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Les Éditions du Boréal

4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) h2j 2l2

www.editionsboreal.qc.ca
L’ANIMAL LANGAGE
du même auteur

en langue française

Grandeur et misère de la modernité, traduction de Charlotte Melançon,

Bellarmin, 1992 ; Éditions du Cerf, 1994 (sous le titre Le Malaise de la

modernité).

Rapprocher les solitudes. Écrits sur le fédéralisme et le nationalisme au Canada,

traduction d’Hélène Gagnon, Presses de l’Université Laval, 1992.

Multiculturalisme. Différence et démocratie, traduction de Denis-Armand

Canal, Aubier, 1994 ; Flammarion, coll. « Champs », 1997.

La Liberté des modernes. Essais choisis, traduction de Philippe de Lara,

Presses universitaires de France, 1997.

Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, traduction de

Charlotte Melançon, Boréal et Seuil, 1998 ; Boréal, coll. « Boréal

compact », 2003.

Hegel et la société moderne, traduction de Pierre R. Desrosiers, Presses de

l’Université Laval et Éditions du Cerf, 1998.

La Diversité de l’expérience religieuse aujourd’hui. William James revisité,

traduction de Jean-Antonin Billard, Bellarmin, 2003.

Laïcité et liberté de conscience (avec Jocelyn Maclure), Boréal, 2010.

L’Âge séculier, traduction de Patrick Savidan, Boréal, 2011.


Charles Taylor

L’ANIMAL LANGAGE

La compétence linguistique humaine

traduit de l’anglais (Canada) par Nicolas Calvé

Boréal
© Président et boursiers du Collège Harvard 2016

© Les Éditions du Boréal 2019 pour la traduction en langue française en Amérique du Nord

Publié avec l’accord de l’éditeur Harvard University Press.

er
Dépôt légal : 1 trimestre 2019

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 2016 par Belknap Press (Harvard University Press) sous le titre The Language

Animal : The Full Shape of the Human Linguistic Capacity.

Diffusion au Canada : Dimedia

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèque et Archives Canada

Titre : L’animal langage : la compétence linguistique humaine / Charles Taylor ; traduction, Nicolas Calvé.

Autres titres : Language animal. Français

Noms : Taylor, Charles, 1931- auteur.

Description : Traduction de : The language animal. | Comprend des références bibliographiques et un index.

Identifiants : Canadiana 20190011793 | ISBN 9782764625613

Vedettes-matière : RVM : Langage et langues—Philosophie. | RVM : Linguistique—Philosophie. | RVM : Cognition.

Classification : LCC P107 T3914 2019 | CDD 401—dc23

isbn papier 978-2-7646-2561-3

isbn pdf 978-2-7646-3561-2


isbn epub 978-2-7646-4561-1
À mes petits-enfants

Francis et Annik

Alba et Simone

Sabah et David
Avant-propos

C e livre porte sur la compétence linguistique de l’être humain. J’y

tente de montrer qu’elle est plus multiforme

généralement, à savoir qu’elle inclut des aptitudes à créer du sens

qui vont bien au-delà de l’encodage et de la communication d’information,


qu’on le croit

trop souvent considérés comme sa principale fonction.

Je m’inspire de réflexions sur le langage menées en Allemagne dans les

années 1790 alors que le romantisme florissait. Les principaux théoriciens

auxquels je fais appel sont Hamann, Herder et Humboldt, d’où le nom que

je donne à la théorie qu’ils m’ont inspirée : « HHH ».

Cette perspective s’oppose à celle des grands penseurs rationalistes et

empiristes des débuts de l’ère moderne, lesquels sont également à l’origine

des théories épistémologiques apparues dans le sillage des travaux de

Descartes (bien que certaines d’entre elles les critiquent en partie). Les

principaux représentants de cette tradition cités ici sont Hobbes, Locke et

Condillac, d’où le sigle « HLC » par lequel je désigne leur conception du

langage.

e
Cette conception est jugée très simpliste par les penseurs des xx

e
et xxi siècles, marqués par l’influence de Saussure, de Frege et, jusqu’à un

certain point, de Humboldt. Néanmoins, certains de ses postulats

fondamentaux ont survécu dans la philosophie analytique postfrégéenne et

certains courants des sciences cognitives.

C’est pourquoi un aspect important de ce livre consiste à réfuter ce qui

subsiste de la théorie HLC en formulant des idées fondées sur la théorie

HHH. Cet exercice m’a permis d’élaborer une conception que j’espère

beaucoup plus satisfaisante, donc composite (quoique moins ordonnée), de

ce qu’est la capacité linguistique humaine.


Au départ, j’avais l’intention de faire suivre cet approfondissement de la

théorie romantique du langage par une étude de divers courants de la poésie

postromantique, qui selon moi sont étroitement liés à celle-ci. J’ai entrepris

cette recherche au tournant des années 1990, mais, après l’avoir

interrompue à maintes reprises, je n’en ai terminé que la première partie, à

laquelle se sont ajoutées quelques études qui pourraient servir de base à la

seconde.

J’ai donc décidé de publier ce livre sur la compétence linguistique avant de

poursuivre mes travaux sur les postromantiques en vue de mener à terme (je

l’espère) la seconde partie, qui prendrait la forme d’une étude

complémentaire à celle-ci. Dans ces pages, je mentionne par endroits ce que

pourrait contenir la seconde partie, qui, je le souhaite, sera tout de même

assez intéressante en soi pour justifier sa publication en tant qu’ouvrage

distinct.

Des discussions menées avec de nombreux penseurs m’ont beaucoup

apporté. J’ai ici en tête le réseau du Centre for Transcultural Studies et en

particulier Akeel Bilgrami, Craig Calhoun, Dilip Gaonkar, Sean Kelly,

Benjamin Lee et Michael Warner.

Je tiens aussi à remercier Muhammad Velji pour son aide précieuse à la

préparation du manuscrit et pour la mise au jour de lacunes à corriger,

notamment en ce qui a trait aux traductions anglaises des citations en

langues étrangères, sans parler d’autres améliorations.


première partie

LA DIMENSION CONSTITUTIVE

DU LANGAGE
CHAPITRE 1

Les conceptions dénotative et constitutive du langage

Qu’est-ce que le langage ? Cette question remonte à l’aube de la tradition

intellectuelle occidentale. En quoi peut-on associer le langage aux autres

signes ? Aux signes en général ? Les signes linguistiques sont-ils arbitraires

ou fondés ? Qu’ont de particulier les signes et les mots lorsqu’ils ont une

signification ? Voilà de très vieilles questions. Si le langage est un objet de la

philosophie occidentale depuis belle lurette, il n’a pas toujours suscité le

même intérêt. Dans l’Antiquité, par exemple, on ne le considérait pas

e
comme une question fondamentale. C’est au xvii siècle, dans la foulée des

travaux de Hobbes et de Locke, que les philosophes ont commencé à

e
l’étudier de plus près. Au xx siècle, il est pour ainsi dire devenu une

obsession, alors que tous les grands philosophes ont élaboré leur théorie du

langage : Heidegger, Wittgenstein, Davidson, Derrida et les

« déconstructivistes » de tout acabit l’ont placé au cœur de leur réflexion.

e
Dans ce qu’on peut appeler la modernité, soit à partir du xvii siècle, les

philosophes ont alimenté un débat incessant sur la nature du langage, les

uns contestant les positions des autres ou s’en inspirant. On peut y jeter un

éclairage en classant toutes ces théories en deux grandes catégories. La

première regroupe celles que je qualifie d’« encadrantes ». Ces théories

cherchent à expliquer le langage en l’inscrivant dans une conception de la

vie, du comportement, des finalités ou des facultés mentales de l’être

humain qui est définie et exposée sans égard au langage. Celui-ci apparaît à

l’intérieur d’un cadre (qui, nous le verrons, peut être conçu de diverses
façons) et y remplit certaines fonctions, mais le cadre précède le langage, ou

peut du moins être envisagé indépendamment de celui-ci.

La seconde famille comprend les théories que je qualifie de

« constitutives ». Comme leur nom le laisse entendre, elles sont l’antithèse

des théories encadrantes. Selon elles, le langage rend possibles de nouvelles

finalités, de nouveaux répertoires comportementaux et de nouvelles

significations, si bien qu’on ne pourrait l’appréhender à partir d’une

conception de la vie humaine conçue sans lui.

Ce sont là les termes d’un profond antagonisme entre deux écoles de

pensée. Il s’avère que celles-ci s’opposent l’une à l’autre sur d’autres grandes

questions et qu’on peut les mettre en contraste relativement à d’autres

dimensions. C’est pourquoi il arrive qu’on les désigne respectivement sous

les vocables de « dénotative-instrumentale » et de « constitutive-

expressive ». En outre, elles vont jusqu’à se distinguer l’une de l’autre en ce

qui a trait aux contours et aux limites mêmes de ce qu’elles tentent

d’expliquer, à savoir le langage, de même qu’à la valeur qu’elles accordent

aux modes d’explication atomiste et holistique. Elles s’inscrivent en fait dans

des conceptions très différentes de la vie humaine. Mais parce qu’il faut bien

s’engager dans le labyrinthe par quelque porte, je vais commencer par traiter

du contraste entre les conceptions encadrante et constitutive du langage

avant d’aborder peu à peu les autres dimensions de la controverse.

La théorie encadrante classique dont l’influence a été la plus grande

rassemble des idées élaborées par Locke à partir de celles de Hobbes, puis

1
par Condillac . En résumé, les théories de type « Hobbes-Locke-

Condillac » (HLC) cherchent à expliquer le langage dans les limites de

l’épistémologie de la représentation dont Descartes a établi la

prédominance. Dans l’esprit se trouvent des « idées », fragments pour la

plupart « externes » d’une représentation supposée de la réalité.

L’acquisition du savoir consiste à faire en sorte que la représentation

corresponde à la réalité. Nous ne pouvons espérer y parvenir qu’en

élaborant nos idées selon une procédure rationnelle. Nos conceptions des

choses sont construites ; elles sont le résultat d’une synthèse. L’enjeu consiste
à obtenir une construction fiable et sensée plutôt que complaisante, bâclée

et trompeuse.

Le langage joue un rôle déterminant dans cette construction. C’est de leur

association aux choses représentées par les « idées » que les mots tirent leur

signification. L’introduction de mots facilite grandement la combinaison des

idées en une image fiable. On peut interpréter cette facilitation de diverses

façons. Pour Hobbes et Locke, les mots permettent de classer les choses, ce

qui rend possible une synthèse à grande échelle, tandis que l’intuition non

linguistique confine à l’association minutieuse d’éléments particuliers.

Condillac, lui, affirme que l’avènement du langage a rendu possible le

contrôle de l’ensemble du processus d’association : il a permis à l’être

2
humain d’acquérir un « empire sur son imagination ».

La théorie constitutive trouve son élan initial chez Herder, plus

précisément dans sa critique de Condillac. Dans un passage célèbre de son

Traité sur l’origine de la langue [Über den Ursprung der Sprache], Herder cite

la fable (qu’il serait plus juste de qualifier d’historiette) où Condillac

explique que le langage pourrait émerger entre deux enfants dans un

3
désert . Il dit avoir trouvé ce qui manque à ce récit qui, à ses yeux,

présuppose ce qu’il est censé expliquer, à savoir l’apparition du langage, la

façon dont les enfants passent d’une condition où ils n’émettent que des cris

d’animaux au stade où ils utilisent des mots pourvus de signification.

L’association entre le signe et un contenu mental donné réside déjà dans le

cri animal (que Condillac désigne sous le nom de « signe naturel ») ; à

l’instar des autres animaux, le bébé qui ne parle pas encore crie de peur

devant le danger. Une fois le « signe d’institution » acquis, l’enfant peut

l’utiliser pour porter son attention sur l’idée associée et la manipuler, donc

pour diriger le jeu de son imagination. La transition vers le langage se limite

à la prise de conscience de la possibilité de recourir à l’association de cette

façon.

Il s’agit là d’un exemple typique de la théorie encadrante. Le langage y est

expliqué en fonction d’éléments (les idées, les signes et leur association) qui

précèdent son émergence. Avant comme après, l’imagination est à l’œuvre et

l’association a lieu. La nouveauté réside dans le fait que l’esprit est désormais

aux commandes. Ainsi, on peut communiquer à autrui la présence d’un

danger en poussant un cri de peur de façon volontaire et non par simple


réflexe ; en tant que mode de désignation du danger, le cri peut être utilisé

dans des raisonnements sur les antécédents et sur les conséquences de

certains types de menaces.

Certes, un tel contrôle n’existait pas avant le langage. Toutefois, la théorie

encadrante postule la plus grande continuité possible entre l’avant et l’après.

Les éléments restent les mêmes, leur combinaison se poursuit ; seule la

direction change. On peut présumer que c’est précisément cette continuité

qui donne à la théorie sa clarté et sa capacité explicative apparentes : le

langage est débarrassé de son caractère mystérieux et associé à des éléments

qui semblent non problématiques.

Herder part d’une intuition selon laquelle le langage rend possible une

conscience d’un type différent, qu’il qualifie de « réfléchie » [besonnen].

C’est pourquoi il juge si insatisfaisante l’idée de continuité défendue par

Condillac et consorts. À ses yeux, une explication qui repose sur des

éléments préexistants ne peut rendre compte ni de la nature ni du mode

d’émergence de cette nouvelle conscience. C’est pourquoi il accuse

Condillac d’éluder la question : « L’abbé de Condillac […] a supposé

4
résolue dès la première page de son livre toute l’affaire de la langue »,

déplore-t-il. [Der Abt Condillac […] hat das ganze Ding Sprache schon vor

der ersten Seite seines Buchs erfunden vorausgesetzt.]

Qu’entendait Herder par « réflexion » [Besonnenheit] ? C’est difficile à

expliquer. J’ai tenté de reconstituer son raisonnement dans un article

5
intitulé « The Importance of Herder ». On pourrait le formuler ainsi : les

êtres non doués de langage peuvent réagir aux choses qui les entourent, mais

le langage permet de saisir une chose telle qu’elle est. Cette explication n’est

pas très claire, mais elle nous engage sur la bonne voie. Pour se faire une

meilleure idée, il faut réfléchir à ce que suppose l’utilisation du langage.

Vous me montrez un objet quelconque et me demandez quelle est sa

forme ; je vous réponds : « Un triangle. » Admettons qu’il s’agisse bien

d’un triangle. Que suppose une bonne réponse en de telles circonstances ?

Quelque chose comme le fait de savoir que triangle est le terme juste pour

désigner cette sorte d’objet. Je pourrais même vous dire pourquoi : « Voyez,

cet objet comporte trois côtés rectilignes. » Cependant, il m’arrive de

reconnaître une chose sans trop savoir pourquoi. Je sais tout simplement

que nous entendons une symphonie classique. Même dans un tel cas, la
question de savoir pourquoi reste légitime ; je pourrais l’approfondir et

fournir une réponse en explicitant ce sur quoi repose ma certitude d’avoir

raison.

Ce raisonnement souligne le fait qu’une certaine interprétation de la

question en jeu est indissociable du langage descriptif, à savoir que le mot

employé peut être juste ou impropre, ce qui dépend des caractéristiques que

présente ou non la chose décrite. Si un être utilise le langage descriptif, c’est

parce qu’il est doué d’une sensibilité aux questions de cet ordre. Il s’agit là

d’une proposition nécessaire. On ne dira jamais d’un perroquet, auquel on

ne peut attribuer une telle sensibilité, qu’il décrit quelque chose, et ce, peu

importe à quelle fréquence il se montre infaillible dans ses jacassements du

« mot juste ». Bien entendu, quand on bavarde, on s’attarde rarement à

l’enjeu de la justesse ; on ne le fait que si, plongé dans l’incertitude, on sonde

les profondeurs inexplorées du vocabulaire. Cela dit, on est toujours réceptif

à la justesse ; c’est pourquoi on reconnaît invariablement l’opportunité de

corriger un mot qu’on utilise mal. C’est de cette réceptivité générale que je

tente de rendre compte en employant le mot sensibilité.

6
Le langage suppose donc une sensibilité à l’enjeu de la justesse . Dans le

cas du langage descriptif, celle-ci dépend des caractéristiques de la chose

décrite. On pourrait la qualifier de « justesse intrinsèque ». Pour

comprendre à quoi elle correspond, imaginons un tout autre exemple

impliquant un triangle. Il existe d’autres types de situations où ce qu’on

qualifie sommairement de signe peut être utilisé de manière juste ou

impropre. Supposons que je dresse des rats à franchir une porte triangulaire

dans un espace où ils ont aussi la possibilité d’en franchir une autre, semi-

circulaire celle-là. Ils finissent par adopter le bon comportement, qui

consiste à réagir adéquatement au signal que constitue le triangle. On

pourrait affirmer que les rats réagissent à la porte triangulaire en la

franchissant comme je réagis à un objet triangulaire en prononçant le mot

triangle.

Mais l’analogie s’arrête là. Si les rats franchissent la bonne porte en

réaction à sa forme triangulaire, c’est parce que cela leur permet d’atteindre

le morceau de fromage qui se trouve au bout du labyrinthe. Le type de

justesse en jeu ici se rapporte à l’exécution d’une tâche quelconque, dans ce

cas l’atteinte de l’objectif que constitue le fromage. La réponse au signal joue


un rôle dans cet accomplissement ; c’est pourquoi il y a « utilisation

adéquate » dudit signal. En revanche, faire correspondre un mot aux

caractéristiques d’un référent décrit implique un tout autre type de justesse.

On pourrait émettre une objection : le rat ne fait-il pas quelque chose

d’analogue ? Ne reconnaît-il pas que le triangle indique « fromage » ? Après

tout, il réagit à une caractéristique de la porte, même si celle-ci est

instrumentale. Le rat, pourrait-on dire, fait correspondre son action à une

caractéristique d’une des portes, celle derrière laquelle il y a toujours du

fromage. Ainsi, on « traduirait » peut-être mieux son interprétation en

affirmant que le triangle signifie « se précipiter de ce côté ». Ce glissement

de traduction nous met en garde contre la fausseté de l’analogie. La

situation comporte certes des caractéristiques en vertu desquelles « se

précipiter de ce côté » est la réponse adéquate à la présence d’une porte

triangulaire, mais l’obtention de la bonne réponse n’a rien à voir avec la

détermination de ces caractéristiques (ou de toute autre caractéristique).

C’est pourquoi la question de savoir en vertu de quelle description précise le

rat obtient la bonne réponse (« là où se trouve le fromage », « là où est la

récompense », « là où sauter », etc.) est vaine et inapplicable.

L’exemple que nous venons de voir illustre la différence entre, d’une part,

le fait de réagir adéquatement aux caractéristiques d’une situation et, d’autre

part, celui de déterminer lesdites caractéristiques. La seconde tâche implique

de donner une définition, une forme explicite, à ces caractéristiques. Elle va

au-delà de la simple réaction ou, pour dire les choses autrement, elle

constitue une réaction plus approfondie, d’un type particulier. Il s’agit de la

réponse que portent nos mots. Nous définissons la caractéristique en

appliquant le mot, ce qui explique pourquoi il faut être sensible aux

questions de justesse intrinsèque, au fait qu’un mot s’applique en raison de

7
caractéristiques déterminées, sans quoi il ne s’agit pas d’un mot .

A contrario, on peut qualifier ce à quoi le rat réagit de signal, un terme qui

indique que sa réaction n’implique aucune définition de caractéristiques et

se manifeste par une course à la récompense. Autrement dit, là où la réponse

à un signal joue un rôle dans l’exécution d’une tâche quelconque, la justesse

du comportement découlant de ce signal se mesure à l’aune de la réussite de

ladite tâche. À moins que cette réussite corresponde à une description

intrinsèquement juste (ce qui n’est pas le cas de l’atteinte d’un morceau de
fromage), la réponse appropriée au signal ne suppose pas de définition de

caractéristiques ; elle ne fait que déclencher une réaction adéquate, ce qui est

compatible avec la reconnaissance de nombreuses caractéristiques du même

ordre ou d’aucune d’entre elles : le rat sait seulement qu’il doit se précipiter

à cet endroit ; il ignore tout des descriptions qui pourraient lui donner des

raisons de s’y précipiter.

La justesse propre à une description est fondamentalement différente. On

ne peut pas la définir comme la simple exécution réussie d’une tâche

quelconque (à moins que la tâche relève de la justesse intrinsèque).

Autrement dit, la justesse intrinsèque est irréductible à ce qu’on pourrait

qualifier de justesse opératoire : envisagée sous l’angle de la réalisation

d’une tâche, elle ne s’applique au langage que si elle fait déjà partie des

8
critères de réussite .

On peut envisager cette distinction autrement, en faisant appel à la notion

de « conscience ». Pour l’animal non doué de langage A, être « conscient »

de X consiste à réagir de telle ou telle façon en présence de X : si X est de la

nourriture et que A a faim, A se rue vers X; si X est un prédateur,

A s’enfuit ; si X est un obstacle, A le contourne… En revanche, la conscience

linguistique de l’existence ou de la présence de X ne peut pas être réduite ou

assimilée au déclenchement d’une réaction déterminée (ou d’un ensemble

de réactions) en certaines circonstances ; il faut plutôt l’envisager comme

une conscience indépendante du déclenchement d’une réaction (ou

juxtaposée à celle-ci). Cependant, il serait plus juste d’affirmer qu’une telle

conscience suppose un nouveau type de réponse, la reconnaissance

linguistique, irréductible et inassimilable à toute réponse comportementale.

Une telle conscience linguistique est possible même si l’être qui en est

doué inhibe sa réponse comportementale normale (je peux juger qu’une

personne est dangereuse sans m’enfuir) ; s’il ne l’inhibe pas, la

reconnaissance linguistique suppose tout de même quelque chose qui la

transcende. Bien entendu, en l’absence de certaines conditions, d’autres

animaux peuvent aussi avoir conscience, sans effet sur leur comportement,

d’un objet qui normalement les excite : l’animal voit une proie, mais il est

repu, si bien qu’il ne réagit pas. Dans une situation analogue, l’être humain

réagit normalement par ce que je qualifie de « reconnaissance

linguistique ».
La conscience linguistique n’est pas du même ordre que celle qui est

propre au déclenchement d’une réaction ; elle est plus concentrée sur l’objet

en jeu. Elle suppose un effort d’attention que Herder qualifie de

9
« réflexion » [Besonnenheit] .

Pour revenir à notre exemple des rats qui apprennent à obtenir un

morceau de fromage, on peut déceler une ambiguïté possible dans une

expression comme « savoir qu’il s’agit de la bonne porte où se précipiter ».

Pour le rat, celle-ci peut simplement signifier qu’il sait bien répondre au

signal. Dans un autre contexte, cependant, on pourrait vouloir dire quelque

chose comme « savoir appliquer correctement la description “la bonne

porte où se précipiter” ». Il s’agit là de deux compétences distinctes. La

première n’implique pas de faire correspondre quelque signe avec la réalité

sur la base des caractéristiques de celle-ci. La seconde consiste

essentiellement à agir en fonction d’une sensibilité à ces caractéristiques ;

elle met en jeu un certain type de question qui influe sur le comportement,

ce qui ne semble pas être le cas de la première.

Une confusion entre ces deux compétences empoisonne certains débats

sur le comportement animal, notamment la controverse entourant le

« langage » des chimpanzés. On peut faire abstraction de l’argument selon

lequel ces grands singes, qui s’expriment par gestes, le font toujours de

manière adéquate, voire donner raison aux personnes qui défendent cette

hypothèse, mais la question demeure de savoir ce dont il s’agit bel et bien.

Considéré isolément, le fait qu’un animal fasse le signe « banane »

uniquement en présence de bananes ou « veux banane » uniquement s’il en

désire une ne nous apprend rien sur le phénomène en jeu. Il s’agit sans

doute d’une compétence du premier type : l’animal sait quel geste faire

pour obtenir une banane ou l’attention et les félicitations de son dresseur.

En fait, ce signe correspond à un objet pourvu de certaines caractéristiques :

un fruit jaune, tubulaire et courbé. Cela ne démontre pas que ce dernier

constitue l’enjeu de l’exercice ni que l’animal réagit à celui-ci par un geste.

C’est seulement si tel était le cas qu’on pourrait affirmer que les

chimpanzés ont un « langage » un tant soit peu comparable au nôtre. Dans

les faits, il faut plutôt ranger leur comportement gestuel parmi leurs

astucieuses habiletés instrumentales, à l’instar de la manipulation de bâtons

et du déplacement de boîtes qu’ils effectuent en vue de saisir des objets hors


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d’atteinte (des tâches qui ont été bien décrites par Köhler ). Ces habiletés

ne sont pas plus « sémantiques » que leur comportement gestuel.

La sensibilité à la justesse intrinsèque, elle, se manifeste en quelque sorte

dans une autre dimension, que je désigne sous le nom de « dimension

sémantique » (ou, de façon plus générale, de « dimension linguistique » ; je

reviendrai sur le rapport qu’entretiennent ces deux notions dans la troisième

section du présent chapitre). On peut dès lors affirmer que les êtres

véritablement doués de langage évoluent dans la dimension sémantique, et

reformuler la notion de « réflexion » introduite par Herder : être

« réfléchi » consiste à agir dans cette dimension, c’est-à-dire en vertu d’une

sensibilité aux questions de justesse intrinsèque.

Contrairement à la perspective traditionnelle qu’il critique, la théorie du

langage que propose Herder est holistique. Elle l’est d’ailleurs à plus d’un

égard. Pour l’instant, j’entends souligner le fait qu’on ne peut entrer dans la

dimension linguistique en n’acquérant qu’un mot. Savoir concentrer son

attention sur des objets en les reconnaissant crée pour ainsi dire un nouvel

espace autour de nous. Au lieu de nous laisser submerger par un océan

d’impressions à mesure qu’elles déferlent, nous savons arrêter une vague et

la retenir, avec une attention claire et sereine. C’est ce nouvel espace

d’attention, cette distance par rapport à la signification instinctive et

immédiate des choses, cette conscience focalisée, que Herder qualifie de

11
« réflexion ».

C’est là l’élément qu’il juge manquant dans la théorie de Condillac.

Certes, celui-ci conçoit de façon plus subtile que Locke le passage des signes

animaux aux signes humains. L’animal réagit à des « signes naturels » et à

des « signes accidentels » (la fumée est un « signe accidentel » de feu, les

nuages, de pluie, etc.) ; chez l’être humain s’ajoutent les « signes

d’institution ». Ces derniers se distinguent des autres signes en ce qu’ils

confèrent à l’être humain la maîtrise de sa propre imagination ; l’animal, lui,

doit se soumettre passivement aux liens déclenchés en lui par la chaîne des

12
événements .
Il existe une parenté manifeste entre l’endiguement humain de l’« océan

d’impressions » décrit par Herder et la maîtrise soulignée par Condillac,

mais Condillac omet de constater que le lien entre signe et objet n’est plus

du tout le même lorsqu’est franchi le fossé qui sépare les deux dimensions. À

l’instar des autres successeurs de Locke, le penseur français persiste à réifier

ce lien, à l’envisager comme une chose, de sorte que la seule question

possible consiste à savoir s’il nous dirige ou si nous le dirigeons. Condillac

appartient à l’école de pensée qui conçoit le langage comme un instrument,

comme un ensemble de liens qu’on peut utiliser pour construire ou

maîtriser des choses. Selon lui, le langage a pour finalité de permettre à l’être

13
humain d’exercer un « empire sur son imagination ». Locke est la

principale source de cette conception réifiée. Lorsqu’il discute de l’esprit, il

14
emploie souvent l’image d’une construction faite de matériaux .

L’émergence d’une tout autre façon d’envisager la justesse lui échappe.

Il faut avouer que cette question est effectivement difficile à saisir. Pour

bien la soulever, il faut aborder la notion de langage sous un autre angle.

Condillac ignorait avoir omis quelque chose. Il n’aurait pas pu savoir d’où

« venait » Herder, tout comme ses héritiers d’aujourd’hui (défenseurs du

langage des chimpanzés, des ordinateurs « parlants » et des théories de la

signification fondées sur les conditions de vérité) jugent gratuites et

incompréhensibles les critiques similaires de leurs thèses. C’est pourquoi

Herder illustre le vaste fossé qui sépare les façons d’envisager le langage dans

la culture.

Pour mieux comprendre ce fossé, penchons-nous de plus près sur ce qui,

d’après Herder, échappe à Locke et à Condillac. Contrairement à celle de

leurs héritiers que j’évoquais ci-dessus, la conception réifiée du signe

défendue par Locke et par Condillac ne découle pas d’une observation du

langage du point de vue d’un observateur extérieur. Au contraire, ceux-ci

entendent l’expliquer « de l’intérieur », en fonction de l’expérience de soi

de l’agent. Ils n’avancent pas de théorie béhavioriste à la Skinner où la

justesse linguistique ne jouerait aucun rôle. Ils présument plutôt que ce type

de justesse existe sans poser problème. Les gens ont créé des signes pour

« représenter » ou « signifier » des objets (ou des idées d’objets) ; une fois

institués, ces signes sont simplement employés de façon adéquate ou

erronée. Du point de vue herdérien, l’« erreur » de Locke et de Condillac


consiste à ne jamais s’être intéressés à cette dimension constitutive.

Il est facile, voire naturel, de faire cette omission : lorsqu’on parle,

notamment si on forge ou introduit de nouveaux mots, tout le processus se

déroule à l’arrière-plan. Il constitue ce qu’on tient pour acquis ou ce sur

quoi on s’appuie lorsqu’on crée une expression, à savoir que les mots

« représentent » des choses, qu’il existe pour le locuteur une justesse

linguistique irréductible. L’omission est si « naturelle » qu’elle a acquis ses

lettres de noblesse, comme l’a montré Wittgenstein en présentant un

passage de saint Augustin comme l’exemple même de cette erreur.

Ce qui est perdu de vue, ici, c’est le contexte de notre action, une

condition sur laquelle nous nous basons généralement sans nous en rendre

compte. Plus précisément, ce qu’offre le contexte est envisagé comme s’il

s’agissait d’une composante de chaque signe particulier, comme si on

pouvait forger un premier mot auquel la compréhension de la justesse

linguistique serait déjà intégrée. En incorporant cette interprétation sous-

jacente aux signes particuliers, on se trouve à l’occulter de façon très

efficace. À l’instar du contexte lui-même, elle est facile à négliger ; une fois

intégrée aux signes particuliers, elle devient carrément impossible à déceler.

Cette erreur est commune à toutes les théories dénotatives de la

signification – une erreur aggravée par la réification inhérente à

l’épistémologie moderne depuis Descartes et Locke, c’est-à-dire par la

tendance à objectiver nos pensées et nos « contenus mentaux ». On a

conféré au mobilier de l’esprit une existence comparable à celle d’une chose,

une qualité que les objets peuvent avoir indépendamment de tout contexte.

L’occultation de l’interprétation sous-jacente à la justesse linguistique,

attribuable à l’incorporation de celle-ci à des contenus mentaux réifiés, a

préparé le terrain à son omission pure et simple par les théories

béhavioristes et semi-béhavioristes modernes, qui tentent d’expliquer le

langage du strict point de vue d’un observateur extérieur. Le béhaviorisme

classique a appliqué sans peine cette réification à son modèle stimulus-

réponse. Une filiation évidente part de Locke pour se rendre à Skinner en

passant par Helvétius et Watson.

Dans ces circonstances, toutes les tentatives de prise en compte du

contexte se sont heurtées à cette composante importante de la culture

moderne qu’est l’épistémologie associée à la révolution scientifique. En fait,


une partie des avancées aujourd’hui considérées comme les plus

déterminantes de la philosophie des deux derniers siècles tendait vers une

e
telle prise en compte, qui a culminé de diverses façons au xx siècle dans les

travaux de Heidegger et de Wittgenstein, pour ne nommer que les figures les

plus célèbres de ce courant. Si je considère Herder comme un penseur

charnière, c’est pour la place éminente qu’il occupe parmi les instigateurs de

cette contre-tendance, notamment en ce qui concerne la théorie du langage.

Je n’insinue cependant pas qu’il soit allé jusqu’au bout. Au contraire, comme

nous le verrons plus loin, il semble avoir souvent omis de tirer les

conclusions implicites de ses réflexions novatrices ; il a néanmoins joué un

rôle déterminant dans l’ouverture de cette perspective.

Les raisonnements propres à cette contre-tendance ont reposé sur deux

argumentaires, très répandus et liés entre eux, dont on peut trouver

illustration dans les conceptions du langage introduites par Herder. Le

premier d’entre eux consiste à expliciter une partie du contexte de sorte que

notre recours à celui-ci dans nos pensées, dans nos perceptions, dans notre

expérience ou dans notre interprétation du langage devienne manifeste et

indéniable. Ainsi explicité, le contexte se révèle incompatible avec des

éléments fondamentaux de la doctrine issue de la tradition épistémologique.

On trouve des arguments de ce type chez Heidegger, Wittgenstein et

e
Merleau-Ponty au xx siècle, mais le pionnier, celui dans les pas duquel tous

les autres ont marché, reste Kant.

On peut interpréter les arguments de la déduction transcendantale sous

divers angles. On peut entre autres y voir l’ultime mise en terre d’un certain

atomisme de la perception adopté par l’empirisme. Aux yeux de Kant

(lecteur de Hume), cet atomisme laisse entendre que le degré originel de

connaissance du réel (peu importe ce dont il finirait par s’agir) est advenu

sous forme d’éléments discrets, d’« impressions » particulières. Il serait

possible d’isoler ce niveau d’information en partant d’une étape ultérieure

où les éléments sont liés les uns aux autres, par exemple dans les croyances

touchant les relations de cause à effet. Nous constatons que nous forgeons

de telles croyances, mais nous pouvons, en nous livrant systématiquement à

des réflexions approfondies, établir la différence entre le niveau fondamental

et les conclusions que nous tirons trop hâtivement. Une telle analyse

révélerait par exemple que rien dans le champ phénoménal ne correspond


au lien nécessaire que nous établissons trop facilement entre « cause » et

15
« effet ».

Kant ébranle cette façon de penser en montrant qu’elle implique de

considérer chaque impression comme une parcelle d’information potentielle

devant se rapporter à quelque chose. Il s’agit de l’interprétation sous-jacente

qui soutient toutes nos discriminations perceptuelles. C’est là ce que se

trouvent à reconnaître les empiristes en distinguant impressions sensorielles

et impressions réflexives. Je sais distinguer le bourdonnement qui résonne

dans ma tête de celui qui provient de la forêt environnante, car le premier

est un élément de la disposition physique dans laquelle je me trouve, tandis

que le second m’informe sur ce qui se passe à l’extérieur (mon voisin utilise

encore sa tronçonneuse). Ainsi, pour être une véritable sensation (au sens

empirique, ce qui s’oppose à la réflexion), même une « sensation »

particulière doit comporter une telle dimension de « rapport à quelque

chose ». Elle sera ultérieurement qualifiée d’« intentionnalité », mais Kant

souligne la nécessité de la relation à un objet de connaissance. « Cela dit,

nous trouvons que notre pensée de la relation entre toute connaissance et

16
son objet contient une dimension de nécessité », écrit-il. [Wir finden aber,

dass unser Gedanke von der Beziehung aller Erkenntniss auf ihren Gegenstand

etwas von Notwendigkeit bei sich führe.]

Une fois cette nécessité établie, Kant affirme que cette relation à un objet

serait impossible si on considérait vraiment l’impression comme un contenu

entièrement isolé, dépourvu de tout lien avec les autres. L’envisager en

rapport avec quelque chose consiste à la situer quelque part, ne serait-ce que

dans le monde, et non en moi, à lui donner une place dans un monde qui,

bien qu’il me soit à maints égards indéterminé et inconnu, ne peut pas être

entièrement tel. L’unité de ce monde est présupposée par tout ce qui peut se

présenter comme un élément déterminé d’« information »; ainsi, peu

importe la signification conférée à un tel élément, celui-ci ne peut

aucunement être dépourvu de toute relation avec les autres. La condition

contextuelle de cette supposition favorite de la philosophie empiriste qu’est

l’impression simple nous interdit d’en donner la signification radicale que

Hume semble lui attribuer. En tentant d’y déroger, on sombre dans

l’incohérence. Parvenir à briser tous les liens entre les impressions

particulières reviendrait à perdre la faculté d’être conscient de quoi que ce


soit. « [Dans] ce cas, [les perceptions] n’appartiendraient plus à une

expérience, par conséquent elles seraient sans objet et ne seraient qu’un jeu

17
aveugle des représentations, c’est-à-dire moins qu’un rêve », écrit Kant.

[Diese ;
< sc. Wahrnehmungen> ; würden aber alsdann auch zu keiner

Erfahrung gehören, folglich ohne Objekt und nichts als ein blindes Spiel der

Vorstellungen, d.i. weniger als ein Traum sein.]

En explicitant le contexte de la relation à un objet, Kant réfute la thèse

empiriste de l’atomisme de l’expérience. J’entends montrer que Herder tient

un raisonnement analogue. En explicitant l’arrière-plan de la dimension

linguistique, il ébranle et transforme la conception dénotative du langage

qui a cours à son époque. Le parallèle apparaît d’autant plus saisissant

lorsqu’on constate qu’une des caractéristiques ainsi infirmées est

précisément l’atomisme, à savoir l’idée voulant que le langage soit un

ensemble de mots introduits indépendamment les uns des autres. Je

reviendrai bientôt sur cet aspect.

Le second argumentaire élaboré par cette tendance opposée au

cartésianisme ou à l’empirisme a consisté à replacer notre pensée dans le

contexte de la forme de vie qui est la nôtre. Les épistémologies de l’aube de

la modernité ont proposé une conception notoirement détachée de la

18
pensée . Cela n’avait rien d’un hasard. Le fondationnalisme, qui entendait

mettre à nu une structure manifeste de l’inférence en s’appuyant sur des

éléments de fait préinterprétés dès l’origine, prônait une rupture avec la

19
notion de pensée incarnée et avec les hypothèses issues du sens commun .

Le passage à une conception plus ancrée de la pensée est assez évident dans

les travaux de Wittgenstein et de Heidegger, mais Herder est un de ses

pionniers. Il ne cesse d’insister sur la nécessité de concevoir la raison et le

langage humains comme des parties intégrantes de la forme de vie qui est la

nôtre et non comme les composantes d’une faculté distincte qui, tel le

quatrième barreau d’une échelle au-dessus de trois échelons inférieurs,

s’ajouterait tout simplement à notre nature animale. Nous pensons à la

manière du type d’animal que nous sommes, et nos fonctions animales

(désir, sensibilité, etc.) sont celles d’êtres rationnels : « chaque fois […],

20
c’est toute l’âme, indivise, qui agit » [überall […] wirkt die ganze

unabgeteilte Seele].
Ces deux argumentaires (la prise en compte du contexte et la

reconnaissance de l’ancrage de la pensée humaine) sont étroitement liés l’un

à l’autre. En fait, c’est parce qu’il était fermement convaincu du caractère

ancré de la pensée que Herder en est venu à expliciter la dimension

linguistique. Son refus de considérer la dyade langage-raison comme un

vulgaire complément à notre nature animale l’a amené à se demander quelle

transformation de l’ensemble de la vie psychique accompagne l’émergence

du langage. C’est à cette question que répond son terme de « réflexion ».

Envisagée comme une réalité ancrée, la pensée humaine apparaît comme

une forme de vie psychique parmi d’autres possibles. C’est là ce qui nous

rend conscients de son contexte distinctif.

En empruntant ces deux directions intimement liées, Herder nous permet

de penser le langage autrement, de l’envisager sous un nouvel angle. Son

appréhension de l’holisme en donne une bonne illustration. Un des

héritages les plus précieux et les plus universellement reconnus de la

découverte de Herder est un certain type d’holisme de la signification. Un

mot n’a de signification que s’il s’inscrit dans un lexique et dans un contexte

de pratique langagière, lesquels sont, en dernière analyse, ancrés dans une

forme de vie. À ce jour, la formulation la plus célèbre de cette thèse est celle

de Wittgenstein.

Cette découverte découle de la reconnaissance, par Herder, de la

dimension linguistique. Une fois explicité cet aspect de l’interprétation sous-

jacente, l’atomisme de la signification devient tout aussi indéfendable que

celui de la perception après Kant. On peut l’expliquer comme suit.

Maîtriser un mot du langage humain consiste à avoir le sentiment qu’il

s’agit du mot juste, à être sensible, comme nous l’avons vu, à l’enjeu de sa

justesse irréductible. Contrairement au rat qui apprend à franchir la porte

triangulaire, je peux utiliser le mot triangle. Ce faisant, je peux non

seulement réagir à la forme qui y correspond, mais aussi la reconnaître en

tant que triangle. Cependant, être en mesure de qualifier une chose de

triangle implique de savoir reconnaître les autres choses en tant que non-

triangles. Pour que la description triangle ait un sens pour moi, il doit

exister des choses avec lesquelles elle contraste ; je dois avoir une idée de

l’existence d’autres formes. Dans mon lexique, triangle doit contraster avec

des termes désignant d’autres figures géométriques. En outre, reconnaître


une chose en tant que triangle demande de prêter attention à la propriété

particulière qu’est sa forme et non à sa taille, à sa couleur, à sa composition,

à son odeur, à son esthétique, etc. Là encore, un certain contraste est

nécessaire.

De plus, il nous faut être capables d’expliciter ne serait-ce qu’une partie de

ces contrastes et de ces liens. Une personne ne peut pas vraiment reconnaître

que triangle est le mot juste si elle n’a absolument aucune idée de ce qui en

fait le mot juste (par exemple, si elle ignore qu’une chose est un triangle en

vertu de sa forme et non de sa taille ou de sa couleur). Et une personne ne

peut pas avoir la moindre idée de cette justesse si elle ne peut rien dire du

tout, même si on sonde les tréfonds de son âme ou qu’on lui souffle la

réponse. Certes, il nous arrive parfois d’être incapables d’expliciter les

caractéristiques particulières d’une chose que nous reconnaissons – de telle

émotion ou de telle teinte peu commune, par exemple –, mais nous savons

dire qu’il s’agit d’une émotion ou d’une teinte. Et nous pouvons en établir le

caractère indicible. La zone où nos descriptions échouent est ancrée dans un

contexte de mots. Si nous ne pouvions rien dire de tout cela, si nous ne

pouvions même pas dire qu’une chose est une émotion ou est indescriptible,

nous ne pourrions pas prétendre être doués de la moindre conscience

linguistique ; et, si nous émettions tout de même un son quelconque, celui-

ci ne pourrait pas être qualifié de mot. Nous serions à l’extérieur de la

21
dimension linguistique .

Autrement dit, un être qui émet un son en présence d’un objet donné,

mais sans pouvoir dire pourquoi – c’est-à-dire sans montrer qu’il est un tant

soit peu conscient que ce son est le mot (irréductiblement) juste, bref, un

être qui ne fait rien d’autre qu’émettre le son –, réagit simplement à un

signal, à l’instar des animaux dont il était question ci-dessus (pensons au

perroquet).

Ce qu’il faut retenir, c’est qu’un mot descriptif comme triangle ne peut pas

figurer seul dans un lexique. Il doit être entouré d’un écheveau d’autres

termes qui contrastent avec lui, le situent ou permettent d’en déterminer les

propriétés, sans parler de la matrice plus large du langage où résident les

diverses activités propices à l’emploi du mot (mesures, géométrie, design,

etc.) ou à sa description en tant que type de discours parmi d’autres.


Ainsi, l’holisme de la signification correspond au fait qu’un mot

particulier ne peut être un mot que dans le contexte d’un langage articulé.

Une langue ne peut pas se construire un mot à la fois. La compétence

linguistique adulte ne s’acquiert pas et ne pourrait pas s’acquérir ainsi, car

chaque mot suppose que l’ensemble de la langue dans laquelle il s’inscrit lui

confère la force dont il a besoin pour être un mot, c’est-à-dire un acte

expressif qui situe le locuteur dans la dimension linguistique. Quand un

bébé dit son « premier mot », il est assurément en voie d’acquérir la parole

humaine, mais ce « premier mot » est très différent d’un mot isolé du

discours adulte. Les jeux auxquels le bébé se livre avec ce mot expriment et

concrétisent un tout autre rapport à l’objet qu’un terme descriptif adulte. Ce

mot n’est pas un bloc parmi les innombrables composantes qui entrent dans

la constitution progressive du langage adulte (je reviendrai sur cette

question).

La conception dénotative classique du langage commet précisément cette

erreur. Pour Condillac, un lexique d’un seul mot est tout à fait concevable.

Ses enfants acquièrent d’abord un mot, puis un autre, et ainsi de suite. Ils

construisent donc leur langue un terme à la fois. Cette erreur du penseur

français découle de son ignorance de l’interprétation sous-jacente,

nécessaire au langage ; il intègre celle-ci, sans qu’on puisse l’apercevoir, à

chaque mot particulier. L’explicitation herdérienne de la vraie nature de la

compréhension linguistique montre qu’une telle entreprise est impossible.

Dans un passage que j’ai cité plus haut, Herder affirme à juste titre que

22
Condillac présuppose « toute l’affaire de la langue » [das ganze Ding

Sprache].

Par cette affirmation, Herder semble saisir la nature holistique du

phénomène. Pourtant, là encore, son exposé sur la naissance du langage se

conclut de façon décevante. Il ne relate la naissance que d’un seul mot et

finit par poser la question rhétorique suivante : « Et qu’est-ce que toute la

23
langue humaine sinon autre chose qu’un assemblage de tels mots ? » [Was

ist die ganze menschliche Sprache als eine Sammlung solcher Worte ?] Je

persiste pourtant à lui reconnaître le mérite de nous avoir engagés sur la voie

de l’holisme, non seulement parce que celui-ci est implicite dans ce que

Herder a énoncé, mais aussi parce que le poète et philosophe a lui-même

pris part au débat sur la médiation.


Il constate que la reconnaissance d’une chose en tant que chose, laquelle

nous permet de forger un terme descriptif pour celle-ci, implique d’en isoler

une caractéristique [Merkmal]. Le mot qui désigne X est le mot juste en

vertu de quelque chose. Sans idée de ce qui en fait le mot juste, on ne peut

pas concevoir qu’il s’agit du mot juste. « D’une façon immédiatement

distincte, sans signe ? Aucune créature sensible ne peut ainsi ressentir vers le

dehors, parce que toujours toutes repoussent d’autres sentiments, en

quelque sorte les détruisent, et il faut toujours un troisième terme pour faire

la différence entre deux


24
. » [Deutlich unmittelbar, ohne Merkmal ? so kann

kein sinnliches Geschöpf ausser sich empfinden, da es immer andere Gefühle

unterdrücken, gleichsam vernichten und immer den Unterschied von zweien

durch ein drittes erkennen muss.]

Bien comprise, la conception de la dimension linguistique proposée par

Herder montre que le récit dénotatif classique de l’acquisition du langage est

en principe impossible. Celui-ci repose dans une certaine mesure sur une

confusion entre le simple signal et le mot. Un répertoire constitué d’un seul

signal est concevable. On peut dresser un chien à réagir à une seule

commande, puis en ajouter une deuxième et plus tard une troisième ; dans

la première phase, tout ce qui n’est pas le signal en question n’est pas un

signal. En revanche, un lexique constitué d’un seul mot est impossible : bien

répondre à un signal ne consiste qu’à réagir adéquatement, tandis que

comprendre le mot juste implique une forme de reconnaissance. Nous

sommes dans la dimension linguistique.

L’holisme de la signification est un des apports les plus importants de la

perspective introduite par Herder. Humboldt s’en est inspiré pour élaborer

25
sa comparaison du langage à une trame . Et il a pris sa forme la plus

e
influente au début du xx siècle dans ce célèbre principe de Saussure :

26
« Dans la langue, il n’y a que des différences sans termes positifs . » Selon

cette formule, on peut définir la signification linguistique comme la

correspondance non pas entre des sons (mots) et des choses, mais entre des

sons (signifiants) et des significations (signifiés). Ainsi, en français, la

distinction entre les sons /p/ et /b/ produit dans un contexte donné les

significations distinctes pois et bois. Autrement dit, un mot n’obtient sa

signification que dans le champ de ses contrastes. Sous cette forme, ce


principe est reconnu presque universellement. Il constitue un des axiomes

de la linguistique.

L’image de la trame de Humboldt révèle que la compréhension d’un mot

se situe nécessairement dans celle d’une langue considérée comme un tout

ainsi que dans celle de la multitude de règles et de liens qui la définissent. Si

par exemple on crée un nouveau verbe français et qu’on le termine par le

suffixe -ait pour le conjuguer à l’imparfait, tous les locuteurs de cette langue

comprendront la signification de cette modification. Ainsi, nous avons pour

chaque mot une idée quelconque de sa relation aux autres et de la façon

dont tous ces mots doivent être combinés pour qu’un syntagme ait un sens,

comme en fait foi par la négative cet exemple d’absurdité popularisé par

Chomsky : « D’incolores idées vertes dorment furieusement. » Dans une

autre de ses images célèbres, Humboldt compare la prononciation d’un mot

27
au jeu d’une note de musique : celle-ci fait résonner tout l’instrument .

L’application sans doute la plus remarquable de ce principe en

philosophie réside dans l’œuvre tardive de Wittgenstein, dont la réfutation

dévastatrice de la théorie dénotative de la signification dite « de saint

Augustin » revient constamment à l’interprétation sous-jacente dans

laquelle il faut puiser pour parler et comprendre. Là où la théorie classique

considère qu’un mot acquiert sa signification en étant utilisé pour nommer

un objet ou une idée quelconques – signification ensuite partagée par

l’entremise d’une définition –, Wittgenstein souligne l’arrière-plan du

langage que présupposent ces gestes banals que sont la dénomination et la

28
désignation . Nos mots n’ont de signification propre que dans les « jeux du

langage » auxquels nous nous livrons avec eux, et ceux-ci trouvent à leur

29
tour leur contexte dans une forme de vie .

Cet holisme de la signification est inextricablement lié au fait que l’animal

doué de langage qu’est l’être humain vit aussi dans un contexte plus large

qui dépasse l’instant présent : son expérience immédiate s’accompagne

inévitablement du sentiment qu’une histoire personnelle et sociale l’a

précédée et qu’un avenir la suivra. On peut d’ailleurs affirmer que l’être

humain vit non seulement dans un contexte immédiat, mais aussi dans

l’immensité du cosmos ou de l’univers qui s’étend dans le temps et dans

l’espace autour de son environnement passager. L’étendue et la nature de ce


cosmos ont certes été plus supposées, imaginées ou mythologisées que

connues pendant la plus grande partie de l’histoire de l’humanité, mais on

ne peut échapper à ce contexte plus large.

Cependant, le contexte est aussi social. Nous vivons parmi nos proches,

dans un village, un quartier, un pays. Dans ces contextes, nous interagissons

avec des gens selon divers rôles et nous nous livrons à diverses activités qui

produisent d’autres contextes, divers eux aussi. Toute cette dynamique est

saisie par le langage, qu’il s’agisse de celui de la parenté, des différentes

fonctions sociales (agent de police, médecin, président), des différentes

sphères d’activité (politique, économie, religion, arts), etc. Non seulement

ces fonctions, ces sphères et ces relations seraient impossibles sans le langage

(je reviendrai sur cette question), mais tout locuteur a nécessairement une

idée de leurs relations réciproques : certaines sont distinctes l’une de l’autre,

comme le rôle du parent et celui de l’enfant, ou le contexte d’une

négociation sérieuse et celui d’un jeu, ou encore le travail et le repos, et ainsi

de suite. Apprendre le langage de la société implique d’acquérir une certaine

conscience de son fonctionnement, de ses usages, de son histoire et de ses

rapports avec ce qui lui est extérieur, soit la nature, le cosmos ou le divin.

Mon principal argument ici ne consiste pas à affirmer que les mots qui

correspondent à des fonctions, à des relations, à des sphères ou à des

activités permettent à chacune de celles-ci de faire partie de notre monde,

mais plutôt à souligner la dimension holistique en vertu de laquelle notre

façon de les désigner par le langage les situe les unes par rapport aux autres,

que ce soit sous la forme de contrastes, d’alternances ou de recoupements

partiels. Les saisir par le langage implique d’en avoir une idée. Cette

relationalité peut être plus ou moins explicite sous l’un ou l’autre de ses

aspects et être définie plus ou moins clairement, mais une certaine

conscience de son existence est toujours présente dans la vie humaine en

30
tant que réalité linguistique .

C’est en partie ce que Heidegger entendait évoquer par la formule célèbre

où il qualifiait le langage de « maison de l’être ». Une maison est un milieu

où les choses sont aménagées en fonction de nos choix et de nos actions ;

elle comporte des pièces différentes consacrées à des usages différents,

destinées à des personnes différentes et utilisées à des moments différents ou

encore vouées au stockage de différents types d’objets. Ainsi, la façon dont la


langue que nous parlons à un moment déterminé met les choses en relation

et en dispose peut être considérée comme une sorte d’aménagement actif.

31
Une telle relation est essentielle au langage .

Cependant, ce qui donne toute sa force à l’image de la maison, c’est le fait

que nous envisageons cette disposition comme une signification humaine

parmi d’autres. Notre conscience de la signification des choses dans leurs

diverses dimensions est portée par le langage. On peut ressentir un certain

malaise face à cette image, car on a développé des usages du langage qui

rendent possibles la description et l’explication de choses qui ne sont plus

caractérisées au regard de quelque signification humaine : les sciences

naturelles postgaliléennes en constituent l’exemple même. En tant que

domaine parmi d’autres, elles se situent dans la « maison », mais, en tant

que conception du réel, elles nous emmènent au-delà de la « maison » en

nous présentant un univers « sans abri », dépourvu de tout aménagement

des significations humaines.

Ainsi, en tant qu’êtres humains, nous vivons inévitablement dans un

contexte plus large – un contexte social, voire cosmique. Il apparaît évident

que seuls des êtres doués de langage peuvent évoluer dans un tel contexte,

car le langage est nécessaire pour avoir une idée (si imprécise soit-elle) de ce

qui n’affecte pas (et ne peut pas affecter) leur situation immédiate. Mais ce

qui importe vraiment, c’est que, en tant qu’êtres linguistiques, nous n’avons

d’autre possibilité que de vivre dans un monde plus vaste.

L’holisme du langage comporte une autre dimension. Tout être doué de

conscience linguistique se heurte constamment aux limites de celle-ci. Nous

nous savons capables de dire certaines choses sans difficulté. Nous pouvons

par exemple répondre d’emblée à certaines questions : « Quand l’as-tu vue

la dernière fois ? – Hier. » « De quelle espèce d’arbre s’agit-il ? – C’est un

chêne. » Cependant, d’autres questions peuvent être déconcertantes :

« Pourquoi as-tu fait ça ? » « Comment te sens-tu ? » « Pourquoi n’aimes-

tu pas ce tableau ? » Dans ces circonstances, il arrive qu’une partie du

problème réside dans notre propre opacité (souvent fondée) à l’égard de

nous-mêmes. Il arrive également que les termes nous manquent, tout

simplement. Un citadin peut être pris au dépourvu si on lui demande à

quelle essence appartient l’arbre sous lequel il se trouve.


Conscients de ce que nous savons dire et de ce que nous peinons à dire,

nous sommes souvent incités à développer notre capacité d’explicitation.

Notre citadin peut commencer à s’intéresser à la forme des feuilles, aux

types d’écorce, etc., et finir par savoir distinguer sans peine un chêne d’un

orme. Une personne peut entreprendre un travail d’introspection qui

l’amène à changer et à mieux comprendre ses motivations, ses affinités et ses

répugnances. Le développement de notre capacité d’explicitation

restructurera notre gestalt de façon plutôt minimale si nous apprenons à

distinguer les chênes des ormes, mais il la transformera plus profondément

si nous apprenons à distinguer les différentes sortes d’amour et ce qu’elles

impliquent ainsi qu’à interpréter nos relations, leurs tensions et leurs

conflits sous un nouvel angle.

Ce dernier type de transformation est comparable, sur un plan plus

abstrait et plus objectif, à l’adoption d’un nouveau mode de recherche

scientifique, bref, à un changement de paradigme. Le processus ne se limite

pas à l’apprentissage de nouveaux mots, car il comprend l’adoption de

nouveaux modèles et la reconnaissance de logiques jusque-là ignorées.

La conscience de soi et la conscience humaine en général peuvent aussi

profiter de la découverte de nouveaux modèles ; c’est ce qui fait de la

littérature une source de savoir si enrichissante. Dans Les Chouans, par

exemple, Balzac brosse le portrait d’un avare en relatant une succession

d’événements, de mots et de réactions qui mettent au jour le caractère

32
obsessionnel propre à ce type de personne .

Humboldt souligne l’importance de cette frontière entre le dicible et ce

qui se situe au-delà, de même que notre désir récurrent de repousser celle-

ci, d’étendre le champ de notre faculté d’expression. Dans un contexte plus

banal, nous sommes souvent forcés de trouver de nouveaux mots pour

exprimer ce que nous voulons dire ; c’est ce qui se produit lorsqu’un

interlocuteur nous demande : « Je ne comprends pas. Pourriez-vous

m’expliquer ça autrement ? » Pour Humboldt, nous sommes cependant

poussés à aller plus loin, à ouvrir des champs du discours jugés

inexprimables. C’est assurément ce que font les poètes. T. S. Eliot parle

33
d’« un raid dans l’inarticulé » ; Humboldt, lui, postule l’existence d’une

« tendance à recombiner dans le phonétisme les besoins éprouvés par

34
l’âme » [alles, was die Seele empfindet, mit dem Laut zu verknüpfen]. Je
reviendrai dans le chapitre 6 sur cette ambition et sur nos modes

d’incursion dans l’indicible.

Mais il nous faut d’abord enrichir notre conception de la dimension

sémantique. En fait, il serait plus juste de parler d’une dimension

linguistique, car la sémantique n’est qu’une des nombreuses facettes du

langage. Plus haut, il a été question de justesse descriptive, mais le langage

est loin de se limiter à la description. Il existe d’autres circonstances dans

lesquelles un mot peut être juste. Par exemple, si j’emploie un mot pour

expliquer mes sentiments, je me trouve par le fait même à leur donner une

certaine forme. On ne peut pas réduire cette fonction du langage à la simple

description, du moins pas à celle d’un objet indépendant. Il en va de même

si, à un vieil ami, je dis quelque chose qui a pour effet de rétablir le contact

entre nous, de nous rapprocher de nouveau. La justesse intrinsèque ne

concerne pas seulement la correspondance des mots avec des objets ; il faut

l’envisager de façon plus large.

On peut en obtenir une description plus générale en revenant à un

contraste que j’ai illustré précédemment en expliquant que, pour un rat

dressé à parcourir un labyrinthe, la réaction adéquate à un signal consiste à

exécuter une tâche donnée. Utilisons le mot signe comme terme générique

qui s’applique indifféremment aux situations de ce type et aux usages

véritables du langage. Nous pouvons dès lors affirmer que l’utilisation de

signes se situe à l’extérieur de la dimension linguistique si la bonne réponse

se limite à la réussite de quelque tâche définie de façon non linguistique. Si

ce critère ne suffit pas à définir un comportement, celui-ci s’inscrit dans la

dimension linguistique.

Les rats qui réagissent à un triangle et les oiseaux qui réagissent à la

présence d’un prédateur en criant remplissent ce critère ; on peut

adéquatement qualifier leur réponse de tâche simple. Si la réponse ne

correspond pas à ce critère, elle s’inscrit alors dans la dimension

linguistique. Cela peut se produire de deux façons. La tâche peut relever de

la justesse intrinsèque ; c’est le cas, par exemple, lorsque nous tentons de

décrire correctement une situation. Mais si l’objectif consiste par exemple à


exprimer des sentiments ou à rétablir le contact entre deux personnes, la

non-conformité de la tâche au critère réside ailleurs. À première vue, de tels

objectifs ne semblent pas mettre en jeu la justesse intrinsèque. Toutefois, la

façon dont l’utilisation du signe adéquat contribue à leur atteinte, elle, le

fait.

Ainsi, quand je choisis le mot juste pour exprimer un sentiment – disons

que je reconnais être motivé par l’envie –, celui-ci remplit sa fonction parce

qu’il est le mot juste. Autrement dit, la justesse du mot envie ne s’explique

pas simplement par l’effet que produit son utilisation ; il faut plutôt

comprendre que ce mot produit cet effet (dans ce cas, une explicitation

réussie) du fait de sa qualité de mot juste. Un contre-exemple pourrait

éclairer mon propos. Supposons que je me sente tendu et stressé : j’inspire

profondément puis expire avec force l’air par la bouche en émettant un

« oumpf ! » tonitruant ; je me sens aussitôt plus calme et plus serein. Il

s’agit manifestement du « son juste », qui me permet d’atteindre l’objectif

souhaité de retour à l’équilibre. La justesse de « oumpf ! » correspond à

l’accomplissement d’une tâche simple. Elle est la même que celle qui

s’applique aux cas du rat et de l’oiseau, à la différence qu’elle ne met pas en

jeu le comportement d’autres organismes, si bien qu’elle ne semble pas

relever de la « communication ». (Mais imaginez que, chaque fois que vous

croulez sous la pression, je pousse un « oumpf ! » et que vous retrouviez

votre sérénité.) Il en est ainsi parce qu’on peut expliquer la justesse par le

calme qu’elle apporte et qu’il est inutile d’expliquer le calme qu’elle apporte

par la justesse.

Ce contre-exemple fait ressortir le contraste avec le fait qu’envie est un

mot qui explicite ou précise mon sentiment. Cette fonction de précision est

essentielle à sa qualité de mot juste dans ce contexte, mais sa qualité de mot

juste est aussi essentielle à la précision qu’il apporte. Par conséquent, sa

justesse ne s’explique pas par le simple fait qu’il a, disons, dissipé la

confusion douloureuse dans laquelle je pataugeais. À lui seul, cet

enchaînement causal ne justifie pas sa justesse, car on ne sait pas s’il apporte

ou non une précision si on ignore qu’il s’agit du mot juste. Dans le cas de

« oumpf ! », en revanche, la justesse a pour seul critère l’atteinte du résultat

escompté, l’effet brut. C’est pourquoi on ne saurait normalement considérer

une telle interjection comme porteuse de signification.


On peut donner une explication semblable à un cas hypothétique où

j’aurais rétabli les ponts avec un ami en lui disant : « Je suis désolé. »

C’était « la bonne chose à dire », car nous avons renoué. Mais c’est en

raison de leur signification que ces mots se sont avérés efficaces. La justesse

intrinsèque entre en ligne de compte ici, car la signification des mots ne

découle pas de leurs effets. Imaginons que je provoque volontairement une

forte explosion dans le quartier ; alarmé, mon ancien ami passe outre à nos

vieilles querelles et accepte ma présence en se réfugiant chez moi. Dans une

perspective purement stratégique, provoquer l’explosion était « la bonne

chose à faire », mais elle ne « signifie » rien du tout.

Cet exposé nous rapproche d’une définition de la dimension linguistique

sous l’angle de l’(im)possibilité d’une conception réductrice de la justesse. Si

on conçoit la justesse d’un signe quelconque en fonction d’une tâche simple,

on réduit celle-ci à son efficacité dans l’atteinte de quelque finalité non

linguistique. Un signe s’inscrit dans la dimension linguistique s’il ne peut

pas faire l’objet d’une telle réduction, si le type de justesse en jeu ne

correspond pas à ce critère. C’est pourquoi l’idée d’une nouvelle

« dimension » m’apparaît si pertinente. Il arrive que la justesse corresponde

à une description adéquate ; en de tels cas, on peut parler d’une dimension

« sémantique ». Toutefois, la justesse linguistique comporte trop de facettes

pour être saisie par la seule sémantique.

En passant de l’agir non linguistique à l’agir linguistique, on entre dans

un monde où se pose un nouveau type d’enjeu : l’usage adéquat, mais

irréductible à la justesse opératoire, des signes. Le monde de l’agent

comporte un nouvel axe sur lequel réagir ; on ne peut plus interpréter son

comportement comme une simple poursuite utilitaire de finalités. Il répond

désormais à un nouvel ensemble de demandes, d’où l’image d’une nouvelle

35
dimension .

Cette dimension, nous l’avons vu, échappe à Condillac. Une des causes de

sa cécité réside sans doute dans le point de départ de son récit de l’origine

du langage. Celui-ci commence avec les « signes naturels », tels les cris de

douleur ou de détresse, dont l’utilisation adéquate en situation de

communication ne peut être analysée que selon le modèle de la tâche

simple. Le langage serait apparu quand les gens ont appris à utiliser de façon

contrôlée le lien déjà établi par le signe naturel (entre le cri et la source de
danger, par exemple). Ainsi serait né le « signe d’institution », un élément

du langage à proprement parler. Comme nous l’avons vu plus haut, Herder

ne peut pas accepter que la transition du prélangage vers le langage ait

simplement consisté en une prise de contrôle d’un processus préexistant.

Cette thèse omet la nécessité d’une nouvelle dimension, le fait que l’agent se

situe sur un nouveau plan. Ainsi, dans le passage où il qualifie le

raisonnement de Condillac de circulaire, Herder désigne cette nouvelle

dimension du nom de « réflexion ».

Dans ma reconstitution du raisonnement de Herder, je définis la

« réflexion » de la même façon que la dimension sémantique (et plus

globalement linguistique). Le poète et philosophe a le mérite d’en avoir fait

un élément déterminant de toute définition du langage. De plus, il reconnaît

à cette dimension de multiples facettes, ce qui correspond à la définition

large de la justesse abordée précédemment. Celle-ci n’est pas seulement

affaire de description ; Herder constate aussi qu’elle transforme

nécessairement tous les aspects de la vie de l’agent et qu’elle est le foyer de

nouvelles émotions. Les êtres doués de langage sont capables d’émotions qui

sont le reflet de la conscience plus riche qu’ils ont de leur monde : à la colère

s’ajoute l’indignation ; au désir s’ajoutent l’amour et l’admiration. Chez

l’être humain, la réponse émotionnelle est indissociable d’une certaine

caractérisation de la situation qui la déclenche. Mais les êtres doués de

langage peuvent aussi être sensibles à des distinctions qui échappent aux

animaux qui ne le sont pas, dont celles, très importantes, qui impliquent des

valeurs morales ou autres. Ces animaux manifestent leur désir ou leur

aversion pour un objet en s’y précipitant ou en l’évitant. Seuls les êtres de

langage savent considérer une chose comme digne d’être désirée ou

dédaignée, car une telle attribution soulève une question de justesse

intrinsèque. Elle implique de caractériser la chose sans la réduire à sa qualité

d’objet de désir ou d’aversion et de reconnaître la nécessité de la considérer

d’une certaine façon. Ainsi, un animal non humain peut ressentir de la

colère, mais l’indignation, elle, requiert de l’agent qu’il sache reconnaître

que l’objet de sa colère a fait quelque chose de mal ou de déraisonnable.

Quand on admire une personne, on est impressionné non seulement par

elle, mais aussi par ses vertus exceptionnelles ou par ses réalisations

remarquables.
Être dans la dimension linguistique rend possibles à la fois une perception

spécifique des choses qui nous entourent et une conscience plus raffinée des

significations humaines, donc une gamme d’émotions plus complexe. Et

dans ce domaine, qui n’est pas celui des objets purement externes, une

conscience plus claire ou transformée des significations se traduit par une

clarification ou par une transformation des émotions. Pour reprendre un

des exemples précédents, c’est ce qui explique pourquoi mes sentiments

changent quand je me rends compte que je suis motivé par l’envie.

La dimension linguistique a aussi permis aux agents humains de vivre de

nouveaux types de relations, de créer de nouvelles bases sur lesquelles

fonder leurs rapports mutuels, qu’il s’agisse de l’intimité ou de la distance,

voire de la hiérarchie ou de l’égalité. Les groupes de grands singes comptent

certes (ce que nous appelons) un « mâle dominant », mais seuls les êtres de

langage savent distinguer le chef du roi, le président du général, etc. Les

animaux s’accouplent et ont une progéniture, mais seuls les êtres de langage

se reconnaissent une parenté. Et il va sans dire que la façon dont nous

concevons nos positions et nos relations, à l’instar de notre vocabulaire

relatif aux émotions, est intimement liée à notre vision des valeurs, morales

ou autres.

Ces propos nous ramènent à la thèse centrale que j’entends formuler à

partir des idées de Herder, thèse d’où découle le qualificatif constitutive.

Nous avons vu que l’appartenance à la dimension linguistique est essentielle

à l’existence de tout être doué de langage au sens plein du terme. Aucune

langue n’est possible sans dimension linguistique de justesse irréductible. La

thèse fondamentale de Herder inverse aussi cette relation : aucune

dimension linguistique n’est possible sans langage. Cette conséquence de

mon raisonnement pourrait sembler futile : si on définit la dimension

linguistique comme la sensibilité à certains enjeux relatifs à l’usage

(intrinsèquement) juste de signes, celle-ci implique tautologiquement

l’existence du langage.

L’argument que je cherche à développer ici va bien au-delà de cette

tautologie. Je soutiens que notre sensibilité aux enjeux relatifs à la justesse

découle de notre aptitude à les exprimer et va de pair avec celle-ci. Cette

sensibilité s’exprime non seulement dans certaines réponses, dont font

partie les divers usages des mots et du discours articulé, mais aussi, comme
nous le verrons plus en détail, dans les gestes, les mimiques, la mise en

forme des images et des symboles, etc. Cette gamme d’activités qu’on peut

qualifier d’expressives n’a pas pour unique fonction de communiquer cette

sensibilité à autrui. L’expression sert tout autant et tout aussi

primordialement à concrétiser celle-ci en nous-mêmes. Cet aspect se trouve

au cœur de la notion d’« expressivisme » chère à Herder.

Herder introduit ainsi un thème que Merleau-Ponty développera par la

suite. Dans le chapitre sur le langage de Phénoménologie de la perception,

Merleau-Ponty s’intéresse au mystère apparent de l’opération d’expression

et de la création de significations. On voit ce qui se produit avec les gestes.

Un nouveau geste ou une nouvelle façon de bouger et d’agir dans notre

environnement immédiat peut exprimer et ainsi révéler la possibilité d’une

nouvelle manière d’être, de même que conférer de nouvelles significations

aux choses qui nous entourent. Imaginons une personne dont la posture, le

regard et la réaction expriment une sensibilité fine à la beauté d’un paysage,

d’un parterre de fleurs ou d’un immeuble. Ce faisant, elle peut nous initier à

la possibilité humaine que représente cette forme de sensibilité. Imaginons

en revanche un homme dont l’attitude exprime un intérêt franc et sans

détour pour ce qui le concerne directement ; il peut aussi nous initier à la

possibilité que constitue son attitude.

Nous constatons ici que de nouveaux gestes peuvent, en mettant en œuvre

de nouvelles façons d’être, exprimer et rendre visibles les nouvelles

significations que des réalités données peuvent avoir pour nous. Chacune de

ces innovations a pour condition la connaissance préalable, tant de la part

de l’innovateur que de celle de ses interlocuteurs, d’un certain

« vocabulaire » de gestes et de significations qui constitue l’arrière-plan

d’où émergent les nouvelles significations.

Pour Merleau-Ponty, l’invention langagière est du même ordre que ce

type d’invention gestuelle, avec laquelle elle s’inscrit fondamentalement en

continuité. Une expression inédite révèle une nouvelle façon d’habiter le

monde et les nouvelles significations auxquelles celle-ci correspond. La

36
métaphore « le ciel est mort » de Mallarmé, par exemple, confère une

nouvelle signification à notre monde et au désespoir qu’il inspire. « La

37
parole est un geste et sa signification est un monde », écrit Merleau-Ponty
avant de préciser, quelques pages plus loin, qu’« il faut commencer par

38
replacer la pensée parmi les phénomènes d’expression ».

Ces innovations s’ajoutent ensuite aux sédiments de significations qui

nous permettront ultérieurement de saisir le sens d’autres innovations. Elles

sont des exemples de « parole parlante », par opposition à la « parole

39
parlée ».

L’idée voulant que la dimension linguistique ait été constituée par

l’expression est venue naturellement à Herder. Elle découle de sa conception

de la pensée linguistique en tant que réalité ancrée. La réflexion naît dans

une forme animale qui interagit déjà avec le monde qui l’entoure. Le langage

apparaît en tant que situation nouvelle, « réfléchie », par rapport aux

choses. Il émerge parmi nos situations non linguistiques antérieures à

l’égard des objets de désir ou de peur, ou encore de ce qui constitue des

obstacles, des soutiens, etc. Ces situations sont des attitudes ou des actions

littéralement corporelles. Vu ses origines, la nouvelle situation ne peut pas

être complètement détachée des postures ou des actions du corps. Toutefois,

elle ne peut pas être considérée comme une action similaire aux autres, dont

le fondement se situerait à l’extérieur de la dimension linguistique. Il faut

plutôt l’envisager comme une action « expressive », qui concrétise cette

situation de réflexion tout en la présentant aux autres dans l’espace public.

Elle engendre la situation qui définit notre rapport aux choses dans la

dimension linguistique.

La parole est l’expression de la pensée, mais elle n’est pas le simple

survêtement d’une réalité qui existerait indépendamment d’elle. Elle est

constitutive de la pensée réfléchie, c’est-à-dire linguistique, une pensée qui

se rapporte à ses objets dans la dimension linguistique. Ultérieurement,

l’être humain pourra, dans une certaine mesure, détacher la pensée de son

expression publique, voire des langues naturelles. Cependant, l’aptitude à

évoluer dans la dimension linguistique est liée, tant dans son usage

quotidien que par ses origines, à l’expression du discours, tout comme la

gamme d’actions dans laquelle non seulement elle se communique, mais se

concrétise aussi.

Cette thèse est bien sûr contestée, en premier lieu par les penseurs qui

sont restés fidèles à l’« intellectualisme » de la vieille épistémologie

« détachée », de même que, étonnamment, par des philosophes qui ont


exploré des thématiques explicitement post-herdériennes tel Jacques

40
Derrida . Elle reste toutefois centrale chez les penseurs qui proposent une

41
conception incarnée de l’agir humain . Mais peut-on vraiment l’attribuer à

Herder ? La paternité de Herder est certes contestable, car, comme nous

l’avons vu dans le passage sur la naissance du langage cité plus haut, lui-

même ne semble pas convenir de la pertinence de cette thèse. Au lieu

d’insister sur le rôle déterminant de l’expression manifeste, il décrit la

reconnaissance d’un animal par un signe distinctif comme la découverte

d’un « mot de l’âme » [Wort der Seele]. Le nouveau signe, en fait, est un son

(le bêlement), mais il peut devenir « le nom du mouton, et cela même si

42
l’organe de la langue n’avait encore jamais cherché à former ce nom ».

Néanmoins, je persiste à attribuer l’origine de cette thèse à Herder, non

seulement parce qu’elle découle tout naturellement de son souci de situer la

pensée dans une forme de vie, mais aussi parce que, ailleurs (y compris dans

le même ouvrage), il souligne l’importance de la parole et de l’expression

43
vocale pour l’animal humain .

Cette conception des fondements du langage répond à la question de

savoir s’il est possible que les choses aient une signification pour nous sans

le langage (réel, parlé, énacté). Dans une perspective herdérienne, la réponse

est non. Les philosophes contemporains connaissent bien cette thèse et les

arguments qui la soutiennent, dont les plus connus sont sans doute ceux de

Wittgenstein. Ces arguments sont parfois interprétés du point de vue d’un

observateur extérieur : si la créature qu’on étudie n’est pas douée de

langage, comment déterminer si, au lieu de réagir aux choses de manière

purement fonctionnelle en vue d’atteindre des objectifs simples, elle décrit

44
des caractéristiques ou attribue des propriétés ? Wittgenstein pousse

toutefois l’argumentaire plus loin. La question n’est pas « Comment un

observateur peut-il savoir ? » mais plutôt « Comment l’agent peut-il lui-

même savoir ? » et « Comment peut-on parler d’attribution de propriétés si

l’agent ignore de quelles propriétés il est question ? ». Wittgenstein nous

sensibilise à ce point de vue plus radical à partir du paragraphe 258 de ses

Recherches philosophiques : il s’agit de son fameux exposé sur la sensation

dont un sujet souhaite noter les occurrences dans un journal. Le philosophe

mène l’intuition de son lecteur dans une impasse révélatrice : à quoi peut
ressembler le fait de savoir ce qu’on constate tout en étant incapable de dire

quoi que ce soit à ce propos ? Une telle supposition révèle elle-même sa

propre incohérence. La plausibilité de la situation réside dans le fait qu’on

conçoit celle-ci comme le constat d’une sensation. Cependant, si on fait fi de

cette description, si on dépouille la situation de toute caractérisation, celle-ci

45
se dissout dans le néant . Bien entendu, une chose peut être indescriptible,

avoir un je-ne-sais-quoi, mais il en est ainsi seulement parce que le langage

la situe quelque part. Il s’agira par exemple d’un sentiment, d’une expérience

ou d’une vertu indescriptible. L’indicible ne peut pas exister sans le dicible

qui l’entoure. Le langage est ce qui constitue la dimension linguistique.

On peut résumer l’argument comme suit. L’analyse de Herder établit une

distinction entre, d’une part, Ro, soit les cas où la réaction (non sémantique)

d’un agent à un objet est conditionnelle à la présence chez ce dernier de

certaines caractéristiques ou aux effets de certaines de ces caractéristiques (le

rat se précipite vers la porte triangulaire parce qu’elle est associée à une

récompense), et, d’autre part, Rs, soit les cas où la réaction d’un agent

consiste (au moins partiellement) à identifier l’objet en tant que lieu

possédant certaines caractéristiques. Une fois cette distinction établie, on

comprend intuitivement que Rs est impossible sans le langage. C’est là ce

qu’illustre l’exemple de Wittgenstein. Il choisit un exercice (déterminer si

chaque nouvelle occurrence correspond au modèle de référence) qui

appartient par essence au champ Rs et on constate d’emblée qu’un tel enjeu

ne peut d’aucune façon se présenter à une créature non douée de langage.

Cette distinction révèle à son tour d’autres aspects de la dimension

linguistique. Revenons à la question de la valeur forte. Comment pourrait-

on accorder de la valeur à une chose sans être doué de langage ? Cette valeur

ne peut pas se résumer au vif désir de la chose : il faut aussi considérer cette

chose comme digne d’être désirée. La motivation possède une qualité

différente. Toutefois, du point de vue de la créature, comment une telle

distinction de qualité se démarquerait-elle des divers degrés de désir ? On ne

peut pas simplement affirmer que sa réaction ne serait pas la même. Dans

une certaine mesure, cela va de soi. À une certaine étape, une différence de

réaction pourrait être le seul signe d’une distinction morale. Dès lors,

toutefois, la distinction doit se manifester par un certain type de réaction,

par exemple la stupeur, l’horreur, l’émerveillement ou l’admiration. Mais


que signifie la notion de réaction d’horreur ? Celle-ci ne peut pas se résumer

à une réaction négative, voire fortement négative. Il n’y a horreur que si la

réaction exprime la reconnaissance de la nature abominable ou effroyable de

l’acte constaté. Mais comment une créature pourrait-elle distinguer

l’abominable de ce qui est simplement répugnant (au sens non moral du

terme) sans pouvoir qualifier l’acte en question d’abominable ? Comment

pourrait-elle avoir le moindrement conscience d’une transgression si elle

n’était pas douée de langage ou de quelque autre manière d’exprimer son

expérience de l’abominable ?

L’impossibilité de savoir pour un observateur extérieur correspond à une

réalité plus radicale, à savoir l’impossibilité pour la créature étudiée de se

situer dans la dimension linguistique sans langage. C’est là l’élément

déterminant de la thèse de Herder, selon laquelle le lan-gage est constitutif

de la réflexion. Cette thèse montre aussi que la conception du langage en

tant que phénomène constitutif dépasse les limites des théories encadrantes.

On ne saurait expliquer le langage par la fonction qu’il remplirait dans

quelque cadre prélinguistique ou extralinguistique de la vie humaine, car, en

constituant la dimension linguistique, le langage transforme le cadre, ce qui

confère à l’être humain de nouvelles émotions, de nouveaux désirs, de

nouveaux objectifs et de nouvelles relations tout en introduisant une

dimension de valeur forte. Le langage ne peut s’expliquer qu’en tant que

discontinuité radicale avec l’extralinguistique.

Bien entendu, on pourrait considérer que l’argument de Wittgenstein

montre seulement qu’un agent doit avoir une certaine connaissance d’une

langue articulée, fût-elle purement mentale, pour comprendre ces

distinctions, tandis que l’expressivisme de Herder affirme la nécessité d’un

langage qui se traduit dans le comportement sous forme de mots et

d’actions. Cette nécessité doit être démontrée pour confirmer l’argument de

Wittgenstein contre la possibilité d’un langage privé. La thèse fondamentale

est d’ordre génétique : nul ne pourrait posséder cette langue intérieure,

silencieuse et monologique sans avoir préalablement acquis la faculté de

langage sous sa forme exprimée et énactée. Je reviendrai sur cette question.

5
Arrêtons-nous un moment pour mesurer le chemin parcouru jusqu’ici. J’ai

entamé mon exposé en soulignant le contraste qui oppose les conceptions

encadrante et constitutive du langage et j’ai défini la seconde en empruntant

à Herder son concept de « réflexion », à savoir l’interprétation sous-jacente,

indissociable du langage, selon laquelle les mots que nous utilisons sont

(intrinsèquement) « justes ». Les premiers exemples que nous avons vus

relevaient de la description ordinaire, c’est-à-dire de la caractérisation

d’objets indépendants. Cependant, nous avons vite constaté que

l’appréhension de la justesse intrinsèque s’étend bien au-delà de cette

sphère. Existe aussi le domaine où nous trouvons des mots pour nommer

des « objets » qui ne sont pas indépendants de leur désignation, tels les

sentiments ou les émotions, et qui se voient parfois transformés par notre

utilisation d’un langage plus pénétrant ou plus clairvoyant pour les décrire.

Viennent ensuite les usages du langage par lesquels nous établissons (ou

rompons) l’intimité, la communication ou l’harmonie avec autrui, comme

dans l’exemple où je disais « Je suis désolé » à un ami pour rétablir les ponts

avec lui. De prime abord, il s’agit d’un énoncé descriptif ; en ce sens, s’il ne

correspondait pas à ce que je ressens sincèrement, il raterait sans doute son

objectif. Toutefois, il vise non pas à fournir une description fidèle, mais à

provoquer quelque chose, soit une réconciliation. Il y a là un élément quasi

rituel ; pour atteindre mon but, il ne me suffit pas de me sentir contrit : je

dois le dire, exprimer ma contrition. Je souhaite redéfinir la position

(actuellement mauvaise) dans laquelle se trouve notre relation, rétablir

l’harmonie. On est là dans le domaine qu’on qualifie souvent de

« pragmatique », par opposition à « sémantique ».

La description modifie fréquemment ce domaine en le faisant passer à un

autre niveau, plus conscient et plus raffiné. Par de telles paroles, on ne fait

pas que rompre ou rétablir l’intimité : on réfléchit à ces positions, à leur

établissement et à leur rupture, et on leur donne des noms. On parle par

exemple d’une relation « harmonieuse » ou « intime » et on nomme le

geste qui consiste à rétablir la concorde en disant « Je suis désolé » ; on

parle d’« excuses ». En décrivant ce qu’on fait, on passe à un

« métaniveau »; à l’instar de Michael Silverstein, on peut qualifier ce

46
vocabulaire de « métapragmatique ». On restaure parfois l’harmonie en
disant « Je m’excuse », ce qui peut aussi ressembler à une autodescription

dont tout le monde cependant reconnaît le caractère « performatif ».

On peut déceler une logique analogue dans la vaste gamme de positions

qui prennent forme dans la culture humaine : celles de l’intimité et de la

distance, celles de la hiérarchie et de l’égalité ou celles de la parenté et de la

non-parenté, sans parler des nombreuses positions plus officiellement

codifiées du politique, de l’économie et de la société civile. On constate que

ces fondements se constituent en partie par des expressions rituelles, puis,

dans leurs domaines plus raffinés, par des descriptions (métapragmatiques),

par exemple président, premier ministre, PDG, directeur de département, etc.

En outre, dans l’exemple des réactions morales évoqué plus haut, on peut

voir que celles-ci se constituent en partie par des réactions expressives

(horreur devant tel acte ignoble, vive admiration devant tel geste héroïque)

et, à l’échelle du métaniveau, par des termes descriptifs comme morale,

esthétique ou étiquette, qui sont des exemples de domaines non

indépendants de leur caractérisation par le langage.

Nous avons dépassé la portée de ce que les théories encadrantes ont pour

finalité d’expliquer, laquelle s’étend essentiellement à l’encodage descriptif et

à la communication d’information (particulièrement utiles en contexte

scientifique), à la transmission d’ordres et de recommandations visant

l’action, ainsi qu’à la délibération. D’ailleurs, le langage rend manifestement

possibles une meilleure coordination de l’action, la discussion rationnelle et

l’acquisition de connaissances pouvant contribuer à la prise de décision. La

codification de situations, que celles-ci soient existantes ou souhaitées, est

bien sûr au cœur de ces finalités. Cependant, dès que nous perdons de vue

ou tenons pour acquis le contexte d’origine linguistique qui rend ces actions

possibles, nous pouvons facilement en venir à considérer nos émotions, nos

positions et nos conceptions normatives comme allant de soi, comme si elles

étaient dans la nature des choses.

Réciproquement, quand nous prenons conscience du fait que le langage

contribue à la constitution de nos émotions, de nos positions et des normes

auxquelles nous adhérons, nous nous affranchissons de la conception étroite

voulant que les fonctions du langage se limitent à l’encodage d’information.

Une vision différente de la nature de la signification linguistique débouche

rapidement sur des questions plus générales relatives à la forme, à la portée


et aux usages du langage. Ces enjeux plus larges ont été intégrés au débat

philosophique par Wittgenstein, notamment dans ses Recherches

philosophiques. Fondée sur le modèle de l’attribution descriptive, sa critique

de la conception des propositions de type sujet-prédicat affirme la nécessité

de reconnaître une pluralité de « jeux du langage » auxquels s’appliquent

différentes « grammaires » logiques. Il cherche ainsi à dissiper l’ombre où

tous les autres usages sont relégués par les fonctions de communication

d’information, d’acquisition de connaissances et de délibération, concepts

centraux de la philosophie postfrégéenne, héritière (nettement plus subtile)

e
des théories HLC au xx siècle, dont l’hégémonie semble perdurer dans ses

variantes plus raffinées, par exemple chez Robert Brandom. Je reviendrai sur

47
cette question .

Herder m’a fourni le modèle d’une théorie constitutive du langage.

Penchons-nous maintenant de plus près sur les ramifications et sur les

développements qu’a connus ce type de théorie depuis Herder.

La théorie constitutive de Herder confère un rôle créateur à l’expression.

Les conceptions de type HLC, elles, associent l’expression linguistique à

quelque contenu préexistant. Selon Locke, un mot est forgé en étant relié à

48
une idée, qu’il devient dès lors capable d’exprimer . Le contenu précède

donc ses propres modes d’expression. Condillac propose pour sa part une

conception plus subtile. Il affirme que la création de mots (les « signes

d’institution ») nous permet de mieux distinguer les nuances de nos idées

parce qu’elle nous confère la maîtrise du fil de nos pensées. Nous établissons

ainsi des distinctions plus fines auxquelles nous pouvons donner un nom,

qui, à son tour, nous permet d’établir des distinctions encore plus fines, et

ainsi de suite. De cette façon, le langage rend possibles la science et les

Lumières. À chaque étape de ce processus, cependant, l’idée précède sa

dénomination, même si sa capacité à être distinguée découle d’un acte de

dénomination antérieur.

Condillac attribue aussi à l’expression des émotions un rôle déterminant

dans la genèse du langage. Selon lui, les signes d’institution ont été
construits à partir de signes naturels. Toutefois, les signes naturels ne sont

que les expressions inhérentes à des états émotionnels, des cris animaux de

plaisir, de douleur ou de frayeur. La thèse voulant que le langage ait pour

e
origine le cri expressif faisait consensus dans l’univers savant du xviii siècle,

mais elle repose sur une conception assez inerte de l’expression, selon

laquelle ce que cette dernière transmet existe indépendamment de son

énonciation. Les cris rendent la crainte ou la joie manifestes pour autrui,

mais ne contribuent nullement à la constitution de ces émotions.

Herder élabore une conception assez différente de l’expression, laquelle,

comme nous l’avons vu, s’inscrit dans la logique d’une théorie constitutive.

Selon celle-ci, le langage fonde la dimension sémantique et, plus

globalement, linguistique, c’est-à-dire que son acquisition permet d’établir

de nouveaux types de rapports aux choses (en les considérant par exemple

comme dotées de caractéristiques), d’éprouver de nouvelles émotions, de

tisser de nouvelles relations et d’être sensible aux enjeux de valeur forte. On

pourrait dire que le langage transforme notre monde, entendu ici dans sa

signification explicitement dérivée de Heidegger ; il est question non pas du

cosmos qui nous entoure, nous précède et n’a cure de nous, mais du monde

auquel nous participons, incluant toutes les choses que cette participation

intègre à la signification que celles-ci ont pour nous. J’entends ici le mot

signification dans son acception issue de la phénoménologie : une chose a

une signification pour nous si elle a une certaine importance ou une

certaine pertinence dans nos vies. Nous pouvons assimiler les différentes

façons dont les choses s’avèrent importantes à une diversité de

« significations », ou encore une nouvelle forme d’importance à « une

nouvelle signification ».

Nous pouvons ainsi reformuler la conception constitutive en indiquant

que le langage introduit de nouvelles significations dans notre monde : les

choses qui nous entourent peuvent se voir conférer des propriétés ; elles

peuvent revêtir une nouvelle importance émotionnelle pour nous, par

exemple en tant qu’objets de notre admiration ou de notre indignation ;

nous pouvons envisager nos liens avec autrui sous de nouveaux jours, que ce

soit comme amoureux, comme époux ou comme concitoyen ; et les choses

peuvent prendre une valeur forte.


Il faut corollairement attribuer un rôle créateur à l’expression. Rendre les

choses dicibles ne peut pas se résumer à rendre accessible, de l’extérieur, ce

qui est déjà là. De nombreux actes de langage ordinaires semblent certes se

limiter à une telle fonction, mais, envisagé comme un tout, le langage est

nécessairement plus fécond, car il offre aussi des possibilités qui

n’existeraient pas en son absence.

La théorie constitutive attire l’attention sur la dimension créatrice de

l’expression, laquelle, paradoxalement, rend possible son propre contenu.

On est à même de constater cet aspect dans certaines réalités du quotidien,

mais la perspective encadrante a tendance à l’écarter ; il aura fallu le

développement des théories constitutives pour le mettre au jour.

Le « langage corporel » en offre un bon exemple. Imaginez un motard en

veste de cuir qui descend de sa monture et se dirige vers vous d’une

démarche arrogante et d’un pas exagérément nonchalant. Par sa façon de se

déplacer, d’agir et de parler, cet individu « dit quelque chose ». Il n’a peut-

être pas de mots pour se décrire, mais on peut être tenté de le faire, ne

serait-ce que de façon fragmentaire, à l’aide du mot espagnol macho. Ce

motard affiche une manière très recherchée d’être au monde, de ressentir, de

désirer et de réagir, laquelle met en jeu une grande sensibilité à certaines

réalités (comme les affronts à son honneur ; vous êtes maintenant l’objet de

son attention, car vous lui avez involontairement coupé la route à la dernière

intersection) et une insensibilité prétendument spontanée mais

intentionnelle à d’autres réalités (comme les émotions des hommes délicats

et des femmes), avec des objets de plaisir (rouler à haute vitesse avec les

copains) et des objets de dédain (les chansons sentimentales). Cette manière

d’être est encodée comme étant hautement valorisée ; s’y conformer mérite

l’admiration, ne pas l’adopter commande le mépris.

De quelle façon est-elle encodée ? Probablement pas en des termes

descriptifs, du moins pas adéquatement. Pour expliciter la valeur en cause,

le motard n’emploie sans doute pas un mot comme macho. Les termes dont

il dispose pourraient s’avérer tout à fait inadéquats pour traduire les

particularités de sa manière d’être ; les épithètes laudatives et péjoratives ne

pourraient être révélatrices que dans le contexte global de son style d’agir ;

en elles-mêmes, elles sont trop générales. Le fait de savoir que X « fait partie

de la bande » et que Y « est une mauviette » peut nous apprendre certaines


choses, mais l’encodage déterminant réside dans le langage expressif de son

corps.

Le monde du motard intègre la valeur forte conférée à cette manière

d’être. Appelons-la (certes un peu inadéquatement, mais il nous faut bien

un mot) machisme. Comment le motard véhicule-t-il cette signification ?

Uniquement par l’expression de ses gestes et de sa posture. Non seulement

un observateur extérieur n’aurait aucune raison de le qualifier de macho en

l’absence de tels comportements, mais, plus fondamentalement, une valeur

forte comme celle-là ne peut exister pour le motard qu’explicitée sous

quelque forme. C’est ce style expressif qui permet au machisme d’exister

pour lui ; plus globalement, le domaine du langage corporel est celui d’un

vaste ensemble de manières d’être différentes, codifiées en fonction de

valeurs. L’expression rend possible son propre contenu ; le langage nous

donne accès au domaine de signification qu’il encode. L’expression n’est plus

simplement inerte.

Si on laisse de côté cette situation assez évidente et qu’on revient aux

situations de description qui résident au cœur de la théorie HLC, celles-ci

apparaissent aussi sous un nouveau jour. L’expression doit également y être

considérée comme créatrice ; le langage nous donne accès au domaine qu’il

encode. La parole descriptive encode les propriétés que nous attribuons aux

choses. La connaissance de ce langage descriptif est la condition de notre

sensibilité aux enjeux de justesse intrinsèque qui, nous l’avons vu, doivent

nous guider dans l’attribution de propriétés. En considérant l’expression

comme créatrice, nous pouvons appliquer au langage descriptif la théorie

constitutive de Herder.

Ce faisant, nous levons le voile sur les liens internes, tant historiques que

logiques, entre la théorie constitutive et une telle conception de l’expression.

D’un côté, l’adhésion à la première peut nous amener à chercher des

situations où l’expression donne manifestement accès à son propre contenu,

situations que nous trouverons dans les domaines du langage corporel et de

l’expression des émotions en général. D’un autre côté, l’idée selon laquelle

l’expression est créatrice, laquelle frappera quiconque observe attentivement

l’univers des émotions, peut nous amener à réévaluer notre conception de la

notion hautement débattue de description. Chez Herder, les liens vont

probablement dans ces deux directions, mais la seconde semble l’emporter


sur la première. Les principaux défenseurs des théories HLC adhéraient tous

à une forme ou une autre de rationalisme ; un de leurs objectifs principaux

consistait à doter la raison de fondements solides, et leur étude du langage

s’inscrivait largement dans cette perspective. En cherchant à détrôner la

raison et à situer les facultés spécifiquement humaines dans le champ de

l’émotion, les préromantiques ont tout naturellement façonné une

conception de l’expression plus riche que celle qu’on peut déduire des signes

naturels de Condillac, qui sont des modes d’énonciation particulièrement

inertes. À partir de cette conception plus riche, même le domaine de la

parole descriptive apparaît sous un nouveau jour. Cependant, quelle que soit

la destination, le chemin emprunté associe la conception constitutive à celle

de l’expression envisagée comme facteur déterminant, si bien que la solution

de rechange à la théorie encadrante peut à juste titre être qualifiée de théorie

49
constitutive-expressive .

Par sa nature constitutive, le langage rend possible son propre contenu, en

quelque sorte, ou nous donne accès au domaine qu’il encode. Les deux

domaines que nous venons d’aborder, à savoir l’expression corporelle et la

description ordinaire, semblent mettre en jeu différentes formes de cette

50
propriété . Dans le second domaine, le langage nous donne accès d’une

nouvelle façon à un ensemble de choses préexistantes. Nous les

reconnaissons en tant que ce qu’elles sont ; elles se présentent à nous comme

porteuses de caractéristiques. Dans le cas du machisme, il est plus tentant

d’affirmer qu’une nouvelle réalité, à savoir cette manière d’être que notre

motard valorise, voit le jour par le jeu de l’expression. Avant la création de

cette gamme de l’expression, cet idéal de vie n’existait pas.

Le parallèle entre ces domaines tient au fait que, dans les deux cas, le

langage rend possibles de nouvelles significations. Dans le domaine

descriptif, la nouvelle signification se résume à des choses qui se présentent

en tant que quelque chose. Elle implique aussi pour nous une nouvelle

manière d’être au monde. Réciproquement, l’exemple de l’expression

corporelle ne se limite pas à l’émergence d’une nouvelle manière d’être ; le

machisme fait aussi apparaître des choses préexistantes sous un nouveau

jour (par exemple, le fait pour nous d’être perçus comme des mauviettes).

Chaque domaine comporte pour ainsi dire deux dimensions : (1) un

nouveau mode de révélation de ce qui, d’une certaine manière, existe déjà


(c’est-à-dire l’identité que des propositions établissent entre des choses

préalablement décrites et des choses décrites selon des voies nouvellement

accessibles) et (2) une ouverture à de nouvelles manières d’être ou à de

nouvelles possibilités humaines. On pourrait qualifier la première de ces

dimensions d’« accessive » et la seconde d’« existentielle ».

Les deux domaines se distinguent l’un de l’autre par la place relative

qu’occupe chacune de ces deux dimensions dans ce qui détermine leur

importance. L’importance de certains usages nouveaux du langage (un

discours scientifique plus rigoureux, par exemple) découle essentiellement

de leur dimension accessive, tandis que d’autres usages, comme notre

exemple de l’expression corporelle, semblent plutôt tirer leur importance de

leur dimension existentielle novatrice.

Cependant, il est faux de dire que le langage descriptif appartient

invariablement à la première catégorie et que les gestes expressifs font

nécessairement partie de la seconde. De nombreux usages du langage

descriptif tirent avant tout leur importance de la dimension existentielle.

C’est le cas des mots qui désignent des réalités ayant une valeur forte,

comme les termes macho et mauviette de notre exemple. Dans la mesure où

notre motard n’est pas totalement incapable de s’exprimer (étant humain,

comment pourrait-il l’être ?), ces termes l’aident également, de pair avec le

langage corporel, à constituer sa manière d’être. C’est aussi le cas du

vocabulaire des positions et des relations sociales. Des distinctions comme

amis/amoureux ou roi/président/chef définissent le champ des possibles

d’une culture donnée. Celui-ci varie d’une culture à une autre ; c’est ce qui

rend parfois la traduction hasardeuse (le mot grec philia, par exemple, ne

recoupe que partiellement le mot anglais friendship). Tous ces termes

contribuent à la constitution des possibilités existentielles d’une société

donnée.

Viennent ensuite les langages du moi. J’ai tenté ailleurs de montrer à quel

point le langage de l’intériorité et la forme particulière de topographie

morale qu’il dessine sont liés, dans le monde occidental moderne, à certains

51
idéaux moraux et à certaines conceptions de l’identité . Ces lieux de

« profondeur intérieure » ne sauraient être immédiatement

compréhensibles à des gens d’autres cultures. Autrement dit, le langage

contribue à nous façonner.


Cet aspect peut être compris à la lumière de la définition du langage

descriptif que nous avons vue. Celui-ci nous permet de situer des

caractéristiques. Les nouveaux langages descriptifs établissent de nouvelles

topographies, une nouvelle disposition des lieux. Toutefois, en tant

qu’animaux qui s’auto-interprètent, les êtres humains sont en partie

constitués par les descriptions qu’ils se font d’eux-mêmes. C’est pourquoi

une nouvelle topographie du moi a nécessairement une portée existentielle.

Ce n’est donc pas uniquement en vertu de ses modes expressifs que le

langage se révèle constitutif sur le plan existentiel. Ceux-ci sont certes

essentiels, comme nous le verrons plus en détail un peu plus loin, mais,

lorsque nous nous interrogeons sur la façon dont émergent de nouvelles

significations humaines, nous constatons que l’expressif et le descriptif sont

entremêlés. Certaines significations entrent dans notre monde pendant nos

années de formation, où on apprend à les exprimer grâce à notre langage

corporel. On peut imaginer que notre motard a acquis son style macho en

observant, en imitant, en faisant l’objet de moqueries et de compliments

puis en finissant par être admis dans le groupe par son grand frère et par ses

compagnons. Bien entendu, il l’a aussi acquis en partie lors d’échanges

verbaux, par exemple lorsqu’on lui a reproché de se comporter « comme

une fille » ou qu’on l’a traité de « tapette ». Cependant, tous ces mots

auraient conservé leur opacité si notre motard n’avait pas adopté le style

personnel qui leur a donné leur signification.

Ce type d’apprentissage joue manifestement un rôle déterminant dans la

vie humaine – rôle qui s’avère encore plus déterminant chez l’enfant en

développement. Pour Bourdieu, notre apprentissage des significations

(exemple : des valeurs et des normes) par leur énaction incarnée consiste en

une acquisition d’habitus. Les habitus sont des « systèmes de dispositions

52
durables et transposables », c’est-à-dire d es systèmes de dispositions

comportementales du corps à agir, à se tenir ou à bouger d’une certaine

façon. Une disposition corporelle est un habitus si elle encode un certain

contenu culturel. Ainsi compris, l’habitus comporte nécessairement une

dimension expressive. Il donne expression à des significations que les choses

et les personnes ont pour nous, et c’est précisément en leur donnant

expression qu’il permet à ces significations d’exister à nos yeux.


Les enfants se voient intégrer à une culture et apprennent les significations

qui la constituent en se faisant inculquer les habitus appropriés. Chacun

apprend à se tenir, à s’adresser à autrui et à être présent à ses semblables en

grande partie par l’acquisition d’une diversité de comportements corporels.

C’est par ces modes de déférence et de présentation de soi que sont encodées

les nuances les plus subtiles des positions sociales et des sources de prestige –

bref, de ce qui est valorisé et considéré d’un bon œil.

On pourrait, déformant le mot de Proust, dire que les jambes, les bras sont pleins d’impératifs

engourdis. Et l’on n’en finirait pas d’énumérer les valeurs faites corps, par la transsubstantiation

qu’opère la persuasion clandestine d’une pédagogie implicite, capable d’inculquer toute une

cosmologie, une éthique, une métaphysique, une politique, à travers des injonctions aussi

insignifiantes que « tiens-toi droit » ou « ne tiens pas ton couteau de la main gauche » et

d’inscrire dans les détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien ou des

manières corporelles et verbales les principes fondamentaux de l’arbitraire culturel, ainsi placés

53
hors des prises de la conscience et de l’explicitation .

Ces « valeurs faites corps » sont un des modes d’existence des normes et

des règles dans nos vies. Bien entendu, il en existe d’autres. Certaines règles

sont formulées expressément, comme « honorons nos aînés ». À celles-ci

s’ajoutent bien sûr certaines injonctions, comme « tiens-toi droit » ou « ne

t’adresse pas comme ça à ta grand-mère, sinon tu auras une fessée ».

Néanmoins, lorsqu’elles sont énoncées, même les normes formelles (ici, la

nécessité d’honorer les aînés) entretiennent un rapport étroit avec l’habitus.

Normalement, les deux s’imbriquent et se complètent mutuellement.

Bourdieu assimile ainsi habitus et institutions à « deux modes

54
d’objectivation de l’histoire passée ». Les secondes sont généralement le

lieu des normes et des règles formelles. Cependant, les règles ne s’auto-

interprètent pas ; si on ignore leur signification ou qu’on ne se sent pas

d’affinité avec leur esprit, elles restent lettre morte ou ne sont que vains

simulacres. Leur compréhension et une telle affinité ne peuvent exister

comme elles le font que dans notre compréhension non formulée et

incarnée. Elles appartiennent au domaine de l’habitus qui, « comme sens

55
pratique, opère la “réactivation” du sens objectivé dans les institutions ».

Les jeunes qui apprennent à montrer du respect à leurs aînés saisissent

bien ce principe, même s’ils sont incapables de l’exprimer par des mots ; ils

apprennent à incarner non seulement un ensemble de mouvements, mais


aussi l’esprit que ceux-ci expriment. C’est pourquoi ils peuvent faire preuve

d’un manque de respect éhonté lorsqu’ils agissent avec indifférence, pour la

forme, ou se fendent ironiquement d’une révérence outrancière. C’est aussi

pourquoi les adolescents dont la faculté d’expression a atteint un certain

stade peuvent faire enrager leurs parents lorsqu’ils répliquent, avec une

innocence feinte : « M’adresser comment à grand-maman ? » La

provocation s’avère encore plus efficace si les parents s’expriment moins

bien et peinent à expliquer l’argument.

On pourrait dire que les jeunes apprennent à incarner le principe, à

l’énacter corporellement, mais cela ne signifie pas que la formulation du

principe n’ait aucun effet. Au contraire, la verbalisation d’une valeur ou

d’une norme fait exister celle-ci d’une façon nouvelle pour nous. Elle nous y

fait prêter attention. La valeur ou la norme devient claire à nos yeux, ce qui

lui fait parfois acquérir une plus grande force. Cette dynamique peut

susciter deux types de réactions. D’une part, une valeur explicitée peut avoir

une plus grande influence sur nous et, ce faisant, nous motiver à la respecter

davantage. D’autre part, la clarification qu’entraîne sa formulation verbale

rend possible son rejet pur et simple.

On peut ainsi apprendre une nouvelle norme en deux étapes : d’abord en

étant formés à l’incarner de manière expressive (s’incliner devant les aînés),

puis en l’entendant sous sa forme verbale explicite. Ce processus correspond

aux deux étapes de la pragmatique abordées dans la section précédente :

dans un premier temps, on détermine des moyens, qu’on pourrait qualifier

de rituels, pour, disons, rétablir l’harmonie ; puis on attire l’attention sur ces

moyens à l’aide de termes métapragmatiques, comme excuse.

Ainsi, tandis que certaines créations du langage ont une importance

surtout accessive (parce qu’elles nous donnent accès à une nouvelle gamme

de phénomènes, comme c’est le cas des termes utilisés pour classifier les

arbres ou les animaux), d’autres, qui explicitent des significations, ont

plutôt une importance existentielle. Nous acquérons l’ensemble de

significations qui constitue notre monde grâce à une interaction entre

l’expression incarnée et l’explicitation. (Rappelons-nous l’exemple de la

section précédente, où j’explicite mon sentiment en le qualifiant d’envie.)

Au lieu de parler d’« expression incarnée », on pourrait employer le

56
terme énaction . Nous apprenons d’abord à énacter certaines significations,
que nous pouvons ensuite apprendre à décrire. Les deux moments sont

nécessaires, mais le premier semble avoir une certaine primauté

ontogénique. Les premiers contacts du bébé avec les significations humaines

fondamentales sont nécessairement énactifs. Il apprend ainsi un certain

langage incarné de l’amour, du conflit, de la récrimination, de la

supplication, de la bouderie, etc. L’énaction est nécessairement primordiale ;

depuis cette base, le tout-petit fera l’acquisition de mots et d’expressions

comme amour, être bon ou être méchant ; plus tard, il apprendra ce que

signifient être juste, être gentil, etc. Ce vocabulaire originel constituera le

fondement d’explicitations plus poussées et plus approfondies. La

signification énactée fournit le contexte dans lequel les significations

explicitées peuvent apparaître et être comprises.

On pourrait revenir à mon propos de la section 3, où j’établissais une

nette distinction entre ma tentative pour me faire pardonner par mon ami

en lui disant « Je suis désolé » et le stratagème visant à attirer celui-ci chez

moi en provoquant une explosion dans le quartier. La justesse de « Je suis

désolé » consiste en l’expression de mon sentiment de contrition sous forme

de description ; c’est ce qui me ramène mon ami en apaisant sa colère.

Mais que se passe-t-il si je ne dis rien et que je me présente simplement à

mon ami avec un air attendri, un bouquet de fleurs à la main ? (En fait,

oublions les fleurs, qui sont un symbole d’amour et de témoignage d’amour,

et limitons la situation à mon air attendri et implorant.) Un tel geste ne se

rapproche-t-il pas de comportements observés chez certaines espèces

animales ? Par exemple, un babouin pourrait apaiser un congénère furieux

en se livrant à un rituel de toilettage. Il s’agirait de « la bonne chose à faire »

pour un babouin craintif, mais la justesse, dans ce cas, correspond-elle à

autre chose qu’à la production du résultat désiré ? Peut-on distinguer ici ce

qui se situe dans la dimension linguistique de ce qui ne s’y situe pas ?

On pourrait être tenté de répondre par la négative. Mais qu’en est-il de

mon air attendri ? Le problème apparent tient à ce que cet air ne fait

qu’énacter ma contrition et mon désir de regagner les bonnes grâces de mon

ami ; contrairement à « Je suis désolé », il ne comporte pas de dimension

descriptive.

Le fait est que, chez l’être humain, l’énaction d’une signification s’inscrit

pleinement dans la dimension linguistique en ce qu’elle contribue à la


constitution de ladite signification qui, préalablement, ne faisait pas partie

de son monde. Nous avons vu plusieurs exemples de ce processus jusqu’ici.

C’est pourquoi ma tentative pour rétablir les ponts en adoptant un air

attendri se démarque de la séance de toilettage du babouin. La dissemblance

réside dans la façon dont la vie humaine est façonnée par les significations

exprimées (dans le cas qui nous occupe, mon remords et mon désir de

réconciliation), elles-mêmes définies et constituées dans et par leur

expression. Si mon air attendri est juste, ce n’est pas seulement parce qu’il

constitue la bonne stratégie à adopter pour atteindre un objectif (la

réconciliation) ; en réalité, sa justesse stratégique se limite à sa justesse

expressive, c’est-à-dire au fait d’appartenir à la gamme d’expressions qui

contribuent à la constitution de cette position humaine significative de

contrition et de désir. De plus, il va sans dire que, comme les autres modes

du langage humain constitutif, un tel air et les significations qu’il exprime

varient plus ou moins d’une société et d’une culture à une autre – et même,

en cette époque où tout change si vite, d’une décennie à une autre, comme

en témoignent les amoureux des films de l’entre-deux-guerres.

Dans la section précédente, nous avons distingué les deux dimensions des

domaines dans lesquels le langage peut nous offrir de nouvelles possibilités,

à savoir la dimension accessive et la dimension existentielle. La première se

rapporte aux situations où le langage nous permet d’acquérir une

conscience « réfléchie » de ce qui existe déjà (en identifiant plus

précisément les espèces animales de notre environnement, par exemple),

tandis que la seconde concerne les situations où le langage (au sens large)

nous ouvre la voie à de nouvelles significations humaines et à de nouvelles

possibilités existentielles.

La dimension existentielle de la constitution linguistique semble

emprunter deux voies, qui s’entrecroisent souvent, mais qu’on peut

distinguer l’une de l’autre sur le plan conceptuel. La première de ces voies

nous offre un nouveau modèle pour décrire ou comprendre notre condition

d’être humain et les diverses possibilités auxquelles celle-ci nous donne

accès, modèle à l’aide duquel nous pouvons entrevoir de nouvelles


virtualités, voire tenter de les concrétiser. Nous pouvons parvenir à une telle

prise de conscience existentielle par la découverte d’une figure modèle

(Bouddha, saint François), par la lecture d’un livre sur l’éthique ou sur le

sens de la vie, voire (plus souvent) par la lecture d’un roman ou par le

visionnage d’un film. (Dans ce dernier cas, l’expérience peut prendre la

forme d’une rencontre avec une figure modèle fictive tels Lévine ou

Zosime.) Toutes ces situations donnent lieu à ce qu’on pourrait qualifier de

« regestaltisation » de notre monde et de ses possibilités, laquelle (nous)

donne accès à une nouvelle manière d’être. On peut donc parler d’une

constitution « regestaltive ».

Il nous arrive parfois de procéder à une telle regestaltisation par nous-

mêmes, lorsqu’une situation embarrassante ou une décision difficile nous

amène à envisager sous un nouveau jour les possibilités qui s’offrent à nous

(situation que nous pouvons rétrospectivement associer à une lecture ou à

une rencontre antérieure, ainsi réévaluée à la lumière de notre prise de

conscience). Quelle que soit sa forme, la regestaltisation nous donne de

nouvelles bases ou de nouveaux modèles pour interpréter nos vies.

La seconde voie par laquelle de nouvelles possibilités existentielles peuvent

émerger correspond à ce que j’ai qualifié d’énaction dans la section

précédente ; notre motard (ou la première personne à avoir introduit ce

type de machisme) en offre un bon exemple. Bien souvent, les possibilités

existentielles qui émergent par énaction ne sont pas de simples styles

individuels, mais des manières d’être ensemble (ce à quoi correspond le

machisme de notre motard). Dans toute culture, les relations

interpersonnelles reposent sur une diversité de positions : elles peuvent être

intimes ou formelles, révérencieuses ou égalitaires, étroitement

fonctionnelles (relation entre un commis et un client dans un magasin) ou

ouvertes (conversation dans un bar), etc. ; à celles-ci s’ajoute toute la gamme

des relations institutionnelles (entre fonctionnaires et contribuables, entre

députés et électeurs, etc.). Ces manières d’être ensemble se constituent

généralement par énaction ; en outre, nombre d’entre elles sont

continuellement redéfinies et reformulées à mesure qu’elles sont énactées au

quotidien (c’est le cas, en particulier, dans la société contemporaine).

Il existe une grande diversité de contextes dans lesquels un mot (ou une

expression, ou un geste) peut être « juste ». Nous pouvons utiliser


adéquatement un mot pour décrire une réalité indépendante en faisant

appel au vocabulaire qui nous donne accès au domaine (« c’est un

triangle »). Mentionnons également l’immense talent du romancier qui, en

dépeignant une réalité fictive, nous fait découvrir de nouvelles possibilités. Il

arrive aussi que le mot juste instaure une nouvelle relation – ou la détériore,

ou la rétablisse si elle est déjà mal en point (comme lorsque je dis « Je suis

désolé » dans l’exemple cité précédemment). À ces contextes s’ajoutent

nombre d’autres situations et usages du langage – ou jeux du langage, pour

reprendre l’expression chère à Wittgenstein.

L’attribution de caractéristiques n’est qu’une fonction du langage parmi

d’autres, et ce n’est pas la « plus primordiale » d’entre elles. Nos paroles ou

nos comportements expressifs peuvent aussi révéler le véritable ordre des

choses, soit-il cosmique ou social, ou encore celui de nos émotions et de nos

désirs ; ils peuvent traduire adéquatement ou non l’un ou l’autre de ces

ordres, voire les perturber ou contribuer à les rétablir ; ils peuvent créer

l’harmonie, semer la discorde… La liste pourrait s’allonger. La dimension

linguistique nous donne accès à un vaste éventail de modes de justesse

intrinsèque, et ceux-ci ne correspondent pas tous au modèle de la justesse

descriptive. D’ailleurs, comme nous le verrons plus loin, les jeux du langage

propres à la justesse descriptive ne sont possibles que dans un contexte

regorgeant d’autres modes de justesse. Ceux-ci sont liés à la gamme

d’activités qui constituent la seule matrice fondamentale d’où le langage

peut émerger, à savoir les « formes de vie » qui le soutiennent.

Nous avons distingué deux dimensions de révélation, deux modes par

lesquels de nouveaux mots, de nouvelles expressions ou de nouvelles

manières d’agir peuvent élargir notre conscience de ce qui constitue le

monde ou la vie humaine. J’ai qualifié ces dimensions d’accessive et

d’existentielle, mais on peut établir une distinction autrement. On peut

s’intéresser aux différents aspects de la puissance constitutive du langage et

qualifier l’un d’eux de général : notre maîtrise du langage nous confère une

conscience « réfléchie » du monde et de nous-mêmes, laquelle se développe

à mesure que nous améliorons notre capacité à nous exprimer. Cet aspect

général est intimement lié à la dimension accessive.

Il existe aussi des modes particuliers en vertu desquels des expressions ou

des énactions nous donnent accès à certaines significations et à certaines


manières d’être et, ce faisant, élargissent la gamme de nos possibilités (de la

même façon que notre motard innovateur a révélé le machisme en tant que

manière d’être possible). Ces modes appartiennent pleinement à la

dimension existentielle.

Dans la deuxième partie de cet ouvrage, j’entends me pencher sur deux de

ces modes particuliers de constitution, qui rendent respectivement possibles

les significations et les positions humaines. Je les explore en détail dans les

chapitres 6 et 7.

Nous avons entamé ce chapitre en distinguant les théories encadrante et

constitutive du langage, puis nous avons poursuivi en nous penchant sur

l’antagonisme qui oppose le courant classique du début de la modernité

représenté par Hobbes, Locke et Condillac (les théories HLC) et la critique

qu’en ont faite les penseurs romantiques allemands, notamment Hamann,

Herder et Humboldt (les théories HHH). À la lumière de leurs divergences,

nous avons pu dégager une alternative dont les termes sont les approches

dénotative-instrumentale et constitutive-expressive du langage.

L’exposé a fait apparaître d’autres contrastes entre ces deux perspectives.

L’un d’eux se rapporte au champ du langage. Les théories HLC s’intéressent

avant tout aux mots dits ou écrits en tant que moyens permettant de décrire

le monde. Les théories HHH, elles, mettent l’accent sur la fonction

constitutive de l’expression, si bien qu’elles s’intéressent aussi à des formes

d’énaction de la signification comme la gestuelle, la posture et le langage

corporel tout en affirmant que l’interaction de ces modes d’expression avec

les significations descriptives fait en sorte qu’il est impossible de saisir ces

dernières de façon isolée.

Nous avons également vu qu’une signification énactée, comme dans notre

exemple du motard, peut constituer le fondement de l’introduction

ultérieure d’un terme descriptif, comme macho (en présumant, sans doute

avec un brin de condescendance, que notre motard n’a pas encore trouvé de

mot pour décrire sa manière d’être), et que la transmission d’une culture et

d’un mode de vie passe par l’inculcation d’un habitus et de règles.


Néanmoins, fait sans doute plus révélateur, l’activité linguistique à part

entière implique à la fois des significations énactées et un discours

significatif. Le langage se situe principalement dans la conversation, et la

conversation se situe avant tout dans la rencontre en face à face. Et leur

existence requiert non seulement l’énonciation de mots, mais aussi un

langage corporel, un contact visuel ou son absence, un ton de voix. De ces

facteurs dépend le type de contact qui s’établit dans une conversation, c’est-

à-dire la position des interlocuteurs.

Accessoirement, le contact peut aussi être tronqué : c’est ce qui se produit

au cours d’une conversation téléphonique, qui se limite au contact vocal, ou

dans un échange épistolaire, qui se passe de l’énaction propre à la présence

mutuelle, mais qui en conserve une certaine trace – à tout le moins dans la

formule d’appel (« Cher Henri »). C’est aussi le cas du texte écrit, qui

souvent ne s’adresse à personne en particulier, bien qu’il puisse être

accompagné d’une préface et émaillé de quelques élans démonstratifs

(« Cher lecteur »). L’échange peut être tronqué jusqu’à l’injonction

laconique : « Défense d’entrer sous peine de poursuite. »

Pourquoi envisager ces formes comme les résultats d’une soustraction de

dimensions à l’activité linguistique à part entière et non comme l’addition

d’éléments à un état minimal d’encodage et de transmission d’information à

partir duquel on s’élèverait, grâce à l’oralité et à la présence mutuelle, jusqu’à

l’acte de langage intégral ?

Parce qu’on ne peut entrer dans le monde de la parole autrement que par

l’activité linguistique à part entière et que l’apprentissage des formes

tronquées n’arrive qu’en second lieu. Nul ne pourrait apprendre à écrire un

traité avant d’avoir appris à converser. Tous les doutes qu’on pourrait

entretenir à ce sujet se verront dissipés dans le chapitre 2.

En fait, un des aspects de la puissance constitutive du langage réside

précisément dans le discours, dans la façon dont nous établissons ou

redéfinissons les positions par la conversation, indépendamment des noms

que nous leur donnons (bien qu’elles finissent par être transformées par ces

noms). La façon dont l’énonciation d’un terme descriptif peut transformer

une position témoigne de l’autre aspect déterminant de la constitution

linguistique, soit la façon dont l’expression transforme les significations

humaines. Je me pencherai sur la puissance du discours dans le chapitre 7.


Ainsi, le fossé ne fait que se creuser entre les deux grandes théories : leur

désaccord s’étend à ce que la notion même de langage demande d’expliquer.

Nous le verrons prendre de l’ampleur à mesure que nous avancerons dans

cet exposé, notamment quand nous nous intéresserons à la peinture, à la

sculpture, à la littérature, à la musique et à la danse sous l’angle de la

compétence linguistique. Peut-on établir une ligne de démarcation au sens

étroit du terme entre ces arts et le langage ? Notre explicandum ne constitue-

t-il pas plutôt la pleine mesure de ce que Cassirer désigne sous le nom de

« formes symboliques » ?

L’autre enjeu nouveau est celui de l’holisme. En abordant la conception

du langage comme trame introduite par Humboldt et par Herder, nous

avons vu que l’idée atomiste voulant que les mots soient forgés un à un est

inconcevable. À ce propos, le concept originel de primauté du mot, propre

aux théories HLC, a été irrémédiablement déclassé par les travaux de Frege

(primauté de la phrase) et de Saussure (primauté de la différence sur les

termes positifs). Reste que les héritiers contemporains des théories HLC ne

semblent pas encore avoir pris la pleine mesure de ce qu’implique ce

déclassement.

À ces failles s’ajoute un autre type d’atomisme propre à la tradition

occidentale : celui d’un sujet individuel du langage, qui s’ajoute à la

conception atomiste du mot et qu’on peut réfuter à l’aide d’un holisme

correspondant. Les théories HLC sont résolument monologiques. Il importe

donc de reconnaître la primauté de la communication, de la dimension

dialogique du langage. Les fondateurs des théories HHH ont tous compris

que la conversation est le lieu premier du langage. Celui-ci ne se développe

pas simplement dans l’individu avant de devenir communication avec

autrui. Il évolue toujours dans l’espace intermédiaire de l’attention

conjointe, de la communion. C’est sur cet holisme que j’entends me pencher

de plus près dans le chapitre 2.

1. J’en ai traité dans un article intitulé « Language and Human Nature ». Voir Charles Taylor,

Human Agency and Language : Philosophical Papers 1, Cambridge, Cambridge University Press, 1985,
p. 215-247.

2. Étienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, Paris, Vrin, 2014,

p. 37. Voir aussi Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil,

traduction de Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2007, p. 95 ; John Locke, Essai philosophique
concernant l’entendement humain, traduction de Jean-Michel Vienne, Paris, Vrin, 1989, livre III,

chap. III, § 2.

3. Johann Gottfried Herder, Traité sur l’origine de la langue, traduction de Pierre Pénisson, Paris,

Aubier Montaigne, 1977, p. 61-62 ; Über den Ursprung der Sprache, dans Erich Heintel (dir.), Johann

Gottfried Herder’s Sprachphilosophie, Hambourg, Felix Meiner, 1960, p. 12-14.

4. Ibid., p. 61 ; ibid., p. 12.

5. Dans Charles Taylor, Philosophical Arguments, Cambridge (Massachusetts), Harvard University

Press, 1995, p. 79-99.

6. Il s’agit là d’une autre facette de l’intuition centrale qui sous-tend la philosophie postfrégéenne –

e
intuition partagée par un certain nombre de philosophes de la fin du xix siècle et du début

e
du xx siècle : non seulement Frege et Russell, mais aussi Husserl et Meinong. Selon cette idée, le

langage et les relations logiques qu’il rend possibles ne peuvent pas être saisis par une science

empirique, telle la psychologie, parce qu’ils comportent des enjeux déterminants de validité [Geltung].

e
Le « psychologisme » de John Stuart Mill et d’autres théoriciens du xix siècle qui ont tenté de

réduire la logique à la psychologie a été ouvertement rejeté.

7. Rien dans l’expérience humaine ne correspond au monde sans mots du rat, mais nous vivons

tout de même des épisodes illustrant ce que constitue le fait de franchir le pas qui mène au-delà de

l’action non verbale. On nous demande parfois de verbaliser ce à quoi nous réagissons, par exemple ce

qui nous contrarie dans les manières d’une personne ou les raisons pour lesquelles nous trouvons un

lieu agréable. La capacité de dire quelque chose donne une forme explicite à des caractéristiques

préalablement indéterminées, ce qui influe sur nos sentiments et sur notre comportement. Cela

modifie notre point de vue sur ces caractéristiques et, souvent, nous ouvre de nouvelles possibilités. Je

le répète : par cet exemple, je n’avais aucunement l’intention de disserter sur le monde animal, car

une bonne partie du monde humain est déjà exprimée verbalement, même si nous n’en avons pas

toujours une conscience claire. Je reviendrai sur cette question.

8. On pourrait contester la nécessité de distinguer une personne qui décrit quelque chose d’un rat

qui accourt dans un labyrinthe en soulignant une autre dissemblance entre leurs deux situations, à

savoir que la première émet les signaux et que le second ne fait qu’y réagir. Mais considérons

l’exemple suivant : certains oiseaux sont génétiquement programmés de sorte que, si un individu

aperçoit un prédateur, il émet un cri et tout le groupe s’envole aussitôt. Il y a là « utilisation

adéquate » du signal (on peut imaginer le cas d’un oiseau aux cordes vocales endommagées qui

émettrait le mauvais son, avec des conséquences catastrophiques). Cependant, comme dans le cas du

rat, il est impossible de répondre à la question de la « traduction » précise à donner au cri :

« Faucon ! », « Prédateur ! », « Sauve qui peut ! », etc.

9. « L’homme atteste de la réflexion lorsque la force de son âme agit assez librement pour, si j’ose

dire, séparer et arrêter une vague parmi tout l’océan d’impressions bruissant en tous sens pour diriger

son attention sur elle et pouvoir avoir conscience qu’elle la remarque. Il atteste de la réflexion quand, à

partir du rêve flottant des images qui parcourent ses sens, il peut se concentrer en un instant d’éveil,

s’appesantir volontairement sur une image, la considérer avec une attention claire et calme et séparer

des signes [Merkmale], de sorte que cela soit l’objet et pas un autre. » Johann Gottfried Herder, Traité

sur l’origine de la langue, p. 76-77. [Der Mensch beweist Reflexion, wenn die Kraft seiner Seele so frei

wirkt, daß sie in dem ganzen Ocean von Empfindungen, der sie durch alle Sinne durchrauscht, eine Welle,

wenn ich so sagen darf, absondern, sie anhalten, die Aufmerksamkeit auf sie richten und sich bewußt sein

kann, daß sie aufmerke. Er beweist Reflexion, wenn er aus dem ganzen schwebenden Traum der Bilder,

die seine Sinne vorbeistreichen, sich in ein Moment des wachen sammeln, auf einem Bilde freiwillig
verweilen, es in helle, ruhigere Obacht nehmen und sich Merkmale absondern kann, daß dies der

Gegenstand und kein andrer sei] ; Johann Gottfried Herder, Über den Ursprung der Sprache, p. 24.

10. Wolfgang Köhler, L’Intelligence des singes supérieurs, Paris, Presses universitaires de France, 1973.

On a tendance à considérer le moindre comportement gestuel sophistiqué qui semble se rapprocher

des caractéristiques du langage humain comme une illustration de l’hypothèse voulant que l’animal

en question ait déjà franchi une partie du fossé et soit engagé sur la route du langage. Cependant, le

fait que de nombreux sauts évolutifs du genre soient possibles (tant dans la « nature » que sous la

gouverne d’un dresseur humain) ne contredit pas la distinction fondamentale établie par Herder. Les

singes verts, par exemple, ont plus d’un cri d’alarme : ils en ont trois, qui s’appliquent respectivement

aux léopards, aux aigles et aux serpents ; chaque cri déclenche une réaction appropriée chez l’individu

qui l’entend, comme grimper à un arbre (s’il y a un léopard) ou descendre de l’arbre (s’il y a un aigle).

Mais ce ne sont là que des réponses innées ; il n’est pas question de « référents », même si l’évolution

a doté ces singes d’un système de signalisation raffiné et sophistiqué. Duane Rumbaugh et Sue Savage-

Rumbaugh ont dressé des chimpanzés à manipuler un clavier d’ordinateur aux touches illustrées de

simples lexigrammes. Cependant, plutôt que d’appuyer sur la touche « banane » pour obtenir leur

fruit préféré, les singes devaient apprendre une combinaison de touches. Le clavier comportait non

seulement des lexigrammes « nominaux » comme « banane » ou « jus », mais aussi des

lexigrammes « verbaux » comme « donner ». Les chimpanzés n’obtenaient leur banane que s’ils

combinaient les touches « donner » et « banane ». Il va sans dire que leur apprentissage s’est avéré

très difficile ; la série d’essais les a désorientés pendant une longue période de temps. Tantôt ils

appuyaient sur « banane » et obtenaient leur fruit, tantôt (lorsqu’ils omettaient de combiner cette

touche avec « donner ») ils ne l’obtenaient pas. Deux d’entre eux, Sherman et Austin, ont fini par

maîtriser la technique. Ces chimpanzés venaient-ils de maîtriser la dimension combinatoire du

langage humain, par laquelle on met en rapport le verbe et l’objet ? La réponse dépend de la présence

ou non de la caractéristique définie par Herder, à savoir si les singes répondaient à la justesse

intrinsèque ou à la simple justesse opératoire. Aucun autre aspect de leur comportement ne témoigne

de la première hypothèse. C’est la conclusion que le psychologue et neuroanthropologue Merlin

Donald semble avoir tirée après avoir passé en revue les travaux accomplis dans ce domaine : « À

certains égards, ces chimpanzés se sont individuellement rapprochés de la cognition symbolique, mais

ils ont complètement raté le terme culturel de l’équation. Malgré les efforts remarquables des

Rumbaugh et des nombreux autres chercheurs qui les ont précédés, les grands singes persistent à

utiliser les symboles uniquement à des fins pragmatiques et individuelles. » (Merlin Donald, « The

Central Role of Culture in Cognitive Evolution : A Reflection on the Myth of the “Isolated Mind” »,

dans Larry P. Nucci (dir.), Culture, Thought and Development, Mahwah (New Jersey), Lawrence

Erlbaum Associates, 2000, p. 30.) De plus, « l’utilisation des signes par les singes est restreinte aux

situations dans lesquelles le stimulus pertinent et la récompense sont nettement spécifiés et présents

ou au moins très proches du singe au moment des signes ». (Merlin Donald, Les Origines de l’esprit

moderne. Trois étapes dans l’évolution de la culture et de la cognition, traduction de Christèle

Emenegger et Francis Eustache, Paris, De Boeck, 1999, p. 165.) Et, par-dessus tout, « il est

généralement admis que [les chimpanzés et les gorilles] sont capables d’utiliser les symboles comme

des substituts de leurs référents. […] Mais ils sont incapables d’invention symbolique et, par

conséquent, ils n’ont pas de langage naturel qui leur soit propre. » (Ibid., p. 173.) A fortiori, les

caractéristiques fondamentales de l’acquisition du langage chez le bébé humain sont absentes (parents

en couple, invention de nouveaux mots, rituels de partage). Je reviendrai sur ces éléments dans un

passage sur l’ontogenèse humaine. Tout cela permet de conclure que, lorsqu’ils apprennent à utiliser

des signes, les grands singes réagissent à des formes de justesse opératoire et non à la justesse
intrinsèque qui caractérise la dimension sémantique. Pour en apprendre davantage sur ces questions,

voir Terence Deacon, The Symbolic Species, New York, W. W. Norton, 1997, chap. 2 et 3. Pour en

savoir plus sur l’intéressante recherche des Rumbaugh, voir Stanley Greenspan et Stuart Shanker, The

First Idea, Cambridge (Massachusetts), Da Capo Press, 2004, chap. 3.

11. Johann Gottfried Herder, Traité sur l’origine de la langue, p. 61 ; Über den Ursprung der Sprache,

p. 24-25.

12. Étienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, p. 34.

13. Ibid.

14. Voir John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre II, chap. II, § 2.

15. David Hume, Enquête sur l’entendement humain, Paris, Flammarion, 2008, chap. 7.

16. Sous sa forme devenue canonique, il s’agit du paragraphe A104 de la première édition de

« Kritik der reinen Vernunft », édition de l’Académie de Berlin, dans Kants Werke, vol. IV, Berlin,

Walter de Gruyter, 1968. Pour la version française, voir Emmanuel Kant, Critique de la raison pure,

traduction d’Alain Renaut, Paris, Flammarion, 2006, A104, p. 182.

17. Ibid., A112, p. 186.

18. Voir par exemple Elizabeth Anscombe : « Se pourrait-il que la philosophie moderne ait

absolument mal compris quelque chose, à savoir la signification que les philosophes de l’Antiquité et

du Moyen Âge donnaient à la notion de savoir pratique ? En philosophie moderne, nous avons une

e
conception incorrigiblement contemplative du savoir. » Elizabeth Anscombe, Intention, 2 éd.,

Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1963, p. 57 ; c’est moi qui ai ajouté l’italique.

19. À propos des doutes relatifs à une coutume irréfléchie, voir John Locke, Essai philosophique

concernant l’entendement humain, livre I, chap. II, § 22. Je me suis penché plus en profondeur sur le

lien entre cette rupture et l’épistémologie moderne dans « Overcoming Epistemology » (dans

Philosophical Arguments, Cambridge [MA], Harvard University Press, 1995, p. 1-19), dans Les Sources

du moi. La formation de l’identité moderne (Montréal, Boréal, 2003, chap. 9) et dans « “Lichtung” or

“Lebensform” : Parallels between Wittgenstein and Heidegger » (dans Philosophical Arguments, p. 61-
78).

20. Johann Gottfried Herder, Traité sur l’origine de la langue, p. 72 ; Über den Ursprung der Sprache,

p. 21.

21. Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, traduction de Françoise Dastur, Maurice Élie,

Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud et Élisabeth Rigal, Paris, Gallimard, 2014, p. 141-142.

22. Johann Gottfried Herder, Traité sur l’origine de la langue, p. 61 ; Über den Ursprung der Sprache,

p. 12.

23. Ibid., p. 78 ; ibid., p. 25.

24. Ibid. ; ibid.

25. « La langue peut être comparée à une trame immense dans laquelle chaque partie est reliée à

toutes les autres et où toutes le sont à l’ensemble selon une cohésion plus ou moins clairement

repérable. L’homme, en parlant, et quel que soit son point de départ, ne prend contact qu’avec un

élément très partiel de toute la trame ; mais il agit instinctivement comme si l’ensemble sous-jacent

du système lui était, au moment où il parle, instantanément présent. » Wilhelm von Humboldt,

Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, traduction de Pierre Caussat, Paris, Seuil, 1974,

p. 210. [Man kann die Sprache mit einem ungeheuren Gewebe vergleichen in dem jeder Teil mit dem

anderen und all mit dem ganzen in mehr oder weniger deutlich erkennbaren Zusammenhange stehen.

Der Mensch berührt im Sprechen, von welchen Beziehungen man ausgehen mag, immer nur ein ab-

gesonderten Teil des Gewebes, tut dies aber instinktartig immer dergestalt, als wären ihm zugleich alle,
mit welchem jener einzelne notwendig in Übereinstimmung stehen muß, in gleichen Augenblick

gegenwärtig] ; Schriften zur Sprache, Stuttgart, Reklam, 1995, p. 65.

26. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1978, p. 166.

27. Wilhelm von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais ; Schriften zur Sprache,

p. 138-139.

28. Voir par exemple Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, p. 140-141.

29. Il existe un lien important entre cet argument holistique et le propos central de Robert Brandom

dans Rendre explicite, t. II : Raisonnement, représentation et engagement discursif (Paris, Cerf, 2011)

ainsi que dans d’autres travaux. Brandom rejette l’atomisme de la tradition empiriste, selon lequel on

peut d’abord saisir un élément d’information, puis un autre, les lier entre eux et observer leur

corrélation, ce qui permettrait de faire des inférences. À ses yeux, ce procédé n’a aucun sens.

Comment pourrait-on saisir un élément d’information isolé ? Quelle signification pourrait-on

conférer à un tel élément ? En fait, quelle signification lui confère-t-on ? L’Ancien dit : « Va, Éclaireur,

et vois si un tigre a laissé des traces. » L’Éclaireur revient : « Ancien, j’ai vu des empreintes de pattes

dans le sable ! » Il s’agit là d’un élément particulier d’information, mais celui-ci n’a de sens que dans

le contexte de notre compréhension générale de la situation, qui inclut la forêt, les tigres, le risque qui

en découle d’être mangé, nos efforts collectifs visant à éviter ce danger parmi d’autres, etc. Cet

élément d’information est pertinent en ce qu’il autorise une multitude d’inférences, pratiques et

factuelles. Parmi les premières pourrait figurer la suivante : « N’allons pas là pour le moment. »

Cette salve d’ouverture de Brandom dans Rendre explicite est absolument fondamentale. Elle détrône

la représentation, jusque-là considérée comme la principale composante de la pensée et du langage.

Ce sont les inférences qui sont déterminantes.

30. Voir l’intéressante discussion sur le langage et sur la « lexification » dans Robert Pogue

Harrison, Les Morts, Paris, Le Pommier, 2003, chap. 5.

31. La maîtrise d’une langue implique une conscience liminale de cette constellation ordonnée de

distinctions, dont certaines ont déjà été explicitées et d’autres n’ont pas encore été exprimées : espèces

animales, types de meubles, maisons/magasins/immeubles de bureaux, intérieur/extérieur (des

immeubles), plaine/forêt, etc. Il existe aussi des domaines plus vastes : vivant/inerte, sur terre/dans le

ciel, passé/présent/futur, etc. Et le domaine social : parenté/reste de la société, fonctions sociales

diverses, etc. Et celui des émotions : apprécier/détester, amour/indifférence, fierté/honte, etc. S’y

ajoutent les formes et les combinaisons grammaticales : les choses et leurs propriétés, les objets et

leurs processus, les agents et les actions, etc. Mon accès liminal à ces distinctions sous-tend mon

aptitude à parler et m’aide à devenir conscient de cette aptitude – de ce que je sais dire et de ce que je

ne sais pas (encore) articuler. Je peux vous dire qu’une image représente une tempête en mer tout en

ne sachant pas comment décrire les émotions contradictoires qu’elle suscite en moi. Les diverses

langues et cultures portent en elles diverses constellations de distinctions ; chacune propose l’ordre

qui est le sien, sa façon propre de « loger » l’être, pour reprendre la métaphore de Heidegger. De plus,

chacun de ces ordres évolue et se transforme, et une langue actuelle comporte toujours des traces et

des rappels du passé. Certains mots ont une connotation archaïque ; certaines formules de civilité

dénotent une formalité et une solennité indissociables des temps anciens d’où elles tirent leurs

vénérables origines (Votre Majesté, votre honneur, etc.). Voir John Richardson, Heidegger, New York,

Routledge, 2012, chap. 8.

32. Honoré de Balzac, Les Chouans, Paris, Gallimard, 1972, p. 240-256.

33. T. S. Eliot, « East Coker », dans « Quatre quatuors », La Terre vaine et autres poèmes, Paris,

Seuil, 1976, section 5, p. 189.


34. Wilhelm von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, p. 329 ; Schriften zur

Sprache, p. 146. C’est ce désir qui engendre ce que Merleau-Ponty qualifie de « paroles parlantes » ;

voir la note 39.

35. D’où également mon recours à l’adjectif intrinsèque. Il s’agit d’un mot dangereux, qui suscite

souvent des réactions irréfléchies de la part des pragmatistes, des antiréalistes et d’autres idéalistes du

même acabit. Je ne l’utilise ici que comme antonyme de « capable d’explication réductrice ».

36. Stéphane Mallarmé, « L’Azur », dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1998, p. 14-15.

37. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 214.

38. Ibid., p. 222.

39. Ibid., p. 229.

40. Voir par exemple De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967. Devant le refus quasi

obsessionnel de Derrida de reconnaître le moindre statut particulier au discours dans le contexte de la

compétence linguistique humaine, on est en droit de se demander si sa pensée ne présente pas plus de

traits communs avec la tradition cartésienne qu’il aurait bien voulu l’admettre. Bien qu’elles soient

ancrées dans la culture (ou en soient constitutives), l’« écriture » et la « différence » sont chez lui des

fonctions particulièrement désincarnées. Voir aussi L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967.

41. Voir Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.

42. Johann Gottfried Herder, Traité sur l’origine de la langue, p. 77 et 78 ; Über den Ursprung der

Sprache, p. 24-25.

43. En voici un exemple : « Un peuple n’a pas d’idée pour laquelle il n’ait un mot : l’intuition la

plus vive reste un sentiment obscur jusqu’à ce que l’âme trouve une caractéristique et, au moyen du

mot, l’incorpore à la mémoire, au souvenir, à l’intelligence, et même finalement à l’intelligence des

hommes, la tradition : une raison pure sans langage sur terre est une utopie. » Johann Gottfried

Herder, Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité, Paris, Aubier, 1962, p. 149 et 151. [Ein Volk

hat keine Idee, zu der es kein Wort hat : die lebhafteste Anschauung bleibt dunkles Gefühl, bis die Seele ein
Merkmal findet und es durchs Wort dem Gedächtnis, der Rückerrinerung, dem Verstande, ja endlich dem

Verstande der Menschen, der Tradition einverleibt ; eine reine Vernunft ohne Sprache ist auf Erden ein

utopisches Land] ; Johann Gottfried Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit,

Berlin, Michael Holzinger, 2013, livre 9, chap. 2.

44. Le philosophe américain Mark Okrent défend ce type d’argument dans Heidegger’s Pragmatism,

Ithaca (New York), Cornell University Press, 1988, chap. 3.

45. « Et il ne servirait à rien de dire : ce n’est pas nécessairement une sensation ; celui qui inscrit “S”

éprouve quelque chose – et nous ne pouvons rien dire de plus. Mais éprouver et quelque chose

appartiennent également au langage commun. – Aussi en vient-on, quand on philosophe, à ne plus

vouloir proférer qu’un son inarticulé. » Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 261, p. 141.

[Und es hülfe auch nichts, zu sagen : es müsse keine Empfindung sein : wenn er ‘E’ schreibe, habe er

Etwas – und mehr könnten wir nicht sagen. Aber ‘haben’ und ‘etwas’ gehören auch zur allgemeinen

Sprache. – So gelangt man beim Philosophieren am Ende dahin, wo man nur noch einen unartikulierten

Laut ausstossen möchte.]

46. Voir par exemple Michael Silverstein, « Metapragmatic Discourse and Metapragmatic

Function », dans J. Lucy (dir.), Reflexive Language : Reported Speech and Metapragmatics, Cambridge,
Cambridge University Press, 2001, p. 33-58.

47. Voir chap. 4.

48. Voir John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre III, chap. II, § 2.

49. Le philosophe américain Charles Guignon qualifie sa conception du langage d’« expressive » ; il

l’applique à Heidegger. Voir « Heidegger : Language as the House of Being », dans Chip Sills et
George H. Jensen (dir.), The Philosophy of Discourse : The Rhetorical Turn in Twentieth-Century

Thought, vol. II, Portsmouth (New Hampshire), Boynton/Cook, 1992, p. 171-177. Il découle de son

exposé que ce choix est aussi légitime que celui du qualificatif constitutive et que la combinaison des

deux.

50. De nombreux lecteurs jugeront sans doute étrange mon inclusion de l’expression corporelle

dans le « langage », à côté de la description. En fait, les théories expressives-constitutives tendent à

considérer ces deux réalités comme liées et à montrer que le phénomène étudié, à savoir la

compétence linguistique humaine, met en jeu une gamme de « formes symboliques » et non

uniquement ce qu’on qualifie normalement de « parole ».

51. Voir Charles Taylor, Les Sources du moi.

52. Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 88.

53. Ibid., p. 117.

54. Ibid., p. 95-96.

55. Ibid., p. 96.

56. La référence aux thèses du philosophe américain Evan Thompson et de ses collègues est

délibérée. Je constate une parenté entre leur conception des significations, qui trouveraient leur

origine évolutive dans l’« énaction », et mon affirmation de la primauté de l’« énaction » dans le cas

des significations humaines. Voir Evan Thompson, Mind in Life : Biology, Phenomenology, and the

Science of Mind, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2010 ; Francisco Varela, Evan

Thompson et Eleanor Rosch, L’Inscription corporelle de l’esprit, Paris, Seuil, 2017.


CHAPITRE 2

L’évolution du langage

En critiquant Condillac, Herder a inauguré les théories constitutives ou, du

moins, leur a donné le coup d’envoi. Cependant, bien qu’il ait su tourner en

ridicule la conception de l’origine du langage proposée par Condillac, il n’en

a guère fourni de meilleure explication (une ironie que n’ont pas manqué de

1
souligner ses détracteurs, dont Hans Aarsleff ). Dans son récit, un être

humain crée soudainement un terme pour désigner le mouton lorsqu’il

prend conscience d’un signe distinctif de cette espèce, soit le bêlement.

Ainsi, l’inventeur du langage exprime (à lui-même) sa découverte par cette

phrase (qui s’adresse intérieurement au mouton) : « Tu bêles ! » [du bist

das Blöckende] ; s’il se le dit à lui-même, c’est, explique Herder, parce que ce

« premier mot » est un « mot de l’âme » [Wort der Seele].

La nature purement intérieure et monologique de cette opération

contredit les idées (sur la nature gestuelle et dialogique du langage) que

Herder lui-même propose ailleurs dans ses travaux. Toutefois, cet aspect mis

à part, la grande innovation du poète et philosophe, soit la mise au jour de

la nouvelle dimension qu’est la réflexion [Besonnenheit], ne répond pas en

tant que telle à la question posée par Condillac. Le ridicule des thèses de ce

dernier tient à son hypothèse, typique des théories encadrantes, voulant que

le premier pas dans le langage ait été modeste et, par conséquent, non

problématique : l’être humain n’avait qu’à se servir d’un signe réactif (un

« signe naturel ») comme d’un mot pour muer celui-ci en un « signe

d’institution » – comme s’il ne s’agissait pas là d’un bond gigantesque.

Interpréter un signe comme un mot désignant quelque chose implique


d’être dans la dimension linguistique ; l’enjeu consiste donc à déterminer

comment ce changement s’est produit. Condillac élude la question, d’où

l’inadmissibilité de son hypothèse. Herder n’a pas fait mieux, mais il a le

mérite d’avoir précisé l’explicandum, soit l’émergence de la dimension

linguistique chez certains hominidés.

Comment expliquer cette émergence ? La tâche n’a rien de facile et ne

donnera sans doute jamais de résultats pleinement satisfaisants, ne serait-ce

qu’en raison de l’impossibilité de reconstituer la séquence exacte

d’événements qui remontent loin avant le paléolithique. Nous pouvons

toutefois risquer quelques hypothèses plus ou moins fondées et, ce faisant,

nous faire une certaine idée des voies par lesquelles la parole est entrée dans

le répertoire humain.

À cette fin, nous pouvons trouver secours dans ce qu’il nous est possible

d’étudier concrètement, à savoir le développement de la compétence

linguistique au fil de l’ontogenèse. Penchons-nous sur cette question.

Aborder l’ontogenèse du langage humain permet d’envisager la nature de

celui-ci sous un nouvel angle. Commençons par rappeler un fait évident :

l’enfant ne peut devenir un locuteur que si on lui apprend à parler. Il doit

faire l’acquisition du langage au sein d’une communauté ou d’une famille

qui prend soin de lui et dont les membres se parlent les uns aux autres et lui

parlent. En l’absence de ces conditions, l’aptitude humaine au langage reste

sans suite : le petit humain ne peut pas parler, comme on le voit parfois chez

ces enfants « sauvages » élevés par des animaux ; en outre, il est dépourvu

de toutes les capacités qui accompagnent le langage. La célèbre

autobiographie d’Helen Keller témoigne des progrès considérables que cette

sourde-muette-aveugle a pu accomplir en étant initiée au langage, que ce

2
soit en matière de compréhension du monde ou d’autres possibilités . Il

arrive aussi que la compétence linguistique ne se développe pas ou ne se

développe que partiellement ; c’est ce qu’on observe chez les enfants dont

l’aptitude à communiquer est réduite, un état souvent qualifié

d’« autisme ».
Au-delà de cette condition générale à l’acquisition du langage, il semble

que c’est dans ses conversations réelles avec ses parents ou avec d’autres

éducateurs que l’enfant apprend le plus efficacement de nouveaux mots.

Dans ce contexte, le mot conversation est sans doute trop faible. Les échanges

en question sont en fait des moments d’attention partagée, souvent quasi

rituels, pendant lesquels l’enfant et le parent se concentrent sur un même

jeu ou sur une même activité ; le nouveau mot acquis désigne le centre de

l’attention propre à l’activité, par exemple poupée s’ils jouent à la poupée ou

balançoire s’ils se balancent ensemble. Ces moments répétés correspondent à

ce que Jerome Bruner a désigné sous le nom de « formats » ; ensemble, le

parent et l’enfant accomplissent une tâche (s’habiller ou prendre un bain,

par exemple) ou jouent. Ces moments suscitent l’attention généralement

3
partagée sans laquelle aucun apprentissage n’aurait lieu .

Un aspect déterminant de l’initiation de l’enfant au langage est attribuable

à ce type d’échange conversationnel, mais cette forme d’attention partagée

se développe bien avant que l’enfant soit en âge de parler. Au cours de la

première année, avant le début du processus d’acquisition du langage,

l’enfant et le parent forment déjà des liens affectifs, notamment en se livrant

à des rites de ce genre, que certains auteurs qualifient de

« protoconversations ». Ils s’échangent des sourires et gazouillent de

concert ; le parent fait malicieusement semblant de mordiller les mains ou

les pieds de l’enfant, apaise sa douleur, le dodeline ou lui chante une

berceuse pour l’aider à s’endormir, etc.

Ce type de lien affectif est d’ailleurs essentiel au développement de

l’enfant, y compris à sa croissance. Entièrement privé d’un tel lien avec un

éducateur (comme c’est le cas dans certains orphelinats), l’enfant dépérit. A

fortiori, ces contacts sont nécessaires à son développement émotionnel. Le

bébé en vient vite à les désirer intensément, si bien qu’ils deviennent le

principal objectif de sa vie affective.

Ces échanges sont aussi ce qui donne sa forme à la vie affective. En offrant

nourriture, soins et amour à son enfant, le parent l’aide à déterminer ses

besoins et les façons dont ceux-ci peuvent être satisfaits. Ce qui, autrement,

déboucherait sur des explosions de frustration se voit conférer une finalité

4
définie et un remède reconnaissable . Le parent donne à l’enfant une sorte

de proto-interprétation de ses désirs, une idée de ce qui le fait souffrir et de


ce qui peut le soulager. D’ailleurs, on pourrait affirmer que cette maîtrise

des émotions explosives est d’abord acquise par la dyade parent-enfant et

qu’elle ne finit par appartenir au répertoire propre de l’enfant

qu’ultérieurement.

Ce façonnage des émotions ne se limite pas à la sphère organique. L’enfant

a aussi grand besoin de proximité et de partage ; dans ses rapports avec le

parent, il devient de plus en plus conscient de ce besoin et des rites

communs qui permettent de le soulager ou de le combler. Il apprend le

langage gestuel de l’amour, du désir-sans-obtenir et de la guérison, ce qui

influe grandement sur son développement ultérieur. En l’absence d’une telle

proto-interprétation, l’enfant est susceptible d’éprouver des émotions et des

désirs explosifs, qui sont profondément perturbants, quoique informes

(c’est-à-dire dépourvus d’exutoire défini ou d’espoir de concrétisation), et

5
qui s’éteignent généralement dans l’apathie et dans l’abattement . Cela laisse

bien sûr présager des épreuves qui surviendront beaucoup plus tard dans la

vie d’une personne, épreuves attribuables à des désirs non structurés et

confus, par exemple, mais l’aptitude ou l’inaptitude à les surmonter est sans

doute influencée par les expériences de la petite enfance.

Ces moments de partage et ces liens affectifs précoces sont essentiels au

développement global de l’être humain et non à la seule acquisition du

6
langage . Toutefois, nous pouvons déjà constater qu’ils ont un lien direct

avec le langage. Selon Greenspan et Shanker, apprendre à reconnaître et à

distinguer ses émotions est une condition essentielle de l’aptitude ultérieure

de l’enfant à comprendre des concepts. Cela s’explique entre autres par le

fait évident que tout ce que l’enfant apprend est étroitement entremêlé à sa

7
vie émotionnelle, notamment à son besoin de contact et de partage .

L’acquisition de mots commence dans un contexte marqué par les

« formats » dont il était question plus haut. La confusion émotionnelle peut

nuire à la compréhension ultérieure de certains concepts (considérés

8
comme) purement descriptifs .

En fait, l’aptitude à distinguer clairement l’expérience empirique de sa

signification émotionnelle ne s’acquiert qu’à l’approche de l’âge adulte. Et,

même une fois acquise, elle n’est jamais complète. Dans certains domaines,

il serait d’ailleurs catastrophique de l’exercer. Pour prendre conscience du

fait que vous être allé trop loin dans vos remarques critiques à un proche ou
que vous risquez de lui faire de la peine, il vous faut être doté d’une certaine

sensibilité, qui fait appel à vos sentiments dans la situation. On pourrait

9
affirmer qu’il s’agit là de la nature même du savoir éthique . Pour que nos

comportements respectent l’éthique, peut-être nous faut-il dissocier nos

perceptions d’autrui de certaines de nos émotions, comme l’envie, la

jalousie ou notre intense besoin d’attention, mais agir correctement

implique aussi d’envisager les autres sous un autre angle, constitué lui aussi

par des émotions, en les considérant par exemple comme des êtres dans le

besoin qui cherchent à maintenir leur intégrité ou comme des êtres dont

10
nous reconnaissons la dignité intrinsèque .

Cela dit, l’élément fondamental de l’ontogenèse du langage, c’est que

celui-ci ne peut émerger que d’un lien affectif partagé, qu’on pourrait

qualifier de « communion ». Le langage ne peut pas apparaître à l’intérieur

de l’enfant ; il ne peut venir à lui que depuis son milieu – bien que, une fois

le langage maîtrisé, l’innovation devienne possible. Le petit enfant

s’approprie un monde qui lui est offert par le parent. Il doit saisir l’intention

de communication de l’adulte et la suivre.

Selon Michael Tomasello, cette habileté à percevoir les intentions de

communication des autres est la compétence essentielle qui permet aux

enfants humains de devenir des locuteurs ; les autres animaux, y compris les

primates les plus évolués, en sont dépourvus. Les chimpanzés et les autres

mammifères supérieurs, poursuit le psychologue, savent reconnaître les

intentions ordinaires de leurs congénères (ils peuvent constater que l’un

d’eux cherche de la nourriture ou prépare une attaque, par exemple), mais

seul l’être humain peut voir qu’une autre personne cherche à lui

communiquer quelque chose.

L’avantage déterminant de l’enfant humain réside dans sa capacité

supérieure à construire une « théorie de l’esprit » de ses congénères. Le

jeune chimpanzé peut copier les gestes utilitaires de ses aînés (un vieux

chimpanzé retourne un tronc d’arbre et ramasse des insectes ; le jeune sait

désormais regarder sous les troncs d’arbre). Le bébé humain, lui, peut

déceler l’intention de communication derrière un mot, puis imiter l’acte de

communication de son parent. Les grands singes, au contraire, peinent

énormément à comprendre nos intentions de communication ou de


transmission d’information, même lorsque nous tentons de leur apprendre

11
à utiliser le langage des signes .

Là réside la distinction fondamentale qui engage l’être humain sur le

chemin du langage, donc sur celui de l’évolution culturelle, qui s’avère

incomparablement plus rapide que son pendant biologique vu son caractère

« lamarckien » (les innovations d’une génération peuvent être transmises

aux suivantes). Même les grands singes les plus évolués ne s’instruisent pas

les uns les autres de cette façon, c’est-à-dire en communiquant quelque

12
chose avec l’intention de communiquer .

Nul doute que Tomasello touche ici à un élément fondamental, mais je

reformulerais légèrement son hypothèse. La notion de « perception des

intentions de communication » s’inscrit encore un peu trop dans le cadre

monologique qui domine la psychologie depuis trop longtemps, en vertu

duquel on prend le sujet individuel pour point de départ et on cherche à

déterminer s’il peut reconnaître les autres agents et, si oui, selon quel mode

il le fait.

La distinction fondamentale réside dans le fait que la transmission du

langage se déroule dans un contexte de partage soutenu d’intentions entre

deux êtres affectivement liés. Pendant les premiers « formats », c’est

ensemble que nous prêtons attention à la poupée. Celle-ci est devenue un

objet « pour nous » et non simplement pour vous et pour moi. Le statut

d’objet « pour chacun de nous » est très différent du statut d’objet « pour

nous », même si on précise que chacun de nous sait que l’autre en est

conscient. La vie sociale est parfois le théâtre de telles situations gênantes :

vous savez que je suis embarrassé, je sais que vous le savez, vous savez que je

sais que vous le savez, et ainsi de suite, mais nous persistons à ne pas en faire

l’objet de notre attention partagée. C’est cette réserve qui vole en éclats

lorsque je me décide à avouer ouvertement mon sentiment ; dès lors, celui-

ci devient une réalité pour nous.

Engager la conversation a toujours cet effet élémentaire. Nous sommes

ensemble dans le métro au mois de juillet ; nous souffrons tous de la chaleur

et nous savons tous que tout le monde en souffre ; arrive un moment où

vous brisez le silence en lançant : « Ouf ! Il fait chaud ! » et en vous

essuyant le front d’un geste exagéré. La situation éprouvante est désormais

une réalité partagée. On pourrait d’ailleurs affirmer que, pour l’essentiel, la


finalité de la plupart des conversations ne réside pas dans la transmission

13
d’information, mais dans le partage .

Cette brève incursion dans une situation propre à la vie adulte n’a rien

d’une digression, car le lien entre langage et partage est une caractéristique

fondamentale qui se manifeste dès la naissance et qui se maintient pendant

toute la vie. Les premiers « formats », qui préparent le terrain à la

transmission du langage, suscitent cette intense attention partagée grâce à

laquelle la signification d’un nouveau mot est dépourvue d’ambiguïté. On

pourrait objecter les préoccupations bien connues d’un Quine à propos de

l’indétermination du référent et faire comme son linguiste imaginaire qui,

ayant observé un locuteur indigène dire gavagai chaque fois qu’un lapin

bondit, se demande si ce mot signifie « lapin », « animal à fourrure »,

« objet en mouvement » ou quoi que ce soit d’autre. Mais ces réserves

s’appliquent seulement à cette situation où un simple observateur cherche à

comprendre une langue ou ne dispose d’aucun moyen (à cette étape de la

relation) pour saisir le contexte (l’énoncé s’inscrit peut-être dans un rite

sans équivalent dans la culture du linguiste). Rien dans l’acquisition d’une

langue maternelle ne s’approche d’un tel cadre ; celle-ci s’inscrit dans

l’attention partagée.

Ce principe correspond à ce que Tomasello qualifie d’« épisode

14 15
d’attention conjointe » ou de « triangle référentiel », où deux locuteurs

partagent un même référent. Les triangles référentiels ne sont pas le produit

de quelque « théorie » de l’esprit ; ils sont plutôt la source qui pourrait

inspirer une telle théorie. Cette aptitude fait partie des fondements de l’être

humain. Quiconque en est privé, comme le sont les enfants atteints

d’autisme grave, se trouve dans une situation désespérée.

Le bébé qui saisit le mot prononcé par le parent inverse les rôles en le

prononçant à son tour. Ainsi se répètent, à un degré plus élevé, les premiers

« formats » où le parent tirait la langue avant que le bébé ne l’imite. Ils

prennent ainsi plaisir à ce jeu.

Dans un ouvrage plus récent, Tomasello affirme, en se fondant sur ses

propres recherches, que l’aptitude du bébé à communiquer avec autrui en

montrant du doigt résulte de sa capacité à prendre part à un épisode

d’attention conjointe et non de sa seule capacité à faire ce geste. Et son

16
acquisition du langage en découle d’autant plus . Souvent, les grands singes
les plus évolués reconnaissent les intentions de leurs congénères et

constatent ce que ces derniers perçoivent ou ne peuvent pas percevoir, mais

17
ils sont incapables d’attention conjointe .

Le type de savoir partagé qui naît de l’attention conjointe – en vertu

duquel non seulement « vous savez » et « je sais », mais nous sommes aussi

tous deux conscients du fait que « nous savons » – est essentiel au genre de

dénominateur commun sans lequel une grande partie de la communication

18
humaine, tant gestuelle que linguistique, serait impossible .

Bien entendu, l’adulte et l’enfant qui partagent un nouveau mot dans le

cadre d’un tel « format » sont loin de partager la même perspective. Pour

l’adulte, le mot est un élément d’un riche vocabulaire, tandis que, pour

l’enfant, il constitue une révélation en soi. Du point de vue de l’adulte, cet

espace commun est contigu à une réalité nettement plus vaste et plus

profonde, réalité que l’enfant ne perçoit que vaguement. C’est là le

fondement du concept de « zone de prochain développement » introduit

par Lev Vygotski, sur lequel je reviendrai.

Le langage a pour matrice la conversation, et il en va ainsi pendant toute

la vie humaine, une réalité que traduit bien cette célèbre strophe de

Hölderlin : « Depuis que nous prenons langue et nous écoutons entre

19
nous » [Seit ein Gespräch wir sind / und hören voneinander]. « Nous », ici,

signifie « nous, les humains », êtres essentiellement doués de langage. Le

langage vient à nous par l’échange, qui constitue le site principal de son

maintien, de sa transformation et de son renouvellement.

Ce principe apparaît dans certaines caractéristiques manifestes des

langues, notamment dans les personnes grammaticales. Un système

constitué uniquement de descriptions répertoriées n’aurait d’usage que pour

la troisième personne : il, elle, le, la, eux, elles, etc. Mais toute langue dispose

de moyens pour distinguer le destinateur et le destinataire : c’est le cas des

pronoms je, tu, moi, toi, etc., entre autres marqueurs. Pour parler

normalement, il nous faut d’abord instaurer la dyade (ou un plus grand

groupe de locuteurs), déterminer qui parle avec qui ; à ce cadre déterminé

sont ancrés certains déictiques essentiels, comme ici ou là (l’allemand

comporte trois indices spatiaux, soit hier, da et dort). Ici désigne

généralement un lieu proche des locuteurs, tandis que là fait référence à un

lieu plus éloigné (da en allemand) ou à un tout autre endroit (l’allemand


dort, qui signifie à peu près « là-bas »). L’ancrage déictique peut

fonctionner autrement : notre conversation peut en quelque sorte nous

emmener tous les deux à l’endroit dont nous parlons, à Paris, par exemple,

ce qui me permet de dire : « Ici, les cafés sont très animés. » Toutefois, dans

ce cas également, le référent est ancré dans la dyade, dans le lieu où notre

conversation nous a situés en imagination.

Les temps et les aspects des verbes situent les événements dont nous

parlons par rapport à nous qui parlons. En anglais, le present perfect

(« George has come ») évoque un événement accompli, tandis que le simple

past (« George came »), que certains linguistes considèrent comme un

20
aoriste, dénote un passé indéfini .

La conception du langage comme phénomène normatif partagé rend

également compte de la primauté de la conversation. Selon certains auteurs,

c’est l’idiolecte (ma langue personnelle) qui prime, et le concept de langue

(anglais, français ou turc) tient simplement au fait que, pour des raisons

évidentes, les idiolectes des gens qui vivent à proximité les uns des autres

tendent à se ressembler. Cependant, il ne faudrait pas les comparer à des

espèces dotées de leurs natures propres – une conception qui découle tout

naturellement de la perspective monologique, selon laquelle un individu

acquiert une langue en observant le comportement d’autrui. Dans cette

optique, le langage existe avant tout dans l’esprit des individus. Selon Locke,

un mot ne signifie quelque chose que parce qu’il est associé à une idée de

cette chose. Cette association ayant lieu dans les individus, les langues sont,

en dernière analyse, individuelles : « Et chacun a une si inviolable liberté de

21
faire signifier aux mots telles idées qu’il veut », écrit le philosophe. Donald

Davidson semble lui avoir emboîté le pas.

Mais il s’agit là d’une déformation de la réalité. Dès le départ, l’enfant

tente de reproduire un mot qu’on lui dit. Il s’efforce d’imiter « notre » mot

ou « le » mot. Ses parents sont souvent émus, voire répètent le mot comme

il l’a maladroitement articulé. Toutefois, l’enfant ne considère généralement

pas ses balbutiements comme normatifs et en vient vite à adopter la forme

juste. Il pourra d’ailleurs éprouver du ressentiment à l’endroit de ses parents

si ceux-ci s’accrochent trop longtemps à son vocabulaire enfantin. Le

langage présente d’emblée une forme normative (lexicale et grammaticale),

qui définit ce qu’est « la » langue.


Il ne faut pas rejeter la notion d’idiolecte pour autant. Au contraire,

l’acquisition d’une langue est une affaire complexe – autant que la

conversation. Nous utilisons « le » langage, mais chacun de nous le fait à sa

façon, l’aborde en empruntant différentes directions. La conscience de cette

diversité de perspectives est essentielle à la conversation courante. Nous

tentons d’exprimer les choses de manière que notre interlocuteur

comprenne. Les enfants apprennent très tôt à formuler ce qu’ils veulent dire

22
en fonction de la personne à qui ils s’adressent .

Cette diversité de perspectives rend possible ce que Vygotski désigne sous

le nom de « zone de prochain développement » (ZPD). L’enfant comprend

un mot ; c’est « notre » mot ou « le » mot. Mais il perçoit aussi que

l’adulte en a une compréhension plus profonde et en fait un usage plus

étendu. Le champ proche de cette compréhension plus profonde se situe en

quelque sorte à la lisière de sa conscience. C’est ce champ proche qui

constitue la ZPD. S’il est question de « développement prochain », c’est

parce que l’enfant se trouve au seuil de la zone, seuil que l’adulte peut

l’amener à franchir en interagissant avec lui dans la zone. Celle-ci est

alimentée non seulement par le fait que l’enfant sait qu’il s’y trouve des

choses à apprendre, mais aussi par la sensibilité pédagogique de l’éducateur,

qui doit lui-même saisir où se situe l’enfant et ce que l’objet auquel ils

23
prêtent leur attention conjointe signifie pour lui .

En réalité, même adultes, nous ne cessons jamais vraiment d’être

conscients du fait que les mots ont une signification plus riche que celle que

nous connaissons. Je parle l’anglais standard, et il existe pourtant des

centaines de termes plus ou moins spécialisés, archaïques ou littéraires qui

se situent pour moi dans des ZPD potentielles. J’ai une vague idée de ce

qu’est un quark, mais j’en sais assez pour savoir qu’il me manque le bagage

nécessaire pour en avoir une compréhension exhaustive. Contrairement à

l’enfant, je ne cherche pas nécessairement à explorer cette zone, mais je suis

conscient de l’existence d’une signification de quark qui se distingue de la

24
définition vague et confuse que je peux en donner .

Jeune compatriote de Vygotski, Mikhaïl Bakhtine a élaboré une

conception à la fois plus large et plus nuancée de la langue, dont les

locuteurs occupent une grande diversité de situations. Son concept

d’« hétéroglossie » désigne la coexistence, au sein de ce qui est


normativement considéré comme une langue, de plusieurs registres et styles.

Certains de ces registres distinguent les gens selon leur classe sociale ;

l’accent et le vocabulaire des grands bourgeois ne sont pas ceux des ouvriers,

bien que les membres de ces deux groupes aient souvent l’occasion de se

parler et se comprennent mutuellement. D’autres différences découlent des

circonstances : on ne discute pas avec ses amis au bar du coin comme on

s’exprime dans un contexte officiel, par exemple une cérémonie ou une

séance du Parlement. À l’échelle individuelle, nous n’utilisons pas

nécessairement tous ces registres, mais nous sommes en mesure de les

comprendre ; nous les envisageons comme différentes situations discursives

ou comme différents modes d’interlocution qui font partie d’un même

ensemble communicationnel. Cette conscience de la diversité des types de

locuteurs et de modes discursifs s’intègre à notre connaissance de « la »

langue que nous parlons par l’entremise de notre conscience

complémentaire de l’existence d’« une » langue parlée par des

interlocuteurs aux situations très variées.

On observe un phénomène structurellement similaire en contexte

bilingue ou multilingue, où « la » langue est une notion plus ou moins

inapplicable. Le nombre de personnes ayant vécu ou vivant dans un tel

contexte est beaucoup plus élevé qu’on l’imagine dans les États modernes où

l’unilinguisme est devenu la norme. En situation multilingue stable, les

rapports entre les divers registres décrits ci-dessus s’appliquent également

aux diverses langues : il se peut que je n’en parle qu’une ou deux, mais je les

comprends toutes, et la communication s’établit dans toute la population.

Dans le même esprit, même dans une société unilingue, il existe des

idiolectes, ces idiosyncrasies du discours propres à un groupe, voire à un

individu, reconnues par les autres comme caractéristiques de celui-ci. La

notion d’idiolecte est à la base du concept bakhtinien de

« ventriloquisme ». Animé d’une intention ironique ou parodique, je peux

emprunter la « voix » de quelqu’un d’autre. Dans une de ses expressions

sans doute favorites, ma tante Mabel qualifiait certaines jeunes femmes de

« jolies filles ». Cette expression évoquait sa vision du monde et de

l’excellence au féminin. Je peux l’utiliser en présence d’autres membres de

ma famille, en disant par exemple : « Anne est une jolie fille. » De cette

façon, je communique une réalité très subtile à l’aide d’une expression


simple (Anne présente des caractéristiques que tante Mabel résumait à l’aide

de l’adjectif jolie, lesquelles, pour nous, ne sont guère dignes d’admiration).

J’exprime donc mon intention de communication en empruntant la

« voix » de tante Mabel.

Une forme similaire de ventriloquisme peut mettre en jeu les divers

particularismes reliés aux origines sociales ou géographiques qui constituent

l’hétéroglossie d’une langue, par exemple lorsqu’un New-Yorkais prononce

un mot avec l’accent traînant du Texas, dans un rapport ironique ou

parodique à une autre « voix ».

L’acquisition du langage dans l’échange est donc une vérité fondamentale

de l’ontogenèse humaine. Cependant, comme je l’affirmais dans la première

section de ce chapitre, cet apprentissage ne se limite pas à la maîtrise d’un

nouvel outil ; il transforme aussi notre monde et confère de nouvelles

significations à nos vies. Dans le chapitre 1, nous avons vu que ces

changements fondamentaux sont liés à notre capacité de reconnaître le mot

ou l’expression « juste » et que la notion de « justesse » peut avoir

différentes significations, notamment la justesse descriptive d’un mot ou la

justesse normative d’un comportement. Les êtres doués de langage ont une

autre conception de la « justesse » que celle qu’on peut attribuer aux

animaux, même à ceux d’entre eux qui apprennent à faire des distinctions

assez impressionnantes. Pour un animal, la « justesse » est opératoire ; dans

le cas du langage humain, elle met en jeu une dimension supplémentaire et

devient justesse expressive ou justesse descriptive.

Comment ces conceptions de la justesse apparaissent-elles dans le

processus d’acquisition du langage ? Lorsqu’il apprend à dire « poupée » ou

« encore », l’enfant utilise indéniablement ces mots à des fins de demande

(il veut que je lui apporte sa poupée ou que je continue à lui donner du

gruau). Par conséquent, on pourrait être tenté de croire que la justesse en

jeu ici est purement opératoire (encore est le mot juste parce qu’il donne lieu

à d’autres cuillerées de gruau). Cependant, elle ne se limite manifestement

pas à cela. Le petit enfant, explique Tomasello, articule non seulement des

25
« impératifs », mais aussi des « déclaratifs ». Parfois, il semble tout

simplement commenter ce qui se passe autour de lui : « Jojo monte »,

« chien parti ».
Qu’est-ce qui rend ces mots justes ? Ce n’est pas la conscience adulte de

leur justesse descriptive, qui repose sur la connaissance de critères (même si

la mienne peut s’avérer assez faible, comme dans le cas du quark). Il s’agit

plutôt d’une forme de justesse rituelle. Ces « déclaratifs » sont des vecteurs

de partage. L’enfant qui dit « chien parti » établit (ou prolonge et intensifie)

un partage d’attention avec l’adulte ; en cela, bien sûr, il imite l’adulte qui,

bien avant, a instauré une telle attention partagée en utilisant (entre autres

gestes et actions) des mots (« Tu vois le chien ? »). Les mots rendent

possible la création d’une communion par d’autres moyens (nouveaux pour

l’enfant, mais pas pour l’adulte), communion qu’ils font durer et

intensifient.

C’est pour cette raison que je parle de justesse rituelle. « Chien parti » est

l’expression juste pour établir, prolonger ou intensifier une communion

autour du fait que le chien est sorti, tout comme l’est « Jojo monte » dans le

cas où l’enfant, qui sait désormais grimper, s’installe lui-même dans sa

chaise. Nous sommes déjà assez loin du domaine animal ; nous sommes

entrés dans celui du langage humain. Bien qu’ils puissent apprendre

beaucoup de choses, les grands singes, y compris ceux qui sont élevés en

milieu humain, sont incapables de saisir cette justesse, explique Tomasello :

« Par exemple, l’essentiel des “signes” qu’ils font sont des impératifs visant à

demander quelque chose, au détriment d’un partage déclaratif

26
d’information . »

La justesse rituelle est le moyen par lequel la justesse intrinsèque (non

opératoire) s’implante dans l’ontogenèse humaine, mais les choses ne

s’arrêtent pas là. Les demandes et les injonctions énoncées dans les deux

directions contribuent à l’enrichissement d’un bagage de « déclaratifs »

potentiels qui finit par culminer dans l’aptitude normale à formuler des

affirmations, c’est-à-dire à manier des formulations de contenu

propositionnel en vue de les utiliser dans des énoncés affirmatifs ainsi que

dans des demandes, des injonctions et des questions. C’est au terme de ce

processus que la justesse descriptive atteint son plein développement.

Au même moment, toutefois, la compétence linguistique se développe

aussi dans une autre direction. Ce que je qualifiais plus haut de « travail de

proto-interprétation », mené initialement en étroite communion avec le

parent, se poursuit sous d’autres formes. Il s’agit dès lors pour l’enfant de
définir et de redéfinir ses désirs en vue d’apprendre à vivre avec la succession

de satisfactions et de frustrations qui jalonneront son existence. La tâche

s’avère sans fin ; dans ses modalités ultérieures, elle consistera à chercher les

significations qui peuvent donner un sens (un sens supportable) à sa vie.

Cette tâche commence par la mise en œuvre d’une autre dimension de la

représentation qu’on pourrait qualifier de « mimétique ». Par exemple, un

enfant peut se remettre d’un épisode éprouvant, disons une fessée donnée

par son père, en rejouant la scène avec sa poupée. Un frère et une sœur

peuvent aussi rejouer entre eux une dispute entre leurs parents. « Les jeux

mimétiques sont universels dans la culture des jeunes

enfants, aident souvent à définir les rôles, en particulier les rôles liés au sexe,

27
[et] peuvent être joués sans langage . »

Cette dimension, qui consiste à trouver le sens grâce à la représentation,

sous-tend aussi la passion humaine pour les histoires, qui se manifeste très

tôt dans la vie d’une personne et ne s’éteint jamais.

Arrive enfin une troisième direction. L’enfant n’apprend pas seulement le

mot juste : il apprend aussi le comportement juste. Cette dimension

normative introduit dans la vie humaine l’idée d’évaluation forte : ce qui est

juste est intrinsèquement juste, pas seulement parce qu’on le souhaite

ardemment. Il faut dès lors donner un sens à cette normativité forte, au

même titre qu’il me faut en donner un à mes désirs. Un sens en général,

mais aussi un sens supportable, qui ne nous vaudra pas, à moi et à mes

désirs, une pénible condamnation.

Cette nécessité fait elle aussi apparaître une autre dimension de la

représentation, par laquelle les sociétés humaines acquièrent une conscience

de l’ordre global où elles évoluent – un ordre non seulement social, mais

aussi, inévitablement, cosmique. Il s’agit du domaine du rite, du mythe et, à

terme, de la théologie ou de la philosophie, lequel est souvent éclairé par la

« science » (quelle que soit la définition qu’en donne la société concernée).

Cet ordre définit la culture religio-métaphysique globale à laquelle les

enfants sont initiés.

Toutes ces considérations laissent entrevoir une autre façon d’envisager la


genèse de la conscience de soi. Parmi les aspects pernicieux de

l’épistémologie moderne issue de Descartes se trouve son caractère

monologique : dès sa naissance, l’être humain est conscient de lui-même,

quoique de façon très rudimentaire, par exemple dans ses désirs ou dans ses

envies ; peu à peu, il en vient à percevoir ses semblables, puis à créer une

sorte de monde intersubjectif avec eux. Cette conception a fait école ; on

peut même la déceler chez des penseurs aussi éloignés de Descartes que

Freud.

L’invalidité de l’hypothèse d’un point de départ monologique est

reconnue depuis longtemps. Des penseurs ont d’ailleurs tenté de la dépasser.

Parmi ces tentatives, une des plus notables réside dans la philosophie de

George Herbert Mead, dont se sont inspirés de nombreux penseurs

28
contemporains . On peut cependant affirmer que la rupture de Mead avec

la perspective monologique n’est pas assez radicale. Mead rejette

complètement le modèle voulant que chaque esprit soit comparable à un

« prisonnier dans sa cellule » et communique avec les autres par des

29
moyens indirects (des coups sur le mur, par exemple) . Il soutient plutôt

que chaque personne se constitue grâce à ses relations avec ses proches. La

conscience que j’ai de moi-même en tant qu’individu stable – c’est-à-dire,

pour employer les termes de Mead, en tant que « moi » – se forme par

l’intériorisation des attentes d’autrui. Les différents « moi » qui naissent de

l’interaction avec différents proches « doivent être synthétisés en une image

de moi unitaire. Si cette synthèse est réussie, naît alors le self, le soi unitaire

en tant qu’orientation de l’action et en tant qu’autoévaluation flexible et

ouverte avec un nombre progressivement croissant de partenaires ; en même

temps se développe une structure de la personnalité stable, sûre de ses

30
besoins ».

Cette conception représente une avancée significative. Alors que

l’approche monologique inspirée de Descartes considère la conscience de soi

comme antérieure à l’accession au monde intersubjectif, Mead affirme que

l’édification du « moi » s’effectue simultanément à cette accession et, au

cours de ce processus, à l’intériorisation des perceptions et des attentes des

autres à mon égard. On pourrait faire un pas de plus et non seulement

neutraliser, mais aussi inverser la priorité cartésienne en posant que la

conscience de soi émerge d’une appréhension intersubjective antérieure des


choses. C’est là précisément ce que le concept de communion abordé dans la

section précédente permet d’envisager.

L’enfant ne considère pas ce qui lui est initialement transmis comme la

vision du monde de son parent ou comme la sienne propre, mais plutôt

comme « la » vision du monde, qu’il acquiert avec le langage et qui prend

forme dans le contexte d’une attention conjointe imprégnée d’émotions que

je qualifie de « communion ». Les émotions dominantes varient bien sûr

selon les circonstances, mais on est encore très loin d’un apprentissage

objectif de faits neutres. En grandissant, l’enfant commence à se situer par

rapport à cette vision du monde partagée ; il prend conscience de ce qui

distingue son point de vue de celui des autres. Ce qu’il finit par considérer

comme sa vision propre est un précipité qui s’est formé à partir de

l’attention conjointe initiale, c’est-à-dire de la communion entre son parent

et le bébé qu’il était. C’est ce que laisse entendre Alison Gopnik dans le

31
chapitre 5 de son ouvrage lumineux sur le psychisme des enfants . Des

expériences ont montré que les très jeunes enfants ne possèdent pas ce

qu’elle qualifie de « mémoire autobiographique » : ils n’ont pas de

souvenirs conscients de ce qu’ils ont vécu. « Ils ne perçoivent pas leur vie

comme une frise chronologique unifiée allant du passé jusqu’au futur. Ils ne

voyagent pas en arrière ou en avant sur cette frise comme le font les adultes,

retrouvant pour un instant ce moi passé, séducteur raté ou irrésistible, ou

32
anticipant les joies et désespoirs futurs . »

Les enfants sont aussi dépourvus de « contrôle exécutif ». Bien qu’ils

soient « capables de planifier l’avenir immédiat, ils n’anticipent pas non

plus leurs états futurs, ne projettent pas ce qu’ils penseront ou éprouveront

plus tard. […] Mais à l’âge de trois ans, ces événements ne sont pas

organisés en une frise chronologique unifiée, avec des souvenirs dans le

passé et des intentions dans le futur (et désirs et fictions de côté). Les enfants

n’ont peut-être pas non plus la sensation d’avoir un chef unique du contrôle

33
exécutif ».

Ces réalités – la mémoire autobiographique, le contrôle exécutif et une

frise chronologique unifiée que nous pouvons raconter au passé et qui

« guide » notre vie pour l’avenir – sont les composantes fondamentales de

ce qu’on conçoit généralement comme le soi.


On parle bien sûr, et à juste titre, des expériences d’un bébé ; on tente de

décrire ce qu’il vit. Toutefois, ces expériences ne sont pas les siennes au sens

où il se les attribuerait lui-même. L’ontogenèse du soi est ce qui nous fait

passer de cette condition initiale à la frise chronologique unifiée que nous

pouvons raconter et dont nous pouvons décider de la suite (de manière

assez limitée dans un premier temps).

Cet argument pourrait sembler louche. Ne suis-je pas en train de changer

les règles du jeu, d’attribuer une nouvelle signification au terme conscience

de soi dans le seul but de rendre vraie l’affirmation voulant que l’expérience

partagée dans des conditions d’attention conjointe ou de communion

précède la constitution du soi ? Oui, mais l’opération me semble justifiée. La

dissemblance entre l’expérience du petit bébé non encore doué de langage et

l’identité humaine ultérieurement constituée dans et par le langage est si

grande qu’on ne peut pas la réduire à quelque dimension quantitative en

affirmant, par exemple, que la seconde saisit des objets plus nombreux ou

plus complexes. Bref, il faut changer les règles du jeu.

Mais je les change peut-être un peu trop ; on pourrait faire remonter la

constitution du soi avant le changement déterminant souligné par Gopnik.

Un stade antérieur pourrait être celui où le petit enfant insiste pour faire les

choses à sa façon ou par lui-même (le stade « Jojo monte » que j’évoquais

plus haut). Néanmoins, peu importe jus-qu’où on recule, le développement

du soi succède tout de même à la constitution du monde commun de

l’attention conjointe, où le bébé est immergé dans une vision de la réalité

qui n’est pas attri-buée. Le développement de la conscience de soi exige de se

situer par rapport à différentes perspectives, de comprendre que les autres

peuvent percevoir la réalité autrement. (Je pense ici au dépassement de

l’« égocentrisme » selon Piaget.)

Des expériences semblent avoir témoigné de l’ordre des stades. Dans l’une

d’elles, un psychologue a présenté des tubes qui semblaient contenir des

bonbons à un groupe d’enfants ; quand il les a ouverts, il s’est avéré que

ceux-ci contenaient (malheureusement) des crayons. Il a ensuite invité un

autre groupe d’enfants et leur a présenté les tubes ; avant de les ouvrir, il a

demandé aux membres du premier groupe ce que, selon eux, les nouveaux

participants pensaient que les tubes contenaient. Les enfants de cinq ans ont
répondu : « Des bonbons. » (Ces pauvres enfants vont être déçus.) Ceux de

34
trois ans, eux, ont répondu : « Des crayons . »

Il existe donc de bonnes raisons d’aller jusqu’au bout et d’inverser la

priorité classique du soi sur l’intersubjectivité. Celle-ci, que je qualifie de

communion, arrive donc en premier. Une telle perspective présente deux

avantages importants, non seulement sur sa contrepartie monologique, mais

aussi sur la solution intermédiaire de Mead. Tout d’abord, elle reconnaît la

juste valeur de ces capacités humaines extraordinaires que sont la

communion et le désir de communion ; dès les premiers instants de la vie,

celle-ci est essentielle au développement du petit humain, voire à sa survie.

Ensuite, elle reconnaît la caractéristique fondamentale du soi humain, qui

consiste inséparablement et irrévocablement en une appréhension

particulière d’un monde commun constitué dans et par le langage.

Ainsi, l’être humain, en grandissant, émerge d’une appréhension partagée

du monde et devient de plus en plus conscient du fait que la sienne est

différente de celle de l’autre. On s’approche ainsi d’une conscience

complexe, à deux niveaux. Il existe encore un monde, « le » monde, mais

chacun l’appréhende selon sa perspective propre.

Avec la reconnaissance de la diversité des perspectives vient la conscience

du fait que nous avons différentes façons d’« appréhender » le monde, de

juger, de désirer et d’espérer en son sein. Certaines d’entre elles existaient

déjà et ne sont révélées qu’à un certain moment ; d’autres émergent dans un

processus de développement autonome, en marge du sens commun. Elles

peuvent susciter de l’opacité mutuelle, de l’aliénation ou un sentiment

d’incompréhension réciproque (entre parents et enfants, par exemple).

Ces dissentiments peuvent (mais ne le font pas toujours, hélas) motiver

des tentatives pour rétablir une certaine vision commune de la relation et de

ses significations propres. De tels moments peuvent être qualifiés de

« conversations réparatrices », ce qui donne sens à une autre lecture de la

célèbre strophe de Hölderlin citée dans la section 2 : « Depuis que nous

prenons langue et nous écoutons entre nous. » Celle-ci dénote non

seulement le fait que la parole trouve son origine dans la communion, mais

aussi le nous de la communion, lequel a régulièrement besoin d’être libéré

de l’aliénation et de la division par de tels échanges réparateurs.


4

Nous pouvons donc observer comment les différents types de justesse

émergent de la chrysalide originelle qu’est la communion parent-enfant

dans l’ontogenèse. Toutefois, peut-être en apprendrions-nous davantage sur

ces modes et sur leurs relations si nous explorions la phylogenèse, c’est-à-

dire le développement évolutif de l’humanité et de son langage. En fait, une

telle connaissance nous apporterait indéniablement une aide considérable.

Le problème, c’est que nous n’en savons pas grand-chose et sommes

contraints à des intuitions et à des déductions fondées sur les données

indirectes fournies par l’archéologie ou sur des comparaisons (avec les

populations existantes de grands singes).

Il est néanmoins possible de hasarder des conjectures potentiellement

éclairantes. J’aimerais en explorer brièvement quelques-unes.

Aux fins de mon exposé, il m’apparaît souhaitable d’examiner les

hypothèses fort intéressantes (et, selon moi, généralement convaincantes) de

35
Merlin Donald, qui a tenté de reconstituer l’évolution de l’esprit humain .

Selon Donald, la qualité d’espèce douée de langage et de culture qui

caractérise l’être humain comporte trois facettes : mimétique, mythique et

théorique. On pourrait considérer celles-ci comme des étapes du

développement primordial des hominidés, mais, en l’état actuel de nos

connaissances, une telle affirmation n’est que pure conjecture (et pourrait

l’être à jamais). Il est cependant clair que chacune de ces facettes est présente

dans le langage humain à tous les stades de son développement, même si

leurs formes, leurs rapports entre elles et leur importance relative varient

d’une culture à une autre.

La première facette est la capacité dite mimétique. Donald n’assimile pas le

mimétisme à la simple imitation, mais à l’imitation avec intention de

représentation. Il s’agit d’une aptitude que tout le monde possède et

exprime, mais elle est particulièrement manifeste chez les enfants. Le cas,

cité plus haut, de l’enfant qui se console d’une fessée en rejouant la scène

avec une poupée en offre un bon exemple. Une telle répétition de

l’événement original (assez traumatisant) serait vaine si elle ne l’évoquait

pas ou ne le remettait pas en scène de quelque façon.


Le mimétisme a joué un rôle déterminant dans le développement de

l’humanité, car il nous a donné la possibilité de modeler la réalité de

manière tout à fait inédite et, ainsi, de modeler de nouvelles réalités. Par

exemple, il nous a permis d’envisager la société comme un tout, ce que ne

permet pas le type de conscience que les grands singes semblent avoir de

leur milieu social, laquelle se résume à la perception de rapports dyadiques

(qui est le partenaire de qui, qui domine qui, qui ripostera si on attaque X,

36
etc.) . « La capacité mimétique, étendue au domaine social, se traduit par

un “modèle” conceptuel collectif de la société, qui s’exprime dans les rituels

et dans les jeux collectifs ainsi que dans les structures sociales. Les rôles

sociaux, dans une société complexe, ne peuvent être définis qu’en référence à

un modèle implicite d’une société plus grande. Les représentations

mimétiques auraient ainsi une énorme importance dans la construction

37
d’une structure sociale stable . » J’ajouterais que cette capacité nous

permet aussi de concevoir la place de la société dans la nature. On n’a qu’à

penser aux rituels de chasse dans lesquels une personne coiffée de bois joue

le rôle du cerf.

La capacité mimétique se manifeste aussi par deux autres modes

d’imitation. Le premier d’entre eux est l’imitation fidèle, à savoir les

tentatives répétées pour reproduire exactement les gestes d’une autre

personne, lesquelles sont nécessaires à l’apprentissage de compétences

auprès d’un maître. Le second, qui pourrait être qualifié d’« imitation de

conformité » ou d’« imitation énactive », correspond à l’adoption de

comportements adéquats. Je pourrais reprendre ici l’exemple, cité dans le

chapitre 1, de la révérence aux aînés comme marque de respect, que l’enfant

peut apprendre en partie en imitant ses frères et sœurs plus âgés.

La différence entre l’imitation de conformité et le mimétisme proprement

dit réside dans le fait que ce dernier a pour finalité la copie et ne prétend

donc pas à l’authenticité. En revanche, quand j’apprends à faire une

révérence aux aînés, je me trouve à énacter le respect ; mon geste s’inscrit

dans l’authenticité, c’est-à-dire dans le déploiement de l’ordre propre à la vie

sociale. Aussi, contrairement à ce qui se produit en situation d’imitation

fidèle (pensons à l’apprentissage du tir à l’arc), j’ai appris non pas

simplement à faire un certain type de mouvement, mais plutôt à exprimer

une signification sociale qui revêt une importance normative.


D’une certaine façon, la modélisation propre au mimétisme et celle qui

relève de l’énaction de conformité peuvent, chacune à leur manière, me

donner accès au même modèle d’ordre, dans un cas en le représentant et

dans l’autre en y jouant mon rôle. Dans le premier cas, il y a « référence » à

autre chose, comme dans toute représentation. L’acte de conformité, lui,

met en jeu une autre sorte de « référence » ; ce geste prend son sens à la

lumière de son rapport à l’ordre global, en tant que mode d’énaction et de

confirmation, par exemple, du respect dû aux aînés et à leur sagesse. C’est

pourquoi il faut le considérer comme expressif et significatif.

Cette distinction pourrait sembler exclusive à la modernité, mais elle ne

l’est pas nécessairement. Les deux modes d’accès à l’ordre peuvent

converger. C’est ce qui se produit dans les rites. Un rite peut être à la fois une

représentation en actes de quelque chose (le canon de la messe évoquant la

Dernière Cène) et l’énaction de ce qui est représenté (la transsubstantiation

du pain et du vin en corps et en sang du Christ). Les deux modes d’accès à

un ordre supérieur vont de pair ici. Je reviendrai sur les rites plus loin.

Pour le moment, je me contenterai de signaler que le mimétisme simple

s’éloigne très souvent de la stricte imitation. Il remplit ainsi la fonction

importante de complément à la parole. Dans l’exemple cité plus haut où,

dans un lieu étouffant, vous brisiez le silence en lançant : « Ouf ! Il fait

chaud ! », votre parole s’accompagnait d’un geste consistant à vous essuyer

le front. De tels gestes sont souvent simplifiés ou exagérés. Vous n’avez pas

agi comme si vous aviez vraiment voulu vous essuyer le front (vous l’auriez

fait de façon plus méthodique et plus économe), mais vous êtes sans doute

parvenu à vous faire comprendre.

De toute évidence, la capacité mimétique a contribué de façon

déterminante au développement de la société humaine. Elle a permis à nos

ancêtres de bâtir des sociétés plus complexes, aux structures de plus en plus

stables, grâce à un ensemble de pratiques récurrentes, à des habiletés et à des

pratiques collectives élaborées (telle la chasse en groupe décrite par Steven

38
Pinker, où on guidait des chevaux vers une falaise ), à des outils

rudimentaires et, par-dessus tout, à la capacité de transmettre, grâce à ce

qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de culture, les avancées accomplies à

la génération suivante, ce qui a engagé l’espèce humaine sur la voie d’une


évolution lamarckienne marquée par des progrès fulgurants (sur le plan de

l’évolution).

Selon Donald, « à l’anarchie relative des groupes sociaux de grands singes

ont succédé des méthodes de fabrication d’outils, des campements fixes, des

procédures complexes de régulation collective de l’usage du feu, des

techniques de chasse et de cueillette de plus en plus efficaces et une diversité

d’expressions d’usage courant destinées à entretenir la mémoire collective de

39
ce qui fonctionnait bien ».

La deuxième facette postulée par Donald est la capacité mythique. Elle met

en jeu le développement de ce qu’on conçoit normalement comme étant le

langage. Je ne limite pas celui-ci à l’expression vocale, car le mimétisme peut

lui aussi comporter une dimension auditive, et le langage propre à la

capacité mythique n’est pas nécessairement oral. Il l’est généralement chez

l’être humain, mais il peut aussi s’exprimer par d’autres moyens, comme en

font foi les diverses langues des signes.

Selon moi, la caractéristique essentielle que Donald met ici en évidence

est l’aptitude à formuler des affirmations déterminées. Formuler une

affirmation consiste à choisir un référent et à y attribuer quelque chose :

« Le chat est sur le paillasson », « Les lapins mangent de la laitue ». Pour

mieux comprendre en quoi cette aptitude se distingue du simple

mimétisme, imaginons le scénario qui suit : vers la fin d’une fête de bureau,

après avoir bu trop de vin, j’accepte de « faire » le patron dans un jeu de

mime un peu chaotique. Arborant un air suffisant, imbu de ma propre

supériorité, je me pavane en toisant mes collègues avec dédain. Plus tard

dans la soirée, un collègue me dit : « Ton numéro du patron était très

réussi ! Il est vraiment arrogant. Il nous prend pour des demeurés. »

On a là deux « formulations » du personnage du patron. La première,

mimétique, a pour avantage (déterminant dans ce contexte) de pouvoir être

niée. « Mais patron, ce n’est pas du tout ce que je voulais dire ! C’est un

terrible malentendu ! » Cette dénégation ne me sauvera peut-être pas, mais

la possibilité de m’en tirer est réelle, ce qui ne serait pas le cas si un

mouchard m’ayant entendu cautionner les propos de mon collègue me

dénonçait.

Cet exemple montre que la formulation verbale est beaucoup moins

ambiguë que le mimétisme. Elle désigne clairement la personne en cause (le


référent) et lui attribue des caractéristiques. Suivant le modèle F(a), on

pourrait écrire arrogant, nous prend pour des demeurés (patron). Certes, nous

tentons souvent de nous tirer d’affaire à l’aide du langage, par exemple en

utilisant des termes vagues ou ambigus, mais le fait est qu’une telle stratégie

prête le flanc à des demandes d’éclaircissements : « De qui parles-tu, au

juste ? Que veux-tu dire ? »

Il est dans la nature des termes du langage descriptif (appelons-les

« mots », même si cette remarque s’applique aussi aux gestes de la langue

des signes) de pouvoir être contestés dans leur usage par un ensemble

d’autres options prétendument plus justes sur le plan descriptif.

« L’utilisation d’un mot reflète un processus de classement du monde en

catégories ou de différenciation des choses qui peuvent être dénommées. Le

terme définition est une invention particulièrement élégante à cet égard : les

symboles “définissent” le monde (plutôt que l’inverse). Les propriétés

40
auparavant confuses deviennent plus nettes après la symbolisation »,

explique Donald.

Dans la dimension mythique, ces potentialités critiques ou réflexives du

langage sont relativement sous-utilisées. Elles dépendent de notre capacité à

élaborer des formes de métadiscours – de discours sur le discours – qui

rendent possibles le raffinement critique, la mise en question et le

changement. À ce stade, les premiers usages importants du langage incluent

la narration, qui en constitue un élément de premier plan (et qui conserve

encore toute son importance dans la vie de tous les jours, contrairement aux

41
domaines sérieux que sont la technique et la théorie ).

Une des formes de narration les plus fondamentales est le mythe, d’où le

nom donné par Donald à cette facette. Toutefois, le domaine du mythe (peu

importe à quel point des intellectuels modernes l’analyseront, suivant les

42
traces d’un Vladimir Propp ) résiste à l’approche analytique. Le récit

mythique comme tel ne se prête pas aux métadescriptions. Le mythe

propose une pensée intégrée où les éléments se

voient conférer une signification dans leur entièreté. De nombreux récits

que nous désignons sous le nom de mythes comptent diverses versions et

variantes. Chaque narration remplit bien sûr une fonction particulière selon

le contexte, laquelle peut inspirer une nouvelle variante.


Une des fonctions élémentaires du mythe consiste à donner un sens au

rite. Mythe et rite ont toujours été étroitement liés. Ils présentent en quelque

sorte le même type de complémentarité que l’énaction de conformité et le

mimétisme proprement dit, en ce que chacun offre un mode d’accès

particulier à l’ordre présumé : le rite réalise et le mythe représente. Seul le

passage du mimétisme au mythe conduit au domaine de la narration

linguistique et à ses effets d’éclaircissement ou de désambiguïsation illustrés

dans mon histoire de fête de bureau.

Toutefois, comme on peut le constater dans de nombreuses sociétés

traditionnelles, ce type de complémentarité est possible entre le mythe et le

rite, chacun d’eux étant nécessaire à l’éclaircissement ou à la

désambiguïsation de l’autre. Cela tient au fait que le mythe renferme sa

propre polysémie. Celle-ci est attribuable non pas uniquement à la diversité

de ses variantes, mais aussi et surtout au caractère incertain du référent de

ses symboles constitutifs.

À des époques plus tardives, où il coexistera avec les modes théoriques du

discours, le mythe verra ses affirmations déclassées, désormais jugées

irrémédiablement confuses ; il faudra cesser de l’interpréter

« littéralement », et il servira d’image à des gens ayant déjà une certaine

connaissance théorique de la question (bien qu’on puisse considérer qu’il

donne lieu à des interrogations plus poussées que ne le permet le discours

théorique).

On peut comprendre le rôle des images mythiques en lisant La République

de Platon, par exemple. Socrate y admet qu’il ne peut plus rien ajouter sur le

mode théorique-affirmatif, en vertu duquel est passé au crible chaque

énoncé sur les caractéristiques essentielles de l’ordre qu’il dévoile, à savoir

l’idée du Bien, en vue d’en évaluer la justesse descriptive. Le lecteur se voit

donc offrir une série d’images, dont certaines ressemblent à des mythes,

notamment l’allégorie de la caverne. Celles-ci sont sciemment présentées

comme des affirmations non vraies ; on ne peut en soutenir aucune

formulation pour sa justesse descriptive face à leur comparaison critique

avec d’autres situations. Mais ces formulations ont le pouvoir d’évocation

43
des images .

Cependant, aux époques antérieures à la prédominance de la capacité

théorique (qui constitue la troisième facette de Donald), le mythe n’occupait


pas une position inférieure. Ses incertitudes étaient suffisamment

compensées par le rite, tout comme, à l’inverse, le rite bénéficiait des

éclaircissements du mythe.

De nombreux auteurs ont souligné la complémentarité du rite et du

mythe, mais en accordant la primauté au rite ; dans cette perspective, le

44
mythe apparaît en second lieu . Qu’ils aient tort ou raison, on peut

néanmoins expliquer cette complémentarité par le rapport des deux à une

conception encadrante de l’ordre.

Je m’inspire ici d’un exposé figurant dans un ouvrage fort intéressant de

45
Roy Rappaport, intitulé Ritual and Religion in the Making of Humanity .

Selon cet anthropologue, les rites originels sont liés à un ordre global du

monde qu’on pourrait qualifier de « cosmos ». Il utilise un terme qui a fini

par être appliqué à la culture hellénique, Logos, mais on trouve des concepts

similaires dans la Maât des Égyptiens et dans le Rita des hindous védiques,

de même que dans d’autres cultures. Cet ordre est normatif ; il constitue

l’ordre « vrai », non seulement parce qu’une description du cosmos en ses

termes est « vraie », mais aussi parce que, en un sens plus profond, il est

l’ordre juste ; il suit un plan qu’il dicte lui-même, pour ainsi dire. Il est donc

vrai au sens où on dirait d’une personne qu’elle est une « vraie patriote »

ou une « véritable amie ».

Cependant, l’ordre peut aussi être affligé de déviances, de faussetés, en

quelque sorte de « mensonges ». Bien qu’il soit normatif, il n’est pas

toujours réalisé dans son intégralité. Nous, êtres humains, pouvons être la

cause de certaines de ces déviances, que nous avons par conséquent la

responsabilité de corriger. Et nous pouvons nous acquitter de cette tâche

grâce au rite. Les récits varient considérablement selon la conception de

l’ordre. Selon les plus extrêmes de ces conceptions, l’ordre lui-même peut

être en danger de désintégration, et l’action rituelle peut contribuer à son

renouvellement (les Aztèques, par exemple, suivaient un cycle de cinquante-

deux ans au terme duquel ils devaient agir pour s’assurer du

commencement d’un nouveau cycle ; dans de tels cas, on pourrait affirmer

qu’il existe un métaordre plus englobant qui fragilise l’ordre englobé et que

ce dernier ne peut se maintenir que si certaines conditions rituelles sont

remplies).
Selon les conceptions plus modérées, ce que nous pouvons dégrader (et

avons le devoir de réparer) se limite à notre propre relation à l’ordre. Mais ce

lien, notre inclusion, est aussi exigé normativement par le Logos ; en

rétablissant le contact, nous nous trouvons ainsi à « réparer le monde » (ce

qui rappelle cette expression hébraïque des kabbalistes : tikkoun olam).

Les gestes et les mots du rite entretiennent souvent un rapport iconique

ou symbolique avec ce qu’ils doivent rendre effectif ou avec l’ordre qu’ils

sont censés restaurer, mais leur caractéristique déterminante est leur

performativité, c’est-à-dire le fait qu’ils contribuent à produire ce qu’ils

46
représentent (au moins partiellement) . Ainsi, compte tenu des éléments de

la représentation qu’ils intègrent, ils sont des exemples d’une énaction de

l’ordre. Ils font converger l’énaction de conformité et la représentation, fût-

elle mimétique ou linguistique. Cependant, parce que les éléments de la

représentation sont épars et énigmatiques, le mythe peut contribuer à

expliquer la nature de l’ordre qu’ils restaurent ; réciproquement, ce que le

mythe comporte d’énigmatique peut devenir plus concret grâce à l’action

réparatrice du rite.

Ce sont bien sûr les lacunes du mythe et du rite à cet égard qui finiront

par susciter le passage à un nouveau type de discours : le discours théorique

de la philosophie et de la théologie grecques (dans ce cas, du Logos). Et c’est

bien sûr à ce discours qu’on doit notre notion de « logos » ; en effet, tous

les termes aujourd’hui utilisés pour parler de cette relation complémentaire

appartiennent et doivent appartenir au discours théorique, avec toutes les

déformations potentielles que cela implique.

Le rite, le mythe et la philosophie-théologie forment dès lors une sorte de

triangle de discours-pratiques complémentaires, mais celui-ci semble

marqué par un déséquilibre, la théorie ayant tendance à déstabiliser le rite et

le mythe, voire à les compromettre.

Ce qui nous amène au stade de l’histoire où la troisième facette de

Donald, la capacité théorique, devient hégémonique. L’évolution propre à ce

stade comporte deux aspects. En premier lieu émergent de nouveaux modes

discursifs propices à une prise de distance critique avec ceux de la culture

mythique. Ils rendent possible un métadiscours, ou discours de second

degré, qui permet d’évaluer et de modifier les anciennes façons de parler et

de penser. De tous ces modes, le plus connu des Occidentaux reste la


philosophie grecque, berceau de toute la gamme des disciplines savantes

occidentales, des sciences naturelles aux lettres en passant par les sciences

sociales. À celui-ci s’ajoutent d’autres modes, notamment (si on reste dans la

culture grecque) la rhétorique, à savoir l’étude des procédés qui permettent

de livrer des discours convaincants dans les corps législatif et judiciaire de la

polis. (Il faut reconnaître ici une des sources des études contemporaines de

la littérature, de l’histoire, des arts, de la musique et de la philosophie,

études qui ne sont pas nées de la seule « théorie ».) D’autres cultures sont le

foyer de discours analogues, qui critiquent le mythe ou qui en donnent des

significations plus « profondes » dans un langage constitué d’affirmations,

à l’instar de la philosophie et de la théologie occidentales.

Le second aspect se rapporte au développement de diverses formes de

mémoire externe, qui commence par la notation initiale de transactions

commerciales sur des tablettes d’argile et qui se poursuit par l’invention de

divers alphabets, la rédaction de traités et d’œuvres littéraires,

l’établissement de bibliothèques puis la révolution électronique

contemporaine.

Ces deux aspects vont manifestement de pair. Les nouvelles métapositions

correspondent en gros à la pensée qu’on qualifie généralement d’analytique ;

elles finiront par donner lieu à la constitution d’une doctrine appelée

« théorie ». Si, suivant Jerome Bruner, on distingue les deux principaux

modes de pensée auxquels on a encore accès de nos jours, soit les modes

47
narratif et logico-analytique , on peut affirmer que la transition a mis un

terme à la prédominance du premier en le forçant à concéder l’hégémonie

au second. Le mode narratif a encore une place dans la vie humaine

(comment pourrait-il en être autrement ?) et même à l’université (dans les

études littéraires), mais, dans les domaines des sciences, des technologies, du

droit, du politique et de l’administration, c’est le mode logico-analytique

qui domine. Manifestement, cette croissance exponentielle de la théorie

n’aurait sans doute jamais eu lieu sans une expansion tout aussi

remarquable de la mémoire externe – de l’écriture à Internet.

Permettez-moi de citer la description que fait Donald de cette transition :

« [Les] conséquences principales de la pensée analytique sont généralement

absentes des cultures purement mimétiques : les arguments formels, les

taxonomies systématiques, l’induction, la déduction, la vérification, la


différenciation, la quantification, l’idéalisation, les méthodes de mesure

formelles, etc. Le débat, la découverte, la preuve et la synthèse théorique font

partie de l’héritage de ce type de pensée. Le produit le plus élaboré de la

pensée analytique et sa construction dominante est la théorie formelle, un

dispositif intégratif qui est beaucoup plus qu’une invention symbolique.

C’est un système de pensée et d’argumentation qui prédit et qui explique.

48
Les théories réussies transmettent souvent de la puissance . » Un tel

changement n’a pu se produire que grâce à une externalisation de la

pensée :

Ce qui est vraiment nouveau dans la troisième transition n’est pas tant la nature des opérations

visuocognitives de base que le fait de se brancher à l’écoute d’un système de mémoire externe et

d’en devenir une partie. La lecture, par exemple, est un mode de connaissance très

caractéristique, qui soulève des questions complexes concernant la localisation réelle de la

mémoire humaine. De plus, la culture théorique rompt avec le style métaphorique de la

signification dans la culture orale-mythique. Là où la narration et le mythe attribuent certaines

significations, la théorie n’est pas du tout impliquée dans le même type de significations. Plutôt

que de modéliser les événements en leur attribuant du sens et en les reliant sous forme

d’analogies, la théorie dissèque, analyse, énonce des lois et des formules, établit des principes et

des taxonomies et détermine des procédures de vérification et d’analyse de l’information. Son

développement avancé dépend de dispositifs de mémoire spécialisés, des langues et des

49
grammaires .

Après ce bref survol, nous pouvons nous demander en quoi les diverses

« formes symboliques » propres aux trois facettes de Donald et leurs

hégémonies successives se rapportent aux types de « justesse » que nous

pouvons reconnaître de nos jours. Outre la justesse descriptive (sur laquelle

je reviendrai bientôt), nous avons abordé, dans le chapitre 1, la justesse

expressive ou énactive (l’intériorisation corporelle de l’habitus propre au

respect des aînés, le langage corporel intimidant et la dégaine du motard

macho). Ce type de comportement, que je qualifie d’« énaction de

conformité », relève de la facette mimétique de la culture humaine. Une

telle affirmation pourra sembler bizarre dans le cas du motard, car il croit

sans doute qu’il ne se conforme pas aux normes de la « société » – ce qui est

vrai à des égards non négligeables. Cependant, il se conforme à un modèle


qu’il a contribué à définir avec ses pairs en modifiant les langages existants

de l’expression corporelle. Ce qu’il faut en retenir, c’est que cette manière

d’être ne s’est pas construite dans le langage descriptif, dans la

représentation mimétique ou dans la représentation artistique, mais dans la

pure énaction de certaines des significations qu’il exprime.

De cette manière d’être ressortent inévitablement des formes de

représentation. Il peut s’agir de façons de décrire certaines choses ou

certains types de personnes, voire de termes descriptifs particuliers dénotant

l’admiration, la colère ou le mépris. Il arrive même qu’apparaissent des

pratiques rituelles accompagnées de récits destinés à les éclaircir, à l’image

des mythes des sociétés primitives.

Il y a là des analogies avec les temps anciens. On peut même affirmer que

bon nombre de formes anciennes sont encore bien vivantes, même si elles

s’inscrivent aujourd’hui dans une culture dont le caractère est largement

linguistico-théorique. Le mimétisme joue un rôle important dans nos vies

en tant qu’accessoire de la parole. Les gestes donnent force et vivacité à nos

mots. Ils se dressent parfois contre eux pour marquer l’ironie, comme c’est

le cas si, en 2003, j’avais dit : « Il pense que Saddam Hussein est de mèche

avec Al-Qaïda » en faisant tourner mon index près de ma tempe.

Il est inutile de préciser à quel point nous nous investissons encore en

profondeur dans des rites et des cérémonies qui concrétisent la vie sociale,

telles les fêtes nationales ou les funérailles de personnes célèbres comme la

princesse Diana et le pape Jean-Paul II.

Cependant, l’essor de la culture théorique a modifié la gamme des formes.

Notre compréhension de la justesse descriptive a été transformée par le

développement de la culture théorique. Ces changements ont été marqués

par un ensemble de distinctions qui jouent depuis lors un rôle déterminant

dans notre pensée et qui n’existaient pas dans les cultures archaïques. La

première oppose le littéral au métaphorique. Les affirmations

métaphoriques peuvent elles aussi être vraies, mais il est rare qu’elles portent

le poids aléthique des affirmations littérales. De ces dernières, on attend

généralement qu’elles rendent compte de l’état exact des choses au lieu d’y

faire allusion par des images évocatrices. Certains auteurs importants des

Lumières tels Hobbes, Locke et Bentham considéraient la métaphore comme


un danger qui ne pouvait qu’induire les gens en erreur ; ils prônaient donc

son rejet pur et simple.

Une autre distinction essentielle est celle qui oppose le naturel et le

surnaturel. Normalement, les affirmations littérales sérieuses sur l’ordre

naturel ou les événements qui s’y produisent peuvent faire l’objet d’une

vérification formelle. En revanche, les énoncés relatifs au monde surnaturel

(Dieu, les anges, les esprits, l’ordre karmique, etc.) sont par essence difficiles

à démontrer ; c’est pourquoi certaines personnes rejettent en bloc ces

prétendues vérités.

Vient ensuite le mythe, relégué, comme nous l’avons vu, à une nouvelle

catégorie, qui n’est pas vraiment celle des affirmations proprement dites,

mais plutôt celle des images potentiellement révélatrices. Sa disqualification

coïncide avec la nouvelle distinction entre les vérités « littérale » d’un côté

et « métaphorique » ou « poétique » de l’autre. Dès lors, le mythe

appartient au mieux à la seconde catégorie.

C’est ainsi qu’est née une troisième forme de justesse (dont je discuterai

plus en profondeur dans le chapitre 6), qui s’exprime dans les œuvres d’art.

En font partie les textes de fiction tel le roman. Une œuvre peut être

considérée comme « juste », voire comme porteuse de vérité, mais, à

l’instar du mythe déclassé de la pensée de Platon, elle ne peut pas être

qualifiée d’affirmation. La fiction est certes constituée d’affirmations (qui

appartiennent à une nouvelle catégorie : ni vraies ni fausses, mais fictives).

Cependant, la vision portée par une œuvre entière (disons Les Démons de

Fedor Dostoïevski) peut être considérée comme vraie : une vérité on ne

peut plus profonde et nécessaire ; une vérité qui n’est pas affirmée, mais

représentée.

La marginalisation du mythe est sans doute une conséquence inévitable

de la culture théorique. Et on peut constater qu’elle a eu lieu tôt dans

l’histoire. J’ai effleuré plus haut l’usage que Platon fait du mythe dans La

République, mais ces créations de sa part suivent une critique cinglante (en

particulier dans le livre III) des mythes courants de sa culture, mythes qui

constituent le fondement de la tragédie. Ceux-ci présentent les dieux sous

un jour que Platon juge tout à fait indigne du divin, comme des êtres

capables d’irrépressibles élans de désir ou d’incontrôlables épanchements de

tristesse. De tels attributs méritent la censure.


Toutefois, les gens de l’époque hellénistique qui s’offusquent du

comportement immoral et indigne des dieux ont une autre option :

l’allégorie. On peut sauver les mythes en tant que sources de lucidité morale

et théologique si on les envisage comme des allégories porteuses d’un

message moral. Une telle perspective exige cependant l’établissement d’une

distinction nette entre leur contenu superficiel et leur véritable fondement

doctrinal. Cette distinction était étrangère à la culture mythique d’origine :

non pas que les gens croyaient en ce qu’on qualifierait aujourd’hui de vérité

« littérale » du mythe ; ils savaient que le mythe faisait allusion à des réalités

qui n’étaient pas pleinement explicitées, qu’il cachait autant qu’il révélait,

qu’il était irréductiblement polysémique. Cependant, toutes les distinctions

modernes que j’ai énumérées jusqu’ici (littéral/figuratif, naturel/surnaturel,

mythe/signification sous-jacente, mythique/historique) étaient inexistantes.

C’est leur généralisation progressive qui a fini par déstabiliser de façon

récurrente le triangle formé du rite, du mythe et de la philosophie-théologie

que j’évoquais plus haut.

La marginalisation du mythe et la consécration des affirmations littérales

relatives à l’ordre naturel ont ainsi contribué à l’apparition de cette

troisième catégorie de justesse, que je qualifie de « représentation » et dont

certaines œuvres d’art offrent des exemples emblématiques. Mais nous

devons aussi nos conceptions actuelles de cette justesse aux penseurs de la

génération romantique qui ont suivi Goethe, Hamann et Herder. Je

reviendrai sur ce courant dans le chapitre 6.

Il est ressorti de cette évolution une nouvelle manière de présenter l’ordre

des choses, y compris l’ordre vrai, laquelle est cependant distincte de la

façon de faire des philosophes et des théologiens. Ses affirmations ne sont

pas formulées comme le sont les vérités de la philosophie et de la théologie,

bien que celles-ci puissent s’inspirer fortement du regard artistique. Le

roman, par exemple, est une tout autre sorte de « forme symbolique » ; il

propose des descriptions qui ne sont pas des affirmations ; il « décrit » la

réalité plutôt qu’il ne la « représente » (en allemand, on dirait qu’il offre un

50
Darstellung au lieu d’un Vorstellung) . Cependant, il n’a rien du rituel, si

bien que, dans notre triangle, il est plus proche, par analogie, du mythe, à

l’exception du fait qu’il est apparu à l’époque théorique (forte de toutes ses

distinctions constitutives) et non dans la culture mythique originelle.


Le rite a lui aussi subi un certain bouleversement à l’époque théorique. La

distinction naturel/surnaturel a rendu quasi impensable l’idée même d’un

ordre cosmique, que j’ai désignée précédemment, suivant Rappaport, par le

terme Logos. Dans son exposé sur l’histoire de la monarchie, Francis Oakley

parle d’« une mentalité “archaïque” qui semblait rigoureusement moniste,

ne percevait aucune barrière imperméable entre l’humain et le divin,

envisageait intuitivement ce dernier comme immanent dans les rythmes

cycliques du monde naturel, considérait la société comme empêtrée dans ces

processus naturels et, par conséquent, attribuait au divin une fonction

essentiellement religieuse qui consistait à préserver l’ordre cosmique et

51
l’“intégration harmonieuse” des êtres humains au monde naturel ». Les

agents humains étaient intégrés à la société, la société était intégrée au

cosmos et le cosmos était uni au divin. Les transformations survenues

pendant la période dite axiale ont rompu au moins un des maillons de cette

52
chaîne . Selon Oakley, le point de rupture qui s’est avéré particulièrement

fatidique pour le développement du monde occidental se situait pour ainsi

dire au sommet : la notion juive aujourd’hui qualifiée de création ex nihilo,

qui a retiré Dieu du cosmos pour le placer au-dessus de celui-ci. Dieu s’est

ainsi vu conférer la possibilité de nous demander de rompre avec « le train

du monde » ; dès lors, nous n’étions plus contraints par ce que Rémi Brague

53
qualifie de « sagesse du monde ».

Cette conception de la Création a aussi établi, par l’intermédiaire des

controverses théologiques du Moyen Âge tardif, une nette démarcation

entre le surnaturel et le naturel, en vertu de laquelle on a commencé à

envisager ce dernier comme un ordre pouvant s’expliquer, du moins au

niveau qui est le sien, dans ses propres termes. Le triomphe des sciences

naturelles postgaliléennes devait finir par consacrer cette vision de l’ordre

naturel.

En raison de cette distinction, la vieille notion d’un cosmos unifié abritant

dieux et humains est devenue de plus en plus difficile à appréhender. Il

s’agissait cependant du lieu originel de l’action rituelle. La performativité

rituelle s’est bien sûr maintenue dans la théologie d’un Dieu créateur,

comme en fait foi la messe. Néanmoins, la mise en avant d’une efficacité

causale au sein de l’ordre naturel, accomplie à l’aide de la technologie et


assez différente de l’efficacité rituelle, a grandement facilité la dévalorisation

54
de cette dernière .

Il existe bien sûr des parallèles. Par exemple, certains actes se révèlent

performatifs dans le cadre de l’ordre juridique. En disant « Je vous déclare

coupable » ou « Je vous déclare mari et femme », un juge envoie une

personne en prison ou confère à un couple le statut juridique d’époux. Il n’y

a là aucune implication cosmique ; seul l’ordre juridique dans lequel

s’inscrit l’acte est présupposé. Cela ne vient pas nécessairement sans

paradoxe ; c’est le cas si on se demande quelles sont les origines de l’ordre

juridique. Si un acte ne peut être performatif qu’au sein de l’ordre juridique,

qu’en est-il de l’acte qui a établi cet ordre ?

Dans le monde occidental moderne, le concept général le plus répandu

pour désigner cet acte est celui du contrat social. Ses formulations

e
théoriques encore en vigueur remontent au xvii siècle. À l’origine, il désigne

des individus isolés qui se rassemblent et concluent un accord en vue

d’établir une société politique. De nos jours, cependant, quand s’impose la

nécessité d’un nouveau départ, on assiste souvent à la convocation d’une

assemblée constituante, dont les membres sont élus. Celle-ci rédige une

constitution qui peut ensuite être soumise à un référendum.

Des questions paradoxales et potentiellement subversives se posent alors.

Qu’est-ce qui donne force de loi à l’acte initial ? Pourquoi une décision prise

par, disons, 300 délégués élus devrait-elle être considérée comme la décision

d’un peuple de vivre sous le régime qu’ils ont choisi ? Même ratifiée par

référendum, pourquoi, vu le postulat individualiste de la théorie du contrat

social, devrais-je me plier à cette décision en tant qu’individu ?

L’élaboration d’une constitution moderne comporte indubitablement un

élément d’« amorce », et ce, depuis la fondation des États-Unis. Cet

argument ne date pas d’hier. On peut considérer la Constitution des États-

Unis comme un long acte performatif par lequel un sujet collectif, désigné

dans le préambule par « We, the People of the United States », déclare

l’entrée en vigueur de ladite Constitution. En toute logique, l’agent devrait

préexister à l’acte pour pouvoir agir ; dans les faits, toutefois, il ne voit le

jour que par la Constitution. Il décrète ainsi sa propre existence.

Le concept originel de contrat social comportait une dimension rappelant

l’idée ancienne d’ordre cosmique ou, plus précisément, d’ordre créé par un
dieu qui transcende le cosmos, à savoir le droit naturel. Selon Grotius, une

entente entre individus visant à fonder une société politique est valide en

raison du principe préexistant du droit naturel selon lequel « les

conventions doivent être respectées » (pacta sunt servanda). Pour Locke,

l’espèce humaine a été constituée en collectivité en vertu du droit naturel

qui lie ses membres entre eux à titre de créatures d’un même dieu.

Bien que les Occidentaux d’aujourd’hui soient nombreux à rejeter ces

doctrines, l’ombre de certaines d’entre elles plane encore sous une forme

difficile à expliciter, mais qui pourrait ressembler à l’énoncé suivant : les

règles et les normes qui garantissent les droits de la personne et la

démocratie sont les créations les plus achevées de la civilisation, qui elle-

même exprime le meilleur de notre être normatif et, de ce fait, dispose d’un

droit sur nous. Quelles que soient nos croyances métaphysiques, c’est dans

cette optique que nous avons tendance à considérer les droits de la personne.

D’où l’idée répandue selon laquelle nous pouvons contourner la norme

fondamentale de l’ordre international qu’est la souveraineté de l’État pour

empêcher de graves violations de ces droits.

En général, dans notre monde désenchanté, la conception originelle du

rite comme acte performatif au sein d’un ordre plus vaste tend à sortir de

l’espace public. Elle laisse place, d’un côté, à la procédure juridique, qui est

performative dans le contexte du droit positif, et, de l’autre, à la simple

cérémonie, qu’on peut qualifier de rite sans force performative. Le monde

regorge de cérémonies, qu’il s’agisse de commémorations ou de

célébrations. La vie humaine serait inconcevable sans elles. Toutefois, leur

dimension performative semble s’être atrophiée. Souvent, elles ne consistent

plus qu’en un réengagement pour notre pays ou pour une cause. Leur effet

est intrapsychique, au mieux social. Elles ne changent rien à l’ordre des

choses.

C’est du moins la situation telle qu’elle semble se présenter. Cela dit,

l’importance du rite, qui se maintient, mérite d’être explorée davantage. J’y

reviendrai dans le chapitre 7.

1. Voir Hans Aarsleff, From Locke to Saussure : Essays on the Study of Language and Intellectual

History, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1982. Le refus d’Aarsleff de considérer Herder

comme un innovateur montre à quel point les débats entre les deux camps peuvent tourner au
dialogue de sourds. Si on ne tient pas compte du changement de perspective introduit par Herder,

celui-ci peut effectivement sembler reprendre certaines idées de Condillac tout en exprimant son

désaccord avec lui de manière confuse.

2. Voir l’exposé sur Helen Keller dans Merlin Donald, A Mind So Rare : The Evolution of Human

Consciousness, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2001, p. 232-250.

3. Jerome Bruner, Comment les enfants apprennent à parler. Situation initiale du tout-petit, processus

d’acquisition et rôle de l’adulte, traduction de Jules Chambert et Jacques Piveteau, Paris, Retz, 2012.

4. Dans un ouvrage fort intéressant intitulé The First Idea : How Symbols, Language, and Intelligence
Evolved from Our Primate Ancestors to Modern Humans (Cambridge [Massachusetts], Da Capo Press,

2004), Stanley Greenspan et Stuart Shanker décrivent des « états émotionnels catastrophiques »,

souvent accompagnés d’un sentiment d’étouffement, « inhérents à un degré perceptivo-moteur

primitif de l’organisation du système nerveux central » (p. 28). Selon ces auteurs, l’être humain doit

apprendre à leur donner forme, puis à les apprivoiser. Voir aussi p. 202-203.

5. Jerome Bruner, Comment les enfants apprennent à parler.

6. L’évolution de l’humanité semble avoir été marquée, y compris chez les premiers représentants du

genre Homo, tel Homo erectus, par la permanence de liens affectifs entre l’ensemble des membres

d’une tribu et non seulement entre la mère et l’enfant pendant les premiers mois ou les premières

années de la vie de celui-ci. Voir Sarah Hrdy, Comment nous sommes devenus humains. Les origines de

l’empathie, traduction de Jean-Jacques Hublin, Breuillet (France), L’Instant présent, 2017 ; Lenny

Moss, « From a New Naturalism to a Reconstruction of the Normative Grounds of Critical Theory »,

conférence, programme d’histoire et de philosophie des sciences, Université du Texas, Austin, 24

octobre 2014.

7. Stanley Greenspan et Stuart Shanker, The First Idea, p. 50. Les auteurs traitent du « double

encodage » de l’expérience par l’enfant, c’est-à-dire « selon ses propriétés tant physiologiques

qu’émotionnelles ».

8. Ibid., chap. 11. Greenspan et Shanker font état de recherches montrant que certains enfants

autistes développent une compréhension fragile et très rigide des concepts descriptifs et qu’ils peinent

à généraliser librement.

9. Voir Nigel DeSouza, « Pre-Reflective Ethical Know-How », Ethical Theory and Moral Practice,

o
vol. XVI, n 2, 2013, p. 279-294 ; voir aussi John McDowell, « Virtue and Reason », dans Mind, Value

and Reality, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1998, p. 50-73.

10. Voir Iris Murdoch, La Souveraineté du bien, traduction de Claude Pichevin, Combas (France),

Éditions de l’Éclat, 1994 ; Martha Nussbaum, Upheavals of Thought : The Intelligence of Emotions,

Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

11. Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, traduction d’Yves Bonin, Paris, Retz,

2004, p. 97-98.

12. Ibid., p. 36-39.

13. Bronislaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 2007.

14. Michael Tomasello, Constructing a Language : A Usage-Based Theory of Language Acquisition,

Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2003, p. 22.

15. Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, p. 63.

16. Michael Tomasello, Origins of Human Communication, Cambridge (Massachusetts), MIT Press,

2008, p. 139-144.

17. Ibid., p. 172-185. Un consensus semble se dessiner chez les spécialistes de l’évolution humaine

quant au rôle déterminant qu’auraient joué l’attention conjointe et l’empathie dans le développement

de notre espèce. Voir aussi : Melvin Konner, The Evolution of Childhood, Cambridge (Massachusetts),
Harvard University Press, 2010, chap. 19 ; Sarah Hrdy, Comment nous sommes devenus humains.

Alison Gopnik défend ce que je considère comme un argument parallèle dans un ouvrage fort

intéressant où elle met en évidence des formes d’empathie qui « dissolvent les limites entre le moi et

autrui ». Le Bébé philosophe. Ce que le psychisme des enfants nous apprend sur la vérité, l’amour et le

sens de la vie, traduction de Sarah Gurcel, Paris, Le Pommier, 2010, p. 250.

18. Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, chap. 3. Ce que nous connaissons en

commun peut aussi être qualifié de « pleinement apparent » ou de « mutuellement manifeste »

(Michael Tomasello, Origins of Human Communication, p. 91).

19. Friedrich Hölderlin, « Fête de l’accord », dans Œuvre poétique complète, édition bilingue,

traduction de François Garrigue, Paris, La Différence, 2005, p. 681 ; « Freidensfeier », dans ibid.,

p. 680.

20. Voir Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, vol. I, Paris, Gallimard, 1966, chap. 18

et 19 ; voir aussi Michael Silverstein, « Metapragmatic Discourse and Metapragmatic Function »,

dans J. A. Lucy (dir.), Reflexive Language, Reported Speech and Metapragmatics, Cambridge,

Cambridge University Press, 1993, p. 33-58.

21. John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Paris, Vrin, 1989, livre III,

chap. II, § 8.

22. Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, p. 157-165.

23. « La pédagogie nécessite non seulement une forme de capacité mimétique, mais également la

capacité de sentir ce que l’enfant peut et ne peut pas apprendre – en d’autres termes, la capacité

d’estimer la ZPD. » Merlin Donald, Les Origines de l’esprit moderne. Trois étapes dans l’évolution de la

culture et de la cognition, traduction de Christèle Emenegger et Francis Eustache, Paris, De Boeck,

1999, p. 192.

24. Je présume qu’il s’agit là du sens de l’excellent exposé de Tyler Burge sur la personne qui dit à

son médecin : « Je souffre d’arthrite à la cuisse. » Voir « Individualism and the Mental », Midwest

o
Studies in Philosophy, vol. IV, n 1, 1979, p. 73-121.

25. Bien entendu, ces « déclaratifs » sont plus proches du rituel de communion que de l’affirmation

adulte. Ce lien étroit entre langage et communion est ce qui distingue fondamentalement l’être

humain des autres espèces. Curieusement, le langage humain présente une caractéristique au regard

de laquelle les chimpanzés semblent plus éloignés de nous que ne le sont des animaux entièrement

domesticables comme le chien et le cheval. Il s’agit de la capacité du langage à créer une sorte de lien

de complicité entre les êtres qui le partagent. Vicki Hearne a noté qu’un lien comparable à celui qui

est propre aux humains se noue entre un chien et son maître, lien qu’il semble impossible d’établir

avec des chimpanzés : la femelle chimpanzé adulte Washoe, raconte Hearne de façon convaincante,

n’a jamais été l’amie des humains qui prenaient soin d’elle. Voir Adam’s Task : Calling Animals by

Name, New York, Knopf, 1987.

26. Michael Tomasello, Constructing a Language, p. 290.

27. Merlin Donald, Les Origines de l’esprit moderne, p. 189.

28. Voir George Herbert Mead, L’Esprit, le soi et la société, traduction de Daniel Cefaï et Louis

Quéré, Paris, Presses universitaires de France, 2006, et Hans Joas, George Herbert Mead. Une

réévaluation contemporaine de sa pensée, traduction de Didier Renault, Paris, Economica, 2007. Parmi

les grands penseurs contemporains influencés par Mead se trouvent Joas lui-même ainsi que Jürgen

Habermas ; voir sa Théorie de l’agir communicationnel, t. II : Critique de la raison fonctionnaliste,

traduction de Jean-Louis Schegel, Paris, Fayard, 1997.

29. Voir Hans Joas, George Herbert Mead, p. 106.

30. Ibid., p. 110.


31. Alison Gopnik, Le Bébé philosophe.

32. Ibid., p. 184-185.

33. Ibid., p. 185-186.

34. J. Perner, S. Leekham et H. Wimmer, « Three-Year-Olds’ Difficulty with False Belief : The Case
for a Conceptual Deficit », British Journal of Developmental Psychology, vol. V, 1987, p. 125-137.

35. Merlin Donald, Les Origines de l’esprit moderne ; A Mind So Rare.

36. Merlin Donald, Les Origines de l’esprit moderne, p. 170 et 189.

37. Ibid., p. 188-189.

38. Voir Steven Pinker, L’Instinct du langage, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 14-15.

39. Merlin Donald, A Mind So Rare, p. 273.

40. Merlin Donald, Les Origines de l’esprit moderne, p. 234.

41. Je me pencherai de plus près sur cette question dans le chapitre 8.

42. Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 2006.

43. Platon, La République, Paris, GF Flammarion, 2016, livre VI.

e
44. Robertson Smith, Lectures on the Religion of the Semites, 2 édition, Londres, Adam and Charles

Black, 1894.

45. Roy A. Rappaport, Ritual and Religion in the Making of Humanity, Cambridge, Cambridge

University Press, 1999.

46. Stanley Tambiah a présenté la nature performative du rite de cette façon dans Magic, Science,

Religion, and the Scope of Rationality (Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 58). Je me

pencherai de plus près sur la dimension performative du discours dans le chapitre 7.

47. Jerome Bruner, Culture et modes de pensée. L’esprit humain dans ses œuvres, Paris, Retz, 2008.

Dans Magic, Science, Religion, and the Scope of Rationality, Stanley Tambiah établit une distinction

analogue en s’inspirant de Gregory Bateson, de Susanne Langer, de Freud et d’autres penseurs (p. 93).

48. Merlin Donald, Les Origines de l’esprit moderne, p. 289-290.

49. Ibid., p. 290 ; Donald développe sa conception de la culture théorique dans le chapitre 8. Voir

aussi A Mind So Rare, chap. 8 et p. 343, note 307, où il montre un lien entre l’écriture, la

« décontextualisation » et l’« objectivation ».

50. Un roman contient bien sûr des affirmations, mais celles-ci portent sur le « monde du roman ».

Ce qu’elles disent de notre monde (réel) prend la forme de la représentation. Voir chap. 6, sections 7

et 8.

51. Francis Oakley, Kingship : The Politics of Enchantment, Oxford, Blackwell, 2006, p. 7. Robert

Bellah défend essentiellement le même argument dans un article récent intitulé « What Is Axial about

the Axial Age ? », Archives européennes de sociologie, vol. XLVI, n o


1, 2005, p. 70 : « Tant les religions

tribales que les religions archaïques sont “cosmologiques”, car le surnaturel, le monde naturel et la

société y sont unis en un cosmos unique. »

52. Voir par exemple S. N. Eisenstadt (dir.), The Origins and Diversity of Axial Age Civilizations,

Albany, State University of New York Press, 1986 ; voir aussi Robert Bellah, « What Is Axial about the

Axial Age ? ».

53. Francis Oakley, Kingship. Voir aussi Rémi Brague, La Sagesse du monde, Paris, Fayard, 1999,

p. 219-239.

54. À tel point que les penseurs modernes ont considérablement peiné à comprendre le rite dans les

sociétés non occidentales, comme le montre Tambiah dans Magic, Science, Religion, chap. 1 à 3. On a

souvent interprété le rite comme une tentative plutôt malavisée de contrôle technologique (sir James

Frazer, sir Edward Tylor) ou comme une façon de travailler sur soi ou d’influer sur les rapports

sociaux (Émile Durkheim).


CHAPITRE 3

Au-delà de l’encodage de l’information

Dans les chapitres précédents, j’ai exposé la conception constitutive-

expressive du langage, fondée sur les thèses de Hamann, de Herder et de

Humboldt (HHH), elles-mêmes élaborées à l’encontre de celles de Hobbes,

e
de Locke et de Condillac (HLC), qui prédominaient à la fin du xviii siècle.

Dans ce chapitre et les suivants, j’entends affirmer la supériorité de la

théorie HHH, ce qui implique d’abord d’examiner la théorie HLC dans le

détail.

Pour le moment, toutefois, il peut être utile de brosser un portrait

d’ensemble du contentieux qui oppose ces deux théories. À la base, chacune

d’elles porte sur la nature de la compétence linguistique humaine. La théorie

HHH considère que sa rivale propose une vision trop étroite de cette

compétence : la théorie HLC s’est concentrée sur une fonction importante

du langage, fonction qu’elle a entrepris d’analyser, mais celle-ci ne constitue

– et ne peut constituer – qu’une province d’un pays beaucoup plus vaste. Je

souhaite donc tracer une esquisse de cet immense territoire et des liens

qu’entretiennent ses différentes provinces, une carte routière sommaire, si

j’ose dire. Par la suite, je tenterai d’y inscrire une partie des paysages.

Si cette critique est juste, comment expliquer la plausibilité superficielle de

la théorie HLC ? Selon moi, elle découle du fait que l’attention de cette

théorie se limite à certains usages du langage, à son « régime unilatéral »

d’exemples, pour reprendre l’expression de Wittgenstein. La puissance de la

théorie HLC provient ainsi de son intérêt quasi exclusif pour la description
d’objets généralement indépendants (contrairement à l’autodescription, par

exemple) ; plus encore, elle profite du statut paradigmatique de la science

dans notre culture, laquelle favorise des descriptions et des explications sans

égard à la finalité et, plus généralement, aux significations humaines (un

terme que j’expliquerai plus loin).

Description n’est peut-être pas le terme le plus adéquat. Pour Hobbes et

Locke, les mots ont valeur de « marques » ou de « notes » de nos pensées,

qu’ils ont pour utilité de communiquer. On pourrait résumer leur

conception de la fonction première du langage à l’encodage de nos pensées

ou de l’information, lequel nous permet à la fois d’avoir une conscience plus

précise de ces pensées et de les présenter à autrui. Hobbes reconnaît en outre

des fonctions secondaires, telles les expressions d’hostilité, dont bon nombre

sont très néfastes.

Cette insistance sur la fonction d’encodage éclaire certains aspects de la

philosophie postfrégéenne du langage, qui dominait la philosophie

e
analytique au xx siècle et que je tenterai d’expliquer plus en détail dans le

chapitre 4. Elle tient compte du fait que la fonction du langage ne se limite

pas à la description de choses ; un être de langage peut aussi, par exemple,

demander de l’information ou donner des ordres. À la transmission

d’information ([1] « Georges est rentré à la maison ») s’ajoutent la

demande d’information ([2] « Georges est-il rentré à la maison ? ») et

l’impératif ([3] « Georges, rentre à la maison ! »). Ces actes de langage, qui

n’ont pas tous la même force illocutoire, partagent un même fondement, ou

« contenu propositionnel », où se combinent un référent et un prédicat, à

savoir l’attribution à Georges du fait de rentrer à la maison. La phrase 1

affirme que c’est le cas, la phrase 2 demande si c’est le cas et la phrase 3

ordonne que ce soit le cas.

On pourrait croire que l’exploit linguistique grâce auquel ces trois actes de

langage ont lieu est l’encodage et que les animaux non doués de langage font

des gestes qui correspondent à chacun de ces actes : le mâle alpha se frappe

la poitrine (pour affirmer, « Ici, c’est moi le chimpanzé dominant ! », ou

pour ordonner et menacer, « Déguerpis, sinon je te frappe ! »), et on peut

sans doute observer des gestes de requête d’information (« Y a-t-il des

fourmis sous ce tronc d’arbre ? »). Les humains se distingueraient donc par
leur recours au langage, qui se résumerait à l’encodage de contenus

propositionnels.

On pourrait étendre cette logique à d’autres types d’actes de langage,

comme la promesse, la suggestion, la demande d’aide, etc. Ceux-ci incluent

aussi du contenu propositionnel. Je peux promettre de faire en sorte que

Georges rentre à la maison, vous demander de le faire, proposer à Georges

de rentrer, etc.

Il va sans dire que cette conception très « excarnée » du langage, selon

laquelle celui-ci se limite à une fonction d’encodage, correspond à ce que j’ai

qualifié de « théorie encadrante » dans le chapitre 1. Ainsi, le langage

n’influerait pas sur les finalités élémentaires des créatures qui en sont

douées, mais leur donnerait d’autres moyens de les atteindre. L’enjeu

soulevé par cette affirmation est encore loin d’être clair, mais on peut le

préciser de deux façons.

L’une d’elles consiste à examiner la question de la continuité entre les

espèces animales « supérieures » et l’être humain. À quel point pouvons-

nous considérer les objectifs poursuivis par ces espèces comme identiques

aux nôtres et conclure que ceux-ci ne se distinguent que par les moyens

utilisés pour les atteindre ? À quel point pouvons-nous considérer leurs

aptitudes fondamentales comme essentiellement identiques aux nôtres et

conclure que celles-ci ne se distinguent que sur le plan quantitatif ?

L’hypothèse d’une continuité est confortée par cette dimension particulière

qu’est l’ingéniosité instrumentale. En observant les mammifères supérieurs,

notamment les autres primates, on constate un progrès constant à cet

égard : les chimpanzés, par exemple, savent grimper sur une boîte et

manipuler un bâton pour faire tomber un fruit convoité. Il existe même des

oiseaux capables de disposer des noix de manière qu’elles s’ouvrent. Il serait

donc possible que l’intelligence humaine ne constitue qu’un stade plus

poussé de cette évolution, c’est-à-dire une plus grande quantité de la même

aptitude et non une aptitude distincte.

Si cette hypothèse d’une continuité vous semble valide (ce qui dépend

entre autres de votre seuil de tolérance aux explications réductrices), vous

trouvez sans doute que le développement du langage n’est pas un

phénomène particulièrement impressionnant. L’intelligence humaine ne

représenterait que le stade suprême de l’ingéniosité instrumentale. La


technologie ne serait qu’une manifestation plus élaborée de la même

aptitude de base qui permet au chimpanzé de faire tomber une banane avec

un bâton. Et la supériorité des humains sur ces primates ne résiderait que

1
dans leur aptitude plus grande à encoder et à manipuler l’information .

Passe encore pour la technologie, mais qu’en est-il de la science ? Du désir

de comprendre l’univers tel qu’il est ? De ce qu’Aristote avait en tête lorsqu’il

2
affirmait que « tous les humains ont par nature le désir de savoir »?

Et que dire des normes morales ? Des principes de justice ? De la quête de

vertu ? Des standards esthétiques tels les principes de beauté ?

Selon certaines conceptions réductrices, ces dimensions s’inscriraient

aussi dans la continuité. À leur décharge, on pourrait supposer que la

phénoménologie est trompeuse et que même les sciences pures ont pour

moteur l’impératif technologique.

Quant à la morale, on pourrait invoquer le fait que, chez tous les animaux

grégaires, certains modes de conformité s’imposent aux membres de la

harde ou de la meute. Ils se prolongent forcément dans les exigences de

conformité observées par les hominidés et par l’être humain pour le bien du

groupe. Dans une perspective évolutionniste, il apparaît évident que ces

exigences correspondent dans une certaine mesure à des besoins réels du

groupe et sont intériorisées chez les individus sous la forme d’une

conscience du bien et du mal. Il s’agit des mêmes besoins fondamentaux

qui, grâce à l’évolution, sont comblés de différentes façons selon les espèces.

L’esthétique, elle, pourrait se résumer à une question de réactions brutes,

fondées non pas sur des standards objectifs sous-jacents, mais sur des

facteurs psychologiques (« La musique est un gâteau au fromage auditif

3
»).

Dans la mesure où de telles conceptions réductrices ne semblent guère

plausibles, on conviendra plutôt du fait que l’avènement du langage

introduit de nouvelles finalités, que cette faculté n’est pas un simple outil

permettant d’atteindre plus efficacement des objectifs préexistants. On

pourrait d’ailleurs affirmer qu’il est faux d’assimiler le langage à une

technologie, même en adhérant à la thèse de Marshall McLuhan selon

laquelle les nouvelles technologies transforment l’être humain. En fait, le

langage est essentiel à toute technologie humaine.


La seconde façon d’aborder l’enjeu soulevé par la conception réductrice

consiste à étudier la nature du langage en se demandant si on peut

comprendre pleinement ce phénomène sans supposer qu’il présente des

aspects inédits. Il s’agit de l’approche que j’ai appliquée jusqu’ici et que je

continuerai de privilégier dans les pages qui suivent. Le caractère attrayant

de certaines des hypothèses réductrices énumérées ci-dessus explique en

partie pourquoi tant de gens sont tentés d’adopter la perspective de la

continuité et de considérer les différences interspécifiques comme une

affaire de degré ou de moyens d’atteindre les mêmes fins. L’approche

réductrice cherche à ébranler, voire à réfuter la phénoménologie qui tend à

mettre en évidence la nature sui generis des modes de vie façonnés par le

langage.

Selon cette conception, le langage aurait pour principale fonction la

description ou l’encodage d’information, tandis que son avènement se

résumerait à un progrès technique appliqué à la poursuite des finalités

immuables que sont la survie et le bien-être.

Les tentatives pour présenter l’apprentissage d’une langue des signes par

des chimpanzés comme un stade du processus continu qui aurait abouti au

langage pleinement développé de notre espèce participent de cette approche

réductrice. Dans mon exposé du chapitre 1 sur cette question, j’ai tenté de

montrer que la nature de notre compétence linguistique illustre le caractère

pour le moins douteux de cette hypothèse.

Ces chimpanzés, nous l’avons vu, ont appris leur « langue » un signe à la

fois, mais les mots ne peuvent pas s’acquérir ainsi. Un mot n’a de

signification que dans le contexte d’une langue entière ; notre conscience de

ce que nous pouvons dire est nécessairement limitée par notre expérience

récurrente de ce qui ne peut pas (encore) être dit ; enfin, notre perception

des choses et des situations particulières s’inscrit dans le contexte d’un tout

plus vaste dont ces choses et ces situations sont des segments. Ce triple

holisme est absent de la compétence des chimpanzés à communiquer par

signes.

Même si on voit l’hypothèse de la continuité d’un bon œil et qu’on est

disposé à accepter des interprétations réductrices de notre faculté de

jugement moral et esthétique, on ne saurait rester indifférent devant la

complexité et la subtilité impressionnantes de notre capacité à encoder


l’information à l’aide du langage. Un certain tempérament philosophique,

très répandu en philosophie analytique et en sciences cognitives, combine

d’ailleurs la fascination pour cette subtile complexité avec un penchant pour

le réductionnisme mécaniste.

Il faut admettre que cette capacité d’encodage est remarquable. Elle offre

un vif contraste avec l’autre mode humain de transmission d’information

qu’est le geste mimétique. Celui-ci est holistique et iconique, tandis que le

4
langage descriptif est analytique et combinatoire .

La dimension combinatoire du langage obéit à des règles qu’on pourrait

qualifier de grammaticales et de syntaxiques. Les grammaires et les syntaxes

de toutes les langues semblent partager certaines caractéristiques

fondamentales et peuvent être analysées en fonction des notions de sujet et

de prédicat (ou de référence et de prédication). Cependant, cette structure

élémentaire autorise une grande complexité. Des phrases simplissimes

comme « Jean embrasse Marie » côtoient des énoncés plus complexes

comme « Le chien à poil long que Jean a adopté la semaine dernière s’est

précipité vers le bâton, l’a saisi entre ses dents puis est revenu le déposer aux

pieds de Marie ». On peut analyser cette phrase en hiérarchisant ses groupes

nominaux et ses groupes verbaux (GN et GV). Le sujet qu’est le chien est

décrit par ses caractéristiques : il a le poil long et Jean l’a adopté la semaine

dernière ; le GN inclut un GV (« que Jean a adopté la semaine dernière »).

On peut combiner des phrases de ce type pour former des textes plus

longs (comme des histoires) à l’aide de divers types de références

anaphoriques ou cataphoriques, tels les pronoms. Une histoire qui

commencerait par la longue phrase mentionnée ci-dessus pourrait se

poursuivre ainsi : « Ce chien est vraiment remarquable. » Le lien est établi

par le déictique ce.

La maîtrise de la grammaire et de l’écriture d’histoires ou d’autres textes

demande beaucoup de temps et n’est généralement acquise qu’à

5
l’adolescence . Une question évidente se pose : comment l’acquiert-on ?

L’analyse des règles et des modes combinatoires est un champ important du

savoir humain depuis les premières grammaires dignes de ce nom, dont le

sanskrit et le grec ancien ont été les premiers objets dans le monde indo-

européen. Au-delà de cette dimension, des questions demeurent quant à la

compétence linguistique elle-même. Ainsi, comment est-elle apparue dans


l’évolution ? Comment les générations successives d’enfants l’acquièrent-

elles ? À cette dernière question, Chomsky répond par l’hypothèse voulant

que les caractéristiques propres à ces règles et à ces modes soient inscrites

dans l’hérédité humaine, si bien que l’enfant n’a besoin que d’un éventail de

données restreint, issu du discours (souvent fautif et agrammatical) des

adultes qui l’entourent, pour intérioriser la grammaire propre à sa

6
collectivité linguistique .

Bref, quoi qu’on puisse en penser, ces théories s’inscrivent dans un projet

intellectuel qui mérite d’être poursuivi, lequel consiste à expliquer la nature

de la compétence qui sous-tend le respect des règles de la grammaire, de la

syntaxe et, plus globalement, de la construction sémantique. Ma critique

inspirée de la théorie HHH ne vise aucunement à dénigrer ou à minimiser

l’importance de ce projet, bien au contraire. Ce que j’entends montrer peut

se résumer à deux points essentiels.

En premier lieu, je soutiens que les fonctions de description et d’encodage

d’information dont ce projet explore les fondements sont loin d’être les

seules fonctions, applications et potentialités du langage. Cet argument va

de pair avec les efforts de mise au jour des caractéristiques de la conscience

linguistique qui contredisent l’hypothèse réductionniste de la continuité. Il

s’agit là des deux facettes d’une même entreprise intellectuelle, tout comme

le réductionnisme et l’approche fondée sur la description qu’elles critiquent

sont deux facettes d’une conception inadéquate – et injustement

prédominante – du langage humain et de la vie.

En second lieu, je souhaite montrer que la fonction linguistique que les

théories de la construction sémantique et de la grammaire générative ont

7
tenté d’expliquer, à savoir la description d’objets indépendants , ne peut pas

s’exercer indépendamment des autres fonctions du langage. Nous ne

pourrions pas user de notre aptitude à décrire sans savoir mettre en œuvre

ces autres fonctions, alors que nous pourrions user de notre langue de tous

les jours pour décrire le monde qui nous entoure sans jamais avoir raconté

d’histoire ou écrit de roman (un tel monde serait terriblement appauvri,

mais il semble possible ; imaginons une société très rigide et puritaine où

toute forme de récit fictif serait interdite). Toutefois, les autres aptitudes et

fonctions dont j’exposerai les grandes lignes dans les pages qui suivent ne
sont pas simplement juxtaposées à nos compétences descriptives : elles y

8
sont plutôt entremêlées et inextricablement liées .

Commençons donc par explorer le premier élément, à savoir les omissions

de la théorie HLC. Selon l’approche qui se limite à la fonction de

description, la compétence linguistique doit inclure l’aptitude à produire un

vocabulaire descriptif constitué de mots à utiliser pour décrire les réalités

avec lesquelles on entre en contact. Cependant, la théorie HLC et celles qui

en dérivent ne sont pas en mesure de rendre compte adéquatement de cette

aptitude. Je tenterai plus loin de montrer qu’une bonne partie de notre

vocabulaire ne peut pas être produit comme elles le supposent, car elles

n’accordent aucune place à la dimension constitutive du langage (dont j’ai

traité dans le chapitre 1).

En plus de nous conférer cette aptitude à créer un vocabulaire,

l’acquisition du langage a transformé notre façon d’habiter le monde et de

nous comporter les uns envers les autres. La perspective qui privilégie

l’encodage d’information tend à assimiler le langage à un ensemble

d’instruments immensément utiles pour définir le monde et pour

transmettre des connaissances à son sujet. C’est oublier que le langage crée

un contexte pour la vie et l’agir humains, dont fait partie une parole qui

mérite qu’on s’y attarde en propre. Notre rapport à ce contexte ne se limite

pas à celui que nous avons avec un instrument que nous choisissons

d’utiliser ou non (il n’en constitue d’ailleurs même pas la principale

caractéristique). Le langage est plutôt le milieu dans lequel nous évoluons,

une caractéristique de ce que nous sommes. Il nous donne accès à de

nouvelles dimensions de l’existence, dimensions dont il nous faut tenir

compte si nous voulons comprendre la nature du langage et celle de notre

existence en son sein. Ce sont ces dimensions que négligent souvent les

penseurs pour qui la description ou l’encodage d’information constituent la

fonction essentielle du langage.

En prévision de mon exposé de chapitres ultérieurs, j’aimerais maintenant

faire une brève énumération de certaines caractéristiques de l’existence des

êtres doués de langage d’une part et des usages du langage d’autre part,
caractéristiques trop souvent reléguées dans l’ombre et que la théorie HLC

n’est pas en mesure de saisir. Je présente cinq éléments : les deux premiers se

rapportent aux façons dont le langage transforme notre monde, les suivants

à celles dont nous développons notre faculté d’expression et enrichissons

notre vocabulaire.

2.1

Abordons tout d’abord la caractéristique que nous avons explorée dans le

chapitre 2, à savoir le rapport du langage à l’attention conjointe, ou

communion. La capacité de l’être humain à évoluer sur ce mode d’être

ensemble plus intense et plus conscient est, nous l’avons vu, une condition

du développement du langage ; les échanges que permet le langage lui

assurent un renouvellement et un soutien constants. C’est là une des façons

dont le langage transforme notre manière d’exister en tant qu’espèce

animale.

Appartenir à la sphère du langage signifie être en relation de communion

potentielle avec autrui. En principe, chacun de nous pourrait être lié à

quiconque et à tout le monde ; dans les faits, toutefois, nous vivons dans des

collectivités ou des milieux déterminés (famille, village, société politique,

congrégation religieuse, groupe d’affinité, etc.), qui sont des lieux où, de

façon récurrente, souvent régulière, voire constante, se réalise une

communion. Tout être doué de langage habite un espace social, et il est

conscient de l’habiter.

L’espace social est fondamental. Dès les premiers instants de notre vie,

nous avons soif de communion, d’intimité, d’amour ; nous ne surmontons

jamais ce besoin, même si, en vieillissant, nous établissons des relations

moins intenses et moins engageantes sur le plan personnel. Toutes ces

relations ont une signification pour nous, un sens dans notre vie, lequel

peut être plus ou moins grand.

En tant qu’êtres de langage, il nous faut aussi donner un sens à ces

relations : amour, amitié, sentiment d’appartenance culturelle, rapports

entre frères et sœurs, religion, affiliations politiques… Tous ces domaines

ont leurs nécessités et leurs normes propres. Nous ne pouvons vivre ces

relations et répondre à leurs exigences que si elles font l’objet d’un

minimum d’explicitation : si on sait ce que signifie être un ami, un


amoureux, un citoyen, un fidèle, etc. Dans un premier temps, cette

explicitation nous est donnée par notre famille et par notre culture, mais

nous pouvons aussi la remplacer (parfois radicalement, comme dans le cas

d’une conversion), la modifier, la raffiner ou la préciser de notre propre

chef.

Ces explicitations des significations humaines peuvent être qualifiées

d’« interprétations », non pas parce qu’elles sont le fruit d’actions

individuelles d’interprétation (ce que, en premier lieu et le plus souvent,

elles ne sont pas), mais parce qu’elles peuvent être transformées par de telles

actions individuelles, ce qui constitue une dimension essentielle de leur

nature.

Il est ici question des significations humaines, et je parlerai aussi des

significations métabiologiques ; ces deux termes sont étroitement liés et

méritent un minimum d’explications. On pourrait désigner la catégorie

opposée aux significations humaines par l’expression significations vitales.

Celles-ci ont aussi leur importance pour nous, mais nous les partageons

avec les autres animaux, qui, comme nous, cherchent à rester en vie en

trouvant nourriture, abri, etc. Il existe des enjeux comme la recherche du

sens de la vie ou la satisfaction des exigences de l’amour qui ne concernent

que nous, êtres humains.

Les significations vitales sont des types de valeur ou d’importance que des

choses peuvent avoir pour un organisme ou pour un agent qui poursuit

certaines finalités ou certains buts, lesquels sont discernables de l’extérieur, y

compris par des êtres qui ne partagent pas ses objectifs. On peut donc les

attribuer aux animaux comme aux êtres humains, qu’ils en aient conscience

ou non. Il suffit de définir les besoins de l’animal et les moyens qu’il prend

pour les satisfaire (chasser des proies, brouter de l’herbe, bâtir des nids, etc.).

On peut en déduire d’autres significations vitales, même dans les cas où

l’animal est incapable de les distinguer, par exemple en déterminant que le

régime d’une certaine espèce doit inclure tel ou tel élément nutritif même si

elle n’y réagit pas de façon sélective. On pourrait définir les significations

vitales comme des schèmes du besoin et de l’action objectivement

reconnaissables.

On ne peut pas en dire autant des significations humaines ou

métabiologiques. Celles-ci dépendent d’objectifs, de finalités et de


distinctions entre le meilleur et le pire qui ne peuvent pas être définis

comme des états ou des schèmes objectivement reconnaissables. Si j’aspire à

une existence riche de sens ou à la paix intérieure, si je souhaite faire un avec

le monde, me réconcilier avec le réel ou vivre en étroite communion avec

mes proches, l’objet de ma quête ne peut pas être assimilé à quelque schème

objectivement reconnaissable. Quiconque voudrait savoir de quoi il

retourne devrait se familiariser avec le langage dans lequel je me décris,

saisir ce qu’une existence riche de sens implique pour moi (ou pour ma

culture en général), ce que j’entends par « paix intérieure » ou quelles sont

à mes yeux les exigences d’une étroite communion.

Autrement dit, le langage des significations humaines ne peut pas se

traduire dans celui des états objectivement identifiables – des états pouvant

être discernés de l’extérieur sans faire appel à la conscience de soi de l’agent.

Il y a là une certaine incommensurabilité. Les distinctions en jeu ici ne

peuvent pas être exprimées d’un point de vue externe. Les significations

humaines nous ouvrent des perspectives sur nous-mêmes et sur le monde

qu’il est impossible de faire correspondre à des significations vitales.

Les significations vitales, bien entendu, concernent aussi l’être humain.

Elles affectent sa vie indépendamment de la conscience qu’il en a. Mon

régime devrait inclure tel ou tel sel minéral et je ne le sais pas encore.

Néanmoins, la vie et la santé sont des significations qui me concernent et

qui sont loin de me laisser indifférent ; par conséquent, on peut dire que, en

raison de faits connus de la biologie, le « besoin de calcium » est une valeur

qui me concerne.

Le besoin d’amour ou d’amitié, lui, ne peut m’affecter et m’inciter à agir

que s’il est explicité de quelque façon. S’il ne l’est pas le moindrement, il

m’est impossible de le percevoir, tandis que, dans le cas du calcium, je sais et

dois savoir que je souhaite vivre en santé – et je fais d’ailleurs le nécessaire

pour rester en vie sans même y penser. C’est pourquoi une conscience de soi

(non altérée) est une condition essentielle à la satisfaction de ces besoins

humains qui, envisagés sous cet angle, s’avèrent métabiologiques.

Certes, depuis votre position extérieure, vous pourriez constater que j’ai

besoin d’une certaine forme d’amour, tout comme vous pourriez déceler

chez moi un manque de calcium, mais (bienfaits pour la santé d’une


relation heureuse mis à part) votre jugement ne pourrait être fondé que sur

votre explicitation-interprétation des significations humaines.

Il va sans dire que les tenants de la théorie encadrante ou de l’hypothèse

réductionniste de la continuité peinent à reconnaître, à situer et à traduire

les significations humaines. Toutefois, il leur arrive (de tenter) d’en offrir

une explication réductrice. Selon celle-ci, on peut faire fi des divers modes et

qualités de la sexualité amoureuse, car c’est le schème, identifiable de

l’extérieur, des « parents en couple » (où le mâle et la femelle restent

ensemble après l’accouplement pour s’occuper de leur progéniture) qui

s’avère fondamental. Dès lors, on peut expliquer la fréquence de ce

phénomène chez l’être humain à l’aide des catégories de la sélection

naturelle : parce que l’enfant humain reste vulnérable très longtemps, aucun

autre mécanisme n’a pu assurer la survie de l’espèce. Dans la même optique,

on peut assimiler la morale à un instinct issu du schème de la cohésion

sociale et de l’entraide grâce auquel l’humanité a survécu. La multiplicité des

interprétations de ce en quoi consiste la morale, des types d’inspiration sur

lesquels ces interprétations sont fondées et des conceptions de

l’appartenance peut dès lors être considérée comme un ensemble

d’épiphénomènes.

Une fois encore, un enjeu déterminant se rapporte à ce qu’on pense de ces

explications réductrices. Quiconque les juge peu convaincantes reconnaîtra

qu’un des « usages » fondamentaux du langage consiste à établir et à

maintenir, en tant que fins en soi, les diverses formes de relations humaines,

de la conversation informelle entre voisins à la communion la plus intime en

passant par toute la gamme des rapports liés à l’appartenance et à la

solidarité.

Un autre usage important du langage consiste à expliciter ces relations,

leur signification et leurs exigences propres. Il faut en quelque sorte les

« nommer ». Cela vous rappelle-t-il quelque chose ? Sommes-nous de

retour en territoire HLC, où on trouve des noms pour décrire des choses ?

En fait, l’explicitation dont il est ici question n’a rien d’une recherche de

mots destinés à décrire des objets indépendants, car ces mots contribuent à

donner forme aux significations qu’ils peuvent servir à décrire. Leur

introduction comporte une dimension constitutive que la perspective


privilégiant l’encodage d’information ignore et ne peut assimiler. J’y

reviendrai dans le chapitre 6.

2.2

La conscience linguistique a aussi pour caractéristique le fait de porter en

elle, ne serait-ce qu’en arrière-plan, une conscience du tout dans ses diverses

dimensions (auxquelles j’ai fait allusion ci-dessus). Nous sentons que les

mots que nous utilisons maintenant en parlant avec autrui ou dans nos

dialogues intérieurs s’inscrivent dans une compétence linguistique plus

large, que ce que nous sommes en mesure d’exprimer comporte des limites

et que les lieux et les objets auxquels nous prêtons attention font partie d’un

espace-temps plus vaste.

Le monde tel que nous le vivons à chaque instant est rempli de choses et

d’états que nous pouvons décrire, de questions que nous pouvons formuler ;

à sa frontière, il s’en trouve d’autres que nous ne pouvons pas encore

expliciter, mais que nous pourrions être incités à expliciter à tout moment.

Et nous nous sentons capables de trouver une façon de le faire ; en partant

d’expressions que nous connaissons déjà, par exemple, nous pourrions

parvenir à formuler quelque chose qui (pour nous) était jusque-là

inexprimable. Reprenons les mots de Merleau-Ponty (que j’ai cités dans la

section 4 du chapitre 1) : à l’arrière-plan de nos « paroles parlées »

9
existantes, nous pourrions produire de nouvelles « paroles parlantes ».

Dans le chapitre 1, nous nous sommes penchés sur la conception de la

conscience linguistique que défend Herder. Ce qu’il qualifie de

10
« réflexion » [Besonnenheit] est une forme d’attention prêtée à l’objet

nommé. Cela signifie toutefois que le mot que nous utilisons découle du fait

que nous savons qu’il constitue le mot juste, ce qui met en jeu deux des

holismes mentionnés dans le paragraphe précédent : en premier lieu, le fait

que le mot juste se situe comme tel parmi de nombreux autres mots

possibles – existants ou à inventer –, si bien que le langage, envisagé comme

un tout, est nécessairement préexistant ; en second lieu, le fait que l’objet

nommé se détache d’un contexte, d’un arrière-plan, si bien qu’une

conscience de la situation globale – géographique, sociale, cosmique – est

nécessaire.
Ainsi, le langage met en jeu une façon différente d’être là, d’être là où on

est ; un là-et-pas-ailleurs. Il s’agit d’une perception contrastive de l’objet par

opposition au contexte, de l’ici par opposition à l’arrière-plan.

Au sein d’une telle forme de conscience holistique sont possibles diverses

positions, différents types d’attention. La plupart du temps, nous

concentrons notre attention sur un objet déterminé en ayant à l’esprit une

question déterminée ; dès lors, les holismes se replient à l’arrière-plan.

J’examine cet objet en vue d’en avoir une connaissance précise, de bien

comprendre les circonstances de son apparition ou de trouver une façon de

l’utiliser comme instrument. Ou je ne suis plus tout à fait conscient de ce

qui m’entoure parce que je suis préoccupé par l’entretien problématique que

je dois avoir avec le doyen la semaine prochaine. Ou je rêve de m’enfuir à la

campagne.

Il existe aussi une position qu’on pourrait considérer comme non

focalisée : le fait d’être là, tout simplement, en ressentant l’arrière-plan qui

afflue. Je regarde cet arbre, je perçois le soleil, la forêt d’un côté, l’horizon

lointain de l’autre, le fil de ma vie, les souvenirs qu’évoquent les lieux – et la

signification de tout ce qui m’entoure. Je sens que ma zone de conscience

focalisée est ceinte d’une couronne de significations qui pourraient être

explicitées, de corridors que je pourrais explorer à l’aide de nouvelles

11
formulations, d’authentiques « paroles parlantes ».

Le simple fait d’être là de cette façon constitue le seuil à partir duquel

nous pouvons entrer dans ce que Heidegger désigne sous le nom

d’« habitation ». Il en offre cependant une interprétation beaucoup plus

riche que ce dont rend compte la description ci-dessus. Sa conception du

langage est largement inspirée de la théorie HHH ; à celle-ci s’ajoute chez lui

l’idée romantique selon laquelle nous serions en quelque sorte alimentés et

fortifiés par ce contexte plus large. Ce rapport se concrétise par

l’explicitation de toutes les significations que la « chose » revêt pour nous –

des significations inextricablement liées au contexte plus large. Heidegger

considère d’ailleurs l’explicitation de la signification liminale comme une

charge que nous impose le langage ; elle fait partie du telos propre aux êtres

de langage que nous sommes, ce qui explique pourquoi, dans la société

technologique contemporaine, la répression de cette conscience liminale est

12
si dévastatrice pour l’être humain et pour son environnement .
Cette exigence est saisie par l’acception particulière que Heidegger donne

au mot chose. La « chose » n’est pas l’entité objectivée à laquelle s’intéresse

la recherche scientifique ou dont on envisagerait quelque utilisation

instrumentale. Elle est plutôt le siège de la couronne entière des

significations liminales, qu’elle présente aux êtres de langage que nous

sommes en nous invitant à l’explorer.

Une « chose » a ceci de particulier que, en étant dévoilée, elle codévoile sa

place dans l’éclaircie. Pour expliquer cette idée, le Heidegger de la maturité

introduit le concept de « Quadriparti » [Geviert], constitué des êtres

mortels, des êtres divins, de la terre et du ciel. Prenons une entité toute

simple, disons une cruche. Telle qu’elle apparaît dans le monde d’un paysan,

non encore mobilisée par la technologie moderne, elle évoque les activités

humaines dans lesquelles elle joue un rôle, tel le service du vin à une table

commune. La cruche est un point d’où on peut percevoir ce riche écheveau

de pratiques, qu’elle rend visibles par sa forme même et par son anse qui ne

demande qu’à être utilisée. Il en va de même pour la vie humaine qui se

codévoile en elle.

1. En même temps, cette forme de vie est fondée sur (et entremêlée avec)

des biens de grande importance, des choses qui possèdent une valeur

intrinsèque. Des choses qui constituent pour nous une exigence. Elles

peuvent être qualifiées de « divines ». Elles aussi sont donc dévoilées.

Heidegger imagine que ce rapport découle d’un véritable rite de libation au

cours duquel un breuvage est versé de la cruche. Pour ma part, je doute que

les paysans chrétiens de la Souabe (contrairement aux anciens Grecs) aient

bel et bien pratiqué de tels rites ; on peut se contenter de souligner que les

modes de convivialité humaine codévoilés par la cruche sont riches de

significations religieuses et morales. Sans doute le pasteur a-t-il récité le

bénédicité, mais, même s’il ne l’avait pas fait, cette communion aurait un

sens déterminant dans la vie des participants.

2. Il en va ainsi des deux autres dimensions du Quadriparti, à savoir la

terre et le ciel, tous deux codévoilés dans la « chose ». Heidegger affirme

que celle-ci les « rassemble » [versammelt] et qu’ils « séjournent »

13
[verweilen] en elle . Quand cela se produit, on peut dire de l’éclaircie qu’elle

est dévoilée de façon non altérée. (Éclaircie [Lichtung] est le terme utilisé par

Heidegger pour désigner le fait que les choses paraissent.) Le


métadévoilement non altéré a lieu par l’entremise de ce type d’apparition de

premier ordre, lié au Quadriparti. Séjourner parmi les choses de manière

qu’elles paraissent ainsi correspond à ce que Heidegger qualifie

d’« habitation ». Cela implique de prendre soin d’elles.

Le séjour parmi les choses, toutefois, ne vient pas s’adjoindre simplement, comme un

cinquième terme, aux quatre modes de ménagement dont nous parlons. Le séjour parmi les

choses, au contraire, est la seule manière dont le quadruple séjour dans le Quadriparti

s’accomplisse chaque fois en mode d’Unité. L’habitation ménage le Quadriparti en conduisant

son être dans les choses. Seulement, les choses elles-mêmes ne mettent à l’abri le Quadriparti

que si elles-mêmes en tant que choses sont laissées dans leur être. Comment les y laisse-t-on ?

De cette manière, que les mortels protègent et soignent les choses qui croissent et qu’ils édifient

14
spécialement pour qu’elles ne croissent pas .

[Der Aufenthalt bei den Dingen ist jedoch der genannten Vierfalt nicht als etwas Füntes nur

angehängt, im Gegenteil : der Aufenthalt bei den Dingen ist die einzige Weise, wie sich der

vielfältige Aufenthalt im Geviert jeweils einheitlich vollbringt. Das Wohnen schont das Geviert,

indem es dessen Wesen in die Dinge bringt. Allein die Dinge selbst bergen das Geviert nur dann,

wenn sie selber als Dinge in ihrem Wesen gelassen werden. Wie geschieht das ? Dadurch, dass die

Sterblichen die wachstümlichen Dinge hegen und pflegen, dass sie Dinge, die nicht wachsen, eigens

errichten.]

Les prolongements du langage nécessaires à la pleine conscience de cette

15
dimension sont poétiques. Ainsi, « l’homme habite en poète » [dichterisch

wohnet der Mensch].

On pourrait donc qualifier le sentiment « non focalisé » du fait d’être là

16
de « protohabitation » et préciser que l’exploration plus approfondie des

significations rend possible l’« habitation » dans sa signification pleinement

heideggérienne.

Cependant, les diverses positions possibles tendent à s’endiguer ou à se

masquer les unes les autres. Par exemple, la position objectivante de

l’épistémologie moderne, en vertu de laquelle le langage a pour fonction de

désigner des objets indépendants, tend à masquer l’habitation, tout comme

le fait la position technologique en cherchant à mobiliser la « réserve

permanente » des choses du monde. Le dévoilement [alètheia] d’une

17
position implique l’« occultation » d’une autre position .

La condition holistique qui invite à la protohabitation est toutefois

impossible à éliminer. Elle est « originelle » [ursprünglich]. Certaines


positions provoquent un oubli de la protohabitation, donc des mutilations

de l’humain. Elles peuvent aussi engendrer de fausses théories du langage

qui ne tiennent aucun compte de l’habitation et de sa protocondition. On ne

peut cependant pas échapper à la situation originelle, car cette conscience

linguistique est la condition de toutes ces positions particulières et de tous

ces centres d’attention particuliers.

La protohabitation peut être considérée non pas comme un simple fait de

« conscience », de compréhension des choses, mais comme une manière

d’être dans le monde, de l’habiter. Pour Merleau-Ponty, la parole et le geste

sont « habités » par la signification ; toutefois, le rôle premier de la

signification consiste à nous faire « habiter » le monde.

2.3

Ce que nous venons d’aborder, à savoir l’exploration de la signification qui

constitue l’habitation, laquelle va de pair avec l’explicitation de nos

différents modes de relation, ne constitue qu’un élément du vaste champ

d’explicitation des significations humaines, un « usage » fondamental du

langage que ne peut expliquer l’approche privilégiant la fonction d’encodage

d’information. Comme nous le verrons dans le chapitre 6, le pays du

langage comprend d’autres provinces que celle de la description d’objets

indépendants à laquelle la théorie HLC accorde toute son attention.

Notre carte routière nous amène encore plus loin. Quand on se penche

sur ce qui est en jeu dans l’explicitation des significations humaines, on

constate que celle-ci fait souvent appel à ce que j’ai qualifié de

« signification énactée » dans le chapitre 1. C’est pourquoi l’étude du

langage et de la création de signification par son intermédiaire se prolonge

au-delà des mots pour englober toute la sphère de l’expression-énaction,

illustrée par notre motard macho du chapitre 1. Si nous voulons vraiment

comprendre le phénomène du langage, il nous faut élargir nos horizons en y

incluant une gamme plus vaste de formes symboliques. J’approfondirai cette

question dans la deuxième partie.

2.4

Puis vient le discours, l’activité en temps réel de la conversation entre


personnes. La perspective qui privilégie l’encodage d’information en tient

déjà compte, bien sûr. Il s’agit du moment où le code est mis en pratique, où

l’information est encodée sous forme de discours. En termes saussuriens, on

parlerait du moment où la langue devient parole ; de nos jours, on parlerait

de celui où la compétence linguistique s’exprime par la performance.

Cependant, le discours ne se limite pas à la parole. On ne peut pas

expliquer la performance telle qu’elle est dans le monde réel par ce qu’on

qualifie généralement de « compétence linguistique ».

L’acte de parole n’implique pas seulement l’émission de mots justes. Il met

aussi en jeu la posture, les gestes, le ton de la voix et d’autres mouvements

du corps.

Cela dit, à la lumière des passages qui précèdent, on pourrait considérer

ces questions comme extérieures au champ d’application strict d’une théorie

de la signification linguistique. On pourrait ainsi exclure les différentes

forces illocutoires (affirmation, question, ordre) de l’analyse de la formation

du contenu propositionnel qu’elles partagent.

Mais est-ce vraiment possible ? Le geste, par exemple, est-il dépourvu de

tout rôle dans la détermination de ce que le discours véhicule ? Peut-on

l’ignorer complètement ? Y compris dans sa dimension iconique ? On peut

en douter, comme nous le verrons à mesure que progressera cet exposé.

2.5

À cela s’ajoute une autre fonction du discours, laquelle se rapporte à sa

puissance constitutive, c’est-à-dire à la façon dont les êtres humains

établissent, maintiennent et transforment leurs diverses positions sociales

grâce à l’échange linguistique. Certaines des réalités humaines

fondamentales que nous cherchons à comprendre par le langage sont elles-

mêmes des créations du discours et ne peuvent donc pas être simplement

appréhendées comme des phénomènes extralinguistiques. J’approfondirai

cette question dans le chapitre 7.

Là encore, nous verrons que le développement des ressources discursives

dépend de la création de significations énactées. Parmi celles-ci, le rite

occupe une place déterminante, comme nous l’avons vu dans le chapitre 2.

Il ressortira clairement de tout cela que le langage en tant que discours ne

peut exister qu’en symbiose avec divers types d’action incarnée (geste,
énaction) et avec d’autres formes symboliques telles la musique, la danse et

la poésie, pour ne mentionner que ces modes d’expression artistique. Le

pays du langage est beaucoup plus vaste que la seule province de l’encodage

d’information, si importante soit-elle.

Je me suis étendu longuement sur le premier point de mon argumentaire,

selon lequel les fonctions et les dimensions du langage humain ne se

limitent pas à la description d’objets indépendants.

Mon second point consiste à montrer qu’on ne peut pas mettre ces autres

fonctions de côté et envisager la description comme un phénomène isolé.

Les deux dernières sous-sections, qui traitaient de l’importance du discours,

ont donné un aperçu de certains de ces liens indissolubles.

Par exemple, les cas originels d’encodage, de formulation et de

communication d’information ont lieu dans le discours humain. Tant dans

l’histoire de notre espèce que dans celle de chaque membre de la société, ils

ont lieu avant l’apparition des méthodes plus raffinées et « excarnées » qui

rendent possible la maîtrise de l’écriture et de modes de communication

plus formels et plus détachés, tels les cours magistraux. On peut cependant

affirmer, comme je le ferai plus loin, que, dans le contexte conversationnel

originel, le geste, en tant que mode de communication holistique-iconique,

joue un rôle déterminant. De plus, certains rapports sociaux essentiels sont

créés dans le discours et, sans eux, les contextes sociaux dans lesquels prend

forme la communication « excarnée » et détachée ne pourraient être ni

établis ni maintenus.

Nous verrons également que le modèle saussurien, selon lequel le

signifiant est distinct du signifié, ne peut pas expliquer toute création de

signification pertinente sur le plan linguistique.

C’est du moins ce que je tenterai d’expliquer dans les prochains chapitres.

1. Lenny Moss a commenté la tendance de certains théoriciens des sciences cognitives à assimiler les

aptitudes spécifiques de l’être humain à des capacités supérieures à traiter l’information, tendance

dans laquelle s’inscrit l’espoir de produire des machines capables des mêmes prouesses. Cette

perspective semble aveugle au rôle joué par les émotions et par les liens affectifs dans l’évolution de
l’humanité. Lenny Moss, « From a New Naturalism to a Reconstruction of the Normative Grounds of

Critical Theory », conférence, programme d’histoire et de philosophie des sciences, Université du

Texas, Austin, 24 octobre 2014. Voir aussi « The Hybrid Hominid : A Renewed Point of Departure for
Philosophical Anthropology », dans Phillip Honenberger (dir.), Naturalism and Philosophi-cal

Anthropology : Nature, Life, and the Human Between Transcendental and Empirical Perspectives, New

York, Palgrave Macmillan, 2015.

2. C’est là la phrase célèbre par laquelle s’ouvre la Métaphysique d’Aristote (Paris, Flammarion,

2008, p. 71).

3. Steven Pinker, The Blank Slate : The Modern Denial of Human Nature, New York, Viking

Publishing, 2002, p. 534.

e
4. Au xviii siècle, on attribuait souvent au langage une double origine, soit les cris expressifs et les

gestes. Il est vrai que les deux se combinent souvent dans le discours, comme nous le verrons plus

loin. Il est intéressant de constater que, dans les langues gestuelles élaborées par les personnes sourdes

ou muettes, les gestes présentent la caractéristique analytique et combinatoire propre à la parole

humaine.

5. Voir John A. Lucy et Suzanne Gaskins, « Grammatical Categories and the Development of

Classification Preferences : A Comparative Approach », dans Stephen C. Levinson et Melissa

Bowerman (dir.), Language Acquisition and Conceptual Development, Cambridge, Cambridge

University Press, 2001, p. 257-283.

6. Dans The Atoms of Language : The Mind’s Hidden Rules of Grammar (New York, Basic Books,

2001), Mark C. Baker émet une hypothèse voulant qu’on puisse rendre compte de la diversité

grammaticale des langues humaines à l’aide d’un nombre fini de « paramètres ». L’enfant serait

programmé génétiquement de manière à n’avoir qu’à sélectionner les réglages qui s’appliquent à sa

langue maternelle pour parler celle-ci correctement. D’autres hypothèses intéressantes ont été émises.

Denis Bouchard, par exemple, croit possible d’expliquer le développement de l’opposition

saussurienne entre signifiant et signifié à l’aide du concept de « systèmes cérébraux hors ligne », issu

de la neurologie (The Nature and Origin of Language, Oxford, Oxford University Press, 2013,

e
3 partie).

7. Un contre-exemple aux descriptions de ce genre est offert par celles qui visent à communiquer

nos désirs, nos sentiments, nos motivations, nos réactions et nos états d’âme, voire par celles qui se

rapportent à la signification que des objets ont pour nous. Je me pencherai de plus près sur cette

question dans le chapitre 6. Néanmoins, la fonction de description en tant que telle contraste aussi

avec la dimension performative de la parole.

8. « La langue de tous les jours, une fois débarrassée de son squelette descriptif, s’avère partie

prenante d’un mode d’activité beaucoup plus vaste et beaucoup plus varié. » Rowan Williams, The

Edge of Words : God and the Habits of Language, Londres, Bloomsbury, 2014, chap. 1, section 1. Je ne
suis tombé sur cet ouvrage fort éclairant que très tardivement dans le processus de rédaction du mien,

mais j’y ai trouvé d’importants recoupements avec ce que je voulais exprimer, formulés dans une tout

autre langue. C’est comme si nous avions tous deux traversé le même territoire, mais à partir de

points de départ différents.

9. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 229.

10. Johann Gottfried Herder, Traité sur l’origine de la langue, traduction de Pierre Pénisson, Paris,

Aubier Montaigne, 1977, p. 61.

11. Ce sentiment rappelle la conscience du temps dans Mrs Dalloway de Virginia Woolf. Voir le

brillant exposé de Paul Ricœur sur cette œuvre dans Temps et Récit, vol. II, Paris, Seuil, 1984, p. 152-

167. Bien entendu, cette sollicitation multiple de la part de significations liminales prend parfois des
formes négatives ; c’est le cas, par exemple, des craintes ou de l’anxiété qui empiètent sur ma

concentration.

12. Voir Charles Taylor, « Heidegger, Language, Ecology », dans Philosophical Arguments,

Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1995, p. 100-126. L’idée de Heidegger selon

laquelle sa condition d’animal doué de langage impose à l’être humain le fardeau d’expliciter la

signification liminale trouve son expression (sans doute trop énigmatique) dans certaines de ses

maximes bien connues, dont celle-ci : « Car, au sens propre des termes, c’est le langage qui parle.

L’homme parle seulement pour autant qu’il répond au langage en écoutant ce qu’il lui dit. » [Denn

eigentlich spricht die Sprache. Der Mensch spricht erst und nur, insofern er der Sprache entspricht, indem

er auf ihren Zuspruch hört.] Voir Martin Heidegger, « … L’homme habite en poète… », Essais et

conférences, traduction d’André Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 228 ; « … dichterisch wohnet der

Mensch… », dans Vorträge und Aufsätze, vol. II, Francfort, Klostermann, 2000, p. 64. Ou encore celle-

ci : « Les mortels parlent dans la mesure où ils répondent à la parole […]. » [Die Sterblichen sprechen

insofern sie hören (…).] Il est un « appel » [Ruf] auquel nous répondons, lequel émane d’un

« silence » [Stille]. Voir Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, traduction de Jean Beaufret,

Wolfgang Brokmeier et François Fédier, Paris, Gallimard, 2003, p. 36 ; « Die Sprache », dans

Unterwegs zur Sprache, Pfullingen, Neske Verlang, 1959, p. 27-29. Il existe une filiation entre la

conception heideggérienne du langage et l’idée de David McNeill selon laquelle, « pour le locuteur, les

gestes et les paroles ne sont pas seulement des “messages” ou des communications, mais sont aussi

une façon d’exister cognitivement, d’être cognitivement, au moment où il parle ». David McNeill,

Gesture and Thought, Chicago, University of Chicago Press, 2005, p. 99. Voir aussi l’exposé fort

pénétrant sur le Heidegger de la maturité dans John Richardson, Heidegger, New York, Routledge,

2012.

13. Voir Martin Heidegger, « La chose », dans Essais et conférences, p. 194-218 ; « Das Ding », dans

Vorträge und Aufsätze, vol. II, p. 27-50.

14. Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », dans Essais et conférences, p. 179 ; « Bauen Wohnen

Denken », dans Vorträge und Aufsätze, vol. II, p. 25-26.

15. Heidegger est grandement redevable à la conception romantique du langage, dont il s’est inspiré

et qu’il a élaborée à sa façon. Voir Mark Wrathall, Heidegger and Unconcealment : Truth, Language,

and History, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. Entre autres témoignages de cette dette

intellectuelle, mentionnons le rôle déterminant qu’il accorde à la « poésie » [Dichtung]. Il existe une

tradition de la poétique postromantique où l’explicitation de la signification liminale occupe une

place fondamentale ; on la constate chez Baudelaire, Mallarmé, Rilke et Celan. L’importance de

e
Hölderlin et, chez les poètes du xx siècle, de Rilke parle d’elle-même à cet égard, juge Heidegger.

J’entends faire un retour sur cette tradition dans une étude complémentaire future sur la poésie

postromantique.

16. Cet état est aussi l’antichambre de la pratique de la « pleine conscience ».

17. Bien entendu, le fait de distinguer cette façon d’être en relation avec l’ensemble du Quadriparti

est typiquement moderne. En des temps plus anciens, notre intégration à la société s’inscrivait dans le

cosmos et dans le divin. Ce n’est qu’à partir de la période romantique, avec son interprétation des

Lumières (je dis « interprétation » et non « réaction », car je considère qu’il existe une continuité

entre ces deux mouvements), que nous explorons les significations de notre rapport à la nature à

l’extérieur d’une cosmologie préétablie.


deuxième partie

DU DESCRIPTIF AU CONSTITUTIF
CHAPITRE 4

La théorie Hobbes-Locke-Condillac

Revenons quelques pas en arrière et penchons-nous sur la conception du

langage que je désigne sous le nom de « théorie HLC », en partie élaborée

e e
par des penseurs emblématiques des xvii et xviii siècles. Parmi ceux-ci,

j’entends mettre en avant Hobbes, Locke et Condillac. Il s’agit de la théorie

que Herder a critiquée dans sa thèse sur l’origine du langage selon

Condillac.

Nous commencerons notre exploration par Hobbes. Dans son Léviathan,

il affirme que la parole est une précieuse bénédiction pour le genre humain,

car elle est essentielle à la société : « Sans [elle], il n’y aurait pas plus de

république, de société, de contrat, de paix parmi le genre humain que parmi

1
les lions, les ours et les loups . »

« L’usage courant de la parole est de transformer le discours mental en

2
discours verbal, ou l’enchaînement de nos pensées en une suite de mots »,

poursuit-il. Cette transformation remplit deux fonctions principales : la

3
fixation de l’enchaînement de nos pensées et la communication . Dans le

premier cas, le langage fournit des « marques » ou des « repères » ; dans le

second, il offre des « signes ». Hobbes est donc à l’origine de l’idée moderne

selon laquelle le langage est un mode d’encodage de l’information. Les

« marques » encodent les pensées, tandis que les « signes » transmettent

ces pensées encodées à autrui.

Cette seconde fonction est essentielle à la vie politique, qui nous émancipe

de la condition des lions, des ours et des loups. La première nous est tout
aussi essentielle. Elle nous permet de penser de façon beaucoup plus

efficace, en universaux, pourrait-on dire, à l’aide de concepts et non

seulement de noms propres. « [Alors] qu’un nom propre amène à l’esprit

une action seulement, les universaux rappellent à l’esprit n’importe laquelle

4
de ces choses multiples . » Hobbes illustre cette fonction par un exemple

célèbre : une personne sourde-muette (non douée de langage) serait sans

doute capable de découvrir que les angles d’un triangle donné totalisent 180

degrés, mais il lui faudrait recommencer cette laborieuse étude empirique

pour chaque nouveau triangle. La parole, en revanche, permet d’établir en

une seule opération la vérité universelle des triangles.

La parole nous permet donc de raisonner très efficacement. Hobbes

envisage le raisonnement comme une forme de calcul. Prenons par exemple

les opérations nécessaires au dénombrement de l’ensemble des entités

appartenant à une catégorie donnée. On accomplira cette tâche beaucoup

plus rapidement si ces choses ont été préalablement réparties en sous-

catégories dont on a déjà dénombré le contenu. C’est la parole qui rend

possible une telle opération.

Cette façon d’envisager le raisonnement correspond à la prestigieuse

méthode résolutive-compositive, apparue dans la foulée du nouveau modèle

scientifique galiléen. Comprendre la réalité consiste à la décomposer pour

en déterminer les éléments constitutifs, dont on analyse ensuite les

5
combinaisons. Hobbes a appliqué cette méthode à ses réflexions sur l’État .

Elle était en voie d’être inscrite dans l’épistémologie moderne, dont

Descartes était alors la figure la plus influente. Selon cette épistémologie,

nous élaborons notre connaissance du monde à partir d’« idées »

particulaires ; celles-ci sont des représentations intérieures de la réalité

extérieure que nous combinons pour produire notre vision du monde.

L’erreur ne naît pas des idées particulaires, mais de la façon dont celles-ci

sont combinées par la pensée. Il nous faut donc les manipuler avec soin et

méthode pour accéder à la vérité. L’enjeu consiste à trouver la bonne

méthode.

La notion hobbesienne de raisonnement comme forme de calcul tire son

sens de ce contexte. Le raisonnement est un travail de combinaison que le

langage nous aide à effectuer avec diligence et à grande échelle. Il faut

cependant respecter une condition essentielle, qui consiste à veiller à ce que


nos mots aient une signification précise. Chaque mot doit être

soigneusement défini sur le plan sémantique et doit conserver la même

signification dans tous les raisonnements plus étendus où il figure. Dans le

cas contraire (si les définitions initiales sont vagues, incertaines, voire

omises dans des calculs ultérieurs), nous nous emmêlons dans nos pensées,

6
« comme un oiseau pris dans la glu ». Le grand danger consiste à

reprendre, au nom de la tradition, des mots remarquables mais mal définis

et, ce faisant, à sombrer dans l’absurdité. Pire encore, des agitateurs peuvent

invoquer ces arguments pour troubler l’ordre public dont dépendent notre

vie et notre sécurité. « En effet, les mots sont les jetons des sages qui ne font

que calculer avec eux ; mais ils sont la monnaie des ânes pour qui ils n’ont

de valeur qu’en vertu de l’autorité d’un Aristote, d’un Cicéron ou d’un

7
Thomas », écrit Hobbes.

Pour conclure, la lumière de l’esprit humain est la clarté des mots, mais grâce à des définitions

exactes préalablement débarrassées et lavées de toute ambiguïté ; la raison est le pas, le progrès

de la science la route, et l’avantage du genre humain le but. Au contraire, métaphores et mots

ambigus privés de sens sont comme des feux follets, et raisonner à partir d’eux, c’est se perdre

8
au milieu d’innombrables absurdités avec leurs cortèges de disputes, de ruptures et de mépris .

Dans le contexte de l’épistémologie moderne, Hobbes considère que le

langage est dénotatif avant tout, c’est-à-dire que les mots tirent leur

signification de ce qu’ils servent à désigner. Par ailleurs, il leur confère une

fonction instrumentale. Une dénotation claire, qui établit sans ambiguïté la

signification de chaque mot, constitue l’outil indispensable du

raisonnement.

Selon Hobbes, l’usage d’un mot, c’est-à-dire d’un son ou d’une marque

pour désigner une chose, est purement arbitraire. Pendant la Renaissance,

une tradition différente, inspirée de la kabbale et d’interprétations

antérieures de la Création selon lesquelles celle-ci aurait été constituée de

« signes », postulait l’adéquation du langage à la réalité, une langue dont

chaque mot donne une idée de l’objet qu’il désigne. Cette conception est

visible dans la légende de la langue adamique, fondée sur la section de la

9
Genèse où Adam donne des noms aux animaux . On y laisse entendre que

ces noms sont leurs noms véritables. Peut-être était-ce parce qu’ils

convenaient parfaitement aux animaux ainsi nommés. Si je soulève ce point


ici, c’est parce que, comme je l’exposerai dans l’étude complémentaire que

j’entends réaliser, ces idées ont fait un retour à l’époque romantique,

notamment chez Hamann et Herder, et ont constitué le ferment de riches

thématiques de la poésie et de la pensée postromantiques.

Cependant, toutes ces idées étaient complètement étrangères à Hobbes et

aux autres instigateurs de la théorie HLC. Selon eux, un mot ne peut être

introduit que pour désigner une idée ayant surgi dans l’esprit. Toute sa

signification découle de cette dénotation. Un nom ne peut contenir aucune

signification excédentaire ; il est purement arbitraire.

Sur ce plan, la théorie HLC s’accorde avec un thème dominant de la

linguistique moderne, formulé par Saussure. La relation d’un signifiant

particulier à un signifié donné est arbitraire ou, comme on l’entend souvent,

« non motivée ». Ce qui nous ramène à un très vieil enjeu, soulevé par

Platon dans son dialogue du Cratyle, où le personnage éponyme défend

devant Socrate la thèse contre-saussurienne voulant que les mots ne soient

pas arbitraires et que leurs sons mêmes indiquent ce qu’ils servent à décrire.

Socrate semble d’accord avec lui, mais finit par démolir ses arguments. Je

reviendrai sur cet écheveau de questions.

Contentons-nous pour le moment de constater que la position de Hobbes

est diamétralement opposée à celle de Cratyle. Toute l’entreprise du

raisonnement (calcul) serait minée par un tel excès de signification implicite

des mots. C’est pour cette raison qu’il faut bannir la métaphore.

L’expression métaphorique prétend faire ressortir une dimension de l’objet

« cible » en l’évoquant en des termes empruntés à la « source ». Il est très

difficile de formuler ce à quoi correspond cet éclairage supplémentaire ;

pouvoir l’exprimer de façon précise reviendrait à traduire la métaphore en

discours littéral. C’est pourquoi il faut scrupuleusement éviter de recourir à

la métaphore (de même qu’aux autres tropes et figures de rhétorique) si on

entend mettre le langage au service de la raison. Nous verrons plus loin à

quel point la tradition intellectuelle dans laquelle s’inscrit la théorie HLC

s’acharne contre les tropes.

Pour sa part, Locke reprend l’essentiel des thèses de Hobbes sur les

exigences de la pensée et sur l’esprit dans la nature.

(1) La pensée doit, d’une part, faire un retour sur elle-même et, d’autre

part, se reconstruire selon des principes défendables. Autrement dit, il nous


faut décomposer notre pensée en atomes et chercher à associer ceux-ci de

façon responsable. Dans le livre IV de son Essai philosophique concernant

10
l’entendement humain , Locke énumère les principes auxquels doit obéir

l’établissement méthodique de liens inductifs, une approche qu’on désignera

ultérieurement sous le nom d’empirisme.

(2) La représentation de l’esprit dans la nature montre que celui-ci subit

l’influence du monde par l’intermédiaire de la perception. Les idées « sont

produites en nous […] par l’action de quelques particules insensibles sur les

11
organes de nos sens ». Ce processus laisse des traces dans l’esprit : au

moment de la réception initiale de données, l’entendement est purement

passif.

La pensée se construit à partir d’un matériau brut et inerte. Elle est à la

fois l’édifice et les matériaux dont il est constitué. L’esprit, lui, peut être

comparé à la salle qui contiendrait les matériaux nécessaires à la

12
construction . Quant au langage, il fait partie de l’outillage.

L’enjeu, c’est la domination. Nous avons besoin du langage pour nous

faire une image crédible du monde, mais nous courons le danger d’être

emportés par cet outil. Il nous faut sans cesse chercher la clarté et la lucidité,

toujours garder à l’esprit l’ancrage du mot dans la pensée. C’est pourquoi les

définitions sont essentielles. Le langage doit tendre vers un certain idéal de

transparence, d’intelligibilité ; il doit nous permettre d’obtenir une vue

d’ensemble fidèle de la pensée.

Locke se livre à une certaine réification de l’esprit, laquelle deviendra

d’ailleurs un élément déterminant de son héritage. On peut voir ici

l’introduction de sa théorie du langage dans l’épistémologie moderne ainsi

que la double motivation qui anime l’une comme l’autre.

Les exigences de la pensée (1) impliquent un retour sur soi, une certaine

autoréflexivité radicale, une pensée qui s’autoresponsabilise, où chacun doit

se surveiller. Suivant Descartes, la meilleure façon d’y parvenir consiste,

avant de procéder à la moindre interprétation, à décomposer les données en

vue de mettre en évidence leurs éléments de base. L’« idée simple » ainsi

obtenue remplit la fonction de bloc épistémique élémentaire. Appelons cette

position la « perspective P ».

En même temps, l’analyse (2) de l’esprit dans la nature tend à confirmer la

même image. Il s’agit, nous l’avons vu, d’une interprétation mécaniste en


vertu de laquelle l’esprit est passif (appelons-la « perspective E »). Mais

celle-ci permet aussi d’entrevoir l’unité élémentaire des « particules

insensibles » qui s’introduisent dans l’esprit. En associant les perspectives P

et E, on en vient naturellement à identifier l’impression atomique E au bloc

épistémique élémentaire P. Sous l’angle mécaniste, l’esprit n’est qu’un

réceptacle, mais cette passivité garantit, dans l’ordre de la pensée, que l’unité

de base de la connaissance soit une donnée non interprétée. La passivité

causale est la base d’un fondement épistémique ; elle est antérieure à tout

effort de l’esprit et à sa capacité combinatoire.

En découle une réification de l’esprit et de son contenu, laquelle est

illustrée par la métaphore des matériaux de construction.

Locke postule les deux mêmes usages principaux du langage que Hobbes :

« L’un d’eux est de nous permettre de fixer l’enchaînement de nos

13
pensées », et l’autre, de communiquer avec autrui . Il affirme d’emblée que

le langage existe parce que Dieu a conçu l’être humain pour en faire « une

14
créature sociable ». Les réflexions, énoncées ci-dessus, sur la relation entre

langage et pensée concernent principalement la fonction de fixation de

l’enchaînement des pensées, qui, en fait, s’étend à l’activité déterminante

consistant à se faire une image du monde. Cependant, la vision qu’ont les

deux philosophes du rapport de la pensée au langage détermine aussi leur

conception de la fonction de communication. L’analyse atomiste

doublement motivée de la pensée (P + E) tend à valider la comparaison par

15
Locke de l’esprit à une salle intérieure . Les pensées sont intérieures ; la

communication a pour finalité de les traduire en un support orienté vers

16
l’extérieur .

La pensée et, par conséquent, le langage sont avant tout monologiques.

Les langues sont d’abord celles d’individus ; elles ne sont communes que

parce qu’elles convergent. En écrivant « d’abord », j’affirme non pas que ma

langue précède la langue courante, mais que chaque personne possède en

principe sa propre langue et que la notion de langue courante peut être

analysée en tant que convergence de langues individuelles. Pourquoi ? Parce

que le discours existe là où des mots sont reliés à l’esprit et que cette liaison

se déroule nécessairement dans la pensée, c’est-à-dire à l’intérieur. En

découle une théorie « messagère » de la communication. Le son que j’émets


est comparable à un service de messagerie qui livrerait mes pensées dans

votre esprit.

Ainsi, pour Locke, « les mots sont des signes, et personne ne peut les

appliquer immédiatement comme signes à aucune autre chose », car le lien

17
est établi par l’esprit et dans l’esprit . Les mots constituent les « signes » de

ces idées et les « signifient ». Cependant, comme les gens portent souvent

des jugements hâtifs, ils « leur attribuent dans leurs pensées un secret

rapport à deux autres choses » : premièrement, « ils supposent que les

mots dont ils se servent sont signes des idées qui se trouvent dans l’esprit des

autres » ; deuxièmement, « ils veulent aussi qu’on s’imagine qu’ils parlent

18
des choses selon ce qu’elles sont réellement en elles-mêmes ».

Locke revient sur ce point en défendant une position foncièrement

« anticratyliste », à savoir que les mots acquièrent leur signification « par

19
une intuition tout à fait arbitraire ». Cette règle est intimement liée à la

liberté humaine. Il existe un lien interne entre, d’une part, le refus d’un

ordre significatif, d’un ordre des signes dans l’univers, et, d’autre part, la

pensée responsable par laquelle nous construisons notre représentation du

monde. Pour ce faire, il nous faut être maîtres de notre propre lexique. La

pensée juste est liée à un idéal de liberté, et la langue courante implique un

genre de contrat. « Et chacun a une […] inviolable liberté de faire signifier

20
aux mots telles idées qu’il veut », écrit Locke.

Nous courons toujours le risque de devenir moins conscients de notre

liberté, qui est aussi une responsabilité. Nous parlons comme des

21
perroquets et, à la longue et à l’usage, nous finissons par être « portés à

supposer qu’il y a une liaison naturelle » entre des mots (et donc des idées)

22
qui n’en présentent absolument pas . Il nous faut lutter contre un tel

ensorcellement. Le parallèle avec le projet politique de Locke saute aux yeux.

L’imposition d’un vocabulaire non ratifié par ma raison peut mener à celle

d’un régime politique tyrannique non ratifié par mon consentement. À

l’instar de Hobbes, Locke confère une finalité politique à son anticratylisme.

Seuls les objectifs des deux penseurs sont diamétralement opposés. Pour

Hobbes, les « intuitions arbitraires » les plus importantes (celles qui

gouvernent la sphère politico-juridique et les rites religieux) sont des

attributs du souverain, tandis que, pour Locke, elles font partie des dons de

l’individu.
Dans le livre III de son Essai, Locke avance le même argument que

Hobbes sur la généralité de la plupart des termes, laquelle aurait une grande

utilité pour notre pensée.

Locke adhère donc aux principaux aspects de la perspective dénotative-

e
instrumentale. Au xviii siècle, Condillac l’élaborera encore davantage, mais

je me limiterai pour le moment à deux des éléments qu’il y ajoutera. En

premier lieu, il soutiendra que le langage nous rend aptes à concentrer notre

attention grâce à ses « signes d’institution », qui nous confèrent un

23
« empire sur [notre] imagination ». En second lieu et dans la même

optique, il proposera une théorie qui explique en quoi le développement du

langage enrichit notre arsenal conceptuel. Certes, à tout mot créé doit

correspondre une idée préexistante à laquelle on peut donner un nom.

Cependant, en concentrant notre attention sur son objet, un nouveau mot

nous permet de distinguer certaines caractéristiques dudit objet, jusque-là

vagues et confuses. À leur tour, ces phénomènes nouvellement distincts sont

24
nommés, et notre pensée progresse .

Ainsi envisagée, la signification linguistique apparaît comme une réalité

très terre à terre, dénuée de mystère. Dès lors, l’émerveillement qu’on peut

ressentir devant la possibilité que les sons puissent avoir une signification (et

dont on peut par exemple faire l’expérience en répétant un même mot

inlassablement jusqu’à en oublier la signification), émerveillement qui a pu

motiver en partie l’élaboration de théories du langage plus ambitieuses sur

le plan ontique, se dissipe. Premièrement, aucune signification n’existe en

soi ; seule existe la signification du son X pour le(s) sujet(s) A, B, C, etc.

Cratyle peut aller se rhabiller : toutes les significations sont arbitraires ; elles

sont établies par et pour certaines personnes. Dans les termes de Saussure,

elles sont toutes « non motivées » : rien dans un signe ne lui confère une

signification plutôt qu’une autre. Tous les signes linguistiques sont à un

moment des « signes d’institution », c’est-à-dire des créations humaines

que les êtres humains peuvent modifier.

Deuxièmement, comme nous l’avons vu ci-dessus, la perspective

dénotative-instrumentale présente une certaine analogie avec les théories du

contrat des sociétés politiques, apparues à la même époque et issues des

mêmes auteurs. Au lieu d’envisager l’ordre politique comme le reflet de celui

du cosmos (où le roi n’est pas un simple individu qui s’est vu confier un rôle
important, mais plutôt l’incarnation momentanée du Roi, comme le stipule

25
la théorie des deux corps du roi ), on y voit le fruit d’une décision

historique d’individus qui se sont entendus contractuellement pour

l’instituer (et qui peuvent donc décider de le révoquer). L’ordre est

démystifié ; d’une manière assez analogue, les significations de la langue

parlée le sont aussi.

Ce bref tour d’horizon nous a permis d’énumérer les principales

caractéristiques de la conception dénotative-instrumentale du langage : son

inscription dans l’épistémologie moderne issue de Descartes et de Locke, sa

tendance à réifier l’esprit (fondée sur les deux facettes de cette épistémologie

que sont la justification fondationnaliste de la pensée et la théorie mécaniste

de la perception), son volontarisme (l’« intuition tout à fait arbitraire »),

ses deux formes d’atomisme (l’une s’appliquant aux objets de la pensée que

sont les idées à combiner, l’autre aux sujets de la pensée que sont les

individus) et, enfin, son anticratylisme constitutif (porteur d’une phobie des

tropes en tout genre).

Et alors ? Qui de nos jours s’intéresse encore à cette vision complètement

dépassée ? Il suffit de relire une théorie comme celle de Locke avec l’œil d’un

lecteur de philosophie postfrégéenne pour constater à quel point elle est

désuète et simpliste. Frege a profondément transformé la pensée. Même s’il

n’a pas agi seul, ses travaux ont fini par être associés aux changements qui

ont rendu caduc l’essentiel de la théorie HLC.

Cette désuétude est indéniable. Toutefois, j’entends soutenir que les

principaux courants de la philosophie analytique postfrégéenne (ou à tout le

moins un grand nombre d’écoles de la philosophie moderne se réclamant de

la lignée frégéenne) ont retenu beaucoup d’éléments de la théorie HLC

classique. Cet héritage contredit pourtant la vérité à maints égards. Son

erreur fondamentale (tant passée qu’actuelle) est intimement liée à celle qui

sous-tend l’épistémologie moderne elle-même.

Cette dernière repose sur la double motivation décrite plus haut, laquelle

la fait paraître plus juste qu’elle ne l’est en réalité. Elle propose tout d’abord

une méthodologie destinée à débusquer les erreurs et à tirer des conclusions


plus solides, laquelle implique d’éviter les inférences, voire d’invalider celles

qui ont été effectuées à la hâte, afin de circonscrire des données

élémentaires. C’est sur cette méthodologie que reposent les Règles pour la

direction de l’esprit de Descartes ; dans son œuvre ultérieure qu’est le

Discours de la méthode, celui-ci recommandera de diviser les difficultés « en

autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux

26
résoudre ». Il s’agit de la norme appliquée à la pensée (P). À celle-ci se

greffe une explication causale des modalités par lesquelles les idées viennent

à l’esprit (E). Ces deux éléments confèrent à l’épistémologie moderne un

vernis de rigueur qui la fait paraître inattaquable.

Cette méthodologie se révèle néanmoins adéquate en de nombreuses

circonstances. L’erreur consiste à inférer de cette pertinence circonscrite une

applicabilité universelle, voire à en inférer l’idée voulant que l’esprit ait en

quelque sorte toujours fonctionné ainsi, c’est-à-dire en constituant un

portrait d’ensemble à partir de données élémentaires, quitte à l’avoir fait à la

hâte sans toute l’attention nécessaire. D’où la valeur correctrice de la

méthodologie. En fait, l’esprit-dans-le-monde humain fonctionne tout

autrement, et ses formes premières sur le plan ontogénique sont absolument

irréductibles à une conception atomiste. Cela dit, il existe des contextes

propices à une application très efficace de cette méthode. C’est le cas, par

exemple, au tribunal, où on tente de contraindre les témoins à rendre

compte de ce qu’ils ont vu, à se débarrasser de tout relent d’inférence

précipitée pouvant mener à l’emprisonnement d’un innocent. Autrement

dit, la pensée épistémologique applique une méthode avancée, conforme en

des circonstances déterminées, au fonctionnement global de l’esprit, même

si, en pratique, nos esprits faillibles en ignorent souvent les contraintes ;

selon ses défenseurs, sa méthode correspondrait à l’ontologie même de

l’esprit.

J’affirme que la théorie HLC, à l’instar d’une bonne partie de la

philosophie postfrégéenne, commet la même erreur. Elle interprète un

aboutissement tardif de la pensée humaine rigoureuse, soit le raisonnement

faisant appel à un vocabulaire structuré de termes descriptifs empiriques et

de modes d’inférence, comme un indice du fonctionnement du langage en

général ou, à tout le moins, du langage descriptif. En ontologisant une


méthode avancée, elle contredit l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur le

langage et sur son ontogenèse chez l’agent humain.

Pour être en mesure de déceler ce qui subsiste de ces vieilles idées, il faut

commencer par examiner ce que Frege en a réfuté.

(1) Abordons d’abord la question de la validité [Geltung]. On ne peut pas

rendre compte de la relation entre un mot et un objet comme on le ferait de

n’importe quelle corrélation factuelle ou d’un simple lien causal. Pour lui

rendre justice, il faut faire appel à des termes normatifs. La relation adéquate

entre le mot chaise et les chaises pourrait être définie comme suit : « Chaise

est le terme juste pour décrire les chaises. » La caractérisation du discours

implique l’introduction d’une dimension normative. Il est toujours possible

d’avoir raison ou de se tromper.

Il s’agit là de la contribution de Frege au combat contre le

« psychologisme », mené de concert avec d’autres penseurs de son époque

tels Husserl et Russell. Ceux-ci ont fini par réfuter l’idée réductrice,

défendue par John Stuart Mill, voulant que les lois de la psychologie

puissent expliquer celles de la logique. Le fait que 2 + 2 ne puisse égaler 5 n’a

27
rien à voir avec quelque impossibilité de penser que 2 + 2 = 5 . La

28
réification lockéenne de la pensée avait vécu .

(2) Le deuxième élément correspond en tous points au premier, mais sous

un autre angle. Michael Dummett qualifie cette contribution de Frege

29
d’« expulsion des pensées hors de la conscience ». Il faut considérer

l’activité normative qu’est la pensée comme un jeu auquel participent de

nombreux joueurs. On peut décrire les propriétés d’un mouvement propre à

ce jeu indépendamment de l’événement particulier que constitue l’exécution

de ce mouvement par le joueur X au moment T. Si j’envoie le ballon à mon

coéquipier situé à l’extrémité de la zone offensive alors qu’il n’y a aucun

défenseur en face de lui, je le place en situation de hors-jeu. Ce résultat est

indépendant des caractéristiques de l’action individuelle. Certes,

l’entraîneur voudra savoir si j’étais distrait ou trop fatigué, mais ces

circonstances sont sans rapport avec les propriétés normatives du


mouvement. De façon similaire, de la proposition p, on peut inférer q, et ce,

indépendamment de ce que le locuteur avait en tête en énonçant p. Comme

l’explique Dummett dans un autre texte, « il faut établir une nette

distinction entre l’étude de la pensée et celle du processus psychologique qui

30
consiste à penser ».

Il va sans dire que ces deux premières contributions de Frege sont des

facettes d’une même idée. Si on considère la pensée comme un jeu (ou un

ensemble de jeux) du langage auquel participent de nombreux joueurs, on

se trouve à l’extraire de la psychologie individuelle et à l’introduire dans le

domaine public ; dès lors, on reconnaît qu’elle obéit à des règles

irréductibles à des lois psychologiques.

(3) Le troisième élément concerne la signification et le référent. Le mot

chaise s’applique à juste titre aux chaises. On peut l’expliciter, dégager sa

« connotation ». Toutefois, le mot meuble s’applique lui aussi aux chaises. Il

le fait aussi pour une raison, qui n’est cependant pas la même : il revêt une

connotation différente de celle du mot chaise, mais il partage une partie de

son extension sémantique. Cette chaise est un meuble. On se trouve ici en

présence d’un seul objet et de deux mots ayant chacun leur signification

propre. On ne peut pas se contenter de définir la signification selon le

designatum, l’objet. Une relation à trois termes est nécessaire. Un mot

s’applique à une chose en vertu de la signification de celle-ci. On peut

l’utiliser pour faire référence à cette chose, mais il faut passer par sa

signification. Cette signification est le « chemin » qu’on emprunte pour y

parvenir. On atteindra un même objet par plus d’un chemin. Saussure

parlera du signifiant et du signifié ; on peut aussi parler d’un signe et de son

référent. La théorie dénotative classique, où la signification d’un mot

équivaut à la chose (ou à l’idée) qui lui est associée dans une simple relation

binaire, s’avère impossible.

On peut résumer les éléments 1 à 3 en affirmant que la signification et

l’idée sont deux réalités distinctes. Une signification n’a rien d’une chose,

d’une parcelle du monde, voire d’un fragment de la psyché. Il s’agit d’une

réalité normative. Un mot peut faire apparaître toutes sortes d’images ou

d’idées dans mon esprit (le sens commun du mot connotation), mais celles-

ci n’ont rien à voir avec sa signification. Cette dernière est objective,

publique, partagée.
(4) Vient ensuite la primauté de la phrase. La pratique du langage consiste

essentiellement à porter des jugements, à poser des questions et à donner

des ordres. On ne peut pas résumer une langue à une simple combinaison

de mots, car le jugement, tout comme l’interrogation et l’ordre, implique

une façon très particulière de combiner les mots. C’est pourquoi on ne peut

pas considérer une langue d’abord comme un vaste ensemble de mots, puis

comme un ensemble de jugements, comme si on pouvait apprendre le

premier avant le second. L’ancienne logique (concept, jugement et

raisonnement) a mal classé ces catégories. Dans les faits, le jugement est

premier ; les concepts en sont des fragments isolés. Un mot n’a de

signification (ou de référent) que dans le contexte de la phrase. On peut voir

ici la grande influence de Kant.

(5) Le cinquième élément se rapporte au référent et à la prédication. Une

phrase n’est pas une simple combinaison aléatoire ; elle possède une

structure interne où sont remplies des fonctions différenciées. On prend un

syntagme nominal, puis on le prédique de quelque façon. Le concept et

l’objet (ou la fonction et l’argument, pour employer la terminologie

frégéenne) jouent des rôles distincts : Frege abandonne la description

logique classique de la proposition (S est P) ; l’analyse fonction-argument

autorise les prédicats à n endroits.

(6) En sixième lieu, il est question de la signification et de la force

illocutoire. Une simple combinaison référent-prédicat n’est pas encore une

affirmation. On peut en faire non seulement une affirmation, mais aussi une

question ou un ordre. Il faut donc savoir distinguer les degrés de force

31
illocutoire .

Dans son Essai, Locke ne parvient pas à expliquer en quoi consiste l’acte

d’affirmation. Dans le chapitre VII du livre III (« Des particules »), il

cherche à comprendre la nature de mots comme est, employés dans des

phrases comme « La maison est rouge ». Chaque mot signifiant ce qu’il

désigne, on peut saisir ce que désignent maison et rouge, mais qu’en est-il de

est ? Ce mot ne désigne assurément pas une caractéristique supplémentaire

de la maison rouge. Sa signification doit donc correspondre à un acte de

l’esprit. Mais Locke reste incapable d’établir ce qui distingue une phrase

affirmative d’une simple liste comme « maison, rouge », voire « maison,


acte de l’esprit, rouge ». Les éléments 4 à 6 de l’argumentaire de Frege

mettent un terme à cette confusion.

Parallèlement aux travaux révolutionnaires de Frege, la logique a connu

des avancées majeures qui ont permis de mieux comprendre les façons dont

des phrases peuvent être associées les unes aux autres ou dériver les unes des

autres. Frege y a lui-même grandement contribué, notamment en

échafaudant une logique de la quantification. Il a aidé à montrer comment

la structure d’une phrase influe sur ses relations logiques avec les autres

phrases. Ces recherches ont donné lieu à une meilleure reconnaissance de la

dimension combinatoire du langage, c’est-à-dire des façons dont on peut, à

partir d’un ensemble donné d’éléments (des expressions référentielles et des

prédicats, par exemple), former une multitude de phrases différentes, dont

certaines n’ont jamais été énoncées, voire jamais imaginées.

(7) Cette reconnaissance de la dimension combinatoire du langage

rappelle la célèbre formule de Humboldt selon laquelle la langue permet de

32
« faire, à partir de moyens finis, un usage infini ». Cette formule a donné

lieu à la thèse simpliste et réductrice voulant que, à partir d’un vocabulaire

fini, on puisse formuler un nombre infini de phrases. Chomsky a repris cette

idée et l’a enrichie du concept d’application récursive des règles : il a dit

qu’elle a dit qu’ils ont dit…

Je reviendrai plus loin sur le sens plus large (et plus profond) de cette

formule de Humboldt ; pour le moment, je me contenterai de constater que,

e
pour une foule de raisons, les penseurs du xx siècle ont beaucoup mieux

compris le caractère systématique du langage que leurs prédécesseurs, qui

n’y voyaient qu’un simple assemblage de mots. Ils ont pris conscience de sa

nature combinatoire (et donc productive), mais se sont aussi intéressés aux

règles d’inférence et aux corpus de propositions qui y sont liés, de même

qu’à l’ébauche de définitions plus précises de certaines expressions en posant

la question de leurs implications. L’importance de la contribution de Frege à

ce champ d’étude est indéniable. Toutefois, l’évolution générale du climat

intellectuel vers une meilleure reconnaissance du système, des liens et des

règles est plus difficile à retracer. Nul doute que Humboldt y a joué un rôle

avec sa comparaison du langage à une trame, mais cette évolution porte

aussi la trace de Saussure, qui a détrôné le lien mot-chose en y substituant la

correspondance des différences phoniques (signifiants) aux distinctions


sémantiques (signifiés). Ce courant de pensée a poursuivi son

développement au sein du cercle linguistique de Prague chez Troubetskoï et

Jakobson. Il importe aussi de souligner l’apport de Benveniste.

Ces dernières avancées ne sont pas spécifiquement frégéennes. En fait,

elles doivent beaucoup à la théorie HHH, que je considère comme rivale.

Elles s’inscrivent néanmoins dans le climat général de notre époque et ont

été intégrées à la pensée philosophique, y compris à celle des postfrégéens

autoproclamés. Le caractère systématique de l’encodage linguistique est

devenu un explicandum important pour cette école. Comme je l’ai souligné

dans le chapitre 3, sa reconnaissance constitue une grande avancée de la

réflexion sur le langage.

Après tous ces changements révolutionnaires, que reste-t-il de la théorie

HLC ? À vrai dire, il en subsiste une grande partie. Premièrement, ses

héritiers postfrégéens sont encore imprégnés, à divers égards, de

l’épistémologie moderne issue de Descartes. Deuxièmement, ils sont guidés

par une partie des objectifs épistémologiques de cette dernière, lesquels

consistent à élaborer une pensée capable d’offrir des connaissances

éprouvées ; à leurs yeux, le paradigme dans lequel doit s’inscrire une telle

démarche est celui des sciences naturelles modernes, bien qu’ils se montrent

ouverts à l’inclusion d’éléments du sens commun pouvant répondre à leurs

standards. Troisièmement, même s’ils ont tourné le dos à l’atomisme sous

certains de ses aspects, ils en ont conservé des facettes. Quatrièmement, ils

demeurent farouchement anticratylistes et tropophobes (s’ils n’ont pas une

conception réductrice des tropes). Cinquièmement, enfin, toutes leurs

positions reposent sur l’erreur cartésienne qui consiste à ontologiser ce qu’ils

considèrent comme une méthode adéquate (et qui l’est d’ailleurs en

certaines circonstances). Ils affirment ainsi qu’un vocabulaire structuré,

apparu tardivement, de termes descriptifs précis et de modes d’inférence

constitue la clé de l’énigme du langage en général, et ce, en dépit des

e
conclusions du philosophe du xx siècle qui a dénoncé avec le plus de

vigueur et de conviction cette élévation d’un jeu du langage parmi d’autres

au rang de paradigme s’appliquant à l’ensemble, à savoir Ludwig


Wittgenstein.

Penchons-nous d’abord sur le deuxième élément, soit les objectifs

épistémologiques poursuivis par la plupart des courants de la philosophie

analytique postfrégéenne. Comment le langage permet-il l’acquisition de

connaissances éprouvées, et comment dévie-t-il parfois de cette voie pour

engendrer de purs simulacres, des phrases qu’on prétend vraies, mais qui

sont en réalité des assertions confuses, creuses ou présomptueuses ? Cette

question suscitait un intérêt évident chez les positivistes du cercle de Vienne

et motivait leurs efforts de dénonciation et d’éradication de la

« métaphysique ». Cependant, elle leur a survécu – sous des formes moins

manifestes et sans doute moins virulentes. Elle descend en droite ligne de la

théorie HLC. L’importance accordée par ces courants aux définitions claires

et distinctes d’idées simples, laquelle alimente leur anticratylisme, découle

d’un désir de démontrer la fiabilité scientifique de la perspective issue de la

combinaison de telles idées.

Cependant, le courant postfrégéen s’intéresse aujourd’hui à une deuxième

série de questions fondamentales. Celles-ci portent sur l’origine et le

développement du langage ; elles s’étendent donc nécessairement au

processus de différenciation de l’être humain par rapport aux autres espèces

de l’ordre des primates. Cette question de l’origine a d’abord été posée

e
au xviii siècle et Condillac y a répondu par son célèbre essai sur la naissance

du langage, lequel, nous l’avons vu, lui a valu une réplique de Herder. La

conception défendue par Condillac est représentative de l’esprit de la théorie

HLC, selon laquelle le langage remplit certaines fonctions précises, à savoir,

pour reprendre les mots de Hobbes, celles qui consistent à « fixer

l’enchaînement de nos pensées » et à les communiquer. Ces fonctions

permettent à l’être humain de s’acquitter beaucoup plus efficacement de

tâches qu’effectuaient déjà les hominidés non doués de langage, par exemple

apprendre à connaître son environnement ou communiquer et se

coordonner avec ses congénères.

Dans le chapitre 1, j’ai qualifié cette conception d’« encadrante », car les

nouvelles aptitudes rendues possibles par le langage s’inscrivent dans un

cadre d’action écologique préexistant. La théorie HHH propose une tout

33
autre vision. En introduisant la notion de Besonnenheit , Herder postule

que le langage transforme notre monde. J’emploie ici le mot monde dans un
sens inspiré de Heidegger qui désigne à la fois notre milieu et l’importance

qu’il revêt pour nous. De nouvelles significations émergent dans le nouvel

espace de questions que le langage inaugure. Dans son action écologique,

l’être humain est aux prises avec un vaste ensemble d’enjeux inédits qui

s’ajoutent à ceux qu’il partage avec le reste du monde animal. L’accession au

langage est loin de se limiter à l’acquisition de moyens plus efficaces pour la

poursuite des finalités immuables que sont la survie, le bien-être, la

reproduction et la prévention de la destruction mutuelle.

Toutefois, ces nouvelles finalités et ces nouvelles significations sont

difficiles à cerner à l’aide de la seule terminologie de l’efficacité

instrumentale chère à Hobbes et à Locke. Elles semblent étranges,

« mystérieuses », insaisissables, et menacent de détourner notre attention

vers des enjeux moraux et esthétiques là où devraient primer les canons de

la science.

Ainsi, les courants qui ont suivi la théorie HLC et mené au contexte

philosophique postfrégéen actuel envisagent la signification linguistique

comme une réalité concrète et dépourvue de mystère. Ce qui distingue l’être

humain de l’animal n’est pas quelque pouvoir créateur, mais plutôt une

aptitude à décrire les choses et les situations, aptitude qu’on pourrait

qualifier de pouvoir « descriptif ». Il arrive que ce pouvoir soit le

fondement d’autres aptitudes ; grâce à la description, l’être humain peut

accumuler des connaissances sur le monde, c’est-à-dire sur lui-même et sur

son environnement. Cette accumulation peut (1) se muer en science, corpus

en bonne et due forme de connaissances avérées, ou (2) éclairer les

délibérations nécessaires à la prise de décision. Nous sommes capables de

décrire la situation que nous souhaitons voir se concrétiser, puis de faire

appel à nos descriptions des relations causales pour déterminer une façon

d’y parvenir. Le savoir et la délibération ne sont pas le fait des seuls

individus ; ils sont collectifs, car le langage

permet à l’être humain (3) de communiquer et d’enrichir son savoir ainsi

que de débattre en groupe.

Comment l’être humain acquiert-il le langage et son pouvoir descriptif ?

Dans la perspective HLC, cela semble relativement simple. Il lui suffit

d’associer certains mots à certains objets. Il s’agit bien sûr d’une opération

mentale intérieure, car l’individu n’est conscient des objets qui l’entourent
que parce que ceux-ci font naître des idées dans son esprit. Cependant, en

associant un mot à une idée, il peut jouir des fruits du pouvoir descriptif

(universalité et dominance) et, en se mettant d’accord sur les mots avec ses

pairs, il peut profiter de tous les bienfaits de l’effort collectif.

Les faiblesses les plus criantes de la théorie HLC ont été soulignées de

façon convaincante par ce qu’on pourrait qualifier de « révolution

frégéenne », de laquelle découle l’essentiel de la philosophie analytique

e
du xx siècle. Comme nous l’avons vu plus haut, une des contributions

majeures de Frege a consisté à dégager la signification du domaine de la

psychologie intramentale pour l’introduire dans celui de la normativité

collective et partagée. Ce faisant, Frege a contribué à la liquidation du

« psychologisme ». Un autre de ses apports déterminants a été de conférer

un rôle primordial au sens de la phrase. Nul n’oserait plus affirmer que

celle-ci dérive de la signification des mots considérés isolément. Au

contraire, « seule la proposition a un sens ; ce n’est que lié dans une

34
proposition que le nom a une signification » [nur im Zusammenhang eines

Satzes hat ein Wort Bedeutung]. Frege a ainsi contribué à la réfutation des

deux atomismes inhérents aux théories antérieures : celui de la signification

linguistique et celui du sujet individuel. Nous nous demanderons plus loin

si cette réfutation s’est avérée complète.

Selon Frege, une phrase combine une expression-sujet à une expression-

prédicat, en général pour constituer une affirmation. L’expression-sujet

désigne un objet auquel l’expression-prédicat attribue une propriété. De ce

principe, on peut déduire que les questions et les ordres mettent en jeu des

combinaisons similaires, bien qu’ils n’aient pas les mêmes finalités que

l’affirmation. Dans les trois cas, cependant, l’essentiel réside dans un

« contenu propositionnel » constitué d’un référent et d’un attribut (on peut

qualifier ces combinaisons de « descriptives »).

La révolution frégéenne a montré qu’on ne peut pas expliquer la

signification linguistique en limitant celle-ci à la signification des mots

considérés isolément (les choses dont on parle à l’aide de ces mots). Ce qui

importe, c’est la signification des combinaisons descriptives et les actes de

langage qu’elles servent à accomplir, dont font partie l’affirmation, la

question et l’ordre. Autrement dit, il faut envisager la signification

linguistique dans le contexte de certaines activités dont la formation de


combinaisons descriptives est l’élément le plus déterminant, mais qui

s’étendent à d’autres choses qu’« on fait avec les mots ». Quelle est

l’importance du contexte (en l’absence duquel la signification linguistique

telle qu’on l’entend serait incompréhensible) et quelles actions celui-ci

inclut-il demeurent des questions parmi les plus importantes de la

e
philosophie du xx siècle, et elles n’ont pas encore été résolues. Wittgenstein

a joué un rôle capital dans ce débat en affirmant que le contexte, essentiel, a

une portée beaucoup plus vaste que ne l’ont admis les principaux courants

de la tradition philosophique. Je reviendrai sur cette question fondamentale

un peu plus loin.

Pour le moment, on peut voir à quel point l’ambition initiale de la théorie

HLC, qui consiste à donner une explication « modeste » et dépourvue de

mystère au phénomène du langage en l’envisageant avant tout comme le

fruit d’un pouvoir descriptif, a trouvé un nouveau souffle après avoir

traversé la révolution frégéenne. En effet, Frege, grâce à ses travaux visant à

expliquer les mathématiques (lesquels s’appliqueraient aussi au langage

descriptif ), a considérablement étendu les ressources de la logique,

notamment en y introduisant la quantification. Le projet visant à formuler

une conception transparente et objective du pouvoir descriptif a dès lors pu

être redéfini de façon constructive. Au lieu d’assimiler les significations

d’expressions ou de mots donnés aux objets qu’ils désignent, on peut les

définir par la fonction qu’ils sont en mesure de remplir dans des

combinaisons descriptives. Ces dernières servent à leur tour à effectuer

divers types d’actes de langage comme l’affirmation, l’interrogation ou

l’ordre.

Cette classification des actes de langage nous amène dans la dimension

« pragmatique », par opposition à celle du pur contenu sémantique.

J’entends par là une dimension dans laquelle le langage sert à produire un

résultat ou à transformer la relation entre un allocutaire et son

interlocuteur. Si je vous donne un ordre, j’accomplis un acte dont l’effet

probable est que vous ferez quelque chose pour moi ; quelle que soit votre

réponse, j’ai modifié notre relation, car, dès lors, vous devez ou bien faire ce

que je vous ai demandé, ou bien risquer de refroidir notre relation (si je suis

un sergent irascible et que vous êtes un simple soldat, refroidir pourrait être

un doux euphémisme). Cela soulève la question de savoir jusqu’où on doit


aller dans cette dimension pour créer le contexte essentiel à l’exercice du

pouvoir descriptif de la parole. Par exemple, si j’affirme que « le train part

dans cinq minutes » ou que « ce taureau semble être sur le point de

foncer », mon interlocuteur et moi interpréterons vraisemblablement ces

actes de langage comme des alertes, car, en contexte, ceux-ci signifient en

fait « Dépêche-toi de monter à bord ! » ou « Bon sang, écarte-toi de son

chemin ! ».

e
Au milieu du xx siècle, une typologie standard a vu le jour grâce aux

travaux d’Austin et de Searle, qui ont distingué trois niveaux d’actes de

langage. Au premier niveau se trouve l’acte locutoire, ce qu’on attribue à

quelque chose ou, autrement dit, la combinaison descriptive effectuée ; au

deuxième niveau correspond l’acte illocutoire, ce qu’on accomplit à

l’occasion de l’échange avec un interlocuteur (affirmation, question, etc.). Le

troisième niveau, lui, est qualifié de perlocutoire : si le ministre des Affaires

extérieures de la Syldavie informe l’ambassadeur de Bordurie du fait que

« le gouvernement syldave voit d’un très mauvais œil l’arrestation de

certains de ses citoyens sur le territoire bordure », il fait certes une

affirmation sur l’état d’esprit de son gouvernement, mais il se trouve aussi à

agiter une (vague) menace de représailles en vue d’obtenir un résultat (la

libération ou l’accusation en bonne et due forme de ses infortunés

compatriotes). Ce résultat constitue l’effet perlocutoire souhaité. Notons

que les détails de l’application de cette typologie ne font pas l’unanimité et

que les niveaux d’actes de langage qui correspondent à la signification

descriptive touchent aux importants enjeux liés au contexte, sur lesquels

j’entends revenir plus loin.

Pour l’instant, penchons-nous sur un autre des aspects de la révolution

frégéenne qui ont élargi le champ des théories du pouvoir descriptif. Les

ressources de la logique frégéenne, dont font partie la vérifonctionnalité et la

quantification, rendent possible l’organisation d’un vaste ensemble de

dicibles dérivant d’affirmations de base. De cette façon, les produits du

pouvoir descriptif peuvent être organisés – pour ne pas dire

« enrégimentés » – relativement à des descriptions plus élémentaires. Cette

perspective correspond, pour citer Robert Brandom, au « programme

35
classique » de l’analyse sémantique, qui réside au cœur de la philosophie

analytique : « Les relations sémantiques entre ce que je qualifie de


“vocabulaires” sont un des principaux champs d’intérêt de la philosophie

analytique. Un de ses questionnements typiques consiste à déterminer si et

comment on peut comprendre les significations exprimées par un certain

type de locution à l’aide des significations exprimées par un autre type de

36
locution . »

Cette démarche a ouvert un vaste champ à l’élan antimétaphysique des

e
positivistes du xx siècle et des autres héritiers autoproclamés de l’empirisme

classique (et donc de la théorie HLC). Selon Brandom, « le projet classique

de l’analyse philosophique consiste à dévoiler ce qu’exprime

sémantiquement un vocabulaire donné (ou un certain type de signification)

37
en tant qu’élaboration logique de ce qu’exprime un autre vocabulaire ».

Traditionnellement, ces projets étaient mis en branle par une attitude

métaphysique de soupçon (attitude parfois présentée comme un soupçon

antimétaphysique). Ils qualifient d’illusoires certaines réalités supposées

(celles de la religion, par exemple), certaines conceptions du bien et

certaines valeurs, notamment celles de l’éthique ou de l’esthétique qui

revendiquent un enracinement ontologique (par opposition à celles qui sont

perçues comme des projections subjectives). Ils condamnent parfois des

entités suspectes qu’ils considèrent comme des postulats carrément

superflus, dépourvus de confirmation dans le monde réel : c’est le cas du

moi (Hume), de la nécessité naturelle (encore Hume) ou de la « société » et

d’autres concepts désignant les collectivités (individualistes

méthodologiques [ainsi que Margaret Thatcher]).

Brandom décrit les deux variantes les plus répandues de ce projet de

réduction, soit l’empirisme et le naturalisme :

Envisagés de manière abstraite, l’empirisme et le naturalisme ont ceci de particulier qu’ils

considèrent un vocabulaire (ou un type de vocabulaire) donné comme supérieur à tous les

autres. Le vocabulaire de prédilection de l’empirisme (qu’il se rapporte aux phénomènes, aux

qualités secondaires ou à l’observation) disposerait ainsi d’un avantage épistémologique. Sous ses

formes que je considère comme étant les plus abouties, cet avantage s’avérerait plus

fondamentalement sémantique ; il ne serait épistémologique qu’indirectement et par voie de

conséquence. Le naturalisme, lui, confère un privilège ontologique à son vocabulaire de

prédilection (que celui-ci se rapporte à la physique fondamentale, aux sciences de la nature plus

pointues ou à la simple description de phénomènes). C’est l’argument philosophique en vertu

duquel ces deux courants privilégient leurs vocabulaires de base respectifs sur le plan

épistémologique, sémantique ou ontologique qui motive et souligne la question de savoir si, à


quel point et comment un vocabulaire cible peut être élaboré de façon logique ou

algorithmique à partir d’un vocabulaire de base. En considération de ces arguments, tout ce qui

peut être connu ou pensé – tout fait – doit en principe pouvoir être exprimé dans ledit

vocabulaire de base. Ce vocabulaire constitue en ce sens (épistémologique, sémantique ou

ontologique) un vocabulaire universel. Ce qu’il ne peut pas exprimer est fatalement erroné, c’est-

à-dire inconnaissable, inintelligible ou irréel. On peut manifestement qualifier de

« métaphysique » la constitution d’assertions du genre sur l’universalité du pouvoir expressif

38
d’un vocabulaire en particulier .

On peut condamner à l’exclusion les entités stigmatisées de deux façons :

soit en montrant qu’elles sont inintelligibles dans les termes du vocabulaire

de base (les objets mentionnés dans des phrases « métaphysiques » vides de

sens), soit en montrant que tout ce qu’on peut dire d’utile dans une

affirmation où l’une d’elles figure peut être exprimé de manière

parfaitement adéquate à l’aide du vocabulaire de base (toute affirmation sur

la société traduite en affirmation sur des individus, toute affirmation faisant

état d’objets matériels traduite en affirmation sur les données sensorielles,

etc.). On peut ainsi éliminer ces présumés objets sans perte.

Mais parfois, l’objectif visant à relier la base à la cible est celui, positif, qui

consiste à sauver des entités suspectes qui se verraient autrement rejetées

dans les ténèbres. On peut ainsi répondre à la suspicion entretenue par

Hume à l’égard de la nécessité naturelle (au-delà de la simple corrélation à

laquelle il souhaite la réduire) en montrant que celle-ci peut être

parfaitement comprise. Il s’agit là d’une dérivation « salvatrice » que Kant a

prétendu accomplir ; Brandom se livre à un exercice analogue dans son

39
ouvrage .

Les fondements de la théorie HLC se sont aussi perpétués dans les

tentatives destinées à caractériser la capacité particulière que constitue la

connaissance d’une langue à l’aide d’une théorie axiomatique. Les

philosophes Donald Davidson et Michael Dummett se sont

particulièrement illustrés dans ce domaine. Leur entreprise repose sur une

intuition de Humboldt, entre autres penseurs. Quiconque maîtrise une

langue possède un vocabulaire fini (bien que riche), mais peut formuler un

nombre de phrases indéfini, dont certaines n’ont jamais été prononcées.

Cette productivité illimitée du langage a été étudiée avec le plus grand


e
sérieux au xx siècle. Chomsky en a fait la pierre angulaire de sa théorie sur

40
la supposée universalité des formes syntaxiques chez l’être humain .

Ces théories s’inscrivent dans le sillage d’une théorie HLC réactualisée par

le virage frégéen. Les mots et les expressions trouvent désormais leur

signification dans leur contribution sémantique axiomatique aux phrases

dont ils font partie. Toutefois, cette contribution est estimée de manière

extensionnelle, c’est-à-dire qu’on cherche à connaître leur contribution à

des phrases définies par leurs conditions de vérité et non à déterminer la

façon particulière dont une langue révèle les choses qu’elle permet de

décrire. Ainsi, je puis comprendre ce que vous dites si je dispose d’une

théorie adéquate me permettant de conférer des conditions de vérité à toute

phrase que vous formulez. Il m’est inutile de m’intéresser aux différences

entre nos deux langages, aux façons dont ils bornent ou donnent à voir nos

mondes respectifs. Il me suffit de savoir prédire les conditions de vérité de

vos phrases dans mes propres termes. Toute différence dans la signification

de nos expressions respectives qui se trouvent à désigner le même référent

me sera révélée après une exposition répétée à votre langage. Si vous

désignez Vénus sous le nom d’« étoile du matin » et que je la désigne sous

le nom d’« étoile du soir », les autres expressions que vous employez où il

est question de soir et de matin dénoteront clairement leurs différences

sémantiques. On peut faire abstraction de ce qui n’est pas mis au jour de la

sorte.

Cette sémantique extensionnelle réédite la tentative de la théorie HLC

pour définir la signification en fonction de l’objet désigné et tourne le dos à

la question de savoir comment le langage révèle le monde. Ce nouvel effort

prend toutefois une tournure beaucoup plus raffinée grâce à la révolution

frégéenne.

On constate une autre mouture, plutôt extrême, de la sémantique

objectiviste chez les théoriciens qui, par exemple, ont cherché à démontrer

que les chimpanzés sont capables de maîtriser le « langage » jusqu’à un

certain point. Ces penseurs ne se sont jamais demandé si l’utilisation de

signes par ces animaux pour demander quelque chose ou pour résoudre un

problème contre récompense différait fondamentalement du comportement

humain correspondant. À leurs yeux, le langage chez les deux espèces se

résume au recours par un agent à des signes en vue d’obtenir ce qu’il désire.
Un à la fois, des signes sont enseignés aux chimpanzés. Ces primates, en

accédant au langage une unité à la fois, pourraient atteindre un stade

combinatoire qui leur permettrait d’associer les signes de l’ordre –

« Kanzi », « veut » et « banane » – afin d’exprimer la demande d’une

banane.

Certains grands singes (notamment des bonobos) ont affiché des résultats

parfois très impressionnants qui témoignent indéniablement d’une grande

intelligence, mais les chercheurs n’ont tenu aucun compte des différences

avec le langage humain. Tout code pouvant être transmis un signe à la fois

diffère nécessairement du langage tel que conçu par Saussure, lequel se

caractérise avant tout par des différences et non par des liens particuliers.

C’est de ces diverses façons que l’intérêt fondamental de la théorie HLC

pour un langage envisagé comme pouvoir descriptif se maintient chez de

nombreux philosophes analytiques, malgré la révolution frégéenne.

La persistance de la théorie HLC dans la pensée postfrégéenne saute aux

yeux. Toutes deux poursuivent la même quête de connaissances éprouvées,

dépourvues de mystère, et partagent une foi dans le pouvoir descriptif non

mystérieux d’une théorie de la sémantique qui associe nos descriptions

verbales à des objets dont tout le monde reconnaît l’existence. Cette

association peut être considérée comme étant fixée pour chaque mot pris

isolément (théorie HLC) ou encore comme liant des combinaisons

descriptives (ou « contenus propositionnels ») à leurs conditions de vérité

dans le monde (variante postfrégéenne). Selon cette variante, bien sûr, la

maîtrise du langage ne se limite pas à la mémorisation d’un vocabulaire :

elle requiert de savoir user d’un système combinatoire complexe. Elle inclut

la capacité à établir des liens particuliers : le fait de savoir que le mot chat

désigne un certain mammifère dont poil est une propriété, par exemple.

Cependant, la maîtrise du langage va plus loin, car les locuteurs doivent

pouvoir constituer et comprendre une diversité de combinaisons : « C’est

un chat à poil long » ; « Ce chat a-t-il le poil long ? » ; « Si c’est un chat à

poil long, ce pourrait être celui de tante Mabel », etc. On pourrait

considérer ces liens particuliers comme les « axiomes » d’une théorie


combinatoire dont les « théorèmes » auraient la forme suivante : « “Le

chat a le poil long” : est vrai si et seulement si le chat a le poil long. »

Comme nous l’avons vu, cette théorie combinatoire peut avoir deux

applications philosophiques non négligeables. (a) Comme l’explique

Brandom, elle peut être utilisée à des fins qu’on pourrait qualifier

d’« hygiéniques », pour montrer que tout ce qu’on veut énoncer peut l’être

à l’aide d’un vocabulaire déterminé, jugé acceptable d’un certain point de

vue normatif (objectiviste, scientifique, non religieux, moralement neutre,

etc.). On peut ainsi chercher à stigmatiser et à marginaliser les termes et les

affirmations non conformes à la norme, voire, dans un esprit plus détendu,

tenter de montrer que les affirmations inadéquates sur le plan normatif ont

leurs propres usages légitimes – quoique très différents –, qu’il faut isoler de

ceux qu’autorise la théorie « enrégimentée ». (Il peut être difficile de

déterminer laquelle de ces finalités est valable ; pensons aux positivistes du

cercle de Vienne qui ont catégorisé la métaphysique comme une espèce de

« poésie ».)

(b) En présumant que cette première application porte ses fruits, on peut

tenter d’élaborer une théorie de la signification, dans l’esprit de celle que

Donald Davidson a rendue célèbre, ou du moins peut-on formuler

l’hypothèse de la possibilité d’une telle théorie. Celle-ci serait censée

correspondre à la compétence d’un locuteur normal. Elle expliquerait

pourquoi, étant familiarisée avec certains axiomes (tels les liens unissant

chat et poil), une personne qui maîtrise la langue française peut formuler et

comprendre, en diverses circonstances, un vaste ensemble d’énoncés

différents, dont ceux que nous avons cités ci-dessus.

Un enjeu plus fondamental, dont l’issue dépend de ces deux applications

présumées, touche à la question de l’explication, soulevée au début de la

section précédente. Ainsi, quelle place occupe le langage dans la vie

humaine ? Se limite-t-il à nous donner de nouveaux moyens ? Transforme-

t-il aussi nos fins ? Si on répond à cette dernière question par l’affirmative,

comment comprendre cette transformation ? Une théorie « encadrante »

peut-elle à elle seule expliquer l’apport du langage ? C’est là l’éventail de

questions déterminantes que soulève la théorie HHH.

Dès lors, qu’est-ce qui cloche avec ces applications philosophiques ? Dans

le cas de la variante « hygiénique » (a), en principe, rien. Nous disposons


bel et bien (ou, du moins, nous espérons disposer) de ce qui ressemble à un

vocabulaire enrégimenté et, dans le cas des sciences de la nature, de modes

de combinaison rigoureux qui répondent à des standards élevés de

vérification et qui préviennent assurément certains types de description

(porteurs de significations humaines et morales, par exemple) pouvant

compromettre lesdits standards. L’objectif consiste à circonscrire un

vocabulaire spécialisé, ce qui peut s’avérer à la fois possible et très utile en

certaines circonstances, comme on peut le constater dans les sciences les

plus pointues. L’enjeu principal réside dans la façon dont on envisage les

domaines situés à l’extérieur de la zone enrégimentée. Si, à l’instar des

positivistes du cercle de Vienne, on cherche à démontrer que tout ce qui

n’entre pas dans ce cadre ne peut pas être qualifié de véritable description et

que les affirmations irrecevables n’ont donc aucune valeur de vérité, de

graves questions se posent.

Quiconque entend contester cette vision tranchée peut soit (i) essayer de

montrer que certains énoncés stigmatisés (métaphysiques, moraux ou

esthétiques) répondent parfaitement aux conditions de vérité et sont par

conséquent tout aussi « objectifs » que les affirmations jugées acceptables

par le système enrégimenté, soit (ii) admettre que ces usages différents ne

sont pas descriptifs tout en affirmant que le langage, par nature, ne se limite

pas à la seule fonction descriptive. Il semble que Wittgenstein, notamment

dans ses Recherches philosophiques, ait défendu un argument de ce genre.

Nos « crampes au cerveau » découlent d’un empressement excessif à

présumer que les énoncés d’une certaine forme logique doivent

nécessairement décrire des réalités de même forme. « Je souffre » doit être

interprété de la même façon que « Le chat est sur le paillasson », à savoir

sous la forme « F(a) ». Nous sommes aveugles à la grande variété des usages

du langage et nous sombrons dans la confusion quand nous refusons de

l’admettre.

On peut aller plus loin et affirmer non seulement qu’il existe (i) des

affirmations valides qui ne répondent pas à la norme enrégimentée et (ii)

des usages non descriptifs du langage qui sont erronément qualifiés de

descriptifs, mais aussi (iii) que ces deux types d’usages non standards sont

indissociables de la compétence linguistique elle-même. Autrement dit, un

être qui ne maîtriserait pas les usages non standards (tant la description non
conforme aux normes que la non-description) serait incapable de faire une

description standardisée.

J’aimerais pouvoir corroborer cette affirmation forte (iii). Pour ce faire, je

dois trouver une façon de cerner la question. Brandom me rend peut-être

service en ce sens dans son ouvrage cité plus haut. Penseur modéré, il

souhaite mettre un terme au penchant stigmatisant de la tradition

épistémologique moderne. À ses yeux, l’effort qui consiste à relier un

vocabulaire de base et un vocabulaire cible présente une certaine pertinence,

même pour qui est prêt à abandonner tout espoir de circonscrire l’ensemble

du champ du dicible (autorisé) dans le cadre d’une telle opération. Il vaut la

peine d’essayer d’établir de tels liens, car tant les réussites que les échecs

permettent d’apprendre des choses sur les différents vocabulaires et sur leurs

relations. Une « discrimination métaphysique sans dénigrement » est

41
possible . Cependant, les cas qui passent le test revêtent une importance

particulière, car le lien entre la base et la cible peut être défini de façon

42
particulièrement nette . Et il se trouve une autre raison : « Le

métaphysicien cherche à construire un vocabulaire technique et artificiel

ayant ce même pouvoir expressif [c’est-à-dire à l’aide duquel “tout peut être

dit”]. Pourquoi ? Pour la maîtrise supérieure qu’offre le fait d’être

enrégimenté aux vocabulaires dont la sémantique élémentaire est stipulée –

dans quelque autre vocabulaire (sans éliminer la nécessité d’interprétation

herméneutique) – et à ceux dont la sémantique est calculée de manière

43
algorithmique . »

Malgré d’autres travaux où il exprime une suspicion qui rappelle un

certain naturalisme stigmatisant, j’aimerais prendre Brandom au pied de la

lettre et formuler quelques remarques amicales. Celles-ci portent sur les

limites possibles de la sémantique pragmatiste qu’il défend, lesquelles en

disent long sur la nature du langage et sur sa place dans la vie humaine.

Brandom introduit un concept très utile qui peut servir de cadre à cette

discussion : celui de « pratique discursive autonome, soit un jeu du langage

qu’on peut pratiquer même si on n’en pratique aucun autre, ou encore un

ensemble d’aptitudes qu’on peut posséder même si on ne possède aucune

44
autre aptitude spécifiquement discursive ». Selon ce philosophe, toute

pratique digne de ce nom devrait inclure la possibilité de faire des

affirmations – et, par voie de conséquence, de poser des questions et de


donner des ordres. (Le langage que Wittgenstein imagine dans le paragraphe

2 de ses Recherches philosophiques ne répond pas à ce critère.)

Je n’entends pas mettre en cause cette contrainte propre à toute pratique

discursive autonome ; il est sans doute inimaginable qu’une telle pratique ne

permette pas la formulation d’affirmations. Toutefois, j’aimerais revenir sur

la dimension restrictive selon laquelle il s’agit d’un jeu du langage qu’on

peut pratiquer même si on n’en pratique aucun autre. La question consiste à

savoir s’il est possible de jouer au jeu de l’affirmation, avec tout ce qu’il

implique et apporte, sans montrer d’autres aptitudes linguistiques ou

paralinguistiques. Bref, à quel point ce jeu peut-il se suffire à lui-même ?

Cette question touche plus particulièrement à la dimension « hygiéniste »

(a). Il en est une autre qui conteste le projet de théorie de la signification

(b). Les questions posées se recoupent, mais sont formulées différemment.

Le recoupement est manifeste dans la mesure où une théorie de la

signification qui offrirait un portrait juste de la compétence d’un locuteur

vivant et parlant n’importe quelle langue devrait permettre de dériver toutes

les descriptions et tous les usages non descriptifs indissociables de ladite

compétence. Si la thèse que je défends (iii) est vraie sous quelque forme et

que les conditions nécessaires à l’existence d’une gamme normativement

définie de descriptions incluent d’autres usages, une théorie de la

signification valide devrait être en mesure de dériver ces usages. Par

conséquent, une façon d’évaluer si un ensemble donné d’usages normatifs

enrégimentés se suffit à lui-même consiste à vérifier si la théorie de la

signification correspondante peut générer tous les usages indispensables en

plus des usages principaux.

Comment s’y prend-on ? La réponse ne va effectivement pas de soi, car

personne n’a encore formulé de théorie concrète de la signification ; on ne

dispose pour le moment que de principes généraux sur lesquels on pourrait

en fonder une. Cela dit, on peut conclure avec Davidson que, armé d’une

théorie qui correspond véritablement à la compétence d’un locuteur,

laquelle s’exprime par sa propre reconnaissance des conditions

extensionnelles de vérité de tous les énoncés qu’il peut formuler ou

comprendre, un interlocuteur pourrait acquérir la langue dudit locuteur par

« interprétation radicale ».
Ce concept, fondé sur la notion de « traduction radicale » introduite par

Quine, désigne le processus par lequel je suis capable, sans l’aide d’un

professeur, d’un dictionnaire bilingue ou d’un manuel de traduction,

d’apprendre la langue d’un locuteur qui, au départ, m’est totalement

inconnue. L’histoire recèle de nombreux exemples de tels apprentissages à

partir de rien, notamment de la part d’explorateurs, de missionnaires et de

réfugiés. Cependant, on ne peut pas conclure à la justesse de la thèse de

Davidson sur les exigences propres à l’apprentissage.

L’idée voulant que l’apprentissage d’une langue corresponde à celui de la

production de conditions extensionnelles de vérité pour ses combinaisons

descriptives perpétue la conception « modeste » et non mystérieuse d’une

signification linguistique fondée sur le couplage d’expressions à des

situations objectives, laquelle est issue de la théorie HLC. De ce qu’il faut

savoir et comprendre pour parler une langue, cette théorie exclut au moins

deux éléments : (A) une connaissance de la dimension cratyliste des

expressions de cette langue (ou à tout le moins de celles qui en comportent

une), c’est-à-dire de la façon dont elles représentent la nature de leur objet ;

(B) une conscience des significations culturelles « profondes » (propres aux

rites, aux rapports sociaux, aux pratiques collectives, aux relations

hiérarchiques, aux symboles de pureté et d’impureté, etc. – là encore, s’ils en

comportent une) qui s’avèrent essentielles à la compréhension des

expressions se rapportant à ces domaines. Parce que ces deux éléments sont

essentiels à la compréhension d’une langue donnée (ou à certains de ses

usages essentiels), voire à la détermination des conditions de vérité de

certaines combinaisons descriptives, il est faux d’affirmer que la maîtrise

d’une langue se limite à la capacité de produire des conditions

extensionnelles de vérité.

Il devrait cependant être possible de déterminer si on peut s’exempter des

éléments (A) et (B) ou si leur apprentissage est une condition nécessaire à

l’acquisition et à la pratique d’une langue. Je me pencherai d’abord sur cette

question, puis je reviendrai sur l’enjeu brandomien du cadre d’une pratique

discursive autonome qui inclut la description. La réponse à la question de la

théorie de la signification alimentera ces réflexions plus approfondies, mais

il nous faudra aussi tenir compte d’autres considérations. Dès lors, je

l’espère, la discussion entourant ces deux questions nous permettra


d’éclairer ce qui constitue l’élément (C), relatif à la place du langage dans la

vie humaine.

1. Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, traduction de

Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2007, p. 96.

2. Ibid., p. 97.

3. Hobbes finira par ajouter deux autres fonctions : nous pouvons parler pour nous faire plaisir et

pour faire plaisir à autrui, et les mots peuvent constituer des ornements.

4. Thomas Hobbes, Léviathan, p. 99.

5. « Pour ce qui concerne la méthode, j’ai estimé que la bonne ordonnance du discours, bien qu’elle

soit flagrante, ne suffirait pas à elle seule, mais qu’il fallait commencer par la matière de l’État, et

ensuite poursuivre par sa génération, par sa forme et par l’origine première de la justice. Car une

chose n’est jamais mieux connue qu’à partir des éléments qui la constituent. De même, en effet, qu’en

une montre automatique ou en toute autre machine un peu plus compliquée encore, on ne peut

connaître quelle est la fonction de chaque pièce et de chaque roue à moins de la démonter et d’étudier

séparément la matière, la figure et le mouvement des pièces ; de même lorsqu’on recherche le droit de

l’État et les devoirs des citoyens, il est nécessaire non pas, certes, de dissoudre l’État, mais néanmoins

de le considérer comme dissous, c’est-à-dire de comprendre correctement quelle est la nature

humaine, par quels traits elle est apte ou inapte à former un État et comment les hommes qui veulent

se souder doivent s’organiser entre eux. » Thomas Hobbes, Du citoyen, traduction de Philippe

Crignon, Paris, Flammarion, 2010, p. 84-85.

6. Thomas Hobbes, Léviathan, p. 102.

7. Ibid., p. 104.

8. Ibid., p. 120.

9. « Yhwh Dieu fabrique avec la terre / toutes les bêtes sauvages / tous les oiseaux du ciel / Il les fait

défiler devant l’adam / pour entendre le nom qu’il leur donne / Chaque être vivant reçoit son nom de

l’adam » (Genèse 2,19, La Bible, Paris/Montréal, Bayard/Médiaspaul, 2001).

10. John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, traduction de Jean-Michel

Vienne, Paris, Vrin, 1989. J’indique les références à cette œuvre par leur livre, leur chapitre et leur

paragraphe.

11. Ibid., livre II, chap. VIII, § 13 ; voir « Globules », livre IV, chap. II, § 11.

12. Ibid., livre II, chap. II, § 2, et livre II, chap. XII, § 1.

13. Thomas Hobbes, Léviathan, p. 97.

14. John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre III, chap. I, § 1.

15. Il parle du cerveau comme de la « Chambre d’audience » de l’« Âme ». Ibid., livre II, chap. III,

§ 1.

16. Ibid., livre III, chap. I, § 2.

17. Ibid., livre III, chap. II, § 2.

18. Ibid., livre III, chap. II, § 4 et § 5.

19. Ibid., livre III, chap. II, § 8. Voir aussi livre III, chap. II, § 1 : un mot est associé à une idée parce

qu’il « a été fait volontairement le signe d’une telle idée ».

20. Voir, dans ibid., livre III, chap. II, § 8, les références à Auguste et, dans ibid., livre III, chap. VI,

§ 51, les références à la liberté d’Adam.

21. Ibid., livre III, chap. II, § 7.


22. Ibid., livre III, chap. II, § 8.

23. Étienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, Paris, Vrin, 2014,

p. 37.

24. Ibid., p. 21-22.

25. Voir Ernst Hartwig Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen

Âge, traduction de Jean-Philippe Genet et Nicole Genet, Paris, Gallimard, 1989.

e
26. René Descartes, « Discours de la méthode », 2 partie, dans Œuvres de Descartes, dirigées par

Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Vrin, 1973.

27. Selon Mill, la logique « n’est pas une science distincte de la Psychologie et du même ordre

qu’elle. Bien loin d’être une science, c’est une partie ou une branche de la Psychologie […] ». John

Stuart Mill, La Philosophie de Hamilton, traduction d’E. Cazelles, Paris, Germer Baillière, 1869, p. 437.

28. Il s’agit en fait d’une autre facette de l’idée fondamentale de Frege par laquelle j’ai commencé le

chapitre 1. Besonnenheit (« réflexion » ou « le fait d’être dans la dimension linguistique ») signifie

qu’à l’utilisation des mots correspond le fait de savoir qu’ils constituent les « mots justes ». La cause

de leur énonciation ne se résume pas simplement à un stimulus immédiat ; un enjeu de « validité »

[Geltung] se pose.

29. Michael Dummett, Les Origines de la philosophie analytique, traduction de Marie-Anne

Lescourret, Paris, Gallimard, 1991, p. 37.

30. Michael Dummett, Truth and Other Enigmas, Cambridge (Massachusetts), Harvard University

Press, 1978, p. 458.

31. J’ai abordé cette question dans le chapitre 3.

32. Wilhelm von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, traduction de Pierre

Caussat, Paris, Seuil, 1974, p. 246 ; [Sie (Sprache) muß daher von endlichen Mittel einen unendlichen

Gebrauch machen], Schriften zur Sprache, Stuttgart, Reclam, 1973, p. 96.

33. Voir note 28.

34. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, traduction de Gilles Gaston Granger, Paris,

Gallimard, 1993, § 3.3, p. 45.

35. Voir Robert Brandom, Between Saying and Doing : Towards an Analytic Pragmatism, Oxford,

Oxford University Press, 2008.

36. Ibid., p. 1.

37. Ibid., p. 31.

38. Ibid., p. 219.

39. Ibid., chap. 4.

40. Voir Noam Chomsky, Aspects de la théorie syntaxique, traduction de Jean-Claude Milner, Paris,

Seuil, 1986.

41. Robert Brandom, Between Saying and Doing, p. 229.

42. Ibid., p. 213.

43. Ibid., p. 227.

44. Ibid., p. 41.


CHAPITRE 5

La dimension figurée du langage

Dans les chapitres précédents, j’ai affirmé l’existence d’une continuité entre

la théorie HLC, née à l’aube de la modernité, et les courants dominants de la

philosophie analytique postfrégéenne. Dès sa naissance, et encore

aujourd’hui, cette pensée poursuit un double objectif. D’une part, elle

cherche à expliquer la genèse et le fonctionnement du langage ainsi qu’à

déterminer les aptitudes essentielles à son utilisation. D’autre part, elle

énonce des normes strictes pour encadrer son usage légitime. Hobbes et

Locke ne manqueront pas de prôner la nécessité de définitions rigoureuses

et de souligner les dangers des métaphores et des tropes. Et Robert Brandom

décrira les finalités prophylactiques des divers « enrégimentements » qui

ont mené à la stigmatisation de pseudo-affirmations irresponsables et

« métaphysiques ». Les visées explicatives et descriptives de ce courant vont

donc de pair avec son approche normative.

Sur le plan normatif, la théorie HLC pose deux grandes exigences

impérieuses : (1) tout terme appartenant au langage doit faire l’objet d’une

définition rigoureuse et il faut se tenir à cette définition pour tous ses usages

ultérieurs (sauf si celle-ci est formellement révisée) ; (2) il faut se garder de

recourir à la métaphore et aux autres tropes dans les raisonnements qui font

appel aux termes définis.

Ces recommandations semblent découler tout naturellement de la théorie

descriptive. Les idées apparaissent dans l’esprit, soit par suite de

l’introduction du monde en son sein grâce à la perception, comme le pense


Locke, soit par un examen plus minutieux des idées existantes, lequel peut

mettre au jour des distinctions restées jusque-là inaperçues, comme le

souligne Condillac. Nous attribuons ensuite des mots à certaines de ces

idées, ce qui nous permet d’obtenir une image du monde par combinaison

et par inférence, en particulier grâce à l’efficacité des idées qui désignent des

catégories d’objets. Les deux principales fonctions de ce processus de

dénomination sont, d’une part, de permettre le raisonnement et la

combinaison et, d’autre part, de rendre possible la communication avec

autrui (donc l’élaboration collective d’une image du monde).

Si tel est bien ce qui se produit, les deux grandes exigences de la théorie

sont évidemment légitimes. Au beau milieu d’un raisonnement, il serait vain

de remplacer l’idée associée à un nom par une autre (cela contreviendrait à

la norme 1). Quant à la norme 2, le recours à une métaphore consiste à

désigner A par B (ou d’identifier A à B – je reviendrai sur cette question), ce

qui contrevient manifestement à la norme 1 et rend les inférences fausses

ou, au mieux, incertaines (ce qui découle de B découle-t-il aussi de A ?).

Les dimensions explicative et normative de la théorie HLC convergent, car

ce qui contrevient aux deux exigences constitue un usage aberrant du

langage.

En envisageant la norme 2 sous un autre angle, on peut affirmer que les

expressions métaphoriques servent non seulement à désigner leurs référents,

mais aussi à les caractériser d’une certaine façon. La phrase « La nuit nous a

enveloppés tel un manteau » cherche à dire quelque chose de l’impression

laissée par la tombée du crépuscule. Elle dépeint l’expérience, en offre une

semi-icône. J’aimerais proposer le verbe figurer, dans son emploi transitif,

pour traduire ce type de représentation. Selon la théorie HLC, l’association

1
des mots aux idées « par une intuition tout à fait arbitraire » fait partie de

la nature même du langage. Le sens figuré, en revanche, n’a rien

d’arbitraire ; on le saisit et, souvent, on l’approuve, parce qu’il convient.

Dans la phrase citée ci-dessus, le prédicat lié à nuit a donc quelque chose

d’anormal. Il dégage un relent de ces théories aberrantes (selon la théorie

HLC), dérivées de la kabbale ou de l’hypothèse du langage adamique, où

chaque mot évoque l’objet qu’il désigne.

La dimension descriptive-explicative et le cadre normatif de la théorie

convergent. On peut contrevenir aux normes, mais les énoncés qui en


résultent sont si anormaux qu’ils ne méritent pas de relever d’un usage

correct du langage. Ce faisant, on ne parvient qu’à tenir des propos confus,

voire contradictoires, et assurément dépourvus de contenu vrai (des propos

« métaphysiques », pour emprunter la terminologie du cercle de Vienne).

En revanche, la thèse que je défends dans ces pages dissocie les normes de

la conception descriptive-explicative dont elles ont émergé. J’admets que ces

normes ont leur raison d’être, car certains usages du langage en dépendent,

lesquels ont leur pertinence dans notre culture et y remplissent même une

fonction importante. Toutefois, elles ne peuvent pas s’appliquer à tous les

usages porteurs d’information. Le langage est plus vaste et plus riche que ses

seules variantes enrégimentées et spécialisées.

Demandons-nous en quoi ces variantes consistent. Les normes 1 et 2

s’appliquent à (a) la langue du quotidien dans les cas où celle-ci est

employée pour formuler des descriptions rigoureuses et précises, en

particulier des descriptions qui peuvent donner lieu à des inférences valides.

Citons un exemple tiré de la sphère judiciaire : « Et maintenant, M. Jones,

veuillez répondre de façon précise. Lorsque vous avez vu le suspect pour la

première fois, portait-il une arme à feu ? Pas de suppositions vagues, de

conjectures ou de broderies inutiles, s’il vous plaît. Qu’avez-vous vu

exactement ? »

Au champ (a) s’en sont ajoutés deux autres, qui s’inscrivent en quelque

sorte dans le prolongement de la description ordinaire. D’abord (b) la

science, qui étend ces exigences à des domaines spécialisés requérant de

nouveaux modes opératoires et une terminologie propre (qui fait souvent

appel aux mathématiques). Tant Hobbes que Locke ont souligné l’utilité

d’un usage ainsi discipliné du langage pour le progrès scientifique. Puis (c)

le domaine des inférences, renforcé par la logique, qui lui a conféré une plus

grande exactitude.

On pourrait qualifier ce complexe a-b-c de « constellation de Vienne »,

d’après les positivistes du cercle du même nom qui souhaitaient circonscrire

à ces champs le domaine de la production de sens (à tout le moins dans sa

variante empirique) en purgeant celui-ci de toute « métaphysique »,

assimilée au non-sens ou, au mieux, à la « poésie ».

La plupart des penseurs postfrégéens cherchent à définir le langage en se

fondant sur la même constellation, bien que les domaines (b) et (c) aient
e
connu un développement considérable depuis le xviii siècle. Frege lui-

même a grandement amélioré et élargi le domaine des inférences, et une

bonne partie de l’analyse postfrégéenne du langage applique cette logique

étendue.

Les efforts des langages enrégimentés qui visent à trouver ce qui peut être

dérivé d’un vocabulaire de base comportent une orientation normative. Le

langage de base est lui-même réputé avoir une validité empirique

incontestable, que celle-ci soit épistémologique (les données sensorielles, par

exemple) ou naturaliste (la physique, par exemple), et les dérivations

doivent être impeccables sur le plan logique. Ces exigences garantissent au

moins le respect des normes 1 et 2. Je précise « au moins » parce que, en

philosophie contemporaine, des exigences ontologiques s’imposent parfois.

Cela saute aux yeux dans le cas de ce que Brandom qualifie de

« naturalisme », qui peut prendre la forme du physicalisme : pour être

acceptable, une phrase doit nécessairement pouvoir être dérivée, à l’aide

d’un des modes de réduction existants, d’affirmations des sciences

physiques.

Pour être jugé acceptable, le langage se voit ainsi soumis à une autre

condition très restrictive, car le vocabulaire des sciences de la nature

postgaliléennes a été expressément débarrassé de toute référence à la

téléologie ou à l’intentionnalité, et ses explications de base ne peuvent pas

être formulées dans les termes du sens qu’ont les choses pour nous, êtres

humains. Elles ne doivent faire appel qu’à des facteurs « objectifs » au sens

strict. Le respect de cette exigence a d’ailleurs contribué aux succès éclatants

des sciences naturelles dans leurs domaines respectifs. Toutefois,

l’application de ces conditions au langage en général implique le

franchissement d’un pas supplémentaire.

L’imposition de telles exigences ontologiques ajoute un troisième principe

(3) aux deux normes présentées ci-dessus.

Très souvent (la plupart du temps de manière implicite), une autre

contrainte s’applique aux efforts d’enrégimentement, elle aussi inspirée des

sciences de la nature : (4) pour être adéquate, la description d’un

phénomène doit être celle de l’observateur envisagé à la troisième personne

et non celle de l’agent envisagé à la première personne. Cette exigence, nous

le verrons, est source d’erreurs fatales dans la théorie du langage.


Les quatre principes évoqués ci-dessus alimentent de nombreuses

constructions normatives de la philosophie postfrégéenne destinées à

délimiter le champ du langage empirique fiable. Cette perspective normative

présente aussi des affinités fondamentales avec les théories descriptives-

explicatives populaires dans l’univers postfrégéen.

La théorie de la signification de Donald Davidson, laquelle vise à décrire

la forme que prend, pour une langue donnée, voire pour une personne

donnée, la capacité de parler ladite langue, en offre un exemple. Le

philosophe propose un système déductif au moyen duquel les conditions de

vérité de toute affirmation empirique acceptable peuvent être exprimées

sous forme de théorèmes découlant des axiomes de la théorie. Ces axiomes

offrent les définitions des expressions référentielles et des prédicats de la

langue en associant les termes en cause aux caractéristiques du monde qu’ils

ont pour fonction de décrire.

Parce que la théorie de la signification propre à toute personne est censée

caractériser la capacité de celle-ci à formuler et à interpréter ces énoncés, le

respect (bien sûr inconscient) de ces inférences déductives constitue un

aspect déterminant de cette capacité. En découle l’effort investi pour révéler

la véritable « forme logique » des phrases d’action, des phrases comportant

des modificateurs adverbiaux, du discours indirect, etc. Toute phrase

produite ou comprise doit équivaloir à un énoncé dont la forme logique

permet sa déduction des axiomes présumés, sans quoi la théorie est

invalidée.

Les axiomes eux-mêmes relient un mot ou un groupe de mots arbitraire

et « non motivé » à un référent, à un type de référent ou à une propriété, ce

qui correspond à la liaison entre le mot et l’« idée » proposée par Locke. En

comprenant les axiomes, on apprend à générer les conditions de vérité de

toute phrase produite par la théorie à partir de ceux-ci. Cette théorie est

« extensionnaliste » : nous ne cherchons pas à comprendre la signification

des expressions du langage selon la manière dont elles « figurent » le

phénomène qu’elles décrivent (nous faisons entièrement abstraction de la

dimension cratyliste, pour peu que celle-ci existe). Seule nous intéresse la

façon dont elles se combinent pour définir les conditions de vérité, peu

importe comment celles-ci peuvent être figurées.


Tout cela garantit le respect des normes 1 et 2. Le système déductif n’a

d’autre possibilité que de s’accrocher aux axiomes (définitions), et la

dimension cratyliste est complètement évacuée.

Ainsi, à l’instar de la théorie HLC, la philosophie analytique postfrégéenne

propose des conceptions du langage qui présentent d’étroites affinités avec

ses programmes normatifs, ceux-ci visant à produire une langue acceptable

en tant que telle plutôt qu’à répondre à des objectifs particuliers et limités.

Parce que je considère que les programmes normatifs devraient se limiter à

de tels objectifs (plus spécialisés) au lieu de prétendre à l’universalité, il me

faut démontrer qu’ils offrent une vision particulièrement faussée du langage.

On peut isoler deux caractéristiques fondamentales de ces programmes,

deux hypothèses qui masquent leur nature trompeuse.

I. Les mots sont introduits pour désigner des caractéristiques auxquelles nous avons déjà prêté

attention d’une manière ou d’une autre (ou alors ils sont liés, dans des axiomes, à des éléments

à partir desquels les conditions de vérité des phrases où ils figurent peuvent être définies ; nous

nous sommes déjà penchés sur ces éléments).

II. La dimension cratyliste ou « figurée » du langage n’ajoute rien à notre description

empirique du monde – ou, du moins, rien qui nous informe vraiment sur le monde, bien que

les figures puissent nous aider à rendre compte de nos réactions émotionnelles aux choses ou de

nos impressions subjectives à leur égard.

Dans les pages qui suivent, j’entends réfuter ces deux hypothèses.

Allons-y tout d’abord avec quelques mots sur l’hypothèse I. Cela ne veut

pas dire que notre langage empirique ne se développe pas constamment,

puisque de nouvelles caractéristiques de notre monde sont chaque jour

portées à notre attention. Cette hypothèse n’exclut pas non plus qu’un

individu affiche un retard considérable dans son aptitude à identifier les

choses nommées par la langue commune et doive consentir un effort de

rattrapage s’il souhaite maîtriser ces termes.

Dans les cas les plus patents, les caractéristiques sont déjà bien connues,

par exemple lorsque nous apprenons ce que signifie, en français, une phrase

comme « Le chat a le poil long ». Dans les situations où une personne

apprend une langue étrangère dans des conditions d’« interprétation

radicale », c’est-à-dire sans professeur ni manuel de traduction, le succès

repose sur le fait, exploré par Eleanor Rosch et par d’autres chercheurs, que

l’être humain tend plus ou moins universellement à remarquer certains


types d’objets, qu’il considère comme des entités, et certains types de

processus et d’actions, qu’il considère comme des prédicats immédiatement

compréhensibles. Il peut être tentant de répéter la boutade d’Austin à

propos des « marchandises sèches de taille moyenne », sauf que certains

éléments de cette catégorie de choses reconnues universellement sont

« humides » ; c’est le cas par exemple des animaux et des êtres humains

ainsi que de leurs actions, par exemple marcher, courir, grimper, manger,

etc. Rosch a même constaté que l’identification préscientifique d’animaux,

qui relève du sens commun, commence invariablement quelque part au

milieu d’un schéma taxonomique : par exemple, on apprend d’abord le mot

chien et non canidé (qui inclut le loup et le renard) ou épagneul (sans parler

des échelons plus élevés de la classification comme mammifère). Cette

approche garantit la communication relative aux entités et aux processus de

2
base, y compris entre personnes très éloignées sur le plan culturel .

Dans beaucoup d’autres cas, cependant, il nous arrive d’être incapables de

reconnaître les entités ou les processus essentiels aux conditions de vérité

des énoncés que nous entendons. Si, dans un garage, j’observe en

compagnie de mon mécanicien l’étrange assemblage de métal et de câbles

qui se trouve sous le capot de ma voiture et si je l’entends dire quelque chose

comme « Le X est décentré », je hoche sagement la tête, car, en tant

qu’adulte mâle de culture nord-américaine, j’ai honte d’avouer que je suis

désespérément ignare en la matière, et je prie pour qu’il ne me pose pas une

question qui me trahirait. Quiconque entre dans un atelier dont il connaît

mal les opérations qu’on y effectue vivra la même expérience que moi dans

ce garage. L’ignorance dont il est ici question ne se limite pas à l’incapacité

de nommer les machines et les procédés, car il est possible qu’on ne sache

même pas où se termine une machine et où commence une autre. Comme

le décor ne se segmente pas de lui-même en unités distinctes, on ne peut pas

se demander à quoi sert tel ou tel objet.

Même si nous nous entendons tous pour reconnaître un chien ou un chat,

le fait de courir ou de manger, nos façons respectives de segmenter le monde

sont parfois très différentes selon nos compétences, nos savoir-faire, nos

activités quotidiennes et notre culture, si bien qu’il se peut que nous soyons

incapables de déterminer les entités et les processus propres aux situations

qui constituent les conditions de vérité de certaines combinaisons


descriptives. Nous n’y arrivons qu’en acquérant des compétences et des

savoir-faire, en adoptant des activités quotidiennes et des dispositions

d’esprit, voire en combinant le tout en une culture assez différente. À cet

égard, la compréhension d’une langue implique celle de beaucoup d’autres

choses, de manières d’agir et de manières d’être.

Tout cela n’invalide pas l’hypothèse I. Une fois initié à l’activité pratiquée

dans l’atelier – ou une fois mon cours élémentaire de mécanique réussi –, je

suis en mesure de reconnaître ce dont il est question lorsque le mécanicien

affirme que « les injecteurs sont encrassés » et d’en comprendre les

implications. La théorie HLC présume qu’un tel processus de familiarisation

est non seulement possible, mais qu’il se déroule bel et bien. De nouvelles

entités prennent forme lorsque nous apprenons à envisager les choses d’une

certaine façon, ce qui rejoint le propos de Condillac sur notre aptitude à

établir des distinctions plus fines à partir d’un vocabulaire élémentaire des

choses et des propriétés.

L’hypothèse I ne suppose pas non plus que la signification d’un terme est

fixée à tout jamais une fois celui-ci défini. On introduit un mot en

produisant un contraste pour nommer un élément ou une facette dont on a

constaté l’existence. Il est cependant possible que cette explicitation nécessite

une révision à la lumière d’événements ultérieurs. Imaginons par exemple

une situation où nous ne pouvons distinguer que deux formes, A et B, alors

qu’il nous faudrait en distinguer trois ; il nous faut ainsi modifier les

définitions de A et de B pour faire de la place à C. De la même façon, nous

sommes souvent conscients, même avant de les prononcer, de la fragilité de

nos mots, de leur « texture ouverte » ou de leur caractère

fondamentalement contestable.

Bien entendu, Hobbes et Locke ont affirmé qu’il fallait s’en tenir aux

définitions originales, mais il ne faut pas se montrer trop rigoureux à cet

égard ; on doit se concentrer sur les enjeux contemporains déterminants. Il

faut actualiser leurs idées en y intégrant les thèses de Saussure, tout comme

la philosophie contemporaine l’a fait sur la base des découvertes de Frege.

Pour les auteurs de la théorie HLC, le langage est une compétence qui

s’acquiert un terme à la fois (pensons à la fable de Condillac sur l’origine du

langage). Introduire un mot consiste à attacher un nom quelconque à un

phénomène particulier. Saussure, lui, a tenu compte du fait qu’un mot


prend sa signification par contraste avec les autres mots ; le mot rouge n’a de

signification propre qu’en vertu de son contraste par rapport aux autres

noms de couleur. Cette signification pourrait être très différente si, par

exemple, orange n’existait pas. Ainsi, au lieu d’envisager le code linguistique

comme un ensemble de paires mot-chose, il faut y voir une relation entre,

disons, des sons définis de façon différentielle (les signifiants) et des

phénomènes définis de façon différentielle (les signifiés). « Dans la langue,

3
il n’y a que des différences sans termes positifs », écrit Saussure. Nous

établissons des distinctions contrastives dans le champ indéfini des

phonèmes possibles et les faisons correspondre aux distinctions contrastives

propres aux phénomènes dont nous parlons.

Ainsi mise à jour, l’hypothèse I supporte bien toutes ces caractéristiques.

J’aimerais néanmoins montrer qu’elle présente des défauts plus graves. Afin

de faciliter mon exposé, toutefois, j’entends d’abord traiter de l’hypothèse II,

relative à la dimension cratyliste.

En général, les théories linguistiques contemporaines tendent à envisager le

langage dans la perspective saussurienne qui fonde la mise à jour proposée

ci-dessus. Pour Saussure, il importe de définir le code linguistique dans sa

dimension synchronique ; les questions relatives à son évolution historique

relèvent d’une autre spécialité de la linguistique. Ainsi défini, le code peut

être considéré comme la mise en correspondance d’un ensemble de

distinctions de sons avec un ensemble de distinctions de choses. Connaître

une langue consiste à savoir s’exprimer et à savoir interpréter en utilisant ces

paires qui, pour Saussure, sont cependant « non motivées ». Le linguiste se

situe résolument dans le camp anticratyliste. Aux canidés et aux félidés du

monde correspond en anglais la distinction dog/cat, mais ailleurs, on

4
entendra plutôt chien/chat ou Hund/Katz .

Cependant, cette perspective laisse dans l’ombre les usages créatifs du

langage, grâce auxquels nous acquérons de nouveaux pouvoirs

d’explicitation. Ces pouvoirs peuvent sembler faciles à manier. Pour

poursuivre avec l’exemple issu du domaine de la taxonomie du chien et du


chat, imaginons une situation où une nouvelle sous-espèce fait son

apparition, un nouveau type de chien. Nous révisons alors la liste existante

des sous-espèces censée répertorier les divers types de chiens. Imaginons

une situation plus déconcertante où apparaît la mule, ni cheval ni âne et les

deux à la fois ; dans ce cas, on ajoute simplement une case, quelque part

entre une catégorie et une sous-catégorie. Et ainsi de suite.

Ce scénario correspond parfaitement à l’hypothèse I : un objet retient

notre attention, puis nous le nommons. Il respecte aussi l’hypothèse 2 : le

nom ainsi formulé est arbitraire – ou « non motivé » dans les termes de

Saussure. (Il va sans dire que seules les nouvelles caractéristiques de l’objet

se voient conférer un nom arbitraire ; si par exemple une nouvelle sous-

espèce de chiens est découverte, son nom latin devra nécessairement

commencer par Canis.) En outre, la néologie (la formulation du nom) est

une activité publique, explicite, dont les fruits sont soumis à la communauté

scientifique pour approbation.

Cependant, il ne s’agit pas du seul scénario de création lexicale possible. Il

nous arrive d’avoir l’impression d’une réalité nouvelle à exprimer. Notre

sentiment peut d’abord être vague : nous cherchons à tâtons, sans trop

savoir de quoi il s’agit. Bientôt, nous formulons une expression qui apaise

cette tension : nous avons trouvé le mot « juste » (voir le chapitre 1). Puis

des gens l’adoptent, certains immédiatement, sans même remarquer le

néologisme, d’autres après réflexion. Eux aussi considèrent que celui-ci

convient, qu’il constitue le mot « juste » ; il finit ainsi par faire partie de la

langue. De nombreux termes populaires récents témoignent de ce processus.

Les hypothèses I et II renferment chacune leur propre conception du

terme « juste ». Pour l’une, celui-ci fait déjà partie du lexique, étant le

produit d’une dénomination arbitraire antérieure. Pour l’autre, conforme

au premier scénario énoncé ci-dessus, il est le produit d’une nouvelle

dénomination qui a modifié et réordonné le lexique pour y trouver sa place.

En revanche, les néologismes dont il est question dans le paragraphe

précédent ne sont pas justes en ce sens. Ils rendent compte adéquatement

d’un phénomène en lui « convenant », en le « dépeignant », bref, en le

« figurant », et ils n’impliquent aucune dénomination explicite. Une fois

offerts, ils sont immédiatement compris et deviennent parties prenantes de

la langue. S’ils ne sont pas compris immédiatement, ils finissent par l’être
sans explication supplémentaire, ce qui n’est pas le cas des néologismes

techniques ou taxonomiques. On peut qualifier ces formulations

d’« explicitations », car elles nous permettent de nous exprimer d’une

nouvelle façon ou dans un nouveau domaine.

Bien sûr, tous les termes immédiatement compris ne figurent pas

nécessairement leur objet. La dimension figurée semble correspondre à ce

qu’on qualifie souvent de métaphore, bien que la comparaison et l’analogie

puissent avoir un effet comparable, à savoir figurer un phénomène ou un

domaine A par un autre, B. Toutefois, certains mots nouveaux,

immédiatement compris, fonctionnent non pas comme des métaphores

mais plutôt comme des métonymies. Prenons par exemple le mot anglais

bead (« perle »), comme dans string of beads (« collier de perles »), prayer

beads (« chapelet », « rosaire ») ou worry beads (« chapelet de

relaxation »). Son étymologie renverrait au moyen anglais bede (« prier »),

et bead pourrait avoir été compris dès sa formulation initiale vu le lien étroit

entre le chapelet et la prière. Pensons aussi au mot populaire allemand pour

désigner un téléphone portable, Handy (emprunté au mot anglais signifiant

5
« pratique », « sous la main ») .

Selon une de ses définitions, la métaphore consiste à attribuer à A quelque

propriété ou caractéristique de B qui n’est pas propre à A. Le terme est

« emprunté », n’« appartient » pas à A, mais il fait ressortir, en le

« figurant », un aspect de A qui n’avait pas encore été explicité. Toutefois,

certaines formulations nouvelles peuvent être comprises immédiatement

sans vraiment constituer des explicitations dans ce dernier sens : bien

qu’elles permettent de décrire des phénomènes qui, autrement,

nécessiteraient des périphrases alambiquées, elles n’ajoutent rien à notre

capacité d’expliciter des caractéristiques de notre monde.

Prenons par exemple le mot clé. On peut en étendre la signification par

simple analogie : on dira ainsi d’un document qu’il renferme la « clé » d’un

code donné. L’analogie saute aux yeux. Tout comme ma clé de maison me

permet d’entrer chez moi, ce document me donne accès à une information

inaccessible autrement. On se trouve ainsi à parler d’un nouveau domaine,

celui des codes et de leur déchiffrement (A) à l’aide de celui, plus familier,

des clés et des accès qu’elles offrent en étant introduites dans des serrures

(B). Pour l’usage A, le mot est manifestement inadéquat (étant dépourvu de


fondement lexical), car la clé appartient au domaine de la serrurerie.

Cependant, il étonne à peine lorsqu’il est appliqué à A pour la première fois,

et on apprend vite à l’appliquer à d’autres domaines sans réfléchir à sa

source.

Et il n’ajoute pas grand-chose à l’éloquence. Avant son introduction, on

disposait déjà d’une façon d’énoncer la notion correspondante. Je tombe sur

un message que je ne peux pas comprendre, car il est rédigé en langage codé.

Quelqu’un m’offre alors un « code servant au chiffrement et au

déchiffrement d’un message codé ». Cette expression plus longue

correspond à ce qu’on désignerait maintenant sous le nom de clé. On m’a

offert un terme commode, mais j’étais déjà parfaitement capable de décrire

la réalité qu’il nomme, quoique de façon plutôt laborieuse.

La théorie HLC mise à jour est en mesure d’expliquer ce type d’extension

dans ses propres termes, sans recourir à la notion de métaphore. Au

moment de son introduction, un mot donné est défini en vue d’être

appliqué à des objets présentant certaines caractéristiques. Le mot chat

désigne un petit félin à pelage soyeux qui possède les propriétés x, y et z.

Cependant, en raison de l’incomplétude et de la texture ouverte inhérentes

aux éléments du lexique, l’expérience peut commander une révision de la

signification d’un mot. On peut citer des cas où certaines caractéristiques

s’appliquent et d’autres non, ce qui rend nécessaire une décision : soit on

forge un nouveau terme, soit on élargit la portée du terme existant. Une des

caractéristiques qui définissent une clé est sa fonction consistant à donner

accès ; on peut choisir d’étendre le champ sémantique du mot pour y

inclure d’autres réalités qui remplissent cette fonction, mais pas les autres

propriétés de la clé d’origine (petit objet en métal qu’on introduit dans une

serrure, etc.). D’ailleurs, un grand nombre de mots qui désignent des objets

utilisés par les êtres humains sont en partie définis par leurs fonctions ; c’est

le cas, par exemple, de chaise et de table (je reviendrai sur cet aspect). C’est

ce qui permet d’étendre leur signification au-delà de leur domaine

d’origine ; on parle ainsi du « siège d’un gouvernement ».

Il existe d’autres attributions métaphoriques qui explicitent bel et bien des

phénomènes nouveaux. C’est le cas de ce célèbre exemple de Max Black :

6
« The chairman ploughed through the discussion . » Il en va de même d’un

politicien qui « cache bien son jeu » ou d’un conseil d’administration qui,
en confiant le poste de directeur général à un tyran, a « laissé entrer le loup

dans la bergerie » (il n’est pas nécessaire ici d’utiliser une métaphore ; une

comparaison aurait le même effet).

Qu’est-ce qui se produit dans ces cas ? Un objet ou un événement est

figuré par un autre : l’action du président d’assemblée par celle d’un

agriculteur labourant son champ, la conduite du politicien par celle d’un

joueur de poker et la façon dont le directeur traite ses employés par le

comportement d’un mammifère prédateur. Qu’accomplit-on ainsi ?

Dans le premier cas, on aurait pu dire ceci : « Le président d’assemblée

nous pressait d’avancer ; il n’a tenu aucun compte de notre désir

d’approfondir les enjeux. » Mais l’attribution métaphorique avive le propos.

En évoquant le laboureur qui (à raison dans son cas) n’a d’autre but que de

creuser son sillon au mépris des obstacles, elle fait ressortir l’obstination et

l’insensibilité avec lesquelles le président a animé l’assemblée.

Comment la métaphore réussit-elle ce tour de force ? Il est essentiel pour

ce type d’attribution de comporter un élément inadéquat, mais, dans son

cas, l’inadéquation s’avère beaucoup plus frappante que celle de l’image de

la « clé » désignant un code, limitée à la dimension lexicale. L’animation

d’une réunion est une activité très différente du labourage d’un champ, la

7
vie politique n’est pas (« littéralement ») une partie de poker et un

directeur n’est pas un prédateur carnivore sauvage. On pourrait même

affirmer, avec Gilbert Ryle, que de telles attributions mettent en jeu une

8
« erreur de catégorie » (en représentant par exemple un être humain par

un animal). C’est pourquoi une nouvelle métaphore peut surprendre et ne

pas être comprise d’emblée, voire ne jamais être comprise. Son introduction

crée une tension entre la cible et la source, entre la substance et le véhicule,

tension qu’on résout en saisissant l’aspect de la cible (A) souligné par la

source (B). Sa compréhension advient dans le champ de la tension entre A

et B. La métaphore consiste en une représentation inadéquate de A par B,

laquelle révèle son sens quand on saisit une adéquation d’un type nouveau,

à savoir une caractéristique de A mise en évidence par la tension avec B.

On est donc en présence d’un élément de la dimension cratyliste (figurée)

qui contribue concrètement à la fonction de transmission d’information du

langage, ce qui contredit l’hypothèse II. Mais la contredit-il vraiment ?


La théorie HLC soutient que les tropes sont source de confusion ou, s’ils

ajoutent quelque élément de clarté, ne donnent aucune information sur le

monde, leur fonction consistant plutôt à évoquer certaines impressions ou

réactions subjectives. C’est pourquoi ses défenseurs estiment que l’emploi

rhétorique de la métaphore est ornemental. Plaisante, celle-ci nous met dans

des dispositions favorables à l’objet auquel elle s’applique ; si elle présente

l’objet sous un jour sombre, elle suscite notre désapprobation. Les exemples

que nous avons vus ci-dessus mettent effectivement en jeu des sentiments

d’approbation ou de désapprobation. Ne serait-ce que dans les deux

premiers exemples, l’inadéquation initiale des attributions (leur « erreur de

catégorie ») dénote l’idée d’un comportement inapproprié sur le plan moral

ou éthique. La détermination obstinée du laboureur à prendre le dessus sur

la terre convient mal au rôle d’un président d’assemblée ; la politique est

une activité sérieuse, censée servir l’ensemble de la société, tandis que le

poker est un simple passe-temps dont la seule finalité supplémentaire

possible consiste à enrichir la personne qui y joue. Ces métaphores

dépeignent le président d’assemblée et le politicien sous un jour défavorable

en laissant entendre qu’ils sont indignes de leurs fonctions. Quant à l’image

du loup dans la bergerie, un nietzschéen pourrait y voir un éloge du

directeur ainsi qualifié, mais, chez la plupart des gens, cette expression ne

suscite aucune sympathie, tant pour le sujet (le loup) que pour ses victimes

(les moutons de la bergerie). La métaphore donne néanmoins une idée du

comportement impitoyable du directeur à l’endroit de ses employés ainsi

que de la soumission craintive et du sentiment d’infériorité de ceux-ci.

Peut-on dire pour autant que les attributions n’apportent aucune

information supplémentaire ? Les figures purement ornementales n’ajoutent

sans doute rien. Mais peut-on classer les condamnations éthiques dans la

catégorie des réactions purement subjectives, comme le font les tenants des

théories « émotivistes » de l’éthique ? Cela reste à démontrer. Et comment

faire abstraction du fait que ces images révèlent une importante facette de la

conduite des agents en cause, une caractéristique du « style » de leurs

actions ? Dans le cas du président d’assemblée, plusieurs aspects de son

comportement peuvent confirmer la justesse de l’image retenue : il

n’écoutait pas, il pressait ses subalternes d’en finir au plus vite avec l’ordre
du jour, etc. L’image résume ces caractéristiques et bien d’autres encore. Elle

dit quelque chose.

Toutefois, ce procédé d’attribution comporte un inconvénient qui

découragera quiconque ne souhaite formuler que des phrases inscrites dans

des déductions rigoureuses. Une raison évidente pour laquelle les

attributions métaphoriques ne peuvent pas répondre à une telle exigence

réside dans leur nature même, qui consiste à trouver leur signification dans

la tension entre deux pôles, A et B. Leur interprétation requiert un processus

9
de triage : on ne peut pas attribuer toutes les dimensions du labourage aux

manières du président d’assemblée ; si on accepte l’inférence allant de

« X laboure le champ » à « X prépare le champ en vue des semis », on met

le système déductif sens dessus dessous.

Une autre raison, étroitement liée à celle qui précède, réside dans la

relative indétermination de ce qu’affirme précisément une attribution

métaphorique, dont le mode d’évaluation peut présenter des différences

subtiles par rapport à celui de certains types d’affirmations plus

« littérales ». À propos d’une attribution comme celle du loup dans la

bergerie au directeur, par exemple, on ne peut pas affirmer qu’elle est

simplement vraie ou fausse, mais on peut souligner ses qualités autrement,

car elle révèle un aspect significatif du domaine A en question. On peut

aussi lui reprocher d’être « exagérée » ; c’est ce que diront les amis du

président d’assemblée quand ils entendront la première attribution

mentionnée ci-dessus. Il faut comprendre qu’une telle situation n’autorise

pas le même type d’affirmation ou de négation catégoriques que, par

exemple, « le chat est sur le paillasson », « le compteur indique 5,3 » ou

« ceci est un tigre de Sibérie ».

Certaines théories de la métaphore minimisent l’importance de leur objet.

Davidson, par exemple, nie l’existence du sens métaphorique. Selon lui, la

signification d’un énoncé métaphorique n’est déterminée que par le sens

10
littéral des mots qu’il contient, à l’instar de celle de tout énoncé . Il en

conclut sans surprise que les phrases employées métaphoriquement sont

généralement fausses. « Cela ne revient pas à nier qu’il existe quelque chose

comme une vérité métaphorique, mais seulement à nier que ce soit le cas

pour les phrases, précise-t-il. La métaphore nous conduit bien à remarquer

ce qu’on ne remarquerait pas autrement, et il n’y a pas de raison, je suppose,


de ne pas dire que ces visions, ces pensées et ces sentiments inspirés par la

11
métaphore soient vrais ou faux . »

12
« Ce qui distingue la métaphore n’est pas le sens, mais l’usage . »

Lorsqu’elles sont comprises, les métaphores nous font remarquer des aspects

des choses qui jusque-là passaient inaperçus et « attirent notre attention sur

des analogies et des similitudes surprenantes ; elles fournissent une sorte de

lentille ou de grille, comme le dit Max Black, à travers laquelle nous

envisageons les phénomènes pertinents ». Cependant, parce que, « dans la

plupart des cas, ce que la métaphore suscite ou inspire n’est pas entièrement,

ou même pas du tout, la reconnaissance d’une vérité ou d’un fait

quelconque, il est tout simplement vain de tenter de donner une expression

13
littérale du contenu de la métaphore ».

Avant de lire cette dernière phrase, on aurait pu croire que Davidson suit

tout simplement Black. « Ploughing through » (labourer) et « bien cacher

son jeu » ne revêtent pas de sens métaphoriques propres aux

comportements respectifs du président d’assemblée et du politicien. La force

de la métaphore réside dans l’étonnement suscité par l’attribution de ces

expressions au président et à l’homme politique, laquelle dénote une

« erreur de catégorie ». La métaphore peut entraîner une prise de

conscience en mettant au jour certaines caractéristiques d’une situation.

Toutefois, cette conception banalise ce potentiel en parlant d’aspects des

choses qui passaient jusque-là inaperçus et qu’on est amené à remarquer, en

particulier s’il ne s’agit surtout pas de reconnaître « une vérité » ou « un

fait quelconque ». Elle laisse ainsi entendre que des « aspects des choses »

traînent un peu partout, attendant qu’on les remarque (une opération que

déclenche la métaphore). Elle semble ne tenir aucun compte du fait que ces

aspects peuvent ouvrir une perspective grâce à laquelle apparaissent des

choses qui, autrement, resteraient dans l’ombre.

Cette conception semble présumer que (a) ces aspects sont déjà

manifestes – et donc immédiatement discernables – avant leur description

métaphorique (dans une perspective génétique, on n’a pas besoin de B pour

se rendre à A, celui-ci étant déjà visible à la surface) et que (b) « ce que la

métaphore nous fait remarquer [n’est pas] de portée finie et

14
propositionnelle par nature ». Ces deux affirmations font sans doute

partie de ce qui rend vaine toute tentative de paraphrase littérale aux yeux
de Davidson. Dans les faits, pourtant, la grande difficulté d’une telle

tentative réside plutôt dans le lien étroit qui unit l’énoncé métaphorique et

l’idée qu’il génère. Davidson semble réduire la métaphore à un moyen parmi

d’autres de constater des choses (une fonction qui, en certaines

15
circonstances, peut aussi être remplie par le mensonge) . Il lui fait ainsi

perdre toute sa spécificité.

À la lumière de ce qui précède, qu’entend-on par la « mort » d’une

métaphore ? Comme on vient de le voir, une nouvelle métaphore trouve son

sens dans la tension entre une cible et une source, A et B. À mesure qu’on

assimile l’idée initiale, on en vient à pouvoir manier directement le champ

de la cible. On relève les caractéristiques qui ont motivé l’étonnante

attribution initiale. Dès lors, on peut parler en toute banalité d’un politicien

qui cache bien son jeu ; la façon dont celui-ci retient l’information ou tente

de dissimuler sa stratégie, par exemple, inspire directement une telle

description et relègue l’image-source originale du jeu de poker à l’arrière-

plan. On dispose dès lors d’une nouvelle expression « usuelle », qu’on peut

utiliser sans réfléchir à sa provenance. Il s’agit là de la première étape de la

« mort » d’une métaphore. La deuxième étape est franchie quand les gens

n’ont plus la moindre idée de la source initiale. Et j’imagine qu’on pourrait

en ajouter une troisième, où les locuteurs auraient oublié que l’expression

est entrée dans leur vocabulaire par transfert métaphorique.

Revenons à notre exemple du mot clé pour observer ce processus à une

étape avancée. L’attribution citée est une métaphore on ne peut plus

minimale (en employant ce terme, on lui confère une plus grande dignité

que si on la qualifiait de simple « extension de signification »). Elle

surprend à peine au moment de son introduction et on devient vite capable

de l’utiliser sans penser à la source. La première étape est franchie. De nos

jours, tout le monde comprend pourquoi on parle de la « clé » d’un code,

car tout le monde reconnaît l’importance des clés palpables, littérales. Nous

avons tous déjà perdu nos clés de maison ou de voiture. Imaginons

maintenant que, dans une vingtaine d’années, les clés « littérales »

n’existent plus et qu’on entre chez soi ou fasse démarrer sa voiture à l’aide

d’un écran tactile ou d’une commande vocale. On pourrait continuer à

utiliser le terme clé pour désigner ce qui « déverrouille » un code ; les

personnes qui n’auraient plus le moindre souvenir des clés « littérales » le


feraient sans peine. X pourrait dire : « Voici une clé qui donne accès à des

renseignements militaires. » Et Y lui répondrait : « Youppi ! Ça marche ! »

(Ou encore : « Zut, elle ne fonctionne pas ! ») Les historiens de la langue

expliqueraient aux gens ce qu’était originellement une clé, son

fonctionnement, etc., mais, pour utiliser ce terme correctement, nul n’aurait

16
besoin de suivre leurs cours .

Nous sommes exactement dans la même situation en ce qui concerne

certaines expressions familières contemporaines. Je ne suis pas certain de

savoir en quoi consiste une « crémaillère », mais on m’a souvent invité à des

« pendaisons de crémaillère » où je me suis bien amusé. On peut se

demander d’où vient l’expression « tenir le haut du pavé ». Sans entrer dans

les détails, disons qu’elle témoigne d’une époque lointaine où les rues pavées

avaient une forme en creux, leur centre « servant d’égout à l’air libre […].

En l’absence de trottoir, les piétons marchaient le plus près possible des

maisons pour éviter de s’approcher du cloaque ». Lorsque des gens du

peuple croisaient des aristocrates, « ils devaient [leur] laisser “le haut du

17
pavé” » en déviant leur trajectoire vers le centre de la rue. De nos jours, il

est inutile d’être au fait de cette pratique pour comprendre qu’une personne

qui tient le haut du pavé occupe le premier rang ou quelque position

dominante.

La troisième étape est franchie quand on n’est plus conscient de l’origine

métaphorique d’un terme courant. Le mot tête, par exemple, est issu du latin

testa, qui signifie « vase en argile » (il en va de même du mot italien

signifiant tête). Ne serait-ce que pour soupçonner une telle origine, il faut

être un spécialiste de l’étymologie.

On peut considérer le processus qui mène à la « mort » d’une métaphore

comme une sorte de « normalisation » où elle devient simple description

en prose. La langue empirique tend à passer inaperçue : elle n’attire pas

l’attention sur elle-même, mais sur ce dont elle traite. Pour citer Michael

Polanyi, nous prêtons attention à ce qui est dit, et les mots sont relégués à un

18
statut secondaire . Ainsi, même si nous avons un souvenir très clair des

propos d’un interlocuteur, nous les communiquons souvent à un tiers en

précisant que « ce ne sont pas ses mots exacts ». En contexte multilingue, il

nous arrive même d’oublier dans quelle langue la conversation s’est

déroulée. Seul le « message » survit. « Le discours qui nous fait simplement


19
connaître la pensée est invisible et par là même inexistant », renchérit

Todorov.

On souligne souvent le contraste entre ce type de discours et le style

emphatique, les pirouettes rhétoriques, les expressions imagées ou la poésie,

où c’est la langue elle-même qui attire l’attention, si bien que les mots

20
peuvent rester gravés dans la mémoire . Au cours de son processus de

normalisation, une image frappante se voit peu à peu privée de sa

prépondérance et confinée à l’invisibilité propre au discours descriptif

ordinaire pour finir par s’appliquer usuellement au domaine cible.

Ainsi apparaît une distinction importante, relative à ces extensions de

l’explicitation qui révèlent une facette jusque-là inaperçue de A (un nouveau

domaine) en la formulant dans les termes de B (un domaine déjà connu), ce

qui rend possible une nouvelle explicitation, autrement indisponible, de A.

S’agit-il simplement d’un fait propre à la genèse d’une façon d’expliciter A,

fait dont on pourrait ne tenir aucun compte une fois cette façon comprise et

usitée ? Ou plutôt, la nature bifocale de l’explicitation ne devrait-elle pas

rester en vie afin qu’on ne puisse pas comprendre pleinement ce dont il est

question sans être conscient de ce qui distingue le domaine-source (B) de la

cible (A) ? Autrement dit, les métaphores sont-elles toutes condamnées à la

normalisation ?

Cette question appelle plus d’une réponse. Dans certains cas, c’est

l’image-source sémantique de la métaphore qui court à la mort. Pour

d’autres métaphores, la source n’est pas essentielle, mais elle rappelle

constamment son existence (comme on le constate parfois à la deuxième

étape). Toutefois, il survient des cas où la source reste active et continue de

21
produire de nouvelles applications. Nous y reviendrons .

Même lorsqu’une métaphore meurt en laissant dans son sillage une

nouvelle expression usuelle, elle a imprimé sa marque. Ou, si vous me

permettez une image de mon cru, sa mort a fertilisé le champ des

expressions usuelles à l’aide desquelles nous décrivons notre monde. Une

perspective purement anticratyliste ne peut pas rendre compte de cette

dimension créatrice et inventive du langage, laquelle permet de figurer A

par B. Quiconque souhaite explorer la véritable compétence linguistique

humaine au lieu d’établir les normes propres à certains domaines

enrégimentés ne peut pas faire fi de la dimension cratyliste.


La métaphore ébranle ainsi l’hypothèse II. Il se peut qu’elle contredise

aussi l’hypothèse I. Cette dernière affirme que le référent des termes

nouvellement formulés doit avoir retenu l’attention au préalable. Mais peut-

on en dire autant des caractéristiques qui se révèlent dans la tension d’une

attribution métaphorique ? Certainement pas si on suit le modèle de

création néologique propre à la taxonomie linnéenne qui, comme nous

l’avons vu plus haut, s’impose en cas de découverte d’une espèce non

répertoriée. Le phénomène existe au préalable et demande à être nommé ;

même s’il est encore en grande partie inapparent, on peut reconnaître qu’il a

besoin d’un nom. On se demandera par exemple quelle est la cause de telle

maladie. Même si on ne peut pas décrire adéquatement le phénomène en

jeu, on sait qu’il y a là quelque chose à découvrir.

Dans le cas de l’attribution métaphorique, en revanche, le phénomène

gagne notre attention de pair avec l’attribution. Il est mis en lumière dans la

tension entre deux pôles, A et B. L’attribution nous permet de comprendre

intuitivement puis d’expliciter pour la première fois ce qu’elle découvre

pour nous. Cet aspect créateur du langage, qui correspond à sa dimension

constitutive (ou à une facette de celle-ci, comme nous le verrons dans les

chapitres suivants), est masqué par la théorie HLC. La théorie HHH a tenté

d’expliciter cette dimension qui rend possible la création de ce que Merleau-

22
Ponty qualifie de « parole parlante ».

Dans le type de créativité dont il est ici question, découverte et invention

sont indissociables. Une nouvelle attribution peut être considérée comme

une découverte, mais il fallait situer l’objet dans le champ de cette tension

pour révéler cette caractéristique. Dans ces circonstances, l’invention

créatrice est essentielle à la découverte. Nous verrons d’autres exemples de

cette dynamique dans le présent chapitre avant d’aborder une manifestation

encore plus frappante de la créativité du langage dans les chapitres

23
suivants .

Dans l’exposé qui précède, j’ai traité des attributions métaphoriques

ponctuelles, qu’on pourrait qualifier de descriptions particulières appliquées

à des situations, à des activités ou à des événements figurés par d’autres


situations, événements ou activités (par exemple, la présidence d’une

assemblée transposée au labourage d’un champ). Il existe aussi des systèmes

plus généraux dans lesquels un domaine est figuré par un autre.

Dans la prochaine section, j’entends aborder ce qu’on pourrait qualifier

de « modèles structurels », en vertu desquels la structure d’un domaine B

sert à révéler le sens d’un domaine A de manière systématique (pensons aux

modèles de George Lakoff et Mark Johnson comme « L’amour est un

24
voyage »). On peut sans doute considérer ces modèles comme des

métaphores, mais leur importance réside dans la façon éclairante dont un

domaine peut en figurer un autre. La structure A-B s’applique ici, mais sous

une forme différente.

Dans la présente section, toutefois, j’aimerais me pencher sur ce qui sous-

tend bon nombre de ces figures plus systématiques et sur la façon dont nous

interprétons le fait de rencontrer différents types d’objets dans différents

types de situations. Selon la conception dominante issue de la théorie HLC,

notre capacité à reconnaître un objet comme étant représentatif du terme X

est assimilable à notre connaissance de la liste reconnue des caractéristiques

inhérentes à la définition de X. Selon mon hypothèse de départ, cependant,

notre connaissance de X dépasse souvent la seule connaissance de ses

caractéristiques. Pour un vaste ensemble d’objets, notamment des réalités et

des situations de notre monde qui nous sont familières, notre connaissance

de X inclut aussi celle de notre rapport à X et de la façon dont nous

poursuivons nos objectifs en présence de X.

Nous sommes ici dans le domaine de la signification – ou du sens, à savoir

le sens qu’ont les choses pour les êtres actifs que nous sommes. Ainsi, un

enfant considère un arbre comme une chose dans laquelle on peut grimper,

derrière laquelle on peut se cacher ou qui représente un obstacle durant une

partie de hockey dans la cour. Ces significations comportent deux niveaux.

Le premier correspond à ce que je viens de décrire, c’est-à-dire notre

rapport possible avec un objet donné (il s’agit du niveau qu’a souligné

25
Gibson avec son concept d’« affordances », ou « possibilités d’action »).

Le second, plus urgent, se rapporte aux façons dont nous sommes amenés à

entrer en rapport avec l’objet. Il fait appel à des adjectifs comme tentant,

répugnant, dangereux ou attirant. Les deux niveaux sont intimement liés.

Depuis le jardin, je regarde en direction de la forêt ; je constate qu’elle est


structurée par les sentiers qu’on peut emprunter pour la traverser ; il s’agit

du premier niveau. Imaginons maintenant que j’aie une raison pressante de

me rendre de l’autre côté ou que la forêt m’attire, car j’ai envie de m’y

promener en y écoutant le chant des oiseaux. Les sentiers prennent dès lors

un sens plus fort : ils m’invitent à les emprunter. Ou imaginons la situation

inverse : je crains qu’un ennemi s’en prenne à moi en passant par la forêt ; le

sentier m’apparaît alors comme une menace et je souhaite m’en éloigner.

Notre conscience d’un objet est souvent constituée en partie d’une telle

pénombre de significations potentielles (premier niveau) ou actuelles

(second niveau). C’est bien sûr la raison pour laquelle de telles significations

font souvent partie de la définition lexicale de l’objet. Une chaise est faite

pour s’asseoir ; c’est en m’asseyant dessus que je peux entrer en rapport avec

elle, et c’est ce qu’elle m’invite à faire si je suis fatigué. Sa fonction est ainsi

intégrée à sa définition (tout comme « donner accès » fait partie de la

définition de clé). On peut comprendre pourquoi de telles références

explicites à la fonction sont si courantes dans une langue, mais ce que

j’entends souligner ici, c’est qu’elles ne sont que la pointe de l’iceberg de la

pénombre de significations qui enveloppe notre connaissance des objets

familiers.

On peut présumer qu’une telle conscience des significations existe aussi

chez les animaux (ou à tout le moins chez les animaux supérieurs).

Cependant, il s’agit ici de souligner leur rôle dans la compréhension du

langage humain.

La pénombre de significations peut être envisagée comme une sorte de

compréhension (d’abord implicite et non exprimée) de notre monde. (On

est proche ici de l’usage que Heidegger fait de ce terme.) Cette

compréhension est ancrée dans notre savoir-faire corporel, qui nous permet

de nous orienter dans notre environnement immédiat et aux alentours et

d’interagir avec les objets qui s’y manifestent.

Le bébé humain passe les premiers mois de sa vie à acquérir ces modes

d’orientation et d’interaction. Il apprend à se tenir debout, à marcher, à

monter sur une chaise, à gravir un escalier, à le descendre (hélas plus tard), à

se déplacer, à saisir et à observer des jouets avec lesquels il finit par jouer,

puis, devenu enfant, à grimper aux arbres, etc. Pendant tout ce temps, des

connexions neuronales s’établissent dans son cerveau ; certains circuits


s’atrophient tandis que d’autres se raffermissent, à savoir ceux dont il a

besoin pour stabiliser ses aptitudes.

Ce sont là des savoir-faire. Le tout-petit sait trouver son chemin dans le

milieu de vie qu’est sa maison, voire sa cour. Il n’est pas encore doué du type

de conscience de l’espace que peut conférer une carte, mais il sait aller là où

il veut. Son savoir-faire est comparable à celui d’animaux supérieurs qui, tel

le chien, n’acquièrent jamais le langage.

Si on applique à sa situation le langage (adulte) qu’il finira par acquérir,

on peut affirmer que les propriétés des choses qui se manifestent dans son

monde ne sont pas les termes neutres qu’on trouverait dans une description

scientifique ou dans un catalogue de meubles. Ce qu’il identifie correspond

plutôt à ce que Gibson désigne sous le nom d’affordances. Il peut grimper

sur cette chaise, et il est d’ailleurs tenté de le faire ; en passant par la cuisine,

il peut atteindre le jardin ; cet espace dans le placard l’attire

mystérieusement et lui donne envie d’y ramper. Son monde déborde de

possibilités d’action : cet anneau est à mettre dans la bouche, cette balle est

à lancer sur le plancher (pour la énième fois !).

Tant pour l’enfant que pour l’animal (et aussi pour l’adulte une bonne

partie du temps), savoir trouver son chemin est une forme de connaissance.

Peu importe à quel point nous apprenons à percevoir le monde de manière

abstraite et détachée (comme nous le faisons en objectivant le réel à des fins

scientifiques), il nous est impossible d’échapper à la pénombre de

significations. Bien que nous puissions nous y soustraire dans certaines

circonstances propres à des domaines et à des objectifs particuliers, nous ne

pouvons manifestement pas vivre à l’extérieur de ce cercle magique. Quoi

qu’il arrive, il nous faut aller et venir dans le monde, trouver notre chemin et

contourner des obstacles. La gamme des significations humaines (ou des

affordances gibsoniennes) façonnera toujours notre monde. Pour s’en

convaincre, il suffit de penser à des distinctions comme « haut » et « bas »

ou « accessible » et « hors d’atteinte », dont on n’imaginerait jamais

pouvoir se passer et qui sont indissociables de notre situation d’agents

corporels dans le monde. Il va sans dire que les notions de haut et de bas ne

relèvent pas de quelque norme « objective », tout comme « vers le ciel » ou

« vers le sol ». Le sol peut être incliné et, bien que ces orientations puissent

être relatives au centre de la Terre, celui-ci n’est pas un point de repère


immédiatement accessible à la perception humaine. Si le haut et le bas

signifient quelque chose pour nous, c’est parce que nous sommes des agents

incarnés qui ont dû apprendre à se tenir debout en adoptant une posture ou

26
une démarche leur permettant de se maintenir en équilibre .

Ainsi envisagées, les significations apparaissent fondamentales et

inéluctables. Cela parce que le savoir-faire qui les introduit dans notre

monde fait en quelque sorte partie du corps. Le chemin qui mène au jardin

où piaillent les oiseaux attire l’enfant, qui s’y engage. Il ressent ce sentiment

naissant alors qu’il commence à se déplacer. Son monde est rempli de lignes

de force. Citons un des exploits de sa première année, où il a appris à se tenir

debout et à garder l’équilibre. Il était disposé à se lever, à essayer de se tenir

debout, à commencer à marcher, d’un pas d’abord mal assuré. Maîtriser

cette aptitude lui demande de trouver une forme d’équilibre dans sa posture

par rapport au monde. Il occupe une zone de confort où il est en sécurité,

laquelle est environnée de vecteurs de force capables de rompre l’équilibre.

La zone d’équilibre est un point ou un axe central où ces diverses forces

s’annulent. Notre expérience de cette réalité est corporelle ; on pourrait dire

que notre corps sait.

Merleau-Ponty parle ici d’« intentionnalité motrice ». L’adjectif motrice

témoigne du fait que ce savoir-faire réside dans notre aptitude à nous

déplacer, et la notion d’intentionnalité souligne le fait qu’il nous permet de

connaître le monde qui nous entoure. Il ne s’agit pas d’une connaissance

explicite, relative à un objet indépendant, mais elle porte « sur » quelque

27
chose, c’est-à-dire notre monde .

En quoi ce savoir-faire, dont l’acquisition commence dans la prime

enfance, contribue-t-il à la maîtrise du langage ? Comment l’apprentissage

de la parole fait-il appel à ces aptitudes corporelles ? Y fait-il même appel ?

Cette dimension fondamentale du langage a été explorée avec grande

28
perspicacité par Lakoff et Johnson .

Ces deux linguistes et philosophes se sont intéressés aux schèmes

sensorimoteurs qui sous-tendent nos aptitudes de base. Je préfère utiliser le

terme modèle (qu’on croise aussi dans leurs travaux) et parler des modèles

issus de notre intentionnalité motrice. J’entends souligner la dimension de

la connaissance qui est inhérente à ces aptitudes de base. Selon l’hypothèse

de Lakoff et Johnson, ces aptitudes contribuent avant tout à (1) la manière


dont nous segmentons notre monde phénoménal et reconnaissons les

objets, les actions et les liens causaux élémentaires ainsi que les façons dont

notre monde influe sur nous. En second lieu, elles nous offrent (2) des

modèles à l’aide desquels nous pouvons comprendre et structurer les

dimensions plus complexes et abstraites de l’expérience dont nous prenons

conscience plus tard.

Pour illustrer le premier élément, Rosch et ses collègues ont défini ce qu’ils

29
qualifient de « niveau élémentaire de catégorisation », soit le niveau où

nous reconnaissons initialement ce qui nous entoure et celui dont nous

gardons le plus facilement le contenu en mémoire. La catégorisation qui lui

est propre se situe au milieu de ce qui finit par devenir notre schéma

taxonomique. Prenons les animaux pour exemple. L’enfant commence par

apprendre (et l’adulte parvient le plus facilement) à distinguer le chat du

tigre ou le chien du renard et non à reconnaître les catégories plus générales

des félidés et des canidés ou les sous-espèces comme le siamois ou le terrier.

Les résultats d’expériences qui confirment cette disposition d’esprit s’avèrent

assez stables d’une culture à une autre, bien qu’on observe des variations

évidentes selon le rapport à la culture et à l’environnement. Les gens qui

vivent à la campagne, par exemple, savent souvent distinguer les essences

d’arbres : chêne, frêne, érable, etc. Les citadins, eux, ne voient souvent que

des « arbres ». En général, toutefois, la primauté du segment central du

schéma taxonomique est manifeste dans toutes les sociétés et dans toutes les

30
cultures .

J’ai utilisé l’exemple des animaux, mais le même principe s’applique à

d’autres domaines. Nous apprenons à distinguer une chaise, une table, un

évier et un téléviseur avant de reconnaître l’ameublement et les appareils

électroniques ou la chaise de salle à manger et la table de salon, de même

que nous découvrons les actions de base comme pousser, tirer, frapper,

serrer, nager, marcher, saisir, ainsi que les relations entre objets qui

manifestent le même type d’effets (une boule de billard en frappe une autre

et la pousse dans la poche).

Selon l’hypothèse de Rosch et de ses collègues, si ces objets, actions et

événements élémentaires sont faciles à reconnaître, c’est en partie parce

qu’ils présentent certains types de gestalt partie/tout (si on me dit « imagine

une chaise », je procède aisément, mais si on me dit « imagine un


ameublement », on me laisse perplexe) et en partie en raison des types

d’interactions que nous entretenons avec eux (flatter le chat, s’asseoir sur

31
une chaise) ainsi que de leurs fonctions dans nos vies . Autrement dit, ces

objets se démarquent en raison de leur articulation avec notre

intentionnalité motrice et avec la perception gestaltique partie/tout qui en

découle.

Avant d’aborder des modèles plus explicites, signalons qu’on peut voir

cette connaissance implicite à l’œuvre dans nos façons de regrouper

certaines significations, dont les réseaux de significations inhérents à la

polysémie des prépositions offrent un bon exemple. D’intéressantes études

ont permis la modélisation de ces réseaux. Les prépositions servent à mettre

en avant des constellations de choses dans lesquelles nous pouvons occuper

diverses positions (à telle constellation correspondra une perspective

purement « égocentrique », à telle autre un tout autre point de vue) ou

accomplir certains types d’actions.

Les modèles en réseaux ont pour fonction d’expliquer en quoi une

préposition en particulier peut s’appliquer à plusieurs constellations

distinctes sans que le locuteur ait un instant l’impression d’employer un

terme polysémique (même si l’analyse révèle d’importantes différences).

32
Prenons la préposition anglaise over, telle qu’analysée par Lakoff . On peut

présumer que over a d’abord servi à décrire quelque chose qui plane ou se

déplace (une trajectoire, TR) au-dessus d’un point de repère (PR) : the bird

flies over my garden (l’oiseau vole au-dessus de mon jardin), the sword of

Damocles hangs over my head (j’ai une épée de Damoclès au-dessus de la

tête). Cependant, on peut en étendre la signification : lay the tablecloth over

that table (étends la nappe sur cette table) ; la TR n’est plus au-dessus au

sens usuel, car elle couvre désormais le PR. La signification peut s’étendre

davantage : Ralph lives over the bridge ne signifie pas Ralph lives in some

structure that has been erected above the bridge (Ralph vit dans une structure

qu’on a érigée au-dessus du pont), mais plutôt Ralph lives on the other side of

the bridge (Ralph vit de l’autre côté du pont). On peut présumer que cette

extension de signification se produit ainsi : il faut traverser le pont (travel

over the bridge) pour aller chez Ralph ; c’est donc par extension

métonymique que over the bridge en vient à désigner un endroit situé de

l’autre côté du pont.


Ces extensions sont créées socialement. Elles ont cours parce qu’elles sont

adoptées et acceptées par la majorité. On peut certes contester l’analyse de la

signification originelle et étendue de l’une ou l’autre d’entre elles, mais il est

indéniable que la polysémie se maintient comme telle (et non en tant que

simple homophonie comme serre, qui désigne à la fois la griffe d’un faucon

et un édifice en verre où on cultive des plantes) par une certaine conscience

33
du lien .

Ce modèle est distinct du processus de modification taxonomique

consécutif à la découverte d’une nouvelle espèce, lequel est tout à fait

représentatif d’une néologie conforme aux hypothèses I et II. Les exemples

zoologiques que nous avons vus paraissent simples, car le système en cause

possède une structure fixe où les circonstances peuvent commander l’ajout

d’une case ou d’une subdivision, mais où (a) la nécessité d’apporter un

changement peut aller de soi en vertu des principes de la taxonomie et où

(b) les changements n’affectent pas la structure. Dans le cas de la

préposition anglaise over, en revanche, la polysémie se développe à

l’extérieur de toute structure existante ou de ce qu’on pourrait envisager

comme un ensemble prédéterminé de propriétés. Ralph lives on the other

side of the bridge n’a rien à voir avec le fait de se trouver au-dessus d’un PR

quelconque. L’extension fonctionne parce que les interlocuteurs peuvent

comprendre et accepter le lien, l’analogie, la métonymie, etc.

Comparons ces deux scénarios. Dans le cas de la taxonomie scientifique,

on découvre d’abord un nouvel objet, puis on lui trouve un nom. Un autre

aspect de la théorie saussurienne est ainsi révélé : le nom choisi est tout à

fait arbitraire, c’est-à-dire « non motivé », comme la plupart des

signifiants ; autrement dit, il n’indique aucunement la nature de ce qu’il

désigne.

Le scénario de over est différent. On n’est pas en présence d’un nouvel

« objet ». On peut présumer que, avant l’extension métonymique de over,

les gens disaient quelque chose comme Ralph lives on the other side of the

river (Ralph vit de l’autre côté de la rivière). L’extension consiste en une

nouvelle façon d’expliciter la situation, de la révéler (ou de la « découvrir »

[erschließen], pour citer Heidegger*).

L’analogie la plus étroite qu’on pourrait trouver avec le scénario de la

taxonomie serait l’invention des principes mêmes de la taxonomie, bien que,


eu égard à son ampleur et à son importance, la contribution historique et

novatrice de Linné soit sans commune mesure avec celle de l’inventeur

anonyme d’un nouvel usage de over.

Envisagés sous un autre angle, les deux scénarios présentent cependant un

vif contraste. L’extension de signification qui permet de comprendre over the

bridge d’une nouvelle façon (de l’autre côté du pont) tire parti de notre

rapport au monde ; dans ce cas, elle découle du fait que, pour se rendre chez

Ralph (du point de vue d’une personne qui ne se trouve pas sur la même

rive que sa demeure), il faut passer over the bridge (sur le pont, over ayant ici

une de ses significations plus anciennes). La taxonomie linnéenne, elle, a vu

le jour grâce à une rupture avec notre rapport aux choses. On peut supposer

que les diverses taxonomies populaires découlent aussi de certaines

différences manifestes (à nos yeux) entre les animaux familiers ou les rôles

que ceux-ci jouent dans nos vies à titre d’animaux domestiques, de gibier,

etc. Le rôle d’un animal détermine le rapport que nous entretenons avec

celui-ci, si bien que ce sont les affordances qu’il nous offre qui ressortent en

premier lieu, pour reprendre le terme de Gibson, c’est-à-dire les diverses

façons dont il peut rendre possible, faciliter ou gêner l’atteinte de nos

objectifs. C’est cette gamme de significations qui se manifeste à nos yeux.

Parce que ces affordances sont à peu près les mêmes pour tous les êtres

humains, il n’est guère étonnant de constater que les taxonomies populaires

sont très semblables d’une culture à une autre. Tout le monde identifie les

mêmes animaux, et ce, au même niveau de la hiérarchie taxonomique (par

exemple, chien est plus évident que mammifère ou que terrier, comme le

34
soulignent Lakoff et Johnson à la suite de Rosch ).

Le passage à la taxonomie scientifique moderne commande une rupture

avec cette forme d’anthropocentrisme. Il implique l’élaboration d’un nouvel

ensemble de critères de classification qui tourne le dos aux significations

attachées aux animaux par les êtres humains et qui se fonde sur des

caractéristiques « objectives » en vue de mieux comprendre leur

fonctionnement. Le mode de reproduction des animaux devient essentiel à

leur classification, même si les variations propres à cette dimension n’ont

rien d’évident de prime abord. C’est ainsi que la baleine peut cesser d’être

un poisson.
Il s’agit là d’une étape déterminante, car, même si notre mode originel

d’explicitation des choses est déterminé par les rapports que nous

entretenons avec elles (comme le fait de dire Ralph lives over the bridge est

déterminé par le chemin à emprunter pour se rendre chez Ralph), nous ne

sommes pas prisonniers de cette approche, et la soif de mieux connaître et

de mieux comprendre le monde peut nous amener à abandonner cette

perspective centrée sur notre propre agir et à passer d’une conception

« subjective » à une conception « objective » du réel.

Cette rupture avec les significations humaines a contribué à une des

mutations fondatrices de la science moderne, à savoir le passage d’une

conception aristotélicienne du mouvement, selon laquelle celui-ci requiert

l’application constante d’une force pour se maintenir, à la reconnaissance du

principe d’inertie, en vertu duquel une force ne fait que provoquer le

mouvement ou en modifier la vélocité. L’ancienne conception semblait

évidente et sensée, car nous ne pouvons nous mouvoir ou déplacer des

objets qu’au prix d’efforts constants. Pour accepter le principe d’inertie, il

nous faut sortir de ce paradigme. Ce n’est pas par hasard qu’une découverte

fondatrice de la tradition scientifique a impliqué le rejet de toute

classification des choses issue des significations humaines.

Parce que le scénario de la taxonomie convient au mode scientifique

d’interprétation du monde, plutôt détaché de l’expérience humaine, on peut

comprendre pourquoi la tradition HLC n’a jamais hésité à universaliser son

approche de la néologie et à faire abstraction des autres voies que sont la

métaphore et la polysémie fondée sur l’expérience (à laquelle correspond

l’exemple de over).

Mais je suis en train de sauter des étapes ; je reviendrai sur la métaphore

et sur la compréhension d’une chose « au moyen » d’une autre. Revenons

pour le moment au contraste entre over et la taxonomie scientifique. Le

scénario de over se distingue par l’absence des deux caractéristiques

attribuées ci-dessus au changement taxonomique. La nouvelle expression

over the bridge n’a rien d’« arbitraire ». Au contraire, elle révèle

immédiatement ce qu’elle a pour fonction d’affirmer et elle est

immédiatement compréhensible, c’est-à-dire qu’on peut saisir le lien dès la

première utilisation. En découle l’inutilité d’un acte explicite de néologie.

C’est pourquoi une polysémie de ce type passe souvent inaperçue. Les gens
n’ont pas besoin de savoir que le terme a acquis une signification étendue ;

souvent, ils ne remarquent pas la nouveauté (ce qui explique pourquoi celle-

ci amène souvent les linguistes à souligner et à consigner la polysémie).

Les divers modèles auxquels on tente d’intégrer over et des cas similaires

soulèvent tous des questions très difficiles. Andrzej Pawelec s’est penché sur

l’analyse de over proposée par Lakoff et sur des efforts comparables visant à

modéliser un réseau de significations pour la préposition polonaise za (dont

35
la signification recoupe en partie celle de over) . Selon lui, Lakoff tire des

conclusions abusives. On peut affirmer que certaines extensions peuvent

être comprises au regard de nos rapports avec certaines constellations de

choses, mais il est exagéré de prétendre que l’être humain est programmé

pour établir ces liens grâce à des schèmes innés. Une étude beaucoup plus

exhaustive des diverses langues serait nécessaire pour dégager les universaux

qui entrent en jeu ici.

Pawelec souligne aussi la grande difficulté de la tâche consistant à

déterminer quel est l’usage de base d’un mot comme over et quelles sont ses

extensions sémantiques ultérieures. Le réseau polysémique de nombreuses

prépositions peut être modélisé de plus d’une façon. Toutefois, on peut jeter

un éclairage sur le phénomène par lequel différentes constellations – par

exemple the bird flies over my garden (l’oiseau vole au-dessus de mon jardin)

et Ralph lives over the bridge (Ralph vit de l’autre côté du pont) – sont

réunies sans même que soit perçue la polysémie de la préposition en jeu. Les

liens sont ancrés dans la conscience que nous avons de nos rapports

possibles avec les objets concernés ; c’est pourquoi nous passons sans peine

d’une constellation à une autre.

Pawelec constate une semblable variation des critères dans la distinction

36
entre longueur et largeur, analysée par le linguiste Claude Vandeloise .

Celui-ci a fait ressortir les différents scénarios de reconnaissance de la

longueur. Certaines entités indéniablement linéaires (un bout de corde, par

exemple) se voient attribuer une longueur, mais pas de largeur ; une route

possède une longueur qui correspond au trajet qu’on peut y parcourir et

une largeur perpendiculaire à celle-ci. La longueur d’une entité mobile (une

voiture en mouvement, par exemple) se calcule selon l’axe parallèle à sa

direction. Quant aux entités multidimensionnelles immobiles (une maison

ou une table, par exemple), l’évaluation de leur longueur dépend du point


de vue de l’observateur. En géométrie, toutefois, la longueur est définie

comme la plus grande des deux dimensions non verticales d’un objet. Ces

distinctions sont rarement perçues par les locuteurs, qui ont l’impression

d’utiliser des termes monosémiques. On peut comprendre cette monosémie

apparente en tenant compte des « ponts pragmatiques » qui relient les

différentes situations. Le lien entre les premier et deuxième exemples (la

corde et la voiture) tient au fait qu’ils dénotent un mouvement (de l’œil ou

de la main sur la corde, de la voiture sur une route). Même un tracteur de

forme inusitée, très court de la proue à la poupe et occupant beaucoup

d’espace latéral, serait jugé large et court. On ne pourrait en dire autant

d’une forme géométrique. À mesure qu’on s’éloigne d’une conception des

choses issue des significations et des affordances, les critères changent. À

chacun de ces contextes correspond une façon particulière

37
d’« interroger » la réalité, et c’est selon cette variation des modes d’accès

que les différents critères applicables à un même concept trouvent leur sens.

La connaissance ancrée dans notre savoir-faire corporel peut donc révéler

une polysémie préalablement inaperçue. Elle peut aussi être source de

« métaphores » à l’aide desquelles nous pouvons comprendre le monde qui

nous entoure. Il peut s’agir de B qui met au jour certains phénomènes

propres à A. Le sentiment que nous avons d’être des agents en équilibre peut

modeler notre perception d’autres objets. Revenons une fois de plus sur

l’exploit qu’accomplit le bébé au cours de sa première année. Il est enclin à

se lever, à tenter de se tenir debout, à commencer à marcher, d’un pas

d’abord mal assuré. En maîtrisant ces aptitudes, il parvient à un certain

équilibre dans sa posture par rapport au monde. Comme je l’ai mentionné

plus haut, la zone d’équilibre est un point ou un axe central où s’annulent

diverses forces déstabilisatrices.

Notre expérience de cette réalité est corporelle ; au risque de me répéter, je

dirais que notre corps sait. Il s’agit de la première expérience corporelle de

l’équilibre, que nous pouvons ensuite vivre en d’autres

circonstances (devant une peinture, par exemple). D’ailleurs, il est souvent

difficile, devant certaines scènes, de ne pas ressentir l’équilibre ou son

absence. Et on peut étendre ce modèle à d’autres domaines : on parlera

d’une personne équilibrée, d’un esprit déséquilibré, d’une programmation

38
équilibrée, d’un budget équilibré, etc. .
4

J’aimerais maintenant aller au-delà de la métaphore ponctuelle et des

modèles relatifs à la polysémie dérobée et me pencher sur ce que je désigne

sous le nom de « modèles structurels ».

Selon Lakoff et Johnson, les habiletés motrices qui président à notre

rapport aux choses nous fournissent des modèles à l’aide desquels nous

pouvons structurer et interpréter de nouveaux domaines, situés au-delà du

niveau élémentaire propre à nos interactions avec les objets et à nos

déplacements dans l’environnement spatial. Ces modèles peuvent se

combiner pour former des schèmes cognitifs, des scénarios, des récits ou des

cadres sémantiques qui donnent leur forme à des domaines plus

« abstraits » d’interaction culturelle et sociale, voire aux théories

scientifiques ou mathématiques.

Mentionnons deux des modèles qui émergent au niveau élémentaire de

nos interactions sociales. D’abord (a) le « récipient » : un domaine donné

contient certaines entités ; certaines sont « dedans », d’autres « dehors » ;

les entités peuvent entrer et sortir du récipient. Ce modèle laisse présager la

39
logique booléenne des catégories . Ensuite vient (b) le modèle « de la

source, de la voie et du but », issu de l’expérience qui consiste à aller

quelque part, c’est-à-dire à partir d’un point d’origine vers une destination

en passant par un espace intermédiaire, voire de l’expérience qui consiste à

saisir un objet situé sur une trajectoire entre deux points. Ce modèle a lui

aussi sa logique « spatiale » propre : par exemple, si je me rends du point A

au point B, puis du point B au point C, je me suis déplacé du point A au

40
point C .

Le modèle (a) peut structurer de nombreux domaines non spatiaux. On

dira par exemple être « heureux en amour » ou vouloir « sortir » au plus

tôt d’une situation malheureuse telle la dépression. Quant au modèle (b), il

peut structurer une vaste gamme d’activités. Pratiquement toute forme

d’entreprise intentionnelle un tant soit peu complexe peut être figurée par le

modèle de l’itinéraire. Imaginons que j’ai l’ambition de devenir premier

ministre. J’emprunte la « voie » de la politique en devenant membre d’un

parti, en tentant de me faire élire au Parlement et en rassemblant des

partisans, mais je finis par m’« empêtrer » dans un scandale. J’ai « perdu le
nord » en privilégiant de mauvais enjeux. Je ne sais plus « où aller » et

j’espère que vous saurez me « remettre sur la bonne voie » pour que je

puisse enfin m’« approcher » de mon objectif. Une bonne partie du langage

de l’action intentionnelle s’inscrit dans ce modèle.

Lakoff et Johnson qualifient de « métaphore » cet usage créatif des

modèles. On pourrait contester cette extension de la signification d’un

terme propre au domaine des figures de style que connaissent bien les

maîtres de la rhétorique et les critiques littéraires. Elle traduit néanmoins

une analogie qui la justifie : à l’instar de la métaphore classique, les modèles

(a) et (b) rendent compte d’une perception de A par B. Cependant, il est

question non plus d’un événement (sa façon de présider l’assemblée) figuré

par un autre (l’agriculteur qui laboure), mais plutôt d’une mise en relation

de domaines entiers : un domaine se voit structuré par un modèle issu d’un

autre domaine (on décrira par exemple ma quête du pouvoir politique à

l’aide du vocabulaire propre à un itinéraire). On peut emprunter la

terminologie établie de l’analyse des métaphores pour qualifier l’un d’eux de

source et l’autre de cible. La structure inhérente à la notion d’itinéraire

devient la source qui permet de dégager la signification de la cible que

constitue mon projet de devenir premier ministre.

Pour Lakoff et Johnson, la métaphore apporte une contribution beaucoup

plus importante – une contribution indispensable, en fait – que ne le

présument les défenseurs de la primauté du discours littéral, issus d’une

puissante tradition philosophique. Selon ces derniers, le langage sert à

nommer les choses. Les mots s’appliquent aux choses. La chose ainsi

désignée correspond toujours au sens littéral du mot. Parler d’une chose en

utilisant un mot censé en désigner une autre peut colorer le discours et ainsi

convenir à l’art de la rhétorique, mais cela peut difficilement contribuer à la

clarté d’un propos. C’est pourquoi la métaphore a parfois été jugée

dangereuse. On constate ce penchant tropophobe chez Hobbes, qui assimile

les métaphores à des « feux follets » : « Raisonner à partir d’eux, c’est se

perdre au milieu d’innombrables absurdités avec leurs cortèges de disputes,

41
de ruptures et de mépris . » Ainsi, même si on utilise un trope, seul son

sens littéral compte. Une figure peut insinuer quelque chose, mais un fait

avéré ne peut être communiqué que par le sens littéral.


Opposés à cette conception, Lakoff et Johnson affirment que la métaphore

au sens où ils l’entendent (que j’appelle « modèle ») peut donner une forme

et une structure à un domaine. Certaines questions semblent difficiles à

aborder sans recourir à un modèle. En d’autres cas, un modèle n’est pas

indispensable. Différentes métaphores peuvent d’ailleurs s’appliquer à un

même domaine et on jugera certaines d’entre elles meilleures que d’autres.

Néanmoins, chaque modèle structure un domaine donné à sa façon et en

révèle des caractéristiques (ou des caractéristiques présumées) que les autres

modèles ne font pas ressortir.

Ces modèles structurels illustrent encore mieux le caractère indissociable

de la découverte et de l’invention que ne le fait la simple attribution

métaphorique. Selon Black, ce type de métaphore présente une analogie

avec les modèles utilisés en science. Maxwell, par exemple, a représenté le

champ électrique par le modèle d’un fluide incompressible imaginaire. Ce

choix l’a aidé à expliciter le domaine en question. La question n’est pas de

savoir si un tel fluide existe ou non, mais de déterminer si cette analogie

42
permet de mieux comprendre le domaine étudié .

Certaines métaphores évoquant la position offrent de bons exemples de

modèles indispensables. Prenons le haut et le bas : le bonheur est associé à

haut et la tristesse à bas (j’ai le moral haut ou bas) ; la santé et la vie

correspondent à haut (je suis tombé malade), tout comme le bien (il a un

sens moral élevé), tandis que le mal est évoqué par le bas (elle m’a fait un

coup bas) ; il en va de même des grandeurs (le sommet de la courbe indique

un taux d’inflation élevé). Notons en premier lieu que ces modèles sont tout

sauf arbitraires ; on peut difficilement imaginer leur inversion (en vertu de

laquelle le bonheur serait associé à bas, par exemple). En second lieu,

toutefois, une bonne partie de ce qu’on cherche à dire, des nuances qu’on

tente d’apporter et des éléments du discours intégrés au langage corporel

(pensons aux épaules affaissées d’une personne triste) serait impossible à

communiquer si on ne pouvait pas inscrire les sentiments associés à haut et

à bas dans la dimension spatiale.

Parmi les modèles dont on pourrait difficilement se passer se trouvent

aussi ceux qui structurent la perception du temps. Tel un fleuve, le temps est

envisagé comme une entité qui s’écoule. Je peux m’installer sur la rive et le

regarder s’écouler ou encore avoir l’impression d’être emporté par lui, qui
m’éloigne d’un passé à jamais révolu et me rapproche d’un avenir inconnu.

Nous semblons avoir une irrésistible propension à spatialiser le temps d’une

manière ou d’une autre. Bien que la spatialisation puisse nous amener à

adhérer à des doctrines philosophiques douteuses, elle nous offre des

modèles grâce auxquels nous pouvons parler du temps : le temps file, le

temps passe inexorablement, le temps vient à bout des structures les plus

solides.

Comme nous l’avons vu plus haut, l’évocation d’une entreprise

intentionnelle à l’aide de mots associés à la notion d’itinéraire constitue un

autre exemple de modèle qui étend considérablement notre capacité

d’expliciter un domaine cible. Privés de cette source, par quoi exprimerions-

nous la signification de tournures comme faire un faux pas, perdre le nord,

s’empêtrer dans un scandale ou se rapprocher d’un objectif ?

Penchons-nous maintenant sur un modèle non indispensable souligné

par Lakoff et Johnson : « L’amour est un voyage. » Bien qu’il puisse sembler

difficile de s’en passer dans notre culture, le modèle du voyage n’a pas

nécessairement le même sens dans d’autres cultures et peut même se voir

contesté chez nous en certaines circonstances. Lakoff et Johnson montrent à

quel point ce modèle est répandu dans le monde contemporain : « Notre

relation ne va nulle part », elle est « dans un cul-de-sac » ; « chérie, nous

faisons du surplace », « nous sommes à la croisée des chemins » ; « nous

43
n’allons pas dans la même direction »… Il est proche de celui qui figure

l’entreprise intentionnelle par un itinéraire et, par extension, de celui qui

assimile la vie à un voyage (auquel est liée l’idée de planifier sa vie). Le

voyage de l’amour est un périple qu’on entreprend à deux et non chacun de

son côté ; il est hélas possible d’arriver « en fin de parcours ».

Si ces extensions du modèle de l’itinéraire ont un sens pour nous, ce n’est

pas nécessairement le cas dans d’autres cultures. Et, même chez nous, on

peut se demander si ce qu’elles révèlent est vraiment plus important que ce

qu’elles cachent. Un membre d’un couple pourrait protester ainsi :

« Pourquoi parles-tu toujours d’aller quelque part ? L’amour est une

communion, une situation d’engagement mutuel ; il est nourri par des

moments forts, mais il persiste entre ceux-ci. Ton agitation incessante tue

notre communion ! » On a là un choc entre deux façons opposées de

donner un sens, de lire la signification d’événements qui jalonnent la vie à


deux. Le membre protestataire occupe une position analogue à celle du

scientifique qui remet en question un paradigme dominant : « Si vous vous

y accrochez, vous ne découvrirez jamais les facteurs déterminants ! »

Cet exemple et l’analogie avec le paradigme scientifique (que j’ai citée en

ayant en tête les propos de Black) témoignent de l’importance que peuvent

avoir de tels modèles. En glissant pour un moment dans la langue

heideggérienne, je dirais que les différents modèles « dévoilent » des choses

assez différentes, des formes différentes du terrain en cause (je glisse aussi

dans la métaphore). Et ce qui révèle certaines choses peut aussi en cacher

d’autres. Néanmoins, certains domaines ne peuvent être dévoilés qu’au

minimum sans les modèles « indispensables » évoqués précédemment.

La métaphore ordinaire et le modèle ont ceci de commun qu’ils figurent

un objet, un événement ou un domaine entier par autre chose. Les

tropophobes comme Hobbes voudraient que, dans nos raisonnements, nous

traduisions le contenu de nos figures en un discours « littéral », c’est-à-dire

en un discours qui ne comporte aucune dimension bifocale, qui ne présente

plus de réalité par autre chose. Hobbes juge absurde « l’emploi de

métaphores, tropes et autres figures de rhétorique, au lieu des mots propres.

Car, encore qu’il soit légitime de dire (par exemple) dans une conversation

courante : la route avance ou conduit ici ou là, le proverbe dit ceci ou cela

(puisque la route ne peut avancer pas plus que les proverbes ne peuvent

parler), néanmoins, dans le calcul et la recherche de la vérité, de tels énoncés

44
ne sont pas admissibles ».

Mais comment traduire une expression comme « je suis tombé malade »

en discours littéral ? « Je suis devenu malade »? « Ma santé s’est

détériorée » ? Comment rendre « le temps file à toute allure » ou « ma

campagne électorale a frappé un mur » ? On pourrait citer de nombreux

faits sous-jacents à ce dernier exemple (nous ne recrutons plus personne,

nos sympathisants sont découragés, etc.), mais, ce faisant, on n’arriverait

jamais à communiquer toute la force de ce jugement lapidaire. Dans le cas

de « tomber malade », l’expression dénote le sens fort et incarné de bas,

abaissé, affalé, opposés à haut, élevé, dressé – un sens qu’on perd si on

exprime la même idée autrement. « Mais c’est précisément l’argument que

nous défendons », pourraient répondre Hobbes et le chœur des architectes

des systèmes « enrégimentés » issus de la pensée postfrégéenne. Oui, on ne


peut pas traduire « je suis tombé malade » par « ma santé s’est détériorée »

sans éliminer un excédent de signification (linguistique). Néanmoins, cet

excédent se rapporte à ce que vous, misérables philosophes herméneutiques,

qualifiez de « significations humaines », issues de la sensibilité incarnée des

locuteurs. Vous insistez ainsi sur l’état d’esprit de l’agent, mais une telle

attribution ne permet pas de raisonner : d’une part, ces significations

varient d’une personne à l’autre ; d’autre part, toute lecture d’un objet au

moyen d’un autre risque de ruiner le système déductif que nous tentons

d’établir. (Je dois leur donner raison sur ce point, comme je l’ai d’ailleurs

montré dans mon exposé sur la métaphore.)

Un tel système d’inférences est manifestement inhérent à la notion

hobbesienne de « calcul ». Pour le philosophe anglais, les significations

humaines sont la pâture des artifices rhétoriques et non le noyau dur de

l’analyse empirique.

On reconnaît ici les exigences ontologiques qu’un raisonnement doit

respecter pour être valide, exigences imposées à la pensée rigoureuse par les

sciences de la nature postgaliléennes et accompagnées d’une marginalisation

des significations humaines (il s’agit de la troisième des exigences énumérées

au début du présent chapitre).

Néanmoins, quel que soit le degré de validité de cette conception

restrictive du raisonnement et quelle que soit la portée des modes de

description « enrégimentés » qui satisfont ses critères, on ne peut pas nier

que le fonctionnement réel du langage humain, tel qu’il existe pour ainsi

dire à l’état sauvage, implique le dévoilement de choses par des métaphores

et des modèles – bref, que le langage comporte une dimension bifocale.

La reconnaissance du caractère productif de la métaphore ou du modèle

contraste avec l’affirmation de la primauté du littéral, dont elle implique

d’ailleurs la contestation de certains aspects fondamentaux. En premier lieu,

elle souligne le rôle central du corps ; bon nombre des métaphores les plus

élémentaires sont ancrées dans des schèmes sensorimoteurs. En second lieu

et relativement à ce qui précède, elle donne toute son importance à la

signification que les choses ont pour nous. Les domaines-sources

(récipients, itinéraires, etc.) se manifestent dans notre prise de conscience de

nous-mêmes en tant qu’agents présents dans le monde, où le fait qu’une

chose soit dedans ou dehors a son importance et où les itinéraires


remplissent une fonction, nous rapprochent d’un but. Ces trois éléments

(les métaphores révélatrices, le corps vécu et l’impossibilité d’éliminer les

significations humaines) vont de pair.

En revanche, l’affirmation de la primauté du littéral ne laisse aucune place

au corps vécu. Elle ne peut envisager le corps que comme un lieu où

interviennent des mécanismes inconscients et sous-jacents, ce qui ne laisse

aucune place aux significations. Comme nous l’avons vu, la philosophie sur

laquelle repose le littéralisme a acquis ses lettres de noblesse il y a très

e
longtemps dans notre culture, mais le xx siècle en a vu naître des variantes

particulièrement virulentes. Celles-ci ont en quelque sorte pris le relais des

anciennes théories mentalistes de la signification, dont celles de Hobbes et

de Locke, qui envisageaient la signification comme un lien entre un mot et

une idée (ou entre un mot et une chose par l’entremise de l’idée de la chose

dans l’esprit). Leurs auteurs souhaitaient cependant en finir avec la notion

d’« esprit » entendu comme substance, si bien qu’ils ont entrepris de

reconstruire une sémantique objectiviste associant directement le langage au

monde. Selon cette reconstruction postfrégéenne de la théorie de Locke, en

vertu de laquelle un énoncé est constitué d’un référent et d’un prédicat, on

attribue une signification à une expression référentielle en l’associant à un

objet dans le monde ; de la même manière, on attribue une signification à

une expression-prédicat en l’associant à une propriété. Ces associations

permettent d’attribuer une signification à une combinaison référent-

prédicat, c’est-à-dire à une proposition. La sémantique ainsi produite est

totalement « objectiviste » ou extensionnelle.

Une sémantique véritablement objectiviste (qui irait plus loin que les

propositions de Davidson) ancrerait le langage au monde naturel tel que

révélé par les sciences de la nature. Elle réaliserait ainsi le vieux rêve d’un

langage scientifique capable de rendre compte du monde tel qu’il est

réellement. Le contenu sémantique de toutes les phrases porteuses d’une

signification serait défini par leurs conditions de vérité dans le monde tel

45
que décrit et classifié par la science . Elle ferait cependant abstraction du

fait que certains domaines cibles sont structurés – et donc révélés – par la

perspective bifocale consistant à figurer A par B.

Des effets whorfiens remarquables ont été documentés : différentes

cultures structurent des domaines cibles similaires à l’aide de sources très


différentes. Alors que l’anglais et d’autres langues du même type indiquent

les positions spatiales grâce à des prépositions (la pierre est sous la table, le

temple est au sommet de la montagne), le mixtèque le fait à l’aide de

projections métaphoriques des parties du corps. La position de la pierre

correspond ainsi à ce qu’on pourrait traduire par « le ventre de la table » et

celle du temple à « la tête de la montagne ». La phrase « Je suis assis sur une

branche de l’arbre » ressemblerait ainsi à « Je suis assis sur un bras de

46
l’arbre ».

Et il faut bien sûr savoir que les théories littéralistes reposent elles-mêmes

sur de puissants modèles établis. Pourquoi leurs défenseurs considèrent-ils

que nos raisonnements se déroulent dans le cerveau plutôt que dans

l’ensemble de l’organisme, voire dans l’organisme-en-interaction-avec-

47
l’environnement ? La réponse semble résider dans l’idée originale de

Descartes selon laquelle la pensée est « interne », se situe « dans » l’esprit

(une variante marquée du schème du « récipient »). Une fois effectuée la

transposition matérialiste de cette construction, le rôle de l’« esprit » est

accaparé par le « cerveau », qui est aussi un organe « interne ».

Tout cela nous amène à une question très importante. Comme nous

l’avons vu plus haut, les diverses métaphores structurantes sont comparables

à des paradigmes. Elles peuvent donc révéler certaines choses et en cacher

d’autres. Notre jugement peut s’égarer sérieusement si nous considérons

certains de nos modèles comme absolus, capables de tout révéler (ou à tout

48
le moins de révéler tout ce qui importe ). C’est ce qui se produit lorsque

nous devenons obsédés par un certain modèle, que nous perdons la capacité

de voir en quoi il peut nous induire en erreur et que nous finissons par ne

plus le considérer comme une option parmi d’autres. Dans ces

circonstances, nous sommes proches de la situation difficile dans laquelle se

trouvait la philosophie moderne selon Wittgenstein : « Une image nous

49
tenait captifs . » Je crois qu’on peut en dire autant de la tradition

épistémologique moderne issue de Descartes, laquelle a tenu captifs non

seulement les tenants du dualisme cartésien, mais aussi tous ces

réductionnistes mécanistes qui disent l’avoir entièrement rejeté (dont ceux

qui défendent la sémantique objectiviste et qui balaient la métaphore d’un

revers de main).
Cependant, le problème du confinement à une image ne touche pas

uniquement la (mauvaise) philosophie ; ses conséquences sont aussi sociales

et politiques. Certaines métaphores structurantes ont acquis une relative

prépondérance dans notre civilisation ; si nous les considérons comme

absolues, elles nous rendront aveugles à ce que nos comportements ont

d’inhumain et de destructeur. Lakoff et Johnson citent le modèle « Le temps

est une ressource » – une ressource qui doit être utilisée, gérée et surtout pas

50
« gaspillée » ; il faut en tirer parti au maximum . Issue en partie de la

51
morale puritaine dont elle était un thème central , cette ontologie du temps

est inscrite au cœur d’une civilisation capitaliste qui privilégie la rationalité

instrumentale. Ce modèle peut s’étendre à l’idée structurante selon laquelle

« le temps, c’est de l’argent ». Soumis à la pression d’un tel cadre dominant,

même le temps de loisir devient une ressource dont il faut « tirer parti au

maximum » (en vue de se reposer du labeur, de profiter des plaisirs de la

vie, de se préparer à mieux travailler en prenant des vacances, etc.). Ces

attributions traduisent une certaine vérité – une vérité qui s’est concrétisée

dans notre civilisation –, mais leur caractère exclusif endigue l’expression

d’autres rapports au temps en les dépréciant et en les rendant invisibles à

52
bien des gens. Et nos vies s’en trouvent entravées et faussées .

De nombreuses métaphores structurantes présentent une asymétrie

manifeste entre la source et la cible. On assimile l’amour au voyage, mais pas

le voyage à l’amour. Dans certains cas, toutefois, l’attribution d’un domaine

à un autre est symétrique. Pensons aux monarques et à la divinité. Ces deux

entités semblent avoir été l’objet d’une attribution réciproque. On a qualifié

Dieu de roi, mais de nombreuses cultures ont aussi considéré la royauté

comme partie intégrante du divin : « [Ne] craignez rien pour notre

53
personne ; un tel caractère divin fait la haie autour d’un roi . »

Il est un autre type de bidirectionnalité qui s’applique à beaucoup de

métaphores ordinaires, où non seulement la source permet de saisir la cible

sous un jour différent, mais où la mise en relation des deux modifie la

perception de la source. Rowan Williams, qui m’a ouvert les yeux sur cette

question, en offre quelques exemples. L’expression anglaise weeping skies

(qu’on pourrait traduire littéralement par « ciels qui pleurent ») ne peut

pas être considérée comme une description littérale, mais l’association d’une
journée pluvieuse au chagrin révèle un aspect des pleurs en les associant à

un phénomène météorologique et révèle un aspect dudit phénomène en

soulignant son lien inextricable avec un certain état d’esprit. Nous

interprétons ainsi la journée pluvieuse en l’« humanisant », en y voyant

« un phénomène qui éclaire ce que nous sommes ». Williams défend un

argument similaire à propos de l’expression money talks (qu’on peut

traduire par « l’argent sait persuader ») : elle souligne le pouvoir de

l’argent, mais elle fait aussi allusion à la façon dont la persuasion participe

54
du pouvoir dans notre société .

Dans les pages qui précèdent, j’ai traité des métaphores (ponctuelles) et des

modèles (structurels), mais il existe d’autres modes d’expression où A est

figuré par B. Certaines explicitations font appel à ce que les romantiques ont

qualifié de « symbole ». Un symbole présente une forme plus radicale de

révélation de A par B. Les modèles structurels, nous l’avons vu, révèlent

différents aspects de leur domaine cible ; c’est pourquoi ils sont comparables

à des paradigmes scientifiques. Les cas plus radicaux sont ceux où le langage

ne peut pas avoir accès au domaine A sans faire appel aux termes de B ou, à

tout le moins, ne peut y avoir accès qu’en l’interprétant d’une façon

différente. Autrement dit, le domaine A ne devient accessible que par un

usage étendu, qu’on pourrait qualifier de « métaphorique », des termes

de B.

Une illustration sans doute universelle d’un tel cas est offerte par l’emploi,

effleuré plus haut, des termes associés au haut et au bas pour décrire un

caractère. En témoignent par exemple l’expression forme inférieure de vie et

le mot anglais upright (qui signifie « droit », « debout » ou « vertical »).

On peut certes exprimer une partie de la force de la première signification

de upright en disant d’une personne qu’« elle ne triche pas », qu’« elle ne

vole pas », qu’« on peut compter sur sa parole », etc. Cependant, on ne

peut pas traduire ainsi toute la force spécifique de upright, portée par un

symbole de droiture et d’« inflexibilité », pas plus qu’on ne peut imaginer la

« mort » de cette image. L’association entre espace et éthique passe en

partie par les liens entre, d’une part, fierté, honte et dignité et, d’autre part,
posture, démarche et projection de soi. Il est difficile d’imaginer une vie

humaine dépourvue de tels liens, c’est-à-dire une vie dans laquelle la fierté

et la honte ne joueraient aucun rôle ou dans laquelle la posture ne serait pas

un domaine généralement utilisé pour exprimer ces sujets. L’homme fier,

au-dessus de tout soupçon, se tient droit, prêt à encaisser les reproches de

ses adversaires. Il y a là un lien partiel avec l’idée de rectitude morale.

On pourrait voir là un exemple extrême de modèle très utile, mais une

autre attribution va plus loin encore, à savoir le recours au vocabulaire de la

profondeur intérieure pour décrire la vie subjective. Un événement suscitera

chez moi une « profonde » remise en question. On parlera de

« psychologie des profondeurs ». Un homme dira que, « au plus profond

de lui-même », il aime cette femme (ou croit en Dieu, ou partage l’avis de

Nietzsche). À l’approche de la fin d’un combat, un boxeur puisera « dans les

profondeurs de son être » les ressources nécessaires à son ultime effort.

Le « profond » contraste ici avec le « superficiel ». Ce qui est superficiel

ne nous touche pas très « profondément ». Si je tenais à me passer de cette

métaphore générale, je pourrais dire que ce qui est superficiel ne touche pas

l’ensemble de notre être. En accord avec cette image, le superficiel se trouve

à cacher ce qui est en dessous, dans les profondeurs de notre être. Si vous

vous contentez de vivre superficiellement, vous ne saurez peut-être jamais ce

qui se cache là derrière. Vous n’êtes pas une personne profonde ; en fait,

vous êtes superficiel.

Évidemment, les gens n’ont pas toujours parlé ainsi. La distinction entre

l’intérieur et l’extérieur appliquée à la vie subjective avait un autre sens en

55
des temps plus anciens, comme j’ai cherché à le montrer ailleurs . Dans La

République, Platon semble faire une distinction qu’il est tentant d’encoder à

l’aide du contraste entre superficiel et profond lorsqu’il oppose « ceux qui

56
aiment les spectacles » à ceux qui aiment la sagesse et qui souhaitent

connaître la vérité immuable des choses. Sagesse et vérité sont recherchées

par l’être entier, en harmonie avec lui-même, tandis que les « spectacles »

ne font appel qu’à la partie désireuse de l’être lorsqu’elle contredit la raison.

Cette dichotomie ne peut pas être saisie par le contraste entre superficiel et

profond ; elle oppose plutôt ce qui ne concerne qu’une partie de soi à ce qui

touche l’ensemble de l’être, les simples apparences à ce qui est « vraiment

vrai ».
Le vocabulaire de la profondeur intérieure n’est donc pas universel

(comme peuvent l’être les termes associés au haut et au bas). Je soutiens

néanmoins que, pour le type d’êtres que nous sommes devenus dans la

civilisation occidentale, il est quasi impossible de s’en passer, malgré les

57
efforts vaillants de Nietzsche et des autres .

Un autre exemple est offert par l’application du vocabulaire de la

souillure, de la tache ou de l’impureté au champ moral-religieux pour

désigner le mal, la faute ou le péché. Un survol de l’ensemble des cultures

humaines et de l’histoire permet de constater que, à l’instar de la notion

moderne de profondeur intérieure, cet usage n’est pas universel. Il est

cependant très répandu, et certaines de ses variantes surgissent parfois aux

endroits les plus inattendus. Ces attributions ne sont nullement confinées

aux formes de religion anciennes ou « primitives ». Robespierre entendait

« purifier » la République en éliminant ses éléments « corrompus ».

e
Le xx siècle a été le théâtre de nombreux « nettoyages ethniques ». On dit

des pornographes qu’ils proposent des images « cochonnes », un adjectif

dérivé du nom d’un animal qui, à tort ou à raison, n’est pas réputé pour sa

propreté… De plus, il est loin d’être évident que l’abandon d’un tel langage

ne crée pas un besoin d’autres d’images pour figurer le mal, par exemple

58
manquer le but [hamartia], se perdre, être captif, être aliéné, etc. . Il semble

néanmoins possible d’interpréter la vie morale d’une personne sans faire

appel à l’image de la saleté. Cependant, aux yeux des gens qui conçoivent le

bien et le mal en ces termes, cette image se révèle tout aussi indispensable

que celle de la profondeur pour décrire notre vie psychique.

Si nous sommes ici en présence d’un « symbole », c’est parce que, d’une

part, il n’y a pas d’identité simple entre le mal moral (le domaine A) et la

crasse ordinaire (physique) et que, d’autre part, cette interprétation du mal

moral ne peut être explicitée que par le vocabulaire de la saleté. Entendu en

ce sens, le symbole est distinct de l’allégorie, qui autorise une description

indépendante de son domaine cible. Les symboles sont une voie

59
incontournable pour accéder à ce à quoi ils se rapportent .

Bien entendu, pour une personne profondément immergée dans une

culture définie par le langage symbolique, celui-ci ne se manifeste pas

comme tel. La non-identité de la souillure morale et de la saleté ordinaire

peut rester implicite, ou alors les deux situations, pour peu qu’on prenne la
peine de les distinguer, peuvent être décrites par le même mot sans

problème, comme c’est le cas chez nous des notions d’eaux profondes et de

personne profonde (qui évoquent simplement différents types de

profondeur). Dans certaines cultures, l’impression de souillure (ressentie,

disons, par celui qui se fait servir de la nourriture par une personne de caste

inférieure) peut être durement ressentie et aller jusqu’à provoquer le dégoût,

voire la nausée. C’est le cas notamment si les agents concernés ont un « moi

60
“isolé” » au lieu d’un « moi “poreux” ».

À certains stades de l’évolution culturelle, toutefois, la différence entre

saleté et souillure morale apparaît au grand jour et devient problématique,

par exemple lorsque le Christ affirme que « l’être humain n’est pas sali par

61
ce qui entre dans sa bouche, mais par ce qui en sort ». Ce dévoilement

peut aussi être provoqué par la rencontre d’une autre culture où les mêmes

maux sont figurés par une autre image (tout comme la lecture de Platon

évoquée un peu plus haut peut relativiser notre recours machinal au

vocabulaire de la profondeur). Cependant, tant que nous restons fortement

(et profondément !) limités à notre propre culture, la force d’attributions

symboliques comme « il a du sang sur les mains » se trouve à souder les

deux niveaux.

Nous devons la notion de symbole telle que je l’entends ici aux

romantiques. « Comment […] l’infini peut-il être amené à se manifester à

la surface ? » demanda A. W. Schlegel. « Seulement de façon symbolique,

par des images et des signes » [Nur symbolisch, in Bildern und Zeichen],

répondit-il. La poésie est ce qui lui permit d’y parvenir. « La composition

poétique […] n’est autre chose qu’une éternelle symbolisation : ou bien

nous cherchons une enveloppe extérieure pour une réalité spirituelle, ou

62
bien nous rapportons un extérieur à un intérieur invisible . » [Dichten […]

ist nichts anderes als ein ewig Symbolisieren ; wir suchen entweder für etwas

Geistiges eine äussere Hülle oder wir beziehen ein Äusseres auf ein unsichtbares

Inneres.]

Un symbole, nous l’avons vu, est comme une métaphore : il donne accès

à A par B (au péché ou à la souillure morale par la saleté ordinaire, entre

autres). Cependant, le symbole diffère des métaphores du type de celle qui,

par exemple, figure un président d’assemblée en laboureur. Premièrement,


nous disposons déjà d’un vocabulaire pour décrire l’activité d’un président

d’assemblée, tandis que, pour décrire la souillure morale consécutive à une

faute, nous (ou les membres de la culture concernée) n’avons d’autre choix

que d’expliciter un degré supplémentaire de signification qui, bien que

similaire, dépasse celui de la saleté ordinaire. La saleté est le chemin qui nous

donne accès à ce domaine sémantique. C’est pour cette raison que l’analogie

avec la métaphore reste souvent invisible aux personnes immergées dans ce

langage. Une autre raison tient au rôle des enjeux relatifs à la souillure dans

nos vies. Ces attributions symboliques n’ont pas été formulées pour

satisfaire quelque volonté de décrire le domaine de façon détachée. Le péché

peut être une menace pressante ; il peut isoler de Dieu, rompre la

communion avec autrui, menacer l’intégrité de l’être (le mot intégrité offre

d’ailleurs un autre exemple d’explicitation d’une propriété morale à l’aide

d’une catégorie du quotidien, soit le contraste entre entier et morcelé). Les

symboles d’entièreté (telles l’harmonie de l’âme de Platon ou la communion

de Dieu et des saints) peuvent contribuer de façon décisive à nous donner

l’envie et le courage de surmonter un sentiment de morcellement, tout

comme les symboles de pureté peuvent aider à nettoyer la souillure. Les

symboles peuvent aussi jouer un rôle dans

l’expression de ce que j’ai qualifié de « sources morales » dans un autre

63
ouvrage . Je reviendrai sur cette question dans le chapitre 6.

À la lumière de ces distinctions, on peut comparer un symbole comme la

souillure à une métaphore dormante, car sa nature énigmatique finit

immanquablement par ressortir, même aux yeux des gens qui le trouvent

significatif. En quoi consistent précisément le péché ou la souillure morale ?

Celle-ci n’est manifestement pas identique à la saleté ordinaire. Mais de quoi

s’agit-il exactement ? C’est là une question que la remise en cause d’une idée

reçue peut cruellement soulever, comme le fait le Christ dans le passage de

l’Évangile de Matthieu cité plus haut. L’énigme inhérente à toutes les

métaphores fortes (quel aspect précis de B s’applique à A ? quel aspect précis

de A fait de B un mode d’accès adéquat ?) remonte à la surface. On entre dès

lors dans un nouveau type de discours, décrit par Ricœur dans un chapitre

64
fameux, intitulé « Le symbole donne à penser ». C’est par le langage de la

philosophie qu’on tente de résoudre les énigmes du symbole, et la réflexion

ne sera probablement jamais achevée – ou ne pourra progresser que si on a


recours à un « discours mixte » dont on ne peut pas retirer tous les

symboles. J’entends aussi approfondir ces questions dans les chapitres

suivants.

Ce que je qualifie ici de « symbole » présente une analogie avec certaines

œuvres d’art : roman, poésie, musique, danse, etc. Le roman et la poésie

constituent des usages du langage. Ils sont parfois entièrement constitués

d’énoncés descriptifs (c’est le cas d’un roman réaliste, par exemple).

Toutefois, ces œuvres peuvent aussi communiquer une conception des

choses (de la vie humaine, du destin, du passage du temps) de manière

irréductible à la description littérale. Comme nous le verrons dans le

chapitre 6, elles mettent en jeu des présentations non assertoriques : elles ne

décrivent pas ce qu’elles « découvrent » [erschließen]. Voilà une autre raison

de contester la marginalisation de la dimension cratyliste.

Jusqu’ici, nous nous sommes intéressés aux métaphores ponctuelles ainsi

qu’aux différents types de modèles et de symboles, mais il faut aussi faire

état d’une autre façon dont les dimensions tant figurée qu’iconique trouvent

leur place dans le discours ordinaire. Les exemples présentés dans les

sections précédentes illustrent tous des usages du langage. Mais qu’en est-il

65
du rôle des gestes iconiques ? Selon David McNeil et Adam Kendon , les

gestes iconiques accompagnent souvent la parole (les descriptions verbales

auxquelles ils correspondent) et jouent de surcroît un rôle dans l’effort qui

66
consiste à trouver l’expression verbale juste . Les gestes ne font pas que

« figurer » au sens où je l’entends dans ce chapitre : en figurant, ils nous

aident aussi à trouver les mots qui conviennent à nos intentions descriptives.

Si tel est bien le cas, non seulement l’encodage d’information en contexte

discursif n’est pas une activité aussi excarnée qu’il semble l’être en situation

d’écriture ou de communication scientifique rigoureuse, mais il faut aussi

reconnaître dans le geste une façon particulière de figurer qui contribue à

guider l’encodage, ce qui rend beaucoup moins étonnante l’apparition de la

dimension figurée dans le discours ainsi produit. Cela signifierait également

que la distinction établie par Saussure entre langue et parole, à laquelle


correspond aujourd’hui celle qui oppose compétence et performance, n’est

pas aussi nette qu’on le pense, car il faudrait intégrer le savoir-faire propre à

la performance gestuelle à la définition de la compétence linguistique,

jusqu’ici assimilée exclusivement à l’intériorisation

de règles. C’est d’ailleurs ce que soutient McNeill : c’est l’impression d’avoir

bien formulé un énoncé qui nous dit que nous avons atteint notre objectif,

non pas la production du résultat souhaité. « La reconnaissance intuitive,

par le locuteur, d’un énoncé bien formulé sur le plan linguistique met un

terme à la dialectique [du code statique et du processus expressif

67
dynamique] . »

Alors, que penser de la conception du langage issue de l’évolution

postfrégéenne de la théorie HLC ? Nous en avons survolé quatre aspects au

début du présent chapitre. D’abord, ses deux composantes élémentaires :

I. Les mots sont introduits pour désigner des caractéristiques auxquelles nous avons déjà prêté

attention.

II. La dimension cratyliste ou « figurée » du langage n’ajoute rien à notre description

empirique du monde ; elle ne sert qu’à rendre compte de certaines réactions positives ou

négatives.

On peut ajouter à ces éléments deux autres caractéristiques courantes

dans la pensée postfrégéenne :

III. Souvent, des contraintes ontologiques s’appliquent. Les descriptions doivent être

compatibles avec le physicalisme : en dernière analyse, les termes utilisés doivent être

réductibles à ceux des sciences de la nature, ou du moins doivent-ils répondre à certaines

exigences de l’observabilité empirique.

Enfin :

IV. On présume souvent que la description adéquate d’un phénomène est celle d’un

observateur envisagé à la troisième personne et non celle d’un agent envisagé à la première

personne.

Tant sous sa forme élémentaire (I et II) que dans ses développements plus

poussés (II et IV), cette conception nourrit deux ambitions. La première est
normative : il s’agit de créer un langage capable de décrire le monde

adéquatement sur le plan ontologique et épistémologique à l’aide d’énoncés

susceptibles d’être logiquement « enrégimentés » si nécessaire. La seconde

est explicative : il s’agit d’élaborer une conception de la compétence

linguistique qui fasse appel aux principes de la logique formelle afin de

révéler la signification de différentes phrases envisagées comme des

théorèmes découlant d’un certain nombre d’axiomes, et ce, en tenant

compte de la capacité systématique et potentiellement infinie du langage à

générer de telles phrases.

Il ressort de l’argument précédent que l’ambition explicative est vouée à

l’échec. Elle contraint toute théorie de la signification à négliger beaucoup

trop d’aspects, dont l’analogie et la métaphore, entre autres extensions de

l’explicitation, ainsi que les modèles, les symboles et les gestes. Ces éléments

élargissent assurément la portée de ce qu’on tente d’expliquer ici, à savoir la

compétence linguistique.

Une théorie de la signification – qui doit rendre compte de la compétence

d’un locuteur – ne devrait pas se contenter d’expliquer comment les

conditions de vérité de combinaisons descriptives sont déduites d’axiomes

définissant des significations arbitraires ou « non motivées ». Pour arriver à

formuler et à comprendre de nouvelles expressions (non issues d’une

théorie « enrégimentée ») qui figurent ou dépeignent leurs objets sur un

mode cratyliste, le locuteur ordinaire doit posséder une autre compétence.

Autrement dit, une théorie combinatoire rigoureuse, fondée sur les

définitions sémantiques essentielles de termes arbitraires (« non motivés »)

et augmentée par la logique, n’est pas adaptée à ces usages inventifs, qui

impliquent une perspective cratyliste. C’est pourquoi une telle théorie n’est

en mesure ni de cerner les contours du dicible ni d’expliquer de manière

exhaustive la compétence du locuteur ordinaire d’une langue quelconque.

Ce type de théorie de la signification rate sa cible, à la fois parce qu’elle reste

muette sur l’apprentissage des significations linguistiques propres à certains

domaines, dont le champ social et culturel (dont il sera question dans les

prochains chapitres), et parce qu’elle ne sait que faire de l’inventivité du

langage humain réel inhérente à tous les domaines (comme nous l’avons vu

dans le présent chapitre).

Cela dit, on peut faire fi de tous ces usages inventifs en imaginant un


noyau de jeux du langage centrés sur la formulation et sur la compréhension

d’affirmations dans des cadres taxonomiques plus ou moins rigides,

affirmations dont on peut établir la vérité ou la fausseté de façon

relativement catégorique même si on ne dispose pas de tous les éléments

nécessaires. Une telle perspective implique de tourner le dos à la rhétorique

et à la métaphore (métaphore morte exceptée). (Rappelons que la tradition

sur laquelle repose ce genre de théorie a allègrement stigmatisé les tropes.)

Les questions relatives aux significations humaines apparaissent dès lors

extrêmement douteuses, voire impossibles à résoudre, comme en font foi les

interminables conflits d’interprétation qu’elles suscitent, entre autres. Les

présentations non assertoriques, elles, seront jugées inacceptables, car elles

dépassent les bornes de l’usage « enrégimenté » du langage qu’on souhaite

décrire.

Ces arguments constituent les bases d’un projet normatif et sont brandis

depuis belle lurette. Se pose alors la question de savoir jusqu’où celui-ci

souhaite étendre son empire. L’idée voulant que le respect des critères

énumérés dans le paragraphe précédent, qui incluent les caractéristiques I

à IV, puisse s’avérer fort utile, voire indispensable dans certains contextes

comme les sciences de la nature, a été amplement démontrée. Cependant,

l’hypothèse voulant qu’on puisse réduire à ce champ du langage tout le reste

de ce qui mérite d’être dit – que ce soit sur l’éthique, l’esthétique, la

personnalité humaine, l’histoire, la politique ou un autre domaine – semble

fort peu plausible. Toute tentative pour libérer un territoire unifié, basé sur

la constellation de Vienne et regroupant les sciences de la nature, le sens

commun et les inférences logiques, ne peut qu’échouer ; le discours du sens

commun est irrémédiablement dépendant des tropes, des métaphores, des

symboles et des modèles.

On pourrait faire une dernière affirmation : un langage fondé sur les

critères I à IV pourrait correspondre à ce que Brandom qualifie de

« pratique discursive autonome », à savoir « un jeu du langage qu’on peut

68
pratiquer même si on n’en pratique aucun autre ». Nous serait-il possible

de renoncer à l’ensemble des tropes, images, symboles et modèles, sans

parler des gestes et de la littérature, pour ne conserver que le langage austère

de la description et de l’explication ? (Je n’ose même pas demander si un tel

projet est souhaitable.) Cette question concerne l’être humain ; il ne s’agit


pas de déterminer si quelque être imaginaire peut répondre à ces critères

rigoureux et restrictifs.

Il est impossible pour l’être humain de se limiter à ce type de langage.

Cette affirmation, qui constitue un des fondements de la thèse défendue

dans cet ouvrage, est à la base du troisième « holisme » que j’ai présenté

dans le chapitre 1, à savoir l’impossibilité d’un langage humain au sens strict

à l’extérieur du champ des « formes symboliques ». Je n’entends pas

m’attarder sur le sujet ici, mais ce chapitre a mis en lumière un certain

nombre d’éléments qui montrent que le triomphe d’un tel langage restrictif

ouvrirait des perspectives plutôt sombres. L’inventivité scientifique fait sans

doute appel aux mêmes pouvoirs d’analogie et de métaphore que le discours

ordinaire ; par conséquent, si nous nous limitions aux critères I à IV, nous

perdrions bien plus que notre seule capacité à formuler des énoncés non

fondés.

Tout ce que nous venons de voir illustre la nécessité d’amender la thèse de

Saussure sur l’arbitraire du signe, souvent présenté comme un aspect tout

aussi « objectif » qu’évident du langage. Rappelons que cette thèse relègue à

un passé non scientifique diverses théories de la motivation

linguistique, dont celles que Platon a explorées dans son Cratyle ou celles de

la kabbale et de la Renaissance sur la langue originelle d’Adam – langue qui

aurait eu le mérite, perdu depuis lors, d’être uniquement constituée de mots

révélant la nature de leur référent.

Appliquée à chaque mot envisagé isolément, la thèse de Saussure ne

mérite cependant pas d’être rejetée ; de toute évidence, ce qu’évoque le mot

69
dog est aussi bien rendu par chien ou par Hund . Toutefois, elle peut

induire en erreur lorsqu’elle est appliquée aux mouvements du langage qui

mettent en jeu des combinaisons de mots et des relations entre des mots.

Nous aborderons ce problème plus loin relativement à certains textes

(comme les récits), mais nous pouvons le constater d’emblée dans les

formulations où figurent des extensions de signification. On peut dire que

Frege a montré une fois pour toutes qu’il est vain de chercher à comprendre

la signification linguistique en se basant simplement sur la signification des


mots considérés isolément. « Seule la proposition a un sens ; ce n’est que lié

70
dans une proposition que le nom a une signification . » [Nur im

Zusammenhang eines Satzes hat ein Wort Bedeutung.] Sa thèse est illustrée

par l’exemple de la phrase déclarative, ou affirmation, envisagée comme la

combinaison d’un référent et d’un

prédicat. Il serait étonnant que la proposition soit le seul contexte

[Zusammenhang] où domine ce principe.

Cette disposition (que je constate et partage) à étendre la portée du

contexte est marquée par l’influence de la tradition de l’étude du langage

que je désigne sous le nom de « perspective HHH », attribuable à Hamann,

à Herder et à Humboldt ainsi qu’à d’autres penseurs influents tel Merleau-

Ponty. Ce courant a toujours cherché à comprendre en quoi le langage rend

possibles de nouvelles façons d’expliciter notre perception de la réalité. Pour

ce faire, il tente de définir le type de conscience et les formes d’explicitation

qui accompagnent le développement du langage. Envisagée sous cet angle,

l’idée même d’expliciter les liens entre espèces dans le cadre d’une

taxonomie linnéenne apparaît comme un exemple éloquent de ces nouvelles

formes.

Sous cet éclairage, l’anticratylisme montre ses limites. Parce qu’elle peut

être issue de la transformation d’une explicitation existante, et seulement

pour cette raison, une nouvelle façon d’expliciter quelque chose peut être

immédiatement compréhensible, considérée comme entièrement

« naturelle » et nullement arbitraire.

Brandom n’a rien d’un positiviste de la vieille école. Il a beaucoup appris

de Wittgenstein (comme nous tous), si bien qu’il est disposé à admettre que

le système enrégimenté de la sémantique objectiviste n’est pas en mesure de

rendre compte du dicible dans son entièreté. Il reconnaît néanmoins une

certaine utilité à l’entreprise, qui révèle des choses sur ces vocabulaires liés à

des objets et sur ceux qui ne le sont pas. Cependant, les champs

« inaccessibles » du discours ordinaire sont peut-être plus vastes qu’il ne le

croit.

C’est bien sûr à Wittgenstein que nous devons cette remise en question de

systèmes sémantiques très rigides. Il attribue ce qu’il considère comme le

principal travers de la systématicité à une incapacité à reconnaître la grande

pluralité des usages linguistiques. Nous pourrions croire que nous


formulons des affirmations frégéennes à propos d’objets ordinaires, mais les

apparences sont souvent trompeuses. Peut-être ne formulons-nous même

pas d’affirmations – ou peut-être le fonctionnement de nos affirmations est-

il très différent de ce que la norme frégéenne définit. Bien qu’il soit

impressionné par les arguments de Wittgenstein, Brandom ne reconnaît pas

71
la nécessité de renoncer à une conception systématique du langage .

Cependant, l’enjeu principal réside peut-être dans ce qu’on entend par

systématique. Si nous prenons pour modèle les liens sémantiques

enrégimentés de Brandom, toute systématicité peut s’avérer impossible,

même si nous élargissons le champ des connecteurs pour y inclure ses

72
« relations sémantiques pragmatiquement médiatisées ». Dans un cadre

plus souple, toutefois, une conception éclairante du langage envisagé

comme un tout est sans doute possible.

Selon Hans Julius Schneider, Wittgenstein propose une telle conception,

où figure un concept semblable à l’extension métaphorique dont j’ai traité

ici. Il semble critiquer la présence d’un certain type de projection dans notre

conception du langage. Nous interprétons par exemple la phrase (1) « Il a

une idée » de façon analogue à la phrase (2) « Il a un chien » ; ce faisant,

nous postulons un objet, analogue au chien mais en quelque sorte

« interne », un contenu mental. L’idée selon laquelle doit exister un type

particulier de contenu mental interne [seelischer Vorgang] chez une

personne qui a une idée, tout comme on est bel et bien en présence d’un

objet externe (canin) chez quelqu’un qui a un chien, est erronée. Toutefois,

l’erreur ne réside pas dans le fait que les phrases qui correspondent à cette

forme nécessitent ce type d’objet, si bien que, lorsqu’est formulé un énoncé

comme la phrase 1 sur le modèle de la phrase 2, on s’attendrait à trouver un

tel objet.

Ce qui se produit dans ce cas se rapproche plutôt de la projection

métaphorique. Nous maîtrisons déjà les énoncés comme la phrase 2, où il

est question de la possession d’un objet ordinaire ; nous formulons ensuite

un énoncé comme la phrase 1 et l’appliquons à une situation nouvelle qui,

malgré une ressemblance, est différente de l’autre. Cet exemple en rappelle

un autre, cité par Lakoff et Johnson, où un individu parle de l’augmentation

de ses revenus en disant qu’ils ont « grimpé ». Évidemment, ses revenus ne

se trouvent aucunement dans une situation spatiale plus élevée que la


précédente, mais un certain sens de l’analogie lui permet de décrire le

changement ainsi et d’être compris immédiatement. Nous disposons dès

lors d’une nouvelle façon de parler de l’augmentation et de la diminution

d’un revenu. La projection a rendu ce nouveau langage possible.

« Lorsqu’une projection constitue une signification secondaire, elle crée

[…] généralement une possibilité d’explicitation : l’“expression figurative”

sert à ouvrir un champ du discours qui, autrement, c’est-à-dire sans cette

projection, resterait inaccessible. » [Für eine Projektion, durch die eine

sekundäre Bedeutung konstituiert wird, ist es […] typisch, daß sie eine

Artikulationsmöglichkeit allererst schafft : Der ‘bildende Ausdruck’ wird dazu

benutzt, einen Bereich sprachlichen Handelns zu erschließen, der ohne ihn,

73
ohne den Schritt der Projektion, nicht zur Verfügung stünde .] L’erreur, ici,

n’est pas celle du locuteur ordinaire, mais bien celle du philosophe qui

réfléchit à la question. Celui-ci ne se rend pas compte qu’il corrobore un

objectivisme de la signification en vertu duquel les mots désignent toujours

des objets de même type ; il ne voit pas la métaphore à l’œuvre. Soit il pense

que la phrase 1 réfère à quelque objet interne, soit il pense que la « forme

logique » de la phrase 1 est inadéquate et qu’il nous faut par conséquent

trouver une autre façon d’exprimer ce que nous voulons dire. La proximité

de la thèse de Schneider et des idées que je défends ici saute aux yeux, et ce

n’est pas un hasard, car cet auteur est une des principales sources de la thèse

que je suis en train d’élaborer. Il explore un autre site de la créativité du

langage, où la forme d’un certain type de phrase, propre à un domaine, peut

offrir un modèle à la formulation de phrases relatives à un tout autre

domaine.

À propos de cette lecture de Wittgenstein, il ne rejette pas sommairement

tout effort de systématisation. Au contraire, il est conscient des liens qui

unissent les différents usages. Cependant, ces liens impliquent des

projections de type métaphorique (comprendre A par B), lesquelles ne font

pas partie du répertoire des philosophes analytiques qui s’intéressent au

type de relations sémantiques étudiées par Brandom.

1. John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, traduction de Jean-Michel

Vienne, Paris, Vrin, 1989, livre III, chap. II, § 8.


2. E. Rosch, C. Mervis, W. Gray, D. Johnson et P. Boyes-Braem, « Basic Objects in Natural

Categories », Cognitive Psychology, vol. XVIII, 1976, p. 382-439.

3. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1978, p. 166.

4. Bien entendu, Saussure n’affirme pas que les langues distinguent tous les signifiés de la même

façon. Les langues européennes ont toutes des mots pour dire chien et chat, mais il existe tout de

même des différences entre elles, sans parler des langues plus éloignées. Je peux dire « Je pars pour

Toronto demain » en comptant prendre le train, mais j’emploierais les mêmes mots si j’entendais y

aller à pied, ce que je ne pourrais pas faire en allemand ou en polonais, par exemple.

5. Voir Andrzej Pawelec, Prepositional Network Models : A Hermeneutical Case Study, Cracovie,

Jagiellonian University Press, 2009, p. 66-67.

6. Qu’on pourrait traduire littéralement comme ceci : « Le président d’assemblée a labouré la

discussion. » Max Black, Models and Metaphors : Studies in Language and Philosophy, Ithaca (New

York), Cornell University Press, 1962, chap. 3.

7. Il faut éviter de réifier cette expression, comme si certaines significations étaient « littérales » en

soi, et d’autres, « métaphoriques ». Les adjectifs lexical ou usuel seraient mieux adaptés au contexte.

En toutes circonstances, l’attribution métaphorique déroge au sens usuel ou à tout le moins

l’outrepasse, mais la situation évolue au fil du temps, entre autres par la force des métaphores

re
« mortes ». Voir Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, I étude, pour le mot grec utilisé

par Aristote.

8. Gilbert Ryle, The Concept of Mind, Londres, Hutchinson, 1949.

e
9. Voir Paul Ricœur, La Métaphore vive, VI étude, p. 258 et 373. Ricœur évoque la nécessité de faire

passer l’image-source par un « écran » ou par un « filtre » pour en saisir la signification.

10. Donald Davidson, « Ce que signifient les métaphores », dans Enquêtes sur la vérité et

l’interprétation, traduction de Pascal Engel, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1993, p. 349-376.

11. Ibid., p. 366.

12. Ibid., p. 369.

13. Ibid., p. 372 et 376.

14. Ibid., p. 374.

15. Ibid., p. 368-370.

16. Je suis redevable de cet exemple à Andrzej Pawelec, Prepositional Network Models, p. 78.

17. Georges Planelles, Les 1 001 expressions préférées des Français, Paris, Éditions de l’Opportun,

2012, p. 817. Voir aussi, en anglais, Stefán Snævarr, Metaphors, Narratives, Emotions : Their Interplay
and Impact, Amsterdam, Rodopi, 2009, chap. 3 (un livre fort intéressant qui m’a appris beaucoup de

choses).

18. Voir Michael Polanyi, Personal Knowledge : Towards a Post-Critical Philosophy, Londres,

Routledge, 1962, p. 57-59.

19. Tzvetan Todorov, Littérature et Signification, Paris, Larousse, 1967, p. 102.

20. Pensons par exemple au contraste entre prose et poésie souligné par Roman Jakobson ; voir Paul

Ricœur, La Métaphore vive, p. 186 et 280-282.

21. La dimension bifocale semble très difficile à éliminer d’une métaphore comme homo homini

lupus, où l’homme et le loup sont des types. (On pourrait affirmer qu’elle est injuste pour le loup, qui

n’affiche pas la tendance de l’homme à se retourner contre ses semblables et à tuer ses congénères.)

Toutefois, une partie de la force de cet énoncé réside dans la tension entre deux pôles : l’être humain

(A) est compris par le loup (B) – ou plutôt le « loup ». Le proverbe souligne notamment l’opposition

entre notre conception inévitablement normative de l’être humain et l’image d’un « loup » vorace et
impitoyable qui anéantit sa proie en la dévorant – une force brute de la nature. (Hobbes mériterait

d’être poursuivi en justice par le Front de libération des animaux pour grossière calomnie.)

22. Voir chapitre 1, note 39.

23. La capacité de produire des métaphores n’est pas un produit du développement : elle est

présente chez les jeunes enfants. En fait foi cette remarque d’un des enfants d’Elizabeth Anscombe

resté assis trop longtemps sur ses jambes repliées : « Maman, il y a des bulles dans mon pied ! »

(communication personnelle). On le constate aussi dans le mimétisme des tout-petits qui jouent au

dentiste en utilisant un crayon comme fraise.

24. George Lakoff et Mark Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne, traduction de Michel de

Fornel avec la collaboration de Jean-Jacques Lecercle, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 54.

25. James J. Gibson, The Senses Considered as Perceptual Systems, Londres, Allen & Unwin, 1966.

Pour une présentation du concept en français, voir Francisco Varela, Evan Thompson et Eleanor

Rosch, « Évolution et dérive naturelle », dans L’Inscription corporelle de l’esprit, Paris, Seuil, 2017,

p. 249-289 ; Bruno Dubuc, « “La cognition incarnée”, séance 11 – Affordances et prise de décision »,

Le Blogue du cerveau à tous les niveaux, 21 novembre 2016 [www.blog-

lecerveau.org/blog/2016/11/21/6029/].

26. Voir Samuel Todes, Body and World, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2001, p. 264-265.

27. Voir Sean Dorrance Kelly, « Grasping at Straws : Motor Intentionality and the Cognitive Science
of Skillful Action », dans Mark Wrathall et Jeff Malpas (dir.), Heidegger, Coping, and Cognitive

Science : Essays in Honor of Hubert L. Dreyfus, vol. II, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2000,

p. 161-177 ; Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945,

re
1 partie, chap. 3.

28. George Lakoff et Mark Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne ; Philosophy in the Flesh,

New York, Basic Books, 1999, p. 257. Voir aussi : George Lakoff, Women, Fire and Other Dangerous

Things, Chicago, University of Chicago Press, 1987 ; Mark Johnson, The Body in the Mind, Chicago,

University of Chicago Press, 1987.

29. Francisco Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch, « Évolution et dérive naturelle », p. 241.

30. E. Rosch, C. Mervis, W. Gray, D. Johnson et P. Boyes-Braem, « Basic Objects in Natural

Categories ».

31. George Lakoff et Mark Johnson, Philosophy in the Flesh, p. 27 ; Les Métaphores dans la vie

quotidienne, p. 172.

32. George Lakoff, Women, Fire and Other Dangerous Things, p. 416-461.

33. Voir Andrzej Pawelec, Prepositional Network Models, chap. 2.

34. George Lakoff, Women, Fire and Other Dangerous Things, p. 46 ; E. Rosch, C. Mervis, W. Gray,

D. Johnson et P. Boyes-Braem, « Basic Objects in Natural Categories ».

35. Andrzej Pawelec, Prepositional Network Models, chap. 2 et 3.

36. Claude Vandeloise, « Length, Width and Potential Passing », dans B. Rudzka-Ostyn (dir.),

Topics in Cognitive Linguistics, Amsterdam, John Benjamins, 1988, p. 403-437 ; voir Andrzej Pawelec,

Prepositional Network Models, p. 136 et suivantes.

37. Andrzej Pawelec, Prepositional Network Models, p. 143.

38. Voir l’intéressant exposé de Mark Johnson sur l’équilibre dans The Body in the Mind, chap. 4.

Sur la question de la connaissance ancrée dans le savoir-faire corporel, voir Hubert Dreyfus et Charles

Taylor, Retrieving Realism, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2015, chap. 2 et 3.

39. George Lakoff, Women, Fire and Other Dangerous Things, p. 456.

40. George Lakoff et Mark Johnson, Philosophy in the Flesh, p. 31-34.


41. Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, traduction de

Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2007, p. 120 (cité dans George Lakoff et Mark Johnson, Les

Métaphores dans la vie quotidienne, p. 201). On peut imaginer Hobbes répliquer à Lakoff et Johnson,

qui s’attardent en partie aux mêmes exemples. Le philosophe juge absurde « l’emploi de métaphores,

tropes et autres figures de rhétorique, au lieu des mots propres. Car, encore qu’il soit légitime de dire

(par exemple) dans une conversation courante : la route avance ou conduit ici ou là, le proverbe dit

ceci ou cela (puisque la route ne peut avancer pas plus que les proverbes ne peuvent parler),

néanmoins, dans le calcul et la recherche de la vérité, de tels énoncés ne sont pas admissibles. »

(p. 117) Locke avance des arguments similaires.

e
42. Paul Ricœur, La Métaphore vive, VII étude, p. 302-304 ; voir aussi Max Black, Models and

Metaphors.

43. George Lakoff et Mark Johnson, Philosophy in the Flesh, p. 123. Un exemple frappant est offert

par les locuteurs de la langue aymara, pour qui le passé ne se situe pas derrière, mais devant,

contrairement à l’avenir qui, lui, se situe derrière (ce qui rappelle l’ange de la destruction

de Benjamin). Voir David McNeill, Gesture and Thought, Chicago, University of Chicago Press, 2005,

p. 46, note 5.

44. Thomas Hobbes, Léviathan, p. 117.

45. Voir George Lakoff et Mark Johnson, Philosophy in the Flesh, chap. 8 ; George Lakoff, Women,

Fire and Other Dangerous Things, chap. 11.

46. George Lakoff, Women, Fire and Other Dangerous Things, chap. 11.

47. Alva Noë, Out of Our Heads : Why You Are Not Your Brain, and Other Lessons from the Biology of
Consciousness, New York, Hill and Wang, 2009. Voir aussi Hubert Dreyfus et Charles Taylor, Retrieving

Realism, chap. 5.

48. Contrairement à la métaphore ponctuelle, un modèle structurel ne peut pas mourir

complètement (c’est-à-dire atteindre la deuxième étape, où toute notion de l’image originale est

perdue à jamais). Cette immortalité est attribuable au fait qu’un modèle peut être une source

inépuisable d’expressions. (Dans le modèle de « l’amour est un voyage », on peut toujours inventer

une expression comme « faire du surplace ».) L’image originale continue d’agir. On peut cependant

perdre le modèle de vue d’une autre façon, à savoir s’il finit par aller tellement de soi qu’on ne le

perçoit plus comme une interprétation parmi d’autres possibles permettant de concevoir le domaine

en cause. C’est là ce que signifie le fait, stigmatisé par Wittgenstein, d’absolutiser un modèle.

49. [Ein Bild hielt uns gefangen], Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, traduction de

Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud et Élisabeth Rigal, Paris,

Gallimard, 2014, § 115, p. 85 ; Philosophische Untersuchungen, Francfort, Suhrkamp, 2013. Aux yeux

de Wittgenstein, la philosophie souffre d’un régime d’exemples trop unilatéral.

50. George Lakoff et Mark Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne, p. 75-76.

51. Voir Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduction d’Isabelle Kalinowski,

Paris, Flammarion, 2009.

52. Dans l’étude complémentaire que j’entends réaliser, j’aimerais me pencher sur les altérations que

le temps objectivé, propre à notre civilisation, fait subir au temps vécu, lesquelles ont été révélées par

la poésie postromantique, comme Benjamin l’a constaté à juste titre chez Baudelaire.

53. William Shakespeare, « Hamlet », acte 4, scène 5, dans Les Tragédies, traduction de Pierre

Messiaen, Paris, Desclée de Brouwer, 1960, p. 737.

54. Rowan Williams, The Edge of Words : God and the Habits of Language, Londres, Bloomsbury,

2014, p. 500.
55. Voir Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, traduction de

Charlotte Melançon, Montréal, Boréal, 2003.

56. Platon, La République, traduction de Georges Leroux, Paris, GF Flammarion, 2016, 475d.

57. « Oh ces Grecs ! Ils s’y connaissent pour ce qui est de vivre : chose pour laquelle il est nécessaire

de s’arrêter courageusement à la surface, au pli, à la peau, d’adorer l’apparence, de croire aux formes,

aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels… par

profondeur ! » Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, traduction de Patrick Wotling, Paris, GF

Flammarion, 2007, p. 32-33.

58. Paul Ricœur, « La symbolique du mal », dans Philosophie de la volonté, t. II : Finitude et

Culpabilité, Paris, Aubier, 1988.

59. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II, p. 22-24.

60. Voir Charles Taylor, L’Âge séculier, traduction de Patrick Savidan, Montréal, Boréal, 2011, p. 71-

85. Un concept proche de celui de « moi “poreux” » est celui de « dividu » (opposé à « individu »),

qu’ont exploré certains anthropologues. Voir Karl Smith, « From Dividual and Individual Selves to

Porous Subjects », Australian Journal of Anthropology, vol. XXIII, 2012, p. 50-64.

61. Évangile de Matthieu 15,11, La Bible, Paris/Montréal, Bayard/Médiaspaul, 2001.

62. Voir Charles Taylor, « Celan and the Recovery of Language », dans Dilemmas and Connections :
Selected Essays, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2011, p. 57 ; Charles Taylor, Les

Sources du moi, p. 475 ; August Wilhelm Schlegel, La Doctrine de l’art. Conférences sur les belles lettres

et l’art, traduction de Marc Géraud et Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 2009, p. 74 ; Die Kunstlehre,

Henninger, 1884, p. 80-81.

63. Charles Taylor, Les Sources du moi, p. 127-147.

64. Paul Ricœur, « La symbolique du mal », conclusion, p. 479.

65. David McNeill, Gesture and Thought ; Adam Kendon, Gesture : Visible Action as Utterance,

Cambridge, Cambridge University Press, 2004. Outre la variante iconique, McNeill définit trois types

de gestes courants : les gestes déictiques, métaphoriques et rythmiques. On peut trouver un exemple

de geste rythmique en imaginant un locuteur segmenter un énoncé en trois points qu’il accompagne

des mouvements successifs d’un, de deux puis de trois doigts. Voir David McNeill, Gesture and

Thought, p. 38-44.

66. Voir ibid., chap. 2 et 3.

67. Ibid., p. 64.

68. Robert Brandom, Between Saying and Doing : Towards an Analytic Pragmatism, Oxford, Oxford
University Press, 2008, p. 41 ; voir chap. 4, note 44.

69. On pourrait même affirmer que le caractère non motivé de la signification à l’échelle du mot est

une caractéristique essentielle du langage envisagé en tant que mode analytique-combinatoire

d’encodage d’information. Certains mots peuvent sembler « motivés » ; c’est le cas, en anglais, de

cuckoo (coucou), de quiver (trembler), de slink (se déplacer furtivement) et de babble (babiller), par

exemple (voir John Lyons, Éléments de sémantique, traduction de Jacques Durand avec la

collaboration d’Éliane Koskas, Paris, Larousse, 1978, p. 89, pour d’autres exemples fort intéressants).

Cependant, même si cette motivation apparente fonde en partie le choix d’un mot, elle ne peut suffire

à elle seule à en définir la signification. Cuckoo est utilisé comme un nom pour désigner une espèce

d’oiseau ou son cri, voire les deux ; quoi qu’il en soit, il remplit la fonction d’un nom (ou deux).

Babble désigne un type d’action et est donc un verbe. Toutes ces fonctions doivent être connues pour

que ces sons puissent jouer le rôle de mots. Les termes d’une langue sont essentiellement non motivés,

comme l’affirme Saussure.


70. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, traduction de Gilles Gaston Granger, Paris,

Gallimard, 1993, § 3.3, p. 45.

71. Robert Brandom, Between Saying and Doing : Towards an Analytic Pragmatism, Oxford, Oxford
University Press, 2008, p. 4-7.

72. Ibid., chap. 1.

73. Hans Julius Schneider, Phantasie und Kalkül. Über die Polarität von Handlung und Struktur in

der Sprache, Francfort, Suhrkamp, 1999, p. 335.

* Philippe Arjakovsky et al., Le Dictionnaire de Martin Heidegger, Paris, Éditions du Cerf, 2013.

(N.d.T.)
CHAPITRE 6

Constitution 1 Expliciter le sens

Dans le chapitre 5, j’ai montré que la dimension « figurée » du langage

permet d’étendre la portée de notre pouvoir descriptif. Le temps est

maintenant venu d’aborder la question de l’innovation sémantique en

général.

Il faut prendre au sérieux l’argument maintes fois répété de Humboldt

dont j’ai fait mention dans le chapitre 1 et selon lequel la maîtrise d’une

langue implique un incessant effort pour en améliorer la capacité

d’explicitation. Autrement dit, nous nous sentons toujours incapables de

formuler adéquatement certaines choses que nous voudrions exprimer.

Nous avons toujours le « sentiment qu’il y a quelque chose que la langue ne

contient pas immédiatement mais que l’esprit doit accomplir en réponse

aux sollicitations de la langue ; et la tendance à recombiner dans le

1
phonétisme les besoins éprouvés par l’âme ». [Gefühl, daß es etwas gibt, das

die Sprache nicht unmittelbar enthält, sondern der Geist, von ihr angeregt,

ergänzen muß, und den Trieb, wiederum alles, was die Seele empfindet, mit

dem Laut zu verknüpfen.] C’est cet effort sans fin d’amélioration de

l’explicitation qu’évoque la célèbre formule de Humboldt selon laquelle la

langue permet un usage infini de moyens finis. Les « moyens finis » en

question ne correspondent pas à un stock de mots existants, comme semble

le présumer l’interprétation chomskyenne, mais à la quantité limitée de sons

2
dont nous disposons pour exprimer un ensemble illimité de phénomènes .
Certains lecteurs trouveront sans doute un peu exagérée l’insistance de

Humboldt sur le caractère urgent et incessant de cet effort d’amélioration de

l’explicitation (même si je ne partage pas leur avis), mais il est indéniable

que nous fournissons parfois un tel effort. Bien qu’il constitue la pâture

même de leur existence, cet effort n’est pas réservé aux poètes, aux

romanciers et aux artistes, car nous nous trouvons tous devant sa nécessité à

un moment ou à un autre de nos vies : lorsqu’il nous faut décrire un

paysage, l’expression du visage de quelqu’un, ce qui a poussé une personne à

agir de telle façon… Toutefois, c’est sans doute quand nous cherchons à

comprendre nos propres sentiments et nos propres intentions que cette

nécessité se fait le plus pressante.

Une telle situation s’accompagne souvent d’une résistance ou d’une

réticence à admettre une émotion ou une réaction, mais elle peut aussi

traduire une incapacité à trouver les mots justes, les distinctions et les

nuances nécessaires à l’appréhension d’un sentiment.

Humboldt s’intéresse ici à l’expérience qui consiste à vouloir dire quelque

chose qu’on ne parvient pas encore à exprimer de façon satisfaisante. On ne

saurait formuler ce qui manque ; on n’en sera capable qu’une fois

l’explicitation réussie. La théorie HLC, en vertu de laquelle on crée un mot

pour désigner une idée qu’on a déjà dans l’esprit (ou un objet qu’on

observe), s’applique rarement à cette situation (ni d’ailleurs l’exigence

voulant que l’expression qu’on utilise doive s’appliquer « par une intuition

tout à fait arbitraire »). On doit plutôt trouver une formule figurant le

phénomène qu’on tente de mettre au jour, que celle-ci soit une métaphore,

une analogie, une extension créative de la signification de termes existants

ou quelque autre trope.

Le « mot juste » lève le voile sur le phénomène pour la première fois. La

découverte et l’invention sont les deux faces d’une même médaille : on forge

une expression qui fait apparaître ce qu’on s’efforçait de cerner. C’est cette

dimension fondamentale du langage que je désigne sous le nom

d’« explicitation ».

L’effort d’explicitation n’est pas le même dans toutes les situations. Il peut

s’avérer particulièrement exigeant quand on nous demande de relater un

événement complexe qui peut avoir été déroutant de prime abord.

« M. Jones, veuillez communiquer au tribunal les détails de ce dont vous


avez été témoin à cette occasion. » M. Jones s’efforce de situer les

événements dans le bon ordre et d’en trouver le fil conducteur : « En

premier lieu, X est entré. Il tenait un fusil, mais ne le pointait pas. Puis,

Y s’est retourné… »

L’aptitude à raconter une histoire de ce genre s’acquiert beaucoup plus

3
tard que le langage, comme l’ont montré les travaux de John Lucy . Ce n’est

pas avant l’adolescence qu’est maîtrisé l’art de mettre en forme des récits

complexes où figurent de nombreux personnages et des pronoms.

Cette nécessité de donner forme aux choses, nous l’éprouvons aussi en

d’autres contextes. Elle apparaît par exemple lorsque nous entrons dans un

laboratoire inconnu : nous ignorons où commence tel appareil et où finit tel

autre, et nous ne savons rien des relations entre les objets qui s’y trouvent.

Pensons également à l’impression ressentie par une personne dépourvue de

connaissance et d’expérience du jeu d’échecs lorsqu’elle observe une partie

et tente de comprendre les divers déplacements permis. Comparons

maintenant cette situation à la perception qu’elle en aurait une fois initiée.

En général, nous nous familiarisons avec un contexte tout en acquérant le

vocabulaire qui en désigne les caractéristiques fondamentales (les divers

instruments du laboratoire, les déplacements possibles des pièces et leurs

effets).

À nos compétences à cet égard correspond notre capacité à encoder

l’information (telle que décrite dans le chapitre 3).

Cette situation présente cependant des ressemblances avec une autre, plus

subtile, dans laquelle est ressenti un besoin de (ré)ordonnancement.

Imaginons que le paradigme auquel j’adhère produit des anomalies et que je

tente d’en imaginer un nouveau. Je pourrais y parvenir en passant d’un

modèle accessible au sens commun à un autre, par exemple en envisageant

la matière non plus comme des corpuscules qui s’entrechoquent, mais

comme des particules qui occupent un milieu ductile ou un champ de force.

Les exemples que nous venons de voir correspondent à un type de

situation qui inspire un effort d’explicitation en vue d’imposer une forme

déterminée. Le défi provient d’un champ constitué d’objets dont le locuteur

n’a qu’une connaissance imparfaite. C’est ce domaine du langage qu’a

toujours privilégié la théorie HLC, tant sous sa forme d’origine que dans ses

variantes postfrégéennes, comme nous l’avons vu dans le chapitre 4.


Toutefois, on constate des défis différents en d’autres domaines, tels ceux des

émotions ou de ce que je qualifie de « significations humaines ».

Émotions et significations se recoupent souvent. Les émotions

contribuent à attribuer une signification à une situation : « Le tigre m’a fait

peur » signifie « Le tigre avait l’air menaçant ». Les émotions sont

généralement liées à des situations, à la signification que celles-ci ont pour

nous. La notion de signification telle que je l’entends ici renvoie à

l’importance qu’ont les choses à nos yeux ; dans son sens le plus large, elle

englobe toute manière dont une chose, une situation ou ce qu’elles laissent

présager peuvent ne pas laisser un agent indifférent. Par conséquent, décrire

une « signification humaine » consiste à décrire la façon dont une chose

gêne ou facilite l’atteinte d’un objectif de l’agent, à décrire l’obstacle ou

l’élément facilitateur. Cependant, comme toute chose peut être sujette à plus

d’une description, il vaut mieux envisager la description des choses en

fonction de leur signification. Un zoologiste pourra décrire le tigre qui rôde

dans les bois ou le virus qui circule dans quelque organisme pour ce qu’ils

sont, si j’ose dire ; mais le tigre qui, affamé d’une chair humaine dont il est

friand, rôde dans le bois qui jouxte ma maison ou le virus qui vient de

contaminer mon organisme ont une importance cruciale à mes yeux. Dans

4
cette optique, ils constituent pour moi des significations .

Toutefois, ce type de signification ne touche qu’un seul niveau de

pertinence. C’est en ma qualité d’organisme biologique que je confère leurs

significations au tigre et au virus. Les choses pourvues d’une fonction

instrumentale peuvent aussi avoir une signification. Ce chemin est

commode pour me rendre au travail ; ce nouvel immeuble représente un

obstacle qui me contraint à faire un long détour. Le beau temps nous

permettra de planter des légumes, mais la pluie abondante qu’on annonce

ensuite risque d’endommager les plants de façon irrémédiable.

Se présentent aussi des situations favorables ou défavorables, agréables ou

désagréables, réjouissantes ou décevantes, lesquelles ne présentent pas de

fonctions instrumentales visant des finalités définies et n’influent pas sur

nous en notre simple qualité d’organismes biologiques (bien que cet aspect

soit souvent pertinent). On s’approche ici d’un domaine où le recours à

l’explicitation est souvent nécessaire. J’y reviendrai sous peu.


Dans bon nombre de situations de la vie quotidienne, signification et

émotion vont de pair ; la signification est ressentie. Le comportement d’une

personne peut m’irriter ou me ravir, me blesser ou me réconforter. Vous me

contrariez et j’explose de colère ; un ami meurt, cela m’attriste et je plonge

dans le deuil. L’émotion est ici une réaction à ce qui se produit, à la situation

qui constitue son objet intentionnel.

Certaines réalités que nous qualifions d’émotions, comme les

démangeaisons, la douleur ou la nausée, ne s’inscrivent cependant pas dans

ce modèle. Celles-ci ne sont pas attribuables à des objets intentionnels. La

douleur est elle-même l’objet intentionnel et revêt elle aussi une

signification. Elle est vive, elle doit prendre fin. La colère ou la gratitude, en

revanche, possèdent une structure où l’émotion projette une certaine

description de l’objet intentionnel. C’est pourquoi il peut être judicieux de

tenter d’apaiser la colère d’une personne (« Désolé, je ne voulais pas te

contrarier, je ne savais pas », etc.), alors que nulle parole ne saurait faire

5
cesser sa nausée ou son mal de dents .

On pourrait affirmer que, dans les cas ordinaires où la situation est l’objet

intentionnel, le sentiment-émotion est une façon d’être conscient de l’objet,

et ce, par l’affect.

Il existe cependant des cas « hors la loi ». Je suis en colère sans trop savoir

pourquoi. L’ambiance générale m’irrite, j’aurais envie de vous frapper tous,

mais je n’arrive pas à cerner la cause de mon émotion. Peut-être me faites-

vous me sentir inférieur, mais j’ignore si c’est vraiment ce que vous

souhaitez ou si c’est moi qui réagis de manière excessive. Certes, la situation

comporte un objet intentionnel, à savoir l’inconfort que je ressens en votre

compagnie, mais elle pourrait être plus radicale : imaginons que je n’arrive

pas à cerner la cause de cet inconfort, que j’éprouve une colère non

structurée ou que je me sente triste sans raison apparente.

Il s’agit là d’une déviation dans une certaine direction, mais, dans une

autre direction, les cas sont nombreux où on révèle une signification sans

ressentir la moindre émotion. « Je crains que nous entrions dans une

période difficile sur le marché », annonce le PDG aux membres du conseil

d’administration. Il dit craindre quelque chose, mais il ne frissonne pas et sa

respiration n’accélère pas ; il ne fait que constater la signification

(appréhendée) de la situation économique du moment.


Particulièrement intéressantes ici sont les significations qui ne pourraient

pas exister pour nous sans l’affect, c’est-à-dire (en cas normal) sans ressentir

l’émotion ou (s’il est question d’autrui) sans savoir en quoi consiste le fait de

la ressentir. Celles-ci correspondent à ce que j’ai désigné sous le nom de

6
significations « humaines » ou « métabiologiques » dans le chapitre 3.

Comme le montrent certains exemples cités dans cet exposé, ces

significations apparaissent à nos yeux quand nous cherchons à donner un

sens à notre vie, à établir une certaine communion avec nos proches, à

respecter nos convictions morales ou éthiques ou à mener une vie sereine et

équilibrée.

La correspondance d’une signification de ce type à une situation donnée

est une réalité dont nous avons (et pouvons continuer d’avoir) une

conscience immédiate, qu’on pourrait qualifier d’« intuition ». Et cette

intuition n’est pas dépourvue d’émotion : il s’agit d’une intuition ressentie.

Ce qui ne veut pas dire que l’émotion se manifeste chaque fois qu’on fait

mention de cette signification. On peut illustrer cette nuance par un

exemple relatif aux convictions morales : il serait abusif d’affirmer ressentir

quelque chose chaque fois qu’on dit « le meurtre est un mal » ou « tout

être humain a droit à la vie » ; ces énoncés peuvent être formulés dans le

cadre d’une banale description de principes qui relèvent aujourd’hui du sens

commun. En des circonstances plus critiques, toutefois, l’intuition revient

au premier plan : quelqu’un propose de commettre un meurtre ou conteste

la norme morale qui le proscrit ; s’il me faut commenter cette situation, je

ne le ferai pas sans émotion. Il en va de même quand on admire des gens qui

refusent de prendre part à un massacre et qui en paient le prix.

Il existe d’autres situations où l’intuition est fréquente, mais dépourvue

d’émotion. C’est le cas des enjeux de grammaticalité. Je sais immédiatement

que la phrase « D’incolores idées vertes dorment furieusement » n’a aucun

sens, mais cela ne m’affecte pas le moindrement. Ainsi, je puis trouver

intuitivement la façon adéquate de réagir à une situation en respectant les

convenances même si l’exercice ne me fait ni chaud ni froid.

On peut voir pourquoi il en est ainsi à la lumière de l’exposé précédent.

Puisque les significations humaines ne correspondent à aucun schème

objectivement reconnaissable, elles ne peuvent nous affecter que si quelque


description les exprime, ce qui peut les rendre tangibles. D’où le lien avec

l’émotion.

Elles se distinguent ainsi des significations biologiques ou « vitales » et

des significations purement instrumentales. Je peux avoir l’intuition

immédiate que telle plante est vénéneuse ou que le krach boursier affectera

mon portefeuille, mais une description rationnelle fera tout aussi bien

l’affaire ; dans un cas comme dans l’autre, ma prise de conscience pourra se

faire sans émotion.

Je peux m’informer des dangers d’un virus en étudiant la biologie, sans

égard aux sentiments que celui-ci m’inspire (je me trouve peut-être dans un

milieu aseptique ; il m’est peut-être égal de vivre ou de mourir). Je peux me

renseigner sur les conséquences de la récession sur mes investissements,

mais j’ai déjà décidé de renoncer à toute propriété et d’aller vivre en ermite

dans la forêt. Dans le même esprit, je peux apprendre, comme on s’informe

d’une réalité du monde, que les membres d’une certaine culture n’aiment

guère qu’on s’adresse à eux directement et frontalement. J’agirai en

conséquence, mais ne ressentirai rien. Ces significations ne sont pas les

miennes.

Toutefois, je ne peux pas comprendre ce qu’est la fierté, ce que représente

le fait de considérer certains actes comme admirables, ce qu’on ressent

lorsqu’on trouve le monde insensé, ce qu’on entend par « intégrité » ou ce

qu’implique le fait de vivre pleinement si je n’ai pas la moindre idée du

sentiment, exaltant ou dévastateur, que ces attributs inspirent.

Mais n’oppose-t-on pas souvent la raison à l’émotion dans ces jugements

sur ce qui est utile, admirable ou moralement contraignant ? Si je dis

quelque chose comme « Je sais que c’est la bonne chose à faire, mais l’idée

me répugne », mon sentiment ne correspond pas à ce que je reconnais

comme étant bon ou juste. Cependant, on ne peut pas expliquer de tels cas

en opposant simplement « raison » et « émotion », car on ne peut pas

savoir qu’une chose est bonne ou juste sans savoir en quoi consiste le fait de

reconnaître une chose comme étant bonne ou juste, et une telle

reconnaissance ne peut pas être froide et détachée. Il est possible que, ayant

déjà reconnu des actes auxquels s’applique une certaine description du bien

(comme aider une personne dans le besoin), on se retrouve dans une

situation qui semble correspondre à cette description et qu’on recule. Cette


hésitation peut être due au fait que la situation comporte des aspects qu’on

n’avait jamais pris en considération ; on se sent alors désorienté. Imaginons

par exemple que je suis un médecin scrupuleusement fidèle au serment

d’Hippocrate. On me demande de soigner un patient à l’article de la mort.

Soudain, je me rends compte que mon malade est ce dictateur sanguinaire

qui est en train de commettre un génocide ; sa disparition sauverait la vie de

milliers de personnes. Dans ce cas, bien sûr, la raison me dicterait, non sans

ambiguïté, de trahir mon serment. Imaginons maintenant que mon

hésitation à soigner cet homme ne découle pas d’une juste cause, mais du

simple fait qu’il est mon ennemi personnel. Dès lors, il semblerait bel et bien

que l’« émotion » se rebelle contre la « raison ». Cependant, si la

« raison » n’était pas ancrée dans quelque conscience ressentie du bien, si la

« juste » décision ne résultait que de l’application d’un code qu’on m’a

transmis, je ne serais pas guidé par la raison morale.

Autrement dit, on ne peut pas avoir accès à ces significations en

observateur détaché. Pour qu’une signification humaine, envisagée à la

première personne, soit telle à mes yeux et corresponde à des valeurs que je

reconnais et qui m’importent, il me faut en avoir vécu l’intuition ressentie.

De plus, pour qu’elle continue d’être pour moi une signification, il me faut

pouvoir répéter l’expérience. Si elle finit par « mourir » pour moi, je

pourrai ressentir sa perte et m’efforcer de la retrouver, mais elle ne sera plus

une signification que je pourrai effectivement reconnaître.

Envisagée à la deuxième ou à la troisième personne, une telle signification

ne peut pas être comprise de façon détachée. La comprendre implique de

saisir ce qu’elle représente pour la personne qui y adhère. En tant

qu’observateur extérieur, cela ne m’est possible que si j’ai une certaine idée

de ce qu’on éprouve en la ressentant, en en vivant l’intuition ressentie.

Il faut souligner l’importance des situations où on doit saisir des

significations qu’on ne partage pas, car celles-ci sont souvent propres à

certaines cultures, voire à certaines sous-cultures. Cela ne saute pas

nécessairement aux yeux. Plus haut, j’ai évoqué la fierté, à laquelle on peut

ajouter son contraire, la honte. Ces significations s’inscrivent de toute

évidence dans le domaine que je qualifie de « métabiologique ». Si je suis

fier (ou si j’ai honte) d’un acte que j’ai commis, je ressens une émotion, le
type particulier de satisfaction (ou d’embarras) inhérent à cette dimension

de l’expérience.

Et, bien entendu, la fierté et la honte sont des universaux humains, tout

comme la colère, la jalousie ou l’envie. Nul n’a grandi sans avoir appris les

mots qui correspondent à ces réactions et aux situations qui les provoquent

(bien que ces dernières varient assurément d’une culture à une autre). Les

objets propres à la fierté et à la honte ne sont pas les mêmes partout, mais

ces sentiments sont éprouvés partout. Le fait que ces mots entrent dans

notre vocabulaire ne pose guère problème. En contexte d’attention

conjointe, parents et autres éducateurs constatent les réactions de l’enfant

(de crainte et de colère, par exemple) et lui apprennent à utiliser ces termes

et ceux qui donnent leur sens aux situations correspondantes (menacer et

provoquer, par exemple). Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2, ces

mots aident l’enfant à cerner ses buts et ses aversions ainsi qu’à donner

forme aux émotions qu’il éprouve, sans quoi il pourrait sombrer dans une

colère sans objet défini, voire dans la dépression.

La nuance relative au contexte culturel vaut la peine d’être soulignée. La

fierté et la honte semblent être des universaux humains, mais ce qui les

suscite dans une civilisation ou dans une culture donnée peut être très

différent de ce qui les inspire dans une autre. Même au sein d’une culture

donnée, on peut constater de profondes différences. Je suis fier de mon

talent éprouvé de voleur de banques, tandis que vous méprisez les gens qui

voient cette activité d’un bon œil. Si je suis un membre de votre famille,

vous aurez honte de moi. Cet exemple révèle une caractéristique essentielle

des significations non biologiques et non instrumentales que je qualifie de

métabiologiques : elles nous affectent non pas en tant que significations

isolées, mais plutôt parce qu’elles s’inscrivent dans des écheveaux. La fierté

et la honte renvoient à des activités ou à des réalisations jugées louables ou

indignes qui renvoient elles-mêmes aux caractéristiques ou aux catégories

morales ou esthétiques qui sous-tendent ces jugements. Même lorsqu’une

signification est largement répandue, la façon dont elle s’inscrit dans notre

vie est déterminée par d’autres significations, propres à notre culture.

Ces écheveaux sont pour ainsi dire des constellations de significations

définies les unes par rapport aux autres. La fierté et la honte trouvent leur

sens dans ce qu’une culture donnée considère comme des objets d’estime et
de discrédit. La relation peut aussi s’établir dans l’autre direction ; on peut

reconceptualiser la fierté et la honte en vue d’exclure certains objets de leur

champ (en adhérant par exemple à une conception qui en exclut des

caractéristiques non voulues, considérées jusque-là comme des objets

pertinents pour l’une et pour l’autre) ; on ne peut être fier ou avoir honte

que de caractéristiques dont on est soi-même l’acteur.

Et l’écheveau s’étend encore plus loin : dans notre culture, la fierté et la

honte font partie d’un champ où elles contrastent avec la dichotomie

culpabilité-innocence. Ce n’est pas le cas partout ; la relation entre ces deux

dimensions du jugement varie considérablement d’une culture à une autre

et même, bien qu’à un degré moindre, d’une personne à une autre.

Citons l’exemple d’une signification humaine qui n’est manifestement pas

universelle et qu’on constate uniquement dans notre civilisation

contemporaine, à savoir l’importance accordée à ce qui « donne un sens à sa

vie » : une personne qui se consacrerait à telle ou telle activité (chercher un

traitement contre le cancer, devenir millionnaire en inventant et en vendant

un nouvel appareil pratique, fonder un hôpital ou une école, etc.) donnerait

(ou aurait donné) un sens à sa vie réelle. Dans certaines cultures – où les

rôles des hommes et des femmes (ou de certains groupes) sont immuables,

par exemple –, jamais une telle question ne serait soulevée. Imaginons une

société où les hommes sont tenus d’être des guerriers. Celui qui n’a pas les

habiletés requises ou qui fait preuve de lâcheté peut rater sa vie, mais il

s’agirait là d’un échec (catastrophique) et non d’une vie dépourvue de sens.

L’enjeu du sens de la vie ne peut se poser que dans une société où les

fonctions ne sont plus attribuées de façon rigide.

Dans la société occidentale contemporaine, nous pouvons certes nous

demander pourquoi une personne range une certaine activité (gagner au jeu

de puces, par exemple) dans cette catégorie, mais une telle incompréhension

n’est possible que parce que nous connaissons le sentiment procuré par ce

qui donne un sens à notre vie et parce que nous ne nous expliquons pas

comment ce sentiment peut correspondre à cette activité. Bref, nous ne

pourrions pas comprendre ce que signifie l’idée de donner un sens à sa vie

sans connaître le sentiment correspondant, sans savoir qu’on peut ainsi

rendre sa vie digne d’être vécue, donner de la substance à sa biographie.


La même logique s’applique au fait de considérer telle action comme

admirable, empreinte de noblesse morale, ou telle vertu comme le

fondement de la supériorité éthique d’une personne. Cette forme de

supériorité (ainsi que les vertus et les qualités qui la sous-tendent) est

reconnue par les gens qui partagent une même vision du monde, et c’est ce

sentiment que les tiers médusés ont pour défi de s’efforcer de comprendre.

Comprendre, dans ces circonstances, consiste à saisir l’essentiel, c’est-à-dire

la nature du souci d’avoir une vie significative, la forme propre à une vie qui

s’impose comme admirable, noble, etc. Mais nul ne peut saisir l’essentiel

sans avoir la moindre idée du sentiment correspondant.

Ce rapport étroit entre conscience morale et émotion pourrait susciter des

préoccupations d’ordre épistémologique : si certaines significations ne sont

accessibles que par le sentiment, comment juger de leur validité ? Les

dangers d’un virus peuvent être établis scientifiquement, mais comment

démontrer le caractère admirable d’un geste à des gens qui en doutent ? Je

pourrais leur expliquer ce qu’il en a coûté à la personne qui l’a accompli ou

leur en énumérer les effets bénéfiques, mais je ne parviendrai à les

convaincre que s’ils partagent l’estime que j’ai pour un tel effort ou pour de

tels résultats. Néanmoins, je ne crois pas que notre mode d’accès à ces

significations rende celles-ci imperméables à toute critique et à toute

modification de leurs attributions supposées, bien au contraire (je

7
reviendrai brièvement sur cet aspect ). Mais il est indéniable que de telles

remises en question ne se produisent pas de la même façon que dans le cas

8
d’un virus dangereux .

On comprendra pourquoi cet accroc à la méthode empirico-scientifique a

poussé certains courants du rationalisme moderne à chercher (ce qu’ils

considèrent comme) un fondement plus solide à l’éthique, notamment dans

le calcul utilitariste, ou à lancer des appels à l’universalité. J’y reviendrai

dans la section 3.

Les termes qui expriment des significations métabiologiques sont très

nombreux. Des mots et des expressions désignent des qualités propres à la

vie ou des façons de la vivre, par exemple donner un sens à sa vie, de même

que élégant, piéton, avec intégrité ou par opportunisme. À cette catégorie

appartiennent aussi divers termes associés à la vertu, dont générosité,

empathie, sensibilité, loyauté et attachement à la vérité. Certains d’entre eux,


comme charité ou sympathie, désignent des motivations, qui font partie de

la définition de nombreuses vertus.

Certains mots désignent des attitudes : cool, engagé, enthousiaste, réservé.

D’autres se rapportent à des états d’esprit : serein, perturbé, désorienté, vide ;

à ceux-ci s’ajoute le sentiment qualifié d’acédie, ou mélancolie, que

Baudelaire désignait sous le nom de spleen. Ces termes recoupent la notion

d’humeur.

Mentionnons également les façons dont nous segmentons le champ des

motivations : amour et désir, aimer et aimer bien, sans parler des différentes

formes d’amitié distinguées par Aristote.

Il existe enfin un vaste ensemble de termes esthétiques, applicables aux

paysages ou aux œuvres d’art : équilibré, chaotique, sensuel, etc.

Cette liste est fort incomplète ; elle ne vise qu’à donner une idée de la

place fondamentale des significations métabiologiques dans notre

vocabulaire et dans nos vies.

D’où vient le vocabulaire attaché aux significations métabiologiques ?

Certaines significations sont évidemment très répandues et souvent

fortement ressenties dans la vie quotidienne, comme nous l’avons vu plus

haut avec les mots colère, envie, jalousie, fierté, etc.

Cependant, comment dépasse-t-on ces cas élémentaires flagrants et

trouve-t-on des termes plus subtils pour désigner ce qu’on ressent (mal à

l’aise, perturbé, serein, aliéné) ? Comment apprend-on à dire du monde qu’il

est débordant de sens, sans intérêt ou insensé ?

Contrairement aux cas élémentaires, ces émotions-significations

n’apparaissent pas dans toutes les cultures et font partie d’écheveaux qui les

lient à un vaste ensemble de distinctions propres à la culture dans laquelle

elles s’inscrivent : ses valeurs, ses principes moraux, son idée du beau, sa

vision de la plénitude ainsi que sa conception de la honte et (le cas échéant)

de la culpabilité.

Les cultures changent souvent dans la foulée de l’introduction, par des

individus ou par de petits groupes, de nouvelles façons de percevoir une

signification. Pensons par exemple à l’essor de mots comme sincère. De telles

innovations se produisent de façon très différente de ce qui se passe quand

on constate un nouveau phénomène et qu’on le désigne par un nom ; on


crée plutôt un nouveau terme pour désigner un domaine jusque-là privé de

mots.

Dans cette optique, on peut se demander comment sont décrites et

formulées les significations nouvelles et comment les cultures évoluent, se

transforment et se diversifient. L’exercice peut sembler problématique, car,

d’une part, le nouveau terme a pour fonction de désigner une signification

accessible seulement par l’émotion (par le fait d’être ressentie), tandis que,

d’autre part, en l’absence du terme (ou d’un autre mode d’expression,

question sur laquelle je reviendrai), la signification sous sa forme

pleinement explicitée ne peut pas être ressentie. Au départ, ce qu’on éprouve

se limite à la vague impression qu’une chose importante doit être mise au

jour.

Voilà qui montre à quel point l’innovation linguistique propre à ce

domaine est éloignée des paradigmes de la théorie HLC, en vertu desquels

un nouveau mot est créé pour désigner une idée qu’on a déjà en tête. Une

telle création peut avoir lieu lorsqu’on tombe sur un objet quelconque – une

nouvelle fleur, par exemple – ou résulter de l’imagination scientifique,

notamment lorsque les épicuriens ont émis l’hypothèse voulant que les

objets qui nous entourent soient constitués de corpuscules appelés atomes.

Ces objets nouveaux deviennent partie intégrante de notre monde grâce à

l’invention.

Ce modèle de néologie convient à la description d’objets indépendants,

c’est-à-dire d’objets dont l’existence et la nature sont indépendantes de la

description qu’on en donne, laquelle résulte d’un effort de représentation

9
adéquate de ces objets .

Un mot est donc introduit pour désigner une réalité nouvelle qui se

présente elle-même à nous (ou que nous inventons pour expliquer ce qui se

trouve devant nous). Nos prédications visent à faire état du rapport des

choses avec le phénomène en cause. Au fil de l’évolution des connaissances,

les termes sont souvent redéfinis afin de mieux correspondre à la réalité (le

mot atome en offre un bon exemple).


Il en va tout autrement des significations humaines. Saisir une nouvelle

signification consiste à découvrir une nouvelle façon de ressentir le monde,

d’en faire l’expérience, laquelle ne peut pas précéder l’expression comme la

notion de « corpuscule indivisible » a précédé la création du mot atome. La

signification ne peut entrer dans mon monde que par l’expression (énactée

ou descriptive). Revenons sur l’expression donner un sens à sa vie :

d’emblée, il apparaît évident qu’elle n’aurait pas pu voir le jour en l’absence

d’un riche écheveau constitué d’autres significations, de jugements

implicites sur l’importance de certaines activités, de façons de percevoir

l’insignifiance, de conceptions de la notion de « carrière », etc. Toutefois, il

ne s’agit pas là de l’enjeu déterminant ; on pourrait énumérer des conditions

analogues en ce qui a trait aux termes théoriques utilisés pour décrire des

objets indépendants. La différence fondamentale réside ailleurs : en

explicitant cette signification à l’aide de l’expression donner un sens à sa vie,

on se trouve à imprimer une nouvelle direction à l’idée qu’on s’en fait,

laquelle accepte la pluralité des possibilités offertes à l’individu, tourne le

dos aux vieilles idées sur les vocations prédestinées et rend possibles de

nouveaux critères d’évaluation des parcours de vie – le tout avec les

intuitions ressenties correspondantes. La forme de la signification ressentie

ne précède pas son explicitation ; elle advient par l’action de celle-ci et avec

celle-ci.

La puissance constitutive du langage se manifeste ici autrement, voire à un

autre niveau, que dans la description d’objets indépendants. C’est notre

pouvoir descriptif général qui produit le contexte dans lequel nous innovons

en créant des termes. Il est ici question de la puissance constitutive générale

du langage (voir la section 7 du chapitre 1). Dans le champ des significations

métabiologiques, l’expression donne accès à des domaines nouveaux et

insoupçonnés. Les expressions énactées ou verbales ainsi créées rendent

possibles de nouvelles manières d’être au monde. On se situe donc dans le

domaine de l’innovation culturelle, fruit d’une puissance constitutive propre

à certaines expressions.

La cécité de la théorie HLC à l’égard de ce mode de constitution va de pair

avec sa tendance à insister sur la description d’objets indépendants au

détriment de toutes les autres dimensions du langage.


Le projet humboldtien de parvenir à une explicitation complète ne se

manifeste pas de la même façon dans le champ des significations humaines

que dans celui de la description d’objets indépendants. Dans le cas des

objets, nous nous efforçons de trouver des formes qui correspondent à la

façon dont ils se situent les uns par rapport aux autres, quitte à devoir

adopter un nouveau paradigme ; dans le cas des significations humaines,

nous nous efforçons de trouver des expressions capables de leur donner une

forme définie, qui leur confère une nouvelle influence sur nos vies.

Bon nombre des significations que nous connaissons prennent forme

lorsque nous relevons des distinctions que nous ignorions jusque-là. C’est le

cas de la joie ; nous apprenons à distinguer ce sentiment (ainsi que le

bonheur, le bien-être et la sérénité) de ce qui était préalablement vécu

comme un état positif indifférencié. Il en va de même de l’indignation,

distinguée d’une colère originellement indifférenciée, et du remords, issu

d’une insatisfaction générale à propos des conséquences d’un geste.

Avant son explicitation, il arrive qu’une émotion non encore dénommée

soit ressentie de façon diffuse, comme une pression à laquelle il est

impossible de réagir. Une fois explicitée, elle est partie intégrante de la

signification qu’elle a prise pour nous. Par conséquent, nous la ressentons

autrement ; son influence sur notre vie est plus directe ; notre expérience

n’est plus la même.

Il se peut que les significations explicitées nous motivent davantage, mais

il se peut aussi qu’elles nous rebutent de façon plus décisive, comme on le

voit chez les jeunes gens qui rejettent le mode de vie dominant de leur

société en prenant conscience de ce qu’il implique. L’explicitation des

significations humaines affecte la forme de ce qui nous importe. Elle nous

transforme. Si je choisis la voie de l’authenticité et que s’offre la possibilité

d’une activité qui, auparavant, m’attirait pour des raisons inexplicables et

qui, désormais, donnerait « un sens à ma vie », le nouvel enthousiasme que

celle-ci m’inspire renforcera son emprise sur moi. Si je parviens à désigner

l’insupportable sentiment d’abattement qui me paralyse sous le nom

d’acédie, de mélancolie ou de spleen, je ne le vis déjà plus de la même façon.

Je viens de faire un premier pas pour sortir de ma torpeur ; ma situation a

pris forme à mes yeux, comme on peut le constater dans les poèmes

10
de Baudelaire sur la question .
Les nouvelles descriptions explicitées permettent au monde d’influer sur

nous – de nous émouvoir – de manière inédite. C’est pourquoi je les qualifie

de « constitutives ». Comme nous l’avons vu dans le chapitre 1, cette

explicitation se déroule essentiellement dans la dimension existentielle et

non dans la dimension accessive.

Toutefois, ce type d’explicitation nécessite des mots. Rien de semblable ici

avec la constatation sans mots d’une différence entre deux objets situés

devant nous, dans notre champ de perception. En prenant conscience de la

joie ou du remords, nous découvrons une qualité ou un sentiment d’un type

nouveau, doté de ses caractéristiques propres. Cette prise de conscience

d’une différence fondée sur des aspects déterminants est cependant un

élément essentiel de la « réflexion » linguistique au sens herdérien du terme

[Besonnenheit]. Lorsque nous trouvons les mots pour l’exprimer, la joie

passe de différence vaguement ressentie à expérience distincte, parfaitement

reconnaissable. On peut imaginer une personne qui prononce le mot joie

dans le contexte d’un moment à deux où se manifeste sa nature particulière ;

ils énactent la joie, pour ainsi dire. Mais on peut aussi penser à la lecture

d’un passage relatant ce même épisode dans un roman ou, plus rarement,

dans un traité. Il en va de même du remords et de l’indignation. Dans un tel

contexte, les mots – les nouveaux termes et les descriptions – sont porteurs

d’une force constitutive.

Les termes dotés d’une signification métabiologique que nous adoptons

explicitent une expérience sensible forte ; c’est pour cette raison qu’ils ne

sont jamais de simples « intuitions arbitraires » : ils expriment l’émotion.

Quant aux mots qui passent de génération en génération par la culture, ils

nous sont transmis par nos parents et par nos éducateurs dans des contextes

saturés d’émotion, si bien qu’ils résonnent à jamais avec leurs significations ;

des mots simples comme heureux et triste conservent leur résonance

pendant toute notre vie. Les mots nouvellement forgés, eux, possèdent

souvent une puissance métaphorique, « figurée » (comme nous l’avons vu

dans le chapitre 5) ; il en est ainsi de l’aiguillon du remords, par exemple.

Il est sans doute possible d’exprimer le contraste entre les deux modes de

description comme suit. Quand nous cherchons à décrire le monde, il arrive

que la découverte d’un modèle (l’atomisme d’un Épicure ou d’un Lucrèce,

par exemple) mette de l’ordre dans notre perception, préalablement


embrouillée. Le modèle jette une clarté sur le monde (ou, du moins, semble

le faire), mais ne le transforme pas : il n’affecte que notre trouble initial en

le muant en lucidité.

Si je prends conscience du fait que ce qui m’importe le plus est le sens de

ma vie, l’intégrité ou la générosité, je jette aussi une clarté sur une situation

d’abord indistincte. Cependant, cette situation n’est ni extérieure à moi ni

indépendante de ma perception affinée ; ce que j’ai précisé, c’est la

conscience que j’ai de ce qui m’importe vraiment ; en se précisant, celle-ci se

trouve transformée. Si je ressens pour la première fois que le fait de suivre

ma propre voie, de trouver ma propre manière d’être humain, est un des

choix qui comptent le plus pour moi (bref, si j’adopte l’éthique de

l’authenticité), je donne une nouvelle forme à ce qui a de la valeur à mes

yeux. Je peux avoir l’impression (comme bien des gens) d’avoir toujours eu

ce sentiment, d’être simplement en train de le reconnaître, mais cette

reconnaissance confère une force et une clarté nouvelles à cette signification.

Cette prise de conscience n’a rien de comparable avec la découverte du nom

de la sous-espèce à laquelle appartient le drôle de chien que mon voisin

promène chaque matin. Elle possède une force de motivation.

Ce type d’explicitation transforme son objet ; en d’autres mots, elle est

constitutive. Ce qu’elle nomme et clarifie n’est pas vraiment un objet

indépendant au sens où l’entend la théorie HLC.

Cela ne revient pas à dire qu’il est impossible de chercher la logique sous-

jacente aux émotions ou aux expériences d’une tierce personne qui l’ignore

encore. Tout le monde le fait, et la psychothérapie ne saurait s’en passer. Une

telle démarche présente une analogie évidente avec celle qui consiste à

expliquer la notion de hausse de température par l’augmentation de

l’énergie cinétique des molécules. Toutefois, l’analogie s’arrête aussitôt que

la personne saisit elle-même la logique en jeu. On assiste dès lors à une

transformation du phénomène observé, à savoir l’expérience de vie de la

personne et sa capacité à composer avec sa propre situation.

Imaginons un homme qui a vécu dans sa jeunesse un épisode

profondément troublant, voire traumatisant. En conséquence, chaque fois

qu’il se trouve dans une situation qui lui rappelle cet événement, il fait tout

(sans en avoir l’intention consciente) pour l’éviter, ce qui a pour effet de

nuire à ses propres objectifs (une relation amoureuse stable, par exemple). Si
une psychothérapie lui permettait de prendre conscience de ce mécanisme et

mettait un terme à ses réactions de panique, son expérience de vie en serait

transformée et il pourrait désormais faire des choses qui lui étaient jusque-là

inaccessibles.

On peut exprimer cette distinction entre la description d’objets

indépendants et l’introduction de nouvelles expressions constitutives qui

transforment le champ des significations en faisant ressortir leurs logiques

sémantiques propres, qui sont au nombre de deux ou peut-être de trois.

La première logique (1) est celle, bien connue, qu’explique la théorie

HLC : on constate un nouveau phénomène, disons un rongeur d’une espèce

inconnue, et on crée un terme pour le désigner. Appelons-la « logique

dénotative ». La seconde (2) est la « logique constitutive », en vertu de

laquelle l’introduction d’un nouveau terme réordonne et refaçonne le

champ du phénomène qu’il contribue à décrire. En gros, dans la logique 1,

le phénomène se présente en premier, suivi du terme, alors que, dans la

logique 2, c’est l’inverse qui se produit ; plus précisément, le nouveau terme

et la réalité qu’il décrit se présentent simultanément.

Il est possible cependant de distinguer une troisième logique (3), qui

s’applique aux situations où on identifie un mécanisme sous-jacent à un

phénomène décrit selon la logique 1, par exemple l’atome, un champ de

force, etc. Dans ce cas, le terme et la réalité qu’il décrit se présentent

simultanément, car ils entrent dans notre monde du fait d’un même acte

(contrairement au rongeur, qu’on dénomme en second lieu), mais la

vérification du mécanisme dépend de la capacité de celui-ci à expliquer un

phénomène dénommé en vertu de la logique 1. Contrairement à un terme

issu de la logique 2, qui réordonne le phénomène élémentaire qu’il décrit,

un mécanisme désigné selon la logique 3 s’inscrit dans le cadre de

conceptions théoriques sous-jacentes.

La vérification des entités propres à la logique 3 et à la logique 1 respecte

la logique d’une théorie de la vérité-correspondance, laquelle consiste à

chercher une explication qui corresponde à une réalité indépendante. Ce

11
n’est pas le cas des termes propres à la logique sémantique 2 .

La discussion ne peut pas s’arrêter là. Je viens d’affirmer que les nouveaux

termes issus de la logique 2 réordonnent les phénomènes de l’expérience, les


significations que nous ressentons. Cependant, ces émotions vécues

renvoient, au-delà d’elles-mêmes, à des niveaux de réalité que nous

pourrions percevoir erronément. D’une part, nous utilisons des mots de

cette catégorie pour nous décrire nous-mêmes ou décrire autrui, par

exemple lorsque je confère une signification profonde à ma création

artistique ou que vous dites souffrir de mélancolie profonde. Toutefois, je

pourrais m’induire moi-même en erreur : en fait, je savoure l’argent et la

gloire que me procurent mes œuvres à demi scandaleuses ; vous pourriez

aussi me berner en prétendant souffrir de mélancolie profonde alors que

vous n’êtes qu’un prétendant déçu. On peut donc affirmer qu’il y a là des

enjeux relatifs aux faits.

D’autre part, certaines significations métabiologiques fondamentales

soulèvent un autre type d’enjeu relatif à la justesse. Je pense ici aux enjeux

12
relatifs à ce que je qualifie d’« évaluation forte », fussent-ils moraux,

esthétiques ou autres. Ceux-ci se présentent lorsque ce que nous évaluons

nous apparaît comme indépendant de nos désirs, de nos décisions ou du fait

que nous le comprenions ou non ; la réalité évaluée nous apparaît plutôt

comme si, loin de diminuer sa valeur, le fait que nous ne l’appréciions pas

nuisait à notre capacité de la percevoir. Ce type d’évaluation correspond

bien sûr à notre perception de ce qui est juste ou bon, louable ou admirable,

dans n’importe quelle sphère, qu’il soit question du vrai, du bien, du beau

ou de jugements d’expertise dans quelque domaine particulier. On qualifie

13
souvent ces enjeux de « normatifs ».

Voilà qui pourrait sembler rétablir l’analogie entre les deux logiques

sémantiques : tant notre perception des choses qui nous entourent que

notre perception de la valeur posent des constats sur la façon dont les choses

sont en quelque sorte indépendantes de nous (constats qui pourraient se

révéler faux). Toutefois, une différence fondamentale subsiste.

Dans le cadre des deux logiques, l’introduction d’un nouveau terme peut

apporter une clarté, comme nous l’avons vu ci-dessus. Rappelons cet

exemple déjà cité : si j’entre dans un atelier où je n’ai jamais mis les pieds, il

se peut que je sois incapable de distinguer une machine d’une autre jusqu’à

ce que quelqu’un m’initie au fonctionnement des divers mécanismes ; à

partir de ce moment, le décor se segmente. La situation est analogue à celle

où l’acquisition d’un nouveau terme précise un sentiment comme la jalousie


ou le remords. Cependant, je dispose de plus d’une façon d’examiner le

contenu de l’atelier : je peux déambuler entre les machines, les examiner

sous différents angles, tenter de les déplacer, les faire fonctionner, etc. Mon

exploration sera facilitée si on m’explique leur fonctionnement, mais cette

condition n’est pas indispensable.

Une telle démarche ressemble à la façon dont on peut explorer un

domaine de l’action morale pour déterminer quelle réaction correspond

vraiment au courage, à la générosité, etc. Cependant, un tel examen requiert

une connaissance des valeurs en jeu, ce qui n’est pas possible sans l’intuition

ressentie qui nous met au parfum de ce qui est en cause. Quand nous

apprenons un nouveau vocabulaire (de la joie, de la sérénité, du remords ou

de la générosité, par exemple) et que nous donnons ainsi une nouvelle

forme aux enjeux que nous reconnaissons, nous devenons capables

d’explorations que nous n’aurions pas pu entreprendre auparavant.

La logique 2 présente certes une analogie avec l’innovation théorique ou

avec les changements de paradigme en science empirique, lesquels donnent

lieu à de nouvelles questions. Cependant, l’analogie s’arrête là : dans le

domaine des significations humaines, les « changements de paradigme »

correspondent à une transformation des intuitions ressenties en nous sous

l’effet des mots et non à une nouvelle conception du fonctionnement des

choses à laquelle on peut réfléchir avec détachement. (Bien entendu, les

découvertes scientifiques sont souvent motivées par la passion de leurs

auteurs pour la beauté ou l’ordre de l’univers, mais les théories qui en

découlent peuvent être partagées avec des gens qui ne sont pas du tout dans

cet état d’esprit.)

Dans le domaine des significations humaines, l’intuition ressentie est une

porte d’entrée vers le champ que nous souhaitons explorer, même si notre

exploration risque de transformer ce champ et, par conséquent, nos

explorations ultérieures. L’acquisition de nouveaux termes significatifs est la

clé qui permet d’ouvrir cette porte ; c’est pourquoi on peut dire de ces

14
termes qu’ils sont constitutifs .

De ces propos découle la nécessité de préciser les distinctions possibles

entre les notions de dépendance et d’indépendance. J’en dénombre trois. La

première (1) est relative à ce que je qualifie d’objets « indépendants », c’est-

à-dire aux entités qui existeraient même si nous n’existions pas (j’entends
« nous » au sens de « sujets connaissants qui font l’expérience de

significations »). Ce sont de tels objets indépendants qu’étudient les sciences

de la nature, dont (au moins une bonne partie de) la biologie.

La deuxième distinction se rapporte à nos significations métabiologiques,

qui font partie de la catégorie des objets dépendants au sens issu de la

distinction 1 (ils n’existeraient pas si nous n’existions pas). Toutefois,

contrairement à d’autres significations (douloureux, plaisant, qui démange,

dégoûtant), celles-ci sont dépendantes en un autre sens (2), à savoir qu’elles

ne peuvent exister pour nous que par le langage ou par d’autres modes

d’expression. Elles ne sont donc pas indépendantes des modes par lesquels

nous les exprimons, qu’il s’agisse de mots, d’énactions ou d’œuvres d’art.

Cependant, comme nous l’avons vu plus haut, cela ne signifie nullement

que ces significations ne soulèvent pas d’enjeux de vérité. Ainsi, bien qu’elles

soient dépendantes dans les sens 1 et 2, elles s’avèrent indépendantes (3) au

sens où l’expérience que nous en avons peut se révéler erronée ou

inadéquate et nécessiter des modifications.

En fait, comme je l’ai mentionné précédemment, il existe deux

dimensions dans lesquelles le langage qui exprime les significations doit

correspondre à une réalité que nous ne contrôlons pas. La première,

« factuelle », se rapporte à la justesse des descriptions que nous donnons de

nous-mêmes, d’autrui et des situations qui sont les nôtres ; cette exigence

peut mettre en cause la pertinence de notre vocabulaire actuel. La seconde,

« normative », se rapporte à la validité de ce à quoi nous conférons de la

valeur, c’est-à-dire à la validité des normes, des conceptions du bien et des

vertus auxquelles nous sommes attachés.

La notion d’indépendance a donc un troisième sens, en vertu duquel

l’exigence d’une autodescription non faussée et pas trop complaisante,

d’une part, et celle d’une valeur forte (c’est-à-dire indépendante de notre

reconnaissance), d’autre part, nous imposent un fardeau qui consiste à agir

comme il se doit. Dans ce domaine des significations métabiologiques, l’une

ou l’autre des facettes de ce fardeau est inévitable et, parfois, les deux le sont.

En corollaire, nous savons que nous pouvons nous tromper, ne pas parvenir

à comprendre (ce qui se produit fréquemment).

En premier lieu, nous avons souvent l’impression que certaines de nos

significations sont énigmatiques, qu’elles sont loin d’être exprimées dans


leur entièreté par nos mots. Nous sentons qu’elles nécessitent des précisions,

celles-ci pouvant finir par nous en donner une tout autre compréhension.

Au-delà de cet aspect, nous nous savons capables de nous tromper par

confusion, par inexpérience, en raison d’un trop fort attachement à notre

propre confort (percevoir ce qui importe vraiment serait trop exigeant) ou

parce que ce qui a vraiment de l’importance nuirait à notre image (à la

lumière de ce qui importe vraiment, mon comportement actuel paraîtrait

mal). Il est également possible que la réalité donne une mauvaise image d’un

aspect de l’identité que nous chérissons (la nation, par exemple). L’orgueil et

les préjugés peuvent facilement nous brouiller la vue.

Ou peut-être avons-nous peur. C’est le cas lorsque nous sommes

incapables d’aborder certaines questions sans être pris d’une panique

associée à quelque expérience traumatisante antérieure, comme le patient

dont il était plus haut.

Néanmoins, quelles qu’elles soient, de telles circonstances se présentent

assez souvent pour que nous sachions qu’il nous reste des choses à

apprendre, qu’il nous faut voir plus clair ou que notre hiérarchie des valeurs

est inadéquate. Pour répéter un exemple cité précédemment, si je suis fier de

ma réussite en tant que voleur de banques, la honte que vous ressentez à

mon endroit pourrait finir par avoir un effet sur moi, au point où je

découvrirais l’importance véritable de certaines choses de la vie auxquelles

ma carrière de criminel porte atteinte. Le champ de valeur que je reconnais

et dans lequel je vis prendrait alors une nouvelle orientation. Ma découverte

pourrait aussi me permettre de dissiper une certaine confusion : je saurais

désormais que je confondais la notoriété – l’idée de faire parler de moi ou

d’être admiré de certains milieux – avec le fait de mener une vie utile ou

vraiment digne d’admiration.

Si je puis me permettre une comparaison avec le domaine des objets

indépendants, l’écheveau de mes significations interreliées peut

m’apparaître tel un paysage en partie masqué par le brouillard, où certaines

caractéristiques en cachent d’autres ou sont trop éloignées pour être

nettement perceptibles. Ce « paysage » nous impose une double exigence :

être à la hauteur de notre conscience de ce qui importe et chercher à y voir

plus clair. Cela implique de changer dans ces deux dimensions. Ces deux
transformations sont liées : parmi les fruits de l’amélioration de soi se

trouve une plus grande lucidité, et inversement.

Le sens que nous donnons au « paysage » tel qu’il nous apparaît peut

inclure une conception théorique rappelant celle des réalités

« indépendantes ». Certaines personnes considèrent par exemple la psyché

humaine comme le lieu de puissants désirs primitifs issus des profondeurs

de notre passé humain, voire animal, lesquels sont endigués de façon

précaire par la civilisation. Cette conception peut fournir une explication

tant à nos désirs qu’à nos aspirations, de même que des images à l’aide

desquelles interpréter ces désirs. Pensons aux répercussions, positives

comme négatives, du Sacre du printemps de Stravinsky sur les conceptions

e
de la vie humaine du début du xx siècle. On peut aussi interpréter les désirs

humains selon une conception causale et évolutionniste des structures de

comportement retenues par l’humanité dans sa préhistoire. Dans une tout

autre perspective, certains envisagent notre aspiration au bien comme un

appel de Dieu ou, suivant Platon, de l’Idée du Bien. On pourrait aussi

penser que l’être humain réactualise un certain ordre des choses, un ordre

juste et noble qui lui vient de ses lointains ancêtres.

Toutes ces conceptions relèvent de l’étiologie ; elles expliquent nos

intuitions ressenties et décrivent l’arrière-plan causal censé les sous-tendre.

C’est ainsi qu’elles deviennent intelligibles et plausibles aux yeux de

quiconque partage leurs postulats. Cependant, elles sont loin d’offrir

quelque explication détachée. Elles colorent les significations, contribuent à

donner forme aux intuitions ressenties. Les idées voulant que certains

commandements aient été révélés par un dieu aimant, que certaines de nos

pulsions émanent des profondeurs de notre psyché (elle-même issue d’un

passé lointain) ou que tel mode de vie réactualise un ordre consacré par le

temps font toutes partie des intuitions ressenties qui, comme en font foi ces

exemples, nous émeuvent.

L’adhésion à une de ces explications, peu importe le vocabulaire avec

lequel celle-ci est formulée, peut influer sur notre interprétation de la

signification ressentie (notre « paysage » métabiologique) en la nommant

autrement et en la décrivant d’une nouvelle façon. Les nouvelles

descriptions naissent souvent de l’impression vague d’une réalité à expliciter


(telle que décrite par Humboldt au début du présent chapitre), mais le

changement est attribuable à la nouvelle explicitation.

Cette approche est bien sûr comparable à ce qui se produit lorsque nous

parvenons à décrire et à expliquer une réalité indépendante de façon plus

cohérente en adoptant un nouveau paradigme, mais, dans ce domaine de

significations, la modification d’une description apporte un changement à

(un aspect de) la réalité, à savoir la structure de significations qui est la

nôtre, le « paysage » que nous « vivons » et ressentons. Les mots

contribuent à déterminer le contenu des affirmations que nous souhaitons

énoncer, même s’ils ne décident pas de leur validité. C’est là en quoi nos

explications, dans ce domaine, sont constitutives.

Autrement dit, dans ce domaine, avoir accès aux significations consiste à

en faire l’expérience, à les ressentir (elles sont dépendantes dans le sens 1).

Toutefois, les termes utilisés pour en parler ne sont pas consécutifs à

l’expérience (car ils sont dépendants dans le sens 2), comme le seraient par

exemple une douleur, une démangeaison et d’autres sensations (qui ne sont

dépendantes que dans le sens 1). Les mots, ici, contribuent à donner forme

aux émotions, et donc à notre accès au domaine.

Pour revenir à une question abordée précédemment, si ce domaine

présente des enjeux relatifs à la justesse (ou, du moins, à la qualité) des

perceptions de la signification, mais si, en revanche, nous n’y décrivons pas

de réalités indépendantes, comment savoir si notre compréhension d’une

réalité morale ou esthétique s’est améliorée ou non ? Cette énigme a amené

bien des gens à considérer nos « valeurs » comme « subjectives »,

« projetées » sur une réalité qui, en soi, est neutre et dépourvue de

signification.

J’affirme cependant (comme je l’ai fait vers la fin de la section 1) qu’il

nous est possible d’envisager une correction de nos perceptions dans ce

domaine, d’améliorer notre « prise » sur les choses qui comptent à nos

yeux. Mais comment ?

On peut sans doute distinguer deux voies permettant d’y arriver : la

première pourrait être qualifiée d’« externe » (ou « indirecte ») et la

seconde d’« interne » (ou « directe »). La voie « externe » s’ouvre à nous

grâce à nos récits étiologiques. Ceux-ci font référence à des réalités

indépendantes, comme Dieu, l’évolution, nos instincts profonds ou la vie de


nos ancêtres, pour reprendre les exemples cités plus haut. Chacun de ces

récits est susceptible d’être contesté. Notre foi en Dieu peut être ébranlée de

multiples façons, indépendamment de son influence sur nos intuitions

ressenties ; nous pouvons prendre conscience du fait que l’évolution ne s’est

pas déroulée comme nous le pensions, que l’hypothèse d’une continuité de

nos motivations profondes avec notre fond animal ne tient pas vraiment la

route ou que nos ancêtres se livraient à des activités pour le moins

répréhensibles comme le viol, le pillage et le génocide.

Toutes ces remises en question peuvent ébranler notre conscience de ce

qui importe vraiment et affaiblir nos intuitions ressenties, qui deviennent

plus hésitantes. Leurs conséquences sont négatives, car, bien qu’elles sèment

le doute, elles ne vont pas jusqu’à offrir des solutions de rechange à adopter

intuitivement. Pour avancer vers une conception plus adéquate des choses, il

nous faut explorer la voie « interne » ou « directe ». Nous sommes sur

cette voie lorsque nous arrivons à une situation que nous jugeons meilleure ;

pour ce faire, il nous faut (1) dissiper une certaine confusion, (2) accorder

du crédit à des considérations que nous avions jusque-là tenues à distance

mais que nous ne pouvons plus nous permettre d’exclure ou (3) découvrir

une nouvelle facette de l’activité à laquelle nous accordons de l’importance,

facette qui nous contraint à percevoir ladite activité autrement. Voici des

exemples de ces trois modes de remise en question.

(1) Je me rends compte que ce que je ressentais comme un remords moral

consécutif à une action quelconque est plutôt une crainte de faire mauvaise

figure attribuable à une blessure à l’ego ; je peux dès lors distinguer deux

motifs qui jusque-là se confondaient et se chevauchaient, en exclure un et

revenir sur ma réaction initiale.

(2) J’étais tellement enivré par mon propre succès que je ne prêtais pas

attention à ses conséquences sur les membres de ma famille, sur mes amis

ou sur les gens en général. En devenant sensible à ces effets, j’ai commencé à

percevoir le succès d’un moins bon œil.

(3) J’adhère à un mouvement politique qui, j’en suis convaincu, est

essentiel au progrès de la démocratie. Cependant, je finis par m’apercevoir

que ce mode de mobilisation présente des inconvénients : certaines

personnes en sortent meurtries, ou alors une élite sans scrupules parvient à

le contrôler sans peine.


Toutes ces remises en question se distinguent des situations où, parce

qu’une stratégie se révèle inadaptée, nous adoptons d’autres moyens pour

atteindre un objectif que nous entendons maintenir. Contrairement à ce qui

se produit à l’occasion d’un simple changement d’instrument, elles

modulent nos perceptions de la valeur, donc de nos intuitions ressenties.

Cette variation est manifeste dans l’exemple 1, où j’établis une distinction

entre deux raisons de regretter un geste commis. Elle s’applique aussi aux

deux autres : dans l’exemple 2, je ne perçois plus mon succès de la même

façon après avoir pris conscience de ce qu’il implique (il me semble

désormais sans envergure et clinquant), et, dans l’exemple 3, ma vision d’un

mouvement incarnant les bienfaits intrinsèques de la démocratie et de

l’émancipation collective vole en éclats lorsque j’en découvre les côtés

sombres ou la futilité intrinsèque.

Si je qualifie cette voie d’« interne », c’est parce que l’assurance qu’elle

nous permet d’acquérir émane de la transition elle-même. Nous sentons que

nous sommes en voie de mieux comprendre la réalité lorsque nous dissipons

un possible malentendu (exemple 1) ou que nous adoptons une vision plus

large ou plus exhaustive de la réalité (exemples 2 et 3). Notre nouvelle

assurance repose avant tout sur le sentiment d’avoir corrigé une erreur et

non sur le fait d’avoir comparé deux façons de concevoir quelque réalité

indépendante avant d’en rejeter une (bien que nous puissions ensuite

reconstituer la transition sous cette forme).

Il existe un quatrième type de raisonnement par transition (4), où nous

prenons conscience, sans doute au fil d’un processus graduel, du fait qu’une

certaine relation ou une certaine activité est très importante pour nous,

voire pour l’être humain en général. Nous sommes persuadés qu’il s’agit

d’un changement pour le mieux, car nous le percevons à la fois comme

l’adoption d’un nouveau regard et comme une redéfinition de ce que nous

jugeons important. Amélioration de soi et élargissement des horizons vont

de pair.

La conviction que nous avons de mieux comprendre une situation donnée

est attribuable à la transition. Le processus est comparable (et, en fait, lié) à

ce qui se produit lorsque, disons, nous saisissons un marteau et ajustons

notre prise jusqu’à ce que nous la sentions sûre. Le fait de savoir qu’il s’agit

d’une meilleure prise est indissociable du fait d’avoir trouvé cette prise plus
ferme. Il en va de même lorsque, voulant être certain d’avoir accroché le

portrait de ma grand-mère bien droit, je fais quelques pas à gauche et à

droite afin de trouver la meilleure perspective qui me permette d’en juger. Je

sais l’avoir trouvée parce que je me suis placé précisément à cet endroit.

Nos avancées dans la perception des significations métabiologiques – un

domaine constitué d’intuitions ressenties – prennent souvent cette forme

15
d’un raisonnement par transitions dont nous sommes les auteurs . De plus,

qu’on emprunte cette voie ou la voie « externe », notre nouvelle vision des

choses doit être confirmée par une intuition ressentie pour devenir une

nouvelle conviction. Quelles que soient la nature et la force des objections

auxquelles nous nous heurtons sur la voie « indirecte », seule une telle

confirmation peut nous mener à une nouvelle évaluation forte.

L’esquisse que je viens de tracer de ces deux voies est provisoire : tant la

voie « directe » que sa consœur « indirecte » sont plus riches et plus

diversifiées – et moins faciles à distinguer l’une de l’autre – que ce que nous

16
venons de voir . La voie « indirecte », en particulier, offre beaucoup plus

de ressources que ne le laissent entrevoir les exemples cités ci-dessus. Je

reviendrai sur cette question dans la section suivante.

Nous disposons maintenant d’un portrait plus exhaustif du pouvoir

constitutif du langage dans le domaine des significations humaines et des

intuitions ressenties que nous avons de celles-ci. En premier lieu,

ce domaine ne nous est accessible que par l’explicitation d’écheveaux de

signification ; en second lieu, les nouvelles connaissances qui transforment

l’écheveau ne s’acquièrent que par de nouvelles explicitations.

Le modèle de néologie de la théorie HLC, en vertu duquel on dénomme

un phénomène qu’on a préalablement constaté, pourrait sembler

s’appliquer à ce que j’ai qualifié plus haut d’« universaux humains », dont

font partie la fierté, la colère, la tristesse et la joie. Une mère voit son enfant

réagir et lui dit : « Il n’y a pas de quoi être fier » (ou encore : « Tu devrais

être fier de toi ») ; l’enfant sait qu’il s’agit du terme qui correspond à ce

sentiment, au même titre qu’il sait quels animaux désignent les mots chien et

chat. Envisagée sous cet angle, la dénomination des significations semble

indiscernable de celle des animaux ou des meubles. Cependant, cette

perspective fait fi des conséquences déterminantes de la dénomination des


émotions par les parents sur la forme de celles-ci, comme nous l’avons vu

dans le chapitre 2.

Cette perspective néglige également le fait que ces significations

universelles s’inscrivent dans des écheveaux ou dans des « paysages » qui

diffèrent non seulement d’une culture à une autre, mais aussi d’une époque

à une autre, les cultures n’étant pas immuables.

Fierté et colère ne peuvent pas être simplement nommées comme peut

l’être une rage de dents. Ou à tout le moins leur dénomination comporte-t-

elle une résonance expressive, comme je l’ai mentionné plus haut. Toutefois,

on peut constater qu’elles ont un statut particulier parmi les significations,

lequel peut leur conférer cette apparence. Certaines dimensions élémentaires

de la signification sont explicitées par des mots qu’on apprend très tôt dans

la vie : c’est le cas du désir et de l’aversion (je veux, je ne veux pas, j’aime, je

déteste) ainsi que du plaisir, de la douleur, de l’embarras, du contentement,

de la tristesse, de la colère, de la joie, de la jalousie, de la fierté, de la honte,

etc. Sans ces dimensions, la forme que les significations prennent pour nous

et que nous pouvons admettre n’existe pas encore. Sur le chemin vers l’âge

adulte, l’individu découvre la complexité, la richesse du sens et la nuance,

des distinctions qui influent sur la forme des significations, comme

l’illustrent l’exemple où je découvre que ce que je ressentais comme du

remords est plutôt une crainte de faire mauvaise figure, ainsi que mon

propos sur l’indignation, distincte de la colère indifférenciée. Nous

acquérons ainsi un riche vocabulaire constitué de raisons et d’occasions de

fierté, de colère, etc.

Ces mots élémentaires deviennent partie intégrante du vaste écheveau de

significations de la vie adulte. Ils constituent les fondements de la forme

qu’ont pour nous les significations plutôt que de la redéfinir, ce qui les rend

encore plus manifestement constitutifs.

Il est possible d’illustrer certains des éléments présentés ci-dessus et

d’ajouter des dimensions à la discussion en examinant de plus près un

domaine important des significations métabiologiques : celui de l’éthique

ou de la morale.
En philosophie contemporaine, on distingue souvent l’éthique de la

morale, cette dernière étant considérée comme un domaine autosuffisant.

La moralité nous dit comment nous comporter, quelles sont nos obligations

mutuelles. Selon de nombreux philosophes contemporains, ces exigences

peuvent et devraient idéalement émaner d’une source ou d’un critère

fondamental unique, bien que la nature de ce critère fasse l’objet de maints

débats dont les acteurs se répartissent en deux grandes écoles. La première

préconise une approche utilitariste, tandis que la seconde s’inspire d’une

manière ou d’une autre de Kant. Là où Kant affirmait qu’il faut universaliser

la maxime de son action, les penseurs contemporains associés à cette théorie

considèrent que l’individu doit agir selon une norme que peuvent accepter

17
toutes les personnes touchées par son action (Habermas ) ou au nom

18
d’une justification que les autres peuvent accepter (Scanlon ), pour autant

que ceux-ci adhèrent au principe voulant que les justifications soient

universelles.

On oppose cet écheveau de principes d’action obligatoire souvent qualifié

de « moralité » à la notion d’« éthique », censée définir les paramètres de

la vie bonne et souvent exprimée en fonction des aspects ou des

composantes de celle-ci, qu’on désigne sous le nom de « vertus ».

La thèse voulant que la morale constitue un domaine autosuffisant

correspond à l’idée selon laquelle ses principes d’action obligatoire peuvent

être définis indépendamment de toute conception particulière de la vie

bonne. Cette thèse me paraît erronée. Dans la sphère politique, la moralité

suppose le respect des droits d’autrui (la liberté, par exemple). Mais quelles

sont les exigences du respect de ma liberté ? L’adoption d’une loi sur le port

obligatoire de la ceinture de sécurité a-t-elle porté atteinte à ma liberté de

quelque façon ? Certainement pas au sens où l’aurait fait une loi interdisant

l’expression de certaines opinions politiques ou la pratique d’une religion.

En fait, l’interprétation du champ des libertés à respecter implique la prise

en considération de ce que la vie humaine a de vraiment important ; il s’agit

19
là d’un pilier de l’éthique, c’est-à-dire de toute conception de la vie bonne .

De plus, certains principes générés par la « moralité » ne peuvent pas être

appliqués adéquatement s’ils ne reposent pas sur des vertus. Aujourd’hui,

par exemple, nous avons tous le devoir de traiter nos concitoyens avec

respect, et nos gouvernements sont tenus de nous accorder le même respect.


Cela dit, nul ne saurait traiter tout le monde avec respect sans posséder

certaines vertus, par exemple une sensibilité ouverte aux différences

culturelles et une certaine générosité. Bien entendu, certaines obligations

morales ne nécessitent pas ce type de compréhension ; c’est le cas du respect

de l’interdit du meurtre, par exemple. Toutefois, un code moral serait

considérablement appauvri s’il ne contenait que de telles injonctions

purement externes où l’« esprit » dans lequel on agit n’entre pas en ligne de

compte. La moralité ne peut pas se réduire à l’interdiction ou à l’obligation

d’agir selon des principes d’action objectivement discernables.

Et, en fait, elle ne peut pas se fonder uniquement sur des règles ou sur des

principes de quelque teneur que ce soit. Les êtres humains, leurs situations

et leurs besoins sont trop divers ; il est impossible de statuer sur leur

traitement en faisant exclusivement appel à des codes. Ce que le code

prescrit peut devenir un fardeau trop lourd, voire inhumain, pour certaines

personnes. C’est pour cette raison que la justice doit être tempérée par la

clémence ou qu’un principe d’égalité de traitement doit parfois tenir compte

de besoins particuliers (comme c’est le cas si une règle générale en vigueur

autorise les demandes d’accommodement raisonnable).

À cela s’ajoutent les situations où s’expriment des besoins nouveaux et

inattendus (pour la plupart des gens). Le dernier demi-siècle en a offert

maints exemples, comme en font foi les revendications des femmes, des

homosexuels ou des personnes handicapées. Dans un premier temps, les

personnes dépourvues d’un minimum d’ouverture d’esprit et de sensibilité

sont incapables de reconnaître les besoins humains qui motivent ces

revendications et de ressentir la force de ces dernières. À cet égard, nous

sommes tous bornés, car chacun est plus sensible à certains types de besoins

qu’à d’autres. C’est pourquoi la capacité à percevoir la réalité humaine

d’autrui et à s’y ouvrir est une vertu essentielle à la moralité.

Ainsi, il ne faut pas laisser notre propre perception des gens et de leurs

situations, dans laquelle nous sommes profondément et inévitablement

engagés, nous rendre aveugles à l’humanité d’autrui. Le respect de ce

principe recoupe la notion de « capacité négative » chère à Keats, mais se

nourrit aussi de la bienveillance qui réside en nous, c’est-à-dire de la

philanthropie au sens plein du terme.


Donc, faute d’une utopie concrétisée où tous les besoins humains actuels

et futurs seraient reconnus par un genre de supercode, il faut conclure que la

moralité ne peut pas être isolée de l’éthique. Elles sont intimement liées. En

fait, leurs rapports sont encore plus étroits que ce que j’ai esquissé jusqu’ici.

Prenons les principes qui constituent le summum de ce qu’on qualifie

aujourd’hui de « moralité ». Parmi ceux-ci figurent l’universalisme, qui

stipule que tous les êtres humains, et non seulement les membres de notre

groupe, de notre clan ou de notre nation, peuvent porter des jugements

moraux sur nous ; l’aide humanitaire, qui nous oblige à porter assistance

aux êtres humains dans le besoin, où qu’ils soient et quelles que soient leur

origine, leur religion ou leur nationalité ; et l’égalité, qui proscrit toute

discrimination fondée sur le genre, sur les origines et sur la religion, parmi

de nombreux traits distinctifs.

Nous savons tous que nous, êtres humains, n’avons pas entrepris notre

séjour sur Terre armés de ces principes. Au contraire, les premières sociétés

étaient tissées serré, centrées sur leurs propres besoins et sur leur propre

survie, qu’elles cherchaient souvent à assurer en rivalité avec d’autres

groupes. Nombre d’entre elles avaient simplement pour nom le mot par

lequel elles désignaient les « êtres humains » et donnaient aux autres

groupes des noms qui niaient implicitement leur pleine possession des

qualités propres à l’être humain, dont le langage (bárbaros, niemcy).

L’humanité a suivi un interminable processus marqué par les révolutions

axiales, par l’apparition des grandes religions mondiales et des innovations

philosophiques tels le stoïcisme et les Lumières européennes, suivies, en des

temps plus récents, des grandes campagnes contre l’esclavage, le

colonialisme, l’exploitation et l’impérialisme pour en arriver à la

reconnaissance, à tout le moins théorique, de l’universalisme.

Il serait faux d’attribuer ce processus à une expansion lente et progressive

de la portée de la sympathie. Bien que l’on constate une certaine gradation,

les avancées les plus significatives se caractérisent par des ruptures nettes,

par une volonté de dépasser les limites habituelles et confortables de la

solidarité. L’idée stoïcienne d’un monde cosmopolite, la strophe de l’Ode à

la joie où « tous les hommes deviennent frères » [Alle Menschen werden

Brüder], le passage de la Bible où saint Paul écrit : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il

n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni mâle ni femelle, car tous vous ne
20
faites qu’un dans le Christ Jésus », toutes ces idées expriment la nécessité

de s’affranchir des limites de la polis,

des liens du sang ou de l’identité linguistique ou culturelle en faveur d’une

solidarité plus vaste.

Cette évasion s’accompagne d’une certaine euphorie ; nous sommes

exaltés par le sentiment d’être en train d’accomplir notre véritable vocation

d’êtres humains, jusque-là contrariée par l’étroitesse d’esprit et par des

conflits sans fondement.

Bref, nous sentons que, en répondant à cet appel, nous accédons à une vie

plus noble, plus achevée et plus vraie en tant qu’individus, en tant que

société et en tant qu’humanité. Dès lors, toutefois, les principes les plus

élevés de la moralité définissent aussi un idéal éthique, une conception de la

vie bonne. À ce niveau, la frontière entre éthique et morale disparaît.

Et la majorité de nos contemporains partagent l’impression que cette

façon de vivre est moralement supérieure et que l’histoire de la

reconnaissance de ces principes témoigne d’un progrès, certes atténué par ce

que nous avons perdu en chemin et par le fait que ce progrès se limite en

grande partie à nos aspirations, car non seulement nos pratiques sont à la

traîne, mais elles sont à certains égards encore plus horrifiantes

qu’auparavant.

Pourquoi fait-on à ce point abstraction de cette fusion au sommet de

l’éthique et de la moralité ? Pourquoi la philosophie occidentale peine-t-elle

tant à la reconnaître ? Cette cécité s’explique en partie par la méfiance

e
profonde avec laquelle, depuis le xvii siècle et, en particulier, la révolution

scientifique, la culture moderne toise les traditions éthiques de l’Antiquité.

Platon et Aristote ont prôné un mode de vie empreint de noblesse et

d’humanité, mais que peuvent signifier de telles idées à la lumière de la

nouvelle science de la nature postgaliléenne ? Parmi les traits déterminants

de la nouvelle science par rapport à sa devancière aristotélicienne se

trouvent son rejet de tout discours sur la différenciation des niveaux de l’être

et son attachement à de véritables relations de causalité efficiente. De plus,

les Anciens prétendaient démontrer ce qui relevait de l’élévation morale par

la raison, faculté capable de saisir la vraie nature des choses, donc de

l’humanité ; la nouvelle donne n’a laissé aucune place à cette forme de

raison, exclue par la métaphysique du matérialisme. Une des reformulations


contemporaines les plus incisives de cette « exclusion matérialiste » est

l’« argument de l’étrangeté » de John Mackie : « Si des propriétés morales

objectives devaient exister, il s’agirait de qualités ou de relations d’un type

très étrange, distinctes de toute autre réalité de l’univers. Pour en être

conscients, il nous faudrait donc user d’une faculté de perception ou

d’intuition morale très particulière, complètement différente des modes

21
habituels selon lesquels on connaît tout le reste . »

Ainsi, notre admiration de tout idéal éthique doit être réinterprétée à

travers ce prisme déformant. Parmi les courants qui l’ont fait se trouve le

« sentimentalisme », une tradition qui remonte à Hutcheson en passant par

Hume et Adam Smith et qui subsiste encore de nos jours sous diverses

22
formes . Cette position provient d’une réaction contre l’idée voulant que la

« raison » puisse fournir un enseignement éthique et nous inciter à agir.

Selon Samuel Clarke, il existe certaines « relations éternelles et inaltérables

dans la nature même des choses […], [si bien que] les actions qui sont

compatibles avec ces relations sont moralement bonnes, et celles qui ne le

23
sont pas sont moralement mauvaises ». On pourrait étayer ce point de vue

à l’aide de quelque théorie platonicienne ou aristotélicienne des formes,

e
mais, pour de nombreux penseurs du xviii siècle, il ne tenait plus la route.

Afin d’expliquer la moralité, on avait besoin d’une force motrice ; pour

combler ce manque, Hutcheson a postulé l’existence d’un « sens moral »

qui nous permet de distinguer le bien du mal, au même titre que le sens de

la vue nous permet de distinguer les couleurs, et qui nous pousse à aimer et

à désirer le bien tout en rejetant le mal.

Problèmes liés à ce concept de « sens moral » mis à part, une innovation

déterminante, attribuable à Hume, a consisté à expliquer la lucidité et

l’action morales à la fois par un attrait – intégré à notre nature notamment

par la force de la sympathie – pour les traits de caractère qui, telle la

« bienveillance », donnent lieu à des actions dont les effets profitent à

autrui ainsi que par une répulsion à l’endroit des tempéraments et actions

contraires.

La conception que je défends présente des points communs avec celle de

Hume, car, comme lui, je crois que notre perception des vertus morales (ou

des finalités moralement admirables) n’est jamais détachée, que nos


intuitions, dans ce domaine, sont des intuitions ressenties. Cependant, un

élément fondamental distingue nos deux visions. Les inclinations que Hume

et les autres « sentimentalistes » prêtent à l’être humain sont des réactions

brutes. Elles se manifestent lorsque les caractéristiques de certaines

personnalités ou actions sont exprimées, mais elles ne sont aucunement

motivées par une connaissance de la valeur de celles-ci, et ce, malgré le fait

que Hume qualifie nos réactions émotionnelles d’« approbations » ou de

« désapprobations », ce qui semble impliquer que les caractéristiques

24
observées sont dignes ou indignes d’être approuvées .

J’affirme pour ma part qu’une telle connaissance de la valeur (bonne ou

mauvaise) de l’action est un aspect essentiel de ce qui motive nos réactions.

Cette connaissance peut s’exprimer de façon minimale. Devant une

proposition abjecte, par exemple, je me limiterai à une interjection : « Mais

c’est un meurtre ! » Toutefois, l’essentiel réside dans le fait qu’il est possible

– et parfois nécessaire – d’en dire davantage sur ce qui pose problème en ces

circonstances et sur le bien-fondé d’un mode de vie qui rejette ou dévalorise

le type d’action en cause. Dans une telle situation, la raison joue un rôle, et

ce, en vue non seulement de déterminer des relations causales, comme le

pensait Hume, mais aussi de mener une réflexion herméneutique sur la

connaissance initiale.

Citons deux exemples auxquels semble s’appliquer la thèse de Hume sur

l’inertie motivationnelle d’un raisonnement purement causal.

Exemple 1. Vous me montrez un coussin moelleux et très souple. Soudain,

je m’aperçois qu’il pourrait rendre le siège de ma voiture beaucoup plus

confortable. Dans ce cas, l’analyse de Hume fonctionne. Le confort est une

condition que je recherche, et ce désir transforme une caractéristique

initialement inerte du coussin en tremplin vers l’action. Cependant, un désir

de confort n’a pas de fondement rationnel ; nul ne saurait convaincre une

personne d’y renoncer en affirmant qu’il n’est pas vraiment question de

confort (bien qu’on puisse inviter un interlocuteur à s’intéresser à des

objectifs plus nobles et à ne pas se préoccuper de son confort).

Exemple 2. Vous m’expliquez le principe du levier, y compris toute son

histoire, sa théorisation par Archimède, etc. Vos propos me fascinent

intellectuellement, mais restent inertes au point de vue motivationnel

jusqu’à ce que je me rappelle que je souhaite retirer la grosse pierre qui


encombre mon jardin. Pourquoi ? Pour installer une grande table. Pourquoi

cela ? Pour rassembler des amis et des membres de ma famille dans un cadre

enchanteur. Mais pourquoi donc ? Parce que, lorsque nous sommes

ensemble, le courant passe, nous vivons une sorte de communion. Mon

désir, ici, n’est pas dépourvu de fondement rationnel. Cela s’explique de

deux façons.

D’abord, une personne plus sage que moi pourrait approuver ma quête de

communion, mais préciser que cette dernière serait beaucoup plus riche et

plus profonde si je me montrais plus ouvert avec mes enfants, si je

partageais davantage mes pensées, etc. Il n’est plus question d’une voie

causale vers l’objectif initial, mais d’une amélioration de cet objectif. La

communication améliorée est une caractéristique intrinsèque de la

communion nouvellement conçue (ou plutôt reconçue).

Par la suite, le sage pourrait me donner un autre conseil : « La

communion est plus importante que vous ne le pensiez au départ ; faites-lui

plus de place. » Cette recommandation peut se combiner à la première.

Nous procédons souvent à ce genre de réévaluation au cours de notre vie

(même sans qu’on nous conseille de le faire) ; l’intuition ressentie se

manifeste. Cette dynamique n’est pas dépourvue de fondement rationnel.

La position de Hume est-elle défendable en dernière analyse ? Est-elle

même cohérente ? La bienveillance est reconnue comme une vertu. Selon

Hume, nous réagissons à cette disposition d’esprit et aux actions qu’elle

inspire par une attitude positive d’approbation. Jusqu’ici, tout va bien.

Cependant, notre réaction est-elle dépourvue de fondement rationnel ?

N’est-elle qu’une caractéristique de facto de notre constitution

émotionnelle ? Ou ne découle-t-elle pas plutôt de la connaissance d’une

vertu morale (supposée) ?

Quelle est la différence ? Une réaction favorable n’est qu’une réaction,

tandis qu’une connaissance autorise (voire requiert) sa propre expansion,

son propre développement, sa propre clarification. De plus, la découverte

d’une vertu morale peut révéler quelque chose qu’on peut admirer, qu’on

peut souhaiter adopter. Une réaction ne présente pas nécessairement ces

caractéristiques.

On peut préciser cette distinction à l’aide d’un contre-exemple.

Imaginons que nous connaissons un joyeux drille qui raconte des blagues et
nous remonte le moral chaque fois que nous le rencontrons. Il suscite

indéniablement une réaction positive. Nous l’aimons, il nous met à l’aise et

nous apprécions sa compagnie, mais cela ne signifie pas que nous

l’admirons, que nous sentons qu’il nous faut nous en inspirer ; il n’y a là

25
aucune connaissance à explorer plus à fond. Il nous fait rire et c’est tout .

Il en va autrement de la bienveillance. On peut se demander en quoi elle

consiste vraiment, si, au-delà de ses manifestations les moins exigeantes, il

en existe des variantes plus accomplies ou plus effectives, comment elle

s’inscrit dans la vie bonne, etc. On peut aussi se demander si elle contredit

d’autres vertus ou des objectifs souhaitables, et comment faire face à de tels

conflits.

Chacune de ces questions compte plus d’une réponse. À la deuxième, on

peut (comme moi) répondre que, oui, il existe plusieurs degrés de

bienveillance. Celle-ci devient plus grande et plus admirable chez la

personne qui se détache des diverses formes d’égocentrisme, comme la

volonté de bien paraître ou le fait de se sentir supérieur aux gens mesquins

au point de souhaiter qu’ils restent ainsi. Il existe des circonstances où on

fait tout pour surmonter cette sorte de joie due au malheur d’autrui ; c’est le

cas lorsqu’on veut aider une personne qu’on aime à ne pas s’enliser dans une

situation difficile. La bienveillance accomplie consisterait à réagir de cette

façon avec quiconque et non seulement auprès d’êtres chers.

Ce n’est là qu’une façon parmi d’autres d’approfondir la connaissance de

cette vertu. On pourrait considérer que cette forme héroïque, voire nourrie

d’agapè, de bienveillance, est trop demander aux êtres fragiles et limités que

nous sommes ou que la quête d’une perfection inaccessible ne peut conduire

qu’à l’automutilation ou à un sentiment de supériorité encore plus malsain.

Ainsi, on jugerait préférable de se satisfaire de la bienveillance moins

désintéressée de l’individu lambda et de rejeter les « valeurs monacales »

propres au souci de perfection.

Une troisième approche envisagerait cette abnégation d’un œil encore

plus critique en considérant l’agapè comme le mode de dissimulation d’une

soif de pouvoir perverse, essentiellement motivée par la haine et par le désir

de vengeance.

Il ne s’agit pas de trancher la question ici. Mon propos vise simplement à

souligner le fait que la connaissance d’une vertu comme la bienveillance


peut être approfondie, un processus qui peut soulever des controverses,

illustrées ici par le contraste entre l’horizon d’un plus grand altruisme, une

position humienne et une posture nietzschéenne. Des enjeux de ce type sont

au cœur des recherches et des débats sur l’éthique, comme nous le verrons

un peu plus loin. Les différentes conceptions de ce qu’on pourrait qualifier

d’« économie émotionnelle » des vertus en cause, donc des transformations

éthiques jugées possibles ou impossibles, jouent un rôle déterminant dans

ces discussions.

Toutes ces considérations mènent à la question de savoir si une réaction

favorable à la bienveillance, soulignée à juste titre par Hume, est une simple

réaction ou une intuition subjective (qui pourrait devoir être modifiée par la

suite, au fil des recherches et des débats). Où Hume voulait-il en venir ? Où

aurait-il pu vouloir en venir ? Selon l’interprétation officielle de sa propre

théorie, il semble qu’il ait considéré l’approbation comme une simple

réaction. Admettre la connaissance aurait consisté pour lui à ouvrir la porte

à la raison, qui, il faut l’admettre, prendrait la forme d’un raisonnement

herméneutique et non d’une réfutation d’arguments ou d’une révélation de

vérités incontestables. D’un autre côté, il ne considérait manifestement pas

l’approbation comme une réaction instinctive ou comme un réflexe. Il faut

reconnaître qu’un acte quelconque est bienveillant avant de l’approuver, ce

qui peut exiger une interrogation sur l’intention de l’agent (cachait-il une

arrière-pensée ?) et un raisonnement causal (si l’acte a manifestement causé

un préjudice et que l’agent le savait, pouvait-il être bienveillant ?).

Néanmoins, le raisonnement dont Hume admet l’existence ne concerne que

la causalité efficiente contingente, tandis que le développement d’une

connaissance morale entraîne une modification, voire une transformation

de l’objectif poursuivi.

Ainsi, tout indique que Hume concevait l’approbation comme une

réaction. Mais cela est-il vraiment possible ? Autrement dit, est-il concevable

qu’une réaction favorable (à des actes ou à des gens bienveillants, dans le cas

qui nous occupe), sur laquelle reposent des conceptions morales-éthiques,

soit non pas l’expression de la connaissance d’une vertu morale (supposée),

mais une simple réaction ? Peut-on imaginer la phénoménologie d’une

réaction qui serait semblable au sentiment que nous inspire notre amusant
comparse, mais par laquelle nous entrerions dans le champ de l’approbation

et de la désapprobation morales ?

Réfléchissons à ce que Hume se trouve à faire dans sa théorie de la morale.

Il finit par procéder à une révision en profondeur de certains principes

moraux traditionnels et par établir une distinction entre la bienveillance et

les « vertus monacales » d’abnégation en les plaçant aux deux pôles opposés

d’une nouvelle morale de l’utilité et de l’humanité. (Cela en dépit du fait

qu’on puisse considérer saint François comme un chevalier de l’agapè

bienveillante, si je puis me permettre une telle évocation anachronique de

Kierkegaard.) Ce faisant, non sans force, Hume se trouve à extraire un « il

faut » d’un « ce qui est » (quoiqu’il n’eût pas désapprouvé cette dérivation).

Rappelons aussi l’enthousiasme des défenseurs de la métaéthique de

Hume pour cette éthique fondamentale marquée par une méfiance à l’égard

du sacrifice de soi et de la religion. Peu importe qu’ils aient tort ou raison, la

dérivation semble quelque peu douteuse.

On constate un problème et un glissement similaires dans la façon dont

Hume aborde la sympathie. À l’instar de nombreux sentimentalistes, le

philosophe écossais considère celle-ci comme dépourvue de fondement

rationnel. Pourtant, dans la vie éthique telle qu’elle est vécue, elle n’est pas

une simple condition causale de base qui rend la moralité possible : la

sympathie prend différentes formes, et il peut être nécessaire de la cultiver.

On peut citer l’exemple, qu’on doit à Iris Murdoch, de la mère qui

apprend à considérer sa belle-fille sous un nouveau jour, plus indulgent, ce

qui permet aux deux femmes d’établir une relation moins tendue, plus

26
propice à la sympathie .

On peut aussi faire état d’une situation avec laquelle les parents doivent

souvent composer. Vous aimez votre enfant, mais votre motivation

comporte plusieurs strates. L’une d’elles est la fierté que vous ressentez à son

endroit ; vous êtes fier d’avoir engendré un tel être ou vous avez le sentiment

qu’il concrétise votre rêve. Cependant, pour être vraiment à l’écoute de votre

enfant, pour connaître ce qu’il veut, ce qu’il cherche, ce qu’il désire, vous

devez, dans une certaine mesure, vous affranchir de cette fierté. Vous devez

porter votre regard au-delà de vous-même, faire fi de l’investissement

profond que l’enfant représente pour vous et le laisser s’épanouir. Une


forme de sympathie est à l’œuvre ici, mais il ne s’agit pas de sa variante

élémentaire qui figure à la base de l’amour ; elle demande à être réalisée.

Cette situation est analogue et étroitement liée à l’expansion de la portée

de la bienveillance ; il nous faut affranchir notre regard sur autrui de nos

projections égocentriques et cultiver la vertu de sensibilité ouverte que j’ai

décrite ci-dessus. Il ne s’agit cependant plus du même registre : à une

sympathie sans fondement rationnel, facteur explicatif de fait de l’éthique

humaine, se substitue la sympathie comme vertu à cultiver.

En cherchant à rendre la morale « cachère » aux yeux de la philosophie

moderne, le sentimentalisme a – de façon subtile, mais décisive – dénaturé

27
le phénomène .

Et le sentimentalisme fait régulièrement l’objet d’attaques menées dans

une perspective rationaliste. Évidemment, si on considère que la moralité

découle d’un désir de fait, on perd de vue le pourquoi de son caractère

contraignant. Imaginons que je ne connaisse pas les réactions alimentées par

la sympathie que Hume et d’autres penseurs m’attribuent. Suis-je pour

autant hors d’atteinte de la moralité, inapte à ressentir sa force ?

L’objectif consiste à prouver que nous ne pouvons pas échapper à la

moralité. Sous l’influence de Kant, certains penseurs, dont Habermas et

Korsgaard, ont tenté de montrer que nous sommes logiquement contraints

d’accepter l’universalisme sous peine d’être en contradiction avec nous-

mêmes (une contradiction performative selon Habermas et purement

28
logique selon Korsgaard ).

Toutefois, cet argument dénature aussi le phénomène. Outre le fait que les

arguments semblent inopérants et que le comportement égoïste, si

condamnable soit-il, ne semble pas contradictoire, la dimension

contraignante de la moralité est dénaturée par le rationalisme. Ce qui nous

pousse à respecter des préceptes moraux n’est pas la volonté d’éviter les

contradictions, mais le pouvoir d’attraction propre à une manière d’être

plus noble. Comme ceux des sentimentalistes, les écrits des rationalistes

témoignent d’une conscience vive de ce pouvoir d’attraction, mais ils n’en

donnent pas d’explication satisfaisante. Ces penseurs forgent des arguments

fondés sur de puissantes intuitions universalistes. À partir de ces intuitions,

il apparaît bel et bien nécessaire d’avoir une bonne raison d’exclure qui que

ce soit, et il est impossible d’en trouver une. Néanmoins, se faire dire qu’on
se contredit ne pourra jamais susciter l’intuition. Nul argument irréfutable

ne saurait le faire. Dans ce domaine, la raison ne peut être

qu’herméneutique.

On persiste toutefois à avoir l’impression qu’il y a quelque chose

d’incompréhensible, qui contredit tout ce qu’on connaît, dans l’appel

éthique à une vie plus noble. Pour la science moderne, il n’y a rien de

supérieur ou d’inférieur dans la nature. L’exclusion mécaniste a conservé sa

vigueur.

Ces catégories sont rejetées par les sciences de la nature. D’accord, mais il

n’est pas question ici d’une nature inanimée, envisagée indépendamment de

l’être humain. Sans lui, l’éthique n’aurait évidemment pas lieu d’être,

puisqu’elle a pour objet la vie bonne des êtres humains. Mais qu’en serait-il

si on ne pouvait expliquer l’être humain que dans les termes de la science

naturelle postgaliléenne ? On touche ici à l’hypothèse, souvent admise sans

argument, qui sous-tend cet inconfort vis-à-vis de l’éthique (une hypothèse

fort douteuse).

La question demeure : en quoi consiste une vie plus noble ? S’agit-il

simplement d’une vie où on est plus heureux ? Si tel était le cas, en quoi

serait-elle liée à une moralité contraignante ? Certes, à l’idée d’élévation

morale correspond celle d’une profonde satisfaction associée à un tel mode

d’être. Cependant, on ne peut pas la réduire au fait d’être « plus heureux »,

comme si cette satisfaction était comparable à celle du moindre désir et ne

s’en distinguait que sur le plan quantitatif. L’essentiel réside plutôt dans la

plus grande profondeur de la satisfaction, laquelle revêt une importance

plus fondamentale. On revient ici au type de métaphore dont il était

question dans le chapitre précédent : profondeur, élévation, poids… On ne

tourne pas en rond pour autant. En effet, chacun comprend en quoi la

satisfaction inhérente au fait de trouver sa vocation, de voir ses enfants

grandir ou de contribuer à la paix et au bien-être de l’humanité est plus

profonde que les autres. Il va de soi qu’on concrétise ainsi une potentialité

humaine essentielle qui, autrement, resterait lettre morte. En usant du mot

potentialité, on se rapproche manifestement du territoire de Platon et

d’Aristote, mais cela n’est pas nécessairement rattaché à leur notion de

forme. En fait, les explications possibles sont nombreuses, comme en fait foi
la diversité des récits étiologiques par lesquels les gens étayent ou justifient

leurs positions éthiques.

Cela dit, peut-être nos convictions éthiques les plus profondes

conserveront-elles toujours une part de mystère malgré les efforts

herméneutiques les plus convaincants et les meilleurs récits étiologiques.

Peut-être ne pourrons-nous jamais comprendre de façon satisfaisante en

quoi consiste une vie « plus noble ». Cependant, mieux vaut accepter que la

question reste une énigme, fût-ce provisoirement, plutôt que de forger des

explications qui satisfont aux exigences d’un métaniveau, mais qui

masquent le phénomène en cause ou en donnent une image déformée.

L’argumentaire ci-dessus – sans doute trop long – avait pour but de

montrer qu’on ne peut pas isoler la moralité de l’éthique. Les deux forment

un tout qu’on ne peut analyser en le décomposant en modules autonomes.

Si on désigne ce tout sous le nom d’« éthique » au sens large, il faut

cependant y inclure d’autres éléments. Il met en jeu une certaine

connaissance des formes possibles de motivation humaine capables

d’alimenter l’action éthique ou d’y nuire – interprétation de ce que je

qualifie d’« économie motivationnelle » de la vertu.

À quels obstacles une telle éthique se heurte-t-elle ? On les résume

souvent à l’égoïsme, mais ils peuvent être plus variés. Les causes de non-

respect d’une éthique universelle même minimale sont difficiles à

29
dénombrer. Karl Barth a mentionné « notre inertie et nos hésitations »,

mais les modes et les facettes de nos manquements (ou de ce que Francis

30
Spufford désigne sous le sigle « HPtFTU ») sont plus nombreux :

étroitesse d’esprit, incompréhension de l’autre, xénophobie (sans doute une

forme d’égoïsme collectif ), apitoiement sur son sort, ressentiment

consécutif à une épreuve, etc. À ces dispositions d’esprit s’ajoutent

l’attribution d’un mal à autrui afin de se sentir vertueux, la défense d’une

identité par l’exclusion des personnes qui ne s’y conforment pas (en

particulier si on les juge dérangeantes) et les attaques contre des gens qui

réveillent nos conflits intérieurs. Une perspective éthique dépourvue d’une

conscience de ces obstacles est très incomplète. Quiconque pense que

l’essence de l’éthique réside dans un code s’expose à un risque accru de

tomber dans un des pièges énumérés ci-dessus.


Notre connaissance des motivations inclut aussi des facteurs positifs.

Qu’est-ce qui nous motive à faire le bien ? Là encore, les réponses varient

énormément : agapè chrétienne, karuna bouddhiste, sympathie humienne,

respect de la loi morale telle que définie par Kant, conscience de notre

propre dignité d’être humain et des exigences qu’elle implique…

Néanmoins, quelle que soit la réponse, nous sommes généralement loin

d’être exclusivement ou résolument motivés par cette noble ambition. Toute

éthique au sens large indique l’orientation d’une transformation potentielle

capable de nous rendre mieux à même d’embrasser la vertu et de faire le

31
bien .

Ces transformations potentielles sont elles aussi très diverses, et certaines

d’entre elles sont beaucoup plus radicales que d’autres. Certaines

convictions religieuses placent la barre très haut : c’est le cas de la sainteté

chrétienne et de l’éveil bouddhiste. Et on a vu les adeptes de philosophies

athées envisager des transformations que la plupart des gens jugeaient

irréalistes, comme le communisme issu du marxisme.

Cela nous amène à la question de savoir comment entreprendre la

transformation, quelle qu’en soit la nature, ce qui soulève l’enjeu de ce que

32
je désigne sous le nom de « sources morales ». Qu’est-ce qui peut

raffermir notre engagement pour la vertu ou pour le bien ? Quelles sont les

choses dont la reconnaissance, la contemplation ou la rencontre peut nous

insuffler cette force ?

Toute éthique au sens large propose une réponse à ces questions. Pour

Platon, il s’agissait de la contemplation de l’Idée du Bien ; dans les religions

abrahamiques, on s’approche du Dieu d’Abraham par la prière et par la

pratique de la Loi (ou par la dévotion à Jésus) ; d’autres traditions

répondront par la bhakti, la dévotion à Shiva ou à Krishna, ou par les quatre

nobles vérités ; pour Kant, la contemplation de la loi de la raison à laquelle

nous nous soumettons librement nous insuffle le respect [Achtung] ; nous

pouvons aussi être animés par le principe même de la solidarité humaine

universelle.

Cependant, la force et l’engagement nous sont parfois transmis par des

êtres d’exception, tel un saint, un héros ou un dirigeant politique atypique

(Nelson Mandela, par exemple) ayant su s’élever au-dessus de ses ambitions

personnelles, de son ressentiment ou de son désir de vengeance pour servir


le bien commun avec sincérité. Penser à de telles personnes ou les fréquenter

peut donner de la force.

Dans le même esprit, prendre contact avec la nature, avec la force de la vie

qu’on y perçoit, réfléchir au bien qui réside en l’être humain, à la puissance

de l’amour dans la vie humaine, ou fréquenter de grandes œuvres picturales,

musicales ou littéraires pour leur profondeur, leur force intrinsèque et ce

qu’elles révèlent de l’esprit humain – tout cela peut donner beaucoup de

force.

Comment toutes ces sources nous donnent-elles de la force ? Peut-être

déclenchent-elles simplement quelque réaction très positive en nous. Ou

peut-être nous transmettent-elles vraiment de la force. Pour les croyants,

qui s’inspirent des sources religieuses mentionnées ci-dessus, il s’agit

indéniablement de la seconde possibilité. Mais qu’en est-il de l’inspiration

trouvée dans la nature et dans l’art ? Si la nature m’émeut, ce fait se produit-

il uniquement en moi (ou, de façon moins subjective, chez presque tous les

êtres humains) ? Ou n’y a-t-il pas plutôt dans la nature quelque force à

laquelle je m’abreuve ou m’ouvre ? Quand je suis transporté par la Neuvième

Symphonie de Beethoven, la force que je ressens est sans conteste celle de

l’esprit humain qui a présidé à la création de l’œuvre. Cette impression est

comparable à l’inspiration que me transmet un grand bienfaiteur (Mandela,

par exemple). Cependant, y a-t-il autre chose derrière ces réalisations

humaines, comme le laissent entendre les paroles du quatrième mouvement

de la Neuvième Symphonie ?

En ce qui a trait à la nature et aux sources spécifiquement religieuses, on

ne manquera pas de soulever la question de savoir si on est en présence

d’une réaction subjective ou d’une force objective.

Le fait est que nous avons souvent l’impression d’en connaître la réponse

lorsque nous distinguons une source. Le chrétien a l’intuition ressentie que

33
sa propre capacité d’aimer lui vient du fait d’être aimé de Dieu plutôt que

de sa réaction à l’idée de Dieu (ou, s’il n’est transporté que par l’idée pour le

moment, il sait du moins qu’il pourrait en apprendre davantage à une étape

ultérieure de son évolution spirituelle). Quand Wordsworth écrivait

« Mouvement, esprit, qui donne impulsion à toute / Chose pensante, à tout

34
objet de la pensée, / Et coule à travers tout », il évoquait manifestement sa

perception d’une réalité extérieure à lui.


À ces sources s’ajoutent des formes d’art, courantes à l’époque

postromantique, qui cherchent à produire ce qu’on pourrait qualifier

d’« épiphanies ». Cette notion semble indiquer la présence de sources

externes (sur lesquelles nous reviendrons plus loin). Toutefois, celles-ci sont

souvent indéfinies sur le plan ontique. Sans parler du fait que cette

perception d’une réalité indépendante s’accompagne souvent du doute

indissociable de la foi.

Ainsi, le tout que constitue l’éthique au sens large intègre la moralité et

l’éthique, ainsi que les obstacles à la motivation et les sources. Se pose

ensuite la question de savoir si ces éléments sont d’origine subjective ou

transpersonnelle, ce qui soulève des enjeux relatifs au récit étiologique que

suppose l’éthique au sens large. Il va sans dire que ceux-ci se recoupent et se

complètent : éthique et récit étiologique forment ainsi un tout plus vaste et

plus complet.

En quoi consiste le fait d’être convaincu de l’existence d’un tel tout ? À la

base, et de manière non interchangeable, il s’agit d’en avoir l’intuition

ressentie, même si on a fait tout son possible pour venir à bout de la

confusion, de la cécité, de l’incapacité à faire face à certaines réalités, etc. On

qualifie souvent cette démarche d’« expérience » sur laquelle se fonde une

conviction.

Mais il existe une expérience qui mérite mieux ce titre : celle qui consiste

à tâcher de devenir meilleur, de s’approcher de la source. Toutes les facettes

mentionnées plus haut entrent en jeu de façon dynamique dans un tel effort,

si modeste soit-il. Comment affermir la prise que les sources ont sur nous ?

Comme Aristote, certains d’entre nous considéreront la pratique constante

de la vertu comme la meilleure façon de s’approcher du but ; d’autres

préféreront neutraliser leurs faiblesses ou éviter certaines situations.

Néanmoins, quelle que soit la voie retenue, nous serons très probablement

amenés à franchir d’autres étapes.

Cela peut se faire par la méditation, par l’imitation d’un modèle, par la

prière si notre connaissance est déiste, par l’association à une œuvre

charitable, par la fréquentation des sacrements ou par le recours à des

exercices spirituels ; les bouddhistes pratiquent certaines formes de

méditation et d’autres exercices pour se détacher de l’illusion du moi. Notre

sensibilité aux forces positives et aux obstacles prend forme et se voit


constamment raffinée en raison de notre engagement actif auprès de ceux-

ci. Cet engagement réside au cœur de l’expérience qui confirme ou réfute

notre conscience initiale de l’éthique au sens large.

Toutes les variantes de la perspective éthique au sens large ont la même

structure : nous ressentons un appel, qui peut provenir de notre propre

nature, de notre moi nouménal, de la nature du réel ou de Dieu, et nous y

répondons en tentant de mieux vivre, de surmonter nos limites et notre

manque de clairvoyance, de nous rapprocher de Dieu pour être en mesure

d’affirmer sincèrement « Que Ta volonté soit faite », ou d’une autre façon.

Cette réponse peut susciter une contre-réponse : nous devenons meilleurs,

nous nous détachons davantage de notre moi ou nous nous rapprochons de

Dieu ; mais il arrive aussi que la contre-réponse ne se matérialise pas. Telle

est la structure de l’expérience interactive qui confirme ou infirme nos

engagements éthiques initiaux. C’est la qualité de cette expérience qui, en

particulier, nous convainc ou non lorsque survient l’appel, que celui-ci

35
provienne de nous-mêmes, de la nature ou d’une autre source .

Les transformations sur lesquelles nous misons sont-elles vraiment

possibles ? Ne masquent-elles pas plutôt quelque illusion, comme l’affirme

Nietzsche lorsqu’il fait reposer l’agapè sur le ressentiment ? Ou encore,

repoussons-nous un appel à une transformation plus valable en nous

cantonnant dans l’insensibilité, dans l’égocentrisme et dans l’incapacité à

percevoir les gens tels qu’ils sont ?

On peut présumer que cette structure d’appel et de réponse est présente

dans toute l’histoire de l’humanité : on en trouve une des toutes premières

manifestations dans les rituels destinés à rétablir le contact avec les dieux ou

avec l’ordre cosmique. Un des vecteurs du changement historique dont les

manifestations ultérieures sont souvent qualifiées de « sécularisation » a

entraîné une « immanentisation » : pour certaines personnes, tant l’appel

que la contre-réponse ne peuvent plus être considérés comme

« transcendants », car ils n’émanent plus d’au-delà de la nature ou d’au-

delà de l’être humain. Cependant, plutôt que de se substituer aux formes

« transcendantes » qui les ont précédées, les formes immanentes s’ajoutent

à la gamme des possibilités humaines. Cette addition transforme néanmoins

toute notre conception de la structure et des formes qu’elle peut prendre.


Ces formes immanentes sont au cœur du processus « direct »,

« interne » ou « expérimental » de confirmation de notre perception des

significations éthiques au sens large, tandis que l’intuition ressentie,

statique, de la justesse n’en est qu’une facette (un précipité, pourrait-on

dire). Cependant, nous pouvons examiner nos intuitions éthiques

d’une autre façon, elle aussi « interne », en nous demandant si elles

correspondent à d’autres intuitions affirmées avec la même force. Cela peut

nous amener à réévaluer certaines de nos convictions afin de trouver ce que

36
John Rawls appelle l’« équilibre réfléchi ».

À ces variantes s’ajoutent des modes « indirects » de confirmation ou de

réfutation. Le tout constitué de la morale, de l’éthique, des motivations et

des obstacles, de concert avec son récit étiologique, offre une palette de

motivations et de transformations possibles. Cela soulève une question :

comment cette palette explique-t-elle non seulement notre propre

expérience, qui inclut tout changement (même modeste) observé en nous-

mêmes, mais aussi le récit sans fin de la vie humaine dont nous sommes

témoins autour de nous et dans l’histoire ? Il s’agit d’un enjeu

herméneutique. Notre interprétation des choses peut-elle être contestée par

une herméneutique rivale capable, contrairement à la nôtre, d’expliquer ces

questions (par exemple, des variétés d’action ou d’émotion et ce qui les

distingue) ? Peu importe à quel point notre perception des choses est ancrée

dans le tout que nous avons choisi : une telle réfutation révélerait son

caractère inadéquat. Ce mode correspond à ce que j’ai qualifié de voie

« externe » ou « indirecte » à la fin de la section précédente.

J’ai utilisé l’adjectif herméneutique dans le paragraphe précédent et

ailleurs dans la présente section. Voilà qui mérite peut-être quelques

précisions. Au sens où je l’entends ici, il fait écho à la tradition de

l’herméneutique, soit la science ou l’art de l’interprétation des textes,

notamment de la Bible, en vue d’en donner la meilleure explication possible.

Cependant, la philosophie contemporaine (tout comme moi dans ces

pages) applique maintenant l’herméneutique à l’action humaine. Pourquoi

une telle extension de sens ? L’explication de l’action humaine – des

réactions, des réponses, des attitudes – ne peut pas se limiter à la

détermination de causes ; il faut aussi interpréter les actions et les réponses

elles-mêmes, ce qui suppose de les rendre compréhensibles, mais dans un


sens particulier de la « compréhension » qu’on pourrait qualifier de

37
« compréhension humaine ».

On dit souvent des choses comme : (1) « Je ne le comprends pas ; on

dirait qu’il est en train de saboter le projet qui lui tient le plus à cœur » ; (2)

« Elle dépasse les bornes ; sa réaction est tout à fait démesurée » ; (3) « On

dirait qu’il cherche délibérément à se faire contredire » ; ou (4) « Pourquoi

a-t-elle formulé sa demande en ces termes, qui lui vaudront presque

assurément un refus ? ». Dans chacun de ces cas, l’acteur nous est

(provisoirement) opaque ; nous ne sommes pas en mesure de le

comprendre.

C’est en élargissant ou en complexifiant la portée des significations ou des

motivations en cause que nous pouvons comprendre adéquatement une

action-réaction. Il nous faut mieux connaître les paysages de signification où

se trouve l’agent. Cependant, il serait plus juste ici de parler d’une

constellation de motivations.

Ainsi, en ce qui concerne l’exemple 1, nous pouvons déceler chez l’agent

une volonté d’échec. Quelque part en lui, il a peur de réussir ; il ne sait pas

gérer le succès. Dans l’exemple 2, on apprend que l’interlocuteur de la dame

a employé des mots qui, malgré leur apparence anodine, ont déclenché chez

elle une forte réaction. D’abord étonnés, nous finissons par comprendre, à la

lumière de son récit, que ces mots lui ont fait « péter les plombs ». Dans le

cas de l’exemple 3, la cohérence apparaît lorsque nous déterminons un autre

type de volonté d’échec que celle de l’exemple 1 : l’agent ne souhaite pas

voir la querelle prendre fin ; poursuivre la lutte le ravive, il s’en nourrit. En

ce qui a trait à l’exemple 4, nous découvrons que le style et le vocabulaire

choisis par l’étudiante sont essentiels à son identité et à son sentiment

d’intégrité ; elle a donc rédigé sa demande en des termes religieux même si

celle-ci s’adresse à de farouches anticléricaux.

L’interprétation herméneutique vise à comprendre l’agent et son action,

tandis que l’argumentation herméneutique cherche à montrer qu’une

certaine interprétation est plus adéquate qu’une autre. On a reconnu très tôt

qu’un tel exercice requiert une forme d’argument circulaire. Dans le

contexte originel où il s’agissait d’interpréter la Bible, l’objectif consistait

souvent à clarifier un passage obscur ou énigmatique. Il fallait cependant

que la lecture qu’on finissait par en proposer fût cohérente avec la


signification générale du chapitre entier, voire de l’ensemble de la Bible. On

pouvait ainsi faire appel au sens du tout pour expliquer le sens de la partie.

Néanmoins, une question pourra toujours se poser : comprend-on

pleinement la signification du tout ? Il se peut que le sens qu’on trouve à un

verset mette en cause l’idée qu’on a du tout, ce qui peut donner lieu à une

réinterprétation de celui-ci. Il est donc possible d’argumenter dans les deux

directions. L’herméneutique met en jeu une sorte de cercle où on doit peser

le pour et le contre d’arguments potentiels qui vont dans l’une ou l’autre

direction.

S’il y a un cercle ici, il n’est pas vicieux. Il ne met pas en jeu le proverbial

« argument circulaire » qui suppose comme prémisse sa conclusion même.

Au contraire, l’objectif de l’herméneutique consiste à mettre en équilibre des

arguments allant dans les deux directions, un équilibre grâce auquel on peut

expliquer le texte au maximum.

38
Heidegger, suivi de Gadamer et de Ricœur , a relevé qu’un principe

comparable au cercle herméneutique entre en jeu dans nos tentatives pour

comprendre ce que je désigne ici sous l’expression significations humaines.

Les « textes » peuvent être des événements, des épisodes de la vie

d’individus ou de sociétés, voire l’histoire de l’humanité ; on peut aussi

partir d’expériences individuelles (sentiments, actions, décisions) et

chercher à en éclaircir le sens. Quelle qu’elle soit, la signification qu’on

attribue à la partie doit être cohérente avec le tout, dont elle contribue aussi

à déterminer la signification. Ma décision personnelle se rapporte à

l’ensemble du segment de ma vie dans lequel elle s’inscrit ; le tournant

révolutionnaire s’inscrit dans la période historique de la société qu’il

transforme ; ma réaction émotionnelle momentanée est liée à la structure

globale de mes émotions.

Je considère qu’on peut généraliser la notion de cercle herméneutique afin

de comprendre notre rapport aux écheveaux de significations

interdépendantes qui s’avèrent essentiels à la compréhension de soi, comme

celui de la fierté et de la honte, qui contraste avec la dichotomie culpabilité-

innocence, et de leurs objets propres (voir la première section), ou afin de

comprendre les paysages moraux qui associent des normes, des vertus et des

motivations positives ou négatives (abordés dans la présente section). Là

encore, toute modification d’un terme perturbe l’écheveau et doit par


conséquent être confirmée par une modification des autres termes.

L’équilibre peut être rétabli par confirmation ou par refus du changement

initial.

Nous avons vu dans ce chapitre des cas d’arguments allant dans les deux

directions. Par exemple, j’ai affirmé que notre approbation de la

bienveillance doit être assimilée à la conscience présumée d’une vertu plutôt

qu’à une réaction brute, car cette expérience débouche sur un enchaînement

de raisonnements herméneutiques. Cet argument découle du potentiel qu’a

une partie d’engendrer un tout d’un certain type. Toutefois, un argument

peut aussi emprunter la direction opposée : Nietzsche est trop fermement

convaincu du fait que l’appel à la miséricorde ne peut émaner que de la

volonté de puissance de l’esclave pour l’accepter tel quel. L’équilibre est

atteint lorsqu’on dispose d’une explication plausible des deux côtés à la fois

ou, pour l’exprimer de façon négative, lorsqu’il n’y a aucune déformation de

la réalité de l’un ou l’autre côté. Et l’argument herméneutique consiste

généralement à faire valoir ce qu’une conception rivale déforme ou ne peut

pas exprimer.

Revenons maintenant à la question des touts éthiques qui nous occupait

avant cet aparté. Les distinctions morales-éthiques-motivationnelles

intégrées à un tel tout mettent en jeu des attentes quant à l’effet des

transformations sur la vie humaine et sur l’histoire. L’enjeu herméneutique

consiste à savoir si et à quel point ces attentes sont comblées ou, dit

autrement, si les distinctions rendent vraiment compte de la richesse de

cette vie et de cette histoire ou si, au contraire, elles nous rendent incapables

de relever certaines de leurs caractéristiques fondamentales ou certaines

nuances.

Pour comprendre la constellation de motivations propre à chacun des

quatre exemples cités plus haut, il a fallu l’envisager au-delà de ce que

semblaient être, à première vue, les finalités de l’action. Les constellations de

motivations étant parfois liées à une certaine perspective éthique ou à une

anthropologie philosophique plus large, leur capacité générale à expliquer

l’action humaine peut soulever des débats. Par exemple, certains affirment

que la théorie du choix rationnel est incapable de rendre compte

adéquatement de l’action politique, y compris les choix des électeurs. Et on

peut voir à quel point l’opposition entre les conceptions chrétienne,


humienne et nietzschéenne de la motivation éthique dont j’ai fait état

précédemment invite carrément l’une et l’autre à montrer que ses rivales ne

sont pas en mesure d’expliquer certaines actions, certaines émotions et

certaines aspirations pourtant très courantes et faciles à constater dans la vie

des êtres humains.

Des débats similaires font rage entre différents courants

historiographiques. François Furet, par exemple, a critiqué l’école marxiste

des historiens de la Révolution française, dont la lecture de la Terreur

comme réponse à une urgence militaire intérieure et extérieure faisait fi de

l’obsession de Robespierre pour la corruption et pour la pureté. Selon Furet,

l’historiographie républicaine dominante n’arrivait pas à expliquer ce

39
phénomène .

Pour donner un autre exemple, supposons que je sois sur le point de faire

un acte de générosité, mais qu’on me contredise. La contestation ne porte

pas sur le geste en particulier ; mon opposant ne me dit pas : « La

générosité est généralement bénéfique, mais, en ces circonstances, votre

geste aurait des conséquences désastreuses. » C’est plutôt la générosité elle-

même, en tant que vertu, qu’il remet en question.

Je peux lui répondre qu’on fait valoir des modèles, des personnes que tout

le monde admire pour leur générosité, ou que cette vertu contribue à

l’établissement et au maintien de relations amicales et harmonieuses fondées

sur la confiance. Autrement dit, la générosité s’inscrit dans un ordre

meilleur qu’elle contribue aussi à construire. Nous vivons peut-être dans

une société chrétienne ou bouddhiste, si bien que tant les modèles que les

conceptions communes d’un ordre adéquat vont dans le sens de cette vertu.

Supposons maintenant que mon opposant soit un lecteur d’Ayn Rand.

Celle-ci envisage un geste comme le mien sous un tout autre jour : en me

privant des moyens dont je dispose pour aider de vils et indécrottables

parasites, je me trouve à renoncer à ma chance d’atteindre la grandeur.

L’éthique ici proposée est celle de ces êtres qui réussissent en ne se fiant qu’à

leurs propres moyens, bref, des Übermenschen.

Le conflit d’interprétation est radical. Y figurent des interprétations

fondamentalement différentes de l’être humain ordinaire, qui n’appartient

pas à une élite. C’est là ce qui rend ce conflit propice au débat


herméneutique. S’agit-il vraiment d’une conception crédible de ce qui

motive les êtres humains ?

Ce sont des enjeux de ce type qui opposent parfois les différents touts

éthiques. Il arrive que les débats herméneutiques contribuent à nous

convaincre de transformer, de raffiner ou de maintenir le tout pour lequel

nos intuitions ressenties nous font pencher ; ils peuvent aussi nous aider à

trancher entre différentes perspectives éthiques en mettant à l’épreuve les

constellations motivationnelles que chacune d’elles suppose. Les enjeux

relatifs aux conceptions de la vie humaine en général et aux récits

étiologiques constituent la voie « indirecte » de confirmation ou de

réfutation de nos perspectives éthiques ; mais nos tentatives pour expliciter

notre propre expérience éthique de l’effort, lesquelles figurent au cœur de

l’évaluation « directe » de nos intuitions, constituent elles aussi un exercice

herméneutique. Les deux voies nous aident à déterminer notre perspective.

De nouvelles intuitions convaincantes ne peuvent emprunter que la voie

« directe », mais les débats d’interprétation de type indirect peuvent poser

des défis, qu’il nous faut relever.

Cette interaction entre nos intuitions ressenties, nos confusions

intérieures potentielles, notre attention sélective et notre acuité

herméneutique se déroule dans un contexte où s’interposent nécessairement

l’incertitude et le doute. D’une part, les significations auxquelles notre

langue nous donne accès, notre paysage intérieur, restent toujours

relativement énigmatiques et demandent à être précisées davantage. D’autre

part, les cécités qui constituent des obstacles en vertu de notre propre tout

(la tendance à projeter notre malveillance sur autrui, par exemple) ne

peuvent que nous faire douter de notre propre acuité. À quel point sommes-

nous victimes d’autres formes de la même chose ?

Pour revenir à la question qui oppose Hume aux rationalistes de son

époque, le philosophe écossais voit juste lorsqu’il affirme que nos

convictions morales trouvent leur origine dans nos intuitions ressenties,

mais il a tort de croire que ces dernières sont immunisées contre la raison.

Les raisonnements en cause ne font pas uniquement appel à la rationalité

instrumentale, dont Hume reconnaît par ailleurs le rôle dans la

détermination de nos jugements. Il ne s’agit pas non plus de la

détermination par le recours aux « relations éternelles et inaltérables dans la


nature des choses » comme on en trouve l’expression chez Clarke. Les

intuitions ressenties suscitent plutôt des prises de conscience qui font l’objet

40
de raisonnements de nature herméneutique .

Dans les paragraphes précédents, j’ai surtout traité des raisonnements

éthiques propres à des positions très éloignées les unes des autres,

raisonnements en vertu desquels des chrétiens ou des libéraux universalistes

peuvent se quereller avec des nietzschéens ou des disciples d’Ayn Rand.

Cependant, même s’il arrive que des gens se convertissent radicalement en

passant d’un extrême à l’autre, le changement éthique est

généralement moins spectaculaire. Il serait d’ailleurs plus juste de qualifier

celui-ci de croissance morale ou éthique, de prise de conscience progressive

par un individu de ce que sa position de base nécessite ou implique.

Cette forme de développement de la conscience s’accompagne souvent

d’un renforcement de la capacité d’agir selon ses convictions éthiques.

Comme je l’ai mentionné vers la fin de la section précédente, amélioration

de soi et élargissement des horizons vont de pair. Rien ne saurait mieux

l’illustrer que le fait de montrer comment un certain ensemble de

conceptions éthiques est touché par ce processus. Citons l’exemple des

principes moraux dominants de la société occidentale contemporaine,

lesquels consacrent l’universalité des droits de la personne et le devoir

humanitaire d’aider toute personne dans le besoin, des principes qui

peuvent s’inscrire dans une philosophie kantienne ou utilitariste, voire dans

l’agapè chrétienne ou dans l’ahimsa bouddhiste.

J’ai affirmé plus haut que ce type de moralité requiert certaines vertus,

dont une sensibilité et une générosité à l’égard d’autrui. Cette exigence va de

soi lorsque nous nous éloignons de nos milieux pour nous retrouver dans

une société multiculturelle ou lorsque nous pratiquons l’aide humanitaire

dans des pays lointains. Elle s’impose aussi dans des sociétés plus

homogènes, car de nombreuses différences peuvent facilement échapper à

l’attention des gens qui détiennent un certain pouvoir, comme l’a maintes

fois démontré le mouvement féministe ces dernières décennies. Sans cette

aptitude à percevoir la différence – la « capacité négative » chère à Keats –,

l’application des meilleures règles morales (en principe) porte souvent

préjudice à certaines personnes.


Cette forme d’ouverture d’esprit est essentielle pour éviter qu’un code

moral commun devienne rigide, voire inhumain, comme on le voit trop

souvent. En témoignent l’insensibilité (encore trop répandue) de certains

milieux masculins aux besoins et aux réactions des femmes, l’application

stricte de la laïcité dans la France contemporaine (que le Québec est passé

près d’imiter) ou la sous-estimation flagrante, de la part de nombreux

membres du haut clergé, des séquelles des agressions sexuelles commises par

des ecclésiastiques sur des mineurs. Même des chefs spirituels estimés ont

parfois leurs zones d’ombre, comme en fait foi le traitement réservé par

Jean-Paul II à la théologie de la libération et au mouvement des

communautés de base.

Pratiquer la vertu de l’ouverture d’esprit permet de mieux connaître les

exigences de la moralité, et une moralité améliorée ouvre la voie à de

nouvelles prises de conscience. De nouveaux enjeux se présentent, devant

lesquels il faut trouver de nouvelles façons de faire face. La reconnaissance

de la différence lève le voile sur des dilemmes préalablement masqués par

l’uniformité apparente. Chez les immigrants de fraîche date, par exemple, la

pratique religieuse prend parfois des formes différentes de celles que les

membres de la société d’accueil ont traditionnellement connues ; cette

situation crée la nécessité de définir autrement ce qu’on qualifiait jusqu’ici

de « libre exercice » de la religion. De tels changements peuvent

incommoder de nombreux membres de la société d’accueil.

Dans une société qui vient tout juste de renverser un régime dictatorial,

l’assignation en justice de responsables de violations des droits de la

personne antérieurement protégés par la loi peut s’avérer difficile à

combiner avec le besoin d’un nouveau départ, qui requiert le soutien de

toutes les composantes de la société. On s’approche ainsi d’une nouvelle

frontière de l’inventivité éthique. Comment établir de nouvelles formes de

réconciliation et de confiance mutuelle permettant de se frayer un chemin

entre, d’une part, l’exigence de rendre justice pour les torts causés et, d’autre

part, la nécessité de reconstruire la solidarité et la cohésion sociale sur de

nouvelles bases ? C’est cette question difficile qu’ont tenté de résoudre

l’Afrique du Sud, avec la Commission de la vérité et de la réconciliation, et

beaucoup d’autres pays.


Ce dernier exemple illustre ce que peut impliquer le développement de la

conscience éthique et la portée que celui-ci peut avoir. Prescrite par les visées

universalistes de notre code moral, l’ouverture à la différence peut entraîner

une modification dudit code, le rendre plus souple et plus humain. Cette

transformation peut mettre au jour certains dilemmes moraux qui peuvent

à leur tour nous amener à envisager des changements politiques qui

pourraient nous aider à les résoudre ou, du moins, à nous y frayer un

chemin en jetant les bases d’une confiance mutuelle et d’une solidarité

accrues. Tout au long de ce processus, nous suivons le fil de ce qu’exige le

41
principe élémentaire de notre code moral pour se réaliser pleinement .

Toutefois, pour revenir à la question de savoir comment les cultures se

transforment et comment de nouvelles significations apparaissent, on peut

constater que l’explicitation verbale ne constitue qu’une pièce du puzzle.

Dans ce domaine, le pouvoir constitutif du langage se manifeste aussi par

l’énaction (comme je l’ai brièvement rappelé dans la section 2). Dans le

chapitre 1, j’ai brossé le portrait d’un motard qui introduit une nouvelle

signification dans notre monde ; il n’a pas encore trouvé de mot pour la

désigner, mais on pourrait opter pour le mot macho. Dans cette situation,

l’expression corporelle est plus manifestement et plus immédiatement

constitutive que l’explicitation verbale. L’ensemble du processus

d’introduction et de généralisation d’une nouvelle signification dans notre

monde passe à la fois par l’énaction et par l’explicitation. Là où les jeunes

d’hier s’étaient mis à vouloir être cool, ceux d’aujourd’hui cherchent à avoir

le swag, avec des comportements à l’avenant. Ce faisant, ils suscitent la

perplexité, voire le mépris, chez bon nombre de personnes âgées. Au bout

d’un certain temps, cependant, tout le monde finit par reconnaître et par

comprendre au moins en partie la nouvelle signification, même si beaucoup

de gens persistent à la voir d’un mauvais œil et à vouloir y résister.

L’énaction est fondamentale ici, mais il faut savoir que cette forme

d’explicitation détermine elle aussi, à sa façon, les significations que nous

vivons et qu’elle se distingue ainsi des formes d’explicitation que nous

créons en vue de mieux comprendre des objets indépendants. Je me


pencherai sur une autre facette du pouvoir constitutif de l’énaction dans le

chapitre 7, où il sera question de l’établissement et du maintien des

positions.

L’énaction ne peut pas remplir la même fonction que l’explicitation

verbale, car elle se situe à un niveau moins explicité, pour ainsi dire. Une

signification nouvellement énactée (comme notre motard macho) s’insère

dans notre écheveau de significations (notre « paysage », pour reprendre

une métaphore utilisée plus haut) et le modifie. Elle nécessite cependant une

explicitation verbale pour être mieux comprise. On peut donc parler d’une

échelle d’explicitations exprimées. Une signification purement énactée se

situe en bas de l’échelle. Si nous lui donnons un nom et en déterminons

certaines caractéristiques fondamentales, nous sommes à même de mieux la

comprendre. Au terme de cette étape, cependant, il arrive qu’elle conserve

une part de mystère. C’est pourquoi il nous faut continuer à gravir les

échelons pour en acquérir la forme de compréhension plus approfondie

dont j’ai fait mention dans la section précédente : ce faisant, nous assignons

une place à cette signification dans l’écheveau (ou « paysage ») plus vaste ;

nous pouvons livrer quelque récit de son apparition dans le monde et en

expliquer l’évolution sur les plans culturel, politique et historique (récit

étiologique) ; nous pouvons éclaircir le rôle qu’elle joue dans nos vies et ses

liens avec d’autres significations ; enfin, nous pouvons affirmer que la

palette de motivations qu’elle présuppose nous offre une meilleure

connaissance de nos vies et de notre histoire.

Les trois échelons sont donc les suivants : énaction ; explicitation verbale

d’un nom et de caractéristiques fondamentales ; connaissance accrue de son

rôle dans nos vies. On peut penser, par exemple, à la description que donne

42
Bourdieu de l’apprentissage du respect des aînés chez les jeunes Kabyles .

Celui-ci commence par l’inculcation d’un certain habitus ; en apprenant à

faire la révérence sans regarder l’aîné dans les yeux, ils apprennent à énacter

le respect (échelon 1). Les différents gestes qu’ils font pour manifester leur

respect (révérence, marques de politesse, etc.) sont combinés en un mot ou

en un groupe de mots, comme respect (échelon 2). Cette combinaison peut

prendre la forme d’une prose explicative (dans une définition du respect,

par exemple) ou d’un code de conduite. Elle peut aussi se manifester sous la

forme d’une histoire, d’une danse ou de portraits de personnages


exemplaires, c’est-à-dire des représentations qui appartiennent toutes au

domaine symbolique.

À un autre échelon, on pourrait transmettre à la jeunesse une idée plus

élaborée des raisons pour lesquelles les aînés méritent le respect, de leur

apport à la collectivité, de leur importance ainsi que des précieuses relations

dont le respect par les jeunes permet le maintien et qui seraient mises en

péril si l’insolence ou l’indifférence triomphaient (échelon 3).

Notre compréhension ordinaire d’une signification fait appel aux trois

échelons. Nous ne pourrions pas utiliser une explicitation verbale propre à

l’échelon 2 (disons un code) ou à l’échelon 3 (la justification du code) en

renonçant à la compréhension incarnée de ce que constitue l’énaction de la

signification. Nos premiers apprentissages de ce que sont l’amour, le respect,

la considération, la générosité et d’autres notions semblables passent par des

gestes et par des actions du corps : serrer dans ses bras, caresser, prendre

soin, écouter, etc. Notre compréhension des gestes – d’amour, par exemple –

évolue, mais notre compréhension de l’amour reste ancrée dans ceux-ci.

C’est pourquoi, comme je l’affirmais dans la section 3, l’application d’un

code, par exemple le respect d’autrui, nécessite certaines vertus, par exemple

la sensibilité aux besoins et aux aspirations d’autrui, la générosité et

l’ouverture d’esprit. Quiconque possède ces vertus a intégré les « gestes »

du respect dans son attirail intériorisé de réactions spontanées.

Permettez-moi un bref aparté : l’existence de l’échelon 1 – l’énaction –

montre que toute création de signification propre au langage ne possède pas

nécessairement la structure du signe ou de la représentation qui permet de

distinguer celui-ci de l’objet, le signifiant du signifié. Le comportement de

notre motard ne signifie pas le machisme (s’il s’agit là du mot que nous

retenons) : il est le machisme. Bien sûr, lorsque ce comportement devient

reconnaissable, je peux observer une certaine démarche qui m’informe que

je suis en présence d’un macho. Pour le motard lui-même, cependant, cette

sorte de division entre le signe et le signifié est impossible. J’ai fait mention

de cet aspect un peu trop rapidement dans le chapitre 3. La présente

remarque fait partie de ce que je voulais dire.

Ainsi, l’échelon 1 est souvent incontournable, mais les choses peuvent en

rester là ou encore s’arrêter à l’échelon 2. Dans bien des cas, l’échelon 1 ne


constitue pas une étape distincte ; il peut opérer de concert avec l’échelon 2

pour introduire une nouvelle signification, tout comme celle-ci peut voir le

jour par simple explicitation verbale. L’image de l’échelle, cependant,

permet de comprendre la relation entre ces niveaux lorsqu’ils sont tous

présents. Cette relation est herméneutique, c’est-à-dire que les échelons

supérieurs interprètent et clarifient les échelons inférieurs, à la manière dont

l’herméneutique d’autrefois élucidait les textes.

Paul Ricœur a beaucoup exploré cette relation. C’est dans le dernier

chapitre de Finitude et Culpabilité, intitulé « Le symbole donne à penser »,

43
que débute vraiment son exposé sur le sujet . Les symboles et la mythologie

des premières appréhensions du mal, tel le péché envisagé comme une sorte

de souillure, sont énigmatiques ; ils demandent à être saisis par la

« pensée », c’est-à-dire en des termes philosophiquement réfléchis.

Toutefois, leur contenu n’est jamais rendu de façon exhaustive en ces termes.

Notre compréhension de ces enjeux ne peut jamais fusionner en un langage

unique.

Par la suite, Ricœur défendra une idée similaire, que je peux résumer sous

l’angle privilégié dans le présent chapitre. Notre langage, formé de

significations exprimées en des mots dont la logique sémantique est

constitutive, requiert toujours plus d’explications. À l’instar des

« connaissances accrues » inhérentes à l’échelon 3, bon nombre de ces

explications font aussi appel à des termes dont la logique sémantique, plus

familière sur le plan philosophique, est « dénotative ». Par exemple, pour

livrer le récit étiologique des conditions historiques de l’introduction d’une

certaine signification dans notre monde, il nous faut traiter de réalités

politiques, économiques et culturelles que les sciences sociales et

l’historiographie contemporaines envisagent comme des objets

44
indépendants. Il s’agit donc d’un « discours mixte », constitué de termes

issus des deux logiques sémantiques ; on ne peut pas réduire ce type

d’explication à un langage homogène qui ne comporterait que des termes

dénotatifs.

Une telle réduction fait pourtant partie du programme de nombreux

penseurs. Elle est même l’objectif principal d’une certaine variante du

« matérialisme » qui, profondément marquée par des idées représentatives


des sciences naturelles postgaliléennes, s’abstient de toute référence aux

significations humaines et métabiologiques.

Ricœur n’affirme pas pour autant que les termes signifiants, au sens de

constitutifs, ne pourront jamais être éliminés. Il reconnaît l’importance de

ce qu’il qualifie d’« herméneutique de la suspicion », dont Marx, Nietzsche

et Freud ont produit des exemples célèbres et emblématiques. Seulement, il

doute qu’on parvienne un jour à éliminer la totalité des termes signifiants

dont la logique sémantique est constitutive. Même si, par exemple, Marx et

Nietzsche ont déconsidéré les anciennes conceptions métaphysiques de la

hiérarchie, nous disposons aujourd’hui de nouvelles conceptions de l’égalité

démocratique que nous ne pouvons pas rendre en des termes purement

dénotatifs et qui dépendent fondamentalement de modes de compréhension

de soi et d’imaginaires sociaux. De plus, la pluralité des logiques

sémantiques implique celle des logiques de vérification, comme nous l’avons

vu plus haut (je me pencherai de plus près sur ce sujet dans le chapitre 7).

En soulignant l’existence d’une échelle de l’explicitation et de relations

entre ses échelons, je ne sous-entends aucunement que nous sommes

continuellement en train d’interpréter activement les échelons plus élevés en

procédant à une herméneutique des échelons inférieurs. Au contraire, nous

sommes initiés dès notre plus jeune âge aux explications globales

préexistantes. Celles-ci consistent en des trames de pratiques que nous

sommes tenus de mettre en œuvre, lesquelles sont explicitées dans des

écheveaux ou des « paysages » de significations, lesquels se fondent à leur

tour sur des explications plus approfondies de leur genèse et de leurs raisons

d’être. Lorsque nous introduisons de nouvelles significations, il est

nécessaire d’élaborer de nouvelles interprétations et conceptions

explicatives ; il en va de même lorsque des tensions minent les explications

globales établies.

De telles tensions sont courantes de nos jours en raison des changements

à grande échelle qu’ont connus la religion et l’éthique. Par exemple, les

anciennes explications globales en vertu desquelles le code moral était

considéré comme immédiatement issu du texte de la Bible ont été ébranlées

et ont perdu toute crédibilité aux yeux de bien des gens, mais sont restées

valides pour certains. Ceux qui ont tourné le dos à la tradition ont dû

redéfinir leurs conceptions de l’éthique et de la spiritualité, que ce soit en


abandonnant leur religion ou en la vivant d’une nouvelle façon. Autre

exemple : certaines caractéristiques de la morale sexuelle traditionnelle

(telle la condamnation des relations homosexuelles) sont devenues

intolérables selon l’éthique contemporaine de la non-discrimination, elle-

même alimentée par l’essor d’une éthique de l’authenticité. De telles

tensions nous forcent à innover et à adopter de nouvelles perspectives.

Cependant, tant autrefois que de nos jours, bien des gens considèrent qu’il

est possible, voire obligatoire, de s’en tenir aux significations établies pour

eux par leurs ancêtres.

Revenons maintenant à notre exposé sur l’introduction de nouvelles

significations et sur la création de nouveaux vocabulaires. C’est ce qui se

produit lorsqu’une nouvelle génération introduit une nouvelle signification

ponctuelle (« chiller dans la cour, c’est cool ») ou lorsqu’un réformateur

propose une nouvelle signification globale : qu’ont fait les Athéniens de

l’affirmation de Socrate selon laquelle « une vie sans examen ne vaut pas la

peine d’être vécue » ? (On peut imaginer un des jurés demander : « Qu’est-

ce que cette histoire de vie sans examen ? Je me prononce pour la

condamnation ! ») Il se peut qu’une description se révèle insuffisante.

Pour combler ce manque, nous avons Socrate ; sa vie permet d’interpréter

son affirmation, car il l’a énactée avant même de lui donner un nom. C’est

là un exemple d’innovation en matière de signification qui passe par

l’énaction.

Et ce cas est loin d’être isolé. On pourrait citer d’autres grands

innovateurs éthiques ou religieux, dont Jésus-Christ ou Bouddha.

Cependant, il ne faut pas limiter notre attention aux exemples les plus

« nobles ». Le style de vie désigné par le mot dandy a été lancé par le Beau

e
Brummel au début du xix siècle, puis commenté et popularisé par

Baudelaire quelques décennies plus tard. Il existe un vaste domaine de styles

de vie inventés qu’il est tentant de considérer comme « quasi éthiques » :

pour leurs adeptes, certaines de leurs caractéristiques relèvent de la vie

bonne, mais personne (y compris ces mêmes adeptes) n’oserait les qualifier

d’« éthiques ». On pourrait dire que le dandysme est plutôt un idéal


« esthétique », mais Nietzsche a montré à quel point la frontière entre

éthique et esthétique est poreuse, incertaine et problématique.

On pourrait considérer que le mode de vie pour lequel le mot cool a une

connotation positive baigne dans la même pénombre quasi éthique.

Comment trouvons-nous les mots pour clarifier une nouvelle

signification, parfois même avant de l’avoir énactée ? Comment arrivons-

nous à expliciter, c’est-à-dire à agrandir, le domaine du dicible ?

Certains des exemples dont j’ai fait mention dans le chapitre 5 pour

montrer les insuffisances de la théorie davidsonienne de la signification

(fondée sur la dérivation de théorèmes à partir d’axiomes) peuvent aussi

donner une idée de ce qui est en jeu ici. On ne peut pas dériver ce qui élargit

le domaine du dicible d’axiomes antérieurs à cette expansion.

Penchons-nous sur certains de ces exemples, à commencer par celui offert

par Max Black, « The chairman ploughed through the discussion ». La

tension entre deux images impossibles à combiner – celle d’un président

d’assemblée en pleine réunion et celle d’un agriculteur en train de labourer

son champ – déclenche la prise de conscience par laquelle le comportement

du président nous apparaît sous un nouveau jour.

Un phénomène similaire se produit au moment de l’introduction d’un

nouveau mot, tel cool en anglais contemporain. À l’origine, cool peut

évoquer l’idée de se rafraîchir à l’ombre par une journée chaude et

ensoleillée ou celle de siroter lentement une boisson fraîche, bref, l’idée d’un

plaisir serein, à l’abri de l’agitation, où on se laisse porter par le cours des

choses. Puis, une personne applique ce mot à un certain type de musique

(ou à sa proposition de se rendre dans un certain bar du centre-ville). Dans

un premier temps, il se peut qu’on ne saisisse pas de quoi il retourne, mais

on finit par comprendre : cette musique ou cette soirée dans le bar peuvent

procurer ce même plaisir serein, à l’abri de l’agitation, où on se laisse porter

par le cours des choses. Ce même sentiment peut ensuite s’appliquer à

toutes sortes de situations que, souvent, on ne prend pas le temps de

savourer ou qu’on apprécie de façon moins détendue.

Encore plus extraordinaire est ce que nous avons désigné, suivant

Schlegel, sous le nom de « symbole ». Citons l’exemple de la pureté

morale ; on considère le péché ou le fait de faire le mal comme une sorte

d’état, qu’on explicite sous forme de saleté, d’impureté. Pour reprendre les
mots de Schlegel, on rapporte « un extérieur [visible] à un intérieur

invisible ».

Il est possible de comprendre les modalités de cette expansion en se

demandant comment les parents initient leurs enfants à ce langage.

Présumons que l’enfant sait déjà ce que signifie le fait de se salir, de se laver

les mains avant le dîner, d’être grondé parce qu’il a taché sa chemise de

ketchup, etc. Apparaît ensuite une distinction on ne peut plus humaine, qui

serait impossible sans le langage, entre la pureté et l’impureté morales.

Comment l’enfant la saisit-il ? Sans doute perçoit-il, dans le ton de voix et la

posture de ses parents, une urgence et un sérieux qui expriment une

insistance sur le caractère inacceptable d’un comportement ou d’une

situation. Il s’agit là d’un autre type de saleté, un peu comme le style de

musique de l’exemple donné ci-dessus pouvait représenter une nouvelle

variante du mot cool. On comprend.

Il est probable qu’un processus comparable se produit lorsque le prophète

(s’il en est bel et bien à l’origine) introduit la notion de péché ou quand le

réformateur inverse la notion de pureté (comme Jésus dans le Nouveau

45
Testament ). On comprend.

Pour comprendre, il faut déjà se situer dans la dimension linguistique

(linguistique au sens large, ce qui inclut le langage corporel, le ton de la voix,

le degré d’urgence de la communication et l’état d’esprit dans lequel se

déroule la conversation). Ces dimensions créent un champ de force qui nous

empêche de considérer l’enjeu comme une simple affaire de saleté ordinaire

(c’est là un autre exemple du premier type d’holisme dont j’ai traité dans le

chapitre 1). Tout nouveau mot présuppose l’ensemble du langage. Mais ce

dernier, dans ce cas, ne se limite pas à notre capacité à décrire des objets, car

il englobe toute notre compétence linguistique, y compris sa dimension

énactive. L’échange est marqué par une tension – simplement conceptuelle

dans le cas du laboureur et du président d’assemblée, plus concrète et

urgente dans le cas de l’apprentissage de la distinction entre péché et simple

saleté – qui fait apparaître le nouveau dicible en ouvrant un espace que le

nouveau terme peut remplir.

Un phénomène similaire se produit quand nous parvenons à expliciter ce

qui pourrait être qualifié de domaine général de la sollicitude, qui a pour

nous un caractère normatif, ou à définir les alternatives fondamentales face


auxquelles nous nous trouvons dans la vie. Nous conférons à des

distinctions familières, mais propres à un autre domaine, de nouvelles

significations qui viennent préciser des significations essentielles. Prenons le

mot intégrité, au sens moral. Je fais montre d’intégrité si mes actes sont

cohérents avec mes mots, si je me consacre à ce qui importe vraiment sans

me laisser distraire par des enjeux sans rapport ou par des désirs contraires.

Le mot intégrité trouve un écho chez moi parce qu’il dénote la plénitude,

l’unité ; il vient à bout de la dispersion, de la contradiction, de

l’avilissement. Grâce à l’intégrité, je suis entier, unifié, et non morcelé,

dispersé.

Tout le monde comprend le contraste entre entier et morcelé, qui

s’applique à une foule d’objets de notre monde. Par l’entremise de ce

contraste, nous nous ouvrons à une nouvelle façon de vivre – c’est-à-dire

d’interpréter et de ressentir – nos vies. Le contraste entre entier et morcelé

redéfinit notre sentiment de la promesse tenue malgré l’adversité ou du pot-

de-vin accepté au mépris de la confiance accordée. La plénitude du premier

acte respire la force, l’affirmation de soi, tandis que la contradiction du

second suscite le désarroi et la division intérieure.

À l’instar de la saleté appliquée au péché, le sort d’objets de la vie

quotidienne ouvre une voie vers un domaine de significations auxquelles

nous accordons une grande valeur. On pourrait dire qu’il constitue le

tremplin qui nous donne accès à ce domaine.

On peut constater que, dans nos traditions éthiques, différents types de

plénitude, d’unité ou de non-division ont rempli de diverses manières ce

rôle qui consiste à définir la forme de la sollicitude. En s’inspirant de la

musique, Platon a souligné le contraste qui oppose l’harmonie des diverses

composantes de l’esprit à la dissonance propre au conflit entre raison et

désir. L’aspiration postromantique à concilier raison et émotion ou devoir et

désir, laquelle a effectué un retour en force dans les années 1960 avec l’appel

au décloisonnement de Mai 68, issu d’une volonté de dépasser la division

entre travail et jeu ou entre ouvriers et étudiants, en offre un autre exemple.

Cela dit, on ne saurait affirmer que toutes les positions morales

privilégient l’unité au détriment de la division. On peut être animé par un

idéal qui glorifie la volonté pure (capable de refréner le désir) ou la volonté

forte (capable de triompher du moi inférieur). Et on peut considérer la


quête platonicienne d’unité comme une menace à la diversité inhérente aux

aspirations humaines et prendre position pour le « polythéisme ». Mon

objectif ne consiste pas à défendre l’une ou l’autre de ces lectures, mais à

montrer ce que l’explicitation met en jeu dans ce domaine.

Ces usages du « symbole » de Schlegel illustrent une des façons,

déterminante, dont l’explicitation verbale exprime l’expérience sensible

qu’elle nomme, comme nous l’avons vu dans la section 2. Il y a là une sorte

de métaphore, où la saleté figure le péché, où le non-morcellement figure

l’intégrité. Nous accédons à A (le péché) par B (la saleté).

Abordons une autre façon de trouver une voie menant de l’extérieur à

l’intérieur, de la réalité du quotidien au domaine des significations. On peut

comprendre les émotions par l’entremise des organes du corps. Prenons le

cœur : il peut non seulement témoigner d’un élan amoureux (je t’offre mon

cœur), mais aussi évoquer la compassion (avoir du cœur, le Sacré-Cœur de

Jésus) ou le courage (cœur vaillant). Comment ce « positionnement »

corporel de l’émotion se produit-il ?

On répondra spontanément que le cœur semble être le siège de ces

émotions. « Voilà qui me réchauffe le cœur », « mon cœur bat la chamade

quand j’entends sa voix », « elle m’a brisé le cœur », « mon cœur saigne »

(tout comme le Sacré-Cœur).

Toutefois, si on y réfléchit un moment, on se rend compte que ce qui

semble ici « naturel » varie en fait d’une culture à une autre. Les anciens

Grecs, par exemple, auraient jugé les choses selon ce qu’ils appelaient leur

phrên (concept dont la signification reste incertaine). Le courage peut

résider dans les tripes ; dans la Bible, on situe le siège de la compassion dans

les entrailles.

À cela s’ajoute un processus d’« éviction », de dissolution d’« états

mentaux » logés dans la boîte vide de l’« esprit » ; c’est là ce que fait

Descartes.

Comment se déroule ce processus d’ancrage-éviction ? L’ancrage

correspond à la façon dont nous apprenons à vivre et à ressentir ces états

mentaux. L’apprentissage du nom d’une émotion est indissociable de celui

de son expression. Nul ne s’instruit de l’amour sans caresse, du respect sans

révérence ou de la piété sans prière.


En contexte d’apprentissage, caractérisé par une communion chargée

d’émotion, vécu et expression [erleben und ausdrücken] sont

inextricablement liés. Dans l’espace intermédiaire de l’attention conjointe,

l’enfant apprend de ses parents les noms et les modes d’expression propres

aux émotions. Une fois leurs contours définis, ses émotions ne se résument

plus à des perturbations non structurées. En même temps qu’ils offrent à

leur enfant des mots pour décrire ce qu’il ressent, les parents lui

communiquent des façons de vivre et d’exprimer ces émotions. Dans le

cadre de ce processus de définition et de dénomination, l’enfant apprend

que les attitudes corporelles ont leur signification émotionnelle.

Ce qu’il découvre est une constellation : aux perturbations et aux

sentiments (y compris corporels) s’ajoutent des finalités et des noms. S’il

n’apprend pas ou apprend mal à en faire le tri, l’enfant souffre : il éprouve

un vif besoin sans en connaître l’objet. Il est sauvé par ses éducateurs, mais

ce sentiment pourra réapparaître ultérieurement lorsque de nouvelles

situations se présenteront, notamment à la puberté (voir le chapitre 1).

Baudelaire offre un portrait saisissant d’une situation analogue dans ses

poèmes sur le spleen (la paralysie propre à une acédie sans cause

discernable). En explicitant celui-ci, ses poèmes deviennent l’instrument de

notre libération (et de la sienne). Je reviendrai sur ce thème dans l’étude

complémentaire que j’entends réaliser.

Il existe un cœur battant de l’amour, un cœur battant de la peur. Une

certaine chaleur est associée à un amour qui réchauffe le cœur, une certaine

douleur à un cœur qui saigne (non pas littéralement) et un certain manque,

voire une certaine mort, à un cœur brisé. Nous apprenons que l’amour et la

compassion s’incarnent ainsi dans cet organe. Néanmoins, nous pouvons

aussi excarner ces émotions en procédant par exemple à un examen critique

alimenté par la méfiance de soi, inspirée de saint Augustin. Est-ce que je

l’aime vraiment ? Suis-je prêt à mourir pour elle ? Suis-je vraiment

compatissant ? Ne suis-je pas plutôt obsédé par l’image que je projette ? Je

doute de mes réactions incarnées et je me pose des questions. Suis-je disposé

à me sacrifier ?

Qu’en est-il de ces « ancrages » ? Ils sont une modalité du phénomène

que Schlegel désigne sous le nom de « symbole ». Nous cherchons à dire

quelque chose de nouveau, d’« intérieur » ; pour ce faire, nous créons les
mots nécessaires à l’aide de mots existants. Ainsi, en moyen français, le mot

esprit signifiait « souffle du vent » ou « respiration », mais il avait déjà pris

son sens actuel, plus large. La notion d’impureté morale ou spirituelle,

associée à la saleté, en offre un autre exemple frappant, comme nous l’avons

46
vu plus haut .

Au Moyen Âge, on savait que l’esprit n’était pas l’Esprit, tout comme nous

savons que la saleté n’est pas l’impureté. Il serait tentant de parler d’une

saleté « littérale » et d’une saleté « figurée », mais cela reviendrait à

considérer la métaphore comme indispensable à la relation, ce qui n’est pas

nécessairement le cas (du moins pas au début). La relation s’avère plus

complexe. Notre discours sur le péché et sur l’impureté passe par la saleté,

mais nous pouvons envisager ceux-là comme une variante de celle-ci – une

variante plus profonde et plus significative sur le plan cosmique.

Le rôle déterminant du symbole découle de l’impossibilité d’avoir accès à

A autrement que par un B quelconque, tout comme nous avons initialement

accès à l’amour et à la compassion par le cœur, siège vécu de ces émotions.

Comme dans le cas de l’amour et du cœur, nous pouvons provoquer un

certain degré d’excarnation au moyen de gestes déterminants. L’Évangile

dit : « L’être humain n’est pas sali par ce qui entre dans sa bouche mais par

47
ce qui en sort . » Celui qui exprime sa haine devient impur. Cela ne

conduit pas à l’excarnation totale, mais commence à affaiblir l’accès originel.

L’excarnation atteint un certain paroxysme lorsqu’une valeur comme la

pureté du cœur fait place à une volonté farouche de respecter la loi.

Nous sommes ici en présence de deux idées importantes. (a) Les émotions

ou états spirituels (les Geistiges ou les Inneres, pour citer Schlegel) ne restent

pas identiques à eux-mêmes lorsqu’on y accède par une autre voie,

contrairement au référent qui, lui, ne change pas au gré des différents

« sens » [Sinne] frégéens : « étoile du matin » et « étoile du soir ». Cela

parce que nous les vivons et les concevons autrement dans leur forme

« symbolique » que dans leur forme « détachée ». Sans les entrailles, la

compassion n’est pas la même.

Et (b) la question se pose de savoir laquelle des formes est la plus vraie.

L’excarnation nous fait-elle perdre contact avec ce qui importe vraiment ?

Dans le Nouveau Testament, la compassion (« splagchnizomai ») est une


réaction des entrailles et non une volonté pure au sens kantien du terme. Par

laquelle des deux l’être humain révèle-t-il Dieu le plus complètement ?

On pourrait aussi mentionner un enjeu (c). Pouvons-nous excarner

pleinement nos émotions et nos intuitions de l’esprit ainsi que notre

rupture avec celui-ci (péché) ? Dans une perspective chrétienne, la réponse

est non. Nous avons besoin des divers langages de l’intériorité. Les émotions

fortes ne peuvent pas être détachées du corps.

Il y a là une sorte de relation réciproque. Nous apprenons à distinguer les

émotions par la façon dont nous les ressentons dans notre corps et dont

nous les communiquons par notre corps. Nous apprenons également à

reconnaître nos sentiments corporels et leurs « sièges » par le langage des

émotions. Ce processus de définition réciproque détermine la géographie

corporelle des émotions, dont les « sièges » se situent dans certains

« organes ». Ces échanges verbo-corporels finissent par ouvrir un champ

du dicible et par lui donner forme.

Jusqu’ici, nous avons abordé deux formes d’innovation, voire d’expression

ou de compréhension d’une nouvelle signification. La première passe par

l’énaction, l’incarnation, et la seconde fait appel à une description, comme

la métaphore ou l’« ancrage » corporel.

Mais n’existe-t-il pas une troisième forme qui n’est ni projection

expressive ni description ? D’une certaine manière, l’œuvre d’art a joué un

rôle encore plus déterminant dans l’essor de l’expressivisme romantique (et,

donc, de la théorie HHH) que ne l’a fait l’énaction. En témoigne la façon

dont est conçu le symbole, distinct de l’allégorie, lequel a grandement

contribué à l’esthétique de la période romantique (et des périodes

subséquentes, d’ailleurs). Tel que décrit par Goethe, par exemple, le symbole

est représentatif de ce que je désigne sous le nom d’« expression

constitutive ».

Une œuvre d’art « allégorique » nous offre une idée ou une vérité à

laquelle nous avons aussi accès de façon plus directe. Une allégorie de la

vertu et du vice qui met en scène deux animaux, par exemple, affirme

quelque chose qu’il est aussi possible de formuler sous forme d’énoncés sur
la vertu et sur le vice. En revanche, une œuvre a une valeur de symbole si ce

qu’elle exprime ne peut pas être « traduit » de cette manière. Elle rend

compte de significations auxquelles nous n’avons accès d’aucune autre

façon. En ce sens, toute œuvre majeure est sui generis. Elle est intraduisible.

Je reviendrai sur cette question sous peu.

L’œuvre d’art symbolique est sans doute le paradigme sur lequel ont

reposé les premières théories constitutives du langage. Par définition, elle

affirme la pluralité des formes expressives, laquelle réside dans

l’impossibilité de la traduire en prose. Dans cette perspective, il faut

considérer le pouvoir expressif-constitutif de l’être humain (ou la dimension

linguistique) comme une réalité complexe aux multiples strates, où les

modes supérieurs sont ancrés dans les modes inférieurs.

Dans la section 7 du chapitre 1, nous avons distingué deux modes

d’expression constitutive par lesquels de nouvelles significations peuvent

entrer dans notre monde : le premier est énactif (ou corporel-expressif ) et

le second inclut des formes de description ou de modélisation qui opèrent

une « regestaltisation » de l’expérience. On y voit souvent une simple dyade

de l’énaction et de la description, étant entendu qu’on a déjà fait la

distinction entre le type de description par lequel on attribue des propriétés

à des objets indépendants et le type d’autodescription qui réexplicite un

vécu et qui le transforme par le fait même. Ceux-ci correspondent aux

échelons 1 et 2 de l’échelle de l’articulation. Au sens où nous l’entendons ici,

toutefois, le « symbole » s’inscrit difficilement dans une telle dyade.

L’énaction ne représente rien. Le motard n’illustre pas le comportement

des jeunes machos : il est trop occupé à en être un. Il en va de même du

jeune qui a appris à s’incliner devant ses aînés. Quand le rebelle intérieur se

met à parodier le respect avec ironie, cependant, la représentation point à

l’horizon ; à ce moment, les choses ont déjà commencé à aller de travers.

En revanche, on pourrait affirmer que la raison d’être de la description

consiste à représenter, à expliquer les choses d’une certaine manière.

Ce simple contraste entre énaction et description se voit cependant

compliqué par une troisième possibilité. L’œuvre d’art offre l’exemple d’une

façon de « représenter » qui n’est pas une description.

Pour donner un autre exemple, prenons le mimétisme ou le mime (qui

peut bien sûr être un art, comme en a fait foi Marcel Marceau). Pensons à
une petite fille qui rejoue la fessée qu’elle a reçue en en donnant une à sa

poupée. C’est là sa façon de se remettre de cet épisode, de faire la paix avec

celui-ci. Dans ce cas, la dimension représentative du geste est essentielle.

Parmi les caractéristiques déterminantes de la conception « réfléchie » du

langage défendue par Herder se trouve le fait que chaque mot ou chaque

geste exprimé est considéré comme intrinsèquement « juste ». Le mot que

j’utilise est la façon juste de caractériser ce que je décris ; la démarche du

motard correspond au style qu’il énacte. Chez la petite fille qui punit sa

poupée, on peut assurément percevoir une dimension énactive : elle tente

de rejouer de manière expressive un épisode éprouvant afin de s’en remettre.

Cependant, il est tout aussi manifeste qu’elle ne peut le faire que par des

gestes qui s’avèrent justes en ce qu’ils représentent l’acte initial. Le « geste

48
juste » comporte donc des facettes à la fois représentatives et énactives .

Toutefois, le mimétisme n’est pas une forme d’affirmation. On ne peut

pas déduire directement ce qui est affirmé du geste mimétique en soi : un

contexte prédéterminé est nécessaire. Je pourrais être en train de dire :

« Voici ce qu’il ne faut pas faire. » Il y a là un contraste avec le langage

descriptif, qui comprend généralement un signe d’affirmation clair dont la

portée est définie. Le mimétisme exprime une force qui émane du contexte

de la conversation (« il avait l’air de cela ») ou du rite et qui est donc

extérieure au support.

Autrement dit, le mimétisme représente sans affirmer.

Il existe donc une forme d’explicitation constitutive qui introduit une

nouveauté ou une possibilité inédite dans notre monde en la représentant

plutôt qu’en l’énactant, mais qui n’appartient pas au domaine de la

description affirmative.

Ainsi, je puis connaître le monde d’une nouvelle façon en élaborant un

nouveau langage scientifique ou en apportant une nouvelle nuance critique,

et je puis habiter le monde d’une nouvelle façon en énactant une nouvelle

attitude flegmatique dans une culture qui valorise l’étalage de soi ou, tel

notre Beau Brummel de la section précédente, en inventant la figure du

dandy. Il se produit tout autre chose dans le contexte de la possibilité

intermédiaire que constitue la représentation.

C’est là ce dont témoignent certaines œuvres d’art. Dans cet exposé,

j’aborderai celles-ci du point de vue du spectateur-auditeur-lecteur et non


du créateur. Si j’assiste à une représentation du Lac des cygnes, je peux, sous

l’effet de la danse et de la musique, éprouver un certain désir de l’être aimé.

Je peux ressentir une impression du même ordre en écoutant des

troubadours (qui, bien sûr, chevauchent la frontière entre énaction et

représentation), mais la poésie, elle, me propose indiscutablement une

représentation. L’une ou l’autre de ces nouvelles possibilités (pour moi) me

permet de commencer à éclaircir mes sentiments confus, à leur donner une

certaine forme. On m’offre une nouvelle manière d’expliciter les

significations qu’ont les choses pour moi, laquelle est comparable à ce que je

pourrais déduire de quelque classification des passions. Dans ce dernier cas

(à la lecture d’Épictète, par exemple), on me proposerait plutôt un ensemble

d’affirmations ; Le Lac des cygnes, lui, m’offre une représentation sans

affirmation.

Pour moi, l’écoute de la Fantaisie-Impromptu en do dièse mineur de

Chopin explicite un désir certain, mais indéfini ; l’œuvre m’attire en lui, en

fait une partie de mon monde. J’ose affirmer que je ne suis pas seul à le

percevoir dans cette musique et qu’il n’est pas étranger à l’inspiration du

compositeur. Cette œuvre dévoile et explicite une possibilité humaine, mais

49
elle n’affirme rien du tout .

De même, je perçois un sens possible de la vie et du destin dans le

o
Quatuor à cordes n 15 en la mineur de Beethoven, en particulier dans

l’atmosphère profondément méditative du mouvement lent. On pourrait

multiplier les exemples du genre à l’infini. Pensons à Rembrandt, qui a su

rendre compte de l’expérience et du savoir accumulés dans les traits d’un

vieil homme.

Cette forme d’explicitation peut aussi se trouver dans le récit ou dans le

roman. On s’ouvrira par exemple à une nouvelle réalité spirituelle en lisant

Les Démons de Fedor Dostoïevski : Chatov en vient à se rendre compte que

50
« tous les hommes sont coupables, tous ont des torts… » ; cette formule

fait écho à la position objectivée des progressistes scientistes (« nul n’est

coupable ») tout en la contredisant, mais elle condamne également ce que

ces derniers partagent avec les réactionnaires, à savoir leur probité

autoproclamée, en vertu de laquelle le mal ne peut être le fait que de leurs

opposants.
Certes, un récit (fictif ) est constitué d’affirmations, mais la nouvelle

perspective spirituelle qu’il offre est largement issue de la représentation. On

peut considérer la formule « tous ont des torts » comme une sorte

d’affirmation métaphysico-morale, mais on ne peut pas en saisir toute la

portée sans s’imprégner de ladite perspective, qui est essentiellement

représentée et non décrite.

Des auteurs s’efforcent parfois de décrire une perspective spirituelle ou la

perception du monde qu’elle implique, comme en font foi les passages

autobiographiques attribués au starets Zosime dans Les Frères Karamazov.

Toutefois, ces précisions n’épuisent jamais ce que le roman dépeint. En

général, c’est en ayant recours à la description que la critique s’efforce

d’expliciter ce qui est représenté. Et il existe une dialectique féconde entre

représentation et description, laquelle s’exprime par l’art et par la critique.

C’est pourquoi description et représentation s’entremêlent parfois,

comme c’est le cas non seulement dans le roman, mais aussi dans la chanson

des troubadours.

e
À ces genres s’ajoutent, au xx siècle, les représentations de l’intériorité.

Celle-ci surgit dans la manière dont le monde se présente à l’écrivain et,

potentiellement, à tout le monde, comme on peut le voir chez Proust, Rilke

et Beckett.

Parce qu’elle se distingue de la description, la représentation peut être

considérée comme une autre façon de proposer des modèles de

compréhension de la vie. Elle peut donc constituer une autre voie vers la

regestaltisation. On revient ainsi à l’image des deux voies sur lesquelles les

nouvelles significations humaines peuvent être définies : l’énaction et la

regestaltisation. On distingue cependant deux modes chez la seconde : celui

qui met en jeu la description, au sens courant du terme, et celui qui se

manifeste par la représentation.

Description, représentation, énaction. Ce sont là les trois dimensions de

l’expression constitutive. Elles ne sont pas toujours isolées l’une de l’autre,

comme elles le sont par exemple dans l’établissement d’un inventaire ou

dans le fait de mimer une action ou la démarche du motard.

Certaines institutions humaines comportent deux de ces dimensions,

voire les trois. Le rite, par exemple, est une sorte de représentation énactive.

En art, la portée de la représentation varie énormément d’une œuvre à une


autre. Dans certains cas, comme la peinture figurative et le roman, les

œuvres consistent en des représentations. Le roman est certes tissé

d’affirmations sur un monde fictif, et bon nombre de peintures sont

manifestement des affirmations (une fresque historique, une peinture

religieuse ou un portrait, par exemple), mais ces œuvres peuvent comporter

une dimension de représentation qui dépasse l’affirmation. Et c’est souvent

celle qu’on souligne et apprécie.

Empruntons à Roger Scruton son exemple des danseurs de L’Adoration du

Veau d’or de Nicolas Poussin. La signification de cette peinture ne se limite

pas à ce qu’elle montre. « Je n’y vois pas que des personnages qui dansent et

la scène à laquelle ils participent, écrit le philosophe. J’y lis leur bêtise et leur

frivolité, l’attrait et les dangers d’une idolâtrie qui me pousserait à me

51
joindre à la danse collective en renonçant à toute responsabilité . » Son

commentaire est implicite dans la façon dont les personnages sont

représentés, dans l’ivresse à laquelle ils semblent s’abandonner sans réfléchir.

On pourrait dire que cette ivresse est elle aussi représentée, mais seulement

pour les observateurs qui savent la percevoir. Grâce à notre aptitude à lire

l’expression humaine (du moins celle qui s’inscrit dans notre culture), nous

sommes en mesure de tirer une telle leçon morale sur notre monde, sur la

facilité avec laquelle nous pouvons vouer une fascination fatale aux idoles.

On pourrait croire que c’est là ce que Poussin voulait affirmer, qu’il faut

lire dans cette œuvre une vérité sur la condition humaine. Toutefois, on ne

peut pas qualifier ce tableau d’affirmation linguistique. Il n’affirme

nommément aucune morale : ni celle qu’y trouve Scruton, ni le grain de sel

que j’y ajoute, ni celle qu’y verrait toute autre personne. Les affirmations de

commentateurs comme Scruton doivent être lues dans l’œuvre. En ce sens,

elles sont implicites, mais cet aspect n’a rien de commun avec ce qu’une

description peut avoir d’implicite, qui correspond à ce qu’on peut énoncer

en conséquence d’autres affirmations. L’interprétation, ici, est implicite sur

le plan expressif et non sur le plan logique.

C’est pourquoi l’interprétation d’une œuvre d’art est souvent source de

divergences et d’incertitudes. Prenons la célèbre sculpture de Le Bernin,

L’Extase de sainte Thérèse, dont la protagoniste se fait percer le cœur par une

lance. De nombreux observateurs y ont lu une extase quasi sexuelle, ce qui

en a scandalisé certains, tandis que d’autres y ont reconnu une conscience


profonde, déjà implicite dans le Cantique des cantiques, des fortes affinités

entre dévotion à Dieu et désir sexuel. La formulation de ce qui est perçu est

matière à débat. Que représente l’œuvre exactement ?

D’ailleurs, même dans le cas peu controversé de la peinture de Poussin, la

traduction en affirmations verbales n’est jamais précise ou exhaustive. Une

œuvre recèle toujours plus de sens que ce qu’on peut en dire, plus de zones

d’incertitude que ce qu’on peut élucider. C’est là ce qui sous-tend la thèse du

caractère intraduisible de l’œuvre d’art, récurrente depuis la période

romantique. Celle-ci a pour origine la troisième critique de Kant, qui

soutient qu’on ne peut pas rendre compte de l’entièreté d’une idée

esthétique à l’aide de concepts discursifs. Les romantiques allemands la

reprennent ensuite à leur compte, suivis de Schopenhauer et d’autres

e
penseurs du xix siècle. Elle réapparaît dans l’esthétique de Croce, qui insiste

sur la distinction entre représentation et expression. Une œuvre d’art

exprime une « intuition », une « appréhension immédiate et

préconceptuelle du monde » dont le contenu ne peut pas être rendu

adéquatement par des affirmations. La distinction établie par Croce sera

52
ensuite reprise par Collingwood .

Notre capacité à interpréter la peinture et la sculpture de cette façon

repose manifestement sur celle que nous avons à décoder l’expression

humaine dans la vie quotidienne, mais elle ne s’y limite pas. Notre rapport à

la matière peut aussi jouer un rôle. Les sculptures de Rodin dénotent une

idée du massif et du solide qui confère une autre dimension aux gestes

qu’elles illustrent. Elles incarnent ainsi leur histoire et le drame qu’elles

mettent en scène avec une puissance remarquable.

Le lien avec l’expression humaine permet cependant de constater qu’une

œuvre d’art peut représenter un nouveau regard sur la condition humaine,

lequel n’est pas confiné aux idées préexistantes et ne reproduit pas des

expressions déjà énactées, un peu comme un nouveau geste ou une nouvelle

posture peuvent contribuer à l’émergence d’une nouvelle manière d’habiter

le monde (pensons au quasi-machisme de notre motard ou aux

significations qu’on a données au mot cool). Nous pouvons comprendre ce

dont il est question parce que nous ne sommes pas confinés à un

vocabulaire de gestes fixés à jamais (tels les signaux sémaphoriques) ; nous


lisons plutôt l’attitude humaine dans le geste et dans l’attitude, et c’est

pourquoi il est possible de réagir à des formes inédites.

De façon similaire, les œuvres d’art recèlent de nouvelles idées. La

conception très particulière de l’idolâtrie dont témoigne la peinture de

Poussin, avec toutes ses nuances, trouve là son expression pour la première

fois.

La peinture figurative comporte donc à la fois des représentations qu’on

peut considérer comme des affirmations et quelque chose de plus : une idée

de la vie humaine qui peut aussi être représentée. Ces deux éléments sont

indissociables ; l’idée est implicite dans la représentation.

Le roman présente manifestement une caractéristique similaire. Non

seulement il représente, mais il le fait par l’entremise d’affirmations

descriptives. En même temps, ce que le romancier dit du comportement (et

parfois des pensées) de ses personnages communique au lecteur une idée de

la nature de ces derniers, voire de celle de la condition humaine. En font foi

Les Démons et Les Frères Karamazov de Dostoïevski.

Le fait que la musique puisse offrir le type de connaissance de la vie et du

destin humains qu’on trouve dans la peinture et dans la littérature semble

un peu plus mystérieux. Certaines personnes le nient carrément : elles

rappellent l’évidence selon laquelle la musique ne peut pas représenter le

monde comme le font la peinture figurative et la prose descriptive. Sans la

moindre représentation de gens, d’événements ou de paysages, où la

connaissance implicite pourrait-elle loger ?

En revanche, d’autres personnes (dont moi) voient dans la musique un

foyer ou une source de ce type de connaissance. Cette dimension ressort

clairement de mes commentaires sur la Fantaisie-Impromptu de Chopin et

o
du Quatuor à cordes n 15 de Beethoven. Pourrait-il s’agir d’une simple

situation de libre association où tout repose sur la psyché de l’auditeur ?

C’est ce que semble affirmer Anthony Burgess dans L’Orange mécanique.

Lorsqu’il écoute les symphonies de Dvo ák ř et de Beethoven, le jeune

protagoniste de ce roman voit son esprit hanté par des fantasmes de violence

qui l’excitent au plus haut point et qui l’amènent à passer à l’acte. Il est

condamné à suivre une thérapie comportementale destinée à le rendre

inoffensif ; celle-ci a aussi pour effet de l’abrutir. L’auteur soutient-il que ce

que la musique éveille en nous relève d’une pure association


idiosyncrasique ? N’attire-t-il pas plutôt l’attention sur une vérité

dérangeante, à savoir le fait que le penchant des êtres humains pour la force

et pour l’ordre est proche de l’excitation qu’ils ressentent à l’idée d’infliger la

douleur et de semer la destruction ? (Tout comme le désir sexuel est proche

de la dévotion à Dieu.)

La seconde lecture est la seule qui me semble raisonnable. Nous avons

tous déjà entendu une musique qui nous rappelle quelque chose. « Ah oui,

cette pièce ! Quand je l’écoute, je ne peux m’empêcher de penser à

l’été 1935, que nous avions passé au bord de la mer ; elle faisait fureur ! »

Cependant, la musique peut elle-même exprimer quelque chose, ce qui

constitue un tout autre phénomène. Une chanson triste peut nous rappeler

un moment heureux, et vice versa, tout comme une musique légère peut

faire ressurgir une émotion profonde. Toute-fois, l’enjeu réside dans ce que

nous pouvons ressentir dans la musique. Et j’ai l’impression qu’il existe une

réponse non arbitraire à cette question, une réponse qui n’est pas fondée sur

des associations purement contingentes.

Je m’inspire ici de l’intéressant exposé offert par Scruton dans son

53
ouvrage . Je crois qu’on peut mieux comprendre en quoi la musique peut

avoir une signification même si elle est dépourvue de représentation en se

penchant sur le cas intermédiaire que constitue la poésie lyrique. Dans ce

genre littéraire, la composante de représentation est parfois réduite au strict

minimum ; on entend une voix, pour ainsi dire, qui implore l’être aimé ou

qui pleure son amour perdu. L’essentiel de la « représentation » réside dans

l’expression d’un sentiment par l’auteur implicite, bien qu’on y trouve aussi

parfois quelque description de l’être aimé. On peut déceler dans le poème

une compréhension profonde de la nature de l’amour, de la perte, de

l’éphémère, représentée implicitement et non décrite, comme dans un

sonnet de Pétrarque ou de Shakespeare.

La poésie lyrique est souvent expression personnelle – on pourrait

d’ailleurs la considérer comme l’exemple même du lyrisme – et expression

d’émotions. Cependant, les sentiments que j’éprouve ne se rapportent

jamais uniquement à moi ; d’amour, de haine, de crainte ou d’espoir, ils ont

toujours des objets intentionnels (les objets auxquels il convient de réagir

par tel ou tel sentiment). Par exemple, l’espoir correspond à une issue

heureuse, mais incertaine, et la crainte, à un danger imminent. (Il va sans


dire que ces objets ne sont parfois que le fruit de l’imagination.) Ainsi, la

description adéquate de mon sentiment implique aussi celle de ma vision du

monde. C’est pourquoi un poème d’amour peut exprimer implicitement ma

conception de la nature de l’amour et de l’éphémère – et sans doute aussi du

rapport entre amour

et éphémère. (Ce point de vue sur le monde auquel je réponds par un

54
sentiment correspond à ce que Croce qualifie d’« intuition ».)

Il s’agit sans doute là d’un bon point de départ pour comprendre en quoi

la musique peut prendre une signification en exprimant le sentiment d’un

sujet ou son point de vue sur le monde. À l’instar de la poésie, la musique

offre une vaste gamme de possibilités à cet égard. Le compositeur peut

s’attarder davantage au sentiment ou encore communiquer, par sa réaction

émotionnelle, sa conscience, souvent profonde et complexe, de sa vision du

monde. Est exclu ici ce qu’il est (en principe) possible de faire en prose

descriptive, à savoir exposer sa vision du monde de façon détachée en

cachant le plus possible la réaction que celle-ci suscite en soi. Ni la musique

ni la poésie lyrique ne peuvent être ainsi détachées et impassibles.

À quel point ces remarques nous font-elles avancer ? Il est facile de

comprendre que la poésie, en sa qualité de fait de langage, peut exprimer des

sentiments et une vision du monde par l’émotion. Les mots constituent une

palette nuancée et variée. La musique peut-elle en faire autant ? Il est vrai

qu’on sait distinguer un morceau joyeux d’une pièce triste ou solennelle.

Certains de ces jugements s’inscrivent sans doute dans une tradition

musicale déterminée, mais, au sein de celle-ci, ils semblent assez solides et

peu arbitraires. Toutefois, cette palette sémantique s’avère plutôt grossière et

limitée. Comment la musique acquiert-elle une « sémantique » plus riche ?

On peut trouver une réponse en s’intéressant à l’interdépendance étroite

entre la poésie et la musique dans notre histoire. Dans certaines cultures, ces

deux arts sont indissociables. Les bardes chantaient les exploits des héros ; ils

étaient des poètes chanteurs. Accompagnée de mots, la musique peut

prendre une certaine direction sémantique. On la comprend grâce à la mise

en contexte qu’offrent les mots. Ainsi vont l’opéra, les cantates et le chant

liturgique.

Peut-on en conclure que certaines mélodies ou certains motifs musicaux

voient leurs nuances sémantiques affinées par simple association ? La réalité


ne saurait être si simple, car se pose toujours la question de trouver une

musique qui convienne aux mots ; telle musique est inadéquate à tel livret.

Cela dit, la musique n’est pas toujours tenue de renforcer les mots. En opéra,

elle peut commenter l’action en exprimant autre chose, voire en prenant

une distance ironique. Ainsi, dans Les Noces de Figaro, Bartolo chante, dans

son premier air, intitulé « La vendetta », les joies de la vengeance. La

musique exprime un triomphe impassible et assuré. Si on l’écoute à la radio

sans connaître l’action, on a l’impression qu’elle énonce de nobles principes.

La distance entre les deux propos livre un commentaire ironique sur les

attentes viles et égoïstes de Bartolo. J’y perçois aussi un troisième aspect : la

musique renferme une promesse, à savoir que les machinations de ces

personnages clownesques et cupides n’anéantiront pas l’espoir d’un monde

plus noble (une promesse légitimée lorsque le comte Almaviva chante

« Contessa, perdono » dans le quatrième acte). Ainsi, la relation est très

complexe, mais la musique est juste.

Il reste que les traditions opératique et liturgique sont le théâtre d’une

« sémantisation » des formes musicales ou, plus précisément, de certaines

formes musicales : les mélodies, les harmonies et les rythmes expriment des

significations aux nuances fines. Un phénomène comparable a cependant

cours dans toute discipline artistique. En littérature, de grandes œuvres

résonnent dans les écrits d’auteurs contemporains, qui font écho à ceux de

Milton et de Shakespeare, par exemple. Toute tradition littéraire est le foyer

d’une intertextualité dense. Il en va de même de la musique (et, bien

entendu, de la peinture).

L’histoire ne s’arrête pas là, car la musique occidentale s’est émancipée des

contextes qui ont contribué à sa « sémantisation ». À l’époque

de Beethoven et par la suite, on s’est efforcé de créer une musique

« absolue », c’est-à-dire une musique qui ne repose pas sur un récit, sur un

programme, sur des mots ou sur un contexte social (comme la liturgie,

55
l’éloge à un roi, etc. ). Ce virage a sans doute permis aux compositeurs de

tenir un discours musical plus approfondi. Toutefois, en s’émancipant de la

« sémantisation » existante, n’ont-ils pas compromis leur capacité à dire

quoi que ce soit ?

Scruton donne un élément de réponse en faisant état du champ de force

interne de la musique tonale, où certains mouvements mélodiques appellent


certains types de réponses : par exemple, un mouvement partant de la

tonique exige un retour à celle-ci, et une dissonance demande à être résolue.

Dans une symphonie, « on entend l’anticipation et la conclusion, le

développement et la variation, la tension et le dénouement ; un processus se

poursuit à travers ces moments, qu’il guide tout en étant guidé par eux.

Dans les grands chefs-d’œuvre, il ne se résume pas à une simple succession

d’éléments : il constitue un argument, une exploration qui, à la manière

d’un récit, se termine par une conclusion au-delà de laquelle il ne pourrait

56
aller sans se détourner de sa signification ». La musique tonale occidentale

a acquis une forme interne et une structure destinées à ce qu’on la perçoive

comme un processus non aléatoire qui, tel un argument ou un récit, vise

une finalité et s’achève une fois celle-ci atteinte.

Cette dimension délimite le champ des explications possibles de la

signification en musique, mais, en soi, elle est purement formelle. L’auditeur

saisit le mouvement et le développement, perçoit la tension et la résolution,

ressent l’atteinte du paroxysme. Toutefois, quand la musique lui inspire des

pensées et des sentiments mieux définis, quand il prend conscience de ce qui

se construit, des finalités de l’épreuve, de la nature de la résolution, sa

réaction est-elle simplement fonction de l’individu qu’il est, de ses propres

penchants, questionnements et perspectives ? C’est ce que semble indiquer

le cas du protagoniste de L’Orange mécanique : le jeune homme ressent la

montée en puissance de la force et son éruption dans le paroxysme, mais

cette dynamique évoque pour lui une scène de violence. On est loin de la

simple association (cette pièce me rappelle l’été mille neuf cent quelque

chose en raison d’une proximité accidentelle) : ce que l’auditeur fictif

imaginé par Burgess entend est un paroxysme violent, en a la signification,

mais le jeune homme y lit les actes horribles qui le fascinent.

Même « absolue », la musique dit quelque chose ; elle n’affirme rien,

mais elle exprime une représentation. Toutefois, si on s’en tenait à la

conclusion du paragraphe précédent, ce message serait très mince ;

l’auditeur saisirait la forme d’une histoire, d’un argument, d’une épreuve et

de sa résolution, mais il devrait lui-même déterminer le contenu propre à

ces éléments. On n’aurait aucune idée de la façon dont une symphonie peut

proposer une vision profonde et nuancée de la condition humaine, vision


comparable à celles qu’offrent la peinture de Poussin, les romans de

Dostoïevski ou les chefs-d’œuvre de la poésie lyrique.

Dans le passage suivant, Scruton propose une lecture plus étoffée de la

question :

o
Prenons la Symphonie n 9 de Beethoven. L’affirmation claire et imposante des premières

mesures débouche sur un argument musical extraordinaire, où toutes sortes d’émotions

tragiques, provocatrices et titanesques, déjà latentes dans le geste initial, se révèlent. S’ensuit une

danse frénétique, pleine d’esprit, paradoxale, où la musique, imprudente, fait fi de ce qu’elle a

découvert ; de là, on est convié à une méditation sublime, pleine de désir, sous forme de double

variation. Les trois mouvements laissent le souvenir de danses contrastées, où la sympathie de

l’auditeur est amenée à explorer les possibilités d’une solitude héroïque. Soudain, on entend

une négation musicale : un accord de ré mineur, augmenté d’une sixte mineure et d’une

septième majeure, met un terme à cette rêverie solitaire. Les lignes d’un récitatif émergent : des

phrases qui tirent leur sens de l’accent de la parole humaine et mènent sans effort à la mélodie

de l’Ode à la joie. Cette affirmation triomphale de la communauté n’a rien de l’astuce facile

qu’elle aurait pu être, car c’est son inévitabilité musicale qui la fonde. Nous sommes amenés à

répéter, dans nos solidarités élargies, un certain mouvement de l’esprit. Nous quittons l’effort

individuel pour revenir au confort collectif, et nous percevons ce retour comme naturel,

inévitable. Nous réalisons qu’il est possible, après tout, d’explorer les profondeurs de l’isolement

57
humain et d’en émerger, en communion avec nos congénères humains .

On peut voir que Scruton s’appuie sur les transitions musicales, qui

dénotent le conflit et sa résolution et qui s’avèrent inévitables, pour déceler

dans cette œuvre une vision profonde de la vie humaine. Peut-on rejeter son

interprétation en la qualifiant d’arbitraire, tout comme l’est celle du jeune

héros de L’Orange mécanique avec ses fantasmes de violence ? (Bien entendu,

même si tel était le cas, celle-ci ne consisterait pas en une simple

association ; la structure dramatique de la musique correspond à ses rêves

de meurtre et de chaos, même si elle ne les désigne pas.) Je ne crois pas que

l’analyse de Scruton soit une simple lecture parmi d’autres de la forme

o
dramatique de la Symphonie n 9. Il est vrai que celle-ci repose en partie sur

le mouvement choral, dont les mots témoignent sans ambiguïté de ce que

l’œuvre célèbre, mais il m’apparaît indéniable que le premier mouvement est

le lieu d’un effort titanesque, et le troisième, celui d’un désir et d’une

purification. Non seulement cette musique semble résoudre un conflit, mais

elle signifie en outre que celui-ci ne peut être résolu que par l’affirmation

triomphale de la fraternité.
La nature même d’une telle vision, formulée dans un langage personnel,

interdit toute résolution définitive et précise de divergences d’interprétation,

comme nous l’avons vu dans le cas de la sculpture du Bernin. Quelqu’un

d’autre pourrait formuler les choses autrement, mais l’interprétation de

o
Scruton me semble juste sur le fond : en écrivant la Symphonie n 9,

Beethoven cherchait bel et bien à rendre compte d’une impression de cet

ordre, et une écoute éclairée par les autres œuvres du compositeur et par

celles de ses contemporains permet d’y percevoir ladite impression.

Toutefois, cette symphonie fait peut-être figure d’exception. De

nombreuses œuvres se situent entre les deux extrêmes que sont une

structure purement formelle à laquelle l’auditeur doit donner un contenu et

une vision arrêtée de la condition humaine. La forte impression d’un ordre

qui se construit à mesure qu’il progresse, perceptible dans certaines pièces

orchestrales de Bach, est grisante en ce qu’elle révèle la présence d’un tel

ordre sous notre réalité chaotique et incertaine, un ordre que nous

pourrions finir par connaître pleinement. Il y a là une promesse, mais il

s’agit d’une promesse indéfinie. Elle réside dans le fait qu’un créateur a su

entrevoir cet ordre et le représenter.

Il arrive que d’autres œuvres musicales nous enchantent parce qu’elles

nous transportent dans une zone insoupçonnée et profondément

émouvante de l’expérience humaine. J’ai fait mention de la Fantaisie-

Impromptu de Chopin plus haut en témoignant du sentiment de désir que

m’inspire cette pièce, un sentiment comparable à la nostalgie d’un paradis

perdu dont j’aurais préalablement ignoré l’existence. Certains passages de

l’œuvre de Brahms révèlent des formes de la beauté du monde que je

n’aurais jamais imaginées. Je pourrais multiplier les exemples à l’infini. On

me reprochera peut-être d’avoir tendance à lire mes propres préoccupations

et mes propres fantasmes dans la musique que j’écoute. Cependant, même si

tel était le cas, il resterait vrai qu’une telle expérience consiste à écouter

l’expression de quelque chose. Et l’enchantement est indissociable de la

découverte de régions jusque-là insoupçonnées de l’expérience, désormais

actuelles et accessibles. Ces fenêtres magiques donnent sur quelque chose.

Une vision du monde est transmise.

Autrement dit, il s’agit manifestement d’une expérience différente de la

simple association, d’une part (cela me rappelle l’été mille neuf cent quelque
chose), et de la simple transmission d’énergie et d’optimisme, d’autre part.

La musique peut aussi agir sur nous de cette dernière façon, par exemple

lorsqu’une pièce enjouée nous distrait de nos pensées déprimantes et nous

incite à danser. Toutefois, quand la musique modifie notre état d’esprit (tout

comme la drogue peut le faire, bien entendu), nous cessons de ressasser les

dangers qui nous menacent et adoptons une attitude positive et optimiste à

l’égard du cours des choses. Dans les deux cas, ce sur quoi porte l’optimisme

– son objet intentionnel, pour ainsi dire (qui peut être assez flou : « Je sais

que les choses vont s’arranger ») – n’est pas exprimé par la musique (ou par

la drogue, bien sûr). Cette expérience est très différente de l’euphorie ou de

l’enchantement suscités par ce que dit la musique, lesquels peuvent nous

étonner, voire nous transformer, bien qu’on puisse trouver très difficile de

58
dire comment et pourquoi .

L’euphorie de la découverte d’une nouvelle dimension de l’expérience

(même lorsqu’on peine à savoir de quoi il retourne) est procurée non

seulement par la musique, mais aussi par la poésie et par la peinture.

J’apprécie beaucoup le poème de Gérard de Nerval intitulé El Desdichado,

même si je ne le comprends pas vraiment et que j’en oublie toujours les

références au classicisme (malgré de nombreuses vérifications). Son effet sur

moi est semblable à celui de la musique, mais la magie opère seulement

parce que j’en comprends les mots (d’une façon simple et directe).

Le fait est que la musique, une fois émancipée, semble rompre avec toute

représentation, mais peut évoquer la signification, nous transmettre une

vision du monde dont nous n’aurions pas eu connaissance autrement. C’est

là ce qui la distingue des autres arts. Et c’est pourquoi Schopenhauer la

considère comme une « reproduction » [Abbild] directe de la volonté. En

effet, au contraire de celles de la littérature et de la peinture, l’expression de

sa vision implicite ne repose pas sur des affirmations ou sur des

représentations de type affirmatif. Certes, le caractère intraduisible (en

affirmations) de l’art se vérifie en littérature et en peinture, comme nous

l’avons vu plus haut, mais il est encore plus radical en musique.

Pour des raisons que nous trouvons difficiles à comprendre, qui vont au-

delà de la poésie lyrique, la musique communique sa vision par une réponse

qui à la fois exprime l’émotion subjective et, au moyen de cette expression

elle-même, révèle un état des choses. « Les grandes réussites de la musique


mettent en jeu cette synthèse par laquelle une structure musicale, dont le

mouvement obéit à sa logique propre, contraint nos sentiments à évoluer

avec elle et nous amène à éprouver une émotion que nous n’aurions pu

59
connaître autrement . »

À l’instar de l’expression énactive et du néologisme descriptif dans leurs

domaines respectifs, le « symbole » ou l’œuvre d’art dans son domaine

propre – celui de la « représentation » – peut nous faire découvrir des idées

et des significations que nous aurions sans doute ignorées autrement. Il

s’agit là d’un aspect important. L’œuvre représente son propre type

d’« expression juste » constitutive. À ce sujet, Scruton écrit :

Nous percevons certaines œuvres d’art comme des icônes perfectionnées de notre potentiel

ressenti et nous nous les approprions pour donner forme à notre vie intérieure, pour nous

rendre plus lucides et pour mieux nous connaître. L’art transforme la psyché humaine, mais

seulement parce qu’il nous offre des gestes expressifs vers lesquels nos émotions penchent dans

leur quête de sympathie – des gestes que nous accueillons, quand nous les rencontrons, en ayant

l’impression d’être enfin transportés vers une destination que nous ne pourrions atteindre seuls,

comme lorsqu’un poème nous offre les mots de l’amour ou du chagrin que nous ne trouvons

pas en nous-mêmes. L’art concrétise ce qui, en son absence, resterait vague et

60
incommunicable .

Sous toutes ses formes, l’art possède l’extraordinaire capacité de nous

transporter, en exprimant une émotion ou une vision que nous n’avons

jamais eue (de façon consciente et explicite), vers un domaine nouveau et

insoupçonné. À cet égard, parce qu’elle s’est affranchie de la représentation

et qu’elle maintient la plus grande distance possible entre elle et la prose

affirmative, la musique se révèle plus qu’exemplaire.

Ce pouvoir de l’art a cependant pour contrepartie une certaine

indétermination ontique. Il en est ainsi de la musique : ce qu’elle fait

ressortir se situe à l’extérieur de la gamme des émotions ordinaires et de

leurs objets. Ainsi, pour revenir à des exemples déjà cités, il ressort des

œuvres de Bach ou de Haendel l’impression extraordinaire d’un ordre des

choses qui suscite l’enthousiasme. Cependant, la nature de cet ordre est loin

d’être claire. La Fantaisie-Impromptu de Chopin exprime un désir profond

et irrésistible… mais un désir de quoi ? Sans doute n’avons-nous jamais

imaginé l’objet en question avant d’avoir entendu cette expression de désir

(et, encore aujourd’hui, nous ne saurions trouver les mots pour en parler).
L’indétermination ontique peut rester potentielle ou à tout le moins

imperceptible. C’est le cas si le contexte détermine une certaine

interprétation : si la musique est jouée dans un opéra, par exemple,

l’intrigue permet de savoir ce qu’elle exprime ; si elle s’inscrit dans une

liturgie, on sait qu’elle s’adresse à Dieu et à sa providence. Cela dit, une

musique peut être libre de tout contexte de ce genre : elle peut être

« absolue ».

Cette musique n’affirme rien, et pourtant, une partie de la joie ressentie à

son écoute découle de ce qu’elle affirme implicitement. Nous avons

l’impression que l’ordre révélé par Bach et par Haendel existe vraiment,

d’où notre joie. L’objet du désir est réel, d’où la joie dans la tristesse. Les

choses ont une signification insoupçonnée. La façon dont Dostoïevski

conçoit les racines de la violence et de la rébellion peut aussi nous

surprendre en raison de son caractère nouveau et exaltant, mais nous ne

sommes guère tentés, dans ce cas, de parler d’une indétermination ontique.

Comment parvenons-nous à comprendre l’affirmation implicite contenue

dans l’œuvre d’art et notre réaction à celle-ci ? Le processus est analogue à

ce qui se produit quand nous sommes témoins de la réaction d’une

personne à un événement d’importance : elle peut être folle de joie ou

anéantie. La nature de cette personne et de son expression est telle qu’elle

peut traduire une conviction profonde qui ne se limite pas à la sincérité

(l’expression de son sentiment véritable), car elle témoigne aussi de sa

compréhension de la situation. Nous croyons le sage starets parce qu’il

formule la connaissance d’une façon très convaincante ; idéalement, on

pourrait distinguer son assurance du contenu de ses affirmations. Toutefois,

cette force dans la manière peut s’appliquer à des réactions qui ne sont pas

des affirmations : en observant la façon dont une personne saute de joie ou

s’effondre, par exemple, nous avons la conviction qu’elle a saisi la

signification de l’objet en question, quel qu’il soit. Cette même force de

conviction peut s’appliquer à la musique, tout comme elle peut s’appliquer à

la signification de ce qu’exprime un roman par (et non dans) les

affirmations qu’il contient. D’où la joie que nous ressentons devant les

représentations de l’ordre dans les œuvres de Bach. Cette joie découle du fait

que nous sommes convaincus que cette vision touche quelque chose de réel.
Même si elles en dépassent le cadre, les représentations implicites de la

littérature et de la peinture sont véhiculées par des affirmations. De tous les

arts traditionnels, seule la musique semble s’être complètement affranchie

de celles-ci. Et cette radicalité s’est vu conférer une nouvelle valeur à

l’époque postromantique. C’est ce qui a permis à Walter Pater d’affirmer

61
que « tout art aspire à la condition de la musique ». Avec l’essor de la

peinture non figurative, un autre art traditionnel semble avoir répondu à

l’appel, tout comme l’ont fait certains courants de la poésie moderne.

C’est ainsi que les représentations, dans une dimension de leur être,

offrent, de concert avec l’énaction, un autre exemple de création de sens

qu’on ne peut pas réduire au modèle du signe et du signifié. Un roman ou

une peinture traditionnelle affirment certes quelque chose, mais on ne peut

pas rendre compte de leur entière signification de cette façon. C’est bien sûr

dans la musique que cet « excédent » non figuratif est le plus souvent

manifeste. Le désir que la Fantaisie-Impromptu de Chopin éveille en moi

habite la musique : il est consubstantiel à celle-ci. Une bonne partie de la

peinture non figurative suscite une réaction similaire chez l’observateur.

Pour conclure cette section, je me permets un bref commentaire en vue

d’introduire une autre question. Dans la section 3 de ce chapitre, j’ai traité

de l’enjeu des sources morales, ces réalités dont la contemplation ou la

fréquentation renforcent notre engagement pour le bien. Une question se

pose inévitablement : ces pensées (la contemplation de Dieu ou de la

nature, par exemple) nous renforcent-elles en raison d’une réaction qu’elles

provoquent en nous ? Ou ne recevons-nous pas plutôt une force dont

l’origine se situe hors de nous ? De ces deux lectures, quelle est la plus juste,

la subjective ou l’objective ? Nous avons souvent une bonne idée de la

réponse, même si les sceptiques considèrent sans doute qu’un tel sentiment

ne constitue pas une preuve définitive.

On trouve souvent dans les œuvres fortes ce qu’on pourrait qualifier

d’épiphanies de sources. Les épiphanies de l’art intensifient notre

admiration et notre désir des réalités qu’elles dévoilent ainsi que notre

engagement envers celles-ci. Le courant circule dans les deux directions :

l’artiste construit le symbole qui permet le dévoilement, mais la réalité nous

transforme elle aussi, ravive quelque chose en nous, comme le fait le contact

avec la nature. De telles épiphanies renforcent notre conviction que la


lecture objective est celle qui est adéquate, que la force nous vient de

l’« extérieur », car nous n’avons pas la capacité de la produire nous-mêmes.

Je reviendrai sur cette question dans l’étude complémentaire que j’entends

réaliser.

L’exposé ci-dessus nous a permis d’élargir et de radicaliser une fois de plus la

question de la portée du langage, des formes qu’il faut expliquer pour mieux

le comprendre.

Dans le chapitre 1, outre l’attribution de propriétés, j’ai fait mention de

trois autres gammes de significations auxquelles le langage nous donne

accès : les émotions spécifiquement humaines (ou significations

métabiologiques), certaines relations et la valeur forte. Chacune d’elles est

portée par les trois niveaux d’expressivité dont il a été question jusqu’ici : la

projection ou énaction, le symbole (dans les œuvres d’art) et la description.

Nous exprimons nos émotions, tissons nos relations et concrétisons nos

valeurs par notre langage corporel, par notre style et par notre rhétorique,

mais nous pouvons aussi les amener au niveau de l’explicitation descriptive,

où non seulement nous les nommons, mais où nous les décrivons et en

discutons aussi. Ces niveaux sont parallèles aux trois échelons de

l’explicitation dont j’ai traité dans la section 4 ci-dessus. La différence réside

dans le fait que, dans le présent chapitre, la dénomination et les

caractéristiques de ces significations font partie du deuxième échelon, tout

comme la représentation artistique et « symbolique » de leur nature.

Cependant, les frontières en cause ne sont pas étanches. Les noms des

significations comportent souvent un élément quasi métaphorique ou

« symbolique » au sens où Schlegel l’entend (le péché comme souillure,

l’intégrité, l’harmonie intérieure, le remords, etc.). L’échelon 3 se distingue

fondamentalement de l’échelon 2 par le fait que nous y cherchons à donner

une interprétation raisonnée, plus ou moins systématique et

« philosophique », de la place qu’occupent ces significations dans nos vies

ainsi que de leur degré de pertinence. Nous élaborons ce que j’ai qualifié ci-

dessus de « récit étiologique », qui relate notre prise de conscience de ces


significations ; nous pourrions aussi affirmer que la version que nous

acceptons est juste.

On peut classer ces trois niveaux ou « échelons » comme suit : chaque

explicitation successive nous permet d’adopter une position plus libre par

rapport aux significations en jeu, donc d’en obtenir une explicitation plus

claire. Ce que nous vivons sans réfléchir au niveau de l’énaction peut être

exposé devant nous en tant qu’œuvre d’art à apprécier puis faire l’objet

d’une description et d’une analyse en prose. La supériorité du niveau

descriptif réside dans le fait qu’il rend possibles des affirmations claires ;

avec celles-ci vient l’aptitude à nous situer au métaniveau, à faire des

affirmations sur nos énoncés de premier ordre et sur le langage dans lequel

nous les avons formulés. Les sonates, les poèmes et les romans peuvent bien

sûr faire référence à d’autres œuvres, et une partie de leur effet découle de

telles citations, mais ces dernières ne sont pas des affirmations sur lesdites

œuvres. (Naturellement, un personnage de roman pourrait faire une telle

affirmation, que le lecteur pourrait à juste titre considérer comme le reflet

de la pensée de l’auteur, mais, en tant que représentation, l’œuvre ne fait

aucune affirmation définie.)

On peut bien sûr inverser cet ordre et affirmer qu’il est impossible de

rendre compte adéquatement de certaines significations dans la position

plus libre qui est propre au niveau analytique. Cet argument a sans doute été

brandi pour contester le recours à la prose analytique au nom de

l’explicitation dans le « symbole », comme l’a laissé entendre l’exposé

précédent. En outre, suivant mon exposé antérieur sur l’égalité politique et

celui qui suivra dans le chapitre 7, j’affirme que certains termes clés de la

théorie politique et morale ne peuvent pas être entièrement définis sans

référence au niveau corporel-énactif de leur signification. Néanmoins, quelle

que soit notre opinion sur leur portée potentielle, les trois niveaux offrent

différents types d’explicitation ; le passage de l’un à l’autre permet de

clarifier les significations en cause et d’adopter une position libre par

rapport à celles-ci.

Ce portrait d’une dimension sémantique à plusieurs niveaux souligne une

fois de plus la position particulière de la description dans le champ des

divers types d’explicitation. Notre motard macho n’a pas de mot pour

désigner ce à quoi il accorde de l’importance. Il vit en projetant cette


signification et s’associe à un certain type de hard rock qui la représente sous

forme de « symbole » ; cependant, il n’a pas encore tenté de la décrire et

d’en vanter les mérites, et il n’est pas en position de la défendre contre la

critique. On pourrait le considérer comme un être qui réfléchit très peu, et il

vit pourtant dans un monde de significations explicitées. Si on prend le mot

langage au sens large, qui englobe toutes les formes d’expression, le monde

du motard apparaît tout aussi linguistiquement constitué que celui du

philosophe. Autrement dit, notre homme vit dans un monde humain, tout

simplement. Sous sa forme la moins réfléchie, vécue immédiatement, non

62
décrite, zuhanden , ce monde se révèle débordant de signification

linguistique, y compris si on entend le mot langage dans son sens étroit. Le

langage descriptif ne surgit pas dans un monde aux finalités purement

animales, un fait qu’il importe de garder à l’esprit, tant pour comprendre le

monde préobjectif que pour saisir les conditions dans lesquelles le langage

descriptif évolue.

Les trois échelons entretiennent une relation quasi herméneutique.

L’échelon 3 produit d’ailleurs une herméneutique de nos expressions issues

du niveau symbolique (échelon 2) et celles-ci résultent souvent de tentatives

d’explicitation des significations énactées, qui peuvent elles-mêmes avoir

exprimé l’anticipation vague d’une manière d’être plus noble ou plus

satisfaisante. Tant Socrate que Bouddha, de même que le Beau Brummel et

les prophètes du cool, passent par une première étape qui consiste à trouver

une façon d’exprimer, dans leurs vies, quelque chose qu’ils perçoivent

indistinctement comme un mode de vie meilleur (cette étape constitue pour

ainsi dire l’échelon 0). Cette énaction (échelon 1) est ensuite énoncée sous

forme verbale ou symbolique (échelon 2) qui, en dernier lieu, sert de base à

une explication plus élaborée de la nature, des origines et des avantages de la

nouvelle manière d’être (échelon 3).

Le rapport des échelons supérieurs aux échelons inférieurs est de nature

expressive, car on cherche à formuler quelque chose de façon plus claire.

Cependant, on peut aussi considérer qu’il relève de l’interprétation. D’où le

qualificatif de quasi herméneutique.

Toutefois, à moins que l’herméneutique de l’échelon 3 soit complètement

transparente ou qu’une herméneutique de la suspicion parvienne à

démontrer qu’il n’y a là rien à comprendre, il faudra toujours revenir aux


échelons inférieurs. Les explications de l’échelon 3 ne seront jamais

indépendantes ; il faudra toujours se référer de nouveau à l’échelon 2 et

souvent même aux modèles d’énaction originels de l’échelon 1. Dans le

domaine de l’éthique au sens large, les modèles sont souvent impossibles à

éliminer.

Nous sommes maintenant mieux en mesure de percevoir la différence

entre les logiques sémantiques « dénotative » et « constitutive ». La

première vise à trouver des termes pour caractériser une réalité

indépendante, une réalité « en soi », pour ainsi dire, abstraite de la place

qu’elle occupe dans le champ des significations humaines. Nous explorons le

monde extérieur en produisant des descriptions qui peuvent être vérifiées à

l’aune de réalités indépendantes. La description d’un objet ordinaire peut

être issue non seulement de l’observation, mais aussi de théories très

élaborées sur des mécanismes sous-jacents, lesquelles donnent lieu à des

descriptions vérifiables (« le compteur indique 5 », par exemple).

La seconde logique sémantique, elle, nous sert à explorer le monde des

significations (qui ne se résume pas à un monde « intérieur ») par des

énactions et par des explicitations constitutives, qui parviennent ou non à

convaincre. Celles-ci se voient parfois remplacées par d’autres explorations

qui, bien qu’elles semblent porter de meilleurs fruits, restent éternellement

vulnérables. Cette seconde zone est le lieu où nous tentons de définir la

forme de la signification. Ses expressions, qu’elles soient énaction ou

explicitation verbale, symbole ou prose philosophique, visent toutes à

esquisser les contours ou les facettes de la forme globale de la signification,

dans l’espoir, jamais pleinement comblé, d’une confirmation définitive dans

l’intuition ressentie. Cette logique implique de chercher à comprendre nos

efforts de concrétisation de ces significations ou de mener une réflexion

herméneutique sur la vie humaine en général.

L’effort de concrétisation de notre perspective éthique peut donner lieu au

type de développement de la conscience éthico-morale dont j’ai traité à la

fin de la section 3, dans le cadre duquel l’application d’un code entraîne sa

modification puis la perception de nouveaux enjeux et dilemmes qui

suscitent une volonté de les résoudre.

Ces efforts n’ont potentiellement pas de fin. S’ils ne peuvent pas atteindre

un terme définitif et assuré, c’est en raison d’une caractéristique, implicite à


la description ci-dessus, qu’on pourrait désigner sous l’expression dualité des

points de repère. (Celle-ci peut devenir pluralité, mais jamais unicité.) Par

exemple, il nous faut périodiquement jeter un nouveau regard sur les

énacteurs initiaux de nos idéaux éthiques (nos modèles) en vue de redéfinir

ces derniers de meilleure façon, sans quoi l’idéal que nous exprimons

(disons l’aide humanitaire universaliste, suivant l’exemple de la fin de la

section 3) pourrait nécessiter des formes d’énaction (dans ce cas, une

ouverture généreuse à la différence) que nous n’avions pas anticipées au

départ.

Il se peut que nos intuitions sur le bien ou sur les termes adéquats de

l’autodescription soient le fruit de nouvelles expériences marquantes. La

prise de conscience qui en découle influera à son tour sur la forme de nos

expériences futures, comme nous l’avons vu dans la section 2. Il se peut

également que ces expériences déterminantes pour l’avenir jettent un nouvel

éclairage sur nos formulations antérieures, qu’il nous faudra donc amender.

C’est ainsi que nous allons et venons entre différents points de repère,

dans un mouvement potentiellement infini. Arriver à terme impliquerait de

ne plus pouvoir vivre de nouvelles expériences perturbantes ou de ne plus

pouvoir découvrir de nouvelles implications aux termes dont nous

acceptons l’existence (en plus de ne plus être en mesure de découvrir ou de

concevoir de meilleurs schémas d’interprétation). Il en est ainsi parce que

l’impossibilité d’une conclusion définitive est intimement liée à la nature

herméneutique de la pensée dans ce domaine.

Ainsi, l’objectif de l’exercice et la nature de la validation (caractériser

l’univers tel qu’il est et définir adéquatement la forme de la signification)

restent distincts l’un de l’autre dans les zones définies par ces deux logiques

sémantiques, bien que l’on constate un certain recoupement à l’échelon 3,

où nous cherchons à éclaircir la place qu’occupent nos significations

humaines dans l’univers, dans l’évolution et dans l’histoire.

L’adhésion à la théorie HLC et à son hypothèse voulant que la logique

sémantique dénotative s’applique en toutes circonstances peut facilement

nous amener à mésinterpréter le rapport qu’entretiennent les deux premiers

échelons. Notre propension à énacter des significations risque ainsi d’être

assimilée à quelque fait brut sur l’être humain, compte tenu de notre

tendance à réagir à certaines significations vitales ou instrumentales,


laquelle se manifeste par exemple lorsque nous fuyons un danger ou que la

faim nous pousse vers la nourriture. Ce faisant, comme si nous étudiions le

comportement animal, nous faisons complètement abstraction des

significations « métabiologiques », ce qui signifie que nous ne prêtons

aucune attention à la dimension « herméneutique » de l’énaction, cet effort

sous-jacent d’explicitation d’une certaine impression de la justesse et de la

fidélité à celle-ci.

Il s’ensuit que nous risquons d’assimiler le deuxième échelon, celui qui

dénomme et décrit l’énaction, à la dénomination de tout phénomène

naturel, donc à une composante de la logique dénotative : en premier lieu se

manifeste un phénomène, puis on lui donne un nom. À la fin de la section

2, nous avons vu qu’il est tentant d’expliquer les mots qui désignent nos

réactions élémentaires (fierté, colère, désir, aversion, etc.) en se fondant sur

ce modèle.

Cette perspective fait cependant fi du développement de l’écheveau de

significations interreliées, riche de distinctions nuancées, qui nous permet

de discerner les occasions et les motifs sous-jacents à nos réactions

élémentaires. Ce domaine est le foyer d’une tout autre logique, en vertu de

laquelle l’effort d’explicitation de la signification par énaction ou par

description cherche confirmation dans l’intuition ressentie et dans le sens

que cette intuition confère à nos vies. Cette logique possède une structure

d’appel et de réponse, suivie d’une contre-réponse qui confirme ou infirme

notre position, que nous avons énoncée à la fin de la section 3 dans le cas

particulier de nos convictions éthiques.

Dans toute culture, le développement des écheveaux de significations

passe par le jeu de la définition et de la confirmation. Et la confirmation a

lieu à plus d’un niveau. À l’origine, chacun de nous se fait inculquer des

écheveaux de significations préexistants. Ces écheveaux évoluent au fil des

changements inévitables qu’entraîne l’appropriation, par une nouvelle

génération, de la culture de ses ancêtres, et ce, même lorsque la nouvelle

cohorte croit reproduire fidèlement l’héritage qu’on lui a transmis. Ils

changent encore lorsque l’effort de concrétisation de notre code moral

suscite une nouvelle prise de conscience éthique ou lorsque des réformateurs

éthiques ou les propagateurs d’un nouveau style se livrent à de nouvelles

explicitations. La confirmation ou la réfutation de ces nouvelles


explicitations se produisent à deux niveaux. Au niveau de l’individu (celui

dont il a été principalement question dans l’exposé), les agents peuvent finir

par être convaincus ou non d’adopter la nouvelle perspective ou le nouveau

style. À ce niveau s’ajoute celui de la culture, dont la nouvelle éthique ou la

nouvelle manière d’être deviennent ou non partie intégrante de ce à quoi les

générations futures seront initiées.

Ce grand jeu du point et du contrepoint, où on produit des mots et des

énactions avant de décider de leur sort définitif, ne se résume pas à des

réactions brutes, basées sur des faits. Des questions relatives à la justesse, à la

pertinence ou à l’attribution de caractéristiques à soi et à autrui entrent

aussi en ligne de compte.

C’est pourquoi les efforts inhérents à l’échelon 3, destinés à expliquer nos

significations énactées et dénommées, prennent la forme de ce que Ricœur

appelle un « discours mixte », où les deux logiques sémantiques entrent en

jeu (les trois logiques, en fait, telles qu’énumérées dans la section 1). Si une

herméneutique de la suspicion parvenait à discréditer l’ensemble des

significations métabiologiques ou, à tout le moins, à montrer qu’elles ne

permettent aucunement d’expliquer l’action sociale et politique, ou si nos

réactions élémentaires pouvaient à elles seules remplir cette fonction, nul

discours mixte ne serait nécessaire. Dans l’étude historique ou sociologique

d’une population donnée, toutefois, on ne cherche pas seulement à savoir si

les descriptions correspondent à une réalité externe indépendante, suivant

une logique dénotative ; il faut aussi saisir les significations auxquelles

adhère (ou adhérait) ladite population, ces significations étant définies selon

une logique sémantique constitutive. Il faut comprendre la manière dont

celles-ci s’inscrivent dans cette logique, sans quoi tout effort de description

et d’explication est voué à l’échec. Une relecture de ces significations peut

facilement donner lieu à une nouvelle interprétation historique ou

sociologique, dont la correspondance au comportement de la population

étudiée doit être vérifiée. Cette exigence résume l’essentiel de l’approche

herméneutique en sciences humaines.

Sans doute est-il pertinent ici de récapituler les liens intrinsèques entre les

significations humaines et la pensée herméneutique, distinctes des

significations vitales et instrumentales. On peut les résumer en quatre

points.
(A) Ces significations – les positions éthiques, par exemple – se

manifestent d’abord dans la culture humaine en tant que sentiments non

explicités auxquels il faut donner une forme quelconque, une interprétation.

Celle-ci est parfois obtenue, en premier lieu, par des modes d’énaction ou

par quelque définition verbale, voire par des représentations, des rituels ou

des œuvres d’art. Ces trois modes finissent par jouer un rôle dans la

définition et dans la clarification de ces significations.

(B) L’interprétation et l’explicitation de ces significations varient d’une

personne à une autre, voire d’une culture à une autre. Cette diversité donne

lieu à des questionnements et, parfois, à des conflits ; elle suscite souvent

l’incompréhension et la méfiance entre les gens et, plus encore, entre les

cultures.

(C) Ces significations ne sont pas définies isolément, car elles s’inscrivent

dans des écheveaux ou dans des constellations où la signification d’un terme

se rapporte à celles des autres (voir la section 1). Elles sont analogues aux

gestalts visuelles ou auditives, où la modification d’un élément d’une image

ou d’une note influe sur l’effet visuel ou sur la mélodie dans son ensemble.

C’est là ce qui a généré les diverses formes d’holisme, dont le cercle

herméneutique abordé à la fin de la section 3. Dans le cadre originel de

l’interprétation biblique, la signification de certaines phrases absconses est

liée de l’intérieur à celle de l’ensemble du chapitre ; elle ne peut donc pas

être établie de façon indépendante. Quand nous cherchons à comprendre la

vie d’une personne ou une certaine tranche de l’histoire, nous ne pouvons

interpréter certains événements qu’en les situant dans toute cette vie ou dans

toute la période en cause.

Il existe d’autres holismes. Dans notre perspective éthique, la vie bonne

est définie par opposition à d’autres manières d’être, moins valorisées, voire

mauvaises ou méprisables. L’idéal éthique se rattache à une certaine

conception des motivations humaines capables de l’alimenter ou de lui

nuire ; quant à elle, la description d’une vertu a pour fonction d’expliquer

celle-ci telle qu’elle est énactée, tandis que, réciproquement, l’énaction jugée

acceptable est censée concrétiser l’excellence décrite par la vertu.

Il nous faut faire des allées et venues entre la partie et le tout, entre la

signification que nous donnons à un événement et celle que nous attribuons

à toute une vie ou à une longue période de l’histoire, entre nos convictions
éthiques et les motivations que nous approuvons ou condamnons, entre les

vertus auxquelles nous adhérons et les pratiques censées les actualiser ; dans

chacun de ces cas, nous tentons d’établir ou de restaurer la cohérence. De

tels enjeux sont le lot de nombreux mouvements réformistes, qui s’efforcent

de revenir à l’essentiel, c’est-à-dire de rétablir la pureté originelle d’une

conviction éthique ou religieuse.

Nécessaire, cet holisme de l’interprétation nous aide à faire évoluer nos

connaissances, d’autant plus que ces constellations aux composantes

indéfinies se développent invariablement grâce à l’ajout de nouveaux

éléments : nouveaux événements dans nos vies, nouvelles expériences,

nouvelles notions, nouveaux défis lancés par autrui, etc. Dans certains cas,

ces changements élargissent le fossé qui nous sépare des autres personnes,

des autres courants et des autres cultures.

Nous pouvons améliorer les définitions en faisant des allées et venues au

sein de ces constellations, que ce soit de la partie au tout, puis de retour dans

le cercle herméneutique, ou du registre de l’énaction à celui de

l’explicitation verbale des principes, ou encore d’une perspective éthique à

une autre, et ainsi de suite. L’objectif consiste à harmoniser ces diverses

phases. Il est cependant impossible d’extraire une signification particulière

d’une constellation en vue de lui donner une interprétation définitive qui

n’aurait plus besoin d’être amendée.

(D) Le quatrième point concerne la distinction entre les significations

humaines et ce que je qualifie de « significations vitales » (ou biologiques).

Ces dernières se rapportent elles aussi à des touts : nécessités vitales,

facteurs de santé et alimentation suffisante font partie des besoins d’un

organisme particulier. Toutefois, les sciences de la nature peuvent en

principe isoler une de ces significations vitales et en caractériser le contenu

de façon objective, intelligible à tous. Contrairement aux significations

humaines, les significations vitales peuvent être identifiées à des états qu’on

peut décrire objectivement, saisir de l’extérieur indépendamment de la

63
conscience qu’en a l’agent .

Voyons l’exemple d’une « maladie mortelle ». Le diagnostic peut être

matière à débat, mais ses critères scientifiques sont bien définis. Les

médecins ne s’entendent pas nécessairement sur l’appartenance de telle


ou telle maladie à cette catégorie, mais les facteurs qui leur permettent de

trancher font l’unanimité. Ou prenons un autre exemple, qui fait appel à des

significations purement instrumentales. Imaginons que nous sommes deux

généraux à couteaux tirés quant à la stratégie à adopter pour remporter la

victoire ; là encore, malgré notre désaccord, les critères, prédéterminés, sont

reconnus par chacun de nous.

Dans le cas des significations humaines, en revanche, les divergences

d’interprétation et l’holisme de l’interprétation rendent impossible une telle

entente sur des critères. Revenons à un exemple déjà cité. Les nietzschéens

opposent leur quête d’une forme de vie « surhumaine » à la charité

chrétienne. Il n’existe cependant aucun moyen de concilier ces deux visions

en vue de poursuivre un objectif commun. Leurs défenseurs ne s’entendent

même pas sur le sens de l’alternative : le chrétien n’accepte pas l’idée

voulant que la charité ne soit qu’une façon parmi d’autres, nourrie en

grande partie par le ressentiment, d’exprimer la volonté de puissance, de

même qu’il ne partage pas la conception exclusivement positive de l’objectif

consistant à s’élever au-dessus de l’humain, trop humain. Cet exemple

illustre bien le gouffre qui sépare les deux types de significations.

Tous ces aspects entrent en ligne de compte dans mon affirmation du

caractère essentiellement herméneutique des significations humaines. Ces

significations ne peuvent pas échapper aux cadres qui contribuent à les

déterminer, tandis que ces cadres se transforment constamment. C’est

pourquoi elles sont impossibles à définir une fois pour toutes.

À la lumière des propos qui précèdent, on est à même de constater que les

tentatives « scientifiques » de contournement de la dimension

herméneutique reposent sur des théories simplistes et réductrices de la

motivation humaine, qu’il s’agisse des théories « matérialistes » qui

insistent sur les motivations économiques et sur la satisfaction des besoins

vitaux, de celles qui posent le pouvoir comme objectif fondamental ou de

celles qui privilégient plutôt le prestige ou la fierté (inaugurées par Hobbes).

Dans ce dernier cas, la recherche du prestige est considérée comme une

simple réaction « naturelle » ; par conséquent, rien ne sert de la situer dans

l’écheveau de significations qui détermine ses occasions et ses raisons d’être.

Ces approches connaissent le succès ou l’échec avec leurs hypothèses de

64
départ, toutes réductrices .
On peut aussi constater en quoi les différences entre les domaines de

signification se rapportent aux différences entre les logiques sémantiques. La

« dénomination » ne joue pas le même rôle dans les deux domaines, donc

dans les logiques qui leur sont propres. Prenons le mot cool. On pourrait

penser qu’il « dénomme » une certaine manière d’être ou d’agir, tout

comme chien dénomme certains canidés. Mais ce qu’il « dénomme », en

fait, est une manière d’être (prétendument) désirable ou admirable qui,

contrairement aux canidés, ne préexiste pas dans la nature. Cette manière

d’être doit être inventée puis explorée en étant vécue et exprimée, un

processus qui peut précéder ou accompagner la création du terme

correspondant. Cependant, le seul fait d’être inventée ne lui confère ni

justesse ni valeur. On pourrait affirmer que c’est l’interprétation donnée à la

notion de valeur qui détermine si cette manière d’être entre ou non dans

l’usage.

Ce jeu du pour et du contre présente des ressemblances avec la logique

dénotative, comme en fait foi le processus « phénomène inexpliqué,

explication théorique, confirmation ou réfutation » en sciences de la nature,

mais il ne se déroule pas du tout de la même façon dans les deux logiques.

En soulignant le contraste entre les logiques sémantiques, j’ai tenté de

distinguer les différents modes de création et de validation de nouveaux

termes (ou, pour dire les choses autrement, les différents modes

d’actualisation de l’aspiration humboldtienne à exprimer de nouvelles

pensées et de nouvelles expériences). Chacune des trois logiques énumérées

dans la section 1 doit être considérée comme un idéal type ; je n’affirme

nullement qu’elles épuisent toutes les possibilités. De plus, elles peuvent

s’appliquer de concert. J’ai mentionné que la première (1), la logique

« dénotative », fonctionne souvent de pair avec la troisième (3), qui

s’applique aux situations où on décèle un mécanisme sous-jacent à un

phénomène décrit selon la logique 1. Dans le cadre de la démarche

scientifique, les termes issus des logiques 1 et 3 s’inscrivent dans l’effort

visant à trouver des explications valables et vraies à des phénomènes

empiriques.

En revanche, la logique constitutive (2) fonctionne d’un bout à l’autre de

façon quasi herméneutique. Même les premières tentatives d’expression

d’une nouvelle signification résultent d’un sentiment non explicité de ce qui


est convenable, juste ou bon. Les significations ainsi énactées demandent

ensuite à être explicitées verbalement, et on passe ainsi d’un échelon à

l’autre. La confirmation des interprétations obtenues découle, d’une part,

d’une clarification de l’intuition ressentie et, d’autre part, d’une

amélioration de notre capacité à comprendre notre vie et la gamme de

motivations que celle-ci met en œuvre. La logique constitutive s’applique de

concert avec les deux autres dans le « discours mixte » de l’échelon 3.

Les deux grands domaines composites (celui des logiques 1 et 3, où on

cherche à expliquer une réalité indépendante, et celui de la logique 2, qui

implique l’énaction et l’explicitation verbale jusqu’au « discours mixte ») se

caractérisent par des cycles similaires, où l’invention est suivie d’une

confirmation ou d’une réfutation. Cependant, les deux cycles n’agissent pas

du tout de la même façon et n’ont pas les mêmes objectifs.

Il faut toutefois souligner l’absence d’une constante historique. Notons

tout d’abord que cette distinction entre différentes logiques sémantiques est

devenue beaucoup plus manifeste dans la foulée des développements des

derniers siècles. Elle s’appuie bien sûr sur la science postgaliléenne, qui

cherche à décrire et à expliquer une réalité indépendante à l’aide de termes

dépourvus de signification humaine. Dans les périodes antérieures où les

choses (animaux et environnement) qui entouraient les êtres humains

étaient des totems ou des lieux peuplés d’esprits ou de forces, les deux

logiques étaient difficiles à distinguer l’une de l’autre et passaient

inaperçues.

En fait, c’est la définition plus étroite d’une logique « dénotative »,

attribuable à la théorie HLC, qui a rendu la distinction évidente. Comme

nous l’avons vu, cette théorie présente une forte orientation normative : il

faut utiliser des termes aux définitions précises et définitives, éviter les

tropes, etc. Cette normativité sous-jacente est celle de l’épistémologie

moderne qui, profondément influencée par les paradigmes des sciences de la

nature postgaliléennes, met en avant la formulation et la combinaison

d’idées claires et distinctes. La théorie a ensuite été raffinée par les réflexions

sur le langage et sur la logique des deux derniers siècles. Une fois ce modèle

rigoureusement établi, il est devenu manifeste que certains phénomènes

(dont les significations humaines) n’y cadrent pas, lesquels ne sont pas

simplement donnés comme le sont ceux qu’on étudie pour valider les
théories scientifiques. Dans le chapitre 7, nous nous pencherons sur d’autres

catégories de ces phénomènes (les positions, par exemple), dont les termes

obéissent à une logique sémantique constitutive.

Cela dit, une certaine tendance à l’anthropocentrisme a aussi contribué à

la mise en évidence de la distinction entre les logiques sémantiques. J’ai

rappelé plus haut l’exposé de la section 3 sur les efforts nécessaires à la

concrétisation de nos idéaux éthiques. Ces efforts possèdent toujours la

même structure : nous ressentons un appel auquel nous répondons, ce qui

entraîne une contre-réponse. En des temps plus anciens, on considérait

généralement qu’un tel appel émanait d’au-delà de l’être humain, voire

d’au-delà du cosmos (pour utiliser un terme d’usage courant, on le

considérait comme « transcendant »). De nos jours, il en existe des

variantes marquées par une « immanentisation » ; l’appel de la conscience,

par exemple, émane de l’individu. Les variantes plus « transcendantes »,

elles, reposent sur une réalité extérieure à laquelle l’être humain cherche à se

conformer, tant dans sa connaissance du cosmos que dans celle qu’il a du

Très-Haut, ce qui masque la différence entre les logiques sémantiques. Les

distinctions subtiles entre les divers types d’indépendance (que nous avons

énumérées dans la section 2) ne sont pas visibles. Notons que les variantes

immanentes des idéaux éthiques sont loin d’avoir remplacé leurs

contreparties transcendantes dans le monde contemporain : elles se

présentent plutôt sous un nouveau jour.

En second lieu (et sans doute plus durablement), le fait que la forme de la

signification soit d’abord esquissée dans l’énaction et par l’interprétation,

puis confirmée ou non dans l’intuition ressentie, a ouvert la voie à

d’importantes différences culturelles. Dans chaque culture, le

développement de l’écheveau résulte d’initiatives endogènes. Les membres

des diverses cultures explorent le potentiel humain de définition des

significations en empruntant des directions variées qui ne peuvent pas faire

l’objet d’une synthèse et qui ne convergeront probablement jamais

entièrement.

Une fois comprise la logique sémantique constitutive, on est à même de

constater l’impossibilité d’expliquer le langage verbal en l’isolant du vaste

ensemble des formes symboliques. On pourrait imaginer un langage pur,

fondé sur celui de la science postgaliléenne, un langage purgé de toute


signification humaine ; certains philosophes en rêvent depuis l’époque du

cercle de Vienne. Cependant, celui-ci ne pourrait jamais constituer

l’ensemble d’une langue humaine, quelle qu’elle soit. Jamais nous

n’arriverions à concevoir et à parler un tel langage sans être en mesure

d’élaborer les significations et les objectifs communs qui le sous-tendent,

comme tout ce qui nous entoure. Les langages qui explicitent les

significations humaines (énaction comprise) forment un ensemble de

tentatives d’expression et d’explication des significations qui animent nos

vies, lesquelles n’atteindront jamais une forme achevée et parfaitement

adéquate, affranchie de toute nécessité d’explicitation supplémentaire. Ces

langages feront toujours appel à l’énaction et aux symboles, sans lesquels

même les significations de la science (sa raison d’être, ses combats, ses

triomphes) resteraient inaccessibles à la connaissance.

La thèse fondamentale de cet ouvrage veut qu’on ne puisse pas définir

adéquatement le langage sans comprendre son rôle constitutif dans la vie

humaine. En la développant, j’ai tenté d’expliquer cette puissance

constitutive sous l’angle de la « dimension linguistique », où les usages des

mots ou des symboles et les gestes expressifs sont guidés par une impression

de justesse qu’on ne saurait réduire à l’exécution d’une quelconque tâche

(non linguistique). Le langage est le domaine des bons choix et des erreurs,

mais il comporte une circularité inéluctable : la justesse et l’impropriété

doivent elles-mêmes être définies par le langage. Nous sommes dans le

domaine de la justesse intrinsèque.

Nous sommes aussi, pour dire les choses autrement, dans le domaine de la

conscience linguistique, cette conscience « réfléchie » [besonnen] que

Herder considère à raison comme indissociable du langage. Il faut

cependant insister sur le fait qu’elle ne se limite pas à cette facette de la

dimension linguistique où règne la logique dénotative, c’est-à-dire à cet

ensemble de jeux du langage où on cherche à décrire adéquatement des

objets indépendants. Cet aspect du langage, dont on a trop souvent exagéré

l’importance, a monopolisé l’attention des théoriciens.


Le langage sert aussi à établir, à modifier et à rompre des liens entre les

gens. Sur le plan ontogénique, il s’agit d’ailleurs de sa fonction

« primordiale », comme nous le verrons dans le chapitre 7.

Le langage peut aussi ouvrir de nouveaux domaines de signification

humaine, que ce soit par l’introduction de nouveaux mots ou par

l’expression et l’énaction. Le présent chapitre, que nous avons entamé en

soulignant l’argument de Humboldt sur l’extension de la capacité

d’explicitation et où nous avons examiné plus particulièrement les modes de

reconnaissance et d’expression de nouveaux domaines de signification

humaine, a montré la richesse et la diversité des moyens par lesquels

s’accomplit cet élargissement : à l’expression et à l’énaction s’ajoutent la

métaphore, la quasi-métaphore du symbole et l’œuvre d’art sous ses formes

en perpétuel renouvellement.

En envisageant ainsi le langage et toutes ses fonctions, on en vient vite à le

concevoir au sens large, c’est-à-dire celui de la vaste gamme des « formes

symboliques ». Dans ce contexte, où il n’est plus uniquement question de

mots, mais aussi de gestes, de symboles et d’œuvres d’art, l’existence de plus

d’une forme de justesse intrinsèque devient évidente. Nous en avons

énuméré trois ou quatre : (1) les deux types de justesse descriptive que sont

(a) l’usuelle attribution de propriétés et (b) l’auto-explicitation qui précise

et transforme le champ des significations humaines ; (2) la justesse énactée ;

et (3) la justesse (ou la force et la profondeur plus ou moins grandes) des

représentations.

Ces pouvoirs peuvent aussi se classer d’une autre façon, basée sur les

domaines de la réalité auxquels ils donnent accès. Dans ce chapitre, nous

avons abordé celui des significations métabiologiques humaines ; il s’avère

que l’ouverture de ce domaine met en jeu l’énaction, la description auto-

explicitée et la représentation. De concert, ces trois pouvoirs font en sorte

que ce domaine existe à nos yeux, un domaine doté de sa réalité propre, qui

n’est pas constituée d’objets indépendants, mais de la valeur forte. Celui-ci

peut dès lors être exploré par l’entremise d’innovations dans ces trois formes

d’expression constitutive.

En s’y penchant de plus près, on peut constater un rapport étroit entre

représentation et énaction. Les représentations sont souvent celles

d’énactions (c’est le cas du roman, par exemple) ou expriment ce en quoi


constitue le fait de vivre certaines significations. Les allées et venues entre

énaction et explicitation trouvent leur pendant dans l’échange productif

auquel se livrent les œuvres d’art et les critiques dont elles font l’objet.

Dans le chapitre 4, consacré à la théorie HLC, nous avons discuté des

tentatives postfrégéennes pour donner une explication « modeste » et

dépourvue de mystère au phénomène du langage. Selon cette école,

l’apprentissage d’une langue correspond à celui de la production de

conditions extensionnelles de vérité pour ses diverses combinaisons

descriptives. J’ai noté que la langue ainsi envisagée exclut (A) la dimension

cratyliste de ses expressions et (B) les significations culturelles profondes

qu’il faut connaître pour comprendre les termes relatifs aux rapports

sociaux, aux relations hiérarchiques, aux symboles de pureté et d’impureté,

etc. Dans le chapitre 5, consacré à la dimension figurée du langage, j’ai

montré qu’on ne peut pas faire abstraction de A ; dans le présent chapitre,

nous avons vu qu’il en va de même pour B. De plus, comme nous l’avons

aussi vu, non seulement ces dimensions du langage ne font pas partie des

attributs de sa forme « modeste » et dépourvue de mystère, mais cette

dernière (dont je reconnais la valeur et l’utilité de langage spécialisé

indispensable à la science moderne) ne peut pas être établie et fonctionner

en l’absence du phénomène sous-jacent de création et de définition de

significations dont il a été question dans ce chapitre. Un enfant ne peut pas

être initié au langage sans l’être aussi à certaines significations humaines, qui

sont énactées et nommées dans un contexte de communion intime (voir le

chapitre 2). En comparaison, les langages disciplinés de la description

objective qui conviennent à la science sont des acquis tardifs de la culture

humaine ; on ne les possède qu’à l’approche de l’âge adulte, et tout le monde

ne les maîtrise pas. Les modalités de cette acquisition, les interactions entre

professeur et étudiant qui accompagnent celle-ci et l’éthique sous-jacente de

la pensée responsable sont des questions que la théorie « modeste » élude

pour l’essentiel (et n’a d’autre choix que d’éluder, faute de termes adéquats).

Compte tenu de tous ces manques, il appert que la zone scientifique

« enrégimentée » ne sera toujours qu’une banlieue de la vaste métropole

que constitue le langage. Cela confirme l’essentiel de la deuxième hypothèse

65
de base du chapitre 3 .

Il ressort du présent exposé que le phénomène à circonscrire et à


expliquer est un vaste ensemble de formes expressives-constitutives et qu’il

est peu probable que nous parvenions à comprendre la nature du langage

descriptif sans le situer au préalable dans une théorie plus générale de ces

formes, laquelle doit devenir notre objectif principal.

Donc, les théories constitutives se doivent de prendre la pleine mesure des

modes d’expression (que Cassirer désigne sous le nom de « formes

66
symboliques »). Nous reviendrons sur cette question plus loin. Il nous

faut tout d’abord explorer une autre facette du pouvoir constitutif du

langage.

1. Wilhelm von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, traduction de Pierre

Caussat, Paris, Seuil, 1974, p. 329 ; Schriften zur Sprache, Stuttgart, Reklam, 1995, p. 146.

2. Ibid., p. 96.

3. John A. Lucy et Suzanne Gaskins, « Grammatical Categories and the Development of

Classification Preferences : A Comparative Approach », dans S. Levinson et M. Bowerman (dir.),

Language Acquisition and Conceptual Development, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

4. J’ai traité de certaines de ces questions dans « Self-Interpreting Animals », dans Philosophical

Papers 1 : Human Agency and Language, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 45-76.
5. La conception des émotions que j’expose ici a beaucoup de points communs avec celle que

défend Martha Nussbaum dans un magnifique exposé de son ouvrage intitulé Upheavals of Thought :
The Intelligence of Emotions (Cambridge, Cambridge University Press, 2001). Dans le chapitre 1, elle

propose « une variante modifiée de la conception stoïcienne des anciens Grecs selon laquelle les

émotions sont des formes de jugements de valeur qui confèrent à certaines choses et à certaines

personnes sur lesquelles l’individu n’a aucun contrôle une grande importance dans l’épanouissement

dudit individu » (p. 22).

6. Au sens entendu dans le chapitre 3, les significations métabiologiques ne peuvent nous toucher

que par une certaine autoexplicitation, alors que les besoins et les aspirations qu’elles mettent en jeu

ne peuvent être satisfaits que par une conscience de soi (adéquate).

7. Je me suis penché sur ce qu’impliquent la critique et la modification dans « Explanation and

Practical Reason », dans Philosophical Arguments, Cambridge (Massachusetts), Harvard University

Press, 1995, chap. 3.

8. Dans ce cas, bien entendu, on pourra trouver le vocabulaire nécessaire à la description des

significations en respectant les hypothèses de la théorie HLC : on apprend quelque chose sur un

processus qui a cours dans le monde (par exemple, les ravages causés par un virus ou encore les effets

des opérations boursières sur notre compte de banque), puis on trouve les mots dont on a besoin en

associant une description convenue au phénomène.

9. De toute évidence, quand je parle d’objets « indépendants », j’adopte une conception

« réaliste » de la vérité de nos descriptions du monde qui nous entoure et, par extension, des sciences

de la nature. Pour un argumentaire plus détaillé à la défense de cette position, voir Hubert Dreyfus et

Charles Taylor, Retrieving Realism, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2015. Bien

entendu, ce qui, dans l’univers des réalités indépendantes, peut confirmer une hypothèse ou une

théorie donnée dépend de ladite hypothèse ou théorie, car celle-ci détermine la forme des « faits »
qui la confirment (ou l’infirment). Cependant, la « logique sémantique » en jeu ici est très différente

de celle qui s’applique à la définition des significations humaines ; voir plus loin.

10. J’aborderai ce thème dans l’étude complémentaire que j’entends réaliser.

11. Précisons que ce qui distingue ces trois logiques ne réside pas dans l’idée voulant que, dans

certaines d’entre elles, une personne qui tente d’expliciter sa pensée soit plus active et plus créative que

dans les autres. On pourrait avoir cette impression en s’en tenant au mode de dénomination propre à

la théorie HLC, où un mot est simplement appliqué à une idée préexistante. Toutefois, comme nous

l’avons vu dans le chapitre 5, même la description de phénomènes qui se présentent à nous (logique

1) comporte une dimension créative en vertu de laquelle nous les « figurons », et il va sans dire que

l’identification de mécanismes sous-jacents (logique 3) est aussi une activité créative (qui présente des

liens et des analogies avec la dimension figurée, comme je l’ai expliqué dans le chapitre 5). Les

différences déterminantes résident dans le type de créativité en jeu et dans la manière dont on en

confirme les fruits.

12. Voir mon article intitulé « What Is Human Agency ? », dans Philosophical Papers 1, p. 15-44.

13. Mon argument de la section précédente, où j’affirmais que notre compréhension des

significations humaines ne peut pas être détachée et met en jeu des intuitions ressenties, sera avant

tout développé relativement à nos intuitions normatives dans les pages qui suivent. Cependant, il faut

garder à l’esprit que les prises de conscience par lesquelles nous amendons nos autodescriptions

influent aussi sur nos émotions. Si je me rends compte que mes « remords » étaient feints et que je

craignais seulement de mal paraître, je ressentirai assurément une certaine honte (négatif ) et je me

sentirai sans doute libéré du poids de l’artifice (positif ).

14. À l’origine de la dichotomie entre « faits » et « valeurs » se trouvent la nécessité d’avoir

conscience de ce qui est en jeu avant de porter un jugement de valeur et le fait que cette conscience se

manifeste par des intuitions ressenties. On ne peut déduire d’une description dépourvue de

significations humaines la moindre attribution de valeurs. Cela va de soi. Cependant, pour conclure

que faits et valeurs appartiennent à des domaines distincts, il faut aussi accepter l’hypothèse selon

laquelle les jugements de valeur et les jugements moraux ne sont pas vraiment « factuels », ce qui

revient à éluder toutes les questions fondamentales propres à ce domaine.

15. J’ai examiné plus en profondeur cette question dans « Explanation and Practical Reason ».

16. Parmi les ressources de l’évaluation « directe » de nos intuitions ressenties se trouve la mise au

jour de contradictions apparentes entre elles et la tentative pour les résoudre. C’est ce que Rawls

qualifie d’« équilibre réflexif ». Voir John Rawls, Théorie de la justice, traduction de Catherine

Audard, Paris, Points, 2009.

17. Jürgen Habermas, Droit et Démocratie. Entre faits et normes, traduction de Christian

Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 2006.

18. T. M. Scanlon, « The Structure of Contractualism », dans What We Owe to Each Other,

Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1998, p. 189-247.

19. Cette question est aussi traversée par d’autres enjeux. Par exemple, la moralité entendue comme

action obligatoire ne peut pas expliquer la bonté de la surérogation, c’est-à-dire ce qu’on fait en plus

de ce qu’on doit faire.

20. Lettre aux Galates 3,28, La Bible, Paris/Montréal, Bayard/Médiaspaul, 2001.

21. : Inventing Right and Wrong, New York, Penguin, 1977, p. 38.
J. L. Mackie, Ethics

22. Voir Rachel Cohon, Hume’s Morality : Feeling and Fabrication, Oxford, Oxford University Press,

2008 ; Joseph Duke Filonowicz, Fellow-Feeling and the Moral Life, Cambridge, Cambridge University

Press, 2008 ; Shaun Nichols, Sentimental Rules : On the Natural Foundations of Moral Judgment,

Oxford, Oxford University Press, 2004 ; Michael Slote, Moral Sentimentalism, Oxford, Oxford
University Press, 2010 ; voir cette autre position intéressante, inspirée de Hume : Simon Blackburn,

Ruling Passions : A Theory of Practical Reasoning, Oxford, Clarendon Press, 1998.


23. Cité dans Joseph Duke Filonowicz, Fellow-Feeling and the Moral Life, p. 158.

24. Bien entendu, Hume nous autorise à porter de tels jugements de valeur, mais ceux-ci se

rapportent simplement au fait, par exemple, de savoir si un acte a bel et bien été commis par

bienveillance ou de savoir quelle est la cause de quoi ; les faits en soi seraient inertes au point de vue

motivationnel.

25. Hume cite un exemple semblable pour illustrer le caractère contagieux de certains états d’esprit.

Voir son Enquête sur les principes de la morale, traduction de Philippe Baranger et Philippe Saltel,

Paris, GF Flammarion, 2010, section IX, § 203.

26. Iris Murdoch, La Souveraineté du bien, traduction de Claude Pichevin, Combas (France),

Éditions de l’Éclat, 1994, p. 30-31.

27. En fait, nombreuses sont les expressions modernes du sentimentalisme qu’on peut interpréter à

la fois comme propositions de nouveaux idéaux éthiques et comme analyses de la moralité humaine.

Ce sont des plaidoyers qui s’ignorent. Voir par exemple Michael Slote, Moral Sentimentalism.

28. Je force sans doute l’argumentaire de Korsgaard à entrer dans un moule qui lui est étranger. La

philosophe part du principe selon lequel les êtres humains sont dotés d’autonomie, ce qui leur permet

de faire des choix qui sont fondés sur des principes et qui n’ont rien d’aléatoire ; ces choix découlent

de leur « identité pratique », qui consiste en « une description en vertu de laquelle l’individu

reconnaît sa valeur et considère que sa vie vaut la peine d’être vécue, que ses actions valent la peine

d’être entreprises » (Christine Korsgaard, The Sources of Normativity, Cambridge, Cambridge

University Press, 1996, § 3.3.1, p. 100). Les identités pratiques sont donc essentielles aux êtres

humains. En tant qu’être humain, il me faut estimer la capacité de choisir qui en découle, ce qui

implique cependant d’estimer également celle d’autrui. La moralité des Lumières est issue de cette

conception de l’autonomie. « En tant qu’êtres autonomes, nous choisissons de souscrire à certaines

finalités plutôt qu’à d’autres. Ces choix sont guidés par notre identité pratique. Mais cette capacité à

nous guider nous-mêmes, c’est en tant qu’êtres humains que nous l’avons. Nous avons par

conséquent le devoir d’estimer l’humanité qui réside en nous, laquelle correspond à celle qui réside en

nos semblables. » (Ibid., § 3.4.9, p. 122-123) La question consiste à savoir quelle forme prend ici le

« devoir ». À un certain égard, l’injonction semble aller de soi : si nous n’estimons pas l’humanité,

nous nous contredisons nous-mêmes. Ce à quoi on pourrait répondre : « Et alors ? » Mais on peut

aussi l’interpréter ainsi : si nous reconnaissons la valeur de la capacité d’agir de l’être humain et le fait

qu’elle exprime une dignité supérieure à celle de tous les autres êtres, nous n’avons d’autre choix que

de la respecter. Ce faisant, on ramène l’argument à sa source kantienne, celle de la dignité [Würde] de

l’agir rationnel. En sa qualité de philosophe analytique, Korsgaard semble se situer au premier niveau

d’interprétation, mais, en tant qu’être humain, elle se trouve manifestement quelque part au second.

Cependant, la description de la valeur d’un règne des fins reste insuffisante. Dans What We Owe et

dans Being Realistic about Reasons (Oxford, Oxford University Press, 2014), Scanlon cherche à éviter

ce genre d’appel aux contraintes de la non-contradiction. Toutefois, son interprétation

« contractualiste » des vertus et des travers moraux semble exclusivement limitée à la moralité au

sens étroit du terme et à un argument fondé sur des « principes ». J’acquiesce cependant à une bonne

partie de son appel à l’équilibre réflexif et à son affirmation selon laquelle nous commençons toujours

à réfléchir in medias res, c’est-à-dire en étant déjà motivés par (ce qui nous semble être) des raisons

valables.

29. Karl Barth, Dogmatique, vol. II : La Doctrine de Dieu, t. I, Genève, Labor et Fides, 1956, p. 219.
30. Pour « human propensity to fuck things up » (propension humaine à tout foutre en l’air) :

Francis Spufford, Unapologetic : Why, Despite Everything, Christianity Can Still Make Surprising

Emotional Sense, Londres, Faber and Faber, 2012.

31. Bien entendu, certaines personnes ont des aspirations éthiques moins élevées que d’autres ou

considèrent être plus proches de les réaliser, quelles qu’elles soient. Toutefois, elles savent

nécessairement que d’autres personnes ne sont pas à la hauteur ; elles ont une certaine opinion des

obstacles responsables de leurs manquements et des motivations qui leur ont permis de réussir. Les

écouter en parler peut d’ailleurs être pénible.

32. Voir Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, traduction de

Charlotte Melançon, Montréal, Boréal, 2003.

33. Voir Première lettre de Jean, 4,10-19, La Bible.

34. William Wordsworth, « Vers composés sur les bords de la Wye en amont de Tintern Abbey »,

dans Poèmes, traduction de François-René Daillie, Paris, Gallimard, 2001, lignes 100-102, p. 35.

35. Ces derniers paragraphes donnent sans doute une image trop sérieuse de nos vies éthiques,

image qu’on ne saurait généraliser. Certaines personnes sont satisfaites d’elles-mêmes. C’est là un fait

indéniable. Toutefois, elles ont aussi une certaine idée de ce qui leur a permis d’être si bonnes, si

brillantes ou si efficaces, voire d’atteindre quelque autre statut qu’elles admirent, mais que des gens

moins chanceux ou moins doués qu’elles ne possèdent pas. Ces personnes sont assurément soucieuses

de ne pas tomber de leurs sommets et de ne pas sombrer dans la médiocrité.

36. John Rawls, Théorie de la justice, p. 47.

37. Je fais bien sûr référence à la tradition de la « compréhension empathique » [Verstehen] dont les

sciences humaines font état depuis Wilhelm Dilthey. Pour Max Weber, la Verstehen est indispensable à

toute explication d’événements ou de structures sociales dans l’histoire. Voir son exposé sur les

« individualités historiques » dans « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique

sociales », dans Essais sur la théorie de la science, Paris, Pocket, 1998, p. 160 et suivantes. En découle

l’exigence, formulée par Weber, selon laquelle toute explication sociologique doit être non seulement

« causalement adéquate », mais aussi « significativement adéquate » [sinnhaft adäquat]. Voir la

section 7 du chapitre intitulé « Les concepts fondamentaux de la sociologie », dans Économie et

Société, t. I : Les Catégories de la sociologie, traduction de Julien Freund, Paris, Pocket, 2006, p. 10.

38. Martin Heidegger, Être et Temps, traduction de François Vezin, Paris, Gallimard, 2012 ; Hans-

Georg Gadamer, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, traduction

de Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil, 1996 ; Paul Ricœur, Du texte à l’action,

Paris, Seuil, 1986.

39. François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 2014.

40. Voir mon article intitulé « Reason, Faith, and Meaning », Faith and Philosophy, vol. XXVIII,

o
n 1, 2011, p. 5-18.

41. J’ai examiné plus en profondeur ce type de développement moral-éthique dans Dilemmas and

Connections, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2011, chap. 15, et dans L’Âge

séculier, traduction de Patrick Savidan, Montréal, Boréal, 2011, p. 1188-1200.

42. Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, Paris, Presses universitaires de France, 1958.

43. Paul Ricœur, « La symbolique du mal », dans Philosophie de la volonté, t. II : Finitude et

Culpabilité, Paris, Seuil, 2009, conclusion.

44. Paul Ricœur, Réflexion faite, Paris, Esprit, 1995, p. 36.

45. « Il fit signe à la foule d’approcher. / Écoutez et entendez. L’être humain n’est pas sali par ce qui

entre dans sa bouche mais par ce qui en sort », Évangile de Matthieu 15,10-11, La Bible,

Paris/Montréal, Bayard/Médiaspaul, 2001.


46. Paul Ricœur, « La symbolique du mal ».

47. Évangile de Matthieu 15,11.

48. Voir Merlin Donald, Les Origines de l’esprit moderne. Trois étapes dans l’évolution de la culture et

de la cognition, traduction de Christèle Emenegger et Francis Eustache, Paris, De Boeck, 1999, p. 189

et 199.

49. Roger Scruton évoque « une certaine “référence sans prédicat” qui touche au cœur, mais

engourdit la langue » ; voir The Aesthetics of Music, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 132. Ce passage

est cité par Andrew Bowie dans un excellent ouvrage à l’argumentaire solide, Music, Philosophy, and

Modernity (Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 70).

50. Fedor Dostoïevski, Les Démons, traduction de Boris de Schlœzer, Paris, Gallimard, 2003, p. 612.

51. Roger Scruton, The Aesthetics of Music, p. 227.

52. Ibid., p. 346.

53. Ibid.

54. Voir Benedetto Croce, Thèses fondamentales d’une esthétique comme science de l’expression et de la

linguistique générale, traduction de Pascal Gabellone, Nîmes, Éditions Théétète, 2006, chap. 1 et 2.

55. Downing A. Thomas, dans son ouvrage intitulé Music and the Origins of Language (Cambridge,

Cambridge University Press, 1995, p. 6-7), soutient que la naissance supposée d’une « musique

absolue » est un phénomène dont on a grandement exagéré l’importance. La notion de « langage

musical » est antérieure à la période romantique. On peut néanmoins affirmer que, émancipée de la

tradition (liturgie, opéra, etc.), la musique a ouvert la voie à de nouvelles possibilités expressives.

56. Roger Scruton, The Aesthetics of Music, p. 233.

57. Ibid., p. 359.

58. Dans Music, Philosophy, and Modernity, Andrew Bowie défend une position assez proche de la

mienne quand il affirme que la philosophie a quelque chose à apprendre de la musique, et que l’idée

d’« avoir raison » peut s’appliquer à cet art comme elle s’applique au langage. Son argumentaire

s’appuie cependant sur une richesse de détails et une connaissance fine de l’évolution qu’a connue, au

cours des derniers siècles avec l’essor de la modernité occidentale et la réponse romantique à celle-ci,

notre façon de concevoir ce que la musique peut « dire ».

59. Roger Scruton, The Aesthetics of Music, p. 359.

60. Ibid., p. 352.

61. Walter Pater, « The School of Giorgione », dans A. Phillips (dir.), The Renaissance : Studies in

Art and Poetry, Oxford, Oxford University Press, 1986, p. 86. Pour en savoir plus sur le statut

particulier atteint par la musique depuis la période romantique, bien rendu par la célèbre formule de

Pater, voir le brillant exposé de Lydia Goehr dans The Imaginary Museum of Musical Works : An Essay
in the Philosophy of Music (Oxford, Oxford University Press, 1992). Je tenterai moi-même de jeter un

peu de lumière sur cette question dans l’étude complémentaire que j’entends réaliser.

62. « À-portée-de-la-main ». Martin Heidegger, Être et Temps, traduction d’Emmanuel Martineau,

s. l., éd. « hors commerce », 1985.

63. Voir aussi chapitre 3, section 1.

64. Voir aussi chapitre 4, section 2.

65. J’ai tenté de formuler cette hypothèse en empruntant un chemin différent dans « Language Not

Mysterious ? », dans Dilemmas and Connections, chap. 3.


66. Ernst Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, traduction d’Ole Hansen-Love et Jean

Lacoste, Paris, Éditions de Minuit, 1972.


CHAPITRE 7

Constitution 2 La force créatrice du discours

Dans le chapitre 6, nous nous sommes intéressés au pouvoir constitutif de

certaines descriptions. Nous nous pencherons ici sur la force constitutive,

1
« créatrice », du discours , idée qui rappelle que, souvent, « dire, c’est

faire », et qui fait écho aux travaux sur la performativité d’Austin et de

2
Searle . Cependant, les énoncés performatifs explicites auxquels s’intéressent

ces auteurs (en citant des exemples comme « Je vous déclare mari et

femme », prononcé par le prêtre, par le maire ou par l’officier d’état civil,

ou « Je baptise ce navire Queen Mary ») ne représentent qu’un type de

manifestation parmi d’autres du vaste domaine de la créativité du discours.

C’est pourquoi je préfère amorcer mon exposé en soulignant la distinction

3
entre « langue » et « discours » établie par Émile Benveniste . Ces deux

concepts sont souvent associés aux concepts saussuriens de « langue » et de

« parole », mais ils sont en réalité très différents. Saussure distingue le code

(plus ou moins stable) qu’est la langue de l’usage particulier qu’on en fait

lorsqu’on formule un énoncé, perspective très proche de celle de la

4
linguistique contemporaine, qui oppose compétence et performance .

Lorsqu’il traite du « discours », Benveniste s’intéresse pour sa part à ce

qu’on provoque ou « crée » lorsqu’on parle.

Quand j’engage une conversation – même banale – avec vous en disant

« As-tu lu de bons livres dernièrement ? » ou « Il fait beau ! », nous nous

trouvons à établir une attention conjointe (au sens entendu dans le

chapitre 2), où ce dont nous parlons est « mutuellement manifeste », c’est-


à-dire manifeste non pas uniquement pour moi ou pour vous, mais pour

nous, envisagés comme un tout. En tant qu’interlocuteurs (et nous

pourrions être plus que deux), nous formons un cercle dont les parties

prenantes sont reconnues en tant que personnes (« je » et « tu », la

première et la deuxième personne) et d’où les êtres humains ou les choses

dont nous parlons sont considérés sans distinction à la « troisième

personne », une catégorie grammaticale dont l’objet ne possède pas le statut

explicite de personne dans le cadre de cet acte de parole, puisqu’elle

5
s’applique à la fois aux êtres humains, aux animaux et à la matière inerte .

L’événement discursif place le cercle de communicateurs dans une

situation déterminée, qui devient le point de référence d’où découle la

signification d’un ensemble de déictiques : ici, là, aujourd’hui, alors, hier,

demain, etc. C’est aussi ce qui donne leur force concrète aux temps de verbes

utilisés : présent, passé simple, futur simple, etc. Les verbes que nous

utilisons peuvent même nous situer (ou situer les événements dont nous

parlons) de façon plus fine grâce à leur aspect grammatical, sémantique ou

lexical. Nous pouvons par exemple nous situer dans un procès accompli

(passé composé : « je suis arrivé ») ou en cours (« j’arrive »).

La centralité référentielle de l’événement discursif est incontournable.

Certes, des formes particulières échappent parfois à cette centralité et

permettent l’énonciation de vérités « intemporelles », par exemple « les

lapins mangent de la laitue » ou une application de la loi de l’inverse du

carré, voire la formulation de ce que Benveniste appelle des « récits

historiques », dépourvus de référence implicite à l’événement que constitue

6
leur énonciation . Cependant, sans recourir à la centralité référentielle, nous

ne pourrions ni vivre ni même acquérir le langage, et nous ne saurions donc

être en mesure d’imaginer ces formes particulières.

Ainsi, l’événement discursif (ou conversation) établit un cadre de

communication, d’attention conjointe. Sa « créativité » va cependant bien

au-delà de cette force inaugurale. En conversant, en nous adressant l’un à

l’autre et en nous traitant l’un l’autre d’une certaine manière, nous


7
établissons et transformons les termes de notre relation, de la « position »

que nous occupons l’un par rapport à l’autre. Cette dynamique se manifeste

par notre rhétorique, par le ton de notre voix, par le type de remarque que je

me permets de faire sans vous contrarier et par une infinité d’autres

nuances.

Imaginons que nous sommes amis, mais que je suis plus vieux que vous. Il

se peut que je vous traite comme si vous étiez naïf, que je vous donne plein

de conseils empreints d’un paternalisme bienveillant, que j’intervienne à

l’occasion de façon autoritaire, que j’écarte péremptoirement certaines de

vos idées, etc. De votre côté, vous ne contestez pas mon attitude ; peut-être

même l’appréciez-vous. De cette dynamique résulte une certaine

« position » – appelons-la « position oncle-neveu » – d’où découlent

certaines attentes et obligations mutuelles et où certains gestes sont

considérés comme normaux, voire anticipés, et d’autres jugés étonnants,

voire consternants.

On est ici au cœur de la notion de « pragmatique » du discours. Nous

établissons une position en l’énactant et nous contestons une position en

énactant autre chose ; ce faisant, nous contribuons à donner forme à ce que

nous attendons l’un de l’autre, à ce que nous croyons nous devoir l’un à

l’autre, à ce qui doit suivre nos diverses actions.

Cependant, cette énaction et cette mise en forme se déroulent souvent à

l’extérieur de notre champ sémantique. L’exemple ci-dessus bénéficie du fait

que nous reconnaissons le sens du mot paternalisme. Toutefois, une telle

attitude existait assurément avant que ce mot ne soit créé, et elle existe

aujourd’hui dans des milieux où celui-ci n’est pas d’usage courant. Dans ce

cas comme dans bien d’autres, nous avons trouvé un nom qui nous permet

d’en parler. Il s’agit là d’une étape importante de ce que Michael Silverstein

qualifie de « métapragmatique ». Tout comme les règles métasémantiques

(« un célibataire est un homme non marié », par exemple) décrivent et

orientent notre pratique sémantique, les règles métapragmatiques décrivent,

8
expriment et façonnent la pragmatique de nos situations discursives .

La « promesse » est un autre exemple de description métapragmatique.

Tout le monde sait reconnaître les situations où une position que je partage

avec une personne fait en sorte que, si je lui dis « Je serai là demain », je me

trouve à m’engager. Un tel énoncé constitue une promesse, mais on peut


imaginer un monde où ce mot resterait encore à inventer et où je sèmerais

tout de même la consternation en ne me présentant pas tel qu’annoncé sans

raison valable.

Si le monde évoluait de sorte que bien des gens imitent mon

comportement déplorable puis se justifient ainsi : « Hier, je croyais pouvoir

venir, mais finalement, je n’ai pas pu », on pourrait interpréter leur phrase

initiale comme une prévision plutôt que comme un engagement ; à

quiconque dirait « Je serai là demain », on répondrait ainsi : « Est-ce une

prévision ou une promesse ? » Le mot est maintenant utilisé pour

déterminer la pragmatique du discours.

L’étape suivante, où de nombreux éléments commencent à dépendre de

cette pragmatique, est celle de la codification, un terme souvent associé au

domaine juridique. Quand un séducteur demande une femme en mariage et

que celle-ci répond par l’affirmative, il n’aurait aucune raison d’affirmer par

la suite qu’il voulait seulement connaître ses dispositions, que sa question

n’était qu’une demande d’information. La femme lui reprocherait d’avoir

rompu sa promesse.

La codification implique la définition de certains statuts, des attentes qui

en découlent et des critères stricts qui en régissent l’obtention. Le mariage

fait partie des statuts qui confèrent certains privilèges et obligations. Les

personnes qui prétendent à ce statut doivent donc remplir des critères

stricts. Il leur faut entre autres avoir pris part à une cérémonie explicite où

certaines formules ayant effet juridique, comme « Je vous déclare mari et

femme », ont été prononcées par un prêtre, par un maire ou par un officier

d’état civil. De nos jours, avec l’augmentation du nombre de couples en

union libre, les privilèges et les obligations sont conférés aux personnes qui

vivent ensemble depuis un certain temps. Une codification semblable

s’applique au mariage des couples homosexuels.

La recherche sur les énoncés performatifs s’est d’abord intéressée à de tels

contextes hautement codifiés. Le président d’assemblée déclare : « La séance

est levée. » Et la séance est aussitôt levée ; je m’apprêtais à poser une

question, mais je dois y renoncer. Le prétendu mystère est issu du fait qu’un

énoncé semblable à la description d’une action peut avoir un effet

déterminant comme celui-ci sur le monde réel. Un tel énoncé semble

effectivement assez proche de l’affirmation d’un chef-animateur d’émission


o
de cuisine à la télévision : « Maintenant, je mets le plat au four à 150 C

pendant vingt minutes. » Ce dernier énoncé n’est qu’une autodescription

explicative ; le président d’assemblée, lui, exerce le pouvoir qu’il a de mettre

un terme à la séance en prononçant sa déclaration. Ce type d’énoncé

performatif est souvent précédé de formules comme « en vertu des pouvoirs

dont cette institution m’a investi » et accompagné d’une mention comme

« par le présent acte ».

Il va sans dire que les énoncés performatifs de ce type ne sont pas toujours

formulés à la première personne. « Des retards de service imprévus sont

possibles » (1). « Défense d’entrer sous peine de poursuite » (2). Le

pouvoir de ces formules rituelles effectives dépend de leur qualité d’ordre

reconnu, issu d’une autorité qui peut se voir conférer ou retirer un statut et

un pouvoir. Dans le cas de l’énoncé 1, il se peut que la compagnie aérienne

cherche à se prémunir contre l’éventualité d’une poursuite judiciaire par

quelque passager ayant perdu un contrat d’un million de dollars en raison

d’un retard. Quand un policier déclare à un prévenu : « Je vous informe

que tout ce que vous allez dire à partir de maintenant pourrait être retenu

contre vous » (3), son propos a des incidences judiciaires : ce que le

prévenu a préalablement laissé échapper (et aurait tu si l’énoncé 3 avait été

formulé plus tôt) ne constituera pas un élément de preuve admissible.

Dans un contexte un peu différent, avant de donner l’ordre à ses agents de

faire usage de gaz lacrymogène, le chef de police lit des articles de la Loi

contre les émeutes aux manifestants déchaînés. Son énoncé influe lui aussi

sur la situation juridique.

Dans ses travaux ultérieurs, Austin va au-delà du simple contraste entre

énoncés constatifs et énoncés performatifs : il distingue trois niveaux d’actes

de langage. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 4, il s’agit de l’acte

locutoire, de l’acte illocutoire et de l’acte perlocutoire.

L’énoncé « Le taureau s’est échappé dans le champ ! » (4) possède la force

illocutoire d’une mise en garde, et son effet perlocutoire souhaité est que

l’allocutaire s’enfuie. Cette force illocutoire pourrait aussi être explicite :

« Fais attention : le taureau s’est échappé ! » (5). Cette distinction répond

en partie au refus de Benveniste de considérer la forme implicite comme

performative. « Un énoncé est performatif en ce qu’il dénomme l’acte

performé, du fait qu’Ego prononce une formule contenant le verbe à la


9
première personne du présent : “Je déclare la séance close” . » Ce

raisonnement omet toutefois la distinction entre énoncés performatifs

rituels effectifs et simples explicitations d’effets illocutoires. L’énoncé « Fais

attention : le taureau s’est échappé ! » (5) est une simple explicitation ;

prononcée par le président d’assemblée, la formule « Je déclare la séance

close » (6) met effectivement un terme à la séance.

(L’éclaircissement illocutoire peut cependant servir à révéler une situation

juridique réelle. Imaginons le scénario qui suit : un capitaine et son

lieutenant entretiennent des rapports amicaux ; il leur arrive souvent de

faire des blagues et de critiquer leurs supérieurs. Un jour, le capitaine donne

des instructions au lieutenant, qui lui répond par un conseil laissant

entendre que la stratégie retenue comporte des inconvénients. Le capitaine

réplique sèchement : « C’est un ordre, lieutenant ! »)

Revenons maintenant à la relation « paternaliste » décrite plus haut, qui

traduit une attitude dont l’existence est antérieure à sa description sous ce

nom. En donnant cet exemple, j’ai voulu souligner la capacité du discours

(bilatéral ou multilatéral) à établir et à maintenir des positions. Si ces

dernières sont codifiées, si les obligations réciproques qu’elles impliquent

sont clairement définies, si les conditions à remplir pour avoir accès à la

position et pour s’en retirer sont expressément établies, il devient alors

possible que certains actes de langage aient des effets bien définis : « Je vous

déclare mari et femme » confère la position de couple marié aux deux

personnes qui se trouvent devant le célébrant ; en vertu de certaines

variantes du droit islamique, un homme qui dit trois fois « Je divorce » à sa

femme dissout cette position. Cependant, les énoncés performatifs en règle

sont formulés dans un monde où des positions (non codifiées ou

précodifiées) sont établies, maintenues et transformées par et dans le

discours lui-même. Je reviendrai sur cette question dans la section 5, où il

sera question des transformations apportées par le discours à nos positions

et à nos relations.

L’exemple de la relation « paternaliste » illustre cependant la puissance

constitutive du discours, à savoir le second des deux grands types de


constitutions. Et, bien entendu, il illustre aussi le fait que les deux forces

constitutives agissent de concert. Dans un premier temps, une relation

inégale ayant cette forme particulière est établie (second type), puis on

l’explicite, on la nomme et on la fait exister en tant que relation de ce genre,

et ce, de façon réfléchie au sens où Herder l’entendait (ce qui illustre le

premier type).

Bien sûr, les positions nouvellement établies s’inscrivent toujours dans un

espace social plus large, caractérisé non seulement par une multitude de

positions déjà codifiées, mais aussi par une interprétation commune de

l’ordre social dans son ensemble (laquelle est aussi sujette à être façonnée ou

modifiée par l’énaction). Une fois établie, toute position implique certaines

attentes auxquelles ses parties prenantes doivent répondre. Notre relation

« paternaliste » suppose que je sois disposé à vous donner des conseils, à

dissiper vos incertitudes non pas en changeant brusquement de sujet, mais

en étudiant votre situation avec intérêt. De votre part, elle suppose un

minimum de politesse et d’égards à mon endroit.

Aux positions sont rattachés certaines convenances, certains éthos. Elles

mettent en jeu ce qu’Asif Agha, suivant Silverstein, qualifie de « texte

10
interactionnel »; ce dernier suppose à son tour la définition d’une

certaine typologie sociale, qui détermine quels types d’acteurs peuvent jouer

les différents rôles propres à une position. Dans toute société où elle existe,

la relation maître-esclave repose sur une typologie sociale fortement

différenciée, qui détermine les rôles que chacun est habilité à remplir. Dans

une société plus égalitaire, où toute personne pourrait être employée par

une autre en vue d’accomplir une tâche définie, cette position n’existerait

plus. Autour des différentes typologies sociales se développent généralement

certaines conceptions de l’identité et, souvent, des stéréotypes.

Au texte interactionnel et à la typologie sociale s’ajoutent et se combinent

ce qu’Agha qualifie de différences de « registre ». Selon le contexte et les

personnes à qui nous nous adressons, nous ne parlons pas du tout de la

même façon. Pensons par exemple au type de discours que nous privilégions

dans un contexte officiel comme une assemblée délibérante, qui n’a rien de

celui, plutôt désinhibé, de nos blagues entre copains au bar du coin. Pensons

également au vocabulaire châtié qu’on jugeait convenable pour la littérature

à l’âge classique, par opposition au discours de la vie quotidienne. Pour


Nicolas Boileau Despréaux, un mot trivial comme vache n’avait pas sa place

11
dans une œuvre littéraire ; il fallait plutôt écrire génisse . Les registres

châtiés peuvent aussi être envisagés sous l’angle du contraste entre la façon

dont nous nous adressons aux membres de classes sociales supérieures à la

nôtre et la manière dont nous discutons entre plébéiens. De telles différences

de registre sont le propre de toute communauté linguistique, bien qu’elles ne

soient pas toutes nommées et que leurs normes ne soient pas toujours

codifiées : discours « poli » contre discours « informel », « littéraire »

contre « scientifique » ou « religieux », « ordinaire » contre

12
« argotique » …

Il s’agit là du phénomène que Bakhtine désigne sous le nom

d’hétéroglossie, qui sous-tend la pratique qu’il qualifie de

« ventriloquisme » : imaginons que je me mette soudain à parler dans un

registre qui n’est pas le mien et qui ne me convient pas. Disons que je passe à

un anglais aristocratique ou que j’emprunte l’accent traînant du Texas ; la

parodie fonctionne, car elle me permet de faire passer mon message en

faisant écho à une autre manière de parler et d’être.

Ces positions, leurs normes, leurs convenances, les typologies sociales, les

textes interactionnels et les registres de langue ont des frontières

potentiellement fluides et doivent sans cesse être renouvelés – c’est-à-dire

énactés de nouveau –, bien qu’ils connaissent souvent de subtiles

transformations. Leur dénomination et leur codification entraînent bien sûr

une certaine rigidité. Non seulement les règles qui déterminent en quels

lieux et à l’adresse de qui il faut employer un langage châtié dans une société

hiérarchisée sont strictes, mais leur violation peut aussi être sévèrement

punie. Néanmoins, il arrive que de telles règles soient discrètement remises

en question ou fassent l’objet d’une contestation ouverte. On peut penser à

l’adoption relativement récente de façons plus décontractées de s’adresser

aux gens dans les sociétés occidentales. Dans mon enfance, au Québec, on

s’adressait à ses parents en les vouvoyant ; une telle pratique serait

impensable aujourd’hui.

Abordons encore sous un autre angle l’ordre social dans lequel s’inscrivent
les positions, les typologies et les registres de langue. Les sociétés modernes

distinguent différents champs d’activité, souvent perçus comme des

« mondes » en soi : le politique, le commerce, l’industrie, l’art, la science,

l’éducation, le théâtre, les médias, etc. Ces domaines exercent leur autorité

sur nos vies à divers degrés ; le plus inéluctable d’entre eux reste le politique,

mais le commerce et l’industrie sont aussi incontournables pour la plupart

des gens, qui doivent y trouver emploi et source de revenus. Le contrôle

exercé par un domaine ne s’applique pas de la même façon à tout le monde,

et cette variation peut découler d’une règle : dans certaines sociétés, par

exemple, les femmes n’ont pas accès à certains emplois et à certains postes

électifs. Le pouvoir acquis dans un champ donné peut être atténué ou

renforcé par celui d’une autre sphère d’activité (le politique peut se trouver

dans l’ombre du pouvoir de l’Église ou être mené à la baguette par le

pouvoir économique, par exemple). Certains modes de vie et les positions

qui en découlent correspondent à des formes canoniques, façonnés qu’ils

sont par des « scénarios » ou par des textes interactionnels : on se

comportera ainsi comme un capitaine d’industrie, comme une mère au

foyer ou comme un chômeur, ou on agira conformément au rôle qu’on joue

dans la position mari-femme, patron-employé, commerçant-client,

politicien-électeur, etc.

Ces conceptions partagées sont officialisées ou codifiées à divers degrés.

Certaines institutions, au premier chef le système judiciaire, observent des

règles strictes et inflexibles, tandis que d’autres en appliquent de plus

13
souples, fondées sur de vagues stéréotypes ou sur des images canoniques .

Derrière toutes ces règles interviennent des logiques structurelles dont la

plupart des gens n’ont pas conscience, par exemple les mécanismes causaux

du système économique.

On peut avoir l’impression que cet ordre social plus vaste est inébranlable,

qu’il s’inscrit dans la nature des choses (« La première règle et la plus

fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses »,

14
écrivait Durkheim ). Toutefois, dans les faits, comme nous venons de le

voir, cet ordre n’existe que parce qu’il est constamment reproduit par les

gens, qui agissent plus ou moins conformément aux scénarios prescrits. Il

n’est bien sûr jamais reproduit à l’identique, car les comportements

canoniques ne sont pas intégralement respectés par tous, comme l’exigerait


le « scénario » propre au sens commun d’une époque donnée (sens

commun qui ne fait jamais vraiment l’unanimité et dont il existe toujours

de multiples variantes). Les choses dérivent et le changement devient

manifeste lorsqu’on regarde en arrière des années plus tard. Il y a parfois

résistance ; des gens souhaitent changer de scénario, comme nous l’avons vu

dans la section précédente. (Je reviendrai sur la question du changement

social dans la section 5.)

De manière générale, toutefois, l’ordre social se reproduit, plus ou moins

fidèlement. De quelle façon se reproduit-il ? Et, plus précisément, de quelle

façon se reproduit-il dans un univers social dont les frontières ne cessent de

bouger ?

Pour répondre à cette question, il convient de revenir à mes propos de la

15
section 6 du chapitre 1 sur Bourdieu . Nous reproduisons généralement la

société dans laquelle nous avons grandi parce qu’on nous a inculqué certains

« habitus » qui, loin d’être des réactions stéréotypées, constituent des

16
modes flexibles d’improvisation . Pour l’essentiel, la notion d’habitus

correspond à « la sensibilité incarnée qui rend possible une improvisation

17
structurée ». Acquérir un habitus consiste à incarner certaines

significations sociales. Pour revenir à l’exemple cité dans le chapitre 1, les

jeunes gens d’une société donnée apprennent à montrer du respect à leurs

aînés en s’inclinant, en baissant les yeux, en adoptant un ton de voix

approprié, etc. Ils apprennent non pas à faire des mouvements précis, mais à

incarner et à exprimer une certaine attitude.

La société se reproduit si les significations et les valeurs des habitus de ses

membres correspondent à celles de ses institutions, de ses hiérarchies, de ses

conceptions de la supériorité et de l’infériorité, etc. Tant les habitus que les

institutions entretiennent ce que Bourdieu désigne sous le nom de « doxa ».

Par doxa, explique Calhoun, il entend « les conceptions évidentes et

préconscientes du monde et de la place que nous y occupons, lesquelles

donnent forme à nos perceptions plus conscientes. La doxa est plus

élémentaire que l’orthodoxie (les croyances que nous entretenons pour avoir

raison, conscients que nous sommes du fait que les autres peuvent concevoir

les choses autrement). Si l’orthodoxie est rigidité imposée de la croyance

(comme le respect des dogmes de la religion institutionnalisée), la doxa est

réalité ressentie, ce que nous considérons non pas comme incontestable,


18
mais comme préalable à toute contestation possible ». Calhoun cite

l’affirmation de Bourdieu voulant que « les opérations de sélection et de

formation des nouveaux entrants (rites de passage, examens, etc.) soient de

nature à obtenir qu’ils accordent aux présupposés fondamentaux du champ

l’adhésion indiscutée, préréflexive, naïve, native, qui définit la doxa comme

19
croyance originaire ».

Bien entendu, le respect des règles ne repose jamais uniquement, du

moins dans la société moderne, sur une doxa induite par des habitus. Les

règles propres aux institutions ainsi que les formes canoniques et les

scénarios des divers rôles et positions font aussi l’objet d’explications et de

justifications. De plus, pour revenir à la dernière section du chapitre 6, outre

les habitus et les règles explicites, une société a toujours d’autres recours

pour se représenter et pour exprimer ses valeurs fondamentales : récits

exemplaires, lecture particulière de son histoire ou des actes de ses

fondateurs, représentations fictives, sans parler des commémorations que

sont la fête nationale ainsi que les hommages aux soldats morts à la guerre

ou à d’autres personnes qui ont donné leur vie aux valeurs qui sont les

siennes.

Ensemble, tous ces éléments entretiennent ce que j’ai qualifié ailleurs

20
d’« imaginaire social » d’une société donnée , ce qui inclut l’explicitation

de la doxa, mais n’exclut pas nécessairement diverses positions critiques

envers celle-ci.

La mention des commémorations nous ramène aux rites et à une autre

dimension du « dire, c’est faire » (comme pratiquer un rite).

Dans le chapitre 2, j’ai souligné l’importance du rite dans le développement

du langage en faisant écho à la théorie de Roy Rappaport sur l’origine du

rite dans l’histoire de l’humanité. Selon cet anthropologue, les rites originels

sont liés à un ordre global du monde qu’on pourrait qualifier de « cosmos »

(ce mot grec a des liens étymologiques avec la notion d’ordre dans son sens

normatif ). Rappaport cite la Maât des Égyptiens et le Rita des hindous

védiques. Ce cosmos inclut non seulement l’être humain, mais aussi les
dieux ou les esprits (selon le type d’êtres supérieurs reconnu par la société).

L’ordre peut être affligé de déviances et de faussetés, s’éloigner de sa vraie

nature. Bien qu’il soit normatif, il n’est pas toujours réalisé dans son

intégralité. Les êtres humains sont responsables de certaines de ces

déviances, qu’ils peuvent cependant contribuer à corriger. Le rite est le

principal moyen dont ils disposent pour s’acquitter de cette tâche.

La réparation de l’ordre passe principalement par la restauration de leur

relation à celui-ci, par exemple en faisant la paix avec les dieux ou en

regagnant leur amitié, ce qui constitue l’objectif de la plupart des sacrifices

des temps anciens, où le rite est essentiellement une action réparatrice.

Ce portrait de la situation des êtres humains à une époque lointaine me

semble très juste, mais comment expliquer la persistance du rite à une

époque où il ne reste plus rien (du moins officiellement et publiquement) de

l’idée d’un cosmos normatif ou d’un rôle dévolu à des êtres supérieurs et où

la place de Dieu dans la vie et dans la société ne fait plus consensus ?

Pour répondre à cette question, il convient sans doute de commencer par

se pencher sur l’efficacité rituelle des énoncés performatifs propres à des

ordres ou à des statuts sociaux très codifiés (c’est le cas, par exemple, des

énoncés qui officialisent un mariage ou qui mettent un terme à une

assemblée). Ce faisant, nous n’expliquerons pas tout, mais il s’agit d’un bon

point de départ. Où se situe l’analogie avec ce que Rappaport et d’autres

penseurs soulignent à propos des sociétés archaïques ?

Les actes qui découlent de ces énoncés performatifs ont généralement

pour fonction non pas de réparer l’ordre dans lequel ils s’inscrivent (le

mariage et le maintien d’une procédure délibérative adéquate, par exemple),

mais plutôt de se conformer à celui-ci, considéré comme normatif. Bien

qu’on puisse être d’avis que l’institution du mariage n’a aucun sens ou que

notre culture délibérative est trop coincée et trop restrictive, les gens qui

prennent part à ces ordres les trouvent adéquats.

On constate donc à la fois une ressemblance (affirmation d’un ordre) et

une dissemblance (absence de réparation) avec le rite des temps anciens.

Arrêtons-nous à une autre caractéristique : les rites comportent souvent des

moments charnières ou, à tout le moins, des segments essentiels

21
stéréotypés . Selon Rappaport, « les praticiens du rite ne spécifient pas

tous les actes et tous les énoncés dont celui-ci est constitué. De façon plus ou
moins pointilleuse, ils suivent un ordre préétabli par autrui (ou considéré

22
comme tel) ». Cette façon de précéder correspond au caractère stéréotypé

des énoncés performatifs typiques, comme « Je vous déclare mari et

femme » et « La séance est levée ».

Cependant, cet aspect présente lui aussi une dissemblance. Je ne sais trop

comment la formuler, mais je dirais que les rites anciens comportaient une

plus grande part d’incertitude, un plus grand « jeu » entre eux et les

résultats escomptés, que les exemples modernes hautement codifiés.

Des éléments peuvent certes faire capoter une cérémonie de mariage – des

« infélicités », pour citer Austin : un des futurs époux est déjà marié ou le

célébrant n’a pas l’autorité requise pour agir (il n’est ni prêtre, ni maire, ni

officier d’état civil, ni capitaine de navire). Cependant, une fois écartées ces

anomalies potentielles, l’opération est assez infaillible.

Dans les rites des sociétés archaïques (et dans ceux qui leur ressemblent

encore aujourd’hui), une telle infaillibilité est plutôt rare. Cette incertitude

découle en partie du fait que le résultat escompté est plus difficile à définir et

à constater que la validité d’un mariage et la fin d’une séance. La

restauration de l’ordre des choses et la réconciliation avec les dieux ne sont

pas garanties par la rectitude exemplaire (apparente) d’un rite. Pensons aux

relations des Romains de l’Antiquité avec leurs dieux. Le rituel de contact

crucial prend la forme d’un sacrifice suivi d’un festin. L’animal est tué, ses

entrailles « nobles » (cœur, foie, etc.) offertes au dieu (brûlées sur son

autel) et la viande rouge consommée par le groupe rassemblé. L’opération

peut être invalidée par certaines imperfections (par exemple si les entrailles

nobles sont difformes ou absentes). Cependant, même quand tout est

23
conforme, la réussite n’est jamais assurée , car on ne peut pas vérifier, muni

d’une liste de conditions rituelles à remplir, si l’objectif ultime a été atteint.

Il s’agit de rétablir la pax deorum (« paix des dieux »), c’est-à-dire la

situation normale de coexistence pacifique entre les hommes et les dieux,

garante de la bienveillance de ces derniers.

Il ne pourrait y avoir d’équivalent exact de la situation contemporaine où

un célébrant reconnu prononce la formule « Je vous déclare… » devant

deux participants volontaires et encore célibataires. De nos jours, les

conditions préalables à ce type de rite sont aussi connues dans leurs

moindres détails, mais il n’y a aucune incertitude quant à ses effets.


Ed LiPuma a observé une situation semblable à celle des Romains chez les

Marings de Nouvelle-Guinée (qui, soit dit en passant, sont le peuple que

Rappaport a le plus étudié). Une fois célébré un rite d’alliance maritale, une

incertitude persiste souvent quant à sa réussite effective et à la satisfaction de

ses conditions préalables ; un observateur extérieur pourrait même

remarquer qu’on a apporté certains changements aux règles du jeu en vue

de créer une impression d’efficacité. Ces entorses subtiles s’accompagnent

de la conviction que les règles sont telles qu’elles ont toujours été. Ce qui est

considéré comme une tradition immuable se trouve en fait à évoluer au fil

24
du temps .

Cette forme d’incertitude constitutive et de « jeu » s’observe dans

d’autres rites importants des sociétés archaïques. C’est le cas des rites

25
associés au don, étudiés par Marcel Mauss et par de nombreux autres

anthropologues. Ayant pour fonction de sceller des alliances, ces rites sont

assurément le théâtre d’actions considérées comme valables ou non.

Bourdieu, par exemple, souligne que le moment choisi pour un contre-don

est déterminant. Si quelqu’un me fait un don et que je m’empresse de lui

donner quelque chose en retour, je l’insulte, car je lui indique ainsi que je ne

souhaite pas lui être redevable. Si, en revanche, j’attends trop longtemps, je

me trouve à lui dire qu’il n’est pas très important pour moi, qu’il ne mérite

pas d’égards. Dans un tel contexte, il me faut savoir évaluer l’intervalle

temporel avec finesse, avoir un sens du kairos, de l’opportunité. Et ce

moment opportun dépend bien sûr de nombreux facteurs : ma relation

26
passée avec lui, nos positions respectives dans la hiérarchie sociale, etc. .

Il se pratique des rites aux caractéristiques semblables dans le monde

contemporain. Citons l’exemple de commémorations comme la fête

nationale ou un hommage aux soldats morts à la guerre. Peut-on affirmer

que ces cérémonies visent des objectifs ? Un cynique pourrait dire qu’elles

ont une finalité externe : les élites qui les organisent souhaitent attiser la

flamme patriotique afin que la population se consacre davantage à ce

qu’elles ont défini comme étant l’intérêt national. C’est là un objectif

stratégique, analogue à celui du patron qui organise une fête pour ses

employés afin de les rendre plus joviaux et mieux disposés envers lui. Nous

pouvons même agir de cette façon stratégique à notre propre égard, par
exemple lorsque nous décidons de nous détendre et de prendre un verre

avant de faire face à une situation délicate ou difficile.

Mon questionnement porte cependant sur les objectifs internes, soit ceux

que les participants eux-mêmes poursuivent dans la cérémonie. Je suis d’avis

qu’ils sont assez courants. Les Américains qui participent aux cérémonies du

4 juillet sont souvent motivés par le désir de retrouver un vif sentiment de

solidarité et de partager une ambition nationale digne de ce nom, lesquels

tendent à se perdre dans les irritants, les conflits et le ressentiment de la vie

quotidienne (et politique). Cependant, comme dans le cas de la pax deorum

des Romains, rien ne peut garantir l’atteinte de ces objectifs, pas même la

cérémonie la plus grandiose.

Le résultat escompté n’est pas un simple effet indirect comme ce que le

patron cherche à obtenir de la fête. Il consiste plutôt en un véritable objectif

commun, mais nul ne saurait établir la liste précise des conditions à remplir.

Certains rites du monde moderne présentent donc des ressemblances avec

ceux des sociétés traditionnelles, où se combinent formules stéréotypées

(bien que nous nous permettions beaucoup plus d’improvisation au cours

des fêtes nationales) et résultats incertains. À ce second degré de

comparaison, où sont mises en contraste des formules stéréotypées proches

du statut de conditions quasi suffisantes (la cérémonie de mariage) et des

rites qui n’atteignent jamais un tel degré de certitude, la société

contemporaine semble offrir des exemples de part et d’autre.

Si on revient au premier degré de la comparaison, où s’opposent les rites

anciens de réparation d’un ordre normatif et ceux qui ne font que se

conformer à celui-ci, on peut constater que nos exemples modernes de rites

aux résultats indéterminés remplissent eux aussi une certaine fonction de

réparation ou, du moins, de rétablissement de la solidarité et de

l’engagement collectif qui, croit-on, sont à l’origine de la société et dont

celle-ci s’est éloignée. L’incertitude relative aux résultats est sans doute dans

la nature même du rite de réparation. Quoi qu’il en soit, celui-ci semble être

une caractéristique permanente de la vie humaine.

La certitude qu’ont les Marings de voir leurs rites produire les résultats

escomptés, laquelle implique une modification non avouée des conditions

préalablement considérées comme nécessaires à leur réussite, est qualifiée de

« performativité à rebours » par LiPuma. On observe dans les sociétés


modernes un autre type de performativité à rebours, qu’on pourrait appeler

« amorçage ».

Dans le chapitre 2, j’ai cité l’exemple de la fondation des États-Unis et de

leur Constitution fédérale. Cette dernière présente un paradoxe qu’on a

maintes fois souligné : selon son préambule, elle est l’acte d’un sujet

collectif, « We, the People of the United States » ; pourtant, celui-ci n’existait

pas avant son adoption, puisque c’est par elle qu’il a vu le jour. Ce sont les

peuples des treize colonies qui préexistaient à la Constitution ; avant de

devenir des États, ces entités politiques avaient mis sur pied une alliance

précaire et peu satisfaisante en proclamant les Articles de la Confédération,

que la nouvelle union fédérale était appelée à remplacer.

L’opération a été menée dans l’esprit de la théorie moderne du contrat

social, selon laquelle un peuple se constitue par l’union d’individus et se

dote d’une constitution. La manœuvre d’amorçage consistait à présenter

ladite Constitution comme si elle émanait d’un peuple existant, puis à

combler cette lacune de façon rétrospective en faisant ratifier le document

par les États et en mettant les nouvelles institutions en œuvre. Plutôt que de

restaurer un ordre existant, le pouvoir de l’énoncé performatif en a créé un

nouveau.

Les deux types de performativité à rebours soulèvent un enjeu que nous

avons abordé dans le chapitre 2. Le rite vise souvent à rétablir ou à restaurer

un ordre supérieur. Cependant, peut-on séparer cette fonction de celle qui

consiste à créer l’ordre ? Parce que les premières sociétés humaines

cherchaient à comprendre l’ordre dans lequel elles se trouvaient (l’idée d’un

ordre transcendant semble indissociable du langage humain) et parce

qu’elles ne disposaient que du mythe et du rite pour y parvenir, ces derniers

seraient une composante essentielle de leur cheminement vers la

connaissance. L’évolution des rites visant à rétablir l’ordre ou à s’y unir

représenterait un aspect de la progression de ces sociétés vers une définition

dudit ordre (le mythe en représentant un autre), et ce, que l’on considère

cette dynamique comme une découverte ou comme une projection. Tant les

Marings décrits par LiPuma que les rédacteurs de la Constitution des États-

Unis perpétuent une tradition vénérable et millénaire.

De ces considérations, il ressort que l’écart entre les sociétés archaïques

fondées sur un ordre métaphysique ou religieux et les sociétés « laïques »


modernes n’est pas aussi grand que certains l’affirment. Nous disposons de

nos propres rites « réparateurs » par lesquels nous réaffirmons l’ordre.

Même pour les plus « laïques » de nos contemporains, cet ordre repose sur

certaines valeurs et sur certaines vertus : dans la plupart des cas, celles-ci

incluent les droits de la personne et la démocratie comme mode de

gouvernement. Même les gens selon qui ces valeurs n’ont aucun

« fondement » métaphysique ou religieux considèrent qu’elles ne peuvent

pas être rejetées, qu’elles participent de la nature des choses – sans doute de

la nature humaine ou, moins éternellement, de ce que sont devenus les êtres

humains civilisés (et qu’ils ont toujours eu le potentiel de devenir).

Pour nous, les cérémonies de réparation sont donc des moments de

réengagement par lesquels nous renouvelons notre allégeance à l’ordre que

nous reconnaissons comme normatif. Il s’agit là d’un aspect de nos vies

auquel il est difficile d’imaginer pouvoir échapper.

Dès lors, pour revenir à la question, posée plus haut, du mode de

reproduction de l’ordre social, il faut ajouter les rites de réparation à

l’inculcation de l’habitus et de la doxa ainsi qu’à la transmission des règles et

des formes canoniques explicites. Et nous n’avons pas encore abordé

d’autres rites de réparation, notamment ceux qui répondent aux appels à la

vérité et à la réconciliation ou à la guérison des blessures et des divisions

27
historiques . Nous sommes ici au cœur de l’efficacité constitutive du

discours, à un niveau beaucoup plus profond et plus déterminant que celui

des énoncés performatifs codifiés du quotidien que la philosophie a mis

sous le feu de ses projecteurs.

Dans cet exposé sur la force créatrice du discours, j’ai soulevé la question des

énoncés performatifs, ce qui nous a menés à la création et à la restauration

de l’ordre par la codification ou par le rite associé au mythe. Cependant,

cette puissance créatrice présente-t-elle des ressemblances informelles par

lesquelles le discours propre aux échanges sociaux, sans évoquer d’ordre

cosmique et sans reposer sur un code établi, pourrait lui-même établir de

nouvelles relations et de nouvelles normes ou transformer celles qui


existent ? Je crois que oui, et c’est ce que j’entends montrer dans la présente

section.

Revenons à un argument antérieur à notre digression sur les énoncés

performatifs et sur les rites. Au début de la section 2, j’ai expliqué comment

une position dont deux personnes sont parties prenantes peut être

déterminée par le type de rapport qu’elles prennent l’habitude d’entretenir.

J’ai donné l’exemple d’un homme âgé qui impose une interaction empreinte

de paternalisme à son camarade plus jeune qui, volontiers ou à contrecœur,

l’accepte. Il s’agit d’un exemple de position à laquelle participent deux

individus dans la sphère privée. Un tel processus de création par l’échange

peut aussi établir de nouveaux types de position dans la sphère publique en

liant des catégories entières d’individus, ce qui peut influer sur l’ordre social.

Toutefois, contrairement à la sphère privée, où, comme je le notais plus

haut, une position établie peut ne pas avoir de nom reconnu (la position

oncle-neveu passerait inaperçue sur le plan sémantique dans une société où

le mot paternaliste n’existe pas), la sphère publique est le lieu de processus

qui entraînent généralement un enrichissement et une modification du

vocabulaire métapragmatique. Ceux-ci passent par l’introduction de

nouveaux termes ou par l’attribution de significations inédites à des mots

d’usage courant.

J’illustrerai cette dynamique par un exemple donné dans un article

28
antérieur. J’y critiquais la théorie de la signification de Donald Davidson ,

mais mon propos peut s’appliquer à un champ plus vaste. L’exemple portait

sur la notion d’égalité comme norme dans la polis grecque, laquelle était

29
exprimée par des mots comme isêgoria et isonomia , et dans des expressions

comme homoioi, qui désignait les citoyens de Sparte. Ce dernier terme fait

référence à la ressemblance, à la similitude (comme dans homogène). La

ressemblance et l’égalité étaient les tropes de base de cette relation.

Dans cette réflexion sur ce qu’implique l’apprentissage d’une langue

étrangère, j’imaginais un Perse en séjour à Athènes qui chercherait à

comprendre la signification de ces termes prisés par la polis grecque. Peut-

être se demanderait-il : « Je sais ce qu’est l’égalité de taille, de couleur, de

force ou de valeur, mais que peut bien signifier cette absurdité athénienne

d’égalité des citoyens ? »


Je m’interroge ici sur la façon dont un tel ensemble de normes et de

relations peut apparaître dans la foulée du renversement d’une royauté (c’est

aussi arrivé à Rome). On pourrait y voir une ressemblance avec la

cristallisation soudaine d’un puissant sentiment de dignité chez les jeunes

Égyptiens rassemblés sur la place Tahrir en 2011. La dignité est cependant

une valeur que le monde moderne a déjà amplement explicitée, et son

respect est considéré comme une réalité achevée dans certaines sociétés. Pas

chez les anciens Grecs. Comment la notion d’égalité des citoyens a-t-elle

bien pu y voir le jour en l’absence de précédent ?

Elle doit émerger d’une série d’interventions rhétoriques par lesquelles

des gens dénoncent la répression de leur droit de parole (égal) ou le pouvoir

exorbitant d’un notable. Ces énoncés introduisent de nouveaux mots ou

confèrent de nouvelles significations à des termes existants (comme tyran,

qui, à l’origine, avait une connotation neutre ou positive). C’est au cours de

ce processus que des mots comme isêgoria voient le jour afin d’expliciter de

nouvelles attentes et de nouvelles normes. Les citoyens affirment ainsi leur

compétence égale en matière de contribution au débat public. L’essentiel, ici,

c’est que l’explicitation se trouve à accompagner l’émergence de ces attentes

et de ces normes plutôt qu’à la suivre. Les citoyens finissent par considérer

certaines limites à leur parole, institutionnalisées au bénéfice des rois ou des

tyrans, comme irritantes et contestables. Dès lors, ils protestent et

demandent à être entendus. Les nouvelles normes naissent de cette

contestation ; intériorisées puis explicitées dans le processus conflictuel, elles

se voient désignées par des néologismes adéquats. Ces nouveaux mots

définissent les exigences des citoyens. La notion de « constitution » ne

saurait être mieux illustrée.

Dans ce processus, les deux types de constitutions agissent de concert,

comme nous l’avons vu plus haut. Les nouvelles positions établies dans le

discours prennent un nom. Cette explicitation contribue à façonner son

objet. Dans ce cas, cependant, l’action n’est pas celle d’un penseur isolé qui

réfléchirait discrètement dans son coin, mais plutôt celle d’une collectivité

qui délibère dans le contexte d’un rapport souvent conflictuel. La créativité

relève essentiellement du discours.

Jusqu’ici, il a été question d’un processus d’explicitation de normes et

d’objectifs qui émane de l’intérieur, c’est-à-dire des personnes qui les


réclament. Il existe un phénomène assez différent, où des observateurs

détachés constatent une tendance et lui donnent un nom après coup,

comme on l’a vu par exemple avec les émeutes et les pillages de 2011 en

Angleterre. Malgré son caractère rétrospectif et extrinsèque, une telle

dénomination n’est pas sans effet. Elle influe sur la façon dont les gens

vivent avec le nouveau phénomène.

La force de la dimension constitutive est manifeste dans le processus de

négociation et de renégociation d’idéaux comme l’égalité, qui se voient ainsi

transformés. Par rapport aux Grecs et aux Romains, les Européens de l’aube

de la modernité étaient dans une situation comparable à celle des jeunes de

la place Tahrir. La République romaine, en particulier, était perçue comme

un idéal de citoyenneté, notamment pour les villes italiennes de la fin du

Moyen Âge et pendant les révolutions américaine et française. Toutefois, il

restait encore beaucoup de travail à faire. Il fallait donner une signification

concrète à l’égalité des citoyens. Pour citer une célèbre métaphore de Kant, il

fallait la « schématiser » dans des conditions modernes. Cette

schématisation s’est poursuivie depuis lors, si bien que l’idéal n’a jamais

cessé de se transformer.

Rappelons que les Anciens n’interprétaient pas l’idéal d’égalité des

citoyens de la même façon que nous. Les esclaves et les femmes en étaient

exclus, et, selon certains patriciens, il fallait aussi fermer la porte à la plèbe,

qui n’était pas à la hauteur des exigences d’une citoyenneté active. (Lors des

premières années de la République américaine, certains fédéralistes allaient

affirmer la nécessité de réserver les fonctions gouvernementales aux

hommes riches et intelligents.)

L’égalité ne cesse d’acquérir de nouvelles significations. Par exemple, le

droit au mariage homosexuel est aujourd’hui réclamé au nom du principe

de non-discrimination (encore un avatar de l’égalité). Voyons comment on

en est arrivé là. Le premier changement déterminant s’est produit il y a une

cinquantaine d’années dans le contexte de la révolution sexuelle. Loin de se

limiter à la revendication d’un code de conduite sexuelle moins restrictif,

elle a aussi transformé le sujet en mettant en avant une éthique de

l’authenticité. Désormais, les homosexuels pouvaient « sortir du placard »

sans subir de sanctions. Ils n’insistaient plus simplement, comme autrefois,

sur la nécessité d’éviter des souffrances injustifiées (ce qui, par exemple,
avait motivé André Gide à révéler son homosexualité dans les années 1920),

mais davantage sur la nécessité de considérer l’orientation sexuelle comme

une « identité » méritant d’être respectée en tant que telle, c’est-à-dire en

égale. Cette évolution de l’idée d’égalité se poursuit avec l’essor d’une

éthique de l’authenticité, dans laquelle s’inscrit la notion d’« identité » (qui

a acquis une nouvelle signification). Précisons cependant que ce mot n’est

pas apparu dans le sillage du changement : il a plutôt contribué à le

provoquer.

L’illusion voulant qu’il en aille autrement, que la valeur en question ait

toujours existé avant qu’on ne la dénomme, découle à la fois d’un concept

analogue, dans ce domaine informel, soit la « performativité à rebours »

définie par LiPuma relativement au domaine rituel (voir la section 5), et de

la « méconnaissance » dont il fait mention dans son article sur les

30
Marings . On se persuade que la notion d’égalité a toujours eu sa

signification actuelle et que les minorités dominantes d’autrefois étaient

constituées d’hypocrites (dans leurs rapports avec leurs esclaves, avec leurs

femmes, avec leurs travailleurs, etc.). Ce faisant, on confond deux questions.

(a) L’actuelle définition de l’égalité témoigne-t-elle d’une amélioration des

choses ? (Compte tenu des changements survenus depuis 1800, je serais

tenté de répondre par l’affirmative.) (b) Correspond-elle à la signification

qu’avait une norme comme l’isonomia pour les anciens Grecs (qui en

auraient hypocritement exclu la majorité) ou pour les rédacteurs de

Philadelphie ? À cette seconde question, la réponse est le plus souvent

négative, mais pas toujours, car il arrivait que de véritables divergences

d’opinions apparaissent (autour de l’enjeu de l’esclavage en 1787, par

exemple) et que des figures de premier plan se contredisent (comme

Jefferson, même s’il est sans doute faux d’affirmer que l’« égalité » était en

cause, l’enjeu ayant plutôt consisté à déterminer qui étaient les titulaires des

droits définis dans la Déclaration d’indépendance).

La question (a) représente un enjeu politico-moral à propos duquel on

peut vouloir adopter une position catégorique ; la question (b), elle, est

31
d’ordre historico-ethnographique et appelle une réponse nuancée .

7
Un vaste ensemble constitué de phénomènes humains, de normes, de

positions, d’institutions, d’ordres sociaux et de structures politiques,

auxquels s’ajoutent leurs fonctions propres, se constitue et se transforme

dans le discours, souvent à l’occasion d’actes rhétoriques censés traduire les

valeurs établies ou les structures en place, mais qui se trouvent en fait à

amorcer quelque chose. Il existe toute une gamme de relations constitutives.

À un bout du spectre se trouvent les ordres établis, fussent-ils sociaux,

juridiques ou cosmiques ; y résident les rites et les énoncés performatifs

explicites. D’autres points du spectre appartiennent à la zone où de

nouvelles normes, de nouvelles valeurs et de nouvelles positions sont créées

et transformées de manière informelle.

Un observateur extérieur au contexte d’une transformation donnée

pourrait considérer les valeurs et les institutions en cause comme étant

« déjà là ». Telle serait la position d’une étudiante issue d’une famille de

bergers mongols qui suivrait un cours d’histoire de la Grèce antique à

l’université d’Oulan-Bator. (Disons que cette famille vit dans une zone si

reculée qu’elle n’a jamais été touchée par l’idéologie marxiste du régime

communiste.) Les institutions, les normes et la rhétorique de l’Athènes

antique constitueraient pour elle de nouvelles découvertes, déjà cataloguées

sous leurs noms canoniques comme le sont les animaux d’Afrique dans un

manuel de zoologie. Toutes lui sembleraient ainsi correspondre au modèle

d’une dimension sémantique isolée que défend la théorie HLC. Toutefois, si

notre étudiante désirait devenir historienne ou ethnographe, il lui faudrait

apprendre à distinguer les deux catégories : les animaux existaient déjà

avant qu’on ne leur donne des noms, tandis que le langage dont on dispose

pour décrire la vie politique d’Athènes est le précipité du discours constitutif

dans lequel celle-ci a vu le jour. En outre, nul ne saurait vraiment saisir ce

langage sans une connaissance profonde, apportée par l’ethnographie, de sa

nature, de ses différentes phases et vicissitudes, de ses conflits et résolutions,

de ses définitions et redéfinitions.

Ces propos nous ramènent à l’article où je critiquais la théorie de la

signification de Davidson. Suivant l’hypothèse de base de celle-ci, je

comprends la langue d’un autre groupe si je suis en mesure de formuler

dans ma propre langue les conditions de vérité de n’importe quel de ses

énoncés. Je n’ai pas besoin de savoir comment les membres de ce groupe


« figurent » le monde, pour employer un terme introduit dans le chapitre 5.

En général, cette logique convient aux objets que tout le monde

reconnaît : animaux, personnes, actions élémentaires, meubles, aliments,

etc. Cependant, elle ne s’applique pas aux termes qui contribuent à la

constitution de la vie sociale et politique (dont font partie l’isonomia et

l’isêgoria des anciens Grecs). Cette lacune définit bien la situation de mon

pauvre observateur perse : celui-ci peut saisir le sens du mot égal dans des

jugements sur la taille, sur la force, sur l’aptitude à conduire un char, voire

sur la naissance, mais, pour comprendre l’isêgoria, il lui faudrait d’abord

connaître la vie de la polis, ses normes et ses idéaux. Ce qui, bien sûr, est

possible : il lui suffirait de faire un ethnographe de lui-même en

entreprenant une enquête de terrain d’au moins six mois en Attique.

Lorsqu’il se familiarise avec le vocabulaire zoologique de ses hôtes, notre

Perse doit déjà savoir reconnaître un chien pour apprendre le mot grec kúôn.

Toutefois, jamais il ne pourrait décoder les mœurs politiques grecques sans

apprendre la signification des termes essentiels qui s’y appliquent. Se

familiariser avec les institutions et apprendre ces mots ne sont pas deux

démarches distinctes comme celles qui consistent, d’une part, à reconnaître

la faune de Grèce et, d’autre part, à apprendre les noms grecs des divers

animaux. À l’échelle politique, langage et sens sont indissociables. Cette

caractéristique découle précisément de la puissance constitutive du langage

32
(c’est-à-dire du discours) dans ce domaine .

Le nouveau climat politique qui a fait de l’égalité une valeur déterminante

s’est installé dans un contexte où régnaient d’anciennes formes de

domination (de la royauté ou de l’élite) et un éthos traditionnel (du guerrier

et du chef ) ; ceux-ci s’en sont vus transformés. Nul ne saurait comprendre

ces éléments du contexte et le sens de leur transformation sans faire appel à

leurs principaux termes normatifs.

Notre Perse ne peut pas formuler de phrases-T davidsoniennes où une

expression perse située à droite traduirait une expression grecque située à

gauche, car les mots perses dont il a besoin pour ce faire n’existent pas (du

moins à ce jour). Si, une fois rentré chez lui à Suse, il publiait une

monographie sur les mœurs étranges des Athéniens, il lui faudrait faire ce

que font souvent les ethnographes modernes, soit donner le terme en grec,

puis tenter d’en circonscrire la signification de manière imaginative à l’aide


de périphrases et de néologismes afin que ses lecteurs puissent se faire une

idée de ce qui fait courir les Hellènes. Si ce type de contact dure assez

longtemps, la langue perse se sera suffisamment enrichie pour offrir des

équivalences simples (bien qu’il puisse s’agir d’un processus trompeur,

capable d’amener les gens à croire qu’ils comprennent des choses qui leur

échappent encore).

Ces précisions nous ramènent au thème principal des quatre chapitres de

cette deuxième partie, à savoir que la théorie HLC, même enrichie et

transformée par les travaux de Frege et d’autres penseurs, ne peut pas rendre

justice à la puissance constitutive et à la dimension figurée du langage. Elle

postule toujours les hypothèses I et II que j’ai présentées au début du

chapitre 5 (I : les mots sont introduits pour désigner des caractéristiques

auxquelles nous avons déjà prêté attention ; II : la dimension cratyliste ou

« figurée » du langage n’ajoute rien à notre description empirique du

monde). Ces hypothèses conviennent à l’élaboration d’un langage spécialisé

à l’aide duquel on peut mener des recherches scientifiques ou formuler

certaines descriptions neutres et détachées (des activités qui ont leur utilité).

En raison de cette limite, toutefois, la théorie HLC n’est en mesure

d’expliquer ni le langage humain tel qu’il existe dans la nature ni ce en quoi

consiste la compétence linguistique des êtres humains.

En privilégiant la description méthodique et détachée d’objets

indépendants au détriment de toutes les autres dimensions, on reste aveugle

à la véritable nature du langage humain. Dans l’exposé sur le champ de

significations que je désigne sous le nom de « positions », ce que nous

avons vu présente de fortes analogies avec ce que le chapitre 6 nous a appris

sur la genèse des nouvelles significations humaines. À l’instar des styles de

vie éthiques ou quasi éthiques, les nouvelles positions voient le jour dans

l’énaction et naissent entre des agents dont l’interaction est souvent

conflictuelle. Elles se manifestent parfois sans bénéficier d’une description

métapragmatique (comme c’est le cas de mon exemple de relation

paternaliste avant la lettre), mais, en général, l’interaction met elle-même en

jeu des mots, des normes ou des gestes rituels nouvellement créés ainsi que
de nouvelles descriptions de modèles historiques, invoqués de part et

d’autre.

Ainsi, comme dans le cas de l’éthique socratique de l’examen de soi ou du

style de vie cool, on constate un amalgame entre, d’une part, l’énaction

exemplaire et, d’autre part, l’explicitation verbale des normes, des actions,

des finalités ou des vertus jugées dignes d’estime. La relation est

réciproque : les modèles se voient expliqués par des explicitations qui, à leur

tour, doivent être interprétées à la lumière des modèles.

À cette dynamique s’ajoutent souvent, tel un troisième « échelon », des

discours visant à expliquer l’apparition des nouvelles positions et à indiquer

ce qu’elles ont d’adéquat (ou non).

Quand on cherche à expliquer comment apparaissent de nouveaux mots

dans ce vocabulaire de positions, on constate que cette dynamique présente

une caractéristique commune avec celle des significations éthiques : à

l’origine, les parties prenantes cherchent à concrétiser ce qu’elles perçoivent

indistinctement comme des modes de vie meilleurs ; il arrive que leurs

efforts impliquent d’emblée des façons de parler, un vocabulaire descriptif

ou opératoire, mais les mots peuvent aussi être générés ultérieurement ; ce

vaste ensemble d’actes et de mots cherche ensuite confirmation. Bien que le

processus soit complexe dans les deux cas, les significations éthiques et les

positions ne sont pas confirmées de la même façon.

Dans le cas des significations humaines, deux prétentions à la vérité sont

implicites : les descriptions qu’on fait de soi-même et d’autrui au regard de

ces significations sont justes, c’est-à-dire sans erreur ni illusion, tandis que

les normes et les vertus en cause sont valables. Pour être confirmées, ces

significations doivent remplir les deux conditions.

Dans le cas des positions, le second type de confirmation est lui aussi

recherché. En s’efforçant de les établir, on se trouve à affirmer leur justesse,

mais on cherche aussi à les établir de facto en tant que positions effectives

dans la société ou dans le monde. Il s’agit là de ce que j’ai qualifié de

« confirmation culturelle » dans le chapitre 6, mais il serait sans doute plus

juste de parler de concrétisation que de confirmation.

Néanmoins, la leçon générale à retenir du sujet principal de cet ouvrage

reste la même. Tant en ce qui concerne le langage des positions qu’en ce qui

a trait à celui des significations, la logique sémantique dénotative nous


induit en erreur et la logique constitutive est à l’œuvre. Les nouveaux mots

n’apparaissent pas simplement parce que des phénomènes existants et

indépendants attirent notre attention puis sont nommés. Ils naissent dans

l’énaction ainsi que dans le discours sur les normes et sur les modèles issus

de celle-ci. Une fois établies, les positions peuvent bien sûr être découvertes

par des observateurs extérieurs comme notre Perse en visite à Athènes ou

comme notre étudiante mongole qui s’initie à l’histoire de la Grèce antique.

Nous nous trouvons tous, bien sûr, dans une telle situation quand nous

réfléchissons aux leçons de l’histoire et tenons un discours explicatif et

justificatif depuis le troisième et dernier échelon.

Cependant, cela ne signifie pas que nous puissions simplement transférer

ces phénomènes dans la logique sémantique dénotative. En fait, il est

impossible de comprendre adéquatement ces positions ou ces significations

en les envisageant comme si elles préexistaient dans la nature et n’étaient pas

issues de l’énaction significative, tant individuelle que sociale. Pour y

parvenir, il faut en saisir la raison d’être, ce qui implique de bien

comprendre leur émergence, leur maintien ou leur transformation.

Autrement dit, il faut comprendre le sens qu’elles ont pour les agents

concernés : leur importance, les valeurs éthiques qu’elles portent et leurs

autres significations humaines. Elles ne sont toutefois compréhensibles que

dans le contexte des pratiques dont elles sont issues ainsi que dans celui des

mots et des images avec lesquels elles sont interprétées. Envisager leur action

comme celle de réalités naturelles indépendantes constitue une grave erreur

d’interprétation.

Autrement dit, on peut par exemple contester l’interprétation d’une

période historique en démontrant que son auteur a une vision inadéquate

ou simpliste des significations que les agents donnaient à leurs actions (bref,

de leurs motivations). Les critiques formulées par François Furet envers

l’historiographie marxiste de la Révolution française illustrent bien un tel

argumentaire. En se fondant sur leurs lectures respectives des motivations et

des significations en jeu, Furet et les marxistes offrent des explications très

différentes de ces événements déterminants, notamment de la Terreur

de 1792-1794. Seul un des deux camps peut voir juste.

Ce constat de base s’applique aux deux types de constitutions. Cependant,

une caractéristique fondamentale est apparue au fil de ce chapitre, laquelle


est propre à la puissance constitutive du discours. Un usage particulier du

langage joue ici un rôle déterminant : le rite. Cela nous ramène à l’exposé

du chapitre 2 où nous avons vu que le langage relatif à l’ordre global dans

lequel vivent les êtres humains et leurs sociétés évolue sous l’effet de rites de

rétablissement du contact ou de « restauration ». On peut affirmer que les

rites de ce genre ont survécu, qu’ils persistent même en nos époques où

l’ordre moral cosmique ou transcendantal d’antan ne fait plus partie du sens

commun. Ils remplissent une fonction permanente dans le « cadre

33
immanent ».

Par conséquent, non seulement le discours constitue les positions dans

l’énaction et la réénaction, mais il restaure et refaçonne aussi, par

l’entremise de formes rituelles, les ordres humains globaux dans lesquels

nous vivons.

On peut réitérer ici deux conclusions tirées à la fin du chapitre 6. En

premier lieu, cette alternance entre la création et la confirmation des

significations, laquelle prend une forme légèrement différente dans le

domaine des positions, est le fondement de l’émergence continue de

différences culturelles.

En second lieu, comprendre le phénomène du langage, y compris le

discours prosaïque ordinaire, implique d’envisager celui-ci dans un contexte

d’énaction significative et dans le vaste ensemble des formes symboliques.

Débarrassés de toute signification humaine, les langages spécialisés et épurés

conviennent sans doute parfaitement à certains usages importants, mais ces

modes d’expression austères ne sauraient constituer le modèle du discours

humain en général. C’est là un des principaux messages de ce livre.

1. J’ai mis à profit mes discussions avec Benjamin Lee pour rédiger ce chapitre.

2. J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970 ; John R. Searle, Les Actes de langage. Essai de

philosophie du langage, Paris, Hermann, 2009.

3. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, vol. I, Paris, Gallimard, 1966, chap. 18 et 19.

4. Voir David McNeill, Gesture and Thought, Chicago, University of Chicago Press, 2005, chap. 3.

5. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, vol. I, p. 230-231.

6. Ibid., p. 241.

7. J’emprunte ce terme à Erving Goffman, Façons de parler, traduction d’Alain Kihm, Paris, Éditions

de Minuit, 1987, p. 7, 133-166. Voir aussi l’intéressant exposé d’Asif Agha, Language and Social

Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 177-178.


8. Michael Silverstein, « Metapragmatic Discourse and Metapragmatic Function », dans John A.

Lucy (dir.), Reflexive Language : Reported Speech and Metapragmatics, Cambridge, Cambridge

University Press, 1993, p. 33-58.

9. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, vol. I, p. 274.

10. Asif Agha, Language and Social Relations, p. 25. Voir aussi Michael Silverstein, « Metapragmatic

Discourse and Metapragmatic Function ».

11. Nicolas Boileau Despréaux, « Réflexion IX », dans Œuvres de Nicolas Boileau Despréaux. Avec

des éclaircissemens historiques, donnez par lui-meme, Amsterdam, David Mortier, 1718, p. 111.

12. Asif Agha, Language and Social Relations, chap. 3.

13. Bien entendu, les mots texte et scénario ont ici un sens métaphorique. Les acteurs sociaux sont

plus ou moins conscients de ce qu’on attend d’eux, mais pas dans le registre expressément formulé

auquel un terme comme scénario correspond généralement. Ce domaine est celui que j’ai désigné

ailleurs sous le vocable d’« imaginaires sociaux ». Voir Charles Taylor, Modern Social Imaginaries,

Durham (Caroline du Nord), Duke University Press, 2004, chap. 2.

14. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Presses universitaires de France,

2004, p. 15.

15. Je me suis largement inspiré de l’excellent article de Craig Calhoun, « Pierre Bourdieu », dans

George Ritzer et Jeffrey Stepnisky (dir.), The Wiley-Blackwell Companion to Major Social Theorists,

Oxford, Wiley-Blackwell, 2000.

16. Ibid., p. 14.

17. Ibid., p. 32.

18. Ibid., p. 29-30.

19. Ibid., p. 29, tiré de Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 113.

20. Voir mon ouvrage intitulé Modern Social Imaginaries. Dans bon nombre de sociétés,

l’imaginaire social commun se conjugue différemment d’une classe ou d’un milieu à un autre. Dans

les sociétés contemporaines, par exemple, la reconnaissance partagée du fait de vivre en démocratie

est souvent interprétée de diverses façons, qui vont de la droite à la gauche ou qui fluctuent selon

qu’on est membre d’une minorité culturelle ou de la majorité. Ce qu’un groupe perçoit comme des

éléments de la doxa peut faire l’objet de vives critiques de la part d’un autre groupe. C’est pourquoi il

faut faire preuve de prudence lorsqu’on postule l’existence de « la » doxa d’une société entière (ou

d’un domaine entier).

21. De nombreux auteurs ont remarqué que ces formules déterminantes, où peuvent s’entremêler

mots et gestes, sont souvent de nature iconique, en ce sens qu’elles figurent ce qu’elles cherchent à

occasionner. Il y a sans doute là un lien intéressant à établir avec l’ouvrage intitulé The Evolution of

Childhood : Relationships, Emotion, Mind (Cambridge [Massachusetts], Harvard University Press,

2010), où Melvin Konner traite des rituels animaux : lorsqu’il grogne, un loup produit une icône

réduite de l’acte d’attaquer et de mordre, laquelle peut servir à avertir un congénère du fait qu’il

risque de déclencher une telle attaque. Une continuité dans l’évolution profonde sous-tend

probablement cette similitude.

22. Roy A. Rappaport, Ritual and Religion in the Making of Humanity, Cambridge, Cambridge

University Press, 1999, p. 32. Stanley Tambiah observe cependant que, à long terme, un rituel trop

stéréotypé et trop prévisible peut finir par se vider de son sens et par devoir être renouvelé ; il faut dès

lors qu’une figure charismatique lui redonne vie en redéfinissant la pratique en de nouveaux termes.

Voir Stanley Tambiah, Culture, Thought and Social Action : An Anthropological Perspective, Cambridge
(Massachusetts), Harvard University Press, 1985, p. 165-166.

23. Jörg Rüpke, Religion of the Romans, Cambridge, Polity Press, 2007, p. 140-145.
24. Ed LiPuma et Benjamin Lee, « The Performativity of Ritual Exchange : A Melanesian

Example », dans P. J. Stewart et A. Strathern (dir.), Exchange and Sacrifice, Durham (Caroline du

Nord), Carolina Academic Press, 2008. Pour les sources d’inspiration de cet ouvrage, notamment sur

la performativité à rebours, voir Ed LiPuma, « Ritual in Financial Life », dans Benjamin Lee et Randy

Martin (dir.), Derivatives and the Wealth of Societies, Chicago, Chicago University Press, 2016, p. 80 et

130.

25. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris,

Presses universitaires de France, 2016.

26. Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, p. 178-181.

27. On peut aussi penser au rôle des fêtes pendant la Révolution française. Voir Mona Ozouf, La

Fête révolutionnaire. 1789-1799, Paris, Gallimard, 1988.

28. Voir mon article intitulé « Theories of Meaning », dans Human Agency and Language,

Cambridge, Cambridge University Press, 1985.

29. Dans un contexte moderne, on pourrait traduire isonomia par « égalité de droit » et isêgoria par

« liberté égale d’expression ».

30. Voir la note 24.

31. Asif Agha donne aussi l’exemple des élans vers l’égalité qui ont marqué l’interaction discursive,

dans lesquels s’inscrit l’atténuation des distinctions hiérarchiques propres aux façons de s’adresser aux

gens en contexte public ou intime (la distinction entre tu et vous lorsqu’on s’adresse à une seule

personne en français en offre un bon exemple, bien que, dans certaines langues, la politesse soit

exprimée par le recours à la troisième personne). Dans de nombreuses sociétés européennes,

l’asymétrie caractéristique des façons de s’adresser les uns aux autres entre supérieurs hiérarchiques et

personnes subalternes ou entre parents et enfants s’est atténuée non pas dans la foulée d’une décision

officielle, mais dans le cadre du processus intersubjectif lui-même. Voir Asif Agha, Language and

Social Relations, chap. 3, notamment les pages 172-174.

32. « Un interprète davidsonien est condamné à rester enfermé dans son propre langage », écrit

Albrecht Wellmer. [Ein Davidsonscher Interpret bleibt für immer im Gehäuse seiner eigenen Sprache.]

« Les interprètes davidsoniens sont incapables d’apprendre quelque chose de nouveau en matière de

communication linguistique. » [Davidsonsche Interpreten können in der sprachlichen Kommunikation

nichts Neues lernen.] Dans Thomas Hoffmann, Juliane Rebentisch et Ruth Sonderegger (dir.),

Sprachphilosophie. Eine Vorlesung, Francfort, Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft, 2004, p. 185 et

190.

33. Voir Charles Taylor, L’Âge séculier, traduction de Patrick Savidan, Montréal, Boréal, 2011,

chap. 15, p. 915-1007.


troisième partie

AUTRES APPLICATIONS
CHAPITRE 8

Quand la signification naît du récit

Une autre facette de la puissance créatrice ou constitutive du langage mérite

qu’on s’y attarde. Pour ce faire, il faut cependant élargir la portée de

l’investigation en se penchant sur des unités du discours dont la taille

dépasse celle de la phrase. Gottlob Frege et d’autres penseurs ont montré

que les caractéristiques déterminantes de la signification linguistique ne

deviennent visibles que si on va plus loin que la seule étude du sens des mots

en portant le regard sur la phrase déclarative considérée comme un tout.

Cela dit, on peut sans doute atteindre un degré supérieur de compréhension

en explorant ce que les textes plus longs peuvent révéler sur le langage et sur

ses pouvoirs.

L’exemple sur lequel je souhaite me pencher ici est le récit, c’est-à-dire la

narration de l’histoire de gens, d’événements et de leurs relations complexes.

J’entends défendre l’idée selon laquelle le récit offre une interprétation de la

vie, des gens et de leur vécu qui s’avère particulière (ce qui le distingue

d’autres formes comme les écrits scientifiques ou philosophiques) et

insubstituable (ce qu’il révèle ne peut pas être traduit sous une autre forme

sans perte).

Qu’est-ce qu’un récit peut communiquer sur les gens et sur la vie ? Le

récit consiste souvent en un compte rendu diachronique de l’avènement

d’une certaine situation (généralement l’état terminal). Il éclaire la réalité de

diverses façons. Il peut raconter « comment les choses en sont arrivées là »

en fournissant des causes. Il peut donner une idée de la nature de cette


situation terminale, dont il permet de mieux saisir la fragilité ou la

permanence, les avantages ou les inconvénients, etc. Le récit peut

transmettre une vision plus nette de la tournure que les événements n’ont

pas prise, ce qui met au jour le caractère risqué et imprévisible de son

dénouement. Il peut aussi ouvrir d’autres voies dans un sens plus large, en

proposant par exemple une nouvelle gamme de manières d’être, de destins

et d’interactions entre personnages, ce qui permet au lecteur de mieux

connaître la vie humaine en général. On peut penser au cas le plus simple

que représente la liste des personnages et des actions propres aux contes

folkloriques (telle qu’établie dans des études comme celle de Vladimir

1
Propp ) : héros, faux héros, victime ; début de la quête, retour ; etc. Ou

encore à la « grammaire » qui se dégage de recueils de nouvelles tel Le

2
Décaméron de Boccace . Ces récits constituent des modèles qui permettent

aux gens de mieux comprendre leur vie. Évidemment, les histoires qu’on se

raconte aujourd’hui, fussent-elles fictives ou vraies, sont infiniment plus

nuancées et plus recherchées que ces fables d’autrefois.

On peut présumer que tout le monde serait d’accord avec la première de

mes affirmations ci-dessus, selon laquelle le récit représente un moyen

parmi d’autres de faire connaître des causes, des personnages, des valeurs,

des manières d’être, etc. Cependant, nombre de gens regimberaient sans

doute contre ma seconde affirmation, voulant que cette forme soit

insubstituable. On peut certes y substituer d’autres formes dans certains cas

particuliers, mais j’affirme ici que des connaissances valables sur les sujets

mentionnés ci-dessus peuvent être transmises par un récit qui s’avère

impossible à transposer en énoncés scientifiques, en généralisations

atemporelles, etc.

Penchons-nous d’abord sur l’explication causale de l’état terminal qu’un

récit peut décrire. À cet égard, ma thèse s’oppose à un puissant courant

théorique qui part de Hume, passe par les positivistes du cercle de Vienne et

se maintient chez la plupart des philosophes (analytiques) contemporains.

L’imputation qui ressort d’un récit serait celle d’un enchaînement causal

singulier. L’état terminal consécutif à l’enchaînement d’événements se veut


compréhensible, crédible et même convaincant. Cependant, Hume affirme

dogmatiquement qu’il n’existe de toute évidence rien de tel qu’un

enchaînement causal singulier. Selon lui, on peut affirmer que A cause B

seulement si on est en mesure de subsumer cet enchaînement sous une sorte

de loi générale en vertu de laquelle les événements-semblables-à-B suivent

invariablement les événements-semblables-à-A. Par conséquent,

l’imputation causale qui semble émerger du récit est soit une suggestion

sans fondement, soit une intuition, soit un lien sous-entendu par la

rhétorique ; sa validité peut aussi découler d’une affirmation dont la forme

est non narrative.

Ce dogme est absolument faux. Nous nous livrons à toutes sortes

d’attributions causales singulières. En général, un agent sait ce qu’il fait en le

faisant, tout simplement. Je sais que j’ai placé la rondelle dans le filet depuis

la ligne bleue ; ce genre de connaissance est généralement indissociable de

l’action elle-même. De plus, en raison de notre capacité à « lire » les

3
intentions et les gestes des autres personnes , je suis en mesure de savoir que

Wayne Gretzky a placé la rondelle dans le filet depuis la ligne bleue (parce

que je l’ai vu faire). Pour citer un exemple extérieur à l’action humaine, j’ai

vu que, en tombant, l’armoire a pulvérisé le vase Ming de tante Mabel.

Bien entendu, notre aptitude à faire de telles imputations causales

singulières est souvent nourrie de l’expérience que nous avons (notamment

celle d’événements similaires), tout comme notre aptitude à maîtriser nos

gestes et à savoir que nous les maîtrisons repose sur toute une expérience

d’entraînement (comme celle qui m’a permis d’apprendre à soulever la

rondelle de la glace pour l’envoyer dans le coin supérieur gauche, non

protégé, du filet). Nous apprenons ainsi à discerner de façon nuancée ce qui

est la cause de quoi dans les domaines de l’action humaine et de

l’interaction entre objets physiques sans avoir besoin (voire, dans certains

cas, sans être capables) de formuler des lois générales applicables à des

événements identiques.

On pourrait s’attendre à la réplique suivante : oui, nous ne faisons rien de

tel, mais nos connaissances ne reposeraient-elles pas sur des bases plus

solides si nous fondions nos imputations singulières sur des lois générales

qui associent des éléments identiques ? Je serais tenté de répondre par la

négative, d’autant plus qu’une telle méthode n’est pas toujours applicable.
Ces lois nous informent sur les relations entre des types d’événements, alors

que ce qu’explique un récit constitue souvent un événement singulier. Il

arrive que certaines généralisations connues ou encore à découvrir jouent

un rôle dans la narration de cet événement, mais celle-ci reste une

imputation singulière.

Cela s’explique en partie par le fait que la narration réunit parfois un

certain nombre de facteurs différents ; l’action propre à chacun de ceux-ci

peut être éclairée par des lois, mais l’explication causale implique de les

combiner d’une certaine façon. Citons l’exemple d’un accident de la

circulation. Une voiture a fait une sortie de route. On est en janvier et il y

avait du verglas sur la chaussée ; de plus, il faisait noir et un épais brouillard

enveloppait la route, un chemin mal nivelé dont le virage aurait dû être

mieux incliné. Par-dessus le marché, le conducteur était un jeune (homme)

novice (j’alimente ici le préjugé des compagnies d’assurance contre les

jeunes hommes). Ajoutons qu’il avait bu plusieurs verres à la fête à laquelle

il avait pris part. Manifestement, tous ces facteurs se sont conjugués dans

l’accident ou ont pu en être une cause partielle.

Certains de ces facteurs sont corroborés par des données issues de cas

similaires. Les compagnies d’assurance disposent de tables actuarielles qui

justifient l’opinion peu favorable qu’elles ont des jeunes hommes. (Notons

que ces tables ne fournissent que des généralisations statistiques et non de

véritables lois générales ; peut-être notre jeune conducteur était-il très

prudent, contrairement à la plupart des représentants de sa cohorte.)

Cependant, nous avons acquis, grâce à l’expérience, une certaine

connaissance de la portée de bon nombre de ces facteurs, laquelle ne découle

pas nécessairement de quelque décompte d’épisodes semblables. Des

généralisations comme « le brouillard réduit la visibilité » et « le verglas

rend les routes glissantes » entrent certes en ligne de compte, mais elles sont

souvent issues d’une expérience singulière.

L’imputation causale pourrait cependant faire mention de tous ces

facteurs en indiquant qu’ils ont concurremment provoqué l’accident. On

pourrait aussi affirmer que certains d’entre eux n’ont pas vraiment eu

d’incidence, que seuls quelques-uns, voire un seul, ont joué un rôle. La

différence entre ces deux imputations dépend de certaines contrefactualités

imaginées. Supposons qu’un facteur est absent et demandons-nous si cette


absence aurait empêché l’accident. Si la réponse est oui, ce facteur fait partie

de la cause ; il est une condition nécessaire. Si la réponse est non, le fardeau

de la démonstration tombe sur les autres candidats. C’est là le type de

raisonnement qui peut sous-tendre la sélection d’une liste plus courte de

facteurs, voire d’un seul d’entre eux, et que tiendrait une commission

d’enquête sur l’événement (si on présume que cet accident présente un

intérêt public suffisant pour en justifier une).

Comment formulerait-on de tels jugements contrefactuels ? Des

généralisations scientifiques pourraient y contribuer dans certains cas. La

connaissance de l’alcoolémie du conducteur pourrait servir à éliminer

l’hypothèse voulant que l’ébriété soit la cause de l’accident ; cependant,

chaque personne voit ses réactions affectées différemment par l’alcool. À

terme, un jugement global s’impose. L’expérience peut y contribuer, mais

pas en produisant simplement des lois générales ad hoc. On est ici dans le

domaine du jugement probable, à l’instar de celui des juges dans le

processus judiciaire et non des scientifiques.

Ainsi, les histoires qui relatent le déroulement d’un événement ou la

production d’un résultat ont ceci de particulier qu’elles mettent le plus

souvent un très grand nombre de facteurs en jeu, dont certains relèvent de

relations causales propres au monde physique, et d’autres, de l’action

humaine. De plus, même lorsqu’on peut en éclairer certains à l’aide de lois

causales, on a besoin d’un jugement global. Malgré la multitude de facteurs

invoqués, il s’agit là d’une imputation causale singulière. Cet accident a été

provoqué par l’obscurité, par le brouillard, par une conduite casse-cou ou

par des facultés affaiblies par l’alcool ; la liste pourrait s’allonger. Souvent, de

nombreux facteurs nous sont familiers pour d’autres raisons que les seules

lois causales qui gouvernent leurs effets.

Ces imputations singulières présentent une autre caractéristique, mise au

4
jour par R. G. Collingwood . Souvent, nous ne nous limitons pas à

déterminer quelles étaient les conditions nécessaires : nous procédons

plutôt à un tri plus sélectif en nous intéressant à celles sur lesquelles un

agent avait prise. Dans le cas qui nous occupe, cet agent pourrait être le

conducteur du véhicule. Celui-ci n’avait aucune prise sur l’obscurité, sur le

brouillard, sur le verglas ou sur la mauvaise pente de la chaussée, mais il

n’aurait certainement pas dû conduire aussi vite et sous l’emprise de l’alcool.


Ce jugement sous-tend une évaluation d’ordre moral. On pourrait aussi

attribuer la fréquence des sorties de route au ministère des Transports, qui

s’entête à construire des routes mal conçues. Il s’agirait là d’un tri politico-

moral, où on se demanderait en quoi l’action humaine a pu influer (ou non)

sur l’issue.

Dans le récit qui nous sert ici d’exemple, l’action humaine joue un rôle

minime ; l’interaction et la motivation humaines, elles, n’en jouent aucun.

Ce qui nous intéresse vraiment, c’est ce que les récits nous apprennent sur la

condition humaine, qui inclut des causes, des personnages, des valeurs, des

manières d’être, etc. Cependant, même notre accident, sur lequel l’action

humaine et les valeurs ont peu influé (et dont l’interaction humaine était

absente), présente une caractéristique fondamentale du récit : le fait de

réunir un ensemble hétérogène de facteurs, lequel est constitué de différents

types d’événements, de situations et de liens causaux. Dans le cas humain, il

s’en trouve une abondance. Qu’il soit fictif ou vrai, le récit met aussi en jeu

des motivations, des actions, des interactions, des personnalités, des

situations à plus long terme, des événements heureux et malheureux, bref,

les vicissitudes du hasard, de la sympathie, de l’antipathie et du vaste champ

des attitudes des uns à l’égard des autres. Et bien d’autres choses encore.

Un récit qui chercherait par exemple à expliquer la Révolution française,

le déclenchement de la Première Guerre mondiale ou l’état de la démocratie

occidentale contemporaine réunirait tous les éléments mentionnés ci-dessus

en mettant l’accent sur les situations à long terme, les tendances

économiques et démographiques, les différences culturelles et les mentalités

et intégrerait le tout avec les événements s’y déroulant à plus court terme

5
ainsi qu’avec les mentalités et les interactions des acteurs du changement .

Comme dans le cas de l’accident, il s’agirait là d’une imputation singulière,

et le récit impliquerait assurément un certain nombre d’imputations

causales singulières plus particulières. Les assurances données (de façon

plutôt irresponsable) par le Kaiser à l’Autriche-Hongrie ont-elles été une

condition nécessaire à ce que celle-ci lance un ultimatum (très sévère) à la

Serbie ? La fuite de Varennes a-t-elle été une condition nécessaire à la

radicalisation de la Révolution française en août 1792 ?

À ce stade de l’explication historique, on peut déceler une autre retombée

de l’épistémologie malavisée de Hume dans la popularité du modèle


déductif-nomologique appliqué à l’histoire. Ce modèle a été proposé par des

6
philosophes fortement influencés par les positivistes viennois . À la base, il

consiste en une application de l’approche humienne citée ci-dessus : nulle

imputation causale singulière n’est possible si elle ne s’appuie pas sur une loi

générale dont elle peut dériver.

Cette affirmation est contredite par des considérations semblables à celles

que j’ai soulevées dans l’exemple de l’accident. En premier lieu figure la forte

hétérogénéité des facteurs, des événements, des situations, etc., propres à un

récit qui relate la survenue d’un certain événement ou d’une certaine

situation. Cette hétérogénéité s’avère beaucoup plus grande dans un récit

historique que dans une enquête sur une sortie de route.

En second lieu, le savoir-faire nécessaire à la compréhension d’un récit

mettant en scène des êtres humains est encore plus riche que celui dont

nous disposons pour expliquer les causes des phénomènes observés dans le

monde. À tout moment après la petite enfance, nous avons toujours

connaissance des motivations des gens, de ce qui importe ou non pour eux,

des différences qu’ils présentent à cet égard, des divers types de caractères

qui se manifestent par autant de façons de réagir, des multiples projets de

vie et aspirations possibles, etc. S’y ajoute notre conscience des différents

contextes dans lesquels les gens agissent (intime, familial, politique,

ecclésiastique, gouvernemental, etc.), laquelle se développe avec la maturité.

Notre perception de l’imputation singulière propre à un texte historique

fait appel à cette connaissance, que ce soit en suscitant notre assentiment

(ou notre refus) immédiat ou en orientant la réflexion contrefactuelle par

laquelle on l’évalue. (L’Autriche-Hongrie a-t-elle été induite en erreur par le

Kaiser ? Les débordements de 1792 n’étaient-ils pas attribuables à des

tendances à long terme du mouvement révolutionnaire, à la lumière

desquelles la fuite de Varennes apparaît comme un prétexte commode plutôt

que comme une cause ?)

À quel point cette connaissance peut-elle être soutenue par des lois

causales générales ? Sous certains aspects propres à certains facteurs, elle

l’est indéniablement, mais il est peu probable qu’elle le soit à tous égards. À

cette limite s’ajoute la combinaison de tous les facteurs en un jugement

global. Celui-ci ne peut pas être déterminé par les lois générales dont nous

disposons. Il s’agit d’un jugement analogue aux jugements moraux dont


traite Aristote dans le livre VI d’Éthique à Nicomaque et auxquels il donne le

7
nom de phronêsis (« sagesse pratique, prudence »).

On trouve une justification de cette notion de jugement causal singulier

8
chez Max Weber .

Ainsi, nombreuses sont les imputations causales singulières qu’on ne peut

pas fonder entièrement sur des généralisations inductives. Cette relation

peut aussi être dépourvue de cohésion dans la direction opposée, car

nombreuses sont les imputations causales singulières qu’on ne peut pas

combiner pour produire une règle inductive rigoureuse d’où découlerait

quelque loi des accidents de la route ou du déclenchement des guerres.

L’induction constitue l’exemple même d’un savoir acquis au fil du temps

par l’expérience puis formulé en une proposition intemporelle. On observe

des cygnes ou des lapins à différents moments et en divers endroits, puis on

formule une généralisation selon laquelle les cygnes sont blancs ou les lapins

mangent de la laitue. (Le premier exemple montre que l’observation d’un

cas inattendu peut ébranler une affirmation catégorique, mais cela ne met

pas le processus en cause pour autant.) L’induction implique cependant que

les choses et les propriétés qui leur sont associées dans un cas particulier

(comme « le lapin » et « mange de la laitue ») soient exactement les

mêmes que celles dont fait état une généralisation. La conclusion ne fait que

résumer les cas particuliers.

En revanche, les imputations causales singulières propres à la vie

quotidienne et à l’histoire sont souvent trop variées pour sous-tendre une

règle générale simple. Elles peuvent certes inspirer une règle empirique ou

révéler une corrélation fréquente, mais elles ne peuvent pas donner lieu à

une véritable généralisation inductive. La recherche de type inductif produit

souvent d’intéressants résultats. On constatera par exemple qu’une très forte

proportion d’accidents survient quand les conducteurs viennent

d’apprendre une mauvaise nouvelle. On se demandera ensuite comment

l’accablement peut rendre une personne moins prudente ou moins

respectueuse du code de la sécurité routière. On ajoutera enfin ce facteur

psychologique à la longue liste présentée plus haut. Toutefois, on n’aura pas

obtenu d’induction au sens strict.


3

Notre compréhension d’un récit historique ou fictif est conditionnée par

celle que nous avons des facettes de la vie humaine mentionnées

précédemment. Ce récit peut aussi induire une autre réaction, soit modifier

et élargir notre compréhension. Découvrir certains personnages historiques

par la lecture peut transformer notre façon d’envisager les possibilités et les

motivations humaines, un effet qui s’avère encore plus manifeste dans le cas

de notre fréquentation de la littérature, du théâtre ou du cinéma. Ces arts

peuvent nous donner de nouvelles catégories pour comprendre la vie, nous

faire découvrir un potentiel humain jusque-là inconnu et nous éclairer dans

les choix importants qui s’offrent à nous. Il s’agit là de connaissances que

notre propre expérience de vie nous permet aussi d’acquérir, bien sûr.

Les exemples issus de la littérature abondent. En réfléchissant à la tragédie

dans La Poétique, Aristote décrit un des enseignements précieux qu’offre

cette forme de théâtre. Celle-ci doit nécessairement mettre en scène de

nobles personnages et non le commun des mortels. Ces figures commettent

cependant des actes terribles. La tragédie montre qu’un tel comportement

est possible, voire inévitable, en raison d’une « faute » [hamartia] attribuée

9
au héros . La tragédie ouvre une nouvelle fenêtre sur le monde ; en y

assistant, le spectateur prend conscience de possibilités humaines dont il ne

soupçonnait pas l’existence. Le roman européen moderne trouve quant à lui

une partie de son origine dans les récits picaresques, dont les protagonistes

sont des types communs, avec leurs motivations et leurs faiblesses propres. Il

a ensuite évolué dans plusieurs directions, dont le roman de formation

[Bildungsroman], qui présente aussi une série d’aventures et d’expériences,

mais envisagées sous un jour nouveau. Au terme du récit, le héros ressort

conscient de sa vocation, du sens à donner à sa vie. Ses découvertes ne

peuvent pas être isolées du récit et énoncées en toutes lettres dans la

conclusion, car sa conscience s’éveille par l’intermédiaire du récit lui-même.

Ce type de roman propose une nouvelle façon de définir l’orientation que

peut prendre une vie humaine.

Cela nous ramène à un des thèmes abordés dans le chapitre 6. En sa

qualité d’œuvre d’art, le roman n’affirme rien sur la vie. Il est certes

constitué d’affirmations, mais celles-ci portent sur l’univers qu’il dépeint. En


émerge néanmoins un portrait non affirmatif de la vie humaine, des choix,

des enjeux, des peines et des réalisations qui lui sont inhérents, ce qui peut

ouvrir de nouveaux horizons au lecteur. C’est précisément ce qu’ont

accompli de grands romanciers comme Jane Austen, Honoré de Balzac,

Fedor Dostoïevski et Henry James.

Cependant, la méfiance à l’endroit du récit, très grande dans notre culture

philosophique, émerge sous une nouvelle forme. On admettra que

l’explicitation initiale de nouvelles avenues possibles pour la vie et la

connaissance humaines prenne la forme d’une histoire, fût-elle fictive ou

vraie (comme la biographie d’une personne d’exception, voire une

rencontre où celle-ci parle de sa vie), mais on ne manquera pas d’ajouter

qu’il est possible d’abstraire cette leçon de sa forme insuffisamment explicite

et de l’énoncer sous forme de prose affirmative ordinaire.

Du moins peut-on essayer de le faire. En fait, on n’a de cesse d’essayer ;

c’est précisément ce que font d’innombrables critiques et commentateurs.

10
« Le symbole donne à penser », écrivait Ricœur (par symbole, ici, il faut

entendre œuvre d’art). Assurément, une bonne partie de ces réflexions sont

tout aussi justes qu’utiles. Néanmoins, d’une telle démarche à la conclusion

voulant qu’il soit possible de se débarrasser de l’œuvre d’art tout en

profitant de ses enseignements (ce qui revient à jeter l’échelle de

Wittgenstein après y être monté), il y a un énorme pas à franchir. On peut

sans aucun doute remplacer une œuvre très superficielle et dépourvue

d’intérêt par un commentaire, mais, en règle générale, pour être vraiment

intéressante, une critique doit faire appel au texte. Elle commente le texte,

sur lequel elle doit constamment s’appuyer et qui apparaît après coup

comme la source inépuisable du type d’enseignements qu’elle explicite. Par

conséquent, les imputations causales propres à un récit ne peuvent pas être

réduites à quelque explication fondée sur un modèle déductif-nomologique,

tandis que les enseignements dont regorgent les meilleures œuvres de fiction

(que ceux-ci résident dans les causes de l’action ou dans ce qu’elle rend

possible ou permet d’espérer) ne peuvent pas être résumés sous une autre

forme, extraits de la perspective diachronique du récit et condensés en

affirmations intemporelles sur la vie humaine.

Bien qu’elle corresponde assurément à une intuition partagée par nombre

de nos contemporains, cette sorte d’extraction de la « morale » d’une


histoire, de traduction de celle-ci en une vérité intemporelle, n’est pas

possible, et ce, non sans raison.

Pourquoi notre expérience de vie ne peut-elle pas nous amener à en faire

un semblable résumé qui prendrait la forme d’une quelconque proposition

intemporelle ? Pourquoi ne pouvons-nous pas extraire de

« morale de l’histoire », que cette dernière soit la nôtre ou celle d’une autre

personne, réelle ou fictive ?

En fait, nous le pouvons parfois : « N’achetez pas cette poudre de

perlimpinpin qu’on annonce comme remède miracle contre toutes les

maladies, du simple rhume au cancer » ; il s’agit là d’un exemple prudent.

Pensons aussi aux adages largement acceptés comme « Aide-toi, le ciel

t’aidera » ou « Prenez conscience de votre potentiel ». Il s’agit sans doute

de conseils judicieux, mais la relation de ces adages avec les données

biographiques, historiques ou littéraires n’est souvent pas la même que dans

le cas de véritables inductions. Leurs conclusions sont pleinement justifiées

par les cas énumérés ; elles résument simplement ce que nous avons appris.

Sans doute est-ce aussi le cas de la mise en garde contre les vendeurs de

poudre de perlimpinpin. Cependant, dans les cas où nous voulons affirmer

que la vie nous a offert un enseignement sur des significations humaines

fondamentales, les choses ne fonctionnent pas ainsi. Les adages ne coulent

pas de source des expériences de vie auxquelles ils se rapportent. À l’instar

des accidents de la route, les biographies sont trop différentes les unes des

autres, trop variées.

Cependant, les biographies présentent une dimension effective que n’ont

pas les accidents de la route : les significations humaines. En fait, la vérité

importante dont nous prenons conscience au fil d’un récit (de notre propre

vie ou de quelque événement historique) est à ce point liée à la chaîne des

événements qui nous y a menés (ce que relate le récit) qu’on ne peut pas

simplement l’isoler de celle-ci ; notre prise de conscience est trop ancrée

dans le processus diachronique qui l’a provoquée. Alors que l’induction ne

fait que résumer les cas particuliers qui la soutiennent, la formulation des

enseignements de la vie nécessite un retour sur les expériences dont sont

tirés les apprentissages pour que soit prise la pleine mesure de leur

signification et de leur force de conviction.


L’ancrage diachronique est une caractéristique générale de la vie humaine.

On peut le constater dans les circonstances les plus banales du quotidien.

Votre mère vous demande d’aller dans le salon pour vérifier si le portrait de

votre grand-père est de travers (« Papa vient dîner, se justifie-t-elle, et j’ai eu

l’impression que le cadre n’était pas droit hier »). Vous acquiescez. Que

faites-vous alors ? Vous vous placez dans la meilleure position possible, bien

droit, pour obtenir le meilleur point de vue possible sur le portrait. Pour ce

faire, vous puisez dans un savoir-faire que vous avez développé depuis la

petite enfance et qui vous permet de juger de la situation au mieux. La

méthode est semblable à celle que vous appliquez au déplacement d’un objet

lourd à l’aide d’un pied-de-biche : vous commencez par vous assurer

d’avoir une bonne prise sur l’outil, un savoir-faire acquis par l’expérience.

Votre jugement (« Non, le portrait de grand-papa est bien droit ») ne

vous demande qu’un instant, mais votre confiance dans ce verdict fait appel

au sentiment que vous avez d’avoir bien évalué la situation et est ancrée dans

le fait que vous avez effectivement bien évalué la situation. Autrement dit, la

11
confiance n’est pas immédiate ; elle est issue d’un processus diachronique .

Aucun exemple ne saurait être plus simple. En voici un qui convient

mieux au présent exposé. Au terme d’une longue chaîne d’expériences

vécues, vous prenez conscience de ce qui importe vraiment dans votre vie ou

dans la vie humaine en général. Vous avez confiance de voir juste grâce à

cette chaîne d’événements. Pourtant, si tel est le cas, ce n’est pas parce que

celle-ci offre des exemples qui semblent corroborer votre prise de conscience

(bien qu’elle puisse en offrir) : c’est surtout parce que vous avez maintenant

l’impression d’être revenu d’une illusion ou d’avoir dépassé la superficialité

dans laquelle vous vous complaisiez jusque-là. L’illusion ou la superficialité

s’est consumée, sans doute sous l’effet des souffrances que vous avez

endurées. Peut-être étiez-vous sous l’emprise de ce que vous considérez

désormais comme une méprise, ou peut-être éprouviez-vous du

ressentiment en raison d’attentes insatisfaites que vous jugez maintenant

injustifiées.

Il s’agit là d’exemples typiques de ce que j’ai qualifié ailleurs de

12
« raisonnement par transitions ». Si j’ai confiance dans la conclusion à

laquelle j’ai abouti, c’est en raison de la façon dont j’y ai abouti : une sorte

de processus de réduction du taux d’erreur m’a permis de m’affranchir


d’une perspective superficielle, d’une perception erronée ou d’un

ressentiment injustifié.

L’analogie avec l’exemple du portrait de grand-père saute aux yeux. Si

l’histoire qui débouche sur une prise de conscience joue un rôle déterminant

dans l’assurance que j’ai de sa justesse, ce n’est pas parce qu’elle m’en donne

des « preuves » supplémentaires, mais parce qu’elle m’indique que je suis

désormais en meilleure position pour percevoir son objet. Le fondement

diachronique de cette assurance peut se résumer comme suit : celle-ci

découle non seulement de la force immédiate de ma prise de conscience,

mais aussi du fait que je considère désormais ma condition antérieure, dans

laquelle cette conscience ne m’était pas accessible, comme un obstacle à la

compréhension. Ce point de vue global sur une histoire en deux étapes

(avant et maintenant) est partie intégrante de mon assurance actuelle.

Pour avoir une vision plus précise du moyen par lequel les prises de

conscience sont ancrées dans notre expérience vécue, il convient de

distinguer deux facettes connexes de la diachronicité. Premièrement, la prise

de conscience peut se produire au cours d’un épisode dont l’intensité

dépasse la moyenne. Celui-ci lui confère sa force de conviction tout en

contenant sa signification. Nous pouvons la formuler dans quelque

proposition générale, mais le fondement de notre assurance et, souvent, les

nuances des termes essentiels de notre formulation résident dans

l’expérience.

Pour communiquer notre prise de conscience, nous ne pouvons pas

compter uniquement sur sa formulation : il nous faut en quelque sorte

communiquer notre expérience vécue, notre intuition ressentie. Cela nous

ramène au récit : d’abord à celui de l’épisode, ensuite à celui des

caractéristiques essentielles de notre vie antérieure, dans le contexte de

laquelle l’épisode a trouvé son sens et produit ses effets. Ces deux facettes

sont intimement liées.

Des exemples connus, tirés de romans modernes, illustrent bien cet

ancrage diachronique. Je commencerai par la fameuse vision onirique

décrite par Thomas Mann dans le chapitre intitulé « Neige » de La

13
Montagne magique .

Au cours du deuxième hiver de son séjour au sanatorium alpin de Davos,

Hans Castorp en vient à éprouver le besoin de se mettre à l’épreuve. Il


ressent le désir d’explorer les vastes étendues de neige scintillante qui

ceignent la ville. Il apprend donc à skier, puis, un jour, il part. Il se rend très

loin. Il admet qu’il y a là un élément de danger : il risque de s’égarer, mais

cela le pousse à avancer. « Cette peur lui [fait] comprendre que, jusqu’à ce

moment, il s’[est] secrètement efforcé de perdre même le sens de

14
l’orientation […] . » Réagissant avec témérité, il décide de plonger.

Survient alors une tempête de neige. Il se perd. Le vent transperce ses

vêtements minces, le froid l’engourdit, son esprit vagabonde. Il souhaite

s’allonger et se dit que c’est ce qu’on ressent quand on est sur le point de

mourir de froid. Il est presque prêt à s’y résigner. Il finit par apercevoir une

cabane, s’y abrite, prend une gorgée de la bouteille de porto qu’il a apportée,

devient encore plus désorienté puis s’endort.

Il rêve qu’il est au bord de la Méditerranée en train d’admirer un paysage

ensoleillé dont la beauté l’émeut. Il y voit un groupe de jeunes hommes et

femmes splendides profiter du soleil et de la mer, et il apprécie leur « grande

affabilité », leur « respect léger » et leur « dignité » [Freundlichkeit, leichte

15
Ehrerbietung, Würde] ; ceux-ci « ach[èv]ent de ravir Hans Castorp »

[Entzückung].

Il se retourne et voit une scène très différente, un temple où l’horreur

l’attend : deux vieilles femmes à moitié nues s’affairent à démembrer et à

manger un enfant en brandissant leurs poings ensanglantés. Épouvanté, il

16
tente de s’échapper, puis se réveille tant bien que mal . Il tente alors

d’interpréter son rêve. On pourrait conclure que la belle société de jeunes

gens courtois et charmants recèle une faille terrible : elle est fondée sur le

respect de l’horreur qui règne en son cœur. Hans y pense, mais tente ensuite

une autre explication : même si la mort et la vie sont inextricablement liées,

l’homme est plus noble [vornehmer] que la mort ; grâce à l’amour, il peut

vivre une vie de bonté malgré la mort. « L’homme ne doit pas laisser la

17
Mort régner sur ses pensées au nom de la bonté et de l’amour . » [Der

Mensch soll um der Güte und Liebe willen dem Tote keine Herrschaft

einräumen über seine Gedanken.] Cette prise de conscience emplit Hans

d’énergie et de chaleur. Il sort de sa léthargie et retrouve son chemin.

Il s’agit (ou du moins il semble s’agir) d’une prise de conscience

déterminante. Cette expérience, qui prend la forme d’un rêve suivi d’un

réveil graduel, possède son propre déroulement diachronique. Cependant,


elle n’est compréhensible qu’en fonction du contexte plus profond dans

lequel elle se déroule. Pendant son séjour au sanatorium, Hans s’imprègne

d’une atmosphère raréfiée, loin de la vie d’ingénieur qu’il menait

intensément, là-bas dans la « plaine ». En se retrouvant dans un milieu où

la mort est omniprésente, il se dégage de l’humanisme libéral irréfléchi et

plus ou moins rationnel qui caractérisait son existence de professionnel

bourgeois. Les axiomes sur lesquels repose ce mode de vie font l’objet d’un

vif débat entre deux penseurs éloquents, Settembrini et Naphta, qui

affichent tous deux leurs convictions inébranlables et dont Hans suit les

joutes intellectuelles sans se laisser convaincre par l’un ou par l’autre. De

plus, certaines recherches menées par notre protagoniste semblent montrer

que le temps n’est pas une réalité stable et objective, que la substance se

18
dissout sous le regard méthodique de la science , que la vie elle-même jaillit

de la décomposition. Peu à peu, Hans cède à une sorte de fascination pour la

mort, qui peut être envisagée comme l’aboutissement de la vie et qui nous

porte au-delà des limites du temps, de l’espace et de l’individualité –

fascination qui fait partie des formes récurrentes de la pensée et de la

19
sensibilité romantiques .

Son ambivalence sur la montagne s’inscrit dans ce contexte, qui explique

pourquoi sa peur de la mort peut l’entraîner dans la témérité et pourquoi il

constate sans s’alarmer qu’il risque de mourir d’hypothermie.

C’est cette incapacité ou cette absence de volonté d’opter résolument pour

la vie que dissipe sa vision onirique. Hans finit par prendre fermement

position pour la bonté, l’amour et la vie.

Mais est-ce bien le cas ? Mann nous donne de nombreuses raisons de

mettre en doute la détermination de Hans. Non seulement sa vision lui

apparaît en rêve, mais même la réflexion qu’elle lui inspire et qui l’amène à

une position claire est présentée, à la fin, comme faisant partie du rêve et du

20
processus de réveil . En outre, sa prise de conscience ne semble pas très

ferme. Ayant regagné le sanatorium Berghof et son ambiance civilisée, « il

montr[e] un bel appétit. Ce qu’il [a] rêvé commen[ce] à pâlir. Le soir même,

21
il ne compren[d] plus très bien ce qu’il [a] pensé ». Qui plus est, sa prise

de conscience ne donne lieu à aucune action de sa part. Hans passera encore

de nombreuses années au sanatorium ; seul un événement extérieur, soit le

déclenchement de la Première Guerre mondiale, l’en fera sortir.


Ces considérations mettent en doute la validité de l’interprétation voulant

que Hans ait vécu une prise de conscience. Elles peuvent effectivement

ébranler une telle affirmation si ladite prise de conscience résulte de

circonstances exceptionnelles où la conscience était trouble et si elle ne peut

pas survivre très longtemps à l’effacement de ces circonstances. Si j’ai retenu

cet exemple, c’est parce que, valable ou non, il présente la forme d’une prise

de conscience : d’abord la chronologie brève de l’expérience marquante

comme telle, puis la chronologie longue dans laquelle celle-ci trouve son

sens (dans ce cas, il s’agit de l’incertitude, de l’insécurité et de l’ambivalence

morales et métaphysiques que Hans a éprouvées au sanatorium et qu’il

semble avoir surmontées et dépassées).

Suivant l’exposé des sections 2 et 3 du chapitre 6, de telles intuitions

ressenties sont essentielles à l’acquisition et à l’affirmation de convictions

éthiques, même si elles ne prennent pas nécessairement la forme

d’expériences momentanément accablantes du genre de celle que Hans a

vécue dans son rêve alpin. Toutefois, ces intuitions n’épuisent pas le rôle de

la raison dans ce domaine. La voie « directe », où une expérience vécue

semble nous apporter une nouvelle clarté, est parfois remise en question par

des arguments de type « indirect », dont les réflexions proposées ci-dessus

sur la réalité des convictions de Hans offrent un exemple. Il existe d’autres

arguments « externes » de ce genre, sur lesquels je me pencherai

maintenant.

Nous venons d’explorer une étape de la Bildung vécue par Hans Castorp.

Cependant, il est fort plausible que ces passages expriment une étape de

l’apprentissage de l’auteur. Qu’en est-il ?

C’est en fréquentant Schopenhauer et Nietzsche que Mann a acquis une

de ses connaissances fondamentales sur la condition humaine : la vie, avec

toutes les belles formes qu’elle peut créer, est indissociable d’une pulsion de

destruction, d’un désordre chaotique, qui mène à la mort. Selon les mots de

Nietzsche, l’apollinien est inéluctablement lié au dionysiaque ; selon ceux de

Schopenhauer, c’est la clarté de la représentation qui l’est à la force obscure

de la volonté.

Devant ce trait incontournable de la condition humaine, différentes

positions sont possibles. On peut y trouver un motif valable de tourner en

dérision, en les prenant de haut, les espoirs de progrès rationnel nés des
Lumières et l’éthique bourgeoise moderne qui valorise l’action constructive,

rationnelle et instrumentale. De cette position peut découler le corollaire

selon lequel l’aptitude humaine à la création artistique appartient à cette

dimension obscure, que les philistins bourgeois abhorrent au point de

considérer l’art comme une conséquence de cette maladie (une idée que

Mann a trouvée chez Nietzsche). Mann semble avoir été attiré par une telle

position au début de sa carrière.

On peut aussi apprécier la discipline et l’action constructive propres à la

vie bourgeoise (dans laquelle plongent les racines de Mann et à laquelle il

s’identifie), mais porter un regard ironique ou tragique sur cet effort, voué à

l’échec, de contrôle et de limitation de la dimension obscure ; il s’agit sans

doute de la position qui sous-tend La Mort à Venise et un des sorts possibles

de Hans Castorp.

La vision onirique du chapitre intitulé « Neige » débouche cependant sur

une autre position, du moins pour son protagoniste. En l’absence de tout

espoir de rupture du lien inéluctable entre forme et destruction, entre vie et

mort, la réponse consiste à adhérer de toutes ses forces à la cause de la vie, à

rester lucide devant une menace permanente, indélébile, en faisant

cependant tout son possible pour la tenir à distance.

La prise de conscience de Hans a lieu alors que l’opposition entre forme et

destruction ne saurait être plus manifeste et plus troublante, dans le

contraste marqué entre la beauté de la scène de bord de mer et l’horrible

sacrifice en cours dans le temple. À cet instant précis, on comprend

qu’inéluctable ne signifie pas irrésistible, que le fait de ne pas pouvoir venir à

bout de la destruction ne veut pas dire qu’on ne peut ni ne doit combattre

celle-ci au nom de la vie et de la forme.

Dans ce contexte, la prise de conscience se manifeste comme une

découverte, sous les traits d’une vérité nouvellement apprise. Je présume

que l’auteur de La Montagne magique a lui-même vécu une transformation

similaire, c’est-à-dire l’adoption d’une nouvelle position qui trouve son

expression à l’instant où son personnage se dit : « Je ne veux accorder à la

mort aucun pouvoir sur mes pensées ! » Mann façonne ensuite avec

habileté la description d’un moment décisif pour son protagoniste, où cette

pensée émerge comme un approfondissement indéniable de sa

22
connaissance .
J’aimerais maintenant me pencher sur un autre exemple, celui de Chatov

dans Les Démons de Dostoïevski. J’ai ici en tête sa prise de conscience, qu’il

exprime par cette phrase incisive : « Tous les hommes sont coupables, tous

ont des torts… » Celle-ci jette un éclairage neuf sur un aspect de son regard

sur le monde. Ce à quoi elle se rapporte et qu’elle nie n’est cependant pas un

état antérieur de sa propre pensée, mais les idées des autres personnages du

23
roman .

Chatov, qui s’efforce de conserver (ou d’actualiser) sa foi orthodoxe en

Dieu (elle-même enracinée dans celle du peuple russe), réagit ainsi aux idées

des nouveaux réformateurs matérialistes. Ceux-ci attribuent tous les maux à

des conditions sociales défavorables et souhaitent abolir l’idée même de

responsabilité morale.

Le fossé qui sépare la perspective spirituelle de Chatov et leur approche

objectiviste se révèle quand naît le fils de celui-ci, avec l’aide d’une sage-

femme incroyante. Chatov s’émerveille : « L’apparition d’un nouvel être est

un grand mystère, un mystère incompréhensible. » La sage-femme lui

répond : « Quel flot de paroles ! Il ne s’agit tout simplement que du

développement de l’organisme, il n’y a là rien d’autre, aucun mystère

24
[…] . »

Malgré cette divergence de vues, Chatov est profondément impressionné

par la chaleur humaine et par la générosité de la praticienne : « Ces gens

sont tout de même capables de générosité […]. L’homme et ses convictions

sont choses très différentes, me semble-t-il. J’ai peut-être de grands torts

envers eux… Tous les hommes sont coupables, tous ont des torts… si

25
seulement tout le monde s’en rendait compte ! »

En prenant conscience du fait que « tous les hommes sont coupables »,

Chatov n’entend pas se limiter à redorer le blason de cette idée. Il se trouve

aussi à critiquer de manière implicite les conceptions de la religion, de la

nation et de la hiérarchie qui ont cours en Russie impériale et qu’on invoque

pour condamner les réformistes et les révolutionnaires en les qualifiant de

fomenteurs de destruction.

Il constate également que les révolutionnaires, malgré leur rejet

philosophique de l’idéologie dominante, souhaitent eux-mêmes faire porter

une responsabilité morale aux défenseurs de l’ordre établi, à qui ils

reprochent leur résistance au changement.


Contre ces attributions unilatérales de responsabilité, dont une est

empreinte d’hypocrisie et d’aveuglement, Chatov affirme que chaque

personne est coupable à sa façon. Nous avons tous contribué à la débâcle

morale ; si nous voulons guérir et changer le monde, il nous faudra d’abord

admettre collectivement notre culpabilité.

Cette vision du monde (très dostoïevskienne, mais aussi chrétienne) se

dégage de la prise de conscience par le rejet des autres conceptions

dominantes et en réaction à l’expression dogmatique du point de vue des

26
matérialistes, diamétralement opposé : « Qu’on n’accuse personne . » Sa

force de conviction découle de la reconnaissance soudaine par Chatov de

l’emprise universelle qu’exerce la même zone d’ombre sur les diverses parties

en conflit, laquelle les empêche d’être conscientes de leur propre rôle dans la

tragédie et reflète leur besoin d’attribuer le mal à autrui afin de défendre la

pureté de leurs propres intentions. La prise de conscience permet aussi de

saisir en quoi une réconciliation fondée sur une telle reconnaissance

collective de la responsabilité pourrait contribuer à guérir le monde de ses

maux.

Les deux exemples que nous venons de voir illustrent une caractéristique

essentielle d’une telle amélioration de la connaissance et, pourrait-on dire,

de la compréhension de soi au sens large ; celles-ci prennent entre autres la

forme de points de vue diachroniques globaux où de nouvelles intuitions

sont liées au contexte dont elles sont issues. Les modalités d’expression de

ces points de vue sont liées de l’intérieur entre elles, en ce sens que chacune

d’elles est définie relativement aux autres. Cela nous ramène aux écheveaux

ou aux constellations de termes interdéfinis dont j’ai traité dans la section 8

du chapitre 6. En raison de l’interdépendance de leurs composantes ou de

leurs aspects, ces écheveaux peuvent être comparés à des gestalts. On peut

donc parler de gestalts étendues ou diachroniques : la signification que

j’attribue à ma conduite actuelle et celle de mes convictions ou de mes

objectifs antérieurs ne sont pas indépendantes l’une de l’autre, car chacune

s’explique à la lumière de l’autre (dans ce cas, par contraste).

En fait, comme nous l’avons vu dans la section 3 du chapitre 6, nos

convictions éthiques possèdent cette sorte de dimension globale qu’on peut

comparer à une gestalt : une activité que nous jugeons valable ou noble

possède ce statut parce que nous la comparons à d’autres qui le sont moins,
voire que nous considérons comme viles ou sans valeur. Ce point de vue

gestaltique sur notre situation éthique inclut d’autres éléments. En fait

partie une certaine connaissance des sources morales qui alimentent et

renforcent ce mode de vie ainsi que des types de motivations qui l’entravent.

Ce que j’ajoute ici, c’est que ces gestalts s’étendent de façon diachronique, si

bien que les significations que je confère à mes préoccupations et à mes

objectifs passés et actuels peuvent être liées de l’intérieur d’une manière

analogue. Les modalités selon lesquelles on décrit le passé et le présent

s’inscrivent dans un écheveau de descriptions interdéfinies.

Dès lors, pourquoi ne peut-on pas simplement détacher du récit

diachronique ces modalités et la conclusion qu’on en tire, puis envisager

celles-ci comme une gestalt synchronique de termes interdéfinis ? Pourquoi

ceux-ci doivent-ils se maintenir dans le récit ?

Parce que la dualité des points de repère, que j’ai présentée dans la section

8 du chapitre 6, s’applique ici sans restriction. Ma prise de conscience

constitue une interprétation de l’expérience marquante qui l’a provoquée ;

nul ne saurait en saisir la conclusion sans une connaissance minimale de

ladite expérience. Et cette dernière est inextricablement diachronique, c’est-

à-dire profondément influencée par l’impression que je peux avoir du fait

que le mouvement de l’avant vers l’après correspond à une amélioration de

ma compréhension (ou à une diminution de celle-ci, voire à un pas de côté).

Mon interprétation peut être réfutée par une expérience ultérieure ou par

une réflexion (comme le laisse entendre Thomas Mann dans le cas de Hans

Castorp), et ma conclusion peut en sortir modifiée. Cependant, ce que je

conclus à ce moment-là est façonné par mon expérience vécue.

Bien entendu, il est ici question de ce que j’ai qualifié de voie « directe »

dans les sections 2 et 3 du chapitre 6, par laquelle nous ressentons une

nouvelle intuition de ce qui est juste ou bon. Cependant, les arguments

« indirects » jouent toujours leur rôle. Mon interprétation intuitive de ce

type de gestalt diachronique peut être contestée par des lectures contraires

de ses éléments. Par exemple, je pourrais penser que telle ou telle

préoccupation antérieure était un obstacle ou une distraction qui

m’empêchait de percevoir ce que je juge aujourd’hui très important, alors

qu’une autre activité qui m’est très chère constituait une bonne façon de me

préparer à ce que je recherche désormais ; mon désir d’être aimé ou célèbre


me tenait éloigné de ce que je considère maintenant comme étant mon

chemin.

On pourrait tenter d’ébranler ma nouvelle conviction voulant que ma

quête antérieure de célébrité ait été une distraction en réprouvant mes

nouveaux buts ou en chantant les louanges de la vie des gens riches et

célèbres de façon convaincante. Si on y parvient, on aura cependant anéanti

ma gestalt plutôt que d’y apporter de simples correctifs.

Ce genre de tentative montre qu’un raisonnement autobiographique ne

consiste pas simplement en une perception de gestalts. Les intuitions issues

de ces transitions peuvent être soutenues ou sapées par l’examen de

certaines phases ou de certains aspects et peuvent même être ébranlées par

l’analyse inductive de cas particuliers. Par exemple, on me fera remarquer

que je n’arrête pas de faire la même remise en question de mon but dans la

vie au détriment de mes préoccupations antérieures et que, chaque fois que

je change, le naturel finit vite par revenir au galop. Le sentiment exaltant

d’un nouveau départ que me procure chaque nouvelle transformation

27
m’induit peut-être en erreur . Néanmoins, qu’elle soit soutenue ou

contestée par de telles raisons ponctuelles, notre interprétation

autobiographique inclut toujours des convictions intuitives.

Ou encore, si je suis amené, au nom de notre commune humanité, à

fournir de l’aide à des gens menacés par la famine à l’autre bout du monde,

l’intuition de justesse que je ressens confirme que mon geste représente une

expression fondamentale de ladite commune humanité. Toutefois, une telle

intuition n’est pas à l’abri d’éventuels correctifs. Je pourrais en venir à

douter de l’action « humanitaire » organisée, voire à la critiquer ou à la

dénigrer. En fait, l’histoire pourrait ne pas s’arrêter là. Après avoir constaté

les travers de l’action des ONG et des gouvernements, je pourrais me lancer

dans une forme plus discrète et plus sélective d’aide humanitaire.

Cependant, mon adhésion mûrie et réfléchie à cette dernière forme d’aide

aurait été alimentée par l’ensemble du processus : ma réaction de départ,

naïve, aurait été peaufinée par une réflexion critique ayant abouti à ma

conviction finale, qui tirerait sa force de l’ensemble du récit. Il s’agirait

encore une fois d’une gestalt ou d’un point de vue diachronique (renouvelé

et amélioré). Pour surmonter mes doutes et en venir à une nouvelle

position, je n’ai d’autre choix que d’adopter un tel point de vue.


En gardant ces considérations à l’esprit, revenons à l’enjeu que soulèvent

les transitions biographiques illustrées par nos deux exemples littéraires.

Est-il vraiment impossible d’en « extraire la morale » sans en raconter

l’histoire ? « Je ne vous dirai pas comment j’en suis arrivé à cette

conclusion, mais voici ce que je pense. » J’affirme ensuite que la bonté et

l’amour sont importants ou que nous sommes tous coupables. La question

consiste à savoir si quelque chose d’essentiel se perd dans une telle

transposition.

On perd manifestement la force de conviction inhérente à la transition

elle-même et l’interprétation qu’en fait le sujet. Mais perd-on aussi une

partie de la conclusion ? Il semble que ce soit inévitable. La signification de

la prise de conscience finale (« Je ne veux accorder à la mort aucun pouvoir

sur mes pensées », « Tous les hommes sont coupables ») ne peut pas être

détachée du contexte dont elle a émergé. Dans l’exemple tiré du roman de

Mann, ce contexte est l’affirmation, inspirée de Schopenhauer et de

Nietzsche, du caractère indissociable de la vie et de la mort, de la forme belle

et de la destruction. Au premier plan se trouvent les différentes positions

relatives à cette réalité structurelle élémentaire. La transition fait ressortir la

valeur supérieure d’une nouvelle position.

L’exemple tiré du roman de Dostoïevski, lui, s’inscrit dans un contexte

profondément chrétien, avec au premier plan une attribution partagée de la

culpabilité. La transition mène à une vision plus profonde qui dissout cette

projection mutuelle de la responsabilité.

On peut néanmoins imaginer une personne faire siennes les deux

formules citées ci-dessus (j’adopterais bien les deux). Dans cet autre

contexte, toutefois, celles-ci prendraient des significations assez différentes.

L’aspirant au christianisme Chatov pourrait adhérer au principe énoncé par

Hans Castorp, mais, dans une perspective chrétienne, dont la notion

schopenhauerienne de volonté obscure et destructrice est absente, ce

principe aurait un tout autre sens ou serait envisagé sous un tout autre jour.

Dans l’exposé de la section 3 du chapitre 6 sur les différentes perspectives

éthiques au sens large, nous avons vu que celles-ci incluent non seulement

des règles morales, mais aussi d’autres éléments, notamment une façon

particulière d’envisager la constellation de motivations, laquelle nuit ou

contribue à nos efforts d’être à la hauteur de celles-ci. Chacun des deux cas
qui nous occupent présente ses constellations propres. Les actes

objectivement reconnaissables qui, tant pour Castorp que pour notre

Chatov hypothétique, découleraient du principe se recouperaient largement

(ce qui n’est pas sans importance), mais leurs aspirations à la croissance

éthique et les formes de vertu que celle-ci nécessite seraient très différentes.

Privées de leurs contextes propres, des dimensions fondamentales de la

signification des formules citées ci-dessus resteraient indéterminées.

Il est bien sûr possible que deux personnes se situant dans des

perspectives éthiques distinctes l’une de l’autre convergent vers une position

éthique similaire après un échange d’idées plus approfondi sur le sens à

donner à la formule à laquelle elles adhèrent. Elles tenteraient de s’expliquer

l’une à l’autre en quoi certaines vertus et certains modes de transformation

de soi doivent jouer un rôle dans la mise en pratique de cette formule (une

plus grande ouverture et une plus grande tolérance à l’égard d’autres

groupes ou d’autres cultures, par exemple). Dans la mesure où elles se

seraient mutuellement convaincues, leurs positions se rapprocheraient.

Quoi qu’il en soit, l’interprétation commune de la signification d’une

formule n’est pas un fait donné, mais un aboutissement (espéré).

En l’absence d’un tel aboutissement, les points de vue éthiques

simplement énoncés par deux personnes peuvent être quasi identiques, mais

une certaine connaissance des récits de vie de ces personnes et des intuitions

ressenties qui sous-tendent leur adhésion à ces points de vue éthiques peut

soulever la question suivante : leurs positions sont-elles vraiment

identiques ? Ces intuitions ressenties peuvent présenter de telles différences

de force et de résonance dans la vie des deux personnes qu’on hésite à les

classer dans une même catégorie.

Le récit peut nous révéler la façon dont la position gestaltique, platement

énoncée en réponse à notre question, a pris forme. Ses composantes

essentielles sont-elles apparues spontanément ou ont-elles été longuement

mûries puis reconnues comme telles ultérieurement ?

Si je suis persuadé que ma perspective éthique actuelle représente un

progrès par rapport à mes motivations antérieures, c’est parce que je sens

qu’elle résout (ou à tout le moins explique) un dilemme ou une tension qui

m’a longtemps perturbé. Sans doute ai-je toujours eu l’impression que mon

adhésion à la rationalité détachée était en conflit avec certains de mes


sentiments « instinctifs » à l’égard du bien et du mal ou de ce qui importe

dans la vie et que la fréquentation de l’œuvre de Goethe (ou de Schelling, ou

de Hegel) m’a permis de réconcilier raison et instinct. On ne peut pas

comprendre l’essence d’une solution sans connaître les modalités du

problème qu’elle règle. La triade constitue une gestalt où les significations

sont indissociables les unes des autres.

J’emprunterai à Ernst Tugendhat le terme de « transfert de l’expérience »

[Erfahrungsweg], introduit dans son intéressant ouvrage intitulé Conscience

28
de soi et autodétermination . Pour comprendre la perspective à laquelle

aboutit un agent, il peut être impératif de comprendre l’expérience qui l’a

amené à celle-ci.

Ce que nous apprend une expérience vécue ne peut pas se limiter à de

simples énoncés de principe. En premier lieu, une position gestaltique sur ce

qui est important ou non, louable ou non et désirable ou non remplit une

fonction incontournable ; le rejet catégorique de toute position globale et de

toute hiérarchie de valeurs aurait pour effet de nous mener au bord de la

crise d’identité. En deuxième lieu, ces gestalts essentielles ont une dimension

diachronique ; les descriptions des significations auxquelles j’adhère

désormais doivent être interprétées selon le contexte de celles auxquelles j’ai

renoncé. En troisième lieu, enfin, la force de conviction des nouvelles

descriptions dépend de la conscience que j’ai du cheminement au terme

desquelles je les ai adoptées ; la question consiste à savoir si je considère la

transition comme une évolution, comme une régression déconcertante ou

29
comme un pas de côté .

Ainsi, la prise de conscience qui s’inscrit dans un récit (le mien, celui

d’une autre personne ou celui que relate un roman) ne peut pas être isolée

au sens décrit ci-dessus. Mon biographe pourrait avoir une position

différente de la mienne sur l’enjeu déterminant du gain et de la perte, mais il

lui faudrait décrire mon expérience vécue et se montrer conscient de mes

illusions ou de mes zones d’ombre. Dans le même esprit, un romancier

relate souvent l’expérience vécue par son protagoniste en maintenant une

distance ironique, indulgente ou atterrée par rapport à l’interprétation qu’en

fait celui-ci. Dans ce cas, le texte se trouve à offrir une double interprétation

de la transition : celle du personnage et celle de l’auteur ou du biographe.

Au fil des étapes décrites par Goethe dans Les Années d’apprentissage de
Wilhelm Meister, le lecteur peut observer le héros cheminant vers des

connaissances dont celui-ci ne prendra conscience qu’ultérieurement.

Néanmoins, tant sa propre interprétation de son cheminement que la nôtre

sont indissociables du récit.

Il m’est donc impossible de traduire adéquatement la prise de conscience

que communique un roman de formation par un bref résumé tel « Le héros

en vient à comprendre que P ». La vue d’ensemble qu’offre le romancier de

la vie de son protagoniste en présentant celle-ci comme un apprentissage, un

approfondissement et une perte (ou l’adoption, ou le maintien) d’illusions

est essentielle à la transmission de la prise de conscience et de sa force de

conviction. Isolé de son contexte, qui nous éclaire sur les illusions et sur les

erreurs dont le personnage a hérité et sur ce qu’implique pour lui le fait de

s’en débarrasser, ce simple énoncé n’a pas la même signification.

On pourrait contester mon analyse : est-il vraiment impossible

d’« extraire » la morale d’une histoire ? N’est-ce pas ce que je viens

précisément de faire en résumant les transitions vécues par Hans Castorp et

par Chatov ? J’ai situé leurs prises de conscience dans leurs contextes

respectifs, j’ai tenté d’expliquer en quoi celles-ci constituent pour eux un

apprentissage. Ai-je omis quelque chose ? Mon propos n’avait évidemment

rien d’un résumé. J’ai pris le temps de faire état du jeu dialectique entre

contexte et prise de conscience ainsi que de la façon dont les héros ont vécu

leurs transitions. Néanmoins, ces éléments figurent dans quelques

paragraphes rédigés lors d’une séance d’écriture. Il n’y a plus de récit

diachronique.

Suis-je mis en échec ? Presque. Relativement à mon hypothèse de départ,

j’admets volontiers avoir fait d’importantes concessions : j’ai reconnu le

processus dialectique et offert une certaine description de la transition

diachronique. Mais je ne me suis pas contredit pour autant, car s’applique

ici ce que j’ai qualifié de « dualité des points de repère » dans le chapitre 6.

J’ai certes décrit la transition afin de montrer pourquoi celle-ci a été vécue

comme un apprentissage, mais il ne s’agissait là que d’une interprétation de

l’événement diachronique. Ma description ne saurait se substituer à un

examen du véritable processus diachronique, sur lequel se fonde ma lecture

sans doute maladroite et assurément trop sommaire. Il est nécessaire de


revenir à l’événement, et le compte rendu que je viens de faire ne saurait

rendre superflu un tel retour.

On pourrait néanmoins imaginer une ultime tentative de rétablissement

de la crédibilité des conclusions intemporelles dans ce domaine (des

conclusions dont la forme est d’ailleurs inductive). Il est admis que

l’induction ne joue aucun rôle dans les conclusions éthiques que chacun

30
tire . Toutefois, l’induction s’applique maintenant aux biographies, disons,

d’un ensemble limité de personnes sages. Et, bien sûr, il est possible d’en

tirer de telles inductions, et on le fait. Je pourrais par exemple affirmer que

les gens très créatifs sont en proie à certains types d’anxiété ou de

dépression. (Ce faisant, je redonnerais vie à une partie du contenu

31
d’anciennes conceptions de la « mélancolie ».) Cela ne signifie cependant

pas qu’on puisse tirer de ces inductions quelque généralisation d’une

perspective éthique ou de ce qui importe dans la vie. Dans la mesure où les

concepts utilisés pour décrire les vies incluent ceux qui s’appliquent aux

significations humaines (et comment ne les incluraient-ils pas ?), une

simple induction ne pourra jamais rendre compte de toute l’histoire.

L’étude de vies entières peut bien sûr inspirer des adages comme ceux que

j’ai cités plus haut, prétendument fondés sur une vaste expérience. Des

formules comme « Aide-toi, le ciel t’aidera » ou « Prenez conscience de

votre potentiel » sont des conseils judicieux qui reflètent bel et bien

l’expérience humaine, mais elles ne peuvent pas éclairer comme le font les

conclusions issues de l’induction. Les adages font appel à des concepts qui

ne sont pas de simples résumés des données sur lesquelles ils sont fondés. Ils

doivent être interprétés. Quel est mon potentiel ? Comment puis-je

m’aider ? Ils résument certaines connaissances, mais, pour qu’ils éclairent

notre situation, il nous faut reconnaître qu’ils peuvent le faire. Il y a là un

fossé qu’une telle reconnaissance peut combler.

L’existence de ce fossé est dans la nature des choses, et ce, en raison de ce

que chaque personne, son vécu et l’interprétation qu’elle a d’elle-même ont

de particulier. Les adages peuvent m’aider ; ils peuvent éclairer ma situation,

me permettre d’envisager celle-ci sous un jour nouveau et potentiellement

fécond. Cependant, ils ne s’appliqueront pas de façon identique chez

quelqu’un d’autre : un même adage sera entendu et suivi de résultats

positifs dans une situation très différente de la mienne. Il y a donc là une


sorte de collaboration : je prête à l’adage une signification concrète ; en

retour, il peut me guider.

Autrement dit, il y a possibilité d’interaction féconde entre deux niveaux

de langage, soit, d’une part, la formulation succincte d’une connaissance

générale sous forme d’adage ou de formule traditionnelle et, d’autre part, les

mots qu’il me faut pour expliciter ma situation particulière. De cette

interaction peut naître la connaissance dont j’ai besoin pour aller de

32
l’avant . On a là un autre exemple de la dualité des points de repère à

l’œuvre.

On constate le même type d’interaction entre différents langages, mais à

un autre niveau, dans les discours, complémentaires, du récit fictif et de la

critique littéraire. La critique s’efforce souvent de décrire la conception de la

vie et de l’action que propose un roman, ce qui, pour autant que nous

partagions sa lecture, peut nous aider à envisager l’œuvre sous un nouveau

jour. Bien qu’une recension critique ne puisse aucunement se substituer au

texte, on peut apprendre beaucoup de choses en allant et venant de l’une à

l’autre, ce qu’exprime bien la formule de Ricœur que j’ai citée ici à quelques

reprises : « Le symbole donne à penser. » Le langage possède une dualité

indépassable dont les éléments, s’ils sont mis en relation, peuvent être une

source intarissable de connaissances.

C’est la nature même des enjeux en cause qui permet la poursuite de cette

interaction et qui empêche la marginalisation définitive du texte par la

critique. Ces enjeux se rapportent aux significations humaines, où les efforts

de clarification sont le fait d’une herméneutique qui ne peut pas donner lieu

à une interprétation définitive, à l’abri de toute critique et imperméable à

toute amélioration, comme nous l’avons vu dans les chapitres 6 et 7.

C’est pourquoi la compréhension de soi ou d’autrui par la biographie

peut être un processus sans fin. Toute interprétation peut être ébranlée,

contestée ou modifiée par une nouvelle prise de conscience qui se ramifiera

dans l’ensemble de la gestalt diachronique en influant sur les positions

antérieures, dont celle que je défends actuellement. Nulle continuité de

l’interprétation ne saurait être assimilée à une simple répétition de la même

position ; s’il y a répétition, celle-ci doit nécessairement être « non

33
identique » au sens où l’entend Kierkegaard . Je reviendrai sur cette

question.
4

Dans la section précédente, je me suis intéressé aux récits portant sur le

développement de la conscience, auquel s’intéresse le roman de formation.

Toutefois, nous racontons des histoires pour beaucoup d’autres raisons.

Nous pouvons tenter d’expliquer les conséquences d’un épisode de notre

vie, de celle d’autrui ou de celle de sociétés entières (des phénomènes

comme ceux dont il a été question dans la section 2). En de tels cas,

l’induction joue un rôle plus important.

En outre, quand nous passons de l’autobiographie à l’histoire, l’induction

occupe une place encore plus grande. Par exemple, je pourrais affirmer que

la mise en œuvre d’une économie moderne dépourvue de marchés et

entièrement planifiée de façon centralisée entraîne inéluctablement de

terribles conséquences ; j’appuierais mon propos sur de nombreux exemples

historiques : l’Union soviétique, la Chine d’avant Deng Xiaoping, l’Europe

orientale d’avant la chute du rideau de fer, etc. L’histoire renforcerait ma

conviction en offrant des preuves. En matière de biographie,

l’argumentation fondée sur des cas particuliers répond généralement à une

autre logique. L’objectif consiste à confirmer ou à ébranler une position

gestaltique particulière, qui acquiert ou perd sa force de conviction au terme

du processus ; dans ce cas, le « récit historique » n’offre pas de cas

particuliers probants, mais peut montrer qu’une interprétation actuelle est

digne de confiance ou non.

Dans la section précédente, j’ai cité l’exemple d’une personne qui raillerait

mon impression d’entreprendre un nouveau départ en me rappelant que je

n’ai de cesse de le radoter, chaque fois au nom d’une raison différente.

Cependant, si je reviens au cas mentionné ci-dessus, où j’affirme qu’une

économie entièrement planifiée ne peut pas fonctionner, il se peut que mon

propos ne puisse pas vous convaincre avant que je ne l’étaie par des cas

particuliers. Le processus peut être considéré comme une induction, car ce

qu’il me faut vous dire pour vous convaincre ne modifie pas la signification

de l’énoncé ; l’expression économie entièrement planifiée ne voit pas son sens

changer d’un cas à l’autre. Cependant, la plupart des énoncés historiques

qui précisent les causes de telle ou telle situation ne peuvent pas être

confirmés à l’aide de cette approche directement inductive.


À l’instar de la croyance humienne selon laquelle les attributions causales

reposent sur des règles générales, l’idée voulant que les connaissances tirées

d’un récit puissent être traduites en vérités intemporelles et que la forme

narrative ne soit pas essentielle à la recherche du savoir constitue un préjugé

tenace d’une culture moderne marquée par l’influence des sciences de la

nature. Pour étudier ces dernières, il n’est généralement pas nécessaire de

connaître leur histoire ; pour comprendre la physique newtonienne, nul n’a

besoin de lire sur Aristote et sur la théorie des lieux naturels qui avait cours

avant la découverte du principe d’inertie.

Il en va tout autrement des affaires humaines. Selon une idée largement

répandue dans les courants les plus superficiels des Lumières, il est possible,

voire souhaitable, d’oublier toutes les visions du monde antérieures fondées

sur des ordres cosmiques, des dieux, des esprits ou des forces magiques. Les

nouvelles conclusions peuvent être « détachées » de l’histoire qui les a

précédées. Il faut se demander combien superficielle serait notre

connaissance de nous-mêmes si nous parvenions bel et bien à oublier tout

ce bagage. Et combien superficiel serait un savoir n’offrant qu’une vision

caricaturale de ces anciennes visions du monde.

Il semble qu’une véritable conscience de soi réflexive (d’un individu, d’un

groupe ou de l’espèce entière) ne puisse pas se passer du récit. Celle-ci se

nourrit d’allers-retours entre les deux formes que sont le récit et le

commentaire (philosophique et critique), lesquelles ne peuvent pas se passer

l’une de l’autre.

Les gens sont portés sur les condensés détachés de leur contexte, car ceux-

ci seraient, du moins en principe, vérifiables. Mais comment vérifier le récit

livré par une œuvre d’art qui, en tant que fiction, constitue une

représentation plutôt qu’une affirmation ? L’interprétation de la condition

humaine qu’offre un récit peut néanmoins être mise à l’épreuve. Le récit

cherche à expliquer une vie ou un processus historique. Y parvient-il

vraiment ? Cette question relève de l’herméneutique.

Pour contester l’historiographie dominante de la Révolution française

(souvent influencée par le marxisme), François Furet et d’autres historiens

ont étudié le discours des révolutionnaires en se demandant si certains de

ses traits caractéristiques cadraient dans une interprétation de la Terreur qui

mettait principalement l’accent sur la situation conflictuelle (invasion de la


Première Coalition, insurrection vendéenne) dans laquelle celle-ci a

commencé. Les mesures extrêmes qui ont marqué cette période

s’expliquent-elles par la nécessité conjoncturelle d’une action radicale ou

par quelque aspect de la philosophie et de l’imaginaire des

révolutionnaires ? Comment donner la meilleure interprétation possible de

cet ensemble complexe d’actions et de discours ? Il s’agit là d’une question

34
herméneutique .

Je maintiens donc qu’il faut considérer le récit, tant historique que fictif,

comme une caractéristique créatrice ou constitutive du langage. Pour ce

faire, il faut cependant porter le regard au-delà de la phrase et embrasser le

texte dans toute son étendue et dans toute sa complexité. Ce pouvoir

constitutif est de la plus grande importance, car c’est par le récit que nous

donnons un sens à nos vies. Nous vivons par l’intermédiaire du temps. J’ai

des aspirations et des craintes ; je rencontre des occasions et dois affronter

des dangers. Il me faut trouver comment concrétiser le premier élément de

chacune de ces paires et éviter le second. Il me faut en comprendre les causes

et en évaluer les possibilités. Ce faisant, je regarde vers l’avenir. On se tourne

cependant aussi vers le passé. J’ai peut-être confiance en moi ; je me sens

peut-être incompétent. Dans un cas comme dans l’autre, il me faut

comprendre ce qui m’a amené à avoir ce sentiment. S’agit-il d’une fatalité

génétique ? Ou alors aurais-je subi un dommage irréparable ou acquis une

force inébranlable au cours de mes premières années d’existence ? S’agit-il

plutôt d’un trait que je peux transformer, voire renforcer, intensifier ?

J’interprète mon passé, ses expériences marquantes et ses tournants. Je le fais

dans l’espoir d’une vie meilleure ou en vue d’obtenir un récit de vie avec

lequel je puisse vivre en paix, comme Sophocle a permis à ses

contemporains d’accepter le sort d’Œdipe (par la catharsis de la pitié et de la

crainte).

Nul ne saurait obtenir une interprétation de soi et de la vie qui n’inclurait

pas quelque lecture diachronique de l’ensemble, de la gestalt étendue.

À chaque instant, cependant, toute personne occupe une place

particulière dans ce vaste tout. Je suis adolescent, jeune, âgé ; je vis seul ou
en famille ; je suis actif ou retraité ; et il me faut tenir compte de ces

circonstances dans mon interprétation. Il me faut être conscient de qui je

suis, de l’étape de la vie où je me trouve, lorsque je porte mon jugement.

Peu importe comment je m’y prends, je définis mon identité grâce à mon

récit de vie. Celui-ci est essentiel au fait d’être moi. Comme l’explique

Alison Gopnik, les tout petits bébés n’ont pas de mémoire autobiographique

(bien qu’ils aient une mémoire épisodique) ; ils ne sont pas en mesure

d’ordonner les événements de leur passé dans une ligne du temps cohérente.

« Ils ne privilégient pas non plus les événements dont ils ont fait

l’expérience directe par rapport à ceux dont ils ont appris quelque chose par

un autre biais. Et ils n’ont pas d’“autobiographie interne” unique, pas de

moi qui fasse le lien entre leurs états mentaux passés et présents. »

Incapables de se projeter dans le passé, ils sont donc incapables de se

projeter dans l’avenir. En même temps que se forme sa mémoire

autobiographique, l’enfant développe son « contrôle exécutif, [qui] exige

[qu’il se] préoccupe autant de [son] moi futur que de [son] moi actuel ».

Ces deux facultés évoluent ensemble et sont étroitement associées à la

35
conscience .

Ma conscience d’avoir une histoire semble être une condition de ma

capacité à faire des projets et à prendre des décisions, laquelle est partie

intégrante de ce qu’on appelle « être un moi ». Le pouvoir constitutif du

langage relève ici des deux types décrits dans le chapitre 7. C’est grâce à ma

capacité à construire et à comprendre des récits que j’ai accès à moi-même

en tant que moi. C’est aussi seulement dans ce discours narratif – d’abord

dialogique, mais ensuite potentiellement monologique – que je deviens un

moi.

Nous avons donc besoin de comprendre le sens de notre vie et nous

cherchons à le retrouver s’il vacille ou s’il nous échappe. Toutes les

explications ne se valent pas pour autant. Imaginons que vous me faites le

commentaire suivant : « Tu es toujours négatif ! Tu n’arrêtes pas de détruire

les espoirs des gens ! Dès que quelqu’un a un projet positif, tu le dénigres ! »

Je pourrais m’en offusquer et tenter de m’expliquer d’une manière ou d’une

autre ; je pourrais aussi me dire : « Elle a raison. Mes exigences sont plus

élevées que celles des autres. Je critique leurs illusions sans pitié. » La nature

de l’explication a donc son importance. Néanmoins, mon impression


d’avoir une existence décousue et dépourvue de sens est douloureuse ; il me

faut en venir à bout. Cela ne signifie cependant pas que l’ensemble du récit

doit obéir à une finalité unique. Je peux être fier et satisfait de mon aptitude

à me réinventer de temps à autre, à entreprendre de nouveaux projets, à

changer de métier ; inventivité et facilité d’adaptation font alors partie de

mon identité.

Ce qui est menaçant ou douloureux, c’est l’absence du type de liens dont

j’ai besoin pour aboutir à une interprétation acceptable. Par exemple, dans

les exemples de récits de vie sur lesquels nous nous sommes penchés plus

haut, qui relatent la découverte d’une vocation ou d’une forme vraie (ce qui

constitue l’essence même du roman de formation), il est essentiel que le

protagoniste soit conscient, ne serait-ce que rétrospectivement, du fait qu’il

cherche. Il envisage ses expériences antérieures relativement à une réalité

qu’il saisit pour la première fois dans toute sa mesure. Sa confiance se fonde

sur sa conscience d’avoir atteint un but. Éléments constitutifs ou étapes de

cet effort de longue haleine, de vastes pans de sa vie antérieure se voient

ainsi rassemblés. Si tel n’est pas le cas, la signification qu’il croit avoir saisie

s’effondre.

La signification est aussi menacée par d’autres types de fractures. Parmi

les choses de la vie que j’apprécie particulièrement se trouve sans doute la

récurrence périodique de ces moments plus intenses, plus agréables ou plus

significatifs que sont les réunions de famille annuelles, les séjours en des

lieux enchanteurs au bord de la mer, les soirées avec de vieux amis ou les

visites à Bayreuth ou à Salzbourg. Arrive toutefois un moment où ces

réunions et festivals se répètent, mais où l’expérience tombe à plat. C’est

comme si on m’avait chassé du lieu où le sens de la vie était le plus intense.

Celui-ci se maintenait dans une répétition qui semble désormais hors

d’atteinte. Il s’agit là de l’expérience que relate Kierkegaard (ou Constantin

36
Constantius ). La personne est exilée de la vie qui avait un sens

(supportable) pour elle.

La vie peut aussi voler en éclats à plus petite échelle. J’aimerais explorer

cette dimension plus en profondeur dans l’étude complémentaire que

j’entends réaliser en l’associant au spleen de Baudelaire et aux commentaires

de Walter Benjamin à ce sujet.


D’un autre côté, il arrive que se rétablissent soudain des liens solides. C’est

37
ce que raconte Marcel Proust dans Le Temps retrouvé , où une signification

emmurée dans une expérience oubliée depuis belle lurette refait surface avec

toute la force que lui confère cette reconnexion, ce qui annule la séparation

38
établie par de vastes étendues de temps perdu .

C’est par le récit que nous trouvons ou inventons des moyens de vivre une

vie supportable dans le temps.

1. Voir Vladimir Propp, Morphologie du conte, traduction de Marguerite Derrida, Paris, Seuil, 2006.

2. Tzvetan Todorov, Grammaire du Décaméron, La Haye, Mouton, 1969.

3. Voir Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, traduction d’Yves Bonin, Paris,

Retz, 2004, chap. 3.

4. R. G. Collingwood, The Idea of History, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 178.

5. Dans son ouvrage magistral intitulé Temps et Récit, Ricœur s’attaque à une autre tentative de mise

à l’écart du récit, laquelle émane non pas de l’épistémologie humienne, mais de l’école historique des

Annales, selon laquelle il faut porter le regard au-delà de l’écume que constitue le changement

superficiel, auquel l’« histoire événementielle » accorde une place de choix, et étudier les structures

fondamentales du long terme, qui expliquent vraiment les événements. Les membres de l’école des

Annales s’intéressent à la « longue durée ». Ricœur souligne à la fois le caractère inestimable de leur

contribution à l’historiographie et leur insensibilité aux limites de leur approche. Même les structures

du long terme subissent des changements et finissent par disparaître ; envisagés dans un sens plus

large, ces changements devraient être considérés comme des « événements » (que Ricœur qualifie de

« quasi-événements »). Et nul ne saurait en faire état sans associer leurs effets aux interventions des

acteurs qui font l’histoire, c’est-à-dire ces êtres humains qui proposent, entreprennent ou refusent le

e
changement. Voir Temps et Récit, vol. 1, Paris, Seuil, 1983, 2 partie, chap. 1.

6. « L’explication historique cherche elle aussi à montrer que l’événement en question ne relevait en

rien du “hasard”, mais était anticipé à la lumière de certains antécédents ou de certaines conditions

simultanées. L’anticipation en question n’a rien d’une prophétie ou d’une divination ; il s’agit d’une

anticipation scientifique rationnelle qui repose sur des hypothèses issues de lois générales. » Carl

Gustav Hempel, « The Function of General Laws in History », Journal of Philosophy, vol. XXXIX,

o
n 2, 1942, p. 39.

7. Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction de Jules Tricot, Paris, Vrin, 1983, livre VI, p. 284.

8. Voir l’exposé de Weber sur les « individualités historiques » dans « L’objectivité de la

connaissance dans les sciences et la politique sociales », dans Essais sur la théorie de la science, Paris,

Pocket, 1998, p. 160 et suivantes. Voir aussi l’exposé de Paul Ricœur dans Temps et Récit, vol. I, p. 256-

269. Collingwood a partiellement mis au jour le raisonnement qui sous-tend la possibilité

d’imputation causale singulière. Voir R. G. Collingwood, The Idea of History, p. 213-215.

9. Aristote, La Poétique, traduction de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallo, Paris, Seuil, 1980,

chap. 13 : 53a 10, 16 ; voir l’exposé de Ricœur dans Temps et Récit, vol. I, p. 55-84.

10. Paul Ricœur, « La symbolique du mal », dans Philosophie de la volonté, t. II : Finitude et

Culpabilité, Paris, Aubier, 1988, conclusion, p. 479.


11. Maurice Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945. On peut

comparer cet exemple à l’exposé de la section 2 du chapitre 6.

12. Voir mon article intitulé « Explanation and Practical Reason », dans Philosophical Arguments,

Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1995, notamment les pages 51-53.

13. Thomas Mann, La Montagne magique, traduction de Maurice Betz, Paris, Le Livre de poche,

2005, p. 636-677.

14. Ibid., p. 653.

15. Ibid., p. 669-670 ; Thomas Mann, Der Zauberberg, Francfort, Fischer Verlag, 2012, p. 742-743.

16. Thomas Mann, La Montagne magique, p. 671-672.

17. Ibid., p. 675. Thomas Mann, Der Zauberberg, p. 748.

18. Michael Beddow, The Fiction of Humanity, Cambridge, Cambridge University Press, 1982,

p. 250.

19. « Je me suis presque épris de la mort consolante. » John Keats, « Ode à un rossignol », dans

Poèmes, Paris, Imprimerie nationale, 2000, strophe 6, ligne 2, p. 375.

20. Thomas Mann, La Montagne magique, p. 675.

21. Ibid., p. 677.

22. Ibid., p. 674. Mann affirmera lui-même que les mots avec lesquels Castorp exprime sa prise de

conscience dans le chapitre intitulé « Neige » constituent le message du roman. T. J. Reed, Thomas

Mann : The Uses of Tradition, Oxford, Clarendon Press, 1974, p. 274. Cet ouvrage éclairé m’a appris

beaucoup de choses.

23. Cette dissemblance entre La Montagne magique et Les Démons s’inscrit dans une différence

fondamentale entre les deux romans. La Montagne magique est une sorte de mise à jour, teintée de

parodie, de la tradition du Bildungsroman, qui s’intéresse à l’évolution d’un seul protagoniste. En

revanche, les grands romans de Dostoïevski sont « polyphoniques », selon le terme de Bakhtine. Voir

Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, traduction d’Isabelle Kolitcheff, Paris, Seuil, 1998,

chap. 1.

24. Fedor Dostoïevski, Les Démons, traduction de Boris de Schlœzer, Paris, Gallimard, 2003, p. 621-

622.

25. Ibid., p. 612.

26. Ibid., p. 706. Mon propos fait aussi écho au cri de Stépan Trophimovitch vers la fin du roman :

« Oh ! Pardonnons, pardonnons avant tout, pardonnons à tous et toujours !… Espérons que l’on

nous pardonnera aussi. Oui, parce que chacun de nous est coupable envers les autres. Tout le monde

est coupable… » (ibid., p. 674).

27. Ce sont là des exemples de ce que j’ai qualifié, dans la section 2 du chapitre 6, de « voie

indirecte » de l’argumentation contre nos intuitions ressenties.

28. Ernst Tugendhat, Conscience de soi et autodétermination, traduction de Rainer Rochlitz, Paris,

Armand Colin, 1995, p. 228-229 ; Selbstbewusstsein und Selbstbestimmung, Francfort, Suhrkamp,

1979, p. 275.

29. Il existe de nombreux contre-exemples de la transition biographique qui me donnent de

l’assurance dans ma prise de conscience. Je pourrais percevoir le changement comme la simple

modification d’un sentiment ou d’une préférence, dépourvue de gain ou de perte épistémique (le fait

de ne plus aimer le gruau, par exemple). Je pourrais aussi en ressortir troublé si, par exemple, je

ressens le changement comme une perte : je n’éprouve plus d’attachement à certaines valeurs,

néanmoins soutenues par le fait que des personnes que j’admire y adhèrent, conformes à d’autres

réalités auxquelles je tiens toujours et porteuses d’une constellation de motivations qui semble encore

judicieuse du point de vue de la vie humaine en général. Je ne sais qu’en penser.


30. C’est-à-dire aucun rôle dans le développement « direct » de la connaissance ; l’induction peut

tout de même jouer un rôle « indirect » dans la déstabilisation de nos prétendues connaissances.

31. Voir Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la Mélancolie. Études

historiques et philosophiques. Nature, religion, médecine et art, traduction de Fabienne Durand-Bogaert

et Louis Évrard, Paris, Gallimard, 2004, p. 389-405.

32. Dans son analyse des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe, Michael Beddow se

penche sur ce rapport entre adages (ou maximes) et expérience : « La substance des maximes est

révélée par les expériences représentées, et la signification générale des expériences représentées se

concentre dans les maximes. Aucun élément considéré isolément ne revêt de signification claire, mais

l’interaction entre les maximes et les représentations concrètes produit une synthèse du général et du

particulier, de l’intellectuel et du sensuel, qui correspond précisément à ce à quoi Goethe tenait. »

Michael Beddow, The Fiction of Humanity, p. 78.

33. Voir note 38.

34. Voir chapitre 6, section 3.

35. Alison Gopnik, Le Bébé philosophe. Ce que le psychisme des enfants nous apprend sur la vérité,

l’amour et le sens de la vie, traduction de Sarah Gurcel, Paris, Le Pommier, 2010, chap. 5, p. 178 et

180 ; voir p. 178-182.

36. Søren Kierkegaard, La Reprise, traduction de Nelly Viallaneix, Paris, Flammarion, 2008, p. 111 et

suivantes. Pour Kierkegaard, la réponse adéquate à ce type de perte ou d’exil consiste en une

transformation du moi, où la dimension dans laquelle celui-ci se déploie est remplacée par la

dimension religieuse. La perte est attribuable à une insistance sur la répétition à l’identique, à une

fixation sur les souvenirs ; voir p. 65-71.

37. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. VII : Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1990.

e
38. À la fin du xix siècle, des philosophes ont entrepris de réfléchir à la nature du temps vécu, par

opposition au temps de la physique et de la cosmologie. Ce faisant, ils lui ont en quelque sorte

redonné ses lettres de noblesse. Bergson est un des principaux penseurs à leur avoir emboîté le pas au

siècle suivant, avec Heidegger. Le temps vécu est aussi devenu une nouvelle frontière pour le roman,

comme en font foi les œuvres de Joyce, de Woolf et de Proust, qui ont eu de nombreux continuateurs

e e
aux xx et xxi siècles. Cette mise en évidence soulève des questions sur le rapport entre temps vécu et

temps cosmique. Voir Paul Ricœur, Temps et Récit, vol. III, Paris, Seuil, 1991.
CHAPITRE 9

L’hypothèse Sapir-Whorf

J’aimerais maintenant aborder les enjeux relatifs à l’hypothèse Sapir-Whorf,

lesquels apparaissent sous un jour très différent de celui qui les éclaire

habituellement lorsqu’on tient compte du propos des chapitres précédents.

À la base, cette hypothèse postule que « les structures sémantiques des

différentes langues sont fondamentalement incommensurables, ce qui influe

sur la façon dont leurs locuteurs peuvent penser et agir. La langue, la pensée

et la culture sont étroitement liées les unes aux autres, si bien qu’on peut

affirmer qu’à chaque langue correspond une vision du monde

1
particulière ».

Cette définition pouvant être considérée comme préjudiciable par

certains, il convient de citer les deux auteurs de l’hypothèse, Edward Sapir et

Benjamin Lee Whorf. Commençons par Sapir :

Les hommes ne vivent pas seulement dans le monde objectif ni dans celui de l’activité sociale

dans le sens ordinaire de cette expression, mais ils sont soumis, dans une large mesure, aux

exigences de la langue particulière qui est devenue le moyen d’expression de leur société. Il est

tout à fait inexact de croire que – pour l’essentiel – on entre en contact avec la réalité sans le

secours du langage et que celui-ci n’est qu’un instrument, d’une importance somme toute

secondaire, qui nous permet de résoudre des problèmes spécifiques de communication ou de

réflexion. En fait, le « monde réel » est, pour une large part, inconsciemment fondé sur les

habitudes linguistiques du groupe. Il n’existe pas deux langues suffisamment similaires pour

que l’on puisse les considérer comme représentant la même réalité sociale. Les mondes dans

lesquels vivent les différentes sociétés sont des mondes distincts et non pas seulement le même

2
monde sous des étiquettes différentes .

Whorf, lui, introduit un nouveau principe de relativité :

On s’aperçut que l’infrastructure linguistique […] de chaque langue ne constituait pas


seulement « l’instrument » permettant d’exprimer des idées, mais qu’elle en déterminait bien

plutôt la forme, qu’elle orientait et guidait l’activité mentale de l’individu, traçait le cadre dans

lequel s’inscrivaient ses analyses, ses impressions, sa synthèse de tout ce que son esprit avait

enregistré.

[Aucun] individu n’est libre de décrire la nature avec une impartialité absolue, [car chacun] est

contraint de tenir compte de certains modes d’interprétation même quand il élabore les

concepts les plus originaux. […] Ce qui nous amène à tenir compte d’un nouveau principe de

relativité, en vertu duquel les apparences physiques ne sont pas les mêmes pour tous les

observateurs, qui de ce fait n’aboutissent pas à la même représentation de l’univers, à moins que

leurs infrastructures linguistiques soient analogues ou qu’elles puissent être en quelque sorte

3
normalisées .

Avant de pouvoir vérifier cette hypothèse (voire ces hypothèses), il faut

préciser ce qu’elle postule, puis établir à quel domaine du langage elle

s’applique. Dans ses grandes lignes, elle pose que les différentes façons dont

les langues encodent la réalité naturelle ou sociale ont des « conséquences

4
structurelles sur les manières de penser la réalité ». Cette formule générale

peut cependant s’appliquer à des thèses assez éloignées les unes des autres,

dont certaines sont banales et inoffensives, tandis que d’autres remettent

radicalement en question toute possibilité de reconnaissance intersubjective

d’un savoir valable. On peut se limiter à affirmer, d’une part, que, selon la

façon dont elle permet de formuler un énoncé sur un phénomène ou sur

une situation, une langue (le hopi ou l’anglais, par exemple) attire

l’attention sur des caractéristiques et sur des relations particulières et,

d’autre part, que cette perspective peut influer sur la gamme de réactions

possibles des locuteurs par rapport audit phénomène ou à ladite situation,

dont ils auront tendance à remarquer ou à retenir certains traits.

Cependant, lorsqu’elle évoque des réalités « incommensurables », des

« mondes distincts » et un « principe de relativité » d’où découlent des

visions distinctes de l’univers, l’hypothèse Sapir-Whorf semble plus

radicale : d’une manière ou d’une autre, nous serions enfermés dans notre

propre mode de pensée, sauf si nous parvenons à le transcender et à prendre

5
conscience de son caractère contingent .

Ces interprétations présentent divers degrés de sévérité. On pourrait donc

se demander quelle est la véritable « hypothèse Sapir-Whorf », mais je ne

crois pas que ce soit utile, car chaque degré de sévérité correspond à un type
particulier de description. Il s’agit là d’un constat qu’on peut faire à la

lumière des chapitres précédents.

La distinction fondamentale dont il faut tenir compte ici est celle qui

oppose les différentes logiques sémantiques, sur laquelle nous nous sommes

penchés dans les chapitres 6 et 7.

Prenons l’exemple des descriptions de notre environnement immédiat.

Leurs modalités obéissent à la logique sémantique « dénotative », qui

s’applique à la description précise de réalités indépendantes. Chaque langue

possède ses stratégies d’encodage propres, explique John Lucy dans l’article

6
cité ci-dessus, où il se penche sur les « marques du nombre ».

L’anglais, le français et la plupart des autres langues européennes

distinguent deux types de substantifs : les noms dénombrables et les noms

de masse. Les premiers s’emploient au singulier comme au pluriel. Leur

nombre peut être indiqué par un numéral cardinal suivi du nom accordé

comme il se doit, c’est-à-dire au singulier ou au pluriel (ou, dans des

langues archaïques comme le grec, au singulier, au duel ou au pluriel). On a

donc « un cheval », « deux chevaux », etc. Les noms de masse, eux, ne

s’emploient généralement qu’au singulier. Comme l’indique le mot masse, ils

désignent des objets pouvant se manifester de manière indéterminée en plus

ou moins grande quantité. C’est le cas, par exemple, des noms beurre, or et

maïs. Ils peuvent être précédés d’un déterminant partitif ou, si on souhaite

en indiquer la quantité, d’un substantif quantificateur. On parlera ainsi

d’une motte de beurre, d’un lingot d’or ou d’un épi de maïs.

Les langues se distinguent cependant les unes des autres par la

prépondérance qu’y ont ces deux types de noms. En maya yucatèque, la

plupart des noms sont des noms de masse, et les numéraux cardinaux

n’accompagnent que des substantifs quantificateurs. Ainsi, les cochons sont

essentiellement perçus comme des instances d’une substance indifférenciée,

qu’on pourrait traduire en français par du porc. On pourrait affirmer que

cette différence structurelle entre modes d’encodage donne lieu à des

différences comportementales entre locuteurs yucatèques et francophones

7
chargés de tâches comme le triage ou le classement d’objets . Toutefois,

quelles que soient les particularités dont témoigne cette divergence

comportementale en matière de lecture phénoménologique, chaque langue

dispose manifestement des ressources nécessaires à l’encodage d’un même


phénomène ou d’une même situation. D’ailleurs, il arrive, en français, qu’on

puisse opter pour l’une ou l’autre stratégie d’encodage. « Je vais acheter dix

vaches » peut se dire « Je vais acheter dix têtes de bétail » ; le mot bétail est

un nom de masse.

Ce qu’il faut souligner ici, c’est que les particularités lexicales et

grammaticales d’une langue donnée font en sorte que ses locuteurs ne

prêtent pas attention aux mêmes détails que ceux d’une autre langue. Un

locuteur yucatèque pourrait dire « J’ai vu de l’oiseau [nom de masse] dans

le jardin », tandis qu’un francophone serait plus précis quant au nombre et

dirait ainsi « J’ai vu un oiseau », « quelques oiseaux » ou tout simplement

« des oiseaux ». En raison des propriétés lexico-grammaticales de leur

langue, les locuteurs peuvent être contraints d’encoder certaines

caractéristiques lorsqu’ils décrivent une situation donnée.

Les exemples de telles particularités linguistiques abondent. Certains

systèmes verbaux indiquent les différences d’aspect, tel le perfectif par

rapport au progressif (en anglais, he ran [il courut] se distingue ainsi de he

was running [il était en train de courir]), et forcent ainsi leurs locuteurs à

donner des précisions sur des dimensions que d’autres langues laissent de

côté. L’anglais tend à encoder les modes de locomotion par une description

du mouvement : he walked, he ran, he swam, he fell down (il marcha, il

courut, il nagea, il tomba) ; d’autres langues tendent à faire abstraction de

cette dimension ou à l’indiquer en ayant recours à des marques accessoires.

En allemand et en russe,

on ne peut pas dire « Il se rendit à tel endroit » sans préciser s’il le fit à pied,

8
en voiture ou autrement .

Comment peut-on interpréter ces différences ? Même Franz Boas, dont

Sapir s’est inspiré, supposait que notre esprit renferme un « concept

complet » des objets de l’expérience, lequel a la forme d’une « image

9
mentale ». Pour leur part, divers courants des sciences cognitives ont

élaboré l’idée d’un « langage de la pensée » sous-jacent dans lequel puisent

10
les différentes langues ; le sujet connaissant est ainsi exposé à la réalité sous

ses multiples facettes, bien que les formulations verbales propres à sa langue

en retiennent certaines plutôt que d’autres. « Penser dans le but de parler »

implique une sélection, mais « penser tout court » peut ne pas avoir de

limites ; il nous est toujours possible de saisir des facettes de la réalité que
notre langue tend à ne pas prendre en compte ou à minimiser. Par

conséquent, l’hypothèse Sapir-Whorf serait fausse, un point de vue que

semble confirmer le fait que les locuteurs disposent souvent de moyens

détournés pour encoder des facettes que leur langue laisse dans l’ombre.

La catégorisation des couleurs est un autre domaine où on pourrait croire

que la diversité des modes d’encodage linguistique donne lieu à des

expériences différentes. Les langues se distinguent par la profusion ou par la

rareté de leurs noms de couleurs. Peut-on en conclure que les locuteurs des

langues dont le vocabulaire chromatique est plus « clairsemé » ne

remarquent pas certaines nuances ? Des recherches menées par des

adversaires de l’hypothèse Sapir-Whorf ont révélé que des locuteurs dont les

langues présentent des vocabulaires chromatiques différents sont capables

de faire les mêmes distinctions fondamentales. Quand on leur a demandé de

distinguer des couleurs, les sujets ont semblé réagir aux mêmes catégories

perceptuelles, même si les termes propres à leurs langues respectives

11
divergeaient .

Il ne faut cependant pas conclure de ces réserves que l’hypothèse de la

relativité linguistique est dépourvue de tout fondement dans ce domaine

d’encodage. Des lexiques et des grammaires manifestement différents ne

font pas ressortir les mêmes caractéristiques. La langue semble ainsi avoir

d’« importants effets sur la mémoire » des distinctions de noms de

12
couleurs et, rappelons-le, les particularités de leurs marques du nombre

respectives font en sorte que les locuteurs anglophones et leurs vis-à-vis

yucatèques ne classent pas les objets de la même façon. Néanmoins, des

langues aux structures lexico-grammaticales assez éloignées semblent ou

bien disposer de ressources permettant d’encoder une même réalité (quitte à

ce qu’elle le soit de manière indirecte ou laborieuse), ou bien permettre à

leurs locuteurs d’acquérir ces ressources grâce à un enrichissement modeste

et ponctuel de leur vocabulaire.

Aucun des exemples cités ci-dessus ne témoigne de quelque

13
« incommensurabilité » ni ne fait état de « mondes distincts ».

La réalité linguistique apparaît sous un tout autre jour à l’échelle

« métaphysique », où résident les concepts les plus généraux et les plus

fondamentaux relatifs au temps, à l’espace et aux caractéristiques


élémentaires de la réalité. C’est à cette échelle que s’appliquent les

affirmations les plus déterminantes de Whorf.

Whorf attribue aux « langues européennes types » une propension à

spatialiser et à objectiver le temps. Leurs locuteurs peuvent ainsi concevoir

différents cycles du temps (jour, année, etc.) et les compter. Ils disent donc

« dix jours » comme ils disent « dix vaches ». Ils perçoivent le temps

comme un contenant abstrait qui peut être rempli de n’importe quel

événement. En hopi, une telle conception latérale ou objective du temps est

impossible. Le temps est événement, et nous sommes au cœur de son

déploiement. Les jours sont désignés non pas par des numéraux cardinaux,

mais par des numéraux ordinaux : « Il n’existe pas d’expressions comme

“dix jours”. L’énoncé équivalent est de type opératoire et permet de désigner

un jour déterminé grâce à un calcul approprié. “Ils restèrent dix jours”

14
devient “Ils restèrent jusqu’au onzième jour” », écrit Whorf . De plus, le

temps ne peut pas être distingué de ce qui s’y déroule, de la croissance ou du

dépérissement qui ont cours. La langue hopi est dépourvue de « temps

15
homogène et vide » (pour citer Walter Benjamin ).

Ces deux perspectives présentent effectivement une

« incommensurabilité » profonde et stupéfiante. Nous, Occidentaux,

peinons à saisir la vision du monde des Hopis. Cette incompréhension

s’explique en partie par le fait que le développement des sciences de la

nature postgaliléennes, c’est-à-dire d’une science du monde physique dont

les progrès impliquent le rejet de distinctions comme celle qui oppose

croissance et dépérissement (sauf en biologie), nous a habitués à une vision

« aseptisée » de l’univers. Nous ne voulons plus parler du « cosmos » dans

son sens originel, inextricablement lié à l’idée d’un ordre adéquat.

Conscients que nous sommes de l’univers postgaliléen, nous ne pouvons

plus habiter ce cosmos. De surcroît, nous savons que les cosmogonies qui

avaient cours dans les sociétés traditionnelles (et dont la perspective hopi

offre un exemple) ne sont plus viables.

Les conceptions de l’ordre éthique, moral, social et politique qui se

rapportent aux cosmogonies anciennes ne sont pas pour autant dépourvues

de pertinence. Nous ne saurions nous passer de telles idées, mais il nous faut

les ancrer autrement. Leurs vieux ancrages cosmiques ayant perdu toute

crédibilité, ces conceptions sont fausses et doivent être amendées. Toutefois,


celles qui leur succèdent, nouvellement ancrées, peuvent être redevables aux

anciennes, qu’elles transposent dans un nouveau registre.

Ainsi, les notions d’ordre éthique des anciens Grecs, telles que définies par

Platon et Aristote, peuvent être détachées de leur cosmogonie initiale et

trouver leur place dans de nouvelles conceptions de la nature humaine. On

peut extraire l’idéal d’égalité politique de ses contextes antiques qu’étaient la

polis ou la république et lui donner un nouveau fondement en l’ancrant

dans les idéaux modernes de citoyenneté, de non-discrimination et de

participation.

En outre, les anciennes conceptions du cosmos, où celui-ci était envisagé

comme un monde de signes potentiellement expressifs, ont été transposées

dans un nouveau registre par les écrivains de la période romantique. Il s’agit

d’un mouvement que j’aimerais explorer en détail dans l’étude

complémentaire sur la poésie postromantique que j’entends réaliser.

Parallèlement à tous ces changements, l’idée d’un temps cosmique vide,

débarrassé de toute signification humaine, a permis la reconnaissance de

16
formes propres au temps vécu, comme en font foi les écrits de Bergson , de

17 18
Heidegger et de Ricœur , entre autres penseurs. Ces formes ont été

explorées par Baudelaire, Proust, Eliot et une foule d’autres écrivains. Il

s’agit là d’un autre thème que j’aborderai dans mon étude complémentaire.

Cela dit, dans la mesure où les cosmogonies traditionnelles ont été

invalidées, leur incommensurabilité avec nos propres catégories perd un peu

de son mordant. Ainsi, tout comme nous pouvons considérer les différences

entre les stratégies d’encodage présentées ci-dessus comme mineures et sans

conséquences graves, notre réaction aux différences profondes et

déconcertantes entre les conceptions du temps respectives des langues

européennes types et du hopi pourrait se résumer comme ceci : « Et

alors ? » L’incommensurabilité peut facilement provoquer

l’incompréhension, mais celle-ci ne pose problème que si nous sommes en

présence d’un phénomène ou d’une situation qu’il nous faut comprendre

pour être en mesure d’expliquer notre monde.

Il reste bien sûr quelque chose de l’ordre ancien. Certes, rien ne sert

d’étudier la métaphysique hopi pour réviser les concepts de Newton et

d’Einstein et pour mieux comprendre l’univers en tant que réalité

dépourvue de significations humaines (bien que Whorf laisse entendre que


celle-ci pourrait mieux nous préparer à la théorie moderne de la relativité

19
), mais, pour nous comprendre, il nous faut être conscients du chemin que

nous avons parcouru, ce qui implique de savoir d’où nous venons. Les

cultures contemporaines présentent des différences considérables, qui se

manifestent dans les écheveaux de significations qu’elles élaborent et dans

les formes de société qu’elles peuvent soutenir.

Vient ensuite une troisième catégorie d’exemples : au-delà des modes

d’encodage de notre environnement et du fossé métaphysique profond qui

nous sépare des sociétés traditionnelles se trouve le domaine où l’hypothèse

Sapir-Whorf s’avère déterminante, à savoir celui des différences culturelles

dans les sociétés contemporaines. De par la nature même de la vie moderne,

celles-ci se manifestent à la fois au sein des sociétés et entre elles.

Sur le plan éthique ou spirituel, les personnes « modernes » (qui

reconnaissent la valeur de la science moderne, voire qui la pratiquent ou qui

la font avancer, qui dépendent de la technologie moderne et qui évoluent

dans des systèmes organisationnels modernes comme des États, des

bureaucraties, des marchés, etc.) ne partagent pas les mêmes interprétations

des significations humaines, des idéaux éthiques et des aspirations à la

transformation de soi. Leurs visions du monde sont souvent opaques les

unes par rapport aux autres. Ces différences se constatent au sein d’une

même société, tout comme elles séparent des sociétés éloignées sur le plan

géographique ou historique.

Les imaginaires sociaux varient énormément d’un régime politique à un

autre. Ils sont parfois si éloignés que les efforts visant à instituer des

« démocraties » à l’occidentale échouent lamentablement, voire entraînent

une désintégration sociale (comme en Libye contemporaine ?). Même des

régimes semblablement démocratiques reposent sur des imaginaires sociaux

très différents les uns des autres ; pensons au cas de l’Inde comparativement

20
aux pays d’Europe .

C’est dans les domaines du langage obéissant à la seconde logique

sémantique, dite constitutive, que les enjeux soulevés par l’hypothèse Sapir-

Whorf s’avèrent le plus pertinents ; il s’agit des enjeux relatifs aux

significations humaines (chapitre 6), aux positions et aux structures sociales

(chapitre 7). Il est aberrant qu’on veuille balayer ces questions du revers de

la main en montrant que les Inuits ne disposent pas d’autant de mots qu’on
l’a prétendu pour désigner les divers types de neige ou que les vocabulaires

chromatiques influent moins qu’on l’a cru sur la capacité à distinguer les

21
couleurs . Ces dernières réserves s’appliquent aux différentes façons

d’encoder une même réalité externe ; en revanche, quand on réfléchit à des

modes de vie qui divergent sur le plan éthique et religieux ou à des

structures politiques et à des imaginaires sociaux distincts, on est en

présence de réalités humaines différentes les unes des autres. On découvre

par exemple des vies éclairées par leurs idéaux éthiques propres et des

sociétés structurées autour de positions et d’imaginaires sociaux

particuliers. Envisager ces particularités comme on le fait des divers

vocabulaires chromatiques est non seulement aberrant, mais aussi

dangereux : ce faisant, on projette sans s’en rendre compte les catégories

occidentales modernes sur l’humanité tout entière. Une telle situation ne

manque pas d’ironie, car c’est précisément pour contrer cette tendance à la

projection (largement inconsciente, mais arrogante au bout du compte) que

22
Sapir et Whorf ont soulevé la question de la relativité linguistique .

La reconnaissance de ces divergences ne nous plonge ni dans le doute

moral ni dans le « relativisme ». Elle indique plutôt que la seule voie

possible vers la compréhension mutuelle et, à terme, vers l’adoption de

principes moraux et politiques communs passe par l’exploration réciproque

patiente et par l’échange égal, ce qui peut sans doute mener à la « fusion

d’horizons » décrite par Hans-Georg Gadamer, laquelle consiste

23
essentiellement en un exercice herméneutique .

Jusqu’ici, il a été question des contrastes entre perspectives éthiques et

imaginaires sociaux, mais, dans ce qui est reconnu comme une langue, il

existe aussi une diversité de modes discursifs qu’on ne saurait comprendre

sans un minimum de connaissance de leurs significations sociales et

24
humaines. Ce phénomène a été mis en évidence par Lev Vygotski , Mikhaïl

25 26
Bakhtine et Basil Bernstein : au sein d’une même société émerge une

diversité de modes discursifs correspondant aux classes sociales, à la

formation et à l’expertise particulières des gens, aux divers milieux, etc.

Ces modes discursifs peuvent être des « registres », qu’on utilise et dont

27
on change selon les circonstances . Si vous êtes un gentleman anglais

e
au xix siècle, vous ne vous adresserez pas à la reine Victoria (dans
l’éventualité où vous auriez l’honneur d’être admis en sa présence) de la

même façon qu’aux amis avec qui vous vous imbibez de porto, aux lords du

Parlement ou aux villageois réunis à l’occasion d’une fête locale. Précisons

toutefois que certains de ces registres ne sont pas accessibles à tous et

constituent des privilèges de classe ou de rang.

Les registres se caractérisent non seulement par leur vocabulaire (ne

jamais dire blimey [ça alors !] en présence de la reine), mais aussi par leur

mode rhétorique, par la posture qu’ils commandent à l’égard des

interlocuteurs (toiser les villageois de haut en bas, faire la révérence à la

reine, faire face aux autres lords en s’adressant à la Chambre haute) et par

leur rapport à l’objet (adopter un ton détaché et objectif en donnant une

conférence scientifique, mais un ton chaleureux et passionné en faisant une

déclaration d’amour). Nul ne pourrait s’exprimer dans un registre donné

sans connaître les positions et les significations qu’il implique. Le discours

savant évite toute résonance émotionnelle ; ainsi, il y sera question de

cathexis plutôt que de désir, d’une querelle plutôt que d’une engueulade. Il

traduit ainsi l’idée voulant qu’un raisonnement véritablement objectif soit

dépourvu de sentiment. Paradoxalement, ce détachement du

comportement, de la posture et du ton est censé incarner l’objectivité ; on

peut présumer que nul ne saurait habiter ce registre adéquatement sans

« saisir » cet aspect.

Ces registres sont comparables à des « dialectes » qu’on ne peut pas

maîtriser sans comprendre les significations et les positions qu’ils incarnent

et énactent. Leur contenu ne peut être explicité qu’à l’aide de la logique

sémantique constitutive. En tant que dialectes, ils ne sont pas

nécessairement traduisibles les uns dans les autres.

Jusqu’ici, bien sûr, je n’ai abordé qu’une gamme étroite de registres, de

types de registres et de différences de registre, lesquels sont relatifs à la classe

sociale, au métier ou à l’expertise, conviennent à diverses marques de

respect ainsi qu’à certains contextes hiérarchiques et sont relativement

stables et pérennes. Dans le cas du langage « savant » ou « scientifique », ils

s’étendent au-delà des frontières à des civilisations entières. En fait, un

certain nombre de langues naturelles se sont rapprochées les unes des autres

en matière de lexique, de grammaire et de syntaxe sous l’effet des langages

savants, techniques, administratifs, objectivants et généralisateurs qu’ont


développés des sociétés plus puissantes, autrefois colonisatrices, mais encore

hégémoniques.

Il existe cependant d’autres types de différences de registre. Les registres

propres à un cadre intime s’opposent par exemple à ceux qui conviennent à

la communication en public. La façon dont nous communiquons en famille

ou entre amis proches peut être très différente de celle dont nous nous

adressons à des inconnus ; notre milieu immédiat peut être constitué de

membres d’un certain groupe ethnique ou religieux et évoluer dans le

contexte plus large d’une société multiculturelle. Chaque cercle intime

possède son mode discursif propre, ses références propres (des personnes et

des événements ayant des résonances particulières), son sens de l’humour

propre, etc., tous difficiles à traduire dans les relations de ce cercle avec le

reste de la société.

En outre, les registres ne sont pas toujours aussi immuables que le sont

(ou semblent l’être) les exemples cités ci-dessus. Dans la société

contemporaine, les rapports hiérarchiques sont de plus en plus contestés.

On voit des subalternes utiliser des modes discursifs jusque-là

« inappropriés » à l’égard de leurs « supérieurs », ce qui témoigne d’une

généralisation progressive de façons plus décontractées de s’adresser aux

gens. Dans de nombreuses sociétés européennes, la distinction « tu-vous »

et ses équivalents est en voie de laisser place à l’universalisation, dans

certains cas, de la forme polie (déjà achevée en anglais avec you) ou à la

disparition des formes asymétriques en vertu desquelles un supérieur disait

« tu » à son subalterne, qui lui répondait par « vous » (de mon vivant au

Québec, c’est là l’évolution qu’ont connue les relations parents-enfants).

Ajoutons à cela le fait que, dans les sociétés multiculturelles d’aujourd’hui,

les frontières entre les registres ne sont pas toujours aussi bien définies

qu’elles l’étaient dans les sociétés hiérarchisées d’autrefois. Le registre doit

souvent être renégocié, ce qui se traduit par des changements. Les règles

sont bafouées de façon créative. Le système présente toujours une certaine

fluidité.

Néanmoins, malgré cette fluidité et ces changements – voire grâce à cette

fluidité et à ces changements –, être locuteur d’une langue moderne très

répandue requiert une sensibilité aux significations et aux positions qui

sous-tendent ces registres et leurs frontières mouvantes. Apprendre une


langue uniquement à l’aide d’une pierre de Rosette ne rend personne

pleinement capable de fonctionner dans une société (ce que sans doute

personne n’est pleinement capable de faire, d’ailleurs). C’est là un autre effet

sapir-whorfien qui fait partie de la vie quotidienne des sociétés

contemporaines.

Une fois qu’on saisit l’importance des usages constitutifs du langage, les

enjeux soulevés par l’hypothèse Sapir-Whorf apparaissent sous un jour très

différent.

1. John J. Gumperz et Stephen C. Levinson (dir.), Rethinking Linguistic Relativity, Cambridge,

Cambridge University Press, 1996, p. 2.

2. Edward Sapir, Linguistique, traduction de Jean-Elie Boltanski et Nicole Soulé-Susbielle, Paris,

Éditions de Minuit, 1968, p. 134.

3. Benjamin Lee Whorf, « Science et linguistique », dans Linguistique et Anthropologie, traduction

de Claude Carme, Paris, Denoël, 1969, p. 129 et 130.

4. John A. Lucy, « Linguistic Relativity », Annual Review of Anthropology, vol. XXVI, 1997, p. 294.

5. Il existe bien sûr une interprétation encore plus radicale selon laquelle nous serions prisonniers

de notre mode de pensée, au-dessus duquel il nous serait impossible de nous élever. Je laisse

cependant cette lecture de côté, car tant Sapir que Whorf ont formulé leur hypothèse parce qu’ils

souhaitaient nous libérer de nos identifications bornées et de l’idée voulant que seule notre vision soit

juste, « civilisée » ou « rationnelle ». Voir Benjamin Lee Whorf, « Science et linguistique », p. 138-

139.

6. John A. Lucy, « Linguistic Relativity », p. 297-298. Voir aussi John A. Lucy, Grammatical

Categories and Cognition : A Case Study of the Linguistic Relativity Hypothesis, Cambridge, Cambridge
University Press, 1992.

7. John A. Lucy, « Linguistic Relativity », p. 297-298. Voir aussi Benjamin Lee Whorf, « Rapports

du comportement de la pensée pragmatique avec le langage », dans Linguistique et Anthropologie,

p. 83-86. Quand on demande à des anglophones et à des locuteurs yucatèques de former des groupes

de trois objets en indiquant les deux parmi ceux-ci qui présentent d’après eux la plus grande

ressemblance, les premiers ont tendance à les associer selon leur forme, et les seconds, selon la matière

dont ils sont constitués. Voir John A. Lucy, « The Scope of Linguistic Relativity », dans John J.

Gumperz et Stephen C. Levinson (dir.), Rethinking Linguistic Relativity, p. 51-52.

8. Dan Slobin, « From “Thought and Language” to “Thinking for Speaking” », dans John J.

Gumperz et Stephen C. Levinson (dir.), Rethinking Linguistic Relativity, p. 70-96.

9. John J. Gumperz et Stephen C. Levinson (dir.), Rethinking Linguistic Relativity, p. 72.

10. Voir par exemple Jerry Fodor, The Language of Thought, Cambridge (Massachusetts), Harvard

University Press, 1975.

11. Steven Pinker, L’Instinct du langage, traduction de Marie-France Desjeux, Paris, Odile Jacob,

2013, p. 57-64 ; Paul Kay, « Methodological Issues in Cross-Language Color Naming », dans

Christine Jourdan et Kevin Tuite (dir.), Language, Culture and Society : Key Topics in Linguistic

Anthropology, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.

12. John A. Lucy, « Linguistic Relativity », p. 299-300.


13. On pourrait dire la même chose des manières d’exprimer la disposition spatiale, qui, comme

nous l’avons vu dans la section 4 du chapitre 5, varient d’une langue à une autre. Ainsi, là où un

locuteur francophone dira qu’un objet est situé « au sommet de l’arbre », son vis-à-vis maya dira que

celui-ci se trouve « dans la tête de l’arbre ».

14. Benjamin Lee Whorf, « Rapports du comportement et de la pensée pragmatique avec le

langage », dans Linguistique et Anthropologie, p. 82.

15. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres, t. III, traduction de Maurice de

Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2001, p. 439. Cela revient sans doute à

attribuer aux structures des langues européennes types en général ce qui relève de la modernité

occidentale. Même Machiavel utilise le syntagme « i tempi » de manière à distinguer les temps en

fonction des événements qui leur sont inhérents. Voir Martin Heidegger, « L’époque des “conceptions

du monde” », dans Chemins qui ne mènent nulle part, traduction de Wolfgang Brokmeier, Paris,

Gallimard, 1986, p. 99-146.

16. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Presses universitaires de

France, 2013.

17. Martin Heidegger, Être et Temps, traduction de François Vezin, Paris, Gallimard, 2012.

18. Paul Ricœur, Temps et Récit, vol. III, Paris, Seuil, 1991.

19. « Est-ce à dire que la langue hopi traduit ici une plus grande capacité d’abstraction, une faculté

d’analyser des situations plus rationnelles que nos langues tant vantées ? C’est indéniable. En ce

domaine comme en plusieurs autres, l’anglais (ou le français) est au hopi ce que le bâton est à

l’épée. » Benjamin Lee Whorf, « Considérations linguistiques sur le mode de pensée dans les

communautés primitives », dans Linguistique et Anthropologie, p. 56.

20. Voir l’étude éclairante de Mukulika Banerjee, Why India Votes ? Exploring the Political in South

Asia, Londres, Routledge, 2014.

21. Steven Pinker, L’Instinct du langage, p. 57-64.

22. À propos de « certains des dialectes récents de la famille indo-européenne [et des] techniques de

rationalisation élaborées sur leurs modèles », Whorf soutient qu’on « ne peut plus considérer ces

dialectes et les processus mentaux qui en découlent comme couvrant tous les aspects de la raison et de

la connaissance, mais seulement comme une constellation au sein de l’univers ». Benjamin Lee

Whorf, « Science et linguistique », p. 139.

23. Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique,

traduction de Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil, 1996 ; Hubert Dreyfus et

Charles Taylor, Retrieving Realism, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2015,

chap. 6.

24. Lev Vygotski, Mind in Society : The Development of Higher Psychological Processes, Cambridge

(Massachusetts), Harvard University Press, 1978.

25. Je pense ici à son concept d’« hétéroglossie » : Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman,

traduction de Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1978.

26. Basil Bernstein, Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, traduction

de Jean-Claude Chamboredon, Paris, Éditions de Minuit, 1975.

27. Voir l’exposé sur ce sujet dans le chapitre 7.


CHAPITRE 10

Conclusion La portée de la compétence linguistique

humaine

Comment définir la compétence linguistique des êtres humains ?

Dans le chapitre 3, nous avons vu que cette compétence ne se limite pas à

la capacité d’encoder et de transmettre de l’information. L’encodage est

certes une aptitude remarquable, qu’on n’a pas encore entièrement

expliquée et qui pourrait résulter de dispositions innées, d’origine génétique

(même si les explications proposées par Chomsky et Pinker à cet égard sont

problématiques).

L’encodage permet le stockage et la transmission de l’information et du

savoir, lesquels se font par divers moyens ; en font partie l’enseignement

offert par les aînés et l’apprentissage des mythes de la tribu par cœur. Ce

phénomène a eu des conséquences incommensurables sur le développement

des cultures et des technologies humaines. Le savoir ainsi accumulé a rendu

possibles la délibération, la planification et l’invention de nouveaux modes

d’organisation et de fonctionnement.

Toutefois, comme l’ont montré les chapitres précédents, le langage est loin

de se limiter à cette dimension. Il est vrai que nous observons le monde des

objets indépendants et en tirons de l’information grâce à laquelle nous

faisons toutes sortes de choses. Cependant, nous nous construisons aussi des

paysages de signification, de même que des significations et des positions

humaines (et ces dernières sont liées entre elles). Nous donnons une

existence à ces significations en les énactant, puis en les exprimant, en les


nommant, en les évaluant, en les discutant et en nous affrontant (parfois) à

leur sujet (pensons par exemple à un mouvement égalitariste qui lutte pour

transformer une culture hiérarchisée).

Dans ce cas, le langage remplit une fonction constructive (ou

constitutive). Au pouvoir constitutif qui, intégré au langage, nous permet de

forger de nouveaux termes et de nouvelles expressions s’ajoutent celui qui

nous donne accès aux significations et celui qui nous situe dans les

positions.

Il nous faut donc élargir notre conception de la compétence linguistique

pour y inclure ces deux modes de constitution particuliers. Le premier porte

sur la définition des significations humaines, qui peuvent être normatives

(éthiques ou quasi éthiques) ou descriptives (pour caractériser notre

rapport aux choses) et que nous énactons, nommons et discutons. Le

second définit les positions que nous établissons et maintenons dans le

discours tout en les nommant, en les justifiant et en les contestant dans

l’univers social.

Il s’agit là d’une première dimension d’une conception élargie de la

compétence linguistique. Nul ne pourrait acquérir l’aptitude à encoder sans

vivre de relation et sans saisir les significations du monde qui l’entoure.

Ce pouvoir constitutif se concrétise par des moyens non seulement

verbaux (1), mais aussi énactifs (2). Il faut cependant reconnaître un autre

ensemble de moyens, les représentations (3), auquel appartiennent la

littérature, la musique, la peinture et la danse. Ces arts « représentent »

[darstellen] les significations sans les décrire ni les énacter. Bien qu’ils

semblent s’inscrire dans notre aptitude à énacter et à décrire, ils sont

distincts de celle-ci.

La compétence linguistique n’est pas une simple aptitude intellectuelle :

elle est incarnée dans les significations énactées, dans les représentations

artistiques et dans les métaphores inspirées de l’expérience vécue ainsi que

dans les gestes iconiques qui accompagnent le discours ordinaire, sans parler

de l’omniprésence du « langage corporel » (ton de voix, intensité, gestes

expressifs, marques d’intimité ou de distance) où baigne ce discours.

De plus, la compétence linguistique est essentiellement partagée : elle

soutient une conscience collective du monde où chacun se distingue en tant

que voix particulière dans une conversation perpétuelle. Cette conscience


partagée laisse place au discours et à l’écriture monologiques, mais ceux-ci

ne sont possibles que parce qu’on nous a d’abord initiés à la conversation.

Le langage humain chevauche donc la frontière entre l’« esprit » et le

corps ainsi que celle qui sépare le dialogique du monologique. De plus, on

fait souvent état d’une troisième distinction, qui oppose les signes arbitraires

ou « non motivés » et les signes iconiques ou « motivés ». Comme nous

l’avons vu dans le chapitre 5, le signe arbitraire est incontournable en raison

de la nature combinatoire du langage, mais ce dernier ne saurait se passer du

signe iconique, comme en font foi les métaphores, les modèles et les gestes

iconiques ; dans le cas des significations énactées, la distinction n’a aucun

sens.

Il est difficile d’imaginer un discours humain dépourvu des

caractéristiques que je viens d’énumérer, un discours sans énaction, sans

langage corporel, sans expérience incarnée, sans communion, etc. La seule

de ces caractéristiques dont on pourrait « imaginer l’inexistence », au sens

par exemple où on le ferait en écrivant un roman de science-fiction, serait le

cas d’une tribu dans laquelle l’art n’existerait pas, car les conséquences

engendrées par cette suppression demeurent difficile à évaluer.

Quant à l’incarnation, on pourrait supposer que la parole est un système

de signes facultatif utilisé par l’« esprit » pour communiquer des « idées »,

auquel s’ajoutent les divers systèmes d’écriture et les autres codes à l’aide

desquels on transmet ses pensées à autrui. Une telle idée a été évoquée

e
au xviii siècle par Condillac et par d’autres penseurs, qui présumaient que la

langue des signes a précédé le discours.

Il est vrai que les langues des signes sont possibles, voire nécessaires.

Toutefois, si on se demande comment elles le deviennent, on est ramené à la

situation d’apprentissage originelle, où elles apparaissent comme moyens de

l’échange corporel intense par l’entremise duquel s’acquiert la compétence

linguistique. Elles témoignent ainsi des liens étroits du langage avec

l’incarnation (interpersonnelle).

Tout ce que je viens d’énumérer, soit les modes particuliers de

constitution, les trois moyens d’expression (parole, énaction,

représentation) et les distinctions chevauchées par le langage (mentale-

corporelle, monologique-dialogique, arbitraire-iconique), n’épuise toujours


pas notre sujet qu’est la nature de la compétence linguistique. S’y ajoute la

nature de la conscience linguistique ou de l’expérience vécue, dont il a été

question dans le chapitre 3. Notre qualité d’animaux de langage nous

distingue là encore d’une autre façon, qui transcende ce que nous énactons,

définissons ou communiquons. Façonnée par le langage, notre expérience

du monde est remplie de significations liminales qui demandent à être

explicitées, mais dont on peut facilement faire fi tandis que nous

poursuivons d’autres buts. C’est là ce que je désigne, en m’inspirant d’un

terme heideggérien, sous le nom de « protohabitation ».

On peut tenter d’aborder la question sous un autre angle. Quelles aptitudes

ont dû évoluer chez les différentes espèces d’hominidés pour que la

compétence linguistique de l’être humain se développe ? Pour répondre à

cette question, il convient de se pencher sur les caractéristiques essentielles

du langage qui font défaut à nos cousins primates.

La plus importante d’entre elles est manifestement la capacité d’attention

conjointe (ou de communion). J’entends par là notre aptitude à envisager

certains phénomènes « pour nous », de porter ceux-ci à « notre » attention

commune et non séparément à la mienne et à la vôtre. Cette particularité est

aujourd’hui largement reconnue par les théoriciens de l’ontogenèse du

1
langage .

On la souligne parfois en affirmant que l’être humain dispose d’une

« théorie de l’esprit » plus adéquate que celle des primates. Toutefois, cette

notion reste axée sur l’idée d’un organisme qui en observe un autre en le

« lisant » plus ou moins bien, voire pas du tout dans certaines dimensions.

Ce phénomène est secondaire. La condition essentielle à l’acquisition du

langage humain est en fait l’attention conjointe, bien que les créatures

capables d’une telle communion développent effectivement une aptitude

supérieure à se « lire » les unes les autres, même dans les situations où la

2
communion est refusée ou sans objet .

En amont a cependant émergé une autre innovation, qui ne semble pas

limitée aux primates, car on l’observe aussi chez des mammifères proches de

3
ceux-ci. Dans un ouvrage précurseur intitulé Religion in Human Evolution ,
Robert Bellah souligne l’importance croissante du jeu chez ces animaux

supérieurs, en particulier chez les jeunes individus. Il cite par exemple la

tendance des chiots à mener des semblants de combats et celle des chatons à

faire des captures factices (en chassant par exemple un morceau de tissu).

L’analogie avec l’être humain saute aux yeux. L’historien Johan Huizinga,

cité par Bellah, a grandement contribué à mettre au jour l’importance du

4
jeu dans la culture humaine . On pourrait bien sûr critiquer cette analogie

en la qualifiant d’anthropomorphiste, mais le « jeu » des animaux n’est pas

nécessairement identique au nôtre. On peut le considérer comme une étape

de l’évolution ou comme une plateforme sur laquelle s’appuient des

développements ultérieurs, c’est-à-dire comme une sorte de protojeu.

Bellah affirme que ce protojeu a servi de plateforme à l’évolution du rite

chez l’être humain (et sans doute chez d’autres hominidés). Bien qu’il lui

confère une signification très vaste, j’aimerais ici laisser de côté la plus

grande partie d’un exposé fort éclairant pour en souligner une facette

particulière.

Les comportements inhérents au « jeu » (ou au protojeu) ne sont pas

uniquement et directement liés à la survie (instinct de conservation,

acquisition de moyens de subsistance, reproduction), car ils comportent une

dimension gratuite. Certes, le jeu peut améliorer la capacité de survie d’un

individu ; les simulations de combats le préparent à se battre pour vrai, et les

captures factices, à saisir de véritables proies. Une fois apparu, ce trait

favorise manifestement la survie d’une espèce et sera retenu par sélection

naturelle. Cependant, à la lumière d’évolutions ultérieures, on peut

présumer qu’il constitue le socle sur lequel se sont développées les

caractéristiques humaines correspondantes.

Est gratuite une activité qui n’est pas directement nécessaire à la survie

biologique, qui s’exerce en tant que fin en soi. L’animal ne fait évidemment

pas cette distinction. L’instinct ludique, l’instinct sexuel et l’instinct de

nidification sont pour lui des impératifs immédiats auxquels il répond sans

avoir le moindre objectif ultérieur en tête. Chez un être doué de langage,

cependant, il est possible que l’une ou l’autre de ces finalités devienne

autonome et soit poursuivie pour elle-même. Cette indépendance semble

particulièrement forte dans le cas du jeu, ce qui explique pourquoi Huizinga

5
l’a mise en évidence . Le désir sexuel a connu une autonomisation
comparable et de nombreuses cultures ont pris conscience de sa

ressemblance avec le jeu. Ce processus est intimement lié au langage.

Ce processus d’autonomisation se déroule dans les deux fonctions

constitutives particulières du langage que sont, d’une part, l’exploration

et la dénomination des significations humaines et, d’autre part,

l’établissement des positions, conjuguées aux contestations qu’elles

suscitent. Par l’entremise de la première d’entre elles, les structures

normatives, les vertus éthiques, les règles morales, la quête de vérité et la

création du beau sont établies en tant que fins en soi. Par l’entremise de la

seconde, des structures sociales pourvues d’une valeur intrinsèque sont

mises en place. Cette caractéristique fondamentale de la vie humaine est

indissociable du développement du langage et de ses pouvoirs constitutifs.

L’hominisation dépend du langage non seulement pour l’encodage de

l’information et pour l’efficacité accrue de l’action qui en résulte, mais aussi

pour la définition des objectifs, des valeurs et des modes de relation propres

à l’être humain. Ceux-ci ne peuvent pas être définis uniquement par des

6
formules verbales ou par des modes d’action objectivement discernables ;

ils nous interpellent dans la mesure où nous sommes des acteurs incarnés,

susceptibles d’être émus sur tous les registres par ces significations

humaines.

Selon cette hypothèse, Homo sapiens a émergé du processus d’hominisation

en étant pourvu des multiples moyens élémentaires qui nous sont

aujourd’hui familiers. Les significations humaines et les positions peuvent

être énactées par les comportements individuels et collectifs dans le cas des

premières et par le discours dans le cas des secondes. Rappelons que le

langage s’applique aussi à la description, à l’explication et à la prédiction de

réalités indépendantes.

Cela nous ramène à la théorie féconde de Merlin Donald. Aux premiers

stades de l’évolution du langage, le mimétisme a probablement joué un rôle

important, sous une forme rituelle ou quasi rituelle : énaction solennelle et

emphatique de l’ordre social, rites de communication avec les esprits (celui

du cerf, par exemple), rites de contact ou de rétablissement du contact avec


l’ordre cosmique… De tels rites ont dû offrir un moyen de prendre

conscience des ordres au sein desquels la vie humaine se déroulait, de

7
l’ancrage de la société dans le cosmos .

À cette conscience se sont toutefois ajoutées des explications verbales

(notamment narratives), qui ont pris la forme de mythes sur les dieux, les

esprits et les héros. Ces mythes ont ensuite été étoffés, puis critiqués et

remplacés par des explications d’un autre type, que Donald qualifie de

« théoriques » et qui englobent la philosophie, la métaphysique, les récits

8
historiques expressément non mythiques .

L’histoire du langage et de la culture a vu ensuite la dimension théorique

occuper une place de plus en plus déterminante et devenir de plus en plus

rigoureuse et critique. On peut considérer la rupture entre les explications

mythiques et théoriques – entre le mythe, d’une part, et la philosophie, la

métaphysique et ce qu’on finira par appeler « la science », d’autre part –

comme l’ancêtre lointain de la distinction entre les logiques sémantiques

dénotative et constitutive. Au départ, toutefois, cette distinction n’était pas

visible. Tout discours sur le cosmos et sur la relation des êtres humains avec

celui-ci était considéré comme une interprétation de réalités indépendantes.

Il faudra attendre l’essor des sciences de la nature postgaliléennes, qui

écarteront expressément les significations humaines, pour que se pose la

question du statut des explications relatives aux choses qui n’entrent pas (ou

qui ne peuvent pas entrer) dans une telle catégorisation, comme les débats

éthiques ou métaphysiques et les explications complètes de l’action humaine

au quotidien, dans la société ou dans l’histoire. Toute tentative digne de ce

nom pour clarifier ce statut implique une reconnaissance de la distinction

entre les logiques sémantiques, et ce, que nous procédions à une évaluation

directe de nos propres intuitions ressenties ou que nous fassions l’effort

indirect de justifier nos conclusions par l’action humaine dans l’histoire, ce

9
qui se réalise inévitablement dans le « discours mixte » défini par Ricœur.

Toutes ces considérations devraient nous amener à redécouvrir et à

réévaluer la définition de l’être humain formulée par Aristote : zoon echon


logon. On l’a traditionnellement traduite par « animal rationnel », mais il

faudrait sans doute en donner une interprétation plus littérale comme

« animal doué de logos », ce qui permet de conserver la polysémie du mot

grec : selon le contexte, logos peut signifier « mot », « discours » ou

« explication ». On pourrait ainsi rendre la formule par « animal doué de

langage ». En dernière analyse, cette définition implique certes de

reconnaître qu’une certaine forme de raison est essentielle à la vie humaine,

mais déterminer la nature de cette « raison » nécessite une réflexion

beaucoup plus poussée.

J’ai tenté une amorce de réflexion en ce sens dans les chapitres précédents.

La distinction entre les deux logiques sémantiques en constitue une étape

importante. Elle permet d’éviter, d’une part, la Scylla consistant à envisager

l’éthique comme un domaine réservé à des projections et à des jugements

purement subjectifs et, d’autre part, la Charybde consistant à imposer à la

subjectivité un modèle de rationalité qui lui est étranger. Dans ce domaine,

la raison doit manifestement prendre un tour herméneutique, qui se

caractérise par une certaine infinité, une résistance à l’achèvement, une

10
impossibilité de tirer une conclusion « définitive ».

Il y aurait encore plus de choses à dire à ce sujet, mais j’ose espérer que ce

livre contribue à lancer la réflexion.

En effet, ce domaine est loin d’avoir révélé tous ses secrets. En utilisant des

expressions comme animal doué de langage, on tente de répondre à une

question comme « Qu’est-ce que la nature humaine ? ». On envisage

souvent celle-ci, par analogie avec d’autres animaux, comme un phénomène

lié à des instincts et à des comportements récurrents. Toutefois, l’émergence

du langage a donné à l’être humain une flexibilité accrue, une capacité de

transformation sans équivalent dans le monde animal.

Il faudrait en fait parler de capacités au pluriel, car la flexibilité comporte

trois dimensions, qui se combinent de façon surprenante.

La première d’entre elles saute aux yeux lorsqu’on se penche sur les

différences culturelles entre sociétés. Les êtres humains de partout semblent

partager les mêmes instincts, qui sont pour l’essentiel d’origine animale : ils

sont grégaires comme certaines espèces animales, ils s’accouplent comme

presque tous les animaux, ils s’occupent de leurs petits comme le font

d’autres espèces, ils cherchent à se nourrir, à se vêtir et à se loger, etc.


Cependant, non seulement les façons dont ces impulsions s’expriment

(ordres sociaux divers, formes de sexualité et de vie familiale, modes de

subsistance) varient d’une société à une autre, mais elles connaissent aussi

des transformations, souvent profondes et spectaculaires, au fil des

générations.

Ces différences sont remarquables, mais n’ont rien de troublant en soi. Le

fait que la musique issue d’une certaine culture déroute les gens d’une autre

culture ou que ce qui est considéré comme drôle ou digne de respect varie

grandement d’une société à une autre n’est pas nécessairement matière à

préoccupation.

Cependant, les différences culturelles qui traduisent une incompatibilité

de règles éthiques et morales fondamentales sont éminemment troublantes,

car il est sous-entendu que ces normes doivent être respectées sans

condition. Nous pouvons aimer la musique d’une autre culture sans nier la

beauté de la nôtre, mais nous ne pouvons pas adhérer aux principes d’une

société esclavagiste sans renoncer aux nôtres ; il en va de même d’une

société divisée en castes ou d’une culture où les femmes sont entièrement

subordonnées aux hommes.

Ces antagonismes sont source de pression intellectuelle et morale.

L’incompréhension pourrait être surmontée si nous cédions à une certaine

forme de subjectivisme moral ou si nous considérions ces étrangers comme

appartenant à une autre espèce. Toutefois, l’idée d’emprunter l’une ou

l’autre de ces voies nous répugne à juste titre.

En fait, il y a de bonnes raisons de croire que chacun de ces antagonismes

recèle une vérité fondamentale, qu’il existe des motifs valables qui, dans les

meilleures circonstances, pourraient amener nos intuitions et celles de nos

vis-à-vis à s’accorder les unes avec les autres. L’histoire semble d’ailleurs en

montrer des signes ; comme nous l’avons vu dans la section 3 du chapitre 6,

par exemple, l’éthique universaliste des droits de la personne, de l’égalité et

de l’aide humanitaire a déjà fait l’objet d’une certaine convergence.

Cela nous amène à la deuxième dimension de la flexibilité, car une telle

convergence est contraire à ce qu’il est tentant de considérer comme des

instincts humains universels. Au départ, le grégarisme et la loyauté au

groupe ne s’appliquent qu’à l’intérieur d’une société déterminée ; le

sentiment de solidarité à l’égard des membres de son propre groupe a donc


pour revers la méfiance, voire l’hostilité à l’endroit des étrangers. Sous cet

angle, il est comparable à son équivalent animal et semble être un instinct

ancien, profondément enraciné.

Cependant, l’éthique universaliste s’oppose à cet instinct, ce qui explique

pourquoi elle suscite tant de résistance. Le mystère réside en fait dans son

adoption même et dans l’adhésion qu’elle continue de susciter. La

« flexibilité » se traduit ici par une transformation qui supplante un instinct

primaire, encore présent dans le nationalisme contemporain, par exemple.

Ce tournant historique remarquable s’est amorcé avec les changements

survenus pendant la période dite axiale, lesquels ont touché la religion et ont

été exprimés dans les enseignements de Boud-dha, de Confucius, des

11
prophètes hébreux et des philosophes post-socratiques . Au cœur de ces

doctrines réside une certaine conception d’un bien supérieur qui dépasse les

exigences propres à la survie et à la prospérité personnelles et sociales, voire

12
qui l’emporte sur ces finalités éternelles . Ce sont ces changements qui ont

préparé le terrain au consensus universaliste contemporain. Le fait qu’une

telle éthique ait été proposée, de plus en plus acceptée et même

partiellement mise en pratique malgré une vive résistance révèle une

flexibilité d’un autre ordre que celle qui est propre à la différence culturelle.

La concrétisation intégrale de cette éthique exigerait une sorte de

transcendance des instincts que les premiers êtres humains ont hérités de

leurs ancêtres. Elle supposerait le développement d’un instinct

d’appartenance et de solidarité débarrassé de la nécessité de distinguer

l’autre, l’étranger. Cette transformation des notions d’appartenance et

d’amitié transcenderait le besoin d’avoir un ennemi.

Voilà pour la deuxième dimension de la flexibilité. Il faudrait sans doute

en distinguer une troisième, beaucoup plus sinistre : celle qui rend possible

le mal absolu. Elle s’observe dans les cas où la résistance à l’éthique

universaliste émane non pas de l’enracinement des instincts et des intérêts

particuliers que celle-ci cherche à transformer (comme la loyauté à la tribu),

mais plutôt de l’ivresse suscitée par le rejet du bien en soi. Un tel rejet est

motivé par une sorte de plaisir de détruire, un sentiment de grandeur

héroïque à démanteler ce que l’éthique de la bienveillance universelle a tenté

de construire. La littérature en offre des exemples, dont le Satan de Milton et

les « démons » de Dostoïevski. Je crois d’ailleurs que la vie réelle ne


manque pas de candidats potentiels, tels les dirigeants et de nombreux

membres du parti nazi ainsi que les groupes terroristes contemporains qui

souhaitent établir un « califat islamique » au Moyen-Orient.

Déterminer si un tel mal existe ou non requiert une interprétation

herméneutique des motivations. S’il existe (ce que je suis porté à croire), la

flexibilité comporte alors bel et bien une troisième dimension, dont la

possibilité même semble liée à celle de la deuxième dimension. La capacité

de transformer et de transcender l’héritage instinctuel de l’humanité

naissante que nécessite l’idéal d’un bien supérieur rendrait aussi possible un

glissement vers ce que je qualifie de mal absolu, vers une volonté de détruire

ce bien, qui n’est guère enraciné dans ledit héritage.

Inutile de préciser que ce domaine mériterait d’être décrit et expliqué plus

en profondeur. Les diverses formes de flexibilité que l’avènement du langage

13
a rendues possibles restent déroutantes, voire énigmatiques . À maints

égards, le langage demeure un phénomène mystérieux.

On a néanmoins tenté d’établir un langage philosophique qui permette de

comprendre l’évolution de la flexibilité. L’« anthropologie philosophique »

de Helmuth Plessner s’inscrit dans cet effort.

Plessner considère les êtres humains et les animaux supérieurs comme des

agents. Ceux-ci ne font pas qu’exister dans un environnement qui influe sur

eux, car ils s’y « positionnent » aussi en vue d’agir. Ils possèdent donc ce

que ce philosophe et sociologue appelle une « positionnalité ». Selon un

mode commun à tous les animaux et, dans la plupart des circonstances, aux

êtres humains, l’agent se situe au centre de son environnement, et les choses

se présentent à lui avec leur signification et leur utilité par rapport à l’action

que commande la situation. Toutefois, seuls les êtres humains sont en

mesure d’adopter ce que Plessner qualifie de « positionnalité

excentrique » : à leur position ordinaire par rapport à l’objet s’en ajoute

une plus réflexive ; ils peuvent envisager cet objet de l’extérieur, selon un

autre point de vue, voire dans le regard d’autrui.

Cette possibilité prend tout son sens à la lumière de mon exposé du

chapitre 2 sur la primauté de l’attention conjointe (ou communion), cette

« conscience du nous » à partir de laquelle l’enfant développe sa capacité à

distinguer ses points de vue de ceux des autres dans les conversations qui
jalonnent son ontogenèse. C’est sur cette aptitude à discriminer que repose

la positionnalité excentrique.

Chose intéressante, la théorie de Plessner trouve une de ses sources chez

Herder (mon inspiration de toujours). Selon une thèse fondamentale de

Herder, l’être humain s’est libéré de l’instinct qui domine les autres animaux

et qui les contraint à trouver des moyens de répondre aux défis de

l’existence. Cette libération est au cœur de ce que je désigne sous le nom de

14
« flexibilité ».

Coda et renvoi

Dans la section précédente, je me suis intéressé à un domaine où on peut

s’interroger sur la nature de l’être humain en explorant la question du

langage. Il en existe d’autres. L’un d’eux, désigné plus haut sous le nom de

« protohabitation », est un aspect de notre conscience linguistique du

monde. Son exploration est largement attribuable à l’art, comme l’a

souligné Heidegger en insistant particulièrement sur la poésie (Dichtung,

qu’il entend au sens large).

Cela nous rapproche du point de départ de l’étude complémentaire que

j’entends réaliser. J’y affirmerai que les intuitions de Heidegger sur la nature

et les pouvoirs du langage, notamment la poésie, sont en grande partie

redevables à celles de la génération romantique des années 1790, elles-

mêmes inspirées par la théorie HHH. C’est cette dernière qui m’a donné

l’éclairage nécessaire au portrait du langage que j’ai brossé dans ces pages.

J’aimerais montrer le lien qui unit cette conception du langage et la poésie

de l’époque romantique.

Pour résumer provisoirement ce à quoi correspond ce lien, j’aimerais

revenir une fois de plus sur la nature et la fonction du rite. Comme nous

l’avons vu dans les chapitres 6 et 7, le rite permet à l’être humain de rétablir

le contact avec le tout. Sa portée ne se limite pas au contact avec les dieux,

les esprits ou le cosmos, car il constitue aussi la principale voie, avec le

mythe, par laquelle on conçoit et comprend cette triple réalité.

Mais dans un cadre immanent, le rite disparaît-il ? Je ne demande pas ici

s’il disparaît dans le monde moderne ; ce n’est manifestement pas le cas. Les
différents groupes confessionnels pratiquent des rites. La liturgie chrétienne,

par exemple, est un rite de rétablissement du contact au sens fort du

15
terme .

Cependant, les personnes qui, au-delà de la diversité de leurs fois et de

leurs non-fois, n’ont en commun que le cadre immanent pratiquent-elles

encore de tels rites ? Elles le peuvent assurément ; il est encore possible de

rétablir le contact avec l’ensemble de la société, ce qui revient à le rétablir

16
entre les gens .

Mais qu’en est-il du contact avec ce qui dépasse l’être humain, avec le

cosmos ? Cette question pose celle du désenchantement. Est-il possible de

vivre dans un monde complètement désenchanté ? C’est la question que se

posaient les romantiques ; ils y ont répondu par la négative en cherchant à

réenchanter le monde par divers moyens.

Il existe en fait un courant postromantique qui considère la poésie comme

un rite (potentiel) de rétablissement du contact. C’est là ce que je me

propose d’explorer dans mon étude complémentaire.

Les romantiques étaient fascinés par les théories prémodernes du langage

et par celles de l’aube de la Renaissance, car elles reliaient l’être humain à la

nature profonde du cosmos. La réalité était soit constituée de signes

demandant à être interprétés adéquatement, soit modelée sur les mots de la

Torah (la kabbale). Dans un cas comme dans l’autre, le monde apparaissait

comme la concrétisation d’un dessein. Prendre conscience de ce dessein

permettait de percevoir les liens entre les choses et donc d’être en contact

avec le cosmos. L’être humain pouvait ainsi acquérir toutes sortes de

pouvoirs, dont celui de transformer le plomb en or n’était qu’un exemple (le

moins glorifié).

Pour les romantiques, le dessein est dynamique ; il croît, devient, lutte. Il

nous faut l’élucider pour devenir ce qu’il nous faut devenir, connaître notre

véritable destinée [Bestimmung]. Cette élucidation fait d’ailleurs elle-même

partie du dessein et contribue à sa réalisation.

Tous les penseurs et écrivains de ce courant n’interprètent pas cette idée

de la même façon. Pour Novalis, non seulement l’élucidation contribue à la

concrétisation du dessein (dans la mesure où nous réalisons notre plein

développement, ce qui en fait partie), mais elle aide aussi la réalité qui
donne forme aux signes en leur permettant de se réaliser complètement et

d’atteindre leur vérité. Chez lui, l’idéalisme est « magique ».

Cette conception de la poésie comme rite de rétablissement du contact est

renforcée par l’idée de Hamann selon laquelle nous ne nous limitons pas à

reconnaître les signes de Dieu : nous les traduisons ; « Reden ist

17
übersetzen ». Nos créations révèlent ce qui est et nous y relient.

On a donc, d’un côté, l’importante quête postromantique d’un langage

véritable, créateur, qui rétablit le contact, et, de l’autre, un langage mort, qui

se limite à désigner les choses que tout le monde peut voir et qui nous

permet de manipuler celles-ci en faisant complètement abstraction de leur

qualité de signes.

En quoi consiste le rétablissement du contact ? Et qu’est-ce qu’il nous

apporte ?

Nous savons que notre existence serait impossible en l’absence de

certaines conditions et d’un certain rapport au monde. Nous avons besoin

d’air à respirer, d’aliments à manger, etc. Nous sommes biologiquement

dépendants d’une certaine relation avec le cosmos (relation que nous avons

entrepris de détruire de manière irresponsable). Toutefois, il se peut que

cette nécessité soit aussi métabiologique, c’est-à-dire que certaines de nos

relations avec le cosmos (avec le soleil, la plaine, la forêt, la montagne, le

désert, le temps) s’avèrent essentielles au-delà du seul plan biologique : sans

elles, nous, êtres humains, dépérissons.

18
Notre rapport à la forêt est un rapport à nos origines , et celle-ci doit

continuer d’exister. Il est inextricablement lié à notre rapport au temps

profond. Quant à la relation que nous entretenons avec les monuments des

civilisations passées – qui font l’objet de nos recherches et que nous visitons

–, elle exprime sans doute notre besoin d’enracinement dans le temps

significatif.

Dans un horizon temporel plus proche, il nous faut être en contact avec le

soleil, avec les plantes, les fleurs, les arbres. Et nous avons besoin d’un temps

vécu qui soit significatif ici et maintenant. C’est celui qu’explore Baudelaire.

S’agirait-il donc d’une simple caractéristique humaine ? En un certain

sens, oui, tout comme notre besoin de nourriture et d’air. Dans la

dimension métabiologique, toutefois, nous avons besoin de nous inscrire

dans un certain rapport au monde, un besoin qui ne peut être comblé que
dans l’interespace, soit ce qui nous sépare du monde. La dimension

relationnelle y est donc plus déterminante que dans le cas de nos besoins

biologiques. Nous pourrions survivre dans un vaisseau spatial si nous avions

accès à de la nourriture, mais les significations relationnelles essentielles ne

peuvent être remplacées par rien d’autre que la relation elle-même et,

comme toutes les relations significatives, celle-ci doit être saisie, comprise ; il

nous faut nous ouvrir à elle. D’où la nécessité du rite, qui est « poésie »

[Dichtung].

Dans cette catégorie figurent des besoins plus immédiats, dont la non-

satisfaction nous perturbe et nous plonge dans l’angoisse et dans le spleen,

ainsi que des besoins moins pressants, à plus long terme, dont la non-

satisfaction freine notre développement, au même titre qu’un manque de

nutriments essentiels freine notre croissance.

19
Cette distinction entre le psychologique et l’ontologique est trop simple ,

mais elle reflète manifestement un autre domaine où l’étude du langage peut

jeter un éclairage essentiel sur la nature humaine.

Quelles sont les conditions ontiques de ce besoin et de la relation qui le

comble ? Dans la tradition romantique, elles restent indéfinies, bien que

certains auteurs en aient eu différentes idées. L’indétermination ontique fait

partie de cette perspective, ce qui signifie que les dimensions théologiques

ne sont pas exclues ; elles sont tout simplement non affirmées et non

assumées.

L’étude complémentaire que j’entends réaliser explorera la tradition

postromantique, qui distingue le langage réel, poétique, du discours

ordinaire, instrumental et dénotatif, et qui considère que le premier opère

une sorte de rétablissement du contact. Le livre que vous venez de lire et

celui qui paraîtra reposent tous deux sur la théorie romantique du langage,

désignée ici sous le nom de théorie HHH. Ils constituent deux facettes d’une

même perspective sur le langage.

1. Voir Michael Tomasello, Constructing a Language, Cambridge (Massachusetts), Harvard

University Press, 2003, p. 22.

2. De plus, il est sans doute vrai que l’évolution de la capacité d’empathie et de reconnaissance des

émotions d’autrui chez les primates a constitué la plateforme évolutive d’où est issue l’attention

conjointe.
3. Robert Bellah, Religion in Human Evolution : From the Paleolithic to the Axial Age, Cambridge

(Massachusetts), Harvard University Press, 2011, chap. 2.

4. Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, traduction de Cécile Seresia,

Paris, Gallimard, 2014.

5. Bellah présente cet argument en assimilant le jeu à une pratique « au sens où l’entend Alasdair

MacIntyre lorsqu’il précise que “le rapport des moyens à la fin est interne et non externe” ». Il cite

Alasdair MacIntyre, Après la vertu. Étude de théorie morale, traduction de Laurent Bury, Paris, Presses

universitaires de France, 2006, chap. 14, p. 180. On trouve une conception similaire du jeu et de son

importance pour la vie humaine dans Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme,

traduction de Robert Leroux, Paris, Aubier, 2014.

6. C’est-à-dire discernables sans référence à des significations humaines. Voir chapitre 6, section 3.

7. Merlin Donald, Les Origines de l’esprit moderne. Trois étapes dans l’évolution de la culture et de la

cognition, traduction de Christèle Emenegger et Francis Eustache, Paris, De Boeck, 1999, chap. 7.

8. Ibid., chap. 8.

9. Paul Ricœur, Réflexion faite, Paris, Esprit, 1995, p. 36.

10. C’est là un des points de convergence (dont j’ai fait état dans le chapitre 3) du présent ouvrage

avec le livre de Rowan Williams intitulé The Edge of Words (Londres, Bloomsbury, 2014).

11. Voir Karl Jaspers, Origine et sens de l’histoire, traduction d’Hélène Naef, Paris, Plon, 1961,

chap. 1.

12. Voir Charles Taylor, « What Was the Axial Revolution ? », dans Robert Bellah et Hans Joas

(dir.), The Axial Age and Its Consequences, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2012, p. 36-37.

13. Une autre dimension de la flexibilité se manifeste sans doute dans la tendance à l’affirmation de

la liberté individuelle, de la créativité et de l’authenticité, observée depuis quelques siècles non

seulement en Occident, mais aussi dans d’autres sociétés. S’agit-il d’un phénomène universel ? Selon

Lenny Moss, l’évolution de l’humanité affiche une tendance de ce type. Voir sa notion de « seconde

individuation » dans « From a New Naturalism to a Reconstruction of the Normative Grounds of

Critical Theory » (à paraître).

14. Pour la théorie de Helmuth Plessner, voir Les Degrés de l’organique et l’Homme. Introduction à

l’anthropologie philosophique, traduction de Pierre Osmo, Paris, Gallimard, 2017. Voir aussi

l’intéressant exposé de Bernard G. Prusak dans « The Science of Laughter : Helmuth Plessner’s

os
Laughing and Crying revisited », Continental Philosophy Review, vol. XXXVIII, n 1-2, 2006, p. 41-69.

e
Au xx siècle, Arnold Gehlen a développé l’idée herdérienne pour en faire une anthropologie à part

entière ; sa démarche présente des analogies avec la théorie de Plessner, même si elle s’en distingue à

maints égards. Voir Der Mensch : seine Natur und seine Stellung in der Welt, Wiebelsheim, Aula Verlag,
1950. Lenny Moss est un théoricien contemporain intéressant qui s’inspire entre autres des intuitions

de Plessner (voir note précédente).

15. Même si la messe se déroule avec une impression d’impossibilité (humaine) de commencement.

Voir Catherine Pickstock, Après l’écrit. Sur l’achèvement liturgique de la philosophie, Paris, Ad Solem,

e
2013, 2 partie.

16. Voir chapitre 7.

17. « Parler, c’est traduire » ; Johann Georg Hamann, « Æsthetica in nuce. Une rhapsodie en prose

cabbalistique », dans Métacritique du purisme de la raison pure et autres textes, traduction de Romain

Deygout, Paris, Vrin, 2011, p. 81 ; Sokratische Denkwürdigkeiten : Aesthetica in Nuce, Stuttgart,

Reclam, 1968, p. 87.


18. Robert Pogue Harrison, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental, traduction de Florence

Naugrette, Paris, Flammarion, 1992, p. 17.

19. Notre rapport à l’environnement fait maintenant l’objet d’études qui privilégient une autre

approche, sociologique par nature, dont témoignent les travaux de Hartmut Rosa et ses collègues,

dont le concept fondamental est la « résonance ». Voir Hartmut Rosa, Accélération. Une critique

sociale du temps, traduction de Didier Renault, Paris, La Découverte, 2013 ; Hartmut Rosa, Aliénation

et Accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, traduction de Thomas Chaumont,

Paris, La Découverte, 2014.


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