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LES IDÉOLOGUES

FOUNDATIONS OF SEMIOTICS

General Editor
ACHIM ESCHBACH
(University of Essen)

Advisory Editorial Board

Herbert E. Brekle (Regensburg); Geoffrey L. Bursill-Hall (Burnaby, B.C.)


Eugenio Coseriu (Tübingen); Marcelo Dascal (Tel-Aviv)
Lambertus M. de Rijk (Leiden); Max H. Fisch (Indianapolis)
Rudolf Haller (Graz); Robert E. Innis (Lowell, Mass.)
Norman Kretzmann (Ithaca, N.Y.); W. Keith Percival (Lawrence, Kansas)
Jan Sulowski (Warszawa); Jürgen Trabant (Berlin)

Volume 12

Winfried Busse & Jürgen Trabant (eds.)

LES IDÉOLOGUES.
Sémiotique, théories et politiques linguistiques
pendant la Révolution française
LES IDEOLOGUES
Sémiotique, théories et politiques linguistiques
pendant la Révolution française
Proceedings of the Conference,
held at Berlin, October 1983

edited by

WINFRIED BUSSE & JÜRGEN TRABANT

JOHN BENJAMINS PUBLISHING COMPANY


AMSTERDAM/PHILADELPHIA

1986
Library of Congress Cataloging in Publication Data
Les Idéologues: sémiotique, théories et politiques linguistiques pendant la Révolution
française.
(Foundations of semiotics, ISSN 0168-2555; v. 12)
Bibliography: p.
1. Linguistics -- France -- History -- Congresses. 2. Languages -- Philosophy -- Congresses.
3. Language policy - France — History -- Congresses. 4. Idéologues (French philosophers)
- Congresses. I. Busse, Winfried. IL Trabant, Jürgen. III. Series.
P81.F7I33 1986 410'.9'44 86-7863
ISBN 90 272 3282 2 (alk. paper)
© Copyright 1986 - John Benjamins B.V.
No part of this book may be reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm, or
any other means, without written permission from the publisher.
TABLE DES MATIERES

Winfried Busse/Jürgen Trabant Préface vii

1. Ouvertures nocturnes: La mise aux oubliettes


Sergio Moravia La mauvaise é t o i l e historique des Idéologues 3
Charles Porset Les Idéologues: Une révolution dans la lin­
guistique? 7

2. Crépuscule: L'ère du soupçon sémiotique


Ulrich Ricken Les Idéologues et la sensation transformée 19
Nicole Jacques-Chaquin Illuminisme et Idéologie. Le débat Garat /
Saint-Martin aux Ecoles Normales 45
Achim Eschbach Notes sur la "Note sur l'influence des
signes" de Maine de Biran 59
Jürgen Trabant La critique de l'arbitraire du signe chez 73
Condill et Humboldt
Wulf Oesterrei cher Ere française et Deutsche Bewegung.
Les Idéologues, l ' h i s t o r i c i t é du langage et la
naissance de la linguistique 97

3. Mehr Licht: Le langage, la démocratie et l'éducation


Jean-Paul Sermain Raison et Révolution: le problème de l'élo­
quence politique 147
Jean-Louis Labarrière Le signe é c r i t , l'éducation et la démocratie.
Quelques remarques à partir du chapitre V
de la Grammaire de Destutt de Tracy 167
B r i g i t t e Schlieben-Lange Les Idéologues et l ' é c r i t u r e 181
Jean-Claude Chevalier Grammaire philosophique et enseignement des
Ecoles centrales 207
Lia Formigari Les Idéologues italiens. Philosophie du
langage et hégémonie bourgeoise 219
Franco Lo Piparo La nation, la campagne, la science et la
langue chez Genovesi et De Cosmi. 231
- vi -

4. Newspeak: Révolutionner la langue


Sylvain Auroux Le sujet de la langue: la conception politique
de la langue sous l'Ancien Régime et la Révo-
lution 259
Sonia Branca-Rosoff Luttes lexicographiques sous la Révolution
française. Le Dictionnaire de l'Académie. 279
Françoise Dougnac Les sociétés linguistiques fondées par F.-U.
Domergue à Paris de 1791 à 1811. 299
Jacques Gilhaumou L'élite modérée et la "propriété des mots"
(1791). Propagation et usage des mots dans
l'opinion publique 323
Winfried Busse "La langue française est un besoin pour tous".
A propos du jacobinisme linguistique 343
Sebastiano Vecchio Langue nationale et grammaire pendant la
Révolution. La France et l'Italie 373

Index 395
Préface

1. Le présent volume réunit les contributions d'un colloque sur la pensée


sémiotique et linguistique des Idéologues qui s'est tenu à Berlin du 3 au
5 octobre 1983. Par le terme d' "Idéologues" nous nous référons d'une manière
consciemment vague à cet ensemble de penseurs (et praticiens) révolutionnaires
et surtout post-révolutionnaires dont le dénominateur commun, malgré les
multiples différences dans les détails de leurs projets concrets, nous semble
avoir été une certaine "Weltanschauung" condillacienne.

Notre recueil d'articles fait suite à un fascicule de la revue Histoire


Epistémologie Langage qui é t a i t consacré au même sujet et dont i l complète
et amplifie les perspectives surtout en ce qui concerne la portée européenne
de la discussion. Le volume manifeste donc de nouveau cet i n t é r ê t que l'on
porte a u j o u r d ' h u i , surtout dans les sciences du langage, à ces philosophes
longtemps négligés par l ' h i s t o i r e de la pensée; i n t é r ê t curieux qui ne semble
pas seulement motivé par la vague actuelle d'une historiographie des sciences
du langage (dont la motivation m é r i t e r a i t d'être analysée de son côté).

2. Dans son aimable allocution inaugurale, Sergio Moravia, redécouvreur


des Idéologues à l'échelle de l ' h i s t o i r e de la philosophie, nous a posé - en
guise d'affirmation - une question à laquelle nous voudrions essayer de
répondre brièvement dans cette préface. Moravia suppose que, en organisant
un colloque sur la pensée linguistique des Idéologues, nous considérons
ces réflexions linguistiques d ' i l y a presque deux cents ans comme ayant enco­
re aujourd'hui une véritable valeur historique et théorique. En e f f e t , l'inté­
rêt que nous portons aux Idéologues et aux a c t i v i t é s de politique linguistique
pendant la Révolution française est motivé par des raisons qui concernent
nos a c t i v i t é s (linguistiques et autres) contemporaines.

Mais affirmer une valeur théorique et historique d'un fait du passé, ne


veut pas nécessairement dire adhérer à ce fait: Notre i n t é r ê t historique
n'est pas basé sur une recherche de modèles à nos a c t i v i t é s actuelles, il
ne s ' a g i t donc pas de prime abord d'une h i s t o i r e que l'on peut appeler "monu­
mentale" selon l'expression de Nietzsche, d'une h i s t o i r e du type "troisième
République" à la Brunot, d'une h i s t o i r e triomphale des projets linguistiques
de la Révolution française. Ce dont nous sommes p a r t i s , par contre, c'est
un phénomène de souffrance linguistique dans la France de nos j o u r s , c'est-
- viii-

à-dire le mouvement régional i s t e , souffrance sociale et c u l t u r e l l e qui prend


bien ses origines dans les projets de la Révolution et dans leur réalisation
pendant la troisième République. Notre i n t é r ê t é t a i t donc motivé par la rééva­
luation des projets révolutionnaires à la lumière de nouvelles évolutions so­
c i a l e s , t e l l e qu'on la trouve p.ex. dans les l i v r e s de de Certeau/Julia/Revel,
Balibar/Laporte, Calvet, Guiomar. Notre entreprise historiographique s'insère
par conséquent dans une f i l i è r e d ' h i s t o i r e " c r i t i q u e " dont, selon Nietzsche,
la souffrance est le moteur. La nouvelle qualité de cette h i s t o i r e " c r i t i q u e "
aux égards de la Révolution - i l est peut-être u t i l e de le répéter ces jours-
ci - est q u ' i l s ' a g i t d'une h i s t o i r e "contre-révolutionnaire de gauche".

Quoiqu'en pensent ceux qui écrivent aujourd'hui sur les réflexions e t , sur­
t o u t , sur la politique linguistiques de la Révolution française et même s ' i l s
ne partagent pas du tout la "souffrance" dont dérive ce nouvel i n t é r ê t histo­
rique, leurs projets historiographiques n'en dépendent pas moins de cette
vague d'histoire " c r i t i q u e " , et une historiographie "monumentale" de ces
faits ne peut plus compter sur un consensus "progressiste" général: C'est
la gauche elle-même qui a finalement découvert q u ' i l y avait quelque chose
de fondamentalement faux dans les projets linguistiques éclairés malgré leur
caractère historiquement et peut-être "objectivement" inéluctable. La dialec­
tique des Lumières n'est pas une invention de s i n i s t r e s réactionnaires.

Mais au-delà de la souffrance r é g i o n a l i s t e , on peut m u l t i p l i e r les aspects


de souffrance linguistique actuelle dont nous trouvons les fondements dans
les réflexions linguistiques des Lumières. Nous n'allons q u ' e f f l e u r e r quelques
exemples:

- Le projet de l ' u n i f i c a t i o n linguistique aujourd'hui ne s'arrête pas aux


frontières nationales, i l a pris des dimensions planétaires contre lesquel­
les l u t t e n t - ironie de l ' h i s t o i r e - avec une véhémence p a r t i c u l i è r e les hé­
ritiers de la Révolution française. La Révolution de la langue française
mange son enfant.
- Dans tous les manuels de linguistique moderne, dans la q u a s i - t o t a l i t é des
théories linguistiques actuelles, dans tous les modèles de communication,
"pragmatisés" ou non, nous retrouvons la conception instrumentale du langage
qui caractérise tout discours éclairé sur le langage et qui éclipse toute
conception "poétique" et dialogique du langage.
- Le langage scientifique et technique, modèle de la conception du langage
- ix -

des Lumières, ne reste pas seulement le modèle de nos discours mais pénètre,
en tant que terminologie et nomenclature, nos langues "naturelles" (c'est-
à-dire historiques) et les transforme ainsi de langues historiques en
systèmes de signes conventionnels. Newspeak n'est pas seulement une inven­
tion romanesque.
- La rhétorique des discours publiques est devenue dans une large mesure
"philosophique" dans le sens favorisé par les Idéologues (v.infra Sermain),
c'est-à-dire nos orateurs nous comblent de discours "objectifs" dictés
par la "raison des choses" qui ne tolère aucune contradiction et qui nous
laisse froids.

Il n'est donc pas un hasard si, dans ces temps de conscience aigüe de la
dialectique des Lumières, à la présence des bénéfices éclairés qui se sont
transformés en charges (v.infra, Ricken et Jacques-Chaquin), une historiogra­
phie critique tire de l'oubli des choses du passé qui sont des sources de
douleurs actuelles: "C'est alors que l'on regarde le passé d'un fait d'une
manière critique, c'est alors que l'on s'en prend à ses racines avec une
couteau, c'est alors que l'on passe cruellement outre toute piété"
(Nietzsche). L'historiographie critique sait pourtant qu'elle est "toujours
un processus dangereux, c'est-à-dire dangereux pour la vie même: et les
hommes et les temps qui servent la vie en jugeant et en anéantissant le
passé sont toujours des hommes et des temps dangereux et précaires. Car,
puisque nous sommes les résultats des générations précédentes, nous sommes
aussi les résultats de leurs égarements, de leurs passions et de leurs er­
reurs, voire de leurs crimes; il n'est pas possible de se libérer totalement
de cette chaîne. Même si nous condamnons ces égarements et même si nous
nous en croyons exempts, il n'en reste pas moins le fait que nous en sommes
originaires" (Nietzsche).

En tant qu'historiographes "critiques" nous serions donc des hommes dangereux


et précaires vivant en des temps dangereux et précaires - comme ces Idéologues
qui, en ce qui concerne leur attitude envers le passé dont ils souffraient,
peuvent même être considérés comme des historiens critiques "pures": leur
terminologie hi storico-politique critique par exemple (aristocrate, tyran
etc.) est un assemblage de "couteaux" extrêmement tranchants. Mais, contraire­
ment aux Idéologues, nous avons deux siècles de pensée historique et histori-
ciste derrière nous ce qui nous rend capables de tirer du passage nietzschéen
la conclusion que nous ne pouvons et ne voulons pas nous libérer totalement
X -

d'une t r a d i t i o n critiquable qui reste un héritage dont nous vivons.

C'est-à-dire que d'un côte l ' h i s t o r i o g r a p h i e c r i t i q u e moderne sera toujours


mitigée par des motivations "antiquaires", voire parfois "monumentales",
puisque, de l ' a u t r e côté, tout en c r i t i q u a n t les "charges", nous sommes
entièrement conscients des "bénéfices" de la réflexion et des pratiques
linguistiques des Lumières. A l ' o b j e c t i o n que l'on voudrait seulement des
bénéfices et non point des charges, toute pensée dialectique exige qu'on
réponde: "En e f f e t , nous voulons les bénéfices et nous devons l u t t e r contre
les charges étant donné qu'elles sont devenues tellement lourdes qu'elles
risquent de détruire les bénéfices".

Cette approche d'une histoire critique mitigée est censée s'insérer, pour
ce qui est des réflexions linguistiques des Idéologues, dans le projet de
Foucault d'une "archéologie" du savoir moderne. C'est-à-dire que, pour re­
venir - sur le plan plus "scientifique" de l ' h i s t o r i o g r a p h i e de la pensée
linguistique - à la question de Moravia, en étudiant les Idéologues, nous
avons l ' i n t e n t i o n d'approfondir nos connaissances sur cette période de t r a n s i ­
t i o n du 18e au 19e siècle où Foucault a localisé une des révolutions les plus
profondes de la pensée européenne, où la pensée "classique" se transforme
en pensée moderne. Dans le cadre d'une t e l l e recherche, les textes des Idéo­
logues, en tant que discours encore éminemment "classiques" à une époque
où naît le discours moderne et sous la pression de c e l u i - c i (et non seulement
sous la pression de la réaction p o l i t i q u e ) , nous semblent un corpus p a r t i c u ­
lièrement précieux: I l s démontrent, justement dans leurs hésitations et soup­
çons et dans une espèce d'érosion intérieure du discours classique, qu'il
n'y avait pas seulement un "rupture" épistémologique, qui reste assez mysté­
rieuse chez Foucault, mais q u ' i l y avait aussi une espèce de transition
douce et chaotique entre la pensée classique et la pensée moderne.

Ce qui a frappé pendant le colloque, ce qui a rendu la discussion passionante,


c'est - et maintenant nous reprenons un autre aspect de la question-affirma­
tion de Moravia (à savoir si le colloque confirmera la valeur historique
et théorique des réflexions linguistiques des Idéologues) - q u ' i l y a dans
les contributions ici réunies sensiblement deux positions différentes quant
à l'évaluation de ces f a i t s d ' i l y a deux cents ans. Notre point de départ
"critique" et "foucaultien" n'était pas du tout partagé généralement. Le
discours "moderne" à la Foucault ainsi que la conscience de "souffrances"
- Xi -

linguistiques dues au projet des Lumières jouaient un rôle beaucoup moins


important dans la "manière de voir et de sentir" (Condillac) de la plupart
de nos hôtes français: La révolution de la pensée que Foucault a localisé
aux environs de 1800 semble avoir marqué plus fortement la t r a d i t i o n allemande
que la tradition française dans laquelle le discours classique conserve
un poids beaucoup plus grand. Cette continuité du discours classique f a c i l i t e
une approche plutôt "monumentale", tandis que l'empreinte de la pensée "mo­
derne" favorise une approche " c r i t i q u e " à l'égard des Ideologues, une opposi­
t i o n qui marque très sensiblement les contributions du présent volume. Par
conséquent, c'est le volume dans sa t o t a l i t é qui répond au problème de l ' a c ­
centuation partiale des charges ou des bénéfices du projet des Lumières:
De la présence des deux perspectives historiographiques résulte donc une
espèce d'objectivité de notre tentative historique commune qui confirme
d'une manière plus profonde la thèse de Moravia sur la valeur théorique
et historique des réflexions linguistiques des Idéologues.

3. En tant qu'organisateurs du colloque et coordinateurs du présent volume,


nous nous sommes cependant permis de marquer notre perspective historiogra-
phique dans les t i t r e s que nous avons donnés aux quatre parties dans les­
quelles nous avons regroupé les a r t i c l e s . Nous sommes parfaitement conscients
du f a i t que, ce f a i s a n t , nous donnons un biais au l i v r e qui n'est pas celui
de toutes les contributions. En nous servant d'un a r t i f i c e rhétorique qui
est commun à Voltaire et aux Romantiques allemands - pas nécessairement
aux Idéologues, hommes sérieux et peu enclins à la f r i v o l i t é ludique - c'est-
à-dire l'ironie, nous voudrions pourtant signaler une profonde sympathie
entre le discours classique et le discours moderne. Bien que figure "mé­
chante", l ' i r o n i e est aussi une figure c o n c i l i a t r i c e puisqu'elle peut unir
les adversaires d'un dialogue dans un sourire commun qui enlève l'ennui
du trop sérieux tout en sauvegardant le sérieux de l'enjeu du dialogue.
Si notre a r t i f i c e r é u s s i t , i l peut donner une image assez f i d è l e de l'ambiance
des entretiens b e r l i n o i s .

Les deux "ouvertures nocturnes" s'occupent du problème de l'historiographie


à l'égard des Idéologues. Ce sont donc avant tout des m é t a - r é c i t s qui essaient
d'expliquer comment le silence et la nuit historiographiques sont tombés
sur les Idéologues entre l ' é c l a t des Lumières et le nouveau jour ou - si
l'on préfère - les ténèbres du Romantisme. Sergio Moravia met l'accent sur
un d é f i c i t général de l ' h i s t o i r e des idées en ce qui concerne le D i r e c t o i r e ,
- xii -

tandis que Charles Porset démontre comment l'école cousinienne met en oeuvre
une consciente mise aux oubliettes des Idéologues.

Les contributions "crépusculaires" de la deuxième partie s'occupent toutes


de l'érosion extérieure ou intérieure du discours de l'Idéologie. Ce que
Nicole Jacques-Chaquin appelle "l'ère linguistique du soupçon", formule
que nous voudrions reprendre pour désigner cette période de transition entre
le discours classique et le discours moderne, na t pratiquement en même
temps que la vague condillacienne, avec Herder et Hamann en Allemagne, et
trouve une voix française dans Saint-Martin, surtout dans sa polémique contre
Garat. C'est la conception du langage comme poiesis issue du désir que Saint-
Martin, dans la tradition du mysticisme böhmien, oppose à la conception
instrumental iste et analytique des Idéologues. Malgré cette opposition
fondamentale qui, de façon toujours plus claire, marquera une grande partie
du processus d'érosion du discours idéologique, il n'en reste pas moins
caractéristique de ce "crépuscule" que, dès son départ, il ne met plus en
cause (au contraire, il le renforce) le rôle que Condillac a attribué aux
signes ou au langage dans la théorie des connaissances. Le "soupçon" de
la critique se dirige plutôt contre la base philosophique de la théorie
condillacienne, c'est-à-dire contre la "sensation transformée", contre le
monisme des sens (passifs?) comme source de toute connaissance auquel est
opposé une dualisme (lockien, pseudo-kantien ou kantien) et un principe
actif dans la génération des idées. Ulrich Ricken étudie la critique de
la sensation transformée chez Degérando et chez Maine de Biran qui sont
certainement les meilleurs témoins de ce que nous appelons l'érosion inté­
rieure du discours idéologique, incitée par la poussée extérieure de la
philosophie kantienne. Chez Maine surtout, elle aboutit même, par une "néga­
tion abstraite" des positions condillaciennes, à une espèce de retour à
des positions rationalistes. Contrairement à Ricken, Achim Eschbach interprète
la "force hyperorganique" active biranienne comme un apport prometteur à
la discussion sémiotique du futur (Peirce et Saussure). Le nuage qui éclipsera
à jamais l'éclat des Lumières idéologiques est la philosophie transcendentale
dont Humboldt était le premier porte-parole en chair et en os parmi les
Idéologues parisiens. Jürgen Trabant essaie de démontrer, par la comparaison
du traitement du même sujet, l'arbitraire du signe, chez Condillac et Hum­
boldt, la portée de la rupture épistémologique, qui, contrairement à l'érosion
"intérieure" par Degérando et Maine, se présente pourtant comme "Aufhebung"
du discours classique. La nouvelle conception de l'histoire dans le discours
- xiii -

moderne et la conception "poétique" du langage qui est son corollaire donne


naissance à la nouvelle science autonome du langage, la linguistique histo-
rico-comparative: Wulf Oesterreicher étudie les conditions qui ont favorisé
la naissance de la linguistique en Allemange en les opposant aux obstacles
que représentaient - malgré la concentration de toutes les informations
sur les langues du monde à Paris - pour une telle entreprise les convictions
linguistiques des Idéologues.

Après ces chants du cygne pour la théorie sémiotique et linguistique des


Idéologues, nous présentons, dans la troisième et la quatrième partie, les
projets linguistiques plus concrets et plus directement politiques du contexte
idéolgique.

"Mehr Licht", derniers mots légendaires de Goethe témoignant d'un ultime


besoin de "lumières", est la revendication commune des projets et des théories
d'une révolution de la communication comme partie intégrante de la révolution
politique. Il va de soi que les contributions que nous avons regroupées
dans la troisième partie ne sont pas strictement séparables de celles de
la quatrième partie qui s'occupe de la révolution de la langue (française).
Les articles de la troisième partie traitent de divers problèmes d'une éthique
du discours qui découlent du concept idéologique central, du concept de
l'analyse. Tout discours qui veut promouvoir le projet politique éclairé
total - englobant nécessairement un projet d'éducation populaire - doit
obéir à l'éthique de l'analyse. (Nous sommes bien loin de Jean-Jacques!)
Ceci entraîne toute une série de choix préférentiels dans les possibilités
communicatives: une position "anti-rhétorique", la préférence de l'écrit
et de la lecture en face du discours oral, la préférence de l'écriture alpha­
bétique, la position centrale de la grammaire dans le système de l'enseigne­
ment.

Dans la discussion du statut de l'éloquence politique que retrace l'article


de Jean-Paul Sermain, les Idéologues luttent, au nom de la Raison et de
l'Analyse, contre la rhétorique en tant que technique de manipulation des
passions, ou - comme nous dirions aujourd'hui - ils essaient d'éliminer,
au nom de la dimension sémantique du discours, son potentiel pragmatique
et le banissent au domaine des discours édifiants. Par cela même, les exi­
gences rhétoriques se déplacent du discours à la langue qui - comme le démon­
trent les articles de la quatrième partie - sera en effet le lieu principal
- XiV -

de la bataille linguistique des Idéologues. Seulement le discours écrit,


dont l ' a u d i t i o n n'est qu'une lecture rapide, garantit l'analyse. L'apprentis­
sage de l ' é c r i t u r e et de la lecture est donc d'une importance primordiale
dans le projet éducatif idéologique. Les perspectives linguistiques et p o l i ­
tiques du traitement de l ' é c r i t u r e dans la Grammaire de Destutt sont discutées
dans la contribution de Jean-Louis Labarrière. Le concept d'analyse exige
une écriture alphabétique, écriture "plus i n t e l l i g e n t e en elle-même" (Hegel)
que les écritures idéographiques. Le problème de l ' é c r i t u r e (et c e l u i , plus
spécialement, de l'opposition entre "hiéroglyphes" et " l e t t r e s " ) q u i , partant
de Warburton a été un des sujets principaux de la discussion linguistique
des Lumières jusqu'à Humboldt, Champol l i o n , Hegel, et qui dans la linguistique
moderne ne sera repris comme problème que par l'école de Prague, est étudié
par Brigitte Schlieben-Lange dans une vue d'ensemble des apports des Idéo­
logues à la théorie de l ' é c r i t u r e quant à leur portée pour la théorie sémio-
tique et linguistique moderne. Puisque, selon Condillac, "toute langue est
une méthode analytique et toute méthode analytique est une langue", les
discours pédagogiques et l'organisation entière de l'enseignement sont centrés
dans les projets pédagogiques des Idéologues, autour de l'enseignement de
la Grammaire. Jean-Claude Chevalier exempli fie, à partir de la Grammaire
philosophique de Thiébault, ce projet d'une "unified science" de l'époque
que rend possible le discours analytique transférable à tous les champs
du discours. Même si l'Analyse reste le concept central de ceux qu'on peut
appeler les Idéologues i t a l i e n s et de leurs projets de révolution communica­
tive (unification linguistique, rhétorique "philosophique"), Lia Formigari
montre que les Lumières italiennes n'en développent pas moins des lueurs
tout à fait spécifiques par la propre t r a d i t i o n philosophique. La lecture
idéologique de Vico donne naissance à un projet sémiotique et linguistique
d'un i n t é r ê t tout p a r t i c u l i e r , surtout en ce qui concerne le projet de des­
c r i p t i o n de l ' h i s t o i r e de la langue ( l a t i n e ) , donc un développement autochtone
de la linguistique romane. En f i n de compte, la contribution de Franco Lo Pi­
paro, en présentant les projets scolaires éclairés en S i c i l e , nous i n t r o d u i t
directement à la quatrième partie de notre l i v r e : La nouvelle conception du
"sujet de la langue", c ' e s t - à - d i r e un sujet p o l i t i s é et démocratisé, se trouve
à l ' o r i g i n e des projets de réforme scolaire basée sur la langue i t a l i e n n e .

La politique de la langue en tant qu'action volontaire en vue de changer


la langue étant, dès la fondation de l'Académie française, une constante
des a c t i v i t é s linguistiques jusqu'à la Révolution, "Newspeak" nous a paru
- xv -

le terme approprié pour désigner la quatrième partie, d'autant plus que


les efforts faits pendant la Révolution pour "révolutionner" la langue,
portaient surtout sur le lexique.

Dans sa contribution, Sylvain Auroux montre que les différentes conceptions


du sujet de la langue sur lesquelles s'étaie la grammaire particulière en
France entraînent autant de politiques différentes de la langue. Selon l'au­
teur, la question soulevée par Oesterreicher trouve sa solution dans le fait
que la Révolution renforce encore la traditionnelle conception politique
de la langue, ce qui a conduit au blocage du comparatisme en France. La
connaissance des langues plutôt que d'aboutir à la linguistique historique,
se met, chez Volney, au service de l'ethnographie. Sonia Branca se penche
sur les divers projets lexicographiques conçus sous la Révolution. L'apogée
de la conception politique de la langue aboutit à de nombreuses prises de
position face au sujet de la langue, à l'instance législative de l'usage,
dont la plus fameuse est celle tracée par l'idéologue Garat dans sa préface
à la cinquième édition du dictionnaire de l'Académie (1798). Pendant la
Révolution, la politique de la langue ainsi conçue se crée des institutions
et se démocratise. Les Sociétés de langue fondées par Domergue sont passées
en revue par Françoise Dougnac qui en étudie la composition et les objectifs.
Une fondation ultérieure, l'Académie grammaticale de 1808, n'est plus liée
à l'actualité politique, mais, regroupant des Grammairiens qui ont marqué
pendant la première moitié du XIXe siècle, elle constitute le point de départ
de la tradition des Sociétés de langue du XIXe siècle. Si la politique est
affaire de mots, c'est en 1791 - première grande époque du débat sur la
langue sous la Révolution - que différentes stratégies d'usage des mots
en politique se font jour. Jacques Guilhaumou restitue le contexte historique
et le "climat linguistique" dans lesquels la fondation de la Société des
amateurs de la langue française a eu lieu: Elle marque un tournant dans
le débat: la prise en main, par les patriotes, de l'initiative linguistique.
L'autre grande époque du débat sur la langue est celle - mieux connu - de
la domination jacobine. Dans son article, Winfried Busse met en lumière
l'hétérogénéité et la diversité des points de vue qui marquent ce qu'on
est convenue d'appeler le jacobinisme linguistique. Il insiste sur le nationa­
lisme que revêt le discours jacobin sur la langue chez Barère et sur le
problème de l'égalité langagière diastratique évoqué aussi bien par Barère
que par Robespierre. Sebastiano Vecchio fait état de l'assise populaire
du jacobinisme linguistique en faisant le bilan des écrits envoyés au Comité
- xvi -

d'instruction publique. L'analyse des arguments stéreotypés qu'ils contiennent


montre dans quelle mesure le problème de la langue fait partie de la culture
quotidienne. Dans la seconde partie, il étudie le "triennio rivoluzionario"
(1796-99) en Italie, où des conditions historiques tout à fait différentes
de celles qui existaient en France, ont empêché que se constitue un jacobi­
nisme linguistique.

4. Le colloque de Berlin a bénéficié de l'appui de la Stiftung Volkswagenwerk


et du Ministère français des relations étrangères. Nous tenons à exprimer
ici notre reconnaissance. Sans cet appui il nous aurait été impossible d'enga­
ger cette discussion passionnante entre autres par la confrontation des points
de vue de chercheurs appartenant à différentes traditions de pensée. Nous
remercions enfin aussi la Freie Universität Berlin pour avoir contribué
à la réalisation du colloque en mettant à notre disposition les locaux dont
nous avions besoin, ainsi que Peter Stolz et Carola Vonhof qui nous ont
aidé à organiser le colloque.

Winfried Busse
Jürgen Trabant
1. Ouvertures nocturnes: La mise aux oubliettes
La mauvaise é t o i l e h i s t o r i q u e des Idéologues
S e r g i o Moravia (Florence)

Je voudrais tout d'abord remercier les organisateurs de notre Colloque -


MM. Busse et Trabant - de l'honneur qu'ils m'ont fait en me demandant de
présider comme chairman (ou comme chair-person, selon la formule qui semble
aujourd'hui plus convenable...) l a première séance de nos t r a v a u x .

Il faut souligner dès maintenant que j e suis ni un philologue, comme beau­


coup d'entre vous, ni un spécialiste de questions linguistiques dans le
sens technique de l'expression. Mes seuls titres de légitimité pour être
ici se r é d u i s e n t au f a i t que j ' a i consacré quinze années, t r o i s livres (dont
un, qu'il me s o i t permis de l e rappeler, traduit en allemand) et un certain
nombre d ' a r t i c l e s à l a c u l t u r e de l ' é p o q u e r é v o l u t i o n n a i r e e t post-révolution­
naire e t , plus précisément, à ' e u x ' - MM. l e s Idéologues.

Dans son ouvrage La conscience révolutionnaire: les Idéologues, inséré


dans sa grande enquête sur Les sciences humaines et la pensée occidentale,
M. Georges Gusdorf souligne la circonstance, assez curieuse à son avis,
qu'un groupe aussi digne que celui formé par les Idéologues français ait
été redécouvert par un I t a l i e n . Gusdorf dénonce aussi le f a i t que mes livres
sur l e s Idéologues n ' a i e n t pas é t é t r a d u i t s en f r a n ç a i s , comme s i ces i n t e l ­
lectuels étaient un peu (je cite directement Gusdorf) "des auteurs maudits
du domaine f r a n ç a i s " . Quant à m o i , j'ai quelque d i f f i c u l t é à v o i r les Idéo­
logues comme des auteurs "maudits": ils étaient si sages, si raisonnables,
si modérés...
Mais a l o r s , pourquoi ce s i l e n c e , cette sorte de 'refoulement' général opéré
en France aux f r a i s des Idéologues?

Disons d'abord que 'la faute est...' non pas cette fois à Voltaire, mais
à un p r o f e s s e u r (français) de p h i l o s o p h i e , François Picavet: un savant très
docte et un peu plat, un historien plutôt "érudit" que "pensant" - pour
reprendre une célèbre distinction de Hegel. Or, en 1 8 9 1 , ce monsieur nous
livra un ouvrage sur les Idéologues qui n'était pas v r a i m e n t un l i v r e , mais
plutôt une espèce d ' e n c y c l o p é d i e b i e n l o u r d e e t assez désordonnée: une sorte
de mer d'érudition où - il faut le reconnaître - les Idéologues et leurs
idées importantes (et il y en a v a i t , il y en a . . . ) coulèrent misérablement
- 4 -

à pic.

Mais après Picavet?, vous demanderez-vous. Eh bien, après Picavet la responsa­


bilité du silence sur les Idéologues et sur la culture de l'âge révolution­
naire et post-révolutionnaire a été une responsabilité, pour ainsi dire,
collective: une responsabilité dont je vous dirai d'autant plus volontiers
un mot si vous me permettez d'être brutalement synthétique.

Ce qui est arrivé chez l'historiographie française portant sur le XVIII e


siècle, c'est qu'elle a tacitement opéré une sorte de division du travail
intellectuel. D'un côté les historiens de la littérature et des idées ont
assumé le monopole des recherches relatives à l'âge des Lumières - âge,
notons-le, arbitrairement fermé avec les années '70 et/ou '80 du XVIII e
siècle. D'un autre côté les historiens de la Révolution ont crû leur devoir
d'approfondir d'une façon presque exclusive les problèmes politiques, économi­
ques et sociaux de la période révolutionnaire. C'est en vain qu'en 1933
Daniel Mornet dans son magnifique ouvrage sur Les origines intellectuelles
de la Révolution française chercha à solliciter ses confrères à examiner
les rapports entre, justement, les idées et les doctrines de l'âge des Lu­
mières et les idées et l'action de l'âge de la Révolution. A peu d'exceptions
près, la Révolution a été étudiée essentiellement du point de vue politique,
social, économique, démographique etc. Nos connaissances sur ce que j'appelle­
rais volontiers la culture de la Révolution sont restées assez modestes.
Premières victimes (non pas les seules, évidement) de cette situation, les
Idéologues, dont le début comme intellectuels engagés dans le théâtre de
l'histoire se produisit justement dans la période révolutionnaire.

D'autre part, il convient d'ajouter tout de suite qu'ils auraient pu et


dû compter surtout sur les recherches de l'historiographie non pas révolution­
naire, mais post-révolutionnaire. En effet, les premières performances propre­
ment philosophiques des Idéologues ne commencent pas avant la chute de Robes­
pierre. Mais là aussi une sorte de mauvaise étoile semble continuera accompa­
gner l'itinéraire des Idéologues. Ce n'est pas un mystère pour personne
que ni la culture ni l'historiographie française contemporaine n'ont beaucoup
aimé la période du Directoire: une époque trop souvent liquidée comme époque
de corruption sociale, de crise politique et surtout de stérilité intellec­
tuelle.
- 5-

Un jugement assez bizarre, ce dernier, si l'on songe que c'est justement


à la période du Directoire que Destutt de Tracy commence ses importantes
études sur l'idéologie, que Cabanis écrit les premiers Mémoires destinés
à constituer un jour les fameux Rapports du physique et du moral de l'homme
(véritable chef-d'oeuvre de ce que j'ai appelé la seconde saison des Lu­
mières), que Madame de Staël et Benjamin Constant débutent sur la scène
intellectuelle et politique française avec des textes absolument remarquables.
Et encore, faudrait-il évoquer, à un niveau différent, les réformes de l'ins­
truction publique, le passionnant épisode des Ecoles Normales, l'ouverture
de nombreux instituts de recherche, la publication de cette splendide revue
que fut la "Décade philosophique".

Un jugement bizarre, je le répète. Mais, que voulez-vous: l'âge du Directoire


a eu, entre autre, la mauvaise chance de se trouver placé, du point du vue
culturel, entre la prodigieuse floraison de l'âge de l'Encyclopédie et la
non moins riche floraison de l'âge romantique. Séduits par ces deux époques,
trop peu d'historiens ont voulu s'arrêter sur ce qui avait existé entre
Voltaire et Chateaubriand.

C'est dommage - un grand dommage. Non seulement parce que l'on a sous-estimé
l'oeuvre des Idéologues, mais aussi parce que l'on n'a pas approfondi d'une
façon adéquate d'un côté le fascinant problème des développements ultérieurs
(et peut-être ultimes), chez les Idéologues, des idées et des principes
de l'âge des Lumières, et de l'autre côté l'encore plus fascinante question
de la rencontre - je devrais dire du conflit - entre la Weltanschauung
éclairée issue du XVIII e siècle et la nouvelle Weltanschauung spiritualiste
et romantique qui fut celle des premières générations du nouveau siècle.
Un conflit dont j'ai eu le privilège de m'occuper directement dans mon
Il Tramonto dell'Illuminismo, et qui vit les Idéologues dans le rôle de
défenseurs officiels et passionnés de la grande tradition des Lumières.

Seulement deux mots encore sur le sujet qui nous a réuni ici à Berlin. Ce
n'est pas un hasard si parmi les 're-découvreurs' contemporains des Idéologues
il ne faut pas compter seulement un historien des idées comme moi-même ou
comme les jeunes chercheurs américains qui ont travaillé dans un étroit
rapport avec moi sur tel ou tel membre du milieu idéologique, mais il faut
compter au moins une grande figure de 1 ' i n t e l l i g e n t s i a contemporaine: Michel
Foucault. Dans son bes mots et les choses Foucault a montré, peut-être d'une
-  -

façon un peu elliptique (ou même implicite) une remarquable connaissance


des développements post-condillaciens des théories linguistiques en France.
Bien entendu, il faut travailler beaucoup plus, et probablement aussi plus
rigoureusement, sur ces théories et leur contexte. Mais si j'ai voulu évoquer
Foucault (et j'aurais pu évoquer aussi Chomsky), c'est tout simplement pour
confirmer ce qui semble être une thèse chère à nos deux hôtes allemands:
la thèse selon laquelle les réflexions linguistiques développées à la fin
du XVIII e siècle paraissent aujourd'hui, dans le cadre de nos intérêts intel­
lectuels contemporains, des réflexions ayant une réelle valeur à la fois
historique et théorique. Ce qui sera, j'en suis sûr, une des conclusions
de nos travaux, que je déclare officiellement ouverts.
Les Idéologues: Une révolution dans la linguistique?
Charles Porset (Paris)

Je voudrais prendre prétexte de ce Colloque pour tenter d'esquisser, non


pas le bilan des études menées depuis quelques années sur l'idéologie et
les idéologues, mais pour dresser, dans ses grandes lignes, le tableau des
questions que ces penseurs ont posées, et continuent parfois de nous poser,
relativement au langage, lato sensu. Pour dire les choses autrement, je
voudrais me demander dans quelle mesure ces hommes qui furent des philosophes,
des grammairiens, des pédagogues et des moralistes engagés, ont contribué
à révolutionner l'approche traditionelle des faits de langue.

Quelques remarques préalables: je ne me cache pas ce que cette question recèle


de vague et d'ambigu - voire de rhétorique; je n'ignore pas que les Idéologues
ne constituaient pas un groupe homogène. Mais il n'importe, et ce n'est pas
le lieu ici d'ouvrir à nouveau un débat sur lequel il existe déjà une abon­
dante littérature; l'important, du point de vue où je me place, est moins
l'unité doctrinale associant des penseurs d'une époque donnée, que le fait
que des penseurs venant d'horizons différents aient concouru à l'infléchisse­
ment de l'héritage des Lumières dans un sens révolutionnaire.

J'ajoute que ce fait a une histoire. Dans leur "Introduction" à la récente


livraison Histoire Epistemologie Langage (4,1) consacrée aux Idéologues,
Claude Désirat et Tristan Hordé soulignent l'ostracisme dont ces penseurs
ont longtemps été les victimes mais, après avoir cité quelques jugements
portés sur eux, ils déclarent laisser de côté les motifs de cette mise aux
oubliettes et, mettant entre parenthèses les raisons de leur mise à l'écart,
nous proposent une réévaluation de leur oeuvre. On peut le faire, on doit
le faire. Mais je me demande si cette époché permettant assurément la prise
en compte d'un très riche ensemble factuel - les Idéologues étaient aussi
des savants - n'a pas pour effet de neutraliser la dynamique de certains
enjeux qui, sous la Révolution, sont d'abord des enjeux pratiques. Enfin,
on reconnaîtra que notre rapport aux Idéologues, ici et maintenant, n'est
pas, non plus, indifférent. Pourquoi étudier l'idéologie aujourd'hui? Pour
qui?

Qu'on se rassure, je ne répondrai pas à ces questions - du moins d'une manière


- 8 -

frontale; la chappe, aujourd'hui encore, est trop lourde et nous sommes


trop pris dans le discours idéologique pour imaginer qu'on puisse se soustrai­
re de chic d'un tel héritage; mais, j'essayerai de poser quelques repères.

En voici un. L'article IDEOLOGUE, IDEOLOGIE du Dictionnaire des Sciences


philosophiques d'Adolphe Franck qui paraît dans la première moitié du 19ème
siècle. Cet article occupe cinq colonnes. Il est signé D.H - mais je doute
qu'il soit de David Hume... D'entrée de jeu, il nous propose une mise au
point: "L'idéologie, dans le sens complet et légitime du mot, est la science
des idées considérées en elles-mêmes, c'est-à-dire, comme de simples phéno­
mènes de l'esprit humain." Du coup, la légitimité de ces idées n'intéresse
pas les Idéologues, ils n'y cherchent pas davantage des indices sur la nature
de l'esprit. L'idéologie, n'est ni une logique, ni une métaphysique. Ce
qui intéresse l'idéologiste c'est le rapport qu'ont les idées entre elles
et avec leurs signes.

Cela posé, on se doute, note le rédacteur de l'article, qu'une pareille


science ne date pas d'hier. C'est une chose ancienne donc que l'idéologie.
Peut-on dater sa naissance? Oui, mais on ne la trouvera pas au berceau de
la philosophie, quand la pensée encore inconsciente est toute prise dans
ses objets. L'idéologie suppose une rupture, une réaction de la liberté
sur l'instinct. Les premiers Grecs, en cette aurore de la philosophie, ne
furent pas des idéologues, mais des physiciens, des astronomes, peut-être
des psychologues; assurément, ils ne furent point des idéologues.

La rupture fondatrice, c'est à Socrate qu'on la doit. Socrate qui, le premier


a proclamé que la condition de la science était la connaissance du sujet
par lui-même. Je n'insisterai pas sur le caractère daté de ces propos, on
sait que la figure de Socrate a connu bien des aléas, mais on ne peut pas
ne pas être pris de vertige quand on voit qu'elle va être amenée pour caution­
ner l'idéologie d'un Cabanis ou d'un Destutt! Il s'ensuit que le dix-huitième
siècle n'eût pas dû s'attribuer l'invention d'une science aussi vieille
que l'idéologie! La stratégie du rédacteur de l'article, DH, c'est presque
un personnage de Dallas, est claire, le siècle des Lumières ne doit ses
clartés qu'à la tradition deux fois millénaire des Anciens. Il suffit de
relire Platon pour comprendre que Locke et Condillac n'ont fait que reprendre
des choses fort anciennes:
- 9 -

. . . lorsque Platon d é c r i t c e t t e échelle que parcourt l a d i a l e c t i q u e : au pennier degré, l e s


objets sensibles e t les diverses nuances d ' a d m i r a t i o n qui y correspondent; plus haut l e s o b j e t s
mathématiques avec l e s connaissances raisonnées qui en d é r i v e n t ; au-dessus, l e s idées absolues
que l'âme a contemplées dans un vue m e i l l e u r e , e t qu'en c e l l e - c i e l l e se rappelle avec amour;
au sommet, l ' i d é e du b i e n , s o l e i l du monde i n t e l l i g i b l e , source de toute lumière e t de toute
beauté; c e t t e t h é o r i e encore admirable quand e l l e semble n ' ê t r e plus qu'aventureuse, n ' e s t - c e
pas l ' i d é o l o g i e aussi bien que l e t r a i t é des sensations.

La conclusion, c'est que l'idéologie n'est pas aussi nouvelle qu'on l'a
dit. Reste à comprendre comment cette doctrine a pu s'imposer au 18ème
siècle. Son renouveau est dû à Condillac, l ' i n d u s t r i e u x Condillac. Avant -
et après lui - l'idéologie n'était qu'un germe fécond "mais sans vie
distincte et même sans nom"; c'était une "introduction à toutes sortes
de sciences, une page perdue dans un livre immense. Condillac l' enrichie
"d'une multitude de vues ingénieuses, d'observations fines et quelquefois
profondes". En un sens, il l'a créée. Mais, en un sens seulement, car ce
sont les successeurs de Condillac qui ont, les premiers prononcé le mot
d'idéologie: ils ont émancipé la science des idées. Mais voici que sont
apparus, en même temps, d'autres héritiers, non plus fidèles à la science
des i d é e s , abstraction faite des temps et des hommes, mais sectateurs des

Lumières, de Condillac et de son école:

Les idéologues ne sont plus Platon, Kant ou Aristote, mais Destutt de Tracy, Cabanis, Garat,
Volney.

Et le rédacteur s'empresse de préciser que Laromiguière ne le fut que du


bout des doigts et que De Gérando ou Maine de Biran ne le furent qu'un
instant. Comment s'expliquer cela? Comment s'expliquer qu'une science qui
n'avait pour vocation que d'intéresser les membres de l'Institut, ait fini
par jouer un rôle dans les assemblées politiques et donner des "inquiétudes
au vainqueur couronné de l'Italie et de l'Egypte?

Plusiers raisons à ce phénomène:

1. Tout le 17ème siècle s'est égaré, à la suite de Descartes, dans


de magnifiques et stériles hypothèses: Tourbillons, animal-machine, causes
occasionnelles, harmonie préétablie.
2. Mettant sa gloire à être circonspect, le dix-huitième siècle relégua
dans le pays des chimères ce qui n'était pas l'analyse des sensations et
des idées. Rien n'y rappelle la grandeur du siècle précédent:
- 10 -

Pendant plus de soixante ans pas un l i v r e sur d i e u , sur les destinées de l'homme. En revanche,
v i n g t t r a i t é s d ' i d é o l o g i e sous v i n g t t i t r e s , e t de v i n g t auteurs d i v e r s ; après l'Essai sur
l e s connaissances humaines e t l e T r a i t é des sensations, de C o n d i l l a c , l'Essai de psychologie,
de Ch. Bonnet, b i e n t ô t s u i v i de l'Essai analytique sur les facultés de l'âme, du même auteur;
un peu plus t a r d , l ' H i s t o i r e naturelle de l'âme, de La M e t t r i e ; l e s l i v r e s De. l'Esprit e t De
l'Homme, d ' H e l v é t i u s .

Et D.H. ajoute: "Au fond du fameux Système de la Nature, ce qu'on trouve


c'est encore la fameuse théorie des idées." Davantage: le glissement progres­
sif des idées conduit sur le théâtre et dans le roman: l ' i d é o l o g i e est par-
tout. Mais, convient-il de préciser, la véritable idéologie n'est pas encore
née. Car, l'idéologie proprement dite, naît avec la Révolution française.
L'une apporte la liberté, l'autre semble "le fruit naturel de la liberté
des intelligences". La première siège à la Convention, l'autre à l'Institut,
dans la section de l'analyse des idées et des sensations; mais tous se retrou­
vent dans le salon de Madame Helvétius, femme excellente et gracieuse, amie
de Turgot, de Condillac, de Franklin, de Condorcet, de Malesherbes, mère
adoptive de Cabanis. C'est dans cette société qu'on retrouve Garat, Volney,
Ginguené, Thurot, Destutt, Daunou.

L'idéologie devient alors une longue habitude que cimentent des rapports
confraternels. Mais, si la tournure d'esprit est commune, la direction des
idées est différente: Destutt de Tracy est le métaphysicien de l'Ecole,
Volney le moraliste, Cabanis le physiologiste, Garat le professeur public.
Et chacun intervient dans son lieu, qui à l'Institut, qui à l'Ecole Normale,
qui dans les Ecoles Centrales, qui à la Chambre.

Quelle est la doctrine des Idéologues? Leur doctrine est une doctrine d'em­
prunt; les Idéologues l'ont empruntée à Condillac qui, lui-même, l'avait
empruntée à l'Angleterre. Locke s'était posé la question de l'origine de
nos idées et, dans son analyse, systématique et infidèle, il n'avait reconnu
que deux sources à nos connaissances: la sensation et la réflexion. Condillac
va plus loin, il supprime la réflexion et, avec elle toute l'activité de
l'esprit. Par une simple transformation, la sensation devient tour à tour,
attention, comparaison, jugement, raisonnement, enfin, désir et volonté.
L'âme elle-même n'est que la collection des sensations qu'elle éprouve et
de celles que la mémoire lui rappelle. Condillac ne va pas jusqu'à la nier
et il la distingue du cerveau.

C'est précisement cette distinction que les idéologues commencent par abolir.
- 11 -

Puisque l'âme n'est qu'une collection elle n'a pas d'unité; puisque cette
collection varie sans cesse, elle n'a pas d'identité; enfin, puisqu'elle
n'a aucun effet, aucune énergie, elle est une pure hypothèse. Pour les idéolo­
gues deux choses existent seulement: le cerveau et les sensations. Donc
il n'y a pas deux orores de faits, de types de sciences. L'idéologie est
une partie de la zoologie, et l'intelligence une dépendance de la physique
humaine. Lorsqu'un objet agit sur les nerfs, il y produit une sensation
si l'objet est présent, un souvenir s'il est absent, une perception de rap­
ports, si les images de plusieurs objets se présentent en même temps, un rai­
sonnement s'il y a plusieurs rapports, la volonté si l'objet excite des désirs
dans le cerveau. Ainsi, percevoir, se souvenir, juger, vouloir, ne sont autre
chose que sentir des objets, sentir des souvenirs, sentir des désirs. Telles
sont les idées qu'on trouve dans les Eléments d'Idéologie de Destutt de Tracy
et dans le livre des Rapports du physique et du moral de Cabanis.

Les conséquences morales qui en dérivent sont exposées dans le Catéchisme


de Volney, et dans le Traité de la Volonté de Destutt. Puisque l'homme est
capable d'éprouver seulement des sensations, c'est d'elles que doivent dériver
ses conduites. La base de la morale est dans les besoins de l'homme; dans
les besoins physiques. Notre droit, c'est d'entrer en possession des objets
susceptibles de satisfaire nos besoins. Notre limite, est de ne pas dépasser
ces besoins naturels. Mais, où s'arrête cette limite? Comment ne pas la
dépasser, c'est ce que les Idéologues ne nous disent point. Le bien moral
trouve son principe dans l'utilité; davantage: dans l'utilité matérielle.
Volney se pose expressément la question: est-ce que le vice et la vertu
n'ont pas un objet purement spirituel et abstrait? Voici sa réponse: non,
c'est toujours à un but physique qu'ils se rapportent en dernière analyse.
Et ce but est toujours de détruire ou de conserver le corps. Qu'est-ce que
l'amour paternel? C'est le soin assidu pris par les parents pour faire con­
tracter- à leurs enfants des habitudes utiles à eux et à la société. Etc.

D.H. n'y tient plus et nous prie de détourner les yeux de ces doctrines
affligeantes, indignes des hommes qui les professaient. Car, paradoxalement,
ces hommes étaient estimables. Comme leurs prédecesseurs du dix-huitième
siècle dont ils partageaient les idées et par une contradiction singulière,
ils furent les plus désintéressés des hommes, et les défenseurs les plus
enthousiastes des droits sacrés de l'humanité. Dans l'Assemblée constituante,
c'est leur esprit qui inspire la célèbre Déclaration des Droits de l'Homme.
- 12 -

Dans la Convention, ils se placent entre le Girondins et les Montagnards:

Trop au-dessus des préjugés de province, trop amis de l'unité nationale pour s'associer aux
projets des premiers, trop scrupuleux pour faire cause commune avec les seconds, accusés de
timidité par les uns, traités de rêveurs par les autres, mais jamais, soupçonnés de sacrifier
à une position quelconque soit les droits de l'humanité, soit la liberté de leur pays.

Lorsque la République s'organise, les principaux Idéologues entrent dans


les Assemblées: Chénier, Daunou, Ginguené, Laromiguière, au Tribunat; Destutt
de Tracy, Volney, Garat au Sénat conservateur. Mais les Républicains, qui
s'étaient battus pour la liberté, n'avaient pas les mêmes vues que le premier
Consul. Et, bientôt, après qu'il "eût osé poser sur sa tête plébéienne la
couronne de Charlemagne", les Idéologues passèrent dans l'opposition. On
sait ce qui suivit: l'Empereur supprima l'Académie des sciences politiques
et morales, centre et berceau de l'idéologie. Lorsque, en 1814, Destutt
vota la déchéance de Napoléon, l'heure du triomphe de l'idéologie semblait
arrivée.

C'était, en réalité, celle de sa ruine. Cabanis, avant de mourir, l'avait


reniée; Laromiguière, pour la défendre, l'avait modifée sur plusieurs points
essentiels. De Gérando et Maine de Biran, l'avaient quittée. Enfin, depuis
la Sorbonne, Royer-Collard l'avait attaquée. "C'est alors surtout, qu'à
l'Ecole Normale et à la faculté des lettres, note D . H . , sous l'influence
d'un jeune et éloquent professeur, naît une école nouvelle qui a hérité
de l'esprit libéral de l'Idéologie, tout en répudiant ses erreurs". Ce 'jeune
et éloquent professeur' n'est pas nommé. Mais, on s'en doute, c'est de Victor
Cousin qu'il s'agit.

Si j'ai tenu à reprendre dans tout son long cet article du Dictionnaire
de Franck, c'est qu'il me paraît constituer un bon exemple de cécité critique
et de censure idéologique - ce qui, soit dit en passant, appliqué aux idéolo­
gues ne me paraît pas manquer de sel. Le procédé mis en oeuvre est classique
et toujours efficace. Il passe d'abord par l'invention d'une entité, les
idéologues, dont on se garde de définir l'identité, mais dont on expose
la doctrine à partir d'un vague corpus. Qui a dit quoi? On ne sait. Destutt?
Garat? Volney? On montre ensuite: 1. que les Idéologues ne sont originaux
en rien, et le sont d'autant moins qu'ils croient l'être davantage. La doctri­
ne idéologique est le remake de choses fort anciennes; 2. que la doctrine
est dangereuse pour la philosophie et pour la société quand elle n'est pas
- 13 -

ridicule; 3. que certains idéologues d'ailleurs l'avaient parfaitement compris


en renonçant assez rapidement à leurs premières croyances. Cependant on
reconnaît aux idéologues un certain courage politique: ils furent les hommes
de la Déclaration des Droits et ceux de la République. L'article s'achève
par une véritable captation d'héritage au profit de Victor Cousin, restaura­
teur d'une idéologie rénovée, c'est-à-dire, essentiellement spiritualiste.

Cette image des idéologues a longtemps prévalue, à l'Université, dans les


Ecoles. Elle fait corps avec la condamnation globale du siècle des Lumières
par une historiographie pressée de s'inventer une généalogie. Mais, au delà
des simplifications que les contraintes d'un Dictionnaire expliquent en partie,
ce qui frappe c'est que rien n'est dit de cet aspect de la pensée idéologique
qui aujourd'hui nous intéresse, rien de leur théorisation du signe, rien
de leur effort pour réformer la langue, rien non plus de leur anthropologie
linguistique. Certes, il est bien question de séméiologie dans la suite
du Dictionnaire, et, tout particulièrement dans les notices qu'on consacre
à Destutt, Garat ou De Gérando; mais, significativement peut-être, à l'article
SIGNE c'est Smith, Reid et Dugald Stewart qu'on cite. Et, toute se passe
comme si la contribution des Idéologues n'avait compté pour rien dans l'His­
toire des Idées. Il est vrai que le Dictionnaire de Franck prend la philoso­
phie pour objet et n'aborde les sciences du langage que de façon marginale;
cependant quand on sait que les linguistes n'ont pas été plus tendres -
Ferdinand Brunot qui n'était pas un amateur a écrit des pages canoniques
sur le sujet - on est amené à s'interroger sur l'héritage que ces penseurs
du crépuscule des Lumières nous ont laissés en partage, et sur la justifica­
tion d'un colloque consacré aux Idéologues et les sciences du langage.

Il me paraît significatif que les deux grandes synthèses consacrées à ce


moment de notre histoire - je veux parler des travaux de Sergio Moravia
et de Georges Gusdorf - lorsqu'elles parlent de la constitution d'une science
de l'homme autonome ne prennent que marginalement en compte l'apport des
Idéologues en matière linguistique. Poids du préjugé? J'en doute quand on
sait le caractère novateur de ces travaux. Alors? pourquoi ce silence?
Est-ce à dire que ces penseurs de l'époque révolutionnaire furent des conser­
vateurs en matière linguistique?

Un début de réponse à cette question brutalement posée est donnée par Marc
Régaldo lorsqu'il aborde la section 'Philosophie de langage, linguistique
- 14 -

et grammaire' dans la bibliographie qu'il a consacré en 1970 au mouvement


idéologique. Je cite:

C'est i c i l e troisième des grands aspects de l ' i d é o l o g i e philosophique. Les spéculations sur
l ' o r i g i n e du langage e t sur l ' o r i g i n e des langues f u r e n t , on l e s a i t , monnaie courante au 18ème
s i è c l e ; Condillac l e u r donna cependant une o r i e n t a t i o n p a r t i c u l i è r e . Cette section est plus
chargée que l a précédente: c ' e s t que, sans adhérer forcément à l ' i d é o l o g i e , beaucoup acceptaient
en matière de langage les p r i n c i p e s de l ' a u t e u r de l a Langue des Calculs. Les ouvrages que
nous signalons sont d'ambition e t de valeur f o r t i n é g a l e s ; nombre d ' e n t r e eux se proposent
un but immédiatement p r a t i q u e ; mais tous r e l è v e n t de l a méthode condillacienne e t témoigent
de l a v i t a l i t é de ce genre de recherche à l'époque. I l apparaît deux centres principaux
d ' i n t é r ê t : préoccupation, sinon d'une langue u n i v e r s e l l e , t o u t au moins d'un système universel
de signes; é l a b o r a t i o n d'une grammaire générale a p p l i c a b l e aux diverses langues, spécialement
en vue de l'enseignement dans l e s écoles c o n t r a l e s . (RALF, 1970,2:34)

Les Idéologues ont beaucoup parlé du langage; la section est chargée, mais,
les travaux recensés sont "d'ambition et de valeur inégales". Tiens, tiens...
Il est vrai que Loneau et Maudru voisinent avec De Gérando et Si card, Le
Breton avec Volney, Gaultier- 'injustement éclipsé' - avec Cambry,
sous-préfet, voyageur, à qui Chateaubriand empruntera une page célèbre sur
le printemps en Bretagne, et d'autres encore. Certes, la bibliographie est
indicative et ne préjuge pas de la valeur des ouvrages recensés, mais Marc
Régaldo étant un bon connaisseur du mouvement des idées sous la Révolution,
je crois que ses remarques ne sont pas indifférentes eu égard à notre propos.

A titre de contre-épreuve donc, je vous propose d'enquêter, pour conclure,


auprès des spécialistes qui, ainsi que je l'indiquais en commençant, ont
consacré une substantielle livraison de la revue Histoire, Epistemologie,
Langage au sujet: les Idéologues et les sciences du langage. Le numéro se

divise en trois parties. Une introduction de Claude Désirat et Tristan Hordé


délimite d'abord le paysage; une première partie analyse ensuite les théories
linguistiques développées par les Idéologues. La seconde partie, inégale,
est consacré aux éléments informatifs et statistiques. La livraison s'achève
sur des 'Données bibliographiques'. Voyons la partie théorique, et
demandons-nous si elle répond, et comment, à la question qui fait l'objet
de cette communication.

Première question: quelle est la place de la grammaire idéologique dans


l'histoire de la grammaire philosophique? Je conclus sans nuances, mais
c'est ce qui me paraît ressortir de l'article de R. Baum: la grammaire
idéologique se distingue mal de la grammaire générale: les catégories de
- 15 -

la pensée sont des catégories de la langue, qui, via Aristote conduisent


à l'indo-européen: l'opposition 'rationaliste', 'sensualiste', 'idéologique'
n'est pas pertinente dans la mesure où l'on ne juge jamais qu'avec les moyens
du bord, c'est-à-dire, en premier lieu, avec sa tête. Autre question, le
verbe; quelles est sa nature et sa fonction? Difficile de se prononcer car
pour y répondre il faudrait avoir déterminé au préalable la nature du sujet:
Moi/je qui parle? ou moi qui vous parle? Destutt de Tracy ne privilégie
pas le verbe sous le prétexte qu'il serait l'élément actif de la proposition,
il le fait communiquer avec d'autres parties du discours. Verbe républicain?
Citons ce passage de la biographie de Destutt: "Né au milieu du 18ème sie le,
jeune encore il se trouva mêlé aux commencements de la révolution française.
Membre de l'assemblée constituante, il se déclara généreusement pour la
cause de la réforme et de la liberté. Un moment il fut aux armées avec le
titre de maréchal de camp sous les ordres de La Fayette. A la chute de la
monarchie Constitutionene, il n'émigra point; mais il quitta son commande­
ment, et se retira à Auteuil, où il se livra à l'étude des sciences naturelles
et de la chimie. Il en fut arraché sous le régime de la Terreur, et jeté
dans la prison des Carmes. C'est dans cette prison qu'il devint philosophe,
qu'il se replia sur lui-même, et résolut, à sa manière, les problèmes relatifs
à la pensée humaine. Délivré par le Neuf Thermidor, il fut bientôt nommé
membre de la section d'analyse des idées et des sensations dans la classe
des sciences morales et politiques. Sous l'Empire il fut Sénateur; sous
la Restauration, Pair de France; et, toujours fidèle à ces grands principes
de 89, il vit avec défiance l'un et l'autre de ces régimes. C'est lui qui
proposa au Sénat la déchéance de Napoléon le 2 avril 1814. Sous la Restaura­
tion il vécut dans l'opposition et dans la retraite. En 1832, il fut appelé
à faire partie de la section de philosophie de l'académie des sciences morales
et politiques reconstituée, et il mourut peu de temps après, en 1836". Bien
qu'il ne faille pas faire communiquer mécaniquement l'homme et son oeuvre,
je serais tenté, ici, de me demander si la vie de Destutt ne fut pas une
métaphore de son oeuvre. Où va se loger le verbe...

Il est vrai que Destutt vécut son oeuvre comme une rupture. Je cite à partir
de l'article de Sonia Branca: "Le moment où les hommes réunissent enfin
un grand fonds de connaissances acquises, une excellente méthode et une
liberté entière est donc le commencement d'une ère absolutement nouvelle
dans leur histoire. Cette ère est vraiment l'ère française". Qu'en est-
il eu régard à la Grammaire de Beauzée qui domine véritablement la fin du
- 16 -

siècle? "Sur tout ce qui concerne la définition de la proposition et la


place du verbe, Destutt est (...) en recul par rapport aux analyses de
Condillac". Davantage: puisque nous parlons de Condillac: qu'en f u t - i l exacte­
ment de son héritage? Sylvain Auroux l'analyse dans l ' a r t i c l e qu'il consacre
à la Langue des Calculs. Bizarrement les Idéologues choisissent l'impasse:
"Dans un débat passablement confus et encore largement ouvert" i l s prennent
le parti d'un choix q u ' i l faut bien appeler idéaliste et qui "engage la
logique dans une direction qui se révélera infructueuse" (p.56). S'agit-
il de changer la langue? Une volonté d'ordre inspire les idéologues. "Par
une rencontre passionnante, les idéologues ont occupé la double position
d'héritiers des Lumières et de législateurs" (S. Branca). I l s décimalisent
les poids et mesures; v o n t - i l s 'décimaliser' la langue. D'aucuns l'espèrent,
et Lancelin en premier l i e u . Mais i l s ne feront que l'espérer. En t r a v a i l l a n t
les langues naturelles d'abord - c'est le projet de Destutt; ou en les réfor­
mant, avec De Gérando et Butet. Mais i c i on se heurtera au l a t i n ou à la
néologie.

Seul point où des Idéologues peuvent f a i r e figure de novateurs: la socio-


linguistique et le comparatisme. Dans cette histoire, Volney occupe une
position centrale. Il est l'instigateur d'une histoire philosophique des
langues q u i , pour s ' i n c r i r e dans le s i l l a g e de Turgot, n'en reste pas moins
o r i g i n a l e . Ce n'est pas le l i e u de la développer i c i . Notons q u ' e l l e présente
l'avantage de f a i r e communiquer le comparatisme naissant avec le dix-huitième
siécle. Mais cela ne concerne que le p l a i s i r de l ' h i s t o r i e n . . .

Je me demande, au t o t a l , quel a été l'apport de ces grammairiens de la révolu­


tion, qui, si je suis bien renseigné, ne révolutionnèrent pas la langue.
A moins q u ' i l faille aller voir du côté des Cabanis, des Pinel: mais je
suis sûr que nous en reparlerons.
2. Crépuscule: L'ère du soupçon sémiotique
Les Idéologues et la sensation transformée
Ulrich Ricken (Halle)

Après Locke, Condilla est l e philosophe qui a porté plus de j o u r sur l a génération de
nos idées. Cependant i l me semble que cet é c r i v a i n n'a guère f a i t que reproduire l e s idées
du philosophe anglais sous une expression plus r a p i d e , plus sentencieuse mais souvent
plus inexacte e t plus obscure. Que veulent d i r e par exemple ces termes si souvent répétés
par lui, que toutes les opérations de l ' e s p r i t ne sont que l a sensation transformée? que
l a facul té de s e n t i r enveloppe toutes l e s autres facul tés de l ' e s p r i t humain?
(Degérando 1802:78

Voilà comment Joseph-Marie Degérando prend ses distances par rapport à


cette pièce maîtresse de la philosophie condillacienne qu'était le concept
de la sensation transformée. Le texte que nous venons de citer a été rédigé
peu après l'ouvrage qui avait permis à Degérando de remporter le prix
du concours de l'Institut National des sciences et des arts pour l'année
1799 portant sur le rôle des signes et du langage pour la pensée; question
proposée par les Idéologues, qui à l'époque donnaient le ton à la section
Analyse des sensations et des idées de la classe des Sciences morales
et politiques de cet Institut.

Juste quelques années avant le concours, Dominique-Joseph Garat, membre


de l'Institut National depuis sa fondation, en 1795, s'était vu reprocher
le concept de matérialisme dans ses cours sur l'analyse de l'entendement à
l'Ecole Normale, où il exposait la doctrine condillacienne sur l'origine des
idées et du langage ainsi que sur les fonctions du langage pour la pensée.1

Ce reproche, Condillac lui-même, malgré sa prudence notoire et les protec­


tions qu'il avait su se ménager, l'avait essuyé de son vivant déjà; 2 ceci
n'a jusqu'à présent trouvé que peu d'attention dans les études condillacien-
nes. La doctrine de Condillac ne pouvait manquer de soulever des suspicions
puisqu'elle battait en brèche, d'une façon plus conséquente que ne l'avait
fait Locke, le dualisme cartésien devenu au 18ème siècle une sorte de
bastion de la foi face aux progrès inquiétants du sensualisme.
- 20 -

Tout en réfutant la doctrine cartésienne des idées innées, Locke conservait


encore un reliquat dualiste sous forme de la sensation et de la réflexion
dont l'humanité serait douée dès l'origine. Condillac va au-delà de son
maître anglais en faisant ressortir aussi la réflexion de la sensation
qui, elle, aurait été successivement transformée à l'aide de signes et
en particulier du langage. 3

C'est justement le rôle constitutif du langage pour la pensée que Condillac


considère comme sa découverte essentielle par rapport à Locke qui, certes,
avait été le premier à parler des mots en vrai philosophe (Condillac 1746:
Introduction). Mais Locke considère le langage comme une création de la
réflexion déjà préexistante; c'est pourquoi ses analyses de l'influence
que peuvent avoir les mots sur la pensée ne tiennent pas compte, en princi­
pe, de leur rôle dans l'origine même et la constitution des idées.

Condillac, par contre, fait résulter le langage et la pensée d'un processus


d'interaction de sensations et de signes dans l'histoire de l'humanité.
La pensée et la langue se conditionnent mutuellement. Elles sont le résultat
d'une abstraction et d'une perfection continuelles à partir des sensations
et du langage d'action, lequel était un mélange de gestes et de sons non
articulés. Les facultés de penser et de communiquer de l'homme se sont
ainsi développées selon un processus d'interaction à partir de facultés
psychiques et communicatives dont disposent également les animaux et
que seul l'homme, grâce à sa perfectibilité, a su mener jusqu'à la formation
du langage articulé qui continue d'assurer le fonctionnement des opérations
intellectuelles, de sorte que nous pensons à l'aide des mots. C'est égale­
ment à l'aide des signes que se font la liaison des idées ainsi que leurs
nouvelles combinaisons qui, elles, constituent la pensée créatice.

S'appuyant sur une nouvelle théorie des signes et du langage articulé,


Condillac s'opposait ainsi à Locke en voyant même l'origine de la réflexion
dans les sens. Cette hypothèse était déjà pleinement développée dans l'"Es­
sai sur l'origine des connaissances humaines" (1746) avant de n'être résumée
dans la formule célèbre: la réflexion n'est que la sensation transformée.

Condillac commence donc à distinguer les dimensions phylogénétique et


ontogénétique, en faisant résulter les aptitudes intellectuelles d'un
processus génétique dans l'histoire de l'humanité, tandis que Locke n'envi-
- 21 -

sage l'origine des idées qu'au niveau de l'individu déjà pleinement doté
des facultés intellectuelles de l'espèce humaine.

Dans ses ouvrages ultérieurs, Condillac continue à développer sa doctrine.


Le "Traité des sensations" expose surtout le rôle des sens dans la formation
des premières idées et opérations intellectuelles à partir des impressions
produites par le monde extérieur. Le "Traité des animaux", parlant plus
longuement de l'homme que des bêtes, insiste sur l'organisation corporelle
comme base des facultés psychiques et communicatives des êtres animés.
La première partie de la "Grammaire" présente un nouvel exposé d'ensemble
de la philosophie condillacienne, plus concis que ne l'avait été l'"Essai
sur l'origine des connaissances humaines". L'"Art d'écrire", faisant suite
à la "Grammaire", fournit une théorie sensualiste du style, fondée sur
la sensibilité qui continue à faire partie de l'essence de l'homme même
dans ses activités intellectuelles. Dans la "Logique", terminée en 1778,
deux années avant sa mort, Condillac réunit les principes de sa philosophie
en employant des formules parfois plus hardies que dans les ouvrages précé­
dents. Aussi après la pleine formation de la pensée et des langues, la
faculté de sentir enveloppe même toutes les facultés intellectuelles puis­
qu'elle continue à en être la base; et l'hypothèse condillacienne selon
laquelle les langues sont des méthodes analytiques de la pensée est poussée
jusqu'à affirmer qu'une véritable science ne serait qu'une langue bien
faite. Ce principe, souvent interprété, par la suite, dans un sens plus
extrême que ne l'entendait Condillac, trouve une application plus spéciale
dans "La langue des calculs", ouvrage inachevé qui paraît à titre posthume
en 1798, et auquel les Idéologues réservent un accueil plutôt critique.4

Or au milieu des années 50 déjà, le "Traité des animaux" insistant sur


les bases corporelles à partir desquelles se sont développées les facultés
intellectuelles et communicatives de l'homme, avait attiré à Condillac
le reproche de favoriser le matérialisme. 5 A la même époque, dans le contex­
te de la fameuse "Affaire de Prades", la philosophie de Condillac telle
qu'elle avait été exposée dans l'"Essai sur l'origine des connaissances
humaines", est accusée d'avoir préparé la voie aux propositions impies
6
et matérialistes de l'Abbé de Prades, reproche qui sera renouvelé quelques
années plus tard justement à propos de l'hypothése condillacienne sur
l'origine des idées et du langage. 7
- 22 -

Rien d'étonnant alors que Garat, professant depuis 1794 à l'Ecole Normale
un cours qui attribuait à l'origine des idées et du langage la place qui
leur revenait dans la philosophie condillacienne, se vît reprocher des opi­
nions matérialistes par Louis-Claude de Saint-Martin. Garat s'en défendit,
tout en maintenant ses positions sensualistes; ce qui lui attira cette remar­
que de Saint-Martin, à savoir que les matérialistes "enseignent les sensations
tout comme vous les enseignez, et après qu'ils les ont enseignées ils con­
viennent tout uniment qu'ils sont des matérialistes et qu'ils ne sont que ce­
la: ils prennent les charges avec les bénéfices, et vous ne voulez que les bé­
néfices et point les charges". 8

C'était l'époque où Garat, selon un autre témoin, "se montra encore passable­
ment révolutionnaire, mais dans le degré où il fallait l'être alors pour
vivre paisiblement avec les nouveaux pouvoirs". (Hoefer 1857:435).

Son sens de l'opportunisme ne l'empêcha sûrement pas d'approuver, comme


membre de l'Institut National des sciences et des arts, le concours portant
sur la question Déterminer l'influence des signes sur la formation des idées.
Nous tenons à reproduire un extrait du texte annonçant le concours; il reflète
les thèses principales de la philosophie condillacienne sur le rôle des
signes dans la formation de la pensée ainsi que sur l'effort nécessaire
en vue d'améliorer les signes et de faire progresser les connaissances hu­
maines. Illustrant ce qu'était apparemment la position du noyau des Idéologues9
réunis à l'Institut National des sciences et des arts en 1797-1798, ce
texte permettra de mesurer l'évolution ultérieure du mouvement "idéologique",
à commencer par les réponses mêmes que devait susciter le concours.

Déterminer l ' i n f l u e n c e des signes


sur l a formation des idées. [ . . . ]

Les premiers philosophes qui tournèrent l e u r s r é f l e x i o n s sur l e s caractères de l ' é c r i t u r e ,


sur l e s accens e t l e s a r t i c u l a t i o n s de l a v o i x , sur l e s mouvemens du visage, sur l e s gestes
e t l e s diverses a t t i t u d e s du corps, ne v i r e n t dans tous ces signes que des moyens, ou é t a b l i s
par l a n a t u r e , ou inventés par l e s hommes pour l a communication de l e u r s pensées.

Un examen plus approfondi f i t v o i r que l e s signes n ' é t o i e n t pas uniquement destinés à s e r v i r


de communication entre les e s p r i t s . Malgré l ' a u t o r i t é de quelques grands hommes qui l e s avoient
regardés comme des entraves à l a justesse e t à l a r a p i d i t é de nos conceptions, on osa avancer
qu'un homme séparé du commerce de ses semblables auroit encore besoin de signes pour combiner
ses idées.

E n f i n , dans ces d e r n i e r s temps, on a cru apercevoir dans l ' e m p l o i des signes un service bien
plus étonnant rendu à l a r a i s o n ; c ' e s t que l ' e x i s t e n c e des idées elle-mêmes, des premières
- 23 -

i d é e s , des idées l e s plus s e n s i b l e s , supposoit l ' e x i s t e n c e des signes, e t que l e s hommes s e r o i e n t


p r i v é s de toute t d é e , s'ils é t o i e n t p r i v é s de t o u t signe.

En sorte qu'on a jugé l e s signes nécessaires, non seulement pour l a communication des i d é e s ,
non seulement pour combiner des idées acquises e t former de nouvelles i d é e s , mais encore pour
a v o i r l e s premières i d é e s , l e s idées qui s o r t e n t l e plus immédiatement des sensations.

Si une c e r t a i n e i n f l u e n c e des signes sur l a formation des idées est une chose incontestable
e t avouée de t o u t l e monde, i l n'en est pas de même du degré de c e t t e i n f l u e n c e . I c i l e s e s p r i t s
se d i v i s e n t ; e t ce que l e s uns regardent comme des démonstrations évidentes, l e s autres l e
t r a i t e n t de paradoxes absurdes.

L ' i n s t i t u t s ' a t t e n d à recevoir des mémoires q u i , par de nouvelles recherches e t de nouveaux


éclaircissemens, f e r o n t disparo t r e l e s i n c e r t i t u d e s qui peuvent r e s t e r dans c e t t e importante
m a t i è r e , e t seront propres à r a l l i e r tous l e s e s p r i t s .

I l pense que parmi l e s questions nombreuses que f e r a n a î t r e la f é c o n d i t é du s u j e t du p r i x ,


l e s auteurs ne doivent pas o u b l i e r de répondre aux suivantes:

1o
E s t - i l bien v r a i que l e s sensations ne puissent se transformer en idées que par l e moyen
des signes? ou ce qui r e v i e n t au même, nos premières idées supposent-elles essentiellement
l e secours des signes?

2° L ' a r t de penser s e r o i t - i l p a r f a i t , si l ' a r t des signes é t o i t . porté à sa p e r f e c t i o n ?

3° Dans l e s sciences où l a v é r i t é est reçue sans c o n t e s t a t i o n , n ' e s t - c e pas à l a perfection


des signes qu'on en est redevable?

4° Dans c e l l e s qui f o u r n i s s e n t un aliment éternel aux d i s p u t e s , l e partage des opinions n ' e s t - i l


pas un e f f e t nécessaire de l ' i n e x a c t i t u d e des signes?

5° Y a - t - i l quelque moyen de c o r r i g e r l e s signes mal f a i t s , e t de rendre toutes l e s sciences


également suspectibles de démonstration? (Mémoires 1798:I-111)

Or le premier prix de ce concours - dont le programme semblait susciter


des réponses confirmant et développant la théorie des signes telle que l'avait
exposée Condillc - fut décerné, en 1799, à Degérando pour son mémoire "Des
signes et de l'art de penser considérés dans leur rapports mutuels", ouvrage
qui s'écarte visiblement de la philosophie condillacienne en rétablissant
un sensualisme dualiste selon le modèle proposé par Locke. Publié l'année
suivante en une version remaniée comportant plus de mille pages (en quatre
volumes), cet ouvrage exclut dans toutes ses parties le concept de la sensa­
tion transformée, ce qui diminue considérablement le rôle que Condillac
avait attribué aux signes dans la formation, le fonctionnement et l'évolution
de la pensée. 1 0

Mais dans la mesure ou la supposition de facultés intellectuelles existant


a priori le permet, Degérando adopte dans son système et cherche à développer
sur certains points l'hypothèse de Condillac sur le rôle des signes. L'apport
- 24 -

de Condillac à la pensée sémiotique, qui avait motivé la question du concours


proposé par l ' I n s t i t u t National des sciences et des a r t s , é t a i t un acquis
reconnu d'une façon générale par l'ensemble des Idéologues et q u ' i l s'agissait
alors pour Degérando - et non seulement pour l u i , nous le verrons - d'adapter
à un sensualisme modéré.

C'est ce qui se t r a d u i t aussi par la façon révérencieuse avec laquelle Degé­


rando commence à parler de Condillac pour en venir plus d'une f o i s à des
critiques assez acerbes, reprochant à Condillac d'avoir exagéré le rôle
des signes pour la pensée. Quand bien même dans certains cas ses assertions
relatives au rôle des signes seraient j u s t i f i é e s , il n'en aurait pas moins
négligé le rôle de la réflexion elle-même pour les signes:

[ . . . ] i l a d i t en partie ce que les signes sont à notre esprit, mais i l n'a point d i t ce que
notre esprit est aux signes, et comment i l agit sur eux. [ . . . ] Condillac n'en a pas assez d i t
sur les signes, et en a trop d i t cependant; c'est parce que ses observations ont été imparfaites,
que ses déductions se sont trouvées trop étendues. (Degérando 1800, I:XIX, XXIII).

C'est beaucoup moins par des formules polémiques de ce genre que par la
conduite et la teneur même de son ouvrage que Degérando r é t a b l i t un sensua­
lisme analogue au modèle de Locke et qui est la base de ses considérations
sur le rôle des signes.

D'abord l'attention et la r é f l e x i o n , facultés issues chez Condillac de la


s e n s i b i l i t é en interaction avec les signes, sont posées comme préexistantes
au langage. Cependant, et c'est là que commence la mise en oeuvre par Degéran­
do de la théorie condiilacienne, ces facultés i n t e l l e c t u e l l e s se développent
ensuite à l ' a i d e des signes et en p a r t i c u l i e r du langage, tout comme les
sensations fournissent le matériel dont sont formées les idées grâce aux
facultés i n t e l l e c t u e l l e s de l'homme.

L'emploi des mots permet aussi le développement prodigieux de la mémoire,


les signes du langage fournissant à l ' a t t e n t i o n , à la mémoire et à la ré­
flexion des objets et des motifs de s'exercer et de se développer. De sorte
que Degérando en vient à des formules t e l l e s que: "sans le langage la ré­
flexion serait toujours s t é r i l e ; [ . . . ] c'est l u i qui détermine son a c t i v i t é
et ses progrès". (Degérando 1800, II:250). Ou même, tenant compte de l ' i n t é r ê t
central que présentait pour les Idéologues la science de l'homme, Degérando
parle de "ce grand phénomène [ . . . ] ; l'homme élevé par l'usage des signes
- 25 -

à la dignité d'homme" (Degérando 1800, I : III ; II:261; IV:542).

Mais en aucun cas ces formules n'ont pour Degérando la portée qu'elles au­
raient eue dans l système de Condii lac, et elles paraissent être en contradic­
tion avec les restrictions que Degérando apporte de fait au rôle des signes
tel que l'avait conçu Condillac. Car pour Degérando, le rôle vraiment impor­
tant ou même indispensable des signes commence là ou les facultés intellec­
tuelles de l'homme ne forment plus les idées directement à partir d'objets
perçus par les sens; et ce rôle devient de plus en plus essentiel à mesure
que les idées sont plus complexes, puisque le mot permet de focaliser les
différentes idées simples qui les composent. (Degérando 1800, II:245 sq.).

Le rôle des mots pour la formation de certaines idées complexes avait été
énoncé en germe par Locke, 11 cependant Degérando lui donne un developpement
qui va non seulement au-delà de Locke mais aussi de Condillac, en proposant
un modèle mathématique pour illustrer divers types de combinaisons d'idées
simples qui forment une idée complexe. (Degérando 1800, I:177 sq.).

Malgré la reconnaissance d'une fonction utile ou même nécessaire des mots


dans la formation des idées abstraites et complexes, Degérando critique
sévèrement l'hypothèse de Condillac selon laquelle toute science serait une
langue bien faite; c'est une affirmation beaucoup trop absolue qui réduirait
la science à un système abstrait de signes. (Degérando 1800, II:121).

Au cours de son ouvrage et surtout pour le domaine où il admet un rôle indis­


pensable des signes, Degérando présente tout un éventail d'hypothèses et
de considérations sur le langage et d'autres systèmes de signes ainsi que
sur des problèmes que soulève la question du concours concernant le perfec­
tionnement de la pensée par le perfectionnement des signes.11a

Deux années après son ouvrage "Des signes et de l'art de penser" Degérando
fait paraître, en 1802, un mémoire écrit pour le concours de l'Académie
de Berlin portant sur le sujet Démontrer d'une manière incontestable l'origine
de toutes nos connaissances ... Degérando intitule son mémoire "De la généra­
tion des connaissances humaines", évitant ainsi la formule origine des con-
naissances, consacrée par le fameux "Essai" de Condillac et que l'annonce
du concours de Berlin n'avait pas manqué de reprendre.
- 26 -

Plus explicitement encore que dans son ouvrage précédent, Degérando présuppose
maintenant des facultés intellectuelles données a priori et qui sont la
condition de l'expérience sensible aboutissant à la génération des idées.
C'est aussi dans cet ouvrage que Degérando s'élève sur un ton polémique
contre le concept de la sensation transformée, et ceci précisément dans
le passage que nous avons cité tout au début de notre texte. La première
partie de cet ouvrage passe en revue l'histoire des principales doctrines
sur l'origine des idées, tandis que la seconde partie propose "un nouveau
système sur la génération des idées". Cette partie confirme la préférence
donnée à Locke dès les chapitres précédents: "Locke a distingué deux sources
de nos idées: la sensation et la réflexion. Condillac n'en a admis qu'une
seule, la sensation ..." (Degérando 1802:248).

Or sur les treize chapitres que comporte cette partie consacrée par Degérando
à sa propre doctrine, les onze premiers développent la thèse suivant laquelle
toutes les facultés intellectuelles - qui pour Condillac étaient issues
de la sensation elle-même - concourent à la génération des idées. C'est
seulement après avoir traité dans ces chapitres du rôle de la volonté, de
l'attention, de la mémoire, du jugement, du raisonnement dans la formation
des idées que Degérando en vient au douzième chapitre intitulé: Secours
que l'esprit humain retire du langage dans la formation de ses idées
(283-291); le treizième et dernier chapitre traite Des méthodes et de l'usage
qu'on doit faire des principes établi sur la génération des idées. Déjà
l'ordre et les proportions de ces chapitre sur la génération des idées tradui­
sent la diminution du rôle accordé au langage pour des domaines où selon
Condillac l'importance des signes linguistiques serait primordiale.

Le chapitre Secours que l'esprit humain retire du langage dans la formation


de ses idées est une sorte d'abrégé de l'ouvrage précédent "Des signes et
de l'art de penser". Degérando y suit le même ordre en distinguant quatre
niveaux où le langage entre en jeu, de la formation des idées sensibles
jusqu'aux idées les plus complexes. Ainsi le langage présente une première
espèce de secours dans la formation des idées sensibles puisqu'il fournit
des indicateurs qui servent à faire remarquer les objets en fixant et en
concentrant l'attention. Pour la formation des notions abstraites, le langage
fournit une seconde espèce de secours ... La fonction qu'il remplit ici
est analogue à la précédente. Une troisième fonction du langage concerne
les idées complexes du premier ordre:
- 27 -

ces idées c o n s i s t e n t dans l ' a s s o c i a t i o n d'un p e t i t nombre d ' i d é e s simples [ . . . ] i l est u t i l e


que toutes ces perceptions soient associées à un commun p i v o t qui puisse l e s e x c i t e r simultané­
ment par un seul e f f o r t , qui puisse o f f r i r à l ' a t t e n t i o n comme un centre auquel tous l e s rayons
de lumière viennent converger. Or t e l est précisément l ' o f f i c e que remplissent les mots." (Degé-
rando 1802:286)

C'est enfin dans la formation des idées complexes du second ordre que les
mots ont une fonction non seulement très utile mais absolument necéssaire;
dans ce domaine uniquement, Degérando finit par approuver l'hypothèse fonda­
mentale de Condillac sur le rôle des signes pour la pensée: Cette quatrième
fonction du langage permet de

r é u n i r dans une idée complexe plus de perceptions simples que l ' e s p r i t peut embrasser par un
seul e t même acte [ . . . ] Nous raisonnons souvent sur des objets qui renferment une extrème compli­
cation de p r o p r i é t é s et de rapports [ . . . ] Chacun de ses faisceaux est représenté par un mot
simple. On r é u n i t p l u s i e u r s de ces mots comme on a v a i t réuni l e s perceptions p r i m i t i v e s ; on
l e s associe entre eux et on l e s représente par un nouveau mot, on forme a i n s i une combinaison
plus étendue que l e s l i m i t e s de notre i n t u i t i o n [ . . . ] Ainsi l e s idées complexes du second ordre
ne reposent que sur des mots; i l n'en f a u t pas conclure que ce ne sont que des mots, mais seule­
ment que l e s signes nous sont nécessaires pour l e s concevoir, e t que l e s signes seuls en repré­
sentent pour nous t o u t l'ensemble.

C'est dans c e t t e seule circonstance, c ' e s t seulement dans l e sens que nous venons d ' e x p l i q u e r ,
qu'on peut admettre l a maxime de Condillac que nous ne pensons qu'avec l e s mots.

Après avoir ainsi réduit l'hypothèse de Condillac surtout au rôle qu'ont


les signes pour les idées complexes du second ordre, Degérando souligne
cependant qu'à cette classe d'idées appartiennent précisément "nos idées
les plus importantes, celle du monde, de la société, des lois qui régissent
l'un et l'autre, celles de Dieu, et mille autres ..." (Degérando 1802:287).

Peu après le mémoire "De la génération des connaissances humaines" Degérando


publie son "Histoire comparée des systèmes de philosophie relativement aux
principes des connaissances humaines" (1804, 3 volumes). Ici donc, les problè­
mes traités dans les deux ouvrages précédents se situent dans un cadre plus
général qui précise mieux encore la position philosophique de l'auteur.
La conclusion de cet ouvrage consiste en un résumé de la philosophie de
l'expérience - nom que Degérando donne à sa propre doctrine pour l'opposer
à l'empirisme autant qu'au rationalisme - et qui voit dans l'expérience
l'origine des connaissances humaines, tout en distinguant une expérience
intérieure dont les facultés intellectuelles existent a priori, et une expé­
rience extérieure assurée par les sens de l'homme.
- 28 -

Cette philosophie évite les extrêmes de l ' i d é a l i s m e et du rationalisme d'une


part, du matérialisme et de l 'empirisme d'autre part. La philosophie de
l'expérience ne tend donc ni à intellectualiser la nature, ni à matérialiser
l'intelligence. Degérando ne cache pas l'éclectisme sur lequel se fonde son
propre système:

L'Idéalisme e t l e Matérialisme é t a i e n t des systèmes incomplets; l a philosophie de l'expérience


l e s complète, en empruntant de chacun l e s f a i t s élémentaires qui lui servent de base et en
bannissant l e s idées exclusives e t absolues d'où n a i s s a i t l e u r o p p o s i t i o n . Le rationalisme
et l'empirisme é t a i e n t chacun à p a r t deux systèmes également s t é r i l e s ; l e premier parce q u ' i l
se b o r n a i t à des combinaisons idéales [ . . . ] ; l e second, parce q u ' i l ne pouvait conclure d'un
f a i t à un autre f a i t " (Degérando 1804, III:568 sq.)

Il va de soi que dans ce système il n'y a pas de place pour la sensation


transformée. A ce propos, Degérando retourne même contre Condillac ses propres
armes en matière d'abus des mots; 1 2 Condillac aurait cédé lui-même à la
séduction exercée par des termes nouveaux:

trompé par l a nouveauté d'une expression qui p a r a î t a v o i r pour lui un charme s e c r e t , renfermant
toutes l e s opérations de l ' e s p r i t sous l e t i t r e commun de sensation transformée, i l c r o i t avoir
rendu aux f a i t s une s i m p l i c i t é q u ' i l n'a placé que dans l e s termes. (Degérando 1804, I:345
sq.)

Mais avec Bacon et surtout Locke, Condillac compte bien sûr parmi les ancêtres
dont peut se réclamer la philosophie de l'expérience. C'est justement au
niveau du rôle des signes pour la génération des connaissances humaines,
qu'il a complété Locke par des découvertes essentielles. L'énumération élo-
gieuse des points démontrant que Condillac est allé au-delà de Locke, est
cependant suivie d'une enumeration, non moins substantielle, des faiblesses
du système condiilacien, consistant autant dans l'exagération du rôle des
sensations que de celui des signes. (Degérando 1804, I:338-348).

Des trois ouvrages que nous venons de passer en revue, il se dégage donc
une position de base analogue, tendant à reconnaître la théorie condillacienne
des signes dans la mesure où cela paraissait compatible avec l'élimination
des conséquences philosophiques du système condillacien qui dépassaient
le sensualisme de Locke. Les restrictions de principe apportées au rôle
des signes tel que l'avait exposé Condillac - restrictions qui n'excluaient
pas la possibilité d'adopter et même de développer l'hypothèse de Condillac
sur des points précis -étaient ainsi liées au rejetdu concept de la sensation
transformée.
- 29 -

Or chez un certain nombre d'autres Idéologues, on constate une position


semblable. Lors du concours dont Degérando avait remporté le premier prix
avec son travail sur "Les signes et l'art de penser", Pierre Prévost avait
obtenu un accessit pour son mémoire "Des signes envisagés relativement
à leur influence sur la formation des idées" - dans lequel il s'élève égale­
ment contre le concept de la sensation transformée.13 Comme nous l'avons
observé chez Degérando, Pierre Prévost, cet autre lauréat du même concours,
a ultérieurement publié des ouvrages philosophiques d'une portée plus générale
qui révèlent une attitude semblable en ce qui concerne l'élimination du
concept de la sensation transformée et la diminution du rôle attribué aux
signes.14 En disant de Destutt de Tracy qu'il était disciple fidèle de Condil-
lac, Prévost faisait entendre clairement que lui-même l'était moins. 1 5

A la même époque, L.J.J. Daube, auteur de "l'Essai d'idéologie servant d'in­


troduction à la grammaire générale", paru en 1803, insiste sur le fait que
l'attention, la mémoire et les autres facultés intellectuelles ne sont pas
la sensation transformée.16 Et l'Idéologue réputé qu'était Jean-François
Thurot parle de "ce faux attrait de simplicité qui a conduit Condill à
ne voir dans tous les phénomènes de l'entendement que ce qu'il appelle la
sensation transformée; comme si un fait pouvait se transformer en un autre,
et comme si ce qui est évidemment le résultat ou la conséquence d'un fait,
pouvait jamais être considéré comme une transformation de ce fait lui-même"
(Thurot 1837, :315 sq.). Constatation qui cependant n'empêcha pas Thurot
de souligner, quant au rôle des signes, l'importance de l'hypothèse condilla-
cienne pour la science de l'homme. Il affirme même que "l'homme tout entier,
c'est-à-dire la raison et le génie, qui élèvent au-dessus de tout ce qui
a vie et mouvement sur ce globe, consiste uniquement dans l'art des signes".
(Thurot 1830, 1:175).

Une conclusion assez nette semble se dégager, pour les auteurs que nous
venons de passer en revue, des prises de position à l'égard de la sensation
transformée. Le refus de ce concept traduit, chez Degérando comme chez les
autres Idéologues que nous avons cités, le souci de se débarrasser de ce
que Saint-Martin, dans sa polémique avec Garat, avait eu l'idée d'appeler
les charges que comportait la doctrine condillacienne. Les charges que repré­
sentaient les reproches de matérialisme, énoncés par Saint-Martin au milieu
des années 90, n'avaient rien perdu de leur poids au cours des années allant
du Directoire et du Consulat à l'Empire, au contraire.
- 30 -

C'était l'époque qui vit le Concordat de 1801 et, la même année, la parution
d'une brochure intitulée "Anti-Condillac, ou harangue aux idéologues modernes
sur l'âme de l'homme, ses facultés constitutives, l'origine et la certitude
de ses connaissances, son immortalité et ses destinées". (Aubry 1801).

Un sensualisme modéré convenait alors mieux, décidément, qu'une philosophie


incitant à des conséquences et interprétations dangereuses.

Mais Degérando et ses collègues se sont attachés à conserver les bénéfices


de la théorie condiilacienne des signes. Il s'agissait donc de répudier
le concept de la sensation transformée, dont les conséquences matérialistes
se faisaient de plus en plus évidents, tout en adaptant la doctrine condilla-
cienne des signes à un sensualisme modéré, ce qui n'a pu se faire sans certai­
nes restrictions significatives.

Le souci d'adopter la théorie condillacienne des signes seulement dans la


mesure ou cela permettait un dualisme rétabli, se traduit d'une façon plus
conséquente encore chez un autre auteur qui à l'époque était considéré comme
l'un des Idéologues et qui plus tard devint l'un de leurs grands adversaires:

Nous n'avons pas mentionné jusqu'ici Maine de Biran qui avait également
entrepris de rédiger une réponse à l'occasion du concours de l'Institut
National sur le rôle des signes, sans cependant terminer son manuscrit. 17
Or ce texte reflète pour l'essentiel la même position que celle qu'avait
prise Degérando en ce qui concerne le concept de la sensation transformée.
A la sensibilité Maine de Biran oppose l ' activité intellectuelle en tant
que principe qui est distinct des organes corporels.

C'est également sur cette base qu'est adoptée et réinterprétée la théorie


condillacienne du signe. Les signes n'ont pas été l'instrument qui a permis
l'éclosion des facultés intellectuelles lors du passage progressif des signes
naturels aux signes institués. C'est l'activité intellectuelle, dinstincte
de la sensibilité, qui a fait les signes ce qu'ils sont, qu'il s'agisse
de signes naturels ou institués, pour en faire l'instrument de ses propres
opérations.

Le sujet du concours soulève ainsi pour Maine de Biran la question de savoir


"si l'esprit humain a reçu ses facultés, sa direction que nous découvrons,
- 31 -

de la nature, de la forme du langage, ou si au contraire les langues n'ont


pas reçu leur forme de la nature originelle de l'entendement humain". (Maine
de Biran 1798 :278).

Cette façon dualiste de poser le problème écarte donc, du même coup, l'hypo­
thèse condillacienne expliquant la genèse des facultés intellectuelles de
l'homme par l'interaction et l'évolution de facultés psychiques et communica-
tives d'un ordre commun à l'homme et aux animaux. Et la liberté de disposer
lui-même de l'organe de sa pensé que, selon Condillac, l'homme doit aux
signes qu'il a institués à partir des signes naturels, n'est pas due aux
signes mais à une faculté inhérente à l'homme de par sa nature même:

Ce n ' e s t p o i n t aux signes d ' i n s t i t u t i o n , comme l e pensent c e r t a i n s métaphysiciens, que l'homme


d o i t c e t t e a c t i v i t é , cet empire q u ' i l exerce sur l ' o r g a n e de sa pensée» e t l a f a c u l t é q u ' i l
a d'ordonner, de disposer les opérations diverses de son entendement. Cette a c t i v i t é est inhéren­
te à sa nature même, e t bien l o i n q u ' e l l e s o i t subordonné à l ' i n v e n t i o n et à l'usage des signes,
comme c o n d i t i o n e x c l u s i v e , l a création de ces signes eux-mêmes, l a l i a i s o n é t a b l i e entre eux
e t les idées présupposent une f a c u l t é supérieure de l a q u e l l e i l s dépendent comme l ' e f f e t dépend
de l a cause qui l e p r o d u i t . L'homme, possédant donc par sa nature l a f a c u l t é de commander à
sa pensée, a inventé les moyens a r t i f i c i e l s qui pouvaient mieux assurer e t étendre cet empire;
. . . (Maine de Biran 1798 :280)

Il faut donc prendre un parti entre l'opinion de Condillac selon laquelle


"nous ne pouvons réveiller nos idées qu'autant qu'elles sont liées à quelque
signe", ce qui revient à nier tout principe actif, à convenir que les opéra­
tions de l'entendement humain sont "le produit d'une situation physique,
d'une disposition des fibres du cerveau [...] ou bien si l'on soutient l'état
actif de l'âme, il faut nécessairement admettre qu'elle a la puissance de
réveiller des idées ou des perceptions, indépendamment' des signes de conven­
tion". (Maine de Biran 1798 :287).

Et Maine de Biran développe plus longuement l'idée que les signes ne créent
pas de nouvelles facultés. Les signes sont donc très utiles, mais non absolu­
ment indispensables à l'exercice des facultés intellectuelles de l'homme.

Vu le personnage de l'auteur et l'importance du problème pour la position


philosophique des Idéologues face à la théorie du signe, nous venons de
reproduire des citations assez substantielles dont il ressort qu'il s'agit
pour Maine de Biran de rejeter les conséquences matérialistes qu'entraîne
la théorie condillacienne du signe. C'est ce que l'auteur dit également
en soulignant qu'Helvétius aurait pu trouver dans la doctrine de Condillac
- 32 -

les meilleurs arguments en faveur de son système de l'égalité des esprits.18

Et pour en venir à un contemporain dont les convictions matérialistes ne


faisaient aucun doute, Maine de Biran rapproche cette assertion de Cabanis
On ne distingue les sensations qu'en leur attachant des signes qui les carac­
térisent et les représentent du paradoxe avancé par le même auteur selon le­
quel le cerveau fait organiquement la sécrétion de la pensée. 19

Si enfin Maine de Biran adopte lui-même le terme de transformation pour


caractériser l'activité intellectuelle qui convertit les perceptions en
idées, c'est encore pour rejeter justement le concept fondamental de la
sensation transformée, réduisant par là-même à ses justes proportions le
rôle des signes:

Je ne puis donc v o i r qu'une hypothèse dans l e p r i n c i p e t a n t soutenu de l ' i m p o s s i b i l i t é de conver­


t i r des perceptions en idées sans l e secours des signes, [ . . . ] e t j e suis encore fondé à penser
que c e t t e t r a n s f o r m a t i o n , p r i n c i p a l a t t r i b u t de l'homme, quoique f a v o r i s é e singulièrement par
l e langage, peut absolument a v o i r l i e u sans ce secours a r t i f i c i e l " . (Maine de Biran 1798, :285)

Cette critique à l'égard de Condillac concerne le problème fondamental qui


avait déjà fait l'objet d'une polémique entre Hobbes et Descartes sur le
caractère corporel ou non de la pensée. D'un point de vue sensualiste, Hobbes
avait opposé au postulat cartésien de la pensée incorporelle l'hypothèse
selon laquelle les mots pourraient être indispensables aux opérations intel­
lectuelles; par conséquent la pensée consisterait en mouvements corporels,
les mots étant des signes qui relèvent des organes du corps. La "Logique"
de Port-Royal se fait l'écho de la riposte de Descartes et qualifie de très
dangereuse l'opinion avancée par Hobbes. 20 L'objection de Maine de Biran
à Condillac est bien plus nuancée, en fonction du degré d'élaboration de
la théorie condillacienne sur le rôle des signes.

Plus explicitement encore que chez Degérando et les autres Idéologues dont
nous avons' esquissa les prises de position sur ce sujet, Maine de Biran
se propose donc d'éliminer les conséquences matérialistes de la théorie
condillacienne pour ne conserver lui aussi que les bénéfices, ce qu'il fait
en adaptant la fonction des signes à un système dualiste qui présente plus
d'une analogie avec la solution proposée par Degérando.

Maine de Biran prendra la même position de principe dans un mémoire rédigé


- 33 -

pour un autre concours de l'Institut National, proposé en 1800 et 1801 et


ayant pour sujet l'influence de l'habitude sur la faculté de penser.

Le mémoire de Maine de Biran, cette fois-ci effectivement remis pour le


concours, obtint le premier prix et ceci sur le rapport d'une commission
présidée par Destutt de Tracy, 21 l'un de ses membres étant Cabanis. Nous
ne pouvons analyser ici en détail ce mémoire qui, en dépit des limites qu'im­
pose la position fondamentale de l'auteur, accorde des fonctions importantes
aux signes, démontrant notamment la supériorité du langage articulé sur
le langage des gestes, de sorte que Destutt de Tracy et ses collègues ont
pu lui attribuer le premier prix sans se douter que ce texte contenait en
germe les vues d'un futur adversaire des Idéologues. 22

Nous nous contenterons de reproduire des extraits d'un texte singulièrement


instructif pour notre propos, à savoir une lettre de Maine de Biran, écrite
à Degérando au sujet du mémoire peu après sa publication. Cette lettre exprime
la crainte de Maine de Biran de ne pas avoir pris assez clairement ses distan­
ces par rapport aux conséquences matérialistes qui pouvaient découler du
rôle attribué à des facteurs physiologiques et d'une fonction trop exclusive
attribuée aux signes.Nous nous abstiendrons de juger s'il s'agit là du regret
de l'auteur de n'avoir pas encore conçu assez clairement sa pensée au moment
de la rédaction du mémoire, ou plutôt du regret d'avoir trop ménagé les
opinions d'Idéologues tels que Destutt de Tracy ou Cabanis. Toujours est-il
que, pour ce qui est de notre propos, le ton de cette lettre est assez diffé­
rent de celui du mémoire. Maine de Biran s'efforce de montrer que le lecteur
averti - loin de voir dans son mémoire des arguments favorisant le système
dangereux et désolant du matérialisme qui serait appuyé par la supposition
d'une faculté ou propriété sensitive unique et des sensations transformées -
trouvera bien dans ce texte la distinction fondamentale entre la vie organique
et donc passive d'une part et la vie intellectuelle et active d'autre part;
en conséquence, cette seconde détermine non seulement les opérations intellec­
tuelles mais encore la fonction des signes qu'ils soient naturels ou insti­
tués:

Je forme des regrets bien sincères de vous a v o i r connu trop t a r d , mon cher De Gérando et de
n ' a v o i r pas été à portée de p r o f i t e r plus t ô t de vos c o n s e i l s , de vos exemples et de vos sages
leçons. [ . . . ]

J'ai à me reprocher s u r t o u t des vices de langage, vices qui proviennent dans p l u s i e u r s cas
- 34 -

du mélange, p e u t - ê t r e déplacé, de l a p h y s i o l o g i e avec l a métaphysique. Si j e n'avais à f a i r e


qu'à des l e c t e u r s tels que vous, i l s sauraient bien discerner l e fond de l a d o c t r i n e d'avec
l e s formes ou l e s expressions qui semblent là trop m a t é r i a l i s t e s . Ils t r o u v e r a i e n t sans doute
dans l e fond même de mes p r i n c i p e s des armes assez f o r t e s contre un système dangereux e t déso­
l a n t , i l s v e r r a i e n t que l à ou l ' o n admet, où l ' o n démontre une f a c u l t é de p e r c e v o i r , d i s t i n c t e
de c e l l e de s e n t i r , une volonté qui i n t e r v i e n t nécessairement dans l e s premières opérations
e t dans l e simple jugement de p e r s o n n a l i t é , qui c o n s t i t u e l ' ê t r e sensible i n d i v i d u , l à , d i s -
j e , i l e s t impossible de t o u t expliquer par l e j e u des organes (comme on p o u r r a i t l e t e n t e r
dans une d o c t r i n e où l ' o n ne reconnaît qu'une f a c u l t é o u p r o p r i é t é s e n s i t i v e u n i q u e e t des sensa­
t i o n s transformées); i l s v e r r a i e n t que l e s p r i n c i p e s de m o r a l i t é singulièrement compromis dans
l e d e r n i e r système, sont à l ' a b r i de toute attaque e t trouvent un fondement v é r i t a b l e dans
c e l u i où l ' o n reconnaît un moi qui e s t doué d'une f o r c e , d'une puissance de r é a c t i o n pour se
m o d i f i e r lui-même. I l s s u i v r a i e n t dans t o u t l e cours de l ' o u v r a g e , l a d i s t i n c t i o n fondamentale
des deux vies dont l ' u n e peut ê t r e appelée l a v i e organique, l ' a u t r e l a v i e i n t e l l e c t u e l l e ,
l a première passive, à l a q u e l l e se r a t t a c h e n t l e s opérations de l ' i n s t i n c t , l e s sensations
purement a f f e c t i v e s , l e s passions, l ' i m a g i n a t i o n en t a n t q u ' e l l e est mise en j e u par ces mêmes
passions, e t c . ; l a seconde toute a c t i v e d ' o ù dépend l a p e r c e p t i o n , l e jugement, l a volonté
e t tous l e s mouvements, signes n a t u r e l s ou i n s t i t u é s , q u ' e l l e détermine, . . . 2 3

C'est donc un t e x t e qui rétablit, contre le système de C o n d i l l a c et sa suppo­

sition d ' une faculté ou propriété sensitive unique, l e d u a l i s m e de l'anthropo­

logie cartésienne, opposant la vie organique et passive d'une part, la vie

intellectuelle et active d'autre part.

Maine de Biran ne cessera ensuite, dans toute une série d'ouvrages, d'accen­

tuer et de développer l'importance du principe actif, distinct de la sensa­

tion, pour aboutir à une doctrine qui faisait de lui, aux yeux de Victor

Cousin, le premier et le plus solide adversaire de toute l'école sensualiste

et physiologiste; ce qui signifiait adversaire des Idéologues qui, selon

Cousin, n'avaient fait que continuer Condillac en le modifiant seulement

s u r quelques points.24

Dans son appréciation élogieuse sur Maine de Biran, Victor Cousin esquisse

le chemin qu'a suivi celui-ci, le menant d'une position sensualiste à une

doctrine diamétralement opposée. Evoquant l'évolution du sensualisme, encore

dualiste chez Locke, e t qui chez C o n d i l l a c avait pris une forme p l u s radicale,

Victor Cousin illustre par là même l'évolution inverse qu'a suivie Maine

de Biran pour arriver en dernière analyse au spiritualisme rétabli dans

la philosophie sur la base même de l'expérience.

[ . . . ] Locke, qui admettait deux sources d ' i d é e s , l a sensation e t l a r é f l e x i o n , eût p u , s ' i l


eût été f i d è l e à sa t h é o r i e , trouver dans l a r é f l e x i o n toute l a v i e i n t e l l e c t u e l l e e t morale
de l'homme; mais i l emprunte beaucoup moins à l a r é f l e x i o n qu'à l a sensation. B i e n t ô t , entre
l e s mains de C o n d i l l a c , l a r é f l e x i o n devient une simple m o d i f i c a t i o n de l a sensation, e t l'homme
de l a sensation sans a c t i v i t é v é r i t a b l e , sans v o l o n t é , sans puissance propre, sans p e r s o n n a l i t é ,
- 35 -

n ' e s t plus qu'un fantôme hypothétique, une abstraction, un signe. (Cousin 1834 :XVII).

C'est justement de là que résultent, selon Cousin, le nominalisme de Destutt


de Tracy et cette physiologie systématique de Cabanis dont Maine de Biran
allait se faire l'adversaire, rendant tout honneur au cogito cartésien,
décrié pendant le 18ème siècle. En rétablissant le s p i r i t u a l i s m e , Maine
de Biran en a donc fini avec les Idéologues qui, selon Cousin, expliquent
encore, comme l'avait fait Condillac, toutes nos facultés par la sensation,
c'est-à-dire par l'élément passif. (Cousin 1834 : X11).

Nous ne pouvons terminer notre exposé sans indiquer, de façon très sommaire,
un facteur qui a conditionné l'opinion selon laquelle l'explication sensualis­
te des facultés intellectuelles aurait réduit l'homme à un être passif,
déterminé par des éléments externes agissant sur les sens et auxquels apparte­
naient également les signes. '.est cette opinion qui sous-tend, chez Degérando
et d'autres Idéologues, le refus du concept de la sensation transformée
et de ses implications pour le rôle des signes. Nous avons vu la portée
de cette opinion, devenue plutôt un jugement, dans la doctrine de Maine
de Biran et de Victor Cousin.

Il s'agit là d'une objection à laquelle Condillac se vit déjà obligé de


répondre lui-même. Sa réplique repose sur le refus de la doctrine cartésienne
suivant laquelle les opérations des sens, relevant des organes du corps,
sont purement mécaniques et donc passives, ce qui entraîne la conséquence,
dans le système cartésien, que les bêtes sont des automates dénués de toute
faculté psychique et communicative. De là une longue controverse, au 17 e
et 18 e siècle, sur V âme -et le langage des bêtes. 25 Condillac prend nettement
parti, surtout dans son "Traité des animaux", pour accorder aux bêtes des
facultés psychiques et communicatives dont le degré varie selon l'espèce.
C'est que pour Condillac la sensibilité même dont sont doués les êtres animés
est inconcevable sans une sorte d'activité. Mais cette activité est graduée,
et ceci justement en fonction des signes dont dispose l'espèce en question.
Seul parmi tous les êtres animées, l'homme a pu, grâce à sa perfectibilité,
élever la sensibilité au degré d'activité intellectuelle que constitue la
raison; et ceci justement en développant à partir des signes primitifs,
naturels-, des signes artificiels 26 dont le rôle permet le fonctionnement
de la pensée humaine. - Maine de Biran dira donc non à tort que la théorie
de Condillac suppose, avec la sensation transformée, une faculté sensitive
- 36 -

unique, (Cf. supra la Lettre de Maine de Biran à Degérando).

Or en projetant sur ce système le schéma cartésien opposant la sensation


conditonnée par le corps et donc toujours passive, à l'activité spirituelle,
on en arrive nécessairement à qualifier de passives les facultés intellectuel­
les qui selon Condillac sont issues de la sensibilité et continuent à être
enveloppées par celle-ci.

C'est ce que Condillac réplique, en substance, aux objections que Formey


lui avait faites après la parution du "Traité des animaux" qui, nous le
rappelons, parlait plus longuement de l'homme que des bêtes en traitant
des facultés psychiques et communi catives inhérentes aux êtres animés. Condil­
lac répond, en 1756, par une lettre détaillée dans laquelle il explique
que le préjugé cartésien suivant lequel les opérations des sens sont purement
mécaniques, empêche de voir que la pensée s'élève par gradation depuis les
opérations des sens jusqu'aux facultés intellectuelles propres à l'homme.
(Condillac 1756:540).

Condillac abordera le même problème fondamental en répondant à certaines


objections qui avaient été émises sur sa "Logique". Cette fois-ci, il souligne
très énergiquement le caractère actif que confère son système aux facultés
intellectuelles de l'homme puisque, à l'inverse de ce que supposait la théorie
des idées innées, selon Condillac les idées des hommes sont l'ouvrage des
hommes eux-mêmes. Ainsi il insiste pour dire que sa doctrine, contrairement
à celle de Descartes, met au jour l'activité créatrice de l'homme en renfer­
mant justement les facultés de l'entendement dans la faculté de sentir.

Cette lettre, dont l'importance pour notre propos justifie d'en citer les
passages essentiels, a été adressée en 1779 au Comte de Potocki qui avait
demandé à Condillac de rédiger la "Logique" en vue de son utilisation dans
l'enseignement en Pologne.

. . . Quant à l a d i f f i c u l t é sur l e s f a c u l t é s de l'entendement, que j e renferme dans l a f a c u l t é


de s e n t i r , j e vous p r i e , M. l e Comte, de considérer d'abord que c ' e s t là une v é r i t é démontrée.
En second l i e u , i l f a u t remarquer que, quoique nos sensations soient passives, i l ne s ' e n s u i t
pas que t o u t ce qui v i e n t des sensations s o i t p a s s i f également. Au c o n t r a i r e , c ' e s t notre a c t i v i ­
té qui t i r e de nos sensations t o u t ce q u ' e l l e s renferment. C'est par e l l e que toutes l e s idées
s'engendrent e t que se développent toutes l e s f a c u l t é s de l'entendement e t c ' e s t parce que
c e t t e a c t i v i t é n ' e s t pas l a même dans tous l e s hommes q u ' i l s sont si différemment partagés
en e s p r i t e t en connoissances.
- 37 -

Comment l'âme ne s e r o i t -    pas a c t i v e dans un système ou toutes nos idées sont notre ouvrage?
C'est contre l e système des idées innées que c e t t e d i f f i c u l t é se f e r o i t avec fondement; car
dans ce système toutes nos idées sont passives, puisque nous n'en avons f a i t aucune; e t comme
nous n'avons pas contribué à l e s f a i r e , nous n'avons pas à l e s examiner: i l ne nous reste
donc qu'à obéir passivement à l e u r i m p u l s i o n . Mais si l ' o n pense avec moi que toutes nos idées
sont notre ouvrage e t que l e développement de nos f a c u l t é s est notre ouvrage encore, on
reconnoitra que nous pouvons examiner si ce que nous avons f a i t est bien f a i t , e t que nous
avons l e pouvoir de l e r e f a i r e e t de l e c o r r i g e r . Or comment supposer que l e s f a c u l t é s sont
passives dans un système qui suppose nécessairement de l ' a c t i o n ? . . . (Condillac 1779:553).

Si donc certains Idéologues, et plus encore Main de Biran et Victor Cousin,


ont été injustes à l'égard de Condillac en projetant sur son système un
schéma d u a l i s t e , c'était là lui rendre en quelque sorte ce que lui-même
avait f a i t , dans la l e t t r e que nous venons de c i t e r , en appliquant son propre
schéma au système cartésien.

Les Idéologues, à leur tour, n'échapperont pas au jugement sévère de Victor


Cousin qui portera contre eux les mêmes accusations que contre le sensualisme
de Condillac. C'était la façon propre à l'éclectisme d'enterrer la philosophie
qui l ' a v a i t précédé, comme la dira Taine en brossant le tableau de la philoso­
phie française au 19ème siècle. Pour i l l u s t r e r cette constatation, Taine
reproduit un dialogue entre un étudiant de Victor Cousin et un vieux sensua­
liste, ami des Idéologues. En dépit de leurs c r i t i q u e s à l'égard de Condillac,
les Idéologues se voient reprocher les accusations avancées, du point de
vue conservateur, contre la philosophie du 18ème s i è c l e . Là encore, i l s'agis­
s a i t de problèmes avec lesquels les Idéologues s'étaient trouvés aux prises
lorsqu'ils avaient cherché à situer leur position face au concept de la
sensation transformée.

Bonjour, cher monsieur, comment vous portez-vous? Etes vous toujours sensualiste, immoral
et athée?
- Comment?
- O u i , vous n'admettez pas que l a raison s o i t une f a c u l t é d i s t i n c t e ; vous attaquez l e s idées
innées; vous d i t e s qu'une science p a r f a i t e n ' e s t qu'une langue bien f a i t e . Vous renouvelez
C o n d i l l a c ; donc vous ne pouvez c r o i r e ni à l a v é r i t é , ni à l a j u s t i c e , ni à Dieu. [ . . . ] Oh,
j e sais ce que vous a l l e z d i r e ; vous séparez l ' a t t e n t i o n de l a sensation, vous r e s t i t u e z quelque
degré d ' a c t i v i t é à l'âme. P a l l i a t i f i n u t i l e . Au f o n d , vous êtes du d i x - h u i t i è m e s i è c l e ; v o t r e
philosophie d é t r u i t l a d i g n i t é de l'homme; vous êtes r é d u i t au matérialisme ou au scepticisme
. . . (Taine 1868:2).

Le jugement de l'éclectisme sur les Idéologues n'est pas moins sévère que
celui qu'avaient porté les chefs s p i r i t u e l s de la Restauration sur le sensua­
lisme et en p a r t i c u l i e r sur Condillac; celui-ci était pour de Maistre et
- 38 -

pour Bonald le plus coupable des conjurés modernes. Sa t h é o r i e s u r l ' o r i g i n e


du langage e t de l a pensée aurait non seulement matérialisé l'origine de
nos idées mais aussi nié l'origine divine de l a s o c i é t é , préparant ainsi
l e bouleversement de son o r d r e n a t u r e l . 2 7

Ces actes d'accusation traduisent à leur façon les contraintes que d e v a i e n t


subir l e s Idéologues lorsqu'ils se p r o p o s a i e n t de m e t t r e en o e u v r e , pour
la société d'une époque post-révolutionnaire, l'héritage que l e u r avait
t r a n s m i s l e sensualisme du 18ème s i è c l e .

Les c o n d i t i o n s de ces années p o s t - r é v o l u t i o n n a i r e s e t progressivement contre-


révolutionnaires ne pouvaient inciter, dans l e cadre d'une philosophie qui
se v o u l a i t officielle, à développer l'hypothèse dialectique de l a s e n s a t i o n
t r a n s f o r m é e que C o n d i l l a c n ' a v a i t f a i t qu'ébaucher au niveau des connaissances
du 18ème s i è c l e . Car à ce n i v e a u , certes, l'explication de l a pensée comme
sensation transformée grâce au langage tend à cerner l a nature de l'homme
en dépassant l e s antinomies dont l e dualisme anthropologique de Descartes
a v a i t é t é une e x p r e s s i o n spécifique: l e s antinomies entre a p r i o r i et évolu­
tion, entre nature e t c u l t u r e , entre l e corporel e t l e s p r i t u e l , l a sensation
et la raison. Et en ce q u i concerne l e problème philosophique fondamental,
le concept de l a s e n s a t i o n transformée est porteur de l ' h y p o t h è s e , énoncée
au 18ème siècle dans l e cadre de l a p h i l o s o p h i e sensualiste e t dénoncée
par ses a d v e r s a i r e s , selon laquelle l'activité intellectuelle s e r a i t une
forme de mouvement que l a m a t i è r e organisée peut atteindre au cours de son
évolution.28

Or l ' a p p r o c h e dialectique de c e t t e problématiques esquissée dans l e concept


de l a s e n s a t i o n t r a n s f o r m é e , n ' a pu ê t r e développée n i par l e nouveau dualisme
d'un Degérando ou d ' u n Maine de B i r a n , n i par l e m a t é r i a l i s m e physiologique
de Cabanis. Il a fallu attendre une époque u l t é r i e u r e pour v o i r apparaître
un approche en même temps matérialiste et dialectique qui continue dans
l a v o i e amorcée au 18ème s i è c l e .

Parmi les "précurseurs"29 de l'évolutionnisme au 18ème siècle, l e concept


de l a sensation transformée présente un i n t é r ê t particulier en t a n t qu'il
accorde aux signes un r ô l e q u i n ' e s t pas sans r a p p o r t avec l ' i m p o r t a n c e attri­
bué à l a communication par des recherches modernes concernant l e s problèmes
de l'anthropogenèse, de l ' é v o l u t i o n en général e t du comportement. 3 0 N'oub-
- 39 -

lions pas, enfin, que l'Idéologue Jean-Baptiste Lamarck, qui n'ignorait


pas la théorie condillacienne sur l'origine de la pensée et du langage,
est le fondateur du transformisme, même si ce terme ne date que de la
deuxième moitié du 19ème siècle. Cependant, la distinction entre Phylogenese
et ontogenèse, acquis essentiel de la science moderne, a seulement été
ébauchée par Condillac sans trouver une application systématique. Le nouveau
dualisme de certains Idéologues ne pouvait inciter à développer cette
distinction et à saisir son importance fondamentale pour les problèmes
qu'avait soulevés l'hypothèse sensualiste sur la nature de la pensée et
le rôle des signes.

Si aujourd'hui sur ce qu'alors on appelait la sensation transformée nous


en savons plus que le 18ème siècle et les Idéologues, cela concerne surtout,
cependant, le degré de complexité des problèmes que posent la nature en
même temps biologique et socio-culturelle de l'homme et la place qu'y tient
le langage.
- 40 -

Notes

Je remercie Cécile Théry pour l ' a i d e q u ' e l l e a apportée à l a rédaction f r a n ç a i s e de mon t e x t e .

1. Cf. Jacques-Chaquin 1982.


2. Voir nos notes 5-7.
3. Cf. Ricken 1978, 1984, Sgard 1982 qui r é u n i t l e s actes du colloque de Grenoble "Condilla
et l e s problèmes du langage", e t l a b i b l i o g r a p h i e de Sgard 1981.
4. Cf. Auroux 1982.
5. Condillac se défend par sa " L e t t r e . . . à l ' a u t e u r des L e t t r e s à un Americain" (Condillac
1947-51, I:381-386). Cf. Ricken 1984, chap. I I . 2 . 2 .
6. Cf. Ricken 1982a, 1984.
7. Formey 1763, v o i r l a note précédente.
8. Cité par Jacques-Chaquin 1982:103.
9. Le s u j e t du concours r e l e v a i t de l a section Analyse des sensations e t des idées de l a
classe des Sciences morales e t p o l i t i q u e s à l a q u e l l e appartenaient Cabanis, D e s t u t t de
Tracy, Garat, Volney.
10. Acton 1961 analyse l'ensemble des textes suscités par ce concours; Dascal 1983 analyse
en d é t a i l les réponses que donne Degérando aux d i f f é r e n t e s questions du concours. Ces
deux études n'accordent cependant pas une a t t e n t i o n spéciale au problème de l a sensation
transformée.
11. Locke 1972, l i v r e II, chap. XVI, § 5-6; chap. XXII § 3.
11.a Pour une analyse d é t a i l l é e des réponses, en assez grande p a r t i e négatives, que donne
Degérando aux questions du concours sur l e r ô l e des signes c f . Dascal 1983; l'ouvrage
de Degérando en t a n t qu'expression d'une première crise de l a psychologie idéologique
c f . Moravia 1974, chap. I I , IV.
12. Pour l ' a p p o r t de Condillac au débat sur l ' a b u s des mots v o i r Ricken 1982b.
13. Prévost 1800:6.
14. Prévost 1805, vol. I-II.
15. Prévost 1805, I:XVII.
16. Daube 1803:23 sq.
17. Maine de Biran 1798. Sur l a place de l a t h é o r i e du signe dans l a philosophie de Maine
de Biran v o i r Formi gari 1983.
18. Maine de Biran 1798:302 sq.
19. Maine de Biran 1798:276 sq.
20. Antoine Arnauld e t P i e r r e N i c o l e : La logique ou l ' a r t de penser, Première p a r t i e , chap. I .
I l s ' a g i t de l ' o b j e c t i o n de Hobbes à l a "Méditation seconde" de Descartes par l a q u e l l e
c e l u i - c i entend prouver l a nature i n c o r p o r e l l e de l a pensée. La "Logique" reprend l'argument
dont s ' é t a i t servi Descartes dans sa réplique à Hobbes, à savoir l a nature a r b i t r a i r e
du signe l i n g u i s t i q u e . L'absence de conformité entre l e signe matériel e t l ' i d é e q u ' i l
s i g n i f i e est pour Descartes une preuve de l a d i f f é r e n c e fondamentale entre l e s signes
corporels que sont l e s mots, e t l a pensée qui ne peut ê t r e q u ' i n c o r p o r e l l e . (Descartes,
Oeuvres, éd. Adam/Tannery I X : 1 3 9 ) . Cf. Kicken 1981.
21. Destutt de Tracy 1802.
22. Cf. l ' i n t r o d u c t i o n de P. Tisserand à Maine de Biran 1802.
23. Cette l e t t r e est r e p r o d u i t e p. LXVI de l ' i n t r o d u c t i o n à Maine de Biran 1802.
24. Cousin 1834: V I . Notons q u ' i l s ' a g i t de l ' i n t r o d u c t i o n de Cousin à son é d i t i o n posthume
des "Nouvelles considérations sur l e s rapports du physique e t du moral de l'homme" de Maine
de B i r a n .
25. L'enjeu de ce débat é t a i t également l a place de l'homme dans l e regnun animale, l a nature
de l a pensée e t du langage e t a i n s i même, plus d'une f o i s , l e caractère corporel ou non
de l a pensée. Cf. Krauss 1977; Ricken 1984: chap. I I . 5 .
26. Condillac s ' é t a i t d'abord lui-même servi du terme a r b i t r a i r e , mais depuis sa "Grammaire"
i l propose l e terme a r t i f i c i e l pour q u a l i f i e r l e signe l i n g u i s t i q u e , qui a été i n s t i t u é
progressivement, dans l a communication des hommes, à p a r t i r de signes naturels; Condillac
souligne aussi l e caractère social du signe a r t i f i c i e l , l e terme a r b i t r a i r e supposant
- 41 -

un acte d ' i m p o s i t i o n v o l o n t a r i s t e . Cf. B. Henschel i n Beiträge zur Romanischen Philologie


XVI(1977):101-104, Ricken 1982a, 1984.
27. Les jugements de Louis de Bonald e t Joseph de Maistre sur Condilia c f . Ricken 1984: chap.
II.8.4.
28. Dans l e débat sur l e s problèmes d'une matière organisée douée de pensée, La M e t t r i e ,
Maupertuis e t Diderot ont mème p r i s en compte l e r ô l e de l a communication. Cf. Ricken
1984: chap. I I . 5 .
29. On ne cesse de découvrir des "précurseurs de Darwin" au 18ème s i è c l e . Même si l e terme
de précurseur peut p a r a î t r e exagéré, l'evolutionisme du 19ème s i è c l e reprend des arguments
avancés déjà au s i è c l e précedent, justement en ce. qui concerne l ' o r i g i n e du langage e t
de l a pensée. Cf. Ricken 1984: chap. I I . 5 . "Sprache und Evolutionsdenken".
30. Voir l e s nombreuses c o n t r i b u t i o n s avec b i b l i o g r a p h i e dans Scharf 1981.
- 42 -

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ble l'orgine de toutes nos connaissances, . . . B e r l i n : Decker.
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envoyés au concours, sur l a question propośee en ces termes: Déterminer q u e l l e est l ' i n ­
fluence de l ' h a b i t u d e sur l a f a c u l t é de penser . . . Par M. Destutt de Tracy. I n : Maine de
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Illuminisme et Idéologie. Le débat Garat/Saint-Martin aux Ecoles Normales
Nicole Jacques-Chaquin (Fontenay-aux-Roses)

Situons rapidement le lieu, matériel et idéologique, du débat. Le district


d'Amboise ayant choisi Louis-Claude de Saint-Martin pour assister aux leçons
de l'Ecole Normale, un philosophe illuministe, un "théosophe" devient audi­
teur, entre autres cours, de celui de Garat sur l'Analyse de l'Entendement
humain. Il intervient une première fois le 23 pluviôse an III (11 fevrier
1795) pour demander quelques amendements, puis, plus longuement, le 9 ventôse.
C'est la "bataille Garat" qui, selon la Biographie universelle de Monnais,
"fit beaucoup de bruit, quoique livrée dans les champs obscurs de l'idéolo­
gie". L'enjeu en apparaîtra du moins assez important au professeur Garat
pour qu'il juge bon de réécrire complètement, pour la publication des Débats,
sa réponse aux objections .de l'adversaire, lequel demandera et obtiendra
de publier à son tour une Lettre où il puisse développer les idées qu'il
n'avait fait qu'esquisser en public.1

L'ensemble de ces textes, auxquels on peut adjoindre, puisqu'ils traitent


à peu près des mêmes problèmes, la Réfutation par Saint-Martin des principes
2,
de M, de Gerando et sa réponse à la question de l'Institut: "Quelle est
l'influence des signes sur la formation des Idées"3 permettent de s'interro­
ger sur les enjeux de cet affrontement. Il est peut-être un peu trop simple
en effet d'écrire qu'au XVIIIe siècle "pour certains grammairiens le langage
comme les idées sont innées, pour les autres ils sont une acquisition. Les
uns se réfèrent implicitement à Descartes et Malebranche, les autres à Locke
et Condillac"4. Si la tactique défensive de Garat, qui n'est pas, on le
sait, l'esprit le plus complexe parmi les Idéologues, consiste bien essentiel­
lement à tenter d'assimiler les théories saint-martiniennes à celles de
Platon, Malebranche ou Descartes, voire aux séquelles du "fanatisme reli­
gieux", celui qui se nomme lui-même le Philosophe Inconnu défend en revanche
son originalité par rapport à ces divers théoriciens, tout en discutant
les assertions de Garat, dont il finira par mettre à jour les approximations,
les ambiguités, voire les contradictions du discours.

Dans ce débat, dont l'enjeu n'est pas sans rappeler celui des commentaires
par François Thurot de l'Hermès de Harris, affleurent un grand nombre des
obsessions de la linguistique de cette fin du XVIIIe siècle. Mais c'est
- 46 -

aussi, sous-jacente, la lutte entre deux conceptions épistémologiques. A


p a r t i r des problèmes du rapport des sensations et des idées, et de l ' o r i g i n e
des langues, deux philosophes du langage et du signe, deux théories de la
connaissance s ' a f f r o n t e n t . Dialogue de sourds, le plus souvent: Saint-Martin
écrira q u ' i l aurait f a l l u " r e f a i r e les o r e i l l e s " 5 des auditeurs, mais a r r i v a i t
aussi certain q u ' i l sortirait du débat "plus f o r t et plus persuadé encore
qu'auparavant des principes dont [ i l é t a i t ] imprégné dans tout [son] ê t r e " 6 .
Et Garat, qui se pose en champion de la destruction des erreurs et de l'acces­
sion à la Vérité philosophique, n'est pas davantage enclin à l'écoute véritab­
le des arguments de la partie adverse.Pourtant, si dans ce l i e u i n s t i t u t i o n n e l
où se rejouent symboliquement les problèmes de la main-mise sur la d i f f u s i o n
du savoir, et de la légitimité de la parole magistrale, les adversaires
restent en d é f i n i t i v e sur leurs positions, leurs a - p r i o r i conceptuels opposés
n'interdisent pas toujours une certain communauté d ' i n t é r ê t , ou de discours.

Les théories de Garat ne m'intéressent i c i que dans la mesure où elles susci­


tent les réactions et les discussions de son adversaire. On peut noter cepen­
dant que le professeur, qui d i t se vouloir garder à la f o i s des excès des
spiritualistes et de ceux des m a t é r i a l i s t e s , a de f a i t bien du mal à se
situer, et que Saint-Martin dénonce à plusieurs reprises l'imprécision de
de son argumentation. Sous le triomphalisme peremptoire du professeur de
l'entendement, qui déclarait le 2 octobre 1794 à ses collègues "pour la
première fois sur la terre, la vérité, la raison et la philosophie vont
avoir un séminaire", perce une certaine difficulté à théoriser, masquée
par l'obsession proclamée d'éviter "les profondeurs mystérieuses" et
l'occulte - vocable sous lequel il tend à réunir tous ceux qui sont en
désaccord avec lui - voire "la métaphysique", encore qu'il se définisse
lui-même à l'occasion comme métaphysicien. I l affirme ainsi tantôt qu' "avoir
des sensations, et avoir des pensées, ne sont pas une seule et même chose;
penser, c'est ajouter des sensations à des sensations [...] pour penser,
i l faut des signes, c'est-à-dire des langues", tantôt que "toutes nos pensées
ne sont que des sensations, simples, abstraites ou combinées", que
l'entendement est "la sensation elle-même sous diverses formes" (attention,
mémoire, imagination, raisonnement), que "toutes les opérations de l'esprit
ne sont que sensations". Saint-Martin aura beau jeu de remarquer la faiblesse
conceptuelle d'une pensée qui se perd, comme dirait Harris, dans "le
labyrinthe inextricable des f a i t s " et qui s'arrête à l'éxpérience. Non que
Saint-Martin refuse cette dernière, mais s'y limiter lui semble contraire
- 47 -

à la notion même de science, quí veut une réflexion plus théorique. Garat
lui semble avoir insuffisamment examiné le problème du passage du sensible
à l'intelligible, ou, pour reprendre encore la terminologie de Harris, dont
Saint-Martin est souvent proche, du percevable au concevable. Lorsque Garat
tente de démontrer que toutes les idées qu'on peut se former du s o l e i l pro­
viennent des sensations de lumière et de chaleur, Saint-Martin lui fait
remarquer que l'apparition des concepts ne peut s'expliquer par l'effet
des simples combinaisons d'apparences sensibles, ou, pour u t i l i s e r sa termino­
logie, de simples agrégats. La mise en rapport, le jugement, impliquent
une a c t i v i t é de l ' e s p r i t alors que la philosophie empiriste, voire prépositiviste,
de Garat, ne f a i t de ce dernier qu'un miroir passif. Il se
place a i n s i , sans le savoir, dans la lignée c r i t i q u e d'un Tetens défendant
la place d'une "imagination théorique", véritable "faculté créatrice dépassant
la simple combinatoi re des impressions ou des signes" 7 . Lorsqu'enfin Garat
assimile, avec une belle assurance, la sensation, la pensée et le langage,
et affirme que "bien s e n t i r , bien se servir de ses f a c u l t é s , bien former
ses idées, bien parler, sous des points de vue et sous des termes divers,
ne sont qu'une seule et même chose", i l s ' a t t i r e de la part de son adversaire
une réplique ironique (Saint-Martin constatera avoir mis "les rieurs de
[son] c ô t é " ) , qui dénonce f o r t justement l'abus de langage et le terrorisme
du discours magistral: "vous êtes tellement plein de votre système que
ce ne sera pas votre faute si tous les mots de nos langues, si tout notre
dictionnaire enfin ne se réduit pas un jour au mot sentir". I l fera de même
apparattre l'imprécision des termes dans l'exposé du rapport des signes
et des idées: tantôt source, tantôt instrument des idées, "toutes les langues
et tous les signes" deviennent enfin dans le discours de Garat "les représen­
tations de nos idées". Enfin comment affirmer en même temps, remarque le
Philosophe Inconnu, que la sensation et la pensée sont une seule et même
chose, et que, si l'on est certain que la matière sent, on ne peut affirmer
q u ' e l l e pense... Les m a t é r i a l i s t e s , note-t-il ironiquement, retournant contre
le professeur les démonstrations mêmes du cours, sont plus "conséquents
que vous", dans la mesure où " i l s se tiennent": "car ils enseignent les
sensations tout comme vous les enseignez, et après q u ' i l s les ont enseignées,
ils conviennent tout uniment q u ' i l s sont des matérialtistes, et qu'ils ne
sont que cela: i l s prennent les charges avec les bénéfices; et vous, vous
ne voulez que les bénéfices et point les charges". Leçon de rigueur philoso­
phique qui n'exclut pas d ' a i l l e u r s , naturellement, du côté de notre théosophe
lui-même, quelques glissements théoriques.
- 48 -

Sur les idées innées, cependant, pas d'ambiguité: Saint-Martin développe


une théorie originale, récusant à la fois "ces idées innées toutes formées
dont la fausseté est si évidente" (.RG. p. 243), l'hypothèse malebranchiste
de la nécessité d'une médiation divine à tout moment du processus de la
connaissance mais aussi bien celle de l'origine strictement sensorielle
des idées. Non que les sens n'aient, pour ce spiritualiste, une importance
considérable. Si l'on prend bien soin de poser que, tout en obéissant à
des lois analogues, ce qui a pu permettre la confusion, le principe physique
et le principe intellectuel sont essentiellement différents, on peut affirmer
que "tout est sensible" [et non sensitif] dans toutes les opérations de
notre esprit et de notre âme, ou de notre faculté morale". Le "sens moral",
non sans rapport avec ce que Harris nomme "the connective act of the soul"
se définit comme la région où "les sens et la pensée sont enveloppés et
scellés sous le même cachet" [c, p. 141). Faculté supérieure à la raison
comme la sensation, il reconstruit, à partir des données des sens, l'univers
de la concevabilité, autant que les notions éthiques. Il se manifeste dans
et par le langage, lequel est indissolublement lié aux données premières
de l'être. Enfin il ne se manifeste qu'à la faveur d'une excitation sensible
venue du dehors, et qui servira "d'agent de réaction" pour les "germes"
qui, eux, sont, stricto sensu, innés. "Nous n'avons, dit Saint-Martin,
que l'aptitude, la puissance et la disposition à ces idées quand les circons­
tances favorables viendront les faire naître". Les idées sont des germes,
des potentialités en sommeil, et non des connaissances à priori, ni des
réminiscences absolues.

Trois conceptions organisent donc ici le discours saint-martinien: la théorie


du germe, celle de la sensation comme medium, et celle enfin de l'importance
du signe, du langage, dans le processus actif de la connaissance. Contre
la théorie lockienne de la "table rase", le Philosophe Inconnu définit l'es­
prit humain comme une table "rasée". Après la chute, des germes de pensée
ont été conservés, qui devront être stimulés par une action extérieure.
On peut ainsi acquiescer à l'axiome fameux "nil fuit in intellectu quod
non prius fuit in sensu", à condition de préciser: "cela veut dire que les
sens sont organes des moyens de réaction, ce qui est très vrai, mais cela
ne veut pas dire qu'ils soient principes et bases de nos idées, ce qui est
très faux" 8 . La formation des idées comme, on le verra, celle du langage,
est inscrite dans une structure psychique (non empirique), marquée par un
double relation analogique, au niveau de ses lois de fonctionnement, avec
- 49 -

le corporel et le spirituel. Saint-Martin conteste la version simplificatrice


d'un moi qui ne serait, pour rependre l'expression de J. Bellemin-Noël "qu'un
enchaînement des perceptions et de leur métamorphose progressive en concepts
abstraits grâce à la complexification du langage"9. Loin de négliger les
sens - "il est évident, écrivait-il déjà dans le Tableau naturel, que nous
ne [pouvons] rien recevoir dans l'intellectuel que par le sensible" 10 - il
les inclut dans un processus dynamique dialectique où le sujet et l'objet
entrent en rapport intime, de racine à racine. L'objet en effet ne révèle
véritablement sa nature que dans le processus humain d'intellection; et
l'homme ne développe ses virtualités qu'à l'occasion de la stimulation pro­
duite par l'objet sur ses facultés. Aucune instance étrangère ne vient s'in­
terposer, stricto sensu, entre le sujet et l'objet de la connaissance, ce
que Saint-Martin exprime par des métaphores dont se souviendra Balzac: "nos
idées ne sont point innées en nous mais à côté de nous", notre esprit "naît
et vit au milieu des pensées", dans une "atmosphère d'idées". Le processus
de réaction s'accomplit en effet non seulement à partir de la sensation,
mais dans le commerce intersubjectif des échanges d'idées: "n'est-il pas
évident que la nature sensible et la loi intellectuelle appellent également
l'homme à vivre en société" 11 . Le développement des pensées, comme celui
du langage, est lié pour notre théosophe à des conditions qui ne se trouvent
réunis dans le monde d'après la chute que dans le milieu social.

Est-il donc, de ce point de vue, si loin de Condillac dont il se dit l'adver­


saire mais que, de son propre aveu, il a lu très vite, et pour qui les sens
"ne sont ainsi, à strictement parler, que les causes occasionnelles et non
l'origine de toutes nos connaissances. Ce ne sont point eux qui sentent,
mais l'âme, à l'occasion des modifications qui se produisent dans les organes
corporels". (Cassirer, p. 124). Les rapprochent aussi l'élaboration d'une
véritable philosophie de la métaphore, et tout particulièrement de la méta­
phore biologique, le développement de la pensée étant chez l'un et l'autre
décrit en analogie avec celui d'un animal.

Il ne s'agit pas ici de nier des différences essentielles, mais d'essayer


de montrer qu'elles ne se situent pas forcément là où les désignait Garat,
lequel d'ailleurs simplifiait lui-même singulièrement les théories de son
"maître". Nous avons affaire en tout cas à deux philosophies du signe: L'usage
des signes est, pour Condillac, "le principe qui développe le germe de nos
idées". Pour Saint-Martin "aucune idée ne peut naître en nous sans le secours
- 50 -

essentiel des signes" (C. p. 159). L'homme ne peut même recevoir "aucune
sensation, aucune idée que par des signes. Il sera dans une espèce de commerce
de signes qui sera proportionné à l'état et aux circonstances où [il] se
trouvera" (R.G. p. 156). C'est cet espace culturel constitué par les signes
qui fonde véritablement l'homme, et c'est, rappellera Saint-Martin à son
adversaire, parce que la matière est sans culture qu'elle n'a pas la pensée.
Pensée et langage sont les sujets de la culture.

Proche par certains aspects du sensualisme, la théorie du signe chez Saint-


Martin s'ancre d'autre part, comme chez Jacob Boehme dont il deviendra un
fervent disciple, dans une théorie générale de la manifestation. Le signe -
ou le langage, Saint-Martin et Garat utilisant presque indifféremment les
deux termes - est le moyen nécessaire à l'objet pour "exprimer ses proprié­
tés": "tous les objets que nos organes et nos sens peuvent embrasser ont
leurs signes à eux, ou bien sont signes eux-mêmes". Par ce langage muet,
immanent à la chose même, l'ensemble de la nature "doit faire sa propre
révélation", dans une perpétuelle expression active par rapport à laquelle
l'homme joue le rôle de déchiffreur, de révélateur, voire de producteur
de sens.

Saint-Martin est ainsi d'accord avec Garat pour relever l'existence de trois
sortes de langages: le langage des choses inanimées, ou indice immanent
de leurs propriétés, le langage matériel ou langage d'action, et enfin la
parole. Mais, pour lui, cette dernière ne peut en aucun cas apparaître comme
une élaboration progressive du langage en action. Et c'est autour de la
discussion de la fameuse affirmation de Rousseau, la parole a été nécessaire
à l'établissement de la parole, que les deux adversaires sont amenés à
préciser leurs positions. Pour Garat, cette parole préalable, c'est, à la
rigueur, le langage d'action lequel, dans un processus de développement,
a fini par donner lieu à des conventions. Pour Saint-Martin, au contraire,
le langage, comme la pensée, se développe à partir des germes. A l'origine,
l'homme possédait une "langue naturelle constitutive", laquelle a disparu
lors de la chute, mais en laissant en l'homme ses racines. On verra que,
si l'on fait abstraction de la formulation mythique de la théorie, on n'est
pas si loin de certaines conceptions de la linguistique moderne.

C'est d'abord une démonstration analogique qui permet à Saint-Martin de


fonder la nécessité de l'existence de cette "langue constitutive". L'homme,
- 51 -

qui posséde trois natures: matérielle, animale, et spirituelle, doit posséder


les trois langues qui leur correspondent. S'il manifeste naturellement la
langue des indices et le langage d'action, on ne peut penser que pour la
parole il ait eu besoin d'une institution. Elle n'est pas non plus, comme
le pensera Bonald, due à un miracle, à un don divin. Elle est l'éminente
propriété de l'être intellectuel, l'expression naturelle de la nature spiri­
tuelle de l'homme. Ce qui ne signifie pas - et c'est là, je crois, que la
pensée saint-martinienne est originale - qu'elle n'ait à se développer progres­
sivement, qu'elle n'ait besoin d'une éducation. Si par exemple Joubert,
dans l'article "langue" de l 'Encyclopédie, affirme l'origine naturelle de
la parole ("si les hommes commencent par exister sans parler, jamais ils
ne parleront") il développe en même temps une critique de l'acquisition
progressive du langage. Chez Saint-Martin, la notion de germe, constitutif
de l'homme, mais nécessitant une stimulation externe pour fructifier, suppo­
sant même un temps de fructification, permet la conciliation des deux théo­
ries. L'homme "naît partout au milieu des siens et [...] partout il a lieu
d'attendre d'eux la langue conventionelle particulière qu'il est appelé
à parler dans le climat où il est né". L'existence de l'enfant permet de
supposer qu'à l'origine l'homme a du se trouver dans un "bain de langue",
lieu de signes analogues, nécessaires à la réaction des germes qu'il porte
en lui. L'hypothèse d'un état prélinguistique lui semble en effet indigne
de l'homme. "Par sa nature d'être pensant, l'homme reçut avec la vie intellec­
tuelle et morale le germe de la langue analogue qui lui est propre". Ainsi
est supprimé le problème de l'antériorité du signe ou de l'idée: la "propriété
eminente de parler" est liée à celle de penser: langage et idées se dévelop­
pent simultanément, dans le monde culturel que nous avons déjà évoqué. C'est
l'ébauche de ce que Benveniste nommera "la capacité symbolique de l'homme",
"l'émergence de Homo dans la série animale [étant] due avant tout à sa faculté
de représentation symbolique, source commune de la pensée, du langage et
de la société" 1 2 .

L'hypothèse de l'état originel se développe en parallèle avec l'analyse


de la situation présente de l'homme. Dans notre univers, les impressions
sensibles "apportent des images et des réactions à la pensée, sans lesquelles
elle ne se réveillerait pas". Mais la réaction la plus efficace est produite
par le signe analogue, la parole de l'autre [c. p.159). On peut donc en
déduire qu'à l'origine c'est Dieu lui-même qui a dû réactionner le germe
du langage qu'il avait placé en l'homme, et que la Divinité appartient au
- 52 -

monde des signes. Dans ce monde idéal de la Nature primordiale13 avec laquelle
l'homme était en harmonie, le langage était l'expression immédiate et exacte
de l'être. En revanche, dans notre monde actuel, si la matière et l'animal
ont conservé des signes exacts, l'homme et sa parole sont voués à l'approxima­
tion, au morcellement 14 : "l'expression sensible a été totalement altérée
parce que l'homme ne voyant plus les choses dans leur nature leur a donné
des noms qui venaient de lui" {E.V., t II, p. 169). Il y a donc là une manque
qui constitue pour notre auteur une nouvelle preuve de l'existence antérieure
d'une langue parfaite: "il devrait exister pour lui une double espèce de
signes naturels, et ses langues d'institution ne comblent pas le défiait".
Elles tentent néanmoins de "suppléer aux véritables signes naturels qu'il
devrait avoir à lui" (R.G. p. 157. C'est moi qui souligne).

Voici donc posée, en termes très rousseauistes, la nécessité d'une langue


de convention, suppléant au déficit de la langue naturelle dont ne subsistent
que les germes; mais qui est toujours susceptible, grâce à un travail appro­
prié, de renaître. Quant à l'altération progressive de ces langues de conven­
tion, Saint-Martin y voit une nouvelle preuve que le langage ne peut naître
des sensations. La même sensation se produisant en effet à partir du même
objet, la permanence de ces objets "aurait dû permettre la correction de
la méprise" (RG), et la langue rester fixe, grâce à un système d'auto-correc­
tion permanente. Au contraire, l'obscurcissement des facultés de l'homme
après la chute, entraînant un défaut de mise en culture du germe peut, d'après
lui, expliquer la dégénérescence du langage. On retrouve le modèle organique.
La situation dégradée de l'homme a en effet introduit le risque dans le
développement normal de ses propriétés. Si "dans toutes les classes, les
langues des êtres sont auprès d'eux", plus on monte dans l'échelle des êtres,
plus grand est l'écart entre le signe et l'être. Dans les langues directes,
ces indices qui sont "l'expression active, actuelle et muette des propriété
des êtres [...], le jeu de l'être et sa langue ne font qu'un". Les cris
sont déjà des représentations, et il y a rupture entre la langue et l'objet.
Dans la parole proprement dite, la distance entre l'existence et l'expression
est maximale. D'oli la nécessité d'un temps de maturation, d'une é d u c a t i o n ,
qui tâche de combler ce retard, de "remplir l'intervalle", et de restituer
une langue native et uniforme restée comme en suspens depuis la chute.

C'est cette notion de suspens, de virtualité, inséparable chez Saint-Martin


d'une théorie énergétique et volontariste du langage, qui conditionne
- 53 -

sa conception d'un idéal du langage totalement opposé à celui que développe


Garat, et f a i t intervenir dans leur discussion l'esquisse d'une poétique 1 5 .
La lecture saint-martinienne des théories sensualistes du langage l u i fait
juger que la parole, "cette faculté suprême, n'est plus pour eux que le f r u i t
de l'accumulation des objets sensibles dans l'imagination [...]" et que
"les langues ne sont plus pour eux qu'un agrégat au l i e u d'être l'expression
et le f r u i t de la vie même"16. C'est bien en e f f e t un modèle a b s t r a i t , mathé­
matique, que préconise Garat. Le langage d'action même, constitué de "signes
donnés par la nature" lui semble déjà marquer un progrès vers la faculté
d'abstraction. La discussion à propos de la théorie rousseauiste que j ' a i
déjà évoquée le conduit à préciser "ce n'est qu'avec des signes qu'on analyse:
mais i l f a l l a i t déjà avoir analysé pour i n s t i t u e r des signes, car des signes
supposent des idées distinguées, et des idées distinguées supposent l'analy­
se". "C'est par l ' a b s t r a c t i o n et pour e l l e que toutes les langues ont été
crées" a j o u t e - t - i l , et son éloge des géomètres le conduit à proposer comme
modèle idéal des langues, comme de la pensée, les mathématiques: "penser,
c'est compter, c'est calculer des sensations, et ce calcul se f a i t dans
tous les genres avec des signes". Le langage f i n i t par se réduire à un " a r t
de sentir bien et j u s t e " , dont les caractéristiques doivent être la "préci­
sion, la concision et la l i a i s o n " . S ' i l y a un progrès des langues, auquel
l'homme puisse travailler, ce t r a v a i l ira dans le sens de l'acquisition
des moyens de toujours mieux distinguer et combiner les sensations, c'est-
à-dire en f a i t de pratiquer une véritable gymnastique des organes des sens,
puisque la sensation est la source première de la langue. I l faut donc à
la f o i s a f f i n e r la sensation ("les sensations vagues conduisent à l ' e r r e u r ,
les sensations précises à la v é r i t é " ) et r e c t i f i e r les langues dans le sens
de la concision et de l'exactitude mathématique.

A cette théorie bien condillacienne, Saint-Martin oppose une conception


beaucoup plus proche de celle d'un Diderot. Le problème de l ' i n t e l l i g i b i l i t é ,
celui de la fonction proprement intellectuelle du langage ne le laissent
pas i n d i f f é r e n t , mais l'éclairage est tout autre. Au niveau du sens moral,
la pensée est "conscience obscure" 1 7 , une sorte de chaos auquel la parole
viendra donner corps et distinction. Ainsi, à l'origine, le Verbe divin
a-t-il organisé le chaos premier. La pensée et la parole se développent
dès lors en même temps, et Saint-Martin sera d'accord avec de Gérando sur
la nécessité d'un t r a v a i l sur l ' a t t e n t i o n et l'imagination, a f i n d'"accomoder
de notre mieux l'usage de nos signes avec l'usage de nos idées." Mais la
- 54 -

structure linguistique de l'homme (il y a chez Saint-Martin des analyses


tout à f a i t s i g n i f i c a t i v e s de la syntaxe, le verbe étant naturellement l ' é l é ­
ment central de la phrase) est en rapport avec sa structure ontologique
et avec celle du cosmos. Le langage ne peut donc être t r a i t é comme un simple
instrument. I l est porteur d'un caractère dynamique, poétique, i l est la con­
naissance en acte, la concrétisation, la corporisation de l ' e s p r i t humain dans
sa plus haute expression. Le langage comme v i r t u a l i t é nécessitant une activa­
t i o n , une a c t u a l i s a t i o n , une acte énergétique, f a i t de l'homme une réserve de
puissance indéterminée, avec, comme chez Rousseau, toute l'ambivalence du de­
venir possible. L ' é v e i l , le perfectionnement des signes ne sont pas sans da­
nger (en face du rassurant Garat, Saint-Martin est du côté de l ' è r e l i n g u i s t i ­
que du soupçon). Si le langage est puissance, i l est par là même redoutable.
Sa mise en acte est prise de possession de l'univers par le sujet mais aussi
révélation, au sens boehmien du terme, du sujet lui-même. La langue ne parle
plus essentiellement d'objets mais d ' a c t i o n , et s'enracine "non pas du côté
des choses perçues, mais du côté du sujet en a c t i v i t é " 1 8 .

Saint-Martin se révèle dès lors beaucoup plus proche d'une certaine l i n g u i s t i ­


que romantique, d'un Herder, d'un Humboldt, que d'un Garat qui pose une
définition strictement intellectuelle et instrumentale du langage: "On ne
pense que parce qu'on parle, que parce qu'on f i x e et qu'on r e t i e n t devant
son e s p r i t , par la parole, des sensations et des idées qui s'échapperaient
et s'évanouiraient de toute part, et que l ' a r t de penser est inséparable
de l ' a r t de parler avec exactitude". En face de cette fonction d'enregistre­
ment dévolue au langage, Saint-Martin va donner à la parole et à la pensée
une origine commune: le désir. La théorie du germe s'en trouvera déplacée,
de la métaphore après tout banale de la végétation, vers un tentative d'ap­
préhension d'une relation intime entre le langage et la structure psychique
de l'homme: pour qu'existe un commerce de signes, i l faut "que nous ayons
en nous un germe de désir qui s o i t comme le mobile radical de l ' i d é e que
nous nous proposons d'exprimer". Dans la mouvance de Jacob Boehme, la théorie
saint-martinienne affirme l'aspiration universelle à l'expression, et le
processus de nomination, qui est aussi celui de la connaissance, réprésente
pour le sujet comme pour l ' o b j e t l'accomplissement et l'achèvement de son
désir. Dire que la grande l o i de l ' ê t r e est celle de l'expression, c'est
renouer avec la théorie des signatures. Mais l'accent est mis chez le Philoso­
phe Inconnu sur la place p r i v i l é g i é e et unique de l'homme, seul doué de
la puissance de se traduire lui-même en parole, d'incarner le sens en une
- 55 -

matière sonore. Ainsi coexistent curieusement dans son oeuvre l'utopie


"classique" d'une communication pure, immédiate, celle d'avant la chute,
et la valorisation d'un langage d'autant plus efficace q u ' i l apporte forme
et matière à la signification. Ainsi le désir de l'Univers entier est-il
orienté vers l'homme, qui lui sert d'organe. Dans l ' a c t e de connaissance,
inséparable, nous l'avons vu, de la parole, c'est la nature qui se nomme
dans le Verbe humain dont les anges mêmes vont rechercher la médiation.
On peut dire que la connaissance est un cas p a r t i c u l i e r de la création,
e t , en un sens, que le Verbe "produit" la pensée parce q u ' i l la rend concrète.
Dieu, dans la théogonie saint-martinienne n ' a - t - i l pas besoin, pour se connaî­
t r e lui-même, du double miroir a c t i f de l'homme et de la Sophia?

La théorie de la connaissance et de la communication participe ainsi chez


Saint-Martin d'une véritable érotique. Il s'agit de trouver en l ' a u t r e le
germe propre à recevoir la fermentation. L'objet même du signe est de "péné­
trer par sa réaction jusqu'au germe de l ' i d é e " pour le développer, afin
qu'elle "prenne corps". L'idée devient ainsi "le signe et l'expression du
désir, et son terme est "comme l'accomplissement et la possession de tout
ce qui était concentré et comprimé dans la violence du désir". De cette
violence, le langage porte aussi les marques, dans sa matière même, et dans
son mode d ' a c t i o n . L'objet de l ' i d é e est en e f f e t de se communiquer, mais
non selon le f r o i d processus i n t e l l e c t u e l d é c r i t par Garat. Elle veut "remplir
de son sens et de son e s p r i t tout ce qui est capable d'en recevoir la communi­
cation" (C_. p. 146), et s'impose, par une véritable prise de possession
cannibale, à cet autre dont l ' a t t i r e n t à la f o i s la proximité et la d i f f é ­
rence 1 9 . L'individualité nous t i e n t tous "à part les uns des autres" mais
la parole a pour objet de "combler la séparation". Nostalgie d'une assimila­
tion de l ' a u t r e , d'une fusion absolue. La parole est l'expression d'une
dynamique psychique o s c i l l a n t entre l'angoisse de la différence et les possi­
b i l i t é s euphoriques ouvertes par l'existence de cette différence. Le langage
fonctionne en e f f e t dans une sorte de processus narcissique régressif, associé
dans le scenario mythique de la chute et de la réintégration à un retour
à l'origine. L'homme ne communique ses paroles "que pour tâcher de rapprocher
[les autres] de l u i , de les assimiler à une image de lui-même, en s'efforçant
de les envelopper dans son unité" (TN p. 22). L'apologue par lequel Saint-
Martin tente de ridiculiser les hypothèses sensualistes sur l'organe du
langage associe son mystère à celui de la naissance, et la métaphore de
la "mère supposée" mise à la place de la "mère véritable" désigne les enjeux
- 56 -

intimes de l'interrogation. Jacob Boehme n ' é c r i v a i t - i l pas que "l'esprit


ne désire que sa mère, ne v o i t que dans sa mère"?

Mais en même temps l'imperfection des langues i n s t i t u é e s , venant sans cesse


désigner le manque, réactive l'impulsion énergétique. L'obstacle linguistique
apparaît, dans le processus dialectique qui ordonne l'ensemble de la philoso­
phie saint-martinienne, comme la stimulation nécessaire à l'épanouissement
du désir, à l'émergence de la volonté. Le perfectionnement de la parole,
mise en acte d'une potentielle énergie désirante, ne peut alors bien évidemment
se concevoir comme un t r a v a i l de géomètre, mais comme une oeuvre de poète.
La discussion linguistique proprement d i t e se déplace du côté de la theorie
du discours, et l'on sait les enjeux du grand débat révolutionnaire sur
l'importance et la nature de la rhétorique. Que c e l u i - c i prenne place ici
justement dans ces Ecoles normales où la voix d'une philosophie officielle
revendique sa l é g i t i m i t é n'est pas sans s i g n i f i c a t i o n . Saint-Martin se montre
d'ailleurs beaucoup plus c r i t i q u e à l'égard de Garat qu'à celui de Gérando,
qu'il ne rencontre pas dans un l i e u i n s t i t u t i o n n e l aussi symbolique. Quant
à Garat, le soin q u ' i l met à réfuter Saint-Martin, voire à favoriser l'édition
du discours de c e l u i - c i est sans doute en rapport avec l'enjeu p o l i t i q u e :
il s ' a g i t pour le discours des Idéologues de renforcer, voire de revendiquer
sa l é g i t i m i t é en renvoyant les positions de l ' a u t r e à l'univers de théories
périmées, voire totalement irrationelles. Or, sans ignorer la coloration
théologique et mythique de la démonstration saint-martinienne, on remarquera
néanmoins que les deux adversaires u t i l i s e n t le plus souvent les mêmes armes
argumentatives, q u ' i l s se récusent mutuellement au nom de la rationalité,
de la rigueur démonstrative, et s'accusent réciproquement d'évoluer dans
les domaines du fabuleux et du t h é â t r a l .

C'est aussi au nom d'une e f f i c a c i t é philosophique et même d'un rapport immé­


d i a t du discours à l ' a c t i o n que Saint-Martin, paradoxalement peut-être plus
f i d è l e h é r i t i e r de la t r a d i t i o n révolutionnaire que le terne Garat, oppose
à une rhétorique de la juxtaposition, de la démonstration accumulative,
une rhétorique expression du désir en acte, f r u i t de l'impulsion énergétique,
qui permet à l'homme de se dire et de se constituer dans l ' a c t e même de
sa profération mais aussi d'agir perpétuellement sur les choses et leur
histoire: "Nous sentons dans notre e s p r i t , écrira Saint-Martin, une a c t i v i t é
qui nous porte à propager hors de nous ces idées qui abondent en nous, et
à leur donner l'être. Mais aussi "La parole a pour objet d'effectuer
- 57 -

et de réaliser continuellement les f r u i t s de la pensée et de f a i r e développer


le germe des choses" 20 . L'activité naturelle du mot est d'être un symbole
en acte, symbole d'une énergie active qui est celle de l ' a c t i o n du sujet
dans le monde, tout autant que l'expression de ses , c o n f l i t s profonds et
de ses postulations conscientes ou inconscientes.

A i n s i , dans ce cadre des Ecoles normales qui v o i t triompher la philosophie


sensualiste, a-t-on pu entendre l'exposé d'une théorie originale présentant
la t r i p l e caractéristique d'appartenir à un fonds t r a d i t i o n n e l , de r é i n v e s t i r
celui-ci dans les procédures discursives nouvelles, enfin d'anticiper sur
les hypothèses de la linguistique romantique. S'incrivant en e f f e t dans
la mouvance de la théorie de la manifestation issue de Jacob Boehme, et
se réclamant du spiritualisme, Saint-Martin adopte une position complexe,
qui tient compte de l'importance des sensations, valorise l'éducation, et
appelle de ses voeux le progrès des langues. Sa théorie du germe l u i permet
de résoudre de façon personnelle le problème de l'innéité ou de l ' a c q u i s i t i o n
de la pensée et du langage; tous deux conçus comme v i r t u a l i t é s énergétiques
impliquant à la fois l'euphorie des possibles et l'angoisse d'un manque
à être. Tout en se posant comme l'adversaire irréductible du sensualisme,
Saint-Martin rappelle en f a i t à Garat le sérieux des interrogations sur
le rapport du langage aux structures fondamentales de l ' ê t r e humain et de
toutes ses manifestations culturelles. Devant la sclérose possible d'un
discours où se reconnaissent déjà les caractéristiques du positivisme, Saint-
Martin figure le questionnement perpétuel, la revendication de l ' i m a g i n a i r e ,
le nécessaire et fructeux défi, aux i l l u s o i r e s sécurisations d'un discours
magistral.
- 58 -

NOTES

1. Ces textes sont p u b l i é s i n Séances des Ecoles Normales . . . , Débats, t . I I I , P a r i s , Cercle


s o c i a l , 1801. Je désigne cet ouvrage par l e s i n i t i a l e s E.N.
2. Publié i n l ' I n i t i a t i o n , 1966, n° 4, e t 1968 n° 3, par Robert Amadou. Je désigne cet ouvrage
par les i n i t i a l e s R.G.
3. S a i n t - M a r t i n a inséré ce t e x t e dans son "poème épico-magique": Le C r o c o d i l e , P a r i s , T r i a ­
des, 1962, Chant LXX. Je l e désigne par l ' i n i t i a l e 
4. Jean Roudaut, Poètes e t grammairiens au 18e s i è c l e , G a l l i m a r d , 1971, p. 230.
5. Correspondance i n é d i t e de L. C l . de S a i n t - M a r t i n ( . . . ) e t Kirchberger ( . . . ) P a r i s , Dentu,
1862, p. 173.
6. Mon p o r t r a i t h i s t o r i q u e e t philosophique ( 1 7 8 9 - 1 8 0 3 ) . . . , p u b l i é par Robert Amadou, P a r i s ,
J u i l l a r d , 1961, n° 524.
7. Cf. Ernst C a s s i r e r , La Philosophie des Lumières, P a r i s , Fayard, 1932, p. 147.
8. Cahier de Métaphysique, p u b l i é par Robert Amadou, l ' I n i t i a t i o n , 1966, n° 3, p. 154.
9. " L ' é c r i t u r e de l'âme, ou l a v é r i t é des signes chez Louis-Claude de S a i n t - M a r t i n " , Revue
des sciences humaines, 1979, 4 , p. 23-42.
10. Tableau naturel des rapports qui e x i s t e n t entre Dieu, l'homme e t l ' u n i v e r s . P a r i s , t .
I , p. 223. Je désigne cet ouvrage par l e s i n i t i a l e s TN.
11. Des Erreurs e t de l a v é r i t é . . . , P a r i s , t . I I , p. 200-201. Je désigne cet ouvrage par
les initiales E.V.
12. Problèmes de linguistique générale, I, Paris, G a l l i m a r d , p. 27.
13. Cf. mon a r t i c l e "La philosophie de l a nature chez L . C l . de S a i n t - M a r t i n " , i n Epochen
der Naturmystik, B e r l i n , E r i c h Schmidt V e r l a g , 1979.
14. Cf. mon a r t i c l e "L'imaginaire et le discours théosophique, ou l e s rêves de l ' é c r i t u r e
chez L . C l . de S a i n t - M a r t i n " , R.S.H., av. j u i n 1981. n° 182.
15. Sur ce problème, dont Hugo F r i e d r i c h a v a i t déjà bien vu l ' i m p o r t a n c e ("Die Sprachtheorie
der französischen Illuminaten des 18. Jahrhunderts, insbesondere S a i n t - M a r t i n s " , Deutsche
Viertel Jahresschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 1939, X I I I , 2,
p. 293-310), c f . aussi mon a r t i c l e c i t . note 14.
16. Cahiers des langues, Cahiers de l a Tour Saint-Jacques, V I I , p. 183.
17. Cf. Jacques Chouillet, "Le problème de l'origine des langues", Dix-huitième siècle, 1972,
p. 5 1 .
18. Michel Foucault, Les mots e t l e s choses, P a r i s , G a l l i m a r d , 1966, p. 302.
19. Cf. mon a r t i c l e " M a n i f e s t a t i o n s , signes, é c r i t u r e . De quelques problèmes du sens dans
l a théosophie s a i n t - m a r t i n i e n n e " . A p a r a î t r e .
20. De l ' E s p r i t des choses, au coup d ' o e i l philosophique sur l a nature des êtres e t sur l ' o b j e t
de l e u r e x i s t e n c e . P a r i s , Laran. Debrai, F a y o l l e , an V I I I , t . I , p. 49-50 e t t . I I , p.
79.
Notes sur la Note sur IHnfluenoe des signes de Maine de Biran
Achim Eschbach (Essen)

Les i d é e s , l e s pensées mêmes l e s plus sublimes


d'un i n d i v i d u t i e n n e n t toujours aux idées de son
s i è c l e e t s ' i l s'élève en peu au-dessus, on peut
toujours voir, dans les moyens dont i l était entou­
r é , l ' é c h e l o n qui lui a s e r v i .
(Maine de B i r a n , Mote: 298)

I.

En 1859, Ernest Naville notait à propos de l'étude sur l'influence des


signes, à l'époque encore inédite, que Maine de Biran a écrite en 1798:

Ces f e u i l l e s ne forment pas un t o u t s u i v i pour l a r é d a c t i o n , ni même pour l a d o c t r i n e . E l l e s


ne sont p o i n t dignes de v o i r l e j o u r . Si e l l e s sont portées au catalogue, c ' e s t uniquement
p a r c e - q u ' e l l e s é t a b l i s s e n t (ce qui est confirmé par des l e t t r e s ) , que l ' a u t e u r a v a i t songé
à se mettre sur l e s rangs pour l e concours ouvert par l ' I n s t i t u t , pour l e 13 germinal an V I I
(2 a v r i l 1799), concours à l a s u i t e duquel M. de Gérando f u t couronné. Les circonstances qui
empêchèrent M. de Biran de donner s u i t e à son p r o j e t demeurent inconnues. I l y a quelque i n t é r ê t
à r e l e v e r l e f a i t que, dans des ébauches, on l e v o i t combattre l a thèse que l e langage crée
l a pensée, pour é t a b l i r que ce sont au c o n t r a i r e l e s f a c u l t é s n a t u r e l l e s à l'homme qui créent
l e langage ( N a v i l l e 1859: 556 s . ) .

Naville a sans doute raison lorsqu'il pense que la note sur l'influence
des signes de Marie-François-Pierre Gonthier de Biran (1766-1824), qui
prend le nom de Maine de Biran vers 1787, ne représente pas un t r a i t é s t r i c ­
tement composé, et qu'il s'agit d'une esquisse qui est conservée en deux
versions appelées manuscrit de Genève et manuscrit de la bibliothèque de
l ' I n s t i t u t . Mais quand est dit que ces manuscrits ne méritent pas d'être
publiés, il faut contredire énergiquement cette opinion parce qu'ils contien­
nent bon nombre de maximes fécondes et originales concernant la sémiotique
et la philosophie du langage. Elles étaient nouvelles au moment de leur
conception, il y a presque deux cents ans, et sont de nature à faire progres­
ser encore la discussion en sémiotique et philosophie du langage.

A la lecture de la note sur l'influence des signes, que Pierre Tisserand


publia contre l'avis d'Ernest Naville en 1923, on acquiert très vite l'im­
pression que l'édition du texte ne respecte pas la structure du texte origi­
nal, où les frequents sauts, ruptures, reprises et répétitions signalent
le caractère inachevé du texte. La question doit rester en suspens parce
que nous ne possédons pas de rapport d'édition. En conséquence, dans la
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suite de la discussion, nous renoncerons à la tentative d'une reconstruction


globale du système sémiotique de Maine de Biran, et nous concentrerons
notre attention sur quelques points particuliers de sa pensée, ce qui,
depuis la publication des remarques et fiches de Wittgenstein, ne constitue
plus une activité inhabituelle en matiére de philosophie du langage.

II.

Maine de Biran développe ses conceptions sur l'influence des signes en


les confrontant très largement aux positions de Locke et Condillac. Mais
ce serait une faute historique grave de vouloir qualifier Maine de Biran
et autres idéologues de simples successeurs de ces deux penseurs. On peut
constater un large accord avec Condillac pour ce qui est de la méthode
psychologique générale qu'il a empruntée à Locke. Mais il ne faut pas sous-
estimer par ailleurs l'importance de la critique faite à Condillac et qui
se manifeste lorsqu'il affirme avoir amplement dépassé les positions de
ce dernier.

Gerhard Funke mentionne que, dans le salon d'Auteuil fréquenté par Maine
de Biran, régnait l'esprit de l'école de Condillac. Néanmoins, Maine de
Biran effectua, sous l'impulsion de Destutt et Laromiguière, une transition
progressive du passivisme de l'école sensualiste vers la philosophie de
l'effort, c'est-à-dire vers l'observation de la tension, de la contension,
de l'attention, ou précisément de l'activité et de la spontanéité de la
volonté (cf. Funke 1977: XVII s.).

De plus Condillac n'était nullement, de la moitié du 18ème siècle jusqu'à


sa mort en 1780, le penseur solitaire qui est habituellement décrit. Et
si on veut aller au delà de Locke avec qui les idéologues avaient sans
aucun doute des relations intenses, il faudrait nommer hors de France surtout
Hobbes et Bacon dont l'influence sur la formation des positions idéologiques
en général, et particulièrement sur celles de Maine de Biran, est manifeste.
Cependant, il ne faut pas sous-estimer les sources françaises, car Maine
de Biran, tout comme les autres idéologues, a beaucoup appris de Descartes
et Gassendi tout autant que de la tradition sceptique qui, à travers Bayle
et autres, remonte à Charron et Montaigne.

Pour compléter cette tentative de détermination des positions de Maine


- 61 -

de Biran, il faut se référer à des considérations que Stephen . Land déve­


loppe dans son étude publiée en 1974: From Signs to Propositions. Un des
travaux qui a eu le plus d'incidence aussi bien sur le plan de la sémiotique
que sur celui de la philosophie du langage a été l' Essay Concerning Human
Understanding de John Locke de 1690 qui a connu quatre phases de réception
critique clairement distinctes, résumées systématiquement pour la première
fois dans la Sematologie de Benjamin H. Smart de 1831 (cf. Smart 1978).
L'atomisme sensualiste de Condi 11 a, d'ailleurs fréquemment objet de criti­
ques de la part de Maine de Biran, était une tentative de combler des lacunes
du modèle de pensée de Locke; ce qui veut également dire que la théorie
des idéologues est dans une large mesure tributaire de la tradition empiriste
comme l' démontré in extenso Ballie (1959).

On pourrait parfaitement comprendre la biographie ainsi que la philosophie


de Maine de Biran comme une longue chaîne de changements de position, de
modifications et de ruptures, comme le fait Funke qui le décrit même comme
un personnage schizophrène, "qui a fait de l'acceptation des ruptures dans
la pensée politique et philosophique une idéologie qui a pu logiquement
préparer le terrain du futur éclectisme de Cousin, Jouffroy, etc" (Funke
1977: XXIV).

III.

D'après les remarques précédentes, le développement du biranisme pourrait


apparaître comme une simple suite idéologique de la philosophie empiriste.
Mais dans la perspective de la sémiotique et de la philosophie du langage,
il s'avère être les prolégomènes d'un renouveau possible de la théorie
des signes dont Maine de Biran déplore l ' é t a t incertain au début du deuxième
manuscrit:

I l me semble que l ' i n c e r t i t u d e qui e x i s t e aujourd'hui dans l a philosophie r a t i o n e l l e sur l e


degré précis de l ' i n f l u e n c e des signes t i e n t au défaut de d é f i n i t i o n de ce mot signe (Maine
de Biran 1923:271).

Si l'incertitude concernant l'ampleur exacte de l'influence des signes


était vraiment due à la définition insuffisante du concept de signe, il
aurait été-indiqué de rechercher au plus v i t e une t e l l e d é f i n i t i o n . Mais
Maine de Biran ne c h o i s i t pas, pour des raisons de principe, une t e l l e
solution parce que, selon l u i , des concepts simples ne sont ni définissable,
- 62 -

ni susceptibles d'un degré de clarté supérieur à tout ce qui résulte de


l'activité perceptive, tandis que des concepts complexes sont d'une part
déterminables avec précision parce que la relation des éléments dont ils
sont composés peut être analysée par l'activité de la raison; d'autre
part, l'activité de la raison ne mène à aucun résultat univoque au sens
mathématique, mais à un interpretament qui nécessite constamment d'autres
définitions. Une définition conventionelle du concept de signe n'est pas
possible pour des raisons de principe parce que les activités de perception
et de raison ne sont pas des phénomènes statiques, mais visent fondamentale­
ment leurs propres révision, transformation et interprétation. Maine de
Biran en déduit:

I l s u i t de l à que plus l e signe est indéterminé, plus i l est signe, car i l a plus de capacité
r e p r é s e n t a t i v e . I l est propre à exprimer un plus grand nombre de choses d i f f é r e n t e s entre e l l e s
( i b i d . : 241).

A notre sens, cette question surprenante ne signifie pas que Maine de Biran
transforme une faiblesse définitoire en avantage sémiotique, mais qu'il
ouvre un nouveau chapitre de la sémiotique en proclamant l'indétermination
du signe. Nous accordons une si grande importance à l'indétermination du
signe parce que ce principe implique 1'éloignement aussi radical que possible
du paradigme dominant de Locke tel qu'il est formulé dans words are signs
of ideas, formule basée sur la stabilité de la signification du signe et
sur la possibilité de sa définition. Dans la sémiotique de John Locke, le
signe remplit au mieux une fonction de service pour des tâches quasiment
mnemotechniques qu'il peut exercer parce que la théorie des signes de John
Locke repose sur la supposition d'une constance de la signification, tandis
que Maine de Biran se voit confronté au problème épineux de devoir concevoir
une sémiotique tout à fait nouvelle du signe historique, dynamique, socio-com-
municatif. Sous cet angle, on peut penser qu'il est logique quand il demande:

E s t - i l bien v r a i 'que l e s sensations ne puissent se transformer en idées que par l e s moyens


des signes ou ce qui revient au même, nos premières idées supposent-elles essentiellement le
secours des signes? ( i b i d . : 247).

A la recherche d'une réponse satisfaisante, Maine de Biran s'arrête un instant


aux positions de Condillac qui accordait au signe une grande influence sur
la formation des concepts parce qu'il voyait dans les signes non seulement
un moyen de communication, mais aussi une disposition générale qui sert
- 63 -

à enregistrer des concepts, à les relier, à rendre possible leur compréhension


initiale, etc.. (cf. ibid.: 275). Par rapport au projet sémiotique de Locke,
le point de vue de Condillac contient donc une relation bien plus étroite
entre signe et concept, une relation bien plus directe entre eux qui ne
pourrait être détruite qu'avec beaucoup de peine. Mais Maine de Biran critique
aussi l'opinion de Condillac selon laquelle la pensée ne serait pas possible
sans signe, et la conséquence prévisible que les concepts devraient donc
exister avant les signes et posséder une existence indépendante des signes;
car Condillac n'a dit nulle part que l'on ne pouvait pas disposer de concepts
sans langage ou sans signe (cf. ibid.: 276 s.). Au contraire, Maine de Biran
répète:

Sans signe i l n'existe ni pensée, ni p e u t - ê t r e même à proprement p a r l e r de v é r i t a b l e sensation


( i b i d . : 277).

Maine de Biran affirme non seulement que les concepts dépendent des signes,
mais il conçoit aussi que les vraies perceptions sont médiatisées par les
signes. Il ne s'agit plus de différences mineures avec les idées de Locke
et Condillac, mais bel et bien d'un changement de perspective concernant
la question fondamentale de la sémiotique par excellence, la question de
la constitution des signes et des significations. Dans la mesure où la suppo­
sition que les perceptions, les expériences et a fortiori les concepts se­
raient donnés à l'homme en tant qu'homme, ou innés, dans la mesure où cette
supposition ne serait plus valable et dans la mesure où une alliance étroite
dans le sens de Condillac entre signe et concept doit être établie, Maine
de Biran se trouve devant la nécessité de dire comment il s'imagine la percep­
tion primaire et la formation des concepts.

Tout au début du manuscrit de Genève, Maine de Biran distingue de manière


conventionnelle les signes naturels des signes artificiels, parmi lesquels
les premiers existent avant la société tandis les derniers ont une origine
socio-communi cati ve :

Distinguons deux langages; l ' u n exprime nos sentiments; i l nous f u t montré par l a n a t u r e ; l ' a u ­
t r e , enfant de l ' a r t , exprime les idées que l a société f i t n a î t r e ( i b i d . : 241 s . ) .

Cette distinction de deux langages dont le premier devrait préexister à


la société. Maine de Biran l'explicite en disant que l'homme ne pourrait
- 64 -

pas encore penser avant l'établissement de sociétés, mais cependant, il


aurait des perceptions (cf. ibid.: 242), et qui plus est, ce premier langage
de l'hommé serait un langage universel que posséderaient tous les êtres
doués de la capacité de perception (cf. ibid.).

En complémentarité de l'universalité du premier langage de l'homme se situe


l'opinion que le renouveau devrait débuter chez chaque homme dans une solitude
insurmontable et qu'il pourrait faire les expériences vraiment importantes
uniquement en lui-même, dans une connaissance de lui-même (cf. Funke 1947:
196).

Maine de Biran n'explique pas dans son traité sur l'influence des signes
comment on pourrait imaginer un homme qui vivrait avant l'établissement
de sociétés. Par contre, il donne une indication précieuse en introduisant
le terme condillacien langage d'action:

Cette v a r i é t é prodigieuse de signes naturels e t déterminés formera l e langage que nous nommerons
langage d'action. Ce que nous appelons i c i langage n'en est p o i n t un à proprement p a r l e r . Ces
signes des sentiments qui a f f e c t e n t l'homme naturel sont i n v o l o n t a i r e s ; i l s sont un résultat
nécessaire de son organisation ( i b i d . ) .

Maine de Biran démontre d'une part la parenté é t r o i t e des deux langages


distingués et, d'autre part, il obtient par le terme "langage d'action"
le principe qui initie le développement des moyens de communication sur
la base des actions humaines réciproques. Ces moyens de communication sont
d'après l u i les premiers objets de réflexion de l'homme qui font que l'être
qui perçoit devient un être qui pense:

On v o i t donc que l e sentiment e t l e langage propre à l ' e x p r i m e r sont inséparables; l e langage


d ' a c t i o n est donc inné dans l ' ê t r e sentant, mais i l ne devient méthode, i l n'a commencé à être
a s s u j e t t i à des règles p r é c i s e s , que lorsque l e besoin de se f a i r e entendre a f o r c é l'homme
à analyser. De l ' a n a l y s e n a î t donc l e langage proprement d i t ou l e s signes des idées et les
idées elles-mêmes qui ne sont que des décomposés du sentiment, exprimés par des signes de conven­
t i o n , e t t o u t l ' a r t i f i c e du raisonnement ne g î t que dans l'arrangement de ces signes ( i b i d . :
244).

Ce qui pourrait paraître dans le passage cité encore comme un effet quasiment
automatique du développement biologique présuppose une série de circonstances
et d'efforts nécessaires de l'homme dans son développement que Maine de
Biran discute largement. En premier lieu, il croit nécessaire d'indiquer
que le développement se déroule en dépendance des circonstances dans lesquel-
- 65 -

les se trouve l'homme, et que la plus grande partie de la conceptualisation


humaine est nourrie par une activité commune et réciproque qui serait impen­
sable si l'instance des signes qui médiatisent la pensée et la communication
n'existait pas. L'accent mis sur la dépendance de l'action dans la formation
des signes et des concepts n'explique qu'insuffisamment ce qui, en fin de
compte, mène à la genèse des signes. Car il serait tout à fait pensable
que les êtres humains entretenant des relations d'action réciproques puisent
dans un réservoir de signes préexistants ou innés, ce que Maine de Biran
exprime de la façon suivante:

C'est une question agitée maintenant que de savoir si l ' e s p r i t humain a reçu ses f a c u l t é s ,
sa d i r e c t i o n que nous découvrons, de l a n a t u r e , de l a forme du langage, ou si au c o n t r a i r e
l e s langues n ' o n t pas reçu l e u r forme de l a nature o r i g i n e l l e de l'entendement humain ( i b i d . :
278).

Déjà au début de son Mémoire sur la décomposition de la pensée, Maine de

Biran se demandait si derrière la domaine des données sensuelles ne se cachait


pas un autre monde d'expériences non-sensuelles qu'il faudrait approcher
par d'autres méthodes que celles auxquelles on était habitué jusque là.
Peut-être un de plus grands mérites de Maine de Biran consiste dans le fait
qu'il a opposé au passivisme sensualiste dominant de l'école des idéologues
une 'force hyperorganique' comme principe actif qu'il caractérise de la
façon suivante:

...appelons hyperorganique exclusivement l e s f a i t s qui ne peuvent nous ê t r e connus par aucune


observation de ce qui se passe au dehors, ni expliqués pas aucun jeu de l ' o r g a n i s a t i o n , par
aucun arrangement, ni mouvement de p a r t i e s , mais seulement par c o n s c i e n c e . . . ( i b i d . ) .

Il résulte de cette explication que la force hyperorganique doit être entendue


dans le sens d'attention, spontanéité, action de la volonté et/ou que l'acti­
vité doit être comprise comme moment déterminant de la constitution du signe,
dans la mesure où sentir, vouloir, juger, se rappeler ne seraient pas possib­
les sans la participation active, c'est-à-dire agissante de l'homme. Funke
explique ce point de vue comme suit:

Pour l u i , cela ne s i g n i f i a i t r i e n d ' a u t r e que compléter l a perception du monde e x t é r i e u r par


l a perception de soi-même. Dans l a mesure où l'homme est i n t e r r o g é sur ses v é r i t a b l e s c a r a c t é r i s ­
t i q u e s , Maine de Biran remplaçait l a dépendance du monde e x t é r i e u r par l ' a u t o n o m i e , l ' a s s u j e t t i s ­
sement par l a l i b e r t é d ' a c t i o n agissant selon son propre s t y l e e t p r o j e t . Ce n ' e s t pas celui
qui é t a i t impressionable, mais celui qui était lui-même qui correspondait pleinement au concept
d'homme (Funke 1947:195).
- 66 -

Dans la pensée idéologique, on a v a i t , jusque là, l'habitude d'expliquer


tout savoir et connaissance par une a t t i t u d e purement réceptive et passive.
Au contraire, Maine de Biran défend l'opinion qu'on ne peut parler d'expérien­
ce s t r i c t o sensu qu'en présupposant un principe a c t i f : le déploiement d'une
force et la tension de la volonté ne deviennent connaissables que lorsque
l'on agit vraiment.

Si doit prévaloir l'opinion de Maine de Biran selon laquelle les signes


ne sont ni innées, ni donnés dans le sens empiriste, mais doivent être élabo­
rés dans une situation commune de perception et d'action, il en résulte
forcément la supposition d'une faculté supérieure qui rend possible la percep­
t i o n , la connaissance et l ' a c t i o n . Dans un passage de son deuxième manuscrit
sur l ' i n f l u e n c e des sigʼnes qui est si important que nous le citerons in
extenso, Maine de Biran parle de cette faculté supérieure:

Cette a c t i v i t é est inhérente à sa nature même, e t bien l o i n q u ' e l l e s o i t subordonnée à l ' i n v e n ­


t i o n et à l'usage des signes, comme c o n d i t i o n e x c l u s i v e , l a c r é a t i o n de ces signes eux-mêmes,
l a l i a i s o n é t a b l i e entre eux e t l e s idées présupposent une faculté supérieure de l a q u e l l e ils
dépendent comme l ' e f f e t dépend de l a cause qui l e p r o d u i t . L'homme possédant donc par sa nature
l a faculté de commander à sa pensée, a inventé l e s moyens a r t i f i c i e l s qui pouvaient mieux assurer
et étendre cet empire; mais l e s moyens ne sont pas l a cause. On nous d i t que sans l e s signes
d ' i n s t i t u t i o n , sans l e langage, i l n'y a u r a i t r i e n de v o l o n t a i r e dans l e s opérations de l ' e n t e n ­
dement; l a f a c u l t é de rappeler des mots peut a v o i r , i l est v r a i , un exercice plus f a c i l e que
c e l l e de rappeler l e s idées mêmes des choses; mais ne suppose-t-elle pas toujours une puissance,
q u i , comme l e d i t Bonnet, met en mouvement l e s f i b r e s du cerveau qui ont été p r i m i t i v e m e n t
ébranlées par l e s sons de ces mots. N'y a t ' i l pas là en même temps deux actes de l a puissance
motrice? Rappeler l e mot, r é v é l e r l ' i d é e qui lui a été attachée, e t quoique l a première f a c i l i t e ­
ra l ' e x e r c i c e de l a seconde, comment prouvera-t-on que c e l l e - c i n ' a i t pu e x i s t e r sans l ' a u t r e ?
Ce sont deux e f f e t s de l a même cause, qui se suivent ordinairement, mais encore un coup, l e
premier e f f e t n ' e s t pas cause du second ( i b i d . : 280).

La faculté supérieure dont il est question ici et que Maine de Biran qualifie,
comme nous l'avons déjà indiqué de 'force hyperorganique', nous désirons
la déterminer sémiotiquement comme 'facultas signatrix'. Ce terme exprime
que l'homme est potentiellement en mesure de disposer de signes, mais qu'il
ne les obtient que s'il se donne la peine de les constituer. Dans l'esprit
de Maine de Biran, ce processus de la constitution des signes n'est pas
un produit complémentaire d'une autre activité humaine, ni un phénomène
exceptionnel. Maine de Biran considère que la sémiotisation est la seule pos­
sibilité de médiation entre le moi et l'environnement, entre l'action et ses
limitations. Cette haute estime dans laquelle il tient la production des
signes ne le conduit cependant pas à tirer de ce principe de conception
- 67 -

forcément active une conclusion selon laquelle l'homme agit et donc existe.
Sa formule "j'agis, donc je suis" doit plutôt être interprété comme "je
suis, si je suis une force active" (cf. Funke 1977: XXXVIII), de t e l l e sorte
que la constitution du signe apparaît simultanément comme la constitution
de l ' i d e n t i t é du moi. Compte tenu de ce raisonnement, on comprend pourquoi
Maine de Biran transforme la question "qui suis-je" en la question de la
s i g n i f i c a t i o n du "moi":

Je suis ' e f f o r t v o l o n t a i r e , e f f o r t v o u l u ' , c ' e s t - à - d i r e j e suis v o u l o i r , a r b i t r a i r e ; j e suis


a c t e , f o r c e , 'puissance spontané, identique l i b r e ' . Et l o r s de l ' a c t e de pensée qui nécessite
beaucoup d ' e f f o r t s aussi bien que pendant une performance physique f a t i g u a n t e , j e remarque
cela à du 'sens i n t i m e ' . Ce qui est l e 'moi' se manifeste par l e f a i t que j e suis capable d ' a c ­
complir, de m a i n t e n i r ou a r r ê t e r une performance demandant l ' e f f o r t . Ce f a i s a n t , j'expérimente
mon i d e n t i t é comme celui qui 'affronte' l ' e f f o r t soutenu ou c e l u i qui 'abandonne', c ' e s t - à -
d i r e j e f a i s l ' e x p é r i e n c e de ma l i b e r t é dans un cadre déterminé ( i b i d . : XXXIX).

Le processus de la constitution du signe ne serait donc rien d'autre que


le processus de la constitution du moi dirigé par le principe de la 'liberté'.
Mais si cette constatation importante doit prendre toute la portée de sa
valeur, ce processus dualiste ne peut pas être réduit à une prestation unique
et à son résultat. Cette constatation doit être identifiée comme le principe
permanent qui intègre et rend possible toute l'histoire de l'humanité.

La 'force hyperorganique' des signes qui intègre et oriente l'ensemble de


la vie humaine se manifeste d'une double façon: d'une part, ce principe
doit permettre de transformer tous les objets et états possibles et imagina­
bles en signes, ou comme le dit Maine de Biran:

Pour un ê t r e doué comme l'homme d'une a c t i v i t é e s s e n t i e l l e e t dont l e s idées se l i e n t n a t u r e l l e ­


ment entre e l l e s comme aux objets qui l e s ont e x c i t é s ou qui en sont l ' o c c a s i o n , t o u t devient
signe r e p r é s e n t a t i f (Maine de Biran 1923:281).

D'autre part, la capacité illimitée d'effet de la 'force hyperorganique'


implique que potentiellement toutes les données perceptives que nous traitons
en les interprétant selon leurs modalités, peuvent devenir pour nous des
signes d'objets et d'états dans la mesure et uniquement dans la mesure où
nous les confrontons activement:

Les idées e n t r e n t dans notre e s p r i t par tous l e s sens, e l l e s sont pour nous l e s signes n a t u r e l s
des objets e x i s t a n t s ou l e s représentations de ces o b j e t s , non tels q u ' i l s sont en eux-mêmes,
mais t e l s q u ' i l s nous ont f r a p p é s , selon l ' o r d r e , l e s l i e u x oli i l s é t a i e n t e t l e s circonstances,
- 68 -

l a s i t u a t i o n où nous étions nous-mêmes quand nous en avons reçu l ' i m p r e s s i o n (ibid.: 295).

Une première réponse à la question relative à l'influence des signes pourrait


donc être que, sans leur activité médiatrice, il n'existerait pas d'actions
humaines conscientes parce que l'homme ne serait pas capable, sans signes,
de se délimiter, en tant qu'être conscient de lui-même, par rapport à son
environnement dont il pourrait peut-être ressentir des impulsions, mais
serait incapable de les identifier, de les juger ou de les communiquer à
d'autres hommes. Un tel être sans signes se trouverait au sens hegélien
à un niveau quasiment muet de certitude perceptive où il serait livré aux
événements environnants, sans aucune aide:

Sans l e s signes, l ' e s p r i t opère, sans s a v o i r , sans s e n t i r q u ' i l opère; i l ne se sépare pas
de ses opérations. Quand i l décompose au c o n t r a i r e sa pensée à l ' a i d e des signes d ' i n s t i t u t i o n ,
i l a conscience de ce q u ' i l f a i t . Les signes sont donc à l'entendement ce que l e t a c t est au
sentiment; i l l e f a i t s o r t i r hors de lui et lui f a i t connaître un s u j e t e x t é r i e u r auquel i l
s'applique ( i b i d . : 305).

Des considérations voisines de celles de Hegel dans la Phénoménologie de l'es-


prit et de celles de Maine de Biran sont ancrées dans la théorie de l'Améri­
cain Charles S. Peirce qui décrivait, environ un siècle après Maine de Biran,
sous l'influence des philosophes écossais, le début de la connaissance comme
un processus de commencement et qui forgeait pour le premier stade identifia­
ble de la sémiose le terme 'firstness' par lequel il désignait un état diffi­
cile à saisir, mais néanmoins important pour le raisonnement, dans lequel une
chose est telle qu'elle est sans relation avec un second. En dépit d'une ter­
minologie différente, Maine de Biran, Hegel et Peirce semblent d'accord sur le
point que la conscience des signes se déploie à partir de ce premier niveau
primaire, rudimentaire et réduit qui contient le principe essentiel de la
constitution des signes in nuce. Ce qui est distingué chez Hegel en mouvements
de l'esprit objectif et ce qui chez Peirce est développé en modes de 'second-
ness' et 'thirdness', ainsi que les niveaux de dégénérescence, est discuté par
Maine de Biran sous le mot-clé de 'décomposition' à laquelle il consacre en
1805 l'étude De la décomposition de la pensée. Le terme 'décomposition' dési­
gne chez Maine de Biran le principe homogène dont nous nous servons quand nous
disséquons, structurons, ordonnons, classifions la multitude des données per­
ceptives que nous atteignons à travers tous nos sens et quand nous les prépa­
rons pour une utilisation future, c'est-à-dire quand nous les reconstruisons
dans un nouvel ordre. Décomposition et constitution des signes ne sont rien
- 69 -

d'autre que les deux faces d'une médaille:

Tout ce qui s e r t à l a décomposition d'une pensée est signe des éléments de c e t t e pensée. La
c o l l e c t i o n ou l e système d'une s é r i e de ces signes, considérés selon l e rapport déterminé q u ' i l s
ont l e s uns avec l e s a u t r e s , ou l ' o r d r e successif de l a t r a n s i t i o n de l ' u n à l ' a u t r e , forme
une langue ( i b i d . : 301).

Le principe de la décomposition que nous avons identifié comme principe


du traitement sémiotique de la multitude des données perceptives nous permet
donc de déterminer quelque chose comme quelque chose. Mais en inversant
ce principe, nous désignons en même temps la méthode qui aboutit, dans le
sens de la composition soumise à des règles, à une langue tout en rappelant
que Maine de Biran ne réduit pas l'utilisation de ce terme au langage naturel:

Cette t r a n s i t i o n , ce rapport des termes de l a s é r i e , considérés selon l e u r ordre e t l e u r dépen­


dance, n ' e s t jamais a r b i t r a i r e e t dans l ' o r i g i n e , l a nature même a présidé à l e u r arrangement.
De là i l s u i t qu'une langue est une méthode analytique - c ' e s t une méthode parce-que l e s termes
en sont ordonnés d'une manière uniforme e t constante dans l e système q u ' i l s composent; e l l e
est analytique p a r c e - q u ' e l l e s e r t à décomposer une pensée, une a c t i o n , qui sans cela s e r a i t
simultanée dans l'esprit et ne pourrait ê t r e sentie ni distinguée dans ses p a r t i e s ( i b i d . ) .

La distinction de deux langages prend maintenant toute sa valeur. Car, mis


à part le fait que Maine de Biran indique lui-même que le premier langage
humain, le langage d'action, ne constitue pas un langage au sens strict,
le concept de décomposition lui permet de procéder à cette formulation par
analogie, parce qu'il existe une méthode générale de traitement des signes
qui concerne la sphère entière des actions humaines. Autrement dit, justement
parce que rien n'est donné à l'homme immédiatement dans son environnement
animé et inanimé auquel il appartient lui-même, et parce qu'il doit par
son travail acquérir tout, à commencer par la conscience de lui-même jusqu'à
la conception du monde, à cause de cela, il n'existe aucun argument raisonna­
ble pour la supposition des sauts qualitatifs dans le processus de la com­
préhension et de la constitution des signes. Ces sauts qualitatifs n'auraient
en fin de compte aucune fonction que celle de faire paraître la supériorité
de ceux qui disposent de signes prétendus plus élaborés. Sans vouloir res­
treindre les acquis considérables du langage naturel, ils s'avèrent être,
dans le processus de décomposition de simples éléments du langage d'action,
des signes, c'est-à-dire des médiateurs entre la conscience sémiotique et
son environnement.
- 70 -

Si on attribue un rôle si important au processus de décomposition, il serait


approprié de suivre les étapes méthodiques de ce procédé. Bien que les indica­
tions concernant le déroulement du processus de décomposition soient rares,
elles contiennent tout de même quelques indices précieux sur la manière
dont Maine de Biran conçoit ce processus. Un des passages les plus éloquents
pour l'explicitation de cette question se trouve à la fin du propos de Maine
de Biran sur l'influence des signes:

La marche de l ' e s p r i t est toujours l a même, q u ' i l n'y en a qu'une, à savoir c e l l e qui consiste
à procéder du connu à l ' i n c o n n u par une s u i t e de p r o p o s i t i o n s i d e n t i q u e s ; q u ' a i n s i l e génie
ne crée r i e n , n'invente r i e n : i l commence par se t r a î n e r jusqu'à ce q u ' i l marche plus rapidement
conduit par l ' a n a l o g i e des signes, qui ne sauraient l e tromper s ' i l a appris à l e s bien f a i r e
( i b i d . : 304).

Sans difficulté, on reconnaît que la méthode de décomposition de Maine de


Biran est apparentée sous beaucoup d'aspects essentiels aux considérations
de théoriciens de signe postérieurs. En effet, on trouve des passages sembla­
bles jusque dans la formulation dans les théories des signes de Ferdinand
de Saussure, Charles S. Peirce et Karl Bühler qui tous se laissent guider
par la conviction que le processus de la constitution du signe doit être
décrit comme une déduction élargissante qui évolue sur la voie de l'analogie
du déjà connu vers l'encore inconnu et vers l'étranger.

Bien que nous ignorions si Ferdinand de Saussure a jamais entendu parler


de Maine de Biran ou s'il l'a même étudié, il nous semble intéressant d'expli­
citer au moins partiellement la position biranienne par des considérations
plus larges de Saussure. Saussure concevait la déduction du connu vers l'in­
connu comme mouvement analysant au début duquel on doit maîtriser la tâche
de s'assurer du point de départ. Comme solution, il proposait de considérer
ce premier effort de la pensée comme une tautologie dans laquelle quelque
chose, a, est reconnu comme un a identique à lui-même. Pour décrire cette
tautologie, Saussure parlait de la relation 'simile : simile'. Une fois
qu'un quelque chose est déterminé comme un quelque chose identique à lui-
même, le mouvement analysant peut dépasser ce qui est connu et familier
et se trouver de manière décisive vers l'autre, l'étranger, le différent.
Cette déduction du déjà connu a à un non-a encore inconnu que Saussure déter­
mine par la relation 'simile : dissimile', sera et restera toujours hypothéti­
que, car nous n'avons accès à l'inconnu que sous la forme de suppositions
et de conjectures concernant ses différents possibles avec ce qui nous
- 71 -

est déjà familier. Le mouvement analysant trouve donc un terme provisoire


dans une hypothèse qui est construite par analogie avec tous nos efforts
antérieurs de compréhension et qui ne peut être construite que de cette
manière parce que nous ne disposons pas d'un autre procédé. Bien que le
mouvement analysant trouve un terme provisoire dans l'hypothèse, il ne faut
pas perdre de vue que cette hypothèse, à peine obtenue, fait partie d'autres
déductions contingentes et qu'elle sert de base à son tour à des jugements
analytiques. Un exemple du domaine de la constitution des signes linguistiques
peut illustrer ce processus analogique: supposons que nous disposions déjà
des signes linguistiques 'libre', 'liberté' et 'beau'. D'après les considéra­
tions saussuriennes, nous pourrions construire la relation 'libre : liberté =
beau : x' Notre hypothése obtenue par analogie avec la relation simile :
simile mènerait alors au nouveau signe linguistique 'beauté'.

Charles S. Peirce, qui est parvenu dans ses recherches sémiotiques à des
résultats similaires à ceux de Saussure, considère l'ensemble du mouvement
analytique dénommé Semiosis qui mène lors d'un processus continu d'interpréta­
tion des signes à des signes nouveaux, comme un modèle d'explication. Celui-
ci est adapté à l'explication du déjà connu, à la déduction de 1'encore
inconnu et en même temps à la précision du connu. Selon nous, on peut sans
difficulté insérer les réflexions de Saussure et de Peirce dans l'esquisse
que Maine de Biran a fait du problème.

La question posée dans le titre de son propos sur l'influence des signes
peut donc être résolue en disant que l'homme, par la constitution active
de ses signes, se libère de la soumission aveugle au monde et, par les signes,
il obtient le moyen adéquat d'ordonner le monde selon sa volonté.
- 72 -

Bibliographie

Bailie, Philip P.
1959: Maine de Bi ran. Reformer of Empiricism. Cambridge: Harvard University Press.
Funke, Gerhard
1947: Maine de Biran. Philosophisches und politisches Denken zwischen Ancien Régime und
BUrgerkönigtum in Frankreich. Bonn. Bouvier.
Funke, Gerhard
1977: "Einführung: Maine de Biran und die Wissenschaft vom Menschen". In: Maine de Biran,
Marie-François-Pierre G.: Tagebuch. Auswahl und Übersetzung von Otto Weith. Hamburg:
Meiner: XII-XLVI.
Land, Stephen K.
1974: From Signs to Propositions. The Concept of Form in Eighteenth-Century Semantic
Theory. London: Longman.
Naville, Ernest (éd.)
1859: Oeuvres Inédites de Maine de Biran. vol. 3. Paris: Dezobry, E. Magdeleine et Cie.
Smart, Benjamin H.
1978: Grundlagen der Zeichentheorie: Grammatik, Logik, Rhetorik. Aus dem Englischen und
mit einer Einleitung herausgegeben von Achim Eschbach. Frankfurt. Syndikat.
Tisserand, Pierre (éd.)
1923: Oeuvres de Maine de Biran. Accompagnées de notes et d'appendices. Tome I. Le Premier
Journal. Paris: Félix Alean.
La c r i t i q u e de l ' a r b i t r a i r e du signe chez Condillac et Humboldt
Jürgen Trabant (Berlin)

1.1. Pendant son séjour à Paris (qui a duré quatre ans, de 1797 à 1801),
Humboldt fréquentait tous les écrivains qui avaient quelque chose à dire
dans les cercles intellectuels de la capitale française. Ses interlocuteurs
préférés parmi les Idéologues étaient Sieyès et Destutt de Tracy. Mais il les
connaissait tous: Garat, Ginguené, Laromiguière, le veuve Condorcet, Cabanis,
Roederer, Madame Helvétius, Jacquemont, Degérando. Humboldt fréquentait régu­
lièrement les séances de l'Institut National. A la célèbre "rencontre métaphy­
sique" du 27 mai 1798 ont participé Jacquemont, Cabanis, Destutt, Laromiguiè­
re, Le Breton, Sieyès 1 . Dans son journal parisien, on trouve le compte-rendu
de sa lecture de Condillac, dont il avait lu les six premiers volumes de
l'édition des oeuvres de 1798 2 .

De ces discussions, de ces contacts ainsi que de certaines ressemblances


entre les positions humboldtiennes et condillaciennes, Hans Aarsleff (1977)
a conclu qu'il fallait ranger Humboldt parmi les Idéologues. Helmut Gipper
(1981)3 et Wulf Oesterreicher (1981) ont riposté à cette thèse avec des
arguments philosophiques et historiques difficilement réfutables qui sont
mon point de départ et que je ne vais pas répéter ici. Je voudrais préciser
par l'étude d'un détail en quoi consistent, malgré les ressemblances indé­
niables, les profondes différences entre la pensée humboldtienne et la pensée
de Condillac. Je me propose donc de concrétiser quelque chose qu'a dit Oester­
reicher à ce propos, c'est-à-dire "qu'il est incontestable que presque tous
les concepts centraux de Humboldt ont leur préhistoire - le concept du 'genie
de la langue' se prête particulièrement bien à démontrer cela - mais ce
qui est décisif, c'est de quelle maniève ces concepts ont été accentués
et combinés entre eux" (1981:126), et qu'il faut placer la pensée humboldtien­
ne dans un contexte philosophique totalement différent: le contexte de la
philosophie kantienne, le contexte herméneutique, le contexte historiciste.

1.2. Toute comparison entre Condillac et Humboldt repose sur l'observation


générale et banale que les deux philosophes attribuent au langage une place
centrale dans la théorie de la connaissance. C'est sans aucun doute le mérite
de Condillac d'avoir intégré organiquement la langue dans une théorie des
connaissances; c'est ce qui le distingue de Locke dont il avait supéré le
- 74 -

dualisme de la sensation et de la réflexion par son monisme sensualiste.


La position pivotale du langage dans la problématique de - entre guillemets -
"l'origine" des connaissances humaines unit Humboldt à Condillac, le rapproche
de Hamann et Herder et l'éloigne de Kant. Mais à la différence de Hamann
et de Herder qui luttaient contre l'apriorisme kantien au nom du langage,
Humboldt est un penseur profondément kantien, un philosophe qui pense dans
le cadre donné par Kant qu'il ne veut pas détruire ou réfuter comme ses
prédécesseurs, mais qu'il pense "compléter". Le résultat en est d'autant
plus ravageur pour le système kantien que ne l'étaient les objections de
Hamann et de Herder qui n'étaient pas vraiment "entrés" dans le jeu de la
philosophie transcendentale 4 .

1.3. En ce qui concerne les fondements séMiotiques de la théorie du langage


de Condillac et de Humboldt, les convergences entre les deux philosophes
qui pourraient faire croire que Humboldt était un disciple de Condillac
sont, à première vue, spectaculaires:

lo ll saute aux yeux que les deux auteurs présentent tous les deux une
sévère critique du terme et du concept de l'arbitraire du signe en matière
de langage: Condillac qui employait dans l'Essai les termes traditionnels
de "signe d'institution" et de "signe arbitraire", critique dans ses oeuvres
postérieures le terme d'"arbitraire" et le remplace par le terme "artificiel".
De même Humboldt, qui lui aussi employait encore le terme "signe" pour dési­
gner le mot dans un fragment "Über Denken und Sprechen" de 1795/96 5 , précise
d'abord que le mot n'est pas un signe arbitraire (à partir de 1802, donc
après son séjour parisien) et nie dès la première esquisse de sa théorie
linguistique proprement dite (qui date de 1806) que le mot soit un signe.

2° La deuxième convergence est un corollaire de la première: les deux auteurs


affirment que si le mot n'est pas un signe arbitraire, il doit être - au
moins partiellement - "naturel".

3° Et troisième convergence: Si le mot est "naturel", il ne peut pas devoir


sa naissance à la "convention".

Mais quand on regarde de plus près, cette convergence dans la critique de


l'arbitraire du signe n'est qu'une ressemblace superficielle qui ne tient
pas compte des profondes divergences non seulement dans l'accentuation et
- 75 -

la combinaison des concepts mais dans les présupposés philosophiques mêmes


des deux auteurs.

Je vais donc d'abord esquisser les différences des présupposés philosophiques


sur lesquelles est basée la différence entre les deux critiques du signe
arbitraire. Je dois me contenter de n'en relever que trois points importants.
Pour faire ceci, je pars des notes sur Condillac que l'on trouve dans le
journal parisien de Humboldt. Ce sont des petits comptes-rendus de l'Essai,
du Traité des systèmes, du Traité des sensations et du Traité des animaux:

2.1. Dans ces notes ainsi que dans ses lettres de Paris, Humboldt revient
à plusieurs reprises sur la divergence fondamentale: Il critique "l'incapacité
de comprendre quelque chose comme a priori" (XIV:445) dans Condillac et
chez les Idéologues avec qui il discutait. C'est donc la critique kantienne
de l'empirisme - avec lequel Kant partage bien sûr la critique des idées
innées du rationalisme - que Humboldt oppose à Condillac. Les célèbres phrases
de l'introduction de la Critique de la raison pure montrent ce qui est en
jeu:

I l n ' e s t pas douteux que toutes nos connaissances ne commencent avec l ' e x p é r i e n c e , car par
quoi notre faculté de connaître s e r a i t - e l l e é v e i l l é e e t appelée à s ' e x e r c e r , si e l l e ne l ' é t a i t
p o i n t par des objets qui frappent nos sens e t q u i , d'un c ô t é , produisent par eux-mêmes des
r e p r é s e n t a t i o n s , e t de l ' a u t r e , mettent en mouvement notre a c t i v i t é i n t e l l e c t u e l l e e t l ' e x c i t e n t
à l e s comparer, à l e s u n i r ou à l e s séparer e t à mettre a i n s i en oeuvre l a matière brute des
impressions sensibles pour en former cette connaissance des o b j e t s [que T o n appelle expérien­
ce] 6 ? A i n s i , dans l e temps, aucune connaisance ne précède en nous l ' e x p é r i e n c e , e t toutes commen­
cent avec e l l e . Mais si toute notre connaissance commence avec l ' e x p é r i e n c e , i l n'en r é s u l t e
pas q u ' e l l e d é r i v e toute de l ' e x p é r i e n c e (Kant 1976:57).

Par l'opposition des verbes "anfangen", "anheben mit" (commencer par) et


"der Zeit nach vorangehen" (précéder dans le temps) au verbe "entspringen
aus" (prendre source dans, dériver d e ) , par l'opposition d'une origine
temporelle à une origine a-chronique, aprioriste, Kant marque les deux
perspectives du problème de "l'origine des connaissances humaines". Et
Kant trouve sa solution du grand problème philosophique du siècle dans
la recherche des "origines" a-chroniques. Le point de départ philosophique
de Humboldt est cette conception a-chronique, aprioriste, transcendentale
de l'origine, la conception de la "source", c'est-à-dire une perspective
fonctionnelle, et non la perspective évolutive, la conception du "début"
ou de l'origine temporelle à partir de laquelle le développement des facultés
intellectuelles de l'homme se déroule dans une histoire construite, une
- 76 -

histoire hypothétique, une histoire naturelle.

La théorie kantienne de la connaissance repose sur le jeu des deux "forces


de l'âme" fondamentales, la force active de l'entendement (spontanéité)
et la force passive des sens (réceptivité). Humboldt, contrairement à Kant,
accordera encore plus de poids à l'activité en attribuant un rôle actif
aux sens. La conception d'une génération purement passive et sensuelle
des idées et des opérations de l'âme contredit dès le départ les convictions
kantiennes de Humboldt:

I l [ C o n d i l l a c ] veut sonder les l i m i t e s de l'entendement, déterminer ses o p é r a t i o n s , é t u d i e r


l a génération des concepts, mais l a v r a i e g é n é r a t i o n , i l ne l a touche même pas. Car n u l l e p a r t
i l n'essaie de déterminer ce qui en nous est r é c e p t i v i t é e t spontanéité, l e s rapports du moi
et du non-moi (XIV:445).

Humboldt critique donc l'absence de la "clé de voûte" de toute métaphy­


sique dans la pensée de Condillac, l'absence de la "Thathandlung des Ichs",
de l'activité du moi (XIV:479), donc "que la spontanéité essentielle, qui
ne peut plus être expliquée, est méconnue partout et que, par conséquent,
tout ce qui en vérité prend source7 en elle est quasiment abaissé à un
niveau inférieur" (XIV:446).

2.2. Le jeu de la spontanétié et de la réceptivité nous ramène au deuxième


point de divergence entre Condillac et Humboldt. Dans les notes de son
journal parisien, Humboldt oppose à la notion-clé de Condillac, c'est-à-dire
à la notion d' analyse la notion-clé de Kant, c'est-à-dire celle de synthèse.
Humboldt écrit: Condillac "condamne totalement la synthèse, mais il ne
la conçoit que comme la méthode pour donner au préalable des définitions
et des axiomes et pour construire des propositions là-dessus. La vraie
différence où la synthèse ajoute quelque chose aux concepts, il ne la connaît
pas" (XIV:479). Kant écrit à propos de la synthèse:

J'entends donc par synthèse, dans l e sens l e plus général de ce mot, l ' a c t e qui consiste à
a j o u t e r diverses représentations l e s unes aux autres et à en réunir la diversité en une connais­
sance [ . . . ] Nos représentations doivent ê t r e données antérieurement à l ' a n a l y s e qu'on en peut
f a i r e , e t aucun concept ne peut se former analytiquement quant à son contenu. Sans doute l a
synthèse d'une d i v e r s i t é ( q u ' e l l e s o i t donnée empiriquement ou a p r i o r i ) p r o d u i t d'abord une
connaissance qui peut ê t r e au début grossière e t confuse, e t qui par conséquent a besoin d'ana­
l y s e : mais e l l e n'en est pas moins proprement l ' a c t e qui rassemble l e s éléments de manière
à en c o n s t i t u e r des connaissances e t qui l e s r é u n i t pour en former un c e r t a i n contenu. E l l e
est donc l a première chose sur l a q u e l l e nous devions p o r t e r notre a t t e n t i o n , lorsque nous
voulons juger de l ' o r i g i n e de notre connaissance. La synthèse en général, comme nous l e verrons
- 77 -

lus tard, est le simple effet de l'imagination, c'est-à-dire d'une fonction de l'âme, aveugle
lis indispensable, sans laquelle nous n'aurions aucune espèce de connaissance, mais dont
)us n'avons que très rarement conscience (Kant 1976:135).

és ses débuts, l'oeuvre philosophique de Humboldt est centré sur le problème


e la synthèse de l'imagination8 que Kant avait laissé en suspens9. En
795, Humboldt esquisse une solution originale du problème. Dans un article
ur "la différence des sexes et son influence sur la nature organique",
umboldt propose - à un public d'ailleurs scandalisé - de comprendre la
ynthèse transcendentale selon le modèle de l'union sexuelle, comme un
oit sublimé entre la spontanéité masculine et la réceptivité féminine.
'est-à-dire Humboldt ne conçoit pas, comme Kant, l'imagination comme une
roisième "force de l'âme" qui unit "aveuglément" les deux autres forces,
ais il ne connaît qu'une force fondamentale, la force génératrice qui
e manifeste en deux forces opposées, spontanéité-entendement d'un côté
t réceptivité-imagination de l'autre qui, en "se mariant", créent des
tres nouveaux. La synthèse caractérise le génie de l'artiste aussi bien
ue le "génie des langues" qui - après des études esthétiques - sera son
ujet principal. Le mariage de l'entendement et de l'imagination génère
'oeuvre d'art aussi bien que "la pensée" et la langue 10 .

'est dans ce sens-là qu'on peut dire que Humboldt est un "sensualiste",
lais la différence est évidente: Les "sens" auquel s pense Humboldt ne sont
as les sens classiques, dont Condillac affuble sa statue, qui sont les
ens dirigés vers les objets (des sens "sémantiques"), mais "les sens"
le Humboldt sont les organes sexuels, dirigés vers l'autre (des sens "pragma-
iques"). Quand il parle en 1795 - donc bien avant sa lecture de Condillac -
e la pensée comme la "dernière et plus fine pousse de la sensualité", formu-
e qui semble directement inspirée de Condillac et de la sensation transfor­
­e condillacienne, Humboldt se base sur un modèle complètement différent de
a "génération" des idées, car: "même la pensée, cette dernière et plus fine
lousse de la sensualité ne renie pas cette [i.e. sexuelle] oriqine" (I:316) 11 .

e concept de synthèse est la base de la célèbre formule humboldtienne


lu langage comme "travail de l'esprit". Ceci n'est pas une métaphore, mais
m terme très précis qui désigne la productivité double de l'imagination
:réant d'une part les "représentations", les contenus linguistiques et,
l'autre part, ces unités synthétiques de sons et de représentations que
ont les mots. La conception synthétique du langage marque en même temps
- 78 -

la rupture fondamentale de la théorie humboldtienne avec la tradition,


c'est-à-dire la négation de l'instmumentalité du langage: Il n'est pas
instrument (1'organon de la tradition), mais organe (et "orgue"): "l 'organe
formateur de la pensée" (VII :53).

Condillac conçoit la langue comme une "méthode d'analyse" et les différentes


langues comme autant de méthodes d'analyse: "Toute langue est une méthode
analytique et toute méthode analytique est une langue" (Calculs:!)12.
L'analyse consiste à démêler, à débrouiller la pensée qui sans la langue
ne resterait qu'un "chaos" {Grammaire:386), soit qu'on "débrouille" ce
qui est en nous (les opérations de l'âme) soit qu'on "démêle" ce qui est
en dehors de nous. Le premier pas de l'analyse est la "décomposition",
le second pas c'est d'y introduire un ordre qui est indiqué par la nature
elle-même {Grammaire : 388 sq). Humboldt ne nierait pas que, par l'oeuvre
de la langue, la "pensee chaotique" se structure en idées distinctes; au
contraire, il le dit lui-même à plusieurs reprises. La différence entre
Condillac et Humboldt se trouve dans la manière dont ce processus de la
transformation d'une "pensée nébuleuse" en "idées distinctes" est conçue:
Kant a remarqué dans le passage cité que, pour qu'on puisse parler de
"connaisances", il faut une activité de l'entendement sur les
représentations, la "synthèse" opérée par l'imagination, et qu'alors
seulement on peut assumer que les représentations soient données et donc
susceptibles d'analyse, Sans synthèse il n'y aurait tout simplement rien
qu'on pourrait appeler "connaissances" ("des intuitions sans concepts sont
aveugles", Kant 1976:110). C'est donc cette transformation en connaissances
des représentations données par les sens, la fameuse transformation des
sensations, qui, du point de vue de la philosophie transcendentale, reste
sans explication, si l'on ne présuppose pas une activité du moi, la
spontanéité de l'entendement. En dernière analyse, le sensualisme cache
un apriorisme puisqu'il présuppose des facultés actives dont - malgré les
affirmations contraires - il est ancapable d'expliquer la genèse.
L'apriorisme kantien est plus "honnête" puisqu'il ne se pose plus le problème
de la genèse des facultés intellectuelles de l'homme mais présuppose
ouvertement - et plus sceptiquement - deux "facultés de l'âme" dont il
ne saurait et ne voudrait expliquer la genèse, elles sont là. L'"analyse"
condillacienne fait le second pas avant le premier, elle cache une "synthèse"
qui sera justement le sujet principal de Humboldt.
- 79 -

2.3 La notion de synthèse nous ramène finalement à la troisième différence


fondamentale entre Condii lac et Humboldt: A la conception d'une histoire
hypothétique, quasi n a t u r e l l e , Humboldt oppose la notion d'une historicité
vraiment historique des connaissances humaines. Dans les notes sur Condillac,
l'on trouve la remarque suivante: Humboldt c r i t i q u e "une manière misérable
de présenter de façon quasi a p r i o r i des choses qui sont en vérité h i s t o r i ­
ques [...] Elle semble très caractéristique pour Condillac" (XIV : 480).
Cette "manière misérable" de présenter des choses historiques de façon
aprioriste ainsi que son contraire, c'est-à-dire la manière de présenter
des choses aprioriste de façon quasi historique caractérise une grande
partie la pensée philosophique du 18e siècle. La s e n s i b i l i t é pour la s p é c i f i ­
c i t é de l ' h i s t o i r e ne peut pas naître d'une pensée qui conçoit l'histoire
comme une h i s t o i r e naturelle: "Le mot ou plutôt la notion d ' h i s t o i r e semblent
incompatibles avec cette conception du développement, des progrès, des
innovations de toute sorte [...] il s ' a g i t de l ' h i s t o i r e comme r é c i t qui
retrace un progrès prescrit, un progrès naturel" (Derrida 1973:42). La
pensée politique du 18e siècle prépare cette s e n s i b i l i t é pour la spécifité
de l ' h i s t o i r e historique qui se base sur la dimension de l'autre ou - comme
nous dirions aujourd'hui - sur la dimension pragmatique: l ' H i s t o i r e , c'est
l'Autre. Dans la pensée kantienne, l'historicité reste pourtant cantonnée
dans le domaine de la raison pratique.

Sur les pas de Herder, non comme négation, mais comme complément à la pensée
kantienne, Humboldt introduira cette conception de l ' h i s t o i r e dans la philo­
sophie théorique (sans pour autant l'historiser totalement comme le fera
Hegel) à travers l'introduction du langage dans le système kantien: La
génération synthétique de la "pensée" n'est pas accomplie avec la production
du mot par le sujet s o l i t a i r e ; e l l e compte dès le départ sur une synthèse
ultérieure, le "mariage" du moi et du non-moi (alter ego): La synthèse
ne devient objective qui si elle devient inter-subjective, si "celui qui
crée des représentations voit la pensée vraiment en dehors de lui-même,
ce qui n'est possible que dans un autre être qui - comme l u i - crée des
représentations et pense" (VI :26). Déjà dans ses essais esthétiques, dont
la plus importante partie date justement de son séjour parisien, Humboldt
avait l i é le processus de la production a r t i s t i q u e au processus de la récep­
tion de l'oeuvre d'art: "Enflammer l'imagination par l'imagination, voilà
le mystère de l ' a r t i s t e " (11:127). Pour le langage, le processus de la
compréhension - des termes musicaux, t e l s que "con-cert", "accord" convien-
- 80 -

draient mieux à la manière dont Humboldt décrit le processus intersubjec­


tif - , l'aspect pragmatique devient d'autant plus important qu'il est
inclu dans la finalité même de la production linguistique: La théorie hum-
boldtienne de l'imagin-ation se transforme, par le déplacement sur le langa­
ge, en théorie de l'imagin-ation La génération du langage est donc un effort
commun de l' ego et de l'alter ego et, en tant que tel, se situe dans l'his­
toire. Comme "besoin" transcendental, comme besoin de l'humanité, elle
est réalisée par la production des langues au pluriel, c'est-à-dire par
les langues historiques:

La génération du langage est un besoin i n t é r i e u r de l ' h u m a n i t é , pas seulement un besoin e x t é ­


r i e u r , pour l ' e n t r e t i e n du commerce s o c i a l , mais un besoin immanent à l a nature même de l ' h u m a n i ­
t é , un besoin indispensable pour l e déploiement des forces de l ' e s p r i t e t pour l a production
d'une v i s i o n du monde, à l a q u e l l e l'homme ne peut accéder qu'en rendant c l a i r e e t d i s t i n c t e
sa pensée dans l a pensée commune avec d ' a u t r e s ( V I I :20).

Chaque langue est une "tentative" et une "contribution" à la solution de


cette "tâche identique pour tous les peuples en tant qu'hommes" (VII:14) -
La connaissance elle-même, l'appropriation du monde par le sujet devient
ainsi un effort intersubjectif et donc historique 13 .

3. Ces remarques sur les différences philosophiques entre Humboldt et


Condillac doivent suffire comme présentation du cadre dans lequel se dérou­
lent les deux critiques du signe arbitraire qui se ressemblent tant en
apparence. Comme introduction à ce problème, il me semble pourtant nécessaire
de jeter un coup d'oeil sur la question du "génie des langues" qui, du
point de vue sémiotique, est intimement liée au problème de 1'"articulation".

Dans un article récent, Pierre Swiggers a exprimé l'opinion selon laquelle


Condillac serait le point de rupture avec la vieille tradition sémiotique
qui considérait les langues comme de pures instruments de la représentation
d'une pensée prélinguistique et qu'il reconnaîtrait la fonction "articula­
toire" de la langue:

Chez C o n d i l l a c , l e s signes assumeront une f o n c t i o n épistémologi que qui n ' e s t plus longtemps
neutre à l ' é g a r d des idées: les signes c o n t r i b u e n t à l a formation des idées. De l a f o n c t i o n
d'expression l e s signes accèdent à l a f o n c t i o n d ' a r t i c u l a t i o n (Swiggers 1982:227).

Il ne peut y avoir aucun doute que les signes linguistiques ont chez Condillac
une fonction articulatoire dans ce sens-là. Mais Condillac est encore loin
- 81 -

de reconnaître la structure articulatoire de langage comme le démontrent


ses considérations sur le génie de la langage (et sa critique de l'arbitraire
du signe l'en éloigne complètement) et il est par conséquent loin d'une
notion plus développée de la fonction articulatoire. Condillac reconnaît
que la langue est une étape nécessaire dans le processus de la formation
des idées. Le célèbre exemple du sourd de Chartres montre cela: Le sourd
n'a pas d'idée de Dieu parce qu'il ne possède pas de signe pour former cette
idée. Condillac ne conçoit donc plus les idées liées aux signes (signifiants!)
comme quelque chose de prélinguistique; elles sont des idées qui sont néces­
sairement exprimées par les mots et qu'on ne pourrait pas fixer et rendre
distinctes sans le secours des mots.

Mais pour saisir la structure articulatoire de la langue il aurait fallu


ajouter que le sourd de Chartres formera une idée diverse de Dieu selon
qu'il apprendra à parler arabe, quetchua ou français, c'est-à-dire, les
idées liées aux signifiants sont chez Condillac encore fondamentalement
"les mêmes" partout, il ne reconnaît pas encore qu'elles diffèrent autant
d'une langue à l'autre que les signifiants:

Or l a pensée, considérée en général, e s t l a même dans tous l e s hommes. Dans tous, e l l e v i e n t


également de l a sensation; dans tous, e l l e se compose e t se décompose de l a même manière (Gram­
­­­­­:402).

Condillac reconnaît aux différentes langues le droit de poursuivre des chemins


(met-hode) différents dans l'analyse de la pensée chaotique. Il illustre
la différence de "méthode" de cette analyse universelle de la manière sui­
vante:

Cependant [ c ' e s t - à - d i r e : bien que " l e système des langues s o i t , pour l e f o n d , ( . . . ) l e même
p a r t o u t " ] l e s langues sont d i f f é ŕ e n t e s , s o i t parce q u ' e l l e s n'emploient pas l e s mêmes mots pour
rendre l e s mêmes idées, s o i t parce q u ' e l l e s se servent de signes d i f f é r e n t s pour marquer l e s
mêmes rapports. En f r a n ç a i s , par exemple, on d i t 'le livre de Pierre; en l a t i n , l i b e r P e t r i .
Vous voyez que l e s Romains exprimaient, par un changement dans l a terminaison, l e même rapport
que nous exprimons par un mot destiné à c e t usage (Grameaire:376).

L'autre exemple que donne Condillac pour illustrer les différences de "mé­
thode" des langues n'est pas moins révélateur: il oppose le système des
chiffres arabes au système des chiffres romains. C'est-à-dire, la diversité
des langues est, comme dans la tradition, premièrement une diversité superfi­
cielle, matérielle, la diversité des signifiants. Le deuxième moment de
- 82 -

la diversité des langues, la diversité syntaxique, va déjà dans la direction


d'une diversité plus profonde des langues, puisque l'agencement différent des
signes matériels implique un agencement différent des idées liées à ces signi­
fiants. C'est elle qui est au centre de la conception condillacienne du "génie
des langues": "Or ces combinaisons, autorisées par un long usage, sont propre­
ment ce qui constitue le génie d'une langue" (Essai:266). Mais ce sont "les
mêmes idées" qui sont combinées différemment d'une langue à l'autre. Il n'y a,
chez Condillac, que la trace d'une intuition de la diversité historique des
idées elle-mêmes, de la profonde différence des langues, là où il parle des
"idées accessoires" qui s'ajoutent à un "fonds d'idées principales" (ibid.)
et communes à toutes les langues et qui diffèrent d'une langue à l'autre.
Aujourd'hui, nous appellerions "connotations" ces idées accessoires.

Humboldt, reprenant des suggestions d'autres auteurs du 18e siècle, a vu


clairement que les "dénotations" mêmes diffèrent d'une langue à l'autre.
Dès la première esquisse de sa théorie linguistique il constate la diversité
des signifiés:

. . . et c ' e s t pourquoi on peut a f f i r m e r à raison que, même en ce qui concerne les objets s e n s i ­
b l e s , l e s mots des d i f f é r e n t e s langues ne sont pas de v é r i t a b l e s synonymes e t qu'en d i s a n t
hippos, equus et Pferd on ne d i t nullement e t entièrement l a même chose. Dans l e cas d ' o b j e t s
non s e n s i b l e s , ceci est d ' a u t a n t plus l e cas ( I I I : 1 7 0 ) .

Le "travail de l'esprit" produit "un monde qui se suite au milieu entre


le monde des phénomènes extérieurs à nous et le monde agissant en nous"
(III:167). Et puisque cette activité synthétique de générer le non-donné
est un travail intersubjectif, les différentes langues sont autant de manières
historiques de donner des connaissances, autant de mondes "au milieu". La
diversité des langues n'est donc plus seulement une diversité matérielle
ou syntaxique, mais elle est une diversité des contenus mêmes. La thèse
de Swiggers que les signes chez Condillac accéderaient à la fonction d'articu­
lation doit donc être précisée: Condillac fait un premier pas vers la fonction
articulatoire qui, en matière de langage, est pourtant nécessairement liée
à la structure de la double articulation.

4.1.1. En ce qui la critique de l'arbitraire du signe, la position de Condil­


lac est connue: Dans l'Essai, Condillac distingue trois "sortes" de signes:
les signes accidentiels, les signes naturels et les "signes d'institution
ou ceux que nous avons nous-mêmes choisis, et qui n'ont qu'un rapport arbi-
- 83 -

t r a i r e avec nos idées" (Essai:128). Dans ses oeuvres postérieurs, Condillac


se distancie du terme " a r b i t r a i r e " et parle de signes a r t i f i c i e l s . Condillac
répète cette correction de manière à f a i r e croire q u ' i l s'agit là vraiment
de quelque chose qui est très important pour l u i . Je ne c i t e que le célèbre
passage de la première page de la Langue des Calculs:

Les langues ne sont pas un ramas d'expressions p r i s e s au hasard, ou dont on ne se s e r t que


parce qu'on est convenu de s'en s e r v i r . Si l'usage de chaque mot suppose une convention, l a
convention suppose une raison qui f a i t adopter chaque mot; e t l ' a n a l o g i e , qui donne l a l o i ,
e t sans l a q u e l l e i l s e r a i t impossible de s'entendre, ne permet pas un choix absolument a r b i ­
t r a i r e . Mais, parce que d i f f é r e n t e s analogies conduisent à des expressions d i f f é r e n t e s , nous
croyons c h o i s i r : car plus nous nous jugeons maîtres du c h o i x , plus nous choisissons a r b i t r a i r e ­
ment, e t nous en choisissons plus mal (Calculs: 1/2).

Bernhard Henschel (1977) a essayé de donner une explication de cette correc­


tion. Il dit qu'il ne s ' a g i t pas d'une contradiction mais de deux aspects
différents de la conception condillacienne. Là où Condillac parle d'arbi­
trai re", il s'agit d'une argumentation fonctionelle, tandis que là où il
parle d'"artificiel", il s'agirait d'une argumentation génétique. Henschel
croit que l ' a r b i t r a i r e de l'Essai ne serait pas un a r b i t r a i r e génétique
parce que Condillac n'y parle pas "d'une i n s t i t u t i o n consciente, d'une inven­
tion ou création volontaire" (Henschel 1977:102). Mais ceci n'est pas tout
à fait correct: Condillac présente en e f f e t le passage des signes naturels
aux signes d'instition comme un processus d'accoutumance, mais une fois
que cette habitude est acquise l'homme peut en disposer "à son gré", c'est-
à-dire "choisir" et: "Dans la suite, il acquerra d'autant plus d'empire
sur son imagination, q u ' i l inventera d'avantage de signes, parce q u ' i l se
procurera un plus grand nombre de moyens pour l'exercer" (Essai:131). Tout
ce qu'on peut dire sur l ' a r b i t r a i r e du signe dans l'Essai c'est que ce n'est
pas un a r b i t r a i r e absolu, que la liberté du choix volontaire est précédé
par un processus naturel d'accoutumance. Mais que cet arbitraire réduit
soit un a r b i t r a i r e génétique est aussi évident. I l n'y a pas de renversement
de perspective entre la première et la seconde partie de l'Essai ni entre
l'Essai et les oeuvres postérieurs, le point de vue de la recherche condil-
lacienne reste é v o l u t i f 1 4 . Mais ce qui ressort plus clairement maintenant,
c'est la raison pour laquelle i l n'y a pas contradiction entre l'Essai et
les oeuvres postérieurs. Dès l'Essai, l ' a r b i t r a i r e du signe est un a r b i t r a i r e
réduit, et Condillac ne f a i t que préciser cette réduction de l'arbitraire
par le changement de terminologie. Par le terme " a r t i f i c i e l " , il maintient
le moment " f a i t par l'homme", mais i l précise que la l i b e r t é de cet a r t i f i c e
- 84 -

n'est pas une liberté totale.

Ce qu'il faudrait alors expliquer ce n'est pas tellement pourquoi Condillac


utilise le terme "artificiel", mais plutôt pourquoi il utilise le terme "ar­
bitraire". L'explication la plus simple - banale - me semble la suivante:
Premièrement, dans l'Essai Condillac utilise tout simplement la terminologie
qui lui est connue, c'est-à-dire celle de Port-Royal et celle de la traduc­
tion française de l'Essai de Locke: L'opposition entre signes naturels et
"signes d'institution" est exactement celle de Port-Royal. Et Coseriu (1967:
92, note 23) a remarqué que Coste traduit la "voluntary imposition" de Locke
par "institution arbitraire". Deuxièmement, cette terminologie servait très
bien les buts de Condillac dans l'Essai où, malgré la naissance "naturelle"
des signes d'instITution, Condillac accentue ce qui distingue l'homme des
animaux, c'est-à-dire la liberté de l'homme, son indépendance de la situation
et de la présence des objets. Par conséquent, Condillac accentue l'un des
moments traditionnels du signe, ce que Coseriu appelle son moment "positif",
c'est-à-dire le moment "fait intentionnellement et librement par l'homme". Le
moment "négatif", c'est-à-dire "non-motivé par la nature" ne joue aucun rôle
dans l'Essai.

Dans ses oeuvres postérieures, Condillac se rend compte de ce que la termino­


logie traditionnelle et l'accentuation de la liberté du sujet pourraient
prêter à des malentendus rationalistes. Selon les présupposés sensualistes
de sa philosophie, Condillac doit absolument exclure ce qu'il avait déjà
implicitement exclu dans l'Essai en le passant sous silence, c'est-à-dire
que l'on interprète "arbitraire" dans le sens de "non-motivé par la nature"
et dans le sens de "liberté absolu du choix", un malentendu qu'il avait
favorisé en utilisant la terminologie traditionnelle. A de possibles interpré­
tations rationalistes du terme "arbitraire", Condillac oppose donc explicite­
ment que la langue est génétiquement due à la "nature". Il précise donc
dans la passage déjà cité et dans le passage suivant:

Mais i c i l a nature nous l a i s s e presque t o u t f a i r e : cependant e l l e nous guide encore. C'est


après son impulsion que nous choisissions l e s premiers sons a r t i c u l é s ; e t c ' e s t d'après l ' a n a l o ­
gie que nous en inventons d ' a u t r e s , à mesure que nous en avons besoin (Grammaire: 365),

jusqu'à affirmer

que les langues sont l'ouvrage de l a n a t u r e ; q u ' e l l e s se sont formées, pour a i n s i d i r e , sans
nous; e t qu'en y t r a v a i l l a n t , nous n'avons f a i t q u ' o b é i r s e r v i l m e n t à notre manière de v o i r
- 85 -

et de sentir (Grammaire:368 sq).

4.1.2. La critique de Condillac de l'arbitraire du signe part donc d'une


critique du moment "négatif" de ce concept, c'est-à-dire du trait "non
motivé par la nature", critique qui réduit aussi le moment "positif", le
moment de "l'intentionnalité" ou de la liberté qu'il avait encore accentué
dans l'Essai tout en la basant sur un processus naturel. Ce qui reste de
l'arbitraire, c'est que les hommes fabriquent les signes, mais il les font
"servilement", sur les ordres de la nature.

"L'ordre de la nature" chez Condillac a deux aspects: un aspect "subjectif"


et un aspect "objectif". C'est-à-dire, "nature" désigne d'un côte la dispo­
sition biologique de l'homme, "c'est-à-dire nos facultés déterminées par
nos besoins: car les besoins et les facultés sont proprement ce que nous
nommons la nature de chaque animal" (Logique:324). L'ordre de la nature,
dans son aspect subjectif, est donc un commandement, un impératif de la
disposition biologique de l'homme en tant qu'animal. De l'autre côté, "natu­
re" veut dire objectivité, l'univers dans lequel règne l'ordre que Dieu
lui a donné:

Je vois l ' o r d r e dans l ' u n i v e r s : j ' o b s e r v e s u r t o u t cet ordre dans l e s p a r t i e s que j e connais
l e mieux. Si j ' a i de l ' i n t e l l i g e n c e moi-même, j e ne l ' a i acquise q u ' a u t a n t que l e s idées, dans
mon e s p r i t , sont conformes à l ' o r d r e des choses hors de moi (Logique:357 sq).

L'ordre de la nature, dans son aspect objectif, est donc la disposition


régulière de l'objectivité elle-même, qui commande, qui s'impose à l'homme:
"La nature l'indique elle-même" (Logique:332). Tout ce qui dévie de l'ordre
de la nature - dans le sens de "commandement" aussi bien que dans celui
de "disposition régulière" - est "arbitraire".

Dans cet espace de l'arbitraire est localisé le préjugé ainsi que, comme
revers de la même médaille, une certaine "liberté" de l'homme qui se mani­
feste - sur le niveau des communautés historiques - dans les différences
entre les langues ainsi que - sur le niveau des indivus - dans un emploi
individuel de la langue. Mais le but de toute connaissance et de toute acti­
vité linguistique est la réduction de cet espace de l'arbitraire, de cette
déviation de l'ordre de la nature et un rapprochement toujours plus grand
à cet ordre. Le paramètre de la perfection du langage est donc le degré
de l'adaequatio signi ad ordinem naturalem.
- 86 -

L'espace de la déviation de l'ordre de la nature n'est pourtant pas l'espace


d'une liberté historique et individuelle, c'est-à-dire l'espace d'un choix
actif du sujet (historique ou individuel), mais plutôt l'espace d'un "jeu"
d'autres forces qui agitent l'homme: Car, là aussi, comme sur le niveau
de la "nature" universelle, l'homme et son langage sont avant tout déterminés
par les circonstances extérieures (sociales et climatiques etc) ou par
la "nature" de l'individu (par sa "manière de voir et de sentir). Même
la créativité individuelle ou historique est considérée primai rement comme
un processus de détermination par ce qui est en nous ou ce qui est en dehors
de nous. La "liberté" de l'arbitraire est donc seulement indépendance de
la détermination par l'ordre de la nature universelle, mais elle est sujétion
à d'autres "ordres", celui des contingences sociales et géographiques et
celui de la disposition individuelle. Il n'y a pas chez Condillac, ce que
Humboldt appelle, "Willkür der Wahl", "Selbsttätigkeit", spontaniété ou
choix actif et volontaire.

4.1.3. Maintenant nous voyons plus clairement en quoi Condillac diffère


de la tradition: Aristote avait libéré les signifiants d'une détermination
par le monde objectif et par les idées; c'est-à-dire: même si les pathemata
tes psyches, les contenus de la conscience, étaient déterminés par la nature
des choses et par la nature de l'homme (c'est pourqoi il sont les mêmes
partout), les signifiants restaient indépendants d'une détermination par
les idées et par les choses et étaient tout simplement donnés par une tra­
dition historique (ceci est le sens de kata syntheken). Cette double distance
qui sépare les signifiants des choses, la distance entre les choses et
les idées d'une part et le clivage entre les idées et les signifiants de
l'autre, est abandonnée par Condillac par une double relation de détermi­
nation: Au niveau universel aussi bien qu'aux niveaux historique et indivi­
duel, les choses ainsi que la nature de l'homme déterminent les idées - et
celles-ci déterminent les signifiants de manière à ce que structurellement
les mots ne soient pas des signes, mais des symboles dans le sens de
Hjelmslev, c'est-à-dire des structures homologues à ce qu'ils représentent15.

Aussi la sémiotique aristotélicienne ne connaissait pas encore la "double


articulation", c'est-à-dire, aussi selon la théorie sémiotique traditionnelle,
les langues sont en fin de compte, des structures symboliques et non pas
des structures sémiotiques , puisque les contenus sont structurés de la
même façon dans les différentes langues qui se distinguent seulement dans
- 87 -

la m a t é r i a l i t é des s i g n i f i a n t s . Par la d i s t i n c t i o n de la relation reproduc­


trice entre choses et idées et la r e l a t i o n kata-syntheken entre idées et
s i g n i f i a n t s , Ari stote avait pourtant i n t r o d u i t une d i s t i n c t i o n fondamentale
qui conduisit à la double a r t i c u l a t i o n et donc à une conception de la s i g n i ­
fication linguistique: la distinction entre une détermination naturelle
et une intentionnalité historique. Pour a r r i v e r à une théorie de la double
a r t i c u l a t i o n , i l f a l l a i t é l a r g i r le domaine de l'intentionnalité historique.
Par la double relation de détermination, choses → idées → s i g n i f i a n t s ,
l'intuition aristotélicienne est abandonnée, malgré le maintien de t r o i s
entités dans le jeu s é m i t i q u e , dans le sens de la sémiotique p r é - a r i s t o t é l i ­
cienne. Condillac reprend la conception platonicienne du langage comme
"organon d i a k r i t i k o n " , à la différence que ce n'est pas un instrument qui
analyse l'essence, mais l'apparence des choses.

4.2.1. Ce qui r e l i e Humboldt à Condillac, c'est l ' i n t u i t i o n de l ' i n s u f f i ­


sance du modèle a r i s t o t é l i c i e n en matière de langage qui consiste justement
en une trop grande "indépendance" ou distance des signes matériels des
"idées". Mais Humboldt trouve - ou retrouve, si nous pensons aux Stoïciens -
la solution au problème non résolu par A r i s t o t e , dans le cadre de la philoso­
phie kantienne, qui est une philosophie de la subjectivité active. C'est-
à-dire la critique humboldtienne de la conception t r a d i t i o n n e l l e du signe
en matière de langage part donc justement du côté opposé: Humboldt ne grossit
pas le poids de l ' o b j e c t i v i t é et de la passivité (l'ordre de la nature)
pour arriver comme Condillac à une conception du langage comme système
symbolique, mais i l amplifie le côté subjectif et actif:

Que l e langage soit le produit de l a convention e t que l e mot ne s o i t r i e n d ' a u t r e que l e


signe d'une chose indépendante de c e l u i - c i ou d'un concept indépendant de c e l u i - c i , cette
conception bornée a exercé l a plus néfaste i n f l u e n c e sur l e t r a i t e m e n t i n t é r e s s a n t de toute
étude l i n g u i s t i q u e ( I I I : 1 6 7 ) .

Dans une t e l l e perspective, "la d i v e r s i t é des langues n'est qu'une diversité


de sons qui - dirigés vers les choses - ne sont considérés que comme un moyen
pour a r r i v e r à ces choses". Cette conception ne t i e n t pas compte de la "sub­
j e c t i v i t é " , c'est-à-dire de la " p a r t i c i p a t i o n " du langage à la formation des
représentations" (VI:119). La " s u b j e c t i v i t é " humboldtienne qui "forme les re­
présentations", nous l'avons vu, est basée sur la spontanéité et la récepti­
v i t é . En ce qui concerne le statut sémiotique du mot, Humboldt arrive ainsi à
un quasi-équilibre délicat entre le signe a r b i t r a i r e classique et le symbole
(ou l'image): Ces t r o i s unités sémiotiques - toutes les t r o i s faites par
- 88 -

l'homme -sont attribuées à des positions précises dans ce jeu kantien des
sens et de l'entendement à l ' i n t é r i e u r de la s u b j e c t i v i t é .

4.2.2. Aux créations spontanées de l'entendement correspondent les signes


arbitraires et aux "impressions" qui nous parviennent à travers nos sens
correspondent les images ou symboles. Le mot se situe au mileu, entre l'image
et le signe: Le mot comme e n t i t é sémiotique intermédiaire est selon Humboldt
à la f o i s "produit de l ' a r b i t r a i r e " , du choix volontaire ( W i l l k ü r ) , comme
le signe, et "produit de l'impression des objets" comme l'image, il unit
spontanéité et réceptivité par la "synthèse" de l'imagination productive.
I l n'est donc ni l'un ni l ' a u t r e mais une e n t i t é sémiotique sui generis.

Pour préciser cette position intermédiaire, i l faut ajouter que la balance


entre les sens et l'intelligence n'est pas un équilibre parfait: Le mot
penche du côté de l'image plutôt que du côté du signe:

1o La m a t é r i a l i t é phonique du mot n'est pour Humboldt jamais " i n d i f f é r e n t e " ;


a) elle reflète, à des degrés plus ou moins f o r t s , le contenu: déjà la
linéarité temporelle symbolise le caractère dynamique de la pensée (symbo-
1 i c i t é i n t é r i e u r e ) ; b) la "motivation i n t é r i e u r e " (le "relativement motivé"
de Saussure) symbolise les relations de la pensée et des choses; c) certains
sons vont même jusqu'à être des "peintures" iconiques des choses.

C'est dans ces détails (b,c) que les positions de Condillac et de Humboldt
se rapprochent le plus. La différence est pourtant nette quand on t i e n t
compte de leurs justifications philosophiques opposées: Chez Humboldt,
il ne s ' a g i t jamais d'une détermination passive par la "nature", mais c'est
le sujet qui s'ouvre aux choses q u ' i l transforme activement en "images".

2° Le mot partage avec l'image le t r a i t caractéristique de l ' u n i t é syntheti­


que entre la forme matérielle et le contenu. Mais: tandis que la synthèse
dans l'image est un amalgame (Verschmelzung) entre la forme et le contenu, i l
y a dans le mot une synthèse où les deux choses réunies formant une unité i n ­
dissoluble entre matérialité et contenu restent pourtant discernables:

Le son dans l e mot [ . . . ] n ' e s t par contre r i e n sans rapport au concept p u i s q u ' i l est e x c l u s i v e ­
ment destiné à évoquer c e l u i - c i . L'union du sensible e t du non-sensible e s t par conséquent
- 89 -

d i f f é r e n t e dans l e symbole e t dans l e mot: dans c e l u i - c i , son e t concept - qui ne permettent


pas d ' ê t r e séparés e t qui sont imcomplets chacun pour soi - f o n t un e t c o n s t i t u e n t un ê t r e ,
mais l e son cède pour ainsi d i r e au concept, q u ' i l ne d o i t qu'évoquer et former (V:429).

La relation toute particulière - synthétique - entre matérialité et "idée"


est la raison pour laquelle le mot ne fait plus partie de la classe des
signes dans lesquels la forme matérielle et le contenu sont des entités
indépendantes l'une de l'autre:

Le mot s o r t totalement de l a classe des signes pour la raison que [dans l e s signes] le désigné
e x i s t e indépendamment des signes, tandis que [dans l e mot] l e concept n ' e s t perfectionné que
par l e mot e t que l e s deux ne peuvent pas ê t r e séparés l ' u n de l ' a u t r e (V:428).

Mais c'est surtout la "subjectivité historique" des "concepts", des contenus


linguistiques, qui éloigne Humboldt de Condillac: La comparaison des contenus
des trois entités sémiotiques le montre de nouveau: Le contenu du signe
est la chose désignée elle-même ou un concept intellectuel déterminé, l'un
et l'autre existent indépendamment des signes matériels. Le contenu de
l'image est une vue déterminée de la chose, c'est-à-dire l'image matérielle
est elle-même cette vue de la chose. Le contenu du mot n'est ni l'un ni
l'autre, il offre la possibilité "de se représenter la chose selon les
perspectives et les modalités les plus diverses". Le mot ouvre l'espace
d'un contenu indéterminé qui pourtant n'est pas "confus" puisqu'il est
tenu par la forme matérielle, "weil der eine Schall es heftet und zusammen­
hält" (III:169).

Humboldt reprend le vieux sujet de la "confusion" et de 1 '"indétermination"


des significations. Contre la tradition, p.ex. Leibniz et Descartes, il
maintient que les significations ne sont pas "confuses". Elles sont "deut­
lich", "distinctes". Il avoue pourtant, avec toute la tradition, que les
significations des mots sont "indéterminées", mais il en donne une évaluation
totalement diverse: Condillac s'en plaint et toute son oeuvre est dirigée
contre l'indétermination des mots: La méthode de bien penser, de perfection­
ner la pensée consiste justement en des propositions pour l'élimination
de cette indétermination. Humboldt par contre donne une interprétation
positive à l'indétermination des significations: "C'est une indétermination
sans laquelle la spontanéité [Selbsttätigkeit] de l'activité de penser
serait impossible" qui est caractérisée comme suit:
- 90 -

L ' a c t i v i t é de penser ne t r a i t e jamais l a chose isolément e t ne l ' e m p l o i e jamais dans l a t o t a l i t é


de sa r é a l i t é . L ' a c t i v i t é de penser ne capte que des r e l a t i o n s , des r a p p o r t s , des perspectives
e t les combine ( I I I : 1 6 9 ) .

L'image en tant que vue déterminée d'une chose déterminée ne s'élève pas
encore à l'abstraction requise par l'activité de penser, elle appartient
encore à un niveau "inférieur" et surtout "réceptif" de la pensée. Dans
le signe, par contre, le contenu est le résultat de l'activité de penser,
un savoir déterminé, le déjà-pensé; le dynamisme de l'activité est déjà
venu à son terme. Dans l'infériorité de la langue par rapport aux concepts
logiques qui se manifeste dans l'"indétermination" des significations et
qui a toujours été conçue comme une infériorité criticable (jusqu'à Wittgen­
stein), Humboldt découvre la fonction transcendentale de la langue qui
consiste à mettre en marche la pensée, c'est-à-dire dans l'expression kan­
tienne: il découvre la langue comme condition de la possibilité de penser.

4.3. Condii lac, en précisant sa pensée concernant l'arbitraire du signe,


précise en même temps sa position en ce qui concerne l'autre aspect tradi­
tionnel du terme, c'est-à-dire en ce qui concerne la genèse "oonventionelle"
de la langue. Nous avons vu que Condillac, dans l'Essai, décrit le passage
du signe naturel au signe d'institution comme étant un processus d'accoutu­
mance, donc comme un processus naturel. Et on peut même ajouter que depuis
son Essai, Condillac exclut explicitement une genèse "conventionelle"16
pour laquelle, comme l'a remarqué Rousseau, il faudrait déjà disposer de
la langue. Le point de départ de ce processus d'accoutumance est un "ins­
tinct" social de solidarité entre les hommes. On est de nouveau frappé
par une ressemblance étonnante entre Condillac et Humboldt. Dans le passage
cité plus haut où Humboldt affirme que le langage n'est pas le produit
de la convention, Humboldt précise: le langage "repose bien sûr sur la
convention dans la mesure où tous les membres d'un peuple s'entendent,
mais chaque mot a d'abord été formé par le sentiment naturel du locuteur
et a été compris par le sentiment semblable de l'auditeur" (III:167). Nous
avons, pour une fois, chez les deux auteurs la différence entre une perspec­
tive fontionnelle et une perspective génétique: Fonctionnellement il y
a chez les deux philosophes l' "usage conventionnel", génétiquement il n'y
a pas convention, mais un "sentiment naturel" des interlocuteurs d'un côté
et une "raison naturelle qui fait adopter chaque signe" de l'autre. Même
si nous ne tenons pas compte du fait que, pour Humboldt, penseur fonctionnel,
il s'agit d'hypothèses sur le "début" du langage qu'il présente aussi tou-
- 91 -

jours comme telles, la différence entre Humboldt et Condillac est très


nette dans ces considérations évolutives communes.

L'action commune du "sentiment naturel" du locuteur qui forme les mots


et du "sentiment semblable" de l'auditeur dans la genèse hypothétique
de la langue est dérivée d'une pragmatici té ou intersubjectivité transcenden­
tale primaire. C'est-à-dire: lo la dimension sémantique du langage, la
relation sujet-objet, est contenue dans une pragmatici té théoriquement
primaire et, 2° le "sentiment naturel" des interlocuteurs n'est pas basé
sur une cause ultérieure - les besoins -, mais il est lui-même la cause
ultérieure de la création de la langue, il est un "instinct" transcendental
qui est la base de la socialité empirique des hommes et pas vice versa.
Chez Condillac, par contre, lo la "raison qui fait adopter chaque signe"
se trouve dans la nature de l'homme aussi bien que dans "l'ordre des choses",
elle est donc subjective et objective et n'implique pas un primat théorique
de l'inter-subjectivité; 2° l'intersubjectivité instinctive du "début"
est basée sur des besoins physiques empiriques qui précédent la création
de la langue et qui en sont les causes ultérieures.

Mais, malgré ces différences, le premier pas de la naissance "naturelle"


de la langue est localisé chez les deux auteurs dans la dimension pragma­
tique. Sur la base de la philosophie transcendentale d'une subjectivité
active et historique (intersubjective), Humboldt réhabilite prudemment,
dans ces considérations hypothétiques sur le "début" du langage, la théorie
interjectionnelle et pragmatique de Condillac, si sévèrement critiquée
par Herder. Herder avait dit contre Condillac que jamais la langue ne pour­
rait naître des "cris des passions", de l'"Empfindungsschrei", mais seulement
d'une confrontation entre le sujet et l'objectivité sonore, donc de la
dimension sémantique 17 . Humboldt croit par contre: "Oui, il est même très
probable que le premier usage du langage - si l'on pouvait remonter à celui-
là - ait été une pure expression de la passion " (VII:175).

5. En ce qui concerne mon point de départ, l'article de Hans Aarsleff


et la critique de Gipper et Oesterreicher, les conclusions qui s'imposent
sont évidentes: Aarsleff sous-estime complètement le fait que Humboldt,
quand il arrive à Paris, est déjà un penseur autonome qui essaie d'avancer
sur la voie ouverte par Kant, comme le font Schiller, Fichte, et les Roman­
tiques 1 8 . Ce qui l'intéresse, c'est, comme beaucoup de ces penseurs post-
- 92 -

kantiens, le problème de la "synthèse" de l'imagination productive, le


problème du "génie", pour lequel il avait déjà trouvé une solution originale
et autrement "sensualiste", avant de lire une seule ligne de Condillac.

Ce qui se passe à Paris et lors de son voyage au pays basque, c'est le


glissement de l'intérêt de Humboldt de l'art au langage. Mais ce glissement
est un déplacement à l'intérieur de son sujet philosophique principal,
la synthèse géniale de l'imagination. Il ne peut y avoir aucun doute que
la prépondérance des sujets linguistiques dans les milieux intellectuels
de Paris joue un rôle décisif dans ce glissement. Et c'est en ce sens-
là que Humboldt est endetté envers les philosophes français, une dette
qu'en effet l'historiographie allemande a négligée pour accentuer outre
mesure l'influence de Herder (que l'on ne saurait nier non plus). Seulement,
les instruments qu'il mettra on oeuvre pour traiter de ce nouvel aspect
de la "synthèse", Humboldt les avait bien trouvés avant son séjour parisien.

Humboldt est sans doute, comme tout écrivain qui ne ferme pas les yeux,
un "héritier" de traditions diverses. Mais comme tout écrivain qui a contri­
bué quelque chose d'important à nos connaissances, c'est un héritier qui
transforme ces traditions (pourquoi nier cette évaluation à Humboldt quand
on l'affirme avec aplomb pour Condillac? qu'est-ce qu'on gagne? à quel
jeu joue-t-on? on continue le vieux jeux des compétitions "nationales"
que l'on prétend critiquer). Il est vrai que, dans l'évaluation de la contri­
bution d'un auteur - et en cela Aarsleff a complètement raison - il ne
faut pas attribuer des "découvertes" a celui-ci où il n'y a que(tranformaronde1')
héritage, et - de nouveau Aarsleff a raison - il ne faut
pas exagérer le poids d'une seule tradition où il y en a plusieurs. Seule­
ment, vouloir attribuer un héritage à quelqu'un qui l'a explicitement décliné
revient à dire que le prétendu héritier n'était pas maître de lui-même
et de ses décisions. Les documents sur la vie de Humboldt contredisent
cette hypothèse et son oeuvre donne plutôt lieu à croire à l'hypothèse
qu'implique le passage humboldtien suivant:

L'homme renoue t o u j o u r s avec ce qui e x i s t e d é j à . De toute idée dont l a découverte ou l a r é a l i ­


sation ouvre un nouvel essor aux a s p i r a t i o n s humaines, une analyse rigoureuse e t obstinée
peut montrer q u ' e l l e g r a n d i s s a i t peu à peu dans l e s coeurs, attendant son heure. Mais si l ' i n d i ­
vidu ou l e s peuples manquent du s o u f f l e b r û l a n t du génie, l e s flammes ne prendont jamais sur
l a braise ( V I I : 2 4 ) .
- 93 -

Notes

Je voudrais p a r t i c u l i è r e m e n t remercier MM Auroux e t Ricken de l a discussion d'une première


version de mon a r t i c l e a i n s i que Maryvonne e t Peter Klaus de l ' a i d e q u ' i l s ont apportée à
la rédaction f r a n ç a i s e de mon t e x t e .

1. Cf. Schiller/Humboldt 1962, II


:153 sq e t Humboldt 1903-06, XIV:483-487. Les i n d i c a t i o n s
des pages se r é f è r e n t t o u j o u r s à c e t t e é d i t i o n dont on retrouve l a pagination dans l ' é d i ­
t i o n f r a n ç a i s e de Caussat (Humboldt 1974). Pour l a t r a d u c t i o n des passages c i t é s , j e
me suis s e r v i , où cela é t a i t p o s s i b l e , de l a t r a d u c t i o n f r a n ç a i s e , e x c e l l e n t e d ' a i l l e u r s ,
de Caussat sans pour autant la reproduire toujours littéralement.
2. Cf. Humboldt XIV:444-449, 470-481, 502-505, 509-511.

3. V. aussi Gipper/Schmitter 1979:99-113.

4. La présence de Kant dans l a pensée humboldtienne est manifeste sur presque toutes l e s
pages des é c r i t s humboltiens, c f . p.ex. Cassirer 1923, Heintel 1975, Scharf 1983, Slagle
1974, Borsche 1981. L ' e r r e u r fondamentale d ' A a r s l e f f consiste en l ' o m i s s i o n t o t a l e de
c e t t e base philosophique de Humboldt.

5. C'est l e p r o d u i t d'une l e c t u r e herdériienne de l ' e s s a i de Fichte sur l ' o r i g i n e du langage


de 1795.

6. Ajout personnel d'après l ' o r i g i n a l allemand.

7. Humboldt u t i l i s e bien sûr l ' e x p r e s s i o n kantienne " e n t s p r i n g e n " .

8. Cf. Müller-Vollmer 1967.

9. Kant a v a i t même pratiquement abandonné l ' i m a g i n a t i o n au p r o f i t de l'entendement dans


l a deuxième é d i t i o n de la Critique de l a raison pure, c f . Kamper 1981:103.

10. En ce qui concerne l e s analogies entre l ' a r t e t l e langage chez Humboldt, v. Schmitter
1982.

11. Caussat est d ' a i l l e u r s l e seul des é d i t e u r s d ' é c r i t s l i n g u i s t i q u e s humbol t i e n s à tenir


compte de ce début t o u t p a r t i c u l i e r de l a pensée humboldtienne.

12. Je c i t e l a Gramnaire, l a Logique et l a Langue des calculs d'après Condillac 1821-22,


l'Essai d'après l ' é d i t i o n plus accessible de Porset (Condillac 1973).

13. Les notions de " s u b j e c t i v i t é " e t de " s o c i a l i t e " chez Humboldt ont été réduites par A a r s l e f f
(1977:225 sq) à l a s u b j e c t i v i t é et l a s o c i a l i t é empiriques, acceptions que l ' o n t r o u v e ,
bien sûr, aussi chez Humboldt. Mais l e p o i n t de départ philosophique est toujours l a
s u b j e c t i v i t é e t l ' i n t e r - s u b j e c t i v i t é ( l e moi e t l e non-moi) transcendentales.

14. Ceci n'empêche que p a r f o i s on t r o u v e , dans C o n d i l l a c , c e t t e d i f f é r e n c e de p e r s p e c t i v e ,


comme dans l e passage c i t é : "L'usage de chaque mot suppose une convention", argument
f o n c t i o n n e l , c o n t r e : " l a convention suppose une raison qui f a i t adopter chaque mot",
argument é v o l u t i f .

15. La c r i t i q u e condillacienne de l ' a r b i t r a i r e du signe qui débouche sur une s t r u c t u r e symbo­


l i q u e du signe rend p l u t ô t invraisemblable l a t r a d i t i o n " f r a n ç a i s e " de l a t h é o r i e saussu-
- 94 -

rienne du signe l i n g u i s t i q u e , t e l l e que A a r s l e f f 1982 e t Angenot 1971 veulent l a c o n s t r u i ­


r e . La conception saussurienne correspond beaucoup plus (à l ' e x c e p t i o n de l ' e m p l o i du
terme "signe" lui-même) à ce que d i t Humboldt sur l a s t r u c t u r e sémiotique du mot (à propos
d'une t r a d i t i o n humboldtienne de l a pensée saussurienne, v. Jäger 1975).

16. "Je d i s par l e seul i n s t i n c t , car l a r é f l e x i o n n'y pouvait encore a v o i r p a r t . L'un ne


d i s a i t pas: I l f a u t m ' a g i t e r de t e l l e manière pour lui f a i r e connoitre ce qui m'est néces­
s a i r e , e t pour l'engager à me s e c o u r i r ; ni l ' a u t r e : Je vois à ses mouvements q u ' i l veut
telle chose, je vais lui en donner l a jouissance: mais tous deux a g i s s o i e n t en conséquence
du besoin qui l e s p r e s s o i t d'avantage" (Condillac 1973:195).

17. A a r s l e f f a raison de remarquer (1977:234, note 7) que l e s p o s i t i o n s de Herder e t de C o n d i l ­


lac ne sont pas si éloignées l ' u n e de l ' a u t r e q u ' e l l e s paraissent dans l a polémique:
D'un côté Herder t i e n t t o u j o u r s compte du f a i t que l e s mots sont adressés à un a u t r e ,
de l ' a u t r e côté Condillac m a i n t i e n t que l e premier langage " p e i n t " l e s o b j e t s e t q u ' i l
p a r t des o b j e t s qui émettent des b r u i t s comme l e fameux mouton de Herder: "Or i l a été
aussi f a c i l e que naturel d ' i m i t e r tous l e s objets qui f o n t quelque b r u i t (Grammai re:366).

18. Humboldt se d i s t i n g u e des Romantiques par un kantisme assez f i d è l e . C'est pourquoi i l


me semble p l u t ô t i n c o r r e c t d ' a t t r i b u e r à l a t h é o r i e du langage de Humboldt l e terme de
" l i n g u i s t i q u e romantique". I l s ' a g i t beaucoup plus d'une l i n g u i s t i q u e " c l a s s i q u e " , dans
l e sens que donne l ' h i s t o i r e l i t t é r a i r e allemande à ce terme.
- 95 -

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ÈRE FRANÇAISE et DEUTSCHE BEWEGUNG.
Les Idéologues, l ' h i s t o r i c i t é du langage et la naissance de la linguistique *
Wulf Oesterrei cher (Freiburg i . Br.)

L'histoire des sciences c'est la prise de conscien­


ce explicite, exposée comme théorie, du f a i t
que les sciences sont des discours critiques
et progressifs pour la détermination de ce qui,
dans l'experience, doit être tenu pour réel.
(Georges Canguilhem, L'Objet de l'histoire des
sciences. 1968).

Je me propose de montrer dans quel sens la naissance de la linguistique


historique et comparative, ou de la linguistique tout court, aux environs
de 1800, est déterminée essentiellement par la découverte de l'historicité
du langage, dans quel sens cette naissance de la linguistique constitue
1
une 'rupture' avec la réflexion linguistique antérieure . En plein désaccord
avec certaines prises de position récentes qui estiment scandaleux l ' o u b l i
de la recherche linguistique des Idéologues 2 , je voudrais a t t i r e r l'attention
sur le f a i t que ceux-ci sont pratiquement sans importance pour la constitu­
tion d'une science linguistique. J'analyserai les causes de ce f a i t et
je préciserai par là le point suivant: Ce que la réflexion linguistique
a pu et a dû apprendre des Lumières françaises - l'aspect de 'continuité'
dans ce drame d'une ' r u p t u r e ' 3 - est antérieur à l'ÈRE FRANÇAISE des Idéolo­
gues. Tout cela nous amènera finalement à la question de savoir pourquoi
la linguistique historique et comparative n'a pas vu le jour dans la France
postrévolutionnaire des Idéologues, mais bien à l ' i n t é r i e u r du mouvement
romantique en Allemagne.
- 98 -

Il ne faut qu'étudier un homme quelque temps


pour apprendre son langage: je dis son langage,
car chacun a le sien, selon ses passions . . .
Le caractère des peuples se montre encore plus
ouvertement que celui des p a r t i c u l i e r s . Une multi­
tude ne sauroit agir de concert pour cacher ses
passions. D'ailleurs, nous ne songeons pas à
faire un mystère de nos goûts, quand i l s sont
communs à nos compatriotes . . . Tout confirme
donc que chaque langue exprime le caractère du
peuple qui la parle.
(Condili, Essai sur l'origine des connoissances
humaines, 1746, I I , 1, XV, § 143)

En 1974, Eugenio Coseriu a proposé dans son a r t i c l e "Les universaux l i n g u i s ­


tiques ( e t l e s a u t r e s ) " une h i é r a r c h i e des t r a i t s e s s e n t i e l s du langage 4 -
quibus sublatis lingua ipsa tollitur. Il d i s t i n g u e la sêmantioité, l'altéritê
(le f a i t que tout acte de parole d'un sujet parlant s'adresse à un a u t r e
sujet et doit, par là, accuser un aspect de 'stabilité'), la créativité
e t l' historicité5. Ces quatre um'versaux génériques e t essentiels ouvrent
l'espace langagier, définissent les dimensions d'une théorie du langage
humain. Ces um'versaux nous s e r v i r o n t de point de d é p a r t .

C ' e s t un truisme que de c o n s t a t e r que la réflexion l i n g u i s t i q u e préscientifi­


que a traité d'une manière relativement satisfaisante non seulement des
problèmes r e l e v a n t de la sémanticité ( t h é o r i e du s i g n e , t h é o r i e de la s i g n i ­
fication, types de s i g n i f i c a t i o n , synonymie, e t c . ) , mais aussi des problèmes
relevant de l'altérité du langage ( r é g u l a r i t é e t systématique des langues,
analogies et paradigmes grammaticaux, structures syntaxiques, e t c . ) - cela
explique d'ailleurs pourquoi la linguistique synchronique du XXe siècle
a pu reprendre e t a c t u a l i s e r t a n t de thèmes e t de r é s u l t a t s de c e t t e ré­
flexion. Le tableau change complètement dès que l ' o n considère l e s problèmes
que posent l'historicité et la créativité du langage 6 . Encore au XVIII e
s i è c l e f r a n ç a i s - la France représente à c e t t e époque l e s p o s i t i o n s théori­
ques les plus avancées en Europe (Krauss 1965a : 121 ), même si l'on tient
compte de l ' a p p o r t a n g l a i s - , l e s recherches l i n g u i s t i q u e s sur l e s problèmes
relevant de l'historicit
é e t de la c r é a t i v i t é nous a p p a r a i s s e n t t r è s étranges
e t d'un c a r a c t è r e extravagant en ce qui concerne l ' i n t é r ê t de connaissance,
la conceptualisation du champ et de l'objet d'investigation; il s'ensuit
- 99 -

que même les questions posées dans ces domaines sont presque toujours diffi­
cilement acceptables. On peut s'étonner, en outre, des procédés méthodiques
et du type de raisonnement. On est donc confronté à une étrangeté inquié­
tante.

Il serait facile de dresser ici le tableau de ces bizarreries qui nous


montrent que cette époque est en général - et surtout dans les traditions
que l'on qualifie volontiers de 'rationalistes' - très loin d'une compréhen­
sion authentique et théoriquement valable de la créativité et de l ' h i s t o r i ­
cité du langage 7 . Je me contente de rappeler la référence r i t u e l l e , par
ailleurs pas nécessairement sérieuse, aux narrations bibliques sur l'origine
du langage et sur la multiplication miraculeuse des langues, les essais
d'une explication rationnelle de l'origine du langage humain, les conceptions
innéistes et universalistes qui immobilisent les catégories de la pensée
et du langage, le logicisme outrancier dans l'interprétation des fonctions
du langage et des catégories grammaticales, le réductionnisme dans les
différents types d'explication des particularités des langues proposées,
les jugements 'nationalistes' dans la caractéristique des langues, les
etymologies anecdotiques qui jetaient le discrédit sur ce type de recherche.
Mais il faut insister surtout sur les conceptions déconcernantes des causes
de l'innovation et du changement linguistique. L'idée de corruption et
de mélange apparaît régulièrement et, quant à l'évolution phonétique, on
connaît la sentence ironique, attribué à Voltaire: "L'étymologie est une
science où les voyelles ne font rien, et les consonnes fort peu de chose" 8 .

Bien que certains aspects de l ' h i s t o r i c i t é du langage soient pourtant dans


ce domaine à la portée des grammairiens qui étudient et comparent des langues
particulières, ceux-ci s'essaient "au petit jeu de classer les langues
selon leurs mérites, dévoilant par là tous leurs préjugés nationaux, r e l i ­
gieux et idéologiques" (Chevalier 1976:177). Un autre défaut caractéristique
de ces confrontations entre langues et de ces classifications typologiques:
n'ont un "droit de cité dans le canon de la préexcellence linguistique
et l i t t é r a i r e " (Renzi 1976:646) ni les langues exotiques ni les petites
langues de l'Europe 9 . Finalement, est bien connu le silence presque total
des Lumières sur l ' h i s t o i r e et sur la variation interne du français 1 0 .

Bien sûr, il faudrait préciser et compléter ces indications très sommaires11.


Néanmoins, on peut constater: En France, c'est presque exclusivement la
- 100 -

recherche linguistique suivant la t r a d i t i o n empiriste et c e l l e , sensualiste,


de Condii lac qui aboutit à certains résultats susceptibles d'être interprétés
comme événements marquants sur la voie d'une reconnaissance de l ' h i s t o r i c i t é
du langage 12 . Je me contenterai ici d'une petite l i s t e de six-sept points
de vue q u i , à cet égard, me paraissent s i g n i f i c a t i f s 1 3 :

1. rejet de la grammaire générale et universelle et de ses présupposés


rationalistes;
2. reconnaisance de l'importance de l'usage;
3. conviction que l'on ne peut immobiliser une langue vivante, maintenir
une langue à un certain point de perfection;
4. i n t é r ê t pour le rapport langue - société;
5. tentative de trouver des facteurs qui déterminent les langues par
médiation du caractère des peuples;
6. notion de génie d'une langue comme appréciation positive de l ' o r i g i n a l i ­
té d'une langue p a r t i c u l i è r e ;
7. débuts d'une conception de la langue comme 'organisation' et 'struc­
ture' ;
8. étude du developpement des facultés i n t e l l e c t u e l l e s et de la formation
du langage; le problème de l ' o r i g i n e du langage se transforme dans
le sens d'une interprétation génétiste;
9. la conviction que chaque individu a son langage;
10. nouvelle accentuation du problème de l'arbitraire du signe;
11. conception d'une influence des signes sur la pensée ou relativité
de la pensée dans une langue; on pose aussi le problème des préjugés
contenus dans les langues;
12. conviction que des textes d'une langue ne peuvent être traduits sans
reste, en vertu du génie, de la spécificité d'une langue;
13. conception des langues comme instruments d'analyse et d'expression
d'inégale valeur et hiérarchisation des langues d'après leur statut
socioculturel ;
14. possibilité de promouvoir par le progrès des langues un perfectionnement
de la pensée;
15. de là une impulsion pédagogique: revendication d'une formation linguis­
tique dans la langue maternelle;
16. les positions 'relativistes', p.ex. dans la discussion sur l'ordre
des mots;
17. commencement d'une perspective que l'on pourrait qualifier de 'fonction-
- 101 -

nal i s t e ' .

Bien que ces prises de position soient fondées presque exclusivement sur
l'épistemologie empirico-sensualiste et s'insèrent par là encore tout
à f a i t dans "l'épistémè classique" (Foucault), elles préparent une compréhen­
sion historique du phénomène langagier. Elles annoncent en quelque sorte
des thèmes qui devraient - en partie marqués d'un signe contraire - caracté­
r i s e r le mouvement romantique. Et qui plus est: la réflexion linguistique
dans le cadre du deutsche Bewegung n'est pas concevable sans l'apport,
sans l'appropriation de cette pensée des Lumières. Mais, et c'est important,
on peut q u a l i f i e r ces questions et les réponses données tout au plus de
génétistes, d'évolutionnistes ou de relativistes - elles ne sont pas encore
historiques dans le sens s t r i c t du mot 14 .

II

Honnis sous la Restauration, voués ensuite au


mépris, l e s idéologues commencent e n f i n à r e t e n i r
l'attention de quelques-uns. Ces républicains
d'Ancien Régime ont été l e s philosophes de l a
Révolution; matérialistes assurés, partisans
du nouveau pouvoir, i l s n ' o n t pas hésité à assumer
de f o r t e s r e s p o n s a b i l i t é s , ont survécu à de grands
dangers, se sont montrés p l e i n s de courage en
des temps dangereux e t t r è s f r a n ç a i s par l e goût
des idées générales, la recherche analytique
des éléments de l a pensée, l ' i n d i f f é r e n c e aux
fondements u l t i m e s , l a passion de l a méthode;
ils estimaient enfin qu'ils n'avaient aucune
leçon à recevoir de l ' é t r a n g e r , s u r t o u t pas de
c e t t e Allemagne où s é v i s s a i t l ' o b s c u r kantisme.
(Encyclopaedia U n i v e r s a l i s , 1968)

Quelle est donc l ' a t t i t u d e adoptée par les Idéologues face à cet héritage
théorique et pratique du X V I I I e siècle? Peut-on dire que les Idéologues
aient suivi le chemin indiqué, continué, approfondi et élargi l'orientation
que je viens de caractériser? Je suis obligé de me contenter encore d ' i n d i c a ­
tions sommaires. Je commencerai par une esquisse rapide des présupposés
épistémologiques des Idéologues, entremêlés cependant dès le début de p r i n c i ­
pes d'ordre politique et socioculturel.
- 102 -

Les Idéologues, c'est bien connu, continuent la philosophie de Condillac 15 .


Surtout dans la deuxième classe de l'Institut on reconnaît son programme
dans la 'Section pour l'analyse des sensations et des idées'. Mais Condillac,
"malgré' l'excellence de sa méthode et la sûreté de son jugement" (Destutt
de Tracy 1970, I:XVI), est également critiqué sévèrement: on lui reproche
non seulement d'avoir été trop 'philosophique' et d'avoir trop négligé
le fondement physiologique de l'Idéologie, mais on dénonce aussi des erreurs
dues à des vices de méthode, la systématisation exagérée des résultats
de sa recherche et en même temps le manque de cohérence dans ses écrits 1 6 ;
on lui reproche finalement de ne pas avoir laissé un "corps de doctrine com­
plet" (id., I : XVII) fondé sur l'Idéologie proprement dite 1 7 . La première
tâche sera par conséquent: déterminer et structurer, malgré la division du
travail nécessaire dans la recherche concrète 1 8 , l'ensemble des connaissances
déjà acquises:

I l est [ . . . ] f o r t naturel que l a p r a t i q u e souvent t r è s - p e r f e c t i o n n é e précède toute bonne


théorie [ . . . ] Cela nous explique aussi pourquoi l a science qui nous occupe, c e l l e de l a
formation des i d é e s , est si nouvelle e t si peu avancée: p u i s q u ' e l l e est l a t h é o r i e des
t h é o r i e s , e l l e d e v a i t n a î t r e l a d e r n i è r e . Ceci, au r e s t e , ne d o i t pas f a i r e conclure que
l e s théories en général, e t notamment l ' i d é o l o g i e , soient i n u t i l e s : e l l e s servent à r e c t i f i e r
e t épurer l e s diverses connaissances, à l e s r a t t a c h e r à des p r i n c i p e s plus généraux, e t
e n f i n à l e s r é u n i r par t o u t ce q u ' e l l e s ont de commun. (Destutt de Tracy 1970, I:307 sq.)

Donc "la saine théorie [...] ne fait que naître" (ibid.) - conviction qui
a provoqué le célèbre jugement enthousiaste et optimiste formulé, en 1803,
par Destutt dans l'introduction à sa grammaire:

Le moment ou les hommes réunissent e n f i n un grand fonds de connaissances acquises, une


excellente méthode et une l i b e r t é e n t i è r e , est donc l e commencement d'une ère absolument
nouvelle dans l e u r h i s t o i r e . Cette ère est vraiment, 1 'ÈRE FRANÇAISE; e t e l l e d o i t nous
f a i r e p r é v o i r un développement de r a i s o n , e t un accroisement de bonheur, dont on chercherait
en vain à juger par l'exemple des s i è c l e s passés: car aucun ne ressemble à celui qui commence.
(Destutt de Tracy 1970, II:10)

Le champ de cette s c i e n t i f i c i t é u n i t a i r e (cf. Kennedy 1977; Gusdorf 1978:15)


contiendra donc non seulement le 'noyau' - idéologie proprement d i t e , gram­
maire et logique - mais aussi des sciences t e l l e s que la morale, la poli­
tique, l'économie, la législation, la physique, la géométrie, le calcul.
L'Idéologie se d é f i n i t elle-même comme épistémologie ("théorie des théories")
et se caractérise par un monisme méthodologique {"une excellente méthode")
fondé sur l'analyse des fonctions intellectuelles (méthode analytique)
(cf. Gusdorf 1978:369-383). Son but est l ' u n i f i c a t i o n du savoir:
- 103 -

L'épistémologie des Idéologues, à p a r t i r d'un enracinement de l a connaissance dans l a nature


de l'homme, é t a b l i t un commun dénominateur entre l e s provinces de l a connaissance. Les
d i s c i p l i n e s diverses communiquent entre e l l e s par l a v e r t u du p r i n c i p e qui l e s a engendrées;
l ' i d é o l o g i e est par excellence une pensée i n t e r d i s c i p l i n a i r e , non pas simple accumulation
des'connaissances [ . . . ] , mais c o n f i g u r a t i o n de l'ensemble, intelligibilité à l a f o i s extensive
e t i n t e n s i v e qui rassemble l e s sciences l e s plus diverses dans l ' u n i t é d'une s a i s i e de
l ' o r d r e humain. L ' i d é o l o g i e , t h é o r i e u n i t a i r e de l a connaissance, se c o n s t i t u e comme l e
langage u n i t a i r e d'une science u n i t a i r e , qui d o i t ê t r e l a science de l'homme. (Gusdorf
1978:384).

Il s'agit de conduire les sciences de l'homme du domaine de la confusion


et de la spéculation au statut de ' v r a i e s ' sciences 1 9 . Quoique les Idéologues
soient fascinés par les mathématiques - arithmétique p o l i t i q u e , mathématique
sociale, s t a t i s t i q u e 2 0 - i l s sont, à la différence de Condillac, sceptiques
quant aux p o s s i b i l i t é s d'unem a t h é m a t i s a t i o n ,p.ex. de la logique 2 1 .

En ce qui concerne l ' h i s t o i r e , il faut mettre en évidence la méfiance pro­


fonde des Idéologues à l'égard du savoir h i s t o r i q u e 2 2 . On craint une " p o l l u ­
t i o n historique" (Gusdorf 1978:508) - spécialement dangereuse pour la jeunes­
se. Les Idéologues, i l est v r a i , ont i n t r o d u i t l ' h i s t o i r e comme d i s c i p l i n e
dans l'enseignement des écoles centrales ( c f . Guy 1981), mais en tant qu'his­
t o i r e philosophique des peuples, ce qui revient à une h i s t o i r e rai sonnée,
à un tableau des progrès de l'humanité 2 3 .

L ' h i s t o i r e , selon l e s Idéologues, n ' e s t pas l a simple r é s u r r e c t i o n du passé; l e s f a i t s


doivent ê t r e revus e t corrigés par l e jugement r a t i o n n e l fondé en d r o i t e t en v é r i t é [...]
l ' h i s t o i r e ne s ' a p p a r t i e n t pas à elle-même; en l i b e r t é sous c a u t i o n , e l l e ne peut s ' a f f i r m e r
qu'à l a faveur d'un régime de haute s u r v e i l l a n c e , sous l a dépendance d'une instance r a t i o n n e l l e
[ . . . ] l e domaine des études h i s t o r i q u e s comporte, pour de jeunes e s p r i t s , un risque pédagogique;
l e passé de l'humanité a t t e s t e l e s menaces permanentes de l a d é r a i s o n . (Gusdorf 1978:505)

Au fond, la "seule h i s t o i r e un peu sérieuse est celle des temps contempo­


r a i n s , sérieuse parce qu'on peut observer les f a i t s , sérieuse parce q u ' e l l e
nous montre comment améliorer notre société" (Chevalier 1976:181). Ce qui
intéresse avant t o u t , c'est la construction de l ' a v e n i r dans le présent
même. Un savoir historique - bien entendu, très s é l e c t i f - est néanmoins
accepté l o r s q u ' i l contribue à l ' e x a l t a t i o n du présent, magnifié et illustré
alors à l ' a i d e du passé 24 .

Marqués par l'expérience vécue pendant la Révolution, les Idéologues ont


assumés de grandes responsabilités publiques 2 5 . Mais le désir d'une utilité
sociale (cf. Hordé 1977:42, 44, 61) s'associe à un volontarisme actionniste
- 104 -

et prospectif qui vise la républicanisation et la r a t i o n a l i s a t i o n des struc­


tures politiques et socioculturelles26. Après la chute de Robespierre et
27
jusqu'en 1803 , les Idéologues représentent, il ne faut pas l'oublier,
un "véritable groupe de pouvoir et de pression" (Moravia 1976:1469), on
a même parlé d'un "mandarinat" (Jamin 1982). On trouve les Idéologues "tous
à des postes de très grande responsabilité politique et administrative,
à la tête de nombreux journaux, dans les principales institutions civiles
et c u l t u r e l l e s de la République" (Moravia 1976:1469) 28 .

Tout cela explique finalement l'influence des Idéologues sur l'appareil


29 30
éducatif . Mais l ' i d é e de la p e r f e c t i b i l i t é de l'homme par l'éducation
dégénère chez ces technocrates de l ' i n t e l l e c t en un u t i l i t a r i s m e et en
un " t o t a l i t a r i s m e éducatif qui vise à façonner les esprits et les coeurs"
(Régaldo 1974:207) - tout cela, bien entendu, au service du bonheur des
citoyens et pour assurer le progrès de la n a t i o n 3 1 .

L'orientation pratique et théorique de l ' I d é o l o g i e déterminée par les p r i n ­


cipes indiqués, qui contredisent d ' a i l l e u r s largement l'épistémologie empi­
rico-sensualiste, cette o r i e n t a t i o n , on le devinera, ne saurait être propice
au développement ultérieur de l ' h é r i t a g e r e l a t i v i s t e et génétiste e t , par
là-même, à une compréhension authentique et à une étude adéquate de l ' h i s t o ­
r i c i t é du langage et de l ' h i s t o i r e des langues.
- 105 -

III

La Grammaire dont on p r e s c r i v o i t l'enseignement,


devoit donc nécessairement ê t r e philosophique,
e t non générale: on d e v o i t s ' y proposer, non
d'enseigner toutes l e s langues, ou t e l l e s langues
en p a r t i c u l i e r , mais de suivre dans l e s procédés
du langage, e t d ' é c l a i r e r par l à , l a marche,
l e c a r a c t è r e , l e s développements, et l e p e r f e c t i o n ­
nement de l a raison humaine: l a nature de l ' e s p r i t
de l'homme d e v o i t en ê t r e l ' o b j e t et l e b u t ;
en quoi e l l e s'unissoit de l a manière l a plus
i n t i m e avec l a métaphysique e t l a l o g i q u e , pour
ne plus former avec ces deux autres sciences,
qu'un seul corps de d o c t r i n e . En e f f e t , i l n'y
a pour toutes les t r o i s , qu'un seul e t même s u j e t
à a p p r o f o n d i r , l e s opérations e t l e s f a c u l t é s
i n t e l l e c t u e l l e s de l'homme. (Dieudonné T h i é b a u l t ,
Gramai re philosophique . . . , 1802, Préface) 3 2

I l est très d i f f i c i l e de caractériser en quelques mots les positions idéolo­


giques concernant le langage car, s ' i n c r i v a n t dans le vaste espace s c i e n t i f i ­
que d é c r i t , les travaux de Destutt de Tracy, Cabanis, Degérando, Volney,
Thurot, Thiébault, Domergue, Grégoire, de Sacy, Loneux, Sicard et al.33
t r a i t e n t des aspects les plus variés et obéissent à des intérêts très d i f f é ­
rents - même si "l'analyse des signes, et d'abord des signes du langage
articulé, [...] est chez les idéologistes [ . . . ] au départ de toute anthropo­
logie, sa condition et son instrument" (Désirat/Hordé 1982:12) et même
si l'on peut reconnaître chez les Idéologues "un ensemble de discours carac­
térisés par la fonction sociale q u ' i l s prêtent au signe":

l a t h é o r i e du signe n ' e s t pas seulement nécessaire aux Idéologues pour organiser l a d e s c r i p t i o n


des phénomènes sociaux; en e f f e t l e u r p r o j e t central est d ' i n t é g r e r l e progrès s c i e n t i f i q u e
à l a réorganisation s o c i a l e , et l e s moyens à mettre en oeuvre dépendent e s s e n t i e l l e m e n t ,
de l e u r p o i n t de vue, des aptitudes sémiologiques de l a race humaine parvenue à l a m a t u r i t é
' I d é o l o g i q u e ' . (Hordé 1977:42 sq.)

J'ai retenu les points du vue suivants dont on identifiera facilement les
rapports avec les présupposés théoriques et les principes décrits plus
haut. Ces points de vue offrent une approximation des conceptions idéologi­
ques du langage et des langues ainsi qu'une caractéristique des champs
d'intérêt et de l'intérêt de connaissance des Idéologues dans ce domaine.
- 106 -

1. En conformité avec les présupposés théoriques, le langage est omniprésent


dans les oeuvres des Idéologues, mais il faut chercher les membra disiecta
d'une théorie du langage dans les domaines les plus divers: épistémologie,
anthropologie, physiologie, psychologie, logique, ethnographie et géographie,
médecine et pathologie, politique et droit, pédagogie, grammaire, stylistique
et rhétorique. L'argument linguistique est utilisé surtout pour démontrer
la formation et le fonctionnement des facultés intellectuelles, mais souvent
l'idée de l'influence du langage sur la pensée - conception encore très
féconde, épistémologiquement parlant, chez Condii lac dans sa vue 'dialecti­
que' des rapports entre besoin, comportement, langage et idées - est devenue
presque un cliché argumentatif34.

2. On favorise spécialement l'étude des aspects du langage qui contribuent


à la scientificité intégrative, tendance visible surtout dans les efforts
pour le développement d'une langue scientifique, de terminologies scientifi­
ques cohérentes 35 . L'imprécision inévitable de nos idées - vue comme un
vice et un défaut constitutionnel de l'homme - doit être contrebalancée
par l'expression exacte, par le signe univoque. Il ne s'agit plus, bien
entendu, de l'idéal d'une langue parfaite et universelle, mais on développe
une conception visant, pour les langues existantes, un perfectionnement,
une régularisation et uniformisation qui s'inspire d'un rigoureux fonction­
nalisme conceptuel (cf. Destutt de Tracy 1970, II:368-393 et 424-426).
Pour en montrer le réductionnisme outrancier, je rappelle le jugement sévère
que Destutt porte sur certaines catégories et formes grammaticales du fran­
çais: pour lui, la distinction entre je fus et j'ai été "vise à la subtilité"
(Destutt de Tracy 1970, II:200); dans la déclinaison des noms, "quoi de
plus ridicule que de donner le genre féminin ou masculin au nom d'une chose"
(id., II:171); le que qui marque la subordination rend inutile le subjonctif
(id., II:46) et les deux auxiliaires (être et avoir) représentent un luxe
fâcheux (id., II:220). Donc: "Le français épuré dont rêve Destutt est une
langue dont on aurait supprimé les 'tours irréguliers 1 de façon à la ramener
à un pur fonctionnement représentatif" (Branca 1982a:61).

3. Cela ne peut étonner que les Idéologues, pratiquement, ne s'intéressent


qu'à la langue actuelle, la recherche est donc centrée sur le français
contemporain (cf. Chevalier 1976:186; Droixhe 1977:42). Très marqué, somme
toute, le zèle patriotique pour l'exaltation du français, langue nationale.
Les jugements de valeur, repris d'ailleurs des époques antérieures, abondent;
- 107 -

ils s'inspirent encore de l'enthousiasme pour l'Ère française. Ici les


vues des Idéologues comme Destutt, Cabanis et Thiébault s'accordent avec
celles d'un Rivarol 36 .

4. Il est significatif que la comparaison des langues ne suscite même


pas l'intérêt du public savant. A titre de preuve, on peut mentionner la
publication très retardée du mémoire du Père Coeurdoux sur les ressemblances
entre le sanscrit, le latin et le grec (cf. Mayrhofer 1983:125 sq.).

Se consacrer aux langues p a r t i c u l i è r e s , c ' e s t s ' e x c l u r e des sciences de p r e s t i g e ; à plus


f o r t e raison quand e l l e s sont t r è s anciennes, car on s ' e x c l u t t o u t autant du jeu des
i n s t i t u t i o n s que de l a pratique s c i e n t i f i q u e . (Chevalier 1976:189) 37

Le 'comparatisme' d'un Volney ne reste qu'un programme et cette étude compa­


rative des langues est conçue d'avance comme une d i s c i p l i n e auxiliaire du
type d ' h i s t o i r e déjà mentionné 38 . Souvent, lorsqu'on compare des langues,
c'est bien l'orientation pédagogique qui l'emporte, pour ne pas parler
des tentatives f a i t e s pour magnifier le français à l ' a i d e des confrontations
entre langues.

5. Le volontarisme prospectif de l'Idéologie favorise les conceptions


qui invitent à changer la langue 39 : la syntaxe du français étant
'incorruptible', on discute des programmes de régularisation surtout dans
les domaines de l'orthographe et du vocabulaire (cf. Branca 1982a; Dougnac
1982). Cet interventionnisme sans respect pour l'historicité du langage
et l ' h i s t o i r e des langues s'explique encore, en dernière analyse, par l'hos­
t i l i t é des Idéologues à tout ce qui est ' d i f f é r e n t ' , relève de l ' i n d i v i d u a l i ­
té, et, par là, contredit "la pure transparence du discours" (Branca
1982a:61).

6. Pour les Idéologues "la grammaire, c'est bien autre chose que 'l'art
de parler et d ' é c r i r e ' . C'est une science fondamentale, une épistémologie,
qui permet, d i t Destutt, de conduire l ' e s p r i t dans la recherche de la v é r i t é "
(Chervel 1977:72; cf. aussi Hordé 1977:42-44). Il n'est que conséquent
que la forte préoccupation pédagogique des Idéologues ne se l i m i t e pas
aux écoles. Au niveau d'une éducation vraiment nationale, dans les projets
d'anéantir les patois et les dialectes, l ' i d é e de l ' u n i f i c a t i o n linguistique
accuse des aspects obsessionnels 40 : le 'différent' linguistique ne rappelle
- 108 -

pas seulement un passé détesté, mais i l équivaut directement à un état


pathologique de la société, à un "désordre du corps social" (Chevalier
1982:93) - bref, i l bloque le progrès de la nation et est un obstacle pour
le bonheur des citoyens.

7. Dans le domaine de la description grammaticale, on rencontre un t r a v a i l


intéressant de systématisation des connaissances, mais, comparé à l'oeuvre
d'un Beauzée, d'un Dumarsais et d'un Condillac, les innovations sont p l u t ô t
rares 4 1 .

8. Ce qui est important aussi, c'est la préférence accordée par les


Idéologues à la 'forme écrite' du français qui, uniforme, générale, contrôla­
ble, à leur avis, correspond évidement à l'idée d'un vrai discours républi­
cain. Ce français est conçu comme instrument de rupture avec un passé féodal
qui survit dans les dialectes et les traditions orales du peuple 4 2 . Cela
implique: "L'écrire, distingué du dire, sera la marque d'une pensée utile
au bien de tous" (Chevalier 1982:97) 43 . C'est l'école qui assurera la diffu­
sion de ce français national.

9. En ce qui concerne les aspects évolutifs du français, ils n'ont, aux


yeux des Idéologues, aucune importance pour l'approche grammaticale. Les
études historiques - nous l'avons déjà mentionné - ne jouissent d'aucun pres­
tige social. Cela ne paraît pas un hasard si, en 1795, le sujet du concours
de l'Institut n'a suscité ni un grand écho ni des réponses satisfaisantes:
"Examiner les changements que la langue française a éprouvés depuis Malherbe
44
et Balzac jusqu'à nos jours" . On ne constate dans ce domaine, qui n'est
que rarement et très brièvement traité, aucun élément nouveau 4 5 . On a l'im­
pression qu'un composant 'historique' - p.ex. l'histoire des langues en
général, l'histoire des langues prises en particulier (et des perspectives
comparatistes) - est introduit surtout pour compléter le corps d'une science
de l'homme, ce qui explique aussi le fait que ce composant 'historique'
reste à l'état d'un programme (cf. Thiébault 1802/1977, II:189-214; cf.
aussi Auroux/Désirat/Hordé 1982:74, 76 et 7 7 ) .

. . . ces ' h i s t o i r e s ' sont moins des b i l a n s des recherches passées que des programmes d ' é t u d e s ,
des p r o p o s i t i o n s d'extension du t e r r a i n l i n g u i s t i q u e . Toujours c r i t i q u e s , e l l e s se v e u l e n t ,
conformément à l ' e s p r i t de l ' I d é o l o g i e , p r é l i m i n a i r e s épistérnologiques, exposés des conditions
i n s t i t u t i o n n e l l e s d'un nouveau développement s c i e n t i f i q u e . (Désirat/Hordé 1982:15)
- 109 -

L'étude des langues est rigoureusement mise au service de la connaissance


historique des civilisations et des nations. Du reste, on retrouve tout
l'arsenal de vieux clichés argumentatifs - en partie contradictoires entre
eux - qui dans leur généralité et partialité n'apportent aucune évidence
positive: le changement conçu comme corruption et décadence des langues;
le rôle du mélange; la thèse du celtisme; mythes explicatifs comme le 'prin­
temps poétique' des langues et la décadence des langues modernes; l'évolution
du français qui va de la naïveté à la clarté; les langues actuelles, surtout
le français, vues comme 'prodigieusement perfectionnées'; l'influence surtout
du climat, du gouvernement et de la fortune de l'état, des moeurs et du
goût, de la religion ...46.

10. Dans le domaine de l'étymologie l'excellent travail de Turgot, inspiré


par de Brosses, n'a pas été continué (cf. Diderichsen 1974:290 sq.; Monreal-
Wickert 1977:148-160; mais cf. aussi Gauger 1973:72). L'étymologie n'est
pas seulement l'objet du mépris déjà expliqué des grammairiens pour l'étude
de ce qui n'est pas langue contemporaine 47 , mais se heurte aussi à "un
postulat [...] de la linguistique des lumières: la primauté du critère
syntaxique sur l'étymologie dans la détermination des filiations de langues"
(Droixhe 1977:46 sq.). Et finalement, il y a encore une entrave et une
confusion très graves, provoquées par un malentendu épistémologique, dans
ce qu'on appelle 'théorie des racines' (cf. Foucault 1966:119-125). Seules
les interjections reflèteraient le langage primitif:

. . . pour les autres mots, tout ce que peut faire l'etimologiste le plus sagace, au risque
même de se tromper souvent, est de retrouver dans leurs syllabes radicales quelques vestiges
de l'impression première produite par l'objet ou le sentiment qu'ils représentent, et de
légères traces de leur forme originelle. (Destutt de Tracy 1970, I; 319)48

Cette interprétation erronée fait voir encore une f o i s très clairement


la différence "entre l'étude du génétique et celle de l ' h i s t o r i q u e " (Stéfani­
ni 1981:233).

11. Me semble très significatif également le traitement de tout ce qui


relève de l'individualité, de l'affectivité et de la subjectivité dans
le langage. Comparé avec les positions de Condillac, les Idéologues se
sont encore écartés considérablement des conquêtes antérieures: les déclara­
tions sur les questions du s t y l e , sur le langage f i g u r é , donc sur les méta­
phores, les hyperboles, les ellipses, etc.49, nous montrent une méfiance
-110-

profonde, une résistance très forte contre l'individuel, le particulier,


le différent. Cette résistance résulte d'ailleurs d'une interprétation,
en dernière analyse, trop intellectualiste de l'approche empirico-sensua­
liste. Jean-Claude Chevalier affirme: "Positions de d o c t r i n a i r e s , tranchan­
tes, affirmées: t e n i r pour corrupteur le discours de la passion et de l'émo­
t i o n , fonder une société ordonnée sur le discours de la raison" (Chevalier
1982:94) 50 .

12. En ce qui concerne la conception de l ' h i s t o i r e de la science grammati­


cale, e l l e répète, sur un autre niveau, e l l e aussi, des aspects s i g n i f i c a t i f s
du programme idéologique. Thiébault, après avoir caractérisé (et évalué)
trois périodes de cette science, souligne encore une f o i s la suprématie
de la définition de la grammaire qui détermine les études linguistiques
des Idéologues:

La Grammaire philosophique que l ' o n a si mal à propos nommée Grammaire générale, n ' e s t
essentiellement e t ne peut ê t r e au f o n d s , qu'une seule e t même chose avec l a métaphysique
e t l a l o g i q u e : nos auteurs l e s plus estimables ont senti c e t t e v é r i t é ; e t j u s q u ' i c i tous
ont successivement t r a v a i l l é , e t toujours plus directement à l a f a i r e s e n t i r aux a u t r e s :
mais malgré t o u t l e soin q u ' i l s ont mis à s'approcher a i n s i du v é r i t a b l e b u t , i l s ne l ' o n t
cependant pas encore a t t e i n t . C'est donc à quoi l ' o n d o i t s u r - t o u t s ' a p p l i q u e r à l ' a v e n i r .
(Thiébault 1802/1977, II:185)

On s'efforcera donc de "fondre ces trois sciences en un seul corps de doc­


trine" (id., II:186): ainsi on donnera "aux nations civilisées, la Grammaire
philosophique" (id., II:188), et cela "dans un ordre parfait", avec "des
définitions justes, des divisions exactes, des principes évidents, des
règles précises, des détails lumineux" (ibid.). C'est encore l'Ère française
qui l'emporte ...

En résumé, il faut d'abord retenir le monisme épistêmologique de l'Idéologie,


imposé par la méthode analytique; ce monisme limite l'intérêt de connaissance
et détermine la structure des connaissances. Cette foi en une science uni­
taire s'enracine aussi dans le concept d'une présupposée représentabilité
universelle des idées assurée par le langage (cf. Foucault 1966:98-103).
Pour Georges Gusdorf "l'échec du grand dessein idéologique" est dû justement
à ce "totalitarisme interdisciplinaire (qui) comportait une bonne part
d'illusion et d'autosatisfaction; phénomène de fascination qui s'est souvent
reproduit dans l'histoire de la pensée, où tel ou tel concept devient pour
les initiés une clef universelle d'intelligibilité" (Gusdorf 1978:381)51.
- 111 -

Mais l'Idéologie a adopté, d'autre part, des principes d'ordre socioculturel


qui défigurent, au point de la rendre méconnaissable, l'épistémologie em­
pirico-sensualiste. I l faut i n s i s t e r , finalement, sur la vision s c i e n t i f i q u e ,
l'horizon de t o t a l i t é , qui détermine la recherche idéologique: dans le
projet ambitieux d'une science de l'homme u n i t a i r e , l ' h é r i t a g e des Lumières
se retrouve r a d i c a l i s é 5 2 .

Dans la perspective de la théorie du langage, i l faut dire que, malgré l'om­


niprésence des arguments linguistiques et même malgré une certaine surestima­
tion du rôle du langage et de la valeur explicative de l'argument linguis­
tique, la conception du langage reste indéterminée 5 3 , ce qui se reflète
dans le f a i t que la réflexion linguistique ne peut se l i b é r e r du contexte
de la s c i e n t i f i c i t é unitaire. L'étude des phénomènes langagiers qui mani­
festent des aspects de l'historicité perd sensiblement d'importance, ce
type de recherche est en récul évident 5 4 . L ' i n t é r ê t de connaissance concer­
nant le langage subit une forte pragmatisation par rapport à l'époque de
55
Condillac . Conformément à cela, on constate un changement de la fonction
des arguments linguistiques (cf. surtout Hassler 1981). Mais les contra­
dictions internes se m u l t i p l i e n t : on connaît les marques de la subjectivité
et de l ' a f f e c t i v i t é dans le langage, on sait que chaque individu a "son
langage" et que des sujets parlants ne s'entendent jamais parfaitement,
on sait que la variation existe à l'intérieur du français, on parle de
l'imprécision nécessaire des idées et des s i g n i f i c a t i o n s et de l ' é v o l u t i o n
linguistique qui s'ensuit, etc. - mais on ne t i r e pas les conséquences
nécessaires de ces évidences. On continue à croire à une théorie du langage
rêductionniste. En dernière analyse, i l s ' a g i t de la f a i l l i t e d'une théorie
du langage qui reste basée sur une notion trop é t r o i t e et confuse de 'be­
s o i n ' , de 'nécessité', et revêt, dans sa reconstruction des f a c u l t é s , dans
son analyse des sensations et des idées, toutes les caractéristiques d'un
56
intellectualisme et d'un pragmatisme dogmatiques .

Dans la perspective de l ' h i s t o i r e des idées, finalement, on d o i t constater


que l'Idéologie n'a pas compris le changement de mentalité qui s'était
e
annoncé dès la deuxième moitié du X V I I I siècle. Ce changement a pour point
de départ une appropriation c r i t i q u e - non toujours sans préjugés, i l est
vrai - des principes de la pensée des Lumières françaises 5 7 . En Allemagne
i l faut mentionner surtout Herder. Cette orientation de la pensée - Rousseau
joue naturellement un rôle d é c i s i f - se transforme après l'époque du Sturm
- 112 -

und Drang, sous l'influence de la philosophie critique de Kant et celle


de l'Idéalisme allemand. Est important également l'essor des études philolo­
giques et historiques en Allemagne. Il se produit une nouvelle orientation
de l'intérêt de connaissance et du style depenser qui détermine d'une façon
massive le climat intellectuel et culturel dans ce qu'on appelle deutsche
Bewegung58. Pour bien marquer le décalage de ces deux traditions de pensée,
pourtant contemporaines 59 , il n'est pas inutile de rappeler ici le fait
que "les Idéologues n'ont guère de sympathie pour l'Allemagne, dont ils
connaissent peu la culture, à l'exception de Degérando [...] Tracy critique
dédaigneusement Kant sans l'avoir lu ..." (Gusdorf 1978:550). En comparaison
de ce nouveau climat intellectuel, les Idéologues, héritiers des philosophes
et des encyclopédistes, "font figure d'hommes du passé" (Gusdorf 1978:549),
parce qu'ils n'ont pas compris "que la force du devenir humain s'articulait
dans l'histoire, se définissant dans une dialectique de l'esprit. Ce n'est
pas de trop de métaphysique qu'ont crevé ces idéologues-là, mais de pas
assez de métaphysique" (Chevalier 1976:191) 6 0 .
- 113 -

IV

Zwischen das Jahr 1774 etwa, i n dem Herder s c h r i e b :


"Jede Nation hat ihren M i t t e l p u n k t der G l ü c k s e l i g ­
k e i t i n s i c h , wie jede Kugel ihren Schwerpunkt",
und das Jahr 1854, i n dem Ranke l e h r t e : "Jede
Epoche i s t unmittelbar zu Gott und ihr Wert beruht
garni cht auf dem, was aus ihr hervorgeht, sondern
i n ihrer Existenz selbst, in ihrem eigenen S e l b s t " ,
fällt die Blütezeit der deutschen Geisteswissen­
schaften.
Der Gedanke aber, der diese beiden Sätze verbindet
und der d i e wissenschaftliche Entwicklung, d i e
zwischen i h r e r A u f s t e l l u n g a b l i e f , beherrscht,
i s t ein Grundgedanke der Historischen Schule.
Die geistesgeschichtliche Bedeutung der Winkel-
mann, Lessing, Herder, Möser, der Wolf, Schlegel,
Schleiermacher, Humboldt, Niebuhr, Savigny, Eich­
horn, Jakob Grimm, der Creuzer, Görres, Ranke,
Bopp, Welcker, Boeckh u.a. erschöpft s i c h aber
n i c h t d a r i n , dass sie e i n , wenn immer riesenhaftes
Aggregat einzelwissenschaftlicher Erkenntnisse
e r m i t t e l t haben. Ihre Leistungen haben ihre epocha­
l e Bedeutung d a r i n , dass sie das von ihnen neu
geschaffene historische Bewusstsein zugleich
zu einem Wel tbewusstsein erweiterten. (Erich
Rothacker, Logik und Systematik der Geisteswissen­
schaften, 1927)

Les étapes de la naissance de la linguistique historique et comparative


sont connues (ainsi que les travaux préparatoires des Ludolf, Kraus, Sajno-
vics, Gyarmathi et Hervás): Jones (1786), Schlegel (1808), Bopp (1816),
61
Rask (1814/18), Grimm (1819) . Comme ces dates et des détails historiogra-
phiques ne nous disent rien sur la qualité de ce bouleversement scientifique,
il est nécessaire de discuter les conditions de possibilité de la nouvelle
orientation de l'intérêt de connaissance ainsi que des conquêtes méthodiques
de cette linguistique historique et comparative. L'analyse de ces conditions
nous montrera aussi pourquoi cette linguistique a vu le jour en Allemagne,
et cela en dépit du fait que les meilleurs archives se trouvaient à Paris 6 2 ,
et d'ailleurs aussi les plus grands spécialistes du sanscrit, de l'arabe,
du chinois et du zend 63 . Il s'agit donc de répondre aussi à la question:
"pourquoi ces savants brillants sont-ils restés seulement des initiateurs,
pourquoi la linguistique comparative a-t-elle été fondée et développée
par d'autres" (Chevalier 1976:175)?
- 114 -

Mon essai d'explication a pour point de départ les convictions de Hans-


Martin Gauger qui distingue quatre conditions pour la naissance de la lin­
guistique historique et comparative en Allemagne (cf. Gauger/Oesterreicher/
Windisch 1981:22-28):

1. la découverte du sanscrit,
2. l'enthousiasme pour le passé,
3. l'émancipation de l ' i n t é r ê t que l'on porte au langage,
4. la conscience historique, l'historicisme qui se f a i t jour.

On remarquera qu'une recherche linguistique d ' i n s p i r a t i o n idéologique pour­


rait satisfaire tout au plus à la première de ces conditions (et encore,
avec les r e s t r i c t i o n s déjà indiquées); pour les autres points, on constate
même une incompatibilité théorique et pratique t o t a l e .

Quant à la découverte du sanscrit - encore aujourd'hui on se contente souvent


de mentionner ce seul point -, c'est une condition importante, mais non
nécessaire (comme le montre déjà le t r a v a i l de Rask qui ne t i e n t pas compte
du s a n s c r i t ) 6 4 . L'enthousiasme pour le passé, surtout pour le Moyen Age
mais aussi la fascination pour la mythologie et la philosophie orientales -
ex oriente lux - , s o n t extrêmement s i g n i f i c a t i f s pour le climat i n t e l l e c t u e l
en Allemagne 65 ; cette condition - 'politique' en quelque sorte - , tout impor­
tante q u ' e l l e soit comme motivation de la recherche historique, est égale­
ment contingente.

La troisième condition est par contre nécessaire: le langage en tant que


tel trouve un i n t é r ê t spécifique, les phénomènes linguistiques de tous
les niveaux et leurs rapports mutuels peuvent enfin - et cela sans aucune
pression de légitimation - devenir objet de la recherche. Cette condition
équivaut à l ' a b o l i t i o n d'une hétéronomie caractéristique de toute recherche
linguistique antérieure: l ' i n t é r ê t porté au langage s'émancipe des exigences
d'une u t i l i t é sociale, de l ' i n t é r ê t porté à l'anthropologie, à l'épistémo-
logie, à la logique, à la psychologie, à la pédagogie, à l ' h i s t o i r e , à
la littérature, etc. Bref: l'étude du langage se légitime par le langage
lui-même, e l l e n'est plus utilisée, en premier lieu, pour comprendre ou
pour expliquer des phénomènes d'un autre ordre. Il semble que cette prise
de position ait été formulée pour la première f o i s par Herder 66 . Il est
s i g n i f i c a t i f que, encore en 1810, Humboldt se plaigne:
- 115 -

. . . nur sehr Wenige b e g r e i f e n , dass eine Sprache gar n i c h t a l l e i n durch ihre L i t e r a t u r ,


auch n i c h t bloss durch den sich i n i h r offenbarenden Charakter der N a t i o n , und d i e s i c h
aus i h r ergebenden historischen Aufschlüsse i n t e r e s s i r t , sondern den Geist und d i e Empfindung
noch v i e l anders durch ihren innern Bau und d i e Natur i h r e r G r u n d b e s t a n d t e i l e anzieht
und fesselt . . .

Humboldt continue avec une constatation, qui, comparée aux positions de


1'Ere française, marque bien le changement de perspective et d'intérêt
survenu:

Die innere Harmonie dieses Baues, [ . . . ] diese Beziehungen der Ausdrücke auf d i e f e i n s t e n
Abstufungen des Gefühls, diese Andeutungen t i e f e r E i n s i c h t i n den Zusammenhang der Dinge
durch d i e Verwandschaft i h r e r Bezeichnungen, und so manche andre überraschende Schönheit
offenbart s i c h nur dann, wenn man eine Sprache r e i n o b j e k t i v , und, m i t Beiseitesetzung
jedes andren Zwecks, um i h r e r s e l b s t w i l l e n untersucht [ . . . ] Mit der erwachenden Lust
an der Sprache, als Sprache würde auch der s t o l z e Ekel h i n w e g f a l l e n , m i t dem noch so häufig
j e t z t auf Provinzial- und Volkssprache herabgesehen wird . . . (Humboldt 1908:625)

Cette troisième condition est en rapport intime avec la quatrième, nécessaire


elle aussi: la conscience historique qui s'est formée, 1'historicisme qui
se fait jour au tournant du XVIII e au XIX e siècle. C'est la condition la
plus importante parce qu'elle rend possible - indépendamment de toute conti­
nuité thématique - la nouvelle conception du langage en tant qu'objet histo­
rique. Par là est levé enfin le véritable obstacle épistémologique pour
une connaissance authentique du langage humain. Gauger insiste sur ce 'déblo­
cage' en développant l'argument suivant:

Beweis f ü r d i e R i c h t i g k e i t dieser Behauptung i s t - vor allem übrigen - der späte Zeitpunkt


des Entstehens der romanischen Sprachwissenschaft67. Es ist überraschend, dass folgender
Sachverhalt so wenig überrascht hat: s e i t Jahrhunderten wusste man, dass das Französische,
Spanische, Portugiesische, Italienische, aufgrund gemeinsamer Abstammung vom L a t e i n i s c h e n ,
zusammengehören; es lagen Beschreibungen des Lateinischen und dieser Sprachen v o r ; was
hinderte d i e S p r a c h h i s t o r i k e r [ . . . ] daran, zur Formulierung von Lautgesetzen vorzustossen?
Warum kam man n i c h t auf - uns heute so simpel scheinende - Dinge w i r f r e i e s und betontes
lat. a zu f r z . e (mare>mer)? Es kann s i c h nur um ein p r i n z i p i e l l e s Hindernis handeln.
Dies Hindernis i s t das Fehlen eines h i s t o r i s c h e n Bewusstseins. Ein solches b i l d e t e s i c h ,
nach V o r s t u f e n , Ende des 18. Jahrhunderts i n Deutschland heraus 6 8 . Diese Tatsache vor allem
e r k l ä r t [ . . . ] , warum d i e hi s t o r i sch-vergi eichende Sprachwissenschaft gerade i n Deutschland
entstand. Die 'Befreiung des geschichtlichen Bewusstseins' [ . . . ] i s t etwas v ö l l i g Neues
i n der Geistesgeschichte: seine bis heute anhaltende, v i e l l e i c h t i r r e v e r s i b l e Wirkung i s t
kaum zu überschätzen [ . . . ] Im Sog dieses Durchbruchs zum h i s t o r i s c h e n Bewusstsein entstand
d i e Sprachwissenschaft [ . . . ] Es geht hier um eine Vergeschichtl ichung des Bewusstseins,
des Denkens. Hierzu gehört: d i e E i n s i c h t , daß der Mensch, wie w i r ihn jeweils konkret a n t r e f f e n ,
durch Geschichte sehr weitgehend bedingt i s t ; sodann, was d i e Vergangenheit angeht, d i e
Einsicht in die Einmaligkeit, auch i n das Eigenrecht jeder Epoche, jeder geschichtlichen
G e s t a l t , jedes geschichtlich Gewordenen, also zum Beispiel einer Sprache. Etwas 'geschichtlich'
verstehen h e i s s t , es von seinem spezifischen Ort i n der Geschichte her begreifen und werten.
(Gauger/Oesterreicher/Windisch 1981:25)
- 116 -

Il est très intéressant de voir comment Michel Foucault a caractérisé "ce


seuil qui nous sépare de la pensée classique et constitue notre modernité"
(Foucault 1966:15 sq.). Sans accepter pour autant sa théorie in toto69,
je cite, pour illustrer mes arguments, le célèbre passage de son livre
"Les mots et les choses. Une archéologie du savoir" (1966):

Ce qu'on v o u d r a i t mettre au j o u r , c ' e s t l e champ épistémologique, l épistésè où l e s connaissan­


ces, envisagées hors de t o u t c r i t è r e se r é f é r a n t à l e u r valeur r a t i o n n e l l e ou à l e u r s formes
o b j e c t i v e s , enfoncent l e u r p o s i t i v i t é e t manifestent a i n s i une h i s t o i r e qui n ' e s t pas c e l l e
de l e u r p e r f e c t i o n c r o i s s a n t e , mais p l u t ô t c e l l e de l e u r s conditions de p o s s i b i l i t é [...]
P l u t ô t que d'une h i s t o i r e au sens t r a d i t i o n n e l du mot, i l s ' a g i t d'une ' a r c h é o l o g i e ' .
Or c e t t e enquête archéologique a montré deux grandes d i s c o n t i n u i t é s dans l'épistémè de
l a c u l t u r e o c c i d e n t a l e : c e l l e qui inaugure l ' â g e classique (vers l e m i l i e u du X V I I e s i è c l e )
e t c e l l e q u i , au début du XIX e marque l e seuil de notre modernité. L'ordre sur fond duquel
nous pensons n'a pas l e même mode d ' ê t r e que c e l u i des classiques. Nous avons beau a v o i r
l ' i m p r e s s i o n d'un mouvement presque ininterrompu de l a r a t i o européenne depuis l a Renaissance
jusqu'à nos j o u r s [ . . . ] - toute c e t t e q u a s i - c o n t i n u i t é au niveau des idées e t des thèmes
n ' e s t sans doute qu'un e f f e t de surface; au niveau archéologique, on v o i t que l e système
des p o s i t i v i t é s a changé d'une façon massive au tournant du X V I I I e au XIX e s i é c l e . Non
pas que l a raison a i t f a i t des progrès; mais c ' e s t que l e mode d ' ê t r e des choses e t de
l ' o r d r e qui en l e s r é p a r t i s s a n t l e s o f f r e au savoir a été profondément a l t é r é [ . . . ] une
chose [ . . . ] est c e r t a i n e : c ' e s t que l ' a r c h é o l o g i e , s'adressant à l'espace général du s a v o i r ,
à ses c o n f i g u r a t i o n s e t au mode d ' ê t r e des choses qui y apparaissent, d é f i n i t des systèmes
de s i m u l t a n é i t é , a i n s i que l a série des mutations nécessaires et s u f f i s a n t e s pour c i r c o n s c r i r e
l e seuil d'une p o s i t i v i t é nouvelle [ . . . ] une h i s t o r i c i t é profonde pénètre au coeur des
choses, l e s i s o l e e t l e s d é f i n i t dans l e u r cohérence p r o p r e , l e u r impose des formes d ' o r d r e
qui sont impliquées par l a c o n t i n u i t é du temps. (Foucault 1966:13 sq.)

Cette vue pourrait être complétée, d ' a i l l e u r s , par les notions "Sattelzeit"
et "Epochenschwelle" élaborées par Reinhart Koselleck (cf. Koselleck 1972:XV
sqq.).

Je me borne à indiquer les aspects les plus importants de la nouvelle théorie


du langage rendue possible par la conscience historique, par la découverte
de l ' h i s t o r i c i t é du langage 70 . L'ensemble de ces aspects marque, dans une
configuration absolument nouvelle, ce que l'on peut appeler aussi une nouvel­
le épistémè pour la réflexion l i n g u i s t i q u e 7 1 :

1. Toutes les langues, même les langues exotiques, ont par principe une
même valeur, une même d i g n i t é ; elles sont toutes des manifestations
historiques, des révélations de l ' e s p r i t humain.
2. Fin d'une dépréciation de la variation interne des langues; l ' i n d i v i d u a ­
l i t é et la variation sont appréciées comme témoignage de l ' h i s t o r i c i t é
concrète du langage.
3. La forme intérieure est le noyau i r r é d u c t i b l e de chaque langue hi s t o r i -
- 117 -

que, conçue comme 'organisation' sui genevis.


4. Le concept du génie d'une langue devient par une transformation trans­
cendentale - ici joue son rôle la conception romantique du 'Volks-
geist' - la célèbre 'Weltansicht', contenue dans chaque langue histo­
rique.
5. Le langage n'est plus réduit aux fonctions pratiques, p.ex. analyse
et expression d'une pensée et/ou communication; il est conçu comme
une pensée vivante, 'organe' de l'expérience humaine totale.
6. Le signe linguistique, le mot, modifie par là son caractère et une
nouvelle conception de la signification s'impose.
7. Le langage est conçu, entre liberté et détermination, comme spontanéité,
comme activité créatrice, comme energeia; la conception statique de
la langue (ergon) est récusée.
8. L'acte de parole est conçu comme activité passagère, se manifestant
essentiellement dans une forme phonique; le langage doit, par consé­
quent, être 're-créé' sans cesse.
9. Une nouvelle conception de la créativité et de la subjectivité dans
le langage est acquise.
10. Le langage est conçu comme unité dialectique du moi et du monde, ainsi
que du moi et du toi.
11. Cette synthèse dialectique de la subjectivité, de l'intersubjectivité
et de l'objectivité se réalise historiquement dans une productivité,
dans une processualité infinie: dans ce sens, le langage est une 'tota­
­­té' en devenir.
12. Par conséquent, le problème de l'interprétation, l'herméneutique,
se retrouve au centre de la thématique langagière.
13. On reconnaît le caractère esthétique et la métaphorici'té essentielle
du langage; la langue est conçue comme produit d'un esprit populaire
créateur, comme une espèce de 'Volkspoesie'.
14. 'Historicité' du langage veut dire enfin: le changement linguistique
ne doit plus être expliqué exclusivement par des facteurs externes 7 2 ;
il est au contraire moment nécessaire de l'activité parlante, transfor­
mation de la langue dans l'acte de parole même.
15. C'est seulement à partir de cette conception d'une 'logique' interne
de l'évolution linguistique que deviennent possibles la découverte
des lois phonétiques, une théorie nouvelle du radical et la nouvelle
définition des systèmes de parenté des langues.
- 118 -

Cette conception du langage est le produit du 'Zeitgeist' de l'époque appelée


deutsche-Bewegung, encouragé surtout par la pensée de Herder 7 3 . Il ne faut
pas oublier, cependant, que ce mouvement - qui contraste nettement avec
l'époque contemporaine en France - n'est aucunement homogène, possède aussi
ses tendances antagonistes 74 .

Or, on pourrait regretter dans la linguistique du XIX e siècle - en comparai­


son avec le XVIII e - un appauvrissement thématique, une limitation de l'hori­
zon 7 5 . Un tel jugement méconnaîtrait le point décisif de notre argumentation,
car la nouvelle conception du langage maintenant acquise ne saurait être
identifiée au processus concret de l'institutionalisation de la linguisti­
e
que. Je m'explique: nous avons vu que, au XVIII siècle, l'étude du langage
et des langues était intimement liée aux problèmes d'ordre anthropologique,
épistémologique, logique, physiologique, psychologique, pédagogique, litté­
raire, etc. Or, aux environs de 1800, apparaît, pour la première fois dans
l'histoire de la pensée occidentale, une réflexion linguistique qui développe
toutes les dimensions du phénomène langagier et qui, par conséquent, réussit
à intégrer les dimensions du langage humain jusqu'ici négligées, à savoir,
les universaux 'historicité' et 'créativité' du langage. Cette réflexion
aboutit donc à une conception totalisante du langage. Mais cette conception
du langage humain ne peut devenir directement objet d'une science (et la
linguistique définie simplement comme 'science du langage' est une imposture,
parce qu'il existe bon nombre de disciplines scientifiques qui, heureusement,
traitent des aspects importants du langage sans attendre la permission
des linguistes). Il était donc absolument nécessaire que la linguistique
naissante ait opéré sur cette vue totale du langage un détachement de son
propre objet d'étude: c'est le langage conçu comme objet historique. On
a appelé cette opération indispensable pour la constitution d'une science
'première partialisation' 7 . Foucault, encore une fois, a très bien vu
le problème, lorsqu'il discute la formation d'un "espace grammatical auto­
nome", d'une "positivité philologique" chez les Schlegel, Bopp et Grimm:

A p a r t i r du XIX e s i è c l e , l e langage se r e p l i e sur s o i , a c q u i e r t son épaisseur p r o p r e , d é p l o i e


une h i s t o i r e , des l o i s , e t une o b j e c t i v i t é qui n'appartiennt qu'à lui. I l est devenu un
o b j e t de l a connaissance parmi tant d'autres [ . . . ] l e s analyses qui p o r t e n t sur l u i sont
enracinés au même niveau que toutes c e l l e s qui concernent l e s connaissances empiriques.
(Foucault 1966:309)

Mais cette première partialisation, pour ainsi dire condition de possibilité


- 119 -

d'une discipline, est d'un caractère très abstrait et très général. En


même temps que cette partialisation fondamentale sont donc inévitables
d'autres partialisations que l ' o n a p p e l l e r a du second d e g r é 7 7 : a i n s i , néces­
sairement, la linguistique historique et comparative représente - avec
ses o b j e c t i f s e t avec ses méthodes s p é c i f i q u e s - seulement un type de r e c h e r ­
che p o s s i b l e dans l a science linguistique.

D'autre part, la première partialisation qui implique justement ce qu'on


appelle ' a u t o n o m i e ' 7 8 de l a l i n g u i s t i q u e rend à l a f o i s p o s s i b l e e t n é c e s s a i ­
re que l a r é f l e x i o n p h i l o s o p h i q u e sur l e langage e t une v é r i t a b l e philosophie
du langage prennent leur autonomie79. Cela pourrait paraître une thèse
extravagante, mais pour la réflexion philosophique, depuis le Cratyle de
Platon jusqu'à Condillac et jusqu'aux Idéologues, nous pouvons constater
un d é f a u t analogue à c e l u i qui c a r a c t é r i s a i t l e s recherches linguistiques:

1. une hétéronomie des i n t é r ê t s et


2. une c o n c e p t i o n v i c i e u s e e t d é f i c i t a i r e de l ' o b j e t d'étude.

Ceci e x p l i q u e finalement le f a i t souvent r e g r e t t é que l a pensée de Humboldt


n'ait pas exercé une influence décisive sur le courant principal de la
e
linguistique du XIX siècle. Humboldt e s t avant tout représentant de cette
nouvelle philosophie du langage (qui, à l'époque, ne p o u v a i t être qu'idéa­
liste et spéculative): c'est pourquoi l'essentiel de sa pensée ne peut
pas être incorporé dans la linguistique80.

En guise de c o n c l u s i o n , t r o i s remarques:

1. La c o n t r i b u t i o n des Idéologues à la 'coupure épistémologique' discutée


ici est pratiquement nulle81. Ce sont les implications extra-scientifiques
(politico-pégagogiques), une cécité surprenante à l'égard des problèmes
que pose l ' h i s t o i r e en général e t l ' h i s t o r i c i t é des phénomènes socioculturels
en p a r t i c u l i e r , et surtout l e s p r é t e n t i o n s é p i s t é m o l o g i q u e s , qui ont conduit
l'Idéologie à se prendre pour la 'théorie des t h é o r i e s ' , pour la scientia
de omnibus rebus et de nonnullis aliis. Par là même, elle fait obstacle
à t o u t e t e n t a t i v e de p a r v e n i r à une pensée h i s t o r i q u e . E l l e bloque n é c e s s a i -
- 120 -

rement le chemin vers une recherche linguistique 'autonome'. En matière


de langage, l'Idéologie doit être jugée sévèrement: il n'y a, en ce qui
concerne la connaissance de l'historicité et de la créativité du langage,
aucune idée qui dépasse ce que, dès le milieu du XVIII e siècle, Herder
et ses successeurs ont appris des Lumières françaises dans un travail patient
d'appropriation. Dans la perspective de l'histoire des sciences, ce domaine
de la recherche scientifique des Idéologues représente une 'histoire péri­
mée' 8 2 .

2. Je me permets d'insister encore sur un point souvent mal compris. Il


est vrai que, dans le domaine des études linguistiques descriptives, il
n'existe pas de rupture comparable à celle qui sépare la nouvelle linguis­
tique historique et comparative des tâtonnements antérieurs. Néanmoins,
la recherche linguistique descriptive est absolument concernée par la nais­
sance de la linguistique historique. On n'exagère pas si l'on constate
que, à la lumière de la nouvelle conception du langage et des langues ainsi
que des nouvelles méthodes et connaissances, tous les résultats descriptifs
sont mis en cause. La linguistique historique ne s'ajoute pas simplement
à une linguistique descriptive déjà existante: c'est dans l'espace de la
nouvelle scientificité positive du langage en tant qu'objet historique
que la recherche non-historique se voit assigner son nouveau statut et
sa place. Dans ce sens, la naissance de la linguistique historique et compa­
rative est la naissance de la linguistique 83 :

. . . d i e Wendung, welche nun e i n t r a t , [war] eine so gewaltige, dass von a l l e m , was f r ü h e r


geschehen war, f a s t kein Stein ü b r i g b l i e b , dass der ganze Werth der vorhergegangenen A r b e i t -
s e l b s t des d a r i n r i c h t i g e n , denn dieses e r h i e l t ganz andere Unterlagen - zu einem r e i n
historischen herabsank, dass d i e Sprachwissenschaft j e t z t e r s t eine Wissenschaft zu werden
begann . . . (Benfey 1869/1965:332)

D'ailleurs, vu les succès du comparatisme linguistique et l'épanouissement


de 1'historicisme dans les sciences historiques, il est compréhensible
e
que la linguistique du XIX siècle ait été dans une très large mesure,
même excessivement, marquée par l'orientation historique (partialisation
du second degré). Mais il ne faut surtout pas confondre ici historique
et diachronique: la linguistique historique et comparative, dans sa recons­
truction des états de langue, a bien son côté systématique, accuse un aspect
' synchronique'84
- 121 -

3. Peut-être notre explication des conditions et du contexte de la naissance


d'une science pouvait-elle apparaître trop 'interne'. Mais il faut se rendre
compte que des facteurs externes, tel que le processus d'institutionalisa-
tion et de légitimation sociales, qui fondent des disciplines dans le sens
d'une 'institution'85, ne sont que subséquents, secondaires, dans cette
affaire: indépendants de la définition de l'objet et des intérêts de connais­
sance, ils ne sauraient faire naître des sciences qui "sont des discours
critiques et progressifs pour la détermination de ce qui, dans l'expérience,
doit être tenu pour réel" (Canguilhem 1968:17) 86 .

Pour terminer, j'appliquerai à l'Idéologie un mot de Gaston Bachelard:


"L'histoire des sciences est l'histoire des défaites de l ' irrationalisme"
(Bachelard 1951:27) - cela est vrai, même si, comme dans le cas des progrès
de la réflexion linguistique, l'histoire périmée accuse les caractéristiques
d'un intellectualisme brillant, d'un engagement social et d'une idéologie
progressistes et l'histoire sanctionnée, renversement inattendu, appartient
toute au romantisme allemand, souvent decrié.
- 122 -

Notes

Cet a r t i c l e correspond grosso modo à ma conférence de B e r l i n "Les Idéologues face à l ' h i s ­


t o r i c i t é du langage". J ' a i é l a b o r é , t o u t e f o i s , l e s réfenreces e t l e s c i t a t i o n s qui appuient
mon argumentation. Je remercie mon ami Jean Muller d ' a v o i r revue mon t e x t e .

1 Je souscris donc pour l ' e s s e n t i e l au jugement de Theodor Benfey q u i , après a v o i r souligné


l ' a n c i e n n e t é de l a r é f l e x i o n l i n g u i s t i q u e , constate: "Das l e t z t e Jahrhundert v o l l e n d s ,
s p e c i e l l d i e der neuen Wendung zunächst vorhergegangenen Decennien, hatten eine ausseror­
d e n t l i c h e Theilnahme f ü r a l l e s e n t w i c k e l t , was i n ihren ( i . e . r é f l e x i o n l i n g u i s t i q u e )
Bereich gehört und zur Förderung derselben beizutragen. vermag: Special grammatik, allge­
meine Grammatik, Sprach-Philosophie, Physiologie der Laute, Forschungen uber Ursprung
und Entwicklung der Sprachen waren zu e i n e r L i e b l i n g s - , f a s t zu einer Mode-Beschäftigung
geworden, und eine umfassende Erweiterung und Begünstigung der Sprachenkunde schien den
sichersten Weg zur Vollendung dieser Wissenschaft gebahnt zu haben. Und dennoch war d i e
Wendung, welche nun e i n t r a t , eine so g e w a l t i g e , dass von a l l e m , was f r ü h e r geschehen war,
f a s t kein Stein ü b r i g b l i e b , dass der ganze Werth der vorhergegangenen A r b e i t - s e l b s t
des d a r i n r i c h t i g e n , denn dieses erhielt ganz andere Unterlagen - zu einem r e i n h i s t o r i s c h e n
herabsank, dass d i e Sprachwissenschaft j e t z t e r s t eine Wissenschaft zu werden begann und
von diesem Gesichtspunkt aus m i t Recht als eine der jüngsten b e t r a c h t e t werden d a r f . "
(Benfey 1869/1965:332).

2 Cf. e . g . A a r s l e f f 1977; Schlieben-Lange 1981:95 s q . , 103 e t 109 s q q . ; c f . aussi l e s vues


p l u t ô t i r é n i q u e s dans Droixhe 1977:64 e t 1978:391 sq. Plus nuancée, à cet égard, l a p o s i t i o n
de Désirat/Hordé 1982 e t Auroux/Desirat/Hordé 1982a. Pour l e "scandale b i b l i o g r a p h i q u e ,
ni é d i t i o n s de t e x t e s , ni études c r i t i q u e s , sauf exception" (Gusdorf 1978:7), c f . i b i d . :
27 sqq. Pour une b i b l i o g r a p h i e des Idéologues e t de l ' I d é o l o g i e , c f . Régaldo 1970a, Porset
1977 e t Auroux/Désirat/Hordé 1982b.

3 Cela veut d i r e que l a nouvelle linguistique n ' e s t pas une creatio ex ni h i l o . E l l e est -
dans un sens qui reste à p r é c i s e r - préparée p a r , et même ancrée dans la réflexion linguis­
tique a n t é r i e u r e . Mais, d ' a u t r e p a r t , i l f a u t r e j e t e r l e s i n t e r p r é t a t i o n s s i m p l i s t e s qui
i n s i s t e n t trop sur des c o n t i n u i t é s s u p e r f i c i e l l e s dans l e s idées e t l e s thèmes e t qui
o u b l i e n t toute i n t e r p r é t a t i o n d'ensemble 'en profondeur' ( c f . Oesterrei cher 1981:128 s q . ) .

4 Coseriu 1974:52 note 15. Pour une discussion circonstanciée de c e t t e h i é r a r c h i e des univer-
saux linguistiques dans l e cadre d'une t h é o r i e du langage, c f . Oesterrei cher 1979:224-
256.

5 Sur l e s notions 'historicité' et 'créativité' du langage, c f . s u r t o u t Coseriu 1958; Knoop


1975.

6 Cependant, Dante e t Vico sont i n t é r e s s a n t s pour l ' h i s t o i r e de ces problèmes; c f . Auerbach


1932; Apel 1963; Arens 1969; Borst 1959 e t 1961; Corti 1981.

7 Pour ces problèmes, c f . e . g . Borst 1961; R o s i e l l o 1967; Arens 1969; C h o u i l l e t 1972; Gusdorf
1973:197-372; Auroux 1973; Monreal-Wickert 1977; Droixhe 1978; Ricken 1978; Gauger/Oester-
reicher/Windisch 1981:15-17 e t 37-44.

8 Cf. Mayrhofer 1983:154; Gauger/Oesterreicher/Windisch 1981:15 e t 2 1 .

9 Monreal-Wickert a montré que ces ' c o n f r o n t a t i o n s typologiques' ont été u t i l i s é e s justement


pour repousser l e problème de l ' h i s t o r i c i t é du langage: "Die Verschiedenheit der menschli­
chen Sprachen wird somit f a s s b a r , ohne dass d i e H i s t o r i z i t ä t der einzelnen Sprachen berück-
- 123 -

sichtigt zu werden braucht. Die Sprachtypologie ist das letzte Bollwerk, das die r a t i o n a l i ­
stische Grammatik gegen die Historisierung ihres Gegenstandes errichtet hat." (Monreal-
Wickert 1976:206).

10 Cf. e.g. Thomas 1953; Balibar/Laporte 1974; Certeau/Jul i a/Revel 1975; Oesterreicher 1983.
Il n ' e s t pas i n u t i l e de rappeler ici que l ' h i s t o r i c i t é du langage se manifeste non seulement
dans l ' h i s t o i r e des langues et dans la d i v e r s i t é , dans la multiplicité des langues histori­
ques, mais également dans la variation interne d'une langue.

11 Pour l ' h i s t o i r e et la variation diatopique du français, on citera sûrement la Curne de


Saint-Palaye, Bonamy et d'autres qui, en quelque sorte, se sont affranchis déjà de certains
préjugés de leur époque. On relèvera aussi dans l'Encyclopédie (Turgot, Jaucourt, Diderot)
de belles pages qui montrent une intuition des problèmes généralement refoulés; cf. surtout
Pop 1950; Gossmann 1968; Certeau/Jul ia/Revel 1975; Albrecht 1976; Monreal-Wickert 1977;
Ricken 1978; Droixhe 1978; Gauger/Oesterreicher/Windisch 1891:37 sq.; Oesterreicher 1983:
174-178.

12 Ici on devrait, cependant, comparer les études linguistiques dans les différents pays
de l'Europe et leurs orientations et leur i n t é r ê t s spécifiques: c ' e s t encore la préhistoire
de la linguistique (historique et comparative) représentée par les Leibniz, Pallas, Kraus,
Sajnovics, Hervás y Panduro, e t c . ; cf. Rosiello 1967; Droixhe 1978; Gipper/Schmitter 1979:
18-28. Pour des parallèles intéressantes entre Leibniz, Harris et Condillac, cf. Joly 1972:
28-57.

13 Cf. surtout Condillac 1973: Seconde p a r t i e , section première, chap. I, IX, X, XI, XII,
XIII, XV, et Diderot 1875; je suis obligé de renvoyer globalement aux travaux suivants:
Aarsleff 1974, 1975a et 1975b; Auroux 1982b; Christmann 1967, 1971, 1976b, 1977 et 1981;
Coseriu 1972; Droixhe 1978; Foucault 1966; Henschel 1977; Joly 1972; Monreal-Wi ckert 1977;
Proust 1967; Ricken 1977, 1978 et 1982; Rosiello 1967; Trénard 1982.

14 "Condillac's program reflected a nearly universal conviction of the French Enlightenment


that the explanation of anything - man, ideas, or i n s t i t u t i o n s - l i e s in i t s origins.
This genetic explanation is not the same as a historical explanation, which became charac­
t e r i s t i c of ninteenth-century thought. The thinkers of the Enlightenment were seeking
not to explain how something had developed in i t s uniqueness but, rather, to find the
common ground which constituted i t s universality. Condillac's genetic analysis was intended
to find the fundamental basis of the human understanding and the universal laws by which
i t develops i t s operations and acquires i t s ideas [ . . . ] Condillac intended, by method
of genetic analysis, to reduce all the parts of the understanding to a least common denomi­
nator that would be both logically and temporally prior to the r e s t . " (Knight 1968:28).
Il est significatif que l'épistémologie de Condillac, en tant que philosophie génétique,
puisse être conçue comme psychologie du développement qui, à son tour, puisse être inter­
prété comme un modèle pédagogique; cf. Oesterreicher 1984:411 sq.

15 Cf. Acton 1959; Baum 1975; Désirat/Hordé/Auroux 1982; Gipper/Schmitter 1979; Gusdorf 1978;
Hassler 1981; Hordé 1977; Moravia 1968, 1970, 1974a, 1974b et 1976; Régaldo 1974 et 1976.
Le problème de l'appartenance au groupe des Idéologues est discuté dans Désirat/Hordé
1982:10 sq.

16 Cf. Cabanis 1956, 1:112 sq.; Destutt de Tracy 1970, 11:9 sq.; Cf. Baum 1975:69-72; Goetz
1982:141; Hassler 1981:57; Hordé 1977:46 sqq.

17 Le choix du terme 'Idéologie' est expliqué dans Gouhier 1970:11; Head 1980; Désirat/Hordé
1982:7 sq.; pour le glissement de la signification du terme sous Napoléon, cf. Ricken
1977:8-11; Dierse 1978. La célèbre définition de l'Idéologie se trouve dans les Eléments
d'Idéologie I. Préface de l'édition de 1801: "L'Idéologie est une partie de la Zoologie,
- 124 -

et c ' e s t s u r - t o u t dans l'homme que c e t t e p a r t i e est importante e t mérite d ' ê t r e approfondie


. . . " (Destutt de Tracy 1970, I:XIII). Moravia f a i t remarquer à propos de l a conception
idéologique de l ' a n t h r o p o l o g i e : " . . . l e s leaders les plus écoutés de l a Société d ' A u t e u i l ,
tels Cabanis e t Destutt de Tracy, chercheront à élaborer une anthropologie qui exclue
t o u t p r i n c i p e i m m a t é r i e l , qui dénie toute d i f f é r e n c e ontologique entre l ' ê t r e humain e t
l e s autres ê t r e s naturels [ . . . ] Une anthropologie encore, qui vise à fonder toutes l e s
opérations i n t e l l e c t u e l l e s e t a f f e c t i v e s de l'homme sur l e s r e s s o r t s m a t é r i e l s de son
organisation physique. Cabanis [ . . . ] se propose en e f f e t (souvent sur l e s traces de La Met­
t r i e q u i , pourtant n ' e s t jamais nommé) de c o n s t r u i r e une science de l'homme u n i t a i r e , maté­
r i a l i s t e , fondée préablement sur l a découverte des m u l t i p l e s l i a i s o n s qui unissent féconde-
ment l a v i e de l'organisme aux a c t i v i t é s supérieures de l'homme." (Moravia 1976:1479). Ce
zèle de v o u l o i r s a t i s f a i r e aux exigences d'un fondement de l a d o c t r i n e dans l e physique e s t
v i s i b l e clairement dans l a d é c l a r a t i o n de Destutt de Tracy q u i , après a v o i r résumé l e p r o ­
gramme de l ' I d é o l o g i e proprement d i t e ( D e s t u t t de Tracy 1970, 1:423 sq.) c o n s t a t e : " C ' e s t bien
l à , j e c r o i s , ce qui c o n s t i t u e l ' I d é o l o g i e . Seulement j e r e g r e t t e de ne l ' a v o i r pas l i é e
plus intimement à l a P h y s i o l o g i e ; mais c ' a u r a i t été s o r t i r également des bornes de mon plan
e t de c e l l e s de mes connaissances. J ' a t t e n d s t o u t à cet égard de nos savans p h y s i o l o g i s t e s
philosophes, e t s u r - t o u t de M. Cabanis, dont l e s travaux précieux j e t t e n t un j o u r t o u t nou­
veau sur ces matières. Pour m o i , j e me contente qu'aucune des mes e x p l i c a t i o n s ne s o i t en
c o n t r a d i c t i o n avec l e s lumières p o s i t i v e s que f o u r n i t l ' o b s e r v a t i o n scrupuleuse de nos o r ­
ganes e t de l e u r s f o n c t i o n s . C'est une j u s t i c e que j ' e s p è r e que l ' o n me r e n d r a . " ( i b i d . : 4 2 4 ) .

18 Cf. Destutt de Tracy 1970, I:424 ( c f . aussi 434 s q . ) ; c f . Gusdorf 1978:429-539.

19 Cf. Moravia 1970, Gusdorf 1978:384-427, 429-539, s u r t o u t 406 sqq.

20 Cf. Moravia 1974a:675-774; Gusdorf 1978:406-427.

21 Cf. Klaus 1959; Hordé 1977:52 s q q . ; Auroux 1982a.

22 Un écho l o i n t a i n de c e t t e p o s i t i o n : " L ' h i s t o i r e est l e p r o d u i t l e plus dangereux que l a


chimie de l ' i n t e l l e c t a i t é l a b o r é . " (Valéry 1966:935).

23 Pour l a conception de l ' h i s t o i r e dans l a deuxième m o i t i é du X V I I I e s i è c l e , c f . Moravia


1970; Plongeron 1973; Chevalier 1976; J a l l e y 1977; Hordé 1977:48 s q . ; Gusdorf 1978:504-517;
Andresen 1980; Auroux/Désirat/Hordé 1982a:74; Schiieben-Lange 1983a:476 s q q . ; c f . aussi
l e l i v r e de Duchet 1971.

24 Cf. l e passage s i g n i f i c a t i f : "La conscience de l ' h i s t o i r e devient plus aigue en c e t t e


f i n de s i è c l e . Notons comme un f a i t r é v é l a t e u r que l a Storia P i t t o r i c a d e l l ' I t a l i a de
L. Lanzi p a r a î t en 1789, l e s Ideen de Herder entre 1784 e t 1791.
En France, a l o r s même que s é v i t l'i conocí asme r é v o l u t i o n n a i r e , l a conservation des chefs-
d'oeuvre et des documents du passé devient plus méthodique. Le gouvernement r é p u b l i c a i n
reprend un p r o j e t de l ' A n c i e n Régime. La grande g a l e r i e du Louvre va devenir un 'Muséum',
qui a c c u e i l l e r a l e s tableaux des anciennes c o l l e c t i o n s r o y a l e s . Au couvent des P e t i t s -
Augustins, Alexandre Lenoir organise un musée des Monuments f r a n ç a i s , ou i l rassemble
les vestiges marquants des é g l i s e s ou de châteaux d é t r u i t s . Le musée se d o u b l a i t d'un
Elysée, hérissé de ' f a b r i q u e s ' , dans l e goût des j a r d i n s paysagers. Lenoir v o u l a i t associer
l e s cendres des grands hommes aux monuments a i n s i regroupés. I l s o u h a i t a i t créer un l i e u
où l a connaissance du passé, l ' a d m i r a t i o n pour l e s g l o i r e s n a t i o n a l e s , l a méditation f u n è ­
b r e , l e sentiment de l a nature pussent se confondre. De f a i t , l ' e n t r e p r i s e d'Alexandre
Lenoir prouve que deux des i n s t i t u t i o n s c a r a c t é r i s t i q u e s de l a Révolution, l e Musée e t
l e Panthéon, procèdent d'une même i n t e n t i o n : l e savoir h i s t o r i q u e s ' u n i t à l ' e x a l t a t i o n
des grands hommes exemplaires. L ' é g l i s e Sainte-Geneviève de Soufflot, remaniée par Quatre­
mère de Quincy, devient l e haut l i e u d'un c u l t e c i v i q u e : c ' e s t l e mausolée commun des
Morts en qui l a conscience c o l l e c t i v e accepte de se r e c o n n a î t r e . C ' e s t , si l ' o n v e u t ,
- 125 -

le musée des grands noms et des grandes existences." (Starobinski 1979:198). On remarquera
aussi la contradiction fondamentale à l ' i n t é r i e u r d'un raisonnement 'historique' du type
d'un Grégoire qui "dénonçait le 'vandalisme' des révolutionnaires qui s'en prenaient aux
églises anciennes, aux oeuvres d ' a r t , par passion idéologique; il se rendait coupable du mê­
me crime lorsqu'il réclamait l' 'anéantissement' des patois et dialectes des diverses régions
du pays, et même lorsqu'il prétendait corriger systématiquement les irrégularités de la lan­
gue française. L''adunation' i l l i m i t é e est un vandalisme de la raison." (Gusdorf 1978:188).

25 "De 1794 à 1800, les Idéologues ont sauvé, dans l'ordre i n t e l l e c t u e l , l'honneur de la
République; i l s ont assuré la permanence de la Révolution de 1789. I l s ont donné le premier
exemple d'une politique à la fois nationale et démocratique de la culture. Grâce à eux,
les projets plus ou moins utopiques se sont incarnés en i n s t i t u t i o n s ; et la France d'au­
jourd'hui conserve des traces nombreuses et honorables de leurs entreprises, incorporées
au patrimoine de notre pays." (Gusdorf 1978:305).

26 Pour l'ambigUité des objectifs et des procédés, cf. cependant Plongeron 1973:410 sq.

27 Cf. Désirat/Hordé 1982:11 sq.; Gusdorf 1978:315-330. Intéressant Roussel 1972:45 note 91.

28 Cf. Kitchin 1965; Moravia 1968; Régaldo 1970b et 1976.

29 Cf. Moravia 1970; Roussel 1972:41-50; Régaldo 1974; Furet/Ozouf 1977, I:97-115, Gusdorf
1978:305-314; Starobinski 1979:31-37; Schiieben-Lange 1981:100.

30 Pour l ' i d é e de perfectibilité dans les Lumières, cf. Passmore 1972.

31 "De là on peut comprendre en partie pourquoi les Idéologues sont intervenus dans la prépara­
tion du coup d'Etat de Brumaire; la prise du pouvoir par un Bonaparte, c ' e s t pour eux
le moyen de mettre en place un Etat ' f o r t ' , un appareil répressif suffisant pour s t a b i l i s e r
une fois pour toutes les rapports entre individus. Quel rapport entre la s t a b i l i t é imposée
de la société et cette Idéologie dont nous avons décrit quelques aspects? L'équilibre
à atteindre, l'harmonie, qui seule autoriserait un progrès indéfini de la société, passe
par l'échange réglé des idées, autrement d i t par la disparation des écarts dans l'usage
de la langue commune; ce ne peut être a t t e i n t que par les voies scolaires, que par un
réseau rigoureusement hiérarchisé d'institutions publiques." (Horde 1977:64); cf. aussi
Roussel 1972:41 sqq.; Plongeron 1973:410 sq.; Régaldo 1974; Chevalier 1976:182 sq.; surtout
Gusdorf 1978:173-260.

32 A propos des théories et pratiques de la grammaire générale, cf. Désirat/Hordé 1981.

33 Pour le problème de l ' u n i t é de l'école idéologique, cf. Hordé 1977:42; Désirat/Hordé 1982:10
sq.; sur la 'grammaire idéologique', cf. Désirat/Hordé 1982:12 sq.; Chervel 1977:70-83;
Baum 1982.

34 "Die Bezugnahme auf den Einfluss der Sprache auf Denken und Verhalten ermöglichte es den
Ideologen [ . . . ] , immer dann etwas als Folge sprachlicher Besonderheiten zu deklarieren,
wenn der Verzicht auf eine historische und soziale Einordnung nützlich erschien. Gerade
der Zusammenhang zwischen Kommunikationsbedürfnissen, Erkenntniszustand und Sprache, den
Condili betont hatte, wurde damit aufgelöst und durch die sprachliche Determiniertheit
einzelner Denk- und Verhaltensweisen e r s e t z t . " (Hassler 1981:59); cf. aussi Schlieben-
Lange 1981:98.

35 Cf. Baum 1975:74; Chevalier 1976:183; Hordé 1977:52-57; Hassler 1981:58 et 63.

36 Cf. p.ex. Thiébault dans la Grammaire philosophique (fin du chapitre "De l ' h i s t o i r e des
Langues"): " . . . la clarté n'étant d'abord qu'un besoin vivement senti plutôt qu'une perfec-
- 126 -

t i o n acquise, est si bien parvenue, grâce aux progrès de notre syntaxe, à f a i r e aujourd'hui
l e v é r i t a b l e ou p r i n c i p a l caractère de notre langue, que t o u t l e monde adopte e t répete
l e mot de feu Rivarol, que 'ce qui n ' e s t pas c l a i r , n ' e s t pas françois'." (Thiébault 1802/
1977, II:214). Et Cabanis a f f i r m e : "La France est en d r o i t de s ' a t t r i b u e r une grande p a r t
dans l e s progrès de l a r a i s o n , pendant l e d i x - h u i t i è m e s i E c l e . Sa langue, p l u t ô t c l a i r e ,
précise e t élégante, qu'harmonieuse, abondante e t poétique, semble plus propre aux d i s c u s ­
sions de l a p h i l o s o p h i e , ou à l ' e x p r e s s i o n des sentimens doux e t de l e u r nuances l e s plus
d é l i c a t e s , que capable d ' a g i t e r fortement e t profondément l e s i m a g i n a t i o n s , e t de produire
t o u t à coup sur l e s grandes assemblées, ces impressions v i o l e n t e s dont l e s exemples
n ' é t a i e n t pas rares chez l e s anciens . . . " (Cabanis, c i t . dans Baum 1975:74). Cf. Chevalier
1976:186; Ricken 1978; Schlieben-Lange 1981:111 s q . ; Trabant 1981. Tout cela e s t à contras­
t e r avec Condillac 1973, II/l, chap. X I I I , § 126!

37 "Le grand o r i e n t a l i s t e Silvestre de Sacy le dit de façon un peu désabusée: 'Il e s t t r è s rare
que l e s hommes qui consacrent l e u r jeunesse à l ' é t u d e des sciences physiques e t mathémati­
ques e t qui voient devant eux une c a r r i è r e immense à p a r c o u r i r , a i e n t l e courage de se
l i v r e r en même temps à l ' é t u d e des langues, ou q u ' i l s a i e n t reçu de l a nature l e s d i s p o s i ­
t i o n s ou l e goût pour ce genre d'étude [ . . . ] Or on ne devient ni un grand p r a t i c i e n , ni
un Boerhave, un Linné, un B u f f o n , en p â l i s s a n t longtemps sur l e s l i v r e s grecs ou arabes,
pour f o u r n i r des matériaux à l ' h i s t o i r e des s c i e n c e s ' . " (Chevalier 1976:189 s q . ) .

38 Cf. Auroux/Désirat/Hordé 1982:74: "En 1795 l a s i t u a t i o n de l ' é t u d e des langues est c l a i r e ­


ment d é f i n i e  une d i s c i p l i n e a u x i l i a i r e de l ' h i s t o i r e : ' o u t r e l e s d é b r i s , l e s r u i n e s ,
l e s i n s c r i p t i o n s , l e s médailles e t souvent même l e s manuscrits que l ' o n découvre, l ' o n
trouve encore des usages, l e s moeurs, l e s r i t e s , l e s r e l i g i o n s , e t s u r t o u t l e s langues,
dont l a construction e l l e seule est une histoire complète de chaque peuple e t dont l a
f i l i a t i o n e t l e s analogies sont l e f i l d ' A r i a n e dans l e l a b y r i n t h e des o r i g i n e s ' [ . . . ]
[ V o l n e y ] . Autrement d i t l a récension des matériaux linguistiques est une nécessité pour
l a c o n s t r u c t i o n d'une h i s t o i r e u n i v e r s e l l e qui lève e n f i n l ' e x c l u s i v e du monde gréco-
latin ou judaïque . . . " .

39 " . . . l e grammairien ne d o i t se borner à ê t r e l e g r e f f i e r des changements; i l est a u s s i ,


sinon l e j u g e , du moins l ' a v o c a t chargé d ' e x p l i q u e r l a l é g i t i m i t é de l a coutume e t de
prévenir l e s abus p o p u l a i r e s . " (Branca 1982a:64); mais c f . l ' a v e r t i s s e m e n t de T h i é b a u l t
1892/1977, I:36 s q . : "Ces langues appartiennent aux nations qui l e s p a r l e n t : l e s i n d i v i d u s
n ' o n t que l a f a c u l t é de l e s employer t e l l e s q u ' e l l e s sont: s ' i l s veulent l e s changer,
même sous p r é t e x t e de l e s p e r f e c t i o n n e r , ce n ' e s t de l e u r p a r t , qu'une e n t r e p r i s e téméraire

40 Cf. Gazier 1880/1969; Brunot 1927; Calvet 1973; Person 1973; B a l i b a r / L a p o r t e 1974; Certeau/
Julia/Revel 1975; Chevalier 1976:185 s q . ; Schlieben-Lange 1976 e t 1981:117 s q q . ; Trabant
1981. Pour ce 'vandalisme de l a r a i s o n ' , c f . s u r t o u t Gusdorf 1978:175-188. Cf. l ' i n t e r p r é t a ­
t i o n absurde de cet i n t é r ê t p o l i t i q u e aux d i a l e c t e s e t aux p a t o i s proposée par A a r s l e f f
1977 (pour une c r i t i q u e de ses vues, c f . Oesterrei cher 1981 et 1983).

41 Cf. Baum 1982; Branca 1982b:50; sont intéressantes des c o n t r i b u t i o n s de Sacy, Volney,
Domergue et Thurot ( c f . Coseriu 1970; Busse 1981; Del esali e / D é s i r a t 1982) e t toutes l e s
t e n t a t i v e s d'une d e s c r i p t i o n grammaticale dans une perspective 'fonctionnaiiste'. Pour
l ' o e u v r e grammaticale de C o n d i l l a c , Dumarsais et Beauzée, on consultera p.ex. R o s i e l l o
1967; Chevalier 1968; Auroux 1973; Bartlett 1975; M o n r e a l - W i c k e r t 1977; Ricken 1978.

42 Cf. Furet/Ozouf 1977, I:364: " . . . i l est s i g n i f i c a t i f que ce s o i t l a Révolution f r a n ç a i s e


qui ait souligné avec le maximum d'intransigeance les bienfaits de la culture écrite,
par opposition à l ' i n f l u e n c e néfaste de l a t r a d i t i o n o r a l e : c e t t e croyance, que l a Révolu­
e
tion léguera aux générations républicaines du XIX s i è c l e , f a i t p a r t i e de l ' i d é o l o g i e
qui l a c o n s t i t u e , e t selon l a q u e l l e sa f o n c t i o n est d ' a r r a c h e r d'un coup l e s communautés
- 127 -

à l e u r passé, pour l e u r o u v r i r un autre a v e n i r . L ' é c r i t est conçu comme l ' i n s t r u m e n t de


rupture avec l a v i e quotidienne de l ' A n c i e n Régime, e t comme l e moyen d ' i n s t a u r e r de nouvel­
l e s moeurs, seules capables de g a r a n t i r à long terme l ' i n s t a u r a t i o n du bien p u b l i c incarné
par l a Révolution"; pour les traditions populaires, cf. Mandrou 1978.

43 Cf. Schlieben-Lange 1981:96 sq. e t 99 sq. Je n ' a i pu trouver chez l e s Idéologues l e r e f l e t


des d i s c u s s i o n s , de 1789 jusqu'à 1794, v i s a n t à é t a b l i r des formes de communication p o l i t i ­
que qui se s i t u e n t entre l ' é c r i r e e t l e d i r e ; c f . Brunot 1927:23-73; Schlieben-Lange 1983b:
64-77.

44 Cf. Ricken 1974:308; j e me demande pourquoi Staum 1982 ne mentionne pas ce concours.

45 Cf. Auroux/Désirat/Hordé 1982; Droixhe exagère fortement l o r s q u ' i l f a i t l ' é l o g e de l a


G r a n a i r e philosophique de Thiébault en t a n t que "rencontre d'un h i s t o r i c i s m e e t d'un
fonctionnalisme se subsumant en une même appréhension empirique du langage " (Droixhe 1977:
46).

46 Cf. s u r t o u t Thiébault 1802/1977, I:22, 26, 29, 33; II:192, 194 s q . , 202 s q q . , 207, 213
sq. Cf. Baum 1975; Hassler 1981; Schlieben-Lange 1981.

47 "Der Grund d a f ü r , dass Turgot überhaupt Gelegenheit gegeben wurde, den A r t i k e l Etymologie
zu b e a r b e i t e n , i s t i n der Missachtung der etymologischen Forschung bei den zeitgenössischen
Grammatikern zu suchen. Die Etymologie war n i c h t als grammatische D i s z i p l i n anerkannt.
Sie i s t - so Brunot - s e i t Ménage immer mehr i n M i s s k r e d i t g e r a t e n . " (Monreal-Wickert
1977:148). Cf. l e jugement t r è s ambigu de Thiébault 1802/1977, I:158: "L'étymologie fixe
notre a t t e n t i o n e t porte nos recherches sur l ' o r i g i n e , l a t r a n s m i g r a t i o n , e t l a f i l i a t i o n
ou d é r i v a t i o n des mots simples ou composés, e t nationaux ou étrangers. Cette p a r t i e , quoique
savante e t curieuse, a l e malheur de ne nous o f f r i r souvent que des conjectures hazardées
e t peu s a t i s f a i s a n t e s . Cependant e l l e repose sur des p r i n c i p e s philosophiques qu'on ne
peut trop approfondir . . . " .

48 Cf. aussi Thiébault 1802/1977, II:194 sq.

49 Cf. Destutt de Tracy 1970, II:388 s q q . ; Thiébault 1802/1977, I:170 sq.; II:194-197, 209
sq. Cf. aussi Droixhe 1981:72 note 10.

50 Pour l a discussion de ces problèmes dans une perspective plus générale, c f . Ricken 1978:
29-36, 100-111, 118-130.

51 Sur l e s v a r i a n t e s modernes d'un t o t a l i t a r i s m e interdisciplinaire basé sur un monisme épisté-


mologique, c f . Oesterreicher 1979:15-37, 89 s q q . , 152 sqq.

52 "Le thème de l ' u n i f i c a t i o n du savoir est une des idées d i r e c t r i c e s du X V I I I e s i è c l e , sur


l a voie qui mène des pressentiments de Leibniz au monument encyclopédique de d'Alembert,
de Diderot e t de l e u r s c o l l a b o r a t e u r s . Les Idéologues reprennent une idée f o r c e qui p r é e x i s ­
t a i t dans l'espace m e n t a l ; mais i l s r é a l i s e n t l a j o n c t i o n entre l e thème de l ' u n i t é e t
celui de l a science de l'homme: cette i n i t i a t i v e modifie profondément l a conscience é p i s t ­ ­
mologi que. L'école idéologique a donné à l a philosophie un nouveau contenu, en la détournant
d'une r é f l e x i o n vaine sur l ' o n t o l o g i e des essences, en l u i c o n f i a n t l a r e s p o n s a b i l i t é
d ' o r i e n t e r l e t r a v a i l de ceux qui é t u d i e n t l a r é a l i t é humaine c o n c r è t e . " (Gusdorf 1978:384);
c f . s u r t o u t Moravia 1970; Gumbrecht 1984:50 sq.

53 II me semble que ce n ' e s t pas un hasard que ni Moravia 1974a, ni Gusdorf 1978 ne contiennent
un chapitre dédié au langage e t à son étude s c i e n t i f i q u e . Cf. aussi Andresen 1978:52.

54 C'est pourquoi il faut contester l'affirmation que contient cette question rhétorique:
- 128 -

"Comment l e s Idéologues, à l a charnière du philosophisme e t du p o s i t i v i s m e , n ' a u r a i e n t -


i l s pas porté cette c o n f r o n t a t i o n d'une approche immanente, générale, f o n c t i o n n e l l e e t
d'une compréhension h i s t o r i q u e à un t r è s haut degré d ' i n t e n s i t é ? " (Droixhe 1978:391).
Cf. Hassler 1981.

55 Cf. Gröber 1888:60: "Der von der Revolution grossgezogene Nützl ichkeitssinn . . . "

56 Sur l e s conséquences de c e t t e conception i n t e l l e c t u a l i s t e e t u t i l i t a r i s t e du langage humain,


c f . Oesterreicher 1984: 422 sq. L'assurance de l ' I d é o l o g i e dans ce domaine peut ê t r e i l l u s ­
trée par l'argumentation s i g n i f i c a t i v e de T h i é b a u l t , c r i t i q u e de Rousseau: " I l e s t impossi­
ble à l'homme, [ . . . ] de v i v r e sans l e s services si nombreux e t si fréquemment renouvelés
q u ' i l r e ç o i t de l a s o c i é t é ; comme i l lui est impossible de provoquer ces s e r v i c e s , d ' i n d i ­
quer assez parfaitement l e besoin q u ' i l en a, en un mot de v i v r e en s o c i é t é , sans l e secours
en quelque sorte p r é l i m i n a i r e d'une langue. Les autres langues par signes, sont en général
des moyens de communication trop i m p a r f a i t s e t trop incomplets, pour s a t i s f a i r e à tous
ces besoins; v é r i t é sensible e t f r a p p a n t e , qui nous a u t o r i s e à douter que J . J . Rousseau
a i t été de b o n n e - f o i , ou se soit entendu lui-même, l o r s q u ' i l a d i t que c ' é t o i e n t nos pas­
sions e t non pas nos besoins, qui nous avoient rendu l e s langues nécessaires: en e f f e t ,
à q u e l l e passion pourroit a r r i v e r celui qui n'auroit aucun besoin? ou q u e l l e passion e s t
plus a c t i v e , plus impérieuse, e t plus puissante que l e s v r a i s besoins, l o r s q u ' i l s sont
fréquents e t absolus, ou extrêmes? Rousseau a donc été plus paradoxal que philosophe . . . "
(Thiébault 1802/1977:12 s q . ) . Cf. Roussel 1972:28-33.

57 "Die französische Aufklärung war eine Grossmacht, deren Wirkung während des 18. Jahrhunderts
i n a l l e n l i t e r a r i s c h e n und g e i s t i g e n Räumen zu spüren war. Während aber d i e Engländer,
unbeschadet der aus Frankreich bezogenen Anregungen, ihre eigene Aufklärung und ihre eigene
Gedankenlinie von Locke b i s zu Hume f o r t s e t z t e n , während d i e i t a l i e n i s c h e und spanische
L i t e r a t u r , im unverlöschlichen Bewusstsein e i n e r vergangenen klassischen L i t e r a t u r e n t f a l ­
tung, dem Eindringen der französischen Geistesbewegung n i c h t widerstandslos zusehen konnte,
war d i e deutsche L i t e r a t u r und Geistesbewegung, deren Aufschwung zur klassischen Reife
e r s t bevorstand, t r o t z a l l e r scheinbaren Vorbehalte f ü r d i e aus Frankreich einströmenden
Impulse am weitesten geöffnet [ . . . ] Nur wenn man diese zuweilen an Symbiose grenzende
Umfassung der deutschen durch d i e französische Aufklärung b e r ü c k s i c h t i g t , wird es e r k l ä r ­
l i c h , dass auch im folgenden 19. Jahrhundert d i e Auseinandersetzung m i t der i n Frankreich
während des 18. Jahrhunderts getroffenen Entscheidung bei uns eine solche Bestimmungskraft
erlangen konnte." (Krauss 1965a:121).

58 "Deutsche Bewegung, ein von W. D i l t h e y geprägter, durch den Pädagogen H. Nohl e i n g e f ü h r t e r


Ausdruck: Er f a s s t d i e B l ü t e z e i t des d t . Geistes zusammen, d i e etwa durch d i e Lebenszeit
Goethes bestimmt i s t . Sie bedeutet nach den Epochen überwiegender FremdbeStimmung (Renais­
sance, Humanismus, Barock, Klassizismus) d i e e r s t e e i g e n t l i c h e und umfassende S e l b s t v e r w i r k ­
l i c h u n g des d t . Geistes nach dem hohen M i t t e l a l t e r : i n der Dichtung (Klopstock, Lessing,
Goethe, S c h i l l e r , H ö l d e r l i n , Jean Paul, K l e i s t , Romantik), der Philosophie (Kant, F i c h t e ,
S c h e l l i n g , Hegel), der Entdeckung der g e s c h i c h t ! . Welt und des deutschen MA (Möser, Herder
Romantik), der Neubegegnung m i t der Antike (Winckelmann, Goethe, S c h i l l e r , H ö l d e r l i n ) , der
Sprachdeutung und -erforschung (Hamann, Herder, Jac. Grimm, W. v. Humboldt), der Entstehung
des Nationalgefühls ( F i c h t e , A r n d t , K l e i s t , Jahn), der Staatsauffassung (W. v. Humboldt,
Frh. vom S t e i n ) . Zugleich b e e i n f l u s s t e s i e , vor allem durch Herder, Goethe, Hegel und d i e
Romantik, den Gang der europ. Geistesentwicklung n a c h h a l t i g . " (Brockhaus Enzyklopädie 1968).
Pour une discussion dela notion de romantisme au sens large qui ne correspond pas à la Roman­
t i k allemande, mais coïncide en Allemagne pratiquement avec l e deutsche Bewegung, c f . Behler
1972; Prang 1972, Gipper/Schmitter 1979:10-14; Gusdorf 1982; c f . aussi Coseriu 1972:248;
Koselleck 1972:XV sqq.

59 Cf. l e schéma dans Gusdorf 1982:291. Les dangers d'une conception a n t i t h é t i q u e sont v i s i b l e s
pourtant dans l a c a r a c t é r i s a t i o n suivante q u i , sans ê t r e dépourvue de fondement, pèche
- 129 -

par une schématisation exagérée: "Gegenüber dem Kosmopolitismus d i e N a t i o n a l i t ä t , gegenüber


der künstlichen Bildung d i e K r a f t der Natur, gegenüber der Z e n t r a l i s a t i o n d i e autonomen
Gewalten, gegenüber der Beglückung von oben ' d i e S e l b s t r e g i e r u n g , gegenüber der Allmacht
des Staates d i e i n d i v i d u e l l e F r e i h e i t , gegenüber dem k o n s t r u i e r t e n Ideal d i e Hoheit der
Geschichte, gegenüber der Jagd nach dem Neuen d i e Ehrfurcht vor dem A l t e n , gegenüber dem
Gemachten d i e Entwicklung, gegenüber Verstand und Schlussverfahren Gemüt und Anschauung,
gegenüber der mathematischen Form d i e organische, gegenüber dem Abstrakten das S i n n l i c h e ,
gegenüber der Regel d i e eingeborene S c h ö p f e r k r a f t , gegenüber dem Mechanischen das 'Leben­
d i g e 1 . ' ' (Scherer, c i t . dans Rothacker 1927:117). Pour l e s conceptions philosophiques,
c f . aussi Foucault 1966:249-256.

60 Cf. Plongeron 1973:411; J a l l e y 1977; Gusdorf 1978:331-368 et 549 sqq. ("Weltgeschichte


i s t W e l t g e r i c h t " ) ; Oesterrei cher 1981.

61 Cf. Benfey 1869/1965; Jespersen 1922:33-60; Pedersen 1932; M e i l l e t 1936:152-159; Pedersen


1962:240-277; Sebeok 1966; Szemerényi 1970:1-9 e t 1980:151-160; Gusdorf 1973:360-372;
Hymes 1974 (avec Metcalf; Gulya; Diderichsen; P e r c i v a l ; Mal k i e l ) ; Jendrei ek 1975; Haarmann
1976; Diderichsen 1976; , Wyss 1979; Gipper/Schmitter 1979:18-59; Gauger/Oesterreicher/
Windisch 1981:17-22; Mayrhofer 1983. Je n ' a i pu consulter Antinucci 1975 et Timpanaro
1972, 1973.

62 Les archives de Londres n ' é t a i e n t pas accesibles à cause du blocus c o n t i n e n t a l .

63 Cf. M e i l l e t 1936:152 s q . ; Rey 1972:105 s q . ; Droixhe 1977:44 sq.

64 Cf. Jespersen 1922:33; Gipper/Scdnitter 1979:31; Gauger/Oesterreicher/Windisch 1981:22.


Mais c f . l e jugement de Bopp: " I n der Behandlung unserer europäischen Sprachen musste
i n der That eine neue Epoche e i n t r e t e n durch d i e Entdeckung eines neuen sprachlichen Wel t -
t h e i l s , nämlich des S a n s k r i t , von dem es s i c h erwiesen hat, dass es i n seiner grammatischen
Einrichtung i n der innigsten Beziehung zum Griechischen, Lateinischen, Germanischen e t c .
s t e h t , so dass es e r s t dem Begreifen des grammatischen Verbandes der beiden k l a s s i s c h
genannten Sprachen unter s i c h , wie auch des Verhältnisses derselben zum Germanischen,
L i t a u i s c h e n , Slavisehen eine f e s t e Grundlage gegeben hat. Wer hätte vor einem halben Jahr­
hundert es sich träumen l a s s e n , dass uns aus dem f e r n s t e n Orient eine Sprache würde zuge­
f ü h r t werden, d i e das Griechische i n a l l e n seinen ihm als Eigenthum zugetrauten Form-
Vollkommenheiten b e g l e i t e t , zuweilen ü b e r b i e t e t , und ü b e r a l l dazu geeignet i s t , den im
Griechischen bestehenden Dialekten-Kampf zu s c h l i c h t e n , i n dem sie uns sagt, wo ein jeder
derselben das Ächteste, Ä l t e s t e aufbewahrt h a t . " (Bopp 1833/1857:III s q . ) .

65 Cf. s u r t o u t Gauger: "Der Drang, hineinzublicken i n den 'Brunnen der Vergangenheit', hatte
zwei Aspekte. Er g a l t einmal dem sehr A l t e n , Uranfänglichen, der Morgenfrühe der Menschheit,
damit räumlich dem Fernen Osten [ . . . ] ; hierher gehört d i e Faszination durch d i e a l t e i n d i ­
sche Welt. Zun anderen galt er dem M i t t e l a l t e r . 'Romantisch' hiess zunächst einfach m i t t e l ­
a l t e r l i c h , im Gegensatz zu dem auf der Antike fussenden Klassischen. Mittelalterschwärmerei
war eine gesamteuropäische D i s p o s i t i o n jener Z e i t ; man denke nur an Chateaubriand . . .
oder an Scotts Romane und ihren E r f o l g . Auch R e l i g i ö s e s , s p e z i e l l Katholisches kam hinzu.
Aber jene Schwärmerei wurde doch i n Deutschland besonders v i r u l e n t . Drei Gründe sind hier
zu nennen. Erstens: d i e Suche nach n a t i o n a l e r I d e n t i t ä t , d i e anderswo - i n England, Spanien
und Frankreich - l ä n g s t gefunden war [ . . . ] Der zweite Grund f ü r d i e Mittelalterschwärmerei
s p e z i e l l i n Deutschland i s t e s k a p i s t i s c h : man f l ü c h t e t e [ . . . ] in die m i t t e l a l t e r l i c h e
Vergangenheit. Der d r i t t e Grund i s t d i e s p e z i f i s c h romantische Auffassung von Volkspoesie
a l s einer Dichtung gleichsam des Volkes s e l b s t . . . " (Gauger/Oesterreicher/Windisch 1981:23
s q . ) . Cf. Wyss 1979, chap. 4 "Geschichte, Vorgeschichte": 189-263; s u r t o u t Gumbrecht 1984,
"Vergangenheitsfaszinationen: aufklärerische /vs/ frühromantische Al teritätserfahrung"
e t " T o t a l i t ä t s h o r i z o n t e : Nationalgeschichte / v s / Science de l'homme": 41-47 e t 48-53. Cf.
aussi Chambers 1946.
- 130 -

66 " . . . l a première p r i s e de p o s i t i o n vraiment r é v o l u t i o n n a i r e est c e l l e de Herder, qui étend


l e d r o i t de préexcellence à tous l e s peuples et à toutes l e s langues." (Renzi 1976:646);
c f . aussi Gusdorf 1973:477. Bopp formulera l e p r i n c i p e qui s ' e n s u i t plus tard dans l a
préface de sa Vergleichende Granulati : "Da i n diesem Buche d i e Sprachen, worüber es s i c h
v e r b r e i t e t , i h r e r s e l b s t w i l l e n , d . h . als Gegenstand und n i c h t als M i t t e l der Erkenntniss
behandelt werden, und mehr eine Physik oder Physiologie derselben zu geben versucht w i r d ,
als eine Anleitung sie p r a k t i s c h zu handhaben: So konnten manche E i n z e l n h e i t e n , d i e zur
Charakteristik des Ganzen n i c h t s Wesentliches b e i t r a g e n , ausgelassen, und dadurch f ü r
d i e Erörterung des Wichtigeren, t i e f e r i n das Sprach-Leben Eingreifenden mehr Raum gewonnen
werden; und h i e r d u r c h , wie durch eine strenge, a l l e s zu einander Gehörige und s i c h wechsel­
s e i t i g Aufklärende, unter Einen Gesichtspunkt bringende Methode, i s t es m i r , wie i c h m i r
schmeichle, gelungen, auf verhältnismässig engem Raum d i e Haupt-Ereignisse v i e l e r reichbe­
gabter Sprachen oder g r o s s a r t i g e r D i a l e k t e einer untergegangenen Stamm-Sprache zu einem
Ganzen zu v e r e i n i g e n . " (Bopp 1833/1857:XI s q . ) .

67 Ce que Pedersen 1962:240 sq. constate pour l e domaine f i n n o - o u g r i e n (cf. aussi Gulya 1974:
268) n ' e s t pas valable pour l e domaine des langues romanes.

68 Sur l a conscience historique (historisches Bewusstsein, historischer Sinn, historisches


Verständnis), c f . s u r t o u t L i t t 1956; Rothacker 1927:114 e t 116 s q . ; Gadamer 1965; Gumbrecht
1984:41 s q q . ; Pour une analyse d é t a i l l é e du développement de cette n o t i o n , c f . Jendreiek
1975:68-114. C'est dans l a notion de conscience h i s t o r i q u e q u ' e s t contenu l e reproche
fondamental du deutsche Bewegung à l ' é g a r d de l a pensée des Lumières: "Der Vorwurf unhisto­
rischen Denkens i s t ein p r i n z i p i e l l e r Einwand gegen eine schiefe und vom Standpunkt des
Historismus aus falsche Beurteilung der geistigen Welt als solcher. Er d r e h t s i c h um eine
grundsätzliche Auffassung der Werte. ' K r i t i k der hi s t o r i sehen Vernunft' heisst n i c h t 'Logik
der Geschichtswissenschaften', sondern hat im t i e f s t e n Sinne d i e systematische Explikation
des historischen Bewusstseins zur Aufgabe." (Rothacker 1927:117). Cf. Löwith 1952; Meinecke
1959.

69 Pour une c r i t i q u e des t h é o r i e s de Foucault, cf. R o s i e l l  1967:168; Melandri 1967; Verley


1973; Plumpe/Kamml 1980; S l o t e r d i j k 1982.

70 Cf. p.ex. Wyss 1979, chap. 3 " H i s t o r i z i t ä t der Zeichen": 94-188.

71 Pour ce qui s u i t , j e suis o b l i g é de renvoyer globalement (a) aux sources e t (b) aux travaux
critiques:
(a) Bopp 1816 e t 1833; Fichte 1808; Goethe 1978 "Dichtung und Wahrheit": 250-252; Grimm
1819, 1822-1837 et 1968; Hamann 1967; Herder 1877-1913, 1960 e t 1966; Humboldt 1904, 1908
e t 1916-1918; Müller 1967:123-126; Schlegel 1808; Schleiermacher 1977; Windischmann 1816.
(b) Apel 1963; Arens 1969; Bach 1950 e t 1970; Baeumler 1965; Benfey 1869/1965; Borst 1961
(vol. Ill); Cassirer 1923 e t 1932; Derbolav 1959; Formi gari 1977; Foucault 1966; Gadamer
1965; Gauger/Oesterreicher/Windisch 1981; Gipper/Schmitter 1979; Gumbrecht 1984; Heilmann
1976; Heintel 1972; Henzen 1954; Irmscher 1966; Jendreiek 1975; Knoop 1975; Langen 1957;
Liebrucks 1964/1965; Marini 1972; Oesterreicher 1981 e t 1983; Renzi 1976; Scheer/Wohlfart
1982; Schmitter 1977 e t 1982; Simon 1971; Socin 1888/1970; Trabant 1984; Wohlfart 1982;
Wyss 1979.

72 Bien que J o l y l a conteste avec des arguments i n t é r e s s a n t s ( J o l y 1972:47/48), on d o i t ,


pour l a l i n g u i s t i q u e p r é s c i e n t i f i q u e , approuver l a d e s c r i p t i o n des conceptions de l ' é v o l u ­
t i o n l i n g u i s t i q u e , essentiellement adéquate, qu'a donnée Foucault: " . . . l e s langues évoluent
par l ' e f f e t des m i g r a t i o n s , des v i c t o i r e s e t des d e f a i t e s , des modes, des échanges; mais
non p o i n t par l a f o r c e d'une h i s t o r i c i t é q u ' e l l e s d é t i e n d r a i e n t d'elles-mêmes. E l l e s n ' o ­
béissent à aucun p r i n c i p e i n t e r n e de déroulement . . . " (Foucault 1966:105); c f . aussi l e
p r i n c i p e "d'une série d'événements h i s t o r i q u e s , étrangers au langage, e t q u i , de l ' e x t é r i e u r
l e p l o i e n t , l ' u s e n t , l ' a f f i n e n t , l ' a s s o u p l i s s e n t , en m u l t i p l i e n t ou en mêlent l e s formes
- 131 -

( i n v a s i o n s , m i g r a t i o n s , progrés des connaissances, l i b e r t é ou esclavage p o l i t i q u e , e t c . ) - "


( i b i d . : 2 4 7 ) . Cf. l ' i l l u s t r a t i o n de ces f a i t s dans Gauger/Oesterreicher/Windisch 1981:37-44.

73 "Herder s t e h t b e k a n n t l i c h (oder: wie bekannt sein mUsste) n i c h t nur chronologisch am Anfang


der klassischen deutschen Sprachphilosophie: Er i s t z u g l e i c h sozusagen d i e 'Hauptquelle'
und der ständige, wenn auch o f t nur i m p l i z i t e Bezugspunkt d i e s e r Sprachphilosophie. F i c h t e ,
F r i e d r i c h und A.W. Schlegel, Schleiermacher und S c h e l l i n g , Hegel und Humboldt übernehmen
a l l e d i r e k t oder i n d i r e k t , ausdrücklich oder s t i l l s c h w e i g e n d Ideen Herders. Dass v i e l e
dieser Ideen bei diesen anderen Autoren o f t v i e l e l a b o r i e r t e r und v i e l besser begründet
als bei Herder s e l b s t erscheinen, darf n i c h t darüber hinwegtäuschen, dass sie schon bei
Herder wenigstens im Keime zu finden sind und dass Herder i n v i e l e r l e i H i n s i c h t eben den
Anfang gemacht h a t . " (Coseriu 1977:185). Sur Herder, c f . aussi Blochmann 1923:449; Auerbach
1932; Rosiello 1967; Formi gari 1977:44-53.

74 Ce problème a été décrit e t expliqué admirablement dans l e l i v r e sur Grimm e t Hegel de


Jendreiek 1975; c f . aussi l e s notes 58 e t 59.

75 Cf. p.ex. Bahner 1981:24.

76 "Nicht d i e ganze Sprache m i t a l l ihren Zusammenhängen gehört zum Objekt der L i n g u i s t i k .


Hier muss nämlich d i e Unterscheidung zwischen der ' f a k t i s c h e n W i r k l i c h k e i t ' , d i e man auch
d i e 'Sache' nennen könnte, und dem Gegenstand oder dem Objekt einer Wissenschaft oder
einer Theorie g e t r o f f e n werden.
Es wird o f t behauptet, dass s i c h eine Wissenschaft oder Theorie das Objekt 'schafft'.
Dies wird dann so i n t e r p r e t i e r t , als ob das Objekt der Wissenschaft nicht e x i s t i e r e n würde.
In gewisser H i n s i c h t i s t dies auch annehmbar, nämlich wenn das Objekt oder der Gegenstand
der Wissenschaft bzw. der Theorie von der f a k t i s c h e n W i r k l i c h k e i t unterschieden werden.
Das Objekt e n t s t e h t e r s t durch d i e Wissenschaft, es wird von der Wissenschaft, von der f a k ­
tischen W i r k l i c h k e i t sozusagen ausgelesen und abgegrenzt. Die Wissenschaft jedoch (mit einer
Ausnahme nämlich, den mathematischen Wissenschaften) schafft nicht die faktische,
vorwissenschaftlich gegebene W i r k l i c h k e i t und auch n i c h t d i e f a k t i s c h e n Bestandteile,
d i e das Objekt b i l d e n : sie grenzt nur das Objekt ab [ . . . ] Dies i s t aber z u g l e i c h d i e
ursprungliche Unzulänglichkeit einer Wissenschaft oder Theorie, denn sie bedeutet
eine P a r t i a l i s i e r u n g des Faktischen, indem von verschiedenen Zusammenhängen notwendiger­
weise abgesehen wird [ . . . ] Es kann [ . . . ] n i c h t das Ganze auf einmal untersucht oder
e r f o r s c h t werden. Dies ist d i e erste und notwendige P a r t i a l i s i e r u n g , d i e Grundlage j e d e r
Wissenschaft i s t [ . . . ] Die Sprachwissenschaft s e l b s t kann n i c h t d i e ganze Sprache m i t a l l
ihren Zusammenhängen umfassen." (Coseriu 1975:16 s q . ) ; c f . Oesterreicher 1979:270284. C'est
pourquoi l e s vues de Médina 1978:23 sont inacceptables.

77 Cf. Oesterreicher 1979:284-297.

78 Cf. Oesterreicher 1979:257-284.

79 Cf. Coseriu 1972:249; Andresen 1978:52 s q . ; Oesterreicher 1983:193.

80 Cf. Heintel 1972:40-101, s u r t o u t 96 s q q . ; Formigari 1977:29, 110, 113; Wyss 1979:118-


123; Gipper/Schmitter 1979:16 s q . , 77 s q q . ; Gauger/Oesterreicher/Windisch 1981:22; Oester­
r e i c h e r 1983:193 sq.

81 C'est encore Droixhe qui nous suggère l e c o n t r a i r e : " N ' e s t - c e pas cet 'échec de l ' i d é o l o g i e '
qui sera déterminant pour l a naissance d'une l i n g u i s t i q u e h i s t o r i q u e ? " (Droixhe 1977:64
note 39).

82 "Sans l'épistémologie i l s e r a i t donc impossible de d i s c e r n e r deux sortes d ' h i s t o i r e s d i t e s


des sciences, c e l l e des connaissances périmées, c e l l e des connaissances sanctionnées,
c ' e s t - à - d i r e encore a c t u e l l e s parce qu'agissantes. C'est Gaston Bachelard qui a opposé
- 132 -

l ' h i s t o i r e périmée à l ' h i s t o i r e sanctionnée, à l ' h i s t o i r e des f a i t s d'expérimentation ou


de conceptualisation s c i e n t i f i q u e s appréciés dans l e u r rapport aux valeurs s c i e n t i f i q u e s
f r a î c h e s . " (Canguilhem 1968a: 13).

83 C'est donc l a f i n de l a phase pré-paradigpnatique de l a réflexion linguistique - dans l a


terminologie de Thomas S. Kuhn ( c f . Oesterreicher 1977).

84 Cf. Knoop 1975:168 s q . ; Coseriu 1980.

85 Cf. Gumbrecht 1984:54 s s q . ; Flashar/GrUnder/Horstmann 1979; Wyss 1979.

86 Cf. l ' a r t i c l e fondamental sur " l ' O b j e t de l ' H i s t o i r e des Sciences" (Canguilhem 1968a).
- 133 -

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Comment c o n c i l i e r les exigences de la Raison avec les nécessités du régime


d'assemblées et la dynamique du combat révolutionnaire? Le question se
pose pour tous ceux qui entendent préserver l ' h é r i t a g e des Lumières, qui
cherchent à fonder une société nouvelle sur la réflexion c r i t i q u e , la discus­
sion publique et l'exercice même de leur raison. Nous nous proposons d'exami­
ner l'attitude de ceux q u i , face au problème de l'éloquence politique,
ont voulu agir pendant la Révolution en "philosophes", et que nous avons
parfois, par commodité, assimilés aux "idéologues", puisque ceux-ci se
sont bien recrutés parmi ceux-là et q u ' i l s ont prétendu reprendre le même
flambeau. Encore ne f a u t - i l pas s'attendre à trouver ici un historique,
nous avons plutôt essayé de d é f i n i r une problématique, de reconstituer
la logique d'une série de comportements et de textes qui se réclament des
mêmes principes, et dont nous avons volontairement negligé la coloration
particulière qu'ils ont reçue des circonstances. Le c o n f l i t entre Raison
et Révolution devait éclater de façon inéluctable dans le domaine de l ' é l o ­
quence p o l i t i q u e : il fallait impérativement régler les rapports entre la
nation et ses représentants, choisir comment s'adresser au peuple et le
gagner à la bonne cause, e t , en fonction des transformations sociales qu'on
voulait opérer, décider de la place qui revenait à l ' a r t de parler dans
les projets d'éducation. Mais cette question de l'éloquence politique se
trouvait aussi posée pour deux raisons d'ordre . d i f f é r e n t , l'une liée à
l'actualité immédiate, et l'autre à la t r a d i t i o n culturelle. Celle-ci en
effet associait rhétorique et démocratie. Trois siècles durant, on avait
allégué les exemples d'Athènes et de Rome pour montrer le dépérissement
de l'éloquence dans les monarchies. Reléguée dans les marges du pouvoir,
elle ne peut plus prétendre jouer un rôle politique. Tout au plus peut
elle trouver dans la littérature un champ de s u b s t i t u t i o n ; au cours du
18e s i è c l e , l ' o r a t e u r prend le visage nouveau du philosophe, i l ne s'adresse
plus à une assemblée capricieuse, mais au "tribunal de l'opinion publique".
Dans la deuxième moitié du s i è c l e , les philosophes, et parmi eux, Condillac,
Diderot et Rousseau1, mettent en rapport cette évolution avec les propriétés
mêmes de la langue nationale: le despotisme a fini par l'énerver, par
lui imprimer les caractères de l'enfermement et de la servitude. Mais d'un
autre côté, le français, plus faible mais plus juste, se prête mieux à
- 148 -

la rigueur de l'écriture, favorise l'essor de l'esprit d'examen et de


méthode. Ses progrès sont ceux-là mêmes du savoir et des Lumières, et ils
réduisent à l'impuissance tous ceux qui se servent de la rhétorique pour
séduire, égarer, enchaîner les peuples.

Voilà très schématiquement l'état de la question à la veille de la Révolu­


tion; ce qui va alors lui donner sa virulence, c'est son utilisation polémi­
que. Pour déconsidérer son adversaire, rien de plus facile en effet que
de lui reprocher sa "rhétorique", de suggérer que, faute de pouvoir convain­
cre par ses raisons, il doit abuser par ses jeux de mots et ses calculs.
Cette forme d'argumentation dispensait par ailleurs de toute analyse politi­
que; les débats d'idées et les antagonismes .sociaux se trouvaient ramenés
à des mécanismes verbaux et attribués à des motifs purement psychologiques,
les pouvoirs trompeurs de la langue s'autorisant de la perversité des ora­
teurs et de la crédulité de leurs auditoires. Un tel discours favorisait
bien sûr la cause des contre-révolutionnaires. Pour l'abbé Maury, pour
La Harpe, pour Marmontel 2 , le système des élections va faire de la rhétorique
le moteur caché de la vie politique et conduire le pays à la ruine, et
il suffira de maîtriser les techniques de la séduction oratoire pour faire
du peuple le docile instrument de son ambition personnelle. Ceux que visaient
ces attaques, et parmi eux ces "philosophes" dont nous cherchons à définir
le point de vue, n'hésitaient pas de leur côté à recourir à des arguments
du même type. Pour eux, si toute révolution n'est pas monstrueuse, comme
l'affirmait l'abbé Maury, elle peut le devenir avec des créatures fanatisées
comme Robespierre. Condorcet, Daunou, Garât adoptent la même attitude à
l'égard de la Montagne: ayant détourné le mot peuple de son véritable sens,
jouant des passions les plus irrégulières des masses, l'Incorruptible n'a
pu égarer qu'en recourant à tous les procédés de l'imposture religieuse.
Les philosophes appliquent ainsi à certains événements révolutionnaires
le même schéma d'explication que celui qu'ils utilisaient pour dénoncer
le double despotisme des prêtres et des rois. Ceux-ci ont abusé le peuple,
l'ont bercé de fables et dépossédé de sa souveraineté en usant de toutes
les formes d'éloquence:

C'est elle qui a prêté aux impostures [ . . . ] ce langage éclatant et violent qui, après avoir
égaré ou f a i t taire la raison, a soumis ou entraîné les volontés [ . . . ] ; elle dont les conquêtes
sur les esprits ont établi toujours le règne du mensonge et de l'erreur, comme les conquêtes
des grands guerriers ont toujours établi la servitude et le despotisme (Garât 1800:11 36-37).
- 149 -

L'idée que les passions mènent l ' h i s t o i r e servait à j u s t i f i e r l'absolutisme.


Les philosophes reprennent l'argument mais le retournent contre les "tyrans":
i l s ne peuvent s'établir et se maintenir qu'en exploitant les passions
du peuple. En le libérant de ses passions et en le faisant accéder à la
raison, on détruira le despotisme. La rhétorique est donc chargée d'expliquer
les errements de l ' h i s t o i r e , c'est-à-dire le décalage évident entre la
succession capricieuse des événements et la logique du progrès humain qu'im­
plique la généalogie des facultés. Selon Condorcet, l'appropriation du
savoir par une "caste" qui sait à la fois mentir et séduire suffit à rendre
compte de tout ce qui ne devrait pas être.

Faisant de la rhétorique l'instrument du mal, sinon la part du diable,


les philosophes s'opposent à tous ceux qui voudraient voir la Révolution
restaurer l'éloquence antique. Pour eux, la parole libre qui a dominé chez
les anciens explique à la fois "les beautés et les égarements de leur génie"
(Lakanal et Deleyre 1800:12). La pratique de l'éloquence deliberative n'a
pas porté ses fruits dans le domaine politique et social, mais, paradoxale­
ment, dans celui de l ' a r t et de la poésie. L'époque moderne, dont on s'accor­
dait à dire qu'elle s ' é t a i t tournée vers la l i t t é r a t u r e comme vers un domaine
de substitution, en cultivant les sciences et la critique s'est révélée
plus féconde et plus juste. Si l'éloquence est un mélange d'erreur et de
beauté, il suffit de la passer au f i l t r e du "style", c'est-à-dire de la
rigueur scientifique, pour qu'elle vienne prêter à l'exposé austère de
la vérité ses charmes, sa vivacité, ses agréments. En souhaitant, dans
leur Arrêté sur les Ecoles Normales, que les cours soient improvisés puis
livrés à l'impression, Lakanal et Deleyre prétendent concilier les avantages
de l'oral et de l ' é c r i t , la séduction antique et la justesse moderne:
l'agréable ne se distinguera plus de l ' u t i l e .

L'éloquence se trouve ainsi assimilée à un art de l'ornement, de la transpo­


sition imagée, plus faible d'un point de vue conceptuel, mais plus frappante
pour ceux qui sont en retard sur la voie de la raison, ou qui désirent
se reposer de son exercice. Cette attitude assez traditionnelle, qui avait
justifié la méfiance des moralistes chrétiens et des philosophes à l'égard
de la rhétorique, pouvait, paradoxalement, s'autoriser de la théorie sensua­
l i s t e . Qu'en est-il par exemple chez Condillac? Celui-ci distingue deux
styles, celui de la réflexion, de l'analyse, et celui de l'image, de la
sensation. Le langage, selon qu'il est plus ou moins abstrait ou concret,
- 150 -

s'éloigne, ou se rapproche de la sensation - qui est à l'origine de l'idée -


ou de l'idée - qui rassemble une série de sensations par l'intermédiaire
d'un signe. A côté du style analytique, qui, d'une certaine manière, peut
tout effacer de la genèse des idées pour peu qu'il soit assuré de l'exacti­
tude des signes, le style imagé, riche en tropes et en peintures, restitue
en partie la sensation et flatte le sentiment. Le style imagé est donc
dans le même rapport à l'égard du style analytique que l'origine à l'égard
du travail d'abstraction, la particularité sensible à l'égard de la générali­
té conceptuelle, la sensation à l'égard de la réflexion4. Dans son Travail
sur l'éducation publique* Cabanis, voulant montrer l'utilité des arts,
commence par reconstituer la généalogie des opérations de l'esprit, qui
a appris de la nature à mettre ses sensations en ordre selon une méthode
sans cesse perfectionnée:

La nature v o u l a i t que l'homme commençât par s e n t i r , e t par s'occuper directement de ce q u ' i l


a v a i t s e n t i . Ces premières images, étant l e s plus d i s t i n c t e s , é t a i e n t les plus f a c i l e s à r e t r a ­
cer, les plus susceptibles de se r e v ê t i r de formes animées e t correctes [ . . . ] Les a r t s d ' a g r é ­
ment, qui sont l e langage du sentiment e t de l ' i m a g i n a t i o n , devaient n a î t r e avant l e s sciences
e t l a p h i l o s o p h i e . La poésie s u r t o u t , q u i , p e u t - ê t r e , a seule formé toutes l e s langues, d e v a i t
préparer l e règne de l a raison (Cabanis 1823:11 543).

Lakanal, dans son rapport sur les Ecoles Centrales, reprend cette idée que
les belles-lettres "ouvrent l'esprit au jour de la raison et à l'impression
du sentiment" (Lakanal 1881:430). L'éloquence - autant dire la poésie et
la littérature - joue un rôle à la fois propédeutique et récréatif: elle
est un premier pas vers la raison, ou le repos du dixième jour, le loisir
du décadi.

Pour les idéologues, ou du moins pour ceux qui se placent sous le patronage
de la philosophie et des Lumières, l'art de parler présente donc trois carac­
tères principaux: relégué dans le passé des civilisations dont il explique
les erreurs, il est assimilé à une manifestation du beau sensible, et doit
se soumettre aux exigences progressistes de la raison. Fondée sur une vision
globale de l'homme et de l'histoire, cette conception de l'éloquence explique
les limites que les idéologues veulent mettre à son usage politique. Pour
décider de la place qu'elle doit occuper dans l'espace public et des formes
qu'elle peut prendre, ils tiennent compte d'une part des différentes voies
d'accès à la connaissance, et de l'autre, de l'inégalité de développement
intellectuel entre les deux classes des "savants" et des "ouvriers". A une
- 151 -

pratique spontanée, directe, et dangereuse, de la rhétorique, ils opposent


une gestion économique des discours qui se conforme à la diversité des facul­
tés et fait intervenir les groupes sociaux dans un ordre réglé. Cette distri­
bution hiérarchisée du dire, du savoir et du pouvoir est d'abord fondée
en nature: elle résulte de la distinction de deux moments de la connaissance,
la sensation simple, et la transformation de cette sensation qui permet
le travail de la réflexion et l'établissement d'un système de signes. Philoso­
phes et moralistes avaient reproché à la rhétorique de faire appel à l'émotion
et de troubler ainsi l'ascèse de la conscience ou la méditation de l'esprit.
Tout en souhaitant diffuser les lumières, les idéologues rappellent que
les sciences ne sont que des langues bien faites et qu'elles ne peuvent
en rien s'accommoder des facilités, des séductions, et des inexactitudes
de l'éloquence: il est donc insensé de vouloir les adapter à la multitude
des ignorants. Si l'on veut construire une société juste et rationnelle,
il faut réserver aux hommes de savoir la gestion de l'Etat, la réforme des
institutions et la confection des lois; eux seuls peuvent fonder leur action
sur des discussions argumentées, et donner aux choix politiques la rigueur
des vérités scientifiques. Le peuple, le "monde ouvrier", trompé autrefois
par la tyrannie et le fanatisme, doit s'en remettre à des délégués plus
instruits que lui, qui travaillent pour lui, et soumettent ensuite à son
approbation ce qu'ils ont décidé. En avril 1791, Condorcet, présentant à
l'Assemblée ses Mémoires et son Rapport sur l'instruction publique, refuse
ainsi qu'on assimile le résultat de son travail à de l'éloquence, et qu'on
fasse de lui un autre Démosthène:

Ici, nous prononçons un discours, non devant le peuple, mais devant ses représentants; et ce d i s ­
cours, répandu par l'impression, a bientôt autant de juges froids et sévères qu'il existe en
France de citoyens occupés de la chose publique (Condorcet 1881:208).

Le charme d'une parole vivante et sensuelle, l'émotion des foules, la commu­


nication réciproque des passions dans les assemblées, voilà ce dont il
faut soigneusement préserver les représentants du peuple. Mais Condorcet
veut aussi les protéger d'eux-mêmes, de la tentation qu'ils éprouveraient
à faire céder leur auditoire "à un autre pouvoir que celui de la raison".
Leurs discours, immédiatement saisis dans l'écriture et reproduits par
l'impression, sont examinés à loisir, et dénoncent ceux qui "trahissent
leur devoir". En gelant leurs paroles, on leur fait immédiatement perdre
"la confiance publique sur laquelle toute constitution représentative est
appuyée".
- 152 -

L ' a r t de f a i r e des discours é c r i t s est donc l a v é r i t a b l e r h é t o r i q u e des modernes, e t l'éloquence


d'un discours est précisément c e l l e d'un l i v r e f a i t pour ê t r e entendu de tous l e s e s p r i t s
dans une l e c t u r e rapide (Condorcet 1847:270-271).

Garât, Volney, Sicard, Destutt de Tracy ne cessent de f a i r e écho à ces


exigences dont les implications politiques sont c l a i r e s : il faut par une
série de médiations préserver l'autonomie du pouvoir de juger et de décider.
Condorcet veut chasser de l'Assemblée tout ce dont s'occupe la rhétorique,
c'est-à-dire les conflits d'intérêts et de sentiments, et les problèmes
que pose le rapport d i r e c t entre les é l i t e s et la foule. Ce qui f a i t l'origi­
n a l i t é des idéologues, c'est d'ôter à l'éloquence non seulement les débats
politiques, mais aussi le monde moral. La rhétorique s'offrait en effet
comme une méthode dans le domaine incertain des évaluations et des décisions
pratiques; à cette prétention à la fois heuristique et pragmatique, les
idéologues opposent la méthode analytique qui d o i t produire des certitudes
suffisantes pour f a i r e l'unanimité:

l e s sciences morales, si nécessaires aux peuples qui se gouvernent avec l e u r s propres v e r t u s ,


vont ê t r e soumises à des démonstrations aussi rigoureuses que l e s sciences exactes e t physiques
(Lakanal 1881:416-417).

On ne peut espérer que le peuple, maintenu dans l'ignorance et les préjugés


par prêtres et despotes, puisse suivre directement ce t r a v a i l scientifique
et p o l i t i q u e . I l faudra donc en même temps l u i t e n i r un discours plus simple,
plus concret, plus sensible, et plus mobilisateur. C'est en particulier
au cours de réjouissances publiques que l'on pourra s'adresser à l u i sur
un registre spécifique: on l u i parlera la langue émouvante et énergique
des images. Grâce aux tableaux vivants et aux décors symboliques, aux proces­
sions et aux discours, aux poèmes et aux hymnes, les fêtes se présentent
comme une version sensualiste et révolutionnaire de l'éloquence t r a d i t i o n ­
nelle. Voulant montrer leur u t i l i t é publique, Cabanis retrouve ainsi tous
les arguments classiques de la rhétorique:

L'homme, en sa q u a l i t é d ' ê t r e s e n s i t i f , est mené bien moins par des p r i n c i p e s r i g o u r e u x , qui


demandent de l a méditation pour ê t r e s a i s i s sous toutes l e u r s f a c e s , que par des o b j e t s impo­
sants, des images f r a p p a n t e s , de grands spectacles, des émotions profondes [ . . . ] (Puisqu'il)
o b é i t p l u t ô t à ses impressions qu'au raisonnement, [ . . . ] i l s ' a g i t moins de l e convaincre
que l e l'émouvoir (Cabanis 1823:450-451).

Cette langue sensible des fêtes offre donc le double avantage de saturer
- 153 -

le peuple de jouissances et de lui inculquer les "principes généraux" des


sciences politiques et morales. On ne saurait en effet entrer dans le détail
des problèmes de l'Etat, qui demandent un examen rigoureux; on se contente
de "graver dans les esprits un petit nombre d'idées générales qui forment
la morale des nations et la politique des hommes libres" (Condorcet 1847:
364); on éveille chez le citoyen des sentiments patriotiques, civils et
humanitaires, de "vives affections pour le pays qui   vu naître, pour
les institutions qui le gouvernent, pour ses semblables qui vivent sous
les mêmes institutions" (Cabanis 1823:439):

Comme le rappellent Condorcet, Cabanis, Framery, l'éloquence des fêtes doit


être adaptée à un public nombreux et populaire. Les discours, des éloges
funèbres par exemple, occupent une place limitée au profit de la poésie,
des hymnes et des représentations théâtrales. Selon Condorcet, il faut
"des pièces simples, où il y aurait plus d'action que de paroles, plus
de tableaux que d'analyses; où les pensées seraient fortes; où les passions
seraient peintes à grands traits, pourraient y être entendues; et de la
réunion de la pantomime à l'art dramatique naîtrait un nouvel art" (Condorcet
1847:366-367). L'éloquence des fêtes est celle de la littérature et de
la poésie. Si elle ne peut transmettre que des idées simples, c'est parce
qu'elle doit emprunter des médiations sensibles où tous les arts viennent
se renforcer réciproquement: c'est là qu'ils "doivent payer à la patrie le
tribut de tous les soins qu'elle a pris pour leur culture" (Bancal an 1:10).
En utilisant les pouvoirs combinés de la poésie et de la musique, on reprend
à la religion les armes dont elle avait mal usé. Les instruments du "fanatis­
me juif", ceux des "fêtes emblématiques chinoises" (Cabanis 1823:452-453),
ceux de prêtres qui s'en servent "d'enveloppe à leurs mensonges, afin de les
mieux perpétuer d'âge en âge" (Ledere an 1:2) vont désormais profiter à la
république. J.B. Ledere voudrait ainsi que la poésie, une fois régénérée,
se fasse rhétorique de la grandeur, de 1'héroïsme, du patriotisme. Il souhai­
te en particulier que, sous forme de poème, "chaque village eût pour ainsi
dire son panthéon, ne serait-ce que pour donner un grand encouragement aux
grandes âmes": si un récit "glisse dans la mémoire, une romance s'y grave"
(   . :  - 1 1 ) . La versification et la musique suppléent au défaut d'accent de
la langue française et lui permettent de se faire écouter des masses et de
mieux s'imprimer dans les âmes. Les pièces populaires dont rêve Condorcet se­
raient en vers "afin que l'on en retînt plus aisément les maximes, et qu'on
pût, par une déclamation un peu mesurée, se faire entendre d'un plus grand
- 154 -

nombre de spectateurs" (Condorcet 1847:367). Témoignant des mêmes préoccupa­


tions oratoires, N. Framery demande que le poète lyrique écrive avec simpli­
cité et qu'"il donne d'avance à ses vers cette uniformité de rythme indispen­
sable au chant dont ils doivent être revêtus" (Framery an IV:5): césures et
repos doivent toujours tomber à la même place.

Si la fête réunit tous les hommes, 1'"éloquence" connaît des formes qui
s'adressent davantage aux citoyens instruits qu'au peuple. Sur un registre
plus élaboré que la fête, la littérature remplit en effet les mêmes fonc­
tions: elle délasse et satisfait les penchants du coeur, et se présente
en même temps comme un cours d'éducation politique. Elle sensibilise son
lecteur aux injustices, lui dévoile les préjugés, l'invite à prendre parti
et à se mettre au service de la nation. Contre La Harpe qui demandait aux
hommes politiques de s'adresser directement aux masses, Garât oppose la
relation indirecte mais plus utile du philosophe qui détruit l'infâme et
répand les lumières. A La Harpe qui lui répond que la littérature n'est
qu'un substitut de l'éloquence politique, Garât réplique que le travail
de l'écrivain est d'une plus ample portée, qu'il modifie les opinions,
les mentalités, les moeurs 5 .

Cette double coupure (analyse/éloquence; savant/peuple) se retrouve si


l'on examine certains projets éducatifs. Le peuple doit posséder les rudi­
ments d'un savoir rationnel qui lui permette de connaître les lois et
de prendre conscience des droits qu'elles garantissent, mais il est exclu
de lui apprendre à pratiquer l'éloquence, ou même à la consommer sous sa
forme littéraire plus raffinée. Pour Sicard, l'éloquence et la poésie sont
réservées aux oisifs des villes, "pour nos jours de fête, pour nos délasse­
ments, pour nos plaisirs", tandis que la grammaire doit pénétrer partout
et former les paysans, "cette classe intéressante": "c'est notre habit
de tous les jours, celui de nos besoins" (Sicard 1800:11 90). Concordet
prévoit qu'on pourra, dans l'enseignement élémentaire, s'en tenir à ce
qu'exprime "l'idée générale" sans entrer dans le détail des synonymes ou
des modifications qu'introduisent les idées accessoires:

Les enfants seraient à peu près comme ceux qui n'entendent de deux mots synonymes que ce q u ' i l s
ont de commun e t à qui l e u r d i f f é r e n c e échappe [ . . . ] ; dès que l ' i d é e p r i n c i p a l e exprimée par
un mot est à l e u r p o r t é e , i l est i n u t i l e q u ' i l r é v e i l l e en eux toutes l e s idées accessoires
que l e langage o r d i n a i r e y attache (Condorcet 1847:243-244).
- 155 -

On n'apprend ainsi rien de faux au peuple, mais on l ' e x c l u t par avance


de ce qui fait l'éloquence et le s t y l e , de ce qui permet de nuancer sa
pensée, de l ' o r n e r ou de varier son expression.

Cette série de dichotomies entre le domaine du jugement politique et celui


de la motivation ou de la v u l g a r i s a t i o n , entre ce qui revient à la raison
et ce qui s'adresse au sentiment, entre le devoir des classes éclairées
et les possibilités restreintes du peuple, fait donc éclater la notion
d'éloquence politique: la langue analytique du savoir et de la décision
juridique d'un côté, et de l ' a u t r e , le langage imagé des emblèmes f e s t i f s
et les déclamations des l i t t é r a t e u r s philosophes. L'organisation du pouvoir
doit assurer l'exercice de la démocratie, mais aussi laisser les hommes
instruits travailler en paix, l o i n du tumulte des passions et du c o n f l i t
des i n t é r ê t s . L'univers politique se trouve ainsi hors du champ de l'éloquen­
ce, et l'éloquence assimilée à la l i t t é r a t u r e ou à la poésie, qui ne joue
qu'indirectement un rôle politique: éducative et émotive, e l l e parle la
langue archaïque, imprécise et séduisante des symboles. Le peuple se trouve
relégué en situation d'attente (d'accès à la raison) et provisoirement
guidé par une propagande sensible:

REPRESENTANTS DU PEUPLE
SAVANTS diffusion pédagogique
réflexions et raison sensati ons-sentiment
décisions savants ouvriers savants ouvriers
politiques grammaire grammaire Ji ttérature fêtes,
générale ELOQUENCE

Cette gestion de la parole politique se fonde sur deux principes d'ordre


différent: d'une part sur la différence de nature entre jugement et sensa­
t i o n , analyse et peinture, d'autre part sur une disparité entre les classes
sociales. Il entre donc logiquement dans le projet de la philosophie ou
de l ' i d é o l o g i e de vouloir préserver la première d i s t i n c t i o n , et de chercher
à corriger ou atténuer la seconde. La solution économique du problème de
l'éloquence p o l i t i q u e , en quelque sorte imposée par l ' h é r i t a g e de l ' h i s t o i r e ,
est donc complétée d'un projet de réforme tourné vers l'avenir et qui,
opérant sur la structure même du langage, n'affecterait plus seulement
les fonctions de l'éloquence, mais son mode même d'existence. Si le progrès
scientifique passe par l'amélioration des langues, i l faut croire à l'inverse
- 156 -

que de leurs imperfections proviennent l'erreur, l'imposture et la tyrannie.


En attribuant à la langue elle-même les effets que la rhétorique faisait
dépendre de l'art du discours, et donc de la volonté douteuse de l'orateur,
les idéologues se donnent la possibilité d'opérer une "révolution" qui
garantisse à jamais les droits de la raison et interdise les égarements
de l'éloquence. La Harpe visait juste quand il reprochait à ses adversaires
de vouloir créer un système à l'intérieur duquel il ne puisse plus prendre
la parole: en transformant la langue nationale, ils pensent modifier les
lois et les mécanismes des échanges discursifs, expurger le français de
toutes ses virtualités sophistiques, le rendre transparent à la logique
des idées et poreux à l'énergie de l'enthousiasme.

Cela suppose d'abord qu'on l'élague de toutes les formes de hiérarchisation


et de distinction dont l'ancienne rhétorique se nourrissait, et qui avaient
permis le triomphe du charlatanisme et du despotisme. En 1791, Talleyrand
souhaite ainsi "écarter des mots de la langue française ces significations
vagues et indéterminées, si commodes pour l'ignorance et la mauvaise foi,
et qui semblent réceler des armes toutes prêtes pour la malveillance et
l'injustice [...]. Il faut donc que les anciennes formes obséquieuses,
ces précautions inutiles de la faiblesse, ces souplesses d'un langage détour­
né qui semblait craindre que la vérité ne se montrât toute entière, tout
ce luxe imposteur et servile qui accusait notre misère, se perde dans un
langage simple, fier et rapide" (Talleyrand 1881:149-150). A des "esclaves
brillants de diverses nuances (qui) se disputaient la primauté de mode
et du langage" pourront se substituer des citoyens égaux, "une langue esclave
(...) qui avait pris la teinte des distinctions nobiliaires" doit devenir
une "langue des peuples" (Barère 1975:291-292).

Cette épuration s'accompagne d'une entreprise de rationalisation: "les


hommes qui réfléchissent savent (...) que sans le perfectionnement de la
langue vulgaire, on espérerait en vain dissiper les erreurs du peuple"
(Cabanis 1823:388). Cette tranformation de la langue contribue à simplifier
les sciences et facilite donc leur diffusion. Sera ainsi assurée "l'universa­
lité des connaissances élémentaires" et détruite cette dépendance générale
qui naît "du pouvoir de la ruse ou de la parole". C'est seulement par cette
"révolution" qu'on instaurera une véritable égalité entre les hommes en
permettant à chacun de juger en raison. Condorcet souligne en effet qu'il
ne faut pas changer le contenu de la croyance mais éliminer Ta croyance
- 157 -

elle-même, substituer "le raisonnement à l'éloquence, les livres aux par­


leurs" (Condorcet 1881:261-262). On se gardera de s'emparer de l'imagination
des enfants ou des citoyens, "même en faveur de ce qu'au fond de notre
conscience nous croyons être la vérité", la déclaration des droits de l'homme
ne sera pas imposée comme "des tables descendues du ciel", mais présentée
comme le développement de certains principes que chacun peut retrouver
en soi. En rendant les langues techniques du droit, de l'économie et de
l'administration plus claires et donc accessibles à tous, on se préservera
des menaces de type technocratique qui minent sournoisement la démocratie:

Lorsque l a confection des l o i s , les travaux d ' a d m i n i s t r a t i o n , l a f o n c t i o n de j u g e r , deviennent


des professions p a r t i c u l i è r e s réservées à ceux qui s ' y sont préparés par des études propres
à chacune, a l o r s on ne peut plus d i r e q u ' i l règne une v é r i t a b l e l i b e r t é (Condorcet 1847:192).

Les bienfaits combinés de ces diverses révolutions dans l'éducation, le


savoir et la langue vont f a i r e disparaître la division de la société en
deux classes, "celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui
c r o i e n t , celle de maîtres et celle des esclaves" (Condorcet 1881:192).

Cette nécessité absolue - à la f o i s scientifique, politique et morale -


de soumettre la langue à la raison détermine le type d'éloquence dont e l l e
est idéalement susceptible. A la f i n du deuxième tome des Eléments d''idéolo­
gie, Destutt de Tracy recense les propriétés d'une langue p a r f a i t e . Pour
irréalisable qu'elle soit, il en a v e r t i t lui-même, elle n'en constitue
pas moins un modèle qui puisse guider les grammairiens réformateurs. Ce
qui conférerait à une t e l l e langue son caractère idéal serait de réunir
les qualités opposées d'une parfaite justesse et d'une éloquence p a r f a i t e .
Ses mots, en e f f e t , "composés de manière à être analogues aux idées q u ' i l s
représenteraient, et à rappeler leur f i l i a t i o n et leur dérivation le plus
possible" (Destutt 1970:384), combineraient les avantages de l'exactitude
et de l ' e x p r e s s i v i t é , seraient à la f o i s des peintures et des analyses,
associeraient les deux moments de la connaissance, la sensation et le juge­
ment. Serait ainsi rempli le projet de Barère, Grégoire ou Talleyrand d ' é l i ­
miner "ces tours i r r é g u l i e r s qu'on appelle dans nos langues vulgaires, des
idiotismes; [...] les hyperboles, les a l l u s i o n s , les demi-réticences, les
fausses délicatesses, les tropes, les divers emplois d'un même mot" (ibid.:
389), c'est-à-dire tout ce qui sollicite la culture de l'interlocuteur
et crée une connivence dont le peuple est exclu. Les deux styles distingués
- 158 -

par Condi 11  n'en feraient plus qu'un, chaque idée se présentant en même
temps comme l'image sensible dont elle est issue. "Très pittoresque et
très imitative par l'heureux choix des syllabes composantes, et très harmo­
nieuse par l'habile distribution de ces syllabes" {ibid. :390), la langue con­
çue par Destutt est entièrement soumise au principe classique de la représen­
tation: l'éloquence se mesure à "l'abondance et (à) la beauté des images", la
"vivacité et l'énergie" à l'indication "de la liaison des deux idées analo­
gues" (ibid. :391).

Tout en s'inspirant du même principequi déplace sur la langue ce qui relevait


d'une rhétorique du discours, les tenants d'une éloquence régénérée se
réfèrent souvent à une vision plus synthétique du langage, et se préoccupent
davantage de sa dynamique interne, de ce qu'après Diderot et Rousseau,
ils appellent son "énergie". Dans son Rapport sur l'instruction publique,
Talleyrand souhaite "que la raison publique trouve sans cesse dans la langue
nationale un instrument vigoureux qui la seconde et ne la contrarie jamais"
(Talleyrand 1881:151), c'est-à-dire un véritable moteur de la révolution
qui sache susciter et transmettre l'élan politique. Pour rendre à la langue
sa force, ses qualités sonores, ses vertus populaires, tout ce que le despo­
tisme lui a fait perdre, Talleyrand demande qu'on se débarrasse des synonymes
inutiles, des locutions oiseuses et serviles, qu'on réintroduise les mots
"énergiques" qu'un goût faible a proscrits, qu'on emprunte aux langues
anciennes des expressions vives et des tournures hardies. Cette langue
rénovée, universellement répandue, en France et peut-être au delà, diffusera
le nouveau vocabulaire politique, se soustraira à toute sophistique, impose­
ra de nouvelles marques de civilité républicaine, se prêtera à la rigueur
des délibérations et à l'enthousiasme des discours publics et des fêtes.
Domergue, dans le Journal de la langue française, cite le passage de Talley­
rand consacré à cette révolution de la langue (Domergue 8-10-91:IV 41 sq.),
et, à l'inquiétude d'un de ses lecteurs qui voit le français perdre son
antique "naïveté" (22-10-91 :IV 86-91), il répond indirectement en fondant
un comité de nomenclature qui, chez les vieux écrivains, doit "extraire
des mots que nous avons laissé tomber en désuétude, et qui pourraient commu­
niquer à notre langue de la naïveté, de la grâce, de l'énergie" (19-11-91 :IV
165-168). Des proverbes, il attend également que par leur concision et leurs
inversions ils "communiquent à la langue la vivacité du peuple qui le parle"
(27-12-91:IV 288). Domergue rejoint ainsi les préoccupations de certains
des correspondants de l'abbé Grégoire qui désiraient que l'on emprunte aux
- 159 -

patois des "tours vifs" et "des expressions enflammées" (Grégoire 1975:307).


C'est aussi l'une des propositions de L.S. Mercier qui voudrait que chacun
ait la liberté d'ajuster la langue à son imagination et à son invention:

notre langue est fai"te pour m u l t i p l i e r à l ' i n f i n i [ . . . ] tous l e s rapports heureux qui féconde­
r o n t l a masse des idées ordinairement i n e r t e s , f a u t e d'une langue analogue à l'indépendance
e t à l a v i v a c i t é de l ' i m a g i n a t i o n humaine (Mercier an XI :LXXIV).

La langue doit créer les conditions nécessaires d'une véritable démocratie


de la parole: on le voit, le thème de l'énergie conduit à des développements
assez éloignés du projet idéologique de Destutt de Tracy.

La position anti-rhétorique des "philosophes" résulte à la fois d'une exigen­


ce scientifique et d'un idéal moral: à cette source d'erreur et d'imposture,
ils opposent la perspective d'une langue bien faite, d'une pratique éclairée
de la parole et de l'écriture. S'autoriser du seul enseignement de la raison
donnait à leur point de vue une apparence d'universalité, et, d'une certaine
manière, en dissimulait certaines implications politiques; mais cela condui­
sait aussi à se cacher les âpres conflits dont la Révolution était agitée.
Les partisans de la rhétorique inversent la perspective. Pour montrer que
l'art oratoire est indispensable dans un régime démocratique, ils exhibent
les péripéties de l'actualité, invoquent les aberrations de la Terreur,
le tumulte des assemblées, le désordre des élections, ils découvrent partout
le jeu des intérêts et des passions. C'est précisément pour surmonter de
tels obstacles que les philosophes admettent parfois que la raison puisse
prendre la rhétorique pour auxiliaire. Cabanis reconnaît ainsi que l'éloquen­
ce joue un rôle majeur dans l'arène politique, et, retrouvant l'argumentation
des prédicateurs, il veut utiliser à bonnes fins les armes dont se servent
les ennemis du peuple:

j e c r o i s également s u p e r f l u de montrer combien l a c u l t u r e de l'éloquence importe dans un pays


ou l e s formes populaires vont exiger de tous l e s citoyens l ' h a b i t u d e de l a p a r o l e , et de presque
tous l e s f o n c t i o n n a i r e s p u b l i c s l e t a l e n t de mettre les passions humaines aux ordres de l a
raison (Cabanis 1823:516).

Condorcet lui-même, dans son ouvrage posthume, i'Esquisse d'un tableau


des progrès de l'entendement humain, semble reconnaître combien lui a manqué
l'art de "préparer avec facilité, et en peu de temps, des discours que
la disposition de leurs parties, la méthode qui y règne, les ornements
- 160 -

qu'on sait y répandre, rendent au moins supportables [...]: combien cet


art ne serait-il pas utile dans tous les pays où les fonctions d'une place,
un devoir public, un intérêt particulier, peuvent obliger à parler, à écrire,
sans avoir le temps de méditer ses discours ou ses ouvrages" (Condorcet
1971:150-151). Retrouvant l'inspiration de Quintilien pour qui le cours
du maître doit être un modèle de bien dire et de bien vivre, et contribuer
à l'éducation de l'élève, Lakanal et Deleyre demandent que les leçons de
l'Ecole Normale gardent les caractères de la conversation, et reçoivent
une stimulation heureuse de la présence d'un auditoire nombreux et de la
nécessité de soutenir son attention par la voix et le geste. Le cours doit
donc être un discours, le professeur un orateur, et son elocution une propé-
deutique de l'éloquence: "le but des Ecoles Normales, c'est l'instruction
des citoyens d'une république où la parole exercera une grande influence,
et même une puissance" (Lakanal et Deleyre 1800:1, IV) et il importe que
cette puissance ne profite pas exclusivement au "charlatanisme et à l'imagi­
nation" {ibid.). Mais la rhétorique reste maintenue dans un rôle subalterne,
et les "nouveaux Démosthènes" ne naîtront avec profit qu'une fois connue
la législation et populaires les grands principes de la république (Lakanal
1881:431). Les adversaires des philosophes, un La Harpe par exemple, deman­
dent au contraire que l'éloquence retrouve le rôle dominant qu'elle jouait
dans l'antiquité; plus exactement, ils montrent qu'elle seule peut empêcher
la république de sombrer dans l'anarchie ou la tyrannie. Puisque le régime
démocratique laisse le champ libre aux humeurs et aux passions, il revient
au seul orateur d'apaiser les émotions populaires, de maîtriser les ambitions
individuelles, et de préserver l'ordre et l'harmonie civils. En faisant
de l'homme politique un orateur consommé, La Harpe prétend donc participer
à une impérieuse entreprise de salut public. Dans un régime démocratique,
avant et plus que l'éloquence, c'est la rhétorique qui doit assumer les
plus hautes responsabilités politiques: si les citoyens se laissent guider
par les orateurs, ceux-ci ont les rhéteurs pour maîtres.

Alors que les leçons et les pamphlets de La Harpe mettent surtout en évidence
les implications politiques de l'activité oratoire, c'est dans le cours
de Joseph Droz, professeur d'Ecole Normale qui se liera avec Cabanis et
Destutt, qu'on peut le mieux saisir comment la tradition rhétorique a pu
intégrer l'expérience révolutionnaire. l'Essai sur l'art oratoire (1800),
dont l'étude dépasse le cadre de cet article, n'est pas une machine de
guerre contre les Lumières, mais prétend corriger par son syncrétisme les
- 161 -

excès de l'abstraction et de l'idéalisme rationalistes. Cette rhétorique


modérée présente trois caractères principaux: un éclectisme qui concilie
différentes conceptions de l'art de parler et tente de rendre compte des
questions linguistiques soulevées au 18e siècle; une vision synthétique
du discours qui essaye de prendre en compte l'ensemble de ses composantes;
un fonctionnalisme qui joue de la subjectivité inhérente à toute représenta­
tion et à tout énoncé. Contre certaines positions des philosophes, Droz
rappelle que la démocratie suppose des discussions véhémentes, un échange
rapide et vivant des arguments, que le jeu des passions, le choc des fortes
personnalités, les groupes de pression et les rumeurs ne cessent de brouiller
la voix de la raison, et que, dans la décision politique, interviennent
toutes les circonstances qui accompagnent cette interaction multiple. En
même temps, Droz suggère, et c'était là le fondement de la rhétorique,
qu'il entre non seulement dans le langage, mais aussi dans la pensée, une
multitude de paramètres qu'on ne peut systématiser, si bien que, sur un
même sujet, opinions, idées et intérêts les plus divers s'opposent et se
combattent. Face à Condorcet et Lakanal qui estiment arriver par l'analyse
à des certitudes morales et politiques, Droz veut apprendre à maîtriser
les mécanismes qui font du discours le lieu d'un perpétuel conflit.

***

La tradition culturelle, le problème scolaire, la pratique des assemblées


posaient la question de l'éloquence politique. La réponse de Condorcet
représente le pôle extrême de la rationalité: il souhaite que les hommes
soient transformés par la méthode analytique et réfléchissent comme des
livres. A l'extrême opposé, La Harpe met l'accent sur la fragilité des
hommes et des institutions, et voudrait que l'Etat soit guidé par des ora­
teurs qui soient aussi des sages. Des deux côtés, le bien-être politique
demande un miracle. La position strictement rhétorique - celle de Droz -
se présente comme une tentative de synthèse: pour que la parole se prête
au débat démocratique, il convient de prendre conscience de toutes ses
virtualités, de tous les éléments qui interviennent dans la réception d'un
discours. La position d'inspiration idéologique se définit par une distribu­
tion économique et réglée des types de langue et des relations discursives.
L'éloquence peut jouer un rôle public, mais en dehors du domaine politique
proprement dit: il faut donner au peuple des rudiments de raison, juste
assez pour qu'il reconnaisse les hommes plus instruits et les élise, et
- 162 -

l u i f a i r e goûter des images sensibles, continuer à agir sur l'opinion p u b l i ­


que plus éclairée grâce à une éloquence l i t t é r a i r e , mais réserver aux spécia­
listes le monopole des décisions politiques. D'une certaine manière, les
uns et les autres gardent de la vie politique une vision rhétorique: elle
alimente leurs invectives politiques et leur t i e n t l i e u en partie d'analyse
historique. S'appuyant sur des dichotomies similaires (propre/figuré; idée
principale/idée accessoire; analyse/poésie; raison/sentiment; savoir/jouis­
sance; politique/fête; savant/peuple; philosophe/ouvrier), ils voient la
langue sensible des passions au mieux redoubler le langage de la raison,
et le plus souvent le gêner ou le pervertir. Tout leur e f f o r t consiste
à exclure cet hôte importun, à le reléguer dans les rôles de second plan,
ou à le maîtriser pour la bonne cause. Cette communauté de principes peut
expliquer une égale impuissance aussi bien à s a i s i r les enjeux politiques
de l'éloquence - c'est-à-dire à découvrir ce qui se manifeste en e l l e de
forces, d ' i n t é r ê t s et de pouvoirs - qu'à d é f i n i r les mécanismes proprement
linguistiques de l'éloquence - c'est-à-dire à dégager ce qui, dans le
discours, est producteur de croyance, d é f i n i t une direction argumentative
ou place les interlocuteurs dans des rôles préétablis.

Ce qui sépare pourtant les idéologues des défenseurs traditionnels de la


rhétorique, c'est leur volonté progressiste d'agir, par l'éducation et
une transformation de la langue, sur les conditions de l ' i n é g a l i t é linguisti­
que et du pouvoir rhétorique. On é t a i t censé recourir à l'éloquence pour
remédier à la faiblesse de la nature humaine, incapable d'attention et
esclave des passions. Les idéologues considèrent le phénomène rhétorique
comrre une propriété historique - et donc dépendante de l ' a c t i o n humaine - non
du discours, mais de la langue elle-même: ce qui a été perverti par des
despotes et des fanatiques peut être corrigé et perfectionné par des philoso­
phes et des hommes l i b r e s . Chacun pratiquera ainsi dans des conditons simi­
laires une parole à la fois juste - e l l e suivra l'ordre de l'analyse - ,
e g a l i t a i r e - auront disparu toutes les marques d i s t i n c t i v e s - et énergique -
e l l e se pliera aux inventions de l'imagination et aux élans de l'enthousias­
me. Ce n'est donc pas l'éloquence qui d o i t jouer un rôle p o l i t i q u e , mais
c'est la politique qui doit s'emparer de la langue et la rendre à une élo­
quence rénovée.
- 163 -

Notes

1 Voir Diderot 1978:165; Rousseau 1970:107-201; Condillac 1947:599.

2 Voir Maury 1791:188; Marmontel 1819, 11:241-242; La Harpe an V: passie.

3 Voir les citations de Garât dans Gusdorf 1978:278; celles de Condorcet et de Daunou dans
Moravia 1968:202-203 et 198.

4 Voir Condillac 1947:601.

5 Cette polémique figure dans le t. 1 des Débats publiés à la suite des Séances des Ecoles
Normales.
- 164 -

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(sauf mention c o n t r a i r e , l e l i e u d ' é d i t i o n est Paris)

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Le signe écrit, l'éducation et la démocratie.
Quelques remarques à partir du chapitre Y de la Grammaire de Destutt de Tracy.
Jean-Louis Labarrière (Paris)

"Le pédagogue, par exemple, savait qu'aujourd'hui


dans l'enseignement élémentaire prévalait l a
tendance à s'écarter du système primaire d'appren­
dre l e s l e t t r e s e t d'épeler. On se tournait vers
une autre méthode consistant à enseigner l e s
mots, à l i e r l ' é c r i t u r e à la vision concrète
des choses. C'était dans une certaine mesure
une déviation de l ' é c r i t u r e au moyen de signes,
l ' é c r i t u r e abstraite universelle, point rattachée
au langage. Il y avait là en quelque sorte un
retour à l'idéographie des peuples primitifs 4 ."
Thomas Mann, Le Docteur Faustus, XXIV (suite)

Idéologiste, c'est peut-être dans le cinquième chapitre de sa Grammaire,


intitulé Des Signes durables de nos idées3 et spécialement de l'Ecriture
proprement dite, que Destutt de Tracy se révèle le mieux "idéologue" de
la Révolution française. Il entend y promouvoir cette ère française conjuguant
l'indépendance des anciens et l'expérience des modernes (G. :1o) 1 . Plutôt
que de voir là une fâcheuse anticipation de l'éclectisme cousinien, lequel
voulait conserver le bon des systèmes, tout en rejetant le mauvais, il y
aurait lieu d'insister sur le parallèle tracé par Destutt entre l'histoire
de la pensée des anciens et l'histoire de la pensée des modernes: le temps
de l'ère française correspond en effet au dernier âge des anciens, " l'âge
des sophistes, des grammairiens et des critiques" (£.:2 et suiv.). Or l'on
sait que le combat des sophistes fut un peu celui des lumières contre la
foi, combat contemporain de l'avènement de la démocratie et du professorat
reconnu comme tel. Qu'aux temps modernes de la "Grammaire rai sonnée" et
de "l'analyse métaphysique" [id.) corresponde un tel âge, souligne sans
doute que l'ère française, - qui aura pour elle, à la différence des anciens,
exceptés peut-être Ari stote et Hippocrate, de ne rien précipiter - , soit
déjà, ou encore, "une république des professeurs" se donnant pour tâche de
faire souffler l'esprit démocratique des lumières.

Un tel esprit ne peut être que celui de 1 ' a n a l y s e , instrument indispensable


au développement de la démocratie comme l'affirmait déjà Lakanal dans son
Rapport sur l'établissement des Ecoles normales du 2 brumaire^ l'an II:
- 168 -

Tandis que l a l i b e r t é p o l i t i q u e e t l a l i b e r t é i l l i m i t é e de l ' i n d u s t r i e e t du commerce d é t r u i r o n t


les i n é g a l i t é s monstrueuses des richesses, l ' a n a l y s e appliquée à tous les genres des i d é e s ,
dans toutes les écoles, d é t r u i r a l ' i n é g a l i t é des l u m i è r e s , plus f a t a l e encore e t plus h u m i l i a n t e .
L'analyse est donc essentiellement un instrument indispensable dans une grande démocratie:
l a lumière q u ' e l l e répand a t a n t de f a c i l i t é à pénétrer p a r t o u t , que, comme tous l e s f l u i d e s ,
e l l e tend sans cesse è se mettre au n i v e a u . 2

Or, l'écriture, par son apprentissage, son usage et son développement, tout
de même que la langue, souligne de façon aiguë le lien entre éducation et
démocratie. S'y attacher, c'est déjà être révolutionnaire en ce qu'il s'agit
d'oeuvrer pour les lumières. Talleyrand, lui-même, dans son Rapport sur
l'instruction publique, de septembre 1791, plaçait au premier rang des objets
des écoles primaires:

Les p r i n c i p e s de l a langue n a t i o n a l e , s o i t p a r l é e , soit écrite car l e premier besoin social


est l a communication des idées Ôt des sentiments. 3

Il n'est en effet de plus "étrange inégalité" que celle qui rend inaccessible
ce premier lien de communication qu'est la langue nationale4. Il appelait
ainsi de ses voeux la disparition de "cette foule de dialectes corrompus,
derniers restes de la féodalité"5, ainsi qu'une katharsis de la langue.
Je laisserai de côté cette question maintenant bien étudiée de "la politique
de la langue" pour insister sur celles de la communication, de l'éducation
et de la démocratie qui agitent la question de l'écriture dont, au-delà
de sa nature, il faut aussi repenser l'apprentissage, afin qu'il respecte
et favorise cet esprit d'analyse indispensable à la démocratie.

Nul peut-être mieux que Daunou dans son Essai sur l'instruction publique
de juillet 1793 n'a plus insisté sur ce point: il faut en finir avec repella­
ti on dans l'état actuel de l'alphabet, et il faut établir un alphabet philoso­
phique issu d'une analyse exacte des sons de notre idiome. Etablir une "cor­
respondance invariable entre la langue parlée et la langue écrite", nécessité
donc d'instituer:

entre ces sons e t les caractères de l ' é c r i t u r e une c o r r é l a t i o n si é t r o i t e e t si constante,


que, les uns e t l e s autres devenant égaux en nombre, jamais un même son ne s o i t désigné par
deux d i f f é r e n t s caractères, ni un même caractère applicable à deux sons d i f f é r e n t s . 6

Il ne s ' a g i t pas là seulement de (se) satisfaire l'esprit, mais i l y va


de "la santé de l ' e s p r i t humain". 7 Le mal est t e l et la thérapeutique si
- 169 -

"révolutionnaire" qu'avant d'en venir à Destutt de Tracy lui-même, je citerai


encore, très longuement, Daunou en qui 1 ' idéologiste et l'idéologue ne font
qu'un:

Observez bien ce qui se passe dans l e s premières leçons de l e c t u r e que vous donnez à un e n f a n t .
Vous avez à l ' i n s t r u i r e des conventions l e s plus b i z a r r e s dont l e s hommes se soient a v i s é s ;
e t à peine encore avez-vous l e moyen de l u i f a i r e entendre que ce sont l à de pures conventions.
S i , comme i l a r r i v e presque t o u j o u r s , et comme i l d o i t a r r i v e r en e f f e t , si v o t r e élève attache
quelque caractère de sagesse e t de v é r i t é n a t u r e l l e à ce que vous l u i enseignez, votre élève
n'apprend à l i r e qu'en désapprenant à penser; e t certes i l a trop à perdre dans cet échange.
Votre alphabet est l e premier symbole de f o i que l e s enfants r e ç o i v e n t , et après lequel i l s
embrasseront tous l e s a u t r e s ; car i l n'y en aura p o i n t de plus absurde que c e l u i - l à . C ' e s t ,
j ' o s e n'en douter aucunement, c ' e s t l ' é p e l l a t i o n a c t u e l l e qui donne l e premier faux p l i à l a
pensée, qui transporte l e s e s p r i t s l o i n du s e n t i e r de l ' a n a l y s e , et qui met l ' h a b i t u d e de c r o i r e
à l a place de l a raison [ . . . ] l a réforme de l ' o r t h o g r a p h e e t l e perfectionnement de l a grammaire
r a t t a c h e r o n t b i e n t ô t à l ' é d u c a t i o n i n t e l l e c t u e l l e de l'enfance beaucoup de connaissances p r é c i e u ­
ses qui en sont retranchées a u j o u r d ' h u i . J ' i g n o r e s i , au m i l i e u des sciences humaines, i l en
est une seule qui l'emporte en u t i l i t é e t en i n t é r ê t sur l ' a n a l y s e des sensations, des idées
e t des signes; e t si parmi toutes les méthodes de penser, i l en est de plus s a l u t a i r e s que c e l l e
qui consiste à r e p o r t e r chaque conception à son o r i g i n e , e t à combler l ' i n t e r v a l l e entre l e s
systèmes e t l e s sensations. Or, t e l s s e r a i e n t l e s i n f a i l l i b l e s f r u i t s d'un bon enseignement
grammatical, e t c ' e s t a i n s i qu'en apprenant à p a r l e r e t à l i r e , vos élèves s ' é l è v e r a i e n t sans
d i f f i c u l t é s , e t presque d'eux-mêmes, à l a t h é o r i e l a plus c l a i r e e t à l a p r a t i q u e l a plus sûre
de l a pensée. 8

Le tissu est bien tressé. Rédiger les Eléments d'Idéologie, c'est donc pour
Destutt fonder en droit l'idéologie révolutionnaire ainsi entendue, mais,
las, ils paraissent quand sonne le glas de la révolution justifiant en quelque
sorte par avance le mot de Hegel suivant lequel quand la philosophie se
veut édifiante, elle arrive toujours trop tard. Il n'en reste pas moins
que la question posée est bien celle du signe écrit, de l'éducation et de
la démocratie, réel problème d'idéologie puisqu'il y va de l'avenir de l'ana­
lyse, partant de l'humanité appelée à recevoir les lumières de la révolution
française.

1. Ecriture et Idéologie
La simple étendue du chapitre V de la Grammaire, suffirait à rappeler son
importance. S'étendant sur plus d'une centaine de pages, il représente plus
du quart de la Grammaire, faisant ainsi écho aux chapitres XVI et XVII de
la première partie des Eléments d'Idéologie, qui occupent près du quart
de  'Idéologie proprement dite. Qu'il s'agisse de "la science de la formation
des idées", 1'Idéologie proprement dite, ou de "la science de l'expression
des idées", la Grammaire, science des signes en tant que "continuation de
- 170 -

la science des idées", {G.: 1 et 11-12), la question du signe vient à chaque


fois conclure. Destutt recommande d'ailleurs explicitement de relire les
chapitres XVI et XVII de 1 ' I d é o l o g i e avant de lire le chapitre V de la Gram­
maire [G. :251, n.l.)> or ces chapitres anticipent déjà certaines des analyses
de ce chapitre.

L'écriture, y apprend-on, renforce les secours apportés par la voix à l'intel­


ligence. Dès T., XVI (311 et suiv.) Destutt de Tracy différencie l'écriture
proprement dite, c'est-à-dire l'alphabet, des langues peintes, hiéroglyphi­
ques, qui, constituées de signes, sont réellement des langues, ce que ne
sont pas les caractères de l'alphabet qui, "signes de signes" (T., XVII : 375),
se contentent de noter des sons et non de figurer, de peindre des idées.
Peindre dit-il alors, et cela s'étend à l'usage des symboles, emblèmes,
métaphores et allégories, relève "des temps grossiers". Déjà s'annonce ce
thème selon lequel pour raisonner juste, il faudra écrire et non traduire.
Si Destutt refuse la tendance nominaliste de Condillac, il n'en reste pas
moins que l'alphabet peut tenir la fonction d'un célèbre rasoir, aiguisant
ainsi la question de l'écriture.

L'analyse et son avenir sont en jeu car il n'est de réels progrès que grâce à
l'écriture proprement dite, ce que se propose de démontrer ce cinquième
chapitre de la Grammaire qui se doit donc également de prendre en considéra­
tion les problèmes relevant de l'éducation, de l'apprentissage de la lecture
et de l'écriture, car selon Destutt, suivant en cela Daunou, il est aberrant
que ce qui favorise l'analyse, et par conséquent le progrès, soit enseigné
de façon aussi peu raisonnée, risquant par là de gâcher tout le gain de
l'alphabet par rapport aux hiéroglyphes en introduisant la foi là où devrait
régner la raison. Si donc, comme on le verra, on ne peut guère espérer "révo­
lutionner" notre alphabet pour le rendre véritablement philosophique, il
faudra au moins "réformer" notre enseignement afin de ne pas se laisser
abuser par l'alphabet d'usage.

Si la question est d'importance, c'est que l'écriture renforce les secours


apportés par l'usage des signes. Que Destutt de Tracy y consacre deux dévelop­

pements dans  Idéologie proprement dite (XVI:311 et suiv., XVI1:370 et
suiv.) invite à se demander si elle ne relèverait pas aussi de "la Science
de la formation des idées" en ce qu'elle favorise grandement non seulement
la communication, à laquelle, on le sait, "nous devons tout ce que nous
- 171 -

sommes" (., XVI 1:377), mais encore les progrès de l'intelligence puisque
Destutt de Tracy soutient:

Io que l e s hommes ne peuvent presque pas penser sans a v o i r converti l e s signes n a t u r e l s de


l e u r s idées en signes a r t i f i c i e l s ;
2° q u ' i l s ne peuvent a v o i r que des connaissances infiniment r e s t r e i n t e s , t a n t q u ' i l s n ' o n t
pas su rendre permanents ces signes a r t i f i c i e l s f u g i t i f s ;
3° q u ' i l s ne peuvent f a i r e presqu'aucun progrès, quand ces signes permanents, au l i e u d ' ê t r e
l a représentation d i r e c t e e t immédiate des signes f u g i t i f s , sont une seconde langue d i s t i n c t e
de l a langue u s u e l l e .
(G., V:279-280, c ' e s t moi qui souligne)

Une telle insistance sur le gain dû à l'écriture dans les progrès de l'humani­
té entraîne une série de questions dont la moindre n'est sans doute pas
celle-ci: en appuyant sur l'écriture dès 1'Idéologie proprement dite ses
démonstrations relatives aux signes, Destutt ne remet-il pas en question
l'universalité de l'Idéologie? En effet, quand dans sa Grammaire, il en
vient à la question de l'écriture, il souligne qu'alors finit "la Grammaire
vraiment générale" {G., IV:249 et V:252). L'universalité se tiendrait-elle
alors dans les restes laissés par le "presque"? Cette question en appelle
une autre, celle de ce qu'il est convenu d'appeler 1'instrumentalisme.

Les développements sur l'Ecriture viennent à mes yeux souligner les difficul­
tés d'une interprétation strictement instrumental iste de la pensée de Destutt.
Si, bien entendu, lui aussi ne veut pas "trop donner aux signes"9 et entend
se démarquer de certains de ses collègues idéologistes qui soutenaient que
"les signes sont absolument nécessaires pour penser" ( I., XVI 1:360) pour,
quant à lui, faire remarquer "que nous commençons à penser avant d'avoir
des signes artificiels" (¿<á.:361), il n'en reste pas moins que, faisant
écho aux derniers écrits de Condii lac qu'il ne considère pourtant pas comme
les meilleurs, 10 La Logique où ce dernier écrivait:

n'ayant pas remarqué combien l e s mots nous sont nécessaires pour nous f a i r e des idées de toutes
espèces, on a cru q u ' i l s n ' a v a i e n t d ' a u t r e avantage que d ' ê t r e un moyen de nous communiquer
nos pensées (Log., I I , I I I ) 1 1

Destutt soutient:

(les signes) ne nous servent pas moins à former nos idées qu'à les communiquer (I., XVI1:357)

et se demande:
- 172 -

jusqu'où i r a i t notre f a c u l t é de penser si e l l e n ' a v a i t l e secours d'aucun de ces signes (id.:361)

pour conclure que

sans signes nous ne penserions presque pas ( i d : 3 6 2 , c ' e s t moi qui souligne)

Soit encore la question du presque, question qui nécessite, pour être éclai­
rée, de distinguer la pensée pré-discursive de la pensée discursive. 12 Destutt
y reviendra: communiquer c'est là une "seconde propriété" des signes {I.,
XVII :377), ce ne sont donc pas seulement des instruments de la communication,
mais selon son expression même des "instruments de la pensée" (I., XVII:341)
dont la possession nous différencie des animaux {G. :33, n.l). Or c'est tout
cela que vient renforcer l'écriture. Il ne suffit pas, pour penser "vraiment",
de transformer les signes naturels involontaires en signes volontaires insti­
tués, encore faut-il les rendre durables, et cela de façon à respecter le
primat des signes vocaux sur les autres. Ce dernier point justifie la seconde
intrusion de l'écriture dans les chapitres consacrés aux signes: parmi les
diverses raisons de préférer les signes vocaux, il en est une fondamentale,
c'est qu'ils s'écrivent (T., XVII : 370 et suiv.). Les signes écrits touchant
deux sens, l'ouïe et la vue, renforcent la liaison entre les idées et les
signes, redoublant ainsi les secours apportés par ces derniers à l'intelligen­
ce humaine.

La Grammaire nous apprendra, on l'a vu, qu'il n'est de réel progrès qu'à
l'aide de ces signes écrits. Il faudra donc les étudier en se souvenant
de nos deux questions relatives d'une part à la brèche introduite dans l'uni­
versalité, et d'autre part, à la "tempérance" de  instrumental isme. A ces
questions, j'ajouterai maintenant celle-ci: outre sa fonction par rapport
aux progrès de l'humanité, l'écriture ne serait-elle pas aux sociétés ce
que sont les signes aux progrès de l'intelligence? Cette question, autrement
formulée, est celle du lien entre le signe écrit, l'éducation et la démocra­
tie. Ici aussi, ici surtout, se conjuguent révolution, idéologie et ère fran­
çaise.

2. Ecrire ou traduire3 il faut choisir


Bien mesurer les enjeux de ce problème nécessite auparavant de cerner l'opéra­
tion conduisant à rendre durables les signes de nos idées. C'est ici que
- 173 -

vient se briser la généralité car il est deux moyens d'effectuer cette opéra­
tion. Les effets de ces deux moyens étant très différents invitent à tempérer
une interprétation par trop instrumentaliste de la pensée de Destutt, puisque
c'est seulement l'écriture alphabétique, soit l'écriture proprement dite,
qui favorise les progrès de l'analyse, partant, des lumières et de la démocra­
tie. Le choix n'est donc pas neutre, et l'usage d'un de ces deux moyens
n'est donc pas indifférent aux progrès de l'intelligence et de l'humanité.
Que Destutt insiste avec force sur les "conséquences si prodigieuses" (G.}
V:263) de ce "seul petit fait" (id.) suffirait à souligner que l'on n'écrit
pas impunément et que les signes "durables" et "transportables" {id.) ne
sont pas seulement des instruments de la communication mais encore et surtout
des instruments de la pensée, dont le maniement suffit à "décider du destin
des nations" (id.). Anticipant ici sur ses conclusions, je le citerai encore
longuement:

. . . l e j o u r ou une nation a choisi entre ces deux manières de rendre permanents les signes
de ses i d é e s , l e j o u r oli e l l e a adopté l ' u n e des deux, e l l e a décidé de son s o r t à jamais.
Si e l l e a p r é f é r é l e s hiéroglyphes, e l l e s ' e s t Ôté à elle-même t o u t moyen d ' a c c r o î t r e ses connais­
sances, e t même de conserver dans l e u r pureté c e l l e s q u ' e l l e p o u r r a i t recevoir d ' a i l l e u r s ;
e l l e a prononcé qu£ son e x i s t e n c e , quelque longue q u ' e l l e f û t , s e r a i t presque aussi i n u t i l e
aux progrès u l t é r i e u r s de l ' e s p r i t humain, que si e l l e n ' a v a i t p o i n t du t o u t de signes permanents
de ses i d é e s ; e l l e a f a i t de son h i s t o i r e comme de c e l l e des peuples sauvages, une lacune plus
ou moins longue dans l ' h i s t o i r e du genre humain. E l l e s ' e s t f a i t e un rameau i n u t i l e de ce grand
a r b r e , pouvant p o r t e r quelques f e u i l l e s , mais incapable de produire aucuns f r u i t s . ( G . , V:291)

De telles conséquences, sur lesquelles je reviendrai, sont dues aux bénéfices


ou aux contraintes des techniques utilisées pour effectuer l'opération trans­
formant nos signes fugitifs en signes durables et transportables. Le but
de l'opération est donc bien le même et tout tient par conséquent à "la
nature de l'opération" à "la manière de l'exécuter" et aux "effets qui en
résultent" (c., V:263).

Soit tout d'abord l'opération elle-même. Elle se situe dans le prolongement


du passage du langage d'action au langage des sons articulés et l'on pourrait
dire qu'elle amplifie, qu'elle scelle le passage du "secret surpris" au
"secret confié" (G., V:254). Sur ce point Destutt suit assez fidèlement
les analyses des deuxièmes et troisièmes chapitres de la seconde partie
de La Logique de Condillac, à la seule différence de ces assez énigmatiques
"presque" sur lesquels j'ai déjà appelé l'attention. Cela l'amènera au moins
sur ce point à suivre aussi Warburton en refusant de voir dans les hiérogly-
- 174 -

phes des chiffres. "Ecrire", c'est en effet tout d'abord "confier" et


l'effet de voile est "seulement" historique. Si Destutt suit ici Warburton,
il commence en même temps de s'en séparer car les hiéroglyphes optent pour
un système de transcription qui n'est pas réellement propre aux langues
parlées mais qui pourrait aussi convenir à ces deux autres langues usuelles
tirées elles aussi du langage d'action: les langues des gestes et des attou­
chements convenus. Ce système, c'est celui de la peinture et il ne caractérise
donc en rien la transcription des langues parlées. Bien plus, et c'est là
le point, il la pervertit. Non impunément, on s'en souvient.

Je ne sais s'il faut voir là "une ruse de la Raison", mais toujours est-
il qu'il existe un autre moyen, celui-là propre aux langues parlées, de
les rendre "durables et transportables". L'écriture proprement dite a en
effet pour elle de prendre les langues parlées pour ce qu'elles sont: une
suite de sons. Ce sont eux qu'elle cherchera à représenter et non les idées
qu'ils véhiculent. Elle relève donc d'une tout autre logique que les hiérogly­
phes: elle est musique et non peinture. Celle-ci ne peut donc découler de
celle-là, et sur ce point Destutt rompt avec Warburton, partant avec Condil-
lac. Que ces analyses aient été démenties par la suite, il n'en reste pas
moins qu'il a su insister avec force sur ce qui différencie ces deux logiques,
différence réelle, quand bien même, ce qu'il ignorait, il existe aussi un
"alphabet" à l'intérieur des hiéroglyphes ou des cunéiformes, ces derniers
ayant proprement donné naissance à l'alphabet en tant que tel. Par là il
fut sans doute "révolutionnaire" en analysant, parallèlement à son ami Volney,
tout le parti que l'on pouvait tirer de l'écriture alphabétique, d'où cette
tâche proprement révolutionnaire consistant à porter l'écriture alphabétique
à son point de perfection, ce que seule l'ère française saurait permettre.

Il s'agit maintenant de creuser "l'idée fondamentale" (£., V:262), celle


de l'opposition entre "écrire" et "traduire", entre "noter des sons" et
"peindre". Destutt développait ce point dès ce passage du chapitre XVII
de  'Idéologie proprement dite (370 et suiv.) afin de renforcer sa démonstra­
tion de la supériorité des sons sur les gestes et attouchements, entamant
ainsi me semble-t-il l'universalité ou la généralité de ses développements.
Si tous les signes peuvent être traduits, écrivait-il alors, seuls les sons
peuvent être écrits devenant par là réellement permanents. Traduire, disait-
il, c'est "(unir) aux signes d'un langage les idées qui étaient jointes à ceux
d'un autre langage" (l.:372), ce qui revient à mettre un langage à la place
- 175 -

d'un autre, d'où la nécessité d'en avoir toujours deux présents à l ' e s p r i t ,
opération compliquée et incertaine alors que la fonction de l ' é c r i t u r e n'étant
jamais que de "rappeler un son f u g i t i f par le moyen d'un signe durable" (  . :
374) ne nécessite aucune relation directe entre le caractère et l ' i d é e , pas
plus q u ' e l l e n'implique de comprendre le sens des mots pour l i r e et é c r i r e . Le
caractère doit donc se comprendre comme une "translation du signe et non de
l ' i d é e " ( l . : 3 7 5 ) , c'est un signe de signe, d'où sa plus grande supériorité car
la réunion des caractères, l'alphabet ou écriture proprement d i t e , n'est pas
une langue q u ' i l faut traduire mais une notation dont la raison voudrait
q u ' e l l e soit u t i l i s é e par toutes les langues parlées, puisqu'elle est en d r o i t
universelle dès lors qu'à chaque voix et à chaque a r t i c u l a t i o n correspond un
signe et un seul. Ecrites, toutes les langues sont l i s i b l e s , alors que pein­
t e s , i l f a u t , pour les t r a d u i r e , les parler déjà.

L'écriture confie donc plus, mais surtout elle confie mieux. Il y va de


la transparence: traduire, c'est toujours trahir, tandis que l i r e c'est
posséder la pensée de celui qui a é c r i t ( £ . , V:264). Le drame hiéroglyphique
se noue d ' a i l l e u r s tant du côté cour que du côté j a r d i n car i l y a toujours
deux traductions, l'une quand l'on t r a n s c r i t , l ' a u t r e quand l'on déchiffre.
Le système n'est donc guère f i a b l e , ce qui renforce son inhérente pesanteur
puisque cette double opération s'effectue à chaque mot: on pourra donc passer
toute sa vie à apprendre et ne savoir toujours quasiment r i e n . Il ne faut
donc pas s'étonner si progressivement tout se v o i l e , se ferme et devient
secret, et si les sociétés qui ont adopté un tel système ne font guère plus
de progrès que "si leurs langues usuelles étaient composées d'attouchements
ou de gestes" (G., V:280): c'est qu'elles ont dès le début f a i t le mauvais
choix. Il en i r a pour elles de leur "écriture", comme d'elles-mêmes par
rapport aux "progrès de l ' e s p r i t humain":

E l l e peut e t d o i t même l e u r n u i r e , en contribuant à en f a i r e méconnaître l a marche, et en


i n d u i s a n t à erreur sur les moyens de les f a v o r i s e r ( G . , V:281)

Je n'entrerai pas i c i dans l ' h i s t o i r e de ce choix réécrite par Destutt


afin de c r i t i q u e r Warburton, mais je rappellerai simplement qu'en raison
de l'opposition entre écrire et t r a d u i r e , ce choix, dramatique car i l se
fait sans en connaître les conséquences {G., V:281), partage les peuples
entre "picturaux" et "musicaux", ce qui ne saurait être sans conséquence
comme viennent en témoigner les Grecs. Destutt y i n s i s t e avec force lorsqu'à
- 176 -

propos de ce "seul petit fait", il écrit:

ces d i f f é r e n c e s , auxquelles on n'a pas p r i s assez garde, ont des conséquences si prodigieuses,
q u ' e l l e s s u f f i s e n t pour décider du d e s t i n des n a t i o n s , e t pour expliquer des phénomènes moraux
e t p o l i t i q u e s dont on n'a jamais bien rendu raison ( G . , V:263).

3. Les Lumières de l'alphabet


C'est par une mise en perspective de ces conséquences morales et politiques
que je terminerai. Plutôt que d'étudier l'analyse de l'alphabet, ainsi
que les réformes qu'il propose ou souhaiterait, je voudrais en souligner
la portée morale et politique. On a pu faire remarquer d'une part qu'ici
Destutt n'innovait guère 13 et d'autre part qu'il ne croyait guère à la
possibilité d'un changement réel, 1 4 mais c'est qu'il applique jusqu'au
bout son "principe musical". Si nos alphabets et notre orthographe sont
imparfaits, et si nos écritures, trop pressées, ne sont que de "maladroites
tachigraphies" (£., V:354), c'est que nous n'avons pas été assez musiciens
(£., V:324): si les réformes, souhaitables, ont un avenir borné, c'est
que nous sommes encore trop peintres, nos habitudes nous rapprochant en
cela de "l'horreur du changement" (£., V:276) caractéristique des peuples
picturaux. Nous sommes donc en retrait par rapport à "l'essence" de l'écritu­
re alphabétique et c'est parce que nous (nous) confions mal que l'écriture
alphabétique n'a pas porté tous ses fruits.

Par "essence", je n'entends pas renvoyer, ce qui serait fort contraire


au sensualisme des idéologues, à une quelconque forme ou structure a priori
qui préexistait dans on ne sait trop quel ciel des idées et qui ordonnerait
le réel ou l'histoire. J'entends plutôt faire signe, faute de meilleur
terme, vers un modèle construit pragmatiquement et a posteriori. La logique
de l'essence serait ici une logique de l'action, ce qui revient à dire que
l'essence, construite, est devant nous, à faire, et non déjà donnée. Etre
en retrait par rapport à une telle essence, c'est donc n'avoir pas été
à la hauteur de la tâche. Encore trop picturaux, comme en témoigne ce vestige
des temps grossiers qu'est le goût pour les emblèmes, métaphores, ou allégo­
ries, les peuples musicaux, faute d'avoir bien analysé les sons de la parole,
n'ont pas vraiment su se montrer dignes de leur heureux choix. C'est donc
parce qu'une telle analyse, Destutt "ose le dire" (£., V:298), n'a jamais
été bien faite, que nos alphabets "trahissent" en quelque sorte leur principe
- 177 -

à la fois musical et économique. De là résulte un singulier paradoxe: trop


peu musicaux, nos alphabets sont trop économiques puisque, respectant mal
les correspondances, ils utilisent trop peu de caractères, tendant parfois,
comme en témoigne le cas extrême et paradigmatique des écritures orientales,
à faire de la lecture "une divination perpétuelle" (£., V:294, Destutt
se réfère ici à Volney), alors qu'avec environ quarante-cinq caractères
tout devrait pouvoir s'écrire, assurant ainsi, via l'écriture, le primat
du langage des sons articulés sur les langues des gestes ou attouchements
convenus, primat justifié par ce fait "qu'eux seuls (les signes vocaux)
ont efficacement secouru l'intelligence humaine" (I., XVII : 376 ).

L'ère française revêtirait ainsi le caractère d ' un "rendez-vous avec l'histoi­


re" rendu possible par* une révolution qui, réconciliant un peuple avec
sa langue, "soit écrite, soit parlée", porterait à son zénith les lumières
démocratiques de l'alphabet. Son oeuvre, de salubrité publique, tend donc
plutôt à combler un handicap, à rattraper un retard, qu'à accélérer l'avenir.
Or une telle oeuvre est non seulement souhaitable, elle est possible: c'est
la question de l'éducation. Par elle, "l'essence" en viendrait à être hono­
rée, respectant ainsi ce moyen "particulier" (6., V:261) présentant "bien
plus d'avantages" {id.) qu'ont les langues parlées de se rendre durables.

Si, en effet, les possibilités offertes par l'écriture alphabétique prennent


le contrepied des sept conséquences des hiéroglyphes énumérées par Destutt
{G,, V:273 et suiv.) et qui toutes se ramènent à l'ignorance et à la ferme­
ture de la société, société de surcroît à deux étages séparant les masses
ignares de savants en fait ignorants, c'est essentiellement parce que,
outre ses qualités idéologiques, elle ne relève que d'un

p e t i t t a l e n t t r è s f a c i l e à a c q u é r i r , s u r t o u t si l ' o r t h o g r a p h e é t a i t r é g u l a r i s é e ; e t , tellement
f a c i l e , qu'avec une bonne organisation s o c i a l e , au bout de t r è s peu d'années, i l n'y a u r a i t
presque pas un i n d i v i d u , dans une nation p o l i c é e , qui f û t p r i v é de cet avantage ( G . , V:266)

La tâche du nouveau régime est ainsi tracée. I l faut même a l l e r plus l o i n :


à l'ouverture intérieure d o i t aussi correspondre une ouverture extérieure
permettant aux lumières de se mieux diffuser et de s ' e n r i c h i r , et c'est
i c i que Destutt se trouve le plus proche des projets de Volney. La diffusion
de l'alphabet, plus ou moins réformé, d o i t é v i t e r aux sociétés qui ne le
possèdent pas ou ne le possèdent qu'imparfaitement, de se retrouver dans
- 178 -

l'état de l'idiot isolé décrit dans le chapitre XV de 1'Idéologie proprement


dite (293 et suiv.). L'alphabet doit jouer par rapport aux sociétés le
rôle joué par cette même société pour l'individu: éviter le seulement propre,
immanquablement borné et fermé. Que l'idiotisme ne soit pas une absence
totale de connaissance, éclaire peut-être le type de progrès effectué quand
l'on n'en effectue presqu1aucun, ce qui est le cas des peuples picturaux.

Peu nous importera donc ici la portée scientifique des analyses de Destutt,
nous en retiendrons plutôt ce qui concerne l'instauration, et non seulement
l'avènement, de llère française. C'est parce que cette ère pourrait se
définir comme la démocratisation des lumières essentielle à la démocratie
elle-même, qu'elle a affaire, comme à quelque chose relevant de son essence,
à l'éducation de l'écriture.

Si Destutt considère comme impossible un changement radical de l'écriture,


il ne rejette pas, bien au contraire, une réforme de son apprentissage,
qui sera par là celui de l'analyse et des lumières. S'il faut constituer
une écriture philosophique et universelle, c'est d'abord pour que ceux
qui apprennent à lire et écrire ne se laissent pas abuser et deviennent
des êtres de raison et non de foi, comme le disait déjà Daunou. C'est
parce que

toute l ' h i s t o i r e de l'homme est dans c e l l e des signes de ses idées, e t s u r t o u t des signes
permanents auxquels i l c o n f i e l e dépôt de ses pensées ( G . , V:367)

que Destutt, très proche de Daunou et Lakanal, conclut ce chapitre V (365)


en soulignant les bienfaits d'une telle réforme de l'écriture sur son appren­
tissage:

C'est c e t t e dernière c o n s i d é r a t i o n , plus encore que l ' u t i l i t é dont e l l e s e r a i t pour l a poésie,


pour l'éloquence e t pour l ' é t u d e des langues et de l e u r prosodie, qui me f a i t d é s i r e r que
c e t t e é c r i t u r e , qu'on peut appeler philosophique, s o i t créée. ( 6 . , V:365)

En un mot, la prescription démocratique pourrait ainsi s'énoncer: faire


qu'apprendre à l i r e s o i t apprendre à raisonner, oeuvre éminemment révolution­
naire et toujours à l ' o r d r e du jour.
- 179 -

Notes

1 Je me réfère à l'édition Courcier de 1817 t e l l e qu'elle a été reproduite par les éditions
Vrin, Paris, 1970, soit pour les Eléments d'Idéologie, Première partie, l'Idéologie propre­
ment dite (I.) la troisième édition, et la seconde pour la Seconde partie, la Grammaire,
(G.).

2 Cf. Une éducation pour la démocratie, textes et projets de l'époque révolutionnaire, présen­
té par Bronislaw Baczko, Paris: Garnier 1982:479.

3 Baczko: Op. c i t . : 128.

4 Id.:151 et suiv.

5 Id.

6 Id.:325.

7 Id.

8 Id.: 324-325 et 326-327.

9 Cf. l e t t r e de Condillac à Maupertuis du 25 juin 1752, O.C., éd. G. Le Roy, Paris: P.U.F.
1948, 1.11:536. Pour une analyse de cette "énigmatique formule" selon l'heureuse expression
de J.C. Pariente (Sur la théorie du verbe chez Condillac, in: J. Sgard, Condillac et l e s
problèmes du langage. Genève-Paris: Slatkine 1982:273), on se reportera à J. Derrida:
L'archéologie du frivole, en introduction à: Condillac, Essai sur l'origine des connaisanees
humaines, éd. C. Porset, Paris: Galilée 1973:62 et suiv.

10 Principe de Logique, 1817:77: "ses derniers é c r i t s ne sont pas les meilleurs", cité par
S. Auroux: Idéologie et langue des calculs, H.E.L. 4 , 1 , 1982:56, n.2.

11 O.C., 11:399.

12 Cf. A. Joly: De la théorie du langage à l'analyse d'une langue, in: Sgard, op. c i t . : 243-
256.

13 Cf. S. Auroux,  Désirât, T. Horde: Histoire des langues et comparatisme, H.E.L. 4 , 1 ,


1982:80, n.20.

14 Cf. S. Branca: Changer la langue, H.E.L. 4 , 1 , 1982:65.


Les Idéologues et l ' é c r i t u r e
Brigitte Schlieben-Lange (Frankfurt am Main)

1. L'écriture: un sujet central à la fin du 18e siècle


L'écriture (et avec elle implicitement l'oralité) et surtout l'écriture
alphabétique (ce qui implique les images, les figures, les hiéroglyphes
en tant que termes opposés) constitue sans aucun doute un des sujets centraux
de la fin du 18e siècle en France. La contribution suivante ne peut être
qu'une modeste esquisse de ce vaste champ de travail. Pour étudier ce sujet
à fond il faudrait examiner des sources de types différents. Les discours
révolutionnaires, les journaux révolutionnaires, les compte-rendus et affi­
ches des sociétés populaires et de la Commune de Paris, les projets de
réforme pédagogique, l'enquête de l'Abbé Grégoire et d'autres documents
fourniraient sans aucun doute des informations précieuses. 1 Je me restreins
ici à des sources théoriques au sens strict. 2 Là encore, il y a un choix
à faire: le sujet de l'écriture joue un rôle dans plusieurs segments de
la science, dans plusiers traditions linguistiques et anthropologiques.

1.1 Les univers de discours


Nommons tout d'abord les travaux qui se situent dans la tradition de la
recherche d'une langue universelle qui prennent un nouvel essor vers la
fin du siècle. 3 Cette langue universelle ne peut être, selon Leibniz, qu'é­
criture, supposition qui, en quelque sorte, revient à la constatation d'une
priorité logique ou même chronologique de l'écriture. Ne citons que la
Pasigraphie de Joseph de Maimieux (1797) et la Polygraphie de Zalkind Hour-
witz (1801). Il n'est que conséquent que de Maimieux propose une Pasilalie
qui serait la sonorisation de la Pasigraphie prioritaire.

Par contre, on peut constater un intervalle de silence dans les efforts


de déchiffrement de systèmes d'écritures. 4 Après les travaux de Fréret
et de Barthélémy au commencement et au milieu du siècle, ce sera Champol lion
qui reprend les travaux au commencement du 19e siècle.

Pensons ensuite aux travaux d'anthropologie qui traitent les systèmes des
signes, 5 orientation qui s'accentue dans les activités de la "Société des
Observateurs de l'Homme" dont les membres sont en partie identiques avec
les Idéologues. Pensons par exemple à "Des différents genres d'écritures"
- 182 -

de Jauffret et aux instructions de Degérando à l'intention des voyageurs


ethnologues.

En plus, le problème de l'orthographie du français et de l'alphabétisation


des couches de la population analphabètes s'accentue pendant la période
révolutionnaire. C'est dans ce domaine des préoccupations linguistiques
qu'on se trouve les plus proche des expériences et des intentions politiques
qui, dans le cas des Idéologues, seront plus difficiles à reconstruire.
Prenons comme exemple "La Prononciation Notée" d'Urbain Domergue 6 (an V)
qui est étroitement liée à la politique linguistique envers les minorités
et les dialectes, les "patois" tout court. 7

Vingt prononciations différentes, nées des dialectes féodaux, semblent former vingt idiomes
de l'idiome françois. L'égalité a effacé les provinces, la politique commande l'abolition
des patois; la raison, le goût, un saint respect pour la langue de la l i b e r t é , nous pressent
d'adopter une prononciation uniforme et pure, dont l'orthographe sera un jour l'image fidèle.
[ . . . ] Vouloir dans ce moment qu'on orthographie, comme on prononce, c ' e s t vouloir qu'il y
a i t autant d'orthographes qu'il y a de départements, de communes, d'individus mêmes, c ' e s t
vouloir organiser la confusion des orthographes, et éteindre à jamais l'espoir de voir s ' é t a b l i r
cette orthographe pure, f i l l e et image d'une saine prononciation, conforme à la raison, pour
être digne d'un peuple l i b r e , facile et accessible à tous, parce qu'appelée par les droits
de l'homme à tous les emplois, e l l e est devenue un besoin pour tous. (Domergue 1797:3 ss.)

1.2. Les Idéologues et l'écriture


Dans cette contribution, j'attire l'attention sur le traitement que l'écritu­
re a reçu dans les oeuvres des Idéologues. Là aussi, il faudrait s'éloigner
des textes des auteurs principaux pour gagner une vue d'ensemble. 8 Je vais
me limiter à la présentation de quelques textes centraux. Après cette présen­
tation, j'essayerai de situer ces textes dans l'histoire de la linguistique
et de la sémiotique du 18e siècle.

Evidemment l'écriture constitue, en quelque sorte, le point de convergence


de plusieurs préoccupations des Idéologues: point de convergence de pédago­
gie, sémiotique et théorie de la science, point de convergence aussi du
passé et du futur. Voyons de plus près les textes de Condorcet 9 , de Volney,
de Destutt de Tracy et de Lancei in et de Degérando.

1.2.1. L'écriture et l'histoire: Condorcet et Volney


L'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain de Condor­
cet est très connu. Il ne faut donc pas insister trop sur ce texte 1 0 .
- 183 -

Résumons: Condorcet. écrit une histoire universelle de l'humanité tout en


insistant sur l'importance du développement des systèmes sémiotiques et
surtout de l'écriture dans cette histoire orientée vers une fin ouverte
et heureuse. 11 Les points centraux de cette histoire sont constitués juste­
ment par les "révolutions scripturales": invention de l ' é c r i t u r e , invention
de l'alphabet, invention de l'imprimerie. Les autres acquisitions économi­
ques, politiques, sociales et scientifiques, pour Condorcet, ont une impor­
tance secondaire. L'invention de l'écriture est en quelque sorte la condition
de l ' h i s t o i r e même: "le tableau commence à devenir vraiment historique"
(Condorcet 1793/1971:82). Le tableau de la huitième période: "Depuis l'inven­
tion de l'imprimerie jusqu'au temps où les sciences et la philosophie secouè­
rent le joug de l'autorité" ne peut pas être lu sans émotion.' Ce texte
pathétique, enflammé nous fait entrevoir tous les espoirs liés à la multipli­
cation de l ' é c r i t par l'imprimé. Lisons encore ces pages qui unissent l'ana­
lyse du fonctionnement de l'imprimerie et la vision historique:

L'imprimerie multiplie indéfiniment, et à peu de f r a i s , les exemplaires d'un même ouvrage.


Dès l o r s , la faculté d'avoir des l i v r e s , d'en acquérir suivant son goût et ses besoins, a
existé pour tous ceux qui savent l i r e , et cette f a c i l i t é de la lecture a bientôt étendu le
désir comme les moyens de l ' i n s t r u c t i o n .
Ces copies multipliées se répandent avec une rapidité plus grande; non seulement les f a i t s ,
les découvertes, acquirent une publicité plus étendue, mais i l s l'acquirent avec une plus
grande rapidité. Les lumières devenaient en quelque sorte un objet de commerce.
On é t a i t obligé de chercher les manuscrits, comme aujourd'hui nous cherchons les ouvrages
rares. Ce qui n ' é t a i t lu que de quelques individus, a donc pu l ' ê t r e d'un peuple entier et
frapper presque en même temps tous les hommes qui entendaient la même langue.
On connut le moyen de se faire entendre des nations dispersées. On a vu s ' é t a b l i r une nouvelle
espèce de tribune, d'où se communiquaient des impressions moins vives, mais plus profondes,
d'où l'on exerçait un empire moins tyrannique sur les passions, mais en obtenant sur la raison
une puissance plus sûre et plus durable; où tout l'avantage est pour la v é r i t é , puisque l ' a r t
n'a perdu sur les moyens de séduire qu'en gagnant sur ceux d ' é c l a i r e r . Il s ' e s t formé d'une
opinion publique, puissante par le nombre de ceux qui la partagent; énergique, parce que les
motifs qui la déterminaient agissaient à la fois sur tous les e s p r i t s . Ainsi, l'on a vu s ' é l e ­
ver, en faveur de la raison et de la j u s t i c e , un tribunal indépendant de toutes les puissances,
auquel il é t a i t d i f f i c i l e de rien cacher et impossible de se soustraire. (Condorcet 1793/1971:
177/178).

Les lumières et leur propagation dépendent de l'imprimé. L'expérience histo­


rique de la lutte contre la tyrannie et la superstition conçue en tant
que diffusion de livres comme l'Encyclopédie, histoire passionnante retracée
par Robert Darnton 12 , est tout à fait visible dans ce passage:

Enfin, l'imprimerie n ' a - t - e l l e pas affranchi l ' i n s t r u c t i o n des peuples de toutes les haines
politiques et religieuses? En vain l'un et l ' a u t r e despotisme se s e r a i t - i l emparé de toutes
l e s écoles; en vain a u r a i t - i l , par des instructions sévères, invariablement fixé de quelles
- 184 -

erreurs i l ordonnait d ' i n f e c t e r l e s e s p r i t , quelles v é r i t é s i l l e u r p e r m e t t a i t de c o n s t r u i r e ;


en vain des c h a i r e s , consacrées à l ' i n s t r u c t i o n morale du peuple ou à c e l l e de l a jeunesse
dans l a philosophie e t l e s sciences, s e r a i e n t - e l l e s condamnées à ne transmettre jamais qu'une
d o c t r i n e favorable au maintien de c e t t e double t y r a n n i e : l ' i m p r i m e r i e peut encore répandre
une lumière indépendante e t pure. Cette i n s t r u c t i o n , que chaque homme peut r e c e v o i r par l e s
l i v r e s , dans l e silence et l a s o l i t u d e , ne peut ê t r e universellement corrompue: i l suffit
q u ' i l e x i s t e un coin de t e r r e l i b r e , où l a presse puisse en charger ses f e u i l l e s . Comment,
dans c e t t e m u l t i t u d e de l i v r e s d i v e r s , d'exemplaires d'un même l i v r e , de réimpressions, q u i ,
en quelques i n s t a n t s l e f o n t r e n a î t r e de ses cendres peut-on fermer assez exactement toutes
l e s portes par l e s q u e l l e s l a v é r i t é cherche à s ' i n t r o d u i r e ? Ce qui é t a i t d i f f i c i l e , même l o r s ­
q u ' i l ne s ' a g i s s a i t que de d é t r u i r e quelques exemplaires d'un manuscrit pour l ' a n é a n t i r sans
r e t o u r , l o r s q u ' i l s u f f i s a i t de p r o s c r i r e une v é r i t é , une opinion pendant des années, pour
l a dévouer à un éternel o u b l i , n ' e s t - i l pas devenu impossible, aujourd'hui q u ' i l f a u d r a i t
une v i g i l a n c e sans cesse renouvelé, une a c t i v i t é qui ne r e p o s e r a i t jamais? Comment, si même
on parvenait à é c a r t e r ces v é r i t é s trop palpables qui blessent directement l e s i n t é r ê t s des
i n q u i s i t e u r s , empêcherait-on de p é n é t r e r , c e l l e s qui l e s contiennent, qui l e s préparent, qui
doivent un j o u r y conduire? Le p o u r r a i t - o n , sans ê t r e forcé de q u i t t e r ce masque d ' h y p o c r i s i e ,
dont l a chute s e r a i t presqu'aussi funeste que l a v é r i t é à l a puissance de l ' e r r e u r ? Aussi
verrons-nous l a raison triompher de ces vains e f f o r t s ; nous l a verrons, dans c e t t e guerre,
toujours renaissante e t souvent c r u e l l e , triompher de l a violence comme de l a ruse; braver
l e s bûchers e t r é s i s t e r à l a séduction, écrasant t o u t à tour sous sa main toute puissante,
e t l ' h y p o c r i s i e fanatique qui exige pour ses dogmes une adoration s i n c è r e , e t l ' h y p o c r i s i e
p o l i t i q u e qui conjure à genoux de s o u f f r i r q u ' e l l e p r o f i t e en paix des erreurs dans l e s q u e l l e s
i l e s t , à l ' e n c r o i r e , aussi u t i l e aux peuples qu'à elle-même de l e s l a i s s e r plongés. (Condorcet
1793/1971:180/181)

Les coins de terre libre: Neufchâtel, les Pays-Bas, le Comptat-Venaissin


permettent de "braver les bûchers".

Les "Leçons d ' h i s t o i r e " de Volney sont d'un autre ordre. I l ne s ' a g i t pas
d'une histoire universelle concentrée autour des inventions scripturales,
sinon de réflexions théoriques et méthodologiques sur les possi bl i tés de
l ' h i s t o r i o g r a p h i e , de l ' h i s t o i r e en tant que science. A cet égard, i l examine
plusieurs types de documents. L'écr'iture est la condition d'un type nouveau
d'historiographie: e l l e ouvre la p o s s i b i l i t é d'une " h i s t o i r e p o s i t i v e " . 1 3

Si l e f a i t est transmis par l ' é c r i t u r e , son é t a t e s t , dès ce moment, f i x é , e t i l conserve


d'une manière immuable l e genre d ' a u t o r i t é qui d é r i v e du caractère de son n a r r a t e u r . I l peut
bien déjà ê t r e d é f i g u r é ; mais t e l q u ' i l est é c r i t , t e l i l demeure; e t s i , comme i l a r r i v e ,
d i v e r s e s p r i t s l u i donnent d i v e r s acceptions, i l n'en est pas moins v r a i q u ' i l s sont obligés
de se raccorder sur ce type sinon o r i g i n a l , du moins p o s i t i f ; e t t e l est l'avantage que procure
toute pièce é c r i t e , q u ' e l l e transmet immédiatement, malgré l e s i n t e r v a l l e s des temps e t des
l i e u x , l ' e x i s t e n c e quelconque des f a i t s ; e l l e rend présent l e n a r r a t e u r , e l l e l e r e s s u s c i t e ,
e t à des m i l l i e r s d'années de d i s t a n c e , e l l e f a i t converser t ê t e à t ê t e avec Ciceron, Homère,
Confucius, e t c . I l ne s ' a g i t plus que de constater que l a pièce n ' e s t p o i n t apocryphe e t q u ' e l l e
est réellement l e u r ouvrage. Si l a pièce est anonyme, e l l e perd un degré d ' a u t h e n t i c i t é , e t
son témoignage, par cela q u ' i l est masqué, est soumis à toutes les p e r q u i s i t i o n s d'une sévère
c r i t i q u e , à tous l e s soupçons que f a i t n a î t r e en toute occasion l a c l a n d e s t i n i t é . Si l a pièce
a été t r a d u i t e , e l l e ne perd r i e n de son a u t h e n t i c i t é ; mais dans ce passage par une glace
n o u v e l l e , les f a i t s s ' é l o i g n e n t encore d'un degré de l e u r o r i g i n e ; i l s reçoivent des t e i n t e s
- 185 -

plus f a i b l e s ou plus f o r t e s , selon l ' h a b i l e t é du t r a d u c t e u r ; mais du moins a-t-on l a ressource


de l e s v é r i f i e r et de l e s redresser.
I l n'en est pas a i n s i de l a transmission des f a i t s par p a r o l e , c ' e s t - à - d i r e de l a t r a d i t i o n .
Là se d é p l o i e n t tous les c a p r i c e s , tous les divagations v o l o n t a i r e s ou forcées de l'entendement;
e t jugez quelles doivent ê t r e l e s a l t é r a t i o n s des f a i t s transmis de bouche en bouche, de généra­
t i o n en g é n é r a t i o n , lorsque nous voyons souvent dans une même personne l e r é c i t des mêmes
f a i t s v a r i e r selon l e s époques, selon l e changement des i n t é r ê t s e t des a f f e c t i o n s . Aussi
l ' e x a c t i t u d e de l a t r a d i t i o n e s t - e l l e en général d é c r i é e , e t e l l e l e devient d ' a u t a n t plus
q u ' e l l e s ' é l o i g n e de sa source p r i m i t i v e à un plus grand i n t e r v a l l e de temps et de l i e u . Nous
en avons l e s preuves i r r é c u s a b l e s sous nos propres yeux: que l ' o n a i l l e dans l e s campagnes
e t même dans l e s v i l l e s , r e c u e i l l i r les t r a d i t i o n s des anciens sur les événements du s i è c l e
de Louis XIV, e t même des premières années de ce s i è c l e ( j e suppose que l ' o n mette à p a r t
tous l e s moyens d ' i n s t r u c t i o n provenant de pièces é c r i t e s ) , l ' o n verra q u e l l e a l t é r a t i o n ,
q u e l l e confusion se sont i n t r o d u i t e s , quelle d i f f é r e n c e s ' é t a b l i t de témoin à témoin, de con­
teurs à conteurs! Nous en avons une preuve évidente dans l ' h i s t o i r e de l a b a t a i l l e de Fontenoy,
sur l a q u e l l e i l y a q u a n t i t é de v a r i a n t e s . Or si un t e l é t a t d ' o u b l i , de confusion, d ' a l t é r a ­
t i o n , a l i e u dans des temps d ' a i l l e u r s é c l a i r é s , au sein d'une nation déjà policée^ e t q u i ,
par d ' a u t r e s moyens, trouve l e secret de l e c o r r i g e r e t de s'en g a r a n t i r , concluez ce qui dut
a r r i v e r chez l e s peuples ou l e s a r t s é t a i e n t ou sont dans l ' e n f a n c e ou l ' a b â t a r d i s s e m e n t ; chez
qui l e désordre r é g n a i t ou règne encore dans l e système s o c i a l , l ' i g n o r a n c e dans l e système
m o r a l , l ' i n d i f f é r e n c e dans t o u t ce qui excède l e s premiers besoins. (Volney 1795:566/567)

Constatons que cette analyse des différences de la tradtion orale et de


la tradition écrite (une version/variabilité; autorité/altération) corres­
pond de très près aux orientations de recherche sur la littérature orale
et l'histoire orale au 20e siècle.

1,2,2, Deux réponses au concours de l'Institut National an V: Lancelin


et Degérando
Le célèbre concours de l'Institut national de l'an V "Déterminer l'influence
des signes sur la formation des idées" a eu un succès énorme: le traité
de Degérando (publié en 1800 sous le nom de "Des Signes") a obtenu le premier
prix, celui de Lancelin (publié en 1801 sous le nom de "Introduction à
l'Analyse des Sciences") le deuxième. Dans les deux essais de systématisa­
tion, système de signes chez Degérando, système de sciences chez Lancelin,
l'écriture occupe une place importante. On observera toutefois que le point
de vue systématique se superpose clairement au point de vue historique
qui était le fil conducteur chez nos deux premiers auteurs.

Commençons par Lancelin ou le thème de l'écriture joue un moindre rôle.


Il s'agit de quelques pages dispersées à travers l'ouvrage volumineux,
ce qui est dû au fait que les sciences, leurs "générations, fondemens"
et leur classification constituent le centre d'intérêt de l'auteur, non
pas les systèmes des signes. Le but de l'auteur est d'établir les fondements
- 186 -

analytiques aux sciences et, plus loin, d'établir "l'art de construire


régulièrement les têtes humaines" (I, 435). La science, méthode analytique,
serait donc le modèle de l'homme futur. Les systèmes de signes qu'on a
développés jusqu'à ce moment contribuent, certes, à cette fin et sont des
leviers14 puissants des idées. C'est surtout vrai pour les langues et les
écritures qui mettent en oeuvre ce que Martinet appelera plus tard la "loi
d'économie"15:

Tous ces caractères une f o i s t r o u v é s , on l e u r a attachés ( a i n s i qu'à l e u r s combinaisons) des


idées, comme on a v o i t f a i t pour l e s sons de l a v o i x , e t chaque peuple s ' e s t proposé, e t a
résolu à sa manière ce double problème: Exprimer avec l e plus p e t i t nombre possible de sons
e t de l e t t r e s , l'ensemble de nos idées e t de leurs combinaisons. (Lance!in 1801:138/139)

Il admet l'importance de l'imprimerie (358 ss) tout comme Condorcet,


sans toutefois adopter le point de vue historique de celui-ci. Au fond
il reste sceptique devant les écritures comme devant les langues vulgaires
auxquelles il préfère les langues exactes. On pourrait s'imaginer un système
de signes analytiques qui seraient complètement univoques et ne seraient
nullements affectés par l'indétermination des langues vulgaires. 16 Dans
ce système-là, un signe correspondrait à chaque idée. Toute idée serait
établie sur la base de très peu d'idées fondamentales qui seraient représen­
tées par les caractères fondamentaux:

On p o u r r o i t donc, avec 4 , 6 , 8 , ou 10 caractères seulement remplacer l e s 24 l e t t r e s d ' a l p h a b e t ,


et sans doute l e nombre des combinaisons q u ' i l s pourroient f o u r n i r , est supérieur au nombre
t o t a l des idées existantes dans l a t ê t e de tous l e s hommes épars sur l e globe, ou à l a somme
des connoissances élémentaires de tous l e s peuples. (Lancelin 1801:214)

Les idées de Lancelin mènent donc vers une sorte de pasigraphie, système
construit et économique de signes écrits sans base phonétique, qui épargne­
rait aux sciences les défauts des langues vulgaires: 17

. . . ce défaut d'ensemble, cet a i r gothique, c e t t e b i g a r r u r e e t c e t t e i r r é g u l a r i t é choquante


que l a p l u p a r t d ' e n t r ' e l l e s (même l e s plus philosophiques, l e s plus perfectionnées) conservent
encore malgré les e f f o r t s des hommes célèbres, qui tous o n t , chacun dans sa p a r t i e , plus ou
moins contribué à l e s c o r r i g e r , à l e s r e f o n d r e , en les f a i s a n t en quelque sorte passer par
l a f i l i è r e e t l e creuset de l e u r génie. De l à c e t t e f o u l e de défauts d ' i n e x a c t i t u d e s , et c e t t e
d i f f i c u l t é d'analyse que ne presenterò!'t p o i n t une langue rigoureuse, inventée e t géométrique­
ment c o n s t r u i t e par une société de savans et de philosophes, ou même par un seul homme de
génie, si l a chose é t o i t p o s s i b l e . (Lancelin 1801:177)

L'évaluation de l'écriture de la part de Lancelin diffère sensiblement


- 187 -

de celle émise par d'autres auteurs du même temps comme Destutt de Tracy.

Les idées à l'égard de l ' é c r i t u r e 1 8 ont une position beaucoup plus centrale
dans l'ouvrage de Degérando (surtout chapitre XV: "Dessin et écriture").
Son point de vue est en même temps sémiologique ( c l a s s i f i c a t i o n des systèmes
divers: leurs possibilités et leurs contraintes).19 Selon Degérando q u i ,
en ce point, élabore les d i s t i n c t i o n s de Condillac 2 0 , les systèmes de signes
se développent du naturel à 1'artificiel. Dans le domaine de l'artificiel
on peut constater plusieurs degrés d'éloignement du naturel: les signes
figurés, les signes analogues, les signes arbitraires et enfin les signes
indicateurs q u i , eux, ne désignent aucune idée par eux-mêmes.21 Les langues
emploient constamment tous ces "modes sémiotiques". 2 2 Cependant on doit
f a i r e une d i s t i n c t i o n entre le langage poétique ou d'imagination qui tend
vers le pôle du naturet d'un côté et le langage philosophique orienté vers
le pôle de l ' a r b i t r a i r e de l ' a u t r e côté. Les écritures et avant tout l ' é c r i ­
ture alphabétique qui est f a i t e de signes de parole et non pas de signes
d'idées, accomplissent le développement vers les signes a r b i t r a i r e s , dont
l ' e f f e t actuel est moins c l a i r mais dont l'habitude acquise mène à un degré
supérieur de c l a r t é . Les écritures alphabétiques ne comportent plus d ' é l é ­
ments f i g u r a t i f s et analogues. Par le dédoublement du processus sémiotique,
e l l e s entraînent 1'éloignement des choses. Les écritures alphabétiques ont
donc les mêmes qualités que le langage s c i e n t i f i q u e , ou bien: elles sont
une condition nécessaire au développement des sciences. Cette relation
é t r o i t e entre écriture et science est, d'une p a r t , due au caractère a r b i t r a i ­
re, n o n - f i g u r a t i f du rapport sémiotique. D'autre part e l l e relève des possi­
b i l i t é s inhérentes à l ' é c r i t u r e : L ' o e i l , par opposition à l ' o r e i l l e , embrasse
un plus grand nombre d'objets à la f o i s :

A i n s i , j e puis exécuter avec l e s signes de l ' é c r i t u r e des comparaisons, des rapprochements,


des combinaisons, qui me seroient impossibles avec l e secours de l a p a r o l e . (400)

En plus les signes "permanents et f i x e s " des écritures rendent plus claires
les idées parce q u ' i l s demandent une attention toujours renouvelée et plus
de temps et de réflexion à l'exécution. Elles permettent de se rendre indé­
pendant de la parole et de son rythme passager, de f a i r e des compositions
plus amples et de meilleures analyses. Une comparaison du dessin et de
l'écriture que Degérando f a i t suivre, fait voir que l ' é c r i t u r e est plus
arbitraire (c'est-à-dire non-figurative, non-analogue), q u ' e l l e peut rendre
- 188 -

les idées abstraites et complexes et qu'elle permet une meilleure décomposi­


tion des idées.

Bref: L'écriture a toutes les qualités demandées par la méthodologie "idéolo­


gique": elle permet d'analyser, de comparer, de combiner:

. . . de tous les systèmes de langage i n s t i t u é , l ' é c r i t u r e est sans comparaison l e plus p h i l o s o ­


phique e t l e plus propre à développer en nous l e s f a c u l t é s m é d i a t i v e s . (408 s)

1.2.3. L'écriture en tant que condition de démocratie: Destutt de Tracy


Le chapitre V du deuxième volume des "Eléments d'Idéologie" de Destutt
de Tracy (an XI = 1803) est dédié entièrement à l ' é c r i t u r e . Mais on trouve
aussi des passages importants dans le premier volume (1801) aux chapitres
XVI et XVII. Puisque M. Labarrière a consacré sa communication au chapitre V,
je vais me l i m i t e r à une enumeration des t r a i t s fondamentaux du raisonnement
de Destutt de Tracy. Il est tout à f a i t évident que Destutt é t a b l i t une
ligne de démarcation très f o r t e entre l ' é c r i t u r e alphabétique et les autres
systèmes d ' é c r i t u r e s . Toute écriture nous f o u r n i t des signes durables de
nos idées; l ' é c r i t u r e alphabétique seule a l'avantage de nous f o u r n i r les
signes des signes. Ce dédoublement du processus analytique (idées - sons)
et sémiotique (mot - l e t t r e ) a comme résultat un procédé universellement
applicable: l'alphabet:

L ' e f f e t de l ' é c r i t u r e est qu'une f i g u r e durable nous r a p p e l l e un son f u g i t i f . Si l e s hommes


é t a i e n t raisonnables, i l n'y a u r a i t qu'un alphabet pour toutes l e s langues p a r l é e s , et dans
cet alphabet qu'un caractère pour chaque son e t chaque a r t i c u l a t i o n : t o u t l e reste n ' e s t qu'un
amas de v a r i a n t e s i n u t i l e s . I l n ' y a n u l l e r e l a t i o n d i r e c t e entre l e caractère e t l ' i d é e ;
a u s s i , pour é c r i r e ou l i r e des mots, a b s t r a c t i o n f a i t e des i r r é g u l a r i t é s de l ' o r t h o g r a p h e ,
i l n ' e s t pas nécessaire d'en comprendre l e sens; i l s u f f i t de savoir que t e l caractere répond
à t e l son: dès que cela est connu, l a sensation v i s u e l l e r é v e i l l e l e souvenir de l a sensation
o r a l e , e t v o i l à t o u t . C ' e s t , si l ' o n v e u t , une t r a d u c t i o n ou p l u t ô t une t r a n s l a t i o n du s i g n e ,
mais non pas une t r a d u c t i o n de l ' i d é e ; ce qui est bien d i f f é r e n t , puisque cela ne dérange
pas l a l i a i s o n h a b i t u e l l e entre t e l l e idée e t t e l l e sensation, l e mot é c r i t ne f a i s a n t encore
une f o i s que rappeler l e mot prononcé e t r i e n de p l u s . Vous voyez donc que l e s caracteres
alphabétiques ne sont que des signes de signes, e t non des signes d ' i d é e s , e t qu'à p a r l e r
exactement, eux seuls m é r i t e n t l e nom d ' é c r i t u r e . Tous l e s autres caracteres é t a n t des signes
d'idées forment de vraies langues, qu'on peut t r a d u i r e dans une langue parlée comme dans toute
a u t r e , mais qu'on ne s a u r a i t l i r e dans l e sens rigoureux du mot; l a preuve en est qu'on ne
peut l e s prononcer sans l e s comprendre, . . . (Destutt 1801:307 s)

Nous voyons que le problème de la langue universelle a reçu une solution


remarquable chez Destutt: c'est ni une écriture d'idées (dans la tradition
de Leibniz) ni une langue historique entière (comme chez Rivarol). L'écriture
- 189 -

alphabétique universelle facilite l'accès à toutes les langues de tous les


temps. En plus de l'universalité, l'aphabet a l'avantage de l'économie et de
la pureté, c'est-à-dire: il ne fixe que la langue parlée et ne se superpose
à celle-là qu'en tant que système différent et relativement indépendant. Pour
cela elle est compréhensible sans interprétation et rend visible l'histoire
des langues (!), ce qui n'est pas le cas des écritures idéographiques qui
n'auraient aucune relation avec les sons de la langue en question. Le nombre
réduit de signes à enseigner et à apprendre fait de l'alphabet le système
d'écriture démocratique par excellence. En plus, système sobre et modeste,
il ne porte aucune trace des procédés figuratifs et allégoriques.

Jeunes gens, remarquez en passant que cet a t t r a i t que nous avons pour employer les symboles
e t l e s emblêmes est un vestige des temps grossiers ou nous ne savions pas peindre l e s mots
eux-mêmes, ou un e f f e t du goût qui nous entraîne vers l a métaphore e t l ' a l l é g o r i e , goût dépravé
qui n u i t beaucoup à l a justesse du raisonnement, comme j e vous démontrerai lorsque nous t r a i t e ­
rons de l a l o g i q u e . I l vaut toujours mieux d i r e t o u t simplement sa pensée quand on l e peut;
nécessairement e l l e e s t rendue avec plus d ' e x a c t i t u d e . ( i b i d . : 2 6 3 )

Ajoutons encore que Destutt trace une ligne très nette entre l'alphabet et
les langues algébriques qui ont plus de commun avec les écritures idéographi­
ques puisqu'elles sont écritures d'idées.

2. La théorie de  'écriture aux alentours de 1800:


un cas d'histoire de science
2.1. Les traditions
Nous avons esquissé la pensée scripturale de cinq auteurs "idéologues".
Nous avons pu constater un stock d'éléments récurrents, une direction de
recherche partagée (génétique/historique; sémiotique) et des différences
de systématisation et d'évaluation assez considérables. Pour bien poser
le problème historique, il faut adopter un "regard sériel" qui embrassera
les documents d'une plus longue durée que ces dix années que nous avons
considérées jusqu'ici. Nous allons constater que beaucoup d'éléments que
nous avons trouvés ont une tradition assez longue. Le texte cité le plus
souvent est, bien sûr, le fameux "Essai sur les hiéroglyphes"23 de Warburton
(1744). Ses classifications et ses exemples sont repris par Condillac,
dans l'Encyclopédie, par de Brosses 24 , par Rousseau, par Destutt de Tracy
etc. etc. Peut-être le "Traité historique et critique des principaux signes
dont nous nous servons pour manifester nos idées" (1717) de Costadau 25
est une autre source. Les grammaires générales traitent le problème des
- 190 -

rapports entre prononciation et graphie. 2 6 Les t r a i t é s d'orthographe et


de prononciation foisonnent pendant tout le siècle.27 Les descriptions
de systèmes d ' é c r i t u r e entrent dans le savoir scriptural. Il paraît que
Fréret (1718) aurait établi la différence entre "représentation des sons"
et "représentation des i d é e s " . 2 8

Il s'ajoutent d'autres éléments de savoir plus d i f f i c i l e s à identifier:

1) l'idée de la langue universelle qui correspondrait, au moins jusqu'à


Leibniz, à la langue adamitique. Puisque cette langue universelle ne
peut être conçue qu'aphonique, il se pose le problème de la priorité
de l ' é c r i t sur le parlé.
2) L'opposition entre figure/tableau et succession/linéarité: Le f i g u r a t i f
correspond à la t r a d i t i o n de l'exégèse b i b l i q u e , de l'allégorèse, des
devises et aussi bien à l'imagination poétique et rhétorique.

De cet assemblage d'élements de savoir on peut dégager des positions cohéren­


tes:

- Condillac (1746): Il introduit l'écriture dans son "Essai sur l'origine


des connaissances humaines" en tant que système de signes qui permet
l'élargissement des connaissances tout en citant largement Warburton
et en transformant sa ligne de décadence (clarté→ mystère) en ligne
d'ascendance (mystère→ lumières)
- de Brosses (1765): L'ecriture représente la forme originaire du rapport de
signification: la ressemblance. Elle est signe des choses par nature, très
proche de la vue cratylique de la constitution naturelle des langues. 29
- Rousseau (1781): Tout en employant les mêmes éléments de savoir, Rousseau
développe dans son "Essai sur l'origine des langues" une politique tout
à fait différente: l'écriture détruit en quelque sorte la parole. 30

N'oublions pas le rôle de l'Encyclopédie et de ses remaniements dans cette


discussion autour de l'écriture. Il est surtout intéressant de voir que
l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert donne des lieux systématiques tout
à fait différents à la parole (art de communiquer) et à l'écriture (art
de retenir). L'Encyclopédie systématique, trente ans plus tard, groupe
tous les articles concernant la grammaire autour des deux axes symmétriques
de l ' o r t h o l o g i e (parole) et de 1'orthographe (écriture). 31
- 191 -

2.2. Les questions


Comment aborder cet amas de textes en partie identiques, en partie diver­
gents? Je ne peux développer ici un programme de recherche en histoire
des sciences linguistiques. 32 Je me limite donc à esquisser les questions
auxquelles une histoire des théories de l'écriture au XVIIIe siècle devrait
répondre.

Question A: Sous quelles conditions et à quel but une théorie de l'écriture


a-t-elle pu se former au XVIIIe siècle?
Question B: Sous quelles conditions cette théorie de l'écriture a-t-elle
pris un nouvel essor dans l'école des Idéologues?
Question C: Comment expliquer l'oubli quasi total de la théorie de l'écriture
au XIXe siècle?

Bien sûr, chaque texte dans cette longue série de textes serait à interpréter
individuellement et les questions posées ne concernent que des points de
cristallisation: les années 40/50 du XVIIIe siècle, les années 90 du XVIIIe
siècle et les années 10/20 du XIXe siècle.

2.2.1. La question A
Je ne saurais que donner quelques indications en ce qui concerne la ques­
tion A:

1. On peut supposer que, vers le milieu du siècle, le degré d'alphabétisation


a augmenté considérablement.33 La lecture devient un phénomène de masse;
les bibliothèques privées augmentent; la lecture silencieuse devient de
plus en plus courante, la lecture extensive prend la place de la lecture
intensive.
2. L'approfondissement des connaissances d'écritures est une condition
favorable à une théorie explicite.
3. Les espérances et les préoccupations des lumières sont liées étroitement
aux possibilités de l'écriture: l'émancipation religieuse ( des prêtres
et de leurs mystères: allégories, hiéroglyphes), l'émancipation politique
sur la base de l'écrit; le "coin de terre libre" avec sa presse est la
condition nécessaire de la propagation des Lumières. N'oublions toutefois
pas que le lieu de production de la vérité et de l'opinion publique reste,
malgré cela le dialogue au café, dans le cabinet de lecture (!), dans les
sociétés. Pendant tout le XVIIIe siècle, on trouve cette évaluation ambiva-
- 192 -

lente du chemin légitime de formation d'opinions dans le dialogue sur la


base des lectures. 35

2,2.2. La question 
Pour répondre à la question  qui concerne les conditions de l'augmentation
et des changements des textes qui s'occupent du sujet de l'écriture à la
fin du siècle, il faut d'abord se demander s'il s'agit vraiment d'augmenta­
tion et de changement ou si on ne se trouve pas devant une simple continua­
tion des lignes de tradition qu'on a trouvées pendant tout le 18esiécle.
Sans aucun doute, on peut constater, que l'on se trouve devant un tel change­
ment à la fin du 18e siécle. En voilà les indices:

2.2.2.1. Le nombre de textes portant sur l'écriture ou comportant une


partie importante sur l'écriture augmente.
2.2.2.2. Il y a un stock d'éléments stéréotypés appartenant à un savoir
sur l'écriture qu'on découvre un peu partout dans les textes
de l'époque, pas seulement dans les textes idéologiques proprement
ditş.
2.2.2.3. En ce qui concerne le traitement du sujet de l'écriture, il faut
constater que l'écriture obtient une place centrale dans un pro­
gramme de recherche très puissant, et politiquement et scientifi­
quement. La puissance politique entraîne une tendance vers la
pédagogie et la diffusion, et à cette fin vers l'élémentarisation
et la stéréotypisation (v.2.2.2.2.).36 La puissance scientifique
dérive de l'effort d'unification de la philosophie des lumières que
font les Idéologues, unification qui implique l'oubli et le défi
des autres positions des lumières, par exemple de celle de Rous­
seau. 37 Même si on ne trouvait aucune idée innovatrice dans les
écrits des Idéologues sur l'écriture, le fait même que l'écriture
se retrouve en quelque sorte la plaque tournante d'un système
de pensée expansif et unificateur aurait changé suffisamment
la pensée concernant l'écriture. Dans ce système, l'écriture
est interprétée de façon génétique, sémiotique et épistémologique.
C'est à elle qu'on attache de façon systématique les sujets de
la langue universelle, de la langue scientifique et de la victoire
sur la tyrannie et sur le fanatisme (et ses modes de signification
figurative et allégorique).
2.2.2.4. D'autre part on peut constater que la doctrine idéologique a
- 193 -

un pouvoir énorme d'assimilation d'éléments de t r a d i t i o n , aussi


en ce qui concerne le savoir concernant l'écriture. C'est
le complément de la tendance vers l'homogénéisation de la théorie
qui est contrebalancée par l ' i n t é g r a t i o n de t r a d i t i o n s théorique­
ment anodines. C'est surtout vrai pour l'intégration complète
de la grammaire générale et de son savoir t r a d i t i o n n e l . C'est
aussi vrai des traditions orthographiques, pasigraphiques et
anthropologiques. Ces quatre courants, avant, n'avaient presque
pas de relations entre eux. 3 8
2.2.2.5. Demandons-nous finalement si on peut constater aussi d'innovations
théoriques.
2 . 2 . 2 . 5 . 1 . En ce qui concerne les questions sémiotiques, les Idéologues
ont surtout contribué à une formulation c l a i r e et élémentaire de
la sémiotique de l ' é c r i t u r e , digne d'une doctrine et d'une somme
de la philosophie linguistique des lumières. Les écritures alpha­
bétiques sont signes de sons e t , par l à , signes de signes. Les
écritures idéographiques, par contre, et les systèmes de signes
algébriques sont signes d'idées. Il s'agit là d'un élément de
savoir bien commun avant (Fréret, de Brosses). Cette description
du fonctionnement sémiotique des différentes sortes d'écriture
est mise en rapport avec la théorie de l ' a r t i f i c i e l et de l ' arbi­
traire. L'écriture alphabétique est le plus proche du pôle a r b i ­
traire des degrés entre signes naturels et signes arbitraires
(Degérando). En plus, l'analyse linéaire des sons qui devient
e x p l i c i t e dans l ' é c r i t u r e dédouble l'analyse q u i , dans la théorie
condillacienne s'oppose au tableau, à l ' i n t u i t i o n . Ce dédoublement
des processus d'analyse est à la base de l' économie de la langue
(basée sur le principe de la "double a r t i c u l a t i o n " ) qui est rendue
v i s i b l e par l ' é c r i t u r e alphabétique (Destutt, Lancelin).

En résumé: Les observations sémiotiques, tout en étant basées sur


les éléments t r a d i t i o n n e l s bien connus, sont d'une c l a r t é , jusque
l à , inconnue.

2.2.2.5.2. En ce qui concerne les possibilités de l ' é c r i t u r e et de la l e c t u ­


re, les Idéologues et surtout Degérando dépassent de l o i n les
quelques observations dans l ' a r t i c l e "Lecture" 3 9 de l'Encyclopédie
et ce que d i t Rousseau à propos de ce sujet dans son Essai.
Cet élargissement est dû au procédé " c o n s t r u c t i f " 4 0 qui consiste
- 194 -

à reconstruire les possibilités et les constraintes de chaque


système de signes que Degerando emploie avec une rigueur particu­
l i è r e (v. en haut 1.2.2.)
2.2.2.5.3. Peut-être l'innovation la plus importante reste-t-elle dans
l'introduction du point de vue historique dans le traitement
de l ' é c r i t u r e et, en plus, du point de vue " s c r i p t u r a l " dans
l'historiographie. Je m'explique: Condorcet écrit une histoire
universelle, orientée vers le progrès, 4 1 de l'humanité centrée
autour d'inventions concernant l'écriture. Cela lui permet de
substituer à l'approche génétique comme celle de Condillac une
approche historique.42 Cette historisation du champ langagier
ne concerne pas les langues historiques. Elle se concentre sur
le domaine de la parole et de l ' é c r i t u r e . D'autre p a r t , nous
trouvons un foisonnement d'histoires d'univers de discours:
des sciences particulières (Thurot, Cabanis), des littératures
nationales (De Staël, Ginguené, Si smondi). La découverte de
l'historicité aurait épargné le domaine des langues pour se
concentrer sur la parole et l ' é c r i t u r e , et sur les t e x t e s : 4 3

Parole/Ecriture Langues Textes


[Condorcet
X Thurot, Cabanis

Notons toutefois que Destutt a retenu comme un des avantages


de l'écriture alphabétique le fait qu'elle permet d'étudier
l ' h i s t o i r e des langues, ce qui n'est pas possible pour les langues
à écriture idéographique.

4. E n f i n , i l y a une dernière observation à f a i r e , sur cet usage de représenter


une langue parlée au moyen d'une autre langue é c r i t e qui l u i correspond, observa­
t i o n à l a q u e l l e on n'a jamais f a i t assez d ' a t t e n t i o n , au moins que j e sache,
et q u ' i l n ' e s t pas aisé de présenter de manière à l a rendre t r è s s e n s i b l e : l a
v o i c i ! Ces deux langues, chacune de l e u r c ô t é , sont s u j e t t e s à des v a r i a t i o n s .
La langue é c r i t e n'a p o i n t été inventée t o u t de s u i t e dans toute sa p e r f e c t i o n
e t avec tous ses développements; e t e l l e a dû r e c e v o i r de d i f f é r e n s é c r i v a i n s ,
des a l t é r a t i o n s et des améliorations successives. En un mot, e l l e a nécessairement
beaucoup de v a r i a n t e s . La langue parlée de son c ô t é , comme toutes l e s langues
p a r l é e s , s u r t o u t c e l l e s qui ne sont pas p o i n t f i x é e s par des ouvrages généralement
répandus e t marqués au coin de l a p e r f e c t i o n , d o i t éprouver de fréquens change-
mens; par conséquent l e u r s rapports ont perpétuellement v a r i é : Or r i e n ne l e
constate. Car l a langue parlée n ' e s t n u l l e p a r t é c r i t e par elle-même; a i n s i
personne ne s a i t ce q u ' e l l e a é t é : e t l a s i g n i f i c a t i o n de l a langue é c r i t e n ' e s t
- 195 -

jamais manifestée que par les signes vocaux, t e l s q u ' i l s sont au moment e t dans
l e s l i e u x où l ' o n s'en s e r t pour l a t r a d u i r e en l a l i s a n t ; a i n s i , on ne s a i t pas
non plus ce q u ' e l l e é t a i t , ni à quoi e l l e r é p o n d a i t , quand l ' é c r i t a été f a i t .
Donc, d'une p a r t on n'a n u l l e trace de ce qu'a été l a langue parlée dans l e s
tems a n t é r i e u r s ; e t un c h i n o i s , un japonois peuvent à peine savoir comment
p a r l a i t l e u r b i s a y e u l . (Destutt 1803:289/290)

Nous voilà avec une observation épistémologi que de la plus grande


portée: l'écriture serait la condition de la possibilité de
concevoir et d ' é c r i r e l'histoire des langues. C'est Volney (v.
en haut) qui affirme ce que d i t Destutt pour les langues en
ce qui concerne la p o s s i b i l i t é de l ' h i s t o r i o g r a p h i e tout court.
Je pense que la conception de l ' h i s t o i r e en tant qu'histoire
de l ' é c r i t u r e et la découverte de l'importance épistémologi que
de l ' é c r i t u r e pour l ' h i s t o r i o g r a p h i e distinguent le plus particu­
lièrement la pensée idéologique des t r a d i t i o n s du 18e siècle.

I l y a encore plus et avec cela nous revenons à l'aspect p o l i t i ­


que, pédagogique, d'orientation progressive de la pensée idéologi­
que: l'écriture alphabétique est en quelque sorte le point
présent de l ' h i s t o i r e . 4 4 C'est la f i n et le point de culmination
de l ' h i s t o i r e de l'auto-construction de l'homme, être dont la
dignité est justement constituée par le fait d'être créateur
de systèmes de signes. C'est le point de convergence de l ' h i s t o i r e
documentée (par écrit) et de l ' a v e n i r à projeter. L'écriture:
Fin de l ' h i s t o i r e , commencement de l ' a v e n i r , de la construction
de règles et de normes.

A ce p o i n t - l à on v o i t éclater des c o n f l i t s . L'unité "élémentaire"


et "sommaire" de la doctrine idéologique s ' e f f r i t e à ce point-même
où il s'agit d'évaluer les possibilités de l'écriture et de
prendre des décisions pour ou contre t e l ou t e l développement.
Ces c o n f l i t s d'opinions concernent les t r o i s questions suivantes:

- supériorité de l'écrit alphabétique sur d'autres systèmes


de signes, ou: analyse vs. i n t u i t i o n . Cette opposition corres­
pond à l'évaluation différente de d i f f é r e n t s types de r h é t o r i ­
que, 4 5 celle des figures et celle de la s i m p l i c i t é . Dans l ' e n ­
tourage immédiat des Idéologues le retour du refoulé se f a i t
- 196 -

voir. 4 6
- l'écriture alphabétique "langue universelle". C'est la solution
que propose Destutt de Tracy. Nous avons vu, par contre, que
Lancelin favorise un système de signes idéographiques pour
la science. Les langues de calcul et les pasigraphies tendent
vers une partialisation des univers de signes.
- liée étroitement à la question précédente: faut-il concentrer
les efforts politiques sur l'extension universelle de l'instruc­
tion (alphabétique) et sur la réforme du système scolaire
(Destutt) ou faut-il s'engager dans le développement des sciences
avec leurs langues et leurs systèmes de signes qui seraient
internationaux et universaux mais qui suivraient d'autres règles
que la langue de tous les jours avec son indétermination? 47
2.2.2.6. Comment répondre à la question B, à savoir: quelles étaient les
conditions sous lesquelles ces activités théoriques concentrées
sur l'écriture ont pu se déployer? Je crois qu'il faudrait étudier
de plus près les expériences politiques et les espérances scienti­
fiques du groupe, afin de pouvoir répondre à cette question.
Les Idéologues étaient des républicains modérés et devaient,
par leurs expériences mêmes, avoir une certaine méfiance à l'égard
de l'action politique dérivant de la parole excitante (figurée):

Une parfaite attention, une réflexion profonde, ne peuvent se déployer que dans
le calme de l'âme; l'imagination exaltée se p l a î t dans le tumulte des passions.
(Degérando 1800:268)

D'autre part, les acquisitions positives des Lumières, dont les


Idéologues ne se fatiguaient pas de faire l'éloge: la défaite
de la tyrannie et de la superstition n'était possible que sur
la base de l'écrit et de sa diffusion. Pensons au "coin de terre
libre" de Condorcet qui a permis la diffusion de l'Encyclopédie.
En ce qui concerne l'orientation scientifique les Idéologues,
tout en conservant les questions des Lumières, développent une
méthodologie plus rigoureuse de l'observation. La science se
constitue en univers de discours autonome, séparé de la poésie
et de la politique (avec leurs inclinations vers le figuré).
En même temps, on peut observer une accélération énorme de plu­
sieurs sciences: chimie, physique, médecine surtout. On constatera
- 197 -

que souvent, pendant la Révolution, les acquisitions scientifiques


se trouvent côté à côté avec les acquisitions p o l i t i q u e s .
Les Idéologues veulent les Lumières sans la Terreur et les sciences
sans leurs t r a d i t i o n s poétiques. Toute cela demande de l ' a t t e n t i o n
pour l'écriture:

- l'évaluation positive de l ' é c r i t u r e en tant que condition des


Lumières
- la méfiance du discours politique
- le développement des sciences et des langues et signes s c i e n t i f i ­
ques
- la méfiance de l'imagination poétique

En même temps, l'ambivalence et la fragilité de cette position -


productive dans la théorétisation de l'écriture comme nous l'avons
vu - se font voir: alphabétisation des masses (propagation des
Lumières) ou développement des sciences et de leur méthodologie;
l'exorcisme du figuré et son retour prévisible: nous avons esquissé
en haut quelques-uns des problèmes qui surgissent.

2.2.3. La question 
Ajoutons quelques réflexions sur notre question C, à savoir la disparition
presque complète de cette théorie assez élaborée de l ' é c r i t u r e , que constate
M. David en résumant l'"Essai sur l ' h i s t o i r e de la philosophie en France
au XIXe siècle" de Ph. Damiron (1828):

De l'oeuvre de Degérando, i l est traité en termes qui traduisent une répugnance envers les
problèmes des signes, et, de plus, le complet oubli de la préoccupation de l ' é c r i t u r e . (David
1954:410)

On objectera peut-être qu'on s'est beaucoup occupé de l ' é c r i t u r e pendant


tout le 19e siécle: la recherche d'une écriture universelle l i é e au "Prix
Volney", les déchiffrements d'écritures etc. Mais ces particularisations
de l ' i n t é r ê t pour l ' é c r i t u r e confirment p l u t ô t que ce n'est plus un sujet
central de théorie l i n g u i s t i q u e .

Les recherches dans ce domaine restent à f a i r e . On peut formuler quelques


suppositions:
- 198 -

- le verdict général contre les sujets favoris des Lumières a frappé aussi
le thème central de l'écriture, surtout pour deux raisons: elle était le
point culminant du développement tracé par les sensualistes; elle était
le commencement de l'avenir. La conception sensualiste et l'orientation
progressive étant bannies, l'écriture devait perdre de terrain.

The problem of w r i t i n g and w r i t i n g systems, having l o s t the t h e o r e t i c a l s i g n i f i c a n c e i t held


f o r the d o c t r i n e of progress, was t r a n s f e r r e d to the important task of i n t e r p r e t i n g the external
data of w r i t t e n records. (Andresen 1980:195)

- la f r a g i l i t é de la position des Idéologues avec ses ambivalences a c o n t r i ­


bué à ce développement. La départementalisation des sciences a pris le
dessus sur l'emphase des Lumières. D'autre part le retour du figuré refoulé
s'opère dans l'éloge de la rhétorique d'un Mercier, l'intérêt pour les
littératures naïves, énergiques, orales dans les histoires de la littéra­
ture.48
- le comparatisme linguistique du 19e siècle peut avoir ses succès énormes
parce q u ' i l néglige complètement le contenu (les idées) et aussi les l e t t r e s
pour se concentrer sur les sons. L'orientation historique s'achève sur
la base de l ' o u b l i de la nécessité épistémologique de l ' é c r i t u r e pour toute
recherche historique. L ' é c r i t u r e , c'est l ' é c h e l l e (tout comme la langue-mère
historiquement observable: le provençal) dont on peut se passer quand on
a établi la nouvelle méthodologie comparative.
- l'alphabétisation et la lecture augmentent au cours du 19e siècle. Le
côté-à-côté inquiétant de la culture orale et de la culture livresque qui
caractérise tant la Révolution, se dissout peu-à-peu. Cela aussi peut c o n t r i ­
buer au f a i t que le thème de l ' é c r i t u r e perde ses a t t r a i t s .

Ce sera aux grands poètes du 19e siècle de reprendre le thème de l ' é c r i t u r e


et de le soumettre à une nouvelle théorétisation bien d i s t i n c t e de celle
des Idéologues: Flaubert, Mallarmé, Proust.
- 199 -

Notes

1. Pour plus de d é t a i l s , v. Schlieben-Lange 1981.

2. Il faut distinguer deux niveaux du savoir linguistique, le savoir c l a i r confus, dont


disposent tous les sujets parlants, et le savoir c l a i r d i s t i n c t , qui est développé par
les théoriciens. D'ailleurs cette distinction correspond très bien à la distinction entre
a r t et science dans la formulation de Destutt de Tracy. L'histoire d'une langue p o r t e r a i t
donc sur t r o i s niveaux: celui de la production et les deux niveaux réflexifs. Les relations
entre les t r o i s niveaux sont peu étudiées pour la Révolution Française, peut-être parce
que ce ne sont pas les mêmes personnes, qui s'occupent des événements et qui font l ' h i s t o i ­
re de la linguistique.

3. V. Couturat/Léau 1907.

4. V. David 1965.

5. V. Duchet 1972, Moravia 1977.

6. Il serait particulièrement intéressant de voir comment Domergue t r a i t e le sujet de l ' é c r i ­


ture dans le "Journal de la Langue Française.

7. V. Schlieben-Lange 1981, Busse dans ce volume.

8. V. par exemple Loneux 1800, Daube 1803, Mongin 1803.

9. Pour les orientations générales de nos questions portant sur l ' h i s t o i r e de la linguistique:
Schlieben-Lange 1983b et 1984a.

10. V. Andresen 1980.

11. De nos temps c ' e s t la Systemtheorie (Parsons, Luhmann) qui reprend une idée apparentée,
l ' i d é e des "acquisitions évol utionnaires" (evolutionäre Errungenschaften), v. Luhmann
1985.

12. Darnton 1982.

13. Ce serait une histoire basée sur les données positives, comparables aux observations
dans les sciences naturelles et en même temps différente d ' e l l e s . Pour Volney v. Désirat/
Hordé 1980.

14. V. par exemple Goody 1968 et Ong 1982.

15. Les métaphores mécaniques en domaine intellectuel (levier, boussole e t c . ) sont très fré­
quentes chez Lancelin. Ce côté de l'imaginaire révolutionnaire (poids et mesures, progrès
mécanique, chimique etc.) ne doit pas être négligé.

16. Le thème de l'indétermination des langues "vulgaires", non-scientifique mériterait une


étude approfondie. En ce qui concerne le changement d'évaluation v. Trabant 1983.

17. Dans ce contexte il faut voir les essais de création de terminologies scientifiques
(Lavoisier, Butet de la Sarthe e t c . ) qui auraient l'avantage d ' ê t r e univoques, déterminées,
conventionnelles (sans résidu du naturel); v. Schlieben-Lange 1984b.

18. V. David 1954.


- 200 -

19. J ' a i développé les notions de construction, p o s s i b i l i t é s , contraintes dans Schlieben-


Lange 1983a e t b. E l l e s sont apparentées à c e l l e s de Leistung und Grenzen, souvent a p p l i ­
quées en domaine l i n g u i s t i q u e par E. Coseriu.

20. I l est sceptique en ce qui concerne l a p a s s i v i t é de l'homme i m p l i c i t e dans l a pensée


de Condili. Ce n ' e s t pas par hasard que Degérando, entre tous l e s Idéologues, connaît
l e mieux Kant e t l ' e s t i m e l e p l u s .

21. Y a u r a i t - i l l à une l i g n e de t r a d i t i o n j u s q u ' à l a c l a s s i f i c a t i o n de Peirce? Comp, l e s


thèses sur l e s r e l a t i o n s entre Maine de Biran et Peirce émises par Eschbach, dans ce
volume.

22. Humboldt f a i t une d i s t i n c t i o n t r è s proche de c e l l e de Degérando dans l e s chapitres 18


et 19 du Kawi-Werk (nachahmend, symbolisch, analogisch, "nackter A r t i k u l a t i o n s s i n n " ;
Humboldt 1830-35/1963:452 ss.)

23. I l f a u d r a i t comparer l e s théses de Degérando e t de Destutt avec ce qui d i t Humboldt dans


" Über d i e Buchstabenschrift und ihren Zusammenhang m i t dem Sprachbau" (1824/1963:82 s s . ) .
On peut t r è s bien v o i r l ' i d e n t i t é des thèmes e t des notions (signe des signes, son a r t i ­
c u l é , analyse du son par l ' a l p h a b e t ) . D'autre p a r t on a u r a i t l a p o s s i b i l i t é d ' é t u d i e r
de plus prés l e s m o d i f i c a t i o n s que ces thèmes ont subies chez Humboldt.

24. V. Auroux 1979:35 ss.

25. V. Le Guern-Forel 1982.

26. P.e. Beauzée 1767/1974, I , 181 ss.

27. Beauzée c i t e d ' O l i v e t , Duclos, Regnier, B u f f i e r e t d ' a u t r e s .

28. Je me r e f è r e i c i à David 1965.

29. Ce s e r a i t une i n t e r p r é t a t i o n c r a t y l i q u e de l a c o n s t i t u t i o n de l a l a n g u e / é c r i t u r e qu'on


trouve aussi dans Court de Gébélin. V. Auroux 1979:37.

30. Pour l ' i n t e r p r é t a t i o n de Rousseau sur ce p o i n t Derrida 1967.


- 201 -

31. M. Swiggers, l o r s de sa c o n t r i b u t i o n au XVIIle congrès de P h i l o l o g i e Romane (1983) a


présenté e t commenté l e "système f i g u r é des p a r t i e s de l a grammaire" de l'Encyclopédie
Systématique qui est concentré autour des deux axes et c o n s t r u i t parallèlement.

SYSTÈME FIGURÉ DES PARTIES DE LA GRAMMAIRE.

32. V. Schlieben-Lange 1983b e t 1984a e t 

33. V. Furet/Ozouf 1977.

34. Sur l a discussion autour des notions i n t r o d u i t e s par Engel sing v. C h a r t i e r 1984.

35. V. Schlieben-Lange 1983c.

36. Comp. Schlieben-Lange 1981.


- 202 -

37. Ce besoin d'expulser Rousseau des t r a d i t i o n s à conserver est bien v i s i b l e chez Destutt
(v. Schlieben-Lange 1984a).

38. A cet égard, l e chapitre V de Destutt est un bon exemple qui f a i t entrevoir l'effort
d ' a s s i m i l a t i o n de courants c o n t r a d i c t o i r e s .

39. "La lecture est t o u t dénuée de ce qui frappe l e s sens; e l l e n'emprunte r i e n d'eux qui
puisse ébranler l ' e s p r i t , e l l e manque d'ame e t de v i e .
D'un autre c ô t é , on juge plus sainement par l a lecture; ce qu'on écoute passe rapidement,
ce qu'on l i t se digere à l o i s i r . On peut à son aise r e v e n i r sur l e s mêmes e n d r o i t s , &
d i s c u t e r , pour a i n s i d i r e , chaque phrase.
Nous savons si bien que l a déclamation, l a r é c i t a t i o n en impose à notre jugement, que
nous remettons à prononcer sur l e m é r i t e d'un ouvrage j u s q u ' à l a lecture que nous f e r o n s ,
 on d i t , l ' o e i l sur l e papier. L'expérience que nous avons de nos propres sens,
nous enseigne donc que l ' o e i l est un censeur plus sévere & un formateur bien plus exact
que l ' o r e i l l e . Or, l'ouvrage qu'on entend r é c i t e r , qu'on entend l i r e agréablement, séduit
plus que l'ouvrage qu'on l i t soi-même & de sens f r o i d dans son cabinet. C'est aussi de c e t ­
te dernière maniere que l a lecture e s t l a plus u t i l e ; car pour r e c u e i l l i r l e f r u i t t o u t en­
t i e r , i l f a u t du s i l e n c e , de repos & de l a m é d i t a t i o n . " (Diderot/d'Alembert 1781, XI :718).

40. V. note 19.

41. En général, l e s h i s t o i r e s à f i n ouverte après l ' e x p é r i e n c e de l a R é v o l u t i o n , sont des


h i s t o i r e s p a r t i c u l i è r e s . La perspective u n i v e r s e l l e t o t a l i s a n t e ne fonctionne p l u s . Condor-
cet est une exeption remarquable.

42. Un autre élément dans ce changement du génétique à l ' h i s t o r i q u e est c o n s t i t u é par l e s


langues-mères q u i , des ténèbres p r é h i s t o r i q u e s avancent vers l e moyen-âge: c ' e s t l e cas
du "provençal " .

43. En ce qui concerne l a systématisation v. Schlieben-Lange 1983a.

44. David 1954 observe que, chez Degérando, l e s u j e t de l ' é c r i t u r e est t r a i t é sous ces t r o i s
aspects: passé, présent, f u t u r .

45. V. Sermain dans ce volume.

46. C'est bien v i s i b l e dans l'Avant-Propos de l a Néologie de Mercier, dans l e s Introductions


de Mme de Staël e t de Si smondi à l e u r s h i s t o i r e s de l a l i t t é r a t u r e .

47. V. notes 16 et 17.

48. Ce n ' e s t pas un hasard que J . Grimm c h o i s i t comme s u j e t de l a première é d i t i o n de textes


justement l e Romancero espagnol.
- 203 -

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Grammaire philosophique et enseignement des Ecoles centrales
Jean-Claude Chevalier (Paris)

Les Ecoles centrales, qu'on peut considérer comme l'oeuvre des Idéologues,
représentent un effort tout à fait remarquable d'innovation:

Io Parce qu'elles définissent un projet pédagogique dont les objectifs


sont explicites. Les Idéologues affichent le type de citoyen qu'ils désirent
former, apte à faire circuler le savoir et le pouvoir.
2° Parce qu'elles sont un projet d'ensemble qui reprend, distribue et
articule le champ du savoir tel qu'il apparaît à la fin du XVIIIème s.
La Grammaire générale est le pivot de l'enseignement puisqu'elle pose le
problème de la méthode analytique. Comme le dit Condillac, leur inspirateur:
"Toute langue est une méthode analytique et toute méthode analytique est
une langue." C'est la première phrase de La langue des calculs.1

Discuter de la place et du contenu de la Grammaire générale, c'est envisager


la place et les contenus de la Philosophie. Comme le dit un de ces Idéolo­
gues, Thiébault: "La Philosophie bien appréciée ne consiste que dans l'analy­
se méthodique des opérations de notre esprit et nous n'avons aucune autre
méthode analytique sûre et sensible que les langues; ce n'est que dans
l'examen des procédés des langues que nous pouvons véritablement découvrir
les procédés de l'esprit humain."2 J'ai situé en un autre article le jeu
de la Grammaire et de la Philosophie dans le cursus des Ecoles centrales;
je me permets d'y renvoyer.3

J'envisagerai ici la résolution de problèmes particuliers en grammaire


pour montrer en quoi ils s'intègrent à la conception d'ensemble des Idéolo­
gues. J'emprunterai mon matériel à la Grammaire philosophique de Thiébault,
parue en 1802 et récemment rééditée.4 Le titre même est indicatif du projet,
comme le souligne l'auteur qui refuse le titre de Grammaire générale. Vue
d'ensemble d'un septuagénaire qui a derrière lui une longue carrière de
savant et d'enseignant, en France et en Allemagne.

1. Le sujet énonçant et le monde


Le but de cette pédagogie, telle qu'elle est instaurée par les Idéologues
dans les Ecoles centrales, est donc de situer très rigoureusement le jeune
- 208 -

homme, f u t u r responsable de la république, dans le monde qui l'entoure


et dans les sciences qui en assurent le développement. Analyser pour d i r i g e r
et développer. Selon le mot de Bacon plusieurs f o i s r e p r i s : "On ne commande
à la nature qu'en l u i obéissant".

Il faut donc l u i apprendre à distinguer très nettement le monde t e l qu'il


est codé rigoureusement par les i n s t i t u t i o n s sociales comme la langue ou
l'histoire de façon plus spécifique à chaque peuple ou, plus généralement,
de façon commune à toutes les sociétés et le sujet parlant qui met en oeuvre
les codes t e l s q u ' i l s lui sont transmis. Ceci conduit à un certain nombre
de divisions déterminées par Thiébault dans sa Grammaire Philosophique.

Première d i s t i n c t i o n : l'oraison et le discours. L'oraison s'inscrit dans


le code grammatical d'une langue déterminée; le discours est très proche
de ce qu'on appelle aujourd'hui argumentation; i l est un arrangement p a r t i c u ­
lier réalisé par le sujet et les règles qu'en dégage l'analyse pourraient
être aisément transposées dans une autre langue par l'intermédiaire de
règles logiques ou disons plus largement philosophiques. L'analyse découvre
donc deux niveaux d ' i n t e r p r é t a t i o n : le premier dans lequel le sujet s'efface
devant les règles du code, le second dans lequel il s'efface devant les
règles générales du raisonnement qui peuvent donner l i e u à d i f f é r e n t s types
de codages. Discours et oraison répondent donc à deux types d'analyse:

D'une p a r t , ce sera une analyse d i d a c t i q u e , c r i t i q u e e t toute r a t i o n e l l e , qui ne f i x e r a notre


e s p r i t que sur l e choix e t l a nature des pensées, sur l e u r j u s t e s s e , l e u r convenance, l e u r
accord, l e u r s l i a i s o n s , l e u r ordre e t l e u r s développements; de l ' a u t r e p a r t , ce sera une analyse
purement grammaticale, qui ne nous f e r a p a r c o u r i r e t examiner que l e s phrases, l e s classes
de mots, l e u r s formes, l e s règles du langage, t o u t ce qui t i e n t au génie p a r t i c u l i e r de l a
langue qu'on emploie. (2ème P a r t i e : 185-186)

Une conséquence en est que la partie logique doit être amplement développée
dans une Grammaire philosophique; car c'est la logique qui permet de tester
les caractères d'un discours vrai. Ainsi Thiébault analyse longuement les
problèmes concernant la négation et les propositions converses, sujet c l a s s i ­
que en logique, mais q u ' i l juge nécessaire d ' i n t r o d u i r e dans une grammaire.
Le problème est posé par la valeur de l ' a t t r i b u t : dans les propositions expo­
s i t i v e s , l ' a t t r i b u t est toujours pris selon toute sa compréhension, mais seu­
lement selon l'extension du sujet. Mais quand la proposition est négative,
l ' a t t r i b u t est pris selon son extension propre, mais non selon sa compréhen­
sion, dont on ne nie que la t o t a l i t é sans en nier les idées p a r t i e l l e s . Si on
- 209 -

prend un exemple comme "L'ignorance est une image de la mort", on affirme de


tout ce qui est ignorance, toutes les idées partielles comprises dans les
mots, une image de la mort; mais on n'affirme pas que tout ce qui est image
de la mort soit ignorance. Inversement, si je dis "Ce monstre n'est pas un
homme", je ne veux pas dire que cette crapule n'a aucune des qualités aux­
quelles renvoie le mot homme; je veux simplement dire qu'il lui en manque de
très essentielles. Cela posé, on peut passer à des opérations de conversion,
c'est-à-dire qu'on fait du sujet un attribut et vice-versa; grâce au jeu de
l'opposition affirmation / négation, je vais découvrir,.comme l'écrit Thié-
bault "des moyens de preuve assez précieux [...] l'une des deux propositions
pouvant faire ressortir la vérité de l'autre d'une manière plus sensible."
Je n'entre pas dans le détail de l'exposé; je renvoie à Thiébault, 2ème par­
tie: 33. Je voulais seulement faire ressortir quel extraordinaire moyen de
transfert est une grammaire ainsi conçue.

Autre distinction qui opère dans ce domaine, l'opposition de la phrase


et de la proposition. La proposition est l'expression du jugement; la phrase
a une latitude beaucoup plus vaste. Sous ce nom, on range deux choses assez
différentes, mais de même mécanisme: ou bien elle répond à une pensée incom­
plètement décomposée ou bien à plusieurs propositions réunies entre elles
en sorte de constituer un seul et même tout.

Cette partition est la conséquence d'une critique assez serrée de l'analyse


condillacienne par Thiébault au début de sa Grammaire. Il estime trop schéma­
tique une description de l'analyse qui décrète que le langage opère une
répartition linéaire d'éléments confondus dans la pensée issue de la sensa­
tion. Bien souvent, comme Thiébault en avance de multiples exemples, nos
pensées sont complexes "et rien ne peut donc ici nous dispenser d'admettre
ou la complexion simple de choses contraires, ou des actes multiples et
simultanés." (1ère Partie: 72)

Il me semble que la notion de phrase se situe dans cette ambiguïté. Elle


permet de rendre compte de la complexité des pensées du sujet énonçant.
Il n'en reste pas moins qu'elle a un statut ambigu qu'elle tient de l'ambi­
guïté même de la complexité de la pensée qu'on peut tenir à la fois pour
une imperfection, mais aussi pour la marque de la perfectibilité de l'homme.
Tout dépend du degré d'achèvement de la réunion des pensées. Ce qui me
paraît certain, c'est que la notion de phrase laisse une place à l'activité
d'un sujet en devenir. On y reconnaît la marque d'Idéologues pour qui le
- 210 -

sujet est constamment i n s c r i t dans l ' H i s t o i r e . Il ne me paraît pas i n d i f f é ­


rent que les grammaires du XIXème siècle aient gommé cette précieuses d i s ­
tinction en faisant de la phrase l'équivalent de proposition(s). Elles
éliminaient ainsi toutes les analyses qui pouvaient rendre compte d'un
langage se faisant et particulièrement des langages de la conversation
et des langues populaires e t , de façon générale, de ce qu'on peut appeler
les langages de la s u b j e c t i v i t é . L'organisation des grammaires qui prévaut
à p a r t i r du milieu du siècle s'évertue seulement à donner des modèles organi­
sés et hiérarchisés; e l l e ne se préoccupe pas de donner une place aux lan­
gages en cours d'organisation.

Le sujet visé par ce grammairien des Ecoles centrales est un sujet indépen­
dant dans un monde en mouvement. I l doit assumer par son langage le désordre
du monde qui se f a i t pour le mener à un point d'achèvement plus s a t i s f a i s a n t .

Dernière d i s t i n c t i o n par laquelle je voudrais clore ce paquet d'argumenta­


tion: l'expression du temps qui permettra de f i x e r encore plus nettement
la place du sujet construit par les Idéologues pour les Ecoles centrales.
Pour Thièbault, le temps répond à t r o i s types d i f f é r e n t s de visées que le
langage a r t i c u l e . I l y a d'abord un temps s o c i a l . I l est scandé par de grands
événements, des f a i t s publics, qui permettent de f i x e r des époques, lesquel­
les peuvent se d i l a t e r en portions de temps qu'on appelle des périodes. C'est
donc l ' h i s t o i r e et la volonté qu'a la société de la f i x e r qui d é f i n i t cette
première g r i l l e ; e l l e permet au locuteur de se repérer et de baliser l'énon­
cé. Le deuxième et le troisième temps de visée concernent renonciation.
Le locuteur se repère par rapport au temps de son énonciation. D'abord,
i l prend en compte le moment où i l parle:

Dans les d é t a i l s de l a v i e commune, dans l a conversation f a m i l i è r e , dans l e cours de nos a f f a i ­


r e s , en m i l l e circonstances d i v e r s e s ; en un mot, dans l e langage considéré grammaticalement
nous ne pouvons pas r e c o u r i r à ces époques ou périodes fameuses q u i , quoique généralement
connues e t avouées, n ' o n t et ne peuvent a v o i r aucun rapport convenable avec ce que nous avons
à d i r e . (2ème P a r t i e : 287)

Et i l ajoute:

I l f a u t donc a l o r s nous en f a i r e de p a r t i c u l i è r e s , selon les choses dont nous avons à p a r l e r ;


ou p l u t ô t i l f a u t a l o r s nous borner à n'en employer que de vagues et de générales que nous
déterminions par d ' a u t r e s moyens, autant q u ' i l en est besoin.

L'expression de la temporalité permet donc d'opposer le particulier au


général. L'introduction de la subjectivité dans la grammaire, du personnage
- 211 -

historique de l'énonçant, conduit à d é f i n i r des notions à la f o i s p a r t i c u l i è ­


res parce que soudées à une situation de communication déterminée et généra­
les parce que reliées à des processus socialisés. Les deux référées à un u t i ­
l i s a t e u r situé hic et nunc doit recréer la temporalité de son action.

Troisième type de visée: la temporalité peut être référée au moment où


est arrimé le récit. Le présent, par exemple, se situe aussi bien dans
le f u t u r que dans le passé. En bref, on peut f a i r e varier le temps de réfé­
rence et les concepts essentiels sont ceux de simultanéité, d'antériorité
et de p o s t é r i o r i t é .

Comme Thiébault le souligne, la construction de ce système des temps poly-


référencé est l'oeuvre d'une cinquantaine d'années d'études grammaticales:
Beauzée et Domergue sont déjà passés par l à . Ce qui s'organise i c i , c'est
la construction d'un sujet hi stori ci sé capable de référer le temps aux
divers points où l'homme a g i t .

Nous touchons là l'un des points les plus sensibles du projet pédagogique
des Encyclopédistes relayés par les Idéologues. La réflexion "philosophique"
sous son aspect de réflexion linguistique est située au l i e u du progrès
social dans la mesure où e l l e articule explicitement le développement de
la connaissance du monde avec le pouvoir pragmatique de l ' i n d i v i d u . Ce
soin mis à d é f i n i r les lieux de r e n o n c i a t i o n est inséparable du privilège
accordé à l ' i n d i v i d u socialisé.

2, L'analyse
Le terme et le concept sont évidemment très anciens. Mais ils prennent une
vigueur certaine dans la grammaire encyclopédique. Dès le moment où la
syntaxe n'est plus tenue pour une simple extension de la morphologie, une
construction des formes selon les modes d'agrégation propres à chaque catégo­
rie de termes, l'analyse devient un concept opératoire déterminant. C'est
elle qui permet d'établir sur plusieurs niveaux les rapports ou relations qui
s'établissent entre les différents éléments de la proposition, rapports sé­
mantiques premièrement (jeu des idées et des jugements).

Beauzée sera un des premiers à donner à l'opération une formulation mathéma­


tique, tentative de déceler dans le langage des régularités transposables
dans le domaine des sciences physiques et mathématiques. Effort qu'on peut
- 212 -

rattacher à de multiples tentatives des encyclopédistes pour formaliser


des domaines économiques, linguistiques, etc. Il s'agit, il est vrai, d'une
catégorie favorable souvent analysée par les grammairiens en termes logiques,
celle des mots relatifs. Voici ce qu'en dit Beauzée:

Les mots qui ont par eux-mêmes une s i g n i f i c a t i o n r e l a t i v e , exigent de même un Complément,
dès q u ' i l f a u t déterminer l ' i d é e de l a r e l a t i o n par c e l l e d'un terme conséquent. Mais, pour
me f a i r e entendre, q u ' i l me s o i t permis d'emprunter i c i l e langage des mathématiciens. A e t
 sont deux grandeurs comparées sous un p o i n t de vue;  et A sont l e s mêmes grandeurs comparées
sous un autre aspect. Si A e t  sont des grandeurs i n é g a l e s , l e rapport de A à  n ' e s t pas l e
même que c e l u i de  à A; cependant l ' u n de ces deux rapports é t a n t une f o i s f i x é , l ' a u t r e
par l à même est déterminé: si A par exemple c o n t i e n t  quatre f o i s , l'exposant du rapport
de A à  est 4 ; mais 4 n ' e s t pas l'exposant du rapport de  à A, parce que  ne c o n t i e n t pas
réciproquement A quatre f o i s e t c . (Gramaire générale, I I , 48, Du complément).

Si l ' i n t r o d u c t i o n de la notion d'exposant en ce 1ieu soulèvera la c r i t i q u e ,


en p a r t i c u l i e r celle de Thiébault, i l n'en reste pas moins à créditer Beauzée
d'un e f f o r t remarquable pour trouver un langage commun entre les d i s c i p l i n e s ,
grâce à l'analyse des rapports.

L'apport de Condillac pour préciser le fonctionnement de l'analyse comme


l i e u de t r a n s f e r t entre ces domaines - et d'autres - est certainement consi­
dérable. On en trouvera le condensé dans son dernier ouvrage, La Langue
des calculs. J'en citerai ici quelques formulations et d'abord celle de
1'ouverture:

Toute langue est une méthode analytique e t toute méthode analytique est une langue. Ces deux
v é r i t é s , aussi simples que neuves, ont été démontrées; l a première dans ma grammaire; l a secon­
de, dans ma l o g i q u e ; et on a pu se convaincre de l a lumière q u ' e l l e s répandent sur l ' a r t de
p a r l e r e t sur l ' a r t de raisonner, q u ' e l l e s réduisent à un seul et même a r t . (1)

Mathématiques et art de langage sont étroitement liés et c'est de cette


alliance que naît la possibilité de décomposer tous les autres domaines
de la science:

[ L ' a n a l y s e des mathématiciens] n ' e s t autre chose que c e t t e méthode, q u i , par un premier procédé,
t r a d u i t , dans une équation fondamentale, toutes l e s données d'un problème; et q u i , par un
second, f a i t prendre à c e t t e équation une s u i t e de t r a n s f o r m a t i o n s , jusqu'à ce q u ' e l l e devienne
l ' é q u a t i o n f i n a l e , qui renferme l a s o l u t i o n . C ' e s t - à - d i r e que l ' a n a l y s e , qu'on c r o i t n'apparte­
n i r qu'aux mathématiques, a p p a r t i e n t à toutes l e s sciences; e t qu'on analyse de l a même manière
dans t o u t e s , si dans toutes on raisonne b i e n . (194-195)

L'analyse du langage devient alors un point central puisqu'elle permet


- 213 -

à la fois de fournir une méthode aux autres sciences, un étalon de la justes­


se du raisonnement et un moyen d'améliorer les divers langages. C'est ce
principe qui va être mis à l'oeuvre chez les grammairiens idéologues. J'en
prendrai encore ici comme exemple Thiébault.

Lui aussi prend pour modèle les mathématiques:

Les géomètres r e s t r e i g n e n t d ' o r d i n a i r e l ' i d é e de rapport à c e l l e de r é s u l t a t d'une comparaison,


ou mieux d'une c o n f r o n t a t i o n de deux o b j e t s , considérés comme d i f f é r e n t s l ' u n de l ' a u t r e ,
ou comme contenus l ' u n dans l ' a u t r e . A i n s i , l e rapport de d i f f é r e n c e entre deux e t s i x par
exemple, est quatre, e t l e rapport de contenance entre l e s deux mêmes nombres est t r o i s : deux
et six sont en ce cas l e s deux termes de ces deux r a p p o r t s ; quatre e t t r o i s sont l ' e x p r e s s i o n
de ces mêmes r a p p o r t s ; ou si l ' o n v e u t , i l s en sont l a raison. ( I , 105-106)

La conceptualisation élaborée pour l'analyse de la langue et des notions


philosophiques permet de diviser l'approche de manière beaucoup plus fine;
néanmoins on retrouve dans une base subsumante la double relation des géomè­
tres. Je cite encore Thiébault:

En grammaire e t en p h i l o s o p h i e , l e s mots rapport, r e l a t i o n , r e l a t i f semblent a v o i r une bien


plus grande étendue de s i g n i f i c a t i o n . Chez l e s grammairiens t o u t ce qui t i e n t à l a concordance,
au régime, au rapprochement, a l a r é u n i o n , à l a dépendance des idées e t des mots, ne s'explique
guères qu'en recourant à ces expressions. Chez l e s philosophes, t o u t ce qui peut nous déterminer
à rapprocher une idée d'une autre i d é e , ou une pensée d'une autre pensée, ou même un raisonne­
ment d'un autre raisonnement, s o i t qu'on l e s fonde ensemble, ou qu'on l e s l i e par quelque
dépendance m u t u e l l e , s o i t qu'on les compare ou qu'on l e s mette en o p p o s i t i o n : toutes ces opéra­
t i o n s , disons-nous, p o r t e n t sur des rapports e t nous l e s i n d i q u e n t . ( I , 106)

Mais il ajoute aussitôt que la multiplicité de ces rapports est parfaitement


réductible:

Nous nous bornerons à d i r e que l e s rapports d ' i d e n t i t é ( . . . ) qui n ' e x i s t e n t q u ' e n t r e l e s p a r t i e s


i n t é g r a n t e s de nos idées ou pensées complexes, ne sont réellement que des rapports de conte­
nance; e t que tous ceux qui ne présentent pas c e t t e même union i d e n t i q u e , doivent ê t r e rangés
parmi l e s rapports de différence e t de dépendance, ou de l i a i s o n .

Et enfin, pour intégrer un nouveau domaine, il ajoute:

On s e n t i r a combien l a logique e t l a grammaire peuvent gagner à l'admission de ce p r i n c i p e .

Le privilège donné à l'analyse permet donc de c i r c u l e r entre plusieurs


domaines avec des différenciations différentes, mais réductibles à des
éléments homologues. Tous ces rapports reposent "sur le tableau que nous
- 214 -

offre le monde physique et moral d'une part et de l'autre part sur la nature
de nos facultés intellectuelles." (107) Le langage nous offre l'instrument
d'analyse le plus adéquat à la fois par sa richesse et par sa capacité
à être formalisé pour déterminer le jeu de ces rapports. On peut établir
un catalogue de neuf rapports de base qui montrera "jusqu'où nos langues
sont fidèles à suivre les modèles que la nature nous offre" (109). On peut
ainsi les résumer:

Io Rapports qui existent entre l'idée complexe d'un objet, et l'idée parti­
culière de la qualité qu'on y remarque.
2° Ceux qui naissent des actions.
3° Ceux qui naissent des modifications dont les qualités et les actions
sont susceptibles.
4° Ceux qui lient causes et'effets.
5° Ceux qui forment les circonstances de temps et de lieu.
6° Ceux que nous découvrons par la comparaison et l'analogie.
7° Rapports de dépendance.
8° Ceux qu'entraînent des considérations d'ordre ou de situation.
9° Ceux que nous devons à nos propres conceptions.

Tous rapports que l'on retrouve marqués dans la langue, mais selon des
modalités propres à la construction de l'oraison. Le grammairien doit donc
s'atteler à une double entreprise: déterminer le jeu des marques, c'est
proprement une analyse grammaticale, déterminer le jeu des relations de
base: c'est une analyse "philosophique". Distinction malaisée. La distinction
entre idées et jugement, commune depuis la Grammaire générale de Port-
Royal, permet d'articuler la séparation entre les deux champs: l'analyse
grammaticale est celle des mots, de leurs formes, de leurs jonctions (aussi
est-elle appelée communément analyse des parties du discours), l'analyse
logique vise le fonctionnement des jugements et leurs relations réciproques.
Cette distinction ne va pas sans dangers.

On voit ainsi s'organiser un type d'approche qui va se développer dans


les manuels scolaires destinés aux lycéens du 1er Empire: l'analyse grammati­
cale marque les relations qui naissent des formes des mots; un concept
se fige ici, celui de "fonction", qui désigne cette opération. Il est ainsi
défini :
- 215 -

On reprend tous ces mots l ' u n après l ' a u t r e , pour en i n d i q u e r l a classe ou l ' e s p è c e , l a valeur
e t l e s a c c i d e n t s , e t pour en montrer l a f o n c t i o n dans l a classe dont i l s ' a g i t : c e t t e dernière
sorte d'analyse e s t ce qu'on appelle f a i r e les parties d'une phrase. (3ème P a r t i e : 8)

L'analyse logique de son côté définit sujet et prédicat dans toutes les rela­
tions possibles (propositions simples, complexes ...) selon une argumentation
héritée des encyclopédistes.

L'instauration du système permet à la f o i s spécification des termes, a r t i c u ­


lation et construction. Mais i l est un o u t i l remarquable de circulation
entre les langues d'abord, entre les différents domaines scientifiques,
entre les phénomènes et leurs c o d i f i c a t i o n s . A ce t i t r e , la grammaire géné­
rale est au centre de l'éducation; e l l e mérite la place que l u i assigne
Destutt au centre des "Sciences idéologiques, morales et p o l i t i q u e s " . Elle
l u i est si étroitement l i é e qu'on va la voir changer de nature - sans q u ' e l l e
disparaisse pour autant - quand le système scolaire va changer.

En e f f e t , ce qui est vigoureusement refoulé dans l'organigramme des lycées


napoléoniens, puis dans les collèges royaux, c'est cette notion même de
circulation. Selon des avatars divers - que j ' a i décrits a i l l e u r s 3 - en­
seignement des lettres et enseignement des sciences sont soigneusement
séparés, avec privilège donné à certaines époques pour l'enseignement pure­
ment l i t t é r a i r e , lequel vise à former des hommes éloquents. Ce n'est plus
la circulation entre les sciences qui importe, c'est l'apprentissage du
discours. En sorte que l'analyse logique est peu à peu pervertie pour être
tournée à cet usage. Ainsi la notion de fonction est réservée aux actants
de la proposition et concerne essentiellement le nom. Cette conception
apparaît à plein dans la Grammaire nationale des frères Bescherelle, de
1837. La Cinquième Partie dresse un "Tableau général des diverses fonctions
du substantif" qui d é f i n i t les fonctions du s u j e t , du complément direct,
des compléments prépositionnels et de l ' a t t r i b u t . (132 sv). Même opération
pour l'analyse de la proposition, définie par les Bescherelle comme "le
jugement rendu sensible par le discours" (258). L'important est de d é f i n i r
comment elles sont articulées en discours en un classement qui réponde
à- celui des "fonctions" du substantif. Aussi l ' e s s e n t i e l de l ' e f f o r t vise-t-
il à séparer propositions principales, subordonnées et incidentes. L'aspect
d'instrument d'analyse logique disparaît complètement au p r o f i t d'une méthode
de construction.
- 216 -

J'indique seulement ici une direction qui, par contraste, fasse mieux ressor­
tir le rôle décisif que joue l'analyse chez les Idéologues des Ecoles centra­
les: constituer une méthode d'approche qui permette à un sujet autonome
d'interpréter le monde en toute rationalité; lui donner une généralité
suffisante pour rendre possibles tous les transferts. Autoriser alors les
synthèses successives qui seront la preuve, pour reprendre les expressions
de Destutt de Tracy 5 , de ce qui a été posé dans la base par l'analyse.

3. Conclusion
J'ai tenté, par ces quelques exemples, de montrer comment la construction
des systèmes grammatical et philosophique est inséparable du projet pédago­
gique, c'est-à-dire de la conception de l'homme social que construisent
les Idéologues.

Les principes sont les suivants:

Io Pour que toute interprétation soit assurée, elle doit reposer sur des
principes de base qui concernent le fonctionnement de l'esprit. Un art
ne se justifie que s'il est intégré à une science:

Nul a r t ne peut a v o i r des p r i n c i p e s c e r t a i n s que quand l e s v é r i t é s de l a science ou des sciences


dont i l émane sont découvertes et bien prouvées. ( D e s t u t t , Graranaire: 12-13)

Ces principes seront enrichis progressivement au contact de l'expérience;


il faut sans cesse y revenir, au besoin circulairement, comme le souhaite
Thiébault dans ses réflexions pédagogiques.6

2° Ces principes autorisent un jeu de transferts d'un domaine à l ' a u t r e .


Ce qui caractérise l ' e f f o r t s c i e n t i f i q u e , c'est le déplacement et la c i r c u l a ­
tion. Aussi est-il capital que le système pédagogique soit suffisamment
simple pour autoriser tous ces passages. I l e s t , de principe, i n t e r d i s c i p l i ­
naire et prend son ordre dans la visée fondamentale qui l u i donne s i g n i f i c a ­
tion, 1'histoire.

3° Cela d i t , il importe constamment de s a i s i r l'homme en s i t u a t i o n . Les


principes n'ont de sens q u ' i n s c r i t s dans les nécessités de l ' a c t i o n quoti­
dienne. Il faut rendre l'élève capable d ' e x p l i c i t e r et de maîtriser les
principes inconscients de l ' a c t i o n quotidienne:
- 217 -

Nous a r r i v o n s t o u s , sans savoir ni pourquoi ni comment, jusqu'à un langage t r è s - p e r f e c t i o n n é ,


ou du moins très-compliqué, avant de nous ê t r e seulement douté q u ' i l y a i t des règles immuables
qui régissent ces opérations, et q u ' e l l e s soient des conséquences immédiates et nécessaires
de notre o r g a n i s a t i o n ; t o u t comme nous avons acquis toutes nos i d é e s , sans nous ê t r e aperçus
de l ' a r t i f i c e de l e u r f o r m a t i o n . Beaucoup d'hommes r e s t e n t toute l e u r v i e dans c e t t e double
ignorance. ( D e s t u t t , Grauaeaire: 19)

Dispositif ambitieux qui construit des êtres libres fondant leur liberté
sur la raison; ces personnages insupportables devaient disparaître aux
premiers coups portés par un régime autoritaire. Napoléon porterait les
trois premiers coups. Il aura beaucoup d'émulés et surtout par une conspira­
tion du silence qui est encore la plus efficace des dictatures.
- 218 -

Notes

1. C o n d i l l a c : La Langue des Calculs ( E d i t i o n c r i t i q u e par Sylvain Auroux e t Anne-Marie C h o u i l -


l e t ) , L i l l e : P.U.L. 1981.

2. Ce t e x t e est e x t r a i t d'un document manuscrit s i t u é dans un a r t i c l e - e s s e n t i e l - de C. D é s i r â t


et Jr. Horde: Théories e t pratiques de l a grammaire générale en France, Annales historiques
de l a Révolution française 243, janvier-mars 1981.

3. Jean-Claude Chevalier: Naissance des lycées e t enseignement de l a p h i l o s o p h i e , Le français


aujourd'hui 56, décembre 1981.

4. Dieudonné T h i é b a u l t : G r a n a i r e philosophique (impression en f a c s i m i l é de l ' é d i t i o n de 1802


avec une i n t r o d u c t i o n par Daniel D r o i x h e ) , S t u t t g a r t : Frommann 1977.

5. Destutt de Tracy: Elevens d'Idéologie, Sraeiaire ( r é é d . ) P a r i s , Vrin 1970:20.

6. Dieudonné T h i é b a u l t : De l'Enseignèrent dans les Ecoles centrales, Strasbourg: chez L e v r a u l t :


an V.
Les Idéologues italiens. Philosophie du langage et hégémonie bourgeoise
Lia Formi gari (Rome)

1. L'idéologie en Italie
Une question préliminaire s'impose: quels sont les philosophes italiens
entre le XVIII e et le XIX e siècle qui répondent à la definition d'idéolo­
gues"? C'est une question qui n'aurait aucun sens en parlant de la philoso­
phie française: non seulement parce qu'il existe en France une tradition
historiographique désormais établie, mais encore parce que les idéologues
français formèrent dès le début un groupe relativement homogène et nettement
identifiable, localisé aussi au point de vue géographique, à Paris et autour
de l'Institut National. La situation n'est pas la même en Italie, où les
centres intellectuels, à ce moment-là, sont au moins deux: Naples et Milan,
avec des problèmes, des traditions, des institutions tout à fait différents.
Et l'absence de lieux institutionels où les philosophees puissent travailler
entraîne l'absence d'une unité d'entreprise et d'une influence comparables
à celles des idéologues français.

Tout cela ne signifie point qu'il n'y ait en Italie une philosophie que
l'on puisse définir de manière précise "idéologie", ou que l'analyse des
idées ait été un phénomène négligeable ou simplement importé. On peut au
contraire appeler idéologues (et souvent eux-mêmes se définissaient comme
tels) les plus grands intellectuels de la tradition démocratique italienne
entre la fin du XVIII e siècle et le début du XIX e : Gaetano Filangieri,
Melchiorre Gioia, Vincenzo Cuoco, Melchiorre Delfico, Gian Domenico Romagno-
si, jusqu'à Carlo Cattaneo. De plus la méthode idéologique était largement
suivie par des intellectuels qui ne sont pas au sens propre des philosophes,
comme Giacomo Leopardi et Ugo Foscolo, dont la renommée est liée surtout
à des ouvrages poétiques, et par des philosophes qui ne sont pas, au sens
propre, des idéologues: des philosophes catholiques, par exemple (et donc
par définition anti-matérialistes) comme le père Francesco Soave.

Ces auteurs cherchent souvent à établir une tradition idéologique spécifique­


ment italienne en admettant dans l'Olympe des pères de l'idéologie, à côté
des deux fondateurs reconnus, c'est-à-dire Locke et Condillac, le philosophe
italien Giambattista Vico, dont ils font une lecture matérialiste discutable
sans doute, mais qui ne manque pas d'intérêt.
- 220 -

L'idéologie en Italie devait durer plus longtemps qu'ailleurs: et ce fait


mérite une explication. Le retard de l'essor bourgeois, et donc de la culture
qui lui correspond, joue certes un rôle dans la persistance de l'héritage
des Lumières en Italie. Mais les choses ne sont pas si simples; il se trouve
en effet des cas où le phénomène en question n'est pas purement répétitif.
Quand par exemple vers 1840 Carlo Cattaneo donne le titre à'Idéologie à
une partie de son cours de philosophie destiné aux élèves du Lycée de Lugano,
il ne se borne pas à énoncer les principes désormais consacrés de l'analyse
des idées: il applique ces principes aux données les plus récentes de la
nouvelle ethnologie; aux acquisitions de la nouvelle linguistique enrichie
par les apports de la philologie de l'école allemande; aux thèses de l'écono­
mie politique, à laquelle, dans sa foi libérale, il confie la rationalisation
des rapports d'échange au débat sur le statut épistémologique des sciences
humaines. Bref, du moins dans le cas de Cattaneo, vers la moitié du
XIX e siècle, l'analyse des idées est encore une arme efficace pour une
philosophie démocratique; une arme dont Cattaneo, par exemple, peut
se servir pour réfuter le racisme des théories linguistiques de Friedrich
Schlegel, et, en général, pour s'opposer à la marée montante de la
philosophie réactionnaire, à l'éclectisme cousinien en France, à l'ontologie
catholique de philosophes tels que Gioberti ou Rosmini en Italie.

Il est donc aisé de retrouver dans la philosophie italienne entre le XVIII e


et le XIX e siècle un secteur idéologique. Ce que des savants tout à fait
différents, tels que ceux que j'ai nommés, ont en commun, c'est: 1) l'analyse
des idées comme méthode fondamentale de la philosophie et de la linguistique;
2) l'usage de cette méthode en fonction d'un projet vaste et cohérent d'édi­
fication bourgeoise.

2. Les instruments de la oommunication sociale.


Or, ce projet peut être généralement ramené au thème de l'uniformité. L'uni­
formité est le fondement de la rationalité bourgeoise, dont l'égalité des
droits civiles et politiques n'est qu'un aspect. Non seulement les rapports
sociaux sont instaurés entre des sujets juridiques égaux, mais ces rapports
mêmes se servent d'instruments qui sont d'autant plus efficaces qu'ils
sont plus uniformes. C'est un argument que l'on trouve déjà dans la pédagogie
des Lumières, en Italie; par exemple dans les écrits occasionnés par la
réorganisation des cours d'études à partir des années soixante-dix. Dans
ses Reohevohes sur les Ecoles Normales (1789), Isidoro Bianchi, professeur
- 221 -

de philosophie morale à Crémone, ami des philosophes milanais Pietro Verri et


Cesare Beccaria, remarque que l'on appelle "normales" justement les écoles
ou l'on suit des méthodes uniformes, ces méthodes qui seules permettent
de transformer des garçons d'origine différente en citoyens tous également
formés en vue de leur destination sociale.

Les instruments de l'uniformité sociale sont la monnaie, les tarifs et


les systèmes de poids et de mesure, les codes civils et pénaux, les parti­
tions territoriales, les cours d'études, les méthodes d'enseignement, les
livres de classe; et - avant tout et à la base de tout - la langue. La
lutte contre l'esprit municipal est donc essentielle pour tout projet d'éman­
cipation bourgeoise; et dans les philosophies qui reflètent ces projets,
le thème de la communication sociale, et par conséquent du langage, joue
inévitablement un rôle central.

Le problème de l'uniformité linguistique est particulièrement pressant


pour les philosophes réformateurs en Italie, où l'absence d'un Etat national
avait perpétué plus qu'ailleurs les particularismes municipaux et, entre
autres, le particularisme des patois. Ce qu'on appelle la question de la
langue, c'est le problème de la formation d'une langue unitaire, uniforme
du point de vue lexical et grammatical, capable de servir comme instrument
de communication entre les divers Etats italiens et les diverses classes
sociales. Or, cette question prend toute son ampleur politique pendant
la Révolution et le régime napoléonien, à côté d'une autre question: celle
de la formation d'une nouvelle classe d'intellectuels moyens, d'intellectuels
laiques, appelés à constituer un trait d'union entre les grands savants
et le peuple.

Le problème de l'uniformité linguistique au point de vue géographique se


pose alors d'une manière particulièrement actuelle. En 1796, l'Administration
générale de la Lombardie ouvre un concours sur le thème: "lequel des gou­
vernements libres convient le mieux au bonheur d'Italie". Un philosophe,
entre autres, Melchiorre Gioia, répond avec une Dissertation qui peut être
considérée comme une sorte de manifeste de la révolution bourgeoise. L'unité
politique de l'Italie, écrit-il, repose sur une uniformité idéale du "phy­
sique" et du "moral", dont la langue est le témoin, et qui doit être traduite
maintenant en des termes matériels grâce à des réformes capables de rendre
homogène, et donc rapide et souple, la communication sociale. En 1803,
- 222 -

après la Conférence de Lyon (décembre 1801-janvier 1802), qui instituait


dans l ' I t a l i e du Nord la République d ' I t a l i e , Gioia souligne la diversité
des i n s t i t u t i o n s , des l o i s , des patois, des préjugés et des moeurs, dans
les t e r r i t o i r e s réunis dans le nouvel Etat par un acte de volonté suprême.
Pour que cette volonté soit réalisée, pour que cette cohésion artificielle
devienne "un tout qui aille parfaitement à l'unisson", dit Gioia, i l
faudra du temps, de la patience, du courage et des lumières à ceux qui
doivent d i r i g e r et conduire cette nouvelle composition d'éléments d i f f é r e n t s
(Gioia 1803:278).

3. Rhétorique et révolution.
Le temps, sinon la patience, le courage et les lumières, f i t défaut aux
intellectuels qui poursuivaient dans l ' I t a l i e du Sud un projet d'hégémonie
bourgeoise comparable à celui énoncé par Gioia. Les problèmes de la commu­
nication sociale, en e f f e t , explosent d'une façon dramatique pendant la
Révolution napolitaine de 1799. Et quand Vincenzo Cuoco, témoin de cette
révolution, en analyse l'échec,, les problèmes du langage et de la communi­
cation sociale s'imposent à l u i dans toute leur portée.

Pendant son exil à Milan, en 1803, Cuoco rédige son Programme pour une
publication périodique, le "Giornale i t a l i a n o " . C'est bien plus qu'un projet
editorial: c'est - comme d i t l'auteur - un programme pour la formation
de l ' e s p r i t public en I t a l i e . Et la rhétorique révolutionnaire y est indiquée
comme la première responsable des échecs qu« les tentatives de former cet
esprit avaient enregistrés jusque-là. La rhétorique révolutionnaire semble
avoir hérité les vices de la v i e i l l e rhétcrique é d i f i a n t e . Elle c r o i t pouvoir
réveiller les coeurs des I t a l i e n s grâce à des idées abstraites et déclama­
toires de grandeur. Mais (c'est Cuoco qui p a r l e ) ,

à travers l ' a p p a r a t des mots, on e n t r e v o y a i t l e déclamateur, on percevait l ' e f f o r t de con­


v a i n c r e , qui aux yeux de l a m a j o r i t é équivaut à l a volonté de tromper; e t l e s idées exaltées
de grandeur provoquèrent l e r i r e , les idées exaltées de l i b e r t é fomentèrent l e désordre. I l
e s t dans l a nature de notre e s p r i t de ne pas admetter une idée qui ne s o i t préparée par des
antécédents n a t u r e l s e t presque f a t a l s ; i l est dans l a nature de notre coeur de s ' o b s t i n e r
contre ceux qui s ' e f f o r c e n t de nous persuader de v é r i t é s auxquelles nous ne sommes pas préparés
(Cuoco 1803:4).

L'analyse des idées, l'étude de leur série "naturelle", sont donc des in­
struments essentiels pour une science de la rhétorique.
- 223 -

Dans le Programme du "Giornale i t a l i a n o " , le thème de la persuasion rhéto­


rique est strictement l i é à celui de la l é g a l i t é révolutionnaire. L'action
révolutionnaire peut obtenir le consensus des citoyens par le pouvoir de
l'éloquence, à condition toutefois que l'éloquence même soit adressée à
un public doué d'un sens commun c i v i l formé au préalable grâce à un long
t r a v a i l d'éducation et de réformes.

La nouvelle rhétorique, dont le but est de gagner l'adhésion publique au


nouveau régime, doit donc f u i r la déclamation et choisir la propagande
par le dialogue:

on commence à d i s c u t e r , é c r i t Cuoco, e t ceux qui d i s c u t e n t t ô t ou tard s'entendent. Ceux qui


au c o n t r a i r e se t a i s e n t , s ' i l s se trouvent en désaccord une f o i s , ne s'accorderont jamais
(Cuoco 1803:6).

Ce ne sont pas les idées de grandeur, mais les idées utiles, qui, présentées
avec chaleur et sincérité maintes fois, obtiendront le consensus d'un public
dont la composition idéale est précisée par Cuoco: ni élite de savants,
ni populace, mais plutôt la cosmopolis bourgeoise de la production et des
échanges.

On retrouve la même interprétation de la tragédie napolitaine de 1799 dans


l'ouvrage le plus connu de Vincenzo Cuoco, ]{Essai historique sur la Révo­
lution napolitaine de 1799. Il n'est pas de rhétorique qui puisse nous
convaincre de vérités auxquelles nous ne sommes pas prépares. C'est là
qu'est la différence entre les révolutions passives (comme la révolution
napolitaine), vouées à l'échec, et les révolutions actives, fondées sur
un sens commun existant au préalable. Pour mener à bien la révolution,
il aurait fallu gagner les consensus du peuple. Mais (ce sont les mots
de Cuoco),

l e s opinions des p a t r i o t e s e t c e l l e s du peuple n ' é t a i e n t pas l e s mêmes: i l s avaient des idées


d i f f é r e n t e s , des moeurs d i f f é r e n t e s , et jusqu'à deux langues d i f f é r e n t e s [ . . . ] On pouvait
considérer l a nation n a p o l i t a i n e comme d i v i s é e en deux peuples (Cuoco 1806:90).

La théorie de l'argumentation révolutionnaire, chez Cuoco, prévoit l'appli­


cation des principes de l'analyse des idées. Il y a, dans l'usage de la
rhétorique, une méthode qui répète dans l'argumentation l ' o r d r e dans lequel
les idées se succèdent dans l ' e s p r i t des individus.
- 224 -

Les opérations de l ' e s p r i t chez l e s peuples , é c r i t Cuoco, a i n s i que les idées des i n d i v i d u s ,
sont a s s u j e t t i e s à une méthode. Si vous en renversez, si vous en dérangez l ' o r d r e e t l a s é r i e ,
si vous cherchez à i n t r o d u i r e en Quatrevingtneuf les idées de Quatrevingtdouze, l e peuple
ne vous comprendra p a s . . . Dans l e s opérations de l ' e s p r i t , l e s peuples, t o u t comme l e s i n d i ­
v i d u s , sont asservis aux formes e x t é r i e u r e s dont sont revêtues l e s idées (Cuoco 1806:97-98).

Un exemple d'"abus des mots": la Terreur. Les partis en France ne s'enten­


daient plus, et le peuple ne les comprenait pas: on employait des mots qui
désignaient des hommes plutôt que des choses, et parfois ni des hommes ni
des choses. A Robespierre Cuoco attribue une politique linguistique peut-
être non délibérée, mais toutefois efficace: il s'assurait le consensus
du peuple en gardant les vieux mots mais en leur donnant des contenus d i f ­
férents. Un abus des mots contribua d ' a i l l e u r s à la chute de Robespierre:
que s i g n i f i a i t en e f f e t ce mot d ' " u l t r a - r é v o l u t i o n n a i r e " que ses adversaires
forgèrent pour le perdre?

Si en France l'anarchie linguistique a caractérisé la Terreur, si l'abus


des mots a été d'abord l'un des instruments de l'hégémonie de Robespierre,
et ensuite une arme contre l u i dans les mains de ses adversaires, à Naples
ce furent plutôt l'impuissance linguistique du peuple et la stereotypie
de l'éloquence révolutionnaire qui décrétèrent la chute de la République.

L'idéologie appliquée à l'esprit individuel ne s u f f i t pas à d i r i g e r la


nouvelle éloquence populaire. L'érudition et la philosophie ont suffisamment
analysée j u s q u ' i c i le mécanisme du discours: ce qui reste à f a i r e , selon
Cuoco, c ' e s t :

un l i v r e ou l ' o n estime l a f o r c e de l ' é l o q u e n c e , non sur l ' i n d i v i d u mais sur l a n a t i o n , e t


oli l ' o n voie l ' i n f l u e n c e que l ' é t a t de l a nation peut a v o i r sur l ' é l o q u e n c e , e t l a nature
de l'éloquence sur l ' é t a t de l a nation (Cuoco 1806:105).

Les occasions rhétoriques d'une révolution entrainent une révolution même


dans les formes de l'éloquence populaire. L'éloquence révolutionnaire re­
quiert une longue préparation: l'exemple rhétorique d o i t toucher des cordes
que l'éducation a rendues sensibles, il doit opérer sur un sens commun
inconscient peut-être mais généralement répandu. Cuoco soutient ce principe
par une analyse des idées qui l u i sert également à d é f i n i r la méthode de
l'agitation révolutionnaire.
- 225 -

C'est l e cours des idées qui d o i t d i r i g e r l e cours des opérations et déterminer l e degré des
e f f e t s . Les idées qu'on d o i t f a i r e v a l o i r t o u t d'abord sont l e s idées de tout l e monde; ensuite
l e s idées l e s plus répandues, e n f i n l e s idées l e s moins répandues. Et puisque ceux qui d i r i g e n t
une r é v o l u t i o n sont t o u j o u r s en p e t i t nombre e t q u ' i l s ont plus des idées que l e s autres [ . . . ]
i l f a u t souvent que l e s r é p u b l i c a i n s , pour é t a b l i r l a r é p u b l i q u e , s ' o u b l i e n t . Brutus supporta
longtemps beaucoup de t o r t s , e t i l en p r é v i t encore p l u s ; mais, étant seul à s o u f f r i r , i l
se t u t . Les p a t r i c i e n s supportèrent beaucoup de t o r t s avant que l e peuple ne se p l a i g n î t .
Enfin l ' a f f a i r e de Lucrèce rappela à chaque homme q u ' i l é t a i t un m a r i . Alors Brutus p a r l a
d'abord au peuple e t l e mut; i l p a r l a ensuite au Sénat, e t lorsque l a r é v o l u t i o n f u t r é a l i s é e ,
i l écouta l a voix de son coeur. Tout peut se f a i r e : l a d i f f i c u l t é est dans l e s moyens. On
peut a r r i v e r avec l e temps à des idées auxquelles i l s e r a i t fou de v o u l o i r a r r i v e r a u j o u r d ' h u i .
Une f o i s que l ' o n a imprimé l e mouvement, on passe d'une chose à l ' a u t r e e t l'homme devient
un ê t r e purement p a s s i f (Cuòco 1806:105-6).

Cela ne concerne pas seulement la communication verbale: la même méthode


est valable, selon Cuoco, dans l'usage des emblèmes. Le menu peuple, à
Naples, n'aimait pas l'arbre de la liberté parce qu'il n'en comprenait
pas le sens, et par conséquent le désapprouvait, le considérant comme un
symbole magique. "Qu'une révolution ait cet emblème ou un autre, cela est
indifférent", écrit Cuoco: "mais il est nécessaire qu'elle ait l'emblème
que le peuple comprend et veut" (Cuoco 1806:106).

Le procédé graduel recommandé par Cuoco, procédé grâce auquel on obtiendra


le consensus d'abord sur les idées de tout le monde, ensuite sur les idées
les plus répandues, et en dernier lieu sur les idées les moins répandues,
nous rappelle la question de la formation des intellectuels moyens, destinés
à être le trait d'union entre les élites et le peuple, les médiateurs du
consensus entre les classes qui constituent le corps social. C'est un-
soucis évident dans le projet de gouvernement provisoire que Cuoco adressa
au général Championnet. L'essentiel est de cointéresser au nouveau régime
le plus grand nombre possible de gens appartenant aux classes moyennes:
ce qui ne peut se réaliser que grâce à la diffusion d'une "connaissance
des choses" jusque-là réservée à ceux qui détenaient le pouvoir et la ri­
chesse. Dans cette oeuvre de diffusion des lumières, tous les gens de lettres
doivent être mobilisés, et en premier lieu les membres du clergé. En 1804,
dans le climat particulier dû au Concordat entre Napoléon et l'Eglise,
Cuoco avait dédié deux articles de son "Giornale italiano" au renouvellement
de l'éloquence ecclésiastique, qui doit désormais renoncer aux discours
édifiants au bénéfice d'une prédication des "vérités utiles". Une nation
moderne est composée de trois royaumes: le royaume de la force, gouverné
par les législateurs, celui de la raison, gouverné par les savants, et
celui de la fantaisie, gouverné par le clergé. Il est temps que les trois
- 226 -

royaumes soient, enfin réunis dans la conscience du peuple, et dans les


sentiments mêmes de ceux qui lui parlent, car les sentiments ne naissent
pas "dans les cabinets et dans les ateliers des grammairiens et des rhéto-
riciens, mais dans les vastes champs de la nature, dans la cité, dans
la maison" (Cuoco 1804b:97), puisqu'aucun sentiment ne naît sans une morale
publique et privée.

Dans son Rapport à Murat et dans son Projet d'un décret sur l'instruction
publique, Cuoco revient encore sur le thème de la formation de l'esprit
public. Et encore une fois il accuse le défaut de communication sociale:
les hommes de lettres en Italie ont certainement travaillé à leur propre
gloire, mais non à l'utilité de leur patrie: "entre eux et le peuple il
n'y avait pas de langue intelligible" écrit-il, "ni d'autres moyens de
communication" (Cuoco 1809:18).

4. Idéologie3 linguistique historique ¿ sêmiotique.


Chez les auteurs que j'ai mentionnés, le problème des rapports entre langage
et pensée concerne bien plus la vie et le développement des sociétés civiles
que la vie de l'homme en tant qu'individu. C'est peut-être l'aspect le
plus intéressant de la philosophie idéologique en Italie, qui aboutit à
la définition que Carlo Cattaneo donnera de l'idéologie même comme science
historique.

Déjà en 1775, Melchiorre Delfico consacre une section de son traité de


philosophie morale à la discussion de la méthode des sciences sociales.
Cette méthode, c'est la "voie analytique", appliquée à la psychologie indi­
viduelle, mais surtout au mécanisme de ce que Delfico appelle 1'"éducation
mul tipiicatrice", qui augmente la puissance, la variété et les combinaisons
des données des sens, et qui permet de percevoir les rapports les plus
éloignés entre les choses. Or, cette fonction mul tipiicatrice est un procédé
essentiellement collectif, qui se reflète dans l'histoire de la langue
et qui développe un parallélisme étroit entre cette histoire et l'histoire
des institutions.

C'est sur ce point - l'histoire considérée comme un procédé collectif dont


la langue est le phénomène - que les idéologues italiens aiment se rattacher
à Vico. Ils semblent oublier le platonisme du vieux philosophe napolitain,
- 227 -

sa théorie des cycles, le rôle prépondérant que la Providence joue dans


sa Scienza mova: i l s semblent oublier cette "théorie s p i r i t u a l i s t e " , selon
l'expression de Giuseppe Ferrari (1839:469), qui "paralyse" son empirisme,
qui "tyrannise" l ' h i s t o i r e . Or, si l'on oublie ou si l'on efface le spiri­
tualisme - ce qui est possible dans le cas d'un auteur t e l que Vico, si
compliqué et si riche en contradictions fécondes - ce qui reste peut être
parfaitement interprété à la lumière de la sémiotique de Locke, de la nou­
velle anthropologie, d'une philosophie de l'histoire comme philosophie
des i n s t i t u t i o n s .

Dans l'oeuvre de Vico les philosophes italiens retrouvaient ce q u i , par


d'autres voies, é t a i t devenu un l i e u commun de la linguistique des Lumières:
le parallélisme entre l ' h i s t o i r e des langues et l ' h i s t o i r e des i n s t i t u t i o n s .
La langue est l'archive de l ' h i s t o i r e et de la morale des nations: cet
axiome, l'analyse des idées est appelée à en donner une preuve expérimentale.

Or, le laboratoire le plus riche et le plus fécond de cette recherche expé­


rimentale est l'étude des langues. Mais puisqu'on n'a que des notions i n ­
suffisantes des langues sauvages et que ces notions mêmes sont déformées
par nos préjugés, c'est l'histoire de la langue l a t i n e que l'on propose
comme objet d'analyse à l'idéologie expérimentale, et plus tard ce sera
l'étude du sanscrit (Delfico 1826:321-22; Romagnosi 1827b).

Idéologie comme linguistique historique, donc, mais aussi comme sémiotique.


Voici un autre aspect intéressant de cette philosophie de la langue si
souvent appelée à l'appui de la philosophie c i v i l e . La correspondance entre
idéologie et sémiotique est une conséquence du phénomènisme gnoséologique:
on peut la ramener, dans la généalogie des théories, à la c r i t i q u e que
Locke f a i t de l ' i d é e de substance et à la correspondance qu'il établit
entre sémiotique et logique.

Ce qui toutefois nous intéresse à présent, ce n'est pas la généalogie,


mais plutôt la fonction c i v i l e d'une analyse des idées entièrement réduite
à une analyse des signes et destiné à être un savoir applicable immédiatement
dans la praxis du t r a v a i l s o c i a l .

Si l ' e s p r i t humain ne peut pénétrer jusqu'à l'essence des choses, é c r i t G i o i a , i l f a u t du


moins q u ' i l ne se trompe pas quant aux signes...Ces sont ent e f f e t l a concordance bien raisonnée
- 228 -

des rapports entre l e s choses, l a connaissance a d r o i t e des besoins des hommes, l a sage subs­
t i t u t i o n des moyens aux o b s t a c l e s , qui engendrent l e succès dans l e t r a v a i l du paysan, dans
l ' i n d u s t r i e de l ' a r t i s a n , dans l e s a f f a i r e s du marchand, a i n s i que dans les pensées de l'homme
d ' E t a t l e plus avisé (Gioia 1818: V).

Le passage que je viens de citer est tiré des Eléments de philosophie de


Melchiorre Gioia, dont la seconde partie est une véritable traité de sémio-
tique appliquée. L'idéologie, en tant que sémiotique, doit guider la conduite
des hommes au milieu d'un univers de phénomènes, c'est-à-dire de signes,
d'indices. L'observation de ces indices, appliquée au présent, c'est la
méthode même des sciences d'observation; appliquée au passé, c'est la méthode
par excellence de l'histoire et de la jurisprudence; appliquée au futur,
c'est la méthode des sciences statistiques, et donc de la prévision dans
les sciences sociales.

Parmi les sciences sociales, fondées sur la méthode analytique, il faut


compter la psychologie, pourvu qu'elle ne soit considérée comme une science
purement introspective. C'est une des thèses de l'ouvrage le plus connu
de Giandomenico Romagnosi, Che cos'è la mente sana? (Qu'est-ce-que l'esprit
sain?). Romagnosi polémique contre les nouvelles "philosophies transcen­
dentales", c'est-à-dire, d'un côté contre le criticisme kantien, dont il
voit bien les implications idéalistes; de l'autre contre l'idéologie sub­
jective d'un Maine de Biran. On ne peut connaître l'esprit par la pure
observation intérieure; l'analyse doit être portée sur les signes extérieurs,
sur la conduite individuelle et sociale, sur les témoignages de l'histoire,
réalisant ainsi un passage ininterrompu de l'univers visible des nations
à l'univers invisible de l'esprit (Romagnosi 1832:221-22). L'esprit humain,
en effet, est une stratification d'expériences sémiotiques subjectives,
et en même temps historiques; c'est - comme dit Romagnosi - un ensemble
de "traditions accumulées, résumées, choisies et transmises" dans les signes
(ibid.:225).

C'est pourquoi les considérations sur la nature et sur la fonction des


signes émergent chaque fois que Romagnosi et les autres idéologues traitent
de problèmes tels que la souveraineté populaire, le rôle des intellectuels,
les techniques de la procédure parlementaire ou juridique. Cette corres­
pondance ininterrompue entre les théories linguistiques et les grandes
questions concernant l'organisation sociale est l'un des aspects les plus
intéressants de l'oeuvre de ceux que l'on peut appeler les idéologues ita-
- 229 -

liens. Au point de vue théorique, leur contribution durable à la tradition


démocratique en I t a l i e , c'est l'approche historique e t , par conséquent,
la transition de la sémiologie synchronique des Lumières à la sémiologie
diachronique, de l'idéologie subjective à l'idéologie objective comme science
de l ' h i s t o i r e .
- 230 -

Bibliographie

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Romagnosi, G.D.
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1838.
La nation, la campagne, la science et la langue chez Genovesi et De Cosmi
Franco Lo Piparo (Palerme)

Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle le débat européen sur la


langue s'enrichit d'une dimension inédite. La langue n'est pas seulement
le lieu où les connaissances discursives se forment (approche gnoséologique),
ou la faculté intellectuelle où sont perçues les ressemblances et les dif­
férences de l'animal-homme par rapport aux autres animaux (approche à la
fois théologique, anthropologique et sémiologique), ou l'ensemble des ar­
tifices verbaux par lesquels on peut persuader et obtenir le consensus
des interlocuteurs (approche rhétorique), ou l'ensemble des techniques
par lesquelles on peut produire et évaluer les oeuvres littéraires (approche
esthético-littéraire), ou la ligne de démarcation entre les bien-parlants
et les mal-parlants (approche normativo-sociologique). A partir de ce moment,
on s'occupe de la langue aussi comme d'un des leviers fondamentaux par
lesquels on peut construire un Etat moderne, augmenter la richesse nationale
et diffuser une culture de masse sur laquelle le nouvel Etat et le nouveau
mode de produire des richesses peuvent solidement s'appuyer. C'est une
approche que nous pourrions appeller "économico-étatique". Le concept moderne
de politique linguistique et la conscience de son lien étroit avec la poli­
tique scolaire naissent à partir de cette nouvelle sensibilité théorique.

Deux facteurs, au moins, concourent à la formation de l'approche "économico-


étatique": le débat sur la nature et les fonctions civiles du langage,
qui se développa à partir du Livre III e de 1*Essay Concerning Human Under­
standing de John Locke, et la nouvelle manière d'évaluer la richesse natio­
nale qui, commencée avec les physiocrates, aboutira en 1776 à "\* Inquiry
into the Nature and Causes of the Wealth of Nations de Adam Smith. Nous
allons suivre l'entrecroisement de ces deux facteurs en ayant comme point
d'observation privilégié le débat sicilien des deux dernières décennies
du siècle mais sans oublier le contexte européen et italien dans lequel
le débat s'est déroulé.

1, De la langue-nation à la démocratie linguistique.


Dans le débat post-lockien sur l'interdépendance entre langue et culture,
une place prééminente revient - eu égard à l'histoire de la nouvelle sen-
- 232 -

sibili té linguistique dont nous avons parlé - à l'ouvrage de Johann David


Michaelis De l'influence des opinions sur le langage et du langage sur
les opinions, couronné en 1759 par l'Académie des Sciences de Berlin. On
y trouve formulé un concept inédit dans l'histoire de la culture européenne:
le concept de démocratie linguistique. D'importantes oeuvres théoriques
(comme le Saggio sulla filosofia delle lingue de Cesarotti) et d'importantes
propositions de politique linguistique (comme les articles et les inter­
ventions de Condorcet pendant la Révolution de 1789 et le fameux Rapport
sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser
l'usage de la langue française présenté par Grégoire à la Convention Natio­
nale le 4 juin 1794) en seront largement débitrices.

Les nouveautés de l'oeuvre de Michaelis peuvent être récapitulées comme


suit.

1.1. La traditionelle identité de langue et de ethnos (ou, en latin gens


ou nation), de donnée naturelle à enregistrer devient un problème à résoudre
et, en certaines circonstances, un objectif à atteindre. L'identification
des nations et/ou des peuples sur des bases linguistiques est un concept
courant dans la pensée antique, grecque et juive, et est ponctuellement
.enregistrée dans les Etymologiae d'Isidore. Après l'avènement babélien -
observe l'évêque de Seville - ex Unguis gentes3 non ex gentibus linguae
exortae sunt (IX, I, 14), même si pour les époques plus récentes on reconnait
l'existence de langues plurinationales: Initio autem quot gentes3 tot linguae
fuerunt3 deinde plures gentes quam linguae; quia ex una lingua multae sunt
gentes exortae (IX, I, 1 ) . La thèse de l'identité de langue et nation ou
peuple est diversement répétée durant les siècles suivants. Voilà la nouvelle
question: étant donné la nature composite de chaque corps social, qui est-ce
qui représente la nation? Parmi les idiomes parlés dans chaque nation,
lequel peut-on assumer comme langue nationale? Si jamais la question avait
été posée, la réponse traditionelle aurait été sûrement: c'est une élite
qui représente ia nation et la langue nationale est tout court la langue
littéraire et du Palais. Les quelques pages théoriques qui précèdent les
Remarques sur la langue française (1647) de Vaugelas peuvent être considérées
comme paradigmatiques de l'approche traditionelle:

I l y a sens doute deux sortes d'usages, un bon et un mauvais. Le mauvais se forme du plus
grand nombre de personnes qui presque en toutes choses n'est pas le meilleur, et le bon
- 233 -

au c o n t r a i r e est composé non pas de l a p l u r a l i t é mais de l ' é l i t e des v o i x , e t c ' e s t v é r i t a b l e ­


ment c e l u i que l ' o n nomme l e maître des langues, c e l u i q u ' i l f a u t suivre pour bien p a r l e r
e t pour bien é c r i r e en toutes sortes de s t y l e s si vous en exceptez l e s a t i r i q u e , l e comique,
en sa propre e t ancienne s i g n i f i c a t i o n , et l e burlesque, qui sont d'aussi peu d'étendue
que peu de gens s ' y adonnent.
Voici donc comme on d é f i n i t l e bon usage. C'est l a façon de parler de l a plus saine p a r t i e
de l a cour conformément à l a façon d ' é c r i r e de l a plus saine p a r t i e des auteurs du teaps
(1647:10).

Selon nous, l e peuple n'est l e maître que du mauvais usage e t l e bon usage est l e maître
de notre langue ( i d . : 2 1 ) .

Encore au début du X V I I I e siècle, Du Marsais pouvait é c r i r e : "Tout langage


qui est usité parmi les personnes du p r e m i e r rang d'une nation est apelé
langue; mais celui qui n'est en usage que parmi le bas peuple, se nome
jargon" (1729:125).

A partir de l a seconde m o i t i é du X V I I I e s i è c l e l e c r i t è r e de représentation


de la nation et de sa langue se fait plus fluctuant et problématique. A
cause d'une série de c i r c o n s t a n c e s , la nation élargit ses propres limites
internes et on commence aussi à examiner la question du p o i n t de vue de
la majorité qui ne f a i t pas p a r t i e de l ' é l i t e . La n a t i o n s ' a p e r ç o i t qu'elle
est bien plus vaste que l a m i n o r i t é du P a l a i s e t des l e t t r é s . "Les langues
sont l'amas de l a sagesse e t du génie des n a t i o n s , où chacun a mis du s i e n -
observe Michaelis - . Ceci ne s1 entend pas seulement des savons, qui au
contraire ont souvent un génie borné, que p l u s souvent encore le préjugé
empêche de v o i r , et qui après tout sont à peine la centième partie du genre
humain. Le simple homme d ' e s p r i t y fournit peut-être davantage, et l'homme
sans lettres y a souvent d'autant plus de p a r t que ses pensées sont, pour
ainsi dire, plus voisines de la nature" (1759:27). Le p o i n t d'observation
est ainsi déplacé de la langue littéraire ou bon usage de l'élite à la
langue d'usage commun ou du simple homme d1esprit e t sans lettres. On passe
des p r o p o s i t i o n s de p o é t i q u e littéraire à c e l l e s de p o l i t i q u e linguistique.
Il s'agit d'un renversement des p o i n t s de vue qui comporte t o u t e une série
de conséquences.

1.2. La thèse lockienne de la dépendance réciproque de l'organisation


sémantique des langues et du point de vue culturel des sujets-parlants
se t r a n f o r m e de q u e s t i o n gnoséologique en q u e s t i o n s o c i o l o g i q u e : le problème
n'est plus l'établissement au niveau théorique de la relation entre la
- 234 -

diversité des langues et la diversité des cultures mais plutôt l'élaboration


d'un critère par lequel on peut établir quelles sont les pensées ou opinions
circulant dans la nation qui influent de façon durable sur la sémantique
de la langue employée même par le simple homme d'esprit et, inversement,
quels sont les mots qui se répercutent sur la culture nationale comprenant
aussi celle du simple homme d'esprit. Pour Michaelis, une opinion commence
à faire partie de l'entière culture nationale seulement une fois insérée
non pas dans la langue des livres mais dans la langue communément employée
et parlée: "il n'y a que les mots généralement connus qui puissent influer
dans les opinions; ceux que les savans sont obligés de chercher dans les
dictionnaires et que les ignorans ne comprennent point du tout, quoique
pris de la langue nationale, ne produisent pas plus d'effet que si c'étaient
des mots latins" (id.:67). Le critère pour mesurer la richesse ou la pauvreté
linguistique d'une nation n'est pas la langue des savants et des livres
mais la circulation de la langue des intellectuels dans le reste du corps
social: "il faut soigneusement distinguer celles [les nations] qui produisent
beaucoup de savans de celles chez qui il y a en général plus de lumières
dans le gros de la nation, je veux dire où les officiers, les gentils-hommes
campagnards, les fermiers etc. ont plus de goût et de connaissances plus
étendues qu'ailleurs. Cette dernière circonstance a toujours plus de pro­
portion avec la richesse de la langue que la premièren (id.:73).

Quels sont les mécanismes qui consentent qu'une opinion devienne langue
commune et par là opinion diffusée et populaire? C'est dans cette question
et dans la réponse correspondante que réside la nouveauté la plus importante
de l'essai de Michaelis. "Toutes les opinions ne passent pas dans le langage"
(id.:8). Une opinion fait partie du génie et de la culture d'une nation
si elle a été légitimée par le consensus de la majorité des sujets parlants.
La langue fonctionne comme un état démocratique où sont en vigueur les
règles de la majorité et du consensus: la langue "c'est, en un mot, une
Démocratie, où la volonté du grand nombre décide de l'usage" (id.:8). Un
intellectuel peut apporter des modifications à la langue commune à condition
qu'il obtienne le consensus de la majorité des sujets parlants, c'est-à-dire
à condition qu'il sache faire circuler parmi les non-spécialistes les inno­
vations proposées:

Je crois même que c'est une espèce d'obligation pour le savant de se conduire à cet égard
comme le doit faire chaque particulier dans l'Empire du langage: ce n'est pas à lui à donner
- 235 -

l a l o i , ni à p r o s c r i r e les expressions qui sont en vogue: s ' i l l e hazarde, i l est si f i é


e t i l mérite de l ' ê t r e ; c ' e s t l e châtiment dû à son ambition e t à l ' i n f r a c t i o n q u ' i l f a i t
des d r o i t s du peuple. Le langage est un Etat Démocratique: l e Citoyen savant n ' e s t p o i n t
a u t o r i s é à a b o l i r un usage reçu avant q u ' i l a i t convaincu toute l a nation que cet usage
est un abus: e t s ' i l substitue un nouveau terme à c e l u i dont on s ' e s t toujours servi pour
désigner un c e r t a i n o b j e t , comment p e u t - i l exiger qu'on l'entende? ( i d . : 1 4 8 ) .

Du moment que dans les langues vivantes "tout est démocratique" et que
"les mots ne sauroient perdre leur signification reçue que par le consen­
tement du peuple" (id.:167-8), la procédure pour introduire les opinions
et les mots nouveaux dans la langue et dans la culture ne peut pas être
l'autorité mais la persuasion ou, comme on le dira à partir de M e i  e t ,
le prestige de ceux qui proposent l'innovation, c'est-à-dire leur capacité
de créer un consensus:

Ce n ' e s t p o i n t par c e l l e de l ' a u t o r i t é , ce s e r o i t e n f r e i n d r e l e s d r o i t s du langage, qui


sont démocratiques; e t ce s e r o i t s'exposer à l a r i s é e . Ce ne sont pas l e s savans dont t o u t
l e mérite consiste dans l ' E r u d i t i o n qui doivent l e t e n t e r : i l f a u t pour c e t t e e n t r e p r i s e
des personnes capables de donner l e t o n , e t de se f a i r e suivre ( i d . : 1 5 1 ) .

Dans une philosophie du langage de type lockien, démocratie linguistique


voulait dire démocratie culturelle. La proposition de Michaelis allait
dans la direction de la constitution d'un corps national dans lequel il y au­
rait dans les deux sens, une circulation entre culture et langue des savants
et culture et langue du peuple. Les anciennes cités grecques en sont le
modèle, et il est nécessaire pour y parvenir que le philosophe sorte de
sa tour d'ivoire:

Ce sont l e s opinions du peuple e t l e p o i n t de vue sous lequel i l envisage l e s o b j e t s , qui


donnent l a forme au Langage. A mesure que l e savoir e t l a p o l i t e s s e se répandent dans une
nation e t à p r o p o r t i o n de l a durée de l e u r regne i l s p o r t e n t l e u r s influences dans l a Langue.
C'est q u ' a l o r s l e peuple s'approprie p l u s i e u r s des expressions que l e s savans ont inventées;
comme ceux-ci adoptent souvent à l e u r tour des expressions p o p u l a i r e s . Si l ' o n considère
que l a Grèce, e t principalement l a v i l l e d'Athènes j o u i s s o i e n t de cet avantage, l ' o n cessera
de s'étonner des grandes prérogatives de l a Langue Grecque. La Philosophie e t l e s diverses
branches des L e t t r e s contribuent s u r t o u t à c e t t e i n f l u e n c e , lorsque de l a poussière du
cabinet e l l e s passent dans l a bouche de l ' O r a t e u r profane e t sacré, ou dans ces b e l l e s
bouches que l e s graces semblent animer e t dont chaque parole rencontre des Echos, qui se
p l a i s e n t à l a répéter ( i d . : 9 -
) . 1
- 236 -

1.3. L'essai de Michaelis contient une indication de politique culturelle


et linguistique qui engagera l'intelligentsia progressiste des décennies
successives. On en trouve un écho en Italie dans l'organisation du Saggio
sulla filosofia delle lingue (1785) de Cesarotti. La langue nationale comme
langue à laquelle consent la majorité des sujets parlants est une des thèses
portantes du texte:

Ni una lingua f u mai formata per p r i v a t a  pubblica a u t o r i t à , ma per l i b e r o e non espresso


consenso del maggior niñero. Quindi ni una a u t o r i t à d'un i n d i v i d u o  d'un corpo può mai
nemmeno i n progresso a r r e s t a r e  c i r c o s c r i v e r e l a l i b e r t à d e l l a nazione i n f a t t o d i l i n g u a ;
quindi l a nazione stessa, ossìa 11 maggior numero del parlanti avrà sempre l a f a c o l t à d i
m o d i f i c a r e , accrescere e c o n f i g u r a r l a l i n g u a a suo senno, senza che possa mai d i r s i esser
questa una lingua diversa f i n c h é non giunge a perdere l a sua s t r u t t u r a c a r a t t e r i s t i c a .
(...) i l giudice d e l l a sua l e g i t t i m i t à non pub mai essere un p a r t i c o l a r e che decida ex
cathedra sopra canoni a r b i t r a r i , mai bensì l a maggior parte d e l l a nazione che col  u s a r l o ,
 r i g e t t a r l o ,  n e g l i g e r l o ne mostri l'approvazione  '1 dissenso (1785:21).

Pour Cesarotti aussi l'idéal, c'est une situation dans laquelle la langue
de l'écrivain et la langue du peuple ne se trouvent pas séparées. "L'usage,
quel qu'il soit, fait loi quand il est universel, et commun aux écrivains
et au peuple, et dans ce cas on ne peut jamais le considérer défectueux,
puisque finalement le consentement général est l'auteur et le législateur
des langues" (id.:65).

Sur la base des indications de Michaelis, des analyses encore plus radicales
furent faites en Italie vers la fin du siècle. S'il est vrai que le niveau
et la qualité intellectuelle d'un peuple se sédimentent dans la langue
usitée, le caractère et le génie de la nation italienne, où il existe un
écart considérable entre la langue cultivée d'une minorité et les langues
vulgaires ou dialectes de la majorité, ne peuvent pas être lus dans les
écrits en langue italienne:

quando si parla d e l l ' I t a l i a n o c a r a t t e r e , oseremo noi credere, che propriamente del nostro
c a r a t t e r e si p a r l i ? Noi scriviamo I t a l i a n o , mi si r i p e t e r à ancora. Ecché hanno che f a r e
quei p o c h i , che srivono  parlano I t a l i a n o , con t u t t o i l rimanente corpo d'ella nazione?
Qualunque i l nostro c a r a t t e r e s i a s i ( . . . ) , q u e l l o certamente non è , che l a l i n g u a I t a l i a n a
o f f r e d i p i n t o all'esame d e g l i s t r a n i e r i s t u d i o s i d e l l a medesime (Grassi 1748:112).
- 237 -

2. La campagnej la culture et la langue chez Antonio Genovesi.


La métaphore de la langue en tant qu'état démocratique régi par les règles
du consensus et de la majorité f a i t que l ' o r i g i n e de la l é g i t i m i t é de la
langue nationale se déplace du Palais et du p e t i t nombre des savants au
grand nombre des simples hommes d'esprit et sans lettres. L'innovation
est trop grande pour avoir pu être produite seulement sur la base de con­
sidérations théoriques sur le langage. Le débat linguistique accompagne
en r é a l i t é des processus économico-politiques d'une plus vaste envergure.
Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle l'économie politique naissante
produit un même changement d'optique dans l'évaluation des processus de
formation de la richesse nationale: la source principale (et, pour les
physiocrates de stricte obédience, exclusive) de la richesse distribuée
parmi les divers ordres sociaux dont est composé le corps n a t i o n a l , est
i d e n t i f i é e dans le t r a v a i l agricole.

Le laboureur peut, absolument p a r l a n t , se passer du t r a v a i l des autres o u v r i e r s ; mais aucun


o u v r i e r ne peut t r a v a i l l e r si l e laboureur ne l e f a i t v i v r e . Dans c e t t e c i r c u l a t i o n , q u i ,
par l'échange réciproque des objets du besoin, rend l e s hommes nécessaires les uns aux autres
e t forme l e l i e n de l a s o c i é t é , c ' e s t donc l e t r a v a i l du laboureur qui donne l e premier mou­
vement. Ce que son t r a v a i l f a i t produire à l a t e r r e au delà de ses besoins personnels est
l ' u n i q u e fonds des s a l a i r e s que reçoivent tous l e s autres membres de l a société en échange
de l e u r t r a v a i l . Ceux-ci, en se servant du p r i x de cet échange pour acheter à l e u r tour les
denrées du laboureur, ne l u i rendent exactement que ce q u ' i l s en ont reçu (Turgot, Réflexions:
9-10).

Même en économie, mais avec une force de rupture supérieure, l'ordre hiér­
archique des membres dont est composée la machine nationale se trouve ren­
versé: le monde de la capitale et de la ville découvre la province et la
campagne en tant que moteur et centre propulseur de sa propre existence
économique. Le monde rural devient un des protagonistes du débat culturel
et politique.

Dans toute l'Europe les deux processus (centralità économique de la campagne,


légitimité des langues nationales recherchée dans la pratique de la majorité
des sujets parlants) s'entrecroisent et se répondent de diverses manières:
chaque pays vit de façon spécifique le déplacement d'intérêt, économique
et linguistique, vers le monde de la campagne et de la province. En Italie
le premier qui sut le mieux percevoir et théoriser le lien de la politique
linguistique avec les questions de la modernisation et d'une plus grande
2
productivité du travail agricole, fut Antonio Genovesi.
- 238 -

2.1. Certains événements extérieurs bien connus de la biographie intel­


lectuelle de Genovesi sont, par rapport au problème que nous examinons,
emblématiques. En 1754 il donne le premier cours d'économie politique pro­
fessé en Italie. La Chaire (dont la dénomination initiale est Mécanique
et Commerce) est voulue et financée par l'administrateur et entrepreneur
agricole Bartolomeo Intieri, avec l'obligation que l'enseignement soit pro­
fessé en langue italienne {vita: 29, 32). La nature exceptionnelle de l'é­
vénement est tout de suite notée par Genovesi même: "le jour suivant je
commençai mes cours. Ce fut une bien grande merveille que d'entendre les
donner en italien. Ainsi en m'en étant aperçu dès le début de l'explication,
je dus commencer par les qualités de la langue italienne, et affronter
le préjugé des écoles d'Italie" (lettre à Penne du 23 novembre 1754). A
partir de ce moment, l'abandon du latin dans l'enseignement et dans le
débat scientifique, la défense et la diffusion populaire de la langue ita­
lienne, d'une part, l'augmentation de la productivité du travail agricole
et des arts au moyen de leur modernisation technico-scientifique, d'autre
part, seront considérés par Genovesi comme des aspects divers d'un projet
unique.

Le lien entre les deux questions apparaît clairement tout de suite dans
l'intervention par laquelle commence le nouveau cours économico-politique
de la philosophie de Genovesi, dans le Discorso sopra il vero fine delle
lettere e delle scienze publié en 1754 comme introduction au Ragionamento
sopra i mezzi necessari per far rifiorire l'agricoltura de l'agronome toscan
3
Ubaldo Montelatici. La thèse centrale est que, si une des principales
causes "de la richesse et de la puissance d'un pays est l'industrie de
ses habitants", celle-ci est amoindrie et insuffisante si elle n'est pas
soutenue par une culture technico-scientifique adéquate: "l'industrie est
aveugle sans les bonnes connaissances qui perfectionnent les arts, et les
bonnes connaissances sont inséparables des lumières des Lettres, qui élèvent
et améliorent la raison; il est manifeste que c'est une chose difficile,
pour ne pas dire impossible, qu'une nation puisse être sagement industrieuse,
et donc riche, grande et puissante, sans les belles lumières de l'esprit
humain" {Discorso: 63). Le sous-équipement de l'agriculture méridionale
est par conséquent mis en correspondance avec le caractère rhétorico-hu-
maniste de la culture produite par les intellectuels qui ont préféré "mieux
discuter, avec l'admiration des ignorants, de choses incompréhensibles,
que d'instruire avec simplicité leurs citoyens sur des choses qu'il importe
- 239 -

de savoir au philosophe et au paysan" (id.:49). "Chaque fois que je considère


cet état de choses, je m'émerveille fort que les agriculteurs, les pasteurs
et tous ceux qui exercent des arts par lesquels le genre humain subsiste,
aient pu tolérer en paix une race d'hommes qui, au lieu de leur donner
le moindre éclairage et aide, dans le même temps qu'ils jouissaient des
fruits de leur industrie, sans doute se riaient-ils de leurs fatigues ou
les regardaient-ils comme des animaux d'une autre espèce, fait par Dieu
à l'image de l'homme pour servir leurs plaisirs" (id.:52). L'accroissement
de la production économique exige un changement de la culture et sa diffusion
parmi les agents de la production (paysans, propriétaires, artisans):

è d e s i d e r a b i l e che questo lume [des sciences] si d i f f o n d a ancora v i e p i ù , e che, come p a r l a


un de' piti b e l l i ingegni d ' I t a l i a , d a l l e p a r t i p i ù a l t e discenda e si comunichi f i n o a l l a
p i l i infima del popolo. Se e g l i un g i o r n o , quando, che a Dio p i a c c i a , giunga a r i s c h i a r a r e
i n o s t r i a r t i s t i e i c o n t a d i n i , non solo d'un lume di r i v e r b e r o , che l e l e t t e r e sempre
seco portano, ma d'un pochetti no ancora di d i r e t t o , quali abbondanti f r u t t i non saranno
per r i c o g l i e r n e i n o s t r i p o s t e r i ? Forse a t a l u n i de' n o s t r i aborigeni (che ce n'ha da per
t u t t o ) parrà strano e chimerico ciò c h ' i o d i c o . Ma sarebbe e g l i finalmente tanto d i f f i c i l e
che i l l e g g e r e , l o s c r i v e r e ed un poco d'abbaco divenisse quasi comune? I Franzesi l'anno
presso a poco conseguito. Che a' ragazzi insieme col catechismo d e l l a r e l i g i o n e e d e l l a
morale, si facesse anche apprendere una brieve i s t i t u z i o n e d i a g r i c o l t u r a , di commerzio
e d'altre arti? [...] Che v i fossero d e l l e accademie, n e l l e quali insieme c o g l i aristi
e contadini i n t e r v e n i s s e r o de' matematici e de' f i s i c i , i q u a l i dessero l o r o d e l l e u t i l i
l e z i o n i ? Ma e l l e n o ci sono i n I n g h i l t e r r a , e n'è una recentemente stata aperta i n Firenze.
Che g l i a d d o t t r i n a t i giovani d e l l e nostre p r o v i n c i e vol esser prendersi l a nobil cura di
esaminare ciascuno l e d e r r a t e e l ' a r t i del suo paese, e di r i c e r c a r e e proporre i n vol gar
lingua i modi d i accrescerle e di m i g l i o n a r l e ? ( i d . : 6 6 - 7 ) .

La f i n de l'argumentation se boucle sur un des noeux qui sont au coeur


de la pensée de Genovesi: la d i f f u s i o n de la nouvelle culture parmi les
paysans et les artisans et la création d'Académies agraires grâce auxquelles
le paysan pourra apprendre les mathématiques et la physique exigent la
substitution du l a t i n par la langue vulgaire. La l u t t e contre le latin
et la construction d'un réseau c a p i l l a i r e d'écoles de base sont fortement
liées au projet d'une réforme de l'économie. "La l e c t u r e , l ' é c r i t u r e , l'a­
rithmétique, arts nécessaires pour a f f i n e r et élever la raison, ainsi que
pour la d i r i g e r , ou sont encore tous inconnus dans l ' o r d r e civil, ou ne
sont encore que peu de chose. En conséquence de quoi i l conviendrait pour
la véritable culture générale que non seulement les gentilshommes mais
aussi les artisans, les paysans les plus aisés et une certaine partie des
femmes en connaissent quelques bribes. [...] I l s amélioreraient les a r t s ,
- 240 -

et les renderaient plus efficaces, plus répandus et plus utiles". Le latin,


avec l'analphabétisme répandu, est une des principales causes de sous-
développement économique: "La raison principale de cette inculture a été
le préjugé, ou l'orgueil des doctes, d'après lequel on ne pourrait ou devrait
écrire les essais scientifiques que dans une langue secrète, afin que les
arts soient réservés à peu de gens, et que même le savoir devienne un mono­
pole" [Lezioni, 1:333-4). Au contraire, "toutes les sciences devraient
être enseignées dans la langue du pays, afin que l'on puisse plus facilement
pénétrer les mystères de la Sagesse" [Logica: 2 7 ) ; en effet, "tant que
les sciences ne parleront qu'une langue inconnue de nos mères et nourrices,
il n'y aura rien d'autre à espérer que notre gentil pays, né pour produire
de bons esprits, soit fruste, misérable, vil et valet des étrangers"
(id.:IX).

3. Démocratie rurale et démocratie linguistique chez Giovanni Agostino


De Cosmi.
Maintenant nous avons assez d'éléments pour pouvoir suivre le débat qui
accompagne l'établissement des écoles normales en Sicile. Dans le projet
culturel qu'Agostino De Cosmi tentera de réaliser on peut voir converger
la nouvelle sensibilité politique pour le langage préparée durant ces années
par la culture européenne et le lien génovésien entre d'une part la moder­
nisation de l'économie, l'élaboration et la grande diffusion d'une nouvelle
culture et d'autre part la question de la langue. Lorsque De Cosmi commence
à s'occuper systématiquement et publiquement de l'éducation primaire et
de ses aspects linguistiques, le lieu et l'occasion mêmes de son début
sont déjà emblématiquement de type génovésien.

3.1. En octobre 1785 le vice-roi Caracciolo, pour justifier publiquement


la politique agricole suivie à l'occasion de la crise annonaire des deux
dernières années, publie les Riflessioni sull'economia e l'estrazione de'
frumenti della Sicilia. Le principe qui soutient l'essai est que "le travail
est en dernière analyse le prix de toute chose, lequel est plus ou moins
fécond selon l'industrie et l'habileté avec lesquelles il se prodigue"
(1785:218). En conséquence la richesse de l'agriculture, qui est la première
source de toute la richesse nationale ("en dernière analyse ce sont les
terrains qui rapportent", id.:240), "afin qu'elle soit stable et naturelle,
elle doit naître de l'abondance du travail et des récoltes, et non de prix
- 241 -

forcés et artificiels. En cultivant plus de terrain avec plus de soin,


on peut en extraire une quantité de grain plus grande qu'à présent, avoir
plus d'argent et employer plus d'hommes" (id:.218-9). La distribution inégale
en faveur de quelques propriétaires fonciers est au contraire un obstacle
à la productivité agricole sicilienne parce que "les terrains [...] se
cultivent d'autant mieux qu'ils sont divisés en divers petits champs"
(*id. :246-7). "En Sicile il y a de nombreux propriétaires très riches, ce
qui est, par rapport à ses dimensions, disproportionné et monstrueux; et
le gouvernement, qui devrait réduire ces différences démesurées en aidant
à la division des fortunes, favorise au contraire leur accroissement. Les
besoins contraignent les pauvres à accepter des riches n'importe quelles
conditions, et la richesse excessive de ce petit nombre contistue une entrave
qui conditionne tous les autres ordres de l'état" (id.: 243). "En somme,
ici rien d'autre n'a été visé (ce qui est à l'origine de tous les maux)
que le soutien et 3a protection de l'intérêt des grands et des riches;
aucune autre voix que la leur n'a été écoutée jusqu'à maintenant [...]:
les larmes et les lamentations du peuple ne se voient pas, ni ne s'entendent"
(id.:241). Une des maximes du bon gouvernement sicilien doit en conséquence
avoir comme but de "fonder la richesse de la Sicile sur le développement
de l'agriculture, sur la bonne distribution des biens et des hommes, et
sur la juste répartition des charges publiques" (id.:248). L'efficace et
équitable organisation de l'économie rurale produira de même ses effets
positifs sur l'industrie et sur toute l'économie urbaine: "les arts, et
qui plus est les plus utiles et nécessaires, naissent et se multiplient
dans les environs des campagnes et dans les villages; et le cours naturel
des choses est que les capitaux proviennent des campagnes pour aller dans
les villes où ils augmentent grâce aux arts et au commerce, et quand par
la suite leur surabondance en diminue le profit, une partie, en retour,
èst répandue sur toutes les terres: c'est dans ce circuit que se reprennent
au fur et à mesure l'agriculture, le commerce et les manufactures, qui
ainsi se mantiennent au bon niveau" (id.: 228-9). 4

De Cosmi intervient dans le débat ouvert par l'essai de Caracciolo avec


un Commentaire aux Réflexions et, en interprétant très bien l'esprit géno-
vésien et cul turai iste des annotations du vice-roi, il y ajoute une Digres­
sione sulla pubblica Educazione dont le corpus central deviendra dix ans
après le premier chapitre du premier tome des Elementi di filologia italiana
e latina. La Digression est, malgré le titre, beaucoup plus qu'un appendice
- 242 -

isolable du reste. L'élucidation des raisons pour lesquelles De Cosmi a


considéré opportun d'insérer un projet de politique éducative et linguistique
dans un essai de politique économique, fera comprendre aussi bien ce que
sont les écoles normales siciliennes que le nouveau contexte, qu'on peut
appeler en Italie génovésien, dans lequel partout en Europe à la fin du
siècle se déroulaient les débats linguistiques.

Le Commentaire répète et amplifie la ligne à la fois physiocratique et


smithienne-productiviste de Caracciolo: "il est toujours vrai qu'en dernière
analyse la valeur des choses - c'est-à-dire celle de l'argent qui la re­
présente - est la fatigue de l'homme" (1786:6). Si un homme avec une quantité
considérable d'argent "consomme toujours sans jamais produire", en effet
"chaque année il devient toujours plus pauvre [...]. Il faut pour éviter
cet état de misère qu'il s'ingénie à produire quelque chose de nouveau;
qu'il combine son argent avec la terre et avec son industrie et celle des au­
tres hommes avec lesquels il voudra bien s'associer; qu'il sache se saisir
des différents genres de cultures et de produits qu'il puisse donner en échan­
ge des autres choses qui lui sont nécessaires" (id.:5). Ce même principe
smithien vaut pour les nations: "un Règne n'est pas forcément riche parce qu'
il est propriétaire de beaucoup d'argent; mais plutôt parce qu'il est consti­
tué par un peuple travailleur, laborieux et industrieux qui, au lieu de dé­
penser son argent en faisant venir du dehors les choses nécessaires, sait at­
tirer une autre devise en donnant en échange le surplus de ses consommations"
(id.: 8 ) ; "la vraie prospérité d'une Nation consiste en l'abondance des produc­
tions et par conséquent en l'abondance de travail et d'industrie grâce aux­
quels elles se réalisent" (id.:11). Même pour De Cosmi la forte productivité
du travail agricole est à la base du bon fonctionnement de l'économie manu­
facturière: "aucune opération ne promeut autant les fabriques nationales que
le bas prix des denrées; car le main d'oeuvre coûtant moins cher, le marchand
est en mesure de pouvoir conclure de meilleurs marchés grâce à la concurrence
que se font entre eux les vendeurs [...]. La difficulté insurmontable que les
arts rencontrent dans notre nation pour pouvoir s'y établir, naît principale­
ment du prix artificiel et forcé que l'on donne au pain en Sicile, lequel
prix accroissant la valeur nominale c'est-à-dire pécuniaire et non la valeur
réelle, fait que les manufactures coûtent plus cher et avec elles la main d'
oeuvre: ce qui rend difficile la vente de nos oeuvres face à la concurrence
étrangère, et ce qui fait qu'à la longue les arts s'éteignent sans espoir de
ne jamais pouvoir se rétablir" (id.:23-4). Le sens final du Commerce coïncide
- 243 -

avec c e l u i des Réflexions: l e monde de l a campagne d o i t ê t r e l a préoccupation


principale d'une politique réformiste. Pour De Cosmi la modernisation de la
p r o d u c t i o n a g r i c o l e demande deux c o n d i t i o n s e n t r e e l l e s complémentaires:

A) l a s u b s t i t u t i o n de l a grande p r o p r i é t é f o n c i è r e avec l a p e t i t e e t moyenne


propriété cultivatrice: "la culture des terres prospère beaucoup plus à
petite qu'à grande échelle et encore plus dans l e s propriétés privées que
dans l e s t e r r e s l o u é e s " ( i d . : 4 4 ) ;

B) une t r a n s f o r m a t i o n culturelle des c l a s s e s p r o d u c t i v e s qu'on peut obtenir


au moyen d'une "éducation publique" rénovée et populaire: "A propos de
l'éducation et de la culture nationale, il est utile de faire remarquer
l'influence que peuvent avoir les sciences et les connaissances pour dé­
grossir le peuple et pour le rendre sagace e t industrieux dans t o u t e s les
opérations mécaniques et pratiques aussi bien pour les productions de la
t e r r e qu'en ce qui concerne l e s m a n u f a c t u r e s " (id.:74-5).

La m a t r i c e culturelle de l a Digressione sulla pubblica Educazione se situe


dans ce contexte d'idées: l'accroissement de la richesse nationale, qui
est à r é a l i s e r au moyen de l a m o d e r n i s a t i o n de l ' é c o n o m i e (de c e l l e agricole
en premier l i e u ) e t du démantèlement de l a grande p r o p r i é t é f o n c i è r e , demande
une réforme de la culture populaire. La p a r t i e de l a Digression qui ouvre
le premier tome des Eléments débute par cette affirmation de principe:
"Afin qu'une Nation contribue uniformément e t intelligemment aux opérations
d'économie publique, il est nécessaire qu'elle se secoue de sa langueur
et qu'elle acquiert une éducation plus générale, plus industrieuse, plus
active" (1786:56; 1796:1). L'éducation p o p u l a i r e e s t une p a r t i e fondamentale
de l a politique économique. On ne p o u v a i t pas mieux interpréter la philo­
sophie politique du vice-roi. A la fin de 1783, Caracciolo, depuis deux
ans en Sicile, écrivait à Acton: "On recommande pour le bien d'un pays
l'agriculture, l'industrie, les a r t s , l e commerce, t o u t ceci est très bien;
mais le peuple est la matière première sur laquelle on se d o i t d'établir
la culture tant désirée" (1965:1070). C'est sur le terrain du l i e n entre
p r o d u c t i o n économique e t réforme de l a c u l t u r e p o p u l a i r e que n a î t , justement,
l a p r o p o s i t i o n de p o l i t i q u e é d u c a t i v e e t l i n g u i s t i q u e de De Cosmi.

3.2. Le p r o j e t de démocratie rurale (Giarrizzo 1980:779-87) de Caracciolo


et De Cosmi demandait comme cause et effet la patiente construction d'une
- 244 -

démocratie c u l t u r e l l e et l i n g u i s t i q u e : "grand mérite i l y aurait d'extirper


cette mauvaise et inhumaine politique qui fomente l'ignorance nationale
et le manque de lumières parmi le peuple; politique qui se fonde sur le
faux présupposé qu'on gouverne mieux les hommes a v i l i s et aveuglés que
les hommes éclairés" (De Cosmi 1786:59; 1796:7-8). La Grèce antique est,
comme ce f u t le cas pour Michaelis, le meilleur modèle historique de démo­
cratie culturelle et linguistique. "Parmi toutes les nations cultivées,
la Grèce est celle où la culture f u t plus générale et plus étendue à toutes
les classes de personnes. On s a i t par milles exemples que même les petites
femmes et le bas peuple d'Athènes étaient très f i n s d ' o r e i l l e s pour discerner
et goûter les oeuvres d'éloquence, d ' h i s t o i r e , de poésie" (1786:60; 1796:9).
L'instrument d'une communication sociale si universelle et capillaire ce
fut le langage, "indice i n f a i l l i b l e de la culture d'une nation" (1786:60;
1796:10). Toutes les cités grecques "employaient le même idiome, bien qu'avec
quelques variétés d i a l e c t a l e s " , et surtout c ' é t a i t toujours le même langage
qu'on employait dans les divers contextes de communication et pour t r a i t e r
des arguments cultivés ou ordinaires: "ayant une seule et même langue pour
les actions publiques et privées, pour les l o i s et le théâtre, pour les
poètes et les philosophes, pour les orateurs et les géomètres, et généra­
lement n'ayant besoin d'aucun autre idiome pour apprendre quoi que ce s o i t ;
ainsi d'une part i l s mirent tout le soin possible pour rendre p a r f a i t leur
propre idiome, et cela leur donnait d'autre part une plus grande facilité
pour apprendre tout ce q u ' i l s voulaient" (1786:61; 1796:11).

Dans le modèle de démocratie grecque l ' u n i f o r m i t é sociale de la langue


a un rôle de tout premier plan. Dans la Digression la s t r a t i f i c a t i o n sociale
et c u l t u r e l l e des pratiques linguistiques est le c r i t è r e presque exclusif
d'évaluation du degré de perfection culturelle et politique atteint par
chaque communauté nationale. L'histoire de la formation de la culture et
de la langue l a t i n e est un cas paradigmatique d i f f é r e n t de l'exemple grec.
"La formation de la langue l a t i n e et la culture du peuple romain se r é a l i ­
sèrent d'une manière très d i f f é r e n t e " : dans la république romaine " i l n'y
avait de l i b e r t é que dans la capitale: là seulement se constitua la langue"
et l'inégalité linguistique fit que les provinces étaient moins évoluées
que Rome. Même quand "Cicerón [ . . . ] conçut l ' i d é e d ' e n r i c h i r le l a t i n de
tout ce q u ' i l y a de beau dans la philosophie de Platon et des Stoïciens
[...] et exprima dans ses é c r i t s immortels tout ce dont la langue pouvait
être capable avec le dessein exprès que ses concitoyens n'aient plus besoin
- 245 -

pour s'instruire d'une langue étrangère", la dépendance linguistique et


culturelle à la Grèce demeura: "malgré tous ces e f f o r t s , le besoin d'ap­
prendre une autre langue ne cessa point parmi les Romains". "De là j'en
conclus que l'éducation publique des Romains f u t moins apte que celle des
Grecs pour la politesse de la nation" (1786:63-4; 1796:14-7).

De t e l l e s différences de niveaux linguistique se retrouvent dans l'Italie


et la S i c i l e de l'époque vulgaire, où l'emploi du l a t i n dans les sciences
et dans l'enseignement empêche la c i r c u l a t i o n c u l t u r e l l e entre les diverses
couches sociales: "notre vulgaire f u t méprisé de plus en plus, tandis qu'une
locution barbare était considérée comme la seule langue bonne pour les
sciences"; "les écoles publiques et les sciences continuèrent encore à
utiliser leur l a t i n ; [...] ce qui retarda encore plus l'emploi et le per­
fectionnement de l'idiome vulgaire" (1786:66-7; 1796:20-2). La disparité
entre indiome des sciences et idiome parlé par la majorité des citoyens
ne permet pas, de plus, de percevoir dans la culture d'un p e t i t nombre
d'intellectuels le niveau moyen de toute la nation: "la S i c i l e eut en ce
temps ses gens de l e t t r e s [...] mais qui c r o i r a i t pouvoir t i r e r de ceux-
ci la culture représentant toute la nation s'illusionnerait" (1786:67;
1796:22). La l u t t e contre le latin s'allie avec le projet de démocratie
rurale et c u l t u r e l l e : "On c r o y a i t , et encore aujourd'hui une t e l l e croyance
persiste, q u ' i l n'y avait pas d'autre manière d ' i n s t r u i r e les hommes qu'en
leur faisant apprendre le l a t i n . Et l'on ne f a i s a i t apprendre ce même l a t i n
qu'en langue l a t i n e , selon une contradiction et une absurdité qui ne f u t
reconnue finalement comme t e l l e qu'à notre époque". Alors qu'au contraire
"C'est une règle de méthode quede commencer parles choses les plus f a c i l e s .
Et précisément rien n'est plus f a c i l e que de donner les premières notions
de l ' a r t de parler en u t i l i s a n t la langue que l'on comprend". Mais pourquoi
étudier le latin? "Le l a t i n n'est pas f a i t pour que nous l ' é c r i v i o n s et
encore moins pour que nous le parlions; il doit servir à comprendre les
anciens auteurs. La science de la grammaire, étant commune à toutes les
langues, est tout autre chose. Pourquoi les confondre au point que le f a i b l e
esprit des enfants ne puisse bien apprendre ni celui-là ni celle-ci?".
"On pourra f a i r e progresser la culture générale, qui dépend de la culture
en langue v u l g a i r e " , seulement si l'enseignement de base est pratiqué en
cette même langue. Le point de repère est toujours le monde du t r a v a i l :
- 246 -

T u t t i quei f a n c i u l l i , che non sono d e s t i n a t i a p r o f e s s i o n i l e t t e r a r i e ed e r u d i t e (che sono assai


poche), saranno i n i stato di p r o f i t t a r n e l l e d i s c i p l i n e u t i l i . L ' A g r i c o l t u r a , l a Chimica, l a
Farmaceutica, l a S t o r i a Naturale, l a C h i r u r g i a , l a F i s i c a , l ' I s t o r i a , l ' A r i t m e t i c a , l'Agrimensu­
r a , l a Meccanica, l a Metafisica stessa, l a Morale C r i s t i a n a , i Doveri dell'uomo e del c i t t a d i n o
possono apprendersi quanto basta al comun s e r v i g i o i n lingua volgare. Che veggi amo avvenir t u t t o
giorno continuandosi l ' a n t i c a maniera d ' i n s t r u i r e i f a n c i u l l i unicamente su l e regole confuse
del l a t i n o e d e l l a grammatica? di venti appena due  t r e avanzano per forza di naturai perspica­
cia a qualche cosa di m e g l i o , e g l i a l t r i , dopo di aver perduto i m i g l i o r i anni i n u t i l m e n t e ,
vanno a perdersi n e l l e a r t i meccaniche senza veruna c u l t u r a ed i s t r u z i o n e , tanto r o z z i , quanto
l o erano prima di cominciare ad imparare. Ricordiamoci d e l l a c u l t u r a d e l l a Grecia, e non si t r o ­
veranno importune l e mir rimostranze (1786:67-9; 1796:22-5).

Les deux parties du Commentaire, celle économique comme celle pédagogico-


linguistique, ont comme principe inspirateur l'élargissement des dimensions
de la nation jusqu'à englober le peuple de la campagne et de la province,
c'est-à-dire "la majorité de ses membres". La substitution du latin par
l'idiome vulgaire est le côté linguistique qui doit accompagner la réforme
économique consistant en la formation d'un tissu de petits et moyens pro­
priétaires cultivateurs. "Un pays peuplé de misérables est misérable - peut
on lire dans la partie économique du Commentaire - parce que ce sont les
classes les plus nombreuses qui constituent le peuple et non pas l'élite;
et toutes les populations composent l'Etat, qui sera tel que la majorité
de ses composants. Il est clair donc que l'accroissement du nombre des
propriétaires produit aussi bien le profit des colons que celui des con-
cesseurs, et en conséquence ceci contribue aux bien supérieur de l'Etat"
(1786:50). Un système éducatif adressé aux classes les plus nombreuses
qui constituent le peuple et non pas à l'élite, comporte un changement
linguistique: "L'éducation littéraire générale doit avoir pour objet la
majorité de la Nation et doit s'effectuer dans la langue du peuple; et
ce n'est pas parce que cela n'a pas eu lieu jusqu'à maintenant que l'on
ne doit pas le réaliser à l'avenir" (1786:69; 1796:6). 5

4. Les écoles normales et la société.


En janvier 1786, quand De Cosmi est en train de publier le Commentaire,
le vice-roi Caracciolo est appelé à Naples et est substitué par le prince
de Caramanico. Le nouveau cours de politique agraire n'en est pas pour
autant interrompu: grâce à la contribution venant d'une partie de la main­
morte ecclésiastique, des fonds qui appartenaient aux jésuites et des terres
domaniales, la Sicile de cette période assiste à une profonde réstructuration
- 247 -

de l'aménagement foncier et à la formation d'une classe assez importante


de nouveaux p r o p r i é t a i r e s . 6 Le binôme génovésien et décosmien de réforme
agraire et réforme de la culture populaire imposait la réorganisation des
écoles de base.

A la fin de 1786 De Cosmi, sur la suggestion de Caracciolo, est invité


par le roi Ferdinand à Naples pour y étudier la méthode adoptée dans les
écoles normales dirigées par les pères célestins A. Gentile et L. Vuolo,
et les moyens de la répandre en S i c i l e . En janvier 1788 i l reçoit la charge
d'implanter et de d i r i g e r les écoles normales en S i c i l e . 7

L'école de base initialement conçue par De Cosmi é t a i t une école gratuite


qui se proposait d'enseigner à lire et à écrire la langue i t a l i e n n e , et
à compter ("lire, écrire et compter sont les principaux instruments de
la culture nationale"; 1786:58-9; 1796:6): il s'agissait de préparer aux
professions non humanistes reliées au monde du t r a v a i l . L'enseignement
du l a t i n , en tête des matières dans les autres écoles, devait en être exclu.
La première année la préoccupation principale fut la recherche des ins­
truments organisât!'f s les plus aptes à traduire en pratique didactique
le lien é c o l e - t r a v a i l . La Relazione du 17 j u i l l e t 1789, adressée au vice-
roi, tourne autour de ces thèmes. On y confirme le principe de base de
la Digression ("Un des principaux objets d'utilité publique que l'on a
visé par la création des écoles normales, a été l'amélioration de l ' a g r i ­
culture abandonnée, comme un peut le v o i r , aux frustes capacités des paysans.
Les éléments de cet a r t , qui est à l ' o r i g i n e de tous les autres et les
n o u r r i t , doivent être enseignés dans les écoles des villages et des v i l l e s ,
que l'on est en ce moment en t r a i n de fonder") et on propose de former
des i n s t i t u t e u r s compétents "dans les domaines de la philosophie de la
nature qui sont nécessaires pour enseigner l'agriculture" (Di Giovanni
1888:161-2). A la suite de quoi on publiera un Catechismo di Agricoltura,
rédigé par Benedetto di Canciana, dont malheureusement on n'a pas retrouvé
d'exemplaires.

C'est à propos de l'enseignement du l a t i n que De Cosmi rencontre les plus


gros obstacles et qu'il devra en partie modifier le plan o r i g i n a i r e . Ce
sera un des terrains de combat avec les adversaires des écoles normales.
On a un premier écho de cette l u t t e dans la Relazione du 9 octobre 1791:
"Tous ceux qui ont participé aux essais publics des écoles normales, s a t i s -
- 248 -

f a i t s du p r o f i t obtenu par les jeunes gens à propos de l'éducation populaire,


m'ont demandé si de même on a l l a i t encore leur apprendre la langue l a t i n e .
On ne s a i t pas concevoir autrement l ' i n s t r u c t i o n qu'en enseignant la gram­
maire de l a d i t e langue, voilà le préjugé généralisé dans le pays". De
Cosmi ne se retranche pas derrière un refus préjudiciel; il accepte le
défi et p r o f i t e de l'occasion pour repenser de manière plus articulée l ' o r ­
ganisation des écoles normales et pour redonner un nouveau sens à l'étude
du l a t i n . La Relazione poursuit:

Io ho r i s p o s t o che sebbene negli oggetti v o l u t i dal re n e l l a i s t i t u z i o n e d e l l e scuole normali


non e r a , né poteva essere compresa una l i n g u a che serve solamente per pochi o r d i n i d i persone,
t u t t a v i a i l metodo era di sua natura cosi generale e e c c e l l e n t e , che sarebbesi f a c i l m e n t e
a p p l i c a t o a l l a l i n g u a l a t i n a , col vantaggio che i n un solo anno tanto se ne sarebbe appreso
quanto bastasse a l l a i n t e l l i g e n z a d i uno  due a u t o r i c l a s s i c i , ma d i f a c i l e i n t e l l i g e n z a .

Ho r i f l e t t u t o f r a t t a n t o che sarebbe d i pubblico vantaggio l ' a b b r e v i a r e l'apprendimento del


l a t i n o , che occupa intieramente l i primi sei anni d e l l a i s t r u z i o n e , ad un solo anno; e con
questa mira ho f a t i c a t o da due anni a rendere semplice, spedita e sicura l a maniera di porre
ed e f f e t t o questo pensiero.

Se dungue l ' È . V. degnerassi d i approvare i l mio disegno e di comandarmene l ' e s e c u z i o n e , i o


penso di f a r e una scelta di d o d i c i  q u i n d i c i g i o v a n e t t i i n c i r c a di buona nascita (e perciò
a d a t t i ad imprendere qualche stato i n cui r i c e r c h i s i l a lingua l a t i n a ) , i quali sono s t a t i
preparati n e l l a nostra scuola c o l l a cognizionee d e l l a grammatica generale e d e l l a lingua l a t i n a
(De Giovanni 1888:169).

La position de De Cosmi est claire: aucune généralisation de l'enseignement


du latin, qui sera seulement réservé à ceux qui doivent "s'engager dans
quelque état qui demande la connaissance de la langue latine" et qui aient
déjà fréquenté les cours de grammaire générale et de langue italienne selon
la méthode normale. Dans la longue Memoria sull'Istituto Normale di Sicilia
(Di Giovanni 1888:176-83), envoyée le 6 avril 1792 au vice-roi pour se
défendre des accusations de déviation de la méthode napolitaine, De Cosmi
considérera le cours normal de latin aussi comme le lieu de formation des
futures cadres dirigeants de l'école normale: "il me plaît d'espérer que
dans le temps on saura tirer de ce groupe sélectionné de jeunes gens d'ex­
cellents Maîtres pour les écoles normales, qui auront pour ainsi dire sucé
le lait de la méthode, et qui auront tous appris chez nous dès le début".

Le 20 octobre 1791 arrive l'autorisation pour donner des cours de latin.


- 249 -

Plus de t r o i s ans ont passé depuis l'institution des premières é c o l e s nor­


males. Les buts sont maintenant plus diversifiés que ceux du p r o j e t ori­
ginaire. Dans l e Mémoire est esquissée une é c o l e qui sache s a t i s f a i r e tous
les besoins culturels d'une société ayant une complexe stratification de
travail: un système d'éducation générale va se d e s s i n e r dans les grandes
lignes; il "pourra servir à tous les besoins de l a nation, à toutes les
classes d ' i n d i v i d u s qui e x i s t e n t dans une s o c i é t é peuplée e t bien organisée,
et à toutes les différentes villes et populations dispersées à travers
le territoire sicilien". L'articulation finale de l'école décosmienne peut
être tirée du Prospetto delle Scuole Normali di Sicilia publié dans le
premier tome des Eléments (1796:160-70).

L'école est articulée en trois cycles. Au p r e m i e r cycle "sont admis les


enfants d'un âge non i n f é r i e u r à sept ans, et en deux ans i l s apprennent
à lire correctement, à écrire et à compter avec les quatre opérations
de l'arithmétique. A la fin du cours annuel on fait faire un essai aux
é l è v e s en présence de l e u r s p a r e n t s qui sont m e i l l e u r s juges pour discerner
le véritable profit". "En deux ou trois ans les enfants sont diplômés;
et si leurs parents veulent les destiner au t r a v a i l rural ou des a r t s mé­
caniques ou à n ' i m p o r t e quel autre emploi", ils sont quand même en mesure
de lire des livres élémentaires et d'"écrire leurs comptes ainsi que de
bien calculer leurs petits intérêts". Surtout, grâce à cette instruction
élémentaire, "à l'âge de douze ans il peuvent apprendre n'importe quel
a r t qui r e q u i e r t un p l u s l o n g a p p r e n t i s s a g e " . Le second c y c l e , " q u i commence
à l'âge de d i x ans, plus ou m o i n s " , est consacré au p e r f e c t i o n n e m e n t dans
l'art d'écrire et de lire. Son public est formé par ceux qui, en termes
génovésiens constituent la "classe moyenne": "le comptable, le facteur
de campagne, le géomètre, le marchand, le coursier, le lieutenant de v a i s ­
seau, le directeur d'une fabrique, d'une manufacture, et tant d'autres
personnes d'ordre moyen ont besoin d'un peu d ' i n s t r u c t i o n pour bien écrire
leurs papiers et leurs rapports". Dans l a seconde année du c y c l e on é t u d i e
l e s p r i n c i p e s de l a grammaire générale e t à c e u x - c i "on j o i n d r a l'avancement
dans l ' a r i t h m é t i q u e en ce qui concerne les f r a c t i o n s et les r è g l e s de p r o ­
portion composée". A la fin du cycle "on trouvera les élèves en mesure
d'embrasser n ' i m p o r t e quelle honnête e t c i v i l e p r o f e s s i o n qui n'a pas besoin
du l a t i n , e t de l e faire é t a n t pourvus des bases de l a l a n g u e , d'une exacte
arithmétique et d'une certaine pratique de raisonnement, dont on t i r e ra­
rement sinon jamais des écoles communales". Le L a t i n est étudié seulement
- 250 -

dans le troisième cycle auquel pourront accéder "cette classe particulière


de jeunes gens qui sont destinés à la profession des lettres par les cir­
constances dans lesquelles ils se trouvent et par leur eminente capacité
intellectuelle."

Une école ainsi articulée est le pendant d'un projet de société où il n'y
a* pas deux classes opposées ni le manque de circulation culturelle de l'une
à 1'autre:

Le società costano di classi ordinate e communicant!' f r a di l o r o ; l a classe mezzana è q u e l l a


che dee r i u n i r e l ' i n f i m o e i l sommo d e l l a c o l t a popolazione; e giustamente a l l a c u l t u r a
d i questa classe mirano l e seconde c l a s s i d e l l e Scuole Normali, e l a c u l t u r a d i questa
classe mezzana alzerà g l i e s t r e m i ; cioè f a r à b r i l l a r e i geni profondi n e l l a l e t t e r a t u r a
e n e l l e d i s c i p l i n e n a t u r a l i , e comunicherà al popolo quella porzione,  quel r i s u l t a t o ,
ed avviamento di cui sarà capace si n e l l ' e s e r c i z i o d e l l ' a r t i manuali e meccaniche, come
nel costume morale e p o l i t i c o . Non si chiamerà mai a g i a t a , r i c c a e e u l t a una c i t t a d i n a n z a
se d i v i d e r a s s i solo i n %due c l a s s i , l ' u n a s t r a r i c c a , l ' a l t r a mendica e m i s e r a b i l e ; l ' u n a
scienziata e l ' a l t r a barbara; l ' u n a i n d u s t r i o s a , l ' a l t r a v i l e ed inoperosa; l ' u n a v i r t u o s a
al sommo, e l ' a l t r a senza verun senso di m o r a l i t à .

5. Eaole active et anti-jésuite.


Le lien génovésien entre école et travail comportait un changement non
seulement dans les contenus mais aussi dans les méthodes didactiques. La
Direzione pe' Maestri, publiée en 1792 et réédité comme second chapitre
du premier tome des Eléments, est l'essai où sont le mieux exposés les
principes généraux auxquels la didactique des écoles normales devait se
conformer. Les fondements philosophiques s'inspirent de l'empirisme de
Locke et préfigurent une école dirigée plus sur le faire et sur la découverte
de nouvelles connaissances au moyen de l'expérience et de l'application
de règles méthodologiques générales, que sur la mémorisation de formules
et de notions. L'école décosmienne peut être définie comme une école active
et anti-jésuite. "Locke dans la Conduite de l'entendement dit que le but
d'une bonne éducation par rapport à ceux qui s'appliquent à l'étude, n'est
pas de les rendre parfaits dans toutes les sciences, ni même en une seule:
mais de donner à leur entendement cette liberté, cette disposition et ces
habitudes qui peuvent les mettre en mesure d'arriver par eux-mêmes aux
connaissances qu'ils visent, et dont ils peuvent profiter pour tout le
reste de leur vie" (1796:33). Une théorie didactique de ce type présuppose
- 251 -

une conception non statique du savoir: l'école a pour devoir de former


des individus qui soient suffisamment préparés pour accéder à la mobilité
et au dynamisme des savoirs scientifiques. "L'instruction profitable est
celle qui exerce la raison, non pas celle qui enferme l'esprit par les
chaînes des formules" (i d.: 49). En conséquence, "on doit [...] plus apprécier
chez les enfants tous les efforts qu'ils feront par eux-mêmes pour se former
une nouvelle notion, pour résourdre un nouveau problème d'arithmétique,
pour discerner de manière nouvelle une partie du discours, que les réci­
tations par coeur. L'enfant trop habitué à suivre servilement les formules
apprises par coeur est comme soutenu par des béquilles pour marcher: si
celles-ci viennent à manquer, il s'écroule par terre. Bien meilleure est
la condition d'un autre enfant qui commence par lui-même à avancer fermement
le pas et à marcher" (id.:40). La vie scolaire doit se conformer aux nou­
velles finalités didactiques: "il est nécessaire [...] de prévenir autant
que faire se peut la distraction et l'ennui des enfants. La variété est
le remède: variété des objets, variété dans les manières de les présenter.
La situation uniforme et passive est la moins aisée et la plus désagréable
pour le premier âge. Il faut donc les faire oeuvrer, parler, écrire, compter,
proposer et répondre tour à tour; et dans ces opérations les faire agir
en toute liberté, dans l'émulation et, quand c'est possible, avec plaisir"
(id.:32-3).

Une école de cette nature ne pouvait pas ne pas être sujette à désapprobation
et ironie de la part des adversaires. On peut lire un écho des critiques
dans les diavi palermitani du marquis de Villabianca. Après une visite
dans une école normale qui eut lieu le 23 septembre 1789, le marquis re­
marque: "A moi Villabianca, une telle méthode tant vantée par les initiateurs
me semble vraiment ridicule, et que le culte de telles écoles appelées
normales ne peut faire que peu ou rien pour le bien des enfants; c'est
pourquoi les salaires des Instituteurs, payés par le roi, sont de l'argent
jeté par la fenêtre". Après plus de dix ans, à la date du 14 novembre 1800,
le jugement négatif est confirmé:

io per me chiamo le dette cose per scuole di perdita di tempo e di disalienazione che si
fa ai giovani e ragazzi. Il Lettore di f a t t i nel 1789, che tenea scuola presso la Casa dei
PP. Crociferi alle Quattro Cantoniere, stordito dalle voci di numerosi f i g l i u o l i suoi scolari,
arrivò a dirmi che la sua scuola faceva fare la birba ed allegria ai suoi studenti.
- 252 -

6. Epilogue.
Vers le milieu des années quatre-vingt-dix commence la parabole descendante
de la fortune politique des écoles normales et de son directeur. En janvier
1795 le vice-roi Caramanico meurt de manière mystérieuse. Les nouvelles
prouvenant de la France révolutionnaire rendent encore plus méfiants les
barons et restreignent l'espace de manoeuvre du réformisme. Le président
Lopez, représentant du gouvernement de Naples après la mort de Caramanico,
est un fidèle exécuteur de la nouvelle politique des Bourbons. En mai 1795
Francesco Paolo Di Bl asi est mis à mort. En 1799 le roi Ferdinand, réfugié
avec la cour à Palerme à cause de la révolution napolitaine, interdit l'en­
seignement des sciences dans les écoles privées. Le soupçon de jacobinisme
touche inévitablement les écoles normales et De Cosmi. A partir de ce moment
l'école décosmienne, même si elle ne sera pas officiellement abolie, aura
une vie très difficile. De Cosmi consacrera les dernières années de sa
vie à expliquer, de manière posthume pourrait-on dire, le projet théorique
et politique de son école. En 1796 il publie le premier tome des Elementi
di filologia italiana e latina, dans lequel sont réunis les plus importants
écrits à commencer par la Digression du Commentaire de 1786. Le deuxième
tome est imprimé en 1803, le troisième en 1805.

Même si dans les derniers travaux une place importante sera réservée aux
moyens de moderniser l'étude du latin et à des questions théoriques de
grammaire générale, les deux objectifs éducatifs les plus importants res­
teront l'enseignement de la langue italienne et celui des sciences exactes
pour la plus grande partie de la notion, c'est-à-dire pour sa composante
populaire. Dans la préface du premier tome, voulant donner un sens unitaire
aux essais recueillis dans le volume, il écrit:

Osservai che l a c o l t u r a del linguaggio nazionale e l o studio d e l l e d i s c i p l i n e esatte erano


i due mezzi di dare e n e r g i a , sentimento ed aggiustatezza a l l e f a c o l t à i n t e l l e t t i v e ; e che
perciò invece di impiegar t u t t a l a cura all'apprendimento di un linguaggio s t r a n i e r o , che
non conviene a t u t t a l a nazione, bisognava mirar p i u t t o s t o a r i d u r r e a m i g l i o r e stato i l
linguaggio comune ed a spargere su t u t t a l a s u p e r f i c i e d e l l a S i c i l i a i semi d e l l e cognizioni
e s a t t e , e principalmente d e l l ' a r i t m e t i c a (1796:V-VI).

Dans le dernier tome des Eléments l'objectif principal de la diffusion


populaire de l'italien est renforcé jusqu'à redéfinir et distinguer le
peuple en termes de besoins l i n g u i s t i q u e s , par rapport à la classe restreinte
de ceux qui ne le sont pas: le peuple est l'ensemble des citoyens pour
- 253 -

lesquels la langue italienne est nécessaire et la langue latine n'est d'aucu­


ne utilité.

I l primo [but des écoles normales est] di agevolare a' f i g l i u o l i che doveansi rimanere
nella classe popolare, l'intelligenza degli autori di lingua volgare e la facoltà de scrivere
nella medesima lingua senza palpabili errori. Intendo poi per classe popolare la parte
maggiore della nazione, che non è in letterarie professioni impiegata, come in Giurisprudenza,
in Teologia, in Antiquaria e in somiglianti che senza le lingue dotte, cioè la latina e
la greca, sono come mutole e losche; le quali letterarie professioni nelle città e nelle
grosse popolazioni si restringono in picco! numero, ed in numero anche minore ne' v i i 1 agi.
I l latino, non essendo dunque di evidente necessità alla parte maggiore della nazione, pare
che abbia a considerarsi non come l'unico mezzo, anzi come un impedimento alla generale
coltura, che di t u t t ' a l t r i mezzi ha bisogno (1805:28-9).

Giovanni Agostino De Cosmi meurt le 24 janvier 1810. Son aventure intel­


lectuelle avec celle des écoles normales reste aux sommets de l'intelli­
gentsia progressiste de l'Europe du dix-huitième siècle. Avec le début
du nouveau siècle certains termes du lexique intellectuel changeront radi­
calement de sens: le peuple et le monde de la campagne, par exemple, de
sujets à définir en termes de besoins culturels et économiques deviendront
le lieu de la naïveté originelle. De la démocratie rurale on passe au popu­
lisme de l'étude des traditions populaires.
- 254 -

Notes

1 Sur l ' e s s a i de Michaelis on trouvera des observations u t i l e s i n Droixhe 1978:374-80.

2 A propos de l a philosophie du langage de Genovesi on trouvera une u t i l e e t précise recons­


t r u c t i o n i n Penni si 1980; d'importantes considérations aussi i n Penni si 1984.

3 "Un v r a i manifeste de l a nouvelle é c o l e " : c ' e s t a i n s i que Venturi (1969:560) d é f i n i t l e


Discours. Selon G i a r r i z z o (1981:202) " c ' é t a i t une h i s t o i r e au sens de V i c o , en même temps
h i s t o i r e de l a c u l t u r e e t h i s t o i r e de l a s o c i é t é " .

4 Sur l e débat provoqué par l e s Réflexions de Caracciolo v. l e s analyses fondamentales de


G i a r r i z z o 1980:779 e t suivantes. En p a r t i c u l i e r G i a r r i z z o remarque l ' e x t r a o r d i n a i r e r e s ­
semblance entre l e s conclusions des Réflexions et l e modèle de "démocratie r u r a l e " dessiné
par Smith dans l e troisième l i v r e de 1'Inquiry. Voici l e s pages smithiennes desquelles
semblent e x t r a i t e s l e s observations de Caracciolo sur l e rapport ville-campagne: "La sub­
sistance é t a n t , dans l a nature des choses, un besoin a n t é r i e u r à ceux de commodité e t de
l u x e , l ' i n d u s t r i e qui f o u r n i t au premier de ces besoins d o i t nécessairement précéder c e l l e
qui s'occupe de s a t i s f a i r e l e s a u t r e s . Par conséquent, l a c u l t u r e e t l ' a m é l i o r a t i o n de
l a campagne, qui f o u r n i t l a subsistance, doivent nécessairement ê t r e antérieures aux progrès
de l a v i l l e , qui ne f o u r n i t que l e s choses de luxe e t de commodité. C'est seulement l e
surplus du p r o d u i t de l a campagne, c ' e s t - à - d i r e l ' e x c é d a n t de l a subsistance des c u l t i v a ­
t e u r s , qui c o n s t i t u e l a subsistance de l a v i l l e , l a q u e l l e par conséquent ne peut se peupler
qu'autant que ce surplus de p r o d u i t v i e n t à g r o s s i r . ( . . . ) Si l e s i n s t i t u t i o n s humaines
n'eussent jamais troublé l e cours naturel des choses, l e s progrès des v i l l e s en richesses
e t en population auraient donc, dans toute société p o l i t i q u e , marché a l a s u i t e e t en propor­
t i o n de l a c u l t u r e e t de l ' a m é l i o r a t i o n de l a campagne ou du t e r r i t o i r e environnant" (1776:
470-2). Sur Caracciolo e t De Cosmi v. aussi G i a r r i z z o 1965 a e t 1965 b.

5 Le Coronen tai re est un p r o j e t de p o l i t i q u e économique, c u l t u r e l l e e t l i n g u i s t i q u e d'un t r è s


haut niveau et finement a r t i c u l é . En dehors d ' I t a l i e , une p r o p o s i t i o n de p o l i t i q u e l i n g u i s ­
tique de même complexité e t de même degré de conscience de l ' i n c i d e n c e que pouvait a v o i r
l a d i f f u s i o n d'une langue commune sur l a production économique, se trouve dans l e s é c r i t s
de Grégoire. Dans l e Rapport présenté l e 4 j u i n 1794 à l a Convention N a t i o n a l e , l e monde
rural est l e p r i n c i p a l p o i n t de repère des suggestions de p o l i t i q u e l i n g u i s t i q u e : "Pour
p e r f e c t i o n n e r l ' a g r i c u l t u r e e t toutes l e s branches de l'économie r u r a l e , si a r r i é r é e s chez
nous, l a connaissance de l a langue n a t i o n a l e est également indispensable" (1794:305). Sur
l ' e n t r e c r o i s e m e n t chez Grégoire des i n i t i a t i v e s pour améliorer l ' a g r i c u l t u r e e t de c e l l e s
pour répandre l a langue française dans l e s campagnes, v. l e s informations e t l e s observa­
t i o n s contenues i n Vecchio 1982:96 e t suivantes.

6 "En S i c i l e [ . . . ] l e réformisme, sur l e plan des changements de l a r é p a r t i t i o n f o n c i è r e ,


provoqua l e t r a n s f e r t de plus de 150.000 hectares de t e r r e s de l ' é g l i s e e t des communes
dans d ' a u t r e s mains (paysans pauvres, paysans moyens e t r i c h e s , bourgeois, n o b l e s ) . Ce
processus, q u i , avec l ' a p p r o p r i a t i o n des biens des J é s u i t e s , intéressa l e 10% de l a super­
f i c i e a g r a i r e e t f o r e s t i è r e de l ' î l e , mais un pourcentage encore plus important des t e r r e s
à cette époque c u l t i v é e s , commença avant l a r é v o l u t i o n e t continua de même ensuite jusqu'en
1811" (Renda 1974:37-8). D'autres informations i n Renda 1978.

7 Les écoles normales é t a i e n t g r a t u i t e s , e t l e moyen par lequel l e baronnage tenta d ' a r r ê t e r


l e u r développement f u t l ' i n t e r p o s i t i o n d'une s é r i e d ' o b s t a c l e s à l e u r financement p u b l i c .
In Baeri 1980 des informations d é t a i l l é e s sur l ' h i s t o i r e des financements (ou des f i n a n c e ­
ments ratés) des écoles normales e t de l e u r d i f f u s i o n dans toute l ' î l e .
- 255 -

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4. Newspeak: Révolutionner la langue
Le s u j e t de l a langue: la conception p o l i t i q u e de l a langue sous l'Ancien
Régime e t l a Révolution
S y l v a i n Auroux (Paris)

1. Les deux dogmes de la linguistique moderne


Du p o i n t de vue e m p i r i q u e , l e langage e x i s t e d ' a b o r d sous forme d'événements,
de singularités: ce sont les actes de p a r o l e des sujets individuels, qui
peuvent acquérir la stabilité temporelle dans l ' é c r i t u r e . C ' e s t c e t t e masse
d'événements qui requiert l'ensemble des démarches intellectuelles cons­
tituant la réflexion linguistique. Cette réflexion repose sur une évidence
elle-même d'ordre empirique: deux individus quelconques ne communiquent
pas nécessairement lorsqu'ils parlent. Pour qu'ils communiquent, il faut
qu'ils parlent la même l a n g u e . La langue e s t donc comprise comme l a cause,
l a raison, l e moyen de l a communication. Autrement d i t , l e s actes de p a r o l e
obéissent à certaines régularités que la réflexion linguistique s'efforce
de d é c o u v r i r et d'expliquer. Quelle que soit la théorie linguistique con­
c e r n é e , quand bien même e l l e ne t h é m a t i s e pas l ' o p p o s i t i o n comme a u j o u r d ' h u i
dans des couples du genre langue/parole, compétence/performance, elle pré­
suppose c e t t e opposition dont les racines sont aussi vieilles que l a gram­
maire. Si en effet on n'admet pas l'existence de ces régularités, alors
des expressions comme "apprendre une langue", "faire une faute", "parler
correctement" n'ont tout simplement aucun sens. A l'inverse, admettre les
régularités, c'est admettre la singularité des actes de p a r o l e puisqu'ils
y peuvent échapper. De l à l ' a n t i n o m i e fondamentale de l a pensée linguistique,
antinomie que e s t de même type que c e l l e s que Kant 1 relevait dans l a phi­
losophie naturelle: qu'est-ce qui est premier de l a contingence ou de la
r è g l e , de l a p a r o l e ou de l a langue? C ' e s t c e t t e a n t i n o m i e , devenue paradoxe,
qui fait sourire, lorsqu'on lit sous la plume de Beauzée, à propos d'un
usage linguistique qu'il conteste, qu'il faut s'en abstenir tant qu'il
ne sera pas devenu général (1786, Encyclopédie Méthodique 3:605).

Les linguistes ont l'habitude de faire remonter à Saussure l'invention


de l a d i c h o t o m i e l a n g u e / p a r o l e . Assurément Saussure a t h é m a t i s e l e problème,
il a donné une certaine solution. Mais si on adopte le point de vue de
l'historien, on peut admettre que sa p a r t d'invention consiste essentiel­
lement à avoir donné une c e r t a i n e formulation du problème fondamental des
théories linguistiques. La réflexion classique sur l'origine des langues,
- 260 -

par exemple, était aussi (entre autres choses) une certaine façon de poser
le problème et d'engager les solutions possibles. La solution apportée
au problème fondamental des théories linguistiques est directement reliée
à un thème qui nous retiendra ici: la politique de la langue (language
planning). Nous entendons par là une action volontaive en vue de changer
les régularités, autrement dit, changer la langue. La tradition saussurienne
nous a habitués à admettre un certain nombre des dogmes, qui ont bloqué
pendant une bonne cinquantaine d'années toute réflexion sur la question 2 .
Premier dogme: la linguistique étant une science, elle n'a pas à intervenir
dans le mode d'existence de son objet. Deuxième dogme: la langue est un
être social dont le sujet est la masse parlante, par conséquent, elle ne
saurait être l'objet d'une action consciente. Le premier dogme est une
question d'éthique au moins autant que de théorie. Le deuxième dogme est
une affirmation théorique qui, pour appartenir au noyau dur du programme
saussurien, n'en demeure pas moins une hypothèse susceptible d'infirmation
ou de confirmation. Mon propos ici n'est pas de me préoccuper de façon
argumentative de la validité de cette hypothèse, mais d'apporter la con­
tribution normale d'un historien, qui est de montrer que d'autres modèles
ont eu lieu, et sont par conséquent possibles. Aucun des deux dogmes que
nous venons d'évoquer n'a pesé dans le développement des théories linguis­
tiques en France sur la période qui va de l'instauration de l'Académie
Française (1635) à la Révolution. Cela est particulièrment vrai du second.
Les grammairiens sont concernés par une politique de la langue (la fixer,
la développer, l'améliorer), c'est leur métier principal, et l'Académie
a été créée dans ce but. Bien entendu, cette orientation pratique a des
conséquences sur leurs conceptions des phénomènes linguistiques. Ce que
je voudrais montrer c'est que ces conceptions offraient une structure gé­
nérale qui a permis de penser et d'organiser les tentatives de réforme
linguistique sous la Révolution, laquelle présente de ce point de vue une
continuité évidente avec l'Ancien Régime (cf. Schlieben-Lange 1981:96).

2. La maîtrise de la langue
Que le premier dogme n'ait pas pesé dans le développement des théories
linguistiques n'implique nullement que les grammairiens aient confondu
sans réflexion la description et la norme. La grammaire générale est une
science, comme l'affirme Beauzée (1757; v. Auroux 1973:67). Elle doit son
statut au fait qu'elle n'a pas la langue pour objet, c'est-à-dire aucune
- 261 -

des langues. "La grammaire générale est (...) la science rai sonnée des
principes immuables et généraux de la parole prononcée ou écrite dans toutes
les langues" (ibid.). Autrement dit, la grammaire générale se préoccupe
des conditions universelles de la construction des énoncés. Les langues
ne sont pour elle qu'un matériau empirique susceptible de fournir des
exemples. Elle comporte nécessairement des hypothèses sur le sujet de la
parole, pas sur le sujet de la langue. La langue est l'affaire des grammaires
particulières. Celles-ci, selon Beauzée, ne sont pas des sciences, mais
des arts, elles concernent la pratique. C'est par là que le grammairien
peut assurer une fonction politique: "Les témoins, les plus surs de l'usage
déclaré, écrit l'Abbé Buffier (1709, Préf., art. IV, n° 36), sont parti­
culièrement les livres où l'on fait des recherches sur la langue; comme
les Remarques, les Grammaires, et les Dictionnaires". Il est possible de
soutenir qu'ils ont, rempli leurs fonctions: G. Manz (1909) note que les
doublets dans la conjugaison des formes verbales ont progressivement diminué
dans les grammaires françaises, pour disparaître vers 1750. Il y a là un
bon indicateur d'une politique de standardisation. L'opérateur conceptuel
qui autorise ce décrochement entre la science et la pratique, c'est la
thèse conventional iste sur la langue:

Aucun mots ne peut être le type essentiel d'aucune idée; il n'en devient le signe que par
une convention t a c i t e , mais l i b r e ; on aurait pu lui donner un sens tout contraire. Il y a
une égale l i b e r t é sur le choix des moyens que l'on peut employer, pour exprimer la corrélation
des mots dans l ' o r d r e de l'éconciation, et celles de leurs idées dans l'ordre analytique de
la pensée (Beauzée, i b i d . , 66).

Ceci permet immédiatement une distinction nette entre le sujet présupposé


par la grammaire générale et le sujet de la langue. Ce dernier est clairement
désigné chez Beauzée dans la définition qu'il donne de la langue ("ensemble
des usages propres à une nation pour exprimer ses pensées par la voix")
et qui est canonique chez les grammairiens de l'Encyclopédie. Le sujet
de la langue c'est la nation 3 . Le sujet de grammaire générale c'est l'esprit
humain, la raison pareillement distribuée en chaque homme. Selon les auteurs,
ces deux types de sujet sont susceptibles de variation. Une variation im­
portante du sujet de la grammaire générale a été apportée par Condii lac
et les idéologues à sa suite. Tout en demeurant universel, c'est-à-dire
interchangeable, il acquiert la sensibilité, et se trouve situé dans le
temps. Cela entraîne des changements théoriques importants: par exemple
sur la conception de l'ordre des mots (Ricken 1976; Delesalle 1980), ou
- 262 -

la description du système temporel. Les variations du sujet de la langue


vont constituer l'objet de mon exposé. On peut distinguer deux grands types
de conceptions à ce propos, que je nommerai politiques (pour éviter l'am­
biguità du terme social) et mécaniques (pour éviter et englober une foule
de termes comme structural). La conception mécanique, c'est en quelque
sorte l'option zéro sur le sujet de la langue, et conséquemment sur la
politique linguistique. C'est l'option qui va se développer chez les lin­
guistes du XIXème siècle, pour culminer chez les néogrammairiens. Il y
a des espèces de lois, venues d'on ne sait ou, qui transcendent les actes
de parole et imposent leurs normes ou changent automatiquement la langue.
L'option mécaniste n'est pas absente du XVIIIème siècle, on la rencontre
chez De Brosses (1765) et chez Court de Gebelin (1773-1781), ce dernier
développe l'idée qu'existent des lois phonétiques d'évolution, valables
en tout temps et en tout lieu. Un autre débouché des conceptions mécaniques
c'est la dérivation, autrement dit la mise en relation des expressions
linguistiques dans une structure interne à une langue donnée. Cette direction
est assez importante à l'époque considérée, si l'on en juge au nombre
d'ouvrages s'intéressant aux racines des différentes langues. Cependent,
le modèle mécanique ne l'emporte jamais sur le modèle politique. A ceci une
raison fondamentale: le jeu accordé à l'arbitraire. Même chez De Brosses
ou Gebelin, aucune forme donnée n'est nécessaire (cela est sans doute une
circonstance de leur système, cf. Auroux 1981:194-197). Autrement dit, dans
cette forme particulière de l'option mécanique, la détermination précise
des régularités échappe à la mécanique et nous sommes renvoyés à une autre
instance. Sur la période qui nous intéresse, la langue n'est ni conçue comme
le résultat d'agents immanents et mystérieux, ni comme une abstraction pro­
duite par l'approche scientifique, mais comme une réalité construite par
des agents humains définis. S'il y a eu sous la Révolution un circuit lin­
guistique de la politique (pour paraphraser Vecchio 1982), c'est parce que
la constitution théorique des sciences du langage emportait avec elle l'idée
qu'il y a un circuit politique de la linguistique. La langue est une question
d'autorité, et le problème fondamental est celui que Lewis Caroli mettra
dans la bouche de Humpty Dumpty:

Quand j ' e m p l o i e un mot, d i t Humpty Dumpty avec un c e r t a i n mépris, i l s i g n i f i e ce que j e veux


q u ' i l s i g n i f i e , ni plus ni moins.

La question est de s a v o i r , d i t A l i c e , si vous pouvez f a i r e que l e s mêmes mots s i g n i f i e n t tant


de choses d i f f é r e n t e s .

La question est de s a v o i r , d i t Humpty Dumpty, qui est l e m a î t r e , c ' e s t tout4.


- 263 -

2. La conception politique classique de la langue


Le fond de la conception politique de la langue, c'est la notion d'usage,
que les auteurs reprennent à la tradition latine (cf. Horace, Art Poét.,
72). Il s'agit d'une notion à forte connotation juridique et proche de
celle de coutume. Dans l ' a r t i c l e des ses Synonymes (17282) qu'il consacre
à ces deux mots, l'Abbé Girard note que "l'un et l'autre sont des espèces
de lois entièrement indépendantes de la raison". L'article que Beauzée
a rédigé pour l'Encyclopédie, puis modifié pour l'Encyclopédie Méthodique
(t. 3, 1786) fait le point des discussions qui l'ont précédé, et présente
des positions suffisamment claires pour servir de base à notre analyse.

Il faut d'abord noter que lorsqu'on envisage l'usage, on ne renvoie pas


à la masse des pratiques linguistiques, on distingue l'usage vicieux et
le bon usage. Ce qu'il s'agit de déterminer, c'est donc le bon usage.
Vaugelas {Remarques sur la Langue Française, 1647; j ' u t i l i s e l'édition
moderne, Paris: Champ Libre, 1981) expliquait qu'il n ' é t a i t pas question
de l ' i d e n t i f i e r à "la façon ordinaire de parler d'une nation dans le siège
de son empire", et donnait la définition suivante:

C'est la façon de parler de la plus saine partie de la cour conformément à la façon d ' é c r i r e
de la plus saine partie des auteurs du temps" (L.c.:10) 5 .

La première chose à remarquer, c'est la détermination synchronique de l'usa­


ge; Beauzée commentera en notant qu'ils "n'a jamais en sa faveur qu'une
universalité momentanée" {E.M., 3:306). La seconde, c'est le caractère
consensualiste de la définition: d'une part il s'agit de groupes, d'autre
part il est nécessaire qu'existe un accord entre eux. "Le consentement
des bon auteurs est comme le sceau ou une vérification, qui autorise le
langage de la cour et qui marque le bon usage et décide celui qui est dou­
teux" (Vaugelas, i b i d . ) . Les auteurs sont en quelque sorte un corps inter­
médiaire, qui ratifie ou non les décisions du pouvoir central. Buffier
(1709, Grammaire Française sur un Plan Nouveau, Préf'.¿ art. i j , n° 33) fera
remarquer que la définition est ambigue, car l'on peut discuter sans fin
sur ce qu'est la plus saine partie; il proposera d'amender la définition
en remplaçant cette dernière expression par "le plus grand nombre". A quoi
Beauzée renchérira en faisant remarquer que la majeure partie des auteurs
n'est sans doute pas la meilleure; d'où sa définition:
- 264 -

Le bon usage est la façon de parler de la plus nombreuse partie de la cour, conformément à
la façon d'écrire de la plus nombreuse partie des auteurs les plus estimés du temps.

C ' é t a i t é l a r g i r le caractère consensualiste de la détermination de l'usage.


En matière de conception politique de la langue, i l y a un modèle, que
les grammairiens professionels ont toujours exlu: c'est la monarchie ou
la dictature linguistique. Aucun individu ne peut imposer aux autres sa
langue, f û t - i l le maître de l ' u n i v e r s . Se souvenant sans doute du grammairien
l a t i n Pomponius Marcellus 6 , Du Marsais (1730, Traité des tropes, III, II)
notera que "l'usage, ce tyran des langues, y opère souvent des merveilles
que l ' a u t o r i t é de tous les souverains ne sauraient jamais y opérer". Cela
n'implique pas que la politique de la langue soit l'affaire de tous, ni
qu'il f a i l l e respecter la langue des autres, comme le montre assez l'oeuvre
de l'Abbé Grégoire. En rapprochant les deux d é f i n i t i o n s que Beauzée donne
de l'usage et de la langue, on voir apparaître avec évidence que la langue
d'une nation n'est pas nécessairement ce que parlent tous les membres de
cette nation. Si cette nation est le sujet de la langue, c'est simplement
dans ses représentants autorisés. D'où la d é f i n i t i o n des dialectes et des
patois: quand les variations ont l i e u entre deux peuples égaux possédant
chacun un gouvernement propre, nous avons a f f a i r e à des dialectes également
légitimes, quand elles ont l i e u au sein d'une même peuple, i l ne s'agit
que de patois abandonnés "à la populace des provinces" (Beauzée, a r t . Langue,
Auroux 1973:96).

L'usage n'est pas nécessairement d é f i n i : il peut être douteux ou déclaré,


et s ' i l est déclaré, général ou partagé. Le premier cas (qui a l i e u quand
on ignore quelle est ou quelle d o i t être la pratique de ceux dont l ' a u t o r i t é
serait en ce cas prépondérante) et le dernier (qui a l i e u l o r s q u ' i l y a
deux manières de parler ou d ' é c r i r e également autorisées par les gens de
la cour et les autorités du temps) débouchent sur une procédure active
du grammairien. La base de sa réflexion est alors constituée par la grammaire
générale, et la prise en compte de la r é a l i t é systématique de la langue,
ce qu'on appelle à l'époque 1'analogie. Soit par exemple à décider entre
/ j e vas/ et / j e v a i s / . L'Abbé Girard (1747, Les Vrais Principes de la Langue
Française, 11:80) opte pour la première forme car "l'analogie générale
de la conjugaison veut que la première personne du présent de tous les
verbes s o i t semblable à la troisième, quand la terminaison en est féminine:
et semblable à la seconde tutoyante quand la terminaison en est masculine".
- 265 -

Le modèle politique classique de la langue n'interdit donc nullement l'inter­


vention du raisonnement abstrait, elle le limite toutefois. Ce n'est pas
la valeur du raisonnement qui légitime la solution proposée, elle n'est
valide que pour autant qu'elle est adoptée. Autrement dit, le consentement
tacite de l'usage est en dernier recours le juge de l'appartenance à la
langue. Le dernier élément de la conception politique classique de la langue
c'est la position de l'usage comme "maître et souverain des langues vi­
vantes", selon l'expression de Vaugelas (l.c.:9). A ceux qui emploient
l'expression "tyran" plutôt que "souverain" (notamment Dumarsais, v. supra
et Arnauld, I.e. note 5:121), Beauzée rétorque:

L'idée de tyrannie emporte chez nous c e l l e d'une usurpation i n j u s t e et d'un gouvernement d é r a i ­


sonnable; e t cependant r i e n de plus j u s t e que l ' e m p i r e de l'usage sur quelque idiome que ce
s o i t , puisque l u i seul peut donner à l a communication des pensées qui est l ' o b j e t de l a p a r o l e ,
l ' u n i v e r s a l i t é nécessaire; r i e n de plus raisonnable que d ' o b é i r à ses d é c i s i o n s , puisque sans
cela on ne s e r a i t pas entendu, ce qui est l e plus c o n t r a i r e à l a d e s t i n a t i o n de l a p a r o l e .

L'usage n ' e s t donc pas l e tyran des langues, i l en est l e l é g i s l a t e u r n a t u r e l , nécessaire


e t e x c l u s i f ; l e s décisions en sont l'essence . . . ( a r t . Langue, Auroux 1973:95).

Le grammairien de l'Encyclopédie non seulement présente dans ses travaux


la structure de la conception politique de la langue, mais encore i l donne
une certaine direction à cette p o l i t i q u e , qu'on peut résumer par le centra­
lisme et la liaison à la Monarchie. "Il (...) est raisonnable que la Cour,
protectrice de la nation, a i t , dans le langage n a t i o n a l , une autorité prépon­
dérante" (Eno. Méth. , 3:603). Il y avait là une double façon d'orienter
les discussions l i n g u i s t i q u e s . D'abord la conception politique de la langue
avait des implications claires sur la perception de la mobilité du langage.
Parce que la langue est liée à la nation, e l l e appartient au mouvement
de l ' h i s t o i r e , elle change continuellement et r e f l è t e les changements de
société 7 . Lorsqu'en octobre 1799, Cabanis présente au Conseil des Cinq
Cents la nouvelle édition du Dictionnaire de l'Académie, décidée par décret
l'année précédente, i l note que "le passage de la Monarchie à la République
a fait subir à la langue elle-même une intéressante révolution". Dans la
conception politique de la langue, sa remarque est tout simplement banale;
la langue devait changer, et si elle ne change pas, i l faut la "révolu­
tionner" selon l'expression de l'Abbé Grégoire. Ensuite la conception po­
l i t i q u e p a r t i c u l i è r e qui s'est développé de Vaugelas à Beauzée, sa liaison
avec la monarchie, ne pouvait qu'entraîner des prises de positions con­
t r a i r e s . Dans les deux cas, i l ne s'est jamais agi de réfuter la conception
- 266 -

politique de la langue, mais de changer la politique de la langue, c'est-


à-dire changer la langue. Deux stratégies étaient possibles: refuser la
souveraineté de l'usage, ou la d é f i n i r autrement. Dans les deux cas, c'est
le sujet de la langue q u ' i l f a l l a i t changer.

4. Contre l'usage souverain


La souveraineté de l'usage bloque la liberté de l ' a c t e de parole. C'est
une remarque sur laquelle Marmontel insistait en 1786, en rédigeant pour
l'Encyclopédie Méthodique un supplément à l ' a r t i c l e usage de Beauzée. "Il
serait dangereux que l ' a u t o r i t é fut sans borne" (I.c. 3:608), et celle
de l'usage ne peut s'étendre jusqu'à " i n t e r d i r e aux artisans de la parole
toute espèce d'innovation" ( i b i d . : 6 0 9 ) . Marmontel distingue les prescriptions
positives des négatives, et n'accepte que les premières, parce qu'elles
ne détruisent pas complètement les l i b e r t é s , et qu'on peut toujours trouver
un détour pour les éluder. Cela pourrait mener au libéralisme linguistique,
position que l'on rencontrera, par exemple, chez J.S. Mercier, lorsqu'il
f a i t l'éloge du langage (nous dirions ' l a parole') contre la langue8 ("les
Académiciens auraient tué le langage, si les hommes avaient eu la faiblesse
de les écouter"). L'envers du libéralisme, c'est l'individualisme, qu'on
rencontre également chez Mercier:

Je f a i s ma langue, t a n t p i s pour c e l u i qui ne f a i t pas l a sienne, l ' i n s t r u m e n t e s t à moi.


La langue f r a n ç a i s e est ma servante . . . car j e ne reçois par l a l o i , Dieu m e r c i , j e l a donne
("Notes de T r a v a i l " , I I , 1 . 44, Bollème: 237).

Mais l'individualisme linguistique n'est pas tenable, car à moins d'échouer


comme la simple dictature linguistique, il a besoin de la reconnaissance
des autres (le consentement tacite de l'usage dans la terminologie de
Beauzée), et Mercier é c r i t naïvement que " l ' a u t o r i t é législative résidera
dans l'homme qui fera adopter ses néologies" ( i b i d . 244).

Si le changement de sujet de la langue ne peut a l l e r jusqu'à l ' i n d i v i d u con­


c r e t , i l y a une autre solution pour "secouer le joug de ce tyran qu'on nomme
l'usage" 9 , c'est de recourir à la raison. La solution revient à tâcher
de f a i r e coïncider le sujet de la langue et celui de la grammaire générale.
Arnauld adoptait cette position dans le texte c i t é note 5. Pour repousser,
par exemple, qu'on doive dire / l ' u n d'eux/ quand on parle de deux personnes
- 267 -

et /un d'eux/ quand on parle de plus de deux personnes, il argumentait


en soutenant que dans aucun des deux exemples /un/ n'est adjectif (l.c.
note 5:138). S'il a l'inconvénient d'abolir la distinction entre l'art
et la science (Lemercier, l.c. note 11, proposera de voir dans la grammaire
un "art-science"), le recours à la grammaire universelle est certainement
un élément libérateur. Il en va de cette discipline comme du droit naturel,
dont B. Groethuysen a montré l'aspect profondément révolutionnaire face
au droit positif (1966:151-154), parce qu'il abolit la contrainte du passé,
comme celle des autorités légales.

On peut se faire une idée de la situation en prenant l'exemple de la syno­


nymie. Nous disposons d'une longue série de dictionnaires, commencée avec
l'Abbé Girard (1718). Ces travaux sont d'autant plus intéressants qu'ils
ont mis au jour l'idée que la signification des mots s'établissait par
différence, et qu'il fallait procéder en présentant les synonymes dans
des contextes en opposition. Le lecteur moderne toutefois n'y trouvera pas
la description d'un état de langue, un travail sur un "corpus". Avant d'être
un instrument descriptif, la conception théorique de la synonymie est une
sorte de règle du jeu, que s'imposent ceux qui écrivent des articles sur
tel ou tel groupe de synonymes10. Il s'agit de produire la synonymie, de maî­
triser à partir de la règle l'ordonnancement sémantique du lexique. Les
dictionnaires de synonymes continuent - avec des moyens rationels - la
tâche entreprise par Vaugelas dans ses Remarques.

C'est la même position d'un sujet rationnel qu'assument les auteurs de néo­
logie: Un sujet qui construirait sa langue, selon les procédures universelles
de la dérivation et de l'analogie, telles que Beauzée (article Dérivation
de l'Encyclopédie) les avait décrites et que Butet (1801, Abrégé d'un Cours
complet de Lexicologie) les systématisera. J.B. Lemercier 11 , J.S. Mercier 12 ,
13
Pougens , tout comme Butet, ne donnent d'abord comme limite à l'infinitude
de la créativité lexicale que l'ensemble fini des règles qu'ils découvrent
à sa source (v. Branca 1982, Dougnac 1982). Le mouvement néologique est
né bien avant la Révolution Française. Le Dictionnaire Néologique de l'Abbé
Guyot Desfontaines paraît en 1726, et il est largement réédité (1727, 1731,
1747, 1748, 1750, 1780). Mais l'attitude face à la néologie a certainement
changé au cours du XVIIIème siècle: le mot qui ne figure pas dans l 'Ency­
clopédie pénètre dans le dictionnaire de l'Académie en 1762, l'Encyclopédie
Méthodique, comporte des articles sur la question, dus à la plume de Beauzée,
- 268 -

qui a révisé sa thése de l'impossibilité d'une réforme orthographique.


Il n'en demeure pas moins que les "néologues" font l'expérience concrète
de la profondeur de la conception politique classique de la langue: quelle
que soit l'intelligence de leur démarche, c'est l'usage qui décide de l'em­
ploi des innovations qu'ils proposent.

Que le dernier mot reste à l'usage signifie qu'il ne suffit pas que la
raison propose; en matière de langage, elle n'a pas force de loi. "Une
langue se forme et se compose petit à petit par l'usage et sans projets",
conclura Destutt de Tracy 14 , dont le rôle a été fondamental dans le discrédit
qui recouvrira les projets de réformes conçus sous la banière de la langue
universelle. Il y a chez l'idéologue une raison profonde pour refuser de
mettre le sujet de la grammaire générale en position de sujet de la langue,
elle tient au changement de conception qui affecte le premier. Sujet
sensible plongé dans l'actualité (le système temporel par exemple est
référé au seul moment de l'acte de parole), ses idées se forment par habi­
tude, et ses manières de penser sont déterminées par l'instrument linguis­
tique dont il dispose. Quand il parle et pense, la langue est toujours
déjà là. C'est peut-être ce qui explique que l'Institut ait été si peu
actif en matière de langue française, comme l'a noté Bruneau ( H L F , XX:000).
En tout état de cause, quand Garat préface la nouvelle édition du Diction­
naire de l'Académie, dont Morellet avait sauvé le manuscrit, sa position
est relativement ambiguë'. Certes il proteste contre l'usage, mais n'envisage
pour le réformer que le recours au dictionnaire qui doit agir comme . un
modèle et inciter en quelque sorte l'usage à se réformer lui-même:

En même temps q u ' i l [ l e D i c t i o n n a i r e ] devient un dépot de tous l e s mots de l a langue, i l en


f a i t l a revue; ( . . . ) i l apprend à d i s t i n g u e r l e s cas où l'usage a eu r a i s o n , e t l e s cas ob
i l a eu t o r t ( . . . ) . L'usage qu'on a si souvent donné comme l a seule l o i des langues verra
donc lui-même des l o i s qui doivent l e gouverner; i l ne pourra pas l e s v o i r si distinctement
sans les s u i v r e ; et t o u t un peuple apprendra dans un t e l d i c t i o n n a i r e , à f i x e r sa langue sans
l a borner.

Pour tâcher de réformer véritablement la langue, la voie toute tracée con­


sistait à reprendre la conception politique classique, et à changer le
sujet q u ' e l l e lui assignait, c'est-à-dire changer la détermination de son
usage. C'est la position adoptée par Barère, devant la Convention, dans
la fameuse séance du 8 Pluviôse an I I , et suivie par Grégoire dans son
rapport du 16 P r a i r i a l .
- 269 -

5. La démocratie et les nouveaux sujets de la langue.


"La langue paraissait encore n'appartenir qu'à certaines classes, elle
avait pris la teinte des distinctions nobilinaires (...), on eût dit qu'il
y avait plusieurs nations en une seule", notait Barère (De Certeau et al i i
1975:291-292). Grégoire renchérissait: "Il y a dans notre langue, disait
un royaliste [i.e. Rivarol], une hiérarchie de style, parce que les mots
sont classés comme des sujets dans une monarchie. Cet aveu est un trait
de lumière pour quiconque réfléchit. En appliquant l'inégalité des styles
à celle des conditions, on peut tirer des conséquences qui prouvent l'im­
portance de mon projet dans une démocratie" (ibid.:316). Le Conventionnel
interprétait l'anecdote de Pomponius Marcellus (v. supra, § 3) dans un
sens favorable à sa thèse. "Un tyran de Rome voulut autrefois introduire
un mot nouveau; il échoua parce que la législation des langues fut toujours
démocratique" (ibid.). On connaît la politique linguistique de la Convention,
et son interprétation extensive de l'universalité de la langue française,
tant vis à vis des sujets parlants qu'au regard du vocabulaire. Elle avait
la même fondement que la conception politique traditionelle - l'identifi­
cation de la langue à la nation -, mais une autre conception de la cons­
titution de cette nation. Je traiterai le problème théorique général du
rapport de la représentation du changement linguistique au sujet assigné
à la langue, en prenant deux exemples. L'un date de 1786, c'est le texte
de Marmontel, sur l'usage déjà cité. L'autre date de 1791, c'est le Pros­
pectus de la Société des Amateurs de la Langue Française de Domergue.

Marmontel attaquait directement la définition héritée de Vaugelas: "Dans


cette espèce d'aristocratie composée de deux puissances souvent contraires
l'une à l'autre, on ne savait à laquelle obéir [Enc. Méth. , 3:609)". Les
écrivains ne sont plus forcément en accord avec les puissances politiques.
La démarche du futur Secrétaire du Conseil des Cinq Cents a ceci d'inté­
ressant qu'elle lie ouvertement le choix du sujet de la langue à sa richesse.
Avec la Cour, "une foule de mots qui manquaient à la langue et qu'on y
voulait introduire, était arrêtée au passage" (ibid.). Le langage est ainsi
rapporté aux catégories sociales qui l'emploient. Celui de la Cour roule
sur un "petit nombre de mots, la plupart vagues et confus, d'un sens équi­
voque ou à demi voilé, comme il convient à la politesse, à la dissimulation,
à l'extrême réserve, à la plaisanterie légère, à la malice raffinée ou
à la flatterie adroite". "La langue écrite ne laisse pas d'être indigente
et nécessiteuse parce que ses besoins s'étendent au dehors". A l'inverse,
- 270 -

"la langue usuelle se trouve riche parce q u ' e l l e fournit abondamment au


commerce intérieur de la société". Le thème d'une s t r a t i f i c a t i o n sociale
du langage est corrigé chez Marmontel par l ' i d é e d'une circulation lin­
guistique entre les groupes s o c i o - c u l t u r e l s , qui produit une langue commune.
Le peuple - au sens ambigu du XVIIIème siècle, c'est-à-dire une partie
seulement du Tiers-Etat 1 5 - accède par là - mais i l n'y est pas le seul - au
statut de sujet de la langue:

Le peuple, d i t - o n , s'exprime a i n s i . Eh b i e n , a l o r s , l e peuple s'exprime noblement. ( . . . ) Par


quelle vanité voulons-nous que, dans ( . . . ) notre [ l a n g u e ] , t o u t ce qui est à l'usage du peuple
contracte un caractère de bassesse e t de v i l e t é ? F a u t - i l qu'une reine dise bonjour en d ' a u t r e s
termes qu'une v i l l a g e o i s e ? ( l . c . , 3:612).

L'élargissement du sujet de la langue correspond à une représentation plus


vaste de ce que l'on entend par langue française, l'auteur de Bélisaire
est sur la voie de ce qui donnera au XIXème siècle des dictionnaires généraux
ou universels de la langue française, comme celui de Claude Boiste (1803).
Cet élargissement est rapidement stoppé chez Marmontel par une réflexion
sur la légitimation de la langue qui, par exemple, limite le rôle du
"peuple":

Partout sans doute, e t dans tous l e s temps, i l y a des façons de p a r l e r q u ' i l f a u t l a i s s e r


au peuple, et qui n'appartiennent qu'à l u i , parce q u ' e l l e s sont analogues aux idées qui l u i
sont propres e t q u ' e l l e s t i e n n e n t à ses coutumes, à ses travaux ou à ses moeurs: mais ce qui
n'a pas ces rapports e x c l u s i f s , e t qui n'a r i e n de rebutant ni pour l ' e s p r i t ni pour l ' o r e i l l e ,
a p p a r t i e n t à toute l a langue.

Pour l'encyclopédiste, le rôle du véritable sujet de la langue est partagé


entre deux forces qui ne vont pas nécessairement dans la même sens. D'un
côté une opinion publique dont le fonctionnement est inassignable 1 6 , mais
dont on v o i t bien q u ' e l l e ne peut correspondre qu'à ceux qui ont la pos­
sibilité de l i r e et de s'exprimer, de l ' a u t r e les écrivains, sujets indi­
viduels libres de proposer le meilleur comme le p i r e . C'est une main i n ­
visible qui conduit la langue vers l ' é q u i l i b r e du bon goût. On ne pouvait
attendre plus de ce bourgeois modéré, q u i , entré dans la carrière politique
en 1789, la q u i t t a en 1797, lassé des excès de la Révolution.

Il en va tout autrement de Domergue, "grammairien p a t r i o t e " (Busse 1980),


qui t r a v a i l l a à doter la langue française d ' i n s t i t u t i o n s destinées à rem­
placer l'Académie (supprimée en 1793 sur un rapport de Grégoire, e l l e sera
- 271 -

restaurée en 1803). Ses buts sont clairement assignés dans le Prospectus


de 1791:

Notre l i t t é r a t u r e é t a i t une a r i s t o c r a t i e oppressive décourageante; e l l e a v a i t sa noblesse


e t son orgueil dans l e s Gens de L e t t r e s de l a c a p i t a l e , son Clergé e t son i n t o l é r a n c e dans
l e s Académies. Abolissons l e s o r d r e s , fondons l a Republique des Lettres, e t que dans notre
société des amateurs de l a langue, tous s o i e n t égaux en d r o i t s : l'homme, l a femme; l'acadé­
m i c i e n , l e simple l i t t é r a t e u r ; l ' h a b i t a n t de l a c a p i t a l e , c e l u i des départements; l e correspon­
dant f r a n ç a i s , l e correspondant étranger (Dougnac 1981:113).

L'intérêt de la Société Délibérante des Amateurs de la Langue Française


ne tient pas seulement à son aspect républicain. Il tient à ce que Domergue
tente de résoudre une question que le modèle politique classique laissait
irrésolue: l'agrégation des choix. Si en effet ce modèle assignait le sujet
de la langue, il s'agissait toujours d'un ou plusieurs groupes, au sein
desquels on n'explique jamais comment peut se dégager une opinion générale.
Domergue utilise le modèle de la constitution démocratique parlementaire.
L'assise populaire est assurée de deux façons: la représentation à l'Assem­
blée et dans les Comités d'un côté, de l'autre la saisie directe de l'Assem­
blée par les usagers qui posent des questions sur la langue. La procédure
d'agrégation est assurée par l'Assemblée qui émet un vote après discussion,
et donne ses solutions17. La tentative de Domergue n'appartient pas seulement
aux lubies d'un solitaire un peu paranoïaque. D'abord elle ne fait que
reprendre la finalité originelle de l'Académie Française, tout en modifiant
le fonctionnement institutionnel. Ensuite la Société resurgit sous le nom
d'Académie Grammaticale en 1807 (également créée par Domergue), et s'est
poursuivie, à notre connaissance, sous le nom de Société Grammaticale de
Paris, dont nous connaissons jusqu'à 1840 les solutions publiées dans le
Journal de la Langue Française et des Langues en Général18.

C'est Mary-Lafon, Directeur du Journal de la Langue Française ..., en 1837,


qui, dans l'Introduction rédigée pour lancer une nouvelle série, nous paraît
tirer la morale de l'histoire. En pleine période romantique, le romaniste
note que la langue a considérablement évolué sous les secousses de la Révo­
lution, mais aussi que l'oeuvre de révolution littéraire s'est continuée
sous une bannière conservatrice (i.e. la première génération de Romantiques).
Autrement dit, les buts de la Société Grammaticale n'ont pas été atteints:

Tout est confusion aujourd'hui dans l ' o r d r e moral. I l n'existe plus d ' a u t o r i t é qui fasse loi
ni dans l a science ni dans l a l i t t é r a t u r e ( I . e . : 4 ) .
- 272 -

Mary-Lafon ne désespère pas de parvenir aux buts poursuivis, et il pose


la véritable question: celle du manque total d ' a u t o r i t é de ceux qui s'im­
provisèrent législateurs. Il ne s u f f i s a i t pas à Domergue d'avoir trouvé
un procédé pour fabriquer des décisions, encore f a l l a i t - i l qu'elles soient
appliquées. L'échec des tentatives de Domergue et de ses successeurs, ne
prouve en rien l ' i m p o s s i b i l i t é d'une p l a n i f i c a t i o n linguistique (nous con­
naissons de nombreuses tentatives réussies, v. en Hagège/Fodor 1983, I:12-
43), ni l'absurdité de la conception politique de la langue en général.
I l prouve simplement que les moyens choisis pour la p l a n i f i c a t i o n n'étaient
pas les bons. Dans un certain sens, i l a manqué au modèle parlementaire
de Domergue un "exécutif". Quelle q u ' a i t été l'importance des hommes p o l i ­
tiques embrigadés dans la première Société, la tentative de Domergue est
restée une initiative privée, caractère qui ne fera que s'accentuer chez
ses successeurs, malgré l'orientation orléaniste prise à p a r t i r de 1826.
Comme i n i t i a t i v e privée, e l l e a également échoué, à servir de modèle, là
où ont réussi, par exemple, Vaugelas et L i t t r é 2 0 .

S. La conception politique de la langue dans l'histoire de la linguistique


Il y a plusieurs façons d'aborder le mouvement linguistique sous la Révo­
l u t i o n Française. I l faut évidemment le rattacher au changement de la langue
française (au moins sensible dans le vocabulaire, v. Frey 1926). Il est
parfaitement correct de l'envisager comme un phénomène révolutionnaire
général, qui doit être rapproché de ce qui s'est passé au XXème siècle
en Russie, en Chine ou en Turquie. Il doit également être conçu comme un
enjeu dans l'émancipation de la bourgoisie (Balibar/Laporte 1974), et de
ce point de vue comparé aux l u t t e s linguistiques menées à la même époque
dans les différents pays européens (v. Gessinger 1980 pour l'Allemagne,
Formi g a r i , à p a r a î t r e , pour l ' I t a l i e ) . Enfin, i l s ' a g i t d'un ensemble d'év­­
nements historiques, concernant l'énonciation linguistique, que tente de
cerner une nouvelle forme de micro-histoire (v. J. Guilhaumou, i c i même).

Pour conclure, j'aimerais aborder la question d'un tout autre point de


vue. Je crois avoir montré que la conception p o l i t i q u e de la langue est
une constante théorique dans la t r a d i t i o n française depuis le XVIIème siècle
jusqu'à la Révolution. Dans cette perspective, ce qu'apporte la Révolution,
c'est un changement q u a n t i t a t i f , une i n f l a t i o n de la production concernant
la politique linguistique et une croissance de la conscience de l'importance
- 273 -

de la question. I l est alors possible d'envisager globalement le mouvement


linguistique sous la Révolution Française comme un macro-évènement, qui
a servi de renforçateur à la conception politique de la langue. Ce sont
les conséquences de ce macro-évènement pour le développement des recherches
linguistiques en France que je voudrais évaluer. Pour un historien des
sciences du langage, le problème essentiel est de trouver un modèle e x p l i ­
catif du développement de ces d i s c i p l i n e s , qui intègre en p a r t i c u l i e r le
blocage des études comparatives en France jusque dans le second t i e r s du
XIXème siècle.

Les rapports de la conception politique de la langue, avec la théorie de


la construction de l'énoncé (la grammaire générale) d'une part, et avec
l'explication historico-comparatives de phénomènes langagiers (la grammaire
comparée) d'autre part, sont totalement dissymétriques. Comme on l' déjà
remarqué, la grammaire générale a sa place dans la conception politique
de la langue; à l'inverse, l'approche historico-comparative est plutôt
compatible avec un modèle mécanique de la langue. Alors que la grammaire
générale peut servir à introduire la régularité dans l'usage l'approche
historico-comparative suppose que la régularité 'existe déjà, qu'elle est
immanente à la langue. On peut donc f a i r e l'hypothèse que le renforcement
de la conception politique de la langue opéré sous la Révolution a fortement
contribué au blocage du comparatisme, entendu au sens s t r i c t , alors qu'il
21
retardait la dégénérescence de la grammaire générale .

Je veux dire par là que c'est le devenir de la conception politique de


la langue dans la société française qui a été déterminant, et pas simplement
la présence d'une conception politique de la langue. Dans ce devenir, le
centralisme, la prise en charge par l ' E t a t d'une fonction planificatrice
(de Richelieu à la Convention) ont joué un rôle essentiel. C'est ce qui
sépare l'Allemagne de la France. Les conceptions politiques de la langue
se sont développées très t ô t en Allemagne, qui a connu dès le XVIIème siècle
des sociétés nées dans des buts de p l a n i f i c a t i o n , et où Ch. Adelung publie
de 1795 à 1797 ses Beiträge zur weitern Ausbildung der deutschen Sprache,
organe destiné à fonder une "Gesellschaft von Sprachen-Freunden" (Gessinger
1980:149). Mais ces Sociétés sont restées privées, l'Académie de Berlin
ne s'est jamais occupée de problèmes de langue ( i b i d . : 1 2 4 ) , et les autocrates
réformateurs parlaient français. La discussion sur le "hochdeutsch", dans
un pays sans unité politique, employait volontiers l'image de la koine
- 274 -

grecque (ibid.:126), qu'à ma connaissance on ne rencontre jamais chez les


auteurs français, tout simplement parce que ce qui est dialecte pour l'Al­
lemand ou le Grec n'est pas que patois pour le Français (voir supra § 3, la
définition de Beauzée).

En adoptant ce modèle historique pour le développement des sciences du


langage, on est conduit à admettre que ces disciplines adoptent des voies
différentes selon les traditions nationales. L'idéologue Volney n'est pas
un précurseur du comparatisme à la Bopp; il utilise la diversité des langues
pour reconstruire l'histoire des nations 22 , il compare les alphabets pour
obtenir un systéme universel de transcription. Autrement dit, sa conception
de la langue demeure politique et non mécanique, elle mène à 1'ethnographie.
De la même façon, l'introduction d'une perspective historique ne conduit
pas nécessairement à la grammaire comparée. Dans la première moitié du
XIXème siècle, l'histoire, en France, sert à justifier l'usage qui perd
sa détermination synchronique, et 1'etymologie prend place à côté de la
synonymie pour apporter des "solutions", notamment orthographique23. La
conception politique de la langue laissera des traces dans la façon d'écrire
l'histoire de la langue française: de l'Abbé Gabriel Henri (1812) à Ferdi­
nand Brunot, on y verra une institution construite par l'interaction d'ac­
teurs sociaux, qui a sa source dans un acte institutionnel, l'Ordonnace
de Villers-Cotterets (1539). Il y a là un programme de recherche - sinon
un paradigme - qui s'oppose au comparatisme, mais débouche sur la sociolin-
guistique.
- 275 -

Notes

1 Le rapprochement des problèmes fondamentaux de l a l i n g u i s t i q u e avec l e s antinomies kantiennes


a été f a i t par V i c t o r Henri dans un l i v r e injustement o u b l i é : Les Antinomies Linguistiques,
P a r i s : 1896.

2 Poser que l a tâche du l i n g u i s t e est d ' i n d i q u e r " l e s moyens concrets qui f a v o r i s e n t l ' a d a p t a ­
t i o n des langues aux nouvelles s i t u a t i o n s " (Hagège, i n : Fodor/Hagège. 1983, I : 6 5 ) , comme
c e r t a i n s l i n g u i s t e s l e f o n t a u j o u r d ' h u i , é t a i t une p o s i t i o n théorique intenable i l y a
quelques années.

3 Bien entendu c e t t e notion elle-même évolue sur l a période qui nous i n t é r e s s e .

4 Par delà l e m i r o i r , chap. V I , t . f . A. Bay, P a r i s : Marabout 1963:246.

5 A. Arnauld a v a i t p r i s p o s i t i o n contre Vaugelas (Règles pour discerner les bonnes critiques


des traductions de l ' E c r i t u r e Sainte en Français pour ce qui regarde l a langue; avec des
réflexions sur cette maxime: que l'usage est l a règle e t l e tyran des langues vivantes,
P a r i s : Ch. Huguier 1907). Arnauld, comme on pouvait l ' a t t e n d r e de l a p a r t du t h é o r i c i e n
de P o r t - R o y a l , réclame l e d r o i t de l a raison contre l e d r o i t de l ' u s a g e , mais ce qui est
plus i n t é r e s s a n t pour notre problème, s ' e f f o r c e de j u s t i f i e r l a maxime "bien entendue e t
resserrée dans de j u s t e s bornes" (107). Sa r é f l e x i o n a un fondement p o l i t i q u e : i l oppose
l a V i l l e à l a Cour (123).

6 Suétone rapporte (De I l l u s t r . Gramaatic, cap. 22) q u ' a l o r s qu'un courtisan demandait à
Auguste si un mot é t a i t bien l a t i n , l e grammairien Pomponius Marcellus a u r a i t déclaré à
l'empereur: "Vous pouvez donner l e d r o i t de citoyenneté aux hommes, mais non pas aux mots".
L'anecdote est rapportée par Locke ( E s s a y . . . , I I , I I § 8 ) , e l l e sera r e p r i s e par Grégoire
(De Certeau e t a l i i 1975:316) - v. i n f r a .

7 C'est un thème largement développé par Diderot dans l ' a r t . Encyclopédie de l'Encyclopédie.

8 Dictionnaire d'un Polygraphe - Textes de L. S. Mercier, é t a b l i s e t présentés par G. Bollème:


229-244.

9 D'Alembert, Eloge de Dangeau, .  ( P a r i s : A. Belin 1821-1822), t . 2:555.

10 Pour une analyse plus complète e t une présentation plus argumentée de c e t t e thèse, voir
mon a r t i c l e "D'Alembert e t l e s Synonymistes", Dix-Huitième Siècle 16:1984.

11 Lettre sur l a p o s s i b i l i t é de f a i r e de l a grammaire un Art-Science, aussi certain dans


ses principes e t aussi rigoureux dans ses démonstrations que l e s arts physico-mathématiques.
P a r i s : an V I .

12 La Néologie, ou Vocabulaire de Mots Nouveaux à renouveler ou p r i s dans des acceptions nouvel­


l e s . P a r i s : Moussard, Maradan 1801.

13 Vocabulaire des P r i v a t i f s français. P a r i s : Imprimerie du Cercle Social 1794.

14 Grammaire, chap. VI (rééd. P a r i s : Vrin 1970:372.).

15 Cf. l ' a r t i c l e Peuple de l'Encyclopédie, repris d'une d i s s e r t a t i o n de l'Abbé Coyer, datée


de 1744.
- 276 -

16 "L'usage, comme l ' o p i n i o n , e x i s t e , sans que l ' o n puisse d i r e q u e l l e en est l ' o r i g i n e , ni


q u e l l e en sera l a durée. C'est une a s s i m i l a t i o n de langage, comme l ' o p i n i o n e s t une a s s i m i l a ­
t i o n d ' i d é e s , l ' u n e e t l ' a u t r e l e plus souvent f o r t u i t e e t passagère, sans autre cause
que l'exemple, sans autre bien qu'une adhésion s u p e r f i c i e l l e des e s p r i t s " ( I . e . , 3:613).

17 C e l l e s - c i p o r t e n t sur l a grammaire autant que l a langue. En séance du 30 j a n v i e r 1792,


l'Assemblée admet une quatrième p a r t i e pour l a p r o p o s i t i o n , l e fameux "complément" inventé
par Domergue.

18 V. S. Auroux, F. Dougnac e t T. Hordé, 1982: "Les premiers périodiques f r a n ç a i s l i n g u i s t i q u e "


(1784-1840), Histoire Epistemologie Langage, 4.1:117-132. A p a r t i r de 1837, l e j o u r n a l
devient l ' o r g a n e de l a Société de Linguistique, v. Auroux, 1983.

19 Evidemment j e n'entends pas par là une " p o l i c e " . Même si l e 22 Novembre 1792 l e P r e f é t
de Police de Paris ordonnait par décret "de réformer e t c o r r i g e r sur l e s enseignes, tableaux,
é c r i t a u x . . . t o u t ce qui pourra se rencontrer de c o n t r a i r e aux l o i s , aux moeurs e t aux
régies de l a langue f r a n ç a i s e " . La langue d i f f è r e de l a société c i v i l e dans l a question
de l a c o n t r a i n t e m a t é r i e l l e qui peut assurer l e respect de l a l é g i s l a t i o n . I l vaut mieux
f a i r e pièce sur une p o l i t i q u e s c o l a i r e ( c f . A r t . I , du p r o j e t du Rapport Barère: " I l sera
é t a b l i dans d i x j o u r s , à compter du j o u r de l a p u b l i c a t i o n du présent d é c r e t , un i n s t i t u t e u r
de langue f r a n ç a i s dans chaque commune de campagne ( . . . ) " De Certeau e t a l i i 1975:298).
I l f a u t noter que dans ses deux visées i m p é r i a l i s t e s ( J . Trabant, 1981:75 a mis en lumière
cet aspect du Rapport Barère) e t normal i s a t r i ce, l a Convention semble a v o i r reculé dès
l e 16 F r u c t i d o r , An I I ( c f . De Certeau, i b i d . : 11).

20 Ce jugement est p e u t - ê t r e e x c e s s i f , i l repose essentiellement sur des évènements externes


(sentiment de Mary-Lafon, d i s p a r i t i o n de l a Société Grammaticale en 1840); i l est possible
qu'une étude approfondie des décisions de l a Société entre 1784 e t 1840 amène à l e nuancer.

21 I I est bien évident que cela n'implique ni l'absence t o t a l e d'études comparatives en France
( p a r t i c u l i è r e m e n t dans l e domaine des études romanes; c f . Raynouard q u i , en 1839 - Lexique
Roman 11:2-3 - formule l a l o i des - s ) , ni que l a conception p o l i t i q u e de l a langue s u f f i s e
à expliquer l e blocage auquel concourent d ' a u t r e s paramètres, comme l a méconnaissance de
certaines langues, l ' u t i l i s a t i o n d'un modèle d i f f u s i o n i s t e (Auroux, 1985), ou l a p o l i t i q u e
u n i v e r s i t a i r e (Auroux, 1983; HUÍtenschmidt, 1983).

22 V. ses Leçons d ' H i s t o i r e de 1795 à l ' E c o l e Normale.

23 V. à p a r t i r de 1826 l e Journal Gramatical e t Didactique de l a Langue Française, qui de­


viendra l e Journal de l a Langue Française e t des Langues en général.
- 277 -

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Quand on s'intéresse au rapport entre les réflexions sur le langage


et la situation révolutionnaire, il apparaît que le vocabulaire est
central: que les acteurs de la révolution se plaignent des abus de la
langue, qu'ils entreprennent de la réformer, ou qu'ils défendent au
contraire l'ordre ancien, c'est toujours avant tout du choix du mots
ou de leur sens qu'ils débattent.1 On pourrait s'étonner cependant de
la place faite ici à la 5ème édition du Dictionnaire de l'Académie (celle
de 1798, an VII). N'est ce pas donner trop d'importance à un texte médiocre
et assez conservateur puisqu'il reprend pour l'essentiel l'édition de
1762?2 Mais, au delà des guerres de mots que les historiens cherchent
à saisir dans les prises de parole, le dictionnaire permet de revenir
au problème de l' institutionalisation de ce qui circulait dans la société.
L'établissement d'une norme est en effet un enjeu important de cette
période où les coups de force révolutionnaires de la parole ou de la
politique s'autorisent toujours d'une Loi plus rationnelle. C'est bien
ce souci d'une référence autorisée qu'évoque Domergue pour justifier
le peu d'intéret qu'il porte au Dictionaire (sia) critique de Féraud, bien
que ce dernier ait "mieux conçu le plan d'un Dictionnaire que l'Académie.
C'est sur le Dictionnaire de l'Académie (..) qu'il faut exercer une
sage critique. L'autorité dont il jouit peut en imposer."3 Plus que
jamais pendant une révolution qui confie à l'Etat le soin de réformer
la société, il paraît important à Domergue de confier à une sorte de
sénat littéraire - l'expression est encore de lui - une juridiction
sur la langue.

C'est donc en tant que littérature d'autorité que j'envisagerai le diction­


naire, suivant en cela les contemporains qui on débattu de questions telles
que: quels mots doivent entrer dans les dictionnaires? Qui doit régler
les langues? Comment proposer des définitions justes?
- 280 -

Je répartirai les réponses en plusieurs courants:

1 Dans la tradition académique se maintient un discours de l'usage autorisé


qui fait intervenir des contraintes sociales et qui suppose l'existence
de langues de classes séparées.

2 Dans le prolongement du rationalism classique, d'autres auteurs dévelop­


pent une théorie où la langue serait unifiée et soumise à la raison.

3 Mais avec la révolution apparaît un nouveau thème qui traverse parfois


le discours rationalisant: des grammairiens s'aperçoivent qu'ils ne peuvent
s'en tenir à une conception essentialiste de la définition. L'analyse en
genre et différence spécifique n'aide pas à comprendre, par exemple, la
brusque mutation du mot aristocrate, la cassure qui sépare le citoyen "habi-
tant d'une ville" du citoyen "membre du souverain"4.

Aussi trouve t-on, sur ce point chaud du vocabulaire politique, des sortes
de mises en suspens du modèle admis, au profit d'une approche qui intégrerait
les valeurs d'usage du mot dans la définition.

I. Les occasions du débat


Je rappellerai d'abord brièvement à quel propos l'Académie et son diction­
naire entrent dans le champ du discours.

1. Entre 1791 et 1793, date à laquelle la Convention vota la suppression


des Académies, leur utilité est discutée. Le texte le plus marquant est
un rapport de Chamfort, écrit pour Mirabeau, où il dénonce en termes assez
violents le lien des Académies avec le despotisme, "l'adulation servile"
des Eloges, la "médiocrité" de son dictionnaire "qui indigne tous les gens
de goût".

Il conclut à la nécessité d'anéantir l'Académie Française. Mirabeau étant


mort avant de prononcer le discours, Chamfort l'édite sous son nom en 1791
et s'attire les réponses de Morel let, alors Secrétaire de l'Académie et
de Domergue. Morellet s'indigne qu'un Académicien puisse critiquer l'Acadé­
mie! Il prend la défense du dictionnaire, "témoin de l'usage le plus général
- 281 -

parmi les personnes qui parlent correctement et purement." 5

Domergue approuve au contraire le diagnostic de Chamfort, mais en tire


des conclusions opposées: il faut régénérer l'Académie, non la supprimer. 6
La constitution de la Société des Amateurs de la Langue française doit
être située dans le prolongement de cette attitude.

2. Autour de la 5ème é d i t i o n . Une fois l'Académie dissoute, la Convention


Nationale, sur rapport de son Comité d'Instruction Publique décrète en
septembre 1794, que l'exemplaire du dictionnaire de l'Académie chargé de
notes marginales accumulées depuis 1762 en vue d'une réédition serait remis
aux libraires Smits et Marandon pour être édité par eux. Cette 5ème édition,
révisée par Sélis, Gence et l'abbé Bourlet de Vauxelles, est publiée en
1798 avec un Supplément de douze pages anonymes 7 contenant les mots nouveaux
en usage depuis la révolution.

Je laisse de côté les protestations fort instructives de l'ancien encyclopé­


diste Morellet 8 sur la propriété littéraire, et j'en viens aux querelles
concernant le contenu: à gauche, la Déoade s'indigne du conservatisme politi­
que des définitions 9 ; à droite l'ultra-puriste Feydel dénonce "la grossière­
té" de l'ouvrage et s'attire plusieurs réponses, dont une de Morellet et
une du lexicographe Butet.

Enfin le Supplément donne lieu à de violentes attaques de Morellet, farouche­


ment opposé à la Révolution.

3. La préparation de la 6è édition. Cependant que Morellet intrigue


auprès de Lucien Bonaparte pour obtenir la reconstitution de l'Académie,
l'Institut reçoit pour mission de continuer le dictionnaire. Le 15 messidor
an XI, Andrieux fait un rapport 10 où il souligne l'intérêt de confier le
travail à un groupe que l'on dirait aujourd'hui interdisciplinaire, de
scientifiques et de littéraires. Ces options courroucent une fois de plus
Morellet qui intervient pour défendre une conception "littéraire" du diction­
naire 1 1 , littéraire signifiant en fait langue non spécialisée, telle qu'elle
est pratiquée par les gens du beau monde, seuls représentants autorisés
de 1'usage.
- 282 -

4. Enfin, des contre-dictionnaires ou des manifestes sont amenés à se


situer par rapport au travail des académiciens: en 1802, Laveaux publie
chez Moutardier et Leclaire une nouvelle édition du Dictionnaire de l'Aca­
démie augmentée de plus de 2000 articles. Ce dictionnaire n'est pas seulement
l'oeuvre d'un compilateur puriste de l'Académie. Laveaux prétend réintégrer
"tous les termes de sciences arts et métiers, et particulièrement ceux
de la nouvelle nomenclature chimique"; il croit pouvoir dresser un bilan
lexicographique de la révolution.

Mais en j u i n 1802, Bossange, Masson et Besson, l i b r a i r e s substitués à Smits


accusent Laveaux de contre-façon et font saisir et mettre sous scellés
des exemplaires du nouveau d i c t i o n n a i r e . Quatre procès s'en suivent que
Moutardier et Leclaire f i n i s s e n t par perdre.

Je retiendrai aussi le Prospectus d'un Nouveau Dictionnaire de la langue


française de Rivarol (1797) et la Néologie de Mercier (1801). Ces deux
textes, dans des optiques opposées, puriste pour Rivarol, frondeuse pour
Mercier, défendent l'individu contre l'autorité exercée par la société.

Comme je traite de problématiques et non d'enchaînements d'événements,


je me permets d'abandonner la présentation chronologique et de regrouper
des opinions énoncées parfois à vingt ans de distance.

II. Les usages de l'élite


Il est bien connu que, depuis sa première é d i t i o n , l'Académie ne prétend
pas c i t e r tous les mots de la langue, mais seulement "tout ce qui peut
servir à la noblesse et à l'éloquence du d i s c o u r s " . 1 2

Ce purisme est étayé par une idéologie inégalitaire explicitée par Rivarol
dans un fragment de l'Universalité de la langue française:

I l y a dans notre langue, écrivait Rivarol, une hiérarchie de styles, parce que les mots y
sont classés comme les sujets dans une monarchie.13

Si la révolution, passant du sujet au citoyen affirme qu'un homme vaut


un autre homme, e l l e n'a pas étendu le bénéfice de l ' é g a l i t é aux locuteurs.
L'inégalité devant la langue reste la règle, à t e l l e enseigne que le puriste
- 283 -

Feydel, lorsqu'il veut discréditer l'édition de 1798, reprend des mots


en se bornant à dénoncer leurs énonciateurs; on notera le large spectre
des groupes professionnels qui symbolisent bassesse et grossiereté:

Expressions de vivandières de basse-cour ( . . ) qu'on ne peut entendre dans l e s antichambres


( . . ) de g a r ç o n - t a i l l e u r ( . . ) , jargon de f r u i t i è r e qui veut f a i r e l e bel e s p r i t ( . . ) langage
de femme de chambre ( . . ) de blanchisseuse ( . . ) de p r o s t i t u é e ( . . ) phrases de porcher ( . . ) ,
de b a r b i e r ( . . ) de l a h a l l e ( . . ) 1 4

Il s'agit d'un reproche traditionnel. B. Quemada 1 5 le trouve dès 1696 dans


un pamphlet intitulé le Dictionnaire de la Halle. Morel let dont le purisme
est moins agressif en ce domaine n'a pourtant pas une autre opinion sur
les catégories sociales qui créent la norme. L'Académie, selon lui, n'a
d'autorité qu'en tant qu'elle a partie liée avec certaines couches des
classes dominantes:

Le D i c t i o n n a i r e de l'Académie ( . . ) est l e dépot de l a langue u s u e l l e , t e l l e q u ' e l l e e s t parlée


par l a classe des citoyens qui l a p a r l e n t l a mieux, e t qui en d é p i t de toutes l e s Révolutions
est formée des citoyens d i s t i n g u é s par l e rang, l a f o r t u n e ou l ' é d u c a t i o n . 1 6

Morellet a cependant le mérite d'opposer à la représentation mythique d'un


Feydel quelques notations sur les habitudes linguistiques et culturelles
de cette é l i t e sociale. A i n s i , à l'égard du vocabulaire du j e u , pratique
suspecte aux yeux de Feydel, i l note simplement:

L'Académie expliquant c e t t e manière de p a r l e r au lansquenet avoir l a main chaude, l e censeur


d i t que cet a r t i c l e i n i n t e l l i g i b l e semble d i c t é par un p i l i e r de t r i p o t . 1 7 Mais l e lansquenet
é t a n t comme l e pharaon, l e b i r i b i , l e creps e t c . , un jeu pratiqué dans l e monde, e t entre
gens de bonne compagnie i l f a u t bien que l e D i c t i o n n a i r e explique l e s mots qu'on y e m p l o i e . 1 8

Plus hardiment encore à propos de coion:

Malgré son o r i g i n e g r o s s i è r e , on se l e permet encore quelquefois en bonne compagnie, en gaieté


e t entre hommes.

Car Morellet défend une société et l'ensemble de ses pratiques. L'argot


des nobles y a sa place et même, une certaine verdeur ne messied pas entre
hommes. Le modèle est oral. Morellet se souvient sans doute qu'il a écrit
un Essai sur la Conversation".20

Cependant ce code mondain ne pouvait subsister sans autre légitimité qu'autant


- 284 -

que l'élite n'était pas mise en question. Avec les temps nouveaux, la
voilà sommée de justifier son autorité sur la langue. Il ne suffit pas
de dire que la bonne compagnie emploie un terme, il faut qu'elle ait raison
de le faire. Le purisme crispé de Feydel est caractérisé par le raidissement
de ceux qui s'appuient sur une image de langue (alors que les maîtres de
la langue ont moins besoin d'idole). Cette langue imaginaire épurée, est
exaltée à travers l'opposition à la canaille qui vient fournir un désignant
social fantasmatique aux mots à expurger.

Les techniques des locuteurs dominants


Les doctrines classiques du bon usage confient là encore aux mondains le
soin de décider des entrées de mots techniques. En soi, la théorie n'est
pas fixiste. Rivarol reprend notamment la critique assez couramment adressée
à l'Académie:

On l u i reproche d'accorder à l a v é n e r i e , à l a fauconnerie et au blason des espaces que réclament


l a p o l i t i q u e , l a physique e t l e commerce. 21

Morellet, pour être du parti des puristes n'en espérait pas moins élargir
la langue aux doctrines économiques nouvelles. En 1769, le Prospectus de
son Dictionnaire du Commerce annonçait à la fois la volonté de développer
une langue technique indispensable et l'espoir de barrer la route aux néo-
logismes trop "agressifs" ainsi qu'aux mots bas ou provinciaux. D'une at­
titude si hésitante ne pouvait sortir que des comportements au coup par
coup.

On estime bien sûr n'avoir pas à entrer dans le détail des travaux manuels.
Le critique des Archives Littéraires pour railler Feydel n'a qu'à reprendre
textuellement le vocabulaire agricole que ce dernier prétendait introduire
à 1'article faux:

Jamais (ce lexicographe) ne va au pré sans y p o r t e r son chaploir, à cause des accidens qui
peuvent survenir à l a lame, ou p l u t ô t à sa d a i l l e ; toujours son charabrec pend à sa c e i n t u r e .
Que d i r o i t de mieux un faucheur de p r o f e s s i o n . 2 2

Mais certains mots appartiennent aux groupes stigmatisés et sont aussi


u t i l i s é s par la nouvelle é l i t e commerçante: Feydel s'en prenait à abatage:
"Barbarisme pratiqué par les acheteurs de bois v i f . " Morellet défend l'Acadé­
mie: "Le c r i t i q u e apelle mal à propos barbaris (sic) un terme usité par
- 285 -

tous les propriétaires de bois et dont i l s ont besoin de se servir en t r a i ­


tant avec les marchands de bois."

Comme dans le cas des mots crus, Morellet est aux prises avec l'existence
de lieux multiples où se mêlent les différentes classes sociales. Le voca­
bulaire dont use le purisme peut être dualiste (distingué/populaire), mais
il n'y a pas de coupure d é f i n i t i v e entre les d i f f é r e n t s parlers. Aussi
le modèle académique e s t - i l condammé à une certaine indétermination.

Les barbarismes politiques


Il n'en va pas de même quand i l s'agit de mots du vocabulaire politique.
Là, les procédures d'exclusion se font particulièrement âpres. Elles s'or­
ganisent en catégories tranchées: "termes crus et bas, jargon infâme..."

On consacre dans ce vocabulaire23 les mots enragé, marais, motionner, révolutionner, sans
culotte, sans-culotterîe, sans culottides etc. termes barbares ou bas qui n'ayant eu qu'une
durée éphémère, et n'étant qu'une sorte de jargon ou d'argot (..) ne devoient pas souiller
le dictionnaire de la langue française. 24

Le monde de l'échange économique qui met en relation des producteurs et


des propriétaires engendre toute une gamme d'acceptabilités nouvelles; au
contraire, le monde de la lutte politique dresse dans un affrontement sans
merci les barbares et les honnêtes gens: Morellet veut bannir de la mémoire
légitime tous les termes qui désignent les acteurs révolutionnaires (sans
culotte, marais, enragé..) ou les actes de Jacobins:

Citerai-je aussi les articles horribles, fournée, nom donné aux charettes d'individus condamnés
au supplice de la guillotine, et guillotine et lanterne, lanterner etc. et mitraillade, noyades,
et septembrisades, septembriser etc. termes que la cruauté et la bassesse qui les ont introduits
dans la langue révolutionnaire doivent bannir de celles des honnêtes gens.25

Si le Supplément est particuliérement visé par ces c r i t i q u e s , c'est que


la lexicographie o f f i c i e l l e d e v r a i t , selon Morellet, permettre des opérations
d'exorcisme: on doit effacer des mots comme on efface "Des traces de sang
des appartements d'un p a l a i s " 2 6

Pour les conceptions classiques de l'usage, les agents exclusifs de la


langue de référence sont constitués par un groupe social é t r o i t . Leur magis­
tère peut-être souple, voire contradictoire quand i l s ' a g i t de moeurs (coion)
ou d ' a c t i v i t é s techniques (abatage). Il est au contraire très raide quand
- 286 -

il renvoie à des stratégies p o l i t i q u e s ! Aussi bien, ce qui se j o u a i t dans


les l u t t e s révolutionnaires c ' é t a i t le déplacement de cette référence sociale
là.

III. Les règles de la langue


Aux usages p a r t i c u l i e r s du beau monde tout un courant a opposé les règles,
les l o i s générales qui gouvernent les langues. I l s ' a g i t d'un thème classique
des grammaires du XVIIIème s i è c l e , mais la Révolution i n t r o d u i t cependant
une dynamique c u l t u r e l l e qui le porte à son point d ' e f f i c a c i t é maximum.

Deux aspects me semblent caractériser ce courant:

D'une part l'extension maximum des règles contre toutes les limitations,
c'est-à-dire la défense d'un vocabulaire unifié contre les libertés de
27
style ; la défense d'une langue française unifiée contre les libertés
provinciales et bien sur, lorsque c'est envisageable la réduction des ir­
régularités constatées dans la langue. 2 8 Ce perfectionnement de la langue
est étroitement lié au projet des Lumières. Le dictionnaire est déjà un
enjeu important pour les philosophes: Voltaire et les Encyclopédistes avaient
adopté cette forme tant pour combattre l ' e r r e u r et les préjugés que pour
présenter des savoirs nouveaux. Condillac avait ramené plus explicitement
encore la discussion philosophique à une discussion lexicographique; le
précepteur de Prince de Parme n ' é t a i t - i l pas celui qui f i x a i t le véritable
sens des mots à l ' i n t e n t i o n des grands de ce monde dans un dictionnaire
de Synonymes.

D'autre part le volontarisme des lexicographes: la langue est l'oeuvre


des sujets parlants. L'exemple de Lavoisier montre que l'on peut perfec­
tionner et r a t i o n a l i s e r des pans entiers du lexique. Ce volontarisme était
bien installé avant 1789 dans la pratique et la théorie de la néologie
savante. Domergue déclarait en 1787 que l'on n'avait pas à s ' a r r ê t e r à
l'usage et que l'on pouvait hardiment proposer des mots nouveaux pourvu
q u ' i l s soient conformes à la raison:

Ni l e D i c t i o n n a i r e de l'Académie, ni l 'usage ne consacrent incurieux. Ce n ' e s t pas une raison


pour ne pas s'en s e r v i r . Le D i c t i o n n a i r e de l'Académie n ' e s t que l e r é p e r t o i r e de l 'usage.29
- 287 -

Inversement, partout où il peut limiter les abus de la coutume, Domergue


intervient, ce dont s'effarouchait l'académicien Thomas: "Vous proscrivez
tout usage dont on ne peut pas rendre compte par une loi connue." 30

Dans le prolongement de ces thèses, Garat, alors membre de la deuxième


classe de l'Institut rédige la préface du Dictionnaire de l'Académie. Il
donne un but complètement nouveau à l'ouvrage. Le dictionnaire ne peut
pas être le recueil des usages mondains "parce que le beau monde pense
et parle souvent très mal. 3 1 L'usage qu'on a si souvent donné comme la
seule loi des langues, verra donc lui-même les lois qui doivent le gouverner,
il ne pourra pas les voir si distinctement sans les suivre."

Garat reprend ici le credo de la lexicographie des philosophes: aux théori­


ciens de l'usage qui faisaient des rois les maîtres des mots, le modèle
du philosophe oppose les savants capables seuls de dégager les raisons
universelles des langues. Derrière les circonstances imprévisibles de
l'usage, les savants repèrent des forces régulières de telle sorte que,
estime Pougens vers la même époque, on peut soumettre le vocabulaire à
des calculs aussi certains que ceux de la géométrie. 32

Dégager des lois c'est d'abord faire une histoire du vocabulaire français.
L'objet de cette partie étymologique n'est pas le changement, mais une
remontée à l'origine qui permet de montrer que malgré l'évolution on saisit
toujours "le sens premier" à l'oeuvre dans chaque emploi contemporain.
Il n'y a pas d'étapes, de bifurcations de sens possitles, mais une liaison
constante du noyau primordial aux multiples sens dérivés.

Aussi ce parcours du passé permet de résoudre le problème de ce que nous


appelons la polysémie des mots:

D'analogie en a n a l o g i e 3 3 un mot passe d'acceptions en acceptions. ( , . ) Un D i c t i o n n a i r e n ' e s t


bien f a i t que lorsque ces m i l l e expressions sont saisies et rassemblées autour du mot qui
en est devenu l e s i g n e . "

Les lois de l'analogie nous expliquent comment par association d'idées


le sens d'un mot évolue de façon réglée. La langue est donc plus régulière
q u ' i l n'y paraît.
- 288 -

Cependant l'idée primitive risque de se perdre à travers les acceptions


que l'usage a consacrées. L'intérêt pour la généalogie s'accompagne de
tentations fixistes. Garat ne développe pas suffisamment son programme
pour illustrer ce point, mais il est évoqué dans des textes d'époque.
Domergue tire par exemple argument de l'étymon pour refuser des construc­
tions:

Etre constant s i g n i f i e d'après l ' é t y m o l o g i e , être d'accord avec s o i . Or, on n ' e s t pas d'accord
avec soi à quelqu'un. Les é c r i v a i n s corrompent l a langue en n'épurant pas chaque expression
au creuset de l a l o g i q u e . 3 4

L'analogie c'est aussi la régularisation des formes existantes et la création


de nouvelles formes régulières. Elle débouche donc sur une néologie contrôlée
que Garat appelle de ses voeux:

Tout un Peuple apprendra dans un t e l D i c t i o n n a i r e , à f i x e r sa langue sans l a borner, à l a


f i x e r , d i s - j e , non dans des l i m i t e s qu'on ne peut pas plus donner à l a langue d'un peuple
qu'à sa r a i s o n , mais dans l e s routes où e l l e pourra toujours s'avancer en acquérant de nouvelles
richesses (Préface V).

La langue marche encore à son idéal. Bientôt les Romantiques y verront


un champ de ruines et Bopp ou Schlegel chercheront parmi les débris des
langues modernes de quoi reconstituer la langue première et parfaite.

Le modèle de Garat allie un vague appel à un principe de systématicité


qui permet de transférer la responsabilité du fonctionnement linguistique
à l'instance impersonelle de la langue et une glorification du rôle de
l'élite culturelle. Car il appartient à la société de laisser faire les
mondains "qui pensent et parlent souvent très mal", ou d'accélérer le travail
de l'analogie par une néologie systématique. On peut créer une dynamique,
perfectionner un langage qui est dans son essence le produit de la raison
humaine. C'est pourquoi, alors que Morellet liait clairement belle langue
et beau monde, Garat situe le travail du dictionnaire du côté de la science
et du talent:

Un bon D i c t i o n n a i r e ( . . ) pour exercer c e t t e espèce d ' a u t o r i t é l é g i s l a t i v e d o i t ê t r e f a i t par


des hommes qui auront à l a f o i s l ' a u t o r i t é des lumières auprès des e s p r i t s é c l a i r é s e t l ' a u t o ­
r i t é de certaines d i s t i n c t i o n s l i t t é r a i r e s auprès de l a Nation (Préface V I ) .

Cette perspective est liée à une époque de réforme des institutions, ce


- 289 -

moment privilégié que Destutt de Tracy appellera l'Ere Française où la


société française peut se ressaisir et décider de son destin.

Au terme de ce premier inventaire, une gêne: les deux principes descriptifs


que j'ai évoqués (l'usage de l'élite, l'analogie) fonctionnent dans des
secteurs cloisonnés. Jamais on ne voit les "philosophes" appliquer les
règles de l'esprit humain pour rendre compte des expressions dénoncées
par les puristes comme flûte au derrière pour prendre un lavement35 Les
lois de l'analogie s'appliquent à des réalités plus honorables. Dès qu'il
s'agit de mots déclassants, les argumentations puristes prennent le relais.
D'ailleurs, seul Butet pose de front, dans la perspective des analogistes,
le problème des limites lexicales de la langue:

Le Dictionnaire national d'une langue d o i t - i l être un vocabulaire universel de cette langue?


Si contre mon opinion ce dictionnaire ne devait pas être un vocabulaire universel, quelles
seraient les sortes de mots qu'il faudrait y faire entrer et comment devrait-on déterminer
le caractère des mots nationaux?36

IV: Conflits de sens et langue de bois


Si les commentateurs sont habituellement passés à côté des contradictions
tenant à la coexistence du purisme et de la description philosophique,
i l s se sont heurtés de plein fouet à la f r a g i l i t é des règles de la raison
à propos du vocabulaire p o l i t i q u e .

Les règles de dérivation évoquées plus haut permettaient de rendre compte


du lent passage de ferrer un cheval à ferrer d'argent21': grâce aux règles
d'extension rhétoriques on pouvait intégrer sans cassure le mouvement né­
cessaire des sociétés à l'institué; mais ces régies butent sur l'incom­
patibilité des discours où aristocratie signifie "Gouvernement politique
où le pouvoir souverain est possédé et exercé par un certain nombre de
personnes considérables", définition encore consignée dans le corps de
l'édition de l'an V, et des discours où aristocrate signifie "Nom donné
depuis la Révolution Française aux partisans de l'Ancien Régime" comme
dans le Supplément du même Dictionnaire, voire, "Ennemi de la liberté"
pour Monsieur de l ' E p i t h è t e , dernière métamorphose qui fait du mot une
pure valeur! La Révolution n'en finit pas de découvrir que des groupes
antagonistes se disputent des sens incompatibles. Un grammairien comme
Domergue peut alors prendre acte de cette cassure pour réclamer dans le
- 290 -

Prospectus des définitions "Dignes de la liberté" 38 . Dans le même sens,


Condorcet explique fort bien "Qu'aristocratie qui signifiait gouvernement
des sages (..) est devenu justement le synonyme de tyrannie." 39

La valeur d'un signe est indépendante de son origine: si les conditions


sociales changent, si l'autorité légitime de l'expérience a été remplacée
par l'autorité abusive des riches, le mot aristocrate se met nécessairement
à désigner les nouvelles réalités sociales. En politique donc, il n'y a
pas de sens fixé une fois pour toutes à partir de quoi on peut prévoir
des extensions limitées; il n'y a que des définitions provisoires, liées
à des conditions de production précises. Une définition fonctionne dans
une situation sociale particulière. Une brusque mutation de cette situation
frappe de mort des pans entiers de lexique:

Marquis, baron, comte, duc, prince sont des expressions j a d i s inventées par l ' o r g u e i l , adoptées
par l a bassesse maintenant effacées par l e niveau de l ' é g a l i t é e t reléguées sur l a scène pour
devenir un o b j e t de d é r i s i o n e t d ' h o r r e u r . 4 0

Mais, si le trajet normal des mots les mène à s'émanciper par rapport à
leur origine, la toute puissance impersonnelle de la langue, chère à Garat
ou à Butet ne suffit plus. Domergue est obligé de soutenir la raison répu­
blicaine du jeu des passions. Contre la bassesse et l'orgueil il en appelle
au vif sentiment de l'égalité des citoyens, c'est-à-dire à des passions
sociales qui introduisent des normes multiples dans la langue.

Domergue se tourne donc vers la politique pour changer la législation du


français. Là où Garat invoquait les "routes et les sillons" de la raison,
il évoque plus volontiers la Loi. La logique juridique restée sous-jacente
aux discours de Garat devient explicite: Domergue grammairien-combattant
veut imposer une nouvelle Loi et doit donc se donner une organisation insti­
tutionnelle.

Dans un premier temps Domergue critique l'Académie pour son inactivité:

"Pourquoi dans le moment où nos législateurs fondent la plus belle constitution & le bonheur
de tous sur les débris de nos antiques chaînes, le Sénat littéraire garde-t-il un silence
coupable sur la législation gothique de notre langue."41
- 291 -

Cette critique en amène une plus fondamentale sur le mode de fonctionnement


de l'Académie. Crispée sur ses quarante immortels, elle incarne les risques
du pouvoir délégué 42 et des privilèges qu'il entraîne. Domergue se propose
au contraire d'accueillir dans la S c c i é t é des Amateurs de la Langue des
participants égaux en droits:

L'homme, la femme, L'Académicien, le simple l i t t é r a t e u r , l ' h a b i t a n t de la capitale, celui


des départements, le correspondant français, le correspondant étranger. 4 3

De même le Journal de la Langue Française est un lieu de discussion ouvert:


Domergue soumet constamment ses opinions au contrôle des lecteurs: chacun
peut prendre la plume et voir sa lettre publiée.

Mais il faut aboutir à un consensus qui deviendra loi contraignante. Ce


moment reste essentiel puisque Domergue n'envisage jamais que plusieurs
usages puissent coexister. Il est aussi un peu mystérieux. L'établissement
de la loi repose sur un consensus démocratique dont on ne voit comment
il peut être obtenu dans une société divisée.

On pourrait refermer très vite cette parenthèse "jacobine" si les douze


pages du Supplément du Dictionnaire de l'Académie ne contenaient encore
quelques traces de ces définitions "dignes de la liberté".

Elles sont à vrai dire peu nombreuses: ce sont surtout des réalités admi­
nistratives nouvelles qui entrent dans le dictionnaire. A côté de termes
désignant des objets fabriqués nouveaux [aéronaute, aérostatier. .) le Supplé­
ment fait surtout une place aux termes liés aux changements intervenus
dans la Constitution [citoyen actif, articles additionnels, acte constitu­
tionnel...), dans la vie administrative (administration centrale, intermé­
diaire, municipale, ..agent municipal..canton..) et dans les pratiques
sociales. Ainsi bureaucratie, "Influence des chefs et commis du Bureau
de l'Administration", accompagne le formidable développement de la machine
administrative. Tous ces mots combinent néologisme formel de bon aloi et
neutralité sémantique au moins apparente. 44

Cependant on trouve encore quelques traces inquiétantes de l'esprit de 93.


J'ai déjà cité aristocratie: "Ce mot désigne la caste des ci-devant nobles
et privilégiés et en général les ennemis du gouvernement." A l'inverse
- 292 -

le démocrate est "Par opposition à Aristocrate, celui qui s'est dévoué


à la Révolution." Sur quelques points le Supplément autorise encore à tenir
un discours révolutionnaire, ou plutôt, à partir des discours tenus, il
institue en sens du mot, des stéréotypes jusqu'alors diffus. 4 5

C'est bien sûr au nom du stéréotypes anciens que le contre-révolutionnaire


Morellet protestait; mais il le faisait en s'accrochant au mythe de la
"juste" définition:

I l ne f a u t pas f a i r e e n t r e r dans l a d é f i n i t i o n du mot a r i s t o c r a t i e l a circonstance qui a l i e u


en France au temps où l ' a u t e u r é c r i t , p u i s q u ' i l est possible en d ' a u t r e s circonstances e t
dans un autre pays que l ' a r i s t o c r a t i e , c ' e s t à d i r e au sens que l u i donne l e d i c t i o n n a i r e ,
l e s nobles e t l e s p r i v i l é g i é s soient amis du gouvernement.

et plus largement

Or: ne v o i t pas ce que l a l i b e r t é peut a v o i r à f a i r e à des d é f i n i t i o n s pour l e s rendre bonnes.


Si une d é f i n i t i o n explique l a nature de l a chose par l'enumeration des q u a l i t é s qui l u i sont
communes avec d ' a u t r e s e t qui s ' a p p e l l e n t l e genre, e t par c e l l e s qui l a c a r a c t é r i s e n t e t
l a d i s t i n g u e n t e t qu'on nomme l a d i f f é r e n c e , nous pouvons ê t r e assurés q u ' e l l e e s t bonne sans
nous enquérir si e l l e est digne de l a l i b e r t é . Autant v a u d r a i t exiger que des éléments de
mathématiques soient r é p u b l i c a i n s . 4 6

L E S contradictions que j'évoquais plus haut et qui maintiennent chez tous


les lexicographes un discours du bon usage à côté d'un discours de la raison
se nouent chez Morellet à propos du vocabulaire politique: s'agit-il de
commerce des bois, de jeux de cartes, Morellet invoque l'usage - notion
relative, située dans une société particulière, sujette à changements.
S'agit-il du mot aristocratie, il se réfugie derrière la fiction des défini­
tions aristotéliciennes!

Inversement, Domergue tient compte de la dimension sociale et historique


du mot aristocrate mais il se rabat sur les vertus fixistes de l'étymologie
lorsqu'il s'agit de justifier une préposition.

Ainsi on ne peut parler d'UN modèle du lexique, mais d'options changeantes


invoquées selon les secteurs de la langue en cause et les opinions des
auteurs, il faut faire tenir ensemble l'image d'une continuité, au sens où,
pour des pans entiers du lexique, la révolution continue les idées classi­
ques (modèle du bon usage d'une part, modèle des lois analogiques d'autre
- 293 -

part) et l'image d'une rupture: l'événement révolutionnaire rendant impos­


sible pour les partisans du processus révolutionnaire de s'en tenir aux
cadres antérieurs dans l'ensemble du lexique. Dans l'univers manichéen
de la politique, ils ne peuvent plus superposer aux vieilles couches sédi -
mentées de sens, des interprétations supplémentaires; ils doivent abandonner
le recours à l'origine et le mythe de l'uni vocité éternelle des mots.

V. L'auteur
Les trois options évoquées jusqu'ici portaient toutes trois sur des groupes
sociaux. L'individu n'était pas évoqué. Il fait son entrée dans le discours
lexicographique de cette période avec deux personnages.

Rentrée littéraire chez Rivarol qui s'intéresse moins au fonds primitif


des langues "qu'aux alliances de mots, expression vives et pittoresques"
trouvées chez les grands écrivains. 4 7 Sa défense des citations littéraires
n'a pas un but "sociologique" comme c'était au fond le cas pour Féraud 45 .
C'est "le style figuré" forgé par de grandes individualités que Rivarol
veut faire entrer dans le dictionnaire. A l'autorité collective exercée
par l'Académie se substituent les richesses et les hardiesses exemplaires
des écrivains. Il faut donc imiter l'exemple du docteur Johnson, auteur
du meilleur dictionnaire de la langue anglaise:

N'ayant pas l ' a p p u i d'une Académie, i l a formé autour de chaque mot, un assemblage de c i t a t i o n s ,
s ' i l est permis de l e d i r e , u n j u r y d ' é c r i v a i n s . 4 8

Quant à Louis Sébastien Mercier, le style qu'il défend lui est personnel:

J ' a i f a i t ce v o c a b u l a i r e , d'abord pour m o i , c ' e s t à d i r e que, sous t e l ou t e l mot, j ' a i laissé


courir ma plume selon l a l i b r e f a n t a i s i e ou l ' i n s p i r a t i o n du moment. 49

Auteur d'un dictionnaire néologique paru en 1801, Mercier ne s'intéresse


pas en fait au système néologique: "Un autre que moi remontera jusqu'aux
racines qui ont produit les mots usités dans le langage humain; un autre
cherchera les sources étymologiques. Je suis loin de ce travail" (XXIX);
il défend une néologie née de l'inspiration du moment, une néologie de
parole et non de langue. "Vous ne pouvez m'empêcher de sentir; pourquoi
voulez-vous m'empécher de m'exprimer?" (XII). Il s'oppose aussi bien à
- 294 -

la langue fixée des Académies (langue f a i b l e et timide) qu'à la construction


r a t i o n e l l e des savants. I l met l'accent sur le caractère d'acte du néologisme
qu'il soit de forme ou de sens au risque d'oublier le deuxième temps, le
temps " i n s t i t u t i o n n e l " où un acte de parole est adopté et " s o c i a l i s é " .

Pour pouvoir t r a i t e r sous forme de savoir moyen ces fluctuations que l'on
constate - en p a r t i c u l i e r dans le vocabulaire politique - entre tradition
et innovation, ordre ancien et ordre nouveau, pour pouvoir retrouver l'illu­
sion d'une n e u t r a l i t é scientifique tout en parlant des mots qui divisent,
les lexicographes du XIXème siècle devront distribuer les emplois entre
des évidences partagées par une c o l l e c t i v i t é anonyme et des zones marginales
où des c i t a t i o n s d'auteurs contestés parlent en place des lexicographes.

Ceux-ci se bornent à transférer aux auteurs la responsabilité de l ' i n s t i t u ­


tion des mots grâce à un subtil jeu d'opérateurs linguistiques {opinion de
ceux qui,., conception politique qui.., doctrine qui préconise...)

Ainsi les lexicographes o n t - i l s pu oublier q u ' i l s p a r t i c i p a i e n t à une l i t t é ­


rature engagée.
- 295 -

Notes

1 Les révolutionnaires de tous bords ont passé leur temps à répéter que la politique é t a i t
affaire de mots; cf. par exemple Barny, dec. 1978: Les mots et les choses chez les hommes
de la Révolution. La Pensée.

2 L'abbé Morellet é c r i t dans ses Mémoires que les éditeurs révolutionnaires n'ont rien modifié
au travail des académiciens. Le manuscrit qu'il a été obligé de confier au Comité d'Instruc­
tion Publique " é t a i t le f r u i t du travail de trente années, la dernière édition étant de
1762". Les corrections faites à la marge étaient pour la plupart de Duclos, d ' 0 l i v e t ,
d'Alembert, Arnaud, Suard, Beauzée.

3 Domergue, Urbain. 1er octobre 1791: Journal de la Langue française: 6-7.

4 Exemple discuté par Domergue dans son Projet d'adresse aux communes et aux Sociétés populai­
res de la Republique sur la langue française du 9 fevrier 1794. In: Guillaume, J. 1889:
Procès-verbaux du Comité de l'Instruction publique de la Convention Nationale, Paris,
Vol. I I I : 444-448.

5 Morellet, André. 1791: De TAcadémie Française ou réponse à l ' é c r i t de M. de Chamfort


de l'Académie Française qui a pour titre des Académies. Paris: Jansen.

6 Domergue, Urbain. 28 mai 1791. Journal de la Langue française. Domergue à cette date tra­
vaille encore à réformer l'Académie. En j u i l l e t , désespérant d'y parvenir, il propose d'en
faire une autre et fonde la Société des Amateurs de la Langue française. Après Thermidor, on
remet en place l'Académie, réorganisée en I n s t i t u t . Domergue entre alors dans la troisième
classe de l ' I n s t i t u t .

7 Garat f a i t allusion à "des Hommes de Lettres que l'Académie auroit reçus parmi ses Membres,
et que la Révolution a comptés parmi ses partisans les plus é c l a i r é s . I l s ne veulent pas
être nommés". (Appendice).

8 Morellet. 1818: Récit f a i t à la seconde classe de l ' I n s t i t u t de la manière dont les t i t r e s


et les registres de l'Académie Française ont été conservés dans la révolution par: l'abbé
de Morellet. Mélanges de Littérature et de philosophie du XVIIIème siècle. Paris: Lepetit.

9 An VII: Dictionnaire de l'Académie Française revu, corrigé et augmenté par l'Académie


elle-même 5ème édition, an VII. Décade T.XXII: 445. On peut l i r e notamment dans ce compte
rendu:
"N'est-il pas étonnant que dans un Dictionnaire de la langue française, imprimé en l'an
VII de la République, et en vertu d'une autorisation spéciale du Corps l é g i s l a t i f , tout
se trouve encore calqué sur l'ancien-régime, et que personne n ' a i t réclamé jusqu'ici contre
ce monument posthume de royalisme. ( . . ) Vous y verrez définis les Ordres du Roi, les Ordres
de St Michel, de St Louis, du St Esprit et vous n'y verrez pas défini l'Ordre du jour."

10 Andrieux. 15 messidor an IX. Rapport au nom de la commission nommée par l ' I n s t i t u t National
relativement à la continuation du Dictionnaire de la Langue française, I n s t i t u t 4, AA
33 T.18 №39.

11 "De ce que l ' I n s t i t u t a acquis une grande considération pour ses travaux et ses succès
dans les sciences exactes, en prendre occasion de lui dire qu'il conservera et accroîtra
cette même considération par des travaux purement l i t t é r a i r e s , c ' e s t comme si on voulait
l'engager par le même motif à en faire de compagnie des t r a i t é s de morale, de politique,
de peinture." Morellet, André, an IX: Du projet annoncé par l ' I n s t i t u t national de continuer
l e Dictionnaire.
- 296 -

12 1ère édition 1694:XIV.

13 Rivarol. 1784: De l'Universalité de la langue française, discours qui a remporté l e prix


de l'académie de Berlin.

14 Feydel (selon Barbier). 1807: Remarques morales, philosophiques et l i t t é r a i r e s sur l e


dictionnaire de  Académie française, cité dans Morellet 1807: Observations sur un ouvrage
anonyme, intitulé Remarques morales, philosophiques et grammaticales sur l e dictionnaire
de l'Académie Française: 229-231.

15 Quemada, Bernard. 1958: Les dictionnaires du Français moderne 1539-1863. Paris: Didier: 212.

16 Morellet, André. 1801: Du projet de l ' I n s t i t u t . . .

17 Le censeur est Feydel .

18 Morellet, André. 1807: Observations sur un ouvrage ananyme; a r t i c l e chaude.

19 Morellet, André. 1807: Observations...; a r t i c l e coion.

20 Morellet, André. 1818: Essai sur la conversation. In Morellet: Mélanges de littérature


et de philosophie du dix-huitième siècle. Paris: Lepetit.

21 Rivarol. 1801: Prospectus d'un nouveau dictionnaire de la langue française: XV.

22 M.B. (Butet?) 1807: Lettre sur un gros l i v r e nouvellement publié contre le Dictionnaire
de l'Académie française. Archives Littéraires 15ème volume.

23 II s ' a g i t du Supplément de l'édition de l'an V.

24 Morellet, André. 1801: Du projet: 27.

25 Morellet, André. 1801: Du projet: 27.

26 Morellet, André. 1801: Du projet: 27.

27 A la critique philosophique de la rhétorique correspond la méfiance des idéologues envers


les fantaisies des l i t t é r a t e u r s , cf. J.C1. Chevalier. 1982: Les Idéologues et le style.
HEL IV fasc. 1.

28 cf. Fr. Dougnac. 1982: La néologie; et Branca-Rosoff, Sonia: 1982 Changer la langue. In
HEL IV fasc. 1.

29 Domergue, Urbain. 1787: Journal de la langue française 1:96.

30 Thomas, rééd 1822: Sur la quatrième édition du Dictionnaire de l'Académie Française, dans
Oeuvres Complètes IV.

31 Il s ' a g i t d'une paraphrase du texte bien connu de Marmontel. De l ' a u t o r i t é de l'Usage


sur la langue (16 juin 1785), texte repris dans Marmontel 1867: Eléments de Littérature
T.IV, a r t i c l e usage, Paris.

32 Pougens ( s . d ) : Lettre sur son Dictionnaire étymologique et raisonné de la langue française.

33 Analogie est employé au sens vague de pression du système. Il s ' a g i t ici d'un prinicipe
de multiplication des sens et des formes et non d'une cause de simplification contrecarrant
- 297 -

l ' a c t i o n des l o i s phonétiques, t e l l e que l e s néogrammairiens pourront l'invoquer.

34 Domergue. 1786. Journal de l a langue française: 444.

35 L'exemple est c i t é dans l e Discours p r é l i m i n a i r e de l ' é d i t i o n Laveaux de 1802.

36 B u t e t , PRF. 1808: Remarques sur 1'etymologie que l ' o n donne ordinairement du mot a t t e n ­
t i o n . . . In Magasin Encyclopédique 11:465-480.

37 Du Marsais. T r a i t é des Tropes.

38 Domergue. Prospectus dans Journal de l a langue française IX.375.

39 Condorcet. 1793, 1er j u i n : Sur l e sens du mot r é v o l u t i o n n a i r e , i n Journal d'Instruction


Sociale.

40 Domergue. 1794: P r o j e t d'adresse aux communes e t aux sociétés p o p u l a i r e s .

41 Domergue. 15 j a n v i e r 1792: Journal de l a langue française: 116.

42 Domergue comme ses contemporains l e c t e u r s de Rousseau est sensible à l ' é c a r t qui sépare
l a France d'une République "parce que chaque volonté i n d i v i d u e l l e passant par diverses
f i l i è r e s de représentation ne concourt pas directement à f a i r e s o r t i r l a volonté générale",
août 1791, Journal de l a langue française: 186.

43 Prospectus p.3.

44 En f a i t , r i e n de moins neutre que l a nomenclature des poids e t mesure ou que l e vocabulaire


a d m i n i s t r a t i f . Le lexique accompagne l a naissance d'un monde nouveau que les Français
m e t t r o n t un s i è c l e à accepter. De Nodier à Wey on peut v o i r l e s lexicographes du XIXème
p r o t e s t e r avec complaisance contre l e f r a n ç a i s des administrateurs e t des demi-savants.

45 Sur l e Supplénent on consultera Paul Lafargue 1894: La langue française avant e t après
l a Révolution, L'Ere Nouvelle. Max Frey. 1925: Les transformations du vocabulaire français
à l'époque de l a révolution 1789-1800, Thèse de l ' U n i v e r s i t é de Z u r i c h . P a r i s .

46 M o r e l l e t , André. An IX: Du projet anonyme annoncé par l ' I n s t i t u t de continuer l e Diction­


naire.

47 R i v a r o l . Prospectus d'un Nouveau D i c t i o n n a i r e c i t é dans l ' è d i t i o n d e 1808: Oeuvres Coaplètes


en 5 volumes.

48 Féraud. 1787: Dictionaire (sic) Critique. Les c i t a t i o n s accumulées par Féraud empruntent
autant aux auteurs de seconde zone e t aux j o u r n a l i s t e s qu'aux g l o i r e s reconnues.

49 Mercier, Louis Sébastien. 1801: Néologie ou vocabulaire des mots nouveaux à renouveler,
ou p r i s dans des acceptions nouvelles. P a r i s . Les c i t a t i o n s sont e x t r a i t e s de l a préface.
Les sociétés linguistiques fondées par F.-U. Domergue à Paris de 1791 à 18111
Françoise Dougnac (Paris)

C'est en 1789 ou en 1790 que le 'grammairien philosophe' François-Urbain


Domergue quitte Lyon, seconde ville de France au rayonnement intellectuel
et culturel important à l'époque, pour venir s'installer à Paris. A ses
multiples activités d'homme de science, d'enseignant, de journaliste, s'ajou­
tent celles exigées par la création de sociétés2 qui s'attachent à l'étude
approfondie du Français, langue nationale officielle depuis 1789. Ces socié­
tés, que sont-elles? De quel modèle s'inspirent-elles?

1. Les Sociétés

1.1. Société des amateurs de la langue françoise3

Prévue le 1er septembre 1791, puis le 15, puis le 2 octobre l'ouverture


de cette Société a lieu en fait le 31 octobre. Ses activités ont vraisembla­
blement cessé entre la fin du mois de mars 1792 et le début du mois de
mars 1794 où Domergue qui en est le président, est sur le point de la réta­
blir. Ses membres appartiennent à des milieux socio-économiques et politiques
diversifiés4 ainsi qu'en témoigne une liste, actuellement non close, de
cent cinquante noms (Voir Annexe).

La Société s'occupe "principalement de la composition d'un dictionnaire


digne de ce siècle de philosophie & de régénération"5 et répond aux questions
qui lui sont posées sur la "langue, écrite ou parlée" 6 , dans le but de
"contribuer à la perfection de la langue, à l'instruction & au plaisir
du lecteur."7 Elle utilise un organe de presse, le Journal de la langue
françoise, publié par Domergue. Y sont mentionnés les noms de souscripteurs
sur certaines pages de couverture et à l'occasion de quelques articles.
Y figurent également des comptes rendus de séances de ladite Société.

1.2. Société libre des amacenas de la langue française 8

D'après le Prospectus, son ouverture e s t prévue le 11 f l o r é a l de l ' a n II


(30 a v r i l 1794). Domergue a pour co-fondateur Bertholon.
- 300 -

Cette Société a pour devise: "La langue française est devenue un besoin
pour tous" 9 et par conséquent elle convient

à tous l e s âges et aux deux sexes. L'homme i n s t r u i t peut y p o r t e r l a l u m i è r e , l'homme i n é c l a i r é


viendra l ' y r e c e v o i r ; l a jeunesse y puisera des leçons de l o g i q u e , de s t y l e , de goût, de p a t r i o ­
tisme. L'homme de l e t t r e s , l ' i n s t i t u t e u r des diverses communes, l i é s à l a société par l a c o r r e s ­
pondance, f e r o n t avec e l l e un heureux échange de richesses l i t t é r a i r e s .

Les o f f i c i e r s municipaux, l e s sociétés p o p u l a i r e s , voudront bien f a i r e en sorte que chaque


i n s t i t u t e u r corresponde avec l a s o c i é t é , si l'éloignement ne l u i permet pas d'en ê t r e membre.

Les l é g i s l a t e u r s sont p r i é s de recommander cet établissement, chacun dans son département,


et l e comité de s a l u t p u b l i c , à toutes l e s communes où un jargon barbare met obstacle à l a
connoissance de nos l o i s , et à l a propagation des vertus r é p u b l i c a i n e s . " 1 0

Les travaux de cette Société ont pour objet:

1o. La grammaire r a i sonnée; l e s p r i n c i p e s seront expliqués d'une manière neuve, e t appliqués


aux oeuvres de J . J . Rousseau.

2°. Le vocabulaire de l a langue f r a n ç a i s e ; étymologie, d é f i n i t i o n s exactes, acceptions d i v e r ­


ses, synonymie, orthographe de l ' u s a g e , orthographe de l a r a i s o n , prononciation j u s t e , mots
nouveaux, exemples r é p u b l i c a i n s : tout sera marqué au coin de l a philosophie e t de notre régéné­
ration.

3°. La s o l u t i o n des d i f f i c u l t é s que peuvent proposer sur l a langue ou sur l a manière de l ' e n ­
seigner, l e s membres et les correspondants de l a s o c i é t é .

4°. L'examen des morceaux d'éloquence e t de poésie qui doivent composer l'almanach des muses
républicaines. 1 1

Enfin, "une solution sommaire des d i f f i c u l t é s " proposées par les correspon­
dants paraît dans les "annales de la république française."12

1.3. Petite société des amateurs de la langue française 1 3

Son ouverture doit se f a i r e le lendemain de celle de la Société libre,


le 12 f l o r é a l de l'an I I (1er mai 1794). 1 4 Elle se compose de "jeunes per­
sonnes de l'un et de l ' a u t r e sexe". 1 5 Elle t r a i t e "la grammaire et la langue
d'une maniére élémentaire" et s'occupe "à l'analyse grammaticale, à la
classification, à la syntaxe, à la prononciation, à l'orthographe et à
la v e r s i f i c a t i o n . " 1 6

Les membres de l'une de ces deux sociétés ont d r o i t d'entrée dans l ' a u t r e ,
moyennant un supplément à leur abonnement r e s p e c t i f . 1 7
- 301 -

1.4. Conseil ou Jury grammatical 18

Etabli par Domergue "avec M. Dupont de Nemours, et d'autres savants" 1 9


en l'an V (1796 ou 1797), il dure, semble-t-il, jusqu'en 1807, année de
la création de l'Académie grammaticale.

Il s'adresse aux "amateurs de la langue françoise et de la philosophie


grammaticale, sous leurs divers rapports" et notamment "aux instituteurs,
aux institutrices, aux pères et aux mères de famille." 2 0

Quel rôle joue-t-il?

Au journal de la langue française21 a succédé le conseil grammatical. Ces deux établissements,


fondés et dirigés par M. Domergue ne diffèrent que par la forme. Le but de l'un et de l'autre
est le même, le perfectionnement de la science des idées et de la science des signes. Le
conseil est le journal dégagé de la contrainte périodique et des inconvénients qu'elle
entraîne. Il répond à toutes les questions qui lui sont proposées
Sur la langue,
Sur l a grammaire,
Sur l ' i d é o l o g i e
Sur l ' a r t du poète e t de l ' o r a t e u r ,
Sur 1'enseignement.

Ses réponses sont promptes; ses décisions motivées.

Le conseil examine a u s s i , indépendamment de toute i n v i t a t i o n , les fautes de langue, de


goût et de logique échappées aux auteurs estimés, anciens ou nouveaux, morts ou v i v a n t s . 2 2

Le Conseil publie des Solutions grammaticales.

1.5. Académie grammaticale23

Elle succède au Conseil ou Jury grammatical. Instituée le 25 octobre 1807,


e l l e t i e n t quantre-vingt-trois séances jusqu'au 18 j u i n 1809, puis ne tarde
pas à se dissoudre probablement en 1811.24

Elle se compose "d'une vingtaine de membres, la plupart professeurs et


maîtres de pension, tels que Berger, Boniface, Cros, Lemare, Pastelot,
Perrier, Ramon, Vanier, e t c . " 2 5

Elle adopte comme devise: "Rien n'est bon que le v r a i . " Elle a "pour but
de résoudre les d i f f i c u l t é s proposées soit par les membres, soit par les
étrangers, et qui étaient i n s c r i t e s à l'avance", procède à "l'examen gramma-
- 302 -

tical des oeuvres de Boileau, en commençant par les Satires", et se propose


de publier un dictionnaire. 26

Elle publie des Solutions de l'Académie grammaticale.

Ces sociétés dont l'existence est plus ou moins durable pour diverses
raisons, politiques, économiques ou autres, se fixent comme objet d'étude
la langue dans sa totalité écrite et parlée, et visent surtout à la pro­
pagation et au perfectionnement du Français. Elles recourent à des organes
de presse périodique avec lesquels elles ont partie plus ou moins liée,
afin de conquérir l'audience la plus large possible auprès d'un public
hétérogène.

S'il y a une continuité programmatique certaine, elle est cependant


tributaire de la politique linguistique qui s'articule sur la politique
générale menée par les différents gouvernements. Sert à l'illustrer un
rapide examen des intitulés de ces sociétés et des nombre et qualités de
leurs adhérents.

Les titres des trois premières sociétés ne diffèrent que par l'adjonction
d'une épithète, relevant du domaine politique dans deux cas: "délibérante",
"libre". Le terme "amateurs" implique une tentative d'ouverture de la part
de professionnels de la langue vers des non professionnels, en vue d'une
collaboration. La langue française n'est-elle pas devenue "un besoin pour
27
tous"? la liste provisoire des membres de la Sociétés des amateurs de
la langue françoise permet de le constater. Enfin, l'expression "langue
française" confirme la prédominance d'un idiome sur les autres à un moment
où l'unification linguistique, déjà officiellement amorcée, n'est pas encore
réalisée.

Un changement intervient dans les titres des sociétes après 1795, c'est-à-
dire après Thermidor. Les substantifs "Conseil", "Jury", "Académie" indiquent
certaine spécifité. Ainsi les membres de l'Académie grammaticale sont en
majorité des enseignants, et leur nombre s'élève à une vingtaine seulement
(d'où, par exemple, un rapport de 1 à 7 avec la Société des amateurs de
la langue françoise qui compte au moins cent cinquante membres). Quant
à l'adjectif qualificatif "grammatical" (la grammaire à l'époque comprend
la prononciation, l'orthographe, l'étymologie, etc.), il signale une per-
- 303 -

manence des préoccupations linguistiques dégagées dès le début de ces so­


ciétés.

La continuité programmatique se module en fonction d'une évolution qui


tendrait à devenir restrictive. La réaction politique aux excès de la Révolu­
tion entraîne une normalisation et la pratique d'une politique institution­
nelle qui se répercutent dans le domaine linguistique et par suite au niveau
des sociétés.

Plus ou moins reconnues d'utilité publique ou demandant à l'être, ces socié­


tés ont toutes un point commun au niveau du rôle qu'elles ont à jouer dans
la politique linguistique nationale par rapport à l'appareil d'état qu'est
l'Académie française. Il s'agit d'un rôle de complémentarité, à défaut
de l'application d'une réforme de l'Académie dans le sens souhaité par
Domergue. Sans vouloir la dissolution de cet organisme, le grammairien
désirerait "seulement que, sans s'arrêter au nombre de quarante, il y eût
autant de places qu'il y a d'écrivains d'un véritable talent, ... Cette
académie seroit absolument distincte d'une autre académie, qui formeroit
l'assemblée législative de la langue, dont le devoir seroit de travailler
sans relâche, & sous les yeux du public, à la perfection de notre idiome." 28
En attendant cette réforme éventuelle, Domergue propose sa Société des
amateurs de la langue françoise.

Notons qu'en 1791, "à l'invitation de plusieurs membres du corps législatif",


il travaille à "un plan de réforme de l'académie françoise." 29 Il y pensait
déjà depuis un certain temps puisque dans le Journal de la langue françoise
du 15 mars 1788, il propose un plan de réforme. 30 Il déclare: "Le perfection­
nement de la langue, voilà où doit viser toute Académie nationale." Pour
lui une langue se perfectionne de trois manières: par les ouvrages de génie,
par la méditation de l'art d'écrire et par les réflexions grammaticales.
A ces trois manières de perfectionner un langue correspondent trois types
d'académiciens: des grand écrivains, des théoriciens sages, des grammairiens
profonds. Mais "Cependant de simples amateurs, doués d'un goût exquis,
peuvent éclairer le génie de ces trois classes d'académiciens; une finesse
de tact, contractée dans le commerce du monde poli, leur fait sentir des
disconvenances qui échappent au talent dans la retraite; ... La sagacité
de cette quatrième classe vient au secours de l'homme de lettres."
- 304 -

Il projette donc une division en quatre classes:

1o. La classe des é c r i v a i n s , au nombre de douze. . . . ce nombre est s u f f i s a n t .


2°. La classe des t h é o r i c i e n s , au nombre de h u i t . Quatre seront occupés à l a t h é o r i e de l a
poétique, & quatre à c e l l e des ouvrages en prose.
3°. La classe des grammairiens au nombre de douze. Six auront l e d i s t r i c t du d i c t i o n n a i r e
de l a langue, dont i l y aura une nouvelle é d i t i o n , tous l e s douze ans; t r o i s composeront l a
grammaire de l a langue, dont l e s é d i t i o n s se succèderont tous les s i x ans; t r o i s , e n f i n , rédige­
r o n t l e journal de l a langue qui p a r a î t r a tous les h u i t j o u r s . . . .
4°. La classe des amateurs au nombre de h u i t .

Enfin, l'appartenance à l'une de ces classes implique de satisfaire aux


exigences de la classe en question. "Il faut que l'écrivain succède à l'écri­
vain, le grammairien au grammairien, l'amateur à l'amateur."

Deux autres exemples de ce rôle complémentaire sont fournis par les deux
derniéres sociétés. Le Conseil ou Jury grammatical répond aux questions
grammaticales auxquelles "La nouvelle académie française s'est imposé par
la loi" 31 de ne pas répondre. En sa qualité d'académicien,32 Domergue sert
pour ainsi dire d'intermédiaire entre l'Académie qu'il consulte à l'occasion
et les personnes qui posent des questions. Dans son discours de réception
le 5 septembre 1810 à l'Académie où il succède à Domergue, F.-A. Fariau
de Saint Ange déclare que l'on a recours au Conseil "de tous les départemens
de la France et même des pays étrangers." Il précise que "L'Académie a
presque toujours confirmé ses décisions." 33

Dans l'Académie grammaticale, Domergue propose "un travail à exécuter par


chaque membre en particulier" mais qui doit être révisé en commun et publié
par lui. C'est "Le Vocabulaire des noms propres d'hommes, de sectes, de
peuples et de lieux célèbres, avec des éclaircissements sous les différents
rapports de l'orthographe, de la prononciation, du genre, de l'étymologie,
de l'instruction historique ou géographique, de la curiosité et du style,
ouvrage considéré comme un supplément nécessaire au Dictionnaire de l'Aca­
démie." Les lettres ont même été distribuées parmi les membres de l'Académie
grammaticale, mais aucun travail n'a, semble-t-il, vu le jour. 34

Cette situation de complémentarité vis-à-vis de l'institution académique


contribue à justifier davantage, en quelque sorte, les entreprises lexi-
cographiques et les publications périodiques de ces sociétés qui peuvent
prétendre également à un rôle institutionnel sur la plan national. A partir
- 305 -

de quel modèle?

2. Le modèle

"Tandis que des milliers de sociétés se sont formées dans toutes les parties
de l'empire, pour le maintien de la constitution, j'ai conçu le projet
d'en établir une consacrée à la régénération de la langue." 35 Cette première
phrase du Prospectus de la Société des amateurs de la langue françoise
indique clairement dans quelle perspective Domergue souhaite se situer.
Il s'agit de pourvoir le domaine linguistique d'une société équivalente
à celles du domaine politique. Cette société s'inspire directement du modèle
politique national comme le montre le passage suivant du même Prospectus:

Notre l i t t é r a t u r e é t o i t une a r i s t o c r a t i e oppressive & décourageante; e l l e a v o i t sa noblesse


& son orgueil dans l e s gens des l e t t r e s de l a c a p i t a l e , son clergé & son i n t o l é r a n c e dans
l e s académies; abolissons l e s o r d r e s , fondons l a république des l e t t r e s , & que dans notre
société des amateurs de l a langue, tous soient égaux en d r o i t s : l'homme, l a femme; l'académi­
c i e n , l e simple l i t t é r a t e u r ; l ' h a b i t a n t de l a c a p i t a l e , celui des départements; l e correspondant
f r a n ç o i s , l e correspondant étranger. 3 6

Ce lien entre le politique et le linguistique est un motif cher à Domergue.


A la fin d'une réponse à un correspondant du Journal de la langue françoise
qui dénonce comme abusives les dénominations du calendrier révolutionnaire,
il déclare: "Il n'y a qu'une convention nationale des amateurs de la langue
qui puisse réformer les grands abus qui déshonorent l'idiome françois,
& cette convention qui éléveroit notre langue à la hauteur de notre constitu­
tion n'est pas impossible."37 Cette dernière phrase rappelle celle qui
termine 1'"Avant-propos", lors de la reparution du journal en janvier 1791:
"nous sommes sous le règne de la liberté, mère des grandes pensées, de la
liberté qui doit élever notre langue à la hauteur de notre constitution." 38
Idée reprise sous une autre forme par Domergue dans le discours d'ouverture
de la Société: "Logiciens, métaphysiciens, grammairiens de toutes les lan­
gues, prosateurs, poètes, savants de tous les genres, ... un peuple libre
vous demande un idiome élevé à sa hauteur, ..."39 Notons la permutation
des termes "constitution" et "peuple libre".

Il ressort de ce qui précède que la langue officielle doit être régie à


l'instar du système politique de la nation française dont la création est
- 306 -

toute récente, système politique qui se veut démocratique. En témoignent


plus spécialement l'organisation et le fonctionnement de la Société qui
adopte très vite le qualificatif de "déliberante". Ce qualificatif lui est
déjà appliqué dans le Prospectus 40 et s'inscrit dans son intitulé peu de
temps avant son ouverture.41

L'òrganisation et le fonctionnement de la Société sont calqués sur ceux


du modèle politique pris en compte, celui de l'Assemblée législative, semble-
t-il. 42 La Société est formée de comités: "comité de principes, d'étymologie,
de définition & de synonymie, de syntaxe, de prosodie & de prononciation,
d'orthographe, de néologie, de rédaction, &c." 4 3 , tous issus d'un comité
de lexique "composé d'un nombre indéfini de membres" 44 et devenu inutile
dès la constitution de ces comités. Il est possible de "se faire inscrire
pour un ou plusieurs comités. Une liberté indéfinie doit caractériser les
citoyens de la république des lettres." 45

Existent trois sortes d'assemblées. Outre des assemblées de comités qui


ont lieu différents jours de la semaine, se tient une assemblée générale
une fois par semaine. Les amateurs peuvent assister à une ou plusieurs
réunions ou à toutes selon leurs motivations relatives à la langue. "En
assemblée générale, chaque membre de la société aura droit de voter. En
assemblée de comité, le vote ne sera permis qu'aux membres qui la composent.
Les assistants auront pourtant voix consultative."46 Enfin, une assemblée
publique qui "ne sera point délibérante", est prévue une fois par mois. 4 7

Les travaux des comités seront l u s & discutés dans l'assemblée [ g é n é r a l e ] , composée de grammai­
r i e n s en d i f f é r e n t e s langues, de l o g i c i e n s , de métaphysiciens, de prosateurs, de poètes, de
savants de tous l e s genres, d'amateurs & d ' a m a t r i c e s .

La discussion fermée, l ' a r t i c l e sera a r r ê t é ou r e j e t é , à l a p l u r a l i t é des v o i x ; l e s débats


seront consignés dans l e journal que j ' [Domergue] ai consacré à l a langue f r a n ç o i s e , & l u i
donneront un nouvel i n t é r ê t ; l e s a r t i c l e s arrêtés par l a société d é l i b é r a n t e s e r v i r o n t à l a
composition du grand d i c t i o n n a i r e qui manque à notre l i t t é r a t u r e & à notre nouvelle existence
politique.48

Les débats de la Société des amateurs de la langue françoise sont consignés


dans le Journal de la langue françoise comme ceux de l'Assemblée Nationale
l'étaient dans la presse. Du no. 1, 1er janvier 1791, au no. 12, 24 septembre
1791, la troisième partie du Jcumal de la langue françoise est d'ailleurs
réservée à un "Précis des opérations de l'Assemblée Nationale" par F. Saba-
- 307 -

rot, homme de loi.

De même qu'à l'Assemblée Nationale sont traitées les questions concernant


la politique, de même à chaque séance de l'assemblée générale sont traitées
les questions sur la langue écrite ou parlée. Elles sont lues. "Lorsqu'elles
seront d'une solution facile, elles seront résolues sans délai; lorsqu'elles
exigeront des recherches, comme les étymologies; le calme du cabinet, comme
les définitions, les synonymies, elles seront renvoyées aux comités respec­
tifs; le rapport entendu, la question débattue, l'article sera arrêté par
l'assemblée, & publié dans le journal de la langue françoise." 49

C'est donc à divers niveaux que s'organise et fonctionne la Société des


amateurs de la langue françoise selon un modèle politique pré-établi.

Des sociétés fondées par Domergue de 1791 à 1811 se détache la première


dont la création en 1791 n'est probablement pas fortuite, mis à part le
fait que surgissent des sociétés de toutes sortes, mais surtout politiques,
à l'époque révolutionnaire. La Société des amateurs de la langue françoise
fait souche. Lui succèdent les sociétés mentionnées ci-dessus et d'autres
encore dont certaines fondées par des disciples de Domergue. Il y a continui­
té au moins jusqu'à la Société de Linguistique de 1837.50 A toutes ces
sociétés sont attachés des périodiques et la première moitiè du 19e siècle
voit naître le Manuel des amateurs de la langue française, contenant des
solutions sur l'étymologie, l'orthographe, la prononciation, la syntaxe,
par A. Boniface et par plusieurs gens de lettres (Paris: Lenormant, 1813-
1814; 2e éd. 1825); les Annales de grammaire rédigées par MM. Butet, Lemare,
Perrier, Scott de Martinville, Vanier, membres de la Société grammaticale
(Paris, 1818); et le Journal grammatical et didactique de la langue
française (Paris, 1826) dont le titre connaît des variantes entre 1826
et 1840.
- 308 -

ANNEXE 1

Liste alphabétique des membres de la "Société


des amateurs de la langue françoise"

N.ANTHOINE, Législateur
N. AUßER fils, Artiste
L'abbé AUGER de l'Académie des Sciences, Traducteur de Démosthène, Eschine,
Isocrate, etc.

N. BALLET, législateur
N. BANAU, médecin
N. BARNIER, principal commis du bureau de la marine
L'abbé BARTHELEMY, neveu, Garde des médailles,
BEAULIEU, auteur du Journal du soir
BELLEMONT, homme de lettres
N. BERARD, Administ. de la comp, des Indes
N. BERARD, des Glajeux
BERENGER, auteur des soirées Provençales, d'un recueil de Poésies, etc.
N. BERTH0L0N, homme de loi
François BOILEAU, marchand papetier
J. E. F. BOINVILLIERS, du musée de Paris
N. B0ISJ0LIN, Homme de Lettres
BOISSI D'ANGLAS, Législateur
BONNET, Législateur
J.P. BRISSOT, auteur du Patriote François
N. BROUSSONNET, Sec.perp. de la Soc. d'Agric.

Madame Fe. C.
Nicolas C*** Fils
N. CARRA, l'un des Auteurs des Annales patriotiq.
Mme CHANTEROT
N. CHARLES, profes. de seconde
J. M. CHENIER, auteur de Charles IX, d'Anne Boulen, de Jean Calas, Tragédies
Melle. CHERBOURG
N. CLEMENCON, prof. de philos. à l'univ.
Anacharsis CL00TZ, homme de Lettres
N. C0LL0T D'HERBOIS, Homme de Lettres
COURET DE VILLENEUVE, Homme de Lettres
N. C0ND0RCET, de l'Académie Françoise, et de celle des Sciences
N. CRAVEY, fils, homme de lettres
N. CROUZET, princ. du col. de Montaigu

N. D'ANDRE, Législateur
N. D'ARNAUD, de l'académie de Berlin
N. DARU, homme de lettres
Madame de BEAUHARNOIS
Madame de  ... n
Madame de CHASSENAY
N. DE COLOGNE
Mademoiselle DE COLOGNE
Madame de C0ND0RCET
Michel DE CUBIERES
Madame de GRANDCHAMPS
- 309 -

N. DEMANSON, profes. de philos. à l'univ.


N. DENIS, homme de lettres
Madame de VILLETTE
N. DRUYER DU POINTE, homme de lettres
N. DUCIS, de l'Académie Françoise
J. F. DUCOS, législateur
N. DUFOURNEL, Médecin
N. DUGAZON, comédien au théâtre françois, rue de Richelieu
DUHAMEL, au Collège de Harcourt
Alphonse DUMAS, Homme de Lettres
N. DUPYTHON
DUSAULCHOY, Homme de Lettres

N. ETIENNE, Homme de Lettres


P. EURI

N. FABRE D'EGLANTINE, Auteur de Philinte, du Convalescent de qualité, etc.


Comédies
N. FAYDEL, homme de lettres
Brutus F0URNIER, Médecin
N. FRANCOIS de Neuf-Château

GAI D'ERVILLE, Homme de Lettres


L'abbé GALIGNANI, Professeur de Langue italienne
N. GASCAIRE, homme de lettres
Charles GAUTIER, à la Villette
Hubert GAUTIER, homme de lettres
J. B. GAUTIER, juge de paix à la Villette
Le prince George de HESSE DARMSTADT
N. GUILLAUME Junior, imp.-lib.

Pierre HAUVEL
N. HERRENBERGER; Secrétaire du vice-admiral d'Estaing
N. HERVIER, Prédicateur
N. HOUEL, peintre du Roi
N. HUZARD, Vétérinaire, auteur de plusieurs a r t i c l e s de l'Encyclopédie

N. JAMET
L. F. JAUFFRET, Aut. des Charmes de l'Enfance
N. J0LI0T, neveu de Crébillon
N. JOURDAN, commissaire du roi
Charles JULIAN, Professeur de l'Université
Melle JULIEN
N. JULLIEN, de plusieurs sociétés littérair.

N. L[?]IER, Homme de Loi


N. LA[?]TTE, de l'Académie de Nancy
N. LABARTHE, homme de lettres
N. LABORNE, homme de lettres
N. LAIGNELOT, homme de Lettres
L'abbé LAMY, Homme de Lettres
N. LANDRIN, Auteur d'Esope à la Foire, etc.
François LANTHENAS, Médecin
N. LAPLACETTE, fils
N. LAVALETTE, homme de Lettres
LE BRUN-TOSSA, Homme de Lettres
N. LECOCQ, Homme de Loi
- 310 -

N. LEMAI [?], professeur à 1'université


N. LEMAIRE, Homme de Lettres
N. LE MARQUIS, docteur en médecine
Mademoiselle LOBIDEL

N. MAHERAULT, Professeur à l ' U n i v e r s i t é


N. MARCANDIER, professeur de l'Université
Etienne MEJEAN, 'homme de lettres
N. MELINET, homme de Lettres
MERCIER, auteur du tableau de Paris, de l'an 2 440, de plusieurs drames, etc.
N. MERTIAN, prof. de rhétorique
N. MIOT, commis au départ. de la marine
N. M0NT[?]INC0URT, artiste
N. MOREAU DE ST. MERY, Législateur
N. MOREL, l'ainé, de Lyon hom. de let.

L'abbé NOEL, Auteur de la Chronique de Paris


N. NOUGARET, homme de lettres

N. PALISSOT, homme de lettres


N. PARIS, de l'Oratoire, Homme de Lettres
PATRIS, Homme de Lettres
N. PETIT le jeune impr.-lib.
N. PINGLIN, homme de lettres
N. POLVEREL, Professeur de Langue Angloise
Charles de POUGENS, Etymologiste
N. PRUDON, homme de lettres

André QUELLIER, Prêtre

RABAUD DE St. ETIENNE, Législateur


N. RIBOUTTE, homme de lettres
Maximilien ROBESPIERRE, législateur
N. ROUCHER, Auteur du poème des mois
N. ROUILLE, homme de lettres
N. R0USS[?], homme de lettres
N. ROUSSEAU, neveu de Jean-Jacques
N. ROYER

Fidèle SABAROT, Homme de Loi


N. SAIFFEST, Médecin
A. F. F. DE ST. ANGE, traducteur en vers des Métamorphoses d'Ovide
N. SAINT-CHARLES
N. SAMSON, Vicaire à St- André-des-Arts
SAUVAGE, Homme de lettres
Mademoiselle SCOTT GODFREY
N. SELIS, Professeur de l'Université
N. SEMICHON, Homme de Loi
L'abbé SICARD, instituteur des sourds et muets
N. SIMON de troie
N. SIMON de troie, Homme de Lettres
L'abbé SOULAVIE, Historien
N. SPECIONI, professeur de langue Italienne
N. STAPENS d'Harnes

Mademoiselle Tête
- 311 -

Xavier TISSERAND, Prêtre


N. TOURNON, Rédacteur du mercure universel
Louis VERDURE, princ. du col. du Blanc
N. La marq. de VIALI, noble génoise
N. VIALL[?], bibliot. de Sainte Geneviève
Charles VILLETTE
- 312 -

ANNEXE 2

Société de la langue française. Prospectus. (B.m. de Rouen: cote Mt.Br.


27426).

ANNEXE 3

Société libre des amateurs de la langue française. Prospectus. (A.N.: AA 44,


1327).

ANNEXE 4

Académie grammaticale. Prospectus. (B.m. de Rouen: cote Mss m 17).


Prospectus SALF
B.m. Rouen: M t . B r . 27426

PROSPECTUS D'URBAIN DOMERGUE.

TANDis que des milliers defociétés fe font fermées dans


toutes les purties de l'empire , pour le maintien de la coní-
tiiution , j'ai conçu le projet d'en établir une confacrée à
la régénération de la langue. Un dictionnaire vraiment phi*
lofophique de notre idiome me paroit devoir nous conduire
a ce but, objet des défirs de tcus les François, fecond
befoin d'on peuple devenu libre. Mais qu'eft-cc qu'un dic­
tionnaire philofophiquc ? Celui qui, fondé fur les vraies
befes de la lexique, 6c repofant fur les principes éternela
de chacune des parties de cette fcience , préfente, à chaque
mot , une clafllfication jufte , une orthographe faine, une
profodie exatse , une etymologie lumîneufe, une dcfinitiojt
logique , des exemples propres aux différentes acceptions ;
cbierve les procédés d'une fyntaxe raifonnëe, ouvre les
tréfors d'une (age néologie t dévoile les fecrers de la dialec-
tique, de la poéƐe f de l'éloquence, ne laifle en un mot
rien à défirer de tout ce qui peut conrribuer à la perfeƐion
de la langue , à pinƐruƐion & au plaifir du lecƐeur. Un dic­
tionnaire exécuté kir ce plan, renfermeroît la didacƐique com-
piéte de la, langue , rempliroit le vocu que formoit Voltaire,
Ɛrendroir inutiles tous les diƐionnaires, tonsles traités & les
mille & une grammaires qui furchargent gratuitement cette
partie de notre littérature. Maisquiofcra élever ce monumenti
Quelle main lui imprimera le fceau de la confiance? Une gloire
auib telle ne fauxoit Cue le partage d'un, fimplc individu.
- 314 -

Cette grande entreprife exige une réunion de grands talenti;


unfondsinsirrrmenfe de conuoƐunces profondestqu on ne peut
trouver que dans une foaété. En vain objeƐra-t-on que
l'académie françoife , fécondeen écrivains iiluftrcs , n'a mis
au jour qu'un diƐionnaire maigre, incompletf inexaƐ,
plein de fautes & contradictions ; jerépondrai que les gens
de lettres, oubliant le bat de ƐnƐitution de l'académie, ont
vu dins l'honorable fauteuil non un travail à faire , mais la
récompenfe de leurs travaux paƐés ; que quelques académi­
ciens feulement, de loin en loin , & par manière d'acquit,
ont enfilé alphabétiquement des mors fans plan , fans goût ,
fans logique , 'fans répandre cette lumière qu'on cherche &
qu'ils n'avoien: pas, ou qu'ils dédaignoient d'avoir.
Je fuis loin pourtant de penfer qu'il faille diƐoudre l'aca­
démie françoife; je voudrois feulement que, fans s'arrêter au
nombre de quarante, il y eût autant de places qu'il y a d'écrl
vains d'un vérit ,b'e latent, quelle que fut la partie de -
pire qui s'enorgueillit de les poƐcdcr , & que l'aflcmblée
nationale elle-même décernãt.par les mains de fon préûdent,
le laurier littéraire à l'homme de lettres qu'elle croiroit de­
voir honorer. Les honneurs que la patrie rend aux grands
hommes morts ne la difpenfent point de ceux qu'elle ¿oie
aux grands hommes vivants.
Cette académie fcroit absolument diƐinƐe d'une autre
académie, qui formeroit l'affemblée légtƐarive de la langue ,
dont le devoir feroit de travailler fans relâche, & fous les
yeux du public , à laperfecƐon.de notre idiome. En atten­
dant que cette idée germe, ¡e propofe le même ctabliffcrnen:
fous un titre modelte , & auquel il ne manquera que la fanc-
tion des repréfentants du peuple françois.
La fociètè des amateurs de la Ungut s'occupera principe
lement de lacompofition d'un diƐionnaire digne de ce fiècle,
de philofophie & de régénération.
ll y aura di:Térents comités : le comité de principes ,
d'ctymologie, de définition & de fynonymie , de íyntaxe,
de profodie & de prononciation, doƐthoƐraphef de néor
logie, de rédaƐon &ct
- 315 -

J
Les travaux des comités feront lus & difeutés dans Ɛ
blée ,compofée de grammairiens en différentes langues, de
logiciens , de métaphyficiens , de profiteurs , de poètes ,
de favantsde tous les gentes, d'amateur, & d'amatriecs.
La difeuffion fermée , l'article fera arrêté ou rejeté, à'
la pluralité des voix ; les débats feront confignés dans ¡e
journal que j'ai confacré à la langue françoife, & lui donne,
rontun nouvel intérêt ; les articles arrêtés par la fociété deb.
bérante ferviront à la compofuion du grand dictionnaire,
qui manque à notre littérature 6c à notre nouvelle exiftence
politique.
Que de lumières vont jaillir de ces débats littéraires ! que
de talents, que de connoiflanecs que couvroit de l'ombre
du cabinet le défaut d'occafion ou la modeftie vont paroitre
au grand jour , à la voix puiflante de l'émulation l D e la
lutte des principes auftères de la grammaire & de la me-
raphyftque avec les hardtefles de l'imagination nous verrons
éclorre une langue bien conilituée, fans maigreur & fans
enflure. Notre littérature étoit une ariflocratie opprefiive 5c
décourageante ; elle avoit fa nobleffe & fon orgueil dans
les gens de lettres de la capitale , fon clergé & fon intolé­
rance dans les académies ; aboliffbns les ordres , fondons
la république dev lettres , & que dans notre fociété des ama­
teurs de la langue , tous foient égaux en droits : l'homme,
la femme ; l'académicien , le fimple littérateur ; l'habitant
de la capitale , celui des départements ; le correfpondant
françois, le correfpondant étranger. De quelle part que
vienne la lumière ; béniffons celui qui nous l'envoie ; dans
quelle parte-de l'empire ou du globe que nous la portions,
félicitons-nous d'être utiles aux hommes.
Un travail bien important fe joindra au grand travail du
'diƐiomuire. On fera leƐure, à l'ouverture de chaque féance,
des lettres qui feront adreffées des divers départements au
préfident de la fociété fur des queflions relatives à la
langue , écrite ou parlée. Lorfqu'elles leront d'une folution
facile , elles feront réiolue* fans délai ; lorfqu'eiles exigeront
- 316 -

4
des recherches ; comme les érymologies ; le taime des
binec, comme les définitions, les fynonymics , elles fetonf
renvoyées aux comités refpechfs; Ie rapport entendu ;la '
queftion débattue, particle fera arreté par l'affemblíef SC'
publié ¿ans le journal de la langue (rançoife. On voir que.
cette partie des travaux de la fociété offre le triple avantage
de communiquer la lumière , au moment du befoin , de la
communiquer a tous en la communiquant à un feul , &
enfin de preparer les matériaux du grand édifice qu'on fe
propofe d'élever.
Les féances auront lieu, deux fois la femaine : le diman-
che , à ll heures du matin, & le jeudi , à heures du foir,
Tous les mois , & merrie plus fouvent, fi la fociété le
juge convenable, il y aura une féance uniquement confacrée'
à la lcƐre d'ouvrages en proie ou en vers , compofes par •
les membres de la fociété ou par les correfpondants. Le jour
nal de la langue françoife en rendra compte.
. Nul établffement fans dépenfe ; en attendant que l'utilité
de celui-ci fixe l'attention des légiffateurs, tourcs les per-
fonnes qui fe feront inferire parmi les membres de la fociété
des amateurs de la! langue françoife, paieront 24 liv, par
an ; parmi les correfpondants, 1  liv,
• On foufcrit àParis, chez Urbain Domcrgue, rédacteur-
du journal de la langue françoife , rue de Condé N . I , au
premier étage ; chez Royez , libr. quai des Auguftns, &
chez Petit, imprimeur aux Jacobins Saint-Honoré.
, La première affemblée aura lieu, le 15 feptemb. prochain ;
dans une faile d'Urbain Domergue.
Sur la couverture du journal de la langue françoife, feront
infcrits de femaine en femaine les noms des foufcripteurs;
N. B. Le journal de la langue françoife, eft à fon tron­
fième trimeftre. L'abonnement eft de 54 liv. pour un an,
& de 12 liv. pour fix mois. On foufcrit, aux adreffes ci,
deffus, & cher Achille Knapen , rue Saint-Ahdré-dts-Arts;-
- 317 -

Prospectus SLALF
A.N.: AA 44, 1327

S O C I É T É LIBRE
DES AMATE;UR_S

DE LA LANGUE FRANÇAISE;

CIIEZ URBAIN DOMERGÜE,


Rucdes Fossés-Montmartre , n○. 7}_ au prcmier ćiagel

La langue fraa çaiss est devenue un besoin poor tous.

Les travaux de la société auront pour objet :


''I o . La grammaire raisonnée ; les principes seront expliqués d'une
manière Deuve , et appliqués aux auvres de J. J. Rousseau,
Le vocabulaire de ia langue française ; etymologie , définitions
exactes , acctoptions diverses, synonymie, orthographe de l'usage.,
orthographe de la raisou , prononciation juste, mots, nouveaux,
exemples republicai.is: tout sera, marqué au coin de la philosophic
et de notre régénération.
3°. La solution des dith'cultés que peuvent proposer sur la langue
ou sur la manière de l'enseigner, les membres et les correspondants!
de La société.
4°. L'examen des morceaux d'éloquence et de poésie qui doivent
composer Valmanach des muses républicaines.
L ' O L Y E R T V I I E aura l i e u , le onze FLOÉAL.
TI y vanura lrais enncesnar décade pendant 5 mois : le primidi,
le tridi et le septidi, u cmq heures au.
daviron deux heures.
'• Pendant la premiere, Urbain DOMERGUE lira la correspondance,'
et traitera dea divers objets ci-dessus énonces. La seconde sera con-r
sacrée aux motions et aux débats sur ta grammaire et sur la langue.
Cinque séance sera'termiuée par un chant patriotique.
Piix de l'abonnement pour cinq mois, homme u femme, 40'live
Pour les correspondants , 5 live
Ccux-ti trouveront J.uis les annales àe la république francais4
une solution sommaire de.i difficultes qu'ils auront proposées,
PETITE SOCIÉTÉ
DES AMATEURS' DE LA LANGUE FRANÇAISE.
( MÈM E A D R E S S E . )

La petite société-des amateurs de la langue française r composéc


de jeunes personnes, de l'un et de l'autre sexe, traitera la grammaire
♦et la langue d'uuc manure élémentaire.
Eile soccupera à Pnuclys grammaticale , à la classification, &
l a s v a taxc, à la prononciation, à l'orthographe et a l a versi-
fication.
Arexc avoir entendu URDAIN DOMERGUE sur ce: diffriecneas objet,
- 318 -

il srra libre  membres 3e h société de clermrader la paróte,. potff


analyser, classer, lire, faire des observations, rendre compte de-
vive voix ou par écrit de leurs études, pioposer des difficultés ou
en résoudre , etc.
L'OUVERTUREdela petite société auraîiou, L E 12 F L O R É A L . Il y
aura trois séances par décade, pendant 5 mois : le duodi, le quartidi et
l'octidi , à 5 heures du soir. Chaque séance, dVnviron deux
heures, commencera par la récitation de quelques articles àes droits,
de l'homuíe ou de la constitution républicaine , et sera terminée pax-
un chant patriotique.
Prix de Pabonnement pour 5 mois , quel que soit le sexe-, 60 l'

Les membres de la grande sociéié auront droit d'entrée dans lit


petite , et ceux de ll petite dans la grande, en ajoutant 15 l. au
prix de leur abounement respectif.
 U R E A U D A B O N N E M E N T .
Le bureau d'abonnement à l'une et à l'autre société e s t , rue de*.
fossés-Montmartre , n°. 7 ; il est ouvert dès-à-présent ; ceux quv
ont dessein Se souscrire sont invités à prendre incessamment leur
Lillet d'entrée , pour ne rien perdre de l'instruction.. Cependant on
sera admis, à quelle époque que ce soit, et lcs cinq mois courront
du jour de la date.
N. B. On trouve dans ce bureau la grammaire française élémen­
taire D ' U R B A I N D O M E R G U E 4e.. édition , ouvrage nécessaire à tous.
les abonnés. Prix 3 L
Les lettres et les paquets doivent parvenir francs de port.
C'est dans la même maison qu'est placé le bureau d'abonnement
des Annales de la Bépublique , journal xecoiumandable par*
Peractitude , la .rèracitc , la variété y Vabondance des matières*
comme il est dit dans un-
PRIX POUR SIX MOUS , 21 .

Aux représentans du peuple , aux autorités constituées , aux sociétés


populaires , aux pères et mères de Famille,
pétablissement que j'annonce en faveur de la langue de la l i ­
berté , merite d'être encouragé par les hommes libres.
11 convient à'tous les âges et aux deux sexes. L'hormme instruit
peut y porter la lumière, l'homme inéclairé viendra l'y recevoir;.-
la jeunesse y puisera des leçons de logique , de style , de g o û t , .
de patriotisme. L'homme de lettres , l'instituteur des diverses com­
mune, , lits à la société par la correspondance , feront avec elle-
ua heureux échange do richesses littéraires.
Les officiers municipaux, les sociétés populaires, roudrontbien faire
en sorte que chaque instituteur corresponde avec la société, i i
l'éloignement ne lui permet pas d'en être membre.
Les législateurs sont priés de recommandée cet établissement,
chacun dans sen département, et le comité de salut public,
à toutes les communes où un jargon barbare met obstacle à la con-
noissance de DOS lois , et a la propagation dei vertus républicaines.

URBAIN DO M ERGUE.

De Pioprimerie do YAZARD ci LE NURHANT, rue da Masseisa


Prospectus Académie grammaticale (18o7)
B.m. Rouen: Mss m 17

ACADÉMIE GRAMMATICALE.
i L'académie grammaticale, fondée le 25 octobre 1807, par URBAIN DOMERGUE,
membre de l'institut de France, se propose pour but de travailler au perfectionnement de
la srience des idées et de la science des mots, depuis les premiers éléments jusqu'aux
théories transcendante
2. Elle a pour devise :RIENN'ESTBONQUF. LE VRAT.
. Un directeur perpétuel piéside les séances, nomme les académiciens, dirige les
travaux. Il administre, sans qu'il puisse jamais être question de compie entre lui et les
membres de l'académie. Il élit son successeur.
4'. Un secrétaire, choisi parmi les jeunes académiciens xélés,dresse les procès-verbaux,
tient les regîtres et la correspondance.
5 . Les académiciens sont divisés en trois classes : celle des académiciens résidants ,
celle des académiciens correspondants, et celle des Mécènes.
6°. Tour obvier à l'inconvénient des absences, et pourvoir aux frais de rétablissement,
chaque académicien résidant lait, le jour de son admission, un fonds de dix francs, pour
lesquels il reçoit un bon de deux francs, toutes les fois qu'il signe sur la feuille de présence,
avaut que la barre toit tirée..
Le premier dimanche de chaque mois, il renouvelle son fonds de dix francs, avec les
boni seulement, s'ils suffisent 5 avec un supplément en argent, s'ils ne suffisent pas.
¿V. B. Les •ctdémicirn» résijants qui ce peuvent ¿tre assidui, sont te atés preseinti, ilsne lont tenui qii*ax
supplément qu'amènent pour lei plute s s n e ules mois qui n'ont pas cinq dimanebes.
7 . Lcs académiciens correspondants sont invités a une contribution annuelle de vingt
francs; ils sont surtout priés de proposer beaucoup de questions à résoudre.
8°. Les Mécènes mettront leur soin et leur gloire à faire ensorte que le tribut envers
l'académie se borne un jour à celui du rèle et dhs lumières, à lui procurer par leur crédit
one dotation qu'elle s'efforcera de mériter par sa travaux.
9 . Les séances ont lieu, tous les dimanches, depuis une heure précise jusqu'à trois. Elles
tont uniquement consacrées à résoudre des questions de logique, de grammaire, de goût. Le
secrétaire lit les questions par ordre d'inscription, le président essaie de les résoudre ; ensuite
chaque académicien peut prendre la parole, à commencer par la droite du président; il
approuve, combat, modifie, développe ce qui vient d'être dit. Le procès-verbal coutient
des avis individuels , et non des décisions qui fassent loi.
10. Chaque académicien a droit de prendre ou de faire prendre copie du procès» verbal.
11e
. L'ouvrage des SOLUTIONS GRAMMATICALES, dont URMÀIV DOXBRGVE vient de
publier le premier volume, contiendra désormais les solutions consignées dans les procès-
verbaux, avec les développements convenables que les académiciens leur auront donnés.
ll portera pour litre : SOLUTIONS SE L'ACADÉMIE GRAMMATICAL*. Le directeur perpétuel en
tsl l'éditeur né , et chaque aritele sera signé du nom du rédacteur.
ll. Le a5 octobre, jour4anTanniversaire de la fondation de l'académie Rrammaticale,
cera célébré par un banquet,
Urbain D o u t - t o u i , directeur perpétuel*
Gabtielt  A i L ifta secrétaire-
- 320 -

Notes

1 I I s ' a g i t d ' e f f e c t u e r brièvement l e p o i n t sur les recherches en cours r e l a t i v e s à ces


s o c i é t é s , recherches dont l e s r é s u l t a t s l e s plus récents sont consignés dans l e s travaux
s u i v a n t s : U l r i c h Ricken, "Zur Sprachdiskussion während der französischen R e v o l u t i o n " ,
Beiträge zur Romanischen Philologie X I I I / 1 9 7 4 Heft 1/2, pp. 309-318; Winfried Busse ( 1 ) ,
"Domergue grammairien p a t r i o t e " i n Logos semantikos. Studia l i n g u i s t i c a in honores Eugenio
Coseriu 1921-1891 (Madrid: Gredos, 1981; Berlin-New York: Walter de Gruyter, 1981), pp.
371-384; Winfried Busse ( 2 ) , "François-Urbain Domergue (1745-1810). Die Rolle Domergues
i n der externen Geschichte der französischen Sprache" (Habil s c h r i f t , 1981); Françoise
Dougnac, " F . - U . Domergue, l e Journal de langue françoise e t l a néologie l e x i c a l e (1784-
1795)" (Thèse de Troisième Cycle, U n i v e r s i t é de Paris I I I , 1981).

2 Jusqu'à présent Domergue n'a pas créé de s o c i é t é ; à Lyon i l a été membre de l a Société de
gens de l e t t r e s , d ' a r t i s t e s e t d'amis vers 1780, e t de l a Société l i t t é r a i r e de Lyon de
1782 à 1785.

3 Voir Ricken, pp. 309-313; Busse ( 2 ) , pp. 16-17; Dougnac, pp. 111-157 e t 236-239.

4 Signalons environ 20 % de jacobins d'après J . Guilhaumou. Voir HOTS, presses de l a FNSP,


Ed. du CNRS, Ed. de l a MSH, 5, octobre 1982, Comptes rendus, p. 226.

5 Prospectus, p. 2.

6 I b i d . , p . 3.

7 I b i d . , p. 1.

8 Voir Busse (2), pp. 29-34 et p. 148.

9 Prospectus, f.l recto.

10 I b i d . , f . 2 verso "Aux représentans .du peuple, aux a u t o r i t é s c o n s t i t u é e s , aux sociétés


p o p u l a i r e s , aux péres et mères de f a m i l l e . "

11 I b i d . , f. 1 recto.

12 Ibid., f. 1 verso.

13 Voir Busse ( 2 ) , pp. 29-34 e t p. 148.

14 Prospectus, f . 2 recto.

15 I b i d . , f. 1 verso.

16 Ibid.

17 I b i d . , f. 2 recto.

18 Voir Busse ( 2 ) , pp. 62-63 e t p. 149; Dougnac, pp. 25-26.

19 Armand-Gabriel B a l l i n ( 1 ) , "Notice sur Domergue" in Manuel des amateurs de l a langue f r a n ­


çaise, par Alexandre Boniface, 2e éd. ( P a r i s : P i l l e t Ainé, i m p r i m e u r - l i b r a i r e , 1825),
pp. 9-10.
- 321 -

20 François-Urbain Domergue, La prononciation françoise déterminée par des signes invariables


(Paris: l'Auteur, an V), pp. 547-548.

21 Le Journal de la langue françoise [J.L.F.] paraît pour la troisième fois à p a r t i r du 1er


Pluviose, l'an 3 de la République françoise, 20 janvier 1795, vieux style. N'en sont connues
actuellement que 21 décades. Voir Dougnac, p. 44 et pp. 63-110.

22 François-Urbain Domergue, Solutions gramaticales (Paris: l'Auteur, 1808), pp. i i j - i v .

23 Voir Busse (2), pp. 63-64 et 149-155; Dougnac, pp. 28-29, 230-232.

24 Voir Busse (2), p. 155.

25 Armand-Gabriel Ballin (2), "Notice sur Urbain Domergue" in Notices sur l e s grammairiens
Domergue, Boniface & hapsal (Rouen: Imprimerie de H. Boissel, 1865), pp.11-12.

26 Ibid.

27 Voir note (9).

28 Prospectus de la Société des amateurs de la langue françoise, p. 2.

29 J.L.F., I I , no. 4, 23 avril 1791, p. 123.

30 VII, no. 5, pp. 154-157.

31 Domergue, Solutions grammaticales, p. iv.

32 Domergue est élu académicien en 1795.

33 Ange-François Fariau de Saint-Ange, Discours prononcés dans la séance publique tenue par
la classe de la langue et de la littérature françaises de l ' I n s t i t u t de France, l e 5 sep­
tembre 1810 pour la réception de M. de Saint-Ange (Paris: Impr. de F. Baudouin, 1810),
p. 15.

34 Bal1 in (2), p. 12.

35 Prospectus de la Société des amateurs de la langue françoise, p. 1.

36 Ibid., p. 3.

37 I I I , no. 3, 16 j u i l l e t 1791, p. 82.

38 I, no. 1, 1er janvier 1791, p. 3.

39 J.L.F., IV, no. 6, 5 novembre 1791, p. 216.

40 P. 3.

41 J.L.F., IV, no. 4, 22 octobre 1791, p. 85.

42 Prospectus, p. 2.

43 Ibid.

44 J.L.F., Iv, no. 6, 5 novembre 1791, pp.123-124.


- 322 -

45 I b i d . , p . 124.

46 I b i d . , p . 125.

47 Ibid.

48 Prospectus de l a Société des amateurs de l a langue f r a n ç o i s e , p. 3.

49 I b i d . , pp. 3-4.

50 Voir Sylvain Auroux, Françoise Dougnac, T r i s t a n Horde, "Les premiers périodiques l i n g u i s t i ­


ques f r a n ç a i s (1784-1840)", Histoire Epistemologie Langage IV (1982), f a s e . 1 , pp. 117-
132.

Octobre-Décembre 1983
L'élite modérée et la "propriété des mots" (1791).
Propagation et usage des mots dans l'opinion publique
Jacques Guilhaumou (Paris, CNRS)

Introduction
Le journaliste modéré Dusquesnoy, rédacteur de L'Ami des Patriotes ou Le
Défenseur de la Révolution, observateur estimé en matière de définition
des mots, réclame "un bon définisseur des termes dont l'usage nous est
devenu plus familier, et que tout le monde répète sans entendre" (Numéro
du 6 août 1791). Un tel souci "linguistique" s'inscrit, nous le savons
depuis les travaux de M. Ricken (1982), dans la lutte, devenue classique
à la fin du XVIII o siècle, contre "l'abus des mots". Mais il traduit aussi
et surtout une angoisse face à l'accélération, en cette année 1791, des
transformations du langage politique et aux manipulations qu'elle rend
possible.

Le propos que nous allons développer s'appuie sur les premiers résultats
d'un dépouillement de la presse parisienne en 1791 et des séries de
pamphlets, en particulier la célèbre série des "Père Duchêne", qui circulent
à la même époque dans les rues de Paris. Au stade actuel de norte enquête,
nous pensons pouvoir affirmer que les interrogations sur la définition
des mots et les débats sur l'usage des mots en politique constituent une
des spécificités de l'opinion publique en 1791. Au-delà du simple intérêt
qu'il peut y avoir à ouvrir ce chapitre mal connu de l'histoire des discours
révolutionnaires, nous allons nous efforcer de montrer dans quelle mesure
l'investigation des journaux et des pamphlets peut contribuer à enrichir
notre connaissance des "politiques linguistiques" sous la Révolution fran­
çaise 1 .

Nous n'aurions pu entreprendre notre enquête sans l'apport des travaux,


encore trop peu connus, de l'historien R. Barny (1978a). Nous y avons trouvé
une description minutieuse des grands débats politiques des années 1787-1791.
Et notre recherche voudrait s'inscrire dans la continuité de celle de R.
Barny, tout en se limitant aux questions de mots. Dans son article "Mots
et choses chez les hommes de la Révolution Française" (1978b), cet historien
souligne la difficulté à cerner "les composantes d'un débat linguistique
souvent confus". De fait, il nous paraît possible de décrire, avec précision,
- 324 -

l e s enjeux c o n j o n c t u r e l s des " d i s p u t e s de mots" e t , par l à même, d ' i n d i v i d u a ­


liser une étape des " p o l i t i q u e s linguistiques" sous l a Révolution française,
antérieure au moment mieux connu du " j a c o b i n i s m e linguistique" (Lo Piparo,
1979)2.

Deux d i s p o s i t i f s historico-discursifs délimitent nos i n v e s t i g a t i o n s textuel­


les: en amont, l e d i s p o s i t i f législatif mis en place par l a m a j o r i t é modérée
de l'Assemblée constituante, butée signifiante du trajet thématique que
nous voulons décrire; en aval, la création, pendant l'automne 1791, de
la Société des amateurs de la Langue Française par Urbain Domergue, marque
un t o u r n a n t , la prise en m a i n , par les patriotes, de l ' i n i t i a t i v e linguis­
tique.

La majorité modérée des députés à l'Assemblée constituante délègue, tout


au long de l'année 1790, aux légistes, nombreux en son sein, le soin de
définir des formes p o l i t i c o - j u r i d i q u e s stables, "éternelles", en particulier
au plan de l a nomenclature des mots. Régine Robin (1971) a étudié le cas
exemplaire de M e r l i n de D o u a i , r a p p o r t e u r sur l a q u e s t i o n de l a suppression
de l a f é o d a l i t é . S'autorisant d'un langage t r è s r h é t o r i q u e e t au référentiel
juridique très dense, M e r l i n de Douai s'efforce, à propos du d r o i t de p r o ­
priété, d ' instaurer le langage du droit naturel dans l'état social, de
promouvoir un langage de naturalisation du social fixant à tout jamais
le sens des notions-concepts de la nouvelle société bourgeoise. La propo­
sition principale du d i s c o u r s de légiste, "le régime féodal est détruit",
issue le plus souvent d'un syntagme verbal à valeur de préconstruit, "la
destruction du régime féodal", subsume une structure discursive clivée:
le "droit féodal" issu du "contrat de fief" est "maintenu", "les droits
personnels" issus d'un "contrat d'inféodation" sont "abolis". L'explicite
de l a dépendance seigneuriale, des liens féodaux disparaît au p r o f i t d'un
implicite, forme présupposée de l a société bourgeoise, matériellement iden­
tique à la propriété féodale directe. Ainsi, d'une loi à l'autre, se met
en place "une langue juridique", peu performante en dehors de l'enceinte
de l'Assemblée. Face au p e u p l e , cette langue prend nom de "langage de la
loi". Elle n'est alors qu'une forme de paraître excluant toute recherche
de médiation, toute transaction verbale. Il n'est pas étonnant qu'elle
échoue à se f a i r e entendre dans des situations concrètes, en particulier
dans les situations d'émeute (J. Guilhaumou, 1986). Au risque de perdre
une i n i t i a t i v e linguistique certes restreinte à l'espace du d i s c o u r s d'as-
- 325 -

semblée, l ' é l i t e modérée, t o u t en accentuant son choix pour la monarchie,


i n s t a u r e , en 1791, des p o l i t i q u e s s u b s t i t u t i v e s dans le domaine de l'usage
des mots, au contact desquelles l e s p a t r i o t e s vont prendre de plus en plus
conscience de l'importance du f a i t " l i n g u i s t i q u e " . La Société des Amateurs
de la Langue Française s'institue donc dans un contexte politico-linguis­
tique, que nous nous efforcerons de d é c r i r e au terme de notre démarche.

Historien du discours, il nous fallait d'abord retrouver les modalités


de circulation des mots, les configurations discursives qui se font et
se défont à l ' é p r e u v e du processus r é v o l u t i o n n a i r e . Le t r a j e t particulièrment
significatif du mot aristocrates nous a fourni l e motif principal de c e t t e
exploration t e x t u e l l e . Mais notre analyse permet p l u s : nous pouvons c a r a c t é ­
riser des politiques contradictoires de l'usage des mots en politique.
Reconstituer le "climat linguistique" de l'année 1791, c ' e s t nous insérer
dans le thème du colloque qui nous r é u n i t i c i à B e r l i n .

J. "L'abus des mots" promu au rang de genre burlesque,

A. Enjeux autour du mot "aristocrates".


"Dès les premiers temps de la Révolution, le mot aristocrates se répéta
à tort et à travers": au premier abord, cette annotation du linguiste F.
Brunot (1967:646) semble fondée. Le mot aristocrates n'est-il pas un "Mot
peu en usage dans notre langue, mais que la Révolution a rendu propre à
tout" (Nouveau Dictionnaire à l'usage de toutes les municipalités, 1790)?

Constatons d'abord, dans les témoignages des contemporains de la révolution,


l'insistance sur la nouveauté et l'ampleur des effets du mot aristocrates.
"Ce nom presque inconnu jusqu'alors" et qui "a produit plus d'effet qu'on
attendait" (Avis aux français sur les clubs, 1791:13), est l'objet d'inter­
rogations, à valeur définitionnelle, dans de très nombreux pamphlets. Ainsi,
dans une série de dialogues poissards sur "les affaires présentes" (Le
Goûter de la Courtille, 1789), la question de la définition du mot aristo­
crates est introduite dans les termes suivants:

Manon 1'Ecai11euse. Dites-moi donc, madame Saumon, vous qui voyez tous l e s jours des députés,
qu'est ce qu'un aristocrate? Expliquez-nous ce mot l à , que je n'avions jamais entendu avant
la prise de la B a s t i l l e . . .
- 326 -

Madame Saimon. Aristocrate, c ' e s t comme qui d i r a i t ceux qui veulent a v o i r t o u t l e p r o f i t , sans
a v o i r l e mal, ni plus ni moins que l e s f r ê l o n s qui s'empifent du miel que l e s a b e i l l e s avont
t a n t de peine à f a i r e . . .

Après l'étonnement devant la nouveauté, commence la série des fausses naivetés


qui nous introduit dans l'espace des confusions volontairement entretenues.
Janot et Dodinet dialoguant sur le thème du "changement" échangent de bien
curieux propos:

Janot. Qu'est-ce que c ' e s t que tous ces nouveaux mots? . . . Démo...crate... Aris...to...crate...
Je ne comprens pas ç a . . . J e suis aussi Aristocrate de c o l è r e .

Dodinet. Les a r i s t o c r a t e s sont des a n t i - p a t r i o t e s q u i , au mois de j u i l l e t , v o u l a i e n t nous égorger


t o u s . . . e s - t u p a t r i o t e , a r i s t o c r a t e , p a t r i o t e - a r i s t o c r a t e , déaocrate ou démagogue?

Janot. Je n'entends pas t o u t cà. Mais j e suis du p a r t i où l ' o n n ' e s t pas pendu.

De fait, à l'examen d'un ensemble d'attestations du mot aristocrate repré­


sentatives des diverses composantes du champ politique, des enjeux se pré­
cisent.

Du côté des modérés et des monarchistes, on dénonce, au nom de l'évidence


des faits et contre le langage réputé abstrait des principes "ceux qui voient
ou croient voir partout cette espèce d'êtres indéfinis qu'on appelle aris­
tocrates" (Remontrances à un journaliste, 1790). C'est la valeur performative
de ce mot qui est avant tout niée: "Aristocrate... c'est le haro qui ordonne,
qui oblige, qui force tout bon français à courir sus, à s'emparer de l'indi­
vidu quelconque taxé ou prévenu d'aristocratie" [Dictionnaire national et
anecdotique , 1790). En contrepoids, la forme aristocrate acquiert une posi­
tivité dans des définitions particulièrement restrictives: soit, il désigne,
au plan social, "un citoyen qui possède une dignité, une distinction, une
charge honorable ou lucrative", en particulier "tout propriétaire aisé"
[Synonymes nouveaux, 1791?), nous retrouvons là le souci de naturalisation du
social dans les mots eux-mêmes; soit, il équivaut tout simplement "à une forme
de gouvernement où le pouvoir est entre les mains des riches" (Dictionnaire
national et anecdotique). La définition la plus restrictive du mot aristocra­
tes présuppose son vieillissement, donc sa nécessaire disparition de la scène
politique: "Si l'on ne voulait appeler aristocrates que ceux qui nourissent
le dessein de rétablir l'ancien gouvernement, ce malheureux cri de haine et
de discorde serait bientôt étouffé" [Remontrances à un journaliste). La posi-
- 327 -

t i v i t é " r é a c t i o n n a i r e " de ce mot s ' i n v e s t i t également dans une valeur affecti­


ve, l'amour pour le r o i , comme l ' i l l u s t r e l ' a n e c d o t e p l u t ô t p l a i s a n t e qui s u i t :

Un enfant de quatre ans demandait à sa mère ce que c'étaient les a r i s t o c r a t e s . Ce sont ceux
qui aiment le bon Dieu et le Roi. Ou sont-ils les aristocrates? I l s sont dans les églises,
dans les châtaux, dans les maisons. - Et les démocrates? Ils sont à l ' é c u r i e avec les ânes.
Mais, maman, les démocrates sont méchants, il ne faut pas les mettre avec les ânes, i l s les
mordraient. - Où veux-tu donc q u ' i l s soient. - Il faut les mettre dans le trou des crapauds.

Et le rédacteur de la Chronique de France (Numéro du 5 f é v r i e r 1791) de


p r é c i s e r : "Ceci n ' e s t point une f i c t i o n " ! !

Dès 1789, c e r t a i n s patriotes avertissent leurs concitoyens de l'importance


des enjeux autour du mot aristocrates. On veut "nous persuader que ce mot
e s t devenu i n s i g n i f i a n t " , mais "nous n'avons pas donné dans le piège" é c r i t
Loustalot dans la l i v r a i s o n des Révolutions de Paris des 7-14 novembre 1789.
Ce célèbre j o u r n a l i s t e profite de c e t t e mise en garde pour souligner l'im­
portance de "notre mot de r a l l i e m e n t " 3 :

Gardons nous, citoyens, de nous l a i s s e r abuser par les mots...le mot Aristocrate n'a pas moins
contribué à la révolution que la cocarde. Sa signification est aujourd'hui très étendue [C'est
nous qui soulignons]; il s'applique à tous ceux qui vivent d'abus, qui regrettent les abus,
ou qui veulent créer de nouveaux abus.

Signification restreinte ou étendue? Voilà l'enjeu des disputes sur les


" p r o p r i é t é s " du mot aristocrate dans l e s années 1789 e t 1790. En 1791, face
à la volonté proclamée des patriotes de conférer à ce mot une extension
d'emploi maximale, de le mettre en a c t e , en t a n t que mot d ' o r d r e , dans des
situations d'affrontement, modérés e t monarchistes vont r e c o u r i r à de v é r i ­
t a b l e s "tours de f o r c e " .

B. Les "tours de Force" des membres de la Société des amis du bon sens:
le genre burlesque au service de l'énoncé du fait.
Dans le courant de l'année 1791, le courant modéré e t le courant monarchiste
tendent à se confondre dans l e u r t e n t a t i v e conjointe d'instaurer un pouvoir
royal fort. A la recherche d'une diffusion ample de l e u r s i d é e s , le simple
rappel de la signification p r i m i t i v e des mots à 1'encontre de la nouveauté
révolutionnaire ne leur s u f f i t plus. Ils vont promouvoir la v é r i t é du fait
d'expérience par le b i a i s de la f i c t i o n burlesque.

Nous avons trouvé dans le fonds des imprimés des Archives nationales une
pièce, imprimée en 1791, i n t i t u l é e Le Greffe patriotique de la société des
- 328 -

amis du bon sens à Anthropolis (sic). Il y est question d'une société qui
n'a rien de commun avec "ces clubs que la liberté et les droits de l'homme
ont enfanté depuis la Révolution". En 1752, elle ne comportait pas moins
de 1518 membres! Bien sûr, il ne s'agit que de l'un de ces multiples pamphlets
monarchistes contre le "pouvoir illégitime des clubs". Mais son contenu mérite
d'être résumé4.

Avec la prise de la Bastille, de nombreux membres "s'envirent", vont chercher


"des vérités neuves" et donc quittent une société qui n'admet que des dicours
sans emphase, sans figurés centrés sur la vérité et la raison naturelles. En
1791, les membres encores actifs décident de régénérer la société en instau­
rant un nouveau réglement. Chacun a désormais le droit de "planer au-dessus de
l'atmosphère pour voir s'il n'y a pas dans cette région quelque vérité politi­
que". Il est précisé que "la société admettra dans ses assemblées tous les d­­
ci amateurs qui s'y présenteront sous la condition expresse que leurs phrases
emphatiques, leurs locutions nouvelles, leurs exclamations, leurs exagérations
outrées, leurs mouvements extatiques, leurs énumérations, en un mot tous leurs
tours de force de quelque genre qu'ils soient, ne pourront servir à masquer
aux yeux de la société l'erreur, l'absurdité ou le mensonge, pour les intro­
duire furtivement en son sein". (C'est nous qui soulignons).

La création fictionelle de cette Société des amis du bon sens cofncide-


t-elle avec la diffusion dans les cafés, les assemblées et les groupes
d'une énorme masse de pamphlets monarchiens? C'est probable, d'autant que
le Crieur de bon sens, journal monarchien, est diffusé dans la même période,
c'est à dire en janvier, février et mars 1791. Le journaliste rédacteur
du Crieur du bon sens remarque qu'il n'est pas "conforme à la raison sociale
de prêcher le peuple dans les rues". Voilà cependant nos monarchistes pressés
de sortir de leurs salons, cabinets de lecture et arrière-boutiques qui
montent sur les trétaux des boulevards, dialoguent avec les grands personnages
de parade et s'efforcent d'imiter, au plan langagier, les tours de force
des saltimbanques. Certes, il ne s'agit pas de prêcher la juste parole,
comme le font les jacobins, mais de faire parader la raison et le bon sens
devant le peuple badaud. La promotion de la figuration ne suppose ici aucune
forme nouvelle de représentation, de médiation.

Dans leur quête discursive, les aristocrates vont surtout rencontrer un


brave marchand de fourneaux, le "Père Duchêne". Ils s'ajoutent aux interlocu-
- 329 -

teurs habituels de ce bon bougre, Jean-Bart et le général Lapique. Nous


voyons ainsi, d'un dialogue à l'autre, un officier de la garde nationale,
un citoyen du faubourg Saint-Antoine et ... un aristocrate "jouer au propos
discordant" avec le Père Duchêne, figure burlesque du bon sens. Au départ,
les injures du marchand de fourneaux contre "la sacrée fournée des aristo­
crates" déroutent ses interlocuteurs qui se plaignent d'avoir "la mémoire
à l'envers avec ses raisons sans raison". Mais, le Père Duchêne n'est pas
indifférent aux "foutus raisons des aristocrates". Le dialogue prend vite
tournure5:

Père Duchêne. . . . raisonnons, car par fois le Père Duchêne raisonne, et quand il se met à
raisonner, il raisonne tout aussi bien qu'un a u t r e . . .
L'aristocrate. Eh bien! Père Duchêne, sous le nom d'aristocrates, qu'entendez-vous?
Père Duchêne. J'entends les bougres de calotins, et nos ci-devant gentilshommes.
L'aristocrate. Père Duchêne, vos notions ne sont pas très j u s t e s .
Père Duchêne. Je ne sais bien, mais vous allez me dire que ce sont les aristocrates qui domi­
nent.
L'aristocrate. Père Duchêne, nous voilà revenus au principe, vous avez raison, d'après cette
définition, croyez-vous que ce soit les calotins et les gentilshommes qui soient a r i s t o c r a t e s ,
sont-ils actuellement dominants; ce nom ne conviendrait-il pas mieux aux jacobins?
(La grande colère du Père Duchêne sur l'argent arrêté hier dans la rue Saint-Martin ou dialogue
entre l e Père Duchêne et un aristocrate, 16 f e v r i e r ) .

Voilà le tour de force mené à son terme! Le Père Duchêne, "brave homme"
et "plein de bon sens" voit toujours "plus d'aristocrates que de tuyaux
de poêles", mais il change de jurons. Devenu l'ennemi de la "race jacobi-
nique", il s'écrie "sacrés mille millions d ' a r i s t o c r a t e s aristocrates et
d ' a r i s t o c r a t e s patriotes". Le recours à l'inversion burlesque déstabilise
le langage patriotique. C'est toujours à propos d'un fait controversé, imputé
par le peuple à la duplicité des aristocrates (par exemple la distribution
de pain par le club monarchique à un prix très bas), que les jacobins de­
viennent des "gueux d'aristocrates". Qui plus est, cette stratégie burlesque
d'usage des mots en politique a son équivalent dans le discours sérieux.
A vrai dire, il s'agit en fin de compte de promouvoir "une linguistique
du fait" contre la mise en acte du langage des droits de l'homme.

II. Stratégies d'usage des mots en politique.

A. Duquesnoy et L'Ami des Patriotes: l'expérience des mots au service


du conservatisme social et politique.
R. Barny (1978b) a montré l'importance des nombreuses notes sur la signi-
- 330 -

fication des mots dans l'Ami des Patriotes, qui par conservatisme social,
prend de plus en plus fait et cause, dans le courant de l'année 1791, pour
un pouvoir royal fort. Nous retrouvons, bien sûr, dans les "notes linguis­
tiques" rédigées par Duquesnoy le leitmotiv des hommes des Lumières sur
1'abus des mots:

I l est fâcheux d ' ê t r e sans cesse o b l i g é d ' e x p l i q u e r les termes dont on se s e r t ; mais dans
un moment de r é v o l u t i o n , où l e s idées sont mal a f f e r m i e s , tous l e s p a r t i s abusent des mots
pour tromper l e s hommes simples e t crédules (№XVII du 19 mars 1791).

Très sensible à la créativité lexicale ("En introduisant chez un peuple


des idées nouvelles, des usages nouveaux, on est forcé d'y introduire des
mots nouveaux"), Duquesnoy est tout aussi conscient de l'échec des députés
à l'Assemblée dans le domaine de la définition des mots. C'est pourquoi,
il s'approprie le rôle de "bon définisseur des termes dont l'usage nous
est devenu familier". Dans une note sur la signification de "deux choses
très différentes: les troubles et les mouvements populaires" et que beaucoup
confondent, L'Ami des Patriotes précise sa conception de la "signification
vraie" des mots dans les termes suivants:

L'expérience nous f e r a d i s t i n g u e r deux choses qui ne se ressemblent en r i e n ; ce n ' e s t par


des l o i s qu'on peut é t a b l i r c e t t e d i f f é r e n c e , c ' e s t , si j e puis l e d i r e a i n s i , par l'usage
(№XVIII du 26 mars 1791).

Il est clair que la langue des légistes, le langage de la loi, est mis d'em­
blée hors jeu. Seule "l'expérience", c'est-à-dire la mise à l'épreuve des mots
dans l'historicité du mouvement des Lumières, constitue un critère pertinent
dans la quête de la dénomination des choses. Une "linguistique du fait" s'im­
pose ainsi. Elle dénomme les "objets de la liberté", les éléments empiriques
de "la liberté en mouvement". La "vraie signification des termes" résulte des
expériences de l'opinion éclairée au sein du mouvement des Lumières, dont la
révolution est la continuité et le résultat. Nous sommes là devant un conser­
vatisme politico-linguistique associé à un refus de prendre en compte l'évè-
ment révolutionnaire en tant que fait de rupture dans le champ des idéologies.
Les nombreuses remarques de Duquesnoy sur l'emploi des mots i n s u r r e c t i o n , mou­
vements populaires, troubles, révoltes e t c . . illustrent la volonté de natura­
liser le sens des mots au sein même du politique6.

L'Ami des Patriotes oppose "l'insurrection nécessaire contre un mauvais


- 331 -

gouvernement", "acte légitime" à l'égard d'un système de gouvernement que la


raison des Lumières a dénoncé pendant de nombreuses années, d'une part,
et les "troubles" contre "l'action des lois", subversifs de l'ordre social
nouveau, "ouvrage de quelques hommes égarés" d'autre part. Duquesnoy dis­
tingue donc "l'insurrection nécessaire de 1788-1789" oeuvre de "la collection
entière de la nation" et la journée du 5 octobre 1789, action de "brigands
soudoyés"'.

Dans une t e l l e perspective, le "peuple" est à la fois entité juridico-


politique et la résultante des divers usages publics du raisonnement tout
au long du XVIIIo siècle: "Il faut du temps au peuple pour former son opi­
nion, il lui faut des Lumières" (26 mars 1791). De par sa conception empi­
rique de l'usage des mots en politique, Duquesnoy s'insère dans le courant
conservateur qui dénonce la pseudo-évidence des principes au nom de la
raison des f a i t s , Nous pouvons maintenant affirmer que l'entreprise burlesque
antérieurement décrite est bien l'une des composantes les plus curieuses
de ce courant.

Le langage de la loi a pour base la naturalisation du social par les légis­


tes. "La linguistique du fait" limite la signification des mots par le
recours à la raison des f a i t s , au bon sens et s'actualise dans un gamme
de stratégies discursives très vaste. Le rédacteur du Spectateur National,
dans une rubrique du 13 septembre 1791 intitulée "Le Questionneur ingénu",
formule, de façon particulièrement claire, la position empiriste.
Le temps n ' e s t - i l pas a r r i v é . . . de montrer la nudité des raisonnements captieux des démagogues,
les parai ogismes sans nombre de leur éloquence, et les écarts d'imagination que leur esprit
de système a pris pour des notions-principes... Il faut en convenir opinion publique, hunanité
et ses droits, vérité, justice, liberté, esprit public, patriotisme, voilà de très grands
mots... qui, employés à propos, peuvent avoir une sorte de vertu magique... Mais quelqu'un
s ' e s t - i l donné la peine de les bien définir. A-t-on eu l e soin d'en développer l e sens, je
ne dirai pas dans toute son étendue.. .mais dans ce qu'un parti ordinaire peut y apercevoir
d'essentiel S'est-on proposé, en un mot, de n'enbrasser que des réalités, et de proscrire
sévèrement ces êtres de raison qui peuvent éblouir, un instant, mais qui s'évanouissent toujours
avec l'idéal gratuit dont i l s se composent. (C'est nous qui soulignons).

B. Prud'homme et les Révolutions de Paris: changer de paradigme.


Si, comme tout un chacun, les Révolutions de Paris se plaigne de l'abus
des mots 7 , ce journal à grande diffusion ne cesse d'introduire dans son
propos des considérations "linguistiques", dont il était tentant de rechercher
la cohérence.
- 332 -

Une remarque, en apparence sans rapport avec notre sujet, décrit les effets
de l'imitation burlesque:

Le peuple, s u r t o u t l e peuple-esclave, est i m i t a t e u r , copiste de ces misérables saltimbanques,


i l r é p é t a i t dans l e s foyers les sauts p é r i l l e u x e t l e s poses contre n a t u r e , q u ' i l a l l a i t é t u d i e r
dans les spectacles; de l à , q u a n t i t é de d i s l o c a t i o n de membres... (№109 du 6-9 août 1791).

Dislocation de membres, dislocation de mots: voilà le résultat des gesti­


culations aristocratiques. Les nouveaux tours de force, proposés en imitation
au peuple, ne visent-ils pas à imposer l'équivalence destructrice, aristo­
crate s=jacobins? On pourrait encore filer la métaphore: le but poursuivie
n'est-il pas de "disloquer" le club des Jacobins, d'en disperser les "mem­
bres"!! A ce niveau, la mise en garde des Révolutions de Paris est claire:
"Gardez-vous de l'esprit de l'imitation, car c'est le chemin qu'ont choisi
et que choisiront les ambitieux pour vous maîtriser et pour ruiner votre
liberté".

Contre l'esprit d'imitation, les Révolutions de Paris élaborent une nouvelle


stratégie d'usage des mots en politique: le changement de paradigme, la
recherche de nouvelles séries analogiques. L'exemple du mot militaire vient
à point nommer pour préciser ce que recouvre concrètement cette nouvelle
stratégie. C'est à l'examen de la question de l'organisation de la garde na­
tionale (№72 des 20-27 novembre 1790) que les Révolutions de Paris constate
que "le mot militaire n'a plus son acception naturelle". "Son sens général",
"tout ce qui a rapport aux armes", s'efface derrière de dangereuses utilisa­
tions. La fussilade du Champ-de-Mars en fournit un exemple: n'est-ce pas sous
la dénomination de "frères d'armes" que les "hab'its de bleu" ont tiré sur
le peuple (№107, août 1791)? Une fois encore, les Révolutions de Paris
dénoncent la piège "linguistique" caché derrière un mot:

Ne vous l a i s s e z pas prendre à ces mots de f r a t e r n i t é , de f r è r e s d'armes, de fédération B i l i -


t a i r e , d'union, d'enfants d'une même f a m i l l e . Tous ces mots sont p r i s dans l e d i c t i o n n a i r e
des charlatans ambitieux, tout cela est vrai e t appréciable dans un sens, mais faux e t impo­
l i t i q u e dans l e fond. Vous n'êtes p o i n t des m i l i t a i r e s , vous êtes des propriétaires armés,
vous n'êtes p o i n t des soldats vous êtes des citoyens armés. Observez bien ces d i f f é r e n c e s .
(C'est nous qui soulignons).

Le nouveau paradigme s'organise autour de l'expression "nation armée".


Il s'inscrit dans une conception performative du langage politique et dans
les actes de langage spécifiques des militants jacobins. Position radicale
- 333 -

sur l'usage des mots qui démarque très nettement les Révolutions de Paris,
et qui mériterait d'être confronté avec le langage cordelier8.

Au terme de cette analyse de deux stratégies opposées d'usage des mots


en politique, il est tentant de situer, dans le champ politico-discursif
ainsi dégagé, le grammairien patriote Domergue. Nous savons, grâce aux
travaux de Françoise Dougnac (1981) et de Winfried Busse (1981), que l'in­
térêt marqué de Domergue pour la grammaire ne l'incite pas à "déclarer
la guerre aux mots nouveaux". La position du grammairien patriote en matière
de néologie est des plus progressistes. Justifiant la publication, dans
le Journal de la Langue Française, d'un Précis des opérations de l'Assemblée
Nationale par M. Sabarot, homme de loi, Domergue indique qu'il veut rendre
"intelligible pour tout le monde la langue de la liberté", "en définissant
les mots nouveaux dont les idées nouvelles ont rendu l'adoption nécessaire".
Par ailleurs, les premières discussions de Ta Société des amateurs de la
Langue Française à propos de la formation d'un comité de nomenclature am­
plifient les idées initiales de Domergue. Il faut "examiner les mots que
nous devos à la Révolution", "définir et fixer les termes régnants", "éten­
dre le domaine des mots et des termes à partir de notre nouvelle existence
politique", bref mettre la langue politique "à la hauteur de la consti­
tution".

Nous avons été frappé par la proximité entre les positions de Domergue
sur la création d'un langue politique dans l'ordre de la rationalité con-
stitutionelle et celles de Robespierre sur la nécessaire mise en acte du
"langage de la liberté et de la constitution". Les Jacobins vont adhérer
en grand nombre (20% des membres?) à la Société des amateurs de la langue
française. Brissot diffuse, dans le Patriote Français, l'appel de Domergue
pour la création de la Société. Peut-on mesurer l'impact, dans les milieux
jacobins, de l'initiative de Domergue? Seule une recherche minutieuse per­
mettra de situer la place de ce grammairien au sein des élites les plus
progressistes pendant l'automne 1791. Nous allons nous contenter ici même
de décrire des éléments du contexte politico-linguistique particulièrement
complexe de l'été 1791, préalable indispensable à la bonne suite de notre
enquête sur les tenants et les aboutissants des réunions de la Société
des amateurs de la Langue Française.
- 334 -

III. Le contexte politico-linguistique de l'été 1791.

A. Quelque points de repère.


En présentant d'emblée une série non exhaustive de données chronologiques
et thématiques sur le "climat linguistique" de l'été 1791 et ses liens
avec la conjoncture politique, nous voulons tout simplement montrer l'inser­
tion contextuelle de l'initiative de Domergue.

- 21 juin: le roi et sa famille, en fuite, sont arrêtés à Varennes. Une


"dispute de mots" éclate, à l'Assemblée et dans la presse, sur la dénomina­
tion exacte de la fuite du roi.
- 3 juillet: au moment même où Condorcet et d'autres jacobins font paraître
le № 1 du journal Le Républicain, Brissot offre, dans Le Patriote Français,
un prix de 300 livres à celui qui définira le mieux des rapports entre
les mots républicain et citoyen libre. Un débat complexe s'instaure,
au sein même du mouvement patriotique, sur la signification et l'opportu­
nité du mot république.
- 15 juillet: Les Cordeliers font signer une pétition qui réclame la républi­
que à la place de la monarchie.
- 17 juillet: massacre du Champ-de-Mars.
- 24 juillet: une "dispute de mots" éclate, dans la presse, autour des
mots charte et constitution.
- 30 juillet: Les Révolutions de Paris met en garde ses lecteurs à propos
d'un nouveau "piège linguistique": faire vieillir les mots constitution,
aristocrates et patriotes au profit des mots charte, modérés et factieux.
C'est à ce moment-là que Domergue publie, dans le Journal de la Langue
Française, le prospectus sur la Société des amateurs de la Langue Fran­
çaise.
- 20 août: Brissot publie, dans Le Patriote Français, un extrait 'du prospec­
tus de Domergue.
Des Jacobins notoires, qui réorganisent le club après la "scission des
Feuillants", adhèrent à la Société: Mercier la 1er août, Condorcet le
13 août, l'abbé Noêl le 20 août, Anthoine le 3 septembre, Brissot le
10 septembre, Carra le 17 septembre e t c . .
- 1er octobre: Robespierre devient membre de la Société des amateurs de
la Langue Française, le lendemain de la dernière séance à l'Assemblée
Constituante!
- 335 -

. L'initiative "linguistique", enjeu des "disputes de mots"

Après avoir longtemps disputé sur la


chose, on dispute aujourd'hui sur les
mots" (L'Argus Patriote du 24 Juillet
1791).

Les historiens (en particulier M. Vovelle, 1974:164) ont souligné la poussée


spectaculaire des idées démocratiques au lendemain de la fuite du roi et,
dans le même temps, le souci de la bourgeoisie, momentanément décontenancée,
de reprendre en main les rênes du pouvoir. Ainsi, les heurts entre démocrates
et modérés se multiplient, pour culminer avec le massacre autour de l'autel
de la patrie sur le Champ-de-Mars. Robespierre, qui ne participera pas
directement aux débats que nous allons décrire, analysant après coup les
événements de l'été 1791 dans le № 1 du Défenseur de la Constitution, impute
l'échec momentané des patriotes à un mot:

Le seul mot de république j e t a l a d i v i s i o n parmi les p a t r i o t e s . . . C'est ce mot qui fut le


signal du carnage des citoyens p a i s i b l e s , égorgés sur l ' a u t e l de l a p a t r i e .

Quel a été l'enjeu des "disputes de mots" en cet été 1791 pour qu'elles
laissent un telle trace dans la mémoire robespierriste?

1. Le départ du roi: fuite ou enlèvement?.


L'Argus Patriote du 26 juin attire l'attention de ses lecteurs sur le fait
suivant:

I l s ' e s t élevé une dispute de mots dans p l u s i e u r s gazettes, sur l e nom qu'on a v a i t donner
au départ du r o i ; on a également v a r i é dans l'Assemblée Nationale sur l a dénomination de ce
départ et l ' o n a proposé de s u b s t i t u e r l e mot enlèvement à c e l u i d'évasion.

La réplique des Jacobins à cette première étape de l'offensive "linguistique"


des modérés est immédiate et marque, par son ton, les visées des démocrates
en matière d ' i n i t i a t i v e linguistique:

On a d'abord appelé ( j e ne sais si c ' e s t par p o l i t e s s e ou par p o l i t i q u e ) l a f u i t e de Louis XVI


un enlèvement! Mais c ' e s t bien lui-même qui s ' e n l e v a i t avec sa propre f a m i l l e . . L ' e x p r e s s i o n
d'enlèvement é t a i t donc fausse, mensongère, indigne de l ' a u g u s t e franchise qui caractérise
l e langage des hommes l i b r e s (Annales patriotiques e t l i t t é r a i r e s de Carra e t Mercier du 24
juin).
- 336 -

Les mêmes journalistes, deux jours plus tard, indiquent l'enjeu réel autour
du mot fuite, l'espace de rupture du contrat entre le roi et la constitution:

Jusqu'au moment de sa fuite, de son évasion, de sa désertion (voilà l e s mots propres), l a


nation avait é t é autorisée à croire qu'il acceptait l a constitution sous tous ses rapports,
la nation s ' é t a i t trompée. (Annales patriotiques e t l i t t é r a i r e s du 26 j u i n ) .

2. Charte ou Constitution?
Après la répression contre le mouvement patriotique, les modérés se mettent
à chercher "des dénominations nouvelles". Ils s'attaquent à la constitution
elle-même en tant que dénomination dite inadéquate à son contenu. La Chro­
nique de Paris et L'Argus Patriote se moquent des "habiles conseillers"
du roi, qui, par de nouveaux tours de force, en viennent à faire "des erreurs
de nom" (24 juillet). Les Révolutions de Paris prend cet évènement "lin­
guistique" très au sérieux, l'intègre dans une offensive systématique des
modérés en vue de faire vieillir le langage patriotique:

Citoyens, ne vous apercevez-vous pas que déjà on cherche à faire v i e i l l i r l e mot constitution
pour l e remplacer par celui de charte. Toute l ' h i s t o i r e a t t e s t e r a cette observation: l e s mots
plutôt que l e s choses mènent l e s hommes. Il y a une grande différence entre ces deux termes
. . . Tout pouvoir émane du peuple, voilà notre constitution. Les Anglais reconnaissent tenir
leurs franchises de leur gracieux souverain, voilà leur charte

Citoyens! Cette remarque grammaticale e s t beaucoup plus importante qu'on affecte devant vous
de l e croire. Ne vous dessaisisez par du terme constitution. (№108 du 30 j u i l l e t - 6 août 1791).

3. Le mot d'ordre des modérés: substituer les mots.


De f a i t , les Révolutions de Paris désigne à la fois le trajet et le point
d'aboutissement de l'entreprise modérée de déstabilisation du langage patrio­
tique:

Citoyens! Il faut que nous vous fassions remarquer un piège qu'on vous tend depuis quelques
mois, e t qui, déjà, n'a que trop bien réussi. Il consiste à substituer au mot v i e i l l i d'aristo­
crates celui de modérés, e t à la qualification de patriotes celle de factieux, de séditieux,
d'incendiaires, e t quelque fois même de brigands. Au moyen de ce vocabulaire nouveau, on e s t
venu à bout de semer la défiance entre nos frères . . . de là une confusion horrible.. Cette
manoeuvre atroce e s t poussée â un point de perfection tel que . . . (№108).

Dans la lutte que l'élite modérée mène contre "les qualifications absurdes
d'aristocrate ou de démocrate11, c'est la dénomination du groupe modéré,
au-delà de sa réalité corporatiste, qui est en cause. Mais le mot modéré
a-t-il son équivalent dans le monde des choses politiques? On peut se deman-
- 337 -

der dans quelle mesure un tel souci de substituer les termes, en contra­
diction avec le processus révolutionnaire, n'est pas à l'origine d'un nouvel
aspect des langages contre-révolutionnaires! Le jacobin Roederer ne dit
pas autre chose lorsqu'il qualifie le "mot d'ordre de tous les aristocrates"
dans les termes suivants: "Nous voulons la contre-révolution tout entière"
(Patriote Français du 7 décembre 1791).

A vrai dire, la défaite des patriotes n'est qu'apparente, du moins au niveau


"linguistique". En promotionnant de nouveaux mots, modérés et monarchistes
s'excluent du processus de formation de nouveaux mots en rapport avec l'évo­
lution des "choses politiques". Ils jonglent avec les mots sans f i l e t . . . .
au risque de perdre l ' i n i t i a t i v e linguistique! Le débat autour du mot répu­
blique, dans la première quinzaine de j u i l l e t , est significatif d'une telle
"situation confuse", d'un moment où tout est possible.

C. Les Jacobins aux prises avec le mot république.


Le 3 j u i l l e t 1791, trois événements concourent à donner au débat autour
du mot république une importance capitale pour le devenir du jacobinisme:

- Thomas Payne affirme, dans le №1 du Républicain, "que le mot république


exprime parfaitement l'idée que nous devrions avoir du gouvernement en
général: Res-publica, les affaires publiques d'une nation Quant au mot
monarchie, il signifie, dans son sens direct et original, le pouvoir absolu
d'un seul individu... Ce mot n'admet aucune autre interprétation".

- Brissot dépose, à l'imprimerie du Patriote Français, un prix de 300 livres


pour l'écrivain "qui prouvera le mieux, par des raisonnements simples,
clairs et concluants, que républicain et citoyen libre ne sont pas deux
choses inséparables, et qui fixera nettement les caractères politiques
et moraux qui distinguent le citoyen libre du républicain". Ce journaliste
jacobin précise qu'il excluera du concours "tout bavardage politico-métaphy­
sique". Nous retrouvons une t e l l e volonté de retour au concret des mots
et des choses dans le commentaire du journaliste Beaulieu relatif à la
proposition de Brissot: "En s'enveloppant ainsi dans des termes généraux...il
est rare qu'on parvienne à des résultats satisfaisants" (Le Législateur
Français du 4 j u i l l e t ) . Brissot lui répond, le 8 j u i l l e t , qu'il ne propose
pas un débat abstrait sur le gouvernement républicain, mais qu'il demande
de bien définir"ce qu'on entend par républicain".
- 338 -

- Réal, au club des Jacobins, qualifie le mot de république de "pain des


forts", montre son caractère inapproprié dans la conjoncture de la fuite
du roi et en conclut: "Ajournons donc la question de la république, et
aujourd'hui, discutons la question du pouvoir dans l'hypothèse de la monar­
chie" {Journal de la société des amis de la Constitution №21).

Le débat autour du mot république au sein du mouvement jacobin institue


un nouveau clivage "linguistique", interne à l'idéologie patriotique, que
nous ne pouvons décrire ici qu'en termes généraux:

- les uns, surtout les futurs girondins, mettent en avant un mot, république,
qui n'a pas encore son référent dans la réalité politique. Nous sommes
sans doute là au point de départ d'une position linguistique que S. Mercier
optimise dans les termes suivants: "Le langage n'est point la grammaire...
au vain Dictionnaire, j'oppose le riche vocabulaire du langage... Le langage
est son propre législateur" (Néologie, IV in Mercier, 1978).

- d'autres, tels Robespierre et Domergue, revendiquent la "propriété des


mots", refusent de laisser l'initiative de sa détermination aux modérés.
Répétant, avec Rousseau, que "les mots ne font rien aux choses", les futurs
jacobins de l'an II considèrent que les mots ne peuvent avoir valeur de
vérité à l'extérieur des limites du fait contractuel, c'est à dire, en
1791, hors du rapport monarchie-constitution9. Domergue se veut le porte-
parole de cette recherche de l'initiative linguistique dans l'ordre de
la rationalité et de la grammaire: "Il n'y a pas de véritable éloquence
sans la propriété des mots.. La langue que parle un peuple libre sollicite
l'examen de la raison" (Journal de la Langue Française).

Conclusion
Inachevée du point de vue archivistique, notre enquête nous a cependant
permis de décrire une situation "linguistique" peu connue tant des historiens
de la Révolution française que des historiens de la linguistique. Les politi­
ques substitutives de l'élite modérée en matiére d'usage des mots tout
au long d'année 1791 caractérisent une des étapes intermédiaires entre
la lutte classique contre "l'abus des mots" et le "jacobinisme linguistique".
A vouloir forcer le trait, on pourrait parler d'un "modérantisme linguis-
tiqueu.
- 339 -

Dès le début de l'année 1791, l'élite modérée, de plus en plus monarchiste,


a perdu confiance dans l'efficacité du dispositif mis en place par l'Assem­
blée Constituante. Soucieuse de dépasser le cadre purement corporatiste
qu'elle s'était donnée au départ, cette élite intellectuelle et sociale,
issue d'un compromis entre noblesse et bourgeoisie, ne se suffit plus d'un
répertoire de mots ( le "langage de la loi") naturalisant les présupposés
sociaux de la nouvelle société bourgeoise. Elle se met en quête des moyens
les plus divers de naturalisation des mots au sein même du politique. Les
voies ainsi empruntées par l'élite modérée dans le but de maintenir son
hégémonie sur la circulation des mots dans un espace politique en pleine
extension, sont, nous l'avons vu, diverses, complémentaires et changeantes,
mais elles aboutissent toutes à la promotion d'"une linguistique du fait".
Que l'on soit dans le registre sérieux ("l'expérience" du "bon définisseur
de termes") ou dans le registre burlesque ("les tours de force" des "amis
du bon sens"), il s'agit toujours d'imposer l'évidence du fait, sa natura-
lité, contre le langage patriotique réputé abstrait, de créer un effet
d'identification, par la médiation du "bon sens", entre la vision du fait
et l'enchaînement des arguments. Une telle entreprise aboutit à la production
du mot qui la définit discursivement: modérés. Ainsi se dévoile un trajet
thématique , de la butée particulièrement signifiante aristocrate à un mot
substitutif modérés, véritable composante "linguistique", autodéfinitionnelle
de 1'élite modérée.

Enfin, à ce premier stade de notre enquête, une hypothèse de travail se


dégage: s'emparant peu à peu de l'intiative linguistique, le mouvement
patriotique se scinde, à la fin de l'année 1791, sur la question linguisti­
que. Deux positions, l'une libérale, l'autre rationaliste s'opposent dans
le débat sur le mot république. Nous sommes là au point de départ d'une
opposition "linguistique" entre Girondins et Jacobins de l'an II qui reste
à étudier.
- 340 -

Notes

1 Notre enquête a r c h i v i s t i q u e porte sur l e s fonds d'imprimés p a r i s i e n s r e l a t i f s à l a période


de l a Révolution f r a n ç a i s e , en p a r t i c u l i e r l e s fonds de l a Bibliothèque Nationale, des
Archives Nationales e t de l a Bibliothèque historique de l a V i l l e de Paris. La version d é f i n i ­
t i v e de ce t r a v a i l comportera l a l i s t e d é t a i l l é e des journaux e t pamphlets d é p o u i l l é s .

2 R. Barny suggère à l a f o i s l ' i m p o r t a n c e e t l'ampleur des "disputes de mots" en 1791 de


l a façon suivante: "On v o i t , de l a même f a ç o n , au moment oû l ' i d é e de république démocratique
commence' à se développer, après l a f u i t e du r o i , l e l e x i q u e se réorganiser au cours d'une
l u t t e complexe qui a pour une de ses composantes un débat l i n g u i s t i q u e souvent confus,
où l e s termes Républiques, Souveraineté, démocratie, démocrate, f i n i s s e n t par dessiner
une c o n f i g u r a t i o n n o u v e l l e " . (1978b:102). Sur ce débat, v o i r l a troisième p a r t i e du présent
texte.

3 Cette c a r a c t é r i s a t i o n de l a p e r f o r m a t i v i t é du mot aristocrates est d é c i s i v e . Prononcer


l e mot a r i s t o c r a t e s ne consiste pas seulement à d i r e .quelque chose de v r a i , de conforme
aux d r o i t s de l'homme, mais aussi e t s u r t o u t , i l s ' a g i t , par l à même, d'énoncer un a g i r ,
l e f a i r e du peuple. Nous sommes l à au coeur de l a s p é c i f i c i t é du langage r é v o l u t i o n n a i r e . Cf.
J . Guilhaumou (1985).

4 Ce t e x t e se trouve dans l a collection Rondonneau des imprimés des Archives Nationales sous
l a côté AD I 65.

5 En g é n é r a l , l ' i n t e r l o c u t e u r du Père Duchêne a l ' i n i t i a t i v e du raisonnement dans l e d i a l o g u e .


Mais i l a r r i v e que l ' i n v e r s i o n burlesque fonctionne à ce niveau: a i n s i , l e Père Duchêne,
s'adressant à "l'homme l i b r e " , à c e l u i qui " p a r a i s s e t pouvoir mieux penser", s ' é c r i e "Vous
êtes fou e t j ' e s p è r e e t d é s i r e que l e bon sens vous r e v i e n n e " ! ! ! (La fureur du Père Duchêne
sur les jeux e t les t r i p o t s du Palais-Royal).

6 Duquesnoy confère à l a d i s t i n c t i o n i n s u r r e c t i o n - r é v o l t e l e r ô l e d'exemple l e x i c a l majeur


dans ses notes l i n g u i s t i q u e s . C'est l a cas dès l a première note l i n g u i s t i q u e (L'Ani des
Patriotes №1) e t dans l e s notes des № V I I I (15 j a n v i e r ) , X V I I I (19 mars) e t X V I I I (26
mars).

7 Dans l a l i v r a i s o n du 22-29 j a n v i e r 1791, l e s Révolutions de Paris a t t i r e l ' a t t e n t i o n de


ses l e c t e u r s sur " l a s i g n i f i c a t i o n p r i m i t i v e du mot r é p u b l i c a i n " , " l e s v é r i t a b l e s amis
de l a chose p u b l i q u e " , convaincu que "dans ce temps de c o n f u s i o n , i l f a u t t o u t e x p l i q u e r " .

8 C'est l à une des p i s t e s de t r a v a i l que nous comptons emprunter pour a m p l i f i e r l ' é t u d e par­
t i e l l e que nous présentons i c i .

9 Sur ce p o i n t , c f . J . Guilhaumou (1981).


- 341 -

Bibliographie

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"La langue française est un besoin pour tous". A propos du jacobinisme
linguistique*.
Winfried Busse (Berlin)

0. Le 1er août 1791, deux mois avant la première séance de l'Assemblée


législative, Urbain Domergue, éditeur du Journal de la langue française
(JLF I I , 2 8 7 1 ) , répond à la question d'un l e c t e u r nîmois:

La dénomination p o l i t i q u e d'un é t a t , pour ê t r e j u s t e , d o i t cadrer parfaitement avec l a nature


de son gouvernement. La France n ' e s t dans ce moment ni une monarchie ni un royaume, ni un
empire, ni une république. ( . . . ) Qu'est-ce donc que l a France? ( . . . ) Nous nommons royauee
un pays régi souverainement par un r o i ; l e pays ou l a l o i seule commande, j e l e nommerai
loyaune.

Cette proposition qui frappe "par sa justesse, et l'idée précise qu'elle


offre de notre forme actuelle de gouvernement" est saluée par Camille Desmou­
lins dans ses Révolutions de France et de Brabant (no 90 du 29 août 1791)
avec l'habituel enthousiasme révolutionnaire:

Honneur e t g l o i r e à Urbain Domergue, aussi bon p a t r i o t e que savant l i t t é r a t e u r et homme de


goût, d ' a v o i r trouvé une dénomination qui p e i n t si bien notre gouvernement. Si l'Assemblée
nationale ne décrète pas Loyaune, c ' e s t q u ' e l l e ne nous c r o i r a pas encore entièrement a f f r a n c h i s
des l i e n s de l a f é o d a l i t é . Quelle plus b e l l e expression que c e l l e q u i , par l e changement d'une
l e t t r e , représente un grand é t a t , soumis au seul empire de l a l o i !

L'Assemblée législative ne votera pas cette désignation; mais t r o i s mois


plus t a r d , le 31 o c t o b r e , Domergue inaugure la première séance de la Société
de la langue française en proposant de c o n t r i b u e r à la "régénération" de
la France par l'élaboration d'un "dictionnaire vraiment philosophique"
{JLF I I , 3 8 9 ) 2 .

Au mois de j a n v i e r 1794, en pleine T e r r e u r , Domergue l a n c e , dans son Adresse


aux Communes et Sociétés populaires de la République française un mot d ' o r d r e
qui peut être considéré l'une des caractéristiques de ce qu'on pourrait
a p p e l e r , avec Lorenzo Renzi (1981), le "jacobinisme l i n g u i s t i q u e " :

Effaçons l e s jargons comme nous avons effacé l e s provinces. La république une e t i n d i v i s i b l e


dans son t e r r i t o i r e , dans son système p o l i t i q u e d o i t ê t r e une e t i n d i v i s i b l e dans son langage.

En 1797, Domergue f a i t paraître sa Prononciation française déterminée par


- 344 -

des signes invariables dent la conception (et probablement aussi la première


partie intitulée "Prononciation notée") remonte à 1793; il en explique
les objectifs comme suit3:

Vingt prononciations d i f f é r e n t e s , nées des d i a l e c t e s féodaux, semblent former v i n g t idiomes


de l ' i d i o m e f r a n ç a i s . L ' é g a l i t é a effacé l e s provinces, l a p o l i t i q u e commande l ' a b o l i t i o n
des p a t o i s ; l a r a i s o n , l e goût, un s a i n t respect pour l a langue de l a l i b e r t é , nous pressent
d'adopter une prononciation uniforme e t p u r e , dont l ' o r t h o g r a p h e sera un j o u r l'image f i d è l e .

I l continue en exprimant

l ' e s p o i r de v o i r s ' é t a b l i r c e t t e orthographe p u r e , f i l l e e t image d'une saine p r o n o n c i a t i o n ,


conforme à l a r a i s o n , pour ê t r e digne d'un peuple l i b r e , f a c i l e e t accessible à t o u s , parce
qu'appelés par l e s d r o i t s de l'homme à tous l e s emplois, e l l e e s t devenue un besoin pour t o u s .

Voilà quatre interventions en matière du langue du "grammairien p a t r i o t e " -


comme l'appellent ses lecteurs - qui représentent autant d'aspects d i f f é r e n t s
d'une politique l i n g u i s t i q u e .

1. Que f a u t - i l entendre par "jacobinisme linguistique" 4 ? A en juger d'après


certains auteurs, le jacobinisme linguistique constitue "une politique
de la langue" et une "idéologie de la langue" relativement homogènes, conçues
dans leur forme la plus pure et de manière exemplaire par l'abbé Henri
Grégoire, évêque constitutionnel de Blois. Le Rapport lu par Grégoire le
16 p r a i r i a l an I I (5 a v r i l 1794) à la Convention nationale au nom du Comité
d'instruction publique serait "le document qui systématise le mieux les
fragments de théorie idéologique de la langue des Jacobins" 5 .

Or, on ne peut parvenir à une t e l l e conclusion qu'en négligeant entre autres


ce qu'a de spécifique le Rapport sur les idiomes lu par Barère le 8 pluviôse
an I I (27 janvier 1794) à la Convention 6 , qui présente en e f f e t une idéologie
purement politique de la langue - comme l ' a fait remarquer à juste titre
Jürgen Trabant dans son a r t i c l e sur le rapport Barère 7 - et une conception
de la politique linguistique qui s'écarte sur des points essentiels de
celle envisagée par Grégoire. I l y aura donc l i e u de préciser et de nuancer
la notion de "jacobinisme linguistique" que Lorenzo Renzi i d e n t i f i e à la
politique de francisation proposée par Grégoire 8 :

Questo piano (se. della francesizzazione) viene attribuito normalmente ai Giacobini. A dire
- 345 -

l a v e r i t à , è dovuto s o p r a t u t t o a l l ' A b b é Grégoire . . . , che non è s t a t o propriamente un Giacobino 9 .


Grégoire aveva formato l e sue idee precedentemente, e al d i f u o r i di una congiuntura s t o r i c a
p r e c i s a . La Convenzione giacobina g l i ha o f f e r t o un ascolto a t t e n t o , e l a sua concezione ha
potuto solo nel periodo giacobino s i n c r o n i z z a r s i con un o r e n t a l m e n t o p o l i t i c o generale, che
era democratico, popolare, nazionale e c e n t r a l i z z a t o r e . Questo era i l quadro del quale l ' i d e a
d i Grégoire aveva bisogno. Con r i f e r i m e n t o a c i ò , ripeteremo i n t u t t o i l l i b r o una formula
che si è imposta i n questi a n n i , e che parla di "Giacobino l i n g u i s t i c o " .

Peur mieux s a i s i r l ' h i s t o i r e des politiques linguistiques sous la Révolution


française, nous distinguerons au moins quatre aspects de l'intervention
en matière de langue:
a) la francisation: l'unification linguistique (diatopique); l'objectif
en tant que t e l doit être considéré indépendamment des arguments qui servent
à sa j u s t i f i c a t i o n .
b) la popularisation: le choix (diastratique) de la variété du français
destinée à devenir la langue nationale; sa j u s t i f i c a t i o n .
c) la régénération: l'uniformisation de la langue du point de vue sémantique
("abus des mots" 1 0 ).
d) les moyens mis en oeuvre pour réaliser les o b j e c t i f s a) - c ) ; les i n s t i t u ­
tions chargées d'imposer les politiques l i n g u i s t i q u e s .

2. La discussion actuelle sur l ' i d é o l o g i e et la politique jacobines de


la langue s'en tient principalement aux représentants et manifestations
parlementaires: c'est-à-dire aux (rapports des) montagnards Barère et
Grégoire. Cette restriction pourrait donner une idée fausse de ce qu'il
faut entendre par jacobinisme linguistique, puisqu'on peut difficilement
i d e n t i f i e r Montagne et Sociétés des amis de la l i b e r t é et de l ' é g a l i t é - aus­
si bien à Paris q u ' a i l l e u r s . On peut et l'on doit évidemment s'interroger
sur la pertinence sociale, sur les bases politiques du jacobinisme l i n g u i s t i ­
que o f f i c i e l : quels ont été les clubs jacobins de province qui ont adopté
l'idéologie de la langue nationale et cautionné la p o l i t i q u e linguistique
de la Convention montagnarde? I l y a là encore beaucoup de recherches à
f a i r e , malgré les renseignements que nous f o u r n i t l'enquête de Grégoire 11
et malgré les informations précieuses recuei l i e s par Brunot 1 2 .

Quant aux Jacobins de Paris - à en juger d'après Aulard 1 3 - i l s ne semblent


guère s'être occupées de ces questions, exception f a i t e de la mention honora­
ble accordée au Rapport de Talleyrand 1 4 (30 septembre 1791; Aulard 1891-
97, 111:154), des fréquentes interventions de Léonard Bourdon dont la "Socié-
- 346 -

té des jeunes gens français" monopolisait plus ou moins la discussion sur


l'instruction publique (111:172 et passim), et des interventions de Hassen-
fratz au sujet des plans d'éducation nationale à partir de juin/juillet
1793. Fait révélateur: tout comme à la Convention nationale, ce sont ici
aussi les sans-culottes (p.ex. la députation du faubourg Saint-Antoine,
le 10 mai 1792; 111:577) qui ne cessent d'insister sur la "nécessité d'éclai­
rer le peuple par l'instruction publique".

3. Renzi ne se demande pas ce qui, dans la programmatique linguistique


revient au jacobinisme proprement dit, et ce qui est le bien commun de
la Révolution française en tant que telle. "Solo la Rivoluzione ha concepito
l'idea di une francesizzazione" (1981:16): de toute évidence, l'idée selon
laquelle le nouvel état des choses, la participation active à la vie politi­
que, impliquent la connaissance de la langue de la Constitution et des
lois, est aussi vieille que la Révolution elle-même. Dès septembre 1791,
Talleyrand qui, lui, n'est par un Jacobin 15 avait évoqué le problème de
la langue nationale dans son Rapport sur l'instruction publique à l'Assemblée
constituante 16 :

Une s i n g u l a r i t é frappante de l ' é t a t dont nous sommes a f f r a n c h i s , est sans doute que l a langue
n a t i o n a l e ( . . . ) s o i t restée au m i l i e u de nous comme inaccessible à un si grand nombre de ses
habitants (sc. de l a France), e t que l e premier l i e u de communication a i t pu p a r a î t r e pour
p l u s i e u r s de nos contrées une b a r r i è r e insurmontable. ( . . . ) Les Ecoles primaires vont n e t t r e
f i n à cette étrange i n é g a l i t é : l a langue de l a Constitution e t des l o i s y sera enseignée à
tous; e t cette foule de dialectes corrompus, derniers restes de l a f é o d a l i t é , sera contrainte
de d i s p a r a î t r e : l a force des choses l e commande.

Ncus y trouvons déjà la double référence à l'aspect politique et à la di­


mension symbolique du problème: "connaître les lois" et "derniers restes
de la féodalité", qui formera les deux topoi de la discussion sur le problème
linguistique pendant la Révolution 17 . Si en 1794 la conjoncture a changé,
si l'argumentation de Grégoire est plus développée, il n'en est pas moins
vrai que le sens général de l'argumentation est resté le même 1 8 .

Notons au passage que dans son rapport, Talleyrand attache la plus grande
importance au perfectionnement de la langue (au sens très "académique"
de la philosophie du XVIIle siècle), ce qui n'est pas sans rappeler la
manière dont Grégoire traitera ce problème dans son rapport de prairial
an II. Ce sont d'autres qui, en automne 1791, s'emploient à la "régénération"
- 347 -

du lexique politique, notamment Domergue qui, pour ce faire, fonde la Société


des amateurs de la langue française.

4. L'histoire des politiques linguistiques de la Révolution est sans doute


marquée par une coupure d'importance majeure qui coïncide avec la chute
de la Gironde et l'établissement de la domination motagnarde au sein de
la Convention (juin 1793). Cette coupure se réduit-elle comme l'affirment
Balibar/Laporte (1974:91), au passage de la traduction des lois à la franci­
sation? La République telle que la conçoivent les jacobins/montagnards, la
démocratie égalitaire exigent des mesures d'urgence. Le suffrage universel
"suppose l'uniformisation linguistique comme condition de son existence" (Ba­
libar/Laporte 8 5 ) . Mais les faits sont moins ambigus que ces derniers ne le
pensent: le décret de décembre 1791 sur la traduction des lois est confirmé
en novembre 1792, et si les instituteurs de langue française qui auraient dû
être envoyés (mais ils ne le seront jamais) dans les régions alloglottes de
la France, devaient traduire les lois et décrets à la population, c'est que
la traduction restait indispensable. D'autre part, le décret portant sur la
rédaction de tout acte officiel en langue française - qui, face aux idiomes
et dialectes de la France, est ce que l'édit de Villers-Cotterets était par
rapport à la langue latine - ce décret n'est rendu que très tard, le 2 ther­
midor an II (20 juillet 1794) et il est annulé (presque aussitôt) le 15 fruc­
tidor (2 septembre 1794). On est donc en droit de constater, face à ces
faits, qu'une politique de la langue au sens propre - et parler n'est agir
que dans un sens très spécial - n'a pratiquement pas eu lieu 1 9 . D'autant
moins que les décrets manifestant "une politique de la langue" ne sont pas ou
ne sont que mal exécutés, comme le décret du 8 pluviôse ou l'amendement Char-
lier au plan Bouquier qui prévoit la scolarité obligatoire au niveau des éco­
les primaires (22 frimaire an 11/12 décembre 1793) avec tout ce que cela au­
rait évidemment impliqué en matière de francisation 20 .

A cet égard, la coupure correspond au passage de la délibération à la déci­


sion. Le moyen le plus efficace et le lieu de prédilection de l'universa­
lisation de la langue nationale est et reste cet "appareil d'Etat" qu'est
l'école 21 .

La coupure la plus profonde est étroitement liée à la démocratie égalitaire


qu'entendent instaurer les jacobins et consiste dans le passage de l'oral
- 348 -

à l ' é c r i t , dans la mise en valeur des " b i e n f a i t s de l'imprimerie" au moment


où i l s ' a g i t d ' é t a b l i r le gouvernement révolutionnaire 2 2 .

5. "L'idéologie de l ' é g a l i t é (...) trouve son point d'ancrage idéologique/


réel dans l ' i n s t i t u t i o n scolaire". Tout en généralisant ce qu'affirme G.
Labica, on peut constater que les plans d'éducation nationale (ou d ' i n s ­
truction publique) constituent une source de renseignements extrêmement
précieuse pour l'histoire des politiques linguistiques de la Révolution.
En ce qui concerne la politique de la langue nationale, le premier plan
officiel, rédigé par Talleyrand au nom du Comité de constitution de l'As­
semblée constituante, préfigure ce qui sera le consensus de la Convèntion
montagnarde: la langue française sera enseignée à tous 2 3 . Mirabeau 24 , dans
son plan datant du début 1791 et probablement rédigé par Cabanis ou Reybaz25,
s'attaque à la langue l a t i n e comme lange de l'enseignement supérieur tout
en gardant le silence sur l'universalisation de la langue nationale. Le
plan le plus important, et qui constitue la base de tous les plans u l t é ­
rieurs - exception f a i t e du plan Sieyès présenté à la Législative par le
girondin Lakanal en j u i n 179326 et du plan Bouquier finalement adopté en
décembre 179327 - est celui de Condorcet 28 , lu en a v r i l 1792 à l'Assemblée
l é g i s l a t i v e qui ne pourra le discuter à cause de la déclaration de guerre.
Comme Mirabeau, Condorcet se t a i t sur le problème de la langue au premier
degré de l ' i n s t r u c t i o n publique et prévoit le français comme langue d'en­
seignement aux dégrés supérieurs. C'est en f i n de compte le girondin Lan-
thenas q u i , dans son rapport et projet de décrets présentés à la Convention
nationale en novembre 1792, e x p l i c i t e r a au t i t r e I I I du décret ce qui consti­
tuera la conception de la francisation par voie scolaire d'avant la coupure
de j u i n 1793 29 : les "Dispositions p a r t i c u l i è r e s pour les pays où la langue
française n'est pas d'un usage f a m i l i e r au peuple" consignent l'éducation
bilingue (et la France p l u r i l i n g u e ) 3 0 .

Romme, successeur de Lanthenas en tant que rapporteur du Comité d ' i n s t r u c t i o n


publique de la Convention, sera chargé de présenter plusieurs plans dont
le dernier, le "plan révisé" du 27 brumaire an I I (17 novembre 1793) 3 1 ,
porte, à l'article 7, que "l'enseignement se f a i t en langue française",
et f i x e ainsi enfin ce q u i , à p a r t i r de j u i n 1793, est la volonté générale
de la Convention. Si le décret d é f i n i t i f sur les écoles primaires et leur
organisation rendu le 29 frimaire an I I (19 décembre 1793) 32 ne f a i t plus
- 349 -

mention du problème de la langue, c'est que, désormais, ce problème est


considéré comme résolu.

6. Avec la domination montagnarde à p a r t i r de j u i n 1793, la volonté d'im­


poser la langue nationale s'affermit; en même temps, le discours jacobin
sur la langue se d i v e r s i f i e . L'idéologie de la langue d'un Barère, idéologie
purement p o l i t i q u e , s'oppose à celle de Grégoire. Ces deux tenants du jaco­
binisme linguistique officiel sont toutefois animés d'une même volonté
d'en finir avec l'hétérogénéité linguistique de la France. Cependant, le
sens que ces deux montagnards assignent à la notion d'unité linguistique
d i f f è r e : tandis que l'évêque constitutionnel de Blois conclut à l ' u n i f i c a t i o n
radicale (la langue nationale et rien que la langue nationale), le membre
du Comité de salut public responsable, entre autres choses, de l ' i n s t r u c t i o n
publique ne s'attaque qu'aux idiomes qui sont "exclusifs", c'est-à-dire
qui ne permettent pas de comprendre les textes l é g i s l a t i f s rédigés en f r a n ­
çais.

A cette différence il vient s'en ajouter d'autres q u i , comme l ' a fait re­
marquer Trabant, constituent autant d'aspects primordiaux du discours lin­
guistique j a c o b i n 3 3 : d'une part le discours jacobin de la langue se f a i t
nettement nationaliste chez Barère; d'autre part, c'est ce même Barère
qui insite sur le problème des barrières sociolinguistiques qui divisent
la Nation, f a i t sur lequel je reviendrai ultérieurement.

6.1. Comme je l ' a i d i t , la politique de la Convention montagnarde consigne


le passage de l ' o r a l à l'écrit, et c'est dans ce mouvement que s'inscrit
la politique linguistique de l'époque.

L'intervention de Barère du 8 pluviôse a deux raisons: l'une - immédiate -


en est que le décret rendu à la suite du plan Bouquier et créant les écoles
primaires tardera à être exécuté à cause du décret sur le gouvernement
révolutionnaire portant entre autre choses la réorganisation des adminis­
trations locales34. L'autre en est la création même du gouvernement révo­
lutionnaire: avec le gouvernement révolutionnaire, l'écrit devient l'une
des conditions nécessaires à la réalisation de la démocratie é g a l i t a i r e .

Le 28 brumaire an I I (18 novembre 1793), Billaud-Varenne présente à la


- 350 -

Convention nationale la suite de son Rapport sur un mode de gouvernement


provisoire et révolutionnaire, où il dit notamment35:

Fixez vos regard sur toutes l e s p a r t i e s de l a France, e t p a r t o u t vous apercevez l e s l o i s sans


vigueur. ( . . . ) Sous l e royalisme, l e mépris des l o i s est l e premier apanage de l'homme i n v e s t i
de 1 ' ' a u t o r i t é . Sous l e règne de l a l i b e r t é , l e u r observation rigoureuse est l e premier devoir
du f o n c t i o n n a i r e p u b l i c . ( . . . ) Ordonnez que l e u r promulgation consistera désormais dans une
p u b l i c i t é authentique. Décrétez q u ' i l y aura un b u l l e t i n , exclusivement consacré à l a n o t i f i c a ­
t i o n des l o i s ; ( . . . ) Cette mesure est simple, p u i s q u ' e l l e f a i t d i s p a r a î t r e t a n t de hors-d'oeuvre
i n t e r m é d i a i r e , pour ne plus l a i s s e r aucune séparation entre l e l é g i s l a t e u r e t l e peuple.

Or, la réalisation de cette entreprise - importante non seulement du point


de vue pratique, mais aussi et avant tout du point de vue politique, vu
que les liens entre législateur/représentant et peuple en constituent l'en­
jeu - est sérieusement compromise du fait de l'existence d'idiomes "exclu­
sifs". Cet état des chòses exige donc que soient prises des mesures révolu­
tionnaires que Barère propose à la Convention nationale en soulignant l'im­
portance de l'écrit36:

Laisser l e s citoyens dans l ' i g n o r a n c e de l a langue n a t i o n a l e , c ' e s t t r a h i r l a p a t r i e ; (...)


c'est méconnaître l e s b i e n f a i t s de l'imprimerie, car chaque imprimeur est un i n s t i t u t e u r public
de langue e t de l é g i s l a t i o n , ( c . n . q . s . )

La démocratie égalitaire ne peut se réaliser sans que les citoyens soient


en état de prendre directement connaissance des lois. Domergue est vraisem­
blablement le premier à évoquer les difficultés auxquelles se heurtera
le gouvernement révolutionnaire, lorsqu'il profite de la "conjoncture"
pour proposer dans son Adresse un Cours de langue périodique comme organe
semi-officiel de la propagation de la langue nationale:

Les l o i s é c r i t e s en français ne sont point entendues par l e s sections de l a République qui


p a r l e n t allemand, comme dans l e Haut e t l e Bas-Rhin, i t a l i e n comme en Corse, provençal, langue­
docien, basque, bas-breton, comme dans un grand nombre des départements, ( c . n . q . s . )

Barère recourt dans son rapport à des formules qui rappellent celles de
Domergue:

Quatre p o i n t s du t e r r i t o i r e ( . . . ) présentent des obstacles à l a connaissance des l o i s . . .


Les lumières portées à grands f r a i s aux extrémités de l a France s ' é t e i g n e n t en y a r r i v a n t ,
puisque les l o i s n'y sont pas entendues, ( c . n . q . s . )

D'autres passages de Barère comme c e l u i - c i "Là (sc. en Bretagne) les citoyens


- 351 -

(...) ignorent s'il existe encore des lois nouvelles" renvoient au rapport
de Billaud-Varenne37:

. . . en dérobant au peuple l a connaisance des vos décrets avant e t depuis l e 31 m a i , i l s (sc.


l e s administrateurs f é d é r a l i s t e s des départements) é t a i e n t parvenus à l u i f a i r e c r o i r e que
l a Convention ne s'occupait aucunement des i n t é r ê t s de l a p a t r i e : tandis que depuis l e 2 j u i n
s u r t o u t , jamais aucune assemblée n a t i o n a l e ne f i t des l o i s , ni plus p o p u l a i r e s , ni plus b i e n ­
f a i s a n t e s , ni plus p o l i t i q u e s , ni plus propres à r é a l i s e r l a p r o s p é r i t é de l ' E t a t , e t l e sou­
lagement du malheureux.

Tout en proposant des mesures révolutionnaires propres à créer les conditions


nécessaires à l ' e f f i c a c i t é du gouvernement révolutionnaire, Barère traduit
les nouvelles exigences politiques en un idéologie politique de la lange.

6.2. "Il faut populariser la langue": cette formule riche en associations


ne rappelle pas seulement le mot d'ordre de Robespierre: " I l faut rallier
le peuple", n'évoque pas seulement le problème de l ' é g a l i t é langagière 3 8 ,
e l l e f a i t avant tout scandale: "les gens de goût a c c u e i l l i r e n t avec colère
certains passages qui maltraitent les sociétés p o l i e s " 3 9 . Là où Grégoire - et
Domergue par a i l l e u r s - s'en tient au bon usage, Barère insiste sur le
problème des barrières sociales de langue et conclut à la nécessité de
"populariser" la langue nationale. Si l'on peut parler d'un modèle de langue
caractéristique du jacobinisme linguistique, c'est ici qu'on le trouve:
il s'agit d'un modèle, où les variétés diastratiques et diatopiques ne
font plus l ' o b j e t d'un sanction sociale; d'un modèle des pratiques l i n g u i s ­
tiques p l u t ô t que d'un modèle de la langue en tant que t e l l e . I l y a donc
l i e u de révoquer en doute la conception selon laquelle que le modèle de lan­
gue jacobin est représenté par le "français élémentaire", comme veulent le
f a i r e accroire Balibar/Laporte (1975: chap. I I I ) . Les "notions de grammaire
élémentaire" qui forment l ' o b j e t de l'enseignement primaire, présupposent la
connaissance de la langue et se réfèrent à des connaissances mêtalinguisti-
ques. Ne t r a i t e r la phrase complexe qu'à un niveau supérieur de l'enseigne­
ment ne s i g n i f i e évidemment pas priver les élèves de l'usage des propositions
conditionnelles, par exemple.

"Détruire cette a r i s t o c r a t i e de langage qui semble é t a b l i r une nation polie


au milieu d'une nation barbare": voilà l'un des principaux points du rapport
Barère et du discours linguistique jacobin, point, sur lequel Barère épouse
la pensée de Robespierre, qui, lui, dans une intervention ultérieure à
- 352 -

propos du "langage des orateurs" confirme, en invoquant l'égalité, le mot


d'ordre de Barère.

6.3. Avec le rapport Barère, le discours jacobin sur la langue se teinte


de nationalisme au sens moderne du terme. Est-ce un hasard si Barère, à
la fin de son rapport, s'attaque non seulement aux langues allemande, ita­
lienne et espagnole, mais aussi à la langue anglaise, qui du point de vue
de la sitation linguistique de la France n'entre pas dans son propos? Il
en donne une caracterisation politique, comme l'avaient fait auparavant
le père Bouhours et Rivarol à partir d'un point de vue esthétique et stylis­
tique.

Barère intervient à un moment bien déterminé pour mettre en valeur la supé­


riorité de la langue française par rapport aux langues mentionnées. En
janvier 1794, la Montagne ayant abandonné le messianisme universaliste
révolutionnaire qui se proposait d'exporter les "lumières de la Révolution",
en vient à une "politique de conquêtes et de réunions" destinée à "fonder
la grandeur française" (Danton, avril 1793) 4 0 . Le 3 pluviôse an II (22
janvier 1794), le Comité de salut publique sonne l'attaque (discours de
Barère à la Convention: 1794a) après la défaite de la Vendée et après la
"coalition des tyrans": les "crimes du gouvernement anglais" sont à l'ordre
du jour. Robespierre, après avoir stigmatisé les "agents de l'étranger",
identifie les ennemis de l'intérieur aux étrangers et introduit dans le
langage politique le néologisme "l'étanger" (au sens neutre) pour désigner
tous ce qui est ennemi de la République 41 . Le rapport de Barère coïncide
enfin avec un changement d'opinion radical chez Robespierre qui, après
avoir insisté sur la nécessité d'"éclairer le peuple anglais" et d'"imprimer
dans l'âme des Français une indignation profonde contre le gouvernement
anglais" 4 2 renonce à son universalisme pacifique pour déclarer deux jours
plus tard aux jacobins (intervention du 11 pluviôse an 11/30 janvier 1794)
sa haine du peuple anglais 4 3 :

Qu'est-ce que c e t t e anglomanie, déguisée sous l e masque de l a p h i l a n t h r o p i e , si ce n ' e s t l a


conservation de l ' a n c i e n brissotisme . . . ? ( . . . ) En q u a l i t é de Français, de représentant du
peuple, j e déclare que j e hais l e peuple anglais (applaudi). . . . j e l u i voue une haine impla­
cable. Q u ' i l anéantisse son gouvernement; peut ê t r e pourrions-nous encore l ' a i m e r . Nous verrons
si un peuple de marchands vaut un peuple a g r i c u l t e u r . . . qu'on cesse de s'occuper de c e t t e
nation méprisable.
- 353 -

7. Vu le rôle de premier ordre que jouent le langage et la langue nationale


dans la philosophie politique et dans la théorie du gouvernement chez les
jacobins, notamment chez Robespierre, on s'étonne d'autant plus que les
recherches sur le jacobinisme linguistique aient gardé le silence à propos
du dirigeant jacobin.

Robespierre intervient au moins trois fois dans la discussion sur l'éducation


nationale: en janvier 1793, il rejette le projet d'instruction publique
proposé par le girondin Lanthenas 44 ; le 13 juillet 1793, il fait lecture
du plan Lepeletier à la Convention 45 et le 29 du même mois il y présente
une version remaniée du plan Lepeletier 46 . Le plan Lepeletier ainsi que
la version qu'en présente Robespierre ne font qu'apporter quelques modifica­
tions mineures aux principes formulés par Condorcet. Comme ils se taisent
sur le problème de la langue, ne sommes-nous pas en droit de supposer que
Robespierre, à ce moment-là du moins, adhère à la conception (girondine)
d'une France plurilingue, et bilingue suivant les régions?

C'est dans son intervention à propos du "langage des orateurs de la Société"


(aux Jacobins, le 23 germinal an 11/12 avril 1794) que Robespierre pose
le principe de l'égalité langagière en se dressant contre les barrières
sociolinguistiques dont Barère avait déjà fait état dans son rapport 47 :

Un homme qui d i t des v é r i t é s à l a t r i b u n e , f û t - c e dans l e langage l e plus g r o s s i e r , d o i t ê t r e


entendu t r a n q u i l l e m e n t . ( . . . ) I l n'y a r i e n de plus c o n t r a i r e aux i n t é r ê t s du peuple e t à
l ' é g a l i t é , que c e t t e d i f f i c u l t é sur l e langage. C'est un abus des personnes qui se prétendent
bien élevées; ( . . . ) Qu'on y p a r l e (sc. à l a t r i b u n e ) un langage moins f l e u r i , peu importe,
pourvu qu'on y p a r l e c e l u i du p a t r i o t i s m e : f a i t e s en sorte que l e sans-culotte qui a reçu
de l a nature un sens d r o i t , e t dont l'âme est remplie d ' é n e r g i e , puisse nous f a i r e p a r t de
ses opinions sans éprouver de d i f f i c u l t é s , t a n t q u ' i l ne s ' é c a r t e r a pas des p r i n c i p e s , et
sans ê t r e exposé aux huées de l ' a r i s t o c r a t i e des gens bien nés. L ' é g a l i t é n ' e s t véritablement
é t a b l i e que quand l e s citoyens peuvent ê t r e entendus favorablement sans avoir reçu une éducation
élevée.

La francisation n'est donc pour Robespierre qu'une condition nécessaire


de l'égalité, à laquelle s'en ajoute une autre: la popularisation de la
langue. On sait combien l'abbé Grégoire est loin d'accepter cette revendica­
tion: au vote (peut-être unanime) du Comité de salut public, l'évêque de
Blois oppose le principe du bon usage.

8. Pendant la Révolution française, tous les groupes politiques, des Monar-


- 354 -

chistes aux Girondins, des Feuillants aux Jacobins se sont prévalus de


la langue pour imposer leur idéologie politique par le biais d'une redéfini­
tion des mots - soit à l'aide de pamphlets, soit à l'aide de dictionnaires
du "nouveau langage" (ou bien de "l'ancien langage") 48 , soit par d'autres
voies. Les luttes politiques s'accompagnent de discussions sur l'usage et
sur l'abus des mots 4 9 . Inutile d'entrer ici dans les détails. Du côté des
Jacobins, c'est Domergue qui se charge de "révolutionner" la langue. Que
l'entreprise lexicographique de la Société des amateurs de la langue fran­
çaise n'ait pas été menée à bien, tient peut-être à des raisons politiques
précises 50 . Le Cours de langue française annoncé dans 1'Adresse devait
contenir un "dictionnaire républicain" où les "définitions académiques"
du type "le roi est le souverain" seraient remplacées par des définitions
dépeignant le nouvel état des choses:

Un r o i est un usurpateur, un t y r a n , l'oppresseur de l a l i b e r t é publique: un citoyen est un


membre de l a c i t é , du souverain . . .

9. L'Adresse de Domergue, dont on trouvera le texte à l'annexe, fut écrite


après le 27 frimaire an II (17 décembre 1793) - le début du texte fait
allusion au décret rendu à la suite du plan Bouquier - et avant le 8 plu­
viôse, comme le laisse supposer la note ajoutée à la version publiée dans
les Affiones de la Commune. Comme le supposent Guillaume et Brunot, Barère
s'en est probablement inspiré pour son Rapport sur les idiomes - les corres­
pondances textuelles portent à le croire. L'Adresse de Domergue ne lance
pas seulement l'un des mots d'ordre caractéristiques du jacobinisme linguis­
tique: "Effaçons les jargons", elle annonce aussi le tournant nationaliste
du discours linguistique jacobin dont le rapport Barère sera le manifeste
officiel :

A de si j u s t e s m o t i f s se j o i n t un p o i n t de vue p o l i t i q u e . . . ( . . . ) N'en doutons pas, Pitt


a f a i t e n t r e r l a d i f f é r e n c e de nos d i a l e c t e s dans ses moyens de c o n t r e - r é v o l u t i o n .

En parlant des "ténèbres" que répand la différence des dialectes, Domergue


ne fait-il pas allusion à un discours de Robespierre du 2 décembre 1793:
"A qui les ténèbres sont-elles nécessaires, si ce n'est aux conspirateurs
et aux fripons?"? Quoi qu'il en soit, Domergue - jacobin comme son frère,
maire de leur ville natale Aubagne - compte parmi les partisans de Robes­
pierre.
- 355 -

10. Comme on l'a constaté, le jacobinisme linguistique ne se réduit donc


pas à une politique de francisation. Le terme recouvre différentes concep­
tions de la politique linguistique, qui sont surtout jacobines de par l'argu­
mentation sur laquelle elles se fondent 5 1 . Elles portent aussi bien sur
l'unité linguistique diatopique que sur l'égalité langagière di astrati que
et émanent de la philosophie jacobine de la politique et d'une théorie
du gouvernement qui impose le passage de l'oral à l'écrit pour assurer
l'unité entre représentant et peuple.
- 356 -

Annexe

Au texte de l*Adresse de la version manuscrite, ont été ajoutées en italiques


les variantes de la version publiée dans les Affiches: [ ] marquent les
additions, < >les omissions,¬ ¬les passages modifiés, les modifications
étant mises entre paranthèses ( ) , ou bien entre / / lorsqu'il s'agit
de corrections interlinéaires de la version manuscrite. Ne sont pas mention­
nées les coquilles évidentes. La ponctuation est celle de Guillaume.

[No 216
Affiches de la Commune de Paris
Séance du 23 pluviôse, l'an 2me de la Republique Française, une et indiv.
Extrait du registre des délibérations du Conseil-général, le 23 pluviôse.]

Adresse aux communes et aux sociétés populaires de la République <française>,


par Urbain Domergue

Citoyens,

La Convention nationale, en organisant l'instruction que réclame le premier


âge, a laissé aux Sociétés populaires le soin de compléter l'instruction
républicaine. La connaissance de la langue française entre nécessairement
dans cette instruction complémentaire. Je propose d'y initier l'adolescence
et l'âge mûr par des moyens simples, infaillibles, presque gratuits et
propres à la répandre dans tous les points de la République.

L'étude de la langue nationale est devenue un besoin pour tous les citoyens,
parce que tous les citoyens sont appelés par les droits de l'homme et par
la constitution à des emplois où il faut parler et écrire. Sous l'ancien
régime, on voyait quelques hommes, après avoir appris le français avec
du latin, vexateurs en surplis ou en robe de la foule illettrée, troubler
les consciences par l'erreur, ou dévorer les fortunes par la fraude.

Aujourd'hui que tous les emplois sont avoués par la raison, fondés sur la
justice; aujourd'hui que l'ouvrier, que l'agriculteur, que tous les citoyens
doivent surveiller les autorités dans les Sociétés populaires (leurs assem­
blées), qu'ils peuvent être préposés à l'exécution des lois dans les adminis­
trations, à leur confection dans la représentation nationale, pouvant tous
marcher au même but, ils doivent avoir les mêmes moyens pour atteindre.
- 357 -

Et quel moyen plus efficace que la connaissance de notre idiome; par


elle, nous avons une prononciation pure, sorte de musique qui prépare
l'esprit aux idées, et l'âme aux impressions; une construction correcte
qui mène à la clarté par l'ordre; une orthographe saine qui rend lisible
à tous ce qui a été écrit pour tous. Trop souvent les dissonances dans
la prononciation, la violation de l'orthographe, [la vague des mots,'] l'obs­
curité des constructions, détruisent l'effet d'une pensée qui eût été utile
à la patrie, arrêtent un mouvement oratoire qui eût produit un mouvement
civique. Les peuples esclaves sont condamnés au silence. La parole, mère
et fille de la liberté, est le partage et l'amour des peuple libres. Qui
de vous, ignorant les principes de notre langue, n'a pas désiré mille fois
d'y être initié? Qui de vous, initié dans ces principes, n'a pas désiré
de s'y perfectionner? Quand le besoin ne vous en imposerait pas la loi,
vous la recevriez de l'orgueil républicain. L'homme libre doit faire bien
tout ce qu'il fait, et vainqueur de l'homme esclave en force, en courage,
en vertu, il doit être son vainqueur en connaissances.

A de si justes motifs, se joint un point de vue politique qui doit fixer


l'attention de la représentation nationale: les lois écrites en français
ne sont point entendues par les sections de la République qui parlent alle­
mand, comme dans le Haut et le Bas-Rhin, italien, comme en Corse, provençal,
languedocien, basque, bas-breton, comme dans un grand nombre de départements.
Il est bien difficile d'être réuni d'opinion, quand on est séparé par le
langage, [de l'identité de la langue depend plus qu'on ne pense, l'identité
des principes].52 Et que dirai-je des moeurs qui sont les lois en action,
des moeurs supplément et colonne des lois? Les départements limitrophes
des étrangers, de nos ennemis, communiquent avec eux par un idiome commun,
puisent dans leurs écrits, dans leur commerce, des erreurs qui déshonorent
la raison, des principes qui tuent la liberté. C'est de là que le despotisme
astucieux a jeté ces semences de poison dont le développement a menacé
de la mort l'oeuvre immortelle de notre régénération. N'en doutons pas,
pitt a fait entrer la différence de nos dialectes dans ses (ces) moyens
de contre-révolution. C'est à l'aide des ténèbres qu'elle répand, de
la confusion qu'elle sème, que le ministre de George, l 'Arimane (l'étri-
mane) des despotes, a fomenté 7 (fermenté) les brigandages de la Vendée,
l'infâme trahison des Toulonnais, les oscillations de Marseille, la
défection de la Corse. Le peuple parisien est resté constamment fidèle,
- 358 -

parce qu'il n'a jamais cessé d'entendre la voix des représentants du


peuple français. Tous enfants de la même famille, nous devons tous parler
le mème idiome, comme nous devons tous avoir la même pensée, être bus
(unis) par le même sentiment. Que l'hymne des Marseillais, que les
(nos) chants patriotiques, aiguillon des citoyens dans le sein des communes,
terreur des ennemis dans nos camps, puissent enflammer tous les coeurs
de l'amour de la liberté, de l'Orient à l'Occident, du Nord au Midi.
Effaçons les jargons dans son territoire, dans son système politique,
doit être une et indivisible dans son langage.

Un moyen qui a paru simple, efficace et peu dispendieux pour propager la


connaissance de notre idiome, est de publier périodiquement un cours de
langue française contenant:

1o La grammaire française élémentaire, simplifiée, avec des exemples tirés


des droits de l'homme, de la constitution républicaine, des meilleurs auteurs
en morale et en politique (politique et en movale), suivie de la nomen­
clature des mots à difficultés, familles de mots et des homonymes. Cette
partie, dégagée de toutes les difficultés et de toutes les erreurs de
la routine /collégiales/, sera écrite d'un style si clair, et présentée
sous un jour si luminieux, qu'il sera impossible à l'intelligence la plus
ordinaire de ne pas la saisir. Les exemples, en éclairant les préceptes,
porteront dans les esprits la connaissance des droits; dans les coeurs,
l'amour des devoirs. La nomenclature des mots à difficultés, les familles
de mots, les homonymes, sont des moyens rapides de conquérir l'usage que
les autres moyens ne font acquérir que lentement.

2° Un vocabulaire des mots usuels et de ceux qu'a enfantés la Révo­


lution, où il y aura des définitions logiques, une prononciation exacte,
une prosodie sûre, le sens propre et le sens figuré, la synonymie, la
classification, l'orthographe de l'usage et les réformes que sollicite
la raison.

Ce vocabulaire, précieux sous tous les aspects, le sera surtout par la


justesse des définitions. La connaissance de la vraie signification des
mots donne de la rectitude à l'esprit, et prévient toutes les erreurs qui
naissent du langage.
- 359 -

Erreurs logiques, erreurs grammaticales, erreurs politiques, danger à chaque


page, à chaque mot, tels sont tous nos lexiques depuis le Richelet (riche)
portatif jusqu'au grand dictionnaire des quarante immortels dont l'heureuse
mort a délivré la langue des chaînes où elle languissait esclave, pauvre,
sans honneur et sans courage. Faisons un dictionnaire républicain, avoué
par la raison, par le goût, par la saine politique, où, chaque mot peignant
une idée juste, l'oeil du Français ne soit plus blessé en lisant ces défi­
nitions académiques: Le roi est le souverain, le citoyen est l'habitant
d'une ville; marquis, baron, comte, duc, prince, sont des termes de dignités.
Un roi est un usurpateur, un tyran, l'oppresseur de la liberté publique.
Un citoyen est un membre de la cité [du corps social], du souverain. Marquis,
baron, comte, duc, prince, sont des expressions jadis inventées par l ' o r ­
gueil, adoptées par la bassesse, maintenant effacées par le niveau de l'éga­
l i t é et reléguées sur la, scène pour devenir un objet de dérision <ou d'hor­
reur) .

3° La grammaire raisonné pour tous les personnes qui veulent approfondir


cette science.

Cette partie est le développement philosophique de la grammaire élémentaire.


Elle motive les changements révolutionnaires que j ' a i opérés dans le système
grammatical. Elle est digne des méditations de l ' i n s t i t u t e u r , de l'écrivain,
de l'orateur, du philosophe.

4° La solution des différentes difficultés qu'on peut proposer sur la


langue écrite ou parlée. Ainsi, une solution donnée en faveur d'un seul
profite à tous: de tous les points de la République, mille questions viennent
converger en un seul point, d'où la lumière part en faisceau pour être
distribuée à tous ceux qui l'aiment.

Cette partie est piquante par la curiosité, agréable par la variété [instruc­
tive par la variété], instructive sans appareil; et forçant à remonter
à des principes inconnus, à tracer des règles nouvelles, enrichit de morceaux
précieux l'édifice de la grammaire.

5° Le commentaire grammatical d'un auteur célèbre.


Les autres parties renferment l'explication des principes, celle-ci en
présente l'application. J'examinerai et les fautes qui sont échappées aux
- 360 -

grands écrivains et les beautés dont ils ont enrichi la langue. Jean-Jacques,
Voltaire, Buffon, <Racine>, nos plus beaux génies comparaîtront devant
nos lecteurs, qui leur pardonneront quelques 'fautes /taches/ effacées
par tout l'éclat du talent. Mes remarques seront respectueuses, par égard
pour les grands hommes; rainsonnées, pour être plus utiles; également éloi­
gnées et du ton de l'école, et de celui des académies, pour <n'être^ ni
sèches, ni fausses.

6° Le recueil des meilleurs morceaux d'éloquence et de poésie, avec des


notes didactiques. Tout ce que l'éloquence républicaine enfantera de beau,
tout ce que notre poésie régénérée, fidèle au goût, inspirée par le génie,
offrira d'images de sentiments, de pensées fortes, consigné dans cette
partie de l'ouvrage, élèvera l'âme, enflammera le coeur, nourrira l'esprit
du lecteur républicain. Des préceptes interjetés marqueront la route que
suit le talent, les écueils qu'il doit éviter, et, faisant passer de l'admi­
ration à l'imitation des chef-d'oeuvres, nous verrons éclore une nouvelle
race des Démosthènes et de Tyrthées aussi supérieurs en verve à nos petits
orateurs en rabat et à nos petits poètes de ruelle que les fiers habitants
de la Montagne le sont en énergie à ces hommes dégradés qui voulaient un
maître.

Citoyens, l'ouvrage que j'entreprends est difficile, immense. Mais je puise


mon courage dans vingt-cinq ans de méditations sur notre idiome, je le
puise dans le besoin qu'éprouve mon coeur d'être utile à tous les Français;
je le puise dans le noble espoir d'élever notre langue à la hauteur du
peuple qui la parle; je le puise dans la certitude de coopérer a (de faire
adopter à tous les départements) l'unité de langage, comme nos législateurs
ont opéré l'unité de gouvernement et de législation, et dans la certitude
plus flatteuse encore de pouvoir, par la propagation de notre langue, ce
conducteur électrique de la liberté, de l'égalité, de la raison, contribuer
à la régénération politique de l'Europe.

P.S. L'adresse qu'on vient de P.S. (J'avais écrit cette adresse,


lire contient un plan dont l'exécu­ lorsqv.e le comité de salut public
tion peut être infiniment utile a fait décréter l'établissement
aux écoles de langue française d'école de langue française dans
que vient de faire décider le Comité toutes les communes où un idiome
de salut public. La partie élémentai- différent met obstacle à la connois-
- 361 -

re sera traitée spécialement pour sance de nos lois, et à la formation


ceux qui ne savent pas le français. des moeurs républicaines. Sous
Dans la partie des questions à cet aspect, l'ouvrage que j'annonce
résoudre, on lèvera toutes les peut seconder les vues sages du
difficultés que les instituteurs comité de salut public et de la
pourront rencontrer dans l'enseigne­ Convention, et intéresser les
ment, on indiquera tous les moyens communes ù les français n'est
de remplir le plus tôt et le mieux pas en usage.)
possible l'esprit d'un décret aussi
moral que politique. Le vocabulaire
est d'une nécessité assez évidente;
nous avons de nouvelles idées,
une nouvelle langue, il nous faut
absolument de nouvelles définitions,
un dictionnaire nouveau

[Mais les motifs de besoin, de perfectionnement, de propagation peuvent


le faire prendre en considération par toutes les communes de la République.

Le cours ou journal de la lo.ngue français, sera composé de 36 numéros par


an, sans y comprendre les frontispices et les tables des matières.

On recevra, franc de port, un numéro par décade, composé de deux feuilles


in-8°., beau papier, belle impression. Le premier numéro paroîtra le premier
Floréal.

Le prix de l'abonnement est pour Paris de 25 liv., et pour les autres com­
munes, de 27 liv. 10 en un seul paiement.

S'adresser tant pour le prix des souscriptions que pour l'envoi des livres,
des pièces, des questions, à Urbain Domergue, au Muséum, pavillon de la
Conciergerie à Paris.

Le commentaire grammatical d'un auteur célèbre, ne paraîtra que lorsqu'il


formera volume.

Le recueil d'éloquence et de poésie, sera publié tous les ans, au premier


- 362 -

Vendémiaire, et sera précédé de l'annuaire républicain; il portera pour


titre: Almanack des Muses Républicaines.

Ces deux ouvrages se vendront séparément, et dans le temps, on en fixera


le prix.]
- 363 -

Notes

Je t i e n s a remercier Mme Runge-Féron pour l ' a m a b i l i t é q u ' e l l e a eue d'amEliorer l e f r a n ç a i s


de cet a r t i c l e .

Je c i t e d'après l a réimpression e t indique l e vol urne e t l a page.

En ce qui concerne l e s Sociétés fondées par Domergue, c f , l'article de Françoise Dougnac


dans ce volume e t Auroux 1983.

Domergue 1797/an V: 3-4.

Cette q u e s t i o n , bien que r h é t o r i q u e , implique évidemment un problème de d é f i n i t i o n . Ce p r o ­


blème se retrouve à un autre n i v e a u , si nous d i s o n s , sans e n t r e r dans l e s d é t a i l s , que l a
notion de "jacobinisme l i n g u i s t i q u e " comprend t o u t ce qui concerne l a l a n g u e / l e langage
dans l a perspective des Jacobins: p o l i t i q u e de l a langue, i d é o l o g i e de l a langue n a t i o n a l e
(ce thème n ' e s t certes pas l'apanage des Jacobins, mais i l s ont l e u r ( s ) i d é o l o g i e ( s ) à eux)
e t l e r ô l e que joue l e langage dans l a t h é o r i e du gouvernement e t l a philosophie de l a po­
l i t i q u e jacobines. Or, l a question qui se pose est de savoir "Just what i s a Jacobin?"
(Brinton 1961:4) ou: q u ' e s t - c e que l e jacobinisme? Brinton ( v o i r l e compte rendu de son
l i v r e , dans Maintenant 1979:54-5) d é c r i t l e s d i f f é r e n t s aspects du mouvement jacobin e t
en résume, à l a f i n , l e s c a r a c t é r i s t i q u e s . Cette démarche pour a i n s i d i r e achronique conduit
à des c o n t r a d i c t i o n s : d i r e que l e s Jacobins sont r é p u b l i c a i n s , ne vaut que pour une époque
déterminée du mouvement, à en juger d'après ce que d i t l ' i n c o r r u p t i b l e Robespierre aux Jaco­
bins l e 13 j u i l l e t 1791, après Varennes (Matrat 1971:137-8): " J ' a i été accusé au sein de
l'Assemblée d ' ê t r e r é p u b l i c a i n . Mes ennemis me f o n t trop d'honneur, j e ne l e suis pas. S ' i l s
m'avaient accusé de royalisme, i l s m'auraient déshonoré, j e ne l e suis pas non p l u s . " Pour
é v i t e r ces problèmes, Walter Markov (1955:211) d é f i n i t d'emblée l e s jacobins comme " l a f o r ­
mation p o l i t i c o - i d é o l o g i q u e t e l l e q u ' e l l e se présente après l e regroupement de l a Montagne
dans l a Convention n a t i o n a l e e t après l ' e x p u l s i o n des B r i s s o t i n s du club des Jacobins".
Cette r e s t r i c t i o n n ' é c a r t e pas non plus l e problème de l ' h é t é r o g é n é i t é o b j e c t i v e du groupe,
i l s u f f i t de penser à Danton, à Hébert e t à Robespierre. En f a i t , l e problème de d é f i n i t i o n
que pose l ' o b j e t en h i s t o r i o g r a p h i e est identique à c e l u i que soulèvent l e s langues h i s ­
t o r i q u e s ( l e " f r a n ç a i s " par exemple) en l i n g u i s t i q u e : d'une p a r t l a détermination du genre
( " l a n g u e " ) , d ' a u t r e p a r t l a détermination de l a différence spécifique q u i , dans l e cas des
o b j e t s h i s t o r i q u e s - qui tous sont uniques - consiste ou bien dans une c a r a c t é r i sation externe
( l e f r a n ç a i s = l a langue des Français; Jacobins = membres du club/des clubs des Jacobins),
ou bien dans l a d e s c r i p t i o n (théoriquement) complète de l ' o b j e t . Ce type de " d é f i n i t i o n "
pose évidemment aussi l e problème de l a d é l i m i t a t i o n externe: où se trouvent (géographi-
quement) l e s l i m i t e s du f r a n ç a i s ? quels sont ceux qui se considèrent comme des Jacobins?:
à cet égard, l e s l i s t e s des membres du Club des Jacobins (du début 1791, i n Buchez/Roux
1835) sont précieuses; l ' o n s a i t t o u t e f o i s tous l e s problèmes que pose p. ex. l a détermination
des membres de l a Montagne ( c f . Françoise Brunei 1980, e t à propos des Girondins, Jacqueline
Chaumié 1980). En même temps, i l est t o u t aussi l é g i t i m e de s o r t i r de l a d é f i n i t i o n "des­
c r i p t i v e " e t d'assigner à l ' o b j e t une d é f i n i t i o n disons " e s s e n t i e l l e " , qui ne résume que
ce que l ' o n considère comme t y p i q u e , d i a c r i t i q u e (comme l e f a i t Gramski dans son Quaderno
19 c i t é par Vecchio 1982:41; c f . aussi P o r t e l l i 1974:34 e t Guilhaumou 1975): ce f a i s a n t ,
on crée d'une c e r t a i n e manière l ' o b j e t t o u t comme on en pose l a d é f i n i t i o n , q u i , de ce f a i t
devient a p p l i c a b l e à d ' a u t r e s o b j e t s : l e terme d é f i n i t a l o r s une classe ( c f . l ' e x p r e s s i o n
"fascisme moderne"; on marque souvent l ' e x t e n s i o n de l ' e m p l o i du terme d'un o b j e t unique
à une classe d ' o b j e t s par l e p r e f i x e "néo-" (fascisme e t c . ) ) .

Les notions o n t , e l l e s a u s s i , l e u r h i s t o i r e ( c f . Kosellek 1978). Voilà comment Gérard Walter


c a r a c t é r i s e l ' é v o l u t i o n du concept de " j a c o b i n " (Walter 1946:7): "Dès l e commencement du
- 364 -

XIXe s i è c l e , ce terme é t a i t devenu l e synonyme de révolutionnaire. Tous ceux qui se d é c l a ­


r a i e n t h o s t i l e s au régime é t a b l i é t a i e n t rangés d ' o f f i c e parmi l e s Jacobins". Dans l a France
de mai 1981, l e "jacobinsme" semble ê t r e c a r a c t é r i s é avant t o u t par l a c e n t r a l i s a t i o n ,
et l'avènement de l a Gauche au pouvoir amène François Grosrichard à s ' i n t e r r o g e r sur "La
f i n des jacobins?" ( a r t i c l e dans l e Monde du 24 m a i ) : "La f l o r a i s o n de d é c l a r a t i o n s d ' i n ­
t e n t i o n s , d ' i n t e r v i e w s o f f i c i e l l e s de mesures, de nominations q u i , depuis quelques semaines,
remettent à l'honneur l a d é c e n t r a l i s a t i o n , l a r é g i o n a l i s a t i o n , l a r e s t i t u t i o n par l ' E t a t
d'une p a r t i e de ses pouvoirs auc c o l l e c t i v i t é s t e r r i t o r i a l e s et de l e u r s d r o i t s aux citoyens
donnent à penser que l ' a r r i v é e de M. Mitterand à l ' E l y s é e marquera, pour l'aménagement du
t e r r i t o i r e e t l ' o r g a n i s a t i o n des c o l l e c t i v i t é s l o c a l e s un tournant d é c i s i f " . En ce qui
concerne l e s j a c o b i n s , c f . Zinkeisen 1852-53; Brinton 1930; Walter 1946; Aulard 1891-97;
Girondins e t Montagnards. 1980; Les jacobins. 1979. Sur Robespierre c f . Markov (éd.) 1961
et Matrat 1971.

5 Balibar/Laporte 1974:101.

6 Barère 1794b.

7 cf. Trabant 1981.

8 Renzi 1981:16.

9 Grégoire, "non propriamente un Giacobino":?

10 Cf. Reichardt, ms. s . d .

11 Cf. de Certeau/Julia/Revel 1975.

12 HLF IX, 1.

13 La Société des Jacobins. 1891-97.

14 Talleyrand 1791.

15 Le 20 a v r i l 1791, Talleyrand o f f r i t secrètement ses services au Roi ( c f . ses Méritoires


184-85). I l note dans ses Mémoires à propos du Plan d'instruction publique (1982:169):
"Je me chargeai aussi du rapport du comité de c o n s t i t u t i o n sur l ' i n s t r u c t i o n publique.
Pour f a i r e ce grand t r a v a i l , j e consultai l e s hommes l e s plus i n s t r u i t s e t l e s savants
l e s plus remarqués de c e t t e époque, où e x i s t a i e n t M. de Lagrange, M. de L a v o i s i e r , M. de
l a Place, M. Monge, M. de Condorcet, M. Vicq d ' A z y r , M. de l a Harpe. Tous m ' a i d è r e n t . "
G. Morris note dans son Journal sous l e 4 j u i l l e t 1791 (1901:185): "Madame de Flahaut ne
peut me t e n i r parole parce q u ' e l l e est déjà engagée à écouter l'évêque l i r e son plan d ' é d u ­
c a t i o n . " e t l e 24 septembre (185): " I l (sc. l'évêque d'Autun) m'informe que l'examen de
son rapport est renvoyé à l a prochaine l é g i s l a t i v e . C'est une déception pour l u i . Madame
de Flahaut me d i t , quelque temps, après q u ' i l en est t r è s i r r i t é " .

16 Talleyrand 1791:94-5; c ' e s t nous qui soulignons.

17 Selon T a l l e y r a n d , l ' i n s t r u c t i o n p u b l i q u e , organisée par l ' E t a t , d o i t ê t r e , en p r i n c i p e ,


accessible à t o u s ; l e nouvel é t a t des choses exige l a connaissance de l a C o n s t i t u t i o n pour
que tous puissent l a défendre e t l a p e r f e c t i o n n e r (1971:11); de ce f a i t , l a connaissance
des p r i n c i p e s de l a langue n a t i o n a l e , s o i t p a r l é e , s o i t é c r i t e (1791:27) est indispensable.
Créer la "raison publique" pour "maintenir la l i b e r t é p o l i t i q u e contre toutes les espèces de
despotisme": v i o l a l ' u n des o b j e c t i f s de l ' i n s t r u c t i o n publique (1791:4). On peut mesurer l a
nouveauté de ce programme en l e comparant avec c e l u i de R o l l i n (1726-28) dont l ' i d é a l demeu­
r a i t 1'honnête homme et "plus encore ce qui f a i t l e v r a i c h r é t i e n " ( 7 2 ) . " C u l t i v e r l ' e s p r i t "
- 365 -

(connaissances: b e l l e s - l e t t r e s e t sciences), " r é g l e r l e coeur" (honneur et p r o b i t é ) e t e n f i n


"former l'homme c h r é t i e n " , c o n s t i t u e n t les o b j e c t i f s de l ' i n s t r u c t i o n au début du s i è c l e .
L ' i m p o r t a n t , pour l'honnête homme, c ' e s t l a purété de la langue: " I l s'en f a u t bien que nous
apportions l e même soin (sc. que les Romains) pour nous p e r f e c t i o n n e r dans l a langue f r a n ç a i ­
se" (66) si bien que l e f r a n ç a i s régional est à é v i t e r : " I l est même nécessaire que l e maître
étudie avec a t t e n t i o n les d i f f é r e n t s défauts de langage ou de prononciation qui sont p a r t i c u ­
l i e r s à chaque province, e t quelque f o i s même aux v i l l e s qui se piquent l e plus de p o l i t e s s e ,
pour l e s f a i r e é v i t e r aux e n f a n t s , ou pour les en c o r r i g e r . On ne peut d i r e combien ces pre­
miers soins l e u r épargneront de peine dans un âge plus avancé" ( 6 7 ) . L'Essai d'éducation na­
tionale de Caradeuc de l a C h a l o t a i s , é c r i t au moment de l ' e x p u l s i o n des J é s u i t e s , m i l i t e en
faveur d'une éducation c i v i l e ( i l f a u t " s é c u l a r i s e r l ' é d u c a t i o n " (1763:18)), demande que l ' é ­
ducation "ne dépende que de l ' E t a t " (20) e t stigmatise " l a manie du b e l - e s p r i t " (31) qui a
dominé jusque l à l'enseignement. "Toujours du l a t i n e t des thèmes" ( 2 1 ) ; " l a jeunesse q u i t t e
l e Collège sans a v o i r presque rienn appris qui puisse l u i s e r v i r dans les d i f f é r e n t e s p r o f e s ­
sions" ( 1 4 ) . Apprendre à l i r e e t à é c r i r e l e f r a n ç a i s c o n s t i t u e l ' u n des o b j e t i f s de l'éduca­
t i o n du premier âge ( 4 5 ) . Mais si l ' é d u c a t i o n d o i t former "des sujets pour l ' E t a t " , c ' e s t
pour préparer "chaque génération naissante à r e m p l i r avec succès les différentes
p r o f e s s i o n s " . La France a besoin de laboureurs et d ' a r t i s a n s . En f i n de compte, l ' é d u c a t i o n
d o i t c o n t r i b u e r à conserver l a s t r u c t u r e sociale t e l l e q u ' e l l e e s t : "C'est au gouvernement
à rendre chaque citoyen assez heureux dans son é t a t , pour q u ' i l ne s o i t pas forcé d'en
s o r t i r " ( 3 3 ) . Voilà quelques c i t a t i o n s qui pourraient s e r v i r à mettre en lumière l a dimension
nouvelle dans l a q u e l l e s ' i n s c r i v e n t l ' é d u c a t i o n e t l a langue pendant l a Révolution.

18 Pour une analyse de l'argumentation chez Grégoire c f . Schlieben-Lange 1976:33 et s u i v .


Cf. Grégoire, 1794 a (A.P.) 566: " L ' u n i t é de l a République commande l ' u n i t é d ' i d i o m e " et
p. 565: "L'éducation d o i t s'harmoniser avec les p r i n c i p e s c o n s t i t u t i o n n e l s ; car toutes
l e s i n s t i t u t i o n s doivent ê t r e ramenées, à l ' u n i t é " . L ' u n i f i c a t i o n l i n g u i s t i q u e de l a France
ne répond pas seulement à des besoins p r a t i q u e s , mais aussi symboliques.

19 Cf. l e paradoxe dont parle Vecchio 1982:38 e t s u i v .

20 La s c o l a r i t é o b l i g a t o i r e se f e r a attendre presque un s i è c l e .

21 Les autres sont l ' a r m é e , l e s f ê t e s n a t i o n a l e s , l e s Sociétés populaires e t c .

22 Pour l ' é v a l u a t i o n de l ' é c r i t chez les idéologues cf. les articles de B r i g i t t e Schlieben-
Lange e t de Jean-Louis Labarrière dans ce volume.

23 Talleyrand 1791.

24 Mirabeau 1791.

25 Cf. Guillaume 1889: v i i .

26 Guillaume 1:507-16, P r o j e t de d é c r e t .

27 Bouquier 1793, ce plan l u i v a l u t d ' ê t r e é l u président au Club des Jacobins l e 27 f r i m a i r e


an 11/17 décembre 1793.

28 Condorcet 1792.

29 Lanthenas 1792.

30 T i t r e I I I , A r t . 2 . : "A cet e f f e t , dans les départements où l a langue allemande s ' e s t con­


servée jusqu'à présent, on enseignera à l i r e e t à é c r i r e t a n t en f r a n ç a i s qu'en allemand;
e t l e r e s t e d e ' l'enseignement dans l e s écoles primaires se f e r a dans l e s deux langues."
- 366 -

Art. 3 . : "Dans les contrées oli l'on parle un idiome p a r t i c u l i e r , on enseignera à l i r e et


à écrire en français; dans toutes les autres parties de l ' i n s t r u c t i o n , l'enseignement se
fera en même temps en langue française et dans; l'idiome du pays, autant qu'il sera nécessaire
pour propager rapidement les connaissances u t i l e s . 4 Guillaume 1:70.

31 Romme 1793. Guillaume 1:220.

32 Texte du décret d é f i n i t i f : Archives pari esentai res, 1ère s é r i e , t . 81, Paris 1913:705.

33 Trabant 1981: 70, note 1.

34 Le décret sur l'établissement du gouvernement révolutionnaire date du 14 frimaire an 11/4


décembre 1793.

35 Billaud-Varenne 1793; A.P. t . 81:451.

36 Barère 1794b; de Certeau et a l . 1975:296.

37 A.P. t . 81:453.

38 En ce qui concerne le problème du "langage politique légitime" et le rôle du langage dans


la philosophie de la politique jacobine notamment chez Robespierre, cf. Guilhaumou 1981
et 1983.

39 Becq de Fouquières, cité d'après Guillaume 111:358.

40 Guiomar 1974:147.

41 Pour l'évolution de terme "étranger" cf. Robespierre 1793 c-h et 1974 a-d.

42 Robespierre 1974b:344.

43 Robespierre 1794c:349.

44 Robespierre 1793a.

45 Texte du plan de Michel-Edme Petit in Guillaume I I I . 112-28.

46 A.P. t . 69, Paris 1906:659-63.

47 Robespierre 1794e:433.

48 Cf. P.-N. Chantreau, Dictionnaire national et anecdotique . . . par M. de l'Epithète . . . ,


à Politicopolis 1790; B.N.: X 27863 et 8° Lb 39 3275; P.N. Gautier, Dictionnaire de la
Constitution et du Gouvernerent français, Paris: l'an I I I ; B.N.: le 3 234; pour la lexico­
graphie "révolutionnaire" cf. Schlieben-Lange 1980: "Tu parles l'ancien langage . . . " , contri­
bution au Congrès de linguistique romane, Palma, ms.

49 Cf. Reichardt ms. s.d.

50 Cf. les a r t i c l e s de Fr. Dougnac et J. Guilhaumou dans ce volume, Dougnac 1981 et Busse
1981.

51 Ce sont bien "questa necessità e questa consapevolezza che sembrano essere state presenti
Aelle Rivoluzione e fare la peculiarità della cosi detta politica linguistica giacobina"
comme l e consta'te Sebastiano Vecchio à la suite de Gramsci (Vecchio 1982:41-42). Ce constat,
- 367 -

tout en étant juste, a néanmoins le défaut d'être trop général: la "necessità" et la "consa-
pevolezza" portent sur des objectifs précis qui cependant varient selon les auteurs.

52 Omis dans la transcription qu'a donnée Guillaume de ce texte.


- 368 -

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1. "Penser la Révolution française" c'est d'abord penser sa complexité


et la décomposer dans ses coupures. S ' i l est vrai que l'aventure des Idéo­
logues commence à "cette époque heureuse où la révolution est terminée"
(Désirat/Hordé 1982:9), il s'agit par contre dans mon exposé de l'époque
malheureuse où la Terreur est en cours. Aucune entreprise théorique ne
sera l ' o b j e t de ces pages, mais un ensemble de voix mineures que parfois
personne n'a entendues, et qui pourtant peuvent é c l a i r c i r le sens véritable
de ce qu'on appelle jacobinisme linguistique, surtout si on applique cette
notion à la situation italienne faisant partie de la même vague révolu­
tionnaire. On verra alors, peut-être, que d'un point de vue historique
on ne peut pas q u a l i f i e r de jacobin t e l ou t e l ouvrage mais une situation
tout entière.

Dans son dernier cahier de prison, Gramsci esquissait une étude sur Langue
nationale et grammaire postulant trois types de grammaire: la grammaire
spontanée ou immanente, qui f a i t que tout homme parle suivant la grammaire
sans le savoir; la grammaire normative, qui v i t dans le contrôle réciproque,
dans la censure réciproque; et enfin la grammaire normative écrite, qui
tend "ad abbracciare tutto un t e r r i t o r i o nazionale e tutto il 'volume
linguistico' per creare un conformismo linguistico nazionale unitario"
(Gramsci 1975:2343). La grammaire normative écrite présuppose un Etat.
Or, pendant la Révolution, le champ sémantique du nexe peuple-nation s'élar­
git jusqu'à incorporer l'élément é t a t i q u e . 1 De ce point de vue, "la gram­
matica normativa scritta è quindi sempre una ' s c e l t a ' , un i n d i r i z z o cul­
turale, è cioè sempre un atto di politica culturale-nazionale" (Gramsci
1975:2344). Et de t e l l e nature é t a i t le choix que f i r e n t les Conventionnels
en l'an I I , en prévoyant parmi les manuels scolaires de l'école primaire
non seulement des "méthodes pour apprendre à l i r e et à é c r i r e " , mais aussi
des "notions de grammaire française". 2

2. Même si l'on ne considère pas l ' a t t r i b u t de française donné à la gram­


maire, il faut rappel 1er que sous la Convention jacobine (contrairement
à ce qui arrivera après Thermidor) 3 les questions linguistiques et gram-
- 374 -

maticales sont pensées en fonction de la diffusion de la langue nationale:


Grégoire, rapporteur du décret, justifie l'exigence des abécédaires en
affirmant que "l'unité de la République commande l'unité d'idiomes". Diffu­
sion de la langue nationale et grammaire sont deux aspects d'un même proces­
sus culturel visant à créer le consensus, ce que les gens de l'époque appel-
lai ent uniformité. 4

Evidemment, il ne faut pas réduire le problème général de la légitimation


politique à son côté linguistique et grammatical. L'affermissement de la
république est d'abord un fait de communication qui présente tout au plus
des difficultés sémantiques et, suivant les cas, lexicales; il va donc
au-delà de l'unification linguistique et reste à résoudre même là où la
francisation est déjà faite. C'est du département de Seine et Oise que
vient ce témoignance:

Citoyens l é g i s l a t e u r s .
Toutes les décades j ' a y l e p l a i s i r d'entendre dans l a Commune de Brutus l e s e n f a n t s , garçons
e t f i l l e s , depuis l ' â g e de cinq ans jusqu'à douze e t quinze, r é c i t e r avec une grande f a c i l i t é
de mémoire l e s D r o i t s de l'homme e t du c i t o y e n , mais j e me suis convaincu avec chagrin par
les questions que j ' a y f a i t e s aux plus âgés, q u ' i l s n'entendent nullement l a s i g n i f i c a t i o n
des mots qui y sont employés: j ' a y f a i t des reproches f r a t e r n e l s à p l u s i e u r s de l e u r s pères
de ce q u ' i l s ne se donnent pas l a peine de l e s l e u r e x p l i q u e r : i l s m'ont répondu q u ' i l s n ' y
entendaient pas plus que l e u r s e n f a n t s , q u ' i l s auraient besoin eux-mêmes qu'on les l e u r e x p l i ­
quât.5

Dans ce cas-là, ce qu'il faut et que rédige ce "père de famille", c'est


un catéchisme, 6 c'est-á-dire des instructions de morale républicaine, des
instruments qui relèvent de l'information et de la propagande.

Mais le problème de l'unification linguistique est là et demande qu'on


s'attache à le résoudre d'une façon particulière. Or, quelque étonnant
qu'il puisse paraître, il y a peu de livres élémentaires qui l'abordent
directement, en joignant des contenus spécifiques aux déclarations de prin­
cipe. L'unification linguistique - on le sait suffisamment - 7 est conçue
par le haut (ou par le centre), c'est-à-dire à partir de la diffusion du
français sur la tête, pour ainsi dire, des parlers autres. Le mouvement
est moins centripète (des patois au français) que centrifuge (du français
aux patois et aux idiomes). Malheureusement on n'a pas retrouvé le seul
texte qui paraît faire exception: un mémoire où, d'après le rapport qu'en
fait la Commission exécutive de l'Instruction Publique, "l'auteur propose
une manière d'enseigner en peu de tems, à l'aide de tableaux, la pratique
- 375 -

de la langue nationale à ceux qui entendent mieux les langues limitrophes,


ou quelques patois, que la langue française".8 De telles démarches sont
rares. Dans la généralité des manuels l'apprentissage linguistique n'est
envisagé comme un rapprochement progressif à un système, mais comme une
entrée dans une structure toute faite, dont l'analyse didactique est un
fait purement mécanique.

3. En somme, la langue, c'est la grammaire. Les deux mots sont synonymes


dans le prospectus d'un Cours gratuit de grammaire française donné par
une citoyenne Roze Besançon, qui précise qu' "il n'y aura de gratuit que
le cours de langue française".9 Le rapport entre les deux est le plus
souvent implicite mais toujours étroit. Comme dans le Petit traité de gram­
maire française3 ou Notions élémentaires propres à préparer les enfants
du second âge à l'étude de cette science, & à faciliter à ceux qui n'ont
appris qu'à lire ou à parler patois le moyens de participer aux avantages
inappréciables de l'instruction publique.10 En dépit du titre, ce livret
ne contient rien de particulier pour ses destinataires, si ce n'est la
simplicité et la clarté. Ici aussi c'est la grammaire qui fait la langue;
l'éditeur le fait entrevoir dans l'Avertissement: "Il ne faut pas être
étonné si le peuple de la campagne parle si mal, & s'il y existe tant de
differens patois; c'est qu'on s'est borné jusqu'à ce jour, à faire lire
les enfans, sans leur avoir donné aucune idée de grammaire" (p.IV). Le
malheur - ajoute l'auteur - "c'est que, comme on se contentait absolument
de faire épeler & assembler les lettres aux enfans, sans jamais leur parler
ni de conjugaison, ni de singulier, ni de pluriel; ils on tout confondu"
(p. 31). On ne peut pas se passer de la grammaire. Pourtant, les enfants
de la campagne peuvent se borner à en avoir une idée, afin de n'être pas
rebutés par les difficultés: "Il faut être juste; la grammaire a été rejettée
jusqu'à ce jour des écoles de la campagne, parce qu'on n'a pas su la dégager
de tout ce qu'elle avait de scientifique et d'abstrait" (p. 30). Sur ces
prémisses, on ne peut pas se tromper sur le sens attribué par l'auteur
au mot instruction: "Concluons qu'il n'est pas étonnant qu'il existe tant
de différens jargons en France, quand l'instruction y a été si constamment
négligée, & que l'ignorance semble avoir été le partage de ceux qui étaient
chargé de la répandre. Nous avons, sans doute, les plus grandes espérances
à concevoir du nouvel ordre de choses relatif à l'instruction publique;
mais si cependant on ne s'attache pas particulièrement à épurer le langage
- 376 -

& à le rendre uniforme dans toutes les parties de la République, les i n t r i ­


gants continueront de s'emparer de l ' e s p r i t des faibles & de les asservir aux
plus absurdes préjugés" (p. 32). 11

Une grammaire à la portée des gens de la campagne: c'est le souci d'un sans-
culotte qui a "malheureusement f a i t l'expérience de n'avoir point été ins­
t r u i t " 1 2 et a appris à écrire à l'âge de trente ans. I l adresse à la Conven­
tion une "métode sur les premiers principes de la grammaire", d'une page
et demie, dont le but est d'"abreger le tems qu'on emploie pour l'éducation
des enfans". 1 3 L'intérêt de cette pièce, qui d ' a i l l e u r s n'est pas unique
en son genre, réside moins dans son contenu que dans son existence même:
e l l e montre, pour ainsi d i r e , l'engouement grammatical, non seulement lin­
guistique, de ces années. I l n'est pas un hazard si ce même Ratei est aussi
l'auteur d'une méthode d ' é c r i t u r e , suivant le principe q u ' " i l suffira tou­
jours à quelqu'uns d'avoir eu un commencement de lecture pour q u ' i l leur
reste dans le coeur un certain désir de s a v o i r " ; 1 4 c'est que la langue
écrite est le signe le plus évident de l ' u n i t é de la Nation et de l ' é g a l i t é
entre les membres du Souverain, plus important à cet égard que l'uniformité
orale; c'est que la langue nationale est celle que parle la Nation en tant
que t e l l e : la langue des l o i s , donc la langue é c r i t e .

Bier sûr, le rapport à la Nation et même à la Patrie n'est pas une nouveauté
de la Révolution; 1 5 ce qui est nouveau, c'est considérer l'étude de la
grammaire comme un acte civique et une a f f a i r e d'égalité: "-Un citoyen
doit-il savoir la grammaire? -Oui: cette science (...) est devenue plus
nécessaire que jamais, depuis que l ' é g a l i t é appelle tous les citoyens à
remplir les fonctions publiques ( . . . ) -Pourquoi la connaissance de la gram­
maire e s t - e l l e nécessaire aux citoyens? -Parce que celui qui ne sait pas
exprimer clairement ses idées, se trouve souvent f o r t embarassé". 16 II
17
ne s ' a g i t pas que de s'exprimer; il faut comprendre, i l faut lire. La
question de l ' é c r i t u r e ne se réduit pas à l'apprentissage gestuel comme
chez Ratei; e l l e est liée à l'arbitraire du système graphique et à son
écart par rapport à la langue parlée.

4. L i r e , et surtout é c r i r e : c'est donc là le problème. Le rêve d'une ortho­


graphe nouvelle ou réformée obsède ces gens de l'an I I , des grands i n t e l ­
lectuels aux plus obscurs instituteurs. Les témoignages sont nombreux;
- 377 -

je n'en citerai que t r o i s , en p r é c i s a n t que la plupart des ouvrages par­


ticipant au concours pour l a troisième classe sont, ou du moins contiennent
des e s s a i s de réforme orthographique. Le p r e m i e r texte est celui d'un pro­
fessionnel de l'enseignement, nommé Tisserand, principal au collège de
Semur (Côte d ' o r ) , qui é c r i t le premier nivôse an I I I (21 décembre 1794),18
aprés avoir déjà publié un d i a l o g u e sur le même sujet dans le Journal
de Domergue. Cet ouvrage a, lui aussi, la forme d'un dialogue, et tout
en é t a n t "un système nouveau de mécanisme a l p h a b é t i q u e " , i l touche à d ' a u t r e s
questions non moins intéressantes. L'auteur ne se limite pas à proposer
l'adéquation de l ' o r t h o g r a p h e à l'usage oral; il vise en même temps à r é ­
former la prononciation, ou plutôt la façon traditionelle de l'analyser,
suivant le principe que "les langues sont pour les peuples, et non les
peuples pour les langues".19 Le but explicite est de "rendre la langue
de l a République f r a n ç a i s e commune à presque tous l e s p e u p l e s " .

Le deuxième exemple e s t celui d'un Lyonnais qui garde soigneusement l'ano­


nymat. Il envoie au C . I . P . un Projet d'une nouvelle forme d'orthographe20
où l e souci d'uniformité va j u s q u ' a u paroxysme et dans ses o u t r a n c e s fait
même sourire. Aux cartons du C.I.P. nous avons trouvé de lui aussi une
Métode pour apprendre a lire,21 qui n'est qu'un remaniement du premier
en vue du concours. Dans cette réfection du projet on trouve en plus une
poussée a n t i d i a l e c t a l e très forte, qu'on peut s ' e x p l i q u e r par l e f a i t qu'en­
t r e - t e m p s l e d é c r e t Barère a été rendu. L ' a u t e u r propose en o u t r e d'employer
l e mot paysan au l i e u de citoyen; il v o u d r a i t même a b o l i t l e nom de France et
l e remplacer par c e l u i de Librêgale. Une main inconnue a é c r i t sur l a premiè­
re page l e s mots suivants: "Du p l u s mauvais genre, du p l u s mauvais g o û t , et
de l a p l u s mauvaise e x é c u t i o n " .

Il y a un a u t r e témoignage à c i t e r , i n d i r e c t mais p e u t - ê t r e p l u s intéressant


que l e s a f f i r m a t i o n s qu'on v i e n t de l i r e . Il ne s ' a g i t pas c e t t e f o i s d'opi­
nions sur l ' o r t h o g r a p h e , mais de l ' o r t h o g r a p h e elle-même. Un c i t o y e n Gargas,
"surnommé le patriote français", veut exercer l'activité d'instituteur,
mais les administrateurs de son district lui refusent le certificat de
civisme. Pour atteindre son b u t , il envoie au C . I . P . un p r o j e t de décret
dans lequel il propose que l'enseignement de la grammaire soit libre.22
C'est un t e x t e très naïf, dont l e majeur i n t é r ê t c o n s i s t e en ce q u ' i l pré­
sente non pas des incertitudes orthographiques, comme il arrive souvent
dans bien des pièces, mais un véritable égarement graphique, l'absence
- 378 -

d'une norme quelconque. Encore une f o i s , l e jugement marqué sur l a couverture


est très dur: "Ces 4 pages du c i t . Gargas sont bonnes pour barbariser et
la langue française et son orthographe". L'annotation montre que dans le
sens commun le lien entre grammaire (scolaire) et orthographe va bientôt
s'établir (Chervel 1977:25-29); au reste, c'est justement le manuel de
Lhomond qui sera couronné au concours.

5. Tout cela ne veut pas d i r e que la grammaire générale va disparaître.


Il y a des cas où elle s'installe sur le terrain de l'enseignement de
la langue nationale comme approche méthodologique obligée. Ainsi Pierre-
Nicolas Chantreau, l'auteur du Dictionnaire national et anecdotique,23
dans un essai sur les livres élémentaires manifeste clairement ses préfé­
rences: "Je v o u d r o i s que l e s premières n o t i o n s de grammaire qu'on donneroit
au jeune âge ne f u s s e n t point de langue f r a n ç o i s e , ni d'aucune langue par­
ticulière; mais des principes de grammaire universelle q u i , par l e u r rigou­
reuse exactitude, leur énoncé distinct, et leur simplicité, donneroient
aux jeunes gens de l ' u n et l'autre sexe, la clef de tous les systèmes de
grammaire, ou leur en rendroient l'étude facile en les dépouillant d'un
appareil parasyte aussi inutile que rebutant".24 Et ces principes doivent
être exposés suivant "la méthode des géomètres". Il n'est pas question
pour lui de commencer par la langue maternelle, parce que les caprices
de l'usage et les exceptions gêneraient l'attention et l'empêcheraient
de se fixer sur les fondements. Les notions de grammaire française men­
tionnées dans le décret (mais Chantreau écrit "notions sur la grammaire
française") sont à donner après que l e s e n f a n t s a u r o n t a p p r i s l e s "principes
de grammaire universelle".

Le c i t o y e n Pinglin dans son Cours de langue française25 apparemment n'est


pas d'accord avec Chantreau, mais le résultat est à-peu-près le même. Il
s ' a d r e s s e à l a Convention par c e t t e lettre:

Citoyens représentants.
Vous avez senti que tous l e s f r a n ç o i s ne formeroient une même f a m i l l e , qu'en p a r l a n t une même
langue, e t vous avez p r i s des mesures, pour f a i r e d i s p a r o î t r e c e t t e m u l t i t u d e de d i a l e c t e s ,
qui rendoient une p a r t i e de l a république étrangère à l ' a u t r e .
J ' a i crû seconder vos vues en p u b l i a n t , à l'usage des Ecoles Nationales, une f e u i l l e p é r i o d i q u e ,
où les p r i n c i p e s de l ' i d i ô m e de l a l i b e r t é fûssent dégagés de l a r o u i l l e gothique, qui l e s
r e n d o i t méconnoissables, e t où l ' a r t de p a r l e r ne f û t p o i n t d i s t i n g u é de l ' a r t de penser. 2 6

Les derniers mots en disent long sur l'organisation de ce cours. Il est


- 379 -

vrai que l'Avant-propos débute par une critique de "l'affectation à présenter


en style algébrique les notions les plus simples", et qu'il donne une défi­
nition de grammaire que Chantreau trouverait peu "géométrique" ("La grammaire
n'est qu'un recueil d'observations sur le langage. Ce qui se pratique le
plus généralement, voilà son objet. Ses maximes ne doivent être que des
exemples"); toutefois dans aucune des trois leçons qui nous restent l'auteur
ne s'occupe de langue française. D'ailleurs c'est lui-même qui, dans la
première leçon, déclare d'avoir pour but de "réconcilier, ou plutôt confondre
la logique avec la grammaire usuelle".

6, Quelle est la situation en Italie pendant le triennio rivoluzionario


de 1796-1799? Peut-on la comparer à celle de la France? Si on regar­
de au-delà des ressemblances superficielles, deux données au moins s'impo­
sent à l'attention, dont l'une est le pendant de l'autre. La première est
l'impossilité de penser la question de la langue italienne à la française.
Quand les écrivains italiens parlent de la langue italienne, ils n'envisagent
pas l'équivalent exact des mots langue française employés par leurs collègues
transalpins: ce sont des réalités incomparables. Le thème de l'unification
linguistique, si débattu qu'il soit, se pose en Italie d'une manière tota­
lement différente. Leopardi, au début du 19ème, en avait une conscience
très nette:

Cosa ridicola che in un paese privo affatto di unità, e dove nessuna città, nessuna provincia
sovrasta a l l ' a l t r a , si voglia introdurre questa tirannia nella lingua, la quale essenzialmente
non può sussistere senza la tirannia della società, di cui l ' I t a l i a manca affatto. ( . . . ) E
che si voglia imporre ad un paese privo non solo di vasta capitale, non solo di capitale
qualunque, e quindi di società una e conforme, e d'ogni norma e modello di essa, ma privo
affatto di società, una soggezione (in fatto di lingua ch'è l'immagine di ogni cosa umana)
più scrupolosa di quella stessa che una vastissima capitale, un deciso centro ed immagine
e modello e tipo di tutta la nazione, ed una strettissima e uniformissima società, impone
alla lingua e letteratura francese. (Leopardi 1976, 11:550)

Toujours par le biais de l'uniformité, on r e j o i n t ici la deuxième donnée


historique: le f a i t qu'en I t a l i e "mancò sempre, e non poteva c o s t i t u i r s i ,
una forza giacobina efficiente, la forza (...) che nelle altre nazioni
ha suscitato e organizzato la volontà c o l l e t t i v a nazionale-popolare e ha
fondato g l i Stati moderni" (Gramsci 1975:1559-1560). Les jacobins italiens
agissaient en l'absence des conditions historiques du jacobinisme, dans
un cadre sociolinguistique qui nous empêche de parler d'un jacobinisme
- 380 -

linguistique italien.

Je dois me borner à indiquer très brièvement quelques points de r é f l e x i o n .


Etant donné ce polycentrisme culturel et linguistique qui est le trait
s a i l l a n t de la t r a d i t i o n i t a l i e n n e , 2 7 et la p a r t i c u l a r i t é de sa situation
p o l i t i q u e , i l y a d'autres f a i t s , dont on d o i t t e n i r compte au préalable:

1) en I t a l i e il n'y a pas de patois ni de langue commune parlée. Si ce


dernier phénomène est bien connu même hors de l ' I t a l i e , l'absence des patois
pourrait étonner. En f a i t , les dialectes i t a l i e n s n'ont pas les deux carac­
téristiques d'extrême morcellement et de dépréciation qui depuis toujours
sont propres de l ' a u t r e terme (Thomas 1953; Encrevé 1972). De là par exemple
l'embarras du traducteur de Grégoire qui essaye de rendre en i t a l i e n ce
28
mot typiquement f r a n ç a i s . La différence est plus marquée et plus complexe
que celle présentée par Beauzée, fondée sur la présence (pour les patois)
ou l'absence (pour les dialectes) d'une formation étatique nationale: quoi
q u ' i l en s o i t de la d é f i n i t i o n des dialectes (qui selon Beauzée n'existaient
pas en France), i l est sûr que la d é f i n i t i o n des patois comme des parlers
"abandonnés à la populace des provinces" (Beauzée 1765:249 B) ne peut
29
nullement être appliquée aux dialetti italiens;

2) bien au c o n t r a i r e , la pratique orale des dialectes en I t a l i e est socio­


logiquement non marquée. Je f a i s allusion à l'emploi comme t e l , bien sûr,
non au type de dialecte employé. De ce point de vue, comme le dira Manzoni,
"quelli che chiamate dialetti italiani, sono di quelle cose che i l senso
universale degli uomini chiama lingue": "lingue vive, cioè lingue vere
e r e a l i " parlées "non dico da persone d'ogni classe ( . . . ) . Dico tra persone
d'ogni classe, cioè in una società e f f e t t i v a e continua" (Manzoni 1972:144,
337, 161);

3) il existe en I t a l i e non seulement un usage é c r i t des dialectes, mais


aussi une j u s t i f i c a t i o n savante de cet usage. Cette r é a l i t é est si normale
qu'elle éclate seulement lorsque quelqu'un nie sa légitimité. A Milan,
par exemple, un t e l père Branda ose q u a l i f i e r le milanais de "sconcio,
lordo, plebeo, zotico, sgarbato" (Branda 1759:18), et Parini lui répond
par un véritable essai sur la r e l a t i v i t é et l ' h i s t o r i c i t é des f a i t s lin­
guistiques (Parini 1760) 30 qui est une chose bien plus remarquable qu'une
simple défense. Et à Naples le livre Del dialetto napoletano de l'abbé
- 381 -

Galiani est critiqué parce qu'il est trop peu dialectal; on refuse notamment
la distinction entre dialecte illustre, auquel s'intéresse Galiani, et
dialecte populaire, qu'il méprise mais qui pour ses adversaires est le
31
vrai et unique napolitain.

Tel est le cadre dans lequel s'inscrit la situation italienne de la fin


du 18ème. Or, d'après la distinction que je faisais plus haut, si dans
les républiques jacobines les problèmes de communication jouent un rôle
fondamental et sont très débattus, on y trouve par contre assez peu de
spécifique à l'egard de ceux strictement linguistiques. On blâme la franco-
manie, on met en garde contre l'abus des mots, on prêche la justesse des
définitions et la clarté des discours, on écrit des textes à la portée
du peuple en toscan et en d'autres dialectes et c'est tout, ou presque; 3 2
il ne semble pas que la période révolutionnaire ait produit une accentuation
linguistico-grammaticale des réflexions sur le langage. Certes, les écrivains
politiques, qui sont en même temps des Idéologues participant directement
aux expériences républicaines, savent bien que le consensus passe par tout
un réseau d'échanges symboliques entre les intellectuels et le peuple; 3 3
toutefois le langage dont tient compte leur sémiotique sociale a en quelque
sorte un aspect peu idiomatique, et par conséquent il ne prévoit pas de
grammaire. En général, la grammaire didactique de la langue, la grammaire
normative écrite, tombe au-delà des intérêts pragmatiques des intellectuels
engagés. Ce qui n'est pas étonnant si l'on considère que même chez des
auteurs songeant à l'unité et à l'indépendance de la grande nation italienne,
on trouve aussi nation au sens de "ville de naissance". 3 4

Il est hors de doute que les essais d'utilisation des dialectes comme instru­
ment de travail politique et d'éducation sociale témoignent d'"una sensibili­
tà non indifferente alla concreta situazione linguistico-culturale delle mas­
se popolari" (Gensini 1983:199); ils se situent néanmoins à un niveau pour
ainsi dire pré-grammatical. Même dans le cas le plus connu, où il y a
le plus d'acharnement à propos des problèmes de langage, celui de Naples,
la production dialectale jacobine est plus importante comme ensemble de
textes autonomes que comme expérience interlinguistique: 35 est-il un hazard
qu'il n'y ait pas une traduction d'un document officiel quelconque? Pour
les révolutionnaires il s'agit d'abord de combler le creux entre ces "deux
peuples" dont parle Cuoco. Avant d'être une question de langues en contact,
c'est donc une question de consensus. C'est pourquoi en général la propagande
- 382 -

politique l'emporte sur 1 'intercompréhension. La politique de la langue


est en réalité une politique de la rhétorique, 36 à Naples ainsi que dans
les autres républiques italiennes du triennio\ pour que la question de
la langue nationale (et de sa grammaire) soit soulevée comme problème politi­
que il faudra encore attendre un bon demi-siécle.
- 383 -

Annexes

annexe A

(A.N. F 1 7 1008 B , 1499; inventoriée comme Observations sur les principes de l a grama i re)

Citoyens Représentans.
Je soumet a votre examen une métode sur l e s premiers p r i n c i p e s de l a grammaire, vous en
f e r é s l'usage qui conviendra. I l f a u t nécessairement abréger l e tems qu'on emploie pour
l ' é d u c a t i o n des enfans. Huit à d i x ans pour apprendre une langue morte, l e u r donne de l ' i n ­
d i f f é r e n c e pour l e t r a v a i l pour ne pas d i r e du dégoût. Voici l a métode en attendant qu'on
en donne une plus commode. La langue françoise n'a p o i n t de cas, des a r t i c l e s en tiennent
l i e u . 1. j e f a i s apprendre par coeur les verbes. 2. dès qu'un é c o l i e r peut l e s é c r i r e l i s i ­
blement, j e l u i en f a i s conjuguer. 2. l o r s q u ' i l s a i t les conjuguer, j e l u i f a i s a j o u t e r
un s u b s t a n t i f , s i n g u l i e r ou p l u r i e l (à sa volonté) à chaque personne. 4. a l a f i n de chaque
s u b s t a n t i f , j e l u i f a i s a j o u t e r un a d j e c t i f . 5. après chaque a d j e c t i f , j e l u i f a i s a j o u t e r
une p r é p o s i t i o n , s u i v i e d'un autre s u b s t a n t i f . Maniere de poser l e d e v o i r . Le verbe donné
dans tous ses tems, s u i v i d'un s u b s t a n t i f avec son a d j e c t i f , d'une p r é p o s i t i o n et d'un autre
s u b s t a n t i f . Je donne à l ' é c o l i e r un tableau ou sont é c r i t s l e s d i f f e r e n s pronoms, l e s prépo­
s i t i o n s , l e s conjonctions et l e s i n t e r j e c t i o n s ; quant aux s u b s t a n t i f s , a d j e c t i f s , verbes
et adverbes dont l e nombre est immense, j e l u i en f a i s copier un c e r t a i n nombre qui l u i
s e r t aussi de t a b l e a u ; l ' é c o l i e r l e s p a r c o u r t , e t c h o i s i t l e s mots q u ' i l c r o i t mieux convenir
pour former un sens complet; et commence a i n s i son d e v o i r : j e donne l e manteau rouge avec
l e s b o t t e s , tu donnes les f r u i t s verds avant l e potage, i l donne l a brebis tondue suivant
l a convention; nous donnons l e s l a p i n s g r i s excepté l e gros, vous donnez l e couteau éguisé
avec l a gaine, i l s donne l e dessert complet pendant l e bal &c. Ainsi a mesure q u ' i l devient
j e l u i v a r i e ses phrases en l u i f a i s a n t comprendre q u ' e l l e s doivent toujours un sens complet.
Quand i l ne met pas l e s mots qui conviennent j e l u i en f a i s s e n t i r l e r u d i c u l e , ce qui est
f a c i l e a l u i f a i r e concevoir, attendu que c ' e s t l a langue q u ' i l parle j o u r n e l l e m e n t ; j ' a i
l ' a t t e n t i o n de l u i expliquer qu'un s u b s t a n t i f est l e nom qu'on donne à t o u t ce qui se nomme,
e t que l ' a d j e c t i f est l a q u a l i t é bonne ou mauvaise, l a forme ou l a couleur &c qu'on donne
a l a chose nommé; j e l u i explique aussi l e s verbes qui veulent ê t r e s u i v i s de pronoms, de
p r é p o s i t i o n s &c. Cette métode qui n'a pas 'le pernicieux inconvenient d ' i n t e r d i r e à un enfant
t o u t espèce de p e t i s services q u ' i l peut rendre a ses parens, parce que comprenant ce q u ' i l
f a i t , i l l u i f a u t peu de tems pour f a i r e son d e v o i r , l e met b i e n t ô t en é t a t d ' é t u d i e r l e s
si enees qu'on veut l u i f a i r e apprendre; et s ' i l en reste l à : comme l e s termes de l a grammaire
l u i sont f a m i l i e r s , i l a au moins l'avantage de savoir assez bien sa langue pour l i r e l e s
l i v r e s qui doivent l ' i n s t r u i r e . Vous concevez que pour se s e r v i r utilement de c e t t e métode,
i l f a u t absolument un d i c t i o n n a i r e en forme de grammaire, ou tous l e s mots s u b s t a n t i f s seront
placés par ordre alphabétique; l e s a d j e c t i f s , verbes et adverbes seront placés de même aussi
séparément. Quant aux pronoms, p r é p o s i t i o n s , c o n j o n c t i o n s , a r t i c l e s e t p a r t i c u l e s , on en
f e r a un tableau au commencement du l i v r e avec l e s e x p l i c a t i o n s qui conviennent; a f i n que
l ' é c o l i e r trouve au premier coup d ' o e i l , l e s mots indiqués sur son devoir pour composer
ses phrases. ( . . . )
- 384 -

annexe 

(A.N., F1711648)

Egalité Liberté
La parole et l'écriture, considérées dans leurs premiers élémens, ou Le mecanisme de la
langue françoise, avec un nouveau sistème alphabétique et quelques observations sur l e s
stérétiques.

P h i l i p p e , homme de l e t t r e s , e t B i a i s e , i n s t i t u t e u r à l a campagne.
dialogue.
Philippe entre chez B i a i s e .

Bon j o u r , notre cher B i a i s e ! depuis que j e vous connois de r é p u t a t i o n , j e désire de m ' e n t r e t e n i r


avec vous; mais ne prends-je pas un moment défavorable? vous me paroissez f o r t occupé. - B l .
Point du t o u t , citoyen P h i l i p p e ! une si b e l l e v i s i t e me f l a t t e jusqu'à l a moële des os.
Asséyez-vous, s ' i l vous p l a i t . - [ P h . ] Votre réponse est honnète. Hé b i e n , vos p e t i t s élèves
apprennent-ils facilement à l i r e e t à é c r i r e ? - B l . Hélas! nenni. Quand i l s vous s o r t e n t
des p e t i t e s b r o u s s a i l l e s de l a langue, j e l e s e n f i l e v i t e dans ses grosses épines, e t i l s
ne voient plus g o u t t e ; c ' e s t un martyre! - Ph. I l s ont cependant un i n s t i t u t e u r bien h a b i l e .
- B l . Ha, d i t e s - l e donc? Croi riez-vous b i e n , citoyen P h i l i p p e , que Biaise s a i t l i r e dans
l e fameux Gébelin? - Ph. Comment, Biaise? l ' é t o n n a n t , l e profond Gébelin est parmi vos l i v r e s
de patenôtes? - B l . Oui, ma f o i . Un j o u r notre vieux curé qui nous a planté l à pour émigrer,
me d i t comme ça: " t i e n s , mon ami B i a i s e , v o i l à du f r a n ç o i s , du l a t i n e t du j e ne sais q u o i ;
f a i s - e n ton p r o f i t . " J'en l u s , parbleune, sept gros volumes. Mais i l f a u t t o u t d i r e ; j e
l e s payé d'une toux sèche qui me pi quota pendant plus de h u i t j o u r s . - Ph. Comment cela?
- Bl . Comment ça? c ' e s t q u ' i l s é t o i e n t p l e i n s subtil i pulvere. - Ph. i l me paroi t que notre
cher Biaise s a i t plus d'une langue. - B l . Moi? ha; vantez-vous-en. J ' a i appris à cracher
du l a t i n depuis l a septième jusqu'en seconde inclusive. Mais quand j ' a i vû que t o u t ça vous
conduisoit à rebours, que plus j e sautois de classes dans l e c o l l è g e , plus j ' a p p r o c h o i s
de z e r o , ma f o i , j ' e n suis resté l à ; e t en mon p a r t i c u l i e r , j ' a i t a n t étudié sur l e s gros
l i v r e s que me v o i l à presqu'aussi savant qu'un charlatan galonné. Parlez r a i s o n , citoyen
Philippe? on vous répondra. - Ph. Qu'avez-vous appris dans Gébelin? - B l . 0 d i e u ! ce que
j ' y ai a p p r i s ! . . . hé m a i s . . . n'y p a r l e - t - i l pas des voyelles e t des consonnes? - Ph. Sans
doute. C'est une matière plus importante qu'on ne pense. Si l ' o n veut purger l a langue f r a n ­
ç o i s e , é c r i t e e t p a r l é e , des vices et des absurdités innombrables qui l a deshonnorent, e t
qui en rendent l ' é t u d e si p é n i b l e , i l f a u t commencer par bien d i s t i n g u e r ses élémens n a t u r e l s ,
e t par représenter chaque caractere avec un signe unique, e x c l u s i f . - B l . Si c ' é t o i t comme
çà, on 1 i r o i t e t on é c r i r o i t bien plus v î t e . On d i t q u ' i l y a t a n t de gens d ' e s p r i t en France;
à quoi s ' o c c u p e n t - i l s ? - Ph. Plusieurs d ' e n t r ' e u x qui sont nos l é g i s l a t e u r s , affermissent
par des décrets sages l a c o n s t i t u t i o n qui nous rend tous égaux devant l a l o i ; d ' a u t r e s . . .
- B l . Un moment, citoyen P h i l i p p e ! dans l ' a n c i e n régime, nous ne nous p l a i g n i o n s pas de
ce qu'aucun de nous ne pouvoit f o r c e r toutes l e s d i f f i c u l t é s pour p a r l e r bravement, parce
que nous savions bien que l e bon f r a n ç o i s n ' é t o i t pas pour nous; e t , quand nous gémissions
sur notre miserable v i e , nous avions bien soin de jargonner; car i l ne f a l l o i t pas qu'on
nous e n t e n d i t . Maintenant que nous v o i c i tous e n f i l é s bravement dans l e grand chapelet de
l a nation sans gloria p a t r i , nous n'avons plus que des louanges à d i r e . Puis pour montrer
l e s dents dans l e s assemblées, i l f a u t a v o i r l a langue bien d é l i é e . Et vous autres de l a
v i l l e , comment avez-vous pû apprendre à p a r l e r ? - Ph. Avec beaucoup de peines, mon cher
B i a i s e ; quoique l e tems e t les bons i n s t i t u t e u r s , t e l s que vous, ne nous manquassent pas.
Heureusement, l a convention n a t i o n a l e a é t a b l i un concours pour l a composition des l i v r e s
élémentaires de notre idiome. ( . . . ) - Ph. Plusieurs grammairiens d i s t i n g u e n t ces deux sortes
d'a ouvert e t fermé, qui d ' a i l l e u r s sont depuis longtems en usage dans l a langue. - B l . Par­
bleune, on s a i t bien que depuis longtems c ' e s t l'usage de mal faire. - Ph. Vous trouvez
- 385 -

t o u t cela r i d i c u l e , mon cher B l a i s e . - B l . Mais vous coupez l e s voyelles par briques e t


par morceaux; à quoi bon toutes ces coupures? - Ph. Ces sections de tems, ces nuances, dans
les v o i x , embellisent l a langue e t l ' e n r i c h i s s e n t . - B l . Dites p l u t ô t q u ' e l l e s l ' a p p a u v r i s s e n t .
Une langue que v i n g t , t r e n t e , quarante e t même soixante m i l l i o n s d'hommes p o u r r o i e n t p a r l e r
facilement et correctement v a u d r o i t p e u t - ê t r e bien une langue q u i , à cause de vos nuanceries,
ne peut ê t r e bien parlée que par un ou deux m i l l i o n s de personnes t o u t au p l u s . Parbleune,
l e s langues sont pour l e s peuples, e t non l e s peuples pour l e s langues. ( . . . ) - Ph. I l est
probable que dans l ' o r i g i n e l e s voix n ' é t o i e n t pas soudivisées en brèves, plus brèves, muettes;
longues, plus longues, t r è s longues; ouvertes, plus ouvertes, t r è s ouvertes; plus ou moins
sourdes; que c e t t e soudivision n ' e s t que l ' e f f e t de l a maniere dont les anciens émettoient
chaque v o i x , e t que c ' e s t un reste des d i v e r s accents. - B l . I l est probable que nos anciens
ont eu l a sagesse de d i v i s e r l e s voyelles en brèves e t longues seulement, e t qu'ensuite
l e s p e t i t s mai t r e s , l e s p e t i t s demoiseaux, qui n ' o n t de t a l e n t que pour l e s p e t i t e s s e s ,
l e s ont soudivisé pour f a i r e les j o l i s coeurs dans l e s compagnies, e t que l e s despotes ont
eu l a malice d ' a u t o r i s e r ces nouveautés, a f i n que l a langue nationale f û t audessus de l a
portée de peuple. Ceux qui ont voulu ces nuanceries dans l a langue, n ' a u r o i e n i pas plus
réussi à créer une langue commune que les ânes de nos campagnes. ( . . . ) - Ph. Hé b i e n , pour
l e v e r mon doute; pour avoir l a s o l u t i o n du problème des nazales, j e c o n s u l t e r a i nos grandes
a c t r i c e s , e t l e s femmes distinguées par l e u r éducation; parce q u ' e l l e s mettent beaucoup
de p r é c i s i o n e t de grace à nuancer l a p a r o l e . - B l . Et vous croyez que nous nous en rapporte­
rons à vos p e t i t e s poulettes ( . . . ) ? puis avons-nous l e u r gosier? puis d'où v i e n t cette f o u r m i l -
l i e r e de vices et d'exceptions dans l a langue; n ' e s t - c e pas en bonne p a r t i e des c i -
devant dames de cour, que l ' o n a trop écouté, e t de messieurs l e s courtisans qui f a i s o i e n t
l a l o i ? - Ph. Vous n'êtes pas galand, B l a i s e . - B l . Non pas au dépens du bien p u b l i c . ( . . . )

annexe  1

(A.N. F 1 7 1008 B , 1417)

( . . . ) C'est du haut d'une montagne où j e m'etois r e t i r é , e t d'oli j e voyois de l o i n foudroyer


c e t t e v i l l e r e b e l l e , que j ' a i conçu l e p r o j e t que j e soumets à votre s a g a c i t é ; tous l e s
a r t i c l e s en ont été pour a i n s i d i r e , r é d i g é , c a l c u l é au b r u i t de l ' a r t i l l e r i e e t des chants
de v i c t o i r e de nos braves Républicains; chaque coup de canon f a i s o i t n a î t r e une nouvelle
idée que j ' o f f r o i s à l a p a t r i e , en e x p i a t i o n des meaux que l u i a v o i t f a i t s l a malheureuse
c i t é que j ' h a b i t o i s depuis si long-tems. Hélas! j ' a u r o i s voulu que mon t r a v a i l eut été assez
e f f i c a c e pour e f f a c e r toutes ses crimes. Heureux, si j e puis élever a u j o u r d h u i , sur l e s
ruines e t l e s d é b r i s fumants du despotisme e t de l ' a r i s t o c r a t i e , un é d i f i c e durable qui
puisse tourner au p r o f i t e t à l a g l o i r e de l a République. ( . . . )

Indépendamment de ce que ma nouvelle méthode orthographique fondée sur les p r i n c i p e s de


l a r a i s o n , sera purgée de tous l e s vices de l ' a n c i e n n e , e l l e o f f r i r a aux Représentants du
Peuple, un moyen e f f i c a c e pour augmenter l e u r pouvoir sur l ' o p i n i o n p u b l i q u e , en l e u r donnant
l a f a c u l t é d ' é c a r t e r d'une p a r t i e de l a génération présente, e t s u r t o u t des générations
f u t u r e s , tous les ouvrages q u ' i l s c r o i r o n t n u i s i b l e s à l a c o n s t i t u t i o n e t c o n t r a i r e s aux
p r i n c i p e s de l i b e r t é e t d ' é g a l i t é sur les quels sont fondés notre bonheur; e t l e u r présentera
en même tems, l'avantage précieux de pouvoir f a i r e un choix sur tous l e s l i v r e s connus,
e t de n ' o f f r i r au peuple f r a n ç a i s que ce q u ' i l s c r o i r o n t digne de l u i e t capable de perpétuer
sa g l o i r e e t sa p r o s p é r i t é jusqu'aux siècles lés plus éloignés. ( . . . )
- 386 -

Projet d'une nouvelle f orne d'orthographe à l'usage des sans-culottes


Au moment oli l e s f r a n ç a i s cherchent à remonter à tous les p r i n c i p e s pour p e r f e c t i o n n e r chaque
p o i n t de l e u r existence phisique e t morale; au moment oû l a convention s'occupe à nous former
une c o n s t i t u t i o n et un code fondés sur l e s bases é t e r n e l l e s de l a j u s t i c e ; au moment où
une troupe de savants v i e n t d ' e x t r a i r e des élémens mêmes de l a n a t u r e , une mesure commune
de l a pesanteur et des d i s t a n c e s , pour s e r v i r aux besoins de notre commerce j o u r n a l i e r ;
au moment oû un nouveau c a l e n d r i e r va d i v i s e r , d'une manière plus égale, l e s d i f f é r e n t e s
p a r t i e s du tems qui règle nos d e s t i n é e s ; au moment e n f i n , où toutes les i n s t i t u t i o n s humaines
sont brisées et rejetées au moule, pour ê t r e r e c o n s t r u i t e s sur l e s p r i n c i p e s immuables de
l a r a i s o n : l a plus b e l l e des i n v e n t i o n s , l a plus u t i l e des sciences, c e l l e dont toutes l e s
autres t i r e n t l e u r p e r f e c t i o n , r e s t e r a - t - e l l e i m p a r f a i t e elle-même? e t l a verrons-nous couverte
de l a r o u i l l e e t de l a poussière des s i è c l e s dont e l l e aura aidé les autres à se secouer?
Je veux i c i p a r l e r de l ' é c r i t u r e , c e t t e ingénieuse image de l a p a r o l e ; cet a r t précieux
au quel notre r é v o l u t i o n d o i t presque tous ses succès, e t qui peut seul l e s propager dans
les générations f u t u r e s et l e s régions éloignées. ( . . . )

C'est à vous, Citoyen Représentants, que j ' a d r e s s e ce p r o j e t ; daignez l'examiner avec s o i n ,


e t l e f a i r e exécuter si vous l e trouvez u t i l e . Ce sera pour l o r s que notre orthographe fondée
sur les p r i n c i p e s éternels de l a r a i s o n , e t t i r é e de l a nature même de l a v o i x , deviendra
b i e n t ô t l ' o r t h o g r a p h e de tous l e s peuples de l a t e r r e ; e t l e u r portera à l a f o i s , e t vos
l o i x i m m o r t e l l e s , e t l ' a r t de peindre d'une manière p a r f a i t e l e s paroles dans l e s q u e l l e s
vous l e s avez rendues. Ou si les peuples aveuglés p e r s i s t e n t à c r o u p i r dans l ' i g n o r a n c e
du despotisme, nous aurons dumoins des caractères p a r t i c u l i e r s , avec l e s quels nous t r a n s c r i r o n s
toutes l e s v é r i t é s nécessaires à des hommes l i b r e s ; en r e j e t a n t avec mépris ce v i l f a t r a s
d'oeuvres éphémères ou dangereuses, crées par l ' o i s i v i t é , l a bassesse e t l ' a d u l a t i o n ; e t
dont l a l e c t u r e peut quelque f o i s corrompre l e s moeurs sévères d'un r é p u b l i c a i n . Cette o r t h o ­
graphe deviendra c e l l e de nos écoles p r i m a i r e s : e l l e sera l e dépôt de notre c o n s t i t u t i o n
e t de nos l o i x ; e t nous n ' y s o u f f r i r o n s r i e n qui puisse p o r t e r a t t e i n t e à l a l i b e r t é , e t
qui ne s o i t digne de nos p r i n c i p e s e t des s i è c l e s avenir. C'est a i n s i que nous écarterons
des générations f u t u r e s , l e poison des générations passées; et qu'à l'exemple des anciens
sectateurs d'hermès, nous aurons des caractères sacrés; avec cette d i f f e r e n c e cependant,
entre nous e t ces s e c t a t e u r s , que l e u r s hiérogliphes inventés par l ' o r g u e i l , n ' é t o i e n t f a i t s
que pour s o u s t r a i r e l a science a du v u l g a i r e , e t l ' a p p r o p r i e r à l e u r caste p r i v i l é g i é e ,
au l i e u que notre é c r i t u r e simple e t c l a i r e comme tous nos p r i n c i p e s , ne tendra qu'à répandre
plus facilement l e s lumières dans toutes l e s classes; et à r é t a b l i r l ' é g a l i t é , en mettant
l'homme l e moins i n s t r u i t à portée d ' é c r i r e presqu'aussi correctement que l'homme l e plus
versé dans l a l i t t é r a t u r e ; e t f e r a par conséquent d i s p a r o î t r e de plus en p l u s , l e s d i f f é r e n c e s
que l ' i n é g a l i t é des f o r t u n e s a mis dans l ' é d u c a t i o n . ( . . . )

annexe  2

( A . N . , F 1 7 11648)

Métode pour apprendre a l i r e


Observations p r é l i m i n a i r e s

Au moment ou nous sommes de devenir l ' o r g a n e de tous l e s peuples; au moment ou notre langue
va l e u r ê t r e commun aussi bien que nos l o i x , i l est a propos de mettre notre langage a l e u r
portée e t de l e purger de toutes l e s entraves qui é l o i g n a i e n t un chacun d'en apprendre l e s
principes.
- 387 -

I l e s t tems de d é t r u i r e c e t t e tour de b a b e l , e t d ' a n é a n t i r c e t t e m u l t i p l i c i t é de langages


ou d'idiomes. Q u ' i l n'y a i t plus qu'une même bouche, qu'une même langue; c ' e s t l e moyen
l e plus sur de nous r é u n i r tous sous l e s drapeaux sacrés de l a l i b e r t é e t de l ' é g a l i t e .

Hé q u o i ! l e s anciennes l o i s sont d é t r u i t e s , l ' a r i s t o c r a t i e t e r r a c é e , l e fanatisme f u l m i n é !


l a convention l a i s s e r a i t e l l e donc subsister un langage qui l e s égale en imperfections et
qui en é t o i t l ' i n t e r p r è t e ? Nouvelles l o i s , nouvelles moeurs; nouveau langage par conséquent.
L'un ne peut a l l e r sans l ' a u t r e .

Rien ne s'oppose p l u s , l a convention l e s a i t , a nous f a i r e concourir tous sous une même


façon de penser que c e t t e m u l t i t u d e de p a t o i s ou d'idiomes qui e x i s t e n t dans l a république.
I l f a u t donc commencer par l e s e x t i r p e r e t rendre notre langage e t ses p r i n c i p e s c l a i r s ,
simples, a i s é s , e t a l a portée de t o u t l e monde, e t l a convention verra b i e n t ô t que tous
s'empresseront d'apprendre l ' u n e t l ' a u t r e , e t se déferont v o l o n t i e r s de l e u r s v i e i l s idomes.
(...)
Je proposerais encore de nommer l e t t r a l a u l i e u d'alphabet l e t o t a l ou l'ensemble des l e t t r e s
ou caractères que j e viens de t r a c e r ; parceque nous n'avons pas besoin d ' a l l e r chercher
des expressions grecques, hébraiques ou de toute autre langue, dès que nous en pouvons i n v e n t e r
dans notre langage qui puissent f a i r e connoitre aux enfants l e s objets que nous voulons
l e u r désigner. ( . . . )

Le changement de l ' o r t h o g r a p h e amenerait nécessairement celui des mots et des expresions.


Je me bornerai a en exposer que quelques-uns.

Tout l e monde s a i t que l e s dénominations de france e t de f r a n ç a i s nous ont été données par
ces peuples barbares, q u i , s o r t i s en majeure p a r t i e de l a f r a n c o n i e , s'emparerent d'abord
de l a cidevant province de f r a n c e - î l e , e t par laps de tems, de t o u t l e t e r r i t o i r e de n o t r e
republique, e t nous imposa l e joug que nous avons sécoué. Puisque, non seulement l e s descendents
de ces barbares, mais encore ceux qui en avaient acquis ou acheté l e s p r é r o g a t i v e s , sont
chassés de notre république; j e pense q u ' i l f a u d r a i t en a b o l i r entièrement l a memoire, en
ne p o r t a n t plus l e s dénominations qui nous viennent d'eux, e t en l e u r en s u b s t i t u a n t d ' a u t r e s
plus analogues a l a l i b e r t é e t l a l ' é g a l i t é . Je proposerais donc de remplacer l e mot de
f r a n c e , par c e l u i de l i b r é g a l e , e t f r a n ç a i s par l i b r é g a l .

Comme l e mot de paisan s e r t a désigner l ' h a b i t a n t d'un pays quelconque, j e pense q u ' i l s e r o i t
bon de l'employer pour p a r l e r en général a quelque personne que ce f u t ; car l e mot de c i t o i e n
n ' é t a i t appliqué anciennement qu'a ceux qui demeuraient dans e t auprès des c i t é s , et qui
é t a i e n t chargés de l e s garder et de l e s défendre. Dans l a s u i t e f u r e n t appellés c i t o i e n s ,
tous ceux qui é t a i e n t armés pour deffendre l a chose commune. C'est a l a convention a décider
si ce seront ceux-la seuls qui seron . mmés c i t o i e n s .

Quelques personnes d i r o n t p e u t - ê t r e que nous ne saurons l i r e ni é c r i r , si ma métode est


admise. Je ne veux que l e u r opposer l e s avantages, qui sont t e l s , que nous ne transmetrons
a nos descendants selon notre nouveau langage, que l e s ouvrages qui seront dans l e cas
de ranimer dans l e u r s coeurs, l'amour de l a l i b e r t é e t de l ' é g a l i t é , l ' h o r r e u r du fanatisme,
du monarchisme, de l ' a r i s t o c r a t i e , du fédéralisme e t de tous l e s vices qui entachaient l ' a n c i e n
régime. Tant mieux, s ' i l s ne savent pas l i r e l e s autres ouvrages qui ne l e u r enseigneront
pas l e s vertus r é p u b l i c a i n e s . ( . . . )
- 388 -

annexe D

( A . N . , F 1 7 11648)

Egalité. Liberté. fraternité.

P r o j e t de Décret, tandan a p o r t e r l a Gramaire f r a n ç o i s e ( l ' a r t de p a r l e r e d ' e c r i r e correcteman


an f r a n ç a i s ) a son plus haut p o i n t de grandeur, dans toute l a r e p u b l i q e ; a f e i n de doner
a l ' e s p r i t des S i t ó i e n s , t o u t l ' e s s o r e toute l'etandúe dont i l est s u c e p t i b l e , e par ce
móien a f e r m i r l a Republiqe sur de fondemans i n e b r a n l a b l e s .

Salon, l e 28 f l o r e á l , l ' a n 2 de l a Republiqe f r a n s é z e , une e i n d i v i z i b l e .

Le C i t o i e n Gargas, surnomé l e P a t r i o t e f r a n s é .
Au C i t ó i e n Prezidan du Comité d ' i n s t r u c t i o n p u b l i q e , a P a r i s .
Citóien.
Pour l a g l o i r e e l a f e l i c i t é de l a Republiqe, j e te p r i e d'onorer de ton a t a n t i on l e s d i x
h u i t a r t i c l e s ci aprez, e de f e r e t o u t ce qe tu pourras, a f e i n q ' i l s soient c o n v e r t i s an
décret par l a convansion nasionale, e mis an uzage, l e p l u t o t p o s s i b l e , dans toute l a Republiqe;
t e l s qi sont, ou aprez qe tu auras p r i s l a péne d ' i a j o u t e r ou r e t r a n c h e r , t o u t ce qe tu
jugeras u t i l e pour les randre p a r f a i t s s ' i l s ne l e sont pas.

A r t i c l e premier.
L'ansegneman de l a Gramere franseze sera l i b r e . I l sera f a i t publiqeman. Chaqe i n s t i t u t e u r
e i n s t i t u t r i c e t i e n d r a dans son e c o l e , deux sieges vacans pour l e s deux premiers venus etrangers
qi voudron a s s i s t e r a chaqe seánce; ces deux e t r a n g e r s , seron obligez a r e z t e r tranques
e a garder l e s i l a n c e , ou a s o r t i r de l'ecole.

2.
Tous l e s C i t ó i e n s , e c i t ó i e n e s , qi voudron uzer de l a l i b e r t é d'ensegner l a Gramaire f r a n ç a i s e ,
seron designez sous l e nom d ' i n s t i t u t e u r e d ' i n s t i t u t r i c e ; i l s seron obligez de l e d e c l a r e r
au p u b l i c , par un manifeste, conforme a l ' a r t i c l e 3, ci aprez (an chanjan les noms de l ' i n s t i t u ­
t e u r , de l a maison, e de l a Rúe) p u b l i é a son de trompe, une f o i s , pour l e moins, e de plus
t a n t qe l ' i n s t i t u t e u r voudra, dans tous l e s endrois acoutumez de l a comune; e a f i c h é perpetuéle-
man au dessus de l a porte de l e u r ecole pandan l e j o u r .

3.
Le C i t ó i e n André done avis au p u b l i c , q ' i l t i e n t ecole de Gramere franséze dans l a mezon
du S i t ó i e n p i e r r e , Rúe f r a n s é , pandant s i x heures de chaqe j o u r ; s a v o i r , une séance depuis
h u i t eures du matein jusqe a onze; e une o t r e , depuis une jusqe a qatre heures du s o i r ,
excepté l e s j o u r s de decade e de demi decade, c ' e s t a d i r e , l e 5, l e 10, l e 15, l e 20, l e
25 e l e 30 de chaqe mois; l e s q e l s seron j o u r s de vacance pour l e maitre e pour l e s é c o l i e r s .

4.
Tous l e s garçons e f i l l e s , qi oron a t e i n t lage de six ans, e qi ne seron pas ancore antrez
dans c e l u i de d i x , seron dezignez sous l e nom d'eleves nationoz, qand meme i l s ne p o u r r o i e n t
jamais a l e r a l ' e c o l e de Gramaire, parce qe l a nation peiera pour tous ceux d u d i t age, qi
pourron i a l e r . Leurs parans e t u t e u r s seron obligez de l e s i envoi er sous pene d ' e t r e estimez
enemis de l a p a t r i e , sauf q ' i l s e i e n t des escuses l e g i t i m e s pour ne pas l e s i envóier. ( . . . )

8.
Chaqe i n s t i t u t e u r , e i n s t i t u t r i c e , seron obligez de p a r l e r t o u j o u r an langue f r a n ç a i s e ,
excepté pour expliquer an p a t o i s du peis a l e u r s eleves, l e s paroles qi ne comprandron pas
an f r a n s e . Tous l e s c i t ó i e n s e c i t ó i e n e s , preincipaleman les peres e meres de f a m i l l e , l e s
- 389 -

nourrices e l e s a d m i n i s t r a t e u r s , seron obligez a p a r l e r t o u j o u r f r a n s é , du mieux qi l e u r


sera p o s s i b l e ; qoi qe tous ne l e sachent pas bien p a r l e r , n ' i m p o r t e ; i l s sont tous i n v i t e z
a l e p a r l e r t o u j o u r , l e mieux q ' i l s pourron, a f e i n de l ' a p r a n d r e , pu a p u , e l'ansegner
a la posterité.

9.
Chaqe i n s t i t u t e u r , e i n s t i t u t r i c e , a chaqe seánse, sera o b l i g é de doner deux leçons de l e c t u r e ,
e une d ' e q r i t u r e , a chacun d e s d i t s eleves nationaux. Chaqe i n s t i t u t e u r e i n s t i t u t r i c e , qi
ne donera pas ces t r o i s d i f e r e n t e s leçons a chaqe seánce, ne recevra p o i n t de peie de l a
r e p u b l i q e . L'un e l ' a u t r e ne seron p o i n t obligez de l e u r doner aucune leçon d ' a r i m e t i q e ,
mais s ' i l s l e u r an donent, cela l e u r t i e n d r a l i e u de l a leçon d ' e c r i t u r e ; e i l s en seron
plus estimables. Une des deux leçons de l e c t u r e , l e u r sera donée dans l e u r e c r i t u r e a chaqe
seánse. ( . . . )
- 390 -
Notes

1 I I y a à ce propos des témoignages e x p l i c i t e s : "Une masse d ' i n d i v i d u s réunis pour v i v r e


sous l e même gouvernement, s ' a p p e l l e peuple ou n a t i o n " (Chemin f i l s , Alphabet républicain,
P a r i s , l ' a u t e u r , an I I ; Bibliothèque Nationale - désormais B.N. - , L b 4 1 3843).

2 La nécessité de nouveaux l i v r e s élémentaires, l i é e à l a c r é a t i o n de l ' é c o l e p r i m a i r e ,


é t a i t posée clairement dans l e s principaux plans e t p r o j e t s d ' i n s t r u c t i o n p u b l i q u e :
dans c e l u i de Talleyrand (septembre 1791) comme dans c e l u i de Condorcet ( a v r i l 1792)
e t de L e p e l e t i e r ( j u i l l e t 1793). E l l e est aussi e x p l i c i t e dans l e s nombreuses p é t i t i o n s
adressées au Comité d ' I n s t r u c t i o n Publique ( C . I . P ) sur ce s u j e t . Le C I . P . de sa p a r t ,
dès l e mois de mars 1792 a v a i t chargé Arbogast de r é d i g e r un r a p p o r t , qui f u t d i s t r i b u é
aux Conventionnels en décembre. Ce p r o j e t se r é f é r a n t au plan Condorcet, i l f u t nécessaire
d'en rédiger un autre d'après l e plan Sieyès; c ' e s t l e rapport Lakanal, approuvé l e
13 j u i n 1793 mais jamais mis à exécution. Conformément au décret Bouquier du 29 f r i m a i r e
an I I (19 décembre 1793), l a Convention finalement adopta l e 9 pluviôse (22 j a n v i e r )
un décret "sur l ' o u v e r t u r e d'un concours pour l e s l i v r e s élémentaires de l a première
éducation". I l p r é v o y a i t neuf classes, dont l a troisième e t l a quatrième é t a i e n t c e l l e s
citées ci-dessus. Pour l a b i b l i o g r a p h i e concernant l e concours v. Vecchio 1983.

3 Sur l'enseignement de l a grammaire pendant l a Convention thermidorienne e t l e D i r e c t o i r e


v. Désirat/Hordé 1981. Les d i f f é r e n c e s entre l e s diverses périodes, sous cet aspect,
sont analysées aussi par Hi gonnet 1980.

4 "Questo tema d e l l ' u n i f o r m i t à ( . . . ) pub essere assunto come chiave d i l e t t u r a d e l l a p o l i t i c a


l i n g u i s t i c a d e l l a borghesia i t a l i a n a nel periodo d e l l a sua ascesa" (Formigari 1983:32).
L ' a f f i r m a t i o n peut ê t r e appliquée aussi à l a s i t u a t i o n f r a n ç a i s e .

5 Archives Nationales (dorénavant sous l ' a b r é v i a t i o n A . N . ) , F 1 7 1010 c , 3031; 21 f l o r é a l an I I .

6 J u l i e n - G a b r i e l Flavigny, père de f a m i l l e , Instructions aux Droits de l'henne e t du citoyen


e t à l a Constitution française, ou Entretiens d'un père avec son f i l s , pour f a c i l i t e r
l ' i n s t r u c t i o n des jeunes républicains français, A . N . , F 1 7 11648; l e s pièces de ce carton
ne sont pas i n v e n t o r i é e s . On y trouve deux copies de l ' o u v r a g e , dont l a deuxième est
accompagnée d'une autre l e t t r e thermidorienne.

7 Pour une revue c r i t i q u e des questions l i n g u i s t i q u e s pendant l a Révolution v. l ' a r t i c l e


de B r i g i t t e Schl ieben-Lange e t l a b i b l i o g r a p h i e contenus dans Schlieben-Lange 1981.

8 A . N . , F 1 7 1331 B , dossier 6, pièce 77. Le r a p p o r t , du 23 pluviôse an I I I , concerne aussi


t r o i s autres mémoires du même citoyen V a i r i n : une méthode de l e c t u r e , une réforme o r t h o g r a ­
phique e t un plan d ' i n s t r u c t i o n .

9 A . N . , F 1 7 1005 B , 956; l e t t r e du 20 e j o u r , 1 e r mois, an I I . J ' a i r e p r o d u i t en p a r t i e


ce prospectus sur l a couverture de Vecchio 1982. La même équivalence est présente dans
une l e t t r e de Blondin ( A . N . , F 1 7 1004 B , 622; 18 j u i n 1793), auteur de p l u s i e u r s grammaires
des langues modernes ( v . aussi F 1 7 1 0 0 9 A b i s , 1956 e t 1010 A , 2638).

10 P a r i s , Aubry, an I I ; B.N., X. 19492 e t 35369. La l e t t r e d'envoi par l e l i b r a i r e se trouve


aux A.N., F17 1010A, 2403.

11 On notera en passant que ces a f f i r m a t i o n s précèdent l e rapport de Grégoire; le Petit


t r a i t é p a r v i n t au C . I . P . l e 9 germinal an I I (Guillaume 1891-1906, I V : 4 1 ) .

12 L ' a r t d'enseigner à é c r i r e , ou L'écriture dônontrée e t rendue sensible par des principes


raisonnés, par R a t e l , citoyen de l a commune de S a u l i e u , 10 f r u c t i d o r an I I ; l e t t r e du
- 391 -

3 vendémiaire an I I I ; A.N., F 1 ' 11648.

13 A.N., F 1 7 1008, 1499. V. annexe A. La pièce (datée de Saulieu le 22 frimaire an II)


e s t anonyme, mais e l l e est sans doute de la main de Ratel; d ' a i l l e u r s elle est suivie
de quelques Observations sur l e mot Philosophe, corrigées et réexpédiées avec la signature
quelques mois plus tard (12 germinal an II) sous le t i t r e de Pétition à faire sur l e
mot Philosophe: A.N., F 17 1010 A , 2496. Ratel y propose la suppression de ce mot.

14 V. la note 12. "Voilà donc l'avantage qu'auront dans la suite tous les citoyens, d'avoir
eu au moins, un commencement de lecture. L'idée d'apprendre à 25 ou 30 ans ne viendra
jamais à celui qui n'a jamais connu l'alphabet, ou, cette idée ne se présenteroit à
son esprit que comme une chose impossible; l ' e s p r i t du républicanisme qui s'accroît
chaque jour, ne manquera pas de faire naître à tout âge, l'amour de l'étude".

15 V. Nouvelle grammaire française, ou Rudiment des nfans de la campagne, par J. V. d.


U., A. D. 1. M., Paris, Herissant et Barrois, 1783 (B.N., X. 9811), pp. IX-X:"Jusqu'à
présent on ne s ' e s t pas encore avisé de t r a v a i l l e r pour donner une éducation complète
aux enfans de la campagne, de leur inspirer l'amour de la p a t r i e , & pour en faire de
bons Français, commencer par en faire des hommes. ( . . . ) Les plus heureux sont ceux auxquels
on accorde quelques mois d'école. Eh! quel usage peuvent-ils en f a i r e , dès qu'on ne
leur apprend pas les principes de la langue nationale par des règles uniformes?".

16 Principes de grammaire française, mis à la portée de la jeunesse, par Chemin, 7éme éd.,
Paris, Bureau du Courier de la l i b r a i r i e , an VI (B.N., X. 12562), pp. 5-6.

17 V. L'ami des jeunes patriotes, ou Catéchisme républicain, par Chemin f i l s , Paris, l ' a u t e u r ,
an II (B.N., 8° Lb 41 3841), p. I I : "Qu'il est heureux celui qui s a i t l i r e ! Il n'a besoin
de personne pour apprendre les l o i s de son pays. Il les étudie lui-même, et en devient
meilleur citoyen".

18 La parole e t l'écriture, A.N., F 1 7 11648. V. annexe B.

19 Les nombreuses attaques contre les "nuanceries" dans la prononciation ne sont pas seulement
des boutades polémiques: à cette époque Barietti Saint-Paul comptait dans la langue
française 87 diphtongues, 73 nasales, 124 voyelles composées et 117 consonnes composées.
V. Aux Citoyens administrateurs du département de Paris, sur une mesure à prendre avant
de s'occuper de la rédaction des nouveaux livres élémentaires, Chartres, Lacombe, 1793;
B.N., Rp. 3858.

20 A.N., F 1 7 1008B, 1417; 25 brumaire an I I . V. annexe  1.

21 A.N., F 1 7 11648; la l e t t r e , du 23 floréal an I I , se trouve dans F 1 7 1010 c , 3007. V.


annexe  2. Ce deuxième ouvrage parvint au C.I.P. le même jour où Grégoire y l u t son
rapport, le 9 prairial (Guillaume 1891-1906, IV:487).

22 Projet de decret, tandan a porter la Gramai re françoise (...) a son plus haut point de
grandeur, A.N., F 1 7 11648; 28 floréal an I I . V. annexe D.

23 Dictionnaire national et anecdotique, pour servir à l'intelligence des mots dont notre
langue s'est enrichie depuis la Révolution, et à la nouvelle signification qu'ont reçue
quelques anciens mots, Politicopolis, 1790; B.N. Lb39 3275, et X. 27683.

24 Manuel des instituteurs, Essai didactique, dans lequel on indique l'espèce de Livres
Elémentaires qui conviennent à nos nouvelles Ecoles, la manière de l e s faire, et l e s
moyens d'en tirer le plus grand fruit, Paris, Desenne, Bailly et Briand, an I I I , p. 31;
A.N., AD VIII, 25; on en trouve aussi deux exemplaires à la B.N. Le manuscrit avait
- 392 -

été reçu au C . I . P . l e 25 thermidor an I I (Guillaume 1891-1906, IV:932-933).

25 Cours de langue française, à l'usage des écoles nationales. Ouvrage périodique par une
Société de Gens de Lettres; B.N., X. 33854. Pour l ' a t t r i b u t i o n e t l a d a t a t i o n v. l a
note suivante. La devise est l a fameuse a f f i r m a t i o n de Grégoire: " L ' u n i t é de l a République
commande l ' u n i t é d ' i d i o m e " . I l e x i s t e seulement l e s t r o i s premiers numéros.

26 A . N . , F 1 7 1010 D , 3621; 7 messidor an I I . Le s é c r é t a i r e du C . I . P . a noté en marge: "Les


numéros annoncés manquent"; en f a i t , i l s avaient été reçus h u i t j o u r s auparavant, l e
17 messidor (Guillaume 1891-1906, IV:795, 748). P i n g ! i n sera aussi l ' a u t e u r d'un Cours
de logique à l'usage des écoles nationales, ou L ' a r t d ' é v i t e r l ' e r r e u r , mis à l a portée
du plus grand nombre, P a r i s , Huzard, an VI (3 n . o s ) ; B.N., Rz 3589.

27 Parmi de nombreux ouvrages, De Mauro 1972 e t Gensini 1982 se signalent par l e u r attention
constante à cet aspect.

28 La t r a d u c t i o n i t a l i e n n e du rapport de p r a i r i a l est r e p r o d u i t e dans Renzi 1981 e t Vecchio


1982. Patois est t r a d u i t l e plus souvent par d i a l e t t i , mais aussi par d i a l e t t i r o z z i ,
gerghi, d i a l e t t i p a r t i c o l a r i .

29 On ne peut pas donc a f f i r m e r q u ' i l y a en Italie "la stessa opposizione che abbiamo
v i s t o anche i n Francia" (Renzi 1981:142).

30 Les arguments de P a r i n i ressemblent à ceux que répétera Porta en 1816 dans ses sonnets
contre Giordani (Porta 1964:354-388).

31 Pour c e t t e polémique on peut se r e p o r t e r à Galiani 1779:332-340.

32 Dans l e s r e c u e i l s de textes de l'époque r é v o l u t i o n n a i r e , i l f a u t v o i r au moins l e Saggio


d'istruzione pubblica rivoluzionaria de Galdi (Cantimori 1956:223-251) e t l e s Dialoghi
de M a r t i n i e t Gioannetti (Cantimori-De Felice 1964:401-451). Les journaux publiaient
p a r f o i s des i n t e r v e n t i o n s intéressantes sous cet aspect: v. De Felice 1962, s u r t o u t
l e s pages 89, 145, 358-360, 468, 475-489. Pour l e triennio dans son ensemble on peut
consulter l e s travaux de Leso e t notamment Leso 1977.

33 V. l ' a r t i c l e de Mme Formigari contenu dans ce volume.

34 G. B o c a l o s i , Dell'educazione democratica da darsi al popolo i t a l i a n o , 2d e d . , Milano,


P o g l i a n i , anno I [ 1 7 9 7 ] , i n Cantimori-De Felice 1964:7-205: " A l l a lingua nazionale dunque
si d i a t u t t a l a p o s s i b i l e consistenza, e se ne d i l a t i i n I t a l i a l ' i m p e r o procurando
con sagge i s t i t u z i o n i che divenga comune e monda da que' p a r z i a l i d i a l e t t i che spesso
rendono un popolo v i c i n o a l l ' a l t r o i n i n t e l l i g i b i l e . Conviene d i più osservare che l ' a m i c i z i a
t r a g l i a b i t a n t i d'una p r o v i n c i a e d ' u n ' a l t r a vi è p i ù s t r e t t a più che v'ha a f f i n i t à
t r a l e f r a s i , l e parole e l ' e s p r e s s i o n i che usano; e osserviamo pure che l e a n t i p a t i e
nazionali nascono i n gran parte d a l l e d i v e r s i t à dei d i a l e t t i . I l Toscano per esempio,
schernisce i l Lucchese per p i c c o l i s s i m e d i f f e r e n z e che v'hanno nel p a r l a r e d e l l e due
nazioni" (p. 158; c ' e s t moi qui s o u l i g n e ) .

35 Tous ces textes ont été recueillis et présentés par Scafoglio 1981. V. aussi Sgrilli
1979 e t Rak 1984.

36 " I l mutamento di codice non può r i s o l v e r s i i n una traduzione, implica innanzi tutto
l'impossibilità di s e r v i r s i del codice r e t o r i c o già c o s t r u i t o p r e v i s t o d a l l a lingua
i n cui si è elaborata l a c u l t u r a del gruppo d i r i g e n t e ( . . . ) , e l'adozione d i un codice
r e t o r i c o adeguato a l l a seconda l i n g u a " ( S g r i l l i 1979:242-243).
- 393 -

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Index

Aarsleff Barthélémy
73, 91, 92, 93, 94 181
l'Académie Baum
279, 280, 282 14
Adelung Bayle
273 60
Amadou Beaulieu
58 337
Andresen Beauzée
199 15, 107, 200, 211, 212, 259,
Andrieux 260, 261, 263, 264, 265, 266,
281 267, 274, 380
Beccaria
Angenot 221
94
Ballemin-Noël
Arbogast 49
390
Benfey
Ari s tote 119, 121
15, 86, 87, 167
Benveniste
Arnauld 51
265, 266, 275
Berger
Auroux 301
XV, 108, 125, 179, 200, 262,
264, 276 Berthol on
299
Bachelard
120, 130 Besançon
375
Bacon
28, 208 Bescherelle
215
Baczko
179 Bianchi
220, 230
Baeri
154 Blondin
390
Balibar
272 Bocalosi
392
Ballie
61 Boeckh
112
Balzac
49, 107 Boehme
50, 54, 56, 57
Bancal
153 Boerhave
125
Barère
156, 157, 268, 269, 276, 377 Boiste
270
Barletti Saint Paul
391 Bonald
Barny 38, 51
323 Boniface
301, 307
- 396 -

 Caramanico
112, 117, 128, 129, 274, 288 246, 252
Borsche Carroll
93 262
Bouquier Cassirer
390 58, 93
Branca Cattaneo
XV, 15, 16, 106, 107, 125, 219, 220, 226
179, 267
Caussat
Branda 93
380
Cesarotti
Brissot 232, 236
334, 337
Chamfort
Brosses 280, 281
108, 189, 190, 193, 262
Championnet
Bruneau 225
268
Champol li on
Brunot 181
274, 325
Chantreau
Brutus 378
225
Charron
Bühler 60
70
Chartier
Buffier 202
200, 261, 263
Chateaubriand
Buffon 5, 14, 128
125
Chemin
Busse 390, 391
XV, 3, 199, 270
Chênier
Butet 12
16, 199, 267, 281, 289, 290,
307 Chervel
107, 378
Cabanis
5, 8, 10, 11, 12, 16, 32, 33, Chevalier
35, 38, 73, 104, 106, 123, 125, XIV, 99, 103, 106, 107, 109,
150, 152, 153, 156, 159, 160, 111, 112, 125
194, 265 Chomsky
Cambry 6
14 Chouillet
Canguilhem 58
97, 120, 131 Condill
Cantimori 10, 14, 16, 19, 20, 21, 23, 24,
392 25, 26, 27, 28, 30, 31, 32, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 45, 49, 60,
Caracciolo 61, 62, 63, 73, 74, 75, 76, 78,
240, 241, 242, 243, 246, 247, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86,
254 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94,
97, 99, 101, 102, 105, 107,
- 397 ■

109, 110, 118, 124, 147, 149, De Felice


158, 163, 170, 171, 173, 174, 392
179, 187, 189, 190, 193, 200,
De Gerando
207, 212, 219, 286
12, 13, 14, 16, 19, 23, 24,
Condorcet 25, 26, 27, 28, 29, 30, 32,
10, 73, 148, 149, 151, 152, 33, 35, 38, 45, 53, 56, 59,
153, 154, 156, 157, 159, 160, 73, 104, 111, 182, 185, 187,
161, 163, 184, 194, 196, 202, 193, 194, 196, 200, 202
232, 290, 334, 390 Delesalle
Constant 261
5
Deleyre
Coseriu 149, 160
84, 98, 130, 200 Delfico
Costadau 219, 226, 227, 230
189 De Maistre
Court de Gébélin 37
200, 262 De Mauro
Cousin 392
12, 13, 34, 35, 37, 61 De Prades
Coyer 21
275
Derrida
Creuzer 79, 179, 200
112
De Sacy
Cros 104, 125
301
De Saussure
Cuoco 70, 71, 88, 94, 259
219, 222, 223, 224, 225, 226,
Descartes
230, 281
19, 32, 35, 36, 37, 38, 45,
d'Alembert 60
126, 190, 202, 275 Désirât
Damiron 14, 104, 108, 125, 179, 199,
197 373, 390
Darnton Destutt de Tracy
183, 199 5, 8, 10, 11, 12, 13, 15, 16,
Daube 33, 35, 60, 73, 101, 102, 104,
105, 106, 107, 109, 111, 123,
29, 199 152, 157, 158, 159, 160, 167,
Daunou 169, 170, 171, 172, 173, 174,
10, 12, 148, 163, 168, 169, 175, 176, 177, 178, 182, 187,
170, 178 188, 189, 194, 195, 196, 199,
David 200, 202, 215, 216, 217, 268,
289
197, 199, 200
Di Blasi
De Certeau
252
276
Di Canciana
De Cosmi
247
240, 241, 242, 243, 244, 246,
247, 248, 252, 253, 254 Diderichsen
108
■ 398 -

Diderot Fichte
53, 126, 147, 163, 190, 202, 91, 93
275 Filangieri
Di Giovanni 219
247, 248 Flaubert
d'Olivier 198
200 Flavigny
Domergue 390
104, 158, 182, 199, 270, 271, Fodor
272, 276, 279, 280, 286, 287,
272, 275
288, 289, 290, 291, 292, 299,
301, 303, 304, 305, 307, 325, Formigari
333, 334, 338, 377 272, 390, 392
Dougnac Formey
"XV, 106, 267, 271, 276 36
Droixhe Foscolo
106, 108, 126, 127, 130, 254 219
Droz Foucault
160, 161 5, 6, 58, 100, 108, 110, 115,
117, 118, 129
Duchet
199 Franck
Duclos 8, 12, 13
200 Framery
153, 154
Dumarsais
107, 233, 264, 265 Franklin
10
Dupont
301 Frêret
Dusquesnoy 181, 193
323, 330, 331 Frey
272
Eichhorn
112 Friedrich
58
Encrevé
380 Funke
Engelsing 60, 61, 64, 67
202 Furet
Eschbach 125, 202
II, 200 Galdi
392
Fariau
304 Galiani
381, 392
Fêraud
279 Garat
Ferdinand 10, 12, 13, 19, 22, 29, 45, 46,
247, 252 47, 49, 50, 53, 54, 55, 56, 57,
73, 148, 152, 154, 163, 268,
Ferrari 287, 288
227, 230
Gargas
Feydel 377, 378, 388
281, 283, 284
- 399 -

Gassendi Grimm
60 112, 117, 202
Gauger Gröber
108, 112, 114, 128 127
Gaultier Groethuysen
14 267
Gébelin Guilhaumou
384 XV, 272
Gence Guillaume
281 390, 392
Genovesi Gusdorf
237, 238, 239, 254 3, 13, 102, 103, 110, 111,
Gensini 124, 126, 163
381, 392 Guy
103
Gessinger
272, 273 Gyarmathi
112
Gentile
247 Hagêge
Giarizzo 272, 275
243, 254 Hamann
74
Ginguené
10, 12, 73, 194 Harris
Gioannetti 45, 46, 47, 48
392 Hassler
Gioberti 110, 124
220 Hegel
Gioia 3, 68, 130, 169
219, 221, 222, 227, 228, 230 Heintel
93
Giordani
392 Helvétius
31, 73
Gipper
73, 91, 93 Henri
Girard 274, 275
263, 264, 267 Henschel
83
Görres
112 Herder
Goody 54, 74, 79, 91, 92, 93, 94,
199 111, 112, 113, 117, 119,
123, 130
Gramsci
Hervás
373, 379 112
Grassi Higonnet
236 390
Grégoire Hippocrate
104, 124, 157, 158, 181, 232, 167
254, 264, 265, 268, 269, 270,
275, 374, 380, 390, 391, 392
- 400 -

Hobbes Knight
32 122
Horace Koselleck
263 115
Horde Kraus
14, 103, 104, 105, 107,108, 112
124, 125, 179, 199, 276, 373,
390 Krauss
98, 127
Hourwitz
181 Kuhn
131
HüItenschtïridt
276 Labarrière
XIV, 188
Humboldt
54, 73, 75, 76, 79, 8 0 ,82, La Fayette
86, 87, 88, 89, 90, 9 1 ,92, 15
93, 94, 112, 113, 114,118, La Harpe
130, 200 148, 154, 156,160, 161, 163
Intieri Lakanal
238 149, 150, 152,160,. 161, 167,
Isidore 178, 390
232 Lamarck
Jacquemont 39
73 Lancei in
Jacques-Chaquin 16, 182, 185,186, 196, 199
XII Land
Jäger 61
94 Lanzi
Jamin 123
103 Laporte
Jauffret 272
182 Laromiguiêre
Jones 12, 60, 73
112 Laveaux
Joubert 282
51 Lavoisier
Jouffroy 199, 286
61 Lêau
Kamper 199
93 Le Breton
Kant 14, 73
74, 75, 76, 78, 79, 8 7 ,88, Ledere
93, 111, 200, 259 153
Kennedy Le Guern-Forel
102 200
Kirchberaer Leibniz
58 126, 181, 188,190
- 401 -

Lemare Maine de Bi ran


301, 307 12, 30, 31, 32, 33, 34, 35,
37, 38, 59, 60, 61, 62, 63,
Lemercier
64, 65, 66, 67, 68, 69, 70,
267
200, 228
Lenoir Malebranche
123 45
Leopardi Malesherbes
219, 379 10
Lepeletier Malherbe
390 107
Le Roy Mallarmé
179 198
Leso Mann
392 167
Lessing Manz
112 261
Lhomond Manzoni
378 380
Linné Marandon
125 281
Littré Marmontel
272
148, 163, 266, 269, 270
Locke Martinet
10, 19, 20, 23, 25, 26, 28, 186
34, 45, 60, 61, 62, 63, 84,
127, 219, 227, 231, 250, 275 Martini
392
Loneau
14 Mary-Lafon
271, 272, 276
Loneux
104, 199 Maudru
14
Lopez
252 Maupertuis
179
Lo Piparo
XIV Maury
148, 163
Loustalot
327 Mayrhofer
106
Lucrèce
225 Mei11et
235
Ludolf
112 Ménage
126
Luhmann
199 Mercier
Maimieux 159, 198, 202, 266, 267, 275
181 282, 293
Merlin de Donai
324
- 402 -

Michaelis Pastelot
232, 233, 234, 235, 236, 244, 301
254
Payne
Mirabeau 337
280
Peirce
Moser 68, 70, 71, 200
112
Penni s i
Mongin 254
199
Perrier
Monna is 301, 307
45
Picavet
Monreal-Wickert 3, 4
108, 121, 126
Pinei
Montaigne 16
60
Pinglin
Montelatici 378, 392
238
Platon
Moravia 118
XI, 13, 103, 123, 199
Pomponius Marcel lus
Morel let 264, 269, 275
268, 280, 281, 283, 284, 285,
288, 292 Porset
XII, 93, 179
Mornet
4 Porta
392
Müller-Vollmer
93 Port-Royal
32, 84
Murat
226, 230 Pougens
287
Napoléon
12, 15, 225 Prévost
29
NaviIle
59 Proust
198
Niebuhr
112 Prudhomme
331
Ong
199 Quemada
283
Ozouf
125, 202 Quintilien
160
Oesterreicher
XIII, 73, 91 Rak
392
Pariente
179 Ramon
301
Parini
380, 392 Ranke
111, 112
Parsons
199 Rask
112, 113
403 -

Ratel Savigny
376, 390, 391 112
Paynouard Scafoglio
276 392
Régal do Scott
13, 14, 104 128
Reid Scott de Martinville
13 307
Renda Sélis
254 281
Renzi Sermain
99, 129, 392 XIII, 202
Richelieu Sgrilli
273 392
Ricken Sicard
XII, 261, 323 14, 104, 152, 154
Ri varol Sieyès
106, 188, 269, 282, 284 ,, 293 73, 390
Robertson Sismondi
230 194, 202
Robespierre Slagle
103, 148, 224, 334, 335,, 338 93
Robin Smart
324 61
Roederer Smith
73, 337 13, 231, 254
Romagnosi Smits
219, 227, 228, 230 281
Rosmini Soave
220 219
Rothacker Socrate
112, 129 8
Roudaut Suétone
58 275
Rousseau Swiggers
50, 54, 90, 11'l, 127, 147, 80. 82, 200
163, 189, 190, 200, 202, 338 Scharf
Royer-Collard 93
12 Scherer
Sabarot 128
306, 333 Schiller
Saint-Martin 91, 93
22, 29, 45, 46,, 47, 48, 49, 50, Schlegel
51, 52, 53, 54 , 55, 56, 57, 58
112, 117, 130, 220, 288
Sajnovics
112
- 404 -

Schleiermacher Vanier
112, 130 301, 307
Schlieben-Lange Vaugelas
XIV, 199, 200, 202, 260, 390 232, 263, 265, 267, 269, 272
Schmitter Vauxelles
93 281
Staël de Vecchio
5, 194, 202 XV, 254, 262, 390
Starobinski Venturi
124 254
Stefani ni Verri
109 220
Stewart Vico
13 219, 226, 227, 230, 254
Tai ne Villabianca
37 251
Talleyrand Volney
156, 157, 158, 168, 390 10, 11, 12, 14, 16, 104, 106,
Tetens 152, 174, 177, 182, 184, 185,
47 195, 197, 199, 274
Thiébault Voltaire
104, 106, 108, 109, 124, 125, 3, 5, 99, 286
126, 127, 207, 208, 209, 210, Vovelle
211, 212, 213 335
Thomas Vuolo
287, 380 247
Thurot Warburton
10, 29, 45, 104, 194 173, 174, 175, 189
Tisserand Welcker
59, 377 112
Trabant Winkelmann
XII, 3, 199, 276 112
Turgot Wittgenstein
10, 16, 108, 126, 237 60, 90
Vairin Wolf
390 112

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