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Langue française

Le mot « nègre » dans les dictionnaires français d'Ancien régime;


histoire et lexicographie
Simone Delesalle, Madame Lucette Valensi

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Delesalle Simone, Valensi Lucette. Le mot « nègre » dans les dictionnaires français d'Ancien régime; histoire et lexicographie.
In: Langue française, n°15, 1972. Langage et histoire. pp. 79-104;

doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1972.5612

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1972_num_15_1_5612

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Simone Delesalle, Lugette Valensi, Paris-VIII (Vincennes)

LE MOT « NÈGRE »
DANS LES DICTIONNAIRES FRANÇAIS
D'ANCIEN RÉGIME
HISTOIRE ET LEXICOGRAPHIE

Objet : formes de V ethnocentrisme européen.


Sur le thème de l'altérité culturelle, plusieurs groupes d'enseignants et
d'étudiants ont entrepris, de Vincennes, un nouveau voyage de découverte :
celle de l'homme blanc. Avec des corpus différents et selon des méthodes
d'approche diverses, il s'agissait de décrire quelle image de l'autre surgit
de la culture occidentale, quelles sont les représentations collectives
concernant l'Indien d'Amérique, le Noir, le Turc, le Maure, etc.
Les pages qui vont suivre sont les premiers résultats des travaux de
l'un de ces groupes 1. Son programme n'était pas d'écrire l'histoire de la
traite des Nègres et de la condition servile, ni celle des sociétés africaines
du xvie au xvine siècle : l'on se proposait d'analyser comment se constituait
l'ethnocentrisme européen, comment les stéréotypes concernant les Noirs
se composaient, se conservaient et se modifiaient.

Constitution du corpus : le rejet de la littérature.


A la question « où trouver les Noirs? », nous avons répondu en rejetant
la littérature. Si, en effet, on entendait par littérature l'ensemble de la
production écrite de l'Ancien Régime, et non pas seulement les ouvrages classés
alors dans la catégorie des « Belles Lettres », l'opération était démesurée
et impossible. Aurait-on trouvé les textes où apparaît le Noir, qu'il aurait
fallu procéder à des prélèvements : démarche arbitraire, car nos choix
auraient trahi le projet des auteurs. Au surplus, des « extraits » ne sont pas
autonomes. Ils auraient immanquablement renvoyé à l'œuvre d'où on les
aurait tirés, puis à toute la production de l'auteur, puis aux sources utilisées
par cet auteur, etc. Autant de voies d'évasion qui nous auraient éloignés de
l'objectif prévu et finalement égarés.
Si on avait travaillé sur un matériel pré-traité, sur ces « auteurs choisis »

1. Quoique la rédaction de cet article ait été assurée par ses deux signataires et
n'engage qu'elles, l'analyse du corpus doit beaucoup aux autres membres du groupe,
notamment R. Ducatez, D. Levi-Bencheton, G. Thomas.

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qu'une certaine société, à un moment donné, a reconnus et retenus, on aurait
obtenu un témoignage sur ceux-mômes qui ont fait ce tri. Par ce
traitement téléologique, on aurait trouvé dans Voltaire, Diderot, Rousseau, etc.,
ce qu'on y avait mis : le progrès des Lumières, du rationalisme, etc.
Or, il s'agissait d'éliminer le subjectif, le singulier, le rare, en tant qu'ils
excèdent le savoir moyen, l'imaginaire moyen. Ou du moins on pouvait y
revenir une fois défini un profil type du Noir dans la psychologie collective,
et mesurer alors en quoi les « grands » auteurs se singularisaient.

Le choix des dictionnaires.


Les dictionnaires ont été préférés aux œuvres littéraires, d'abord en
raison du caractère separable des messages qui les composent. Texte clos,
qui se suffit à lui-même, l'entrée de dictionnaire se laisse épuiser.
Surtout, à travers les dictionnaires, on pouvait espérer atteindre les
stéréotypes. Car le dictionnaire se borne à enregistrer, il implique la
tradition, au contraire de l'œuvre littéraire qui suppose création et innovation.
Le dictionnaire ne peut être que catalogue d'idées reçues, somme de lieux
communs, sans quoi, il manquerait son but.
De plus, par le jeu des multiples éditions de dictionnaires, les énoncés
qu'ils contiennent se figent davantage encore en stéréotypes : les Girard
(synonymes), Trévoux, les dictionnaires de l'Académie française fournissent
une information répétée à l'infini. Et puis le dictionnaire n'est pas seulement
le résultat d'une compilation de données recueillies à d'autres sources, extra-
lexicographiques. Il est aussi compilation d'autres dictionnaires, et ce jeu
élève encore le taux de répétition des énoncés produits.
Est-on en droit de postuler que le lecteur accepte le message envoyé
par l'émetteur? Oui, en raison même du genre auquel appartient le
dictionnaire. Produit didactique, il se donne comme la vérité. Anonyme, comme
celui de l'Académie française, ou portant la marque de l'universel (« le
Trévoux »), il veut être le contraire de l'œuvre littéraire, produit d'un sujet
qui se dévoile. Par ailleurs, le dictionnaire instaure une forme de
communication qui aboutit à l'identification du lecteur avec l'auteur des énoncés :
le lecteur qui consulte un dictionnaire pose une question et attend une
réponse sans détour, un texte de loi, qui ne souffre pas de débat, qui
interdise le doute. Enfin, le dictionnaire prétend à l'exhaustivité; il totalise le
savoir, il est « trésor » de la langue et de la communauté linguistique à
laquelle appartient le récepteur 2. Celui-ci ne peut donc en être que le
conservateur (Dubois, 1970 et 1971).

Méthode de travail.
Ces postulats posés, ces choix une fois décidés, qu'allait-on chercher

2. La lecture de Dubois 71, postérieure à notre choix, Га confirmé cependant. Voir


surtout le chapitre XI. Le dictionnaire est un texte culturel : « Cette culture est faite
d'un ensemble d'assertions sur l'homme et sur la société, assertions prenant valeur de
lois universelles pour la communauté socio-culturelle que forment les lecteurs. » II faut
rappeler toutefois l'écart certain, mais impossible à mesurer, qui existe aux xvii-
xvine siècles, entre la communauté linguistique française, et la communauté
socioculturelle à laquelle les lecteurs de dictionnaires appartiennent.

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dans les Dictionnaires 3? On a d'abord navigué à l'estime, s' arrêtant aux
entrées Afrique /Africain, Cafre/Cafrerie, Congo, Ethiopie /Éthiopien, Nigri-
tie, Noir. Mais il s'est rapidement révélé que le signe Nègre incluait tous les
autres, et que ses occurrences étaient plus fréquentes dans l'ensemble des
dictionnaires que celles des autres termes.
Les entrées analysées présentaient des renvois implicites (« esclaves »,
« noir », etc.) et explicites (voyez « Nigritie », par exemple) à d'autres entrées.
On ne retiendra ici que la lecture de l'entrée Nègre.
Une fois les entrées Nègre collectées, nous avons procédé à une analyse
interne de chacune d'elles, et au classement de l'ensemble. L'historienne,
infidèle à la tradition de l'explication de texte historique, ne s'est donc pas
préoccupée de vérifier l'exactitude des informations contenues dans les
dictionnaires, ni d'enquêter sur leurs auteurs. Les données externes qu'on
trouvera plus loin (I, 1) n'ont été apportées que pour éviter au lecteur des
erreurs d'interprétation. S. Delesalle, de son côté, a recherché quels étaient
les procédés de fabrication des dictionnaires et leur fonction idéologique.
On a opéré ici en se servant de divers outils de l'analyse du discours,
c'est-à-dire d'une part des analyses d'énoncé, d'autre part de l'analyse des
marques d'énonciation, en les ajustant à l'objet particulier qui était le
nôtre, c'est-à-dire le discours des dictionnaires d'une période donnée, à
propos d'un mot donné.
Il s'agit donc d'une étude contrastive et diachronique à la fois, qui a
principalement les caractéristiques suivantes :
Techniquement, l'invariant nous est donné : c'est le mot-entrée, dont
on étudie et la définition, et l'emploi en usage au cours de l'article. Étant
donné le parti pris de concision et de densité des articles, on n'a eu à utiliser
que secondairement des procédés de réduction d'énoncés au profit de
l'analyse des techniques plus spécifiques de la lexicographie, c'est-à-dire les
problèmes du signe et de la chose, les diverses métalangues, les entrées,
etc. 4.
La comparaison des textes entre eux se situe sur plusieurs plans (qui ne
seront évidemment pas tous traités en détail ici) : comparaison des textes-
sources non lexicographiques et des textes de dictionnaires, — de différents
dictionnaires, avec toutes les analyses qui en découlent : celles en
particulier des variantes dans les copiages, de l'insertion même de ces copiages
au sein d'un article.
L'interprétation de ces procédés techniques s'effectue par référence aux
caractéristiques générales du discours lexicographique (didactisme,
anonymat du sujet de renonciation, etc.), et en tenant compte des divers types

3. Quemada (В.), 1968, Les dictionnaires du français moderne 1538-1863; étude


sur leur histoire, leurs types et leurs méthodes, Paris, Didier, 1968. Fournit la liste des
dictionnaires, classés dans l'ordre chronologique (pp. 567-599). Les dates d'édition des
volumes que nous avons consultés — ceux de la lettre N — ne correspondent pas
toujours avec les dates indiquées par cette liste : d'où des contradictions apparentes
entre ses références et les nôtres.
Nous avons ajouté à cet ensemble quelques dictionnaires géographiques.
4. Les concepts dont on s'est servi ici ont été exposés et explicités en détail dans
l'ouvrage de Josette Rey-Debove, Étude sémiotique et linguistique des dictionnaires
français contemporains, Mouton, 1971.

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de dictionnaires (dictionnaires de langue, encyclopédiques, généraux ou
spécialisés).
On a essayé de la sorte de suivre les paraphrases d'un terme dans
leurs péripéties, sans réduire leurs contradictions ni colmater leurs ruptures.

1. Le Nègre hors du dictionnaire.

1.1. Les mots et les choses.


Un peu d'histoire factuelle et chronologique d'abord, parce que ces
données permettront de mesurer les décalages entre 1° une pratique, 2° la
langue, et 3° son enregistrement dans les dictionnaires.
Première donnée : les Portugais, qui ont la priorité des grandes
découvertes 5, l'ont aussi dans l'organisation du commerce des Noirs. Les deux
phénomènes sont, du reste, exactement contemporains : la première
factorerie d'esclaves est établie dès 1443. Avant la fin du xve siècle, les
Portugais avaient déjà négocié des milliers de Noirs. Enfin, l'esclavage est
introduit dans leur empire et celui des Espagnols dès les premières années du
xvie siècle.
Sans être les pionniers en ce domaine, les Français participent au
commerce des esclaves et font la traite pour le compte des Espagnols.
Mais une déclaration royale de 1571 affirme : « La France, mère de la liberté,
n'autorise aucun esclave » et une loi confirme, en 1607, que « toutes
personnes sont libres en ce royaume; aussitôt qu'un esclave a atteint ces
frontières et été baptisé, il est libre ». Cependant, au milieu du xvne siècle, à
l'exemple des Ibériques, les Français introduisent l'esclavage dans les îles
d'Amérique. Une traite spontanée fonctionne d'abord qui devient, en 1664,
monopole de la Compagnie des Indes occidentales. Après la déconfiture de la
Compagnie, d'autres prendront le relais de ce « commerce circuiteux » entre
la France, l'Afrique et les Iles. On lit par exemple, dans un arrêt du Conseil
du Roi, en 1670 : « II n'est rien qui contribue davantage à l'augmentation des
colonies et à la culture des terres que le laborieux travail des Nègres. »
En 1685 est publié le Code Noir, statut légal de l'esclavage.
Quoique la traite ait une longue histoire, c'est seulement en 1675 que
sont publiés les premiers renseignements la concernant. Ils sont dus à
Savary (Le Parfait Négociant), où les rédacteurs de dictionnaires puiseront
bientôt à pleines mains.
En France, la traite est abolie en 1815 et l'esclavage, en 1848 6.
Quelques points de repère sur les mots de la langue écrite : les premières
traductions françaises de Ca' da Mosto et Léon l'Africain paraissent en 1556.

5. On peut se demander à quelle vitesse l'information sur les grandes découvertes


circulait et quel milieu elle pouvait atteindre. La place de la littérature de voyages dans
l'ensemble des ouvrages publiés a été mesurée, et une sociologie du livre et de sa
diffusion présentée par L. Febvre et H.-J. Martin, 1958, H.-J. Martin, 1969, et dans l'ouvrage
collectif Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, 2 vol., 1965 et 1970.
6. Gaston Martin, Histoire de l'esclavage dans les colonies françaises, Paris,
P.U.F. 1948. — С Coquery, La découverte de l'Afrique, Paris, Julliard, 1965. — H.
Deschamps, Histoire de la Traite des Noirs de l'antiquité à nos jours. Paris, Fayard, 1971.

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Les syntagmes les plus fréquents sont alors « Noirs », « terre des Noirs »,
« Empire des Noirs ». Si le mot Nègre apparaît dans la traduction
de Ca' de Mosto, le nombre de ses occurrences est très faible. On retrouve
le mot Nègre dans le Récit historial du riche Royaume d'Or de Guinée, publié
en 1605, chez Pyrard de Laval (1615), etc. Après 1650, l'emploi de Nègre se
généralise : là où Léon l'Africain disait Noirs, le traducteur de Marmol
préférera Nègres. De même, dans la Description générale de l'Afrique de
Davity, Nègre a remplacé Noir.
L'entrée du mot dans les dictionnaires va signifier son
institutionnalisation idéologique, sa reconnaissance comme « mot de la langue » et non plus
seulement comme mot d'un idiome spécialisé. Des sèmes hérités de la
pratique marchande, législative, et de celle des voyageurs devront être
confrontés, unis ou disjoints, à l'intérieur des dictionnaires.

1.2. Où le Nègre est laissé dans l'ombre.


Soit la liste des dictionnaires suivants, classés dans l'ordre
chronologique. :
1552 Le Dictionnaire des huict langaiges. Paris.
1606 Nicot, Thrcsor de la langue françoyse. Paris.
1607 Oudin, Thresor des III langues, Genève.
1621 Dictionnaire François-AUeman-Latin, Genève.
1645 Montheran (Antoine de), Synonymes et épithètes françoises, Paris.
1666 Dictionnaire, Etymologique, Genève.
1684 Furetière (Antoine), Essais d'un dictionnaire universel, Paris.
Furetière (Antoine), Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam.
1 685 Rochefort (César de), Dictionnaire général et curieux, Lyon.
1694 Dictionnaire des arts et des sciences par M.D.C de l'Académie jrançoise,
(L'entrée Nègre correspond à poisson.)
1694 Richelet, Dictionnaire françois contenant généralement tous les mots,
tant vieux que nouveaux...
1701 Furetière, Dictionnaire universel, La Llaye-Rotterdam. (Nègre comme
poisson).
1702 Furetière, même titre, même Heu, même entrée.
1704 Le dictionnaire géographique... Rouen.
1706 Richelet, Dictionnaire françois contenant généralement tous les mots...
Paris.
1708 Furetière, Dictionnaire universel, Rotterdam. (Nègre comme poisson).
1709 Richelet, Dictionnaire françois contenant généralement tous les mots...
Paris.
1718 Girard (Abbé), La justesse de la langue françoise, Paris.
1720 Bayle, Dictionnaire historique et critique.
1731 Le Dictionnaire des arts et des sciences de l'Académie Française, Paris.
(Nègre comme poisson).
1740 Dictionnaire de l'Académie Française. Paris.
1769 Girard (abbé), Synonymes françois... Paris.
Tous ces dictionnaires n'ont pas d'entrées pour Nègre ou bien
enregistrent un mot Nègre qui signifie : poisson.

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Première interprétation, d'ordre chronologique : aux dates où sont
publiés ces dictionnaires, le mot n'appartient pas à la compétence commune.
Cette explication, plausible pour les premiers, cesse de l'être dans la deuxième
moitié du xvne siècle. D'ailleurs, on relève une anomalie dans Furetière,
1684 : à l'entrée esclave, on peut lire : « On fait dans l'Amérique un grand
trafic d'esclaves Nègres... » Une entrée manque donc, puisqu'en principe
tout mot employé dans le dictionnaire doit faire l'objet d'un article.
Deuxième explication, d'ordre technique : les dictionnaires de langue
ne retiennent pas les noms de « peuples » . Cette hypothèse est à rejeter
pour les dictionnaires géographiques (celui de 1704) et pour ceux qui ont,
par exemple, une entrée « Moresque » ou « Morisque » et ne font pas de
place aux Noirs. Enfin, dans l'ensemble de ces dictionnaires, le terme
« Noir » n'a pas d'acception géographique ou ethnique 7.
Donc, malgré les grandes découvertes, les rédacteurs de dictionnaires
méconnaissent et l'Afrique, et ses habitants et la traite dont ils sont
victimes. Alors que le Nègre existe comme chose et comme mot en usage, il
est occulté comme mot en mention. Il s'agit là, non pas d'une absence
fortuite et innocente, mais d'un acte de censure, qui trahit l'embarras résultant
de l'existence des Nègres comme peuples et comme esclaves.
La présence de l'entrée nègre comme poisson ne paraît pas, elle non
plus, accidentelle. Cette curiosité gastronomique que les destinataires du
discours n'auront jamais l'occasion de voir ni de savourer est cependant,
par son enregistrement dans les dictionnaires, intégrée à la compétence
commune. Elle permet — en attendant son évacuation des dictionnaires
après 1752 — de différer puis de voiler l'apparition du Nègre comme esclave.

2. Entrées monosémiques : noircir le Noir, blanchir le Blanc.

Quand enfin le Nègre apparaît dans les dictionnaires, il entre dans deux
types de discours : l'un où se trouve le sème esclave, l'autre, où c'est le
sème peuple. Puis les deux sèmes se développent ensemble et se combinent
selon des modalités diverses.

2.1. Un signe, un contenu. Entrées monosémiques : Nègre — peuple.


Deux dictionnaires appartiennent à une famille réduite où Nègre —
peuple.
1671 Pomey, Dictionnaire royal augmenté, Lyon.
NÈGRES, peuple d'Afrique, Hi Nigritae, arum. Hi Nigrites, um. Hi Aethyopes, um.

Ce texte élude totalement le problème de la traite; les entrées


esclavages, esclave, traite, ne fournissent rien concernant les Noirs. Il renvoie,
non à l'observation ou à une pratique, mais à un savoir hérité de l'Antiquité
(Nègres — Aethiopes). En ce sens, il se rattache aux dictionnaires où Nègre
n'apparaissait pas, mais où figuraient Ethiopien ou Maure (les premiers,
sixième et treizième de la liste présentée en 1 . 2), le premier terme renvoyant
7. Dans le Dictionnaire de l'Académie, cette acception n'apparaît que dans
l'édition de 1772.

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à Hérodote et à la Bible, le second à la Mauretania ou, plus récemment,
à la reconquista. Cette vision de l'Africain, antérieure et indifférente aux
grandes découvertes, se retrouvera dans des dictionnaires plus tardifs,
Un Dictionnaire des synonymes françois de 1767 donnera, par exemple :
Nègre, s,m. Ethiopien, noir, esclave noir, maure.
1708 Corneille (Thomas), Dictionnaire universel
géographique et historique, Paris.
NÈGRES, peuples d'Afrique, dont le pays a son étendue des deux côtéz du fleuve Niger,
entre le Zaara et la Guinée. Les plus riches sont appelés Geneoa par les Arabes, parce
qu'ils trafiquent avec les Marchands qui vont au Levant, et qu'il y aborde quantité de
gens de Barbarie. Le commerce des Portugais est cause que ceux qui habitent le long
de l'Océan, sont civilisez, et que plusieurs ont embrassé le Christianisme. Ceux du
dedans du pays, que les Arabes nomment les Peuples du Zinque, sont la plupart brutaux
et farouches. * Voyez Nigritie.

Le texte commence par une division géographique du continent


africain selon l'axe du fleuve Niger, division qui n'est pas fonctionnelle dans la
suite du message : celle-ci en effet explicite le pluriel Nègres — peuples
en trois parties contenant chacune des indications sur le lieu, les
activités de relations et les effets de ces relations. Une première opposition y
fonctionne, qui correspond à une partition de l'espace entre un dedans
isolé, donc barbare et un dehors relié. Mais le dehors se dédouble à son
tour. Car dans la série des verbes (ou de leur nominalisation) exprimant le
commerce, selon les dictionnaires contemporains de Thomas Corneille, une
gradation apparaît entre commercer, négocier et trafiquer. Le premier est
neutre, une connotation péjorative affecte le second, et, encore plus, le
troisième. Ici, le premier est employé pour désigner les relations avec
les Portugais. Bien loin d'être neutre, il est mélioratif, puisqu'il est cause
que les Nègres sont civilisés et même chrétiens. Au contraire, trafiquer est
employé pour les relations avec les gens de Barbarie et du Levant et le
résultat de ces relations se lit : les plus riches (voir schéma.)

i 1
Dedans Dehors
Localisation Ceux du dedans du pays y aborde le long de l'Océan
Nom Peuples du Zinque Geneoa ?
Relations [o] trafiquent commerce
avec [o] Marchands qui Portugais
vont au Levant;
gens de Barbarie
prédicat Farouches, brutaux les plus riches civilisés, chrétiens

2.2. Entrées monosémiques : Nègre = esclave noir


Dans une deuxième famille de dictionnaires, Nègres = esclaves noirs.
Plusieurs ouvrages s'y rattachent et en particulier les deux dictionnaires
de mots — celui de l'Académie française et celui de Richelet — même
dans leurs éditions tardives, alors que la jonction des sèmes s'est faite dans
les autres.

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1704 Trévoux, Dictionnaire universel françois et
latin.
NÈGRE, s. m. Poisson qui se pèche dans les rochers sur les côtes de l'Amérique. On
l'appelle nègre parce qu'il a la tète noire. Il ressemble à la tanche. Il est d'un très-bon
goût.
Nègre. Se dit aussi de ces esclaves qu'on tire de la côte d'Afrique et qu'on vend
dans les Isles de l'Amérique pour la culture du païs et dans la terre ferme pour travailler
aux mines, aux sucreries, etc. Negrita.

On a ici homonymie entre deux signes (Poisson — esclave). Mais pour


le second, le dictionnaire utilise une métalangue de signe : « se dit aussi de. »
Le deuxième sème intervient donc dans un rapport de dépendance —
comme en fait d'ailleurs foi la typographie — par rapport au terme
primaire, poisson.
D'autre part, la marque d'énonciation (on tire, on vend) permet de ne
pas nommer l'agent, de masquer la traite.
Enfin, il faut relever la symétrie des deux énoncés : Nègre-poisson et
Nègre-esclave appartiennent tous deux à la classe des animés utiles, l'un
et l'autre sont des produits de pêche, le premier, comme animal comestible,
le second, comme animal domestique. La symétrie des énoncés finit donc
par ajouter à l'homonymie et à l'homographie une homologie sémantique.
1719, 1728, 1732 Richelet, Dictionnaire françois
contenant généralement tous les mots...
NÈGRE, s. m. Poisson qui se pêche dans les rochers sur les côtes de l'Amérique. On
l'appelle ainsi parce qu'il a la tête noire.
NÈGRE, s. m. Esclaves noirs qu'on tire de la côte d'Afrique, et qu'on vend dans les
Isles de l'Amérique pour la culture du païs, et dans la Terre Ferme pour travailler aux
mines et aux sucreries.

L'entrée Nègre de ces trois éditions du dictionnaire de Richelet rappelle


celle de Trévoux, ce qui illustre bien les procédés de replication employés
dans les dictionnaires. Ici cependant, s'ajoute une marque descriptive,
noirs et surtout, Nègre comme esclave fait l'objet d'une définition en
métalangue de contenu. Mais, par sa position et par la typographie, la relation
de dépendance par rapport au sens premier, poisson, est conservée 8.
1727 Furetière, Dictionnaire universel.
NÈGRE, adj. m. et f. Esclave noir qu'on tire de la côte d'Afrique, et qu'on vend dans
les Isles de l'Amérique pour la culture du païs, et dans la Terre Ferme pour travailler
aux mines, aux sucreries, etc. Le commerce des Nègres se fait par toutes les nations qui
ont des établissements dans les Indes Occidentales. Ces esclaves se font de plusieurs
manières; les uns, pour éviter la faim se vendent eux-mêmes, leurs enfants et leurs
femmes. Les autres sont des prisonniers faits en guerre. Il y a des Nègres qui se
surprennent les uns les autres, pendant que les vaisseaux d'Europe sont à l'ancre, y
amenant ceux qu'ils ont pris pour les y vendre et les embarquer malgré eux. Il est
difficile de justifier tout à fait le commerce des Nègres.
Il y a à Lovango des hommes blancs qui viennent d'un père et d'une mère nègre,
et c'est ce qui donne la gène aux sçavants, dont on peut voir les différents sentimens

8. La monosémie est conservée dans les éditions suivantes : 1756, Dictionnaire


portatif de la langue française extrait du grand dictionnaire de Pierre Richelet : « Nègre,
s. m. Esclave noir qu'on tire de la côte d'Afrique. » Même texte en 1774. Enfin en 1775
s'ajoute « Traiter quelqu'un comme un Nègre, comme un esclave. »

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dans l'Afrique de Dapper. Les Nègres regardent ces hommes blancs comme des monstres,
et ne leur permettent pas de multiplier.
L'entrée commence comme les précédentes : même message, même
effacement des marques d'énonciation. Mais l'article se prolonge par trois
développements sur 1° le commerce des Nègres; 2° la production des esclaves;
3° les Nègres blancs. L'agent du commerce n'est pas désigné (on), puis il
est donné sous le nom générique de nation, sans autre spécification. Celle-ci
viendra plus loin, avec l'évocation des vaisseaux. d'Europe, mais elle fera
des Européens les comparses muets d'un commerce où les acteurs sont les
Noirs.
En effet, le Nègre produit le Nègre 9. Quant à la justification (« il est
difficile de justifier... »), elle a déjà été fournie en amont, puisque l'esclavage
est produit par les Nègres eux-mêmes; et elle le sera encore en aval, puisque
le Nègre se produit comme monstre à l'égard de la couleur en détruisant
les Blancs nés de parents nègres.
Tout le message aboutit donc à blanchir le Blanc et à noircir le Noir.
Or il faut observer qu'il est extrait du dictionnaire de Savary, qu'on lira
plus loin, dans lequel il entrait dans un système de contenu où apparaissent
« Peuple » et « esclave »; ici, le sème peuple est abandonné au profit du seul
sème « esclave ».
1772 Dictionnaire des Arts et des Sciences, par
M.D.G. de l'Académie française.
NÈGRE, ESSE. s. Ce mot ne se met point ici comme un nom de Nation, mais seulement
parce qu'il entre dans cette façon de parler, Traiter quelqu'un comme un nègre, pour
dire, Traiter quelqu'un comme un esclave.
Édition de 1776 : même texte.
Éditions de 1798, 1811, 1814, 1825 :
NÈGRE, ESSE. s. C'est le nom qu'on donne en général à tous les esclaves noirs employés
aux travaux des colonies. Il a cent Nègres dans son habitation. La traite des Nègres.
On dit familièrement, Traiter quelqu'un comme un Nègre, pour dire, traiter
quelqu'un avec beaucoup de dureté et de mépris.
Le cas du Dictionnaire de l'Académie est assez admirable, car on peut
y voir les particularités qui tiennent à son caractère de pur dictionnaire
de langue jouer un rôle déterminant dans l'aveuglement idéologique. D'une
part, il est le dernier à enregistrer l'entrée Nègre = homme. C'est seulement
en 1798 qu'il définit les Nègres comme esclaves. En 1772 et 1776, le mot
Nation n'est écrit que pour être nié, et le mot esclave n'est envisagé que
dans sa valeur idiomatique et non pas dans une définition. 11 est écrit à
propos des Blancs (traiter quelqu'un comme...). Il y a donc double refus
de la confrontation des sèmes peuple et esclave. Rien n'est expliqué ni
défini. Le Nègre n'existe que dans notre façon de nous traiter. Ici, la métalangue
de signe, poussée à l'extrême, remplit une fonction claire : refuser l'ordre
des choses, celui du peuple et celui de l'esclavage.
L'édition de 1798 confirme les précédentes et conserve une monosémie
parfaitement paisible.
De ces deux séries monosémiques, il résulte que le Blanc apparaît
là où on ne l'attend pas (à propos du Nègre comme peuple, un autre terme
9. Voir plus loin l'analyse des formes verbales chez Savary, reprises par Furetière.

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est défini, le Portugais, civilisé, civilisateur), et il est effacé là où on l'attend
(esclave suppose un producteur et un consommateur d'esclaves : le
producteur est le Nègre, et le consommateur est masqué par des formules
anonymes, on, nations). L'Européen est simple récepteur, voire simple
récipient (vaisseaux).

3. Du « Parfait Négociant » à l'« Encyclopédie » : organisation du


discours lexicographique.
3.1. Un signe, un contenu à appellations multiples : polysémie et synonymie.
1723 Savary. Dictionnaire universel de commerce.
Le texte de Savary est intéressant à étudier dans le détail, parce qu'il
est l'un des premiers où apparaisse le mélange des sèmes et qu'il illustre
l'une des techniques lexicographiques employées pour montrer la nécessité
de relier ces deux sèmes (peuples et esclaves, qui renvoient à géographie
et commerce) et, en même temps, pour masquer ou annuler les problèmes
que cette jonction pose. Tout se passe comme si la confrontation des deux
sèmes était devenue à la fois inévitable, dès l'entrée du mot dans les
dictionnaires, et intolérable (comment peut-on faire coïncider peuple et esclaves
avec hommes?).
Ce texte est également important car il a été copié par de nombreux
dictionnaires (généraux, historiques, géographiques et l'Encyclopédie).
Le Dictionnaire de Savary, du reste, est un des succès de librairie du
xvine siècle. (Brancolini et Bouyssy, in Livre et société, 1970.) Enfin, on y
voit très nettement la fabrication d'un discours lexicographique à partir de
sources qui ne sont pas lexicographiques, avec les transformations textuelles
caractéristiques du genre : nominalisations, symétries, allongement des
énoncés, effacement de la plupart des marques d'énonciation, etc.
NÈGRES. Peuples d'Afrique, dont le Païs a son étendue des deux côtés du fleuve Niger.
L'on appelle Nigritie cotte grande Région qu'ils habitent, qui a plus de huit cens lieues
de côtes, et qui s'étend plus de cinq cens lieues dans les terres. Il est incertain si ces
peuples ont communiqué leur nom au pays, aussi bien qu'an grand fleuve qui l'arrose.
[Dans l'édition de 1742, s'intercale, ici, un paragraphe sur la cause de la noirceur des
Nègres.]
Les Européens font depuis quelques siècles commerce de ces malheureux esclaves,
qu'ils tirent de Guinée et d'autres Côtes de l'Afrique pour soutenir les colonies qu'ils ont
établies dans plusieurs endroits de l'Amérique et dans les Ties Antilles.
Il est difficile de justifier tout-à-fait le commerce des Nègres; cependant il est vrai
que comme ces misérables Esclaves trouvent ordinairement leur salut dans la perte de
leur liberté et la raison de l'instruction chrétienne qu'on leur donne, jointe au besoin
indispensable qu'on a d'eux pour les cultures des sucres, des tabacs, des indigo, etc.
adoucissent ce qui paraît d'inhumain dans un négoce où des hommes sont les Marchands
d'autres hommes, et les achètent de même que des bestiaux pour cultiver leurs terres.
Le commerce des Nègres est fait par toutes les Nations qui ont des établissements
dans les Indes Occidentales, et particulièrement par les François, les Anglois, les
Portugais, les Hollandois, les Suédois et les Danois.
A l'égard des Espagnols, quoiqu'ils soient les mieux établis dans cette vaste partie
du monde qu'ils ont découverte les premiers, et dont ils ont été aussi les premiers
Conquérans, ils n'ont guère les Nègres de la première main, et ce sont les autres Nations
qui font des traités avec eux pour leur en fournir, comme ont fait long-temps la
Compagnie des Grilles établie à Genes, celle de l'Assiente en France, et à présent la Compagnie
du Sud en Angleterre, depuis la Paix ď Utrecht en 1713, qui a terminé la guerre pour la

88
succession d'Espagne. [Suit un passage sur le rôle des Français dans les grandes
découvertes et sur les Compagnies de commerce.]
Les meilleurs Nègres se tirent du Cap Verd, du Royaume des Jalofîes, de celui de
Galland, de Damel, (ou Damoë) de la rivière de Gambie, de Majugard, de Bar, etc.
Un Nègre pièce d'Inde (comme on les nomme), depuis 17 à 18 ans jusqu'à 30 ans,
ne revenoit autrefois qu'à trente ou 32 livres en marchandises propres au Païs, qui sont
des eaux de vie, du fer, de la toile, du papier, des masses ou rassades de toutes couleurs,
des chaudières et bassins de cuivre, et autres semblables que ces Peuples estiment
beaucoup. Mais depuis que les Européens ont pour ainsi dire enchéri les uns sur les
autres, ces Barbares ont su profiter de leurs jalousies, et il est rare qu'on traite encore
de beaux nègres pour 60 livres, la Compagnie de l'assiente en ayant acheté jusqu'à
100 livres la pièce.
Ces esclaves se font de plusieurs manières; les uns, pour éviter la faim, se vendent
eux-mêmes, leurs enfans et leurs femmes, aux Rois et aux plus puissans d'entre eux
qui ont de quoi les nourrir; car quoiqu'ils se passent de peu, la stérilité est quelquefois
si extraordinaire dans certains endroits de l'Afrique, sur-tout quand il y a passé quelque
nuage de sauterelles, qui est une playe assez ordinaire, qu'on n'y peut faire aucune
récolte ni de mil ni de ris, ou d'autres légumes dont ils ont coutume de subsister.
Les autres sont des Prisonniers faits en guerre et dans les incursions que ces petits
Roitelets font sur les terresde leursvoisins, souvent sans d'autres raisons que de faire des
esclaves, lesquels emmènent jeunes, vieux, femmes, filles, jusqu'aux enfans à la mamelle.
Il y a des Nègres qui se surprennent les uns les autres, pendant que les vaisseaux
d'Europe sont à l'ancre, y amenant ceux qu'ils ont pris pour les y vendre et les y
embarquer malgré eux et il n'est point nouveau de voir des fils vendre de cette sorte
sorte leurs malheureux pères, des pères leurs propres enfans, et encore plus souvent
ceux qui ne sont liés d'aucune parenté, mettre la liberté les uns des autres à prix de
quelques bouteilles d'eau de vie ou de quelque barre de fer.
Ceux qui font ce négoce, outre les victuailles pour l'équipage du vaisseau, portent
du gruau, des pois gris et blancs, des fèves, du vinaigre et de l'eau de vie pour la
nourriture des Nègres qu'ils espèrent avoir de leur traite.
Aussi-tôt que la traite est finie, il ne faut point perdre de temps pour mettre à la
voile, l'expérience ayant fait connoître que tant que ces misérables sont encore à la vue
de leur patrie, la tristesse ou le désespoir les prend, dont l'une leur cause des maladies
qui en font mourir une bonne partie pendant la traversée; et l'autre les porte à s'ôter
eux-mêmes la vie, soit en se refusant la nourriture, soit en s'ôtant la respiration par une
manière dont ils savent se plier et contourner la langue qui à coup sûr les étouffe, soit
enfin en se brisant la tête contre le vaisseau, ou en se précipitant dans la mer s'ils en
trouvent l'occasion.
Cet excès d'amour pour la patrie semble diminuer à mesure qu'ils s'en éloignent,
la gayeté même leur prend, et c'est un secret presqu'immanquable pour la leur inspirer
et pour les conserver jusqu'au lieu de leur destination, que de leur faire entendre des
instrumens de musique, ne fussent que quelque viele ou quelques musette.
A l'arrivée aux Iles, chaque tête de Nègre se vend depuis trois jusqu'à cinq cens
livres suivant leur jeunesse, leur vigueur et leur santé; ce n'est pas pour l'ordinaire en
argent, mais en marchandises du crû du Pays. Voyez Assiente.
Ces Nègres sont la principale richesse des Habitans des Iles; qui en a une douzaine,
peut être estimé riche. Comme ils multiplient beaucoup dans les pays chauds, leurs
Maîtres, pour peu qu'ils les traitent avec douceur, voyent croître insensiblement cette
famille de Noirs et augmenter en même temps le nombre de leurs esclaves, l'esclavage
étant héréditaire parmi ces misérables.
Il est vrai qu'il est parfois dangereux d'avoir trop d'indulgence pour eux, étant
d'un naturel dur, intraitable et incapable de se gagner par la douceur; mais il faut éviter
les deux extrémités; un châtiment modéré les rend souples et les anime au travail, et au
contraire trop de dureté les rebute, et dans leur désespoir ils se jettent parmi les Nègres
Marons ou Sauvages, qui se tiennent dans les lieux inaccessibles des Iles où ils mènent
une vie très misérable, mais plus à leur gré parce qu'elle est libre. Voyez Code Noir.
1726, 1742, même texte.
Il n'est pas question, dans le cadre de cet article, d'analyser tout ce
texte; on veut seulement confronter ses trois premiers paragraphes (défi-

89
nition et justification du commerce), avec les emplois du mot « Nègre »
et de ses substituts dans le reste de l'article.
Le premier paragraphe contient une définition de Nègre par Peuples,
et des indications géographiques. On saisit l'intérêt que présente un début
de ce type dans un ouvrage consacré au commerce, si on le compare avec
un de ses deux textes-sources, Le Parfait Négociant, où l'on pouvait lire :
« outre les marchandises ci-dessus mentionnées, dont on fait commerce
dans toutes les îles françaises de l'Amérique, il s'y porte aussi des nègres... ».
La mauvaise conscience est donc ici manifestée dans l'impossibilité même
de définir dans un dictionnaire un mot-entrée Nègre par : « Marchandise... »
Mais cette définition n'a aucune postérité dans la suite de l'article :
le mot peuple n'y apparaît en effet qu'une fois, et dans le sens de «
partenaires commerciaux ». Le développement du texte s'effectue à partir des
termes qui paraissent au second paragraphe : « ces malheureux esclaves ».
Deux forces en sens contraire s'exercent dès ce moment : d'un côté,
la traite que l'on constitue en problème, cf. la marque d'énonciation
(malheureux), qui va de pair avec le souci de présenter les Nègres comme peuples;
de l'autre, une force de masquage : les termes peuples et esclaves ne sont
pas en opposition, mais entrent avec Nègre dans une série synonymique,
comme le montre le déterminant : « ces ». Autrement dit, l'entrée n'est pas
considérée comme un signe polysémique (que l'on compare la différence
qui s'instituerait si l'on avait, après peuples, des syntagmes comme « un
commerce d'esclaves », ou « les Européens réduisent ces peuples en
esclavage, etc. »). La syntaxe annule donc ce qui pourrait apparaître comme une
confrontation au plan du lexique : les Nègres sont des peuples et sont des
esclaves. Le signe renvoie donc à un même contenu, qui peut être
diversement nommé. Or, cette synonymie est évidemment insoutenable, d'où
l'apparition dans le corps du texte, d'autres artifices.
L'ensemble de ce paragraphe est d'ailleurs révélateur de ces forces,
contradictoires : on y trouve en effet une longue phrase de justification,
inscrite entre deux marques d'énonciation : pitié (« ces misérables esclaves »),
et indignation : (« les achètent ainsi que des bestiaux »). Or, les regrets qui
semblent s'exprimer à travers la rigueur et la mesure du raisonnement
abstrait et de la rhétorique didactique sont singulièrement atténués si
l'on se réfère et au texte-source et au reste de l'article :
Les transformations textuelles ont fait disparaître les « marchands
chrétiens », nommés dans Le Parfait Négociant, au profit d'un « on »
moins gênant, ainsi que la notion des bénéfices (« le commerce avantageux »)
qu'ils tiraient de la traite. Les nominalisations donnent au texte une vérité
intemporelle et universelle, qui inscrit dans la même situation de nécessité
le « on » qui doit cultiver la terre et les « misérables esclaves » qui trouvent
leur salut dans leur sort, tandis que sont étroitement coordonnés nécessité
du côté des colons (besoin) et bénéfices du côté des esclaves (l'instruction
chrétienne).
Ces effacements et renversements s'intègrent dans une organisation
d'annulation de la mauvaise conscience, dont on ne peut saisir la force
qu'après une analyse de l'ensemble du texte : loin d'avoir une simple
fonction de distanciation par rapport à la traite — nécessaire avant que l'on

90
ne passe aux choses sérieuses, c'est-à-dire aux renseignements
commerciaux — , ce paragraphe constitue, à travers son didactisme, une véritable
arme.
On retrouve dans la suite du texte la série synonymique qui était posée
au départ, augmentée d'autres termes toujours reliés par ces : « ces peuples »,
« ces barbares », « ces misérables », « ces esclaves », « ces nègres »..., ou
entrant dans des constructions équivalentes : « commerce des nègres »,
« trafic des noirs ». Le corollaire de cette synonymie est la polysémie syntag-
matique qui s'attache aux termes principaux, lors de la répartition — au
fur et à mesure du déroulement du processus commercial — des sèmes
/marchand/, /marchandise/, /force de travail/.
Autant dire que l'article est construit sur un réseau de contradictions
et d'ambiguïtés, dans la mesure où chaque terme peut recouvrir différents
sèmes et vice-versa. C'est ce que l'on a voulu mettre en évidence dans le
tableau ci-dessous.

NÈGRES

Géographie Peuples

synonymie
commerce ces malheureux esclaves
ces misérables

Trafic d'esclaves nègres


Commerce des Nègres
— /Marchandise/ Trafic des Noirs
commerce —
Les beaux Nègres
-/Marchandise/ Les meilleurs Nègres
Les Nègres de la lre main
Un Nègre pièce d'Inde
Chaque tête de Nègre
/marchands/ Ces peuples
Ces barbares

Occultation —/vendus/ Ces uns...,


les esclavesles(seautres..
font)
de la
transformation
Il y a des Nègres qui.
-/vendeurs/ les uns les autres.

/Troupeau/ Ces misérables (désespoir


mort)
Produit de la
- traite
Ces Nègres
Ces misérables
Cette famille (désespoir ->
de Noirs Svnonvmie nègres,
marrons,
le nombre de vie
/force de travail/ leurs esclaves misérable)
91
D'une manière générale, on voit que le texte tend non seulement à
blanchir le blanc, mais même à l'effacer complètement, et à noircir le noir;
et ce, par une sorte de démonstration qui n'apparaît jamais comme telle,
mais s'organise à travers un discours apparemment technique et
chronologiquement descriptif. Les marques de pitié et d'indignation en face de la
traite qui se trouvaient dans le paragraphe de justification vont ainsi se
trouver annulées, par un subtil transfert de la pitié, qui passe de la pitié
en face d'un statut à la pitié en face d'une nature, et un retournement de
l'indignation, qui n'est plus excitée par la conduite des Européens, mais
par celle des Nègres.
Ainsi, il y a un jeu différent de la synonymie et de la polysémie syntag-
matique aux différentes étapes du texte : lorsqu'il s'agit du commerce en
général, « Nègre » /objet/ a comme substitut « esclaves nègres » et « noirs ».
(Mais, notons-le, on ne trouve pas « nègres esclaves », ce qui pourrait
indiquer qu'on peut être nègre sans être esclave.) Et à la fin du texte, les Nègres
en tant que force de travail dans les îles sont désignés aussi bien par « ces
nègres » que par « ces misérables », « ...noirs », ou « ...esclaves ». A chaque
extrémité, la fusion des sèmes est donc assurée.
Il en va différemment au milieu du texte, aux deux passages qui
concernent les détails du troc (prix, marchandises), et le moment même
de la constitution du Nègre en esclave. Le premier élément notable est le
remplacement de l'achat par la vente, ce qui revient à faire disparaître les
Européens (il ne restera que leurs vaisseaux à l'ancre); d'autre part, on
assiste à un glissement de sèmes : « Peuples » passe de /géographie/ à
/marchands/ : (« ces peuples estiment »). Ainsi on a un premier système de
vente où v Nègre » (et ses expansions : « beaux », « meilleurs », etc.) est
utilisé au sens de /marchandise/, en face des /marchands/ que sont « ces
peuples » puis « ces barbares » (le passage de peuples à barbares est
intéressant à cause de la marque d'indignation et du passage d'un pluriel de
collectif à un pluriel d'individus : ces deux points seront utilisés par la suite).
Quoi qu'il en soit, les Nègres (qu'ils s'appellent d'une manière ou d'une
autre) sont seuls en scène : ils vont l'être encore davantage dans les
paragraphes suivants, où se constitue un second système de vente, qui redouble
le premier en se dédoublant lui-même, c'est-à-dire à la fois assure la
synonymie entre « Nègres » et « barbares » et masque la transformation du Nègre
en esclave.
Ceci s'opère en deux temps ce commerce se fait... »
sens passif ces esclaves se font... »
pronominal : sens réfléchi « les uns se vendent... »
passif : « les autres sont des prisonniers faits
en guerre »
pronominal : sens réciproque 2. « II y a des nègres qui se surprennent
les uns les autres ».
actif : sens réciproque « (on en voit) mettre la liberté les
uns des autres au prix de... »
Que se passe-t-il ici à travers cette symétrie, et ce jeu de l'être et du
faire? Les esclaves sont des esclaves. Ils sont misérables par destinée et
dans leur propre pays. Les Nègres sont des barbares qui se vendent entre

92
eux, y compris en famille 10, sans respect de la liberté d'autrui. La pitié
peut ainsi aller aux uns et l'indignation aux autres sans que les Européens
y soient mêlés, et sans que (cf. le jeu raffiné des réfléchis et réciproques)
les uns aient à faire avec les autres : les partitions ne sont pas opérées entre
les Nègres et les esclaves, mais à l'intérieur de chaque terme. Car — et c'est
là que la force du texte apparaît liée à ses incohérences — c'est toujours
des mêmes qu'il est question, qu'ils apparaissent sous forme d'objets
ou sous forme de vendeurs : derrière les contradictions entre les termes et
les sèmes, s'affirme la liaison de la méchanceté et du malheur, de la misère
et de la barbarie. La preuve en est le qualificatif d'« intraitables » que
l'on applique, à la fin du texte, aux esclaves qui travaillent dans les îles.
Finalement, toutes les contradictions du texte renforcent la liaison des
sèmes : accuser les Nègres de piétiner la liberté d'autrui, les montrer dans
un état de misère qui les force à se vendre et dire qu'ils préfèrent à leur
servitude (censée être leur salut) une « vie misérable... mais libre », est
bien entendu contradictoire, comme l'est l'affirmation du bénéfice que
constitue pour eux la religion chrétienne, jointe à celle de leur caractère
intraitable. Mais peu importe : ce jeu des incohérences rejoint celui des ambiguïtés
et éclaire singulièrement certaines formules du paragraphe de justification,
qui n'étaient donc pas seulement rhétoriques :
On voit ainsi que « salut », déjà ambigu puisque se plaçant dans ce
monde ou dans l'autre, se dédouble encore dans son sens terrestre entre le
fait d'échapper à la famine et le fait d'échapper aux autres Nègres. On
comprend par ailleurs que les hommes marchands d'autres hommes sont
non seulement des Européens mais surtout des Nègres. Ce qui donne une
connotation particulière au terme « misérable » que l'on retrouve tout
au long du texte et presque un double sens à l'expression initiale : « le
commerce des Nègres ».
Ce texte renferme donc tous les mots qui pourraient poser le problème
de la traite, mais annule ce problème par l'organisation de son discours,
entre autres grâce à l'emploi de la synonymie (au lieu d'une polysémie),
et de pseudo-partitions entre des individus; ce qu'on peut résumer par ces
phrases de base :
« Les Nègres sont des peuples et des esclaves. »
« Les esclaves se vendent, des esclaves sont vendus. »
« Les Nègres vendent des Nègres. »
On trouve ailleurs d'autres procédés, mais dont la fonction est la même :
montrer que si les Nègres sont comme les Européens, ils sont pires qu'eux.
Et que s'ils sont esclaves, c'est qu'ils ne sont pas comme les Européens.

3.2. Pluralité de signes : Polysémie et homonymie. Le « Dictionnaire »


de Trévoux.
1728 Trévoux, Dictionnaire universel... (1732 et
1740 : nouvelles éditions, mêmes textes).
NÈGRE, ESSE. s. m. et f. Nom propre de peuple habitant originaire de Nigritie.
Aethiopie, Niger, Nigra, Nigrita. Le nom de Nègre n'est pas aujourd'hui synonyme
d'Ethiopien, comme il le pourrait être en parlant de l'antiquité. L'Ethiopie ne s'étend
10. Alors que dans la servitude, on voit croître les « familles de Noirs ».

93
pas autant que la Nigritie. Nous n'appelons Éthiopiens que les peuples qui sont au
midi de l'Egypte, et au Levant des Nègres. Les Nègres vendent aux Espagnols, aux
Portugais et aux Hollandais, non seulement ceux de leurs voisins qu'ils peuvent
attraper, niais quelquefois leurs propres femmes, et leurs enfans. Ils sont noirs, mais
davantage vers le midi du Niger, que vers le Nord; ils passent pour robustes, mais ignorans,
lâches et paresseux, et moins farouches que les peuples de la Barbarie, du Bidulgérid
et du Zaara. La plupart suivent le Mahometisme, et les autres sont Payens; il y en a
même qui n'ont presqu'aucun sentiment de Religion. Au Pérou, il est expressément
défendu aux Noirs et aux Négresses d'avoir aucune communication personnelle avec
les Indiens et les Indiennes, sous peine aux mâles d'être mutilés des parties naturelles,
et aux Négresses d'être rigoureusement fustigées. Frezier.
L'île des Nègres. C'est le nom de l'une des Philippines. Nigrorum Insula.
Le Pais des Nègres. Voyez Nigritie.
Nègre, Poisson... (voir ci-dessus).
Négron. s. m. Voyez Négore.
Nègre, se dit aussi de ses esclaves noirs qu'on tire de la côte d'Afrique et qu'on vend
dans les isles de l'Amérique pour la culture du pais et dans la terre ferme pour travailler
aux mines, aux sucreries, etc.
Tci, on trouve plusieurs entrées pour Nègre, la première proposant
l'équivalence Nègre = peuple, la dernière conservant le message de l'édition
plus ancienne : Nègre = esclave. Les deux signes sont séparés par toute une
série d'entrées et tout renvoi explicite de l'une à l'autre est évité. Il s'agit
donc d'homonymie plutôt que de polysémie. D'ailleurs, une preuve en est la
séparation des deux entrées par l'entrée : poisson.
Comme peuples, les Nègres n'ont pas d'autre activité que celle de vendre
leurs voisins et leurs proches, tandis qu'Espagnols, Hollandais et Portugais
sont de simples récepteurs. Quant aux Français, ils sont purement et
simplement oubliés.
Les prédicats affectant les Nègres sont tous péjoratifs : « ignorants »,
« lâches », « paresseux », « moins farouches que », « mahométans » et sans
aucun sentiment de religion. Un seul est positif : « robuste », qualité sans
laquelle on ne comprendrait plus l'esclavage. Enfin, la marque descriptive
« noirs » paraît neutre; mais l'analyse de l'entrée « noir » dans le même
dictionnaire ne laisse aucun doute sur la valeur de cette non-couleur. Trévoux
donne v sombre, obscur, meurtri, livide, synonyme de crasseux, affreux,
odieux, triste, sombre », etc.
Le dispositif de séparation des sèmes peuples et esclaves est conservé
dans les éditions ultérieures (1748 et 1752). Une nouvelle entrée est ajoutée,
in fine, qui contient une condamnation des mauvais traitements subis par
les esclaves; mais c'est à propos d'une expression idiomatique (cf. Le
Dictionnaire de l'Académie) :
Nègre, s'emploie aussi dans cette phrase triviale, on l'a traité comme un nègre, pour
dire qu'on l'a fort maltraité, soit de paroles soit de coups; parce qu'en efïet la plupart
des maîtres traitent leurs Nègres fort durement.
Il est intéressant de constater que l'homonymie ne peut se soutenir
(pas plus que la synonymie dans le cas de Savary), et qu'une liaison des sèmes
peuples et esclaves apparaît d'une manière sous-jacente, à la fin de l'article
qui correspond à la première entrée, puisqu'on y voit les Nègres au Pérou,
sans qu'on sache ni qui les y a transportés, ni qui leur interdit d'avoir des
relations avec les Indiens, ni qui les mutile et les fustige (cf. le passif et la
forme impersonnelle).

94
3.3. Combinaison des modèles précédents : Jeu sur l'homonymie et la
polysémie.

L'Encyclopédie.
On ne peut ici que commenter brièvement le long texte de
l'Encyclopédie, dont on a reproduit quelques extraits qui permettent d'en voir les
enchaînements.

NÈGRE, s. m. (Hist, nat.) homme qui habite différentes parties de la terre. Depuis le
tropique du cancer jusqu'à celui du capricorne l'Afrique n'a que des habitans noirs.
Non seulement leur couleur les distingue, mais ils diffèrent des autres hommes par
tous les traits de leur visage, des nez larges et plas, de grosses lèvres, et de la laine au
lieu de cheveux, paroissent constituer une nouvelle espèce d'hommes.
Si l'on s'éloigne de l'équateur vers le pole antartique, le noir s'éclaircit, mais la
laideur demeure : on trouve ce vilain peuple qui habite la pointe méridionale d'Afrique.
En s'éloignant de l'équateur, la couleur des peuples s'éclaircit par nuances; elle est
encore fort brune au-delà du Tropique, et l'on ne la trouve tout-à-fait blanche que
lorsque l'on avance dans la zone tempérée. C'est aux extrémités de cette zone qu'on
trouve les peuples les plus blancs. La danoise aux cheveux blonds éblouit par sa
blancheur le voyageur étonné : il ne sauroit croire que l'objet qu'il voit et l'Afriquame qu'il
vient de voir soient deux femmes.
Plus loin encore vers le nord et jusque dans la zone glacée, dans ce pays que le
soleil ne daigne pas éclairer en hiver, ou la terre plus dure que le soc ne porte aucune des
productions des autres pays; dans ces affreux climats, on trouve des teints de lis et de
roses. Riches contrées du midi, terres du Pérou et du Potosi, formez l'or dans vos mines,
je n'irai point l'en tirer; Golconde, filtrez le suc précieux qui forme les diamants et les
rubis, ils n'embelliront point vos femmes, et sont inutiles aux nôtres. Qu'ils ne servent
qu'à marquer tous les ans le poids et la valeur d'un monarque imbecille, qui, pendant
qu'il est dans cette ridicule balance, perd ses états et sa liberté.
Mais dans ces contrées extrêmes où tout est blanc et où tout est noir, n'y a-t-il pas
trop d'uniformité, et le mélange ne produiroit-i] pas des beautés nouvelles? C'est sur les
bords de la Seine qu'on trouve cette heureuse variété dans les jardins du Louvre; un
beau jour de l'été, vous verrez tout ce que la terre peut produire de merveilles...
Nègres blancs. (Hist, nat.) Les voyageurs qui ont été en Afrique parlent d'une espèce
de nègres, qui, quoique nés de parens noirs ne laissent pas d'être blancs comme les
Européens, et de conserver cette couleur toute leur vie.
Quelques-uns ont cru que les nègres blancs venaient du commerce monstrueux des
gros singes du pays avec des négresses; mais ce sentiment ne paroit pas probable, vu
qu'on assure que ces nègres blancs sont capables de se propager.
Quoi qu'il en soit, il paroit que l'on ne connoit pas toutes les variétés et les
bizarreries de la nature; peut-être que l'intérieur de l'Afrique, si peu connu des Européens,
renferme des peuples nombreux d'une espèce entièrement ignorée de nous.
On prétend que l'on a trouvé pareillement des nègres blancs dans différentes
parties des Indes orientales, dans l'Ile de Bornéo, et dans la nouvelle Guinée. H y a
quelques années que l'on montroit à Paris un règne blanc, qui vraisemblablement,
étoit de l'espèce dont on vient de parler. Voyez the moderne part, of an universal
History, vol. XVI pag. 293 de l'édition in-8°. Un homme digne de foi a vu en 1740 à Car-
thagène en Amérique, un nègre et une négresse dont tous les enfants étoient blancs,
comme ceux qui viennent d'être décrits, à l'exception d'un seul qui étoit blanc et noir ou
pie : les jésuites qui en étoient propriétaires, le destinoient à la reine d'Espagne.
Nègres. (Commerce). Les Européens font depuis quelques siècles commerce de ces
nègres, qu'ils tirent de Guinée et des autres côtes de l'Afrique, pour soutenir les
colonies qu'ils ont établies dans plusieurs endroits de l'Amérique et dans les Isles Antilles.
On tâche de justifier ce que ce commerce a d'odieux et de contraire au droit naturel, en
disant que ces esclaves trouvent ordinairement le salut de leur âme dans la perte de leur
liberté; [ici est intercalé le texte de Savary].
Nègres, considérés comme esclaves dans les colonies de l'Amérique. L'excessive
chaleur de la zone torride, le changement de nourriture, et la foiblesse de tempérament des

95
hommes blancs ne leur permettent pas de résister dans ce climat à des travaux pénibles,
les terres de l'Amérique, occupées par les Européens, seroient encore incultes, sans le
secours des nègres que l'on y a fait passer de presque toutes les parties de la Guinée.
Ces hommes noirs, nés vigoureux et accoutumés à une nourriture grossière, trouvent
en Amérique des douceurs qui leur rendent la vie animale beaucoup meilleure que dans
leur pays. Ce changement en bien les met en état de résister au travail, et de multiplier
abondamment.
De tous ces différens esclaves, ceux du cap Verd ou Sénégalais sont regardés comme
les plus beaux de toute l'Afrique. Ils sont grands, bien constitués, ayant la peau unie
sans aucune marque artificielle.
La côte ď Angol, les royaume de Loangue et de Congo fournissent abondamment de
très beaux nègres, passablement noirs, sans aucune marque sur la peau. Les Congos en
général sont grands railleurs, bruyans, pantomines, contrefaisant plaisamment leurs
camarades, et imitant très bien les allures et le cri de différens animaux. Un seul Congo
suffit pour mettre en bonne humeur tous les nègres d'une habitation. Leur inclination
pour les plaisirs les rend peu propres aux occupations laborieuses, étant d'ailleurs
paresseux, poltrons, et fort adonnés à la gourmandise; qualité qui leur donne beaucoup
de disposition pour apprendre facilement les détails de la cuisine. On les emploie au
service des maisons, étant pour l'ordinaire d'une figure revenante.
Les moins estimés de tous les nègres sont les Bambaras; leur mal propreté, ainsi que
plusieurs grandes balaffres qu'ils se font transversalement sur les joues depuis le nez
jusqu'aux oreilles, les rendent hideux. Ils sont paresseux, ivrognes, gourmands et grands
voleurs.
On fait assez peu de cas des nègres Mandingues, Congres et Mondongues. Ceux-ci
ont les dents limées en pointe, et passent pour anthropophages chez les autres peuples.
Il n'est pas possible, dans cet article, de détailler les nations des Calbaris, des
Caplabons, des Anans, des Tiambas, des Poulards et nombre d'autres, dont plusieurs
habitent assez ayant dans les terres, ce qui en rend la traite difficile et peu abondante.
Caractère des nègres en général. Si par hasard on rencontre d'honnêtes gens parmi
les nègres de la Guinée, (le plus grand nombre est toujours vicieux). Ils sont pour la
plupart enclin au libertinage, à la vengeance, au vol et au mensonge. Leur opiniâtreté
est telle qu'ils n'avouent jamais leurs fautes, quelque châtiment qu'on leur fasse subir;
la crainte même de la mort ne les émeut point. Malgré cette espèce de fermeté, leur
bravoure naturelle ne les garantit pas de la peur des sorciers et des esprits, qu'ils appellent
zambys.
Les défauts des nègres ne sont pas si universellement répandus qu'il ne se rencontre
de très bons sujets; plusieurs habitans possèdent des familles entières composées de fort
honnêtes gens, très attachés à leurs maîtres, et dont la conduite feroit honte à beaucoup
de blancs...

D'un point de vue lexicographique, cet article avec ses quatre entrées
(une principale, trois secondaires), semble fondé sur une organisation homo-
nymique (cf. le Trévoux), c'est-à-dire sur une distinction entre les signes
eux-mêmes, ce qui semble corroboré par la distinction du singulier et du
pluriel entre la première entrée et les autres. En fait il n'en est rien : il n'y a
qu'une seule définition, celle de la première partie : « Homme... », la seconde
est un commentaire sur une espèce particulière de ces hommes, la troisième
est le texte de Savary, dont la liaison avec le texte précédent est fortement
assurée par « font commerce de ces nègres », et la quatrième est une sorte de
redoublement de Savary en ce qui concerne la traite. Elle comprend une partie
beaucoup plus détaillée sur les différents types d'esclaves, leurs travaux, et se
termine sur la reproduction du code noir.
Il y a donc un seul contenu, considéré sous plusieurs aspects, comme
l'indique d'ailleurs le contenu des parenthèses qui accompagnent les entrées :
(Hist, nat.), (commerce), (considérés comme esclaves...). Autant dire qu'on
se trouve déjà par cette contrainte discursive en présence d'une fusion

96
assumée des sèmes du contenu et non d'une problématique de la liaison de
différents sèmes.
Or, ceci semble contredire deux éléments importants de l'article : d'une
part, l'apparition d'un terme nouveau : « Homme », en tête de la définition
« homme qui habite différentes parties de la terre », et d'autre part la marque
de rejet qui s'introduit dans la présentation du texte de justification de
Savary : « on tâche de justifier ce que ce commerce a d'odieux et de contraire
au droit naturel en disant que... ». Les mots sont forts, le raisonnement qui
suit n'est pas assumé, la traite qui transforme en esclaves ces « hommes »,
ces « peuples », ces « nations » dont parle tout le texte est donc mise en
question.
Certes, mais cette remise en question est annulée en même temps que
formulée, par l'utilisation qui est faite et de l'élément « homme » et de
l'élément « peuple ».
La première partie en effet définit bien « Nègre » par « homme » mais ce
n'est pas pour invoquer à son propos le « droit naturel »; de plus, si le terme
est repris dans les lignes suivantes par « habitans noirs », ce n'est pas
davantage pour enchaîner sur les peuples d'Afrique : ce qui est décrit est le Nègre
comme curiosité au mieux, monstre au pire, en tout cas à la limite de
l'humain : « ils diffèrent des autres hommes »... « paraissent constituer une
nouvelle espèce d'hommes ».
A partir de ce premier paragraphe, le discours se développe dans deux
directions : la bizarrerie de sa couleur fait du Nègre une sorte de prétexte à un
long développement (qui n'est pas reproduit ici), sur l'origine des diversités
raciales et sur la génétique et un repoussoir dans la description des
différentes races (cf. « le noir s'éclaircit mais la laideur demeure », ...« ces vilains
peuples », etc.). Autrement dit, le Nègre est oublié, ou il est décrié : tout se
passe comme si l'introduction de l'élément « homme » ne servait qu'à poser
un des problèmes de la race humaine en général, ou à affirmer l'excellence
d'une race humaine en particulier : la nôtre (cf. le Louvre et ses merveilles...).
La seconde partie (« les Nègres blancs ») n'est qu'une spécialisation de la
première : la monstruosité y est d'ailleurs décrite en termes d'animalité
(cf. les gros singes et les négresses, les jésuites propriétaires, etc.).
Il n'y a donc aucun lien entre un sème /homme/ et un sème /peuple/, et
en revanche il n'est que trop facile d'établir, après ces deux parties, un lien
étroit et sans problèmes entre le sème /homme/ et le sème /esclave/. C'est
ainsi que l'enchaînement avec la troisième partie (le texte de Savary)
s'opère sans heurt : comment pourrait-on être choqué par le commerce qui est
fait des Nègres après ce qui vient d'en être dit? Ainsi, l'on voit jouer en
sens contraire la non-assumation du texte de Savary et l'insertion de ce
texte dans le reste de l'article de l'Encyclopédie, surtout si l'on songe que la
définition même du texte de dictionnaire de commerce « peuples d'Afrique »,
n'y apparaît pas.
Où sont donc passés les peuples? Curieusement, c'est dans la dernière
partie qu'ils sont décrits, c'est-à-dire là où les Nègres sont considérés «comme
esclaves dans les colonies de l'Amérique ». La typologie de ces peuples est
extrêmement précise, comme l'est sa finalité : les Nègres sont décrits en
fonction de leur origine, qualités et défauts physiques et moraux, par ordre

97
LANGUE FRANÇAISE № 15 7
d'intérêt décroissant, en partant de ceux que l'on se procure le plus
facilement, qui sont les plus dociles et les plus forts, jusqu'à ceux qui sont « de
grands voleurs »... ou dont « la traite (est) difficile et peu abondante », en
passant par différents degrés dont la description a comme caractère commun
l'emploi d'un discours raciste élémentaire qui rejoint celui de la première
partie. Ce passage assure donc la liaison /peuple/ /esclave/ d'une manière
très forte, en même temps qu'elle complète en le redoublant le texte de
Savary, auquel elle apporte des justifications supplémentaires, comme « les
douceurs» que trouvent les Nègres en Amérique et qui leur rendent meilleure
« la vie animale », etc.
On voit par là que ce long texte contient à la fois tous les mots qui
provoquent l'indignation en face de la traite et une organisation discursive qui
admet cette traite : on se trouve en face de différents points de vue donnés sur
une même chose, qui est à la fois homme et peuple, objet de commerce et
force de travail, et ce à travers les processus de copiages, séparations et
synthèses. Lorsque, dans d'autres textes, peuple était confronté à esclave,
le Nègre en sortait à la fois accusé et plaint : ici, lorsqu'on le définit par
« homme », il en devient, de surcroît, un monstre 10.

3.4. Où les modèles s'amalgament et où le blanc s'assombrit.

1736 Bruzen de la Martinière, Le Grand


Dictionnaire géographique et critique.
Nègres, mot que les François ont emprunté des Portugais, qui disent Negro, Noir et
qui appellent de ce nom les Peuples de cette couleur, qui habitent la Nigritie, la Haute
et la Basse Guinée, l'Abissinie et autres Pays voisins. Quelques-uns ont appelé très
improprement Pays des Nègres, le Pays qui est des deux cotez du Niger et dont le vrai
nom est la Nigritie; mais ils n'ont pas fait réflexion que ce nom convient généralement
à tous les pays qui sont habitez par des Peuples Noirs; que le mot de Nègre ne vient pas
de Niger nom propre de ce fleuve, mais des Portugais, qui dans ces derniers siècles, ont
les premiers découvert les Côtes Occidentales de l'Afrique et transporté les Habitans
qu'ils ont employez, soit en Europe soit ailleurs, à tous les travaux serviles : ainsi sous
le nom de Nègres on comprend comme autant d'espèces, un grand nombre de Nations
différentes, qui, à la honte du Genre-humain entrent dans le nombre des Marchandises,
dont on trafique, tant dans leur propre Pays, qu'ailleurs. Les Européens, depuis quelques
siècles, font commerce de ces malheureux Esclaves, qu'ils tirent de Guinée et des autres
Côtes d'Afrique, pour soutenir les Colonies, qu'ils ont établies dans plusieurs Colonies
de l'Amérique.
Il est difficile de justifier le Commerce des Nègres : cependant, comme le remarque
Savary (Diet universel du Commerce), ces Esclaves trouvant ordinairement leur salut
dans la perte de leur liberté, la raison de l'Instruction Chrétienne qu'on leur donne,
jointe au besoin qu'on a d'eux pour les cultures des Sucres, des Tabacs, des Indigos, etc.
adoucissent ce qui paraît d'inhumain dans un négoce, où des hommes sont des
marchands d'autres hommes, et les achettent de même que des bestiaux pour cultiver leurs
Terres.

La suite de l'article est une copie intégrale de celui de Savary. Les


éditions de 1741 et 1768 présentent le même texte à ceci près que le
paragraphe sur la justification du commerce des Nègres disparaît de la dernière
édition.

10. On remarquera que l'entrée « Traite des Nègres » est très rigoureusement anti-
esclavagiste.

98
1. L'introduction d'un paragraphe étymologique est extrêmement
importante. Elle accuse le Blanc, et spécialement les Portugais, inventeurs
du mot (« les Français ont emprunté des Portugais », « le mot Nègre
ne vient pas de Niger mais des Portugais... ») et de la chose (« les Portugais
qui... ont les premiers découvert... et transporté »).
2. Cette accusation est renforcée par l'emploi de la voix active « les
Européens font commerce », « ils tirent, qu'ils ont établies »; par les
péjoratifs (« à la honte du genre humain, trafique »); par la mise en évidence de
l'antinomie Nations /esclaves. Et enfin, l'esclavage est condamné («
malheureux »).
3. Les substituts de Nègres les désignent comme des hommes : « peuples,
peuples de cette couleur », « Habitans », « Nations ».
Mais l'accusation des Européens est affaiblie, dans ce paragraphe même,
par le segment de phrase « on trafique tant dans leur propre Pays qu'ailleurs»,
les Noirs étant mis sur le même pied que les Blancs. Surtout, la suite de
l'article reproduisant Savary (justification, production des esclaves par les
Nègres eux-mêmes, etc.), la mauvaise conscience du premier paragraphe
est annulée par les développements ultérieurs.
1771 Trévoux, Dictionnaire universel...
L'édition de Trévoux de 1771 introduit à son tour une condamnation
de l'esclavage, dans une ambiguïté qui frise la contradiction. Les entrées des
éditions précédentes sont conservées, dans leur ordre initial, avec tous les
procédés qui chargent le Noir et disculpent le Blanc (voir supra, p. 93). Mais
s'ajoute le passage suivant :
Nous avons emprunté ce mot des Portugais, qui disent Negro, Noir, et appellent de
ce nom tous les peuples de cette couleur, qui habitent laNigritie, la haute et basse Guinée,
l'Abissinie et autres pays voisins. C'est improprement qu'on appelle pays des Nègres,
le pays qui est des deux côtés du Niger, dont le vrai nom est la Nigritie. Ce nom convient
généralement à tous les pays qui sont habités par des peuples noirs, et le mot Nègre ne
vient pas de Niger, nom du Fleuve, mais des Portugais, qui ont les premiers découvert
les côtes occidentales de l'Afrique, et transporté les Habitans, comme autant d'esclaves;
pour les employer, soit en Europe, soit ailleurs, à tous les travaux serviles. Ainsi, sous le
nom de Nègres on comprend, comme autant d'espèces, toutes ces nations malheureuses,
qui. à la honte du genre humain, entrent dans le nombre des marchandises dont on
trafique. Ce commerce se fait par toutes les nations qui ont des établissements en Amérique,
et l'on achète et l'on vend ces malheureux esclaves de même que des bestiaux, pour
cultiver les colonies.
Cette addition aux entrées précédentes fait intervenir des changements
essentiels. Dans les marques d'énonciation d'abord : le on de la première
entrée a fait place à un sujet nommé; il s'agit des Portugais, inventeurs,
comme chez Bruzen de la Martinière, de la chose et du mot Nègre.
L'accusation portée par Г etymologie est renforcée, ensuite, de la même manière que
dans le dictionnaire de Bruzen de la Martinière, moins la mention des
Européens, remplacés ici par on, mais avec l'antinomie esclaves/bestiaux.
Dans la première entrée de Trévoux, une série de prédicats négatifs
rangent les Noirs dans l'animalité. Dans le texte ajouté, les syntagmes
nominaux équivalents de Nègre sont : « peuples noirs, peuples de cette couleur,
Habitans, nations malheureuses, malheureux esclaves ». Toute la série — le
fait aussi que l'Afrique soit présentée comme un ensemble de pays habités,
et non plus comme une simple côte —- place donc le Nègre dans la catégorie

99
de l'humain. On a un genre humain, divisé en espèces, qui sont autant de
nations dont les unes sont victimes, et les autres bourreaux : la brutalité
n'est plus là où on la situait initialement, la noirceur a changé de camp.
Comparé au texte de Bruzen de la Martinière, dont il est très proche,
ce paragraphe est plus nettement accusateur des Blancs : le passage «tant
dans leur propre pays qu'ailleurs », qui équilibrait la charge entre Blancs
et Noirs, est supprimé. Au contraire, une incidente est ajoutée, « transporté
les Habitans, comme autant d'esclaves », par laquelle le sème esclave est
inclus dans le sème peuple.
Mutation fondamentale, certes, mais dont la portée est singulièrement
limitée par le mode de fabrication des dictionnaires qui entassent les
informations et les compilent jusqu'à l'incohérence.

3.5. Polysémie et clarté . Où le blanc est noir.


1750 Manuel lexique, ou dictionnaire portatif des
mots françois dont la signification n'est pas familière à
tout le monde. Sans nom d'auteur, mais portant la
mention manuscrite « par l'abbé Prévost d'Exilés ».
1755 Nouvelle édition. Même texte.
NÈGRE, s. m. Mot tiré du latin Niger, qui signifie noir. L'usage a fait donner ce nom en
général à toutes les créatures humaines qui ont la peau noire; mais on le donne
particulièrement à ces malheureux habitans de diverses parties de l'Afrique que les Européens
achètent pour le service de leurs colonies. Les Physiciens ont fait de grandes recherches
sur l'origine de la noirceur dans un grand nombre de Nations.
Ce texte est en rupture avec tous les autres, Encyclopédie comprise.
En effet, il ne présente aucune ambiguïté ni aucune contradiction,
que ce soit dans la technique lexicographique, ou dans la marque d'énon-
ciation : l'esclavage est condamné à la fois par le mot « malheureux », et
par l'organisation de la définition :
1. Les Nègres sont des hommes, des habitants, des (membres d'une)
Nation. Le mot esclave n'est pas employé.
2. Les responsables de la traite sont nommés, et du même coup accusés :
sujets d'une phrase active, les Européens sont à la fois désignés comme
acheteurs et employeurs.
3. C'est le seul texte où l'on voit l'emploi cohérent d'une métalangue
de signe qui montre le renvoi d'un signe à plusieurs contenus liés, mais
non identiques : ni homonymie, ni synonymie, mais véritable polysémie
assumée entre le signe et ses contenus, qui sont en rapport d'inclusion : les
Nègres sont des hommes et des peuples; et les Européens achètent certains
de ces hommes.
4. Or, ce qui semble une définition simple ne se trouve nulle part
ailleurs (sauf justement hors des dictionnaires, lorsqu'on trouve dans
Montesquieu, par exemple « le droit... de rendre les nègres esclaves »); elle pose,
en effet, d'une manière non équivoque donc insupportable, les nègres comme
hommes et les Européens comme faiseurs d'esclaves.

Conclusions.
1. Parmi les dictionnaires que nous avons analysés, deux sous-
ensembles se dégagent : celui des articles qui s'en tiennent à un contenu

100
monosémique : ou le Nègre est un esclave, ou les Nègres sont des peuples;
et celui de tous les autres articles, dans lesquels, à travers des formes
extrêmement variées, le peuple, l'esclave, — et, dans certains articles, l'homme — ,
se rencontrent et assument à tour de rôle leur noirceur.
Mis à part un texte (celui du Dictionnaire de l'abbé Prévost) qui utilise
à la fois une métalangue de signe très nette et une marque d'énonciation
non ambiguë pour poser le problème de la traite en fonction de la
responsabilité européenne, tous les textes du second groupe présentent des
ambiguïtés et contradictions diverses, correspondant à des tendances contraires :
monter et cacher, déplorer et justifier, que l'on peut résumer à deux niveaux,
eux-mêmes en intrication :
— Sur le plan de la technique lexicographique, on a dans tous les cas
une pluralité de sèmes, mais la problématique de leur liaison est annulée,
grâce à un jeu entre signe et contenu : ou bien le signe renvoie à un seul
contenu où les sèmes sont fusionnés et nommés par des synonymes (le
Nègre = peuple = esclave), ou au contraire le signe éclate en plusieurs
signes renvoyant chacun à un contenu parfaitement isolé, et c'est
l'homonymie. (Nègrej = peuple -— Nègre2 = esclave). Dans ces deux cas, les
modèles peuvent se raffiner par des emplois appropriés d'une métalangue
de signe et/ou d'une métalangue de contenu, et se compliquer par les phoné-
mènes de copiage et les techniques d'insertion de fragments, de réduction
des textes, etc.
— Sur le plan des marques d'énonciation, on constate l'intrusion
« officielle » du polémique dans le didactique au sein du dictionnaire : deux
forces jouent également en sens contraire : l'esclavage en général est déploré :
« honte du genre humain », a malheureux », etc., mais toutes sortes de
justifications se font jour — dont la forme dépend du modèle lexicographique
en vigueur; cependant, elles se ramènent en gros à Fefïacement des
Européens, et à la répartition de chaque sème défini en deux groupes affectés
de valeurs contraires. Ce qui permet de plaindre et de blâmer, de
s'identifier et de rejeter, etc. : c'est de cette manière que les peuples sont répartis
en farouches /civilisés, les hommes en représentants du genre humain/
monstres, les individus en poursuivants /pourchassés, les esclaves en
volontaires/involontaires, en soumis /intraitables, etc. le lecteur est ainsi toujours
juge et jamais partie dans le trafic décrit par ce message brouillé où le jeu
consiste à éviter à tout prix la phrase de base :«les Nègres sont des peuples
et les Nègres sont des hommes, et les Européens en font des esclaves ».
2. Dans tous ces textes, marques d'énonciation et technique
lexicographique concourent d'une manière extrêmement liée au succès de
l'entreprise de brouillage. Autrement dit, il est difficile de séparer ici technique
et idéologie : tout se passe comme si, à l'intérieur du discours didactique,
se jouait un combat entre deux discours polémiques, le premier ouvert et
repérable (anti-esclavagiste), et vaincu par l'autre (occultation et
justification), en tant qu'il a à son service tout un appareil technique
prétendument neutre. En quelque sorte, ce serait grâce à son didactisme même que
le dictionnaire tirerait sa plus grande force polémique.
3. L'image du Nègre, confuse mais obsédante, qui se dégage de
l'ensemble des textes, est celle d'une créature utile (esclave), misérable (peuple,

101
individu, esclave), mauvaise (idem), et monstrueuse (homme noir). Ce qui
est corroboré par le calcul de fréquence des qualificatifs du nègre n. Comme
peuples, les Nègres sont mauvais : ils sont noirs, ou bien de teint ou de
peau noirs (22 occurrences); farouches (8); ignorants (G); lâches (6);
paresseux (6); pay ens (6); brutaux (2). Dans l'Encyclopédie, ils sont même « amba-
rassans », mais moins que les hommes à queue 12.
Enfin, dans sept dictionnaires, les pères sont malheureux parce que
vendus par leurs enfants. Deux qualités à relever : ils sont robustes ou
vigoureux (7 occurrences), et certains sont civilisés, par les Portugais (2 fois).
Le Nègre est également esclave en Afrique : de la faim, de ses rois,
de ses congénères. Donc le Blanc est, au propre et au figuré, rédempteur.
Comme esclaves, les Nègres sont mauvais : ils sont noirs (11 occurrences),
malheureux (11), et misérables (18). Mais en même temps, « ils sont d'un
naturel dur » (8), « intraitable » (7), « et incapable de se gagner par la
douceur » (7). Il est vrai qu'« un châtiment modéré les rend souples » (7).
L'indication de qualités — « les plus beaux », « les meilleurs », 9 et
8 occurrences — est associée à Nègre comme marchandise, et suivie d'une
indication de prix. Une fois de plus, les relations entre Blancs et Noirs sont
exprimées en termes de rachat.
4. Les observations autorisées par la lecture des dictionnaires sont
validées par l'enquête conduite à une autre échelle, et sur un matériel
autrement plus riche, par Michèle Duchct. On les résumera d'un mot :
si l'esclave fait pitié, l'Africain reste méconnu tout au long du xvine siècle.
Mais la force d'inertie des dictionnaires est encore plus grande. Le
stéréotype composite continue de se transmettre à travers le siècle : dès
que le problème de la transformation de l'homme en esclave ou celui de la
responsabilité des Européens, risquent d'être posés sous une lumière
nouvelle, de nouvelles formules d'occultation apparaissent. Alors que des
courants anti-esclavagistes s'expriment ailleurs, glorifiant notamment le
marronnage comme processus de libération du Nègre 13, les dictionnaires
négligent ce thème et se contentent de reproduire l'évocation qu'en
fournissait Savary dès 1723.
5. La contrainte de l'idéologie dominante pèse donc lourdement sur
ces dictionnaires à travers des modèles divers, qui apparaissent dans le cas
de « Nègre » comme autant de structures superficielles. Il n'est pas
indifférent de noter que le texte qui s'oppose à elle sans ambiguïté (celui de l'abbé
Prévost) tire sa force polémique de la transparence de son discours
(didactisme en accord avec l'univocité de son énonciation), opposée à l'opacité
du discours des autres textes; outre que cette opposition est renforcée par une
autre : la différence dans le degré de distance, le texte de l'abbé Prévost est

11. 25 entrées contenaient des qualificatifs. Nous n'avons pas reproduit ici ceux,
innombrables mais isolés, qui apparaissent dans la typologie des esclaves de l'Kncyclo-
pédie.
12. « Si l'on parcourait toutes ces îles, on trouverait peut-être des habitants bien
plus ambarrassans pour nous que les noirs, auxquels nous aurions bien de la peine à
refuser ou à donner le nom d'hommes. Les habitans des forêts du Bornéo dont parlent
quelques voyageurs, si ressemblans d'ailleurs aux hommes, en pensent-ils moins pour
avoir des queues de singes? »
13. Sur ce point, voir Duciiet, 1971, pp. 160 sqq.

102
assumé en effet beaucoup plus directement que ne le sont les autres articles :
dans la préface, l'auteur présente son ouvrage (à l'origine, une traduction)
comme une suite de réflexions personnelles sur des sujets qui l'intéressent
particulièrement. Aussi l'opposition est-elle : Distance (+)> opacité-vs-Dis-
tance ( — ), transparence. Ce dictionnaire constitue donc une exception qui
confirme la règle suivie par les autres.
La force de cette idéologie au niveau des dictionnaires se manifeste
également avec l'éclat si l'on se reporte au texte fameux de Montesquieu
sur l'esclavage :
Si j'avais à soutenir le droit que nous avons ец de rendre les nègres esclaves, voici
ce que je dirais :
Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en
esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres.
Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des
esclaves.
Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête; et ils ont le nez si
écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l'idée que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une
âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir...
Une preuve, que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas
d'un collier de verre que de l'or, qui, chez les nations policées, est d'une si grande
conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes; parce que,
si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas
nous-mêmes chrétiens... (De l'esprit des lois, 1. XV, ch. Y).

Ce texte dit la même chose que celui de l'abbé Prévost sur un point
essentiel : montrer la transformation des Nègres en esclaves par le fait des
Européens; mais il est un pur discours polémique, c'est-à-dire parfaitement
assumé et parfaitement opaque (ironie). Or, le pédagogisme faisant feu de
tout bois, nous avons trouvé un Dictionnaire portatif de commerce, de 1762,
où l'article Nègre (qui est une réduction du texte de Savary) contient ceci :
« II est difficile de justifier tout-à-fait le commerce des Nègres; mais on en
a un besoin indispensable pour les cultures des sucres, des tabacs, des
indigo, etc. Le sucre, dit Mr. de Montesquieu, seroit trop cher si l'on ne
faisoit travailler la plante qui le produit par des esclaves. » Autant dire
que la non-distance a été utilisée (citation) et que l'opacité a été lue comme
transparence 14. On peut donc se poser un certain nombre de questions sur
l'efficacité polémique des écrits polémiques, et se demander si ce n'est
pas leur écriture même qui paradoxalement peut permettre leur
récupération dans un discours contraire (ici le discours pédagogique de l'idéologie
dominante). On voit par ces exemples en tout cas que l'analyse des discours
demande une étude très serrée à la fois des éléments structuraux les plus
techniques de l'organisation du texte, de l'intertextualité, et de codes
d'écriture et de lecture dans lesquels ils sont inscrits.
6. Notons brièvement pour finir l'intérêt que nous avons pris à aller
dans ces analyses de discours non seulement de la linguistique vers
l'histoire (les analyses des textes servant à mettre à jour des représentations
idéologiques, à vérifier des intuitions, étayer des hypothèses que Ton for-

14. De même dar.s l'éd. de 1760 de Savary.

103
mule sur des documents, etc.) mais aussi de l'histoire vers la linguistique :
ce sont en effet des problèmes d'ordre idéologique qui nous ont amené à
comprendre certains phénomènes d'ordre apparemment technique dans
ces énoncés lexicographiques. En travaillant, dans tous les dictionnaires,
sur des articles concernant d'autres termes, nous avons pu vérifier en
particulier que l'organisation des articles, pas plus que les incohérences et
ambiguïtés que ceux-ci contiennent, ne pouvaient être mises au compte de la
pure contrainte d'un modèle de fabrication, pas plus qu'attribuées
uniquement à l'incurie des rédacteurs : au contraire, ce sont les forces idéologiques
qui sont les véritables contraintes, mais avec toutes les médiations
techniques imaginables. Et ici, quelle autre ligne de force commande l'apparente
diversité des articles de la quasi-totalité des dictionnaires, que celle qui a
l'habileté de se diviser en deux, dans l'Encyclopédie, c'est-à-dire : с
l'Humanité et l'intérêt des particuliers ».

BIBLIOGRAPHIE

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