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L’ANIMAL LANGAGE
du même auteur
en langue française
modernité).
compact », 2003.
L’ANIMAL LANGAGE
Boréal
© Président et boursiers du Collège Harvard 2016
© Les Éditions du Boréal 2019 pour la traduction en langue française en Amérique du Nord
er
Dépôt légal : 1 trimestre 2019
L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 2016 par Belknap Press (Harvard University Press) sous le titre The Language
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèque et Archives Canada
Titre : L’animal langage : la compétence linguistique humaine / Charles Taylor ; traduction, Nicolas Calvé.
Description : Traduction de : The language animal. | Comprend des références bibliographiques et un index.
Francis et Annik
Alba et Simone
Sabah et David
Avant-propos
auxquels je fais appel sont Hamann, Herder et Humboldt, d’où le nom que
Descartes (bien que certaines d’entre elles les critiquent en partie). Les
langage.
e
Cette conception est jugée très simpliste par les penseurs des xx
e
et xxi siècles, marqués par l’influence de Saussure, de Frege et, jusqu’à un
HHH. Cet exercice m’a permis d’élaborer une conception que j’espère
postromantique, qui selon moi sont étroitement liés à celle-ci. J’ai entrepris
seconde.
poursuivre mes travaux sur les postromantiques en vue de mener à terme (je
distinct.
LA DIMENSION CONSTITUTIVE
DU LANGAGE
CHAPITRE 1
ou fondés ? Qu’ont de particulier les signes et les mots lorsqu’ils ont une
e
comme une question fondamentale. C’est au xvii siècle, dans la foulée des
e
l’étudier de plus près. Au xx siècle, il est pour ainsi dire devenu une
obsession, alors que tous les grands philosophes ont élaboré leur théorie du
e
Dans ce qu’on peut appeler la modernité, soit à partir du xvii siècle, les
uns contestant les positions des autres ou s’en inspirant. On peut y jeter un
humain qui est définie et exposée sans égard au langage. Celui-ci apparaît à
l’intérieur d’un cadre (qui, nous le verrons, peut être conçu de diverses
façons) et y remplit certaines fonctions, mais le cadre précède le langage, ou
pensée. Il s’avère que celles-ci s’opposent l’une à l’autre sur d’autres grandes
des conceptions très différentes de la vie humaine. Mais parce qu’il faut bien
s’engager dans le labyrinthe par quelque porte, je vais commencer par traiter
rassemble des idées élaborées par Locke à partir de celles de Hobbes, puis
1
par Condillac . En résumé, les théories de type « Hobbes-Locke-
élaborant nos idées selon une procédure rationnelle. Nos conceptions des
choses sont construites ; elles sont le résultat d’une synthèse. L’enjeu consiste
à obtenir une construction fiable et sensée plutôt que complaisante, bâclée
et trompeuse.
association aux choses représentées par les « idées » que les mots tirent leur
façons. Pour Hobbes et Locke, les mots permettent de classer les choses, ce
qui rend possible une synthèse à grande échelle, tandis que l’intuition non
2
humain d’acquérir un « empire sur son imagination ».
Traité sur l’origine de la langue [Über den Ursprung der Sprache], Herder cite
3
désert . Il dit avoir trouvé ce qui manque à ce récit qui, à ses yeux,
façon dont les enfants passent d’une condition où ils n’émettent que des cris
l’instar des autres animaux, le bébé qui ne parle pas encore crie de peur
l’utiliser pour porter son attention sur l’idée associée et la manipuler, donc
façon.
expliqué en fonction d’éléments (les idées, les signes et leur association) qui
l’association a lieu. La nouveauté réside dans le fait que l’esprit est désormais
Herder part d’une intuition selon laquelle le langage rend possible une
Condillac et consorts. À ses yeux, une explication qui repose sur des
4
résolue dès la première page de son livre toute l’affaire de la langue »,
déplore-t-il. [Der Abt Condillac […] hat das ganze Ding Sprache schon vor
5
intitulé « The Importance of Herder ». On pourrait le formuler ainsi : les
êtres non doués de langage peuvent réagir aux choses qui les entourent, mais
le langage permet de saisir une chose telle qu’elle est. Cette explication n’est
pas très claire, mais elle nous engage sur la bonne voie. Pour se faire une
Quelque chose comme le fait de savoir que triangle est le terme juste pour
désigner cette sorte d’objet. Je pourrais même vous dire pourquoi : « Voyez,
reconnaître une chose sans trop savoir pourquoi. Je sais tout simplement
que nous entendons une symphonie classique. Même dans un tel cas, la
question de savoir pourquoi reste légitime ; je pourrais l’approfondir et
raison.
employé peut être juste ou impropre, ce qui dépend des caractéristiques que
parce qu’il est doué d’une sensibilité aux questions de cet ordre. Il s’agit là
ne peut attribuer une telle sensibilité, qu’il décrit quelque chose, et ce, peu
corriger un mot qu’on utilise mal. C’est de cette réceptivité générale que je
6
Le langage suppose donc une sensibilité à l’enjeu de la justesse . Dans le
impropre. Supposons que je dresse des rats à franchir une porte triangulaire
dans un espace où ils ont aussi la possibilité d’en franchir une autre, semi-
triangle.
réaction à sa forme triangulaire, c’est parce que cela leur permet d’atteindre
L’exemple que nous venons de voir illustre la différence entre, d’une part,
au-delà de la simple réaction ou, pour dire les choses autrement, elle
7
caractéristiques déterminées, sans quoi il ne s’agit pas d’un mot .
intrinsèquement juste (ce qui n’est pas le cas de l’atteinte d’un morceau de
fromage), la réponse appropriée au signal ne suppose pas de définition de
caractéristiques ; elle ne fait que déclencher une réaction adéquate, ce qui est
ordre ou d’aucune d’entre elles : le rat sait seulement qu’il doit se précipiter
à cet endroit ; il ignore tout des descriptions qui pourraient lui donner des
d’une tâche, elle ne s’applique au langage que si elle fait déjà partie des
8
critères de réussite .
Une telle conscience linguistique est possible même si l’être qui en est
animaux peuvent aussi avoir conscience, sans effet sur leur comportement,
d’un objet qui normalement les excite : l’animal voit une proie, mais il est
repu, si bien qu’il ne réagit pas. Dans une situation analogue, l’être humain
linguistique ».
La conscience linguistique n’est pas du même ordre que celle qui est
propre au déclenchement d’une réaction ; elle est plus concentrée sur l’objet
9
« réflexion » [Besonnenheit] .
Pour le rat, celle-ci peut simplement signifier qu’il sait bien répondre au
elle met en jeu un certain type de question qui influe sur le comportement,
lequel ces grands singes, qui s’expriment par gestes, le font toujours de
manière adéquate, voire donner raison aux personnes qui défendent cette
désire une ne nous apprend rien sur le phénomène en jeu. Il s’agit sans
doute d’une compétence du premier type : l’animal sait quel geste faire
C’est seulement si tel était le cas qu’on pourrait affirmer que les
les faits, il faut plutôt ranger leur comportement gestuel parmi leurs
section du présent chapitre). On peut dès lors affirmer que les êtres
langage que propose Herder est holistique. Elle l’est d’ailleurs à plus d’un
égard. Pour l’instant, j’entends souligner le fait qu’on ne peut entrer dans la
attention sur des objets en les reconnaissant crée pour ainsi dire un nouvel
11
« réflexion ».
Certes, celui-ci conçoit de façon plus subtile que Locke le passage des signes
des « signes accidentels » (la fumée est un « signe accidentel » de feu, les
doit se soumettre passivement aux liens déclenchés en lui par la chaîne des
12
événements .
Il existe une parenté manifeste entre l’endiguement humain de l’« océan
mais Condillac omet de constater que le lien entre signe et objet n’est plus
du tout le même lorsqu’est franchi le fossé qui sépare les deux dimensions. À
maîtriser des choses. Selon lui, le langage a pour finalité de permettre à l’être
13
humain d’exercer un « empire sur son imagination ». Locke est la
14
emploie souvent l’image d’une construction faite de matériaux .
Il faut avouer que cette question est effectivement difficile à saisir. Pour
Condillac ignorait avoir omis quelque chose. Il n’aurait pas pu savoir d’où
Herder illustre le vaste fossé qui sépare les façons d’envisager le langage dans
la culture.
justesse linguistique ne jouerait aucun rôle. Ils présument plutôt que ce type
de justesse existe sans poser problème. Les gens ont créé des signes pour
« représenter » ou « signifier » des objets (ou des idées d’objets) ; une fois
quoi on s’appuie lorsqu’on crée une expression, à savoir que les mots
Ce qui est perdu de vue, ici, c’est le contexte de notre action, une
condition sur laquelle nous nous basons généralement sans nous en rendre
efficace. À l’instar du contexte lui-même, elle est facile à négliger ; une fois
une qualité que les objets peuvent avoir indépendamment de tout contexte.
e
telle prise en compte, qui a culminé de diverses façons au xx siècle dans les
charnière, c’est pour la place éminente qu’il occupe parmi les instigateurs de
Je n’insinue cependant pas qu’il soit allé jusqu’au bout. Au contraire, comme
nous le verrons plus loin, il semble avoir souvent omis de tirer les
premier d’entre eux consiste à expliciter une partie du contexte de sorte que
notre recours à celui-ci dans nos pensées, dans nos perceptions, dans notre
e
Merleau-Ponty au xx siècle, mais le pionnier, celui dans les pas duquel tous
divers angles. On peut entre autres y voir l’ultime mise en terre d’un certain
connaissance du réel (peu importe ce dont il finirait par s’agir) est advenu
où les éléments sont liés les uns aux autres, par exemple dans les croyances
touchant les relations de cause à effet. Nous constatons que nous forgeons
et les conclusions que nous tirons trop hâtivement. Une telle analyse
15
« effet ».
que le second m’informe sur ce qui se passe à l’extérieur (mon voisin utilise
encore sa tronçonneuse). Ainsi, pour être une véritable sensation (au sens
16
son objet contient une dimension de nécessité », écrit-il. [Wir finden aber,
dass unser Gedanke von der Beziehung aller Erkenntniss auf ihren Gegenstand
Une fois cette nécessité établie, Kant affirme que cette relation à un objet
rapport avec quelque chose consiste à la situer quelque part, ne serait-ce que
dans le monde, et non en moi, à lui donner une place dans un monde qui,
bien qu’il me soit à maints égards indéterminé et inconnu, ne peut pas être
entièrement tel. L’unité de ce monde est présupposée par tout ce qui peut se
expérience, par conséquent elles seraient sans objet et ne seraient qu’un jeu
17
aveugle des représentations, c’est-à-dire moins qu’un rêve », écrit Kant.
[Diese ;
< sc. Wahrnehmungen> ; würden aber alsdann auch zu keiner
Erfahrung gehören, folglich ohne Objekt und nichts als ein blindes Spiel der
18
pensée . Cela n’avait rien d’un hasard. Le fondationnalisme, qui entendait
19
notion de pensée incarnée et avec les hypothèses issues du sens commun .
Le passage à une conception plus ancrée de la pensée est assez évident dans
langage humains comme des parties intégrantes de la forme de vie qui est la
nôtre et non comme les composantes d’une faculté distincte qui, tel le
(désir, sensibilité, etc.) sont celles d’êtres rationnels : « chaque fois […],
20
c’est toute l’âme, indivise, qui agit » [überall […] wirkt die ganze
unabgeteilte Seele].
Ces deux argumentaires (la prise en compte du contexte et la
une forme de vie psychique parmi d’autres possibles. C’est là ce qui nous
mot n’a de signification que s’il s’inscrit dans un lexique et dans un contexte
forme de vie. À ce jour, la formulation la plus célèbre de cette thèse est celle
de Wittgenstein.
s’agit du mot juste, à être sensible, comme nous l’avons vu, à l’enjeu de sa
triangle implique de savoir reconnaître les autres choses en tant que non-
triangles. Pour que la description triangle ait un sens pour moi, il doit
exister des choses avec lesquelles elle contraste ; je dois avoir une idée de
l’existence d’autres formes. Dans mon lexique, triangle doit contraster avec
nécessaire.
ces contrastes et de ces liens. Une personne ne peut pas vraiment reconnaître
que triangle est le mot juste si elle n’a absolument aucune idée de ce qui en
fait le mot juste (par exemple, si elle ignore qu’une chose est un triangle en
peut pas avoir la moindre idée de cette justesse si elle ne peut rien dire du
tout, même si on sonde les tréfonds de son âme ou qu’on lui souffle la
émotion ou de telle teinte peu commune, par exemple –, mais nous savons
dire qu’il s’agit d’une émotion ou d’une teinte. Et nous pouvons en établir le
pouvions même pas dire qu’une chose est une émotion ou est indescriptible,
21
dimension linguistique .
Autrement dit, un être qui émet un son en présence d’un objet donné,
mais sans pouvoir dire pourquoi – c’est-à-dire sans montrer qu’il est un tant
soit peu conscient que ce son est le mot (irréductiblement) juste, bref, un
perroquet).
Ce qu’il faut retenir, c’est qu’un mot descriptif comme triangle ne peut pas
figurer seul dans un lexique. Il doit être entouré d’un écheveau d’autres
termes qui contrastent avec lui, le situent ou permettent d’en déterminer les
particulier ne peut être un mot que dans le contexte d’un langage articulé.
chaque mot suppose que l’ensemble de la langue dans laquelle il s’inscrit lui
bébé dit son « premier mot », il est assurément en voie d’acquérir la parole
humaine, mais ce « premier mot » est très différent d’un mot isolé du
discours adulte. Les jeux auxquels le bébé se livre avec ce mot expriment et
mot n’est pas un bloc parmi les innombrables composantes qui entrent dans
question).
erreur. Pour Condillac, un lexique d’un seul mot est tout à fait concevable.
Ses enfants acquièrent d’abord un mot, puis un autre, et ainsi de suite. Ils
Dans un passage que j’ai cité plus haut, Herder affirme à juste titre que
22
Condillac présuppose « toute l’affaire de la langue » [das ganze Ding
Sprache].
23
langue humaine sinon autre chose qu’un assemblage de tels mots ? » [Was
ist die ganze menschliche Sprache als eine Sammlung solcher Worte ?] Je
persiste pourtant à lui reconnaître le mérite de nous avoir engagés sur la voie
de l’holisme, non seulement parce que celui-ci est implicite dans ce que
nous permet de forger un terme descriptif pour celle-ci, implique d’en isoler
vertu de quelque chose. Sans idée de ce qui en fait le mot juste, on ne peut
distincte, sans signe ? Aucune créature sensible ne peut ainsi ressentir vers le
quelque sorte les détruisent, et il faut toujours un troisième terme pour faire
en principe impossible. Celui-ci repose dans une certaine mesure sur une
commande, puis en ajouter une deuxième et plus tard une troisième ; dans
la première phase, tout ce qui n’est pas le signal en question n’est pas un
signal. En revanche, un lexique constitué d’un seul mot est impossible : bien
perspective introduite par Herder. Humboldt s’en est inspiré pour élaborer
25
sa comparaison du langage à une trame . Et il a pris sa forme la plus
e
influente au début du xx siècle dans ce célèbre principe de Saussure :
26
« Dans la langue, il n’y a que des différences sans termes positifs . » Selon
correspondance non pas entre des sons (mots) et des choses, mais entre des
distinction entre les sons /p/ et /b/ produit dans un contexte donné les
de la linguistique.
suffixe -ait pour le conjuguer à l’imparfait, tous les locuteurs de cette langue
dont tous ces mots doivent être combinés pour qu’un syntagme ait un sens,
comme en fait foi par la négative cet exemple d’absurdité popularisé par
27
au jeu d’une note de musique : celle-ci fait résonner tout l’instrument .
28
désignation . Nos mots n’ont de signification propre que dans les « jeux du
langage » auxquels nous nous livrons avec eux, et ceux-ci trouvent à leur
29
tour leur contexte dans une forme de vie .
doué de langage qu’est l’être humain vit aussi dans un contexte plus large
humain vit non seulement dans un contexte immédiat, mais aussi dans
Cependant, le contexte est aussi social. Nous vivons parmi nos proches,
avec des gens selon divers rôles et nous nous livrons à diverses activités qui
produisent d’autres contextes, divers eux aussi. Toute cette dynamique est
ces fonctions, ces sphères et ces relations seraient impossibles sans le langage
(je reviendrai sur cette question), mais tout locuteur a nécessairement une
rapports avec ce qui lui est extérieur, soit la nature, le cosmos ou le divin.
Mon principal argument ici ne consiste pas à affirmer que les mots qui
façon de les désigner par le langage les situe les unes par rapport aux autres,
partiels. Les saisir par le langage implique d’en avoir une idée. Cette
relationalité peut être plus ou moins explicite sous l’un ou l’autre de ses
30
tant que réalité linguistique .
31
Une telle relation est essentielle au langage .
malaise face à cette image, car on a développé des usages du langage qui
que seuls des êtres doués de langage peuvent évoluer dans un tel contexte,
car le langage est nécessaire pour avoir une idée (si imprécise soit-elle) de ce
qui n’affecte pas (et ne peut pas affecter) leur situation immédiate. Mais ce
qui importe vraiment, c’est que, en tant qu’êtres linguistiques, nous n’avons
nous savons capables de dire certaines choses sans difficulté. Nous pouvons
types d’écorce, etc., et finir par savoir distinguer sans peine un chêne d’un
32
obsessionnel propre à ce type de personne .
qui se situe au-delà, de même que notre désir récurrent de repousser celle-
33
d’« un raid dans l’inarticulé » ; Humboldt, lui, postule l’existence d’une
34
l’âme » [alles, was die Seele empfindet, mit dem Laut zu verknüpfen]. Je
reviendrai dans le chapitre 6 sur cette ambition et sur nos modes
lesquelles un mot peut être juste. Par exemple, si j’emploie un mot pour
expliquer mes sentiments, je me trouve par le fait même à leur donner une
si, à un vieil ami, je dis quelque chose qui a pour effet de rétablir le contact
concerne pas seulement la correspondance des mots avec des objets ; il faut
exécuter une tâche donnée. Utilisons le mot signe comme terme générique
dimension linguistique.
fait.
que je reconnais être motivé par l’envie –, celui-ci remplit sa fonction parce
qu’il est le mot juste. Autrement dit, la justesse du mot envie ne s’explique
pas simplement par l’effet que produit son utilisation ; il faut plutôt
comprendre que ce mot produit cet effet (dans ce cas, une explicitation
l’accomplissement d’une tâche simple. Elle est la même que celle qui
votre sérénité.) Il en est ainsi parce qu’on peut expliquer la justesse par le
calme qu’elle apporte et qu’il est inutile d’expliquer le calme qu’elle apporte
par la justesse.
mot qui explicite ou précise mon sentiment. Cette fonction de précision est
enchaînement causal ne justifie pas sa justesse, car on ne sait pas s’il apporte
ou non une précision si on ignore qu’il s’agit du mot juste. Dans le cas de
j’aurais rétabli les ponts avec un ami en lui disant : « Je suis désolé. »
C’était « la bonne chose à dire », car nous avons renoué. Mais c’est en
raison de leur signification que ces mots se sont avérés efficaces. La justesse
forte explosion dans le quartier ; alarmé, mon ancien ami passe outre à nos
comporte un nouvel axe sur lequel réagir ; on ne peut plus interpréter son
35
dimension .
Cette dimension, nous l’avons vu, échappe à Condillac. Une des causes de
sa cécité réside sans doute dans le point de départ de son récit de l’origine
du langage. Celui-ci commence avec les « signes naturels », tels les cris de
simple. Le langage serait apparu quand les gens ont appris à utiliser de façon
contrôlée le lien déjà établi par le signe naturel (entre le cri et la source de
danger, par exemple). Ainsi serait né le « signe d’institution », un élément
Cette thèse omet la nécessité d’une nouvelle dimension, le fait que l’agent se
nouvelles émotions. Les êtres doués de langage sont capables d’émotions qui
sont le reflet de la conscience plus riche qu’ils ont de leur monde : à la colère
langage peuvent aussi être sensibles à des distinctions qui échappent aux
animaux qui ne le sont pas, dont celles, très importantes, qui impliquent des
elle, mais aussi par ses vertus exceptionnelles ou par ses réalisations
remarquables.
Être dans la dimension linguistique rend possibles à la fois une perception
spécifique des choses qui nous entourent et une conscience plus raffinée des
dans ce domaine, qui n’est pas celui des objets purement externes, une
certes (ce que nous appelons) un « mâle dominant », mais seuls les êtres de
animaux s’accouplent et ont une progéniture, mais seuls les êtres de langage
relatif aux émotions, est intimement liée à notre vision des valeurs, morales
ou autres.
l’existence du langage.
partie les divers usages des mots et du discours articulé, mais aussi, comme
nous le verrons plus en détail, dans les gestes, les mimiques, la mise en
forme des images et des symboles, etc. Cette gamme d’activités qu’on peut
aux choses qui nous entourent. Imaginons une personne dont la posture, le
d’un parterre de fleurs ou d’un immeuble. Ce faisant, elle peut nous initier à
significations que des réalités données peuvent avoir pour nous. Chacune de
36
métaphore « le ciel est mort » de Mallarmé, par exemple, confère une
37
parole est un geste et sa signification est un monde », écrit Merleau-Ponty
avant de préciser, quelques pages plus loin, qu’« il faut commencer par
38
replacer la pensée parmi les phénomènes d’expression ».
39
parlée ».
une forme animale qui interagit déjà avec le monde qui l’entoure. Le langage
obstacles, des soutiens, etc. Ces situations sont des attitudes ou des actions
elle ne peut pas être considérée comme une action similaire aux autres, dont
Elle engendre la situation qui définit notre rapport aux choses dans la
dimension linguistique.
l’être humain pourra, dans une certaine mesure, détacher la pensée de son
évoluer dans la dimension linguistique est liée, tant dans son usage
concrétise aussi.
Cette thèse est bien sûr contestée, en premier lieu par les penseurs qui
40
Derrida . Elle reste toutefois centrale chez les penseurs qui proposent une
41
conception incarnée de l’agir humain . Mais peut-on vraiment l’attribuer à
l’avons vu dans le passage sur la naissance du langage cité plus haut, lui-
d’un « mot de l’âme » [Wort der Seele]. Le nouveau signe, en fait, est un son
42
l’organe de la langue n’avait encore jamais cherché à former ce nom ».
pensée dans une forme de vie, mais aussi parce que, ailleurs (y compris dans
43
vocale pour l’animal humain .
savoir s’il est possible que les choses aient une signification pour nous sans
est non. Les philosophes contemporains connaissent bien cette thèse et les
arguments qui la soutiennent, dont les plus connus sont sans doute ceux de
44
des caractéristiques ou attribue des propriétés ? Wittgenstein pousse
mène l’intuition de son lecteur dans une impasse révélatrice : à quoi peut
ressembler le fait de savoir ce qu’on constate tout en étant incapable de dire
45
se dissout dans le néant . Bien entendu, une chose peut être indescriptible,
la situe quelque part. Il s’agira par exemple d’un sentiment, d’une expérience
distinction entre, d’une part, Ro, soit les cas où la réaction (non sémantique)
rat se précipite vers la porte triangulaire parce qu’elle est associée à une
récompense), et, d’autre part, Rs, soit les cas où la réaction d’un agent
on accorder de la valeur à une chose sans être doué de langage ? Cette valeur
ne peut pas se résumer au vif désir de la chose : il faut aussi considérer cette
peut pas simplement affirmer que sa réaction ne serait pas la même. Dans
une certaine mesure, cela va de soi. À une certaine étape, une différence de
réaction pourrait être le seul signe d’une distinction morale. Dès lors,
expérience de l’abominable ?
tant que phénomène constitutif dépasse les limites des théories encadrantes.
montre seulement qu’un agent doit avoir une certaine connaissance d’une
5
Arrêtons-nous un moment pour mesurer le chemin parcouru jusqu’ici. J’ai
indissociable du langage, selon laquelle les mots que nous utilisons sont
sphère. Existe aussi le domaine où nous trouvons des mots pour nommer
des « objets » qui ne sont pas indépendants de leur désignation, tels les
utilisation d’un langage plus pénétrant ou plus clairvoyant pour les décrire.
Viennent ensuite les usages du langage par lesquels nous établissons (ou
dans l’exemple où je disais « Je suis désolé » à un ami pour rétablir les ponts
avec lui. De prime abord, il s’agit d’un énoncé descriptif ; en ce sens, s’il ne
objectif. Toutefois, il vise non pas à fournir une description fidèle, mais à
autre niveau, plus conscient et plus raffiné. Par de telles paroles, on ne fait
46
vocabulaire de « métapragmatique ». On restaure parfois l’harmonie en
disant « Je m’excuse », ce qui peut aussi ressembler à une autodescription
En outre, dans l’exemple des réactions morales évoqué plus haut, on peut
(horreur devant tel acte ignoble, vive admiration devant tel geste héroïque)
Nous avons dépassé la portée de ce que les théories encadrantes ont pour
bien sûr au cœur de ces finalités. Cependant, dès que nous perdons de vue
ou tenons pour acquis le contexte d’origine linguistique qui rend ces actions
tous les autres usages sont relégués par les fonctions de communication
e
des théories HLC au xx siècle, dont l’hégémonie semble perdurer dans ses
variantes plus raffinées, par exemple chez Robert Brandom. Je reviendrai sur
47
cette question .
quelque contenu préexistant. Selon Locke, un mot est forgé en étant relié à
48
une idée, qu’il devient dès lors capable d’exprimer . Le contenu précède
donc ses propres modes d’expression. Condillac propose pour sa part une
parce qu’elle nous confère la maîtrise du fil de nos pensées. Nous établissons
ainsi des distinctions plus fines auxquelles nous pouvons donner un nom,
qui, à son tour, nous permet d’établir des distinctions encore plus fines, et
dénomination antérieur.
dans la genèse du langage. Selon lui, les signes d’institution ont été
construits à partir de signes naturels. Toutefois, les signes naturels ne sont
que les expressions inhérentes à des états émotionnels, des cris animaux de
e
origine le cri expressif faisait consensus dans l’univers savant du xviii siècle,
mais elle repose sur une conception assez inerte de l’expression, selon
comme nous l’avons vu, s’inscrit dans la logique d’une théorie constitutive.
de nouveaux types de rapports aux choses (en les considérant par exemple
pourrait dire que le langage transforme notre monde, entendu ici dans sa
cosmos qui nous entoure, nous précède et n’a cure de nous, mais du monde
auquel nous participons, incluant toutes les choses que cette participation
intègre à la signification que celles-ci ont pour nous. J’entends ici le mot
certaine pertinence dans nos vies. Nous pouvons assimiler les différentes
nouvelle signification ».
choses qui nous entourent peuvent se voir conférer des propriétés ; elles
nous pouvons envisager nos liens avec autrui sous de nouveaux jours, que ce
qui est déjà là. De nombreux actes de langage ordinaires semblent certes se
limiter à une telle fonction, mais, envisagé comme un tout, le langage est
déplacer, d’agir et de parler, cet individu « dit quelque chose ». Il n’a peut-
être pas de mots pour se décrire, mais on peut être tenté de le faire, ne
réalités (comme les affronts à son honneur ; vous êtes maintenant l’objet de
son attention, car vous lui avez involontairement coupé la route à la dernière
et des femmes), avec des objets de plaisir (rouler à haute vitesse avec les
d’être est encodée comme étant hautement valorisée ; s’y conformer mérite
le motard n’emploie sans doute pas un mot comme macho. Les termes dont
pourraient être révélatrices que dans le contexte global de son style d’agir ;
en elles-mêmes, elles sont trop générales. Le fait de savoir que X « fait partie
corps.
pour lui ; plus globalement, le domaine du langage corporel est celui d’un
simplement inerte.
encode. La parole descriptive encode les propriétés que nous attribuons aux
sensibilité aux enjeux de justesse intrinsèque qui, nous l’avons vu, doivent
constitutive de Herder.
Ce faisant, nous levons le voile sur les liens internes, tant historiques que
l’expression des émotions en général. D’un autre côté, l’idée selon laquelle
conception de l’expression plus riche que celle qu’on peut déduire des signes
parole descriptive apparaît sous un nouveau jour. Cependant, quelle que soit
49
constitutive-expressive .
quelque sorte, ou nous donne accès au domaine qu’il encode. Les deux
50
propriété . Dans le second domaine, le langage nous donne accès d’une
d’affirmer qu’une nouvelle réalité, à savoir cette manière d’être que notre
Le parallèle entre ces domaines tient au fait que, dans les deux cas, le
en tant que quelque chose. Elle implique aussi pour nous une nouvelle
jour (par exemple, le fait pour nous d’être perçus comme des mauviettes).
C’est le cas des mots qui désignent des réalités ayant une valeur forte,
comment pourrait-il l’être ?), ces termes l’aident également, de pair avec le
d’une culture donnée. Celui-ci varie d’une culture à une autre ; c’est ce qui
rend parfois la traduction hasardeuse (le mot grec philia, par exemple, ne
donnée.
Viennent ensuite les langages du moi. J’ai tenté ailleurs de montrer à quel
morale qu’il dessine sont liés, dans le monde occidental moderne, à certains
51
idéaux moraux et à certaines conceptions de l’identité . Ces lieux de
descriptif que nous avons vue. Celui-ci nous permet de situer des
essentiels, comme nous le verrons plus en détail un peu plus loin, mais,
corporel. On peut imaginer que notre motard a acquis son style macho en
puis en finissant par être admis dans le groupe par son grand frère et par ses
une fille » ou qu’on l’a traité de « tapette ». Cependant, tous ces mots
auraient conservé leur opacité si notre motard n’avait pas adopté le style
vie humaine – rôle qui s’avère encore plus déterminant chez l’enfant en
(exemple : des valeurs et des normes) par leur énaction incarnée consiste en
52
durables et transposables », c’est-à-dire d es systèmes de dispositions
C’est par ces modes de déférence et de présentation de soi que sont encodées
les nuances les plus subtiles des positions sociales et des sources de prestige –
On pourrait, déformant le mot de Proust, dire que les jambes, les bras sont pleins d’impératifs
engourdis. Et l’on n’en finirait pas d’énumérer les valeurs faites corps, par la transsubstantiation
qu’opère la persuasion clandestine d’une pédagogie implicite, capable d’inculquer toute une
cosmologie, une éthique, une métaphysique, une politique, à travers des injonctions aussi
insignifiantes que « tiens-toi droit » ou « ne tiens pas ton couteau de la main gauche » et
d’inscrire dans les détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien ou des
manières corporelles et verbales les principes fondamentaux de l’arbitraire culturel, ainsi placés
53
hors des prises de la conscience et de l’explicitation .
Ces « valeurs faites corps » sont un des modes d’existence des normes et
des règles dans nos vies. Bien entendu, il en existe d’autres. Certaines règles
54
d’objectivation de l’histoire passée ». Les secondes sont généralement le
lieu des normes et des règles formelles. Cependant, les règles ne s’auto-
d’affinité avec leur esprit, elles restent lettre morte ou ne sont que vains
55
pratique, opère la “réactivation” du sens objectivé dans les institutions ».
bien ce principe, même s’ils sont incapables de l’exprimer par des mots ; ils
stade peuvent faire enrager leurs parents lorsqu’ils répliquent, avec une
d’une norme fait exister celle-ci d’une façon nouvelle pour nous. Elle nous y
fait prêter attention. La valeur ou la norme devient claire à nos yeux, ce qui
lui fait parfois acquérir une plus grande force. Cette dynamique peut
susciter deux types de réactions. D’une part, une valeur explicitée peut avoir
une plus grande influence sur nous et, ce faisant, nous motiver à la respecter
de rituels, pour, disons, rétablir l’harmonie ; puis on attire l’attention sur ces
surtout accessive (parce qu’elles nous donnent accès à une nouvelle gamme
de phénomènes, comme c’est le cas des termes utilisés pour classifier les
56
terme énaction . Nous apprenons d’abord à énacter certaines significations,
que nous pouvons ensuite apprendre à décrire. Les deux moments sont
comme amour, être bon ou être méchant ; plus tard, il apprendra ce que
nette distinction entre ma tentative pour me faire pardonner par mon ami
mon ami avec un air attendri, un bouquet de fleurs à la main ? (En fait,
mon air attendri ? Le problème apparent tient à ce que cet air ne fait
descriptive.
Le fait est que, chez l’être humain, l’énaction d’une signification s’inscrit
réside dans la façon dont la vie humaine est façonnée par les significations
exprimées (dans le cas qui nous occupe, mon remords et mon désir de
expression. Si mon air attendri est juste, ce n’est pas seulement parce qu’il
contrition et de désir. De plus, il va sans dire que, comme les autres modes
varient plus ou moins d’une société et d’une culture à une autre – et même,
en cette époque où tout change si vite, d’une décennie à une autre, comme
Dans la section précédente, nous avons distingué les deux dimensions des
tandis que la seconde concerne les situations où le langage (au sens large)
possibilités existentielles.
(Bouddha, saint François), par la lecture d’un livre sur l’éthique ou sur le
sens de la vie, voire (plus souvent) par la lecture d’un roman ou par le
forme d’une rencontre avec une figure modèle fictive tels Lévine ou
donne accès à une nouvelle manière d’être. On peut donc parler d’une
constitution « regestaltive ».
amène à envisager sous un nouveau jour les possibilités qui s’offrent à nous
Il existe une grande diversité de contextes dans lesquels un mot (ou une
arrive aussi que le mot juste instaure une nouvelle relation – ou la détériore,
ou la rétablisse si elle est déjà mal en point (comme lorsque je dis « Je suis
ordres, voire les perturber ou contribuer à les rétablir ; ils peuvent créer
descriptive. D’ailleurs, comme nous le verrons plus loin, les jeux du langage
qualifier l’un d’eux de général : notre maîtrise du langage nous confère une
à mesure que nous améliorons notre capacité à nous exprimer. Cet aspect
même façon que notre motard innovateur a révélé le machisme en tant que
dimension existentielle.
les significations et les positions humaines. Je les explore en détail dans les
chapitres 6 et 7.
nous avons pu dégager une alternative dont les termes sont les approches
avant tout aux mots dits ou écrits en tant que moyens permettant de décrire
les significations descriptives fait en sorte qu’il est impossible de saisir ces
ultérieure d’un terme descriptif, comme macho (en présumant, sans doute
avec un brin de condescendance, que notre motard n’a pas encore trouvé de
facteurs dépend le type de contact qui s’établit dans une conversation, c’est-
mutuelle, mais qui en conserve une certaine trace – à tout le moins dans la
formule d’appel (« Cher Henri »). C’est aussi le cas du texte écrit, qui
Parce qu’on ne peut entrer dans le monde de la parole autrement que par
traité avant d’avoir appris à converser. Tous les doutes qu’on pourrait
que nous leur donnons (bien qu’elles finissent par être transformées par ces
t-il pas plutôt la pleine mesure de ce que Cassirer désigne sous le nom de
« formes symboliques » ?
avons vu que l’idée atomiste voulant que les mots soient forgés un à un est
aux théories HLC, a été irrémédiablement déclassé par les travaux de Frege
termes positifs). Reste que les héritiers contemporains des théories HLC ne
déclassement.
dialogique du langage. Les fondateurs des théories HHH ont tous compris
1. J’en ai traité dans un article intitulé « Language and Human Nature ». Voir Charles Taylor,
Human Agency and Language : Philosophical Papers 1, Cambridge, Cambridge University Press, 1985,
p. 215-247.
2. Étienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, Paris, Vrin, 2014,
p. 37. Voir aussi Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil,
traduction de Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2007, p. 95 ; John Locke, Essai philosophique
concernant l’entendement humain, traduction de Jean-Michel Vienne, Paris, Vrin, 1989, livre III,
chap. III, § 2.
3. Johann Gottfried Herder, Traité sur l’origine de la langue, traduction de Pierre Pénisson, Paris,
Aubier Montaigne, 1977, p. 61-62 ; Über den Ursprung der Sprache, dans Erich Heintel (dir.), Johann
6. Il s’agit là d’une autre facette de l’intuition centrale qui sous-tend la philosophie postfrégéenne –
e
intuition partagée par un certain nombre de philosophes de la fin du xix siècle et du début
e
du xx siècle : non seulement Frege et Russell, mais aussi Husserl et Meinong. Selon cette idée, le
langage et les relations logiques qu’il rend possibles ne peuvent pas être saisis par une science
empirique, telle la psychologie, parce qu’ils comportent des enjeux déterminants de validité [Geltung].
e
Le « psychologisme » de John Stuart Mill et d’autres théoriciens du xix siècle qui ont tenté de
7. Rien dans l’expérience humaine ne correspond au monde sans mots du rat, mais nous vivons
tout de même des épisodes illustrant ce que constitue le fait de franchir le pas qui mène au-delà de
l’action non verbale. On nous demande parfois de verbaliser ce à quoi nous réagissons, par exemple ce
qui nous contrarie dans les manières d’une personne ou les raisons pour lesquelles nous trouvons un
lieu agréable. La capacité de dire quelque chose donne une forme explicite à des caractéristiques
préalablement indéterminées, ce qui influe sur nos sentiments et sur notre comportement. Cela
modifie notre point de vue sur ces caractéristiques et, souvent, nous ouvre de nouvelles possibilités. Je
le répète : par cet exemple, je n’avais aucunement l’intention de disserter sur le monde animal, car
une bonne partie du monde humain est déjà exprimée verbalement, même si nous n’en avons pas
8. On pourrait contester la nécessité de distinguer une personne qui décrit quelque chose d’un rat
qui accourt dans un labyrinthe en soulignant une autre dissemblance entre leurs deux situations, à
savoir que la première émet les signaux et que le second ne fait qu’y réagir. Mais considérons
l’exemple suivant : certains oiseaux sont génétiquement programmés de sorte que, si un individu
adéquate » du signal (on peut imaginer le cas d’un oiseau aux cordes vocales endommagées qui
émettrait le mauvais son, avec des conséquences catastrophiques). Cependant, comme dans le cas du
9. « L’homme atteste de la réflexion lorsque la force de son âme agit assez librement pour, si j’ose
dire, séparer et arrêter une vague parmi tout l’océan d’impressions bruissant en tous sens pour diriger
son attention sur elle et pouvoir avoir conscience qu’elle la remarque. Il atteste de la réflexion quand, à
partir du rêve flottant des images qui parcourent ses sens, il peut se concentrer en un instant d’éveil,
s’appesantir volontairement sur une image, la considérer avec une attention claire et calme et séparer
des signes [Merkmale], de sorte que cela soit l’objet et pas un autre. » Johann Gottfried Herder, Traité
sur l’origine de la langue, p. 76-77. [Der Mensch beweist Reflexion, wenn die Kraft seiner Seele so frei
wirkt, daß sie in dem ganzen Ocean von Empfindungen, der sie durch alle Sinne durchrauscht, eine Welle,
wenn ich so sagen darf, absondern, sie anhalten, die Aufmerksamkeit auf sie richten und sich bewußt sein
kann, daß sie aufmerke. Er beweist Reflexion, wenn er aus dem ganzen schwebenden Traum der Bilder,
die seine Sinne vorbeistreichen, sich in ein Moment des wachen sammeln, auf einem Bilde freiwillig
verweilen, es in helle, ruhigere Obacht nehmen und sich Merkmale absondern kann, daß dies der
Gegenstand und kein andrer sei] ; Johann Gottfried Herder, Über den Ursprung der Sprache, p. 24.
10. Wolfgang Köhler, L’Intelligence des singes supérieurs, Paris, Presses universitaires de France, 1973.
des caractéristiques du langage humain comme une illustration de l’hypothèse voulant que l’animal
en question ait déjà franchi une partie du fossé et soit engagé sur la route du langage. Cependant, le
fait que de nombreux sauts évolutifs du genre soient possibles (tant dans la « nature » que sous la
gouverne d’un dresseur humain) ne contredit pas la distinction fondamentale établie par Herder. Les
singes verts, par exemple, ont plus d’un cri d’alarme : ils en ont trois, qui s’appliquent respectivement
aux léopards, aux aigles et aux serpents ; chaque cri déclenche une réaction appropriée chez l’individu
qui l’entend, comme grimper à un arbre (s’il y a un léopard) ou descendre de l’arbre (s’il y a un aigle).
Mais ce ne sont là que des réponses innées ; il n’est pas question de « référents », même si l’évolution
a doté ces singes d’un système de signalisation raffiné et sophistiqué. Duane Rumbaugh et Sue Savage-
Rumbaugh ont dressé des chimpanzés à manipuler un clavier d’ordinateur aux touches illustrées de
simples lexigrammes. Cependant, plutôt que d’appuyer sur la touche « banane » pour obtenir leur
fruit préféré, les singes devaient apprendre une combinaison de touches. Le clavier comportait non
seulement des lexigrammes « nominaux » comme « banane » ou « jus », mais aussi des
lexigrammes « verbaux » comme « donner ». Les chimpanzés n’obtenaient leur banane que s’ils
combinaient les touches « donner » et « banane ». Il va sans dire que leur apprentissage s’est avéré
très difficile ; la série d’essais les a désorientés pendant une longue période de temps. Tantôt ils
appuyaient sur « banane » et obtenaient leur fruit, tantôt (lorsqu’ils omettaient de combiner cette
touche avec « donner ») ils ne l’obtenaient pas. Deux d’entre eux, Sherman et Austin, ont fini par
langage humain, par laquelle on met en rapport le verbe et l’objet ? La réponse dépend de la présence
ou non de la caractéristique définie par Herder, à savoir si les singes répondaient à la justesse
intrinsèque ou à la simple justesse opératoire. Aucun autre aspect de leur comportement ne témoigne
Donald semble avoir tirée après avoir passé en revue les travaux accomplis dans ce domaine : « À
certains égards, ces chimpanzés se sont individuellement rapprochés de la cognition symbolique, mais
ils ont complètement raté le terme culturel de l’équation. Malgré les efforts remarquables des
Rumbaugh et des nombreux autres chercheurs qui les ont précédés, les grands singes persistent à
utiliser les symboles uniquement à des fins pragmatiques et individuelles. » (Merlin Donald, « The
Central Role of Culture in Cognitive Evolution : A Reflection on the Myth of the “Isolated Mind” »,
dans Larry P. Nucci (dir.), Culture, Thought and Development, Mahwah (New Jersey), Lawrence
Erlbaum Associates, 2000, p. 30.) De plus, « l’utilisation des signes par les singes est restreinte aux
situations dans lesquelles le stimulus pertinent et la récompense sont nettement spécifiés et présents
ou au moins très proches du singe au moment des signes ». (Merlin Donald, Les Origines de l’esprit
Emenegger et Francis Eustache, Paris, De Boeck, 1999, p. 165.) Et, par-dessus tout, « il est
généralement admis que [les chimpanzés et les gorilles] sont capables d’utiliser les symboles comme
des substituts de leurs référents. […] Mais ils sont incapables d’invention symbolique et, par
conséquent, ils n’ont pas de langage naturel qui leur soit propre. » (Ibid., p. 173.) A fortiori, les
caractéristiques fondamentales de l’acquisition du langage chez le bébé humain sont absentes (parents
en couple, invention de nouveaux mots, rituels de partage). Je reviendrai sur ces éléments dans un
passage sur l’ontogenèse humaine. Tout cela permet de conclure que, lorsqu’ils apprennent à utiliser
des signes, les grands singes réagissent à des formes de justesse opératoire et non à la justesse
intrinsèque qui caractérise la dimension sémantique. Pour en apprendre davantage sur ces questions,
voir Terence Deacon, The Symbolic Species, New York, W. W. Norton, 1997, chap. 2 et 3. Pour en
savoir plus sur l’intéressante recherche des Rumbaugh, voir Stanley Greenspan et Stuart Shanker, The
11. Johann Gottfried Herder, Traité sur l’origine de la langue, p. 61 ; Über den Ursprung der Sprache,
p. 24-25.
12. Étienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, p. 34.
13. Ibid.
14. Voir John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre II, chap. II, § 2.
15. David Hume, Enquête sur l’entendement humain, Paris, Flammarion, 2008, chap. 7.
16. Sous sa forme devenue canonique, il s’agit du paragraphe A104 de la première édition de
« Kritik der reinen Vernunft », édition de l’Académie de Berlin, dans Kants Werke, vol. IV, Berlin,
Walter de Gruyter, 1968. Pour la version française, voir Emmanuel Kant, Critique de la raison pure,
18. Voir par exemple Elizabeth Anscombe : « Se pourrait-il que la philosophie moderne ait
absolument mal compris quelque chose, à savoir la signification que les philosophes de l’Antiquité et
du Moyen Âge donnaient à la notion de savoir pratique ? En philosophie moderne, nous avons une
e
conception incorrigiblement contemplative du savoir. » Elizabeth Anscombe, Intention, 2 éd.,
Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1963, p. 57 ; c’est moi qui ai ajouté l’italique.
19. À propos des doutes relatifs à une coutume irréfléchie, voir John Locke, Essai philosophique
concernant l’entendement humain, livre I, chap. II, § 22. Je me suis penché plus en profondeur sur le
lien entre cette rupture et l’épistémologie moderne dans « Overcoming Epistemology » (dans
Philosophical Arguments, Cambridge [MA], Harvard University Press, 1995, p. 1-19), dans Les Sources
du moi. La formation de l’identité moderne (Montréal, Boréal, 2003, chap. 9) et dans « “Lichtung” or
“Lebensform” : Parallels between Wittgenstein and Heidegger » (dans Philosophical Arguments, p. 61-
78).
20. Johann Gottfried Herder, Traité sur l’origine de la langue, p. 72 ; Über den Ursprung der Sprache,
p. 21.
21. Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, traduction de Françoise Dastur, Maurice Élie,
Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud et Élisabeth Rigal, Paris, Gallimard, 2014, p. 141-142.
22. Johann Gottfried Herder, Traité sur l’origine de la langue, p. 61 ; Über den Ursprung der Sprache,
p. 12.
25. « La langue peut être comparée à une trame immense dans laquelle chaque partie est reliée à
toutes les autres et où toutes le sont à l’ensemble selon une cohésion plus ou moins clairement
repérable. L’homme, en parlant, et quel que soit son point de départ, ne prend contact qu’avec un
élément très partiel de toute la trame ; mais il agit instinctivement comme si l’ensemble sous-jacent
du système lui était, au moment où il parle, instantanément présent. » Wilhelm von Humboldt,
Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, traduction de Pierre Caussat, Paris, Seuil, 1974,
p. 210. [Man kann die Sprache mit einem ungeheuren Gewebe vergleichen in dem jeder Teil mit dem
anderen und all mit dem ganzen in mehr oder weniger deutlich erkennbaren Zusammenhange stehen.
Der Mensch berührt im Sprechen, von welchen Beziehungen man ausgehen mag, immer nur ein ab-
gesonderten Teil des Gewebes, tut dies aber instinktartig immer dergestalt, als wären ihm zugleich alle,
mit welchem jener einzelne notwendig in Übereinstimmung stehen muß, in gleichen Augenblick
26. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1978, p. 166.
27. Wilhelm von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais ; Schriften zur Sprache,
p. 138-139.
29. Il existe un lien important entre cet argument holistique et le propos central de Robert Brandom
dans Rendre explicite, t. II : Raisonnement, représentation et engagement discursif (Paris, Cerf, 2011)
ainsi que dans d’autres travaux. Brandom rejette l’atomisme de la tradition empiriste, selon lequel on
peut d’abord saisir un élément d’information, puis un autre, les lier entre eux et observer leur
corrélation, ce qui permettrait de faire des inférences. À ses yeux, ce procédé n’a aucun sens.
conférer à un tel élément ? En fait, quelle signification lui confère-t-on ? L’Ancien dit : « Va, Éclaireur,
et vois si un tigre a laissé des traces. » L’Éclaireur revient : « Ancien, j’ai vu des empreintes de pattes
dans le sable ! » Il s’agit là d’un élément particulier d’information, mais celui-ci n’a de sens que dans
le contexte de notre compréhension générale de la situation, qui inclut la forêt, les tigres, le risque qui
en découle d’être mangé, nos efforts collectifs visant à éviter ce danger parmi d’autres, etc. Cet
élément d’information est pertinent en ce qu’il autorise une multitude d’inférences, pratiques et
factuelles. Parmi les premières pourrait figurer la suivante : « N’allons pas là pour le moment. »
Cette salve d’ouverture de Brandom dans Rendre explicite est absolument fondamentale. Elle détrône
30. Voir l’intéressante discussion sur le langage et sur la « lexification » dans Robert Pogue
31. La maîtrise d’une langue implique une conscience liminale de cette constellation ordonnée de
distinctions, dont certaines ont déjà été explicitées et d’autres n’ont pas encore été exprimées : espèces
immeubles), plaine/forêt, etc. Il existe aussi des domaines plus vastes : vivant/inerte, sur terre/dans le
diverses, etc. Et celui des émotions : apprécier/détester, amour/indifférence, fierté/honte, etc. S’y
ajoutent les formes et les combinaisons grammaticales : les choses et leurs propriétés, les objets et
leurs processus, les agents et les actions, etc. Mon accès liminal à ces distinctions sous-tend mon
aptitude à parler et m’aide à devenir conscient de cette aptitude – de ce que je sais dire et de ce que je
ne sais pas (encore) articuler. Je peux vous dire qu’une image représente une tempête en mer tout en
ne sachant pas comment décrire les émotions contradictoires qu’elle suscite en moi. Les diverses
langues et cultures portent en elles diverses constellations de distinctions ; chacune propose l’ordre
qui est le sien, sa façon propre de « loger » l’être, pour reprendre la métaphore de Heidegger. De plus,
chacun de ces ordres évolue et se transforme, et une langue actuelle comporte toujours des traces et
des rappels du passé. Certains mots ont une connotation archaïque ; certaines formules de civilité
dénotent une formalité et une solennité indissociables des temps anciens d’où elles tirent leurs
vénérables origines (Votre Majesté, votre honneur, etc.). Voir John Richardson, Heidegger, New York,
33. T. S. Eliot, « East Coker », dans « Quatre quatuors », La Terre vaine et autres poèmes, Paris,
Sprache, p. 146. C’est ce désir qui engendre ce que Merleau-Ponty qualifie de « paroles parlantes » ;
35. D’où également mon recours à l’adjectif intrinsèque. Il s’agit d’un mot dangereux, qui suscite
souvent des réactions irréfléchies de la part des pragmatistes, des antiréalistes et d’autres idéalistes du
même acabit. Je ne l’utilise ici que comme antonyme de « capable d’explication réductrice ».
36. Stéphane Mallarmé, « L’Azur », dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1998, p. 14-15.
40. Voir par exemple De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967. Devant le refus quasi
compétence linguistique humaine, on est en droit de se demander si sa pensée ne présente pas plus de
traits communs avec la tradition cartésienne qu’il aurait bien voulu l’admettre. Bien qu’elles soient
ancrées dans la culture (ou en soient constitutives), l’« écriture » et la « différence » sont chez lui des
fonctions particulièrement désincarnées. Voir aussi L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967.
42. Johann Gottfried Herder, Traité sur l’origine de la langue, p. 77 et 78 ; Über den Ursprung der
Sprache, p. 24-25.
43. En voici un exemple : « Un peuple n’a pas d’idée pour laquelle il n’ait un mot : l’intuition la
plus vive reste un sentiment obscur jusqu’à ce que l’âme trouve une caractéristique et, au moyen du
hommes, la tradition : une raison pure sans langage sur terre est une utopie. » Johann Gottfried
Herder, Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité, Paris, Aubier, 1962, p. 149 et 151. [Ein Volk
hat keine Idee, zu der es kein Wort hat : die lebhafteste Anschauung bleibt dunkles Gefühl, bis die Seele ein
Merkmal findet und es durchs Wort dem Gedächtnis, der Rückerrinerung, dem Verstande, ja endlich dem
Verstande der Menschen, der Tradition einverleibt ; eine reine Vernunft ohne Sprache ist auf Erden ein
utopisches Land] ; Johann Gottfried Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit,
44. Le philosophe américain Mark Okrent défend ce type d’argument dans Heidegger’s Pragmatism,
45. « Et il ne servirait à rien de dire : ce n’est pas nécessairement une sensation ; celui qui inscrit “S”
éprouve quelque chose – et nous ne pouvons rien dire de plus. Mais éprouver et quelque chose
vouloir proférer qu’un son inarticulé. » Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 261, p. 141.
[Und es hülfe auch nichts, zu sagen : es müsse keine Empfindung sein : wenn er ‘E’ schreibe, habe er
Etwas – und mehr könnten wir nicht sagen. Aber ‘haben’ und ‘etwas’ gehören auch zur allgemeinen
Sprache. – So gelangt man beim Philosophieren am Ende dahin, wo man nur noch einen unartikulierten
46. Voir par exemple Michael Silverstein, « Metapragmatic Discourse and Metapragmatic
Function », dans J. Lucy (dir.), Reflexive Language : Reported Speech and Metapragmatics, Cambridge,
Cambridge University Press, 2001, p. 33-58.
48. Voir John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre III, chap. II, § 2.
49. Le philosophe américain Charles Guignon qualifie sa conception du langage d’« expressive » ; il
l’applique à Heidegger. Voir « Heidegger : Language as the House of Being », dans Chip Sills et
George H. Jensen (dir.), The Philosophy of Discourse : The Rhetorical Turn in Twentieth-Century
Thought, vol. II, Portsmouth (New Hampshire), Boynton/Cook, 1992, p. 171-177. Il découle de son
exposé que ce choix est aussi légitime que celui du qualificatif constitutive et que la combinaison des
deux.
50. De nombreux lecteurs jugeront sans doute étrange mon inclusion de l’expression corporelle
considérer ces deux réalités comme liées et à montrer que le phénomène étudié, à savoir la
compétence linguistique humaine, met en jeu une gamme de « formes symboliques » et non
52. Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 88.
56. La référence aux thèses du philosophe américain Evan Thompson et de ses collègues est
délibérée. Je constate une parenté entre leur conception des significations, qui trouveraient leur
origine évolutive dans l’« énaction », et mon affirmation de la primauté de l’« énaction » dans le cas
des significations humaines. Voir Evan Thompson, Mind in Life : Biology, Phenomenology, and the
Science of Mind, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2010 ; Francisco Varela, Evan
L’évolution du langage
moins, leur a donné le coup d’envoi. Cependant, bien qu’il ait su tourner en
a guère fourni de meilleure explication (une ironie que n’ont pas manqué de
1
souligner ses détracteurs, dont Hans Aarsleff ). Dans son récit, un être
das Blöckende] ; s’il se le dit à lui-même, c’est, explique Herder, parce que ce
Herder lui-même propose ailleurs dans ses travaux. Toutefois, cet aspect mis
tant que telle à la question posée par Condillac. Le ridicule des thèses de ce
dernier tient à son hypothèse, typique des théories encadrantes, voulant que
le premier pas dans le langage ait été modeste et, par conséquent, non
problématique : l’être humain n’avait qu’à se servir d’un signe réactif (un
nous faire une certaine idée des voies par lesquelles la parole est entrée dans
le répertoire humain.
À cette fin, nous pouvons trouver secours dans ce qu’il nous est possible
qui prend soin de lui et dont les membres se parlent les uns aux autres et lui
sans suite : le petit humain ne peut pas parler, comme on le voit parfois chez
ces enfants « sauvages » élevés par des animaux ; en outre, il est dépourvu
2
soit en matière de compréhension du monde ou d’autres possibilités . Il
développe que partiellement ; c’est ce qu’on observe chez les enfants dont
d’« autisme ».
Au-delà de cette condition générale à l’acquisition du langage, il semble
que c’est dans ses conversations réelles avec ses parents ou avec d’autres
Dans ce contexte, le mot conversation est sans doute trop faible. Les échanges
jeu ou sur une même activité ; le nouveau mot acquis désigne le centre de
3
partagée sans laquelle aucun apprentissage n’aurait lieu .
Ces échanges sont aussi ce qui donne sa forme à la vie affective. En offrant
besoins et les façons dont ceux-ci peuvent être satisfaits. Ce qui, autrement,
4
définie et un remède reconnaissable . Le parent donne à l’enfant une sorte
qu’ultérieurement.
5
qui s’éteignent généralement dans l’apathie et dans l’abattement . Cela laisse
bien sûr présager des épreuves qui surviendront beaucoup plus tard dans la
confus, par exemple, mais l’aptitude ou l’inaptitude à les surmonter est sans
6
langage . Toutefois, nous pouvons déjà constater qu’ils ont un lien direct
fait évident que tout ce que l’enfant apprend est étroitement entremêlé à sa
7
vie émotionnelle, notamment à son besoin de contact et de partage .
8
comme) purement descriptifs .
même une fois acquise, elle n’est jamais complète. Dans certains domaines,
fait que vous être allé trop loin dans vos remarques critiques à un proche ou
que vous risquez de lui faire de la peine, il vous faut être doté d’une certaine
9
affirmer qu’il s’agit là de la nature même du savoir éthique . Pour que nos
implique aussi d’envisager les autres sous un autre angle, constitué lui aussi
par des émotions, en les considérant par exemple comme des êtres dans le
besoin qui cherchent à maintenir leur intégrité ou comme des êtres dont
10
nous reconnaissons la dignité intrinsèque .
celui-ci ne peut émerger que d’un lien affectif partagé, qu’on pourrait
de l’enfant ; il ne peut venir à lui que depuis son milieu – bien que, une fois
s’approprie un monde qui lui est offert par le parent. Il doit saisir l’intention
enfants humains de devenir des locuteurs ; les autres animaux, y compris les
primates les plus évolués, en sont dépourvus. Les chimpanzés et les autres
seul l’être humain peut voir qu’une autre personne cherche à lui
jeune chimpanzé peut copier les gestes utilitaires de ses aînés (un vieux
désormais regarder sous les troncs d’arbre). Le bébé humain, lui, peut
11
à utiliser le langage des signes .
aux suivantes). Même les grands singes les plus évolués ne s’instruisent pas
12
chose avec l’intention de communiquer .
déterminer s’il peut reconnaître les autres agents et, si oui, selon quel mode
il le fait.
objet « pour nous » et non simplement pour vous et pour moi. Le statut
d’objet « pour chacun de nous » est très différent du statut d’objet « pour
nous », même si on précise que chacun de nous sait que l’autre en est
vous savez que je suis embarrassé, je sais que vous le savez, vous savez que je
sais que vous le savez, et ainsi de suite, mais nous persistons à ne pas en faire
l’objet de notre attention partagée. C’est cette réserve qui vole en éclats
13
d’information, mais dans le partage .
Cette brève incursion dans une situation propre à la vie adulte n’a rien
d’une digression, car le lien entre langage et partage est une caractéristique
ayant observé un locuteur indigène dire gavagai chaque fois qu’un lapin
l’attention partagée.
14 15
d’attention conjointe » ou de « triangle référentiel », où deux locuteurs
inspirer une telle théorie. Cette aptitude fait partie des fondements de l’être
Le bébé qui saisit le mot prononcé par le parent inverse les rôles en le
prononçant à son tour. Ainsi se répètent, à un degré plus élevé, les premiers
16
acquisition du langage en découle d’autant plus . Souvent, les grands singes
les plus évolués reconnaissent les intentions de leurs congénères et
17
ils sont incapables d’attention conjointe .
duquel non seulement « vous savez » et « je sais », mais nous sommes aussi
tous deux conscients du fait que « nous savons » – est essentiel au genre de
18
humaine, tant gestuelle que linguistique, serait impossible .
cadre d’un tel « format » sont loin de partager la même perspective. Pour
l’adulte, le mot est un élément d’un riche vocabulaire, tandis que, pour
espace commun est contigu à une réalité nettement plus vaste et plus
la vie humaine, une réalité que traduit bien cette célèbre strophe de
19
nous » [Seit ein Gespräch wir sind / und hören voneinander]. « Nous », ici,
langage vient à nous par l’échange, qui constitue le site principal de son
la troisième personne : il, elle, le, la, eux, elles, etc. Mais toute langue dispose
pronoms je, tu, moi, toi, etc., entre autres marqueurs. Pour parler
emmener tous les deux à l’endroit dont nous parlons, à Paris, par exemple,
ce qui me permet de dire : « Ici, les cafés sont très animés. » Toutefois, dans
ce cas également, le référent est ancré dans la dyade, dans le lieu où notre
Les temps et les aspects des verbes situent les événements dont nous
20
aoriste, dénote un passé indéfini .
(anglais, français ou turc) tient simplement au fait que, pour des raisons
évidentes, les idiolectes des gens qui vivent à proximité les uns des autres
espèces dotées de leurs natures propres – une conception qui découle tout
optique, le langage existe avant tout dans l’esprit des individus. Selon Locke,
un mot ne signifie quelque chose que parce qu’il est associé à une idée de
cette chose. Cette association ayant lieu dans les individus, les langues sont,
21
faire signifier aux mots telles idées qu’il veut », écrit le philosophe. Donald
tente de reproduire un mot qu’on lui dit. Il s’efforce d’imiter « notre » mot
ou « le » mot. Ses parents sont souvent émus, voire répètent le mot comme
comprenne. Les enfants apprennent très tôt à formuler ce qu’ils veulent dire
22
en fonction de la personne à qui ils s’adressent .
parce que l’enfant se trouve au seuil de la zone, seuil que l’adulte peut
alimentée non seulement par le fait que l’enfant sait qu’il s’y trouve des
qui doit lui-même saisir où se situe l’enfant et ce que l’objet auquel ils
23
prêtent leur attention conjointe signifie pour lui .
conscients du fait que les mots ont une signification plus riche que celle que
se situent pour moi dans des ZPD potentielles. J’ai une vague idée de ce
qu’est un quark, mais j’en sais assez pour savoir qu’il me manque le bagage
24
définition vague et confuse que je peux en donner .
Certains de ces registres distinguent les gens selon leur classe sociale ;
l’accent et le vocabulaire des grands bourgeois ne sont pas ceux des ouvriers,
bien que les membres de ces deux groupes aient souvent l’occasion de se
contexte est beaucoup plus élevé qu’on l’imagine dans les États modernes où
aux diverses langues : il se peut que je n’en parle qu’une ou deux, mais je les
Dans le même esprit, même dans une société unilingue, il existe des
ma famille, en disant par exemple : « Anne est une jolie fille. » De cette
justesse normative d’un comportement. Les êtres doués de langage ont une
animaux, même à ceux d’entre eux qui apprennent à faire des distinctions
(il veut que je lui apporte sa poupée ou que je continue à lui donner du
jeu ici est purement opératoire (encore est le mot juste parce qu’il donne lieu
pas à cela. Le petit enfant, explique Tomasello, articule non seulement des
25
« impératifs », mais aussi des « déclaratifs ». Parfois, il semble tout
« chien parti ».
Qu’est-ce qui rend ces mots justes ? Ce n’est pas la conscience adulte de
la mienne peut s’avérer assez faible, comme dans le cas du quark). Il s’agit
plutôt d’une forme de justesse rituelle. Ces « déclaratifs » sont des vecteurs
de partage. L’enfant qui dit « chien parti » établit (ou prolonge et intensifie)
un partage d’attention avec l’adulte ; en cela, bien sûr, il imite l’adulte qui,
bien avant, a instauré une telle attention partagée en utilisant (entre autres
gestes et actions) des mots (« Tu vois le chien ? »). Les mots rendent
intensifient.
C’est pour cette raison que je parle de justesse rituelle. « Chien parti » est
autour du fait que le chien est sorti, tout comme l’est « Jojo monte » dans le
chaise. Nous sommes déjà assez loin du domaine animal ; nous sommes
beaucoup de choses, les grands singes, y compris ceux qui sont élevés en
« Par exemple, l’essentiel des “signes” qu’ils font sont des impératifs visant à
26
d’information . »
s’arrêtent pas là. Les demandes et les injonctions énoncées dans les deux
potentiels qui finit par culminer dans l’aptitude normale à formuler des
propositionnel en vue de les utiliser dans des énoncés affirmatifs ainsi que
aussi dans une autre direction. Ce que je qualifiais plus haut de « travail de
parent, se poursuit sous d’autres formes. Il s’agit dès lors pour l’enfant de
définir et de redéfinir ses désirs en vue d’apprendre à vivre avec la succession
s’avère sans fin ; dans ses modalités ultérieures, elle consistera à chercher les
enfant peut se remettre d’un épisode éprouvant, disons une fessée donnée
par son père, en rejouant la scène avec sa poupée. Un frère et une sœur
peuvent aussi rejouer entre eux une dispute entre leurs parents. « Les jeux
enfants, aident souvent à définir les rôles, en particulier les rôles liés au sexe,
27
[et] peuvent être joués sans langage . »
sous-tend aussi la passion humaine pour les histoires, qui se manifeste très
normative introduit dans la vie humaine l’idée d’évaluation forte : ce qui est
mais aussi un sens supportable, qui ne nous vaudra pas, à moi et à mes
quoique de façon très rudimentaire, par exemple dans ses désirs ou dans ses
envies ; peu à peu, il en vient à percevoir ses semblables, puis à créer une
peut même la déceler chez des penseurs aussi éloignés de Descartes que
Freud.
Parmi ces tentatives, une des plus notables réside dans la philosophie de
28
contemporains . On peut cependant affirmer que la rupture de Mead avec
29
moyens indirects (des coups sur le mur, par exemple) . Il soutient plutôt
que chaque personne se constitue grâce à ses relations avec ses proches. La
pour employer les termes de Mead, en tant que « moi » – se forme par
de moi unitaire. Si cette synthèse est réussie, naît alors le self, le soi unitaire
30
besoins ».
selon les circonstances, mais on est encore très loin d’un apprentissage
distingue son point de vue de celui des autres. Ce qu’il finit par considérer
et le bébé qu’il était. C’est ce que laisse entendre Alison Gopnik dans le
31
chapitre 5 de son ouvrage lumineux sur le psychisme des enfants . Des
expériences ont montré que les très jeunes enfants ne possèdent pas ce
souvenirs conscients de ce qu’ils ont vécu. « Ils ne perçoivent pas leur vie
comme une frise chronologique unifiée allant du passé jusqu’au futur. Ils ne
voyagent pas en arrière ou en avant sur cette frise comme le font les adultes,
32
anticipant les joies et désespoirs futurs . »
plus tard. […] Mais à l’âge de trois ans, ces événements ne sont pas
passé et des intentions dans le futur (et désirs et fictions de côté). Les enfants
n’ont peut-être pas non plus la sensation d’avoir un chef unique du contrôle
33
exécutif ».
décrire ce qu’il vit. Toutefois, ces expériences ne sont pas les siennes au sens
de soi dans le seul but de rendre vraie l’affirmation voulant que l’expérience
affirmant, par exemple, que la seconde saisit des objets plus nombreux ou
Un stade antérieur pourrait être celui où le petit enfant insiste pour faire les
choses à sa façon ou par lui-même (le stade « Jojo monte » que j’évoquais
Des expériences semblent avoir témoigné de l’ordre des stades. Dans l’une
autre groupe d’enfants et leur a présenté les tubes ; avant de les ouvrir, il a
demandé aux membres du premier groupe ce que, selon eux, les nouveaux
participants pensaient que les tubes contenaient. Les enfants de cinq ans ont
répondu : « Des bonbons. » (Ces pauvres enfants vont être déçus.) Ceux de
34
trois ans, eux, ont répondu : « Des crayons . »
seulement le fait que la parole trouve son origine dans la communion, mais
35
Merlin Donald, qui a tenté de reconstituer l’évolution de l’esprit humain .
connaissances, une telle affirmation n’est que pure conjecture (et pourrait
l’être à jamais). Il est cependant clair que chacune de ces facettes est présente
leurs formes, leurs rapports entre elles et leur importance relative varient
exprime, mais elle est particulièrement manifeste chez les enfants. Le cas,
cité plus haut, de l’enfant qui se console d’une fessée en rejouant la scène
manière tout à fait inédite et, ainsi, de modeler de nouvelles réalités. Par
permet pas le type de conscience que les grands singes semblent avoir de
(qui est le partenaire de qui, qui domine qui, qui ripostera si on attaque X,
36
etc.) . « La capacité mimétique, étendue au domaine social, se traduit par
et dans les jeux collectifs ainsi que dans les structures sociales. Les rôles
sociaux, dans une société complexe, ne peuvent être définis qu’en référence à
37
d’une structure sociale stable . » J’ajouterais que cette capacité nous
penser aux rituels de chasse dans lesquels une personne coiffée de bois joue
le rôle du cerf.
auprès d’un maître. Le second, qui pourrait être qualifié d’« imitation de
dit réside dans le fait que ce dernier a pour finalité la copie et ne prétend
met en jeu une autre sorte de « référence » ; ce geste prend son sens à la
converger. C’est ce qui se produit dans les rites. Un rite peut être à la fois une
un ordre supérieur vont de pair ici. Je reviendrai sur les rites plus loin.
le front. De tels gestes sont souvent simplifiés ou exagérés. Vous n’avez pas
agi comme si vous aviez vraiment voulu vous essuyer le front (vous l’auriez
fait de façon plus méthodique et plus économe), mais vous êtes sans doute
ancêtres de bâtir des sociétés plus complexes, aux structures de plus en plus
38
Pinker, où on guidait des chevaux vers une falaise ), à des outils
l’évolution).
ont succédé des méthodes de fabrication d’outils, des campements fixes, des
39
ce qui fonctionnait bien ».
La deuxième facette postulée par Donald est la capacité mythique. Elle met
l’être humain, mais il peut aussi s’exprimer par d’autres moyens, comme en
mimétisme, imaginons le scénario qui suit : vers la fin d’une fête de bureau,
niée. « Mais patron, ce n’est pas du tout ce que je voulais dire ! C’est un
dénonçait.
pourrait écrire arrogant, nous prend pour des demeurés (patron). Certes, nous
utilisant des termes vagues ou ambigus, mais le fait est qu’une telle stratégie
des signes) de pouvoir être contestés dans leur usage par un ensemble
terme définition est une invention particulièrement élégante à cet égard : les
40
auparavant confuses deviennent plus nettes après la symbolisation »,
explique Donald.
encore toute son importance dans la vie de tous les jours, contrairement aux
41
domaines sérieux que sont la technique et la théorie ).
Une des formes de narration les plus fondamentales est le mythe, d’où le
nom donné par Donald à cette facette. Toutefois, le domaine du mythe (peu
42
traces d’un Vladimir Propp ) résiste à l’approche analytique. Le récit
variantes. Chaque narration remplit bien sûr une fonction particulière selon
rite. Mythe et rite ont toujours été étroitement liés. Ils présentent en quelque
théorique).
de Platon, par exemple. Socrate y admet qu’il ne peut plus rien ajouter sur le
donc offrir une série d’images, dont certaines ressemblent à des mythes,
43
des images .
éclaircissements du mythe.
44
mythe apparaît en second lieu . Qu’ils aient tort ou raison, on peut
45
Roy Rappaport, intitulé Ritual and Religion in the Making of Humanity .
Selon cet anthropologue, les rites originels sont liés à un ordre global du
par être appliqué à la culture hellénique, Logos, mais on trouve des concepts
similaires dans la Maât des Égyptiens et dans le Rita des hindous védiques,
de même que dans d’autres cultures. Cet ordre est normatif ; il constitue
termes est « vraie », mais aussi parce que, en un sens plus profond, il est
l’ordre juste ; il suit un plan qu’il dicte lui-même, pour ainsi dire. Il est donc
vrai au sens où on dirait d’une personne qu’elle est une « vraie patriote »
toujours réalisé dans son intégralité. Nous, êtres humains, pouvons être la
l’ordre. Selon les plus extrêmes de ces conceptions, l’ordre lui-même peut
qu’il existe un métaordre plus englobant qui fragilise l’ordre englobé et que
remplies).
Selon les conceptions plus modérées, ce que nous pouvons dégrader (et
46
représentent (au moins partiellement) . Ainsi, compte tenu des éléments de
réparatrice du rite.
Ce sont bien sûr les lacunes du mythe et du rite à cet égard qui finiront
bien sûr à ce discours qu’on doit notre notion de « logos » ; en effet, tous
occidentales, des sciences naturelles aux lettres en passant par les sciences
polis. (Il faut reconnaître ici une des sources des études contemporaines de
études qui ne sont pas nées de la seule « théorie ».) D’autres cultures sont le
contemporaine.
modes de pensée auxquels on a encore accès de nos jours, soit les modes
47
narratif et logico-analytique , on peut affirmer que la transition a mis un
études littéraires), mais, dans les domaines des sciences, des technologies, du
n’aurait sans doute jamais eu lieu sans une expansion tout aussi
48
Les théories réussies transmettent souvent de la puissance . » Un tel
pensée :
Ce qui est vraiment nouveau dans la troisième transition n’est pas tant la nature des opérations
visuocognitives de base que le fait de se brancher à l’écoute d’un système de mémoire externe et
d’en devenir une partie. La lecture, par exemple, est un mode de connaissance très
significations, la théorie n’est pas du tout impliquée dans le même type de significations. Plutôt
que de modéliser les événements en leur attribuant du sens et en les reliant sous forme
d’analogies, la théorie dissèque, analyse, énonce des lois et des formules, établit des principes et
49
grammaires .
Après ce bref survol, nous pouvons nous demander en quoi les diverses
telle affirmation pourra sembler bizarre dans le cas du motard, car il croit
sans doute qu’il ne se conforme pas aux normes de la « société » – ce qui est
Il y a là des analogies avec les temps anciens. On peut même affirmer que
bon nombre de formes anciennes sont encore bien vivantes, même si elles
mots. Ils se dressent parfois contre eux pour marquer l’ironie, comme c’est
le cas si, en 2003, j’avais dit : « Il pense que Saddam Hussein est de mèche
profondeur dans des rites et des cérémonies qui concrétisent la vie sociale,
dans notre pensée et qui n’existaient pas dans les cultures archaïques. La
métaphoriques peuvent elles aussi être vraies, mais il est rare qu’elles portent
généralement qu’elles rendent compte de l’état exact des choses au lieu d’y
faire allusion par des images évocatrices. Certains auteurs importants des
naturel ou les événements qui s’y produisent peuvent faire l’objet d’une
(Dieu, les anges, les esprits, l’ordre karmique, etc.) sont par essence difficiles
prétendues vérités.
Vient ensuite le mythe, relégué, comme nous l’avons vu, à une nouvelle
catégorie, qui n’est pas vraiment celle des affirmations proprement dites,
coïncide avec la nouvelle distinction entre les vérités « littérale » d’un côté
C’est ainsi qu’est née une troisième forme de justesse (dont je discuterai
plus en profondeur dans le chapitre 6), qui s’exprime dans les œuvres d’art.
En font partie les textes de fiction tel le roman. Une œuvre peut être
Cependant, la vision portée par une œuvre entière (disons Les Démons de
peut plus profonde et nécessaire ; une vérité qui n’est pas affirmée, mais
représentée.
l’histoire. J’ai effleuré plus haut l’usage que Platon fait du mythe dans La
République, mais ces créations de sa part suivent une critique cinglante (en
particulier dans le livre III) des mythes courants de sa culture, mythes qui
un jour que Platon juge tout à fait indigne du divin, comme des êtres
l’allégorie. On peut sauver les mythes en tant que sources de lucidité morale
non pas que les gens croyaient en ce qu’on qualifierait aujourd’hui de vérité
« littérale » du mythe ; ils savaient que le mythe faisait allusion à des réalités
qui n’étaient pas pleinement explicitées, qu’il cachait autant qu’il révélait,
roman, par exemple, est une tout autre sorte de « forme symbolique » ; il
50
Darstellung au lieu d’un Vorstellung) . Cependant, il n’a rien du rituel, si
bien que, dans notre triangle, il est plus proche, par analogie, du mythe, à
l’exception du fait qu’il est apparu à l’époque théorique (forte de toutes ses
terme Logos. Dans son exposé sur l’histoire de la monarchie, Francis Oakley
51
l’“intégration harmonieuse” des êtres humains au monde naturel ». Les
pendant la période dite axiale ont rompu au moins un des maillons de cette
52
chaîne . Selon Oakley, le point de rupture qui s’est avéré particulièrement
qui a retiré Dieu du cosmos pour le placer au-dessus de celui-ci. Dieu s’est
du monde » ; dès lors, nous n’étions plus contraints par ce que Rémi Brague
53
qualifie de « sagesse du monde ».
niveau qui est le sien, dans ses propres termes. Le triomphe des sciences
naturel.
rituelle s’est bien sûr maintenue dans la théologie d’un Dieu créateur,
54
de cette dernière .
Il existe bien sûr des parallèles. Par exemple, certains actes se révèlent
pour désigner cet acte est celui du contrat social. Ses formulations
e
théoriques encore en vigueur remontent au xvii siècle. À l’origine, il désigne
assemblée constituante, dont les membres sont élus. Celle-ci rédige une
Qu’est-ce qui donne force de loi à l’acte initial ? Pourquoi une décision prise
par, disons, 300 délégués élus devrait-elle être considérée comme la décision
d’un peuple de vivre sous le régime qu’ils ont choisi ? Même ratifiée par
Unis comme un long acte performatif par lequel un sujet collectif, désigné
dans le préambule par « We, the People of the United States », déclare
préexister à l’acte pour pouvoir agir ; dans les faits, toutefois, il ne voit le
l’idée ancienne d’ordre cosmique ou, plus précisément, d’ordre créé par un
dieu qui transcende le cosmos, à savoir le droit naturel. Selon Grotius, une
entente entre individus visant à fonder une société politique est valide en
qui lie ses membres entre eux à titre de créatures d’un même dieu.
doctrines, l’ombre de certaines d’entre elles plane encore sous une forme
démocratie sont les créations les plus achevées de la civilisation, qui elle-
même exprime le meilleur de notre être normatif et, de ce fait, dispose d’un
droit sur nous. Quelles que soient nos croyances métaphysiques, c’est dans
cette optique que nous avons tendance à considérer les droits de la personne.
rite comme acte performatif au sein d’un ordre plus vaste tend à sortir de
l’espace public. Elle laisse place, d’un côté, à la procédure juridique, qui est
plus qu’en un réengagement pour notre pays ou pour une cause. Leur effet
choses.
1. Voir Hans Aarsleff, From Locke to Saussure : Essays on the Study of Language and Intellectual
History, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1982. Le refus d’Aarsleff de considérer Herder
comme un innovateur montre à quel point les débats entre les deux camps peuvent tourner au
dialogue de sourds. Si on ne tient pas compte du changement de perspective introduit par Herder,
celui-ci peut effectivement sembler reprendre certaines idées de Condillac tout en exprimant son
2. Voir l’exposé sur Helen Keller dans Merlin Donald, A Mind So Rare : The Evolution of Human
3. Jerome Bruner, Comment les enfants apprennent à parler. Situation initiale du tout-petit, processus
d’acquisition et rôle de l’adulte, traduction de Jules Chambert et Jacques Piveteau, Paris, Retz, 2012.
4. Dans un ouvrage fort intéressant intitulé The First Idea : How Symbols, Language, and Intelligence
Evolved from Our Primate Ancestors to Modern Humans (Cambridge [Massachusetts], Da Capo Press,
2004), Stanley Greenspan et Stuart Shanker décrivent des « états émotionnels catastrophiques »,
primitif de l’organisation du système nerveux central » (p. 28). Selon ces auteurs, l’être humain doit
apprendre à leur donner forme, puis à les apprivoiser. Voir aussi p. 202-203.
6. L’évolution de l’humanité semble avoir été marquée, y compris chez les premiers représentants du
genre Homo, tel Homo erectus, par la permanence de liens affectifs entre l’ensemble des membres
d’une tribu et non seulement entre la mère et l’enfant pendant les premiers mois ou les premières
années de la vie de celui-ci. Voir Sarah Hrdy, Comment nous sommes devenus humains. Les origines de
l’empathie, traduction de Jean-Jacques Hublin, Breuillet (France), L’Instant présent, 2017 ; Lenny
Moss, « From a New Naturalism to a Reconstruction of the Normative Grounds of Critical Theory »,
octobre 2014.
7. Stanley Greenspan et Stuart Shanker, The First Idea, p. 50. Les auteurs traitent du « double
encodage » de l’expérience par l’enfant, c’est-à-dire « selon ses propriétés tant physiologiques
qu’émotionnelles ».
8. Ibid., chap. 11. Greenspan et Shanker font état de recherches montrant que certains enfants
autistes développent une compréhension fragile et très rigide des concepts descriptifs et qu’ils peinent
à généraliser librement.
9. Voir Nigel DeSouza, « Pre-Reflective Ethical Know-How », Ethical Theory and Moral Practice,
o
vol. XVI, n 2, 2013, p. 279-294 ; voir aussi John McDowell, « Virtue and Reason », dans Mind, Value
10. Voir Iris Murdoch, La Souveraineté du bien, traduction de Claude Pichevin, Combas (France),
Éditions de l’Éclat, 1994 ; Martha Nussbaum, Upheavals of Thought : The Intelligence of Emotions,
11. Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, traduction d’Yves Bonin, Paris, Retz,
2004, p. 97-98.
13. Bronislaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 2007.
16. Michael Tomasello, Origins of Human Communication, Cambridge (Massachusetts), MIT Press,
2008, p. 139-144.
17. Ibid., p. 172-185. Un consensus semble se dessiner chez les spécialistes de l’évolution humaine
quant au rôle déterminant qu’auraient joué l’attention conjointe et l’empathie dans le développement
de notre espèce. Voir aussi : Melvin Konner, The Evolution of Childhood, Cambridge (Massachusetts),
Harvard University Press, 2010, chap. 19 ; Sarah Hrdy, Comment nous sommes devenus humains.
Alison Gopnik défend ce que je considère comme un argument parallèle dans un ouvrage fort
intéressant où elle met en évidence des formes d’empathie qui « dissolvent les limites entre le moi et
autrui ». Le Bébé philosophe. Ce que le psychisme des enfants nous apprend sur la vérité, l’amour et le
18. Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, chap. 3. Ce que nous connaissons en
19. Friedrich Hölderlin, « Fête de l’accord », dans Œuvre poétique complète, édition bilingue,
traduction de François Garrigue, Paris, La Différence, 2005, p. 681 ; « Freidensfeier », dans ibid.,
p. 680.
20. Voir Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, vol. I, Paris, Gallimard, 1966, chap. 18
dans J. A. Lucy (dir.), Reflexive Language, Reported Speech and Metapragmatics, Cambridge,
21. John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Paris, Vrin, 1989, livre III,
chap. II, § 8.
23. « La pédagogie nécessite non seulement une forme de capacité mimétique, mais également la
capacité de sentir ce que l’enfant peut et ne peut pas apprendre – en d’autres termes, la capacité
d’estimer la ZPD. » Merlin Donald, Les Origines de l’esprit moderne. Trois étapes dans l’évolution de la
1999, p. 192.
24. Je présume qu’il s’agit là du sens de l’excellent exposé de Tyler Burge sur la personne qui dit à
son médecin : « Je souffre d’arthrite à la cuisse. » Voir « Individualism and the Mental », Midwest
o
Studies in Philosophy, vol. IV, n 1, 1979, p. 73-121.
25. Bien entendu, ces « déclaratifs » sont plus proches du rituel de communion que de l’affirmation
adulte. Ce lien étroit entre langage et communion est ce qui distingue fondamentalement l’être
humain des autres espèces. Curieusement, le langage humain présente une caractéristique au regard
de laquelle les chimpanzés semblent plus éloignés de nous que ne le sont des animaux entièrement
domesticables comme le chien et le cheval. Il s’agit de la capacité du langage à créer une sorte de lien
de complicité entre les êtres qui le partagent. Vicki Hearne a noté qu’un lien comparable à celui qui
est propre aux humains se noue entre un chien et son maître, lien qu’il semble impossible d’établir
avec des chimpanzés : la femelle chimpanzé adulte Washoe, raconte Hearne de façon convaincante,
n’a jamais été l’amie des humains qui prenaient soin d’elle. Voir Adam’s Task : Calling Animals by
28. Voir George Herbert Mead, L’Esprit, le soi et la société, traduction de Daniel Cefaï et Louis
Quéré, Paris, Presses universitaires de France, 2006, et Hans Joas, George Herbert Mead. Une
réévaluation contemporaine de sa pensée, traduction de Didier Renault, Paris, Economica, 2007. Parmi
les grands penseurs contemporains influencés par Mead se trouvent Joas lui-même ainsi que Jürgen
34. J. Perner, S. Leekham et H. Wimmer, « Three-Year-Olds’ Difficulty with False Belief : The Case
for a Conceptual Deficit », British Journal of Developmental Psychology, vol. V, 1987, p. 125-137.
38. Voir Steven Pinker, L’Instinct du langage, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 14-15.
e
44. Robertson Smith, Lectures on the Religion of the Semites, 2 édition, Londres, Adam and Charles
Black, 1894.
45. Roy A. Rappaport, Ritual and Religion in the Making of Humanity, Cambridge, Cambridge
46. Stanley Tambiah a présenté la nature performative du rite de cette façon dans Magic, Science,
Religion, and the Scope of Rationality (Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 58). Je me
47. Jerome Bruner, Culture et modes de pensée. L’esprit humain dans ses œuvres, Paris, Retz, 2008.
Dans Magic, Science, Religion, and the Scope of Rationality, Stanley Tambiah établit une distinction
analogue en s’inspirant de Gregory Bateson, de Susanne Langer, de Freud et d’autres penseurs (p. 93).
49. Ibid., p. 290 ; Donald développe sa conception de la culture théorique dans le chapitre 8. Voir
aussi A Mind So Rare, chap. 8 et p. 343, note 307, où il montre un lien entre l’écriture, la
50. Un roman contient bien sûr des affirmations, mais celles-ci portent sur le « monde du roman ».
Ce qu’elles disent de notre monde (réel) prend la forme de la représentation. Voir chap. 6, sections 7
et 8.
51. Francis Oakley, Kingship : The Politics of Enchantment, Oxford, Blackwell, 2006, p. 7. Robert
Bellah défend essentiellement le même argument dans un article récent intitulé « What Is Axial about
tribales que les religions archaïques sont “cosmologiques”, car le surnaturel, le monde naturel et la
52. Voir par exemple S. N. Eisenstadt (dir.), The Origins and Diversity of Axial Age Civilizations,
Albany, State University of New York Press, 1986 ; voir aussi Robert Bellah, « What Is Axial about the
Axial Age ? ».
53. Francis Oakley, Kingship. Voir aussi Rémi Brague, La Sagesse du monde, Paris, Fayard, 1999,
p. 219-239.
54. À tel point que les penseurs modernes ont considérablement peiné à comprendre le rite dans les
sociétés non occidentales, comme le montre Tambiah dans Magic, Science, Religion, chap. 1 à 3. On a
souvent interprété le rite comme une tentative plutôt malavisée de contrôle technologique (sir James
Frazer, sir Edward Tylor) ou comme une façon de travailler sur soi ou d’influer sur les rapports
e
de Locke et de Condillac (HLC), qui prédominaient à la fin du xviii siècle.
détail.
HHH considère que sa rivale propose une vision trop étroite de cette
souhaite donc tracer une esquisse de cet immense territoire et des liens
j’ose dire. Par la suite, je tenterai d’y inscrire une partie des paysages.
la théorie HLC ? Selon moi, elle découle du fait que l’attention de cette
théorie HLC provient ainsi de son intérêt quasi exclusif pour la description
d’objets généralement indépendants (contrairement à l’autodescription, par
dans notre culture, laquelle favorise des descriptions et des explications sans
des fonctions secondaires, telles les expressions d’hostilité, dont bon nombre
e
analytique au xx siècle et que je tenterai d’expliquer plus en détail dans le
l’impératif ([3] « Georges, rentre à la maison ! »). Ces actes de langage, qui
On pourrait croire que l’exploit linguistique grâce auquel ces trois actes de
langage ont lieu est l’encodage et que les animaux non doués de langage font
des gestes qui correspondent à chacun de ces actes : le mâle alpha se frappe
fourmis sous ce tronc d’arbre ? »). Les humains se distingueraient donc par
leur recours au langage, qui se résumerait à l’encodage de contenus
propositionnels.
de rentrer, etc.
n’influerait pas sur les finalités élémentaires des créatures qui en sont
soulevé par cette affirmation est encore loin d’être clair, mais on peut le
nous considérer les objectifs poursuivis par ces espèces comme identiques
aux nôtres et conclure que ceux-ci ne se distinguent que par les moyens
égard : les chimpanzés, par exemple, savent grimper sur une boîte et
manipuler un bâton pour faire tomber un fruit convoité. Il existe même des
Si cette hypothèse d’une continuité vous semble valide (ce qui dépend
aptitude de base qui permet au chimpanzé de faire tomber une banane avec
1
dans leur aptitude plus grande à encoder et à manipuler l’information .
2
affirmait que « tous les humains ont par nature le désir de savoir »?
phénoménologie est trompeuse et que même les sciences pures ont pour
Quant à la morale, on pourrait invoquer le fait que, chez tous les animaux
conformité observées par les hominidés et par l’être humain pour le bien du
qui, grâce à l’évolution, sont comblés de différentes façons selon les espèces.
fondées non pas sur des standards objectifs sous-jacents, mais sur des
3
»).
introduit de nouvelles finalités, que cette faculté n’est pas un simple outil
mettre en évidence la nature sui generis des modes de vie façonnés par le
langage.
Les tentatives pour présenter l’apprentissage d’une langue des signes par
réductrice. Dans mon exposé du chapitre 1 sur cette question, j’ai tenté de
Ces chimpanzés, nous l’avons vu, ont appris leur « langue » un signe à la
fois, mais les mots ne peuvent pas s’acquérir ainsi. Un mot n’a de
ce que nous pouvons dire est nécessairement limitée par notre expérience
récurrente de ce qui ne peut pas (encore) être dit ; enfin, notre perception
des choses et des situations particulières s’inscrit dans le contexte d’un tout
plus vaste dont ces choses et ces situations sont des segments. Ce triple
signes.
le réductionnisme mécaniste.
Il faut admettre que cette capacité d’encodage est remarquable. Elle offre
4
langage descriptif est analytique et combinatoire .
comme « Le chien à poil long que Jean a adopté la semaine dernière s’est
précipité vers le bâton, l’a saisi entre ses dents puis est revenu le déposer aux
nominaux et ses groupes verbaux (GN et GV). Le sujet qu’est le chien est
décrit par ses caractéristiques : il a le poil long et Jean l’a adopté la semaine
On peut combiner des phrases de ce type pour former des textes plus
5
l’adolescence . Une question évidente se pose : comment l’acquiert-on ?
sanskrit et le grec ancien ont été les premiers objets dans le monde indo-
que les caractéristiques propres à ces règles et à ces modes soient inscrites
dans l’hérédité humaine, si bien que l’enfant n’a besoin que d’un éventail de
6
collectivité linguistique .
Bref, quoi qu’on puisse en penser, ces théories s’inscrivent dans un projet
d’information dont ce projet explore les fondements sont loin d’être les
s’agit là des deux facettes d’une même entreprise intellectuelle, tout comme
7
tenté d’expliquer, à savoir la description d’objets indépendants , ne peut pas
pourrions pas user de notre aptitude à décrire sans savoir mettre en œuvre
ces autres fonctions, alors que nous pourrions user de notre langue de tous
les jours pour décrire le monde qui nous entoure sans jamais avoir raconté
toute forme de récit fictif serait interdite). Toutefois, les autres aptitudes et
fonctions dont j’exposerai les grandes lignes dans les pages qui suivent ne
sont pas simplement juxtaposées à nos compétences descriptives : elles y
8
sont plutôt entremêlées et inextricablement liées .
vocabulaire ne peut pas être produit comme elles le supposent, car elles
nous comporter les uns envers les autres. La perspective qui privilégie
transmettre des connaissances à son sujet. C’est oublier que le langage crée
un contexte pour la vie et l’agir humains, dont fait partie une parole qui
pas à celui que nous avons avec un instrument que nous choisissons
existence en son sein. Ce sont ces dimensions que négligent souvent les
êtres doués de langage d’une part et des usages du langage d’autre part,
caractéristiques trop souvent reléguées dans l’ombre et que la théorie HLC
n’est pas en mesure de saisir. Je présente cinq éléments : les deux premiers se
rapportent aux façons dont le langage transforme notre monde, les suivants
notre vocabulaire.
2.1
ensemble plus intense et plus conscient est, nous l’avons vu, une condition
animale.
quiconque et à tout le monde ; dans les faits, toutefois, nous vivons dans des
congrégation religieuse, groupe d’affinité, etc.), qui sont des lieux où, de
conscient de l’habiter.
L’espace social est fondamental. Dès les premiers instants de notre vie,
relations ont une signification pour nous, un sens dans notre vie, lequel
ont leurs nécessités et leurs normes propres. Nous ne pouvons vivre ces
explicitation nous est donnée par notre famille et par notre culture, mais
chef.
elles ne sont pas), mais parce qu’elles peuvent être transformées par de telles
nature.
Celles-ci ont aussi leur importance pour nous, mais nous les partageons
avec les autres animaux, qui, comme nous, cherchent à rester en vie en
Les significations vitales sont des types de valeur ou d’importance que des
compris par des êtres qui ne partagent pas ses objectifs. On peut donc les
attribuer aux animaux comme aux êtres humains, qu’ils en aient conscience
ou non. Il suffit de définir les besoins de l’animal et les moyens qu’il prend
pour les satisfaire (chasser des proies, brouter de l’herbe, bâtir des nids, etc.).
régime d’une certaine espèce doit inclure tel ou tel élément nutritif même si
elle n’y réagit pas de façon sélective. On pourrait définir les significations
reconnaissables.
mes proches, l’objet de ma quête ne peut pas être assimilé à quelque schème
saisir ce qu’une existence riche de sens implique pour moi (ou pour ma
traduire dans celui des états objectivement identifiables – des états pouvant
peuvent pas être exprimées d’un point de vue externe. Les significations
régime devrait inclure tel ou tel sel minéral et je ne le sais pas encore.
qui sont loin de me laisser indifférent ; par conséquent, on peut dire que, en
qui me concerne.
que s’il est explicité de quelque façon. S’il ne l’est pas le moindrement, il
pour rester en vie sans même y penser. C’est pourquoi une conscience de soi
Certes, depuis votre position extérieure, vous pourriez constater que j’ai
besoin d’une certaine forme d’amour, tout comme vous pourriez déceler
les significations humaines. Toutefois, il leur arrive (de tenter) d’en offrir
une explication réductrice. Selon celle-ci, on peut faire fi des divers modes et
naturelle : parce que l’enfant humain reste vulnérable très longtemps, aucun
d’épiphénomènes.
maintenir, en tant que fins en soi, les diverses formes de relations humaines,
solidarité.
retour en territoire HLC, où on trouve des noms pour décrire des choses ?
En fait, l’explicitation dont il est ici question n’a rien d’une recherche de
mots destinés à décrire des objets indépendants, car ces mots contribuent à
2.2
elle, ne serait-ce qu’en arrière-plan, une conscience du tout dans ses diverses
dimensions (auxquelles j’ai fait allusion ci-dessus). Nous sentons que les
mots que nous utilisons maintenant en parlant avec autrui ou dans nos
large, que ce que nous sommes en mesure d’exprimer comporte des limites
et que les lieux et les objets auxquels nous prêtons attention font partie d’un
Le monde tel que nous le vivons à chaque instant est rempli de choses et
d’états que nous pouvons décrire, de questions que nous pouvons formuler ;
expliciter, mais que nous pourrions être incités à expliciter à tout moment.
9
existantes, nous pourrions produire de nouvelles « paroles parlantes ».
10
« réflexion » [Besonnenheit] est une forme d’attention prêtée à l’objet
nommé. Cela signifie toutefois que le mot que nous utilisons découle du fait
que nous savons qu’il constitue le mot juste, ce qui met en jeu deux des
que le mot juste se situe comme tel parmi de nombreux autres mots
nécessaire.
Ainsi, le langage met en jeu une façon différente d’être là, d’être là où on
J’examine cet objet en vue d’en avoir une connaissance précise, de bien
qui m’entoure parce que je suis préoccupé par l’entretien problématique que
campagne.
afflue. Je regarde cet arbre, je perçois le soleil, la forêt d’un côté, l’horizon
11
formulations, d’authentiques « paroles parlantes ».
langage est largement inspirée de la théorie HHH ; à celle-ci s’ajoute chez lui
charge que nous impose le langage ; elle fait partie du telos propre aux êtres
12
si dévastatrice pour l’être humain et pour son environnement .
Cette exigence est saisie par l’acception particulière que Heidegger donne
mortels, des êtres divins, de la terre et du ciel. Prenons une entité toute
simple, disons une cruche. Telle qu’elle apparaît dans le monde d’un paysan,
non encore mobilisée par la technologie moderne, elle évoque les activités
humaines dans lesquelles elle joue un rôle, tel le service du vin à une table
de pratiques, qu’elle rend visibles par sa forme même et par son anse qui ne
codévoile en elle.
1. En même temps, cette forme de vie est fondée sur (et entremêlée avec)
des biens de grande importance, des choses qui possèdent une valeur
intrinsèque. Des choses qui constituent pour nous une exigence. Elles
cours duquel un breuvage est versé de la cruche. Pour ma part, je doute que
bel et bien pratiqué de tels rites ; on peut se contenter de souligner que les
bénédicité, mais, même s’il ne l’avait pas fait, cette communion aurait un
13
[verweilen] en elle . Quand cela se produit, on peut dire de l’éclaircie qu’elle
est dévoilée de façon non altérée. (Éclaircie [Lichtung] est le terme utilisé par
Le séjour parmi les choses, toutefois, ne vient pas s’adjoindre simplement, comme un
cinquième terme, aux quatre modes de ménagement dont nous parlons. Le séjour parmi les
choses, au contraire, est la seule manière dont le quadruple séjour dans le Quadriparti
son être dans les choses. Seulement, les choses elles-mêmes ne mettent à l’abri le Quadriparti
que si elles-mêmes en tant que choses sont laissées dans leur être. Comment les y laisse-t-on ?
De cette manière, que les mortels protègent et soignent les choses qui croissent et qu’ils édifient
14
spécialement pour qu’elles ne croissent pas .
[Der Aufenthalt bei den Dingen ist jedoch der genannten Vierfalt nicht als etwas Füntes nur
angehängt, im Gegenteil : der Aufenthalt bei den Dingen ist die einzige Weise, wie sich der
vielfältige Aufenthalt im Geviert jeweils einheitlich vollbringt. Das Wohnen schont das Geviert,
indem es dessen Wesen in die Dinge bringt. Allein die Dinge selbst bergen das Geviert nur dann,
wenn sie selber als Dinge in ihrem Wesen gelassen werden. Wie geschieht das ? Dadurch, dass die
Sterblichen die wachstümlichen Dinge hegen und pflegen, dass sie Dinge, die nicht wachsen, eigens
errichten.]
15
dimension sont poétiques. Ainsi, « l’homme habite en poète » [dichterisch
16
de « protohabitation » et préciser que l’exploration plus approfondie des
heideggérienne.
17
position implique l’« occultation » d’une autre position .
2.3
Notre carte routière nous amène encore plus loin. Quand on se penche
2.4
déjà compte, bien sûr. Il s’agit du moment où le code est mis en pratique, où
expliquer la performance telle qu’elle est dans le monde réel par ce qu’on
du corps.
2.5
peut exister qu’en symbiose avec divers types d’action incarnée (geste,
énaction) et avec d’autres formes symboliques telles la musique, la danse et
pays du langage est beaucoup plus vaste que la seule province de l’encodage
Mon second point consiste à montrer qu’on ne peut pas mettre ces autres
l’histoire de notre espèce que dans celle de chaque membre de la société, ils
ont lieu avant l’apparition des méthodes plus raffinées et « excarnées » qui
plus formels et plus détachés, tels les cours magistraux. On peut cependant
créés dans le discours et, sans eux, les contextes sociaux dans lesquels prend
établis ni maintenus.
1. Lenny Moss a commenté la tendance de certains théoriciens des sciences cognitives à assimiler les
aptitudes spécifiques de l’être humain à des capacités supérieures à traiter l’information, tendance
dans laquelle s’inscrit l’espoir de produire des machines capables des mêmes prouesses. Cette
perspective semble aveugle au rôle joué par les émotions et par les liens affectifs dans l’évolution de
l’humanité. Lenny Moss, « From a New Naturalism to a Reconstruction of the Normative Grounds of
Texas, Austin, 24 octobre 2014. Voir aussi « The Hybrid Hominid : A Renewed Point of Departure for
Philosophical Anthropology », dans Phillip Honenberger (dir.), Naturalism and Philosophi-cal
Anthropology : Nature, Life, and the Human Between Transcendental and Empirical Perspectives, New
2. C’est là la phrase célèbre par laquelle s’ouvre la Métaphysique d’Aristote (Paris, Flammarion,
2008, p. 71).
3. Steven Pinker, The Blank Slate : The Modern Denial of Human Nature, New York, Viking
e
4. Au xviii siècle, on attribuait souvent au langage une double origine, soit les cris expressifs et les
gestes. Il est vrai que les deux se combinent souvent dans le discours, comme nous le verrons plus
loin. Il est intéressant de constater que, dans les langues gestuelles élaborées par les personnes sourdes
humaine.
5. Voir John A. Lucy et Suzanne Gaskins, « Grammatical Categories and the Development of
6. Dans The Atoms of Language : The Mind’s Hidden Rules of Grammar (New York, Basic Books,
2001), Mark C. Baker émet une hypothèse voulant qu’on puisse rendre compte de la diversité
grammaticale des langues humaines à l’aide d’un nombre fini de « paramètres ». L’enfant serait
programmé génétiquement de manière à n’avoir qu’à sélectionner les réglages qui s’appliquent à sa
langue maternelle pour parler celle-ci correctement. D’autres hypothèses intéressantes ont été émises.
saussurienne entre signifiant et signifié à l’aide du concept de « systèmes cérébraux hors ligne », issu
de la neurologie (The Nature and Origin of Language, Oxford, Oxford University Press, 2013,
e
3 partie).
7. Un contre-exemple aux descriptions de ce genre est offert par celles qui visent à communiquer
nos désirs, nos sentiments, nos motivations, nos réactions et nos états d’âme, voire par celles qui se
rapportent à la signification que des objets ont pour nous. Je me pencherai de plus près sur cette
question dans le chapitre 6. Néanmoins, la fonction de description en tant que telle contraste aussi
8. « La langue de tous les jours, une fois débarrassée de son squelette descriptif, s’avère partie
prenante d’un mode d’activité beaucoup plus vaste et beaucoup plus varié. » Rowan Williams, The
Edge of Words : God and the Habits of Language, Londres, Bloomsbury, 2014, chap. 1, section 1. Je ne
suis tombé sur cet ouvrage fort éclairant que très tardivement dans le processus de rédaction du mien,
mais j’y ai trouvé d’importants recoupements avec ce que je voulais exprimer, formulés dans une tout
autre langue. C’est comme si nous avions tous deux traversé le même territoire, mais à partir de
10. Johann Gottfried Herder, Traité sur l’origine de la langue, traduction de Pierre Pénisson, Paris,
11. Ce sentiment rappelle la conscience du temps dans Mrs Dalloway de Virginia Woolf. Voir le
brillant exposé de Paul Ricœur sur cette œuvre dans Temps et Récit, vol. II, Paris, Seuil, 1984, p. 152-
167. Bien entendu, cette sollicitation multiple de la part de significations liminales prend parfois des
formes négatives ; c’est le cas, par exemple, des craintes ou de l’anxiété qui empiètent sur ma
concentration.
12. Voir Charles Taylor, « Heidegger, Language, Ecology », dans Philosophical Arguments,
Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1995, p. 100-126. L’idée de Heidegger selon
laquelle sa condition d’animal doué de langage impose à l’être humain le fardeau d’expliciter la
signification liminale trouve son expression (sans doute trop énigmatique) dans certaines de ses
maximes bien connues, dont celle-ci : « Car, au sens propre des termes, c’est le langage qui parle.
L’homme parle seulement pour autant qu’il répond au langage en écoutant ce qu’il lui dit. » [Denn
eigentlich spricht die Sprache. Der Mensch spricht erst und nur, insofern er der Sprache entspricht, indem
er auf ihren Zuspruch hört.] Voir Martin Heidegger, « … L’homme habite en poète… », Essais et
conférences, traduction d’André Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 228 ; « … dichterisch wohnet der
Mensch… », dans Vorträge und Aufsätze, vol. II, Francfort, Klostermann, 2000, p. 64. Ou encore celle-
ci : « Les mortels parlent dans la mesure où ils répondent à la parole […]. » [Die Sterblichen sprechen
insofern sie hören (…).] Il est un « appel » [Ruf] auquel nous répondons, lequel émane d’un
« silence » [Stille]. Voir Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, traduction de Jean Beaufret,
Wolfgang Brokmeier et François Fédier, Paris, Gallimard, 2003, p. 36 ; « Die Sprache », dans
Unterwegs zur Sprache, Pfullingen, Neske Verlang, 1959, p. 27-29. Il existe une filiation entre la
conception heideggérienne du langage et l’idée de David McNeill selon laquelle, « pour le locuteur, les
gestes et les paroles ne sont pas seulement des “messages” ou des communications, mais sont aussi
une façon d’exister cognitivement, d’être cognitivement, au moment où il parle ». David McNeill,
Gesture and Thought, Chicago, University of Chicago Press, 2005, p. 99. Voir aussi l’exposé fort
pénétrant sur le Heidegger de la maturité dans John Richardson, Heidegger, New York, Routledge,
2012.
13. Voir Martin Heidegger, « La chose », dans Essais et conférences, p. 194-218 ; « Das Ding », dans
14. Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », dans Essais et conférences, p. 179 ; « Bauen Wohnen
15. Heidegger est grandement redevable à la conception romantique du langage, dont il s’est inspiré
et qu’il a élaborée à sa façon. Voir Mark Wrathall, Heidegger and Unconcealment : Truth, Language,
and History, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. Entre autres témoignages de cette dette
intellectuelle, mentionnons le rôle déterminant qu’il accorde à la « poésie » [Dichtung]. Il existe une
e
Hölderlin et, chez les poètes du xx siècle, de Rilke parle d’elle-même à cet égard, juge Heidegger.
J’entends faire un retour sur cette tradition dans une étude complémentaire future sur la poésie
postromantique.
17. Bien entendu, le fait de distinguer cette façon d’être en relation avec l’ensemble du Quadriparti
est typiquement moderne. En des temps plus anciens, notre intégration à la société s’inscrivait dans le
cosmos et dans le divin. Ce n’est qu’à partir de la période romantique, avec son interprétation des
Lumières (je dis « interprétation » et non « réaction », car je considère qu’il existe une continuité
entre ces deux mouvements), que nous explorons les significations de notre rapport à la nature à
DU DESCRIPTIF AU CONSTITUTIF
CHAPITRE 4
La théorie Hobbes-Locke-Condillac
e e
par des penseurs emblématiques des xvii et xviii siècles. Parmi ceux-ci,
Condillac.
il affirme que la parole est une précieuse bénédiction pour le genre humain,
car elle est essentielle à la société : « Sans [elle], il n’y aurait pas plus de
1
les lions, les ours et les loups . »
2
discours verbal, ou l’enchaînement de nos pensées en une suite de mots »,
3
fixation de l’enchaînement de nos pensées et la communication . Dans le
second, il offre des « signes ». Hobbes est donc à l’origine de l’idée moderne
Cette seconde fonction est essentielle à la vie politique, qui nous émancipe
de la condition des lions, des ours et des loups. La première nous est tout
aussi essentielle. Elle nous permet de penser de façon beaucoup plus
4
de ces choses multiples . » Hobbes illustre cette fonction par un exemple
doute capable de découvrir que les angles d’un triangle donné totalisent 180
5
combinaisons. Hobbes a appliqué cette méthode à ses réflexions sur l’État .
L’erreur ne naît pas des idées particulaires, mais de la façon dont celles-ci
sont combinées par la pensée. Il nous faut donc les manipuler avec soin et
méthode.
cas contraire (si les définitions initiales sont vagues, incertaines, voire
omises dans des calculs ultérieurs), nous nous emmêlons dans nos pensées,
6
« comme un oiseau pris dans la glu ». Le grand danger consiste à
et, ce faisant, à sombrer dans l’absurdité. Pire encore, des agitateurs peuvent
invoquer ces arguments pour troubler l’ordre public dont dépendent notre
vie et notre sécurité. « En effet, les mots sont les jetons des sages qui ne font
que calculer avec eux ; mais ils sont la monnaie des ânes pour qui ils n’ont
7
Thomas », écrit Hobbes.
Pour conclure, la lumière de l’esprit humain est la clarté des mots, mais grâce à des définitions
exactes préalablement débarrassées et lavées de toute ambiguïté ; la raison est le pas, le progrès
ambigus privés de sens sont comme des feux follets, et raisonner à partir d’eux, c’est se perdre
8
au milieu d’innombrables absurdités avec leurs cortèges de disputes, de ruptures et de mépris .
langage est dénotatif avant tout, c’est-à-dire que les mots tirent leur
raisonnement.
Selon Hobbes, l’usage d’un mot, c’est-à-dire d’un son ou d’une marque
chaque mot donne une idée de l’objet qu’il désigne. Cette conception est
9
Genèse où Adam donne des noms aux animaux . On y laisse entendre que
ces noms sont leurs noms véritables. Peut-être était-ce parce qu’ils
aux autres instigateurs de la théorie HLC. Selon eux, un mot ne peut être
introduit que pour désigner une idée ayant surgi dans l’esprit. Toute sa
« non motivée ». Ce qui nous ramène à un très vieil enjeu, soulevé par
pas arbitraires et que leurs sons mêmes indiquent ce qu’ils servent à décrire.
Socrate semble d’accord avec lui, mais finit par démolir ses arguments. Je
des mots. C’est pour cette raison qu’il faut bannir la métaphore.
Pour sa part, Locke reprend l’essentiel des thèses de Hobbes sur les
(1) La pensée doit, d’une part, faire un retour sur elle-même et, d’autre
10
l’entendement humain , Locke énumère les principes auxquels doit obéir
produites en nous […] par l’action de quelques particules insensibles sur les
11
organes de nos sens ». Ce processus laisse des traces dans l’esprit : au
passif.
fois l’édifice et les matériaux dont il est constitué. L’esprit, lui, peut être
12
construction . Quant au langage, il fait partie de l’outillage.
faire une image crédible du monde, mais nous courons le danger d’être
emportés par cet outil. Il nous faut sans cesse chercher la clarté et la lucidité,
toujours garder à l’esprit l’ancrage du mot dans la pensée. C’est pourquoi les
Les exigences de la pensée (1) impliquent un retour sur soi, une certaine
vue de mettre en évidence leurs éléments de base. L’« idée simple » ainsi
position la « perspective P ».
réceptacle, mais cette passivité garantit, dans l’ordre de la pensée, que l’unité
causale est la base d’un fondement épistémique ; elle est antérieure à tout
Locke postule les deux mêmes usages principaux du langage que Hobbes :
13
pensées », et l’autre, de communiquer avec autrui . Il affirme d’emblée que
le langage existe parce que Dieu a conçu l’être humain pour en faire « une
14
créature sociable ». Les réflexions, énoncées ci-dessus, sur la relation entre
15
Locke de l’esprit à une salle intérieure . Les pensées sont intérieures ; la
16
l’extérieur .
Les langues sont d’abord celles d’individus ; elles ne sont communes que
que le discours existe là où des mots sont reliés à l’esprit et que cette liaison
votre esprit.
Ainsi, pour Locke, « les mots sont des signes, et personne ne peut les
17
est établi par l’esprit et dans l’esprit . Les mots constituent les « signes » de
ces idées et les « signifient ». Cependant, comme les gens portent souvent
des jugements hâtifs, ils « leur attribuent dans leurs pensées un secret
mots dont ils se servent sont signes des idées qui se trouvent dans l’esprit des
18
des choses selon ce qu’elles sont réellement en elles-mêmes ».
19
une intuition tout à fait arbitraire ». Cette règle est intimement liée à la
liberté humaine. Il existe un lien interne entre, d’une part, le refus d’un
ordre significatif, d’un ordre des signes dans l’univers, et, d’autre part, la
monde. Pour ce faire, il nous faut être maîtres de notre propre lexique. La
20
aux mots telles idées qu’il veut », écrit Locke.
liberté, qui est aussi une responsabilité. Nous parlons comme des
21
perroquets et, à la longue et à l’usage, nous finissons par être « portés à
supposer qu’il y a une liaison naturelle » entre des mots (et donc des idées)
22
qui n’en présentent absolument pas . Il nous faut lutter contre un tel
L’imposition d’un vocabulaire non ratifié par ma raison peut mener à celle
Seuls les objectifs des deux penseurs sont diamétralement opposés. Pour
attributs du souverain, tandis que, pour Locke, elles font partie des dons de
l’individu.
Dans le livre III de son Essai, Locke avance le même argument que
Hobbes sur la généralité de la plupart des termes, laquelle aurait une grande
e
instrumentale. Au xviii siècle, Condillac l’élaborera encore davantage, mais
premier lieu, il soutiendra que le langage nous rend aptes à concentrer notre
23
« empire sur [notre] imagination ». En second lieu et dans la même
langage enrichit notre arsenal conceptuel. Certes, à tout mot créé doit
24
nommés, et notre pensée progresse .
très terre à terre, dénuée de mystère. Dès lors, l’émerveillement qu’on peut
ressentir devant la possibilité que les sons puissent avoir une signification (et
Cratyle peut aller se rhabiller : toutes les significations sont arbitraires ; elles
sont établies par et pour certaines personnes. Dans les termes de Saussure,
elles sont toutes « non motivées » : rien dans un signe ne lui confère une
du cosmos (où le roi n’est pas un simple individu qui s’est vu confier un rôle
important, mais plutôt l’incarnation momentanée du Roi, comme le stipule
25
la théorie des deux corps du roi ), on y voit le fruit d’une décision
tendance à réifier l’esprit (fondée sur les deux facettes de cette épistémologie
ses deux formes d’atomisme (l’une s’appliquant aux objets de la pensée que
sont les idées à combiner, l’autre aux sujets de la pensée que sont les
individus) et, enfin, son anticratylisme constitutif (porteur d’une phobie des
dépassée ? Il suffit de relire une théorie comme celle de Locke avec l’œil d’un
n’a pas agi seul, ses travaux ont fini par être associés aux changements qui
erreur fondamentale (tant passée qu’actuelle) est intimement liée à celle qui
Cette dernière repose sur la double motivation décrite plus haut, laquelle
la fait paraître plus juste qu’elle ne l’est en réalité. Elle propose tout d’abord
élémentaires. C’est sur cette méthodologie que reposent les Règles pour la
autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux
26
résoudre ». Il s’agit de la norme appliquée à la pensée (P). À celle-ci se
greffe une explication causale des modalités par lesquelles les idées viennent
propices à une application très efficace de cette méthode. C’est le cas, par
l’esprit.
Pour être en mesure de déceler ce qui subsiste de ces vieilles idées, il faut
n’importe quelle corrélation factuelle ou d’un simple lien causal. Pour lui
rendre justice, il faut faire appel à des termes normatifs. La relation adéquate
entre le mot chaise et les chaises pourrait être définie comme suit : « Chaise
tels Husserl et Russell. Ceux-ci ont fini par réfuter l’idée réductrice,
défendue par John Stuart Mill, voulant que les lois de la psychologie
27
rien à voir avec quelque impossibilité de penser que 2 + 2 = 5 . La
28
réification lockéenne de la pensée avait vécu .
29
d’« expulsion des pensées hors de la conscience ». Il faut considérer
30
consiste à penser ».
Il va sans dire que ces deux premières contributions de Frege sont des
le fait aussi pour une raison, qui n’est cependant pas la même : il revêt une
présence d’un seul objet et de deux mots ayant chacun leur signification
l’utiliser pour faire référence à cette chose, mais il faut passer par sa
équivaut à la chose (ou à l’idée) qui lui est associée dans une simple relation
l’idée sont deux réalités distinctes. Une signification n’a rien d’une chose,
d’idées dans mon esprit (le sens commun du mot connotation), mais celles-
publique, partagée.
(4) Vient ensuite la primauté de la phrase. La pratique du langage consiste
des ordres. On ne peut pas résumer une langue à une simple combinaison
une façon très particulière de combiner les mots. C’est pourquoi on ne peut
pas considérer une langue d’abord comme un vaste ensemble de mots, puis
raisonnement) a mal classé ces catégories. Dans les faits, le jugement est
phrase n’est pas une simple combinaison aléatoire ; elle possède une
affirmation. On peut en faire non seulement une affirmation, mais aussi une
31
illocutoire .
Dans son Essai, Locke ne parvient pas à expliquer en quoi consiste l’acte
désigne, on peut saisir ce que désignent maison et rouge, mais qu’en est-il de
l’esprit. Mais Locke reste incapable d’établir ce qui distingue une phrase
des avancées majeures qui ont permis de mieux comprendre les façons dont
des phrases peuvent être associées les unes aux autres ou dériver les unes des
la structure d’une phrase influe sur ses relations logiques avec les autres
32
« faire, à partir de moyens finis, un usage infini ». Cette formule a donné
Je reviendrai plus loin sur le sens plus large (et plus profond) de cette
e
pour une foule de raisons, les penseurs du xx siècle ont beaucoup mieux
n’y voyaient qu’un simple assemblage de mots. Ils ont pris conscience de sa
nature combinatoire (et donc productive), mais se sont aussi intéressés aux
règles est plus difficile à retracer. Nul doute que Humboldt y a joué un rôle
éprouvées ; à leurs yeux, le paradigme dans lequel doit s’inscrire une telle
démarche est celui des sciences naturelles modernes, bien qu’ils se montrent
certains de ses aspects, ils en ont conservé des facettes. Quatrièmement, ils
e
conclusions du philosophe du xx siècle qui a dénoncé avec le plus de
engendrer de purs simulacres, des phrases qu’on prétend vraies, mais qui
théorie HLC. L’importance accordée par ces courants aux définitions claires
e
au xviii siècle et Condillac y a répondu par son célèbre essai sur la naissance
du langage, lequel, nous l’avons vu, lui a valu une réplique de Herder. La
tâches qu’effectuaient déjà les hominidés non doués de langage, par exemple
Dans le chapitre 1, j’ai qualifié cette conception d’« encadrante », car les
33
autre vision. En introduisant la notion de Besonnenheit , Herder postule
que le langage transforme notre monde. J’emploie ici le mot monde dans un
sens inspiré de Heidegger qui désigne à la fois notre milieu et l’importance
l’être humain est aux prises avec un vaste ensemble d’enjeux inédits qui
la science.
Ainsi, les courants qui ont suivi la théorie HLC et mené au contexte
humain de l’animal n’est pas quelque pouvoir créateur, mais plutôt une
appel à nos descriptions des relations causales pour déterminer une façon
d’associer certains mots à certains objets. Il s’agit bien sûr d’une opération
mentale intérieure, car l’individu n’est conscient des objets qui l’entourent
que parce que ceux-ci font naître des idées dans son esprit. Cependant, en
associant un mot à une idée, il peut jouir des fruits du pouvoir descriptif
(universalité et dominance) et, en se mettant d’accord sur les mots avec ses
Les faiblesses les plus criantes de la théorie HLC ont été soulignées de
e
du xx siècle. Comme nous l’avons vu plus haut, une des contributions
34
proposition que le nom a une signification » [nur im Zusammenhang eines
Satzes hat ein Wort Bedeutung]. Frege a ainsi contribué à la réfutation des
principe, on peut déduire que les questions et les ordres mettent en jeu des
combinaisons similaires, bien qu’ils n’aient pas les mêmes finalités que
considérés isolément (les choses dont on parle à l’aide de ces mots). Ce qui
s’étendent à d’autres choses qu’« on fait avec les mots ». Quelle est
e
philosophie du xx siècle, et elles n’ont pas encore été résolues. Wittgenstein
une portée beaucoup plus vaste que ne l’ont admis les principaux courants
l’ordre.
probable est que vous ferez quelque chose pour moi ; quelle que soit votre
réponse, j’ai modifié notre relation, car, dès lors, vous devez ou bien faire ce
que je vous ai demandé, ou bien risquer de refroidir notre relation (si je suis
un sergent irascible et que vous êtes un simple soldat, refroidir pourrait être
chemin ! ».
e
Au milieu du xx siècle, une typologie standard a vu le jour grâce aux
frégéenne qui ont élargi le champ des théories du pouvoir descriptif. Les
35
classique » de l’analyse sémantique, qui réside au cœur de la philosophie
36
locution . »
e
positivistes du xx siècle et des autres héritiers autoproclamés de l’empirisme
37
en tant qu’élaboration logique de ce qu’exprime un autre vocabulaire ».
considèrent un vocabulaire (ou un type de vocabulaire) donné comme supérieur à tous les
qualités secondaires ou à l’observation) disposerait ainsi d’un avantage épistémologique. Sous ses
formes que je considère comme étant les plus abouties, cet avantage s’avérerait plus
prédilection (que celui-ci se rapporte à la physique fondamentale, aux sciences de la nature plus
duquel ces deux courants privilégient leurs vocabulaires de base respectifs sur le plan
algorithmique à partir d’un vocabulaire de base. En considération de ces arguments, tout ce qui
peut être connu ou pensé – tout fait – doit en principe pouvoir être exprimé dans ledit
ontologique) un vocabulaire universel. Ce qu’il ne peut pas exprimer est fatalement erroné, c’est-
38
d’un vocabulaire en particulier .
sens), soit en montrant que tout ce qu’on peut dire d’utile dans une
Mais parfois, l’objectif visant à relier la base à la cible est celui, positif, qui
39
ouvrage .
langue possède un vocabulaire fini (bien que riche), mais peut formuler un
40
la supposée universalité des formes syntaxiques chez l’être humain .
Ces théories s’inscrivent dans le sillage d’une théorie HLC réactualisée par
dont ils font partie. Toutefois, cette contribution est estimée de manière
façon particulière dont une langue révèle les choses qu’elle permet de
entre nos deux langages, aux façons dont ils bornent ou donnent à voir nos
vos phrases dans mes propres termes. Toute différence dans la signification
désignez Vénus sous le nom d’« étoile du matin » et que je la désigne sous
le nom d’« étoile du soir », les autres expressions que vous employez où il
sorte.
frégéenne.
objectiviste chez les théoriciens qui, par exemple, ont cherché à démontrer
signes par ces animaux pour demander quelque chose ou pour résoudre un
résume au recours par un agent à des signes en vue d’obtenir ce qu’il désire.
Un à la fois, des signes sont enseignés aux chimpanzés. Ces primates, en
banane.
Certains grands singes (notamment des bonobos) ont affiché des résultats
intelligence, mais les chercheurs n’ont tenu aucun compte des différences
avec le langage humain. Tout code pouvant être transmis un signe à la fois
caractérise avant tout par des différences et non par des liens particuliers.
association peut être considérée comme étant fixée pour chaque mot pris
elle requiert de savoir user d’un système combinatoire complexe. Elle inclut
la capacité à établir des liens particuliers : le fait de savoir que le mot chat
désigne un certain mammifère dont poil est une propriété, par exemple.
Comme nous l’avons vu, cette théorie combinatoire peut avoir deux
Brandom, elle peut être utilisée à des fins qu’on pourrait qualifier
d’« hygiéniques », pour montrer que tout ce qu’on veut énoncer peut l’être
tenter de montrer que les affirmations inadéquates sur le plan normatif ont
leurs propres usages légitimes – quoique très différents –, qu’il faut isoler de
« poésie ».)
(b) En présumant que cette première application porte ses fruits, on peut
pourquoi, étant familiarisée avec certains axiomes (tels les liens unissant
chat et poil), une personne qui maîtrise la langue française peut formuler et
t-il aussi nos fins ? Si on répond à cette dernière question par l’affirmative,
Dès lors, qu’est-ce qui cloche avec ces applications philosophiques ? Dans
plus pointues. L’enjeu principal réside dans la façon dont on envisage les
n’entre pas dans ce cadre ne peut pas être qualifié de véritable description et
Quiconque entend contester cette vision tranchée peut soit (i) essayer de
par le système enrégimenté, soit (ii) admettre que ces usages différents ne
sont pas descriptifs tout en affirmant que le langage, par nature, ne se limite
sous la forme « F(a) ». Nous sommes aveugles à la grande variété des usages
l’admettre.
On peut aller plus loin et affirmer non seulement qu’il existe (i) des
descriptifs, mais aussi (iii) que ces deux types d’usages non standards sont
être qui ne maîtriserait pas les usages non standards (tant la description non
conforme aux normes que la non-description) serait incapable de faire une
description standardisée.
service en ce sens dans son ouvrage cité plus haut. Penseur modéré, il
même pour qui est prêt à abandonner tout espoir de circonscrire l’ensemble
peine d’essayer d’établir de tels liens, car tant les réussites que les échecs
permettent d’apprendre des choses sur les différents vocabulaires et sur leurs
41
possible . Cependant, les cas qui passent le test revêtent une importance
particulière, car le lien entre la base et la cible peut être défini de façon
42
particulièrement nette . Et il se trouve une autre raison : « Le
ayant ce même pouvoir expressif [c’est-à-dire à l’aide duquel “tout peut être
43
algorithmique . »
disent long sur la nature du langage et sur sa place dans la vie humaine.
Brandom introduit un concept très utile qui peut servir de cadre à cette
44
autre aptitude spécifiquement discursive ». Selon ce philosophe, toute
savoir s’il est possible de jouer au jeu de l’affirmation, avec tout ce qu’il
compétence. Si la thèse que je défends (iii) est vraie sous quelque forme et
en fonder une. Cela dit, on peut conclure avec Davidson que, armé d’une
« interprétation radicale ».
Ce concept, fondé sur la notion de « traduction radicale » introduite par
Quine, désigne le processus par lequel je suis capable, sans l’aide d’un
savoir et comprendre pour parler une langue, cette théorie exclut au moins
expressions se rapportant à ces domaines. Parce que ces deux éléments sont
extensionnelles de vérité.
vie humaine.
1. Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, traduction de
2. Ibid., p. 97.
3. Hobbes finira par ajouter deux autres fonctions : nous pouvons parler pour nous faire plaisir et
pour faire plaisir à autrui, et les mots peuvent constituer des ornements.
5. « Pour ce qui concerne la méthode, j’ai estimé que la bonne ordonnance du discours, bien qu’elle
soit flagrante, ne suffirait pas à elle seule, mais qu’il fallait commencer par la matière de l’État, et
ensuite poursuivre par sa génération, par sa forme et par l’origine première de la justice. Car une
chose n’est jamais mieux connue qu’à partir des éléments qui la constituent. De même, en effet, qu’en
une montre automatique ou en toute autre machine un peu plus compliquée encore, on ne peut
connaître quelle est la fonction de chaque pièce et de chaque roue à moins de la démonter et d’étudier
séparément la matière, la figure et le mouvement des pièces ; de même lorsqu’on recherche le droit de
l’État et les devoirs des citoyens, il est nécessaire non pas, certes, de dissoudre l’État, mais néanmoins
humaine, par quels traits elle est apte ou inapte à former un État et comment les hommes qui veulent
se souder doivent s’organiser entre eux. » Thomas Hobbes, Du citoyen, traduction de Philippe
7. Ibid., p. 104.
8. Ibid., p. 120.
9. « Yhwh Dieu fabrique avec la terre / toutes les bêtes sauvages / tous les oiseaux du ciel / Il les fait
défiler devant l’adam / pour entendre le nom qu’il leur donne / Chaque être vivant reçoit son nom de
10. John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, traduction de Jean-Michel
Vienne, Paris, Vrin, 1989. J’indique les références à cette œuvre par leur livre, leur chapitre et leur
paragraphe.
11. Ibid., livre II, chap. VIII, § 13 ; voir « Globules », livre IV, chap. II, § 11.
12. Ibid., livre II, chap. II, § 2, et livre II, chap. XII, § 1.
14. John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre III, chap. I, § 1.
15. Il parle du cerveau comme de la « Chambre d’audience » de l’« Âme ». Ibid., livre II, chap. III,
§ 1.
19. Ibid., livre III, chap. II, § 8. Voir aussi livre III, chap. II, § 1 : un mot est associé à une idée parce
20. Voir, dans ibid., livre III, chap. II, § 8, les références à Auguste et, dans ibid., livre III, chap. VI,
23. Étienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, Paris, Vrin, 2014,
p. 37.
25. Voir Ernst Hartwig Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen
e
26. René Descartes, « Discours de la méthode », 2 partie, dans Œuvres de Descartes, dirigées par
27. Selon Mill, la logique « n’est pas une science distincte de la Psychologie et du même ordre
qu’elle. Bien loin d’être une science, c’est une partie ou une branche de la Psychologie […] ». John
Stuart Mill, La Philosophie de Hamilton, traduction d’E. Cazelles, Paris, Germer Baillière, 1869, p. 437.
28. Il s’agit en fait d’une autre facette de l’idée fondamentale de Frege par laquelle j’ai commencé le
qu’à l’utilisation des mots correspond le fait de savoir qu’ils constituent les « mots justes ». La cause
[Geltung] se pose.
30. Michael Dummett, Truth and Other Enigmas, Cambridge (Massachusetts), Harvard University
32. Wilhelm von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, traduction de Pierre
Caussat, Paris, Seuil, 1974, p. 246 ; [Sie (Sprache) muß daher von endlichen Mittel einen unendlichen
34. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, traduction de Gilles Gaston Granger, Paris,
35. Voir Robert Brandom, Between Saying and Doing : Towards an Analytic Pragmatism, Oxford,
36. Ibid., p. 1.
40. Voir Noam Chomsky, Aspects de la théorie syntaxique, traduction de Jean-Claude Milner, Paris,
Seuil, 1986.
Dans les chapitres précédents, j’ai affirmé l’existence d’une continuité entre
énonce des normes strictes pour encadrer son usage légitime. Hobbes et
impérieuses : (1) tout terme appartenant au langage doit faire l’objet d’une
définition rigoureuse et il faut se tenir à cette définition pour tous ses usages
recourir à la métaphore et aux autres tropes dans les raisonnements qui font
idées, ce qui nous permet d’obtenir une image du monde par combinaison
et par inférence, en particulier grâce à l’efficacité des idées qui désignent des
Si tel est bien ce qui se produit, les deux grandes exigences de la théorie
langage.
mais aussi à les caractériser d’une certaine façon. La phrase « La nuit nous a
1
des mots aux idées « par une intuition tout à fait arbitraire » fait partie de
Dans la phrase citée ci-dessus, le prédicat lié à nuit a donc quelque chose
En revanche, la thèse que je défends dans ces pages dissocie les normes de
normes ont leur raison d’être, car certains usages du langage en dépendent,
lesquels ont leur pertinence dans notre culture et y remplissent même une
usages porteurs d’information. Le langage est plus vaste et plus riche que ses
particulier des descriptions qui peuvent donner lieu à des inférences valides.
exactement ? »
Au champ (a) s’en sont ajoutés deux autres, qui s’inscrivent en quelque
appel aux mathématiques). Tant Hobbes que Locke ont souligné l’utilité
d’un usage ainsi discipliné du langage pour le progrès scientifique. Puis (c)
le domaine des inférences, renforcé par la logique, qui lui a conféré une plus
grande exactitude.
fondant sur la même constellation, bien que les domaines (b) et (c) aient
e
connu un développement considérable depuis le xviii siècle. Frege lui-
étendue.
Les efforts des langages enrégimentés qui visent à trouver ce qui peut être
physiques.
Pour être jugé acceptable, le langage se voit ainsi soumis à une autre
être formulées dans les termes du sens qu’ont les choses pour nous, êtres
humains. Elles ne doivent faire appel qu’à des facteurs « objectifs » au sens
la forme que prend, pour une langue donnée, voire pour une personne
invalidée.
qui correspond à la liaison entre le mot et l’« idée » proposée par Locke. En
toute phrase produite par la théorie à partir de ceux-ci. Cette théorie est
dimension cratyliste, pour peu que celle-ci existe). Seule nous intéresse la
façon dont elles se combinent pour définir les conditions de vérité, peu
en tant que telle plutôt qu’à répondre à des objectifs particuliers et limités.
I. Les mots sont introduits pour désigner des caractéristiques auxquelles nous avons déjà prêté
attention d’une manière ou d’une autre (ou alors ils sont liés, dans des axiomes, à des éléments
à partir desquels les conditions de vérité des phrases où ils figurent peuvent être définies ; nous
empirique du monde – ou, du moins, rien qui nous informe vraiment sur le monde, bien que
les figures puissent nous aider à rendre compte de nos réactions émotionnelles aux choses ou de
Dans les pages qui suivent, j’entends réfuter ces deux hypothèses.
Allons-y tout d’abord avec quelques mots sur l’hypothèse I. Cela ne veut
portées à notre attention. Cette hypothèse n’exclut pas non plus qu’un
Dans les cas les plus patents, les caractéristiques sont déjà bien connues,
par exemple lorsque nous apprenons ce que signifie, en français, une phrase
repose sur le fait, exploré par Eleanor Rosch et par d’autres chercheurs, que
« humides » ; c’est le cas par exemple des animaux et des êtres humains
ainsi que de leurs actions, par exemple marcher, courir, grimper, manger,
chien et non canidé (qui inclut le loup et le renard) ou épagneul (sans parler
2
base, y compris entre personnes très éloignées sur le plan culturel .
mal les opérations qu’on y effectue vivra la même expérience que moi dans
de nommer les machines et les procédés, car il est possible qu’on ne sache
sont parfois très différentes selon nos compétences, nos savoir-faire, nos
activités quotidiennes et notre culture, si bien qu’il se peut que nous soyons
Tout cela n’invalide pas l’hypothèse I. Une fois initié à l’activité pratiquée
est non seulement possible, mais qu’il se déroule bel et bien. De nouvelles
entités prennent forme lorsque nous apprenons à envisager les choses d’une
établir des distinctions plus fines à partir d’un vocabulaire élémentaire des
L’hypothèse I ne suppose pas non plus que la signification d’un terme est
qu’il nous faudrait en distinguer trois ; il nous faut ainsi modifier les
fondamentalement contestable.
Bien entendu, Hobbes et Locke ont affirmé qu’il fallait s’en tenir aux
faut actualiser leurs idées en y intégrant les thèses de Saussure, tout comme
Pour les auteurs de la théorie HLC, le langage est une compétence qui
signification propre qu’en vertu de son contraste par rapport aux autres
noms de couleur. Cette signification pourrait être très différente si, par
3
il n’y a que des différences sans termes positifs », écrit Saussure. Nous
J’aimerais néanmoins montrer qu’elle présente des défauts plus graves. Afin
4
entendra plutôt chien/chat ou Hund/Katz .
deux à la fois ; dans ce cas, on ajoute simplement une case, quelque part
nom ainsi formulé est arbitraire – ou « non motivé » dans les termes de
Saussure. (Il va sans dire que seules les nouvelles caractéristiques de l’objet
une activité publique, explicite, dont les fruits sont soumis à la communauté
sentiment peut d’abord être vague : nous cherchons à tâtons, sans trop
savoir de quoi il s’agit. Bientôt, nous formulons une expression qui apaise
cette tension : nous avons trouvé le mot « juste » (voir le chapitre 1). Puis
convient, qu’il constitue le mot « juste » ; il finit ainsi par faire partie de la
terme « juste ». Pour l’une, celui-ci fait déjà partie du lexique, étant le
la langue. S’ils ne sont pas compris immédiatement, ils finissent par l’être
sans explication supplémentaire, ce qui n’est pas le cas des néologismes
mais plutôt comme des métonymies. Prenons par exemple le mot anglais
bead (« perle »), comme dans string of beads (« collier de perles »), prayer
relaxation »). Son étymologie renverrait au moyen anglais bede (« prier »),
et bead pourrait avoir été compris dès sa formulation initiale vu le lien étroit
5
« pratique », « sous la main ») .
simple analogie : on dira ainsi d’un document qu’il renferme la « clé » d’un
code donné. L’analogie saute aux yeux. Tout comme ma clé de maison me
celui des codes et de leur déchiffrement (A) à l’aide de celui, plus familier,
des clés et des accès qu’elles offrent en étant introduites dans des serrures
source.
un message que je ne peux pas comprendre, car il est rédigé en langage codé.
forge un nouveau terme, soit on élargit la portée du terme existant. Une des
inclure d’autres réalités qui remplissent cette fonction, mais pas les autres
propriétés de la clé d’origine (petit objet en métal qu’on introduit dans une
serrure, etc.). D’ailleurs, un grand nombre de mots qui désignent des objets
utilisés par les êtres humains sont en partie définis par leurs fonctions ; c’est
le cas, par exemple, de chaise et de table (je reviendrai sur cet aspect). C’est
6
« The chairman ploughed through the discussion . » Il en va de même d’un
politicien qui « cache bien son jeu » ou d’un conseil d’administration qui,
en confiant le poste de directeur général à un tyran, a « laissé entrer le loup
dans la bergerie » (il n’est pas nécessaire ici d’utiliser une métaphore ; une
En évoquant le laboureur qui (à raison dans son cas) n’a d’autre but que de
creuser son sillon au mépris des obstacles, elle fait ressortir l’obstination et
d’une réunion est une activité très différente du labourage d’un champ, la
7
vie politique n’est pas (« littéralement ») une partie de poker et un
affirmer, avec Gilbert Ryle, que de telles attributions mettent en jeu une
8
« erreur de catégorie » (en représentant par exemple un être humain par
pas être comprise d’emblée, voire ne jamais être comprise. Son introduction
laquelle révèle son sens quand on saisit une adéquation d’un type nouveau,
l’objet sous un jour sombre, elle suscite notre désapprobation. Les exemples
que nous avons vus ci-dessus mettent effectivement en jeu des sentiments
directeur ainsi qualifié, mais, chez la plupart des gens, cette expression ne
suscite aucune sympathie, tant pour le sujet (le loup) que pour ses victimes
sans doute rien. Mais peut-on classer les condamnations éthiques dans la
catégorie des réactions purement subjectives, comme le font les tenants des
faire abstraction du fait que ces images révèlent une importante facette de la
n’écoutait pas, il pressait ses subalternes d’en finir au plus vite avec l’ordre
du jour, etc. L’image résume ces caractéristiques et bien d’autres encore. Elle
réside dans leur nature même, qui consiste à trouver leur signification dans
9
de triage : on ne peut pas attribuer toutes les dimensions du labourage aux
Une autre raison, étroitement liée à celle qui précède, réside dans la
aussi lui reprocher d’être « exagérée » ; c’est ce que diront les amis du
10
littéral des mots qu’il contient, à l’instar de celle de tout énoncé . Il en
généralement fausses. « Cela ne revient pas à nier qu’il existe quelque chose
comme une vérité métaphorique, mais seulement à nier que ce soit le cas
11
métaphore soient vrais ou faux . »
12
« Ce qui distingue la métaphore n’est pas le sens, mais l’usage . »
Lorsqu’elles sont comprises, les métaphores nous font remarquer des aspects
des choses qui jusque-là passaient inaperçus et « attirent notre attention sur
plupart des cas, ce que la métaphore suscite ou inspire n’est pas entièrement,
13
littérale du contenu de la métaphore ».
Avant de lire cette dernière phrase, on aurait pu croire que Davidson suit
fait quelconque ». Elle laisse ainsi entendre que des « aspects des choses »
traînent un peu partout, attendant qu’on les remarque (une opération que
déclenche la métaphore). Elle semble ne tenir aucun compte du fait que ces
Cette conception semble présumer que (a) ces aspects sont déjà
14
propositionnelle par nature ». Ces deux affirmations font sans doute
partie de ce qui rend vaine toute tentative de paraphrase littérale aux yeux
de Davidson. Dans les faits, pourtant, la grande difficulté d’une telle
tentative réside plutôt dans le lien étroit qui unit l’énoncé métaphorique et
15
circonstances, peut aussi être remplie par le mensonge) . Il lui fait ainsi
sens dans la tension entre une cible et une source, A et B. À mesure qu’on
attribution initiale. Dès lors, on peut parler en toute banalité d’un politicien
qui cache bien son jeu ; la façon dont celui-ci retient l’information ou tente
plan. On dispose dès lors d’une nouvelle expression « usuelle », qu’on peut
« mort » d’une métaphore. La deuxième étape est franchie quand les gens
minimale (en employant ce terme, on lui confère une plus grande dignité
car tout le monde reconnaît l’importance des clés palpables, littérales. Nous
n’existent plus et qu’on entre chez soi ou fasse démarrer sa voiture à l’aide
16
besoin de suivre leurs cours .
savoir en quoi consiste une « crémaillère », mais on m’a souvent invité à des
demander d’où vient l’expression « tenir le haut du pavé ». Sans entrer dans
les détails, disons qu’elle témoigne d’une époque lointaine où les rues pavées
avaient une forme en creux, leur centre « servant d’égout à l’air libre […].
peuple croisaient des aristocrates, « ils devaient [leur] laisser “le haut du
17
pavé” » en déviant leur trajectoire vers le centre de la rue. De nos jours, il
est inutile d’être au fait de cette pratique pour comprendre qu’une personne
dominante.
métaphorique d’un terme courant. Le mot tête, par exemple, est issu du latin
signifiant tête). Ne serait-ce que pour soupçonner une telle origine, il faut
l’attention sur elle-même, mais sur ce dont elle traite. Pour citer Michael
Polanyi, nous prêtons attention à ce qui est dit, et les mots sont relégués à un
18
statut secondaire . Ainsi, même si nous avons un souvenir très clair des
Todorov.
où c’est la langue elle-même qui attire l’attention, si bien que les mots
20
peuvent rester gravés dans la mémoire . Au cours de son processus de
fait dont on pourrait ne tenir aucun compte une fois cette façon comprise et
rester en vie afin qu’on ne puisse pas comprendre pleinement ce dont il est
normalisation ?
Cette question appelle plus d’une réponse. Dans certains cas, c’est
21
produire de nouvelles applications. Nous y reviendrons .
même s’il est encore en grande partie inapparent, on peut reconnaître qu’il a
besoin d’un nom. On se demandera par exemple quelle est la cause de telle
gagne notre attention de pair avec l’attribution. Il est mis en lumière dans la
constitutive (ou à une facette de celle-ci, comme nous le verrons dans les
chapitres suivants), est masqué par la théorie HLC. La théorie HHH a tenté
22
Ponty qualifie de « parole parlante ».
une découverte, mais il fallait situer l’objet dans le champ de cette tension
23
suivants .
24
voyage »). On peut sans doute considérer ces modèles comme des
domaine peut en figurer un autre. La structure A-B s’applique ici, mais sous
tend bon nombre de ces figures plus systématiques et sur la façon dont nous
des situations de notre monde qui nous sont familières, notre connaissance
le sens qu’ont les choses pour les êtres actifs que nous sommes. Ainsi, un
enfant considère un arbre comme une chose dans laquelle on peut grimper,
rapport possible avec un objet donné (il s’agit du niveau qu’a souligné
25
Gibson avec son concept d’« affordances », ou « possibilités d’action »).
Le second, plus urgent, se rapporte aux façons dont nous sommes amenés à
entrer en rapport avec l’objet. Il fait appel à des adjectifs comme tentant,
me rendre de l’autre côté ou que la forêt m’attire, car j’ai envie de m’y
promener en y écoutant le chant des oiseaux. Les sentiers prennent dès lors
inverse : je crains qu’un ennemi s’en prenne à moi en passant par la forêt ; le
Notre conscience d’un objet est souvent constituée en partie d’une telle
(second niveau). C’est bien sûr la raison pour laquelle de telles significations
font souvent partie de la définition lexicale de l’objet. Une chaise est faite
pour s’asseoir ; c’est en m’asseyant dessus que je peux entrer en rapport avec
elle, et c’est ce qu’elle m’invite à faire si je suis fatigué. Sa fonction est ainsi
familiers.
chez les animaux (ou à tout le moins chez les animaux supérieurs).
langage humain.
compréhension est ancrée dans notre savoir-faire corporel, qui nous permet
Le bébé humain passe les premiers mois de sa vie à acquérir ces modes
monter sur une chaise, à gravir un escalier, à le descendre (hélas plus tard), à
se déplacer, à saisir et à observer des jouets avec lesquels il finit par jouer,
puis, devenu enfant, à grimper aux arbres, etc. Pendant tout ce temps, des
milieu de vie qu’est sa maison, voire sa cour. Il n’est pas encore doué du type
de conscience de l’espace que peut conférer une carte, mais il sait aller là où
il veut. Son savoir-faire est comparable à celui d’animaux supérieurs qui, tel
on peut affirmer que les propriétés des choses qui se manifestent dans son
monde ne sont pas les termes neutres qu’on trouverait dans une description
sur cette chaise, et il est d’ailleurs tenté de le faire ; en passant par la cuisine,
possibilités d’action : cet anneau est à mettre dans la bouche, cette balle est
Tant pour l’enfant que pour l’animal (et aussi pour l’adulte une bonne
partie du temps), savoir trouver son chemin est une forme de connaissance.
qu’il arrive, il nous faut aller et venir dans le monde, trouver notre chemin et
corporels dans le monde. Il va sans dire que les notions de haut et de bas ne
« vers le sol ». Le sol peut être incliné et, bien que ces orientations puissent
signifient quelque chose pour nous, c’est parce que nous sommes des agents
26
une démarche leur permettant de se maintenir en équilibre .
inéluctables. Cela parce que le savoir-faire qui les introduit dans notre
monde fait en quelque sorte partie du corps. Le chemin qui mène au jardin
où piaillent les oiseaux attire l’enfant, qui s’y engage. Il ressent ce sentiment
naissant alors qu’il commence à se déplacer. Son monde est rempli de lignes
cette aptitude lui demande de trouver une forme d’équilibre dans sa posture
27
chose, c’est-à-dire notre monde .
28
perspicacité par Lakoff et Johnson .
terme modèle (qu’on croise aussi dans leurs travaux) et parler des modèles
objets, les actions et les liens causaux élémentaires ainsi que les façons dont
notre monde influe sur nous. En second lieu, elles nous offrent (2) des
Pour illustrer le premier élément, Rosch et ses collègues ont défini ce qu’ils
29
qualifient de « niveau élémentaire de catégorisation », soit le niveau où
est propre se situe au milieu de ce qui finit par devenir notre schéma
assez stables d’une culture à une autre, bien qu’on observe des variations
d’arbres : chêne, frêne, érable, etc. Les citadins, eux, ne voient souvent que
schéma taxonomique est manifeste dans toutes les sociétés et dans toutes les
30
cultures .
que nous découvrons les actions de base comme pousser, tirer, frapper,
serrer, nager, marcher, saisir, ainsi que les relations entre objets qui
manifestent le même type d’effets (une boule de billard en frappe une autre
d’interactions que nous entretenons avec eux (flatter le chat, s’asseoir sur
31
une chaise) ainsi que de leurs fonctions dans nos vies . Autrement dit, ces
découle.
Avant d’aborder des modèles plus explicites, signalons qu’on peut voir
32
Prenons la préposition anglaise over, telle qu’analysée par Lakoff . On peut
présumer que over a d’abord servi à décrire quelque chose qui plane ou se
déplace (une trajectoire, TR) au-dessus d’un point de repère (PR) : the bird
flies over my garden (l’oiseau vole au-dessus de mon jardin), the sword of
that table (étends la nappe sur cette table) ; la TR n’est plus au-dessus au
sens usuel, car elle couvre désormais le PR. La signification peut s’étendre
davantage : Ralph lives over the bridge ne signifie pas Ralph lives in some
structure that has been erected above the bridge (Ralph vit dans une structure
qu’on a érigée au-dessus du pont), mais plutôt Ralph lives on the other side of
the bridge (Ralph vit de l’autre côté du pont). On peut présumer que cette
over the bridge) pour aller chez Ralph ; c’est donc par extension
indéniable que la polysémie se maintient comme telle (et non en tant que
simple homophonie comme serre, qui désigne à la fois la griffe d’un faucon
33
du lien .
zoologiques que nous avons vus paraissent simples, car le système en cause
side of the bridge n’a rien à voir avec le fait de se trouver au-dessus d’un PR
aspect de la théorie saussurienne est ainsi révélé : le nom choisi est tout à
désigne.
les gens disaient quelque chose comme Ralph lives on the other side of the
bridge d’une nouvelle façon (de l’autre côté du pont) tire parti de notre
rapport au monde ; dans ce cas, elle découle du fait que, pour se rendre chez
Ralph (du point de vue d’une personne qui ne se trouve pas sur la même
rive que sa demeure), il faut passer over the bridge (sur le pont, over ayant ici
le jour grâce à une rupture avec notre rapport aux choses. On peut supposer
différences manifestes (à nos yeux) entre les animaux familiers ou les rôles
que ceux-ci jouent dans nos vies à titre d’animaux domestiques, de gibier,
etc. Le rôle d’un animal détermine le rapport que nous entretenons avec
celui-ci, si bien que ce sont les affordances qu’il nous offre qui ressortent en
Parce que ces affordances sont à peu près les mêmes pour tous les êtres
sont très semblables d’une culture à une autre. Tout le monde identifie les
exemple, chien est plus évident que mammifère ou que terrier, comme le
34
soulignent Lakoff et Johnson à la suite de Rosch ).
attachées aux animaux par les êtres humains et qui se fonde sur des
rien d’évident de prime abord. C’est ainsi que la baleine peut cesser d’être
un poisson.
Il s’agit là d’une étape déterminante, car, même si notre mode originel
d’explicitation des choses est déterminé par les rapports que nous
entretenons avec elles (comme le fait de dire Ralph lives over the bridge est
nous faut sortir de ce paradigme. Ce n’est pas par hasard qu’une découverte
l’exemple de over).
over the bridge n’a rien d’« arbitraire ». Au contraire, elle révèle
C’est pourquoi une polysémie de ce type passe souvent inaperçue. Les gens
n’ont pas besoin de savoir que le terme a acquis une signification étendue ;
souvent, ils ne remarquent pas la nouveauté (ce qui explique pourquoi celle-
Les divers modèles auxquels on tente d’intégrer over et des cas similaires
soulèvent tous des questions très difficiles. Andrzej Pawelec s’est penché sur
l’analyse de over proposée par Lakoff et sur des efforts comparables visant à
35
la signification recoupe en partie celle de over) . Selon lui, Lakoff tire des
choses, mais il est exagéré de prétendre que l’être humain est programmé
pour établir ces liens grâce à des schèmes innés. Une étude beaucoup plus
exhaustive des diverses langues serait nécessaire pour dégager les universaux
déterminer quel est l’usage de base d’un mot comme over et quelles sont ses
prépositions peut être modélisé de plus d’une façon. Toutefois, on peut jeter
exemple the bird flies over my garden (l’oiseau vole au-dessus de mon jardin)
et Ralph lives over the bridge (Ralph vit de l’autre côté du pont) – sont
réunies sans même que soit perçue la polysémie de la préposition en jeu. Les
liens sont ancrés dans la conscience que nous avons de nos rapports
possibles avec les objets concernés ; c’est pourquoi nous passons sans peine
36
entre longueur et largeur, analysée par le linguiste Claude Vandeloise .
exemple) se voient attribuer une longueur, mais pas de largeur ; une route
comme la plus grande des deux dimensions non verticales d’un objet. Ces
distinctions sont rarement perçues par les locuteurs, qui ont l’impression
37
d’« interroger » la réalité, et c’est selon cette variation des modes d’accès
que les différents critères applicables à un même concept trouvent leur sens.
propres à A. Le sentiment que nous avons d’être des agents en équilibre peut
modeler notre perception d’autres objets. Revenons une fois de plus sur
38
équilibrée, d’un budget équilibré, etc. .
4
rapport aux choses nous fournissent des modèles à l’aide desquels nous
combiner pour former des schèmes cognitifs, des scénarios, des récits ou des
scientifiques ou mathématiques.
39
logique booléenne des catégories . Ensuite vient (b) le modèle « de la
quelque part, c’est-à-dire à partir d’un point d’origine vers une destination
saisir un objet situé sur une trajectoire entre deux points. Ce modèle a lui
40
point C .
d’entreprise intentionnelle un tant soit peu complexe peut être figurée par le
partisans, mais je finis par m’« empêtrer » dans un scandale. J’ai « perdu le
nord » en privilégiant de mauvais enjeux. Je ne sais plus « où aller » et
j’espère que vous saurez me « remettre sur la bonne voie » pour que je
puisse enfin m’« approcher » de mon objectif. Une bonne partie du langage
terme propre au domaine des figures de style que connaissent bien les
question non plus d’un événement (sa façon de présider l’assemblée) figuré
par un autre (l’agriculteur qui laboure), mais plutôt d’une mise en relation
nommer les choses. Les mots s’appliquent aux choses. La chose ainsi
utilisant un mot censé en désigner une autre peut colorer le discours et ainsi
41
de ruptures et de mépris . » Ainsi, même si on utilise un trope, seul son
sens littéral compte. Une figure peut insinuer quelque chose, mais un fait
au sens où ils l’entendent (que j’appelle « modèle ») peut donner une forme
révèle des caractéristiques (ou des caractéristiques présumées) que les autres
42
permet de mieux comprendre le domaine étudié .
correspondent à haut (je suis tombé malade), tout comme le bien (il a un
sens moral élevé), tandis que le mal est évoqué par le bas (elle m’a fait un
un taux d’inflation élevé). Notons en premier lieu que ces modèles sont tout
toutefois, une bonne partie de ce qu’on cherche à dire, des nuances qu’on
aussi ceux qui structurent la perception du temps. Tel un fleuve, le temps est
envisagé comme une entité qui s’écoule. Je peux m’installer sur la rive et le
regarder s’écouler ou encore avoir l’impression d’être emporté par lui, qui
m’éloigne d’un passé à jamais révolu et me rapproche d’un avenir inconnu.
temps passe inexorablement, le temps vient à bout des structures les plus
solides.
par Lakoff et Johnson : « L’amour est un voyage. » Bien qu’il puisse sembler
difficile de s’en passer dans notre culture, le modèle du voyage n’a pas
43
n’allons pas dans la même direction »… Il est proche de celui qui figure
pas nécessairement le cas dans d’autres cultures. Et, même chez nous, on
moments forts, mais il persiste entre ceux-ci. Ton agitation incessante tue
assez différentes, des formes différentes du terrain en cause (je glisse aussi
Car, encore qu’il soit légitime de dire (par exemple) dans une conversation
courante : la route avance ou conduit ici ou là, le proverbe dit ceci ou cela
(puisque la route ne peut avancer pas plus que les proverbes ne peuvent
44
ne sont pas admissibles ».
locuteurs. Vous insistez ainsi sur l’état d’esprit de l’agent, mais une telle
varient d’une personne à l’autre ; d’autre part, toute lecture d’un objet au
moyen d’un autre risque de ruiner le système déductif que nous tentons
d’établir. (Je dois leur donner raison sur ce point, comme je l’ai d’ailleurs
l’analyse empirique.
respecter pour être valide, exigences imposées à la pensée rigoureuse par les
que le fonctionnement réel du langage humain, tel qu’il existe pour ainsi
elle souligne le rôle central du corps ; bon nombre des métaphores les plus
aucune place aux significations. Comme nous l’avons vu, la philosophie sur
e
longtemps dans notre culture, mais le xx siècle en a vu naître des variantes
une idée (ou entre un mot et une chose par l’entremise de l’idée de la chose
Une sémantique véritablement objectiviste (qui irait plus loin que les
révélé par les sciences de la nature. Elle réaliserait ainsi le vieux rêve d’un
signification serait défini par leurs conditions de vérité dans le monde tel
45
que décrit et classifié par la science . Elle ferait cependant abstraction du
fait que certains domaines cibles sont structurés – et donc révélés – par la
les positions spatiales grâce à des prépositions (la pierre est sous la table, le
46
l’arbre ».
Et il faut bien sûr savoir que les théories littéralistes reposent elles-mêmes
47
l’environnement ? La réponse semble résider dans l’idée originale de
Tout cela nous amène à une question très importante. Comme nous
certains de nos modèles comme absolus, capables de tout révéler (ou à tout
48
le moins de révéler tout ce qui importe ). C’est ce qui se produit lorsque
nous devenons obsédés par un certain modèle, que nous perdons la capacité
de voir en quoi il peut nous induire en erreur et que nous finissons par ne
49
tenait captifs . » Je crois qu’on peut en dire autant de la tradition
revers de main).
Cependant, le problème du confinement à une image ne touche pas
est une ressource » – une ressource qui doit être utilisée, gérée et surtout pas
50
« gaspillée » ; il faut en tirer parti au maximum . Issue en partie de la
51
morale puritaine dont elle était un thème central , cette ontologie du temps
même le temps de loisir devient une ressource dont il faut « tirer parti au
attributions traduisent une certaine vérité – une vérité qui s’est concrétisée
52
bien des gens. Et nos vies s’en trouvent entravées et faussées .
53
personne ; un tel caractère divin fait la haie autour d’un roi . »
perception de la source. Rowan Williams, qui m’a ouvert les yeux sur cette
pas être considérée comme une description littérale, mais l’association d’une
journée pluvieuse au chagrin révèle un aspect des pleurs en les associant à
l’argent, mais elle fait aussi allusion à la façon dont la persuasion participe
54
du pouvoir dans notre société .
Dans les pages qui précèdent, j’ai traité des métaphores (ponctuelles) et des
figuré par B. Certaines explicitations font appel à ce que les romantiques ont
différents aspects de leur domaine cible ; c’est pourquoi ils sont comparables
à des paradigmes scientifiques. Les cas plus radicaux sont ceux où le langage
ne peut pas avoir accès au domaine A sans faire appel aux termes de B ou, à
de B.
Une illustration sans doute universelle d’un tel cas est offerte par l’emploi,
effleuré plus haut, des termes associés au haut et au bas pour décrire un
de upright en disant d’une personne qu’« elle ne triche pas », qu’« elle ne
peut pas traduire ainsi toute la force spécifique de upright, portée par un
partie par les liens entre, d’une part, fierté, honte et dignité et, d’autre part,
posture, démarche et projection de soi. Il est difficile d’imaginer une vie
humaine dépourvue de tels liens, c’est-à-dire une vie dans laquelle la fierté
métaphore générale, je pourrais dire que ce qui est superficiel ne touche pas
à cacher ce qui est en dessous, dans les profondeurs de notre être. Si vous
qui se cache là derrière. Vous n’êtes pas une personne profonde ; en fait,
Évidemment, les gens n’ont pas toujours parlé ainsi. La distinction entre
55
des temps plus anciens, comme j’ai cherché à le montrer ailleurs . Dans La
République, Platon semble faire une distinction qu’il est tentant d’encoder à
56
aiment les spectacles » à ceux qui aiment la sagesse et qui souhaitent
par l’être entier, en harmonie avec lui-même, tandis que les « spectacles »
Cette dichotomie ne peut pas être saisie par le contraste entre superficiel et
profond ; elle oppose plutôt ce qui ne concerne qu’une partie de soi à ce qui
vrai ».
Le vocabulaire de la profondeur intérieure n’est donc pas universel
néanmoins que, pour le type d’êtres que nous sommes devenus dans la
57
efforts vaillants de Nietzsche et des autres .
e
Le xx siècle a été le théâtre de nombreux « nettoyages ethniques ». On dit
dérivé du nom d’un animal qui, à tort ou à raison, n’est pas réputé pour sa
propreté… De plus, il est loin d’être évident que l’abandon d’un tel langage
ne crée pas un besoin d’autres d’images pour figurer le mal, par exemple
58
manquer le but [hamartia], se perdre, être captif, être aliéné, etc. . Il semble
appel à l’image de la saleté. Cependant, aux yeux des gens qui conçoivent le
bien et le mal en ces termes, cette image se révèle tout aussi indispensable
Si nous sommes ici en présence d’un « symbole », c’est parce que, d’une
part, il n’y a pas d’identité simple entre le mal moral (le domaine A) et la
59
incontournable pour accéder à ce à quoi ils se rapportent .
peut rester implicite, ou alors les deux situations, pour peu qu’on prenne la
peine de les distinguer, peuvent être décrites par le même mot sans
problème, comme c’est le cas chez nous des notions d’eaux profondes et de
disons, par celui qui se fait servir de la nourriture par une personne de caste
voire la nausée. C’est le cas notamment si les agents concernés ont un « moi
60
“isolé” » au lieu d’un « moi “poreux” ».
par exemple lorsque le Christ affirme que « l’être humain n’est pas sali par
61
ce qui entre dans sa bouche, mais par ce qui en sort ». Ce dévoilement
peut aussi être provoqué par la rencontre d’une autre culture où les mêmes
maux sont figurés par une autre image (tout comme la lecture de Platon
deux niveaux.
par des images et des signes » [Nur symbolisch, in Bildern und Zeichen],
62
bien nous rapportons un extérieur à un intérieur invisible . » [Dichten […]
ist nichts anderes als ein ewig Symbolisieren ; wir suchen entweder für etwas
Geistiges eine äussere Hülle oder wir beziehen ein Äusseres auf ein unsichtbares
Inneres.]
Un symbole, nous l’avons vu, est comme une métaphore : il donne accès
faute, nous (ou les membres de la culture concernée) n’avons d’autre choix
similaire, dépasse celui de la saleté ordinaire. La saleté est le chemin qui nous
donne accès à ce domaine sémantique. C’est pour cette raison que l’analogie
langage. Une autre raison tient au rôle des enjeux relatifs à la souillure dans
nos vies. Ces attributions symboliques n’ont pas été formulées pour
communion avec autrui, menacer l’intégrité de l’être (le mot intégrité offre
63
ouvrage . Je reviendrai sur cette question dans le chapitre 6.
immanquablement par ressortir, même aux yeux des gens qui le trouvent
s’agit-il exactement ? C’est là une question que la remise en cause d’une idée
lors dans un nouveau type de discours, décrit par Ricœur dans un chapitre
64
fameux, intitulé « Le symbole donne à penser ». C’est par le langage de la
suivants.
état d’une autre façon dont les dimensions tant figurée qu’iconique trouvent
leur place dans le discours ordinaire. Les exemples présentés dans les
sections précédentes illustrent tous des usages du langage. Mais qu’en est-il
65
du rôle des gestes iconiques ? Selon David McNeil et Adam Kendon , les
66
consiste à trouver l’expression verbale juste . Les gestes ne font pas que
aident aussi à trouver les mots qui conviennent à nos intentions descriptives.
discursif n’est pas une activité aussi excarnée qu’il semble l’être en situation
pas aussi nette qu’on le pense, car il faudrait intégrer le savoir-faire propre à
bien formulé un énoncé qui nous dit que nous avons atteint notre objectif,
par le locuteur, d’un énoncé bien formulé sur le plan linguistique met un
67
dynamique] . »
I. Les mots sont introduits pour désigner des caractéristiques auxquelles nous avons déjà prêté
attention.
empirique du monde ; elle ne sert qu’à rendre compte de certaines réactions positives ou
négatives.
III. Souvent, des contraintes ontologiques s’appliquent. Les descriptions doivent être
compatibles avec le physicalisme : en dernière analyse, les termes utilisés doivent être
Enfin :
IV. On présume souvent que la description adéquate d’un phénomène est celle d’un
observateur envisagé à la troisième personne et non celle d’un agent envisagé à la première
personne.
Tant sous sa forme élémentaire (I et II) que dans ses développements plus
poussés (II et IV), cette conception nourrit deux ambitions. La première est
normative : il s’agit de créer un langage capable de décrire le monde
l’explicitation, ainsi que les modèles, les symboles et les gestes. Ces éléments
compétence linguistique.
et augmentée par la logique, n’est pas adaptée à ces usages inventifs, qui
impliquent une perspective cratyliste. C’est pourquoi une telle théorie n’est
domaines, dont le champ social et culturel (dont il sera question dans les
langage humain réel inhérente à tous les domaines (comme nous l’avons vu
décrire.
Ces arguments constituent les bases d’un projet normatif et sont brandis
souhaite étendre son empire. L’idée voulant que le respect des critères
à IV, puisse s’avérer fort utile, voire indispensable dans certains contextes
fort peu plausible. Toute tentative pour libérer un territoire unifié, basé sur
68
pratiquer même si on n’en pratique aucun autre ». Nous serait-il possible
rigoureux et restrictifs.
dans cet ouvrage, est à la base du troisième « holisme » que j’ai présenté
nombre d’éléments qui montrent que le triomphe d’un tel langage restrictif
ordinaire ; par conséquent, si nous nous limitions aux critères I à IV, nous
perdrions bien plus que notre seule capacité à formuler des énoncés non
fondés.
linguistique, dont celles que Platon a explorées dans son Cratyle ou celles de
69
dog est aussi bien rendu par chien ou par Hund . Toutefois, elle peut
mettent en jeu des combinaisons de mots et des relations entre des mots.
(comme les récits), mais nous pouvons le constater d’emblée dans les
Frege a montré une fois pour toutes qu’il est vain de chercher à comprendre
70
dans une proposition que le nom a une signification . » [Nur im
Zusammenhang eines Satzes hat ein Wort Bedeutung.] Sa thèse est illustrée
l’idée même d’expliciter les liens entre espèces dans le cadre d’une
formes.
Sous cet éclairage, l’anticratylisme montre ses limites. Parce qu’elle peut
pour cette raison, une nouvelle façon d’expliciter quelque chose peut être
de Wittgenstein (comme nous tous), si bien qu’il est disposé à admettre que
certaine utilité à l’entreprise, qui révèle des choses sur ces vocabulaires liés à
des objets et sur ceux qui ne le sont pas. Cependant, les champs
croit.
C’est bien sûr à Wittgenstein que nous devons cette remise en question de
71
la nécessité de renoncer à une conception systématique du langage .
72
« relations sémantiques pragmatiquement médiatisées ». Dans un cadre
ici. Il semble critiquer la présence d’un certain type de projection dans notre
personne qui a une idée, tout comme on est bel et bien en présence d’un
objet externe (canin) chez quelqu’un qui a un chien, est erronée. Toutefois,
l’erreur ne réside pas dans le fait que les phrases qui correspondent à cette
tel objet.
sekundäre Bedeutung konstituiert wird, ist es […] typisch, daß sie eine
73
ohne den Schritt der Projektion, nicht zur Verfügung stünde .] L’erreur, ici,
n’est pas celle du locuteur ordinaire, mais bien celle du philosophe qui
des objets de même type ; il ne voit pas la métaphore à l’œuvre. Soit il pense
que la phrase 1 réfère à quelque objet interne, soit il pense que la « forme
trouver une autre façon d’exprimer ce que nous voulons dire. La proximité
de la thèse de Schneider et des idées que je défends ici saute aux yeux, et ce
n’est pas un hasard, car cet auteur est une des principales sources de la thèse
domaine.
4. Bien entendu, Saussure n’affirme pas que les langues distinguent tous les signifiés de la même
façon. Les langues européennes ont toutes des mots pour dire chien et chat, mais il existe tout de
même des différences entre elles, sans parler des langues plus éloignées. Je peux dire « Je pars pour
Toronto demain » en comptant prendre le train, mais j’emploierais les mêmes mots si j’entendais y
aller à pied, ce que je ne pourrais pas faire en allemand ou en polonais, par exemple.
5. Voir Andrzej Pawelec, Prepositional Network Models : A Hermeneutical Case Study, Cracovie,
discussion. » Max Black, Models and Metaphors : Studies in Language and Philosophy, Ithaca (New
7. Il faut éviter de réifier cette expression, comme si certaines significations étaient « littérales » en
soi, et d’autres, « métaphoriques ». Les adjectifs lexical ou usuel seraient mieux adaptés au contexte.
l’outrepasse, mais la situation évolue au fil du temps, entre autres par la force des métaphores
re
« mortes ». Voir Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, I étude, pour le mot grec utilisé
par Aristote.
e
9. Voir Paul Ricœur, La Métaphore vive, VI étude, p. 258 et 373. Ricœur évoque la nécessité de faire
10. Donald Davidson, « Ce que signifient les métaphores », dans Enquêtes sur la vérité et
l’interprétation, traduction de Pascal Engel, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1993, p. 349-376.
16. Je suis redevable de cet exemple à Andrzej Pawelec, Prepositional Network Models, p. 78.
17. Georges Planelles, Les 1 001 expressions préférées des Français, Paris, Éditions de l’Opportun,
2012, p. 817. Voir aussi, en anglais, Stefán Snævarr, Metaphors, Narratives, Emotions : Their Interplay
and Impact, Amsterdam, Rodopi, 2009, chap. 3 (un livre fort intéressant qui m’a appris beaucoup de
choses).
18. Voir Michael Polanyi, Personal Knowledge : Towards a Post-Critical Philosophy, Londres,
20. Pensons par exemple au contraste entre prose et poésie souligné par Roman Jakobson ; voir Paul
21. La dimension bifocale semble très difficile à éliminer d’une métaphore comme homo homini
lupus, où l’homme et le loup sont des types. (On pourrait affirmer qu’elle est injuste pour le loup, qui
n’affiche pas la tendance de l’homme à se retourner contre ses semblables et à tuer ses congénères.)
Toutefois, une partie de la force de cet énoncé réside dans la tension entre deux pôles : l’être humain
(A) est compris par le loup (B) – ou plutôt le « loup ». Le proverbe souligne notamment l’opposition
entre notre conception inévitablement normative de l’être humain et l’image d’un « loup » vorace et
impitoyable qui anéantit sa proie en la dévorant – une force brute de la nature. (Hobbes mériterait
d’être poursuivi en justice par le Front de libération des animaux pour grossière calomnie.)
23. La capacité de produire des métaphores n’est pas un produit du développement : elle est
présente chez les jeunes enfants. En fait foi cette remarque d’un des enfants d’Elizabeth Anscombe
resté assis trop longtemps sur ses jambes repliées : « Maman, il y a des bulles dans mon pied ! »
(communication personnelle). On le constate aussi dans le mimétisme des tout-petits qui jouent au
24. George Lakoff et Mark Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne, traduction de Michel de
Fornel avec la collaboration de Jean-Jacques Lecercle, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 54.
25. James J. Gibson, The Senses Considered as Perceptual Systems, Londres, Allen & Unwin, 1966.
Pour une présentation du concept en français, voir Francisco Varela, Evan Thompson et Eleanor
Rosch, « Évolution et dérive naturelle », dans L’Inscription corporelle de l’esprit, Paris, Seuil, 2017,
p. 249-289 ; Bruno Dubuc, « “La cognition incarnée”, séance 11 – Affordances et prise de décision »,
lecerveau.org/blog/2016/11/21/6029/].
26. Voir Samuel Todes, Body and World, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2001, p. 264-265.
27. Voir Sean Dorrance Kelly, « Grasping at Straws : Motor Intentionality and the Cognitive Science
of Skillful Action », dans Mark Wrathall et Jeff Malpas (dir.), Heidegger, Coping, and Cognitive
Science : Essays in Honor of Hubert L. Dreyfus, vol. II, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2000,
re
1 partie, chap. 3.
28. George Lakoff et Mark Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne ; Philosophy in the Flesh,
New York, Basic Books, 1999, p. 257. Voir aussi : George Lakoff, Women, Fire and Other Dangerous
Things, Chicago, University of Chicago Press, 1987 ; Mark Johnson, The Body in the Mind, Chicago,
29. Francisco Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch, « Évolution et dérive naturelle », p. 241.
Categories ».
31. George Lakoff et Mark Johnson, Philosophy in the Flesh, p. 27 ; Les Métaphores dans la vie
quotidienne, p. 172.
32. George Lakoff, Women, Fire and Other Dangerous Things, p. 416-461.
34. George Lakoff, Women, Fire and Other Dangerous Things, p. 46 ; E. Rosch, C. Mervis, W. Gray,
36. Claude Vandeloise, « Length, Width and Potential Passing », dans B. Rudzka-Ostyn (dir.),
Topics in Cognitive Linguistics, Amsterdam, John Benjamins, 1988, p. 403-437 ; voir Andrzej Pawelec,
38. Voir l’intéressant exposé de Mark Johnson sur l’équilibre dans The Body in the Mind, chap. 4.
Sur la question de la connaissance ancrée dans le savoir-faire corporel, voir Hubert Dreyfus et Charles
Taylor, Retrieving Realism, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2015, chap. 2 et 3.
39. George Lakoff, Women, Fire and Other Dangerous Things, p. 456.
Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2007, p. 120 (cité dans George Lakoff et Mark Johnson, Les
Métaphores dans la vie quotidienne, p. 201). On peut imaginer Hobbes répliquer à Lakoff et Johnson,
qui s’attardent en partie aux mêmes exemples. Le philosophe juge absurde « l’emploi de métaphores,
tropes et autres figures de rhétorique, au lieu des mots propres. Car, encore qu’il soit légitime de dire
(par exemple) dans une conversation courante : la route avance ou conduit ici ou là, le proverbe dit
ceci ou cela (puisque la route ne peut avancer pas plus que les proverbes ne peuvent parler),
néanmoins, dans le calcul et la recherche de la vérité, de tels énoncés ne sont pas admissibles. »
e
42. Paul Ricœur, La Métaphore vive, VII étude, p. 302-304 ; voir aussi Max Black, Models and
Metaphors.
43. George Lakoff et Mark Johnson, Philosophy in the Flesh, p. 123. Un exemple frappant est offert
par les locuteurs de la langue aymara, pour qui le passé ne se situe pas derrière, mais devant,
contrairement à l’avenir qui, lui, se situe derrière (ce qui rappelle l’ange de la destruction
de Benjamin). Voir David McNeill, Gesture and Thought, Chicago, University of Chicago Press, 2005,
p. 46, note 5.
45. Voir George Lakoff et Mark Johnson, Philosophy in the Flesh, chap. 8 ; George Lakoff, Women,
46. George Lakoff, Women, Fire and Other Dangerous Things, chap. 11.
47. Alva Noë, Out of Our Heads : Why You Are Not Your Brain, and Other Lessons from the Biology of
Consciousness, New York, Hill and Wang, 2009. Voir aussi Hubert Dreyfus et Charles Taylor, Retrieving
Realism, chap. 5.
complètement (c’est-à-dire atteindre la deuxième étape, où toute notion de l’image originale est
perdue à jamais). Cette immortalité est attribuable au fait qu’un modèle peut être une source
inépuisable d’expressions. (Dans le modèle de « l’amour est un voyage », on peut toujours inventer
une expression comme « faire du surplace ».) L’image originale continue d’agir. On peut cependant
perdre le modèle de vue d’une autre façon, à savoir s’il finit par aller tellement de soi qu’on ne le
perçoit plus comme une interprétation parmi d’autres possibles permettant de concevoir le domaine
en cause. C’est là ce que signifie le fait, stigmatisé par Wittgenstein, d’absolutiser un modèle.
49. [Ein Bild hielt uns gefangen], Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, traduction de
Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud et Élisabeth Rigal, Paris,
Gallimard, 2014, § 115, p. 85 ; Philosophische Untersuchungen, Francfort, Suhrkamp, 2013. Aux yeux
50. George Lakoff et Mark Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne, p. 75-76.
51. Voir Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduction d’Isabelle Kalinowski,
52. Dans l’étude complémentaire que j’entends réaliser, j’aimerais me pencher sur les altérations que
le temps objectivé, propre à notre civilisation, fait subir au temps vécu, lesquelles ont été révélées par
la poésie postromantique, comme Benjamin l’a constaté à juste titre chez Baudelaire.
53. William Shakespeare, « Hamlet », acte 4, scène 5, dans Les Tragédies, traduction de Pierre
54. Rowan Williams, The Edge of Words : God and the Habits of Language, Londres, Bloomsbury,
2014, p. 500.
55. Voir Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, traduction de
56. Platon, La République, traduction de Georges Leroux, Paris, GF Flammarion, 2016, 475d.
57. « Oh ces Grecs ! Ils s’y connaissent pour ce qui est de vivre : chose pour laquelle il est nécessaire
de s’arrêter courageusement à la surface, au pli, à la peau, d’adorer l’apparence, de croire aux formes,
aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels… par
60. Voir Charles Taylor, L’Âge séculier, traduction de Patrick Savidan, Montréal, Boréal, 2011, p. 71-
85. Un concept proche de celui de « moi “poreux” » est celui de « dividu » (opposé à « individu »),
qu’ont exploré certains anthropologues. Voir Karl Smith, « From Dividual and Individual Selves to
62. Voir Charles Taylor, « Celan and the Recovery of Language », dans Dilemmas and Connections :
Selected Essays, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2011, p. 57 ; Charles Taylor, Les
Sources du moi, p. 475 ; August Wilhelm Schlegel, La Doctrine de l’art. Conférences sur les belles lettres
et l’art, traduction de Marc Géraud et Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 2009, p. 74 ; Die Kunstlehre,
65. David McNeill, Gesture and Thought ; Adam Kendon, Gesture : Visible Action as Utterance,
Cambridge, Cambridge University Press, 2004. Outre la variante iconique, McNeill définit trois types
de gestes courants : les gestes déictiques, métaphoriques et rythmiques. On peut trouver un exemple
de geste rythmique en imaginant un locuteur segmenter un énoncé en trois points qu’il accompagne
des mouvements successifs d’un, de deux puis de trois doigts. Voir David McNeill, Gesture and
Thought, p. 38-44.
68. Robert Brandom, Between Saying and Doing : Towards an Analytic Pragmatism, Oxford, Oxford
University Press, 2008, p. 41 ; voir chap. 4, note 44.
69. On pourrait même affirmer que le caractère non motivé de la signification à l’échelle du mot est
d’encodage d’information. Certains mots peuvent sembler « motivés » ; c’est le cas, en anglais, de
cuckoo (coucou), de quiver (trembler), de slink (se déplacer furtivement) et de babble (babiller), par
exemple (voir John Lyons, Éléments de sémantique, traduction de Jacques Durand avec la
collaboration d’Éliane Koskas, Paris, Larousse, 1978, p. 89, pour d’autres exemples fort intéressants).
Cependant, même si cette motivation apparente fonde en partie le choix d’un mot, elle ne peut suffire
à elle seule à en définir la signification. Cuckoo est utilisé comme un nom pour désigner une espèce
d’oiseau ou son cri, voire les deux ; quoi qu’il en soit, il remplit la fonction d’un nom (ou deux).
Babble désigne un type d’action et est donc un verbe. Toutes ces fonctions doivent être connues pour
que ces sons puissent jouer le rôle de mots. Les termes d’une langue sont essentiellement non motivés,
71. Robert Brandom, Between Saying and Doing : Towards an Analytic Pragmatism, Oxford, Oxford
University Press, 2008, p. 4-7.
73. Hans Julius Schneider, Phantasie und Kalkül. Über die Polarität von Handlung und Struktur in
* Philippe Arjakovsky et al., Le Dictionnaire de Martin Heidegger, Paris, Éditions du Cerf, 2013.
(N.d.T.)
CHAPITRE 6
général.
dont j’ai fait mention dans le chapitre 1 et selon lequel la maîtrise d’une
1
phonétisme les besoins éprouvés par l’âme ». [Gefühl, daß es etwas gibt, das
die Sprache nicht unmittelbar enthält, sondern der Geist, von ihr angeregt,
ergänzen muß, und den Trieb, wiederum alles, was die Seele empfindet, mit
2
dont nous disposons pour exprimer un ensemble illimité de phénomènes .
Certains lecteurs trouveront sans doute un peu exagérée l’insistance de
que nous fournissons parfois un tel effort. Bien qu’il constitue la pâture
même de leur existence, cet effort n’est pas réservé aux poètes, aux
romanciers et aux artistes, car nous nous trouvons tous devant sa nécessité à
agir de telle façon… Toutefois, c’est sans doute quand nous cherchons à
réticence à admettre une émotion ou une réaction, mais elle peut aussi
traduire une incapacité à trouver les mots justes, les distinctions et les
pour désigner une idée qu’on a déjà dans l’esprit (ou un objet qu’on
voulant que l’expression qu’on utilise doive s’appliquer « par une intuition
tout à fait arbitraire »). On doit plutôt trouver une formule figurant le
phénomène qu’on tente de mettre au jour, que celle-ci soit une métaphore,
découverte et l’invention sont les deux faces d’une même médaille : on forge
une expression qui fait apparaître ce qu’on s’efforçait de cerner. C’est cette
d’« explicitation ».
L’effort d’explicitation n’est pas le même dans toutes les situations. Il peut
premier lieu, X est entré. Il tenait un fusil, mais ne le pointait pas. Puis,
Y s’est retourné… »
3
tard que le langage, comme l’ont montré les travaux de John Lucy . Ce n’est
pas avant l’adolescence qu’est maîtrisé l’art de mettre en forme des récits
d’autres contextes. Elle apparaît par exemple lorsque nous entrons dans un
autre, et nous ne savons rien des relations entre les objets qui s’y trouvent.
effets).
Cette situation présente cependant des ressemblances avec une autre, plus
toujours privilégié la théorie HLC, tant sous sa forme d’origine que dans ses
l’importance qu’ont les choses à nos yeux ; dans son sens le plus large, elle
englobe toute manière dont une chose, une situation ou ce qu’elles laissent
l’élément facilitateur. Cependant, comme toute chose peut être sujette à plus
dans les bois ou le virus qui circule dans quelque organisme pour ce qu’ils
sont, si j’ose dire ; mais le tigre qui, affamé d’une chair humaine dont il est
friand, rôde dans le bois qui jouxte ma maison ou le virus qui vient de
contaminer mon organisme ont une importance cruciale à mes yeux. Dans
4
cette optique, ils constituent pour moi des significations .
nous en notre simple qualité d’organismes biologiques (bien que cet aspect
dans le deuil. L’émotion est ici une réaction à ce qui se produit, à la situation
signification. Elle est vive, elle doit prendre fin. La colère ou la gratitude, en
contrarier, je ne savais pas », etc.), alors que nulle parole ne saurait faire
5
cesser sa nausée ou son mal de dents .
On pourrait affirmer que, dans les cas ordinaires où la situation est l’objet
Il existe cependant des cas « hors la loi ». Je suis en colère sans trop savoir
compagnie, mais elle pourrait être plus radicale : imaginons que je n’arrive
pas à cerner la cause de cet inconfort, que j’éprouve une colère non
Il s’agit là d’une déviation dans une certaine direction, mais, dans une
autre direction, les cas sont nombreux où on révèle une signification sans
pas exister pour nous sans l’affect, c’est-à-dire (en cas normal) sans ressentir
l’émotion ou (s’il est question d’autrui) sans savoir en quoi consiste le fait de
6
significations « humaines » ou « métabiologiques » dans le chapitre 3.
sens à notre vie, à établir une certaine communion avec nos proches, à
équilibrée.
est une réalité dont nous avons (et pouvons continuer d’avoir) une
Ce qui ne veut pas dire que l’émotion se manifeste chaque fois qu’on fait
quelque chose chaque fois qu’on dit « le meurtre est un mal » ou « tout
être humain a droit à la vie » ; ces énoncés peuvent être formulés dans le
ne le ferai pas sans émotion. Il en va de même quand on admire des gens qui
l’émotion.
immédiate que telle plante est vénéneuse ou que le krach boursier affectera
mon portefeuille, mais une description rationnelle fera tout aussi bien
égard aux sentiments que celui-ci m’inspire (je me trouve peut-être dans un
mais j’ai déjà décidé de renoncer à toute propriété et d’aller vivre en ermite
d’une réalité du monde, que les membres d’une certaine culture n’aiment
miennes.
quelque chose comme « Je sais que c’est la bonne chose à faire, mais l’idée
comme étant bon ou juste. Cependant, on ne peut pas expliquer de tels cas
savoir qu’une chose est bonne ou juste sans savoir en quoi consiste le fait de
reconnaissance ne peut pas être froide et détachée. Il est possible que, ayant
déjà reconnu des actes auxquels s’applique une certaine description du bien
milliers de personnes. Dans ce cas, bien sûr, la raison me dicterait, non sans
hésitation à soigner cet homme ne découle pas d’une juste cause, mais du
simple fait qu’il est mon ennemi personnel. Dès lors, il semblerait bel et bien
première personne, soit telle à mes yeux et corresponde à des valeurs que je
De plus, pour qu’elle continue d’être pour moi une signification, il me faut
qu’observateur extérieur, cela ne m’est possible que si j’ai une certaine idée
nécessairement aux yeux. Plus haut, j’ai évoqué la fierté, à laquelle on peut
fier (ou si j’ai honte) d’un acte que j’ai commis, je ressens une émotion, le
type particulier de satisfaction (ou d’embarras) inhérent à cette dimension
de l’expérience.
Et, bien entendu, la fierté et la honte sont des universaux humains, tout
comme la colère, la jalousie ou l’envie. Nul n’a grandi sans avoir appris les
mots qui correspondent à ces réactions et aux situations qui les provoquent
(bien que ces dernières varient assurément d’une culture à une autre). Les
objets propres à la fierté et à la honte ne sont pas les mêmes partout, mais
ces sentiments sont éprouvés partout. Le fait que ces mots entrent dans
(de crainte et de colère, par exemple) et lui apprennent à utiliser ces termes
mots aident l’enfant à cerner ses buts et ses aversions ainsi qu’à donner
forme aux émotions qu’il éprouve, sans quoi il pourrait sombrer dans une
fierté et la honte semblent être des universaux humains, mais ce qui les
suscite dans une civilisation ou dans une culture donnée peut être très
différent de ce qui les inspire dans une autre. Même au sein d’une culture
talent éprouvé de voleur de banques, tandis que vous méprisez les gens qui
voient cette activité d’un bon œil. Si je suis un membre de votre famille,
vous aurez honte de moi. Cet exemple révèle une caractéristique essentielle
isolées, mais plutôt parce qu’elles s’inscrivent dans des écheveaux. La fierté
signification est largement répandue, la façon dont elle s’inscrit dans notre
définies les unes par rapport aux autres. La fierté et la honte trouvent leur
sens dans ce qu’une culture donnée considère comme des objets d’estime et
de discrédit. La relation peut aussi s’établir dans l’autre direction ; on peut
champ (en adhérant par exemple à une conception qui en exclut des
pertinents pour l’une et pour l’autre) ; on ne peut être fier ou avoir honte
(ou aurait donné) un sens à sa vie réelle. Dans certaines cultures – où les
rôles des hommes et des femmes (ou de certains groupes) sont immuables,
par exemple –, jamais une telle question ne serait soulevée. Imaginons une
société où les hommes sont tenus d’être des guerriers. Celui qui n’a pas les
habiletés requises ou qui fait preuve de lâcheté peut rater sa vie, mais il
L’enjeu du sens de la vie ne peut se poser que dans une société où les
demander pourquoi une personne range une certaine activité (gagner au jeu
de puces, par exemple) dans cette catégorie, mais une telle incompréhension
n’est possible que parce que nous connaissons le sentiment procuré par ce
qui donne un sens à notre vie et parce que nous ne nous expliquons pas
supériorité (ainsi que les vertus et les qualités qui la sous-tendent) est
reconnue par les gens qui partagent une même vision du monde, et c’est ce
sentiment que les tiers médusés ont pour défi de s’efforcer de comprendre.
la nature du souci d’avoir une vie significative, la forme propre à une vie qui
s’impose comme admirable, noble, etc. Mais nul ne peut saisir l’essentiel
convaincre que s’ils partagent l’estime que j’ai pour un tel effort ou pour de
tels résultats. Néanmoins, je ne crois pas que notre mode d’accès à ces
7
reviendrai brièvement sur cet aspect ). Mais il est indéniable que de telles
8
d’un virus dangereux .
dans la section 3.
vie ou des façons de la vivre, par exemple donner un sens à sa vie, de même
d’humeur.
motivations : amour et désir, aimer et aimer bien, sans parler des différentes
Cette liste est fort incomplète ; elle ne vise qu’à donner une idée de la
trouve-t-on des termes plus subtils pour désigner ce qu’on ressent (mal à
n’apparaissent pas dans toutes les cultures et font partie d’écheveaux qui les
elles s’inscrivent : ses valeurs, ses principes moraux, son idée du beau, sa
de la culpabilité.
mots.
accessible seulement par l’émotion (par le fait d’être ressentie), tandis que,
jour.
un nouveau mot est créé pour désigner une idée qu’on a déjà en tête. Une
telle création peut avoir lieu lorsqu’on tombe sur un objet quelconque – une
notamment lorsque les épicuriens ont émis l’hypothèse voulant que les
l’invention.
9
adéquate de ces objets .
Un mot est donc introduit pour désigner une réalité nouvelle qui se
présente elle-même à nous (ou que nous inventons pour expliquer ce qui se
trouve devant nous). Nos prédications visent à faire état du rapport des
les termes sont souvent redéfinis afin de mieux correspondre à la réalité (le
signification ne peut entrer dans mon monde que par l’expression (énactée
analogues en ce qui a trait aux termes théoriques utilisés pour décrire des
dos aux vieilles idées sur les vocations prédestinées et rend possibles de
ne précède pas son explicitation ; elle advient par l’action de celle-ci et avec
celle-ci.
pouvoir descriptif général qui produit le contexte dans lequel nous innovons
à certaines expressions.
façon dont ils se situent les uns par rapport aux autres, quitte à devoir
nous nous efforçons de trouver des expressions capables de leur donner une
forme définie, qui leur confère une nouvelle influence sur nos vies.
lorsque nous relevons des distinctions que nous ignorions jusque-là. C’est le
autrement ; son influence sur notre vie est plus directe ; notre expérience
voit chez les jeunes gens qui rejettent le mode de vie dominant de leur
pris forme à mes yeux, comme on peut le constater dans les poèmes
10
de Baudelaire sur la question .
Les nouvelles descriptions explicitées permettent au monde d’influer sur
avec la constatation sans mots d’une différence entre deux objets situés
ils énactent la joie, pour ainsi dire. Mais on peut aussi penser à la lecture
d’un passage relatant ce même épisode dans un roman ou, plus rarement,
contexte, les mots – les nouveaux termes et les descriptions – sont porteurs
explicitent une expérience sensible forte ; c’est pour cette raison qu’ils ne
Quant aux mots qui passent de génération en génération par la culture, ils
nous sont transmis par nos parents et par nos éducateurs dans des contextes
pendant toute notre vie. Les mots nouvellement forgés, eux, possèdent
Il est sans doute possible d’exprimer le contraste entre les deux modes de
le muant en lucidité.
ma vie, l’intégrité ou la générosité, je jette aussi une clarté sur une situation
yeux. Je peux avoir l’impression (comme bien des gens) d’avoir toujours eu
Cela ne revient pas à dire qu’il est impossible de chercher la logique sous-
jacente aux émotions ou aux expériences d’une tierce personne qui l’ignore
telle démarche présente une analogie évidente avec celle qui consiste à
qu’il se trouve dans une situation qui lui rappelle cet événement, il fait tout
nuire à ses propres objectifs (une relation amoureuse stable, par exemple). Si
une psychothérapie lui permettait de prendre conscience de ce mécanisme et
transformée et il pourrait désormais faire des choses qui lui étaient jusque-là
inaccessibles.
simultanément, car ils entrent dans notre monde du fait d’un même acte
11
n’est pas le cas des termes propres à la logique sémantique 2 .
La discussion ne peut pas s’arrêter là. Je viens d’affirmer que les nouveaux
vous n’êtes qu’un prétendant déçu. On peut donc affirmer qu’il y a là des
soulèvent un autre type d’enjeu relatif à la justesse. Je pense ici aux enjeux
12
relatifs à ce que je qualifie d’« évaluation forte », fussent-ils moraux,
comme si, loin de diminuer sa valeur, le fait que nous ne l’appréciions pas
bien sûr à notre perception de ce qui est juste ou bon, louable ou admirable,
dans n’importe quelle sphère, qu’il soit question du vrai, du bien, du beau
13
souvent ces enjeux de « normatifs ».
Voilà qui pourrait sembler rétablir l’analogie entre les deux logiques
sémantiques : tant notre perception des choses qui nous entourent que
notre perception de la valeur posent des constats sur la façon dont les choses
Dans le cadre des deux logiques, l’introduction d’un nouveau terme peut
exemple déjà cité : si j’entre dans un atelier où je n’ai jamais mis les pieds, il
se peut que je sois incapable de distinguer une machine d’une autre jusqu’à
sous différents angles, tenter de les déplacer, les faire fonctionner, etc. Mon
une connaissance des valeurs en jeu, ce qui n’est pas possible sans l’intuition
ressentie qui nous met au parfum de ce qui est en cause. Quand nous
découlent peuvent être partagées avec des gens qui ne sont pas du tout dans
porte d’entrée vers le champ que nous souhaitons explorer, même si notre
clé qui permet d’ouvrir cette porte ; c’est pourquoi on peut dire de ces
14
termes qu’ils sont constitutifs .
à-dire aux entités qui existeraient même si nous n’existions pas (j’entends
« nous » au sens de « sujets connaissants qui font l’expérience de
ne peuvent exister pour nous que par le langage ou par d’autres modes
d’expression. Elles ne sont donc pas indépendantes des modes par lesquels
que ces significations ne soulèvent pas d’enjeux de vérité. Ainsi, bien qu’elles
nous-mêmes, d’autrui et des situations qui sont les nôtres ; cette exigence
ou l’autre des facettes de ce fardeau est inévitable et, parfois, les deux le sont.
En corollaire, nous savons que nous pouvons nous tromper, ne pas parvenir
celles-ci pouvant finir par nous en donner une tout autre compréhension.
Au-delà de cet aspect, nous nous savons capables de nous tromper par
mal). Il est également possible que la réalité donne une mauvaise image d’un
aspect de l’identité que nous chérissons (la nation, par exemple). L’orgueil et
assez souvent pour que nous sachions qu’il nous reste des choses à
apprendre, qu’il nous faut voir plus clair ou que notre hiérarchie des valeurs
mon endroit pourrait finir par avoir un effet sur moi, au point où je
d’être admiré de certains milieux – avec le fait de mener une vie utile ou
plus clair. Cela implique de changer dans ces deux dimensions. Ces deux
transformations sont liées : parmi les fruits de l’amélioration de soi se
Le sens que nous donnons au « paysage » tel qu’il nous apparaît peut
tant à nos désirs qu’à nos aspirations, de même que des images à l’aide
e
de la vie humaine du début du xx siècle. On peut aussi interpréter les désirs
penser que l’être humain réactualise un certain ordre des choses, un ordre
donner forme aux intuitions ressenties. Les idées voulant que certains
commandements aient été révélés par un dieu aimant, que certaines de nos
passé lointain) ou que tel mode de vie réactualise un ordre consacré par le
temps font toutes partie des intuitions ressenties qui, comme en font foi ces
Cette approche est bien sûr comparable à ce qui se produit lorsque nous
énoncer, même s’ils ne décident pas de leur validité. C’est là en quoi nos
en faire l’expérience, à les ressentir (elles sont dépendantes dans le sens 1).
l’expérience (car ils sont dépendants dans le sens 2), comme le seraient par
dépendantes que dans le sens 1). Les mots, ici, contribuent à donner forme
signification.
domaine, d’améliorer notre « prise » sur les choses qui comptent à nos
seconde d’« interne » (ou « directe »). La voie « externe » s’ouvre à nous
récits est susceptible d’être contesté. Notre foi en Dieu peut être ébranlée de
nos motivations profondes avec notre fond animal ne tient pas vraiment la
plus hésitantes. Leurs conséquences sont négatives, car, bien qu’elles sèment
le doute, elles ne vont pas jusqu’à offrir des solutions de rechange à adopter
intuitivement. Pour avancer vers une conception plus adéquate des choses, il
cette voie lorsque nous arrivons à une situation que nous jugeons meilleure ;
pour ce faire, il nous faut (1) dissiper une certaine confusion, (2) accorder
mais que nous ne pouvons plus nous permettre d’exclure ou (3) découvrir
facette qui nous contraint à percevoir ladite activité autrement. Voici des
consécutif à une action quelconque est plutôt une crainte de faire mauvaise
figure attribuable à une blessure à l’ego ; je peux dès lors distinguer deux
(2) J’étais tellement enivré par mon propre succès que je ne prêtais pas
attention à ses conséquences sur les membres de ma famille, sur mes amis
ou sur les gens en général. En devenant sensible à ces effets, j’ai commencé à
entre deux raisons de regretter un geste commis. Elle s’applique aussi aux
Si je qualifie cette voie d’« interne », c’est parce que l’assurance qu’elle
assurance repose avant tout sur le sentiment d’avoir corrigé une erreur et
non sur le fait d’avoir comparé deux façons de concevoir quelque réalité
indépendante avant d’en rejeter une (bien que nous puissions ensuite
prenons conscience, sans doute au fil d’un processus graduel, du fait qu’une
certaine relation ou une certaine activité est très importante pour nous,
voire pour l’être humain en général. Nous sommes persuadés qu’il s’agit
de pair.
notre prise jusqu’à ce que nous la sentions sûre. Le fait de savoir qu’il s’agit
d’une meilleure prise est indissociable du fait d’avoir trouvé cette prise plus
ferme. Il en va de même lorsque, voulant être certain d’avoir accroché le
sais l’avoir trouvée parce que je me suis placé précisément à cet endroit.
15
d’un raisonnement par transitions dont nous sommes les auteurs . De plus,
qu’on emprunte cette voie ou la voie « externe », notre nouvelle vision des
choses doit être confirmée par une intuition ressentie pour devenir une
auxquelles nous nous heurtons sur la voie « indirecte », seule une telle
L’esquisse que je viens de tracer de ces deux voies est provisoire : tant la
16
venons de voir . La voie « indirecte », en particulier, offre beaucoup plus
s’appliquer à ce que j’ai qualifié plus haut d’« universaux humains », dont
font partie la fierté, la colère, la tristesse et la joie. Une mère voit son enfant
réagir et lui dit : « Il n’y a pas de quoi être fier » (ou encore : « Tu devrais
être fier de toi ») ; l’enfant sait qu’il s’agit du terme qui correspond à ce
sentiment, au même titre qu’il sait quels animaux désignent les mots chien et
dans le chapitre 2.
diffèrent non seulement d’une culture à une autre, mais aussi d’une époque
elle une résonance expressive, comme je l’ai mentionné plus haut. Toutefois,
de la signification sont explicitées par des mots qu’on apprend très tôt dans
la vie : c’est le cas du désir et de l’aversion (je veux, je ne veux pas, j’aime, je
etc. Sans ces dimensions, la forme que les significations prennent pour nous
et que nous pouvons admettre n’existe pas encore. Sur le chemin vers l’âge
remords est plutôt une crainte de faire mauvaise figure, ainsi que mon
qu’ont pour nous les significations plutôt que de la redéfinir, ce qui les rend
ou de la morale.
En philosophie contemporaine, on distingue souvent l’éthique de la
La moralité nous dit comment nous comporter, quelles sont nos obligations
considèrent que l’individu doit agir selon une norme que peuvent accepter
17
toutes les personnes touchées par son action (Habermas ) ou au nom
18
d’une justification que les autres peuvent accepter (Scanlon ), pour autant
universelles.
suppose le respect des droits d’autrui (la liberté, par exemple). Mais quelles
sont les exigences du respect de ma liberté ? L’adoption d’une loi sur le port
quelque façon ? Certainement pas au sens où l’aurait fait une loi interdisant
19
là d’un pilier de l’éthique, c’est-à-dire de toute conception de la vie bonne .
par exemple, nous avons tous le devoir de traiter nos concitoyens avec
purement externes où l’« esprit » dans lequel on agit n’entre pas en ligne de
Et, en fait, elle ne peut pas se fonder uniquement sur des règles ou sur des
principes de quelque teneur que ce soit. Les êtres humains, leurs situations
et leurs besoins sont trop divers ; il est impossible de statuer sur leur
prescrit peut devenir un fardeau trop lourd, voire inhumain, pour certaines
personnes. C’est pour cette raison que la justice doit être tempérée par la
maints exemples, comme en font foi les revendications des femmes, des
sommes tous bornés, car chacun est plus sensible à certains types de besoins
Ainsi, il ne faut pas laisser notre propre perception des gens et de leurs
moralité ne peut pas être isolée de l’éthique. Elles sont intimement liées. En
fait, leurs rapports sont encore plus étroits que ce que j’ai esquissé jusqu’ici.
stipule que tous les êtres humains, et non seulement les membres de notre
moraux sur nous ; l’aide humanitaire, qui nous oblige à porter assistance
aux êtres humains dans le besoin, où qu’ils soient et quelles que soient leur
discrimination fondée sur le genre, sur les origines et sur la religion, parmi
Nous savons tous que nous, êtres humains, n’avons pas entrepris notre
séjour sur Terre armés de ces principes. Au contraire, les premières sociétés
étaient tissées serré, centrées sur leurs propres besoins et sur leur propre
groupes. Nombre d’entre elles avaient simplement pour nom le mot par
groupes des noms qui niaient implicitement leur pleine possession des
les avancées les plus significatives se caractérisent par des ruptures nettes,
n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni mâle ni femelle, car tous vous ne
20
faites qu’un dans le Christ Jésus », toutes ces idées expriment la nécessité
Bref, nous sentons que, en répondant à cet appel, nous accédons à une vie
plus noble, plus achevée et plus vraie en tant qu’individus, en tant que
société et en tant qu’humanité. Dès lors, toutefois, les principes les plus
que nous avons perdu en chemin et par le fait que ce progrès se limite en
grande partie à nos aspirations, car non seulement nos pratiques sont à la
qu’auparavant.
e
profonde avec laquelle, depuis le xvii siècle et, en particulier, la révolution
trouvent son rejet de tout discours sur la différenciation des niveaux de l’être
21
habituels selon lesquels on connaît tout le reste . »
travers ce prisme déformant. Parmi les courants qui l’ont fait se trouve le
Hume et Adam Smith et qui subsiste encore de nos jours sous diverses
22
formes . Cette position provient d’une réaction contre l’idée voulant que la
dans la nature même des choses […], [si bien que] les actions qui sont
23
sont pas sont moralement mauvaises ». On pourrait étayer ce point de vue
e
mais, pour de nombreux penseurs du xviii siècle, il ne tenait plus la route.
qui nous permet de distinguer le bien du mal, au même titre que le sens de
la vue nous permet de distinguer les couleurs, et qui nous pousse à aimer et
autrui ainsi que par une répulsion à l’endroit des tempéraments et actions
contraires.
Hume, car, comme lui, je crois que notre perception des vertus morales (ou
élément fondamental distingue nos deux visions. Les inclinations que Hume
24
observées sont dignes ou indignes d’être approuvées .
c’est un meurtre ! » Toutefois, l’essentiel réside dans le fait qu’il est possible
– et parfois nécessaire – d’en dire davantage sur ce qui pose problème en ces
le type d’action en cause. Dans une telle situation, la raison joue un rôle, et
connaissance initiale.
cela ? Pour rassembler des amis et des membres de ma famille dans un cadre
deux façons.
D’abord, une personne plus sage que moi pourrait approuver ma quête de
communion, mais préciser que cette dernière serait beaucoup plus riche et
partageais davantage mes pensées, etc. Il n’est plus question d’une voie
d’une vertu morale peut révéler quelque chose qu’on peut admirer, qu’on
caractéristiques.
Imaginons que nous connaissons un joyeux drille qui raconte des blagues et
nous remonte le moral chaque fois que nous le rencontrons. Il suscite
l’admirons, que nous sentons qu’il nous faut nous en inspirer ; il n’y a là
25
aucune connaissance à explorer plus à fond. Il nous fait rire et c’est tout .
s’inscrit dans la vie bonne, etc. On peut aussi se demander si elle contredit
conflits.
fait tout pour surmonter cette sorte de joie due au malheur d’autrui ; c’est le
cas lorsqu’on veut aider une personne qu’on aime à ne pas s’enliser dans une
cette vertu. On pourrait considérer que cette forme héroïque, voire nourrie
d’agapè, de bienveillance, est trop demander aux êtres fragiles et limités que
de vengeance.
illustrées ici par le contraste entre l’horizon d’un plus grand altruisme, une
au cœur des recherches et des débats sur l’éthique, comme nous le verrons
ces discussions.
favorable à la bienveillance, soulignée à juste titre par Hume, est une simple
réaction ou une intuition subjective (qui pourrait devoir être modifiée par la
qui peut exiger une interrogation sur l’intention de l’agent (cachait-il une
de l’objectif poursuivi.
réaction. Mais cela est-il vraiment possible ? Autrement dit, est-il concevable
qu’une réaction favorable (à des actes ou à des gens bienveillants, dans le cas
réaction qui serait semblable au sentiment que nous inspire notre amusant
comparse, mais par laquelle nous entrerions dans le champ de l’approbation
et de la désapprobation morales ?
les « vertus monacales » d’abnégation en les plaçant aux deux pôles opposés
faut » d’un « ce qui est » (quoiqu’il n’eût pas désapprouvé cette dérivation).
Hume pour cette éthique fondamentale marquée par une méfiance à l’égard
rationnel. Pourtant, dans la vie éthique telle qu’elle est vécue, elle n’est pas
qui permet aux deux femmes d’établir une relation moins tendue, plus
26
propice à la sympathie .
On peut aussi faire état d’une situation avec laquelle les parents doivent
comporte plusieurs strates. L’une d’elles est la fierté que vous ressentez à son
endroit ; vous êtes fier d’avoir engendré un tel être ou vous avez le sentiment
qu’il concrétise votre rêve. Cependant, pour être vraiment à l’écoute de votre
enfant, pour connaître ce qu’il veut, ce qu’il cherche, ce qu’il désire, vous
devez, dans une certaine mesure, vous affranchir de cette fierté. Vous devez
27
le phénomène .
28
logique selon Korsgaard ).
Toutefois, cet argument dénature aussi le phénomène. Outre le fait que les
pousse à respecter des préceptes moraux n’est pas la volonté d’éviter les
plus noble. Comme ceux des sentimentalistes, les écrits des rationalistes
il apparaît bel et bien nécessaire d’avoir une bonne raison d’exclure qui que
ce soit, et il est impossible d’en trouver une. Néanmoins, se faire dire qu’on
se contredit ne pourra jamais susciter l’intuition. Nul argument irréfutable
qu’herméneutique.
éthique à une vie plus noble. Pour la science moderne, il n’y a rien de
vigueur.
Ces catégories sont rejetées par les sciences de la nature. D’accord, mais il
l’être humain. Sans lui, l’éthique n’aurait évidemment pas lieu d’être,
puisqu’elle a pour objet la vie bonne des êtres humains. Mais qu’en serait-il
fort douteuse).
simplement d’une vie où on est plus heureux ? Si tel était le cas, en quoi
s’en distinguait que sur le plan quantitatif. L’essentiel réside plutôt dans la
profonde que les autres. Il va de soi qu’on concrétise ainsi une potentialité
forme. En fait, les explications possibles sont nombreuses, comme en fait foi
la diversité des récits étiologiques par lesquels les gens étayent ou justifient
quoi consiste une vie « plus noble ». Cependant, mieux vaut accepter que la
question reste une énigme, fût-ce provisoirement, plutôt que de forger des
montrer qu’on ne peut pas isoler la moralité de l’éthique. Les deux forment
souvent à l’égoïsme, mais ils peuvent être plus variés. Les causes de non-
29
dénombrer. Karl Barth a mentionné « notre inertie et nos hésitations »,
mais les modes et les facettes de nos manquements (ou de ce que Francis
30
Spufford désigne sous le sigle « HPtFTU ») sont plus nombreux :
identité par l’exclusion des personnes qui ne s’y conforment pas (en
particulier si on les juge dérangeantes) et les attaques contre des gens qui
Qu’est-ce qui nous motive à faire le bien ? Là encore, les réponses varient
respect de la loi morale telle que définie par Kant, conscience de notre
31
bien .
32
je désigne sous le nom de « sources morales ». Qu’est-ce qui peut
raffermir notre engagement pour la vertu ou pour le bien ? Quelles sont les
Toute éthique au sens large propose une réponse à ces questions. Pour
universelle.
Dans le même esprit, prendre contact avec la nature, avec la force de la vie
force.
il uniquement en moi (ou, de façon moins subjective, chez presque tous les
êtres humains) ? Ou n’y a-t-il pas plutôt dans la nature quelque force à
de la Neuvième Symphonie ?
Le fait est que nous avons souvent l’impression d’en connaître la réponse
33
sa propre capacité d’aimer lui vient du fait d’être aimé de Dieu plutôt que
de sa réaction à l’idée de Dieu (ou, s’il n’est transporté que par l’idée pour le
34
objet de la pensée, / Et coule à travers tout », il évoquait manifestement sa
externes (sur lesquelles nous reviendrons plus loin). Toutefois, celles-ci sont
souvent indéfinies sur le plan ontique. Sans parler du fait que cette
indissociable de la foi.
plus complet.
qualifie souvent cette démarche d’« expérience » sur laquelle se fonde une
conviction.
Mais il existe une expérience qui mérite mieux ce titre : celle qui consiste
mentionnées plus haut entrent en jeu de façon dynamique dans un tel effort,
si modeste soit-il. Comment affermir la prise que les sources ont sur nous ?
Néanmoins, quelle que soit la voie retenue, nous serons très probablement
Cela peut se faire par la méditation, par l’imitation d’un modèle, par la
35
provienne de nous-mêmes, de la nature ou d’une autre source .
manifestations dans les rituels destinés à rétablir le contact avec les dieux ou
36
John Rawls appelle l’« équilibre réfléchi ».
des obstacles, de concert avec son récit étiologique, offre une palette de
mêmes, mais aussi le récit sans fin de la vie humaine dont nous sommes
distingue) ? Peu importe à quel point notre perception des choses est ancrée
dans le tout que nous avons choisi : une telle réfutation révélerait son
37
« compréhension humaine ».
dirait qu’il est en train de saboter le projet qui lui tient le plus à cœur » ; (2)
« Elle dépasse les bornes ; sa réaction est tout à fait démesurée » ; (3) « On
comprendre.
constellation de motivations.
une volonté d’échec. Quelque part en lui, il a peur de réussir ; il ne sait pas
a employé des mots qui, malgré leur apparence anodine, ont déclenché chez
elle une forte réaction. D’abord étonnés, nous finissons par comprendre, à la
lumière de son récit, que ces mots lui ont fait « péter les plombs ». Dans le
certaine interprétation est plus adéquate qu’une autre. On a reconnu très tôt
pouvait ainsi faire appel au sens du tout pour expliquer le sens de la partie.
verset mette en cause l’idée qu’on a du tout, ce qui peut donner lieu à une
direction.
S’il y a un cercle ici, il n’est pas vicieux. Il ne met pas en jeu le proverbial
arguments allant dans les deux directions, un équilibre grâce auquel on peut
38
Heidegger, suivi de Gadamer et de Ricœur , a relevé qu’un principe
attribue à la partie doit être cohérente avec le tout, dont elle contribue aussi
comprendre les paysages moraux qui associent des normes, des vertus et des
initial.
Nous avons vu dans ce chapitre des cas d’arguments allant dans les deux
qu’à une réaction brute, car cette expérience débouche sur un enchaînement
atteint lorsqu’on dispose d’une explication plausible des deux côtés à la fois
pas exprimer.
intégrées à un tel tout mettent en jeu des attentes quant à l’effet des
consiste à savoir si et à quel point ces attentes sont comblées ou, dit
cette vie et de cette histoire ou si, au contraire, elles nous rendent incapables
nuances.
l’action humaine peut soulever des débats. Par exemple, certains affirment
39
phénomène .
Pour donner un autre exemple, supposons que je sois sur le point de faire
Je peux lui répondre qu’on fait valoir des modèles, des personnes que tout
une société chrétienne ou bouddhiste, si bien que tant les modèles que les
conceptions communes d’un ordre adéquat vont dans le sens de cette vertu.
L’éthique ici proposée est celle de ces êtres qui réussissent en ne se fiant qu’à
Ce sont des enjeux de ce type qui opposent parfois les différents touts
nos intuitions ressenties nous font pencher ; ils peuvent aussi nous aider à
part, les cécités qui constituent des obstacles en vertu de notre propre tout
peuvent que nous faire douter de notre propre acuité. À quel point sommes-
mais il a tort de croire que ces dernières sont immunisées contre la raison.
intuitions ressenties suscitent plutôt des prises de conscience qui font l’objet
40
de raisonnements de nature herméneutique .
éthiques propres à des positions très éloignées les unes des autres,
J’ai affirmé plus haut que ce type de moralité requiert certaines vertus,
soi lorsque nous nous éloignons de nos milieux pour nous retrouver dans
dans des pays lointains. Elle s’impose aussi dans des sociétés plus
l’attention des gens qui détiennent un certain pouvoir, comme l’a maintes
membres du haut clergé, des séquelles des agressions sexuelles commises par
des ecclésiastiques sur des mineurs. Même des chefs spirituels estimés ont
parfois leurs zones d’ombre, comme en fait foi le traitement réservé par
communautés de base.
pratique religieuse prend parfois des formes différentes de celles que les
Dans une société qui vient tout juste de renverser un régime dictatorial,
entre, d’une part, l’exigence de rendre justice pour les torts causés et, d’autre
conscience éthique et la portée que celui-ci peut avoir. Prescrite par les visées
une modification dudit code, le rendre plus souple et plus humain. Cette
41
principe élémentaire de notre code moral pour se réaliser pleinement .
chapitre 1, j’ai brossé le portrait d’un motard qui introduit une nouvelle
signification dans notre monde ; il n’a pas encore trouvé de mot pour la
désigner, mais on pourrait opter pour le mot macho. Dans cette situation,
d’hier s’étaient mis à vouloir être cool, ceux d’aujourd’hui cherchent à avoir
d’un certain temps, cependant, tout le monde finit par reconnaître et par
L’énaction est fondamentale ici, mais il faut savoir que cette forme
positions.
verbale, car elle se situe à un niveau moins explicité, pour ainsi dire. Une
une métaphore utilisée plus haut) et le modifie. Elle nécessite cependant une
explicitation verbale pour être mieux comprise. On peut donc parler d’une
une part de mystère. C’est pourquoi il nous faut continuer à gravir les
dont j’ai fait mention dans la section précédente : ce faisant, nous assignons
une place à cette signification dans l’écheveau (ou « paysage ») plus vaste ;
étiologique) ; nous pouvons éclaircir le rôle qu’elle joue dans nos vies et ses
Les trois échelons sont donc les suivants : énaction ; explicitation verbale
rôle dans nos vies. On peut penser, par exemple, à la description que donne
42
Bourdieu de l’apprentissage du respect des aînés chez les jeunes Kabyles .
faire la révérence sans regarder l’aîné dans les yeux, ils apprennent à énacter
le respect (échelon 1). Les différents gestes qu’ils font pour manifester leur
par exemple) ou d’un code de conduite. Elle peut aussi se manifester sous la
domaine symbolique.
élaborée des raisons pour lesquelles les aînés méritent le respect, de leur
dont le respect par les jeunes permet le maintien et qui seraient mises en
gestes et par des actions du corps : serrer dans ses bras, caresser, prendre
soin, écouter, etc. Notre compréhension des gestes – d’amour, par exemple –
code, par exemple le respect d’autrui, nécessite certaines vertus, par exemple
notre motard ne signifie pas le machisme (s’il s’agit là du mot que nous
sorte de division entre le signe et le signifié est impossible. J’ai fait mention
pour introduire une nouvelle signification, tout comme celle-ci peut voir le
43
que débute vraiment son exposé sur le sujet . Les symboles et la mythologie
des premières appréhensions du mal, tel le péché envisagé comme une sorte
Toutefois, leur contenu n’est jamais rendu de façon exhaustive en ces termes.
unique.
Par la suite, Ricœur défendra une idée similaire, que je peux résumer sous
explications font aussi appel à des termes dont la logique sémantique, plus
44
indépendants. Il s’agit donc d’un « discours mixte », constitué de termes
dénotatifs.
Ricœur n’affirme pas pour autant que les termes signifiants, au sens de
dont la logique sémantique est constitutive. Même si, par exemple, Marx et
vu plus haut (je me pencherai de plus près sur ce sujet dans le chapitre 7).
sommes initiés dès notre plus jeune âge aux explications globales
tour sur des explications plus approfondies de leur genèse et de leurs raisons
globales établies.
et ont perdu toute crédibilité aux yeux de bien des gens, mais sont restées
valides pour certains. Ceux qui ont tourné le dos à la tradition ont dû
Cependant, tant autrefois que de nos jours, bien des gens considèrent qu’il
est possible, voire obligatoire, de s’en tenir aux significations établies pour
l’affirmation de Socrate selon laquelle « une vie sans examen ne vaut pas la
peine d’être vécue » ? (On peut imaginer un des jurés demander : « Qu’est-
son affirmation, car il l’a énactée avant même de lui donner un nom. C’est
l’énaction.
Cependant, il ne faut pas limiter notre attention aux exemples les plus
« nobles ». Le style de vie désigné par le mot dandy a été lancé par le Beau
e
Brummel au début du xix siècle, puis commenté et popularisé par
bonne, mais personne (y compris ces mêmes adeptes) n’oserait les qualifier
On pourrait considérer que le mode de vie pour lequel le mot cool a une
Certains des exemples dont j’ai fait mention dans le chapitre 5 pour
donner une idée de ce qui est en jeu ici. On ne peut pas dériver ce qui élargit
ensoleillée ou celle de siroter lentement une boisson fraîche, bref, l’idée d’un
on finit par comprendre : cette musique ou cette soirée dans le bar peuvent
d’état, qu’on explicite sous forme de saleté, d’impureté. Pour reprendre les
mots de Schlegel, on rapporte « un extérieur [visible] à un intérieur
invisible ».
Présumons que l’enfant sait déjà ce que signifie le fait de se salir, de se laver
les mains avant le dîner, d’être grondé parce qu’il a taché sa chemise de
ketchup, etc. Apparaît ensuite une distinction on ne peut plus humaine, qui
45
Testament ). On comprend.
(c’est là un autre exemple du premier type d’holisme dont j’ai traité dans le
dernier, dans ce cas, ne se limite pas à notre capacité à décrire des objets, car
mot intégrité, au sens moral. Je fais montre d’intégrité si mes actes sont
me laisser distraire par des enjeux sans rapport ou par des désirs contraires.
Le mot intégrité trouve un écho chez moi parce qu’il dénote la plénitude,
dispersé.
désir, laquelle a effectué un retour en force dans les années 1960 avec l’appel
cœur : il peut non seulement témoigner d’un élan amoureux (je t’offre mon
quand j’entends sa voix », « elle m’a brisé le cœur », « mon cœur saigne »
semble ici « naturel » varie en fait d’une culture à une autre. Les anciens
Grecs, par exemple, auraient jugé les choses selon ce qu’ils appelaient leur
résider dans les tripes ; dans la Bible, on situe le siège de la compassion dans
les entrailles.
mentaux » logés dans la boîte vide de l’« esprit » ; c’est là ce que fait
Descartes.
l’enfant apprend de ses parents les noms et les modes d’expression propres
aux émotions. Une fois leurs contours définis, ses émotions ne se résument
leur enfant des mots pour décrire ce qu’il ressent, les parents lui
un vif besoin sans en connaître l’objet. Il est sauvé par ses éducateurs, mais
poèmes sur le spleen (la paralysie propre à une acédie sans cause
certaine chaleur est associée à un amour qui réchauffe le cœur, une certaine
voire une certaine mort, à un cœur brisé. Nous apprenons que l’amour et la
à me sacrifier ?
quelque chose de nouveau, d’« intérieur » ; pour ce faire, nous créons les
mots nécessaires à l’aide de mots existants. Ainsi, en moyen français, le mot
46
vu plus haut .
Au Moyen Âge, on savait que l’esprit n’était pas l’Esprit, tout comme nous
savons que la saleté n’est pas l’impureté. Il serait tentant de parler d’une
complexe. Notre discours sur le péché et sur l’impureté passe par la saleté,
mais nous pouvons envisager ceux-là comme une variante de celle-ci – une
dit : « L’être humain n’est pas sali par ce qui entre dans sa bouche mais par
47
ce qui en sort . » Celui qui exprime sa haine devient impur. Cela ne
Nous sommes ici en présence de deux idées importantes. (a) Les émotions
ou états spirituels (les Geistiges ou les Inneres, pour citer Schlegel) ne restent
parce que nous les vivons et les concevons autrement dans leur forme
Et (b) la question se pose de savoir laquelle des formes est la plus vraie.
est non. Nous avons besoin des divers langages de l’intériorité. Les émotions
émotions par la façon dont nous les ressentons dans notre corps et dont
subséquentes, d’ailleurs). Tel que décrit par Goethe, par exemple, le symbole
constitutive ».
Une œuvre d’art « allégorique » nous offre une idée ou une vérité à
laquelle nous avons aussi accès de façon plus directe. Une allégorie de la
vertu et du vice qui met en scène deux animaux, par exemple, affirme
quelque chose qu’il est aussi possible de formuler sous forme d’énoncés sur
la vertu et sur le vice. En revanche, une œuvre a une valeur de symbole si ce
qu’elle exprime ne peut pas être « traduit » de cette manière. Elle rend
façon. En ce sens, toute œuvre majeure est sui generis. Elle est intraduisible.
L’œuvre d’art symbolique est sans doute le paradigme sur lequel ont
jeune qui a appris à s’incliner devant ses aînés. Quand le rebelle intérieur se
compliqué par une troisième possibilité. L’œuvre d’art offre l’exemple d’une
peut bien sûr être un art, comme en a fait foi Marcel Marceau). Pensons à
une petite fille qui rejoue la fessée qu’elle a reçue en en donnant une à sa
langage défendue par Herder se trouve le fait que chaque mot ou chaque
motard correspond au style qu’il énacte. Chez la petite fille qui punit sa
Cependant, il est tout aussi manifeste qu’elle ne peut le faire que par des
48
juste » comporte donc des facettes à la fois représentatives et énactives .
portée est définie. Le mimétisme exprime une force qui émane du contexte
extérieure au support.
description affirmative.
attitude flegmatique dans une culture qui valorise l’étalage de soi ou, tel
significations qu’ont les choses pour moi, laquelle est comparable à ce que je
affirmation.
fait une partie de mon monde. J’ose affirmer que je ne suis pas seul à le
49
elle n’affirme rien du tout .
o
Quatuor à cordes n 15 en la mineur de Beethoven, en particulier dans
vieil homme.
50
« tous les hommes sont coupables, tous ont des torts… » ; cette formule
opposants.
Certes, un récit (fictif ) est constitué d’affirmations, mais la nouvelle
peut considérer la formule « tous ont des torts » comme une sorte
comme c’est le cas non seulement dans le roman, mais aussi dans la chanson
des troubadours.
e
À ces genres s’ajoutent, au xx siècle, les représentations de l’intériorité.
et Beckett.
compréhension de la vie. Elle peut donc constituer une autre voie vers la
regestaltisation. On revient ainsi à l’image des deux voies sur lesquelles les
voire les trois. Le rite, par exemple, est une sorte de représentation énactive.
pas à ce qu’elle montre. « Je n’y vois pas que des personnages qui dansent et
la scène à laquelle ils participent, écrit le philosophe. J’y lis leur bêtise et leur
51
joindre à la danse collective en renonçant à toute responsabilité . » Son
On pourrait dire que cette ivresse est elle aussi représentée, mais seulement
pour les observateurs qui savent la percevoir. Grâce à notre aptitude à lire
l’expression humaine (du moins celle qui s’inscrit dans notre culture), nous
sommes en mesure de tirer une telle leçon morale sur notre monde, sur la
facilité avec laquelle nous pouvons vouer une fascination fatale aux idoles.
On pourrait croire que c’est là ce que Poussin voulait affirmer, qu’il faut
lire dans cette œuvre une vérité sur la condition humaine. Toutefois, on ne
que j’y ajoute, ni celle qu’y verrait toute autre personne. Les affirmations de
elles sont implicites, mais cet aspect n’a rien de commun avec ce qu’une
L’Extase de sainte Thérèse, dont la protagoniste se fait percer le cœur par une
entre dévotion à Dieu et désir sexuel. La formulation de ce qui est perçu est
œuvre recèle toujours plus de sens que ce qu’on peut en dire, plus de zones
e
penseurs du xix siècle. Elle réapparaît dans l’esthétique de Croce, qui insiste
52
ensuite reprise par Collingwood .
humaine dans la vie quotidienne, mais elle ne s’y limite pas. Notre rapport à
la matière peut aussi jouer un rôle. Les sculptures de Rodin dénotent une
idée du massif et du solide qui confère une autre dimension aux gestes
lequel n’est pas confiné aux idées préexistantes et ne reproduit pas des
Poussin, avec toutes ses nuances, trouve là son expression pour la première
fois.
peut considérer comme des affirmations et quelque chose de plus : une idée
de la vie humaine qui peut aussi être représentée. Ces deux éléments sont
o
du Quatuor à cordes n 15 de Beethoven. Pourrait-il s’agir d’une simple
protagoniste de ce roman voit son esprit hanté par des fantasmes de violence
qui l’excitent au plus haut point et qui l’amènent à passer à l’acte. Il est
dérangeante, à savoir le fait que le penchant des êtres humains pour la force
de la dévotion à Dieu.)
tous déjà entendu une musique qui nous rappelle quelque chose. « Ah oui,
l’été 1935, que nous avions passé au bord de la mer ; elle faisait fureur ! »
constitue un tout autre phénomène. Une chanson triste peut nous rappeler
un moment heureux, et vice versa, tout comme une musique légère peut
faire ressurgir une émotion profonde. Toute-fois, l’enjeu réside dans ce que
nous pouvons ressentir dans la musique. Et j’ai l’impression qu’il existe une
réponse non arbitraire à cette question, une réponse qui n’est pas fondée sur
53
ouvrage . Je crois qu’on peut mieux comprendre en quoi la musique peut
minimum ; on entend une voix, pour ainsi dire, qui implore l’être aimé ou
l’expression d’un sentiment par l’auteur implicite, bien qu’on y trouve aussi
par tel ou tel sentiment). Par exemple, l’espoir correspond à une issue
54
sentiment correspond à ce que Croce qualifie d’« intuition ».)
Il s’agit sans doute là d’un bon point de départ pour comprendre en quoi
monde. Est exclu ici ce qu’il est (en principe) possible de faire en prose
sentiments et une vision du monde par l’émotion. Les mots constituent une
entre la poésie et la musique dans notre histoire. Dans certaines cultures, ces
deux arts sont indissociables. Les bardes chantaient les exploits des héros ; ils
en contexte qu’offrent les mots. Ainsi vont l’opéra, les cantates et le chant
liturgique.
musique qui convienne aux mots ; telle musique est inadéquate à tel livret.
Cela dit, la musique n’est pas toujours tenue de renforcer les mots. En opéra,
une distance ironique. Ainsi, dans Les Noces de Figaro, Bartolo chante, dans
La distance entre les deux propos livre un commentaire ironique sur les
formes musicales : les mélodies, les harmonies et les rythmes expriment des
résonnent dans les écrits d’auteurs contemporains, qui font écho à ceux de
entendu, de la peinture).
L’histoire ne s’arrête pas là, car la musique occidentale s’est émancipée des
« absolue », c’est-à-dire une musique qui ne repose pas sur un récit, sur un
55
l’éloge à un roi, etc. ). Ce virage a sans doute permis aux compositeurs de
poursuit à travers ces moments, qu’il guide tout en étant guidé par eux.
56
aller sans se détourner de sa signification ». La musique tonale occidentale
cette dynamique évoque pour lui une scène de violence. On est loin de la
simple association (cette pièce me rappelle l’été mille neuf cent quelque
ces éléments. On n’aurait aucune idée de la façon dont une symphonie peut
question :
o
Prenons la Symphonie n 9 de Beethoven. L’affirmation claire et imposante des premières
tragiques, provocatrices et titanesques, déjà latentes dans le geste initial, se révèlent. S’ensuit une
découvert ; de là, on est convié à une méditation sublime, pleine de désir, sous forme de double
l’auditeur est amenée à explorer les possibilités d’une solitude héroïque. Soudain, on entend
une négation musicale : un accord de ré mineur, augmenté d’une sixte mineure et d’une
septième majeure, met un terme à cette rêverie solitaire. Les lignes d’un récitatif émergent : des
phrases qui tirent leur sens de l’accent de la parole humaine et mènent sans effort à la mélodie
de l’Ode à la joie. Cette affirmation triomphale de la communauté n’a rien de l’astuce facile
qu’elle aurait pu être, car c’est son inévitabilité musicale qui la fonde. Nous sommes amenés à
répéter, dans nos solidarités élargies, un certain mouvement de l’esprit. Nous quittons l’effort
individuel pour revenir au confort collectif, et nous percevons ce retour comme naturel,
inévitable. Nous réalisons qu’il est possible, après tout, d’explorer les profondeurs de l’isolement
57
humain et d’en émerger, en communion avec nos congénères humains .
On peut voir que Scruton s’appuie sur les transitions musicales, qui
dans cette œuvre une vision profonde de la vie humaine. Peut-on rejeter son
de meurtre et de chaos, même si elle ne les désigne pas.) Je ne crois pas que
o
dramatique de la Symphonie n 9. Il est vrai que celle-ci repose en partie sur
elle signifie en outre que celui-ci ne peut être résolu que par l’affirmation
triomphale de la fraternité.
La nature même d’une telle vision, formulée dans un langage personnel,
o
Scruton me semble juste sur le fond : en écrivant la Symphonie n 9,
ordre, et une écoute éclairée par les autres œuvres du compositeur et par
nombreuses œuvres se situent entre les deux extrêmes que sont une
s’agit d’une promesse indéfinie. Elle réside dans le fait qu’un créateur a su
tel était le cas, il resterait vrai qu’une telle expérience consiste à écouter
simple association, d’une part (cela me rappelle l’été mille neuf cent quelque
chose), et de la simple transmission d’énergie et d’optimisme, d’autre part.
La musique peut aussi agir sur nous de cette dernière façon, par exemple
incite à danser. Toutefois, quand la musique modifie notre état d’esprit (tout
comme la drogue peut le faire, bien entendu), nous cessons de ressasser les
l’égard du cours des choses. Dans les deux cas, ce sur quoi porte l’optimisme
– son objet intentionnel, pour ainsi dire (qui peut être assez flou : « Je sais
que les choses vont s’arranger ») – n’est pas exprimé par la musique (ou par
étonner, voire nous transformer, bien qu’on puisse trouver très difficile de
58
dire comment et pourquoi .
parce que j’en comprends les mots (d’une façon simple et directe).
Le fait est que la musique, une fois émancipée, semble rompre avec toute
Pour des raisons que nous trouvons difficiles à comprendre, qui vont au-
avec elle et nous amène à éprouver une émotion que nous n’aurions pu
59
connaître autrement . »
Nous percevons certaines œuvres d’art comme des icônes perfectionnées de notre potentiel
ressenti et nous nous les approprions pour donner forme à notre vie intérieure, pour nous
rendre plus lucides et pour mieux nous connaître. L’art transforme la psyché humaine, mais
seulement parce qu’il nous offre des gestes expressifs vers lesquels nos émotions penchent dans
leur quête de sympathie – des gestes que nous accueillons, quand nous les rencontrons, en ayant
l’impression d’être enfin transportés vers une destination que nous ne pourrions atteindre seuls,
comme lorsqu’un poème nous offre les mots de l’amour ou du chagrin que nous ne trouvons
60
incommunicable .
leurs objets. Ainsi, pour revenir à des exemples déjà cités, il ressort des
choses qui suscite l’enthousiasme. Cependant, la nature de cet ordre est loin
(et, encore aujourd’hui, nous ne saurions trouver les mots pour en parler).
L’indétermination ontique peut rester potentielle ou à tout le moins
musique peut être libre de tout contexte de ce genre : elle peut être
« absolue ».
l’impression que l’ordre révélé par Bach et par Haendel existe vraiment,
d’où notre joie. L’objet du désir est réel, d’où la joie dans la tristesse. Les
cette force dans la manière peut s’appliquer à des réactions qui ne sont pas
affirmations qu’il contient. D’où la joie que nous ressentons devant les
représentations de l’ordre dans les œuvres de Bach. Cette joie découle du fait
que nous sommes convaincus que cette vision touche quelque chose de réel.
Même si elles en dépassent le cadre, les représentations implicites de la
61
que « tout art aspire à la condition de la musique ». Avec l’essor de la
C’est ainsi que les représentations, dans une dimension de leur être,
pas rendre compte de leur entière signification de cette façon. C’est bien sûr
dans la musique que cet « excédent » non figuratif est le plus souvent
l’origine se situe hors de nous ? De ces deux lectures, quelle est la plus juste,
réponse, même si les sceptiques considèrent sans doute qu’un tel sentiment
admiration et notre désir des réalités qu’elles dévoilent ainsi que notre
transforme elle aussi, ravive quelque chose en nous, comme le fait le contact
réaliser.
question de la portée du langage, des formes qu’il faut expliquer pour mieux
le comprendre.
portée par les trois niveaux d’expressivité dont il a été question jusqu’ici : la
valeurs par notre langage corporel, par notre style et par notre rhétorique,
Cependant, les frontières en cause ne sont pas étanches. Les noms des
ainsi que de leur degré de pertinence. Nous élaborons ce que j’ai qualifié ci-
explicitation successive nous permet d’adopter une position plus libre par
rapport aux significations en jeu, donc d’en obtenir une explicitation plus
claire. Ce que nous vivons sans réfléchir au niveau de l’énaction peut être
exposé devant nous en tant qu’œuvre d’art à apprécier puis faire l’objet
descriptif réside dans le fait qu’il rend possibles des affirmations claires ;
affirmations sur nos énoncés de premier ordre et sur le langage dans lequel
nous les avons formulés. Les sonates, les poèmes et les romans peuvent bien
sûr faire référence à d’autres œuvres, et une partie de leur effet découle de
telles citations, mais ces dernières ne sont pas des affirmations sur lesdites
On peut bien sûr inverser cet ordre et affirmer qu’il est impossible de
plus libre qui est propre au niveau analytique. Cet argument a sans doute été
celui qui suivra dans le chapitre 7, j’affirme que certains termes clés de la
que soit notre opinion sur leur portée potentielle, les trois niveaux offrent
rapport à celles-ci.
divers types d’explicitation. Notre motard macho n’a pas de mot pour
langage au sens large, qui englobe toutes les formes d’expression, le monde
philosophe. Autrement dit, notre homme vit dans un monde humain, tout
62
décrite, zuhanden , ce monde se révèle débordant de signification
monde préobjectif que pour saisir les conditions dans lesquelles le langage
descriptif évolue.
les prophètes du cool, passent par une première étape qui consiste à trouver
une façon d’exprimer, dans leurs vies, quelque chose qu’ils perçoivent
ainsi dire l’échelon 0). Cette énaction (échelon 1) est ensuite énoncée sous
éliminer.
Ces efforts n’ont potentiellement pas de fin. S’ils ne peuvent pas atteindre
points de repère. (Celle-ci peut devenir pluralité, mais jamais unicité.) Par
ces derniers de meilleure façon, sans quoi l’idéal que nous exprimons
départ.
Il se peut que nos intuitions sur le bien ou sur les termes adéquats de
prise de conscience qui en découle influera à son tour sur la forme de nos
éclairage sur nos formulations antérieures, qu’il nous faudra donc amender.
C’est ainsi que nous allons et venons entre différents points de repère,
restent distincts l’un de l’autre dans les zones définies par ces deux logiques
assimilée à quelque fait brut sur l’être humain, compte tenu de notre
fidélité à celle-ci.
2, nous avons vu qu’il est tentant d’expliquer les mots qui désignent nos
ce modèle.
que cette intuition confère à nos vies. Cette logique possède une structure
notre position, que nous avons énoncée à la fin de la section 3 dans le cas
lieu à plus d’un niveau. À l’origine, chacun de nous se fait inculquer des
dont il a été principalement question dans l’exposé), les agents peuvent finir
réactions brutes, basées sur des faits. Des questions relatives à la justesse, à la
jeu (les trois logiques, en fait, telles qu’énumérées dans la section 1). Si une
adhère (ou adhérait) ladite population, ces significations étant définies selon
celles-ci s’inscrivent dans cette logique, sans quoi tout effort de description
Sans doute est-il pertinent ici de récapituler les liens intrinsèques entre les
points.
(A) Ces significations – les positions éthiques, par exemple – se
Celle-ci est parfois obtenue, en premier lieu, par des modes d’énaction ou
par quelque définition verbale, voire par des représentations, des rituels ou
des œuvres d’art. Ces trois modes finissent par jouer un rôle dans la
personne à une autre, voire d’une culture à une autre. Cette diversité donne
lieu à des questionnements et, parfois, à des conflits ; elle suscite souvent
l’incompréhension et la méfiance entre les gens et, plus encore, entre les
cultures.
(C) Ces significations ne sont pas définies isolément, car elles s’inscrivent
se rapporte à celles des autres (voir la section 1). Elles sont analogues aux
ou d’une note influe sur l’effet visuel ou sur la mélodie dans son ensemble.
interpréter certains événements qu’en les situant dans toute cette vie ou dans
est définie par opposition à d’autres manières d’être, moins valorisées, voire
celle-ci telle qu’elle est énactée, tandis que, réciproquement, l’énaction jugée
Il nous faut faire des allées et venues entre la partie et le tout, entre la
à toute une vie ou à une longue période de l’histoire, entre nos convictions
éthiques et les motivations que nous approuvons ou condamnons, entre les
vertus auxquelles nous adhérons et les pratiques censées les actualiser ; dans
nouvelles notions, nouveaux défis lancés par autrui, etc. Dans certains cas,
ces changements élargissent le fossé qui nous sépare des autres personnes,
sein de ces constellations, que ce soit de la partie au tout, puis de retour dans
humaines, les significations vitales peuvent être identifiées à des états qu’on
63
conscience qu’en a l’agent .
matière à débat, mais ses critères scientifiques sont bien définis. Les
trancher font l’unanimité. Ou prenons un autre exemple, qui fait appel à des
entente sur des critères. Revenons à un exemple déjà cité. Les nietzschéens
À la lumière des propos qui précèdent, on est à même de constater que les
64
départ, toutes réductrices .
On peut aussi constater en quoi les différences entre les domaines de
« dénomination » ne joue pas le même rôle dans les deux domaines, donc
dans les logiques qui leur sont propres. Prenons le mot cool. On pourrait
notion de valeur qui détermine si cette manière d’être entre ou non dans
l’usage.
mais il ne se déroule pas du tout de la même façon dans les deux logiques.
termes (ou, pour dire les choses autrement, les différents modes
empiriques.
tout d’abord que cette distinction entre différentes logiques sémantiques est
derniers siècles. Elle s’appuie bien sûr sur la science postgaliléenne, qui
étaient des totems ou des lieux peuplés d’esprits ou de forces, les deux
inaperçues.
nous l’avons vu, cette théorie présente une forte orientation normative : il
faut utiliser des termes aux définitions précises et définitives, éviter les
d’idées claires et distinctes. La théorie a ensuite été raffinée par les réflexions
sur le langage et sur la logique des deux derniers siècles. Une fois ce modèle
(dont les significations humaines) n’y cadrent pas, lesquels ne sont pas
simplement donnés comme le sont ceux qu’on étudie pour valider les
théories scientifiques. Dans le chapitre 7, nous nous pencherons sur d’autres
catégories de ces phénomènes (les positions, par exemple), dont les termes
elles, reposent sur une réalité extérieure à laquelle l’être humain cherche à se
distinctions subtiles entre les divers types d’indépendance (que nous avons
énumérées dans la section 2) ne sont pas visibles. Notons que les variantes
En second lieu (et sans doute plus durablement), le fait que la forme de la
entièrement.
comme tout ce qui nous entoure. Les langages qui explicitent les
même les significations de la science (sa raison d’être, ses combats, ses
mots ou des symboles et les gestes expressifs sont guidés par une impression
(non linguistique). Le langage est le domaine des bons choix et des erreurs,
Nous sommes aussi, pour dire les choses autrement, dans le domaine de la
en perpétuel renouvellement.
énuméré trois ou quatre : (1) les deux types de justesse descriptive que sont
représentations.
Ces pouvoirs peuvent aussi se classer d’une autre façon, basée sur les
que ce domaine existe à nos yeux, un domaine doté de sa réalité propre, qui
peut dès lors être exploré par l’entremise d’innovations dans ces trois formes
d’expression constitutive.
auquel se livrent les œuvres d’art et les critiques dont elles font l’objet.
descriptives. J’ai noté que la langue ainsi envisagée exclut (A) la dimension
qu’il faut connaître pour comprendre les termes relatifs aux rapports
aussi vu, non seulement ces dimensions du langage ne font pas partie des
être initié au langage sans l’être aussi à certaines significations humaines, qui
ne les maîtrise pas. Les modalités de cette acquisition, les interactions entre
pour l’essentiel (et n’a d’autre choix que d’éluder, faute de termes adéquats).
65
de base du chapitre 3 .
descriptif sans le situer au préalable dans une théorie plus générale de ces
66
symboliques »). Nous reviendrons sur cette question plus loin. Il nous
langage.
1. Wilhelm von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, traduction de Pierre
Caussat, Paris, Seuil, 1974, p. 329 ; Schriften zur Sprache, Stuttgart, Reklam, 1995, p. 146.
2. Ibid., p. 96.
Language Acquisition and Conceptual Development, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
4. J’ai traité de certaines de ces questions dans « Self-Interpreting Animals », dans Philosophical
Papers 1 : Human Agency and Language, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 45-76.
5. La conception des émotions que j’expose ici a beaucoup de points communs avec celle que
défend Martha Nussbaum dans un magnifique exposé de son ouvrage intitulé Upheavals of Thought :
The Intelligence of Emotions (Cambridge, Cambridge University Press, 2001). Dans le chapitre 1, elle
propose « une variante modifiée de la conception stoïcienne des anciens Grecs selon laquelle les
émotions sont des formes de jugements de valeur qui confèrent à certaines choses et à certaines
personnes sur lesquelles l’individu n’a aucun contrôle une grande importance dans l’épanouissement
6. Au sens entendu dans le chapitre 3, les significations métabiologiques ne peuvent nous toucher
que par une certaine autoexplicitation, alors que les besoins et les aspirations qu’elles mettent en jeu
8. Dans ce cas, bien entendu, on pourra trouver le vocabulaire nécessaire à la description des
significations en respectant les hypothèses de la théorie HLC : on apprend quelque chose sur un
processus qui a cours dans le monde (par exemple, les ravages causés par un virus ou encore les effets
des opérations boursières sur notre compte de banque), puis on trouve les mots dont on a besoin en
« réaliste » de la vérité de nos descriptions du monde qui nous entoure et, par extension, des sciences
de la nature. Pour un argumentaire plus détaillé à la défense de cette position, voir Hubert Dreyfus et
Charles Taylor, Retrieving Realism, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2015. Bien
entendu, ce qui, dans l’univers des réalités indépendantes, peut confirmer une hypothèse ou une
théorie donnée dépend de ladite hypothèse ou théorie, car celle-ci détermine la forme des « faits »
qui la confirment (ou l’infirment). Cependant, la « logique sémantique » en jeu ici est très différente
de celle qui s’applique à la définition des significations humaines ; voir plus loin.
11. Précisons que ce qui distingue ces trois logiques ne réside pas dans l’idée voulant que, dans
certaines d’entre elles, une personne qui tente d’expliciter sa pensée soit plus active et plus créative que
dans les autres. On pourrait avoir cette impression en s’en tenant au mode de dénomination propre à
la théorie HLC, où un mot est simplement appliqué à une idée préexistante. Toutefois, comme nous
l’avons vu dans le chapitre 5, même la description de phénomènes qui se présentent à nous (logique
1) comporte une dimension créative en vertu de laquelle nous les « figurons », et il va sans dire que
l’identification de mécanismes sous-jacents (logique 3) est aussi une activité créative (qui présente des
liens et des analogies avec la dimension figurée, comme je l’ai expliqué dans le chapitre 5). Les
différences déterminantes résident dans le type de créativité en jeu et dans la manière dont on en
12. Voir mon article intitulé « What Is Human Agency ? », dans Philosophical Papers 1, p. 15-44.
13. Mon argument de la section précédente, où j’affirmais que notre compréhension des
significations humaines ne peut pas être détachée et met en jeu des intuitions ressenties, sera avant
tout développé relativement à nos intuitions normatives dans les pages qui suivent. Cependant, il faut
garder à l’esprit que les prises de conscience par lesquelles nous amendons nos autodescriptions
influent aussi sur nos émotions. Si je me rends compte que mes « remords » étaient feints et que je
craignais seulement de mal paraître, je ressentirai assurément une certaine honte (négatif ) et je me
conscience de ce qui est en jeu avant de porter un jugement de valeur et le fait que cette conscience se
manifeste par des intuitions ressenties. On ne peut déduire d’une description dépourvue de
significations humaines la moindre attribution de valeurs. Cela va de soi. Cependant, pour conclure
que faits et valeurs appartiennent à des domaines distincts, il faut aussi accepter l’hypothèse selon
laquelle les jugements de valeur et les jugements moraux ne sont pas vraiment « factuels », ce qui
15. J’ai examiné plus en profondeur cette question dans « Explanation and Practical Reason ».
16. Parmi les ressources de l’évaluation « directe » de nos intuitions ressenties se trouve la mise au
jour de contradictions apparentes entre elles et la tentative pour les résoudre. C’est ce que Rawls
qualifie d’« équilibre réflexif ». Voir John Rawls, Théorie de la justice, traduction de Catherine
17. Jürgen Habermas, Droit et Démocratie. Entre faits et normes, traduction de Christian
18. T. M. Scanlon, « The Structure of Contractualism », dans What We Owe to Each Other,
19. Cette question est aussi traversée par d’autres enjeux. Par exemple, la moralité entendue comme
action obligatoire ne peut pas expliquer la bonté de la surérogation, c’est-à-dire ce qu’on fait en plus
21. : Inventing Right and Wrong, New York, Penguin, 1977, p. 38.
J. L. Mackie, Ethics
22. Voir Rachel Cohon, Hume’s Morality : Feeling and Fabrication, Oxford, Oxford University Press,
2008 ; Joseph Duke Filonowicz, Fellow-Feeling and the Moral Life, Cambridge, Cambridge University
Press, 2008 ; Shaun Nichols, Sentimental Rules : On the Natural Foundations of Moral Judgment,
Oxford, Oxford University Press, 2004 ; Michael Slote, Moral Sentimentalism, Oxford, Oxford
University Press, 2010 ; voir cette autre position intéressante, inspirée de Hume : Simon Blackburn,
24. Bien entendu, Hume nous autorise à porter de tels jugements de valeur, mais ceux-ci se
rapportent simplement au fait, par exemple, de savoir si un acte a bel et bien été commis par
bienveillance ou de savoir quelle est la cause de quoi ; les faits en soi seraient inertes au point de vue
motivationnel.
25. Hume cite un exemple semblable pour illustrer le caractère contagieux de certains états d’esprit.
Voir son Enquête sur les principes de la morale, traduction de Philippe Baranger et Philippe Saltel,
26. Iris Murdoch, La Souveraineté du bien, traduction de Claude Pichevin, Combas (France),
27. En fait, nombreuses sont les expressions modernes du sentimentalisme qu’on peut interpréter à
la fois comme propositions de nouveaux idéaux éthiques et comme analyses de la moralité humaine.
Ce sont des plaidoyers qui s’ignorent. Voir par exemple Michael Slote, Moral Sentimentalism.
28. Je force sans doute l’argumentaire de Korsgaard à entrer dans un moule qui lui est étranger. La
philosophe part du principe selon lequel les êtres humains sont dotés d’autonomie, ce qui leur permet
de faire des choix qui sont fondés sur des principes et qui n’ont rien d’aléatoire ; ces choix découlent
de leur « identité pratique », qui consiste en « une description en vertu de laquelle l’individu
reconnaît sa valeur et considère que sa vie vaut la peine d’être vécue, que ses actions valent la peine
University Press, 1996, § 3.3.1, p. 100). Les identités pratiques sont donc essentielles aux êtres
humains. En tant qu’être humain, il me faut estimer la capacité de choisir qui en découle, ce qui
implique cependant d’estimer également celle d’autrui. La moralité des Lumières est issue de cette
finalités plutôt qu’à d’autres. Ces choix sont guidés par notre identité pratique. Mais cette capacité à
nous guider nous-mêmes, c’est en tant qu’êtres humains que nous l’avons. Nous avons par
conséquent le devoir d’estimer l’humanité qui réside en nous, laquelle correspond à celle qui réside en
nos semblables. » (Ibid., § 3.4.9, p. 122-123) La question consiste à savoir quelle forme prend ici le
« devoir ». À un certain égard, l’injonction semble aller de soi : si nous n’estimons pas l’humanité,
nous nous contredisons nous-mêmes. Ce à quoi on pourrait répondre : « Et alors ? » Mais on peut
aussi l’interpréter ainsi : si nous reconnaissons la valeur de la capacité d’agir de l’être humain et le fait
qu’elle exprime une dignité supérieure à celle de tous les autres êtres, nous n’avons d’autre choix que
l’agir rationnel. En sa qualité de philosophe analytique, Korsgaard semble se situer au premier niveau
d’interprétation, mais, en tant qu’être humain, elle se trouve manifestement quelque part au second.
Cependant, la description de la valeur d’un règne des fins reste insuffisante. Dans What We Owe et
dans Being Realistic about Reasons (Oxford, Oxford University Press, 2014), Scanlon cherche à éviter
« contractualiste » des vertus et des travers moraux semble exclusivement limitée à la moralité au
sens étroit du terme et à un argument fondé sur des « principes ». J’acquiesce cependant à une bonne
partie de son appel à l’équilibre réflexif et à son affirmation selon laquelle nous commençons toujours
à réfléchir in medias res, c’est-à-dire en étant déjà motivés par (ce qui nous semble être) des raisons
valables.
29. Karl Barth, Dogmatique, vol. II : La Doctrine de Dieu, t. I, Genève, Labor et Fides, 1956, p. 219.
30. Pour « human propensity to fuck things up » (propension humaine à tout foutre en l’air) :
Francis Spufford, Unapologetic : Why, Despite Everything, Christianity Can Still Make Surprising
31. Bien entendu, certaines personnes ont des aspirations éthiques moins élevées que d’autres ou
considèrent être plus proches de les réaliser, quelles qu’elles soient. Toutefois, elles savent
nécessairement que d’autres personnes ne sont pas à la hauteur ; elles ont une certaine opinion des
obstacles responsables de leurs manquements et des motivations qui leur ont permis de réussir. Les
32. Voir Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, traduction de
34. William Wordsworth, « Vers composés sur les bords de la Wye en amont de Tintern Abbey »,
dans Poèmes, traduction de François-René Daillie, Paris, Gallimard, 2001, lignes 100-102, p. 35.
35. Ces derniers paragraphes donnent sans doute une image trop sérieuse de nos vies éthiques,
image qu’on ne saurait généraliser. Certaines personnes sont satisfaites d’elles-mêmes. C’est là un fait
indéniable. Toutefois, elles ont aussi une certaine idée de ce qui leur a permis d’être si bonnes, si
brillantes ou si efficaces, voire d’atteindre quelque autre statut qu’elles admirent, mais que des gens
moins chanceux ou moins doués qu’elles ne possèdent pas. Ces personnes sont assurément soucieuses
37. Je fais bien sûr référence à la tradition de la « compréhension empathique » [Verstehen] dont les
sciences humaines font état depuis Wilhelm Dilthey. Pour Max Weber, la Verstehen est indispensable à
toute explication d’événements ou de structures sociales dans l’histoire. Voir son exposé sur les
sociales », dans Essais sur la théorie de la science, Paris, Pocket, 1998, p. 160 et suivantes. En découle
l’exigence, formulée par Weber, selon laquelle toute explication sociologique doit être non seulement
Société, t. I : Les Catégories de la sociologie, traduction de Julien Freund, Paris, Pocket, 2006, p. 10.
38. Martin Heidegger, Être et Temps, traduction de François Vezin, Paris, Gallimard, 2012 ; Hans-
Georg Gadamer, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, traduction
de Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil, 1996 ; Paul Ricœur, Du texte à l’action,
40. Voir mon article intitulé « Reason, Faith, and Meaning », Faith and Philosophy, vol. XXVIII,
o
n 1, 2011, p. 5-18.
41. J’ai examiné plus en profondeur ce type de développement moral-éthique dans Dilemmas and
Connections, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2011, chap. 15, et dans L’Âge
42. Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, Paris, Presses universitaires de France, 1958.
45. « Il fit signe à la foule d’approcher. / Écoutez et entendez. L’être humain n’est pas sali par ce qui
entre dans sa bouche mais par ce qui en sort », Évangile de Matthieu 15,10-11, La Bible,
48. Voir Merlin Donald, Les Origines de l’esprit moderne. Trois étapes dans l’évolution de la culture et
de la cognition, traduction de Christèle Emenegger et Francis Eustache, Paris, De Boeck, 1999, p. 189
et 199.
49. Roger Scruton évoque « une certaine “référence sans prédicat” qui touche au cœur, mais
engourdit la langue » ; voir The Aesthetics of Music, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 132. Ce passage
est cité par Andrew Bowie dans un excellent ouvrage à l’argumentaire solide, Music, Philosophy, and
50. Fedor Dostoïevski, Les Démons, traduction de Boris de Schlœzer, Paris, Gallimard, 2003, p. 612.
53. Ibid.
54. Voir Benedetto Croce, Thèses fondamentales d’une esthétique comme science de l’expression et de la
linguistique générale, traduction de Pascal Gabellone, Nîmes, Éditions Théétète, 2006, chap. 1 et 2.
55. Downing A. Thomas, dans son ouvrage intitulé Music and the Origins of Language (Cambridge,
Cambridge University Press, 1995, p. 6-7), soutient que la naissance supposée d’une « musique
musical » est antérieure à la période romantique. On peut néanmoins affirmer que, émancipée de la
tradition (liturgie, opéra, etc.), la musique a ouvert la voie à de nouvelles possibilités expressives.
58. Dans Music, Philosophy, and Modernity, Andrew Bowie défend une position assez proche de la
mienne quand il affirme que la philosophie a quelque chose à apprendre de la musique, et que l’idée
d’« avoir raison » peut s’appliquer à cet art comme elle s’applique au langage. Son argumentaire
s’appuie cependant sur une richesse de détails et une connaissance fine de l’évolution qu’a connue, au
cours des derniers siècles avec l’essor de la modernité occidentale et la réponse romantique à celle-ci,
61. Walter Pater, « The School of Giorgione », dans A. Phillips (dir.), The Renaissance : Studies in
Art and Poetry, Oxford, Oxford University Press, 1986, p. 86. Pour en savoir plus sur le statut
particulier atteint par la musique depuis la période romantique, bien rendu par la célèbre formule de
Pater, voir le brillant exposé de Lydia Goehr dans The Imaginary Museum of Musical Works : An Essay
in the Philosophy of Music (Oxford, Oxford University Press, 1992). Je tenterai moi-même de jeter un
peu de lumière sur cette question dans l’étude complémentaire que j’entends réaliser.
65. J’ai tenté de formuler cette hypothèse en empruntant un chemin différent dans « Language Not
1
« créatrice », du discours , idée qui rappelle que, souvent, « dire, c’est
2
Searle . Cependant, les énoncés performatifs explicites auxquels s’intéressent
ces auteurs (en citant des exemples comme « Je vous déclare mari et
femme », prononcé par le prêtre, par le maire ou par l’officier d’état civil,
3
entre « langue » et « discours » établie par Émile Benveniste . Ces deux
« parole », mais ils sont en réalité très différents. Saussure distingue le code
4
linguistique contemporaine, qui oppose compétence et performance .
pourrions être plus que deux), nous formons un cercle dont les parties
5
s’applique à la fois aux êtres humains, aux animaux et à la matière inerte .
demain, etc. C’est aussi ce qui donne leur force concrète aux temps de verbes
utilisés : présent, passé simple, futur simple, etc. Les verbes que nous
utilisons peuvent même nous situer (ou situer les événements dont nous
lexical. Nous pouvons par exemple nous situer dans un procès accompli
6
leur énonciation . Cependant, sans recourir à la centralité référentielle, nous
que nous occupons l’un par rapport à l’autre. Cette dynamique se manifeste
par notre rhétorique, par le ton de notre voix, par le type de remarque que je
nuances.
Imaginons que nous sommes amis, mais que je suis plus vieux que vous. Il
se peut que je vous traite comme si vous étiez naïf, que je vous donne plein
vos idées, etc. De votre côté, vous ne contestez pas mon attitude ; peut-être
voire consternants.
nous attendons l’un de l’autre, à ce que nous croyons nous devoir l’un à
attitude existait assurément avant que ce mot ne soit créé, et elle existe
aujourd’hui dans des milieux où celui-ci n’est pas d’usage courant. Dans ce
cas comme dans bien d’autres, nous avons trouvé un nom qui nous permet
8
expriment et façonnent la pragmatique de nos situations discursives .
Tout le monde sait reconnaître les situations où une position que je partage
avec une personne fait en sorte que, si je lui dis « Je serai là demain », je me
raison valable.
que celle-ci répond par l’affirmative, il n’aurait aucune raison d’affirmer par
rompu sa promesse.
fait partie des statuts qui confèrent certains privilèges et obligations. Les
stricts. Il leur faut entre autres avoir pris part à une cérémonie explicite où
femme », ont été prononcées par un prêtre, par un maire ou par un officier
union libre, les privilèges et les obligations sont conférés aux personnes qui
question, mais je dois y renoncer. Le prétendu mystère est issu du fait qu’un
Il va sans dire que les énoncés performatifs de ce type ne sont pas toujours
reconnu, issu d’une autorité qui peut se voir conférer ou retirer un statut et
que tout ce que vous allez dire à partir de maintenant pourrait être retenu
faire usage de gaz lacrymogène, le chef de police lit des articles de la Loi
contre les émeutes aux manifestants déchaînés. Son énoncé influe lui aussi
illocutoire d’une mise en garde, et son effet perlocutoire souhaité est que
possible que certains actes de langage aient des effets bien définis : « Je vous
et à nos relations.
inégale ayant cette forme particulière est établie (second type), puis on
premier type).
espace social plus large, caractérisé non seulement par une multitude de
l’ordre social dans son ensemble (laquelle est aussi sujette à être façonnée ou
modifiée par l’énaction). Une fois établie, toute position implique certaines
10
interactionnel »; ce dernier suppose à son tour la définition d’une
certaine typologie sociale, qui détermine quels types d’acteurs peuvent jouer
les différents rôles propres à une position. Dans toute société où elle existe,
différenciée, qui détermine les rôles que chacun est habilité à remplir. Dans
une société plus égalitaire, où toute personne pourrait être employée par
une autre en vue d’accomplir une tâche définie, cette position n’existerait
même façon. Pensons par exemple au type de discours que nous privilégions
dans un contexte officiel comme une assemblée délibérante, qui n’a rien de
celui, plutôt désinhibé, de nos blagues entre copains au bar du coin. Pensons
11
dans une œuvre littéraire ; il fallait plutôt écrire génisse . Les registres
châtiés peuvent aussi être envisagés sous l’angle du contraste entre la façon
soient pas toutes nommées et que leurs normes ne soient pas toujours
12
« argotique » …
registre qui n’est pas le mien et qui ne me convient pas. Disons que je passe à
Ces positions, leurs normes, leurs convenances, les typologies sociales, les
une certaine rigidité. Non seulement les règles qui déterminent en quels
lieux et à l’adresse de qui il faut employer un langage châtié dans une société
hiérarchisée sont strictes, mais leur violation peut aussi être sévèrement
aux gens dans les sociétés occidentales. Dans mon enfance, au Québec, on
impensable aujourd’hui.
Abordons encore sous un autre angle l’ordre social dans lequel s’inscrivent
les positions, les typologies et les registres de langue. Les sociétés modernes
l’éducation, le théâtre, les médias, etc. Ces domaines exercent leur autorité
sur nos vies à divers degrés ; le plus inéluctable d’entre eux reste le politique,
et cette variation peut découler d’une règle : dans certaines sociétés, par
exemple, les femmes n’ont pas accès à certains emplois et à certains postes
renforcé par celui d’une autre sphère d’activité (le politique peut se trouver
politicien-électeur, etc.
13
souples, fondées sur de vagues stéréotypes ou sur des images canoniques .
plupart des gens n’ont pas conscience, par exemple les mécanismes causaux
du système économique.
On peut avoir l’impression que cet ordre social plus vaste est inébranlable,
14
écrivait Durkheim ). Toutefois, dans les faits, comme nous venons de le
voir, cet ordre n’existe que parce qu’il est constamment reproduit par les
bouger ?
15
section 6 du chapitre 1 sur Bourdieu . Nous reproduisons généralement la
société dans laquelle nous avons grandi parce qu’on nous a inculqué certains
16
modes flexibles d’improvisation . Pour l’essentiel, la notion d’habitus
17
structurée ». Acquérir un habitus consiste à incarner certaines
approprié, etc. Ils apprennent non pas à faire des mouvements précis, mais à
élémentaire que l’orthodoxie (les croyances que nous entretenons pour avoir
raison, conscients que nous sommes du fait que les autres peuvent concevoir
19
croyance originaire ».
moins dans la société moderne, sur une doxa induite par des habitus. Les
règles propres aux institutions ainsi que les formes canoniques et les
les habitus et les règles explicites, une société a toujours d’autres recours
sont la fête nationale ainsi que les hommages aux soldats morts à la guerre
ou à d’autres personnes qui ont donné leur vie aux valeurs qui sont les
siennes.
20
d’« imaginaire social » d’une société donnée , ce qui inclut l’explicitation
envers celle-ci.
rite dans l’histoire de l’humanité. Selon cet anthropologue, les rites originels
(ce mot grec a des liens étymologiques avec la notion d’ordre dans son sens
védiques. Ce cosmos inclut non seulement l’être humain, mais aussi les
dieux ou les esprits (selon le type d’êtres supérieurs reconnu par la société).
nature. Bien qu’il soit normatif, il n’est pas toujours réalisé dans son
l’idée d’un cosmos normatif ou d’un rôle dévolu à des êtres supérieurs et où
ordres ou à des statuts sociaux très codifiés (c’est le cas, par exemple, des
assemblée). Ce faisant, nous n’expliquerons pas tout, mais il s’agit d’un bon
pour fonction non pas de réparer l’ordre dans lequel ils s’inscrivent (le
qu’on puisse être d’avis que l’institution du mariage n’a aucun sens ou que
notre culture délibérative est trop coincée et trop restrictive, les gens qui
21
stéréotypés . Selon Rappaport, « les praticiens du rite ne spécifient pas
tous les actes et tous les énoncés dont celui-ci est constitué. De façon plus ou
moins pointilleuse, ils suivent un ordre préétabli par autrui (ou considéré
22
comme tel) ». Cette façon de précéder correspond au caractère stéréotypé
Cependant, cet aspect présente lui aussi une dissemblance. Je ne sais trop
comment la formuler, mais je dirais que les rites anciens comportaient une
plus grande part d’incertitude, un plus grand « jeu » entre eux et les
Des éléments peuvent certes faire capoter une cérémonie de mariage – des
« infélicités », pour citer Austin : un des futurs époux est déjà marié ou le
célébrant n’a pas l’autorité requise pour agir (il n’est ni prêtre, ni maire, ni
officier d’état civil, ni capitaine de navire). Cependant, une fois écartées ces
Dans les rites des sociétés archaïques (et dans ceux qui leur ressemblent
encore aujourd’hui), une telle infaillibilité est plutôt rare. Cette incertitude
découle en partie du fait que le résultat escompté est plus difficile à définir et
pas garanties par la rectitude exemplaire (apparente) d’un rite. Pensons aux
crucial prend la forme d’un sacrifice suivi d’un festin. L’animal est tué, ses
entrailles « nobles » (cœur, foie, etc.) offertes au dieu (brûlées sur son
peut être invalidée par certaines imperfections (par exemple si les entrailles
23
conforme, la réussite n’est jamais assurée , car on ne peut pas vérifier, muni
Rappaport a le plus étudié). Une fois célébré un rite d’alliance maritale, une
de la conviction que les règles sont telles qu’elles ont toujours été. Ce qui est
24
du temps .
d’autres rites importants des sociétés archaïques. C’est le cas des rites
25
associés au don, étudiés par Marcel Mauss et par de nombreux autres
anthropologues. Ayant pour fonction de sceller des alliances, ces rites sont
donner quelque chose en retour, je l’insulte, car je lui indique ainsi que je ne
souhaite pas lui être redevable. Si, en revanche, j’attends trop longtemps, je
me trouve à lui dire qu’il n’est pas très important pour moi, qu’il ne mérite
26
passée avec lui, nos positions respectives dans la hiérarchie sociale, etc. .
que ces cérémonies visent des objectifs ? Un cynique pourrait dire qu’elles
ont une finalité externe : les élites qui les organisent souhaitent attiser la
stratégique, analogue à celui du patron qui organise une fête pour ses
employés afin de les rendre plus joviaux et mieux disposés envers lui. Nous
pouvons même agir de cette façon stratégique à notre propre égard, par
exemple lorsque nous décidons de nous détendre et de prendre un verre
Mon questionnement porte cependant sur les objectifs internes, soit ceux
qu’ils sont assez courants. Les Américains qui participent aux cérémonies du
des Romains, rien ne peut garantir l’atteinte de ces objectifs, pas même la
commun, mais nul ne saurait établir la liste précise des conditions à remplir.
celle-ci s’est éloignée. L’incertitude relative aux résultats est sans doute dans
la nature même du rite de réparation. Quoi qu’il en soit, celui-ci semble être
La certitude qu’ont les Marings de voir leurs rites produire les résultats
« amorçage ».
maintes fois souligné : selon son préambule, elle est l’acte d’un sujet
collectif, « We, the People of the United States » ; pourtant, celui-ci n’existait
pas avant son adoption, puisque c’est par elle qu’il a vu le jour. Ce sont les
devenir des États, ces entités politiques avaient mis sur pied une alliance
par les États et en mettant les nouvelles institutions en œuvre. Plutôt que de
nouveau.
dudit ordre (le mythe en représentant un autre), et ce, que l’on considère
cette dynamique comme une découverte ou comme une projection. Tant les
Marings décrits par LiPuma que les rédacteurs de la Constitution des États-
Même pour les plus « laïques » de nos contemporains, cet ordre repose sur
certaines valeurs et sur certaines vertus : dans la plupart des cas, celles-ci
gouvernement. Même les gens selon qui ces valeurs n’ont aucun
pas être rejetées, qu’elles participent de la nature des choses – sans doute de
la nature humaine ou, moins éternellement, de ce que sont devenus les êtres
27
historiques . Nous sommes ici au cœur de l’efficacité constitutive du
Dans cet exposé sur la force créatrice du discours, j’ai soulevé la question des
section.
une position dont deux personnes sont parties prenantes peut être
J’ai donné l’exemple d’un homme âgé qui impose une interaction empreinte
liant des catégories entières d’individus, ce qui peut influer sur l’ordre social.
haut, une position établie peut ne pas avoir de nom reconnu (la position
d’usage courant.
28
antérieur. J’y critiquais la théorie de la signification de Donald Davidson ,
mais mon propos peut s’appliquer à un champ plus vaste. L’exemple portait
sur la notion d’égalité comme norme dans la polis grecque, laquelle était
29
exprimée par des mots comme isêgoria et isonomia , et dans des expressions
comme homoioi, qui désignait les citoyens de Sparte. Ce dernier terme fait
force ou de valeur, mais que peut bien signifier cette absurdité athénienne
respect est considéré comme une réalité achevée dans certaines sociétés. Pas
chez les anciens Grecs. Comment la notion d’égalité des citoyens a-t-elle
ce processus que des mots comme isêgoria voient le jour afin d’expliciter de
et de ces normes plutôt qu’à la suivre. Les citoyens finissent par considérer
comme nous l’avons vu plus haut. Les nouvelles positions établies dans le
objet. Dans ce cas, cependant, l’action n’est pas celle d’un penseur isolé qui
réfléchirait discrètement dans son coin, mais plutôt celle d’une collectivité
comme on l’a vu par exemple avec les émeutes et les pillages de 2011 en
dénomination n’est pas sans effet. Elle influe sur la façon dont les gens
transformés. Par rapport aux Grecs et aux Romains, les Européens de l’aube
concrète à l’égalité des citoyens. Pour citer une célèbre métaphore de Kant, il
schématisation s’est poursuivie depuis lors, si bien que l’idéal n’a jamais
cessé de se transformer.
citoyens de la même façon que nous. Les esclaves et les femmes en étaient
exclus, et, selon certains patriciens, il fallait aussi fermer la porte à la plèbe,
qui n’était pas à la hauteur des exigences d’une citoyenneté active. (Lors des
sur la nécessité d’éviter des souffrances injustifiées (ce qui, par exemple,
avait motivé André Gide à révéler son homosexualité dans les années 1920),
provoquer.
30
Marings . On se persuade que la notion d’égalité a toujours eu sa
constituées d’hypocrites (dans leurs rapports avec leurs esclaves, avec leurs
qu’avait une norme comme l’isonomia pour les anciens Grecs (qui en
Jefferson, même s’il est sans doute faux d’affirmer que l’« égalité » était en
cause, l’enjeu ayant plutôt consisté à déterminer qui étaient les titulaires des
peut vouloir adopter une position catégorique ; la question (b), elle, est
31
d’ordre historico-ethnographique et appelle une réponse nuancée .
7
Un vaste ensemble constitué de phénomènes humains, de normes, de
l’université d’Oulan-Bator. (Disons que cette famille vit dans une zone si
reculée qu’elle n’a jamais été touchée par l’idéologie marxiste du régime
sous leurs noms canoniques comme le sont les animaux d’Afrique dans un
avant qu’on ne leur donne des noms, tandis que le langage dont on dispose
l’isêgoria des anciens Grecs). Cette lacune définit bien la situation de mon
pauvre observateur perse : celui-ci peut saisir le sens du mot égal dans des
jugements sur la taille, sur la force, sur l’aptitude à conduire un char, voire
connaître la vie de la polis, ses normes et ses idéaux. Ce qui, bien sûr, est
Perse doit déjà savoir reconnaître un chien pour apprendre le mot grec kúôn.
familiariser avec les institutions et apprendre ces mots ne sont pas deux
la faune de Grèce et, d’autre part, à apprendre les noms grecs des divers
32
(c’est-à-dire du discours) dans ce domaine .
gauche, car les mots perses dont il a besoin pour ce faire n’existent pas (du
moins à ce jour). Si, une fois rentré chez lui à Suse, il publiait une
monographie sur les mœurs étranges des Athéniens, il lui faudrait faire ce
que font souvent les ethnographes modernes, soit donner le terme en grec,
idée de ce qui fait courir les Hellènes. Si ce type de contact dure assez
capable d’amener les gens à croire qu’ils comprennent des choses qui leur
échappent encore).
transformée par les travaux de Frege et d’autres penseurs, ne peut pas rendre
certaines descriptions neutres et détachées (des activités qui ont leur utilité).
vie éthiques ou quasi éthiques, les nouvelles positions voient le jour dans
jeu des mots, des normes ou des gestes rituels nouvellement créés ainsi que
de nouvelles descriptions de modèles historiques, invoqués de part et
d’autre.
exemplaire et, d’autre part, l’explicitation verbale des normes, des actions,
réciproque : les modèles se voient expliqués par des explicitations qui, à leur
processus soit complexe dans les deux cas, les significations éthiques et les
ces significations sont justes, c’est-à-dire sans erreur ni illusion, tandis que
les normes et les vertus en cause sont valables. Pour être confirmées, ces
Dans le cas des positions, le second type de confirmation est lui aussi
mais on cherche aussi à les établir de facto en tant que positions effectives
reste la même. Tant en ce qui concerne le langage des positions qu’en ce qui
indépendants attirent notre attention puis sont nommés. Ils naissent dans
l’énaction ainsi que dans le discours sur les normes et sur les modèles issus
de celle-ci. Une fois établies, les positions peuvent bien sûr être découvertes
Nous nous trouvons tous, bien sûr, dans une telle situation quand nous
Autrement dit, il faut comprendre le sens qu’elles ont pour les agents
dans le contexte des pratiques dont elles sont issues ainsi que dans celui des
mots et des images avec lesquels elles sont interprétées. Envisager leur action
d’interprétation.
ou simpliste des significations que les agents donnaient à leurs actions (bref,
des significations en jeu, Furet et les marxistes offrent des explications très
langage joue ici un rôle déterminant : le rite. Cela nous ramène à l’exposé
lequel vivent les êtres humains et leurs sociétés évolue sous l’effet de rites de
33
immanent ».
nous vivons.
différences culturelles.
1. J’ai mis à profit mes discussions avec Benjamin Lee pour rédiger ce chapitre.
2. J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970 ; John R. Searle, Les Actes de langage. Essai de
3. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, vol. I, Paris, Gallimard, 1966, chap. 18 et 19.
4. Voir David McNeill, Gesture and Thought, Chicago, University of Chicago Press, 2005, chap. 3.
6. Ibid., p. 241.
7. J’emprunte ce terme à Erving Goffman, Façons de parler, traduction d’Alain Kihm, Paris, Éditions
de Minuit, 1987, p. 7, 133-166. Voir aussi l’intéressant exposé d’Asif Agha, Language and Social
Lucy (dir.), Reflexive Language : Reported Speech and Metapragmatics, Cambridge, Cambridge
10. Asif Agha, Language and Social Relations, p. 25. Voir aussi Michael Silverstein, « Metapragmatic
11. Nicolas Boileau Despréaux, « Réflexion IX », dans Œuvres de Nicolas Boileau Despréaux. Avec
des éclaircissemens historiques, donnez par lui-meme, Amsterdam, David Mortier, 1718, p. 111.
13. Bien entendu, les mots texte et scénario ont ici un sens métaphorique. Les acteurs sociaux sont
plus ou moins conscients de ce qu’on attend d’eux, mais pas dans le registre expressément formulé
auquel un terme comme scénario correspond généralement. Ce domaine est celui que j’ai désigné
ailleurs sous le vocable d’« imaginaires sociaux ». Voir Charles Taylor, Modern Social Imaginaries,
14. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Presses universitaires de France,
2004, p. 15.
15. Je me suis largement inspiré de l’excellent article de Craig Calhoun, « Pierre Bourdieu », dans
George Ritzer et Jeffrey Stepnisky (dir.), The Wiley-Blackwell Companion to Major Social Theorists,
19. Ibid., p. 29, tiré de Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 113.
20. Voir mon ouvrage intitulé Modern Social Imaginaries. Dans bon nombre de sociétés,
l’imaginaire social commun se conjugue différemment d’une classe ou d’un milieu à un autre. Dans
les sociétés contemporaines, par exemple, la reconnaissance partagée du fait de vivre en démocratie
est souvent interprétée de diverses façons, qui vont de la droite à la gauche ou qui fluctuent selon
qu’on est membre d’une minorité culturelle ou de la majorité. Ce qu’un groupe perçoit comme des
éléments de la doxa peut faire l’objet de vives critiques de la part d’un autre groupe. C’est pourquoi il
faut faire preuve de prudence lorsqu’on postule l’existence de « la » doxa d’une société entière (ou
21. De nombreux auteurs ont remarqué que ces formules déterminantes, où peuvent s’entremêler
mots et gestes, sont souvent de nature iconique, en ce sens qu’elles figurent ce qu’elles cherchent à
occasionner. Il y a sans doute là un lien intéressant à établir avec l’ouvrage intitulé The Evolution of
2010), où Melvin Konner traite des rituels animaux : lorsqu’il grogne, un loup produit une icône
réduite de l’acte d’attaquer et de mordre, laquelle peut servir à avertir un congénère du fait qu’il
risque de déclencher une telle attaque. Une continuité dans l’évolution profonde sous-tend
22. Roy A. Rappaport, Ritual and Religion in the Making of Humanity, Cambridge, Cambridge
University Press, 1999, p. 32. Stanley Tambiah observe cependant que, à long terme, un rituel trop
stéréotypé et trop prévisible peut finir par se vider de son sens et par devoir être renouvelé ; il faut dès
lors qu’une figure charismatique lui redonne vie en redéfinissant la pratique en de nouveaux termes.
Voir Stanley Tambiah, Culture, Thought and Social Action : An Anthropological Perspective, Cambridge
(Massachusetts), Harvard University Press, 1985, p. 165-166.
23. Jörg Rüpke, Religion of the Romans, Cambridge, Polity Press, 2007, p. 140-145.
24. Ed LiPuma et Benjamin Lee, « The Performativity of Ritual Exchange : A Melanesian
Example », dans P. J. Stewart et A. Strathern (dir.), Exchange and Sacrifice, Durham (Caroline du
Nord), Carolina Academic Press, 2008. Pour les sources d’inspiration de cet ouvrage, notamment sur
la performativité à rebours, voir Ed LiPuma, « Ritual in Financial Life », dans Benjamin Lee et Randy
Martin (dir.), Derivatives and the Wealth of Societies, Chicago, Chicago University Press, 2016, p. 80 et
130.
25. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris,
27. On peut aussi penser au rôle des fêtes pendant la Révolution française. Voir Mona Ozouf, La
28. Voir mon article intitulé « Theories of Meaning », dans Human Agency and Language,
29. Dans un contexte moderne, on pourrait traduire isonomia par « égalité de droit » et isêgoria par
31. Asif Agha donne aussi l’exemple des élans vers l’égalité qui ont marqué l’interaction discursive,
dans lesquels s’inscrit l’atténuation des distinctions hiérarchiques propres aux façons de s’adresser aux
gens en contexte public ou intime (la distinction entre tu et vous lorsqu’on s’adresse à une seule
personne en français en offre un bon exemple, bien que, dans certaines langues, la politesse soit
l’asymétrie caractéristique des façons de s’adresser les uns aux autres entre supérieurs hiérarchiques et
personnes subalternes ou entre parents et enfants s’est atténuée non pas dans la foulée d’une décision
officielle, mais dans le cadre du processus intersubjectif lui-même. Voir Asif Agha, Language and
32. « Un interprète davidsonien est condamné à rester enfermé dans son propre langage », écrit
Albrecht Wellmer. [Ein Davidsonscher Interpret bleibt für immer im Gehäuse seiner eigenen Sprache.]
« Les interprètes davidsoniens sont incapables d’apprendre quelque chose de nouveau en matière de
nichts Neues lernen.] Dans Thomas Hoffmann, Juliane Rebentisch et Ruth Sonderegger (dir.),
190.
33. Voir Charles Taylor, L’Âge séculier, traduction de Patrick Savidan, Montréal, Boréal, 2011,
AUTRES APPLICATIONS
CHAPITRE 8
deviennent visibles que si on va plus loin que la seule étude du sens des mots
en explorant ce que les textes plus longs peuvent révéler sur le langage et sur
ses pouvoirs.
vie, des gens et de leur vécu qui s’avère particulière (ce qui le distingue
insubstituable (ce qu’il révèle ne peut pas être traduit sous une autre forme
sans perte).
Qu’est-ce qu’un récit peut communiquer sur les gens et sur la vie ? Le
transmettre une vision plus nette de la tournure que les événements n’ont
dénouement. Il peut aussi ouvrir d’autres voies dans un sens plus large, en
que représente la liste des personnages et des actions propres aux contes
1
Propp ) : héros, faux héros, victime ; début de la quête, retour ; etc. Ou
2
Décaméron de Boccace . Ces récits constituent des modèles qui permettent
aux gens de mieux comprendre leur vie. Évidemment, les histoires qu’on se
parmi d’autres de faire connaître des causes, des personnages, des valeurs,
particuliers, mais j’affirme ici que des connaissances valables sur les sujets
atemporelles, etc.
théorique qui part de Hume, passe par les positivistes du cercle de Vienne et
L’imputation qui ressort d’un récit serait celle d’un enchaînement causal
l’imputation causale qui semble émerger du récit est soit une suggestion
faisant, tout simplement. Je sais que j’ai placé la rondelle dans le filet depuis
3
intentions et les gestes des autres personnes , je suis en mesure de savoir que
Wayne Gretzky a placé la rondelle dans le filet depuis la ligne bleue (parce
que je l’ai vu faire). Pour citer un exemple extérieur à l’action humaine, j’ai
gestes et à savoir que nous les maîtrisons repose sur toute une expérience
l’interaction entre objets physiques sans avoir besoin (voire, dans certains
cas, sans être capables) de formuler des lois générales applicables à des
événements identiques.
tel, mais nos connaissances ne reposeraient-elles pas sur des bases plus
solides si nous fondions nos imputations singulières sur des lois générales
négative, d’autant plus qu’une telle méthode n’est pas toujours applicable.
Ces lois nous informent sur les relations entre des types d’événements, alors
imputation singulière.
peut être éclairée par des lois, mais l’explication causale implique de les
il avait pris part. Manifestement, tous ces facteurs se sont conjugués dans
Certains de ces facteurs sont corroborés par des données issues de cas
justifient l’opinion peu favorable qu’elles ont des jeunes hommes. (Notons
rend les routes glissantes » entrent certes en ligne de compte, mais elles sont
pourrait aussi affirmer que certains d’entre eux n’ont pas vraiment eu
facteurs, voire d’un seul d’entre eux, et que tiendrait une commission
pas en produisant simplement des lois générales ad hoc. On est ici dans le
par des facultés affaiblies par l’alcool ; la liste pourrait s’allonger. Souvent, de
nombreux facteurs nous sont familiers pour d’autres raisons que les seules
4
jour par R. G. Collingwood . Souvent, nous ne nous limitons pas à
agent avait prise. Dans le cas qui nous occupe, cet agent pourrait être le
s’entête à construire des routes mal conçues. Il s’agirait là d’un tri politico-
sur l’issue.
Dans le récit qui nous sert ici d’exemple, l’action humaine joue un rôle
Ce qui nous intéresse vraiment, c’est ce que les récits nous apprennent sur la
condition humaine, qui inclut des causes, des personnages, des valeurs, des
manières d’être, etc. Cependant, même notre accident, sur lequel l’action
humaine et les valeurs ont peu influé (et dont l’interaction humaine était
s’en trouve une abondance. Qu’il soit fictif ou vrai, le récit met aussi en jeu
des attitudes des uns à l’égard des autres. Et bien d’autres choses encore.
et intégrerait le tout avec les événements s’y déroulant à plus court terme
5
ainsi qu’avec les mentalités et les interactions des acteurs du changement .
6
philosophes fortement influencés par les positivistes viennois . À la base, il
imputation causale singulière n’est possible si elle ne s’appuie pas sur une loi
que j’ai soulevées dans l’exemple de l’accident. En premier lieu figure la forte
mettant en scène des êtres humains est encore plus riche que celui dont
nous disposons pour expliquer les causes des phénomènes observés dans le
connaissance des motivations des gens, de ce qui importe ou non pour eux,
des différences qu’ils présentent à cet égard, des divers types de caractères
vie et aspirations possibles, etc. S’y ajoute notre conscience des différents
À quel point cette connaissance peut-elle être soutenue par des lois
l’est indéniablement, mais il est peu probable qu’elle le soit à tous égards. À
global. Celui-ci ne peut pas être déterminé par les lois générales dont nous
7
nom de phronêsis (« sagesse pratique, prudence »).
8
chez Max Weber .
formule une généralisation selon laquelle les cygnes sont blancs ou les lapins
cas inattendu peut ébranler une affirmation catégorique, mais cela ne met
les choses et les propriétés qui leur sont associées dans un cas particulier
mêmes que celles dont fait état une généralisation. La conclusion ne fait que
règle générale simple. Elles peuvent certes inspirer une règle empirique ou
révéler une corrélation fréquente, mais elles ne peuvent pas donner lieu à
précédemment. Ce récit peut aussi induire une autre réaction, soit modifier
par la lecture peut transformer notre façon d’envisager les possibilités et les
motivations humaines, un effet qui s’avère encore plus manifeste dans le cas
notre propre expérience de vie nous permet aussi d’acquérir, bien sûr.
9
au héros . La tragédie ouvre une nouvelle fenêtre sur le monde ; en y
une partie de son origine dans les récits picaresques, dont les protagonistes
sont des types communs, avec leurs motivations et leurs faiblesses propres. Il
qualité d’œuvre d’art, le roman n’affirme rien sur la vie. Il est certes
des enjeux, des peines et des réalisations qui lui sont inhérents, ce qui peut
10
« Le symbole donne à penser », écrivait Ricœur (par symbole, ici, il faut
entendre œuvre d’art). Assurément, une bonne partie de ces réflexions sont
intéressante, une critique doit faire appel au texte. Elle commente le texte,
sur lequel elle doit constamment s’appuyer et qui apparaît après coup
tandis que les enseignements dont regorgent les meilleures œuvres de fiction
(que ceux-ci résident dans les causes de l’action ou dans ce qu’elle rend
possible ou permet d’espérer) ne peuvent pas être résumés sous une autre
« morale de l’histoire », que cette dernière soit la nôtre ou celle d’une autre
par les cas énumérés ; elles résument simplement ce que nous avons appris.
Sans doute est-ce aussi le cas de la mise en garde contre les vendeurs de
des accidents de la route, les biographies sont trop différentes les unes des
importante dont nous prenons conscience au fil d’un récit (de notre propre
événements qui nous y a menés (ce que relate le récit) qu’on ne peut pas
fait que résumer les cas particuliers qui la soutiennent, la formulation des
tirés les apprentissages pour que soit prise la pleine mesure de leur
Votre mère vous demande d’aller dans le salon pour vérifier si le portrait de
l’impression que le cadre n’était pas droit hier »). Vous acquiescez. Que
faites-vous alors ? Vous vous placez dans la meilleure position possible, bien
droit, pour obtenir le meilleur point de vue possible sur le portrait. Pour ce
faire, vous puisez dans un savoir-faire que vous avez développé depuis la
méthode est semblable à celle que vous appliquez au déplacement d’un objet
d’avoir une bonne prise sur l’outil, un savoir-faire acquis par l’expérience.
vous demande qu’un instant, mais votre confiance dans ce verdict fait appel
au sentiment que vous avez d’avoir bien évalué la situation et est ancrée dans
le fait que vous avez effectivement bien évalué la situation. Autrement dit, la
11
confiance n’est pas immédiate ; elle est issue d’un processus diachronique .
vécues, vous prenez conscience de ce qui importe vraiment dans votre vie ou
dans la vie humaine en général. Vous avez confiance de voir juste grâce à
cette chaîne d’événements. Pourtant, si tel est le cas, ce n’est pas parce que
celle-ci offre des exemples qui semblent corroborer votre prise de conscience
(bien qu’elle puisse en offrir) : c’est surtout parce que vous avez maintenant
s’est consumée, sans doute sous l’effet des souffrances que vous avez
injustifiées.
12
« raisonnement par transitions ». Si j’ai confiance dans la conclusion à
laquelle j’ai abouti, c’est en raison de la façon dont j’y ai abouti : une sorte
ressentiment injustifié.
l’histoire qui débouche sur une prise de conscience joue un rôle déterminant
dans l’assurance que j’ai de sa justesse, ce n’est pas parce qu’elle m’en donne
Pour avoir une vision plus précise du moyen par lequel les prises de
l’expérience.
laquelle l’épisode a trouvé son sens et produit ses effets. Ces deux facettes
13
Montagne magique .
ceignent la ville. Il apprend donc à skier, puis, un jour, il part. Il se rend très
cela le pousse à avancer. « Cette peur lui [fait] comprendre que, jusqu’à ce
14
l’orientation […] . » Réagissant avec témérité, il décide de plonger.
s’allonger et se dit que c’est ce qu’on ressent quand on est sur le point de
mourir de froid. Il est presque prêt à s’y résigner. Il finit par apercevoir une
cabane, s’y abrite, prend une gorgée de la bouteille de porto qu’il a apportée,
15
Ehrerbietung, Würde] ; ceux-ci « ach[èv]ent de ravir Hans Castorp »
[Entzückung].
16
tente de s’échapper, puis se réveille tant bien que mal . Il tente alors
gens courtois et charmants recèle une faille terrible : elle est fondée sur le
respect de l’horreur qui règne en son cœur. Hans y pense, mais tente ensuite
l’homme est plus noble [vornehmer] que la mort ; grâce à l’amour, il peut
vivre une vie de bonté malgré la mort. « L’homme ne doit pas laisser la
17
Mort régner sur ses pensées au nom de la bonté et de l’amour . » [Der
Mensch soll um der Güte und Liebe willen dem Tote keine Herrschaft
déterminante. Cette expérience, qui prend la forme d’un rêve suivi d’un
bourgeois. Les axiomes sur lesquels repose ce mode de vie font l’objet d’un
affichent tous deux leurs convictions inébranlables et dont Hans suit les
que le temps n’est pas une réalité stable et objective, que la substance se
18
dissout sous le regard méthodique de la science , que la vie elle-même jaillit
mort, qui peut être envisagée comme l’aboutissement de la vie et qui nous
19
sensibilité romantiques .
la vie que dissipe sa vision onirique. Hans finit par prendre fermement
apparaît en rêve, mais même la réflexion qu’elle lui inspire et qui l’amène à
une position claire est présentée, à la fin, comme faisant partie du rêve et du
20
processus de réveil . En outre, sa prise de conscience ne semble pas très
montr[e] un bel appétit. Ce qu’il [a] rêvé commen[ce] à pâlir. Le soir même,
21
il ne compren[d] plus très bien ce qu’il [a] pensé ». Qui plus est, sa prise
que Hans ait vécu une prise de conscience. Elles peuvent effectivement
cet exemple, c’est parce que, valable ou non, il présente la forme d’une prise
comme telle, puis la chronologie longue dans laquelle celle-ci trouve son
vécue dans son rêve alpin. Toutefois, ces intuitions n’épuisent pas le rôle de
semble nous apporter une nouvelle clarté, est parfois remise en question par
maintenant.
Nous venons d’explorer une étape de la Bildung vécue par Hans Castorp.
Cependant, il est fort plausible que ces passages expriment une étape de
toutes les belles formes qu’elle peut créer, est indissociable d’une pulsion de
destruction, d’un désordre chaotique, qui mène à la mort. Selon les mots de
de la volonté.
dérision, en les prenant de haut, les espoirs de progrès rationnel nés des
Lumières et l’éthique bourgeoise moderne qui valorise l’action constructive,
considérer l’art comme une conséquence de cette maladie (une idée que
Mann a trouvée chez Nietzsche). Mann semble avoir été attiré par une telle
s’identifie), mais porter un regard ironique ou tragique sur cet effort, voué à
de Hans Castorp.
mort aucun pouvoir sur mes pensées ! » Mann façonne ensuite avec
22
connaissance .
J’aimerais maintenant me pencher sur un autre exemple, celui de Chatov
dans Les Démons de Dostoïevski. J’ai ici en tête sa prise de conscience, qu’il
exprime par cette phrase incisive : « Tous les hommes sont coupables, tous
ont des torts… » Celle-ci jette un éclairage neuf sur un aspect de son regard
sur le monde. Ce à quoi elle se rapporte et qu’elle nie n’est cependant pas un
état antérieur de sa propre pensée, mais les idées des autres personnages du
23
roman .
Dieu (elle-même enracinée dans celle du peuple russe), réagit ainsi aux idées
responsabilité morale.
objectiviste se révèle quand naît le fils de celui-ci, avec l’aide d’une sage-
24
[…] . »
envers eux… Tous les hommes sont coupables, tous ont des torts… si
25
seulement tout le monde s’en rendait compte ! »
fomenteurs de destruction.
26
matérialistes, diamétralement opposé : « Qu’on n’accuse personne . » Sa
l’emprise universelle qu’exerce la même zone d’ombre sur les diverses parties
en conflit, laquelle les empêche d’être conscientes de leur propre rôle dans la
maux.
Les deux exemples que nous venons de voir illustrent une caractéristique
sont liées au contexte dont elles sont issues. Les modalités d’expression de
ces points de vue sont liées de l’intérieur entre elles, en ce sens que chacune
d’elles est définie relativement aux autres. Cela nous ramène aux écheveaux
leurs aspects, ces écheveaux peuvent être comparés à des gestalts. On peut
comparer à une gestalt : une activité que nous jugeons valable ou noble
possède ce statut parce que nous la comparons à d’autres qui le sont moins,
voire que nous considérons comme viles ou sans valeur. Ce point de vue
renforcent ce mode de vie ainsi que des types de motivations qui l’entravent.
Ce que j’ajoute ici, c’est que ces gestalts s’étendent de façon diachronique, si
Parce que la dualité des points de repère, que j’ai présentée dans la section
Mon interprétation peut être réfutée par une expérience ultérieure ou par
une réflexion (comme le laisse entendre Thomas Mann dans le cas de Hans
Bien entendu, il est ici question de ce que j’ai qualifié de voie « directe »
type de gestalt diachronique peut être contestée par des lectures contraires
qu’une autre activité qui m’est très chère constituait une bonne façon de me
chemin.
que je n’arrête pas de faire la même remise en question de mon but dans la
27
m’induit peut-être en erreur . Néanmoins, qu’elle soit soutenue ou
fournir de l’aide à des gens menacés par la famine à l’autre bout du monde,
l’intuition de justesse que je ressens confirme que mon geste représente une
dénigrer. En fait, l’histoire pourrait ne pas s’arrêter là. Après avoir constaté
naïve, aurait été peaufinée par une réflexion critique ayant abouti à ma
encore une fois d’une gestalt ou d’un point de vue diachronique (renouvelé
transposition.
sur mes pensées », « Tous les hommes sont coupables ») ne peut pas être
culpabilité. La transition mène à une vision plus profonde qui dissout cette
formules citées ci-dessus (j’adopterais bien les deux). Dans cet autre
principe aurait un tout autre sens ou serait envisagé sous un tout autre jour.
éthiques au sens large, nous avons vu que celles-ci incluent non seulement
des règles morales, mais aussi d’autres éléments, notamment une façon
contribue à nos efforts d’être à la hauteur de celles-ci. Chacun des deux cas
qui nous occupent présente ses constellations propres. Les actes
(ce qui n’est pas sans importance), mais leurs aspirations à la croissance
éthique et les formes de vertu que celle-ci nécessite seraient très différentes.
Il est bien sûr possible que deux personnes se situant dans des
de soi doivent jouer un rôle dans la mise en pratique de cette formule (une
simplement énoncés par deux personnes peuvent être quasi identiques, mais
une certaine connaissance des récits de vie de ces personnes et des intuitions
ressenties qui sous-tendent leur adhésion à ces points de vue éthiques peut
de force et de résonance dans la vie des deux personnes qu’on hésite à les
progrès par rapport à mes motivations antérieures, c’est parce que je sens
qu’elle résout (ou à tout le moins explique) un dilemme ou une tension qui
m’a longtemps perturbé. Sans doute ai-je toujours eu l’impression que mon
28
de soi et autodétermination . Pour comprendre la perspective à laquelle
amené à celle-ci.
qui est important ou non, louable ou non et désirable ou non remplit une
crise d’identité. En deuxième lieu, ces gestalts essentielles ont une dimension
29
comme un pas de côté .
Ainsi, la prise de conscience qui s’inscrit dans un récit (le mien, celui
d’une autre personne ou celui que relate un roman) ne peut pas être isolée
fait celui-ci. Dans ce cas, le texte se trouve à offrir une double interprétation
Au fil des étapes décrites par Goethe dans Les Années d’apprentissage de
Wilhelm Meister, le lecteur peut observer le héros cheminant vers des
conviction. Isolé de son contexte, qui nous éclaire sur les illusions et sur les
par Chatov ? J’ai situé leurs prises de conscience dans leurs contextes
rien d’un résumé. J’ai pris le temps de faire état du jeu dialectique entre
contexte et prise de conscience ainsi que de la façon dont les héros ont vécu
diachronique.
ici ce que j’ai qualifié de « dualité des points de repère » dans le chapitre 6.
J’ai certes décrit la transition afin de montrer pourquoi celle-ci a été vécue
l’induction ne joue aucun rôle dans les conclusions éthiques que chacun
30
tire . Toutefois, l’induction s’applique maintenant aux biographies, disons,
d’un ensemble limité de personnes sages. Et, bien sûr, il est possible d’en
31
d’anciennes conceptions de la « mélancolie ».) Cela ne signifie cependant
concepts utilisés pour décrire les vies incluent ceux qui s’appliquent aux
L’étude de vies entières peut bien sûr inspirer des adages comme ceux que
j’ai cités plus haut, prétendument fondés sur une vaste expérience. Des
votre potentiel » sont des conseils judicieux qui reflètent bel et bien
l’expérience humaine, mais elles ne peuvent pas éclairer comme le font les
conclusions issues de l’induction. Les adages font appel à des concepts qui
ne sont pas de simples résumés des données sur lesquelles ils sont fondés. Ils
générale sous forme d’adage ou de formule traditionnelle et, d’autre part, les
32
l’avant . On a là un autre exemple de la dualité des points de repère à
l’œuvre.
vie et de l’action que propose un roman, ce qui, pour autant que nous
l’autre, ce qu’exprime bien la formule de Ricœur que j’ai citée ici à quelques
indépassable dont les éléments, s’ils sont mis en relation, peuvent être une
C’est la nature même des enjeux en cause qui permet la poursuite de cette
de clarification sont le fait d’une herméneutique qui ne peut pas donner lieu
peut être un processus sans fin. Toute interprétation peut être ébranlée,
33
identique » au sens où l’entend Kierkegaard . Je reviendrai sur cette
question.
4
comme ceux dont il a été question dans la section 2). En de tels cas,
occupe une place encore plus grande. Par exemple, je pourrais affirmer que
Dans la section précédente, j’ai cité l’exemple d’une personne qui raillerait
propos ne puisse pas vous convaincre avant que je ne l’étaie par des cas
qu’il me faut vous dire pour vous convaincre ne modifie pas la signification
qui précisent les causes de telle ou telle situation ne peuvent pas être
reposent sur des règles générales, l’idée voulant que les connaissances tirées
besoin de lire sur Aristote et sur la théorie des lieux naturels qui avait cours
répandue dans les courants les plus superficiels des Lumières, il est possible,
sur des ordres cosmiques, des dieux, des esprits ou des forces magiques. Les
l’une de l’autre.
Les gens sont portés sur les condensés détachés de leur contexte, car ceux-
livré par une œuvre d’art qui, en tant que fiction, constitue une
34
herméneutique .
Je maintiens donc qu’il faut considérer le récit, tant historique que fictif,
constitutif est de la plus grande importance, car c’est par le récit que nous
donnons un sens à nos vies. Nous vivons par l’intermédiaire du temps. J’ai
dans l’espoir d’une vie meilleure ou en vue d’obtenir un récit de vie avec
crainte).
particulière dans ce vaste tout. Je suis adolescent, jeune, âgé ; je vis seul ou
en famille ; je suis actif ou retraité ; et il me faut tenir compte de ces
Peu importe comment je m’y prends, je définis mon identité grâce à mon
récit de vie. Celui-ci est essentiel au fait d’être moi. Comme l’explique
Alison Gopnik, les tout petits bébés n’ont pas de mémoire autobiographique
(bien qu’ils aient une mémoire épisodique) ; ils ne sont pas en mesure
d’ordonner les événements de leur passé dans une ligne du temps cohérente.
« Ils ne privilégient pas non plus les événements dont ils ont fait
l’expérience directe par rapport à ceux dont ils ont appris quelque chose par
moi qui fasse le lien entre leurs états mentaux passés et présents. »
[qu’il se] préoccupe autant de [son] moi futur que de [son] moi actuel ».
35
conscience .
capacité à faire des projets et à prendre des décisions, laquelle est partie
langage relève ici des deux types décrits dans le chapitre 7. C’est grâce à ma
en tant que moi. C’est aussi seulement dans ce discours narratif – d’abord
moi.
les espoirs des gens ! Dès que quelqu’un a un projet positif, tu le dénigres ! »
autre ; je pourrais aussi me dire : « Elle a raison. Mes exigences sont plus
élevées que celles des autres. Je critique leurs illusions sans pitié. » La nature
faut en venir à bout. Cela ne signifie cependant pas que l’ensemble du récit
doit obéir à une finalité unique. Je peux être fier et satisfait de mon aptitude
mon identité.
j’ai besoin pour aboutir à une interprétation acceptable. Par exemple, dans
les exemples de récits de vie sur lesquels nous nous sommes penchés plus
haut, qui relatent la découverte d’une vocation ou d’une forme vraie (ce qui
qu’il saisit pour la première fois dans toute sa mesure. Sa confiance se fonde
ainsi rassemblés. Si tel n’est pas le cas, la signification qu’il croit avoir saisie
s’effondre.
significatifs que sont les réunions de famille annuelles, les séjours en des
lieux enchanteurs au bord de la mer, les soirées avec de vieux amis ou les
36
Constantius ). La personne est exilée de la vie qui avait un sens
La vie peut aussi voler en éclats à plus petite échelle. J’aimerais explorer
37
ce que raconte Marcel Proust dans Le Temps retrouvé , où une signification
emmurée dans une expérience oubliée depuis belle lurette refait surface avec
toute la force que lui confère cette reconnexion, ce qui annule la séparation
38
établie par de vastes étendues de temps perdu .
C’est par le récit que nous trouvons ou inventons des moyens de vivre une
1. Voir Vladimir Propp, Morphologie du conte, traduction de Marguerite Derrida, Paris, Seuil, 2006.
3. Voir Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, traduction d’Yves Bonin, Paris,
4. R. G. Collingwood, The Idea of History, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 178.
5. Dans son ouvrage magistral intitulé Temps et Récit, Ricœur s’attaque à une autre tentative de mise
à l’écart du récit, laquelle émane non pas de l’épistémologie humienne, mais de l’école historique des
Annales, selon laquelle il faut porter le regard au-delà de l’écume que constitue le changement
superficiel, auquel l’« histoire événementielle » accorde une place de choix, et étudier les structures
fondamentales du long terme, qui expliquent vraiment les événements. Les membres de l’école des
Annales s’intéressent à la « longue durée ». Ricœur souligne à la fois le caractère inestimable de leur
contribution à l’historiographie et leur insensibilité aux limites de leur approche. Même les structures
du long terme subissent des changements et finissent par disparaître ; envisagés dans un sens plus
large, ces changements devraient être considérés comme des « événements » (que Ricœur qualifie de
« quasi-événements »). Et nul ne saurait en faire état sans associer leurs effets aux interventions des
acteurs qui font l’histoire, c’est-à-dire ces êtres humains qui proposent, entreprennent ou refusent le
e
changement. Voir Temps et Récit, vol. 1, Paris, Seuil, 1983, 2 partie, chap. 1.
6. « L’explication historique cherche elle aussi à montrer que l’événement en question ne relevait en
rien du “hasard”, mais était anticipé à la lumière de certains antécédents ou de certaines conditions
simultanées. L’anticipation en question n’a rien d’une prophétie ou d’une divination ; il s’agit d’une
anticipation scientifique rationnelle qui repose sur des hypothèses issues de lois générales. » Carl
Gustav Hempel, « The Function of General Laws in History », Journal of Philosophy, vol. XXXIX,
o
n 2, 1942, p. 39.
7. Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction de Jules Tricot, Paris, Vrin, 1983, livre VI, p. 284.
connaissance dans les sciences et la politique sociales », dans Essais sur la théorie de la science, Paris,
Pocket, 1998, p. 160 et suivantes. Voir aussi l’exposé de Paul Ricœur dans Temps et Récit, vol. I, p. 256-
9. Aristote, La Poétique, traduction de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallo, Paris, Seuil, 1980,
chap. 13 : 53a 10, 16 ; voir l’exposé de Ricœur dans Temps et Récit, vol. I, p. 55-84.
12. Voir mon article intitulé « Explanation and Practical Reason », dans Philosophical Arguments,
Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1995, notamment les pages 51-53.
13. Thomas Mann, La Montagne magique, traduction de Maurice Betz, Paris, Le Livre de poche,
2005, p. 636-677.
15. Ibid., p. 669-670 ; Thomas Mann, Der Zauberberg, Francfort, Fischer Verlag, 2012, p. 742-743.
18. Michael Beddow, The Fiction of Humanity, Cambridge, Cambridge University Press, 1982,
p. 250.
19. « Je me suis presque épris de la mort consolante. » John Keats, « Ode à un rossignol », dans
22. Ibid., p. 674. Mann affirmera lui-même que les mots avec lesquels Castorp exprime sa prise de
conscience dans le chapitre intitulé « Neige » constituent le message du roman. T. J. Reed, Thomas
Mann : The Uses of Tradition, Oxford, Clarendon Press, 1974, p. 274. Cet ouvrage éclairé m’a appris
beaucoup de choses.
23. Cette dissemblance entre La Montagne magique et Les Démons s’inscrit dans une différence
fondamentale entre les deux romans. La Montagne magique est une sorte de mise à jour, teintée de
revanche, les grands romans de Dostoïevski sont « polyphoniques », selon le terme de Bakhtine. Voir
Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, traduction d’Isabelle Kolitcheff, Paris, Seuil, 1998,
chap. 1.
24. Fedor Dostoïevski, Les Démons, traduction de Boris de Schlœzer, Paris, Gallimard, 2003, p. 621-
622.
26. Ibid., p. 706. Mon propos fait aussi écho au cri de Stépan Trophimovitch vers la fin du roman :
« Oh ! Pardonnons, pardonnons avant tout, pardonnons à tous et toujours !… Espérons que l’on
nous pardonnera aussi. Oui, parce que chacun de nous est coupable envers les autres. Tout le monde
27. Ce sont là des exemples de ce que j’ai qualifié, dans la section 2 du chapitre 6, de « voie
28. Ernst Tugendhat, Conscience de soi et autodétermination, traduction de Rainer Rochlitz, Paris,
1979, p. 275.
modification d’un sentiment ou d’une préférence, dépourvue de gain ou de perte épistémique (le fait
de ne plus aimer le gruau, par exemple). Je pourrais aussi en ressortir troublé si, par exemple, je
ressens le changement comme une perte : je n’éprouve plus d’attachement à certaines valeurs,
néanmoins soutenues par le fait que des personnes que j’admire y adhèrent, conformes à d’autres
réalités auxquelles je tiens toujours et porteuses d’une constellation de motivations qui semble encore
tout de même jouer un rôle « indirect » dans la déstabilisation de nos prétendues connaissances.
31. Voir Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la Mélancolie. Études
32. Dans son analyse des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe, Michael Beddow se
penche sur ce rapport entre adages (ou maximes) et expérience : « La substance des maximes est
révélée par les expériences représentées, et la signification générale des expériences représentées se
concentre dans les maximes. Aucun élément considéré isolément ne revêt de signification claire, mais
l’interaction entre les maximes et les représentations concrètes produit une synthèse du général et du
35. Alison Gopnik, Le Bébé philosophe. Ce que le psychisme des enfants nous apprend sur la vérité,
l’amour et le sens de la vie, traduction de Sarah Gurcel, Paris, Le Pommier, 2010, chap. 5, p. 178 et
36. Søren Kierkegaard, La Reprise, traduction de Nelly Viallaneix, Paris, Flammarion, 2008, p. 111 et
suivantes. Pour Kierkegaard, la réponse adéquate à ce type de perte ou d’exil consiste en une
transformation du moi, où la dimension dans laquelle celui-ci se déploie est remplacée par la
dimension religieuse. La perte est attribuable à une insistance sur la répétition à l’identique, à une
37. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. VII : Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1990.
e
38. À la fin du xix siècle, des philosophes ont entrepris de réfléchir à la nature du temps vécu, par
opposition au temps de la physique et de la cosmologie. Ce faisant, ils lui ont en quelque sorte
redonné ses lettres de noblesse. Bergson est un des principaux penseurs à leur avoir emboîté le pas au
siècle suivant, avec Heidegger. Le temps vécu est aussi devenu une nouvelle frontière pour le roman,
comme en font foi les œuvres de Joyce, de Woolf et de Proust, qui ont eu de nombreux continuateurs
e e
aux xx et xxi siècles. Cette mise en évidence soulève des questions sur le rapport entre temps vécu et
temps cosmique. Voir Paul Ricœur, Temps et Récit, vol. III, Paris, Seuil, 1991.
CHAPITRE 9
L’hypothèse Sapir-Whorf
lesquels apparaissent sous un jour très différent de celui qui les éclaire
sur la façon dont leurs locuteurs peuvent penser et agir. La langue, la pensée
et la culture sont étroitement liées les unes aux autres, si bien qu’on peut
1
particulière ».
Les hommes ne vivent pas seulement dans le monde objectif ni dans celui de l’activité sociale
dans le sens ordinaire de cette expression, mais ils sont soumis, dans une large mesure, aux
exigences de la langue particulière qui est devenue le moyen d’expression de leur société. Il est
tout à fait inexact de croire que – pour l’essentiel – on entre en contact avec la réalité sans le
secours du langage et que celui-ci n’est qu’un instrument, d’une importance somme toute
réflexion. En fait, le « monde réel » est, pour une large part, inconsciemment fondé sur les
habitudes linguistiques du groupe. Il n’existe pas deux langues suffisamment similaires pour
que l’on puisse les considérer comme représentant la même réalité sociale. Les mondes dans
lesquels vivent les différentes sociétés sont des mondes distincts et non pas seulement le même
2
monde sous des étiquettes différentes .
plutôt la forme, qu’elle orientait et guidait l’activité mentale de l’individu, traçait le cadre dans
lequel s’inscrivaient ses analyses, ses impressions, sa synthèse de tout ce que son esprit avait
enregistré.
[Aucun] individu n’est libre de décrire la nature avec une impartialité absolue, [car chacun] est
contraint de tenir compte de certains modes d’interprétation même quand il élabore les
concepts les plus originaux. […] Ce qui nous amène à tenir compte d’un nouveau principe de
relativité, en vertu duquel les apparences physiques ne sont pas les mêmes pour tous les
observateurs, qui de ce fait n’aboutissent pas à la même représentation de l’univers, à moins que
leurs infrastructures linguistiques soient analogues ou qu’elles puissent être en quelque sorte
3
normalisées .
s’applique. Dans ses grandes lignes, elle pose que les différentes façons dont
4
structurelles sur les manières de penser la réalité ». Cette formule générale
peut cependant s’appliquer à des thèses assez éloignées les unes des autres,
d’un savoir valable. On peut se limiter à affirmer, d’une part, que, selon la
une situation, une langue (le hopi ou l’anglais, par exemple) attire
d’autre part, que cette perspective peut influer sur la gamme de réactions
radicale : d’une manière ou d’une autre, nous serions enfermés dans notre
5
conscience de son caractère contingent .
crois pas que ce soit utile, car chaque degré de sévérité correspond à un type
particulier de description. Il s’agit là d’un constat qu’on peut faire à la
La distinction fondamentale dont il faut tenir compte ici est celle qui
oppose les différentes logiques sémantiques, sur laquelle nous nous sommes
possède ses stratégies d’encodage propres, explique John Lucy dans l’article
6
cité ci-dessus, où il se penche sur les « marques du nombre ».
nombre peut être indiqué par un numéral cardinal suivi du nom accordé
ou moins grande quantité. C’est le cas, par exemple, des noms beurre, or et
maïs. Ils peuvent être précédés d’un déterminant partitif ou, si on souhaite
plupart des noms sont des noms de masse, et les numéraux cardinaux
7
chargés de tâches comme le triage ou le classement d’objets . Toutefois,
puisse opter pour l’une ou l’autre stratégie d’encodage. « Je vais acheter dix
vaches » peut se dire « Je vais acheter dix têtes de bétail » ; le mot bétail est
un nom de masse.
prêtent pas attention aux mêmes détails que ceux d’une autre langue. Un
was running [il était en train de courir]), et forcent ainsi leurs locuteurs à
donner des précisions sur des dimensions que d’autres langues laissent de
côté. L’anglais tend à encoder les modes de locomotion par une description
En allemand et en russe,
on ne peut pas dire « Il se rendit à tel endroit » sans préciser s’il le fit à pied,
8
en voiture ou autrement .
9
mentale ». Pour leur part, divers courants des sciences cognitives ont
10
les différentes langues ; le sujet connaissant est ainsi exposé à la réalité sous
ses multiples facettes, bien que les formulations verbales propres à sa langue
implique une sélection, mais « penser tout court » peut ne pas avoir de
limites ; il nous est toujours possible de saisir des facettes de la réalité que
notre langue tend à ne pas prendre en compte ou à minimiser. Par
détournés pour encoder des facettes que leur langue laisse dans l’ombre.
rareté de leurs noms de couleurs. Peut-on en conclure que les locuteurs des
adversaires de l’hypothèse Sapir-Whorf ont révélé que des locuteurs dont les
distinguer des couleurs, les sujets ont semblé réagir aux mêmes catégories
11
divergeaient .
font pas ressortir les mêmes caractéristiques. La langue semble ainsi avoir
12
couleurs et, rappelons-le, les particularités de leurs marques du nombre
13
« incommensurabilité » ni ne fait état de « mondes distincts ».
différents cycles du temps (jour, année, etc.) et les compter. Ils disent donc
« dix jours » comme ils disent « dix vaches ». Ils perçoivent le temps
déploiement. Les jours sont désignés non pas par des numéraux cardinaux,
14
devient “Ils restèrent jusqu’au onzième jour” », écrit Whorf . De plus, le
15
homogène et vide » (pour citer Walter Benjamin ).
plus habiter ce cosmos. De surcroît, nous savons que les cosmogonies qui
avaient cours dans les sociétés traditionnelles (et dont la perspective hopi
de pertinence. Nous ne saurions nous passer de telles idées, mais il nous faut
les ancrer autrement. Leurs vieux ancrages cosmiques ayant perdu toute
Ainsi, les notions d’ordre éthique des anciens Grecs, telles que définies par
participation.
16
formes propres au temps vécu, comme en font foi les écrits de Bergson , de
17 18
Heidegger et de Ricœur , entre autres penseurs. Ces formes ont été
s’agit là d’un autre thème que j’aborderai dans mon étude complémentaire.
de son mordant. Ainsi, tout comme nous pouvons considérer les différences
Il reste bien sûr quelque chose de l’ordre ancien. Certes, rien ne sert
19
), mais, pour nous comprendre, il nous faut être conscients du chemin que
nous avons parcouru, ce qui implique de savoir d’où nous venons. Les
unes par rapport aux autres. Ces différences se constatent au sein d’une
même société, tout comme elles séparent des sociétés éloignées sur le plan
géographique ou historique.
autre. Ils sont parfois si éloignés que les efforts visant à instituer des
très différents les uns des autres ; pensons au cas de l’Inde comparativement
20
aux pays d’Europe .
sémantique, dite constitutive, que les enjeux soulevés par l’hypothèse Sapir-
(chapitre 7). Il est aberrant qu’on veuille balayer ces questions du revers de
la main en montrant que les Inuits ne disposent pas d’autant de mots qu’on
l’a prétendu pour désigner les divers types de neige ou que les vocabulaires
chromatiques influent moins qu’on l’a cru sur la capacité à distinguer les
21
couleurs . Ces dernières réserves s’appliquent aux différentes façons
par exemple des vies éclairées par leurs idéaux éthiques propres et des
manque pas d’ironie, car c’est précisément pour contrer cette tendance à la
22
Sapir et Whorf ont soulevé la question de la relativité linguistique .
patiente et par l’échange égal, ce qui peut sans doute mener à la « fusion
23
essentiellement en un exercice herméneutique .
imaginaires sociaux, mais, dans ce qui est reconnu comme une langue, il
24
humaines. Ce phénomène a été mis en évidence par Lev Vygotski , Mikhaïl
25 26
Bakhtine et Basil Bernstein : au sein d’une même société émerge une
Ces modes discursifs peuvent être des « registres », qu’on utilise et dont
27
on change selon les circonstances . Si vous êtes un gentleman anglais
e
au xix siècle, vous ne vous adresserez pas à la reine Victoria (dans
l’éventualité où vous auriez l’honneur d’être admis en sa présence) de la
même façon qu’aux amis avec qui vous vous imbibez de porto, aux lords du
jamais dire blimey [ça alors !] en présence de la reine), mais aussi par leur
reine, faire face aux autres lords en s’adressant à la Chambre haute) et par
cathexis plutôt que de désir, d’une querelle plutôt que d’une engueulade. Il
certain nombre de langues naturelles se sont rapprochées les unes des autres
hégémoniques.
ou entre amis proches peut être très différente de celle dont nous nous
possède son mode discursif propre, ses références propres (des personnes et
propre, etc., tous difficiles à traduire dans les relations de ce cercle avec le
reste de la société.
En outre, les registres ne sont pas toujours aussi immuables que le sont
« tu » à son subalterne, qui lui répondait par « vous » (de mon vivant au
les frontières entre les registres ne sont pas toujours aussi bien définies
souvent être renégocié, ce qui se traduit par des changements. Les règles
fluidité.
pleinement capable de fonctionner dans une société (ce que sans doute
contemporaines.
Une fois qu’on saisit l’importance des usages constitutifs du langage, les
différent.
4. John A. Lucy, « Linguistic Relativity », Annual Review of Anthropology, vol. XXVI, 1997, p. 294.
5. Il existe bien sûr une interprétation encore plus radicale selon laquelle nous serions prisonniers
de notre mode de pensée, au-dessus duquel il nous serait impossible de nous élever. Je laisse
cependant cette lecture de côté, car tant Sapir que Whorf ont formulé leur hypothèse parce qu’ils
souhaitaient nous libérer de nos identifications bornées et de l’idée voulant que seule notre vision soit
juste, « civilisée » ou « rationnelle ». Voir Benjamin Lee Whorf, « Science et linguistique », p. 138-
139.
6. John A. Lucy, « Linguistic Relativity », p. 297-298. Voir aussi John A. Lucy, Grammatical
Categories and Cognition : A Case Study of the Linguistic Relativity Hypothesis, Cambridge, Cambridge
University Press, 1992.
7. John A. Lucy, « Linguistic Relativity », p. 297-298. Voir aussi Benjamin Lee Whorf, « Rapports
p. 83-86. Quand on demande à des anglophones et à des locuteurs yucatèques de former des groupes
de trois objets en indiquant les deux parmi ceux-ci qui présentent d’après eux la plus grande
ressemblance, les premiers ont tendance à les associer selon leur forme, et les seconds, selon la matière
dont ils sont constitués. Voir John A. Lucy, « The Scope of Linguistic Relativity », dans John J.
8. Dan Slobin, « From “Thought and Language” to “Thinking for Speaking” », dans John J.
10. Voir par exemple Jerry Fodor, The Language of Thought, Cambridge (Massachusetts), Harvard
11. Steven Pinker, L’Instinct du langage, traduction de Marie-France Desjeux, Paris, Odile Jacob,
2013, p. 57-64 ; Paul Kay, « Methodological Issues in Cross-Language Color Naming », dans
Christine Jourdan et Kevin Tuite (dir.), Language, Culture and Society : Key Topics in Linguistic
nous l’avons vu dans la section 4 du chapitre 5, varient d’une langue à une autre. Ainsi, là où un
locuteur francophone dira qu’un objet est situé « au sommet de l’arbre », son vis-à-vis maya dira que
15. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres, t. III, traduction de Maurice de
Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2001, p. 439. Cela revient sans doute à
attribuer aux structures des langues européennes types en général ce qui relève de la modernité
occidentale. Même Machiavel utilise le syntagme « i tempi » de manière à distinguer les temps en
fonction des événements qui leur sont inhérents. Voir Martin Heidegger, « L’époque des “conceptions
du monde” », dans Chemins qui ne mènent nulle part, traduction de Wolfgang Brokmeier, Paris,
16. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Presses universitaires de
France, 2013.
17. Martin Heidegger, Être et Temps, traduction de François Vezin, Paris, Gallimard, 2012.
18. Paul Ricœur, Temps et Récit, vol. III, Paris, Seuil, 1991.
19. « Est-ce à dire que la langue hopi traduit ici une plus grande capacité d’abstraction, une faculté
d’analyser des situations plus rationnelles que nos langues tant vantées ? C’est indéniable. En ce
domaine comme en plusieurs autres, l’anglais (ou le français) est au hopi ce que le bâton est à
l’épée. » Benjamin Lee Whorf, « Considérations linguistiques sur le mode de pensée dans les
20. Voir l’étude éclairante de Mukulika Banerjee, Why India Votes ? Exploring the Political in South
22. À propos de « certains des dialectes récents de la famille indo-européenne [et des] techniques de
rationalisation élaborées sur leurs modèles », Whorf soutient qu’on « ne peut plus considérer ces
dialectes et les processus mentaux qui en découlent comme couvrant tous les aspects de la raison et de
la connaissance, mais seulement comme une constellation au sein de l’univers ». Benjamin Lee
23. Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique,
traduction de Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil, 1996 ; Hubert Dreyfus et
Charles Taylor, Retrieving Realism, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2015,
chap. 6.
24. Lev Vygotski, Mind in Society : The Development of Higher Psychological Processes, Cambridge
25. Je pense ici à son concept d’« hétéroglossie » : Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman,
26. Basil Bernstein, Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, traduction
humaine
(même si les explications proposées par Chomsky et Pinker à cet égard sont
problématiques).
offert par les aînés et l’apprentissage des mythes de la tribu par cœur. Ce
d’organisation et de fonctionnement.
Toutefois, comme l’ont montré les chapitres précédents, le langage est loin
de se limiter à cette dimension. Il est vrai que nous observons le monde des
faisons toutes sortes de choses. Cependant, nous nous construisons aussi des
humaines (et ces dernières sont liées entre elles). Nous donnons une
leur sujet (pensons par exemple à un mouvement égalitariste qui lutte pour
nous donne accès aux significations et celui qui nous situe dans les
positions.
l’univers social.
verbaux (1), mais aussi énactifs (2). Il faut cependant reconnaître un autre
[darstellen] les significations sans les décrire ni les énacter. Bien qu’ils
distincts de celle-ci.
elle est incarnée dans les significations énactées, dans les représentations
dans les gestes iconiques qui accompagnent le discours ordinaire, sans parler
fait souvent état d’une troisième distinction, qui oppose les signes arbitraires
signe iconique, comme en font foi les métaphores, les modèles et les gestes
sens.
cas d’une tribu dans laquelle l’art n’existerait pas, car les conséquences
de signes facultatif utilisé par l’« esprit » pour communiquer des « idées »,
auquel s’ajoutent les divers systèmes d’écriture et les autres codes à l’aide
desquels on transmet ses pensées à autrui. Une telle idée a été évoquée
e
au xviii siècle par Condillac et par d’autres penseurs, qui présumaient que la
Il est vrai que les langues des signes sont possibles, voire nécessaires.
l’incarnation (interpersonnelle).
distingue là encore d’une autre façon, qui transcende ce que nous énactons,
1
langage .
« théorie de l’esprit » plus adéquate que celle des primates. Toutefois, cette
notion reste axée sur l’idée d’un organisme qui en observe un autre en le
« lisant » plus ou moins bien, voire pas du tout dans certaines dimensions.
langage humain est en fait l’attention conjointe, bien que les créatures
supérieure à se « lire » les unes les autres, même dans les situations où la
2
communion est refusée ou sans objet .
limitée aux primates, car on l’observe aussi chez des mammifères proches de
3
ceux-ci. Dans un ouvrage précurseur intitulé Religion in Human Evolution ,
Robert Bellah souligne l’importance croissante du jeu chez ces animaux
tendance des chiots à mener des semblants de combats et celle des chatons à
faire des captures factices (en chassant par exemple un morceau de tissu).
L’analogie avec l’être humain saute aux yeux. L’historien Johan Huizinga,
4
jeu dans la culture humaine . On pourrait bien sûr critiquer cette analogie
chez l’être humain (et sans doute chez d’autres hominidés). Bien qu’il lui
confère une signification très vaste, j’aimerais ici laisser de côté la plus
grande partie d’un exposé fort éclairant pour en souligner une facette
particulière.
Est gratuite une activité qui n’est pas directement nécessaire à la survie
biologique, qui s’exerce en tant que fin en soi. L’animal ne fait évidemment
nidification sont pour lui des impératifs immédiats auxquels il répond sans
5
l’a mise en évidence . Le désir sexuel a connu une autonomisation
comparable et de nombreuses cultures ont pris conscience de sa
création du beau sont établies en tant que fins en soi. Par l’entremise de la
pour la définition des objectifs, des valeurs et des modes de relation propres
à l’être humain. Ceux-ci ne peuvent pas être définis uniquement par des
6
formules verbales ou par des modes d’action objectivement discernables ;
ils nous interpellent dans la mesure où nous sommes des acteurs incarnés,
susceptibles d’être émus sur tous les registres par ces significations
humaines.
être énactées par les comportements individuels et collectifs dans le cas des
réalités indépendantes.
7
l’ancrage de la société dans le cosmos .
(notamment narratives), qui ont pris la forme de mythes sur les dieux, les
esprits et les héros. Ces mythes ont ensuite été étoffés, puis critiqués et
remplacés par des explications d’un autre type, que Donald qualifie de
8
historiques expressément non mythiques .
visible. Tout discours sur le cosmos et sur la relation des êtres humains avec
question du statut des explications relatives aux choses qui n’entrent pas (ou
qui ne peuvent pas entrer) dans une telle catégorisation, comme les débats
entre les logiques sémantiques, et ce, que nous procédions à une évaluation
9
qui se réalise inévitablement dans le « discours mixte » défini par Ricœur.
J’ai tenté une amorce de réflexion en ce sens dans les chapitres précédents.
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impossibilité de tirer une conclusion « définitive ».
Il y aurait encore plus de choses à dire à ce sujet, mais j’ose espérer que ce
En effet, ce domaine est loin d’avoir révélé tous ses secrets. En utilisant des
La première d’entre elles saute aux yeux lorsqu’on se penche sur les
partager les mêmes instincts, qui sont pour l’essentiel d’origine animale : ils
presque tous les animaux, ils s’occupent de leurs petits comme le font
subsistance) varient d’une société à une autre, mais elles connaissent aussi
générations.
fait que la musique issue d’une certaine culture déroute les gens d’une autre
culture ou que ce qui est considéré comme drôle ou digne de respect varie
préoccupation.
car il est sous-entendu que ces normes doivent être respectées sans
condition. Nous pouvons aimer la musique d’une autre culture sans nier la
beauté de la nôtre, mais nous ne pouvons pas adhérer aux principes d’une
recèle une vérité fondamentale, qu’il existe des motifs valables qui, dans les
vis-à-vis à s’accorder les unes avec les autres. L’histoire semble d’ailleurs en
pourquoi elle suscite tant de résistance. Le mystère réside en fait dans son
survenus pendant la période dite axiale, lesquels ont touché la religion et ont
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prophètes hébreux et des philosophes post-socratiques . Au cœur de ces
doctrines réside une certaine conception d’un bien supérieur qui dépasse les
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qui l’emporte sur ces finalités éternelles . Ce sont ces changements qui ont
flexibilité d’un autre ordre que celle qui est propre à la différence culturelle.
transcendance des instincts que les premiers êtres humains ont hérités de
en distinguer une troisième, beaucoup plus sinistre : celle qui rend possible
mais plutôt de l’ivresse suscitée par le rejet du bien en soi. Un tel rejet est
membres du parti nazi ainsi que les groupes terroristes contemporains qui
herméneutique des motivations. S’il existe (ce que je suis porté à croire), la
naissante que nécessite l’idéal d’un bien supérieur rendrait aussi possible un
glissement vers ce que je qualifie de mal absolu, vers une volonté de détruire
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a rendues possibles restent déroutantes, voire énigmatiques . À maints
Plessner considère les êtres humains et les animaux supérieurs comme des
agents. Ceux-ci ne font pas qu’exister dans un environnement qui influe sur
eux, car ils s’y « positionnent » aussi en vue d’agir. Ils possèdent donc ce
mode commun à tous les animaux et, dans la plupart des circonstances, aux
se présentent à lui avec leur signification et leur utilité par rapport à l’action
une plus réflexive ; ils peuvent envisager cet objet de l’extérieur, selon un
distinguer ses points de vue de ceux des autres dans les conversations qui
jalonnent son ontogenèse. C’est sur cette aptitude à discriminer que repose
la positionnalité excentrique.
Herder, l’être humain s’est libéré de l’instinct qui domine les autres animaux
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« flexibilité ».
Coda et renvoi
langage. Il en existe d’autres. L’un d’eux, désigné plus haut sous le nom de
j’entends réaliser. J’y affirmerai que les intuitions de Heidegger sur la nature
mêmes inspirées par la théorie HHH. C’est cette dernière qui m’a donné
l’éclairage nécessaire au portrait du langage que j’ai brossé dans ces pages.
de l’époque romantique.
revenir une fois de plus sur la nature et la fonction du rite. Comme nous
le contact avec le tout. Sa portée ne se limite pas au contact avec les dieux,
s’il disparaît dans le monde moderne ; ce n’est manifestement pas le cas. Les
différents groupes confessionnels pratiquent des rites. La liturgie chrétienne,
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terme .
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entre les gens .
Mais qu’en est-il du contact avec ce qui dépasse l’être humain, avec le
Torah (la kabbale). Dans un cas comme dans l’autre, le monde apparaissait
permettait de percevoir les liens entre les choses et donc d’être en contact
moins glorifié).
nous faut l’élucider pour devenir ce qu’il nous faut devenir, connaître notre
développement, ce qui en fait partie), mais elle aide aussi la réalité qui
donne forme aux signes en leur permettant de se réaliser complètement et
renforcée par l’idée de Hamann selon laquelle nous ne nous limitons pas à
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übersetzen ». Nos créations révèlent ce qui est et nous y relient.
véritable, créateur, qui rétablit le contact, et, de l’autre, un langage mort, qui
se limite à désigner les choses que tout le monde peut voir et qui nous
qualité de signes.
apporte ?
dépendants d’une certaine relation avec le cosmos (relation que nous avons
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Notre rapport à la forêt est un rapport à nos origines , et celle-ci doit
profond. Quant à la relation que nous entretenons avec les monuments des
civilisations passées – qui font l’objet de nos recherches et que nous visitons
significatif.
Dans un horizon temporel plus proche, il nous faut être en contact avec le
soleil, avec les plantes, les fleurs, les arbres. Et nous avons besoin d’un temps
vécu qui soit significatif ici et maintenant. C’est celui qu’explore Baudelaire.
dans un certain rapport au monde, un besoin qui ne peut être comblé que
dans l’interespace, soit ce qui nous sépare du monde. La dimension
relationnelle y est donc plus déterminante que dans le cas de nos besoins
peuvent être remplacées par rien d’autre que la relation elle-même et,
comme toutes les relations significatives, celle-ci doit être saisie, comprise ; il
nous faut nous ouvrir à elle. D’où la nécessité du rite, qui est « poésie »
[Dichtung].
Dans cette catégorie figurent des besoins plus immédiats, dont la non-
ainsi que des besoins moins pressants, à plus long terme, dont la non-
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Cette distinction entre le psychologique et l’ontologique est trop simple ,
ne sont pas exclues ; elles sont tout simplement non affirmées et non
assumées.
celui qui paraîtra reposent tous deux sur la théorie romantique du langage,
désignée ici sous le nom de théorie HHH. Ils constituent deux facettes d’une
2. De plus, il est sans doute vrai que l’évolution de la capacité d’empathie et de reconnaissance des
émotions d’autrui chez les primates a constitué la plateforme évolutive d’où est issue l’attention
conjointe.
3. Robert Bellah, Religion in Human Evolution : From the Paleolithic to the Axial Age, Cambridge
4. Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, traduction de Cécile Seresia,
5. Bellah présente cet argument en assimilant le jeu à une pratique « au sens où l’entend Alasdair
MacIntyre lorsqu’il précise que “le rapport des moyens à la fin est interne et non externe” ». Il cite
Alasdair MacIntyre, Après la vertu. Étude de théorie morale, traduction de Laurent Bury, Paris, Presses
universitaires de France, 2006, chap. 14, p. 180. On trouve une conception similaire du jeu et de son
importance pour la vie humaine dans Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme,
6. C’est-à-dire discernables sans référence à des significations humaines. Voir chapitre 6, section 3.
7. Merlin Donald, Les Origines de l’esprit moderne. Trois étapes dans l’évolution de la culture et de la
cognition, traduction de Christèle Emenegger et Francis Eustache, Paris, De Boeck, 1999, chap. 7.
8. Ibid., chap. 8.
10. C’est là un des points de convergence (dont j’ai fait état dans le chapitre 3) du présent ouvrage
avec le livre de Rowan Williams intitulé The Edge of Words (Londres, Bloomsbury, 2014).
11. Voir Karl Jaspers, Origine et sens de l’histoire, traduction d’Hélène Naef, Paris, Plon, 1961,
chap. 1.
12. Voir Charles Taylor, « What Was the Axial Revolution ? », dans Robert Bellah et Hans Joas
(dir.), The Axial Age and Its Consequences, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2012, p. 36-37.
13. Une autre dimension de la flexibilité se manifeste sans doute dans la tendance à l’affirmation de
seulement en Occident, mais aussi dans d’autres sociétés. S’agit-il d’un phénomène universel ? Selon
Lenny Moss, l’évolution de l’humanité affiche une tendance de ce type. Voir sa notion de « seconde
14. Pour la théorie de Helmuth Plessner, voir Les Degrés de l’organique et l’Homme. Introduction à
l’anthropologie philosophique, traduction de Pierre Osmo, Paris, Gallimard, 2017. Voir aussi
l’intéressant exposé de Bernard G. Prusak dans « The Science of Laughter : Helmuth Plessner’s
os
Laughing and Crying revisited », Continental Philosophy Review, vol. XXXVIII, n 1-2, 2006, p. 41-69.
e
Au xx siècle, Arnold Gehlen a développé l’idée herdérienne pour en faire une anthropologie à part
entière ; sa démarche présente des analogies avec la théorie de Plessner, même si elle s’en distingue à
maints égards. Voir Der Mensch : seine Natur und seine Stellung in der Welt, Wiebelsheim, Aula Verlag,
1950. Lenny Moss est un théoricien contemporain intéressant qui s’inspire entre autres des intuitions
15. Même si la messe se déroule avec une impression d’impossibilité (humaine) de commencement.
Voir Catherine Pickstock, Après l’écrit. Sur l’achèvement liturgique de la philosophie, Paris, Ad Solem,
e
2013, 2 partie.
17. « Parler, c’est traduire » ; Johann Georg Hamann, « Æsthetica in nuce. Une rhapsodie en prose
cabbalistique », dans Métacritique du purisme de la raison pure et autres textes, traduction de Romain
19. Notre rapport à l’environnement fait maintenant l’objet d’études qui privilégient une autre
approche, sociologique par nature, dont témoignent les travaux de Hartmut Rosa et ses collègues,
dont le concept fondamental est la « résonance ». Voir Hartmut Rosa, Accélération. Une critique
sociale du temps, traduction de Didier Renault, Paris, La Découverte, 2013 ; Hartmut Rosa, Aliénation
et Accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, traduction de Thomas Chaumont,
national de traduction pour l’édition du livre, une initiative de la Feuille de route pour les langues
traduction.
Nous remercions le Conseil des arts du Canada pour son soutien financier à notre programme de
publication ainsi que son aide à la traduction et reconnaissons l’aide financière du gouvernement du
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Illustration de la couverture : Guido Molinari, Sans titre, 2003, acrylique sur toile. Collection de la
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