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La création en acte

Devenir de la critique génétique


FAUX TITRE

289

Etudes de langue et littérature françaises


publiées sous la direction de

Keith Busby, M.J. Freeman,


Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
La création en acte
Devenir de la critique génétique

Sous la direction de
Paul Gifford et Marion Schmid

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2007


Illustration de couverture : Marie Darrieussecq, manuscrit pour Bref séjour chez
les vivants, 2000.

Cover design: Pier Post.

The paper on which this book is printed meets the requirements of


‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents -
Requirements for permanence’.

Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions
de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents
- Prescriptions pour la permanence’.

ISBN-13: 978-90-420-2093-1
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2007
Printed in The Netherlands
Table des matières

Introduction 1

1. Les études génétiques aujourd’hui et demain

Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 13


Louis Hay

« Nous avançons toujours sur des sables mouvants. » Espaces


et frontières de la critique génétique 29
Almuth Grésillon

Génétique textuelle et génétique sociale 41


Joseph Jurt

Les résistances théoriques à la critique génétique 51


William Marx

2. Le chantier génétique

Génétique scénarique : les scénarios de la scène du fiacre


dans Madame Bovary 67
Éric Le Calvez

Proust entre deux textes : réécriture et « intention » dans


« Albertine disparue » 83
Nathalie Mauriac Dyer

La difficile gestation de La Truite de Roger Vailland 97


David Nott

Au commencement fut la fin : l’écriture en devenir chez


Valéry et Duras 111
Brian Stimpson
vi LA CRÉATION EN ACTE

3. Hypertexte/Hypermédia

La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique


génétique 133
Thomas Bartscherer

Avant-texte, intertexte, hypertexte : l’épisode du Club de


l’Intelligence dans L’Éducation sentimentale 159
Tony Williams

Temps, texte, machines. Représenter le processus d’écriture


sur le Web 171
Domenico Fiormonte et Cinzia Pusceddu

La création virtuelle 189


Pascal Michelucci

4. Enjeux de l’écriture, enjeux théoriques : penser la création ?

Quelques remarques sur le couple intertextualité-genèse 205


Daniel Ferrer

L’herméneutique et la création en acte 217


Paul Gifford

La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles


heuristiques 235
Robert Pickering

« Comment j’écris » 253


Marie Darrieussecq, entretien avec Jean-Marc Terrasse

5. L’œuvre, l’écriture, la création : vocations et avenir des


études génétiques

Table ronde 269

Bibliographie générale 291


Contributeurs 299
Index 307
Introduction

Sous le titre de La Création en acte, le présent volume d’essais


voudrait récapituler les interrogations porteuses d’une discipline de
pointe, encore relativement peu pratiquée des spécialistes littéraires, et
en sonder les frontières mouvantes. Il réunit pour cela des généticiens,
dont certains des plus éminents, qui participent aux travaux de
l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM) du CNRS à Paris,
premier institut de recherche au monde consacré à ces questions.
Les généticiens ont tendance à penser que leur discipline
encore jeune appelle et interroge fortement tous les amateurs du texte
littéraire, alors même que ceux-ci distinguent souvent mal, parmi
les formes mieux connues de « génétique » – celles dont s’occupent
par exemple la biologie des plantes ou du génome humain ou la
médecine de la technologie reproductive – une forme proprement
littéraire. Voici une science de la genèse qui est appelée à étudier le
venir-à-être de cette « œuvre » que le lecteur rencontre d’ordinaire
sans penser qu’il a son histoire à lui, son cheminement obscur et
ses énigmes propres, et que les traces laissées de cet advenir mettent
à plat et parfois à nu ce phénomène-mystère observable qu’est la
créativité de l’esprit.
« Que fais-je quand j’écris un poème ? », se demandait le
poète anglais Samuel Taylor Coleridge au début du xixe siècle.
Cent cinquante ans plus tard, Roland Barthes médite de façon
similaire : « Comment est-ce que ça marche quand j’écris ? »
Longtemps relégué au domaine de l’anecdotique ou du spéculatif,
l’acte de création littéraire sur lequel s’interrogeaient l’écrivain
et le critique accéda enfin au statut d’objet de recherche dans les
années 1970, grâce à l’émergence en France d’une nouvelle méthode
d’analyse littéraire : la « critique génétique », connue aussi sous les
noms de « génétique textuelle » et « génétique des textes ». Issue du
structuralisme auquel elle doit sa rigueur théorique et ses aspirations
scientifiques, et du poststructuralisme auquel elle emprunte la
notion de texte comme production plutôt que comme produit, cette
nouvelle discipline de recherche se veut réflexion théorique sur le

 Samuel Coleridge, Biographia literaria, G. Watson, éd., Londres, Everyman’s

Library, 1960.
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Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1975.
 LA CRÉATION EN ACTE

processus d’écriture tout autant qu’investigation pratique d’archives


et de chantiers littéraires. Approche empirique, la génétique trouve
sa matière – et même son matériel – dans les manuscrits d’écrivains,
relevant de diverses étapes de la création littéraire : notes de lecture
et croquis, brouillons et manuscrits, dactylographies et épreuves,
voire, dans notre ère numérique, différentes versions d’un texte
sauvegardées sur ordinateur. Son but est l’élucidation des pratiques
d’écriture chez les écrivains « modernes », c’est-à-dire écrivant après
la révolution technologique de l’imprimerie du xvie siècle. Comme
son ancêtre contesté, la philologie classique, la génétique se charge,
dans un premier temps, de l’analyse matérielle, de la classification
et de l’édition des manuscrits modernes. En d’autres termes, elle se
propose d’établir l’avant-texte sur lequel reposera toute investigation
herméneutique ultérieure. Mais une fois ces bases matérielles
établies, elle est libre de s’interroger sur les problématiques les plus
diverses : le conditionnement social et psychologique d’un texte
en devenir, le rôle des modèles littéraires, culturels et idéologiques
dans la création littéraire, la part de la volonté et du hasard dans
l’évolution du texte, la pression sociale sur l’écrivain, pour n’indiquer
que quelques axes de recherche qui se sont cristallisés lors des trente
dernières années. Mettant entre parenthèses la notion d’œuvre
définitive et de texte ne varietur, elle s’intéresse à une écriture en
devenir, féconde en possibilités et riche de virtualités, où affleure,
autour d’un projet imaginairement focalisant, la dynamique propre
de l’esprit en acte.
Née d’un groupe de spécialistes de l’œuvre de Heine qui, au
début des années 1970, fonda le Centre d’analyse des manuscrits
modernes (CAMM), devenu aujourd’hui Institut des textes et
manuscrits modernes (ITEM), la critique génétique s’imposa
relativement vite en France, mais non sans difficulté. Attaquée de part
et autre, elle se vit reprocher par les philologues d’avoir usurpé leur
discipline et de revendiquer une fausse originalité, par les sociologues
et les littéraires de vouloir réintroduire dans les études de lettres « un
positivisme de l’historiographie littéraire la plus traditionnelle ».
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Pour le concept d’« avant-texte » voir Jean
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Bellemin-Noël, Le Texte et l’avant-
texte : les brouillons d’un poème de Milosz, Paris, Larousse, 1972.
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Sur ces débats voir Jean-Louis
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Lebrave, « La critique génétique : une discipline
nouvelle ou un avatar moderne de la philologie ? », in Genesis, n° 1, 1992, p. 33-72
et Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris,
Le Seuil, 1992, p. 276-77.
Introduction 

Suite à ces débats souvent acharnés, la jeune discipline dut mettre


en place une conceptualisation rigoureuse de ses fondements
théoriques et méthodologiques et une clarification de son statut vis-
à-vis d’autres formes et pratiques de critique littéraire. Des livres
fondateurs comme Essais de critique génétique et Avant-texte, texte,
après-texte, tous les deux parus sous la responsabilité de Louis Hay,
circonscrivent le champ de recherche de la génétique et illustrent
son potentiel à travers quelques études de cas pointus ; un article
magistral de Pierre-Marc de Biasi dans Encyclopaedia Universalis
tenta une première mise au point de la méthode génétique ; tandis que
la collection « Textes et Manuscrits », publiée chez CNRS Éditions,
abordait d’importantes questions méthodologiques comme, par
exemple, la pertinence pour l’analyse des manuscrits des modèles
linguistiques et sémiotiques et le problème de la publication des
manuscrits inédits. Au cours des dix dernières années, d’importants
ouvrages de synthèse fournis par Almuth Grésillon (Éléments de
critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994),
Pierre-Marc de Biasi (La Génétique des textes, Paris, Nathan, 2000)
et Louis Hay (La Littérature des écrivains, Paris, José Corti, 2002)
ont fait découvrir la critique génétique à un public plus vaste.
Même si, comme le rappelle William Marx dans le présent volume,
certains littéraires continuent à traiter la génétique avec méfiance,
il est indéniable qu’elle fait désormais partie intégrante du paysage
littéraire français, statut attesté entre autres, par son entrée dans le
curriculum de l’enseignement secondaire, par l’inclusion sélective de
manuscrits dans de nombreuses éditions destinées à un public de
non-spécialistes et par les nombreuses manifestations culturelles
autour de l’acte de création. Qui plus est, au cours des dernières
décennies, la génétique a élargi son champ d’investigation des

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Louis Hay, dir., Essais de critique génétique, Paris, Flammarion, 1979.
 Avant-texte, texte, après-texte, Louis Hay et Peter Nagy, éds, Paris, Budapest,
Akadémiai Kiadó-CNRS Éditions, 1982.
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Pierre-Marc de Biasi, « Vers une science de la littérature : l’analyse des
manuscrits et la genèse de l’œuvre », in Encyclopaedia Universalis : Symposium,
Paris, 1985, p. 466-476.
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Le cas le plus frappant – et le plus controversé – est l’insertion d’une sélection
de brouillons dans la nouvelle édition dans la « Bibliothèque de la Pléiade » de
l’œuvre de Proust qui se présente désormais non plus en 2, mais en 4 volumes
(Proust, À la recherche du temps perdu, Jean-Yves Tadié, éd., 1987-1989).
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On pensera notamment à l’exposition Brouillons d’écrivains donnée à la
Bibliothèque nationale de France en 2001.
 LA CRÉATION EN ACTE

études littéraires à d’autres domaines d’inventivité : l’architecture, la


musique, les arts du spectacle, les sciences naturelles, la philosophie
et ainsi de suite10.
À l’aube de notre jeune xxie siècle, la critique génétique se
trouve donc désormais dans la position privilégiée de pouvoir
faire le point sur son passé (ce que Louis Hay, dans un livre récent
appelle la « genèse de la génétique ») et de tracer les grandes lignes
de son avenir : qu’est-elle susceptible d’apporter à d’autres approches
critiques (la sociologie, l’intertextualité, l’herméneutique) ? Comment
modifie-t-elle notre compréhension des œuvres littéraires ainsi
que notre conception du texte ? Pourquoi, trente ans après son
émergence dans le paysage critique, continue-t-elle de provoquer des
hostilités dans les milieux universitaires ? Quelles seront ses pistes
d’investigation futures ? Quelles nouvelles voies les technologies
nouvelles comme hypertexte et hypermédia ouvrent-elles en matière
d’édition et de pédagogie ? Voici quelques-unes des questions que se
sont posées les auteurs du présent volume, des spécialistes en critique
génétique pratiquant et disséminant la discipline de part et d’autre
de la Manche et de l’Atlantique. Basé sur un colloque international à
Londres en 2003 intitulé « Genèse, (inter)texte, création : où en sont
les études génétiques ? », notre ouvrage se veut bilan de la critique
génétique autant que panorama de ses possibilités. Sous la double
optique du passé et de l’avenir, il se propose d’évaluer l’état présent
des études génétiques, de déterminer leur spécificité dans la gamme
des approches critiques du texte, ainsi que d’évaluer l’aptitude de la
génétique à renouveler et réorienter la critique littéraire en tant que
telle. Résolument interdisciplinaire, cet ensemble d’essais survole
les grands débats qui ont eu lieu à l’intérieur et aux frontières de la
discipline, compare des cas individuels de genèse, et tente de faire
le point de l’acquis de la génétique pour la théorie et la pratique
littéraires.
Notre première partie intitulée « Les études génétiques
aujourd’hui et demain » propose un bilan des trente dernières années
et signale les nouveaux défis qu’affronte la critique génétique à l’aube
du xxie siècle. Dans son article de synthèse, Louis Hay, fondateur
et directeur jusqu’en 1985 de l’item, s’interroge sur l’avenir de la
génétique en tant que théorie littéraire : dans un contexte intellectuel
en mutation rapide, l’idée d’une théorie générale de la littérature est-

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Pour ces diverses applications, voir les numéros récents de la revue Genesis.
Introduction 

elle dépassée ou, au contraire, la génétique s’engagera-t-elle vers de


nouvelles constructions théoriques ? Voici, selon lui, la question clé
qui décidera de l’orientation de la méthode dans les années à venir.
Almuth Grésillon, dix ans après la publication de son magistral
Éléments de critique génétique, revient, quant à elle, sur ses anciennes
définitions de l’objet de la critique génétique et relance la question
de ses espaces et frontières et de sa place par rapport à d’autres
approches critiques. Prenant comme exemple la pratique d’écriture
d’auteurs de siècles divers, elle démontre que même les plus simples
délimitations souvent tenues comme acquises – le début et la fin
d’un avant-texte, le privé et le public, le verbal et le non-verbal,
l’écrit et l’oral – ont tendance à s’effriter sous le regard scrutateur du
généticien. Si les frontières internes de la génétique paraissent plus
souples que certains voudraient l’admettre, la relation réciproque qui
relie la génétique à d’autres approches – l’esthétique de la réception,
l’intertextualité, la thématique, la stylistique – demande, elle aussi, à
être révisée. Joseph Jurt, spécialiste de la sociologie de la littérature,
fait dans sa contribution le point sur une de ces frontières, celle qui
rend la génétique textuelle solidaire d’une génétique générale des
sociétés. Partant de la prémisse qu’une esthétique est toujours un
fait social, il plaide pour la validité de la sociocritique, notamment la
théorie du champ littéraire établie par Pierre Bourdieu, pour l’analyse
du travail d’écriture. William Marx, dans un article déjà évoqué ici,
s’interroge sur les résistances théoriques à la critique génétique,
résistances solidaires d’un monde sans genèse où la transparence
du langage est posée, ainsi que le statut « transcendantal » du texte
et de la création littéraire. Ce monde, qui esquive la confrontation
approfondie, diachronique, avec le réel de l’écriture, du langage et
de la création, semble pourtant, de par son prestige mythique et sa
commodité pour l’esprit, destiné à perdurer encore longtemps…
Notre deuxième partie intitulée « Le chantier génétique »
illustre l’activité courante du généticien, tout en soulevant
d’importantes questions théoriques – l’agencement narratif du récit,
la part de l’intention et du hasard dans les processus d’écriture, la
question de la finalité – à la lumière des pratiques d’écriture de cinq
écrivains du xixe et xxe siècles : Flaubert, Proust, Valéry, Roger
Vailland et Marguerite Duras. S’inscrivant dans la perspective d’une
génétique scénarique, Éric Le Calvez reconstruit la mise en place
d’un système narratif dans la célèbre scène du fiacre de Madame
Bovary. Il montre que, loin d’être le résultat d’un travail détaillé sur
 LA CRÉATION EN ACTE

les formes, comme on pourrait s’y attendre, la focalisation externe


adoptée dans cette scène apparaît au contraire tout à fait fortuitement,
sur l’un des derniers scénarios. Tout n’est donc pas, même chez un
praticien de l’écriture « à programme » comme Flaubert, le produit
d’une lente et pénible élaboration, fait qui pose des problèmes de
théorisation à la critique génétique qui a tendance à généraliser
sur des procédés dits « programmatiques » ou « immanents ». À
l’exemple de la réécriture proustienne de l’avant-dernier volume d’À
la recherche du temps perdu, Albertine disparue, Nathalie Mauriac
Dyer pose la question de la structure intentionnelle d’un texte
inachevé. Depuis la découverte en 1986 d’une dactylographie de
dernière main intitulée Albertine disparue, il existe au moins deux
« Proust » qui ne coïncident plus tout à fait : celui qui quelques
mois avant sa mort poursuit la révision de la Recherche et réorganise
la série des Sodome et Gomorrhe, et le Proust établi par l’édition
restauratrice dirigée par son frère à la fin des années 1920. Dans les
études proustiennes, s’affrontent désormais les partisans du statu
quo qui mettent en doute la lucidité et l’intentionnalité des grands
travaux de refonte engagés par un Proust déjà gravement malade
et les chercheurs comme Mauriac Dyer qui plaident la révision
éditoriale en défendant l’idée d’une démarche poéticienne calculée.
De son côté, David Nott, adoptant le point de vue psychologique,
voire psychanalytique, examine la part de l’arbitraire dans la
genèse de La Truite (1964) de Roger Vailland. Ignorant lui-même
le dénouement de son texte, Vailland semble avoir laissé libre
cours à son inconscient et à ses fantasmes tissés autour de jeunes
femmes « modernes », notamment l’ambiguë Frédérique, pendant
la rédaction de son roman. Les brouillons méticuleusement analysés
par le critique révèlent à quel point, chez un romancier comme
Vailland, les premières étapes de la création littéraire ressemblent
à l’écriture automatique prônée par les surréalistes, écriture qui
fait remonter à la surface souvenirs d’enfance, schémas de pensée
et pulsions profondément refoulées. Brian Stimpson, enfin, dans
l’article qui conclut la section « chantiers » du volume, examine
la dynamique des commencements dans l’écriture de Valéry et
Marguerite Duras. Il montre que chez ces deux auteurs, pourtant
fort différents à d’autres égards, l’écriture est investie d’un sentiment
de manque ou d’incomplétude qui détermine l’inachèvement du
texte. Les pulsions de la conscience, de désir et de mort notamment,
Introduction 

ont toutes une part importante dans une écriture qui, comme le
déclare Valéry, procède « d’une impulsion à l’autre ».
La troisième partie du livre intitulée « Hypertexte/
Hypermédia », porte sur l’effet de la révolution informatique sur
l’étude, l’édition et la diffusion des manuscrits modernes. Thomas
Bartscherer, membre de l’équipe « HyperNietzsche », présente le
vaste archivage en ligne du même nom destiné à révolutionner les
études nietzschéennes. « HyperNietzsche », qui rend accessibles
tout texte de Nietzsche (publié ou non) ainsi que des recherches
portant sur le philosophe et des documents élucidant sa vie et son
travail, est un outil de recherche extrêmement souple et puissant
qui illustre à merveille les nouvelles voies ouvertes à la recherche
par les technologies de pointe. Tony Williams, se livrant à une
étude détaillée du fameux épisode du Club de l’Intelligence dans
L’Éducation sentimentale, démontre les avantages de l’hypertexte
pour la critique littéraire. Cet outil s’avère particulièrement
performant dans le domaine de l’intertextualité puisqu’il permet de
visualiser l’assimilation et la transformation de documents externes
pendant les différentes étapes de la rédaction. Rendant accessibles
les modifications qu’a imposées l’auteur aux documents sources,
il permet une meilleure compréhension de la relation complexe et
souvent conflictuelle qu’entretient l’auteur avec son environnement
socioculturel et idéologique. D’un point de vue plus théorique,
Domenico Fiormonte et Cinzia Pusceddu tracent l’évolution
du concept de « texte » dans la philologie classique et moderne
et étudient les changements auxquels celui-ci fut sujet suite à
l’émergence de nouveaux supports de communication, notamment
la révolution numérique. Dans une deuxième partie de leur étude,
ces auteurs présentent le projet Digital Variants conçu à l’université
d’Édimbourg, une archive digitale de haut de gamme qui offre de
nouvelles solutions pour la représentation visuelle du processus
d’écriture et offre de nouvelles possibilités en pédagogie des langues.
Enfin, Pascal Michelucci examine l’apport aux études génétiques
du concept de « virtuel », défini par le spécialiste d’hypermédia
Pierre Lévy. Dans notre ère numérique, avance-t-il, le « virtuel »
est particulièrement bien placé pour souligner les procédures
d’engendrement des textes et les contraintes qui pèsent sur celles-ci
dans le champ des pratiques littéraires. Plutôt que de se contenter
d’analyser les seules traces du manuscrit, le généticien, embrassant
cette virtualité, devrait signaler ses « en-creux » et absences, sa
 LA CRÉATION EN ACTE

potentialité latente non exploitée. Pour Michelucci le grand défi


de la génétique serait justement d’aboutir à une conceptualisation
théorique « qui descendrait de la surface manuscrite aux structures
profondes conditionnées par la langue, les lettres et l’histoire ».
Notre quatrième partie, « Enjeux de l’écriture, enjeux
théoriques : penser la création ? », relance la question de la
conceptualisation de la genèse littéraire d’un point de vue théorique
et pratique. Dans son article « Quelques remarques sur le couple
intertextualité-genèse », Daniel Ferrer se demande dans quelle
mesure et comment la perspective génétique peut modifier et
nuancer notre conception de l’intertextualité. En prenant l’exemple
de Finnegans Wake, il démontre que les notions de connecteur,
d’agrammaticalité et de catachrèse proposées par Michael Riffaterre
se révèlent insuffisantes face à des œuvres complexes comme celle de
Joyce où se superposent des grammaticalités multiples. Proposant
qu’on aborde l’intertextualité avant tout comme un fait de lecture,
il invite à une relativisation de la conception du lecteur dans la
théorie de l’intertextualité et à une réévaluation du rapport entre
texte et intertexte. Paul Gifford, pour sa part, replace la génétique
dans la mouvance de la réflexion herméneutique, mouvance à
ses yeux bien plus favorable, sur le plan épistémologique, aux
visées essentielles de notre discipline de recherche que celle de la
« déconstruction » issue de la tradition idéaliste et rationaliste,
et dont la génétique se déclare déjà une forme improvisée. Il
nous invite, à la suite de Paul Ricœur, à « penser la création »,
en invoquant le témoignage des écrivains eux-mêmes, ainsi que le
défi exceptionnellement riche d’intérêt et d’enjeux que constitue
le déchiffrement des manuscrits de La Jeune Parque. Robert
Pickering, dans un article complémentaire, axé cette fois sur la
tension entre la singularité et la pluralité de possibles heuristiques
de la génétique, s’interroge sur les pistes d’investigation futures de
la critique génétique ainsi que sur son devenir comme discipline de
recherche littéraire. Cette avant-dernière partie du livre se termine
par le précieux témoignage d’auteur de la jeune romancière Marie
Darrieussecq. En conversation avec Jean-Marc Terrasse, Marie
Darrieussecq explique comment elle a conçu et composé son best-
seller international Truismes (1996) ainsi que sa riche œuvre des
dernières années : la lente gestation d’une œuvre dans sa tête, les rites
et manies qui accompagnent les différentes étapes de la rédaction,
la recherche des voix et des images, la difficile purge stylistique
Introduction 

qui suit le premier brouillon. Écrivain ainsi qu’ancienne critique


littéraire, elle évoque le rapport du texte en devenir à l’inconscient,
aux fantasmes de l’auteur, au monde su et lu.
Le volume s’achève sur la transcription de la table ronde qui,
à la clôture du colloque, a réuni généticiens et critiques littéraires
venus débattre la question « Les études de genèse renouvellent-
elles notre regard sur le texte littéraire ? » Louis Hay, pionnier de
la génétique, lance le débat avec une mise au point sur la position
des études génétiques dans le champ de la critique littéraire. Selon
lui, la question et, par conséquent aussi la réponse, gagneraient à
se formuler autrement : les études de genèse, si elles ne changent
pas forcément notre regard sur le texte, renouvellent à tout le
moins indubitablement notre expérience de la littérature. Dans
la discussion animée qui suit, les participants de la table ronde
s’interrogent sur l’avenir et sur l’apport de la génétique en tant que
méthode d’approche du texte littéraire : peut-on envisager que les
études de genèse aboutissent à une poétique de la textualisation ou
de l’écriture ? Ou devraient-elles aboutir plutôt à une heuristique ou
une herméneutique de la création en acte ? Au fond, la génétique
est-elle une méthode, une théorie ou une recherche ? Peut-elle avoir
des applications pédagogiques en dehors des universités et des
centres de recherches ? Une pluridisciplinarité à l’intérieur de la
discipline est-elle vraiment possible ou se heurterait-elle au manque
de compétences de ses praticiens ? Ne convient-il pas de discerner
dans les différents styles de génétique pratiqués la secrète persuasion
d’évidences culturelles, voire idéologiques ?
Trente-cinq ans après son émergence dans le paysage littéraire,
la génétique, loin d’avoir résolu toutes ces questions de théorisation
ou de méthode, semble au contraire en accumuler de nouvelles. Preuve
de vitalité d’une discipline de recherche qui, pendant que certains
sonnent déjà le glas de la théorie sinon de la critique littéraire tout
court, ne cesse de se diversifier et de prouver sa complexité ; et signe,
dès lors que la recherche est en prise directe sur le réel phénomène-
mystère de la création en acte, d’une vitalité régénératrice.

St Andrews et Édimbourg
Paul Gifford et Marion Schmid
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1. Les études génétiques aujourd’hui
et demain
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Critique génétique et théorie littéraire :
quelques remarques

Louis Hay

Résumé

L’histoire des théories littéraires montre qu’elles se constituent


d’ordinaire en opposition aux règles antérieures et conjuguent une
poétique (les règles de l’art) avec une critique (les principes du
jugement). La critique génétique ne répond à aucun de ces critères
et son action est d’une autre nature. Elle élargit notre vision de la
littérature en faisant apparaître, à côté de l’univers du livre et du
lecteur, celui de l’écriture et de l’auteur. Cet effet n’est pas le résultat
d’une théorie, mais d’une pratique. La génétique a construit une
heuristique de ses objets qui les transforme en objets scientifiques et
une herméneutique qui en étudie les significations. L’une et l’autre
diffèrent cependant des méthodes d’analyse du texte que ces termes
désignent habituellement. Une génétique générale étudie les façons
d’écrire, le fonctionnement du langage dans l’écriture, le rapport de
celle-ci à l’histoire. Une génétique restreinte éclaire telle ou telle œuvre
à travers l’étude de son devenir. La constitution de ces démarches en
une théorie générale et l’avenir des théories de la littérature demeurent
des questions ouvertes.

La critique génétique est-elle une théorie de la littérature ?


Voilà une question que j’ai éludée avec succès à l’époque où les
jeunes études de genèse provoquaient des débats agités. Et c’est par
une étrange revanche du sort qu’elle me rattrape un quart de siècle
plus tard. Entre-temps, bien des choses ont changé.
L’originalité de la génétique, ses méthodes, ses limites ne sont
plus guère sujets de controverses, à défaut de rallier tous les avis.
Au début de ce siècle, elle émerge comme la plus durable (et, hélas !
quasiment l’unique) contribution française au renouveau des études
littéraires. Dans cette situation, des chercheurs qui suivent d’autres
chemins de la critique viennent l’interroger sur ce qu’elle leur peut
14 LA CRÉATION EN ACTE

apporter. La génétique doit ainsi à sa pérennité d’être confrontée


à des curiosités nouvelles, plus psychologiques ou philosophiques,
qui s’écartent de la tradition de ses origines, plus empirique et
scientifique.
Il y a donc quelques raisons d’actualiser la réflexion sur
sa position dans un contexte intellectuel qui change. L’entreprise
pourtant ne va pas de soi et je n’entends pas compromettre la
génétique tout entière dans une tentative incertaine, menée à mes
seuls risques et périls. D’autant que, par le passé, cette réflexion n’a
pas toujours été conduite de façon explicite et unanime. Le livre qui
a donné son nom à la critique génétique et apparaît aujourd’hui
comme sa première référence collective ne prétendait aucunement à
un statut de manifeste. Le terme de « génétique » avait été arraché,
en désespoir de cause, à la fois aux sciences naturelles et aux
sciences sociales (qui n’ont pas manqué de dénoncer l’usurpation),
l’expression « essais de critique » avait le mérite de placer la génétique
dans le champ des études littéraires, sans se compromettre plus
avant. Le projet se bornait à soumettre des documents de genèse
aux représentants de diverses démarches classiques : poétique,
lexicologie, psychanalyse, structuralisme, édition. Encore les auteurs
s’interrogeaient-ils sur cette façon de faire. « Dans quelle mesure
peut-on appliquer certaines de nos méthodes critiques à l’étude
génétique des manuscrits ? » Et aussi : « Quoi de plus éloigné, en
effet, du théorique et du général que cet objet unique, si précieux
parfois par son unicité même, si empreint de la morphologie même
d’un écrivain, qu’on appelle un manuscrit ? » Bref, il s’agissait
d’une tentative expérimentale et non pas dogmatique. La génétique
s’ouvrait à tous les vents de la critique, hésitant encore à définir sa
propre identité.
Cette position à la fois tolérante et discrète la singularisait
d’ailleurs en cette époque d’enthousiasmes théoriques. La pratique
des Essais sera par la suite réaffirmée comme principe dans un
texte de synthèse de Pierre-Marc de Biasi : « […] les présupposés
d’une étude de genèse ne sont pas en soi différents de ceux
qui régissent l’analyse du texte. » Mais au-delà, se dévoilait
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Louis Hay, dir., Essais de critique génétique, Paris, Flammarion, 1979.
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Raymonde Debray Genette, « Génétique et poétique : le cas Flaubert », in ibid.,
p. 23-24.
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Pierre-Marc de Biasi, « Vers une science de la littérature », in Enyclopaedia
Universalis : Symposium, Paris, 1985, p. 467.
Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 15

l’horizon d’un nouveau domaine de recherche : « […] l’analyse


des manuscrits fournit à la fois un nouvel objet et l’exigence de
nouvelles méthodes. » On remarque cependant la modalisation
opérée par le terme « d’exigence » : la critique génétique esquisse ses
perspectives sans revendiquer hic et nunc le statut d’une discipline
déjà constituée. C’est aussi le mouvement que dessine, la même
année, le Rapport scientifique de l’ITEM, qui évoque « le passage
d’un stade expérimental à une problématique commune à toute une
communauté scientifique ».
Mais au fur et à mesure que la recherche avance, une oscillation
apparaît entre les points de vue des généticiens. Le Rapport scientifique
de 1991 congédie nettement la visée d’une théorie génétique : « Il
n’est guère vraisemblable ni sans doute désirable que l’on parvienne
à terme à une théorie totalisante ni même unifiée. » Celui de 1997
va dans le même sens, de façon plus circonspecte toutefois : « Nous
sommes encore loin d’un modèle unifié. » L’année suivante, Daniel
Ferrer reprend la question de Raymonde Genette pour y répondre :
« Non, la génétique ne peut avoir pour objet principal la production
de lois de portée générale car elle est vouée au singulier­ […]. » Plus
rares, les opinions qui appellent une théorie ou qui s’en réclament.
En 1992 on lit sous la plume de Jean-Louis Lebrave : « La critique
génétique court ainsi le risque de manquer son véritable objet, qui
est d’ordre théorique, d’autant que la difficulté des études de genèse,
leur spécialisation, la nécessaire durée qu’exige l’exploitation d’un
dossier portent en elles la tentation de repousser indéfiniment
l’élaboration d’un corps de doctrine sous-jacent au travail critique
[…]. » et plus loin : « Dépasser le stade de l’esquisse, développer la
critique génétique et bâtir autour d’elle une véritable théorie : tel est
l’enjeu aujourd’hui. »
En 2001, le Rapport scientifique passe du projet au bilan
et affirme : « La critique génétique constitue le principal apport

 Ibid., p. 466.
 ��
Le Rapport scientifique est un document collectif destiné aux instances du
CNRS et qui présente les travaux des 2 ou 4 années écoulées.
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Daniel Ferrer, « Le matériel et le virtuel : du paradigme indiciaire à la logique
des mondes possibles », in Michel Contat et Daniel Ferrer, éds., Pourquoi la critique
génétique ? Méthodes, théories, Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 29.
 Jean-Louis
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Lebrave, « La critique génétique : une discipline nouvelle ou un
avatar moderne de la philologie ? », in Genesis n° 6, 1994, p. 71.
 Ibid., p. 72.
16 LA CRÉATION EN ACTE

théorique au sein du passage critique des vingt dernières années. »


Il faut cependant remarquer que, si une diversité existe, l’opposition
entre les différentes formulations serait relativisée en les replaçant
dans leur contexte. Au demeurant, la critique génétique (ce
personnage fictif et, on vient de le voir, polymorphe) a eu conscience
de ses hésitations. Le volume Pourquoi la critique génétique ?, au
titre interrogateur, s’ouvre sur ce constat : « La critique génétique
n’a cessé de s’interroger sur ses fondements théoriques […]. » Mais
ce bilan fort discret lui est encore contesté par l’un de ses auteurs.
Éric Marty formule un jugement plus cruel (nonobstant quelques
précautions de langage) : « Il me semble que l’ambivalence profonde
de la génétique tient peut-être à son refus de se questionner elle-
même (comme toute démarche technique) ou du moins à une
certaine négligence ou réticence à se questionner10. »
Que conclure d’un parcours aussi hésitant ? Il faut le replacer
dans le contexte scientifique des années qui ont vu naître la critique
génétique : un essor des sciences humaines, un effort de formalisation
et de systématisation porté par le succès de l’épistémologie
structuraliste. Avant d’être admise dans le concert des disciplines,
il fallait, à une recherche nouvelle, présenter son billet d’entrée
théorique. À cet égard, les rappels à l’ordre ne lui ont d’ailleurs pas
manqué, comme je l’ai déjà relevé11. Il faut donc porter à son crédit
la prudence dont elle a témoigné face à ces interpellations. Celle-
ci tient d’une part à la conscience que la génétique avait de n’être
pas l’homologue des méthodes qui l’avaient précédée, de l’autre à
l’imprécision du concept même de théorie dans le champ des études
littéraires. Dans leur classique Theory of Literature (publié en 1942,
réédité et traduit depuis à de nombreuses reprises) René Wellek et
Austin Warren s’interrogent d’entrée sur la pertinence de ce titre
qui devrait correspondre à tout « un Organon de méthodes12 »
et rappellent que la définition précise de ces concepts est, pour la
critique littéraire, une nouveauté toute fraîche. Plutôt que d’entrer

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Michel Contat et Daniel Ferrer, éds., op. cit., p. 7.
10 �����������������������������������������������������������������������������
Éric Marty, « Les conditions de la génétique. Génétique et phénoménologie »,
in ibid., p.  98.
11 ����������������������������������������������������������������������������
Voir par exemple Louis Hay, « La querelle théorique », in « Critiques de la
critique génétique », in Genesis n° 6, 1994, p. 18
12 �������������������������������������������������������������������������������������
« Des difficultés exceptionnelles se sont présentées lorsqu’il s’est agi d’intituler
cet ouvrage » : René Wellek et Austin Warren, La Théorie littéraire, Paris, Le Seuil,
1971, p. 7.
Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 17

dans un débat taxinomique, je voudrais cerner la notion de « théorie


littéraire » à travers ses réalisations attestées, m’en tenant toutefois
aux plus anciens et aux plus récents exemples que fournit l’histoire
de la critique.

« Et maintenant, place à la critique ! » s’écrie en lever de


rideau le jeune Goethe « et tout d’abord aux essais théoriques13 ».
Nous sommes à la fin des années 1760 et au départ d’un grand
mouvement de renouveau : « L’époque littéraire dans laquelle je suis
né est issue de la précédente en s’y opposant14. » Il s’agit de rompre
avec le modèle dominant du classicisme français, une rupture dont
les protagonistes furent les deux célèbres théoriciens suisses, Bodmer
et Breitinger, à propos desquels Goethe écrit : « Nous ne pouvons
passer sur la théorie suisse sans lui rendre justice […]. Breitinger
était un homme de valeur, savant et éclairé dont la réflexion tenait
compte de toutes les exigences d’une œuvre poétique […]15. » Il
reviendra encore plus loin sur l’importance d’une théorie globale de
la littérature et, en effet, la Critische Dichtkunst (Art poétique, 1740)
de Breitinger comme la Critische Abhandlung von dem Wunderbaren
in der Poesie (Traité critique du merveilleux dans la poésie, 1740)
de Bodmer comportent à la fois un ars poetica et un ars iudicium.
L’apparition, dès le xviiie siècle, d’une critique que l’on peut pour la
première fois qualifier de professionnelle, dessine en même temps les
traits paradigmatiques de toute théorie littéraire : une conception à
la fois novatrice et accomplie qui définit et les principes du jugement
et les règles de l’exécution. Dans ce schéma, des déformations se
sont produites au fil du temps et l’analyse du phénomène littéraire
s’est développée aux dépens des règles de l’art. Il n’empêche que l’on
retrouve le paradigme à travers l’histoire de la théorie critique et cela

13 �������������������������������������������������������������������������������
Goethe, « Nun zur Kritik ! und zwar vorerst zu den theoretischen Versuchen » :
Goethe, Dichtung und Wahrheit, vol. 9, Hamburger Ausgabe, Hambourg, 1955, p.
261. �����������������������������������������������������
Il s’agit, on le sait, de mémoires, non d’un journal.
14 ����������������������������������������������������������������������������
« Die literarische Epoche, in der ich geboren bin, entwickelte sich aus der
hervorgehenden durch Widerspruch » : ibid., p. 258.
15 �����������������������������������������������������������������������������
« Doch dürfen wir unsere Schweizertheorie nicht verlassen, ohne dass ihr von
uns auch Gerechtigkeit widerfahre […]. Breitinger war ein tüchtiger, gelehreter,
einsichtvoller Mann, dem, als er sich umsah, die sämtlichen Erfordernisse einer
Dichtung nicht entgingen […] ��� », ibid., p. 264.
18 LA CRÉATION EN ACTE

jusque dans ses modèles contemporains, tel celui de l’épistémologie


structuraliste. Sa nouveauté – premier trait du paradigme – n’a guère
besoin d’être soulignée, ni la fécondité de ses méthodes d’analyse.
Moins remarquée a été la survivance, dans le courant structuraliste,
de l’instance de jugement. Roland Barthes définit ainsi le texte comme
« un concept scientifique (ou tout au moins épistémologique) et en
même temps une valeur critique, permettant une évaluation des
œuvres, en fonction du degré d’intensité de la signification qui est en
elle16 ». Le jugement de valeur n’est pas seulement esthétique, mais
historique : « Privilège accordé par la théorie du texte aux textes
de la modernité (de Lautréamont à Philippe Sollers17). » Plus : la
théorie structuraliste demeure instance de jugement, mais aussi de
prescription : « […] ce qui est prescrit par la théorie, d’inclure dans
la pratique textuelle l’activité de lecture – et non seulement celle de
la fabrication de l’écrit18 ». La prescription l’emporte même sur le
jugement, puisque la théorie du texte est « destinée plus aux sujets-
producteurs d’écriture qu’aux critiques19 ». Ainsi, un paradigme
se maintient à travers les deux siècles de l’époque moderne et
contemporaine. Au passage, on est d’ailleurs surpris de voir que la
critique française – je ne pense pas ici à la réflexion des écrivains
– est pauvre en théories générales de la littérature. Mais ce n’est
pas son parcours que j’entends retracer ici. Ce qui m’importe, c’est
de pouvoir mesurer la critique génétique à l’aune d’un modèle
historiquement attesté.
Pour commencer : la génétique n’est pas née d’une rupture
avec le courant qui la précède. À la méthode structuraliste, elle doit
une part de sa démarche : l’attention portée aux formes et fonctions
de la langue, les concepts de système et d’interaction, l’intérêt
pour la matérialité des signifiants. Il s’agit plutôt d’une évolution :
les relations auxquelles le structuralisme s’intéresse sont, par lui,
inscrites dans un cadre formel, alors que la génétique va les inscrire
dans un processus temporel. Dans la génétique, le structuralisme
n’est pas rejeté, comme on le lit parfois, mais aufgehoben (intégré
et transgressé) pour reprendre le concept célèbre de Hegel, qui
réunit en un tout ces deux acceptions opposées du terme allemand.
16 �����������������������������������������
Roland Barthes, « Théorie du texte », in Encyclopaedia Universalis, vol. 15,
Paris, 1968, p. 1016.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Ibid.
Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 19

On peut noter au passage que ce modèle – développement plutôt


qu’affrontement – est d’ordinaire plus familier aux sciences de
la nature qu’aux études esthétiques ou philosophiques. Ensuite
et surtout : la génétique est démunie des deux attributs majeurs
d’une théorie littéraire : elle ne juge ni ne prescrit. Il n’est pas de
façons d’écrire supérieures à d’autres (ou de plus neuves), ni de
règles de composition à appliquer. De ce fait d’ailleurs, la notion
contemporaine de « poétique génétique » n’est pas dépourvue
d’une certaine ambiguïté, puisqu’elle s’affranchit du iudicium de
façon implicite. Pour autant, la génétique n’ignore pas la dimension
esthétique. Elle est, par définition, une critique et donc une activité
qui traite des productions de l’art. Et c’est seulement en entrant
dans l’histoire de l’art que les œuvres deviennent objets de culture
et de critique, qu’elle soit génétique ou non. De là d’ailleurs
l’importance esthétique des « grandes œuvres » pour la génétique
comme pour toute autre approche. Enfin et surtout la recherche
génétique est constamment confrontée aux échecs ou réussites
d’une création littéraire consacrée par nature à la résolution de
problèmes esthétiques : « Si la génétique se veut critique esthétique,
elle doit repérer et nommer les traces langagières par lesquelles elle
reconstruit l’avènement de la beauté20. »
On le voit, ce bilan ne permet guère de réclamer pour la
génétique le statut d’une théorie littéraire au sens attesté du
terme. Elle opère plutôt ce que la critique allemande appelle un
Paradigmenwechsel, un changement de paradigme. On a tenté
de le définir en termes de changement d’objet et il m’est arrivé
de souscrire à cette définition. Pourtant, elle n’est pas tout à fait
complète : à côté du manuscrit de l’écrivain, il existe d’autres
témoins et d’autres témoignages, objets aussi bien que paroles. Il
reste que l’étude génétique opère bien « dans les strictes limites de la
facticité de ses sources21 », comme le postule Habermas pour toute
démarche d’ordre scientifique. Il y a là un premier trait constitutif
du nouveau paradigme, sur lequel j’aurai à revenir. Mais qui
n’est pas encore suffisant. En partant de données factuelles, la
réflexion génétique a induit une nouvelle problématique, celle de
20 ������������������
Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes,
Paris, PUF, 1994, p. 207.
21 �����������������������������������������������������
« (...) nur innerhalb der Grenzen der Faktizität des ������������������
Überlieferten » : �������
Jürgen
Habermas, « Zur Logik der Wissenschaften », in Philosophische Rundschau, n° 5,
1967, p. 175.
20 LA CRÉATION EN ACTE

la production des œuvres ; il serait donc plus exact de parler d’un


changement de sujet plutôt que d’objet. Et à son tour, l’expression
est encore trop courte. Il ne s’agit pas de la substitution d’un sujet
à un autre, mais d’une nouvelle totalité. La génétique postule une
conception globale des faits littéraires, conception qui embrasse à
la fois l’espace de la création – celui de l’écriture – et l’espace de la
réception – celui de la lecture. Cette vision n’est pas à proprement
parler d’ordre théorique, puisqu’elle se borne à décrire une réalité.
Mais elle permet de construire une position critique qui exerce
des effets dans les deux espaces. Pour le comprendre, il faut saisir
de l’intérieur la formation de la critique génétique, autrement dit,
lui appliquer sa propre méthode en suivant la généalogie d’une
recherche.

J’ai qualifié d’inductive la démarche de la génétique. Sur ce


point elle se dissocie fondamentalement d’une critique du texte,
qui procède de postulats d’ordre épistémologique, idéologique ou
philosophique. La méthode génétique est fille de la praxis – non par
choix, d’ailleurs (on ne choisit pas ses parents), mais par nécessité.
Elle a dû affronter ces « tas de petits papiers » dont parle Valéry
et discerner un sens dans ce qui surgissait souvent sous les yeux
du critique comme un désordre obscur. Dans cette confrontation
avec ses objets, elle a progressivement construit les instruments et
méthodes qui font désormais partie de l’héritage scientifique du xxe
siècle dans nos disciplines. L’apparition d’une démarche empirique,
inédite dans le champ des études littéraires, a valu aux recherches
de genèse une réputation (bonne ou mauvaise) de « scientificité »
que je n’entends pas discuter ici. Ce qui m’importe, c’est le rôle de
ces méthodes dans la naissance de la génétique. Elles ont permis
de créer une heuristique cohérente de l’écriture, au sens propre du
terme : méthode pour découvrir les propriétés et fonctions d’un
donné. Cette origine attache la génétique au principe de réalité ;
elle trace ainsi une nouvelle marque qui la distingue de la critique
textuelle et lui ouvre l’accès d’un domaine inédit (au propre comme
au figuré) de la littérature.
Affranchie par nature de la domination des seules théories du
texte, la génétique a retrouvé le champ entier des questions que pose la
littérature : sa création, son rapport au monde, la fonction de
Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 21

l’écrivain, l’histoire des écrits. Ainsi s’est ouvert le domaine d’une


recherche génétique générale, bien plus vaste et moins exploré
que celui d’une critique restreinte dont je parlerai plus loin. On
n’a d’ailleurs pas manqué d’incriminer ce retour à des questions
classiques, sans voir que la génétique leur ouvrait des perspectives
toutes neuves – et parfois imprévues. L’auteur, congédié par la
critique, réduit au statut désincarné d’une instance écrivante ou à
l’existence bourgeoise de la biographie, redevient l’homme-plume
qui capte au fil des jours et des saisons tout ce qui, au milieu de
la vie, vient éveiller un écho et s’engranger dans les manuscrits
d’avant le manuscrit, carnets, notes, dossiers22. Ensuite la mémoire,
l’imaginaire et le travail de la plume viennent faire leur œuvre de
transfiguration sur d’autres pages qui connaissent d’autres destins.
Ici, l’univers de la genèse diffère encore de l’univers de l’œuvre.
L’histoire de l’archive dessine d’autres configurations que celle de la
bibliothèque. Dans celle-ci, La Jeune Parque occupe aujourd’hui une
quinzaine de pages, à côté d’autres poèmes, mieux connus parfois du
grand public23. Le manuscrit dont elle émerge se déploie en revanche
sur quelque huit cents pages et constitue un document capital, un
carrefour dans l’histoire de la poésie à l’orée du xxe siècle. Dans les
lettres allemandes, il en va de même du « Allgemeines Brouillon »
(le « brouillon général ») de Novalis, ainsi que d’autres grands
manuscrits qui décrivent un autre devenir de la littérature. Et qui
procèdent d’une autre logique. Nous n’avons pu jusqu’ici reconnaître
de corrélation significative entre les pratiques individuelles
d’écriture et les époques de l’histoire littéraire. Aujourd’hui encore,
ce phénomène n’est pas bien compris (ni d’ailleurs bien étudié).
Si les œuvres s’inscrivent dans une histoire des civilisations, les
manières d’écrire relèvent peut-être davantage d’une anthropologie
culturelle. De ce débat, qui demeure ouvert, je ne retiens ici que la
confirmation d’une spécificité des questions de genèse, et avant tout,
du processus d’écriture lui-même. La recherche en a scruté les traces

22 �����
Voir Carnets d’écrivains, CNRS Éditions, 1990. Je ne cite ce titre, comme
ceux qui suivent, qu’à titre d’exemple, sans la bibliographie (parfois importante)
consacrée à chacune de ces questions.
23 ������������������������
Ainsi dans Paul Valéry, Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, 1957, p. 96-110 (coll.
« Bibliothèque de la Pléiade »).
22 LA CRÉATION EN ACTE

matérielles : les signes du manuscrit24, les marqueurs du langage25,


la typologie des opérations26 et des caractéristiques individuelles.
Ces travaux ont permis de décrire de façon raisonnée les faits de
genèse. D’autres ont analysé les composantes d’une dynamique de
l’écriture : « spontanéité organisée » (Martin Walser), « les dons de
la langue et les exigences du jugement » (Julien Gracq), poésie et
pensée (Valéry). Ces recherches tendent à saisir les effets de sens
– à comprendre une genèse. Mais non à l’expliquer. On a souvent
souligné l’écart entre les traces d’une écriture et la réalité – temporelle,
séquentielle, intentionnelle. L’auteur lui-même ne saurait nous en
livrer la clé. L’écrivain qui parle aujourd’hui de son livre n’est plus
celui qui était, hier ou avant-hier, à sa table. Ses souvenirs porteront
d’avantage sur son parcours que sur ses raisons, le comment plus que
le pourquoi. Au savoir du critique, son récit ajoutera un éclairage qui
ne sera jamais indifférent et parfois essentiel. Mais ce sera toujours
un récit, témoignage à interpréter comme tout autre. Il est vrai que
la critique génétique dévisage l’œuvre dans la complétude de son
devenir, qu’elle dispose d’une information plus précise et n’a plus à
« se poser des questions devant le texte imprimé auxquelles l’auteur,
les auteurs, avaient répondu d’avance par la rature, la surcharge, la
correction27 ». En revanche, elle affronte d’autres périls : le critique
à la fois constitue son objet et l’interprète ; l’interaction entre ces
deux démarches en fait parfois un exercice de corde raide. En ce
sens, si la génétique se fonde sur une herméneutique spécifique, celle
du manuscrit, elle demeure une composante des études littéraires
et ses interprétations constituent des opérations de critique qui
appartiennent en propre à leur auteur.

24 Langue française, le signifiant graphique, n° 59, édité par Jacques Anis, 1983 ;
De la lettre au livre. Sémiotique des manuscrits littéraires, Paris, CNRS Éditions,
1989 ; « Sémiotique », in Genesis n° 10, 1996.
25 ����������������������������
« Manuscrits-écriture », in Langages, n° 69 édité par Almuth Grésillon et Jean-
Louis Lebrave, 1983 ; « Processus d’écriture et marques linguistiques », Langages,
n° 147, publié par Irène Fenoglio et Sabine Boucheron-Pétillon, 2002.
26 �����������������������������������������������������
Pierre-Marc de Biasi, « L’univers de la rature », in La Génétique des textes,
Paris, Nathan, 2000.
27 ������������������������������������������������������
Aragon, « D’un grand art nouveau : la recherche », in Essais de critique
génétique, op. cit., p. 9.
Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 23

Le recours au lexique savant (heuristique, herméneutique)


offre l’avantage d’identifier les niveaux de la critique génétique en
les situant à l’étiage de leurs homologues textuels. En revanche,
la forte surdétermination de ces termes (et d’autres : poétique,
phénoménologie) invoque des positions méthodologiques (ou
philosophiques) dont l’application à la génétique fait débat et
appelle en tout cas une clarification préalable. Ainsi l’herméneutique
entendue non dans l’acception générale d’une étude du texte, mais en
tant que méthode constituée, renvoie à deux (au moins) approches
théoriques. La première, qui domine le xixe siècle, vise à dévoiler
derrière l’œuvre la vie de l’esprit créateur qui s’y manifeste. Ses
fondateurs, Schleiermacher et Schlegel, furent ainsi parmi les premiers
à traiter de la production des œuvres et la critique génétique n’a pas
manqué de se réclamer de ces travaux qui l’annoncent de loin28. Plus
loin dans le siècle, Wilhelm Dilthey, fondateur des sciences humaines
en tant que sciences de l’esprit, développe une herméneutique de
la « Einfühlungstheorie » (sympathie identificatrice) avec laquelle
la génétique moderne partage l’empathie qui peut naître d’une
longue immersion dans le travail d’un auteur. Pour autant, elle n’est
pas une théorie de l’identification. Le critique ne s’oublie pas lui-
même pour plonger dans la conscience de l’écrivain – ni dans son
être, à quoi l’appelle une phénoménologie de la transcendance29. Il
observe les traces objectivées d’un travail. Ces traces où nous lisons
une origine, sont déjà une fin, « l’aboutissement d’une suite de
modifications intérieures aussi désordonnées que l’on voudra, mais
qui doivent nécessairement se résoudre, au moment où la main agit,
en un commandement unique, heureux ou non30 ». Pour rendre
compte de ces phénomènes, l’étude génétique se trouve en position
d’observation et à une distance de son objet qui est, me semble-t-il,
celle de toute relation critique.

28 ������������������������������������������������
Voir notamment Friedrich D. E. Schleiermacher, Hermeneutik, (nach den
Handschriften neu hrsg. und eingel. von H. K.), in Abhandlungen der Heidelberger
Akademie der Wissenschaften, Heidelberg, 1959-1962, et Friedrich Schlegel, « Vom
Wesen der Kritik », in Kritische Friedrich Schlegel Ausgabe, Schöningh, Paderborn,
1975-III, où figure sa célèbre analyse des rapports entre critique et création.
29 ���������������������������������������������������������������������������
Ainsi Paul de Man : « Dans la mesure où il est oubli de nous-mêmes pour un
moi transcendantal qui parle dans l’œuvre, l’acte critique, conçu […] comme une
mise en rapport avec l’être, demeure un acte exemplaire », Les Chemins actuels de
la critique, Paris, UGE, 1968, p. 58.
30 ���������������������������������������������������������
Paul Valéry, « Première leçon du cours de poétique », in Œuvres, t. I, op. cit., p.
1351.
24 LA CRÉATION EN ACTE

Cette perspective est prise en compte par ce que l’on pourrait


nommer la seconde herméneutique, celle que fondent notamment
en Allemagne les travaux de Hans-Georg Gadamer et ceux de Paul
Ricœur en France. À la suite de Valéry, Paul Ricœur constate :
« du seul fait que le discours est écrit, il est porteur d’une histoire
qui n’est plus celle de son auteur […] cette disjonction entre dire
et signifier constitue déjà un phénomène de production, une
création31 ». En même temps, les travaux de Gadamer ont produit
des concepts qui peuvent être opératoires dans une étude de
genèse, tel celui de l’interrogation (une interprétation est toujours
la réponse à une question) ou de la simultanéité de significations
plurielles (qui s’observent dans l’écriture). Cependant, ce dernier
concept a été développé dans une perspective historique qui cherche
à saisir la signification du texte à la fois dans le passé et dans le
présent : « Verschmelzung des Gegenwartshorizontes mit dem
Vergangenheitshorizont32 » (fusion de l’horizon du présent avec
l’horizon du passé). Ici, un écart se creuse avec la génétique dont
les objets n’ont pas connu la lecture. Le public n’a jamais cheminé
à travers l’univers secret des manuscrits, pas plus d’ailleurs que les
écrivains. La littérature ne circule pas entre leurs manuscrits comme
elle le fait entre leurs livres : il n’est pas d’intertextualité entre le
brouillon d’un auteur et celui d’un autre. La génétique peut, en
dehors de son domaine, s’adosser à des traditions et constructions
théoriques qui permettent d’enrichir sa réflexion et d’élargir son
champ de vision. Mais elle ne peut leur demander la solution de
problèmes qui lui appartiennent en propre.

Pour m’ébrouer un peu après une discussion aussi théorique


de la génétique générale, je voudrais aborder les questions de la
génétique restreinte – restreinte à l’étude d’une œuvre spécifique – à
travers quelques cas de figure concrets. Les rapports de la genèse et
du texte font l’objet, plus loin, d’un débat de fond33, ici, j’aimerais
seulement en souligner l’extraordinaire diversité – et désespère
31 ��������������������������������������������
Paul Ricœur, « Regards sur l’écriture », in
La Naissance du texte, Paris, José
Corti, 1989, p. 214.
32 ��������������������
Hans-Georg Gadamer, Einander verstehen – Die letzte Epoche der Philosophie,
Stuttgart, Klett, 1974, p. 119.
33 ����������������������������������
Voir plus loin la « Table ronde ».
Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 25

d’y parvenir ailleurs que sur le terrain. Qu’on m’autorise (une fois
n’est pas coutume) à prendre les exemples que j’ai sous la main.
Cette solution m’offre non seulement l’avantage de parler de ce que
je connais, mais aussi d’illustrer le contraste entre des études qui
peuvent figurer aujourd’hui sous un même toit34. Le premier dossier
(s’il est possible de le qualifier ainsi) comporte quelque cent quatre-
vingts morceaux de papier, petits ou grands, arrachés le plus souvent
à une page et sans rapport entre eux. Le deuxième, deux carnets,
le troisième, le texte d’une seule page, mais sur plus de trente-trois
feuillets. Un siècle et demi les séparent, et une frontière. Les bouts de
papier appartiennent à Heine, qui les a griffonnés au hasard, mais
précieusement conservés35. Ils constituent un carnet sans pages,
dont les fragments s’éparpillent au travers de l’œuvre et sont comme
des traceurs qui permettent d’en suivre la genèse et de comprendre
le paradoxe de ce grand écrivain sans grand ouvrage. Les carnets
manuscrits sont ceux du Journal des Faux-Monnayeurs de Gide. Le
texte publié par l’auteur a dérouté la critique par les incohérences
de sa chronologie et l’ambiguïté de son statut (fiction ? fabrication
d’après coup ?). Il procède en réalité de deux authentiques carnets de
travail qui servent à l’écrivain d’observatoire pour la fabrication de
son nouveau roman avant la lettre, opération « plus intéressante que
l’œuvre elle-même », comme le dit un personnage au lecteur36. Enfin,
la première page est celle du roman Trame d’enfance de Christa Wolf.
Cette entrée en écriture révèle un étrange parcours : la première page
a été réécrite trente-trois fois sur cinq ans ; l’une (sinon plusieurs) de
ces versions est postérieure à l’achèvement du roman37. Et ces trente-
trois tentatives, traversées par des changements d’intention, de voix
narrative, de thématique, éclairent d’une nouvelle lumière une œuvre
qui a pourtant fait l’objet de nombreuses études textuelles. Et l’on
voit bien à quel point l’apport de la génétique diffère à chaque fois
d’une configuration à une autre.

34 ��������������������������
Louis Hay, « Textes », in La Littérature des écrivains. Questions de critique
génétique, Paris, José Corti, 2002, p. 259-330.
35 ��������������������������������������������������������������������������
Ces papiers se trouvent aujourd’hui pour l’essentiel à la Pierpont Morgan
Library de New York (collection Heinemann), au Heinrich-Heine-Institut de
Düsseldorf et à la Houghton Library de Harvard (collection Loeb).
36 ���������������������������������������������������������������������������
Ces deux carnets se trouvent aujourd’hui à la bibliothèque du Harry Ransom
Humanities Research Center (collection Carlton Lake), Université du Texas à
Austin.
37 ������������������������
Les manuscrits du roman Kindheitsmuster sont propriété de l’auteur.
26 LA CRÉATION EN ACTE

Que l’on me pardonne la multitude de ces trop brefs exemples.


Leur variété est loin d’épuiser celle de la génétique ; ils ne nous ont
conduits que dans la périphérie des grands chantiers qui explorent
aujourd’hui les massifs de Flaubert ou de Zola, de Valéry, de Proust
ou de Joyce. Je m’en suis servi – craignant de n’y pas parvenir
autrement – pour montrer combien sont changeants les visages
de la génétique : dossiers et époques, méthodes et résultats. Cette
variété ne permet pas d’instrumentaliser ces analyses pour en tirer
un procédé d’explication des textes. Et cette difficulté a son prix :
on ne peut pratiquer la génétique à livre ouvert ; il faut au préalable
s’approprier l’histoire de l’œuvre et cette exigence fait obstacle à
l’extension de la méthode. Cependant, les travaux des généticiens
ouvrent des brèches dans ce mur et mettent entre les mains du
critique (et, progressivement, du public) des documents imprimés
ou numérisés – transcriptions, éditions génétiques, publications de
dossiers – qui le dispensent de l’étape héroïque de la recherche et
étude des manuscrits. Et comme l’initiation à la génétique commence
désormais au lycée, du moins en France, il ne faut peut-être pas
désespérer de son avenir à l’université.
Ces remarques désordonnées sur ce qu’est et ce que n’est
pas la critique génétique font du moins apparaître une aventure
scientifique sans précédent dans l’histoire des études littéraires. La
génétique a ouvert à l’investigation cette autre moitié de la littérature
qui demeurait jusqu’ici dans l’ombre. Elle a donné une histoire à cet
objet obscur, chu sur notre table, qu’était le livre au regard du lecteur.
Cette porte une fois ouverte, rien ne sera plus comme avant. Ce
changement a aussi rompu l’isolement de la recherche littéraire. La
perspective génétique a montré sa fécondité pour l’étude d’autres
textes, scientifiques ou philosophiques, et d’autres domaines de
l’art et de la création : musique, arts plastiques, arts du spectacle,
architecture. De là, une tentation, parfois, de chercher dans la
genèse la clé d’une signification globale des activités humaines. En
fait, l’intérêt de ces expériences fut avant tout de mieux comprendre
le fonctionnement de l’art et de l’invention par la diversité de leurs
conditions d’existence. Ainsi s’est trouvée rétablie cette circulation
d’idées entre les disciplines qui avaient fait le succès des sciences
humaines au temps de leur rapide expansion.
Confortée par ce glorieux bilan, la critique génétique pourrait
assez aisément revendiquer un statut de théorie à part entière :
elle possède ses objets, ses méthodes, ses concepts propres. Que
Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 27

demander de plus ? La réalité, pourtant, me paraît plus ambiguë.


La génétique est plus qu’une théorie puisque, nous l’avons vu, elle
se fonde sur des résultats empiriquement établis à partir de données
factuelles. Elle est moins, puisqu’elle n’explique pas les faits qu’elle
observe par un modèle théorique global de la création littéraire.
Faut-il croire que l’idée même d’une théorie générale soit désormais
dépassée en littérature ? Faut-il imaginer que, progressant dans la
solution des questions qu’elle ne cesse de soulever, la génétique ira
vers de nouvelles constructions théoriques ? Nous ne le savons pas.
Page laissée blanche intentionnellement
« Nous avançons toujours sur des sables
mouvants. » Espaces et frontières de la critique
génétique

Almuth Grésillon

Résumé

La critique génétique a pour vocation d’étudier les processus de


création à travers les traces repérables dans l’avant-texte. Quant à
ce dernier, il est composé, au sens strict, de documents manuscrits,
autographes témoignant des étapes successives de l’élaboration d’une
œuvre. Est considéré comme début d’un dossier génétique ce que le
regard rétrospectif du généticien identifie comme première trace
autographe d’une œuvre. Et la fin du parcours génétique est représentée
par le document muni du bon à tirer par lequel l’énonciation se fige en
énoncé, le scripteur en auteur et l’avant-texte en texte. Ces définitions,
qui ont permis à la critique génétique d’élaborer ses outils et méthodes
en s’appuyant sur des corpus idéalement simples ne résistent pas
toujours à l’examen. On montre ici que les espaces de l’avant-texte
sont bien plus vastes, et que les frontières du champ génétique sont à
redéfinir en fonction d’objectifs plus complexes.

Il y a dix ans, en écrivant les Éléments de critique génétique,


je croyais pouvoir définir et circonscrire à la fois l’objet, la méthode
et la visée de cette discipline. En effet, dès le premier paragraphe, la
critique génétique y apparaissait tout armée de certitudes et dotée
de propriétés bien définies :

Son objet : les manuscrits littéraires, en tant qu’ils portent la trace d’une
dynamique, celle du texte en devenir. Sa méthode : la mise à nu du corps et
du cours de l’écriture, assortie de la construction d’une série d’hypothèses
sur les opérations scripturales. Sa visée: la littérature comme un faire,
comme activité, comme mouvement.

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Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes,
Paris, PUF, 1994, p. 7.
30 LA CRÉATION EN ACTE

Cette autocitation n’a de sens que pour situer mon propos


d’aujourd’hui, propos moins affirmatif, davantage traversé de
questions et de doutes. Mes interrogations porteront non sur la
légitimité de l’entreprise génétique, ni sur le plaisir intellectuel qu’elle
procure, mais sur la définition précise de son objet, sur les frontières
internes et externes, sur les extensions de son application et sur la
place qu’elle occupe par rapport à d’autres approches critiques.
Tout d’abord un mot sur le nom même du domaine en
question. À côté de « critique génétique », on lit aussi « génétique
textuelle », ou « génétique des textes ». Ces deux derniers termes
sont utilisés soit en stricte synonymie avec « critique génétique »,
soit pour souligner qu’il existe des génétiques non textuelles (par
exemple dans le domaine du dessin, de la musique, de l’architecture
ou du cinéma). On note également que les didacticiens privilégient
le terme « génétique textuelle » à celui de « critique génétique » afin
de souligner qu’ils ne font pas appel à un courant de critique, mais à
une méthode généralisable à tous les types de textes. Si je conserve le
terme de « critique génétique », c’est d’une part parce que dans un
domaine encore assez jeune il est bon de s’en tenir à une terminologie
stable, et d’autre part, parce que ce nom souligne d’emblée qu’il ne
s’agit pas d’un outil descriptif, mais d’une démarche critique.

1. Frontières de l’avant-texte

Les généticiens se sont donné comme objet d’étude cet


ensemble de documents appelé « avant-texte » qui témoigne de

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Certaines de ces questions ont été abordées dans Genesis, n° 6, 1994, puis
de nouveau par Louis Hay, « Lire et écrire », in id., La Littérature des écrivains.
Questions de critique génétique, Paris, José Corti 2002 ; voir aussi mon article « La
critique génétique, aujourd’hui et demain », in L’Esprit créateur, vol. 41, 2001,
p. 9-15.
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Voir par exemple Michel Contat et Daniel Ferrer, éds., Pourquoi la critique
génétique ? Méthodes, théories, Paris, CNRS Éditions, 1998 : les premiers mots de
l’introduction évoquent « la génétique textuelle » (p. 7) ; un peu plus loin, on retrouve
« critique génétique », puis de nouveau « la génétique dite textuelle » (p. 7-8).
 ������������������������������������������������������
C’est le titre de l’ouvrage de Pierre-Marc de Biasi : La Génétique des textes,
Paris, Nathan, 2000.
 ������������������������������������������������������������������������������
Textes journalistiques, scientifiques, philosophiques ou scolaires ; pour ces
derniers, voir la thèse de Claire Doquet-Lacoste : « Étude génétique de l’écriture
sur traitement de texte d’élèves de CM2 », université Paris III, juin 2003, p. 43.
Espaces et frontières de la critique génétique 31

l’élaboration scripturale. Pour l’âge d’or des manuscrits littéraires,


à savoir les dossiers des xixe et xxe siècles, ces documents sont pour
l’essentiel des manuscrits et autographes. À cette double propriété
répond une grande variété de types discursifs ; notations brèves,
notes de lecture, scénarios, plans, listes (de personnages ou de titres),
brouillons rédactionnels, copies au net.

1.1. Début et fin

Guidés par un souci heuristique, les généticiens s’étaient


efforcés d’assigner des termes précis au parcours génétique. Au
sens strict, l’avant-texte a un début et une fin. Le début le sépare
sinon du vide, du moins de l’espace non accessible de l’origine ; la
fin le sépare du texte publié. Plus concrètement, on était convenu
de considérer comme début de l’avant-texte le document manuscrit
qui, par rapport à une œuvre donnée, pouvait être considéré comme
la trace manuscrite la plus ancienne. Symétriquement, on a défini
comme fin de l’avant-texte le dernier état rédactionnel, celui sur
lequel l’auteur appose sa signature pour le bon à tirer. Voilà donc,
clairement circonscrit, l’espace de l’avant-texte. Il n’y avait plus qu’à
passer aux applications.
C’est là, lors de la mise à l’épreuve, qu’insensiblement et
presque à notre insu, nous avons de plus en plus allègrement
franchi ces frontières initialement installées. Il a suffi de travailler
sur les bibliothèques d’écrivains ou sur la rage documentaire
qui se manifeste dans des notes de lecture et des fiches d’extraits
pour qu’on se rende compte que le début du processus de création
peut se situer bien en deçà du plan ou du scénario. Bien souvent,
l’étincelle scripturale du début est due à une interaction de « choses
lues » et de « choses rêvées ». Le début d’écriture ne peut être
étudié sans que l’on prenne en compte les processus de lecture qui
l’ont précédé. Il fallait donc reculer dans le temps et intégrer ces

 �������������������������������������������
Voir Paolo D’Iorio et Daniel Ferrer, éds., Bibliothèques d’écrivains, Paris, CNRS
Éditions, 2001.
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Voir ������������������������������������������������
Jacques Neefs et Raymonde Debray Genette, éds., Romans d’archives,
Lille, PUL, 1987.
 �����������������������������������������������������������������������������
En témoignent par exemple certaines fiches de Roland Barthes : l’inscription
commence par un extrait copié littéralement dans la Correspondance de Flaubert et
se poursuit par des remarques de Barthes (dossier génétique du texte « Flaubert et
la phrase », IMEC, fonds Roland Barthes).
32 LA CRÉATION EN ACTE

documents hétérogènes, qui ne sont plus nécessairement manuscrits,


ni même toujours de l’auteur en question. Textes imprimés, gloses et
annotations manuscrites dans la marge des livres, notes de lecture et
pratique des fiches, tout cela témoigne de la complexité des débuts.
Mais la fin est tout aussi complexe. Là aussi, la simplicité
du critère initialement retenu, celui du bon à tirer, s’est révélée
rapidement illusoire. Deux types d’expériences génétiques ont
prouvé sa fragilité : celle des éditions successives (revues, corrigées
et augmentées par l’auteur) et celle de la genèse théâtrale. Dans le
premier cas, le bon à tirer a effectivement donné lieu à une édition,
mais l’auteur a souvent inscrit sur son exemplaire personnel du
livre imprimé les modifications et expansions qu’il souhaitait voir
intégrées à l’édition suivante. Ainsi Montaigne et Les Essais, dont
l’édition en fac-similé dite « de Bordeaux » montre à quel point le
« je » scriptural est devenu un autre quand il s’est mis à rédiger ses
« allongeails ». Ainsi encore Paul Eluard, quand il a retravaillé dans
les années 1940 l’édition de Donner à voir parue chez Gallimard en
1939. Dans les deux cas, la nouvelle version n’a pas paru du vivant de
l’auteur, si bien que pour les éditeurs scientifiques a surgi d’emblée
la question épineuse de savoir quelle était la version authentifiée. On
peut rappeler aussi les nombreuses rééditions que Ronsard tenait
à faire, tout au long de sa vie d’écrivain, de ses Poèmes, ou, plus
près de nous, les versions de 1949 et de 1966 du roman d’Aragon,
Les Communistes. En tout cas, c’est ainsi qu’un état dernier de la
rédaction peut parfaitement se retransformer en brouillon et que
ce qui semblait signifier la fin d’un processus peut basculer dans
une nouvelle aventure scripturale. Le texte redevient avant-texte. Le
plomb cède à son tour la place à la plume.
Avec la genèse théâtrale, la remise sur le métier d’un texte
achevé ne s’inscrit plus dans la sphère privée de l’auteur, mais
introduit d’autres paramètres : les nécessités de la scène, donc
l’espace, le décor, la voix, le public. Imaginons les dramaturges qui
sont également metteurs en scène, par exemple Brecht ou Beckett,
ou ceux qui collaborent directement avec le metteur en scène, comme
Genet avec Blin, Giraudoux avec Jouvet ou Claudel avec Barrault,
et on comprend d’emblée comment, à partir d’un texte achevé, des
contraintes non scripturales, celles de la scène, peuvent commander

 ����������������������������������������������������
Voir François Moureau, « La plume et le plomb », in De bonne main, Paris-
Oxford, Voltaire Foundation, 1993, p. 7.
Espaces et frontières de la critique génétique 33

des réécritures textuelles10. La fin du parcours génétique n’est plus


toujours clairement assignable – sinon par la mort de l’auteur.
En tout cas, les deux termes du processus scriptural, son début
et sa fin, m’apparaissent aujourd’hui bien plus flottants et mobiles
que ce que mon besoin d’indices fiables et stables m’avait fait croire
dans mes anciennes explorations génétiques.

1.2. Endogenèse et exogenèse

Il n’y a pas que les termes du parcours qui s’avèrent complexes,


mais aussi la nature même de ce qu’on a coutume d’appeler
« document génétique ». On a déjà remarqué plus haut qu’on ne
peut plus se limiter aux documents manuscrits autographes. En
effet, le travail concret avec les diverses genèses montre à quel
point le généticien recourt presque automatiquement à des savoirs
qui en principe ne font pas partie du dossier génétique au sens
strict : savoirs biographiques, témoignages épistolaires, interviews,
journaux intimes, cassettes audio ou vidéo, notes prises par des
tiers, coupures de journaux, etc. Certes, on a tenté de distinguer
« endogenèse » et « exogenèse11 », et la distinction est juste, mais au
cœur de l’analyse génétique, l’une et l’autre sont sans cesse mêlées12,
si bien que la distinction n’est pas vraiment opérationnelle.

1.3. Le privé et le public

Une autre frontière devient floue, celle du privé et du public.


On a longtemps caractérisé l’avant-texte en disant que c’était un
espace privé, où l’on écrit pour soi, par opposition au texte publié,
qui précisément existe par et pour un public. La frontière semblait
confirmée par les écrivains eux-mêmes qui réclament le respect du
secret et sont nombreux à laisser des notes testamentaires interdisant
tout regard indiscret sur leurs brouillons. On connaît les injonctions
données par Mallarmé et Kafka à leurs ayants droit pour que leurs

10 ���������������������������������������������������������������������������������
Voir Almuth Grésillon, « De l’écriture du texte de théâtre à la mise en scène »,
in Cahiers de praxématique, n° 26, Montpellier, 1996.
11 ������������������������������������������������������������������
Raymonde Debray Genette, « Esquisse de méthode », 1979, repris in
Métamorphoses du récit, Paris, Le Seuil, 1988, p. 23-31.
12 ���������������������
Voir Éric Le Calvez, La Production du descriptif. Exogenèse et endogenèse de
L’Éducation sentimentale, Amsterdam-New York, Rodopi, 2002.
34 LA CRÉATION EN ACTE

manuscrits soient brûlés. De même, la mise en garde de Heine semble


sans appel :

C’est un acte illicite et immoral que de publier ne fût-ce qu’une ligne


d’un écrivain quand il ne l’a pas lui-même destinée au grand public.

Pourtant, d’une part, la critique génétique n’existe que du


fait de la transgression de ces testaments, d’autre part, à l’exception
peut-être de l’écriture du journal intime, il me semble que toute
élaboration textuelle, si elle se fait certes dans la solitude de l’espace
privé, est toujours déjà orientée vers la réception par un public de
lecteurs ; cela est d’autant plus souvent attesté que le processus
scriptural approche de sa fin (lissage stylistique, effets rhétoriques,
adresses au lecteur). Je n’en veux pour preuve que l’impact que
peut prendre un cercle d’amis ou les membres d’un salon littéraire
auxquels l’auteur soumet une première version de son texte, quitte
à récolter les remarques critiques et à les intégrer dans la phase
de réécriture. Ces pratiques sont attestées depuis le xvie siècle au
moins. Dans la préface à l’édition originale de ses Odes (1550),
Ronsard souligne combien il sollicite la collaboration du lecteur afin
d’améliorer son texte et de préparer une nouvelle édition :

Le livre ici [..] ne t’est lâché, que pour aller découvrir ton jugement, affin
de l’envoier après un meilleur combattant13.

Flaubert ne procédait pas autrement quand il soumettait ses


manuscrits à Maxime Du Camp ou à Louis Bouilhet. Comme au
début du processus scriptural, vers la fin aussi, lecture et écriture,
production et réception sont liées. Si à la première page de mes
Éléments j’avais assigné à la critique génétique la mission de donner
la réplique à l’esthétique de la réception (1994, p. 7), j’ai appris entre-
temps que les deux approches sont interdépendantes. J’y reviendrai
dans un instant.

13 ��������������������������������������������������������������
Cité par Robert Melançon, « L’édification d’un monument : les Œuvres de
Ronsard (1560) », in Bernard Beugnot et Robert Melançon, éds., Les Voies de
l’invention aux xvie et xviie siècles. Études génétiques, Montréal, université de
Montréal, 1993, p. 71.
Espaces et frontières de la critique génétique 35

1.4. Auteurs multiples

Et l’auteur dans tout cela ? Il n’est ni mort ni éternellement


réductible à cette construction simplifiée de « scripteur » qui n’est
sans doute qu’un artéfact en attente de nouvelles théorisations. En
outre, ce qu’il est urgent de prendre en considération de manière
cruciale, c’est l’existence d’auteurs multiples. On se souvient des
surprises qu’a provoquées la découverte du manuscrit des Champs
magnétiques : la main de Breton et celle de Soupault n’avaient
évidemment ni le même tracé ni la même manière de tricher avec le
protocole de l’écriture automatique. Le même « jeu de mains » se
joue dans les collaborations déjà mentionnées entre dramaturge et
metteur en scène, mais aussi entre librettiste et compositeur, dans
le cas de l’opéra (par exemple le couple Hofmannsthal et Richard
Strauss), entre l’architecte et les divers partenaires de l’exécution
du projet architectural14, et entre les auteurs souvent multiples des
écrits scientifiques15. Si le cas de la littérature semble jusqu’à présent
dominé par la configuration d’un auteur qui écrit seul, rien ne
permet, à l’âge des écritures électroniques, de prévoir par combien
de mains sera fabriquée la littérature de demain.

1.5. Verbal et non verbal ; écrit et oral

À toutes ces frontières poreuses, il conviendra d’ajouter


celle entre l’écriture et le dessin, traces si souvent complémentaires
dans les manuscrits d’écrivains. Reste à explorer également la
frontière non étanche entre le scriptural et l’oralité : au début de la
genèse, dont Valéry dit que « tel poème a commencé par la simple
indication d’un rythme qui s’est peu à peu donné sens16 » ou à la
fin de la genèse, quand Flaubert met le résultat de ses ruminations
scripturales à l’épreuve du gueuloir17.

14 �����
Voir Genesis, n° 14, 2000, notamment l’article de Pierre-Marc de Biasi : « Pour
une approche génétique de l’architecture », p. 13-65.
15 �����
Voir Genesis, n° 20, 2003.
16 �������������������������������������������������������
Paul Valéry, « Fragments des mémoires d’un poème », in Variété, in Œuvres, t.
I, Paris, Gallimard, 1957, p. 1474 (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »).
17 �����
Voir ������������������������������������������������������������������������������
Jean-Louis Lebrave, « La production littéraire entre l’écrit et la voix », in
Michel Contat et Daniel Ferrer, éds., op. cit., p. 169-188.
36 LA CRÉATION EN ACTE

1.6. Avant-textes sans brouillons ?

Dernière question de frontière, et elle est de taille : peut-on


faire de la critique génétique en l’absence de manuscrits de travail,
brouillons autographes et autres documents génétiques de stricte
obédience ? Le problème a été soulevé une première fois lors d’un
colloque à Montréal consacré à la genèse de textes littéraires produits
entre 1650 et 175018. Il figure de nouveau dans un volume collectif
intitulé Écrire aux xviie et xviiie siècles19. Et tout récemment, au cours
de l’année universitaire 2002-2003, un séminaire de la Sorbonne
dirigé par Patrick Dandrey a porté sur « Genèse et génétique de
la création littéraire au xviie siècle ». Cette fois-ci, la question des
frontières touche à la substance même de la génétique, car la matière
première de l’entreprise, les manuscrits de travail, font défaut. Le
dossier génétique au sens strict ne contient que des documents de la
phase finale de la production, celle qui est attestée par l’histoire des
éditions successives et les réaménagements dont celles-ci portent la
trace. C’est une genèse réduite à l’imprimé. Par nature, elle ne peut
rien dire sur les premiers jaillissements de l’écriture20.
En même temps, il y va de l’extension de la méthode et de la
généralisation de son champ d’application. Faut-il, en conservant
la pureté de la méthode, en rester à l’âge d’or des manuscrits, donc
en gros aux xixe et xxe siècles ? Ou peut-on risquer de généraliser
l’application génétique, quitte à redéfinir les objets qui font partie de
l’avant-texte pour y intégrer correspondances, préfaces, recueils de
lieux communs, florilèges, etc. ? La réponse donnée pour les siècles
passés pourrait éclairer aussi le versant actuel et futur, constitué par
l’écriture électronique. De manuscrits il ne sera plus question ; ne
pourront être étudiées que les strates d’apparence lisse et définitive de
ces textualités virtuelles qui se succèdent sur l’écran de l’ordinateur.
Finies donc les rêveries sur les gribouillis à peine déchiffrables qui font
18 �����������������������������������������������������������������������������
Voir le volume déjà cité ici en note 13 ; et ma postface à ce volume : « Une
critique génétique sans brouillons ? », in Bernard Beugnot et Robert Melançon,
éds., op. cit., p. 227-232.
19 Jean-Louis Lebrave et Almuth Grésillon, éds., Écrire aux xviie et xviiie siècles.
����������������������������������������������
Genèses de textes littéraires et philosophiques, Paris, CNRS Éditions, 2000.
20 ���������������������������������������������������������������
Certes, pour ces siècles où le brouillon n’avait aucune valeur sui generis,
l’écriture littéraire était davantage dictée par la mimesis et l’éternelle variation des
mêmes codes que par la fulgurance transgressive d’une création individuelle. Voir
Michel Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres, Paris,
Macula, 1998.
Espaces et frontières de la critique génétique 37

encore les joies et les souffrances des généticiens. Finies également


les pistes multiples ouvertes par les supports et les outils : charmes
du papier, jeux avec l’espace graphique, avec les instruments et les
couleurs. Et surtout, perdu à jamais, le tracé d’une main. L’avenir de
la génétique sera pourtant à ce prix.

2. Frontières de la discipline

Avec les questions que je viens d’évoquer, on a déjà abordé


un second problème, celui qui touche à la frontière même entre la
génétique et d’autres approches critiques de la littérature. On va
donc passer des frontières internes de la critique génétique aux
frontières externes.
Comme je l’ai souligné en commençant, la critique génétique
n’est pas simplement un outil de description ou une science
auxiliaire, c’est une approche critique autonome qui existe à côté
d’autres approches critiques. Elle n’est ni une discipline en marge, ni
une discipline qui s’oppose aux autres courants de la critique. Avec
le temps, il s’est installé plutôt un rapport de saine interaction. C’est
ce que je voudrais illustrer rapidement maintenant.

2.1. Esthétique de la réception

Je l’ai déjà dit plus haut : à partir du moment où l’on admet


que les choses lues, ingérées et digérées font partie du processus
d’invention, lecture et écriture, réception et production sont
indissociablement liées. L’analyse de la manière dont par exemple
Flaubert a lu Renan, ou dont Proust et Barthes ont lu Flaubert,
devient un point non pas de rivalité, mais de rencontre interactive.
De manière similaire : si une pièce de théâtre a raté sa première, cette
mauvaise réception auprès du public peut inciter l’auteur à réécrire
son texte. C’est donc plutôt une dynamique de complémentarité que
la survivance du vieux mythe de deux frères ennemis21.

21 ������������
Hans Robert Jauss
������������������������������������������������������������
avait déjà récusé en son temps cette vision erronée :
« Réception et production : le mythe des frères ennemis », in Louis Hay, éd., La
Naissance du texte, Paris, José Corti, 1989, p. 163-173.
38 LA CRÉATION EN ACTE

2.2. Intertextualité

Je ne m’y attarderai pas, car d’autres, notamment Daniel


Ferrer, ont déjà brillamment plaidé ici cette cause, qui est entendue.
Ailleurs, Raymonde Debray Genette22, Michael Riffaterre23, Laurent
Milesi24 et Éric Le Calvez25 ont bien mis en évidence à quel point
l’intertextualité fonctionne à l’intérieur du processus de genèse
comme un véritable « générateur textuel26 ». On peut même dire que
la génétique donne véritablement à la notion d’intertextualité corps
et consistance.

2.3. Thématique

Il se passe le même renouveau pour la vieille thématique à


partir du moment où on la fait fonctionner dans la recherche
génétique. Il suffit de renvoyer aux travaux de Michel Collot sur la
poésie de Supervielle, Jeannine Jallat sur Valéry, Bernard Brun sur
des thèmes et motifs dans la genèse du roman proustien27. Les études
proustiennes ont à leur tour inspiré mon travail sur l’émergence du
thème de la matinée dans le roman de Proust28.

2.4. Stylistique

À ma connaissance, le rapport entre génétique et stylistique est


encore largement inexploré ; sans doute parce que la stylistique n’était
pas à la mode ces derniers temps. Pourtant, j’imagine volontiers une
nouvelle stylistique qui étudierait la naissance des traits pertinents
22 ���������������������������������������������������������������������
Raymonde Debray Genette, « Hapax et paradigmes. Aux frontières de la
critique génétique », in Genesis, n° 6, 1994, p. 79-92.
23 �������������������������������������������������������
Michael Riffaterre, « Avant-texte et littérarité », in Genesis, n° 9, 1996, p. 9-27.
24 �������������������������������������������������������������������������������
Laurent Milesi, « Inter-Textualités : enjeux et perspectives (en guise d’avant-
propos) », in Éric Le Calvez et Marie-Claude Canova-Green, éds., Texte(s) et
Intertexte(s), Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997, p. 7-34.
25 ����������������
Éric Le Calvez, op. cit. [notamment le chapitre intitulé « Exogenèse : écriture et
documents ».]
26 ��������������������������������������
L’expression est due à Éric Le Calvez.
27 �����������������������������������������
Pour ces travaux, voir Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique, op. cit.,
p. 163-168. Voir également Raymonde Debray Genette, « Questions de méthode »,
in Métamorphoses du récit, op. cit., p. 36-46).
28 �������������������������������������������������������������������
Almuth Grésillon, « Proust ou l’écriture vagabonde. À propos de la “matinée”
����������
dans La Prisonnière », in Marcel Proust. Écrire sans fin, Paris, CNRS Éditions,
1996, p. 99-124.
Espaces et frontières de la critique génétique 39

du style d’un auteur à travers l’histoire de ses manuscrits. Comment


une écriture évolue-t-elle au fil du temps ? Comment des invariants
– formels ou thématiques – se maintiennent-ils à travers toute une
vie d’écriture ?
Il serait aisé de poursuivre ce plaidoyer en évoquant à leur
tour psychanalyse, sociocritique, narratologie, etc. Ce qui me paraît
important aujourd’hui, ce n’est pas, comme il y a quinze ans, le
fait que la critique génétique a recours aux diverses méthodes de
critique textuelle pour interpréter les faits génétiques. Le rapport
est à la fois plus intéressant et plus dialectique. Lorsqu’on met ces
approches critiques à l’épreuve du manuscrit, on observe qu’elles
se renouvellent et s’enrichissent. Je suis convaincue que ce type de
franchissement de frontières disciplinaires est riche en surprises, y
compris théoriques.

2.5. Frontières institutionnelles

Reste, dans cette perspective, un fait troublant. La critique


génétique fournit le premier chapitre d’une Introduction aux méthodes
critiques pour l’analyse littéraire29. Elle fournit également le dernier
chapitre d’un « Que sais-je ? » que Michel Jarrety a consacré à La
Critique littéraire française au xxe siècle (1998). Pourtant, même
si certains programmes universitaires contiennent, au niveau de
la maîtrise et du DEA, des initiations à la génétique, celle-ci n’est
toujours pas vraiment reconnue comme une matière universitaire
« normale », et les thèses de type génétique sont encore une minorité,
car les candidats eux-mêmes reculent devant ce type de sujet aussi
longtemps que les frontières institutionnelles résistent, frontières
institutionnelles qui, en France, séparent trop souvent l’Université
et le CNRS.
Cette frontière institutionnelle a été pourtant allègrement
franchie à un autre niveau de l’Éducation nationale française : par
l’enseignement secondaire où, suite à un arrêté publié le 5 juin 2001
et intitulé « Programme d’enseignement de la classe de seconde
– Français », l’initiation aux processus d’écriture est devenue
obligatoire. Un manuel pour les classes de « seconde » paru chez

29 ��������������
Daniel Bergez et al., Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire,
Paris, Bordas, 1990. On note que dans la 2e édition, 2002, cette place « inaugurale »
a été prise par « L’histoire littéraire ».
40 LA CRÉATION EN ACTE

Delagrave illustre cette nouveauté en consacrant le premier des


dix « dossiers » – et en même temps le plus long – au thème « Du
manuscrit à la publication ». Comme quoi les avancées ne se font
pas toujours là où on les attend...
Les frontières internes et externes de la critique génétique
sont poreuses. On ignore l’impact qu’aura l’écriture électronique sur
l’approche génétique. On n’est pas sûr que le champ d’application
puisse s’étendre jusqu’à englober des dossiers de genèse dépourvus
de tout brouillon. L’avenir est incertain, et comme le dit Claude
Simon à la fin de son Discours de Stockholm : « Nous avançons
toujours sur des sables mouvants30. » Le tout, c’est d’avancer, de
continuer, et en marchant, d’adapter les outils et méthodes à des
questions nouvelles.

30 ��������������
Claude Simon, Discours de Stockholm, Paris, Éditions de Minuit, 1986, p. 31.
Génétique textuelle et génétique sociale

Joseph Jurt

Résumé

Dépassant le textualisme, la critique génétique se définit comme un


nouvel objet structuré par le temps et se propose de saisir ainsi la
dynamique de l’écriture. Mais l’avant-texte et sa logique interne ne
fournissent pas forcément la clé pour l’interprétation ; il faudra recourir
à une esthétique qui informe ce processus ; or, une esthétique est toujours
un fait social. Si l’on a eu raison de séparer la génétique textuelle des
méthodes d’un structuralisme génétique qui opère d’une manière assez
mécanique, on ne peut pas évacuer toute explication de type social. La
théorie du champ littéraire, développée par Pierre Bourdieu, offre un
modèle d’explication sociale plus fin qui tient compte du processus de
l’autonomisation de la production culturelle et qui essaye de démontrer
que le travail d’écriture s’accomplit sous la contrainte du champ et de
ses possibles. Génétique textuelle et génétique sociale ainsi que l’étude
de la genèse et celle de la réception, ne comportent pas des rapports
d’exclusion, mais de complémentarité.

Le fait littéraire n’est pas seulement constitué par le texte,


mais aussi par sa production et sa réception. Si le texte en tant que
tel a été presque « naturellement » au centre de l’intérêt, la genèse
de l’œuvre d’art n’a pas cessé non plus de fasciner les interprètes.
Depuis un certain temps on cherche à cerner cette genèse à
travers l’étude des manuscrits. Le manuscrit est devenu un objet
presque sacré. Si la littérature est selon Nelson Goodman un art
allographique, elle est présente dans n’importe quelle reproduction
mécanique ; elle tient sa validité de sa conformité orthographique
au texte du manuscrit dont les particularités extralinguistiques sont
considérées comme non pertinentes. Ceci n’est pas le cas pour les
arts autobiographiques telles la peinture ou la sculpture : « La seule
manière, estime Nelson Goodman, de nous assurer que la Lucrèce
qui se trouve devant nous est authentique est donc d’établir le fait
historique qu’elle est le véritable objet qu’a produit Rembrandt.
42 LA CRÉATION EN ACTE

En conséquence, l’identification physique du produit de la main de


l’artiste, et par suite la conception de la contrefaçon d’une œuvre
particulière, prennent en peinture une importance qu’elles n’ont
pas en littérature. » Gérard Genette a souligné à juste titre que la
frontière entre ces deux arts n’est pas si étanche, ni immuable : la
littérature a parfois des aspects quasi autographiques, comme dans
les calligrammes à mi-chemin du poème et du dessin. Si l’intérêt
se reporte sur les manuscrits des auteurs, c’est qu’on a tendance à
y voir la manifestation d’un art autographe. Les reproductions des
pages de manuscrits dans de très beaux volumes l’attestent. Il ne
s’agit plus seulement d’un « matériau » pour études ni de simples
« brouillons » ; la forme même de ces textes autographes revêt une
signification spécifique. Le manuscrit, c’est la trace du corps de
l’écrivain, trace qui authentifie le texte banalisé par les procédés
de reproduction mécanique. Les traces manuscrites sont devenues
des reliques qu’on achète à prix très élevés, qu’on conserve comme
des objets précieux et qu’on expose. Les lecteurs qui demandent
à l’écrivain une dédicace manuscrite lui demandent alors une
réauthentification du texte de sa main.
Pour les œuvres de Molière et de Corneille nous ne disposons
pas de traces manuscrites. Ce n’est peut-être pas par hasard que
des linguistes ont pu affirmer, sur la base du critère de la distance
intertextuelle, que Corneille avait écrit la majorité des pièces de
Molière.

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Nelson Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles,
Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1990, p. 150.
 ������������������������������������������������������������������������
Gérard Genette, « Peut-on boucher une fenêtre avec un Rembrandt ? », in
Libération, 6 sept. 1990, p. 26 ; voir aussi Rainer Rochlitz, « Théories des symboles
ou esthétique », in Critique, n° 533, oct. 1991, p. 739-754.
 ���������������������������������
Voir par exemple Louis Hay, éd., Les Manuscrits des écrivains, Paris, Hachette-
CNRS Éditions, 1993.
 ����������������������������������������������
Au sujet des dédicaces voir Nathalie Heinich, L’Épreuve de la grandeur. Prix
littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte, 1999. D’une manière générale,
la tendance vers l’autonomie de l’art se manifeste dès l’instant où l’artiste (ou
écrivain) commence à signer son œuvre, authentifiant par son nom une volonté
personnelle de style et de forme et libérant ainsi l’œuvre des déterminations d’ordre
religieux ou social. Voir à ce sujet Ernst Kris/Otto Kurz, Die Legende vom Künstler,
Francfort, Suhrkamp, 1980, p. 24-25 et Michel Butor, Les Mots dans la peinture,
Paris, Flammarion, 1980.
 ������������������������������������������������������������������
Dominique et Cyril Labbé, « Inter-Textual Distance and Authorship
Attribution. Corneille and Molière », in Journal of Quantitative Linguistics, vol. 8,
n° 3, 2001, p. 213-231.
Génétique textuelle et génétique sociale 43

Les manuscrits ont été conservés par les écrivains surtout à


partir de la seconde moitié du xixe siècle. Les études tendant à étudier
la genèse des œuvres à partir de ces traces sont donc pertinentes
surtout en ce qui concerne cette période. Si Flaubert a été désigné
par les auteurs de la seconde moitié du xxe siècle comme un des
pères de la modernité, il nous a laissé à travers ses manuscrits un
matériau inestimable permettant d’éclaircir le processus de la genèse
de ses œuvres.
À partir de Madame Bovary, l’écrivain conserva la plus grande
partie de ses pages manuscrites : carnets, notes, scénarios, rédactions
successives, copies au net. C’est délibérément qu’il conserva toutes
les traces des différentes phases de l’élaboration de ses œuvres. On
connaît la célèbre phrase adressée en 1852 à Louise Colet : « Pourvu
que mes manuscrits durent autant que moi, c’est tout ce que je veux.
C’est dommage qu’il me faudrait un trop grand tombeau ; je les
ferais enterrer avec moi, comme un sauvage fait de son cheval. –
Ce sont ces pauvres pages-là, en effet, qui m’ont aidé à traverser la
longue plaine. » (C, II, 66).
Flaubert n’a cependant pas gardé, à notre intention, des
milliers et des milliers de pages manuscrites comme indices d’un
processus esthétique, mais en tant que témoins du labeur de
l’écrivain. C’est ce labeur qui joue à l’intérieur de son esthétique un
rôle majeur. Si des manuscrits sont conservés, ceci est commandé
par une esthétique. C’est cependant également par une décision
esthétique que Chateaubriand ne tolérait que la forme achevée de
ses œuvres, détruisant les pages trop raturées, et les états rejetés.
Jacques Neefs cite, là aussi, l’affirmation délibérée de l’auteur des
Mémoires d’outre-tombe : « M’écoutera-t-on quand je dis que je
renie les ébauches que l’on pourrait publier de moi, et je n’adopte
que mes tableaux entièrement finis ? » Certes, Flaubert avait lui
aussi le culte de l’œuvre achevée : « Que je crève comme un chien,
plutôt que de hâter d’une seconde ma phrase qui n’est pas mûre »
(C, II, 114), lance-t-il à Maxime Du Camp qui lui conseillait de se
dépêcher de publier. Malgré son culte de la perfection, Flaubert
a gardé, heureusement pour nous, ses avant-textes sans avoir par
ailleurs le fétichisme du manuscrit.

 Jacques
�����������������������������������������������������������������������������������
Neefs, « Critique génétique et histoire littéraire », in Henri Béhar et R.
Fayolle, éds., L’Histoire littéraire aujourd’hui, Paris, Armand Colin, 1990, p. 26.
 ��������
Cité in ibid., p. 25.
44 LA CRÉATION EN ACTE

Nous disposons de correspondances littéraires, notamment


depuis le xviiie siècle, et de documents de rédaction, surtout depuis
le siècle passé, comme précieuses mines d’informations pour saisir
la réflexion esthétique et le processus d’invention textuelle. Pouvoir
recourir à ces documents est un privilège, mais ceci n’est pas toujours
possible. Pour des raisons purement matérielles, l’approche de la
génétique textuelle ne peut être universelle. La pertinence dépend
en partie, comme nous l’avons dit, de la conception esthétique des
auteurs. Ceux-ci peuvent se dire en effet avec le protagoniste des Faux-
Monnayeurs : « C’est que l’histoire du livre n’aura plus intéressé que
le livre même » ou bien considérer cette histoire, perceptible à travers
les brouillons, comme non signifiante pour l’interprète ou le lecteur.
Nathalie Sarraute semble partager ce dernier point de vue quand
elle affirme au sujet de l’édition de ses œuvres dans la collection de
la Bibliothèque de la Pléiade : « Mais il n’y aura qu’un seul état de
mes manuscrits. Je refuse qu’on intègre des variantes sorties de ces
piles de papiers qui sont la genèse de mes livres mais qui ne valent
rien pour les autres. Ce sont seulement des indications pour moi. Ça
n’apporterait rien au lecteur. Je fais parfois cinquante pages pour
une page, mais les quarante-neuf autres sont à jeter. »
La génétique textuelle, en revendiquant la théorisation d’une
dimension historique à l’intérieur même de l’écrit, et tendant par
là à dépasser le textualisme, remarque à juste titre Pierre-Marc de
Biasi, introduit donc « ce qui faisait le plus cruellement défaut aux
analyses formelles : l’étendue inexplorée d’un nouvel objet structuré
par le temps ». La critique génétique cherchera donc à définir,
et je reprends de nouveau les termes de Jacques Neefs, « dans les
états successifs ou concurrents d’un ensemble d’écrits, les relations
significatives d’une activité créatrice, et à élaborer une “poétique”
de l’écriture10 ». Raymonde Debray Genette a très bien défini le
véritable objectif d’une critique génétique qui devrait être plus
qu’un simple adjuvant pour la critique moderne et aller « jusqu’à

 ��������������������������������������������
« Un entretien avec Nathalie Sarraute », in Le Monde [des livres], 26 fév. 1993,
p. 29. Si les traces de la genèse n’ont pas d’intérêt pour le lecteur ordinaire intéressé
par le texte achevé, elles ont de l’intérêt pour le lecteur chercheur qui se propose
d’élucider le processus de la gestation de l’œuvre.
 ��������������������������������������������������������������������������
Pierre-Marc de Biasi, « Vers une science de la littérature. L’analyse des
manuscrits et la genèse de l’œuvre », in Encyclopaedia universalis : Symposium,
Paris, 1985, p. 468.
10 Jacques
���������������
Neefs, art. cit., p. 22.
Génétique textuelle et génétique sociale 45

construire une poétique spécifique des manuscrits, qui serait peut-


être quelque chose comme une poétique de l’écriture opposée à une
poétique du texte11 ». Cette analyse du processus d’écriture et de sa
dynamique interne est à distinguer d’une approche qui part du texte
final et qui cherche dans les brouillons seulement une explication ou
une vérification d’éléments stylistiques, structuraux, thématiques,
lisibles du texte achevé. Pierre-Marc de Biasi a encore souligné toute
la richesse d’information qui se dégage de l’analyse des manuscrits
de Flaubert. Ils nous apprennent « qu’aucun phénomène d’écriture
n’est interprétable de manière unilatérale. La moindre transformation
dans les brouillons met en jeu, le plus souvent, deux ou trois
variables, parfois plus : travail stylistique, élaboration symbolique,
allusion sociohistorique, jeu de référence à l’intertexte, jeu de mots
et pastiches, ou même traces de l’inconscient, sous forme de lapsus,
par exemple12. » La génétique textuelle permet donc de décrire le
processus extrêmement complexe de gestation d’une œuvre, le travail
de l’écriture.
Mais pour expliquer ce processus, l’avant-texte et sa logique
interne ne fournissent pas forcément la clé ; il faudra sortir du texte
rédactionnel et recourir à une esthétique qui informe ce processus.
Or, une esthétique est toujours un fait social ; elle définit le beau et
sa fonction par rapport à une société. Et dire que le beau s’oppose
radicalement à la société et ses valeurs est encore un acte social.
Publier est un acte éminemment social, c’est entrer dans le domaine
public. Jacques Neefs a raison de distinguer radicalement la
« critique génétique » qui « s’attache à la textualité en mouvement
d’une œuvre par l’étude de ses avant-textes, de ses brouillons, de
ses versions diverses, de la notion du “génétique” telle qu’elle
apparaît, depuis Goldmann, dans les méthodes sociologiques du
“structuralisme génétique13” ». On reconnaîtra que ce génétisme, qui
établit des rapports d’homologie entre la structure des contenus des
œuvres et la vision du monde élaborée par la conscience collective
d’un groupe social, déterminé lui-même par la situation sociale,
politique, économique donnée, opère d’une manière assez mécanique
et réductrice. Le caractère réducteur de ce modèle génétique ne
11 �������������������������������������������������������������������������
Raymonde Debray Genette, « Génétique et poétique : le cas Flaubert », in
Louis Hay, éd., Essais de critique génétique, Paris, Flammarion, 1979, p. 24.
12 ����������������������������������������������������������������������������������
Pierre Bourdieu, « Tout est social », propos recueillis par Pierre-Marc de Biasi,
in Magazine littéraire, n° 303, oct. 1992, p. 110.
13 Jacques
���������������
Neefs, art. cit., p. 23.
46 LA CRÉATION EN ACTE

peut pourtant pas être une raison pour évacuer totalement toute
explication de type social. Et Pierre-Marc de Biasi continue en
affirmant que le second aspect – l’étude de genèse – ne peut être
pris en compte qu’à condition de rendre opérative « une démarche
critique sélective » à travers un modèle d’explication extratextuelle.
Il y a des modèles d’explication sociale plus fins que celui du
structuralisme génétique goldmannien car ils tiennent compte
notamment d’un fait extrêmement important : l’autonomisation de
la production culturelle au cours du xixe siècle. Je pense, évidemment,
à la théorie du champ littéraire. Pierre Bourdieu estime ainsi que
l’analyse des versions successives d’un texte « revêtirait sa pleine
force explicative si elle visait à reconstruire [...] la logique du travail
d’écriture entendu comme recherche accomplie sous la contrainte
structurale du champ et de l’espace des possibles qu’il propose ».
On comprendrait mieux, selon lui, « les hésitations, les repentirs,
les retours si l’on savait que l’écriture, navigation périlleuse dans
un univers de menaces et de dangers, est aussi guidée, dans sa
dimension négative, par une connaissance anticipée de la réception
probable, inscrite à l’état de potentialité dans le champ ; que [...]
l’écrivain tel que le conçoit Flaubert est celui qui s’aventure hors
des routes balisées de l’usage ordinaire et qui est expert dans l’art
de trouver le passage entre les périls que sont les lieux communs, les
“idées reçues”, les formes convenues14 ». La génétique textuelle et la
génétique sociale ne me semblent donc pas comporter de rapports
d’exclusion, mais de complémentarité. Il importerait simplement de
s’entendre sur la notion de social et de ne pas partir d’une dichotomie
individu-société. L’individu c’est du social incorporé et on ne saurait
partir de l’idée qu’il y a des domaines d’exterritorialité par rapport
au monde social. Cette complémentarité entre génétique textuelle
et génétique culturelle a ainsi été démontrée par Henri Mitterand
relevant, à propos des textes de Zola, que dans les premières lignes
d’une ébauche écrites dans une relative spontanéité se révélait le
contact le plus direct avec le discours social, que Zola partait des
conceptions collectives de la doxa contemporaine et qu’à travers
le processus de l’écriture, les œuvres se transformaient d’objets en
sujets. À travers la dynamique de l’écriture, cette interaction entre

14 �����������������
Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire,
Paris, Le Seuil, 1992, p. 277-278.
Génétique textuelle et génétique sociale 47

social et esthétique serait donc parfaitement saisissable15. Pierre-


Marc de Biasi remarque à son tour que du réel au texte, la relation
ne reste au mieux que conjecturale. On ne saurait donc « minimiser
les richesses de cette immense source d’informations que sont les
documents de rédaction de l’œuvre. C’est un espace où vous pouvez
observer directement la manière dont l’écrivain invente, innove, fait
ses choix, où vous voyez ses stratégies les plus secrètes de défense et
d’attaque. Pour une étude des conditions sociales de possibilité, une
mine16. » Une preuve supplémentaire de la complémentarité des
deux génétiques.
Ce qui frappe de toute évidence c’est la mise en valeur, de part
et d’autre, de la dimension génétique. Pierre Bourdieu en appelle à
ce qu’on travaille « de manière concertée [...] pour s’atteler à une
vraie théorie de la production littéraire17 ». Le terme de genèse
apparaît déjà dans le sous-titre de son ouvrage. La finalité de
l’analyse scientifique c’est, à ses yeux, « de porter au jour ce qui
rend l’œuvre d’art nécessaire, c’est-à-dire la formule informatrice,
le principe générateur [...]18 ». À travers le personnage de Frédéric
de L’Éducation sentimentale et la description de sa position dans
l’espace social, Flaubert livre, d’après Pierre Bourdieu, « la formule
génératrice qui est au principe de sa propre création romanesque19 ».
« Seule une analyse de la genèse du champ littéraire dans lequel s’est
constitué le projet flaubertien peut conduire à une compréhension
véritable et de la formule génératrice qui est au principe de l’œuvre
et du travail grâce auquel Flaubert est parvenu à la mettre en œuvre,
objectivant, dans le même mouvement, cette structure génératrice et
la structure sociale dont elle est le produit20. »
Après qu’une critique structuraliste eut mis en relief la clôture
du texte, s’en tenant à la seule dimension synchronique, après qu’une
critique d’art formaliste eut mis entre parenthèses la dimension
historique – même si c’était pour des raisons méthodiques21 –, il

15 �������������������������������������������������������������������������������
Henri Mitterand, « Critique génétique et histoire culturelle. Les dossiers des
Rougon-Macquart », in Louis Hay, éd., La Naissance du texte, Paris, José Corti,
1989, p. 147-162.
16 Magazine littéraire, p. 110.
17 Ibid., p. 111.
18 �����������������
Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 14.
19 Ibid., p. 55.
20 Ibid., p. 76.
21 ���������������������
Voir Gérard Genette, Figures IV, Paris, Le Seuil, 1972, p. 13.
48 LA CRÉATION EN ACTE

faudrait s’interroger sur les raisons de la valorisation actuelle, si


forte, de l’aspect génétique. Cela pourrait être lié à la valorisation
générale de la créativité et de la dynamique qui constitue en même
temps la prise en compte d’un aspect important de la modernité.
Le philosophe Hans Blumenberg a rappelé que l’association de
l’activité littéraire à la créativité est récente et que pendant des siècles
– d’Aristote au préromantisme – celle-là a été subsumée sous le
terme de la « mimesis », l’« imitation », la créativité étant un attribut
purement divin. Le terme de création n’est employé pour l’activité
humaine, même au xixe siècle, qu’avec précaution. Victor Hugo
établit un lien analogique, mais non identique entre la création divine
et celle du poète : « L’art c’est la création propre à l’homme », écrit-
il. « L’art est le produit nécessaire et fatal d’une intelligence limitée
comme la nature est le produit nécessaire et fatal d’une intelligence
infinie. L’art est à l’homme ce que la nature est à Dieu22. » Et pour
Delacroix, le terme de création artistique ne signifie pas l’invention
d’un univers autonome, mais simplement « une manière particulière
à chacun de voir, de coordonner et de rendre la nature23. » Dans ce
contexte on se rappelle aussi les remarques de Jean-Louis Lebrave
au sujet de la profonde mutation socioculturelle qu’il situe lui aussi
au tournant des xviiie et xixe siècles et qui a contribué à une nouvelle
valorisation de l’activité créatrice et par là, à un nouveau statut des
brouillons qu’on aura désormais davantage tendance à garder. Cette
mutation affecte d’après lui aussi bien l’esthétique de la création
que l’économie de la littérature, et on peut la faire coïncider avec le
triomphe du courant romantique. Il en énumère des traits saillants :
« cristallisation de la notion moderne d’auteur ; individualité
d’exception différente du commun des mortels ; apparition de la
notion de propriété des œuvres de l’esprit, et du droit des créateurs
à être rémunérés pour le fruit de leur travail ; introduction de
l’originalité comme critère d’évaluation de la création esthétique et
discrédit jeté sur l’imitation ». Et l’auteur pense que « c’est encore
l’idéologie dans laquelle le sens commun baigne aujourd’hui24 ».
L’extrême valorisation de la créativité explique que l’intérêt de
la théorie de la littérature se soit porté par préférence sur la genèse
22 �������������
Victor Hugo, Post-Scriptum de ma vie, in Œuvres complètes, t. XVII, Paris,
Éditions Ollendorf, 1901, p. 5.
23 �������������������
Eugène Delacroix, 1er mars 1859, in Journal, t. II, Paris, Plon, 1893.
24 Jean-Louis
���������������������������������������������������������������������������
Lebrave, « La critique génétique: une discipline nouvelle ou un
avatar moderne de la philologie ? », in Genesis, n° 1, 1992, p. 43.
Génétique textuelle et génétique sociale 49

textuelle et sociale des œuvres et beaucoup moins sur la réception,


sur la lecture25. Or, le généticien est d’abord un lecteur, comme l’a
souligné Almuth Grésillon26. Il doit lire et déchiffrer les manuscrits
afin d’exprimer des hypothèses sur la genèse. La lecture renvoie ainsi
de nouveau à la production ; on ne saurait séparer nettement les
deux dimensions. Les auteurs se sont souvent considérés comme des
lecteurs. L’herméneutique transcendantale définit l’écrivain comme
un interprète, celui qui lit le monde selon la vieille métaphore
du monde comme livre à laquelle le philosophe allemand Hans
Blumenberg a consacré une étude célèbre (Die Lesbarkeit der Welt
[1981]). Cet aspect a été souligné par Borges, selon lequel il n’y a pas
de différence capitale entre lecteur et auteur. Borges aime, affirme-
t-il, raconter des histoires comme s’il n’était lui-même qu’auditeur ;
pour lui, l’auteur n’est qu’un lecteur qui a précédé les autres27.
Une conception herméneutique similaire de la littérature se trouve
également chez Proust, qui définit, dans Le Temps retrouvé, l’écriture
comme un acte de déchiffrement auquel tenteraient d’échapper ceux
qui s’adonneraient à une littérature politique : « Quant au livre
intérieur de signes inconnus [...], pour la lecture desquels personne
ne pourrait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistait en un
acte de création où nul ne peut nous suppléer ni même collaborer
avec nous28. » Ce livre n’est pas le monde pour le protagoniste de La
Recherche, mais sa réfraction dans le sujet. L’effort de déchiffrement
est le prix à payer pour obtenir une œuvre unique : « Sans doute ce
déchiffrement était difficile mais il donnait quelque vérité à lire [...].
Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort
personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous29. »
Il s’agit ici, bien sûr, d’une conception métaphorique de la
lecture, déchiffrement du message, d’un monde ou d’un sujet, d’une
image de l’auteur qui n’est plus dominée par celle du créateur. Mais
25 ����������������������������������
Sur l’aspect de la réception voir Joseph
������� Jurt,
�����������������������������������������
« Für eine Rezeptionssoziologie »,
Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, III, 2, 1979, p. 208-215 ; id., La
Réception de la littérature par la critique journalistique, Paris, 1980 ; id. �������������
« Les-Arten.
Rezeptions-und Lektüreforschung und ihre Folgen für das Literaturverständnis »,
in Revista de Filología Alemana, n° 6, 1998, p. 43-68.
26 ��������������������������������������������������������������
Almuth Grésillon, « Méthodes de lecture », in Louis Hay, éd., Les Manuscrits
des écrivains, op. cit., p. 138-161.
27 ������������������������������
D’après E. Rodriguez Monegal, Borges, Paris, Le Seuil, 1981, p. 26-27.
28 ���������������
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. III. Paris, ������������������������
Gallimard, 1980,
p. 879.
29 Ibid., p. 878-880.
50 LA CRÉATION EN ACTE

les auteurs sont aussi des lecteurs réels ; ils consultent parfois des
bibliothèques entières avant d’écrire, notamment les œuvres se
distinguant par un certain degré de référentialité. Qu’on pense aux
« Dossiers d’enquête » de Zola ou de Flaubert. Foucault soulignait
dans son étude sur La Tentation de saint Antoine que chaque auteur
écrit à partir d’une bibliothèque.
Et l’écrivain, tout en écrivant, « se relit » ; Almuth Grésillon
a cité un texte de Sartre qui distingue la relecture de l’auteur de la
lecture première du lecteur : « Or, l’opération d’écrire comporte une
quasi-lecture implicite qui rend la vraie lecture impossible. Quand
les mots se forment sous sa plume, l’auteur les voit, sans doute, mais
il ne les voit pas comme le lecteur puisqu’il les connaît avant de les
écrire ; son regard n’a pas pour fonction de réveiller en les frôlant
des mots endormis qui attendent d’être lus, mais de contrôler le
tracé des signes, c’est une mission purement régulatrice, en somme,
et la vue ici n’apprend rien, sauf de petites erreurs de la main30. »
Paul Ricœur a mis en relief la double dimension du texte
littéraire – ensemble consistant et structuré du point de vue de
l’auteur et en même temps, ouvert aux interprétations des lecteurs
– qui suscite deux points de vue de la critique littéraire – celui de
la genèse et celui de la réception. La confrontation de ces deux
dimensions se révèle inévitable, le sens partant du texte mais
s’achevant dans la lecture : « Une dialectique infinie est déclenchée
entre la structuration relevant de la lecture. Cette dialectique fait de
l’œuvre l’effet commun de l’auteur et du lecteur31. »
S’il était nécessaire, pour des raisons méthodologiques, de
séparer genèse et réception, génétique textuelle et génétique sociale,
sociologie de la production et sociologie de la réception, il importe
aujourd’hui de ne plus jeter des exclusives, mais d’insister sur la
complémentarité des approches.

30 Jean-Paul
������������������
Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, p. 52-
53.
31 ������������������������������������������������������������
Paul Ricœur, « Regards sur l’écriture », in Louis Hay, éd., La Naissance du
texte, op. cit., p. 226.
Les résistances théoriques à la critique
génétique

William Marx

Résumé

Chez de nombreux spécialistes de littérature, il y a de fortes résistances


à la critique génétique. Faut-il se contenter de les ignorer ? Ou bien n’est-
il pas possible d’y voir le symptôme d’une conception autre du texte ?
C’est l’existence de ce monde sans genèse qu’on se propose de mettre
en évidence, en évoquant les présupposés théoriques qui présidèrent
historiquement à l’apparition de la critique des manuscrits et qui
déterminent comme en creux des présupposés inverses, incompatibles,
quant à eux, avec l’existence de la génétique. Après avoir soulevé le
problème de la perte du sentiment de la transparence du langage, qui
permit au manuscrit d’apparaître dans le champ de vision critique, puis
celui de l’écart entre les deux conceptions de la genèse qui prévalent en
France d’un côté, et dans les pays anglophones de l’autre, on conclut
qu’il y aura toujours une critique « transcendantale », ignorante de la
genèse.

1. La fièvre obsidionale de la critique génétique

Devant la masse des écrits consacrés à la défense et à


l’illustration de la critique génétique, on est amené à s’interroger.
Que la théorie, la recherche de définitions, la présentation de bilans
généraux occupent tellement les chercheurs en génétique des textes,
c’est d’autant plus paradoxal qu’il s’agit a priori du courant critique
le plus éloigné de la généralisation théorique, parce que le plus
ancré dans l’étude de cas individuels et dans le non-généralisable.
Chaque dossier génétique est un monde en soi, qui demande un
effort particulier d’adaptation. La génétique, c’est le triomphe
de l’individuation. Si, par hypothèse, on s’abstient de voir dans
cette spécialisation extrême des généticiens la cause a contrario
de leur activité théorique, ressentie comme un simple besoin de
52 LA CRÉATION EN ACTE

compensation intellectuelle, il ne reste plus qu’une explication à


cette manie de défendre sans cesse leur discipline sur le plan des
principes : c’est que leur existence ne va pas de soi, et qu’ils en ont
une claire conscience.
Leur discours apologétique s’inscrit d’abord dans le cadre
d’une stratégie héritée de l’histoire intellectuelle des années 1960
et 1970, qui virent apparaître successivement la théorie littéraire,
puis la critique génétique. Depuis cette époque et jusqu’au début
des années 1990, la théorie génétique est venue légitimer une praxis
critique en mal de reconnaissance et désireuse de se démarquer de
la philologie traditionnelle. Ainsi Jean-Louis Lebrave pouvait-il
affirmer en 1992 que le « véritable objet » de la critique génétique
était « d’ordre théorique » et que la connaissance approfondie
de corpus particuliers était secondaire par rapport à cet objectif
premier. Le « théorisme » des généticiens porte donc témoignage,
encore aujourd’hui, de l’avant-gardisme intellectuel et critique qui
marqua les origines de la discipline.
En outre, cette stratégie d’occupation du champ est
amplifiée par la situation institutionnelle de la génétique. En effet,
l’identification de ce courant critique à un laboratoire du Centre
national de la recherche scientifique (CNRS), l’Institut des textes
et manuscrits modernes (ITEM), assure son existence en l’obligeant
à justifier en contrepartie l’utilité et la pertinence scientifiques de
ses méthodes. Dans un tel dispositif, le discours théorique sert
d’interface entre les travaux pratiques et concrets du laboratoire et
les attentes des instances dirigeantes du CNRS. De ce point de vue,
la théorie se propose comme un instrument de survie administrative
de la génétique en garantissant sa validité épistémologique.
Ainsi s’explique la masse des écrits théoriques consacrés à la
critique génétique, qui visent à démontrer son bien-fondé. Est-ce à
dire que, depuis bien longtemps déjà, ce discours aurait accompli
son office et qu’à présent il ne s’agirait plus que d’asseoir une
domination désormais incontestée ? Rien n’est moins sûr, et à ce
propos je souhaiterais évoquer une anecdote personnelle récente.
J’assistais à un colloque de littérature, au cours duquel fut présentée
une communication sur Proust. L’auteur de l’exposé prenait appui

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André Guyaux, « Génétique et philologie », in Mesure, n° 4, 1990, p. 169-180.
 Jean-Louis
����������������������������������������������������������������������������
Lebrave, « La critique génétique : une discipline nouvelle ou un
avatar moderne de la philologie ? », in Genesis, n° 1, 1992, p. 71.
Les résistances théoriques à la critique génétique 53

essentiellement sur des papiers extraits du Contre Sainte-Beuve,


lequel constitue un avant-texte d’À la recherche du temps perdu. Or,
voici qu’à la fin de l’exposé intervient un membre de l’assistance qui
se met à prendre violemment à partie les généticiens, les accusant de
prétendre apporter des lumières sur La Recherche et, en particulier,
de vouloir révéler sa « vraie » signification à partir des avant-textes
alors que, selon lui, les avant-textes ne prouvent rien. Évidemment,
l’attaque contre la critique génétique était caricaturale et simplifiait
de manière abusive les enjeux et les objectifs de la discipline. Cette
intervention véhémente provoqua aussitôt un débat à l’intérieur
de l’assistance. Diverses opinions furent exprimées. Je me souviens
d’une surtout, que je trouve caractéristique ; elle émanait d’un
spécialiste de Proust, qui disait en substance : « Qu’avons-nous à
faire des brouillons ? Il y a le texte de La Recherche, c’est tout. »
Quand on sait la complexité de l’histoire de l’établissement de ce
texte et le caractère hypothétique de toutes les versions définitives
disponibles, ce genre de réaction, de la part d’un proustien, qui
plus est, donne la mesure du déficit de reconnaissance dont souffre
la critique de genèse : pour certains, tout se passe comme si les
manuscrits n’existaient pas.
Cet incident peut et doit faire réfléchir, pour éviter de juger
trop vite. Personnellement, je fus frappé du signe de discorde que
représentait la génétique dans une assemblée de spécialistes de
littérature tout à fait honorables et du peu de voix qui s’élevèrent
pour la défendre. Bien entendu, face à une telle contestation, on
peut renvoyer à la masse des écrits théoriques mentionnée plus
haut et, notamment, aux arguments développés dans les travaux
classiques de Louis Hay ou d’Almuth Grésillon. Comme on l’a vu,
le terrain apologétique a été déjà bien déblayé. Mais les résistances
n’en demeurent pas moins, si incompréhensibles qu’elles puissent
parfois paraître.
Ce qu’on propose en ces pages est donc un peu différent. Il
s’agit de renverser la perspective : on a beaucoup expliqué ce qu’est
la critique génétique ; mais a-t-on suffisamment rendu compte
de l’opposition à cette critique ? Pourquoi, trente ans après son
apparition, rencontre-t-elle une résistance aussi forte ? Pourquoi

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Voir, en particulier, Almuth Grésillon,
Éléments de critique génétique. Lire les
manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994 ; Louis Hay, « Le texte n’existe pas », in
Poétique, n° 62, 1985, p. 147-158.
54 LA CRÉATION EN ACTE

lui faut-il toujours se comporter comme une citadelle assiégée ?


Toujours sous le coup de la surprise qui fut mienne lorsqu’en
cette journée de colloque mémorable tant de voix s’élevèrent
contre la critique génétique, je souhaiterais ici expliquer non
plus la génétique aux non-généticiens, mais la non-génétique aux
généticiens. Je voudrais comprendre pourquoi, à côté du monde
de la génétique, existe depuis toujours un monde parallèle où les
brouillons et manuscrits n’ont pas droit de cité ; un monde qui, sans
être nécessairement hostile à la génétique, ignore tout simplement
son existence ou la dénie ; autrement dit, un monde sans genèse
dont, de temps à autre, le généticien peut éprouver l’existence. On
pourrait poser la question différemment : à quelle conception autre
du texte et de la littérature se réfèrent nécessairement les résistances
à la critique génétique ? Quels sont leurs présupposés théoriques ?
Si ces interrogations trouvent une réponse, il n’est pas interdit de
penser que, par contraste, ce sont les propres présupposés de la
critique génétique qui se révéleront.

2. L’histoire chaotique du monde d’avant la genèse

La piste que je souhaiterais explorer est la suivante : ce monde


sans genèse, dont nous sommes les contemporains, ne serait-il pas
la survivance d’un monde d’avant la genèse ? Je m’explique : on a
beaucoup travaillé sur la question des origines de la critique génétique
en montrant comment, au xixe siècle, émergea un objet, le brouillon
d’écrivain, qui jusqu’alors n’avait pas d’existence intellectuelle ; peu
à peu, cet objet fut pris en compte par la critique, d’abord via la
philologie, puis grâce à la critique génétique. C’est l’histoire d’une
valorisation progressive et inéluctable qui est ainsi racontée, avec ses
étapes bien balisées : les travaux de Victor Cousin sur les manuscrits
de Pascal, l’édition philologique promue par Gustave Lanson, la
critique des variantes de Contini, la poïétique de Valéry. Et de ce
parcours la critique génétique paraît être l’aboutissement logique. Or,
dans ce récit homologué de la genèse de la génétique, n’y a-t-il pas à
l’œuvre le même biais téléologique auquel par ailleurs les généticiens
s’efforcent précisément d’échapper dans leurs études de brouillons ?
La flèche de l’histoire est-elle aussi uniformément orientée qu’on a
bien voulu le dire ? Je pose d’autant plus volontiers cette question
dérangeante que j’ai moi-même, dans d’autres circonstances, repris
Les résistances théoriques à la critique génétique 55

et développé ce discours, qu’ont illustré aussi Alain Viala et Michel


Contat. Mais je souhaiterais à présent revenir sur ce récit pour,
sinon en souligner quelques failles, du moins le nuancer.
Il est peut-être trop simple de se représenter l’histoire du
manuscrit sous la forme d’une irrésistible conquête de territoire. Au
début du xixe siècle, lors d’une visite de la bibliothèque de Trinity
College, à Cambridge, le critique Charles Lamb, effrayé par les
brouillons surchargés de ratures de Milton, fut pris du désir de les
jeter à l’eau :

Il y a toujours pour moi quelque chose de répugnant dans l’écriture


manuscrite. Le texte ne paraît jamais fixé. L’imprimé le stabilise. [...] Quel
bouleversement de voir de si belles pièces dans leur état brut ! interlignées,
corrigées ! comme si leurs mots étaient mortels, modifiables, déplaçables à
volonté ! comme s’ils avaient pu être à la fois tout autres et tout aussi bien !
comme si l’inspiration pouvait se détailler en parties, et que ces parties
fussent variables, successives, indifférentes !

La violence de la réaction de Lamb était typique du déni


romantique du manuscrit de travail. Effectivement, le manuscrit
littéraire moderne ne commença d’être pris en compte par la
critique que dans la seconde moitié du xixe siècle, c’est-à-dire après
la période romantique proprement dite.
Rien ici sans doute qui vienne contredire la logique
progressiste évoquée plus haut. La situation se complique si l’on se
met à considérer la période non plus postérieure, mais antérieure au
romantisme. On constate alors que ces mêmes brouillons de Milton
qui suscitaient l’effroi de Lamb éveillaient au contraire l’admiration

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Voir ma Naissance de la critique moderne : la littérature selon Eliot et Valéry,
Arras, Artois presses université, 2002, p. 282-296 ; Alain Viala, « L’auteur et son
manuscrit dans l’histoire de la production littéraire », in Michel Contat, éd.,
L’Auteur et le manuscrit, Paris, PUF, 1991, p. 95-118 ; Michel Contat, « Du bon
usage des manuscrits », in Denis Hollier, dir., De la littérature française, Paris,
Bordas, 1993, p. 998-1004.
 ���������������������������������������������������
Charles Lamb, « Oxford in the Vacation », 1820, in The Essays of Elia,
Londres, Macdonald, 1952, p. 17 : « There is something to me repugnant, at any
time, in written hand. The text never seems determinate. Print settles it. [...] How
it staggered me to see the fine things in their ore ! interlined, corrected ! as if their
words were mortal, alterable, displaceable at pleasure ! as if they might have been
otherwise and just as good ! as if inspirations were made up of parts and those
fluctuating, successive, indifferent ! » �������������������������������������������
Le passage en question figure en note dans
l’édition préoriginale de l’essai paru dans le London Magazine, mais ne fut pas repris
dans l’édition définitive. Nous
���������������������������������������������������
traduisons cette citation comme les suivantes.
56 LA CRÉATION EN ACTE

de Samuel Johnson. Il faut citer ici le texte de Johnson, qui constitue


peut-être l’une des premières descriptions génétiques connues de ce
qu’aujourd’hui on appellerait un manuscrit de travail :

Le fait qu’au début de sa vie Milton écrivit avec grand soin ressort de
ses manuscrits, par bonheur préservés à Cambridge, dans lesquels un grand
nombre de ses œuvres mineures apparaissent telles qu’elles furent d’abord
écrites, avec leurs corrections ultérieures. De telles reliques montrent
comment s’obtient l’excellence : ce qu’on espère faire un jour avec facilité, il
faut peut-être apprendre à le faire d’abord avec application.

Bien sûr, de la maxime littéraire que tire Johnson de


l’observation des brouillons à une étude génétique moderne, il y a
loin. Les manuscrits servent ici plutôt à conforter une éthique de
l’écriture qu’à enrichir la lecture du texte définitif. Cependant, on
remarquera la date des propos de l’essayiste : 1779, soit plusieurs
décennies avant ceux de Lamb. Autrement dit, il fut un temps, avant
le romantisme, où les manuscrits avaient droit de cité aux yeux de
la critique. Il s’agit, grosso modo, de l’époque classique, celle où
Boileau pouvait sans honte, à la suite d’Horace, faire l’éloge de la
rature :

Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,


Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.
Polissez-le sans cesse, et le repolissez.
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.

Ici, le brouillon, quoique dans une situation indigne par


rapport au chef-d’œuvre qu’il prépare, a tout de même le mérite
d’exister aux yeux du critique en tant que texte différent du texte
final.
Tel est le point à considérer : l’esthétique classique paraît
beaucoup plus proche de la critique génétique que l’esthétique
romantique. Et voilà toute la chronologie des prémices de la génétique
qui est désormais bouleversée : ce qui se donne à lire, ce n’est plus la

 Samuel Johnson, « Milton », in Samuel Johnson, D. �����������������������


Greene, éd., Oxford
university press, 1984, p. 698 : « That in the early parts of his life he [Milton] wrote
with much care appears from his manuscripts, happily preserved at Cambridge,
in which many of his smaller works are found as they were first written, with the
subsequent corrections. Such reliques show how excellence is acquired : what we
hope ever to do with ease we may learn first to do with diligence. »
 �����������������
Nicolas Boileau, L’Art poétique, chant 1, 1674.
Les résistances théoriques à la critique génétique 57

progressive ascension vers la reconnaissance du manuscrit, mais une


histoire beaucoup plus chaotique, faite de retours et de rebonds, où
la critique génétique ne constitue plus l’aboutissement obligé d’une
évolution à l’orientation prétendument uniforme. Cette absence de
linéarité relance ainsi toutes les hypothèses sur l’avenir de la genèse :
si des époques ignorantes de la genèse, comme le romantisme, ont
succédé à d’heureuses périodes génétiques, comme le classicisme,
pourquoi le phénomène ne se reproduirait-il pas dans un futur plus
ou moins lointain ? Et si nos collègues antigénéticiens, au lieu d’être
à l’arrière-garde de la critique, en constituaient l’avant-garde ?

3. Les intermittences de la transparence du langage

Avant d’en venir à cette vision d’apocalypse, il est nécessaire


de retourner à notre exemple, celui de la succession du classicisme
et du romantisme, et d’examiner ce qui a pu provoquer le discrédit
du brouillon à l’époque romantique. On notera d’abord que cette
évolution est d’un caractère parfaitement contre-intuitif. On
s’attendrait en effet à ce que la valorisation du moi opérée par le
romantisme produisît en corollaire celle du document manuscrit,
puisqu’il s’agit d’un objet lié de la manière la plus intime à la genèse
de l’œuvre. Telle est l’hypothèse développée notamment par Viala
et Graham Falconer, qui ont assimilé exaltation du manuscrit
d’auteur et sacralisation romantique du personnage de l’écrivain,
telle que l’avait décrite Paul Bénichou. Or, si séduisante qu’elle
paraisse a priori, cette hypothèse n’est pas vérifiée dans la réalité. Il
a donc fallu que s’exerçât une force susceptible de contrebalancer les
effets de l’épanouissement romantique du moi et de s’opposer à la
reconnaissance du manuscrit par la critique.
L’explication qu’on formulera ici est la suivante : au
moment même où le classicisme cédait la place au romantisme,
s’installait durablement ce que j’ai appelé ailleurs le sentiment de
la transparence du langage, c’est-à-dire la croyance plus ou moins
explicite selon laquelle le langage pourrait faire accéder directement

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Alain Viala, op. cit., p. 109-110; Graham Falconer, « Genetic Criticism », in
Comparative Literature, vol. 45, n° l, 1993, p. 7-9 ; Paul Bénichou, Le Sacre de
l’écrivain, 1750-1830 : essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la
France moderne, Paris, José Corti, 1973.
58 LA CRÉATION EN ACTE

au réel. Préparée par les Lumières et leur théorie de la sensibilité,


cette croyance amenait, entre autres effets, à concevoir la littérature
comme l’expression immédiate du moi dans le langage, avec un
minimum d’opérations intermédiaires. Couplée avec l’exaltation du
moi, la notion de transparence du langage se situe ainsi au fondement
de tout le lyrisme romantique, exprimé dans la vertu alors si valorisée
de la sincérité de l’écrivain. On comprend qu’un tel sentiment
d’immédiateté de l’expression ait pu bloquer toute reconnaissance
du manuscrit de travail, puisque ce dernier constitue le témoin le
plus irréfutable de la résistance du langage à l’épanchement lyrique
instantané.
L’épreuve la plus simple de cette hypothèse, c’est précisément
la suite de l’histoire, autrement dit la perte du sentiment de la
transparence du langage, qui eut lieu progressivement au cours
de la seconde moitié du xixe siècle. La coïncidence des faits est
alors frappante : le temps où, par exemple, Baudelaire dissocie le
beau poétique et artistique du beau de la réalité, défaisant ainsi la
relation d’équivalence entre le langage et le réel, c’est aussi celui où,
de son côté, Flaubert insiste, plus que n’importe qui avant lui, sur
la somme considérable de travail que réclame l’écriture littéraire.
Ainsi, au moment même où le projet mimétique de la littérature
est remis en question, on reconnaît désormais le brouillon comme
une étape obligée du travail de l’écrivain. Cette relative crise de
confiance dans le langage avait été annoncée dès 1846 par Poe dans
« The Philosophy of Composition », où il démontait morceau
par morceau le fonctionnement d’un poème à tonalité lyrique, en
montrant l’artifice complet qui avait présidé à son élaboration. Faut-
il rappeler que cette dénonciation mi-sérieuse mi-canularesque de
la transparence du langage est aujourd’hui couramment considérée
comme un des textes fondateurs de la critique génétique, grâce à
l’influence qu’elle exerça, en particulier, sur Valéry ? Par la suite,
l’affirmation de plus en plus nette de la rupture du lien entre le
langage et le réel allait permettre, au xxe siècle, la fondation d’une
critique à caractère formaliste, où l’on peut ranger sans hésiter la
critique génétique.
Le processus historique est net. Est-il pour autant irréversible ?
Le sentiment de la transparence du langage pourrait-il prévaloir

 �������������
William Marx, L’Adieu à la littérature : histoire d’une dévalorisation (xviiie-xxe
siècle), Paris, Minuit, 2005, p. 50-53.
Les résistances théoriques à la critique génétique 59

à nouveau et menacer l’existence critique du manuscrit ? Pour


répondre à cette question, nul besoin de recourir à d’improbables
dons de prophétie. Il suffit de tirer les leçons de l’expérience passée
en comprenant que l’histoire n’est pas achevée : certes, un rapide
regard rétrospectif nous présente la période romantique comme une
brève parenthèse antigénétique à l’intérieur d’une ère plus longue,
marquée par le sentiment de l’opacité du langage et s’étirant au
moins du classicisme au xxe siècle ; mais, en fait, rien ne nous assure
que ce n’est pas l’inverse qui se produit et que nous ne formons pas
nous-mêmes une simple parenthèse pro-génétique, encadrée dans
une période de transparence du langage dont le début coïnciderait
avec le romantisme et dont le terme serait encore à venir.
De ce terme futur se laissent peut-être déjà déchiffrer les
prémices. Derrière la disparition largement annoncée du brouillon
manuscrit, menacé par l’omniprésence des systèmes de traitement
de texte, qui ne conservent jamais en mémoire qu’un seul état du
fichier sans garder de trace des corrections successives, qui sait si
ne se dissimule pas une transformation beaucoup plus profonde des
mentalités et un véritable changement de paradigme culturel : le
passage à une société de la communication instantanée, valorisant
l’immédiateté du message aux dépens de l’élaboration formelle et du
détour réflexif ? Internet et le courrier électronique, les événements
de Timisoara et les deux guerres du Golfe, les émissions de téléréalité,
toutes ces médiatisations qui ne veulent pas s’avouer comme des
médiations : autant d’indices, peut-être, d’un sentiment de la
transparence du langage en voie d’être retrouvé ; autant de signes
de la proximité d’une ère où le document de brouillon, quand bien
même il existerait encore, ne susciterait plus le moindre intérêt chez
les chercheurs, parce qu’il irait à l’encontre d’une spontanéité érigée
en dogme. Un monde où la genèse est instantanée, où elle échappe
au temps, ne serait pas autre chose qu’un monde sans genèse.

4. Les mondes parallèles à la genèse

Mais sans s’attarder plus longtemps sur la description d’un


monde qui relève encore en partie de la prospective, on peut mettre
en évidence une version beaucoup plus actuelle du monde sans
genèse. Comme tout fait culturel et touchant au plus profond des
mentalités, le sentiment de la non-transparence du langage, sur
60 LA CRÉATION EN ACTE

lequel s’appuie en dernier ressort la critique génétique, n’est pas


partagé de manière uniforme dans la société ; il subit de fortes
variations individuelles. Un enfant ne vit pas le même rapport au
langage qu’un professeur de littérature, et même ce dernier peut à
l’occasion, suivant les circonstances, faire taire ce sentiment et agir
comme si le langage reflétait fidèlement et directement le réel.
En effet, il y a des systèmes critiques qui ont intérêt à ce que
le langage conserve une certaine transparence, à ce que sa relation
au réel soit sans équivoque et se fasse sur le mode de l’exacte
équivalence. Et l’une des conditions de cette relation d’équivalence,
qui établit une correspondance terme à terme entre le langage et le
monde, c’est que le texte lui-même ait une existence sans équivoque,
que son identité soit stable, que ses contours soient nets. On pourrait
appeler transcendantales de telles théories critiques, qui ont besoin
d’un état fixe du texte et sacralisent en quelque façon l’œuvre comme
un donné de toute éternité, dégagé des contingences. C’est là que se
retrouvent les plus fortes résistances actuelles à la critique génétique.
L’opposition la plus massive vient sans doute des critiques qui visent
à travers l’œuvre des catégories transcendantes, telles que le genre
ou le thème, et peuvent le plus souvent se contenter d’utiliser un
texte établi une fois pour toutes. Le colloque mentionné plus haut
était justement à caractère thématique : il n’est guère étonnant, dans
ces conditions, que l’évocation de brouillons d’écrivains ait suscité
une telle levée de boucliers. D’autres fortes résistances proviennent
de la littérature comparée, car la mobilité du texte génétique se prête
mal à la comparaison, qui requiert plutôt des repères stables. C’est
pourquoi si, avec Falconer, on peut vivement souhaiter la prise en
compte de problématiques comparatistes par les généticiens, on peut
aussi estimer que cette association des deux perspectives critiques
est presque contradictoire dans les termes et qu’il faudra beaucoup
d’efforts pour y parvenir10.
Plus profondément encore, et au-delà de choix théoriques
individuels, la résistance à la critique génétique peut aussi s’enraciner
dans un terreau culturel donné : ainsi y a-t-il tout un courant critique
anglo-saxon, et plus particulièrement américain, qui défend une
conception transcendantale du texte. À la différence de la critique
génétique française, par exemple, le textual criticism, qui pourrait
a priori paraître comme son équivalent, refuse de se résigner à la

10 Graham Falconer, op. cit., p. 19-21.


Les résistances théoriques à la critique génétique 61

diversité des états du texte, perçus comme autant de points de vue


instantanés et incomplets sur un processus en perpétuel mouvement,
et préfère dépasser cet éparpillement perturbant en proposant un
texte idéal qui refléterait, mieux que chacun de ses états successifs,
l’unité supposée de l’œuvre11. Sans doute une telle pratique a-t‑elle
une logique et une cohérence propres, liées en particulier à l’histoire
complexe des éditions de Shakespeare, qui donnent chacune une
version manifestement partielle de l’œuvre. Mais elle produit
souvent de pures chimères éditoriales, du moins du point de vue
de la génétique : dans son édition de Frankenstein, par exemple,
Maurice Hindle choisit de reproduire la version définitive de 1831,
tout en y insérant la subdivision en trois parties de l’édition originale
de 1818 avec la numérotation des chapitres correspondante, pour
la simple raison que cette subdivision lui paraît « importante »
pour l’interprétation du roman12. Un tel parti pris ferait dresser les
cheveux à n’importe quel philologue ou généticien continental : à
ses yeux, Hindle semblerait avoir rivalisé d’horreur avec le docteur
Frankenstein, en créant de toutes pièces une édition composite et
monstrueuse, dont les caractéristiques sont empruntées à différentes
strates de la genèse incompatibles entre elles. Cet idéalisme textuel,
qui prétend le dégager de toute contrainte historique, n’est pas
sans rapport avec un certain fondamentalisme religieux protestant
qui défend, lui aussi, une lecture anhistorique des Écritures. Ici, la
genèse cède la place à un texte révélé ou apocalyptique dont elle ne
serait que l’humble germe, un texte glorieux que le critique inspiré
se sent pour mission de mettre en lumière.
De tels mondes, où le langage est transparent, où le texte
est transcendant, mondes sans genèse, ne sont pourtant que
des mondes à côté de la genèse, des mondes parallèles que nous
côtoyons en chacun de nos collègues universitaires ou que nous
rencontrons lorsque nous traversons la Manche ou l’Atlantique. Et
ce qu’il s’agit de comprendre, pour finir, c’est qu’ils ne sont ni plus
ni moins réels ou valides que celui de la critique génétique. Comme
ce dernier, ils ont leur propre cohérence, mais cette cohérence ne se
communique pas aisément à l’extérieur. Pour entrer dans le système
11 Jerome
������� J.
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McGann, A Critique of Modern Textual Criticism, Chicago, The
University of Chicago Press, 1983, p. 30 et suivantes, 81-94 ; Antoine Compagnon,
« Introduction », in The Romanic Review, vol. 86, n° 3, 1995, p. 398-400.
12 ����������������������������������
Maurice Hindle, « Note on the text », in Mary Shelley, Frankenstein, London,
Penguin Books, 1992, p. xliv.
62 LA CRÉATION EN ACTE

adverse, il faut accomplir un effort particulier d’adaptation. Ainsi,


quand le généticien envisage son activité comme une sacralisation
de la littérature (puisque tout brouillon littéraire, tout fragment,
toute paperolle peut et doit devenir objet d’étude), quand la critique
génétique a l’impression de contribuer à une extension du domaine
de la littérature, ses adversaires y voient au contraire le danger d’une
dilution du littéraire : si tout devient littérature, plus rien ne l’est.
Vue d’en face, la génétique paraît une entreprise de désacralisation
de la littérature ; d’où les réactions parfois violentes mentionnées
plus haut.
Il est vrai que le problème existe – pourquoi se le cacher ?
– et qu’il est particulièrement sensible dans l’édition de manuscrits,
parce qu’elle a l’inconvénient de figer le texte inachevé et d’arrêter
artificiellement aux yeux du lecteur le mouvement de la genèse, au
risque de fausser la perception de l’œuvre. Il en va ainsi de la précieuse
édition procurée par Michel Jarrety pour Alphabet, un recueil
poétique laissé sur le chantier par Valéry13 : à côté d’incontestables
réussites, elle juxtapose des essais de poèmes que l’auteur n’aurait
certainement jamais voulu donner tels quels à l’impression et qui
ne valent précisément que comme documents génétiques. Une
telle édition représente donc le cas inverse de Frankenstein, cité
plus haut : au nom de l’authenticité de la transcription du dossier
génétique, elle privilégie l’intérêt cognitif du texte au détriment de
sa valeur littéraire ou artistique. Par là, critique génétique et critique
transcendantale semblent devoir être renvoyées dos à dos, chacune
se révélant incapable de rendre compte à elle seule de la totalité des
aspects d’une œuvre.
Faut-il s’en étonner ? Le débat entre le monde de la genèse
et le monde sans genèse remonte aux origines de la génétique : il
reproduit celui que Valéry, l’un des pères de la discipline, avait entamé
avec son maître Mallarmé. Contre l’absolutisation oppressante
du « Livre » mallarméen, le jeune disciple n’avait trouvé d’autre
recours que la valorisation du travail de l’écriture pour lui-même14.
Historiquement, la pensée de la genèse servit donc de défense contre
la sacralisation de la littérature. Il vaut mieux le savoir, savoir d’où
l’on parle et savoir aussi d’où parlent ceux d’en face, avant d’entamer

13 �������������
Paul Valéry, Alphabet, Michel Jarrety, éd., Paris, Le Livre de Poche, 1999.
14 ����������������������������������������������
Paul Valéry, « Lettre sur Mallarmé » 1927, in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, 1957,
p. 643 (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »).
Les résistances théoriques à la critique génétique 63

avec eux le dialogue, sans du reste prétendre mettre un terme à cette


confrontation immémoriale, constitutive de l’expérience littéraire.
Page laissée blanche intentionnellement
2. Le chantier génétique
Page laissée blanche intentionnellement
Génétique scénarique : les scénarios de la scène
du fiacre dans Madame Bovary

Éric Le Calvez

Résumé

Dans la perspective d’une génétique scénarique, qui s’attache à la


germination des grandes articulations narratives dans les premiers
scénarios, cette étude revient sur la genèse de la célèbre scène du
fiacre dans Madame Bovary de Flaubert. Fort curieusement, on
découvre que la trouvaille de la technique de la focalisation externe
n’est pas le résultat d’un travail sur les formes mais apparaît, tout
à fait fortuitement, sur l’un des derniers scénarios ; l’attention de
Flaubert est ailleurs. Elle se concentre principalement sur la mise en
place du cadre spatial de la scène qui se doit de s’opposer à celui qui
situe la scène de la baisade avec Rodolphe. Une technique narrative
originale comme la focalisation externe n’est donc pas nécessairement,
même chez Flaubert, le produit d’une lente et pénible élaboration, ce
qui pose à la critique génétique des problèmes de théorisation et de
généralisation.

La scène du fiacre, qui avait effrayé les éditeurs de la Revue de


Paris et qui, dans Madame Bovary, conclut le premier chapitre de
la troisième partie, n’a pas encore beaucoup fait couler l’encre de la
critique génétique. On a d’une part remarqué qu’elle était relativement
tardive dans la conception du récit, phénomène qui résulte d’un
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Ils l’avaient supprimée. Flaubert répondit à Laurent-Pichat : « En supprimant
le passage du fiacre, vous n’avez rien ôté de ce qui scandalise, et en supprimant,
dans le sixième numéro, ce qu’on vous demande, vous n’ôterez rien encore. Vous
vous attaquez à des détails, c’est à l’ensemble qu’il faut s’en prendre. » Lettre du 7
décembre 1856, in Correspondance, t. II, Jean Bruneau, éd., Paris, Gallimard, 1980,
p. 649 (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »).
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« C’est juste avant de rédiger que Flaubert a l’idée de la scène du fiacre ; et c’est
seulement, semble-t-il, au cours même de la rédaction, que le “rendez-vous dans la
cathédrale” suggère l’idée de la fameuse visite guidée, où l’écrivain donnera libre
cours à son goût du grotesque » : Claudine Gothot-Mersch, La Genèse de Madame
Bovary, Paris, José Corti, 1966, p. 185.
68 LA CRÉATION EN ACTE

travail d’élaboration que l’on relève beaucoup plus dans la genèse de


Madame Bovary que dans celle des autres romans de Flaubert. Mais
d’autre part, si la scène même germe tardivement, il est troublant de
constater que la technique narrative qui la prendra en charge dans
son ensemble (sinon dans ses détails), et qui lui donnera par ailleurs
un aspect fort moderne, est au contraire ancienne. Raymonde Debray
Genette, qui s’est interrogée sur la naissance de la focalisation, a
souligné que la trouvaille de la focalisation externe se situe sur l’un
des scénarios d’ensemble qui, chez Flaubert, représentent toujours
les premières tentatives de narrativisation de l’ensemble du roman :
« certes, la chose est nichée en haut d’une page, en marge, mais
l’idée a fusé et ne variera pas. » Ce processus est plutôt rare dans
les avant-textes flaubertiens. Certaines techniques peuvent certes se
pressentir dans les scénarios d’ensemble (comme l’origine, voire la
fonction de certaines descriptions), mais c’est généralement au stade
des scénarios ponctuels (ou esquisses), dernière étape préparatoire
avant la rédaction proprement dite, que l’on peut les dénicher plus
précisément, parfois les rencontrer littéralement. Quoi qu’il en soit,
le passage, dans sa version définitive, produit un effet saisissant.
Pour des raisons évidentes d’autocensure, Flaubert utilise ici le
même procédé de paralipse que lors de la baisade d’Emma et de
Rodolphe (le narrateur fait comme s’il ne savait pas ce qui se passe
dans le fiacre), selon des modalités narratives différentes toutefois.
Alors qu’auparavant une description se substituait à la narration
de l’événement crucial, ici la focalisation externe, brutalement,
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Raymonde Debray Genette, « La poétique flaubertienne dans les Plans et
scénarios de Madame Bovary », in Genesis, n° 13, 1999, p. 55.
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Voir par exemple, pour l’une des descriptions de l’épisode de Fontainebleau
dans L’Éducation sentimentale : « souper où elle s’endort sur des gravures obscènes,
détails hideux dits assis sur la mousse, avec le ciel bleu sur leurs têtes », Bibliothèque
nationale de France, N.A.F. 17607 f° 117.
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Voir à ce propos le chapitre « Description et focalisation » de mon ouvrage
La Production du descriptif. Endogenèse et exogenèse de L’Éducation sentimentale,
Amsterdam-New York, Rodopi, 2002, p. 321-346.
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Cette technique flaubertienne, qui donnait à la scène du fiacre son originalité,
a été complètement occultée par Claude Chabrol dans son film puisque (hélas !) la
caméra entre dans la voiture.
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Avec des altérations toutefois, car plusieurs segments sont focalisés sur le
cocher et les bourgeois ébahis. Bien entendu, je n’entrerai pas dans le débat qui
tend à dénier à la focalisation externe toute vraisemblance (voir par exemple
Alain Rabatel, « L’introuvable focalisation externe », in Littérature, n° 107, 1997),
puisque selon moi ces catégories narratologiques sont toujours opératoires, comme
Les scénarios de la scène du fiacre dans Madame Bovary 69

interrompt les segments en focalisation zéro ou en focalisation


interne qui précèdent :

– Ah ! Léon !... Vraiment..., je ne sais... si je dois... ! Elle minaudait. Puis,


d’un air sérieux :
– C’est très inconvenant, savez-vous ?
– En quoi ? répliqua le clerc. Cela se fait à Paris !
Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina.
Cependant le fiacre n’arrivait pas. Léon avait peur qu’elle ne rentrât
dans l’église. Enfin le fiacre parut.
– Sortez du moins par le portail du nord ! leur cria le Suisse, qui était
resté sur le seuil, pour voir la Résur­rection, le Jugement dernier, le Paradis,
le Roi David, et les Réprouvés dans les flammes d’enfer.
– Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher.
– Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans la voiture.
Et la lourde machine se mit en route.
Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai
Napoléon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue de Pierre
Corneille.
– Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.
La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter
par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.
– Non, tout droit ! cria la même voix.
Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta
doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit
son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des
contre-allées, au bord de l’eau, près du gazon.
Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux
secs, et, longtemps, du côté d’Oyssel, au-delà des îles.
Mais tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares,
Sotteville, la Grande-Chaussée, la rue d’Elbeuf, et fit sa troisième halte
devant le Jardin des plantes.
– Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.
Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-­Sever, par le quai
des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la

le portent à croire les différences textuelles évidentes qui en découlent. Je rappelle


les problèmes soulignés par Genette : la distinction n’est « pas toujours aussi nette
que la seule considération des types purs pourrait le faire croire. Une focalisation
externe par rapport à un personnage peut parfois se laisser aussi bien définir
comme focalisation interne sur un autre » (Genette, « Discours du récit », in id.,
Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 208), et « en focalisation externe, le foyer se
trouve situé en un point de l’univers diégétique choisi par le narrateur, hors de
tout personnage, excluant par là toute possibilité d’information sur les pensées de
quiconque » (Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Le Seuil, 1983, p. 50), ce qui
est bien le cas pour la majeure partie de notre scène.  
 Madame Bovary, Claudine Gothot-Mersch, éd., Paris, Classiques Garnier,

1971, p. 249-251.
70 LA CRÉATION EN ACTE

place du Champ-de-Mars et derrière les jardins de l’hôpital, où des vieillards


en veste noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par
des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard
Cauchoise, puis tout le Mont-Riboudet jusqu’à la côte de Deville.
Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda.
On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et
place du Gaillard­bois ; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint­-
Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, – devant la Douane,
– à la basse Vieille-Tour, aux Trois­-Pipes et au Cimetière Monumental.
De temps à autre, le cocher sur son siège jetait aux cabarets des regards
désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces
individus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il
entendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait de
plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots,
accrochant par-ci par-là, ne s’en souciant, démoralisé, et presque pleu­rant
de soif, de fatigue et de tristesse.
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues,
au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant
cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui
apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée
comme un navire.
Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil
dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue
passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier,
qui se dispersèrent au vent et s’abattirent plus loin, comme des papillons
blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur.
Puis, vers six heures, la voiture s’arrêta dans une ruelle du quartier
Beauvoisine, et une femme en descen­dit qui marchait le voile baissé, sans
détourner la tête.

En fait, l’origine de la scène du fiacre est d’un point de vue


diachronique assez paradoxale ; ancienne dans la genèse de Madame
Bovary, car apparaissant au stade des scénarios d’ensemble, sa
trouvaille n’est cependant rien moins qu’immédiate, et les dix
scénarios d’ensemble où elle s’ébauche ne sont guère homogènes ;
c’est ainsi dans la perspective d’une génétique scénarique que je me
propose maintenant de parcourir notre scène.

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Tous les folios appartiennent au volume ms gg9 de la bibliothèque municipale de
Rouen, cote que je ne répéterai plus dès maintenant. Je suis l’ordre chronologique
qu’en a donné Yvan Leclerc dans son édition des Plans et scénarios de Madame
Bovary (Paris, Zulma-BNF-CNRS Éditions, 1995), puisqu’il est exact, et je laisse
de côté le folio 30 v°, plan d’ensemble qui n’interfère pas avec la mise en place de
notre scène.
Les scénarios de la scène du fiacre dans Madame Bovary 71

On distingue d’abord un scénario qui ne révèle que de maigres


tentatives de narrativisation (f° 1210) :

Leopold II. – experimentée par une première deception, et revenue par vertu à
son mari elle resiste longtemps à son Leo/pold/n – Leo/pold/n qui a
été deja aimé α qui le sait (et plus vieux de trois ans qu’ n’a donc pas
(en lui) gd chemin à faire – le coup se tire dans l/e/a salon chambre sur
cette Causeuse où ils ont tant Causé – delices du d’Emma qui enfin
trouve son rêve realisé, plein – indignation de voir son mari s’asseoir
sur les mêmes meubles.

Sous forme de résumés prospectifs, ponctués parfois de


notations plus détaillées, Flaubert met principalement en parallèle
les deux amants d’Emma, intitulant les différentes étapes des
relations dans la marge : « Leopold I », « Rodolphe I » et « Leopold
II » (« Leopold » est surchargé en « Leon » presque partout sur
le folio), par rapport, bien entendu, au double adultère ; aussi les
deux scènes de baisade y balbutient-elles déjà. Phénomène notable
à ce stade fort préliminaire (mais pas très étonnant dans le cas de
passages devant faire date), elles sont immédiatement associées à
un espace : la baisade avec Rodolphe se déroule à l’extérieur, « dans
les bois », mais celle avec Léon est confinée à l’intérieur et, qui plus
est, à Yonville : « le coup se tire dans lea salon chambre sur cette
causeuse où ils ont tant causé – delices d’Emma qui enfin trouve
son rêve realisé, plein11 », suivant un principe de récurrence ou de
reconnaissance spatiale fréquent dans les scénarios flaubertiens.
Sur les scénarios suivants (folios 10 v° et 14), le récit s’esquisse
tout en demeurant concentré. Les deux embryons de scènes sont
encore très proches (seules quelques lignes les séparent) :

voyage à Paris – on rencontre par hazard Leon au spectacle – il est


maintenant Maitre clerc à Rouen –
rentrée à Yonville. – leon a trois ans de plus. – il a gagné quelque
hardiesse il veut r’avoir Me Bovary qu’il a maintenant sous la main et qu’il
a ratée autrefois elle l’excite plus que jamais – Emma experimentée par une
première deception resiste longtemps et ramenée par vertu à son mari resiste
longtemps – elle finit par ceder cependant un soir dans sa chambre sur ce
même fauteuil où se donna la première α unique langue – Coup exquis,

10 Je
�����������������������������������������������������������������������������
ne tiens pas compte non plus des premiers scénarios généraux, où seule la
liaison est indiquée de façon globale et résumée, sans intention ou balbutiement
scéniques (voir fos 1 v° et 3 v°).
11 �������������������������������������������������������������������������������
Dans les citations des manuscrits, les passages barrés marquent des ratures et
les italiques des ajouts ; je maintiens l’orthographe de Flaubert.
72 LA CRÉATION EN ACTE

emu, fievreux – delices d’Emma qui trouve enfin son rêve realisé, plein son
mari rentre indignation de voir son mari s’asseoir sur les mêmes meubles
voyages à Rouen sous pretextes de leçons de piano ou d’acquisitions
– hotel des empereurs
Sur le port. […]

Notons que les époux Bovary font un « voyage à Paris » (biffé


sur le folio 14) et y rencontrent Léon « au spectacle ». Alors que
Flaubert a vite l’idée, après la baisade, des « voyages à Rouen sous
pretextes de leçons de piano » ainsi que de « l’hôtel des Empereurs
sur le port », où se rencontreront les amants (il deviendra « l’hôtel
de Provence » puis de « Bourgogne » mais restera sur le port12),
c’est toujours à Yonville que la scène se situe, précisée par de rares
indications temporelles (« un soir ») et spatiales (« chambre »,
« fauteuil », f° 10 v° ; le folio 14 ne modifie pas ces informations13) :
« elle finit par ceder cependant. un soir dans sa chambre sur ce même
fauteuil où se donna la première α unique langue – Coup exquis,
emu, fievreux – delices d’Emma qui trouve enfin son rêve realisé,
plein » (rappelons qu’Emma et Léon n’échangent aucune langue
dans la version définitive de leur première période amoureuse),
l’espace entraînant d’ailleurs une remarque fort… flaubertienne
à l’encontre de Charles : « indignation de voir son mari s’asseoir
sur les mêmes meubles ». Le récit prend forme, mais à ce moment
Flaubert est surtout intéressé par l’évolution psychologique de ses
personnages, qu’il tente de justifier ou de s’expliquer, comme pour
mémoire, par exemple en ce qui concerne Léon, « Leon a trois ans
de plus. – il a gagné quelque hardiesse il veut r’avoir Me Bovary qu’il
a maintenant sous la main et qu’il a ratée autrefois », ou Emma,
« Emma experimentée par une première deception et ramenée par
vertu à son mari resiste longtemps14 ». Elle ne résistera en fait qu’un

12 �����
Voir Madame Bovary, op. cit., p. 261 ; soulignons que l’hôtel de « Boulogne »
dans la version publiée est dû à une erreur du copiste qui a échappé à Flaubert.
13 ����������������������������������������������������������������������������������
Il est intéressant de noter que la « causeuse » initiale passera, bien plus tard,
dans la scène de la baisade de Frédéric et Mme Dambreuse : voir Flaubert,
L’Éducation sentimentale, Peter Michael Wetherill, éd., Paris, Classiques Garnier,
1984, p. 369.
14 �������������������������������������������������������������������������������
Claudine Gothot-Mersch a déjà remarqué que « la lecture des scénarios et celle
de la Correspondance mettent en lumière l’importance capitale que Flaubert accorde
aux étapes de la vie amoureuse de son héroïne. Emma comprend les sentiments
de Léon, Emma rencontre Rodolphe, elle tombe dans ses bras, elle devient la
maîtresse de Léon : voilà ce qui compte. Des scènes comme la visite à la nourrice,
comme la soirée au théâtre de Rouen, ne font pas date dans le travail d’élaboration :
Les scénarios de la scène du fiacre dans Madame Bovary 73

moment : le temps d’écrire sa lettre de rupture puis de minauder


avant d’entrer dans le fiacre ; mais on en est encore loin.
Vient ensuite un groupe de cinq scénarios où le récit reste
condensé ; néanmoins, il est devenu davantage événementiel,
quoique son style soit télégraphique. Or la baisade avec Léon semble
avoir régressé, perdu de son acuité et surtout s’être désolidarisée
de l’espace antérieur (en revanche, la situation de la scène avec
Rodolphe, qui avait été trouvée dès les premiers scénarios, n’est pas
modifiée et ne variera plus). Sur le folio 22 en effet, on ne relève
que : « au spectacle à Rouen. rencontre de Leon. ressouvenir – Ah !
je vous ai bien aimée menant à la baisade », et ensuite, au bas du
folio 20 :

au spectacle à Rouen. – rencontre de Leon.


visite. Ah ! ressouvenir menant à la baisade. vous rappelez-vous ? Ah je
vous ai bien aimée. – quittez moi. prquoi non n’en parlons plus. – très calme
α sans pose. rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup.

Il est impossible de dire si la « visite » en question marque


un séjour de Léon à Yonville (la marge du folio 14 indiquait bien :
« Leon vient qqfois à Yonville ») ou si, dans l’esprit de Flaubert,
elle doit suivre nécessairement et immédiatement, à Rouen, la
rencontre au spectacle, la logique du récit étant établie sur un mode
implicite : « ressouvenir menant à la baisade » (je souligne). Toutes
les indications spatiales ont disparu, et l’auteur paraît s’être ravisé
ou avoir mis la scène en attente, faute d’images précises qui lui
permettent de la faire germer dans un lieu déterminé.
Les scénarios suivants vont modifier quelque peu ces
informations, non sans poser certains problèmes. En effet, généré
sans doute par l’hôtel antérieur, le « port » resurgit et participe
maintenant, dès le premier jet du folio 27, d’une indication
d’atmosphère intervenant juste après le terme représentation, comme
si Flaubert se contentait de localiser le théâtre :

c’est seulement quand Flaubert se met à rédiger qu’il fixe son attention sur les
“tableaux”, non plus tellement sur l’évolution de son héroïne » (Claudine Gothot-
Mersch, La Genèse de Madame Bovary, op. cit., p. 186). On peut le voir aussi à
propos de « Leopold I » : « pr resister à son premier amant elle se pose vis-à-vis
d’elle-même en type de femme forte α fidèle et se dressant sur cet ideal elle resiste
charnellement », « ce qui fait que ça tombe c’est que ça dure trop longtemps – une
situation quand elle se prolonge est perdue – elle l’aime bien toujours, mais sans
combat pr que ça n’aille pas audelà ».
74 LA CRÉATION EN ACTE

Charles la mène à Rouen au spectacle –


– representation – sur le port A – chaleur – rencontre de Leon. –
conversation au balcon du foyer.
visite à son hotel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-
vous ? ah je vous ai bien aimée – quittez-moi. prquoi ? n’en parlons plus.”
– très Calme α sans pose – rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup. B
– Emma rentre à Yonville, dans un etat d’ame, de fouterie normales.

Quand il corrige ce passage, Flaubert modifie la succession


des séquences à l’aide de lettres (il le fait souvent quand il souhaite
réorganiser la continuité narrative), insérant un « A » après le port
et un « B » après le coup, peut-être afin d’établir une meilleure
transition entre le rendez-vous et le retour d’Emma, simplement
juxtaposés. Dès lors, au coup correspond le port dédoublé, si bien
que d’après la disposition textuelle ce nouveau lieu, accompagné de
son atmosphère de « chaleur », semble apparemment convenir à la
baisade et combler le manque narratif s’insinuant entre la mention
du rendez-vous (et sa finalité) et celle du retour à Yonville. C’est du
reste l’option que choisit le scénario suivant, où le port se répète,
car il est d’abord associé au spectacle, avec de plus l’indication de la
saison (« eté » redouble « chaleur », terme biffé mais maintenu plus
bas), puis au rendez-vous, avec de nouvelles notations descriptives
(f° 24) :

Charles la mène à Rouen au spectacle. eté. port – chaleur soir –


representation extraordinaire de la Lucie, rencontre de Leon. conversation
au balcon du foyer.
Visite à son hôtel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-vous
– Ah ! je vous ai bien aimée. quittez-moi. – prquoi – n’en parlons plus”. très
calme. sans pose. rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup.
Sur le port – chaleur – tentes de coutil. – odeur de voiliers – Emma
rentre à Yonville dans un etat psychique de fouterie normale.

Alors que la baisade avec Rodolphe, au haut du même folio,


est déjà assez claire dans ses détails, son déroulement et ses stratégies
narratives15, celle avec Léon ne se dessine toujours pas. Il est
vraisemblable que Flaubert tâtonne encore, à moins que Léon ne soit
15 ����������������������������������������������
« soir d’automne. – mots coupés. roucoulemens α soupirs entremelés dans le
dialogue… hein ?… voulez-vous… quoi ? (Voile noir oblique sur sa figure, comme
des ondes.) montrer nettement le geste de R. qui lui prend le cul d’une main et
la taille de l’autre… et elle s’abandonna. – renature bourdonnement des tempes
d’Emma – Rodolphe allume un cigarre elle rentre fière à Yonville son cheval piaffe
sur les pavés ».
Les scénarios de la scène du fiacre dans Madame Bovary 75

censé séduire Emma sous l’une des tentes en question16, ce qui semble
peu logique à cause de la situation et de la continuité syntagmatique
des notations, présageant plutôt une description globale de
l’atmosphère « sur le port ». Or la rédaction marquera un retour
à l’étape antérieure, puisque dans la version publiée la description
participe bien de l’introduction de la scène de la représentation, où
la thématique de la chaleur est essentielle17 et où Emma veut « faire
un tour de promenade sur le port » avant d’entrer dans le théâtre18.
Mais en génétique, il apparaît fort dangereux de loucher vers le
texte achevé car les structures avant-textuelles sont mouvantes et
ne résistent pas à un coup d’œil qui deviendrait nécessairement
téléologique. Il est donc difficile à ce stade intermédiaire de trancher
sur le statut du classement narratif, de savoir s’il s’agit d’une erreur
temporaire ou simplement d’options notées sur le moment, faute
de mieux, et sur lesquelles l’auteur reviendra plus tard, d’autant
que le folio 28 qui suit (où seul l’état d’Emma change, passant
de « psychique » à « physique ») élimine purement et simplement
toutes les indications spatiales et atmosphériques relatives à la
représentation mais maintient celles qui sont proches du coup (il en
va de même sur l’avant-dernier scénario d’ensemble, f° 29 v°), dont
la nature s’élabore dans l’interligne. Notons que, pressé sans doute
par sa copie, Flaubert a omis par inadvertance les odeurs des voiliers
(il ne s’agit probablement pas d’une nouvelle transformation ; au
reste, ce phénomène se rencontre fréquemment dans les avant-textes
flaubertiens) :

À Rouen au spectacle. representation de la Lucie, rencontre de Leon.


conversation au balcon du foyer.

16 ������������������������������
Comme le suggère Yvan Leclerc op. cit., p. 17 : « on peut supposer qu’elles
abritaient la baisade avec Léon ».
17 �����
Voir Madame Bovary, op. cit., p. 227 : « Il faisait beau ; on avait chaud ; la sueur
coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirés épongeaient les fronts rouges ; et
parfois un vent tiède, qui venait de la rivière, agitait mollement la bordure des tentes
en coutil suspendues à la porte des estaminets. » La notation olfactive a changé :
« Un peu plus bas, cependant, on était rafraîchi par un courant d’air glacial qui
sentait le suif, le cuir et l’huile. C’était l’exhalaison de la rue des Charrettes, pleine
de grands magasins noirs où l’on roule des barriques. »
18 �����������������������������������������������������������������������������������
La mention de l’été, en revanche, est différée au début de la scène du rendez-vous
à la cathédrale : « C’était par un beau matin d’été » (p. 244). On voit bien que les
informations micronarratives de l’étape scénarique peuvent avoir des conséquences
plus macroscopiques sur la formation du texte.
76 LA CRÉATION EN ACTE

Visite à son hôtel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-vous


– Ah ! Je vous ai bien aimée – quittez-moi. – prquoi n’en parlons plus.” très
calme – sans pose. – rendez-vous d’avance pr tirer un coup.
Sur le port – chaleur – tente de coutil de voiliers – coup sain ψ/X pas
de description du Coup mais s’etendre sur avant α après. Difference d’avec
Rodol. – Leon plus emu α jeune qu’elle – Emma rentre à Yonville dans un
bon etat physique de fouterie normale.

C’est justement le folio 29 v° qui apporte en quelque sorte


une amorce de solution : en fait le récit du coup avec Léon tarde
à se profiler et à s’établir plus précisément parce que Flaubert est
gêné par la similitude potentielle des deux scènes de baisade (encore
peu éloignées dans le récit scénarique, rappelons-le). Elles sont
d’ailleurs conclues par des événements identiques (retour d’Emma
à Yonville) déjà ponctués de différences psychologiques : dans le cas
de Rodolphe « elle rentre fière à Yonville » sur son cheval, tandis
qu’expérimentée par cette première liaison elle retournera à Yonville,
après Léon, dans un état « de fouterie normale ». Le fait que la
variation doive se substituer au trop évident parallélisme s’incruste
d’ailleurs littéralement sur le scénario : Flaubert appose un « ψ »
puis un « X » à « coup sain » et y renvoie toute une élaboration
interlinéaire : « ψ/X pas de description du Coup mais s’etendre sur
avant α après. difference d’avec Rodol ». Auto-injonction décisive,
car s’il n’y a pas de « description » ou plutôt de représentation du
coup19, on ne le verra pas dans le texte : la focalisation externe est
proche. Elle n’aura besoin que d’une marge pour s’actualiser dans
ses grandes lignes avec le dernier scénario d’ensemble (f° 33) :

Visite de Leon à son autel. souvenirs etc.

elle resiste un peu


donne rendez-vous dans la cathedrale.
en fiacre. 
trimballement du fiacre, partout
boule du cocher. – rien que la boite

Indépendamment du superbe lapsus (« visite de Leon à son


autel », Freud n’est pas loin), on remarque l’apparition impromptue

19 ���������������������������������������������������������������������������
Il n’y en aura pas non plus dans la scène avec Rodolphe, mais au stade des
scénarios d’ensemble Flaubert se donne encore l’injonction de « montrer nettement
le geste de R. qui lui prend le cul d’une main et la taille de l’autre » (fos 27 et 24 par
exemple).
Les scénarios de la scène du fiacre dans Madame Bovary 77

de nouveaux éléments essentiels : le rendez-vous a trouvé sa


localisation (« cathédrale »), ainsi que le coup (« en fiacre »), qui
n’est plus mentionné par le texte, comme si le lieu suffisait dès lors à
en assurer le récit en creux ; le déroulement de la scène est implicite,
« trimballement », « partout », avec la notation de la « boule du
cocher » pour marquer comiquement la réaction d’une partie du
public Rouennais. Enfin, la focalisation externe balbutie sous la
forme d’une auto-injonction déguisée se substituant à la précédente :
« rien que la boite ». Force est de constater cependant que si le
souci de distinguer les deux scènes est ici un générateur absolument
essentiel (ce que la lecture de la seule version publiée ne laisserait pas
percevoir à cause de la distance qui les sépare), rien dans le parcours
génétique ne justifie ou ne laisse pressentir la disparition du port et
l’apparition de la cathédrale, du fiacre, du cocher et de la métaphore
de la boîte : aucune solution de continuité n’est détectable entre le
récit de ce scénario et celui du scénario précédent20. Il est donc des
moments où, en toute humilité, la génétique s’avoue impuissante et
se limite à décrire les structures en formation au lieu de parvenir à
détecter la source intrinsèque des processus.
À moins qu’il ne s’agisse, parfois, de stimuli externes, même
si c’est de façon partielle ; un interprétant qui apparaît plus tard
dans les avant-textes y fait une allusion discrète (il passera dans la
version publiée, sous une forme tout aussi énigmatique). En effet,
pour légitimer l’entrée d’Emma dans le fiacre, Flaubert élabore a
posteriori, dans l’interligne du dernier scénario ponctuel, un court
dialogue avec Léon : « attente du fiacre. elle veut s’en aller. ce n’est
pas convenable. Mais ça se fait à Paris. Les raisons les plus sottes
décident il vient. – ils montent dedans » (f° 79, transcrit plus loin21) ;

20 ����������������������������������������������������������������������������
Il est néanmoins très possible qu’un scénario d’ensemble manque juste avant
celui-ci. En effet, on ne trouve aucun folio où les notations d’atmosphère, toujours
attribuées au port sur le scénario précédent, retournent à la scène du théâtre, qui
serait elle-même travaillée davantage. On ne rencontre pas non plus de notes isolées
sur un folio, et que Flaubert insérerait soudain ici dans la marge, comme il le fait
souvent. Or la situation de cette marge est étonnante car la première ligne de ce
scénario d’ensemble commence par le récit du « retour à Yonville », la marge
(postérieure dans la diachronie génétique) venant soudain élaborer, a posteriori, ce
qui précède le retour en question.
21 ������������������������������������������������������������������������������
Excepté le second scénario ponctuel, f° 273 v°, qui est inclus dans le volume
ms g2234, tous les scénarios ponctuels et brouillons de la scène appartiennent au
volume ms g2235, cote que je ne répéterai plus. Voir, dans l’ordre, les fos 24, 273 v°,
55 v° et 79.
78 LA CRÉATION EN ACTE

ainsi germent les poses d’Emma. Le narrateur englobe, dans son


jugement impartial, les deux personnages (« les raisons les plus sottes
décident »), et on peut se demander ce que cachent les pronoms
« ce » et « ça », sinon de prudentes présuppositions dont le référent
n’est pas actualisé. Pourquoi, en effet, Emma hésiterait-elle soudain
à monter dans le fiacre ? Qu’est-ce qui n’est « pas convenable » ?
Ils sont certes en province, mais qu’est-ce qui « se fait à Paris » ?
Une « promenade » en fiacre, comme l’indiquent, sans plus de
détails, deux des scénarios ponctuels (folios 24 et 273 v°) ? C’est peu
probable. Voilà donc enfin la conséquence textuelle de la finalité
du rendez-vous, littéralement notée dans les scénarios d’ensemble,
« pour tirer un coup », mais jamais évidente dans la version publiée22.
Le premier brouillon se précisera un peu mais n’en sera pas pour
autant explicite : « α cette raison, qui etait une gde impertinence si
elle l’eut compris, la decida », corrigé en « α cette parole, comme un
irrésistible argument, la determina » (f° 85). Pendant un moment,
l’espace d’un premier jet immédiatement biffé, Emma ne perçoit pas
l’impertinence car sa compréhension nécessite la connaissance d’un
intertexte culturel, dont un élément exogénétique conserve la trace.
Il s’agit d’une lettre à Louise Colet, écrite sans doute plusieurs mois
avant la rédaction de notre scène :

As-tu réfléchi quelquefois à toute l’importance qu’a le Vi dans l’existence


parisienne ? Quel commerce de billets, de rendez-vous, de fiacres stationnant
au coin des rues, stores baissés ! Le Phallus est la pierre d’aimant qui dirige
toutes ces navigations23 ;

22 �������������������������������������������������������������������������������
La motivation en est (logiquement) opaque, le texte se chargeant d’allusions :
« – Il faut pourtant que je vous voie encore, reprit-il ; j’avais à vous dire… – Quoi ?
– Une chose… grave, sérieuse », et « Alors, avançant la tête par-dessus son épaule,
il sembla chercher le consentement de ses yeux. Ils tombèrent sur lui, pleins d’une
majesté glaciale. » (p. 243).
23 �����������������������������������������
Flaubert, lettre du 29 novembre 1853, in Correspondance, t. II, op. cit., p. 471.
En fait, la chronologie génétique n’est pas si simple, d’autant que dès l’année 1854
la rupture avec Louise Colet compromet une datation plus précise des moments
où Flaubert travaille son texte. On sait de plus qu’écriture des derniers scénarios
et rédaction proprement dite se chevauchent ; il est donc possible que la trouvaille
du fiacre, dans la marge du dernier scénario d’ensemble, date du printemps 1855,
puisqu’en mars Flaubert prépare les détails de la visite de la cathédrale (voir
Flaubert, Correspondance, t. II, op. cit., p. 570-571) et qu’en mai il en sera à la
rédaction des « grandes fouteries de Rouen » (ibid., p. 573), c’est-à-dire après la
scène du fiacre. Anne Green, que je remercie, m’indique un ouvrage de M.
Vélocifère (pseud.), L’Amour au grand trot, ou la gaudriole en diligence : manuel
portatif et guide très précieux pour les voyageurs, Paris, [chez les principaux libraires
Les scénarios de la scène du fiacre dans Madame Bovary 79

d’où l’apparition immédiate (et déjà au passé simple) sur les derniers
scénarios ponctuels des notations concernant le store, il « resta
baissé » (f° 273 v°) ou « les deux stores jaunes rouges s’abaissèrent »
(f° 55 v°) qui, bien sûr, demeureront dans la version publiée avec
d’autres traces dont la source est bien exogénétique (jusqu’à la
comparaison maritime) : « les bourgeois ouvraient de grands yeux
ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture
à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close
qu’un tombeau et ballottée comme un navire » (je souligne).
Voulant, en province, une fois encore jouer à la Parisienne,
Emma n’a d’autre alternative que de se laisser enfermer à l’intérieur
de la boîte qui viendra, bien vite, isoler et cacher les amants ; pour
l’instant, le mouvement (comme disait Flaubert) est mis en place
avant tout le reste, déjà rédigé avec sa métaphore mécanique qui
ne variera plus, comme sa disposition en fin de paragraphe : « et la
lourde machine se mit en marche » (f° 55 v°24).
Alors que la phrase qui introduit la scène est immédiatement
trouvée, au passé simple, sur les derniers scénarios ponctuels, la
rédaction ne progressera que par à-coups. Pourtant, quand on
examine le dernier scénario ponctuel (c’est le folio 79, déjà entrevu,
qui est transcrit ci-contre), on constate que les principales étapes
se dessinent, quoique leur classement ne soit pas encore établi :
descente du pont, cahots, halte littéraire (« statue de Corneille »)
avec pour conséquence une première exclamation de Léon (« allez
donc ! imbecille »), parcours de la voiture et durée, avec d’autres
tentatives de pause du cocher, suivies une nouvelle fois de la réaction
de Léon (soulignons qu’Emma demeure muette et que dans le cas
des deux interventions de Léon le texte n’actualise pas la source de
l’énonciation). Même la métaphore des « papillons blancs », pour la

du Palais-Royal], 1820. Dans ce livre, dédié « à tous les joyeux voyageurs, et surtout
à ces aimables Friponnes qui, dans leurs courses voluptueuses, traitent l’intérieur
d’une diligence absolument comme un matelas nuptial » (p. 1), on peut aussi lire
que « rien n’est plus traître à la chasteté qu’un voyage en diligence » (p. 31). Certes,
il ne s’agit pas là d’un fiacre mais le rapprochement est notable : la pratique était
courante !
24 ������������������������������������������������������������������������������
Seule la copie du copiste donne « route » au lieu de « marche », substitution
soudaine que Flaubert n’a sans doute jamais remarquée, et qui transforme du reste
les assonances initiales, machine / marche, en d’autres : lourde / route. Ce n’est pas
la seule intervention du copiste qui ait falsifié les intentions de Flaubert à son insu
(parfois, plusieurs phrases ont même été omises) ; voir à cet égard Madame Bovary,
op. cit., p. 420.
80 LA CRÉATION EN ACTE

lettre d’Emma déchirée, est présente (« une fois où papillons blancs


sorte s’envolant »), image qui se limite à flotter dans l’espace mais qui
a séduit initialement Flaubert, car elle provient du scénario précédent
(où elle était liée de façon plus explicite à la lettre d’Emma : « des
papillons blancs de papier qui en sortent », f° 273 v°25). Il semble en
fait que l’auteur pose les jalons d’éléments dont il se fait peu à peu
une idée plus nette mais qu’il n’a pas alors matériellement la place
d’amplifier (seul le dernier tiers du folio sur lequel il revient est resté
vierge26). Certains fragments non rédigés en témoignent, comme
s’ils étaient mis en attente de précisions : « α les bourgeois », « le
Cours – elle se rendormit », « α jusqu’au château de Mr Lefebvre »
(séquence curieuse biffée ici mais qui resurgira une fois, et dont le
référent a peut-être une origine biographique), ainsi que des ajouts
interlinéaires, « talus d’herbes – le Galet », surtout quand ils sont
suivis de points de suspension : « où des vieillards… ». Le point
de vue en revanche ne pose pas de problème. Ce qui provient de
l’intérieur du fiacre, invisible, indéfini et apparemment inassignable,
est en focalisation externe (« une voix », « imbecille ! avec un trepign.
de pied de fureur à l’interieur »), excepté la fin de la scène dans la
marge, avec une unique altération (« enfin s’arrête. Emma descend »),
tandis que les réactions des seuls personnages visibles sont focalisées
de façon implicite, qu’il s’agisse du cocher (« regards desesperés aux
Cabarets », « α il reprenait sa course, desesperé, ne comprenant pas »)
ou des bourgeois devenus « ebahis » dans l’interligne (ils se trouvent
bien face à un spectacle). Sans doute l’enjeu essentiel du récit est-
il autre : le texte regorge en effet d’indications spatiales amplifiant
le trajet du fiacre (« quai des Curandiers », « vieux pavé », etc.) ou
de notations temporelles qui, parallèlement aux interruptions de

25 ����������������������������������������������������������������������������
Séduction figurative d’autant plus légitime que le motif est récurrent dans
Madame Bovary. On le rencontre tout d’abord à la fin de la première partie : « et
les corolles de papier, racornies, se balançant le long de la plaque comme des
papillons noirs, enfin s’envolèrent par la cheminée » (p. 70), puis dans la scène
des comices : « et, sur la Place, en bas, tous les grands bonnets des paysannes se
soulevèrent, comme des ailes de papillons blancs qui s’agitent » (p. 154). Notons
que la comparaison est dotée d’une situation privilégiée : elle constitue chaque fois
la clausule d’un paragraphe.
26 ���������������������������������������������������������������������������
L’écriture de cette esquisse est en fait complètement discontinue ; chaque
séquence, chaque ajout sont séparés par des moments de réflexion qui ne laissent pas
de traces sur le papier, excepté la biffure de l’auto-injonction « une seule phrase »
(si ma lecture – conjecturale – est correcte), puisque Flaubert préférera s’étendre
bientôt sur le parcours du fiacre et le multiplier en de nombreuses phrases.
Les scénarios de la scène du fiacre dans Madame Bovary 81

la course, la font balancer entre singulatif et itératif : « tantot…


tantot. il y eut une fois où », « de temps à autres », « enfin ». C’est
d’ailleurs sur cette double dimension de l’espace et du temps que
se concentrera principalement l’invention ; mais ceci est une autre
histoire27.
Variation est sans doute le terme qui définit le mieux la genèse
de la scène du fiacre, à plusieurs égards. Il convient à l’origine pour
Flaubert de distinguer dans le récit scénarique les deux scènes
de baisade avec Rodolphe puis avec Léon, qui menacent de se
ressembler, précaution d’autant plus légitime qu’elles germent et
progressent en parallèle dans les scénarios d’ensemble, souvent sur
le même folio. Tandis que la baisade avec Rodolphe se stabilise tout
de suite en se chargeant de ses éléments principaux, celle avec Léon
subit un déplacement spatial surprenant et inattendu (d’Yonville à
Rouen, de la chambre au fiacre) et ne prend corps que lentement,
jusqu’au dernier scénario où les stratégies narratives sont actualisées
avec les détails du fiacre, de la cathédrale et de l’absence de vision.
Contrairement à ce que l’on pourrait supposer quand on songe
à l’importance de cette technique dans la version publiée, d’un point
de vue génétique ce n’est donc pas la focalisation, en particulier la
focalisation externe, qui constitue la contrainte fondamentale et
essentielle du parcours génératif mais plutôt la gestion de l’espace-
temps (phénomène que confirment les brouillons). On y verra une
leçon d’humilité pour la critique génétique28, tout au moins celle
qui a pour visée de théoriser la genèse des formes littéraires : on
ne saurait échafauder une série d’hypothèses (moins encore les
généraliser) sur les modes de textualisation d’une technique non
programmée, qui ne se laisse pas pressentir, apparaît comme par
génération spontanée et semble aller de soi puisqu’elle ne rencontre
ensuite que des modifications minimales. Faut-il s’en affliger ?
Sans doute pas : l’un des effets (pervers peut-être mais toujours
passionnant) des avant-textes, et non le moindre, consiste à modifier
nos attentes, basées par la force des choses sur la seule connaissance
des textes définitifs. Non seulement on ne sait jamais ce que l’on va
dénicher dans les manuscrits, mais encore ce que l’on y trouve s’écarte

27 Je
������������������������������������������������������������������������
me propose de revenir dans une publication prochaine sur le parcours
scriptique de cette scène.
28 ����������������������������������������������������������������������������
C’est aussi l’une des remarques conclusives de Raymonde Debray Genette dans
son article sur « Les écuries d’Hérodias », in Genesis, n° 1, 1992, p. 111.
82 LA CRÉATION EN ACTE

fréquemment d’un modèle prévisible, déjà lu ou écrit ailleurs. Aussi


renversent-ils bien chaque fois la perspective. Ils dictent et orientent
la conduite du généticien, l’obligeant à réévaluer avec souplesse ses
présupposés et outils théoriques, à rester prudemment fidèle aux
systèmes de variation tout en jetant une lumière évidente sur leurs
véritables régulations.
Proust entre deux textes : réécriture et
« intention » dans « Albertine disparue »

Nathalie Mauriac Dyer

Résumé

Depuis la découverte en 1986 de la dactylographie de dernière main


intitulée « Albertine disparue », il existe au moins deux Proust qui ne
coïncident plus tout à fait : celui qui en 1922 poursuit la révision d’À
la recherche du temps perdu, et s’engage dans la refonte (inachevée)
de la série des Sodome et Gomorrhe ; et l’auteur d’un roman en sept
tomes, selon une tradition éditoriale restauratrice élaborée à la fin des
années 1920. Dans le dialogue aujourd’hui ouvert entre le document
(manuscrit) et le monument (éditorial), s’affrontent deux positions
critiques implicitement focalisées autour de la question de « l’intention »
de l’auteur. Les partisans du statu quo soulignent les imperfections
narratives d’ « Albertine disparue » et mettent en doute la cohérence
des modifications de l’écrivain. Ceux qui plaident la révision éditoriale
défendent l’idée d’une démarche poéticienne calculée. Mais comment
se pose la structure intentionnelle d’un texte inachevé ?

Selon Baudelaire traducteur de la Méthode de composition, un


des « axiomes favoris » d’Edgar Allan Poe était qu’un « bon auteur
a déjà sa dernière ligne en vue quand il écrit la première […] grâce à
cette admirable méthode, ajoutait Baudelaire, le compositeur peut
commencer son œuvre par la fin, et travailler, quand il lui plaît, à
n’importe quelle partie ». Vision idéale de la maîtrise parfaite
d’une intention, que Proust semble reprendre à son compte quand
il prétend, en 1909 à propos du Contre Sainte-Beuve, puis en 1918
à propos de la Recherche du temps perdu avoir écrit la fin en même
temps que le début du livre : « je viens de commencer – et de finir

 ������������������������������������������������������������������������������
Pour la commodité de l’article, je distingue le document manuscrit (caractère
romain et guillemets) des éditions qui en ont été tirées (caractère italique).
 �������������������������������������
Baudelaire, « La Genèse d’un poème : “Le
�����������������������������������������
corbeau” – Méthode de composition »,
d’abord publié dans la Revue française, 20 avril 1859.
84 LA CRÉATION EN ACTE

– tout un long livre » ; « le dernier chapitre du dernier volume a


été écrit tout de suite après le premier chapitre du premier volume.
Tout l’“entre-deux” a été écrit ensuite ». On sait que la consistance
dogmatique de la Recherche repose en effet sur cette opposition du
temps perdu et du temps retrouvé, et sur une composition circulaire.
Mais l’écartèlement aux deux pôles du récit du « temps perdu »
et du « temps retrouvé » est loin d’avoir été acquis d’emblée, ainsi
que le prétend Proust, puisqu’en 1908 les expériences de mémoire
involontaire devaient former la préface du livre, et que la structure
du temps retrouvé n’a été mise en place qu’à partir de 1910.
Comme l’éprouve chaque critique qui se penche sur des
manuscrits de travail, il y a ainsi souvent hiatus entre ce que disent
les écrivains, et ce que les traces matérielles donnent à comprendre de
leur travail : mais dans tous les cas, les généticiens n’ont pas attendu
la résurrection critique de l’auteur et le retour en grâce de la notion
d’intention pour en éprouver à la fois la pertinence et la complexité.
Cette intention n’est pas l’intention psychologique de l’auteur
empirique, représentation mentale inaccessible, mais l’intention
textualisée dans le paratexte (correspondance, annonces de librairie,
voire mémoires et souvenirs) et surtout ce que nous reconstruisons a
posteriori comme l’avant-texte. Non seulement le généticien se trouve
confronté à chaque étape à cette dimension intentionnelle, mais il est
particulièrement bien placé pour en mesurer toute la complexité et
tous les tâtonnements : l’intention de l’œuvre achevée, quelle qu’elle
soit et à supposer qu’on puisse se mettre d’accord sur ce qu’elle est,
ne saurait coïncider avec la somme des intentions successives, parfois
contradictoires, qui ont présidé à son élaboration, et qui démentent
le mythe organiciste d’un développement contenu en germe dans
les premières ébauches. L’intention se cherche et se construit peu
à peu, elle se décline en scénarios, en plans, en programmes, se
monnaye en annonces, en lettres et confidences, et surtout s’incarne
en états manuscrits pluriels. L’enquête de genèse est un travail de
comparatiste, où ce qui fait sens est ce qui se joue dans l’entre-deux,
dans le glissement et dans l’écart : chaque étape rédactionnelle
manifeste un projet qui, soit entérine et renforce le précédent, soit
 ��������������������������������������������������������������
Marcel Proust, lettre à Mme Straus (vers le 16 août 1909), in Correspondance
de Marcel Proust, t. IX, Philip Kolb, éd., Paris, Plon, 1970-1993, p. 163, et lettre à
Paul Souday, (17 décembre 1919), in Ibid., t. XVIII, p. 536.
 �������������������������������������������������������������������������������
Voir Daniel Ferrer, « La toque de Clementis. Rétroaction et rémanence dans les
processus génétiques », in Genesis, n° 6, 1994, p. 98.
Réécriture et « intention » dans « Albertine disparue » 85

s’en écarte plus ou moins sensiblement. Un parcours génétique est


toujours ainsi plus ou moins une histoire de « repentirs », c’est-à-
dire moins d’intentions qui rebroussent chemin et font retour sur
elles-mêmes, que d’intentions qui bifurquent.
Un exemple éclatant de ces détours de la genèse, de ces
bifurcations, par définition imprévisibles, et c’est celui qui me
retiendra ici, nous a été donné il y a une quinzaine d’années avec
la découverte d’une dactylographie corrigée par Marcel Proust
en 1922 dans les derniers mois de sa vie, dactylographie intitulée
« Albertine disparue ». Le sens des modifications autographes de
Proust y est dépourvu de toute ambiguïté : sur ce dactylogramme
d’environ cinq cents pages, qui transcrit quatre cahiers manuscrits
datant de 1916, l’écrivain appose une série de notes de régie, qui
précisent le début et la fin des deux chapitres du livre, mais aussi
deux coupures : la première, considérable, d’une valeur de deux cent
cinquante pages soit de l’équivalent de deux cahiers manuscrits, entre
la fin du chapitre premier et le début du chapitre second, la seconde
de quarante-quatre pages après la fin du livre. Pas d’ambiguïté sur
le contenu intentionnel de suppression donc, mais un débat critique
intense sur sa signification.
On distingue en gros trois types d’interprétation :

1) Certes l’intention de Proust était celle d’un retrait et


d’une réduction, mais cette intention était une intention obscurcie,
offusquée, troublée par sa dernière maladie. C’est par exemple la
position d’un Jean-Yves Tadié dans sa récente biographie de Proust,
où il parle à propos des gestes d’écriture concernant « Albertine
disparue » de l’œuvre d’un « créateur déjà à demi inconscient ».
Le contexte biographique est donc ici lourdement convoqué
comme critère explicatif, conformément à une tradition somme
toute beuvienne d’explication de l’œuvre par l’homme empirique
et par le contexte biographique : d’un auteur malade ne pouvait
naître qu’une œuvre maladive, une œuvre en forme de symptôme,
et Proust dans cette approche critique devient une sorte d’avatar
 ��������������������
Voir Marcel Proust, Albertine disparue, édition originale de la dernière
version revue par l’auteur, Paris, Grasset, 1987 ; id., Sodome et Gomorrhe III. La
Prisonnière suivi de Albertine disparue, Le Livre de Poche classique, 1993. Pour une
présentation complète voir mon ouvrage : Proust inachevé. Le dossier « Albertine
disparue », Paris, Champion, 2005.
 Jean-Yves
�����������������
Tadié, Marcel Proust, Paris, Gallimard, 1996, p. 904.
86 LA CRÉATION EN ACTE

moderne du héros du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, une sorte de


Frenhofer détruisant sa plus belle toile dans le secret de son atelier.
Par conséquent, selon Jean-Yves Tadié, « l’esprit doit prévaloir
sur la lettre », l’esprit de mesure, de raison et de lucidité contre
le dérèglement de la lettre manuscrite. Il faudrait choisir le Proust
« sain » de 1916, celui de la version « longue » des cahiers manuscrits,
contre le Proust fourvoyé, « égaré », voire irresponsable, de 1922,
celui de l’abrègement excessif.
2) Le deuxième type de disqualification de l’intention de
réduction manifestée en 1922 est plus subtil : il consiste à déplacer
la visée de l’intention. Si Proust réduit ainsi de près de trois cents
pages « Albertine disparue », ce serait, selon par exemple le critique
italien Giovanni Macchia, parce que cette « Albertine disparue »-là
ne concernerait pas À la recherche du temps perdu : ce ne serait
qu’un extrait concocté pour une revue, autrement dit la définition
d’une prépublication, texte d’envergure forcément plus restreinte.
Cette hypothèse est à dire vrai une hypothèse incontournable
dans le processus d’évaluation critique auquel il a fallu soumettre
« Albertine disparue », puisque Proust avait en effet dans une lettre
de 1922 évoqué une telle possibilité pour ce qui s’appelait encore
« La Fugitive ». Mais encore faudrait-il précisément confronter
un projet mentionné comme possible en une seule occasion, avec
l’intention actualisée à travers la série des modifications apportées
au texte même d’« Albertine disparue » en 1922. Car ce manuscrit ne
constitue pas une simple réduction de la version de 1916, il contient
aussi tout un travail de réécriture.
3) La troisième position critique maintenant, contrairement
donc aux deux précédentes, considère comme seules intentions
valides celles qui sont actualisées en contenus textuels, mais ne limite
pas ces contenus textuels aux indications de régie. Autrement dit,
dans cette approche, la question de la signification des indications
de régie manifestant l’intention de réduction n’est pas abordée
indépendamment des phénomènes de réécriture présents dans
« Albertine disparue » : ce qui exprime l’intention, c’est l’ensemble
des traces écrites disposées sur les manuscrits, autrement dit, outre

 Ibid., p. 905.
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Pour une présentation et une réfutation circonstanciée, voir Nathalie Mauriac
Dyer, « Albertine disparue, Les Œuvres libres et l’oubli », in Bulletin d’informations
proustiennes, n° 29, 1998, p. 85-101.
Réécriture et « intention » dans « Albertine disparue » 87

les notes de régie, l’ensemble du système formé par les additions


et les suppressions. Ce type de lecture cherche donc à dégager
une structure intentionnelle, qui sera d’autant plus satisfaisante
et convaincante qu’elle intégrera le maximum d’éléments. On
peut ainsi repérer dans « Albertine disparue » la conclusion d’un
développement narratif dont les prémisses se trouvent à la fin de
Sodome et Gomorrhe II et dans « La Prisonnière » : il s’agit d’une
structure ternaire qui vise à élucider, dans le contexte thématique
de Sodome et Gomorrhe, la nature des relations d’Albertine avec
Mlle Vinteuil et son amie, c’est-à-dire avec les deux lesbiennes
surprises par le héros à Montjouvain lors de la scène de sadisme et
de profanation relatée dans Du côté de chez Swann. Or ce que Proust
met en place, et qu’il serait trop long de détailler ici, c’est précisément
une de ces bifurcations déjà évoquées : là où dans la version de 1916,
Albertine était certes convaincue de goûts lesbiens, mais semblait
finalement innocentée du soupçon de relations avec l’amie de Mlle
Vinteuil, elle semble désormais en 1922 s’en être rendue coupable.
L’inversion de l’innocence présumée en culpabilité présumée est
mise en place par deux additions stratégiques, apportées toutes
deux en 1922, l’une sur la dactylographie de « La Prisonnière »,
l’autre sur celle d’« Albertine disparue », tout cela – d’après ce que
suggère la graphie de Proust – assez en amont dans le processus de
révision, et en tout cas avant les dernières semaines de sa maladie.
Cette inversion de la visée narrative conditionne directement le
phénomène de suppression, qui lui, toujours d’après la graphie
proustienne, semble avoir été nettement plus tardif : sauf à avoir un
texte contradictoire, ce qui relevait de la version précédente devait
en effet disparaître. Et ce qui, des deux cent cinquante pages ôtées en
bloc, était étranger à l’histoire d’Albertine et pouvait être récupéré,
l’est de manière sommaire et in extremis, sous forme de plan, sur
une feuille volante. On obtient toutefois avec cette « Albertine
disparue » un volume dont la brièveté détonne dans l’ensemble des
tomes parus de la Recherche. Mais cette étrangeté n’est que l’effet
d’une perspective critique faussée par une tradition éditoriale vieille
de plus d’un demi-siècle : quelques jours à peine après la mort de
Proust la NRF annonçait, pour la suite « sous presse » de Sodome
et Gomorrhe II et sous le titre Sodome et Gomorrhe III, un tome
en deux parties comprenant « La Prisonnière » et « Albertine
disparue ». Ce tome laissé inachevé fut artificiellement dédoublé, et
sa seconde partie lourdement restaurée, à l’occasion de la première
88 LA CRÉATION EN ACTE

édition posthume [1923 : La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III),


1925 : Albertine disparue].
Le plan de 1922, en huit volumes au moins, remplace donc celui
publié en 1918 avec À l’ombre des jeunes filles en fleurs, alors en cinq
volumes, qui lui-même remplaçait le plan en trois volumes annoncé
en 1913 avec Du côté de chez Swann, plan auquel Proust avait dû
se résigner alors qu’il aurait préféré ne publier que deux volumes,
respectivement intitulés Le Temps perdu et Le Temps retrouvé. Non
seulement on constate chemin faisant que les sept volumes de la
tradition éditoriale n’ont pas grande chose à voir avec la dernière
intention exprimée par Proust concernant la structure de son livre,
mais on voit que Sodome et Gomorrhe, aujourd’hui éditorialement
réduit à un tome unique, devait avoir l’envergure d’un véritable massif.
Cette expansion prévue à la fin de 1922 corrobore parfaitement
ce que Proust annonçait dans une lettre à Gallimard au début de
l’année, à savoir la publication d’un Sodome et Gomorrhe III, d’un
Sodome et Gomorrhe IV, et, ajoutait-il, « je crois bien qu’il y aura
aussi un Sodome V, sinon un Sodome VI ». En tout état de cause,
il convient pour la comprendre d’intégrer la structure intentionnelle
d’« Albertine disparue » dans la structure plus vaste de Sodome et
Gomorrhe, telle que Proust la réaménage en 1922. On sait d’autre
part d’après sa correspondance que le souci de stricte composition
a été chez lui constant, et d’autant plus revendiqué peut-être qu’il a
été plus méconnu par la critique, puisque la publication forcément
échelonnée de l’ouvrage en a compliqué la réception : l’importance
renouvelée accordée à la scène de Montjouvain, qui charpente les
temps forts de l’épisode d’Albertine depuis la fin de Sodome II,
doit sans doute être interprétée en ce sens. Cette scène dont les
contemporains lui avaient tellement reproché l’inutilité, Proust
n’avait eu de cesse dans sa correspondance, entre 1919 et 1922, d’en
défendre la nécessité structurelle – ainsi par exemple dans cette lettre
à Paul Souday, le 10 novembre 1919 :

Ma composition est voilée et d’autant moins rapidement perceptible


qu’elle se développe sur une large échelle […] mais pour voir combien elle
est rigoureuse, je n’ai qu’à me rappeler une critique de vous, mal fondée
selon moi, où vous blâmiez certaines scènes troubles et inutiles de Swann.
S’il s’agissait, dans votre esprit, d’une scène entre deux jeunes filles […]

 �����������������������������������������������
Marcel Proust, lettre du [18 janvier 1922], in Correspondance, op. cit., t. XXI,
p. 39.
Réécriture et « intention » dans « Albertine disparue » 89

elle était, en effet, « inutile » pour le premier volume. Mais son ressouvenir
est le soutien des tomes IV et V (par la jalousie qu’elle inspire, etc.). En
la supprimant, je n’aurais pas changé grand’chose au premier volume ;
j’aurais, en revanche, par la solidarité des parties, fait tomber deux volumes
entiers, dont elle est la pierre angulaire, sur la tête du lecteur10.

En déplaçant la mort d’Albertine aux environs de Montjouvain,


Proust renforçait encore la motivation de la scène de Swann, dont
l’utilité romanesque n’aurait pu être mise en doute plus longtemps
par la critique : il s’agissait indiscutablement désormais d’un pilier
de soutènement majeur dans la composition du livre.
On a donc affaire à une intention d’auteur, telle qu’elle nous
apparaît, répétons-le, actualisée par l’ensemble du dossier génétique,
aussi complexe et cohérente que clairement orientée : l’hypothèse de
gestes d’écriture aberrants, commis par un créateur diminué par la
maladie, ou encore l’hypothèse d’une simple réduction au format de
revue effectuée en marge du travail sur la Recherche, ces hypothèses
ne résistent pas à l’examen et méconnaissent gravement l’envergure
du projet proustien. Pourtant, la question est loin d’être réglée :
si le regard critique peut dégager une cohérence, une indéniable
intentionnalité artistique, il achoppe également sur un certain
nombre de difficultés et d’apories. La structure intentionnelle
d’« Albertine disparue » et plus largement de Sodome et Gomorrhe
III, est également lacunaire, contradictoire, ou, tout simplement,
énigmatique.

1) La structure intentionnelle est lacunaire. Ainsi, Proust


commence dans « Albertine disparue » à corriger le lieu de la
résidence de Mme Bontemps, la tante d’Albertine, chez qui elle
est censée s’être réfugiée après avoir quitté le héros, mais il ne
généralise pas la correction au reste des occurrences figurant sur la
dactylographie. Quel est le statut intentionnel de cette correction ?
Dans le deuxième chapitre, il laisse subsister le renvoi à un épisode
qu’il a par ailleurs supprimé : la même question se pose à nous –
allait-il supprimer cette allusion, ou réinsérer l’épisode de référence
supprimé ?
2) La structure intentionnelle est contradictoire – des
éléments n’ont pas été supprimés, qui auraient dû l’être : dans « La

10 ������������������������������������������������������������
Marcel Proust, lettre à Paul Souday du 10 novembre 1919, in Correspondance,
op. cit., t. XVIII, p. 464.
90 LA CRÉATION EN ACTE

Prisonnière », « 1re partie de Sodome et Gomorrhe III », Proust


ajoute un épisode qui prépare directement, mais « à large ouverture
de compas » selon son expression architecturale favorite11, une
addition dans « Albertine disparue ». Or il ne supprime pas l’épisode
parallèle qui dans la version de 1916 jouait le même rôle de pierre
d’attente, mais en sens inverse : deux préparations symétriques
coexistent ainsi dans « La Prisonnière » (pour la petite histoire,
disons que la difficulté n’avait pas échappé en 1923 aux premiers
éditeurs, qui tentèrent tant bien que mal de résoudre la contradiction
en modifiant la place respective de ces épisodes). Toujours dans « La
Prisonnière », Proust fait anticiper par le narrateur l’interprétation
d’un incident relatif à Albertine : cette anticipation est parfaitement
cohérente avec le fait que l’interprétation auparavant fournie
beaucoup plus loin dans le récit ait été supprimée ; mais cette
anticipation de l’interprétation est immédiatement contredite par
l’annonce d’un approfondissement ultérieur : « On verra tout cela
plus tard » – mais justement, c’est que plus tard l’épisode a été
supprimé, ou va l’être. On a ici l’exemple, à vrai dire isolé, d’une
intention qui semble s’avancer simultanément dans deux directions
opposées, et qui, en quelque sorte, s’enlise.
On a donc affaire avec Sodome et Gomorrhe III, tel que Proust
nous l’a laissé à sa mort, à un état textuel d’entre-deux, où la version
nouvelle est encore à demi engainée, si l’on veut employer des termes
proustiens, dans la version précédente dont elle ne s’est encore que
très partiellement dégagée, en dépit du spectaculaire retrait de
deux cent cinquante pages. Le départ entre les deux états n’ayant
pas eu le temps de s’accomplir pleinement, les intentions avérées
dont j’ai parlé coexistent avec ces intentions suspendues et parfois
contradictoires. Un tel univers de cohérences fragmentaires n’est
certainement pas unique parmi les avant-textes romanesques, mais
celui d’« Albertine disparue » retient particulièrement l’attention de
la critique, dans la mesure où il s’agit de la dernière version revue
par l’auteur : faut-il lui accorder la préséance comme copy-text,
ou bien, l’intention d’auteur s’étant incomplètement formulée, la
tenir à l’écart ? Il semble à une partie non négligeable de la critique
11 ����������������������������������
Voir Marcel Proust, « À propos du “style”
�������� de
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Flaubert », 1919, in Contre Sainte-
Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, Pierre Clarac,
éd., Paris, Gallimard, 1971, p. 598 (coll. « Bibliothèque de la Pléiade ») ; id., lettre
du [18 au 19 janvier 1922] à Benjamin Crémieux, in Correspondance, op. cit., t.
XXI, p. 41.
Réécriture et « intention » dans « Albertine disparue » 91

que la pénultième version, celle que Proust a élaborée entre 1914 et


1916 et qui présente un degré de cohésion narrative nettement plus
élevé, doive être préférée, comme plus « aboutie », et esthétiquement
plus « satisfaisante ». Il s’agirait alors de continuer à reproduire
le choix des premiers éditeurs. Certains considèrent en revanche
que la version de 1922 s’inscrit dans la série des métamorphoses
que subissent, entre 1918 et 1922, les manuscrits rédactionnels
proustiens parvenus à la phase prééditoriale, phase particulièrement
effervescente chez cet écrivain : passer, comme s’il y avait continuité
narrative non problématique, d’une dactylographie de 1922 (« La
Prisonnière ») à des cahiers de la guerre revient à court-circuiter
toute intelligence du travail de restructuration auquel se livre Proust,
et qui démarre bien en amont de la seule « Albertine disparue ». On
est donc parvenu aujourd’hui à une situation de tension, où pour
cette partie de la Recherche deux « textes » – ou plutôt deux avant-
textes, car aucun n’a été plus définitivement « autorisé » que l’autre
–, se font concurrence : l’un jouissant d’une consistance historique
acquise, de tout l’étayage d’une longue réception, l’autre de sa
valeur documentaire, au sens noble du terme, quant à l’envergure du
dernier projet de l’écrivain. Le débat s’instaure donc ici entre deux
esthétiques éditoriales : l’une défendant une conception de l’œuvre
d’achèvement et de clôture, l’autre préférant être fidèle à l’intégralité
d’une avancée créatrice.
3) La structure intentionnelle est non seulement lacunaire et
contradictoire, mais elle est aussi, indépendamment même de ces
lieux que je viens de pointer, partiellement énigmatique, en terme
de ses horizons de sens. Par exemple, la modification à la mort
d’Albertine – morte désormais aux environs de Combray, et non
plus en Touraine, chez sa tante – crée une remarquable complication
narrative : si Albertine était à Combray, comment se fait-il que Saint-
Loup, envoyé par le héros chez la tante d’Albertine en Touraine pour
tenter de faire revenir la jeune fille, l’y ait entendue chanter ? De
deux choses l’une alors : soit Saint-Loup a été trompé, et Albertine
n’était pas là, ce n’était pas elle qu’il avait entendue ; soit c’est Saint-
Loup qui trompe le héros, et il faut imaginer une complicité entre lui
et Albertine. Or cette dernière piste interprétative est déjà présente
dans la version de 1916 : au retour de Saint-Loup de sa mission, le
héros s’interroge sur sa possible duplicité : « je me demandais […] s[i
Saint-Loup] n’avait pas joué le rôle d’un traître vis-à-vis de moi, dans
sa mission auprès de [la tante d’Albertine] […] qui sait s’il n’avait pas
92 LA CRÉATION EN ACTE

organisé tout un complot pour me séparer d’Albertine12 ? » La piste


interprétative suivie par le personnage dans la version précédente, et
qui est maintenue dans la dernière version, pourrait donc changer
de statut et devenir l’amorce d’un véritable développement narratif :
indice peut-être fragile de ce que telle était bien l’intention de Proust,
une autre addition à l’« Albertine disparue » de 1922 compare Saint-
Loup, envoyé en émissaire, à un autre personnage auquel le héros
eût mieux fait de ne pas faire confiance : le chauffeur des Verdurin,
complice avéré d’Albertine dans ses escapades du côté de Gomorrhe.
À l’horizon d’une intention possible on voit alors apparaître la
conjonction, à l’occasion de la mort d’Albertine, non seulement
des côtés de Combray, mais des côtés de l’inversion, puisque Saint-
Loup doit, d’après l’ensemble des brouillons, se révéler du côté
de Sodome comme Albertine est de celui de Gomorrhe. Mais ici
les implications narratives des modifications de 1922 ne seront
jamais dépliées ni déployées par Proust, et le critique ne peut que
chercher à distinguer des horizons intentionnels, sans vérification ni
falsification envisageable de ses hypothèses.
Promesse d’une frustration critique pire encore, le goût
proustien pour une esthétique du sens différé, retardé, retenu,
et finalement délivré dans la surprise et bien souvent l’inversion
des signes. Du point de vue narratologique, Proust use et abuse
des « pierres d’attente » et des préparations, c’est-à-dire dispose
des épisodes ou des motifs dont la lecture initiale se trouve, bien
des pages en aval, contredite à l’occasion d’un déchiffrement
rétrospectif et correctif. Il s’agit là d’une esthétique méditée, que
Proust a commentée dans sa correspondance à plusieurs reprises :
« c’est comme cela à cette date-là. Le reste du livre corrigera13 ». Et
encore :

J’ai trouvé plus probe et plus délicat comme artiste de ne pas laisser voir,
de ne pas annoncer que c’était justement à la recherche de la vérité que je
partais, ni en quoi elle consistait pour moi. Je déteste tellement les ouvrages
idéologiques où le récit n’est tout le temps qu’une faillite des intentions de
l’auteur que j’ai préféré ne rien dire. Ce n’est qu’à la fin du livre, et une fois
les leçons de la vie comprises, que ma pensée se dévoilera.
[…] cette évolution d’une pensée, je n’ai pas voulu l’analyser abstraitement
mais la recréer, la faire vivre. Je suis donc forcé de peindre les erreurs, sans

12 ���������������
Marcel Proust, Albertine disparue, op. cit., p. 103, 109.
13 ��������������������������������������������������������������������������������
Marcel Proust, lettre à Georges de Lauris [premiers jours de décembre 1909], in
Correspondance, t. IX, p. 225.
Réécriture et « intention » dans « Albertine disparue » 93

croire devoir dire que je les tiens pour des erreurs ; tant pis pour moi si le
lecteur croit que je les tiens pour la vérité. Le second volume accentuera ce
malentendu. J’espère que le dernier le dissipera14.

L’expérience de l’erreur et du malentendu est donc programmée


par l’écrivain comme partie prenante de l’expérience de lecture : le
lecteur se fourvoiera à son insu, en quoi il traversera une authentique
expérience de l’erreur, qui ne peut être erreur qu’aussi longtemps
qu’elle n’a pas conscience d’elle-même. Il est donc loisible d’imaginer
que les interprétations fournies dans Sodome et Gomorrhe III par
l’instance narratrice, et que nous avons d’abord lues « naïvement »,
ne soient nullement définitives : ainsi, peut-être le télégramme
qui, à ce stade du récit, semble incriminer Albertine de relations
avec l’amie de Mlle Vinteuil aurait-il donné lieu ultérieurement à
une réinterprétation rétrospective la disculpant, ou pourquoi pas,
l’incriminant d’un autre côté, de celui de Saint-Loup par exemple.
« L’inexhaustible espace15 », comme l’écrit Proust dans un autre
contexte, ce n’est plus seulement le passé contenu dans le « gouffre »
de cet « être de fuite » qu’est Albertine, infiniment indécidable,
« l’inexhaustible espace », c’est aussi l’ensemble des possibles du
texte, encore impliqués en lui et jamais dépliés par Proust, qui
forment pour nous aujourd’hui une nébuleuse indécidable: « j’ai
tant de livres à vous offrir qui si je meurs avant ne paraîtront jamais
(À la recherche du temps perdu commence à peine16) », écrivait-il à
Gallimard en février 1922.
La problématique intentionnaliste trouve donc sa limite dans
l’inachèvement, ce qui nous confirme au passage, me semble-t-
il, que c’est bien à partir de la fin, du texte dit définitif, que nous
construisons le sens de toute genèse, et éliminons successivement
les possibles scripturaux : que ce pôle vienne à se perdre, à ne pas
exister, et ce qui apparaît c’est bien cette « pullulation » dont parlait
Borges dans Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, cette pullulation
d’univers fictionnels qui tous demandent à vivre – « dans l’ouvrage
de T’sui Pen, tous les dénouements se produisent ; chacun est le

14 ������������������������������������������
Marcel Proust, lettre du 6 février 1914 à Jacques
��������������������
Rivière, in Ibid., t. XIII, p. 99-
100.
15 Id., À la recherche du temps perdu, t. III, Paris, Gallimard, 1988, p. 888 (coll.

« Bibliothèque de la Pléiade »).
16 Id., lettre du 3 février 1922, in Correspondance, op. cit., t. XXI, p. 56.
94 LA CRÉATION EN ACTE

point de départ d’autres bifurcations17 ». C’est à partir de ce point


de vertige, de ce point limite, qu’il peut être légitime d’abandonner
notre enquête sur la structure intentionnelle d’« Albertine
disparue », et de passer à l’approche anti-intentionnaliste, peut-
être moins antinomique que complémentaire : comme l’a écrit
Jean-Marie Schaeffer dans son ouvrage Les Célibataires de l’art,
« comprendre un texte n’exclut pas la possibilité de l’expliquer
causalement18 ». On pourrait s’interroger par exemple dans cette
perspective sur l’importance structurelle croissante prise dans la
Recherche par la scène de sadisme et de profanation de Du côté
de chez Swann, scène encore sans motivation romanesque dans
ses premières versions (Cahier 14, 1910). Deux bifurcations dans
la genèse ont assuré son retour dans la suite du roman. En 1913,
sur les épreuves de Swann, Proust fond en un seul personnage, qu’il
baptise Vinteuil, le naturaliste de Combray, Vington, et le musicien
des Verdurin auteur de la sonate, un certain Berget : la création
de Vinteuil correspond à la conception, au-delà de la sonate, du
septuor, et laisse penser que Proust a déjà prévu d’en faire cette
œuvre posthume pieusement déchiffrée sur d’« illisibles carnets »
par l’amie de Mlle Vinteuil elle-même. Il ancre donc l’expérience
esthétique la plus haute que connaîtra le héros dans un discours sur
la création, laquelle apparaîtrait et prospérerait dans des milieux
« impurs », mais en constituerait aussi la rédemption. Autre coup
de barre dans la genèse, à un stade très avancé encore, avec, dans
« Albertine disparue », le transfert aux environs de Montjouvain
de la disparition d’Albertine, déplacement qui précipite, de manière
très surprenante, le retour du roman sur ses origines. Pourquoi
donc Proust attache-t-il une telle importance à cette scène et à ses
héroïnes ? Dans Swann, malgré la position de voyeur attribuée au
héros, position censée induire une vision purement externe des
actes et des situations, l’instance narratrice recourt fréquemment à
toutes les ressources de l’omniscience pour ne rien nous cacher des
frémissements de l’âme de Mlle Vinteuil : le décalage y est frappant
entre la situation énonciative supposée et la multiplication des
incursions dans le psychisme de Mlle Vinteuil. Une bonne partie

17 Jorge
�������������������
Luis Borges, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, in Fictions, in Œuvres
complètes, t. I, 1993, Paris, Gallimard, p. 506, 508 (coll. « Bibliothèque de la
Pléiade »).
18 Jean-Marie
����������������������
Schaeffer, Les Célibataires de l’art, Paris, Gallimard, 1996, p. 307.
Réécriture et « intention » dans « Albertine disparue » 95

de la critique, notamment à partir de Georges Bataille19, a par


conséquent infléchi la lecture de cet épisode vers la transposition
autobiographique, en assimilant Mlle Vinteuil à Marcel Proust, et
Vinteuil à Mme Proust, assimilation qui avait pu être renforcée par
certaines « révélations » complaisamment colportées20. Selon une
telle approche, Proust serait donc involontairement ramené à ce
qui, dans le roman, représente sa faute, entre plaisir de la répétition
et désir de rédemption par une pratique artistique de plus en plus
élaborée : il faudrait alors parler ici, sans crainte de l’oxymore,
d’intention inconsciente sous-tendant et nourrissant l’intention
poéticienne.
Comment conclure ce parcours ? C’est indéniablement la
position intentionnaliste qui, me semble-t-il, nous fournit l’approche
la plus riche de la question ouverte par « Albertine disparue »,
parce qu’elle seule permet une lecture poéticienne et intègre dans
leur hétérogénéité l’ensemble des éléments du dossier génétique,
même si nul ne peut prétendre épuiser les significations du texte (de
l’avant-texte), ni affirmer qu’elles se limiteraient à celles que Proust
a calculées. Je terminerai par deux remarques :

1) L’intention ultérieure peut avoir une puissance rétroactive.


Ainsi, quand Proust écrit en 1913 dans Du côté de chez Swann à
propos de la scène de Montjouvain : « On verra plus tard que […]
le souvenir de cette impression devait jouer un rôle important
dans ma vie21 », il envisage vraisemblablement l’épisode dit de la
« désolation au lever du soleil », c’est-à-dire la décision de faire
d’Albertine sa prisonnière, à la suite de ses confidences sur ses liens
avec l’amie de Mlle Vinteuil. Mais quand nous relisons cette scène
après 1986, c’est-à-dire après la découverte de la dactylographie
corrigée d’« Albertine disparue », la phrase renvoie désormais aussi
pour nous à l’épisode de la mort d’Albertine. Autrement dit, une
intention inédite peut venir se loger dans une phrase qui lui est
bien antérieure et qui a été écrite avec une visée plus restreinte, et
en quelque sorte la gonfler d’un sens nouveau. Connaître la genèse
fait ainsi saisir la stratification, l’épaississement progressifs du sens,

19 ������������������
Georges Bataille,La Littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957.
20 ���������������
Maurice Sachs, Le Sabbat (souvenirs d’une jeunesse orageuse), Paris, Corrêa,
1946 (rééd. Gallimard, 1960).
21 ���������������
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. I, p. 157.
96 LA CRÉATION EN ACTE

et « Albertine disparue », en dépit de ses suppressions, ajoute à


la complexité romanesque et amplifie en amont la résonance des
parties déjà publiées (dans Swann donc, mais aussi dans les Jeunes
filles et dans Sodome II).
2) Les apories rencontrées par le regard critique confronté à
l’inachèvement d’« Albertine disparue » font apparaître de manière
crue, me semble-t-il, ce qui est peut-être une des difficultés, ou un
des paradoxes, structurellement inhérents à la posture généticienne :
le généticien s’attache à « comprendre » le point de vue de l’écriture,
de la création, alors qu’il est, inévitablement et de fait, du côté de
la lecture et de la réception. Nous ne pourrons jamais combler cette
incommensurabilité entre deux positions : entre une volonté de
puissance du côté du « faire » artistique, et une volonté de puissance
du côté du savoir esthétique22, entre activité créatrice et activité
cognitive appliquée à cette activité créatrice, a fortiori quand cette
activité créatrice nous laisse sur l’énigme de traces incomplètes,
interrompues. Sauf à nous mettre à la place de l’auteur et à écrire
une « continuation », ce qu’avaient, après tout, autorisé d’autres
épistémês que la nôtre.

22 ����������������
Voir Schaeffer, op. cit., p. 347 et suivantes.
La difficile gestation de La Truite de Roger
Vailland

David Nott

Résumé

Les avant-textes du roman de Roger Vailland, La Truite (1964)


offrent un champ fertile aux travaux du généticien, puisque l’auteur-
narrateur assure ne pas savoir quel sera le dénouement de son roman.
Est-ce s’exposer au renversement du schéma dont il s’était jusque-là
réclamé : la réduction progressive de la part d’arbitraire pendant la
composition du roman ? Cet arbitraire est-il renforcé par les hésitations
de Vailland quant à l’image qu’il se fait de son personnage principal ?
En écrivant son roman, Vailland se laisse rêver à l’image, jaillie de son
imagination, d’un « val verdoyant près d’Angoulême » : le travail de
l’inconscient peut-il constituer un écueil, bloquant ou déviant le cours
de la création littéraire ?

1. Roger Vailland et la politique

Romancier, essayiste, journaliste, Roger Vailland (1907-1965)


a su rendre dans son œuvre un témoignage lucide et émouvant sur
quelques-uns des événements et des phénomènes les plus marquants
de son époque. Les deux grands tournants de sa vie furent la
Résistance à Lyon entre 1942 et 1943 et l’effondrement du rêve
stalinien puis de l’espoir poststalinien en 1956, avec les révélations
du rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline et la répression
de l’insurrection à Budapest par les chars soviétiques. En 1963,
Roger Vailland était détaché depuis quelques années de l’action
politique. Dans La Truite, son dernier roman, il met en scène un
romancier fasciné par une jeune femme « moderne », à l’allure
libre, rencontrée dans un bowling, lieu de la modernité mais aussi
symbole des origines, de la matrice maternelle. C’est un roman sur
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Les références à
La Truite (1964), Paris, Folio Gallimard, 1974, seront faites
par simple numéro de la page, entre parenthèses.
98 LA CRÉATION EN ACTE

son temps : sur les bouleversements économiques et l’évolution des


mœurs. C’est surtout un roman de son temps : reflet, autant que
portrait, de la « dépolitisation » décriée dans la presse française de
gauche au début des années 1960.

2. Roger Vailland et la création littéraire

Les avant-textes de La Truite offrent un champ fertile aux


travaux du généticien : il s’agit d’un roman raconté par un auteur-
narrateur qui, écrivant son histoire en même temps qu’il la vit,
affirme ne pas savoir comment elle va s’achever. Cette incertitude
se maintiendra jusqu’à l’ultime stade de la deuxième campagne
d’écriture.
Interrogé lors de la parution de La Loi (prix Goncourt 1957),
Vailland expose sa conception de « la loi du romancier » :

M. Chapsal : Vous ne faites pas de plan ?


R. Vailland : Pas de plan. Au début, c’est à la fois plus vague et plus
précis qu’un plan. Une fois la première scène écrite, je me sens déjà moins
libre. […] Après la première intervention d’un personnage, on est encore
très libre vis-à-vis de lui. À mesure qu’il est mieux dessiné physiquement,
à mesure qu’il a été mêlé à des actions plus diverses, l’auteur devient de
moins en moins libre parce qu’il sent très bien qu’il y a des choses que son
personnage peut faire et des choses qu’il ne peut pas faire, et si le roman est
réussi, à la fin du livre l’auteur n’est plus libre du tout. Ça ne peut finir que
comme ça finit.

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Les deux versions manuscrites du texte du roman (ms 1 et ms 2 : 419 et 549
feuillets numérotés, ro), une soixantaine de feuillets de notes préparatoires, et
un « tableau de composition » sous forme de graphique (où Vailland marque le
nombre de pages écrites chaque jour, avec des remarques sur les trouvailles, les
interruptions, le temps qu’il fait, ses inquiétudes et, plus rarement, son allégresse)
constituent les avant-textes de La Truite. Ils sont conservés à la médiathèque
Élisabeth et Roger Vailland, Bourg-en-Bresse (fonds RV), à la cote « Ms VAI 7 ».
Une étude exhaustive de ces avant-textes reste à faire.
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Titre de l’entretien paru dans L’Express du 12 juillet 1957, et repris dans
Chronique d’Hiroshima à Goldfinger, 1945-1965, Paris, Messidor, 1984, p. 482.
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Des réflexions analogues se présentent à Vailland au moment où il note le
« [p]lan du chapitre 2 et aperçus sur les 3, 4, 5 » : tableau de composition, 2 mai
1963 ; « écrire un roman c’est une réponse globale à toutes les stimulations reçues
pendant le temps de son écrit[ur]e. / – stimulations de toutes sortes : journaux, visites,
digestion [?], souvenirs provoqués. / réponse canalisée dans une structure qui se fait
de plus en plus rigoureuse à mesure que le roman se développe organiquement /
– structure propre du roman : action et personnages. » (ms1, fo 94 vo).
La difficile gestation de La Truite de Roger Vailland 99

En effet, la conception, la structure, les personnages et le


dénouement de La Loi respectent merveilleusement la « loi » que
Vailland édicte ici a posteriori. Mais dans La Truite la démarche
n’est plus celle qu’il avait édictée en 1957 : au contraire, le romancier
a pris le parti de travailler sans filet, en maintenant jusqu’à la fin du
roman l’incertitude quant au dénouement. Dans ces conditions, que
devient la notion selon laquelle, après l’arbitraire du premier coup
de dés, le romancier devient progressivement « de moins en moins
libre » quant aux actions d’un personnage ?

3. « Écrire une histoire sans en connaître le dénouement »

À première vue, le roman prend la forme « classique » des


romans de Vailland : division en cinq chapitres, dont le premier, au
bowling, rappelle la course cycliste du premier chapitre de 325 000
francs (1955) : dans un lieu précis se déroule une action bien réglée
réunissant la plupart des personnages principaux et lançant l’intrigue
(325 000 francs) ou l’enquête (La Truite) qui se poursuivra dans les
chapitres suivants. L’auteur-narrateur mène une enquête pour en savoir
plus sur Frédérique, le personnage principal : après la rencontre au
bowling, « vivier » de Frédérique et de son mari Galuchat (chapitre I),
le narrateur interroge successivement Rambert, témoin instable, alter
ego perdant de l’auteur, qui manque coup sur coup (chapitre II) ;
Saint-Genis, témoin plus fiable, alter ego positif, qui évolue avec
aisance dans le monde des affaires (chapitre III) ; enfin Frédérique,
« confessée » directement par le narrateur (chapitre IV). Le dernier
chapitre donne la suite du chapitre II (Rambert et Lou, sa femme) ;
puis le narrateur court retrouver Mariline (autrefois son amante,
devenue son amie et confidente) à Paris ; c’est à elle, et à Saint-Genis,
qu’il s’en remet pour terminer son enquête (chapitre V).
Mais contrairement à 325 000 francs le récit ne suit pas un plan
préétabli : le roman s’invente en cours de route, procédé qui met sur le
même plan narrateur et auteur. Vailland est conscient de l’arbitraire
de ce procédé ; aux prises avec le problème posé par le choix de faire
un roman à partir de personnages et d’événements réels, il note :

travailler sur le vif / c’est très difficile quand on est un romancier qui
travaille d’après nature, de ne pas intervenir dans la vie de ses personnages
/ j’avais commencé d’écrire mon roman avant que sa saison soit terminée /
100 LA CRÉATION EN ACTE

j’étais émerveillé de moi-même quand j’appris que Frédérique était vierge,


de l’avoir comparé[e] à une truite / [phrase rajoutée par la suite :] j’ai pris
toutes les précautions pour qu’ils se reconnaissent : il[s] ne s’en vanteront
pas.

Au cours du chapitre III il écrit :

Le lecteur remarquera qu’à la 245ème page de ce roman, nous ne savons


encore rien de précis d’absolument certain sur […] (ms1, fo 245)
Le lecteur remarquera qu’à la 278ème page de ce récit nNous ne savons
encore rien d’absolument certain sur le rapport de forces […] (ms 2, fo 278 ;
cf. p. 157-158)

Au début du chapitre IV, également, le lecteur est prévenu


que les actions qui constituent le matériau du roman sont encore
en cours :

Je venais de commencer d’écrire l’Arnaqueuse. C’était la première fois


que j’entreprenais d’écrire une histoire sans en connaître le dénouement,
pendant qu’elle se déroulait. Y aurait-il un dénouement ? S’il n’y en avait
pas, je serais forcé d’inventer, cela m’ennuierait, la vérité de la vie est presque
toujours plus forte que la vérité romanesque (ms 1, fo 287 ; cf. ms 2 fo 338-
39, où le mot « forcé » est biffé et remplacé par « tenter » (sic), et p. 189)

Jusqu’à un stade tardif de la composition de La Truite,


Vailland est préoccupé par la question de savoir comment terminer
son roman. Entre les deux campagnes d’écriture, il conclut ainsi
deux feuillets de notes pour le chapitre V : « il fallait que je revoie
mes personnages. Nécessité du dénouement. »
Composer un roman dont on ignore l’aboutissement c’est
s’exposer à rester jusqu’au bout dans l’arbitraire. Cet arbitraire se
trouve redoublé par les hésitations de Vailland quant à l’image qu’il

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On peut voir aussi, dans cette dernière phrase, et dans d’autres allusions dans
les notes préparatoires, un clin d’œil aux initiés, à ceux qui sont dans le coup, les
happy few de la bande à Vailland.
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Au début de ce passage, Vailland avait écrit, dans le ms 1 : « Un romancier
qui travaille sur le vif, c’est un peu un policier » (fo 287). Et dans le ms 2 : « Un
romancier qui travaille sur le vif, c’est un peu un policier, il observe, se renseigne,
recoupe, confronte, force à l’aveu » (fo 338). Mais il biffe l’ensemble de la phrase :
si on invente, on n’est plus comparable à un policier (honnête) ! Signalons que son
précédent roman, La Fête, est un récit inventé qui a comme personnage principal
Duc, romancier, qui, lui, n’invente pas: « Stendhal aussi raconte des histoires qu’il
invente. […] J’essaie de ne pas inventer, dit Duc. De raconter sans inventer » : La
Fête (1960), Paris, Folio Gallimard, 1973, p. 30.
La difficile gestation de La Truite de Roger Vailland 101

se fait, et celle qu’il veut donner, de son personnage principal. En


deux mots : est-elle vierge ou putain ?

4. Frédérique : vierge ou putain ?

Dans la vie, Frédérique était le nom d’une prostituée qui n’en


avait pas l’air, rencontrée à Lyon en novembre 1962. Elle viendra
souvent chez les Vailland, et ils feront des sorties ensemble, y
compris dans un bowling de Lyon – au point que Vailland songe
au titre « Frédérique » pour son prochain roman (qu’il appellera
« L’Arnaqueuse », avant d’opter pour La Truite). Dans le roman,
Frédérique est une vierge qui souvent a l’air d’une putain : en
passant de la réalité au roman, la prostituée est symboliquement
virginisée, ce qui permet tout un jeu d’ambiguïtés, voulues ou non.
Dès le ms 1, le narrateur insiste sur l’intégrité de Frédérique : 
« L’origine, l’éducation, l’expérience, etc., n’ont aucune importance,
tellement elle est intégrée à elle-même. / elle est légitime / sur le
principe de légitimité. (fo 400 ; cf. p. 287 : « Frédérique est tellement
intégrée à elle-même », etc.). Contrairement à Mariline, il affirme
que Frédérique surmontera la perte de sa virginité, car, dit-il : « Elle
est chaste, compacte » (ms 1, fo 401). Aux ultimes pages du ms 1,
la double image de Frédérique, vierge et putain, est maintenue :
« totalement contemporaine et hors de l’histoire, / vivant de son
sexe, vierge et chaste » (fo 412). Dans le ms 1, donc, le narrateur fait
de la chasteté le trait fondamental de Frédérique.
Dans le ms 2 et la version définitive, par contre, il se pose à
son sujet des questions plus axées sur son destin : jusqu’à quand
restera-t-elle vierge ? Finira-t-elle putain ? Mais jusqu’à l’ultime
stade de la composition du roman, l’image de Frédérique oscille.
La question de savoir si elle est chaste ou non peut surgir à tout
moment ; dans un passage biffé du ms 2, le narrateur interroge
Saint-Genis : « – Avec qui Frédérique … / – Elle ne fait peut-être
pas l’amour. / – Tu disais qu’elle était sans doute une putain … /
– Peut-être. » (fo 321)

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Voir par exemple Roger Vailland, 12 janvier 1963, in Écrits intimes, Paris,
Gallimard, 1968, p. 710.
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« [L]e personnage de la fille vierge vivant au milieu de (et de) la débauche était
un rêve de RV » : R. Ballet, communication personnelle, 2003.
102 LA CRÉATION EN ACTE

Il existe trois versions successives d’un passage où Saint-


Genis évoque la possibilité qu’Isaac lègue sa fortune à Frédérique.
Première version : « Il ne serait pas impossible qu’Isaac se plaise
à l’idée de léguer sa fortune à une enfant » (fo numéroté {538}).
Deuxième version :

[…] de léguer sa fortune à une putain, qu’il trouve cela plaisant, une
bonne plaisanterie. / – Frédérique n’est pas une putain. / Certes non. Mais
Saint Genis est persuadé, tout comme en étaient persuadés les bonnes
femmes de Lons et les policiers de Nice, que Frédérique « tombera dans le
circuit ». (fo également numéroté {538})

Troisième version : cette possibilité est enchaînée sur l’idée


exprimée par Mariline

que Frédérique, un jour ou l’autre, bée pour quelque maquereau. C’est


probablement ce que pense aussi Isaac et il n’est pas exclu qu’il se délecte à
l’idée de léguer sa fortune au futur maquereau de Frédérique, un inconnu
(fo 542, anciennement {538}, et p. 294).

Mais l’image dominante est celle d’une Frédérique


inaccessible : « Frédérique, fermée dans son intégrité de bête sauvage
est […] inatteignable » (fo 540, et p. 293).
En fin de compte, la notion d’intégrité, présente dès le ms 1,
inclut sans la remplacer celle, trop obsessive, de chasteté : la liberté
de mœurs de Frédérique représente une menace constante pour son
intégrité. Cette tension se résume dans deux cris qui sous-tendent
tout le processus de gestation de La Truite : « En avant » et « Qu’elle
tienne ».
La première de ces deux notions est présente dès la première
campagne : « – On avance, dit Mariline. / – En avant, dis-je, en
avant ! » (ms 1, fo 69 ; cf. ms 2, fo 78, et p. 49.) Cette impulsion
se heurte cependant à l’image d’une Frédérique chaste, intègre.
L’auteur-narrateur fait un appel direct à sa créature, comme s’il
trouvait insupportable l’idée qu’elle accède à une sexualité normale,
banale : « – Reste une torpille, dis-je à F. etc etc » (note isolée). Mais
c’est un appel contradictoire, le propre d’une torpille étant non pas
de « rester » mais de « partir » ; donc l’image de la torpille fait long
feu. Tout saut dans l’avenir (« en avant ») pouvant être ressenti

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Cette impulsion est celle de Vailland notant sur le premier brouillon de 325 000
francs : « Moi, je veux vivre aujourd’hui ! » (fonds RV).
La difficile gestation de La Truite de Roger Vailland 103

comme un saut dans la mort, à partir du ms 2, un nouveau cri vient


faire barrage au précédent : « qu’elle tienne10 ! » (ms 2, fo 548 et
549 ; cf. p. 296 et 297.) Dans le ms 2 et le texte définitif, ce souhait
est exprimé par le narrateur, par Mariline et par Saint-Genis.
Toute réalisation matérielle du cri « en avant ! » (celle, par
exemple, qui verrait le narrateur, ou Rambert, ou Saint-Genis,
coucher avec Frédérique) est exclue. La seule fin envisageable, c’est
la perspective d’un présent qui se prolonge à l’infini ; Vailland note :
« Fin du roman : / Je dis à Frédérique triomphante, mais à son tour
sur le point de flancher : / Tiens le coup, bon dieu, tiens le coup /
qu’il y ait au moins un qui tienne le coup » (note isolée).
Entre deux impulsions opposées : le mouvement, la vie (« en
avant »), et l’immobilité, la mort (« qu’elle tienne »), ayant noté
d’abord : « – D’accord, en avant en avant. / Mais pour quoi faire ? »
(note isolée), Vailland opte pour la formulation : « Saint-Genis a ri. /
– Qu’elle tienne, a-t-il dit, qu’elle tienne… Mais pour quoi faire ? »
(fo 549, et p. 297.)
Mais les deux impulsions ne sont-elles pas, à ce stade du roman,
aussi vaines l’une que l’autre ? Vierge, Frédérique participe encore
de l’intemporelle enfance, en dehors des sociétés modernes ; ainsi
Frédérique vierge rejoint Vailland, revenu de tout. Quand le narrateur
exulte : « Je la tiens » (p. 233 ; et, p. 195 déjà : « Je la tenais »), c’est
qu’il avait voulu la posséder par la parole, « par l’écriture » (p. 195),
entre parenthèses, et non autrement. Ils se rejoignent dans la stérilité.
Elle n’a que ce choix, qui n’en est pas un : rentrer dans le rang des
femmes domptées, pénétrées, mariées – ou simplement « tenir ».
Pour le narrateur, il faut « qu’elle tienne », car née, pénétrée, femme,
l’arbitraire du hasard deviendrait l’arbitraire de la nécessité. Le
narrateur et Mariline sont d’accord : « Frédérique non seulement est
chaste mais l’a toujours été […] ; elle est ce qu’on appelle vierge. Et
nous n’excluons pas que son intégrité animale, qui nous surprend et
nous émerveille, soit liée pour une part à sa virginité » (ms 2 fo 532, et
p. 289).
Aussitôt après, Vailland « place » une question qui, présente
dès le ms 1, est maintenue telle quelle dans la version définitive :

10 ���������������������������������������������������������������������������
Cette notion n’est autre chose que l’image que Vailland a désormais de lui-
même : « parvenu à ce moment de la vie où ne compte plus que d’achever dans mon
espace solitaire le développement de mes propres formes, de ma propre forme […]
achever le monument » : 18 août 1964, in Écrits intimes, op. cit., p. 777.
104 LA CRÉATION EN ACTE

« Frédérique surmontera-t-elle la perte de sa virginité (quand cela


arrivera, si cela arrive) ? » (ms 1 fo 401 ; cf. ms 2 fo 532, et p. 289.)
C’est au ms 2 que cette question trouvera réponse. Le jugement de
Mariline dissipe tout le flou autour de Frédérique, mais matérialise
toutes les frayeurs du narrateur :

Une série de hasards (le dégoût inspiré par son père, la


complicité des hommes, l’impuissance de Galuchat) ont préservé
Frédérique. Quand un homme l’aura éveillée au plaisir, elle deviendra
une femme comme les autres. Mariline s’amuse à me la décrire
devenue mère à l’enfant, laiteuse, geignarde. / Je proteste11 (ms 2
fo 532-533, et p. 289-290)

Que Mariline ait raison ou non, peu importe : le lieu de


l’ambiguïté sexuelle est bien l’imaginaire du narrateur ; c’est de là
que surgit la nécessité que Frédérique demeure intacte, incapable
de devenir Mère. Cette idée est présente d’un bout à l’autre de la
production romanesque de Vailland : le rejet de l’image mari-
femme(-enfant)-maison, et la tentative de construire une alternative,
qui risque constamment de basculer vers l’image si violemment
rejetée. Milan, alter ego de Vailland dans Les Mauvais Coups, avait
déclaré : « Moi, je place au-dessus de tout cette possession de soi
que Descartes appelle vertu et dont l’autre nom est liberté12. » Une
quinzaine d’années plus tard, redoutant, dans la passion, l’aliénation
dans l’Autre, Vailland avait comme unique valeur-refuge l’écriture,
cette projection de soi qui permet de s’objectiver sans s’aliéner.
Seule l’écriture offre un moyen de se hisser au rang de la Mère, de
lui ravir sa place. Mais la Mère peut surgir à tout moment, même et
surtout à l’occasion d’écrire un roman sur une fille-merveille. C’est
une Mère jalouse qui oblige Vailland, pour sortir de son roman-
rêve, à renoncer au paradis.

11 �������������������������������������������������������������������������������������
À part une exclamation de la part du narrateur, incrédule : « F. mère de famille ! »
(fo 401), cette image est absente du ms 1, mais Vailland a noté ses préoccupations
au sujet du cannibalisme réciproque, prégénital, du rapport duel mère-enfant : « Le
bébé qui dévore / Les visages concaves / dévorateur est le contraire de prédateur /
goulu comme un nouveau né » (note isolée).
12 ����������������
Roger Vailland, Les Mauvais Coups (1948), Paris, Le Livre de Poche, 1972,
p. 90.
La difficile gestation de La Truite de Roger Vailland 105

5. La difficulté de faire une fin

L’obstacle à ce renoncement est constitué par une


image qui jaillit de l’imaginaire du romancier. Démentant sa
déclaration qu’un roman réussi « ne peut finir que comme ça
finit13 », il se laisse rêver, vers la fin de la première campagne
d’écriture, à un paradis qu’il note ainsi : « inventé : dans un
val verdoyant près d’Angoulême14 » (tableau de composition,
7 juin). L’image de ce lieu, qui s’impose au romancier au point
de le détourner de son premier projet de conclusion15, ne sera
abandonnée qu’à l’ultime stade de l’écriture du roman. C’est la
dernière incarnation d’une « scène idéale » qui a accompagné
Vailland tout au long de sa vie, nourrie par des souvenirs d’enfance
et de jeunesse, des rêves et des événements de sa vie d’adulte, et par
sa représentation dans ses propres écrits.
Souvenirs d’enfance : à l’âge de neuf ans, Vailland avait fait un
long séjour dans une propriété avec un grand parc. Ce séjour « devait
marquer Roger Vailland pour toute son existence au point que,
devenu adulte, il y fera plusieurs pèlerinages16 ». L’année suivante,
à l’âge de dix ans, il fait un long séjour, dans un hameau du Puy-de-
Dôme ; il conserva à jamais l’empreinte de cette vie de Robinson17.
Souvenirs de jeunesse : dans l’imaginaire de Vailland, il n’est
pas seul dans ce paradis, et son Ève n’est pas une femme, mais un
homme : Roger Gilbert-Lecomte. En effet, tout se passe comme si
la composition de La Truite faisait revivre à Vailland ses souvenirs
et ses rêves de Gilbert-Lecomte, le modèle de légèreté auquel il
s’identifie encore. Les « trois jeunes filles de la classe de troisième au
lycée de Lons-le-Saunier » (p. 196) reproduisent, avec un apparent
changement de sexe, les quatre adolescents du lycée de Reims
que furent Vailland, Gilbert-Lecomte, René Daumal et Robert
13 ����������������
Roger Vailland, Chronique d’Hiroshima à Goldfinger, 1945-1965, op. cit.,
p. 482.
14 ���������������������������������������������������������������������������������
Cette phrase qui deviendra une phrase fétiche, figure à deux reprises dans le ms
1 : « Je suis allé dans un val verdoyant, près d’Angoulême. » (fo 403 et 406.)
15 �����������������������������������������������������������������
Projet que le narrateur décrit ainsi dans la version publiée : « Je
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dis à Mariline
que j’aurais voulu que Rambert meure devant moi, pour pouvoir décrire sa mort,
comment il serre les fesses devant la mort. C’était comme cela que je voyais la fin
de mon roman. Mariline rit » : p. 286.
16 ��������������
Y. Courrière, Roger Vailland. Un libertin au regard froid, Paris, Plon, 1991,
p. 36..
17 Ibid., p. 38
106 LA CRÉATION EN ACTE

Meyrat18. À plusieurs reprises dans son récit, Vailland insiste sur


le côté androgyne de Frédérique, en lui faisant endosser l’initiative
de ce refus d’être ou de paraître femme. Vers l’âge de quatorze ans,
« [e]lle avait été vexée d’avoir tout à coup des seins : une prise pour
les hommes ; elle s’était d’abord serrée avec une bande Velpeau »
(p. 202). À Los Angeles avec Saint-Genis, après un passage chez
le coiffeur de l’hôtel, « [l]a voilà avec le cheveu court, à peine
bouclé, plus adolescente que jamais » (p. 160). Saint-Genis la revoit
« marchant nue dans la chambre, comme un garçon dans le vestiaire
du stade » (p. 136).
Rêve vécu : dans le dénuement de l’après-Moscou en 1956,
Vailland énumère dans son journal les résonances qu’a pour lui
le mot bonheur19, énumération où figure en bonne place Gilbert-
Lecomte : « Il faut dire que j’ai aimé Roger Gilbert-Lecomte, je crois
d’amour » ; Vailland rappelle le soir (vers 1926) où il accompagne
Gilbert-Lecomte, « ma main posée sur son bras », de la gare de l’Est
à la place Saint-Michel ; il décrit un rêve qu’il avait fait vers 1937 :
il court la main dans la main avec Gilbert-Lecomte, mais celui-ci
saute dans le vide, Vailland étreint le tronc d’un arbre foudroyé, puis
se réveille « en hurlant » . Vers la fin de sa vie, Vailland se rappelle
encore « le chêne foudroyé du rêve sur Roger Gilbert-Lecomte20 » ;
sur une note préparatoire de La Truite on peut lire : « rêves […] rêve
de R. G. L. / le suicide / Rimbaud ». 
Rêve transposé : ce rêve (un couple – un homme et quelqu’un qui
l’entraîne – s’engage dans un chemin montant) se retrouve dans plus
d’un roman, mais chaque fois l’homme sera remplacé par une femme.
La scène figure dans la version avortée (1952) de Beau Masque21 ; le
projet de roman tourne court : placée au début, la scène idéale a-t-
elle éclipsé tout ce qui devait suivre ? Dans la version publiée (1954),
la scène réapparaît, intégrée au récit. Dans La Fête (1960), Duc,
romancier, vit enfin sa fête d’amour avec la jeune Lucie. Il se rappelle

18 J.
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Recanati, Esquisse pour la psychanalyse d’un libertin, Paris, Buchet-Chastel,
1971, p. 326 ; voir aussi Y. Courrière, op. cit., p. 66-70 et Roger Vailland, Le Regard
froid (1963), Paris, Grasset, 1998, p. 121.
19 ����������������
Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 497-501.
20 Ibid., p. 785. En 1961, à Reims, Vailland fait avec sa femme « le pèlerinage des

petites rues entre lycée et porte de Mars, que je parcours encore dans mes rêves de la
nuit » ; ils retrouvent « la maison de Roger Gilbert-Lecomte, également intacte » :
Ibid., p. 659.
21 ���������
Fonds RV.
La difficile gestation de La Truite de Roger Vailland 107

un rêve qui correspond, à un détail près (l’adolescente remplace


Gilbert-Lecomte), à celui que Vailland avait fait vers 1937 :

Un après-midi, après sa désintoxication […], il avait rêvé d’une grande


fille qui courait nue dans l’herbe haute […]; il la poursuivait ; elle n’allait
pas très vite, exactement son train ; de temps en temps, elle se retournait
et lui souriait, comme pour l’encourager ; elle était sûrement d’accord pour
l’aimer ; mais elle ne ralentissait pas et il s’essoufflait vainement à vouloir
l’atteindre, l’adolescente. […] L’adolescente se retournait, lui souriait, ses
grandes foulées se faisaient de plus en plus lentes. Mais à la base d’un névé
il s’enlisa dans la neige fondante […]. Elle atteignait la crête, elle allait
disparaître. Il se réveilla en sueur, la bouche sèche, frappant du pied, de toutes
ses forces, la terre, la neige et l’eau, la montagne, le ventre de sa femme, le
ventre de sa mère22.

Dans La Truite (1964), le rêve figure d’abord sous une forme


atténuée : dans le désert du Colorado, c’est Saint-Genis qui a le
plaisir de voir Frédérique sauter, escalader, galoper.
Dans le ms 1 (fo 255), la scène est esquissée en quatre lignes ; la
version du ms 2 est plus élaborée : « Elle est plaisante à voir galoper
devant soi. Saint-Genis, entraîné aux sports, suivait sans peine » (fo
295, et p. 165-166) ; [Frédérique, en sandales] « ne se plaignit pas, elle
est vaillante, elle avançait à grandes foulées en balançant légèrement
les hanches » (fo 296-297, et p. 167).
Cette « scène idéale », associée par Vailland à des moments de
renaissance personnelle, est cependant quelque chose d’évanescent, qui
ne peut se prolonger que dans le rêve. Dans la vie éveillée, ces moments
de légèreté, d’exaltation, d’ouverture alternent avec des périodes où il
devient indispensable de se construire un refuge contre la pesanteur,
l’angoisse, la mort. D’où la recherche de la matrice, ou de tout ce qui
peut en tenir lieu : clôture, cocon, parc, maison. L’attirance sexuelle
que Vailland éprouve, à travers le narrateur et les autres personnages
masculins, pour Frédérique ayant réveillé des angoisses profondes,
le romancier subit, vers la fin de la première campagne d’écriture, la
nécessité d’un refuge : « Tout ce qui est clos et à l’intérieur de quoi on
observe une règle, me paraît possibilité de bonheur : le monastère, la
maison close, le parc (national) » (note isolée).
C’est alors que surgit l’image du « val verdoyant près
d’Angoulême ». Cette phrase fétiche symbolise non seulement le
paradis de ses rêves mais aussi l’ultime refuge intérieur, plus reculé,

22 ����������������
Roger Vailland, La Fête, op. cit., p. 226-227.
108 LA CRÉATION EN ACTE

plus secret encore que, dans son terrier de Meillonnas, l’accul, petite
pièce dont la fosse (son bureau-bibliothèque) constitue le seul accès23.
Dans ce val, Vailland réunit presque tous les personnages du roman,
et quelques autres, à peine esquissés, projections à peine distinctes
de différents « moi » de l’auteur ; des bouts de phrase, comme dans
un rêve (fo 406-411) : « Moi, je crois que c’est le paradis retrouvé, ma
continuelle et raisonnable hantise (exemple de la Réunion) » (fo 409) ;
« Le val verdoyant est une île. Se réfugier dans une île, fuite, sans
issue24 » (fo 412). À la fin de la première campagne d’écriture, le « val
verdoyant près d’Angoulême » est conçu comme l’aboutissement du
roman : c’est dans ce cadre que le narrateur, Mariline et Jasseron (=
Saint-Genis) s’interrogent quant au destin de Frédérique, comme ils
le feront à Paris, à la fin de la version publiée. Mais ici, dans le ms 1,
tout est en sourdine, sans insistance ni tension ; difficile de croire le
narrateur fasciné par Frédérique : « Je suis parti en silence. Le soir
tombait. Il faisait frais. Marie [= Clotilde], appuyée à l’épaule de
Frédérique se dirigeait vers le pavillon Louis XIII. / FIN. » (fo 419)
L’auteur-narrateur se trouve acculé dans ce lieu clos, dont il
ne sortira qu’à la fin de la deuxième campagne d’écriture : à trois
jours de la fin du ms 2, Vailland barre définitivement au narrateur
l’accès du parc et du château en supprimant les fo {532-544}, où
il s’y était pris à plusieurs reprises pour décrire l’accès difficile du
domaine, le parc, les invités, Clotilde qui discute aménagements
avec un entrepreneur, etc. : « chateau (sic) aboli / 12 pages abolies »
(tableau de composition, 13 octobre).
Dans le ms 1, c’est Jasseron qui emmène le narrateur chez sa
femme ; dans les pages supprimées du ms 2, le narrateur y va avec
Mariline. Dans la troisième et dernière mouture, le narrateur n’y
va pas : c’est Mariline qui lui raconte qu’elle y est allée la semaine
précédente (fo 512 bis ; cf. p. 280) avec Saint-Genis. Cette mise à
distance renforce la cohésion du récit : les autres personnages sont
là pour tout raconter au narrateur qui, lui, écoute et écrit. De n’avoir
jamais été vu par le narrateur, le val verdoyant trouve sa place et sa
fonction dans le roman : celui de déclencheur de ses rêves-souvenirs.
23 �������������������������������������������
Pendant ou après la campagne d’écriture de La Truite, Vailland a dessiné 6 fois
le plan schématisé de sa maison, avec des flèches représentant les accès entre les
diverses pièces et dépendances (fonds RV).
24 ����������������������������������������������������������������������������
Sur un feuillet du ms 2, la propriété de Clotilde (la femme de Saint-Genis)
est décrite ainsi : « Une série de lieux clos emboîtés les uns dans les autres. »
(fo {533})
La difficile gestation de La Truite de Roger Vailland 109

En remplaçant ainsi la clôture par l’ouverture, Vailland réussit


à donner à son roman une fin qui n’en est pas une. C’est ce qui
convient au roman-rêve de La Truite25.

6. Conclusion

Cette scène surgie de l’imaginaire de Vailland illustre à quel


point une création littéraire est, au moins au stade de la première
rédaction, une forme d’écriture automatique. Dans le cas de
Vailland, c’est à ce stade que les automatismes, les schémas et les
pulsions profondément enfouis remontent à la surface. Et c’est
davantage vrai de la création romanesque (ou poétique) que de la
rédaction d’un journal intime : l’écrivain ne pense plus à lui-même,
à l’acte d’écrire, à la mise en mots ; il pense aux créatures surgies de
son imagination, au monde qu’il crée, certes, mais qu’il n’invente
pas puisqu’il s’agit de choses qui existent déjà en lui. À propos de
Beau Masque, J. B. Para26 déclare : « Il y a d’une part ce qui relève
de l’intime, d’un rapport presque inconscient, propre à Vailland en
tant qu’homme. Mais, heureusement, le romancier n’est jamais le
même personnage que l’homme. » En supprimant la visite au val
verdoyant, Vailland rétablit cette distance entre auteur et narrateur,
sans laquelle il n’y a pas de littérature. Cette mise à distance d’un
double aveu (Vailland d’une part s’accrochant à son idéal – en fait
son alter ego – d’une femme-fille-adolescent(e) asexuée, présexuée,
et d’autre part conscient que cela n’a aucune importance réelle)
sauvegarde le statut de roman de La Truite : le roman est lisible
indépendamment de son caractère d’aveu dissimulé. L’incertitude
quant à la fin à donner au roman, devient à son tour matière de
roman. Il n’y aura pas de dénouement.

25 �����������������������������������������������������������������������������
Toutefois, dans la version définitive, les raccords assez mal équarris entre
p. 280-281 et 286 portent la trace des nombreux remaniements, ratures, réécritures
et renumérotations des fo 504 à 541, notamment 512 à 519 et 526, 531, 534.
26 J.
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B. Para, « À chacun son Vailland », in Cahiers Roger Vailland, 15 juin 2001,
p. 45.
Page laissée blanche intentionnellement
Au commencement fut la fin : l’écriture en
devenir chez Valéry et Duras

Brian Stimpson

Résumé

Mon article prend appui sur la déclaration de Valéry affirmant


que la tâche du critique devrait consister à identifier « les types de
transformations » opérées par l’écrivain « d’une impulsion à l’autre »
(C, XXIX, 606). À la lumière de ce propos, nous examinons la
dynamique des commencements dans l’écriture de Paul Valéry et
de Marguerite Duras. Comment les différentes conceptions de la
finalité, ou de l’absence de celle-ci, peuvent-elles apparaître comme
l’aiguillon de la créativité et du procès, sans cesse repris, de la
relance ou du recommencement ? Nous montrerons que chez Valéry,
comme chez Duras, le sentiment de manque ou d’incomplétude est
fondamental, puisqu’il relie les impulsions de la conscience, du désir
et des figurations imaginatives du sujet. Les forces qui se font jour
dans l’écriture peuvent s’appuyer, du point de vue fonctionnel, sur le
sens de l’inachevé et/ou de la résolution impossible. Si linéarité il y a,
c’est celle d’un développement passant d’un incomplet à un autre. Mes
exemples seront tirés des premiers brouillons de La Jeune Parque et
de « La Pythie » ; nous verrons que bon nombre des derniers textes de
Duras peuvent être considérés comme des textes en genèse – le roman
Emily L. nous servira d’exemple.

La présente étude se propose de rapprocher Valéry et


Duras à la lumière d’une dynamique des commencements et des
recommencements, d’une écriture en devenir perpétuel qui est lancée

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Références aux Cahiers de Valéry : C, I, II, etc. : Paul Valéry, Cahiers, 29
vol., en fac-similé, Paris, CNRS Éditions, 1957-1961. C1, C2 : Paul Valéry,
Cahiers, J. Robinson-Valéry, éd., vol. 1, 1973, vol. 2, 1974, Paris, Gallimard,
(coll. : « Bibliothèque de la Pléiade »). CI, CII, etc. : Paul Valéry, Cahiers 1894-
1914, Nicole Celeyrette-Pietri et Judith Robinson-Valéry, éds., (t. I à III), Nicole
Celeyrette-Pietri, éd., (t. IV à VI), Nicole Celeyrette-Pietri et Robert Pickering,
éds., (t. VII et suivants), Paris, Gallimard, 1987.
112 LA CRÉATION EN ACTE

par réaction à l’expérience d’un point limite ou « moment nul »,


celui surtout de la présence de la mort. La dynamique génétique que
l’on peut déceler dans les manuscrits des deux écrivains est motivée,
nous voudrions le suggérer, par la constatation que fait le Sujet de
l’ombre de la mort qui habite en lui, d’une absence secrète au fond
de son âme qui sert de défi incontournable dans ses efforts pour
entériner sa présence. Dans une lettre à Gide du 10 novembre 1894
Valéry écrit : « Mon cher, je vis depuis longtemps dans la morale de
la mort. Cette limite si éclatante procure à ma pensée le mouvement
et la vie. Tout ce que j’ai bien voulu, je l’ai voulu en fixant le mot :
Fin. » Dans les œuvres de Marguerite Duras cette expérience de
la limite extrême prend des formes diverses – l’érotisme, la folie,
l’ivresse alcoolique, voire le meurtre – mais, dans tous les cas la
tentative est motivée par un impossible Désir, celui de s’identifier
pleinement à l’Autre absent et hors d’atteinte.
Cet Autre peut, sans doute, assumer des formes différentes,
promettant des satisfactions immédiates, mais qui se révèlent
temporaires et illusoires, car, au fond, rien ne peut contourner ni le
temps, ni la mort.

L’âme croit respirer l’âme toute prochaine,


Mais tu sais mieux que moi, vénérable fontaine,
Quels fruits forment toujours ces moments enchantés !
(« Fragments du Narcisse », Œ, 1, 127)

Le pressentiment de l’absence de l’Autre, tout masqué qu’il


soit par la présence de l’être, est une partie fondamentale de la
condition humaine : il fait apercevoir une absence non seulement
d’ordre personnel mais surtout métaphysique, vécue à tout moment
et, quoi qu’on y fasse, incontournable. À ce titre-là, la mort en tant
que cessation de la vie humaine individuelle assume une valeur
métaphorique qui est, nous allons le voir, riche en connotations
sémantiques. La mort est présente à travers les manuscrits et
maintient sa présence, parfois discrètement, parfois de manière plus
évidente, dans les œuvres publiées de ces deux écrivains. Dans son

 André Gide-Paul Valéry. Correspondance 1890-1942, préface et notes de Robert


Mallet, Paris, Gallimard, 1955, p. 217.
 Œ. : Paul Valéry, Œuvres, édition établie et annotée par Jean Hytier, t. I, 1983,

t. II, 1985, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »).


L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 113

regard rétrospectif sur son innocence d’autrefois, la Parque reconnaît


cette ombre de la mort qui l’accompagne irrémédiablement :

[…] à mes pieds l’ennemie,


Mon ombre ! la mobile et la souple momie,
De mon absence peinte effleurait sans effort
La terre où je fuyais cette légère mort. […]
Glisse ! Barque funèbre… (La Jeune Parque [JP], 141-147)

Néanmoins, il n’est pas seulement question de la prise de


conscience de sa propre mortalité, de la perception angoissante
de l’anéantissement éventuel de l’être, aussi important que cela
soit. Davantage, il est question de la réaction du sujet envers cette
constatation ontologique, et de la manière dont une présence
d’absence motive secrètement son être, anime son esprit et son
imaginaire. Comme l’affirme le protagoniste du « Cimetière
marin » :

Le vrai rongeur, le ver irréfutable


N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas ! (« Le cimetière marin », strophe 19)

Cette expérience réelle, profonde et continue suscite toute


une gamme de réactions différentes par lesquelles le sujet s’efforce
de contourner ou de « déjouer » son sort inévitable – effort repris
sans cesse, tout en sachant d’avance que les jeux sont faits, mais
effort capital pour notre propos, dans la mesure où il détermine
fondamentalement l’acte génétique de l’écriture. La métaphore de
la mort s’articule ainsi sous des formes très variées au-delà de la
signification réelle de la mort physique – que ce soit la tentative
de suicide, la « petite mort » de la jouissance, la recherche d’un
état de lucidité extrême, ou, d’une manière transposée, la mort
de la conscience dans le sommeil telle qu’elle s’exprime dans La
Jeune Parque : « Dors ma sagesse, dors. Forme-toi cette absence »
(JP, 437). Revenu à la conscience, le Sujet ne constate que
l’échec de son effort pour rejoindre l’Autre, il subit d’autant plus
fortement le sentiment d’une absence, de la fragmentation, de la
« décomposition » du moi, et ne peut que recommencer le cycle
éternel de sa quête.
C’est pourquoi nous avons voulu proposer, sur le plan
génétique, une liaison intime entre la notion du « commencement » et
114 LA CRÉATION EN ACTE

celle de la « fin » dans ces manuscrits, en tant que prise de conscience


de l’épuisement éventuel du potentiel de l’être et l’impératif caché
et profond pour le déjouer que représente le projet d’écriture. La
fin signale un point limite de la conscience, une absence, un seuil
profond de trouble : elle est envisagée par le Sujet comme absence de
tout, constatation de ce qui n’existe pas, « de ce qui n’a jamais été ».
Et pourtant, c’est une fin qui incite, une absence qui provoque, qui
cherche à être comblée par quelque chose. La présente étude propose
donc d’examiner comment l’expérience lancinante du trouble et de
la division interne à la psyché provoque toute la complexité créatrice
du travail de l’esprit. Dans ce sens, comme on le verra dans la poésie
de Valéry et dans les récits de Duras, au commencement fut la mort.
La mort en tant que lieu privilégié et permanent de la réflexion
valéryenne, comme aussi de l’imaginaire durassien : la partie noire
qui nourrit la clarté de l’être, la puissance de l’informe, le néant des
enfers qui sont en nous et qui menacent à tout moment la lucidité
de l’esprit comme le sensible du corps.

Cette expérience est fondamentale en ce qui concerne la


renaissance de la voix dans l’écriture poétique de Valéry, comme
l’attestent clairement les manuscrits de La Jeune Parque et de « La
Pythie », ce dernier poème trouvant son origine dans les mêmes
images et impulsions que celles des tout premiers manuscrits de
la Parque. Le ressort secret que constitue, selon nous, le sentiment
de mortalité n’agit pas, ici, au niveau thématique seulement : il est
une vraie impulsion psychologique, physiologique, existentielle. Les
vers ébauchés en 1898 pour le « Tombeau de Stéphane Mallarmé »
évoquent directement la disparition de l’être bien-aimé et l’intensité
avec laquelle le scriptor s’identifie à lui : sur le feuillet manuscrit
Valéry écrit « Et si la terre trouble hume ta chair chétive […] Je serai
le tombeau / de ton ombre pensive » avant de poursuivre :

senti monter
larmes de l’esprit

Terre mêlée à l’herbe et rose, porte moi

 Ovide chez les Scythes, Cahiers Charmes II, (manuscrit, Bibliothèque nationale
de France, N.a.fr. 19010) f° 2.
L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 115

Porte doucement moi, ô trouble et bienheureuse


Terre

Les images de la terre confuse, support des pas défaillants


du vivant, seront reprises dans le poème de 1917 pour renvoyer au
sujet de la voix poétique s’exprimant sur la condition humaine, au
moment de la tentation du suicide, debout sur « l’insensible rocher,
glissant d’algues, propice / A fuir » :

Où va-t-il, sans répondre à sa propre ignorance,


Ce corps dans la nuit noire étonné de sa foi ?
Terre trouble… et mêlée à l’algue, porte-moi,
Porte doucement moi… (JP, 303-305).

Mais la réflexion sur la mort a été longuement poursuivie par


Valéry depuis les premiers Cahiers, étant envisagée sur plusieurs
plans différents : la mort biologique, physiologique et la conscience
de « Mon Corps » ; la mort comme « partie inséparable de la vie »
(Œ, I, 1220) ; la mort comme absence de l’autre et comme
refoulement du passé, refoulement à la fois émotionnel, sentimental
et créatif : « Je pratique depuis 1892 le système… que j’ai créé
pour me défendre d’une douleur insupportable » (C, XVI, 322) ;
la mort comme ascèse, recherche solitaire, refus de la gloire ; la
mort comme mort de l’esprit, une descente dans la nuit noire du
sommeil quand toutes les liaisons et relations du jour se défont (la
pénétration dans la « Nuit obscure [de l’âme] »… cette nuit qui doit
être « absence de toute lumière naturelle, et le règne de ces ténèbres
que peuvent seules dissiper des lumières toutes surnaturelles »
(Œ, I, 446) ; la mort comme épuisement des possibilités combinatoires

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Extrait du manuscrit du « Tombeau de Mallarmé » (BNF, N.a.fr. 19002, f°
146 ; reproduit en partie dans CII, 292).
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L’idée du refoulement des émotions extrêmement douloureuses est présente
dès les premiers Cahiers : « J’ai été amené à regarder les phénomènes mentaux
vigoureusement comme tels à la suite de grands maux et d’idées douloureuses. Ce
qui les rendait si pénibles était leur obsession et leur insupportable retour… » (C, I,
198).
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Cf. la lettre à Fourment, octobre 1892 au moment de la crise de Gênes : « les
deux morts valables de ces jours derniers, le Poète et l’indéfinissable célébrité qui
disparurent ont, pour nos rêveries le sort qu’ils ont accumulé » : Paul Valéry-
Gustave Fourment. Correspondance 1887-1933, intr., notes et doc. d’Octave Nadal,
Paris, Gallimard, 1957, p. 127.
116 LA CRÉATION EN ACTE

de l’homme ; la mort enfin comme celle de la limite extrême, de


l’ultime pensée, telle qu’elle est évoquée dans la prière de M. Teste :

Seigneur, j’étais dans le néant, infiniment nul et tranquille. J’ai été


dérangé de cet état pour être jeté dans le carnaval étrange. […]
Je vous considère comme le maître de ce noir que je regarde quand je
pense, et sur lequel s’inscrira la dernière pensée.
Donnez, ô Noir, – donnez la suprême pensée… (Œ, II, 37.)

Tous ces éléments résonnent ensemble comme tremplin de


l’imagination en 1913, augmentés des réflexions analytiques des
Cahiers sur la théorie de la représentation et l’association des idées.
Si l’on cherche les grandes modalités de cette résonance de la
présence de la mort dans les brouillons de La Jeune Parque de 1913,
on pourrait l’envisager comme une sorte de crise existentielle qui
fait irruption dans les premiers manuscrits, lorsque, d’une manière
violente et douloureuse, le sujet féminin prend conscience de sa
propre mortalité :

pensée s’entr’ouvre
et laisse voir non pensée
une confusion (JP, III, 24)

Elle est une « victime entr’ouverte » (III, 16) qui voit :

ennemie
Mon ombre devant moi, cadavre momie
noir cadavre mouvant (II, 5)

La rencontre avec la mort se manifeste de deux façons


dialectiquement opposées : d’une part une identification de plus

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Ceci est une constante de la pensée de Valéry : voir « L’Essai sur le mortel »,
texte inédit de 1892 : « Si nous imaginons un être – connu ou non, nous arrêterons
l’imagination de cet être à un endroit – terme de son futur qui est la mort. Les
combinaisons sont épuisées soit intégralement d’elles-mêmes soit par notre
lassitude, c’est-à-dire à cause de l’intervention d’un autre ordre de combinaisons
– Ainsi les hommes et leur mort » (CIII, 563) ; cf. cette note des Cahiers de 1945 sur
la mort « “naturelle” – c’est-à-dire par épuisement (relatif) des combinaisons d’une
vie » (C1, 231).
 JP, I, II et III : dossier, en trois volumes, des manuscrits, brouillons et notes

de La Jeune Parque, conservé au Département des manuscrits de la Bibliothèque


nationale de France; les chiffres arabes renvoient aux feuillets (N.a.fr. 19004, 5, 6).
L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 117

en plus poussée avec sa propre mort, évidente dans la tentation du


suicide, d’aller « Toujours plus avant souriante » (III, 10 vo), de
« Mourir ayant souri » (III, 13) ; d’autre part le cri de détresse et
de réveil qui va fonder l’énonciation du sujet et, ultérieurement, le
chant :

Et je me suis revue et je me suis souri


Sur les bords déchirés de mon extrême cri ! (I, 18)

L’identification à la mort révèle une volonté d’anéantissement


développée dans un vocabulaire qui évoque la confusion, le mélange,
l’absorption, la dissolution, la fusion, jusqu’à la transparence totale
de l’être. La tentation, le désir même de « toucher le noir » sont
exprimés par un champ sémantique de liquides et d’engloutissement,
comme si l’être pouvait se fondre à cette absence absolue dans un
mouvement de lucidité extrême :

Aller au-delà par degré


rencontrer
défaire le futur et le passé
ce que le temps ne change
regard si fin Sourire à
s’abîmer
ne plus se comprendre, mais se voir
Elle eut jusqu’à toucher le noir
présence l’horreur
plus subtile que l’horreur
Ne se |me| plus reconnaître étrangement
Oublier le malheur
et boire transparente (III, 8)

On retrouve ici des rappels de cette tentation de l’ultime pensée


que nous venons de voir dans la prière de M. Teste, cet effort pour
dépasser la conscience de sa propre mortalité, dont l’ombre hante
la Parque, pour atteindre et accueillir une transparente mort, une
« mort toute pure » où « l’âme, ivre de soi, de silence et de gloire »
se confondrait à l’absolu.
Cet aspect de la dissolution de la conscience dans le néant
des choses est un des rares aspects « théorisés » dans le dossier des
manuscrits :
118 LA CRÉATION EN ACTE

Peindre dans cet endroit de ce poème – cette mort modulée, par


substitutions insensibles, indolores ; comme musicale, comme un passage
du double au simple, un retrait par dessous… par voie réversible.
Sans que l’on puisse dire à tel moment il y a quelque chose de changé... les
sensations se font images, le présent se brouille avec le passé, les substitutions
d’idées se mêlent de variations d’idées même de leur altération vers l’informe,
le non-significatif – le moi-même sans référence –, la connaissance fait place
à l’existence, l’autre à moi – et c’est la mort même.
Comment particulariser ceci, remonter de ce que je viens d’écrire à ce
que j’ai pensé à l’état brut entre chacune de ces pensées écrites.

aj. marge gauche : devenir chose/donc –/sentiments = x/souvenirs/toutes


fonctions de/l’absence. (JP II, f° 3)

Le texte développe deux séries d’oppositions de façon


paradigmatique : le double et le simple. Le double qui comprend les
sensations, le présent, la possibilité de transformations et de suite
dans les idées, est le domaine de la différence, de l’altérité, de la
signification – celui enfin de la connaissance, de la conscience de soi ;
le simple est celui de l’indifférenciation, de l’accidentel, de l’informe,
du non-significatif : c’est « l’existence », c’est « moi », c’est « la
mort même », espace noir et pur. Mais ce ne sont pas des opposés
qui s’excluent ; au contraire le « simple » et le « double » peuvent
se mêler, le passage entre les deux s’effectue par voie réversible, le
simple comprenant les mêmes éléments que le double mais à l’état
indifférencié. L’importance de cette articulation dans la dynamique
de l’écriture est soulignée par une remarque sur un autre feuillet du
début (en l’occurrence I, 1) : « Principe des courbes / Alors, ici, au
lieu / de peindre mêlé, / peindre séparé. » Cette articulation donne
une structure profonde et cachée à l’imaginaire du poème, mais qui
surprend le scriptor aussi.
Ce texte est écrit au tout début de la composition, à une
époque où Valéry envisageait un poème assez court dont les
contours éventuels restaient, à cet instant, assez imprécis ; certains
passages rappellent autant les notes analytiques (en l’occurrence,
sur le Sommeil et le Rêve) que le langage imagée de La Jeune Parque,
illustrant bien à quel point il convient de voir les premières comme
tremplin fondamental de la dernière, comme « fontaine secrète »
de la mémoire poétique. Mais la richesse des possibilités qui se
présentent dans ce texte, la prégnance polysémique de ces premiers
jets vont, petit à petit, déterminer une structuration profondément
importante de ces thèmes et de ces métaphores : la mort qui se
L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 119

veut double ou consciente, la mort simple de l’abandon de soi, les


deux sommeils, la structure antithétique… tous ces aspects dont la
présence immanente s’annonce ici en potentialité, mériteraient d’être
étudiés à travers les manuscrits le long de la genèse de ce poème.
Car si la Parque voudrait « descendre lucide » (III, 10), « se
mirer au néant de sa force mortelle / Se réfléchir sur l’ombre à demi
immortelle/ Et pénétrer sa mort d’une lumière telle » (I, 6 v°), le
trouble qu’elle y rencontre, le choc de la morsure, sont d’une
intensité telle qu’ils provoquent « l’extrême cri », le « cri dont j’ai
brisé le cristal du silence » (III, 32 v°). La naissance de la voix a lieu
au fond de l’abîme du moi, comme l’indiquent les notes manuscrites
du feuillet III, 30 :

voûte du silence
épée –
abîme dressé

hors de soi
transparence –
miroir formé par cette voix.
facile enfance
secrets
timbre – voix intérieure

Le timbre de la voix l’étonne, transforme la porte sur le néant en


miroir de soi. Alors que « Je pensai un adieu » (III, 31), « Adieu,
pensai-je, moi / toi » (III, 32), au lieu de passer à travers pour occuper
l’espace de la transparente mort, la voix pose une présence qui la
surprend, un cri qui fait irruption dans le silence, qui déchire :

Je sentais les secrets de ma facile enfance


[…]
Mes énigmes tremblaient sur les bords | de ce cri
déchirés (III, 30)

Et c’est une voix qu’elle ne reconnaît pas : « Ce timbre m’étonne


comme d’un étranger » (f° 30), le timbre est « rauque », « grave », la
voix « basse » (f° 31), « si rauque et d’<horreur> <amour> de chair
si mêlée » (f° 33).

Je me suis déchirée et j’ai connu ma voix


p[ou]r la première fois
Le monstre d’une voix (III, 33)
120 LA CRÉATION EN ACTE

La voix est à la fois celle d’une autre, celle qui lui ôte la voix, celle
d’une étrange connaissance de soi et, maintenant, le seul mode
d’expression dont elle peut se servir : « Sans pouvoir répondre à ma
voix que j’entendais / car elle s’ajoutait / et je ne trouvais point une
autre voix pour me répondre » (III, 33). La fragilité, la précarité
extrême de l’être s’exprime dans cette diffraction ou fragmentation
des instances du moi.
Dans les manuscrits de La Jeune Parque, le scriptor semble
vivre directement dans toutes ses fibres sensibles, sensorielles et
émotives ce que le penseur a auparavant étudié avec une distance
analytique. Dans ce chantier poétique, lieu d’exploration des
associations affectives du langage, le scriptor se surprend, étonné de
voir ses réflexions antérieures sur la mort, sur le rêve, sur l’identité
même du sujet, surgir devant lui sur les feuilles manuscrites sous
une forme secrète qu’il reconnaît à peine. Ainsi, on retrouve dans
les Cahiers d’avant La Jeune Parque, plusieurs notes qui analysent
précisément la scission des instances du moi, mais le sujet est abordé
en termes plutôt abstraits : le jeu dynamique des réactions suscitées
par la constatation du vide ou du « point nul » qui constitue le moi
est étudié surtout comme un des aspects du fonctionnement de
l’esprit.

[…] un esprit ne peut pas être défini à un instant donné.


Un état mental isolé n’est rien, = 0, parce que dans un instant nul (et
même fini mais très petit), il n’est rien, il ne présente rien, et ce qui l’emplit
pendant ce néant ou quasi-néant, n’existe que par la suite.
L’esprit n’existe qu’ensuite de lui-même. […]
On ne peut se le REPRÉSENTER que comme somme ou pluralité en
série – avec des conservations partielles et des changements continuels. De
sorte qu’on ne peut se représenter le moi que comme un point nul, un zéro
de qualité et de quantité. (C1, 882; C, II, 201)

Dans ce texte de 1901 l’analyse est toujours très abstraite. Dix ans
plus tard la dynamique créatrice que Valéry cherche à cerner est
exprimée sous la forme d’une image scientifique précise : le corps
noir10; l’image est développée dans un langage très personnel qui
rappelle dans certaines phrases l’intensité des poèmes en prose : le

10 ������������������������������������������������������������������������������������
Le corps noir, faut-il préciser, se réfère au concept scientifique d’un corps idéal
qui absorbe et diffuse totalement les radiations électromagnétiques quelle que soit
leur fréquence, et qui n’a aucun pouvoir de réflexion.
L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 121

noir, la nuit, l’absorption, le silence, la conscience de soi, l’énergie,


le possible.

Je rayonne –
Mon corps rayonne dans le noir, vers une conscience, la sienne –, ses
sensations, idées ; et, dans ce calme, presque, sa possibilité générale de sentir
quoi que ce soit. –
La notion du rayonnement physique, de la déperdition dans, vers, le
vide – de se mieux percevoir soi en présence du Corps Noir, la nuit, le silence
etc. – comme si la conscience propre – celle de soi – était une dissipation,
une mise en liberté de quelque énergie et d’autant plus intense que plus
grande la différence entre l’éveil caché et le noir environ. […]
En présence du noir, c’est le possible que je rayonne. […]
Si je ne perçois rien – je puis encore émettre quelque chose. Longtemps ?
Je puis alors et même sentir que je ne reçois rien et que j’émets quelque
chose.
Et je place quelque source intérieure, là. Et elle est le temps pendant
lequel je me donne sans recevoir. (C1, 917; C, VII, 322)

La notion scientifique du corps noir (qui est en effet seulement un


modèle théorique idéal) est adaptée ici, à des fins personnelles, pour
évoquer un moment presque lyrique de la création par réactivité
au néant. Valéry exploite métaphoriquement la capacité du corps
noir d’absorber et de diffuser toutes les radiations pour envisager
un moi caractérisé par une sorte de perméabilité absolue : « ce que
je conçois, c’est ce que je rayonne. Je n’absorbe que ce que j’émets.
Je ne perçois que ce que je rends » (C1, 917). Le moi, qui cherche à
affirmer son existence devant le néant qui l’entoure, se manifeste par
un acte créateur, une diffusion énergétique, dynamisée précisément
par l’intensité du contraste entre les ténèbres et la clarté.
Pendant les années suivantes, ces idées trouveront une
expression plus spécifiquement poétique, l’une des occurrences la
plus remarquable étant celle de 1912, toujours avant la reprise de
l’écriture poétique :

Celui qui compose use d’un étrange moyen.


Il trouve une amorce, un commencement, et il le répète, le répète –
comme s’il essayait de se souvenir de la suite encore à naître. […]
Supposer le problème résolu – le poème achevé –, l’écouter avant sa
naissance – tendre l’oreille pour se faire parler. (C, IV, 886)

Cette même approche – de créer à partir de ce qui reste à


créer – est reprise cinq ans plus tard dans le dossier d’Ovide chez
122 LA CRÉATION EN ACTE

les Scythes : « Je m’impose de faire comme si je devais aboutir…


Attendre. Entendre. Se souvenir – et de ce qui jamais n’a été. »
(Cahier Charmes II, f° 2) La poussée vers l’avenir de l’écriture
s’effectue ainsi par l’incitation créatrice de l’incomplet, qui peut à
son tour dynamiser et modifier l’attente : « ce qui est trouvé devant
faire trouver encore » (C, IV, 886) :

Le vers suivant, engendré par le précédant – comme étant contenu dans


lui; de sorte qu’il soit obtenu d’un précédant en écoutant celui-ci, qui a créé
une Attente à laquelle quelque chose doit se répondre, soit immédiate, soit
après quelque autre vers. Il y a une opération inverse. (Cahier Charmes II,
f° 6)

Si la Parque est celle « qui crie sans aucun bruit », c’est bien sa
sœur Pythie qui ne montre aucune réticence. Le cri est refoulé dans
La Jeune Parque, mis à distance par la temporalité et l’énonciation,
transformé dans cette voix orphique qui remonte des enfers qui
sont en nous. Mais la « voix qui touche aux larmes, aux entrailles ;
qui tient lieu de catastrophes et de découvertes » (C, IV, 587) est
vécue dans toute son intensité immédiate par la Pythie. Les horreurs
de la possession, l’angoisse extrême, les tourments du moi et de la
conscience réflexive sont exprimés directement, tout en trouvant
leur origine dans la même dynamique que celle de la Parque :

avant de finir –
Elle voit Elle, ouverte –
Cercle – œil – entrailles – découvert (JP, III, f° 19)

Mystère qui meurt avant


Trésor horrible palpitant fume
Visiblement
flancs rayon mélancolique achevant d’éclaircir
Mélange (JP, III, f° 19 v°)

La première version offre une esquisse de deux strophes :

La Pythie, auprès d’une flamme


Noyée aux nuages d’encens
L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 123

convulsivement belle
Furieusement belle, l’âme
Affreuse et les flancs mugissants
Hurle
<Pâle> profondément mordue11

Au verso du feuillet on retrouve une version recopiée de cette


strophe qui rend explicite la thématique mortelle :

La Pythie, auprès d’une flamme


Noyée aux nuages d’encens
à la mort en hâtant
Hurle et se décompose
Affreuse et les flancs mugissants
Pâle profondément mordue (f° 95 v°)

Dans les deux feuillets la force de la voix ne montre aucune


nuance : « hurle », « hennir », « les sanglots les spasmes / Les
écumants enthousiasmes », « vocifère », avant la transformation
abrupte annoncée dans ce brouillon sur le même feuillet d’une
troisième strophe :

Où le martyr
Cette femelle aux jambes froides
Qu’entrave le python gluant
Vocifère entre les ruades
Du trépied sonore et puant
Mais enfin le Ciel se déclare
L’oreille du pontife hilare
vers
S’aventure dans le futur
Et [comme une] l’attente sainte se penche
Vers cette voix nouvelle et blanche
Dont le corps cesse d’être impur
D’un corps purgé
Qui échappe d’un corps impur

Ces trois strophes, écrites au recto et au verso du même feuillet,


et, selon toute apparence scripturale, très proche l’une de l’autre dans
le temps, annoncent la structure globale du poème en devenir. C’est
l’exemple peut-être le plus frappant dans les manuscrits de Valéry

11 ���������������������������������������
Manuscrit de « La Pythie », dossier de Charmes, Bibliothèque nationale de
France, N.a.fr. 19007, f° 95.
124 LA CRÉATION EN ACTE

de la génération interne d’un poème ; car tout l’effort de l’écriture


va s’insérer entre les vers 4 et 5 de cette esquisse : dix-neuf strophes
au total pour effectuer la transition au moment où « enfin le Ciel se
déclare12 ».

Si nous pouvons envisager l’écriture chez Valéry sous cette


forme de transformation, « d’impulsion en impulsion », il n’en reste
pas moins que, selon lui, le « travail du poète » est un travail de
dissimulation, pour « escamoter les traces de travail… rendre aussi
inintelligible que possible le procédé de génération » (C, VI, 387). En
d’autres mots, pour transformer l’écriture en écrit : le mouvement et
la dynamique de l’acte d’écrire, le geste scriptural essentiellement
instable, avec tout ce que cela comporte de psychique et de gestuel,
seront transformés en écrit – le produit, résultat stable, que ce soit
de façon temporaire avant de reprendre le travail des brouillons, ou
définitive sous forme publiée.
Chez Duras, pourtant, ces deux modes se brouillent et,
surtout dans ses dernières œuvres, l’écriture elle-même occupe
une place déterminante, à tel point que certaines peuvent être
envisagées comme textes proprement génétiques, des textes qui non
seulement comportent une sorte d’autocritique ou commentaire
sur l’acte d’écrire, mais s’offrent à lire comme autant de fragments,
de brouillons, de tentatives de réécriture. À ce titre, le « roman »
Emily L. est exemplaire. On retrouve dans le texte une présence très
marquée des thèmes et des images que nous venons d’identifier :
la mort, la nuit, la mer, la descente dans des régions obscures, la
multiplication des instances du « moi », l’altérité, l’écriture comme
acte de navigation dans des domaines lointains et profonds, sinon
insondables.
Deux personnes, la narratrice et son interlocuteur viennent
régulièrement au café de la Marine à Quillebeuf-sur-Seine pour
prendre un verre et pour inventer ensemble l’histoire du vieux
12 ��������������������������������������������������������������������������������
Plus tard, avec un regard rétrospectif, Valéry soulignera sa préoccupation avec
la modulation : « Esthetica mea (grand art) / Modulation. Cette idée-image m’a
passionné – il y a 40 ans. […] / Mais la vraie notion appartient à la sensibilité.
Passage insensible par une succession composée, non continue et non discontinue
– changement sensible après qu’il s’est produit. / Évitement des seuils. La voix. Le
galbe du corps. » (C, XXVI, 920)
L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 125

couple anglais installé, légèrement soûlé, au bar : le Captain et sa


femme, nommée, peut-être, « Emily L. » Elle aurait arrêté d’écrire
de la poésie sur la demande de son mari qui se sentait menacé par
son écriture, par les régions troubles qu’elle devait explorer et par
le simple fait qu’il ne pouvait pas la comprendre. Emily L. avait
apparemment écrit dix-neuf poèmes, publiés à son insu, et puis
« s’était arrêtée de le faire » (EL13, 81). L’arrêt est associé à la mort
d’une petite fille lors de sa naissance ; Emily L. subit une crise de
détresse, elle crie, elle hurle, a envie de mourir, et puis, « ça avait
cessé aussi, cela, comme les poèmes ».
Néanmoins, il est surprenant de constater que, si le rôle
de l’écriture est fondamental au développement du récit dès le
début, une étude génétique des manuscrits montre que tout ce qui
se rapporte à la poésie d’Emily L. paraît être écrit par Duras au
dernier moment. Une des premières versions de dix-huit feuilles
dactylographiées s’intitule « Les Coréens », les deux personnages
constatant la présence incongrue d’un groupe d’Asiatiques à
Quilleboeuf. L’ouverture est tout de suite là : « Ça avait commencé
par la peur », et en effet « La peur » sera un des titres provisoires
proposés pour le livre ; au quatrième feuillet on lit « J’ai dit à Yann
que j’avais décidé d’écrire notre histoire »; aux derniers feuillets
on retrouve déjà formulées les dernières pages du récit au sujet de
l’écriture14.
La plus grande partie de ce texte s’établit sans trop de
corrections par un processus d’expansion interne ; des « blocs
d’écriture » sont composés en pages dactylographiées, avec quelques
ajouts à l’encre, et parfois des développements manuscrits incorporés
intégralement dans la version dactylographiée suivante. Ainsi, le

13 EL : Marguerite Duras, Emily L., Paris, Éditions de Minuit, 1987.


14 �����������
DRS 17.2, fos. 1, 4 et 17-18. Les manuscrits de Duras sont conservés à l’institut
Mémoire de l’édition contemporaine, Caen. La référence indique la cote du
classement du dossier des manuscrits d’Emily L. suivie de la numérotation du
feuillet. La nature exacte de la peur ressentie par la narratrice n’est pas précisée,
mais une inquiétude troublante semble la traverser, représentée par la présence des
étrangers venus de loin, mais aussi par le couple anglais, lui aussi venu des mers
lointaines « à la fin du dernier voyage, à la fin de la vie ». (EL, 31) La mort de
l’écriture semble aussi provoquer de l’angoisse ; la référence oblique dans le texte
final à ce « nom d’un écrivain américain. Mort. Suicide… » (EL, 65) est beaucoup
plus claire dans les manuscrits avec l’ajout des initiales « E. H. » dans une des
versions et même une dédicace à Hemingway dans une autre : « For E. H., writer
(1898-1961). »
126 LA CRÉATION EN ACTE

texte s’étoffe petit à petit, les blocs d’écriture ne changeant presque


pas, à moins de subir une scission interne pour permettre l’insertion
de matériel nouveau. Le texte se compose progressivement de cette
manière, jusqu’à constituer un dossier de soixante-dix feuilles
dactylographiées, correspondant avec peu de variantes au texte
définitif15. Or, les pages qui manquent (EL, 73-90, 109-127 et 145-
151) sont celles qui racontent la naissance et la mort de l’écriture
chez Emily L.
Un des dossiers (DRS 17.9) contient l’ensemble de ces
développements tardifs. La différence d’approche est flagrante,
les manuscrits étant composés de brouillons écrits à la main aux
encres de couleurs diverses ou de pages dactolygraphiées largement
corrigées. Un feuillet en particulier mérite une étude plus détaillée.
Il évoque la fin de l’écriture poétique et surtout le poème disparu
qui ne figure pas dans le recueil de vers publiés, le vingtième sur la
lumière d’hiver, « Winter Afternoons16 ».

Quand l’été est revenu après son séjour dans


la maison au-dessus des garages, après un séjour à l’hôpi-
tal, elle n’avait plus écrit, sauf, un poème sur la lumière
de l’après-midi en hiver :
Il y a un certain angle de la lumière
Certains après-midi d’hiver
Qui est oppressante
C’est une blessure faite que nous fait le ciel
Rien ne se voit ni cicatrice ni trace
Mais au centre des significations
Une différence interne

Au plan diégétique, le Captain, ayant découvert le brouillon de ce


poème et, l’ayant compris encore moins que les autres, commet
le péché originel des généticiens : il détruit le manuscrit. Au plan
génétique, le manuscrit nous offre une lecture privilégiée et en direct
d’un extrait de ce poème, mais montre en même temps que l’écrivain
s’efforce vite sinon de l’effacer, au moins de le rendre moins présent
en transposant le discours en style indirect et le temps verbal au
passé. Comme si tout ce qui se reportait à l’écriture d’Emily L.

15 ����������������������������������������������������������������
DRS 17.1, qui, malgré la cote, n’est pas le premier de la série.
16 ������������������������������������������������������������������������������
DRS 17.9 f° 43 (changé en 46) ; page dactylographiée avec plusieurs campagnes
de corrections (ajouts à l’encre noire et rouge).
L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 127

venait combler une lacune génétique avant de se dérober devant nos


yeux sur le manuscrit.
Sur ce feuillet en particulier, l’utilisation des encres de couleurs
variées, les ratures, les ajouts, les traits qui séparent certaines
Elle avait encore écrit huit poésies pendant
l’automne. Puis elle s’était arrêtée. Elle avait
traversé une période de prostration difficile – Un bébé était
paru dans une revue locale. Elle criait la nuit des noms
mort à la naissance à l’hôpital de New-Port. Elle voulait mourir
de ports de villes balnéaires T. Beach. U. Bridge. Et puis
inexistants /e/<E>lle voulait partir Elle criait la nuit des mots inintelligibles,
S. Thala.
Puis avec l’été
[ Ici c’est
Des noms de villes balnéaires
Elle disait:] S. Thala jusqu’à la rivière et
après la rivière c’est encore xx S. Thala
Quand l’été est revenu après son séjour dans
la maison au-dessus des garages, après un séjour à l’hôpi-
tal, elle n’avait plus écrit, sauf, un poème sur la lumière
de l’après-midi en hiver :
Elle disait dans ce poème
que
les rais de la
sous Il y a un certain angle de la lumière de

Certains après-midi d’hiver


était lourds [illis.]
Qui est oppressante
Ces bruits des gothiques cathédrales
Que c’était là une rait
C’est une blessure faite que nous fait le ciel
yait de cette blessure/ Elle ne laissait
Que Rien ne se voit/ ni cicatrice ni trace visible,
le dossier. Une Elle blessait produisait
feuille rien de Mais au centre des significations
tout cela – sauf,
Une différence interne
blanche qui dépassait Le poème
n’était pas fini. Il y avait
plusieurs versions de la fin qui ét
avaient Ce poème avait traîné sur une commode de la
été raturées
pas dans le dossier noir où se trouvaient les autres poèmes
chambre, elle l’avait perdu, mais elle ne l’a pas réclamé.
mais sur le meuble lui-même, plié avec une lettre caché sous
jaune sur le froid, Le Captain était tombé sur ce poème un après-midi d’hiver
un certain
la campagne gelée, le
justement. Il y avait encore du soleil. /L/<C>e poème avait
silence de l’île d’été
l’air d’avoir été fait pour faire mal au cœur du Captain.
dans feu du poêle. Il s’en était tenu
Et le Captain l’avait jeté le poème. Il avait pensé que
Elle était rentrée d’un
à
c’était une mauvaise chose pour elle. A son retour de
penser que
contour de l’île. Elle avait dit qu’il faisait froid
e poème elle avait
promenade elle avait cherché le morceau de papier
froid au delà des
demandé au C. s’il avait vu une page écrite qui
mots, qu ça faisait
Le Captain avait menti.
peur. Puis elle était
traînait sur la commode.
allée dans la
rien de pareil
chambre.
Il avait dit qu’il n’avait pas vu le poème.
Elle n’avait pas
fermé la porte
Elle avait cherché toute une partie de la
c’est au bout d’un
resté
moment
soirée et une partie de la nuit. Il était cherché dans
qu’elle avait
il l’avait laisser chercher avait é
découvert la
l’autre pièce, <;> d<D>e temps en temps il lui demandait si elle
disparition du
poème elle
avait trouvé. Elle disait non. Et à la fin elle était entrée
Une différence interne
blanche qui dépassait Le poème
n’était pas fini. Il y avait
plusieurs versions de la fin qui ét
avaient Ce poème avait traîné sur une commode de la
été raturées
pas dans le dossier noir où se trouvaient les autres poèmes
chambre, elle l’avait perdu, mais elle ne l’a pas réclamé.
mais sur le meuble lui-même, plié avec une lettre caché sous
jaune sur le froid, Le Captain était tombé sur ce poème un après-midi d’hiver
un certain
la campagne gelée, le
justement. Il y avait encore du soleil. /L/<C>e poème avait
128
silence deLA
l’îleCRÉATION
d’été EN ACTE
l’air d’avoir été fait pour faire mal au cœur du Captain.
dans feu du poêle. Il s’en était tenu
Et le Captain l’avait jeté le poème. Il avait pensé que
Elle était rentrée d’un
à
c’était une mauvaise chose pour elle. A son retour de
penser que
contour de l’île. Elle avait dit qu’il faisait froid
e poème elle avait
promenade elle avait cherché le morceau de papier
froid au delà des
demandé au C. s’il avait vu une page écrite qui
mots, qu ça faisait
Le Captain avait menti.
peur. Puis elle était
traînait sur la commode.
allée dans la
rien de pareil
chambre.
Il avait dit qu’il n’avait pas vu le poème.
Elle n’avait pas
fermé la porte
Elle avait cherché toute une partie de la
c’est au bout d’un
resté
moment
soirée et une partie de la nuit. Il était cherché dans
qu’elle avait
il l’avait laisser chercher avait é
découvert la
l’autre pièce, <;> d<D>e temps en temps il lui demandait si elle
disparition du
poème elle
avait trouvé. Elle disait non. Et à la fin elle était entrée

sections et en relient d’autres font preuve d’une densité de travail et


de correction :
Le poème sur les blessures infligées par la lumière d’hiver
aborde de plus près les sources profondes d’une angoisse
impersonnelle, les épées de soleil oppressant comme « les retombées
sonores des grandes orgues » (EL, 85) et n’apprenant rien sauf
une absence fondamentale d’ordre métaphysique et l’impossibilité
ultime de signifier ; la voix du poème apporte cette perception à une
conscience d’ordre universel de désespoir, dans un contexte de clarté
et de nuit, de ciel et de terre. Or, la présentation du poème dans le
texte est d’un intérêt singulier. Les possibilités diverses de ce feuillet
seront beaucoup travaillées avec de multiples développements et
variantes dans d’autres feuillets, jusqu’à la dispersion. Les éléments
divers vont se scinder et seront enfin insérés à trois endroits
différents dans le texte déjà plus ou moins élaboré. Le poème n’est
pas seulement perdu dans le sens littéral et matériel de l’histoire, il
est perdu dans le texte, couvert par des couches multiples de voix,
filtré par des niveaux de narration complexes, comme si, au lieu de
se rendre manifeste, le poème recelait, reculait devant nos yeux. Le
lecteur est obligé de le déchiffrer, de le reconstruire partiellement,
l’acte de la lecture imitant celui de la genèse de l’écriture, le texte lui-
même étant une mise en acte de cette voix en fuite. Bref, le poème,
créé à partir d’une absence, est à son tour effacé : il est littéralement
exclu du recueil de poésies, il disparaît du vécu du sujet (à tel point
qu’Emily L. veut croire ne l’avoir jamais écrit), et s’efface du texte.
L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 129

Et cette dynamique de l’absence-présence de l’écriture poétique peut


s’observer directement dans les manuscrits d’Emily L.

À travers ces manuscrits de Duras et de Valéry, on aperçoit


que la force qui déclenche et dynamise l’écriture est animée par
le sentiment d’une absence, d’un vide intérieur, d’un néant de soi,
provoqué à son tour par la conscience de ne pas pouvoir coïncider
avec soi-même – qu’il s’agisse du refus indéfini d’être quoi que ce
soit, de la division entre le moi (sorte de point nul) et la personnalité
(l’être dans le monde) ou de l’impossibilité du langage de se
confondre avec son objet.
Chez Duras, le désir prend souvent la forme caractéristique
de l’érotisme, mais prend l’allure d’un absolu, comme sorte de
métaphysique concrète et physique d’un extrême de la psyché.
Le désir reste par définition inassouvi, la conscience aiguë de
l’aspiration vers quelque chose d’autre se mouvant dans un cercle
vicieux d’éternel retour. Car la satisfaction momentanée est rompue
immédiatement par la reprise de la connaissance et la conscience de
la différence. Sur ce plan-là, il existe une parenté frappante de cette
articulation dynamique chez Valéry et Duras : fusion/séparation ;
mélange/rupture ; simple/double ; peindre mêlé/peindre séparé.
L’acte énonciatif du scriptor, loin de cerner l’identité du sujet,
ne réussit qu’à signaler la disjonction, l’impossibilité de constituer
un sujet stable et identique : l’acte scriptural ne peut que constater
l’échec du projet d’écriture. Chez Duras l’écriture se déploie dans
cet espace paradoxal, sinon contradictoire, du dire et du ne pas dire.
Pour Valéry en 1910-1913, le choc est de découvrir que plus on sonde
au fond de soi, plus on ne trouve qu’une béance – une fragmentation
des instances du moi, et une absence fondamentale de l’Autre du
moi ou de voix pour répondre : le moi, ce « zéro de qualité et de
quantité » (C1, 882), ne peut pas coïncider avec lui-même, ne peut
même être représenté que partiellement et rétrospectivement. La
rigueur intellectuelle confronte les limites de l’être divisé, de sorte
que la voix poétique qui fait irruption dans les manuscrits de La
Jeune Parque n’est pas une voix orphique, riche en résonance et
mélodie, mais celle qui exprime une interrogation profonde sur la
nature même du sujet.
Page laissée blanche intentionnellement
3. Hypertexte/Hypermédia
Page laissée blanche intentionnellement
La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la
critique génétique

Thomas Bartscherer

Résumé

Les spécialistes de la critique génétique ont depuis longtemps


montré les limites des éditions critiques classiques, en particulier
pour la présentation de la genèse textuelle. Toutefois les contraintes
économiques et matérielles de la publication sur papier ont jusqu’à
récemment rendu difficile le développement des essais de critique
génétique et d’éditions fondées sur ses principes. Avec l’adoption de
technologies hypermédia pour les études littéraires, cette situation
a radicalement changé. À travers une analyse détaillée du projet
HyperNietzsche, cet essai explore les intimes corrélations entre
critique génétique et les nouveaux médias. L’HyperNietzsche illustre le
fort potentiel des plates-formes de recherche hypermédia pour étendre
la portée et transformer le travail de la critique génétique, et cet essai
défend l’idée que ces développements technologiques augurent une
rapide expansion de ses méthodes et de ses idées, à la fois dans leur
diffusion et dans leur rigueur.

Imaginez un instant un auteur prolifique qui jette tout sur


le papier et dont les habitudes d’écriture sont d’un certain côté
obsessionnellement méticuleuses et de l’autre totalement chaotiques.
Faites de lui un maniaque qui garde tout – ses carnets de notes,
ses épreuves d’imprimerie, des feuilles volantes et même des bouts
de papier, des listes de course, des factures, etc. – et qui, après sa
mort, laisse une grande part de ses écrits inédite. Imaginez encore
que presque tout son legs littéraire est conservé dans de bonnes
conditions, et que pratiquement tout ceci est situé en un seul endroit.
Pour ajouter un peu de couleur à ce portrait, supposez qu’après la
mort de cet auteur, les gardiens de ses archives, incluant la propre
134 LA CRÉATION EN ACTE

sœur de l’auteur, personnage sans scrupule, réunissent hâtivement


un ensemble de notes tirées des manuscrits et les rassemblent « par
sujet », à leur propre idée, sans la moindre rigueur philologique, et
qu’ils publient cette mouture sous le nom de notre auteur lui-même,
la présentant comme l’une de ses « œuvres inédites ». Retenant
votre incrédulité, imaginez encore que ce livre, que l’auteur n’a
jamais écrit, en vient à être considéré par un grand nombre de ses
interprètes comme son magnum opus, comme l’exposé magistral de
sa pensée. Dernier indice, disons que cet auteur se trouve être l’un
des écrivains les plus influents de l’âge moderne. Peut-on imaginer
un cas plus intéressant pour la critique génétique ?
Le lecteur aura certainement déjà deviné – comme mon
titre le laisse entendre – que l’auteur auquel je pense est Friedrich
Nietzsche. Le scénario décrit ci-dessus est en effet l’histoire du legs
littéraire de Nietzsche, et le livre qu’il n’a jamais écrit est connu
du monde entier sous le titre La Volonté de puissance. Du vaste
 �������������������������������������������������������������������������������
Cet essai part du principe que le lecteur a déjà une certaine familiarité avec
la critique génétique. En guise d’introduction générale, voir Louis Hay, éd.,
Les Manuscrits des écrivains, Paris, Hachette-CNRS Éditions, 1993 et Almuth
Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF,
1994 [disponible aussi en allemand : Almuth Grésillon, Literarische Handschriften :
Einführung in die « critique génétique », Bern, Berlin, Wien, Lang, 1999]. Pour
des débats qui portent sur un sujet particulier, voir les essais publiés dans Michel
Contat et Daniel Ferrer, éds., Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories,
Paris, CNRS Éditions, 1998 ainsi que les autres volumes de cette série. Voir aussi
la revue Genesis. Manuscrits, recherche, invention, (Éditions Jean-Michel Place),
dont le premier numéro remonte à 1992. En anglais, voir Graham Falconer,
« Genetic Criticism », in Comparative Literature, vol. 45, n° 1, 1993 ; Daniel Ferrer,
« Production, Invention, and Reproduction : Genetic vs. Textual Criticism »,
in Reimagining Textuality : Textual Studies in the Late Age of Print, Elizabeth
Bergmann Loizeaux et Neil Fraistat, éds., Madison, University of Wisconsin Press,
2002 ; Louis Hay, « Does “Text” Exist ? » in Studies in Bibliography, vol. 41, 1988
et deux numéros de revue consacrés à cette question, Romanic Review, vol. 86, n° 3,
1995 and Yale French Studies, n° 89, 1996, cette dernière incluant une bibliographie
sélective.
 ��������������������������������������������������������������������������
Pour l’histoire textuelle du livre que Nietzsche n’a jamais écrit, appelé La
Volonté de puissance, voir Mazzino Montinari, « La Volonté de puissance » n’existe
pas, Paolo D’Iorio, éd., trad. Patricia Farazzi et Michel Valenis, Paris, Éditions
de L’Éclat, 1996 et Mazzino Montinari, Reading Nietzsche, trad. Greg Whitlock,
Urbana, University of Illinois Press, 2003, p. 88-102. Pour des détails sur les
manuscrits de Nietzsche, voir la préface philologique de H. J. Mette à Friedrich
Nietzsche, Werke und Briefe. ����������������������������������
Historisch-kritische Gesamtausgabe, H. J. Mette, éd.,
München, Beck, 1933, p. XXXI-CXXII, republiée dans Friedrich Nietzsche, Frühe
Schriften, H. J. Mette, éd., 5 vol., München, Beck, 1994. Voir aussi H. J. Mette,
La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 135

enchevêtrement du Nachlass de Nietzsche émergea l’une des éditions


critiques les plus ambitieuses et les plus réussies du xxe siècle, la
Kritische Gesamtausgabe (KGW) de Giorgio Colli et Mazzino
Montinari. Cette édition monumentale et aux nombreux volumes
s’est, à juste titre, attiré l’admiration de tous ceux qui connaissent les
problèmes liés à l’établissement d’une édition critique et la gratitude
des interprètes de Nietzsche, et a tenu le premier rang pendant un
quart de siècle. Parce que la KGW incarne l’édition critique sur
papier dans sa plus grande réussite, ses défauts sont révélateurs des
limites de l’imprimé en tant que véhicule du savoir critique. D’un
point de vue génétique, ces défauts peuvent être clairement mis en
évidence et de la même façon les besoins et les buts de la critique
génétique montrent clairement les avantages de l’hypermédia pour
mener à bien certains projets scientifiques. C’est justement la prise
de conscience des limites de la publication sur papier pour les études
génétiques qui a conduit au développement d’un nouvel instrument
savant, la plate-forme de recherche hypermédia (ou Hyper) sous la
forme du projet HyperNietzsche. Cet essai étudie le croisement entre
le programme scientifique de la critique génétique et le potentiel de
recherche des technologies hypermédia, à travers l’examen détaillé
du projet HyperNietzsche. Pour commencer, considérons brièvement

« Der handschriftliche Nachlass Friedrich Nietzsches », in Sechste Jahresgabe der


Gesellschaft Freunde des Nietzsche Archivs, Leipzig, Richard Hadl, 1932, disponible
également à l’adresse http://www.hypernietzsche.org/hjmette-1. ���������������
Voir aussi les
chapitres consacrés à la description des manuscrits dans les différents volumes
d’appareil critique de l’édition Colli-Montinari Friedrich Nietzsche, Werke.
Kritische Gesamtausgabe, Giorgio Colli and Mazzino Montinari, éds., Berlin, de
Gruyter, 1967. [Dorénavant,
������������� KGW.]
 ����������������������������������������������������������������������������
Colli et Montinari ont commencé à publier leur édition dans des traductions
italiennes et françaises en 1962, avant de trouver un éditeur allemand. La genèse
de cette édition est en elle-même une histoire fascinante. Voir Mazzino Montinari,
Reading Nietzsche, op. cit., p. 13-22. Son histoire est racontée en détail dans
Giuliano Campioni, «  “Die Kunst, gut zu lesen.” ��������������������������
Mazzino Montinari und das
Handwerk des Philologen », in Nietzsche-Studien, n° 18, 1989.
 �����������������������������������������������������������������������������
« Hypermédia », dans ce contexte, signifie toute forme de présentation et de
structuration de l’information assistée par ordinateur et liée électroniquement de
sorte qu’un utilisateur ayant accès aux documents peut se déplacer d’un document
à l’autre à travers l’interface de l’ordinateur (c’est-à-dire en cliquant sur une
souris). En pratique, cela est très proche de ce qu’on appelle communément un
« hypertexte ». Cependant une plate-forme hypermédia incorpore non seulement
des textes et des images, mais aussi du matériel audio et des séquences filmiques.
136 LA CRÉATION EN ACTE

les limites de l’édition critique imprimée, car c’est là que réside la


genèse du projet Hyper.
Colli et Montinari, lorsqu’ils préparèrent l’édition du Nachlass
de Nietzsche pour la KGW, durent faire face à deux contraintes liées
au support papier : les contraintes du marché éditorial et les limites
physiques du format livre. D’un point de vue économique, il était
hors de question de publier des fac-similés de tous les manuscrits
avec leurs transcriptions. Publier seulement les transcriptions des
écrits de Nietzsche tels qu’ils apparaissent page après page, même
sans les fac-similés, était également peu faisable. Nietzsche réutilisait
souvent des carnets de notes, parfois après de longs intervalles de
temps, écrivant parfois même au verso de pages déjà utilisées et il
avait l’habitude d’écrire dans plus d’un carnet à la fois au cours d’une
même période. Dans la présentation linéaire et figée d’un livre, la
simple transcription de ce matériau page par page n’aurait guère été
satisfaisante pour les interprètes, ayant déconcerté la plupart d’entre
eux, pour ne pas parler des lecteurs non-spécialistes. C’est pourquoi
les éditeurs décidèrent de traiter la masse des notes inédites du
Nachlass de la façon suivante : les notes que Nietzsche écrivit durant
la composition de tel ou tel livre sont publiées dans le même volume
que le texte de ce livre ; en complément au volume d’une œuvre
publiée de Nietzsche – par exemple Aurore ou Par-delà bien et mal
– est publié un appareil critique (Nachbericht). Les transcriptions
des manuscrits écrits durant cette période sont réparties entre le
volume du texte et le Nachbericht. Les notes considérées comme des
versions préliminaires de passages qui apparaissent ensuite sous une
forme plus élaborée sont versées à l’appareil critique (elles portent le
nom d’ébauches préparatoires, ou Vorstufen). En revanche les notes
que, d’après les responsables de l’édition, Nietzsche a rejetées ou n’a
simplement pas utilisées sont considérées comme des « fragments »
(Fragmente) et sont publiées dans le même volume que le texte.
 �������������������������������������������������������������������������������
Certains de ces points sont discutés dans Inga Gerike, « Der Wanderer und sein
Schatten : Manuskripte und Genese », HyperNietzsche, 2002 [cité le 02/10/2004] ;
disponible à l’adresse http://www.hypernietzsche.org/events/lmu/gerike-1.html.
Pour ce qui concerne la critique des principes éditoriaux de la KGW, voir Wolfram
Groddeck, « “Vorstufe” und “Fragment”. Zur �������������������������������������
Problematik einer traditionellen
Unterscheidung in der Nietzsche Philologie», in Textkonstitution bei mündlicher
und bei schriftlicher Überlieferung, Martin Stern, éd., Tübigen, Niemeyer, 1991.
 �������������������������������������������������������������������������
Les textes que Nietzsche a publiés de son vivant sont reproduits dans la KGW
sur la base du texte de la première édition publiée, et le petit nombre d’œuvres
achevées mais inédites (certaines ayant été distribuées dans le cercle privé) appelées
La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 137

Ainsi par exemple, la 5e Partie de la KGW, volume 1, publiée en


1971, contient le texte d’Aurore plus les « fragments » écrits quand
Nietzsche composait Aurore (1880-début 1881). Le Nachbericht à
ce volume (KGW, 5e partie, volume 3), publié en 2003, contient les
Vorstufen que Nietzsche écrivit durant la même période. Ce volume
séparé contient aussi différentes versions apparaissant dans chacune
des copies au propre (Reinschriften), ainsi qu’un autre groupe, les
« notes occasionnelles » (Gelegenheitsnotizen), comprenant par
exemple des listes de courses, des adresses, des rendez-vous chez le
médecin, etc. L’appareil critique reproduit ces Gelegenheitsnotizen
qui apparaissent de-ci de-là dans les manuscrits, en tant que notes
de bas de page aux listes détaillées qui décrivent les contenus de
chaque page du manuscrit. De leur côté, les brouillons de lettres
forment encore une autre catégorie et sont totalement exclus de la
KGW. Ils sont publiés dans les volumes de la correspondance de
Nietzsche.
Si le grand succès dont jouit la KGW témoigne du caractère
pratique de cet arrangement, d’un point de vue génétique les
inconvénients en sont évidents. Des passages qui apparaissent sur
la même page dans le manuscrit de Nietzsche, même s’ils ont été
écrits pendant la même période, peuvent se trouver publiés dans des
volumes totalement différents, selon qu’ils sont considérés comme
des fragments ou des brouillons. Montinari lui-même reconnaissait
que la KGW n’a pas été originellement conçue pour faciliter l’étude
de la « pensée en devenir » de Nietzsche mais plutôt celle de ses

collectivement Nachgelassene Schriften, ont été publiées dans la forme sous


laquelle Nietzsche les a laissées. Pour un exposé général et bref des principes de
l’édition, voir Friedrich Nietzsche, Sämtliche Werke: Kritische Studienausgabe in 15
Einzelbänden, Giorgio Colli et Mazzino Montinari, éds., Berlin, DTV-de Gruyter,
1988, XV, p. 18-20. Sur les décisions portant sur des sections précises du Nachlass,
voir l’appareil critique pour les volumes correspondants. Dans Reading Nietzsche,
op. cit., p. 80, Montinari présente le raisonnement qui fonde l’approche choisie
pour la KGW.
 ���������������������������������������������������������������������������������
Ainsi que Marco Brusotti l’a remarqué : « Qui tente de reconstruire la pensée en
devenir de Nietzsche doit avoir présente à l’esprit la totalité des annotations qui se
trouvent dans ses manuscrits. La différence entre fragment et ébauche préparatoire
n’a dans ce cas guère de sens » : Marco Brusotti, Die Leidenschaft der Erkenntnis :
Philosophie und ästhetische Lebensgestaltung bei Nietzsche von Morgenröthe bis
Also Sprach Zarathustra, Berlin, de Gruyter, 1997, p. 30. Même s’il est vrai que
chaque appareil critique fournit en principe l’information grâce à laquelle le lecteur
pourrait raisonnablement reconstruire ce qui apparaît sur chaque page manuscrite,
la tâche serait excessivement compliquée et laborieuse.
138 LA CRÉATION EN ACTE

« intentions littéraires » et que « chaque approche doit compléter


l’autre pour une interprétation totale de la pensée de Nietzsche ».
Or l’arrangement éditorial de la KGW ne fait pas que séparer des
passages qui apparaissent sur la même page manuscrite, mais elle
introduit et donne corps à des distinctions catégoriques – brouillon
préparatoire, fragment, note occasionnelle – qui ne sont pas fondées
dans le manuscrit lui-même. Au-delà de ces problèmes généraux,
l’absence de fac-similés signifie bien sûr que l’édition n’est tout
simplement d’aucune utilité pour une partie du travail le plus pointu
de la critique génétique, quand il s’agit par exemple d’analyser
comment l’écriture se présente effectivement sur la page, ou la
variété des façons selon lesquelles les mots sont biffés ou insérés
dans la trame du texte.
En préparant la KGW, Colli et Montinari exploitèrent
pleinement les moyens à leur disposition. Ce qu’ils ne purent pas
surmonter cependant, ce furent les limites imposées par le support
lui-même. L’avènement de la technologie hypermédia signifie que
les interprètes et les éditeurs peuvent maintenant envisager la
publication du legs manuscrit sans les contraintes de la publication
sur papier. Dans une plate-forme hypermédia, publier trente-deux
pages de fac-similés (ce qui correspond au nombre de pages de fac-
similés incluses dans l’édition KGW d’Aurore) ou bien publier trente-
deux mille pages (soit grosso modo le nombre de pages numérisées
par le projet HyperNietzsche), c’est à peu près la même chose.
De la même façon, en raison de la flexibilité de l’hypermédia, les
responsables d’édition ne sont plus forcés à faire les choix fatidiques
de présentation qui étaient requis par le format livre.
Quoi qu’il en soit, la science de l’édition en environnement
hypermédia soulève un grand nombre d’autres questions et de
sérieux défis. Puisque l’hypermédia peut aisément incorporer une
telle quantité d’informations, il est impératif que des systèmes
efficaces soient conçus pour gérer et présenter ces matériaux et qu’on
développe une technologie appropriée pour les mettre en place.
Qui va le faire et qui va payer pour cela ? Comment les ressources
 �����������
Montinari, loc. cit.
 �����������������������������������������������������������������������������������
Bien que ne faisant pas partie du plan original de Colli et Montinari, la décision
fut finalement prise de produire une série de volumes contenant des transcriptions
diplomatiques des carnets de Nietzsche des années 1885-1889, qui incluent un CD-
ROM avec des images en fac-similés des manuscrits. Le premier volume est paru en
2001.
La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 139

électroniques vont-elles être pérennisées sur le long terme ? Quels


rapports juridiques et financiers peuvent être établis entre les
centres d’archives, les éditeurs hypermédia et l’utilisateur final ? Si
la plate-forme hypermédia doit incorporer des transcriptions, des
traductions, des commentaires, qui va décider de ce qui peut être
publié ? Comment les contributions critiques publiées en format
électronique peuvent-elle être plus efficacement associées aux sources
primaires et présentées aux autres spécialistes ? Enfin, quel impact
aura le développement de cette plate-forme de recherche hypermédia
sur la critique génétique et comment les études génétiques peuvent-
elles exploiter au mieux ces nouveaux instruments ?
Le projet HyperNietzsche affronte quotidiennement ces
questions. C’est pourquoi un examen détaillé de ce modèle nous
aidera à clarifier les promesses et les embûches de la technologie
hypermédia pour la recherche en sciences humaines. Dans la partie
conclusive de cet essai, je traiterai de quelques-unes des implications
d’Hyper pour l’avenir de la critique génétique.

II

HyperNietzsche est le modèle d’une plate-forme de recherche


hypermédia conçue pour faciliter les efforts coopératifs et cumulatifs
d’une communauté délocalisée de spécialistes et pour rendre leur
travail librement disponible sur Internet10. Le projet a trois objectifs
principaux :
10 ����������������������������������������������������������������������
Pour davantage d’informations sur ce projet, voir Thomas Bartscherer, Ecce
Hypernietzsche : It’s Not Just the Philology of the Future Anymore, NMEDIAC :
The Journal of New Media and Culture, 2003 [cité le 2/10/2004] ; disponible à http://
www.ibiblio.org/nmediac/fall2003/ecce.htm. Des parties de ce texte ont été révisées
et incorporées dans le présent essai. Voir aussi Paolo D’Iorio, éd., Hypernietzsche.
Modèle d’un hypertexte savant sur Internet pour la recherche en sciences humaines.
Questions philosophiques, problèmes juridiques, outils informatiques, Paris, PUF,
2000 et Paolo D’Iorio, « Principles of Hypernietzsche », in Diogenes, vol. 49,
n° 4, 2002, disponible en anglais et en français ; et bien sûr, consulter le site de
l’HyperNietzsche : www.hypernietzsche.org. Le site est disponible en six langues
et contient la description des objectifs du projet. Au moment de la rédaction de ce
texte, certaines descriptions du projet qui se trouvaient sur le site étaient périmées
et par ailleurs le lecteur doit garder à l’esprit que même si ce que nous décrivons
dans cet article a déjà été réalisé ou le sera prochainement, l’HyperNietzsche est un
work in progress qui défriche un territoire inexploré. Cet essai traite des objectifs à
long terme du projet, qui sont sujets à changements, et tout ce qui est décrit ici ne
va pas nécessairement se concrétiser.
140 LA CRÉATION EN ACTE

1. Fournir un accès libre et direct à travers Internet aux sources


primaires pour l’étude de Nietzsche, en incluant des fac-
similés numérisés de son œuvre publiée et de ses manuscrits,
de ses carnets, feuilles volantes, lettres, etc., ainsi que des fac-
similés de chaque livre de sa bibliothèque personnelle.
2. Servir de lieu d’archivage et de support de publication pour la
littérature secondaire sur Nietzsche, incluant les transcriptions,
traductions, études génétiques, commentaires philologiques,
éditions critiques, interprétations philosophiques, etc.
3. Développer le support technologique, administratif et
juridique pour assembler et intégrer ces documents et assurer
la durabilité du projet.

HyperNietzsche est conçu comme un projet pilote. Ses


structures technologiques, administratives et juridiques sont
conçues pour être aisément adaptées au développement d’autres
plates-formes hypermédia portant sur une vaste gamme d’autres
sujets. Pour cette raison parmi d’autres, le projet adhère aux
principes de l’Open Source, non seulement pour ce qui se rapporte
à la programmation et la conception informatique, mais aussi en
ce qui concerne les questions de propriété intellectuelle11. On peut
très facilement imaginer que le modèle de l’HyperNietzsche soit
appliqué à l’étude d’autres auteurs, et de fait, des équipes travaillant
sur Arthur Schopenhauer, Giacomo Puccini et Euripide, pour n’en
évoquer que quelques-unes, ont déjà manifesté leur intérêt pour
le modèle HyperNietzsche. Le travail a déjà commencé sur des
plates-formes hypermédia consacrées à Virginia Woolf et Fernand
Braudel. D’autres projets peuvent encore être imaginés, tels que par

11 �������������������������������������������������������������������������
Dans un sens strictement technologique, Open Source signifie que le code
source du programme est librement accessible au public et peut être utilisé et
modifié par quiconque. L’Open Source Initiative (OSI) explique ses principes
de base de la façon suivante : « Lorsque des programmateurs peuvent lire,
redistribuer, et modifier le code source d’une partie de logiciel, le logiciel évolue.
Les gens l’améliorent, l’adaptent, résolvent les bogues. » Voir le site de l’OSI : www.
opensource.org. Dans les arts et dans les sciences, l’expression « open source » en
est venue à signifier la diffusion libre des sources primaires et de la production
scientifique à travers Internet. Pour protéger les droits des auteurs tout en assurant
une distribution libre dans le monde entier, l’équipe de juristes de l’HyperNietzsche
a développé des licences appelées « copyleft ». Pour davantage d’information sur
ces questions, se reporter au site HyperNietzsche, à partir du lien « Qu’est-ce que
l’HyperNietzsche ? »
La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 141

exemple un Hyper consacré à l’histoire de la réception d’une œuvre


particulière (par exemple Médée d’Euripide) ou bien à un événement
historique (par exemple, la chute du mur de Berlin) ou bien à une
question philosophique (par exemple, la volonté).

Aperçu

Le projet HyperNietzsche a été originellement conçu en


1996 par un chercheur italien, Paolo D’Iorio, comme une manière
d’utiliser les technologies du Web pour apporter des solutions
à d’anciens problèmes de la philologie pour l’établissement des
éditions critiques12. À la fin des années 1990 à l’Institut des textes
et manuscrits modernes (ITEM) de Paris, le projet commença
à prendre forme. Tout en continuant à s’occuper des questions
d’éditions critiques, le projet s’est transformé et élargi à un nouveau
concept, celui de plate-forme de recherche hypermédia13. Une
plate-forme de recherche hypermédia ne fournit pas seulement des
sources primaires et la production scientifique qui s’y réfère, à travers
lesquelles on peut naviguer avec la plus grande facilité, elle facilite
aussi l’intégration complexe et dynamique de ces matériaux, est en
elle-même un puissant instrument de recherche, et sert d’entreprise
éditoriale à diffusion mondiale, pouvant contribuer au déploiement
du savoir critique dans un format hypermédia.
L’association HyperNietzsche fut fondée en 2001 pour gérer
et accompagner le projet. L’association est dirigée par un comité
scientifique constitué de spécialistes de Nietzsche internationalement
reconnus, qui sont élus tous les deux ans par tous les membres de
l’association. Toute personne qui a) a publié dans Hyper, et b) a
une lettre de recommandation d’un membre actif, est qualifiée pour
être membre votant. Un système électronique a aussi été conçu
pour permettre une évaluation scientifique anonyme de toutes

12 ���������������������������������������������������
Voir Paolo D’Iorio, « L’edizione elettronica », in Genesi, critica, edizione, Paolo
D’Iorio, et Nathalie Ferrand, éds., Pisa, Scuola normale superiore, 1999.
13 �������������������������������������������������������������������������
Originellement appelé « hypertexte de recherche », le projet a peu à peu
laissé de côté ce terme du fait de sa trop grande proximité avec celui très répandu
d’« hypertexte ». Toutefois, un terme plus approprié doit encore être trouvé. Ce que
j’évoque dans cet article sous le nom de « plate-forme de recherche hypermédia » ou
plus simplement de « plate-forme hypermédia » est désormais souvent appelé Hyper
(Hypermedia Platform for Electronic Research) par l’équipe de l’HyperNietzsche.
Le cœur de cet article vise à clarifier ce concept, même si son nom reste à préciser.
142 LA CRÉATION EN ACTE

les contributions soumises menée par le comité. Ces structures


administratives – l’association, le comité scientifique, les procédures
d’évaluation par les pairs – garantissent la qualité du contenu, le
prestige du site en tant que support de publication, et la durabilité
à long terme du projet. Avec le soutien de la Fondation von
Humboldt, à partir de 2001, l’infrastructure de l’HyperNietzsche
a été complètement refondue ; une convention a été signée entre
l’association HyperNietzsche et la Fondation des classiques de
Weimar ; des milliers de pages manuscrites ont été numérisées et
publiées sur Internet ; un langage d’encodage spécifique pour la
transcription des manuscrits a été développé. Au moment où nous
écrivons, les utilisateurs peuvent naviguer à travers des parties
significatives du Nachlass de Nietzsche, en fac-similés comme en
transcriptions, ainsi qu’à travers quelques-unes des œuvres publiées
de Nietzsche dans les fac-similés de la première édition. De plus, ils
peuvent accéder à, et soumettre, des essais critiques et des chemins
génétiques.

Bienvenue dans l’HyperNietzsche

Un utilisateur qui se rend sur le site de l’HyperNietzsche


trouvera d’abord la page d’accueil, qui propose un choix de six
langues. S’il choisit l’anglais, il verra apparaître la version anglaise
de la page d’accueil [Figure 114].
La page d’accueil est divisée en quatre sections.

1) La section MATÉRIAUX, dans l’angle supérieur gauche,


inclut les matériaux primaires pour l’étude de Nietzsche séparés en
cinq catégories :

• Œuvres : cette section comprend les versions numériques


des livres écrits et publiés par Nietzsche, en se basant sur
les premières éditions et/ou sur les fac-similés des premières
éditions.

14 ����������������������������������������������������������������������������
Si les principes de base et les objectifs de l’HyperNietzsche sont demeurés
quasiment les mêmes, l’interface graphique est en constante amélioration. Pour cet
essai, j’ai téléchargé les images de plusieurs versions, dont la version actuelle sera
sûrement très différente.
La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 143

Figure 1
• Correspondance : cette section comprend les lettres écrites à/
ou par l’auteur.
• Manuscrits : cette section comprend les documents écrits
mais pas publiés par Nietzsche – son Nachlass – et inclut les
carnets, feuilles volantes, épreuves d’imprimerie, publications
privées, etc.
• Bibliothèque et lectures : ici les utilisateurs pourront consulter
les fac-similés des livres de la bibliothèque personnelle
de Nietzsche, y compris les notes en marge de la main de
l’auteur.
• Documents biographiques : comprend des informations sur la
vie de Nietzsche, comme des photographies de sa famille et
des papiers d’identité.

2) La section AUTEURS contient trois sous-catégories :

• Auteurs : une liste d’auteurs qui ont contribué à Hyper,


complétée par leur cv, leurs coordonnées, et des liens vers
leurs contributions à l’HyperNietzsche.
144 LA CRÉATION EN ACTE

• Membres de l’HyperNietzsche : un répertoire de l’association


HyperNietzsche.
• Comité scientifique : la liste des membres du comité scientifique
de l’HyperNietzsche est ici donnée, ainsi que leur cv et leurs
coordonnées.

3) La section CONTRIBUTIONS contient des liens vers les


contributions soumises par les utilisateurs d’Hyper – il peut s’agir
de travaux nouveaux ou bien déjà publiés sur le papier et proposés à
l’HyperNietzsche – ou bien vers des contenus préparés par l’équipe
qui développe l’HyperNietzsche.

• Décrire : contient toutes les contributions qui fournissent


une description des matériaux, des auteurs ou des autres
contributions. Cela inclut par exemple une description de
l’état matériel d’un manuscrit.
• Reproduire : cette section inclut des reproductions numériques
des matériaux. La transcription d’une page de manuscrit par
exemple est considérée comme une reproduction et est incluse
dans cette section.
• Ordonner : les utilisateurs de l’HyperNietzsche auront la
possibilité de trier et d’ordonner les documents présents dans la
plate-forme et de soumettre à l’évaluation cet ordonnancement
en tant que « Contribution ». Une étude génétique, qui
incorpore des documents hypermédia tirés de la plate-forme
afin de documenter la genèse d’un aphorisme, serait un
exemple de contribution de la catégorie « Ordonner ».
• Interpréter : contient des contributions critiques classiques,
telles que des essais philosophiques par exemple.
• Traduire : contient des traductions qui peuvent avoir été faites
sur les sources primaires ou sur la littérature critique.

4) La section NOUVEAUTÉS/NOUVELLES informe


les utilisateurs des dernières contributions publiées dans
l’HyperNietzsche et donne aussi des nouvelles sur les développements
de la plate-forme ainsi que sur les événements qui se déroulent dans
le monde des études nietzschéennes.

Pour expliquer comment l’HyperNietzsche fonctionne, je


vais introduire deux concepts clés : 1) celui de mise en contexte
La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 145

dynamique et 2) le modèle du pêcheur de perles associé au système


des sigles.

1. La mise en contexte dynamique

La mise en contexte dynamique est le principe central de


la plate-forme de recherche hypermédia. Expliqué simplement,
cela signifie qu’un élément dans la fenêtre principale peut être
immédiatement et automatiquement mis en contexte, de sorte que
tous les contenus qui se réfèrent à cet élément apparaissent dans le
cadre qui entoure la fenêtre principale.
Une maquette tirée d’une version antérieure de
l’HyperNietzsche illustre ce principe :

Figure 2

Sur la figure 2, la fenêtre principale montre un fac-similé


numérique de la page 26 d’un carnet auquel les conservateurs ont
donné le nom de N IV 2. Dans la partie supérieure de cette fenêtre,
les trois cadres qui dans la page d’accueil [Figure 1] donnaient
146 LA CRÉATION EN ACTE

accès aux trois aires logiques de la plate-forme hypermédia se sont


transformés en menu à icones et surtout se sont contextualisés. Dans
la page d’accueil, chaque cadre se référait à la totalité des éléments
présents dans l’HyperNietzsche : le cadre des « Matériaux » donnait
accès à tous les matériaux, le cadre des « Contributions » à toutes
les contributions, etc. Maintenant chacune de ces icones se réfère
exclusivement à la partie de la plate-forme que nous sommes en
train d’examiner, à savoir la page 26 du carnet N IV 2. Cliquer sur
le petit coffre-fort des « Matériaux » nous donnera accès non pas à
tous les matériaux de l’HyperNietzsche mais fera apparaître sous
forme de liste, dans le cadre à gauche, les seuls matériaux qui se
réfèrent à cette page. Si l’icone des « Contributions » (le stylo) était
sélectionnée, le cadre à gauche montrerait la liste des contributions
qui se réfèrent à cette page – par exemple, si une étude génétique
publiée dans l’HyperNietzsche évoquait cette page, un lien se
référant à cette étude apparaîtrait dans le cadre de gauche. De son
côté, l’icone « Auteurs » affichera des liens aux auteurs qui ont traité
de cette page. Un spécialiste travaillant sur un passage précis aura
donc un accès immédiat à une liste de tous les articles qui citent le
passage en question.
En outre, la mise en contexte dynamique ne s’applique pas
seulement aux matériaux primaires (comme des pages de manuscrit).
En effet, chaque élément de la plate-forme est immédiatement
contextualisé dès qu’il est affiché sur l’écran. Cela signifie par
exemple que si un utilisateur est en train de lire un essai critique
qui cite un autre essai publié dans l’HyperNietzsche, ce second essai
sera immédiatement disponible à travers un hyperlien. Si un auteur
se réfère à une page précise du manuscrit de Nietzsche, cette page
aussi sera immédiatement disponible.

2. Le modèle du pêcheur de perles et le système des sigles

Le système HyperNietzsche donne un nom unique, appelé


« sigle », à chaque élément de la plate-forme. Ces éléments
peuvent être aisément utilisés et ordonnés par les concepteurs de
l’HyperNietzsche afin de présenter l’ensemble d’une façon cohérente
et ergonomique. Mais les visiteurs du site peuvent eux aussi utiliser
et arranger eux-mêmes certains éléments hypermédia afin d’établir
des chemins individuels. Cette fonctionnalité repose sur ce que les
La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 147

concepteurs de l’HyperNietzsche appellent le « modèle du pêcheur


de perles ». Le mot « perle » remplace ici le terme d’« objet » utilisé
communément en programmation (ce nom joue sur l’image d’un
plongeur qui part dans les profondeurs à la recherche de perles).
Chaque élément de la plate-forme – par exemple un aphorisme
individuel, une page manuscrite, un essai critique – est une perle
unique avec un nom distinct. Chaque perle peut aussi contenir
plusieurs perles. Par exemple, un des carnets de Nietzsche vaut
comme une seule perle, mais chaque page de ce carnet compte aussi
comme une perle unique. Une partie de l’infrastructure stocke les
perles, une autre partie les prélève, et une troisième génère les pages
Web auxquelles l’utilisateur aura accès à travers Internet15. Les perles
peuvent être mises les unes à la suite des autres en chaîne et peuvent
être constamment réordonnées et reconfigurées. Parce que chaque
perle porte un nom unique, il est facile de générer des chaînes selon
une séquence prédéterminée – comme lorsqu’un utilisateur clique
sur un carnet page par page – ou bien selon toute autre séquence
établie par l’utilisateur. Par exemple, un spécialiste qui prépare
l’étude génétique d’un aphorisme pourrait utiliser le système pour
identifier chaque étape attestée dans la genèse d’un aphorisme. Ceci
générerait une nouvelle séquence, un nouveau « collier » de perles.
Dans le modèle des perles, chaque unité a une identité propre.
Ces unités sont nommées selon le « système des sigles ». Celui-ci a
son origine dans la réponse à une question simple : quelle est la plus
petite unité de sens dans l’œuvre d’un auteur? La réponse dépendra
des pratiques de l’auteur, de la tradition critique et du consensus
des spécialistes. Dans le cas de la production publiée de Nietzsche,
l’unité la plus évidente – et celle qui est choisie par ce projet – est
l’aphorisme (ou dans certains cas, le paragraphe). Pour les carnets,
l’unité pertinente est la note.

Travailler avec les manuscrits et les publier

Cartographier les manuscrits


Les études nietzschéennes ont traditionnellement utilisé le
numéro de page comme l’unité de référence la plus précise, alors que

15 �������������������������������������������������������������������������
Le système a été développé par Net 7 Internet Open Solutions, entreprise
informatique située à Pise. Pour davantage d’informations sur le système, contacter
Net 7 : www.netseven.it.
148 LA CRÉATION EN ACTE

presque toutes les pages d’un manuscrit de Nietzsche contiennent


une série de notes plus ou moins indépendantes les unes des autres,
beaucoup d’entre elles ne suivant pas un ordre chronologique strict
et certaines débordant d’une page sur l’autre. De plus, Nietzsche
réutilisait de vieux carnets et même des pages volantes. D’un point
de vue génétique donc, il est évident que le système fondé sur le
numéro de page est inapproprié et que la note est une unité de choix
préférable pour le système des sigles. En même temps, un système
d’indexation qui ferait fi de la pratique de classement traditionnelle
– et par conséquent rendrait difficile des références croisées à la
littérature critique antérieure – présenterait de sérieux inconvénients.
L’équipe de l’HyperNietzsche a pour cette raison développé un
système qui peut identifier et représenter graphiquement chaque
note sur la page, tout en gardant une cohérence avec la notation en
usage jusqu’à maintenant.

Figure 3

Dans l’HyperNietzsche, chaque note sur une page est numérotée


successivement et est identifiée selon le numéro de page habituel plus
un nombre entre crochets qui indique la position de la note sur la page.
Comme le montre la figure 3, il y a trois notes sur la page du manuscrit
La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 149

N IV 2, 26. Dans l’HyperNietzsche, la note en position supérieure


est donc identifiée comme N IV 2, 26[1]. Pour les nombreuses pages
sur lesquelles Nietzsche a écrit en diagonale ou même à l’envers,
les notes sont numérotées dans le sens des aiguilles d’une montre.
En considérant la page comme un ensemble de coordonnées
cartésiennes, il devient possible de tracer le contour précis de
chaque note [Figure 3, à droite]. Pendant la consultation de la page,
chaque note peut être sélectionnée par un clic de souris. Le fait de
considérer la note plutôt que la totalité de la page comme l’unité de
référence ne permet pas seulement une citation plus précise, mais
permet aussi aux spécialistes d’utiliser et de disposer de chaque
note pour préparer des études génétiques à partir des contenus de la
plate-forme hypermédia.
Pour de nombreux auteurs, et en particulier pour
Nietzsche, publier seulement les fac-similés des manuscrits est
d’un intérêt limité, parce que l’écriture manuscrite peut être très
difficile à lire et que souvent les habitudes d’écriture d’un auteur
sont déconcertantes pour le non-spécialiste. C’est pourquoi
l’HyperNietzsche a été conçu pour présenter également les
transcriptions des manuscrits. Mais ce choix soulève une série de
défis techniques et il sera intéressant de s’arrêter un instant sur la
façon dont l’HyperNietzsche a résolu les deux difficultés suivantes :
a) coder les transcriptions et b) présenter simultanément sur le site
les manuscrits et les transcriptions.

Coder les transcriptions


En concevant un système d’encodage pour les transcriptions,
il faut prendre en compte d’une part la forme sous laquelle le
résultat sera présenté à l’utilisateur et d’autre part, quelles sont les
informations tirées de l’original qu’il est pertinent de reproduire
(c’est-à-dire qu’il faut décider si la transcription sera linéaire ou
diplomatique, si l’instrument d’écriture sera spécifié, etc.). Compte
tenu de la diffusion du Web, les transcriptions sont plus accessibles aux
utilisateurs si elles sont en format HTML, et elles sont plus flexibles
et plus accessibles à des systèmes externes si elles sont en langage
XML compatible TEI16. Toutefois, l’équipe de l’HyperNietzsche
a trouvé que ces deux langages ne permettent pas une précision

16 �������������������������������������������������������������������������������
Pour des informations sur la Text Encoding Initiative (TEI) et le langage XML,
voir le site de la TEI : www.tei-c.org.
150 LA CRÉATION EN ACTE

suffisante pour la reproduction et la représentation des manuscrits


de Nietzsche, et ils sont lourds à utiliser pour des philologues qui
essayent de coder des transcriptions ultradiplomatiques. L’équipe
a pour cette raison développé un nouveau langage – le HNML
(HyperNietzsche Markup Language). Le HNML est du XML
compatible TEI, mais il a été adapté aux besoins spécifiques
du projet HyperNietzsche. Les philologues transcrivant les
manuscrits encodent les transcriptions en HNML et le système peut
ensuite générer 1) des pages Web en HTML qui représentent des
transcriptions linéaires et diplomatiques, 2) des pages Web enrichies
graphiquement affichant des transcriptions ultradiplomatiques et
interactives, et 3) des codes XML, qui peuvent aisément dialoguer
avec des systèmes externes.

Présentation
Pour visualiser les manuscrits de Nietzsche via l’Hyper-
Nietzsche, l’utilisateur suit le lien « Manuscrits » de la page d’accueil
et choisit ensuite parmi les catégories disponibles. En sélectionnant les
« Carnets », il va activer une page qui donne la liste des descriptions
matérielles de chaque carnet, un résumé du contenu, une liste des
fac-similés et des transcriptions disponibles jusqu’à ce jour, et
quatre options pour la visualisation : « Contexte », « Synoptique »,
« Browse », ou « Panorama » [Figure 4].

Figure 4
La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 151

Si un carnet entier est visualisé en « Contexte », l’utilisateur


a accès à toutes les contributions qui se rapportent à ce carnet dans
son intégralité. Cela inclut un lien à un fichier pdf téléchargeable
qui contient les images de chaque page dans le carnet, de sorte
que le document puisse être stocké sur un ordinateur personnel
et que n’importe quel nombre de pages puisse être imprimé. Cette
visualisation contextuelle inclut aussi un lien à la version HTML du
fac-similé, ce qui permet à l’utilisateur de naviguer en ligne à travers
le carnet entier ou d’aller directement à n’importe quelle page. Les
pages peuvent être visualisées dans leur totalité ou vues en détail
grâce à la fonction zoom, avec la possibilité d’agrandir un seul mot
jusqu’en plein écran.
Les transcriptions des pages manuscrites peuvent être
visualisées en contextualisant une note ou en utilisant la visualisation
« Synoptique » ou la visualisation « Browse ». Dans visualisation
« Browse », l’écran est divisé en deux cadres, avec à gauche des
images en miniature de chaque page. Lorsque la souris passe sur
une note dans le cadre de gauche, le cadre de droite affiche aussitôt
la transcription de cette note. La figure 5 montre le curseur sur le
cadre de gauche qui sélectionne la cinquième note de la page N IV
1,7. Le cadre de droite montre une transcription linéaire de cette

Figure 5

note. Nous avons ici un cas où la note continue sur la page suivante
et donc la transcription linéaire est ainsi nommée : N-IV-1,7[5] et
152 LA CRÉATION EN ACTE

8[1]. Un trait rouge au milieu de la fenêtre indique le saut de la page.


Les autres tabs dans le cadre de droite – « Image », « HNML »,
« Diplomatique » et « Imprimer » – donnent accès respectivement
à une reproduction agrandie de la note telle qu’elle apparaît dans le
manuscrit, à un affichage de l’encodage HNML inséré par celui ou
celle qui a transcrit cette note, sa transcription diplomatique et une
version pour l’impression.
De son côté, la visualisation en mode synoptique permet à
l’utilisateur de comparer différentes versions de la même note,
en juxtaposant par exemple l’image numérique avec une autre
transcription ou bien en plaçant l’affichage HNML vis-à-vis de la
transcription diplomatique qu’il produit.

Strates
Des campagnes d’écriture qui ont lieu à différents moments
mais sont contenues sur la même page manuscrite – par exemple
lorsque l’auteur a fait des révisions – peuvent être représentées dans
l’HyperNietzsche à travers la fonction « Strates ». Si des mots sur
une page sont biffés, ou si des mots nouveaux ont été insérés dans
une phase ultérieure, les chercheurs peuvent tenter de recréer la
façon dont le texte se présentait avant que ces changements aient
été faits ou bien à tout moment du processus d’écriture. Chaque
strate représente par conséquent un moment particulier de ce
processus. Le langage HNML permet au transcripteur de coder
les strates directement dans la transcription, qui peut être soumise
électroniquement au comité scientifique. Si cette transcription est
approuvée pour publication, elle devient disponible sur le site.
L’utilisateur qui visualise la page manuscrite peut naviguer sur une
présentation dans une fenêtre divisée en deux cadres et choisir parmi
une série d’options de visualisation sur chaque côté. Un utilisateur
peut par exemple vouloir voir l’image de la page manuscrite sur
la gauche tout en se déplaçant à travers une série de modes de
visualisation sur la droite. La figure 6 montre l’image d’une page
manuscrite sur la gauche, avec sur la droite une transcription
diplomatique du texte tel que Nietzsche l’a originellement écrit, avant
toute révision (de là l’absence de « strates »). Si l’utilisateur clique
sur l’icone numéro 2, le côté droit de l’écran affiche la transcription
diplomatique de la version finale qui incorpore toutes les révisions
de Nietzsche, ce qui dans ce cas correspond à deux strates. En
utilisant la fonction « strates » et la présentation en cadre double,
La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 153

le généticien peut présenter les changements diachroniques dans


une page manuscrite sous un format clair et sur lequel on navigue
aisément. Les transcriptions représentant des étapes différentes
peuvent facilement être comparées les unes aux autres et avec le fac-
similé de la page originale du manuscrit.

Figure 6

Chemins génétiques
Comme dans le cas précédent, il arrive souvent, dans la genèse
d’un manuscrit, qu’une campagne d’écriture soit attestée non pas
sur une seule page mais distribuée sur différentes pages. L’un des
aphorismes de Nietzsche, par exemple, peut commencer par une
note griffonnée sur un carnet que l’auteur portait avec lui dans ses
promenades quotidiennes, qui est plus tard transcrite dans un cahier,
qui réapparaît ensuite sur une copie au propre et est enfin publiée
dans la première édition. Avec l’HyperNietzsche, les chercheurs
peuvent utiliser les ressources de la plate-forme pour représenter
une telle genèse textuelle, tracer un chemin électroniquement, puis
le soumettre pour publication en utilisant une simple interface
dessinée à cette fin. Chaque unité discrète (par exemple, la note
ou l’aphorisme) dans le chemin est identifiée par un sigle et des
154 LA CRÉATION EN ACTE

commentaires explicatifs peuvent être ajoutés pour chaque unité.


Le généticien peut avoir un aperçu du chemin à tout moment avant
de le soumettre au comité scientifique.
Une fois publié dans l’HyperNietzsche, le chemin va être
consultable par d’autres. Tandis que l’utilisateur navigue à travers
les notes de Nietzsche, la fonction de mise en contexte dynamique
indiquera si la note qu’il consulte a été incorporée à un chemin
publié. L’utilisateur pourra alors cliquer sur le chemin et le suivre. La
plate-forme peut aussi générer un rhizome qui montre comment et
où différents chemins génétiques se croisent, divergent, bifurquent,
aboutissent ou coïncident. La figure 7, tirée d’une maquette de
démonstration antérieure, montre un affichage rhizomatique de trois
chemins génétiques préparés par Inga Gerike. Chacun commence
dans un carnet différent et aboutit à l’aphorisme 338 de la première
édition du Voyageur et son ombre.

Figure 7
La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 155

III

« Strictement parlant, plutôt qu’une nouvelle théorie ou une


nouvelle méthodologie, la critique génétique marque l’émergence de
nouveaux objets, de nouvelles pratiques17. »
Il est aisé de voir, ce qui confirme la validité de cette
observation, combien les objectifs et la portée de la critique
génétique sont amplifiés par une telle plate-forme de recherche
hypermédia. La publication en ligne des manuscrits d’écrivains
améliore considérablement la disponibilité des objets mêmes des
études génétiques, et les pratiques de la critique génétique en sont,
comme nous l’avons vu, grandement favorisées et étendues par les
nouvelles technologies18. De ce point de vue, l’avènement de la plate-
forme Hyper signifie un changement de degré, mais pas de nature,
pour la critique génétique. Cependant, l’échelle de ce changement est
suffisamment importante pour qu’on ne sous-estime pas son impact
potentiel. Avec l’accès en ligne aux manuscrits, les défis et l’acuité
critique qui ont jusqu’à présent été réservés à un petit groupe, souvent
des spécialistes d’analyse textuelle mais rarement des philosophes
ou des critiques littéraires, sont maintenant disponibles pour un
public bien plus large19. Dans le cas de Nietzsche, par exemple,
cette porte ouverte sur l’atelier de son corpus n’est plus seulement
réservée à ceux qui font le pèlerinage à Weimar, et les spécialistes de
Nietzsche ne peuvent plus se contenter d’ignorer les points cruciaux
pour son interprétation qui se trouvent dans les sources originales
– en particulier mais en aucun cas exclusivement, dans les carnets
qui furent la source de La Volonté de puissance.
Au-delà de cet effet de loupe, la plate-forme de recherche
hypermédia transforme aussi le travail de la critique génétique,
au moins dans la mesure où le critique joue le rôle d’un éditeur

17 ���������������������������������
Michel Contat, Denis Hollier, et Jacques
�������������������������������������������������
Neefs, « Drafts – Editors’ Preface », in
Yale French Studies, n° 89, 1996, p. 2.
18 ����������������������������������������������������������������
Techniquement parlant, la plate-forme donne en fait accès à des images
des manuscrits, et non pas aux objets eux-mêmes. Pour certains types de
recherches – analysant l’encre et le papier par exemple –, les images numériques ne
peuvent remplacer les objets eux-mêmes.
19 �������������������������������������������������������������������������������
Pour ceux qui ne sont pas familiers des études de manuscrits et des éclairages
qu’elles apportent, la revue Genesis peut être un bon commencement (voir la note
1 supra). Voir
�����������������������������������������
aussi Daniel Ferrer, « Post-Genetic Joyce »,
������������
in Romanic Review, op.
cit.
156 LA CRÉATION EN ACTE

et s’efforce de publier la genèse textuelle. Les arbitrages difficiles


et les compromis, auparavant inévitables, entre l’incorporation de
la totalité de l’information génétique sur le texte et la production
d’un texte lisible aisément ne sont maintenant, dans le contexte
des éditions électroniques, plus nécessaires20. Maintenant, on peut
avoir l’un et l’autre et non l’un ou l’autre. De plus, la plate-forme
n’a pas seulement la capacité de publier la totalité de l’information
génétique sans sacrifier sa lisibilité, mais elle permet aussi une
présentation impressionnante de la genèse textuelle. Comme
Daniel Ferrer l’a fait remarquer : « Il y a toujours une multiplicité
d’ordonnancements génétiques possibles, et chacun d’eux raconte
une histoire différente21. » Avec la plate-forme hypermédia, le
critique peut dévider chacune de ces histoires une à une. La qualité
polyphonique du dossier génétique peut pleinement s’exprimer, sans
privilégier de façon injustifiée tel ou tel état textuel. Cela ne signifie
pas cependant, il faut le souligner, qu’on accorde la même importance
à tous les ordonnancements possibles et à tous les documents. Au
contraire, la plate-forme hypermédia permet bien plus facilement
d’apporter des preuves en faveur d’une lecture particulière ou d’un
ensemble de choix éditoriaux. Dans le cas de l’HyperNietzsche,
plutôt que de prétendre produire une seule édition critique qui
revendique être la seule valable, la plate-forme sert de ressource de
base et d’instrument que d’autres peuvent utiliser pour produire une
pluralité d’éditions critiques, qu’elles soient électroniques ou sur
papier. En même temps, les spécialistes qui veulent mettre l’accent
sur la genèse textuelle, plutôt que d’établir des éditions critiques,
n’ont plus à lutter avec un instrument qui ne correspond pas à leurs
propres desseins.
Même s’il se peut bien que les hypermédias transforment
la critique génétique d’autres manières encore inattendues, les
corrélations remarquables entre ces nouveaux instruments et les
concepts et les pratiques de la critique génétique me font penser,
pour finir, que l’impact effectif des hypermédias dans ce domaine ne
sera pas tant la transformation de cette discipline que la propagation,
parmi un public grandissant, des idées développées et exprimées par
20 Voir Thomas Tanselle, « Critical Éditions, Hypertexts, and Genetic Criticism »,
in Romanic Review op. cit., p. 591-593 et Daniel Ferrer, « Production, Invention,
and Reproduction », in ibid., p. 55-56.
21 Ibid., p. 55. Dans cet article, Ferrer traite brièvement de l’adaptation de

l’hypertexte pour présenter des études génétiques.


La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 157

les spécialistes de la génétique textuelle au cours des trente dernières


années. À travers Hyper, la perspective génétique sur des questions
aussi centrales que la textualité, l’écriture, la question de l’auteur,
la création et la signification, est appelée à jouer un rôle majeur,
non seulement pour les études littéraires, mais pour les sciences
humaines en général22. Ce rôle majeur, tout particulièrement au-
delà du champ de la littérature, pourra certes vivifier la critique
génétique, mais aussi l’exposer à de nouvelles objections et à de
nouveaux défis. Quels que soient ses développements futurs, il est
certain que les technologies hypermédias joueront un rôle décisif
pour son avenir23.

22 ������������������������������������������������������������������������������
Il y a plus de dix ans, la critique génétique s’assignait un vaste programme,
dans la note introductive au premier numéro de la revue Genesis : « […] la critique
génétique est conduite à prendre pour objet d’investigation des “avant-textes”
appartenant à des domaines aussi différents que l’histoire des sciences, la musique,
le cinéma, les arts du spectacle ou l’architecture » : Genesis, n° 1, 1992, p. 8.
23 ���������������������������������������������������������������������������������
Cette conférence a été originellement présentée à l’Institute for Romance Studies
de Londres en juin 2003. J’exprime toute ma reconnaissance aux organisateurs,
Paul Gifford et Marion Schmid, ainsi qu’aux autres participants pour leurs
remarques. Mes remerciements vont aussi à Paolo D’Iorio et à Ewa Atanassow,
qui ont commenté la version écrite de cette conférence, et à Nathalie Ferrand qui a
traduit l’article. Le Committee on Social Thought de l’université de Chicago et la
Evelyn Nef Foundation m’ont apporté un soutien financier durant mon travail de
préparation, et le CNRS-ITEM m’a fourni un agréable cadre de travail à Paris. Je
souhaite dire ma reconnaissance à ces trois institutions et remercier également le
GDRE+ d’avoir financé la traduction en français de cet article.
Page laissée blanche intentionnellement
Avant-texte, intertexte, hypertexte : l’épisode
du Club de l’Intelligence dans L’Éducation
sentimentale

Tony Williams

Résumé

Quand il s’agit d’explorer un avant-texte, l’hypertexte comporte


plusieurs avantages. Il se montre particulièrement commode pour
l’analyse de l’intertextualité, en nous permettant de voir clairement
comment des documents externes sont absorbés et transformés dans
l’avant-texte. Par le moyen de zones activables dans les transcriptions,
l’hypertexte permet d’accéder aux notes prises par Flaubert et aux
livres qu’il a consultés. Dans les premières esquisses l’intertexte ne
subit pas de modification significative. Flaubert emploie souvent les
mêmes expressions que dans les notes documentaires. Mais dans
les brouillons le matériau inséré dans les esquisses est développé et
transformé. Les propositions tirées du livre de Lucas, Les Clubs et les
clubistes, sont attribuées à des individus, dont certains sont inventés,
d’autres historiques. L’hypertexte est un outil qui nous permet de suivre
les processus de textualisation et de mieux comprendre comment « les
accords du texte ont été tissés des « discords de la parole d’origine »
(Mitterand).

Un dossier génétique se présente toujours dans un premier


temps comme une quantité de documents, de fragments épars,
chacun étant séparé des autres. La tâche de l’éditeur génétique
consiste à organiser ces fragments, de sorte que la dynamique de
la création puisse être reconstituée. Le grand achoppement qui a
longuement contrecarré les efforts de l’éditeur est la nature même
de son outil principal, à savoir l’imprimé, qui l’oblige à présenter
les documents dans un ordre fixe et linéaire. Un avant-texte se
caractérise par la mobilité des éléments qui le composent mais c’est
précisément cette mobilité qui semble exclue par l’imprimé. Mais
non par l’hypertexte. On a souvent prôné les avantages de cette
160 LA CRÉATION EN ACTE

nouvelle technologie, qui nous permet d’échapper à l’immobilité


de l’imprimé. L’hypertexte est un système de communication
composé essentiellement de fichiers et de liens, qui permettent de
passer instantanément d’un fichier à un autre. En tant que système,
l’hypertexte est plus dynamique que l’imprimé et c’est la raison pour
laquelle il constitue une aubaine pour l’éditeur génétique, comme
le remarque Jean-Louis Lebrave : « l’hypertexte introduit ce qu’on
serait tenté d’appeler une métaarchitecture à laquelle la multiplicité
des réseaux de relations transversales insuffle une vie inconnue de
l’imprimé dans sa rigidité linéaire et réductrice. »
Quand il s’agit d’explorer un avant-texte, l’hypertexte
comporte plusieurs avantages. Dès que l’on a effectué une saisie
informatique de toutes les pièces d’un dossier génétique, on peut
les présenter dans leur totalité. L’hypertexte permet sans difficulté
aucune la reproduction complète sur écran de tous les manuscrits
par le moyen d’images numérisées. Le deuxième avantage est que
l’on n’est pas obligé d’arranger tout ce matériau dans un ordre fixe.
Le troisième avantage est qu’il devient plus facile de circuler dans
un dossier génétique à l’aide des liens qui relient les différentes
zones. Comme on verra, l’utilisateur peut aller dans n’importe
quel sens selon son gré. Mais il y a plus. L’hypertexte se montre
particulièrement commode pour l’analyse de l’intertextualité. On a
déjà prôné les possibilités ouvertes par l’hypertexte quand il s’agit
de l’intertextualité dans un texte définitif. Tout fait supposer que
l’hypertexte, en tant que système intrinsèquement intertextuel, se
prêtera admirablement à l’étude de l’intertextualité dans l’avant-
texte.

 Jean-Louis
����������������������������������������������������������������
Lebrave, « L’édition génétique », in Louis Hay, éd., Les Manuscrits
des écrivains, Paris, Hachette-CNRS Éditions, 1993, p. 222. Voir aussi Almuth
Grésillon, « La critique génétique, aujourd’hui et demain », in L’Esprit créateur,
vol. 41, 2001, p. 14 : « Avec la découverte du concept d’hypertexte […] il est devenu
possible pour la première fois de rendre compte réellement d’une genèse. […]
Ainsi, l’ère électronique permet à la critique génétique un type d’édition qu’aucune
édition papier n’est capable de réaliser : elle réunit sur un support infiniment petit
toute l’épaisseur du dossier génétique, qui reste mobile, perfectible, et ouvert pour
toutes sortes d’exploitations et interprétations. »
 G. Landow, Hypertext 2.0, Baltimore, The John Hopkins University Press,
1992, p. 35 : «Hypertext, which is a fundamentally intertextual system, has the
capacity to emphasize intertextuality in a way that page-bound text in books
cannot. »
L’épisode du Club de l’Intelligence dans L’Éducation sentimentale 161

Notre expérience nous a montré que l’hypertexte facilite


énormément la consultation d’un dossier génétique. Ayant décidé
d’étudier le chapitre de L’Éducation sentimentale où l’histoire et
la fiction s’entremêlent d’une façon particulièrement complexe, le
chapitre I de la troisième partie, nous avons eu recours à l’hypertexte
pour présenter au lecteur dans leur totalité, des fac-similés et
des transcriptions de tous les manuscrits : scénarios, esquisses,
brouillons, mises au net. Il s’agit de plus de trois cents folios, et d’une
documentation copieuse (une centaine de pages de notes de lecture
et de résumés). Nous allons nous concentrer ici sur un épisode
particulier, dont l’avant-texte, particulièrement abondant, est resté
inédit : l’épisode du Club de l’Intelligence.
La version définitive de l’épisode a été magistralement
commentée par Henri Mitterand, qui a mis l’accent sur la diversité
linguistique de l’épisode :

Plusieurs paroles – de diverses sortes, individuelles et collectives,


habituelles et débiles, sincères et truquées – s’entremêlent, se croisent,
s’échangent, s’affrontent ici, et forment une structure élocutoire complexe,
plurielle, dont Flaubert est l’organisateur inégalable.

Ce qui frappe Henri Mitterand, c’est la dissemblance entre


la confusion et la discordance des propos soutenus et la savante
harmonie créée par Flaubert : « Les accords du texte, sources
d’un intense plaisir pour le lecteur, sont tissés des discords de la
parole d’origine. » Abordons, donc, l’avant-texte, muni d’un outil,
l’hypertexte, qui permettra de comprendre comment cet épisode est
devenu une grande réussite littéraire.
L’épisode ne fut pas envisagé au début de la planification
comme une scène distincte. En rédigeant les scénarios d’ensemble,
selon toute probabilité en 1864, Flaubert n’envisage pas un épisode
 ����������������������������������������������������������������������������������
Voir notre site « L’Histoire en question. L’avant-texte du premier chapitre de la
troisième partie de L’Éducation sentimentale » (http://www.hull.ac.uk/hitm/).
 ������������������
Les manuscrits de L’Éducation sentimentale se trouvent à la Bibliothèque
nationale de France sous la cote NAF 17599-611. Les notes de lecture sur 1848 se
trouvent à la bibliothèque municipale de Rouen sous la cote Ms. g. 226, IV, fos 135-
204.
 ���������������������������������������������������������������������������
L’épisode est développé dans 8 esquisses (18 folios au total), 3 séries de
brouillons (26 folios au total) et dans la mise au net (8 folios au total). Voir les
tables synoptiques sur notre site « L’Histoire en question ».
 ������������������������������������������������������������������������
Mitterand, « Sémiologie Flaubertienne : le Club de l’Intelligence », in Gustave
Flaubert 1, Flaubert et après, Paris, Revue des lettres modernes, 1984, p. 63.
162 LA CRÉATION EN ACTE

qui aurait lieu dans un club politique, mais il fait mention dans un
ajout marginal des « sottises universelles » dont Frédéric serait
le témoin. Au début de la planification, le privé prime l’aspect
historique et ce sont bien les rapports entre les personnages fictifs
qui préoccupent le plus Flaubert. Aussi, en pensant aux rapports
de Frédéric et de Rosanette, imagine-t-il qu’« <il ne serait peut-être
retourné chez elle sans un hasard qui lui montre la bêtise de tous ses
amis> ». C’est donc sous le signe de la bêtise que l’épisode va naître
et évoluer. À mesure qu’il se développe, les sottises vont se multiplier
au point que le protagoniste risque d’en être éclipsé. On voit l’idée
d’un épisode distinct se former lors du stade suivant de la planification
quand Flaubert rédige des scénarios pour chaque partie du roman.
Dans un ajout marginal Flaubert écrit : « <Frédéric est gagné par la
contagion parlante il se présente au club de l’intelligence.> » (17611,
fo 46) Le nom du Club de l’Intelligence, inventé par antiphrase, est
une véritable trouvaille et va déterminer dans une large mesure le
contenu de l’épisode. Le fait qu’il s’agit d’un seul club va permettre
à Flaubert de réunir dans un club unique des sottises débitées dans
divers clubs. Cette concentration va contribuer pour beaucoup à
l’effet comique de l’épisode. Dans les scénarios rédigés juste avant
de commencer la rédaction du chapitre, Flaubert donne plus de
précisions, mais l’épisode reste toujours assez bref et incertain.
Dans le premier scénario détaillé pour le chapitre, il fournit une
précision qui indique une documentation plus détaillée : « 196 clubs
au milieu de mars » (17611, fo 44). Le scénario suivant insiste sur
les « ricochets d’imitation10 » qui caractérisent le comportement
des acteurs principaux, idée qui sera développée, et introduit déjà le
personnage dont le discours va terminer l’épisode, « le patriote de
Barcelone11 ».

 ���
« <Les sottises universelles que voient {sic} Frédéric le refroidissent> » (NAF
17611, fo 91). Par contre, Flaubert a déjà envisagé l’épisode au club des femmes.
 ��������
17611, fo 91. Dans les transcriptions linéarisées les crochets [...] encadrent les
suppressions et les ratures et les soufflets <...> encadrent les ajouts. Les accents sont
restaurés et les abréviations rétablies. La ponctuation de Flaubert est respectée.
 M. Danahy, « The Esthetics of Documentation. The Case of L’Éducation

sentimentale », in Romance Notes, 1972, p. 65 : « Even when the facts are true, the
proportions are hardly balanced. Flaubert sets in one Club and on one night all the
“bêtises” he had collated from many places and times. »
10 �����������������������������������
« Sénécal président du club [qui] <lequel> imite Robespierre » (17611, fo 47).
11 ����������������������������������������������������������
« Regimbart introduit le patriote de Barcelone » (17611, fo 47).
L’épisode du Club de l’Intelligence dans L’Éducation sentimentale 163

Si bêtise il y a, il faut cependant en trouver des exemples. La


notion de « sottises », qui sont signalées avant d’être découvertes,
va déterminer la quête documentaire. La documentation consiste
essentiellement à chercher des exemples de « bêtise » pour étoffer
les discours engendrés par « la contagion parlante12 ». La source
principale des sottises débitées dans les clubs politiques, qui
ont poussé comme des champignons en mars 184813, fut le livre
d’Alphonse Lucas, Les Clubs et les clubistes14. L’hypertexte permet
de visionner soit les notes de lecture prises par Flaubert, soit des
extraits du livre lui-même. À ce stade le romancier n’est qu’un pêcheur
de perles et les notes de lecture sont autant de perles, destinées à être
insérées dans l’épisode à venir. Les notes de lecture appartiennent
au domaine de l’exogenèse. Elles ne font pas partie de l’avant-texte,
à proprement parler, mais on a tout intérêt à pouvoir les consulter.
L’hypertexte nous permet de franchir la ligne de partage qui sépare
l’avant-texte de ce qui l’entoure.
Flaubert développe systématiquement dans les esquisses le jalon
posé dans la première esquisse : « Le club ... discours – mines » (17607,
fo 15). En parcourant les transcriptions des esquisses, on constate qu’à
un certain moment il y a une injection massive de détails documentaires
qui risquent d’inonder l’épisode. Les listes qui sont dressées en bas de
page ou en marge contiennent presque exclusivement des propositions
et des procédés cités dans les notes de lecture. En cliquant sur les zones
activables rouges (les « points chauds ») on accède soit à une note de
lecture prise par Flaubert, soit à une note sur la source. L’hypertexte
permet ainsi de vérifier l’exactitude et la provenance des propos
soutenus au Club de l’Intelligence. Flaubert change très peu, suivant
presque toujours de près les indications de Lucas15. Cependant on
constate une légère déformation de la réception des « souvenirs » de
Béranger. Flaubert suit Lucas dans une note: « le Président Patorni

12 17611, fo 46.
13 Voir Peter H. Amman, Revolution and Mass Democracy. The Paris Club
Movement in 1848, Princeton, Princeton University Press, 1975.
14 ����������������
Alphonse Lucas, Les Clubs et les clubistes, histoire complète, critique et
anecdotique des clubs et des comités électoraux fondés à Paris depuis la révolution de
1848, Paris, E. Dentu, 1851.
15 ������������������������������������������
Voir dans la deuxième esquisse (17607, fo 43) « la Déclaration des droits de
l’homme », « Chapeau bas », « Souvenirs du peuple », « Martyrs de thermidor »,
« Club du 3e arrondissement », « Club de Bercy », « Que l’État s’empare ». Presque
tous ces détails sont répétés dans les esquisses suivantes.
164 LA CRÉATION EN ACTE

chantait <habituellement> à la tribune “les souvenirs du peuple” de


Béranger. » Pourtant, tandis que Lucas rapporte que « ces ridicules
facéties étaient chaque soir rigoureusement applaudies », Flaubert
envisage une réaction moins approbatrice, en ajoutant dans la
quatrième esquisse « à la porte » (17607, fo 50). Dans les esquisses
ultérieures Flaubert continue à intégrer des détails16. Même les
expressions les plus ridicules sont historiques, comme la protestation
du maçon qui prend au pied de la lettre l’expression « édifice social ».
On se serait peut-être attendu à ce qu’un détail aussi comique fût
inventé mais, en effet, Flaubert ne fait que sélectionner et citer, comme
on voit en cliquant sur « édifice social17 » qui permet d’accéder à
l’extrait suivant, tiré du livre de Lucas :

Un des auditeurs répond au citoyen Verdet ; mais ayant dit qu’il fallait
se garder de détruire l’édifice social, comme un maçon qui abat sans
discernement une maison assise sur de solides fondements, un individu
s’élance tout-à-coup à la tribune, l’œil enflammé, le poing levé, prêt à
frapper l’orateur !
Les personnes les plus rapprochées accourent en foule au secours de
celui-ci ; on saisit le furieux, on lui demande quel est le sentiment qui
l’anime…
– Ce monsieur, répond-il, vient d’insulter les maçons, et je suis
maçon…
Ce n’est pas sans peine qu’on parvient à lui faire comprendre et accepter
le sens de la figure employée par l’orateur18.

Il en est de même pour presque toutes les propositions,


toutes les idées, et toutes les expressions, c’est-à-dire pour toutes les
« sottises universelles » citées dans les esquisses. Dans les premières
esquisses l’intertexte ne subit pas de modification significative
comme on voit en cliquant sur les multiples « points chauds ». Les
expressions citées sont comme de petits grains irréductibles qui
restent inchangés tout au long de la rédaction de l’épisode. Par
contre on constate que Flaubert modifie constamment l’ordre des
« discours et motions19 ». Il faudra sept campagnes de rédaction

16 ���������������������������������������������������������������������������
Voir « Forts appointements des acteurs », « Commis de barrière », « Unité
de langage » (17607, fo 71). Même si on n’a pas encore trouvé de note de lecture
relative à une proposition, il est probable que Flaubert ne l’aura pas inventée.
17 ��������
17607, fo 64.
18 ����������������
Alphinse Lucas, op. cit., p. 28. ������������������������������������������������
Nous n’avons pas trouvé de note de lecture à ce
sujet. Le détail est maintenu dans toutes les versions qui suivent.
19 �������������
Voir 17607, fo 43, où les lettres indiquent un nouvel ordre à suivre ; 17607, fo 45,
L’épisode du Club de l’Intelligence dans L’Éducation sentimentale 165

pour intégrer tout le matériau documentaire et fixer l’ordre des


propositions. En effet, l’hypertexte donne la possibilité de se placer
au point d’intersection de l’exogenèse et l’endogenèse, d’où on
peut constater un phénomène qui a beaucoup fasciné la critique
génétique : le pouvoir d’absorption de l’écriture flaubertienne.
Si l’hypertexte montre que Flaubert a fondé sa fiction sur une
base solide, il fait voir aussi comment il a transformé le matériau
documentaire un peu fruste20. Les procédés employés par Flaubert
sont multiples et complexes. Il s’agit de greffer les éléments sélectionnés
sur la fiction, de donner la vie à des documents, et de gérer le désordre
généralisé qui caractérise les débats. D’abord il faut attribuer les
propositions à des orateurs. L’impression collective produite par les
intervenants a été bien décrite par Henri Mitterand :

Tous, visiblement, sont des solitaires, des marginaux, que poussent


à la tribune un désir éperdu de parole, de contact, de rôle, et l’espoir de
s’exprimer et de convaincre. Chacun campe et théâtralise la figure de son
rêve, chacun tente de se faire connaître et reconnaître, de faire admettre
la légitimité de sa prise de parole. […] Ces gens sont politiquement et
caractériellement infirmes ; ils vivent la situation historique sur le mode du
fantasme et de la déraison21.

Parmi les orateurs, il y en a qui sont historiques ou qui l’étaient


au début : le prêtre, le maçon et le patriote de Barcelone. Quand il
apparaît la première fois, le nom du prêtre est historiquement exact :
« L’abbé Raymond prêtre et agronome pose sa candidature22 » mais
dans la cinquième esquisse il change de nom : « L’Abbé Lagremon
<Langremon> <Ducretot.– petit homme vif. ∝ frétillant.> prêtre ∝
agronome pose sa candidature » (17607, fo 64). Le maçon, introduit
dans la quatrième esquisse (17607, f° 64), devient « un homme

où à la liste des propositions Flaubert ajoute des numéros (de 1 à 6) qui indique
l’ordre qui sera adopté dans l’esquisse suivante ; 17607, fo 54, où il décide d’évacuer
de l’épisode certaines propositions, préférant les placer plus haut dans un passage
sur les clubs en général.
20 ����������������
Éric Le Calvez, La Production du descriptif. Endogenèse et exogenèse de
L’Éducation sentimentale, Amsterdam, Rodopi, 2002, p. 253 : « L’intertextualité
en tant que procès scriptural relève de phénomènes d’endogenèse qui, tout en étant
attribuables à la formation interne d’un texte, opèrent (ou se doivent d’opérer)
parallèlement une déformation de son exogenèse. »
21 �����������������
Henri Mitterand, art. cit., p. 64.
22 ��������
17607, fo 45. Le premier nom provient d’une note documentaire dans le Carnet
14 in Carnets de travail, Pierre-Marc de Biasi, éd., Paris, Balland, 1988, p. 382.
166 LA CRÉATION EN ACTE

couvert de plâtre » dans la sixième (17607, f° 70). Le patriote de


Barcelone est présent dès le début (17607, f° 15 v°), bien avant que
son discours en espagnol ne soit mentionné (17607, f° 78). Mais
il y a aussi beaucoup d’orateurs qui sont inventés : un ouvrier,
un vieux bonhomme, un polytechnicien, un maître d’étude, un
architecte, un gros homme rougeaud. Ils sont presque toujours
des types qui correspondent à un modèle bien défini et qui sont
habillés et se comportent comme on s’y attendrait. Flaubert
s’amuse quelquefois à des jeux onomastiques : l’ancien professeur
s’appelle au début « Michel Evariste Nepomucène » (17607,
f° 29 v°), puis « Humbert » (17607, f° 62), et finalement « Vincent »
(17607, f° 61). Ou il donne des précisions inutiles : Flaubert écrit
dans une esquisse (17607, f° 59) qu’« un citoyen demande qu’un
monument soit élevé à la mémoire des Martyrs de Thermidor »,
puis précise dans un brouillon « Le citoyen, Jean Jacques Langrenon
typographe rue Dauphine 23 » (17607, f° 29 v°). Finalement, il y
a les personnages de la fiction : Frédéric, qui cherche à plusieurs
reprises à intervenir et finit par être expulsé, Sénécal, le Président
qui devient inquisiteur, Regimbart, Dussardier, Compain, Delmar.
Beaucoup de propositions, au début flottantes, sont attribuées à
Sénécal23. Bien entendu, dans le creuset de l’avant-texte, tous les
personnages, quelles que soient leurs origines, sont traités de la
même façon. Flaubert ne fait pas de distinction entre ceux qui sont
historiquement attestés et ceux qui ont été inventés.
L’hypertexte nous permet de voir comment Flaubert arrive à
insuffler la vie dans l’avant-texte en décrivant comment s’habillent
et se comportent les personnages auxquels sont attribuées les
propositions qu’il a choisi d’insérer. À partir d’un certain moment, il
s’agit d’invention libre. En ce qui concerne les divers propositions et
discours, il y en a qui sont conservés tels quels. Les idées de l’ouvrier
mystique sont un montage de plusieurs lieux communs, tous cités
dès le début24. Mais il arrive qu’un discours soit développé. Comme
l’a dit Mitterand, le discours du patriote de Barcelone, en espagnol,
est « un torrent de signifiants sans signification pour l’auditoire »,
qui « va faire basculer la scène de l’odieux dans le bouffon25 ». Dans
23 ����������������������������������������������������������������������������������
Voir la sixième esquisse (17607, f° 77) et le premier brouillon (17607, f° 46 v°).
24 ��������������������������������������������������������������������������������������
Voir le premier brouillon (17607, f° 53 v°), où l’on trouve « l’ouvrier est prêtre »,
« inaugurer le règne de Dieu », « le christianisme est la base et la clé de voûte du
nouvel édifice ».
25 �����������������
Henri Mitterand, art. cit., p.72.
L’épisode du Club de l’Intelligence dans L’Éducation sentimentale 167

une esquisse (17607, fo 80) Flaubert fait mention du « discours


espagnol du patriote de Barcelone » et en note la source26.
L’hypertexte permet d’accéder à un passage tiré du livre de Lucas
sur le Club démocratique ibérique, où il présente deux « pièces »,
une convocation à un service funèbre et une adresse des démocrates
espagnols au peuple de Paris. Dans les brouillons qui suivent
(17607, f° 75 v°, 17607, f° 79), on trouve l’ébauche d’un discours
qui fusionne les deux « pièces » dont des extraits sont traduits en
espagnol, le rendant totalement incompréhensible à la salle et à la
plupart des lecteurs. Le détournement du matériau documentaire
est flagrant et l’épisode atteint l’apogée du non-sens et de la folie, les
bribes du discours prononcé par le patriote de Barcelone s’alternant
d’une façon comique avec les protestations de Frédéric.
Les discours sont rapportés de façons très variées : en discours
direct, indirect, et indirect libre. Parfois le narrateur offre un résumé,
surtout des discours mal adaptés à l’occasion, comme le mémoire sur
la répartition des impôts ou l’ouvrage sur les engrais. On voit changer
la présentation de certaines propositions27. Mitterand fait remarquer
que « l’efficacité politique des orateurs est nulle » mais qu’« il n’en
va pas de même, au second degré, de leur efficacité romanesque ».
À l’aide de l’hypertexte il est possible de montrer que l’avant-texte
fonctionne comme une plaque tournante où la nullité des propos
originaux proférés dans les clubs est convertie en or romanesque.
Flaubert prête une attention particulière aux attitudes et
aux gestes des orateurs, tous possédés par une ferveur qui leur fait
perdre tout contact avec la réalité28. Les mines des participants
26 ���������������������������������
« v. club et clubistes 169-170 ».
27 �����������������������������������������������������������������������������������
Voir la présentation très variée de la proposition d’ « inaugurer le règne de Dieu
sur la terre » : en discours direct dans la quatrième esquisse (17607, fo 60) : « [le
temps est venu d’inaugurer le règne de Dieu sur la terre] » ; en discours indirect
dans le deuxième brouillon (17607, fo 40 v°) : « Le moment était venu, suivant
lui, d’inaugurer le règne de Dieu sur la terre » ; en discours indirect libre dans le
troisième brouillon (17607, fo 65) : « Le moment était venu d’inaugurer le règne de
Dieu sur la terre. »
28 �����������������������������������������������������������������������������
Voir l’ouvrier mystique dont la façon de regarder la foule s’amorce  dans le
premier brouillon avec « un long regard sur l’auditoire » (17607, fo 53 v°) et est
développée dans le deuxième brouillon : « foule d’un regard presque voluptueux et
écartait les deux bras » (17607, fo 40 v°) ; le petit vieillard : « Quand le petit vieillard
est finalement arrêté alors le bonhomme eut l’air de sortir d’un songe » (17607, fo 77
v° ) ; le patriote de Barcelone, qui « roule ses yeux d’émail comme un automate et
la main sur le cœur » (17607, fo 79) ; Sénécal : « et pendant quelques minutes il resta
les paupières closes la tête renversée un long sourire aux lèvres » (17607, fo 74).
168 LA CRÉATION EN ACTE

jouent aussi un rôle important. Elle font partie de ce qu’on a appelé


« [u]ne ethnographie et une pragmatique de la réunion politique29 ».
Flaubert s’intéresse aussi à la façon dont chaque parole est reçue. Le
principe général est la contradiction. Chaque proposition est suivie
d’une objection, chaque orateur est interrompu, personne n’arrive
à exposer ses idées, sauf le patriote de Barcelone, que personne ne
comprend. Dans l’avant-texte « les coupes meurtrières » (Mitterand)
se multiplient. C’est la manière dont la perle est enchâssée qui
compte. À titre d’exemple, le refus péremptoire de l’idée d’une
langue nouvelle : « L’unité de langage – pas de latin ! » (17607,
f° 80 v°). On a l’impression que la dérision de l’auteur est déplacée
sur l’auditoire. Quelquefois la dérision atteint des proportions
épiques. La référence à la tête de veau est basée sur une imitation
d’un club antiroyaliste anglais. La première mention de la tête de
veau dans une esquisse (« il faut envisager une plus large extension
de la tête de veau », 17607, fo 70) est très brève. Dans les brouillons
la réaction de l’auditoire à la proposition faite par Compain devient
de plus en plus effrénée. Flaubert intensifie la réaction prévue au
début (17607, f° 41 v°). D’abord il s’agit tout simplement de « rires »
(17607, f° 41 v°), puis « les rires » se multiplient : « Alors trois cents
rires éclatèrent à la fois à faire trembler le plafond bas de la salle »
(17607, fo 67). On constate ici une sorte de poussée épique, mise en
relief par l’hypertexte, d’une réaction à une expression comique, qui
n’est pas sans rappeler la réaction des écoliers au début de Madame
Bovary, au moment où Charles essaie de prononcer son nom. Il arrive,
pourtant, qu’un orateur soit écouté. Par exemple, Flaubert écrit à
propos de l’ouvrier mystique que « plusieurs l’écoutaient béante (sic)
avec des figures de catéchumènes, des poses d’extatiques » (17607,
f° 53 v°). La bêtise humaine s’étale tout le long de l’épisode. Elle
provoque des réactions très variées, qui sont scrupuleusement
enregistrées.
Flaubert organise et développe l’intertexte selon un schème
privilégié : le désordre croissant. Comme l’a dit Mitterand, « si
le Club de l’Intelligence roule vers le désordre généralisé, dans
une espèce d’autodestruction, c’est, pour Flaubert, l’image de la
Révolution, de la démocratie, et peut-être… du Verbe même30. »
Le caractère dément des propos s’accentue, la violence du débat

29 �����������������
Henri Mitterand, art.cit., p. 62.
30 Ibid., p. 76.
L’épisode du Club de l’Intelligence dans L’Éducation sentimentale 169

s’intensifie, la confusion augmente à tel point que Frédéric,


qui n’a pas pu proférer sa parole, est expulsé. Sénécal, au début,
réussit à maintenir un certain ordre mais, malgré son talent et son
tempérament de démagogue, il est peu à peu débordé. Le rythme
de l’épisode s’accélère, les propos et les querelles se suivant de plus
en plus rapidement. Les propositions relevées par Flaubert dans
ses notes de lecture sont clairsemées dans un espace dominé par
une sorte de confusion totale. Cependant Flaubert déploie une
maîtrise inégalée dans la façon dont il harmonise tous les éléments
de l’épisode. En lisant la version définitive on apprécie « les accents
et les cadences d’une prose ajustée avec un raffinement sans égal31 ».
Le travail du style serait trop long à commenter mais c’est bien dans
l’avant-texte qu’on peut l’étudier et l’apprécier.
Dans cette analyse, j’espère avoir démontré la souplesse de
l’hypertexte, quand il est question de montrer comment l’avant-
texte absorbe l’intertexte. Il s’agit d’un pouvoir d’absorption
extraordinaire. On a l’impression que l’intertexte est comme englouti.
Une fois insérées dans l’avant-texte, les notes documentaires n’ont
plus le même statut32. L’avant-texte est une sorte de creuset où tout
se mêle et tout est transformé. Zola rapporte un propos de Flaubert
qui indique clairement son attitude à l’égard de la documentation :
« prendre des notes, c’est simplement honnête, mais les notes prises,
il faut savoir les mépriser33. » Grâce à l’hypertexte nous avons la
possibilité de constater « l’honnêteté » de Flaubert dans son travail
documentaire, mais aussi de voir où le portait son « mépris » des
notes dans la rédaction du roman.

31 Ibid.
32 ���������������������
Voir Éric Le Calvez, op. cit., p. 146 : « Une fois insérées dans la fiction, les notes
perdent leur statut documentaire intitial. Elles sont transformées et se soumettent
ensuite, tout comme les détails inventés, au souci primordial de la composition,
relevant d’ailleurs des mêmes processus de textualisation. »
33 ����������������������������������
Lettre de Zola du 27 juin 1890 à Jules
����������������������������������������������
Héricourt, citée par Colette Becker, in
« De la note à la fiction », in Zola, genèse de l’œuvre, Paris, CNRS Éditions, 2002,
p. 74.
Page laissée blanche intentionnellement
Temps, texte, machines. Représenter le
processus d’écriture sur le Web

Domenico Fiormonte et Cinzia Pusceddu

Résumé

L’évolution des concepts coïncide avec la perception du texte, de sa


fonction et de l’auteur, que chaque support de communication porte
en soi et nous transmet. La première partie de notre article retracera
l’histoire de l’évolution des méthodes philologiques, en replaçant
dans leur cadre historique les principaux moments de transition et
les changements qui ont affecté la critique du texte moderne. Dans la
deuxième partie, nous examinerons l’impact de la révolution numérique
sur la conceptualisation du texte. Enfin, nous exposerons les points
clés historiques et théoriques qui ont conduit à la naissance du projet
Digital Variants (= DV) à l’université d’Édimbourg. DV est un banc
d’essai qui a permis d’évaluer quelques solutions intéressantes pour
la philologie digitale, notamment la possibilité de représentation de
la genèse textuelle. L’essai se conclut par la présentation de l’un des
instruments de représentation du processus d’écriture disponibles sur le
Web, la machine génétique dédiée au poète italien Valerio Magrelli.

1. Crise et renouvellement de la critique textuelle. Le nouveau


paradigme du texte

Le début du xxe siècle est une période de crise pour la philologie


positiviste, la science de la restitution de l’original perdu : en France,
Bédier lance une première attaque contre la méthode lachmannienne,
suivi peu de temps après par Quentin. La critique bédierienne de la
subjectivité inhérente à la méthode compromet irrémédiablement

 ������������������������������������������������������������������������������������
Bien que l’article ait été conçu par les deux auteurs, la rédaction des paragraphes
1 et 2.1 doit être attribuée à Cinzia Pusceddu celle des paragraphes 2 et 2.4 à
Domenico Fiormonte.
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Site officiel : www.selc.ed.ac.uk/italian/digitalvariants. Miroir��������������
��������������������
italien: www.
digitalvariants.org.
172 LA CRÉATION EN ACTE

la suprématie de l’école allemande, non seulement sur le plan de la


restitution du texte mais aussi, et surtout, sur le plan herméneutique :
le choix de publier le bon manuscrit implique en effet une réduction
de l’exercice critique de l’éditeur et déplace l’attention sur l’auteur et
sur le manuscrit en tant que document historique.
La crise de la méthode lachmannienne se répercute
également en Italie. La fameuse école historique dirigée par Rajna,
qui avait appliqué rigoureusement cette méthode et produit un
nombre important d’éditions critiques, commence à décliner. Un
renouvellement se dessine à partir des années 1930 puis s’affirme
au cours des années couvrant la Seconde Guerre mondiale. Roberto
Antonelli définit la philologie de ces années comme « matérielle »,
indiquant clairement par là qu’une attention renouvelée est portée à
l’historicité du manuscrit et à sa réalité matérielle. Ce sont Giorgio
Pasquali et Michele Barbi qui ont jeté les bases de cette nouvelle
approche. Tout en confirmant la valeur de la méthode lachmannienne
(qui, en Italie, ne sera jamais complètement abandonnée mais plutôt
revisitée par Contini), ils en pressentent, tous les deux, les limites :
Barbi reconnaît la nécessité de considérer les documents dans leur
individualité historique ; Pasquali, bien que philologue classique,
se montre en revanche plus critique et invite à étudier les rapports
entre les textes sans les isoler du contexte historique et culturel dans
lequel ils ont été produits.
Cette attention portée à la matérialité du manuscrit ne pouvait
qu’entraîner un intérêt nouveau pour les manuscrits présentant des
rédactions successives ou des variantes d’auteur. Si Pasquali est
un des premiers à avoir eu le mérite de souligner le problème des
variantes d’auteur, Santorre Debenedetti est le premier à en tenir
compte dans l’édition critique : ses Fragments du Roland furieux
de 1937 montrent dans l’apparat les ajouts apportés par l’Arioste
à la dernière version du poème, présents sur deux documents
autographes. La même année, un brillant élève de Debenedetti,
Gianfranco Contini, âgé de vingt-cinq ans, change radicalement

 Roberto Antonelli, « Interpretazione e critica del testo », in Letteratura italiana,


vol. IV : L’interpretazione, Torino, Einaudi, 1985, p. 207.
 Giorgio Pasquali, Storia della tradizione e della critica del testo, Firenze, Le

Monnier, 1934 ; Michele Barbi, La Nuova Filologia e l’edizione dei nostri scrittori
da Dante al Manzoni, Firenze, Sansoni, 1938.
 Santorre Debenedetti, éd., I Frammenti autografi dell’Orlando furioso, Torino,

Chiantore, 1937.
Représenter le processus d’écriture sur le Web 173

la vision du phénomène des variantes d’auteur, inaugurant un


domaine de recherche et une méthode complètement nouveaux dans
le panorama de l’ecdotique italienne. C’est lui qui fait un pas en
avant décisif : au lieu de les considérer comme une donnée purement
accidentelle, il est le premier à se demander : « Que signifient, pour
le critique, les manuscrits corrigés par leurs auteurs ? » et donc à
les interpréter et à leur attribuer une fonction fondamentale dans
le processus d’analyse textuelle. C’est lui qui donne naissance à la
critique des variantes d’auteur ou variantistica.
Le premier noyau de la réflexion de Contini se trouve dans
un commentaire de la publication des Fragments de Debenedetti,
Come lavorava l’Ariosto, en 1937. Contini observe que cette édition
représente « de manière évidente et immédiate, dans sa chronologie
exacte, tout le travail d’élaboration et de correction de l’Arioste ».
Il identifie donc un mouvement temporel dans l’acte créateur, dans
la succession des changements apportés au texte ; et, un peu plus
loin, il va jusqu’au bout de son intuition et affirme que l’œuvre
littéraire doit être considérée comme dynamique, comme « une
éternelle approximation de la valeur ». Si l’œuvre s’insère dans le
flux temporel, dans une dimension diachronique, alors le devoir
du critique est de restituer cette dimension temporelle qui traverse
le texte. Telle est la révolution que Contini opère : le texte, objet
d’analyse critique, cesse d’être statique, d’être une donnée, d’être
« un objet ou un résultat » et devient mobile et fluide.
Le second pilier de la critique des variantes repose sur le
concept de texte-système, qui est défini quelques années plus tard,
en 1941. Pour Contini, les variantes ne doivent pas être considérées
individuellement, séparées les unes des autres, ni confinées au
stade de l’analyse : le texte est constitué de toutes les variations
et réécritures et devient alors un système d’éléments interagissant
entre eux. Chaque variante est donc un déplacement de forme et
de sens qui se reflète sur tout le texte, une représentation partielle
et dynamique de son élaboration dans le temps. Ce qui implique
que chaque réécriture et chaque modification d’auteur apporte des
 Gianfranco Contini, Varianti e altra linguistica. Una raccolta di saggi (1938-
1968), Torino, Einaudi, 1970, p. 233-234. Ce���������������������������������������
passage célèbre est considéré comme
une sorte de « manifeste théorique » : cf.�������������
M. Corti Principi della comunicazione
letteraria, Milano, Bompiani, 1976-1997,������������������������������
p. 115 et Roberto Antonelli, op. cit.,
p. 222.
 ��������������������
Gianfranco Contini, op. cit., p. 232.
174 LA CRÉATION EN ACTE

changements qui, loin d’être partiels, touchent l’ensemble de l’aspect


extérieur et de la signification du texte. En ce sens, Contini reprend
et dépasse les leçons de Bédier et de Pasquali : non seulement il place
l’auteur davantage encore au centre de l’attention, mais il insère le
texte dans le flux de l’histoire. Chaque rédaction d’auteur est le
texte, document historiquement vérifié et original, et non un rebut
ou une version de mauvaise qualité par rapport à la perfection de
la dernière version voulue par l’auteur. Il en découle que le résultat
final, lui-même, de l’analyse des rédactions successives par la critique
textuelle, c’est-à-dire l’édition critique, se situe également « dans le
temps » : l’apparat sera par conséquent diachronique et restituera
l’évolution complète du texte à travers l’enregistrement de toutes les
modifications effectuées.
L’école de la critique des variantes d’auteur sera longtemps
productive et fondamentale dans le panorama philologique italien (et
pas seulement italien) des années suivantes : la nouvelle génération
de philologues structuralistes des années 1970 trouvera dans cet
appareil méthodologique une base et un terrain fertile sur lesquels
construire leurs propres théories linguistiques et structuralistes. Et
l’élément commun sera justement le concept de texte-système. Si le
mérite de Contini est d’avoir placé le segment auteur-texte au centre
du cercle herméneutique, Cesare Segre, avec sa conception de dia-
système, incline le mouvement textuel dans le sens opposé, c’est-à-
dire vers le segment texte-lecteur/critique. La critique des variantes
d’auteur situe le dynamisme dans le processus de composition et de
production du texte ; la théorie des dia-systèmes de Segre dans l’acte
lecture/critique et réception du texte. C’est ainsi que ce philologue,
tout comme Contini, opérera une médiation entre les positions
bédieriennes et lachmanniennes.
Plus de trois décennies après la critique de Contini, dans la
France des années 1970 enflammée par maintes ferveurs, stimulations
et révolutions culturelles, une nouvelle méthodologie littéraire,
dont l’objet est l’étude du processus d’écriture, voit le jour : il s’agit
de la critique génétique ou genèse du texte. Les points clés de la
méthodologie génétique – la conception de l’œuvre littéraire comme
évolution dans le temps, l’objectif de reconstruction du processus
d’écriture, le retour à l’histoire du manuscrit – sont évidemment les

 Cf. Cesare Segre, Semiotica filologica. �������������������������


Testo e modelli culturali, Torino, Einaudi,
1979.
Représenter le processus d’écriture sur le Web 175

mêmes que ceux de la critique des variantes et sont désormais reconnus


comme faisant partie de la genèse du texte elle-même. Falconer, dans
un essai de 1993 consacré à la critique génétique, voit un unique
mouvement allant des années 1920 aux années 1970, tandis que
figurent, dans le volume de Romanic Review de 1995 consacré à la
genèse, des appels provenant de différents chercheurs, en particulier
de Compagnon, à considérer Contini comme un précurseur de la
philologie génétique10. Certes, les différences ne manquent pas : par
exemple, les rapports opposés que l’étude des variantes et la critique
génétique entretiennent avec le structuralisme et la philologie
traditionnelle : rapports de continuité pour la première, de rupture
pour la seconde. Toutefois, les deux instruments d’analyse critique,
qui ont bien identifié la troisième dimension du texte et se sont
rapprochés de l’auteur en étudiant les processus d’écriture, se
ressemblent surtout dans leurs limites : ils ont représenté le temps
du texte sur un support bidimensionnel, l’édition papier.

2. Philologie ou postphilologie ?

2.1 La numérisation du document et la nouvelle relation


texte-auteur

Une grande partie de la critique génétique française et de la


critique des variantes italienne se fondent sur la reconnaissance de la
pluridimensionnalité du document écrit, c’est-à-dire de ses aspects
contextuels (psychologiques, sociaux, etc.) et physiques (graphie,
outils, type et consistance du papier, ratures, images et dessins). De
nombreux représentants de l’école anglo-américaine de la textual

 Graham Falconer, « Genetic Criticism », in Comparative Literature, vol. 45,


n° 1, 1993, p. 1-21.
10 ����������������������������������������
Antoine Compagnon, « Introduction », in Romanic Review, vol. 86, n° 3, 1995,
p. 393-401 et Almuth Grésillon, « Philologie et critique génétique : ressemblances
et différences », in I Nuovi Orizzonti della filologia. Ecdotica, critica testuale,
editoria scientifica e mezzi informatici elettronici, Atti del convegno Internazionale
dell’Accademia Nazionale dei Lincei in collaborazione con l’Associazione
Internazionale per gli Studi di Lingua e Letteratura Italiana, Roma, 27-29 maggio
1998, Roma, Accademia Nazionale dei Lincei, 1999, p. 53-58.
176 LA CRÉATION EN ACTE

bibliography semblent également orientés vers le concept de mobile


text11.
On peut dire que l’ensemble de ces positions dessine une
nouvelle sensibilité de type « posttextuel12 » qui entraîne les trois
conséquences suivantes : la remise en question de l’auteur, la
remise en question du texte unique et le déplacement du centre de
gravité du produit vers le processus. La crise de la philologie en tant
qu’instrument de la reconstruction de la « vérité » du texte (crise
qui va de Joseph Bédier à Jerome McGann) croise le versant actuel
de la production textuelle liée à la « processualité », l’interactivité
et la « collaborativité » des nouvelles formes de la communication
digitale, dans lesquelles il est difficile de retrouver la prédominance
d’une volonté autoriale définie et individuelle.
À ce moment, le modèle d’interprétation de la réalité textuelle
proposé par les partisans d’un système de balisage du texte en SGML/
XML et du paradigme qui en découle d’extraction de données (où
le texte est considéré comme information) semble prédominer. Dans
ce modèle, toutefois, il n’y a pas de place pour d’autres éléments ni
d’autres dimensions de la communication ; c’est particulièrement le
cas pour le rôle de l’image, l’aspect processuel et l’élément dialogique
et contextuel13. Nous ne parlerons pas ici des codes complexes, mais
11 �����������������������������������������������������������������������������������
« […] puisque le concept de travail stable et de texte stable est fondamentalement
défectueux [flawed]. » (P.
�������������������
Shillingsburg, Resisting Texts, Ann Arbor, University of
Michigan Press, 1997, p. 167.) Pour�������������������������������������������������
une vue d’ensemble des liens entre critique
génétique, textual bibliography anglo-américaine et les autres écoles philologiques
européennes, voir M. Morrás, « Informática y crítica textual : realidades y
deseos », in J. M. Blecua, G. Clavería, C. Sánchez, & J. Torruella, éds., Filología
e informática. Nuevas tecnologías en los estudios filológicos, Barcelona, Editorial
Milenio-Universidad Autónoma de Barcelona, 1999, p. 189-210 et F. Rico, En
torno al error. Copistas, tipógrafos, filologías, Madrid, Centro para la edición de los
clásicos españoles, 2004.
12 ��������������������������������������������������������������������������������
Cf. M. Ricciardi, « Le comunità virtuali e la fine della società testuale », in
P. Ceri et P. Borgna, éds., La Tecnologia per il xxie secolo. Prospettive e rischi di
esclusione, Torino, Einaudi, 1998, p. 130-132.
13 ����������������������������������������������������������������������������
La tendance à négliger les différentes « formes » qu’un document écrit peut
prendre dans les différents moments de son développement et comment ces formes
peuvent influencer socialement et cognitivement notre réception (« formes effets
sens » [cf. D. F. McKenzie, Bibliography and the Sociology of Texts, London, British
Library, 1986]), se reflète dans l’accent que les langages de markup mettent sur la
transmission/préservation du texte plutôt que sur son utilisation et sa réception.
Néanmoins, au sein de la communauté « Humanities Computing » il devient
clair qu’« informatiquement parlant, la division entre image et texte demeure
tout sauf irréconciliable. […] Cette division informatique reflète et récapitule à
Représenter le processus d’écriture sur le Web 177

de documents assez simples comme celui proposé par Lou Burnard14.


Le but du markup pour Burnard est d’expliciter essentiellement trois
classes de caractéristiques : 1) les caractéristiques compositionnelles
(compositional features), c’est-à-dire celles qui concernent l’aspect
extérieur du texte ; 2) les caractéristiques contextuelles (contextual
features) ; 3) les caractéristiques interprétatives (interpretative
features). Cependant, il affirme qu’il n’y a pas d’approche unique,
mais qu’il existe autant de codifications que de textes et que de
questions que l’on désire leur poser. Ces aspects deviennent plus
importants en philologie moderne et contemporaine, où l’attention
se déplace du produit vers le processus. C’est probablement pour
ces raisons que l’école génétique française a davantage exploré
au cours de ces années les possibilités de visualisation que celles
d’extraction (retrieval) du texte. Et cela s’explique par le fait que les
thèses « antiréalistes », c’est-à-dire celles qui poussent à l’extrême le
paradigme codification/interprétation, sont soutenues par ceux qui
étudient les auteurs contemporains15.
Par conséquent, un outil qui tend à reconstruire et à
cartographier les relations hiérarchiques est moins adapté aux
buts d’une édition génétique ou, pour reprendre des termes de

son tour certaines différences essentielles dans l’épistémologie des images et des
textes » : M. G. Kirschenbaum, « Editor’s Introduction : Image-Based Humanities
Computing », in Computers and the Humanities, vol. 36, n° 1, 2002, p. 4. ����������
Cf. aussi�
A. Goodrum, B. C. O’Connor et J. M. Turner, « ����������������������������������
������������������������������������
Introduction to the Special Topic
Issue of Computers and the Humanities: �����������������
“����������������
Digital Images”�������
 »,
������
in Computers and the
Humanities, vol. 33, n° 4, 1999, p. 291-292��.
14 Lou Burnard, « On the Hermeneutic Implications of Text Encoding », in

D. Fiormonte et J. Usher, éds., New Media and the Humanities, Oxford, Oxford
Humanities Computing Unit, 2001, p. 29-36.
15 Nous nous référons ici à Alois Pichler et Claus Huitfeldt, éditeurs et codificateurs

du Nachlass de Wittgenstein (cf. A.


��������������������������������������������������
Renear�����������������������������������������
, « Out of Praxis : Three (Meta)Theories
of Textuality », in K. Sutherland, éd., Electronic Text. Investigations
�������������������������
in Method
and Theory, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 122-123). Daniel Ferrer exprime
très clairement les difficultés de l’éditeur génétique face aux formes linéaires de
représentation : « […] la première page d’une nouvelle est naturellement liée à
la deuxième page (indépendamment du réseau de connexions sémantiques et
formelles qui l’entrelacent à d’autres parties du texte). Mais que dire de la première
page de l’ébauche d’une nouvelle ? Elle est naturellement liée à la deuxième page de
cette ébauche – mais tout aussi naturellement, quoique d’une manière différente,
avec la deuxième version de la première page. Ainsi, un ordre narratif, ou plus
généralement un ordre textuel, s’oppose à un ordre génétique » : Daniel Ferrer,
« Hypertextual Representations of Literary Working Papers », in Literary and
Linguistic Computing, vol. 10, n° 2, 1995, p. 143.
178 LA CRÉATION EN ACTE

la writing science16, à ceux de la représentation du processus de


composition. Si nous analysons l’œuvre comme processus (système)
et non comme texte (donnée) et, surtout, si nous la plaçons dans un
contexte d’interaction avec l’utilisateur/bénéficiaire (comme cela se
passe pour différentes typologies d’écritures en ligne), nous pouvons
appliquer à l’écriture ce que l’on dit des autres médias : « ce qui se
produit dans la pratique ne peut être déduit simplement de ce qui se
produit dans les textes et dans les structures17. »
L’écriture n’est pas la pure transcription du parlé, mais elle
nous offre un modèle conceptuel de cette dimension verbale : « écrire
est en principe métalinguistique18 ». Ainsi, de la même manière
que l’écriture, le texte codifié offre un modèle « conceptuel » du
texte originaire obtenu à travers des « métalangages » – les markup
languages. Mais, David Olson écrit : « la connaissance de ces aspects
de la structure linguistique, de laquelle notre écrit fournit un modèle
et sur laquelle il nous permet de penser, a induit un biais important
dans notre pensée et dans notre culture du document19. »
En ce qui nous concerne, nous pensons que ni les
déconstructionnistes ni les antidéconstructionnistes (ni les
néostructuralistes) n’ont interprété correctement le sens de ce biais,
en élaborant, comme il se doit, un cadre théorique adéquat pour
la nouvelle relation qui s’instaure, dans la dimension numérique,
entre processus et produits. En présence d’une écriture qui se fond
avec d’autres formes de communication, en adoptant de plus en plus
des « critères opérationnels mixtes » (comme le mélange de sémasio-
graphique et d’alphabétique20), ou de textes pensés pour être
consultés comme une banque de données, que sera-t-il intéressant
de codifier à l’avenir ? Quel support pourra garantir la fidélité à la
source, et comment ? Si nous nous limitons à parler du présent, on
constate que cette reconfiguration de l’objet-texte porte en soi de

16 C. M. Levy et S. Ransdell, éds., The Science of Writing. Theories, Methods,


Individual Differences, and Applications, Mahwah, Lawrence Erlbaum, 1996.
17 H. Newcomb, « On the Dialogic Aspects of Mass Communication », in Critical

Studies in Mass Communication, vol. 1, 1984, p. 34.


18 David R. Olson, « On the Relations Between Speech and Writing », C.

Pontecorvo, éd., Writing Development. An Interdisciplinary View, Amsterdam-


Philadelphia, John Benjamins, 1997, p. 19.
19 Ibid.
20 V. Valeri, La Scrittura. Storia e modelli, Roma, Carocci, 2001, p. 206-211.
����������������
Représenter le processus d’écriture sur le Web 179

nombreuses conséquences méthodologiques, et, tout d’abord, les


idées de conservation et de restitution du texte.
McGann en 1985 avait dénoncé le fait que les orientations
actuelles de la critique textuelle (entre autres justement « the
ideology of final intentions21 ») freinaient la naissance d’un mode
différent de transmettre et, donc, de lire les textes. Tanselle a critiqué
de manière méprisante ces positions et bien qu’il ait admis que toute
méthode était licite en science, dans les faits, il a indiqué (à nouveau)
une seule voie, celle du rationale, c’est-à-dire le critère proposé par
Walter W. Greg22 : « McGann croit que “voir dans l’intention de
l’auteur la base pour un ‘rationale of copy-text’ revient à confondre
les questions qui sont en jeu” ; on devrait plutôt dire que la confusion
naît du fait que maintenir un mélange indéfini de deux approches
distinctes constitue un rationale utile23. » Il n’est pas surprenant que
le noyau de la critique de Tanselle revienne quelques années plus
tard dans un article sur les rapports entre textual criticism et critique
génétique, bien qu’il se soit substantiellement rapproché de milieux
qui, par ailleurs, avaient été liquidés comme « sociologiques ».
Le fait est que pour Tanselle, il ne s’agit pas seulement d’une
philologie mais bien d’une vision de la littérature : l’idée de l’œuvre
d’art en tant que succession d’états et de quantités séparables et
interprétables, qui donne une énorme confiance à l’auteur et à la
communauté interprétante. D’où sa prudence à l’égard de l’édition
hypertextuelle (où pour Tanselle le changement méthodologique est
« de degré, pas de genre24 »). Cette prudence découle d’une suspicion
21 J. J. McGann, A Critique of Modern Textual Criticism, Charlottesville-London,
The University Press of Virginia, 1985, p. 37.
22 Walter W. Greg, « The Rationale of Copy-Text », in Studies in Bibliography,

vol. III, 1950-1951, p. 19-36.


23 G. T. Tanselle, Textual Criticism Since Greg. A Chronicle 1950-1985,

Charlottesville-London, The University Press of Virginia, 1985, p. 132.


24 �������������������������������������������������������������������������������
« L’enquête historique sur la croissance des œuvres littéraires doit commencer
avec les objets physiques qui s’efforcent de transmettre les textes de ces œuvres,
mais elle doit se déplacer vers des reconstructions qui ont pour but d’amener les
textes préservés vers un accord plus étroit avec ce qui était l’intention de quelqu’un
à quelque moment du passé. Quand nous parlons de littérature (pas seulement
comme éditeurs, mais comme lecteurs), nous nous référons inévitablement à des
textes critiquement reconstruits. Les reconstructions historiques ne sont jamais
certaines, ni les textes des œuvres littéraires à aucune de leurs étapes. Mais ces
incertitudes, ces jugements critiques sont ce avec quoi nous devons vivre en tant
qu’étudiants de littérature » : G. T. Tanselle, « Critical Editions, Hypertexts, and
Genetic Criticism », in Romanic Review, op. cit., p. 592-593.
180 LA CRÉATION EN ACTE

profonde envers une herméneutique qui doute – à commencer par et


avec ses auteurs – de son irréversibilité et de sa fixité. À partir de la
nouvelle conception de l’œuvre dans l’art, dans l’esthétique et dans
la philosophie du début du xxe siècle, il n’a pas été possible pour
une certaine critique de voir la littérature et la philologie comme
des entités théoriquement séparables. Édition et production ne sont
pas toujours deux moments distincts dans l’histoire d’un texte
– c’est-à-dire deux moments distincts d’un phénomène qui se fait
dans le temps, et dont il est tout aussi légitime de découper l’aspect
synchronique de l’édition critique que d’en refuser l’exigeante
intangibilité historique.

2.2. Vers une critique textuelle dynamique

Il y a déjà plus de dix ans, que les philologues avaient com-


mencé à exprimer leur insatisfaction quant aux outils et aux méthodes
traditionnelles. Ces perplexités poussèrent aussi des spécialistes
de traditions imprimées à la redécouverte « forcée » du processus
textuel. L’insatisfaction devant les solutions typographiques
adoptées pour l’édition des variantes du Roi Lear a conduit Philip
Brockbank, éditeur de Shakespeare, à proposer d’exploiter la toute
nouvelle technologie CD-ROM pour une édition Variorum de
Shakespeare25. Raul Mordenti utilise, presque simultanément, la
même expression que Brockbank (« texte mobile ») en commentant
son édition informatisée du Dialogo della mutatione di Firenze de
Bartolomeo Cerretani26. L’édition électronique est dans l’air, et
les voies françaises et italiennes se recroisent. Jean-Louis Lebrave,
philologue provenant de l’école de la critique génétique, conçoit un
modèle expérimental d’édition hypertextuelle pour rendre navigable
la masse manuscrite hétérogène de l’Hérodias de Flaubert27. La
bibliographie matérielle et sociologique nord-américaine, quant à
25 Philip Brockbank, « Towards a Mobile Text », in I. Small et M. Walsh, éds.,
The Theory and Practice of Text-Editing. Essays in Honour of James T. Boulton,
Cambridge-New York, Cambridge University Press, 1991, p. 90-106.
26 Raul Mordenti, « Informatica e filologia », in Calcolatori e Scienze Umane,

Scritti del convegno organizzato dall’Accademia dei Lincei e dalla Fondazione


IBM Italia, Milano, Fondazione IBM Italia et Etas Libri, 1992, p. 266.
27 Jean-Louis
����������������������������������������������������������
Lebrave, « L’hypertexte et l’avant-texte », in J.
�����������
Anis et Jean-Louis
�����������
Lebrave, éds., Texte et ordinateur. Les mutations du lire-écrire, actes du colloque
interdisciplinaire tenu à l’université de Paris X, Nanterre, 6-7-8 juin 1990, Paris,
Éditions de l’Espace Européen, 1991, p. 101-117.
Représenter le processus d’écriture sur le Web 181

elle, va bien au-delà de la constatation des potentialités des nouveaux


outils et son jugement sur la rigidité de l’impression est encore plus
tranché28.
Aujourd’hui, la rencontre entre informatique et critique
matérielle29, à travers ses applications et les vérifications théoriques
continuelles qui en découlent, nous oblige à ajouter à ces quatre
exigences originelles un cinquième élément : la nécessité de la
représentation de la genèse textuelle et du processus d’écriture.

3. Psychologie de la composition et des variantes

Le projet DV doit beaucoup à deux spécialistes italiens :


Giorgio Raimondo Cardona et Gianfranco Contini. Contini fut
parmi les premiers philologues en Italie à déplacer le point de vue
du critique du produit (texte) vers l’utilisateur (processus), c’est-à-
dire à insérer le « temps » dans l’horizon de l’interprète.
Toute la philologie européenne du xxe siècle pourrait être
définie comme l’histoire de la tension dialectique entre texte et
auteur, entre une entité réelle et historique et un objet abstrait30. Le
chemin parcouru par chacune des écoles nationales converge vers
un point : le tournant se produit avec les auteurs modernes. Ce sont
des auteurs comme Flaubert, Proust, Montale, Dickinson ou Joyce
qui guident la réflexion théorique sur un nouveau terrain, celui de
la conception dynamique du texte. Mais le déplacement décrit par

28 Cf. K. M. Price et M. N. Smith, « Whitman, Dickinson, and Teaching American


Literature with New Technologies », <URL : http://warthog.cc.wm.edu/Whitman/
FIPSE/1997_FIPSE_Funding_proposal.html> [10/12/2004]), p. 2-12.
29 ��������������������������������������������������������������������������
C’est par souci de brièveté que nous résumons ainsi l’ensemble des écoles
théoriques qui valorisent les « renditional features » (cf. S. Schreibman,
« Computer-mediated Texts and Textuality : Theory and Practice », in Computers
and the Humanities, op. cit., p. 285 : bibliographie matérielle-sociologique anglo-
américaine, critique génétique française, critique des variantes italiennes.
30 ���������������������������������������������������������������������������
Cesare Segre créera la fameuse définition de « concetto limite » :��������� ��������
« Si on
comprend le mot textus comme ayant été élaboré dans un monde chrétien – et de ce
point de vue, judéo-chrétien – qui a gardé les Tables de la Loi comme écrites avec le
doigt de Dieu (Ex. 31, 18), cela rend sacré le fait même d’écrire. [...] Mais il est utile
de souligner d’ores et déjà que la nature du texte est conditionnée par les modes
de sa production et de sa reproduction et que, en somme, le texte est non pas une
réalité physique mais un concept limite » : Cesare Segre, « Testo », in Enciclopedia
Einaudi, vol. 14, Torino, Einaudi, p. 269.
182 LA CRÉATION EN ACTE

Contini est accompagné aussi par l’intuition de la contribution


« épistémique » et pédagogique de la variante31.
Dans le même esprit, Giorgio Raimondo Cardona, l’un
des fondateurs européens de l’anthropologie de l’écriture, était
convaincu, connaissant les études de critique des variantes italiennes
et françaises, qu’il était possible, à travers certains matériaux
comme les manuscrits, les autographes, les brouillons et les notes
des écrivains, de suivre les traces et les indices du mouvement de la
pensée et, à travers ceux-ci, de remonter à des phénomènes précis de
la langue ; il concevait donc l’écriture comme une « activité », comme
un objet dynamique et non une simple « transcription » du parlé32.
Autrement dit, Cardona croyait que l’écriture pouvait fournir « de
nouveaux concepts et catégories » pour raisonner sur la langue33,
et il fut ainsi un des premiers à poser le problème de la « variante »
par rapport au processus d’écriture et du processus d’écriture
par rapport au langage. Comme nous l’avons vu, on connaissait
l’importance épistémologique du processus de reconstruction, mais
le chemin en aval, le parcours de la composition, restait en grande
partie inexploré.
Malgré les références répétées au processus de composition,
les références à la psychologie de la composition et aux premières
importantes recherches du cognitivisme brillent par leur absence
dans les recherches des historiens de la langue, des philologues et
des critiques du texte. Le projet de la genèse est timide et en même
temps soupçonneux à l’égard d’une science générale de la production
écrite (Grésillon parle de « zones d’interférence », mais ne consacre
que peu de lignes aux recherches des cognitivistes34). Par rapport

31 ������������������������
Cf. Gianfranco Contini, Esercizi di lettura, Torino, Einaudi, 1974, p. 233-234.
32 Giorgio Raimondo Cardona, I Linguaggi del sapere, Roma-Bari, Laterza, 1990,
p. 356-357. Cf. aussi R. Duranti, Linguistic Anthropology, Cambridge, Cambridge
University Press, 1997, p. 118.
33 David R. Olson, op. cit., p. 5.
34 ������������������
Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits
modernes, Paris, PUF, 1994, p. 220. Les points de contact sont remarquables –
notamment dans la description des typologies d’écriture. Pour les « généticiens »,
il existe fondamentalement deux types d’écrivains : les « programmatiques » et les
« immanents » ; c’est-à-dire des écrivains qui planifient et des écrivains qui écrivent
principalement d’un seul jet. La discussion sur les « types » trouve un écho dans les
composition studies. L.
��������������������������
S. Bridwell-Bowles, P. Johnson
�������������������������������������
et S. Brehe (cf. « Composing
and Computer : Case Studies of Experienced Writers », in A. Matsuahashi,
éd., Writing in Real Time : Modelling Production Processes, Norwood, Ablex,
Représenter le processus d’écriture sur le Web 183

à la philologie, la composition fait le chemin inverse : elle étudie


l’écriture du point de vue de celui qui écrit, tandis que la philologie,
pendant des siècles, avait étudié l’écriture du point de vue de celui
qui lit – l’éditeur et son édition critique. Mais qu’en était-il de la
lutte de l’écrivain ?
Genèse et critique des variantes font un pas de plus vers
l’auteur, mais ce n’est pas encore le pas décisif : le lecteur a tout au
plus le sentiment d’être un « voyeur » du texte. Le passage suivant
– et le changement de perspective – est réalisé par la psychologie et
par les sciences cognitives, cette nouvelle « science des sciences » qui
s’est constituée de l’autre côté de l’Atlantique et qui vient combler et
renforcer les espaces de réflexion communs aux sciences éditoriales
et aux sciences autoriales (parce que, naturellement, philologie
et psychologie s’ignorent sur le front commun du processus
d’écriture).
Cette ignorance réciproque, qui est davantage le fruit des
habitudes que des faits, ouvre le champ aux premières incursions.
Dans The Psychology of Written Composition, Carl Bereiter et
Marlene Scardamalia construisent le premier édifice solide, en
répétant ce qui deviendra l’axiome évident de tout programme
didactique : l’écriture est une compétence complexe qui s’acquiert à
travers de multiples phases35.
C’est l’activité de knowledge transforming, mais surtout
la conception du texte comme « étape » d’un processus qui nous
reconduisent aux réflexions des philologues modernes36.
La critique textuelle moderne, si l’on excepte quelques
résistances à reconnaître l’informatique comme le lieu privilégié
de l’expression, de la modélisation et de l’étude des signes, serait la
« science cognitive » par excellence et la psychologie de la composition

1987, p. 81-107) appellent les premiers « Beethovenians » ou « executors » et


les seconds « Mozartians » (« oil painters » pour D. Chandler, « Who Needs
Suspended Inscription ? », in Computers and Composition, vol. 11, 1994, p. 196),
ou « discoverers » – « ceux qui composent pour trouver ce qu’ils veulent dire » :
Bridwell-Bowles et al., op. cit., p. 83.
35 Carl Bereiter et Marlene Scardamalia, The Psychology of Written Composition,

Mahwah, Lawrence Erlbaum, 1987. Il ����������������������������������������������


s’agit de réflexions que la psychologie de
la composition doit à l’un des pères de la psychologie moderne : Lev Semenovič
Vygostkij (cf. D. Fiormonte, Scrittura e filologia nell’era digitale, Torino, Bollati
Boringhieri, 2003, p. 220-225, 240-243).
36 �����������������
Cf. V. Branca et ����������������
J. Starobinski, La Filologia e la critica letteraria, Roma-Milano,
Istituto Accademico di Roma-Rizzoli, 1977.
184 LA CRÉATION EN ACTE

en représenterait l’accomplissement naturel. On pourrait presque


dire que la seconde réalise la prophétie contenue dans la première :
toutes deux assument un point de vue diachronique – la psychologie
comme science expérimentale, la critique du texte comme science
historique – avançant dans des directions opposées le long de la
même route.
Le projet Digital Variants naît de la rencontre de ces deux
« sciences cognitives », dans le but de récupérer (et d’exploiter) une
partie de ce dynamisme perdu. En réfléchissant sur les limites et la
force de critique des variantes-genèse du texte et la psychologie de
la composition, nous avons essayé à Édimbourg de fondre les deux
perspectives théoriques et les deux expériences.

4. La machine génétique Magrelli

Sur le site Variantes Digitales, une série de textes, autographes,


documents d’auteurs italiens et espagnols sont disponibles et
consultables au moyen de différents outils de visualisation.
L’objectif principal du site, tout en se situant dans le respect des
normes ecdotiques de base, n’est pas de conserver les matériaux,
mais de les rendre directement exploitables par les utilisateurs.
Nous avons, en effet, l’impression que, par rapport aux grandes
possibilités de recherche et d’analyse automatique du texte offertes
par de nombreuses bibliothèques numériques, très peu d’attention
– si ce n’est aucune – a été accordée au problème de la lecture. En
termes informatiques, cela signifie qu’il y a eu et qu’il y a toujours
un grand effort dans le domaine de l’extraction d’information qui
n’est pas contrebalancé par une conception adéquate des interfaces
utilisateur.
Mais si l’on a renoncé à l’adoption de standard, c’est en raison
aussi (et peut-être surtout) de la forte hétérogénéité des documents.
Chaque auteur(e) a fourni aux archives des matériaux fort divers.
Cela va d’un récit de huit passages d’écriture de Francesca Sanvitale
(genèse d’un texte, avec une unique version publiée) au recueil
d’histoires La gente (Torino, Einaudi, 1993) de Vincenzo Cerami,
dont l’archive possède toutes les versions intermédiaires (textes qui
ont subi des modifications et qui ont été publiés à des périodes et
dans des contextes différents).
Représenter le processus d’écriture sur le Web 185

La machine génétique Magrelli est la dernière expérimentation


en date. Elle naît de l’exigence d’explorer de nouvelles solutions pour
restituer le processus d’écriture. Pour ce faire, nous avons adopté le
programme Flash, normalement utilisé dans des sites commerciaux
pour des effets d’animation. Le choix de ce programme pourrait
sembler critiquable d’un point de vue scientifique parce qu’il ne
s’appuie pas sur des ressources ouvertes (logiciel libre ou open source).
Toutefois, même si la codification XML-TEI des poésies et de leurs
avant-textes n’est pas encore terminée, notre objectif principal était
de construire une interface efficace et facilement utilisable en ligne.
Les feuilles de style (XSL et XSLT), qui permettent de transformer en
HTML des textes codifiés en XML, requièrent une programmation
à part qui ne garantit pas la possibilité de représenter tous les
phénomènes graphiques – sans parler de la représentation des
variantes de structure temporelle complexe, comme cela a été montré
par Edward Vanhoutte et Desmond Schmidt37. Flash permet non
seulement de réduire de manière importante les coûts et le temps,
mais semble se prêter de manière naturelle à la visualisation de la
mouvance textuelle.
Les matériaux utilisés dans le projet sont les brouillons
d’écriture, les notes et les différentes versions du recueil de poèmes
Ora serrata retinae (Milano, Feltrinelli, 1980) mis à disposition par
Valerio Magrelli. Le dossier complet comprend un cahier où figurent
les premières versions originales autographes et les différentes
versions imprimées ou transcrites à la machine que l’auteur a
corrigées avant d’arriver à la version définitive. Chaque poème a
donc une histoire génétique différente. Dans le projet général,
chaque poème du recueil de Magrelli disposera d’une machine
génétique, c’est-à-dire d’un ensemble d’outils, créés spécialement en
fonction de son histoire éditoriale, pour en montrer la genèse et la
dynamique.

37 Cf. Desmond Schmidt, « A Graphical Editor for Manuscripts » <URL:


http://www.wittgen-cam.ac.uk/cgi-bin/text/mseditor.html> [01/01/2005] et Edward
Vanhoutte, « Display or Argument : Markup Visualisation for Electronic Scholarly
Editions », in Standards und Methoden der Volltextdigitalisierung, Beiträge des
Internationalen Kolloquiums an der Universität Trier, 8-9 Oktober 2001, Thomas
Burch, Johannes Fournier, Kurt Gärtner und Andrea Rapp, éds., Stuttgart, Franz
Steiner Verlag, 2003 p. 71-96.
186 LA CRÉATION EN ACTE

Trois avant-textes de Ora serrata retinae (Il corpo è chiuso, Essere


Matita et Molto sottrae38) ont été jusqu’à présent publiés en ligne
grâce à ce système. Dans la fenêtre de gauche (Figure 1), il y �����������
a toujours
l’image d’un original, manuscrit ou imprimé. L’original choisi peut
être lu et comparé de manière croisée, soit avec la transcription
diplomatique du manuscrit dans la fenêtre du bas, soit avec les
transcriptions des différentes versions imprimées (jusqu’à la version
définitive) dans la fenêtre de droite. Une légende en bas à droite
indique les signes diacritiques qui ont été utilisés dans la transcription
diplomatique. D’autres effets sont également disponibles. « Floating
variants » montre chacune des deux variantes imprimées dans des
panneaux déroulants qui peuvent être déplacés comme on le désire ;
« fade transcription » permet de lire sur le manuscrit, en déplaçant
la souris, les ratures effectuées par l’auteur ; enfin, « zoom » permet
de se déplacer avec une loupe sur l’autographe. La possibilité pour
l’utilisateur/chercheur d’insérer des commentaires au moyen d’un
formulaire spécial est en cours de réalisation.

Figure 1 Exploration avec Flash de l’avant-texte de Ora serrata retinae


de Valerio Magrelli. En déplaçant la souris sur les ratures de
l’autographe, on visualise, avec un effet de fading, la transcription
du texte situé en dessous (voir 4e ligne « gettato in se »)

38 ���������������������
On peut accéder à la genetic machine à l’adresse : www.selc.ed.ac.uk/italian/
digitalvariants/autori/magrelli/mag_index.htm.
Représenter le processus d’écriture sur le Web 187

Faute de place, nous ne ferons pas ici l’analyse critique précise


de la genèse d’Il corpo è chiuso. Toutefois, on peut remarquer que
ce type de représentation du mouvement textuel peut ouvrir la voie
à des interprétations spécifiques et différentes du texte. Au-delà
des différences de structure attendues (par exemple la composition
du vers) et des différences linguistiques (changements lexicaux,
déplacements, suppressions, substitutions, etc.), la machine présente
une série d’éléments de contour et de commentaire, qui permettent
de lire et d’interpréter la composition en suivant, par contraste ou
par affinité, le discours parallèle entre moyen graphique et moyen
linguistique (œil-genou, cil-portail, etc.39). Dans la version définitive
(1980), les deux premiers vers, conservés jusqu’à l’édition sur revue de
1979, sont supprimés (« Splendido l’occhio / Questo è il suo segreto »).
Pourtant, si l’on examine le manuscrit, il semble bien que c’est de
ces deux vers que naît la trace phonique (« occhio »), iconique (le
genou-œil dessiné) et thématique (« son secret ») de la poésie. Ainsi,
ce n’est qu’à travers une comparaison des différentes versions que
l’on voit la manière dont l’auteur procède, par écrémages successifs,
sur un chemin qui va de l’explicite à l’implicite ; l’autographe de ce
point de vue s’offre comme un vrai « atlas cognitif » dans lequel sont
tissés et déposés sous forme de nœuds et de flux de la pensée, tous
les motifs et les thèmes développés – ou écartés – dans les versions
successives.
L’enjeu principal de cet instrument de représentation n’est
pas uniquement la genèse de la poésie. Plutôt, c’est tout le centre
de gravité du texte qui se déplace, créant un nouvel équilibre, dans
lequel tous les éléments – textuels, paratextuels, structurels – ont
la même importance. L’intratextualité révélée et montrée par la
machine devient un objet indépendant, puisque l’ensemble des
liens entre textes et avant-textes ainsi montrés construit et forme
une nouvelle expérience du texte/des textes. Percevoir et utiliser le
texte définitif sans regarder ou lire les galaxies sœurs qui l’entourent

39 ����������������������������������������������������������������������������
Un peu comme pour l’auteur étudié et apprécié de Magrelli (cf. V. Magrelli,
Vedersi vedersi. Modelli e circuiti visivi nell’opera di Paul Valéry, Torino, Einaudi,
2002), Paul Valéry : « [le manuscrit] montre l’une (parmi près d’une quinzaine) des
tentatives de Paul Valéry pour commencer son poème Été. Mots et graphisme se
conjuguent (ou concourent) pour figurer l’imaginaire – paysage de mots, paysage
de traits – ou pour signifier la pensée : dynamomètre et vecteurs empruntent à la
physique et aux mathématiques le symbolisme de la tension, du couple de forces » :
Louis Hay, éd., La Naissance du texte, Paris, José Corti, 1989, p.�����
11.
188 LA CRÉATION EN ACTE

devient une opération forcée – peut-être vaine. Une édition sur


papier – qu’elle soit diplomatique, critique ou génétique – n’est-elle
pas autre chose que la tentative d’arrêter et de justifier le temps du
texte ? Mais quand l’écriture, à travers la numérisation, est restituée
à sa dimension de processus (ou à une simulation de celle-ci), et
rentre donc dans le temps, le seul point d’appui pour la stabilité du
texte reste la chronologie.
La création virtuelle

Pascal Michelucci

Résumé

La notion de « virtuel » développée par Pierre Lévy permet d’envisager


celle de textualité et les étapes du parcours génétique, avec ses
richesses et ses contraintes, de façon fructueuse. La virtualisation
permet notamment de cerner la primauté des conventions littéraires
dans les opérations de l’écriture à partir d’un matériau sémiotique
a priori sans limites. On note ainsi la négociation entre le projet et
sa réalisation, qui oriente les réécritures, et la part déterminante de
certains choix simples mais premiers lors des débuts de l’écriture. Avec
ce concept forgé dans un cadre épistémologique nouveau – celui de la
cyberculture – la critique génétique peut compléter la sémiotique de la
page et la notion indicielle de trace manuscrite, tout comme la logique
à programme du dossier génétique.

Je m’inspire du concept de « virtuel » que présente Pierre Lévy


dans son ouvrage de 1998, Qu’est-ce que le virtuel ? À l’orée de son
chapitre sur les apports de la culture numérique aux disciplines et
aux pratiques du texte, Lévy note que le concept central de virtualité
possède des affinités remarquables avec les opérations d’engendrement
des textes individuels : « Depuis ses origines mésopotamiennes, le
texte est un objet virtuel, abstrait, indépendant de tel ou tel support
particulier. Cette entité virtuelle s’actualise en multiples versions,
traductions, éditions, exemplaires et copies. » Il y aurait donc un
pont à jeter entre la culture du livre et celle de l’écran d’ordinateur
si les concepts de l’un sont susceptibles d’interroger fructueusement
les attendus de l’autre et de contribuer à leur maturation.
Sans doute cette propriété d’actualisation du texte doit-
elle être notée : la Bible reste la Bible, dans ses innombrables
éditions et traductions, et toujours reconnaissable comme telle par

 �������������
Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, Paris, La Découverte, 1998, p. 33.
190 LA CRÉATION EN ACTE

d’innombrables lecteurs à travers les millénaires et les divers avatars


matériels de sa réalisation physique, depuis le codex jusqu’au cd-
rom. Cette singularité identitaire – aussi reconnaissable qu’elle
est irréductible – marquerait peut-être d’avance les limites d’une
approche formaliste s’inspirant de la notion de virtuel. Sans doute
cet exemple est-il propre à suggérer plus précisément les enjeux
d’une telle approche : rendre compte, partiellement, de tout ce qui
fait sur le plan génétique l’engendrement créateur du « texte ». Mais
si la création était pure virtualité, il n’aurait ni texte, ni monde, ni
généticiens…
J’aimerais aborder les apports du concept de « virtuel » aux
études génétiques, et faire retour avec lui sur la notion de textualité
ou de grammaire des textes qu’il me semble poser de façon simple
et puissante à la fois, sans pour autant tomber dans la « mystique
du texte ». Pour « académique » dans le mauvais sens du terme que
soit le débat sur la textualité et la textualisation, il n’en demeure
pas moins que le rapport entre les ressources de l’empire des signes
et ses innombrables pratiques d’une part, et l’existence de textes
bien réels regroupables en classes et familles ainsi que l’atteste la
poétique d’autre part, doit être explicité pour identifier la création
autrement que par une liste d’opérations et de manipulations
matérielles. Le concept de virtuel de Lévy paraît bien placé dans
cet enjeu théorique pour souligner les procédures d’engendrement
des textes et les contraintes qui pèsent sur ces procédures dans le
champ des pratiques littéraires.
On peut ne pas s’accorder sur le point d’articulation de cet
« objet abstrait » qu’avance Lévy. Pour une part, il se situe à l’origine
de tout exercice de la langue, dans une région profonde dont les
opérations sont celles du linguistique et des langues naturelles et que
partagent l’article de journal, le discours politique et le poème, quelles
qu’en soient les réalisations. Mais si les procédures prennent source,

 ���������������������������������������������������������������������������������
C’est l’argument sur lequel Elizabeth Eisenstein fonde son analyse célèbre de la
diffusion des savoirs par le livre après 1455. Voir
���������������������������
Elizabeth Eisenstein, The Printing
Press as an Agent of Change : Communications and Cultural Tranformations in
Early-Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 116 et
passim.
 ����������������
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Le Seuil, 1973, p. 93.
 ���������
Algirdas Julien
������������������
Greimas et Joseph
���������������������������������������
Courtés, « Textualisation », in Sémiotique.
Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette Supérieur, 1993,
p. 391 : « Le texte se définit ainsi par rapport à la manifestation qu’il précède. »
La création virtuelle 191

pour la sémiotique qui les décrit, dans une sémantique profonde


aux propriétés « universelles », il convient de prendre en compte les
autres procédures qui justement distinguent le discours politique de
la littérature, tout un ensemble de conventions « littéraires » plus
difficilement explicables par les voies de la linguistique. Le texte
littéraire est aussi objet virtuel d’une autre manière, parce que
ses virtualités indépendantes des supports prennent corps sur un
support matériel auxquelles elles se sont adaptées et pour lesquelles
elles ont défini leur régime propre qui n’est pas celui de la langue de
tous les jours.
Lévy prend bien soin de situer la notion de virtuel au centre
du champ de la culture contemporaine d’inspiration cybernétique,
plus essentielle même que la technologie hypertexte qui tend à
mobiliser toute l’attention dans ce domaine d’interrogation en
pleine effervescence. Il souligne une distinction entre deux paires
notionnelles : la latence entre le possible et le réel, lorsqu’une forme
ou une empreinte se réalise en substance, se place sur un axe où
il n’y a pas de créativité car il ne manque au possible latent que
de se faire matière par la réalisation, mais dans la forme déjà
prévue ou préencodée par la possibilité ; la complémentarité
entre le virtuel et l’actualisé, au contraire, sous-entend un potentiel
générateur, car le virtuel subsume un large inventaire de formes
possibles qui sont inventées et interprétées lors de l’exécution
qu’est l’actualisation. Une graine, par exemple, contient toutes
les conditions d’existence d’un arbre, mais l’arbre en question peut
s’actualiser de maintes manières. À ce titre, le virtuel est vu par
Lévy comme un stock inépuisable de ressources génératrices, et le
concept prend place dans une stratégie humaine d’une plus grande
généralité, incluant la création d’instruments et de médiations, dont
il serait l’apothéose contemporaine selon le philosophe. Pour lui,
le parangon contemporain de cette stratégie est l’hypertexte. C’est
donc par rapport à cette centralité du virtuel dans l’intelligence

 �����������������������������������������������������������������������
Les « transformations » que fait subir la littérature au texte produit
linguistiquement ne sont pas que des réajustements du matériau de la langue,
bien évidemment. Entre décrire et justifier, il y a un abysse. Voir : Algirdas Julien
Greimas, éd., Essais de sémiotique poétique, Paris, Larousse, 1972, p. 206.
 Maurice Couturier, Textual Communication. A Print-Based Theory of the Novel,

Londres, Routledge, 1991.


 �������������
Pierre Lévy, op. cit., p. 14.
 Ibid., p. 137.
192 LA CRÉATION EN ACTE

humaine collective, au-delà de l’épochè contemporaine qu’est la


société de l’information, que l’hypertexte lui-même se comprend
comme une « nouvelle étape », et non seulement parce qu’il apporte
de nouveaux moyens d’écrire, de lire, ou d’étendre la pensée. Le
concept permet surtout de baptiser simplement et de décrire le genre
d’événement créateur qui conduit de l’abstraction à la création
matérielle, empruntant les voies d’une combinatoire complexe.
Marie-Laure Ryan, commentant Lévy, souligne également
que le processus de passage du virtuel à l’actuel est essentiel dans
toute enquête sur l’inventivité verbale :

Le concept de virtualisation est d’une puissance extraordinaire. Il


implique toute opération mentale qui s’abstrait de l’hic et nunc, du singulier,
de l’usage unique et ponctuel et de l’incarnation solide pour s’étendre dans
l’intemporalité, l’abstraction, la généralité, la mutabilité, la réduplication,
l’ubiquité, l’immatérialité et la fluidité morphologique10.

Toutefois, selon la critique, l’intérêt de la virtualisation ne


s’arrête pas là, car elle s’étend par la suite, récursivement, de l’écriture
à l’actualisation nouvelle du texte par les lectures qui en seront faites
et la mémoire qui les engrange : « L’acte d’écriture puise dans (et
alimente en retour) un réservoir d’idées, de souvenirs, de métaphores
et de matériau linguistique qui contient un nombre potentiellement
infini de textes. Ces ressources sont textualisées par l’entremise de
la sélection, de l’association, et de la linéarisation11. » Bref, une
actualisation ouvre sur une autre, de sorte que la contribution
originale de tel créateur institue des ressources stratégiques textuelles
qui seront disponibles à celui qui viendra après.
De son côté, Ryan poursuit en soulignant la pertinence
de la proposition de Lévy pour les études littéraires, mais plus
particulièrement en direction d’un mariage critique entre la théorie
littéraire contemporaine et le champ d’étude du « cybertexte »,
dans un va-et-vient qui serait sans nul doute novateur12. Lévy, au

 �����������������������������������������������������������������������������
Pierre Lévy, « L’hypertexte, une nouvelle étape dans la vie du langage », in
Christian Vandendorpe et Denis Bachand, éds., Hypertextes. Espaces virtuels de
lecture et d’écriture, Montréal, Nota Bene, 2002, p. 25.
10 Marie-Laure Ryan, « Cyberspace, Virtuality, and the Text », in Marie-Laure

Ryan, éd., Cyberspace Textuality. Computer Technology and Literary Theory,


Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. 96. [Nous
������������������
traduisons.]
11 Ibid., p. 93. [Nous traduisons.]
12 Ibid., p. 100-101.
La création virtuelle 193

contraire, suggère de s’intéresser à la virtualisation pour elle-même


– soit à la constitution et à la conformation de ces potentiels, de ce
réservoir créateur.
Or il convient de noter que Ryan note au passage des procédures
que les études génétiques sont quasiment les seules dans toutes
les sciences humaines à étudier dans leurs dimensions pratiques.
Ainsi donc, si l’on s’accorde à reconnaître que le texte a à voir avec
l’actualisation d’un virtuel, qu’on l’appelle textualité ou autrement,
il incombe à une science de se pencher sur le phénomène de passage
à l’acte à partir des virtualités, c’est-à-dire à l’actualisation13. Alors,
ce sont effectivement les études génétiques qui semblent les mieux
placées pour instruire le dossier des virtualités constituées lors des
actes créateurs individuels, et à la manière dont ceux-ci exploitent
pour leur part un certain modèle d’actualisation conforme au patron
de la création littéraire.
La tradition philosophique, comme le souligne Lévy, « analyse
[de préférence] le passage du possible au réel14 ». De la même
manière, les paradigmes scientifiques, pour avoir été modelés sur
les sciences expérimentales, n’encouragent pas à imaginer, à partir
des bribes du réel, l’éventail des possibles, ou à extrapoler, à partir
d’objets immanents, les virtualités qui leur ont donné naissance15.
Ces bribes, où sont-elles ?
Pour répondre à la question, Lévy observe que le virtuel lui-
même est décomposable, car il est susceptible, quel que soit son
champ d’application, de s’analyser en opérations discrètes. En
premier lieu, les opérations dites « grammaticales » permettent le
découpage d’éléments de l’actuel existant et leur séquençage, afin
de dégager la logique de leurs combinaisons virtuelles à plusieurs
niveaux, sur le modèle de la « double articulation » : la virtualisation
opère sur des éléments ponctuels identifiables16. Plus précisément,
le virtuel de la textualité repose sur le fait qu’un texte est toujours

13 ���������������������������������������������������������������������������������
C’est déjà partiellement la tâche d’une certaine linguistique, qui œuvre dans le
domaine de l’usage quotidien non esthétique de la langue.
14 �������������
Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, op. cit., p. 10.
15 ������������������
Camille Dumoulié, Littérature et philosophie. Le gai savoir de la littérature,
Paris, Armand Colin, 2002, p. 60-64 explique fort à propos le parcours inverse qui
reste au cœur de la conception moderne de la littérature, notamment par rapport à
l’idéal de l’œuvre ouverte.
16 �������������
Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, op. cit., p. 134.
194 LA CRÉATION EN ACTE

composé d’éléments divers et diversement articulables17, mais que


d’autres textes ont déjà utilisés. Les théories de l’intertextualité
généralisée le promulguent depuis longtemps18. Sur le plan des
opérations de virtualisation dites « dialectiques », des substitutions,
mises en correspondance et processus de dédoublement sont
constituables comme stratégies d’actualisation à part entière : des
types de rapports et des familles d’équivalences sont identifiables
et peuvent constituer la base de nouvelles actualisations. La
combinatoire de Propp vient naturellement à l’esprit ici. Enfin, les
opérations appelées « rhétoriques » donnent lieu, par leur réemploi,
à « l’émergence de mondes autonomes, création d’agencements de
signes, de choses, et d’êtres indépendamment de toute référence à
une “réalité” préalable19 ».
Il existe des principes de cohérence qui déterminent la façon
dont les procédures génétiques inscrivent tel ou tel élément virtuel
dans leur projet en mettant en jeu les règles d’actualisation en vigueur
dans le champ des pratiques littéraires. Par exemple, l’utilisation de
la technique narrative établit des distinctions pertinentes quant à la
réalisation des opérations d’actualisation. Tout matériel ne saurait
être discursivisé dans l’indifférence à l’identité d’une voix, sans même
parler de la qualité du matériau diégétique. Le choix des points de
vue et son impact sur la scénarisation, tels qu’ils ont fait l’objet de
déclarations théoriques novatrices de la part de Henry James, ouvre
des virtualités et en ferme d’autres20.
Quant à la cohérence du palier grammatical indiqué par Lévy,
la sélection se fait le plus souvent dans le respect de cohérence d’un
univers idiolectal. Le bec de gaz de Baudelaire devient lampadophore
chez Mallarmé, illuminant un autre genre de femme21. Dans la
poésie baroque le sexuel côtoie sans douleur le religieux. L’univers

17 ����������������������������������������������������������������
Le fait que ces éléments soient encodables, comme l’a montré la Text Encoding
Initiative dans le champ de la philologie électronique, tendrait à confirmer l’intuition
d’un niveau « grammatical ».
18 ����������������������
« [T]out texte est un intertexte » : Roland Barthes, « Théorie du texte », in
Œuvres complètes, t. IV [1972-1976], Éric Marty, éd., Paris, Le Seuil, 2002, p. 451.
19 Pierre Lévy, loc. cit.
20 Voir Sergio Perosa, Henry James and the Experimental Novel, Charlottesville,

University Press of Virginia, 1978, p. 94-104 et American Theories of the Novel :


1793-1903, New York, New York University Press, 1985, p. 126-128.
21 �������������������������������������������������������������������
Henri Mitterand, « Pour une sémantique textuelle de Mallarmé », in Poétique,
nº 120, 1999, p. 403-411 cerne fort à propos la « réverbération » lexico-sémantique
dans l’univers mallarméen.
La création virtuelle 195

de Cocteau comporte des tramways, des autruches et des cyclistes,


alors que dans celui de Valéry les Parques et les pythies errent près de
temples grecs. Dans celui de Le Clézio ou de Pieyre de Mandiargues,
on se déplace à motocyclette.
À travers ces quelques exemples, il ne s’agit nullement de
cadastrer les contraintes qui pèsent sur l’actualisation de la littérarité
à partir de virtualités théoriquement infinies, mais tout simplement
de souligner que dans la combinatoire réglée de la création littéraire,
il entre au nombre des règles un ensemble de pratiques molles qui
ont été virtualisées elles aussi à travers l’ensemble des pratiques
littéraires héritées. La recherche d’une cohérence, par exemple,
constitue une orientation essentielle qui donne rapidement sa teneur
à un projet22.
Cette vision de la virtualité met-elle trop l’accent sur l’agent
auteur ? Il se peut que l’auteur, même le plus au fait de son art,
soit inconscient des principes qui le guident, par-delà la maîtrise
totale qu’il peut exercer sur les opérations locales de sélection et
d’arrangement. Valéry en est un exemple qui peut surprendre. S’il
explique le projet de La Jeune Parque comme une broderie sur des
lieux communs, une suite – dans le sens musical – de substitutions
psychologiques dans laquelle le catalyseur fut une recherche de la
modulation, on connaît ailleurs la part de mystère et d’incontinence
qui entra dans le grand chef-d’œuvre valéryen23. Valéry a souligné
maintes fois les défaillances de sa volonté : dans la fameuse lettre
au ministre de la Plume, Julien Monod, Valéry avoue : « Je sentais
vaguement qu’il me conduisait, de vers en vers, où je ne voulais
pas aller ; et c’est pourquoi j’écrivais. » Dans une seconde lettre
de 1915 : « C’est un acte de volonté, non de désir, et d’une volonté
imprécise. » Et enfin dans un bilan rétrospectif de la rédaction de La
Jeune Parque : « son obscurité me mit en lumière ni l’une ni l’autre
n’étaient des effets de ma volonté24. »
Deux aspects antithétiques me paraissent ressortir dans
l’actualisation génétique, l’un d’une grande simplicité, l’autre au
contraire marqué d’une complexité parfois déroutante. Ces deux
22 �������������������������������������������������������������������������������
Voir Daniel Ferrer, « La toque de Clementis. Rétroaction et rémanence dans les
processus génétiques », in Genesis, n° 6, 1994, p. 100.
23 Jean
����������������������������������������
Hytier, « Notes », in Paul Valéry, Œuvres, t. I, Paris, Gallimard,1957,
p. 1612-1641 (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »).
24 �������������������������������
Pour le roman, voir le cas des Bostonians décrit par Leon Edel, Henry James. A
Life, New York, Harper and Row, 1985, p. 311-312.
196 LA CRÉATION EN ACTE

tendances ressortent d’autant mieux que le dossier génétique est


dépouillé avec talent par ses exploitants-chercheurs.
Premièrement, s’il n’y a pas de génération spontanée, une fois
découverte une poignée de lignes de force et identifiée la logique de
l’engendrement, du texte se met en place dans la foulée, comme de
proche en proche. Un choix en entraîne un autre, par répercussion,
ou l’élimine par inhibition. Il peut s’agir de poser la voix, d’asseoir
les contours du personnage dans une identité, de sélectionner
une situation narrative, d’élire un mètre. On sait par exemple
comment Valéry a pu construire « Le cimetière marin » dans la
forme métrique décasyllabique qui, selon la légende, s’est imposée
à lui ; Jean Levaillant a ainsi envisagé chez Valéry les « contraintes
de l’écriture » qu’impose la « constitution d’un espace génétique
mémoriel » où le procédé serait radicalisé25.
On s’arrête parfois insuffisamment sur les répercussions
ultérieures de tels choix macroscopiques mais premiers, surtout dans
le cas d’œuvres dont la facture nous est particulièrement familière.
Le cas extrême me paraît représenté par la naissance des Rougon-
Macquart – « Un roman sur les prêtres (Province) / Un roman
militaire (Italie) / Un roman sur l’art (Paris) / Un roman sur les
grandes démolitions de Paris. / Un roman judiciaire (Province) / Un
roman ouvrier (Paris) […]26 ». Déjà en 1868, l’« archéologie » des
Rougon-Macquart est ainsi arrêtée, comme l’observe Mitterand.
L’exploration de la grammaire générative des individus à travers
l’hérédité, telle que l’avait analysée le docteur Lucas, révèle aussi
son intérêt pour la compréhension de l’inventivité zolienne, selon
Mitterand. Car en plus de la grande architecture thématique et
géographique qui répartit les contenus en fonction des œuvres,
l’univers diégétique zolien est réglé par quelques principes simples,
complexifiés par croisements divers :

un nombre réduit de supports (le père, la mère), de traits (le physique,


l’âge, la sensibilité, l’état mental), de mécanismes (l’hérédité, l’innéité),
de modes (parité, disparité), de règles (combinaisons, mélange, élection)
et de circonstances (celles du « coït »), peut engendrer un nombre infini

25 Jean
���������������������������������������������������������
Levaillant, « Écriture et génétique textuelle », in Écriture et génétique
textuelle. Valéry à l’œuvre, Lille, Presses universitaires de Lille, 1982, p. 21-22.
26 �����������������
Henri Mitterand, Les Manuscrits et les dessins de Zola, t. II : Les Racines d’une
œuvre. Transcriptions et commentaires des manuscrits originels, Paris, Éditions
Textuel, 2002, p. 203.
La création virtuelle 197

de personnages et de scénarios romanesques. [Zola] se fait en somme le


premier des structuralistes27.

On pourrait ajouter à cette mécanique protogénérativiste les


principes présidant à l’invention des lieux qu’a dégagés Olivier
Lumbroso pour « débrouiller le fil qui conduit mathématiquement »
d’une procédure à l’autre28.
Cette simplicité dans les principes générateurs de base a été
merveilleusement exploitée par l’utilisation qu’en a faite l’OuLiPo,
ainsi qu’en atteste le fascinant CD-ROM d’Antoine Denize intitulé
Machines à écrire29. Les tentatives de génération automatique de
textes valéryens30, ou à partir du Trésor de la langue française31,
jusqu’à la suggestion d’un « Flaubert automatique » par Roger
Laufer en 1991, apportent des preuves de cette relative simplicité
sur un autre plan32.
En contrepartie un autre aspect s’impose, celui-là d’une
étourdissante diversité. En effet le travail de réécriture implique un
nombre souvent vertigineux de réglages locaux dans les cas les plus
prononcés. Il est quasiment impossible d’en dominer la profusion,
même avec des mandats circonscrits et des catégories conceptuelles
soigneusement balisées. C’est même sans mentionner le nombre
d’essayages potentiels qui se laisse parfois deviner, comme quand
on tombe sur les « palettes » de mots de Valéry33.
27 �����������������
Henri Mitterand, op. cit., p. 250.
28 ������������������
Olivier Lumbroso, Les Manuscrits et les dessins de Zola, t. III : L’Invention des
lieux, Paris, Éditions Textuel, 2002, p. 291.
29 ����������������
Antoine Denize, Machines à écrire, Paris, Gallimard, 1999.
30 �������������������������������������������������������������������������
Pierre Laurette, « À l’ombre du pastiche, la réécriture : automatisme et
contingence », in Texte, nº 2 : « L’intertextualité », 1983, p. 111-134. Par exemple,
à la manière de Charmes : « Il n’est pire âme que la fange / Ne rende belle et plus
étrange / À l’abandon d’une science! / Ton hébétude tranquille tue / Ton âme en
son regard, perdue ! / Torpeur stupide de patience / elle unissait à sa présence / Une
animale connaissance… / Et s’instruisait en son absence ! », p. 133.
31 �����������������
Laurence Danlos, Génération automatique de textes en langue naturelle, Paris,
Masson, 1985.
32 �������������������������������������������
Roger Laufer, « Les enfants du micro », in L’Imagination informatique de
la littérature, Jean-Pierre Balpe et Bernard Magné, éds., Saint-Denis, Presses
universitaires de Vincennes, 1991, p. 101, signale un outil informatique pour assister
les manuscriptologues. « Flaubert » fut le premier générateur automatique de textes
commercialement disponible en 1994. On trouvera un échantillon en français sur le
site www.charabia.net.
33 ���
La Jeune
������������
Parque. Manuscrit autographe, texte de l’édition de 1942, états successifs
et brouillons inédits du poème, Octave Nadal, éd., Paris, Club du meilleur livre, 1957.
198 LA CRÉATION EN ACTE

C’est la partie « bricolage » que l’analyse des processus


de genèse a le plus de mal à dominer. Ces variations libres se
retrouvent par exemple chez Zola : « Les Rougon-Chantegreil / Les
Rougon-Malassigne / Les Rougon-Lapeyre / Les Rougon-Vialat
/ Les Rougon-Buvat […]34 ». Toutefois, le fait que des moyens de
rétroaction sont disponibles à l’écrivain pour contrôler et mettre
en forme la masse profuse de l’actualisation indique qu’il y a des
régularités en retour, une deuxième sorte de logique qui intervient
pour garder les multiples corrections, ratures et repentirs dans l’axe
du projet concerté.
De fait, il existe une négociation constante entre la teneur
d’un projet, telle qu’elle s’énonce dans un scénario ou un plan, et
sa réalisation. De la logique héréditaire qui préside à l’invention
des Rougon-Macquart jusqu’à ce qu’Olivier Lumbroso appelle
« l’imagination délirante de Zola35 », il y a un grand pas. À
propos de Flaubert, Tony Williams parle même d’un « gouffre
transformationnel36 ». Mais cet immense saut est négocié : sans la
canalisation du projet par le plan, matérialisé ou mental, l’énergie
débridée n’irait nulle part. Et dans le sens inverse, les campagnes
de révision visent à corriger et à réorienter le texte réalisé, non
seulement dans des buts d’harmonisation locale, mais aussi dans
la fidélité au projet de départ, même si ce dernier doit être revu à
l’occasion et trouve de nouveaux matériaux en chemin.
Selon Marie-Laure Ryan, la virtualité qui identifie le texte
électronique a été prônée ou tout au moins annoncée de longue date
par la théorie littéraire poststructuraliste : Derrida, Lyotard, Deleuze
et Guattari… Son acceptation rapide dans le passé récent repose
sur la propension du cybertexte à insister sur certaines qualités, au
détriment de celles de la textualité et de la théorie « orthodoxes »
ou traditionnelles. Ryan dresse alors une liste de ces qualités qui me
semblent aussi démarquer la textualité du manuscrit de celle du livre
imprimé.

34 �����������������
Henri Mitterand, op. cit., p. 285.
35 ������������������
Olivier Lumbroso, op. cit., p. 318.
36 ������������������������������������
Tony Williams, « Introduction », in L’Histoire en question. L’avant-texte du
premier chapitre de la troisième partie de L’Éducation sentimentale, Hull, University
of Hull-Arts and Humanities Research Board, 2002, en ligne à : http://www.hull.
ac.uk/hitm/gen/intro.htm.
La création virtuelle 199

Texte imprimé Textualité électronique


Durable �������� Éphémère
Linéaire �������� Spatiale
Autorité de l’auteur ������������������
Liberté du lecteur
Sens préétabli ����������������� Sens en émergence
Primauté de l’univers textuel �������������������������
Primauté de l’énonciation
Texte comme profondeur �������������������
Texte comme surface
Immersion ������� Surfing
Centralisation ������������ Décentrement
Organisation hiérarchique �������������������������
Organisation rhizomatique
Cohérence globale ����������������
Cohérence locale
Systématicité ��������� Bricolage
Ordre ����� Chaos
Continuité ����������������������Sauts et discontinuité
Séquencialité ������������ Parallélisme
Représentation statique Simulation dynamique37

La série de ces rapprochements binaires, quoique incomplète,


me laisse songer que la génétique textuelle entretient des rapports
fort étroits avec la textualité électronique. Il faut sans aucun
doute en prendre acte, en particulier à ce moment tournant qui
est le nôtre, où nous en sommes non à l’invention de la philologie
électronique, que l’on doit au père Busa il y a un demi-siècle, mais
à son institutionnalisation. Jerome McGann, qui est un des fers de
lance de sa promotion en Amérique du Nord, écrit :

La technologie numérique dans les sciences humaines a mis l’accent,


quasiment à l’exclusion de toute autre chose, sur les méthodes de tri,
d’accès et de dissémination de vastes ensembles de matériel, et sur certaines
questions de stylistique ou de linguistique computationnelle. À cet égard, ce
travail pose peu souvent de ces questions sur l’interprétation et la réflexion
consciente qui animent les préoccupations des savants et enseignants des
sciences humaines. La technologie numérique reste encore un instrument
ancillaire des préoccupations techniques et précritiques des bibliothécaires,
archivistes et éditeurs. Il n’en demeure pas moins que le domaine de
l’éducation et de la recherche en sciences humaines ne prendra pas l’utilisation
des technologies numériques au sérieux tant qu’on n’aura pas fait la preuve que
ses outils contribuent à l’exploration et à l’appréciation des œuvres esthétiques

37 ������������������
Marie-Laure Ryan, op. cit., p. 101-102. [Nous traduisons et le tableau a été
adapté.]
200 LA CRÉATION EN ACTE

– c’est-à-dire tant qu’elles n’auront pas étendu la portée de nos procédures


interprétatives38.

À mon sens, il est essentiel d’aller plus loin, et l’explosion


récente du numérique nous y engage car la technologie vient au
monde des lettres tout autant qu’elle se rue sur le monde de l’art39.
Il y a d’autres points communs, épistémologiquement, à la
culture numérique et à la critique génétique. Pierre Lévy s’est fort bien
avisé de ce que la technologie comporte par ailleurs des dimensions
abstraites, d’où son intérêt marqué pour le virtuel en lieu et place de
l’hypertexte matériel sur lequel d’autres raisonnent. Même si l’on
vise à la seule interprétation, il faut bien en venir à poser la question
centrale de la textualité d’un objet neuf, qui n’est plus celui sur
lequel on louche depuis des siècles. En effet, il serait dommage de
se contenter d’une approche de surface des mutations du texte, qui
se préoccuperait de la seule lecture, tout autant qu’on aurait tort de
se contenter d’une génétique des surfaces, seulement empirique, au
risque d’une forme d’« illettrisme40 » purement contemplatif dans
un cas comme dans l’autre. Les traces renseignent mais l’essentiel
n’est peut-être pas toujours accessible à l’œil, même quand il déploie
toute son intelligence propre. L’objet intellectuel qu’est la création
ne se limite pas à l’instrumentation de l’écrit, ne serait-ce que parce
que l’instrument écrit ne fixe pas tous les contenus, ne garde pas
toutes les traces de toutes les opérations.
Si la critique génétique est par nécessité fondée sur des objets
matériels – les manuscrits – il serait dommage qu’en cours d’étude
elle se prive de mettre à plat les phénomènes qui font la créativité
sans pour autant laisser de traces ici ou là. Il s’agit d’un problème

38 Jerome McGann, Radiant Textuality. Literature After the World Wide Web,
New York, Palgrave, 2001, p. xi-xii. ���������������������������������������
[Nous traduisons, souligné par McGann.]
39 ������������������������������������
Edmond Couchot et Norbert Hillaire, L’Art numérique. Comment la technologie
vient au monde de l’art, Paris, Flammarion, 2003.
40 ���������������������������������������������������������������������������������
Le terme est utilisé par Alain Rey, « Du narcissisme à l’autopsie : le manuscrit
en proie aux sémiotiques », in Genesis, nº 10, 1996, p. 19. Il ne paraît pas probable
que la sémiotique d’obédience empirique et d’approche typologique de l’anglo-
saxon Peirce, suggérée par Rey, soit toutefois le meilleur adjuvant. La sémiotique
française (qu’on doit en fait à un Suisse, un Danois et un Lituanien) fait fort bien
de poser la question du sens dans une optique générative, qui est sans nul doute
mieux placée pour répondre à la question de la textualité. Daniel Ferrer évoquait
éloquemment les enjeux d’une « bathmologie » d’inspiration connexe en 2002 dans
la même revue Genesis.
La création virtuelle 201

que tous les généticiens connaissent bien et qui est plutôt la norme
de l’exception, dans les dossiers les plus complets comme dans les
lacunaires. Et pourtant, c’est du dossier qu’il faut se contenter, car il
s’agit du seul témoin des opérations concrètes de la création. Mais il
serait tout aussi étonnant que la sémiotique du texte ne trouve aussi
son intérêt dans l’élargissement du champ d’enquête sur le manuscrit,
non pour se limiter à une sémiotique de la page, mais pour exploiter
tout ce que le processus génétique offre de « parcours » dans son
déploiement.
Au demeurant, il y a par-devers le manuscrit, même le plus
disert sur sa marche et le projet le plus sciemment orienté, une
structure profonde, qu’on l’entr’aperçoive ou pas. Il serait donc
dommage que les généticiens se contentent de faire parler les seules
traces du manuscrit et non ses en-creux ou ses absences, ou l’économie
d’ensemble des virtualités exploitées. Ce serait perdre une occasion
précieuse de saisir les raisons de choix stratégiques qu’aucune autre
approche ou théorie n’a les moyens d’élucider d’aussi près, autant
par le menu, et avec autant d’exactitude. Ce serait par la même
occasion contribuer à la réflexion sur la textualité que les méthodes
linguistiques n’ont pas le droit de monopoliser, car Illusions perdues
n’est pas la recette de la soupe au pistou.
La tâche de la critique génétique, s’il faut parler de son
horizon, paraît avoir à l’égard de cet ensemble de virtualités
qu’est la textualité trois aspects : historique, critique et
théorique. Matériellement l’établissement du dossier lui incombe
naturellement, avec la résolution des innombrables problèmes
matériels de sélection, séquence ou édition (même quand aucune
publication n’est envisagée). Sur le plan critique, il est essentiel de se
livrer à l’étude ponctuelle des processus de fond et des mandats qui
guident l’évolution du projet génétique à l’étude et des procédures
particulières qui font évoluer le texte. Au-delà de ces deux étapes,
et relevant plus de la théorisation que la précédente, un troisième
moment se présente comme passage à envisager. Celui de la
formalisation abstraite de l’écriture et de ses opérations en général. Il
s’agirait d’une étape de conceptualisation théorique qui descendrait
de la surface manuscrite aux structures profondes conditionnées par
la langue, les lettres et l’histoire.
Au plus profond du texte, lumineuses perspectives !
Page laissée blanche intentionnellement
4. Enjeux de l’écriture, enjeux
théoriques : penser la création ?
Page laissée blanche intentionnellement
Quelques remarques sur le couple
intertextualité-genèse

Daniel Ferrer

Résumé

La perspective génétique nous oblige à modifier, ou à nuancer,


notre conception de l’intertextualité. Elle nous fait percevoir des
phénomènes intertextuels, indéniablement actifs mais irrepérables
dans le texte définitif. Les notions de connecteur, d’agrammaticalité
et de catachrèse, que Michael Riffaterre met en avant pour résoudre
le problème, se révèlent en pratique insuffisantes confrontées à
certains cas d’intertextualité négative ou à des œuvres complexes où se
superposent des grammaticalités multiples, s’inscrivant parfois en deçà
de la limite du lexème. Si l’intertextualité demeure un fait de lecture,
il faut relativiser la conception du lecteur implicitement mise en avant
par la théorie de l’intertextualité. Réciproquement, le rapport du texte
à son intertexte ainsi élargi pourrait fournir un modèle permettant de
rendre compte du statut de l’avant-texte par rapport au texte.

La perspective génétique modifie-t-elle notre conception de


l’intertextualité ? On serait tenté d’apporter une réponse réservée à
une telle question. Il est vrai que la critique génétique semble offrir
à l’intertextualité un fondement matériel rassurant. En interprétant
les documents qui témoignent des lectures des écrivains et en les
confrontant aux manuscrits qui conservent la trace de la genèse du
texte, on peut cerner de près l’interface entre la lecture et l’écriture,
l’espace transactionnel où l’une prend naissance à partir de l’autre,
reconstituer de manière positive le dialogue intertextuel et replacer
la création dans son environnement intellectuel concret. Mais ne

 �����������������������������������������������������������������������������
Pour une esquisse d’approche « conversationnelle » de la genèse, voir Daniel
Ferrer, « “The conversation began some minutes before anything was said...” :
Textual genesis as dialogue and confrontation (Woolf vs Joyce and Co) », in
Conversation in Virginia Woolf’s Works, numéro hors série de la Société d’études
woolfiennes, Études britanniques contemporaines, automne 2004.
206 LA CRÉATION EN ACTE

risque-t-on pas de revenir à la vieille critique des sources ? N’est-ce


pas précisément pour couper court à toute possibilité d’une telle
régression que Michael Riffaterre avait fait de l’intertextualité un
phénomène de lecture et non d’écriture, le définissant comme « la
perception par le lecteur, des rapports entre une œuvre et d’autres
qui l’ont précédée ou suivie » ? Ce geste audacieux et salubre a eu
l’avantage de déblayer le terrain de considérations accessoires, et de
focaliser le débat sur le fonctionnement intertextuel plutôt que sur
l’intertexte. Faudrait-il donc se passer complètement de la notion
d’intertextualité quand on s’intéresse à la genèse ? Certainement
pas, puisqu’il suffit, pour s’approprier la notion, de se souvenir
que tout écrivain est aussi un lecteur, que tout geste d’écriture
constitue aussi un geste de lecture. D’autant que, contrairement
à la traditionnelle critique des sources – qui d’ailleurs n’hésite
généralement pas à recourir aux manuscrits –, la critique génétique
se préoccupe moins de désigner une origine que d’analyser « ce qui
fait l’essence même de l’intertextualité pour le poéticien : le travail
d’assimilation et de transformation qui caractérise tout processus
intertextuel ». De fait, le concept se révèle fécond pour la critique
génétique et, réciproquement, l’étude génétique peut offrir à la
théorie de l’intertextualité l’occasion d’observer de près les pratiques
d’un lecteur qui pour une fois n’est pas abstraitement défini (même
s’il n’est pas nécessairement représentatif) : l’écrivain. Mais peut-
on aller plus loin dans cet échange : la possibilité de recourir aux
manuscrits peut-elle nous conduire à modifier, ou à nuancer, l’idée
que nous nous faisons de l’intertextualité elle-même ? Et une
juste compréhension du statut de l’intertexte par rapport au texte
pourrait-elle nous aider à préciser le statut de l’avant-texte ?

 �����������������������������������������������������
Michael Riffaterre, « La trace de l’intertexte », inLa Pensée, n° 215, oct. 1980,
p. 4.
 ��������
Laurent Jenny,
����������������������������������������
« La stratégie de la forme », in Poétique, n° 27, 1976, p. 259-
260.
 ���������������������������������������������������������������������������
Voir notamment les articles d’Éric Le Calvez, Robert Pickering et François
Rastier, et l’introduction de Laurent Milesi dans Éric Le Calvez et Marie-Claude
Canova-Green, éds., Texte(s) et Intertexte(s), Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997,
issu, comme le présent volume, d’un colloque qui s’était tenu à Londres.
Quelques remarques sur le couple intertextualité-genèse 207

On peut partir d’une remarque de Laurent Jenny qui propose


de « parler d’intertexualité seulement lorsqu’on est en mesure de
repérer dans un texte des éléments structurés antérieurement à lui,
au-delà du lexème, cela s’entend, mais quel que soit leur niveau de
structuration ». Ces restrictions paraissent aller de soi, mais, comme
toujours, dès lors qu’on commence à prendre en considération la
dimension génétique, de nouvelles questions se posent.
Que faut-il entendre exactement par les mots « lorsqu’on
est en mesure de repérer » ? L’intertextualité est-elle toujours
« repérable » ? Cela semble évident d’après la définition donnée
plus haut : elle est repérable ou elle n’est pas, puisqu’elle est un
effet de lecture. Mais de quel lecteur parle-t-on ? On sait bien que
le pouvoir allusif d’un texte, aussi fort soit-il lors de sa publication,
peut s’affaiblir ou se perdre avec le temps. C’est un phénomène
inéluctable, tout particulièrement (mais pas uniquement) dans
une forme d’intertextualité qu’on pourrait appeler l’intertextualité
négative et notamment dans ce que Bakhtine, dans son étude du
« dialogisme actif », appelle la « polémique interne cachée ». On se
rappelle que dans ce cas,

le mot [discours] d’autrui n’est pas reproduit avec une nouvelle


interprétation mais il agit, influence et détermine d’une façon ou de l’autre
le mot de l’auteur, tout en restant lui-même à l’extérieur. […] Dans la
polémique cachée, le mot de l’auteur est, comme n’importe quel autre mot,
dirigé sur son objet, mais chaque affirmation se construit de manière à avoir
en plus de sa signification objectale, un effet polémique sur le mot d’autrui.
Dirigé sur son objet, le mot se heurte dans l’objet même au mot d’autrui
qui, lui, n’est même pas reproduit mais seulement suggéré ; et cependant, la
structure du discours serait toute différente s’il n’existait pas cette réaction
au mot d’autrui sous-entendu. […] Dans la polémique cachée, le mot
d’autrui est repoussé et c’est son rejet, tout autant que l’objet dont il est
question, qui détermine le mot de l’auteur. […] Le mot perçoit intensément

 ���������
Laurent �������
Jenny, op. cit., p. 263. En
�������������������������������������������������
revanche, nous ne nous attarderons pas sur la
phrase qui suit : « On distinguera ce phénomène de la présence dans un texte d’une
simple allusion ou réminiscence, c’est-à-dire chaque fois qu’il y a emprunt d’une
unité textuelle abstraite de son contexte et insérée telle quelle dans un nouveau
syntagme textuel, à titre d’élément paradigmatique. » Avec le recul, on voit mal
ce que peut être une simple allusion, ni comment une unité textuelle pourrait être
abstraite de son contexte d’origine sans en conserver la trace ou insérée telle quelle
dans un nouveau syntagme sans en être affectée.
 ������������������
Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Paris, Le Seuil, 1970, p. 260.
208 LA CRÉATION EN ACTE

à côté de soi le mot d’autrui parlant du même objet, et cette sensation


détermine sa structure.

La question est évidemment de savoir à quel point cette


polémique est cachée : si elle l’est trop, son effet risque évidemment
d’être nul. Dans un tel cas, les documents de genèse se révèlent
précieux.
Prenons par exemple les Considérations sur les causes de la
grandeur des Romains et de leur décadence de Montesquieu. Une
bonne connaissance de l’histoire littéraire et un examen attentif des
deux ouvrages doivent permettre de prendre conscience de tout ce
que les Considérations doivent négativement au Discours sur l’histoire
universelle de Bossuet. Comme l’explique Catherine Volpilhac-Auger,
elles manifestent « le refus de sa perspective christianocentrique de
l’histoire, selon laquelle Dieu n’aurait permis l’établissement de
l’Empire romain que pour mieux préparer le monde à la venue du
Messie. » L’étude des lectures de Montesquieu à travers les traces
matérielles qu’elles ont pu laisser dans ses notes, extraits, catalogues
et autres manuscrits permettant de reconstituer sa « bibliothèque
virtuelle », ne fait que le confirmer.
En revanche, on ne peut pas parler de confirmation pour
d’autres textes beaucoup plus obscurs qui sont en pratique
imperceptibles et qui pourtant jouent un rôle capital dans l’ouvrage,
en tant que « sources de réaction ». Il en est ainsi des derniers mots
du dernier chapitre de ces mêmes Considérations : « l’Empire […]
finit comme le Rhin, qui n’est plus qu’un ruisseau lorsqu’il se perd
dans l’Océan. » Dans cette clausule, « la fin de Constantinople [est]
désignée comme un non-événement, indigne même d’un récit », en
une image qui prend le contre-pied d’un ouvrage dont seule l’étude
des documents permet d’établir la présence en creux : l’« Histoire
des croisades pour la délivrance de la Terre sainte du P. Maimbourg
(Catalogue, n° 2996) où se lit une interprétation tout aussi choquante
pour Montesquieu : la légitimation par la religion d’une entreprise
de conquête ; le jésuite Maimbourg la complète en voyant dans la
chute de Constantinople (comme beaucoup de ses contemporains) la

 Ibid., p. 254-256.
 ����������������������������������������������������������������������������
Catherine Volpilhac-Auger, « Montesquieu en ses livres : une bibliothèque à
recomposer », in Paolo D’Iorio et Daniel Ferrer, éds., Bibliothèques d’écrivains,
Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 58. C’est à cet article que nous empruntons cet
exemple et le suivant.
Quelques remarques sur le couple intertextualité-genèse 209

sanction divine du schisme dont les Grecs se sont rendus coupables :


l’historien-apologiste transforme la chute du siège de l’empire
chrétien d’Orient en combat presque apocalyptique de l’ange contre
le démon. » Voilà un bel exemple d’intertextualité négative, que
même une connaissance hors du commun de l’histoire littéraire ne
permettrait guère de repérer et que seule l’étude des documents de
genèse au sens large permet de recouvrer.
D’après Michael Riffaterre, cette crainte d’une perte de
l’intertexte n’est pourtant qu’un faux problème. Dans un article
intitulé précisément « Un faux problème : l’érosion intertextuelle10 »,
Riffaterre démontre brillamment, à partir d’exemples empruntés à
Baïf (à qui on reproche souvent un système de référence trop obscur,
ou devenu tel avec le temps) que la question ne doit pas se poser. Les
structures d’implicitation manifestes dans le texte sont suffisantes
pour renvoyer vers un autre texte absent, et pour en dessiner, en
creux, les contours. Cette position est très forte, dans la mesure où
c’est bien cette incomplétude programmée du texte, l’arrachant à
lui-même, à sa clôture comme à sa référentialité ordinaire, qui est
constitutive, pour Riffaterre, de la référentialité littéraire. Mais il y
a bien un paradoxe : nous savons parfaitement, grâce notamment
aux lectures proposées par Riffaterre lui-même, tout ce que la
connaissance du détail de l’intertexte apporte à la lecture.
Nous acceptons volontiers l’idée que le texte comporte en
lui-même une mémoire de son intertexte. Encore faut-il que cette
mémoire ne reste pas lettre morte : tout repose donc sur une
agrammaticalité, qui permet de repérer ce que Riffaterre appelle le
« connecteur » :

Il existe un indice de la coexistence dans une même séquence verbale


d’un texte et d’un intertexte, indice donc d’intertextualité […]. C’est un
signe double puisqu’il figure dans le texte mais aussi dans l’intertexte d’où
il a été tiré.
Je l’appellerai le connecteur : sa première fonction est de faire le pont
entre le texte et l’intertexte, non seulement en symbolisant la présence de
l’un dans l’autre, mais en symbolisant leur inséparabilité ; le texte ne peut

 Catherine Volpilhac-Auger, op. cit., p. 59.


10 ���������������������������������������������������������������������������������
Michael Riffaterre, « Un faux problème : l’érosion intertextuelle », in Laurence
Kritzman, éd., Le Signe et le texte : Études sur l’écriture au xvie siècle en France,
Lexington, French Forum, 1990. Voir aussi, id., « L’intertexte inconnu », in
Littérature, vol. 2, n° 41, 1981.
210 LA CRÉATION EN ACTE

être lu et ne peut avoir de signifiance sans la catachrèse causée par l’invisible


intertexte.
Le connecteur est un mot ou groupe de mots qui est grammatical dans
l’intertexte, sans quoi il ne pourrait pas le représenter ailleurs. Mais il faut
qu’il soit agrammatical dans le texte, sinon il ne pourrait y attirer l’attention
ni générer la catachrèse. Celle-ci prend la forme d’un paradigme de variantes
dérivées du connecteur.
[Note de Riffaterre :] J’entends l’agrammaticalité au sens très large d’un
élément du texte dont notre compétence linguistique nous avertit qu’il est
inacceptable. Ce peut être une vraie faute – malformation lexicale, erreur
syntaxique, faux sens – qui serait aberrante quel que soit le contexte. Mais
c’est le plus souvent ce qui est imprévisible en contexte, sans connotations
péjoratives, comme l’hapax, le paradoxe, des tropes illogiques comme la
syllepse et, bien sûr, les licences poétiques11.

Cette notion d’agrammaticalité est théoriquement très


puissante. On peut toutefois se demander si elle est opératoire
face aux grammaires multiples qui informent le texte et si elle peut
utilement s’appliquer à ce que nous appelions l’intertextualité
négative. Par rapport à quoi la sobre fin des Considérations est-
elle agrammaticale ? Et, pour aller d’emblée à la limite, où est la
grammaticalité (et donc l’agrammaticalité) dans un texte comme
celui de Finnegans Wake, par exemple dans une phrase comme
celle-ci : « Nohow di he kersse or hoot alike the suit and solder
skins, minded first breachesmaker with considerable way on and »
(Finnegans Wake 317.23) ?
À vrai dire, une fois dépassé le stade de la sidération et
l’impression d’anarchie généralisée, on peut en effet repérer dans
cette phrase de nombreuses anomalies de syntaxe et de vocabulaire12.
Ces anomalies vont en effet « attirer l’attention » et même « générer
la catachrèse », elles fonctionnent dans une certaine mesure comme
des connecteurs riffaterriens. Mais prenons l’élément apparemment
le plus anodin de la phrase, le mot « considerable ». Il est dépourvu
de toute agrammaticalité, rien n’attire l’attention sur lui, et pourtant
il est porteur d’une intertextualité que nous ne pouvons pas nous
permettre de considérer comme insignifiante. Le mot provient,

11 ��������������������������������������������������������
Michael Riffaterre, « Contraintes intertextuelles », in
Texte(s) et Intertexte(s),
op. cit., p. 38
12 �����������������������������������������������������������������������������
Ces anomalies sont extrêmement nombreuses, mais on ne peut pas dire qu’elles
constitueraient une « grammaticalité » nouvelle. Les mots et syntagmes ordinaires
demeurent malgré tout majoritaires dans l’œuvre.
Quelques remarques sur le couple intertextualité-genèse 211

comme en attestent deux carnets de Joyce13, des Adventures of


Huckleberry Finn de Mark Twain :

So we went over to where the canoe was, and while he built a fire in a
grassy open place amongst the trees, I fetched meal and bacon and coffee,
and coffee-pot and frying-pan, and sugar and tin cups, and the nigger was
set back considerable, because he reckoned it was all done with witchcraft.
I catched a good big catfish, too, and Jim cleaned him with his knife, and
fried him14.

Le rapport à la grammaticalité est ici particulièrement


complexe puisque le mot considerable est relevé dans ce passage
à cause de son usage non standard comme adverbe. Mais lorsque
le mot est inséré dans Finnegans Wake (« considerable way »), il
reprend tout à fait classiquement la fonction d’adjectif... De fait la
déformation normalisante n’est peut-être pas volontaire : Joyce s’est
servi de notes prises pour lui par un de ses proches, sans lire lui-même,
dans un premier temps, l’ouvrage de Mark Twain. Rien n’indiquant,
dans la liste des mots recueillis, que considerable devait être pris
comme un adverbe, l’agrammaticalité a tout naturellement disparu.
Contrai­rement au schéma de Riffaterre, ce qui est « agrammatical
dans l’intertexte » devient littéralement « grammatical dans le
texte »... Mais l’important, pour notre propos, c’est que Joyce
ait considéré qu’il était malgré tout indispensable d’inclure cette
« référence intertextuelle » dans son œuvre, sans doute à cause de
l’homonymie du héros de Twain avec le sien (Finn Mac Cool), tout
en sachant bien qu’elle y demeurerait irrepérable, du fait même de son
caractère désespérément anodin (de sa grammaticalité superficielle,
seule résultante visible d’une agrammaticalité au second degré) –
irrepérable, à moins d’avoir recours aux manuscrits, comme nous
l’avons fait.
Revenons maintenant à la phrase de Laurent Jenny qui nous
a servi de point de départ et à l’autre restriction qui y est posée :
« parler d’intertexualité seulement lorsqu’on est en mesure de repérer
dans un texte des éléments structurés antérieurement à lui, au-delà
du lexème, cela s’entend. » On voit bien le sens de cette précision.

13 ��������������������������������������������������������������������
Les carnets VI.B.42, p. 143 et V.B.46, p. 16. Voir
����������������������
Danis Rose, éd.,
James Joyce’s
The « Index Manuscript » : Finnegans Wake Holograph Workbook VI.B.46,
Colchester, A Wake Newslitter Press, 1978, p. 23.
14 Mark Twain, Adventures of Huckleberry Finn, New York, Harper & Brothers,

1912, p. 57.
212 LA CRÉATION EN ACTE

Si l’intertexte est une configuration signifiante préexistante qui fait


retour dans le texte, le lexème étant la brique élémentaire du langage
(laissons de côté, pour l’instant, la question de la double articulation),
tout discours fait nécessairement usage de ce matériau commun et
il n’est pas judicieux de parler d’intertextualité à ce niveau, sauf à
identifier l’intertexte et le dictionnaire. Remarquons toutefois que le
pivot intertextuel se situe souvent précisément au niveau du lexème.
Sans nous attarder sur l’ambiguïté du slovo chez Bakhtine, il suffit
de rappeler que le connecteur de Riffaterre peut être un mot unique,
même s’il renvoie nécessairement à une configuration plus vaste.
Les carnets de Joyce confirment qu’un seul mot suffit souvent à
importer en contrebande un texte étranger ou une langue étrangère
(un autre dictionnaire). Mais ils nous suggèrent aussi qu’il peut être
nécessaire de remonter en deçà du lexème.
Du fait de l’usage des composés lexicaux multilingues, c’est
chaque lettre de Finnegans Wake qui peut servir d’aiguillage vers
des contextes linguistiques multiples, mais aussi vers des intertextes
ostensibles ou cryptiques. Soit par exemple les mots « Cinderynelly
angled her slipper15 ». Dans un contexte où les jeunes filles en fleurs
proustiennes sont aussi des filles-fleurs en pleurs (« The youngly
delightsome frilles-in-pleyurs are now showen drawen, if bud one,
or, if in florileague ») à l’identité « plurielled », on reconnaît sans
peine Cendrillon (Cinderella) et sa pantoufle sous la forme de « Nelly
la cendreuse » (cindery Nelly). Mais dans un contexte de comptines
françaises et de filastroche italiennes, le n ajouté à Cinderella fait
surgir un autre intertexte, celui de la filastrocha « Cincirenella l’aveva
una mula ». À vrai dire, les nombreux exégètes n’avaient pas perçu
cet intertexte avant que les manuscrits ne le mettent en évidence16.
C’est que l’agrammaticalité qui s’affiche semble suffisamment
s’expliquer par l’interférence Cinderella/cindery Nelly, laissant dans
l’ombre (notamment ?) Cincirenella et sa comptine, pourtant plus
productive puisqu’elle met en jeu beaucoup plus d’éléments du
contexte. La prolifération des possibilités ouvertes par la descente
« en deçà du lexème » démontre donc par excès l’insuffisance
pratique de la notion d’agrammaticalité et confirme l’intérêt du
recours aux documents de genèse pour la suppléer.

15 James Joyce, Finnegans Wake, 224.30.


16 Voir Vincent Deane, Daniel Ferrer et Geert Lernout, éds., The Finnegans Wake
Notebooks at Buffalo, vol. 33, Turnhout, Brepols, 2003, p. 147.
Quelques remarques sur le couple intertextualité-genèse 213

Pour nous résumer, la perspective génétique ne remet


nullement en cause la notion d’intertextualité, mais elle suggère
de l’élargir en montrant la précarité de certaines restrictions a
priori. Si l’intertextualité demeure un fait de lecture, encore faut-il
s’entendre sur le lecteur dont il est question, et le lecteur généticien,
ou informé des manuscrits, mérite tout autant d’être pris en compte
que l’hypothétique « lecteur naturel17 », plus ou moins attentif
à de microscopiques détails, plus ou moins ignorant du contexte
historique selon les besoins du critique.

Virginia Woolf suggérait que le rapport des textes entre eux à


travers l’histoire littéraire devrait être considéré comme un rapport
de réécriture, comparable au rapport entre le chef-d’œuvre et les
brouillons qui l’ont précédé :

It seems that it would be wise for the writers of the present to renounce
the hope of creating masterpieces. Their poems, plays biographies, novels
are not books but notebooks, and Time, like a good schoolmaster, will
take them in his hands, point out their blots and scrawls and erasions, and
tear them across ; but he will not throw them into the waste-paper basket.
He will keep them because other students will find them very useful. It is
from the notebooks of the present that the masterpieces of the future are
made18.

Serait-il possible de renverser l’image, et de considérer que le


rapport du texte à ses brouillons est un rapport semblable au rapport
intertextuel19 ? Nous avons vu, avec Riffaterre, que l’intertextualité

17 ����������������������������������������
Dans « Avant-texte et littérarité », in Genesis, n° 9, 1996, p. 25, Michael Riffaterre
considère que la genèse se poursuit dans le texte et devient « genèse de la lecture »,
mais insiste sur une coupure radicale, du fait que « les variantes de l’avant-texte ne
sont accessibles qu’au généticien et n’agissent que sur lui », sans se demander sur
quel lecteur agissent les subtiles intertextualités qu’il met en évidence.
18 « How it Strikes a Comtemporary », in The Crowded Dance of Modern Life,

Rachel Bowlby, éd., Londres, Penguin, 1993, p. 30-31.


19 ��������������������������������������������������������������������������
François Rastier, « Parcours génétique et appropriation des sources », in
Texte(s) et Intertexte(s), op. cit., p. 194, écrit avec bon sens : « Si tous les rapports
entre textes relèvent de l’intertextualité, pourquoi les rapports entre les divers états
d’un texte n’en relèveraient-ils pas ? » Mais il s’agit surtout pour lui de vérifier
que les migrations de sèmes s’opèrent aussi bien des brouillons aux textes que des
sources aux textes, et il n’en tire guère de conclusions quant au statut de l’avant-
texte. Dans leur « Flaubert : “Ruminer Hérodias”. Du cognitif-visuel au verbal-
214 LA CRÉATION EN ACTE

désigne une incomplétude dans le texte, une présence/absence de


l’autre texte qui se marque par une perturbation (l’agrammaticalité).
Mais nous avons vu aussi que cette perturbation n’est pas toujours
identifiable avec précision, ni même directement perceptible à la
lecture du texte.
Ne s’agit-il pas d’un phénomène comparable au mécanisme
génétique de la « mémoire du contexte20 », selon lequel chaque
état du texte garde la mémoire de tous les états antérieurs qu’il a
traversés ? C’est un phénomène (ou si l’on veut un postulat, mais
je maintiens qu’il a des bases observables) dont on peut rendre
compte au moyen d’un modèle structural (un état garde la mémoire
des états antérieurs à travers les traces ou cicatrices laissées par
les remaniements de l’équilibre du système qui ont été rendus
nécessaires par les modifications successives). Mais ce modèle doit
être complété par un modèle « bathmologique21 ». La relation des
positions énonciatives qui se succèdent au cours de la genèse est
analogue à celle des degrés analysés par Barthes22 (ou par Pascal) :
de même que le troisième degré peut paraître semblable au premier
degré alors qu’il en diffère fondamentalement du fait qu’il résulte de
la traversée du deuxième degré, de même, un état génétique a beau
être formellement identique, en un point donné, à un état antérieur
(par exemple si un ajout a ensuite fait l’objet d’une suppression), il
en est subtilement différent car il fait d’une certaine manière allusion
aux états qui l’ont précédé.
Pour comprendre la nature et le mode d’action de cette
allusion, on peut revenir à la « polémique interne cachée » dont nous
parlions plus haut. Rappelons d’abord l’insistance de Bakhtine sur
le rôle de ce phénomène dans l’histoire littéraire, c’est-à-dire sur sa
dimension diachronique :

textuel », in Daniel Ferrer et Jean-Louis Lebrave, éds., L’Écriture et ses doubles.


Genèse et variation textuelle, Paris, CNRS Éditions, 1991, Almuth Grésillon, Jean-
Louis Lebrave et Catherine Fuchs avaient déjà décidé de traiter sur le même plan
les « reformulations intertextuelles » et les « reformulations intratextuelles ».
20 ��������������������������������������������������������������������������������
Voir Daniel Ferrer, « La toque de Clementis : rétroaction et rémanence dans les
processus génétiques », in Genesis, n° 6, 1994.
21 ���������������������������������������������������������������������������
Daniel Ferrer, « Quelques remarques sur le couple énonciation-genèse », in
L’Énonciation/ la pensée dans le texte, Texte 27/28, 2000, p. 14.
22 ���������������
Voir notamment Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1975,
p. 70.
Quelques remarques sur le couple intertextualité-genèse 215

Un certain élément de ce qu’on appelle réaction au style littéraire


précédent, se trouve dans chaque nouveau style : il représente tout autant
une polémique intérieure, une antistylisation camouflée, pour ainsi dire, du
style d’autrui, et accompagne souvent sa franche parodie23.

Pour adapter le modèle offert par Bakhtine au problème


posé, essayons de remplacer, dans la citation de tout à l’heure, mot/
discours/style d’autrui par mot raturé ou par état antérieur :

L’état antérieur n’est pas reproduit avec une nouvelle interprétation


mais il agit, influence et détermine d’une façon ou de l’autre le discours
de l’auteur, tout en restant lui-même à l’extérieur. […] Dans la polémique
cachée, le discours de l’auteur est, comme n’importe quel autre discours,
dirigé sur son objet, mais chaque affirmation se construit de manière à avoir
en plus de sa signification objectale, un effet polémique sur l’état antérieur.
Dirigé sur son objet, le mot se heurte dans l’objet même au mot raturé qui,
lui, n’est même pas reproduit mais seulement suggéré ; et cependant, la
structure du discours serait toute différente s’il n’existait pas cette réaction
au mot raturé sous-entendu. […] le mot raturé est repoussé et c’est son rejet,
tout autant que l’objet dont il est question, qui détermine le mot de l’auteur.
[…] Le discours perçoit intensément à côté de soi l’état antérieur parlant du
même objet, et cette sensation détermine sa structure.

La « polémique » qui nous intéresse est encore plus


« intérieure » et surtout bien plus « cachée », puisqu’il s’agit d’une
contestation privée, d’un dialogue intime qui met aux prises une
version avec celle qu’elle a supplantée. Le mécanisme est néanmoins
tout à fait comparable. Il est peut-être plus facile de le percevoir
dans un art comme le cinéma, où la frontière entre endogenèse et
exogenèse est brouillée, puisque la création est le résultat d’une
collaboration entre plusieurs intervenants qui constituent autant
d’interlocuteurs réagissant l’un à l’autre. La « polémique intérieure »
s’en trouve nécessairement externalisée. Pour prendre un cas
particulièrement exemplaire, on a pu dire que « tout se passe comme
si Truffaut se faisait presque volontairement livrer des premières
ébauches de ses films étrangères à sa propre vision. Il pourra ainsi
s’indigner, réagir, et définir précisément par rejet, ce qu’il souhaite
obtenir24. » Le dialogisme actif, dont on ne trouve généralement les
traces explicites que dans ces antichambres de la genèse du texte que

23 ������������������
Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 256.
24 ����������������
Carol Le Berre, François Truffaut au travail, Paris, Les Cahiers du cinéma,
2004, p. 101.
216 LA CRÉATION EN ACTE

sont les notes de lecture des écrivains25, se déploie au cœur même de


la genèse cinématographique. Ainsi, les « marges et pages de gauche
[du premier scénario de Baisers volés] s’apparentent dès lors à une
longue série de rejets violents et souvent assez drôles et d’engueulades
féroces26 ». On pourra sans doute trouver des exemples semblables
en littérature dans les cas, relativement peu fréquents, d’écriture à
plusieurs mains, ou dans les cas beaucoup plus courants de révision,
amicale ou coercitive, par un editor amateur ou professionnel, tel
qu’Ezra Pound intervenant vigoureusement sur le manuscrit de The
Waste Land, ou Romain Collomb avec ses interventions dans les
manuscrits de Stendhal, discrètes du vivant de celui-ci, et beaucoup
plus lourdes quand il fut chargé de la publication posthume de
certains d’entre eux. Mais il faut aller plus loin et généraliser le
modèle. On doit admettre que même dans la plus individuelle des
créations, plusieurs instances interviennent. L’écrivain qui rature
n’est pas exactement le même que celui qui écrit, celui qui rédige le
second jet n’est pas tout à fait identique à celui qui est responsable
du premier. Il paraît assez naturel de dire que l’instance qui corrige
réagit à la production de celle qui avait écrit : la deuxième version
entre dans une polémique cachée avec la première. Quand par exemple
Joyce, dans un brouillon de Ulysses27, remplace les mots « crushed
strawberry » par « eau de Nil », il choisit une couleur contre l’autre,
en réaction à l’autre.
Comme dans le cas de l’intertextualité, le rapport du texte à
sa genèse est un rapport allusif de présence-absence. Le texte final
(malgré la mémoire du contexte) ne contient pas l’ensemble de sa
genèse, il en porte la trace, il est hanté par sa présence implicite.
Les flots innombrables du Nil ne suffiront pas à effacer la tache
écarlate, à emporter les fraises écrasées qui surnagent inaperçues
entre deux eaux. Même si les étapes antérieures surmontées ne sont
pas, le plus souvent, repérables directement dans le texte définitif
(la mémoire du contexte est plus ténue et souvent aussi ambiguë
que l’agrammaticalité riffaterrienne), elles y jouent un rôle capital,
qu’on peut choisir d’ignorer, mais qu’on a tout à gagner à prendre
en compte lorsqu’on en a la possibilité.
25 �������������������������������������������
Voir Paolo D’Iorio et Daniel Ferrer, éds.,
Bibliothèques d’écrivains, op. cit., et
Daniel Ferrer, « Towards a Marginalist Economy of Textual Genesis », in Reading
Notes, Variants 2/3, 2004.
26 ����������������
Carol Le Berre, op. cit., p. 104.
27 �������������������������������������������
National Library of Ireland, MS 36,639/9/1.
L’herméneutique et la création en acte

Paul Gifford

Résumé

La critique génétique a tout intérêt à engager le dialogue avec


l’herméneutique philosophique moderne (Gadamer, Ricœur). Celle-
ci peut nous aider à mieux reconnaître ce que la génétique cherche
à accomplir, le potentiel de son regard sur les brouillons, les enjeux
de notre activité de déchiffrement ; et, ce faisant, elle pourrait encore
nous éclairer sur les « nœuds » qui demeurent du fait du milieu et du
moment de la naissance de notre discipline, ainsi que sur les difficultés
« diplomatiques » que celle-ci n’a cessé de rencontrer vis-à-vis de
nos collègues littéraires qui ne tiennent pas à voir se déplacer vers
l’état naissant du texte, de l’écriture et du sens le centre de gravité
des études littéraires. Notre discipline ressemble, par bien des
aspects, à une herméneutique improvisée : autant, dès lors accepter
la confrontation avec cette image d’elle-même que lui renvoient ceux
qui ont puissamment élucidé les fondements et la nature de l’acte
herméneutique en tant que tel. Plus précisément, ne pourrait-on
envisager la génétique comme une herméneutique (et plus largement
comme une heuristique) de la création en acte ? Essayons donc, avec
Ricœur, de « penser la création ». Ce faisant, on pourrait découvrir
que bien des écrivains font remarquablement écho à ce que dit Ricœur
du « temps » et du « lieu » de la création. À l’horizon se profilerait un
art capable de surmonter le découragement qui peut nous saisir devant
les dossiers génétiques les plus complexes et les plus riches, comme
celui de La Jeune Parque.

Nous sommes depuis longtemps habitués à l’idée que la


critique génétique a affaire aux sciences humaines. C’est connu et
admis : notre discipline est un carrefour, un lieu de rendez-vous,
ouvert à tous les vents de l’esprit. Mais je ne sais s’il a bien été
question chez nous de mettre la critique génétique en dialogue
avec l’herméneutique moderne – j’entends par là une science
phénoménologique de l’interprétation, orientée vers l’analyse des
218 LA CRÉATION EN ACTE

textes et d’autres produits culturels, science issue de la réflexion


philosophique telle que l’ont pratiquée Hans-Georg Gadamer et,
plus près de nous, très brillamment, Paul Ricœur.
Cette conversation-là peut, me semble-t-il, éclairer le généticien
sur son acte propre, le conforter dans ses visées, l’affranchir de
certains plis hérités du moment et du milieu de la naissance de
notre discipline. Elle peut l’aider à bien reconnaître les enjeux et
les possibilités de celle-ci. Et, ce faisant, elle pourrait contribuer
à aplanir les difficultés diplomatiques que nous n’avons cessé de
rencontrer vis-à-vis de nos collègues qui, s’occupant du texte délivré
et canonique, ne tiennent pas à voir se déplacer vers le manuscrit, ou
vers le sens à l’état naissant, le centre de gravité des études littéraires.
Je pense à ce Proustien de Boston qui se déclarait prêt à se battre
en duel pour le camouflet que représentait à ses yeux la phrase de
J. Petit : « le texte n’existe pas. » Il serait bon – et il serait temps !
– de se parler.
Je n’exclus pas la possibilité que de ce rendez-vous accepté
avec l’herméneutique puisse se dégager à terme un certain nombre
de grilles d’analyse de maniement tout à fait praticable, qui soient
des adaptations au texte en devenir et à des écritures singulières de
l’herméneutique pratiquée par Ricœur sur le texte constitué. Je
pense notamment aux leçons que détiennent pour nous les analyses
de Ricœur sur la métaphoricité du langage ; sur la narrativité en
tant que liée à l’identité d’un sujet collectif ou singulier ; sur l’ordre
symbolique et mythique ; et plus largement à la nature et à la
fonction du discours proprement littéraire.
Inutile de dire que la préconversation que voici ne sera qu’un
« avant-texte », proposé en vue de ces horizons qui chantent.

On sait que l’herméneutique est l’art – autant que faire se


peut la science – de l’interprétation. Le terme lui-même date de 1645
environ, mais la chose, elle, est ancienne, aussi vieille sans doute que la
parole fixée par écrit, prêtant à perplexité, et sollicitant donc quelque
interprétation. Ce qui est écrit là a des résonances, des dessous, des
à-côtés, des retours de sens, des niveaux de signification ; il forme

 R. Shattuck, « Looking backward : Genetic Criticism and the Genetic Fallacy »,


in French Language Studies, vol. XXVI, 1999, p. 9.
L’herméneutique et la création en acte 219

un message trouble, complexe, troué, à persuasion mouvante ; cette


signifiance-là, on travaillera à l’élucider, à l’interpréter.
Dans cette présentation de l’appel fondateur, le généticien peut
déjà, me semble-t-il, reconnaître ce qui lui appartient ; et pour cause.
Car toute lecture, qu’elle s’exerce sur le texte in statu nascendi, ou sur
le texte constitué et publié, réalise une genèse du sens. Le généticien,
lecteur de l’état naissant, d’un bout à l’autre de son travail, ne fait
que déchiffrer. Il déchiffre, à titre de traces signalant la volonté
de composer un sens, des données que lui présente un manuscrit
autographe : écriture matérielle, ordonnance des folios et des temps
de l’écriture ; le rôle de tel procédé d’invention, les opérations et
stratégies de l’écriture en cours, la configuration d’ensemble de
ces mouvements, le cheminement de l’effort de textualisation et de
composition, le rapport de ces figures-là au texte achevé, le sens
même de l’achèvement ; avec, bien sûr, tous les problèmes théoriques
que lui pose le déchiffrement de tout cela. La génétique, c’est donc
une herméneutique perpétuelle, dont la particularité, à la fois ténue
et éminente, réside dans ce privilège qu’elle a de se rapprocher des
sources en observant, par l’intermédiaire de cette écriture matérielle,
présente et irrécusable, qu’offre le manuscrit, le jeu de ce qui fait
sens et le travail du sens qui se fait.
Peut-on, de cette pratique-là, se faire, à l’usage, des règles
de méthode, des préceptes, une théorie susceptible d’application
généralisée ? Question de généticien. L’herméneutique, elle, s’est
posé la même question au xixe siècle. Schleiermacher à l’aube
du xixe siècle, Wilhelm Dilthey à la fin du siècle, conçoivent une
théorie élargie (allgemeine Hermeneutik) qui élabore un protocole
de procédés et de règles pour comprendre non seulement les
significations textuelles, mais encore la production culturelle du
sens en général. L’herméneutique acquiert déjà ici cette variété de
possibles et de vocations que nous lui connaissons : elle s’attachera
à interpréter non seulement les textes anciens, mais aussi toutes les
pratiques culturelles et tous les exercices de la pensée, et de toute
époque, pourvu seulement que ces manifestations de l’esprit humain
en acte présentent les caractères d’un texte à déchiffrer – pourvu
qu’on puisse y voir des « analogues textuels », comme dit encore
aujourd’hui Ricœur.
Dilthey, pour sa part, entend fournir aux sciences
humaines naissantes, surtout à l’historiographie, des fondements
méthodologiques, tout comme Kant avait essayé de fonder
220 LA CRÉATION EN ACTE

épistémologiquement la méthode et le travail heuristique des


sciences de la nature. Les sciences humaines, se dit Dilthey, ont leur
objet propre, qui devra commander l’approche de l’herméneute :
c’est la vie psychique, c’est l’expérience intérieure de l’agent humain
et/ou des acteurs sociaux, créateurs du sens. Perspective déjà assez
moderne : l’anthropologue herméneute Clifford Geertz a fort bien
dit de nos jours que l’homme est « l’animal signifiant, suspendu
dans des réseaux de significations qu’il a lui-même créées » – par
quoi se définirait une « culture ».
L’interprétation de cette signifiance-là, le déchiffrement du
sens réalisé, est certes, pour Dilthey, un acte de connaissance ; mais
cet acte doit, selon le bon vieux précepte aristotélicien, être adapté
et adéquat à l’objet connu. Or il s’agit ici de pénétrer dans une autre
vie psychique, dans tout un monde expérientiel propre au sujet
individuel ou collectif, monde par rapport auquel, et pas autrement,
le sens se fait et se déchiffre. Inutile donc, ici, de se contenter de
connaître de l’extérieur, en réduisant ce monde expérientiel autre
à quelque schématisme abstrait et objectivant adapté au seul sujet
connaissant ; ce serait seulement expliquer (erklären) ; alors que, ce
qu’il faut ici, c’est véritablement comprendre (verstehen).
Connaître, comprendre : n’est pas un enjeu qui nous concerne ?
Les Valéryens se souviendront, dans le magnifique poème en prose
de « L’ange », de ce jugement plein de naïveté désolée que porte sur
sa propre aventure de l’esprit l’auteur des Cahiers : « Et pendant une
éternité il ne cessa de connaître et de ne pas comprendre. » Plus
exactement ce jugement porte sur la persona testienne du scripteur,
figure de cet angélisme de la connaissance par quoi Valéry reconnaît
le fond d’une intentionnalité dans l’ordre spirituel qui lui est propre:
« Ô mon étonnement, Tête charmante et triste, il y a donc autre
chose que la lumière ? » Dans ce sens proféré par le symbole
poétique, mais pas autrement, me semble-t-il, le Valéry poète se
comprend au sens de l’herméneutique ; alors que dans l’écriture
courante des Cahiers il se résumerait plutôt par une formule bien
plus équivoque : celle d’un essai d’autoenveloppement du sujet,

 Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures. Selected Essays, London,


Fontana Press, 1973, p. 5.
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Paul Valéry, Œuvres, t. 1, Jean Hytier, éd., Paris, Gallimard, p. 206 (coll.
« Bibliothèque de la Pléiade »).
 Ibid., p. 206.
L’herméneutique et la création en acte 221

moyennant une élucidation analytique de type scopique, objectivant


– un certain « connaître ».
« Connaître » ou « comprendre » ? De nouveau, le critique
généticien – mais le critique littéraire aussi bien, remarquons-le – se
sent ici de plain-pied. Si le premier interroge la trace graphique,
s’il convoque l’intertexte, relève les données contextuelles capables
d’éclairer un projet d’écriture, s’il note les préparatifs faits en vue
de cet exercice, s’il en retrace les mouvements instantanés, ainsi
que leur cheminement dans le temps, s’il essaie d’imaginer les défis
qui se posent à l’écrivain et les réponses apportées, s’il apprécie les
hésitations, les impasses, les inventions de ce dernier, c’est précisément
qu’il veut entrer autant que faire se peut dans la vie psychique du
sujet scripteur dont le manuscrit constitue la trace graphique, à
valeur d’attestation et de témoignage. Certes, ce faisant, il rencontre
cet écart, en dernier infranchissable, qu’évoque Louis Hay entre la
main qui écrit et le cerveau en régime de création. Mais, peu ou
prou, tous, nous sommes appelés au déchiffrement du sens tel que,
dans l’écriture, il se cherche et se pose et se compose. Et l’enjeu –
connaître ou comprendre – sera alors toujours actuel.
Mais c’est le troisième moment, le moment postromantique
et contemporain, de l’herméneutique qui vient véritablement à
notre rencontre. L’herméneutique de notre siècle s’est proposé,
et c’est le maître motif de Paul Ricœur, de placer le « connaître »
(c’est-à-dire, aujourd’hui, les sciences humaines) au service du
« comprendre » (au sens de l’interprétation herméneutique). Et
d’abord, de surmonter la dichotomie qui partage l’esprit occidental,
et au premier chef la pensée française, entre objectivisme et
subjectivisme, pour nous mener, dans l’interprétation du sens qui
se fait, au-delà d’un relativisme paralysant, qui oscillerait sans
cesse entre l’affirmation hyperbolique et le doute excessif sur les
droits et les pouvoirs de l’esprit. D’où chez Ricœur un combat
perpétuel livré sur deux fronts : d’une part, résister aux illusions
romantiques (celle d’une compréhension simplement empathique,
ou encore celle de l’intention d’auteur posée comme maîtresse du
sens) ; d’autre part, refuser les illusions positivistes (l’œuvre fruit
de l’arbre-homme qui l’a portée) et plus tard formaliste (l’illusion

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Voir Louis Hay, éd., La Naissance du texte, Paris, José Corti, 1989, p. 13 et id.,
La Littérature des écrivains. Questions de critique génétique, Paris, José Corti, 2002,
p. 48.
222 LA CRÉATION EN ACTE

d’un texte objectif et clos, entièrement autonome par rapport à la


subjectivité de l’auteur et du lecteur). Résister surtout et en somme à
ces herméneutiques non-pensées, incomplètes et abusives que Ricœur
appelle les « herméneutiques du soupçon » : celles de la « théorie
critique » qui, s’appuyant ostensiblement sur les sciences humaines,
mais excédant en fait sa limite de crédit épistémologique, s’applique
à déconstruire tout sens-qui-se-fait en ramenant ce sens à quelque
modèle de référence préféré, et donc à quelque sous-texte choyé qui
expliquerait et évaluerait tout.
Avant tout, ce combat conduit à réfuter la mode qui amène
très logiquement le poststructuralisme à décréter la « mort du
sujet », voire la « mort de l’homme ». Il faut ici relire la préface de
Soi-même comme un autre. Ricœur n’engage aucune polémique, ne
cite pas une fois les noms de Barthes, de Foucault ou de Derrida.
Mais si on lit de près, ce qu’il dit de la postérité des « philosophies du
sujet » dans la tradition métaphysicienne et idéaliste de l’Occident,
on comprendra fort bien que, pour lui, tous ces théoriciens font de
l’inversion réactive, hyperbolique à la fois dans l’affirmation et dans
le doute : métaphysiciens toujours, mais métaphysiciens du sens
qui manque ; lutteurs aux prises, sous leur sommeil lucide, avec le
fantôme géant du signifié transcendantal...
L’identité du sujet est pour Ricœur chose dynamique,
dialectique, intersubjective : elle se trouve et se retrouve, s’établit
et se recrée, au point d’articulation de la mémoire et du projet.
Je suis, et nous sommes, là où, d’un passé narrativisé, se dégage
un projet d’avenir : modèle combien utile du fonctionnement de
base des identités humaines. On peut y reconnaître au passage la
figure symbolique, ramenée à l’essentiel, de l’itinéraire nocturne
de la protagoniste de la Jeune Parque ; et encore celle, d’allure plus
biographique, du narrateur d’À la recherche. C’est, peut-on suggérer,
l’image même du scripteur de nos brouillons.
Quelles bases épistémologiques l’herméneutique ainsi
reconnue peut-elle bien, à son tour, se donner ? Il faut savoir que
Ricœur (et Gadamer avant lui) sont tributaires de Husserl et de
Heidegger. La « réduction phénoménologique » du premier consiste,
 Voir Paul Gifford, « The Resonance of Ricœur : Soi-même comme un autre », in
Paul Gifford et Johnnie Gratton, éds., Subject Matters : Subject and Self in French
Literature From Descartes To the Present, Amsterdam, Rodopi, 2000, p. 200-225.
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Voir Paul Ricœur, Temps et Récit, t. III : « Le temps raconté », Paris, Le Seuil,
1984, et id., Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
L’herméneutique et la création en acte 223

comme chacun sait, à montrer l’absurdité du paradigme dominant


de la connaissance depuis Descartes : modèle selon lequel un sujet
autonome et souverain, enfermé en lui-même, prendrait connaissance
d’un monde qui existerait en dehors de lui, et ceci en s’en faisant,
grâce à ses sensations (c’est le cas de l’empirisme britannique) ou
à ses idées (cas du rationalisme français), quelque représentation
conforme. Non, dit Husserl, le monde est en moi, et je suis au
monde ; ma conscience, avant d’être le moins du monde nouménale,
est toujours déjà phénomène ; et si je connais quelque chose, c’est
grâce à cette préconscience que constitue en moi l’intentionnalité du
monde dont je suis. Chez Heidegger, la réduction phénoménologique
est encore plus radicale : la relation entre le sujet connaissant et le
monde ne s’établit pas au niveau de la connaissance ; avant toute
prise de conscience explicite, avant tout acte de connaissance et de
discours, le sujet est « toujours déjà là », jeté dans une Lebenswelt
(univers existentiel) qui l’informe de toutes parts. C’est de là que
vient notre compréhension ontique (c’est-à-dire, préontologique)
du monde ; et toute compréhension explicite, toute connaissance,
toute théorisation – toute production de sens, quelle qu’elle soit – ne
sera jamais qu’une réflexion tirée de ce présupposé, à partir de cette
condition de possibilité première ; ce sera un édifice construit sur ce
sol, ce Grund, lui-même non thématisable, simplement donné dans
la facticité de notre être là. (On ne verra jamais mieux se ressaisir
cette condition non perçue que le généticien partage en fait avec
tous les hommes, qu’en consultant les premiers brouillons de La
Jeune Parque…)
Lorsque notre compréhension tacite se développe sous
forme de discours prédicatif, thématisé, organisé, elle devient de
l’interprétation (Auslegung). Mais l’acte d’interpréter, cet essai de
déchiffrer perpétuellement le sens de choses du monde et de soi,
c’est alors moins une connaissance – elle ne l’est assurément pas tout
de suite, et elle ne le sera jamais totalement – qu’une projection de
type créateur, dont la fonction existentielle est de nous ouvrir des
manières d’être, des mondes potentiels et possibles. Ricœur définit la
littérature elle-même comme une projection imaginaire déchiffrant
les univers de notre possible – définition d’herméneute.

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Voir Paul Ricœur, « Regards sur l’intime », in Louis Hay, éd., La Naissance du
texte, op. cit., p. 214.
224 LA CRÉATION EN ACTE

Dans le discours du connaître, le mot « présupposé » figure


évidemment quelque chose dont il faut se méfier, dont il faut avoir
honte : ce par quoi on se laissera prendre en défaut – précisément
parce qu’on a rêvé la table rase à partir de laquelle va se déployer
un discours interprétatif qui devra sa transparence à notre seul
acte de connaissance ; car on n’est jamais assez fondement de soi-
même et du sens proféré… Dans le discours herméneutique, par
contre, et pour sa visée de comprendre, le présupposé figure notre
chance et notre avenir. D’autant que nos herméneutes modernes
donnent à cette notion une très grande extension : le présupposé,
c’est la préconscience ontique heideggerienne ; mais c’est aussi
l’inconscient, et la mémoire culturelle, et la tradition, et le langage et
l’ordre symbolique – tout ce qui, toujours déjà là, fait sens en nous.
On sait que Valéry reprochait vivement à Pascal les mots :
« Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. » « Quelle
pétition de principe! Quelle peinture d’un chien qui tourne après sa
queue. » Tel est le cercle herméneutique au regard du logicien ; il est
vicieux, et l’on conçoit qu’il puisse finir par enrager le chien et son
maître. Mais il n’est pas tel, justement, au regard de l’herméneute.
Car celui-ci, suivant Heidegger, a déplacé le cercle herméneutique :
au lieu de tenir sur le seul plan de la connaissance, ce cercle englobe
désormais le sujet lui-même dans son être là préconscient, et, donc,
depuis le Grund, toute la sphère du sens qui, en lui, se cherche et se
fait. Ce cercle-là retrace, en fait, notre condition fondamentale ; il
nous constitue et nous définit. Tel est l’homo hermeneuticus
Et l’homo genetico-criticus ? Il devrait, me semble-t-il, se sentir
interpellé par cette épistémologie du comprendre : et ceci à double
titre. D’abord parce que l’herméneutique peut l’aider à secouer
l’emprise d’une fausse conscience de son acte. Et puis, hermeneuticus
va aider geneticus à comprendre la nature de ce à quoi il a affaire,
à savoir cette création en acte que, grâce au dossier génétique, il
s’efforce de suivre à la trace.
Ses idoles, sa fausse conscience ? Prenons l’exemple du fameux
débat sur la « téléologie ». Je conserve le vif souvenir d’une collègue
d’il y a dix ans, et elle n’était pas la seule, qui opposait un « ah,
non ! » résolu et furieux à tout ce qui, de près ou de loin, pouvait
suggérer que les manuscrits de La Jeune Parque pussent enregistrer
une quelconque progression dans le temps historique ; ou que l’on

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Paul Valéry, Cahiers, t. IX, Paris, CNRS Éditions, 1957-1961, p. 235.
L’herméneutique et la création en acte 225

pût avancer dans l’étude d’un dossier génétique ; ou se référer un


tant soit peu au texte délivré ; ou que l’on songeât – surtout pas !
– à accorder un quelconque statut privilégié à La Jeune Parque,
simple figure d’un aboutissement textuel possible, parmi d’autres,
et, somme toute, arbitraire et sans intérêt particulier. Restons
dans le réversible, là où l’ensemble de l’écrit se relie à tout dans
une éternelle synchronie ; élisons domicile à perpétuité dans les
premiers brouillons de 1913, là où tout est encore possible et vers
lequel nous convoque le mystère prestigieux de l’Origine. Suggérer
le contraire, c’était franchement verser dans l’archaïsme positiviste
et philologique – de quoi sourire de pitié. C’était faire – « ah, non ! »
– de la « téléologie ».
Bien entendu, le sentiment anti-téléologique avait ses bonnes
raisons : il fallait se refaire une virginité phénoménologique du
regard, il fallait secouer « l’illusion rétrospective » (celle qui
investissait le scripteur dès le début de l’écriture d’une vision à
laquelle il parvient, au contraire, s’il y parvient, au terme et au
moyen du parcours génétique). Et il y avait, bien sûr, une raison
d’état : il importait de créer un espace disciplinaire propre, à côté
de la philologie positiviste. Tout de même : cette difficulté qu’on a
eu à passer de la grille « texte », à la grille « écriture », et de celle-ci
à la grille « acte créateur » ; cette lutte souterraine acharnée contre
le fantôme du signifié transcendantal – jusqu’à déclarer l’œuvre une
illusion et à « décapiter » le sujet de l’écriture...
Pour Ricœur, la chose ne fait aucun doute : toute production
du sens, à plus forte raison dans le domaine de la création artistique,
est empreinte d’intentionnalité. Le malentendu sur ce point viendrait
du fait que l’intentionnalité a été mis-pensée (pensée de travers) par
certains à l’image de Descartes : affaire seulement de conscience
et de volonté. Ce faisant, on a méconnu la facticité de la visée
porteuse, visée qui fait qu’il y a mouvement vers la signifiance et vers
l’expression ; en d’autres termes, on a dénié la condition de possibilité
de l’acte créateur – ce qui permet qu’il y ait, et qui fait qu’il y a aura,
des écritures et des manuscrits, des textes et des œuvres…10

10 Voir Paul Gifford, « Tracking Anti-Teleology. Is There an “End” in Sight ? »,


in L’Esprit Créateur. Devenir de la critique génétique/Genetic Criticism, vol. 41,
University of Kentucky/Centre de recherches sur les littératures modernes et
contemporaines, université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2001, p. 53-67.
226 LA CRÉATION EN ACTE

Comment, dès lors, « penser la création » ? C’est, vous le savez


peut-être, le titre d’une étude consacrée par Ricœur au livre biblique
de la Genèse : livre que rien, semblerait-il, ni même l’épouvantail
du signifié transcendantal, n’interdirait au lecteur de Genesis,
croyant ou incroyant, d’interroger dans le texte ; l’herméneutique
étant précisément cette manière d’approfondir avec méthode la
production même du sens, et précisément dans son aspect créateur :
impliquant quelque surgissement appelé et voulu de nouveauté dans
l’ordre de la valeur, c’est-à-dire, de l’être.
La lecture que fait Ricœur du texte « connu » (mais attendez !)
repose sur une distinction de toute beauté entre deux temps narratifs :
le « temps primordial » du mythe et le « temps du récit » historique,
le premier temps étant séparé du second, tout en l’appelant et
l’interpénétrant dans un rapport complexe d’inauguration et de
fondement. Or, cette relation-là, explicitée avec patience et rigueur
par l’auteur de Temps et Récit, chamboule doucement, l’une après
l’autre, les évidences les mieux assises. Non, dit Ricœur, il n’est nulle
part question dans ce texte-ci d’une création ex nihilo (la question
même de l’origine radicale des choses ne se posant pas sous cette
forme avant le croisement, à l’ère hellénistique, de la tradition
hébraïque avec la pensée métaphysicienne des Grecs). Non, il n’y a
pas davantage un acte de création, unique et total, mais bien plutôt
des commencements créateurs en série, dynamiquement enchaînés :
certains se rapportant à la cosmogenèse, d’autres à l’anthropogenèse.
Non, il ne s’agit donc pas d’une fable préscientifique racontant
l’origine de toute chose, car c’est là confondre le « temps primordial »
du mythe avec le temps historique du récit (« Combien est libérant
l’aveu qu’il n’y a pas lieu de dater la création d’Adam par rapport
au pithécanthrope ou à l’homme de Neandertal11 ! »). Non, il
n’y a même pas dans ce texte un modèle de l’acte créateur, mais
plusieurs, tous d’ailleurs traditionnels (Ricœur cite la typologie de
Westermann : création par génération, par combat, par fabrication,
par parole ; et il fait remarquer que seul le modèle d’une création par
génération est ici absent – c’est la place réservée, dirait-on, la part du
non encore dit...). Non, il n’y a pas davantage lieu de distinguer dans

11 ������������������������������������������������������������������
Paul Ricœur, « Penser la création » in A. Lacoque et Paul Ricœur, Penser la
Bible, Paris, Le Seuil, 1998, p. 59.
L’herméneutique et la création en acte 227

la condition historique de l’homme un avant et un après de la faute.


Et encore Non, ce n’est pas la faute qui crée la mort – il n’est nulle
part dit dans le texte que l’homme a été créé immortel ; plutôt, la
faute fait changer la mort de signe…
On serait fondés à résumer cette série de surprises en disant que,
libéré de « l’illusion rétrospective » que le devenir de notre histoire
culturelle en Occident aura projetée sur le « temps primordial »
mythique, le livre de la Genèse ne raconte plus la création d’une
œuvre divine constituée et close, ni l’écriture d’un texte divin posé
comme achevé, quoique mystérieusement grevé d’imperfections
dont souffrirait une malheureuse humanité maudite. Consternation !
Car, c’est bien là, de Voltaire à Beckett et à Duras, en passant par
Vigny, Baudelaire, Giraudoux et Valéry – et ne parlons même pas
des maîtres du soupçon du xxe siècle théorique –, la signification
capitale que les plus grands auteurs ont effectivement engrangée…
Et non sans cause, puisque c’est un peu, et parfois même beaucoup,
ce que les interprètes attitrés du texte leur ont donné à croire. Genesis,
ou le texte fondateur mystifié, à peu près entièrement méconnu...
Non, ce qui intéresse avant tout les scripteurs et éditeurs de
la Genèse, selon Ricœur, c’est cette énergie des commencements qui
court de sommet en sommet, se laissant discerner et dire dans un
véritable tour d’horizon phénoménologique de l’être – le monde y
est, avec son ordre, et l’être humain dans cet ordre ; le langage
y est, et la différence sexuelle, l’un et l’autre salués avec un cri de
jubilation ; mais en même temps, se profilant sur fond de cette
splendeur première du créé – son ombre tragique. Tel est l’arc
électrique extraordinaire de l’imagination mythopoétique, retraçant
dans la mouvance de cette même énergie qui suscite, ordonne et
appelle tout le phénomène de l’être là.
Or, le compte-rendu des commencements se situe avec précision
au point de croisement obscur et crucial de deux postulations :
celle de l’origine qui demande à être dite, alors qu’elle constitue ce
à partir de quoi il y a une histoire ultérieure, rejoignant l’expérience
du scripteur et ouvrant dans le temps tout l’univers de ses possibles,
dont le déchiffrement du sens et l’écriture que nous lisons. Du
point de vue herméneutique, ce qui est capital dans le mythe judéo-
chrétien, c’est ici la solution originale du scripteur confronté à ce
nœud du mystère de l’être où se tisse toute pensée de la création, et,
par la même, toute pensée créatrice.
228 LA CRÉATION EN ACTE

De quelle résolution s’agit-il ? « L’origine elle-même parle en


se laissant dire. En ce point coïncide origine des choses et origine
de la parole. Cette coïncidence ne peut être reçue que comme un
don : don de l’être et don du dire de l’être. À partir de ce don, toutes
les remontées à l’origine sont possibles, permises, requises, dussent-
elles se perdre dans l’insaisissable12. » D’où, dans une assurance
sereine, cette chose sans témoin, parfaitement non imaginable : « Au
commencement, Dieu créa le ciel et la terre… » Sur quoi, dit Ricœur,
on a le choix – le lecteur étant toujours libre de son interprétation. Ce
sens capital proféré est soit apocodyptique (axiome fondateur, sans
autorité autre que la sienne propre, quelque chose comme le cogito
ergo sum de Descartes, par exemple !) ; soit kerygmatique, c’est-à-
dire proclamation de la chose donnée et reçue.
Bonne nouvelle, excellente même, pour les communautés de foi
chrétiennes, auxquelles Ricœur s’adresse, en partie : je vous renvoie
sur ce point à son étude. (En termes du modèle textuel de Ricœur,
il faut bien voir que la foi figure, en fait, le temps de la réception,
de la recréation du sens par le lecteur et du lecteur par le sens ;
et que la Bible tout entière constitue à ce compte le dossier d’une
genèse inachevée, dossier que l’on aurait donc tort de restreindre à
son tout premier folio...). Mais la nouvelle est bonne aussi pour le
public autre qui se trouve convoqué à l’intelligence de ce texte : celui
de tous les curieux des choses de la Création et de la Genèse. Car
voici conceptualisée, de manière enfin intelligible, la condition de
possibilité majeure de l’acte créateur, le temps et le lieu de toutes les
genèses manuscrites.

Chose curieuse, pas assez remarquée : les artistes, eux,


semblent savoir déjà ces choses de science obscure ou claire. On
pourrait faire une anthologie de citations tirées d’écrivains qui,
témoignant de leur propre acte créateur ou de ce qu’ils ont compris
de l’acte créateur en général, rendent un écho homophonique
au texte de la Genèse. On obtiendrait, me semble-t-il, un seul et
même discours éclaté ; celui du « temps » primordial selon Ricœur,
et donc du sous-jet qui, émané de ce temps, parcourt et relance
l’ensemble de l’écriture. La trace à suivre, c’est cette « énergie des

12 Ibid., p. 85
L’herméneutique et la création en acte 229

commencements » – ce temps qui à la fois inaugure et fonde l’écriture ;


phénomène que souligne, de manière étrange, frappante, la tendance
de tous ces discours à former, sans téléguidage aucun, quelque
psychothéologie naïve ou native. Il n’y a là rien d’étonnant chez les
écrivains de foi chrétienne, les Pierre Emmanuel, T. S. Eliot, Paul
Claudel et autres : simple témoignage de complicité théologique.
Que dire, en revanche, lorsque la même attestation revient sous des
plumes agnostiques, sceptiques, athées ; d’ailleurs, l’est-on jamais
tout à fait dans l’acte créateur ? « L’écrit a à voir avec Dieu. » « Tous
mes livres parlent de Dieu et personne ne s’en aperçoit13 », affirme
M. Duras. Ou encore ceci, sous la plume d’Hélène Cixous : « Le mot
Dieu : le mot d’yeux. Mélodieux. Le nom Dieu. […] Je n’ai jamais
écrit sans Dieu. Une fois on me le reprocha. Mais dieu, dis-je, c’est
le fantôme de l’écriture, c’est son prétexte et sa promesse. Dieu est le
nom de tout ce qui n’a pas encore été dit […] Son vrai nom ? On le
saura au dernier jour, c’est promis14. »
Psychothéologie native : c’est-à-dire transcription d’une
impression immédiate, évidence invincible du temps primordial,
mais en dehors du signifié transcendantal, concept qui risquerait de
la naturaliser, de lui enlever son énigme porteuse. Le déchiffrement
de ce temps présupposé de la création se retrouvera de ce fait pris
dans le cercle herméneutique de type heideggerien : repoussé de
l’origine, il va, de ce fait rebondir et se déployer, avec son déficit de
gnose, sa négativité d’être, sur l’autre versant du temps intérieur,
quitte à se constituer, au cours et au moyen de cette aventure de
déchiffrement… en œuvre – celle-ci étant la consolation, le reliquat
et la trace du telos capital perdu.
Tel est, bien souvent, le lieu du sujet de l’écriture. Voici encore
Cixous :

Titre : La Séparéunion
NB
Ecriture// Rompu
J’écris//rompu (La rupture m’est arrivée)
----------------------------------------------------

13 ��������������������
Citée par L. Adler, Marguerite Duras, Paris, Gallimard, 1998, p. 371.
14 ��������������������������������������������������������������������������
Hélène Cixous, Mireille Calle-Gruber (textes croisés), « Une poétique des
commencements. Lier le féminin-masculin dans l’œuvre de Hélène Cixous », in
Catherine Viollet, éd., Genèse textuelle, identités sexuelles, Tusson, Du Lérot, 1997,
p. 25-26.
230 LA CRÉATION EN ACTE

En pièces (écrire par fragments violents, par éclats15).

Témoignage qui rejoint exactement cette autre notation dans


les premiers brouillons de La Jeune Parque : « Que ne puis-je savoir
quelle [ici un blanc : substantif féminin – chose ou cause ?] défendue/
Tient imminente larme à mes cils suspendue16 ? » Et, à son tour,
la Pythie valéryenne témoigne de la violence de la fermentation
psychosexuelle obscure qui aura précédé la larme. C’est la même
rupture identitaire par quoi se signale, ici selon un imaginaire
hellénique de théopathie, l’énergie des commencements :

Qui parle à ma place même ?


Quel écho me répond : Tu mens !
Qui m’illumine ?... Qui blasphème ?
Et qui, de ces mots écumants
Dont les éclats hachent ma langue
La fait brandir une harangue,
Brisant la bave et les cheveux
Que mâche et trame le désordre
D’une bouche qui veut se mordre
Et se reprendre ses aveux ?

Notre anthologie comporterait, c’est évident, plusieurs


imaginaires, divers intertextes culturels, des esthétiques : mais plus
cela change, justement, plus c’est le même écho rendu au mythe
paradigmatique.
D’autant que l’énergie du commencement passe très souvent
par les motifs retrouvés du mythe paradigmatique. J’entends
retrouvés par l’écrivain, à partir de sa propre substance, dans le
mouvement même de l’engendrement créateur (car la métaphore de
la génération sera, ici au moins, de mise). Non seulement le motif de
la crise identitaire, de la séparation ou l’exil, mais encore celui de la
jubilation du langage et de la parole, ou celle de l’altérité sexuelle :
« L’homme se reconnaît à la femme et la femme se renaît à l’homme
[…] alors l’un vêtu de l’autre nous sortîmes17 », écrit Cixous. Cette
doublure de l’autre en soi permet des délégations croisées, lesquelles
obéissent sans doute à cette dissymétrie entre « se reconnaître » et
« renaître à soi » que note avec finesse Cixous. La persona littéraire,

15 ���������������
Hélène Cixous, op. cit., p. 22.
16 �������������
Paul Valéry,La Jeune Parque, ms III, f° 21 bis.
17 ���������������
Hélène Cixous, op. cit., p. 25.
L’herméneutique et la création en acte 231

de ce fait, sortira, bien souvent, revêtue de l’autre sexuel du scripteur.


« Madame Bovary, c’est moi » ; oui, comme Valéry, c’est la Parque
et la Pythie – et comme Cixous, c’est Promethea. Ève tirée du flanc
d’Adam, n’est-ce pas une métaphore juste de l’acte créateur (on sait
qu’en hébreu, le mot Adam veut dire, non pas l’être masculin, mais
l’être humain – anthropos).
Quel est donc le rapport entre le présupposé, ce « temps
primordial » mythique, cette énergie des commencements, et les
longs tâtonnements de l’écriture ? Ne s’agit-il pas de se confier au
sous-jet porteur, pour que réapparaisse au terme de ce déchiffrement,
représenté par l’écriture, le temps qui fonde et qui inaugure ? Un
poète, une romancière psychanalyste et un romancier canonique
vont nous orienter dans ce sens :

Un emploi de langage, la poésie, mais qui vise dans chaque mot à cette
syncope de ce qu’y veut le concept, et qui permet donc – ne serait-ce parfois
que pour un instant, mais il ré-oriente l’esprit – cette triple épiphanie, ces
reconnaissances simultanées : le monde comme présence à nouveau, et non
système d’idées, autrement dit comme un lieu, délivré des catégories de
l’espace… La « vraie » vie, en un mot ; et qu’il en faille plus que le travail
du poème pour y pénétrer et s’y établir ne signifie nullement que la poésie,
qui au moins en restitue la mémoire, ne soit pas une clé indispensable de
l’être-au-monde, et même le lieu au sein duquel il faut regarder la vie pour
comprendre […]. La poésie enseigne que l’intimité de l’être, que le concept
cherche à dire, ne s’entrouvre que si on quitte le plan de celui-ci, par
recours… aux deux faces du signifiant pratiquées ensemble18.

À l’origine du travail créateur, on trouve toujours une


déstabilisation de la subjectivité créatrice, événement dont témoignent
souvent les brouillons : il s’agit d’une dislocation du personnage
empirique du scripteur et, en même temps, du jaillissement d’un
temps « vrai » de l’être – temps du Erlebnis [événement] par rapport
à celui, ordinaire et habituel, de l’Erfahrung [expérience]. C’est ce
sous-jet qui nourrit en profondeur tout l’effort de l’écriture et de
la textualisation, et que l’œuvre tend à traduire en langage articulé,
à élever en vérité possédée et communicable. Voyez chez Proust le
cas de la mémoire involontaire, point névralgique et moteur de la
recherche du narrateur19.
18 ���������������������������������������������
Yves Bonnefoy, « Poésie et philosophie », in L’Acte créateur, études réunies par
G. Gadoffre, R. Ellrodt, J.-M. Maulpoix, Paris, PUF, 1997, p. 7-8.
19 Julia
������������������������������������������������������������������������������������
Kristeva, « La littérature : texte et expérience », congrès du cinquantenaire
de la Society for French Studies, tenu en Sorbonne du 2 au 5 septembre, 1997.
232 LA CRÉATION EN ACTE

Ou voici encore Flaubert :

L’artiste non seulement porte en soi l’humanité, mais il en reproduit


l’histoire dans la création de son œuvre : d’abord, un trouble, une vue
générale, des aspirations, l’éblouissement, tout est mêlé (époque barbare) ;
puis, l’analyse, le doute, la méthode, la disposition des parties (l’ère
scientifique) ; enfin, il revient à la synthèse première, plus élargie dans
l’exécution20.

Si les cadres imposés au présent exercice le permettaient,


il faudrait ici pénétrer dans le monde des brouillons de La Jeune
Parque, univers génétique où tout ce discours éclaté me semble se
relier magnifiquement en gerbe, en s’illustrant à la puissance d’un
véritable paradigme de la création en acte. Le détour herméneutique,
n’est-ce pas précisément ce qui permet d’aborder les dossiers
génétiques les plus riches et les plus intimidants ?
Il y a bien surgissement inaugural du temps de l’Erlebnis dans
la série des brouillons de 1913 consacrés à la voix, cette trace sonore
de la corporéité du langage et de la sensibilité profonde. Mais notons
ici la singularité valéryenne : ce scripteur uniquement lucide et
fasciné, inscrit dans les brouillons mêmes le secret de son mouvement
créateur : non seulement il écrit à partir de son temps primordial,
dans l’énergie des commencements ; mais encore il se représente et
il interroge cette chose mystérieuse qui fait ainsi procéder les pas de
l’écriture21. Ce qui se passe après, dans « l’ère scientifique », on ne
le sait pas trop dans ce cas précis : parce que le dossier génétique
de ces neuf cents folios est très malaisé à constituer, en raison de
son extrême caractère « combinatorial » ; et parce que nous autres,
généticiens valéryens, avons beaucoup hésité face à tous les possibles
herméneutiques de notre art…
Actuellement, il y a au fond deux hypothèses. Celle du travail
purement formel d’un certain faire ; et celle du sens et de la valeur
obtenus grâce au jeu de la forme. Mon collègue très estimé Robert
Pickering se confie à l’hypothèse « combinatoire » : est créateur
ce mouvement même par lequel le scripteur sollicite et réactive

20 ���������������������������
Pierre-Marc de Biasi, éd., Gustave Flaubert, Carnets de travail, Paris, Balland,
1988, p. 212.
21 �����������������������������
« Les pas de l’écriture dans La Jeune Parque, in Voix, traces, avènement :
l’écriture et son sujet, colloque de Cerisy-la-Salle, Caen, Presses universitaires de
Caen, 1999, p. 13-35.
L’herméneutique et la création en acte 233

les possibles de la pensée et du langage22. Pour ma part, je reste


sceptique sur la suffisante efficacité de la démarche combinatoriale,
sur son statut de mouvance ultime. Si le scripteur ne se perd pas
dans ses propres forêts, comme le font précisément ses généticiens,
c’est qu’il y a un fil conducteur, qui, remémoré, l’amènera jusqu’au
poème, tout comme la Parque surmontera sa crise de la nuit noire en
avançant à reculons vers la reconnaissance toute rétrospective de sa
forme féconde. La protagoniste n’est-elle pas, après tout, le symbole
récapitulatif du scripteur, tel que, se déchiffrant, il se retrouve et
– grâce à l’acte créateur – se recompose autre23 ?
Ce débat valéryen mériterait, me semble-t-il, d’avoir une
résonance plus large. On y aura saisi, à tout le moins, la formule la
plus générale de mon hypothèse : la critique génétique ne serait-elle
pas, au fond, une herméneutique de la création en acte ?

22 ���������������������������������������������������������������������������������
Voir l’article de F. Haffner, M. Hontebeyrie et R. Pickering, « Lieux génétiques
inédits. Des feuillets volants et des cahiers aux premiers brouillons de La Jeune
Parque », in Genesis, n° 18, 2001.
23 ����������������������������������������������
Voir Paul Gifford, « La fulgurance de 1913 et “l’embryon
��������������������
fécondé” de
��� La Jeune
Parque », in Paul Valéry, vol. 11, Paris, Minard, 2005.
Page laissée blanche intentionnellement
La génétique entre singularité et pluralité de
ses possibles heuristiques

Robert Pickering

Résumé

Fondée nécessairement sur les traces particulières de l’activité


manuscrite, se référant à tel univers imaginaire, à quelle pertinence
générale la génétique peut-elle prétendre ? N’étant ni doctrine
ni grille interprétative, ses opérations ne peuvent que s’inscrire
dans la pluralité. Mais ces opérations ne sont pas nécessairement
complémentaires : elles peuvent être conflictuelles, même à l’intérieur
du faisceau de concepts fondateurs où chaque généticien trouvera
le bien-fondé identitaire de son approche. Dans cette tension, ou ce
dialogue, entre singularité et multiplicité heuristiques, existe-t-il un
canon de préceptes génétiques, extensible par exemple à la créativité
musicale, architecturale ou scientifique, et non uniquement littéraire ?
Dans l’affirmative, adhérons-nous tous à cet ancrage canonique ?
Les débats initiateurs de visée téléologique et finalisée de l’écriture,
d’un côté, et de l’inachèvement radicalisé de l’invention manuscrite de
l’autre, ont-ils toujours cours et pertinence ? Que valent des tentatives
de théorisation de cette genèse, souvent abstraites, face aux exigences
d’approche pragmatique que le manuscrit peut formuler ?

Quelles seront les pistes d’investigation futures de la critique


génétique ? Quel serait le devenir de la critique génétique ? Je préfère,
dès l’abord, la notion de « devenir » à celle d’« avenir » – l’avenir
devant certainement être préparé, mais le devenir cernant bien mieux
le type d’activité – et de fraîcheur investigatrice de la pensée dans
lequel je me suis toujours reconnu, au sein de l’ITEM. C’est à cette
question qu’un numéro spécial de la revue L’Esprit créateur s’est
donné pour objectif en 2001 de répondre, sous l’intitulé « devenir
de la critique génétique ».
 L’Esprit créateur. Devenir de la critique génétique/Genetic Criticism, vol. 41,
University of Kentucky/Centre de recherches sur les littératures modernes et
contemporaines, université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2001.
236 LA CRÉATION EN ACTE

Si l’on tentait de chercher un fil directeur dans les divers


traitements de ce volume, celui-ci pourrait être repéré dans la
concomitance d’approches centrées sur des types de dialogue,
d’interconnexion, de dialectique, de conjonction et d’imbrication
– qu’il s’agisse de formes d’inter ou d’intratextualité, des points de
rencontre qui se profilent entre l’analyse de l’écriture manuscrite et
des perspectives sociologiques ou idéologiques, d’une problématique
de la réception, ou de la présence dans l’écriture d’un tracé souterrain
désignant sinon une finalité pressentie en filigrane, du moins une
errance motivée et conduite en fonction de ce que Paul Gifford a
appelé un « mystérieux ipse », celui-ci conférant forme et figure à
ce qui, à l’état manuscrit, se caractérise souvent par sa fuite ou son
indétermination.
En ce sens, le contenu de cette vision proposée du devenir
de la génétique et du caractère extraordinairement dynamique
de cette dernière, décline une conformité salutaire à la fois de
conceptualisation et de portée prospective, une convergence de
points de vue qui appréhendent le phénomène génétique dans sa
diversité, sa pluralité et son ouverture constante. Je suis parmi les
premiers à y reconnaître un signe certain de santé : si Barthes nous a
appris la nécessité de lectures plurielles du fait littéraire, cette leçon
demande à être importée à la théorie génétique, qui se caractériserait
par là au travers de la multiplicité de ses voies d’accès à la source vive
du manuscrit. Je reviendrai à ce creuset de définitions possibles, qui
s’identifierait dans les irradiations changeantes d’une dynamique
d’écrire, toujours inachevée, sujette d’ailleurs à toute la complexité
des forces définissant le sujet écrivant.
En renforcement de cette perspective d’ouverture radicale,
porteuse en outre de la richesse propre à la notion d’hypertexte et
d’une combinatoire d’énergies scripturales qui seraient à l’œuvre
dans des chantiers d’écriture parfois éloignés les uns des autres,
Almuth Grésillon et moi-même avions signalé dans ce même numéro
spécial de L’Esprit créateur que bien des questions restent, au-delà
de la mise au point fournie par les contributeurs au volume. J’en
dénombrerais au moins sept :

(i) le statut du temps et de la mémoire relatif à la mouvance qui peut


se déclarer dans la texture de l’invention manuscrite – mouvance

 Ibid., p. 62.
La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles heuristiques 237

linéaire, à saisir en fonction d’une évolution longitudinale, ou


au contraire à constitution intermittente, dont telle manifestation
peut être extrapolée et élevée en critère opératoire de l’ensemble
sur la base de telle saisie ponctuelle ;
(ii) la présence en filigrane de la « durée », ciblée par Paul Gifford en
tant que « inner time », œuvrant à l’émergence progressive du
sujet écrivant dans sa singularité ;
(iii) l’opportunité de revisiter ou non la visée téléologique des
commencements d’écriture, vieux problème certes, mais
toujours resté un peu en suspens à mon avis dès lors qu’il s’agit
de s’aventurer en dehors de tel corpus spécifique et de tenter
des rapprochements d’ordre plus transversal ou intergénérique
– problématique très pertinente, et vivante, pour ce qui est du
corpus valéryen, mais qu’en est-il pour d’autres ? Elle se pose
notamment dans le cadre d’œuvres pour lesquelles il ne reste que
la version publiée : une approche génétique dans un tel contexte
est-elle pertinente, et applicable ?
(iv) la nature même de la notion de commencement, point de
convergence de sollicitations théoriques divergentes ;
(v) les relations qui se tissent entre l’écriture, la lecture et l’oralité,
complexes dans le cas d’un Valéry pour qui la voix, et la présence
de ce qu’il appelle « la parole intérieure », sont des vecteurs
déterminants dans l’émergence de l’inventivité poétique ;
(vi) des questions d’ordre théorique : par exemple, les résonances
parallèles encore à explorer entretenues par la génétique
avec la théorie de l’intertextualité, la nébuleuse complexe de
phénomènes entourant la genèse de l’acte d’écrire rencontrant
un écho suggestif dans la notion intertextuelle d’engendrement.
Si les prolégomènes d’une telle rencontre ont été esquissés –
notamment, ici même, par Daniel Ferrer, mais aussi par d’autres
parmi nous –, un approfondissement plus systématiquement
conduit reste à réaliser ;

 Ibid., p. 64.
 ����������������������������������������������������������������������������
Voir notamment Laurent Milesi, « Inter-textualités : enjeux et perspectives
(en guise d’avant-propos) », p. 7-34, et Michael Riffaterre, « Contraintes
intertextuelles », p. 35-53, in Éric Le Calvez et Marie-Claude Canova-Green, éds.,
Texte(s) et Intertexte(s), Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997. Quelques-unes
des notions informant le dialogue esquissé dans ces articles importants entre la
génétique et l’intertextualité avaient été annoncées par un article très suggestif de
Michael Riffaterre, « Avant-texte et littérarité », in Genesis, n° 9, 1996, p. 9-26.
238 LA CRÉATION EN ACTE

(vii) et dernièrement, au-delà de ces questions de démarche


méthodologique ou théorique, restent certains domaines que la
génétique n’a pas encore abordés. L’un de ces domaines qui,
relevant à la fois du champ littéraire et de la pratique des arts du
spectacle, semble particulièrement susceptible de développement,
serait une génétique des documents relatifs à la mise en scène
et à la représentation théâtrales. Jean-Marie Thomasseau a
attiré l’attention sur cette extension extrêmement fructueuse
de la critique génétique : il reste à délimiter les fondements
épistémologiques et méthodologiques, voire taxinomiques,
capables de sonder la grande richesse d’un domaine de recherche
à peine défriché.

La confluence de ces enjeux restés ouverts, interpellant


le fonctionnement de phénomènes qui auraient pour visée de
délimiter une certaine science de la genèse, est sûrement un signe de
bonne santé, et renvoie à la vitalité d’une discipline dont le champ
de référence et les paramètres d’analyse ne sont certainement
pas réduits – comme le voudrait l’évolution logique des progrès
techniques en traitement de texte –, à l’âge d’or de conservation
des manuscrits, cette matière première de la génétique. Je n’oublie
pas non plus l’apport traditionnellement important du séminaire
« transversal » de l’ITEM à la mise en place d’une approche
théorique concertée. Seulement, ce foisonnement même d’enjeux
me donne parfois l’impression moins d’une convergence centripète
d’éléments analytiques que d’une prolifération centrifuge au départ
d’une particule bombardée, si je peux emprunter une image nucléaire
– la particule se décomposant alors en ses éléments constitutifs. Ou
si l’on préfère, les morceaux d’un puzzle en expansion constante
désigneraient ainsi un champ de directions proliférantes, dont
la cohérence théorique globale appelle à tout instant un effort de
coordination et l’affirmation d’une identité.

Voir aussi Robert Pickering, « Assimiler le mouton : Valéry face à l’intertexte


mallarméen », in Romanic Review, vol. 93, nos 1-2, 2003, p. 123-140.
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Voir l’article fondateur de ���������������������������������������������������
Jean-Marie Thomasseau, « Les manuscrits de la mise
en scène », in L’Annuaire théâtral, n° 29 : « Méthodes en question », 2001, p. 101-
122 ; et id., « Les manuscrits de théâtre. Essai de typologie », in Littérature, n° 138,
2005, p. 97-118.
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Almuth Grésillon situe cette période privilégiée entre 1750 et 1950. Voir « La
critique génétique, aujourd’hui et demain », in L’Esprit créateur, op. cit., p. 11.
La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles heuristiques 239

Chaque équipe travaillant sur un corpus spécifique au sein


de l’ITEM, ou dévolue à une problématique plus générale, pourrait
prétendre sans doute à juste titre à la palme relative aux avances
faites en matière génétique, en tant que discipline aux ambitions
unificatrices – et il reste à écrire une étude fort intéressante cernant
l’apport diachronique de ces travaux sur une période brassant
bientôt un quart de siècle. En fonction du paramètre de ma simple
appartenance côté corpus, et non nécessairement par ordre prioritaire
– à d’autres d’en juger –, je mettrai en avant ici les travaux conduits
par les chercheurs valéryens, travaux lancés dans un premier temps
sous l’autorité de Jean Levaillant, au travers de l’ancêtre de l’ITEM,
le Centre d’analyse des manuscrits (CAM). L’histoire de notre
parcours offre en microcosme une sorte de condensé de la plupart
des débats et des enjeux qui, avec plus ou moins de polémiques, plus
ou moins de retombées généralisables, ont jalonné l’émergence de la
critique génétique, telle que celle-ci peut maintenant être repérée au
travers de certaines publications clés, comme les ouvrages fondateurs
de Louis Hay, Les Manuscrits des écrivains, ou d’Almuth Grésillon,
Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes. Dès le
premier numéro de Genesis (1992) les termes des nouveaux enjeux
et du dialogue constant entre la génétique et d’autres méthodes
d’analyse du texte ont été très clairement posés (voir Almuth
Grésillon, « Ralentir : travaux », p. 9-31, et Jean-Louis Lebrave, « La
critique génétique : une discipline nouvelle ou un avatar moderne
de la philologie ? », p. 33-72). La Génétique des textes, de Pierre-
Marc de Biasi (Paris, Nathan, 2000) est également à signaler dans ce
contexte ; et à ces ouvrages j’ajoute l’excellent livre de Louis Hay,
La Littérature des écrivains (Paris, José Corti, 2002).
Je dirais au préalable, et c’est l’essentiel de mon message, que
deux nécessités s’imposent au généticien :

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Louis Hay, Les Manuscrits des écrivains, Paris, Hachette-CNRS Éditions,
1993.
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Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes,
Paris, PUF, 1994.
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Il va de soi que le choix d’ouvrages effectué ici, ne mettant en relief que des
traitements d’orientation globale du champ génétique, n’est qu’indicatif, et ne
relève d’aucune intention exclusive.
240 LA CRÉATION EN ACTE

(i) la première, évidente, consiste à continuer à poser des enjeux,


à défricher de nouveaux domaines d’analyse – notamment
transdisciplinaires, bien que je ne sois pas entièrement convaincu
qu’il s’agisse là d’une universelle voie de salut, l’apport de cette
transdisciplinarité devant être soigneusement cadré et coordonné
en fonction de domaines de collaboration bien identifiés par leurs
interfaces éventuelles ;
(ii) la deuxième ne me semble pas s’imposer moins : prendre
périodiquement du recul et tenter de réunir les fils très disparates
qui ensemble constituent un certain état de la critique génétique.

Cette disparate – signe de vitalité, mais aussi de diversification


dans laquelle la singularité du centre nucléaire qui nous réunit, cette
genèse du tracé scriptural, se prête peut-être le mieux à une définition
plurielle –, peut être repérée sous forme microcosmique au sein de
l’équipe Valéry de l’ITEM. Elle me semble concentrée autour d’une
problématique tout à fait précise. Dès le début des années 1980,
et fortement aux alentours de 1991, date qui a vu la publication
chez L’Harmattan du premier Cahier de critique génétique rédigé
par Serge Bourjea, Jeannine Jallat et Jean Levaillant, et contenant
des contributions des membres de l’équipe Valéry, s’est dessinée une
orientation faisant de l’écriture10 le foyer principal, unique même, des
investigations – le terme souvent employé étant en fait « l’écrire »,
pour accentuer la part de mouvance inconsciente, non « établie »
(tout « établissement » arrêté de tel texte, avec ses connotations
d’acte définitif figeant l’interface constamment virtuelle et
renouvelée entre « texte » et « brouillon », étant rigoureusement
proscrit), qui informe l’acte créateur. « Écriture » ou « écrire »
étant entendus ici en un sens particulier, dont ce premier Cahier de
critique génétique avait tracé les contours, se posant essentiellement
comme une logique du réversible11 relative à la « vieillerie critique »
10 ���������������������������������������������������������������������������������
Il faut remarquer que l’importance de cette notion d’« écriture », en opposition
à l’ « écrit », est mise en avant dans une analyse principielle par Louis Hay :
« L’écriture ne vient pas se consumer dans l’écrit » : « “Le texte n’existe pas” :
réflexions sur la critique génétique », in Poétique, n° 62, avril 1985, p. 158.
11 ����������������������������������������������
Le glissement exigé par la génétique, d’après Jean
�������������������������������
Levaillant, passant d’une
logique communément admise vers cet « autre » subversif de la logique, est
mis en relief dans sa postface brillante, mais non exempte de prises de position
tendancieuses, « D’une logique l’autre », in Leçons d’écriture. Ce que disent les
manuscrits, hommage à Louis Hay, Almuth Grésillon et Michaël Werner, éds.,
Paris, Lettres Modernes-Minard, 1985, p. XV-XXIV.
La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles heuristiques 241

(p. v) de vouloir « établir un texte », et élevant dès lors un « défaire »


– « “déconstruction”, désorganisation » (p. 45) –, comme principe
premier de toute démarche face au manuscrit. Il est évident que cet
ensemble d’idées en appelle à la déconstruction derridienne et aux
prises de position de Julia Kristeva pour la pertinence de ses assises
et de sa mise en application. Comme le précise l’avant-propos de
cette publication, il s’agit d’appréhender au cœur de l’entreprise
scripturale tout ce qui serait de l’ordre de la « destruction », de la
« ruine », de l’« éclat », afin de faire ressortir les

bribes ou balbutiements irréductibles, phénomènes élémentaires mi-


physiques, mi-psychiques, éléments premiers d’une certaine consistance
sans doute mais le plus souvent éphémères, par lesquels cette écriture une
première fois s’est donnée à voir et à entendre. (p. iv)

Cette vision d’une certaine masse critique délimitant le champ


de forces génétiques avait l’avantage de s’aligner de façon éclairante sur
les tendances fragmentaires de l’écriture moderne, dont les Tropismes
de Nathalie Sarraute fournissent un point de comparaison pertinent.
Mais certains problèmes se sont obstinément placés en travers du
chemin. Outre la conceptualisation même qui sous-tend cette prise de
position, se posait le problème de savoir en quoi consiste exactement,
dans tel ensemble manuscrit, une « bribe » ou un « balbutiement
irréductible ». Le Cahier de critique génétique a ici valeur d’exemple,
ciblant pendant une dizaine de pages le feuillet 5 extrait du deuxième
dossier des brouillons de La Jeune Parque (BnF ms) – feuillet soumis
à un « polylogue » exhaustif concentré sur son potentiel génétique –,
pour ensuite aller vers un « entretien sur la critique génétique »
aux ambitions bien plus vastes, impliquant uniquement les trois
rédacteurs de l’ouvrage et richement éclairées par le recours, dans
l’ordre, à Roland Barthes, Benedetto Croce, Michel Serres, Jean
Bellemin-Noël, Julia Kristeva, Raymonde Debray Genette, Maurice
Blanchot, Jean-François Lyotard et Jacques Derrida. Il en ressort
une approche tendant, d’un côté, à approfondir tel « graphe12 » saisi
dans son extrême singularité et posé comme hautement exemplaire
ou, de l’autre, à convoquer des strates de théorisation qui, au
contraire, multiplient les écarts, les aperçus mais aussi les tangentes
abstraites. On peut regretter que dans celles-ci le point de départ, le
manuscrit lui-même, lié à une certaine texture globalement génitrice
12 Cahier de critique génétique, n° 1 : « Pas », Paris, L’Harmattan, 1992, p. 17.
242 LA CRÉATION EN ACTE

de l’écriture, et s’étendant bien au-delà de tel phénomène ponctuel


dont aucune partie ne saurait être extrapolée, ait quelque peu
tendance à s’éclipser. La trame mouvante de l’écriture manuscrite,
qui réclame d’être abordée en tant qu’ensemble de configurations
tout à fait concrètes, brassant aussi bien les propensions consécutives,
parfois à longue distance, et « comminuées13 » de l’énonciation dans
l’espace de la page offerte, déborde totalement tel un gros plan14 érigé
en motif déterminant irréfragable et cité pour son impérieuse valeur
révélatrice d’une façon d’écrire et de sentir, toutefois relativisée par le
flux constant de l’inventivité.
Cette vue du fonctionnement de la genèse, ciblant une extrême
singularité qui est posée dès lors, du fait même de son extrémité,
comme moteur ultime d’un écrire fondamentalement réfractaire à
toute tentative d’appréciation logique – écrire d’obédience érotico-
inconsciente15, voire « psycho-génitale » –, continue à avoir ses
tenants : preuve, en un certain sens, de sa pertinence et de sa durabilité.
Les grandes questions qu’elle véhicule, notamment celle insistant
sur l’acception d’un écrire surgi de pulsions inconscientes, promu au
détriment du « texte », définissent l’un des versants de la pluralité à la
fois dynamique et déconcertante qui informe la génétique. En effet,
ce premier Cahier de critique génétique consacré aux brouillons de
La Jeune Parque a fait date. Excessif par bien des prises de position
non atténuées, ne serait-ce qu’à la lumière des particularités de
disposition de l’écriture et de la matérialité du document conçues
en tant que trame d’inscriptions enchevêtrées, par la mise à l’écart
de toute considération portant sur une éventuelle continuité ou
entrelacs de moments d’élaboration, qui appellent la prise en charge
non seulement du graphe irréductiblement porteur d’inquiétante
étrangeté mais aussi de la structuration signifiante et potentiellement
orientée d’ensembles manuscrits apparentés, lacunaire par bien des
13 Je
�����������������������������������������������������������������������������
reprends ici le terme de Serge Bourjea, « La comminution valéryenne », in
Poétique, n° 62, avril 1985, p. 159-178, reprenant une étude suggestive de Jean-
Louis Galay, « Problèmes de l’œuvre fragmentale : Valéry », in Poétique, n° 31,
1977, p. 337-367.
14 �����
Voir Cahier de critique génétique, n° 1, op. cit., p. 46-47 (Valéry, Cahiers, XXIX,
p. 90 – commentaire de cette page, p. 48), p. 63, 67 (gros plans non identifiés).
15 ������������������������
Dans un autre contexte (Cahier de critique génétique : Paul Valéry, « Ovide chez
les Scythes » - Un « beau sujet », Huguette Laurenti, éd., université Paul-Valéry,
Montpellier, Centre d’étude du xxe siècle – études valéryennes, 1997), Paul Gifford
a qualifié ce type d’inspiration herméneutique de « sorte de psycho-génitalité [...]
hypostasiée à l’origine de tout l’Écrit », p. 69.
La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles heuristiques 243

omissions et surtout par l’absence d’un débat véritable de points


de vue divergents, cet ouvrage n’en interpelle pas moins, oblige à
prendre position, ou suscite d’autres interrogations qui nécessitent,
et qui ne trouvent pas nécessairement, leurs réponses.
Si je m’attarde un peu ici sur cette publication, c’est qu’elle
me semble concentrer en elle précisément le type de tensions –
présentées très habilement comme dialogue, ou plutôt « polylogue »
entre des voix divergentes –, que je souhaiterais signaler dans le
contexte présent : tensions qui peuvent être à la fois interprétées avec
satisfaction comme preuve d’échanges significatifs, et entendues de
manière moins rassurante, comme une sorte de discordance de voies/x
finalement incompatibles – d’ailleurs gommées et réduites quelque
peu unilatéralement par un « entretien » final qui lui, développe une
certaine vision de la tâche de la génétique très orientée vers des voies
précises de la critique contemporaine, dominées pour l’essentiel par
les enseignements de Maurice Blanchot, Jacques Derrida et Jacques
Lacan.
Il serait facile de multiplier autour de cette présentation
très singularisée de la génétique d’autres conceptions de l’objectif
escompté. J’avais pour ma part tôt voulu mettre en avant dans
ces investigations l’objet manuscrit lui-même, et ses résonances
multidimensionnelles – graphiques certes, comprenant évidemment
le statut générateur du dessin, calligraphiques aussi, car l’écriture
manuscrite ne peut être dissociée de toute considération d’ordre
esthétique – qui s’imposent au lecteur du manuscrit, ne serait-ce que
sur la base fondatrice chez Valéry du regard : tout ce qui a trait à l’acte
d’écrire et à la gestuelle particulière qui l’informe, qui lui donne vie ;
les formes d’interaction visuelle, sémantique, spatiale ou énergétique
qui naissent entre la page et l’écrit ; les régimes scripturaux très
variables, qui impriment aux manuscrits leur allure et leur densité
singulières. Tout ceci étant assorti de la réflexion de Valéry portant
sur le Beau – sur ses caractères négatifs, volontiers paradoxaux, dont
la résonance fait de la graphie/calligraphie des documents et de toute
la prodigieuse complexité matérielle du support un tremplin vers les
ressorts génétiques du sujet écrivant. Le texte de circonstance intitulé
« La feuille blanche16 », écrit par Valéry en 1944, et dans lequel il
met l’accent sur l’extrême précarité qui sous-tend l’acte d’écrire, m’a
16 ����������������������������������
Document publié dans Paul Valéry, Propos sur le livre, Paris, Les Bibliophiles
français, 1956 ; le manuscrit est reproduit en fac-similé dans le Bulletin des études
valéryennes, n° 42, juin 1986, p. 63.
244 LA CRÉATION EN ACTE

toujours semblé l’une de ses déclarations les plus fortes et les plus
prégnantes portant sur la problématique génétique. Par sa remise en
question du « charme » de la page offerte, « souillée » par l’écriture
– c’est le terme utilisé par Valéry –, ce document pourtant de simple
circonstance ouvre notamment la voie vers ce que j’appellerais, dans
la lignée d’une « poétique de l’écriture » dont l’exploration avait été
préconisée par Raymonde Debray Genette17, une « psychologie de
la poétique », des formes et des formules empruntées, pour que cette
souillure soit équilibrée autant que possible par des manifestations
où l’esprit et les voix de l’imaginaire peuvent encore se reconnaître.
Je constate non sans une satisfaction certaine que l’impact visuel de
l’écriture au sens graphique, dont j’avais signalé l’importance dès les
années 1970 dans le cadre du fonctionnement de la prose poétique
des Cahiers, a été intégrée dans la génétique au point de fournir l’un
des centres d’intérêt d’une équipe entière à l’ITEM (« Techniques
et pratiques de l’écrit », dirigée par Claire Bustarret), et de valoir
un colloque bilatéral franco-russe récemment consacré à l’interface
entre l’écriture et le dessin18.
Cette approche peut bien entendu être critiquée sous le biais
de ce qui ne serait que ses banales visées esthétisantes. C’est ce qu’a
fait Jean-Pierre Chopin, au travers d’un article publié dans le Bulletin
des études valéryennes19 pour ses « qualités d’“enthousiasme” »,
appréciation guère à la hauteur du contenu de ce qui est, à tous égards,
une dénonciation intelligente de l’« l’obsession de la distribution
graphique de la page manuscrite » (p. 52). Il y a là effectivement
un piège : celui d’élever en facteur génétique déterminant, comme
naguère on le faisait vis-à-vis de tel « graphe », voire de telle
« griffe20 » de la plume, ce qui s’inscrit à la surface, et qui de ce

17 �����������������������������������������������������
Raymonde Debray Genette, « Esquisse de méthode », in Essais de critique
génétique, Paris, Flammarion, 1979, p. 24.
18 �����������������������������������������������������������������������������������
« Le dessin dans les manuscrits littéraires : un défi à la critique génétique ? »,
colloque bilatéral franco-russe ITEM/IMLI, CNRS/Académie des sciences de
Russie, en collaboration avec l’École normale supérieure, 20-22 novembre 2002.
19 Jean-Pierre
��������������������������������������������������������������
Chopin, « Critique de la critique génétique », in Bulletin des études
valéryennes, n ° 64, novembre 1993, p. 37-53.
20 Cahier de critique génétique, n° 1, op.cit., p. 17 : « L’écriture est cette violence

graphique qui griffe, déchire l’intériorité. Il y a un labourage d’une zone interdite,


ou du moins une succession de coupures brutales qu’elle opère toujours entre le
dicible et l’ineffable (l’innommable). » « Si l’on renonce à l’acception matérielle
tant de la violence du graphe-griffe que d’une physiologie de la voix, pour entendre
les deux images au niveau symbolique, on remarquera qu’elles ont toutes les deux
La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles heuristiques 245

fait même reste superficiel, situé à l’écart de toute la complexité


souterraine qui informe la genèse, et notamment celle du sujet.
L’une des questions posées en 1992 au colloque de Cerisy
consacré à Valéry, suite à une communication intitulée « Graphie,
calligraphie : l’esthétique valéryenne et l’acte d’écrire21 », allait
précisément dans ce sens. Nous retrouvons ici la présence du
dialogue, sous son versant cette fois positif :

« De l’écriture à un Valéry idéal : ceux qui se réfèrent à l’écriture finissent


par se faire un Valéry idéal – se désintéressent des applications, c’est-à-dire
finalement, des incarnations. On préfère rester dans le réversible, le possible.
Mais n’est-ce pas aussi un choix idéologique ? »

L’accusation d’une mise à l’écart des « applications/


incarnations » (dans lesquelles il convient de lire le « devenir être »
du sujet émergent, suivant le cheminement d’un Moi qui se conforme
aux sollicitations d’un certain objet du Désir, dont les brouillons
de La Jeune Parque ou ceux du dossier inachevé intitulé « Ovide
chez les Scythes » ne sont pas exempts), n’était pas sans fondement.
On pourrait bien entendu, en rendant explicite le contenu de
cette interrogation, répondre déjà que le type de cheminement
imaginaire et affectif que suppose La Jeune Parque – abordé à la
fois dans ses marques singulières, ses propensions combinatoires,
ses tâtonnements et explorations – n’adhère pas totalement, ou
du moins en toute transparence, à une quelconque persuasion
téléologique infligée à l’écriture, sans la prise en charge de toute la
gamme de soubassements complexes qui l’informe.
Mais l’essentiel n’est pas là. Allant de choix idéologique en
choix idéologique, d’après les termes de cette remarque, l’impasse
d’une approche génétique n’est pas loin. Impasse déjà inscrite au
sein du groupe Valéry où le sujet de l’écriture, notamment son
émergence et sa singularité, ont engendré des réactions très diverses

rapport à la castration. »
21 ������������������������������������������������������������������������������
Robert Pickering, « Graphie, calligraphie : l’esthétique valéryenne et l’acte
d’écrire », in Paul Valéry, un nouveau regard, Nicole Celeyrette-Pietri et Brian
Stimpson, éds., Paris, La Revue des lettres modernes, série « Paul Valéry » n° 8,
1995, p. 163-180. Les discussions très riches de ce colloque ne sont malheureusement
pas transcrites dans les actes.
246 LA CRÉATION EN ACTE

– d’inspiration derridienne et freudienne22 d’un côté, ou plus


immanentiste de l’autre, ce « purposive expectancy » impliquant un
certain projet conceptuel et scriptural, et dans lequel Paul Gifford
identifierait sans doute un des ressorts essentiels de l’écriture
valéryenne.
Plus grave peut-être, la question posée à Cerisy ciblait aussi la
propension de la critique à se réfugier dans un espace herméneutique
d’« entre-deux », fait de réversibilité de visée ou de portée, de
virtualité pure où tout et n’importe quoi peut surgir, de passage non
différencié entre le corps et l’esprit où ce sont toutefois les remontées
libidinales du corps qui dominent23 – la critique n’étant que trop
prompte, d’après ce point de vue, à en capter le jeu indifférencié, en
une « préférence » qui n’en est pas une.
À mon avis on pourrait défendre ce qui est interrogé ici comme
une simple « préférence » – l’interrogation n’étant d’ailleurs pas
entièrement démunie, si j’ose dire, de ses propres présupposés –, le
« réversible », le virtuel et surtout l’aléatoire ayant indissolublement
partie liée chez Valéry avec l’acte d’écrire, entendu dans ses
fondements premiers où sont présentes les composantes de tout
un scénario génétique. On pourrait ici citer à loisir des occurrences
où le réversible est reconnu par Valéry comme une composante
phénoménologique et ontologique de base – comme le confirme,
par exemple, la saisie par Valéry de cette expérience génitrice entre
toutes, celle de l’aube, le « réel » des sensations émergentes, des

22 �������������������������������������������������������
Voir Serge Bourjea, « Littoral/littéral valéryen », in Paul Valéry. Le sujet de
l’écriture, chap. VI, Paris, L’Harmattan, 1997, et notamment la note 3, p. 236. On
relira ici les propos de Derrida sur le sujet de l’écriture chez Freud : « Freud et la
scène d’écriture », in L’Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967. Notamment
ceci, à quoi nous souscrivons entièrement : « Le “sujet” de l’écriture n’existe pas si
l’on entend par là quelque solitude souveraine de l’écrivain. Le sujet de l’écriture
est un système de rapports entre les couches : du bloc magique, du psychique, de
la société, du monde. À l’intérieur de cette scène, la simplicité ponctuelle du sujet
classique est introuvable. » (p. 335) Il nous arrivera ainsi [...] de placer le nom même
de [Valéry] entre crochets, pour en signifier radicalement le démarquage par rapport
à tout « sujet biographique ».
23 �������������������������������������������������
Pour une présentation du « lieu de l’entre (de l’inter) où, dans le plaisir et dans
la douleur, “ça s’écrit”, ça donne de l’écriture, [...] entre-deux généralisé, infiniment
reproduit et fonctionnant en divers niveaux d’entendement », voir Serge Bourjea,
op. cit., p. 167-168. Cf. Cahier de critique génétique, n° 1, op. cit., p. 14 : « L’écriture
des commencements est aussi de l’ordre de l’entr’ouvrir (elle se saisira dans ses
entr’ouvertures, dans l’entre de ses marques) de la brèche, de l’approfondissement,
de l’intervalle. »
La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles heuristiques 247

pensées et surtout de l’écriture naissante étant « encore en équilibre


réversible avec le rien » (C, VI, 232/C2, 126724), « rien » qui est pour
lui le néant des êtres et des choses avant les prémices du jour et
l’activation de tout le processus inchoatif de l’éveil. De même, dans
le contexte analogue de l’« attente » d’événements à venir – cette
composante essentielle de la poésie elle-même –, Valéry posera
clairement la nécessité de « considérer les événements intermédiaires
comme réversibles » (C, VII, 217). D’où un « entre-deux »
dialectique/dynamique qui se ressource chez Valéry à des principes
autant phénoménologiques ou ontologiques que psychanalytiques,
notamment au travers de ce qui est souvent théorisé, ou chanté
poétiquement, comme une certaine « présence-absence25 » de
l’être – et qui ne saurait nullement être réduit à une sorte de mécanisme
primaire de la pensée, ayant la commodité supplémentaire de
permettre une échappatoire facile à des appréciations critiques en
manque d’inspiration.
Ce scénario génétique s’adresse à l’ensemble des circonstances
définissant la pratique de l’écriture, voire la prise de la plume (ou
du pinceau, l’écriture et la peinture étant liées fréquemment chez
Valéry, en une concomitance de visées d’expression) ; il s’adresse
ainsi à la qualité, voire à la disponibilité, d’un support adéquat. Si
l’on tient compte aussi, dans cet abord de l’écriture qui est en fait
très loin d’élever cette dernière en manifestation uniquement idéale
– éloignée de la vérité de l’être dont elle ne serait, d’après ce point de
vue, que l’émanation instrumentale –, de l’interférence des multiples
circonstances ambiantes, des assauts et des interruptions d’ordre
affectif, souvent investis chez Valéry par l’angoisse, on arrive à la
saisie d’un sens, précisément, qui, pour être constamment inchoatif
et variable, n’en est pas pour autant des plus amples et des plus riches
dans les traces manuscrites, nous permettant de saisir le sujet écrivant,
24 �����������������������
Abréviations utilisées Cahiers de Paul Valéry : C, I-XIX, + pagination – édition
du CNRS, 29 tomes, 1957-1961 ; C1/C2, + pagination – l’édition en 2 tomes
procurée par Judith Robinson dans la collection « la Pléiade », 1973, 1974 ; CI-
CIX, + pagination – l’édition intégrale, chez Gallimard, sous la coresponsabilité
de Nicole Celeyrette-Pietri et de Judith Robinson (I-III), Nicole Celeyrette-Pietri
(IV-VI), Nicole Celeyrette-Pietri et Robert Pickering (VII-IX – 9 tomes publiés sur
12 prévus).
25 ��������������������������������������������������������������������������
Voir Brian Stimpson, « L’espace parmi une rhétorique de l’ambiguïté », in
Bulletin des études valéryennes, n° 50-51, juin 1989 ; « Lecture plurielle d’“Ébauche
d’un serpent” », p. 45-56 ; et (même numéro), Robert Pickering, «“Ébauche” et
écriture de la présence d’absence », p. 57-66.
248 LA CRÉATION EN ACTE

dans ses moments d’élan de créativité comme dans ceux de ses


moments d’impasse où, comme Valéry le note : « je manque de mots »
(C, III, 97/CVI, 101).

Entre singularité aux accents parfois troublants dans leur


caractère exclusif, et multiplicité dont la richesse foisonnante peut
être à la fois source certaine de stimulus créateur et invitation à
une désorientation aussi grisante que déconcertante, la génétique
cherche ainsi sa voie. La dynamique centrale de nos travaux reste
une même volonté de comprendre les processus de genèse à travers
les traces qu’ils laissent dans les manuscrits – précepte absolument
déterminant et, en principe, fédérateur, rappelé par Louis Hay au
début de La Littérature des écrivains26. On objectera sans doute que
la mise en relief effectuée ici de l’indétermination herméneutique
découlant d’une problématique plurielle au sein de l’équipe Valéry
n’est applicable qu’à celle-ci, dans sa singularité, précisément – les
autres équipes à l’ITEM ne connaissant peut-être pas ces perspectives
profilérantes où la ligne de démarcation entre dialogue et dispersion
est parfois difficile à établir. Mais je ne suis pas convaincu de la non-
représentativité de ces tendances certes limitées à un seul corpus,
même si une vision plurielle de la génétique est organiquement
inscrite à la dynamique de nos travaux, à partir du moment où la
genèse est considérée dans son fonctionnement intergénérique, et
d’ailleurs conduite sur des corpus brassant trois siècles d’activité
littéraire.
Je conviens totalement que l’application naturellement
diversifiée des stratégies d’analyse et de traitement génétiques, d’un
corpus à un autre, est une force indéniable de ce que nous faisons.
Ceci me semble entièrement souhaitable, du fait même que les assises
de la critique génétique soient à la fois théoriques (ou heuristiques),
et empiriques (ou pragmatiques), ciblant les particularités
informant le choix et l’utilisation du support d’écriture, voire
l’existence matérielle du papier, jusque dans ses filigranes, encres

26 �����������
Louis Hay, La Littérature des écrivains, op. cit., p. 18 : « Ce que le critique
observe, ce sont les indices visibles d’un travail, ce qu’il déchiffre, ce n’est pas le
mouvement d’un esprit, mais la trace d’un acte : non ce que l’écrivain voulait dire
mais ce qu’il a dit. »
La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles heuristiques 249

et propriétés de texture. Une méthode d’analyse monolithique


et unilatérale plaquée sur la complexité de l’écriture manuscrite
aboutirait vite à la caricature de la mouvance de l’imagination et
de la pensée qui caractérise le tracé de l’acte d’écriture, compris
dans un sens graphique large (dont l’illustration est éclatante
dans les Cahiers de Valéry, par exemple, mélangeant croquis,
schémas abstraits, dessins et aquarelles, à côté de réflexions d’allure
abstraite). C’est le sens de quelques lignes éminemment salutaires,
auxquelles je souscris volontiers, qui ouvrent l’article d’Éric
Le Calvez dans le numéro de L’Esprit créateur, et qui fournissent une
belle apologie de la liberté et de la subjectivité de cette « discipline
programmatique » qu’est la génétique, tendue vers « l’élaboration
d’une théorie esthétique, envisagée comme une esthétique de
la production27 ». Plus récemment Louis Hay a aussi abondé
clairement dans ce sens, l’interprétation des phénomènes génétiques
étant « d’évidence plurielle28 ».
Mais il s’agit de savoir si ces effractions des principes
génétiques d’origine ont encore un statut recteur – dans le sens
premier d’une capacité à guider, à montrer la voie, car nous avons
constamment besoin d’amers et de points. Le contexte actuel
d’analyse me semble marqué par la variété de ses appartenances
multiples, par le flux et le reflux de tendances théoriques importées
à la génétique pour illuminer les mystères de la créativité – ou plus
largement, dans les cas les plus avertis, œuvrant avec un regard porté
vers les connexions et points de rencontre des prises de position
adoptées. Je conviens volontiers que pour certains, ce doute sera
tout simplement sans fondement, d’ailleurs facilement réduit à
néant par « l’autorité incontestable » de la génétique, dans les
termes d’Éric Le Calvez, autorité qui s’impose dans le contexte de
ce qu’il appelle la « désertification théorique29 » qui est la nôtre à
l’heure actuelle. Il reste, me semble-t-il, que les tensions, voire les
incompatibilités, inscrites dans cette prolifération génétique – certes
des plus dynamiques, donnant libre cours aux « choix subjectifs »
d’après Le Calvez –, demandent à tout moment à être coordonnées,
synthétisées, et peut-être relativisées, pour échapper à une vision de

27 ������������������������������������������������������������������������
Éric Le Calvez, « Génétique, poétique, autotextualité (Salammbô sous la
tente) », in L’Esprit créateur, op. cit., p. 29.
28 �����������
Louis Hay, La Littérature des écrivains, op. cit., p. 50.
29 ����������������
Éric Le Calvez, op. cit., p. 29, 38 (note 3).
250 LA CRÉATION EN ACTE

la génétique ne définissant confortablement sa singularité que par


la pluralité de ses approches étanches et autosuffisantes, ou voyant
dans le tracé pluriel des appartenances et des recours théoriques la
marque particulière d’une identité dès lors quelque peu difficile à
circonscrire, si ce n’est en termes d’une complémentarité allant de
soi – d’« autorité », précisément.
Une formule de Valéry, que l’on pourrait retenir comme une
échappée récapitulative vers le fonctionnement de son œuvre entière
– « J’ai l’esprit unitaire, en mille morceaux » (C, II, 137/CIV, 104)
– réussit à concilier ce qui au niveau des opérations de l’esprit, des
affects et de l’écriture qui les incarne s’affirmerait normalement
comme un creuset de directions plutôt incompatibles. Je ne suis
pas sûr que le généticien puisse se réclamer sans risque d’une telle
capacité de synthèse radicale, intégrant toutes les irradiations
issues d’un noyau de démarches fondatrices situé, d’après Éric Le
Calvez, sous le chapeau de « connaissances nouvelles sur [...] les
processus d’écriture30 ». J’ajouterai d’ailleurs ici : il est intéressant
que sur le tard Valéry revienne, en 1944, sur cette affirmation de
« morcellement unitaire » située tôt dans les Cahiers (1901), où le
fragment et le tout qui lui confère sens et situation sont appréhendés
au travers d’une cohabitation parfaitement tranquille. Mais la note
de 1944 est informée d’autres accents non exempts d’angoisse :

Vas-tu former en toi d’abord un tout, une figure fermée finie, et chercher
ensuite le détail ?
Ou bien, de tel précieux élément de ta présence, vas-tu favoriser la
croissance, va-t-il emplir le destin d’œuvre complète [...] ? (C, XXIX, 258)

À la même page du même cahier, Valéry conclut :

Du particulier au général au particulier…


Du détail au Tout au détail –
[...]
Ô somme nulle !

Il est tout à fait évident que la « somme » est plutôt aux


antipodes d’être « nulle », pour ce qui est de la place de la génétique
aujourd’hui dans la critique littéraire. Mais bien plus qu’un
simple problème d’ordre sémantique, il y a dans ces imbrications

30 Ibid., p. 29.
La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles heuristiques 251

particulières et plurielles qui sous-tendent notre approche


(heuristique ? pragmatique ? ontologique ?) du manuscrit et du site
de la créativité un enjeu réel, auquel la génétique se doit de s’adresser
dans ses démarches futures.
Page laissée blanche intentionnellement
« Comment j’écris »

Marie Darrieussecq, entretien avec Jean-Marc


Terrasse

JMT : Marie Darrieussecq est née en 1969. En 1996, à


vingt-sept ans, elle publie son premier roman, Truismes. Le succès
exceptionnel de ce livre, les ventes inattendues pour un premier
roman et le nombre de traductions – plus de quarante – dans
quarante pays différents tout au moins, lui permettent de devenir
écrivain professionnel à plein temps. C’est un cas rare surtout après
un premier roman publié, même si Marie Darrieussecq avait déjà
cinq ou six manuscrits achevés mais non publiés à son actif. Vient
ensuite Naissance des fantômes en 1998. Difficile épreuve que celle
du deuxième roman qui suit un succès énorme. C’est en général le
moment où la critique vous attend pour vous assassiner. Je crois
que vous avez, comme moi, une tendresse particulière pour ce livre.
Puis sortent Le Mal de mer en 1999 et Bref séjour chez les vivants en
2001 qui vient d’être traduit en anglais, et enfin, Le Bébé en 2002. Le
prochain qui va sortir en septembre s’appelle White.
Ce sont des textes qui ont trouvé un large public, moins que
Truismes, mais probablement beaucoup plus que ce que les habitudes
éditoriales ne le laisseraient normalement supposer, compte tenu du
niveau de ces livres. Bref séjour chez les vivants s’est vendu à quinze
mille exemplaires, ce qui est exceptionnel pour un roman de cette
qualité littéraire.
Les livres de Marie Darrieussecq sont édités en poche et en
Folio, mais ils ont tous été publiés initialement par POL, un petit
éditeur, dont on connaît les exigences littéraires et l’attention qu’il
met dans le choix de ses textes. POL découvre et publie également
beaucoup d’auteurs de poésie contemporaine. C’est dire l’intérêt
particulier de publier chez cet éditeur, dont Marie Darrieussecq est
devenue, avec Emmanuel Carrère, l’écrivain le plus lu.
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Cet entretien date de juin 2003. White est bien sorti en septembre 2003. Il
poursuit le thème de Naissance des fantômes en confrontant des esprits scientifiques
à la présence d’esprits indéfinissables. Le tout a lieu dans l’Antarctique (d’où le
titre). À l’hiver 2004 Marie Darrieussecq a publié Claire dans la forêt aux Éditions
des Femmes (première édition dans Elle en 2000).
254 LA CRÉATION EN ACTE

Marie Darrieussecq est une romancière qui raconte, invente


des histoires, contrairement à un courant fort répandu en France
chez les jeunes gens et jeunes femmes de sa génération qui proposent
plutôt des variations diverses sur leur journal intime ou des coups
de loupe sur un épisode de leur vie privée. Ce n’est pas le cas de
Marie Darrieussecq qui bâtit des fictions, souvent à partir de thèmes
de la littérature classique. Par exemple, le personnage de Truismes
subit une métamorphose, obsession bien connue dans la littérature.
Elle en est consciente et c’est cela qui est très intéressant. Le travail
qu’elle fait sur cette métamorphose tient compte ou intègre Ovide
et Kafka puis les oublie. Le monde qu’elle décrit dans Truismes est
soit une projection futuriste de notre monde, soit une métaphore de
ce qu’il est, chacun l’interprète comme il le pense. Le personnage
assiste à sa propre métamorphose sans que nous sachions s’il
en a conscience. Au début elle (c’est une femme) s’y intéresse
probablement comme à un phénomène quasi naturel et puis au fur
et à mesure, son regard sur cette métamorphose change. On ne sait
pas si l’héroïne est profondément naïve ou totalement impliquée
par cette transformation, si ce bouleversement de son corps lui
vient d’elle-même ou s’il a sa cause dans une volonté extérieure.
Naissance des fantômes traite du thème de l’absence de l’autre,
absence surprise, disparition. Une femme dont le mari, un jour, ne
revient pas, vit d’abord quelque chose de banal. Elle se retrouve
seule avec cette disparition dont elle ne connaît pas les raisons. Puis,
plus elle avance dans cette histoire, plus les fantômes, ceux qu’on a
en soi, ceux qu’elle a en elle prennent cette place centrale de l’être
dont on reparlera avec White. Là aussi la littérature de référence est
importante. Marie Darrieussecq ne l’oublie pas dans ses choix puis
s’efforce de l’oublier dans l’écriture.
Le sujet de ce colloque est la génétique et nous allons
maintenant nous y consacrer. Marie Darrieussecq décompose son
travail en trois phases distinctes. J’aimerais que l’on se tienne à
ce découpage. La première phase est celle où elle pense au futur
texte ou au sujet, la deuxième phase est le temps du premier jet
(carnets, cahiers, notes) et enfin, la troisième phase est le temps de
la composition ou de la recomposition avec l’ordinateur (un Mac).
Prenons ces trois phases dans l’ordre. Comment s’installe le sujet en
vous ?
« Comment j’écris » 255

MD : En général, comme beaucoup d’écrivains et


d’universitaires aussi d’ailleurs, je me promène avec des petits carnets.
Je prends des notes très éparses. Je n’ai pas apporté de transparents
de ces carnets parce qu’ils ont pour le coup un côté extrêmement
intime avec des codes personnels, des moyens mnémotechniques qui
sont censés me faire penser à d’autres choses. Au milieu il y a aussi
des listes de courses et des numéros de téléphone. En somme, c’est
un carnet.
C’est un moment de gestation du texte, appelons ça ainsi,
qui n’empêche pas d’ailleurs que je puisse être en train de travailler
concrètement un autre texte. Par exemple, quand j’écrivais Le Bébé,
j’étais complètement hantée par le roman à venir, White, que je viens
de terminer. Il y a entre les textes des chevauchements temporels.

JMT : Il me semble que dans Bref séjour chez les vivants, il y a


aussi des allusions aux bébés.

MD : En tout cas dans Le Bébé, il y a l’annonce d’un roman


qui se passe en Antarctique, White. Il y a donc ces chevauchements
temporels, mais disons pour simplifier les choses que je passe deux,
trois, quatre mois sans écrire du tout, sans précisément écrire, à part
des notes de temps en temps dans ce carnet. Par exemple (elle montre)
il y a à peu près une trentaine de pages de très petit format écrites
dans ce carnet que j’ai commencé en mars et nous sommes en juin.
Il n’y a donc pas beaucoup de choses, ça va lentement. Je rêve sur le
livre à venir soit dans mes insomnies, qui peuvent être nombreuses
mais qui sont très efficaces en général, soit quand je marche à Paris,
ville que j’habite, ou dans d’autres villes, soit en nageant à la piscine.
C’est un très grand moment de vide, je m’ennuie en nageant. Au
bout de deux cents mètres, mon cerveau commence à se mettre sur
le mode rêverie et là, beaucoup de choses me viennent.
D’où sortent les idées, je ne sais pas, personne ne sait ;
elles viennent de l’inconscient, de choses vécues, de conversations
entendues, de livres lus. Le problème n’est pas tellement d’avoir des
idées ; des idées on en a tous tout le temps. Et moi j’ai un métier
luxueux où je peux me permettre de les écouter, de les prendre au
sérieux. Je peux me permettre de ne rien faire pendant des jours et
des jours et de laisser venir les idées, même les plus saugrenues. Le
problème n’est donc pas d’avoir des idées mais de savoir quelle idée
va être assez riche pour porter tout un livre. Bien souvent, je crois
256 LA CRÉATION EN ACTE

avoir une bonne idée et je m’aperçois que c’est en fait une idée pour
une nouvelle ou même parfois pour une lettre à quelqu’un, mais
pas du tout pour un roman. C’est assez rare d’avoir une idée qui
soit assez complexe pour qu’elle puisse porter, comme une colonne
vertébrale, tout un roman.

JMT : Comment est né Truismes alors ?

MD : C’était mon sixième manuscrit et pas du tout mon


premier roman. Depuis toute petite en fait j’étais déjà dans un
besoin de l’écriture, et j’ai terminé ce qui ressemblait à un premier
roman à l’âge de dix-sept ans. Pour moi, cette idée d’une femme
qui se transforme en truie, était une idée parmi d’autres et je ne sais
vraiment pas comment je l’ai eue mais je sais que quand cette idée
m’est venue en tête, elle m’est apparue complètement saugrenue. Je
me suis dit « qu’est-ce que je vais faire avec ça, ça n’a aucun sens ». Je
n’y ai plus pensé mais elle s’est mise à penser en moi. C’était une idée
qui revenait sans arrêt et c’est un assez bon signe. Quand une idée
insiste, c’est qu’elle veut qu’on fasse quelque chose avec elle, même
si elle a l’air complètement idiote. Une femme qui se transforme
en truie : j’étais la première choquée par cette proposition de mon
cerveau.
J’étais en train de lire Hervé Guibert, que je lisais énormément
à l’époque. Il a un rapport très particulier à la narration. Il commence
par exemple son roman Les Gangsters sur les chapeaux de roue avec
une histoire de cambriolage, et puis le texte s’évase en quelque sorte,
et part dans des tas de directions. Au moment où il commence à
raconter sa maladie, puisqu’il est mort du SIDA, Hervé Guibert
dit qu’il n’y a rien de plus narratif qu’une maladie ; on la suit de
symptômes en symptômes, de rémissions en aggravations. Une
maladie c’est une histoire. Et je me suis dit qu’il était très simple, au
fond, de suivre la progression de cette « maladie de la truie » dans
un corps de femme et que je pouvais très concrètement décrire des
symptômes, la peau qui se transforme, les poils qui poussent ou le
nez qui grandit.
J’avais donc un début d’ébauche de forme… J’étais dans la
phase où on a l’impression de la tenir, l’idée, et où affluent des idées
conjointes, le matériau du texte à venir… Une idée seule comme ça
n’a pas beaucoup d’intérêt. Ce qui compte c’est de savoir comment
on va la mettre sur la page. J’ai donc rêvé autour de cette idée d’un
« Comment j’écris » 257

corps de femme qui se transforme en truie pendant plusieurs mois.


À l’époque j’étais en train de faire ma thèse. C’était une sorte de
temps volé sur ma thèse, et je rêvais cette histoire. Je n’en parlais à
personne parce qu’un jour j’en avais parlé à ma meilleure amie, je
me rappelle très bien où, à un croisement sur le boulevard Saint-
Michel, le feu passait au rouge, nous allions traverser et je lui ai dit :
« En ce moment, j’ai envie d’écrire une histoire sur une femme qui se
transforme en truie », elle m’a répondu : « Mais n’importe quoi… »,
et je n’en ai plus jamais parlé à personne. Quand je commence à rêver
sur un livre, en général, je vois d’abord des paysages. Je savais qu’il y
aurait la Seine, un Paris apocalyptique, ruiné. J’ai su très tôt qu’il y
aurait un loup-garou parce qu’il y avait une logique sentimentale à
faire s’épouser une femme truie et un homme loup et je voulais écrire
ma propre scène de lycanthropie, c’est-à-dire de transformation d’un
homme en loup. Je savais qu’il y aurait un marabout africain parce
que je vivais dans un quartier africain et que ça m’intéressait, la
magie dans toutes ses formes...

JMT : Et la piscine ?

MD : Je savais aussi qu’il y aurait une piscine parce que


j’allais moi-même à la piscine et que ç’a pour moi un fort rapport
à la pratique de l’écriture : le souffle, l’effort, la patience, le rythme,
la lenteur, et aussi l’ennui !… Des lieux se mettaient en place. Mais
ce que j’attendais, c’était d’avoir la voix qui allait porter le livre et
je cherchais des choses très concrètes. Est-ce que j’allais l’écrire à
la troisième personne ou à la première ? C’est la question la plus
simple. J’essayais des bouts de phrase dans ma tête. J’ai très vite
compris qu’il fallait que je me mette dans la peau du personnage
pour assister à la transformation de l’intérieur mais ça ne marchait
pas. Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais à un moment j’ai
entendu – c’est le côté Jeanne d’Arc des écrivains – cette petite voix,
innocente, haut perchée, naïve… qui fait que j’ai eu la première
phrase. Je suis toujours très choquée quand un acteur ou une actrice
lit mes textes. Ça peut être très bien mais ce n’est jamais cette voix
que moi j’entendais. Et la voix de Truismes, c’était (elle chantonne) :
« J’avais de plus en plus de clients masculins à la boutique et ils
payaient bien. Le directeur de la chaîne passait presque tous les jours
pour ramasser l’argent. Il était de plus en plus content de moi et à la
258 LA CRÉATION EN ACTE

fin j’avais les plus grands succès. Je crois même que le directeur de la
chaîne, lalalalala… »

JMT : Vous risquez d’avoir du mal à faire jouer un comédien


comme ça !

MD : À partir du moment où j’ai su qu’il fallait que je chante


comme cela dans ma tête, j’ai pu commencer. Ce livre ne tient que
sur cette voix.
L’histoire peut être intéressante, elle a beaucoup intéressé les
journalistes à l’époque, et les féministes, les psychanalystes, etc. On
y a vu une espèce de satire politique contre l’extrême droite. Ce n’est
pas à mon avis l’aspect le plus réussi du livre mais il a absolument
passionné les journalistes français parce que c’était une époque où
Le Pen avait beaucoup d’audience en France. Très bien, toutes les
lectures ne sont pas possibles, mais beaucoup le sont. Mais pour
moi, c’était comme pour tous mes livres d’abord l’aventure d’une
voix. C’est-à-dire qu’au début on a une femme qui est tellement
aliénée, tellement à côté d’elle-même qu’elle ne se rend même pas
compte qu’elle est prostituée, lalalala… Et tout à coup, son corps
lui dit « tu es une personne », son corps va se transformer en
monstre, et un monstre, c’est une chose qui n’a jamais eu lieu. Un
monstre, c’est donc une créature qui n’a jamais pu être codifiée par
la société, qui n’a jamais été dite par la société. Les truismes, c’est-
à-dire les clichés, les lieux communs n’ont pas pu recouvrir ce corps
monstrueux. Or c’est une femme totalement exploitée qui, n’ayant
aucune culture politique, intellectuelle, etc. n’a pas de mots. Elle ne
peut utiliser que des truismes, des clichés. Comme son corps lui dit
« il t’arrive quelque chose à toi, et à toi d’une façon unique », elle
est obligée de se mettre à penser pour la première fois de sa vie et
à essayer de faire des phrases pour la première fois de sa vie. Elle
devient une personne, c’est la métamorphose d’un objet femelle en
femme consciente. Ce livre a été très mal lu. Ce qu’il fallait lire à
mon sens, c’était que la voix se complexifiait. Plus les pages passent,
plus il y a du vocabulaire, plus la syntaxe s’enrichit et plus la pensée
de cette femme se complexifie. Plus elle devient humaine en fait.
Pour moi, c’est l’histoire d’une libération par la pensée.
Revenons à la génétique. Une fois que j’ai eu la voix, je me
suis mise à écrire le premier jet. Pour chacun de mes livres, il y a
plusieurs mois de rêverie et j’ai la première phrase qui arrive. Pour
« Comment j’écris » 259

Bref séjour chez les vivants, c’est une phrase très simple : « Les jours
fraîchissent. » Suit une description de roses. Je vais peut-être décrire
ma méthode avec des exemples. Jusqu’au roman Le Mal de mer, j’ai
écrit sur l’ordinateur et puis ce qui s’est passé au milieu, c’est que
l’ordinateur est tombé en panne. C’est banal. Il est vraiment tombé
en panne. Dans cette stupide petite boîte noire, j’avais tout mon livre
et j’étais incapable de le récupérer. Heureusement un technicien a
réussi à récupérer la plupart des pages mais il en manquait vingt-cinq.
Vingt-cinq pages, c’est deux mois de travail. C’était insupportable.
J’ai donc fini Le mal de mer à la main et décidé d’écrire tous mes
autres livres d’abord à la main. Certes, c’est idiot parce qu’un cahier
peut brûler ou se perdre, mais je fais des photocopies. À peu près
toutes les dix pages, je « sauvegarde » : je fais des photocopies.

JMT : On peut aussi sauvegarder un ordinateur.

MD : Oui, mais je ne l’avais pas fait, l’informatique ne


protège pas des actes manqués ! Mes cahiers sont de ce format (A4),
pages blanches non quadrillées, j’essaie d’écrire environ une page
par jour, serrée, presque sans marge. Et j’emploie toujours la même
méthode : j’écris le texte sur la page de droite, et sur celle de gauche
les phrases que je veux rajouter, ou des idées qui me viennent pour
la suite. C’est une sorte de traitement de texte manuel. Je vais vous
montrer avec Bref séjour chez les vivants. Page de droite, c’est un
manuscrit normal avec des ratures, des choses que j’enlève. Ça, c’est
vraiment le premier jet, c’est-à-dire que c’est pendant que j’écris que
je rature.
Et puis la page de gauche. Ici, c’est un exemple assez rigolo. Il
y a au moins cinq personnages dans Bref séjour chez les vivants, c’est
une famille et je n’arrivais plus à savoir quels âges ils avaient, l’ordre
chronologique, en quelle année ils étaient nés. Donc j’ai fait un petit
décompte, essayé de leur donner des dates de naissance. Il y a aussi
des rajouts pour le texte. Par exemple, je vois qu’il y a écrit « les
crevettes transparentes », là… C’est un pense-bête, je voulais décrire
les crevettes qui sont très transparentes quand elles sont dans l’eau et
ça me faisait penser à une scène de L’Homme invisible de H. G. Wells.
Il y a un stade du corps de l’homme invisible où il est comme une
crevette avec les vaisseaux sanguins apparents et je voulais parler de
ça. Et en fait dans le livre, cela apparaît peut-être trois cents pages
plus loin. Et ici, qu’est-ce qu’il y a d’écrit ? « Le crépitement du
260 LA CRÉATION EN ACTE

premier feu », je ne sais même pas ce que c’est ! « Papier alu qu’on
froisse », ça c’était sans doute pour une onomatopée. Ce sont des
idées que je note et à mesure que je les traite dans le livre, je les
raye. « Le cœur gros » fait référence à quelque chose qui intervient
beaucoup plus tard dans le livre, c’est le personnage de Nore qui
ne peut regarder la mer que « le cœur gros ». Il suffit que je lise ça,
et après, tout un paragraphe défile. En fait, il suffit que je note ça
pour avoir le paragraphe en tête et savoir qu’il faut que je l’écrive.
Et quand je l’ai écrit, je raye. Ce sont donc des aide-mémoire. Il y
a aussi des idées que je n’ai pas traitées : « un Australien », non ce
n’est pas ça, « l’Australien », en fait je ne sais plus. Voilà, c’est là le
premier jet et quand je l’ai fini, je passe à l’ordinateur.
Ce que je viens d’appeler le premier jet, est une phase d’état
de grâce. J’écris tous les jours, trois ou quatre heures par jour à peu
près et « ça y va ». Je suis dans un état d’absence à moi-même où
j’oublie qui je suis et où je me mets à la place des personnages. C’est
comme cela que j’entends leur voix et que je peux écrire à leur place,
en quelque sorte.
Le matin quand je me lève, c’est ce que j’ai envie de faire.
Donc j’emmène mon fils à la crèche et je me mets à écrire. J’écris à
peu près trois heures dans cette « phase de grâce ». Là, je ne pense
à rien, je ne pense pas à un lecteur, je ne me censure pas, j’y vais.
C’est quelque chose que j’ai appris, ce n’est pas quelque chose
qui est donné d’entrée. J’ai appris à me laisser écrire. J’ai fait une
psychanalyse d’ailleurs, qui m’a aidée à ça. Donc j’écris, j’écris. Et il
y a un moment où le texte s’arrête parce que la structure s’est close,
parce que j’entends la dernière phrase. Elle est là, le texte est fini. Je
ne peux jamais trop le prévoir. Je m’accorde alors quinze jours de
vacances. En fait je laisse reposer, j’essaie d’oublier ce que j’ai écrit
et d’ailleurs réellement, je l’ai oublié.

JMT : Est-ce un texte écrit au fil de la plume ou a-t-il une


structure, quelque chose qui vous réintroduit dans une narration?

MD : Il y a deux grands clubs d’écrivains, ceux qui font des


plans comme Perec et ceux qui écrivent La Chartreuse de Parme en
cinquante-trois jours comme Stendhal, qui à la fin tue tout le monde
parce qu’il ne sait pas comment s’en sortir… Je fais partie du club
Stendhal. Je ne fais jamais de plan parce que je ne veux pas savoir
ce qui va se passer, sinon je m’ennuierais et je laisse faire non pas les
« Comment j’écris » 261

personnages mais les mots. Et je laisse les mots se répondre quand


je suis dans l’état de grâce. Et ça avance, tout seul, sans moi… Mais
il y a aussi des livres qui échouent. J’ai jeté déjà trois livres depuis
Truismes donc la méthode ne marche pas tout le temps. Quand je suis,
parfois, dans l’état de grâce, il y a une logique interne, inconsciente,
qui se met en place par structuration involontaire. C’est à la fois dû
à la structure de mon imaginaire, à la structure de la langue, et à la
logique pure. Les phrases se répondent et tout prend sens. Un livre
fonctionne en entonnoir : au début toutes les phrases sont possibles,
à la fin tous les mots sont déterminés par ceux qui précèdent. Et à
un moment le livre se termine.
Je laisse poser quinze jours et je commence à relire mes
cahiers. Là, c’est vraiment dur parce qu’il y a une page sur trois qui
est très mauvaise, qu’il faut jeter, qui ne concerne que moi, où j’ai
étalé ma névrose. Elle ne peut pas être rendue publique, non pas
parce que j’aurais des choses à cacher mais parce qu’il ne faut pas
oublier qu’on est en train d’écrire un livre, que ça doit rencontrer
le monde et non tourner en rond sur soi-même. C’est pour ça que
« l’état de grâce » est très proche de l’absence à soi-même, pour dire
le monde il faut être dans une rêverie proche d’une sorte d’extase
dans la langue, où on sort de son moi privé.
Bon, et me voilà, boum, face à mes cahiers comme un cinéaste
avec des rushes. J’ai un énorme matériau, mais quand j’ai tout saisi
sur l’ordinateur, le livre a en général diminué de moitié. J’ai coupé,
coupé, coupé. Et vous savez bien ce que c’est, quand on écrit un texte,
dès qu’on enlève un paragraphe, il y a un trou. Il faut donc refaire
une transition. Ou si on déplace un paragraphe, ça déséquilibre le
début, puis du coup la fin... C’est une spirale. J’ai appris à rester
calme et à travailler de la même façon trois ou quatre heures par
jour, pas plus, parce que c’est le stade du travail où on pourrait
travailler vingt heures par jour. C’est complètement obsessionnel.
Et au bout de plusieurs mois, j’ai une structure qui se tient avec un
genre de début, un genre de milieu, un genre de fin.
Je passe alors à un travail beaucoup plus précis qui est le
travail de la phrase elle-même. Reprenons par exemple le début de
Bref séjour. Comment je passe d’une version de la phrase à l’autre,
je n’en sais trop rien moi-même. Mais je sais qu’à l’ordinateur, je
l’ai beaucoup changée. Effectivement, en termes de génétique, des
choses vont se perdre. Là par exemple (elle montre la première
phrase du manuscrit), je pense que c’est quand j’ai réécrit la page
262 LA CRÉATION EN ACTE

que j’ai rayé tout ça. C’était en trop pour une question de rythme.
Il fallait commencer le livre, et pas tout de suite mettre trop de
détails. La version manuscrite du premier jet, j’essaie de déchiffrer,
c’est : « Sur le rosier ancien, le blanc, Madame de Sévigné, deux
petites têtes casquées encore, petites têtes de soldat, vertes, pointues,
debout, droites parmi les épines et le tétanos et ses coups de sécateur
à elle. » Ça me paraissait trop chargé pour le ton de la phrase. Alors
ça donne : « Les jours fraîchissent. Il y a moins de roses, moins de
boutons de roses. Sur le rosier ancien, le blanc, Madame de Sévigné,
deux petites têtes casquées, vertes, pointues, debout et droites. »
J’ai enlevé les soldats et je les déplace à la phrase suivante « petits
soldats, parmi les épines et le tétanos et les coups de sécateur qui
détachent, d’un claquement, de grosses fleurs abandonnées ». Je
voulais rendre plus visible la formation d’un bouquet de fleurs fanées
parce que ensuite ça aurait des échos dans le livre. Et puis le « ses
coups de sécateur à elle », c’était vraiment trop vilain. En français la
détermination du pronom pose souvent problème.

JM : Peut-on parler à ce moment de la question des


personnages ? Le lecteur français entre dans le texte sans savoir qui
parle, qui est le narrateur, quel est le point de vue et quelques lignes
plus loin, c’est un autre narrateur. Il y a donc là une volonté de
parler à plusieurs voix, de construire une fugue ou quelque chose
de ce genre sans dire qu’on change de personnage, sans dire qu’on
change de tonalité. Est-ce délibéré ?

MD : Ce n’est pas exactement ça. J’avais déjà écrit Le Mal de


mer de cette façon, c’est-à-dire que volontairement, je demandais au
lecteur du travail, je lui demandais d’être patient. Ce sont des livres
qui se méritent, c’est comme ça. J’ai besoin d’un lecteur qui aime
la littérature et qui ait cette forme-là de courage. C’est un courage,
la littérature, sinon on consomme du livre et je n’ai pas envie de ça.
Donc je demande une sorte de collaboration active à mon lecteur.
Et Le Mal de mer était déjà écrit de cette façon. Les paragraphes
commençaient à la troisième personne et il fallait attendre trois ou
quatre lignes avant d’avoir un détail, souvent un détail vestimentaire

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Dans la version anglaise chaque paragraphe est précédé des initiales du
narrateur. Ce qui permet de savoir qui va parler. En français les lecteurs n’ont pas
cette facilité et ils doivent attendre plusieurs lignes avant d’identifier le narrateur.
« Comment j’écris » 263

qui caractérisait le personnage en train de parler. C’était absolument


nécessaire, ce n’est pas une coquetterie d’écrivain hermétique, c’est
absolument nécessaire au flottement délibéré qui règne dans Le
Mal de mer qui est un livre de l’oscillation maritime, du sentiment
océanique, de la dépression. Les personnages ne cessent de se
demander à la fois quelle est leur propre identité et qui est la femme
qu’on recherche.
Dans Bref séjour chez les vivants, j’ai un peu réappliqué la
même technique en l’élaborant puisqu’il y a à la fois des passages à
la troisième personne et des passages à la première personne. Mais
ce sont des séquences où un même personnage est concerné, que
ce soit à la première ou à la troisième personne. Il faut un certain
temps pour savoir effectivement avec qui on est, où on est et à quel
temps éventuellement on est. Alors, dans la traduction anglaise,
j’ai accepté que l’on mette le nom du personnage en entrée de
paragraphe parce qu’il semble que les Anglais sont plus bêtes que
les Français. C’était l’avis en tout cas de mon éditeur. J’ai donc
accepté d’expliciter et le résultat n’est pas inintéressant car il produit
un autre effet de lecture. C’est comme si la lucidité et la violence
interne des personnages étaient amplifiées, leurs contradictions
aussi, puisqu’on sait d’emblée dans la tête de qui on est. Il y a moins
ce sentiment de flottement. Si je dois être parfaitement honnête,
moi-même en écrivant Bref séjour chez les vivants, je me perdais.
Donc en tête de page, quand je démarre la voix de quelqu’un, très
souvent j’écris son nom. J’ai tellement d’amoncellements de cahiers
que quand je tapais à l’ordinateur j’avais besoin de savoir tout de
suite dans la tête de quel personnage j’étais. Dans le Folio, l’édition
de poche, j’ai justement hésité à mettre les prénoms. Finalement je
ne l’ai pas fait.
Quelqu’un parlait de ça : pourquoi diable Flaubert avait-il
cru bon de préciser que ce qu’on entendait au Club de l’Intelligence,
c’était des bêtises ? Cette précision alourdit son propos… Je ne me
compare pas, mais l’écrivain a toujours ce problème avec le lecteur,
qu’il ne sait jamais dans quel état d’esprit il va être, si à ce moment-
là il va être patient, distrait. L’écrivain se demande à quel point il
faut expliquer. Je suis un auteur qui n’est pas vraiment explicatif et
il y a des moments où j’ai tellement conscience que je demande un
effort que je lâche du lest et que j’explique un peu.
264 LA CRÉATION EN ACTE

En relisant la version POL de Bref séjour chez les vivants


pour Folio, j’ai trouvé qu’il y avait une phrase extraordinairement
lourde à la fin du livre. Ce serait un peu long d’expliquer mais une
des sœurs est en train de mourir et l’autre sœur, par une espèce
d’effet de télépathie – c’est un livre d’extrême interpénétration des
pensées – est justement en train de raconter l’histoire de la vie de
celle qui est en train de mourir. Ça fonctionne sur le principe du
cliché selon lequel quand on meurt, on voit défiler le fil de sa vie. Et
je me disais : ce fil de la vie de celle qui meurt, c’est sa sœur qui va
le prendre en charge. Et c’est assez explicite comme ça. L’une est en
train d’agoniser, l’autre est en train de raconter sa vie. Il a fallu que
dans la version POL, parce que je n’avais pas assez confiance dans le
lecteur, j’écrive la phrase : « Anne est en train de raconter le film de
la vie de Jeanne. » Quand j’ai relu cette phrase, je me suis dit que je
prenais le lecteur pour un imbécile. Il n’a pas besoin de ça. Et dans
le Folio, cette phrase est enlevée. Comme d’autres phrases.
J’ai peut-être aussi le défaut de tellement détester les
explications psychologiques dans les livres que je n’en fais pas assez.
Le premier jet est un état de grâce parce que je ne pense pas au
lecteur. En revanche, toute la phase de reconstruction du livre est un
état où je me sens déjà presque lue. Je n’irais pas jusqu’à surveillée,
mais lue. Et je me mets à penser au lecteur : est-ce que je lui en dis
assez, est-ce que je lui en dis trop ? Et c’est là d’ailleurs que j’ai
besoin d’un éditeur, c’est là que Paul est de bon conseil. Il ne change
jamais rien aux livres qu’il reçoit, par contre il peut suggérer des
choses. Il joue toujours au lecteur idiot, alors que c’est le meilleur du
monde ou presque. Il me dit : « Là, je ne comprends rien. » Et si lui
ne comprend rien, c’est qu’il faut que j’explique mieux. Je retravaille
parfois comme cela. Ou alors il me dit quand c’est trop explicatif.
C’est un de mes principaux problèmes : doser l’information au
lecteur.

JMT : Quel rôle ont joué vos six manuscrits inédits, cinq ou
six, je ne sais plus, dans ce processus ?

MD : En fait, l’un d’entre eux est dédoublé, donc il y en a cinq


et demi.

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Le nom de la maison d’édition est formé des initiales de l’éditeur Paul
Otchakovski-Laurens.
« Comment j’écris » 265

JMT : Vont-ils sortir un jour ?

MD : Non, non. Ils sont chez moi dans un carton. J’ai envoyé
mon premier manuscrit par la poste à l’âge de dix-sept ans. Ça
s’appelait Sorgina, ce qui veut dire « la sorcière » en basque. C’était
un texte en français mais ç’avait un nom basque et comme je ne
doutais de rien, je l’ai envoyé aux Éditions de Minuit et à Gallimard.
À l’époque, j’habitais à Bayonne et je n’avais pas conscience que
POL existait sinon je lui aurais aussi envoyé. Ça ne m’a pas étonnée
de ne pas être publiée, on est rarement publié à dix-sept ans mais
j’ai trouvé parfaitement normal que Jérôme Lindon et je ne sais plus
qui de chez Gallimard m’envoient de longues lettres m’expliquant à
quel point ce livre était formidable mais qu’il présentait des défauts
tels qu’ils attendraient le suivant. C’étaient des lettres très détaillées
et je m’aperçois maintenant qu’en général, on reçoit des lettres
types : « Le livre que vous avez écrit ne correspond pas à ce que
nous recherchons actuellement. » Ça me paraissait parfaitement
normal que les éditeurs s’intéressent à une lycéenne de Bayonne.
Très encouragée, j’ai continué et j’ai systématiquement envoyé mes
manuscrits à Gallimard et Minuit.
Finalement, Jérôme Lindon m’a convoquée à Paris dans
son bureau tout bleu et blanc avec les livres. J’étais horriblement
intimidée. J’avais dix-neuf ans. Il a été d’excellent conseil. Il m’a dit
qu’il fallait que j’arrête mes études tout de suite, que je rentre chez
mes parents et que je ne fasse plus qu’écrire ! (Rires) Ce programme
me paraissait quand même dangereux car j’avais les pieds sur terre.
Je voulais faire des études qui me mettent à l’abri du besoin. Je
rêvais d’entrer à Normale sup parce que je savais qu’on y était payé
pendant quatre ans au centre de Paris et ça me paraissait une bourse
d’écriture fabuleuse. Donc je travaillais pour cela. Je revoyais souvent
Jérôme Lindon, j’avais laissé tomber Gallimard. J’avais compris que
Minuit c’était formidable. Et à chaque fois il me disait : c’est très
bien, mais on va attendre le suivant. Et il avait raison, franchement,
car ces textes étaient encore trop proches de ma propre psychologie,
de ma propre névrose. Je crois que c’est vraiment avec Truismes que
j’ai réussi à sortir de moi. C’est en même temps forcément un livre
très proche de moi.

JMT : Et pourquoi n’a-t-il pas été publié chez Minuit ?


266 LA CRÉATION EN ACTE

MD : Parce que j’en avais marre ! Et parce que Jérôme Lindon
avait passé la main à Irène Lindon, sa fille, et moi j’avais envie d’être
éditée par Jérôme. […] Donc je l’ai envoyé à plusieurs autres éditeurs,
dont POL. Truismes a été accepté chez quatre éditeurs. J’ai choisi
POL parce que c’était le meilleur à mes yeux à ce moment-là et
toujours. Mais Jérôme Lindon m’a appris deux choses. Il faut qu’à
n’importe quelle page d’un livre on sache que c’est ce livre-là, c’est-
à-dire qu’il faut qu’il y ait une cohérence de la voix. Une fois que
l’on maîtrise cela, on peut jouer avec, on peut déstructurer, mettre
de multiples voix. La deuxième chose, c’est qu’ « on écrit Finnegans
Wake à la fin de sa vie ». Moi je ne doutais de rien, je faisais des
textes complètement expérimentaux mais qui ne fonctionnaient pas.
Cette idée d’une voix, je la lui dois, cette conscience en tout cas qu’il
faut qu’un livre soit tenu par un même mouvement. Après, dans
Bref séjour chez les vivants, j’ai joué avec plusieurs voix […].
Je ne publierai donc pas les manuscrits précédents. Ce sont
les livres qui m’ont appris à écrire, pas des livres mûrs et publiables.
Mais ce sont aussi des livres très matriciels, ils ont agi sur les livres
suivants. L’un s’appelle Le Mal de mer par exemple. Ils contiennent
des idées, des phrases même, que j’ai développées par la suite. C’est
un matériau.

JMT : La langue basque joue-t-elle un rôle dans l’élaboration


de vos textes et dans l’élaboration de votre langue?

MD : Paul connaît beaucoup d’écrivains qui ont un rapport


à la langue… Comment dire… Ma mère parlait basque, mon père
parle français et une partie de la famille parlait espagnol puisqu’on
habitait à une frontière. Très tôt, j’ai eu conscience que la langue
n’était pas un état de nature mais une convention. […] On peut
appeler ça « water », « agua », « ur » en basque ou « eau ». Très
rapidement, j’ai su ça. Je ne parlais pas basque pour diverses
raisons, je le comprenais mais je ne le parlais pas parce que mon
père ne le parlait pas. Je m’exprimais donc exclusivement en français
mais je crois que les écrivains ont un rapport particulier à la langue
maternelle. Ils osent y toucher, ils osent considérer ça comme
quelque chose qui est extérieur à eux, qu’ils peuvent casser, avec
lequel ils peuvent jouer, avec le corps de la langue. Ce n’est pas une
nature, c’est une convention, ç’aurait pu être un autre corps.
« Comment j’écris » 267

Le basque est une langue non écrite, du moins jusqu’aux


années 1970, une langue familiale et très obscure quant à son origine.
Le basque et le français étaient en opposition pour moi au sens où
le français était la langue de l’école, de la République, la langue de
Descartes, la langue des auteurs que je lisais, la langue que j’allais
pouvoir manipuler. Le basque avait presque une dimension sacrée
au contraire : je n’osais pas y toucher, je n’osais même pas le parler.
Je ne sais pas comment cela a joué.

JMT : Avez-vous envie d’écrire un jour en basque ?

MD : Je n’en suis pas capable. J’ai envie de traduire le basque.


Les écrivains basques sont traduits en français à partir de la
traduction espagnole. J’ai envie de traduire directement du basque
au français, c’est quelque chose que je prévois de faire un jour.

JMT : White, le livre qui va sortir à la rentrée en France porte


un titre anglais. Vous me disiez l’autre jour qu’il y avait un lien avec
Naissance des fantômes. La grande question des fantômes en soi est
traitée dans ce livre. Vous me disiez que vous alliez essayer de la
régler avec White.

MD : White se passe au pôle Sud qui est, dans plusieurs


mythologies, l’endroit de la terre où les fantômes se reposent. C’est
un endroit extrêmement froid où l’air est saturé de cristaux de glace
et tous les explorateurs, les scientifiques qui y ont été et qui y sont
encore disent être victimes de nombreuses illusions d’optique parce
que le soleil se réfracte dans les cristaux et produit des formes. Il
y a aussi des illusions auditives, à tel point que les gens les plus
rationnels et les plus scientifiques croient entendre des créatures les
appeler, croient voir se former des caravanes, des troupeaux, des
choses comme cela. Mon mari travaille là-bas deux mois par an. J’ai
donc énormément de matériau imaginaire, ou plutôt réel pour le
coup. White est une histoire d’amour au pôle Sud, un livre qui pose
très simplement la question suivante : jusqu’à quel point peut-on se
toucher réellement si l’on ne s’est pas débarrassé de ses fantômes, si
l’on n’a pas expédié les fantômes hors de soi ? La narration est prise
en compte par un nous collectif qui est celui des fantômes, celui
de la névrose et celui de la convention sociale. C’est un vaste nous,
celui des morts qui nous pèsent, celui de l’empêchement généralisé,
268 LA CRÉATION EN ACTE

et peu à peu ce nous va basculer – il y a là un attrait théorique – vers


le nous du couple en train de se former, pour devenir une espèce de
Nous Deux plus sentimental. Je me suis beaucoup amusée à l’écrire.
Il est d’ailleurs possible que je n’en aie pas fini avec les fantômes
parce que c’est un thème puissamment littéraire mais je suis en train
de passer sur un versant heureux du fantôme.

JMT : Je vous remercie beaucoup.

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Magazine populaire français spécialisé dans les histoires d’amour à l’eau de
rose.
5. L’œuvre, l’écriture, la création :
vocations et avenir des études
génétiques
Page laissée blanche intentionnellement
Table ronde 

Nous reproduisons ici en transcription abrégée la table ronde de clôture


à laquelle ont participé Louis Hay, Joseph Jurt, Almuth Grésillon,
Robert Pickering, Edward Hughes, Paul Gifford (président de séance),
ainsi que des extraits du débat général de clôture.

Pour lancer ce débat, nous avons demandé à Louis Hay, fondateur


de l’Institut des textes et manuscrits modernes, d’aborder avec précision
la question de départ : « Les études de genèse renouvellent-elles notre
regard sur le texte littéraire ? »

Louis Hay. Le rapport de l’œuvre à la création a été en débat


bien avant qu’il soit question d’une critique génétique. Mais c’était
un débat à parties inégales : l’œuvre seule y figurait comme une
réalité visible, la création restant une vue de l’esprit au sens propre
du terme. Comme l’écrivait Barthes : « Le texte se tient dans la
langue, l’œuvre dans la main. » La génétique a changé cette donne
en explorant, pour la première fois dans l’histoire de la critique, un
nouvel espace de la littérature. Du coup, c’est à la fois le manuscrit
et le livre que nous tenons entre les mains et cette dualité change
le regard, en effet. En leur rendant leur réalité matérielle, nous
pouvons dégager les concepts d’écriture, d’œuvre, de texte et de
livre de leur gangue polysémique et les définir de façon plus efficace.
Le livre apparaît alors comme le résultat d’une transformation du
manuscrit, transformation à la fois textuelle, sémiotique et – surtout
– fonctionnelle puisqu’elle différencie le livre, objet destiné à
produire des effets de lecture, du manuscrit, instrument au service
de la fabrique du texte. De là, une double définition de la littérature
comme totalité qui englobe à la fois l’univers de l’écrivain et celui
du lecteur. Ces deux univers sont hétérogènes, comme on vient de
le voir, et naturellement solidaires puisque l’un prolonge l’autre. Et
cette relation à la fois hétérogène et solidaire instaure dans l’espace
littéraire une tension dont il faut maintenant examiner les effets.
Pour la critique génétique, une telle contradiction n’interdit
pas une vision globale de la littérature. Le livre y figure simplement
comme une étape spécifique de la genèse, que cette étape soit
272 LA CRÉATION EN ACTE

d’ailleurs ultime ou non. Je n’ai donc pas de difficulté à souscrire au


postulat de Michael Riffaterre – je cite : « La génétique serait infidèle
à sa destinée si elle n’étendait pas son enquête au texte achevé. »
On peut d’ailleurs rappeler que l’intitulé de l’ITEM – Institut des
textes et manuscrits modernes – a eu dès l’origine et à dessein une
signification programmatique. Un quart de siècle plus tard, notre
vocabulaire aurait pu évoluer – œuvre, d’une définition plus précise
que texte en littérature, genèse plutôt que manuscrit, ouvrant un
champ plus large. Mais rien n’est changé dans l’articulation des
concepts. Reste à savoir si la réciproque est vraie et ce qu’il en est
de ce qu’on pourrait appeler l’obligation génétique de la critique du
texte. Sur ce point, un désaccord apparemment subsiste entre les
tenants du texte « pur et formel » et ceux qui acceptent de prendre
en compte son devenir. Mais cette querelle théorique me semble
déjà dépassée dans les faits. On sait bien que les dernières décennies
ont modifié en profondeur notre vision de toute une série de grands
corpus. La Recherche de Proust que le lecteur tient aujourd’hui entre
les mains n’est plus celle de Clarac, comme les Cahiers de Valéry ne
sont plus ce qu’ils furent à leur publication première en fac-similé.
Et il ne s’agit pas d’un simple changement de regard. C’est l’œuvre
elle-même qui se présente dans des configurations nouvelles et avec
de nouvelles significations. En quelques décennies, l’actualité, la
présence de grands auteurs ont été renouvelées, pour Valéry comme
pour Proust, bien sûr, mais aussi bien pour Flaubert ou Zola. Des
travaux surgis de l’univers invisible des manuscrits ont ainsi modifié
notre rapport au texte visible. La critique a joué ici au plein sens
du terme sa fonction de passeur entre cet espace du dedans dont
parle Henri Michaux et l’espace du dehors. Ces échanges entre
la recherche érudite et l’existence publique des œuvres montrent
d’ailleurs bien, me semble-t-il, que nous ne sommes pas en train de
vivre ce crépuscule de la critique qui nous est régulièrement annoncé
en même temps que le déclin de la littérature.
Du même coup, la frontière entre études textuelles et génétiques
s’estompe bien souvent. Pour La Recherche, on va parler aussi bien
du thème du sommeil que des cahiers 5, 3 et 1, pour Joyce, des carnets
de Buffalo comme de Finnegans Wake et pour Valéry, des Cahiers de
l’écrivain autant que de ses œuvres. Pour autant, la génétique n’est
pas une nouvelle méthode d’explication de textes. Elle ne fournit pas
une grille de lecture universelle, applicable à tout texte et empruntée
à des savoirs extérieurs. Elle ne vient pas remplacer la psychanalyse,
Table ronde 273

la réception, les études ethniques ou autres, avec lesquelles on ne


la peut commuter. Au contraire, les opérations génétiques sont
déterminées par des traits propres à chaque écriture et la génétique
est fortement marquée par la singularité de ses objets. Elle contribue
ainsi, sans l’avoir cherché, à un retour de balancier, à un mouvement
qui nous ramène de l’abstraction théorique vers la singularité des
œuvres et qui rééquilibre sans doute ainsi les positions de toute la
critique.
Ce disant, je ne veux pas réduire la génétique à une
pragmatique de l’écriture ou à une heuristique du manuscrit, quelle
que soit par ailleurs ma tendresse pour cet aspect de notre travail.
Mais pour saisir le rapport du singulier au général, il ne suffit pas de
remonter de la genèse au texte, il faut aussi descendre du texte à la
genèse. On voit alors changer l’image de ce que nous nommons une
œuvre. Pour le comprendre, il suffit de rappeler que toute écriture
n’est pas fille d’un projet. Dans le manuscrit, la plume reste souvent
en divagation, errant entre plusieurs possibles. Tantôt l’horizon
d’une œuvre finit par se dégager au fil du temps, parfois au bout
de plusieurs années – comme c’est le cas pour Proust – tantôt cet
horizon demeure pour toujours au loin, comme pour le Valéry des
Cahiers. Pour la génétique, écrire est d’abord un verbe intransitif.
C’est seulement le regard du critique qui découpe et ordonne les
énoncés dans leur progression vers l’œuvre, ce qui nous permet
alors de parler d’une génétique textuelle. Mais ce regard peut aussi
embrasser et comparer des corpus différents pour aller vers une
génétique de la création littéraire. Dans un cas comme dans l’autre,
la génétique enrichit notre conception de l’œuvre. Aux critères
classiques de totalité et de cohérence elle ajoute la dimension du
possible et du choix ; à l’autonomie de l’œuvre elle apporte la
mémoire d’un devenir, d’une histoire qui n’est pas seulement inter,
mais aussi intratextuelle. Cette histoire révèle le rapport originel
d’indifférenciation entre les textes comme, chez Valéry, dans les
échanges entre l’Album des vers anciens et La Jeune Parque, comme
chez Flaubert, dans les passages qui mènent des Trois Contes à
Bouvard et Pécuchet.
Mais surtout, une relation s’établit entre l’espace de la genèse
et la surface du livre. Quiconque a traversé l’histoire d’une œuvre ne
lira plus jamais le même texte, semblable au nageur qui revient en
surface après avoir contemplé les merveilles de la mer. Il s’agit, bien
sûr, d’une expérience sensible, comme est sensible l’expérience de la
274 LA CRÉATION EN ACTE

lecture. Mais elle ne se dérobe pas pour autant à l’analyse critique.


Elle permet de lire dans l’œuvre l’action des forces qui ont traversé
l’écriture et continuent à la modeler. Voici près d’un demi-siècle,
un critique qui n’aura jamais pratiqué la critique génétique nous
disait ceci : la lecture « se souvient aussi, en quelque sorte, de ce
vide qui, au cours de la genèse, marquait l’inachèvement de l’œuvre,
était la tension de ses mouvements antagonistes. C’est pourquoi, lire
l’œuvre attire celui qui la lit dans le rappel de cette profonde genèse :
non pas qu’il assiste nécessairement à nouveau à la manière dont
elle s’est faite, c’est-à-dire à l’expérience réelle de sa création, mais
il prend part à l’œuvre comme au déroulement de quelque chose
qui se fait […]. » Pardonnez-moi cette citation un peu longue. Vous
y aurez sans doute reconnu la plume de Maurice Blanchot, dans
ses études dont je reprendrais volontiers le titre : L’Espace littéraire.
Et au fond, à la question « Les études de genèse renouvellent-elles
notre regard sur le texte littéraire ? », j’aimerais répondre avec une
légère variation : « Oui, elles renouvellent notre expérience de la
littérature. »

Paul Gifford. Très belle réponse qui nous offre en même temps
un certain nombre d’éléments de définition de notre discipline et qui
situe bien celle-ci dans le champ des études littéraires en général. Ne
pourrait-on, à partir de ces éléments-là, nous interroger plus avant
sur les vocations futures que la génétique est appelée à y explorer,
sur le rôle ou les rôles qu’elle devra y jouer ?

Joseph Jurt. Pour ma part, je crois en la génétique. Je ne suis


pas seulement pratiquant, j’y crois. Il y a vraiment un apport de la
critique génétique. Je pense surtout au point de départ des années
1960. Là, il y avait vraiment une idéologie textualiste. Il n’y avait
que le texte et le texte dans sa forme statique. Et même des auteurs
qui se disaient sociocritiques ont affirmé « rien que le texte, mais
tout le texte ». C’est le grand mérite de la critique génétique d’être
sortie de cette statique du texte et d’avoir découvert la dynamique
du devenir de l’écriture du texte.
Le problème que je vois et qui a été évoqué par Almuth
Grésillon est celui des frontières. Ce qui caractérise le fait littéraire,
c’est les trois dimensions. Le texte achevé reste une entité, mais
il y a la genèse et il y a la réception. Il me semble que ces trois
moments constituent le fait littéraire. Je crois qu’on ne peut saisir
Table ronde 275

le fait littéraire que si l’on tient compte des trois dimensions. Mais
faut-il une séparation des tâches, les uns s’attachant à la genèse, les
autres à la réception, ou peut-on en faire une synthèse ? C’est pour
moi un problème et je pense que la dimension de la génétique est
extrêmement importante.
Une interrogation, cependant. Pour les deux siècles de genèse
pour lesquels on dispose vraiment de manuscrits, ne faudrait-il pas
créer une discipline appelée « génétique générale », dont la génétique
textuelle serait une sous-discipline, afin de créer des instruments qui
permettraient de saisir des étapes de la gestation, même en l’absence
de manuscrit ? J’en viens ici à la génétique sociale. La génétique
sociale et l’existence d’un champ littéraire plus ou moins autonome
ne permettent-elles pas aussi d’esquisser les hypothèses au sujet de
la genèse des œuvres ? Tel ou tel auteur a dans sa tête les possibles du
champ littéraire quand il conçoit telle œuvre. Cette génétique sociale
ne permet-elle pas aussi d’interpréter les hésitations du processus
de la gestation et d’esquisser des hypothèses même en l’absence de
manuscrit ?

Louis Hay. Concrètement, c’est plutôt une question de


compétences que de théorie. Nous avons travaillé avec Jean Bellemin-
Noël, un des rares à avoir une compétence conjointe de psychanalyste
et de critique. Il a étudié des textes de genèse. Je ne sais pas le faire.
En revanche, je veux être comme lui critique littéraire et donc fondé
à m’occuper du texte puisque c’est le métier que j’ai appris avant
de devenir généticien. Je crois que les applications dans d’autres
champs de la culture communiquent avec la création littéraire mais
gagnent à être traitées par des collègues qui ont une connaissance,
une formation et une compétence spécifiques pour en traiter. Je ne
crois pas que le généticien soit compétent pour tout.

Paul Gifford. Je suis tout de même content de voir que, malgré


ce rappel des limites fixées à nos compétences, l’intervention de Louis
Hay abonde dans le sens que j’avais suggéré de mon côté, c’est-à-dire
celui d’une herméneutique – assortie bien sûr d’une « heuristique »
du manuscrit ouverte à tous les possibles et tributaire de tous les
savoirs spécialisés – de la naissance du sens, et donc aussi de l’acte
créateur ou de la créativité, choses qui sont socialement insérées,
ayant des conditions, des modèles, des réactions, une réception, etc.
276 LA CRÉATION EN ACTE

Edward Hughes. Vous vous dites, M. Hay, spécialiste dans le


domaine de la critique génétique, et pas dans celui de la psychanalyse
ou de la sociologie. Cette fragmentation du savoir que vous invoquez
veut-elle dire que le généticien doit s’établir dans les frontières de
son domaine en se disant que sa contribution va jusqu’à un certain
point au-delà duquel d’autres collègues prendront la relève ? Mais
on pourrait vous objecter des cas que nous avons tous à l’esprit. J’ai
trouvé très intéressant et très perspicace la contribution de Daniel
Ferrer hier lorsqu’il a fait cette exégèse d’un extrait de Finnegans Wake
de Joyce parce qu’il a brassé ensemble la critique psychanalytique,
la philologie et des allusions de sociocritique. C’était une forme de
pluridisciplinarité que vous avez pratiquée vous-même et qui m’a
paru relever d’une critique génétique extrêmement riche. Quel degré
de compétence freudienne faut-il posséder pour se lancer dans cette
exégèse à plusieurs dimensions que Daniel Ferrer a effectuée hier ?

Daniel Ferrer. Le manuscrit nous oblige constamment à


sortir de notre domaine de compétence de critique littéraire et nous
emmène à l’extérieur. C’est alors à nous de voir jusqu’où on peut
ne pas se laisser entraîner. On a parlé de la critique de la réception
mais c’est vrai que la notion d’horizon d’attente, par exemple, est
extrêmement importante pour le généticien. Il est plus ou moins
équipé pour le définir, mais ne peut complètement l’ignorer, même
s’il n’est pas sociologue ou historien de la littérature. Idéalement,
il faudrait être omnicompétent, mais comme le dit Louis Hay, nos
compétences sont de fait limitées. On est donc obligés de négocier
avec nos incompétences. Mais à partir du moment où on a décidé
de transgresser les frontières du texte, le travail du généticien est
potentiellement illimité.

Almuth Grésillon. La question est : jusqu’où on peut aller et


avec quelles compétences ? On a souvent comparé la démarche du
généticien à celle de l’archéologue. De là à l’archéologie du savoir,
il n’y a qu’un pas. En effet, si j’avais les compétences qu’évoque
Foucault avec son Archéologie du savoir pour savoir à partir de quoi
quelque chose s’est écrit, comment le scripteur a appris à lire et à
écrire à l’école, quelles formes littéraires il a rencontrées, etc. Si je
savais faire tout cela, cela me passionnerait, mais je ne sais pas le
faire, je n’en ai pas les moyens. C’est une leçon d’humilité.
Table ronde 277

Paul Gifford. C’est-à-dire que la critique génétique dépasse


tous ceux qui la pratiquent…

Almuth Grésillon. J’ajouterais un autre point qu’on a sans


arrêt effleuré : les génétiques non textuelles. Peut-on exporter
la génétique dans d’autres domaines du savoir et des arts ? Je
pense qu’on peut, mais ce n’est pas moi qui le ferais. Je ne suis ni
musicologue ni historienne de l’art, etc. Les questions posées sont
tout à fait similaires mais ce ne sont pas les mêmes personnes qui
peuvent les traiter.

Robert Pickering. Je serais tout à fait d’accord pour définir le


travail du généticien comme potentiellement illimité. Mais on revient
là à la problématique du singulier et du pluriel. William Marx a fort
bien mis en relief cette sorte de paradoxe que la génétique en tant
que carrefour de tensions, de volonté, de nécessité même d’importer
toutes sortes de concepts extérieurs, travaille pourtant dans une
perspective nécessairement unitaire à partir de telle unité manuscrite.
J’adhère à tout cela, mais quand on travaille dans un contexte de
carrefour de tensions, ce contexte devient particulièrement fragile,
précarisé. Tant que ces apports venus de l’extérieur, qu’il s’agisse de
la sociologie, de la psychanalyse, d’autres domaines, tant que cela
marche ensemble, tant qu’on arrive à une sorte de gel qui est en train
de bouillir, d’émettre de nouvelles idées concordantes, cohérentes, je
suis entièrement pour. Le seul problème, c’est que comme Louis Hay
l’écrit fort bien dans La Littérature des écrivains, en mettant en relief
cette pluralité des origines et des ressourcements de la génétique,
vous mettez en relief un ensemble de vues que vous qualifiez de
contradictoire, de paradoxal, dans ses appartenances et affiliations
diverses. La génétique est critiquée pour verser dans le modernisme
et aussi pour revenir aux bases philologiques de l’analyse de l’écrit.
Beaucoup de débats ont eu et ont encore lieu autour des notions de
texte et d’avant-texte, d’écriture et d’écrit, autour du statut même
de l’œuvre et tout ce que cela suppose en termes de linéarité, et de
motivation téléologique. Devant le caractère proliférant, exponentiel
à la limite, de tous ces liens hypertextuels, c’est bien le mot qu’il faut
utiliser parce que c’est une belle image en même temps qu’un outil
de travail, j’ai parfois le mal de mer. (Rires).
278 LA CRÉATION EN ACTE

Paul Gifford. Jean-Louis Lebrave, cité par William Marx, je


crois, disait que la génétique textuelle n’était pas faite pour rester
dans le singulier, qu’elle était faite pour transcender ses limites, pour
comparer ses résultats, pour aboutir à quelque chose de général. Par
contre, Louis Hay n’est pas trop en faveur d’une théorie. Il ne pense
pas que la génétique textuelle doive prétendre à ce statut-là. Peut-
on, par exemple, envisager que les études de genèse aboutissent à
une poétique de la textualisation ou de l’écriture ?

Louis Hay. Je ne parlerais pas de poétique parce que la poétique


est tout de même une science des régulations. Genette l’a employée
un peu par métaphore. Personnellement, je ne parlerais pas d’une
poétique de la genèse du texte. Il y a tous ces facteurs dont William
Marx a parlé tout à l’heure. Mais je ne pense pas que l’on puisse
réduire la génétique à ces régularités. Elle est d’abord une heuristique.
Sous réserve que le terme d’herméneutique n’implique pas l’oubli
de cette réalité, j’en suis assez d’accord – d’autant que l’heuristique
est aussi une interrogation du sens. La formule d’une heuristique
de la création en acte me convient tout à fait, étant entendu qu’une
heuristique n’est pas une théorie. Je ne parlerai donc pas, pour vous
répondre brutalement, de théorie génétique.

Joseph Jurt. La critique génétique serait-elle donc une méthode


et pas une théorie ?

Louis Hay. C’est une recherche.

Joseph Jurt. Pour revenir au problème du recours à d’autres


domaines du savoir, il faut aussi rappeler l’unité de l’objet humain.
Nos regards psychologiques, historiques ou sociologiques sont dus
non pas aux objets, mais à l’organisation du savoir universitaire. Après
une période de très grande spécialisation, je crois qu’il faut revenir
à saisir l’unité de l’objet humain. Le recours à la psychanalyse ou à
la sociologie ne doit pas conduire à instrumentaliser les textes pour
acquérir un savoir psychologique ou sociologique sur tel auteur ou
tel groupe social. Il faut au contraire essayer de mieux comprendre
le processus de la textualisation à travers des mécanismes qui sont à
la fois sociaux ou psychologiques. Cela n’a aucun sens de dire que tel
ou tel texte est le produit d’un représentant de la petite bourgeoisie.
Table ronde 279

Louis Hay. Cela a pourtant été dit !

Joseph Jurt. Oui, mais on connaît la réponse de Sartre qui a


dit : « Valéry a été un petit bourgeois, c’est vrai, mais chaque petit
bourgeois n’a pas été Valéry. » Ce qui est social dans le domaine de la
littérature, c’est l’existence de ce qui est relationnel. L’écrivain n’est
jamais solitaire, il est à l’intérieur d’un champ. Il écrit et conçoit en
vue d’autres écrivains, en vue d’autres positions et je crois que tout
ceci reste au niveau de l’implicite.

Paul Gifford. Pour vous donc, la critique génétique, c’est une


occasion pour retrouver une universalité morcelée, perdue, même si
on ne maîtrise pas tout cet implicite, ni tous les savoirs qu’il faudrait
savoir combiner pour en épuiser le sens qui se fait… Pourquoi
pas ?

Edward Hughes. En Angleterre, on parle beaucoup de nos


jours d’une forme de vulgarisation, de dissémination de la recherche
et du savoir qui sont en train d’être constituées dans le domaine
universitaire. On pourrait essayer ici d’imaginer l’avenir, étant
donné que la culture transmise devient dans un sens de moins en
moins littéraire. La génétique, ce serait alors une forme de critique
culturelle, on pourrait imaginer cela. On pourrait dire aussi, en
revanche, que c’est une forme d’activité culturelle extrêmement
minoritaire. Alors…?

Paul Gifford. Mais certaines choses ont été dites sur ce point
aujourd’hui même. Il y a donc cette école doctorale. C’est évidemment
un point de contact entre les spécialistes et ceux qui voudraient
s’initier aux pratiques et aux méthodes de notre discipline.

Joseph Jurt. Mais c’est encore de l’autoreproduction.

Paul Gifford. Oui, mais chaque enseignant, et Socrate lui-


même, s’autoreproduit. Il ne faut pas nous le reprocher. En revanche,
on doit avouer au jury que la génétique admet difficilement des
applications pédagogiques. Certains d’entre nous ont-ils des points
de vue là-dessus ? Peut-on exploiter la génétique dans un cadre
d’enseignement normal ?
280 LA CRÉATION EN ACTE

Robert Pickering. Louis Hay a fait tout à l’heure cette


remarque très intéressante parce qu’elle implique toutes sortes de
conséquences, de nature à la fois politique et sociologique, que la
génétique est mal adaptable au système universitaire. Cela rejoignait
plusieurs remarques qui ont été faites par William Marx attaquant
par un autre biais cette même problématique.

Louis Hay. Je me souviendrai toujours de cette séance de la


très traditionaliste Society of Textual Scholarship, où dans un cadre
très impressionnant on m’a dit que c’était un peu troublant, toutes
nos histoires. Là-dessus l’un des doyens leur a dit : « J’en suis troublé
pour vous. Mais savez-vous bien que j’ai fait des expériences avec
mes étudiants et ça les a toujours passionnés ? » Tous les cours qu’il
leur avait donnés sur l’écriture des écrivains avaient toujours été de
grands succès. On est quelques-uns à pouvoir en dire autant. Ce
n’est donc pas un problème d’étudiants, simplement un problème
d’institutions universitaires.

Daniel Ferrer. Il est certain que si l’on cesse de lire les textes de
Valéry ou de Flaubert, on ne lira pas non plus les manuscrits. Malgré
tout, regardez l’intérêt pour ce qu’on appelle aussi en français les
making-of. On nous présente maintenant toujours, quand on voit
un film, la manière dont il a été fait, notamment dans les DVD. Il y
a donc une demande sociale pour quelque chose qui est de l’ordre
de la genèse. Peut-être plus que pour l’objet clos, il y a une sorte
d’intérêt pour ce qui va au-delà de l’objet clos qui est de l’œuvre
d’art ou de la littérature.

Paul Gifford. Peut-on expliciter le ressort de cette fascination ?


N’est-ce pas précisément la créativité, ce que nous appelons « la
création en acte », qui fascine ? Et surtout à un moment de la
culture, de la civilisation, où l’on aura voulu casser les cadres reçus
de la stabilité, pour retrouver ce potentiel en nous…

Almuth Grésillon. Roland Barthes a posé une question qui


l’intéressait : « Comment est-ce que cela marche ? » Ce n’est pas
nous qui avons inventé cette question. Elle était dans l’air du temps,
sous cette forme-là. On ne savait pas que c’était la créativité mais
quelque chose qui voulait regarder de l’autre côté et qui voulait
savoir comment se fabriquaient les formes. Les montres Swatch,
Table ronde 281

l’architecture de Beaubourg. Comment cela a-t-il été construit ? Il


y a effectivement là quelque chose de l’ordre d’une époque dans
laquelle on a pris place on ne sait trop comment, il y a cet intérêt
pour les choses en mouvement, les choses où il y a des mécanismes,
des processus. À propos de créativité et de création : quand j’ai
commencé ce type de travail, des mots comme création étaient
absolument bannis, tandis qu’un titre d’ouvrage comme celui de
Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, c’était bien.
Donc le terme de production était positivement connoté – car
marxiste ! Cela n’a plus ce relent marxiste aujourd’hui tandis que
« création », insensiblement, est revenu sur la table. Ce terme ne
gêne plus personne, bien au contraire. Les théories y compris en
psychobiologie et en sciences cognitives parlent de créativité. C’est
tout à fait « in ».

Paul Gifford. Louis Hay, à partir de vos perspectives d’origine,


ce mot de création vous semble-t-il maintenant une anomalie ? Il me
semble que vous l’employez parfois; et ici même… ?

Louis Hay. Dans un de mes premiers articles, j’avais écrit


quelque chose sur la création littéraire. Et mon ami Bellemin-Noël
a publié un article où il parlait des mêmes choses que moi. Et il dit :
« Louis Hay emploie un terme qui me paraît très problématique. »
Comme j’avais écrit ça sans réfléchir, je me suis demandé si j’avais
encore fait une bêtise. On s’est vus et on s’est dit : mais au fond,
où est le mal ? Le terme ne m’avait donc pas gêné, à une époque
déjà très ancienne ; mais il avait choqué un bon critique et un bon
esprit.

Daniel Ferrer. Autre témoignage ponctuel sur ce mot : en


1984, quand on a publié un livre dans la collection que tu dirigeais,
qui s’appelait Genèse de Babel sous-titré Joyce et la création avec
Jean-Michel Rabaté on a beaucoup hésité sur ce mot.

Joseph Jurt. Le terme de création est assez récent. Pendant des


siècles, depuis Aristote, on a toujours désigné cette activité sous le
terme de mimesis. C’est Goethe le premier, je crois, qui emploie le
terme de création devant la cathédrale de Strasbourg où il compare
l’architecture de la cathédrale à la création des Alpes quand il revient
de Suisse. Victor Hugo emploie encore le terme création avec une
282 LA CRÉATION EN ACTE

énorme précaution. Et Delacroix dit aussi qu’au fond on ne devrait


pas utiliser le terme de création parce que ç’avait encore une sorte de
connotation religieuse, donc, de blasphème. Et finalement, le terme
de création est, avec les connotations théologiques, extrêmement
valorisant. « Production » a été la contre-proposition et ce terme
est passé devant. Il faut se demander pourquoi le terme de création
revient maintenant et pourquoi on ne l’attaque plus pour ses
connotations religieuses. Je pense qu’il y a eu une revalorisation de la
créativité d’une manière très générale. Boltanski dans son livre sur le
nouvel esprit du capitalisme dit que la plus grande crise du xxe siècle,
c’était 1968, au moment où les gens, les jeunes, ne voulaient plus
aller travailler mais se retirer à la campagne. Si vraiment ils avaient
suivi les slogans, toute l’économie capitaliste se serait écroulée et là
on aurait réhabilité la créativité. Dans les entreprises, on voit gagner
la parole de toute une génération en réhabilitant la créativité, qui est
devenue très à la mode.

Paul Gifford. Historiquement, la notion de création rapportée


à l’art est une transposition théologique, n’est-ce pas ? On hésite
à employer ce terme tant que la mémoire culturelle du judéo-
christianisme demeure vivante dans nos sociétés laïcisées. La
cathédrale, tout comme les Alpes, rappelle sûrement à Goethe – et à
bien d’autres encore – cette origine ou ce contexte inhibants. Pourtant,
à la fin du xixe siècle, Baudelaire, apostrophant le Créateur, écrit :
« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » : dans cette phase
ultérieure, on observe chez les artistes de cette lignée « orphique »
– qui traverse le romantisme tardif, le symbolisme, le surréalisme
– toute une rivalité d’appropriation se jouant autour de ce terme.
L’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit, selon le mot de Mallarmé, de
« reprendre à la religion notre bien ». « La création romantique :
une théodicée dégradée en anthropodicée », disait Michel Contat.
Dans « Eureka », Poe parle du cosmos comme d’un texte
divin ; c’est le sublime poème de Dieu. Chez Valéry – on relira là-
dessus « Ébauche d’un Serpent » ! – ce Créateur premier trouve
son critique. Le Verbe second de l’artiste lucide et révolté sera plus
puissant, plus sûr, plus lourd de conséquences – plus proprement
créateur ! – que le Verbe premier. Le poète des Charmes a écarté une
strophe d’« Aurore » où il est dit : « Je suis la créature / Dont la fatale
nature / Est de créer à son tour. » Ironie des choses : cette pensée est
en fait conforme à la Genèse, car l’homme créé à l’image de Dieu
Table ronde 283

doit posséder effectivement la capacité « divine » de « créer à son


tour ». Mais la rivalité antireligieuse propre à l’anthropocentrisme
des Lumières aura fait de cette propriété une formule d’évacuation et
de remplacement. Et cela d’autant plus facilement que la création ex
nihilo paraît à Valéry, ce critique acerbe de l’onto-théologie catholique
de son époque, comme une chose non pensable, impensable.
Il reste donc à déconstruire, pour l’évacuer, l’arrière-pensée
métaphysique ; à quoi s’occupe avec acharnement tout le xxe siècle.
On se référera donc dans cette dernière phase idéologique à la notion
de « production ». Vient pourtant le moment où l’évacuation de
la métaphysique – qui est en fait chose grecque ! – est parachevée
et devient de ce fait évidence culturelle. On est alors touché par
la créativité en tant que phénomène purement humain ; d’autant
que c’est un des derniers « mystères » qui demeurent. Et cela sans
penser le moins du monde que la notion est foncièrement liée à la
matrice judéo-chrétienne de notre culture – et, bien sûr, sans lire
Ricœur sur le sens démystifié de ce texte fondateur tant mystifié
qu’est le livre de la Genèse ! Chez le « postmoderne », le malaise
devant le spectateur transcendantal recule. On est alors fasciné par
le manuscrit d’auteur, parce qu’il y a là surgissement de nouveauté et
de plus-value que l’on tient à « comprendre » tant que faire se peut.
Seuls les artistes en régime de genèse semblent, comme j’ai essayé de
le dire, conserver parfois la mémoire quasi charnelle, obscure, du
macrodrame théologique évacué dont ils retracent « à leur tour » la
forme… Et pour cause : « L’acte d’inventer de la beauté n’est pas de
production mais de création. » (J.-M. Maulpoix)

Robert Pickering. Je voudrais répondre à la question que


Louis Hay m’a posée ce matin à la fin de mon exposé, à savoir : est-
ce que je crois qu’il y a une théorie de la génétique ? Tout à l’heure,
lui m’a dit que non, il n’y croyait pas. Il pense la chose en d’autres
termes. J’aurais pu répondre, oui, j’y crois, parce que vous avez
écrit un très beau livre là-dessus. C’était la réponse qui s’imposait
ce matin. Parce que de toute façon, s’il n’y a pas de théorie de la
critique génétique, elle devient extrêmement difficile à défendre. Je
reviens sur mes expériences pénibles en Angleterre précisément en
tentant de le faire. Almuth Grésillon citait Barthes tout à l’heure :
comment ça marche ? L’importance du comment au détriment du
pourquoi, c’est finalement très valéryen. Valéry dans une citation clé
dit précisément la même chose. Je me demande dans quelle mesure
284 LA CRÉATION EN ACTE

en définissant la génétique comme l’a fait Louis Hay, davantage


comme une heuristique ou une herméneutique, on ne réintroduit
pas justement dans ce comment le pourquoi.

Paul Gifford. Louis Hay étant à l’instant parti vers son train
de retour, je répondrai que, pour ma part, je le pense ; il est vrai
que Barthes ne me semble pas devoir nous prescrire les limites du
pensable… Je ne veux écarter aucune question qui réellement est
impliquée dans l’acte de faire du sens. Il ne faut rien écarter a priori.
Mais il est certain que l’esprit occidental tel qu’il s’est développé
depuis Descartes est orienté vers le mécanisme ; et notre Valéry, en
tant que penseur, est fortement marqué par cet héritage français.
« Comprendre », c’est alors identifier un mécanisme, pouvoir en
démonter les rouages et rassembler le tout pour que ça remarche
idéalement ; mais souvenez-vous de « L’ange »…

Robert Pickering. Autre rappel de nos discussions antérieures :


Éric Le Calvez, hier, en présentant son exposé sur l’épisode du fiacre,
a dit : « Je m’en tiens aux traces. » Tu lui avais posé une question
qui allait dans le sens d’un pourquoi. Éric a dit qu’il n’y avait pas
de réponse. À partir du moment où on entre dans le domaine du
pourquoi, on entre dans le domaine des hypothèses, des suppositions,
on va au-delà des traces qui restent et qui sont portées dans le tracé
scriptural.

Paul Gifford. Mais c’est Louis Hay qui nous parle, même parti !
Il faut traverser la surface du texte, disait-il, passer de l’autre côté
de ce miroir qui ne renvoie jamais que notre regard ; bref, pénétrer
dans l’espace et le temps d’une création esthétique. On retrouve là
ce mot de création ; et la surface qu’il faut percer, traverser, pénétrer
et puis aussi le temps et l’espace de la créativité qui se trouve de
l’autre côté. Si Almuth Grésillon et moi-même demandions à Éric
s’il n’en reste pas trop aux traces, c’est que cette approche risquait
en se généralisant de tendre vers un certain littéralisme, d’en rester
à la lettre de ce qui se passait visiblement, et de ne pas en pénétrer
l’esprit, lequel se devinait, n’ayant pour se faire reconnaître que des
signes, des traces. Cela risquait d’aplatir en deux dimensions un
espace qui, pour être compris, devait en compter trois ou quatre…
Le cœur du débat est là parce qu’en admettant ce sens qui naît,
on élargit la portée même de la génétique, du moins la génétique telle
Table ronde 285

que je l’ai apprise dans les textes fondateurs. Ne faut-il pas justement
dépasser ce que j’ai appelé les plis hérités de nos origines ?

Pascal Michelucci. Sur la question du pourquoi, ma position


serait de dire que si le généticien ne fait pas le geste de prendre en
charge le pourquoi, qui d’autre va le faire ? De quelle discipline cela
peut-il relever ? C’est le généticien qui est le plus près de l’ensemble
des indices qui pointent vers une raison ou vers une hypothèse. Ce
serait, à mon sens, dommage de se contenter de relever à la surface
toutes sortes d’indications qui vont dans une direction et s’abstenir
de tout prolongement d’ordre interprétatif.

Robert Pickering. Je serais tout à fait d’accord mais à condition


de reconnaître que nous restons dans le domaine du virtuel, voire de
l’hypothétique.

Brian Stimpson. Je trouve parfois un peu difficile de réconcilier


totalement le mot comprendre avec le processus de la génétique. Je
ne suis pas sûr que chez Valéry le comprendre ne prenne pas un sens
réducteur. C’est une sorte d’épuisement du sens. Comprendre quelque
chose pour Valéry, à la limite, c’est l’abolir, c’est l’intégration totale
d’un phénomène ou d’un savoir à l’intérieur d’un art de repenser
personnel. Et ça risque d’abolir la dynamique de la créativité.

Paul Gifford. C’est sûr. C’est bien pourquoi il faut distinguer,


suivant le poète de « L’ange », le « connaître » et le « comprendre »
– et utiliser ce dernier terme avec une certaine précaution, dont
l’herméneutique – plutôt que les diverses « déconstructions » – a
le secret, afin de sauvegarder cet aspect dynamique ouvrant sur un
avenir « créateur »…

Joseph Jurt. Après votre intervention, je me suis rappelé un


débat qui eut lieu à Paris à l’Institut Goethe entre Gadamer et
Derrida. Ce débat a été publié en allemand et la réponse de Derrida
face à Gadamer s’est intitulée : « La volonté de comprendre »,
allusion à Nietzsche et à La Volonté de Puissance. Derrida a reproché
à Gadamer son optimisme de la compréhension, comme si tout était
compréhensible alors que le texte littéraire se joue aussi justement
sur le niveau de la résistance à la compréhension ; il est fait pour ne
pas être compris tout de suite et parfois non pas pour donner des
286 LA CRÉATION EN ACTE

réponses, mais pour poser des questions. Et donc le paradigme de la


compréhension qui vaut bien peut-être pour des textes juridiques ou
théologiques, et peut-être pour le texte littéraire, ne tient sans doute
pas assez compte de la résistance que le texte littéraire oppose.

Paul Gifford. C’est certain. Mais je vous répondrai par une


autre anecdote. Lorsque Paul Ricœur est venu à Saint Andrews, il
a raconté avec une joie d’enfant espiègle un dialogue avec Derrida
sur la possibilité d’établir le sens. « Impossible ! », dit avec insistance
Derrida. « Impossible ?, reprend Ricœur, je dirais pour ma part que
c’est plutôt… difficile ! » Voilà tout le débat de la déconstruction
et de l’herméneutique. Si vous parlez de théologie, du moins de la
judéo-chrétienne – car il y a aussi une théologie essentialiste d’origine
grecque dont un Valéry, par exemple, est entièrement pénétré ; et il y
a eu une théologie scolastique et une onto-théologie qui sont choses
à moitié grecques – ce serait le type même du sens inépuisable. L’idée
de mettre le sens théologique dans sa tête, d’en faire le tour et de
le contempler à titre de chose possédée, constituerait un paradoxe
absolu (ce qui ne veut pas dire, évidemment que la chose ne se soit
jamais vue en scolastique !). J’ai toujours parlé pour ma part du
sens qui se fait, qui continue à se faire et qui s’accompagne d’un acte
de compréhension qui, lui non plus, n’est jamais achevé ni total.
Lorsque Ricœur dit en réponse à Derrida, que l’acte d’établir le sens
est « difficile », il ne veut pas dire qu’il entend mettre la réalité dans
sa poche et tirer une ligne. Si vous recherchez l’axe fondamental de
la pensée de Ricœur, sur ce point, il est plus simple : c’est le pari,
dit-il, que « la part du sens excède la part du non-sens ». Ce n’est
absolument pas un parti pris de clôture, ni de totalité, ni de statisme.
Il n’y a donc pour moi aucune incompatibilité avec la notion
d’inachèvement dynamique, ni d’ouverture.

Daniel Ferrer. Ce que vient de dire M. Jurt est très important


parce que c’est ce qui fait la différence entre la genèse du texte ou de
l’œuvre d’art en général et toute autre sorte d’explication causale.
Il y a le très beau livre de Baxandall qui s’appelle Les Formes de
l’intention où il analyse toutes sortes d’œuvres d’art, de tableaux.
Il fait une sorte de génétique sans documents de genèse, ce qui est
absolument passionnant. Et puis il prend un exemple qui est celui
de cet extraordinaire pont écossais [pont ferroviaire sur le Firth of
Forth – NDE]. Il essaie de l’expliquer de la même manière et définit
Table ronde 287

exactement les problèmes que se sont posés les ingénieurs. Mais


la différence fondamentale, c’est que là justement, on peut définir
complètement les intentions tandis que par définition, dans une
œuvre d’art, il y a toujours un moment où ça excédera l’intention.
On peut réduire cela en disant qu’il y a une intention d’excéder
l’intention, une intention de faire que ce ne soit pas entièrement
compréhensible.

Paul Gifford. Nous avons abordé cet après-midi avec William


un autre domaine délicat mais crucial, et qui a trait au développement
de la génétique. C’est la part qui revient, dans la manière de
comprendre les études de genèse, à la culture, disons nationale : aux
traditions de pensée, à la manière de voir, aux valeurs assumées, aux
repères pris. William nous citait un exemple. Le critique américain
qui glorifie le texte ne fait-il pas une sorte d’eschatologie qui serait
une sorte de décalque de son fondamentalisme protestant ? Dans
le même registre, en parlant de Roger Shattuck, ce proustien qui
voulait se battre en duel avec Jacques Petit, j’ai dit que ce propos peut
être situé dans un univers culturel précis. Dire le texte « inexistant »,
n’est-ce pas dénigrer en fait l’œuvre, fruit du travail créateur
de l’homme fait à l’image de Dieu : position déracinée, irréelle
– française ! Nous sommes dans un pays issu de la Réforme, de la
libre entreprise. On peut faire ainsi une sorte de lecture « culturelle »
de bien des positions en matière de critique génétique. Lorsque
j’ai parlé avec Ricœur de Barthes et de Foucault, il a été d’accord
pour reconnaître cette ombre géante du signifié transcendantal qui
exerçait une sorte d’ascendant sur tous ces gens de la déconstruction,
élément témoin d’une tradition idéaliste-rationaliste, ainsi que de
la laïcité des Français. Là aussi, il y a un fait culturel, et de taille
puisqu’il définit assez le moment de naissance de notre discipline.
Comment se pose donc à vos yeux la question du milieu d’insertion
culturel, et éventuellement idéologique, de nos études génétiques ?

Edward Hughes. Louis Hay a mentionné tout à l’heure la Pléiade


Proust de Tadié et je sais qu’en France beaucoup de spécialistes n’ont
pas été convaincus par la méthodologie. L’opposition de Shattuck
est autre chose. Il veut au contraire que le lecteur ait un objet achevé.
Il aimerait de plus voir une forme d’abréviation radicale de la chose
puisqu’il envisage de publier un Proust de mille pages. Ce qui le
préoccupe, c’est la notion de l’objet qu’on transmet au lecteur. Il
288 LA CRÉATION EN ACTE

tient à rendre Proust plus commode – et se situe donc de l’autre


côté de cet axe qui sépare des généticiens cent pour cent de ceux qui
veulent extraire l’essentiel de l’œuvre sans être trop perturbés par
les notes marginales, les ajouts, les reformulations, les variantes et
tout le reste. Son projet d’une version de La Recherche radicalement
abrégée est déjà assez avancé.

Nathalie Mauriac. Oui, j’étais à ce colloque il y a deux ou


trois ans où il a attaqué très violemment l’édition Proust dans La
Pléiade, au point que j’ai dû me lever pour défendre cette édition en
disant que certes elle n’était pas parfaite mais qu’au moins elle était
pratiquée par tous les spécialistes et fort utile. Ce genre de position
extrême est tout simplement ridicule. Il dit qu’on ne trouve plus le
texte, qu’on ne sait plus où est le texte, que si vraiment on voulait
publier des manuscrits, il fallait le faire dans un volume à part.
Pourquoi pas… C’est une posture idéologique sans aucune nuance
qui ne présente aucun intérêt et qui n’est pas tenable.

Paul Gifford. Mais il faut le situer culturellement. La position


américaine n’entend pas compliquer les grands auteurs. Les grands
auteurs, c’est le génie en format consommable. Si on complique le
format, on nuit à l’objet de l’exercice. Je ne suis pas d’accord avec
Shattuck ; mais il faut le prendre dans sa perspective à lui. On ferait
mieux d’essayer de le comprendre plutôt que de penser simplement
qu’il dit des bêtises.

Nathalie Mauriac. Vous avez raison de le replacer dans sa


tradition culturelle ; mais c’est une position qui n’a aucun intérêt
pour le débat français.

Edward Hughes. Même dans un contexte américain, sa


position est extrêmement marginale. Dans le contexte des études
proustiennes aux États-Unis, ce serait une forme de caricature que
de dire qu’ils sont tous du côté de Shattuck.

Éric Le Calvez. Il faut aussi faire la distinction entre ceux


qui reconnaissent et ceux qui pratiquent la génétique. Dans le cas
des études flaubertiennes aux États-Unis, quelques chercheurs
reconnaissent la validité de la génétique mais aucun ne la pratique.
Table ronde 289

Les seuls chercheurs qui pratiquent la génétique sont des Français


qui travaillent là-bas.

William Marx. Je crois qu’effectivement il faut prendre


en compte une forte dimension culturelle, voire nationale, dans
les différentes approches du brouillon et du texte. Il suffit de voir
comment en Italie la philologie et l’étude des brouillons occupent
une place considérable depuis le Moyen Âge sans qu’il y ait
vraiment eu interruption dans la tradition philologique. Est-ce lié
à la religion ? C’est une hypothèse qu’on peut émettre, quoiqu’elle
soit très difficile à prouver et que de multiples facteurs soient en
jeu. Si aux États-Unis, par exemple, comme on vient de le voir, on
n’aime pas toucher aux grands auteurs, c’est que les pays anglo-
saxons en général, et plus encore les États-Unis que le Royaume-
Uni, réservent une place centrale à la question du canon dans leur
réflexion critique et dans l’organisation universitaire. Le canon
littéraire s’étant constitué historiquement comme une sorte de
correspondant profane de la Bible, l’approche qui prévaut pour
celle-ci vaut aussi pour celui-là. Ainsi, l’édition protestante de la
Bible, sous influence fondamentaliste, est-elle privée de notes,
alors que l’édition catholique est largement annotée. Faut-il alors
s’étonner qu’un pays de tradition catholique comme la France
produise l’édition Tadié, tandis que le projet d’édition de Shattuck a
été conçu en culture protestante ?

Nathalie Mauriac. Je pense que Jean-Yves Tadié ne serait pas


du tout content qu’on dise de son édition qu’elle relève de la critique
génétique. Il dirait que c’est une édition critique, avec des variantes
et des esquisses.

Robert Pickering. Par contre, le Mallarmé de Bertrand


Marchal est certainement une édition génétique.

Joseph Jurt. Au sujet des conditions culturelles de l’approche


du texte, il y a aussi une étude de Michel Espagne et Michael Werner
qui ont justement souligné qu’en Allemagne, la différence du
protestantisme, de la lecture individuelle de la Bible qu’il apporte,
était au contraire d’induire une critique du texte biblique. Ce n’est
pas un hasard si la philologie moderne est née en Allemagne où
l’on avait une attitude critique. Alors qu’en France, pays formé
290 LA CRÉATION EN ACTE

par le catholicisme, le texte en tant que tel faisait autorité. On ne le


mettait pas en question. Il est quand même frappant que la critique
génétique se soit développée si fortement en France et non pas en
Allemagne. Mon hypothèse, c’est que c’est justement parce qu’en
France il y a eu cette longue tradition de l’autorité du texte achevé et
de la fermeture du texte prônée par les structuralistes. Ce paradigme
a été comme une sorte de réaction alors que les Allemands ont
toujours fait leurs éditions critiques. Ce n’est pas le processus de la
gestation qui les intéressait mais ils ont consulté toutes les variantes
pour établir un texte sûr. Ils restent dans leur paradigme et ne sont
pas vraiment intéressés par le processus de la genèse.

Paul Gifford. Almuth Grésillon a dit que la critique génétique


ne pouvait naître qu’en France. Je pense que cette phrase est juste,
d’une part parce que l’emprise de la tradition philologique n’est pas
aussi forte qu’en Allemagne, d’autre part parce que la France est
le pays de la table rase, de la Révolution. On y fait radicalement
les choses. Le structuralisme est une initiative radicale, la critique
génétique aussi, le projet français de l’Europe l’est – ou l’était
– aussi... Comment construire une critique génétique forte des
richesses de tous – et pourtant cohérente, persuasive, utile au milieu
des études littéraires et des sciences de l’homme ?
Nous pouvons, au terme de cette très belle rencontre, espérer
en savoir plus long lors du prochain colloque sur sol anglais.
Souhaitons que l’Angleterre ne soit plus à la traîne en matière
d’études génétiques ; que l’on puisse envisager de faire ce colloque
en anglais ; et que vous repartiez alors vers Paris d’un autre terminal
que celui de la gare de Waterloo… C’est d’ailleurs prévu! (rires).
Bibliographie générale

Cette bibliographie ne reprend pas tous les titres cités dans le corps
de l’ouvrage. Elle ne vise pas à l’exhaustivité, mais souhaite réunir les
études les plus représentatives sur la critique génétique et la création
littéraire. Nous avons privilégié des textes programmatiques et
théoriques plutôt que des études individuelles de corpus. Une partie
importante de ces travaux, qui ne sont pas tous cités individuellement,
figure dans les collections et revues citées ci-dessous.

COLLECTIONS

« Textes et Manuscrits », collection fondée par Louis Hay et


actuellement dirigée par Pierre-Marc de Biasi et Daniel Ferrer :

Essais de critique génétique, Louis Hay, éd., Paris, Flammarion,


1979.
Flaubert à l’œuvre, Raymonde Debray Genette, éd., Paris,
Flammarion, 1980.
La Genèse du texte : les modèles linguistiques, Paris, CNRS Éditions,
1982.
Genèse de Babel. Joyce et la création, Claude Jacquet, éd., Paris,
CNRS Éditions, 1985.
Le Manuscrit inachevé. Écriture, création, communication, Paris,
CNRS Éditions, 1986.
De la lettre au livre. Sémiotique des manuscrits littéraires, Paris,
CNRS Éditions, 1989.
Carnets d’écrivains, 1 : Hugo, Flaubert, Proust, Valéry, Gide, du
Bouchet, Perec, Paris, CNRS Éditions, 1990.
L’Écriture et ses doubles. Genèse et variation textuelle, Daniel Ferrer
et Jean-Louis Lebrave, éds., Paris, CNRS Éditions, 1991.
Genèses du roman contemporain. Incipit et entrée en écriture, Bernhild
Boie et Daniel Ferrer, éds., Paris, CNRS Éditions, 1993.
Marcel Proust : Écrire sans fin, Jean Milly et Rainer Warning, éds.,
Paris, CNRS Éditions, 1996.
Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, Michel Contat et
Daniel Ferrer, éds., Paris, CNRS Éditions, 1998.
292 LA CRÉATION EN ACTE

Genèses du « Je ». Manuscrits autobiographiques, Catherine Viollet


et Philippe Lejeune, éds., Paris, CNRS Éditions, 2000.
Bibliothèques d’écrivains, Daniel Ferrer et Paolo D’Iorio, éds., Paris,
CNRS Éditions, 2001.
Zola, genèse de l’œuvre, Jean-Pierre Leduc-Adine, éd., Paris, CNRS
Éditions, 2002.

« Manuscrits modernes », collection dirigée par Béatrice


Didier et Jacques Neefs, Saint-Denis, Presses universitaires de
Vincennes :

Diderot. Autographes, copies, éditions, 1986.


Hugo. De l’écrit au livre, 1987.
Stendhal. Écritures du romantisme I, 1988.
Sand. Écritures du romantisme II, 1989.
Penser, classer, écrire. De Pascal à Perec, 1990.
La Fin de l’Ancien Régime. Sade, Rétif, Beaumarchais, Laclos.
(Manuscrits de la Révolution I), 1991.
Chantiers révolutionnaires. Science, musique, architecture (Manuscrits
de la Révolution II), 1992.
Sortir de la Révolution. Casanova, Chénier, Staël, Constant,
Chateaubriand (Manuscrits de la Révolution III), 1994.
Le Manuscrit surréaliste, 1994.
Éditer des manuscrits. Archives, complétude, lisibilité, 1996.
Genèses des fins. De Balzac à Beckett, de Michelet à Ponge, 1996.

« Manuscrits », collection dirigée par Yvan Leclerc, CNRS


Éditions-BNF-Zulma :

Guy de Maupassant, Le Horla, Yvan Leclerc, éd, 1993.


Georges Perec, Cahier des charges de La Vie mode d’emploi, Hans
Hartje, Bernard Magné, Jacques Neefs, éds., 1993.
Colette, Sido, Maurice Delcroix, éd., 1994.
Sade, Les Infortunes de la vertu, Jean-Christophe Abramovici, éd.,
1995.
Pasteur, Cahiers d’un savant, Françoise Balibar et Marie-Laure
Prévost, éds., 1995.
Gustave Flaubert, Plans et scénarios de Madame Bovary, Yvan
Leclerc, éd., 1995.
Bibliographie générale 293

REVUES ET SÉRIES

Genesis. Manuscrits, recherche, invention, Paris, Jean-Michel Place-


Archivos, depuis 1992.
Cahier de critique génétique, n°1 : « Pas », Paris, L’Harmattan,
1992.
Cahiers de textologie, Paris, Minard, n° 1: « Exercices de critique
génétique », 1986 ; n° 2 : « Problèmes de l’édition critique »,
1988 ; n° 4 : « Configurations d’archives », 1993.
Études françaises, n° 28-1 : « Les leçons du manuscrit. Question de
génétique textuelle », Presses de l’université de Montréal, 1992.
Langages, n° 69 : « Manuscrits-écriture-production linguistique »,
Paris, Larousse, 1983.
L’Esprit créateur, n° 41 : « Devenir de la critique génétique », 2001.
Littérature, n° 28: « Genèse du texte », 1977 ; n° 52 : « L’inconscient
dans l’avant-texte », 1983 ; n° 80 : « Carnets, cahiers », 1990.
Texte, n° 7 : « Écriture, réécriture-genèse du texte », Toronto,
Éditions Trintexte, 1988.
Word & Image, n° 13: « Genetic Criticism », 1997.
Yale French Studies, n° 89: « Drafts », 1996

OUVRAGES ET ARTICLES

BELLEMIN-NOËL, Jean, Le Texte et l’avant-texte, Paris, Larousse,


1972.
BELLEMIN-NOËL, Jean, Vers l’inconscient du texte, Paris, PUF,
1979.
BEVAN, David G. et WETHERILL, Peter Michael, éds., Sur la
génétique textuelle, Amsterdam, Rodopi, 1990.
BIASI, Pierre-Marc de, « Vers une science de la littérature. L’analyse
des manuscrits et la genèse de l’œuvre », in Encyclopaedia
universalis : Symposium, Paris, 1985, p. 924-937.
BIASI, Pierre-Marc de, « La critique génétique », in Daniel Bergez,
éd., Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire,
Paris, Bordas, 1990, p. 5-40.
BIASI, Pierre-Marc de, « L’horizon génétique », in Louis Hay, éd.,
Les Manuscrits des écrivains, Paris, Hachette-CNRS Éditions,
1993, p. 238-259.
294 LA CRÉATION EN ACTE

BIASI, Pierre-Marc de, La Génétique des textes, Paris, Nathan,


2000.
Bonnefoy, Yves, « Poésie et philosophie », in Gilbert Gadoffre,
Robert Ellrodt et Jean-Michel Maulpoix, éds., L’Acte créateur,
Paris, PUF, 1997, p. 5-12.
BOURDIEU, Pierre, Les Règles de l’art. Genèse et structure du
champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992.
BOWMAN, Frank P., « Genetic Criticism », in Poetics Today, n° 11,
1990, p. 627-646.
CERQUIGLINI, Bernard, Éloge de la variante, Paris, Le Seuil,
1989.
Cixous, Hélène et Calle-Gruber, Mireille, « Une poétique
des commencements. Lire le féminin-masculin dans l’œuvre
de Hélène Cixous », in Catherine Viollet, éd., Genèse textuelle,
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CONTAT, Michel, éd., L’Auteur et le manuscrit, Paris, PUF, 1991.
CONTAT, Michel, et FERRER, Daniel, éds., Pourquoi la critique
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Le Seuil, 1988.
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d’archives, Paris, Hachette-CNRS Éditions, 1993, p. 162-183.
DENIZE, Antoine, Machines à écrire, Paris, Gallimard, 1999.
Derrida, Jacques, Ferrer, Daniel, Contat, Michel,
RabatÉ, Jean-Michel et Hay, Louis, « Une discussion avec
Jacques Derrida. Archive et brouillon. Table ronde du 17 juin
1995 », in Michel Contat et Daniel Ferrer, éds., Pourquoi la
critique génétique ? Méthodes, théories, Paris, CNRS Éditions,
1998, p. 189-209.
Duras, Marguerite, « La Maladie de la mort. Extraits. Présentation
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FALCONER, Graham, « Genetic Criticism », in Comparative
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FERRER, Daniel, « La toque de Clementis. Rétroaction et
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GOTHOT-MERSCH, Claudine, « L’édition génétique : le domaine
français », in Louis Hay, éd., La Naissance du texte, Paris, José
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Bibliographie générale 297

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VIOLLET, Catherine, éd., Genèse textuelle, identités sexuelles,
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298 LA CRÉATION EN ACTE

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la dimension historique de la critique génétique », in Almuth
Grésillon et Michael Werner, éds, Leçons d’écriture. Ce que disent
les manuscrits, Paris, Minard, 1985, p. 277-294.
WERNER, Michael, « Études de genèse et mythologie de l’écriture »,
in Jean Bessière, éd., Mythologies de l’écriture, Paris, PUF, 1990,
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1987.
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génétique » in David G. Bevan et P. M. Wetherill, éds., Sur la
génétique textuelle, Amsterdam, Rodopi, 1990, p. 19-32.
WILLEMART, Philippe, « Le temps de la pulsion et du désir dans
l’écriture », in Texte, n° 7, 1988, p. 103-114.
Contributeurs

THOMAS BARTSCHERER enseigne les lettres à l’université


de Chicago. Il a été chercheur invité à l’université de Heidelberg
et à l’École normale supérieure, et a été Newcombe Fellow de la
Woodrow Wilson Foundation. Ses travaux se situent à l’intersection
de la littérature et de la philosophie, en mettant un accent particulier
sur la tragédie et les théories de la tragédie dans la tradition de
l’Antiquité grecque et dans la tradition moderne allemande.
Signalons parmi ses récentes publications « Ce qu’un poème ne
veut pas être », un entretien avec le poète Mark Strand (Genesis,
n° 23, 2004), et Erotikon : Essays on Eros, Ancient and Modern,
coédité avec Shadi Bartsch (University of Chicago Press, 2005). Il
est titulaire d’un BA de l’université de Pennsylvanie et d’un MA de
l’université de Chicago (Committee on Social Thought), où il est
actuellement inscrit en doctorat.

MARIE DARRIEUSSECQ est écrivain. Ancienne élève de l’École


normale supérieure, elle vit à Paris. Elle a soutenu une thèse intitulée
Moments critiques dans l’autobiographie contemporaine en
1997. Elle publie aux éditions POL ou chez Faber & Faber des
romans et nouvelles : Truismes (1996), Naissance des fantômes
(1998), Le Mal de mer (1998), Bref séjour chez les vivants (2001),
White (2002), Le Bébé (2005), Le Pays (2005) et Zoo (2006).

Daniel Ferrer est directeur de recherche à l’Institut des textes


et manuscrits modernes et corédacteur en chef de la revue Genesis. Il���
a publié notamment Poststructuralist Joyce (Cambridge University
Press, 1984), Virginia Woolf and the Madness of Language (Routledge,
1990), L’Écriture et ses doubles. �����������������������������
Genèse et variation textuelle (CNRS
Éditions, 1991), Ulysse à l’article : Joyce aux marges du roman (Lérot,
1992), Genèses du roman contemporain : incipit et entrée en écriture
(CNRS Éditions, 1993), Writing its Own Wrunes for Ever : Essays
in Joycean Genetics (Lérot, 1998), Pourquoi la critique génétique ?
Méthodes, théories (CNRS Éditions, 1998), Bibliothèques d’écrivains
(CNRS Éditions, 2001), Genetic Criticism : Texts and Avant-Textes
(Pennsylvania University Press, 2004). Avec Vincent Deane et Geert
300 LA CRÉATION EN ACTE

Lernout, il édite les Finnegans Wake Notebooks at Buffalo (Brepols,


12 volumes publiés, 48 à paraître).

DOMENICO FIORMONTE est chercheur en linguistique à


l’université de Roma Tre, où il enseigne la linguistique du texte,
l’écriture professionnelle, ainsi que l’écriture et les nouveaux
médias. Il a initié la série des séminaires internationaux « Computer,
Literature and Philology », qui en sont aujourd’hui à la cinquième
édition (Édimbourg 1998, Rome 1999, Alicante 2000, Duisburg
2001, Alabacete 2002, Florence 2003, Londres 2006 : http://www.
cch.kcl.ac.uk/clip2006). Il a publié des articles dans des livres et des
revues sur le rôle des nouvelles technologies dans la didactique et
dans la recherche du champ humaniste. ���������������������
En 2003, il a publié Scrittura
e filologia nell’era digitale (Bollati Boringhieri). Avec F. Cremascoli
il est auteur du Manuale di scrittura (Bollati Boringhieri, 1998). Il a
dirigé New Media and the Humanities : Research and Applications
(avec J. Usher, Oxford University Humanities Computing Unit,
2001), et Informatica umanistica : dalla ricerca all’insegnamento
(Bulzoni, 2003).

PAUL GIFFORD occupe la principale chaire de langue et de


littérature françaises à l’université de St Andrews (Écosse), où il
dirige également l’Institut de recherche consacré aux « Identités
culturelles de l’Europe ». Il est membre de l’équipe Valéry de
l’ITEM. Publications : Valéry ou le dialogue des choses divines
(José Corti, 1989) ; Reading Paul Valéry. Universe in Mind (avec B.
Stimpson, Cambridge University Press, 1999) ; Subject Matters :
Subject and Self in French Literature 1650 to the Present (avec J.
Gratton, Rodopi, 1999) ; Voix, traces, avènement : l’écriture et son
sujet (avec A. Goulet, Presses universitaires de Caen, 2003) ; Love,
Desire and Transcendence in French Literature : Deciphering Eros
(Ashgate, 2006).

ALMUTH GRÉSILLON est directrice de recherche au CNRS.


Titulaire d’une thèse d’État sur le mot-valise (1983) et membre de
l’ITEM depuis sa création, elle a inscrit l’essentiel de ses travaux
dans l’élaboration de la critique génétique. En témoigne son ouvrage
Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes (PUF,
1993), qui a été traduit en allemand et en portugais (du Brésil). Ayant
fondé avec Jean-Louis Lebrave et Daniel Ferrer la revue Genesis
Contributeurs 301

(Jean-Michel Place, 1992 sq.), elle en est aujourd’hui directrice de la


publication et (avec Daniel Ferrer) directrice de rédaction.

LOUIS HAY, directeur de recherche émérite au CNRS, est


fondateur de l’ITEM et ancien membre du directoire du CNRS.
Ses activités de recherche portent sur les documents inédits (fonds
Heine, fonds Aragon-Triolet, collages Prévert, aujourd’hui à la
BNF), les méthodes de laboratoire dans l’analyse des manuscrits (en
collaboration avec les Laboratoires d’optique et d’informatique du
CNRS), ainsi que sur la théorie des études de genèse (La Littérature
des écrivains. Questions de critique génétique, José Corti, 2002). Ses
travaux sont publiés dans la collection « Textes et Manuscrits »
créée aux éditions du CNRS et dans des ouvrages collectifs et revues
en France et à l’étranger. Ils ont été traduits en allemand, anglais,
portugais, russe et polonais. Il est membre du comité international
de Genesis, de l’editorial board de la revue editio et du comité
scientifique international d’Archivos.

EDWARD HUGHES est professeur de littérature française


moderne à Royal Holloway, université de Londres. ����������������
Il est l’auteur
de Marcel Proust : A Study in the Quality of Awareness (Cambridge
University Press, 1983), d’Albert Camus : La Peste/Le Premier
Homme (Glasgow, 1995) et de Writing Marginality in Modern French
Literature : from Loti to Genet (Cambridge University Press, 2001).
Il est également l’éditeur de Cambridge Companion to Albert Camus
(Cambridge University Press, à paraître). Ses recherches actuelles
portent sur l’identité des classes sociales dans l’œuvre de Proust.

JOSEPH JURT est professeur de littérature française à l’université


de Fribourg en Allemagne. Il est cofondateur du Frankreich-
Zentrum de l’université de Fribourg et, de 1989 à 2006, a été membre
du directoire. Il est membre du Conseil suisse de la science et de la
technologie et a été professeur invité à la Sorbonne Nouvelle et à
l’université fédérale de Rio de Janeiro. Publications récentes : Das
literarische Feld. Das Konzept Pierre Bourdieus in Theorie und Praxis
(1995) ; Absolute Pierre Bourdieu (2003). Éditeur : Algérie-France-
Islam (1997) ; Zeitgenössische französische Denker : eine Bilanz
(1998) ; Von Michel Serres bis Julia Kristeva (1999) ; Bernanos et ses
lecteurs (avec M. Milner, 2001) ; Le Texte et le contexte. Analyse du
champ littéraire français (avec M. Einfalt, 2002) ; Intellectuels-élite-
302 LA CRÉATION EN ACTE

cadres et système de formation en France et en Allemagne (2004) ;


Unterwegs zur Moderne (2004) et Die Literatur und die Erinnerung
an die Shoah (2005).

ÉRIC LE CALVEZ est professeur associé à Georgia State


University (Atlanta, USA) et membre de l’équipe Flaubert à
l’ITEM (CNRS, Paris). Il a publié de nombreux articles consacrés
à Flaubert, en particulier dans la perspective d’une poétique
génétique. Il est également l’auteur de Flaubert topographe :
L’Éducation sentimentale. Essai de poétique génétique (Rodopi,
1997), de La Production du descriptif. Exogenèse et endogenèse
de L’Éducation sentimentale (Rodopi, 2002), le coéditeur, avec
Marie-Claude Canova-Green, de Texte(s) et Intertexte(s)
(Rodopi, 1997), et l’éditeur de Dictionary of Literary Biography
(vol. 301 : Gustave Flaubert, Thomson Gale, 2004).

WILLIAM MARX est professeur de littérature française


et comparée à l’université d’Orléans et membre de l’Institut
universitaire de France. Spécialiste de l’histoire des théories critiques
et esthétiques, il est notamment l’auteur de Naissance de la critique
moderne : la littérature selon Eliot et Valéry (1889-1945) (Artois
presses université, 2002) et de L’Adieu à la littérature. Histoire d’une
dévalorisation, xviiie-xxe siècle (Éditions de Minuit, 2005). Il a dirigé
plusieurs ouvrages collectifs, dont Les Arrière-Gardes au xxe siècle.
L’autre face de la modernité esthétique (PUF, 2004) et Jean Prévost
aux avant-postes (Les Impressions nouvelles, 2006, en codirection
avec J.-P. Longre). En tant que chercheur en critique génétique à
l’Institut des textes et manuscrits modernes, il a participé à l’édition
des Cahiers 1894-1914 de Paul Valéry (Gallimard).

NATHALIE MAURIAC DYER est chargée de recherche à l’Institut


des textes et manuscrits modernes (CNRS/ENS) et spécialiste de
Proust. Ses recherches ont porté en particulier sur les problèmes
posés par la partie posthume d’À la recherche du temps perdu (édition
d’Albertine disparue, Grasset, 1987 et de Sodome et Gomorrhe III, Le
Livre de Poche classique, 1993 ; Les Années perdues de la Recherche,
Gallimard, 1999 ; Proust inachevé. Le dossier « Albertine disparue »,
Champion, 2005). Elle travaille aujourd’hui avec une équipe
internationale de chercheurs à l’édition critique et génétique des
Contributeurs 303

cahiers manuscrits de Proust conservés à la Bibliothèque nationale


de France.

PASCAL MICHELUCCI, professeur agrégé en études françaises


à l’université de Toronto et à l’Institute of Communication and
Culture, enseigne des cours de théorie littéraire et en sciences de la
communication. Il a signé La Métaphore dans l’œuvre de Paul Valéry
(Peter Lang, 2003) et divers articles sur Rimbaud, Valéry, Claudel,
Guillevic, Torreilles, Queneau et Duras. Ses intérêts de recherche se
situent en poétique et sémiotique, et il est rédacteur et cofondateur
(1996) de la revue en ligne Applied Semiotics/Sémiotique appliquée.
Ses derniers travaux portent sur la poétique du discontinu au xxe
siècle, de Valéry à l’extrême contemporain.

DAVID NOTT est professeur émérite à l’université de Lancaster.


Il a enseigné le français aux niveaux secondaire et supérieur, et il
a été chargé de la formation professionnelle de professeurs de
langues vivantes. Il a été nommé Chevalier de l’Ordre des Palmes
académiques en 1984. Coauteur d’Actualités françaises (1971), et
auteur de Points de départ (1993) et de French Grammar Explained
(1998), il a publié de nombreux chapitres et articles sur la langue
française et l’enseignement des langues, ainsi que des ouvrages sur
Les Mots de Sartre. Membre fondateur du conseil d’administration
de l’Association des Amis de Roger Vailland, il a travaillé sur
les manuscrits du fonds Vailland à Bourg-en-Bresse, publiant
notamment deux éditions critiques de 325 000 francs (1975 et 1989)
et des études sur Un jeune homme seul, 325 000 francs et La Truite.

ROBERT PICKERING est professeur de littérature française


moderne et contemporaine et vice-président (Relations inter-
nationales) à l’université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand. Il est
spécialiste de l’œuvre de Paul Valéry et de la critique génétique, et
coresponsable de l’équipe Valéry de l’Institut des textes et manuscrits
modernes (CNRS), Paris. Ses recherches portent aussi sur les
domaines de la génétique intertextuelle et des pratiques d’écriture,
sur la poésie moderne et contemporaine, et sur des problématiques
d’expression et de représentation de la guerre dans la littérature
européenne depuis 1870. Auteur d’ouvrages et d’articles consacrés
à Valéry et à Lautréamont, parmi d’autres auteurs des xixe et xxe
siècles, il est coresponsable de l’édition intégrale des Cahiers 1894-
304 LA CRÉATION EN ACTE

1914 de Valéry en cours chez Gallimard, et de la traduction anglaise


des Cahiers en cours chez Peter Lang.

CINZIA PUSCEDDU est assistante en langue étrangère à


l’université d’Édimbourg. Elle a aussi travaillé comme assistante de
recherche dans le cadre d’un projet sur l’analyse philologique des
textes (CNR, DV Archive). Ses recherches portent sur l’utilisation
de l’informatique dans les lettres, notamment sur la représentation
digitale des textes génétiques et sur la philologie électronique. Une
autre partie de ses recherches se situe dans le domaine de la pédagogie,
à savoir l’utilisation d’archives digitales dans l’enseignement des
langues étrangères et dans l’enseignement à distance. Elle a présenté
ses travaux à des colloques en Italie, en Allemagne et au Royaume-
Uni et a publié plusieurs articles.

MARION SCHMID est maître de conférences à l’université


d’Édimbourg. Spécialiste de la littérature française du xixe et du
xxe siècle, ses recherches portent aussi sur la littérature comparée,
sur l’interface entre texte, arts visuels et musique pendant la fin de
siècle, et sur le cinéma européen. Elle a publié deux monographies,
Processes of Literary Creation : Flaubert and Proust (Legenda, 1998)
et, en collaboration avec Martine Beugnet, Proust at the Movies
(Ashgate, 2005) ainsi que de nombreux essais et articles, notamment
sur Proust. Elle est membre de l’équipe Proust de l’Institut des
textes et manuscrits modernes, Paris, correspondante britannique
de la Revue d’histoire littéraire de la France et membre du comité
de publication de la collection « Recherches proustiennes » aux
éditions Honoré Champion.

BRIAN STIMPSON est professeur de français à l’université de


Newcastle upon Tyne. Il s’intéresse à la littérature du xxe siècle
(surtout Valéry, Duras, Colette), aux rapports entre l’art, la musique
et la littérature, ainsi qu’aux études génétiques et à la traduction. Il
est membre de l’équipe Valéry de l’Institut des textes et manuscrits
modernes, CNRS Paris, et rédacteur en chef de la traduction en
anglais des Cahiers/Notebooks de Paul Valéry (Peter Lang, t. I et
II, 2001 ; t. III, sous presse ; t. III et IV, 2007). Il est auteur de
nombreux articles sur la génétique. Parmi les ouvrages sur Valéry et
sur Duras figurent Paul Valéry and Music : a Study of the Techniques
of Composition in Valéry’s Poetry (Cambridge University Press,
Contributeurs 305

1984), Paul Valéry : Musique, Mystique, Mathématique (avec P.


Gifford, Presses universitaires de Lille, 1993), Un nouveau regard
sur Valéry (avec N. Celeyrette-Pietri, Minard, 1995), Reading Paul
Valéry : Universe in Mind (avec P. Gifford, Cambridge University
Press, 1999), Marguerite Duras : l’écriture dans tous ses états (avec
M. El-Maïzi, Minard, 2006).

JEAN-MARC TERRASSE est, depuis septembre 2005, directeur de


l’Auditorium du musée du Louvre où la programmation fait côtoyer
histoire de l’art,  musique, archéologie, théâtre, cinéma et autres
disciplines. Après avoir été attaché culturel pendant dix ans, dont
quatre à la direction de l’Institut français d’Écosse à Édimbourg
entre 1997 et 2001, il rentre en France pour prendre la responsabilité
des manifestations culturelles à la Bibliothèque nationale de France
avant de rejoindre le Louvre. Spécialiste de littérature contemporaine,
il écrit pour le Magazine littéraire. Il est aussi président de la Société
des Amis de Montaigne. Derniers ouvrages parus : La Fiancée des
Français (Le Livre de Poche, 2005) ; Terre humaine : cinquante ans
d’une collection (BNF, 2005).

TONY WILLIAMS est professeur de français à l’université de Hull.


Il a publié L’Éducation sentimentale. Les scénarios (José Corti,
1992) et New Approaches in Flaubert Studies (avec M. Orr, E. Mellen,
1998). Il a créé un site History in the Making/L’Histoire en question
(www.hull.ac.uk/htm), qui présente l’avant-texte du chapitre I de la
troisième partie de L’Éducation sentimentale.
Page laissée blanche intentionnellement
Index

Bakhtine, Mikhaïl 207, 212, 214-215 Debray Genette, Raymonde 38, 44, 68,
Balzac, Honoré de 86, 292, 307 241, 244
Barbi, Michele 172 Delacroix, Eugène 48, 282
Barrault, Jean-Louis 32 Deleuze, Gilles 198
Barthes, Roland 1, 18, 37, 214, 222, Derrida, Jacques 198, 222, 241, 243,
236, 241, 271, 280, 283, 284, 287 285, 286
Bartscherer, Thomas 7 Descartes, René 104, 223, 225, 228, 267,
Baudelaire, Charles 58, 83, 194, 227, 284
282 Dilthey, Wilhelm 23, 219-220
Beckett, Samuel 32, 227 D’Iorio, Paolo 141
Bédier, Joseph 171, 174, 176 Du Camp, Maxime 34, 43
Bellemin-Noël, Jean 241, 275, 281 Duras, Marguerite 5, 6, 124-129, 303
Bénichou, Paul 57
Biasi, Pierre-Marc de 3, 14, 44, 45, 46, Eliot, Thomas Stearns 229
47, 239 Eluard, Paul 32
Blanchot Maurice 241, 243, 274 Emmanuel, Pierre 229, 253
Blin, Roger 32
Blumenberg, Hans 48, 49 Falconer, Graham 57, 60, 175,
Boileau, Nicolas 56 Ferrer, Daniel 8, 15, 38, 156, 237
Borges, Jorge Luis 49, 93 Fiormonte, Domenico 7
Bossuet 208 Flaubert, Gustave 5, 6, 26, 34, 35, 37,
Bouilhet, Louis 34 43, 45, 46, 47, 50, 58, 67-82,
Bourdieu, Pierre 5, 41, 46, 47 159-169, 280
Bourjea, Serge 240 Foucault, Michel 50, 222, 276, 287
Braudel, Fernand 140
Brecht, Bertolt 32 Gadamer, Hans-Georg 24, 217, 218,
Breton, André 35 222, 285
Brockbank, Philip 180 Geertz, Clifford 220
Brun, Bernard 38 Genette, Gérard 42, 278
Bustarret, Claire 244 Gide, André 25, 112
Gifford, Paul 8, 236, 237, 246
Cardona, Giorgio 181, 182 Gilbert-Lecomte, Roger 105, 106, 107
Cerami, Vincenzo 184 Giraudoux, Jean 32, 227
Chateaubriand, François René de 43 Goethe, Johann Wolfgang von 17, 281,
Cixous, Hélène 229-231 282, 285
Claudel, Paul 32, 229 Goodman, Nelson 41
Coleridge, Samuel Taylor 1 Gracq, Julien 22
Colli, Giorgio 135, 136, 138, 147 Grésillon, Almuth 3, 5, 49, 50, 53, 182,
Contat, Michel 55, 282 236, 239, 274, 283, 284
Contini, Gianfranco 54, 172-174, 175, Guattari, Félix 198
181-182
Corneille, Pierre 42, 69, 79 Habermas, Jürgen 19
Cousin, Victor 54 Hay, Louis 3, 4, 9, 53, 221, 239, 248,
249, 275, 276, 277, 278, 280, 281,
Darrieussecq, Marie 8, 253-268 283, 284, 287
308 LA CRÉATION EN ACTE

Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 18 Nott, David 6


Heidegger, Martin 222, 223, 224
Heine, Heinrich 2, 25, 34 Olson, David 178
Hindle, Maurice 61 Ovide 254
Hofmannsthal, Hugo von 35
Hugo, Victor 48, 281 Pascal, Blaise 54, 214, 224
Pickering, Robert 8, 232
Jallat, Jeannine 38, 240 Poe, Edgar Allan 58, 83, 282
Jarrety, Michel 39, 62 Pound, Ezra 216
Jenny, Laurent 207, 211 Proust, Marcel 5, 6, 26, 37, 38, 49, 52,
Johnson, Samuel 56 53, 83-96, 181, 231, 272, 273, 287,
Jouvet, Louis 32 288
Joyce, James 8, 26, 181, 210-212, 216, Pusceddu, Cinzia 7
272, 276
Jurt, Joseph 5, 286 Rabaté, Jean-Michel 281
Rembrandt 4
Kafka, Franz 33, 254 Renan, Ernest 37
Kant, Immanuel 219 Ricœur, Paul 8, 24, 50, 217, 218, 219,
Kristeva, Julia 241 221, 222, 223, 225, 226-228, 283,
286, 287
Lacan, Jacques 243 Riffaterre, Michael 8, 38, 205, 206,
Lamb, Charles 55-56 209-213, 272
Lanson, Gustave 54 Ronsard, Pierre de 32, 34
Laufer, Roger 197 Ryan, Marie-Laure 192-193, 196, 198
Lebrave, Jean-Louis 15, 48, 52, 160,
180, 239, 278 Sarraute, Nathalie 44, 241
Le Calvez, Éric 5, 38, 249, 250, 284 Sartre, Jean-Paul 50, 279
Levaillant, Jean 196, 239, 240 Schaeffer, Jean-Marie 94
Lévy, Pierre 7, 189-194, 200 Schlegel, Friedrich von 23
Lyotard, Jean-François 198, 241 Schleiermacher, Friedrich 23, 219
Schmidt, Desmond 185
Magrelli, Valerio 171, 184-188 Shakespeare, William 61, 180
Mallarmé, Stéphane 33, 62, 114, 194, Shattuck, Roger 287, 288, 289
282 Simon, Claude 40
Marty, Éric 16 Soupault, Philippe 35
Marx, William 3, 5, 277, 278, 280 Stimpson, Brian 6
Mauriac Dyer, Nathalie 6 Strauss, Richard 35
McGann, Jerome 176, 179, 199
Michelucci, Pascal 7, 8 Tadié, Jean-Yves 85-86, 287, 289
Milesi, Laurent 38 Tanselle, George Thomas 179
Milton, John 55-56 Terrasse, Jean-Marc 8
Mitterand, Henri 46, 159, 161, 165,
166, 167, 168, 196 Vailland, Roger 5, 6, 97-109
Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit) 42 Valéry, Paul 5, 6, 7, 20, 22, 24, 26, 35,
Montesquieu, Charles de 208 38, 54, 58, 62, 111-124, 129, 195,
Montinari, Mazzino 135-138 196, 197, 220, 224, 227, 231, 237,
240, 243-248, 249, 250, 272, 273,
Neefs, Jacques 43, 44, 45 279, 280, 282, 283, 284, 285, 286
Nietzsche, Friedrich 7, 134-57, 285 Vanhoutte, Edward 185
Index 309

Viala, Alain 55, 57 Williams, Tony 7, 198


Vigny, Alfred de 227 Wolf, Christa 25
Volpilhac-Auger, Catherine 208 Woolf, Virginia 140, 213

Wellek, René 16 Zola, Émile 26, 46, 50, 169, 197, 198,
Wells, H. G. 259 272

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