel. C’est lui qui a contribué de façon éminente à faire du « présent » un objet de
connaissance, tout simplement.
Comment tout cela s’est-il produit ? Comment est né ce concept englobant (périodologique)
de modernité ?

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Première partie. De la Renaissance à la « Querelle des Anciens et des Modernes »

Évidemment, cette prise de conscience (nous sommes des êtres historiques, et le fait
d’appartenir à une époque spécifique -l’époque dite moderne- est ce qui donne une consistance à
cette caractéristique) commence avec ce que l’on appelle la Renaissance. La Renaissance (une
époque que traditionnellement on situe au 14e/15e/16e siècle, sans que les limites soient bien
claires), ce n’est pas seulement le renouveau des arts comme la peinture, l’architecture et la
sculpture, un renouveau symbolisé par le nom d’artistes italiens majeurs (Léonard de Vinci, Michel-
Ange ou Raphaël). C’est aussi une période qui a essayé de se positionner historiquement, de se
penser dans l’Histoire. L’image de la « Renaissance » (il est justement intéressant qu’il s’agisse
d’une image, par opposition à un concept, une image d’ailleurs d’origine religieuse, celle de la
seconde naissance) s’est imposée assez tôt, même si elle n’a pas fait l’objet d’analyses poussées ni
même de développements philosophiques autonomes. Si l’on prend l’exemple du penseur et
écrivain Pétrarque (1304-1374), on voit émerger quelques éléments typiques. Pétrarque, sans renier
le christianisme, accorde une grande place aux auteurs grecs et surtout latins ; il s’efforce au cours
de ses voyages de retrouver des textes oubliés ou perdus, de les publier et de les commenter ; il
cherche une sagesse chez ses auteurs de prédilection et imite leur style. Ce sont là des attitudes
relativement nouvelles, en tout cas plus clairement identifiable chez lui que chez tous ceux qui l’ont
précédés. Il estime que cette démarche n’est pas simplement la sienne, mais peut se retrouver chez
certains de ses contemporains : il s’agit d’un mouvement général auquel il adhère, une volonté de
renouer avec un passé lointain riche en ressources de toute sorte. Tout cela va s’installer comme une
sorte d’évidence dans les milieux cultivés de l’Europe : une époque nouvelle a commencé ; définie
par la référence à un passé lointain plus ou moins idéalisé.
Mais plus on avance dans le 15e et le 16e, plus on voit les auteurs multiplier d’une manière
non-pétrarquiste les arguments qui vont dans le sens d’une sorte de confiance en elle-même de
l’époque contemporaine. Ce qui marquerait la grandeur de notre époque, ce n’est pas seulement la
connaissance et l’imitation des grands modèles de l’Antiquité, mais des faits complètement
nouveaux. L’invention de l’imprimerie puis la découverte du Nouveau Monde (deuxième moitié du
15e siècle) constituent de ce point de vue des ruptures majeures. Elles incitèrent les penseurs de

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

l’époque à avancer vers l’idée d’une très grande nouveauté de l’époque présente, qui n’aurait aucun
précédent. Mais il s’agit là d’un modèle (celui de la supériorité du présent, du progrès
contemporain) qui a du mal à s’imposer, qui n’est pas très clairement explicité. Les deux thèmes
(renaissance et originalité), bien que contradictoires, au fond, coexistent dans la pensée de l’époque.
Ce n’est qu’à la fin du 17 e siècle que le schéma pétrarquiste (concevoir l’originalité et la supériorité
du présent en fonction en s’appuyant sur le fait que celui-ci réactive des ressources restées trop
lointain ensevelies) va s’effacer.
Cette transition s’est effectuée grâce à un épisode très particulier qui va frapper les esprits en
Europe – et aussi à imposer une certaine terminologie, une certaine façon d’approcher les
problèmes et de les traiter. Il s’agit de ce que l’on appelle la « Querelle des Anciens et des
Modernes ». Cette appellation n’est pas claire. La polémique en question, qui a fait rage dans les
milieux savants et littéraires français des années 1690, opposa en fait les partisans des Anciens
(autrement dit de l’Antiquité gréco-latine) et les partisans des Modernes (autrement dit des
penseurs, des écrivains et des artistes récents, à deux siècles près). C’est un moment crucial dans la
conscience historique occidentale. Alors que chez Pétrarque et dans toute la période qui va du 14 e
au 17e siècles, les penseurs pouvaient concevoir leur temps comme étant à la fois celui de la reprise
glorieuse d’un passé ancien et celui d’une période nouvelle et supérieure, la « Querelle » va clarifier
le fait qu’il y a là une contradiction : il faut choisir. On passera assez nettement d’un modèle de
reprise (la Renaissance, comme le nom l’indique, voulait revenir à certains aspects de la culture
gréco-latine, par-delà la longue parenthèse, désormais dévalorisée, du « Moyen Age ») à un modèle
de progrès (on juge les mérites respectifs des Anciens et des Contemporains (les « Modernes ») en
s’avançant vers l’idée de la supériorité de ces derniers). Si l’on préfère, on s’éloigne radicalement
de l’idée de décadence, de déclin, on s’éloigne de l’idée selon laquelle la dégradation fait partie de
la nature des choses et peut marquer notre expérience de l’histoire.
Partons d’un passage fameux de l’écrivain La Bruyère (Les Caractères, 1696).

Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent. Sur
ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l'on ne fait que glaner après les anciens
et les habiles d'entre les modernes.

Il y a là l’expression d’un sentiment banal. Penseur ou artiste, nous sommes toujours précédés
par des modèles puissants dont nous pouvons et devons nous inspirer. Et nous pouvons même être
anxieux à l’idée que ces nous n’égalerons jamais ces modèles. Dès lors, se penser en élèves et en
imitateurs (disciple de Platon ou de Raphaël) semble plus raisonnable, moins anxiogène. L’état

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

d’esprit qui nous envahit alors est alors simple à résumer : l’essentiel a été dit (peint ou sculpté,
etc.), reste donc à relayer et à prolonger l’acquis, ce qui n’est pas une mince affaire. Ce qu’il y
d’intéressant dans le texte, c’est aussi la terminologie qu’utilise La Bruyère. Il range en quelque
sorte la population des artistes, des écrivains et des penseurs en deux groupes, selon leurs positions
historiques : il y a les « anciens » et les « modernes ». Autrement dit, les Gréco-latins et les
européens récents, pourrait-on dire. Et c’est clairement aux premiers que bénéficie le choix
intellectuel de notre auteur. Ce passage est en fait une réponse tacite à un confrère de La Bruyère,
Charles Perrault. Celui-ci est resté dans l’histoire littéraire française comme l’auteur de contes
célèbres (comme « Peau d’âne ») qu’il a emprunté à la culture populaire et mis en forme. À
l’époque, il fut surtout un défenseur passionné des « Modernes », l’auteur d’une sorte d’essai, le
Parallèle des Anciens et des Modernes, paru en 1688 et qui constitua la pièce maîtresse d’un débat
intellectuel et littéraire que l’on appela la « Querelle des Anciens et des Modernes ».
Lisons un passage de cet ouvrage, rédigé en vers, comme c’était souvent le cas à l’époque.

La belle antiquité fut toujours vénérable;


Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable.
Je vois les anciens, sans plier les genoux;
Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous;
Et l’on peut comparer, sans craindre d’être injuste,
Le siècle de Louis au beau siècle d’Auguste.

En quel temps sut-on mieux le dur métier de Mars?


Quand d’un plus vif assaut força-t-on des remparts?
Et quand vit-on monter au sommet de la gloire,
D’un plus rapide cours le char de la victoire?
Si nous voulions ôter le voile spécieux,
Que la prévention nous met devant les yeux,
Et, lassés d’applaudir à mille erreurs grossières,
Nous servir quelquefois de nos propres lumières,
Nous verrions clairement que, sans témérité,
On peut n’adorer pas toute l’antiquité;
Et qu’enfin, dans nos jours, sans trop de confiance,
On lui peut disputer le prix de la science.

Dans l’enclos incertain de ce vaste univers,


Mille mondes nouveaux ont été découverts,
Et de nouveaux soleils, quand la nuit tend ses voiles,
Égalent désormais le nombre des étoiles.
Par des verres encor non moins ingénieux,
L’œil voit croître sous lui mille objets curieux.
Il voit, lorsqu’en un point sa force est réunie,
De l’atome au néant la distance infinie;
Il entre dans le sein des moindres petits corps,
De la sage nature il y voit les ressorts,
Et portant ses regards jusqu’en son sanctuaire,
Admire avec quel art en secret elle opère.
L’homme, de mille erreurs autrefois prévenu,
Et malgré son savoir, à soi-même inconnu,

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Ignorait en repos jusqu’aux routes certaines

Plusieurs aspects intéressants sont à noter. Perrault commence apparemment par payer une
sorte de tribu traditionnel à l'Antiquité : oui, je reconnais sa grandeur. Une fois que l'on a accordé
cela, pourquoi, cependant, ne pas de reconnaître, de manière équitable, les mérites de l'époque
moderne, ajoute-t-il ? Après tout, on y a aussi rencontré de grands écrivains, de grands penseurs, de
grands savants. Mais il s'avère très rapidement que cette stratégie minimale n'était qu'une ruse. En
réalité, l'écrivain ne souhaite pas relativiser le schéma traditionnel (l'époque contemporaine,
moderne, à l'école de l'Antiquité), mais bien l'inverser : ce sont les modernes qui sont supérieurs, et
l'Antiquité s'éloigne dans le passé lointain, comme une période assez primitive, comme le moment
d'une enfance de l'art, des lettres et du savoir. Le lieu commun moderniste (quelque chose a
commencé avec des grands événements fondateurs, entre le 15e et le 16 e siècles, quelque chose qui
déploie progressivement ses conséquences) est immédiatement tiré dans le sens d’une théorie de la
supériorité du présent. On notera cependant que Perrault n'utilise pas le mot progrès et ne semble
pas s'approcher d'une thèse générale sur l'histoire humaine (elle serait un processus essentiellement
progressif). Son point de vue n'est pas celui d'un philosophe qui réfléchirait impartialement sur
l'histoire en général, mais d'un critique d'art qui évalue les mérites et les inconvénients respectifs
d'auteurs et d'artistes déterminés. Les « Anciens » et les « Modernes » sont d'ailleurs les seuls
protagonistes de cette scène un peu caricaturale : tout se passe comme si le reste de l'humanité, les
autres époques, les autres civilisations, n'existaient pas à ses yeux.
Quelles sont les raisons invoquées ? Perrault, même s'il est étranger aux argumentations
philosophiques techniques, s'inscrit dans la continuité de la pensée de Descartes, qui écrivait un
demi-siècle avant lui environ : il faut penser par soi-même, ne pas se laisser intimider par les
autorités établies, par les habitudes de pensée qui nous poussent à révérer indûment les auteurs du
passé, comme un enfant qui se soumet par réflexe aux adultes et les imitent. Il s'agit de se servir «
de nos propres lumières », c'est-à-dire de notre propre réflexion, selon une image ou une
formulation qui marquera fondamentalement les idées du siècle suivant, précisément le siècle « des
Lumières ». Son développement se compose de deux moments. Dans le premier, qui dévoile trop
bien son statut d'écrivain de la Cour, très caractéristique du dix-septième siècle, il fait l'éloge de
Louis XIV en des termes assez transparents : ce grand roi, qui a porté très loin l'art de la guerre,
éclipse tous les autres gouvernants, y compris les emprunts de l'Antiquité.
Mais après cette entrée en matière obséquieuse, Perrault se reprend et place son
argumentation sur un plan sans doute moins sujet à controverse : l'idée est que les découvertes

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récentes, tout à fait inédites, montrent à la fois l'originalité et la supériorité de notre temps. Pourquoi
n'en serait-il pas de même pour les créations artistiques et littéraires ? L'aspect le plus intéressant du
texte ce est sans doute le choix qu'opère Perrault au sein des grandes découvertes récentes. Cela
quoi l'on a insisté, selon lui, c'est à une double extension de notre monde : une extension
géographique (la découverte des Amériques, la découverte des nouvelles routes maritimes) et une
extension vers l'infiniment petit (ici, l'auteur fait allusion au microscope, objet très récent à l'époque
et dont les performances étonnaient profondément le public cultivé de l'Europe). Un monde à la fois
dilaté et analysé, en quelque sorte. En résumé, ce texte, qui est un bon résumé de la position des
« Modernes » au sein de la « Querelle » élabore une dévalorisation assez prononcée l'Antiquité
(probablement s'agissait-il là de la seule stratégie disponible à l'époque pour valoriser le présent),
s'avance tout doucement vers l'idée de progrès comme loi générale de l'Histoire humaine, opère un
déplacement du centre d'intérêt de la réflexion historique des arts et des lettres vers les sciences, la
technique et la maîtrise du monde en général. On sort vraiment des coordonnées « humanistes »
fixées par Pétrarque plus de trois siècles plus tôt.

Pourtant, la « Querelle des Anciens et des Modernes » n'a pas réussi à modifier profondément
et durablement la perception historique du public cultivé européen. Très rapidement, les écrivains,
les penseurs et les artistes se sont détournés du style emphatique de Perrault et de ses amis. Du point
de vue contemporain, alors que, nous-mêmes, nous cherchons à sortir d'une image excessivement
optimiste et auto-glorificatrice que la Modernité occidentale s'est faite d'elle-même (cette Modernité
a conduit à de nombreuses impasses en particulier à une destruction démentielle de l'environnement
naturel qui nous contraint aujourd'hui à changer de mentalité, à changer de programme, à revenir
sur les grandes orientations que notre monde et notre civilisation ont privilégié depuis quelques
siècles), cet échec est intéressant. Il y a des moments où l'on se méfie de l'auto-glorification, où l'on
se méfie des idées et des images qui invitent à ne placer nous-mêmes au sommet de l'histoire, au
sommet de la hiérarchie humaine : elles sont trop belles pour être vraies. Cela est déjà arrivé, et
nous devrions peut-être suivre le chemin de ce scepticisme qui a accompagné la Modernité de façon
précoce.
Plus précisément, l'on constate que certains penseurs ont été choqués par le mélange des
genres que pratiquait Perrault (à la fois courtisan de Louis XIV, critique d'art et penseur de
l'histoire) et, surtout, ont estimé que la dévalorisation extrême de l'Antiquité à laquelle conduisait sa
position n'avait aucun sens. L'idée, c'était que, entre la soumission enfantine ou irréfléchie à
l'Antiquité et la croyance arrogante en la supériorité du récent et du présent, il existe des positions

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médianes, plus subtiles, plus fines, qui témoignent d'un esprit de discernement plus affirmé. Nous
pouvons admirer et imiter certains aspects de l'Antiquité (et l'argument vaut plus généralement pour
le passé) sans pour autant ignorer que de l'eau a coulé sous les ponts, que des savoirs plus sur se
sont mis en place dans beaucoup de domaines, que les sensibilités morales ou esthétiques ont évolué
de manière irréversible.
Cette attitude fut, en particulier, celle d'un philosophe important du début du dix-huitième
siècle, Montesquieu (1689-1755).
On connaît l'originalité de l'un de ses premiers ouvrages, les Lettres Persanes (1721). Il s'agit
d'un roman épistolaire où un prince perse (imaginaire) raconte à ses proches son voyage en Europe.
Le procédé permet au philosophe de se distancier des préjugés et des habitudes de son temps et de
son pays : sous le regard amusé et intrigué de l'étranger en voyage, tout ce qui nous (le lecteur
occidental) paraît naturel devient surprenant, ce qui force ce lecteur à remettre en cause ses préjugés
et ses habitudes. Or, dans la lettre 36 de cet ouvrage, Montesquieu fait raconter à son prince perse
une de ces Querelles littéraires dont la France était devenue coutumière dès cette époque, au grand
amusement d l’Europe.

Ce qui me choque de ces beaux esprits, c’est qu’ils ne se rendent pas utiles à leur patrie,  et qu’ils amusent
leurs talents à des choses puériles. Par exemple, lorsque j’arrivai à Paris, je les trouvai échauffés sur une
dispute la plus mince qu’il se puisse imaginer : il s’agissait de la réputation d’un vieux poète grec dont,
depuis deux mille ans, on ignore la patrie, aussi bien que le temps de sa mort. Les deux partis avouaient
que c’était un poète excellent ; il n’était question que du plus ou du moins de mérite qu’il fallait lui
attribuer. Chacun en voulait donner le taux ; mais, parmi ces distributeurs de réputation, les uns faisaient
meilleur poids que les autres. Voilà la querelle ! Elle était bien vive : car on se disait cordialement, de part
et d’autre, des injures si grossières, on faisait des plaisanteries si amères, que je n’admirais pas moins la
manière de disputer, que le sujet de la dispute. 

Le « poète grec » dont il s'agit est évidemment Homère. Montesquieu fait allusion à une sorte
de péripétie tardive de la « Querelle des Anciens et des Moderne », péripétie qui a eu lieu au tout
début du dix-huitième siècle, opposant les partisans d'une traduction « fidèle » d'Homère aux
partisans d'une traduction « modernisante » et plus au goût du jour, conformément à l'argument « à
la Perrault » selon lequel nous devrions en finir avec le respect superstitieux des « Anciens », entre
autres choses nous les approprier comme bon nous semble. En renvoyant dos à dos les adversaires,
Montesquieu ridiculise le principe même de la « Querelle ». On peut aimer l'Antiquité, son art et ses
écrivains, sans en rester esclaves, en faisant la part des choses, dit-il. Les débats houleux autour de
la traduction d'Homère, trop polarisés, caricaturaux, oublient la nécessité de la nuance.
Par ailleurs, Montesquieu a laissé à sa mort un grand nombre de textes inachevés et

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d'observation isolée que l'on a ensuite publiée sous le titre de « Pensées » ou de «  Réflexions ».
Celles-ci sont encore plus explicites sur les thèmes qui nous intéressent. Voyons par exemple la
réflexion n° 1315 : « Je n’ai aucune prédilection pour les ouvrages anciens ou nouveaux [au sens de
modernes], et toutes les disputes à cet égard ne me prouvent autre chose si ce n’est qu’il y a de très
bons ouvrages, et parmi les anciens, et parmi les modernes ». Sur la question du progrès des beaux-
arts, la position de Montesquieu face à la « Querelle » semble distanciée, voire assez polémique à
l’égard des Modernes. Certes, pour lui, les peuples primitifs et pauvres, attachés aux nécessités de la
subsistance, doivent ignorer les arts, et attendre longtemps leurs « progrès », tributaires de richesses
et de « bonnes lois » (Pensées, n°206). Mais si des croyances primitives de l’Humanité, par la
nature des représentations qu’elles promurent ou prohibèrent, jouèrent un rôle déterminant dans le
perfectionnement ou la stagnation de l’art, l’argument ne joue pas forcément en faveur des
Modernes. D’un côté, le culte que la religion catholique permet de rendre aux images « a beaucoup
contribué à renouveler l’art parmi nous », ce qui a a représenté un progrès ; l’extension européenne
du protestantisme a ainsi certainement privé le monde d’une quantité de beaux ouvrages. Mais, en
même temps, l’avènement du christianisme a suscité le déclin de l’esprit poétique. Parce que
désormais les passions et l’imagination sont moins sollicitées par le merveilleux, Montesquieu se dit
« persuadé que la bonne poésie a été éteinte avec le paganisme » (Pensées, n°2252). Dans
l’opuscule De la manière gothique, les progrès des arts ne seront pas dits linéaires, mais cycliques.
Les « différents degrés où passe l’art depuis sa naissance jusqu’à sa perfection, et depuis sa
perfection jusqu’à sa perte » se lisent à la fois chez les Anciens et chez les Modernes, depuis les
grands maîtres de la Grèce jusqu’au Bas-Empire et de la Renaissance au maniérisme, qui traduit
selon Montesquieu la « décadence » de l’art. Plus encore, c’est bien la redécouverte de l’Antiquité
qui a permis la renaissance moderne des beaux-arts, montrant la dépendance des Modernes. Les
Grecs avaient porté « les trois arts qui se fondent sur le dessin à leur perfection », de même que la
tragédie, dont les modernes n’ont fait que maintenir les règles, et « les deux seuls genres de poème
épique » qu’ils connaissent encore. Le perfectionnement des arts ne doit rien, en ce sens, à une
évolution linéaire. La rapidité avec laquelle les Grecs perfectionnèrent l’art contraste avec la longue
décadence du Moyen Âge, jusqu’à ce que la vue des antiques ouvrît l’esprit de Michel-Ange et de
ses contemporains. Il en va pour la tragédie comme pour les arts plastiques : « Ce n’est pas la
longueur des temps qui prépare les arts ; ils naissent tout à coup d’une certaine circonstance ».
Selon Montesquieu, les œuvres ne doivent donc pas être jugées à l’aune d’un « bon goût »
réservé aux auteurs modernes ; une telle attitude revient, comme le disent les partisans des Anciens,
ici approuvés par le philosophe, à négliger l’adéquation des formes culturelles aux mœurs des

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peuples (Pensées, n° 2179 ; voir aussi n° 143). Devant la « Querelle des Anciens et des Modernes »,
Montesquieu adopte donc, de nouveau, une position distanciée : « J’avoue mon goût pour les
Anciens. Cette Antiquité m’enchante ». Parfois, sa position est plus équilibrée : « J’aime à voir les
querelles des Anciens et des Modernes : cela me fait voir qu’il y a de bons ouvrages parmi les
Anciens et les Modernes » (n° 1315, 111-112 ; voir aussi n° 87-91, 101-102, 108-134, 2178 à 2181).
Mais les Pensées témoignent surtout du plaisir éprouvé à la lecture des Anciens, qui « attrapent en
même temps le grand et le simple » et atteignent au sublime que les Modernes ignorent (n° 117). Le
refus d’opter est patent jusque dans le grand ouvrage philosophique de Montesquieu, intitulé
De  l’esprit des lois  : c’est finalement à Athènes, dont la France fournit l’équivalent moderne, que
Montesquieu percevra « le goût et les arts portés à un point, que de croire les surpasser sera toujours
ne les pas connaître » (XXI, 7). Sur des points plus anecdotiques, on voit que, même s’il ne fait pas
sienne l’hypothèse de l’abbé d’Aubignac selon laquelle les poèmes d’Homère ne seraient qu’une
compilation, Montesquieu ne s’en effarouche nullement. Cela montre que, si la connaissance des
Anciens lui semble indispensable pour les auteurs modernes, on ne trouve dans ses notes nul souci
de faire du texte homérique une origine absolue ni un trésor de normes inaltérables. Lorsque
Montesquieu affirme la fécondité historique de la redécouverte des Anciens à partir de la
Renaissance, c’est en des termes qui remettent en cause le principe de la nécessaire supériorité de
l’original sur la copie (Pensées, n° 120).
Concluons que la « Querelle », bien qu’elle ait mis en circulation un certain nombre de
thèmes, voire de clichés, qui resteront constitutifs de la problématique de la modernité jusqu’au 20 e
siècle, n’a pas vraiment été en mesure d’imposer une nouvelle façon de penser, fondée sur le temps,
le progrès, l’histoire, la singularité du présent occidental. Il faudra, pour cela, passer par des
élaborations intellectuelles plus approfondies, telle que celles que les philosophes des Lumières
parviendront à présenter.

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Deuxième partie. Le développement d’une conception de l’Histoire au XVIIIe siècle

On dit souvent que le propre du siècle des Lumières est d'avoir accordé une importance
prépondérante à la notion de progrès, d’avoir élaboré cette notion, de l'avoir élevé au rang de
catégorie centrale pour l'interprétation de l'histoire. À la fin du siècle, le philosophe et poète
allemand Herder (1744-1803) fut même amené à une conclusion sarcastique : le « progrès » est
devenu une sorte de nouvelle religion en Europe, dit-il, au sens où l’on valorise énormément
(excessivement ?) et par principe ce qui est neuf (les dernières découvertes scientifiques et
techniques, voire les dernières modes...) et où l’on croit de manière arrogante que notre époque est
meilleure que toutes les autres, représentant le sommet de l’humanité. Pour Herder, cette attitude
conduit à une dévalorisation exagérée de l’ensemble du passé humain : on n’y voit plus que
superstition et oppression politique, alors que les choses ont été forcément plus compliquées que
cela, alors qu’il y a eu par le passé des époques rayonnantes, des traditions solides, des œuvres
imposantes, etc, qui peuvent encore nous inspirer.
Ce jugement de Herder mérite la réflexion. Profondément, ce penseur comprend que certaines
idées qui nous paraissent sophistiquées et prestigieuses au premier abord sont le simple résultat d’un
préjugé qui n’est pas aperçu. Ainsi, l’idée de progrès (comme schéma permettant d’interpréter le
cours entier de l’Histoire, de lui donner un sens, une cohérence) proviendrait de l’arrogance
habituelle qui nous fait prendre notre époque pour la plus belle qui soit. Pour un siècle qui se
targuait de faire reculer les préjugés, ce n’est pas très glorieux… Plus précisément, ce que dit
Herder, c’est que comprendre le passé humain en y recherchant avec anxiété la manifestations de
« progrès » (progrès de la connaissance, de la moralité, de la raison, de la prospérité, de la liberté
politique…) et en étant persuadé que notre présent, parce que porté par ces vagues de progrès, est
supérieur à toutes les autres époques, c’est effectivement faire injure aux autres expériences
humaines. C’est ignorer de façon grossière la richesse d’autres façons de vivre et de penser dont
certains aspects peuvent pourtant nous intéresser, nous transformer, nous inviter à des remises en
question et à des élargissements de perspective.
Pourtant, sur le plan historique, le jugement de Herder n’est pas entièrement juste. Même si
l’idée de progrès est dans « l’air du temps », bien plus largement qu’à l’époque de la « Querelle des

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Anciens et des Modernes », les penseurs du 18e siècle européen (« le siècle des Lumières ») n’ont
pas été uniformément des « croyants » naïfs de cette nouvelle religion. Beaucoup évitèrent la notion
de progrès ou ne l’utilisèrent que de façon prudente, suivant en cela un certain scepticisme que l’on
a vu à l’œuvre sous la plume de Montesquieu. Le 18 e siècle, c’est, pourrait-on dire, le moment
d’une entrée à tâtons et parfois à reculons dans l’idéologie du progrès. Lire l’histoire comme une
trajectoire ascendante grandiose conduisant à un présent supérieur, c’est même quelque chose qui
n’apparaît qu’à l’extrême fin du siècle, comme une sorte de radicalisation et de simplification
finale, comme une façon de tenter, selon la logique du coup de force risqué, de dépasser des
ambiguïtés antérieures persistantes. Il n’est pas inintéressant de montrer comment tout cela s’est
opéré.
En fait, on trouve, jusqu'à la fin du 18e siècle, quatre positions sur l’Histoire chez les grands
penseurs de l’époque. Chaque fois le lieu commun sur les sources et les origines de l’époque
moderne (les grands événements fondateurs) est présent, mais utilisé de façon différente. Il est
frappant de constater qu’aucune de ces positions ne correspond au portrait caustique dessiné par
Herder (des adeptes d’un nouveau culte, le culte du présent).

Premièrement, le cadre relativement classique Antiquité/Moyen Âge/Temps moderne, se


maintient dans l’univers scolaire. C’est lui qui structure en partie l’enseignement de l’histoire dans
les établissements d’éducation de l’époque, comme il le fera pendant les 2 siècles suivants. Or, il
s’agit d’un schéma cyclique et non progressif (éclat de l’Antiquité, période obscure du Moyen Age,
renaissance moderne…) : l’idée de progrès, n’est pas au centre de ce schéma, même s’il permet
bien de penser le cours global de l’Histoire comme un mouvement ascendant. Il n’est d’ailleurs pas
unique à ce niveau (enseignement et recherche historique) puisque l’histoire de l’Église catholique
et l’histoire de la Monarchie française (si l’on prend l’exemple français) jouent également un rôle
important. Or, ces deux histoires sont plutôt des histoires continuistes (ce qui compte, c’est la
pérennité et de la solidité de certaines institutions décrétées fondamentales, leurs origines, leurs
mutations…)1.

Deuxièmement, penser l’histoire au 18e siècle, cela peut revenir à contourner très
consciemment l’idée de progrès. Voltaire occupe ici une place importante. Non seulement, c’est
l’une des personnalités-phares de l’époque (le philosophe par excellence), mais c’est aussi lui qui
invente l’expression « philosophie de l’histoire ». Or, Voltaire se méfie des grands principes

1 Pour plus de détails, voir B. Barret-Kriegel Les Historiens et la monarchie, 4 vol., PUF, 1988.

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généraux. Il préfère raconter plutôt que théoriser et n’exprime que très rarement des points de vue
sur « l’Histoire » en général. Et quand il le fait, c’est pour insister sur le caractère cyclique de
l'histoire : il y a du bonheur et puis du malheur, il y a des périodes de déclin et les périodes de
prospérité, des moments d'éclat culturel et des moments plus ternes. Certes, l’époque actuelle
comporte de beaux aspects, mais elle ne peut être décrite comme un sommet ou une apogée. D’une
certaine façon, il a existé des époques plus brillantes sur le plan des arts, et rien ne dit que nous
soyons pas exposés à des risques de déclin. Finalement, la constance de la nature humaine est ce
qu’apprend de plus important l’Histoire, d’après Voltaire : toujours et partout il y a eu de la violence
et fanatisme, des tendances à la paix et prospérité et d’autres qui venaient les contrarier.
Regardons cela d’un peu plus près. Le principal ouvrage de réflexion sur l’histoire écrit par
Voltaire s’intitule Le Siècle de Louis XIV (1751). Il s’ouvre de la manière suivante.

Ce n’est pas seulement la vie de Louis XIV qu’on prétend écrire ; on se propose un plus grand objet. On veut
essayer de peindre à la postérité, non les actions d’un seul homme, mais l’esprit des hommes dans le siècle le plus
éclairé qui fut jamais.
Tous les temps ont produit des héros et des politiques ; tous les peuples ont éprouvé des révolutions ; toutes les
histoires sont presque égales pour qui ne veut mettre que des faits dans sa mémoire. Mais quiconque pense, et, ce qui est
encore plus rare, quiconque a du goût, ne compte que quatre siècles dans l’histoire du monde. Ces quatre âges heureux
sont ceux où les arts ont été perfectionnés, et qui, servant d’époque à la grandeur de l’esprit humain, sont l’exemple de
la postérité.
Le premier de ces siècles, à qui la véritable gloire est attachée, est celui de Philippe et d’Alexandre, ou celui des
Périclès, des Démosthène, des Aristote, des Platon, des Apelle, des Phidias, des Praxitèle ; et cet honneur a été renfermé
dans les limites de la Grèce : le reste de la terre alors connue était barbare.
Le second âge est celui de César et d’Auguste, désigné encore par les noms de Lucrèce, de Cicéron, de Tite-Live,
de Virgile, d’Horace, d’Ovide, de Varron, de Vitruve.
Le troisième est celui qui suivit la prise de Constantinople par Mahomet II. Le lecteur peut se souvenir qu’on vit
alors en Italie une famille de simples citoyens faire ce que devaient entreprendre les rois de l’Europe. Les Médicis
appelèrent à Florence les savants, que les Turcs chassaient de la Grèce : c’était le temps de la gloire de l’Italie. Les
beaux-arts y avaient déjà repris une vie nouvelle ; les Italiens les honorèrent du nom de vertu, comme les premiers
Grecs les avaient caractérisés du nom de sagesse. Tout tendait à la perfection.
Les arts, toujours transplantés de Grèce en Italie, se trouvaient dans un terrain favorable, où ils fructifiaient tout à
coup. La France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne, voulurent à leur tour avoir de ces fruits ; mais ou ils ne vinrent
point dans ces climats, ou bien ils dégénérèrent trop vite.
François Ier encouragea des savants, mais qui ne furent que savants ; il eut des architectes, mais il n’eut ni des
Michel-Ange, ni des Palladio ; il voulut en vain établir des écoles de peinture : les peintres italiens qu’il appela ne firent
point d’élèves français. Quelques épigrammes et quelques contes libres composaient toute notre poésie. Rabelais était
notre seul livre de prose à la mode, du temps de Henri II.
En un mot, les Italiens seuls avaient tout, si vous en exceptez la musique, qui n’était pas encore perfectionnée, et
la philosophie expérimentale, inconnue partout également, et qu’enfin Galilée fit connaître.
Le quatrième siècle est celui qu’on nomme le siècle de Louis XIV, et c’est peut-être celui des quatre qui
approche le plus de la perfection. Enrichi des découvertes des trois autres, il a plus fait en certains genres que les trois
ensemble. Tous les arts, à la vérité, n’ont point été poussés plus loin que sous les Médicis, sous les Auguste et les
Alexandre ; mais la raison humaine en général s’est perfectionnée. La saine philosophie n’a été connue que dans ce
temps, et il est vrai de dire qu’à commencer depuis les dernières années du cardinal de Richelieu jusqu’à celles qui ont
suivi la mort de Louis XIV il s’est fait, dans nos arts, dans nos esprits, dans nos mœurs, comme dans notre
gouvernement, une révolution générale qui doit servir de marque éternelle à la véritable gloire de notre patrie. Cette
heureuse influence ne s’est pas même arrêtée en France : elle s’est étendue en Angleterre ; elle a excité l’émulation dont
avait alors besoin cette nation spirituelle et hardie ; elle a porté le goût en Allemagne, les sciences en Russie ; elle a
même ranimé l’Italie, qui languissait, et l’Europe a dû sa politesse et l’esprit de société à la cour de Louis XIV.

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Il ne faut pas croire que ces quatre siècles aient été exempts de malheurs et de crimes. La perfection des arts
cultivés par des citoyens paisibles n’empêche pas les princes d’être ambitieux, les peuples d’être séditieux, les prêtres et
les moines d’être quelquefois remuants et fourbes. Tous les siècles se ressemblent par la méchanceté des hommes  ; mais
je ne connais que ces quatre âges distingués par les grands talents.

Quelques phrases de commentaire.


Voltaire explique le propos de son livre. Malgré ce que suggère son titre, il ne souhaite pas
écrire une biographie de Louis XIV, dit-il. Il souhaite faire le portrait d’une époque (un « siècle »),
dont le Roi-Soleil fut, selon lui, à la fois un symbole et la figure essentielle. Sur quel arrière-plan un
tel projet s’inscrit-il ? La vision de l’Histoire que le penseur développe dans ce passage est assez
triste : la trajectoire de l’humanité a été dominée par les âges sombre (la barbarie), l’ignorance et la
misère : bref, le malheur. Il n’est pas question chez lui, on le voit, de faire de l’idée de Progrès une
clé de lecture pour l’interprétation du passé : Voltaire ne note aucune marche en avant régulière,
uniforme et inéluctable vers le mieux. Comme dans certains textes de Montesquieu, il y a une
certaine constance dans les choses (il y a eu partout des grands hommes au milieu de la médiocrité
générale) et aussi de lumineuses exceptions. Voltaire en nomme quatre : le moment athénien, le
moment romain, la Renaissance italienne et enfin la France de Louis XIV. Chaque fois, ce que
retient Voltaire, c’est l’éclat de la création artistique caractéristique de ces moments et le
rayonnement qui en émane. On voit que la conceptualisation reste peu développée, et même un peu
rudimentaire. Voltaire reste d’ailleurs attaché à une conception assez peu élaborée du travail
historien : faire de l’histoire, c’est raconter (« brillamment », on le suppose) les (rares) moments
d’éclat que comporte le passé humain. Et ces moments d’éclats ont toujours la même forme : des
artistes géniaux sont soutenus par un pouvoir politique stable et puissant. Voltaire ne sait donc rien
du domaine de ce que nous appellerions aujourd’hui « l’histoire économique et sociale ». C’est
l’histoire des puissants et des rares génies qui l’intéresse.
De la même façon, il conserve une image très traditionnelle, et finalement assez pauvre, du
déroulement de l’Histoire (les Grecs, les Romains, la Renaissance, et puis nous…). Aucun lien
n’existe entre ces quatre moments : ce sont comme des points lumineux au sein de l’obscurité. Rien
d’autre ne semble exister ni digne d’être mentionné pour le philosophe de l’histoire qu’il veut être –
c’est d’ailleurs Voltaire qui a inventé l’expression « philosophie de l’histoire ». Dans d’autres textes
(voir par exemple le Dictionnaire philosophique, publié en 1764), le penseur se tournera vers
l’Orient (principalement la Chine), exprimant son intérêt pour les cultures non-occidentales, mais ce
n’est pas encore le cas ici. Ou plutôt Voltaire ne semble pas penser que l’intérêt qu’il peut avoir
pour les civilisations extra-européennes puisse modifier sa vision de l’Histoire. La Chine, c’est
intéressant, mais ce n’est pas l’Histoire. Ainsi, c’est une philosophie assez triste, assez sombre, qui

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se dégage : l’humanité est vouée à connaître des cycles (prospérité et décadence, éclat des arts et
médiocrité, héroïsme et banalité) qui font que l’on revient plus ou moins au même ou que l’on reste
enfermé dans un cercle de possibilités très limités.

Troisièmement, il a existé au 18e siècle des penseurs qui partent du thème de la Civilisation
(les progrès de la Civilisation, et c'est d'ailleurs un des mots essentiels du XVIIIe siècle, avec un
sens assez universaliste) tout en privilégiant le point de vue économique. L’idée est que les
avancées de la civilisation sont factuellement vérifiables, qu’elles peuvent être prouvées plutôt que
de faire l’objet de vagues considérations. L’investissement du domaine économique
(progrès=progrès de la richesse) résulte de ce choix, de cette orientation qui annonce bien
évidemment la passion contemporaine de la quantification (mesurer le PIB, faire de
l’enrichissement mesurable le but absolu de l’existence collective).
L’auteur essentiel est ici l’écossais Adam Smith, auteur des Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations, 1776, un ouvrage souvent présenté comme le point de départ de
la théorie économique au sens moderne, et parfois comme le père spirituel du libéralisme
économique, l’une des idéologies dominantes de l’époque contemporaine. Le fait que Smith ait
élaboré un certain nombre de concepts et d’idées qui sont à la source de la pensée économique
dominante depuis deux siècles et demi n’est pas ce qui importe ici, pas plus que sa contribution
(ambivalente, d’ailleurs) au libéralisme. Ce qui nous intéresse est que, à l’origine de ces
innovations, se trouve un certain choix intellectuel : celui qui consiste 1) à défendre l’idée de
progrès (elle est la meilleure que nous ayons pour concevoir l’histoire en général) et 2) à faire de
l’enrichissement collectif la mesure tangible de ce progrès.
Smith part d’une idée simple. La division est tâches est la source principale de
l’enrichissement collectif. De manière intéressante du point de vue contemporain, il oppose cette
conception à une autre façon de voir, en vogue au milieu du 18e siècle, selon laquelle c’est la nature
qui, en dernier ressort, est la source des richesses humaines (la terre et sa productivité, les
ressources présentes dans la croûte terrestre, etc.). Smith, illustrant la grande insensibilité de la
mentalité moderne à la nature, rejette ce point de vue : il accorde un poids prépondérant au travail
humain. Ce n’est pas la première fois que les philosophes s’intéressent au phénomène de la division
des tâches (ou du travail), qui se trouve ici exalté par cette position antinaturaliste. Platon et Aristote
le connaissaient déjà très bien : ils disaient même qu’il constituait l’un des phénomènes les plus
marquants de la vie en collectivité des êtres humains. Il y a des cordonniers, des architectes, des
joueurs de cithare, et alii, spécialisés chaque fois dans leur domaine, coopérant eux entre eux grâce

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à des mécanismes d’échange, et c’est cela qui permet à nos sociétés de se stabiliser et de prospérer,
de répondre à des besoins variés. Smith modifie ce lieu commun sous deux aspects. Premièrement,
il considère que le phénomène « division des tâches dans une collectivité » peut s’observer sous
deux perspectives, une perspective macroscopique (une société étendue) et une perspective
microscopique (un atelier, une usine, etc.) et que c’est cette seconde perspective qui est la plus
importante, la plus éclairante pour analyser le phénomène dont il s’agit. Il s'agit d'un choix
théorique neuf et historiquement décisif : sur sa base, l'univers du travail (et en particulier ce lieu
central de la vie des sociétés industrielles qu’est l'usine) entrera enfin sur la scène philosophique, et
plus généralement deviendra pensable, deviendra un lieu d'enquête, d'investigation et d'analyse. Une
vision nouvelle de la société, plus réaliste, mieux ancrée dans les activités concrètes des individus et
attentive à la réalité du fonctionnement économique de la société, en sortira. Pour Smith, l'essentiel
est que la principale caractéristique, selon lui, du travail humain (il peut être amélioré, rendu plus
productif) y apparaisse nettement.
Deuxièmement, Smith analyse la division du travail d’un point de vue dynamique : ce qui
l’intéresse, ce sont les avancées du phénomène, sa progression et ses conséquences. Tout cela est
nouveau. Car il en découle une façon originale de « lire » la modernité : c’est l’époque qui a vu un
enrichissement inédit des sociétés. La théorie économique sera une enquête sur les causes et les
conséquences de ce décollage si particulier des sociétés occidentales modernes, accessoirement un
ensemble de conseils et de recettes pour le prolonger et le déclencher lorsqu’il ne s’est pas encore
produit.
Si l’on observe de plus près sa démarche intellectuelle, on s’aperçoit que Smith part d’un
constat banal : il y a des pays riches (« florissants ») et des pays pauvres. Mais la façon dont il décrit
cette opposition entre misère et prospérité est très particulière. En effet, le « modèle » de la
prospérité qui lui sert de point de départ pour son raisonnement est celui des sociétés occidentales,
en particulier celui de la société britannique, alors en plein développement économique grâce à
l’artisanat et surtout au commerce. Certes, Smith n’oublie pas que la Chine est également prospère,
qu’elle correspond à une forme sociale concurrente à celle de l’Europe (une thèse banale au siècle
des Lumières). Mais cela n’empêche pas que, silencieusement, la distinction société pauvre/société
riche se superpose chez lui, en pratique, à la distinction entre sociétés extra-européennes (ou non-
modernes) et sociétés européennes (modernes), lui donne une consistance. On est loin de Perrault,
loin d’une simple appréciation sur les mérites des artistes anciens et modernes : le point de vue
sociologique et économique change tout. Mais ce déplacement est opéré par petites touches
seulement, au moyen des exemples que choisit soigneusement le penseur écossais.

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Observez, dans un pays civilisé et florissant, ce qu'est le mobilier d'un simple journalier ou du dernier des
manœuvres, et vous verrez que le nombre des gens dont l'industrie a concouru pour une part quelconque à lui fournir ce
mobilier, est au-delà de tout calcul possible. La veste de laine, par exemple, qui couvre ce journalier, toute grossière
qu'elle paraît, est le produit du travail réuni d'une innombrable multitude d'ouvriers. [...] Combien, d'ailleurs, n'y a-t-il
pas eu de marchands et de voituriers employés à transporter la matière à ces divers ouvriers, qui souvent demeurent
dans des endroits distants les uns des autres! Que de commerce et de navigation mis en mouvement! Que de
constructeurs de vaisseaux, de matelots, d'ouvriers en voiles et en cordages, mis en œuvre pour opérer le transport des
différentes drogues du teinturier, rapportées souvent des extrémités du monde! Quelle variété de travail aussi pour
produire les outils du moindre de ces ouvriers! Sans parler des machines les plus compliquées, comme le vaisseau du
commerçant, le moulin du foulonnier ou même le métier du tisserand, considérons seulement quelle multitude de
travaux exige une des machines les plus simples, les ciseaux avec lesquels le berger a coupé la laine. Il faut que le
mineur, le constructeur du fourneau où le minerai a été fondu, le bûcheron qui a coupé le bois de la charpente, le
charbonnier qui a cuit le charbon consommé à la fonte, le briquetier, le maçon, les ouvriers qui ont construit le fourneau,
la construction du moulin de la forge, le forgeron, le coutelier, aient tous contribué, par la réunion de leur industrie, à la
production de cet outil. Si nous voulions examiner de même chacune des autres parties de l'habillement de ce même
journalier, ou chacun des meubles de son ménage, la grosse chemise de toile qu'il porte sur la peau, les souliers qui
chaussent ses pieds, le lit sur lequel il repose et toutes les différentes parties dont ce meuble est composé; le gril sur
lequel il fait cuire ses aliments, le charbon dont il se sert, arraché des entrailles de la terre et apporté peut-être par de
longs trajets sur terre et sur mer, tous ses autres ustensiles de cuisine, ses meubles de table, ses couteaux et ses
fourchettes, les assiettes de terre ou d'étain sur lesquelles il sert et coupe ses aliments, les différentes mains qui ont été
employées à préparer son pain et sa bière, le châssis de verre qui lui procure à la fois de la chaleur et de la lumière, en
l'abritant du vent et de la pluie; l'art et les connaissances qu'exige la préparation de cette heureuse et magnifique
invention, sans laquelle nos climats du nord offriraient à peine des habitations supportables; si nous songions aux
nombreux outils qui ont été nécessaires aux ouvriers employés à produire ces diverses commodités; si nous examinions
en détail toutes ces choses, si nous considérions la variété et la quantité de travaux que suppose chacune d'elles, nous
sentirions que, sans l'aide et le concours de plusieurs milliers de personnes, le plus petit particulier, dans un pays
civilisé, ne pourrait être vêtu et meublé même selon ce que nous regardons assez mal à propos comme la manière la plus
simple et la plus commune.

Ces passages descriptifs, qui frappent par leur précision et leur finesse, ne sont cependant pas
prédominants dans l'ouvrage du philosophe écossais. Rapidement, ce qui l'intéresse, c'est le
problème de l'origine de ce « décollage » de l'Occident (naturellement, cette expression
aéronautique n'apparaîtra qu'au vingtième siècle, même si l'idée qu'elle recouvre, à savoir que le
monde occidental s’est en quelque sorte émancipé de l'ordre ordinaire des sociétés humaines pour
connaître une aventure tout à fait spécifique, est déjà présente). La réponse de Smith, c'est que, dans
les sociétés occidentales, une forme d'artisanat très spécialisée et très performante (il n'est pas
encore conscient de la nouveauté radicale que représente ce que nous appelons aujourd'hui la
Révolution industrielle) a complètement changé la donne en accroissant de façon spectaculaire la
productivité du travail humain. La spécialisation des tâches au niveau microscopique, celui de
l’atelier, constitue la clé de cette transformation.

Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l'habileté, de
l'adresse, de l'intelligence avec laquelle il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu'il semble, à la Division du travail.
On se fera plus aisément une idée des effets de la division du travail sur l'industrie générale de la société, si l'on observe
comment ces effets opèrent dans quelques manufactures particulières. On suppose communément que cette division est
portée le plus loin possible dans quelques-unes des manufactures où se fabriquent des objets de peu de valeur. Ce n'est
pas peut-être que réellement elle y soit portée plus loin que dans des fabriques plus importantes; mais c'est que, dans les

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premières, qui sont destinées à de petits objets demandés par un petit nombre de personnes, la totalité des ouvriers qui y
sont employés est nécessairement peu nombreuse, et que ceux qui sont occupés à chaque différente branche de
l'ouvrage peuvent souvent être réunis dans un atelier et placés à la fois sous les yeux de l'observateur. Au contraire, dans
ces grandes manufactures destinées à fournir les objets de consommation de la masse du peuple, chaque branche de
l'ouvrage emploie un si grand nombre d'ouvriers, qu'il est impossible de les réunir tous dans le même atelier. On ne peut
guère voir à la fois que les ouvriers employés à une seule branche de l'ouvrage. Ainsi, quoique dans ces manufactures
l'ouvrage soit peut-être en réalité divisé en un plus grand nombre de parties que dans celles de la première espèce,
cependant la division y est moins sensible et, par cette raison, elle y a été moins bien observée.

Smith, dans la suite de sa démarche, cherche à montrer les sources de cette transformation : si
elle n'est intervenue qu’à un endroit précis du globe (les sociétés occidentales, à commencer par
l'Angleterre), elle vient de loin. Elle vient, en fait, d'une tendance profonde de la nature humaine, la
tendance à vouloir échanger. C'est le désir d'échanger, le plaisir qu'il y a non seulement à se
procurer des biens par les moyens de l'échange, mais aussi qu'il y a à échanger en lui-même, qui
explique, en dernier ressort, l'existence d'une pulsion à l'accroissement de la productivité du travail
qui traverse les sociétés humaines.

Cette division du travail, de laquelle découlent tant d'avantages, ne doit pas être regardée dans son origine
comme l'effet d'une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en est
le résultat ; elle est la conséquence nécessaire, quoique lente et graduelle, d'un certain penchant naturel à
tous les hommes qui ne se proposent pas des vues d'utilité aussi étendues : c'est le penchant qui les porte à
trafiquer, à faire des trocs et des échanges d'une chose pour une autre. Il n'est pas de notre sujet
d'examiner si ce penchant est un de ces premiers principes de, la nature humaine dont on ne peut pas
rendre compte, ou bien, comme cela paraît plus probable, s'il est une conséquence nécessaire de l'usage de
la raison et de la parole. Il est commun à tous les hommes, et on ne l'aperçoit dans aucune autre espèce
d'animaux, pour lesquels ce genre de contrat est aussi inconnu que tous les autres. [...] l'homme a presque
continuellement besoin du secours de ses semblables, et c'est en vain qu'il l'attendrait de leur seule
bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s'il s'adresse à leur intérêt personnel et s'il leur persuade que
leur propre avantage leur commande de faire ce qu'il souhaite d'eux. C'est ce que fait celui qui propose à
un autre un marché quelconque; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont j'ai besoin, et
vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-mêmes; et la plus grande partie de ces bons offices qui
nous sont nécessaires s'obtiennent de cette façon. Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du
marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à
leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme; et ce n'est jamais de nos
besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage.

La conclusion du philosophe-économiste est, sur de telles bases, prévisible. D'après lui, les
sociétés qui ont déjà commencé à s'émanciper du cercle vicieux de la misère, et les sociétés qui ont
commencé à s'engager sur la voie royale de l'enrichissement perpétuel et auto-entretenu, c'est-à-
dire, finalement, les sociétés de l'Europe de l'Ouest, uniques en leur genre, devraient prolonger leur
trajectoire : accentuer la division du travail, étendre leurs débouchés commerciaux aussi loin que
possible, jusqu'à la mondialisation inclusivement, peut-on penser.

Puisque c'est la faculté d'échanger qui donne lieu à la division du travail, l'accroissement de cette division

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doit, par conséquent, toujours être limité par l'étendue de la faculté d'échanger, ou, en d'autres termes, par
l'étendue du marché. Si le marché est très petit, personne ne sera encouragé à s'adonner entièrement à une
seule occupation, faute de pouvoir trouver à échanger tout le surplus du produit de son travail qui
excédera sa propre consommation, contre un pareil surplus du produit du travail d'autrui qu'il voudrait se
procurer. Il y a certains genres d'industrie, même de l'espèce la plus basse, qui ne peuvent s'établir ailleurs
que dans une grande ville. Un portefaix, par exemple, ne pourrait pas trouver ailleurs d'emploi ni de
subsistance. Un village est une sphère trop étroite pour lui; même une ville ordinaire est à peine assez
vaste pour lui fournir constamment de l'occupation. Dans ces maisons isolées et ces petits hameaux qui se
trouvent épars dans un pays très peu habité, comme les montagnes d'Écosse, il faut que chaque fermier
soit le boucher, le boulanger et le brasseur de son ménage. Dans ces contrées, il ne faut pas s'attendre à
trouver deux forgerons, deux charpentiers, ou deux maçons qui ne soient pas au moins à vingt milles l'un
de l'autre. Les familles éparses qui se trouvent à huit ou dix milles du plus proche de ces ouvriers sont
obligées d'apprendre à faire elles-mêmes une quantité de menus ouvrages pour lesquels on aurait recours
à l'ouvrier dans des pays plus peuplés. Les ouvriers de la campagne sont presque partout dans la nécessité
de s'adonner à toutes les différentes branches d'industrie qui ont quelque rapport entre elles par l'emploi
des mêmes matériaux. Un charpentier de village confectionne tous les ouvrages en bois, et un serrurier de
village tous les ouvrages en fer. Le premier n'est pas seulement charpentier, il est encore menuisier,
ébéniste; il est sculpteur en bois, en même temps qu'il fait des charrues et des voitures. Les métiers du
second sont encore bien plus variés. Il n'y a pas de place pour un cloutier dans ces endroits reculés de
l'intérieur des montagnes d'Écosse. A raison d'un millier de clous par jour, et en comptant trois cents jours
de travail par année, cet ouvrier pourrait en fournir par an trois cents milliers. Or, dans une pareille
localité, il lui serait impossible de trouver le débit d'un seul millier, c'est-à-dire du travail d'une seule
journée, dans le cours d'un an.

Ce qui est marquant dans une telle démarche, c'est son optimisme, son absence de distance
critique face aux échecs et aux aspects désagréables de cette voie royale supposée. Smith n'est
certes ni naïf ni euphorique : il sait très bien que l'accroissement de la productivité du travail au sein
des unités productives (les manufactures, les usines) conduit à des conditions de vie et de travail qui
sont souvent extrêmement difficiles pour les travailleurs. Une sorte d’accroissement des inégalités
est inéluctable. Mais c'est pour lui une conséquence inévitable d'un processus qu'il considère par
ailleurs comme tout à fait positif, y compris, sur le long terme, pour les travailleurs.
Un autre aspect frappant de cette manière de décrire et d'interpréter, en termes économiques
(ce qui est nouveau), la trajectoire occidentale est le gommage systématique des sources les plus
problématiques de l'enrichissement de l'Occident. Pour le dire un peu brutalement, nous savons bien
aujourd’hui qu’une partie non négligeable de sa richesse provient du pillage des richesses des autres
(à commencer par l'Amérique, découverte puis… exploitée par les Occidentaux) et de stratégies
commerciales peu recommandables (par exemple celle qui implique la mise en esclavage des
Africains : la « traite des Noirs ») qui ont accompagné ce pillage. On en conclura que Smith, qui
semble vouloir sortir par le haut des débats un peu stériles, un peu convenus, que l'on avait vu se
mettre en place à l'époque de la « Querelle des Anciens et des Modernes », pour privilégier une
approche des choses plus factuelle, plus scientifique, plus sobre, maintient l'essentiel de la
mythologie moderniste que la Querelle avait commencée à élaborer : l'Occident comme monde

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continu et cohérent, et surtout unique, supérieur, aimable, etc. C'est pourquoi il regarde l'avenir avec
confiance : normalement, sauf certaines exceptions, sauf accidents, les prix des denrées vont
continuer à baisser, ce qui renforcera la richesse générale de la population. L'amélioration constante
est à l'ordre du jour. L'époque moderne n'est donc pas seulement pour lui celle qui est en progrès par
rapport aux époques antérieures, c'est une époque définie par un progrès repérable à vue d’œil,
constant, rapide, auto-entretenu. Et l'exemple de la baisse des prix le montre de manière
transparente.

L'effet naturel de l'amélioration générale est cependant de faire baisser par degrés le prix réel de presque
tous les ouvrages des manufactures. Le prix de la main d'œuvre diminue peut-être dans toutes, sans
exception. De meilleures machines, une plus grande dextérité et une division et distribution de travail
mieux entendues, toutes choses qui sont les effets naturels de l'avancement du pays, sont cause que, pour
exécuter une pièce quelconque, il ne faut qu'une bien moindre quantité de travail; et quoique, par suite de
l'état florissant de la société, le prix réel du travail doive s'élever considérablement, cependant la grande
diminution dans la quantité du travail que chaque chose exige fait bien plus, en général, que compenser
quelque hausse que ce soit dans le prix de ce travail. Il y a, à la vérité, certains genres de manufactures
dans lesquels la hausse nécessaire du prix réel des matières premières fait plus que compenser tous les
avantages que les progrès de l'industrie peuvent introduire dans l'exécution de l'ouvrage. Dans les
ouvrages de charpenterie et de menuiserie, et dans l'espèce la plus grossière de meubles en bois, la hausse
nécessaire du prix réel du bois, résultant de l'amélioration de la terre, fera plus que compenser tous les
avantages qu'on pourra retirer de la perfection des outils, de la plus grande dextérité de l'ouvrier, et de la
division et de la distribution les plus convenables du travail. Mais pour tous les ouvrages où le prix réel
des matières premières ne hausse point ou ne hausse pas extrêmement, celui de la chose manufacturée
baisse d'une manière considérable.

Quatrièmement, au siècle des Lumières, on trouve des penseurs comme Jean-Jacques


Rousseau qui sont plutôt critiques à l'égard de la période contemporaine, qui mettent en cause un
éloignement par rapport à la nature, l'authenticité de la vie civilisée et urbaine, etc. Pester contre son
temps, le trouver détestable et en tout cas inférieur aux autres époques, est une attitude qui n'a rien
de spécifique, ni, en elle-même, de très philosophique – même si elle peut s’en approcher dans
certains cas. Une partie de l'œuvre de Rousseau peut être cependant lue comme une façon
d'amplifier cette mauvaise humeur jusqu'au point où elle devient véritablement philosophique, c'est-
à-dire où il devient une sorte de « théorie critique » de l'époque contemporaine, du présent
historique. Pour arriver à ce point, Rousseau s'en prend très directement à l'idée de progrès, dont il
sait qu'elle est « dans l'air » chez les penseurs de l'époque et au sein du public intellectuel européen.
On trouve dans une œuvre de jeunesse, le « Discours sur les sciences et les arts » publié en
1750, une conceptualisation assez précise qui va dans ce sens. Lisons quelques passages de ce texte
relativement bref.

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

De manière mi-sincère, mi-ironique, Rousseau commence par rappeler la vision de l'histoire,


dominante à son époque. Celle-ci affirme que l'être humain s'est progressivement arraché à l'ordre
animal, à l'ordre naturel, atteignant progressivement le seuil de la « civilisation » (c'est-à-dire un
état dans lequel il y a des sciences et techniques qui à la fois permettent de mieux vivre et de mieux
comprendre le monde environnant). Cependant, c'est, toujours d’après ce récit dominant, un
nouveau seuil qui est franchi avec l'avènement, en Europe, de l'époque moderne, de la modernité :
avec la renaissance des sciences et des arts, avec l’appropriation du monde, c’est une dynamique de
progrès en tout genre qui s’est enclenchée. Nous retrouvons le lieu commun fondateur de la
conscience historique occidentale : quelques événements fondateurs des 15e/16e siècles sont vus
comme les causes d’une rupture et d’un (re)commencement radical dont nous dépendons encore,
nous installant dans un novus ordo seclorum, un « nouvel ordre des siècles » marquant une nette
avancée par rapport à tout ce qui existait dans le monde.

C'est un grand et beau spectacle de voir l'homme sortir en quelque manière du néant par ses propres
efforts; dissiper, par les lumières de sa raison les ténèbres dans lesquelles la nature l'avait enveloppé;
s'élever au-dessus de lui-même, s'élancer par l'esprit jusque dans les régions célestes; parcourir à pas de
géant, ainsi que le soleil, la vaste étendue de l'univers; et, ce qui est encore plus grand et plus difficile,
rentrer en soi pour y étudier l'homme et connaître sa nature, ses devoirs et sa fin. Toutes ces merveilles se
sont renouvelées depuis peu de générations. L'Europe était retombée dans la barbarie des premiers âges.
Les peuples de cette partie du monde aujourd'hui si éclairée vivaient, il y a quelques siècles, dans un état
pire que l'ignorance. Je ne sais quel jargon scientifique, encore plus méprisable que l'ignorance, avait
usurpé le nom du savoir, et opposait à son retour un obstacle presque invincible. Il fallait une révolution
pour ramener les hommes au sens commun; elle vint enfin du côté d'où on l'aurait le moins attendue. […]
La chute du trône de Constantin porta dans l'Italie les débris de l'ancienne Grèce. La France s'enrichit à
son tour de ces précieuses dépouilles. Bientôt les sciences suivirent les lettres; à l'art d'écrire se joignit
l'art de penser; gradation qui paraît étrange et qui n'est peut-être que trop naturelle; et l'on commença à
sentir le principal avantage du commerce des Muses, celui de rendre les hommes plus sociables en leur
inspirant le désir de se plaire les uns aux autres par des ouvrages dignes de leur approbation mutuelle.

Jusqu'ici, rien de surprenant. Rousseau reste ici dans la droite ligne d'une interprétation
optimiste et auto-justificatrice du monde occidental que Perrault avait commencé à exprimer et que
des auteurs tels que Smith perfectionneront après Rousseau lui-même. Mais très vite, le ton change.
Rousseau va brutalement braquer le projecteur sur les inconvénients et les effets pervers qui ont
accompagné ces « progrès » dont sont si fiers ses contemporains. Ici, le philosophe fait feu de tout
bois et multiplie, de façon un peu désordonnée, les arguments : cette société si « civilisée » est en
fait, dit-il, une société où règnent le luxe, la superficialité, l'hypocrisie, l'artificialité des relations
sociales. On a perdu quelque chose, la solidité des formes de vies humaines antérieures, une
franchise dans les relations sociales, une fermeté dans l'existence collective, qui semblent perdu à
tout jamais.

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

Aujourd'hui que des recherches plus subtiles et un goût plus fin ont réduit l'art de plaire en principes, il
règne dans nos mœurs une vile et trompeuse uniformité, et tous les esprits semblent avoir été jetés dans
un même moule: sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne: sans cesse on suit des usages,
jamais son propre génie. On n'ose plus paraître ce qu'on est; et dans cette contrainte perpétuelle, les
hommes qui forment ce troupeau qu'on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous
les mêmes choses si des motifs plus puissants ne les en détournent. On ne saura donc jamais bien à qui
l'on a affaire: il faudra donc, pour connaître son ami, attendre les grandes occasions, c'est-à-dire attendre
qu'il n'en soit plus temps, puisque c'est pour ces occasions mêmes qu'il eût été essentiel de le connaître.
Quel cortège de vices n'accompagnera point cette incertitude? Plus d'amitiés sincères; plus d'estime réelle;
plus de confiance fondée. Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la
trahison se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanité si
vantée que nous devons aux lumières de notre siècle. On ne profanera plus par des jurements le nom du
maître de l'univers, mais on l'insultera par des blasphèmes, sans que nos oreilles scrupuleuses en soient
offensées. On ne vantera pas son propre mérite, mais on rabaissera celui d'autrui. On n'outragera point
grossièrement son ennemi, mais on le calomniera avec adresse. Les haines nationales s'éteindront, mais ce
sera avec l'amour de la patrie. À l'ignorance méprisée, on substituera un dangereux pyrrhonisme. Il y aura
des excès proscrits, des vices déshonorés, mais d'autres seront décorés du nom de vertus; il faudra ou les
avoir ou les affecter. Vantera qui voudra la sobriété des sages du temps, je n'y vois, pour moi, qu'un
raffinement d'intempérance autant indigne de mon éloge que leur artificieuse simplicité.

Rousseau s’engage alors sur la voie du paradoxe (au sens précis du terme : prendre à
rebrousse-poil les convictions dominantes d’une époque) : les causes de ces dégradations morales
sont à chercher dans le développement de sciences, et de la connaissance en général. L’argument du
jeune philosophe n’est pas facile à identifier. Le thème est probablement que, puisqu'il se trouve
toujours des gens mal intentionnés dans la société, ceux-ci bénéficient de la croissance des
connaissances et des techniques comme d'une aubaine pour réaliser leurs fins (mauvaises),
introduisant ainsi des désordres infinis dans le monde et perturbant inévitablement l'ordre social.

Voilà comment le luxe, la dissolution et l'esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts
orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l'heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait
placés. Le voile épais dont elle a couvert toutes ses opérations semblait nous avertir assez qu'elle ne nous
a point destinés à de vaines recherches. Mais est-il quelqu'une de ses leçons dont nous ayons su profiter,
ou que nous ayons négligée impunément? Peuples, sachez donc une fois que la nature a voulu vous
préserver de la science, comme une mère arrache une arme dangereuse des mains de son enfant; que tous
les secrets qu'elle vous cache sont autant de maux dont elle vous garantit, et que la peine que vous trouvez
à vous instruire n'est pas le moindre de ses bienfaits. Les hommes sont pervers; ils seraient pires encore,
s'ils avaient eu le malheur de naître savants.

Rousseau, sur cette lancée, insiste sur le fait qu'il existe une contradiction criante entre les
devoirs moraux de l'être humain et l'appétit de connaissance infini. La curiosité est une forme
d'avidité, elle éloigne des obligations que nous avons à l'égard de nos proches, de notre patrie, de
notre culture d’appartenance (exemplifiée ici avec la religion). Encourager la curiosité dans la
jeunesse est donc une folie pédagogique, un attentat contre les devoirs les plus sacrés.

Si la culture des sciences est nuisible aux qualités guerrières, elle l'est encore plus aux qualités morales.
C'est dès nos premières années qu'une éducation insensée orne notre esprit et corrompt notre jugement. Je
vois de toutes parts des établissements immenses, où l'on élève à grands frais la jeunesse pour lui

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

apprendre toutes choses, excepté ses devoirs. Vos enfants ignoreront leur propre langue, mais ils en
parleront d'autres qui ne sont en usage nulle part: ils sauront composer des vers qu'à peine ils pourront
comprendre: sans savoir démêler l'erreur de la vérité, ils posséderont l'art de les rendre méconnaissables
aux autres par des arguments spécieux: mais ces mots de magnanimité, de tempérance, d'humanité, de
courage, ils ne sauront ce que c'est; ce doux nom de patrie ne frappera jamais leur oreille; et s'ils
entendent parler de Dieu, ce sera moins pour le craindre que pour en avoir peur. J'aimerais autant, disait
un sage, que mon écolier eût passé le temps dans un jeu de paume, au moins le corps en serait plus dispos.

On comprend ainsi qu'il faille, pour Rousseau, se détourner autant que possible de l'univers
bruyant et compliqué de la vie sociale moderne. La solitude, l'introspection, la culture des vertus les
plus simples, la capacité de se satisfaire de ce que l'on a, tout cela doit redevenir le point de départ
du bonheur et de la sagesse.

Ô vertu! Science sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines et d'appareil pour te connaître? Tes
principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs, et ne suffit-il pas pour apprendre tes lois de rentrer en
soi-même et d'écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions? Voilà la véritable
philosophie, sachons nous en contenter; et sans envier la gloire de ces hommes célèbres qui
s'immortalisent dans la république des lettres, tâchons de mettre entre eux et nous cette distinction
glorieuse qu'on remarquait jadis entre deux grands peuples; que l'un savait bien dire, et l'autre, bien faire.

Au moment de sa parution, le texte de Rousseau a reçu un accueil des plus frais. Il heurtait un
certain optimisme, une certaine joie de vivre, une certaine confiance dans l'humanité et dans le
moment présent, que les classes socialement dominantes et, à leur suite, les classes intellectuelles de
l’époque, avaient adoptés. Avec un sens aigu de la provocation, avec un plaisir iconoclaste non
dissimulé, le jeune philosophe réduit tout cet optimisme au narcissisme d'une société et d'une
époque stupidement satisfaites d'elles-mêmes, imbues de leur prétendue supériorité, devenues
incapables de comprendre l'intérêt des autres formes de vie, des autres manières d'exister. La
rhétorique moralisante qu'il met en œuvre peut certes nous irriter ou nous paraître superficielle.
C'est en effet le cas : au fond, Rousseau se borne à recycler les éléments d'un discours sans âge,
d'une certaine rhétorique de la vitupération morale dont on trouve partout des exemples – dans
toutes les sociétés, les classes intellectuelles sont portées à dénigrer leurs contemporains et leurs
viles passions. Mais ce qu'il y a d'intéressant, c'est que cette rhétorique banale s'inscrit dans une
certaine conception historique des choses. Disons en forçant un peu que ce à quoi s’en prend le
philosophe, la cible de sa critique, ce n'est pas la méchanceté ou la superficialité humaines en
général, c'est la méchanceté et la superficialité produites par une certaine société et dans une
époque donnée, l'époque moderne, celle qui s'est ouverte, en Occident, à la sortie du Moyen-Âge
avec la Renaissance, les grandes découvertes, le début du développement économique et
l'épanouissement de la science et de la technique qui l'ont accompagné. Rousseau n’invente donc

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

pas la modernité comme objet d'interprétation et d'analyse, comme le montre la mention dans son
texte des « événements fondateurs » de la modernité (renaissances des arts et des Lettres, Grandes
Découvertes...) ; mais il invente le regard critique sur la modernité en re-dirigeant, en quelque sorte,
toute l'énergie que l'esprit humain a accumulé pendant des siècles lorsqu'il éprouve une mauvaise
humeur contre le présent, contre les contemporains, vers l'objet « modernité » ; bref, il invente le
thème selon lequel le regard critique sur le présent constitue la meilleure voie d'accès pour
interroger cette modernité.

Concluons cette partie du cours en quelques formules. Le siècle des Lumières fut un siècle
très conscient de sa position historique, de sa spécificité historique – et il a élaboré
philosophiquement cette conscience. Il se voyait comme le moment où s'accomplissaient enfin les
promesses d'un renouveau et d'une course en avant qui s'étaient exprimées au moment où
l'Occident, plus précisément l’Europe de l’ouest, entre le 14e et le 16e siècles, s'était engagé sur des
voies nouvelles. L'idée de «progrès« résume les enjeux essentiels de cette conscience historique.
Cependant cette idée s'est formulée sous des modalités très différentes les unes des autres et s'est
même vue contestée. On peut donc dire qu’une interprétation globale de la modernité s'est
esquissée, mais sans être parfaitement clarifiée, en tout cas sans donner lieu à une systématisation
consensuelle.

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Troisième partie. Le rôle-pivot de la Révolution française de 1789

Étymologiquement, le mot révolution signifie simplement accomplissement d’une trajectoire


impliquant un retour au point d'origine. On parlait ainsi autrefois, en astronomie, de la révolution
des planètes autour du soleil. Au début de la révolution de 1789, cet usage ancien était encore
perceptible : on disait que les événements récents allaient provoquer un retour à la normale, un
retour à la situation antérieure à la monarchie absolue, où, disait-on, la monarchie était tempérée, ou
encore un retour à l’esprit des sociétés républicaines de l’Antiquité… Mais très rapidement, au fil
des développements rapides et immaîtrisables, c’est une autre sensibilité historique qui s’imposa.
Chez les acteurs et les observateurs contemporains de la Révolution française, ce qui s'est installé
progressivement au premier plan, c'est la conviction selon laquelle sera quoi on assistait était tout à
fait inédit, rompait radicalement avec l'ordre des choses établi (d'où, rapidement, l'appellation
« Ancien régime » pour désigner la période précédente), représentait un saut qualitatif en avant non
seulement pour la nation française, mais pour l'humanité entière. Une nouvelle ère s'ouvre, celle de
l'humanité devenue adulte, consciente d'elle-même, responsable, rejetant dans les ténèbres d'un
passé obscur tous les appuis idéologiques traditionnels (la monarchie, l’Église) qui reposaient eux-
mêmes sur l'idée que l'être humain a toujours besoin d'autorités, n'est pas capable de faire quoi que
ce soit de valable sans de grands modèles sacralisés grâce auxquels le présent reconnaît sa profonde
dépendance par rapport au passé. Avec le recul, une telle compréhension de soi-même peut nous
apparaître exagérée et prétentieuse. C'est certainement le cas. Quel contemporain d'événements un
tant soit peu nouveaux et perturbants n'est d’ailleurs pas incliné à en surestimer l'originalité et
l'importance ? Les contemporains de 1789 n’ont pas échappé à cette règle.
Ce qui va nous intéresser, cependant, c'est plutôt que cette sensibilité historique
« révolutionnaire » va durablement s'installer dans le paysage et structurer, probablement jusqu'à
nos jours, la manière dont on conçoit le rapport entre le passé et le présent. Pour le dire en une
formule : l'idée que le présent est à la fois unique et supérieur en valeur à ce qui le précédait -une
idée qui, naturellement, n'est pas une invention de 1789, et s'est exprimée, avant, ailleurs et après,
dans des contextes nombreux et variés - va s'installer au cœur de la culture, au cœur de la
compréhension que l'être humain a de lui-même et de sa propre histoire. Ce qui est nouveau, ce n'est
donc pas le contenu intellectuel de l'idée, mais son rayonnement, l'attention qu'elle reçoit, la portée
qu'on lui confère. Ainsi, il va devenir banal, pour ne pas dire obligatoire, de partir, comme d'une
présupposition inévitable, de l'originalité du présent, de sa singularité absolue, de la rupture qu'il

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

opère par rapport à tout ce qui le précède, et finalement de sa supériorité. Il va y avoir deux
conséquences à cette évolution mentale. Premièrement, le schéma du progrès, qui existait, mais
restait, comme on l’a vu, un peu indécis au XVIIIe siècle, va devenir une évidence. Il va bénéficier
de cette focalisation de la conscience collective sur le présent, sur l'actuel ou le contemporain. Il va
devenir obsessionnel. Deuxièmement, la problématique de la modernité va, en quelque sorte,
bénéficier subrepticement de cette évolution. Tout se passe comme si, à partir de l'époque
révolutionnaire, la réflexion philosophique et historique sur la modernité, sans forcément que les
éléments fondamentaux ne bougent beaucoup, avait été stimulée par cette forme nouvelle de
conscience historique : c'est la modernité dans son ensemble qui va être conçue, de façon beaucoup
plus décidée qu'auparavant, par projection, pourrait-on dire, comme une époque globalement
« révolutionnaire », c'est-à-dire comme instaurant une rupture avec tout ce qui la précède,
inaugurant des développements échelonnés totalement inédits pour l'histoire, comme si une
aventure nouvelle débutait.
Un livre célèbre exprime cette évolution. Il a été écrit par Condorcet en 1793 et s’intitule
Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Savant, philosophe, acteur de la
Révolution française (il est un des principaux penseurs de des institutions éducatives naissantes de
la jeune République), Condorcet, dans cet ouvrage-testament affirme sa conviction que la
Révolution de 1789 a constitué une avancée extraordinaire pour toute l'humanité, qu'elle ouvre un
nouveau chapitre de son Histoire. C'est, pour lui, le moment de l'accès à l'autonomie rationnelle, le
crépuscule des idolâtries et des illusions collectives qui, jusque-là, avaient dominé et obscurci
l'horizon de la vie humaine. Pour justifier une telle vision, euphorique, Condorcet entreprend de
situer la Révolution dans une grande trajectoire humaine qui, d'après lui, a le progrès constant
(quoique pas toujours régulier) comme loi. Ce qui nous intéresse, c'est que Condorcet va reprendre
tous les grands arguments « progressistes » qui s'étaient banalisés du siècle des Lumières. Il va,
comme tous ses prédécesseurs depuis la « Querelle des Anciens et des Modernes », conférer une
importance essentielle aux événements fondateurs de l'époque moderne, qu'il va considérer, et c’est
là la nouveauté, comme des forces déterminantes qui conduisent logiquement à la Révolution, ce
qui leur donne une cohérence visible. Comme on le devine, cette mise en perspective radicalise la
thèse du progrès. Elle achève de faire de l'interprétation de la modernité la pièce maîtresse d'une
vaste conception de l'Histoire humaine supposée animée par une tendance irrépressible à
l'amélioration et au développement. L'excitation révolutionnaire est transférée de la pratique à la
théorie, elle conduit à une exaltation puissante des apports et des dynamiques essentielles de la
modernité occidentale.

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

Comment l'argumentation se met-elle en place ? Pour Condorcet, c'est essentiellement la


science et la technique qui importent. D’une certaine façon, les progrès politiques, moraux,
artistiques sont subordonnés : moins essentiels et le plus souvent dépendants d’acquis obtenus dans
les sciences et les techniques. Les arguments de Rousseau, jugés trop faibles, sont balayés, sans
nuances. Sur le long terme, les progrès scientifiques et techniques sont toujours positifs ; ils
finissent toujours par servir l'humanité. Les mauvaises usages finissent toujours par s'estomper. Or,
et c'est cela qui intéresse Condorcet au premier chef, dans ce domaine, les avancées, les progrès, ont
des propriétés spéciales : ils sont nets (on ne peut pas se tromper lorsque l’on diagnostique un
progrès scientifique ou technique, ce qui n’est pas le cas lorsqu’il est question de progrès moraux ou
artistiques par exemple), ils sont relativement réguliers (une fois que sont apparues la science et la
technique comme champs spécialisés), ils sont cumulatifs (les progrès scientifiques et techniques
s'ajoutent les uns aux autres, s'appuient les uns sur les autres au cours du temps).
Tout cela pourrait conduire à l'idée selon laquelle les progrès scientifiques et techniques sont
d'une nature spécifique, obéissant à une logique et à une chronologie propres. Mais Condorcet ne
l'entend pas de cette oreille. Pour lui, ils constituent le Progrès tout court, l'essence du progrès, les
seuls progrès digne de ce nom. On pourrait dire que Condorcet commet ici une erreur intellectuelle
assez commune : celle qui consiste à déclarer objectivement décisif ce qui n'est, en réalité, que plus
facile à saisir du point de vue de l'intelligence humaine. Expliquons. Ce n'est pas parce que
l'intelligence humaine a plus de facilité avec ce qui est nettement délimité et découpé (comme les
objets matériels solides de taille moyenne) et ce qui peut être dénombré que les êtres qui possèdent
ces deux caractéristiques sont les plus importants intrinsèquement. Il se pourrait que les réalités
dont les limites sont vagues et qui ne peuvent pas être comptées une à une soient aussi importantes,
voire plus importantes. Pourtant, lorsque l'on nous demande de donner l'exemple d'un « objet », il y
a de fortes chances pour que nous citions quelque chose comme un caillou ou une cuillère plutôt
qu'un nuage, une flaque d'eau ou un grain de sable. Simplement, nous nous sommes précipités sur
ce qui nous met le plus à l'aise, avec le typique. C'est un peu ce qui se passe avec Condorcet.
Recherchant les traces d'un « progrès » dans l'histoire humaine, il s'est précipité sur l'exemple des
sciences et des techniques, ce qui ne pose aucun problème en soi-même, mais s'est ensuite empressé
– et c'est là un choix théorique bien plus problématique – de déclarer qu'il s'agissait là de la preuve
de l'existence du « Progrès » (au singulier, avec une majuscule, au sens d'une loi générale de
l'Histoire, emportant tout sur son passage) et même de la source fondamentale ou du moteur
essentiel de tous les « progrès » dont l'être humain peut bénéficier.

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Regardons de plus près la façon dans tout cela débouche sur une certaine conception de
l'histoire, et de l'histoire moderne en particulier.
Dans le texte de Condorcet, nous allons d'abord retrouver un indice crucial pour nous. Comme
tous les penseurs de cette tradition très spéciale de la culture occidentale qui a cherché à identifier
les caractères distinctifs, à la fois essentiels et durables, continus, de l'époque « moderne », le
philosophe français se place au moment de la naissance de cette période afin de montrer que
certaines évolutions ou certaines innovations ont commencer à opérer une rupture dans l'histoire,
surtout à dessiner une trajectoire à la fois originale et continue. Pour Condorcet, l'événement-
symbole de l'avènement de la modernité, c’est l'invention de l'imprimerie. Il souligne deux aspects à
son propos. Tout d'abord, l'imprimerie a permis la diffusion rapide du savoir et des acquis, qui
commençaient à s'accumuler, de la pensée scientifique. Un public intellectuel s'est ainsi constitué, à
l'intérieur duquel des collaborations et des discussions fructueuses ont pu se mettre en place. La
connaissance est bien une affaire collective, sociale : elle vit des échanges réguliers et soutenus
entre savants. C'est l'imprimerie qui l'a dynamisée de façon inédite. D'autre part, l'imprimerie
permet la Constitution relativement rapide et en tout cas plus aisée qu'auparavant, de manuels, de
sommes, de synthèses, de catalogues qui font autorité pour un moment donné du développement du
savoir, rendant ainsi possibles des développements ultérieurs. Très clairement, Condorcet songe à
l'exemple de l'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, un vaste
projet lancé par des penseurs de la génération antérieure (D'Alembert et Diderot, essentiellement, à
partir des années 1750). Bref, l'invention de l'imprimerie lui apparaît comme le choc originaire qui,
en provoquant une accélération du rythme de la progression des connaissances et des sciences, a, de
proche en proche, révolutionné et amélioré l'ensemble des pratiques humaines.

C’EST à l’imprimerie que l’on doit la possibilité de répandre les ouvrages, que sollicitent les circonstances
du moment, ou les mouvements passagers de l’opinion, et par là d’intéresser à chaque question qui se
discute dans un point unique, l’universalité des hommes qui parlent une même langue.

SANS le secours de cet art, aurait-on pu multiplier ces livres destinés à chaque classe d’hommes, à chaque
degré d’instruction ? Les discussions prolongées, qui seules peuvent porter une lumière sûre dans les
questions douteuses, et affermir sur une base inébranlable ces vérités trop abstraites, trop subtiles, trop
éloignées des préjugés du peuple ou de l’opinion commune des savants, pour ne pas être bientôt oubliées
et méconnues ; les livres purement élémentaires, les dictionnaires, les ouvrages où l’on rassemble, avec
tous leurs détails, une multitude de faits, d’observations, d’expériences, où toutes les preuves sont
développées, tous les doutes discutés ; ces collections précieuses qui renferment, tantôt tout ce qui a été
observé, écrit, pensé, sur une branche particulière des sciences, tantôt le résultat des travaux annuels de
tous les savants d’un même pays ; ces tables, ces tableaux de toute espèce, dont les uns offrent aux yeux
des résultats que l’esprit n’aurait saisis qu’avec un travail pénible, les autres montrent à volonté le fait,
l’observation, le nombre, la formule, l’objet qu’on a besoin de connaître, tandis que d’autres enfin
présentent, sous une forme commode, dans un ordre méthodique, les matériaux dont le génie doit tirer des
vérités nouvelles : tous ces moyens de rendre la marche de l’esprit humain plus rapide, plus sûre, et plus

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facile, sont encore des bienfaits de l’imprimerie.

À la suite de ce passage, on trouve un tableau assez prévisible, assez classique, mais fin et
fermement dessiné, des grandes innovations et des grandes ruptures qui ont débuté l'aventure de la
modernité. Condorcet part de la curiosité nouvelle qui s'est emparée des Occidentaux à cette
époque, stimulée par l'exploration du monde et le commerce, qui pour lui ont marché main dans la
main.

C’EST à cette époque seulement que l’homme a pu connaître le globe qu’il habite ; étudier, dans tous les
pays, l’espèce humaine, modifiée par la longue influence des causes naturelles ou des institutions
sociales ; observer les productions de la terre ou des mers dans toutes les températures, dans tous les
climats. Ainsi, les ressources de toute espèce, que ces productions offrent aux hommes, encore si éloignés
d’en avoir épuisé, d’en soupçonner même l’entière étendue, tout ce que la connaissance de ces objets peut
ajouter aux sciences de vérités nouvelles, et détruire d’erreurs accréditées ; l’activité du commerce, qui a
fait prendre un nouvel essor à l’industrie, à la navigation, et, par un enchaînement nécessaire, à toutes les
sciences comme à tous les arts ; la force que cette activité a donnée aux nations libres pour résister aux
tyrans, aux peuples asservis pour briser leurs fers, pour relâcher du moins ceux de la féodalité ; telles ont
été les conséquences heureuses de ces découvertes. Mais ces avantages n’auront expié ce qu’ils ont coûté
à l’humanité, qu’au moment où l’Europe, renonçant au système oppresseur et mesquin d’un commerce de
monopole, se souviendra que les hommes de tous les climats, égaux et frères par le vœu de la nature,
n’ont point été formés par elle pour nourrir l’orgueil et l’avarice de quelques nations privilégiées  ; où,
mieux éclairée sur ses véritables intérêts, elle appellera tous les peuples au partage de son indépendance,
de sa liberté et de ses lumières.

Mais le point crucial est atteint, pour Condorcet, lorsque ces curiosités, au départ un peu
désordonnées, prennent la forme d'une recherche scientifique précise et rigoureuse.

Copernic ressuscita le véritable système du monde, oublié depuis si longtemps, détruisit par la théorie des
mouvements apparents, ce qu’il avait de révoltant pour les sens, opposa l’extrême simplicité des
mouvements réels qui résultent de ce système, à la complication presque ridicule de ceux qu’exigeait
l’hypothèse de Ptolémée. Les mouvements des planètes furent mieux connus, et le génie de Kepler
découvrit la forme de leurs orbites et les lois éternelles, suivant lesquelles ces orbites sont parcourues.

Galilée appliquant à l’astronomie la découverte récente des lunettes qu’il perfectionna, ouvrit un nouveau
ciel aux regards des hommes. Les taches qu’il observa sur le disque du soleil, lui en firent connaître la
rotation, dont il détermina la période et les lois. Il démontra les phases de Vénus, il découvrit ces quatre
lunes qui entourent Jupiter et l’accompagnent dans son immense orbite.

IL apprit à mesurer le temps avec exactitude par les oscillations d’un pendule.

Ainsi l’homme dut à Galilée la première théorie mathématique d’un mouvement qui ne fut pas à la fois
uniforme et rectiligne, et la première connaissance d’une des lois mécaniques de la nature ; il dut à Kepler
celle d’une de ces lois empiriques, dont la découverte a le double avantage, et de conduire à la
connaissance de la loi mécanique dont elles expriment le résultat, et de suppléer, à cette connaissance tant
qu’il n’est pas encore permis d’y atteindre.

LA découverte de la pesanteur de l’air et celle de la circulation du sang marquent les progrès de la

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physique expérimentale, qui naquit dans l’école de Galilée, et de l’anatomie déjà trop étendue pour ne
point se séparer de la médecine.

L’histoire naturelle, la chimie, malgré ses chimériques espérances, et son langage énigmatique, la
médecine, la chirurgie étonnent par la rapidité de leurs progrès, mais elles affligent souvent par le
spectacle des monstrueux préjugés qu’elles conservent encore.

Pourtant, la grande idée de Condorcet est surtout qu'il existe une continuité historique et
intellectuelle essentielle entre et avènement décisif du mode de pensée scientifique, au début de
l'époque moderne en Europe, et la découverte des droits de l'homme. En tout cas, partir de l'idée
selon laquelle l'être humain est constitutivement pourvu d'un certain nombre de droits
imprescriptibles pour se demander ensuite comment on peut édifier une société dans laquelle ces
droits sont respectés forme, d'après lui, l'équivalent, dans l'ordre des choses humaines, de ce qu'a été
la Révolution scientifique : on cesse de raisonner en fonction des autorités établies, des préjugés
hérités, des grandes idées prétentieuses et vagues (« métaphysiques »), on part du plus simple, du
plus clair, du plus évident, pour ensuite résoudre avec ordre les problèmes complexes. En ce sens, la
Révolution française peut être vue comme le point d'aboutissement de la Révolution scientifique
initiée par Copernic et Galilée. On y retrouve le même esprit de clarté et de rigueur, la même
recherche de la sobriété et de l'évidence. La boucle est bouclée, en quelque sorte.

AINSI une connaissance générale, des droits naturels de l’homme, l’opinion même que ces droits sont
inaliénables et imprescriptibles, un vœu fortement prononcé pour la liberté de penser et d’écrire, pour
celle du commerce et de l’industrie, pour le soulagement du peuple, pour la proscription de toute loi
pénale contre les religions dissidentes, pour l’abolition de la torture et des supplices barbares ; le désir
d’une législation criminelle plus douce, d’une jurisprudence qui donnât à l’innocence une entière sécurité,
d’un code civil plus simple, plus conforme à la raison et à la nature ; l’indifférence pour les religions,
placées enfin au nombre des superstitions ou des inventions politiques ; la haine de l’hypocrisie et du
fanatisme ; le mépris des préjugés ; le zèle pour la propagation des lumières ; ces principes passant peu-à-
peu des ouvrages des philosophes dans toutes les classes de la société, où l’instruction s’étendait plus loin
que le catéchisme et l’écriture, devinrent la profession commune, le symbole de tous ceux qui n’étaient ni
machiavélistes ni imbéciles. Dans quelques pays ces principes formaient une opinion publique assez
générale, pour que la masse même du peuple parût prête à se laisser diriger par elle et à lui obéir. Le
sentiment de l’humanité, c’est-à-dire, celui d’une compassion tendre, active pour tous les maux qui
affligent l’espèce humaine, d’une horreur pour tout ce qui, dans les institutions publiques, dans les actes
du gouvernement, dans les actions privées, ajoutait des douleurs nouvelles aux douleurs inévitables de la
nature ; ce sentiment d’humanité était une conséquence naturelle de ces principes ; il respirait dans tous
les écrits, dans tous les discours, et déjà son heureuse influence s’était manifestée dans les lois, dans les
institutions publiques même des peuples soumis au despotisme.

Il ne reste plus à Condorcet qu'à affirmer que cette Révolution politique, dans laquelle se
résume, comme dans un coup de tonnerre, les grands acquis de l'esprit humain à l'époque moderne a
vraiment une portée universelle. Comme la Science, l'idée des Droits de l'homme a vocation à être

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

connue, comprise et appliquée partout sur le globe terrestre. Son universalité est vraiment la
garantie de l'unité de l'histoire, comme celle d’une espèce humaine qui se comprend et elle-même et
s’accomplit grâce à son autonomie acquise et revendiquée.

SI nous jetons un coup-d’œil sur l’état actuel du globe, nous verrons d’abord que, dans l’Europe, les
principes de la constitution française sont déjà ceux de tous les hommes éclairés. Nous les y verrons trop
répandus, et trop hautement professés, pour que les efforts des tyrans et des prêtres puissent les empêcher
de pénétrer peu-à-peu jusqu’aux cabanes de leurs esclaves ; et ces principes y réveilleront bientôt un reste
de bon sens, et cette sourde indignation que l’habitude de l’humiliation et de la terreur ne peut étouffer
dans l’âme des opprimés.

Comme pour conjurer les aléas d'événements funestes qu'il pressent (quelques semaines après
l'achèvement de son ouvrage, Condorcet mourra en prison, victime indirecte de la Terreur et des
dérapages violents de la Révolution), le philosophe n'hésite pas à mobiliser un style exalté,
prophétique, très loin du rationalisme apaisé et sobre qu'il voit à l'origine des façons de penser
modernes.

TELLES Sont les questions dont l’examen doit terminer cette dernière époque ; et combien ce tableau de
l’espèce humaine, affranchie de toutes ces chaînes, soustraite à l’empire du hasard, comme à celui des
ennemis de ses progrès, et marchant d’un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du
bonheur, présente au philosophe, un spectacle qui le console des erreurs, des crimes, des injustices dont la
terre est encore souillée, et dont il est souvent la victime ? C’est dans la contemplation de ce tableau qu’il
reçoit le prix de ses efforts pour les progrès de la raison, pour la défense de la liberté. Il ose alors les lier à
la chaîne éternelle des destinées humaines ; c’est-là qu’il trouve la vraie récompense de la vertu, le plaisir
d’avoir fait un bien durable, que la fatalité ne détruira plus par une compensation funeste, en ramenant les
préjugés et l’esclavage. Cette contemplation est pour lui un asile, où le souvenir de ses persécuteurs ne
peut le poursuivre ; où, vivant par la pensée avec l’homme rétabli dans les droits comme dans la dignité
de sa nature, il oublie celui que l’avidité, la crainte ou l’envie tourmentent et corrompent ; c’est-là qu’il
existe véritablement avec ses semblables, dans un Élysée que sa raison a su se créer, et que son amour
pour l’humanité embellit des plus pures jouissances.

Avec Condorcet, nous parvenons apparemment au sommet des conceptions philosophiques de


la modernité. Il y a une densité du présent contemporain (la Révolution) qui, par projection, nous
fait comprendre l’importance et la radicalité de la « révolution moderne » (l’expression n’est pas
dans Condorcet mais exprime bien sa position), celle qui s’est accomplie dans l’histoire à la sortie
du Moyen Âge en Europe. Mais nous n’en sommes pas forcément très satisfaits. Après tout, les
philosophes du dix-huitième siècle avaient souvent exprimé des doutes face à la philosophie du
progrès. Fallait-il à ce point les oublier, sous le coup de l’inévitable échauffement des esprits que
provoquent les périodes révolutionnaires ? Condorcet ne se rapproche-t-il pas dangereusement d'une
« idéologie du progrès » qui confine à l'arrogance et à l'ignorance (en l'occurrence,

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ethnocentrique) ? Ne simplifie-t-il pas extraordinairement le propos d'une philosophie l'histoire ? En


tout cas, c'est ce qu'ont pensé deux grands théoriciens du 19e siècle, Hegel et Marx. Sans discuter
précisément Condorcet, qu’ils connaissaient bien cependant, ils vont chercher à élaborer une
conception à la fois plus précise et plus nuancée de la modernité et de l'histoire. Ils vont chercher à
sortir par le haut de ce moment d'extrême tension, mais aussi d'extrême dogmatisme, que représente
la tentative de Condorcet. Il vont défendre une conception complexe et nuancée de la modernité, qui
constituera même pour eux l’un des enjeux centraux de la réflexion philosophique, ce par quoi elle
montre qu'elle peut s'arracher à l'idéologie, à l'autosatisfaction, à l'auto-glorification.

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Quatrième partie. Hegel :Une complexification décisive de la conscience moderne

L'importance de la philosophie de Hegel (1770-1831) est très grande pour notre enquête. C'est
« la » philosophie de la modernité par excellence, celle qui va rassembler la plupart des idées
antérieures sur la question et servir de modèle, ou de repoussoir, en tout cas de référence de toute la
discussion ultérieure. C’est le point de transition entre les conceptions « classico-modernes » (celles
que nous avons vues jusqu’ici -jusqu’à la Révolution française) et les débats contemporains.
Ce qui frappe avec la conception hégélienne de la modernité, c’est son niveau de complexité,
très supérieur à toutes les tentatives antérieures. Elle se manifeste d’abord comme un essai pour
systématiser le thème de la modernité en l’inscrivant dans une vaste philosophie de l'histoire :
comme à l'époque des Lumières, les deux orientations sont liées, mais d'une façon plus
systématique et plus réfléchie. La conception de l'histoire de la modernité se fait extrêmement
articulée, multidimensionnelle, ramifiée, ce sont plus simplement des idées des intuitions exprimées
rapidement et un peu au hasard. Ce n'est plus une simple philosophie du progrès.
Mais le changement le plus important, c'est que la définition même de la philosophie, du
travail philosophique va changer. Dans tous les constructions antérieures, la réflexion philosophique
s'annexait un nouvel objet, elle en éclairait les enjeux. Ici, c'est plutôt le contraire : la philosophie se
redéfinit comme réflexion sur la modernité, réflexion de la modernité sur elle-même, et cela permet
de réintégrer l'ensemble de la tradition antérieure. Elle n’est plus (ou plus seulement, ou plus
prioritairement) la recherche du Vrai absolu, en continuité avec les religions, la recherche de
l’éternel, de l'inaltérable, mais l’auto-réflexion de la modernité. C'est le pari sur laquelle repose de
la philosophie de Hegel. Il y a ici une systématisation dramatique, une radicalisation, qui va
vraiment exercer un poids énorme dans la pensée occidentale, et même au-delà. Chez Hegel, la
conception de la modernité va déboucher sur une conception du présent historique comme objet
spécifique de la pensée, auquel se rattache assez directement la réflexion philosophique. C’est la
définition de la raison qui change : la raison est compréhension du présent plus que de l’éternel, de
l’histoire plus que de l’essence.
On aperçoit vite certaines conséquences. Il ne s'agit plus de présenter le système
philosophique que l'on n'en vu comme essentiellement plus vrai que toutes les autres, abstraction
faite de l'histoire. Hegel pense plutôt que les systèmes philosophiques « faux », imparfaits, partiels,

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ont leur pleine légitimité : comme dans l'histoire de l'individu, ce qui compte, c'est le processus
d'apprentissage (d’éducation), lequel passe plutôt par l'exploration des solutions unilatérales. La
pensée a une histoire, et cette histoire est forcément celle des essais, des découvertes et des erreurs,
pas simple accumulation d'informations. Simplement, il faut que l'on puisse faire le point à la fin,
comme dans une récapitulation (revoir en accéléré la grande galerie d'images). Toutes les grandes
catégories ont une grande fluidité : elles s'appellent les unes les autres, il ne s'agit pas de faire de
l'une d'entre elle un étendard. Autrement dit, Hegel est plutôt porté à penser sa philosophie comme
une récapitulation, une systématisation des philosophies antérieures plutôt que comme une
philosophie vraie qui supplanterait toutes les autres et pourrait faire ricaner de celles-ci. La
métaphore du mûrissement des choses, importante chez notre philosophe, rend généreux.
Ensuite, Hegel a une vision du sens de sa propre philosophie. La société occidentale, tout
comme la culture occidentale deviennent des objets de réflexion autonomes (on réfléchit à ce que
l’on fait, on mesure les enjeux de pratiques intellectuelles nouvelles), mais elles sont lues selon le
modèle de la crise, compte tenu de l’épreuve qu’ont représenté les Lumières et la Révolution
française. Hegel intègre ce moment négatif, critique : on a critiqué, on a détruit, mais non pas par
méchanceté par mauvaise volonté, mais parce que, objectivement, ce qui dominait à l'époque n'allait
plus. L’époque était dominée par des divisions : science et religion, science et philosophie, société
et État, entendement et création artistique, etc. Il fallait les surmonter. Or, Hegel voit sa propre
philosophie non pas comme un programme de reconstruction (ce serait ridicule : d’ailleurs, il
critique aussi l'utopisme, l’arrogance et l’ignorance du réel), mais comme le reflet et aussi comme
l'auxiliaire d'une tentative spontanée de reconstruction (la vie s'épanouit dans l'harmonie, pas
n'importe quelle harmonie, mais dans l'harmonie quand même), de ré-élaboration spontanée sur de
nouvelles bases. Après la crise on rebâtit, et la philosophie, chez Hegel, se présente en quelque sorte
comme la conscience des enjeux de cette reconstruction générale qui se produit certes sans elle,
mais dont elle constitue néanmoins l'expression la plus claire et la plus consciente, qui interprète sa
signification et lui donne par là toute sa force.
Explicitons tout cela.
Hegel défend une position présentiste. Pour nous, le terme « présentisme » est d’un usage
récent dans les sciences humaines et sociales (on ne le trouve guère avant les années 1980), et son
sens reste en partie flou. De manière générale, on peut dire qu’il y a présentisme lorsque l’on
accorde un poids déterminant au présent plus qu’au passé et à l’avenir, et au présent historique en
particulier : « notre temps », « notre époque », « l’âge contemporain »... Ce sont alors des attitudes
que, par exemple, l’attachement crispé ou nostalgique au passé ou, inversement, l’espoir d’un futur

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à la fois très différent et meilleur que ce que l’on connaît actuellement qui se trouvent dévalorisées.
Sans forcément l’idolâtrer, le penseur présentiste nous invite à reconnaître que le présent est notre
monde, ce qui s’impose à nous aussi bien du point de vue de la pensée (il faut le comprendre dans
son originalité) que du point de vue de l’action (il est notre base, ce dont nous devons partir pour
agir, ce avec quoi nous devons composer). Il a, pour ainsi dire, une épaisseur, une consistance, qui
doivent être reconnues d’emblée, quels que soient les choix intellectuels et pratiques que l’on
effectue ensuite.
Nous allons développer un certain nombre de thèses sur la base de cette petite définition.
1. Au-delà d’aspects plus ou moins superficiels, il peut exister un présentisme philosophique,
c’est-à-dire justifiable et développable pour des motifs intellectuels très sérieux que l’on peut
argumenter. Ce présentisme représente même une source de renouvellement possible pour la pensée
philosophique. C’est même ce qui est effectivement arrivé dans le sillage de la Révolution
française.
2. Même si ce n’était pas leur objectif (les choses n’étaient pas exprimées comme cela à
l’époque), les conceptions historiques de la modernité que nous avons étudiées jusqu’à présent (de
la Renaissance à la Révolution française) ont fourni le principal aliment d’un présentisme
philosophique. C’est le bilan que l’on peut faire après coup. Autrement dit, il apparaît maintenant
que, au-delà des thèmes concrets, variés et parfois contradictoires entre eux, qui ont été exposés par
les auteurs que nous avons rencontrés, ces conceptions ont été des invitations à comprendre et à
apprécier le présent (historique) dans sa force et son originalité. Le « sens » des conceptions de la
modernité aura été de donner une assise et une consistance à un choix théorique pour le présent qui,
sans cela, serait resté pauvre, superficiel ou artificiel. Ce qui est une manière de dire que la question
du Progrès (y a-t-il ou non progrès dans l’histoire ? ; sommes-nous situés, nous les vivants, les
contemporains, les Occidentaux, etc, à la pointe du ou des progrès généraux de l’Humanité?) ne
constitue pas forcément l’enjeu le plus central de tout ce que nous avons vu.
3. C’est avec la philosophie de Hegel que les choses se clarifient. Bien entendu, ce philosophe
pourrait être ajouté à la galerie de portraits que nous avons commencé à édifier : comme Perrault,
comme Voltaire, comme Condorcet, il a des idées générales sur son époque, sur le progrès, etc., qui
jouent un rôle dans ses conceptions philosophiques générales. Mais ce qu’il y a de nouveau, c’est
que, chez lui, les prises de positions présentistes précèdent et fondent l’interrogation sur la
modernité. Il y a bien une forme de réflexivité critique qui fait date.

Lorsque l’on prend on considération sa conception de l'histoire, on s’aperçoit vite que Hegel

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

reste fidèle au cadre général que nous avons vu se dégager, à ce que nous avons appelé le lieu
commun moderniste : notre monde, le monde moderne, commence avec les transformations du 15 e
et du 16e siècles, avec des événements fondateurs.

Ce qu'on appelle la restauration des sciences, la floraison des Beaux-Arts, la découverte de l'Amérique et
celle de la route des Indes orientales, peuvent se comparer à l'aurore qui, de longue tempête, pour la
première fois le retour d'un beau jour. Ce jour est celui de l'universalité qui éclate enfin après la langue
nuit, fertile en conséquences et terrible du Moyen-Âge ; jour qui se signale par la science, par l’instinct de
la découverte, c’est-à-dire par ce qu'il y a de plus noble et de plus sublime que le génie humain, par le
christianisme et émancipé par l'Église, comme son contenu éternel et vrai2.

Aucune surprise dans ces propos -sinon une évaluation du rôle historique du christianisme qui
va à l’encontre de l’esprit souvent très critique de l’âge des Lumières. Selon Hegel, qui s’oppose
nettement à Condorcet sur ce point, malgré des limites, le christianisme a en effet rendu disponible
à l’esprit humain l’idée de l’égalité de tous les hommes (« l’universalité »), et cela suffit à lui
reconnaître un rôle nettement positif. Pour le reste, de tels propos parfaitement classiques, pour ne
pas dire qu’ils reprennent les clichés habituels de la culture occidentale.
Hegel développe une critique du progrès, du moins d'une version trop simple, trop rigide, du
progrès qu'il reproche aux philosophes du 18e siècle d'avoir adoptée. Il fait valoir deux objections.
Premièrement, elle pousse à un certain mépris des cultures et des civilisations origine, à un certain
rationalisme excessif. L'homme universel, rationnel, c'est-à-dire mathématicien et physicien, n’est
pas tout l’homme. Hegel entreprend donc une réhabilitation de la vie historique, de la culture, de la
tradition, source de la richesse de la vie humaine. D'une certaine façon, c'est ce que la Révolution
française a négligé pour prétendre refaire la société sur des bases purement rationnelles, tout
reprendre à zéro, faire de la vie sociale une expression transparente de la rationalité, ce qui fut la
cause de son échec : l’exaspération devant un réel qui résiste, qui n’est pas qu’une cire molle que la
Raison doit former, il se produit une sorte de fuite en avant vers la violence pour imposer le
rationnel.
Deuxièmement, d’après Hegel, le thème du progrès ne permet pas de penser la réalité
concrète de l'histoire. A ce niveau, Hegel reprend des analyses de Voltaire (le retour cyclique de la
violence de la guerre) et de Rousseau (l’existence de contreparties aux des progrès de la
civilisation). Les philosophes ont souvent eu la tentation de minimiser le côté sombre, voire
tragique de l’histoire, pour préserver la cohérence du monde, qui leur tenait à cœur. Chez Leibniz,
au début du 18e siècle, on trouve par exemple cette idée que le mal, le désordre, existent, mais font
partie d’une sorte d’équilibre global, selon le modèle d'une œuvre d'art picturale riche en contrastes.

2 Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Paris, Vrin, 1979, p. 314.

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Pour Hegel, le déclin des civilisations, la ruine des sociétés, les destructions, ont une certaine
réalité, ont une espèce de consistance, il faut leur donner une place. C'est pour cela que Hegel
préférera parler d'évolution ou de développement plutôt que de progrès. Pourtant, il y a bien une
avancée, et l'histoire n'est pas faite de répétitions, il y a bien un processus global d'enrichissement,
de complexification, même si c'est un processus heurté. On atteint ainsi le cœur de la philosophie de
Hegel : le développement, qui est la chose essentielle, n'est pas un processus de tout repos, il y a de
façon immanente des obstacles, des crises, du chaos, de l'adversité, et le moteur de tout avancée ou
de tout processus consiste précisément à « surmonter » (le verbe essentiel de la philosophie de
Hegel : aufheben, que l’on peut traduire par dépasser) ce moment-là.
Pourtant, l’apport essentiel de la philosophie de Hegel pour les questions qui nous intéressent
consiste à avoir relativisé l’idée de progrès. Ce qui compte, c’est plutôt le présent comme objet de
connaissance, dans son originalité et sa complexité. Comment ce déplacement s’organise-t-il ? Nous
allons parcourir un certain nombre de textes de Hegel pour voir comment se précise l’idée d’une
pensée philosophique comme réponse à un présent historique. Cela représente en effet un
approfondissement remarquable des conceptions classiques de la modernité que nous avons vu se
développer3.

1 Phénoménologie de l’esprit
Un des premiers ouvrages publiés par Hegel (1806) s’intitule Phénoménologie de l’esprit. Le
philosophie y donne un premier aperçu du « système » (lui-même valorise ce terme) qu’il entend
édifier. L’ouvrage est précédé d’une longue et fameuse « préface » (une cinquantaine de pages) dans
laquelle il justifie son point de vue et explique ce qu’il entend faire. Or, ce texte développe un point
de vue présentiste très net. La préface de la Phénoménologie de l’esprit est même sans doute le
texte dans lequel Hegel a donné du primat du présent les formulations les plus explicites et les plus
frappantes. S’il s’était contenté d’y tirer les conséquences du fait qu’aucun individu, et pas même
un philosophe, ne peut sauter au-dessus de son temps, il ne serait pas allé beaucoup plus loin que
Schiller, poète et penseur allemand très influent à l’époque de Hegel, qui évoquait, dans la
deuxième de ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, la nécessité de philosopher en
« citoyen de son temps » et « de prêter l’oreille aux besoins et aux goûts de son siècle »4. Mais la
3 Dans ce qui suit, nous suivons certains développements du livre important d’Emmanuel Renault, Connaître ce qui est.
Enquête sur le présentisme hégélien, Paris, Vrin, 2015.
4F. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, édition bilingue, trad. R. Leroux, Aubier, Paris, 1943, p. 71 :
« Je n’aimerais pas vivre à une autre époque ni avoir travaillé pour un autre siècle. On est aussi bien citoyen de son
temps que l’on est citoyen au sens politique ; et si l’on trouve inconvenant, illicite même de ne pas se conformer aux
mœurs et aux habitudes dans lesquelles on vit, pourquoi aurait-on moins le devoir, au moment où l’on se dispose à
choisir une activité, de prêter l’oreille aux besoins et aux goûts de son siècle ? »

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Phénoménologie va plus loin. Elle affirme que la valeur d’un projet philosophique dépend de sa
capacité à répondre aux exigences de son temps. Et plutôt que de se réclamer de besoins généraux
caractérisant une époque, comme celle des Lumières, à la manière de Kant dans une célèbre note de
la Préface de la Critique de la raison pure5, elle se rattache à des besoins propres à une conjoncture
spécifique.
Pour la première fois dans l’histoire de la philosophie, Hegel estime donc que, puisqu’il
convient de philosopher en « citoyen de son temps », un projet philosophique peut être justifié par
l’analyse d’une conjoncture. Plus encore, il affirme que, hormis la justification interne au
déploiement systématique, la justification par la conjoncture est seule légitime. Présentant la tâche
fondamentale dont la philosophie doit s’acquitter, « contribuer à ce que la philosophie s’approche
de la forme de la science », il a en effet distingué deux justifications possibles :

La nécessité intérieure que le savoir soit une science réside dans sa nature, et s’expliquer de façon
satisfaisante sur ce point n’est rien d’autre que présenter la philosophie elle-même. Mais la nécessité
extérieure, pour autant que, faisant abstraction de la personne et du contexte incitatif individuel, on la
saisit d’une manière universelle, est la même chose que la nécessité intérieure, sous la figure, s’entend, à
travers laquelle le temps représente l’être-là des moments qu’elle comporte (die Zeit das Dasein ihrer
Momente vorstellt). Montrer que le temps est venu d’élever la philosophie à la science (Dass der
erhebung … an der Zeit ist), voilà donc ce qui serait la seule vraie justification des tentatives qui se
proposent un tel but, parce qu’elle ferait voir la nécessité de celui-ci, et même, parce que, tout à la fois,
elle le réaliserait6.

Qu’élever la philosophie à la science soit un projet à l’ordre du jour, les philosophes de


l’époque, Fichte par exemple, l’affirmaient déjà en faisant leur l’exigence de fonder la philosophie
transcendantale7. Mais ici, l’élévation de la philosophie à la science n’est plus seulement justifiée
par une dynamique interne à l’histoire de la philosophie. Elle se fonde sur une caractérisation plus
large. C’est à un moment spécifique de l’histoire du monde que Hegel se réfère lorsqu’il affirme
que la transformation de la philosophie en science est « an der Zeit », c’est-à-dire « à l’ordre du
jour » ou encore « dans l’air du temps ». Ces formulations sont paradoxales, voire provocatrices.
Comment pourrait-on fonder la rationalité la plus haute, celle de la science, dans les traits
contingents d’une époque. Ou pire : d’une conjoncture ?
Dans la préface de la Phénoménologie de l’esprit, le présent n’est thématisé ni seulement
comme la récapitulation d’un processus passé, ni seulement comme un ensemble de scissions à
dépasser, mais également et surtout comme la transition du « monde tel qu’il a été jusqu’à
maintenant » vers un « nouveau monde » :
5 I. Kant, Critique de la raison pure : « notre siècle est celui de la critique à laquelle tout doit se soumettre ».
6 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 2006.
7 Voir J.G. Fichte, « Sur le concept de la Doctrine de la science », Essais philosophiques choisis, trad. L. Ferry et A.
Renaut, Vrin, Paris, 1984, p. 35-36.

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

Il n’est, d’ailleurs, pas difficile de voir que notre temps est un temps de la naissance et du passage à une
nouvelle période. L’esprit a rompu avec le monde qui a été jusqu’à maintenant celui de son être-là et de sa
représentation, et il est sur le point de les précipiter dans le passé pour les y engloutir, ainsi qu’engagé
dans le travail de sa transformation. Certes, il n’est jamais en repos mais pris dans un mouvement toujours
en progrès. Cependant, de même que, chez l’enfant, après une longue nutrition silencieuse, la première
respiration interrompt un tel devenir graduel de la progression de simple accroissement – c’est là un saut
qualitatif – (…), de même l’esprit en train de se former mûrit lentement et silencieusement en allant au-
devant de la nouvelle figure, il désintègre fragment après fragment l’édifice de son monde précédent,
tandis que le vacillement de celui-ci n’est indiqué que par des symptômes isolés. (…) Cet effritement
progressant peu à peu, qui n’altérait pas la physionomie du tout, est interrompu par l’éclosion du jour, qui,
tel un éclair, installe d’un coup la configuration du nouveau monde. Mais d’effectivité accomplie, ce
nouvel être en a aussi peu que l’enfant qui vient de naître ; et cela, il est essentiel de ne pas le perdre de
vue8.

On remarquera que Hegel s’emploie à marquer la spécificité de la conjoncture présente en la


distinguant du rythme habituel du progrès historique. L’esprit est toujours en progrès dans l’histoire,
mais il ne progresse pas toujours au même rythme et l’époque présente tire sa spécificité d’une
double caractéristique propre à toutes les périodes de transition. La première est l’émergence d’un
nouveau principe qui tout à la fois périme un ancien monde et en annonce un nouveau. Les
métaphores de l’« éclair » et de « l’éclosion du jour » désignent la brutalité de la péremption de tout
ce qui, inscrit dans la seconde nature des habitudes et des routines du monde éthique, semblait
pouvoir prétendre à une interminable permanence. Ces métaphores ont également un référent
historique déterminé : la Révolution française, connotée ici tout à la fois comme événement
soudain, destructeur, et comme un lever de soleil. Dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire,
Hegel parlera de nouveau de la Révolution comme d’un « superbe lever de soleil », en ajoutant que
« tous les êtres pensants ont célébré cette époque »9.
La deuxième caractéristique des périodes de transition est la suivante : le monde nouveau n’y
est qu’annoncé. Sa nécessité s’impose sans être encore dotée d’une pleine effectivité, celle-ci
supposant une reconstruction du monde ancien à la lumière des principes du monde nouveau :

Le commencement du nouvel esprit est le produit d’un vaste bouleversement d’une multitude variée de
formes culturelles, le prix d’un chemin entortillé de façon réitérée ainsi que d’une astreinte et peine tout
aussi réitérée. Il est le tout qui, de sa succession comme de son extension, a fait retour en lui-même, le
concept simple, qui est devenir, de ce tout. Mais l’effectivité de ce tout simple consiste en ceci que les
premières configurations qui sont devenues des moments se développent et se donnent à nouveau une
configuration, mais dans leur nouvel élément, dans le sens qui est devenu10.

Pensé comme transition, le présent est référé à un régime d’historicité spécifique marqué par

8 Phénoménologie de l’esprit, p. 64,


9 G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. G. Gibelin, Vrin, Paris, 1979, p. 340.
10 Phénoménologie de l’esprit, p. 64-65.

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la tension entre ce qui est en train de sombrer dans le passé et ce qui est en train d’advenir. Le
rapport au présent est ici central et non l’anticipation de l’avenir comme certains commentateurs ont
cru pouvoir le déduire, par contraste, d’une comparaison trop rapide avec les Principes de la
philosophie du droit. À première vue, tout semble certes opposer le rapport à l’histoire ouvert sur un
futur non encore advenu, propre à la préface de la Phénoménologie, et l’idée, exprimée dans la
préface des Principes, selon laquelle la philosophie vient toujours trop tard. Lukács a fait de cette
différence une opposition11. Hegel serait passé d’une conception de la philosophie comme
anticipation de l’avenir à une conception de la philosophie comme réflexion sur le passé. Dans la
Phénoménologie, la nouvelle époque ne serait nulle part thématisée si ce n’est sous une forme
« utopique »12, alors qu’inversement, le Hegel de la maturité réduirait la Révolution française à une
simple conséquence de la Réforme13. En définitive, la pensée du présent dans sa spécificité n’aurait
jamais été décisive.
Mais la Phénoménologie de l’esprit est loin d’assigner la philosophie à l’anticipation du futur.
C’est bien plutôt à un présent conçu comme processus qu’elle se réfère, un processus ouvert par la
Révolution française et qui n’a pas encore achevé son cours. La préface dépeint le présent en
processus d’effectuation d’un nouveau principe. Certes, si l’on se tourne vers la partie historique de
l’ouvrage, le chapitre VI, rien ne semble dit de l’histoire postrévolutionnaire puisque, curieusement,
à l’issue du développement consacré à la Terreur, la succession des figures historiques fait place à
l’analyse de la conscience morale. C’est en ce sens que le grand philosophe marxiste G. Lukács,
auteur d’un ouvrage important sur l’évolution de Hegel, a pu considérer que la constitution d’un
ordre sociopolitique rationnel ne figurait qu’à titre de perspective utopique, de situation anticipée
dont seule une nouvelle conception morale fournirait une préfiguration dans la culture présente.
Cependant, la fin de la section consacrée à la Révolution française (section intitulée « La liberté
absolue et la terreur ») évoque bien l’émergence d’un nouvel ordre éthique : les consciences
individuelles
qui ont éprouvé la crainte de leur maître absolu, la mort, s’accommodent à nouveau de la négation et des
différences, s’ordonnent sous les masses et font retour à une œuvre partagée et bornée, mais, par-là, à leur
effectivité substantielle14.

La Terreur est présentée ici non seulement comme une impasse mais aussi comme un facteur
positif par ses effets éducateurs. La Révolution française dans son ensemble apparaît comme un
processus de formation-éducation (Bildung), dont le ressort est le même que celui du processus de
11 G. Lukács, Le Jeune Hegel, Gallimard, Paris, 1981, t. II, p. 236 : « Là-bas l’aurore, ici, le crépuscule ; là-bas le début
d’une nouvelle époque mondiale, ici la fin d’une période de l’évolution humaine ». 
12 Ibid., p. 302.
13 Ibid., p. 237-244.
14 Phénoménologie de l’esprit, p. 504.

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Bildung du chapitre IV-A de la Phénoménologie (après que le conflit de reconnaissance conduit à la


lutte à mort) : la crainte de la mort. Dans une lettre de la même époque, les conséquences
formatrices de la Terreur sont d’ailleurs mises en relief dans les termes mêmes du chapitre IV-A :
Grâce au bain de sa révolution, la nation française n’a pas été seulement libérée de beaucoup
d’institutions que l’esprit humain sorti de l’enfance avait dépassées, et qui par conséquent pesaient sur
elle comme sur les autres telles d’absurdes chaînes ; mais en outre l’individu s’est dépouillé de la peur de
la mort et du train habituel de la vie auquel le changement des circonstances a retiré toute solidité  ; voilà
ce qui lui donne la grande force dont elle fait preuve à l’égard des autres15.

Ce n’est qu’en apparence que l’histoire postrévolutionnaire est absente de la Phénoménologie.


Dans le chapitre VI tout comme dans la préface, la Révolution française est présentée comme un
processus encore en cours plutôt que comme une séquence dépassée. Par son moment négatif (la
Terreur), elle parvient à surmonter par elle-même l’abstraction qui la caractérise, celle de
l’affirmation absolue du principe du droit inconditionnel de la liberté, et à fixer la tâche
fondamentale de la période révolutionnaire : la restructuration de l’ordre éthico-politique de
l’ancien régime sur la base de ce nouveau principe. Il est difficile de déterminer si, dans l’idée d’un
« réordonnancement » des individus en « masses », c’est Napoléon et l’unification par un nouveau
pouvoir impérial qui sont évoqués ou s’il s’agit seulement pour Hegel de formuler les défis
politiques que l’époque présente doit relever. Quoi qu’il en soit, l’important est que la dynamique
historique de la période postrévolutionnaire soit thématisée au sein de la partie thématiquement
historique de la Phénoménologie comme un processus en cours et non comme une perspective
utopique. Le présent dont s’autorise la justification de la philosophie est celui d’une transition : il
est ce processus dans lequel l’esprit du monde, sans manquer de se fourvoyer dans différentes
impasses, cherche les voies adéquates pour l’effectuation du nouveau principe.
Quant à la transition de la Terreur à la moralité, loin de témoigner d’un abandon de l’analyse
du présent pour l’utopie, elle s’attache précisément à certaines de ces impasses, celles qui relèvent
des différentes formes de l’opposition de l’être et du devoir-être. Au cœur de cette transition se
trouve en effet l’idée qu’un monde éthique caractérisé par la réconciliation de l’effectif et du
rationnel (l’institutionnalisation des droits de l’homme et du citoyen, ou la positivation du droit
naturel ou rationnel) doit favoriser une pensée de la moralité comme identité de la volonté
particulière avec la volonté universelle. Après avoir affirmé que le monde de la rationalité et celui
de l’effectivité se sont réconciliés (« Les deux mondes sont réconciliés, et le ciel est descendu sur
terre pour s’y trouver transplanté »16), l’esprit s’y affirmant comme « liberté absolue », Hegel ajoute
que ce qui advient avec la Moralité est une « liberté absolue [qui] a concilié en et avec soi-même,

15 Lettre à Zellmann, 23/01/1807.


16 PhE, p. 496.

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l’opposition de la volonté universelle et de la volonté singulière »17. Non seulement le processus de


réconciliation de l’effectif et du rationnel devrait favoriser le dépassement des conceptions
juridiques et morales opposant être et devoir-être, mais ces conceptions constituent des obstacles au
développement de ce processus.
Dans la Phénoménologie de l’esprit, l’émergence du thème du présent comme réconciliation
du rationnel et de l’effectif est en effet contrebalancée par la présence d’un autre thème, déjà
déterminant dans un écrit antérieur de Hegel, La Différence des systèmes de Fichte et de Schelling,
et qui restera toujours important : le présent est également caractérisé par un ensemble de scissions .
À propos des dualismes de l’intérieur et de l’extérieur, de la conviction morale et des penchants, du
concept et de la vie, de la théorie et de l’expérience, Hegel affirmera ainsi dans ses leçons
d’esthétique :
Seule la culture moderne les a développés dans toute leur acuité et les a poussés jusqu’au point culminant
de la contradiction la plus rigoureuse. La culture spirituelle, l’entendement moderne font surgir cette
opposition à l’intérieur même de l’homme, faisant ainsi de lui un être amphibie contraint de vivre
désormais dans deux mondes contradictoires, si bien que la conscience elle aussi erre à présent dans cette
contradiction et, ballottée d’un côté à l’autre, est impuissante à trouver dans l’un comme dans l’autre une
satisfaction pour elle-même (…). Mais cette scission de la vie et de la conscience s’accompagne pour la
culture moderne et son entendement de l’exigence qu’une telle contradiction se résolve. L’entendement,
cependant, ne peut se départir de la fixité des oppositions ; c’est pourquoi la résolution reste pour la
conscience un simple devoir-être, et le présent et l’effectivité ne se meuvent que dans l’inquiétude d’un
va-et-vient qui cherche, sans la trouver, une réconciliation. Dans ces conditions, la question se pose de
savoir si cette opposition marquée qui étend partout son emprise et qui ne peut aller au-delà du simple
postulat, du simple devoir-être de la résolution, constitue véritablement le vrai en soi et pour soi et la fin
dernière la plus haute qu’on puisse imaginer. Si la culture universelle s’est enlisée dans une pareille
contradiction, alors s’impose à la philosophie la tâche d’abolir les oppositions, c’est-à-dire de montrer que
ni le premier terme dans son abstraction, ni le second, tout aussi unilatéral, n’ont de vérité, mais qu’ils
sont ce qui se dissout en soi-même ; il lui faut montrer que la vérité ne se trouve que dans la réconciliation
et la médiation des deux termes, et que cette médiation n’est pas une simple exigence, mais au contraire
ce qui est déjà en soi et pour soi accompli et ne cesse de s’accomplir18.

Ce texte offre une présentation synthétique des thèmes du déchirement de l’esprit et de


l’opposition de la subjectivité au monde éthique qui sont omniprésents dans la Phénoménologie e
l’esprit. En faisant déboucher le parcours historique du chapitre VI dans la dialectique de la
conscience morale, Hegel semble bien suggérer que la tâche fondamentale de la période
postrévolutionnaire est celle d’un dépassement du dualisme de l’intérieur et de l’extérieur, de l’être
et du devoir-être, dualisme qui constitue l’un des principaux obstacles à l’effectuation historique du
nouveau principe. Comme l’avait déjà indiqué Rosenzweig dans un ouvrage célèbre sur Hegel, dans
le dépassement du dualisme moral du devoir-être (conscience morale) et de l’être (de l’agir), c’est
sans doute le problème fondamental de la situation postrévolutionnaire qui est en jeu, à savoir le
17 PhE, p. 506.
18G.W.F. Hegel, Cours d’esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, Aubier, Paris, 1995, t. I, p. 76-78.

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dépassement de l’opposition entre le droit absolu de la liberté et l’effectivité éthique


rationnellement différenciée19. Loin de s’échapper dans l’utopie, le chapitre VI-C critique la fuite
dans le normativisme et l’utopie, ainsi que sa contrepartie : le mépris des processus de
rationalisation à l’œuvre dans le présent (ce que la préface des Principes appellera l’ « athéisme du
monde éthique »).
Hegel aurait-il abandonné par la suite cette conception du présent pour subordonner ce dernier
au passé ? Si l’on se trouve vers les leçons consacrées à l’histoire de la philosophie à Berlin, dans
les années 1820, on constate plutôt qu’il tente d’articuler deux positions en apparence opposées : les
grandes philosophies sont à la fois une explicitation du principe d’un nouveau monde (position de la
Phénoménologie) et une réflexion sur les limitations d’un monde déjà achevé (position des
Principes). La situation historique de la philosophie est marquée aussi bien par l’insatisfaction
générale de l’époque, d’où la réflexion sur les insuffisances de son principe, que par une tentative
de rationalisation qui préfigure un nouveau développement historique 20. Or, cette conception de
l’historicité de la philosophie semblait déjà acquise au moment où Hegel rédigeait la
Phénoménologie et sous une forme qui revenait précisément à faire naître les philosophies des
périodes de transition dans lesquelles l’enjeu est conjointement de comprendre l’insuffisance des
vestiges du monde passé et la vérité du monde qui doit les supplanter. Karl Rosenkranz, qui
s’appuie sur un texte malheureusement perdu, souligne que Hegel en était venu à cette thèse
générale quant à l’origine historique des philosophies dès les dernières années d’Iéna :

Dans l’une de ses introductions à ce qu’il appelait sensu strictiori [au sens le plus strict] la philosophie
spéculative, il indiquait le moment où la philosophie en général fait son apparition : elle entrerait en scène
aux époques de transition où l’ancienne forme éthique des peuples se voit totalement dépassée par une
nouvelle, ce qui se produirait plus vite, en fait, chez les peuples de moindre taille que parmi les grands, et
spécialement les colosses des Temps modernes21.

La Phénoménologie de l’esprit et les Principes de la philosophie du droit ne diffèrent en fait


ni quant au primat du présent, ni quant à la conception du présent comme processus, ni quant à leur
conception de l’ancrage historique du philosopher, mais par leur diagnostics historiques, et cela
parce qu’elles se rapportent à des conjonctures différentes. La Phénoménologie est contemporaine
de la destruction des institutions féodales et absolutistes prussiennes après la victoire des armées
napoléoniennes ; un événement comparable pour le monde germanique à ce que fut la prise de la
Bastille en France. Il n’est donc pas étonnant le présent y soit caractérisé comme le commencement
19 F. Rosenzweig, Hegel et l’État, PUF, Paris, 1991, p. 209-211.
20 Voir B. Bourgeois, Éternité et historicité de l’esprit chez Hegel, Paris, Vrin, 1995, p. 63-89.
21 K. Rosenkranz, Vie de Hegel [1844], Gallimard, Paris, 2004, p. 323.

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d’un nouveau monde.

2. Principes de la philosophie du droit (1820)


La préface de 1820 fourmille de références à une actualité qui est désignée de différentes
manières. Hegel évoque ainsi la nécessité de tenir compte des « représentations courantes en ce
moment (in dermaligen Zeit) », « la déchéance honteuse dans laquelle [la philosophie] a sombré
notre époque (in unsern Zeiten) », ceux qui prétendent énoncer les vérités nouvelles qui
conviennent « à l’époque actuelle (in jetziger Zeit) » et qui croient contribuer à « un
approfondissement et [une] justification du maintenant (ein solches jetziges Ausdenken und
Ergründen) », « la philosophie des temps récents (die Philosophie der neueren Zeit) », « la saisie du
présent et de l’effectif (das Erfassen des Gegenwärtigen und Wirklichen) », le point de vue qui
« regarde le présent (Gegenwart) comme quelque chose de vain » en méconnaissant ainsi « l’éternel
qui est présent (das Ewige, das gegenwartig ist) », la nécessité pour une philosophie qui est « son
temps saisi en pensées (ihre Zeit in Gedanken erfasst) » de « conceptualiser ce qui est (was ist) » ou
« l’effectivité qui est donnée (vorhandene Wirklichkeit) »22.
Ces formulations livrent deux enseignements dont l’un a déjà été tiré de la préface de la
Phénoménologie. Premièrement, la référence à l’actualité est équivoque, puisque tantôt Hegel
critique les représentations actuellement en vigueur et ceux qui font de la pensée du présent une
exigence, tandis que, par ailleurs, il fait sienne l’exigence méthodologique de saisir par la pensée ce
qui existe actuellement. Il n’y a là aucune contradiction comme l’indique l’usage d’une
terminologie différenciée et le fait que seul le présent (Gegenwart) bénéficie d’appréciations
toujours positives. Deuxièmement, le sens du concept de « présent » est déterminé par l’opposition
du présent et du maintenant (Jetzt) et par celle du présent et des « temps actuels » (in dermaligen
Zeit, in unsern Zeiten, in jetziger Zeit, die Philosophie der neueren Zeit). La première opposition
(présent/maintenant) est celle d’un présent spirituel et d’un présent naturel. Le concept de
« maintenant » est défini par la Philosophie de la nature comme « le présent fini (…) fixé comme
étant ». Il s’agit du présent en tant que synthèse immédiate de l’espace et du temps, d’un présent qui
n’est plus seulement celui de l’instant, mais possède déjà une épaisseur temporelle couplée à
l’épaisseur spatiale d’un lieu déterminé (§ 259). Il reste marqué par la contingence de la nature. La
seconde opposition (présent/temps actuels) est celle de ce qui est dans l’histoire est substantiel ou
effectif et de ce qui est purement contingent ou passager : « Il importe (…) de connaître, dans
l’apparence de ce qui est temporel et passager, la substance qui est immanente et l’éternel qui est

22Principes de la philosophie du droit, Paris, PUF, 2004, respectivement p. 71, 72, 73, 75, 76, 83, 84, 86.

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présent »23. Les références aux « temps actuels » renvoient à la part de contingence historique qui
ne joue pas de rôle dans le processus d’effectuation de la liberté . Dans ces deux oppositions,
l’histoire figure comme un temps irréductible au temps naturel et comme un processus
d’effectuation de la liberté sous sa forme rationnelle. Solidaires d’une conception du présent comme
réconciliation du rationnel et de l’effectif, ces oppositions se fondent sur les présuppositions
systématiques de la théorie hégélienne du droit.
Quel est au juste le projet de cette partie du système ? La réponse est donnée dès le § 1, qui
soutient que « la science philosophique du droit a pour objet l’idée du droit, à savoir le concept du
droit et l’effectuation de celui-ci ». Cette formule ramassée indique que l’ouvrage poursuivra un
double objectif. D’une part, il s’agira d’adopter une démarche analogue à celle du Droit naturel
kantien et fichtéen en déduisant ce qui est de droit à partir du concept du droit : le principe de la
volonté libre24. D’autre part, il conviendra de répondre aux objections adressées par l’École
historique à ce type de démarche en montrant que cette déduction peut parvenir jusqu’au
développement du droit dans la réalité historiquement déterminée d’un peuple particulier 25. Une
telle entreprise, consistant à concilier Kant et Fichte avec Montesquieu, n’est possible que si
l’histoire peut elle-même être considérée comme un processus de réalisation du droit rationnel (ou
naturel), ce qui suppose tout à la fois un diagnostic sur le présent et une philosophie de l’histoire.
Les jugements portants sur le présent présupposent que l’époque actuelle soit celle de la réalisation
du droit rationnel26. Qu’elle soit effectivement le résultat d’un processus d’effectuation de la liberté,
c’est ce que tente de montrer la théorie de l’histoire du monde sur laquelle se concluent les
Principes27. Il n’est donc pas étonnant que, dans la plupart des Leçons, les textes remplissant la
fonction de la préface de 1820 s’emploient à présenter le projet systématique de la Philosophie du
droit à partir de la philosophie de l’histoire qu’elle présuppose.
Hegel part souvent des rapports de la nature et de l’esprit et de la définition de l’histoire
universelle comme processus au cours duquel l’esprit tente de s’arracher à l’immédiateté naturelle.
Ce processus est graduel et le cours du développement historique est divisé en différentes phases.
23PPD p. 84. La réalité de l’opposition du « présent » et des « temps actuels » pourrait être contestée sur le fondement
du passage indiquant que la philosophie est « ihre Zeit in Gedanken erfasst », mais il s’agit alors d’un constat et non
d’une exigence : toutes les philosophies saisissent leur temps par la pensée, même celles qui ne s’attachent qu’à ce qui
est le plus irrationnel en lui et celles qui croient pouvoir le dépasser. Lorsque Hegel entreprend de transformer ce
constat en consigne méthodologique, il précise immédiatement que la philosophie doit être « saisie du présent et de
l’effectif (das Erfassen des Gegenwärtigen und Wirklichen) ».
24PPD § 2 et remarque. ; § 29.
25PPD § 3, rq.
26Dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire, après avoir considéré que le droit naturel moderne exprime le
principe moderne consistant à « considérer le droit et la moralité comme fondés sur le terrain de la volonté de
l’homme », Hegel fait de Frédéric II « le premier grâce auquel les temps nouveaux commencèrent à entrer dans les
faits » ; la seconde grande étape de cette réalisation historique du droit naturel est constituée par la Révolution française.
27PPD § 342.

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La première est celle de l’« état naturel » (Naturzustand), état d’absolu non-liberté dont l’esprit
tente de s’affranchir en accédant au second état. L’état intermédiaire (Mittelzustand) se caractérise
par une coexistence de la confiance immédiate et de la violence avec le droit. Certains rapports
juridiques y comportent des éléments conformes à la raison alors que d’autres portent la trace d’une
naturalité héritée du premier état ; aussi l’esprit entre-t-il en lutte contre ces éléments irrationnels en
visant une effectivité historique pleinement conforme à la raison. Or, Hegel identifie clairement
l’époque présente à celle de « l’état intermédiaire ». Il indique que l’actuel esprit du temps (die
jetzige Zeitgeist) est dirigé contre les nombreux moments dont souffre encore la situation présente
(der gegenwärtige Zustand) des peuples européens, « [moments] qui entravent le pur
développement du concept du droit »28. Sont mentionnées à ce propos les composantes du droit
germanique qui s’opposent à la pleine affirmation du principe de la personnalité dans le droit privé
et les survivances du système féodal qui interdisent le développement d’un droit politique conforme
au principe de la liberté. Hegel ne fait ici qu’évoquer de façon générale ce qu’il développait
amplement un an auparavant, en 1817, dans ses articles intitulés « Actes de l’Assemblée des états
du royaume de Wurtemberg en 1815 et 1816. Analyse critique ». Il y écrivait en effet que « les
événements historiques qui se déroulent ici sous nos yeux (…) contiennent une part considérable de
passé », tout en ajoutant qu’on perçoit dans ces débats
 un gouvernement et un peuple allemand engagés dans un travail intellectuel afin de penser ces objets et
des pensées qui s’affairent pour la renaissance d’une réalité. Notre temps avait apporté au Wurtenberg une
tâche nouvelle, avec l’obligation de la résoudre : la tâche d’ériger en État le pays wurtenbergeois29.

28 Leçons sur le droit naturel et la science de l’État, Paris, Vrin, 2002, p. 206.
29G.W.F Hegel, Écrits politiques, Paris, Champ Libre, 1980, p. 207-208.

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Un manuscrit datant de 1819/1820 est sans doute le plus éclairant à ce propos 30. Hegel y
reformule en effet en termes dynamiques les énoncés utilisés pour définir le sens du « présent »
dans la préface. Pour expliciter l’affirmation suivant laquelle la philosophie du droit est saisie du
présent et de l’effectif, il soutient que « ce qui fait époque dans l’intériorité de l’esprit, cela advient
et nécessairement (was an der Zeit ist im innern Geist, das geschieht wird und notwendig) »31. La
formule la plus célèbre de ce manuscrit commente, quant à elle, l’identification de l’effectif au
rationnel : « Ce qui est rationnel devient effectif, et l’effectif devient rationnel »32. Il n’y a pas lieu
d’opposer cette formulation à la thèse de la préface (« Ce qui est rationnel est effectif ; et ce qui est
effectif est rationnel »33) dont elle se veut l’explicitation. Le point de vue de la philosophie de
l’histoire, privilégié dans l’introduction du Manuscrit de 1819/1820, veut en effet que l’identité du
réel et du rationnel soit rapportée à la dynamique qui la produit ; seule la perspective
méthodologique adoptée par la préface de 1820 conduit à présenter cette identité de façon statique.
Dès lors, il est peu significatif que dans le cahier de notes de Ringier, un étudiant, portant également
sur le cours 1819/1820, on trouve une formulation plus proche de celle des Principes : « Ce qui est
rationnel est effectif, et inversement »34. Plus significatif est que des proches de Hegel, comme
Gans et Karl Michelet (à ne pas confondre avec l’historien français, Jules Michelet !), aient insisté
sur le fait que d’un point de vue systématique, les concepts de rationnel et d’effectif ont une
dimension processuelle, de sorte que l’idée d’une identité de l’effectif et du rationnel doit elle-
même être interprétée en termes processuels et non statiques.
Ces quelques indications conduisent à une définition assez précise du présent. Nous savions
que celui-ci se caractérise par la rationalité, ce qui le distingue du simple maintenant naturel et des
circonstances historiques passagères. Il est conforme à ce que des êtres pensants et raisonnant
peuvent attendre du monde. Nous voyons maintenant que cette rationalité « devient », qu’elle
« advient » à partir du présent dans une dynamique qui rend le présent irréductible au passé et à
l’avenir.
Ces précisions, parfaitement cohérentes avec les thèses du Manuscrit Homeyer de 1818/1819,
permettent de comprendre pourquoi, en 1818, la séquence des étapes de l’histoire universelle est
présentée comme une succession dont le terme n’est pas l’accès à un troisième état, mais le
dépassement des insuffisances du second. Et comme nous l’avons vu, on retrouve cette même
caractérisation du présent dans les Principes de la philosophie du droit. Loin de se réduire à une
30 Leçons sur le droit naturel et la science de l’État, Paris, Vrin, 2002, p. 46-52.
31Ibid., p. 50.
32Ibid. p. 51.
33 Principes de la philosophie du droit, p. 84.
34 Leçons sur le droit naturel..., p. 8.

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reconstruction de commentateur, l’identification de la situation actuelle de la Prusse à celle d’un


« état intermédiaire » (Mittelzustand) était précisément ce que certains des plus proches disciples de
Hegel retenaient de sa philosophie du droit. C’est le cas notamment de Gans, un élève de Hegel,
qui, dans un ouvrage intitulé Contributions à la révision de la législation prussienne (1832),
décrivait la Prusse comme un « État tutélaire » à égale distance de l’ « État paternaliste » et de
l’« État constitutionnel » ou « État absolu » :
Un État tutélaire ne peut jamais durer qu’un temps, tout comme la tutelle elle-même. L’émancipation vers
une position plus élevée et plus libre est ancrée dans sa nature même. Il peut la désavouer et la repousser
un moment, mais il ne peut se libérer de ses résultats finaux. Tout porte à croire que les années
d’apprentissage appartiendront bientôt, chez nous, au passé, et que les idées et représentations qui se font
valoir en Allemagne aujourd’hui ne resteront pas non plus étrangères à l’État appelé à se tenir à la tête de
la patrie allemande35.

3. Raison et modernité
Nous avons vu Hegel promouvoir les principes de l’expérience et de l’autonomie de la raison
en principes philosophiques de la modernité, mais l’histoire du monde ne se réduit pas à celle de la
philosophie. Du point de vue de l’histoire du monde, la modernité se caractérise par un principe
plus général encore, celui de la liberté subjective, et par le processus d’effectuation de ce principes.
À quelles phases de ce processus les principes de l’expérience et de l’autonomie de la raison
appartiennent-ils ?
La modernité prend naissance avec une liberté subjective qui procède de la réconciliation de
l’au-delà et de l’ici-bas, de la conscience de soi et de la conscience de ce qui est présent. Cette
réconciliation se manifeste tout d’abord seulement dans « le cœur, la spiritualité du sentiment, la
conscience intérieure, le for intérieur »36. Il ne s’agit encore là que d’un commencement initiant le
processus de la modernité. Un processus de Bildung au cours duquel le principe de la liberté
subjective, n’existant tout d’abord qu’en soi, sous une forme purement religieuse à laquelle manque
aussi bien la pensée que l’effectivité, acquiert progressivement l’une et l’autre : « Le temps, jusqu’à
notre époque, n’a eu d’autre tâche que d’imprimer ce principe dans l’effectivité, et de faire ainsi
acquérir à ce principe la forme de la liberté, de l’universalité »37. Ce processus parcourt différentes
étapes. Les Leçons sur la philosophie de l’histoire en distinguent quatre : celle de l’affirmation
religieuse du nouveau principe, celle de ses conséquences politiques immédiates, celle de son
35 Cité par N. Waszek, Eduard Gans. Chroniques françaises, Paris, Cerf, 1993, p. 99.
36 Leçons sur la philosophie de l’histoire, p. 52,
37Ibid., p. 522. Dans cette même page, Hegel indique bien que le processus de la modernité n’est pas tant celui de
l’affirmation progressive d’un principe que celui d’une Bildung : « Ce qui doit à présent advenir, c’est que cette
réconciliation advenue en soi s’imprime dans l’effectivité, ce qui ne peut advenir que si elle devient elle-même
effectivement objective selon la forme, en recevant la forme du penser. Cette forme relève de la culture (Bildung) ; car
celle-ci consiste à activer l’universel, le penser en général ».

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application formelle à la connaissance de la nature et à l’ordre social, et celle du dépassement des


limitations de l’Aufklärung, c’est-à-dire de l’esprit des Lumières.
Lors des deux dernières phases que les principes de la modernité philosophique deviennent
également des principes d’époque. C’est seulement à propos de la période marquée par
l’Aufklärung, qu’il est dit que « la pensée est le degré où l’esprit est maintenant parvenu »38. Dans
les Leçons sur l’histoire de la philosophie, c’est le moment de la philosophie française qui semble
déterminant : « Chez les Français, nous trouvons un profond besoin de philosophique qui embrasse
tout ». Alors que chez Luther, la liberté n’existait que comme liberté intérieure, elle trouve à
s’affirmer grâce aux Lumières françaises comme « état du monde » : « La liberté devient état du
monde, elle se raccorde à l’histoire du monde, dont elle devient une époque : c’est la liberté
concrète de l’esprit, l’universalité concrète »39. Dans les Leçons de philosophie de l’histoire de
1822/1823, ce qui apparaît décisif est plutôt la manière dont Frédéric II soumet l’esprit objectif au
droit de la pensée universelle. Frédéric II est présenté comme l’origine d’une transformation de la
liberté subjective en liberté objective, transformation qui permet que la liberté de la pensée
apparaisse comme le moment déterminant de la liberté, transformation contribuant à conférer à la
philosophie un droit général sur l’époque40.
C’est à cette phase du processus de la modernité que se réfèrent les introductions des Leçons
sur l’histoire de la philosophie lorsqu’elles avancent que l’époque moderne est celle où « la
réflexion libre et authentique s’est élevée contre tout ce qui était introduit par l’autorité », où l’on a
estimé que le vrai se trouve dans l’âme et l’entendement de l’homme, où le principe de l’expérience
s’est affirmé contre l’autorité de la religion et de la constitution politique de l’époque, contre tout ce
qu’il y a de positif en elles. Elles ajoutent que la philosophie incarne plus que tout autre savoir cette
exigence de ne reconnaître comme légitime que ce qui peut se soumettre avec succès au tribunal de
la raison : « Cette substitution d’un autre fondement à celui de l’autorité, on l’a appelé
philosophique et de même, pour cette raison, la philosophie, la sagesse du monde (Weltweisheit) »41.
Les passages parallèles des introductions de l’Esthétique ou de la Philosophie de la religion
présentent la modernité comme l’époque dans laquelle le penser libre apparaît comme un droit

38 Ibid., p. 335.
39 Leçons sur l’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1990, t. 6, p. 1719.
40 Leçons sur la philosophie de l’histoire, p. 535 : « C’est un personnage de l’histoire mondiale, on l’a nommé ‘roi
philosophe’ parce qu’il avait saisi la pensée universelle de l’État, parce qu’il s’en est tenu à la fin universelle. (…)  le
premier, il a saisi ce principe, et l’a mis à exécution en tant que roi. C’est seulement lorsque celui-ci a acquis une
validité universelle que la philosophie peut être qualifiée de bon sens (gesunder Menschverstand » ; « La liberté de la
volonté est en et pour soi déterminée, parce qu’elle n’est rien d’autre que l’acte de se déterminer soi-même. Et
maintenant la détermination de la liberté de la volonté a appréhendé le penser comme ce qu’il y a de plus élevé dans la
réalité effective ».
41 Leçons sur l’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1980, t. 6, p. 187.

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

absolu : un droit à tout soumettre à l’examen de la raison. On remarquera que les Lumières sont ici
définies aussi bien par le principe de l’autonomie de la raison (substitution du penser libre à
l’autorité), que par le principe de l’expérience. On relèvera également que le terme de « sagesse du
monde », qui conservait à l’époque de Hegel une dimension polémique, reçoit une double
définition, solidaire d’une double opposition : celle de la « sagesse divine » et de la « sagesse
mondaine », et celle des conceptions « scolaire » et « mondiale » de la philosophie
(Schulbegriff/Weltbegriff). La sagesse du monde n’est pas seulement une sagesse fondée sur la
raison plutôt que sur la révélation, elle est aussi une philosophie sécularisée qui s’efforce de rendre
compte de la variété des caractéristiques significatives et des enjeux de l’expérience humaine.
Revenons aux phases du processus de la modernité. Après avoir défini Les Lumières par
l’exigence de tout soumettre à l’examen d’une pensée guidée par des principes universels, Hegel en
vient à la quatrième phase qui tente d’accomplir le projet d’une autonomie rationnelle de la pensée
et de la volonté :
On a appelé raison ces déterminations générales ainsi fondées sur la conscience actuelle, les lois de la
nature et le contenu de ce qui et juste et bien. On appela Lumières la validité de ces lois. Les Lumières
passèrent de France en Allemagne et il apparut un monde nouveau d’idées. Le critérium absolu, par
opposition à toute autorité de la foi religieuse, des lois positives du droit, en particulier du droit public,
était désormais que le contenu en fût reconnu par l’esprit, dans un présent libre (…). S’il est infiniment
important que le contenu divers soit ramené à sa simple détermination sous la forme de la généralité, on
ne satisfait pourtant pas, avec ce principe encore abstrait, l’esprit vivant, l’âme concrète. Ce principe
absolu quant à la forme nous amène au dernier stade de l’histoire, à notre monde, à nos jours42.

Ce texte permet de préciser, mieux que tout autre, la fonction historique du projet hégélien :
tirer toutes les conséquences du fait que, depuis l’époque des Lumières, « la vraie civilisation
(wahre Kultur) est essentiellement celle de la science », en transformant ce « principe absolu »
qu’est l’exigence de tout soumettre à l’examen de la raison en un principe non plus formel, mais
susceptible de rendre compte adéquatement de tous les savoirs et enjeux de l’expérience. En
d’autres termes, l’ancrage historique spécifique de la philosophie hégélienne n’est ni celui de la
modernité en général, ni celui de la philosophie allemande après Kant, considérée comme un espace
théorique autonome, mais bien plutôt celui des conséquences des Lumières dans une conjoncture
particulière, la séquence postrévolutionnaire. La Révolution française fait événement en montrant
qu’une rationalisation du monde historique à partir de principes universels est possible, en
transformant ainsi le principe philosophique de l’autonomie de la raison en un principe effectif,
agissant, en un présupposé de l’époque qui n’est pas sans conséquence sur la compréhension du rôle
de la philosophie dans l’histoire.

42 Leçons sur la philosophie de l’histoire, p. 337, p. 523.

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

On a dit que la Révolution française est sortie de la philosophie et ce n’est pas sans raison que l’on a
appelé la philosophie une sagesse du monde (Weltweisheit), car elle n’est pas seulement la vérité en soi et
pour soi, en tant que pure essentialité, mais aussi la vérité en tant qu’elle devient vivante dans la
mondanéité. Il ne faut donc pas s’élever là contre quand on dit que la Révolution a reçu sa première
impulsion de la philosophie. Mais cette philosophie n’est tout d’abord que pensée abstraite, et non
concevoir concret de la vérité absolue, ce qui est une différence incommensurable.

La conjoncture postrévolutionnaire n’est pas seulement marquée par le fait que l’autonomie
de la raison est devenue un « préjugé de l’époque », mais aussi par aussi par les conséquences que
cette transformation historique a sur les rapports de la philosophie à l’histoire. Des conséquences
dont Marx fera l’origine des développements ultérieurs de l’école hégélienne en écrivant que « le
devenir philosophique du monde est en même temps un devenir monde de la philosophie »43.
Dans le contexte postrévolutionnaire, la conjonction des principes de l’expérience et de
l’autonomie de la raison prend en effet une nouvelle forme qui donne une nouvelle signification à
l’idée de philosophie comme Weltweisheit : celle d’une sécularisation au sens d’une participation de
la philosophie à l’histoire du monde. Hegel affirme que la philosophie devient « sagesse du
monde » (Weltweisheit) « car elle n’est pas seulement la vérité en et pour soi en tant qu’essence
pure, mais la vérité en tant qu’elle devient vivante dans la mondanéité » (in der Weltlichkeit
lebendig wird). C’est une interprétation possible des conséquences de cette sécularisation que
Feuerbach soumettra à Hegel dans sa lettre du 22 novembre 1828, lorsqu’il affirmera que la
destination de la philosophie hégélienne est « de briser les barrières d’une école », de « devenir une
conception historique générale du monde », puisqu’en elle réside « la semence (…) d’une nouvelle
période dans l’histoire du monde », de sorte « l’effort de chacun devrait tendre à ce que l’esprit soit
là en tant qu’esprit, à ce que dans sa manifestation il ne soit rien d’autre que lui-même ». Chez
Feuerbach, l’idée de Weltweisheit fera également écho aux formulations qui, dans la
Phénoménologie, présentaient la période ouverte par la Révolution française comme l’époque où
« les deux mondes [de la vérité et de la présence] sont réconciliés, et [où] le ciel est descendu sur
terre pour s’y trouver transplanté »44. On retrouvera ces thèmes jusque dans les derniers
développements de ce que l’on appelle le « mouvement jeune hégélien » (un mouvement
intellectuel et politique important de l’Allemagne des années 1840 auquel Karl Marx se rattachera),
sous une forme radicalisée, par exemple dans la conception marxienne de la sécularisation comme
absorption dans les conflits de l’époque :

43K. Marx, Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et chez Épicure, Œuvres, III – Philosophie, trad. M.
Rubel, L. Évrard, L. Janover, Gallimard, Paris, 1982, p. 85.
44 Phénoménologie de l’esprit, p. 496.

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La philosophie s’est sécularisée (hat sich verweltlicht), et la preuve la plus frappante en est que la
conscience philosophique elle-même se trouve entraînée dans le tourment de la lutte de manière non
seulement extérieure, mais aussi intérieure45.

Certes, l’Introduction ce texte ne se réfère pas au contexte postrévolutionnaire aussi


explicitement que la préface de la Phénoménologie. Néanmoins, en mettant en avant les questions
de la « liberté de la pensée » et de « l’autonomie de la raison », Hegel inscrit son entreprise dans ce
qu’il identifie comme le prolongement des Lumières françaises et allemandes dans la séquence
postrévolutionnaire. Même si ce contexte historique n’est pas explicitement thématisé, il pourrait
bien livrer une part des enjeux et des significations des références explicites à la modernité du
principe de l’expérience (les principes de l’expérience et de l’autonomie de la raison ne sont-ils pas,
avant tout, des principes des Lumières ?) et aux débats postkantiens quant au sens et aux
conséquences de l’autonomie de la raison (Fichte n’avait-il pas associé étroitement le principe de
l’autonomie politique, ou de la volonté générale rousseauiste, au principe de l’autonomie de la
raison?). Ces connotations historiques renvoyant aux Lumières et à la Révolution ne pouvaient être
totalement absentes de l’esprit des lecteurs de l’époque lorsqu’ils rencontraient l’affirmation que
l’autonomie de la raison n’est pas seulement un « principe universel de la philosophie »
contemporaine, mais aussi un « préjugé de l’époque » (§ 60).

Quelques mots pour conclure. Jusqu'à présent, les penseurs et les philosophes dont nous avons
analysé les idées exprimaient certaines positions, plus ou moins élaborées, plus ou moins
intéressantes, sur le monde moderne, contemporain, occidental, etc. Avec Hegel, bien qu'il se situe
dans la continuité de cette tradition moderniste, il s'agit d'autre chose. La thématique présentiste
remplace, comme éléments fondamental, la thématique du progrès. En d’autres termes, il s'agit
désormais de justifier pleinement le geste d'une philosophie qui se comprend comme interprétation
du présent, réponse à un présent, élaboration d'une conscience de soi réfléchie du présent. C'est avec
lui que le projet philosophique traditionnel, venu de l'Antiquité grecque, et qui impliquait
d’échapper à la futilité de l’éphémère pour rejoindre l’essentiel, le substantiel, le permanent, se
trouve à la fois assumé et transformé en fonction de ce présentocentrisme. Pour Hegel, la réflexion,
la pensée et en particulier la philosophie qui représente sa forme la plus accomplie équivaut à une
pensée du présent historique et peut justifier cette orientation.
On peut cependant se demander si Hegel a vraiment été capable de reprendre sur des bases
nouvelles, plus claires, le discours moderniste. Un élément frappant, à cet égard, est la relation
ambiguë que le philosophe entretint avec l'idée du progrès telle qu'elle avait été conçue avant lui,
45K. Marx, Lettre à Ruge de septembre 1843.

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

c'est-à-dire au sens d'une loi générale de l'Histoire qui constituerait la clé de son intelligibilité.
Hegel la trouve superficielle, trop nivelante, peu capable, en fait de rendre compte de la spécificité
du passé et du présent, mais en même temps il ne l'a réfute pas. C'est en ce sens qu'il peut voir dans
sa propre époque une époque d'accomplissement, une époque de réalisation des promesse. Bien
entendu, il est caricatural de croire, comme cela lui a été souvent reproché depuis un siècle et demi
(chez Nietzsche par exemple, à la fin du 19e siècle), de penser qu'il est à la fois le contemporain et
le gestionnaire d'une sorte de fin de l'histoire, de couronnement rassurant, comme si tout, du moins
l'essentiel, était déjà acquis. Mais il reste vrai que la réflexion hégélienne, en ce sens tributaire de la
tradition qui l'a précédée, n'a pas su dissocier, malgré une élaboration critique approfondie, la
pensée du présent d'une philosophie (douteuse) du progrès, c'est-à-dire, finalement, d'un certain
optimisme porté à voir dans le présent les signes d'une supériorité fondamentale.
D'une certaine façon, la pensée de Marx, qui doit beaucoup à la philosophie de Hegel sur de
nombreux plans, partira de ce problème : comment une interprétation réfléchie, théoriquement
musclée, philosophiquement informée, peut-elle se dissocier du mythe auto-glorificateur du progrès
et s'engager sur la voie d'une critique du présent ?

Cinquième partie. Marx et l’avènement d’une pensée critique de la modernité

Il existe un certain classicisme moderniste de Marx (1818-1883) qui explique qu'il ait sa place
dans notre galerie de portraits. Lisons par exemple le début du Manifeste du parti communiste,
rédigé avec Engels et paru en 1848. On constatera que Marx organise une vision du monde dans
laquelle la rupture moderne joue un rôle central. Nous retrouvons dans son propos la référence à des
événements fondateurs ou à des évolutions nouvelles tels que les Grandes découvertes, le
développement du commerce, les nouvelles curiosités. Nous sommes donc en terrain connu.

L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes.

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot
oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte,
tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.

Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la
société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous
trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des
vassaux, des maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes,
une hiérarchie particulière.

La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes
de classes Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de
nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois.

Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les
antagonismes de classes. La société se divise de plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes
classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat.

Des serfs du moyen âge naquirent les bourgeois des premières agglomérations urbaines; de cette
population municipale sortirent les premiers éléments de la bourgeoisie.

La découverte de l'Amérique, la circumnavigation de l'Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un


nouveau champ d'action. Les marchés des Indes Orientales et de la Chine, la colonisation de l'Amérique,
le commerce colonial, la multiplication des moyens d'échange et, en général, des marchandises donnèrent
un essor jusqu'alors inconnu au négoce, à la navigation, à l'industrie et assurèrent, en conséquence, un
développement rapide à l'élément révolutionnaire de la société féodale en dissolution.

L'ancien mode d'exploitation féodal ou corporatif de l'industrie ne suffisait plus aux besoins qui
croissaient sans cesse à mesure que s'ouvraient de nouveaux marchés. La manufacture prit sa place. La
moyenne bourgeoisie industrielle supplanta les maîtres de jurande; la division du travail entre les
différentes corporations céda la place à la division du travail au sein de l'atelier même.

Mais les marchés s'agrandissaient sans cesse : la demande croissait toujours. La manufacture, à son tour,
devint insuffisante. Alors, la vapeur et la machine révolutionnèrent la production industrielle. La grande
industrie moderne supplanta la manufacture; la moyenne bourgeoisie industrielle céda la place aux
millionnaires de l'industrie, aux chefs de véritables armées industrielles, aux bourgeois modernes.

La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l'Amérique. Le marché
mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de
communication. Ce développement réagit à son tour sur l'extension de l'industrie; et, au fur et a mesure
que l'industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la bourgeoisie
grandissait, décuplant ses capitaux et refoulant à l'arrière-plan les classes léguées par le moyen âge.

La bourgeoisie, nous le voyons, est elle-même le produit d'un long développement, d'une série de
révolutions dans le mode de production et les moyens de communication.

On le voit, rien n’y manque ! Mais ici, Marx, malgré ce classicisme, sera plutôt présenté, plus
profondément, comme le principal responsable d'un « tournant critique » dans l'appréhension de la
modernité. On conserve apparemment le cadre général d'une théorie de la modernité ; certains
aspects de la problématique générale sont conservés et considérés comme féconds : quelque chose
s'est passé, une expérience humaine-historique très singulière. Critique, cela ne signifie pas
seulement une pensée engagée, qui cherche un lien plus fort à la pratique, ou bien un rejet,
mauvaise humeur, détestation, post-triomphaliste, mais le fait de comprendre quelque chose en

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

comprenant ses limites, ses impasses, ses difficultés, ses pathologies. Certes, cela n'est pas sans
précédent, comme on l’a vu avec Rousseau. Mais, instruit par Hegel, son approche se fera beaucoup
plus approfondie.

Nous allons concentrer notre attention sur certains textes de jeunesse de Marx, en particulier
sur un ensemble de notes philosophiques prises par Marx lors de son séjour à Paris et publiés à titre
posthume sous le titre de Manuscrits de 184446 ou de Manuscrits économico-philosophiques de
1844.
L'idée que nous allons développer, c'est que Marx, en mobilisant un concept philosophique
précis, celui de l'aliénation, va complètement bouleverser le paysage des conceptions
philosophiques de la modernité. L'aliénation, c'est ce qui se produit lorsqu'un individu, soumis à des
contraintes, s’en trouve diminué : il ne s'agit pas simplement d'une privation ponctuelle de la
possibilité de faire ceci ou cela, à tel moment donné, mais d'une sorte de transformation globale de
soi-même qui va dans le sens d'une restriction, d'un appauvrissement, d'un assèchement. Car au
fond, ce qu'il y a derrière le concept apparemment obscur d'aliénation est une idée très simple :
lorsque nous faisons durablement l'expérience de certaines contraintes, lorsque, par la force des
choses, nous nous adaptons finalement à elles, c'est l'ensemble de notre vie psychique et corporelle
qui est redéfini, mais redéfini à un niveau régime, à un niveau plus bas, à un niveau où nos attitudes
et nos capacités sont bien moins sollicitées, à un niveau ou, en quelque sorte, nous prenons
l'habitude de fonctionner à un régime plus bas, comme lorsque la maladie nous force à être moins
ambitieux, à restreindre le champ de nos activités et de nos expressions. On dira alors que nous
sommes aliénés (étymologiquement : devenus étrangers à nous-mêmes, dépossédés de nous-mêmes
ou d'une partie de nous-mêmes) ou que nous subissons une situation d'aliénation.
L'opération de Marx en 1844 comporte deux moments : d'une part, il va faire de ce concept
d'aliénation un concept central de l'analyse du monde contemporain, et d’ailleurs un concept
philosophique central tout court ; d'autre part, il va faire de ce même concept le fil conducteur d'une
analyse critique de la modernité. Là où Rousseau n'avait produit, au fond, qu'un paradoxe
provocateur, Marx va proposer une élaboration à la fois sophistiquée intellectuellement et en prise
sur l'expérience concrète des individus. Notre hypothèse est que c'est cette intervention qui nous fait
entrer dans l'âge critique des conceptions philosophiques de la modernité, lequel rompt avec la trop
longue association entre l'interprétation de l'époque moderne et la promotion d'une philosophie du

46 Nous utiliserons la traduction parue sous ce titre aux Éditions Sociales. D’autres excellentes traductions sont
disponibles en français.

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

progrès47.
Les passages dans lesquels le terme « aliénation » est présent sont les plus nombreux. Ils se
concentrent autour de deux séquences : d'une part (premier manuscrit) au moment où Marx tente de
systématiser sa vision critique du monde économique contemporain et, d'autre part (troisième
manuscrit), au moment où, sous la forme d'une très ferme mise en cause de l’hégélianisme, il
entreprend de réfléchir à la nature de son propre discours. Le concept d'aliénation dans sa plus
grande généralité apparaît bien à ce moment comme l'instrument privilégié d'une polémique contre
les discours contemporains, ceux de l'économie politique bourgeoise et de la philosophie
spéculative allemande, qui, selon Marx, constituent les deux obstacles majeurs à l'intelligence du
présent historique. Pourtant, c'est bien l'expérience vécue du salarié moderne dans ce qu'elle a de
pathologique qui constitue le référent privilégié du terme, et tout ce que l'on peut reprocher à ces
discours inauthentiques provient en dernier ressort d'une prise en compte de l'expérience ouvrière.
Cependant, des ambiguïtés apparaissent très rapidement dans le texte du fait que, par exemple,
Marx, en parlant de l'aliénation de prolétaires, hésite manifestement entre deux usages distincts du
terme « Entfremdung », son équivalent en allemand : un usage simplement descriptif où celui-ci sert
avant tout à organiser la compréhension et la présentation discursive d'une forme d'expérience
sociale contemporaine de nature pathologique et, à côté, un usage explicatif où sa force de
suggestion est exploitée jusqu'à faire peser sur elle l'analyse de l'essentiel du processus économique
capitaliste. On peut même se demander si Marx, en consacrant l'aliénation comme le thème
directeur de la critique du présent ne commet pas l'erreur, contrepartie peut-être inévitable de son
innovation magistrale, de la surcharger en lui réclamant non seulement de guider et la description
et l'explication des pathologies du présent, mais aussi d’indiquer l’arrière-plan normatif de toute
l’analyse.

Premier moment du texte : la définition primitive de l’aliénation (p. XII48).

Nous partons d'un fait économique présent (von einem nationalökonomischen, gegenwärtigen Faktum).

Le travailleur devient d'autant plus pauvre qu'il produit plus de richesse, que sa production croît en
puissance et en volume (an Macht und Umfang). Le travailleur devient une marchandise d'autant plus vile
[par la baisse des salaires] qu'il créé plus de marchandises. La dévalorisation (Entwertung) du monde des
hommes augmente en raison directe de la mise en valeur (Verwertung) du monde des choses. […]

Ce fait n’exprime rien d’autre que ceci : l’objet que le travail produit, son produit, l’affronte comme un
47 Pour des commentaires plus approfondis, voir S. Haber, L’aliénation. Vie sociale et expérience de la dépossession,
Paris, PUF, 2007.
48 Dans ces indications, nous nous référons aux pages numérotées du manuscrit de Marx lui-même. On en retrouve les
indications dans les traductions françaises.

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

être étranger (als ein fremdes Wesen), comme une puissance indépendante (unabhängige Macht) par
rapport au producteur. Le produit du travail est le travail qui s’est fixé, qui s’est fait chose ( sachlich
gemacht hat), il est l’objectivation (Vergegenständlichung) du travail. Au stade représenté par l’économie
politique, cette réalisation (Verwirklichung) du travail apparaît comme la perte (Entwirklichung) pour
l’ouvrier de sa réalité, l’objectivation apparaît comme la perte de l’objet ou l’asservissement à celui-ci,
l’appropriation apparaît comme aliénation (Entfremdung). […].

Toutes ces conséquences se trouvent dans cette détermination : le travailleur est à l’égard du produit de
son travail dans le même rapport qu’à l’égard d’un objet étranger. Car ceci est clair par rapport aux
présuppositions qui ont été introduites : plus le travailleur s’exprime dans son travail (sich ausarbeitet),
plus le monde étranger, objectif, qu’il crée en face de lui, acquiert de la puissance, plus il s’appauvrit lui-
même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. Il en va de même dans la
religion. Plus l’homme met de choses en Dieu, moins il en conserve en lui-même. L’ouvrier pose sa vie
dans l’objet ; mais celle-ci ne lui appartient plus, elle appartient à l’objet […] L’aliénation (Entäusserung)
du travailleur dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence
extérieure, mais aussi que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et
devient une puissance autonome par rapport à lui [; elle signifie] que la vie qu’il a prêtée à l’objet
s’oppose à lui, hostile et étrangère49.

Ce qui frappe dans cette ouverture fameuse et renversante du passage qui, dans le « premier
manuscrit » marque le basculement de l’exposition économique à l’interprétation philosophique,
c’est que Marx, loin du style hautain de la spéculation hégélienne, y part directement de
phénomènes empiriques ayant tous trait aux conditions de vie dégradées des ouvriers de l’âge de la
révolution industrielle. Ce sont la vie et ses souffrances qui s’imposent donc immédiatement au
discours. L’aliénation n’est déjà plus, comme elle l’était chez le Hegel de la maturité, un processus
ontologique anonyme que le philosophe regarde de haut comme un moment du Tout nécessaire,
mais quelque chose par quoi le vivant se contredit et se lèse lui-même. Ce n’est plus, comme chez
Feuerbach50 et malgré l’allusion positive aux conceptions développées par celui-ci, un processus
projectif inconscient subie par une humanité immature, un processus qu’il faut dévoiler selon le
modèle d’une Aufklärung antireligieuse. C’est un processus effectif, pratiquement et
quotidiennement mis en œuvre par des individus concrets, et qui en éprouvent directement les
conséquences dans leur existence corporelle et psychologique. Mais, comme s’il ne voulait pas
renoncer tout à fait à cette digestion philosophique de l’empirique et du vital qui définit la démarche
idéaliste, comme s’il n’assumait pas encore non plus le dépassement du motif feuerbachien de la
projection inconsciente, Marx semble rapidement écraser les phénomènes dont il part sous une sorte
d’explication théorique très générale. On caricaturerait à peine en disant que la logique d’une telle

49 Ibid., p. 57 ; tr. fr. (modifiée) p. 56-57.


50 Ce philosophe allemand (1804-1872) auquel il a été déjà fait allusion dans la partie antérieure est le premier à
introduire le concept critique d’aliénation. Pour lui, la croyance en Dieu est une manière pour l’être humain d’adorer un
être qu’il a lui même conçu et qui représente une projection agrandie et idéalisée de soi. Feuerbach dira que Dieu est la
forme aliénée de l’homme, autrement dit une manière de se priver de quelque chose, de se déposséder de quelque
chose, pour en faire bénéficier à quelque chose d’autre, qui n’est qu’un produit de l’imagination.

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

argumentation voudrait que l’ouvrier qui meurt de faim ou d’épuisement ne meure pas vraiment à
cause de la faim et de la fatigue, mais bien à cause de l’étrangéification du produit de son travail.
D’emblée, en dépit de la distance manifeste par rapport à Hegel, le texte semble ainsi s’inscrire
malgré lui dans l’horizon d’un subjectivisme philosophique pour lequel l’émancipation de l’objet,
de l’objet propre (en l’occurrence, celui qui a été produit par le sujet), est forcément une
catastrophe. Et pour qui les souffrances et les accidents de la vie sont d’abord des reflets et même
des conséquences de cette catastrophe ontologique.
Reprenons les idées du passage sur un mode plus analytique. Dans un premier temps donc,
Marx, rompant avec la logique de l’exposition économique moderne qu’il estime déconnectée de
l’expérience, désigne non seulement les victimes de ce qu’il nommera plus tard le développement
des forces productives, mais aussi ceux qui sont voués à éprouver ce développement de manière
inversée, autrement dit comme appauvrissement et comme dévalorisation de soi. Au vu des redites
et des sauts dans l’argumentation, on peut penser que les étapes du raisonnement qui suivent cette
découverte ne sont pas rigoureusement organisées. Il est vraisemblable cependant que, dans un
second temps, Marx cherche à focaliser le propos sur les rapports entre l’ouvrier et son produit :
ceux-ci semblent fournir la clé de l’ensemble des faits rassemblés sous les deux termes
d’appauvrissement et de perte en valeur propre. Apparemment donc (et le terme aliénation, dont
c’est la première mention significative dans le texte, est déjà propre à nommer cette apparence),
c’est l’activité productrice elle-même qui semble opérer cette inversion, du moins en être le théâtre
ou bien encore le foyer.
Cependant, cette hypothèse n’est explicitée et affirmée que dans un troisième temps. Sans se
rattacher à une quelconque conceptualité économique (comme le montre le fait que le terme
« capital » reste absent du passage), Marx entend ainsi y dévoiler le mécanisme fondamental qui
explique les conditions de vie dégradées des travailleurs. Il s’agirait du processus par lequel le
produit du travail, issu de l’activité humaine, est rendu indépendant par rapport à ce dont il provient
(ce que Marx tente de saisir dans ces pages à travers la catégorie de la « perte »), puis se constitue
en force étrangère, ennemie. C’est donc un bloc d’intuitions assez disparates que Marx voudrait ici
exprimer au moyen du concept unique d’aliénation : certaines de ces intuitions ressortissent à une
philosophie du travail comme production, tandis que d’autres supposent que l’existence de systèmes
de domination objectivés constituent une source de maux importante dans les sociétés modernes : le
lien entre les deux ensembles d’idées repose plus sur la force de suggestion propre au terme
« Entfremdung » (aliénation en allemand) que sur une quelconque démonstration. Ainsi, par
exemple, la séparation entre, d’une part, l’action et, d’autre part, son résultat en aval ou encore avec

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ses conditions de possibilité en amont n’intéresse pas Marx en elle-même. Réduisant pratiquement
l’exploitation à l’extorsion pure et simple, il ne prend en compte celle-ci que dans la mesure où elle
constitue le moment initial du processus conduisant à la constitution d’une force sociale
indépendante qui structure en retour la vie des ouvriers.
Marx semble donc avoir trouvé dans le processus complet de l’aliénation au sens de
Feuerbach (les trois temps formés par l’expression elle-même, par l’autonomisation du résultat de
cette expression et enfin par le retournement de ce résultat contre les hommes) l’image capable de
développer l’idée intuitive de l’aliénation au sens primaire, objectif, d’une dépossession de quelque
chose qui altère et diminue l’individu. Dans les lignes qui suivent, il peut alors logiquement
affirmer la conformité de son approche à un modèle quasi feuerbachien, celui de l’autonomisation
du produit propre qui révèle sa nocivité lorsque celui-ci se retourne contre son créateur. Cependant,
il raisonne à partir d’un concept tellement indéterminé d’objet, et explique si peu en quel sens précis
l’objet du travail peut être pensé sur le modèle critique de la projection théologique propre à
affaiblir son auteur que son propos en devient presque inintelligible et fuit dans l’abstraction. C’est
ainsi que le texte dérive rapidement vers une approche qui ne se sert plus des phénomènes
économiques que comme de supports métaphoriques : sans qu’aucun maillon logique ne soit
mentionné, la pauvreté matérielle de l’ouvrier induite par le vol organisé du produit de son travail
reposerait sur un appauvrissement ontologique de son être, un processus par lequel, selon un
schéma d’origine clairement idéaliste, le monde prendrait une importance démesurée par rapport à
ce qu’il devrait être, à savoir un simple reflet du sujet créateur. L’explication économique ayant
tourné court, on se précipite trop vite vers une forme d’argumentation philosophique de plus en plus
survolante. Cette situation ne semble pas satisfaire l’auteur. C’est peut-être pourquoi le texte
réoriente, assez brutalement, l’analyse vers une seconde série de phénomènes.

Nous n’avons considéré jusqu’ici l’aliénation du travailleur (die Entfremdung, die Entäusserung des
Arbeiters) que sous un seul aspect, celui de son rapport aux produits de son travail. Mais l’aliénation (die
Entfremdung) ne se manifeste pas seulement dans le résultat, mais aussi dans l’acte de la production, à
l’intérieur de l’activité productrice elle-même. Comment le travailleur pourrait-il affronter en étranger le
produit de son activité si, dans l’acte de production même, il ne s’aliénait pas lui-même ( sich selbst
entfremdete) dans l’acte de production ? Le produit n’est en fait que le résumé de l’activité, de la
production51.

La dérive « substantialiste » que, jusqu’à présent, l’on pouvait être tenté de reprocher à Marx
(autrement dit, le fait qu’il semble croire que l’image séduisante d’un processus feuerbachien de
dépossession du produit artificiel de l’activité puisse à elle seule donner une consistance théorique
51 Ibid., p. 59 ; tr. fr. (modifiée), p. 59-60.

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au thème phénoménologique très général de la dépossession, de la perte qui entraîne une altération
de soi qui peine et diminue) se voit donc rapidement dépassée par le texte. En effet, la notion
d’aliénation ne vise plus ici un processus d’objectivation manqué du fait de l’autonomisation du
produit et de sa coagulation dans un système transcendant (le « travail mort » par opposition au
travail vivant » dira Le Capital52), mais la condition de possibilité de ce processus, une sorte de
détérioration interne de l’activité considérée en elle-même. Dès ce moment donc, l’aliénation est
subjective : ce n’est pas seulement, mécaniquement, un reflet ou un effet d’un processus mondain-
social, mais une déformation immanente de la vie subjective qui possède ses propres structures et
ses conséquences spécifiques. Dans le vocabulaire de Marx, c’est ce qui s’exprime à la fois par le
fait que la dignité humaine soit bafouée (un mépris des droits qui avilie et animalise l’homme) et
que des besoins fondamentaux (tant biologiques que spécifiquement anthropologiques) restent
insatisfaits. Mais, au-delà de ces deux registres, l’un humaniste et l’autre bio-anthropologique, il
faut dire que, à suivre certaines formules du texte qui suggèrent la priorité du devenir-étranger à soi,
l’aliénation se rapporte de toute façon non seulement aussi mais surtout d’abord à certaines
expériences vécues en première personne qu’il faut comprendre à leur niveau propre. Elle est donc
d’abord immanente et non transcendante ; elle renvoie au sujet comme vie immanente, sensible et
pathique, et pas seulement comme « activité » au sens de la puissance productrice. Comme il ne
s’agit plus ici de la perte d’un ergon mais de celle d’une norme anthropologique ou même d’une
nature, c’est le modèle feuerbachien qui semble relativisé : avec ou avant l’autonomisation des
objets propres, Marx cherche bien à concevoir une sorte de rabaissement de la vie sans laquelle
cette autonomisation n’adviendrait pas. En tout cas, le point de vue immanent des conditions
d’exercice de l’activité l’emporte désormais sur celui, transcendant, qui privilégiait les effets
mondains de l’acte et l’ordre de l’objet. On se retrouve au plus près du concept intuitif et
phénoménologique (l’Entfremdung comme altération et diminution de soi) que Marx présupposait
tacitement. Ce déplacement de l’attention vers ce que Marx nommera quelques lignes plus bas la
Selbstentfremdung se traduit par des gains évidents dans le domaine de la prise descriptive sur les
conditions de vie ouvrière qui viennent en quelque sorte compenser l’absence de conceptualisation
économique précise qui caractérise ces pages.

Deuxième moment : l’aliénation propre au travail comme tel (p. XXIII). Sous le nom
d’« aliénation du travail » (par opposition tacite à celle du produit du travail), Marx y approfondit
donc le phénomène de l’aliénation subjective, i.e. l’aliénation comme situation vitale générale liée
52 Voir Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie, Buch I, in Marx Engels Werke, Band 23, Berlin, Dietz Verlag,
1962 ; tr. fr., Le Capital, l. I, Paris, PUF, « Quadrige », 1993, p. 475.

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aux conditions du travail. Malgré la fascination qu’a exercée l’image de la force autonomisée,
objectivée, à partir du travail, c’est cet aspect qui est le plus original de ces pages, celui en tout cas
auquel il consacre les analyses les plus détaillées. Ici, l’aliénation subjective est plutôt décrite
comme le corrélat ou comme le contrecoup de l’aliénation objective –celle du produit du travail qui
alimente un système mort. Un corrélat ou un contrecoup qui a cependant des structures spécifiques
et possède une teneur phénoménologique qui mérite d’être appréhendée à son niveau propre.

Or, en quoi consiste l’aliénation (die Entäusserung) du travail ?

D’abord, dans le fait que le travail est extérieur au travailleur, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son
être, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne connaît pas le bien-être, mais le
malheur (nicht wohl, sondern unglücklich fühlt), n’exprime pas une libre énergie physique et
intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, le travailleur n’a le sentiment
d’être lui-même (bei sich) qu’en dehors du travail et, dans le travail, il ne sent pas dans son élément (nicht
zu Haus). Il est dans son élément quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne s’y trouve plus. Son
travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé (Zwangarbeit). […] Le caractère
étranger (Fremdheit) du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte
physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail par lequel l’homme
s’aliène (entäussert), est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, l’extériorité du travail par
rapport au travailleur apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne
lui appartient pas [et] que, dans le travail, il appartient à un autre53.

Alors que, quelques lignes auparavant, il semblait vouloir déduire des aspects importants de la
condition ouvrière à partir de l’aliénation du produit du travail, Marx caractérise désormais
clairement la situation du travailleur à la fois par la contrainte sociale et par l’existence de
souffrances morales et physiques. Le vocabulaire de la douleur comme affection interne de la vie
remplace l’image du système mort parasitant la vie. À ce moment, l’univers conceptuel du jeune-
hégélianisme semble s’ouvrir enfin sur la prise en compte des atteintes physiques et morales à la
santé individuelle telles que Engels les décrit au même moment dans La Situation des classes
laborieuses en Angleterre, à la suite des « enquêteurs » (médecins, réformateurs, administrateurs,
philanthropes…) de la première moitié du 19 e siècle. Si l’aliénation objective est perte de
l’autonomie, l’aliénation subjective, qui entre ici en scène comme un concept ajusté à l’ensemble
des expériences négatives réellement vécues par les prolétaires de l’industrie moderne, se traduit
d’abord par des sentiments et des sensations de déplaisir et, finalement, par des altérations qui ont
un statut analogue à celui de la maladie. En même temps, le travail cesse alors de se réduire pour la
critique à l’acte nu de produire. Celui-ci prend désormais place au sein d’un milieu aux riches
résonances individuelles et vitales, mais aussi éthiquement significatif.
Pourtant, on pressent les difficultés de cette ligne argumentative « subjective ». Ne risque-t-
53 Ibid., p. 59-60 ; tr. fr. (modifiée), p. 60.

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elle pas de fonder la critique du salariat capitaliste sur une simple mise en cause du travail pénible et
des phénomènes qui l’accompagnent ? Autrement dit, dans les conditions que Marx est en train de
mettre en place dans ces lignes, une critique du capitalisme pourrait-elle éviter de se réduire à une
critique de la domination dans le travail en général et du travail épuisant en général, alors même
que celles-ci ne semblent nullement spécifiques à ce mode de production ? Faudrait-il alors, comme
le suggère parfois ce passage (qui évoque le « travail forcé »), identifier le capitalisme à un nouvel
esclavagisme ? Sans doute l’œuvre ultérieure de Marx suggérerait-elle l’argument selon lequel le
travail industriel, par-delà la domination au sens d’une relation de pouvoir interpersonnelle
manifeste, a fait émerger des contraintes systémiques anonymes à la fois omniprésentes et invisibles
et que c’est en cela qu’il peut être compris comme le principe de pathologies sociales singulières et
particulièrement graves. Mais en 1844, la relativisation du phénomène de l’aliénation du produit du
travail propre, qui, sans doute, permet une approche concrète des conditions et des conséquences du
travail, intervient dans des circonstances telles qu’elle implique une vision très indéterminée, non-
historique, de la nature du salariat. Le recentrage sur la subjectivité se paie de l’anhistoricité de
l’analyse. Marx a peut-être senti cette difficulté. Du moins, c’est ce qui pourrait expliquer que, au
cours du paragraphe, paraissant chercher à compléter une liste de phénomènes typiques de la
Selbstentfremdung, il revienne en réalité au détour d’une phrase à la ligne d’argumentation
« feuerbachienne ». On repasse donc d’une problématique des conditions générales de la vie et de la
liberté à une philosophie de la possession de l’objet. Et cela même si Marx tente de maintenir un
vocabulaire suffisamment abstrait et général pour ne pas perdre le bénéfice de son incursion
« phénoménologique » dans le monde du travail ouvrier, au-delà de la focalisation sur l’acte
productif.

Troisième moment : les conséquences anthropologiques du travail aliéné (p. XXIV). À cet
instant, sans doute sous la pression du problème qui vient d’être évoqué (l’indétermination
historique de la mise en cause du travail pénible et contraint), le texte des Manuscrits gagne en
complexité du point de vue des arguments philosophiques. Marx cherche à approfondir ce qu’il
disait du versant subjectif de l’aliénation, mais en mettant à distance désormais le vocabulaire de la
peine et de l’affect. Si la perte du produit du travail ne suffit pas à caractériser le capitalisme vécu,
de quel point de vue faut-il raisonner pour en désigner, grâce à des concepts suffisamment
déterminés, les effets sur la vie humaine ? Pour répondre à cette question, Marx se place désormais
sur un troisième niveau, celui où l’aliénation se présente sous le visage de la perte d’une nature dont
les conditions de travail dégradées seraient le principe. Il espère peut-être par là parvenir à une

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caractérisation plus précise de l’aliénation capitaliste du travail, en tout cas à une caractérisation
historique de la situation dont il était parti en montrant en quoi elle est radicale, autrement dit
diffère qualitativement d’états apparemment analogues. L’argument introduit est que le propre de la
situation ouvrière actuelle serait qu’elle implique de façon absolument spécifique une relation
essentiellement dégradée à la Nature. Quoi qu’il en soit des motivations d’arrière-plan, on parvient
au terme d’une généralisation progressive à l’idée d’une déchéance radicale de la vie en général.
Pour ce faire, c’est un autre aspect du vocabulaire feuerbachien qui intervient à ce moment, celui
qui a trait à la caractérisation de l’humanité comme un genre (Gattung). En effet, sous le nom
d’aliénation, Marx cherche à décrire une corruption globale de la condition humaine que seul
subirait de plein fouet l’ouvrier salarié –une corruption qui, à son tour, devrait être comprise comme
l’indice d’une perte de la Nature. À ce moment, où il quitte paradoxalement le terrain de
l’économie, l’auteur est manifestement plus à l’aise et détaille le propos d’une façon qui contraste
avec les formules à la fois répétitives et elliptiques des pages antérieures.

L’être générique de l’homme (das Gattungswesen des Menschen), aussi bien la nature que ses facultés
intellectuelles génériques, sont transformées en un être qui lui est étranger, en moyen de son existence
individuelle. Il rend l’homme étranger à son propre corps (sie entfremdet dem Menschen seinen eigenen
Leib), comme il aliène la nature en dehors de lui, comme aussi son essence spirituelle, son essence
humaine. […]

Une conséquence immédiate du fait que l’homme est devenu étranger (entfremdet ist) au produit du
travail, à son activité vitale, à son être générique, est celle-ci : l’homme est rendu étranger à l’homme.
Lorsque l’homme est en face de lui-même, c’est l’autre qui lui fait face. Ce qui est vrai du rapport de
l’homme à son travail, au produit de son travail et à lui-même, est vrai du rapport de l’homme à l’autre et
à l’objet du travail de l’autre.

D’une manière générale, la proposition selon laquelle son être générique est rendu étranger à l’homme
signifie qu’un homme est rendu étranger à l’autre, comme chacun d’eux est rendu étranger (entfremdet
ist) à l’essence humaine54.

L’aliénation n’est plus ici simplement la séparation avec soi et la diminution de soi
qu’implique la contrainte sociale, mais, plus précisément, la perte d’un rapport vital à l’étant, une
façon de sortir de l’univers de l’existence sociale normale. L’aliénation, ce n’est pas la perte d’un
soi monadologique et substantiel (une telle interprétation n’était pas totalement à exclure d’après le
texte tel qu’il se présente jusque là) ; c’est le fait de devenir autre à l’autre alors qu’il devrait être un
alter ego, ce qui implique une sortie hors du monde des relations de communication qui définissent
normativement ce qu’est une communauté humaine. Marx n’approfondit pas ce point. Il englobe
immédiatement ces intuitions interpersonnalistes dans une espèce d’ontologie dogmatique.

54 Ibid., p. 63-64 ; tr. fr. (modifiée), p. 64-65.

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Le thème dominant, qui commande philosophiquement l'ensemble du développement de cette


ontologie, est celui de la Nature –une Nature cependant plus proche des effusions propres à la
compréhension romantique de la beauté que du rationalisme spinoziste. L’auteur fait fond à la fois
sur l’idée d’une coappartenance de la nature intérieure (les dispositions humaines universelles ou
singulières) et de la nature extérieure (l’environnement) et sur l’idée d’une participation immédiate
de l’individu à l’espèce. Ces deux thèmes paraissent d'ailleurs complémentaires dans le texte. La
nature humaine paraît ainsi consister dans une mise en relation de la nature interne et de la nature
externe dont le corrélat est l’intersubjectivité qui, elle-même, n’a de sens qu’à titre de signe du fait
que la présence de l’espèce humaine forme l’horizon de toute activité. S’affirmer comme actif, c’est
à la fois affirmer la nature et autrui, autrui comme « partie de la nature » (Spinoza) et la nature
comme ce par quoi je me trouve de plain-pied avec autrui. Sur cette base à peine explicitée, Marx
affirme donc que le travail aliéné sépare l’homme de la nature et de son congénère. Il s’agit
clairement d’une tentative de refondre toute une gamme de thèmes classiques à consonance éthique
qui avaient été ranimés dans la discussion publique au début du 19e siècle sous la pression de
l’industrialisation commençante : celle-ci conduirait inévitablement à traiter autrui et la nature de
manière purement instrumentale, induisant étroitesse et égoïsme dans la conduite de chacun.
Comme le rapport à la nature cesse à un certain moment d’être analysé, « aliénation » désigne
finalement le fait de la séparation : à la fois séparation par rapport à autrui (prédominance de la
concurrence sur la coopération) et séparation de l’individu et du genre, au sens où l’activité propre
de l’individu ne peut plus être comprise comme un aspect de l’auto-affirmation créateur de l’espèce.
Au-delà ou à côté de la souffrance subjective, Marx insiste ainsi sur le fait que le travail
ouvrier a comme conséquence la restriction objective des possibilités de vie, la diminution de soi
comme épreuve de la limitation. Assurément, de telles allusions vont dans le sens de l'idée selon
laquelle l'aliénation subjectivement vécue n'est pas seulement illness conscient mais aussi desease
effectif qui n'est pas nécessairement conscient ; pas seulement malaise et souffrance effectivement
éprouvés, mais aussi limitation de soi-même observable d'un point de vue extérieur. Certes, l'auteur
des « manuscrits » se trouve loin de la conception paternaliste et autoritaire de la critique selon
laquelle celle-ci pourrait débusquer des aliénations qui, par principe, ne peuvent être sensibles aux
intéressés eux-mêmes ni jamais se relier à ce qu'ils éprouvent en tant que sujets conscients,
particulièrement en tant que personnes vulnérables et capables de souffrir. Mais il est vrai que
l'aliénation ne se réduit pas à la souffrance et peut structurer, pour ainsi dire, de l'extérieur le champ
de la conscience de celui qui en est victime. Ainsi, l'ouvrier n'est-il pas seulement dépossédé de sa
capacité à mener une vie satisfaisante à ses propres yeux, mais aussi une vie en soi épanouissante,

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même s'il ne saisit pas la portée de cette perte-là. Le pari de Marx consiste apparemment ici à
intégrer la pensée de cette limitation objective en s’élevant à une conception de la séparation de
l'homme avec la nature. La distance à la nature résumerait cette mise à distance de l’homme par
rapport à ses meilleurs possibles qu’induit le salariat moderne.
Si séduisante que soit cette stratégie naturaliste, on en aperçoit vite la difficulté : ces analyses
ne se raccordent que très mal à ce qui précède et masquent ce saut en invoquant un concept, celui
d’aliénation, qui, en fait signifie ici tout autre chose que dans les deux moments précédents –
séparation avec le congénère et, par là, avec la nature universelle de l’individu en tant que genre. La
cohérence du propos en paraît affectée. Du moins l’auteur ne semble pas s’inquiéter de l’équivocité
désormais un peu inquiétante du thème de l’Entfremdung, une équivocité liée à la présence de
connotations et de suggestions qui, c’est le moins que l’on puisse dire, ne vont pas toutes dans le
même sens.

Quatrième moment : la phénoménalisation économique de l’aliénation (fin de la p. XXV).


Nous avons donc l’aliénation objective comme perte de soi dans l’objet (premier moment) et
l’aliénation subjective comme peine mais aussi, nous venons de le voir, comme perte de la Nature
(deuxième et troisième moments). Dans la suite de son propos, Marx s’appuie sur les résultats de
cette approche philosophique dualiste tout en raisonnant apparemment sur la base d’un concept
indifférencié d’aliénation qui suffit à ses fins théoriques : la perte du produit du travail et les
expériences négatives de souffrance et de diminution de soi constitueraient deux aspects d’un même
phénomène historique. Concluant le mouvement de pensée initié par la définition de la perte de
l’objet, il tente désormais de revenir sur le plan de l’analyse économique. Loin des futures
sophistications de la théorie de la reproduction du capital, il place ici brutalement au devant de la
scène la notion de propriété privée, négligeant la différence de la possession de biens et de la
maîtrise des moyens de production. En effet, la propriété privée est censée représenter
empiriquement les processus sous-jacents analysés jusqu’à présent. L’argument se résume à l’idée
selon laquelle le mouvement d’aliénation du produit du travail signifie concrètement que ce produit
est accaparé par un autre, de sorte que l’on peut dire que travailler, c’est aussi produire de la
domination. Faute d’une analyse précise de la nature du capital ou des formes de domination qui s’y
rattachent, Marx est obligé de recourir à des formules très générales qui suggèrent de manière
contre-intuitive que la propriété privée constitue une conséquence de l’aliénation du produit du
travail.

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Par l’intermédiaire du travail aliéné, le travailleur engendre le rapport à ce travail d’un homme qui y est
étranger et se trouve placé en dehors de lui. Le rapport du travailleur à l’égard du travail engendre le
rapport du capitaliste, du maître du travail, quel que soit le nom qu’on lui donne, à l’égard de celui-ci. La
propriété privée est donc le produit, le résultat, la conséquence nécessaire du travail aliéné, du rapport
extérieur de l’ouvrier à la nature et à lui-même.

La propriété privée est donc le résultat, par l’analyse, du travail aliéné, c’est-à-dire de l’homme aliéné
(entäusserten Menschen), du travail aliéné, de la vie aliénée (des entfremdeten Lebens), de l’homme
aliéné (entfremdeten Menschen). […]

Ce n'est qu'au point culminant du développement de la propriété privée que ce mystère [celui de
l'économie politique] qui lui est propre reparaît de nouveau, à savoir, d'une part, qu’elle est le produit du
travail aliéné et, d'autre part, qu’elle est le moyen par lequel le travail s’aliène, qu’elle est la réalisation de
cette aliénation (Realisation dieser Entäusserung)55.

Avec ces thèses un peu obscures, Marx pense apparemment être parvenu à indiquer le point
d’ancrage théorique d’une critique du salariat moderne qu’il cherchait. Ou plutôt, proche des
premières idées de Proudhon, il paraît vouloir ramener la critique du salariat à la critique de la
propriété privée : l’illégitimité morale de la propriété privée, tenue pour une évidence, semble ici
presque décider de la valeur du salariat. Non pas, semble-t-il au sens grossier où l’on travaille
toujours forcément pour quelqu’un qui possède des moyens de production. Mais parce que travailler
pour un autre, c’est lui faire bénéficier des résultats de son travail et, par là, l’enrichir, le conforter,
voire, même si c’est de façon illusoire au fond, le constituer moralement et socialement dans son
statut de propriétaire légitime. Si cette interprétation juridiste est exacte, elle implique que, à ce
moment crucial du texte, l’aliénation au sens objectif du terme, l’aliénation du produit du travail
que Marx mentionnait en premier lieu dans son exposé, revient sur le devant de la scène. Ce serait
elle qui, finalement, serait la clé de toute l’affaire : car comme chez Hegel, c’est le terme du
processus qui non seulement en éclaire son sens, mais indique aussi son point de départ réel au-delà
des apparences. Ce serait la propriété privée qui constituerait le principe dernier de la misère
ouvrière. Ce qui ne peut naturellement être indifférent dans la perspective d’une définition
philosophique du concept d’aliénation : contrairement à ce que laissait supposer le développement
des arguments de l’auteur, celui-ci semble bien devoir avoir son centre de gravité dans l’aliénation
objective.

Cinquième moment : le monde aliéné (p. XXV et suivantes). Si c'est la propriété privée qui
représente finalement par excellence l'aliénation, c'est que celle-ci, pour Marx, constitue désormais
un caractère transversal de l'ensemble des rapports sociaux. À l'objection selon laquelle l'aliénation
décrite en suivant le fil conducteur de la misère ouvrière n'est jamais qu'un phénomène particulier,
55 Ibid., p. 67 ; tr. fr. (modifiée), p. 67.

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Marx répond implicitement par une sorte de fuite en avant dans la généralisation : elle doit être
pensée en fin de compte comme un état général de corruption dont le travail salarié constitue
l'émanation principale, plus que comme un mouvement de dépossession dont le travail productif
serait le principe ou l'occasion56. Cette vision est largement tenue pour acquise dans les réflexions
économiques et philosophiques que contiennent les textes rassemblés par les éditeurs sous le titre de
« troisième manuscrit ». C'est ainsi à cette vision globalisante que renvoie implicitement la critique
de l'argent comme corrupteur universel (l’argent n’est donc pas pensé vraiment sur le modèle de la
médiation autonomisée, mais comme le reflet d’une perte essentielle) ou encore la critique de la
division du travail contrainte.

La division du travail est l'expression économique du caractère social du travail dans le cadre de
l'aliénation. Ou bien, puisque le travail n'est qu'une expression de l'activité de l'homme dans le cadre de
l'aliénation, l'expression de la vie comme aliénation de la vie (der Lebensaüsserung als
Lebensentäusserung), la division du travail n'est elle-même pas autre chose que le fait de poser, de façon
aliénée, l'activité humaine comme une activité générique réelle, ou encore comme l'activité de l'homme
en tant qu’être générique57.

Ce genre de texte présente donc une stratégie différente, qui marque une prise de distance
supplémentaire par rapport à la tentative initiale de Marx de ramener l’aliénation à la perte du
produit du travail productif. Se portant à l’hypothèse la plus large, l’auteur semble désormais tenté
de partir de l’idée d’un monde aliéné en totalité dans lequel l’ensemble des rapports sociaux se
trouverait déformé. Le travail –aussi bien comme activité productive que comme réalisation vitale
de l’individu– se trouve ainsi reconsidéré d’un point de vue englobant où il ne constitue plus qu’une
manifestation privilégiée d’une corruption généralisée de la vie humaine. Empiriquement, le signe
de cette généralisation, c’est que Marx défend désormais explicitement l’idée inattendue selon
laquelle la classe possédante est elle aussi aliénée. D’une certaine manière, les nouveautés du
« troisième manuscrit » par rapport au premier pourraient se comprendre comme motivées par
l’intention de répondre à la question de savoir en quel sens celui qui ne travaille pas peut être dit
quand même aliéné.
Dans ces conditions, le modèle méthodologique ressemble moins à celui de la démystification
feuerbachienne de la croyances théologique qu’à celui de l’analyse hégélienne de l’aliénation du
monde moderne dans le chapitre VI de la Phénoménologie de l’esprit. Concrètement, ce qui semble
56 Loin de tout aveuglement par rapport à la diversité des formes sociales appelant la critique, Marx pense
manifestement avoir identifié avec le phénomène de la propriété privée le foyer de la domination et de l'humiliation
en général dans les sociétés contemporaines touchées par l'industrialisation ; il ne pense pas simplement avoir mis en
cause la situation déplorable d'une classe qui reste particulière, quand bien même certains de ses intérêts pourraient
être qualifiés d’« universels ». «  De ce rapport du travail aliéné à la propriété privée, il résulte en outre que
l'émancipation de la société de la propriété privée, etc., de la servitude, s'exprimait sous la forme politique de
l'émancipation des ouvriers, non pas comme s'il s'agissait seulement de leur émancipation, mais parce que celles-ci
implique l'émancipation universelle de l'homme ; or celle-ci y est incluse parce que tout l'asservissement de l'homme
est impliqué dans le rapport de l'ouvrier à la production et que tous les rapports de servitude ne sont que des variantes
et des conséquences de ce rapport ». Ibid. p. 68 ; tr. fr., p. 68.
57 Ibid., p. 112-113 ; tr. fr. (modifiée), p. 112.

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avoir conduit Marx à cette généralisation, c’est la double pression exercée à la fois par la nécessité
d’une théorie de l’individualité qui aurait son centre de gravité dans une théorie des besoins et par
l’exigence d’une mise au jour des conditions de possibilité des croyances fausses (comme celles de
l’économie politique bourgeoise) –ce que le concept d’idéologie permettra de mieux isoler quelques
mois plus tard.

Sixième moment : fondations théoriques antihégéliennes (p. XII et suivantes du troisième


manuscrit). Dans les brouillons de 1844, le thème de l’aliénation réapparaît finalement au moment
où Marx tente de déterminer la métathéorie de son propre discours critique. Il se trouve désormais
exploré dans le cadre d’une critique de l’idéalisme hégélien devenue à juste titre célèbre.

Hegel saisit la production de l’homme par lui-même comme un processus, l’objectivation comme
désobjectivation (die Vergegenständlichung als Entgegenständlichung), comme aliénation (Entäusserung)
et suppression de cette aliénation ; […] il saisit l’essence du travail et conçoit l’homme objectif, véritable
parce que réel, comme le résultat de son propre travail. […]

Hegel se place au point de vue de l’économie politique moderne. Il appréhende le travail comme
l’essence, comme l’essence de l’homme  qui s’est effectivement manifestée ; il voit seulement le côté
positif du travail et pas son côté négatif. Le travail est le devenir-pour-soi de l’homme à l’intérieur de
l’aliénation (Entäusserung) ou en tant qu’homme aliéné. Le seul travail que connaisse et reconnaisse
Hegel est le travail abstrait de l’esprit. Ce qui, de façon générale, constitue donc l’essence de la
philosophie, l’aliénation (Entäusserung) de l’homme qui se connaît elle-même, ou encore la science
aliénée qui se pense elle-même, Hegel le saisit comme l’essence du travail et c’est pourquoi il peut, face à
la philosophie antérieure, rassembler ses divers moments et présenter sa philosophie comme la
philosophie58.

En même temps qu’il désigne la propriété privée comme le principe ultime de l'aliénation
sociale, ce passage permet d’abord de répondre philosophiquement à une question jusque-là
pendante de savoir pourquoi l’aliénation du travailleur constitue un phénomène exceptionnel,
dramatique, qui mériterait d’orienter l’ensemble d’une philosophie critique du présent. La réponse
désormais clarifiée est qu’elle contredit directement la nature humaine, laquelle, mouvement plutôt
que substance, consiste à se produire en produisant son monde au sens d’une seconde nature
sociale. Marx confirme de cette façon son rattachement à une ontologie sociale de l’activité, à ce
que l’on a appelé plus tard la « philosophie de la praxis », doublet prévisible de l’« anthropologie du
travail » : l’objectivité sociale se comprend comme des résidus et des dépôts de l’activité, du
« Travail ». Ainsi, le monde, même s’il ne se réduit pas à cela, se donne d’abord comme quelque
chose que l’homme devrait posséder, au sens où, en général, l’on devrait pouvoir se reconnaître
dans ce que l’on a façonné. Ce n’est donc pas à ce niveau que Hegel, qui a largement mis cette idée
58 Ibid., p. 133 ; tr. fr. (modifiée), p. 131-132.

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en scène dans sa Phénoménologie de l’esprit, est contestable. Il le devient au moment où l’on


introduit une sorte de gradation entre extériorisation pratique simple et extériorisation pratique
aliénante, dont le paradigme est fourni dans ce qui se passe dans le travail salarié : dans la première,
les œuvres demeurent dans la sphère d’influence de leurs auteurs qui peuvent s’y reconnaître, alors
que dans la seconde elles s’y soustraient. Bien qu’il n’élabore pas cette distinction cruciale, le
reproche marxien revient ainsi à dire que Hegel a systématiquement rabattu la seconde sur la
première, bloquant la possibilité d’une critique concrète de l’aliénation dans le genre de celle que
lui-même tente de mettre en œuvre dans les années 1843-44.
Cette défaillance doit être conçue comme une manifestation et même, peut-être, comme le
principe secret de l’idéalisme. Car il ne suffit pas d’opposer l’action à la pensée. Il faut plutôt dire
que l’extériorisation pratique simple, fluide, possède des parentés avec la pensée, au sens d’une
émanation particulière du sujet pensant, et que c’est seulement avec l’extériorisation qui échappe à
la prise de l’agent qu’émerge un type d’être qui offre véritablement une résistance à la réduction
idéaliste. Il y a donc idéalisme, peut conclure Marx, quand la perte du produit d’une activité
expressive n’est pas prise au tragique, ni même au sérieux, parce qu’on l’appréhende par principe à
la manière d’une pensée provisoirement détachée du sujet théorique et qui n’attend que d’être
réintégrée ; et la sortie par excellence de l’idéalisme est d’abord rendue possible par la prise au
sérieux de cette extériorisation radicale.
On voit les difficultés liées à cette position extrêmement subtile. Là encore, au moment de
jouer cartes sur table philosophiquement, Marx se voit obligé de revenir dans l’orbite de sa
première définition de l’aliénation, la définition de l’objectivation ratée, celle qui s’émancipe de la
sphère d’activité du sujet, alors même que, conscient de ses insuffisances, il avait tenté de la
relativiser et de la compléter dans toute la suite du passage. Il conforte ainsi l’impression qui
pouvait se dégager de la lecture suivie de la séquence du « premier manuscrit », avec sa conclusion
sur le rôle de la propriété privée. En bref, Marx accorde une importance fondamentale à la
définition « vitale », c’est-à-dire subjective, phénoménologique, de l’aliénation (à la fois illness et
disease : douleur ressentie et diminution de soi) et c’est à elle que renvoie tout le volet naturaliste de
l’argumentation, qui est décisif ; mais il reste fasciné par l’aliénation objective (la perte du produit
du travail comme préalable à la constitution des systèmes de contraintes) au point que c’est elle qui
l’emporte, économiquement et, on vient de le constater, philosophiquement aussi, dans le cours du
texte. Dès lors, le cœur philosophique des idées de 1844 semble pouvoir se ramener à une
explicitation du phénomène de l’aliénation transcendante, objective (celle qui est directement liée à
la constitution des puissances sociales systémiques), qui s’effectue dans le cadre d’une philosophie

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

subjectiviste (avec ses catégories caractéristiques de possession et de maîtrise de l’objet, ici


étayées sur une ontologie du travail). Cette orientation représente une double façon de manquer
l’expérience de l’aliénation subjective qui a été pourtant longuement discutée par Marx et qui
motive son propos : d’un côté, le sujet est perçu, plutôt qu’à partir des expériences négatives dont
il est capable, comme un principe d’« activité » passionnément voué à faire et à dominer l’objet  ;
de l’autre, il n’apparaît que comme une fonction à l’intérieur des machineries sociales hypostasiées
typiques de la modernité.
Eu égard à des critères qu’on peut tirer de sa propre argumentation, le propos des Manuscrits
semble donc échouer, et, contrairement aux interprétations courantes, ce n’est pas la focalisation sur
la situation du prolétariat ou même sur le travail qui est d’abord en cause dans cet échec. Le
problème tient plutôt à la prégnance du modèle de l’activité dont les produits se retournent contre
leur auteur, ainsi qu’au faible degré d’élaboration qui marque les autres niveaux, laissant ainsi
s’installer le soupçon selon lequel, en fin de compte, la construction de la théorie de l’aliénation
repose principalement sur le schéma de la perte de soi dans l’objectivation. La vie et la diminution
de la vie, le fait que celle-ci se manque, sont certes conceptualisés grâce au terme « aliénation »,
mais cette conceptualisation tourne court et ne réussit pas à entrer dans l’explication des
phénomènes. Du moins c’est le schéma feuerbachien qui paraît le plus riche et le plus suggestif
philosophiquement, le plus parlant aussi sur le plan de la théorie économique où l’auteur voudrait se
placer. Marx ne manque d’ailleurs pas de s’y référer avec insistance au moment même d’évoquer
les deux autres. Comme si, relativisé par l’intervention de l’aliénation subjective, le schéma
objectiviste de Feuerbach devait conserver un attrait irrésistible. Il est bien évident que
l’anthropologie de Marx –où l’actualisation des forces humaines dans le travail constitue un thème
central– comme son ontologie du social –qui définit ce dernier comme du travail sédimenté–
corroborent cette focalisation.
Bref, la théorie de l’aliénation de 1844 est loin de se réduire à une théorie de la dépossession
organisée de l’œuvre du travailleur, dont chacun devine l’étroitesse et même les difficultés
intrinsèques. Le texte de Marx propose en effet trois définitions (d'ailleurs non-incompatibles) de ce
concept, dont la portée est de plus en plus large : perte de l’objet qui en vient à se retourner contre
son créateur, dégradation des conditions d’exercice de l’activité dans lesquels les individus ne
peuvent pas se reconnaître et qui prennent donc l’aspect de contraintes et de causes de souffrances,
enfin corruption globale d’une nature propre, en tout cas d’une société –ces deux dernières notions
explicitant ontologiquement le thème de l’aliénation subjective. Ce sont ainsi trois genres de
phénomènes liés au travail ouvrier dans l’industrie moderne que Marx cherche à conceptualiser :

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séparation d’avec les moyens de la production, atteintes physiques et morales à l’intégrité des
personnes liée aux conditions de travail, étroitesse éthique-existentielle engendrée par des
conditions de vie défavorables à l’épanouissement individuel.
Mais, en même temps, tout semble reconduire, comme à l’unique point d’ancrage
envisageable du raisonnement, à la première définition : elle seule permettrait à un texte par ailleurs
hésitant et allusif de conserver sa cohérence. De leur côté, trop faibles, peut-être complices,
l’aliénation-dégradation et l’aliénation-corruption, ne semblent résister que très faiblement à cette
captation qui menace de les maintenir sous le joug de l’espèce de synthèse entre Proudhon et
Feuerbach qui sert de base à Marx à l’époque. C’est bien le modèle objectiviste qui commande une
construction bicéphale dans lequel, pourtant, le moment objectif et le moment subjectif, qui figure
souvent dans le texte sous l’apparence de la « Vie », sont censés valoir à égalité.

De tout cela, nous conclurons que les très riches développements de Marx en 1844, qui
marquent les débuts de sa critique du capitalisme, font date dans l'histoire des interprétations de la
modernité. Marx ne renie rien des acquis de la tradition qui, depuis la Renaissance, a tenté de
réorienter la pensée, et la philosophie en particulier, vers le présent, en s'appuyant sur l'hypothèse
selon laquelle il existe une très grande originalité, et en même temps une très grande cohérence, de
l'univers socio-historique qui s'est dessiné à la sortie du Moyen Âge, dans le sillage d'un certain
nombre d'événements fondateurs intervenus entre le quinzième et seizième siècles. D'une certaine
façon, d'ailleurs, Marx se situe dans la continuité des indications de Smith : penser la modernité,
c'est d'abord penser le capitalisme, dans la mesure où le système économique que l'on désigne par-là
a constitué le centre de ce qui est vraiment original dans les sociétés occidentales. Mais, au-delà de
cette focalisation sur l'économie, Marx recherche l'expérience humaine. Et il voit dans l'expérience
de l'aliénation la contrepartie la plus frappante de la modernité. Naturellement, on peut trouver que
son intérêt, exclusif dans le texte que nous avons commenté, pour la classe ouvrière est un peu
restrictif. Après tout, d'autres minorités, d'autres populations, sont victimes de phénomènes
analogues à ce que décrit Marx, du fait de la persistance ou du développement de certaines
oppressions, de certaines exclusions, de certaines exploitations. Et l'on peut dire que le sentiment
d'aliénation, c'est-à-dire le sentiment d'être dépossédé de la capacité d'agir de manière autonome au
profit d'entités abstraites, de machines devenues folles, de systèmes aveugles, etc., ne se trouve pas
que dans l'usine. Les crises environnementales contemporaines n'éveillent-elle pas l'impression que
nous sommes gouvernés par des impératifs impersonnels (de rentabilité, de productivité, de
croissance, de domination de la nature, de développement des échanges…) qui semblent échapper à

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tout contrôle ? Bien entendu. Mais l'important, du point de vue conceptuel, du point de vue
philosophique, c'est que Marx a mis sur la table le concept d'aliénation, qu’il a montré son intérêt,
sa richesse, qu’il en a fait le point de départ d'une série très organisée et très approfondie de
manières d'appréhender la modernité et les phénomènes spécifiquement modernes.
Terminons cependant en notant que Marx n'a sans doute pas conjuré autant que l'on pourrait le
désirer l'association historique entre l'interprétation de la modernité et la philosophie du progrès.
Certes, il n'est plus question de croire à la supériorité essentielle du présent, il n'est plus question de
vanter la grandeur du temps présent et de disqualifier ce qui est passé ou ce qui est autre -et de
croire que la réflexion philosophique ou la philosophie l'histoire peut partir de là. Interroger le
présent à partir de ce qui ne va pas, de ce qui est source d'injustice et de dépossession, de ce qui
implique la domination de puissances transcendantes jouant leur propre jeu, aveuglement (l'univers
du profit, de la croissance, de l'exploitation toujours accrue des hommes et des ressources
naturelles), c'est bien faire autre chose. Historiquement, l’introduction de la notion d’aliénation
marque bien une rupture.
Néanmoins, Marx reste, à sa manière, un penseur du progrès : un avenir nous est promis dans
lequel les contradictions et les souffrances de la modernité seront dépassées. Malgré le côté tragique
de l'époque contemporaine, l'histoire va quand même dans le bon sens. Le socialisme, le
communisme, apparaissent ainsi à Marx comme le nom de ces sociétés à venir qui conserveront les
acquis de la modernité (le développement de la productivité du travail, la science, la technique, la
coopération…) en écartant progressivement les horreurs et les folies qui les ont accompagnées.
Reprenons le Manifeste du parti communiste. Après le panorama historique dont nous sommes
partis, Marx et Engels n'hésitent, se rapprochant dangereusement du style exalté de Condorcet, à
annoncer l'avènement d'une société bonne et juste. Nous en conclurons que Marx a frôlé, et
seulement frôlé, la voie permettant de sortir de la croyance au progrès, de l'idéologie auto-
justificatrice et auto-glorificatrice de la modernité. Peut-être fallait-il, pour avoir le courage de
s'engager plus franchement sur cette voie, qu'apparaisse de façon plus claire aux yeux de tous le
caractère désastreux d'un développement économique et technique non maîtrisé, défini par la
surenchère permanente, par le franchissement constant des limites. Nous y sommes sans doute
aujourd’hui. Marx représente donc peut-être un tournant, une occasion partiellement manquée de
sortir des mythes et des exagérations qui ont soutenu la construction occidentale dominante du
temps historique. C’est à la fois peu et beaucoup.

Toutes les classes qui, dans le passé, se sont emparées du pouvoir essayaient de consolider leur situation

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

acquise en soumettant la société aux conditions qui leur assuraient leurs revenus propres. Les prolétaires
ne peuvent se rendre maîtres des forces productives sociales qu'en abolissant leur propre mode
d'appropriation d'aujourd'hui et, par suite, tout le mode d'appropriation en vigueur jusqu'à nos jours. Les
prolétaires n'ont rien à sauvegarder qui leur appartienne, ils ont à détruire toute garantie privée, toute
sécurité privée antérieure.

Tous les mouvements historiques ont été, jusqu'ici, accomplis par des minorités ou au profit des
minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l'immense majorité au profit de
l'immense majorité. Le prolétariat, couche inférieure de la société actuelle, ne peut se soulever, se
redresser, sans faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle.

La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu'elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en
revêt cependant tout d'abord la forme. Il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant
tout, avec sa propre bourgeoisie.

En esquissant à grands traits les phases du développement du prolétariat, nous avons retracé l'histoire de
la guerre civile, plus ou moins larvée, qui travaille la société actuelle jusqu'à l'heure où cette guerre éclate
en révolution ouverte, et où le prolétariat fonde sa domination par le renversement violent de la
bourgeoisie.

Toutes les sociétés antérieures, nous l'avons vu, ont reposé sur l'antagonisme de classes oppressives et de
classes opprimées. Mais, pour opprimer une classe, il faut pouvoir lui garantir des conditions d'existence
qui lui permettent, au moins, de vivre dans la servitude. Le serf, en plein servage, est parvenu a devenir
membre d'une commune, de même que le petit-bourgeois s'est élevé au rang de bourgeois, sous le joug de
l'absolutisme féodal. L'ouvrier moderne au contraire, loin de s'élever avec le progrès de l'industrie,
descend toujours plus bas, au-dessous même des conditions de vie de sa propre classe. Le travailleur
devient un pauvre, et le paupérisme s'accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il est
donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante et
d'imposer à la société, comme loi régulatrice, les conditions d'existence de sa classe. Elle ne peut plus
régner, parce qu'elle est incapable d'assurer l'existence de son esclave dans le cadre de son esclavage,
parce qu'elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par
lui. La société ne peut plus vivre sous sa domination, ce qui revient à dire que l'existence de la
bourgeoisie n'est plus compatible avec celle de la société.

L'existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour condition essentielle l'accumulation de la


richesse aux mains des particuliers, la formation et l'accroissement du Capital; la condition d'existence du
capital, c'est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le
progrès de l' industrie, dont la bourgeoisie est l'agent sans volonté propre et sans résistance, substitue à
l'isolement des ouvriers résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l'association. Ainsi,
le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel
elle a établi son système de production et d'appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres
fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables.

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

Conclusion

De Pétrarque à Marx, soit sur une étendue de cinq siècles, une sorte de tradition s'est mise en
place au cœur de la culture occidentale : penser, ce n'est pas seulement penser l'éternel, l'intemporel,
l'essentiel, comme l’ont cru les grands philosophes de l’Antiquité, en particulier Platon et Aristote,
c'est aussi penser ce qui existe actuellement, factuellement, le présent, le moment contemporain
dans sa spécificité, et, par-là, penser l'histoire qui conduit à ce moment ou qui permet de le
comparer avec d'autres moments.
Or, en pensant ce « présent », on tombe sur l'idée que, au-delà des péripéties strictement
actuelles, il existe une grande originalité et une grande continuité de la trajectoire occidentale. Des
traits spécifiques s'affirment, une trajectoire de longue durée se dessine. Pour réfléchir sur ses traits
spécifiques à cette trajectoire, on s'est appuyé sur l'idée qu'il existerait non pas une unique
« origine », mais un certain nombre d'événements fondateurs (l'humanisme, la découverte du
Nouveau Monde, les grandes avancées scientifiques et techniques du seizième et du dix-septième
siècle, la mise en place d'un nouveau système économique dynamique tourné vers le commerce et la
production, etc.) qui, ensemble, auraient défini un nouveau moment de l'histoire. Après ces
inflexions, une nouvelle époque commencerait, que l'on appelle « les temps modernes » ou, plus
simplement, la Modernité. Et comme cette période a été caractérisée par un certain nombre de
valeurs (curiosité et maîtrise du monde, liberté individuelle et développement de la technique,
enrichissement et croissance économique perpétuelle…), ce mot « modernité » peut permettre de
désigner ces valeurs et leurs expressions effectives, par extension. La stabilité de cette tradition est
frappante. Sa fécondité et son importance aussi : comme on l'a rappelé à plusieurs reprises, c'est
grâce à elle que l'histoire universelle, l'histoire du genre humain comme aventure et épopée, a pu
être conçue, a pu être affrontée comme enjeu philosophique. C’est grâce à elle, au fond, que l’être
humain a appris à se concevoir comme un être historique, capable d’évolutions, situé dans un
monde social particulier. Elle a été extrêmement stimulante.
Cependant, le bilan de cette tradition est loin d'être seulement positif. Ce que nous avons vu,
c'est que de nombreuses exagérations et de nombreuses illusions s'étaient greffées à ce noyau
conceptuel. Toutes les sociétés humaines ont tendance à se croire supérieures aux autres, à
s'identifier avec l'humanité elle-même ; toutes les époques ont tendance à surestimer leur originalité,
qu'il s'agisse de pleurer une décadence ou, comme cela s'est plus fréquemment passé en Occident

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depuis quelques siècles, de chanter un progrès irrésistible qu’elles incarneraient. Les philosophies
de la modernité, de Pétrarque à Marx, n'ont pas échappé à la règle. Elles ont été contaminées par
cette croyance. La modernité a alors été vue comme une expérience totalement originale, totalement
nouvelle, comme l'avant-garde d'une humanité qui réussit à affirmer sa liberté et sa maîtrise du
monde en s’affranchissant des tutelles. Même chez Marx, qui pourtant révolutionne complètement
la réflexion sur la modernité en partant d'une position critique grâce à un concept très fort, celui
d’aliénation, on voit comment ce préjugé reste à l'œuvre, déplacé vers l’avenir : selon lui, lorsque
l'expérience du capitalisme aura épuisé toutes ses ressources, la société bourgeoise s'effondrera, et
les beaux acquis de l'époque moderne, que Marx ne songe pas à remettre en question (le
développement de la science et de la technique, la maîtrise accrue du monde, la dissolution des
anciens liens communautaires qui oppressaient l'individu) pourront enfin s’épanouir, sans les
injustices et les horreurs induites par l’aliénation subie par ceux (les travailleurs) qui, pourtant, font
« tourner la machine » et permettent, silencieusement, que les acquis en question se maintiennent et
se développent. Les schémas de fond restent inchangés : on va vers le progrès, l’Histoire a un sens,
l’époque moderne (que Marx interprète comme « capitaliste ») constitue une avancée immense,
bien qu’ambivalente.
Est-ce à dire que nous avons perdu notre temps ? Pas vraiment.
S'il fallait faire un bilan rapide, on dirait ceci. Les usages principaux du concept de temps
modernes ou de modernité ont certes été illusoires dans la mesure où ils dépendaient d'un certain
mythe d'origine : tout aurait commencé avec la Renaissance, l'imprimerie, les grandes découvertes,
l'avènement de la science moderne, etc. Et tout aurait continué depuis sur la lancée induite par ce
commencement glorieux. Naturellement, il y a là une manière de penser beaucoup trop risquée.
Notre monde, notre époque, notre temps, quelle que soit la manière dont on veut l'appeler, est en
réalité composé de mille aspects qui ont chacun leur histoire propre. Les objets que nous utilisons,
les institutions qui définissent notre cadre de vie, la culture que nous mobilisons lorsque nous
réfléchissons et cherchons à nous inspirer d'expressions artistiques remarquables, sont parfois
récents et parfois anciens, datent d'avant-hier ou de plusieurs millénaires avant notre ère. Notre
présent est toujours composite, et c'est en ce sens qu'il faut rompre avec le mythe de l'origine, c'est-
à-dire avec l'idée selon laquelle la période que nous vivons aurait une origine qui commanderait,
depuis, une cohérence chronologique fondamentale, une originalité essentielle et partout repérable
découlant de cette même origine. Mais malgré cela, il reste intéressant de discuter les thèses de la
tradition moderniste et de se demander si les grands événements mis en valeur au sein de cette
tradition non pas, effectivement, provoqué, de proche en proche, des transformations décisives dans

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notre monde contemporain dépend encore. Cela revient à dire que la tradition moderniste ne fut pas
une absurdité dont il faudrait se débarrasser complètement, mais qu'elle a exagérément durci
certaines hypothèses, au point de les transformer en dogmes et de simplifier inutilement une
situation à laquelle il faut maintenant rendre sa complexité.
Mais, comme on l'a vu, il y a un autre grand aspect des usages de la notion de modernité au
sein de la tradition moderniste. En parlant de modernité, il s'agissait aussi de défendre l'idée qu'il
existe un certain nombre de valeurs (la liberté individuelle, la rupture avec les conventions et les
traditions, le souci de réflexion critique…) qui avaient un certain ancrage historique, et donc une
sorte de légitimité dont nous bénéficions aujourd'hui encore. Il y avait dans ce choix une intuition
profonde, celle qui indique que, quand nous cherchons à préciser l'image d'une vie désirable,
honorable ou tout simplement bonne, nous avons besoin de nous référer à des exemples, à des
appuis, à des choses qui travaillent dans l'histoire et qui nous portent par là même, bref qui donnent
une épaisseur et une profondeur historique à nos aspirations. Non pas nécessairement pour nous
sentir dans le « sens de l’histoire » (une idée dogmatique et excessive), mais au moins pour chercher
à en entrer en écho avec des tendances et des possibilités concrètes déjà bien dessinées qui nous
intéressent, qui nous donnent de l’espoir.
Cela aussi peut être assumé. Dans ce monde que l'on qualifie par commodité d'occidental, au
sens d’une simple délimitation géographico-historique, il y a eu parfois de bons moments, des
choses bien qui se sont faites, des valeurs tout à fait solides qui ont réussi à s'implanter dans le
paysage, à marquer les langages ; il y a des tendances que, après mûre réflexion, nous désirons
consolider, prolonger, comme, par exemple, la liberté et l'égalité des personnes. Ces valeurs se
retrouvent ailleurs, dans d’autres civilisations, et tout ce que l’on peut dire, c’est que le monde
moderne leur a fait jouer un rôle un petit peu plus important qu’ailleurs. Elles sont d’ailleurs
plurielles, et donc possiblement contradictoires entre elles. Laissons les vivre de leur vie propre,
indépendamment de la croyance selon laquelle formerait des aspects d'une totalité cohérente que
l’expérience de la modernité rendrait visibles et solides. Ce ne sont pas des biens propres d’une part
de l’humanité ni les fragments d'un principe substantiel que l'histoire aurait déployé
progressivement. Ce sont des signes et des références, des regrets et des promesses, et ce n’est déjà
pas si mal. La modernité, comme époque historique (ce qui s’est passé d’essentiel dans le monde
occidental depuis quelques siècles), comme expérience, fut compliquée, ambivalente,
contradictoire ; elle ne réclame ni apologie aveugle ni dénigrement systématique. Si l’envie nous
prend de vouloir défendre des valeurs (liberté individuelle, respect des personnes et démocratie par
exemple) dont l’époque moderne et la civilisation ont fait grand cas, au moins dans les discours, ce

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Philosophie des sciences humaines. La modernité

n’est pas parce que ou en tant qu’elles ont été modernes. C’est parce qu’elles nous paraissent justes
et fécondes en elles-mêmes. Que, en cherchant la façon dont elles pourraient se réaliser dans le
monde, nous tombions souvent sur des exemples qui relèvent de l’expérience moderne, voilà un fait
intéressant. Mais qui ne signifie pas que nous n’ayons pas aujourd’hui à tout réinventer, ou presque.
Notre attachement (légitime) à certains aspects normatifs de la modernité, à certaines avancées bien
réelles typiques de l’âge moderne, bref, à certains progrès (scientifiques, moraux, éthiques,
politiques…) dont l’époque moderne a été le théâtre, ne doit donc pas ressembler à de l’amour
aveugle ou à une foi sans distance. Comme héritières et héritiers de l’époque moderne, il se trouve
que nous avons, dans le lot, des pistes intéressantes à suivre, de belles esquisses à retoucher, des
promesses à réaliser, des ressources à mobiliser – ce n’est déjà pas si mal. Jouir d’un bien dont on se
pense avec fatuité le légitime propriétaire (la psychologie du rentier) et bénéficier d’un héritage
ambivalent, imparfait, dont il va falloir, après s’être retroussé les manches, s’occuper pour en tirer le
meilleur, ce sont deux choses bien différentes. La conscience de cette légère nuance est en dernier
ressort la garantie d’un rapport, distancié bien qu’attentif, à ce qui s’est développé au cours des
siècles, chez les grands penseurs du passé, de Pétrarque à Marx, comme une idéologie de la
modernité ou une tradition moderniste.

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