Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Mythe et rhétorique
Les exemples mythiques dans le discours politique de l’Athènes classique
Sophie Gotteland
DOI : 10.4000/books.lesbelleslettres.12148
Éditeur : Les Belles Lettres
Lieu d’édition : Paris
Année d’édition : 2001
Date de mise en ligne : 27 mai 2021
Collection : Études Anciennes
EAN électronique : 9782251914220
https://books.openedition.org
Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782251326528
Nombre de pages : 392
Référence électronique
GOTTELAND, Sophie. Mythe et rhétorique : Les exemples mythiques dans le discours politique de l’Athènes
classique. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Les Belles Lettres, 2001 (généré le 24 décembre 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/lesbelleslettres/12148>. ISBN :
9782251914220. DOI : https://doi.org/10.4000/books.lesbelleslettres.12148.
Ce document a été généré automatiquement le 31 mai 2021. Il est issu d’une numérisation par
reconnaissance optique de caractères.
Le discours politique de l’Athènes classique multiplie les allusions au passé légendaire. Faut-il
voir dans ces rappels de simples ornements destinés à distraire ou à charmer l’auditoire ? Cette
étude propose de montrer que les orateurs, bien au contraire, considèrent l’exemple mythique
comme un élément essentiel de l’argumentation, et qu’ils ne cessent de réaffirmer sa crédibilité
et son pouvoir de persuasion. Exaltant quelques figures héroïques emblématiques, s’appuyant sur
quelques épisodes soigneusement sélectionnés, les orateurs retravaillent indéfiniment le passé
légendaire pour le centrer autour de la figure d’Athènes. À l’instar de l’exemple historique, la
parole mythique leur sert à fonder en droit les valeurs de la cité classique, à légitimer des
revendications territoriales ou à orienter des choix politiques.
SOPHIE GOTTELAND
Ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée de lettres et docteur, Sophie
Gotteland est maître de conférences à l’Université de Michel de Montaigne-Bordeaux 3.
2
SOMMAIRE
Liminaires
Introduction
Conclusion
Bibliographie
Liminaires
Introduction
1 Bien souvent, c’est par le biais de la mythologie que s’effectue notre premier contact
avec la civilisation grecque. Les mésaventures des dieux et des héros constituent en
effet autant d’histoires plaisantes propres à divertir un jeune public. La beauté
d’Hélène, les voyages d’Ulysse, les malheurs des Atrides, les déboires d’Arès et
d’Aphrodite pris au piège d’un mari jaloux, suscitent tour à tour l’admiration, le rêve,
l’effroi, le rire... Quand bien même le jeune lecteur apprend à se défier de ces récits qui
heurtent la raison, de « cet amas de chimères, de rêveries et d’absurdités » 1, le charme
n’en opère pas moins, et la lecture de ces fables reste pour lui une merveilleuse
distraction.
2 C’est une tout autre utilisation que les orateurs des Ve et IVe siècles avant J.-C. font de la
mythologie. Ce n’est pas seulement pour distraire leur auditoire qu’ils évoquent les
récits légendaires. Ils cherchent avant tout à illustrer leur propos en tirant une leçon
du passé. Le mythe est rarement chez eux prétexte à un développement autonome. Il
s’intègre dans un propos et vient appuyer une démonstration sous la forme d’un
exemple mythique. Comme l’histoire, il constitue en effet un abondant réservoir dans
lequel puiser des précédents susceptibles de rendre des paroles plus persuasives. Les
discours multiplient donc les évocations d’un passé légendaire. Mais il ne s’agit pas
pour eux de restituer la vérité d’une expérience. Ils cherchent plutôt à utiliser cette
expérience pour servir leur objectif. Loin de présenter du passé mythique une version
immuable, les orateurs l’adaptent donc à leur propos, sélectionnant habilement les
éléments, gauchissant les faits, passant sous silence certains aspects. Toute leur œuvre
procède ainsi à d’incessantes manipulations du passé mythique. Du reste, l’histoire
n’est pas plus épargnée. Dans cette utilisation proprement rhétorique du passé,
l’exemple mythique n’est qu’un moyen parmi d’autres pour persuader un auditoire et
parvenir à ses fins. Toutefois, mieux encore que l’exemple historique, il peut se prêter à
ce jeu de déformations et de réécriture, car sa plus grande ancienneté, empêchant qu’il
soit garanti par un témoignage fiable, explique qu’il soit plus malléable. On comprend
ainsi la faveur dont il jouit dans la rhétorique.
3 Les orateurs d’ailleurs n’innovent pas. Ils héritent au contraire d’une pratique très
ancienne. Un tel usage des exemples mythiques est déjà chose courante dans l’épopée
homérique. Pour convaincre un interlocuteur ou un auditoire, les héros n’hésitent pas à
s’appuyer sur une expérience passée. Lorsque Athéna, sous les traits de Mentor,
5
attiques, et plus largement dans tous les discours politiques athéniens des V e et
IVe siècles.
8 Avant même d’aller plus loin, il nous faut préciser ce que nous entendrons par exemple
mythique. Comme le rappelle S. Saïd en ouverture d’un ouvrage consacré à la
mythologie grecque, « la définition du mythe fait problème » 10. Mais notre étude nous
oblige à trancher. Pour définir le mythe, nous prendrons personnellement en compte le
contenu du récit ainsi qualifié et son moyen de transmission. Nous appellerons
« mythe » tout récit transmis par la tradition, mettant en scène des personnages divins
ou héroïques, décrivant une suite d’actions dont le caractère historique ne peut être
démontré, et inscrit dans un cadre temporel antérieur au retour des Héraclides ou
contemporain de cet événement11.
9 Par discours politique, nous considérerons tous les discours prononcés dans un cadre
officiel (procès, réunions du Conseil ou de l’Assemblée, ambassade, funérailles
nationales, panégyries) et traitant du sort de la cité, à partir du moment où ce discours
fait intervenir au moins un Athénien comme locuteur ou récepteur des paroles. Bien
entendu, cette définition fait la part belle aux orateurs. Témoins ou acteurs privilégiés
de la vie de la cité, ils interviennent dans des discours épidictiques, délibératifs, ou
judiciaires, qui évoquent plus ou moins longuement le passé légendaire. Seuls quelques-
uns de leurs textes, qui n’ont à l’évidence aucune ambition politique, ne feront pas
l’objet d’une étude systématique, quand bien même ils recèlent nombre d’exemples
mythiques. Pour autant, nous ne nous interdirons pas toute allusion à ces discours s’ils
peuvent compléter et enrichir notre analyse. C’est le cas par exemple pour l’Éroticos,
traditionnellement attribué à Démosthène, ou encore pour le Busiris d’Isocrate. De
même, nous nous intéresserons à certains passages de l’Éloge d’Hélène, pourtant
revendiqué par Isocrate comme un exercice d’école, l’éloge paradoxal d’un personnage
légendaire. Car la comparaison que ce discours dresse entre Héraclès et Thésée et le
long développement qu’il consacre au roi d’Athènes permettent non seulement de
fructueux rapprochements avec la présentation des mêmes événements dans d’autres
discours politiques, mais ces développements présentent une teneur nettement plus
politique. L’éloge de Thésée, à l’évidence, n’a rien d’une digression gratuite. On sent à
ce moment précis changer la tonalité d’ensemble du passage et s’instaurer des
considérations d’un ordre différent. Derrière le jeu rhétorique, il s’agit bien encore d’un
de ces « discours politiques », ces logoi politikoi, auxquels l’orateur se flatte d’avoir
consacré sa carrière.
10 Notre corpus s’enrichira également de tous les discours qu’ont pu écrire les historiens
de la période contenant des exemples mythiques. Ces passages dans lesquels l’historien
reproduit plus ou moins fidèlement les paroles tenues par les acteurs de l’histoire
attestent eux aussi le goût de la rhétorique de l’époque pour la mythologie. Harangue
d’un général à ses troupes, exposé d’un ambassadeur, débat opposant des concitoyens
ou des peuples divisés : autant de discours politiques dans lesquels les orateurs
choisissent parfois de s’appuyer sur le témoignage du mythe, et qu’il nous faudra pour
cela prendre en compte. Le paradigme devient d’autant plus intéressant que l’historien
décide de rapporter par ailleurs l’événement et de proposer en contrepoint sa propre
version des faits. Cette présentation en apparence plus rationnelle et moins partisane
fait alors ressortir encore plus nettement le travail rhétorique de l’orateur que
l’historien met en scène dans son récit. Enfin, chaque fois que la tragédie traite un
épisode rencontré chez nos orateurs, nous n’hésiterons pas à faire appel à elle comme
7
NOTES
1. Fontenelle, De l’origine des fables, in Rêveries diverses. Opuscules littéraires et philosophiques, éd. J.
Niderst, Paris, 1994, p. 97.
2. Homère, Od., I, 298-300.
3. Homère, Il., IX, 524-601.
4. Euripide, Hécube, v. 886-887.
5. M. Nouhaud, L’utilisation de l’histoire par les orateurs attiques, Paris, 1982.
6. L. Pearson, « Historical Allusions in the Attic Orators », CPh 36, 1941, p. 209- 229. S. Perlman,
« The Historical Example, its Use and Importance as Political Propaganda in the Attic Orators »,
Studies in History, Scripta Hierosolymitana 7, 1961, p. 150-166.
7. M. Nouhaud, op. cit., p. 12.
8. K. Jost, Das Beispiel und Vorbild der Vorfahren bei den attischen Rednern und Geschichtschreibern bis
auf Demosthenes (Rhetorische Studien 19), Paderborn, 1936. G. Schmitz-Kahlmann, Das Beispiel der
Geschichte im politischen Denken des Isokrates (Philologus Suppl. Bd. 31, Heft 4), Leipzig, 1939. N.
Loraux, L’invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris - La Haye -
New York, 1981.
9. M. P. Nilsson, Cults, Myths, Oracles and Politics in Ancient Greece, New York, 1972. O. Curty, Les
parentés légendaires entre cités grecques. Catalogue raisonné des inscriptions contenant le terme
ΣΥΓΓENEIA et analyse critique, Genève, 1995. C.P Jones, Kinship Diplomacy in the Ancient World,
Harvard, 1999.
10. S. Saïd, Approches de la mythologie grecque, Paris, 1993, p. 5. Cf. F. Graf, Griechische Mythologie.
Eine Einführung, Munich - Zurich, 1987 (tr. angl. T. Marier, Greek Mythology. An Introduction,
Baltimore - Londres, 1993, p. 1-8).
11. A partir du IVe siècle, en effet, les Anciens considèrent que cet épisode marque le début de la
période historique. Suivant les Atthidographes, ce retour des Héraclides varie entre 1154/3 et
1069/8 (cf. la discussion de F. Jacoby, Das Marmor Parium, Berlin, 1904, p. 146-149).
9
codification d’un usage antérieur, peuvent donc de ce fait servir de guide à notre
enquête et nous aider à comprendre l’utilisation que les orateurs attiques font de la
figure de l’exemple.
4 Puisque l’exemple mythique relève de la catégorie plus générale de l’exemple, nous
commencerons dans un premier temps par rappeler brièvement les différents critères
auxquels doit répondre l’exemple en général, en examinant successivement la
définition que les principaux théoriciens donnent de cette figure, puis le rôle et la place
qu’ils lui accordent dans un discours4, quitte à souligner si besoin est les principales
divergences entre eux, ainsi que les aspects sur lesquels tel ou tel théoricien se montre
plus précis que les autres.
I - La figure de l’exemple
5 Les différentes définitions que les traités donnent de la figure rhétorique de l’exemple,
παράδειγμα en grec, exemplum en latin, le présentent comme un outil logique dans un
raisonnement. Ils insistent tout d’abord sur les rapports qu’il doit entretenir avec
l’objet du discours : l’exemple effectue le rapprochement entre deux objets, fondé sur la
base d’une comparaison entre deux éléments semblables mais dont l’un est plus connu
que l’autre. Ainsi, pour Aristote, l’exemple consiste à « s’appuyer sur plusieurs faits
semblables pour montrer qu’il en est de même dans le cas présent... Il présente les
relations de la partie à la partie, du semblable au semblable, lorsque les deux termes
rentrent dans le même genre, mais que l’un est plus connu que l’autre » (Rhét., I, 2, 1356
b 14-16 et 1357 b 28-30)5.
6 Cette première définition souligne déjà quelques points essentiels : l’exemple recouvre
un mode de raisonnement logique. Il s’agit de s’appuyer sur un cas semblable, mais plus
connu, pour induire une proposition concernant l’objet en discussion, de passer d’un
cas particulier à un cas général, en calquant sur l’objet en discussion le raisonnement
mené dans le cas de l’exemple. Le terme παράδειγμα, formé à partir du verbe δείκνυμι,
« montrer », et de la préposition παρά, « à côté de », « auprès de », traduit dans sa
forme même ce processus de raisonnement fondé sur la comparaison 6. Utiliser un
παράδειγμα, c’est donc rapprocher un récit de l’objet du discours, les mettre tous les
deux côte à côte sous les yeux du public. C’est tenter de rendre un objet évident en le
rapprochant d’un autre, plus clair ; essayer, pour reprendre les deux opérations
mentionnées par B.A. Van Groningen, d’expliquer ou de corroborer un élément par un
autre7. Cette confrontation entre l’exemple et le discours permet de constater un
nombre plus ou moins grand de similitudes, et d’adopter pour le discours le
raisonnement déjà accepté dans le cadre de l’exemple8.
7 Dans tous les traités, même les plus tardifs, l’exemple est donc présenté comme un
argument qui établit une comparaison entre des éléments partageant un nombre plus
ou moins grand de similitudes. Ainsi, dans un traité daté probablement du II e siècle
après J.-C., un rhéteur du nom de Néoclès définit l’exemple comme un fait
« ressemblant au point traité, semblable à lui, qui concorde avec lui (ἐμφερὲς καὶ
ὅμοιον καὶ εἰκὸς τῷ ζητουμένῳ πράγματι), dont on peut partir pour penser
semblablement des choses semblables (ὁμοίως τὰ ὅμοια ζητεῖν) à propos du point
traité »9. Tout au plus voit-on certains traités affiner davantage l’analyse des liens qui
peuvent unir l’exemple au propos qu’il vient illustrer, et substituer à la simple
similitude toute une palette de liens logiques. Aristote parlait d’une relation « du
12
l’objet du discours, d’autre part avec le public. Classé par les différents traités parmi les
preuves servant une argumentation, il doit avant tout faciliter la créance, aider à
« produire la persuasion »16. En l’introduisant dans une argumentation, l’orateur
cherche à agir sur l’opinion du public, à l’amener à adopter la position avancée en se
servant de l’exemple comme d’un précédent, d’un témoignage attestant de la validité
de la thèse soutenue17. La Rhétorique à Alexandre détaille parfaitement bien la manière
dont fonctionne cet argument et dont se déroule le processus de persuasion :
On doit utiliser un exemple quand on veut rendre évident (φανερόν) son propos, alors qu’il
n’est pas crédible (ἄπιστον), dans le cas où le raisonnement tiré du vraisemblable ne suffit
pas à produire la persuasion (μὴ πιστεύηται), afin qu’en apprenant qu’une autre action,
semblable à celle que l’on raconte, s’est déroulée de la manière dont on la rapporte, on
accorde plus aisément sa confiance (μᾶλλον πιστεύσωσι) aux propos tenus. (Rhét. à Alex.,
1429 a 22-27)
11 La notion de persuasion (πίστις) revient trois fois18 dans ce passage où le rôle de
l’exemple consiste à faire passer l’auditeur de la défiance à la confiance. Pour ce faire,
l’exemple modifie la perception que le public a de l’objet du discours, rendant évident
(φανερόν) ce qui jusqu’à présent ne pouvait être cru (ἄπιστον). Son action est décrite
comme une mise en évidence, une production en pleine clarté. Grâce à l’exemple,
l’argument trouvé obscur auparavant semble tout à coup plus clair, comme s’il
apparaissait en pleine lumière. C’est en exploitant les ressemblances ou les oppositions
à l’intérieur d’une argumentation logique que l’orateur essaie d’imposer à son auditoire
son point de vue.
12 Si l’exemple a le pouvoir de transformer ainsi le regard que l’auditoire porte sur un
argument, c’est parce qu’il joue le rôle de précédent. Déjà présent chez Aristote, ce
raisonnement est parfaitement décrit dans ce passage de la Rhétorique à Alexandre. La
ressemblance entre l’exemple et l’argument développé entraîne le public à calquer les
deux situations l’une sur l’autre et à étendre cette ressemblance à l’ensemble du
développement. Après avoir analysé les points communs entre l’exemple et le propos
tenu, il peut appliquer le raisonnement tenu dans un cas à la situation présente,
reproduire à l’identique le raisonnement développé par l’exemple sur un cas semblable.
En résumé, ce raisonnement présuppose que les mêmes causes produisent les mêmes
effets. Il faut rappeler combien était solidement ancrée dans la mentalité des Anciens
cette croyance dans la reproduction d’événements et dans les lois d’imitation 19.
L’exemple, dans une argumentation, apporte le témoignage d’une autre expérience, qui
suffit par là même à prouver la validité du raisonnement tenu par l’orateur.
13 Comme l’explique la Rhétorique à Herennius, « ce qu’une leçon a suggéré, a commencé à
réaliser, un exemple le confirme comme le ferait un témoignage... On utilise un
exemple, comme un témoignage, pour démontrer quelque chose »20. On retrouve
toujours ici la même idée : le rapprochement entre le fait passé et la situation présente
permet grâce aux règles d’analogie d’appuyer un développement, de confirmer la
validité d’un raisonnement, et d’entraîner ainsi l’adhésion de l’auditoire. Les fonctions
assignées à l’exemple apparaissent encore plus clairement dans un autre passage du
même traité :
[L’exemple] rend l’idée plus brillante (ornatiorem) quand il est utilisé seulement pour
orner ; plus intelligible (apertiorem) quand il clarifie (dilucidum reddit) ce qui est trop
obscur ; plus plausible (probabiliorem) quand il donne à l’idée plus de vraisemblance
(magis ueri similem) ; il met la chose sous les yeux (ante oculos ponit) quand il exprime
tous les détails avec tant de netteté que l’on peut, pour ainsi dire, presque la toucher avec le
doigt, (ibid., IV, 62)
14
14 Le traité distingue ici entre un but esthétique de pur ornement littéraire (orniatiorem),
et un but logique d’éclaircissement, de mise en évidence (apertiorem). Mais c’est sur
cette dernière fonction qu’il insiste le plus : ce que l’exemple doit réussir à produire,
c’est une persuasion (probabiliorem) fondée sur la vraisemblance, le crédible. L’exemple
tient pour ainsi dire le rôle d’une expérience « par procuration ». Son efficacité dépend
donc de la proximité de cette expérience avec la vraisemblance. Il faut donc réussir à
donner à l’auditoire l’impression qu’il a partagé cette expérience, lui rendre cette
expérience passée, qu’il n’a pas vécue, aussi crédible, aussi vraisemblable que possible
(ante oculos ponit). C’est à cette seule condition qu’il accordera sa confiance à
l’expérience relatée et aux conclusions qui en sont tirées par l’orateur.
15 L’efficacité d’un exemple repose donc essentiellement sur l’impact qu’il a sur le public.
Sa valeur persuasive dépend étroitement du rapport qu’il entretient avec l’opinion
commune. Il est évident qu’un exemple qui conforte une opinion généralement
répandue ne peut être exploité de la même manière qu’un exemple qui la prend à
contre-pied et qui surprend la raison. La Rhétorique à Alexandre distingue ainsi
soigneusement entre les exemples κατὰ λόγον (conformes à l’opinion courante) et les
exemples παρὰ λόγον (contraires à l’opinion courante). Les uns et les autres ne peuvent
être utilisés de la même manière : les premiers permettent d’entraîner la persuasion
(ποιεῖ δὲ τὰ μὲν κατὰ λόγον γινόμενα πιστεύεσθαι) en confirmant une attente, les
autres au contraire d’ébranler des convictions (τὰ δὲ μὴ κατὰ λόγον ἀπιστεῖσθαι)
(Rhét. à Alex., 1429 a 27-1430 a 13). Il s’agit bien toujours d’agir sur la créance et
d’imposer son point de vue à l’auditoire, mais dans le deuxième cas, l’orateur est amené
pour cela à modifier l’opinion commune pour amener l’auditoire à partager ses propres
vues. L’auditoire doit être amené à accorder toute sa confiance à l’orateur, quitte pour
cela à abandonner ses propres convictions. Parmi les nombreux exemples grâce
auxquels l’auteur éclaire son classement, nous n’en relèverons qu’un. Si l’on part du
principe que pour la plupart des gens, une armée nombreuse est un gage de victoire,
l’exemple selon lequel les Lacédémoniens et les Athéniens ont été vainqueurs à la
guerre grâce à leurs nombreux alliés est un exemple κατὰ λόγον, puisqu’il ne fait que
confirmer une règle à laquelle tout le monde croit. En revanche, si on rappelle la
bataille de Leuctres où les Thébains, bien que seuls, ont vaincu les Lacédémoniens alliés
aux autres Péloponnésiens, on utilise un exemple παρὰ λόγον : il bouleverse toutes les
idées reçues et surprend l’auditoire.
16 Une fois posée cette distinction, l’auteur explique longuement quand et comment il
convient d’utiliser chacun de ces deux types d’exemples. Si l’on se sert d’exemples παρὰ
λόγον, qui ébranlent les opinions répandues, il est préférable d’en citer plusieurs à la
suite, de manière à montrer qu’ils sont aussi courants que les exemples inverses. Si en
revanche c’est notre adversaire qui en utilise un, il faut au contraire abonder dans le
sens de l’opinion générale, en insistant sur le fait que cet exemple est une exception qui
ne peut avoir force de loi. Enfin, si l’on cite un exemple κατὰ λόγον, il suffit de
corroborer l’opinion commune, et d’assurer qu’il en va toujours ainsi. F. Dornseiff
résume ainsi cette théorie en disant que la tactique de l’orateur consiste à présenter les
exemples de son adversaire comme des exemples, et les siens en revanche comme des
règles générales21. La méthode préconisée par la Rhétorique à Alexandre consiste donc à
jouer sur l’opinion commune pour doser l’effet des exemples. L’exploitation de chaque
exemple dépend étroitement des convictions du public et des circonstances du discours
dans lequel il est intégré.
15
exception se produit en réalité plus souvent que prévu (Rhét. à Alex. 1429 b 35-37). Enfin,
les traités semblent d’accord pour recommander la brièveté et la vivacité dans l’emploi
des exemples : il n’est pas toujours nécessaire de rapporter un exemple en entier. Il
peut suffire, lorsqu’il est bien connu, de l’évoquer, de commencer à le développer, puis
de l’abandonner en rappelant uniquement à l’auditoire les conséquences de la situation
évoquée, ainsi que le rappelle Quintilien :
Ils seront proportionnés à la notoriété des faits, ou aux intérêts de la cause, ou aux exigences
de l’ornement. (V, 11, 15-16, trad. J. Cousin)26
22 La longueur accordée à un exemple dans un développement dépend de trois facteurs.
Le premier concerne encore les rapports entre l’exemple et son public. L’orateur doit
tenir compte de la connaissance que ce dernier peut avoir des faits rapportés, et ne pas
détailler, par exemple, un récit colporté par tous. Le deuxième critère envisage cette
fois-ci les rapports entre l’exemple et le sujet du discours. Le traitement de l’exemple
varie également en fonction de la thèse défendue. Enfin, l’exemple doit rehausser le
style d’un discours sans en rompre l’harmonie d’ensemble, tout en respectant
l’équilibre d’une démonstration. Son utilisation dépend donc aussi du contexte dans
lequel il s’insère. Il revient à l’orateur de considérer toutes ces exigences et de
déterminer ensuite les proportions convenables pour le cas particulier qu’il traite. Un
exemple peut ainsi aller de la simple allusion à la véritable digression.
23 Pour l’orateur qui désire introduire un exemple dans son discours, le choix d’ailleurs ne
manque pas. A en croire la Rhétorique à Alexandre, la plupart des exemples pourront
s’emprunter sans difficulté aux événements passés ou à l’actualité 27, car la vie se
contente le plus souvent de répéter des situations déjà rencontrées, ou de modifier un
schéma dans lequel l’orateur pourra toujours retrouver des ressemblances susceptibles
d’êtres exploitées. Ainsi, tout individu qui le désire trouvera toujours en abondance la
matière appropriée à son développement. Il suffit qu’il soit assez habile pour trouver
un récit qui entretienne avec l’objet du discours un ou plusieurs points communs.
24 Les traités rhétoriques nous offrent donc une analyse précise de la nature et du rôle
assigné à l’exemple dans un discours. Malgré quelques divergences entre eux, quelques
différences d’accents, ils s’accordent sur les points essentiels. Toutefois ces différents
textes théoriques, s’ils ont permis d’éclairer la nature et la fonction du paradeigma, ne
précisent pas la place qu’occupe le mythe dans ces appels à l’expérience passée. Comme
nous l’avons vu précédemment, le mot παράδειγμα peut en effet s’employer dans un
sens large, pour désigner « toute mise en regard de similitudes » (Quintilien V, 11, 1),
ou dans un sens étroit d’exemple historique. Beaucoup de rhéteurs ont d’ailleurs
cherché à éviter la confusion en réservant l’emploi de ce terme aux rapprochements
basés sur des faits historiques. Dans cette division entre exemples historiques et
exemples non-historiques, où se rangent les exemples mythiques ? Quelle place leur est
accordée ?
d’un exemple mythique. Nous nous arrêterons donc dans un premier temps sur ces
définitions.
26 Pour beaucoup de ces textes, le mythe se définit en fonction de son rapport à la vérité.
Ainsi s’expliquent les distinctions qu’opèrent trois ouvrages latins, le De l’invention de
Cicéron, la Rhétorique à Herennius, et l’Institution oratoire de Quintilien, entre les termes
de mythe (fabula), d’histoire (historia), et de fiction (argumentum). L’opposition entre ces
trois types de récits se fonde à chaque fois sur la nature des informations qu’ils
transmettent, et la classification s’opère selon que les faits rapportés sont vrais ou
vraisemblables. Parmi les genres de narration qui concernent les personnes, l’auteur de
la Rhétorique à Herennius distingue trois formes :
Fabula est, quae neque ueras neque ueri similes continet res... Historia est gesta res, sed ab
aetatis nostrae memoria remota. Argumentum est ficta res, quae tamen fieri potuit…
Le récit légendaire contient des éléments qui ne sont ni vrais ni vraisemblables... L’histoire
contient des événements qui ont eu lieu, mais à une époque éloignée de la nôtre. La fiction est
un récit inventé qui aurait pu cependant se produire... (Rhét. à Her., I, 13, trad. G. Achard)
27 Les définitions du texte De l’invention reflètent pratiquement mot pour mot ce passage 28.
Quant à Quintilien, il reprend la même idée en des termes quelque peu différents
lorsqu’il s’intéresse aux premiers exercices du futur orateur. La fable est « éloignée de
la vérité et même d’une apparence de vérité » (non a veritate modo, sed a forma veritatis
remota, II, 4, 2). Dans les trois cas, le mythe est défini uniquement en termes négatifs,
comme une troisième catégorie regroupant tous les récits qui ne peuvent rentrer ni
parmi les faits historiques, ni parmi les fictions, parce qu’ils ne sont ni vrais ni
vraisemblables. Il est ainsi distingué strictement de l’histoire, et les auteurs insistent
sur le fait que les informations transmises sont totalement imaginaires, à la différence
de l’histoire, qui traite d’événements effectivement survenus. C’est bien la raison pour
laquelle Quintilien conseille au futur orateur de commencer à s’entraîner en traitant de
récits historiques : « ils ont d’autant plus de force qu’ils sont plus vrais » (II, 4, 2). Plus
vrai et donc plus fiable, le récit historique a plus de poids dans une argumentation et
impose plus facilement la vérité de sa démonstration à l’auditoire. Or, si l’exemple
illustrant chez Cicéron le terme fabula ne permet pas de voir clairement à quel type de
texte l’orateur se réfère29, dans la Rhétorique à Herennius et l’ Institution oratoire, en
revanche, les fabulae désignent les sujets traités par les tragédies ou dans des poèmes 30.
Ces fabulae, qui correspondent bien à ce que nous entendons communément par
« mythes », sont donc définitivement reléguées par nos auteurs du côté du faux et du
mensonger.
28 La réflexion sur le rapport entre mythe et vérité s’élabore aussi dans le domaine de la
rhétorique grecque. Très souvent, en effet, les rhéteurs grecs consacrent un chapitre de
leurs progynmasmata au terme μῦθος31. Toutefois, l’examen de ces passages nous montre
très vite que le terme ne désigne pas le même type de récits que dans les cas
précédents, comme si son acception s’était peu à peu réduite et spécialisée. Il ne
correspond plus à ce que nous, modernes, entendons actuellement par « mythes » :
chez les rhéteurs grecs, le substantif μῦθος qualifie des fables très simples, avant tout
des fables animalières32. Réparties en différents genres selon l’identité ou l’origine
géographique de leur auteur, on les appelle communément « discours ésopiques », du
nom du célèbre fabuliste33. Bien que les exemples de μῦθοι offerts par les traités
mettent tous en scène des animaux, les rhéteurs envisagent néanmoins la possibilité
d’une intervention de personnages humains. Pour eux aussi, en tout cas, le mythe a
coupé tout lien avec l’histoire pour basculer définitivement du côté de l’invention. Les
18
l’exemple comme « le rappel d’un fait historique, ou présumé tel » (rei gestae aut ut
gestae... commemoratio, V, 11, 6, trad. J. Cousin). Si rei gestae désigne bien évidemment le
domaine historique, il est tentant de voir dans ut gestae une évocation des récits
légendaires. L’exemple ne traite pas forcément un fait historique, mais aussi un fait qui
se donne pour tel. Ce qui le constitue comme tel, ce n’est pas son historicité véritable
mais seulement la possible croyance en cette historicité. Cette suggestion trouve un
argument supplémentaire dans l’organisation du passage : les remarques consacrées au
mythe suivent immédiatement le développement consacré à l’exemple historique, et
l’auteur prétend qu’il faut « user d’une semblable méthode » (V, 11, 17) pour exploiter
l’un comme l’autre.
34 Ainsi s’expliquent sans doute la brièveté et la rareté des passages consacrés dans les
traités rhétoriques à l’exemple mythique. Le plus souvent, les rhéteurs ne lui accordent
aucune attention spéciale, et le traitent en même temps que l’exemple historique,
comme un cas particulier.
35 Quelques rares passages sont malgré tout consacrés à l’exemple mythique. Ainsi
Quintilien lui accorde deux paragraphes à l’intérieur de son long chapitre sur les
exemples (V, 11, 17-18), tout en précisant d’emblée que ce type d’exemple est moins
persuasif :
Eadem ratio est eorum quae ex poeticis fabulis ducuntur, nisi quod iis minus adfirmationis
adhibetur.
Il faut user d’une semblable méthode pour ce qui est tiré des légendes poétiques, quoiqu’elles
aient moins de force probatoire. (V, 11, 17, trad. J. Cousin)
36 Sans doute ne fait-il là que reproduire les tendances d’une opinion publique qui se
laisse davantage persuader par des récits familiers ou proches de son univers quotidien.
Les légendes, pour leur part, ne reflètent pas ce quotidien. Elles mettent en scène des
dieux ou des héros, et font la part belle aux événements surnaturels. Tout l’art de la
rhétorique consistant à persuader un auditoire, on conçoit la réticence de certains à
préconiser l’utilisation d’un type d’exemple dont la force probatoire est sujette à
caution41.
37 Mais cette citation est surtout intéressante par la façon dont Quintilien y désigne les
exemples mythiques. Ils sont présentés comme des « légendes poétiques », poeticae
fabulae. Au lieu d’être définis par leur contenu, les exemples mythiques le sont ici par
leurs canaux de transmission. L’adjectif poeticae suggère en effet que ces légendes
entretiennent avec la poésie un lien privilégié. La suite du texte nous éclaire d’ailleurs
sur la nature de ce lien. Afin de prouver qu’il n’est pas le seul à recommander
l’utilisation de légendes en guise d’exemples, Quintilien cite un extrait du Pro Milone
dans lequel Cicéron, pour illustrer son point de vue, rappelle dans ses grandes lignes le
destin d’Oreste. L’orateur commence son évocation en ces termes : « ce n’est pas sans
raison que les hommes les plus instruits ont transmis, même dans des légendes
inventées (fictis fabulis) » le résultat du jugement divin à son encontre 42. Une fois de
plus, l’exemple mythique n’est pas désigné comme tel ; d’autre part, il s’est produit un
léger glissement dans les termes employés pour le dénommer. Les poeticis fabulis se
confondent ici avec les fictis fabulis. Ces légendes poétiques sont en réalité des récits
inventés et portés à notre connaissance par les poètes. Non seulement les poètes font
des légendes leur sujet de prédilection, mais ils en sont les auteurs. Ce sont les mêmes
que Cicéron nomme doctissimi, et qu’il rend responsables de la transmission des
légendes. L’adjectif substantivé suggère en plus que ces individus cautionnent
21
l’utilisation des récits légendaires du poids de leur sagesse et de leur autorité. S’ils
décident de les offrir au public, « ce n’est pas sans raison » (non sine causa), c’est qu’ils
en ont pesé l’utilité spécifique. Pour eux, l’invention et la transmission des récits
mythiques correspondent à des motifs bien précis.
38 Pour comprendre quels peuvent être ces motifs, il nous faut interroger un autre
passage de Quintilien, dans lequel l’auteur conseille au futur orateur les types
d’exemples qu’il lui faut maîtriser et avoir à sa disposition :
In primis uero abundare debet orator exemplorum copia cum ueterum, tum etiam nouorum,
adeo ut non ea modo, quae conscripta sunt historiis aut sermonibus uelut per manus tradita,
quaeque cotidie aguntur, debeat nosse, uerum ne ea quidem, quae sunt a clarioribus poetis
ficta, neglegere. Nam illa quidem priora aut testimoniorum aut iudicatorum optinent locum,
sed haec quoque aut uetustatis fide tuta sunt aut ab hominibus rnagnis praeceptorum loco
ficta creduntur.
Mais avant tout, l’orateur doit disposer en abondance d’une richesse d’exemples anciens et
même modernes, et, par la suite, il doit connaître les faits consignés dans les récits
historiques ou transmis par la tradition comme de la main à la main, et ce qui se passe
chaque jour, mais il ne doit pas même négliger les fictions imaginées par les poètes
particulièrement célèbres. Car, à vrai dire, si les faits historiques sont tenus pour des
témoignages ou même pour des éléments ayant valeur de choses jugées, les fictions <des
poètes>, elles aussi, sont garanties par la caution de l’ancienneté où sont regardées comme
imaginées, en guise de préceptes, par de grands hommes. (XII, 4, 1-2) 43
39 Ce texte propose successivement deux types de classement pour les différents
exemples. Une première distinction est établie entre les exemples anciens et les
exemples récents. Ce classement grossier est ensuite abandonné au profit d’une
répartition plus fine reflétant le mode de transmission des exemples ainsi que le
rapport qu’ils entretiennent avec leur objet. Ainsi, on distingue tout d’abord parmi les
exemples anciens ceux qui sont transmis par écrit (conscripta... historiis) et ceux qui sont
transmis par oral (sermonibus... tradita), selon qu’on dispose ou non de sources
manuscrites ou simplement d’une tradition orale. A ces deux ensembles viennent
s’ajouter les exemples empruntés à l’expérience contemporaine. Trois groupes
d’exemples se sont donc déjà substitués à nos deux catégories de départ. Tous
néanmoins exposent des faits réels, qui s’inspirent de l’expérience passée ou présente.
A ceux-là Quintilien vient ajouter des exemples inventés par des poètes, et qui ne
reposent donc sur rien de vrai. On obtient alors un classement plus précis : ceux que
transmettent les ouvrages historiques ou la tradition, ceux qui proviennent de
l’actualité, et enfin, en appendice, les récits inventés par les poètes (ea... quae sunt a
clarioribus poetis ficta). Le type d’exemples désignés dans cette ultime catégorie
correspond évidemment aux légendes poétiques, dont Quintilien parlait dans l’extrait
précédent. D’un texte à l’autre, le vocabulaire se fait écho. Les exemples sont dits ficta,
de même qu’on parlait précédemment de fictis fabulis. Ceux qui les inventent sont cette
fois-ci clairement désignés comme des poètes particulièrement célèbres, des clariores
poetae, qui rappellent les doctissimi homines du Pro Milone. Là encore, c’est parce que les
poètes sont connus du public que ces exemples prennent tout leur poids.
40 Ce deuxième passage va cependant plus loin que le précédent, car il détaille
l’importance et l’utilité propre de chaque type d’exempla. Les premiers ont valeur de
témoignages ou de précédents. L’auteur sait qu’il n’a pas besoin d’insister sur ce point.
En revanche, il s’attarde plus longuement sur les fictions des poètes, car il n’ignore pas
que leur force probatoire - et par là même l’intérêt de leur utilisation dans un
discours – peut sembler a priori moins évidente aux orateurs. Deux raisons justifient à
22
ses yeux leur emploi. Selon sa première hypothèse, l’ancienneté des récits mythiques
peut garantir leur véracité. C’est un raisonnement fréquemment tenu pour défendre la
vérité des informations transmises par le mythe44. Selon cette théorie, le temps effectue
un tri parmi les multiples récits pour ne garder que les plus signifiants. Dans ce sens,
l’exemple mythique peut même paraître plus intéressant que l’exemple historique : s’il
a survécu tout au long des siècles, cela prouve que son message a une portée indéniable.
La force de conviction de la rumeur parvient à fonder la réalité des faits qu’elle
colporte à travers les âges.
41 En retenant l’hypothèse de la véracité des mythes, Quintilien offre un premier motif
justifiant l’introduction de légendes poétiques à l’intérieur d’un discours. Son deuxième
argument en faveur des fictions inventées par les poètes rappelle l’opinion du Pro
Milone. Quintilien suppose que les récits légendaires sont de pures créations poétiques
et ne reposent sur aucun événement effectivement survenu. Or dans ce cas-là non plus,
ils ne méritent pas d’être négligés. Pour Quintilien comme pour Cicéron, ils reflètent
toute la sagesse d’hommes particulièrement éclairés, qui les ont inventés pour en faire
des récits exemplaires à but pédagogique. Ils jouent le rôle de préceptes à l’égard du
public, et la valeur des individus qui les ont imaginés garantit le prix des leçons qu’ils
véhiculent.
42 Dans un cas comme dans l’autre, Quintilien parvient à réhabiliter les récits légendaires
dont nous avons vu pourtant qu’il souligne la moindre force probatoire. Comme les
faits tirés de l’histoire ou de la vie quotidienne, ils peuvent dans certaines occasions
fournir à l’orateur la matière d’exemples. Mais il convient surtout de remarquer qu’ils
ne sont jamais désignés comme des « exemples mythiques » dans les quelques passages
qui leur sont consacrés. « Légendes poétiques » ou « récits inventés par les poètes », ils
sont en définitive cautionnés par la sagesse et l’autorité de leurs illustres créateurs.
45 Si l’orateur a entrepris un éloge du roi défunt, c’est donc avant tout pour donner ses
vertus en exemple à son fils Nicoclès et à tous ses descendants, afin qu’ils puissent « les
contempler et les pratiquer sans cesse » (Évag., 76). De la même façon, c’est parce que
les Athéniens des guerres médiques souhaitaient rivaliser avec les exploits des héros de
la guerre de Troie (τὰ τοιαῦτα τῶν ἔργων ζηλοῦντες) qu’ils ont, d’après Lycurgue,
montré tant de courage à Marathon (Léocr., 104). L’exemple joue à la fois sur l’imitation
et sur l’émulation, il incite à égaler le modèle proposé. Il peut d’ailleurs s’emprunter
aux temps anciens comme appartenir au passé récent. Dans le discours A Démonicos,
attribué à tort pour certains à Isocrate, l’auteur commence par inviter Démonicos à
s’inspirer des exploits d’Héraclès et de Thésée (Dém., 8), avant de lui offrir l’exemple de
son père : « tu dois vivre en te conformant à sa nature comme à un exemple, en suivant
comme une règle son comportement, en te faisant l’imitateur et l’émule de la vertu
paternelle (ὥσπερ πρὸς παράδειγμα, νόμον μὲν τὸν ἐκείνου τρόπον ἡγησάμενον,
μιμητὴν δὲ καὶ ζηλωτὴν τῆς πατρῴας ἀρετῆς γιγνόμενον) » ( Dém., 11) 46. L’orateur
n’établit aucune hiérarchie entre des figures aussi éloignées dans le temps. Bien
entendu, cet emploi de l’exemple proposé comme modèle de conduite convient
particulièrement bien aux manuels d’Exhortations, ces Παραινέσεις dans lesquels un
orateur offre ses conseils pour nourrir la réflexion morale de son destinataire. Nous
venons d’en voir une occurrence dans le discours A Démonicos. Mais il convient tout
autant aux discours politiques, qu’il s’agisse d’adresses à des dirigeants, ou de conseils
donnés à l’ensemble d’une population. L’éloge d’Évagoras, adressé après la mort du roi
à son fils Nicoclès, n’est pas le seul texte dans lequel Isocrate invite son auditeur à
suivre les traces d’un ancêtre et à se montrer digne de lui. De même, parmi les
arguments avancés pour convaincre Philippe de Macédoine de suivre le projet politique
qu’Isocrate lui propose, figure en bonne place le rappel des exploits d’Héraclès, ancêtre
de Philippe. « Tous les gens intelligents doivent prendre comme exemple le héros le
meilleur et tenter de lui ressembler (πειρᾶσθαι γίγνεσθαι τοιούτους) » mais Philippe
plus encore, qui dispose avec Héraclès d’un exemple dans sa famille, « doit brûler et
ambitionner de [se] montrer semblable (ὅμοιον) à [son] ancêtre, ...de prendre des
décisions semblables aux siennes (ὁμοιωθῆναι τοῖς ἐκείνου βουλήμασιν) » (Phil.,
113-114). La leçon de l’exemple peut enfin s’adresser à l’ensemble d’une communauté
civique. Pour Lycurgue, les vers d’Euripide vantant dans l’Érechthée le sacrifice de la
reine Praxithéa, résignée à perdre sa fille pour assurer le salut de la cité, ont
véritablement éduqué (ἐπαίδευε) les Athéniens en leur enseignant les vertus du
dévouement patriotique (Léocr., 101). Ce n’est donc pas seulement dans le domaine de
l’édification personnelle que le modèle exemplaire impose sa fonction protreptique,
mais également dans le cadre plus général de la cité, que le contexte soit politique ou
judiciaire.
46 Mais ce n’est pas là sans doute la fonction de l’exemple sur laquelle les orateurs
s’attardent le plus. Ils insistent bien davantage sur les preuves et les explications que
ces rappels du passé peuvent procurer à l’homme désireux de mieux comprendre le
présent et de prévoir le futur. « Lorsque tu médites, conseille l’auteur du discours A
Démonicos à son destinataire, utilise les événements passés comme exemples pour le
futur. Car ce qui est obscur s’éclaircit très vite grâce à ce qui est limpide »
(βουλευόμενος παραδείγματα ποιοῦ τὰ παρεληλυθότα τῶν μελλόντων· τὸ γὰρ ἀφανὲς
ἐκ τοῦ φανεροῦ ταχίστην ἔχει τὴν διάγνωσιν, Dém., 34). On retrouve ici la valeur de
l’exemple comme outil logique dans une démonstration, un processus analysé entre
24
autres, nous l’avons vu, par la Rhétorique à Alexandre. Il s’agit de s’inspirer de la leçon du
passé pour en tirer des conclusions sur la situation présente ou future, en rapprochant
des faits qui partagent un certain nombre de points communs, et en appliquant à l’objet
en discussion l’expérience fixe et immuable du passé. Le passé éclaire une
démonstration, ou fournit une preuve de la validité du raisonnement tenu. Il offre une
expérience antérieure indiscutable, aux conséquences connues, sur laquelle s’appuyer
pour fonder son raisonnement. Il permet de prendre le bon parti (καλῶς βουλεύσασθαι,
Andocide, Paix, 29), de se décider en toute connaissance de cause au lieu de trancher
une situation au hasard47. Il évite ainsi de répéter les erreurs passées : pour convaincre
les Athéniens de signer la paix avec Sparte, Andocide rappelle les déboires engendrés
par les alliances mal choisies qui ont été conclues autrefois. Selon lui, « les exemples
des fautes commises dans le passé (τὰ παραδείγματα τὰ γεγενημένα τῶν ἁμαρτημάτων)
suffisent aux hommes sensés pour les empêcher d’en plus commettre » (Paix, 32). Enfin
et surtout, l’exemple permet de conjecturer un futur autrement impénétrable à
l’homme. En lui laissant présumer les conséquences de ses décisions, il lui permet de
s’engager avec plus de confiance dans une action dont il peut dans une certaine mesure
prévoir l’issue. « Il faut utiliser les événements passés comme preuves (τεκμηρίοις) pour
présumer de l’avenir », assure Andocide pour convaincre l’assemblée athénienne de
l’écouter lorsqu’il conseille la paix avec Sparte (Paix, 2). Et Isocrate l’affirme avec la
même assurance : « s’il faut conjecturer l’avenir d’après le passé » (εἰ δὲ δεῖ τὰ
μέλλοντα τοῖς γεγενημένοις τεκμαίρεσθαι, Panég., 141), le peuple athénien peut être sûr
que d’autres soutiens actuels du Grand Roi vont bientôt faire défection et affaiblir
encore ses forces48. L’idée revient constamment tout au long de nos discours :
l’évocation du passé permet de mieux apprécier une situation et de prendre une
décision raisonnée.
47 Là encore, la leçon de l’exemple s’offre aussi bien au simple particulier qu’à la cité tout
entière ou aux juges lors d’un procès. C’est dans tous les genres de discours qu’on peut
y avoir recours. Comme nous l’avons vu, Démonicos ou Nicoclès se voient conseiller de
méditer le passé pour nourrir leur réflexion morale. Les juges, eux aussi, sont très
souvent invités à s’inspirer des exemples du passé pour rendre leur sentence. Lycurgue
évoque ainsi des exemples de dévouement patriotique athénien pour mieux stigmatiser
la conduite scandaleuse de Léocrate, qui n’a pas hésité à s’enfuir après la défaite de
Chéronée sans s’inquiéter du sort de la cité. Il espère que grâce à ces exemples
(παραδείγμασι χρώμενοι), les juges auront une vision plus nette de la trahison de
l’accusé, et qu’ils prendront une meilleure résolution (βέλτιον βουλεύσεσθε, Léocr., 83) 49.
Il n’hésite pas à dérouler une longue liste d’exploits héroïques des temps anciens, et il
s’en explique auprès des juges : « une leçon nourrie de nombreux exemples (τὸ γὰρ
μετὰ πολλῶν παραδειγμάτων διδάσκειν) rendra plus facile votre sentence » (Léocr.,
124)50. Pour rendre le jugement plus sûr (ἀσφαλέστερον, ibid., 128), donc plus juste, il
s’agit d’appuyer sa démonstration sur de nombreux précédents qui confortent la thèse
de l’accusateur, la présentant comme un simple cas particulier d’une loi générale. Mais
c’est bien entendu dans le domaine politique que cette évocation du passé s’avère la
plus intéressante, car la délibération entraîne une décision politique concernant
l’ensemble de la communauté civique et débouchant bien souvent sur une action.
L’assemblée des Athéniens est ainsi invitée par Démosthène à s’inspirer de l’exemple
d’Olynthe, et à manifester à l’égard de Kersoblepte la même défiance que celle que les
Olynthiens ont su montrer à l’égard de Philippe de Macédoine (Aristocr., 107).
Archidamos quant à lui conseille aux Lacédémoniens de méditer l’exemple du passé
25
avant de statuer sur le sort de Messène (Archid., 59). Autant d’exemples dans lesquels
les orateurs invitent à lire le présent à la lumière du passé.
48 Comprendre, conjecturer, décider : pour les orateurs, la leçon du passé nourrit aussi
bien la réflexion personnelle que la délibération judiciaire ou politique, car elle offre à
chacun une expérience sur laquelle fonder plus solidement son raisonnement.
Toutefois, toute évocation du passé ne jouit pas à leurs yeux du même crédit. Les
orateurs aiment user d’exemples connus. Ainsi Démosthène dans le Contre Aristocrate
explique qu’il va prendre un exemple connu (παράδειγμά τι γνώριμον) afin de montrer
le plus vite possible ce qu’il préconise (Aristocr., 102) 51. Ils invitent surtout à préférer,
dans la mesure du possible, des exemples « familiers » aux exemples étrangers 52. Nous
retrouvons là des indications sur lesquelles, nous l’avons vu, des théoriciens
postérieurs comme Apsinès insisteront beaucoup. Le conseil vaut d’ailleurs aussi bien
pour une cité que pour un individu. Le sens de « familier », que traduit dans ce cas
l’adjectif οἰκεῖος, varie selon le cadre dans lequel il est entendu. Quand il s’agit d’une
cité, l’exemple « familier » reprend un événement de l’histoire nationale. C’est par
exemple Démosthène, conseillant aux Athéniens de modérer les honneurs qu’ils
rendent à leurs hommes politiques en se conformant à l’attitude adoptée par leurs
ancêtres à l’égard de grands hommes comme Thémistocle ou Miltiade. Comme il
l’affirme, « ce n’est pas en vous appuyant sur des exemples étrangers, mais sur des
exemples personnels que vous pouvez savoir ce qu’il convient de faire » (οὐ γὰρ
ἀλλοτρίοις ὑμῖν παραδείγμασι χρησαμένοις, ἀλλ’ οἰκείοις ἔξεσθ’ ἃ προσήκει πράττειν
εἰδέναι, Org. fin., 21). Dans le cas d’un simple particulier, l’exemple personnel est tiré de
son histoire familiale. Ainsi Philippe plus que tout autre doit brûler d’imiter les exploits
d’Héraclès, car le héros est l’ancêtre de sa famille. Isocrate le lui signifie clairement :
« quand tu n’as pas besoin d’user d’exemples étrangers mais que tu en possèdes un dans
ta famille (μὴ δεῖν ἀλλοτρίοις χρῆσθαι παραδείγμασιν ἀλλ’ οἰκεῖον ὑπάρχειν), comment
ne serait-il pas naturel qu’il t’amène à brûler et à ambitionner de te montrer semblable
à ton ancêtre ? » (Phil., 113)53. Pourquoi cette préférence ? Si les orateurs ne la justifient
pas dans leurs textes, on peut aisément la comprendre. Loin de heurter les convictions
du public, ce type d’exemples conforte ses opinions et s’avère donc plus convaincant.
Par ailleurs, qu’il s’agisse d’une cité ou d’un individu particulier, la volonté de se
montrer digne de ses origines double alors l’admiration que l’on éprouve naturellement
pour tout exploit exemplaire.
49 Il est un point cependant sur lequel les orateurs ne semblent pas partager la même
opinion. Le nombre d’exemples évoqués varie selon les uns et les autres. Là encore, on
ne relève aucune règle absolue, mais au fil des discours, les commentaires des orateurs
sur leur pratique fournissent autant d’indications sur les préférences de chacun.
Démosthène précise parfois qu’il va illustrer son propos à l’aide d’un seul exemple « qui
sera court et connu » (3ème Olynthienne, 23)54, comme si la brièveté garantissait une plus
grande efficacité. A l’inverse, d’autres orateurs préfèrent multiplier les rappels du
passé, comme autant de preuves supplémentaires que leur position correspond à une
loi générale. Pour prouver à Philippe qu’il pourra facilement mener à bien les projets
politiques qu’il lui suggère, Isocrate choisit de fonder sa démonstration sur « de
nombreux exemples » (ἐκ πολλῶν παραδειγμάτων, Phil., 57), prenant successivement
les figures d’Alcibiade, de Conon, de Denys de Syracuse, puis de Cyrus. Mais c’est
Lycurgue qui affirme le plus nettement ce principe, lorsqu’il explique aux juges
qu’« une leçon nourrie de nombreux exemples (μετὰ πολλῶν παραδειγμάτων) rendra
26
plus facile » leur sentence (Léocr., 124)55. Il illustre d’ailleurs cette tendance de manière
concrète en égrenant durant de longs paragraphes de nombreux exemples de
l’héroïsme des hommes d’autrefois, qui doivent rendre encore plus flagrant le contraste
avec la lâche trahison de Léocrate. On voit apparaître là une tendance que nous
retrouverons chez certains orateurs à multiplier les rappels du passé et à reprendre en
série quelques exemples, toujours les mêmes, dont l’association semble figée par la
tradition.
50 Comme on le voit, ces remarques théoriques restent ponctuelles. Elles ébauchent une
théorie sur l’exemple, mais n’ont rien de systématique, ne justifiant pas toujours les
conseils qu’elles avancent et n’analysant pas les principes de raisonnement logique qui
expliquent l’efficacité de l’exemple. Elles prouvent toutefois sans l’ombre d’un doute
que les orateurs ont réfléchi à leur pratique de l’exemple et qu’ils en ont perçu
l’importance, s’ils ne l’ont véritablement codifiée. Privilégiant des exemples connus,
proches de l’expérience personnelle de leur auditoire, ils les emploient dans tous les
cadres où s’épanouit leur éloquence, aussi bien pour s’adresser à un simple particulier
que pour persuader une assemblée plus nombreuse, dans le cadre d’un procès ou d’une
délibération politique.
51 Cependant, ces quelques indications ne distinguent pas entre exemple historique et
exemple mythique. Elles valent pour toute évocation du passé, qu’il soit plus ou moins
reculé. Il convient donc maintenant d’interroger les textes pour tenter de cerner quelle
spécificité l’exemple mythique possède aux yeux des orateurs, quel crédit ils lui
accordent, et quels rapports il entretient avec l’exemple historique.
NOTES
1. Ces témoignages sont rassemblés par L. Radermacher dans son ouvrage, Artium Scriptores (Reste
der Voraristotelischen Rhetorik), Vienne, 1951.
2. Principalement Cicéron, l’auteur de la Rhétorique à Herennius, et Quintilien.
3. Ces traités peuvent être commodément consultés dans l’édition qu’en a donnée L. Spengel en
trois volumes sous le titre Rhetores Graeci, Leipzig, Teubner, 1853-1856 (1 er vol. revu par C,
Hammer, Leipzig, 1894). Certains de ces rhéteurs, tels Aphthonios, le Ps.-Hermogène, et Nikolaos,
bénéficient par ailleurs d’une édition séparée dans la même collection Teubner. D’autre part,
Ælius Théon est édité depuis peu dans la Collection des Universités de France (M. Patillon, avec la
participation de G. Bolognesi, Ælius Théon, Progymnasmata, Paris, CUF, 1997). Enfin, Mervin R. Dilts
et George A. Kennedy ont récemment édité et fait paraître deux de ces traités, l’un attribué à
Apsinès de Gadara, l’autre à un rhéteur anonyme désigné comme l’Anonyme de Séguier, du nom
du savant qui le premier en 1843 a édité ce traité, Séguier, marquis de St. Brisson (Two Greek
Rhetorical Treatises from the Roman Empire, Leyde, New York, Cologne, 1997). On trouvera des
précisions biographiques sur les auteurs de ces différents traités dans le livre de D.C. Bryant et
alii, Ancient Greek and Roman Rhetoricians. A Biographical Survey, Columbia, 1968. Voir également F.
Desbordes, La Rhétorique Antique, Paris, 1996, ainsi que L. Pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité,
Paris, 2000.
27
4. Il ne s’agit pas ici de reprendre un travail d’ensemble sur la question, déjà largement étudiée.
Les différents manuels de rhétorique ont tous consacré un paragraphe au παράδειγμα. Citons les
ouvrages de R. Volkmann, Die Rhetorik der Griechen und Römer in systematischer Übersicht, 2 e éd.,
Leipzig, 1885, p. 233-239 ; H. Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik. Eine Grundlegung der
Literaturwissenschaft, Munich, 1960, p. 227-235 ; J. Martin, Antike Rhetorik: Technik und Methode,
Munich, 1974, p. 119-124. Outre ces ouvrages généraux existent de nombreux travaux consacrés
plus spécialement à la figure de l’exemple. Nous avons abondamment utilisé celui de Marsh Mac
Call, Ancient Rhetorical Theories of Simile and Comparison, Cambridge (Mass.), 1969. Voir également J.
Bompaire, « Questions de rhétorique, I : Image, métaphore, imagination dans la théorie littéraire
grecque », BAGB 36, 1977, p. 355-359 ; S. Battaglia, « L’Esempio Medievale, I. L’esempio nella
retorica antica », in Filologia Romanza 6, 1959, p. 45-64 ; Rhétorique et histoire. L’« exemplum » et le
modèle de comportement dans le discours antique et médiéval (Table ronde organisée par l’École Française
de Rome le 18 mai 1979), in MEFRM 92, 1980-1, ainsi que C. Brémond, J. Le Goff, J.-C. Schmitt,
L’« Exemplum », (Typologie des sources du Moyen Age occidental, fasc. 40, A-VI, C. 9), Turnhout.
1982, p. 43-48.
5. Trad. M. Dufour, Paris, CUF, 1932. Aristote présente l’exemple comme une preuve commune à
tous les genres, au même titre que l’enthymème. On trouvera une analyse approfondie de ces
deux termes et des opérations logiques qu’ils mettent en œuvre dans l’ouvrage de G.E.R. Lloyd,
Polarity and Analogy. Two Types of Argumentation in Early Greek Thought, Cambridge, 1966.
6. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, 1968- 1980. Les Grecs eux-
mêmes étaient conscients de cette étymologie, comme le prouve un passage du Politique. Platon y
définit comme paradigmes les éléments qui sont placés à côté d’autres, ressemblants mais plus
obscurs, et qui trouvent leur nom du fait qu’ils sont « ainsi montrés en parallèles » (278 b). Sur la
place de l’exemple dans la pensée platonicienne, nous renvoyons à l’étude de V. Goldschmidt, Le
paradigme dans la dialectique platonicienne, Paris, 1947.
7. B.A. Van Groningen, In the Grip of the Past. Essay on an Aspect of Greek Thought, Leyde, 1953. Nous
renvoyons aux quelques pages très éclairantes qu’il consacre au paradeigma (p. 31-34).
8. Le Politique de Platon détaille le raisonnement mis en œuvre dans le cadre d’un exemple : « ce
qui constitue un paradigme, c’est le fait qu’un élément, se retrouvant le même dans un groupe
nouveau et bien distinct, y est exactement interprété et, identifié dans les deux groupes, permet
de les embrasser dans une notion unique et vraie » (278 c, trad. A. Diès, Paris, CUF, 1960).
9. Cité par l’Anonyme de Séguier, 379, 25-380, 3 Spengel-Hammer. Même insistance sur la notion
de similitude chez deux autres rhéteurs cités dans ce même traité, Alexandre et Zénon, 380, 5-10
Spengel-Hammer.
10. Apsinès, 281, 6 sq. Spengel-Hammer. Dans la récente édition qu’ils viennent de donner de ce
traité chez Brill, M. Dilts et G. Kennedy rappellent que l’on trouve dans le traité Du Style
d’Hermogène une liste encore plus détaillée de ces rapports logiques (op. cit., p. 171, n. 197).
11. Trad. V. Cousin, Paris, CUF, 1976.
12. Voir par exemple la Rhétorique à Herennius, IV, 62 (« l’exemple consiste à citer un fait ou un
propos du passé dont on peut citer l’auteur avec précision »). Cf. Cicéron, De l’orateur, II, 169.
13. Apsinès, 279, 19-280, 4 Spengel-Hammer. Cf. Minucianus, 341, 11-13 Spengel-Hammer, ou
encore Zénon, cité par l’Anonyme de Séguier, 380, 9-10 Spengel-Hammer.
14. Apsinès, 281, 1-3 Spengel-Hammer. Cf. Minucianus, 341, 20 sq. Spengel-Hammer.
15. Apsinès, 280, 7 sq. Spengel-Hammer. Il rappelle d’ailleurs que ce conseil était déjà donné par
Démosthène, 3ème Olynth., 23.
16. Aristote, Rhét., I, 2, 1356 b 6-8. Les deux preuves communes à tous les genres sont, nous dit-il,
l’exemple et l’enthymème.
17. L’exemple comme témoignage : Aristote, Rhét., Il, 20, 1394 a 9-11 (Aristote distingue ici entre
une utilisation des exemples comme preuves, ὡς ἀποδείξεσιν, quand on ne dispose pas
d’enthymèmes, « car ils entraînent la conviction », et comme une utilisation des exemples
28
comme témoignages, ὡς μαρτυρίοις, lorsqu’on peut dans un premier temps avancer des
enthymèmes pour soutenir son propos).
18. A travers l’adjectif ἄπιστον et les deux occurrences du verbe πιστεύω (πιστεύηται,
πιστεύσωσι). Sur les différentes preuves disponibles, cf. P. Chiron, « A propos d’une série de pisteis
dans la Rhétorique à Alexandre (Ps.-Aristote, Rh.Al., chap. 7-14) », Rhetorica 16, 1998, p. 349-391
(notamment p. 357-360 sur le paradeigma).
19. F. Dornseiff, dans un article consacré à l’exemple, insiste beaucoup sur cette croyance
générale aux « lois d’imitation », aux précédents (« Literarische Verwendungen des Beispiels »,
Vorträge der Bibliothek Warburg herausgegeben von Fritz Saxl (Vorträge 1924-1925), Leipzig, Berlin,
1927, p. 206-229).
20. Rhét. à Her., IV, 2 (trad. G. Achard, Paris, CUF, 1989). Cf. IV, 57.
21. F. Dornseiff, art. cit., p. 216.
22. Nous renvoyons à la citation précédemment donnée (IV, 62). Voir également II, 46 ;
Quintilien, V, 11, 5 et VIII, 3, 72-73.
23. Dans l’édition qu’il donne de ce texte, H. Caplan souligne ainsi que l’exemple de Decius,
évoqué par l’auteur de la Rhétorique à Herennius en IV, 57, combine ainsi deux modes de
persuasion répandues dans l’Antiquité, le témoignage par les exemples (ἐκ παραδειγμάτων) et le
témoignage des ancêtres (μαρτύρια τῶν παλαιῶν) (H. Caplan, Ad C. Herennium de ratione dicendi,
Londres, Loeb, 1954, n. ad loc.).
24. Cette phrase n’est pas tirée du paragraphe que le traité consacre à l’exemple, mais du
chapitre concernant la γνώμη, comme exemple de sentence à insérer dans un discours. Dans son
livre Clio’s Cosmetics (Leicester, 1979), T.P. Wiseman revient sur cet usage fondamental de
l’histoire dans l’Antiquité. Évoquant la société romaine, il souligne la fonction exemplaire de
l’histoire pour l’éducation morale (p. 37-40). Cette formule peut s’appliquer également à la
société grecque, et nombreux sont les exemples qui convoquent des figures historiques pour
influencer le comportement de l’auditoire.
25. Aristote, Rhét., 1, 9, 1368 a 29-31 (trad. M. Dufour). Même affirmation en II, 20, 1394 a 5-8 et III,
17, 1418 a 1-2. Cf. Cicéron, Divisions de l’art oratoire, 58 ; Rhét. à Her., III, 9 ; Quintilien, III, 8, 66 et V,
11, 8.
26. Cf. Apsinès, 281, 3-6 et 282, 6-283, 10 Spengel-Hammer.
27. Rhét. à Alex., 1430 a 6-11. Cf. Cic., De l’orateur, II, 169.
28. Cicéron, De l’invention, I, 27 : Fabula est, in qua nec verae nec verisimiles res continentur… historia
est gesta res, ab aetatis nostrae memoria remota... argumentum est ficta res, quae tamen fieri potuit...
29. Comme exemple de récit légendaire, il cite « d’énormes dragons ailés, liés sous le joug... » (De
l’invention, I, 27, trad. G. Achard).
30. Rhét. à Her., I, 13 : « le récit légendaire contient des éléments qui ne sont ni vrais ni
vraisemblables, comme ceux qui sont traités dans les tragédies » (trad. G. Achard). Quant à
Quintilien, il précise qu’on rencontre le récit légendaire dans les tragédies et les poèmes (II, 4, 2).
31. Théon, 72, 27-78, 13 Spengel (Περὶ μύθου). Ps.-Hermogène, 1, 2-4, 4 Rabe (Περὶ μύθου).
Aphthonios, 1, 3-2, 12 Rabe (Περὶ μύθου).
32. Ce que Quintilien appel le fabellae, et qu’il traite après les légendes poétiques, les fabulae (V,
11, 19-20), traduisant ainsi le grec αἴνοι, αἰσώπειοι λόγοι ou λιβυκοὶ λόγοι.
33. La distinction peut toutefois se faire plus subtile. Les rhéteurs distinguent ainsi les fables
ésopiques, libyennes, sybaritiques, phrygiennes, ciliciennes, cariennes, égyptiennes et
chypriennes.
34. Trad. M. Patillon, Paris, CUF, 1997. Cf. Aphthonios, 1, 6 Rabe. Chez le Ps.- Hermogène
également le mythe est qualifié de ψευδής (2, 4 Rabe).
29
35. La même opinion apparaissait déjà chez le Ps.-Hermogène : « Les anciens veulent que [la
fable] soit mensongère, mais néanmoins utile à la vie » (2, 4-5 Rabe, trad. M. Patillon, Paris, L’Age
d’Homme, 1997).
36. Nous renvoyons à l’édition par F. Jacoby du Marbre de Paros (Das Marmor Parium, Berlin,
1904), ainsi qu’à l’ouvrage de K. Dowden, The Uses of Greek Mythology, Londres, 1992, p. 51-52.
37. C. Calame prend soin de le rappeler dès les premières pages d’un ouvrage consacré au mythe :
« Pour les Grecs, pourtant à l’origine de l’idée de mythique, la question du rapport du récit sur les
temps anciens avec la réalité ne se pose pas d’emblée en termes historiques » (« Introduction :
évanescence du mythe et réalité des formes narratives », in C. Calame (dir.), Métamorphoses du
mythe en Grèce antique, Genève, 1988, p. 7-14, citation page 9).
38. Pour Thucydide, par exemple, les événements de Troie se sont bien déroulés, et l’existence
d’un héros comme Agamemnon est avérée. Comme le remarque T.P. Wiseman dans un passage où
il étudie la distinction qu’Hérodote et Thucydide établissent entre mythe et histoire, les histoires
anciennes peuvent être rationalisées, mais elles ne sont pas rejetées comme de pures légendes
(Clio’s Cosmetics, Leicester, 1979, p. 145-146). Nous reviendrons dans notre deuxième chapitre sur
la position des deux historiens, mais nous pouvons noter tout de suite que pour Thucydide, ce qui
n’est pas merveilleux, τὸ μὴ μυθῶδες, c’est ce que l’historien avance après avoir interrogé ses
sources, ce qu’il a recueilli auprès de témoins directs et fiables, ou bien grâce à sa propre
enquête. Ainsi, pour lui, même une information récente peut être « mythique ». Tout dépend de
la rigueur avec laquelle elle est appréhendée et présentée. Cf. le commentaire de A.W. Gomme sur
l’expression τὸ μὴ μυθῶδες ( A Historical Commentary on Thucydides, I, Oxford, 1945, p. 149), ainsi
que C. Calame, art. cit., p. 9. L’auteur y remarque que « Thucydide n’hésite pas à faire de Thésée
un protagoniste de son histoire au même titre qu’un Thémistocle ou qu’un Périclès ». H. Verdin
constate pour sa part que si Thucydide adopte une attitude critique à l’égard de l’épopée, il
n’hésite pas toutefois à en invoquer les données. « Il est très significatif de l’attitude critique de
Thucydide envers l’épopée, qu’il en considère les données comme un point de départ valable...
Mais il est bien clair que dans un cas pareil Thucydide procède d’une manière fort prudente. Il ne
se limite pas à reproduire les chiffres, mais il les interprète d’une façon très ingénieuse » (« Les
remarques critiques d’Hérodote et de Thucydide sur la poésie en tant que source historique », in
Historiographia antiqua. Commentationes Lovanienses in honorem W. Peremans septuagenarii editae
(Symbolae. Series A, vol. 6), Louvain, 1977, p. 53-76, citation p. 74). En revanche, trois siècles plus
tard, certains historiens semblent avoir adopté une attitude beaucoup plus rigide à l’égard des
poètes. Voir ainsi les remarques de H. Verdin sur Agatharcide de Cnide, dans son article
« Agatharcide de Cnide et les fictions des poètes », in H. Verdin, G. Schepens, E. De Keyser (éds.)
Purposes of History. Studies in Greek Historiography from the 4th to the 2nd centuries B.-C. (Proceedings of
the International Colloquium. Leuven, 24-26 May 1988), Louvain, 1990, p. 1-15.
39. Cf. Diodore de Sicile, IV, 1, 1-5 ; IV, 8, 1-5 ; III, 62, 2.
40. Rappelons que pour Quintilien, « le récit historique a d’autant plus de force qu’il est plus
vrai » (II, 4, 2).
41. Rappelons une fois encore la définition que Quintilien donne de l’exemple : l’exemple est « le
rappel d’un fait historique ou présumé tel, qui sert à persuader l’auditeur de l’exactitude de ce
que l’on a en vue » (V, 11, 6, trad. V. Cousin).
42. Cicéron, Pro Mil., 8, cité par Quintilien, V, 11, 18.
43. Trad. J. Cousin, Paris, CUF, 1980.
44. Comme nous le verrons plus loin, Isocrate l’utilise dans son Panégyrique (30).
45. Une idée semblable est exprimée dans le Philippe, 113-115. Tout homme ambitionne d’égaler
les prouesses des héros.
46. On retrouve au paragraphe 51 le même conseil : il faut s’inspirer de figures exemplaires pour
atteindre la perfection morale. Cf. Y.L. Too, The Rhetoric of Identity in Isocrates. Text, Power,
Pedagogy, Cambridge, 1995, p. 57-60.
30
47. Cf. Isocrate, A Nicoclès, 35 : « examine les faits et leurs conséquences (τὰ γιγνόμενα καὶ τὰ
συμπίπτοντα) pour les simples particuliers et les souverains. Si tu gardes en mémoire les
événements passés, tu prendras de meilleurs décisions (ἄμεινον... βουλεύσει) pour l’avenir »
(trad. É. Brémond légèrement modifiée, 5e tirage revu et corrigé, Paris, CUF, 1967).
48. Même expression dans l’Archidamos du même orateur, § 59. Pour un raisonnement semblable,
voir encore Démosthène, 1ère Phil., 3 et Aristocr., 107.
49. On pourrait encore citer Lycurgue, Léocr., 128 ou Lysias, Pour un citoyen accusé de menées contre
la démocratie, 23 ; Ératosth., 92.
50. Trad. F. Durrbach, Paris, CUF, 1932. On trouve de nombreux exemples de commentaires
similaires aux paragraphes 83, 98, et 128.
51. Cf. 3ème Olynth., 23 et Rhod., 29.
52. Cf. Démosthène, 3ème Olynth., 23, Org. fin., 21, Amb., 269 ; Isocrate, Dém., 9, Évag., 77, Phil., 113.
53. Le même raisonnement vaut aussi pour Nicoclès, dont le père Évagoras, à la suite de ses
ancêtres, a donné les plus hautes preuves de vertu à son fils (Évag., 77).
54. Même idée de brièveté dans le discours Contre Aristocrate, 102.
55. Il revendique clairement son choix : « je ne cesserai de me reporter au passé, car les nobles
actions où nos pères mettaient leur point d’honneur méritent de retenir toute votre attention »
(98, trad. F. Durrbach, Paris, CUF).
31
I - Un discours faux
2 Le relevé des différents cas d’emploi du substantif μῦθος et des termes de la même
famille donne des résultats contrastés selon les orateurs. Lysias, par exemple, n’en fait
jamais usage, alors qu’Isocrate, avec douze occurrences1, les utilise davantage à lui seul
que l’ensemble des autres orateurs (nous trouvons six emplois chez Démosthène 2, un
chez Eschine3, et deux chez Lycurgue4). Par ailleurs, lorsque les orateurs en héritent, le
terme μῦθος a vu son sens beaucoup évoluer. Le terme apparaît en effet dès l’époque
homérique, où il représente, avec ἔπος, le principal nom pour désigner la parole. A
l’origine, le mot se définit comme « suite de paroles qui ont un sens, propos, discours » 5,
et se distingue peu du simple λόγος. Ce n’est qu’après Homère que μῦθος évolue pour
prendre le sens de « conte, histoire, fable, mythe ». Selon H. Fournier, l’idée de
mensonge apparaît pour la première fois chez Pindare et chez les poètes tragiques 6. Peu
à peu, elle en vient à colorer tous les emplois du mot, qui se met alors à désigner
essentiellement des paroles fausses.
3 Les historiens du Ve siècle contribuent eux aussi à généraliser cette acception. Hérodote
et Thucydide utilisent peu le terme μῦθος ou l’adjectif μυθώδης (deux emplois chez
Hérodote, deux également chez Thucydide), mais chacun de leurs emplois établit
32
suscitant du même coup la défiance. Pour les deux historiens, le muthôdes recouvre
toutes les anecdotes douteuses, les prétendus faits historiques qui ne sont jamais
arrivés, les déformations apportées au passé par des individus soucieux avant tout de
distraire leur public.
8 Lorsqu’ils s’interrogent sur le mythe et le mythique, Hérodote et Thucydide ne se
placent donc pas tant sur le plan de la véracité que sur le plan de la crédibilité. Pour
l’un comme pour l’autre, il n’existe pas de « bons » mythes, car aucun mythe n’est
digne de foi. Impossible à vérifier, ne reposant sur aucune preuve tangible, le mythe ne
peut en aucun cas mériter la créance d’un auditoire. Le rapport qu’il entretient à son
objet influence donc nécessairement le rapport qu’il va avoir avec son auditoire.
9 Aux Ve et IV e siècles, lorsque nos orateurs en héritent, le terme μῦθος est donc le plus
souvent marqué d’une connotation péjorative qu’ils ne peuvent ignorer. Leur attitude à
son égard va alors dépendre du point de vue adopté : s’ils adoptent une attitude
critique, semblable au point de vue d’un historien, ils auront tendance à le juger en
fonction de son rapport à la vérité et à écarter un discours qui ne reflète pas le réel, ou
du moins à tenter d’extraire de ce discours mensonger le « noyau de vérité » qu’il
renferme et qui présente à leurs yeux quelque utilité. En revanche, s’ils se placent dans
une perspective rhétorique, ils choisiront de l’évaluer en fonction de son pouvoir de
persuasion, et dans ce cas le « mythe », même mensonger, pourra se révéler utile pour
donner des avis ou des conseils.
a - Le mythe écarté
une version corrigée. Une nouvelle fois est réaffirmé le lien entre « mythe », parole et
mensonge, tel que nous l’avions vu instauré chez Hérodote ou Thucydide.
12 L’attitude de l’orateur, comme celle de l’historien, consiste ici à juger le mythe par
rapport à l’objet qu’il est censé refléter et à la réalité. Dans cette perspective, le mythe
s’oppose à la vérité. C’est donc un discours qu’on choisit d’exclure, qu’il soit proféré par
autrui et critiqué, comme chez Démosthène, ou qu’on l’écarte soi-même de ses propres
discours, ainsi que le fait Isocrate dans les premières lignes du Panathénaïque :
Lorsque j’étais plus jeune, j’ai choisi d’écrire des discours qui ne seraient pas des récits
légendaires, remplis de faits prodigieux et de mensonges (οὐ τοὺς μυθώδεις οὐδὲ τοὺς
τερατείας καὶ ψευδολογίας μεστούς). (Panath., 1)
13 Le rapprochement entre les faits prodigieux et les mensonges ne laisse aucun doute sur
l’opinion de l’orateur. L’opposition entre mythe et vérité est ici très nette. Elle
s’exprime avec autant de force dans l’Évagoras, où Isocrate, après s’être servi de la
légende de la guerre de Troie pour prouver les qualités exceptionnelles du roi dont il
fait l’éloge, enchaîne sur des exemples plus récents, qu’il introduit en suggérant de
laisser de côté les récits légendaires (τοὺς μύθους) pour examiner la vérité (τὴν
ἀλήθειαν) (66). Comme Démosthène, Isocrate assimile ici « mythe » et discours
mensonger.
14 S’ils reconnaissent au mythe le mérite d’une belle apparence, les orateurs semblent
donc à première vue lui contester une véritable utilité. Sous prétexte qu’il propose un
discours séduisant mais mensonger sur la réalité, ils préconisent de l’écarter de tout
discours. Pourtant, notre corpus offre quelques exemples où nous est donné l’avis
inverse12.
15 Il est en effet des cas où l’utilisation du mythe est recommandée en dépit de sa fausseté.
Bien que désigné comme mythique, un récit est cependant réhabilité et intégré dans un
discours. C’est ainsi par exemple qu’Isocrate défend l’intérêt de la légende de Déméter :
Καὶ γὰρ εἰ μυθώδης ὁ λόγος γέγονεν, ὅμως αὐτῷ καὶ νῦν ῥηθῆναι προσήκει.
Car même si le récit est légendaire, il vaut la peine cependant de le rappeler maintenant.
(Panég., 28)
16 Bien que mythique, le récit possède à ses yeux une utilité pratique indéniable, et
l’orateur n’hésite pas à appuyer une argumentation sur des propos qu’il dénonce dans
le même temps comme mensongers. Lycurgue nous fournit un autre exemple de cet
apparent paradoxe :
Εἰ γὰρ καὶ μυθωδέστ ερόν ἐστιν, ἀλλ’ ἁρµόσει καὶ ὑμῖν ἅπασι τοῖς νεωτέροις
ἀκοῦσαι.
Car même si ce récit est quelque peu légendaire, il conviendra cependant pour vous tous,
jeunes gens, de l’écouter. (Léocr., 95)
17 L’emploi de la forme comparative de l’adjectif μυθώδης remet en cause la simple
alternative entre vérité et mensonge. Le mythique devient ainsi une qualité susceptible
de nuances et de gradation, suivant qu’il déforme plus ou moins l’objet dont il est censé
rendre compte. Ce comparatif témoigne par ailleurs de la difficulté rencontrée par tout
individu pour estimer ces déformations et s’en défier.
18 Mis à part cette légère différence, nos deux passages sont remarquablement proches.
Tous deux acceptent le mythe, mais avec des réserves. Dans les deux cas, l’intérêt de la
35
citation réside dans l’expression concessive qui rythme la phrase 13. Cette formule
restrictive suggère tout d’abord que le mythique continue à être perçu comme un trait
négatif. Bien qu’introduit dans un discours, le mythe garde sa connotation péjorative
de discours mensonger. D’autre part, elle soulève immédiatement une question :
pourquoi le mythe est-il accepté malgré ces réserves ?
19 Le texte de nos orateurs nous fournit d’emblée quelques éléments de réponse. Dans le
premier cas, l’exposé du mythe est justifié à cet endroit précis du discours
(« maintenant ») en raison de son sujet, et parce qu’il répond aux exigences précises du
moment, au kairos du discours. D’autre part, le Panégyrique poursuit par une réponse
indirecte, puisqu’il présente ensuite un plaidoyer en faveur de la tradition orale,
vecteur du mythe. Nous reviendrons plus loin sur ce passage. Pour Lycurgue, en
revanche, la réponse est claire et immédiate : si le mythe mérite d’être rapporté, c’est
parce qu’il profite à son auditoire. Une fois encore, le mythe est bien du côté du faux, de
la moindre créance, et pourtant Lycurgue lui reconnaît une utilité pédagogique sur les
jeunes générations, sur ceux qui ne sont pas accessibles à la raison. Impossible de ne
pas penser ici à Platon qui, dans la République, recommande lui aussi une utilisation
pédagogique du mythe pour « modeler les âmes » des jeunes enfants 14. Certes, il raconte
des événements mensongers, mais il reproduit des situations et des sentiments qui
peuvent être rencontrés dans la réalité, et en cela il renferme une certaine forme de
vérité. Lycurgue n’explicite pas son opinion aussi clairement. Il se contente de formuler
un paradoxe, puis développe son exemple. Mais l’idée générale reste la même. D’une
histoire sans doute inventée de toutes pièces se dégage une morale qui peut rendre
service à son jeune public, car elle lui rend plus accessibles des notions abstraites
comme, dans le cas précis qu’il cite, la piété filiale.
20 On rencontre cependant bien des textes où l’utilisation du mythe est conseillée sans
aucune réserve préalable. En réalité, la plupart des exemples mythiques sont introduits
sans qu’apparaisse une quelconque expression concessive. Comment les orateurs, dans
le même temps où ils critiquent ces « histoires », peuvent-ils les utiliser dans leurs
œuvres et justifier cet apparent paradoxe ? C’est qu’en réalité, le point de vue adopté
s’est alors modifié et que les orateurs, se plaçant cette fois-ci dans une perspective
strictement rhétorique, décident de prendre en compte exclusivement l’effet du
« mythe » sur l’auditoire, de le juger en fonction de son pouvoir de persuasion.
21 Nous disposons d’une lettre fameuse de Speusippe à Philippe de Macédoine, dans
laquelle le philosophe, cherchant à rivaliser avec Isocrate, fait l’éloge du souverain. Or
dans ce dessein, il appuie la majorité de son argumentation sur des récits légendaires. Il
estime ainsi pouvoir affirmer que le territoire d’Olynthe, objet de tant de rivalités,
revient de toute éternité aux Héraclides. Il n’a besoin pour cela que de s’appuyer sur les
conclusions d’Antipatros, qui a établi cette possession par des « légendes dignes de
croyance » (ἀξιοπίστους μύθους, Lettre à Philippe, 5). Comme la suite du texte nous le
prouve, le terme μύθους recouvre ici ce que nous-mêmes, modernes, entendons par
mythes. Il s’agit donc de récits qui portent sur des temps reculés et dont on ne peut
assurer la véracité. Et pourtant, Speusippe choisit de les utiliser exactement comme il
le ferait d’un épisode tiré des guerres médiques ou du régime des Trente.
36
22 Son attitude s’éclaire si l’on considère l’adjectif qui vient accompagner ce substantif.
Tous les mythes ne méritent pas d’être pris en considération. Les « bons » mythes sont
ceux que l’on peut croire. Ce qui importe ici, ce n’est plus le rapport du mythe au réel,
mais son rapport à l’auditeur. Il s’est opéré en réalité un changement de point de vue :
au lieu de prendre en compte le rapport du mythe à l’objet, on s’intéresse désormais à
son impact sur l’auditeur. Au lieu de le juger sur sa véracité, on le juge sur sa
crédibilité. Dans cette optique, les orateurs peuvent accepter d’introduire un mythe
dans leur discours. Il suffit pour cela qu’il soit digne de foi. C’est pourquoi, lorsqu’il se
prononce sur l’affaire d’Amphipolis, Eschine n’omet pas de rappeler la légende selon
laquelle cette région aurait été obtenue par le fils de Thésée, Acamas. La tradition
mythique lui fournit des indications importantes, puisqu’il parle « des indices (τῶν
σημείων)... tirés des anciens récits légendaires » (Amb., 31) qu’il doit prendre en compte
avant de s’étendre sur les événements contemporains. L’emploi du terme σημεῖον n’est
d’ailleurs pas sans intérêt. Du mythe, on tire des indices, et non des preuves
irréfutables. La qualité de la connaissance acquise semble donc affectée d’un léger
cœfficient de suspicion. Plus question ici d’affirmer de manière indubitable la réalité
des événements transmis par les récits légendaires. Eschine se borne à présenter des
faits, à suggérer des rapprochements.
23 C’est de la même façon pour une affaire de possession territoriale qu’Isocrate est amené
à rappeler les origines mythiques de Sparte. L’exposé terminé, il lui reste à conclure :
Sur ce que vous avez possédé dès le début, je ne me suis pas étendu en détail, car les
circonstances présentes ne permettent pas de développer des récits légendaires (ὁ νῦν
παρὼν καιρὸς οὐκ ἐᾷ μυθολογεῖν), et il me fallait aborder ce point avec plus de
concision que de précision. Toutefois, d’après moi, ces simples indications suffisent à rendre
évident aux yeux de tous (πᾶσιν φανερὸν εἶναι) que c’est exactement de la même manière
que nous nous trouvons en possession (οὐδὲν διαφερόντως κεκτημένοι τυγχάνομεν) du
territoire que l’on reconnaît comme nôtre et de celui qui nous est contesté. (Archid., 24)
24 Isocrate n’en doute pas un instant : son excursus mythologique doit suffire à démontrer
sans hésitation possible les droits actuels des Spartiates. La tournure κεκτημένοι
τυγχάνομεν permet d’insister sur le caractère toujours actuel de cette possession, et
contribue à renforcer encore le lien entre temps du mythe et temps de la narration.
D’autre part, en insistant sur le fait que les droits des Spartiates sont « évidents aux
yeux de tous », l’orateur nous indique le point de vue qu’il adopte : une fois de plus, ce
qui est en jeu ici, c’est le point de vue de l’auditeur et de la réception. Isocrate ne dit pas
que son histoire est vraie, mais qu’elle s’impose à tous comme telle. Le lecteur actuel
peut toutefois s’interroger, ici comme ailleurs, sur les raisons qui motivent cette
confiance. L’orateur ne la justifie pas, et c’est en d’autres endroits, comme nous le
verrons, qu’il tente de légitimer le recours aux données de la fable en réhabilitant la
tradition orale. Il se contente ici d’un simple constat : le récit mythique, sollicité
comme témoin, emporte la conviction de tous, et c’est pour cette raison qu’il est
présenté par l’orateur comme un discours valable et utile.
25 Le mythe connaît donc deux traitements bien différents suivant la manière dont les
orateurs l’envisagent. Considéré comme mensonger si l’on prend en compte son
rapport à l’objet, il est alors violemment critiqué et écarté des discours. En revanche,
dès lors qu’on s’intéresse à son rapport à l’auditeur, le mythe est jugé en fonction de sa
crédibilité, et les orateurs acceptent de le citer s’il est digne de foi. Le simple fait
d’envisager cette possibilité les oppose aux grands historiens du V e siècle. En définitive,
tous s’accordent en effet pour désigner par « mythe » le même type de récits. Pour les
37
orateurs comme pour les historiens, il s’agit d’histoires orales, de discours que se
transmettent les hommes, le plus souvent sur le passé lointain. Mais c’est sur le crédit
qu’il convient d’accorder à ce genre de récits que les avis divergent. Pour la rhétorique,
en effet, le but est de persuader un auditoire. Tout argument capable de le convaincre
mérite donc d’être exploité. En revanche, pour l’histoire, c’est la vérité qui prime, et
cette priorité oblige à rejeter le « mythe » puisqu’il est mensonger.
26 Il nous reste cependant à envisager un autre usage du terme muthos. Plutôt que de
privilégier les rapports entre le mythe et l’objet du discours, ou entre le mythe et son
auditeur, certains textes mettent l’accent sur son moyen de transmission. Pour eux, le
mythique se caractérise avant tout par ses liens avec la poésie. Est mythique le discours
poétique.
27 Les liens entre mythe et poésie remontent aux origines de la littérature grecque. Les
premiers textes écrits dont disposent les Grecs sont des poèmes épiques, qui retracent
les exploits des héros et présentent les principaux dieux du panthéon. Les œuvres
d’Homère et d’Hésiode constituent pour les Grecs « la première codification de la
tradition religieuse »15, la première tentative pour rassembler tous les récits sur les
dieux et les héros que transmet la tradition grecque.
28 Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les textes de nos orateurs témoignent
de cette ancienne et étroite relation. Le mythe leur parvient essentiellement par le biais
de la poésie, et leurs discours nous fournissent deux indications de cette dette. Les
sources littéraires des orateurs, lorsqu’elles sont indiquées, nous en sont un premier
indice16. Le plus souvent, il est vrai, les auteurs ne les citent pas. Parfois, ils se
contentent d’indiquer de manière très vague qu’ils détiennent leur connaissance « par
de nombreux témoignages »17. Outre leur nombre, la qualité de ces témoignages est
fréquemment soulignée. Évoquant les temps anciens de Lacédémone, Isocrate se
réfugie derrière l’autorité de « ceux qui connaissent bien cette période » (Panath., 177),
invoque « ceux en qui nous avons confiance pour les temps anciens » (Phil, 33). Si cette
confiance paraît justifiée dans le premier cas par la qualité de l’enquête et la valeur
objective des informations, rien ne permet en revanche d’expliquer le crédit accordé
aux propos des seconds. Mais il est remarquable que toutes les indications précises que
nous trouvions chez Isocrate soient autant de références à des poètes : Homère (Panég.,
159 et A Nicoclès, 48), parfois associé à d’autres poètes (Panath., 33 et A Nicoclès, 43), les
poètes tragiques (Panath., 168 et A Nicoclès, 48), ou bien encore l’ensemble des poètes
(Évag., 36 et 65). Les vers d’Homère et de ses successeurs apparaissent comme le seul
matériau où les orateurs aillent puiser pour les premiers temps de la Grèce. Eschine,
quant à lui, cite Homère et Hésiode (Tim., 128-129 et 141-142), ainsi qu’Euripide (ibid.,
151-155). Et Lycurgue évoque aussi bien Euripide qu’Homère ou Tyrtée (Léocr.,
respectivement 100 sq., 102 sq., et 106 sq.).
29 Non contents d’indiquer leurs références poétiques, Lycurgue et Eschine s’effacent
derrière ces autorités et choisissent parfois de les laisser présenter l’exemple mythique
à leur place. Le procédé de la citation est une preuve supplémentaire, encore plus nette,
de cette dépendance à l’égard de la poésie18. Habituellement, les orateurs empruntent
aux poètes l’épisode mythologique qui leur convient, puis ils le remodèlent et en
présentent leur version personnelle. Tout se passe ici comme si Lycurgue et Eschine ne
38
nous livraient que la première étape du processus, comme pour mieux souligner les
liens qui les rattachent aux grands poètes. Cette méthode présente bien sûr des
avantages. Le lecteur assiste ainsi à un dédoublement de l’autorité de l’exemple,
puisque l’orateur se réfugie non seulement derrière l’autorité du récit mythique, mais
bénéficie également de la faveur dont jouit le poète qu’il cite. Ce crédit ne peut que
rejaillir sur l’orateur qui partage ses vues au point de le laisser parler à sa place.
30 Cette étroite relation entre mythe et poésie est reconnue par tous les orateurs. Le
discours des poètes est ainsi très souvent qualifié de muthos. Pour Isocrate, le retour
d’Évagoras dans sa patrie l’emporte en beauté sur tous les retours d’exil qu’ont pu
chanter les poètes :
Parmi les retours d’exil, les plus célèbres sont ceux que nous racontent les poètes. Car non
seulement ils nous transmettent les plus beaux de ceux qui sont effectivement survenus,
mais ils en composent également eux-mêmes de nouveaux. Pourtant, aucun d’entre eux n’a
raconté le récit fabuleux (οὐδεὶς αὐτῶν μεμυθολόγηκεν) d’un homme qui soit rentré
dans sa patrie après avoir couru des dangers aussi terribles et effrayants. (Évag., 36)
31 Ce n’est pas la valeur d’Évagoras qui nous intéresse ici, mais la nature de la production
poétique. D’après Isocrate, le travail du poète consiste à « énoncer du muthos », soit
qu’il reprenne un épisode connu et réellement survenu, soit qu’il en invente un lui-
même et enrichisse ainsi le matériau mythique d’une nouvelle production. Quelle que
soit la solution envisagée, la parole du poète se confond ici avec le mythe, un mythe
envisagé comme création continue à partir du passé.
32 Les historiens n’avaient pas manqué eux non plus de souligner l’importance de la
mythologie pour toute la tradition poétique. La réaction d’Hérodote au livre II de son
enquête est symptomatique : comme nous l’avons vu précédemment 19, il ne croit pas à
l’existence d’un fleuve Océan qui alimenterait le cours du Nil. Pour lui, cette théorie
n’est qu’un « mythe ». Sans hésitation, il en attribue la paternité à un poète. Rappelons
la citation de l’historien :
Quant à celui qui a parlé de l’Océan, puisqu’il a rejeté son récit dans la sphère de l’inconnu
(ἐς ἀφανὲς τὸν μῦθον ἀνενείκας), il n’y a pas moyen de le mettre à l’épreuve ; car pour
ma part, je ne sache pas qu’il existe un quelconque fleuve Océan ; à mon avis, c’est Homère
ou quelque autre des poètes passés qui a inventé ce nom et l’a introduit dans la poésie. (II,
23)
33 Nous retrouvons chez l’historien le rapprochement entre mythe et poésie. Pour lui
comme pour Isocrate, la poésie transmet du mythe. Mais il existe une différence
essentielle entre leurs deux présentations. Pour l’orateur, le mythe est discours du
poète. Le poète se contente de raconter des mythes, mais ces mythes, s’ils peuvent
constituer une nouvelle production originale et personnelle, peuvent également déjà
exister indépendamment de lui. Pour l’historien, en revanche, le mythe désigne
exclusivement une fiction, une pure invention du poète. Ainsi, c’est un poète qui a
imaginé et baptisé le fleuve Océan pour les besoins de son argumentation. Ce référent
ne correspond en fait à aucune réalité tangible20. De la même manière, tout en
s’appuyant fréquemment sur le témoignage des poètes pour tous les récits légendaires
des temps anciens (par exemple en I, 3, 3 ; I, 13, 5 ; VI, 2, 1), Thucydide n’en insiste pas
moins sur la part inéluctable d’invention qui vient les entacher. Lors de l’expédition
contre Troie, la flotte d’Agamemnon était la plus nombreuse, comme Homère l’a noté,
« si les indices qu’il fournit peuvent paraître valables » (I, 9, 3, trad. J. de Romilly). Cette
même expédition ne devait pas atteindre une telle ampleur que l’affirme le poète, « si
l’on veut, ici encore, ajouter foi aux poèmes d’Homère ». Aussitôt, Thucydide justifie
39
son assertion : « Sans doute est-il vraisemblable qu’étant poète, il l’a embellie pour la
grandir » (I, 10, 3, trad. J. de Romilly).
34 Un autre extrait d’Isocrate réaffirme l’existence de ce lien entre mythe et poésie, tout
en précisant les raisons pour lesquelles le public goûte particulièrement ce type de
récits :
Il est donc évident que ceux qui désirent composer ou écrire une œuvre qui plaise au plus
grand nombre (τι κεχαρισμένον τοῖς πολλοῖς) doivent avoir en vue non pas les discours
les plus utiles, mais les discours les plus fabuleux (μὴ τοὺς ὠφελιμωτάτους τῶν λόγων...
ἀλλὰ τοὺς μυθωδεστάτους). Car lorsque les gens entendent de tels récits, ils les aiment
(χαίρουσιν), de même que lorsqu’ils assistent à des luttes et des combats. C’est la raison
pour laquelle Homère, pour sa poésie, mérite qu’on l’admire, tout comme ceux qui les
premiers ont découvert la tragédie. En effet, ils ont percé à jour la nature de l’homme et
utilisé ces deux formes poétiques pour composer leurs œuvres. Le premier a raconté les récits
fabuleux des combats et des guerres des demi-dieux, les autres ont transposé ces récits
fabuleux en des combats et des actions pour que nous ne puissions pas seulement les
entendre, mais aussi les voir. Puisqu’il existe de tels exemples, il est prouvé que ceux qui
désirent charmer leurs auditeurs (τοὺς ἀκροωμένους ψυχαγωγεῖν) doivent s’abstenir de
donner des avertissements ou des conseils, mais qu’il leur faut tenir les propos dont ils voient
qu’ils plaisent le plus aux foules (οἷς ὁρῶσι τοὺς ὄχλους μάλιστα χαίροντας). (A Nicoclès,
48-49)
35 Le mythe reste ici le sujet de prédilection des poètes. Ces récits mythiques tant prisés
par les poètes sont définis comme des récits mettant en scène des exploits qui
dépassent la mesure humaine, qui font appel à un courage et une force exceptionnels,
et que seuls peuvent accomplir des individus d’exception. Isocrate précise en outre les
formes poétiques auxquelles il convient particulièrement. La poésie épique se résume à
dire des mythes, à raconter les luttes et les combats des héros. Quant à la poésie
dramatique, elle adapte aux exigences de la scène les mythes, qui constituent la matière
même dont elle se nourrit. Mais l’orateur insiste surtout dans ce passage sur la manière
dont le mythe agit sur l’auditoire. Tout l’extrait met l’accent sur l’opposition complète
entre mythe et discours utile. Récit doté d’une belle apparence 21, le mythe se limite à
séduire l’auditoire, sans que le plaisir qu’il procure se double d’une utilité pratique. Il
agit comme un charme sur l’âme humaine, qui préfère les séductions du mensonge à
l’aridité des conseils et des enseignements22. Cette caractéristique aussi contribue à le
rapprocher de la poésie. Il s’intègre ainsi dans une véritable mise en série, qui assimile
mythe et poésie, récit fabuleux et mensonge, charme et plaisir, et qui s’oppose à une
parole vraie et utile. Aussi tout orateur se trouve-t-il placé devant un dilemme. Il doit
choisir entre flatter les penchants de son auditoire, quitte à malmener la vérité, ou bien
sacrifier le charme de son récit à l’utilité du propos.
36 Cette alternative apparaît de nouveau dans le dernier discours de l’orateur. Rappelons
les mots qui ouvrent le Panathénaïque :
Lorsque j’étais plus jeune, j’ai choisi d’écrire des discours qui ne seraient pas des récits
légendaires, remplis de faits prodigieux et de mensonges, récits qui plaisent davantage à la
foule (οἷς οἱ πολλοὶ μᾶλλον χαίρουσιν) que ceux que l’on prononce pour leur propre
salut. (Panath., I)
37 Tout comme dans le discours A Nicoclès, les récits fabuleux sont ici associés au plaisir du
public, que son goût détourne des discours de la raison. Jusqu’au dernier moment,
l’orateur réaffirme ce pouvoir séducteur du mythe, pouvoir qui l’apparente à la poésie,
dotée elle aussi du même charme. Dans ce passage comme dans le précédent, il
40
distingue parmi le public une élite, capable de déjouer les ruses de la parole, et la foule
qui préfère se laisser charmer par des histoires séduisantes.
38 Ces deux textes d’Isocrate ne peuvent manquer de rappeler en écho un passage célèbre
de Thucydide. Après avoir exposé les principes généraux qui l’ont guidé dans son
travail, l’historien conclut par les mots suivants :
A l’audition, l’absence de merveilleux dans les faits rapportés paraîtra sans doute en
diminuer le charme (τὸ μὴ μυθῶδες αὐτῶν ἀτερπέστερον ɸανεῖται) ; mais, si l’on veut
voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère
humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, qu’alors on les juge
utiles, et cela suffira (ὠɸέλιμα κρίνειν αὐτὰ ἀρκούντως ἕξει). (I, 22, 4, trad. J. de
Romilly)
39 Même pouvoir de séduction reconnu au mythique ; même opposition entre mythe et
charme d’un côté, utilité du propos de l’autre. Le verbe χαίρω cède ici la place à
l’adjectif ἀτερπές, qui dénonce l’absence volontaire de séduction du discours
historique. Pour l’historien, les récits mythiques constituent un corpus d’histoires
agréables, mais sacrifient l’utilité du propos au simple plaisir de l’auditeur. Thucydide
pour sa part choisit la vérité de préférence à l’agrément, sachant qu’il prend ainsi le
risque de rebuter son lecteur.
40 Par les sujets qu’ils traitent, mais aussi par leur action sur le public, la poésie et le
mythe entretiennent une relation privilégiée, charmant l’auditoire par des récits
séduisants, mais mensongers. D’autres discours, comme le Ménexène de Platon, insistent
d’ailleurs encore davantage sur ce lien et lui trouvent une justification plus profonde
que le simple plaisir de l’audition. Contrairement à ce qu’on attendrait de lui dans une
oraison funèbre, Platon délaisse les exploits mythiques d’Athènes pour se consacrer en
priorité aux guerres médiques. Les raisons en sont simples : après avoir invoqué le
manque de temps, le philosophe ajoute un motif plus sérieux :
D’ailleurs, des poètes ont déjà révélé à tous la valeur de ces gens-là 23 en la chantant
superbement dans leurs vers ; si donc nous entreprenons à notre tour de célébrer en prose les
mêmes sujets, peut-être paraîtrions-nous venir en seconde position. Voilà pourquoi je décide
de laisser ces faits de côté, puisqu’ils jouissent déjà du salaire qu’ils méritent ; mais ceux
dont un poète n’a pas encore tiré une réputation à la hauteur d’un sujet si élevé, et qui sont
encore en attente, voilà ceux qu’il faut, d’après moi, rappeler à la mémoire en en faisant
l’éloge, et en s’entremettant pour que d’autres les introduisent dans leurs chants et leur
œuvre poétique d’une manière digne de ceux qui les ont accomplis. (Ménex., 239 b-c)
41 Notons tout de suite que Platon n’emploie à aucun moment le terme μῦθος. Cette
réserve aurait dû nous retenir d’introduire son extrait à cet endroit de notre
développement. Néanmoins, si l’on observe les exploits qu’il cite en ouverture et dont il
préfère ne pas parler (les invasions de l’Attique par Eumolpe, les Amazones, ou d’autres
peuples plus anciens), il est évident qu’il se réfère ouvertement à tous les épisodes
légendaires des premiers temps de la Grèce, ces aventures sur lesquelles les Grecs ne
possèdent aucun témoignage direct, qu’ils ne connaissent que par ouï-dire, ces
« histoires » qu’ils ont l’habitude de qualifier de muthoi.
42 Sur cette période, Platon ne s’attarde pas. Il préfère s’effacer derrière ses prédécesseurs
et renvoyer ses auditeurs aux travaux poétiques déjà existants. Ce sont les seuls
témoignages littéraires qu’il semble connaître sur ces événements, ou du moins les
seuls qu’il estime dignes d’être cités, rejetant dans l’anonymat tout autre présentation
littéraire des faits. Aussi les récits mythiques semblent-ils être inextricablement liés à
la forme poétique. Deux motifs expliquent selon lui que la prose ne puisse l’emporter
41
sur la poésie pour rendre compte de ces exploits. Le premier est tout simplement
chronologique. Ce sont les poètes qui les premiers ont vanté le passé légendaire de la
Grèce, et les prosateurs ne peuvent que reprendre un matériau déjà utilisé. Mais
surtout, la prose ne semble pas capable d’offrir une présentation à la hauteur des
épisodes vantés. La poésie apparaît comme la forme littéraire la mieux qualifiée pour
célébrer dignement les exploits légendaires, et comme le mode d’expression privilégié
du mythe, qui exige une présentation plus noble et moins immédiate que la prose,
utilisée dans la vie quotidienne. Platon, prosateur, choisit donc de ne pas livrer au
public sa propre version des faits. Les liens entre mythe et poésie ne tiennent plus ici au
seul plaisir de l’auditoire, à la séduction d’histoires fabuleuses, mais à la nature
différente de ce qui constitue le matériau mythique.
43 Non content d’abandonner tout le passé mythique aux poètes, il prétend même étendre
cette pratique aux prouesses plus récentes de l’histoire grecque. A l’en croire, s’il
célèbre les guerres médiques, c’est uniquement comme « entremetteur », en attendant
que cet épisode trouve des poètes capables de lui offrir un éclat digne de son caractère
exceptionnel. Là encore, le texte associe étroitement exploits et forme poétique, sous-
entendant que cette dernière est seule capable d’en parler convenablement. Qu’il
s’agisse d’épisodes mythiques ou faits plus récents, seule la poésie arrive à rendre
compte de ces événements dès lors qu’ils présentent un caractère exceptionnel.
44 Pour Démosthène, la relation entre mythe et poésie va encore plus loin, puisque la
poésie peut arriver à modifier le statut du récit qu’elle présente :
J’ai laissé de côté beaucoup d’exploits élevés au rang des mythes (εἰς μύθους
ἀνενηγμένων) et je me suis borné à rappeler ceux-là : mais chacun d’eux prête à des
développements si nobles et si abondants que les auteurs de poèmes déclamés, les auteurs de
poèmes chantés et un grand nombre de prosateurs, ont pris ces exploits de jadis pour sujets
d’inspiration dans leur domaine respectif. Les exploits qui pour le mérite ne le cèdent en rien
à ceux-là, mais qui, plus proches de nous dans le temps, n’ont pas encore fait l’objet de récits
fabuleux et n’ont pas encore été élevés au rang héroïque (οὔπω μεμυθολόγηται, οὐδ’ εἰς
τὴν ἡρωϊκὴν ἐπανῆκται τάξιν), voilà ce dont je vais parler désormais. (Or. fun., 9) 24
45 A en croire l’orateur, le mythe résulte d’une transformation du réel, essentiellement
par le biais de la poésie. Aucun événement n’est mythique en lui-même, mais tout
épisode d’une certaine importance peut le devenir. Il suffit pour cela d’attendre qu’il
perde un peu de sa nouveauté. Au bout d’un certain temps, la poésie s’empare des
exploits passés et les grandit jusqu’à leur conférer une stature héroïque. En définitive,
rien ne sépare le mythe d’un autre exploit, si ce n’est le temps écoulé et la modification
apportée dans la présentation des faits grâce au travail poétique. Tout comme le passé
légendaire, l’histoire plus récente peut devenir « mythe » à partir du moment où, grâce
à un travail de réécriture, des faits particulièrement remarquables sont transformés et
grandis, où la réalité subit une modification qui l’exalte et la fait apparaître sous une
forme grandie, plus noble, plus digne, qui lui permet alors de prendre une valeur
exemplaire. En définitive, dans cette perspective, ce n’est pas tant l’ancienneté des
récits rapportés qui leur font acquérir un statut mythique, mais bien plutôt la nature de
la présentation qui en est faite. Cette théorie a le mérite d’étendre le domaine du
mythe, puisque sa frontière se déplace au fil du temps. Pour peu qu’un poète décide un
jour de le célébrer, tout exploit, même récent, est assuré de finir auréolé de gloire
mythique25.
46 Au terme de cette enquête de vocabulaire, une certitude s’impose. Μῦθος et ses dérivés
n’ont aucun caractère technique. Ils peuvent aussi bien désigner une histoire récente
42
sans fondement que ce que nous, modernes, entendons par mythe. Quand ils qualifient
un récit, ils mettent avant tout l’accent sur la manière dont ce dernier nous est
parvenu. Tout récit légendaire, en tant que « mythe », est en définitive le produit de la
tradition orale, et les poètes eux-mêmes n’ont fait que mettre par écrit, pour tenter de
les codifier, des récits transmis depuis longtemps par le biais de la parole. Pour les
orateurs qui veulent se prononcer sur la valeur du mythe26, il devient par là même
nécessaire de dépasser l’étude de vocabulaire. Poser le problème du mythe et du crédit
qu’on peut lui accorder revient en fait à poser le problème de la connaissance qu’on
peut avoir de ce passé lointain et du crédit qu’on peut accorder à la tradition orale.
50 Pour ces individus, la tradition orale ne peut être prise en compte, car elle n’établit pas
avec suffisamment de rigueur la validité d’une information. Des deux reproches
principaux qu’on lui fait, elle partage le premier avec toute donnée obtenue par le biais
de la rumeur publique. Pour ses détracteurs, en effet, son mode de transmission lui
43
critiques de l’auditoire, comme pour mieux mettre en valeur le long plaidoyer qui suit
en faveur de la tradition orale.
55 L’ancienneté des récits et la nécessité de recourir à la tradition orale expliquent
l’attitude critique d’un grand nombre à l’égard du mythe. A partir de là, on comprend
mieux les réticences parfois manifestées par les orateurs pour exploiter les données
fournies par un mode de connaissance si mal perçu par la majorité. Plutôt que de se
voir définitivement privés de certaines sources sur le passé, les orateurs décident de
prendre position dans le débat sur la tradition orale, et de réhabiliter la rumeur, les
bruits, et les on-dit si souvent dénigrés.
56 Dans ce débat, tous n’adoptent pas la même position. Si certains n’hésitent pas à
affirmer la véracité des informations fournies par la tradition et à la présenter comme
un écho fidèle de la réalité, d’autres se contentent de souligner qu’en l’absence de toute
réfutation solide, on peut toujours ajouter foi à un récit somme toute vraisemblable.
59 Un autre orateur n’hésite pas à prendre la défense de la tradition orale. Dans le Contre
Timarque, Eschine présente la phêmê comme une source de connaissance fiable dont
l’origine reste inconnue. Il prend d’ailleurs argument de cette apparente objectivité
pour justifier la confiance qu’il lui accorde. La réflexion est alors beaucoup plus
générale que dans le Panégyrique, puisque Eschine traite de tous les bruits qui courent,
de toutes les nouvelles qu’on se transmet de bouche à oreille, et non plus seulement des
traditions sur le passé légendaire de la Grèce :
D’elle-même, une rumeur qui ne ment pas se répand à travers la ville (ἀψευδής τις ἀπὸ
ταὐτομάτου πλανᾶται φήμη κατὰ τὴν πόλιν), révèle à la foule les agissements des
particuliers, et bien souvent même, fait des prédictions sur les événements à venir. (Tim.,
127)
60 Cette présentation répond à la deuxième des objections avancées contre la rumeur : à
en croire l’orateur, le biais pas lequel elle nous parvient ne joue plus contre elle. Bien
au contraire, c’est pour Eschine un gage de son authenticité. Privée de tout locuteur,
dégagée de toute influence, la parole semble nous parvenir d’elle-même, par la seule
force de sa vérité. Elle se répand par un mouvement naturel et irrépressible, sans que
personne n’intervienne pour influencer sa diffusion ou pour altérer son contenu. En
définitive, son anonymat s’avère justement la meilleure garantie de son objectivité et
de la véracité de l’information qu’elle nous fournit. La rumeur ne ment pas, elle est
ἀψευδής, qu’elle porte sur un fait récent ou passé.
61 Cette apologie de la rumeur reçoit des arguments supplémentaires dans un autre
discours d’Eschine, Sur l’ambassade infidèle. Procédant de manière différente, l’orateur
choisit cette fois-ci de nous donner une définition en creux de la rameur (ɸήμη), qu’il
oppose à l’accusation mensongère (συκοφαντία) :
La rumeur est très différente de l’accusation sans fondement (πλεῖστον διαφέρει φήμη καὶ
συκοφαντία). La rumeur n’a rien de commun avec la calomnie, tandis que la calomnie
s’apparente à l’accusation sans fondement. Je vais définir clairement chacune d’entre elles. Il
y a rumeur quand l’ensemble des citoyens, spontanément, sans aucun motif prémédité,
présente une action comme avérée ; il y a accusation sans fondement, en revanche, quand un
seul individu, après avoir accusé un homme devant le peuple, le calomnie dans toutes les
assemblées et devant le conseil (Φήμη δέ ἐστιν ὅταν τὸ πλῆθος τῶν πολιτῶν
αὐτόματον ἐκ μηδεμιᾶς προφάσεως λέγῃ τινὰ ὡς γεγενημένην πρᾶξιν· συκο φαντία
δ’ ἐστίν, ὅταν πρὸς τοὺς πολλοὺς εἷς ἀνὴρ αἰτίαν ἐμβαλών, ἔν τε ταῖς ἐκκλησίαις
ἁπάσαις πρός τε τὴν βουλὴν διαβάλλῃ τινά). A la rumeur, nous offrons des sacrifices
publics comme à une divinité ; les délateurs de profession, nous les accusons publiquement
comme des malfaiteurs. Ne rapproche donc pas les choses les plus nobles avec les plus viles.
(Amb., 145)
62 Anonymat et diffusion spontanée de la rumeur, véracité de l’information obtenue, écho
fidèle de la réalité36 : sur tous ces points, notre citation ne fait que confirmer les critères
retenus dans le Contre Timarque. Mais elle pousse plus loin l’analyse, et met en évidence
d’autres critères au moyen de la comparaison. L’accusation mensongère (συκοφαντία)
se définit comme la parole d’un seul individu, dont l’acharnement évident trahit la
partialité. Motivée par l’intérêt personnel, ne s’appuyant sur aucun fait personnel, elle
ne peut prétendre à une quelconque autorité. Elle reste de ce fait une parole isolée que
ne vient relayer aucun intermédiaire. A l’inverse, la rumeur publique (φήμη) jouit de la
reconnaissance générale. Elle repose sur l’accord de tous les citoyens. Comme elle ne
répond à aucun mobile personnel, elle ne peut être soupçonnée de falsifier la réalité,
mais elle la reflète fidèlement. Sa très large diffusion et son évidente objectivité
constituent les meilleures preuves de sa véracité. Si la rumeur ne trahit pas les faits
46
qu’elle colporte, la tradition orale est donc véridique, et tout particulièrement les
mythes qu’elle véhicule. En prenant la défense de la phêmê, Eschine garantit a fortiori la
validité des récits légendaires qu’elle nous transmet.
63 Au contraire de ceux, comme Thucydide, pour qui toute parole se modifie
nécessairement sous l’action de l’agent qui la livre, Isocrate et Eschine trouvent dans la
rumeur l’expression d’une vérité intemporelle, dégagée de toute influence. Ils peuvent
donc utiliser les données de la tradition orale et prétendre à la même exactitude
qu’avec un témoignage direct. Les récits mythiques transmis par ouï-dire sont pris en
exemple au même titre que des épisodes historiques susceptibles de vérification.
L’autopsie et la critique de témoignages qu’Hérodote et Thucydide peuvent pratiquer
parce qu’ils traitent du passé récent (guerres médiques) ou du présent (guerre du
Péloponnèse) ne paraissent plus indispensables. Les orateurs peuvent convoquer avec
la même certitude le mythe ou l’histoire. Ils font confiance aux écrits et aux paroles
pour s’informer sur des événements auxquels ils n’ont pas assisté.
64 Il s’agit là cependant d’une attitude radicale qui n’est pas toujours adoptée. Plutôt que
de traiter la tradition orale comme un argument de réalité, les orateurs se contentent
plus souvent d’affirmer sa vraisemblance.
65 Fervent utilisateur d’exemples mythiques, Isocrate est sans doute celui des orateurs qui
prend le plus de peine à réhabiliter les récits issus de la tradition orale. Tout au long de
sa carrière, il reprend l’examen de cette question et tente d’apporter de nouveaux
arguments en faveur de sa position. Une de ses premières interventions sur ce thème
apparaît dans le Panégyrique, à un moment du discours où l’orateur, pour démontrer les
droits d’Athènes à l’hégémonie, décide entre autres arguments de s’appuyer sur un
épisode mythique : pour remercier Athènes de ses services, Déméter lui aurait fait don
de l’agriculture et des mystères d’Éleusis, permettant ainsi à la cité attique d’offrir au
monde grec un élément essentiel de son développement. Nous avons déjà eu l’occasion
de mentionner ce passage, où l’orateur accepte avec des réserves d’introduire un
exemple mythique dans son récit37. Aussitôt après avoir exposé son récit, il sent la
nécessité de légitimer son recours à un récit légendaire :
Et nul ne se permettra d’en douter quand j’aurai ajouté quelques mots. Tout d’abord en effet,
en s’appuyant sur les arguments qui feraient mépriser à certains la tradition, sous prétexte
qu’elle est ancienne, on pourrait à juste titre penser que les événements sont réellement
survenus : puisque bien des gens les ont rapportés et que tous en ont entendu parler, il
convient de juger les propos qu’on tient à leur sujet crédibles, s’ils ne sont pas récents (ἐκ
τῶν αὐτῶν τούτων εἰκότως ἂν καὶ τὰς πράξεις γεγενῆσθαι νομίσειεν· διὰ γὰρ τὸ
πολλοὺς εἰρηκέναι καὶ πάντας ἀκηκοέναι προσήκει μὴ καινὰ μὲν, πιστὰ δὲ εἶναι
τὰ λεγόμενα περὶ αὐτῶν). Ensuite non seulement nous pouvons avoir recours à cet
argument que ce récit et cette tradition (τὸν λόγον καὶ τὴν φήμην) sont pour nous un legs
ancien, mais il nous est permis d’avoir des indices plus forts (σημείοις). La plupart des États,
en mémoire de cet antique service, nous envoient chaque année les prémices du blé ; et à
ceux qui s’en abstiennent, la Pythie a souvent ordonné d’apporter leur part des récoltes et
d’exécuter à l’égard de notre cité les traditions ancestrales. Or que doit-on croire (περὶ
τίνων χρὴ μᾶλλον πιστεύειν) plutôt que les faits sur lesquels la divinité rend des oracles,
beaucoup de Grecs sont d’accord, les antiques discours témoignent en faveur des actes du
présent, et les faits actuels s’accordent avec les paroles des hommes d’autrefois (τά τε πάλαι
ῥηθέντα τοῖς παροῦσιν ἔργοις συμμαρτυρεῖ καὶ τὰ νῦν γιγνόμενα τοῖς ὑπ’ ἐκείνων
εἰρημένοις ὁμολογεῖ) ? (Panég., 29-31)38
47
66 Dans tout ce passage, Isocrate va moins loin qu’Eschine, puisqu’il ne se place plus sur le
plan de la réalité mais sur celui de la vraisemblance, de l’εἰκός. Il ne soutient pas que les
faits soient réellement arrivés, mais affirme simplement que ces événements sont
crédibles (πιστά) et méritent de ce fait d’être signalés. Pour défendre son propos, il
dispose de nombreux indices (σημείοις), dont le premier consiste à défendre la rumeur
et les traditions qu’elle colporte. Une fois de plus, il s’agit de répondre aux deux
reproches principaux qui lui sont faits.
67 Isocrate revient tout d’abord sur la diffusion d’une rumeur : il décrit la manière dont
une rumeur se propage à travers la foule et la facile rapidité avec laquelle un simple
bruit colporté par quelques individus devient une opinion partagée par toute une
population. Le glissement de πολλούς à πάντας retrace parfaitement ce mouvement de
diffusion irrépressible d’une information qui finit peu à peu par atteindre toute une
population39. Tout comme Eschine, Isocrate trouve dans le nombre d’individus qui va
répétant le même récit un argument en faveur de son objectivité. Il envisage également
le point de vue de la réception : le nombre de ceux qui diffusent un bruit s’augmente de
ceux qui le reçoivent. D’autre part, l’ancienneté des faits transmis, loin de leur ôter
toute crédibilité, joue ici en leur faveur. La pluralité des générations qui reproduit une
même histoire légendaire pousse à lui accorder sa confiance, car on peut supposer que
c’est avec discernement que tant de générations, depuis si longtemps, se transmettent
certains récits mythiques40. Le nombre de ceux qui les diffusent depuis les temps
anciens, augmenté du nombre de ceux qui les reçoivent et les écoutent avant de les
diffuser eux-mêmes, permet d’espérer qu’au fil des ans, un tri s’est opéré, écartant les
histoires fantaisistes. C’est ainsi qu’Isocrate peut conclure en affirmant qu’« il convient
de juger les propos qu’on tient à leur sujet crédibles, s’ils ne sont pas récents ». Loin
d’opposer, comme il est habituel de le faire, ancienneté et crédibilité, Isocrate établit au
contraire entre eux un lien étroit et comme nécessaire. Il esquisse ici une théorie de la
connaissance, qui repose non plus sur l’enquête personnelle et l’autopsie, comme chez
Hérodote et Thucydide par exemple, mais sur l’avis de la majorité, le consensus de la
foule. De la même manière, l’Évagoras précise que l’accord de la majorité garantit la
validité d’une information transmise par la tradition. Pour être recevable, la rumeur
doit être largement acceptée :
Pour les présages, les oracles, les visions survenues dans les rêves, ... je préfère les laisser de
côté, non pas que je me défie des traditions orales, mais afin de rendre manifeste à tous que
bien loin d’avoir inventé le moindre propos concernant ses actions, je supprime même de ce
qui existe réellement les faits dont sont informés quelques-uns, mais que tous les citoyens ne
connaissent pas (τοσούτου δέω πλασάμενος εἰπεῖν τι περὶ τῶν ἐκείνῳ πεπραγμένων
ὥστε καὶ τῶν ὑπαρχόντων ἀφίημι τὰ τοιαῦτα, περὶ ὧν ὀλίγοι τινὲς ἐπίστανται καὶ
μὴ πάντες οἱ πολῖται συνίσασιν). (Évag., 21)41
68 Loin d’occulter les reproches avancés contre la tradition orale, Isocrate les reprend à
son compte pour mieux les retourner. La survivance d’un discours au cours des âges et
le consensus de la majorité deviennent le meilleur gage de la crédibilité des faits
racontés.
69 Pour confirmer son propos, Isocrate ajoute deux témoignages qui viennent valider de
l’extérieur le mythe de Déméter : l’attitude actuelle des autres cités grecques et la
parole divine. Il brise ainsi le cadre de la cité. Ce n’est plus la seule cité attique, mais
l’ensemble des cités grecques et des dieux qui s’accordent pour reconnaître la véracité
des informations transmises. En offrant aux déesses d’Éleusis les prémices de leurs
récoltes, les différentes cités grecques fournissent en effet la preuve actuelle qu’elles
48
C - Mythe et histoire
77 A en croire la majorité des orateurs, il n’y a pas lieu de distinguer entre mythe et
histoire, mais entre faits anciens transmis par la tradition orale et faits plus récents. En
pratique, qu’en est-il ? La façon dont les orateurs traitent l’un et l’autre témoignages
est-elle réellement similaire ? La nécessité se fait sentir de mettre à l’épreuve leurs
déclarations théoriques et d’examiner l’utilisation qu’ils font des données légendaires.
78 Une première remarque s’impose d’emblée. Bien souvent, les orateurs introduisent
leurs exemples mythiques sans employer de terme distinctif. Quand ils font référence
au passé, tant mythique qu’historique, ils emploient généralement des termes comme ὁ
ἔμπροσθεν (ou παρεληλυθὼς) χρόνος47, τὰ γεγενημένα ou αἱ πράξεις αἱ γεγενημέναι 48,
οἱ πρόγονοι ou οἱ πατέρες 49, τὰ παλαιά (ou ἀρχαῖα) 50, ou bien encore l’un de ces deux
adjectifs épithètes d’un substantif comme ἔργα ou πράξεις51. Or ces tournures
recouvrent aussi bien l’histoire récente de la Grèce que le passé le plus éloigné. Tout au
plus peut-on remarquer une tendance : les adjectifs παλαιός et ἀρχαῖος servent le plus
souvent à qualifier les temps mythiques. Mais cette période peut également se voir
introduite par une simple référence à l’époque des ancêtres, οἱ πρόγονοι.
79 Cette terminologie n’est pas anodine. Elle nous renseigne déjà sur la façon dont les
orateurs envisagent leur passé. Ils semblent n’établir aucune coupure entre les
50
différentes couches du passé. Dans cette présentation, mythe et histoire font partie du
même ensemble. S’ils se distinguent, c’est par une différence de degré, non de nature :
le mythe, récit des temps archaïques, est simplement présenté comme de l’histoire plus
ancienne52. Cette impression première est corroborée par l’étude de l’organisation du
temps mythique chez les orateurs ou l’étude de la manière dont s’effectue pour eux le
passage entre mythe et histoire. La majorité des discours semble bien ignorer toute
différence de nature entre les deux types de discours.
80 Cela se traduit tout d’abord dans la façon dont les orateurs envisagent le problème de la
temporalité dans leurs exemples mythiques. Bien entendu, les récits dont ils héritent
organisent déjà les événements de manière chronologique, reflétant par bien des
aspects le schéma temporel qui régit la vie humaine. En soulignant des liens de parenté,
en indiquant les successions des générations, en estimant en jours et en nuits
l’écoulement du temps, en reliant les différents épisodes du récit par des liens de
causalité, les deux épopées homériques tentaient déjà d’ordonner le temps mythique
selon une chronologie cohérente53. La tragédie n’a fait qu’accentuer encore ce
mouvement. Cette conception du temps mythique correspond d’ailleurs à
l’anthropomorphisme de la religion grecque. A ces dieux inventés à l’image des
humains, il était tout naturel de prêter des liens généalogiques et des successions
d’aventures qui reproduisent peu ou prou des situations connues de leurs créateurs.
81 Les orateurs, eux non plus, n’envisagent pas une organisation temporelle différente
quand ils décrivent l’époque mythique. On retrouve dans leur présentation la même
structure linéaire et la même succession chronologique, rythmée par des liens de
parenté entre les différentes générations. Leur conception du temps ne change pas de
nature suivant qu’ils décrivent les exploits des dieux et des héros ou ceux des hommes.
Ainsi, c’est un argument fondé sur les généalogies qu’Isocrate utilise dans son Busiris
pour démontrer la fausseté des accusations portées contre son héros :
Les mêmes individus qui accusent Busiris de tuer les étrangers disent aussi qu’il est mort de
la main d’Héraclès. Or il est admis par tous les prosateurs qu’Héraclès est plus jeune de
quatre générations que Persée, fils de Zeus et de Danaé, et que Busiris a au moins deux cents
ans de plus que ce dernier. (Busiris, 36)
82 L’orateur pointe ici du doigt l’incohérence des différentes traditions existant sur les
héros (dans l’une, Busiris et Héraclès sont contemporains, dans l’autre, ils sont séparés
par plusieurs siècles). Ce faisant, il indique qu’une légende, pour être « acceptable »,
doit respecter la succession des générations divines et héroïques, conçue à l’image de
celle des hommes. En s’aidant d’un décompte par générations, il effectue un travail de
classement, intègre ses différents héros dans une série temporelle et rétablit leur ordre
de succession dans le temps. On sent ici toute l’influence du travail opéré dès la fin du
VIe siècle, et plus encore au siècle suivant, par les auteurs de généalogies. Leur travail
consistait de la même façon à rationaliser les mythes et à étudier les généalogies des
différentes familles de héros afin d’organiser la trame de récits contradictoires à
l’intérieur d’une même série chronologique. C’est notamment le travail auquel se
consacre Hécatée de Milet, qui ouvre ses Généalogies par ces mots fameux : « Les récits
des Grecs sont nombreux et risibles (πολλοί τε καὶ γελοῖοι) » (FGrHist 1 F 1), soulignant
ainsi qu’il convient de rationaliser des histoires par trop fabuleuses, mais aussi, sans
doute, qu’il faut faire s’accorder entre eux des récits contradictoires 54. Là aussi, il s’agit
51
d’unifier des récits qui se sont développés indépendamment les uns des autres, et
d’organiser chronologiquement les données mythologiques. Le décompte par
générations permet d’insérer un ordre, une forme de temporalité dans un passé pour
lequel ne subsistent que des traditions confuses et incertaines 55. C’est donc un modèle
d’organisation très courant pour les temps anciens, qu’on retrouve encore chez les
historiens ultérieurs56. Isocrate s’en inspire sûrement dans ce texte du Busiris.
Remarquons simplement qu’il semble hésiter ici entre deux types de décompte, un
décompte par générations, pour Héraclès et Persée, et un décompte par années, pour
Busiris et Persée. Cette légère distorsion dans la présentation, en ôtant à
l’argumentation d’Isocrate sa rigueur mathématique, la prive sans doute d’une partie
de sa force probatoire.
83 A côté de ce décompte par générations, les discours nous proposent d’autres formes
d’organisation de la temporalité mythique à l’image de celle des hommes. Ainsi, l’éloge
des exploits de Thésée dans l’Éloge d’Hélène s’efforce de classer les événements, de les
ranger dans une temporalité linéaire au moyen de diverses expressions temporelles. Le
combat contre les Centaures intervient « après » la lutte contre le taureau de Poséidon
(μετὰ ταῦτα) ; l’expédition en Crète «vers la même époque» (περὶ τοὺς αὐτοὺς χρόνους,
Hél., 25-27). Le texte de l’Éloge d’Hélène tout entier obéit d’ailleurs à cette même volonté
d’organisation chronologique. L’orateur déroule sous nos yeux les différents épisodes
de la vie d’Hélène comme il le ferait de l’existence d’un être humain. Et Lysias obéit à la
même tendance lorsqu’il présente dans son Oraison funèbre son catalogue des exploits
mythiques. Les Amazones viennent les premières. Et si l’épisode d’Adraste n’est pas
situé chronologiquement par rapport à elles, les Héraclides en tout cas interviennent
« plus tard » (ὑστέρῳ χρόνῳ, Or. fun., 4-11). Pourtant, dans ces deux derniers textes, on
ne trouve pas d’estimation aussi précise que dans le Busiris. Certes, les orateurs
instaurent un ordre de succession dans les épisodes mythiques, mais faute d’indications
plus précises, la durée qui sépare chacun d’eux reste vague et impossible à calculer.
84 La temporalité du mythe n’est donc pas fondamentalement différente de celle des
temps historiques. Il nous reste maintenant à regarder si les orateurs soulignent dans
leurs discours le passage entre mythe et histoire.
85 Avant d’aller plus loin, il convient d’examiner comment les orateurs envisagent le
passage entre le domaine du mythe et celui de l’histoire, s’il existe pour eux une
véritable frontière entre les deux, et si oui, à quel moment ils la situent. Isocrate est le
seul qui fixe précisément la ligne de séparation entre temps mythiques et temps
historiques. Encore ne le fait-il qu’une fois dans son œuvre :
Bien avant la guerre de Troie (c’est à partir de ce moment-là (ἐκεῖθεν), en effet, que des
preuves doivent être recueillies par ceux qui discutent sur les traditions) vinrent les enfants
d’Héraclès et, peu avant eux, Adraste, fils de Talaos et roi d’Argos. (Panég., 54, trad. G.
Mathieu légèrement modifiée)
86 A première vue, la frontière semble nette pour l’orateur. Elle est constituée par
l’épisode de la guerre de Troie. En réalité, cette date elle-même pose problème. Tout
d’abord, dès l’Antiquité, les opinions divergent sensiblement sur l’année précise de la
chute de Troie, et les estimations varient énormément selon les décomptes. Beaucoup
la situent aux alentours de 1250 ou de 1184, mais certains n’hésitent à remonter
52
jusqu’à 1335, tandis que d’autres descendent jusqu’en 112957. D’autre part, l’expression
employée (ἐκεῖθεν, « à partir de là ») reste malgré tout assez floue. Renvoie-t-elle à « la
guerre de Troie », ou à « bien avant la guerre de Troie » ? Enfin, mis à part ce passage
du Panégyrique, Isocrate ne revient plus jamais sur la question, pas plus d’ailleurs
qu’aucun autre orateur. Ni les uns ni les autres ne ressentent le besoin de préciser leur
propre système de datation. Ce silence semble prouver qu’ils suivent tacitement une
tradition qui s’est établie progressivement au cours des ans. Au cours du V e siècle
notamment, lorsque les historiens ont cherché à délimiter le champ de leur enquête, ils
ont été amenés à se prononcer sur cet important problème de la limite entre temps
mythique et temps historique58.
87 Plusieurs indications semblent ainsi suggérer à première vue qu’Hérodote envisage le
passé de manière dichotomique, et sépare période mythique et période historique. Il
précise dès l’introduction de son enquête qu’il va s’intéresser à « ce qu’ont fait les
hommes » (τὰ γενόμενα τῶν ἀνθρώπων), écartant d’emblée de son œuvre, semble-t-il,
les exploits de dieux et des héros. On connaît aussi les mots fameux qui ouvrent au livre
III sa présentation de la thalassocratie de Polycrate, et qui insistent plus clairement
encore sur la division instaurée par l’historien entre les deux époques du passé :
Polycrate est en effet le premier des Grecs, à notre connaissance (πρῶτος τῶν ἡμεῖς ἴδμεν
Ἑλλήνων), qui songea à l’empire des mers, – je laisse de côté Minos de Cnossos et tout
homme qui a pu régner sur la mer avant lui, – le premier, dis-je, du temps qu’on appelle le
temps des hommes (τῆς δὲ ἀνθρωπηίης λεγομένης γενεῆς Πολυκράτης πρῶτος).
(Hérodote, III, 122)59
88 L’histoire se définit ici comme « temps des hommes », par opposition au mythe qui
appartient au « temps des dieux »60. Sans que la frontière soit strictement délimitée,
l’historien signale qu’il opère une distinction entre les différentes couches du passé 61.
Mais cette distinction s’opère avant tout, comme l’a très bien montré B. Shimron, en
fonction du degré de connaissance qu’il lui est possible d’acquérir sur le passé, et non
pas tellement en fonction des acteurs62. Pour Hérodote, l’histoire recouvre tous les
événements qu’il connaît de manière certaine, qu’il lui est possible d’appréhender
grâce à des informations fiables, et qu’il peut donc introduire par le verbe οἶδα (ici dans
l’expression πρῶτος τῶν ἡμεῖς ἴδμεν). A l’inverse, les périodes plus reculées ne lui sont
connues que par des textes poétiques ou des traditions indirectes. Lorsqu’il s’intéresse
à elles, il se contente donc de retranscrire les informations recueillies sans pour autant
y adhérer, n’hésitant pas par exemple à interrompre son analyse de la guerre de Troie
en II, 120, pour se demander « si l’on peut avancer quoi que ce soit en se fondant sur les
poètes épiques ». B. Shimron rapproche ainsi deux passages qui témoignent de cette
différence d’attitude observée par Hérodote à l’égard du temps mythique et du temps
historique : en I, 5, Hérodote oppose les récits que font les Perses et les Phéniciens sur
les origines du conflit entre Grecs et Barbares à son propre exposé des faits. Il choisit de
commencer son exposé par Crésus, « celui qui, pour ce qu’[il] en sait personnellement,
a le premier entrepris de causer du tort aux Grecs » (τὸν δὲ οἶδα αὐτὸς πρῶτον
ὑπάρξαντα ἀδίκων ἔργων ἐς τοὺς Ἕλληνας)63. A l’inverse des paroles de ses
informateurs perses, dont il ne peut dire si elles sont vraies ou fausses, il aborde avec
Crésus une période sur laquelle il peut se prononcer avec certitude, sur laquelle il a un
savoir exact. De la même façon, en VII, 20, Hérodote oppose les expéditions menées
durant la période historique et de ce fait connues de lui (τῶν ἡμεῖς ἴδμεν) de celles qui
se sont déroulées durant la période mythique, et sur lesquelles on ne dispose que de
traditions orales (κατὰ τὰ λεγόμενα).
53
89 Il ne s’agit donc pas pour Hérodote de dénoncer tous les événements de la période
mythique comme faux, et l’on a souvent noté qu’il ne met pas en doute la réalité de la
guerre de Troie, ni l’existence d’Io, de Médée, d’Alexandre ou d’Hélène. Mais il est
également persuadé que les informations obtenues sur ces événements ou ces
personnages sont sujettes à caution, déformées qu’elles sont sous l’action du temps et
des informateurs successifs. Quand il choisit malgré tout de les rapporter, il se réfugie
derrière le discours d’autrui sans les prendre à son compte, et tente autant que possible
d’évacuer les éléments irrationnels en passant le récit au filtre de la raison. Il est clair
donc qu’Hérodote opère une distinction entre temps mythique et temps historique,
mais que cette distinction concerne avant tout le type d’appréhension et le degré de
connaissance qu’il est permis à l’historien d’obtenir sur la période, non pas la nature
des agents qui interviennent dans le cours du récit64. Un historien aussi rigoureux que
Thucydide ne réagit pas différemment : lui non plus ne remet pas en cause la trame
essentielle des événements mythiques : il croit à la réalité de la guerre de Troie, et
présente Hélène, Minos, Agamemnon, Eurysthée, Atrée, comme autant de personnages
« historiques ». Tout en signalant à maintes reprises sa défiance par rapport à la
tradition poétique et ses tendances au grandissement65, il n’hésite pas toutefois à
s’appuyer sur Homère et sur des traditions orales pour reconstruire, dans son
Archéologie notamment, ce passé lointain qu’il est impossible de connaître avec
certitude. Mais il s’agit de poètes et de traditions soigneusement purgées, qu’il tente le
plus souvent possible de conforter par des témoignages archéologiques ou par un
raisonnement analogique qui tente de reconstruire le passé à l’aide du présent 66. En
définitive, Thucydide, comme Hérodote, établit une coupure entre le passé lointain du
mythe et l’époque historique, et pour lui aussi, cette distinction s’opère essentiellement
en fonction de la connaissance qu’il est humainement possible d’obtenir sur le passé.
Plus rigoureux en revanche qu’Hérodote, il s’interdit de glisser dans son œuvre des
récits fantaisistes qu’il ne peut authentifier, fût-ce même en refusant, comme son
prédécesseur, de les prendre à son compte.
90 Par ailleurs, même si les événements mythiques se déroulent dans un passé lointain
difficile à situer, on assiste chez Hérodote à des tentatives de datation plus précise dont
on sent des échos dans le passage précédemment cité du Contre Busiris. Dans un article
récent, J.-C. Carrière a analysé de manière détaillée les différents moyens mis en œuvre
par Hérodote pour proposer « une chronologie absolue de l’époque mythique » qui
rattache solidement le mythe à l’histoire67. Il relève ainsi les tentatives de datation
fournies par l’historien en II, 145 pour situer par rapport à son époque Dionysos,
Héraclès et Pan, fils de Pénélope68. Ces indications temporelles prouvent que dès son
époque, la tradition avait fixé, de manière plus ou moins grossière, la date de la guerre
de Troie. Mais cet épisode n’est pas l’unique point de repère dont il dispose. Pour fixer
la chronologie de ces temps héroïques, Hérodote s’inspire également du retour des
Héraclides. Comme J.-C. Carrière l’a bien montré, cet épisode fameux lui permet de
relier l’histoire de Sparte à la geste d’Héraclès en déroulant la liste des vingt rois qui se
sont succédés depuis l’ancêtre mythique dans les deux familles royales de Sparte (VII,
204 et VIII, 131). Ainsi, cet épisode plus que tout autre constitue « la base de la
chronologie d’Hérodote » et marque véritablement la frontière entre temps du mythe
et temps de l’histoire.
91 Les informations que fournit Thucydide sur la question sont plus discrètes. On
remarque ainsi que la guerre de Troie, dans l’Archéologie, sert souvent de critère de
54
datation : Thucydide situe un événement avant ou après la guerre de Troie 69. En I, 12, 3,
il se fait même plus précis, puisqu’il indique que le retour des Doriens, associés aux
Héraclides, s’est effectué quatre-vingts ans après la prise de Troie. Certes, comme le
signale S. Hornblower dans son commentaire, cette date reste finalement peu
satisfaisante, puisque Thucydide n’a pas fixé par ailleurs le moment exact de la chute
de Troie70. Toutefois, en s’aidant d’un passage ultérieur (V, 112, 2), le lecteur peut
réussir à restituer cette date et la fixer aux alentours de 1250 avant Jésus-Christ, soit en
réalité une date très proche de celle avancée par Hérodote. Ce qu’indique en tout cas
cette information, comme le souligne S. Hornblower, c’est que Thucydide doit travailler
avec des traditions qui fixent en gros la période mythique, et qui semblent bien se
servir comme terminus de la guerre de Troie ou d’un événement qui lui est toujours
étroitement relié, le retour des Héraclides.
92 Au partir du Ve siècle, la division entre mythe et histoire n’est donc plus remise en
question et structure la vision que les orateurs, et tous les Grecs avec eux, ont du passé.
Quand il situe la frontière entre mythe et histoire aux alentours de la guerre de Troie,
Isocrate se fait l’écho d’une tradition qui tente de fixer plus précisément la limite entre
les deux couches du passé, et pour laquelle la guerre de Troie sert bien souvent de ligne
de partage. Peu après lui, son élève l’historien Éphore fera débuter son histoire
universelle au retour des Héraclides, fixant définitivement le début de l’âge historique
à cet événement, censé s’être déroulé en 106971. Pour les autres orateurs, en revanche,
nulle précision n’est avancée. S’ils ne fixent pas nettement la frontière entre mythe et
histoire, la marquent-ils dans les faits ? L’étude précise des discours nous permet de
distinguer deux attitudes bien différentes.
93 La pratique des orateurs, et notamment d’Isocrate, aboutit dans la très grande majorité
des cas au même résultat : les discours ne marquent pas de frontière entre mythe et
histoire, et enchaînent sans distinction exemples mythiques et historiques comme
autant de preuves mises sur le même plan. Seul peut varier le moyen utilisé pour
effectuer le passage, selon qu’ils utilisent une dénomination commune pour tous les
exemples, regroupés sous une appellation générique, qu’ils font usage d’indications
temporelles, ou bien encore qu’ils emploient simplement des particules de liaison.
1) Dénomination commune
94 Rarement employé seul, ce procédé est le plus souvent renforcé par l’une des deux
autres possibilités.
95 Isocrate en donne un premier exemple dans son Panégyrique (66-67). Il se propose
d’exposer la conduite de sa cité envers les Barbares (66). Sous cette expression, il
rassemble trois conflits : deux exemples mythiques et un exemple historique. Il
développe en premier lieu les hauts faits des Athéniens contre les Scythes et les
Thraces (68- 70 : période légendaire), puis enchaîne sur « les prouesses de ceux qui ont
lutté contre Darius et Xerxès » (71-72). Les guerres médiques sont qualifiées d’exploits
« frères » (ἀδελφά) de ceux qui viennent d’être rapportés. L’emploi de l’adjectif insiste
sur la similitude de nature entre tous ces événements, et renforce encore l’artifice de
présentation. Les guerres médiques sont mises exactement sur le même plan que les
autres affrontements contre les Barbares. La continuité est encore soulignée par les
55
liens généalogiques, puisque les Athéniens, vainqueurs des Mèdes, sont présentés
comme les descendants des héros adversaires des Scythes et des Thraces.
96 Même confusion chez Speusippe lorsqu’il évoque pour Philippe les affaires des
Amphictyons. Sous le terme vague de πράξεις, il rassemble aussi bien l’histoire des
premiers temps de l’Amphictionie et les interventions divines dans les rivalités entre
cités membres, que l’admission récente de Philippe à la place des Phocidiens. Et il
critique Isocrate pour n’avoir raconté « ni les entreprises anciennes ni celles menées
récemment par [Philippe], ni celles qui se sont produites dans l’intervalle » (οὔτε τὰς
ἀρχαίας πράξεις οὔτε τὰς ὑπὸ σοῦ νεωστὶ διαγωνισθείσας οὔτε τὰς τοῖς χρόνοις μεταξὺ
γενομένας, Speusippe, Lettre à Philippe, 9). L’impression de continuité augmente encore
par l’évocation de la période intermédiaire qui unit temps mythiques et temps
historiques, et fait du passé un tout ininterrompu. Les indications temporelles
(ἀρχαίας, νεωστί, μεταξύ) viennent ici se rajouter pour faire de tous ces événements
autant d’épisodes d’un seul passé.
97 Un dernier extrait vient illustrer ce procédé et brouille volontairement la frontière
entre mythe et histoire. Isocrate tente une fois de plus de prouver l’hostilité naturelle
des Grecs à l’égard des Barbares. Pour ce faire, il s’appuie sur la popularité dont
jouissent les récits sur la guerre de Troie et ceux sur les guerres médiques :
τῶν μύθων ἥδιστα συνδιατρίβομεν τοῖς Τρωικοῖς καὶ Περσικοῖς δι’ ὧν ἔστι
πυνθάνεσθαι τὰς ἐκείνων συμφοράς. ...
Les légendes qui nous distraient le plus sont les événements de Troie et les guerres contre les
Perses, qui nous permettent d’apprendre les malheurs que ces derniers ont endurés. (Panég.,
158)
98 Entre les deux guerres, nulle différence. Les guerres médiques, qualifiées de μῦθοι,
quittent le champ de l’histoire pour basculer dans la mythologie. L’assimilation joue ici
en sens inverse. Ce ne sont plus les faits mythiques qui intègrent le champ de l’histoire,
mais les faits historiques qui sont attirés dans l’espace du mythe. Le procédé est habile,
puisqu’il auréole les guerres médiques d’une gloire éternelle, égale à celle que connaît
la guerre de Troie depuis qu’Homère l’a chantée72.
99 Cette volontaire confusion entre mythe et histoire se reflète d’ailleurs dans le domaine
iconographique. Ainsi que le remarque T.P. Wiseman, la décoration de beaucoup de
monuments athéniens mêle sans distinction apparente les sujets mythologiques aux
exploits historiques. Preuve supplémentaire, s’il en est besoin, que l’esprit des
Athéniens n’opère pas de véritable scission entre les différentes époques de son passé,
et que « l’historicité » des mythes héroïques, pour eux, va de soi. Ainsi en va-t-il par
exemple des peintures de la Stoa Poikilè qui, bien qu’elles n’aient pas été conservées,
sont commentées par Pausanias dans sa description de l’Attique. On y apprend que la
représentation du combat des Athéniens contre les Lacédémoniens à Oinoé d’Argolide
précédait un tableau représentant les Amazones attaquant les Athéniens guidés par
Thésée. Puis intervenait une peinture montrant les rois grecs assemblés après la prise
de Troie, à laquelle succédait une représentation de la bataille de Marathon 73.
2) Indications chronologiques
100 Il peut s’agir aussi bien d’adverbes que de périphrases. Tous insistent sur la continuité
qui lie entre eux tous les différents moments du passé, depuis les temps les plus reculés
56
101 Tous ces passages ne marquent pas de coupure entre mythe et histoire. Les exemples
historiques apparaissent simplement comme une étape plus récente du passé. Les
expressions utilisées insistent sur la succession chronologique des épisodes, et se font
écho de discours en discours pour former un seul espace temporel continu. Après avoir
présenté « les premiers temps »75, l’orateur poursuit par ce qui s’est produit
« ensuite »76, pour finir par « plus tard »77. En ne permettant aucune estimation précise
sur le temps écoulé entre tous les événements rapportés, l’expression reste
57
suffisamment floue pour pouvoir assurer le lien entre mythe et histoire. Un autre
procédé, utilisé par Isocrate dans l’Évagoras, consiste à établir le lien entre les deux
espaces temporels à travers la succession des générations d’un même γένος. La dynastie
au pouvoir à l’époque de son discours (τὸ γένος τὸ νῦν βασιλεῦον) est présentée
comme descendant de la première dynastie régnante (τῶν ἐκγόνων τῶν ἐκείνου τὴν
ἀρχὴν ἐχόντων).
102 Dans cet ensemble, le dernier passage du Panathénaïque est particulièrement
exemplaire. Plus complexe, il ne se contente pas d’enchaîner les exemples grâce à une
locution temporelle. Il établit une série de trois conflits parmi lesquels on trouve des
épisodes mythiques aussi bien qu’historiques. Mais le troisième exemple cité se
compose lui-même d’un ensemble de quatre guerres qui mêle encore mythe et histoire,
puisqu’il se termine sur l’évocation de Darius. Plutôt que de considérer les guerres
médiques comme un tout, Isocrate casse leur unité, regroupe le premier moment (la
guerre contre Darius) avec les exploits mythiques, et fait de l’expédition de Xerxès une
guerre à part entière. Il bouleverse ainsi la vision traditionnelle de ce conflit et brouille
les frontières entre mythe et histoire. Dernier artifice enfin : il qualifie de « premier » le
conflit qui en réalité est survenu en dernier ; de « troisième » celui qui est le plus
ancien. En remontant dans le temps, il perturbe l’ordre chronologique traditionnel, et
grâce à son nouveau classement, fait définitivement éclater les limites entre mythe et
histoire.
103 Ce bouleversement chronologique se retrouve dans le Philippe, mais l’enchaînement
entre les exemples se fait alors au moyen de particules de liaison.
3) Particules de liaison
104 La majorité des passages sont tirés de l’œuvre d’Isocrate. Résultat peu surprenant, en
définitive, si l’on se rappelle qu’on lui doit la défense la plus argumentée de la tradition
orale et de la validité des récits mythiques. La pratique de l’orateur vient confirmer la
théorie qu’il exposait : le mythe n’est pour lui que de l’histoire plus ancienne et, comme
tel, doit être traité de la même façon que les témoignages historiques. Un seul passage
58
106 Cette présentation dichotomique apparaît chez des orateurs qui utilisent moins
volontiers les exemples mythiques. Elle explique justement cette réticence, puisqu’elle
traduit chez eux le sentiment d’une différence de nature entre passé mythique et passé
historique.
107 A première vue, Lysias met sur le même plan toutes les luttes soutenues par les
Athéniens dans le passé. Son oraison funèbre suit l’ordre chronologique pour nous
présenter dans un premier temps les anciens dangers qu’ils ont courus (πρῶτον μέν, Or.
fun., 3) : expédition des Amazones sur le territoire attique (4-6), aide apportée à Adraste
(7-10), puis aux Héraclides (11-16), avant d’en venir aux guerres médiques (20-47). Mais
si l’orateur décrit bien les héros de Marathon comme les descendants des illustres
combattants des premiers temps (οἱ ἐξ ἐκείνων γεγονότες, ibid., 20), il s’arrange
néanmoins pour marquer une halte dans son récit, et par cet artifice de composition,
dresse une barrière entre temps mythique et temps historique. Les paragraphes 17 à 19
constituent une parenthèse dans ce compte rendu des guerres remportées par Athènes.
Lysias y fait l’éloge des qualités éternelles des Athéniens. Il vante leur respect de la
justice, leur régime politique et leur origine autochtone. Cet éloge général lui permet
d’établir une frontière et de suggérer une hiérarchie entre les différents témoignages
sur le passé.
108 A l’inverse de Lysias, Platon distingue ouvertement entre les exemples mythiques et les
exemples historiques. Nous avons déjà cité le passage du Ménexène dans lequel il
abandonne aux poètes les nobles actions de l’Athènes primitive et préfère commencer
son éloge par les guerres médiques (Ménex., 239 a-d). Néanmoins, l’introduction du
passage présente ces exploits mythiques (dont Platon refuse de parler) et les épisodes
historiques comme autant d’aspects du même combat que les Athéniens ont de tout
temps mené « au nom de la liberté, aussi bien contre les Grecs pour défendre des Grecs
que contre les Barbares pour défendre l’ensemble des Grecs » (ibid., 239 b). La
59
distinction qu’il établit n’est en fait pas aussi radicale qu’elle voudrait le paraître. Nous
avons vu qu’elle repose avant tout sur une différence dans les moyens de transmission.
Le mythique est du côté de la poésie.
109 Cette remarque vaut aussi pour Démosthène. Son Oraison funèbre, comme le Ménexène de
Platon, établit une séparation très nette entre les exploits légendaires qui occupent les
premiers paragraphes (4-8) et les prouesses plus récentes qu’il développe par la suite.
La frontière entre mythe et histoire est physiquement matérialisée par un paragraphe
qui la commente79. Dans le Contre Aristocrate, les récits légendaires sur le tribunal de
l’Aréopage sont de même distingués du témoignage historique. L’orateur commence
son exposé en les présentant comme des histoires anciennes (τὰ παλαιά, Aristocr., 66).
Puis il clôt le chapitre mythique et passe à la période historique sur ces mots : « voilà
pour les histoires anciennes. Par la suite... (καὶ τὰ μὲν δὴ παλαιὰ ταῦτα· τὰ δ’
ὕστερον...) » (ibid.). Dans les deux cas, la distinction est donc nettement soulignée. Mais
en réalité, pour l’orateur comptent avant tout l’ancienneté du mythe par rapport à
l’histoire, et la différence dans le mode de transmission de ces deux types de récit. Pour
l’Oraison funèbre, le mythe est un produit de la poésie. Pour le Contre Aristocrate, il nous
parvient par le biais de la tradition orale. Démosthène nous livre les faits légendaires
« comme la tradition nous a permis de les apprendre » (ibid.).
110 Comme Platon, Démosthène dresse une frontière entre passé mythique et passé
historique. Mais pour l’un comme pour l’autre, cette barrière reflète une différence
dans les modes de transmission grâce auxquels nous parviennent ces témoignages
davantage qu’une différence de nature entre eux.
111 La pratique des orateurs n’est donc pas uniforme, et l’on retrouve ici sous un autre
angle la polarité observée précédemment lors de l’étude des emplois de muthos, entre
des orateurs qui affirment la continuité entre mythe et histoire et ceux qui au contraire
soulignent la différence entre les deux types de récit. Si Isocrate, ainsi que Lycurgue et
Speusippe dans une moindre mesure, envisagent le passé comme un tout et enchaînent
sans distinction temps mythique et temps historique, les autres orateurs soulignent au
contraire le passage entre les deux moments du passé, et s’arrangent à l’aide de
différents artifices rhétoriques pour établir une frontière plus nette entre eux. Il nous
reste maintenant à examiner dans quelles circonstances les orateurs conseillent
d’utiliser les exemples mythiques.
historiques avant d’étudier les passages qui concernent l’utilisation des exemples
mythiques.
113 Prévenant les critiques qui risqueraient de lui reprocher de traiter un sujet trop
souvent rebattu, Isocrate consacre les premières pages du Panégyrique à justifier son
entreprise et à démontrer qu’il peut être encore utile de donner des conseils sur la
concorde entre les Grecs et sur la guerre contre les Barbares. Ainsi qu’il l’explique dans
un passage capital de son introduction, un même fait peut être traité de diverses
manières. L’intérêt d’un exemple historique ne repose donc pas sur sa nouveauté, mais
dépend essentiellement de l’exploitation qui en est faite :
Ἐπειδὴ δ’ οἱ λόγοι τοιαύτην ἔχουσι τὴν φύσιν ὥσθ’ οἷόν τ’ εἶναι περὶ τῶν αὐτῶν
πολλαχῶς ἐξηγήσασθαι… καὶ τά τε παλαιὰ καινῶς διελθεῖν καὶ περὶ τῶν νεωστὶ
γεγενηνένων ἀρχαίως εἰπεῖν, οὐκέτι φευκτέον ταῦτ’ ἐστὶ περὶ ὧν ἕτεροι πρότερον
εἰρήκασιν, ἀλλ’ ἄμεινον ἐκείνων εἰπεῖν πειρακτέον. Αἱ μὲν γὰρ πράξεις αἱ
προγεγενημέναι κοιναὶ πᾶσιν ἡμῖν κατελείφθησαν, καὶ τὰ προσήκοντα περὶ
ἑκάστης ἐνθυμηθῆναι καὶ τοῖς ὀνόμασιν εὖ διαθέσθαι τῶν εὖ φρονούντων ἴδιόν
ἐστιν.
Puisque les discours ont une nature telle qu’on peut exposer les mêmes faits de bien des
manières..., présenter des faits anciens de manière nouvelle et exposer des faits récents de
manière classique, il ne faut pas fuir les sujets que d’autres ont abordés auparavant, mais
tenter de parler mieux qu’eux. Car les actions passées nous ont été laissées à tous en héritage
commun, mais les utiliser avec à-propos, concevoir au sujet de chacune des développements
adéquats et bien les mettre en lumière par l’expression, c’est le propre des bons esprits.
(Panég., 8-9)
114 Balayant tout scrupule de répétition, la citation engage au contraire à reprendre des
épisodes déjà traités80. L’important n’est pas de présenter de nouveaux exemples
historiques, mais de les traiter de manière nouvelle, tout en respectant les trois critères
qui pour Isocrate régissent l’emploi de l’exemple historique et qui sont ici exposés.
115 L’art du bon orateur consiste tout d’abord à sélectionner les événements du passé avec
à-propos, c’est-à-dire à choisir le moment opportun où les évoquer, τὸ ἐν καιρῷ
ταύταις καταχρήσασθαι81. Certes, tous disposent du même matériau, mais tous ne sont
pas capables d’instaurer avec la même pertinence un lien entre passé et présent en
rappelant au bon moment l’exemple le plus parlant, celui qui s’adapte le mieux à la
nécessité de l’heure et aux circonstances du discours. Ce sens de l’à-propos, du καιρός,
doit s’allier à une exploitation pertinente de l’exemple sélectionné. Loin de reproduire
une version immuable d’un événement historique, l’orateur doit choisir
l’interprétation qu’il en donne, l’adaptant à la nature des faits ou aux circonstances
dans lesquelles l’exemple est évoqué. L’expression τὰ προσήκοντα reste volontairement
ambiguë et ne permet pas véritablement de trancher entre les deux interprétations.
Enfin, le traitement de l’exemple historique dépend du style de l’orateur. Ce dernier
doit prendre garde à bien mettre en forme son exemple de manière à donner toute sa
force à son illustration.
116 En définitive, les trois critères auxquels le Panégyrique soumet l’exploitation de
l’exemple historique sont les suivants : pertinence dans le choix de l’exemple,
adéquation au sujet ou aux circonstances de l’évocation, et qualités stylistiques. Ces
exigences ne sont d’ailleurs pas propres aux seuls exemples historiques. De manière
plus générale, elles s’appliquent pour Isocrate à toute forme de développement, et
61
problème n’est pas d’illustrer un sujet avec le plus d’abondance possible, mais de
choisir avec discernement les exemples qu’il va exploiter : « comme on peut rapporter
bien des aventures concernant mon père, je me demande ce qu’il convient de rappeler
en ce moment (τίνος ἐν τῷ παρόντι πρέπει μνησθῆναι) et quels sont les faits qu’il faut
omettre » (Attel., 39), s’interroge Alcibiade le jeune au cours du plaidoyer qu’il
prononce en faveur de son père. Derrière les scrupules du jeune homme, on reconnaît
la présence d’Isocrate, et la permanence d’une même exigence : tenir compte des
circonstances pour choisir avec à-propos les exemples qu’il convient d’exploiter. Une
fois de plus apparaît le souci de la convenance (πρέπει), de l’adéquation aux
circonstances.
121 Le passage laisse toutefois transparaître une autre exigence. La vie d’Alcibiade se prête
à d’innombrables développements, parmi lesquels l’orateur se voit forcé de choisir s’il
veut laisser à son discours des proportions convenables. La sélection est gouvernée par
le respect de l’à-propos, mais elle est de toute façon rendue nécessaire par l’abondance
du matériau disponible. Un critère formel vient ici s’ajouter aux contraintes qui pèsent
sur le contenu du discours.
122 Cette idée d’une contrainte formelle se fait encore plus nette dans l’Évagoras. Outre la
pertinence du contenu, l’utilisation d’un exemple historique doit veiller à ne pas
rompre l’harmonie d’ensemble du discours, à respecter la proportion harmonieuse
entre ses différentes parties. Pour ce faire, Isocrate renonce à comparer les prouesses
d’Évagoras à celles de tous les autres rois. Non pas qu’un tel catalogue sortirait du sujet.
Mais il occuperait une place trop importante dans l’économie du discours. Quelques
exemples bien choisis suffiront pour la démonstration :
Si nous comparions les actes d’Évagoras à chacun des leurs, le discours ne respecterait peut-
être pas les justes proportions (οὔτ’ ἂν ὁ λόγος ἴσως τοῖς καιροῖς ἁρμόσειεν) et le temps
ne suffirait pas aux propos tenus ; mais si nous choisissons d’examiner les plus renommés en
les comparant aux siens, notre étude ne sera pas moins bonne, mais nos propos seront bien
plus concis. (Évag., 34)84
123 Le terme καιρός ne désigne plus ici l’à-propos dans le choix de l’exemple par rapport au
sujet. Il s’agit d’un καιρός interne au discours, de la juste mesure entre tous les
éléments du discours, que traduit bien souvent le terme συμμετρία. Longueur du
développement, sélection des épisodes et rythme d’ensemble, cet impératif formel
influence le traitement de tout exemple du passé. Si l’on élargit même la réflexion, on
s’aperçoit qu’une fois encore, il s’applique en définitive à toutes les parties du discours.
Au début du Panathénaïque, Isocrate renonce ainsi à parler de l’œuvre d’Homère, de
celle d’Hésiode et des autres poètes, car il sent qu’il est « entraîné hors des justes
proportions prescrites pour les prologues » (ἔξω ɸερόμενον τῆς συμμετρίας τῆς
συντεταγμένης τοῖς προοιμίοις). L’orateur doit savoir « garder la juste mesure (τὴν
εὐκαιρίαν) » (33-34) pour chaque sujet qu’il aborde. Avant-propos, exemples : la
συμμετρία préside à tout développement chez Isocrate.
124 Le Panégyrique avait soumis l’emploi de l’exemple historique à trois critères essentiels.
Le texte de l’Evagoras vient préciser ces règles en montrant qu’elles recouvrent aussi
une exigence formelle. Choisi en fonction des circonstances, adapté au sujet, mis en
valeur par un style original, l’exemple historique doit également respecter l’harmonie
interne de l’œuvre dans laquelle il est intégré. A tous les niveaux se manifeste ainsi
l’importance de l’à-propos, du καιρός. Ainsi que le note M. Trédé, son rôle « dans la
rhétorique d’Isocrate se révèle donc complexe. Ce καιρός, qui donne ou retire la parole,
63
fixe les thèmes et l’étendue des divers développements, préside à la συμμετρία, répond,
de fait, à un double type d’exigences, tout à la fois externes et internes au discours... Si
le καιρός veille de même à l’adaptation parfaite des thèmes à la situation, il doit aussi
garantir l’harmonie interne du λόγος85.
125 Sur bien des points, le traitement de l’exemple historique correspond à celui de toute
autre partie du discours. Mais les mêmes exigences apparaissent également dans les
passages qui concernent l’exemple mythique, prouvant une fois de plus qu’Isocrate ne
voit en lui qu’un cas particulier de l’exemple historique.
126 Toutes les réflexions théoriques d’Isocrate sur l’emploi de l’exemple mythique
soumettent son utilisation aux mêmes conditions : valeur intrinsèque, pertinence du
propos et respect des justes proportions doivent s’allier pour en faire un
développement adéquat.
127 Le long passage consacré à Thésée dans l’Éloge d’Hélène nous offre un premier exemple
de mythe utilisé dans un discours comme argument. Bien entendu, le cas est ici un peu
particulier, puisque l’ensemble du discours traite de faits légendaires. Néanmoins les
quelques lignes qui introduisent les paragraphes consacrés au roi d’Athènes précisent
nettement les exigences.
128 Déroulant les différents épisodes de la vie de son héroïne, Isocrate est amené à relater
l’enlèvement de la jeune fille par Thésée, dont il vante la nature exceptionnelle 86. Puis,
au lieu de reprendre aussitôt après la biographie d’Hélène, il choisit de s’étendre un peu
plus longuement sur le personnage du roi d’Athènes et de donner des exemples de sa
parfaite vertu :
Il convient (πρέπειν), me semble-t-il, de parler de lui un peu plus longuement, car à mon
avis, pour offrir le meilleur crédit à ceux qui veulent faire l’éloge d’Hélène, il nous faut
montrer que ceux qui l’ont aimée et admirée étaient eux-mêmes l’objet d’une plus grande
admiration que les autres. (Hél., 22)
129 Son commentaire justifie l’insertion à l’intérieur de l’éloge d’Hélène d’un long
développement entièrement consacré à un autre personnage, développement qui peut
paraître à première vue hors sujet. Loin de constituer une digression par rapport à
l’héroïne, cet éloge de Thésée, par contrecoup, en fait ressortir davantage encore les
qualités remarquables, et sert l’argumentation de l’orateur. Éloge indirect d’Hélène, il
s’intègre donc parfaitement au discours. L’orateur en souligne la pertinence, indique en
quoi il se rattache au sujet principal du discours et sert ses objectifs 87.
130 Deux critères rentrent ici en ligne de compte. Isocrate considère tout d’abord la valeur
intrinsèque de l’exemple. Sur ce point, le choix de Thésée s’explique aisément. Homme
d’exception, héros aux multiples prouesses, le roi d’Athènes constitue un exemple de
choix, et c’est encore plus vrai pour un discours qui s’adresse à un public athénien.
Mais l’orateur n’oublie pas pour autant de souligner l’opportunité de son utilisation,
l’adaptabilité de l’exemple au contexte précis dans lequel il est employé. Tout exemple
doit obéir au kairos de l’heure et du sujet.
64
131 Ce qu’Isocrate avance pour l’éloge de Thésée vaut en fait pour tout exemple mythique
inséré dans un discours. Comme dans le cas des exemples historiques, le respect de
l’occasion et du contexte intervient également pour justifier tout exemple mythique.
Sur ce point, la théorie de l’exemple mythique ne diffère pas de celle de l’exemple
historique. A de nombreuses reprises, l’orateur revient sur l’importance des
circonstances précises dans lesquelles il prend la parole, et réaffirme l’influence
qu’elles ont sur l’exploitation du matériau mythique. Pour vanter Hélène, il était
judicieux d’introduire un passage sur Thésée. A l’inverse, Isocrate n’hésite pas à passer
sous silence un épisode mythique si l’occasion n’est pas favorable à son développement,
et il sait quand il le faut opérer un choix parmi l’éventail d’exemples que lui fournit la
tradition mythique. Dans le discours qu’il prête à Archidamos, le jeune prince Spartiate
explique aux Lacédémoniens qu’il n’a pas exposé en détail leurs origines car « les
circonstances présentes ne permettaient pas de développer des récits légendaires, et
[qu’]il fallait aborder ce sujet avec plus de concision que de clarté » (ὁ γὰρ παρὼν
καιρὸς οὐκ ἐᾷ μυθολογεῖν, ἀλλ’ ἀναγκαῖον ἦν συντομώτερον ἢ σα φέστερον
διαλεχθῆναι περὶ αὐτῶν, Archid., 24). De la même façon, Isocrate indique à Philippe de
Macédoine que la cité athénienne a contribué à l’immortalité de son ancêtre Héraclès,
mais que ce n’est pas le moment pour lui d’expliquer comment elle y est parvenue
(ἐμοὶ δὲ νῦν εἰπεῖν οὐ καιρός, Philippe, 33).
132 Dans les deux cas, l’évocation de l’épisode mythologique est évitée parce qu’elle ne
répond pas à la nécessité du moment. Le καιρός préside à l’introduction d’un exemple
mythique dans le discours, tout comme il le faisait déjà pour les faits tirés d’un passé
plus récent.
133 Ce même critère de pertinence explique les regrets que l’on trouve en introduction
d’un exemple sur Thésée, vers le milieu du Panathénaïque. Avant de s’engager dans son
développement, l’auteur glisse quelques précisions :
Pour Thésée, j’aurais préféré ne pas avoir parlé auparavant de sa vertu ni de ses actions ; car
ce développement aurait été mieux adapté (πολὺ γὰρ ἂν μᾶλλον ἥρμοσεν) dans ce
discours consacré à la cité. Mais il était difficile, ou plutôt impossible, de réserver les pensées
qui m’étaient alors venues à l’esprit pour une occasion (εἰς τοῦτον ἀποθέσθσι τὸν καιρόν)
que je ne savais pas devoir arriver. (Panath.., 126-127)
134 Encore une fois, c’est l’opportunité qui justifie l’intervention du héros athénien à cet
endroit précis du discours, de même qu’elle expliquait le long passage qui lui était
consacré dans l’Éloge d’Hélène. Mais en regrettant d’avoir déjà utilisé ce matériau
mythologique, Isocrate ajoute ici une idée supplémentaire. Il semble sous-entendre
qu’un exemple mythique ne peut être exploité plusieurs fois, et qu’il revient à l’orateur
de déterminer lui-même la meilleure occasion, le kairos idéal pour son utilisation, s’il ne
veut pas être amené à se répéter. L’allusion à l’Éloge d’Hélène est claire. L’orateur
regrette d’avoir gaspillé un matériau dont il aurait désormais meilleur usage. Pour
sortir de ce dilemme, Isocrate affirme qu’il se contentera d’exploiter un seul des
exploits de Thésée, choisissant un épisode « qui n’a pas été rapporté auparavant, que
nul n’a accompli à part Thésée, et qui est le meilleur témoignage de sa vertu et de sa
sagesse » (ibid., 127). Le discours se poursuit alors par le récit de l’instauration de la
démocratie à Athènes par Thésée. Inédit, exclusif et remarquable, cet exemple
mythique se caractériserait donc autant par sa nouveauté que par sa valeur
intrinsèque.
65
135 Or, malgré ses affirmations, force est de constater qu’il a déjà traité le sujet, bien qu’un
peu différemment, dans son Éloge d’Hélène (32-37). Ses réflexions théoriques se heurtent
donc à sa pratique. Cette constatation n’est d’ailleurs pas la seule à remettre en cause
l’exigence de nouveauté avancée ici par l’orateur. Il n’est besoin que de rappeler le
catalogue stéréotypé des exploits mythiques d’Athènes, repris à satiété dans la majorité
des oraisons funèbres : expédition des Thraces et des Amazones, supplication d’Adraste
puis des Héraclides, autant de topoi que tous les orateurs invoquent et que le public
s’attend à trouver dans de telles occasions. Cette répétition systématique prouve
suffisamment qu’un exemple mythique n’a pas besoin d’être inédit pour être efficace.
Bien au contraire même, ce qui fait qu’un exemple mythique est convaincant, c’est
précisément le fait qu’il soit véhiculé par la tradition et transmis de génération en
génération. Si nouveauté il y a, elle se situe à un autre niveau, et Isocrate le sait
pertinemment. Le discours Contre les Sophistes (12-13) et le Panégyrique (8) nous l’ont
d’ailleurs prouvé, puisqu’ils faisaient primer la nouveauté de la forme sur la nouveauté
du fond, quelle que soit la partie du discours envisagé. Leurs remarques générales
valent aussi, bien évidemment, pour les exemples mythiques.
136 Dans ce contexte, le long préambule théorique qui ouvre l’exemple de Thésée dans le
Panathénaïque ne doit pas être pris au pied de la lettre. Cette revendication de
nouveauté constitue avant tout une façon habile d’attirer l’attention de l’auditoire sur
le développement qui suit. D’autres passages d’Isocrate nous prouvent suffisamment
qu’il n’hésite pas à reprendre un exemple déjà employé dans un autre contexte si cela
peut servir son propos. Et toute l’œuvre des orateurs témoigne de cette même
tendance : un groupe de récits relativement restreint est sollicité à plusieurs reprises et
réapparaît sous des formes différentes dans divers discours. Plus que la nouveauté du
fond exploité, on privilégie la nouveauté de la forme. En réalité, si l’orateur ne nous
présente qu’un des aspects de la vie de Thésée, il faut voir dans ce choix la volonté non
pas de se montrer original, mais de respecter l’adéquation au contexte. Dans l’économie
du discours, notre exemple s’intègre en effet à l’intérieur d’un développement sur les
mérites comparés des constitutions de Sparte et d’Athènes. Si le personnage de Thésée
trouve une place dans cet ensemble, c’est uniquement en tant que chef d’Etat, roi
démocratique instaurateur de la patrios politeia. Aucun autre de ses exploits ne serait
pertinent dans ce contexte, et c’est la véritable raison de la sélection sévère qu’opère
Isocrate.
137 Non content d’influencer l’ensemble du discours en présidant au choix des exemples
mythiques qui y sont introduits, le kairos influence également la version que l’orateur
donne des faits. La présentation des événements peut varier suivant les nécessités du
moment, comme l’avoue le texte du Panathénaïque. Isocrate vient de rappeler la légende
d’Adraste, choisissant la version pacifique selon laquelle les Thébains, après avoir
entendu les arguments d’une ambassade athénienne venue jouer les médiateurs, ont
accepté de restituer à Adraste les Argiens tués au combat. Or une autre tradition voulait
que les Athéniens aient dû prendre les armes pour permettre aux Argiens de récupérer
les corps de leurs guerriers. C’était cette dernière version qu’adoptait le Panégyrique. Or,
loin de chercher à masquer cette contradiction, Isocrate la revendique hautement 88 :
Et que personne ne pense que j’ignore la contradiction qui existe entre mes propos actuels
(τἀναντία τυγχάνω λέγων) et ceux que j’aurais manifestement écrits sur ces mêmes
événements dans le « Panégyrique ». Mais à mon avis, aucun de ceux qui pourraient s’en
apercevoir n’est assez stupide ni assez jaloux pour ne pas faire mon éloge et pour ne pas
penser que j’ai été sage de faire à l’époque cette présentation, et de choisir maintenant d’en
66
parler ainsi. Je sais que ce que j’ai écrit à ce sujet était bien et utile (καλῶς γέγραφα καὶ
συμφερόντως). (Panath., 172-173)
138 Les deux versions sont mises sur le même plan et se voient accorder exactement la
même valeur. Le choix de l’orateur se fait uniquement en fonction de l’utilité du
moment. La citation nous prouve clairement que dans le cas d’un exemple, ce n’est pas
le critère de vérité qui prime, mais celui du style (καλῶς) et de l’utilité du propos
(συμφερόντως). Comme pour les exemples historiques, il s’agit de concevoir des
développements adéquats (τὰ προσήκοντα… ἐνθυμηθῆναι, Panég., 9), de prendre en
compte les circonstances précises de l’exploitation de l’exemple. Mais ce passage nous
permet aussi de mieux comprendre la faveur dont jouit le mythe. Infiniment plus
malléable qu’une allusion historique, l’exemple mythologique présente l’avantage de
rendre ces transformations plus faciles : l’ancienneté des faits légendaires et leur mode
de transmission empêchent d’exiger la même précision et la même fidélité dans les faits
rapportés. C’est là une différence majeure entre le mythe et l’histoire. A l’époque du
Panégyrique comme à celle du Panathénaïque, il peut être intéressant d’intégrer
l’exemple d’Adraste pour faire l’éloge d’Athènes. Mais les rapports entre les cités ayant
bien évolué, il n’est plus possible en 339 de présenter une Athènes victorieuse des
Thébains. Mieux vaut au contraire prôner l’alliance entre toutes les cités grecques, et
ménager la susceptibilité de Thèbes encore neutre dans le conflit qui oppose Athènes à
Philippe de Macédoine. Ainsi s’explique qu’Isocrate choisisse la version pacifique de la
légende. Sa présentation des faits évolue en fonction des enjeux politiques. L’orateur
procède ici ouvertement, expliquant que le kairos dépend de l’évolution historique. Le
contexte politique influence non seulement le choix de l’exemple développé, comme
nous l’avons vu dans le discours Sur la Paix, mais aussi son traitement 89.
exigences de l’heure et du sujet, et la fin du passage accumule les termes qui soulignent
cette parfaite convenance à la situation. Mais l’orateur ajoute encore une précision,
indiquant que le respect de la pertinence commande non seulement le choix de
l’exemple mythique exploité91, mais qu’il informe également l’exploitation particulière
qui en est faite et le choix des aspects sur lesquels l’orateur décide de mettre l’accent.
Ainsi, Isocrate ne couvre pas toutes les prouesses d’Héraclès. Il se contente, à l’intérieur
d’un thème bien précis (« les qualités de son âme »)92, de sélectionner un épisode qui
l’illustre particulièrement bien. Il s’agit officiellement de respecter l’harmonie
d’ensemble du discours et de veiller à ne pas dépasser les proportions convenables. Car
si dans le Panathénaïque, Isocrate justifiait la brièveté de son exemple par sa volonté de
ne pas se répéter, il avance ici d’autres motifs. A en croire l’orateur, la première excuse
tient à son grand âge, qui l’empêche d’assumer un travail d’une telle ampleur.
Coquetterie de vieillard, qu’Isocrate semble affectionner à la fin de sa vie 93. Le deuxième
motif est plus intéressant et sans aucun doute plus sérieux : l’orateur prétend se
soumettre à une exigence de forme, choisissant d’abréger un développement qui
pourrait l’amener à doubler la longueur de son discours, au risque d’en rompre
l’équilibre interne. L’exemple doit à la fois s’adapter au sujet traité et s’intégrer dans le
rythme d’ensemble de la démonstration.
145 Si l’on cherche toutefois à mieux comprendre en quoi consiste véritablement
l’opportunité de ce développement sur Héraclès, en quoi il sert particulièrement bien le
dessein de l’orateur dans ce discours, on s’aperçoit qu’il correspond là encore à un
choix politique. Isocrate, qui tente de convaincre Philippe de prendre la tête des cités
grecques coalisées contre les Barbares au lieu de chercher à les soumettre à son
pouvoir, fait d’Héraclès, l’ancêtre légendaire de la famille royale de Macédoine, le
modèle exemplaire d’une telle politique. Sa présentation du héros est tout entière
informée par le projet politique qu’il souhaite voir Philippe adopter. Dans une telle
optique, ce n’est pas le tueur de monstre, l’athlète à la force prodigieuse, qui l’intéresse,
mais l’homme qui a prouvé son amour des hommes et son dévouement à l’égard des
Grecs (§ 114, repris en 116 pour Philippe) en menant la première expédition contre
Troie et en élevant un trophée sur les Barbares. Voilà pourquoi le développement qu’il
consacre à Héraclès se contente de présenter cet épisode. Voilà en quoi consiste la
pertinence de son exemple mythique : la nature profonde du kairos est ici encore
d’ordre politique.
146 Valeur intrinsèque, pertinence du contenu, justes proportions du développement :
l’exemple mythique répond aux mêmes critères que l’exemple historique au sens large,
ou même que n’importe quelle partie du discours. Bien entendu, ces trois impératifs
peuvent entrer en conflit l’un avec l’autre. On peut ainsi imaginer que le rythme d’un
discours invite à abréger un épisode mythique dont la pertinence semble au contraire
exiger l’exposé détaillé. Selon Isocrate, le bon orateur se reconnaîtra justement à
l’habileté avec laquelle il saura trancher entre ces différentes exigences. C’est du moins,
à l’en croire, ce qu’il a cherché à faire durant toute sa carrière. Un exemple, pourtant,
paraît remettre en cause cette théorie de l’exemple mythique, et ne pas chercher à
prendre en compte l’ensemble des trois critères.
69
147 Une seule fois, dans le Panathénaïque (74-87), Isocrate déclare ne pas avoir respecté
l’harmonie entre les différentes parties de son discours. Cette exception mérite toute
notre attention. L’orateur, qui vient d’évoquer le nom d’Agamemnon, décide
d’interrompre momentanément son exposé pour se lancer dans un éloge du héros.
Pourtant, ce n’est pas sans hésiter qu’il choisit de développer son exemple. Il sait bien
que « les gens n’approuvent pas l’évocation de faits hors sujet (τὰς πράξεις τὰς ἔξω
λεγοµένας τῶν ὑποθέσεων), mais que cela semble être source de confusion » (Panath.,
74).
148 Au risque d’être accusé de prolixité (περιττολογία), l’orateur décide néanmoins de
rendre hommage au roi de Mycènes et consacre huit paragraphes à citer des exemples
de sa valeur. En conclusion, il revient abondamment sur ses motifs et justifie la
longueur de son éloge, qu’il qualifie clairement de digression :
Ἀλλὰ γὰρ οὐκ οἶδα ὅποι τυγχάνω φερόμενος· ἀεὶ γὰρ οἰόμενος δεῖν προστιθέναι τὸ
τῶν προειρημένων ἐχόμενον, παντάπασι πόρρω γέγονα τῆς ὑποθέσεως.
Mais je ne sais où je me trouve emporté. A force de penser qu’il fallait ajouter aux paroles
prononcées les points qui s’y rattachaient, je me retrouve très loin de mon sujet, (ibid., 88)
149 L’affirmation qui vient clore l’exemple rappelle les mots d’introduction 94. Emporté par
son argumentation, Isocrate prétend avoir perdu de vue le véritable sujet de son
discours pour se perdre dans des développements sans lien direct avec lui. Il reconnaît
que son exemple n’a pas respecté les justes proportions. Avec insistance, il revient sur
sa trop grande prolixité, évoque la longueur de son développement sur la valeur
d’Agamemnon, s’accuse de dépasser la mesure95. Mais s’il plaide coupable, il excuse
aussitôt ce manque de mesure par la nature même de son sujet :
Mais j’ai pensé en effet qu’il serait moins grave de sembler à certains négliger dans cette
partie les justes proportions (τῶν καιρῶν ἀμελεῖν) plutôt que de laisser de côté, dans un
développement portant sur un homme de cette valeur, un des bienfaits qui le concernent et
qu’il convient que j’évoque (τι τῶν... ἀγαθῶν... ἐμοὶ προσηκόντων εἰπεῖν). Et je pensais
aussi que les plus fins connaisseurs parmi mes auditeurs m’approuveraient s’ils me voyaient,
dans un développement portant sur la vertu (περὶ ἀρετῆς), m’inquiéter davantage de tenir
des propos dignes de ce sujet plutôt que de respecter les proportions harmonieuses de mon
discours (ταύτης ἀξίως ἐρῶ μᾶλλον σπουδάζων ἢ περὶ τὴν τοῦ λόγου συμμετρίαν) ;
car je savais bien que le manque de juste mesure pour un discours (τὴν... περὶ τὸν λόγον
ἀκαιρίαν) rejaillirait sur ma réputation, tandis qu’une sage réflexion sur des exploits
rendrait service aux personnes mêmes dont on faisait l’éloge : oubliant mon intérêt, j’ai pris
le parti de la justice, (ibid., 85-86)
150 Deux exigences entrent ici en conflit. D’un côté, l’orateur doit respecter les proportions
harmonieuses du discours. De l’autre, il doit prendre en compte l’importance du sujet
traité et tenter d’en traduire toute la noblesse. Le mérite moral d’un héros tel
qu’Agamemnon nécessite un développement digne d’un thème aussi ambitieux. A
l’exigence de parfaite symétrie, d’harmonie dans l’agencement, Isocrate préfère le
respect d’un sujet d’exception, qui mérite qu’on bouscule pour lui les règles formelles
et qu’on s’écarte du thème général du discours. Déjà, dans le Contre les Sophistes, il avait
souligné l’importance de tenir « des propos à la hauteur des faits » 96. Cette volonté de
ne pas trahir un sujet d’importance et de rendre justice à un héros méconnu lui sert de
justification à son oubli temporaire de l’harmonie d’ensemble, la συμμετρία.
70
151 Quittant le domaine de la réflexion théorique, Isocrate avance enfin une excuse plus
prosaïque à sa digression. Invoquant comme dans le Philippe son grand âge, il fait appel
à l’indulgence de son auditoire pour sa prolixité et ses oublis (ibid., 88). Cet argument ne
saurait tromper le lecteur. Outre le fait qu’Isocrate, aux paragraphes 84 et 85, affirme
qu’il est tout à fait conscient de ne pas respecter les proportions convenables dans cette
partie de son discours97, la rigueur de la démonstration que nous venons d’analyser
suffit à prouver que le choix d’Isocrate, loin d’être la triste rançon de l’âge, est
mûrement réfléchi.
152 Mais cet exemple est-il vraiment une digression, comme le prétend Isocrate, et comme
la plupart des critiques, sur la foi de ses affirmations, ont bien voulu le penser ? Pour
eux, l’exemple d’Agamemnon est un éloge à peine voilé de Philippe, à qui Isocrate
suggérerait de confier le haut commandement d’une expédition contre les Barbares,
reprenant ainsi une idée déjà développée dans le Philippe. Vu ainsi, le passage apparaît
effectivement comme un excursus dans le discours. Mais M. Trédé suggère de le
replacer dans le développement d’ensemble de l’œuvre98. Le Panathénaïque se propose
en effet de rappeler les exploits et le mérite d’Athènes. Il procède pour cela par le biais
d’une comparaison avec Sparte, qui lui permet de montrer qu’Athènes a été
responsable de plus de bienfaits pour les Grecs que les Lacédémoniens tout en
minimisant les méfaits qu’elle a pu commettre. Les paragraphes 59 à 61, qui ont exposé
les conduites respectives des deux cités à l’égard des Barbares, et les paragraphes 62 à
71, qui ont traité de leur comportement à l’égard des cités alliées, ont mis en évidence
que Sparte, contrairement à l’opinion répandue, s’est montrée bien plus dure et plus
injuste qu’Athènes.
153 Dans ce contexte, le développement sur Agamemnon permet d’abord de souligner
l’iniquité de la conduite Spartiate, puisque Sparte n’a pas hésité à malmener la cité qui
avait donné naissance à un tel héros. D’une manière plus générale, il donne surtout
l’exemple de la conduite qu’Isocrate conseille à Athènes et à Sparte de tenir, mais que
toute leur histoire refuse. Car l’orateur n’oublie pas dans ce passage les deux objectifs
principaux de sa politique, la concorde entre les Grecs et la nécessité d’une expédition
commune contre les Barbares. La guerre contre Troie est la première tentative d’une
union entre les Grecs, suivie d’une expédition victorieuse contre les Barbares. Dans
cette perspective, l’éloge d’Agamemnon permet sous une forme déguisée de conseiller
aux deux grandes cités d’abandonner leur politique hostile envers les autres Grecs et
d’unir leurs efforts contre leurs véritables ennemis.
154 Ainsi, au moment même où l’orateur prétend faire fi des impératifs formels et sacrifier
l’harmonie entre les parties de son discours, il continue à y prêter attention.
Contrairement à ce qu’il veut bien affirmer, l’exemple d’Agamemnon ne remet pas en
cause les exigences d’à-propos et de justes proportions qui, alliées à la valeur
intrinsèque, régissent le choix et le développement de tout exemple mythique pour
Isocrate. Tout comme les autres exemples employés par l’orateur, il respecte les
exigences d’à-propos et de justes proportions qui, alliées à la valeur intrinsèque de
l’épisode présenté, justifient toute introduction du passé mythique dans un discours.
71
NOTES
1. μῦθος : Dém., 50, Panég., 158, A Nicoclès, 49, et Évag., 66 ; μυθώδης : Panath., 1 et 237, A Nicoclès,
48, Panég., 28 ; μυθολογέω-ῶ : Archid., 24, Évag., 36, A Nicoclès, 49.
2. μῦθος : Cour., 149, Contre Polyclès, 40, et Or. fun., 9 ; μυθώδης : Aristocr., 65 ; μυθολογέω-ῶ : Or.
fun., 9 et 29.
3. μῦθος : Amb., 31.
4. μῦθος : Léocr., 100 ; μυθώδης : ibid., 95.
5. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, 1968-1980.
Outre les indications trouvées dans cet ouvrage, l’évolution du mot est bien éclairée par l’étude
de H. Fournier, Les verbes « dire » en grec ancien, Paris, 1946, p. 211 sq. Pour sa part, H. Fournier
définit ce substantif comme « pensée qui s’exprime, avis, langage », l’opposant ainsi au terme
ἔπος, qui désignerait de préférence les mots dans leur réalité matérielle. Voir également dans
l’ouvrage de L. Brisson, Platon, les mots, les mythes, Paris, 1982, p. 109-113, ainsi que les annexes 1
et 2 sur l’étude de μῦθoς et de ses composés chez Platon. On trouvera enfin des développements
utiles chez R.P. Martin, The Language of Heroes. Speech and Performance in the ‘Iliad’, Ithaca, 1989, p.
12-42 (définition des termes muthos et epos p. 12-13), et l’on se reportera avec profit au livre de M.
Detienne, L’invention de la mythologie, Paris, 1981, p. 91-112.
6. Pindare, Ném., 7, 22. Sophocle, Ajax, v. 189. Euripide, Hér., v. 100 et Cycl., v. 375.
7. Trad. Ph.-E. Legrand légèrement modifiée, Paris, CUF, 1936. Dans un article consacré à
l’attitude des historiens face aux données de la légende, M. Piérart commence son intervention
par ce passage. Il y voit un des plus anciens emplois du mot dans le sens de « légende, récit
fabuleux, conte, par opposition à λόγος, récit confirmé par des témoignages ». (« L’historien
ancien face aux mythes et aux légendes », Les Études Classiques 51, 1983, p. 47-62 et p. 105-115).
8. Trad. J. de Romilly, Paris, CUF, 1953.
9. Ce substantif ἔλεγχος, tout comme l’adjectif de la même famille ἀνεξέλεγκτος, relève du
vocabulaire juridique. Il désigne précisément la preuve qu’on oppose à une accusation, la
réfutation. Pour les deux historiens, le mythe ne peut dissiper les soupçons sur son authenticité,
il n’admet pas de contre-épreuve.
10. Nous donnons ici son sens plein au suffixe -ωδης qui, ainsi que le souligne P. Chantraine, a
servi à composer un très grand nombre d’adjectifs. Du sens primitif de « qui a une odeur de... »,
on est passé très vite au sens de « qui ressemble à... ». Le muthôdes, c’est donc « ce qui a une odeur
de mythe, ce qui ressemble à du mythe » (P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue
grecque, Paris, 1968-1980 et du même auteur, La formation des noms en grec ancien, Paris, 1933, p.
429-432).
11. Citons encore comme exemple similaire les paragraphes 237-238 du Panathénaïque, dans
lesquels Isocrate oppose les récits légendaires concernant la ville d’Athènes (« les faits
mythiques », τὰ μυθώδη) aux actions d’éclat universellement portées au compte de son pays,
sous-entendant que les premiers comportent un facteur d’incertitude.
12. La citation de l’Évagoras tout juste relevée nous en fournit d’ailleurs un bon exemple : le
« mythe » est distinct de la vérité, mais cela n’a pas empêché Isocrate de l’utiliser dans son
discours.
13. Notons d’autre part que dans les deux cas, les orateurs n’emploient pas le substantif μῦθος,
mais l’adjectif μυθώδης, qui semble bien, pour sa part, avoir toujours une connotation péjorative.
14. Cf. République, 377 a : « Ne comprends-tu pas, dis-je, que nous commençons par raconter des
mythes aux jeunes enfants ? Or, en somme, ces mythes sont des mensonges, mais ils renferment
des vérités. Nous avons recours à des mythes avec les jeunes enfants avant de les envoyer au
72
gymnase. » Et 377 c : « Ceux des mythes qui auront été sélectionnés, nous inviterons les nourrices
et les mères à les raconter aux enfants et à façonner leurs âmes avec ces mythes bien mieux que
leurs corps avec leurs mains. » Voir sur ce point Luc Brisson, op. cit., p. 76-78 et p. 102-103.
15. M. Piérart, art. cit., p. 53.
16. Nous ne parlons ici, bien évidemment, que des sources pour les exemples portant sur les
temps anciens.
17. Par exemple, Isocrate, Panath., 155. Les historiens antiques eux-mêmes n’ont pas pour
habitude de fournir le nom des ouvrages ou des personnes qui les ont renseignés.
18. Ainsi, après avoir résumé à grands traits la légende d’Eumolpe et d’Érechthée, Lycurgue cite
un passage de l’Érechthée d’Euripide prouvant la grandeur d’âme de Praxithéa, épouse du roi
d’Athènes (= Léocr., 100). La tirade atteint cinquante-cinq vers. Peu après (ibid., 103), c’est une
citation de l’Iliade qui vient illustrer la manière dont Hector exhorte les Troyens à défendre leur
patrie. Pour montrer la grandeur du dévouement envers sa patrie, Lycurgue préfère à chaque fois
laisser parler les poètes plutôt que de présenter lui-même les exemples mythiques en les
traduisant dans son propre langage. Quant à Eschine, il laisse les vers homériques décrire à sa
place la nature des liens entre Achille et Patrocle (Tim., 144-150), avant de conclure ce passage sur
la beauté des passions licites par deux extraits d’Euripide, un extrait de la Sthénébée (ibid., 151)
suivi d’un extrait du Phénix (ibid., 152).
19. voir supra, p. 53.
20. Sur l’attitude des historiens à l’égard des emprunts poétiques, voir H. Verdin, « Les
remarques critiques d’Hérodote et de Thucydide sur la poésie en tant que source historique », in
Historiographia antiqua. Commentationes Lovanienses in honorem W. Peremans septuagenarii editae
(Symbolae. Series A. vol. 6), Louvain, 1977, p. 53-76 et du même auteur, « Agatharcide de Cnide et
les fictions des poètes », in H. Verdin, G. Schepens, E. De Keyser (éds.), Purposes of History. Studies
in Greek Historiography from the 4th to the 2nd centuries B.-C. (Proceedings of the International
Colloquium. Leuven, 24-26 May 1988), Louvain, 1990, p. 1-15. S’ils utilisent certaines données
poétiques, Hérodote et Thucydide savent qu’ils doivent le faire avec précaution : « Bien avant la
théorie littéraire des rhéteurs et des philosophes, les historiens s’étaient posé des questions
quant aux caractéristiques des genres littéraires. Hérodote et Thucydide en relevaient surtout
deux : le fait que le poète ne fournit pas les preuves de ce qu’il raconte... et l’élément ’fiction’, qui
tantôt se présente sous la forme de l’invention, tantôt sous celle de l’embellissement. Ces deux
caractéristiques obligent l’historien à interpréter soigneusement les données fournies par la
poésie, s’il veut les incorporer dans son exposé historique » (H. Verdin, « Les remarques critiques
d’Hérodote et de Thucydide... », p. 75).
21. N’oublions pas le rapprochement qu’opère Démosthène dans son discours Sur la Couronne
(149) entre discours de belle apparence et légendes, λόγοι εὐπρόσωποι et μῦθοι.
22. L’intérêt de la rhétorique pour la magie, les charmes et les sortilèges, les similitudes entre le
travail d’un magicien et celui d’un orateur cherchant à persuader son public, sont analysés dans
le livre de J. de Romilly, Magic and Rhetoric in Ancient Greece, Cambridge (Mass.)-Londres, 1975.
23. Il s’agit des ancêtres des Athéniens.
24. Tract R. Clavaud légèrement modifiée, Paris, CUF, 1974.
25. Nicole Loraux démontre ainsi parfaitement la manière dont les guerres médiques, au
IVe siècle, finissent par quitter le champ historique pour basculer dans le mythe et se figer dans
une forme quasi immuable. Voir notamment son analyse de la bataille de Marathon (L’invention
d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris, 1981, p. 157-172, spécialement
p. 165-166).
26. Le terme est bien évidemment entendu ici au sens que nous, modernes, lui donnons.
27. Par exemple, Eschine, Amb., 31, Lycurgue, Léocr., 86, 95, 96 et 98, ou bien encore Démosthène,
Or. fun., 30.
73
28. Comme telle, elle dispose ainsi d’un autel, auquel on rend un culte avec des sacrifices (M.
Detienne, « La Rumeur, elle aussi, est une déesse », Le Genre Humain 5, 1982, p. 71-80). Nous nous
permettons également de renvoyer à l’article que nous avons consacré à cette notion, et qui
reprend en les approfondissant bien des points abordés dans ce chapitre (« La rumeur chez les
orateurs attiques : vérité ou vraisemblance ? », AC 66, 1997, p. 89-119).
29. Marcel Detienne, art. cit., p. 75.
30. Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 763-764 (cité par Eschine dans le Contre Timarque, 129 :
« aucune rumeur ne disparaît complètement, elle que bien des gens colportent » (ϕήμη δ’ οὔτις
πάμπαν ἀπόλλυται ἥντινα λαοὶ / πολλοὶ φημίξωσι· θεός νύ τίς ἐστι καὶ αὐτή)
31. Euripide, fgt 865 N2 (cité par Eschine, Tim., 128).
32. Dans son article, M. Detienne décrit ce phénomène de construction progressive d’une
rumeur : « A qui sait écouter, toute rumeur fait signe, mais c’est alors une voix ponctuelle,
instantanée et qui est comme un atome de la Rumeur constituée, de celle qui, relayée de bouche
en bouche et d’oreille en oreille, se métamorphose en récit déjà formel, chacun y ajoutant ou en
retirant quelque chose, par une procédure inconsciente mais dans une création collective » (art.
cit., p. 77). Dans un contexte entièrement différent, puisqu’il s’agit d’un fait divers survenu à
Orléans en 1969, E. Morin retrouve les mêmes caractéristiques pour la formation d’une rumeur. Il
analyse la progression du on-dit (« La rumeur devient proliférante. Elle se nourrit de tout et
transforme même la plaisanterie des sceptiques en évidence accusatrice »), la difficulté de lutter
contre ces bruits (La rumeur est « informe, insaisissable comme le vent, portée par tous et par
personne, sans affiches, sans tracts, sans graffiti, sans signature »), et leur disparition progressive
(« Au cours de ce cycle, le « on-dit » s’est transformé en certitude puis en accusation, puis est
redevenu soupçon, inquiétude ou s’est noyé dans l’oubli ») (La rumeur d’Orléans, Paris, 1969,
citations respectivement p. 27, p. 69, p. 37).
33. Nous retrouvons le même souci dans le Philippe, du même Isocrate (43 : « A quoi bon parler de
ce qui est ancien (τὰ παλαιά) et touche à nos rapports avec les Barbares ? ») et dans le Contre
Léocrate de Lycurgue (62 : « Voyez d’abord, même si cela est quelque peu ancien (εἰ καὶ
παλαιότερον), la ville de Troie »),
34. Voir supra, p. 57 sq.
35. Notons qu’il va plus loin qu’Eschine, dont nous avions remarqué précédemment qu’il se
contentait de tirer des « indices », σημεῖα, de ses exemples mythiques, et non pas des preuves
(Amb., 31 ).
36. Ajoutons à ces différents points communs l’assimilation de la rumeur à une divinité. Cela
apparaît nettement dans cet extrait du discours Sur l’ambassade infidèle. Quant à notre citation du
Contre Timarque, elle se poursuit par un rappel des louanges qu’Hésiode et Euripide adressent à la
Renommée, louanges que nous avions données en ouverture de cette partie sur la valeur de la
tradition orale, et dont nous rappellerons uniquement ces deux vers pris dans Les Travaux et les
Jours (v. 763-764) : « aucune rumeur ne disparaît complètement, elle que bien des gens
colportent ».
37. Il s’agit de la phrase du Panégyrique (28) où l’orateur, avant d’exposer son exemple mythique,
précise que « même si le récit en est légendaire, il vaut la peine cependant de le rappeler
maintenant ».
38. Trad. G. Mathieu légèrement modifiée, Paris, CUF, 1967 (5 e tirage revu et corrigé).
39. Nous renvoyons une fois encore à l’article déjà cité de M. Detienne, en particulier p. 73 sq.
40. Le pronom πάντας rappelle l’expression employée par Eschine dans le discours Sur l’ambassade
infidèle, 145, τὸ πλῆθος τῶν πολιτῶν.
41. Notons là encore l’opposition entre ὀλίγοι τινὲς et πάντες οἱ πολῖται.
42. τὰ πάλαι ῥηθέντα repris par τοῖς ὑπ᾽ ἐκείνων εἰρηµένοις, et τοῖς παροῦσιν ἔργοις par τὰ νῦν
γιγνόμενα. Cette authentification du mythe par le présent correspond à ce que P. Veyne appelle
74
« la doctrine des choses actuelles » : « le passé est semblable au présent ou, si l’on préfère, le
merveilleux n’existe pas... La tradition mythique transmet un noyau authentique qui, au cours
des siècles, s’est entouré de légendes ; seules ces légendes font difficulté, mais non le noyau » (Les
Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, 1983, p. 26-27. Voir également p. 39-68).
43. Trad. É. Brémond légèrement modifiée, Paris, CUF, 1962. Citons encore le discours A Démonicos
(50), bien que son authenticité soit souvent mise en doute, mais dont une des formules exprime
au mieux ce crédit accordé par la foule aux récits légendaires : ὡς οἱ μῦθοι λέγουσι καὶ πάντες
πιστεύουσι.
44. Malheureusement, l’orateur ne précise pas les sources écrites auxquelles il fait ici référence.
45. Bien entendu, il en va différemment pour les dieux, ainsi que le rappelle les vers 484 à 486 du
chant II de l’Iliade. Les Muses, en tant que déesses, sont partout présentes et savent tout. En
revanche, les humains doivent se contenter de recueillir des bruits. Sur ce passage d’Homère et
sur les différentes modalités de connaissance, voir l’article de A. Rivier, « Remarques sur les
fragments 34 et 45 de Xénophane », RPh 82, 1956, p. 37-61 (notamment p. 41-42).
46. De nombreuses études ont abordé cette question. Contentons-nous d’en citer quelques-unes,
parmi lesquelles, pour commencer, celle de G. Nenci, « Il motivo dell’autopsia nella storiografia
greca », Studi classici e orientali 3, 1953, p. 14-46. En réponse à cet article, G. Schepens estime qu’il
n’y a pas entre le Ve et le IV e siècle de véritable transformation dans le domaine de
l’historiographie. A l’inverse de G. Nenci, qui pense que l’historiographie du IV e siècle « valorise
la tradition en tant que source historique et ne considère qu’en second lieu l’histoire comme le
récit de ce que l’historien a vu », il estime que « l’appréciation de l’autopsie en tant
qu’instrument d’information directe s’est également maintenue dans la théorie
historiographique du quatrième siècle » (« Éphore sur la valeur de l’autopsie », AncSoc 1, 1970, p.
163-182, citation p. 170-171). Le même auteur revient sur cette question dans son ouvrage intitulé
L’« autopsie » dans la méthode des historiens grecs du V e siècle avant J.-C., Bruxelles, 1980. Nous
renvoyons enfin aux articles de A. Rivier, art. cit., p. 42-44, et de H. Verdin, « Notes sur l’attitude
des historiens grecs à l’égard de la tradition locale », AncSoc 1, 1970, p. 183-200, auquel nous
ajouterons le livre de F. Hartog, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, 1980,
p. 272-282, et celui de C. Darbo-Peschanski, Le discours du particulier. Essai sur l’enquête
hérodotéenne, Paris, 1987, p. 84-88.
47. Par exemple, Lysias, Sur les biens d’Aristophane, 53 et 62 ; Isocrale, Panég., 165, Plat., 34, Archid.,
52 et 98 ; Lycurgue, Léocr., 105.
48. Lysias, Pour un citoven accusé de meurtre, 8 et 23 ; Isocrate, Panég., 181 et Plat., 10.
49. Isocrate, Panég., 51, 119 et 164, Plat., 53 et 56, Paix, 41, 54 et 64, Aréop., 84, Panath., 98, 175 et
239 ; Lycurgue, Léocr., 110, 116, 120 et 123.
50. Lysias, Or. fun., 4 ; Isocrate, Hél., 22, Plat., 10, Archid., 42, Phil., 33 et 144, Panath., 149 et 155 ;
Lycurgue, Léocr., 83 et 98.
51. Lysias, Or. fun., 3 ; Isocrate, Panég., 30 et 68, Aréop., 75, Panath., 42 et 253 ; Lycurgue, Léocr., 110.
52. L’ouvrage de C.W. Fornara, The Nature of History in Ancient Greece and Rome, Berkeley - Los
Angeles - Londres, 1983, pose ce principe dès les premières pages. Pour lui, la position des Grecs à
l’égard de l’époque héroïque ne peut se comprendre qu’à partir du moment où l’on admet que ces
hommes, à l’époque d’Hécatée comme plus tard, croyaient véritablement que les traditions
héroïques concernaient des personnages et des événements réels ; qu’en somme, les héros
étaient des personnages ayant véritablement existé, ayant véritablement accompli leurs exploits,
mais que les détails de leurs aventures avaient été contaminés par le mythe (cf. notamment p. 5
et 9). Voir également l’article de H. Strasburger sur l’écriture de l’épopée homérique comme
histoire, Homer und die Geschichtsschreibung, Heidelberg, 1972.
53. Voir F. Graf, Griechische Mythologie. Eine Einführung, Munich - Zurich, 1987 (tr. angl. T. Marier,
Greek Mythology. An Introduction, Baltimore - Londres, 1993, p. 76-78 et 140-141).
75
54. Sur cette seconde interprétation de l’affirmation célèbre d’Hécatée, voir C.W. Fornara, op. cit.,
p. 4-5. Pour une étude plus complète du travail accompli par les auteurs de généalogies, nous
renvoyons entre autres à R. Thomas, Oral Tradition and Written Record in Classical Athens,
Cambridge, 1989, p. 155-195, et plus récemment à C. Jacob, « L’ordre généalogique. Entre le mythe
et l’histoire », in M. Detienne (dir.), Transcrire les mythologies. Tradition, écriture, historicité, Paris,
1994, p. 169-202.
55. Cela permet ainsi de combler le fossé existant entre la période mythique et les débuts de la
période historique. Comme le rappelle entre autres F. Graf, cette volonté de relier les différents
mythes par le biais de liens généalogiques ne date pas en réalité de ces premiers historiens, mais
la tendance apparaît déjà dans les poèmes homériques et chez Hésiode (op. cit., p. 125-131).
56. Pour Hérodote, voir par exemple F. Mitchel, « Herodotus’ Use of Genealogical Chronology »,
Phœnix 10, 1956, p. 48-69.
57. Clément d’Alexandrie, Stromates, I, 138, 1-3, et 139, 3-4, rappelle les divergences entre
plusieurs historiens sur la date de la chute de Troie ainsi que celle du retour des Héraclides. Il
témoigne ainsi des efforts que n’ont cessé de faire les Anciens, en s’aidant notamment des listes
de rois Spartiates, pour dater précisément un événement charnière du passé grec. Pour un
résumé des principales positions, voir par exemple C.W. Bregen, Troy and the Trojans, Londres,
1963, p. 162-163.
58. Il ne saurait être question de reprendre ici une étude exhaustive de cette question délicate.
Nous nous proposons simplement de rappeler très brièvement en quoi la pratique des premiers
historiens, et notamment celle d’Hérodote, a pu influencer les positions ultérieures de nos
orateurs. Nous renvoyons pour une réflexion plus générale à l’ouvrage de B.A. Van Groningen, In
the Grip of the Past, Leyde, 1953.
59. Trad. Ph.-E. Legrand légèrement modifiée, Paris, CUF, 2 e éd. revue et corrigée, 1949.
60. Pour la séparation qu’effectuent les historiens entre mythologie et histoire humaine, entre
« temps des dieux » et « temps des hommes », on peut se reporter à l’article de P. Vidal-Naquet,
« Temps des dieux et temps des hommes. Essai sur quelques aspects de l’expérience temporelle
chez les Grecs », Revue de l’histoire des religions 157, 1960, p. 55-80.
61. Pour C.W. Fornara, Hérodote lui-même n’est pas à l’origine de cette coupure entre les deux
couches du passé, car à l’évidence, l’idée lui paraît aller de soi, et il ne sent pas la nécessité
d’expliquer son point de vue. C’est bien la preuve que d’autres avant lui ont imposé cette vision
dichotomique du passé, et C.W. Fornara propose le nom d’Hécatée de Milet. D’après lui, l’auteur
des Généalogies, pour avoir tenté de corriger les épisodes mythiques offensant la vraisemblance
chronologique et généalogique, et avoir cherché à combiner entre elles diverses traditions afin
de les rendre compatibles, a forcément envisagé un moment dans le temps où cette approche
généalogique pouvait faire place à une enquête fondée sur des preuves et des témoignages. Cela
l’amenait à dresser une ligne de partage entre l’époque mythique et l’époque historique, et à
sous-entendre l’idée d’un spatium historicum (op. cit., p. 5-8). Toutefois, les fragments qui nous
restent d’Hécatée ne suffisent pas à établir avec certitude cette hypothèse.
62. Pour toute la discussion suivante, nous renvoyons à B. Shimron, « Πρῶτος τῶν ἡμεῖς ἴδμεν »,
Eranos 71, 1973, p. 45-51, ainsi qu’à l’ouvrage du même auteur, Politics and Belief in Herodotus
(Historia, Einzelschriften 58), Stuttgart, 1989, p. 17- 25.
63. La même idée est reprise peu après dans des termes quasiment semblables : Crésus est
présenté en I, 6 comme « le premier des Barbares, à notre connaissance (βαρβάρων πρῶτος τῶν
ἡμεῖς ἴδμεν), qui soumit à sa puissance les Grecs en les forçant à payer un tribut ». On retrouve
ici exactement la même expression qu’en III, 122.
64. M Voir F. Graf, op. cit., p. 121-123. Voilà pourquoi certains, comme V. Hunter, refusent de
parler d’une distinction entre temps mythique et temps historique chez Hérodote tout comme
chez Thucydide. Pour elle, il n’y a pas chez les deux historiens de distinction entre temps
mythique et temps historique ; l’un comme l’autre considèrent la période mythologique comme
76
faisant partie d’« un temps des hommes » et présentant des personnages réels, historiques (Past
and Process in Herodotus and Thucydides, Princeton, 1982, p. 103-104 ; voir aussi p. 87-88).
65. Par exemple en I, 9, 3 ou I, 10, 4.
66. Cf. entre autres I, 8, 1 ; I, 5, 2 ; I, 5, 3 ; I, 10, 1 ou I, 11, 1-3. Voir l’analyse de J. de Romilly dans
l’introduction au livre I, Paris, CUF, 1953, p. LVI-LVIII.
67. J.-C. Carrière, « Du mythe à l’histoire. Généalogies héroïques, chronologies légendaires et
historicisation des mythes », in D. Auger, S. Saïd (éds.), Généalogies mythiques, Paris, 1998, p. 47-85
(notamment p. 51-54 et p. 68-74).
68. Le premier aurait vécu environ mille six cents ans avant son époque, Héraclès quelque neuf
cents ans, et Pan environ huit cents ans, soit peu après la guerre de Troie.
69. Par exemple en I, 3, 1 ou I, 8, 4.
70. S. Hornblower, A Commentary on Thucydides. t. I, Books I-III, Oxford, 1991, p. 38.
71. FGrHisi 70 T 8 et 10. Par rapport à Isocrate, il s’agit d’une date plus récente de quatre-vingts
ans. Il semble bien qu’Éphore ne fasse alors que refléter l’opinion la plus généralement répandue
(Voir encore C.W. Fornara, op. cit., p. 8-9).
72. Nicole Loraux a notamment analyse ce procédé pour l’épisode de Marathon ( L’invention
d’Athènes. Histoire de l’Oraison funèbre dans la « cité classique », Paris -La Haye - New York, 1981, p.
157-171).
73. T. P. Wiseman, Clio’s Cosmetics, Leicester, 1979, p. 147. Pausanias, Description de la Grèce, I, 15,
1-3. L’analyse a été reprise et approfondie récemment par T. Hölscher, « Images and Political
Identity », in D. Boedeker, K. Raaflaub (éds.), Democracy, Empire and the Arts in Fifth Century Athens,
Harvard, 1998, p. 275-295.
74. Ces deux derniers exemples ne sont pas véritablement introduits par des expressions
temporelles. Néanmoins, malgré la rupture stylistique (après πρῶτον et ἔπειτα, on attendrait une
expression comme τέλος δέ), nous les intégrons dans ce tableau afin de ne pas interrompre la
suite d’événements volontairement constituée par l’orateur.
75. πρῶτον μέν dans la Lettre à Philippe et dans l’Archidamos, ou son équivalent κατὰ μὲν ἀρχάς
dans l’Évagoras.
76. μετὰ ταῦτα (Lettre à Philippe, 3 ou Panath. 42-49) ou ἔπειτα (Archid., 32).
77. χρόνῳ δ’ ὕστερον (Évag., 19 et Panath., 42-49).
78. Dans le paragraphe précédent, nous avons pu ainsi étudier la manière dont il brouille toute
frontière entre mythe et histoire grâce à des indications chronologiques.
79. Nous rappelons en partie le texte que nous avons déjà étudié, § 9 : « laissant de côté beaucoup
d’exploits élevés au rang de mythes, j’ai rappelé ceux-là... Les exploits qui pour le mérite ne le
cèdent en rien à ceux-là, mais qui, plus proches de nous dans le temps, n’ont pas encore fait
l’objet de récits fabuleux et n’ont pas encore été élevés au rang héroïque, voilà ce dont je vais
parler désormais. »
80. En citant ce passage d’Isocrate dans un passage de sa Lettre à Philippe (9), Speusippe montre la
place que l’idée devait tenir dans la réflexion théorique de l’orateur. De nombreux critiques ont
souligné l’importance de ce passage. Nous renvoyons entre autres à C. Bradford-Welles, pour qui
Isocrate affirme en définitive dans ce passage que l’histoire se résume à ce que l’on en fait dans
une situation particulière (« Isokrates’ View of History », in L. Wallach (éd.), The Classical
Tradition. Literary and Historical Studies in Honor of Harry Caplan, New York, 1966, p. 3-25). C.D.
Hamilton, pour sa part, insiste sur la nécessité, pour Isocrate, de sélectionner son matériau
historique en fonction du but poursuivi. En tant qu’orateur, Isocrate ne cherche pas à trouver
l’interprétation correcte des événements, mais à choisir les éléments du passé qui peuvent servir
son propos à un moment donné (« Greek Rhetoric and History. The Case of Isocrates », in G.W.
Bowersock, W. Burkert, M.CJ. Putnam (éds.), Arktouros. Studies Knox, New York, 1970, p. 290- 298).
Voir enfin C. Eucken, Isokrates : seine Positionen in den Auseinandersetzung mit den zeitgenössischen
Philosophen, Berlin, 1983, p. 27 sq et 145-146.
77
81. Sur la notion de καιρός et pour toute la suite de ce passage, nous renvoyons à l’ouvrage de M.
Trédé, Kairos : l’à-propos et l’occasion. Le mot et la notion d’Homère à la fin du IV e siècle, Paris, 1992, p.
247-294 pour l’emploi du terme chez les orateurs, et plus particulièrement p. 260-282 pour son
utilisation chez Isocrate.
82. Trad. G. Mathieu légèrement modifiée, Paris, CUF, 1928. La même idée est approfondie un peu
plus loin dans le texte. Isocrate y explique que la difficulté pour un orateur ne consiste pas dans
l’apprentissage des « procédés » rhétoriques. C’est tout le travail ultérieur qui demande du
talent : « choisir pour chaque sujet les procédés qu’il faut, les combiner et les ranger dans l’ordre
convenable, ne pas se tromper sur le moment propre à leur emploi, donner par les pensées
l’ornement qui sied à l’ensemble du discours et employer des expressions harmonieuses et
artistiques » (16, trad. G. Mathieu).
83. Rappelons que le même adverbe était utilisé au paragraphe 8 du Panégyrique.
84. Trad. É. Brémond légèrement modifiée, Paris, CUF, 5 e tirage revu et corrigé, 1967.
85. M. Trédé, op. cit., p. 269 (Tout le passage qui précède met en valeur en les distinguant ces deux
sens possibles du καιρός chez, l’orateur).
86. Hél., 21 : pour Isocrate, Thésée est le seul homme célèbre qui n’ait manqué d’aucune vertu. Il
le présente comme paré de toutes les qualités, exemple du héros idéal.
87. La technique de ce dernier s’apparente ici à celle de Pindare dans ses épinicies. Chez le poète
aussi, l’éloge du personnage pour qui l’ode est écrite s’interrompt très souvent pour s’intéresser à
une autre figure, mythique ou divine, ancêtre lointain, fondateur des jeux célébrés ou héros
éponyme, dont la gloire n’est chantée que pour mieux mettre en valeur celle du dédicataire du
poème. Nous trouvons là un nouvel exemple des liens étroits qu’entretiennent mythe et poésie.
Dans ce passage de l’Éloge d’Hélène, même la façon d’utiliser le mythe est poétique.
88. Il s’agit respectivement des paragraphes 54 à 59 du Panégyrique, et des paragraphes 169 à 174
du Panathénaïque.
89. Dans ses Préceptes politiques, Plutarque retrouve quelques siècles plus tard la même idée : un
exemple n’est pas toujours adéquat. Il doit s’adapter à des circonstances politiques et historiques
précises (Moralia, 813 D-814 C). Dans l’édition qu’il propose de ce texte dans la Collection des
Universités de France, J.-C. Carrière rapproche ce passage de conseils similaires donnés par Dion
de Pruse dans les discours XXXI, 161-162, et XLIII, 4.
90. L’expression employée ici (ἐμαυτὸν ἔξω φερόμενον τῶν καιρῶν) rappelle d’ailleurs
étrangement celle qui était utilisée dans le Panathénaïque, § 33, quand Isocrate renonçait à
évoquer l’œuvre des poètes « de peur d’être entraîné hors des justes proportions prescrites pour
les prologues » (ἐμαυτὸν ἔξω φερόμενον τῆς συμμετρίας τῆς συντεταγμένης τοῖς προοιμίοις).
91. Le kairos explique ainsi l’intervention d’Héraclès, plutôt que celle de Thésée ou d’un autre
héros.
92. Ici encore, comme pour l’éloge de Thésée dans le Panathénaïque (126 sq.), l’orateur insiste sur
la nouveauté du sujet qu’il traite. Il développe un aspect de la personnalité d’Héraclès qui n’a
jamais été mis en valeur.
93. Le même argument est invoqué aux paragraphes 2 et 3, puis au paragraphe 88 du même
discours. Nous verrons qu’il est également utilisé dans le Panathénaïque.
94. παντάπασι πόρρω γέγονα τῆς ὑποθέσεως (88) fait écho à τὰς πράξεις τὰς ἔξω λεγομένας τῶν
ὑποθέσεων (74).
95. ibid., 84-85 : τὸ πλῆθος τῶν εἰρημένων περὶ τῆς Ἀγαμέμνονος ἀρετῆς, πολὺ πλείοσιν
εἰρημένοις τοῦ δέοντος, πλεονάξων.
96. Soph., 12 : ἀξίως τῶν πραγμάτων. La formule est bien proche de celle que renferme le
Panathénaïque (ταύτης ἀξίως ἐρῶ).
97. ibid., 85 : « Si je dépassais la mesure à mon insu, j’aurais honte d’être aussi peu lucide lorsque
j’entreprends d’écrire sur des sujets que nul autre n’a osé aborder. Mais en réalité, je savais plus
sûrement que mes futurs détracteurs que bien des gens allaient critiquer mes propos. »
78
d’un des deux partis5, mais son dessein est alors parfaitement honorable, puisqu’elle se
bat pour venir en aide à des victimes, et non pour spolier autrui de ses territoires. Loin
d’apparaître comme des agressions, ces expéditions sont au contraire pleinement
justifiées.
4 Ainsi, quels que soient les combats mythiques évoqués, Athènes ne mérite que des
éloges, tant pour son courage, sa valeur, que pour les motifs qui l’ont guidée. C’est un
point sur lequel les orateurs reviennent avec insistance. Comme le rappelle Lysias
lorsqu’il clôt sa série d’exemples mythiques, « bien des motifs poussaient nos ancêtres à
combattre d’un seul cœur pour défendre la justice » (Or. fun., 17). Démosthène souligne
plus nettement encore la noblesse des mobiles athéniens, dans une phrase que
rythment les idées de justice et de légitime défense :
... ἠδίκησαν μὲν οὐδένα πώποτ’ οὔθ’ Ἕλλην’ οὔτε βάρβαρον, ἀλλ’ ὑπῆρχεν αὐτοῖς
πρὸς ἅπασι τοῖς ἄλλοις καλοῖς κἀγαθοῖς καὶ δικαιοτάτοις εἶναι, ἀμυνόμενοι δὲ
πολλὰ καὶ καλὰ διεπράξαντο.
[Nos ancêtres]... n’ont jamais lésé personne, ni Grec ni Barbare ; au contraire c’est à eux qu’il
revenait, outre leurs autres qualités, de se montrer les plus braves et les plus équitables, et
c’est en assurant leur défense qu’ils ont accompli bien de beaux exploits. (Or. fun., 7)
5 Le jeu des négations, la présence du participe ἀμυνόμενοι, déchargent Athènes de toute
culpabilité. Ce qui pourrait sembler de prime abord un simple lieu commun prend ici
un relief particulier, car cette revendication s’inscrit dans un contexte polémique. En
présentant cette version officielle, atticisée, de l’histoire athénienne, il s’agit sans nul
doute pour les orateurs de répondre aux attaques lancées contre l’impérialisme
athénien. Pour beaucoup, la cité attique se distingue en effet par son injustice et son
mépris du droit des autres peuples. A ces attaques, les orateurs répliquent en dressant
l’image d’une Athènes juste, bonne et secourable.
6 De même que Démosthène, Platon dans le Ménexène introduit le rappel des exploits
mythiques des Athéniens par une réflexion générale sur la signification de ces combats.
Dans ce texte, la justice cède la première place à la liberté. Ce principe, selon Platon,
motive et excuse toutes les actions menées par les ancêtres des Athéniens :
C’est la raison pour laquelle ceux qui sont les ancêtres de ces individus et les nôtres, ainsi que
ces individus eux-mêmes, élevés dans une complète liberté (ἐν πάσῃ ἐλευθερίᾳ
τεθραμμένοι) et bien nés, ont accompli bien de beaux exploits aux yeux de tous, en privé
comme en public, pensant qu’il leur fallait, au nom de la liberté, combattre contre des Grecs
pour défendre des Grecs et contre des Barbares pour défendre l’ensemble des Grecs
(οἰόμενοι δεῖν ὑπὲρ τῆς ἐλευθερίας καὶ Ἕλλησιν ὑπὲρ Ἑλλήνων μάχεσθαι καὶ
βαρβάροις ὑπὲρ ἁπάντων τῶν Ἑλλήνων). (Ménex., 239 a-b)
7 Comme le note R. Clavaud, le style de Platon dans ce passage « dénonce évidemment le
souci de sacrifier le pittoresque à une leçon simplifiée jusqu’à la caricature » 6. Tout au
long de cette phrase, le cliquetis des mots et la multiplication des figures rhétoriques,
tout en parodiant le style de Gorgias, aident à faire mieux ressortir la leçon des
événements. Ainsi, la mise en parallèle des deux ennemis combattus est instructive à
plus d’un titre. Elle prouve tout d’abord qu’Athènes s’attaque indifféremment à tous
ceux qui portent atteinte à la liberté des Grecs, montrant la même impartialité quand
bien même ces ennemis seraient Grecs. Prête à se sacrifier avec altruisme pour tous les
Grecs indifféremment (le passage des « Grecs » à « l’ensemble des Grecs » est en cela
significatif), Athènes s’affirme ainsi comme la championne de la cause grecque et de la
liberté, qui apparaît bien comme l’enjeu ultime de tous ses combats en même temps
que leur justification. Arbitre impartial entre les cités grecques, elle n’adopte pas une
82
politique pour plaire à un allié, mais à l’inverse noue des alliances pour rester fidèle à
des principes intangibles. Comme le rappelle Platon peu après, elle peut ainsi
combattre indifféremment « pour les Argiens contre les Cadméens » et « contre les
Argiens pour défendre les Héraclides » (239 b). Seule la justice détermine ses alliances.
8 Outre cette répartition entre guerres défensives et guerres menées pour aider des
victimes lésées, la subdivision opérée dans la série des quatre exemples mythiques
recouvre une autre opposition. Le deuxième ensemble (guerres pour les Argiens contre
les Thébains, et pour les Héraclides contre les Péloponnésiens) met aux prises les
Athéniens et d’autres peuples grecs, alors que la lutte contre les Amazones et celle
contre les Thraces opposent les Athéniens à des étrangers, des Barbares. Derrière le
simple récit de ces combats mythiques, les orateurs cherchent en réalité à imposer
deux types d’informations sur les Barbares. Comme l’ensemble formé par les guerres
défensives correspond à celui des guerres menées par Athènes contre des non-Grecs,
l’auditeur en retire tout d’abord l’idée que la responsabilité des affrontements entre
Athéniens et Barbares incombe toujours à ces derniers. Les Athéniens n’ont jamais fait
que repousser les attaques de leurs agresseurs, qui ont déclenché les hostilités de leur
propre fait. D’autre part, ces guerres se déroulent dans un passé mythique, fort reculé
de l’époque où les orateurs prononcent leurs discours. Ce sont donc autant d’exemples
pour l’auditoire de l’ancienneté de la lutte des Grecs contre les Barbares, et ils
accréditent aux yeux du public le thème du Barbare, ennemi héréditaire des Grecs
contre lequel il faut en priorité faire porter les attaques. Il y a dans la plupart de ces
passages, très nettement, la volonté de faire des combats contre les Thraces et les
Amazones les symboles de la lutte éternelle contre les Barbares.
9 Mais on peut inverser la relation entre passé et présent. De cette inimitié, l’histoire du
Ve siècle a donné un exemple concret. Durant plus de vingt ans, la menace perse a pesé
sur le territoire grec, et les Grecs ont dû résister aux attaques successives de Darius puis
de Xerxès. Si ces guerres mythiques défensives sont devenues les paradigmes
mythiques des guerres médiques, c’est bien plutôt parce que les guerres médiques,
source de gloire pour Athènes et origine de sa suprématie sur le monde grec, ont
suscité un regain d’intérêt pour tout conflit contre les Barbares et ont entraîné une
relecture des guerres mythiques, présentées alors comme les premiers exemples de
conflits entre Grecs et Barbares. Adaptant le passé légendaire aux préoccupations du
présent, elles ont servi de paradigme au mythe.
10 Avant d’en venir à l’étude précise de ces exemples, il reste à envisager la question du
statut politique d’Athènes dans ces récits de guerres légendaires. Les orateurs de
l’époque classique sont en effet confrontés à un problème délicat : le mythe ne connaît
que la royauté comme système de gouvernement. Or la cité dont ils vantent les
prouesses se présente comme la championne de la démocratie. De là découle le
paradoxe de la position d’Athènes lorsqu’elle veut se construire un mythe national. Il
convient alors que la royauté soit partiellement, voire totalement occultée. Et c’est
ainsi que la plupart des exploits légendaires sont mis au compte de l’ensemble des
citoyens d’Athènes, qu’ils soient désignés comme « le peuple » 7, « les pères des
Athéniens actuels »8, « les Athéniens », « les nôtres » ou « notre cité »9, ou plus souvent
encore les ancêtres »10. C’est à la cité tout entière et à ses habitants qu’Adraste et les
Héraclides adressent leurs supplications ; ce sont eux que les Amazones et les Thraces
viennent combattre. Ces combats mythiques semblent ainsi se dérouler dans une
Athènes démocratique, où les citoyens sont directement responsables des décisions
83
I - Les Amazones
13 Les allusions aux Amazones sont nombreuses dans les discours politiques des V e et
IVe siècles : le récit de l’invasion de l’Attique par le peuple des « femmes-guerriers »,
suivie du combat victorieux que les Athéniens mènent contre elles pour la défense de
leur territoire, offre aux orateurs un exemple de l’antique valeur de la cité et s’intègre
donc à la liste des exploits mythiques propres à exalter le passé glorieux d’Athènes. Il
trouve ainsi sa place dans l’histoire nationale athénienne, dont il devient rapidement
un morceau obligé. Il apparaît ainsi chez Hérodote (IX, 27), Lysias (Or. fun., 4-6), Platon
(Ménex., 239 b), Isocrate (Panég., 68-70, Archid., 42, Aréop., 75, Panath., 193-197), et
Démosthène (Or. fun., 8).
14 L’exploitation que les orateurs font de cet exemple est extrêmement variable. Parfois
réduit à une seule phrase, le récit peut au contraire dans certains cas faire l’objet d’un
84
long développement. Indépendamment de la place qui lui est accordée, il convient tout
d’abord de s’arrêter sur la nature de l’épisode exploité. Sur ce point, une comparaison
avec les autres apparitions des Amazones dans la littérature grecque se révèle
extrêmement fructueuse. Dès les origines, en effet, le peuple des Amazones se trouve
mêlé à de nombreux récits, et le public connaît plusieurs épisodes qui leur sont liés 14. Le
mythe des Amazones apparaît avant tout comme un élément de la biographie d’un
certain nombre de héros : au chant III de l’Iliade, Priam, s’adressant à Hélène, rappelle
le moment où il s’est allié aux Phrygiens contre les Amazones (v. 188-189). Quelques
chants plus loin, Glaucos évoque également le combat de Bellérophon contre les
Amazones, troisième des travaux exigés de lui par Iobatès, roi de Lycie, pour venger
l’injure dont ce dernier le croit coupable à l’encontre de son gendre Proetos (ibid., VI,
186). Dès l’époque homérique, les Amazones faisaient donc partie des peuples étrangers
connus des Grecs. Avant de devenir les adversaires types du peuple athénien, elles sont
présentées comme les adversaires types des grands héros de la Grèce. Le héros le plus
fameux auquel leur nom soit associé est cependant Héraclès : le neuvième des « Douze
Travaux » qu’Eurysthée lui impose consiste à dérober la ceinture que l’Amazone
Hippolytè a reçue d’Arès. Selon certaines versions, Thésée aurait figuré parmi les
compagnons d’Héraclès lors de son expédition chez les Amazones. Cet épisode est
intéressant parce qu’il offre l’exemple d’une première amazonomachie opposant les
Amazones à des Grecs. Cependant, à la différence de l’épisode exploité par les orateurs
athéniens, ce conflit se déroule sur le territoire des Amazones, non en Attique, et leurs
ennemis ne se limitent pas aux seuls Athéniens. La popularité de cette légende tout au
long du VIe siècle se reflète d’ailleurs dans le domaine iconographique : du deuxième
quart du VIe siècle jusque vers la fin du même siècle, le combat d’Héraclès contre les
Amazones reste un thème privilégié de la céramique. Il apparaît également en
sculpture, témoignant ainsi de la grande diffusion que connaît cet épisode parmi les
Grecs15.
15 Les Amazones apparaissent également dans des réflexions historico-ethnographiques,
et non pas seulement dans des récits légendaires : elles sont citées par Hérodote
lorsqu’il s’interroge sur l’origine des Sauromates. Pour lui, il s’agit de descendants des
Amazones, et pour confirmer ses dires, il explique dans un long passage les démêlés des
Amazones avec ce peuple16.
16 Or, parmi tous ces épisodes, les orateurs choisissent de n’en développer qu’un, toujours
le même, le récit de l’expédition des Amazones contre l’Attique. Aucun discours ne fait
la moindre allusion à un autre aspect de la légende. Forcément significative, cette
remarquable constance mérite qu’on s’y attarde pour en chercher la raison. Certes, les
orateurs ne sont pas les seuls à évoquer le combat des Athéniens contre les Amazones
en Attique. Dès 475 environ, Phérécyde rappelle le rapt par Thésée d’une Amazone 17.
Cependant, dans cette version, c’est encore un Grec, Thésée, qui est à l’origine du
conflit ; d’autre part, nulle mention n’est faite d’un combat ultérieur sur les terres
attiques. Il faut attendre quelques années pour avoir une vision purement défensive du
conflit : en 458, dans les Euménides, Eschyle fait allusion à l’expédition des Amazones en
Attique. Il rappelle l’histoire du mont Arès, « où les Amazones jadis s’établirent et
plantèrent leurs tentes, aux jours où elles firent, en haine de Thésée, campagne contre
Athènes – en face de sa citadelle alors elles dressèrent les remparts élevés d’une autre
citadelle ; elles y sacrifiaient à Arès, et le rocher, le mont, en ont gardé le nom
d’Arès »18. Telle est la première allusion littéraire à une amazonomachie attique. Notons
tout de suite qu’elle est postérieure aux guerres médiques. C’est là un point capital.
85
Certains savants, il est vrai, évoquent la rédaction d’une Théséide, écrite vers la fin du
VIe siècle, qui aurait rassemblé les différents événements de la vie de Thésée connus à
l’époque, et qui pourrait avoir fait allusion à cette invasion de l’Attique par les
Amazones avant que n’intervienne celle des Perses. D’après les maigres informations
fournies par d’autres auteurs sur cet ouvrage aujourd’hui disparu, on y aurait trouvé un
passage consacré au rapt d’une Amazone par Thésée, suivi d’une expédition punitive
des Amazones contre les Athéniens19. Si cette reconstruction est exacte, la première
trace écrite de l’invasion de l’Attique par les Amazones précéderait alors les guerres
médiques. Mais cette théorie reste pour l’instant hypothétique. D’autre part, quand
bien même elle se révélerait exacte, c’est uniquement après les affrontements entre
Grecs et Perses que ce mythe se développe véritablement et prend toute son ampleur.
17 Ce point de vue est corroboré par une étude de l’iconographie à la même époque.
L’évolution est en effet parallèle. Apparemment, si l’on excepte le délicat problème du
trésor des Athéniens à Delphes20, les premières allusions plastiques au combat opposant
Athéniens et Amazones en Attique apparaissent vers le deuxième quart du V e siècle, sur
les peintures ornant le Théséion et la Stoa Poikilè. Bien que définitivement perdues
pour nous, ces peintures ont été décrites par certains auteurs antiques, dont les
témoignages nous ont préservé les principaux sujets traités21. Nous savons ainsi avec
certitude que ces deux monuments étaient ornés d’amazonomachies attiques, et que
Polygnote y représentait pour la première fois la bataille sur l’Acropole 22. Lorsqu’on sait
que le Théséion, sanctuaire de Thésée, fut érigé afin de recevoir les ossements de
Thésée repris aux habitants de Scyros lors d’une expédition en 476/475 23, on obtient
alors avec cette date un terminus post quem. Quant à la Stoa Poikilè, elle lui est
légèrement postérieure. Ainsi, dans les représentations iconographiques, les premières
allusions à une amazonomachie attique que l’on puisse dater avec certitude sont
postérieures aux guerres médiques et quasiment contemporaines des premières traces
écrites qui nous en restent. De la même façon également, une fois apparu, ce thème se
développe abondamment tant en céramique qu’en sculpture, et supplante rapidement
le motif auparavant favori du combat d’Héraclès contre les Amazones. Dans le même
temps où en céramique les vases à figures noires cèdent la place aux vases à figures
rouges, Héraclès est progressivement remplacé par Thésée comme combattant
privilégié des Amazones, et le combat se déplace du territoire des Amazones au sol de
l’Attique. Les vases de cette période s’inspirent des peintures du Théséion et de la Stoa
Poikilè représentant les amazonomachies, ainsi que des sculptures ornant les métopes
du fronton ouest du Parthénon, qui elles aussi reprennent cet épisode mythique de
l’histoire nationale athénienne24.
18 Du point de vue iconographique, le lien entre les guerres médiques et une
amazonomachie attique est donc étroit, puisqu’il semble bien que les représentations
d’une invasion de l’Attique par les Amazones ne s’épanouissent vraiment qu’après le
conflit opposant les Grecs aux Perses. Mais cette relation ne s’arrête pas là, et
l’influence s’exerce aussi en sens inverse. Comme l’a si bien montré A. Bovon 25, le
Barbare hérite sur le plan iconographique d’éléments appartenant traditionnellement
au type figuré de l’Amazone. Cette influence se voit dans les schémas des combats, qui
rappellent ceux des amazonomachies rassemblées dans l’ouvrage de D. von Bothmer, et
dans l’habillement des Perses (guerriers archers vêtus d’un justaucorps et coiffés d’un
bonnet phrygien à pointe, avec de longs pans retombant sur les épaules ou dans le dos),
qui s’inspire du vêtement fréquemment porté par les Amazones dès la fin du V e siècle
sur les vases. Ces emprunts s’expliquent aisément. Quand finissent les guerres
86
médiques et que les artistes grecs cherchent à représenter les combats qui viennent
d’avoir lieu, ils disposent déjà d’un modèle de représentation de Barbares très diffusé,
celui des Amazones, dont la lutte contre Héraclès, ainsi que nous l’avons rappelé, a été
largement exploitée durant tout le VIe siècle en céramique. De façon tout à fait logique,
les artistes vont largement s’inspirer pour représenter les Perses des œuvres dont ils
disposent, en y mêlant simplement quelques détails typiques de la civilisation. « C’est
une véritable assimilation qui se trouve à la base de nos représentations, peut conclure
A. Bovon. Cette assimilation s’explique autant par les lois de l’art (le type figuré du
guerrier non-grec existant, c’est lui qu’on utilise pour les Perses) que par l’idée morale
qui s’est attachée aux vaincus des guerres médiques. La même origine orientale et le
même but, la destruction d’Athènes, imposaient, croyait-on, aux deux peuples
envahisseurs les mêmes usages et, de ce fait, aux peintres grecs la même typologie » 26.
Dans le domaine plastique, l’influence est donc réciproque entre le mythe des
Amazones et les guerres médiques.
19 Cette rapide incursion dans le domaine iconographique ne fait que confirmer les
conclusions auxquelles nous étions arrivées pour la littérature. L’épisode d’une
amazonomachie attique que développent les discours politiques ne prend son véritable
essor qu’après l’expédition des Perses contre la Grèce. Le récit mythique, qui raconte
l’invasion de l’Attique par un peuple barbare, redouble les faits historiques. Son
importance dans l’histoire officielle d’Athènes et l’orientation que lui donnent les
orateurs dépendent essentiellement de la relecture qu’ils font des guerres médiques, et
de la nouvelle image du Barbare qui en découle27.
20 Les deux expéditions de Darius et de Xerxès contre la Grèce entraînent une profonde
évolution de l’opinion athénienne à l’égard des Perses28. Lors des combats, Athènes s’est
illustrée à de nombreuses reprises, notamment lors des victoires de Marathon et de
Salamine, et peut à juste titre se glorifier d’avoir sauvé les Grecs d’une invasion
barbare. Mais pour assurer parmi les autres cités grecques la validité de ce point de
vue, il était nécessaire de présenter ces deux affrontements comme un conflit entre la
Grèce et l’Asie tout entière. C’est pourquoi ces deux guerres, entreprises à des années
d’écart et par deux rois différents, « vont être l’objet », dans la littérature officielle et la
propagande athénienne, « d’une reconstruction idéologique qui s’accompagne d’une
nouvelle définition de la différence séparant Grecs et Barbares » 29. Les Athéniens
soulignent la continuité de la politique agressive des Achéménides, et introduisent le
concept de « guerres médiques » pour traduire cette permanence. On sent déjà dans
l’œuvre d’Hérodote cette relecture des faits historiques et cette « volonté de marquer
l’identité profonde des entreprises du père et du fils, peut-être au mépris de la vérité
historique »30. Chez les orateurs postérieurs, comme Isocrate par exemple, cette vision
des événements est définitivement acquise et ne requiert plus de démonstration : les
Perses ont de tout temps voulu la ruine des Grecs, et leur réduction en esclavage.
21 Cette littérature, qui souligne l’unité des vues impérialistes achéménides et la
pérennité du danger perse, modifie nécessairement la perception que les Grecs peuvent
avoir des Barbares31. Le mot βάρβαρος ne sert plus uniquement à désigner celui qui ne
parle pas grec ou qui géographiquement n’est pas grec. Il fait également référence à un
être profondément différent, qui s’oppose au Grec par sa culture, son organisation
politique et sociale. C’est l’ennemi héréditaire du Grec dans un monde qui, comme le
constate Platon dans le Politique (262 c-d), divise le genre humain en deux catégories, τὸ
Ἑλληνικὸν γένος et τὸ βάρβαρον. Ainsi, même si de nombreux écrivains de la fin du V e
87
répartition des différents éléments du récit reprend le même schéma. Peu de précisions
sont données sur les causes de la guerre entre Athéniens et Amazones, ainsi que sur le
déroulement des opérations. L’insistance porte surtout sur l’issue du combat, ses
conséquences pour les deux partis, ainsi que sur la nature même des Amazones :
l’analyse de leur personnalité, de leur organisation sociale et de leur politique, rend le
conflit inéluctable.
a - L’étiologie du conflit
25 Dans le discours officiel des orateurs, le motif de la guerre ne tient pas à une
quelconque faute des Athéniens. Il est tout entier du côté des Amazones dont les
mobiles, lorsque les textes nous les exposent, rappellent étrangement les accents
habituels du discours anti-barbare. Le plus souvent, il est vrai, le récit de la guerre
entre Athéniens et Amazones débute par l’invasion des femmes guerrières, qui
déferlent sur l’Attique sans que rien ne justifie cette agression hormis l’intérêt et
l’ambition. Les discours ne s’intéressent aux Amazones qu’à partir du moment où elles
ont mis le pied en Attique. Seul le Panathénaïque d’Isocrate, et dans une moindre mesure
son discours Panégyrique ainsi que l’ Oraison funèbre de Lysias, présentent une
« archéologie » du conflit. Rappelons pour commencer les causes invoquées
successivement par ces trois textes :
περὶ τῆσδε τῆς χώρας ἀκούουσαι κλέος μέγα, πολλῆς δόξης καὶ μεγάλης ἐλπίδος
χάριν παραλαβοῦσαι τὰ μαχιμώτατα τῶν ἐθνῶν ἐστράτευσαν ἐπὶ τήνδε τὴν πόλιν…
Ἐκεῖναι… τῆς ἀλλοτρίας ἀδίκως ἐπιθυμήσασαι τὴν ἑαυτῶν δικαίως ἀπώλεσαν.
(Lysias, Or. fun., 5-6)
Comme elles entendaient parler du grand renom de ce pays, elles conçurent le vif espoir
d’acquérir une glorieuse réputation. Prenant avec elles les peuples les plus belliqueux, elles
firent une expédition contre cette cité... Mais ces femmes, pour avoir désiré injustement le
territoire d’autrui, perdirent en toute justice le leur.
ἦλθον εἰς τὴν χώραν ἡμῶν Θρᾶκες μὲν μετ’ Εὐμόλπου τοῦ Ποσειδῶνος, Σκύθαι δὲ
μετ’ Ἀμαζόνων τῶν Ἄρεως θυγατέρων, οὐ κατὰ τὸν αὐτὸν χρόνον, ἀλλὰ καθ’ ὃν
ἑκάτεροι τῆς Εὐρώπης ἐπῆρχον, μισοῦντες μὲν ἅπαν τὸ τῶν Ἑλλήνων γένος, ἰδίᾳ
δὲ πρὸς ἡμᾶς ἐγκλήματα ποιησάμενοι, νομίζοντες ἐκ τούτου τοῦ τρόπου πρὸς μίαν
μὲν πόλιν κινδυνεύειν, ἁπασῶν δ’ ἅμα κρατήσειν. (Isocrate, Panég., 68)
Les Thraces accompagnés d’Eumolpe, fils de Poséidon, marchèrent contre notre pays, ainsi
que les Scythes accompagnés des Amazones, filles d’Arès, non pas à la même époque, mais au
moment où chacun cherchait à dominer l’Europe : ils haïssaient la race grecque dans son
ensemble, mais ils avançaient des griefs particuliers contre nous, pensant que de cette
manière, ils affronteraient une seule cité, mais les soumettraient toutes en même temps.
εἰσέβαλον εἰς τὴν χώραν ἡμῶν... Σκύθαι δὲ μετ’ Ἀμαζόνων τῶν ἐξ Ἄρεως
γενομένων, αἳ τὴν στρατείαν ἐφ’ Ιππολύτην ἐποιήσαντο τὴν τούς τε νόμους
παραβᾶσαν τοὺς παρ’ αὐταῖς κειμένους, ἐρασθεῖσάν τε θήσεως καὶ
συνακολουθήσασαν ἐκεῖθεν καὶ συνοικήσασαν αὐτῷ. (Isocrate, Panath., 193)
Les Scythes se jetèrent sur notre pays, accompagnés des Amazones, filles d’Arès, qui firent
l’expédition contre Hippolytè, coupable d’avoir transgressé les lois en vigueur chez elles,
d’être tombée amoureuse de Thésée, d’avoir quitté son pays pour le suivre ici, et de vivre
avec lui.
26 Si trois exemples seulement sur les huit qui interviennent dans les discours abordent
l’étiologie du conflit, on peut l’expliquer par la brièveté de certaines évocations. Mais il
faut surtout y voir la volonté de ne pas s’appesantir sur une période qu’il vaut mieux
oublier ou du moins transformer, ainsi que le font Lysias et Isocrate.
89
27 En effet, parallèlement aux exemples fournis par les discours politiques, nous disposons
des différentes versions que des historiens ont pu donner du même événement et des
causes du conflit. Or, pour tous, l’origine de la guerre entre Athéniens et Amazones se
situe bien avant l’invasion des femmes guerrières. Il y aurait eu avant cette expédition
un premier contact, que les discours ne mentionnent pas, entre Grecs et Amazones.
Plutarque, dans sa Vie de Thésée, regroupe les témoignages de nombreux prosateurs,
dont certains Atthidographes, et Hérodote nous livre également son opinion dans son
passage sur les Sauromates. Selon le biographe, Philochore et « quelques autres »
rapportent que Thésée fut le compagnon d’Héraclès lors de son expédition chez les
Amazones et qu’il obtint Antiope pour prix de sa valeur (Vie de Thésée, 26, 1). Pour
Phérécyde, Hellanicos et Hérodore, qui reflètent l’avis de la majorité des historiens,
Thésée mène sa propre expédition chez les Amazones, à la suite de celle d’Héraclès, et
enlève une Amazone (id.). Bion précise que ce rapt aboutit grâce à la ruse (ibid., 26, 2).
Quant à Hérodote, il évoque une expédition des Grecs chez les Amazones et une bataille
près du Thermodon, qui s’achève par le rapt de toutes les Amazones vivantes 40.
28 Ces versions comportent des différences, mais celles-ci sont moins importantes que le
point commun qu’elles entretiennent entre elles : toutes expliquent l’invasion de
l’Attique par les Amazones comme une guerre de représailles. Pour tous ces textes, ce
sont les Grecs, ou même les seuls Athéniens, qui ont commis la première agression en
enlevant une - ou plusieurs - Amazones. Πρόφασιν μὲν οὖν ταύτην ὁ τῶν Ἀμαζόνων
πόλεμος ἔσχε, « voilà la cause de la guerre des Amazones », conclut Plutarque après ce
bref rappel des différentes opinions sur la question (ibid., 27, 1).
29 Or, dans les discours des orateurs athéniens, cette première expédition n’est jamais
mentionnée. Tous semblent ignorer que le comportement des Amazones trouve sa
justification dans le scandaleux enlèvement dont certaines (ou du moins l’une d’entre
elles) ont été victimes du fait de Thésée et des Athéniens. Pour la cité d’Athènes, cette
omission volontaire a le grand mérite de rejeter l’entière responsabilité du conflit sur
les Amazones41. Cette opposition entre l’utilisation rhétorique d’un exemple mythique,
avec ses ellipses et ses gauchissements, et la rédaction d’un ouvrage d’histoire, est
parfaitement illustrée par la confrontation de deux passages d’Hérodote. Au
paragraphe 110 du livre IV, Hérodote s’adresse au lecteur en tant qu’historien. Il
s’interroge sur les liens unissant Scythes et Amazones. Au cours de son enquête, il est
amené à expliquer comment les Amazones sont arrivées à Cremnes, sur le lac Méotide.
Il ne manque pas alors de mentionner l’expédition des Grecs sur leur territoire, le rapt
des Amazones, et finalement le massacre par les Amazones de leurs ravisseurs. Privées
de bons navigateurs, les rescapées dérivent néanmoins jusqu’à Cremnes. En revanche,
dans le débat qui oppose les Athéniens aux Tégéates au livre IX, Hérodote doit tenter de
reconstituer les arguments plausibles d’un orateur athénien cherchant à défendre la
prééminence d’Athènes. Il ne s’agit plus d’histoire, mais de politique, et l’orateur,
passant pieusement sous silence tout détail susceptible de ternir la gloire des
Athéniens, se contente d’évoquer ces « Amazones, originaires des bords du Thermodon,
qui un beau jour se sont jetées sur l’Attique » (IX, 27). Entre les deux passages, il y a
toute la différence entre un récit pris en charge par un historien, et un discours
prononcé par un orateur.
90
37 Ces quelques lignes suffisent à souligner le danger que représentent pour l’ensemble
des Grecs ces Amazones et ces Thraces ainsi replacés dans la lignée des agresseurs
barbares. Mais selon Isocrate, le péril se double pour Athènes de griefs politiques qui lui
sont personnellement attachés. Pour l’orateur, le choix d’Athènes comme cible
privilégiée correspond chez les Amazones à une décision purement stratégique.
Athènes est la proie rêvée parce qu’elle semble, dans leur esprit (et dans l’esprit de
tous, semble vouloir suggérer Isocrate), être la clef de toute la Grèce (Panég., 68).
Comme les Thraces et les Scythes, les Amazones ne doutent pas un instant que la
défaite d’Athènes n’entraîne la reddition immédiate de l’ensemble du monde grec. Le
texte reste très vague d’ailleurs sur les modalités de cette reddition. Elles pourront
« soumettre » (κρατήσειν) les autres cités. L’intérêt pour Isocrate ne se situe pas là, mais
bien plutôt dans la gloire que ce choix fait rejaillir sur Athènes. On retrouve ici un trait
déjà rencontré chez Lysias : la décision des Amazones et des Thraces est un moyen
d’affirmer, avant même le combat, la suprématie de la cité et sa valeur éminente aux
yeux de ses ennemis. L’orateur rappelle ainsi l’importance particulière d’Athènes, aux
yeux des Barbares comme des autres cités grecques : cible privilégiée des Barbares, elle
se pose en bouclier de toute la Grèce et sauve par ses victoires l’ensemble des Grecs. Ce
statut spécial d’Athènes aux yeux de ces deux peuples est exactement parallèle à celui
que les orateurs accordent à la cité durant les guerres médiques, et il est difficile de ne
pas voir derrière ces lignes d’Isocrate une allusion au rôle primordial joué par Athènes
durant les invasions perses. En 490, aidée des Platéens (que les discours officiels
oublient bien vite), elle repousse l’expédition de Darius en lui infligeant la défaite de
Marathon. En 480, c’est encore elle qui porte un coup fatal aux ambitions de Xerxès, en
anéantissant une bonne partie de son armée à Salamine. La littérature a vite fait
d’exalter le courage d’Athènes se dressant seule contre la puissance perse et la mettant
en déroute53. Isocrate reporte aux temps mythiques la reconnaissance par les deux
partis, Grecs et Barbares, de cette prééminence de la cité attique. Le sort d’Athènes
décide du sort de toute l’Hellade. N’oublions pas que l’exemple des Amazones et des
Thraces s’inscrit dans un développement où l’orateur veut démontrer qu’Athènes a
tous les droits à l’hégémonie parmi les Grecs et qu’elle doit prendre la tête de
l’expédition contre les Barbares54. Il est donc logique qu’il prétende que cette
prééminence existe dès la plus haute antiquité, sans que cette position d’exception ait
soulevé la moindre contestation.
38 Les causes rassemblées par les orateurs pouvaient paraître à première vue bien
générales. En réalité, derrière la cupidité des Amazones, leur désir de gloire, et leur
hostilité envers la race grecque, les orateurs réussissent à utiliser ce conflit pour
démontrer la haine ancestrale qui oppose l’Asie et l’Europe, à faire peser sur les
Amazones les accusations d’impérialisme traditionnellement invoquées contre
Athènes, et à souligner toujours davantage la singularité athénienne, nimbée dès
l’origine d’une gloire éclatante qui la désigne aux yeux de tous comme la clé de la
Grèce.
39 Les Amazones sont bien souvent qualifiées de « filles d’Arès » 55, justifiant par cette
filiation leur amour pour la guerre et l’opposition qui les dresse contre « les enfants
d’Athéna ». Le peuple adepte de la guerre et de la force brutale ne peut que s’élever
contre celui qui incarne la raison, l’intelligence pratique et la guerre justifiée 56. Les
93
Amazones représentent le danger d’un peuple agressif, qui outre son amour immodéré
pour la guerre bouleverse profondément les valeurs caractéristiques de la civilisation
grecque. Ce peuple est composé de femmes ἀντιάνειραι57, de femmes « qui valent un
homme » et même « ennemies des hommes », puisque ce sens, bien que plus rare, est
parfois attesté58. Hérodote va jusqu’à proposer pour leur nom en scythe l’étymologie
« tueuses d’hommes » (IV, 110). Ces femmes-guerriers, dans leur organisation tant
sociale que politique, s’opposent aux Athéniens et leur existence menace donc la cité
classique59. Lysias s’efforce de mettre en évidence cette opposition à tous les niveaux.
Nous n’avons pas chez lui d’exposé détaillé des coutumes des Amazones, comme nous la
trouvons par exemple chez Diodore de Sicile ou Strabon60, mais chaque détail donné
insiste sur cette étrange perversion des sexes et sur ce renversement des valeurs
traditionnelles, tous deux caractéristiques de leur société.
40 Lysias nous les présente comme des êtres physiquement anormaux, des sortes de
« monstres » regroupant en elles des traits à la fois féminins et masculins :
ἐνομίζοντο δὲ διὰ τὴν εὐψυχίαν μᾶλλον ἄνδρες ἢ διὰ τὴν φύσιν γυναῖκες· πλέον
γὰρ ἐδόκουν τῶν ἀνδρῶν ταῖς ψυχαῖς διαφέρειν ἢ ταῖς ἰδέαις ἐλλέπειν. (Or. fun., 4)
Femmes par le sexe, elles étaient plutôt considérées comme des hommes du fait de leur
courage. Car elles semblaient supérieures aux hommes par leur force d’âme, plutôt que leur
être inférieures par leurs caractéristiques physiques, (trad. G. Mathieu légèrement
modifiée)
41 La nature en a fait des femmes (φύσις, ἴδεαι), mais elles semblent emprunter aux
hommes des qualités proprement masculines pour les Grecs, le courage et la force
d’âme (εὐψυχία et ψυχαί). Le texte de Lysias met donc en relief une double opposition.
Dans la nature, les hommes sont supérieurs aux femmes par le corps et par l’âme. Dans
le monde perverti des Amazones, les femmes restent inférieures aux hommes par le
corps, mais elles leur sont apparemment supérieures par les qualités de l’âme. Il s’agit
en fait d’une supériorité apparente, que dénonce dès maintenant l’emploi du verbe
δοκέω-ῶ, et que fera voler en éclats l’épreuve de la réalité. En attendant, cette
symbiose entre des éléments ordinairement incompatibles les apparente littéralement
à des androgynes, menaçantes aussi bien pour les hommes que pour les femmes,
puisque ni les uns ni les autres n’ont de place dans leur société.
42 Une image analogue est d’ailleurs suggérée par le Panathénaïque, dans un épisode déjà
mentionné précédemment. Hippolytè, d’après les Amazones, est « coupable d’avoir
transgressé les lois en vigueur parmi elles ». Or, la suite du texte suggère que cette
violation du droit consiste en fait à s’être éprise de Thésée et à avoir quitté son pays
pour le suivre. Dans la société essentiellement féminine des Amazones, l’homme n’a pas
de place. Les Amazones, parties pour châtier la coupable, rappellent ainsi qu’elles sont
hostiles à un quelconque mélange des sexes61.
43 Chez les Amazones, les femmes détiennent le pouvoir politique et militaire, sortant du
gynécée dans lequel les confine la société grecque, et prenant la place
traditionnellement réservée aux hommes. Ainsi, ce sont elles qui prennent la décision
de l’expédition contre Athènes et qui la dirigent. « Prenant avec elles les nations les
plus belliqueuses, elles firent une expédition contre cette cité » (Or. fun., 5). Cette
94
situation exceptionnelle se reflète dans d’autres domaines. Ces femmes qui gouvernent
sont également des femmes qui combattent, endossant encore une fois une fonction
habituellement réservée aux hommes. Lysias ne nous détaille pas leur armement
traditionnel, tel que la céramique a contribué à le faire connaître 62. Il ne mentionne ni
leur vêtement (tunique courte ou justaucorps, coiffe orientale), ni leurs armes
traditionnelles (arc scythe, bouclier, hache ou lance). Nous pouvons cependant rappeler
que cet armement, d’après W.B. Tyrrell, ne s’est véritablement constitué qu’après les
guerres médiques, les artistes cherchant à illustrer jusque dans le domaine militaire
l’opposition entre Grecs et Barbares63. Lysias ne mentionne que deux détails, les armes
en fer, qui les distinguent de leurs voisins, et l’utilisation de chevaux, qui leur donnent
sur leurs adversaires un double avantage, puisqu’elles peuvent à la fois les surprendre
et les fuir s’ils deviennent trop pressants64. Ces atouts les rendent redoutables pour
leurs ennemis, mais on voit d’emblée que cette supériorité ne doit rien à la nature, mais
beaucoup plus à un acquis extérieur. Lysias insiste sur leur valeur (qui par ricochet
renforce celle des Athéniens, leurs vainqueurs), et tente surtout de montrer que
l’opposition entre Grecs et Amazones se reflète jusque dans leurs méthodes de combat.
Pour W. B. Tyrrell, Lysias prête aux Amazones des coutumes militaires qui sont l’exact
contrepoint de celles des Athéniens, en inversant les pratiques de combat que la Grèce
préconise pour des hommes65. L’armement et la tactique des Amazones doivent être
inverses de ceux de l’hoplite athénien66. Mais on peut également ajouter que
l’utilisation des chevaux évoque en écho la redoutable cavalerie perse.
3) Impérialisme
44 La dernière opposition relevée par Lysias entre la société des Amazones et le peuple
athénien concerne la politique extérieure. Nous avons vu précédemment que pour
Isocrate, les Amazones « cherchaient à dominer l’Europe ». Les accusations sont encore
plus précises chez Lysias, et le vocabulaire plus direct. Les Amazones « commandent à
de nombreux peuples » (ibid., 5). Le participe ἄρχουσαι, placé en début de phrase,
souligne la puissance de cet impérialisme menaçant, dont le pouvoir s’exerce sur ses
voisins comme une tyrannie puisqu’il les a réduits en esclavage (τοὺς περὶ αὐτὰς
καταδεδουλωμέναι, id.)67. En décrivant les Amazones sous ces traits, Lysias ne fait
qu’assimiler leurs pratiques politiques à celles que les discours officiels athéniens
reprochent aux Perses68, et souligner de nouveau la ressemblance entre l’exemple
mythique et l’exemple historique. Les orateurs athéniens ne peuvent que dénoncer
chez les Amazones cet usage tyrannique du pouvoir, eux qui parlent au nom d’une cité
se vantant d’être la championne de la démocratie. Une nouvelle fois, Athènes rappelle
qu’elle a de tout temps défendu la cause démocratique, alors que les Barbares prônaient
une royauté tyrannique et l’asservissement des autres peuples. Contre ses détracteurs,
elle reporte sur ses adversaires les critiques qui lui sont habituellement faites.
45 En offrant cette présentation des causes de la guerre des Amazones, Isocrate et Lysias
poursuivent un but bien précis : il s’agit de « retrouver » chez les Amazones les
principaux traits de caractère des Perses, en imposant ainsi au lecteur la vision d’un
Barbare unique, éternellement hostile à la Grèce. Mais Lysias y ajoute la volonté de
montrer, dans tous les domaines, l’opposition totale entre Amazones et Athéniens. Non
seulement la situation géographique des Amazones fait d’elles des Barbares aux yeux
des Athéniens, mais toute l’organisation de leur société s’oppose aux valeurs de la cité
classique pour qui elles constituent l’ennemi, le différent, l’anormal. En opposant les
95
46 Après avoir obtenu tant de précisions sur la nature des Amazones, l’auditoire est déçu
de n’avoir aucun détail sur le déroulement des opérations. Dans tous les discours, la
description des combats est passée sous silence. Seule l’issue nous en est donnée, soit
que l’orateur nous signale le succès des Athéniens69, soit qu’il se borne à parler des
dangers encourus, sous-entendant la fin connue de son public 70. Ce silence s’explique
mieux si l’on se rappelle ce que Plutarque nous apprend sur le combat :
« apparemment, la tâche ne fut pas une mince affaire, accessible à une femme » (Vie de
Thésée, 27, 1), puisque les Amazones venues du Thermodon envahir l’Attique semblent
être entrées dans Athènes et avoir installé leur camp sur l’Aréopage, face à l’Acropole 71.
La tradition semble donc nous indiquer que les Athéniens ont été mis en difficulté par
ces femmes guerrières tant détestées. Mieux vaut pour les orateurs passer sous silence
des événements aussi honteux pour la cité, et pratiquer une de ces nombreuses ellipses
si fréquentes dans le récit des exploits mythiques à la gloire d’Athènes. Au contraire,
une évocation rapide peut sembler attester d’une victoire facile d’Athènes. Les orateurs
ne nous disent pas clairement que la bataille a été aisée, mais leur apparent désintérêt
pour la description des combats peut le laisser penser. De même que pour l’évocation
de Marathon, on peut dire que « la temporalité historique est bouleversée pour devenir
la temporalité d’un récit édifiant »72. Avec la différence dans notre cas que l’imprécision
naturelle qui caractérise toute temporalité mythique accentue encore les possibilités de
reconstruction du récit. D’autre part, il ne faut pas oublier que l’abstraction est
l’élément « qui caractérise ces collections toutes identiques d’exploits toujours
parfaits ». On ne détaille pas des exploits que de simples mots ne sauraient égaler 73.
L’abondance de précisions risquerait de leur ôter la noblesse et le mystère qui les
distinguent de la réalité quotidienne. Le récit du combat contre les Amazones doit
rester flou pour être véritablement symbolique de la valeur athénienne qui ne
rencontre pas d’obstacles. Seuls comptent en définitive le succès remporté sur les
adversaires et les conséquences qui en résultent. Ce succès est double.
1) Un succès militaire
47 C’est tout d’abord un succès militaire. Les exemples, lorsqu’ils sont développés,
insistent sur l’ampleur de la défaite essuyée par les Amazones, et sur les graves
conséquences qui en découlent pour elles. C’est le cas pour les oraisons funèbres de
Lysias et de Démosthène, ainsi que pour le Panégyrique d’Isocrate. Cependant, il existe
entre ces auteurs une divergence quant au sort réservé aux Amazones à l’issue du
96
combat. Lysias semble réduire le peuple des Amazones à l’armée qui s’est jetée sur
l’Attique. Le châtiment de ces guerrières est militaire : elles trouvent la mort sur le sol
grec et perdent donc la terre qu’elles gouvernaient (Or. fun., 6). Lysias adopte le schéma
le plus simple : des agresseurs se jettent sur l’Attique ; vaincus, ils y trouvent la mort.
Le Panégyrique, quelques années plus tard, introduit une distinction entre les Amazones
venues en Grèce et celles qui sont restées dans leur pays (Panég., 70). Les premières,
comme chez Lysias, trouvent la mort sur le territoire attique. Quant aux secondes,
Isocrate précise qu’elles reçoivent elles aussi une punition, politique cette fois,
puisqu’elles sont chassées du pouvoir. Cette précision correspond chez Isocrate à la
volonté de montrer les dangers d’une politique expansionniste : non seulement les
Amazones n’ont pas obtenu comme elles l’escomptaient la domination de l’Europe,
mais elles ont même perdu ce qu’elles possédaient au départ. Leurs mésaventures
illustrent les dangers de l’impérialisme74. Enfin, l’oraison funèbre de Démosthène
mesure l’échec des Amazones non pas au nombre de dépouilles laissées sur le champ de
bataille (Démosthène n’y fait aucune allusion), mais en insistant sur l’ampleur de leur
déroute : les Grecs ont remporté sur l’armée adverse une victoire si complète « qu’ils la
chassèrent au-delà du Phase » (Or. fun., 8), c’est-à-dire qu’ils la repoussent au-delà de la
frontière naturelle entre le territoire grec et celui des Amazones75. Il n’est plus question
de mort. Le châtiment est tout entier dans la perte du territoire possédé 76. Pour
Démosthène qui écrit ces lignes après la défaite de Chéronée, alors que Philippe et ses
troupes macédoniennes foulent le sol grec, il est essentiel de rappeler qu’il fut un temps
où Athènes a refoulé les envahisseurs hors de son territoire et les a mis à tout jamais
hors de portée de nuire. Il y a donc bien là une évolution du mythe tout au long du
siècle, et cette évolution est intéressante parce qu’elle est une preuve supplémentaire
des distorsions apportées au mythe par les orateurs quand cela peut servir leur propos,
et de la manière dont la conjoncture politique influence les changements de point de
vue et les différentes versions offertes au public.
48 Plus importante que le succès militaire est, pour Lysias comme pour Isocrate, la victoire
morale que les Athéniens ont remportée sur leurs adversaires. Leur victoire ne
couronne pas uniquement la supériorité militaire d’une cité grecque sur les Barbares.
Elle signifie également qu’Athènes a su assurer le succès de sa propre vision du monde,
le retour à la normalité et à un ordre que l’existence de ses ennemis remettait en cause.
Cependant, chacun des deux orateurs envisage différemment cette vision : les
conclusions de Lysias sont centrées sur les Amazones, alors qu’Isocrate s’intéresse
avant tout aux vainqueurs.
49 Pour Lysias, en effet, l’échec des Amazones est intéressant à trois points de vue. Il
correspond tout d’abord à la victoire de la réalité sur l’apparence. Lysias avait décrit les
Amazones comme de mystérieuses et inquiétantes androgynes. Leur nature ne
s’accordait pas aux qualités de l’âme et au courage dont elles faisaient preuve
ordinairement. Or, pour parler de l’issue du combat, Lysias n’utilise pas les expressions
toutes faites dont disposaient les orateurs et que nous avons relevées précédemment.
Plus habilement, il procède par périphrase : l’arrivée des Athéniens, qui sont des
hommes de valeur, des hommes véritables, transforme les Amazones et les révèle telles
qu’elles sont dans la réalité, et non pas telles qu’elles semblaient être. Devant eux,
97
ὁμοίας ἐκτήσαντο τὰς ψυχὰς τῇ φύσει, καὶ ἐναντίαν τὴν δόξαν τῆς προτέρας
λαβοῦσαι μᾶλλον ἐκ τῶν κινδύνων ἢ ἐκ τῶν σωμάτων ἔδοξαν εἶναι γυναῖκες. (Or.
fun., 5)
Elles montrèrent une âme semblable à leur sexe : les dangers bien plus que leur physique
leur donnèrent une réputation inverse à la précédente et les firent apparaître comme des
femmes.
50 Leur défaite n’est pas clairement indiquée mais s’impose comme conclusion logique. La
présence du substantif δόξα et du verbe δοκέω est significative et rappelle à l’auditoire
le verbe ἐδόκουν rencontré peu avant (ibid., 4). Les Athéniens ont réussi à déjouer les
apparences pour faire triompher la réalité : ayant retrouvé une nature strictement
féminine, les Amazones ne pouvaient l’emporter face à des hommes. Mais plus que tout,
cette phrase indique au lecteur le retour à la normale. Les Amazones ont perdu tous
leurs traits masculins. Tout ce qui faisait la monstruosité de leur société est peu à peu
éliminé. Grâce à l’intervention athénienne, le désordre qui menaçait d’envahir le
monde grec fait place à l’ordre. Inévitable, l’échec des Amazones est cependant aggravé
par un trait de caractère déjà blâmé par Lysias lorsqu’il exposait les causes de la guerre.
Jusqu’au dernier moment, les Amazones se laissent guider par leur hybris, et elles sont
en définitive « châtiées pour leur folie » (δοῦσαι δίκην τῆς ἀνοίας, ibid., 6). La raison
consisterait en effet à sauver ce qui peut encore l’être et à rentrer chez elles avouer
leur échec. Mais elles préfèrent périr toutes sur place, refusant de tirer une leçon de
leur défaite77. L’exemple des Amazones rappelle, à l’intérieur même d’un catalogue
d’exemples, l’importance qu’il y a pour tous à ne pas négliger les leçons qu’offre le
passé, et à exploiter les exemples pour instruire et conseiller les générations suivantes.
51 En définitive, l’échec le plus cuisant pour les Amazones ne réside pas la défaite
militaire, mais dans sa conséquence ultime, l’oubli dans lequel elles sombrent après
cette expédition. Le passage s’ouvrait sur le grand renom qu’elles comptaient tirer de
l’aventure. Elles sont parties en campagne en rêvant de s’illustrer et de voler à Athènes
sa glorieuse renommée. Or le résultat obtenu est inverse de celui escompté. « Elles
permirent à notre cité d’acquérir un renom éternel grâce à sa valeur, tandis qu’elles
plongeaient leur propre patrie dans l’anonymat à cause de la défaite subie ici » (ibid.) 78.
Victimes de leur folie (ἄνοια), elles essuient un échec qui les prive du renom dont elles
jouissaient, et les plonge dans la plus profonde obscurité (ibid., 6). Bien plus, l’ironie du
sort veut que non seulement elles ne s’illustrent pas comme elles le désiraient, mais
qu’elles augmentent encore la gloire d’Athènes79. Les Amazones sont privées à jamais de
la réputation qu’elles recherchaient en engageant le combat et qu’elles ont abandonnée
aux Athéniens. Leur agression profite en dernier ressort à leurs ennemis, et leurs
efforts désespérés pour conquérir cette renommée tant jalousée chez leurs adversaires
se retournent ironiquement contre elles. Le passage se termine sur l’opposition entre
les deux adverbes ἀδίκως et δικαίως : Lysias nous avait présenté les Athéniens comme
les champions du droit. Il rappelle ici qu’ils ne font que punir d’un juste châtiment une
conduite injuste.
52 Les conclusions qu’Isocrate tire de l’épisode dans le Panathénaïque 80 concernent en
revanche les Athéniens. Trois paragraphes entiers (196-198) témoignent de
l’importance qu’il accorde à ces réflexions, et soulignent une fois de plus les
préoccupations politiques de l’orateur. Son intérêt se porte essentiellement sur la
réaction des Athéniens après leur victoire. Pour l’orateur, l’échec des différentes
expéditions barbares permet de mettre en relief la valeur des Athéniens. A la différence
de certains, les Athéniens ont su ne pas se laisser griser par leur succès. A en croire
98
l’orateur, la majorité des peuples ne jouissent pas longtemps de leur bonheur, car la
richesse et la renommée leur font perdre toute leur lucidité. Capables auparavant de
« prendre de bonnes et sages résolutions » (καλῶς καὶ φρονίμως βουλεύσασθαι), ils se
laissent enivrer par leur bonne fortune et oublient leur sagesse première (ibid., 196).
Après un bonheur éphémère, ils finissent par retomber plus bas encore qu’auparavant.
Reposant sur un jugement instable et soumis au hasard, leur bonne fortune ne peut être
que provisoire.
53 A l’inverse, les Athéniens savent regarder le succès d’un œil impassible. A deux
reprises, Isocrate insiste sur la constance de leur comportement et la fidélité à leurs
principes. Le passage s’ouvre sur le jugement suivant : « ils ne changèrent pas après
avoir accompli des exploits d’une telle ampleur » (ibid., 194). Cette opinion est
confirmée quelques lignes plus loin par une expression bien proche : « ils conservèrent
le comportement qu’ils devaient à une bonne gestion politique » (ibid., 197). La seule
différence est qu’Isocrate donne ici l’explication de cette remarquable permanence.
C’est à l’excellence de leur régime politique que les Athéniens doivent cette constance
qui a assuré la pérennité de leur succès.
54 L’orateur aborde là le cœur de sa démonstration. Seul le mode de gouvernement peut
assurer à un peuple une bonne fortune durable. La suite du passage détaille les
principes qui doivent être à la base de tout bon gouvernement. Les qualités morales s’y
voient accorder la première place, bien avant la bravoure et les prouesses militaires 81.
Ainsi, les Athéniens méritent des éloges « pour leur force d’âme et leur mesure » (διὰ
τὴν καρτερίαν… καὶ σωφρονύνην), bien plus que pour le courage qu’ils ont manifesté
durant les combats (διὰ τὴν ἀνδρείαν, ibid.). Car leur supériorité ne consiste pas en de
simples qualités physiques que tous, même les êtres les plus malfaisants, peuvent
partager. Elle se manifeste beaucoup plus durablement dans toutes les occasions de la
vie politique. Les hommes qui possèdent cette « fermeté d’âme (εὐψυχία) solide en
toutes circonstances et capable d’être utile à tous » (ibid., 198) assurent le succès de leur
cité bien plus durablement que par une simple victoire militaire, car leur
comportement se fonde sur des valeurs indépendantes des circonstances extérieures.
Cette fermeté d’âme est l’apanage « des hommes bien nés, bien élevés et bien éduqués »
(ibid.), d’hommes tels qu’étaient les Athéniens autrefois. La conclusion de l’épisode des
Amazones permet à Isocrate de vanter une fois de plus l’Athènes d’autrefois et son
régime de démocratie modérée, et de souligner par contrecoup les dangers d’une
démocratie excessive, conséquence d’une politique impérialiste82. Isocrate est revenu
au point de départ de son raisonnement : seul un bon régime politique permet à un
peuple de consolider des succès militaires autrement inutiles car éphémères. D’autre
part, pour être tel, ce régime politique doit s’appuyer sur des valeurs morales dont
Isocrate nous donne ici deux composantes essentielles (constance et sagesse), et il doit
être confié à des individus dont la naissance et l’éducation garantissent la vertu.
55 Les leçons tirées de l’épisode des Amazones sont donc bien différentes selon les deux
orateurs. Pour Lysias, l’échec des Amazones est avant tout la punition de leurs erreurs.
Leur défaite sanctionne l’ambition insatiable d’un peuple, l’hybris d’un comportement
qui rejette toutes les valeurs du monde grec. Elle sert ainsi à exalter la démocratie
athénienne telle qu’elle est et a toujours été. Isocrate, quant à lui, déplace l’éclairage.
L’épisode lui sert à rappeler les liens nécessaires entre politique et morale, et à vanter
le régime politique de l’Athènes de jadis, cette πάτριος πολιτεία qu’il associe aux
grandes heures de la cité attique.
99
II - Les Thraces
56 Autre exemple de conflit entre Athènes et le monde barbare sur le sol attique,
l’expédition des Thraces est très souvent évoquée en même temps que celle des
Amazones. Seul le Contre Léocrate de Lycurgue développe cet épisode indépendamment
de celui des femmes-guerriers, tandis qu’à l’inverse, Hérodote et Lysias choisissent de le
passer sous silence quand ils dressent la liste des conflits mythiques menés par
Athènes.
57 De la même façon que précédemment, les discours se contentent parfois de citer
l’épisode sans l’exploiter plus longuement. C’est le cas notamment du Ménexène de
Platon (239 b), de l’Archidamos (42) et de l’Aréopagitique (75) d’Isocrate. Toutefois, que
l’épisode fasse ou non l’objet d’un long développement, le rôle qui lui est dévolu rejoint
celui des Amazones : il s’agit de montrer l’héroïque résistance athénienne face à
l’agression d’un peuple barbare. Quels que soient les termes employés, les Thraces sont
toujours décrits comme les agresseurs83. La présentation qui en est faite est tout entière
orientée de manière à noircir l’adversaire d’Athènes et à faire ressortir sa culpabilité.
Nous ne reviendrons pas sur l’image qu’en offre le Panégyrique d’Isocrate qui, en
traitant conjointement les deux épisodes, redouble le schéma d’une agression barbare
fondée sur la cupidité et l’ambition démesurée, et tente d’imposer par cette lecture
orientée des événements l’idée de la pérennité du comportement barbare et du danger
qu’il représente pour la cité attique. Certes, comme nous l’avons vu, la lutte contre les
Amazones est sans doute encore plus « exemplaire » de l’opposition entre Grecs et
Barbares, puisque l’organisation de leur société est en tout point antithétique de celle
des Athéniens. Mais le traitement que les orateurs réservent à l’expédition des Thraces
permet de faire de cet épisode, lui aussi, un bon exemple de l’hostilité qui règne entre
Grecs et Barbares, et des valeurs que prône le discours officiel de la cité démocratique.
Outre les points communs entre les deux épisodes, il existe un certain nombre de traits
originaux sur lesquels il convient de s’arrêter.
58 La position du roi Eumolpe, fréquemment mentionné aux côtés du peuple thrace au
cours de cet épisode, mérite tout d’abord notre attention84. Cette présence royale peut
surprendre dans des discours qui, nous l’avons vu, ont tendance à privilégier le peuple
au détriment des figures royales, qui s’effacent bien souvent quitte à disparaître parfois
totalement. Mais évoquer Eumolpe offre aux orateurs la possibilité de rappeler qu’il est
le « fils de Poséidon »85, et donner ainsi un enjeu supplémentaire à cette lutte qui le
dresse contre les « enfants d’Athéna ». Plus encore que les Amazones, « filles d’Arès »,
son ascendance en fait l’ennemi des Athéniens, puisque semble se rejouer entre les
deux camps le conflit qui a opposé les deux divinités pour la possession d’Athènes. C’est
d’ailleurs ainsi que le Panathénaïque d’Isocrate explique cette expédition : Eumolpe
accompagné des Thraces revendique l’Attique, « prétendant que Poséidon s’en était
emparé avant Athéna » (Panath., 193). C’est aussi la version adoptée par Lycurgue dans
le Contre Léocrate (98), qui fait d’ailleurs suivre son exemple d’un long extrait de
l’Érechthée d’Euripide. Or dans cette tragédie, on le sait par les fragments qui nous sont
parvenus, les deux divinités intervenaient pour soutenir chacune leur camp 86.
L’intervention du personnage royal permet donc de préciser les mobiles des
agresseurs : ils ne se présentent pas seulement comme des Barbares dévorés d’ambition
et hostiles à la Grèce ; ils ne fondent pas leurs prétentions seulement sur la force, mais
ils prétendent avoir le droit pour eux, et tentent de remettre en cause la légitimité du
100
Dans ces derniers moments de la guerre de dix ans, la cité athénienne a tout intérêt à
occulter les différends qui ont pu l’opposer à Éleusis, et à exalter la grandeur d’un
dévouement inconditionnel envers la patrie. L’affrontement entre Eumolpe et
Érechthée offre un exemple mythique propre à illustrer ce propos : en acceptant de
sacrifier sa fille pour assurer la victoire d’Athènes, Érechthée montre que les intérêts
personnels doivent s’effacer devant le bien supérieur de la communauté, et que le salut
de la patrie exige les plus grands sacrifices de la part de tous ses citoyens.
61 Les orateurs sans exception ne procèdent pas autrement. L’épisode devient un exemple
supplémentaire d’affrontement entre la Grèce et le monde barbare, quitte à passer sous
silence tous les éléments qui pourraient rappeler les autres versions de la légende. Le
Thrace Eumolpe n’a plus aucun lien avec Éleusis ni avec ses mystères. La fonction
sacerdotale disparaît, remplacée par une royauté barbare agressive et expansionniste,
qui menace Athènes et l’identité grecque. Et c’est à cette barbarie, à cette profonde
altérité, que les Athéniens renvoient Eumolpe après leur écrasante victoire.
Démosthène précise qu’ils chassent ses troupes non seulement du territoire de
l’Attique, mais aussi de celui des autres Grecs (Or. fun., 8), et il en profite d’ailleurs pour
souligner la supériorité d’Athènes sur les autres cités grecques qui n’ont su ni arrêter,
ni contenir l’avancée des Thraces. Pour Isocrate, la déroute des Thraces est encore plus
éclatante : non seulement ils ne recouvrent pas leur ancien territoire, mais leur défaite
les chasse bien au-delà, les séparant définitivement du monde grec :
...eux qui auparavant étaient nos voisins furent contraints du fait de cette expédition de se
retirer si loin que le territoire qui nous sépare d’eux vit s’installer bien des peuples, de
nombreuses races, et de grandes cités. (Panég., 70)
62 Bien entendu, ce recul des frontières thraces souligne l’ampleur de leur défaite. Mais il
accentue également leur barbarie, leur étrangeté et leur différence essentielle avec les
Grecs, puisqu’il les éloigne encore davantage d’une Athènes au centre du monde grec,
et qu’il les exile aux confins d’un monde civilisé dont Athènes, par ses efforts, tente de
repousser toujours plus loin les frontières.
63 Nous noterons pour finir que nos orateurs n’accordent le plus souvent pas grande
attention au sacrifice du roi Érechthée, à la différence d’Euripide qui en fait le cœur de
sa tragédie. Mais ce choix s’explique aisément dans un discours à la gloire de la cité
démocratique. Les motifs qui peuvent expliquer ici la présence d’Eumolpe ne jouent pas
pour les Athéniens qui, par le miracle de l’autochtonie, sont tous des enfants d’Athéna.
Au contraire, le geste héroïque du roi athénien risque d’attribuer à lui seul le mérite de
la victoire, et d’occulter la bravoure du peuple athénien. Les orateurs insistent donc
surtout sur l’identité des agresseurs et sur le bilan des combats, sans s’attarder sur
l’héroïque sacrifice d’Érechthée. Ils s’intéressent à Eumolpe, soulignent l’ampleur de la
défaite, et intègrent cet épisode au milieu d’autres conflits mythiques, comme un
exemple supplémentaire du dévouement d’Athènes à la cause panhellénique et de sa
résistance face aux agressions extérieures. Seul Lycurgue dans son Contre Léocrate fait
jouer à l’épisode un rôle différent. Faisant porter l’accent sur Érechthée, il célèbre alors
le dévouement patriotique et la priorité des intérêts collectifs sur le bonheur
personnel. Mais le contexte est alors bien différent, et explique que l’orateur n’exploite
pas les mêmes aspects de l’épisode. Comme nous le verrons plus loin 94, il ne s’agit plus
alors de faire l’éloge d’Athènes, mais de fustiger le comportement d’un mauvais
citoyen, Léocrate, qui a quitté la cité après le désastre de Chéronée, choisissant son
salut personnel au détriment de la cité. L’exemple d’Eumolpe et d’Érechthée est cité au
102
I - Les Héraclides
66 Outre les discours qui nous intéressent, un certain nombre de textes évoquent l’épisode
du conflit entre Eurysthée et les Héraclides. Phérécyde d’Athènes nous en donne la
première version « historique »96, mais le récit apparaît aussi chez des historiens, des
mythographes ou des géographes plus tardifs. La comparaison des différentes
présentations met très vite en évidence les principales variations que connaît le récit.
103
68 L’ensemble des textes s’accordent pour présenter les descendants d’Héraclès comme
des victimes qui héritent de la haine qu’Eurysthée portait au héros dorien. Leur crime
réside tout entier dans leur ascendance. Les Héraclides ne peuvent donc espérer voir
s’apaiser le courroux de leur ennemi. Injustement poursuivis par l’ennemi de leur père,
ils en subissent les conséquences sur Je plan juridique. Non seulement, comme le
souligne Démosthène, les Héraclides « sont privés du pouvoir hérité de leur père »
(Cour., 186), mais ils risquent même, à en croire Hérodote, d’être réduits en esclavage 98.
Euripide insiste encore davantage sur la cruauté de l’exil auquel les condamne leur
ennemi : bannis d’Argos par un décret leur ôtant toute participation à la vie civique,
104
étrangers dans leur propre cité, apatrides, ils connaissent le sort tant redouté par les
Grecs99.
69 La plupart des discours ouvrent leur récit du mythe en relatant cette fuite loin
d’Argos100. Que les Héraclides choisissent d’emblée de se réfugier à Athènes ou qu’ils n’y
parviennent qu’au terme de longues errances, il s’agit toujours pour les orateurs
d’insister sur la supériorité d’Athènes par rapport aux autres cités grecques. Dans le
premier cas, il s’écoule peu de temps entre l’expulsion des Héraclides et leur décision
d’aller demander la protection athénienne. Le simple choix par les Héraclides de cette
destination permet de suggérer la bonne renommée dont jouit Athènes parmi eux,
voire chez tous les Grecs, et de donner une apparente impartialité aux louanges dont
l’orateur couvre la cité attique101. Cet éloge indirect d’Athènes se fait encore plus net
lorsque l’auteur indique les motifs qui ont entraîné le choix des Héraclides, comme
dans le Panégyrique :
Bien avant la guerre de Troie... vinrent les enfants d’Héraclès, qui fuyaient la haine
d’Eurysthée et qui, s’ils dédaignaient les autres cités, les pensant incapables de venir les
secourir dans leurs malheurs, considéraient la nôtre comme seule à même de témoigner sa
reconnaissance pour les bienfaits dont leur père avait comblé tous les hommes. (Panég., 56)
70 Le texte affirme nettement la supériorité de la cité attique sur l’ensemble des autres
cités grecques. Loin de s’expliquer par des raisons affectives, la décision des Héraclides
vient conclure une analyse objective des possibilités matérielles et de la puissance
respective de chaque cité. En se réfugiant à Athènes, les enfants d’Héraclès
reconnaissent sa supériorité. Bien entendu, cette décision prouve également qu’ils
croient en la générosité de la cité. Cependant, plus fréquemment, les discours
rappellent que l’arrivée des Héraclides à Athènes n’intervient qu’après de longues
errances à travers les cités grecques qui toutes, à tour de rôle, les rejettent 102. Cette
version a bien évidemment pour fonction de renforcer la pitié de l’auditoire à l’égard
de ces victimes « chassés par tous les Grecs »103 et condamnés à errer sans répit. Mais
elle met surtout en relief la vertu d’Athènes et souligne la singularité de la cité attique
dans le paysage grec. Cette présentation des faits a l’avantage de démontrer
objectivement une supériorité que le raisonnement des Héraclides, dans la version
précédente, se contentait de suggérer.
71 L’analyse de la réaction surprenante des Grecs fournit un motif supplémentaire
d’exalter les vertus athéniennes. Ainsi Lysias précise-t-il que les Grecs, en repoussant
les Héraclides « rougissent (αἰσχυνομένων μέν) de leur attitude, mais craignent
(φοβουμένων δέ) la puissance d’Eurysthée » (Or. fun., 11). Ils pensent donc ne pas
disposer de la force nécessaire pour s’opposer à Eurysthée, et leur analyse corrobore en
tout cas l’opinion des Héraclides. Mais surtout, les sentiments indignes qu’ils éprouvent
font ressortir par contraste la valeur des Athéniens.
72 A cette peur éprouvée devant une puissance militaire supérieure, Euripide ajoute la
prise en compte de l’intérêt personnel, au regard duquel la justice d’une cause pèse
peu. Dès les premiers vers de la pièce, le poète met en relief l’opposition entre les
notions de justice et d’utilité : toutes les fois qu’une cité se dispose à accueillir les
Héraclides, Eurysthée lui conseille de mettre en balance sa propre puissance et la
faiblesse des réfugiés avant de choisir son camp. Les citoyens ne sont pas longs à se
décider : respectant les plus forts, ils chassent les Héraclides de leur sol 104. Leur réaction
obéit à une logique de l’intérêt. Ils se plient à la loi du plus fort, parce qu’ils ont plus à y
gagner105. Dès le troisième vers, le vieux Iolaos, qui guide les Héraclides, avait
105
obligations qu’entraîne leur statut. Porter la main sur des suppliants constitue à la fois
un outrage contre la majesté des dieux et une faute contre le code en usage parmi les
Grecs. L’accusation est lancée vigoureusement contre Eurysthée tout au long de la
pièce112, mais elle est également suggérée pour toutes les cités qui avant Athènes ont
repoussé la requête des Héraclides. Tous ont ignoré une loi des Grecs, remettant en
cause un accord tacite par lequel les Grecs reconnaissaient un ensemble de valeurs
religieuses et morales communes. Par leur attitude, ils s’apparentent davantage à des
Barbares qu’à des Grecs, et c’est ainsi que Démophon, après avoir entendu les
revendications du héraut d’Eurysthée, peut dire de lui : « Certes, il a pourtant d’un Grec
le costume et la mise, mais ces actes sont ceux d’un bras barbare » 113.
77 Les suppliants, parfois qualifiés d’hôtes par Euripide 114, ont comme ces derniers des
droits sacrés. Tous les discours qui introduisent le thème de la supplication dans le
mythe des Héraclides forcent ainsi le contraste entre des victimes d’autant plus
innocentes et pitoyables qu’elles devraient être protégées par leur statut ; les cités
grecques sont encore plus coupables de les avoir rejetés au mépris d’une loi commune à
tous les Hellènes. Quant à leur ennemi Eurysthée, il bénéficie de la même présentation
manichéenne, et hérite dans la majorité des cas des défauts les plus violemment
critiqués par les Grecs. Avant de passer à une analyse du comportement athénien,
rappelons les traits principaux de la personnalité d’Eurysthée telle qu’elle nous
apparaît dans les textes. Euripide, nous l’avons vu précédemment, le présente comme
un adepte de la force. Isocrate reprend le même terme de βία dans le Panathénaïque, au
paragraphe 194. Eurysthée dispose d’une puissance reconnue par les autres Grecs 115,
mais à l’inverse de ce que feront les Athéniens, il l’utilise uniquement pour servir son
appétit de pouvoir, au mépris de la religion et de la justice. En se dressant ainsi contre
les lois divines et les lois humaines, il fait acte d’hybris et annonce déjà sa perte 116. Son
attitude paraît d’autant plus condamnable que dans l’ensemble des textes 117, elle ne
reçoit aucune explication, sinon bien générale. Le Panégyrique (56) parle de la haine
qu’Eurysthée ressent pour les enfants d’Héraclès. Cette parenté suffit à expliquer ses
griefs, en même temps qu’elle permet au Panathénaïque de redoubler sa culpabilité en
mettant en parallèle son comportement à l’égard d’Héraclès et sa conduite présente.
Cette présentation noircit encore le coupable. Il doit désormais être puni pour deux
forfaits, puisqu’« il n’a pas été puni par Héraclès pour les fautes commises envers lui »
(Panath., 194). En se jetant contre les Athéniens pour leur arracher des suppliants,
Eurysthée continue à braver la légalité et la religion. Ce portrait outré d’un tyran qui
dédaigne le droit et la religion pour ne reconnaître que la force et l’intérêt particulier,
offre un contraste frappant avec celui des Athéniens. Leur conflit sera l’occasion pour
la cité de rappeler sa foi dans les lois non écrites et son respect de la justice.
78 Dans la majorité des textes, la décision que prennent les Athéniens ne reçoit pas
d’explication, sinon dans une formule bien générale. Pour l’Éloge d’Hélène, la réaction de
Thésée, volant au secours des Héraclides est une preuve de sa piété à l’égard des dieux
(Hél., 31). Platon inclut cet exemple dans un groupe de combats menés par les
Athéniens pour défendre la liberté (Ménex., 239 b). Démosthène et Xénophon, quant à
eux, voient dans cet affrontement l’illustration d’un troisième idéal, celui de justice 118 :
depuis toujours, Athènes se fait un devoir de venir au secours du faible et de l’opprimé.
107
Cette réputation, à en croire Xénophon, lui est même reconnue par le reste de la Grèce
puisqu’on voit Proclès de Phlionte s’adresser en ces mots aux Athéniens :
Autrefois j’admirais cette cité, car j’entendais dire que tous ceux qui se réfugiaient là, qu’ils
soient victimes ou qu’ils craignent de l’être, obtenaient du secours. (HelL, VI, 5, 45).
79 Le mythe des Héraclides n’est qu’un exemple supplémentaire de cette tendance
irrépressible d’Athènes à se faire la championne du droit et à aider les faibles. Cette
opinion revient à deux reprises dans la pièce des Héraclides. C’est tout d’abord le héraut
envoyé par Eurysthée qui met en garde Démophon et l’invite à ne pas choisir comme
toujours la cause des plus faibles. « N’agis pas comme vous avez coutume de faire, lui
dit-il : quand il t’est possible de choisir comme amis les plus forts, ne prends pas les
plus faibles » (v. 176- 178). Puis le coryphée reprend à son compte cette affirmation et
revendique cette réputation : « De tout temps, affirme-t-il, cette terre a tenu à secourir
les malheureux tout en respectant la justice » (v. 329- 330). Nous verrons bientôt que
cette opinion ne rend pas compte de tous les motifs qui, d’après Euripide, ont poussé les
Athéniens à intervenir, mais elle corrobore en tout cas cette vision d’Athènes que
Proclès de Phlionte tente d’imposer dans son discours.
80 Par leur brièveté même, ces quelques explications restent bien générales, et peuvent
s’appliquer en même temps à plusieurs exemples. Quelques textes toutefois présentent
une analyse plus détaillée des motivations athéniennes, précisant les raisons qui ont
entraîné l’intervention de la cité attique. Le secours porté aux Héraclides devient ainsi
un moyen de compléter l’éloge d’Athènes et d’insister sur la dette contractée par les
Héraclides.
1) Les ‘Héraclides’
n’est plus une faveur, mais simple reconnaissance de dette et observance d’une loi
commune aux Grecs. Dans un troisième temps, enfin, Iolaos fait appel à la piété de son
interlocuteur et lui rappelle ses devoirs d’hospitalité. Démophon doit prouver son
respect des suppliants et des réfugiés, sous peine d’encourir une honte qui rejaillirait
sur toute la cité :
Pour toi en particulier, et dans ta cité, ce serait une honte que des suppliants contraints à
l’errance, des gens de ta race, hélas ! (regarde-les, oui, regarde-les) soient pitoyablement
entraînés de force. (Héraclides, v. 223-225)
83 Le développement d’Iolaos suit une progression rigoureuse et conclut de manière
décisive. Les liens familiaux, la reconnaissance de dette, et le désarroi des Héraclides
imposent à Démophon de secourir les malheureux s’il veut sauvegarder l’image de
marque de la cité attique.
84 La réponse de Démophon suit le modèle proposé et s’organise elle aussi en trois temps.
Seule la répartition entre les différents arguments est légèrement modifiée. Le début de
la tirade de Démophon fait directement écho à la démonstration d’Iolaos. Il reconnaît
l’obligation qui pèse sur lui : « Le cheminement de mes pensées m’impose
(ἀναγκάζουσι) triplement de ne pas repousser tes propos, Iolaos » (ibid., v. 236-237). Le
verbe ἀναγκάζω répond au substantif ἀνάγκη qui ouvrait le discours d’Iolaos et le
justifiait tout entier. Outre cet écho verbal, les contraintes relevées par Démophon
recoupent celles évoquées par son interlocuteur. Commençant par le motif le plus
important (τὸ μέγιστον), il indique que la piété envers Zeus lui commande d’assurer la
protection des suppliants réfugiés auprès de ses autels. Son affirmation est nette : sa
conduite lui est dictée avant tout par des impératifs religieux (v. 238-239). Dans un
deuxième temps, Démophon regroupe ce qui constituait les premier et deuxième
arguments d’Iolaos, les liens de parenté et la dette contractée envers les Héraclides. Il
ne consacre que peu de temps à des obligations qu’il reconnaît sans difficulté (v.
240-241). Le troisième argument, développé plus longuement que les autres, reprend le
dernier point de la démonstration d’Iolaos. Il s’agit pour Athènes de rester fidèle à sa
réputation. Le parallèle est d’ailleurs bien souligné puisque le passage commence de la
même façon par évoquer la honte, τὸ αἰσχρόν, encourue pour un tel comportement et
dont il faut, selon lui, se soucier plus que tout :
Si je permets que cet autel soit sauvagement pillé par un étranger, je semblerai ne pas
habiter une terre libre, mais par crainte des Argiens avoir trahi des suppliants. Et cela me
mènerait bien près de la pendaison. (v. 243-246)
85 La position de Démophon lui impose d’écarter toute décision risquant d’entacher
l’honneur de la cité. Sa décision doit correspondre à l’image d’une cité libre, prête à
défendre avec courage son indépendance et ses convictions religieuses. La dernière
remarque du souverain laisse d’ailleurs entendre le sort qui le guette en cas contraire,
et nous donne la mesure du pouvoir de Démophon, toujours soucieux de prendre en
compte la volonté populaire122.
86 L’argument religieux et la réputation d’Athènes apparaissent donc dans toute cette
tirade comme les deux exigences essentielles expliquant le comportement des
Athéniens. La cité que nous dépeint Euripide est avant tout soucieuse d’honorer les
dieux et d’éviter toute souillure123. Pour elle, la justice se confond avec la piété, ainsi
que le lui rappelle le chœur vers la fin de la pièce : « Tu suis, ô ma cité, le chemin de la
justice. Tu ne dois jamais t’écarter de cette attitude, honorer les dieux » (Héraclides, v.
901-903). Ce rapprochement entre justice et religion apparaît à d’autres moments de la
109
pièce124. Il révèle suffisamment les priorités d’Athènes pour Euripide dans cette pièce.
S’il est vrai que plusieurs raisons incitent la cité à prendre la défense des Héraclides, le
poète choisit de mettre l’accent sur les mobiles religieux, présentant ainsi l’image
idéale d’une Athènes secourable et respectueuse des lois non écrites, dans lesquelles
elle voit l’expression ultime de la justice.
87 Lysias est le deuxième auteur qui fournisse des indications précises sur les raisons de
l’aide athénienne. L’épisode des Héraclides est cité à l’intérieur d’un éloge vibrant
d’Athènes. A l’instar de la pièce d’Euripide, le discours de Lysias analyse avec une
grande précision les raisons de la décision prise par la cité, trouvant dans chacun des
détails présentés un nouveau motif de louange pour Athènes. L’orateur ne se contente
pas d’éclairer les nobles sentiments qui ont guidé, selon lui, la conduite des Athéniens.
Il réfute aussi par avance les mobiles moins généreux qu’un public mal intentionné
pourrait à tort prêter à Athènes :
Les Athéniens refusèrent de les livrer. Ils respectaient la valeur d’Héraclès plus qu’ils ne
craignaient le danger qu’ils couraient (τὴν Ἡρακλέους ἀρετὴν μᾶλλον ᾐδοῦντο ἢ τὸν
κίνδυνον τὸν ἑαυτῶν ἐφοβοῦντο), et ils pensaient qu’il valait mieux combattre pour les
faibles avec le droit pour soi (μετὰ τοῦ δικαίου) plutôt que de complaire aux puissants en
leur livrant leurs victimes (τοὺς ὑπ’ ἐκείνων ἀδικουμένους)... En présence du danger, ils
ne modifièrent pas leur résolution, mais ils gardèrent la même opinion qu’auparavant. Ils
n’avaient reçu aucun bienfait personnellement de la part du père des victimes, et ne savaient
pas dans quelles dispositions seraient ces derniers par la suite. Mais parce qu’ils pensaient
que c’était juste (δίκαιον δὲ νομίζοντες εἶναι), sans nourrir auparavant à l’égard
d’Eurysthée aucune haine, sans espérer un autre gain (οὐδὲ κέρδους προκειμένου) qu’une
belle réputation, ils affrontèrent une lutte si périlleuse par compassion pour les victimes et
par haine pour leurs oppresseurs (τοὺς μὲν ἀδικουμένους ἐλεοῦντες, τοὺς δὲ
ὑβρίζοντας μισοῦντες), afin de repousser les uns et de protéger les autres. ( Or. fun.,
12-14)125
88 L’exposé des mobiles athéniens, à première vue très détaillé, parfois même redondant,
s’organise en réalité en quatre temps rythmés tout au long par la notion de justice. Les
motifs revendiqués par les Athéniens viennent encadrer deux autres groupes qui
rejettent les mobiles moins glorieux qu’on pourrait leur prêter.
89 Le premier développement intervient juste après qu’Athènes a refusé de livrer à
Eurysthée les suppliants qu’il lui réclamait. Lysias offre deux explications à ce
comportement. La première tient au respect (αἰδώς) que les Athéniens ont pour la
vertu d’Héraclès. C’est en souvenir de leur père qu’ils prennent la défense des réfugiés.
Ce sentiment l’emporte pour eux devant la peur d’Eurysthée126. Le couple ᾐδοῦντο/
ἐφοβοῦντο répond exactement au couple αἰσχυνομένων/φοβουμένων rencontré dans
le paragraphe précédent pour expliquer l’attitude inverse des autres cités lorsqu’elles
ont refusé d’aider les Héraclides. Pour ces dernières, la peur prend le pas sur la honte
ressentie et fait taire tout autre sentiment. Seule Athènes établit une autre hiérarchie
entre les deux sentiments, préférant risquer sa vie plutôt que de manquer à Héraclès.
La première raison qu’ont les Athéniens de se porter au secours des Héraclides est donc
leur volonté de rendre hommage à Héraclès. Il s’y mêle la compassion ressentie pour
ses enfants, victimes innocentes d’un traitement inique. Avec la reprise de δικαίου par
τοὺς ἀδικουμένους, Lysias reprend ici un thème bien connu. Une fois de plus apparaît
ici l’image d’Athènes championne du droit.
110
90 L’exposé des raisons du choix athénien s’interrompt ensuite provisoirement pour céder
la place au récit du début des hostilités entre Eurysthée et les Athéniens, qui ont refusé
toute négociation. La détermination de ces derniers devant le danger amène l’orateur à
revenir sur les motivations de la cité, et à nier qu’elles puissent s’expliquer par les liens
personnels entre elle et l’un des deux partis, ou encore par l’espoir d’un quelconque
avantage personnel.
91 Il considère tout d’abord les rapports des Athéniens avec les victimes. Ils ne sont pas
tenus de leur manifester une reconnaissance particulière. Leur aide ne vient donc pas
récompenser un service rendu. Certes, il ne s’agit pas pour l’orateur de nier les
bienfaits du héros dorien à l’égard des Grecs. Ses exploits sont trop connus pour qu’un
tel bouleversement puisse être apporté au mythe, et les dernières lignes de l’exemple
qualifient Héraclès de « bienfaiteur du genre humain » (Or. fun., 16). Mais il souligne
qu’Athènes n’a pas plus de raisons qu’une autre cité grecque de se louer des services
d’Héraclès. De la même façon, il précise que l’aide athénienne ne correspond pas à un
calcul intéressé. Il ne s’agit pas pour elle d’imposer aux Héraclides un service dont elle
pourrait ensuite exiger la contrepartie. De telles motivations, certainement à l’origine
de beaucoup d’alliances, sont rejetées par Lysias comme indignes d’Athènes. Son choix
n’obéit pas à la logique de l’intérêt. Sans craindre de se répéter, il rappelle que les
Athéniens sont convaincus qu’ils servent la justice (δίκαιον δὲ νομίζοντες εἶναι),
conférant progressivement à l’ensemble du passage une coloration plus juridique que
religieuse, à l’inverse de la pièce d’Euripide. La décision de la cité attique se fonde
essentiellement sur la notion de droit. Quand il en vient aux rapports d’Athènes avec
l’oppresseur, il récuse de la même façon tout mobile personnel. Là encore,
l’engagement athénien ne peut s’expliquer par un antécédent entre Eurysthée et la cité
athénienne. Il ne s’agit pas d’une alliance de deux partis contre un ennemi commun. Ce
n’est pas non plus le profit personnel escompté qui influence son attitude, le souci de
son propre bien-être, la recherche égoïste du profit personnel, comme c’était le cas,
dans la pièce d’Euripide, pour les cités autres qu’Athènes.
92 La vengeance et l’intérêt personnel expliquent bien souvent la naissance de conflits.
Lysias ne le rappelle ici que pour mieux défendre Athènes de telles motivations, et pour
mieux mettre en relief sa singularité. L’éloge des nobles justifications athéniennes
s’augmente en contrepoint de la vision critique des mobiles traditionnels. Lysias peut
alors réaffirmer une dernière fois la véritable motivation des Athéniens : c’est par
compassion pour les victimes et par haine pour leurs oppresseurs qu’ils se lancent dans
ce conflit. La reprise de τοὺς ἀδικουμένους indique clairement que Lysias s’attarde
pour finir sur la notion de droit, reprenant en conclusion un thème qui a rythmé tout
son exposé d’arguments.
93 Présentée sous cette forme, l’argumentation de l’orateur trahit mieux sa volonté. Il
s’est efforcé de rassembler tous les mobiles susceptibles d’expliquer un conflit.
Apparemment longue et complexe, la démonstration exploite en réalité plusieurs fois le
même argument, qui s’imprime comme un leitmotiv dans l’esprit de l’auditoire.
Répétée à intervalles réguliers, la notion de droit apparaît comme la motivation
primordiale des Athéniens. Dans ce discours, le respect des suppliants est moins senti
comme un impératif religieux que comme une coutume des Grecs qu’il faut honorer
pour ne pas transgresser la justice face à des oppresseurs gonflés d’orgueil, qui ne se
plient pas à la législation tacite reconnue par l’ensemble des Grecs.
111
3) Le ‘Panégyrique’ d’Isocrate
96 L’explication fournie par ce discours tient en une seule phrase, mais elle suffit à éclairer
la notion de justice avancée sans commentaire par d’autres orateurs. Les Héraclides se
réfugient à Athènes, nous dit Isocrate, car ils considèrent que cette cité est « seule
capable de témoigner sa reconnaissance pour les bienfaits dont leur père avait comblé
tous les hommes » (ἱκανὴν ... εἶναι µόνην ἀποδοῦναι χάριν ὑπὲρ ὧν ὁ πατὴρ αὐτῶν
ἅπαντας ἀνθρώπους εὐεργέτησεν, Panég., 56). Le jugement des Héraclides repose ici sur
le respect d’une loi non écrite qui régit le système du don et du contre-don. Pour tout
bienfait reçu, l’obligé doit accorder en retour la reconnaissance escomptée. On
retrouve, avec des acteurs différents, l’argument déjà invoqué dans les Héraclides. Or ces
liens contractés entre un bienfaiteur et son obligé semblent bien héréditaires. S’ils
prennent en compte les bienfaits qu’Héraclès a rendus aux Grecs, les Héraclides sont
donc en droit d’attendre, en échange, que ces derniers prouvent leur reconnaissance et
paient leur dette en venant au secours des enfants de leur bienfaiteur. Le Panégyrique
présente le mythe des Héraclides comme l’illustration, entre autres, du principe de
χάρις qui, comme le rappelle G. Zuntz, correspond à la volonté de rendre un service aux
autres, mais aussi à la capacité de reconnaître ce service et de le rendre 127.
97 Rappeler la reconnaissance due aux descendants d’Héraclès présente deux avantages.
C’est tout d’abord un moyen supplémentaire de singulariser Athènes par rapport aux
autres cités grecques. Car si Héraclès a étendu ses bienfaits à tous les hommes, seule
Athènes respecte la loi non écrite, reconnue pourtant par tous les peuples grecs, et
honore les enfants du héros de sa reconnaissance. Isocrate montre ainsi dans la cité le
plus fidèle représentant des valeurs grecques. D’autre part, il œuvre habilement en
introduisant dans le cours de son exposé le thème de la reconnaissance de dette, car il
reprend un leitmotiv qui court tout au long de la vaste partie qu’il consacre aux droits
d’Athènes à l’hégémonie. Il introduit sa démonstration en expliquant qu’il va rappeler
les bienfaits les plus importants accomplis par Athènes (27). Il poursuit par le résumé
des guerres mythiques (51- 71), qui pour l’orateur confèrent aux Athéniens autant
d’honneur que les autres bienfaits. Le terme d’εὐεργεσία rythme le développement,
rappelant à intervalles réguliers les services rendus par la cité attique. Dans cet
ensemble, l’épisode des Héraclides vient remettre en mémoire qu’un bienfait doit être
112
c - Le sort d’Eurysthée
98 Si les versions divergent sur la nature et l’importance des mobiles athéniens, elles se
rejoignent toutes sur l’issue du combat : l’affrontement entre les Péloponnésiens aidés
d’Eurysthée et les Athéniens se termine par la victoire de ces derniers. Là encore,
comme dans le cas des Amazones, les orateurs ne nous donnent aucun détail sur le
déroulement de ces opérations militaires mythiques129. Ils se bornent à nous en
indiquer l’issue, très souvent grâce à l’expression quasi-formulaire « ils remportèrent la
victoire » ou par toute autre formule proche130. Nous nous contenterons de souligner
trois points.
99 L’agression est toujours portée au compte d’Eurysthée, du moins chaque fois que les
débuts du conflit sont indiqués131, disculpant Athènes de l’initiative des combats.
D’autre part, ainsi que nous l’avions signalé dans le commentaire de notre tableau, très
rares sont les textes de notre corpus qui se prononcent sur une participation des
Héraclides à la guerre. La plupart préfèrent laisser le public dans l’incertitude et
donner ainsi tout le mérite de la victoire aux Athéniens132. Enfin les textes s’arrangent
pour mettre en relief le courage exceptionnel manifesté par Athènes à cette occasion.
Nous n’en prendrons pour exemple qu’un seul discours, l’Oraison funèbre de Lysias. Nous
avons déjà relevé l’insistance avec laquelle l’orateur, dès l’arrivée des Héraclides,
souligne le courage manifesté par les Athéniens. Alors que les autres cités sont
apeurées, le respect que les Athéniens éprouvent pour Héraclès, comme nous l’avons
vu, domine tout autre sentiment. Pourtant, le danger est augmenté par une forte
disproportion numérique : Athènes s’oppose seule aux forces alliées de tout le
Péloponnèse. Consciente du danger, elle garde néanmoins les mêmes dispositions. Pour
nous faire sentir leur résolution, Lysias invente un cas de figure : telle est la
détermination des Athéniens qu’« ils n’auraient même pas accepté de livrer leurs
suppliants à Eurysthée s’il les avait suppliés » (Or. fun., 15). En imaginant les Athéniens
suppliés par les deux partis en présence, Lysias introduit une complication bien
artificielle, mais qui lui permet de rappeler le respect des Athéniens pour les
suppliants, et de souligner leur fidélité aveugle à une décision prise.
100 Mis à part l’évocation de ce cas extrême, l’épisode du conflit lui-même n’appelle donc
pas de longs développements. Il pourrait sembler en revanche beaucoup plus
intéressant pour les orateurs de s’arrêter sur l’issue du combat et sur le sort réservé à
chacun. En réalité, l’examen de notre tableau montre qu’ils sont peu nombreux à
s’attarder sur le sort du vaincu, et il révèle par ailleurs des disparités notables sur ce
sujet entre les différentes versions. Les textes les plus tardifs, de même que la version
apparemment la plus ancienne, celle de Phérécyde, font mourir Eurysthée sur le champ
de bataille. Ces versions d’historiens ou de géographes nous offrent sans doute la
présentation la plus « probable » des événements, si tant est que cet adjectif puisse être
employé pour qualifier une tradition mythique, par essence floue et soumise au
changement. Phérécyde a consigné la première version écrite qui nous reste, et sans
113
doute s’agissait-il de la version la plus répandue. Il paraît par ailleurs vraisemblable que
le chef ait péri au cours d’un combat acharné.
101 Pour notre période, en revanche, la plupart des textes se contentent d’évoquer en
termes généraux la victoire des Athéniens sans détailler véritablement le sort
d’Eurysthée. Seule la pièce d’Euripide ainsi que deux discours d’Isocrate apportent des
précisions sur le sujet, présentant notamment deux autres versions de la fin
d’Eurysthée. Faute de pouvoir trancher entre les différentes hypothèses, nous
chercherons à comprendre quel peut être, dans l’économie des textes envisagés,
l’intérêt des versions respectivement adoptées.
102 Dans la pièce d’Euripide, Eurysthée trouve la mort, mais l’originalité du poète consiste à
différer le moment de son exécution. Ce faisant, il modifie profondément le regard du
public sur les personnages et l’interprétation d’ensemble du mythe, offrant ainsi une
réflexion sur les débordements auxquels une cité peut se laisser aller en temps de
guerre.
103 Dans un premier temps, Eurysthée est en effet épargné. Après s’en être rendu maître,
Iolaos choisit de le ramener à Athènes. Dans l’Antiquité, un prisonnier de guerre peut
connaître trois sorts différents : la captivité, l’asservissement, ou la mise à mort.
Comme le rappelle toutefois P. Ducrey, les deux dernières solutions sont bien moins
fréquentes que la captivité, adoptée par les Grecs dans plus de la moitié des cas. La mise
à mort de prisonniers, notamment, semble le plus souvent évitée 133. Elle peut
s’expliquer par un désir de vengeance, un geste de colère, pour des motifs économiques
ou des impératifs de sécurité, mais cette pratique reste mal vue et paraît davantage
caractériser les peuples barbares134. Du reste, il existe chez les Grecs un semblant de
législation qui régit les usages de la guerre, un ensemble de règles, de lois non écrites,
qui imposent un code de conduite moral et religieux, et qui empêchent entre autres de
faire subir à un vaincu n’importe quel traitement135.
104 Prisonnier de guerre, Eurysthée semble donc ne pas pouvoir être exécuté après coup,
de sang-froid, comme en témoigne le dialogue entre Alcmène et le messager qui vient
lui faire le récit de la défaite du roi :
— Tu ne peux mettre à mort cet individu.
— C’est donc en vain que nous l’avons fait prisonnier ? Quelle loi (τίς … νόμος) empêche de
le tuer ?
— Ceux qui gouvernent ce pays en décident autrement.
— Eh quoi ? Des ennemis, ils ne trouvent pas bon de les tuer ?
— Pas celui qu’ils ont pris vivant sur le champ de bataille. (Héraclides, v. 961-966)
105 C’est d’ailleurs ce qu’Eurysthée lui-même rappelle peu après à Alcmène :
Puisqu’ils ne m’ont pas tué alors, quand j’y étais prêt, au regard des lois grecques (τοῖσιν
Ἑλλήνων νόμοις), si je meurs maintenant, ma mort est une souillure pour mon meurtrier.
(Héraclides, v. 1009-1011)
106 Dans les deux passages apparaît le terme νόμος. D’autre part, la présentation
d’Eurysthée souligne que cette coutume concerne tous les Grecs. Le respect de la vie du
prisonnier est bien une de ces lois non écrites, communes aux Grecs, dont l’origine
religieuse continue à se faire sentir dans la souillure qui frappe tout contrevenant. La
conclusion qu’en tire Eurysthée est donc logique : en l’épargnant, Athènes a montré sa
114
sagesse136. A ce stade de la pièce, Euripide présente encore l’image d’une cité idéale
respectueuse du droit des Grecs.
107 Tout bascule dans les deux cents derniers vers de la pièce. Alcmène bouleverse toutes
les données en violant la loi invoquée par tous. Elle applique l’antique loi du talion,
écoute la voix de la vengeance, et malgré le statut d’Eurysthée, décide de l’exécuter,
prétextant la justice pour masquer la haine implacable qu’elle lui voue 137. Sans craindre
le blâme, elle passe outre l’interdit et fait exécuter Eurysthée. Le geste d’Alcmène est
d’autant moins pardonnable qu’elle viole une des lois non écrites qu’elle a elle-même
invoquées pour sa propre défense. Elle perd la sympathie du public au moment même
où Eurysthée apparaît enfin sur scène, et se révèle sous un jour beaucoup plus favorable
que ne le laissaient espérer les descriptions obtenues jusque-là. Cet homme, décrit
comme un tyran violent et ambitieux, apparaît en définitive comme un être qui ne
manque pas de courage, mais qui a été égaré par une divinité (v. 983- 1017).
108 La fin de la pièce opère donc un complet retournement. La culpabilité change de camp,
ou du moins finit par gagner également le camp des victimes. En offrant un tel
dénouement, la pièce d’Euripide peut être lue comme un témoignage contre les
horreurs de la guerre, une réaction contre tous les excès et toutes les cruautés qu’elle
engendre. Si l’on admet que la pièce date de 430 ou de 429 138, c’est-à-dire du début de la
guerre du Péloponnèse, cette pièce apparaît donc comme un avertissement lancé à
l’ensemble des Grecs pour les inviter à respecter les usages de la guerre. Cet
avertissement paraît d’autant plus nécessaire qu’à cette époque, les lois codifiant la
guerre semblent de plus en plus souvent bafouées. L’histoire récente vient d’en donner
quelques tristes exemples : au printemps 431, les Platéens n’ont pas hésité à massacrer
cent quatre-vingts prisonniers thébains, malgré l’engagement qu’ils avaient pris de leur
laisser la vie sauve si le reste des Thébains cessaient de piller le territoire de Platées, et
l’évacuaient sans faire de mal aux habitants. Les Thébains ont respecté l’accord conclu
et se sont retirés. Mais les Platéens, niant avoir prêté le moindre serment, ont fait
exécuter leurs prisonniers139. Dans le même ordre d’idée, on peut encore rappeler le
sort de l’ambassade composée de six Péloponnésiens et envoyée vers la fin de l’été 430
auprès du Grand Roi. Interceptés au cours de leur mission par des amis d’Athènes, les
ambassadeurs sont remis aux mains de la cité attique qui, sans prendre en compte
l’inviolabilité que leur confère leur fonction, les met immédiatement à mort,
prétendant venger ainsi la mort de marchands athéniens « capturés par des
Lacédémoniens autour du Péloponnèse »140. Le retentissement des deux épisodes
prouve certes que les Grecs ont conscience de l’illégalité de tels comportements. Mais il
n’empêche : les exemples de ces dérives semblent bien alors se multiplier de manière
inquiétante141. Au moment même où Athènes s’engage dans un conflit qui l’amènera à
reconsidérer les vieilles lois des Grecs, la pièce d’Euripide lance un avertissement
politique à la cité et lui présente un exemple de ces possibles excès, dont le poète
souligne l’inhumanité pour mieux émouvoir son public142. Les autres textes qui
exploitent l’épisode des Héraclides sont essentiellement des éloges sans nuances à la
gloire de la cité. Par rapport aux orateurs qui exaltent l’image immuable d’une Athènes
guerrière et victorieuse, Euripide fait entendre une voix discordante, atténuant ses
louanges de réflexions morales et politiques qui ternissent quelque peu l’éclat de la
cité. Car même si le coryphée s’est opposé à Alcmène dans les derniers vers de la pièce,
il n’a pas su l’empêcher de commettre son crime et se félicite tout au plus de voir la cité
garder les mains propres143. Les derniers vers de la pièce suggèrent ainsi les dangers qui
115
menacent la cité en cette période troublée si elle cède à ses passions au lieu d’écouter la
justice et la piété144. La différence d’éclairage porté sur Eurysthée et sur ses ennemis à
la fin de la pièce constitue l’élément le plus original dans le récit qu’Euripide nous fait
d’un exemple bien connu du public. A la différence de nos orateurs, il mêle à ses
louanges des avertissements et des réserves. Il réaffirme l’importance des lois non
écrites, tout en soulignant la difficulté qu’ont les hommes à les respecter.
109 Cette différence d’éclairage apparaît très clairement quand on regarde la fin du mythe
dans l’Oraison funèbre de Lysias. Dans cet éloge d’Athènes, l’orateur ne s’attarde pas sur
le sort d’Eurysthée. Il l’abandonne après le combat pour concentrer toute son attention
sur Athènes. Dans un premier temps, il souligne l’ampleur de la victoire en montrant
que les deux idéaux athéniens présentés peu avant, la liberté et la justice, ont
triomphé : les Athéniens « ont assuré la sécurité physique » des Héraclides et « libéré
leurs âmes de la crainte » (Or. fun., 15). Le deuxième mobile guidant les Athéniens après
la justice, le respect de la mémoire d’Héraclès, est également réaffirmé à travers la
victoire athénienne145. Enfin Lysias clôt son exemple sur une comparaison entre
l’existence d’Héraclès et celle de ses enfants. Cette confrontation, grâce à l’intervention
athénienne, tourne à l’avantage des Héraclides. En effet, pour Lysias, les prouesses
d’Héraclès ont malgré tout des limites puisqu’il n’a pu faire triompher en toute
occasion la justice. Parmi les coupables (τοὺς ἀδικοῦντας), il n’a pas réussi à châtier son
propre oppresseur (εἰς αὐτὸν ἐξαμαρτάνοντα). Les Héraclides, pour leur part,
obtiennent plus (ils se vengent de leur ennemi) et en moins de temps (une seule
journée leur suffit au lieu d’une vie entière). Ce rapprochement entre Héraclès et ses
descendants recouvre une autre comparaison implicite entre Héraclès et Athènes,
véritable artisan du succès des Héraclides. C’est en définitive la supériorité d’Athènes
sur Héraclès que présentent les dernières lignes de l’exemple chez Lysias. Comme
l’indique la fréquence du vocabulaire dans ce dernier paragraphe, l’orateur donne
jusqu’au bout la priorité à l’idéal de justice. Si les Héraclides sont plus heureux que leur
père, c’est que le bonheur tient avant tout au respect des lois, qu’Athènes mieux que
toute autre cité est capable d’assurer.
modifièrent tellement le sort des deux hommes que celui qui s’était résigné à nous
supplier (ἱκετεύειν ἡμᾶς ἀξιώσας) repartit après avoir obtenu de ses ennemis, en usant
de la force (βίᾳ), tout ce qu’il réclamait, tandis qu’Eurysthée, qui s’attendait à s’imposer
par la force (βιάσεσθαι), se retrouva lui-même prisonnier et fut obligé de se transformer
en suppliant (ἱκέτης ἠναγκάσθη καταστῆναι) » (Panég., 59).
112 Dans le Panégyrique comme dans le Panathénaïque, Eurysthée finit par endosser le rôle
de suppliant qu’il avait contraint les Héraclides à adopter. Mais le Panégyrique reste
volontairement plus vague, omettant de préciser l’identité de ceux que le roi vaincu se
voit contraint de supplier. Héraclides ou Athéniens ? Le silence du texte permet à
l’auditoire d’envisager les deux hypothèses. L’exacte opposition des deux destinées est
soulignée par les reprises de termes. Le substantif ἱκέτης fait écho à l’infinitif ἱκετεύειν
rencontré peu avant, de même que βιάσεσθαι rappelle βίᾳ. Pour Adraste comme pour
Eurysthée, le changement de situation n’a pu intervenir que par l’intervention de la
force. C’est malgré ses ennemis qu’Adraste obtient gain de cause ; Eurysthée, qui
pensait l’emporter grâce à la force, est lui-même contraint de s’incliner devant une
force supérieure. Ces deux exemples rappellent que si Athènes a pu faire triompher la
justice, c’est parce qu’elle détenait une puissance suffisante pour imposer ses vues. Elle
a les moyens de sa politique147. Pour illustrer ce point et mieux souligner la puissance
matérielle de la cité, la fin du passage exalte tout d’abord la valeur de l’ennemi affronté,
puis le présente totalement défait par les troupes athéniennes. La nature du vaincu
permet en effet de juger pleinement de l’ampleur d’une victoire. Eurysthée imposait sa
volonté à un demi-dieu, doué d’une force surhumaine148. Or ce roi finit honteusement sa
vie et se voit imposer la loi d’Athènes, au profit des Héraclides. Comment ne pas
considérer comme exceptionnelle la valeur d’Athènes, victorieuse d’un homme lui-
même vainqueur d’un héros doué d’une force divine ? Ainsi que l’annonçait Isocrate en
ouvrant sa série d’exemples de supplications mythiques adressées à Athènes, l’épisode
des Héraclides a mis en évidence « le caractère et la puissance de la cité » (τὸν τρόπον
καὶ τὴν ῥώμην τὴν τῆς πόλεως, Panég., 54). Non seulement le mythe voit la réputation
de la cité attique augmenter, mais il donne une preuve tangible de sa puissance
matérielle.
113 L’aide apportée aux Héraclides par Athènes contre Eurysthée ne marque pas la fin de
leurs errances. Il leur faudra encore effectuer bien des tentatives avant que leur retour
ne devienne effectif, et que les émigrés puissent définitivement rentrer en possession
des terres et du pouvoir dont ils avaient été dépouillés. Ainsi que le montre notre
tableau, la plupart des historiens et géographes enchaînent sur la suite chronologique
des événements et sur le retour dans le Péloponnèse149, présentant la lutte contre
Eurysthée comme un simple épisode de cette histoire.
114 Il en va différemment pour les textes de notre corpus. Rares sont ceux qui élargissent
l’horizon de l’exemple et évoquent la période s’étendant après le conflit. Tous ceux qui
le font, toutefois, poursuivent le même but : en soulignant clairement les implications
actuelles du mythe dans les événements contemporains, en établissant un lien direct
entre mythe et présent, il s’agit pour eux d’appuyer des revendications politiques très
précises. Leur raisonnement prend alors en compte deux facteurs. Le premier est que
les Héraclides, qui ont pris le pouvoir en revenant dans le Péloponnèse, sont donc les
ancêtres de ses actuels habitants150. Par ailleurs, le caractère héréditaire du lien qui se
117
noue entre l’hôte et le suppliant, entre celui qui donne et celui qui reçoit, oblige tout
Héraclide à se montrer éternellement redevable envers ses défenseurs athéniens. En
arguant de ces deux éléments, les auteurs peuvent alors présenter une conception
claire et apparemment irréfutable de ce que doivent être les rapports entre les
différentes cités. Ils peuvent notamment conclure que les Péloponnésiens ont envers
les Athéniens une dette de reconnaissance.
115 Cette idée apparaît d’ailleurs nettement dans les derniers vers de la pièce des Héraclides.
Comme l’a bien montré G. Zuntz, le thème de la reconnaissance (χάρις) est un moteur
essentiel de la pièce d’Euripide. Non seulement, comme nous l’avons déjà noté, c’est
une des motivations qui dictent la conduite d’Athènes, puisque Démophon, le fils de
Thésée, doit ressentir de la reconnaissance pour les bienfaits accordés à son père par
Héraclès. Mais c’est également le sentiment que les Héraclides doivent éprouver pour
ceux qui ont su prêter une oreille secourable à leurs supplications. L’idée de cette
reconnaissance attendue court tout au long de la pièce. Elle revient à de nombreuses
reprises dans la bouche d’Iolaos, conscient de sa dette 151. Elle est également mentionnée
par Démophon, qui reconnaît la justice des arguments d’Iolaos, mais espère que les
Héraclides observeront ses promesses et que « le bienfait reçu ne sera pas oublié »
(μνημονεύσεται χάρις, Héraclides, v. 334). Le comportement des Héraclides paraît donc
fixé à tout jamais. Or, dans ce domaine également, la fin de la pièce apporte un
retournement. La promesse de χάρις est brusquement niée par un oracle d’Eurysthée,
qui annonce la future trahison des Héraclides envers leurs bienfaiteurs. Il évoque « le
moment où ils viendront ici, accompagnés d’une troupe nombreuse, trahissant le
bienfait reçu (χάριν προδόντες τήνδε) » (Héraclides, v. 1035-1036). L’annonce de cette
future volte-face choque d’autant plus qu’elle est en contradiction flagrante avec
l’attitude observée jusque-là par les personnages, avec ce qu’ils nous ont dit de leur
conception de la reconnaissance, enfin avec les règles morales et religieuses de
l’époque. Le scandale de cette trahison frappe l’auditoire athénien alors même qu’il
affronte les Lacédémoniens venus ravager l’Attique. L’oracle d’Eurysthée vient a
posteriori expliquer l’agression lacédémonienne, et permet à Euripide, tout en mettant
en relief l’ingratitude des Lacédémoniens, d’établir leur culpabilité dans la guerre du
Péloponnèse. Le mythe double l’histoire contemporaine à laquelle il impose un certain
éclairage.
116 Le Panégyrique d’Isocrate nous offre l’exemple d’un autre type d’exploitation politique
du mythe. L’épisode sert ici d’argument pour démontrer le droit d’Athènes à
l’hégémonie, de préférence aux Lacédémoniens. Après un long développement sur les
mésaventures d’Eurysthée, Isocrate s’attarde à justifier les prétentions athéniennes.
Trois motifs autorisent les Athéniens à obtenir l’hégémonie sur les Lacédémoniens. En
premier lieu, les Athéniens peuvent prétendre à la reconnaissance des Péloponnésiens.
Tirant les conclusions du mythe, l’orateur réclame ouvertement aux descendants des
Héraclides le paiement de la dette contractée autrefois. Les paragraphes 61 et 62
résument les dangers courus par Athènes pour sauver les enfants d’Héraclès, étendent
ces bienfaits à tous leurs descendants, et soulignent que les Péloponnésiens, loin de
remercier les Athéniens, ont jusqu’à présent plutôt cherché à leur nuire. Alors que les
Athéniens pouvaient s’attendre à « des marques de reconnaissance et d’équité » (Panég.,
63), ils en ont été privés. Le souvenir des services rendus devrait pousser les
Lacédémoniens à accorder à leurs bienfaiteurs l’hégémonie réclamée.
118
faisant varier le groupe d’individus désignés sous le terme très général d’Héraclides, les
auteurs augmentent d’autant les possibles exploitations du mythe, qu’ils adaptent à
chaque fois aux exigences de leur discours. On comprend de ce fait la faveur dont jouit
l’épisode auprès de nos orateurs.
II - Le mythe d’Adraste
Hérodote, IX, 27
Ve Euripide, Suppl. Eschyle, Éleusiniens
Lysias, Or. fun., 7-10
Ie ap.
Plutarque, Vie de Thésée, 29, 4- 5.
J.-C.
Pausanias I, 39, 2
IIe Pausanias, I, 39, 2
Apollodore, III, 78-79
123 Le succès de l’épisode d’Adraste atteste une fois de plus la volonté qu’a Athènes de
s’introduire dans la mythologie des autres cités, et plus précisément dans notre cas, de
trouver une place dans la tradition mythique existant autour des événements
thébains160. Au fil des textes, Athènes élabore progressivement une version qui lui
permette de jouer un rôle dans cette guerre fratricide. Pour cela, la cité dispose d’un
fait concret indéniable, l’existence à Éleusis de tombes qu’on ne sait à qui attribuer. A
partir de cet indice matériel, les Athéniens semblent avoir construit le mythe
d’Adraste, attribuant les tombes aux « Sept contre Thèbes » que serait allé relever
Thésée. Cela leur permet de se construire un mythe national valorisant, que les auteurs
rapprochent volontiers d’autres récits héroïques. Par ailleurs, la simple observation du
tableau nous prouve la prépondérance de la version belliqueuse, ce qui ne laisse pas de
nous surprendre, puisque à en croire Plutarque, la plupart des auteurs en tiennent pour
l’autre version161. A moins qu’il n’ait volontairement altéré la vérité, ce qui reste
possible, son témoignage nous force à conclure que nous ne possédons plus qu’une
faible partie des écrits traitant du mythe d’Adraste. Sans doute existe-t-il des versions
disparues, et le mythe d’Adraste était-il encore plus populaire que nous ne le pensons.
Ce premier classement chronologique permet donc de recenser le nombre respectif des
occurrences qui nous restent, non de trancher entre les deux versions pour trouver
celle qui serait la version juste, la « vraie » version du mythe pour les Athéniens. Il
n’existe pas de « vraie » version puisque toutes les deux semblent également reconnues
par les orateurs et par leur public. Le choix d’Isocrate et des autres auteurs répond
donc à d’autres exigences.
a - L’archéologie du conflit
124 L’intervention athénienne en faveur d’Adraste fait suite à l’expédition des Sept contre
Thèbes. Dans la plupart des cas, les orateurs ne s’attardent pas sur les motifs de ce
premier épisode, à l’inverse de la tragédie, qui a trouvé dans ces événements la matière
de nombreuses pièces162. Certains cependant suggèrent que les torts pourraient être
partagés. Cette possible culpabilité d’Adraste et des Argiens est même dans quelques
textes clairement affirmée.
125 Ainsi, l’Oraison funèbre de Lysias laisse entendre que les Argiens ont peut-être eu tort de
se porter contre Thèbes (εἴ τι ἠδίκουν). Certes ils ont, par leur mort, payé chèrement le
prix de cette faute (δίκην ἔχειν τὴν μεγίστην, 7). Les termes utilisés dans le passage
appartiennent au registre judiciaire. Sans s’appesantir sur cette faute, l’orateur use
donc d’un vocabulaire technique et inscrit volontairement son propos dans la sphère de
la justice et du droit. Euripide s’était montré plus explicite dans les Suppliantes. Les
causes de la guerre, longuement commentées dans un dialogue entre Adraste et Thésée,
précisent nettement la culpabilité du premier. Certes, s’il a entrepris cette expédition,
c’est pour venir en aide à Polynice, spolié de ses biens par son frère Étéocle alors même
qu’il était parti volontairement en exil. A l’origine, le droit est donc bien du côté des
121
Argiens, et Adraste le signifie clairement à Thésée aux vers 149 à 154 : en quittant
Thèbes, Polynice cherchait à éviter que la malédiction lancée par Œdipe contre ses deux
fils ne se réalisât, et qu’il n’en vînt aux mains avec son frère. Mais ce dernier, loin de le
remercier de son choix, a profité de son absence pour le spolier de ses biens. Malgré
tout, Adraste lui-même est en tort et le reconnaît aisément. « Hélas, répond-il à Thésée
qui lui demande s’il avait consulté les oracles avant de partir, tu m’accules à ma plus
grande erreur » (Suppl., v. 156). Le verbe utilisé par Adraste à cet instant pour qualifier
sa faute, le verbe σφάλλω, à l’inverse du verbe ἀδικέω-ῶ préféré par Lysias (ou même
par Euripide, mais pour qualifier le comportement des ennemis de Polynice), indique
qu’il a commis une erreur de jugement plutôt qu’une faute morale ou légale. Pour se
disculper, il ne peut qu’invoquer les dieux qui l’ont trompé, et tout particulièrement les
oracles obscurs de Phoibos qui ont réussi à le l’égarer. Thésée toutefois ne se satisfait
pas de cette explication, et détaille sans pitié les fautes de celui qui vient le supplier.
Par deux fois, Adraste a passé outre les conseils des dieux, soit qu’il les ait mal
interprétés, soit, pire encore, qu’il les ait volontairement méprisés. Ainsi, même s’il
défendait une cause juste, il est doublement coupable, car il a préféré écouter son désir
plutôt que les ordres des dieux.
126 Sa première erreur, il l’a commise en croyant reconnaître en Tydée et Polynice les deux
époux qu’Apollon destinait à ses filles. En unissant ces dernières à deux hommes
souillés par leur histoire familiale, il a transmis cette souillure à sa propre maison,
contaminée par la faute de ceux qu’il y a introduits. Non seulement il a mal interprété
ce premier oracle, mais il a négligé la volonté des dieux et s’est lancé dans cette
expédition sans écouter les devins qui dans leurs prédictions déconseillaient
l’entreprise. Poussé par de jeunes ambitieux, il a méprisé avec beaucoup de légèreté la
divinité, « écouté son ardeur, et non sa droite raison » (εὐψυχίαν ἔσπευσας ἀντ’
εὐβουλίας, ν. 161). Alors que les dieux ont accordé aux mortels de recourir aux oracles
pour connaître ce qui est obscur et ne peut être clairement appréhendé par les mortels,
Adraste a fait fi de leurs conseils et s’est cru plus sage qu’eux. Thésée souligne sans pitié
son arrogance et son manque de clairvoyance. Son jugement est sans appel : Adraste est
seul responsable de son échec. Il a manqué de sagesse (οὐ σοφὸς γεγώς, v. 219), et s’il
n’a pas su prendre de bonnes décisions (εἰ γὰρ μὴ βεβούλευσαι καλῶς, ν. 248), il ne
peut s’en prendre qu’à lui-même. « Il a commis une erreur » (ἥμαρτεν, v. 250), ainsi que
conclut le coryphée. Mais cette erreur, on le voit, est autant intellectuelle que morale
ou religieuse. C’est dans sa manière d’interpréter les événements, de raisonner,
qu’Adraste a commis une faute, et non en condamnant l’attitude des Thébains et en
prenant le parti de Polynice, effectivement victime d’une injustice.
127 Le Plataïque d’Isocrate, en revanche, dénonce clairement les mobiles de l’expédition
menée par les Argiens. Ces derniers, nous dit l’orateur, ont perdu des hommes « pour
avoir fait une expédition contre le territoire d’autrui » (ἐπὶ τὴν ἀλλοτρίαν
στρατεύσαντες, 54). Certes, cela ne justifie pas la décision thébaine privant leurs morts
d’une sépulture qui leur est due, mais cette injustice ne fait que riposter à une première
faute du camp adverse. La culpabilité d’Adraste et des Argiens est ici nettement
indiquée. Bien entendu, cette présentation s’explique dans l’économie même du
discours. Le Platéen supposé prononcer son discours devant le peuple athénien cherche
à obtenir l’aide militaire de la cité attique contre les Thébains. Pour ce faire, il doit
prouver que les Platéens sont victimes d’une injustice encore plus grande que celle
infligée aux Argiens. A cette fin, il utilise un raisonnement a fortiori qui oppose les
122
motivations des uns et des autres. Les Athéniens sont venus en aide aux Argiens alors
que ceux-ci cherchaient à spolier les Thébains de leur territoire. Que ne feront-ils pas
pour secourir les Platéens qui ont perdu le leur ? En tout cas, cette version tranche avec
les jugements plus nuancés des autres textes qui s’intéressent à ce moment du conflit.
Isocrate ne nie pas l’injustice qui est faite aux Argiens, mais il porte un jugement
négatif sur les motifs de leur expédition.
128 Si la majorité des discours s’interrogent peu sur les motifs de cette première
expédition, certains s’attardent davantage sur l’échec qu’elle rencontre, trouvant dans
cet épisode l’occasion de souligner la faiblesse de l’attaquant. Ainsi, le Panégyrique
d’Isocrate ouvre son exemple en décrivant directement l’ampleur de la défaite subie
par Adraste et ses compagnons : si le chef argien vient demander l’aide athénienne,
c’est « parce qu’il a échoué dans sa campagne contre Thèbes, et qu’il ne peut pas (οὐ
δυνάμενος lui-même faire relever les morts tombés au pied de la Cadmée » (Panég., 55).
Le Panathénaïque nous livre un récit des événements à peine plus détaillé. Il nous décrit
Adraste perdant un nombre considérable d’Argiens, voyant périr tous les chefs et
finalement incapable (οὐχ οἷός τ’ ἦν) d’obtenir une trêve pour faire relever le corps des
guerriers morts au combat163. Dans les deux cas, l’accent est mis sur l’impuissance
d’Adraste – et derrière lui des Argiens –, Cette faiblesse se manifeste à la fois sur le plan
militaire et sur le plan diplomatique. Défait sur le champ de bataille, Adraste n’a pas
non plus réussi à conclure une trêve avec ses ennemis et à faire valoir ses droits après
le combat. Le discours Panathénaïque indique d’ailleurs clairement que l’honneur
d’Adraste sort terni de cette entreprise. Il est sain et sauf, certes, mais son salut risque
de lui valoir des reproches (αὐτὸς δ’ ἐπονειδίστως σωθείς, 169). Peut-être n’a-t-il pas
manifesté une bravoure suffisante au combat ; peut-être doit-il son salut à une fuite
honteuse lors de l’assaut ; peut-être ce déshonneur vient-il simplement du fait qu’il
n’est pas mort aux côtés de ses compagnons, et n’a pas non plus réussi à leur procurer
les funérailles attendues ? Quoi qu’il en soit, son échec renforce par contraste la
bravoure et la puissance athéniennes : la cité n’hésite pas à voler au secours et à
prendre les armes pour faire respecter les lois bafouées. Et surtout, elle parvient à
imposer son point de vue aux Thébains, que ce soit par la force ou par la négociation.
129 Lorsqu’il se présente devant les Athéniens, Adraste n’est donc jamais exempt de toute
culpabilité. A l’inverse des Héraclides, il peut se voir reprocher les mobiles de son
expédition ou son attitude sur le champ de bataille. Toutefois, lorsqu’il se présente
devant les Athéniens, il apparaît avant tout comme une victime, un suppliant qui se
met sous la protection athénienne. La décision immédiate que dans tous nos discours,
sinon dans la pièce d’Euripide, les Athéniens prennent de venir à son secours, souligne
alors d’autant mieux les principes intangibles auxquels ils obéissent.
130 La plupart des textes déplacent donc le centre de gravité du récit mythique. Puisqu’il
s’agit d’offrir une image élogieuse d’Athènes, on ne s’attarde pas sur le récit d’une
expédition qu’on suppose connue et dans laquelle la cité attique n’intervient pas. On se
contente d’en indiquer les résultats pour centrer le développement sur l’intervention
athénienne après le conflit. Incapable d’obtenir seul gain de cause, Adraste finit en effet
par se réfugier auprès des Athéniens auxquels il demande leur aide. Certains textes
n’hésitent pas à présenter le roi d’Argos dans la posture d’un suppliant 164, grandissant
123
ainsi le prestige d’Athènes qui se fait un devoir sacré de défendre l’être faible et
désarmé qu’elle a pris sous sa protection.
131 Par ailleurs, la plupart de nos discours s’accordent pour fustiger l’infamie des Thébains
et de leur chef, et pour insister sur la gravité de l’outrage commis. On observe entre
tous nos textes une remarquable permanence dans le choix du vocabulaire. Les
Thébains doivent « prendre des décisions plus conformes aux usages », (βουλεύσασθαι
νομιμώτερον, Isocrate, Plat., 53). Créon doit cesser de « violer les usages relatifs aux
morts (τὰ τῶν κατοιχομένων νόμιμα) » (Démosthène, Or. fun., 8). Dans le Panégyrique,
Adraste demande aux Athéniens de le secourir dans « ce malheur commun » (ταῖς
κοιναῖς τύχαις) et de ne pas laisser bafouer « une antique coutume et une loi
ancestrale » (παλαιὸν ἔθоς καὶ πάτριον νόμον, 55). Les mêmes termes sont d’ailleurs
repris dans le Panathénaïque, mais ils sont complétés par quelques lignes qui insistent
sur la nature de la coutume bafouée et sur son origine divine :
[Adraste] demandait à la cité... de ne pas voir d’un œil indifférent de tels individus rester
sans sépulture, et de ne pas laisser abolir une antique coutume et une loi ancestrale que tous
les hommes n’avaient pas cessé de respecter, non parce qu’elle avait été instaurée par la
nature humaine, mais parce qu’elle avait été imposée par une puissance divine. A ces mots,
le peuple, sans attendre, envoya une ambassade à Thèbes pour leur conseiller de prendre une
décision plus conforme à la piété au sujet de la restitution des morts, et de faire une réponse
qui respecte mieux la tradition que la précédente (ὁσιώτερον βουλεύσασθαι καὶ τὴν
ἀπόκρισιν νομιμωτέραν ποιήσασθαι τῆς πρότερον γενομένης). (Panath., 169-170)
132 La faute des Thébains consiste à ne pas avoir laissé enterrer les guerriers morts sous les
murs de la cité. Or c’est là une loi commune à tous les Grecs. Il s’agit donc là d’une
illégalité165 et d’une impiété, puisqu’ils bouleversent une loi divine non écrite, mais
reconnue dans toute la Grèce166.
133 La présentation de Lysias et d’Euripide insiste sur le même point. Le développement de
Lysias souligne l’hybris et l’impiété des Thébains 167. Les Athéniens se battent pour qu’on
respecte les coutumes (τῶν νομιζομένων τυγχάνειν) envers les soldats morts et pour
que les Thébains cessent d’outrager les dieux (πλείω περὶ τοὺς θεοὺς ἐξυβρίσωσιν, Or.
fun., 9). Toutefois, la présentation de Lysias, en précisant que « les dieux des enfers
n’obtenaient pas les honneurs qui leur étaient dus (τοὺς δὲ κάτω τὰ αὑτῶν οὐ
κομίζεσθαι), et qu’en souillant les sanctuaires, on commettait une impiété envers les
dieux d’en haut (τοὺς ἄνω θεοὺς ἀσεβεῖσθαι) » (ibid., 7), adopte une perspective plus
étroitement religieuse. Il reprend la distinction classique entre dieux chthoniens et
dieux ouraniens et suggère les différences qui existent entre le culte rendu aux uns et
aux autres en usant de deux verbes distincts (κομίζεσθαι et ἀσεβεῖσθαι) pour évoquer
les honneurs qui leur sont dus. Comme Tirésias dans Antigone de Sophocle, il souligne
bien que le refus de la sépulture constitue une faute aussi bien à l’égard des dieux d’en
haut que des dieux d’en bas168. La faute des Thébains apparaît essentiellement ici
comme une impiété.
134 Si le schéma général d’Euripide est le même, son vocabulaire est très proche en
revanche de celui d’Isocrate. La loi divine est bafouée, comme le souligne à maintes
reprises Æthra, la mère de Thésée169, mais ce faisant, les Thébains violent une loi
commune à toute la Grèce. C’est la raison pour laquelle elle invite son fils à intervenir :
νυνὶ δὲ σοί τε τοῦτο τὴν τίμην φέρει
κἀμοὶ παραινεῖν οὐ φόβον φέρει, τέκνον,
ἄνδρας βιαίους καὶ κατείργοντας νεκροὺς
τάφου τε μοίρας καὶ κτερισμάτων λαχεῖν
124
joue celui de toutes les cités grecques. Thésée le dit clairement dans la pièce des
Suppliantes. Cette affaire concerne toute la Grèce, πάσης Ἑλλάδος κοινὸν τόδε 174.
Permettre aux Argiens de donner une sépulture à leurs morts, c’est faire respecter le
droit commun à tous les Grecs, τὸν Πανελλήνων νόμον175. Bien qu’il ne soit pas partisan
de la guerre, Thésée est prêt néanmoins à partir en expédition pour permettre
l’ensevelissement des morts. Il part donc pour une « nouvelle guerre », une guerre d’un
nouveau type176, car elle dépasse le cadre d’un simple conflit entre deux cités. Athènes
prend ici non pas la défense d’un peuple, mais la défense d’une certaine organisation du
monde. Elle se bat pour faire triompher l’ordre grec, ses lois et ses coutumes.
139 Pour faire aboutir la requête des Argiens, nous avons vu que les Athéniens usent selon
les textes de la force ou de la persuasion. Il convient maintenant de nous interroger sur
les raisons de leur choix. Un premier facteur d’explication réside bien entendu dans la
conjoncture politique au moment de la composition du discours. Le choix de l’une ou de
l’autre présentation dépend de l’évolution des rapports entre Thèbes et Athènes : si les
deux cités s’affrontent, c’est la version belliqueuse qui est adoptée : c’est par la force
que les Athéniens obtiennent les corps des Argiens. En revanche, si Thèbes et Athènes
sont en paix, les orateurs peuvent adopter la version pacifique. Thèbes accepte de
rendre les corps sans livrer combat. Entre deux versions favorables à Athènes, la
deuxième est au moins acceptable par Thèbes. Ainsi Pausanias, qui se présente comme
un spectateur impartial, cite la version « thébaine » après avoir raconté la version
traditionnelle athénienne. Il prétend que les Thébains « disent qu’ils ont
volontairement accordé l’enlèvement des morts », et qu’« ils affirment ne pas avoir
livré combat » (I, 39, 2). Les circonstances politiques rendent compte notamment des
divergences qui existent chez un même orateur. Nous l’avons déjà indiqué177 : le
Panégyrique d’Isocrate privilégie la version belliqueuse du mythe (c’est par la force que
Thésée et les Athéniens viennent à bout des Thébains), tandis que le Panathénaïque
adopte la version pacifique, faisant aboutir la demande que les ambassadeurs athéniens
présentent aux Thébains. Comme nous l’avions vu lorsque nous étudions les rapports
entre mythe et contexte, Isocrate revendique longuement cette contradiction entre les
deux discours, affirmant que la vérité d’un mythe ne réside pas dans le respect
scrupuleux d’une version immuable, mais bien plus dans l’adéquation entre le récit
mythique et deux autres éléments, le contexte précis dans lequel il s’inscrit et la
logique de la démonstration à laquelle il obéit. Et c’est ainsi que les critiques ont
souvent allégué les conjonctures politiques propres à la rédaction des deux discours
pour rendre compte de ces présentations contraires. Vers 339, lorsque paraît le
Panathénaïque, Thèbes doit être ménagée. Encore neutre, elle peut choisir de le rester et
s’interposer entre Athènes et son adversaire Philippe. En revanche, si elle prend
position, elle peut devenir pour Athènes une alliée intéressante. On ne peut donc
risquer de la heurter. Ainsi s’expliquerait le choix que fait Isocrate de la version du
mythe risquant le moins de blesser cette cité178. L’hybris qui caractérisait les Thébains
dans le Panégyrique a même cédé la place dans le Panathénaïque a une attitude beaucoup
plus retenue, puisqu’ils agissent, nous dit-on, avec mesure (μετρίως, 171).
140 De la même manière, indépendamment de la volonté de rivaliser avec Eschyle et de
renouveler une matière déjà traitée, le contexte historique explique peut-être le choix
par Euripide de la version adoptée dans les Suppliantes. En 424 se déroule la bataille de
126
Délion. Or ce cruel échec de l’armée athénienne s’avère d’autant plus pénible pour les
Athéniens que les Thébains, au mépris des lois de la guerre, attendent seize jours avant
de restituer les corps des Athéniens morts au combat sous prétexte que les Athéniens,
en s’installant à Délion, occupent un sanctuaire thébain179. Les nombreuses
correspondances entre l’épisode mythique et l’histoire ont bien évidemment été
soulignées par les critiques. Pour beaucoup, il ne peut s’agir de coïncidences, d’autant
plus que d’autres indices, notamment des indices métriques, poussent à dater la pièce
entre 424 et 420 : pour eux, la pièce des Suppliantes aurait donc été composée vers 422 ;
dans cette tragédie, Euripide s’inspirerait de l’actualité récente et transposerait dans un
contexte mythique le conflit qui vient d’opposer les deux cités180. L’équivalence bien
entendu n’est pas parfaite, puisque la pièce, à l’inverse de l’histoire, offre à Athènes une
victoire éclatante sur les Thébains. Si le lien entre l’événement historique et la tragédie
se trouve avéré, on comprend toutefois qu’Euripide ait choisi la version guerrière : dans
cette présentation patriotique, Athènes obtient une belle revanche sur la réalité.
141 Par ailleurs, la situation historique commande de manière plus générale l’économie
même d’un discours. La logique interne du développement justifie ainsi l’adoption par
un auteur de l’une ou de l’autre version. Cela apparaît très clairement si l’on reprend
dans cette perspective nos deux discours isocratiques. Le Panégyrique se donne pour but
de faire cesser les querelles intestines entre les cités et de réunir tous les Grecs pour
lancer une expédition contre les Barbares. Or, parmi les cités grecques, les unes sont
dans l’orbite athénienne, les autres sous l’influence lacédémonienne. Athènes et Sparte
doivent donc partager l’hégémonie. Mais les Lacédémoniens restent persuadés qu’elle
leur revient de plein droit. Isocrate s’efforce donc de prouver que des deux, Athènes est
celle qui mérite le plus de diriger les Grecs. Pour ce faire, il rappelle d’abord brièvement
qu’Athènes, la première, a reçu du sort cet hommage (21-25). Puis il s’attarde plus
longuement sur les bienfaits rendus par les Athéniens à l’ensemble des Grecs, tant dans
les domaines économiques que sociaux et culturels (26-50)181. Enfin, outre ces titres à la
suprématie, Athènes mérite l’hégémonie pour sa bravoure au combat et pour les périls
affrontés dans l’intérêt de tous les Grecs. C’est parmi ces exploits guerriers que nous
trouvons l’exemple du secours apporté à Adraste, exemple qui illustre la générosité et
la pitié qu’Athènes montre pour les malheureux. Il est nécessaire qu’Isocrate utilise ici
la version guerrière de ce mythe puisqu’il veut nous donner l’image d’une Athènes apte
à détenir l’hégémonie dans la lutte contre les Barbares. Thésée et son peuple,
réussissant par la force à réduire les Thébains, illustrent la thèse défendue par
l’orateur.
142 D’une structure apparemment plus complexe, moins immédiate, le Panathénaïque se
veut lui aussi un éloge d’Athènes, dont les mérites sont d’autant mieux mis en valeur
qu’ils sont comparés aux défauts et aux erreurs de Sparte. La première partie, dans
laquelle est enchâssé le passage qui nous intéresse, vise à montrer la supériorité
d’Athènes sur Sparte. Le mythe d’Adraste s’intègre dans un ensemble qui développe les
bienfaits comparés des constitutions des deux cités. Après avoir rappelé les traits
principaux de « la constitution des ancêtres » à Athènes, Isocrate en développe les
conséquences bénéfiques pour la cité, notamment dans les domaines politiques et
militaires. Il oppose l’attitude pleine de sagesse des ancêtres à celle de leurs
successeurs. Si ces derniers se sont bien comportés contre Xerxès, ils ont par la suite
renoncé, pour des querelles de prestige, à une alliance utile contre l’ennemi : Sparte et
Athènes ont préféré négocier et pactiser séparément avec lui plutôt que de mettre fin à
leurs dissensions privées pour lutter ensemble contre un ennemi commun. Isocrate les
127
engage au contraire à s’allier (§ 157-160). Il insiste d’autre part sur le constant respect
que les ancêtres des Athéniens manifestaient à l’égard des autres cités grecques, et
justifie les guerres de colonisation par la volonté d’aider les Grecs démunis à
s’implanter aux dépens des Barbares (163-167). C’est alors qu’intervient le mythe
d’Adraste. Et l’on s’explique bien l’emploi de la version pacifique dans un tel contexte.
Isocrate vient de prôner l’utilité d’une union panhellénique et égalitaire contre les
Barbares. Pour ceux qui doutent qu’Athènes soit prête à l’accepter, il insiste sur son
respect de l’individualité des autres cités. Athènes n’a jamais réduit une autre cité par
la force, et le mythe d’Adraste est là pour prouver la justice et la mansuétude de la cité
attique.
143 Si l’on replace à chaque fois l’exemple dans son contexte, il n’est pas difficile
d’expliquer la raison pour laquelle les autres discours dont nous disposons choisissent
tous, à l’instar du Panégyrique, la version belliqueuse des événements. Les oraisons
funèbres de Lysias et de Démosthène ainsi que le Ménexène de Platon, qui veulent
exalter la valeur éternelle d’Athènes et l’héroïsme de ses guerriers morts au combat,
évoquent très logiquement une suite de tableaux guerriers offrant l’image d’une cité
victorieuse au combat182. On ne s’étonnera pas non plus de voir qu’Hérodote adopte
cette même version lors du discours que les Athéniens prononcent devant les Tégéates
et les Lacédémoniens avant la bataille de Platées en 479, et dans lequel ils évoquent
leurs exploits passés pour obtenir le droit de combattre à l’aile gauche de l’armée
grecque. Exemple de la valeur militaire qu’ils prétendent posséder, l’épisode a d’autre
part le mérite de la faire remonter aux temps mythiques d’Athènes. C’est de la même
façon dans un contexte apologétique que l’Éloge d’Hélène fait appel au mythe d’Adraste.
L’épisode d’Adraste s’intègre au beau milieu d’un éloge de Thésée. L’orateur veut
témoigner de la science militaire que possède le roi d’Athènes et de sa piété à l’égard
des dieux. L’expédition victorieuse contre les Thébains vient parfaitement s’intégrer
dans sa démonstration.
144 Deux derniers discours, enfin, présentent un parallélisme encore plus étroit entre la
situation qu’ils décrivent et le mythe d’Adraste, puisqu’il s’agit à chaque fois d’un
peuple qui vient demander à Athènes son aide contre les Thébains. S’inscrivant dans un
contexte militaire, les deux choisissent tout naturellement la version qui correspond le
mieux à leurs préoccupations. Ainsi, dans les Helléniques, Xénophon met en scène un
débat prenant place devant l’assemblée en 369 et dans lequel les Spartiates demandent
aux Athéniens de les aider à repousser l’invasion thébaine 183. Cléitélès de Corinthe puis
Proclès de Phlionte prennent tour à tour la parole pour soutenir la cause Spartiate, et
Proclès prend l’exemple d’Adraste pour prouver aux Athéniens qu’ils ont déjà secouru
ceux qui se réfugiaient chez eux et qui s’opposaient aux Thébains : ils ne peuvent donc
faillir à leur devoir dans le cas des Spartiates. Quant au Plataïque, comme nous l’avons
dit, il est censé être prononcé par un Platéen qui, de la même façon, vient demander
aux Athéniens de les aider à combattre les Thébains et à rétablir leur cité détruite.
L’orateur insiste sur la ressemblance entre les deux situations : jamais les Athéniens
n’ont refusé leur secours à des suppliants. Aujourd’hui encore, le devoir et le passé leur
commandent d’intervenir.
145 Le choix de la version proposée par un orateur dépend donc bien des circonstances
historiques et de la logique interne du discours dans lequel l’exemple mythique est
intégré. Loin de s’en tenir à une seule version immuable, les orateurs n’hésitent pas à
modifier certains éléments d’un épisode, voire son interprétation générale, pour mieux
128
servir leur propos. Quelle que soit la version adoptée – qu’ils choisissent les armes ou
préfèrent la négociation – les Athéniens se révèlent en tout état de cause, une fois de
plus, les seuls à pouvoir restaurer l’ordre et la justice à l’intérieur du monde grec.
I - Un argument de préséance
150 Plutôt que d’ignorer un épisode si glorieux, certains discours tentent d’insérer la cité
attique dans une tradition qui ne lui fait au départ aucune place. Deux passages
d’Hérodote nous offrent ainsi l’exemple d’une utilisation attique de la guerre de Troie.
Dans ces discours tenus par des Athéniens, les orateurs n’hésitent pas à exploiter les
maigres indices d’une participation attique à la guerre de Troie, ou même à altérer les
données de la tradition, pour donner plus d’éclat au rôle joué par Athènes au cours des
événements. Cette participation leur sert alors d’argument pour appuyer leurs
revendications. Les similitudes sont nombreuses entre nos deux passages : dans les
deux cas, la discussion, qui précède un combat, dresse les Athéniens contre un autre
peuple grec et porte sur l’attribution de leurs postes respectifs. A chaque fois, ce sont
les Athéniens qui invoquent l’épopée troyenne pour défendre leurs prérogatives. Enfin,
dans les deux cas, l’épisode de la guerre de Troie est complété par d’autres exemples,
comme si les orateurs sentaient qu’il n’était sans doute à lui seul pas assez convaincant.
151 Ainsi, lorsque’au livre VII le député athénien conteste à Gélon, roi de Syracuse, le droit
de diriger la flotte coalisée, et revendique cet honneur pour son propre peuple,
l’argument troyen n’intervient qu’en quatrième position. Après un motif pratique (les
Athéniens possèdent la plus forte marine de Grèce), l’orateur invoque des raisons
« historiques » qui motivent sa demande : ancienneté, autochtonie, et rôle joué par le
130
peuple athénien devant Troie, confèrent à la cité attique une place à part dans le
monde grec, et justifient par là ses prétentions. L’exemple de Troie est d’ailleurs abordé
d’un point de vue bien particulier, et il n’occupe que quelques lignes. Aucune allusion
ici n’est faite aux principales actions d’éclat, ni aux origines ou à l’issue de l’expédition.
L’orateur se contente de rappeler un passage d’Homère, qui vante les qualités
exceptionnelles de Ménesthée, l’homme « le plus habile, à en croire le poète Homère,
pour ranger et organiser une armée »188.
152 Dans ce passage, la tradition n’est pas à proprement parler modifiée. L’orateur athénien
se contente de sélectionner dans l’Iliade les quelques vers qui paraissent reconnaître à
Athènes, dans un domaine bien particulier, la première place. Encore se garde-t-il bien
de citer la suite du catalogue des vaisseaux, dans laquelle le poète précise que « Nestor,
seul, lui disputait ce titre, car il était plus âgé »189. Isolé de son contexte, l’extrait
auréole Ménesthée d’une gloire exemplaire et sans égale. Associé exclusivement à
d’autres épisodes mythologiques, il permet au député athénien de faire remonter le
plus haut possible cette supériorité athénienne pour la rendre encore plus
incontestable. Dans cette énumération des titres de gloire athéniens, la participation à
la guerre de Troie peut donc intervenir, au même titre que la légende des origines
autochtones d’Athènes.
153 L’énumération est un peu différente au livre IX. Dans le discours qui les oppose aux
Tégéates, les Athéniens reprennent les principales actions d’éclat, « tant anciennes que
récentes », au cours desquelles ils se sont illustrés. Après l’évocation des Héraclides, des
Sept contre Thèbes, et de l’expédition des Amazones, Hérodote choisit de clore sa liste
d’exploits antiques par une brève allusion à la guerre de Troie. Lors de cet épisode
aussi, les Athéniens ont prouvé leur courage. Comme ils le rappellent à leurs
interlocuteurs, ils ne « restaient en arrière de personne » (Hérodote, IX, 27). Pas de
citation directe d’Homère ici, mais une remarque générale sur le comportement
d’Athènes durant la guerre de Troie. Devant les Tégéates, l’orateur athénien n’ose pas
affirmer la suprématie d’Athènes, sachant bien qu’aucun des fameux duels de l’Iliade ne
dresse face à face un héros athénien et un héros troyen, mais l’expression utilisée
(οὐδαμῶν ἐλειπόμεθα) revendique du moins pour Athènes un rôle de tout premier
plan.
154 Puis, après les exemples mythologiques, la liste en vient aux prouesses plus récentes et
se poursuit par le récit de Marathon. Cette suite d’exploits n’est pas anodine. Comme
beaucoup l’ont remarqué, elle revient à de nombreuses reprises dans des discours à la
gloire d’Athènes, entre autres dans les oraisons funèbres, et respecte pratiquement
toujours le même canevas. Le passage d’Hérodote en constituerait le premier exemple
parvenu jusqu’à nous190. Or, si on le compare justement avec ces oraisons funèbres, on
s’aperçoit que le texte de l’historien est le seul qui fasse intervenir la guerre de Troie
dans ce panorama des prouesses mythiques d’Athènes. Le plus souvent, après l’épisode
des Amazones, l’orateur glisse quelques mots sur Eumolpe et les Thraces, et nulle
mention n’est faite de l’épopée troyenne. Parmi toutes les oraisons funèbres dont nous
disposons, seules deux d’entre elles la citent en exemple 191, et ce n’est justement pas à
l’intérieur du catalogue des exploits mythiques de la cité. Et surtout, l’exemple n’y est
pas traité de la même manière, puisque l’épisode troyen, loin de servir de motif d’éloge
et d’argument en faveur d’Athènes, joue comme nous le verrons bientôt le rôle de faire-
valoir. Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, il peut sembler normal qu’un discours tout à
la gloire d’Athènes ne choisisse pas en priorité un épisode dans lequel la cité attique ne
131
joue pas un rôle de premier plan, et qui met avant tout l’accent sur la coloration
panhellénique de l’aventure. Il semble bien qu’Hérodote dans ce passage modifie
légèrement ce groupe habituel de prouesses guerrières et tente d’y insérer, en le
transformant légèrement, un exploit trop célèbre pour qu’Athènes accepte aisément de
n’y jouer aucun rôle192.
155 Argument en faveur d’une cité, la guerre de Troie peut à l’inverse devenir pièce à
charge dans une accusation contre une cité. Au cours du Panathénaïque, l’expédition
contre Troie offre ainsi à Isocrate un motif supplémentaire de critiquer Sparte.
Comparant les mérites respectifs d’Athènes et de Sparte, l’orateur en vient à rappeler
leur comportement à l’égard des autres cités grecques. Or, parmi les reproches qu’il
adresse à Sparte figurent les excès commis à l’encontre des places les plus importantes
du Péloponnèse. Pourquoi une telle condamnation ?
Ces cités méritaient, même si aucun exploit ne leur était imputable dans le passé, d’obtenir
des Grecs la plus belle récompense pour l’expédition menée contre Troie, durant laquelle elles
avaient tenu le premier rang et avaient fourni des chefs dotés non seulement des qualités
que partagent bien des gens, même parmi les petites gens, mais aussi des mérites qu’aucun
individu, s’il est un homme du commun, ne saurait posséder. (Isocrate, Panath., 71)
156 Compter parmi ses anciens citoyens un héros de la guerre de Troie reste un titre de
gloire. Huit siècles plus tard, une cité peut encore s’en enorgueillir, et espérer
bénéficier de ce fait d’un traitement de faveur. Pour avoir méconnu ce principe, Sparte
se voit vivement critiquée par Isocrate, qui en prend argument pour noircir encore
davantage la cité rivale d’Athènes. Une fois de plus, la guerre de Troie ne fournit pas
matière à un exemple détaillé : les allusions à un épisode précis sont remplacées par des
remarques générales sur la bravoure exceptionnelle des participants. Ces remarques
doivent suffire pour assurer sans conteste leur renommée et leur accorder à tout jamais
la reconnaissance des autres Grecs.
157 En dépit de ces quelques tentatives, la guerre de Troie apparaît surtout dans des
exemples où elle est dépréciée par rapport à un autre conflit, qu’elle sert ainsi à mieux
rehausser. C’est le cas pour Isocrate dans le Panégyrique (83-84), l’Évagoras (65), et le
Philippe (111- 112), ainsi que dans les Oraisons funèbres de Démosthène (10-11) et
d’Hypéride (35-36). Ce changement d’éclairage est rendu possible par la nature même
de l’événement, puisque tout ce qui en fait la singularité peut donner lieu à des
interprétations opposées. Ainsi si la durée de l’expédition témoigne de l’acharnement
des combats et de la valeur des Grecs, finalement vainqueurs d’un ennemi redoutable,
elle peut également trahir les difficultés rencontrées avant la victoire. L’ampleur de la
coalition panhellénique, indice du caractère exceptionnel de l’événement, peut
toutefois ternir l’éclat du succès remporté, d’autant plus que l’ennemi affronté se
réduit à une seule ville d’Asie Mineure. Ampleur de l’expédition, effectifs ennemis
réduits, durée inhabituelle du conflit, difficultés rencontrées : c’est en jouant sur tous
ces éléments que les orateurs parviennent à minimiser l’épopée troyenne et à
rehausser par antithèse la prouesse qu’ils vantent. Cette relecture des événements
troyens fait de la guerre de Troie un piédestal à la gloire athénienne 193. C’est aussi une
occasion pour les orateurs de montrer leur talent, et de faire preuve d’originalité. Selon
l’habileté rhétorique de chacun, les oppositions entre l’exemple mythique et le sujet
traité seront plus ou moins nombreuses, et l’antithèse plus ou moins renforcée. Bien
132
entendu, si l’antithèse produit son effet, c’est que la valeur intrinsèque de la guerre de
Troie reste sous-entendue dans chacun de ces exemples. C’est parce qu’ils surpassent
une prouesse admirable dont la valeur ne saurait être remise en cause par l’auditoire
que les événements exposés s’affirment eux-mêmes comme des exploits.
158 La manière dont nos cinq discours exploitent ce rapprochement appelle quelques
remarques. Tout d’abord, les causes du conflit sont rarement évoquées. Seule l’Oraison
funèbre d’Hypéride rappelle qu’il s’agit pour les Grecs de venger le rapt d’Hélène 194. Ce
silence s’explique sans doute parce que l’épisode troyen sert à faire l’éloge d’un combat
déjà achevé. Pour nos orateurs, il importe avant tout de faire ressortir la valeur des
vainqueurs. Ils insistent donc sur le déroulement des combats, et sur les forces en
présence, mais ne prennent pas la peine de revenir sur l’origine du conflit. Bien que le
contexte ne soit pas différent pour Hypéride (la guerre de Troie sert là encore de
piédestal à une victoire déjà remportée par Léosthène et ses hommes), l’orateur trouve
pourtant dans l’évocation des causes de la guerre un nouveau motif d’éloge pour ceux
qu’il célèbre. Alors que l’expédition de Troie était destinée à venger l’offense faite à une
femme, Léosthène et ses hommes sont passés à l’offensive sans y être contraints,
épargnant à toutes les femmes grecques de subir le sort d’Hélène. A une expédition
punitive l’orateur oppose une guerre préventive (Hypéride, Or. fun., 36). On a par
ailleurs depuis longtemps remarqué qu’Hypéride s’inspire fortement dans ce passage
des paragraphes 181- 182 du Panégyrique d’Isocrate 195. Comme nous le verrons plus loin,
la guerre de Troie ne joue plus à cet endroit du discours le rôle de faire-valoir, comme
elle le fait aux paragraphes 83-84, mais elle sert d’exemple protreptique. Elle doit
inciter les Grecs à se lancer dans une nouvelle expédition sous l’égide athénienne.
Malgré cette différence de fonction, le texte d’Hypéride et celui d’Isocrate présentent
de nombreuses similitudes de vocabulaire et de construction. Le Panégyrique compare
ainsi le rapt d’Hélène (μιᾶς γυναικὸς ἁρπασθείσης) aux injures subies par toute la Grèce
(ὅλης τῆς Ἑλλάδος ὑβριζομένης). L’Oraison funèbre, quant à elle, met en parallèle
l’injure faite à une femme (ἕνεκα μιᾶς γυναικὸς ὑβρισθείσης) et celles évitées à toutes
les femmes grecques (πασῶν τῶν Ἑλληνίδων τὰς ἐπιφερομένας ὕβρεις)196. Cette
influence explique sans doute pour une large part la mention de l’origine du conflit
chez Hypéride.
159 S’ils ne s’attardent pas sur les causes de la guerre de Troie, nos exemples exploitent
bien davantage un autre élément. L’ampleur de l’expédition grecque constituait une
des caractéristiques de l’épopée troyenne. Pour la première fois, l’ensemble des cités
grecques avaient fait taire leurs divergences et conjugué leurs forces contre un ennemi
commun. Dans la majorité de nos exemples, cet élément fournit un contraste
supplémentaire en faveur du conflit qu’ils vantent. Alors que les héros de la guerre de
Troie ont été forcés de s’assurer le concours de toute la Grèce, la cité (ou le personnage)
célébrée l’a emporté seule contre l’ennemi. A la force du nombre s’oppose la bravoure
de quelques-uns197. Seul le Panégyrique, dans sa première évocation de l’exemple troyen
(83-84), procède différemment et passe sous silence cette indication. L’exemple de Troie
y remplit pourtant le même rôle que dans les autres discours. Comme ailleurs, il
grandit par comparaison un conflit déjà achevé, puisqu’il permet de faire ressortir la
valeur du succès remporté lors des guerres médiques. Pourquoi, dans ces conditions,
notre passage ne mentionne-t-il pas le nombre des cités grecques qui se sont portées
contre Troie ? Le contexte dans lequel s’insère notre exemple explique ce silence : il ne
s’agit pas alors de célébrer une cité en particulier, mais de mettre en parallèle les
133
encore plus longtemps que l’expédition troyenne, et qu’il aura fallu aux Grecs plus de
vingt ans pour venir à bout de l’armée perse ? Ce silence est aussi révélateur qu’une
véritable transformation du mythe ou de l’histoire.
162 Isocrate, pour sa part, n’a pas de tels scrupules : il n’hésite pas à altérer la vérité
historique et à affirmer que les Grecs remportèrent les guerres médiques « en peu de
temps », ἐν ὀλίγῳ χρόνῳ, alors que les héros de Troie « avaient passé dix ans » (ἔτη
δέκα διέτριψαν) devant Troie (Isocrate, Panég., 83). Il est d’autre part un de ceux qui
insistent le plus pour faire de Troie le symbole de l’Asie. Loin de présenter la guerre de
Troie comme un conflit isolé, il en fait clairement le premier épisode de la lutte entre
Grecs et Barbares. Un des exemples les plus nets à cet égard nous est fourni par le
Philippe, qui évoque en ces termes l’expédition d’Héraclès contre Laomédon, première
guerre de Troie :
Comme il voyait la Grèce en proie à des guerres, des dissensions, et de nombreux autres
maux, [Héraclès] y mit fin, réconcilia les cités entre elles, et montra aux générations
suivantes avec quels alliés et contre quels ennemis il fallait faire la guerre. Menant une
expédition contre Troie, qui était alors la plus puissante des places d’Asie (ἥπερ εἶχεν
μεγίστην δύναμιν τῶν περὶ τὴν Ἀσίαν), il l’emporta grandement par son art du
commandement... (Phil., 111)
163 Cette première expédition, à laquelle sera bientôt comparée la seconde guerre de Troie,
enseigne aux Grecs la voie à suivre. En présentant Troie comme la plus grande
puissance d’Asie, l’orateur donne une autre dimension à ce conflit. Le Barbare d’Asie
devient l’ennemi héréditaire des Grecs. L’idée selon laquelle les Athéniens ont puisé
leur haine contre les Barbares dans les événements de Troie revient d’ailleurs comme
un leitmotiv dans de nombreux autres discours d’Isocrate202. Parmi nos exemples, si le
passage du Philippe est celui qui établit le plus nettement ce lien, d’autres se contentent
de le suggérer en rangeant la ville de Troie parmi les cités d’Asie. Ainsi le Panégyrique du
même Isocrate oppose la victoire sur Troie à celle remportée sur les forces de toute
l’Asie (τὴν ἐξ ἁπάσης τῆς Ἀσίας δύναμιν, 83). L’Évagoras compare la prise de Troie à la
guerre menée par le roi de Chypre contre toute l’Asie203, et Démosthène présente Troie
comme une place forte d’Asie, τῆς Ἀσίας ἓν χωρίον (Or. fun., 10). Cette importance
fondamentale de l’épisode troyen sur la suite des relations entre Grecs et Barbares nous
est par ailleurs suggérée grâce à un autre indice. Ce n’est pas un hasard si la guerre de
Troie sert le plus souvent à illustrer un conflit contre les Barbares d’Asie. Sur les cinq
passages relevés, deux d’entre eux convoquent l’épisode de Troie lorsqu’ils traitent des
guerres médiques (Isocrate, Panég., 83 et Démosthène, Or. fun., 10-11), un autre pour
vanter le comportement d’Évagoras face au Grand Roi (Isocrate, Évag., 65), un
quatrième enfin pour célébrer la première guerre de Troie (Isocrate, Philippe, 111-112).
Seul Hypéride semble a priori se démarquer de cet ensemble, puisque son exemple vient
éclairer la bravoure de Léosthène et de ses soldats face à la Macédoine, « puissance qui
dominait l’Europe et l’Asie » (Or. fun., 35). Mais le choix de la guerre de Troie comme
point de comparaison trahit sa volonté d’assimiler la Macédoine aux peuples barbares
auxquels la Grèce s’est opposée de tout temps. En définitive, dans chacun de nos textes,
tout est fait pour suggérer à l’auditoire cette filiation directe entre les événements de
Troie et les autres guerres menées contre l’Asie.
135
164 Les cinq extraits précédents utilisaient l’épopée troyenne pour grandir une victoire
athénienne déjà acquise. Les orateurs la convoquent également lorsqu’ils veulent
conseiller à leur auditoire de s’engager dans un nouveau conflit. L’épisode troyen offre
alors l’exemple d’une guerre difficile, entreprise pour de nobles motifs, et terminée
victorieusement. Exemple à valeur protreptique, il se présente comme un modèle à
surpasser.
165 Pour Isocrate, ce mythe convient d’autant mieux qu’il illustre à merveille les deux
points essentiels de son programme politique. Non seulement il fait de la guerre de
Troie le point de départ de la haine entre Grecs et Barbares, mais la guerre de Troie
fournit l’exemple de l’unité grecque réalisée. Or que prône Isocrate, sinon le
rétablissement de la concorde entre les Grecs, suivi d’une expédition panhellénique
contre les Barbares ? Aussi, lorsqu’il conseille aux Grecs, à la fin du Panégyrique, d’unir
leurs efforts contre les Barbares et de confier le commandement de l’expédition à la
ville d’Athènes, la guerre de Troie apparaît comme l’exemple idéal pour convaincre son
auditoire :
C’est une honte que les contemporains de la guerre de Troie, quand une seule femme avait
été enlevée, se soient tous associés à la colère des victimes au point de ne pas cesser le
combat avant d’avoir anéanti la cité du téméraire auteur de ce forfait, et que nous, quand
toute la Grèce est outragée, nous ne la vengions pas en commun, alors que nous pourrions
accomplir des actes dignes d’être souhaités. ( Panég., 181-182, trad. G. Mathieu
légèrement modifiée)
166 Comme nous l’avons vu, c’est la deuxième fois qu’Isocrate fait appel à cet exemple dans
son discours, puisque l’épisode apparaît déjà aux paragraphes 83-84. La comparaison
entre les deux passages est extrêmement instructive, et prouve, s’il en est besoin, que
l’orateur façonne le mythe au gré de son dessein et des différentes fonctions qu’il lui
attribue. Aux paragraphes 83-84, la guerre de Troie sert de piédestal aux guerres
médiques. Aux paragraphes 181-182, quand Isocrate veut conseiller une nouvelle
guerre contre les Barbares, il l’utilise en revanche comme un modèle à imiter. A ces
fonctions différentes correspondent des traitements différents. Ainsi, contrairement à
ce qui se passait dans la première évocation, ce deuxième extrait du Panégyrique
commence par rappeler les causes du conflit, car l’exemple fonctionne ici comme un
argument a fortiori. Quand tous les Grecs n’ont pas hésité à s’unir pour venger une seule
femme outragée, que ne feront-ils pas, maintenant que toute la Grèce est menacée ? En
mentionnant la cause directe de la guerre de Troie, le raisonnement impose d’emblée la
nécessité d’une nouvelle expédition contre les Barbares.
167 D’autre part, le passage exploite le caractère panhellénique de l’expédition troyenne,
mais il le fait différemment de nos exemples précédents. Rappelant l’unité grecque
réalisée pour venger l’insulte faite à Ménélas, elle conseille aux Grecs de suivre cet
exemple. Au lieu d’opposer la coalition passée à la bravoure d’un exploit personnel,
Isocrate invite au contraire les Grecs à imiter leurs ancêtres. L’explication de cette
divergence se trouve une fois de plus dans la fonction assignée ici à notre paradigme.
Protreptique, et non pas simplement élogieux, il traduit les conseils politiques de
l’orateur. Le rétablissement de la concorde entre les Grecs est un préalable nécessaire à
l’expédition contre les Barbares que souhaite Isocrate. Loin de conseiller à Athènes de
se lancer seule dans une telle aventure, il lui rappelle l’épisode troyen, et l’invite à se
136
conformer à un tel exemple. Si les Grecs ont pu l’emporter, c’est parce qu’ils ont fait
taire leurs querelles personnelles pour conjuguer leurs efforts.
168 Le cas du Philippe est plus complexe. Il exploite les deux guerres de Troie, et conjugue
les deux types de fonction. L’expédition conduite par Agamemnon est rabaissée par
rapport à celle d’Héraclès, et cette première guerre de Troie sert elle-même de modèle
de conduite proposée au roi Philippe de Macédoine, à qui elle indique les étapes à
suivre : le rétablissement de la concorde entre les Grecs doit être suivi du
déclenchement des hostilités contre les Barbares. C’est uniquement après avoir réglé
les conflits en Grèce qu’Héraclès se lance dans la première guerre de Troie. Et son
expédition indique clairement aux générations postérieures la ligne politique à suivre.
Pour être sûr que son auditeur aura compris la leçon, Isocrate éclaire lui-même la
fonction de son exemple :
Si je t’ai exposé cela, c’est pour que tu comprennes que je t’exhorte par mon discours à
entreprendre des actions semblables à celles que tes ancêtres ont manifestement choisies
comme les plus belles... Quand tu n’as pas besoin d’user d’exemples étrangers mais que tu en
possèdes un dans ta famille (μὴ δεῖν ἀλλοτρίοις χρῆσθαι παραδείγμασιν ἀλλ’ οἰκεῖον
ὑπάρχειν), comment ne serait-il pas naturel qu’il t’amène à brûler et à ambitionner de te
montrer semblable à ton ancêtre... Remarque que je t’exhorte à des actions qui te feront
mener des expéditions non pas allié aux Barbares contre ceux que la justice t’interdit
d’attaquer, mais allié aux Grecs contre ceux que les descendants d’Héraclès doivent
combattre. (Isocrate, Phil., 113-115)
169 On comprend mieux alors pourquoi l’orateur choisit de vanter la première expédition
contre Troie au détriment de la seconde, pourtant plus connue. Cette première guerre
de Troie est tout d’abord plus brève et plus spectaculaire que la deuxième, qui a
nécessité dix ans d’efforts et mobilisé l’ensemble des forces grecques. Mais elle met
surtout en scène celui que les généalogies mythiques présentent comme l’ancêtre du
roi de Macédoine. Dans un discours adressé à Philippe, elle offre un exemple plus
proche, donc plus persuasif, puisque tiré de l’expérience familiale (οἰκεῖον) du
destinataire. Elle montre donc clairement à Philippe la voie à suivre, et se propose
comme modèle de conduite à qui veut devenir le bienfaiteur de la Grèce tout entière.
170 Au terme de cette étude, les exemples vantant la guerre de Troie dans les discours
officiels athéniens apparaissent bien moins nombreux que ceux qui la déprécient au
bénéfice d’un combat plus récent. Cette relecture de l’épopée troyenne n’a pas manqué
d’intriguer les critiques, et l’on a très vite cherché à dater ce changement de
présentation. G. Schmitz-Kahlmann a remarqué très justement qu’il apparaissait déjà
dans l’oraison funèbre prononcée par Périclès après la bataille de Samos 204. Dès 439, un
homme politique pouvait donc ternir l’éclat de cette expédition pour exalter les
victoires remportées par la cité205. N. Loraux, pour sa part, choisit de dater ce
changement d’éclairage des années 460 ; Pour elle, cette nouvelle lecture des
événements troyens correspond à un changement de politique de la part de la cité
attique. Rompant avec la politique cimonienne, la démocratie athénienne sous l’égide
de Périclès cesse de faire de la lutte contre les Perses sa priorité, et concentre ses
efforts contre les autres cités grecques avec qui elle rivalise pour l’hégémonie. La
nouvelle présentation de la guerre de Troie traduit pour Athènes « la rupture entre un
passé panhellénique et un présent hégémonique »206.
171 Certes, comme nous venons de le voir, il reste des passages qui offrent la traditionnelle
version élogieuse de ce conflit. Mais ce n’est pas un hasard si l’orateur qui exploite
cette version, Isocrate207, est justement un homme qui sent que la rivalité entre les cités
137
grecques est un obstacle majeur à leur survie politique, qui les engage donc à oublier
leurs différends, qui prône une reprise de la lutte contre la Perse dans un cadre
panhellénique, et qui n’hésite pas à chercher s’il le faut hors d’Athènes l’homme
capable de réunir sous son autorité l’ensemble des troupes grecques. En ce milieu du
IVe siècle, il n’est sans doute plus possible d’ignorer le danger extérieur qui grandit,
mais que les querelles internes entre les cités grecques ont parfois tendance à reléguer
au second plan. Certes, Isocrate distingue mal le véritable ennemi d’Athènes, mais il a le
mérite de pressentir que le monde des cités grecques doit s’il veut perdurer.
NOTES
1. Ainsi Lysias dans son Oraison funèbre (4-16) n’évoque pas la guerre contre les Thraces ; Isocrate
dans l’Archidamos (42-43) et le Panathénaïque (193-194) omet de rappeler l’histoire d’Adraste.
Notons cependant que dans ce dernier discours, l’orateur avait peu avant longuement développé
cet exemple (168-174).
2. En IX, 27, Hérodote remplace ainsi le récit de la guerre contre les Thraces par l’évocation de la
guerre de Troie, autre exemple de conflit contre les Barbares.
3. Le Contre Léocrate de Lycurgue, par exemple, exploite uniquement l’histoire d’Eumolpe et des
Thraces (98-100). Dans ce passage, l’accent est d’ailleurs mis avant tout sur la figure exemplaire
du roi Érechthée, bien plus que sur l’affrontement entre les deux peuples. Pour sa part Proclès de
Phlionte, dans le discours aux Athéniens que Xénophon lui prête, évoque uniquement deux
exemples, celui des Héraclides et celui des Argiens (Hell., VI, 5, 46-47). Même choix pour Isocrate,
Hél., 31 ; ce choix est encore réduit dans son Philippe, 34, qui n’évoque que les seuls Héraclides.
4. C’est d’ailleurs ce que soulignent plusieurs de nos textes quand ils introduisent ces exemples.
Cf. Lysias, Or. fun., 2 ; Démosthène, Or. fun., 3 ; Isocrate, Aréop., 74 (qui toutefois exclut l’épisode
d’Adraste) ; Platon, Ménex., 239 b.
5. L’Archidamos (42) et le Panathénaïque (194), en renversant le point de vue adopté, réussissent
d’ailleurs à faire de la guerre pour les Héraclides un autre exemple de guerre défensive. Dans ces
discours, Isocrate ne considère pas qu’Athènes se porte au secours des Héraclides, mais qu’elle se
défend contre les Péloponnésiens qui, sous le commandement d’Eurysthée, se sont jetés sur son
territoire pour l’obliger à rendre ceux qui se sont réfugiés auprès d’elle.
6. R. Clavaud, Le ‘Ménexène’ de Platon et la rhétorique de son temps, Paris, 1980, p. 174. Ce goût que le
Ménexène prend à parodier le style de Gorgias est bien étudié dans cet ouvrage (p. 92-95 et p. 174 ;
voir aussi l’ensemble du chapitre VII, « Les figures de rhétorique », p. 229-244, et plus
particulièrement p. 231 et 235 pour notre passage).
7. Isocrate, Panath., 170.
8. Platon, Ménex., 239 a.
9. Lysias, Or. fun., 5, 7, 11 ; Isocrate, Panég., 54, 55, 56, 68 ; Panath., 169, 194.
10. Par exemple en Lysias, Or. fun., 3, 6, 17 ; Isocrate, Plat., 53, Panég., 58, 69, Panath., 194 ;
Démosthène, Or. fun., 7.
11. Sur cette éviction des héros et des figures royales hors du discours officiel athénien, nous
renvoyons à N. Loraux, L’invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique »,
Paris - La Haye - New York, 1981, P· 50-54 et p. 64- 66. Voir également G. Schmitz-Kahlmann, Das
138
Beispiel der Geschichte im politischen Denken des Isokrates (Philologus Suppl. Bd. 31, Heft 4), Leipzig,
1939, p. 69.
12. Nous exceptons bien entendu le passage de l’Éloge d’Hélène qui évoque ces conflits mythiques
menés sous le règne de Thésée. Puisque ces exemples sont intégrés dans un passage à la gloire de
Thésée, il est évident que le roi d’Athènes y tient la première place.
13. Nous reviendrons plus loin sur l’ambiguïté fondamentale de la figure royale de Thésée, le plus
souvent présenté par nos orateurs comme le père fondateur de la démocratie.
14. Pour une étude des premières apparitions du mythe des Amazones dans les domaines
littéraire et iconographique, nous renvoyons à l’ouvrage de J. Blok, The Early Amazons. Modern and
Ancient Perspectives on a Persistent Myth, Leyde - New York - Cologne, 1995, notamment chapitres 2
à 5.
15. D. von Bothmer souligne que les premières représentations d’Héraclès luttant contre des
Amazones apparaissent subitement dans la céramique attique au second quart du VI e siècle, sans
véritable précédent, mais que le motif se diffuse alors rapidement. En revanche, les exemples de
rencontre entre Héraclès et les Amazones sont bien moins fréquents sur les vases à figures
rouges que sur ceux à figures noires, et il ne reste aucun exemple attique postérieur à la seconde
moitié du Ve siècle (Amazons in Greek Art, Oxford, 1957, p. 6 et p. 133). Sur l’évolution de ces
représentations, voir l’ensemble des chapitres 1 à IX). Nous renvoyons également W.B. Tyrrell,
Amazons. A Study in Athenian Mythmaking, Baltimore - Londres, 1984, p. 2-3.
16. Hérodote, IV, 110-117. Une recension exhaustive des diverses sources littéraires sur les
Amazones peut être obtenue au début de l’article que le Lexicon Iconographicum Mythologiae
Classicae (LIMC), s.v. Amazones, consacre à ces femmes guerrières.
17. Phérécyde, FGrHist 3 F 15 et 151-152.
18. Eschyle, Eum., v. 685-690, traduction P. Mazon, Paris, CUF, 1925. D’autres allusions aux
Amazones apparaissent bien dans la tragédie (voir par exemple Eschyle, Prom., v. 415-416 ou
Euripide, Hér., v. 408-418, Ion, v. 1143-1145, Hippo., v. 10, 305-309, 351, 581) mais elles concernent
alors la conquête par Héraclès de la ceinture d’Hippolytè, ou bien encore la réputation de
vaillantes guerrières qu’ont les Amazones.
19. Dans son étude consacrée à Thésée, C. Calame résume les différentes informations dont nous
disposons sur cette Théséide et sur les autres ouvrages du même nom qui lui ont succédé (Thésée et
l’imaginaire athénien, Lausanne, 1990, p. 405-406 et n. 18 p. 452). Voir également S. Mills, Theseus,
Tragedy and the Athenian Empire, Oxford, 1997, p. 19-25 et 30-33. Pour W.B. Tyrrell (op. cit., p. 4-6),
un tel ouvrage a bel et bien existé. F. Brommer, à l’inverse, ne semble à aucun moment le prendre
en compte lorsqu’il répertorie les différentes allusions à des amazonomachies auxquelles les
Athéniens ont participé (Theseus. Die Taten des griechischen Helden in der antiken Kunst und Literatur,
Darmstadt, 1982). Dans un premier ensemble, il classe le combat qui s’est déroulé à Thémiskyra,
patrie des Amazones, après l’expédition menée par Héraclès. D’après certains auteurs, Thésée et
quelques compatriotes se seraient associés à cette amazonomachie. La première mention de cet
événement apparaît dans la pièce d’Euripide, les Héraclides, qui date de 430 environ (p. 115).
Quant à l’invasion de l’Attique par les Amazones, la première évocation dont nous disposions,
d’après F. Brommer, correspond à la pièce d’Eschyle ci-dessus mentionnée, et date donc de 458
(p. 119). Pour F. Brommer, toutes les allusions littéraires à des amazonomachies athéniennes sont
donc postérieures aux guerres médiques.
20. Cet édifice soulève en effet plusieurs questions sur lesquelles la critique n’a pu jusqu’à
présent s’accorder. Le premier problème concerne la date d’érection de l’édifice. Pour certains
(qui suivent en cela les indications de Pausanias, X, 11, 5), le trésor daterait des environs de 490.
Pour d’autres, plus nombreux, il aurait été édifié peu avant la fin du VI e siècle (références chez F.
Brommer, op. cit., p. 68, n. 8 ; voir également C. Calame, op. cit., p. 404). Dans tous les cas, et c’est
essentiel, il est antérieur aux guerres médiques. L’autre point délicat est soulevé par les métopes
du fronton ouest, dont les sculptures représentent nettement une amazonomachie. S’agit-il du
139
combat à Thémiskyra, ou du combat en Attique ? Dans le premier cas, il faudrait voir dans les
sculptures une allusion à l’expédition commune menée par Héraclès et Thésée dans le pays des
Amazones. Quand on sait que les métopes nord sont toutes consacrées aux exploits d’Héraclès, les
métopes sud à ceux de Thésée, et que chacun des deux héros, dans la métope située le plus à
l’ouest de la série, affronte une Amazone, cette solution a le mérite de rassembler les deux héros
dans un combat commun qui semble annoncé. Mais elle fait remonter à la fin du VI e siècle la
première mention d’une expédition commune dont les autres témoignages n’apparaissent pas
avant les environs de 440. Ceux qui se prononcent pour une amazonomachie attique arguent du
fait que les métopes est sont toutes consacrées à l’épisode d’Héraclès contre Géryon, et que pour
la parfaite symétrie du trésor, il serait préférable que les métopes du fronton ouest soient
réservées à Thésée, et représentent son combat contre les Amazones venues envahir l’Attique. De
plus, ce thème apparaît peu après dans la littérature (Eschyle) et sur les vases. (Pour un résumé
de la discussion, voir F. Brommer, op.cit., p. 117-118 et 121-122). J. Boardman, en revanche, se
prononce contre la thèse d’une amazonomachie attique (« Herakles, Theseus and Amazons », in
D. Kurtz, B. Sparkes (éds.), The Eye of Greece. Studies in the Art of Athens, Cambridge, 1982, p. 1-28,
notamment p. 12-15 et p. 27. Vers la même époque (environ 510), le temple d’Apollon
Daphnéphore à Érétrie représente également Thésée aux prises avec une Amazone. Mais il est
alors en train d’accomplir son rapt, et il ne s’agit pas encore de défendre l’Attique contre une
invasion des Amazones (voir D. von Bothmer, op. cit., p. 117 sq. et 125 sq.).
21. La liste de ces auteurs peut être consultée dans le LIMC, s.v. Amazones, n os 230- 231, p. 601 (P.
Devambez, A. Kauffmann-Samaras).
22. Cf. Pausanias, I, 15, 1-3 ; Plutarque, Vie de Cimon, 4, 6-7 ; Aristophane, Lys., v. 678.
23. La date de l’expédition est donnée par Plutarque dans sa Vie de Thésée (36, 1). Il la situe sous
l’archontat de Phaidon.
24. Voir D. von Bothmer (op. cit., p. 144 et 163 sq.), pour l’influence que les peintures du Théséion
et de la Stoa Poikilè, ainsi que l’œuvre de Phidias au Parthénon, exercent sur la céramique de la
période.
25. A. Bovon, « La représentation des guerriers perses et la notion de Barbare dans la première
moitié du Ve siècle », BCH 87, 1963, p. 579-602.
26. Ibid., p. 597.
27. Cf. C. Calame, op. cit., p. 261-263, 418, 430.
28. Cf. Y. Thébert, « Réflexions sur l’utilisation du concept d’étranger », Diogène 112, 1980, p.
96-115 S. Saïd, « Darius et Xerxès dans les Perses d’Eschyle », Ktèma 6, 1981, p. 17-38 ; E. Will,
« Notes et Discussions. Deux livres sur les guerres médiques et leur temps », RPh 90, 1964, p.
70-88 ; E. Hall, Inventing the Barbarian. Greek Self-Definition through Tragedy, Oxford, 1989.
29. Y. Thébert, art. cit., p. 100. Egalement S. Saïd, art. cit. Cette version des faits a non seulement
durablement influencé les Anciens, tributaires de ce discours officiel athénien, mais divise encore
actuellement les historiens (Y. Thébert, η. 1 p. 98, et p. 100 ; S. Saïd, n. 103 p. 28).
30. S. Saïd, art. cit., p. 28. Pour Y. Thébert aussi, Hérodote est un des précurseurs de cette
transformation des expéditions de Darius et de Xerxès en « guerres médiques ».
31. La littérature est abondante sur cette question. Aux études précédemment citées, on peut
ajouter deux articles : H. Diller, « Die Hellenen-Barbaren. Anthithese im Zeitalter der
Perserkriege », in O. Reverdin (éd.), Grecs et Barbares, Entretiens sur l’Antiquité classique, Fondation
Hardt tome VIII, Vandœuvres - Genève, 1962, p. 39- 42, et O. Reverdin, « Crise spirituelle et
évasion », ibid., p. 85-107. Voir encore F. Skoda, « Histoire du mot βάρβαρος jusqu’au début de
l’ère chrétienne », Actes du colloque franco-polonais, Nice-Antibes, 6-9 nov. 1980, 1981, p. 121-126, et E.
Lévy, « Naissance du concept de Barbare », Ktèma 9, 1984, p. 5-14, ainsi que les dernières pages de
l’article de S. Saïd sur « Grecs et Barbares dans les tragédies d’Euripide. La fin des différences ? »,
Ktèma 9, 1984, p. 27-53.
140
32. « Jusqu’au milieu du V e siècle avant J.C. βάρβαρος ne présente pas vraiment de nuances
péjoratives », note F. Skoda (art. cit., p. 118). « Pure onomatopée à l’origine, il est, au cours de
l’histoire, devenu une dénomination géographique et ethnique. Les circonstances historiques,
politiques et économiques ont contribué à le charger de valeurs péjoratives » (ibid., p. 124). Pour
E. Lévy, en revanche, « barbaro a dès l’origine une valeur péjorative (qui aboutira à la notion
culturelle et morale bien connue)... Il s’y ajoute au VIe siècle, dans certains milieux, une valeur
descriptive, apparemment neutre, pour désigner les non-Grecs » (art. cit., p. 10).
33. E. Lévy, art. cit., p. 5.
34. D. von Bothmer, op. cit., p. 118. Y. Thébert développe la même idée (art. cit., p. 100) : la
signification de la victoire sur les Perses « est clairement précisée par le recours aux mythes : la
mise en parallèle de ces combats et de ceux de Thésée contre les Amazones, prototypes des
envahisseurs asiatiques, le transforme en la poursuite d’un éternel combat contre l’Asie ».
35. Cela aurait été un des sujets traités, entre autres ouvrages, par cette Théséide que nous avons
évoquée plus haut.
36. L’importance capitale de cette ellipse sera discutée plus loin.
37. C’est ainsi que procèdent Hérodote en IX, 27, Platon dans le Ménexène, 239 b- 241 c, ou encore
Isocrate dans l’Archidamos, 42-43.
38. Ces transformations sont analysées plus en détail dans le chapitre précédent (voir supra, p. 98
sq.).
39. Pour N. Loraux, cet agencement procède de la volonté qu’a Isocrate de dissocier « l’ensemble
formé par les deux guerres médiques pour faire de la lutte contre Darius une annexe des exploits
mythiques »... Marathon « fait sans doute partie de ces actions que seule la proximité
temporelle - et non une différence de nature ou de qualité - empêche de recevoir la « dignité
héroïque » ou d’être comptées au nombre des mythes ». De là naît la volonté, chez des orateurs
comme Lysias. Isocrate et Démosthène, de le présenter par différents moyens comme un acte
héroïque égal aux exploits mythiques (op. cit., p. 166). Les deux explications, nullement
contradictoires, peuvent fort bien avoir coexisté dans l’esprit d’Isocrate.
40. L’imprécision du terme utilisé, Ἕλληνες, ne nous permet pas d’identifier clairement les
membres de cette expédition, et d’y reconnaître celle menée par Héraclès ou la suivante,
conduite par Thésée en personne.
41. Ce point est bien mis en évidence par W.B. Tyrrell, op. cit., p. 15.
42. Une fois de plus, l’iconographie nous offre un point de vue intéressant, car son évolution
rejoint la tendance des discours politiques. D’après D. von Bothmer (op. cit., ch. VIII : « The
abduction of Antiope »), un seul des neuf vases attiques sur lesquels cet épisode est représenté
est postérieur à 490. Après le début des guerres médiques, l’iconographie, tout comme la
littérature, semble avoir tenté de masquer cet aspect de la légende.
43. C’est d’ailleurs l’opinion par laquelle Lysias introduit son rappel des exploits mythiques
d’Athènes (Or. fun., 3) : « Je vais d’abord exposer les antiques dangers que nos ancêtres ont
affrontés, en tirant mes souvenirs de la tradition ».
44. Hérodote, IX, 27 ; Platon, Ménex., 239 b ; Isocrate, Archid., 42 ; Panath., 193.
45. Il suffit pour s’en apercevoir de relire le discours de Mardonios à Xerxès, en VII, 5 ou le
discours de Xerxès aux principaux personnages de son royaume, en VII, 8.
46. L’ hybris est une notion qu’Isocrate reprend volontiers pour désigner ces agresseurs. Les
Athéniens sont félicités pour avoir mis fin à leur hybris dans le Panathénaïque, 196, et pour avoir
tiré vengeance de ceux qui les traitaient avec hybris dans l’Archidamos, 42.
47. Panath., 83 et 60. Voir également Lysias, Or. fun., 25, qui reproche aux Barbares leur cupidité.
48. On sait d’autre part le rôle qu’Eschyle accorde à l’ hybris dans les Perses lorsqu’il s’agit
d’expliquer l’expédition de Xerxès (v. 808 et 821).
49. B. Laurot, « Idéaux grecs et barbares chez Hérodote », Ktèma 6, 1981, p. 39-48, plus
spécialement p. 45-46 sur l’opposition entre l’ὕβρις barbare et la σωφροσύνη grecque. Voir
141
également les articles de S. Saïd cités n. 28 et 31 et celui de J. Jouanna, « Les causes de la défaite
des Barbares chez Eschyle, Hérodote et Hippocrate », Ktèma 6, 1981, p. 3-15.
50. Voir également VII, 11.
51. Les Barbares sont désignés comme « par nature des ennemis et des adversaires ancestraux »
(Panég. 184) ; et en Panathénaïque 163, comme des gens « par nature ennemis » des Grecs,
« conspirant sans cesse » contre eux.
52. Ainsi, les ancêtres des Athéniens étaient soucieux de maintenir la haine contre les Barbares
(Panath., 42). « Nous sommes par nature leurs ennemis » (φύσει πολεμικῶς πρὸς αὐτοὺς ἔχομεν),
affirme-t-il en Panégyrique, 158. Mais Isocrate n’en est pas seul convaincu. Platon qualifie Athènes
« d’hostile par nature aux Barbares », φύσει μισοβάρβαρον (Ménex., 245 c).
53. Sur cette volonté de faire d’Athènes « la seule force du monde grec capable de voler
généreusement au secours de l’Hellade terrifiée », voir l’article de W.C. West, « Saviors of the
Greece », GRBS 11, 1970, p. 275-277, ainsi que N. Loraux, op. cit., p. 157-171. S’intéressant à la
bataille de Marathon, N. Loraux rappelle comment les textes, à partir du V e siècle, tendent de
plus en plus à éliminer l’aide des autres Grecs et à présenter Athènes seule face aux Perses (p.
159, n. 188, 189, 190) : Hérodote, VI, 117 ; VII, 10 ; IX, 27 ; Thucydide, I, 18, 1 et I, 73, 4. Dans les
discours, Platon, Ménex., 240 c 6-7 ; Isocrate, Panég., 86 et Panath., 195. Cette réputation, à en
croire les orateurs, était acceptée et reconnue par les Perses (Lysias, Or. fun., 21-23).
54. Voir par exemple Panég., 20, 21, ou bien encore 22. C’est en effet la première question discutée
dans le Panégyrique, et le catalogue des exploits mythiques appartient à cet ensemble de titres
d’Athènes à l’hégémonie.
55. Lysias, Or. fun., 4, Isocrate, Panég., 68 et Panath., 193.
56. Rappelons que pour Lysias, les alliés des Amazones sont les nations les plus belliqueuses (Or.
fun., 5).
57. Homère, Iliade, III, 188-189 et VI, 186.
58. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, 1968- 1980. Sur la
signification de cette formule, nous renvoyons à J. Blok, op. cit., p. 169- 185.
59. Pour tout ce passage, voir W.B. Tyrrell, op. cit., ch. 2 et 3. Le chapitre trois, en particulier, est
consacré à l’étude de ces renversements que les coutumes des Amazones introduisent dans les
principaux domaines de la vie quotidienne. Voir également N. Loraux, op. cit., p. 148-149, ainsi
que les articles de R. Weil, « Artémise ou le monde à l’envers ». Recueil Plassart, Paris, 1976, p.
215-224 et de P. Vidal-Naquet, « Esclavage et gynécocratie dans la tradition, le mythe, l’utopie »,
Recherches sur les structures sociales de l’Antiquité classique, Paris, 1970, p. 63-80.
60. Diodore de Sicile, II, 44-46 ; Strabon, XI, 5, 1-2.
61. Une fois encore, il est intéressant de noter la divergence entre un exemple intégré dans un
discours officiel ou dans une version historique : selon Hérodote, les Amazones n’opposent
aucune résistance aux Scythes lorsqu’ils veulent s’accoupler avec elles. Elles décident même de
s’établir avec eux, assurant ainsi la perpétuation de leur race (IV, 113-114).
62. Nous renvoyons par exemple à la planche 85 du livre de D. von Bothmer, p. 204, qui
représente une coupe attribuée au peintre d’Érétrie et qui, d’après lui, donne l’aperçu le plus
complet de cet armement.
63. Comme il l’explique, c’est à partir du moment où les Amazones sont assimilées aux Perses que
l’armement devient une espèce de code symbolisant cette opposition entre les deux peuples.
L’armement des Amazones devient ainsi l’exact inverse de celui des Grecs (W.B. Tyrrell, op. cit., p.
49-52 pour plus de détails sur ces oppositions).
64. Or. fun., 4. Même allusion aux Amazones cavalières chez Pindare, Ol., VIII, 47. Il les présente en
revanche comme armées de l’arc de bronze dans la troisième Nérnéenne, 38.
65. W.B. Tyrrell, op. cit., p. 17-18.
66. Ce passage de Lysias pouvait rappeler à son auditoire le texte d’Hérodote (IV, 111) dans lequel
les Amazones opposent leurs coutumes à celles des femmes scythes, et expliquent que pour leur
142
part, elles tirent à l’arc, lancent le javelot, montent à cheval... et par là-même se désintéressent
des travaux habituellement réservés aux femmes.
67. P. Vidal-Naquet, art. cit., souligne le bouleversement que cette situation implique par rapport
à la cité classique, dans laquelle les femmes et les esclaves sont au contraire rapprochés par leur
semblable exclusion de la vie publique.
68. Voir par exemple Isocrate, Phil., 154, qui parle de la toute-puissance barbare (βαρβαρικῆς
δεσποτείας).
69. Hérodote, IX, 27 ; Démosthène, Or. fun., 8 ; Isocrate, Aréop., 75 ; Panég., 69 ; Panath., 196.
70. Platon, Ménex., 239 b ; Isocrate, Archid., 42.
71. Le paragraphe 27 de la Vie de Thésée par Plutarque reprend la description des combats. Voir
également Eschyle, Eum., v. 685-690.
72. N. Loraux analyse cette « réécriture » des événements passés pour un passage de l’oraison
funèbre de Lysias consacré à l’épisode de Marathon. Bien évidemment, l’exploit vanté fait alors
partie de la période historique, mais la technique reste la même (op. cit., p. 157-173, citation p.
160).
73. Ibid., p. 169-172.
74. Ces dangers apparaissent également dans le discours Sur la Paix. A plusieurs reprises dans ce
discours, Isocrate affirme qu’Athènes, Sparte et Thèbes ont vu leur pouvoir détruit pour avoir
visé l’hégémonie : 104-105, 116-117 ; pour Athènes en particulier, 29-30, 64, 74-79, 94 ; pour
Sparte, 95, 101-102 ; pour Thèbes, 58, 115.
75. Bien qu’il soit difficile de situer avec précision le territoire qu’occupaient les Amazones, on le
plaçait le plus souvent près du Caucase ou du Thermodon. Quand bien même Démosthène ne
nous donne aucune indication sur ce point, son expression dans ce passage semble bien suggérer
que le fleuve constitue la barrière naturelle entre les deux mondes antagonistes.
76. Un sort semblable est réservé quelques lignes plus loin à Eumolpe et aux Thraces, que l’armée
athénienne expulse de l’ensemble du territoire grec, et non pas seulement du sien propre.
77. Il est tentant de voir dans ce jugement de Lysias un écho à la « folie » de Xerxès, sur laquelle
Eschyle insiste à de nombreuses reprises dans les Perses. Xerxès, oubliant l’échec de son père
Darius, persévère dans un projet qui pourtant s’est déjà avéré funeste, et cause ainsi un désastre
encore plus important à son peuple. Certes Xerxès. à l’inverse des Amazones, réussit malgré tout
à se replier hors d’Athènes après sa défaite.
78. Dans le Panégyrique (69), Isocrate soutient au contraire que l’ampleur du désastre subi a
empêché ces événements de sombrer dans l’oubli, assurant ainsi aux Amazones une renommée
impérissable bien qu’inverse de celle souhaitée.
79. De même, dans l’Archidamos, le succès des Athéniens renforce leur réputation (42).
80. Il serait plus juste de parler de plusieurs épisodes, puisqu’Isocrate traite dans un même
ensemble les guerres menées contre les Amazones, les Thraces, les Péloponnésiens et les Perses
de Darius. Les conclusions offertes à la suite de ces exemples concernent en fait l’ensemble des
épisodes.
81. Ibid. : Isocrate les décrit comme « plus fiers du comportement de leur âme et de leurs
sentiments que des combats livrés, et plus admirés pour leur constance et leur sagesse que pour
la valeur qu’ils avaient manifestée au combat » (trad. G. Mathieu). Remarquons que la même
priorité est accordée aux qualités morales dans l’Aréopagitique, 41 : « Ceux qui gouvernent
correctement ne doivent pas remplir les portiques d’écrits, mais ils doivent garder le droit dans
les âmes. Car ce ne sont pas les décrets, mais les mœurs qui permettent aux cités d’être bien
administrées. »
82. Dans le discours Sur la Paix (64, 74-77), Isocrate associe de la même façon impérialisme et
démocratie excessive.
83. Qu’ils « se jettent » sur le territoire attique (εἰσέβαλον, Isocrate, Panath., 193. Cf. Lycurgue,
Léocr., 99), qu’ils « marchent contre lui » (ἦλθον εἰς τὴν χώραν ἡμῶν, Isocrate, Panég., 68. Cf.
143
Lycurgue, Léocr., 98), qu’ils « fassent une expédition » contre lui » (ἐπιστρατευσάντων ἐπὶ τὴν
χώραν, Platon, Ménex., 239 b. Cf. Lycurgue, Léocr., 99). Voir encore Isocrate, Archid., 42 et Aréop.,
75.
84. Seuls l’Archidamos et l’Aréopagitique d’Isocrate ne le font pas intervenir.
85. Isocrate, Panég., 68, Panath., 193, et Lycurgue Léocr., 98. Cf. Alcidamas, Ulysse, 23, qui évoque
l’époque où « Eumolpe, le fils de Poséidon, fit une expédition contre les Athéniens à la tête des
Thraces ». Cette généalogie semble apparaître relativement tardivement dans la biographie
d’Eumolpe. Toutefois, une représentation figurée sur un vase datant du début du V e siècle
suggère qu’il est déjà à cette époque considéré comme le fils de Poséidon (Cf. N. Richardson, The
Homeric Hymn to Demeter, Oxford, 1974, p. 197). D’autres généalogies plus tardives en font le fils de
Déiopè et de Musée.
86. Voir M.J. Cropp, « Erectheus », in C. Collard, M.J. Cropp and K.H. Lee, Euripides. Selected,
Fragmentary Plays (éds.), vol. I, Warminster, 2 nd ed., 1997 (1 st ed. 1995), p. 148-149 et 152-153, et
fgts 360 N2 46-49, 370 K 49, 55-57.
87. Hymne à Déméter, v. 154 et 473-479. Voir N. Richardson, op. cit., comment, ad. loc., p. 197-198 et
303.
88. Voir par exemple Euripide, Érechthée, fgt 370 K 100-101 et Pausanias, I, 38, 2. Cf. N.
Richardson, op. cit., p. 9 et 197-198 ; M.J. Cropp. in C. Collard, M.J. Cropp and K.H. Lee, op. cit., p.
194, comment, ad fgt 370 K 100-101.
89. Cf. entre autres Apollodore, III, 15, 4. Pour Pausanias, qui évoque ce conflit à de nombreuses
reprises, Eumolpe vient bien de Thrace, mais c’est son fils, Immarados, qui est le chef des troupes
éleusiniennes (1, 5, 2 ; I, 27, 4 ; I, 31, 3 ; I, 36, 3 ; I, 38, 2).
90. Références chez N. Richardson, op. cit., p. 198, ou chez R. Parker, « Myths of Early Athens » (in
J. Bremmer (éd.), Interpretations of Greek Mythology, Londres, 1987, p. 187-214) p. 203 et n. 68 et
69 p. 213 (pour l’ensemble de l’épisode, p. 201- 204). Pour R. Parker, il paraît difficile d’imaginer
qu’Euripide soit à l’origine d’une innovation aussi radicale (puisqu’elle associait le chef mythique
d’une famille sacerdotale grecque très connue avec le monde barbare), s’il ne disposait pas déjà
d’une tradition suggérant les origines thraces du personnage. Il rappelle d’autre part que
l’ambiguïté de l’image de la Thrace, présentée à la fois comme liée grâce à Orphée à une
révélation religieuse, mais également comme premier pays barbare limitrophe de la Grèce,
explique sans doute que le discours officiel athénien ait pu faire ainsi évoluer sa perception du
personnage d’Eumolpe.
91. C’est notamment l’opinion d’E. Hall, Inventing the Barbarian. Greek Self-Definition through
Tragedy, Oxford, 1991, p 105-106. O. Kern, RE, s.v. Eumolpos, col. 1119, notait déjà qu’il n’existait
pas de témoignage littéraire plus ancien que cette pièce d’Euripide du lien entre ce personnage et
la Thrace.
92. Euripide, Érechthée, fgts 360 N2 49, 369 N 2 4 et 369 d K 12-13. N. Richardson, op. cit., p. 198,
présente la guerre d’Eumolpe dans cette tragédie comme une guerre de soutien. Mais E. Hall (op.
cit., p. 105-106) et M.J. Cropp, (in C. Collard, M.J Cropp and K.H. Lee, op. cit., p. 150 et 152-153)
défendent de manière très convaincante le point de vue adverse.
93. Pour un point récent sur la question, nous renvoyons à M.J. Cropp, in C. Collard, M.J Cropp
and K.H. Lee, op. cit., p. 155.
94. Voir infra, p. 294 sq.
95. Discours dans lequel les deux exemples sont intimement liés et traités parallèlement :
Isocrate, Panég., 54-60. Discours dans lesquels les deux exemples se font suite : Hérodote, IX, 27 ;
Lysias, Or. fun., 7-10 et 11-16 ; Xénophon, Hell., VI, 5, 46 et 47 ; Isocrate, Hél., 31 ; Platon, Ménex.,
239 b ; Démosthène, Or. fun., 8. Œuvres dans lesquels l’exemple des Héraclides apparaît seul :
Isocrate, Phil., 34 ; Panath., 194 ; Xénophon, les Mémorables, III, 5, 10.
96. Phérécyde, FGrHist 3 F 84.
144
97. Comme le souligne H.C. Avery, les traditions patriotiques ne font aucunement mention de
l’un ou l’autre roi (« Euripides’ Heracleidai », AJPh 92, 1971, p. 539-565).
98. Hérodote, IX, 27.
99. Héraclides, v. 1.39-140, 185-187.
100. Seuls les textes qui ne consacrent que quelques mots à cet exemple n’y font aucune allusion.
101. Démosthène, Or. fun., 8 ; Isocrate, Panég., 56, Panath., 194. Ces textes reprennent une
indication de Phérécyde, évoquant « les Héraclides qui s’étaient réfugiés auprès de Démophon ».
102. Ainsi Hérodote, IX. 27 ; Euripide, Héraclides, v. 15-20, 31, 51, 151.305-306 ; Lysias, Or. fun., 11 ;
Isocrate, Phil, 34. Parmi les auteurs plus tardifs, Diodore de Sicile mentionne également cette
errance en IV, 57, 4. Pausanias et Apollodore, quant à eux, réduisent le nombre des hôtes des
Héraclides avant leur arrivée à Athènes à un seul personnage, Céyx, roi de Trachis, qui finit par
leur demander de quitter son pays par peur d’Eurysthée.
103. Lysias, Or. fun., 11.
104. Héraclides, v. 21 -25.
105. L’emploi du verbe σέβω au vers 25, hors d’un contexte religieux, stigmatise ce
comportement hors nature. Le respect normalement accordé aux dieux est ici éprouvé pour des
êtres humains, dont la seule supériorité réside dans leur puissance matérielle.
106. Ibid., v. 155-178. Auparavant, le héraut avait montré la même assurance devant Iolaos (v.
57-58) : « Il n’est personne qui choisira ton bras inutile de préférence à Eurysthée ».
107. G. Zuntz, The Political Plays of Euripides, Manchester, 1963, p. 27 et p. 33-34. Il explique bien
qu’Iolaos est ici confronté au pouvoir de ceux qui poursuivent sans vergogne leur profit
personnel, et dont les motivations sont exclusivement fondées sur de telles considérations.
108. Voir sur ce thème l’article de J.P. Gould, « Hiketeia », JHS 93, 1973, p. 74-103. Les différentes
étapes de cette cérémonie nous sont connues : le suppliant devait s’approcher de celui qu’il
voulait émouvoir, s’asseoir à ses pieds, lui toucher les genoux de la main gauche et le menton de
la main droite. Dans le cas où la supplication s’effectuait par l’intermédiaire d’un autel ou d’un
autre espace sacré, il fallait que le suppliant s’assoie afin d’instaurer le contact physique
indispensable à tout acte de supplication (cf. p. 76-78).
109. Ibid., v. 344. Sur l’importance du contact physique dans l’acte de supplication, voir J.P. Gould,
art. cit., p. 80-81. Analysant la réponse donnée aux supplications trouvées dans l’œuvre d’Homère,
J.P. Gould remarque que sur l’ensemble des occurrences, vingt-deux supplications reçoivent un
accueil favorable, alors que dix sont refusées. Or, sur ces dix échecs, neuf s’expliquent par une
absence de contact physique entre le suppliant et le supplié, soit que le supplié se soit arrangé
pour faire cesser ce contact, soit que le refus intervienne avant que l’acte ne soit terminé, soit
enfin qu’il s’agisse d’une supplication purement verbale, qualifiée par J.P. Gould de « figurative ».
110. P. Ducrey, Le traitement des prisonniers de guerre dans la Grèce antique, des origines à la conquête
romaine. Paris, 1968, p. 294-299, ainsi que du même auteur, « Aspects juridiques de la victoire et
du traitement des vaincus », in J.-P. Vernant (dir.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris,
1968, p. 231-243. L’origine, le contenu et les limites de ces lois non écrites sont analysés par J. de
Romilly dans son livre La loi dans la pensée grecque des origines à Aristote, Paris, 1971, p. 25-49. Voir
également W.K. Pritchett, The Greek State at War, II, Berkeley - Los Angeles -Oxford, 1974, p. 173 et
251-252.
111. J. de Romilly, op. cit., p. 42.
112. Entre autres v. 362-369, et v. 954-955.
113. Ibid., v. 130-131 (trad. L. Méridier, CUF, 5e éd. revue et corrigée, 1961 ).
114. ibid., v. 463 et 1036. J.P. Gould analyse dans son article les rapports entre l’hôte (ξένος) et le
suppliant (ἱκέτης), soulignant les différences et les similitudes entre les rituels d’hospitalité et de
supplication (art. cit., p. 88 et p. 90-94). Tous deux créent des liens héréditaires d’obligation entre
les deux parties impliquées ; tous deux servent à intégrer un membre extérieur à un groupe et à
lui donner une place dans un ordre social, déjà constitué. Mais les deux rituels sont en quelque
145
sorte inverses l’un de l’autre, puisque dans le premier, c’est celui qui accueille qui accorde au
nouveau venu sa protection et les honneurs qui lui sont liés, tandis que dans la seconde
cérémonie, c’est le nouveau venu qui demande à jouir de cette protection et de ces honneurs, par
l’intermédiaire d’une procédure rituelle qui le fait renoncer à toute prérogative de la sorte.
115. Voir par exemple Isocrate, Phil., 34 ; Lysias, Or. fun., 11.
116. Pour l’ὕβρις d’Eurysthée, voir Lysias, Or. fun., 14, Xénophon, Hell., VI, 5, 47, et Isocrate, Phil.,
34. Dans les Héraclides d’Euripide, l’accusation est déjà lancée à de nombreuses reprises (v. 280,
457, et 947-948). Dans ces deux derniers vers, la violence du reproche et l’excès d’orgueil dont a
fait preuve Eurysthée sont mis en valeur par l’emploi d’ἐφυβρίσαι et de καθυβρίσαι à un vers
d’intervalle, le verbe étant dans les deux cas mis en valeur par son rejet en fin de vers.
117. Exception faite de la pièce d’Euripide, sur laquelle nous reviendrons dans la partie consacrée
au sort d’Eurysthée.
118. Démosthène, Or. fun., 7 ; Xénophon, Hell., VI, 5, 45.
119. Héraclides, v. 205-206 : « Je veux te faire comprendre que tu as pour devoir de les sauver,
puisque tu es à la tête de ce pays ».
120. ibid., v. 207-213. Æthra, mère de Thésée, est fille de Pitthée, elle-même fille de Pélops.
Alcmène, mère d’Héraclès, est fille de Lysidicè, elle aussi fille de Pélops.
121. ibid., v. 214-220.
122. Voir également le vers 424, où Démophon explique qu’il lui faut « agir justement pour être
justement traité ». Ces deux vers confèrent un caractère bien « démocratique » à cette royauté.
123. Par exemple v. 264 (« Soyez lésés, pourvu que je ne reste pur envers les dieux ! » et v.
763-769 (« Il est mauvais, ô ma cité, de livrer des hôtes suppliants aux ordres d’Argos. Zeus est
mon allié ; je n’ai pas peur ; Zeus m’accorde en toute justice sa faveur »).
124. Par exemple v. 101-104 et 254.
125. Traduction M. Bizos légèrement modifiée, Paris, CUF, 4 e éd. revue et corrigée, 1959.
126. L’emploi de ce verbe ᾐδοῦντο est d’autant plus intéressant ici qu’il apparaît habituellement
dans le contexte de la supplication et désigne, comme l’indique J.P. Gould, le sentiment
caractéristique de la relation entre le suppliant et son hôte, relation qui tient à la fois de l’estime,
du respect et de la crainte. En s’appuyant sur une analyse de la pièce d’Eschyle les Suppliantes, J.P.
Gould montre notamment que l’αἰδώς est ressenti par les deux partis en présence, aussi bien par
le suppliant que par l’individu supplié (art. cit., p. 85-90). Dans la pièce les Héraclides, le coryphée
indique d’ailleurs au héraut d’Eurysthée que c’est là le sentiment qu’il convient d’avoir pour des
suppliants (v. 101) : « Il est naturel d’éprouver du respect pour les suppliants des dieux,
étranger ». Sur la notion d’αἰδώς, nous renvoyons également à l’ouvrage de C.E. von Erffa, Aidos
und verwandte Begriffe in ihrer Entwicklung van Homer bis Demokrit (Philologus Suppl. Bd. 30, Heft 2),
Leipzig, 1937, ainsi qu’à l’ouvrage plus récent de D.L. Cairns, Aidos, Oxford, 1993.
127. G. Zuntz, op. cit., p. 81. Nous avons bien évidemment un autre exemple de χάρις dans cet
épisode. Car les Athéniens, qui prennent le défense des Héraclides lorsque ceux-ci les supplient,
sont de la même façon en droit d’attendre d’eux la reconnaissance que leur intervention mérite.
128. Nous reviendrons plus loin sur cet aspect de la question (voir infra p. 194 sq.).
129. Il en ira différemment chez Diodore de Sicile IV, 57, 5-6 et Apollodore, II, VIII, 1. Ces deux
versions plus tardives indiquent quelques noms de combattants et les grandes lignes des
opérations.
130. Voir par exemple Hérodote, IX, 27 ; Lysias, Or. fun., 15 ; Isocrate, Hél., 31 et Panéng., 58.
131. C’est le cas pour les textes suivants : Isocrate, Panég., 58, Panath., 194 ; Euripide, Héraclides ;
Lysias, Or. fun., 13 ; Démosthène, Cour., 186. Il convient d’ailleurs de noter qu’il en va de même
chez les historiens (Phérécyde, FGrHist 3 F 84 ; Diodore de Sicile, IV, 57, 5 ; Strabon, 8, 6, 19).
132. A l’inverse, les auteurs plus tardifs, dont l’ambition n’est pas forcément de faire un éloge
d’Athènes, signaleront tous, à l’exception de Pausanias, cette alliance des combattants.
146
133. Sur cette question, nous renvoyons bien entendu à P. Ducrey, op. cit. et art. cit. Une analyse
des occurrences rencontrées dans les textes le conduit à conclure que la mise à mort de
prisonniers de guerre se produit dans moins du quart des exemples disponibles (op. cit., p. 52-56).
Voir également W.K. Pritchett, The Greek State at War, V, Berkeley - Los Angeles - Oxford, 1991, p.
203-312.
134. ibid., p. 206.
135. Dans son ouvrage sur La loi dans la pensée grecque des origines à Aristote, J. de Romilly détaille
l’ensemble de ces règles (op. cit., p. 40-43). Voir également son article « Guerre et Paix entre
cités » (in J.-P. Vernant (dir.) Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris, 1968, p. 207-220),
notamment p. 212-215, ainsi que P. Ducrey, op. cit., p. 289-295, et J. Wilkins, Euripides’ ‘Heraclidae’,
Oxford, 1993, n. ad 963- 969 et 1010-1011, p. 181 et 186.
136. Ibid., v. 1012-1013 : « La cité, faisant preuve de sagesse, m’a acquitté, car elle accordait plus
de prix au dieu qu’à la haine qu’elle éprouvait envers moi ».
137. Cf. son vocabulaire, qui semble trahir un souci d’équité : d’un ennemi, on doit « tirer
justice » (v. 882 : ἀποτείσασθαι δίκην). Eurysthée doit « être châtié » (v. 971 : δοῦναι δίκην).
138. Dans la dernière édition de cette pièce, J. Wilkins reprend la question de cette datation.
Après avoir résumé les points de vue de ses prédécesseurs, il s’accorde avec G. Zuntz pour l’année
430 (op. cit., p. XXXIII-XXXV).
139. Thucydide, II, 2-5. L’épisode est à nouveau discuté en 427, lorsque la ville de Platées se rend
aux Lacédémoniens. Les habitants doivent alors se défendre devant un tribunal de cinq juges
lacédémoniens. Alors que les Thébains leur reprochent d’avoir, trois ans plus tôt, donné la mort à
des prisonniers qui les suppliaient, les Platéens prétendent qu’ils ont le droit pour eux, car ils
n’ont fait que se défendre contre des Thébains qui les avaient attaqués « par surprise, durant la
trêve », au mépris des lois de la guerre. Les Platéens seront pourtant exécutés au terme de la
confrontation (III, 52- 68).
140. Thucydide, II. 67. Cf. Hérodote, VII, 137. Bien entendu, la date de composition de la pièce
prend ici toute son importance. Car c’est uniquement si la tragédie est postérieure à 430
qu’Euripide peut faire allusion à cet épisode.
141. J. de Romilly souligne que le domaine du respect des personnes est celui où « les vieilles
règles craquent le plus au Ve siècle » (art. cit., p. 214). Nous renvoyons également à P. Ducrey, op.
cit., p. 60-68 et p. 299, et art. cit., p. 241. P. Ducrey reprend un passage de Thucydide (VII, 82, 2)
dans lequel l’historien, après la défaite des Athéniens devant les Syracusains, parle d’un accord
qui « spécifiait qu’il ne serait touché à la vie de personne par mort violente, prison, ou privation
des moyens de subsistance indispensables ». Pour P. Ducrey, cet accord est bien la preuve que le
respect des vaincus n’allait pas toujours de soi, et que les lois devaient être transgressées.
142. A en croire P. Ducrey, dès 427, à l’occasion de l’épisode de Mytilène, l’opinion publique
athénienne semble pressentir « l’existence d’une limite au-delà de laquelle le châtiment d’un
vaincu, fût-il un allié révolté, devenait par trop inhumain » (op. cit., p. 316, et plus généralement
p. 313-332).
143. v. 1053-1055.
144. La menace qui pèse sur elle comme sur tout être humain est chantée à de nombreuses
reprises par le chœur et les serviteurs, qui rappellent que nul ne peut échapper aux vicissitudes
de la fortune : cf. v. 610-617, 863-866, 895-900, 930-935.
145. Or. fun., 15 : « à leurs propres périls, ils couronnent la vertu du père dans le triomphe de ses
enfants » (trad. M. Bizos).
146. Nous venons de voir que Lysias, lui aussi, avait été tenté d’imaginer Eurysthée dans le rôle
d’un suppliant. A la différence d’Isocrate, cependant, cette scène de supplication intervenait
avant tout affrontement et restait à l’état d’hypothèse.
147. Pour G. Zuntz (op. cit., p. 53), c’est la raison pour laquelle les autres cités grecques n’ont pu
aider les Héraclides : bien que prêtes elles aussi à servir la justice, elles ne disposaient pas d’une
147
force suffisante. Comme il l’explique, les bonnes intentions ne suffisent pas si elles ne sont pas
soutenues par une force matérielle. Heureusement pour elle, Athènes disposait d’une armée plus
puissante que celle de Céyx. Si cette opinion peut être tenue pour la pièce d’Euripide, il n’en est
pas de même pour les discours des orateurs, qui ne suggèrent à aucun moment que les autres
cités ont reculé parce qu’elles disposaient de forces inférieures, mais qui affirment au contraire
que c’est seulement parce qu’elles craignaient Eurysthée. Cette présentation, nous l’avons vu,
leur permet de donner tout son éclat à l’intervention d’Athènes.
148. Panég., 60 : « Il passa toute sa vie à commander et à tourmenter un être qui dépassait la
nature humaine et qui, fils de Zeus, mais encore mortel, possédait une force divine » (traduction
G. Mathieu légèrement modifiée).
149. Dans le discours qu’Hérodote fait prononcer aux Tégéates en IX, 26, le retour définitif des
Héraclides est censé se dérouler cent ans après la mort d’Eurysthée. Cela correspond
approximativement à la date fournie par Thucydide en I, 12 (quatre-vingts ans après la chute de
Troie). Pausanias, de même, parle de deux générations après la guerre de Troie (IV, 3, 3). L’échec
du premier retour est signifié par la mort en combat singulier de Hyllos contre Échémos, roi des
Tégéates (Hérodote IX, 26 et Diodore de Sicile, IV, 59, 4). Il est remarquable que les Tégéates
n’évoquent absolument pas l’aide que les Athéniens se targueront d’avoir offert aux Héraclides
en détresse (IX, 27). Adoptant un point de vue péloponnésien, ils font débuter le récit des
événements mythiques après la mort d’Eurysthée, lorsque les Héraclides, menés par Hyllos, font
leur première tentative de retour, et qu’ils se heurtent aux forces péloponnésiennes alliées. Le
changement de perspective explique l’éclairage et le découpage différents.
150. Sur ce point, voir la démonstration d’Isocrate dans l’Archidamos, 17 sq.
151. v. 30-322, 437-438. Même idée dans la bouche de Macarie, v. 586-588. Voir sur ce point les
analyses de G. Zuntz, op. cit., p. 27-28 et p. 81-82.
152. Ibid., 64-65. Pour montrer la supériorité d’Athènes sur Thèbes, il suffit à l’orateur de citer
l’exemple d’Adraste, qu’il a d’ailleurs développé peu auparavant, parallèlement à celui des
Héraclides.
153. Isocrate, Phil., 34.
154. Nous reviendrons sur ces questions généalogiques dans le troisième chapitre de cette partie.
Pour la généalogie de la famille royale de Macédoine, voir N.G.L. Hammond et G.T. Griffith, A
History of Macedonia, II (550-336 B.C.), Oxford, 1979, p. 3-14, ou encore N.G.L. Hammond, The
Macedonian State. The Origins, Institutions, and History, Oxford, 1989, p. 16-21.
155. C’est le cas pour Platon, Ménex., 239 b, Xénophon, Hell.., VI, 5 46, et Isocrate, Plat., 53-55.
Hérodote, IX, 27, parle des Argiens venus avec Polynice combattre les Thébains. Lysias, quant à
lui, associe Polynice à Adraste (Or. fun., 7), tandis que Démosthène évoque simplement les sept
chefs contre Thèbes (Or. fun., 8).
156. Hél., 31 ; Panég., 54-60 ; Plat., 53-55 ; Panath., 168-174. Seuls les trois derniers discours
développent l’exemple de façon détaillée. L’Éloge d’Hélène se contente d’une simple allusion.
157. Voir supra, p. 112 sq.
158. Par exemple chez Platon ou Xénophon, ou même dans l’Éloge d’Hélène.
159. On retrouve cette version chez des auteurs latins (Ovide, Héroïdes, 2, 71 ; Stace, scholies de la
Thébaïde, 9, 518).
160. Un autre exemple nous en est donné dans la pièce de Sophocle Œdipe à Colone, où l’on voit la
cité attique accueillir le vieux roi thébain chassé par ses fils, et lui offrir une sépulture à
l’intérieur du territoire de l’Attique.
161. Plutarque, Vie de Thésée, 29, 4, évoque une version colportée par « le plus grand nombre »
(οἱ πλεῖστοι).
162. Elle peut ainsi s’intéresser aux causes de l’antagonisme entre Étéocle et Polynice, ou choisir
de représenter l’affrontement qui en résulte. Citons par exemple les Sept contre Thèbes d’Eschyle,
les Phéniciennes ou les Suppliantes d’Euripide.
148
163. Panath., 169. Le Plataïque est encore plus allusif, lui qui commence le récit de l’épisode au
moment où les Argiens se présentent devant les Athéniens, sans même évoquer le conflit qui a
rendu cette ambassade nécessaire.
164. Il en va ainsi dans les quatre discours d’Isocrate (ἱκετεύειν : Panég., 59 ; ἱκέτευον : Plat., 54 ;
ἱκέτης : Panath., 169 ; ἱκετείαις : Hél., 31). Bien entendu, il nous faut ajouter à ces quatre discours
les Suppliantes d’Euripide.
165. Comme l’indiquent tous les termes de ces passages qui ont rapport à la loi (νόμος, ἔθος,
νόμιμα).
166. L’Éloge d’Hélène (31) présente d’ailleurs l’aide apportée à Adraste comme un exemple de la
piété de Thésée, τὴν εὐσέβειαν τὴν πρὸς τοὺς θεούς. Les arguments d’Adraste et les reproches
que les Athéniens adressent aux Thébains rappellent bien évidemment le mythe d’Antigone, qui
elle aussi brave les lois humaines pour obéir aux lois des dieux, qui veulent qu’elle ensevelisse
son frère.
167. On retrouve cette notion d’hybris dans d’autres textes du corpus : Démosthène, Or. fun., 8 ;
Isocrate, Panég., 58.
168. Nous renvoyons aux vers 1064-1076 de l’Antigone de Sophocle, dans lesquels Tirésias prédit à
Créon les malheurs que vont entraîner ses offenses à l’égard des dieux ouraniens et des dieux
chthoniens.
169. Par exemple v. 18-19 (« les vainqueurs ne veulent pas accorder qu’on relève les morts,
méprisant les lois des dieux »), et v. 301-302.
170. J. de Romilly, La loi dans la pensée grecque des origines à Aristote, Paris, 1971, p. 42.
171. Pour une réflexion d’ensemble sur le sujet, nous renvoyons à l’ouvrage de J. de Romilly,
Problèmes de la démocratie grecque, Paris, 1975.
172. On pourrait citer d’autres textes que les nôtres faisant appel à ces « lois des Grecs », par
exemple Euripide, les Héraclides, v. 1010, ou encore Thucydide, III, 58, 3 ; 59, 1 ; 66, 2 ; 67, 6 ; IV, 97,
2. Les Héraclides d’Euripide, outre le respect dû aux suppliants, illustrent une autre loi non écrite
commune à tous les Grecs. Le héraut d’Eurysthée est prêt à violer ces usages en emmenant de
force les enfants d’Héraclès. Démophon, oubliant sous le coup de la colère le respect dû à son
statut de héraut, s’apprête à le frapper. Aussitôt le héraut (alors qu’il s’apprête lui-même à
bafouer une loi non écrite !) retient son bras en lui rappelant que sa fonction lui accorde
l’impunité : « Par les dieux, lui dit-il, retiens-toi de frapper un héraut! » (v. 271).
173. Isocrate, Panath., 170. Cf. Panég., 55 : Adraste demande aux Athéniens de le « secourir dans ce
malheur commun », βοηθεῖν ταῖς κοιναῖς τύχαις.
174. Suppl., v. 538. Cela fait écho aux propos d’Æthra, v. 311, accusant les Thébains, comme nous
l’avons vu, de transgresser les lois communes toute la Grèce.
175. Ibid., v. 526. On retrouve la même expression dans la bouche du messager athénien, v. 671.
176. Ibid., v. 593 : « A la nouvelle guerre, il faut un chef nouveau » (στρατηλατήσω καινὸς ἐν
καινῷ δορί. trad. H. Grégoire, Paris, CUF, 5e tirage, 1976).
177. Voir supra p. 112 sq.
178. Voir É. Brémond, Isocrate. Discours, t. IV, Paris, CUF, 1962, p. 77.
179. Pour le compte rendu de cet épisode de la guerre du Péloponnèse, voir Thucydide IV, 89-101
(notamment 97, 2-101, 2).
180. Voir F. Jacoby, comment, et n. ad Philochore, FGrHist 328 F 112-113 (respectivement p.
442-448 et 349-356). G. Zuntz se montre extrêmement sceptique quant à l’influence de la bataille
de Délion sur la tragédie d’Euripide (The Political Plays of Euripides, Manchester, 1963, p. 60-63).
Pour C. Collard, en revanche, cette influence est indéniable (Euripides’ Supplices. Edition with
Introduction and Commentary, 2 vol., Gröningen, 1975, vol. I p. 10-11). La question vient d’être
reprise de manière approfondie par A. Bowie (« Tragic Filters for History: Euripides’ Supplices and
Sophocles’ Philoctetes », in C. Pelling (éd.), Greek Tragedy and the Historian, Oxford, 1996, p. 39-62),
qui conclut en disant que les parallèles entre les deux récits sont nombreux, même si
149
l’équivalence n’est pas totale. De la même manière, S. Mills estime probable que la pièce ait été
composée après la campagne de Délion de novembre 424. Mais si elle rappelle les rapports entre
les événements historiques et la version du mythe présentée par Euripide, les différences entre le
mythe et l’histoire lui paraissent bien plus significatives. Car c’est la vision d’une Athènes
idéalisée, dont les vertus sont fixées à jamais, que met en scène le poète. La cité des Suppliantes
n’est pas l’Athènes de 424, mais l’Athènes idéalisée des oraisons funèbres. Cette pièce est donc à
ses yeux une pièce « très politique », mais elle ne concerne pas l’histoire récente (Theseus, Tragedy
and the Athenian Empire, Oxford, 1997, p. 91-97).
181. Remontant aux temps les plus lointains, il démontre ainsi qu’Athènes a progressivement
instauré les fondements de la civilisation en enseignant aux Grecs la culture des céréales, en
colonisant des terres pour y installer des Grecs, en jetant les bases de la vie en société grâce à
l’instauration de la justice, du commerce et des rassemblements panhelléniques que sont les
Panégyries. Enfin, elle s’est attachée à développer les esprits grâce à une vie intellectuelle
intense, qui distingue définitivement les hommes des animaux.
182. S. Mills, op. cit., p. 94-97.
183. Hell., VI, 5, 46.
184. Pour Isocrate, « c’est à partir de ce moment-là (ἐκεῖθεν) en effet que des preuves doivent
être recueillies par ceux qui discutent sur les traditions » (Panég., 54, trad. G. Mathieu légèrement
modifiée).
185. Hérodote, I, 5, 1 (trad. Ph.-E. Legrand, Paris, CUF, 5 e tirage revu et corrigé, 1970). Cf. 1, 4, 4-5,
1 : « Aussi, depuis lors, [les Perses] ont-ils toujours pensé que ce qui était grec leur était ennemi
(τὸ Ἑλληνικὸν σφίσι εἶναι πολέμιον). Les Perses, en effet, considèrent comme à eux l’Asie et les
peuples barbares qui l’habitent ; et ils tiennent l’Europe et le monde grec pour un pays à part...
c’est dans la prise d’Ilion qu’ils trouvent l’origine de leur inimitié pour les Grecs (διὰ τὴν Ἰλίου
ἅλωσιν εὑρίσκουσι σφίσι ἐοῦσαν τὴν ἀρχὴν τῆς ἔχθρης τῆς ἐς τοὺς Ἕλληνας) ».
186. Les Athéniens ont d’ailleurs été soupçonnés d’avoir interpolé les quelques vers qui les font
intervenir.
187. Allusion à la première guerre de Troie : Phil., 111-112 ; Évag., 16.
188. Hérodote, VII, 161 (souvenir de l’Iliade, II, 552-554). Remarquons que l’exemple se concentre
sur un des chefs de l’expédition, et non pas sur une action d’ensemble de l’armée grecque. Tout
se passe comme si l’ambassadeur athénien, à l’intérieur même d’un discours destiné à une cité
démocratique, retrouvait temporairement les valeurs prônées à l’époque qu’il cite, et vantait les
exploits personnels des héros plutôt que les prouesses de tout un peuple.
189. Cf. Homère, Il, II, 555. Le même passage est évoqué chez Xénophon, L’Art de la chasse, I, 12.
190. Cette question a été abordée par N. Loraux dans son livre sur L’invention d’Athènes. Histoire de
l’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris - La Haye - New York, 1981, p. 69-72. Voir également
G. Schmitz-Kahlmann, Das Beispiel der Geschichte im politischen Denken des Isokrates (Philologus
Suppl. Bd. 31, Heft 4), Leipzig, 1939, p. 63-65.
191. Démosthène, Or. fun., 10-11, et Hypéride, Or. fun., 35-36.
192. Dans la brièveté même avec laquelle l’exemple est traité par les Athéniens, N. Loraux
suggère de voir un indice supplémentaire de la transformation opérée par l’historien sur une
tradition bien établie (op. cit., p. 72) : Hérodote, qui sait modifier un schéma attendu, se contente
d’évoquer la guerre de Troie sans insister sur cet exemple. Mais la brièveté de l’historien peut
aussi s’expliquer différemment. Si l’orateur athénien qu’il met en scène ne développe pas
davantage cet exemple, c’est tout simplement qu’il ne dispose pas d’éléments suffisants sur une
participation athénienne, sauf à modifier de manière importante et peu crédible une tradition
bien connue de tous.
193. Dans cette comparaison en faveur d’Athènes, la supériorité de la cité attique est très souvent
indiquée dès le départ. Le verbe διαφέρειν ouvre la plupart de nos exemples et place l’exploit
célébré au-dessus de l’expédition légendaire (Isocrate, Panég., 83 et Phil., 111 ; Hypéride, Or. fun.,
150
35). La même idée, exprimée différemment, revient dans l’oraison funèbre de Démosthène (10),
où les guerriers morts sont qualifiés de « plus braves » (ἀμείνους) que les héros de Troie, et dans
l’Évagoras d’Isocrate (65), où l’orateur affirme qu’Évagoras l’emporte sur eux (ὑπερβαλόμενος).
194. C’était là l’explication traditionnelle, déjà avancée par Hérodote dans l’exposé mythique de
son prologue (I, 4). L’historien indique par ailleurs qu’aux yeux des Perses, une telle réaction des
Grecs est une preuve de sottise. La sagesse, selon eux, consiste à ne pas accorder grande
importance aux rapts de femmes, toujours plus complices de ce genre d’événements qu’elles ne
feignent de l’être.
195. G. Schmitz-Kahlmann, op. cit., p. 64, n. 2.
196. Respectivement Isocrate, Panég., 181-182, et Hypéride, Or. fun., 36.
197. Ainsi, le Philippe d’Isocrate oppose « ceux qui furent aidés de la puissance des Grecs » à
Héraclès, « accompagné de quelques hommes » (112) ; l’Évagoras du même Isocrate compare
« ceux qui avaient l’appui de toute la Grèce » à Évagoras, qui « n’avait avec lui qu’une seule cité »
(65), tandis que Démosthène oppose « ceux qui étaient les plus braves de la Grèce » aux « seuls »
Athéniens (Or. fun., 10-11) ; quant à Hypéride, il met en parallèle « les uns, aidés de toute la
Grèce » et Léosthène, « aidé de sa seule patrie » (Or. fun., 35).
198. Panég., 73-92. Ce n’est qu’à partir du paragraphe 92, et jusqu’au paragraphe 99, qu’Isocrate
s’attache à montrer qu’Athènes, malgré tout, a réussi à affirmer sa supériorité sur son alliée, et
que c’est à elle que les Grecs doivent la victoire finale sur les Perses.
199. Hypéride, Or. fun., 13. Cette affirmation est confirmée aussitôt après : « Philippe et Alexandre
leur imposaient de force leur commandement et s’en faisaient gloire ; Léosthène les prit sous le
sien de leur plein gré » (trad. G. Colin, Paris, CUF, 2’ éd., 1956).
200. Démosthène, Or. fun., 10 et 11.
201. On retrouve la même opposition terme à terme dans une phrase encore plus lapidaire du
discours sur Évagoras d’Isocrate : « Les uns, avec l’aide de toute la Grèce, se sont emparés d’une
seule cité, tandis que lui, aidé d’une seule cité, a fait la guerre à toute l’Asie » (65).
202. Ainsi dans le Panathénaïque, 42 et l’Éloge d’Hélène, 51 et 67.
203. Isocrate, Évag., 65. Autre exemple enfin, le Contre Léocrate de Lycurgue (62) parle de Troie
comme de « la plus puissante des cités de l’époque et la maîtresse de toute l’Asie ».
204. G. Schmitz-Kahlmann, op. cit., p. 64 n. 2. Plutarque nous apprend en effet que, d’après Ion de
Chios, la défaite de Samos inspira à Périclès « un orgueil immense, extraordinaire, parce qu’il
avait soumis en neuf mois les plus puissants et les premiers des Ioniens, alors qu’Agamemnon
avait mis dix ans à prendre une ville barbare » (Vie de Périclès, 28, 7, trad. R. Flacelière et É.
Chambry, Paris, CUF, 1964).
205. Ou ses propres actions, si l’on suit l’interprétation plus critique d’Ion de Chios.
206. Pour l’ensemble de la démonstration, nous renvoyons à N. Loraux, op. cit., p. 69-72 (citation
p. 71 ). Par ailleurs, quand bien même Athènes voudrait évoquer la lutte contre le Barbare, elle
dispose à partir de cette époque de l’exemple des guerres médiques, qui présentent en outre le
grand avantage de lui offrir le premier rôle, à l’inverse de l’épopée troyenne.
207. Nous ne reviendrons pas ici sur les deux discours qui font intervenir la guerre de Troie
comme argument de préséance chez Hérodote (VII, 161 et IX, 27). Dans le contexte historique des
guerres médiques, l’appel à l’exemple troyen se justifie suffisamment par le parallélisme des
situations.
151
1 A côté des exploits collectifs de la cité, les discours présentent quelques figures
héroïques, personnages emblématiques en qui s’incarnent les valeurs essentielles du
groupe. Modèles proposés à l’imitation, ces héros mettent leur valeur au service de la
communauté, qu’ils agissent dans l’intérêt de la cité ou dans celui de la Grèce tout
entière. Ils assurent la victoire de la civilisation et du monde grec des cités sur le
monstrueux et le chaos, ils légitiment le régime politique prôné par un orateur, ou
encore incarnent les qualités du chef politique idéal. Parmi ces différents personnages
se détachent nettement les figures d’Héraclès et de Thésée. Présentés par Isocrate
comme « les champions (ἀθληταί) de la civilisation humaine » (Hél., 23), qualifiés par
d’autres textes de « bienfaiteurs » (εὐεργέται1), Héraclès et Thésée occupent une place
particulière dans l’histoire mythique. A la différence de beaucoup d’autres héros, leur
légende comporte de très nombreux épisodes, qui constituent autant d’exploits
importants pour la Grèce entière et pour Athènes en particulier. Leurs multiples
aventures contre des monstres, contre des brigands, ou contre des peuples barbares, en
font plus que d’autres des héros civilisateurs. Certes, d’autres figures héroïques
interviennent de temps à autre au fil des discours, mais nul personnage ne se voit
accorder une place comparable, à l’exception d’Agamemnon, qui acquiert une certaine
épaisseur grâce à l’éloge qu’lsocrate lui consacre dans le Panathénaïque.
2 Une étude sur l’image que les discours politiques athéniens offrent de Thésée et
d’Héraclès peut donc difficilement éviter une confrontation entre les deux héros. Toute
la légende de Thésée est d’ailleurs informée par celle de son rival dorien, dont la
popularité en Grèce est bien antérieure à la sienne, et jusqu’à la fin du VI e siècle du
moins, bien supérieure. S’appuyant sur le pourcentage de vases et de sculptures qui
font intervenir Héraclès et qui proviennent de l’Attique comme d’autres régions de la
Grèce, J. Boardman peut ainsi affirmer que la place d’Héraclès dans l’art athénien du
sixième siècle est exceptionnelle, et qu’elle dépasse largement celle de son seul rival
potentiel, Thésée2.
3 Peu à peu, cependant, le héros dorien et panhellénique s’efface devant son concurrent
attique. Entre la fin du VIe et le début du V e siècles se développent de nombreuses
légendes autour du personnage de Thésée, qui permettent à Athènes de se doter d’un
héros national3. Les critiques proposent différentes explications du phénomène. Pour
les uns, Pisistrate lui-même développe le thème de Thésée. Pour les autres, il s’agit au
152
7 Héros sur lequel se façonne la figure de Thésée, Héraclès intervient très souvent chez
les orateurs13. Toutefois si ses apparitions, sont fréquentes, elles se limitent la plupart
du temps à de simples allusions, comme si le héros était trop connu pour qu’on détaille
ses prouesses14. Loin de s’attarder sur les exploits du dodécathlon, elles offrent en outre
une image moins attendue du héros, proposé à l’admiration des Grecs pour les qualités
de son âme et son dévouement à la cause grecque.
8 A première vue, l’Oraison funèbre de Lysias semble sacrifier à la présentation
traditionnelle du héros dorien en offrant de lui l’image d’un être doué d’une force
exceptionnelle. L’orateur rappelle qu’il s’est imposé « une vie de labeurs, amoureuse
des victoires et des honneurs » (ἐπίπονον καὶ φιλόνικον καὶ φιλότιμον… τὸν βίον, Or.
fun., 16). La formule se retrouve presque mot pour mot dans l’Eloge d’Hélène d’Isocrate,
où l’on voit Zeus accorder à son fils « une vie de labeurs, amoureuse des dangers »
(ἐπίπονον καὶ φιλοκίνδυνον, Hél., 17). Certes, dans le premier cas au moins, cette
description intervient dans le cadre du récit de la guerre qu’Athènes mène contre son
ancien ennemi Eurysthée, et l’exaltation de la force d’Héraclès sert avant tout à grandir
par contrecoup la victoire d’Athènes, qui a triomphé de celui qui lui imposait sa loi.
Néanmoins, elle n’en reste pas moins une des caractéristiques du héros. D’ailleurs, on
retrouve dans l’adjectif ἐπίπονος, utilisé par Lysias comme par Isocrate, le substantif
πόνος. Or il s’agit là du terme traditionnel pour désigner les travaux imposés à Hercule
par son ennemi Eurysthée, et l’on ne peut douter que le public ait perçu l’allusion.
9 Cependant, si l’apparition d’un composé de πόνος n’est pas surprenante, le glissement
du terme dans certains discours est plus intéressant. En qualifiant Héraclès de
bienfaiteur du genre humain, le passage de Lysias vient en effet lui donner un nouvel
accent (Or. fun., 16). L’orateur n’est pas le seul à traiter le héros de la sorte. On retrouve
la même idée dans l’Éloge d’Hélène ou encore dans le Philippe 15. Dans l’Oraison funèbre,
toutefois, cette notion est plus étroitement liée aux prouesses physiques d’Héraclès : si
le héros s’impose une telle existence, c’est justement pour défendre les hommes. Ainsi
ses exploits physiques n’obéissent pas à des impératifs personnels, mais ils servent une
plus noble cause. Loin d’être gratuite, cette force défend la vertu et l’ensemble de
l’humanité.
10 Ce passage de la notion de valeur à la notion de vertu trahit une légère évolution dans
la présentation du héros, et reflète sans aucun doute les réflexions que le personnage
d’Héraclès inspire vers la fin du Ve siècle. A cette époque, on observe un regain
d’intérêt pour le personnage, dont la popularité est pourtant déjà grande. Outre une
histoire d’Héraclès en dix-sept volumes, écrite par le logographe Hérodore d’Héraclée,
et qui s’efforce de rationaliser les différents éléments du mythe en commençant à en
proposer une interprétation allégorique, le sophiste Prodicos rédige une parabole
intitulée « Le choix d’Héraclès »16, qui modifie beaucoup la vision qu’on a du héros.
Héraclès y est vanté pour ses qualités morales, et non plus pour ses qualités physiques.
Tiraillé entre le Vice (Κακία) et la Vertu (Ἀρετή), il finit par emprunter de son plein gré
la voie plus difficile de la vertu. Le terme πόνος rythme déjà la parabole de Prodicos,
154
puisqu’il sert à opposer la vie décrite par le Vice, une vie délivrée des labeurs et des
souffrances17, où l’on jouit seulement du labeur d’autrui, à celle que proposait la Vertu :
« Les dieux ne donnent rien aux hommes de ce qui est bon et agréable sans labeur et
sans effort (ἄνευ πόνου καὶ ἐπιμελείας)... Si tu veux que ton corps soit fort, tu dois
l’habituer à être au service de ta raison (τῇ γνώμῃ) et l’entraîner à force de labeur et de
sueur (σὺν πόνοις καὶ ἱδρῶτι) » (Mém., II, 1, 28). Mais le terme πόνος a déjà subi le
glissement de sens observé chez Lysias. La force physique est au service de la raison, et
l’ἀρετή n’est plus simple courage physique, mais vertu de l’âme. Cet éloge, si connu
qu’il est cité par Platon18, influencera profondément les écrivains de la période
hellénistique et romaine19. Cependant, on en trouve déjà des échos dans notre passage
de Lysias. Outre la volonté de rattacher nettement toutes les actions héroïques
d’Héraclès à un mobile généreux, le choix du vocabulaire nous prouve que l’Héraclès
présenté par Lysias hérite de certains aspects qui caractérisent celui de Prodicos.
11 Cette influence se sent également dans le discours A Démonicos d’Isocrate. Pour prouver
la vertu d’Héraclès, l’orateur y compare les destins contraires d’Héraclès et de Tantale.
Le premier, Zeus « l’a rendu immortel en raison de sa vertu (διὰ τὴν ἀρετήν), tandis
qu’il punissait l’autre du plus rigoureux châtiment à cause de ses vices (διὰ τὴν
κακίαν) » (Dém., 50)20. Cette opposition entre ἀρετή et κακία fait sans aucun doute écho
à l’éloge de Prodicos. L’accession d’Héraclès à l’immortalité, qu’Isocrate évoque encore
dans deux autres discours (Hél., 17, et Phil., 132), se présente à chaque fois comme la
juste récompense de sa vertu. Héraclès continue à être vanté pour son ἀρετή, mais
celle-ci a changé de sens. De « valeur physique », elle s’est transformée en « vertu ».
12 Ces quelques occurrences suffisent à prouver qu’il existe, dès cette époque, une
tendance à renouveler l’image traditionnelle du héros, et qu’il n’apparaît presque
jamais chez les orateurs comme un être de pure force, esclave de ses pulsions, guidé par
son seul instinct21. Ce n’est pas le héros victorieux du dodécathlon que nous présentent
les discours politiques. En réalité, les fameux douze « travaux d’Héraclès » ne sont
mentionnés qu’en deux occasions, et de manière très fragmentaire, dans l’Éloge d’Hélène
(24) et l’Archidamos (19) d’Isocrate. En outre, comme nous le verrons pour l’ Éloge
d’Hélène du moins, cette évocation sert alors moins à vanter le héros dorien qu’à
souligner par contraste la supériorité de Thésée. Plutôt que de célébrer la force
exceptionnelle d’Héraclès, les orateurs préfèrent de loin en faire un exemple de vertu
et de dévouement à l’égard du genre humain.
13 Le Philippe réserve une fonction bien particulière au personnage d’Héraclès. S’il peut y
jouer le rôle d’argument diplomatique, il apparaît surtout dans ce discours comme le
modèle du héros panhellénique. Au cours d’un éloge d’Héraclès dont il revendique lui-
même l’originalité, Isocrate donne cette figure en exemple au roi de Macédoine.
Éliminant les exploits de pure force, éclairant des aspects moins connus de sa
personnalité, il finit par offrir un portrait complètement différent de celui auquel le
public est accoutumé. Le héros est remodelé à l’image du chef politique idéal pour
Isocrate, et dans la première partie au moins du développement, son éloge reste si
général qu’il pourrait convenir à d’autres héros. Bien des parallèles peuvent être établis
entre autres avec l’éloge d’Agamemnon dans le Panathénaïque.
155
14 Si l’orateur choisit ici Héraclès, de préférence à tout autre dirigeant légendaire, c’est en
raison des liens de parenté qui sont censés l’unir au destinataire du discours. Dans
l’optique du Philippe, l’éloge de ce héros trouve toute sa pertinence. Héraclès constitue
pour Philippe un modèle d’autant mieux adapté que la famille royale de Macédoine se
targue de lui devoir ses origines22. Cette parenté mythique (συγγένεια) dicte à Philippe
une certaine attitude envers les Grecs, et lui impose de se montrer digne de celui qu’on
célèbre comme « le bienfaiteur de toute la Grèce » (Phil., 76). Rythmant tout le texte 23,
cette idée d’obligation impose à Philippe de modeler son comportement sur celui de
son ancêtre, de rivaliser avec sa vertu (ibid., 132) en dédaignant « les actions honteuses
et misérables » (ibid., 77), de « considérer toute la Grèce comme sa patrie » (ibid., 127) et
de « s’exposer pour elle à autant de périls » (ibid., 127). Certes, « tous les gens
intelligents doivent prendre comme exemple le héros le meilleur et tenter de lui
ressembler » (ibid., 113), mais cela convient tout particulièrement à Philippe, car ce
modèle appartient à ses ancêtres. Le désir de se montrer digne d’un tel héritage ne peut
que pousser le roi de Macédoine aux plus grands exploits 24.
15 Le sujet du discours est simple. Isocrate tente de convaincre Philippe, roi de Macédoine,
de renoncer à sa politique hostile envers les Grecs, de les unifier sous son
commandement et de mener une expédition panhellénique contre les Perses. Pour
appuyer sa démonstration, il souligne la conformité de son programme avec la
politique adoptée par les ancêtres de son destinataire. Trois personnages sont ainsi
évoqués : Amyntas, père de Philippe, Caranos, fondateur de l’empire, et Héraclès,
auteur de leur race (ibid., 106). C’est dans ce contexte que s’inscrit l’éloge d’Héraclès,
qui occupe les paragraphes 109 à 115. Toute l’image du héros se construit à partir des
objectifs précis qu’Isocrate a fixés à Philippe. Pour le persuader, il convient de lui
prouver qu’Héraclès s’est comporté en son temps comme un chef admirable, et qu’il a
précisément mené la politique préconisée par l’orateur pour son illustre descendant.
Ainsi s’explique le renouvellement apporté à la figure du héros, qu’Isocrate souligne
dès les premiers mots de son introduction :
En ce qui concerne Héraclès, les autres ne cessent de chanter son courage (ἀνδρείαν) et de
dénombrer ses travaux (τοὺς ἄθλους), mais on ne verra personne, ni parmi les poètes, ni
parmi les prosateurs, faire mention des qualités directement liées à son âme (τῶν τῇ ψυχῇ
προσόντων ἀγαθῶν). Je vois là pour ma part un domaine qui m’est propre, un domaine
complètement en friche et qui, loin d’être modeste ou stérile, regorge au contraire de
nombreux éloges et de belles actions (πολλῶν μὲν ἐπαίνων καὶ καλῶν πράξεων
γέμοντα), et qui requiert un homme capable de les développer dignement. (Phil., 109)
16 Cette présentation constitue bien évidemment un procédé rhétorique de mise en
valeur, destiné à éveiller l’attention de l’auditoire. Mais elle est également intéressante
parce qu’elle prouve la volonté de contrebalancer la veine burlesque, qui voyait en
Héraclès une brute primaire, un séducteur, un amateur de vin et de bonne chère. La
comédie et les drames satyriques avaient contribué à diffuser largement cette image du
héros, en gommant les autres aspects de sa personnalité 25. Une autre tradition avait
exploité en priorité les exploits de pure force, les travaux du dodécathlon. Isocrate se
situe à l’opposé de ces deux courants. Il vante un Héraclès mousicos, intellectuel,
attestant qu’une telle conception du héros, même si elle est encore embryonnaire,
s’élabore bien avant la philosophie hellénistique26.
17 Isocrate entreprend donc d’éclairer ces aspects moins connus que les prouesses
physiques du héros, de s’intéresser « aux qualités de son âme », ce qu’il appellera plus
loin τὸ τῆς ψυχῆς ἦθος (ibid., 114). La supériorité d’Héraclès sur les autres hommes
156
εὔνοια et φιλανθρωπία, bienveillance et amour des hommes, lui ont permis de devenir
le bienfaiteur des Grecs (ibid., 114)30. Les prouesses physiques ont cédé la place ici à des
ambitions plus hautes. Héraclès, modèle du chef d’état, héros panhellénique, porte-
parole des objectifs politiques de l’orateur, trouve sa fonction au sein d’un discours
dont le destinataire n’est plus le seul citoyen athénien, mais, derrière Philippe,
l’ensemble de la communauté hellénique.
20 On constate sans surprise qu’Agamemnon n’intervient pas souvent dans les discours
attiques. Les raisons déjà évoquées pour la guerre de Troie valent également pour lui.
Ce héros, roi de Mycènes chez Homère, roi de Laconie (de Sparte ou d’Amyclées) ou
d’Argos selon une tradition plus tardive, présente a priori peu d’attraits pour des
orateurs soucieux de vanter la gloire d’Athènes. Mis à part deux mentions dans un
contexte diplomatique où il sert d’argument lors d’une discussion 31, sa seule apparition
intervient dans le Panathénaïque d’Isocrate. C’est l’unique exemple où le héros est
convoqué par un orateur athénien, et ce trait à lui seul mériterait de le signaler à notre
attention. Comme Héraclès dans le Philippe, il est présenté dans ce discours comme le
modèle du chef panhellénique capable de sauver la Grèce du péril barbare. Au beau
milieu d’un développement sur les mérites comparés de Sparte et d’Athènes, l’orateur
intercale un éloge d’Agamemnon qui occupe les paragraphes 72 à 87. Nous ne
reviendrons pas sur les réflexions consacrées au bien-fondé de cet éloge et sur les
scrupules d’un orateur s’interrogeant sur l’à-propos et la longueur de son exemple. Ces
problèmes rhétoriques ont été abordés plus haut32. Nous nous concentrerons ici sur le
contenu mythologique du passage. Cet éloge offre une ressemblance frappante avec
celui d’Héraclès dans le Philippe, tant pour son contenu que pour la rédaction même du
passage33. Il transforme l’image traditionnelle de l’Atride et en fait un héros
panhellénique, digne à ce titre d’être cité dans un discours attique. A la faveur d’une
relecture des événements troyens, Agamemnon apparaît comme le bienfaiteur de toute
la Grèce et un parfait représentant du programme politique isocratique, puisque après
avoir ramené la concorde entre les cités, il conduit une expédition contre Troie,
réalisant ainsi bien avant l’heure les deux objectifs politiques que ne cesse de prôner
Isocrate tout au long du IVe siècle.
21 L’exemple intervient au beau milieu du passage consacré au traitement qu’Athènes et
Sparte ont infligé aux autres Grecs. Soutenant que Sparte s’est bien plus mal comportée
que sa rivale, l’orateur l’accuse d’avoir détruit sans la moindre hésitation les cités les
plus éminentes du Péloponnèse alors qu’elles méritaient au contraire des Grecs la plus
grande reconnaissance pour avoir fourni des chefs prestigieux lors de la guerre de
Troie. Après avoir vanté Nestor de Messène comme le plus sensé (τὸν φρονιμώτατον)
des hommes de l’époque, après avoir rappelé que Ménélas a seul été jugé digne par Zeus
d’être son gendre du fait de sa sagesse et sa justice (διὰ σωφροσύνην καὶ δικαιοσύνην),
Isocrate en vient à Agamemnon, qu’il présente comme le parangon de toutes les
vertus34. L’orateur justifie aussitôt son opinion. Selon lui, personne n’a accompli « des
actions plus originales, plus belles, plus grandes, plus utiles aux Grecs, plus dignes
d’éloges » (ibid., 73).
158
croire l’orateur, ce succès s’explique de trois manières. Loin de les appâter par l’espoir
d’un gain matériel, Agamemnon s’est imposé par l’ascendant de sa pensée (τῇ
φρονήσει), par ses qualités d’intendance et ses qualités de stratège : il assure le
ravitaillement de ses troupes à partir des ressources de l’ennemi, et sa clairvoyance lui
fait adopter les mesures les mieux adaptées pour assurer leur salut (ibid, 82). Les
qualités pratiques et morales se complètent pour faire d’Agamemnon un chef
exemplaire, dont la supériorité est reconnue et acceptée de tous ses pairs. Là encore, ce
portrait élogieux ne peut se faire sans quelques entorses à la tradition légendaire.
Isocrate se garde bien, par exemple, d’évoquer les rivalités de personnes, les querelles,
et les contestations auxquelles la personne d’Agamemnon a donné lieu durant les dix
années de la guerre de Troie. Il suffira de rappeler l’épisode de la colère d’Achille et de
ses conséquences funestes pour ternir l’image de ce consensus durable que l’orateur
évoque avec tant de prolixité autour du personnage d’Agamemnon. Pour faire de lui ce
chef charismatique, d’un dévouement et d’une lucidité hors du commun, Isocrate
n’hésite pas une fois de plus à gommer les aspects de la légende qui desservent son
propos. En réalité, il se préoccupe peu de « vérité historique », et son portrait
d’Agamemnon correspond avant tout au portrait du chef idéal qu’il demande pour la
Grèce. Il reporte sur le héros mythique les qualités qui lui semblent essentielles pour
régler les problèmes que connaît la cité attique et plus généralement la Grèce à son
époque. Et l’on retrouve dans sa peinture du héros bien des traits essentiels aux yeux
d’un autre modéré de l’époque, Xénophon39. Les qualités vantées chez Agamemnon sont
celles que doit avoir pour Isocrate un stratège athénien en cette fin du IV e siècle. Il doit
tout à la fois savoir composer avec des citoyens parfois peu désireux de servir comme
soldats, et satisfaire aux requêtes des nombreux mercenaires qui servent dans l’armée
et exigent un salaire en échange de leurs efforts. Les problèmes de ravitaillement, de
soldes non payées, de grogne des troupes, sont des réalités auxquelles il est forcément
confronté. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler les difficultés rencontrées à
l’époque par des stratèges comme Charès, Charidème ou Diopithe, et les violentes
oppositions que suscite chez certains leur comportement40. On s’explique mieux, dans
cette perspective, l’insistance avec laquelle Isocrate revient sur les qualités de
persuasion, sur les prouesses d’intendance et sur l’ascendant moral d’Agamemnon,
ainsi que sur la nécessaire cohésion qu’il revendique autour du chef suprême 41.
27 Cependant, pour Isocrate, la supériorité d’Agamemnon réside avant tout dans
l’extraordinaire clairvoyance avec laquelle il a analysé les événements qui ont entraîné
la guerre de Troie. C’est en cela qu’aux yeux de l’orateur, il peut être qualifié de
sauveur de la Grèce. Il a su décrypter le véritable enjeu de cette guerre et voir derrière
un conflit mené pour une femme la réalité de la menace perse. A deux reprises dans le
texte revient l’opposition entre la théorie et la pratique (λόγῳ... ἔργῳ) pour dénoncer
ce jeu entre apparence et réalité, entre les motifs avoués d’une guerre et les desseins
secrets d’un ennemi ambitieux. Pour Isocrate la guerre de Troie, menée en principe
pour venger l’enlèvement d’Hélène, a surtout évité à la Grèce une invasion barbare
dont les conséquences auraient rappelé les pires malheurs vécus auparavant :
Il les persuada de se mettre sous son autorité... d’affronter le danger et de combattre non pas
pour défendre leur propre patrie et leur royauté, mais en principe (λόγῳ μέν) pour sauver
Hélène, la femme de Ménélas, en réalité (ἔργῳ δέ) pour éviter à la Grèce de subir de la part
des Barbares un sort semblable à celui qu’elle avait connu auparavant, telle la prise par
Pélops de tout le Péloponnèse, par Danaos de la cité d’Argos, ou par Cadmos de la cité de
Thèbes. Qui donc trouver qui se soit préoccupé de ces dangers ou qui se soit opposé à leur
161
retour, sinon cette nature généreuse et cette puissante autorité ? (ibid., 79-80, trad. É.
Brémond légèrement modifiée)
28 L’extrême lucidité d’Agamemnon lui a permis d’entrevoir le danger à temps ; sa force
de persuasion de convaincre le reste des Grecs de lui donner le commandement et de le
suivre aveuglément ; ses qualités de stratège de mener à bien cette difficile entreprise.
En effet, ce n’est pas contre une seule ville qu’il a dû lutter, mais contre l’Asie tout
entière et contre d’autres peuples barbares :
Menant en principe (λόγῳ μέν) le combat contre une seule cité, mais en réalité (ἔργῳ)
affrontant non seulement tous les habitants de l’Asie, mais bien d’autres races barbares, il ne
renonça pas et ne s’en alla pas avant d’avoir réduit en esclavage la cité de celui qui avait osé
commettre une faute, et d’avoir mis un terme à l’insolence des Barbares (τοὺς βαρβάρους
ὑβρίζοντας). (ibid., 83)
29 L’orateur se livre ici à une véritable relecture de la guerre de Troie. Par une
généralisation hyperbolique, il la transforme en un combat contre tous les Barbares
réunis dont l’ambition démesurée, l’hybris, menace gravement les Grecs. On trouvait
déjà dans le portrait d’Héraclès cette tendance à grandir le conflit troyen en un combat
de plus grande envergure. A en croire Isocrate, Héraclès avait poursuivi son œuvre
civilisatrice après la prise de Troie en réduisant à quia l’ensemble des Barbares peuplant
les côtes d’Asie et de Grèce (Phil., 112). Le procédé est ici encore accentué. C’est la
guerre de Troie à elle seule qui symbolise ce combat contre la barbarie. La présentation
d’Isocrate ne recule d’ailleurs pas devant l’anachronisme. La vision qu’il nous donne de
ces Barbares menaçants, pleins d’hybris, et hostiles aux Grecs, correspond plus aux
Perses des guerres médiques qu’aux Troyens dépeints par Homère. L’orateur projette
sur l’ennemi légendaire une réalité nettement postérieure. Cette technique se voit
d’ailleurs dans la manière dont il justifie l’expédition troyenne. D’après Isocrate, elle a
permis d’éviter une invasion du sol grec par les Barbares (Panath., 80). C’est bien la
preuve que le mythe est informé par l’histoire, en l’occurrence par l’invasion perse au
moment des guerres médiques. Car si Hélène est effectivement partie pour Troie à la
suite de Pâris, la légende ne suggère à aucun moment que cette visite du prince troyen
doive être suivie d’une expédition perse contre la Grèce. Cette déformation correspond
uniquement à une relecture des événements troyens à la lumière des épisodes
largement postérieurs que constituent les guerres médiques.
30 Tout est donc conçu dans cet éloge pour faire d’Agamemnon le modèle de ce chef
panhellénique qu’Isocrate appelle de ses vœux. Tout comme Héraclès dans le Philippe, il
devient le symbole du panhellénisme contre les peuples d’Asie. S’il remplace ici
Héraclès, c’est qu’à l’époque du Panathénaïque, Isocrate a renoncé à chercher en
Philippe de Macédoine le guide et le chef d’une coalition grecque 42. Il n’est donc plus
besoin de prendre Héraclès comme exemple. Au contraire, le héros peut même sembler
trop lié à la famille de Macédoine pour ne pas l’évoquer immédiatement dans l’esprit
du public. Mieux vaut alors s’appuyer sur la figure d’Agamemnon, qui a malgré tout le
mérite d’avoir conduit une expédition contre l’Asie. Toutefois, si l’exemple mythique a
changé, le but du discours d’Isocrate reste dans ses grandes lignes le même, ce qui
explique les similitudes que présentent les deux éloges entre eux. Le deuxième n’est
qu’une variante du premier.
162
31 La rivalité entre Héraclès et Thésée imposait de dépeindre l’émule, lui aussi, comme un
bienfaiteur de la Grèce. Très souvent, cette présentation intervient dans le cadre d’une
comparaison avec Héraclès, dont les orateurs évoquent pour l’occasion les célèbres
travaux. Il est en effet quelques passages qui vantent la force surhumaine du héros et
semblent à première vue offrir de lui l’image traditionnelle du tueur de monstres, le
décrivant comme « un être qui dépasse la nature humaine, un fils de Zeus qui, encore
mortel, possède la force d’un dieu » (Isocrate, Panég., 60, trad. G. Mathieu). Mais cette
présentation se résume rarement à un éloge sans concessions du héros. Bien souvent,
les prouesses d’Héraclès permettent de mieux faire ressortir la supériorité de son rival
Thésée. Dans cette confrontation entre les deux héros, Héraclès est parfois vanté à
l’égal de Thésée, mais il ne sort jamais vainqueur. Ainsi en va-t-il dans la fameuse
comparaison qu’Isocrate dresse entre eux dans l’Éloge d’Hélène (23- 29). Mieux que son
illustre prédécesseur, il apparaît comme le champion de la civilisation grecque.
32 Cet extrait de l’Éloge d’Hélène mérite à plusieurs égards qu’on s’y arrête. Cette
comparaison fort détaillée, bien plus en tout cas qu’aucune autre dont nous disposons 43,
est tout d’abord une des plus anciennes confrontations entre les deux héros présentes
chez un orateur. D’autre part, les objectifs poursuivis par Isocrate dans ce texte
l’amènent à assombrir quelque peu le tableau habituellement si élogieux des célèbres
exploits d’Héraclès. L’introduction du passage nous prouve en tout cas qu’au début du
IVe siècle, l’émulation entre Héraclès et Thésée fonctionne encore. Le parallèle entre les
deux héros s’insère au début d’une longue digression consacrée tout entière à l’éloge de
Thésée. Or, le premier et le plus beau titre de gloire qu’Isocrate lui reconnaisse, c’est le
fait qu’« étant né à la même époque qu’Héraclès, il s’est acquis une gloire qui rivalise
avec la sienne » (ibid., 23). Cette introduction entraîne deux commentaires. Certes, elle
montre la popularité du rapprochement, mais elle sous-entend surtout la supériorité
d’Héraclès dans l’opinion générale44. Isocrate utilise ici la gloire reconnue du héros
dorien comme piédestal à celle de Thésée. Les paragraphes suivants développent la
comparaison à l’aide d’exemples précis, mais ils la font rebondir en remettant en cause
cette hiérarchie entre les deux héros. Ainsi, le raisonnement s’établit en deux temps.
Dans un premier temps, l’orateur justifie son assertion en soulignant les similitudes
entre les deux héros. Dans un deuxième temps, il va plus loin et tente d’établir sans
conteste possible la supériorité de Thésée.
a - L’émule d’Héraclès
33 L’orateur reprend rapidement des faits bien connus. Un paragraphe lui suffit pour
évoquer les armes semblables des héros, leur même origine (tous deux sont fils de
Zeus), et surtout leur style de vie commun45. Cette dernière affirmation sera mieux
explicitée : Héraclès et Thésée ont eu des « passions-sœurs », puisqu’ils se sont battus
pour défendre les hommes, se faisant les « champions de la civilisation humaine » (ibid,
23). On trouve ici une des premières occurrences d’un thème qu’Isocrate reprendra
dans les deux autres exemples de son œuvre où il associe les deux héros. A chaque fois,
l’accent est mis avant tout sur les ressemblances entre Héraclès et Thésée, qui sont
présentés comme des natures exceptionnelles, vantées pour leur commune vertu 46.
C’est ce dernier point qu’Isocrate va développer plus longuement pour montrer que
Thésée, plus encore qu’Héraclès, mérite le titre de bienfaiteur du genre humain.
163
b - Supériorité de Thésée
Héraclès Thésée
il obéit aux ordres d’Eurysthée, τῷ μὲν γὰρ il est son propre maître, αὐτὸς
mobiles
Εὐρυσθεὺς προσέταττεν, 24 αὑτοῦ κύριος ὤν, 25
ses exploits doivent être « sans utilité pour ses exploits en font « le bienfaiteur
autrui mais doivent lui faire courir à lui- de la Grèce et de sa propre patrie »,
conséquences même des dangers », ἤµελλεν οὐ τοὺς ἤμελλεν ἢ τῶν Ἑλλήνων ἢ τῆς
ἄλλους ὠφελήσειν ἀλλ’ αὐτὸς κινδυνεύσειν, αὑτοῦ πατρίδος εὐεργέτης
24 γενήσεσθαι, 25
35 Ce tableau nous donne plusieurs indications sur la manière dont procède Isocrate pour
remodeler un mythe sans véritablement transformer des légendes très connues, mais
en effectuant une sélection et en taisant certains épisodes. Ainsi pour l’orateur, si les
exploits d’Héraclès ont plus de renom, c’est parce qu’ils sont plus brillants et sortent
davantage de l’ordinaire. Comme le rappelle Isocrate, il convient toutefois de ne pas
oublier qu’ils lui ont été imposés par Eurysthée. Non seulement le héros était asservi à
un autre homme, mais Isocrate suggère même qu’il n’aurait peut-être pas de son propre
chef choisi une telle destinée. Enfin, contrairement à ce que l’orateur semblait sous-
entendre précédemment en le traitant de « champion de la civilisation humaine », il nie
maintenant toute utilité aux prouesses d’Héraclès, qu’il présente comme autant
d’affirmations gratuites de la force physique du héros. Avec habileté, il retourne la
propre popularité d’Héraclès contre celui-ci47. Une fois soulignées les faiblesses
d’Héraclès, Isocrate peut alors entreprendre de montrer la nette supériorité de Thésée
sur son rival. A deux reprises, il insiste sur le dévouement de Thésée, dont chacun des
exploits sert la cause des Grecs. Comportement d’autant plus louable qu’à l’inverse
d’Héraclès, Thésée est son propre maître et choisit librement le type d’existence qu’il
veut mener et les dangers qu’il affronte. Enfin, Isocrate glisse une autre idée dans sa
comparaison. Thésée, qui se dévoue pour l’ensemble de la Grèce, acquiert la stature
d’un héros panhellénique au détriment d’Héraclès, et permet ainsi à la ville d’Athènes
de réaffirmer son dévouement éternel à l’égard du reste de la Grèce.
36 En guise de preuve, Isocrate confronte ensuite quelques-uns de leurs exploits
respectifs. Là encore, le choix qu’il effectue se révèle significatif de sa relecture du
mythe et des transformations qu’il lui apporte. Pour Héraclès, il se contente d’évoquer
son expédition dans l’île d’Érythie pour ramener les bœufs de Géryon, sa quête des
164
pommes d’or du jardin des Hespérides, et sa rencontre avec Cerbère 48. Cette sélection
correspond bien à la définition qu’il donne des exploits du héros, puisque ces travaux
n’entraînent pas l’élimination de monstres ravageant le pays ni d’ennemis publics. En
ce sens, ils peuvent être qualifiés de prouesses gratuites, et ne font que révéler la force
surhumaine d’Héraclès. De plus, détail non négligeable, ils se déroulent loin du
territoire grec, et n’intéressent donc pas la communauté hellénique.
37 Pour Thésée au contraire, tous les exploits cités en exemple se déroulent en Grèce, ou
quand ce n’est pas le cas, servent malgré tout la cause grecque. De plus, il s’agit
toujours de combats contre des fléaux publics, monstres ou brigands. Encore une fois,
le catalogue présenté n’est pas exhaustif et s’avère très sélectif, puisque sont évoqués sa
lutte contre le taureau de Marathon, le combat contre les Centaures, l’épisode très
connu du Minotaure, et pour finir, beaucoup plus brièvement, ses rencontres avec
Sciron, Cercyon, et « d’autres individus de la sorte » (ibid., 29). Tous ces épisodes
exaltent évidemment le courage remarquable de Thésée, qui ose se dresser seul contre
des ennemis dont l’orateur prend soin de souligner la supériorité écrasante 49. Son
héroïsme est encore accentué par la temporalité très particulière du passage. Isocrate
accumule dans un temps très bref les différentes aventures, s’appliquant à les
enchaîner par des indications temporelles. Le combat pour les Lapithes intervient
« après » (μετὰ ταῦτα) celui contre le taureau de Marathon ; l’expédition en Crète
« vers le même temps » (περὶ τοὺς αὐτοὺς χρόνους). D’ordinaire, on n’établit pas de
chronologie précise pour les différents exploits de Thésée. On se contente de distinguer
grossièrement trois grands moments : les exploits de l’enfance et de l’adolescence, puis
ceux de la jeunesse, et enfin, ceux de la maturité et de la mort. Or non seulement
l’orateur insiste ici sur la succession des exploits, mais il bouleverse le canevas
généralement adopté (par exemple en situant un exploit de la jeunesse, la rencontre
avec le Minotaure, après un exploit de la maturité, la guerre contre les Centaures). Il
rassemble en un minimum de temps un maximum d’exploits, renforçant encore l’aura
du personnage grâce à cette concentration de hauts faits.
38 D’autre part, la sélection opérée par Isocrate fait de Thésée le défenseur des cités et de
la liberté contre le monstrueux et l’anormal. Toutes les entreprises qu’il mène dans
notre passage obéissent à cette préoccupation, aussi bien celles qui se déroulent sur le
territoire attique contre un ennemi de l’intérieur (le taureau de Marathon) que celles
qui prennent place à l’étranger, que ce soit dans l’intérêt d’Athènes lors de l’épisode en
Crète, ou pour aider les cités de Thessalie lors de la guerre contre les Centaures. A
chaque fois, il s’agit de défendre les habitants des cités contre ceux qui les menacent, et
la reprise du terme πόλις, qui scande le texte, n’est évidemment pas fortuite 50. Elle sert
de fil directeur aux trois exploits évoqués et les inscrit dans une même perspective.
Contrairement à Héraclès, qui se bat dans son propre intérêt, par simple amour de la
gloire, Thésée met sa bravoure au service des cités, symboles d’un monde civilisé qu’il
défend contre des ennemis dont le caractère monstrueux est constamment souligné.
Les Centaures ont une nature double (διφυεῖς) et sont connus pour leur insolence (τὴν
ὕβριν). Le Minotaure apparaît comme « un monstre » (τὸ τέρας), « un mélange
d’homme et de taureau » (φύσεως ἐξ ἀνδρὸς μὲν καὶ ταύρου μεμιγμένης) 51, qui fait
peser sur Athènes une « obligation contraire à la norme » (ἀνόμου... προστάγματος),
entraînant pour les malheureux sélectionnés un « trépas contraire à la norme »
(θάνατον ἄνομον). Grâce à son intervention, le héros permet de renverser le rapport de
forces qui existe entre ces deux mondes opposés, et d’établir plus solidement les
165
valeurs grecques. Avant lui, les habitants d’Athènes se voyaient imposer une loi
inhumaine par un être d’une nature étrange. L’héroïsme de Thésée assure la liberté des
différentes cités et fait reculer les frontières du monde barbare et du chaos. Bienfaiteur
des Grecs, hostile à toute manifestation de force brutale, il devient dans la présentation
qu’en donne Isocrate le symbole de la culture contre le sauvage, de l’ordre grec
(κόσμος) contre le chaos, du monde civilisé contre la barbarie et la monstruosité, de la
liberté des cités grecques et de leur autonomie52. Avec l’épisode des Lapithes, d’autre
part, sa figure de héros national, uniquement préoccupé du sort d’Athènes, s’élargit
pour atteindre ici au statut de héros panhellénique, que l’orateur reprendra à la fin de
sa vie dans son dernier discours, le Panathénaïque53. C’est pourquoi, bien mieux que son
rival, il mérite aux yeux d’Isocrate le titre de « champion de la civilisation humaine ».
L’ensemble de la démonstration est encadré par les termes d’εὐεργέτης (ibid., 25) et
(d’ἀνταγωνίστης (ibid., 30).
39 Au IVe siècle, comme on le voit, les discours politiques ne reconnaissent plus à Héraclès
une supériorité particulière par rapport à Thésée, et le héros dorien voit sa suprématie
disputée jusque dans des domaines où elle s’affirmait au départ de la manière la plus
éclatante. C’est d’ailleurs davantage pour sa vertu que pour sa valeur physique qu’il
soulève l’admiration, et ses qualités morales le désignent avant tout comme le modèle
du chef politique idéal d’une Grèce unifiée. Toutefois, si Héraclès ou Agamemnon
symbolisent les vertus d’un panhellénisme éclairé, seuls des héros nationaux peuvent
incarner, dans le cadre de la cité, les valeurs essentielles de la communauté civique, et
servir ainsi la propagande nationale. Dans cette reconstruction par la cité de son passé
légendaire, il revient à Thésée de légitimer le régime politique athénien. Présenté
comme le responsable de l’organisation géographique et politique d’Athènes, il
apparaît avant tout comme le symbole d’une démocratie modérée.
40 L’intérêt que suscite le roi mythique d’Athènes, tant dans la littérature que dans
l’iconographie grecques, n’est plus à démontrer. La plupart des différents genres
littéraires portent témoignage de cette popularité du héros, qui s’amplifie
véritablement vers la fin du VIe siècle et plus encore au Ve54.
41 La poésie lyrique, à travers un fragment de Simonide55, et surtout deux odes de
Bacchylide qui lui sont entièrement consacrées, retrace quelques aventures du héros.
Le Dithyrambe 356 (= 17 Snell-Maehler) raconte le défi lancé par Minos à Thésée alors
qu’il se rend en Crète. Pour prouver son ascendance divine, Thésée plonge dans la mer,
où il sera reçu par Amphitrite. Le Dithyrambe 4 (= 18 Snell-Maehler) énumère les
différentes aventures sur la route entre Trézène et Athènes. Ces prouesses seront plus
tard regroupées en un cycle de sept exploits57. Il nous en livre une des premières listes
presque complète, puisqu’il n’y manque que deux aventures, celle qui met Thésée aux
prises avec Périphétès, et l’épisode au cours duquel il récupère l’épée et les sandales,
signes distinctifs cachés par Égée sous un rocher. Dans la tragédie, les témoignages sont
encore plus fréquents. Outre l’Œdipe à Colone de Sophocle, les Suppliantes, l’Héraclès
furieux et l’Hippolyte d’Euripide, qui nous sont parvenues en entier, on sait que le héros
intervenait dans plusieurs autres tragédies58. Les fragments attestent d’autre part que
166
deux auteurs au moins, Sophocle et Achaïos, avaient écrit une pièce intitulée Thésée.
Cela suffit à prouver que le personnage est bien représenté sur la scène tragique, dans
des épisodes variés, et à différents moments de sa vie. Chez les historiens et les
Atthidographes, en revanche, son utilisation est très variable. Thucydide et Hérodote
ne le citent chacun qu’une seule fois59, le premier comme fondateur du synœcisme, le
deuxième pour l’enlèvement d’Hélène. Dans les deux cas, il s’agit de passages de pur
récit. Nulle part, Thésée n’est convoqué comme argument dans un discours. Quant aux
Atthidographes, il est naturel, vu le type d’ouvrages auxquels ils se consacrent, qu’ils
évoquent fréquemment le héros. On ne sera donc pas surpris de trouver des indications
sur sa vie chez des auteurs aussi nombreux que Phérécyde, Hellanicos, Philochore,
Cleidémos, Démon, et Istros60. Plusieurs siècles plus tard, Diodore de Sicile reprend bien
des points de la vie du héros dans sa Bibliothèque historique 61. Il reviendra à la biographie
d’époque impériale, par l’intermédiaire de Plutarque, de fixer définitivement pour la
postérité les différents éléments de la légende. La Vie de Thésée s’efforce de rassembler
les multiples épisodes de la vie du héros, d’en donner le plus souvent possible les
différentes variantes, et d’en présenter une version linéaire et globale qui faisait défaut
auparavant.
42 Ce bref rappel suffit à prouver la popularité du héros. C’est dans une tradition déjà
solidement établie que les orateurs s’inscrivent. Si l’on regarde les différents exemples
qui font intervenir le héros, on s’aperçoit d’emblée qu’ils sont de longueur très
variable, mais surtout qu’ils développent en définitive un nombre relativement
restreint d’épisodes.
43 Comme le montre bien ce tableau, les orateurs s’intéressent avant tout à l’œuvre de
politique intérieure de Thésée, avec le synœcisme et l’instauration de la démocratie.
Viennent ensuite des exemples de politique étrangère. Ses qualités morales sont
brièvement évoquées avec celles d’Héraclès. Et c’est en une seule occasion que sont
rappelés certains des exploits du cycle. Ce panorama est éloquent : l’image que les
167
44 Parmi tous les discours qui prennent Thésée en exemple, l’Éloge d’Hélène tient une place
à part, car il intègre au beau milieu de son développement un long passage consacré au
héros, offrant ainsi l’éloge le plus ancien et le plus complet que la prose attique ait
légué du personnage. Jamais Isocrate, qui évoque le roi mythique à de nombreuses
reprises tout au long de son œuvre, ne reviendra de manière aussi détaillée sur les
multiples événements qui rythment son existence.
45 Le passage s’inscrit dans un discours épidictique à la gloire d’Hélène, et cet éloge de
Thésée doit surtout contribuer à célébrer celle à qui le discours est consacré. Pour
répondre aux exigences du genre encomiastique, l’orateur remodèle donc la vie du
personnage, soit qu’il procède à des ellipses, soit qu’il modifie des événements pour en
faire autant d’épisodes laudatifs pour Thésée. Il est notamment un récit qu’il ne peut
omettre, bien qu’il jette une lumière peu flatteuse sur le monarque, c’est celui de
l’enlèvement d’Hélène. Seule cette légende, depuis très longtemps attestée en
littérature, lui permet de rattacher sa longue digression au corps principal du discours
168
et de justifier la place faite au héros dans un éloge consacré à Hélène. C’est toutefois la
seule aventure féminine que l’Éloge d’Hélène connaît à Thésée. Discrétion d’autant plus
remarquable que la tradition lui prêtait des conquêtes nombreuses et variées. A en
croire Istros, le nombre des femmes séduites par le héros constituait dans l’Antiquité
un topos répandu63. Homère dans l’Odyssée (XI, 321-325) et Hésiode dans sa Théogonie (v.
947) évoquaient déjà ses amours avec Ariane. Plutarque rappelle quant à lui le nom des
quatre principales héroïnes qui sont attachées à sa légende (Ariane, Antiope, Phèdre et
Hélène64), avant d’évoquer de façon plus générale d’autres récits « qui n’ont ni des
commencements honnêtes, ni des fins heureuses »65. Suivent les noms d’autres jeunes
femmes épousées, enlevées, ou parfois violentées. Au total, la liste est longue, mais tous
ces épisodes jettent un jour peu flatteur sur le héros qui fait passer les caprices de sa
passion avant les intérêts de sa patrie. Ariane est abandonnée à Naxos 66 ; la liaison avec
l’Amazone Antiope est souvent décrite comme la cause directe de l’invasion de l’Attique
par les Amazones et de la guerre qui les oppose aux Athéniens ; le mariage avec Phèdre,
enfin, se termine dans le sang, puisque Thésée, même s’il n’est pas coupable, finit
néanmoins par perdre sa femme et son fils Hippolyte.
46 Dans ces circonstances, il paraît normal qu’Isocrate n’insiste pas davantage sur cet
aspect de la vie du personnage. Nulle part ailleurs, il ne reprendra le récit de
l’enlèvement d’Hélène, bien conscient que ce n’était pas le meilleur moyen de faire
l’éloge du héros. Et l’on ne sera pas davantage surpris que les autres orateurs n’aient
jamais exploité des légendes pourtant aussi connues, et qu’ils aient préféré mentionner
les tendances démocratiques du roi d’Athènes plutôt que l’étendue de ses conquêtes
féminines. Mais Isocrate, contraint dans ce discours d’évoquer l’épisode, doit se livrer à
une difficile relecture d’une tradition solidement établie. C’est l’occasion pour lui de
témoigner avec brio de ses talents rhétoriques.
47 En effet, le récit nous présente a priori Thésée sous un jour peu favorable. Le législateur
raisonnable et secourable apparaît plutôt comme un séducteur impénitent, qui n’hésite
pas à mettre en danger l’État athénien pour satisfaire son désir. La difficulté pour
Isocrate consiste donc à trouver un moyen de présenter les événements qui ne
noircisse aucun de deux personnages. Plusieurs solutions sont possibles et seront
utilisées par des auteurs après Isocrate, soit qu’ils tentent de blanchir le héros de « ce
qui fut l’accusation la plus grave portée contre lui »67, soit qu’ils donnent d’autres
auteurs à cet enlèvement, soit qu’ils imaginent enfin que Thésée a été contraint par
Peirithoos à entreprendre cette folie, à laquelle il était au départ farouchement
opposé68. Mais Isocrate sait le récit trop connu pour être facile à gauchir de la sorte.
Plutôt que de nier des faits si répandus pour disculper son héros, il procède donc tout
différemment. A l’intérieur de cet exercice d’école qu’est l’éloge paradoxal d’Hélène,
l’orateur s’amuse à introduire un autre paradoxe en louant le comportement de Thésée
à l’égard de la jeune fille. Pour justifier le personnage, il ajoute en conclusion un
paragraphe qui nous donne la clef de l’épisode et qui déjoue habilement par avance les
critiques qu’on pourrait avancer contre l’orateur. Loin d’éluder l’ambiguïté de
l’épisode, il la met en avant, pour montrer ensuite avec plus de force quelle véritable
signification il recèle en définitive : « si l’auteur de ces actes était l’un des premiers
venus et non pas un être exceptionnel, on ne verrait pas encore clairement si mon
discours est un éloge d’Hélène ou une accusation contre Thésée (Ἑλένης ἔπαινος ἢ
κατηγορία θησέως) » (Hél., 21). Le dernier argument apporté par l’orateur en faveur
d’une lecture positive de l’événement consiste à se reposer sur la nature même de
Thésée, « dont la valeur morale est parfaite » (ibid.). Loin d’entraîner la moindre
169
condamnation, son comportement avec Hélène et l’intérêt qu’il lui manifeste prouvent
la propre perfection de la jeune fille. Un individu exceptionnel ne saurait s’intéresser à
une femme quelconque. Bien entendu, l’argument est fallacieux, puisque en affirmant
dès le départ la perfection morale de son héros et en renversant l’ordre habituel entre
causes et conséquences, Isocrate fausse d’emblée la logique de son raisonnement.
Normalement, on juge un homme sur ses actes, et l’on ne part pas d’une idée préconçue
et immuable sur lui pour se prononcer sur tout son comportement. Ce sont ses exploits
qui ont fait de Thésée un héros exceptionnel, et non pas l’inverse, comme le sous-
entend Isocrate pour les besoins de son argumentation. On ne peut s’empêcher de
saluer le tour de force rhétorique grâce auquel l’orateur parvient à utiliser l’épisode le
plus discutable dans la vie de Thésée pour servir à le glorifier, et derrière lui, à glorifier
Hélène. Par ailleurs, il ne se contente pas de cette justification. Tout au long de son
développement, il opère des modifications qui lui permettent d’en faire un exploit
admirable supplémentaire à l’actif du héros. Pour ce faire, il lui suffit de déplacer
certains accents et de taire quelques aspects de la légende.
48 Les silences sont en effet nombreux. Tout d’abord, Isocrate évite de préciser l’âge
respectif des protagonistes. Si l’on en croit Plutarque, qui se fonde lui-même sur
Hellanicos, Thésée aurait eu cinquante ans à l’époque69, et pour Hellanicos, Hélène
n’avait que sept ans. Diodore, quant à lui, parle de dix ans 70. De toute façon, même sans
avancer de chiffre précis, cette aventure se situe vers la fin du règne de Thésée, puisque
pour beaucoup d’auteurs elle marque le début de la révolte des Athéniens contre leur
chef, qui finit par abandonner le pouvoir et par s’exiler. Prudemment, Isocrate se garde
bien de fournir quelque chiffre que ce soit, évitant ainsi de souligner une différence
d’âge par trop scandaleuse pour rappeler uniquement qu’« elle n’était pas encore dans
la fleur de l’âge, mais l’emportait déjà sur les autres jeunes filles » (Hél, 18). Il passe
également sous silence les origines de l’aventure. D’après Plutarque et Diodore, la jeune
fille, enlevée par Thésée et Peirithoos, aurait fait l’objet d’un tirage au sort entre les
deux amis71. Plutarque ajoute même un détail qui transforme leur crime en une
véritable impiété, puisqu’il précise qu’Hélène a été ravie au moment où elle se trouvait
dans le sanctuaire d’Artémis. Par ailleurs, aucune précision ne nous est donnée sur les
conséquences fâcheuses de l’épisode pour l’ensemble de l’Attique. Dans la version la
plus répandue, les Dioscures font une expédition contre Athènes pour venger leur sœur
et la tirer des griffes de son ravisseur72. Moins d’un siècle avant l’Éloge d’Hélène,
Hérodote avait rapporté l’épisode en insistant au contraire sur la culpabilité de Thésée
et sur son attitude irresponsable, puisque par son insolence (τῇ ὕβρι), il avait mis en
danger l’Attique tout entière, la livrant à la colère de Castor et Pollux et de leur
immense armée73. Enfin, rien n’apparaît non plus dans notre passage des conséquences
funestes de l’épisode pour Thésée lui-même. Selon Plutarque, son comportement
provoque la colère des Athéniens et fournit à Ménesthée des arguments
supplémentaires pour la révolution qu’il projette (Vie de Thésée, 32, 1-2 et 35, 3-5). A
partir de ce moment-là, Thésée n’arrive plus à retrouver la confiance de ses
concitoyens, et se voit contraint d’abandonner le pouvoir pour s’exiler à Scyros 74.
Isocrate pour sa part se contente de relater le rapt de la jeune fille et son installation à
Aphidna, sans préciser que Thésée aurait été contraint d’y cacher sa captive sous la
garde vigilante de sa mère.
49 Ces ellipses évitent de présenter le héros comme un chef politique irresponsable et de
saper son prestige. Au contraire, grâce à quelques modifications de la légende, l’orateur
parvient même à tourner l’épisode en faveur de Thésée. Ainsi, tout le récit devient une
170
b - Politique étrangère
53 L’ensemble du paragraphe reste très général. Plutôt que de citer avec précision les
étapes marquantes du règne et les différentes rencontres avec les peuples étrangers,
Isocrate préfère regrouper les événements, sans se soucier de chronologie, selon les
qualités qu’ils mettent en valeur chez le souverain. Cette organisation thématique,
typique de l’éloge, lui fait séparer les guerres menées contre un ennemi extérieur, et
qui prouvent sa « science de la guerre », des exemples de « sa piété à l’égard des
dieux », manifeste chaque fois qu’il écoute les supplications d’individus malmenés.
Pour illustrer ce dernier point, il reprend les deux exemples bien connus des combats
menés aux côtés des Argiens et des Héraclides. Seuls ces deux événements sont
rapportés avec une certaine précision. Comme nous l’avons vu dans le chapitre
précédent, il s’agit de deux légendes abondamment exploitées par la cité athénienne,
qui montre ainsi son respect scrupuleux des lois de l’hospitalité et de la piété. Il était
donc normal qu’elle fasse endosser un tel rôle à Thésée, dont elle avait fait son héros
national. Avant même l’Éloge d’Hélène, Euripide avait fait de la légende d’Adraste
l’argument des Suppliantes. Et s’il avait remplacé Thésée par son fils Démophon dans les
Héraclides, il avait donné au premier une nouvelle occasion de manifester sa générosité
dans son Héraclès furieux, et d’apporter son soutien et son amitié à un homme dans le
malheur. Sans craindre la souillure de l’homicide qui frappe Héraclès 77, Thésée lui
propose de se réfugier à Athènes, confirmant ainsi la tradition d’hospitalité de la cité 78.
De la même façon, dans l’Œdipe à Colone de Sophocle, Thésée accueille un autre exilé
célèbre, l’ancien roi de Thèbes.
54 Cet aspect de la personnalité de Thésée est donc bien attesté dès le V e siècle.
Finalement, on s’attendrait à le voir repris plus souvent par les orateurs. Or les
allusions restent peu fréquentes, vérifiant dans le cas particulier de Thésée une
tendance déjà observée précédemment lors de notre étude portant sur le catalogue des
guerres mythiques menées par Athènes. Nous avions vu alors que le discours officiel de
la cité préfère aux figures royales l’ensemble du dèmos. Les orateurs choisissent, selon la
formule de N. Loraux, de rapporter « le mythe sans les héros » 79, et dans leurs discours,
Thésée s’efface donc le plus souvent derrière le peuple d’Athènes qui recueille toute la
gloire de ces exploits. Comme nous l’avions remarqué, aucun discours mis à part l’Éloge
d’Hélène ne rattache directement son nom aux légendes d’Adraste et des Héraclides.
Seul le Panathénaïque date l’épisode d’Adraste de l’époque « où Thésée la gouvernait
encore » (Panath., 169), mais la suite du récit fait disparaître le roi et accorde le premier
rôle au peuple athénien, qui prend lui-même la décision d’envoyer une délégation à
Thèbes et règle seul la situation (ibid., 170). De même, seul l’Éloge d’Hélène cite son
combat contre les Centaures. Pas un discours ne mentionne sa victoire sur le peuple des
Amazones. Quand on sait la popularité de ces deux thèmes dès le VI e siècle dans
172
l’iconographie, on ne peut manquer d’être surpris. Dans un cas comme dans l’autre, il
existait plusieurs versions du même mythe. Encore une fois, il n’y a que le
Panathénaïque pour associer aux femmes-guerriers le nom de Thésée ( ibid., 193),
responsable involontaire du conflit puisque les Amazones ne supportent pas de voir
une des leurs partir vivre avec lui. Mais là encore, après avoir été mentionné dans les
origines du conflit, Thésée est oublié par l’orateur, qui reporte tout l’éclat de la victoire
sur l’ensemble des Athéniens. Cette tendance est même perceptible à l’intérieur de
l’Éloge d’Hélène, pourtant tout à la gloire du héros. Lorsque Isocrate évoque les combats
menés contre les peuples ennemis80, il précise que Thésée les conduisit « avec
l’ensemble de la cité » (Hél., 31). Pas question, bien sûr, de supprimer dans un éloge de
Thésée des exploits qui peuvent lui être attribués, mais même dans un tel contexte, il
en partage les lauriers avec le peuple athénien.
55 On trouve donc dans ce discours, à l’intérieur même d’un éloge de Thésée, les indices
d’une attitude qui se radicalise chez les autres orateurs. Ces derniers, dès qu’ils
prennent en exemple ces épisodes, préfèrent mettre en scène le dèmos, pour que la
gloire rejaillisse sur l’ensemble de la cité, et non pas sur un seul homme. Cette omission
de Thésée, trop systématique pour n’être pas significative, est sentie par N. Loraux
comme la preuve d’une « réinterprétation démocratique du mythe »81. Nous nous
contenterons d’ajouter une remarque. Il n’est sans doute pas anodin qu’Isocrate soit le
seul orateur à mentionner, même brièvement, la politique étrangère de Thésée, et à ne
pas accorder tout le bénéfice des combats mythiques au peuple athénien. S’il soutient la
démocratie, Isocrate se méfie néanmoins d’une démocratie radicale et prône un régime
plus modéré. Sa présentation des exploits mythiques d’Athènes, dans laquelle Thésée
conserve malgré tout un rôle aux côtés du peuple athénien, s’accorde à son programme
de politique intérieure, qui préconise un retour à la patrios politeia, et vante les mérites
de la démocratie très relative mise en place par le même Thésée.
c - Politique intérieure
56 Toute la fin du portrait de Thésée décrit les réformes politiques qu’il est censé avoir
accomplies dans le cadre de la cité. Point d’orgue de cet éloge de Thésée, le passage fait
du souverain attique le modèle du chef politique idéal chargé de toutes les vertus. Si
son activité de politique étrangère prouve sa piété et sa science de la guerre, sa
politique intérieure illustre mieux que tout sa parfaite vertu et sa sagesse exemplaire
(τὴν... ἀρετὴν καὶ τὴν σωφροσύνην, Hél., 31). La longueur du développement consacré
au sujet prouve à elle seule que c’est l’aspect qui intéresse le plus l’orateur dans la
biographie du roi démocratique. Opinion confirmée par le Panathénaïque, dans lequel
seule la politique intérieure du héros est mentionnée lorsqu’il est cité en exemple. Mais
c’est là une tendance générale chez les orateurs, puisque Démosthène dans l’Oraison
funèbre et le pseudo-Démosthène dans le Contre Nééra évoquent eux aussi Thésée pour
ses réformes politiques.
57 Certes, la figure royale apparaît très tôt aux côtés des plus grands chefs. Nestor dans
l’Iliade vante sa bravoure et le compare aux Immortels 82, tandis qu’Ulysse l’évoque à
deux reprises lors de sa descente aux Enfers dans l’Odyssée 83. Mais Thésée n’a pas encore
revêtu les traits du roi démocratique. Ce n’est que plus tard, sans doute pas avant la
deuxième moitié du Ve siècle, que le processus « d’atticisation de la légende » 84 fait
apparaître cette image du souverain. Elle est en tout cas définitivement acquise à la
période qui nous intéresse. Les orateurs attiques présentent Thésée comme le
173
1) Le synœcisme
58 La description du phénomène dans l’Éloge d’Hélène tient en une seule phrase : « ayant
regroupé en un même ensemble notre État jusqu’alors dispersé et réparti par villages
(τὴν πόλιν σποράδην καὶ κατὰ κώμας οἰκοῦσαν εἰς ταὐτὸν συναγαγεῖν), Thésée lui
donna de telles dimensions qu’aujourd’hui encore, depuis cette époque, il est demeuré
le plus important des États grecs » (Hél., 35). La première partie de la phrase expose le
processus du synœcisme. Pour l’orateur, il s’agit avant tout d’un déplacement et d’une
concentration des populations autrefois éparpillées dans plusieurs centres différents.
Les villages fusionnent en une seule cité où sont regroupés tous les habitants. Le verbe
utilisé, συναγαγεῖν, remplace ici le terme technique συνοικίζειν 86, mais il décrit le
même phénomène. A cette concentration de population s’ajoute d’autre part une fusion
politique, comme l’indique la phrase suivante, qui qualifie les citoyens de
« συμπολιτευόμενοι », indiquant par là qu’ils obéissent tous au même régime
politique87. En conclusion, le synœcisme décrit ici comprend deux éléments simultanés :
une fusion politique et un regroupement de population dans le nouveau centre créé. Le
discours du Contre Nééra vient confirmer l’attribution de cette réforme politique
essentielle à Thésée. Il rappelle les changements intervenus « lorsque Thésée fit l’unité
de l’Attique (συνῴκισεν αὐτοὺς)… et que la cité devint très peuplée »88. Bien que la
vision soit moins précise, évoquant la fusion politique sans véritablement se prononcer
sur le déplacement de population, le texte insiste de la même manière sur l’importance
capitale de l’événement : il date de cette époque et attribue à cette réforme la grandeur
d’Athènes.
59 Dans les deux discours transparaît nettement la volonté d’ancrer solidement la
naissance de l’État athénien dans l’histoire nationale en l’associant à un personnage
précis. Certes, les orateurs ne sont pas les premiers à attribuer à Thésée ce changement
fondamental du cadre politique et institutionnel de la cité. Le premier témoignage dont
nous disposons remonte à Thucydide. D’après l’historien aussi, c’est bien à Thésée que
revient la réalisation de l’unité de l’Attique, auparavant divisée en plusieurs
communautés (κατὰ πόλεις), disposant chacune de son prytanée et de ses magistrats,
s’administrant et prenant des décisions politiques chacune séparément (Thucydide, II,
15, 1). Mais la présentation qu’il offre du synœcisme, si elle n’est pas fondamentalement
différente, correspond à un processus moins immédiat, plus progressif. Thésée unifie
les différentes bourgades autrefois indépendantes de l’Attique en un seul État et
instaure pour représenter ce nouveau pouvoir un conseil et un prytanée uniques qui
remplacent les multiples gouvernements locaux (ibid., II, 15, 2). A la différence
d’Isocrate, Thucydide se contente donc de parler de fusion politique sans mentionner
174
2) La fondation de la démocratie
61 La seconde réforme qu’Isocrate attribue à Thésée concerne le régime. Pour lui, le héros
reste avant tout le fondateur de la démocratie. Après la définition du cadre politique de
la cité, le récit des modifications institutionnelles introduites par le dirigeant établit de
manière définitive ses mérites et sa sagesse. Le passage s’organise en trois grands
mouvements. Il débute par une critique de la tyrannie (32-35), puis détaille le contenu
des réformes (35-36) avant de terminer par le bilan de cette politique (37).
62 A en croire Isocrate, tous les choix politiques de Thésée découlent d’un constat
préliminaire sur les vicissitudes de la condition de tyran. Le mot τύραννος n’apparaît
pas, mais on le rétablit aisément derrière la périphrase « ceux qui cherchent à diriger
leurs concitoyens par la force » (Hél., 32). Fondée essentiellement sur la menace et la
contrainte, la tyrannie fait naître chez le peuple la haine et l’envie 94, et impose au
monarque une rigueur toujours plus grande. Dominé par la peur, incapable de rompre
ce cercle vicieux, le tyran finit par devenir lui-même esclave de son pouvoir. La crainte,
unique moteur de ses actes, aboutit à inverser les rapports de force originaux 95.
63 Ce passage n’est en rien isolé. Il fait écho à quantité d’autres textes et reprend en partie
une discussion déjà fameuse au siècle précédent sur les formes idéales de
gouvernement. Peu à peu s’était mise en place chez les Grecs une classification
tripartite des différents régimes, qui distinguait entre monarchie, oligarchie et
démocratie selon que le pouvoir était aux mains d’un seul homme, d’un groupe de
citoyens, ou du peuple dans son ensemble96. Le premier exemple d’une telle réflexion
175
contrebalancé par l’autorité qu’il a confiée de plein gré à un seul homme, et qui est
distincte toutefois d’un pouvoir absolu s’appuyant sur la force et la coercition. Tout le
changement repose en fait sur l’état d’esprit dans lequel Thésée exerce ses nouvelles
fonctions. En pratique, il conserve tous les pouvoirs, mais reconnaît une autorité
supérieure, celle des lois et du peuple107. L’image de ce régime est institutionnellement
floue, mais c’est la volonté de l’orateur, qui doit conjuguer le pouvoir d’un seul homme
avec des principes démocratiques. Pour les Athéniens, le paradoxe du régime décrit par
Isocrate devait d’ailleurs être moins frappant que pour nous. En définitive, l’histoire
leur offrait des exemples d’individus placés par les circonstances à la tête de la
démocratie et dirigeant la destinée du pays. Périclès était-il bien différent du Thésée
d’Isocrate, lui dont Thucydide nous dit qu’« il dirigeait la politique » (I, 127, 3) ? Nous
viendrait-il à l’idée de nous demander si le régime athénien de l’époque était bien une
démocratie ? Et pourtant, « sous le nom de démocratie, c’était en fait le premier citoyen
qui gouvernait » (ibid., II, 65, 9, trad. J. de Romilly). Périclès n’est qu’un exemple
particulièrement éloquent d’une tendance générale de la démocratie athénienne à
laisser un chef se dégager de la masse108.
69 Isocrate dresse donc le tableau d’une démocratie modérée dans laquelle le pouvoir est
en théorie ouvert à l’ensemble du peuple, mais qui en pratique est librement confié aux
plus méritants, « une sorte de démocratie méritocratique » ainsi que la définit C.
Calame109. Comme nous l’avons vu, Thésée en effet « instaure entre les citoyens une
lutte pour le mérite sur un pied d’égalité » et c’est bien pour ses qualités personnelles
en définitive que le peuple décide de se remettre entre ses mains. Ils ont confiance en
lui et savent son souci de l’intérêt général. Thésée est un καλοσκἀγαθός qui « n’est pas
moins bien disposé que des citoyens gouvernés par un régime d’égalité » et qui
s’implique personnellement dans les épreuves que rencontre la cité 110. Cette politeia
assez inhabituelle est donc rendue possible par les qualités morales du dirigeant. L’Éloge
d’Hélène, en offrant cette image du héros comme d’un roi-démocratique, suggère que le
type de constitution adoptée importe moins en définitive que la valeur personnelle des
dirigeants. Simple ébauche d’une réflexion politique que l’orateur reprendra plus en
détails dans le Panathénaïque.
70 Dans ce discours, le dernier qu’il ait composé, Isocrate exploite à nouveau l’exemple de
Thésée, et complète l’éloge qu’il avait commencé une quarantaine d’années auparavant
(Panath., 126-129). Seule l’intéresse ici la figure du chef politique, fondateur de la
démocratie. Dès l’ouverture du passage, dans une allusion très claire à l’Éloge d’Hélène, il
indique qu’il ne reviendra pas sur des informations qu’il a déjà pu donner, mais qu’il
rappellera « un seul exploit qui se trouve ne pas avoir été rapporté auparavant et que
personne d’autre n’a accompli à part Thésée » (ibid., 127). Il désigne par là la création de
la démocratie. Cette affirmation paradoxale, si l’on pense par exemple aux Suppliantes
d’Euripide ou à l’Éloge d’Hélène, peut s’expliquer de deux manières. Il peut s’agir
évidemment d’un simple mensonge rhétorique, d’une captatio benevolentiae semblable à
celle que nous avions trouvée dans le Philippe au début de l’éloge d’Héraclès. Mais
Isocrate veut peut-être suggérer qu’il nous offre ici un traitement inédit de l’épisode
parce qu’il relie explicitement l’action politique de Thésée à la description de la patrios
politeia.
71 L’exemple de Thésée s’intègre en effet à un long ensemble qui s’étend du paragraphe
114 au paragraphe 150 et dans lequel sont comparés les mérites respectifs des
constitutions de Sparte et d’Athènes. Jusque-là, l’orateur avait cherché à prouver la
178
supériorité d’Athènes sur Sparte en détaillant les preuves de son dévouement éternel
envers les Grecs. Il s’agit maintenant pour lui de prévenir les attaques de ses
adversaires et de montrer que cette hiérarchie entre les deux cités, contrairement à ce
que certains pensent, se vérifie aussi dans le domaine des institutions 111. Et c’est pour
établir que les habitants d’Athènes se sont montrés « dès l’origine supérieurs aux
autres » (ibid., 120) qu’Isocrate choisit de faire ici de Thésée le fondateur de la
démocratie, lui donnant dans ce texte le rôle dévolu à Solon et à Clisthène dans
l’Aréopagitique ou le Sur l’Échange112. Ce régime politique, « meilleur et plus sage que les
autres » (βελτίω τῶν ἄλλων καὶ σωφρονεστέραν, ibid., 151), trouve dans sa longévité
une nouvelle preuve de sa valeur, puisque Isocrate assure qu’il a été utilisé jusqu’à
l’époque des Pisistratides, donc « pendant pas moins de mille ans » (ibid., 148). En
faisant remonter aussi loin dans le temps cette transformation du régime athénien,
l’orateur lui assure sans conteste l’antériorité par rapport à la constitution de Lycurgue
et désamorce toute critique éventuelle113. Puisque Thésée a inventé la démocratie,
Sparte ne peut plus se vanter de ses institutions. Lycurgue n’a fait qu’« imiter le mieux
possible l’organisation établie en vigueur chez nos ancêtres » 114. L’image de Thésée
fondateur de la démocratie s’impose donc dans ce texte pour des raisons de
propagande.
72 La description de la réforme est assez brève car dans ce passage, l’orateur met surtout
l’accent sur le mérite et la sagesse du héros, qui entreprend de telles modifications de
son plein gré, sans y être forcé par la conjoncture, alors qu’il peut espérer jouir encore
de son pouvoir pendant de nombreuses années : « en pleine fleur de l’âge, [Thésée]
confia la gestion de la cité au peuple et consacra pour sa part son temps à affronter le
danger pour cette cité et pour le reste des Grecs » (ibid., 128). Pour rapide qu’elle soit,
cette présentation offre en définitive un bilan plus tranché que dans l’Éloge d’Hélène. La
répartition des pouvoirs dans le nouveau gouvernement mis en place correspond
clairement à une démocratie modérée : l’ancien roi conserve une charge militaire mais
l’autorité est bien remise entre les mains du peuple. Le nouveau régime, par la suite
longuement décrit, est d’ailleurs nettement qualifié par Isocrate de démocratie 115. Cette
image d’une démocratie hybride, dans laquelle la fonction royale garde une place plus
ou moins grande, correspond d’ailleurs à la description que nous offrent les autres
discours de l’époque. Nous avons déjà évoqué l’Oraison funèbre de Démosthène. Dans le
Contre Nééra, inséré dans le corpus du même orateur, Thésée est présenté clairement
comme le fondateur de la démocratie (Θησεὺς… δημοκρατίαν ἐποίησεν), et si l’auteur
indique que le Roi subsiste malgré tout, il précise aussitôt qu’il ne s’agit plus d’une
charge héréditaire, mais que le peuple élit désormais son roi sur une liste d’individus
préalablement sélectionnés pour leur valeur (Contre Nééra, 75). Nous pouvons encore
citer Aristote, qui à en croire Plutarque, affirme que « Thésée a été le premier à
pencher vers la foule... et à abandonner le pouvoir absolu (ἀφῆκε τὸ μοναρχεῖν) » 116. Le
texte de la Constitution d’Athènes tel qu’il nous est parvenu décrit toutefois un
changement moins radical. Il se contente d’indiquer que Thésée instaure la première
constitution de la cité, une constitution qui s’écarte « un peu de l’état monarchique »
(μικρὸν παρεγκλίνουσα τῆς βασιλικῆς, Constitution d’Athènes, 41, 2).
73 En réalité, tous nos témoignages s’accordent donc pour reconnaître que Thésée est à
l’origine de réformes politiques capitales, mais ils deviennent beaucoup plus vagues et
imprécis dès qu’il s’agit de préciser le statut qu’il conserve dans le nouveau régime.
Selon les textes, les critères d’extension des pouvoirs du souverain varient. Dans tous
179
les cas cependant s’instaure une forme de démocratie dans laquelle la fonction royale
subsiste, même si elle se modifie, tempérée par le pouvoir octroyé au peuple 117. Dans
l’Éloge d’Hélène, le pouvoir royal est soumis à une sorte de reddition de comptes ; dans le
Panathénaïque, le régime se caractérise par un partage des pouvoirs entre le roi et le
reste du peuple ; dans le Contre Nééra, le roi n’est plus qu’un citoyen élu pour ses
mérites et comparable à un simple magistrat.
74 Il serait d’ailleurs vain de chercher à identifier le régime mis en place par Thésée à une
réalité historique précise. Plutôt que de décrire un gouvernement effectivement en
vigueur dans l’Athènes d’autrefois, les orateurs présentent un gouvernement idéal, une
démocratie délivrée des excès et des travers du régime qu’ils connaissent. Cette
constitution fondée sur le mérite et sur la valeur morale, parée de toutes les vertus, est
clairement assimilée dans le Panathénaïque à « la constitution des ancêtres » (ἡ
[πολιτεία] ἡ τῶν προγόνων), cette fameuse patrios politeia à laquelle les orateurs se
réfèrent lorsqu’ils veulent évoquer un gouvernement en place autrefois, dans un passé
plus ou moins lointain, un gouvernement meilleur que le régime contemporain qui l’a
remplacé118. Bien entendu, le terme reste suffisamment vague pour recouvrir des
réalités institutionnelles bien différentes selon celui qui s’y réfère et pour s’adapter aux
choix politiques de chacun. Isocrate, qui revient dans plusieurs discours sur cette
notion, ne la situe pas toujours à la même époque du passé 119. Dans le Panathénaïque, il
choisit d’en accorder la paternité à Thésée. Ce faisant, il lui assure non seulement
l’antériorité par rapport à la constitution Spartiate, mais il lui offre surtout la caution
morale du héros qui lui permet de voir le jour. Ce patronage prestigieux donne un
fondement solide et une légitimité véritable à une politique qu’il prône depuis bien
longtemps pour résoudre les problèmes de la cité.
75 Comme nous l’avons déjà relevé, Isocrate prend soin de préciser tout de suite la nature
de cette constitution des ancêtres. Il s’agit bien d’une démocratie, mais à la différence
de la démocratie radicale qui gouverne Athènes au IVe siècle, cette constitution
ancestrale « fait appel aux meilleurs » (ἀριστοκρατίᾳ δὲ χρωμένην) 120. Pour éviter
d’être accusé de sympathies oligarchiques, Isocrate s’empresse d’indiquer que la patrios
politeia n’a rien à voir avec un régime fondé sur les fortunes, et qu’il ne remet pas en
cause le classement tripartite des constitutions que l’on trouve par exemple chez
Hérodote (ibid., 132). Néanmoins, en introduisant un nouveau critère de classement, il
bouleverse immédiatement cette vision traditionnelle. La nature d’un régime ne
dépend plus uniquement du nombre de gens qui détiennent le pouvoir (individu,
groupe, ou ensemble du peuple), mais surtout de la valeur morale de ces mêmes
individus. A partir du moment où un peuple confie les charges officielles aux individus
« les plus capables, ceux qui dirigeront les affaires avec le plus de compétence et de
justice », le résultat ne saurait être mauvais (ibid.). Cette affirmation fait éclater les
cadres de l’ancienne classification, chacune des trois constitutions se divisant elle-
même en deux selon les qualités de ses dirigeants. Mais cette multiplication des
possibilités efface, plus qu’elle ne renforce, les différences primitives. Comme toute
constitution reflète l’état d’esprit de ses chefs, qu’elle est « l’âme de la cité » 121, le
bonheur des citoyens dépend moins du type de régime adopté que de la valeur des
hommes qui se retrouvent à la tête des affaires publiques (ibid., 133-134).
76 C’est pour avoir bien suivi ces principes que le régime instauré par Thésée s’avère
justement le meilleur aux yeux d’Isocrate. Bien éduqué par les monarques successifs
dans la pratique des vertus essentielles (vertu, justice, sagesse), le peuple sait choisir
180
héros et pour se présenter comme « un nouveau Thésée »128. Dans le cadre de cette
politique s’intègre l’expédition qu’il entreprend vers 475 à Scyros, d’où il ramène la
dépouille supposée du héros, qu’il installe en grande pompe dans le Théséion, un
bâtiment spécialement construit ou aménagé à cet effet à Athènes. On ne s’étonnera
donc pas qu’Isocrate soit précisément un de ceux qui utilisent le plus fréquemment
l’exemple du souverain démocratique. Ses tendances modérées se satisfont
parfaitement de cette figure royale parée de toutes les vertus, qui donne l’exemple d’un
régime dirigé avec sagesse et compétence mais dans lequel les pouvoirs du peuple sont
limités et délégués aux plus méritants129.
78 Les projets politiques exposés par Isocrate dans le Philippe ou dans le Panathénaïque
expliquent la présence dans le premier d’un éloge d’Héraclès, et dans le second d’un
éloge consacré à Agamemnon. Les deux héros donnent l’exemple de cette figure
panhellénique que recherche l’orateur. C’est en tant que chefs – et même instigateurs à
en croire la présentation de l’orateur – d’une expédition panhellénique contre les
Perses qu’ils sont tous deux cités en exemple par Isocrate. Point n’est besoin toutefois
d’emprunter à la mythologie des autres cités grecques lorsque le propos consiste à
vanter le dévouement patriotique manifesté à l’égard de sa seule cité, et non de la Grèce
tout entière. La tradition attique fournit maints témoignages d’héroïsme et de
sacrifices volontaires, qu’il serait dès lors maladroit d’aller chercher en dehors des
frontières de l’Attique. Cela laisserait supposer que les cités rivales ont engendré des
hommes plus valeureux que ceux qui ont vu le jour à Athènes. Les exemples étrangers,
les orateurs le savent bien, sont moins convaincants que ceux qui touchent de près
l’auditoire. Ce sont donc des légendes purement athéniennes qu’ils choisissent pour
illustrer l’héroïsme de leurs concitoyens.
79 Le Contre Léocrate de Lycurgue prouve ainsi qu’un orateur ne manque pas d’exemples
autochtones lorsqu’il veut démontrer la bravoure ancestrale d’Athènes, qui a été « un
modèle d’exploits pour tous les Grecs », et dont les ancêtres « ont surpassé les autres
par leur héroïsme » (Léocr., 83). Il lui suffit de puiser dans le fonds de légendes attiques.
Toute la seconde partie de son discours, qui mêle mythe et histoire, multiplie ainsi les
exemples athéniens d’une bravoure exemplaire au service de l’État. De cet ensemble
émergent les figures de deux rois athéniens, dont le sacrifice exemplaire a assuré à lui
seul le salut de la patrie.
80 Le premier de ces rois est Codros. Résumons brièvement la version que Lycurgue nous
donne du mythe. Les ennemis Péloponnésiens sont aux portes d’Athènes, et savent
grâce à un oracle de Delphes qu’ils ne prendront la ville qu’en épargnant son roi
Codros. Prévenu par un transfuge – même les étrangers sont bienveillants (εὔνους) à
l’égard d’Athènes ! –, Codros n’hésite pas. Tandis que son peuple résiste vaillamment
aux ennemis qui l’assiègent en force, il se déguise en mendiant, s’arrange pour
provoquer deux des Péloponnésiens et se faire tuer. Une fois conscients de la véritable
identité de ce mendiant, les ennemis choisissent de se retirer car l’oracle leur interdit
d’espérer désormais une victoire.
81 Ce récit d’un sacrifice volontaire n’empêche pas l’orateur de reconnaître le courage de
tout le peuple d’Athènes. Le geste de bravoure individuel n’efface pas pour autant la
résistance héroïque des citoyens. Avant même que Codros n’ait pris sa décision,
182
Lycurgue précise que les Athéniens « n’abandonnèrent pas le pays, ne livrèrent pas aux
ennemis la terre qui les avait nourris et les lieux sacrés, mais [qu’]en dépit de leur petit
nombre, ils supportèrent le siège, retranchés à l’intérieur, et résistèrent pour leur
patrie » (ibid., 85). La bravoure de Codros reflète celle de ses concitoyens, eux-mêmes
prêts à donner leur vie pour leur patrie. L’issue du combat n’est malgré tout assurée
qu’avec la disparition du souverain. La décision de Codros permet donc d’accélérer le
processus et d’épargner des vies humaines, puisque les Péloponnésiens, avertis par
l’oracle, renoncent à poursuivre le combat une fois qu’ils ont appris la mort du roi. Son
geste prouve aussi ses qualités de stratège et de chef. Si ses sujets, comme lui, font
preuve de courage, il ajoute personnellement à cela ses capacités intellectuelles, son
intelligence. Pour venir à bout de l’ennemi, il utilise en définitive la ruse bien plus que
la force, car il sait tromper l’ennemi en se déguisant pour masquer sa véritable identité.
C’est donc par un stratagème qu’il triomphe de l’ennemi, témoignant là d’une qualité
essentielle pour un chef130.
82 Responsable du salut d’Athènes, Codros apparaît clairement comme un héros. Devant le
danger qui menace sa cité, il choisit volontairement de se sacrifier alors même qu’il est
assuré que les ennemis seraient prêts à l’épargner pour voir l’oracle se réaliser. Il
donne ainsi une preuve éclatante de son patriotisme et la mesure de son dévouement.
Deux passages d’ailleurs encadrent le mythe et reprennent en écho la même idée :
Les rois d’alors, messieurs les juges, avaient tant de noblesse (γενναῖοι) qu’ils préféraient
mourir pour assurer le salut de leurs sujets plutôt que vivre en changeant de pays. (ibid., 86)
Est-ce que les rois d’alors avaient pour leur patrie les mêmes sentiments que Léocrate, eux
qui préféraient mourir pour elle en trompant les ennemis, et sacrifier leur propre existence
pour assurer le salut de la communauté ? (ibid., 88)
83 Ces réflexions stigmatisent d’autant mieux la lâcheté de Léocrate, l’individu contre
lequel le discours est écrit et qui, saisi de frayeur à l’annonce de la défaite de Chéronée,
a choisi de quitter Athènes plutôt que de rester pour la défendre contre les ennemis.
84 Comme bien souvent dans la mythologie athénienne, la survie de la communauté passe
par la disparition d’un de ses membres, dont la mort est nécessaire pour assurer le
bonheur général131. Dans le cas de Codros, le roi doit renoncer lui-même à la vie. Mais
on exige parfois de la victime qu’elle sacrifie ce qu’elle a de plus cher, par exemple ses
enfants. Les exemples ne manquent pas de jeunes gens dont on réclame le sacrifice,
qu’on pense à Ménécée, à Iphigénie, à Macarie, ou à Polyxène 132, et le théâtre d’Euripide
exploite largement ce thème pathétique. Après avoir rappelé l’histoire anonyme d’un
jeune homme sicilien qui a sauvé son père au péril de sa vie lors d’une éruption de
l’Etna, Lycurgue revient à l’histoire athénienne avec le récit du sacrifice exigé
d’Érechthée.
85 Le mythe reprend l’histoire de la guerre entre Érechthée et Eumolpe le Thrace. Comme
nous l’avons vu précédemment133, d’autres orateurs exploitent l’exemple de ce conflit,
mais la présentation qu’ils en offrent est bien différente et l’accent n’est pas mis sur les
mêmes éléments. Chez eux, le mythe intervient parmi les exemples de guerres
mythiques livrées par Athènes contre les Barbares, comme l’illustration des principes
de justice et de piété qui gouvernent la cité. Dans cette perspective, les orateurs
mettent en relief le comportement collectif d’un groupe : ils insistent sur le courage des
Athéniens, vainqueurs d’un ennemi menaçant, mais ils ne détaillent pas les différents
épisodes, et taisent notamment l’obligation dans laquelle se trouve Érechthée de
sacrifier une (ou plusieurs) de ses filles pour triompher de l’ennemi. Le propos de
Lycurgue est autre, de même que le contexte dans lequel s’inscrit notre exemple. Dans
183
mise dans la bouche de la mère de la jeune victime, permet de rappeler que le sacrifice,
s’il est librement consenti, ne va pas pour autant sans une profonde douleur, et qu’il
trahit un dévouement exceptionnel envers la patrie. Si une mère elle-même accepte de
voir sa fille sacrifiée pour la patrie, c’est bien la preuve de la grandeur d’âme et de
l’héroïsme hors du commun de ces ancêtres athéniens. La tirade de Praxithéa présente
par ailleurs un dernier intérêt. Pour le public athénien, elle ne peut manquer d’évoquer
par contraste un autre sacrifice célèbre qui n’a pas fait la même unanimité. Si
Agamemnon a accepté de livrer sa fille Iphigénie à la mort pour assurer le départ de
l’expédition pour Troie, nul n’ignore que sa femme Clytemnestre ne lui a jamais
pardonné ce meurtre, et qu’elle en tire châtiment dix ans plus tard, en tuant son époux
à son retour. De ce fait, l’accord entre Érechthée et Praxithéa paraît encore plus
admirable et donne à tous les citoyens athéniens un exemple encore plus éclatant
d’héroïsme et de dévouement envers la patrie. L’immolation volontaire des deux sœurs
de la jeune victime, qui choisissent librement d’embrasser le destin de la condamnée,
vient encore renforcer la leçon de l’exemple135.
89 L’Oraison funèbre de Démosthène reprend brièvement l’épisode lorsque l’orateur
déroule la liste des exploits des héros éponymes de chaque tribu.
Les Érechthéides savaient tous qu’Érechthée, leur éponyme, pour sauver son pays, supprima
ses filles nommées Hyacinthides, en les livrant à une mort publique. (Or. fun., 27, trad. R.
Clavaud)
90 La version de Démosthène suit une tradition légèrement différente de celle du Contre
Léocrate, puisque à l’en croire, le roi Érechthée supprime non pas une, mais toutes ses
filles, rendant son sacrifice plus poignant et plus exemplaire 136. Mais l’essentiel du
mythe subsiste. Là encore, le salut de la patrie est lié à la mort d’une victime qui joue le
rôle de bouc émissaire, et l’exemple de cet héroïsme doit à inciter ses descendants à
imiter sa bravoure. Cette trame se retrouve d’ailleurs dans la légende d’un autre héros
éponyme, celui de la tribu des Léontides :
Les Léontides avaient appris la légende selon laquelle les Vierges, filles de Léos, s’offrirent en
victimes à leurs concitoyens pour la sauvegarde de leur pays, (ibid., 29)
91 Démosthène ne détaille pas son récit, mais ces quelques mots suffisent à établir le
parallèle. Une fois de plus, il s’agit de l’exemple d’un sacrifice consenti pour assurer le
salut d’Athènes. Démosthène ne retient que l’essentiel des informations : Athènes est
en danger ; des citoyennes ont eu le courage d’offrir leur vie pour la sauver. Mais son
récit introduit une légère modification à la tradition mythique. Pour la version la plus
courante, c’était le père des jeunes filles, Léos, qui offrait ses filles en victimes afin
d’écarter d’Athènes la peste et la famine, obéissant à un oracle selon lequel seul un tel
sacrifice pouvait sauver la cité. La version de Démosthène, qui choisit de les faire
consentir librement à leur sacrifice, atténue sans aucun doute l’horreur d’une telle
décision, et donne une preuve encore plus nette de l’héroïsme athénien 137.
92 En définitive, malgré les légères différences qui existent entre ces mythes, on est
surtout frappé par les remarquables similitudes qu’ils entretiennent entre eux. Tous
suivent la même trame d’ensemble. Le mythe donne l’exemple d’un dévouement
exceptionnel pour la patrie. L’héroïsme dont le personnage fait preuve se manifeste
lors d’un sacrifice, exigé par un oracle et seul capable d’assurer le salut d’Athènes. Il
peut s’agir de la propre mort du héros, ou du sacrifice d’un être cher ; le danger que
court la cité peut venir d’un peuple étranger, ou d’une catastrophe naturelle. Mais dans
tous les cas, l’épreuve traversée par la cité est surmontée grâce au courage d’un
185
individu, dont la bravoure réside non pas dans une force physique extraordinaire, mais
dans une force morale peu commune, et dans la priorité qu’il donne aux intérêts
publics sur les intérêts privés.
NOTES
1. Pour Héraclès: Isocrate, Phil., 76, Euripide, Hér., 1252 et 1310. Même idée, exprimée
différemment, chez Lysias, Or. fun., 16. Pour Thésée : Isocrate, Hél.. 24.
2. J. Boardman, « Herakles, Peisistratos and Eleusis », JHS 95, 1975, p. 1-12. Sur la comparaison
entre les deux héros et l’évolution de leur popularité respective, lire également du même auteur
« Herakles, Peisistratos and Sons », RA 1972, p. 57-72 et RA 1978, p. 227-234, ainsi que « Herakles,
Theseus and Amazons », in D. Kurtz, B. Sparkes (éds.), The Eye of Greece. Studies in the Art of Athens,
Cambridge, 1982, p. 1-28. Voir aussi E. Pottier, « Pourquoi Thésée fut l’ami d’Hercule », Recueil
Edmond Pottier, Paris, 1937, p. 352-372 (= Revue de l’Art ancien et moderne, 1901, 1, p. 1-18), M.P.
Nilsson, Cults, Myths, Oracles and Politics in Ancient Greece, Lund, 1951, p. 49-96, et du même auteur,
« Political Propaganda in Sixth-Century Athens », in Studies presented to D.M. Robinson, Missouri,
1953, II, p. 743-748. F. Brommer, dans son ouvrage Die Taten der griechischen Helden in der Antike
Kunst und Literatur, Theseus, Darmstadt, 1982, p. 132, établit la liste des différents rapprochements
entre les deux héros. On trouvera également des indications dans le livre de J. Neils, The Youthful
Deeds of Theseus, Rome, 1987, et l’article de W.C. Connor, « Theseus in Classical Athens », in A.G.
Ward (éd.), The Quest for Theseus, Londres, 1970, p. 143-174.
3. Cf. C. Calame, dans son récent ouvrage sur Thésée et l’imaginaire athénien, Lausanne, 1990, p.
404 : « Au seuil de l’époque classique, les Athéniens offrent donc au regard des fidèles (...) le
spectacle de l’équivalence désormais établie entre Héraclès, le héros panhellénique, et Thésée, le
protagoniste secondaire retiré à la légende d’autres cités pour être élevé, dans un cadre narratif
réinventé, au rang de héros national de la cité destinée à être leader politique et culturel de la
Grèce classique ». Cf. E. Pottier, art. cit., p. 361. De la même façon, J. Boardman souligne qu’au
début du Ve siècle, l’attention portée au personnage d’Héraclès a bien baissé, remplacée par
l’intérêt politique que présente le personnage de Thésée (art. cit., JHS 95, 1975, p. 2).
4. C. Sourvinou-Inwood, rappelle les principaux noms qui illustrent chacune de ces deux théories
(« Theseus lifting the Rock and a Cup near the Pithos Painter », JHS 91, 1971, p. 94-109, n. 23, 24,
25, p. 98). J. Boardman, s’opposant à ceux qui font remonter à Pisistrate l’intérêt manifesté pour
Thésée, préfère choisir Héraclès comme favori du tyran (RA 1972, p. 58).
5. C. Delvoye en rassemble de nombreuses preuves dans son article « Art et politique à Athènes à
l’époque de Cimon », in Le monde grec. Hommages à Cl. Préaux, Bruxelles, 1975, p. 801-807 (surtout
p. 806-807). Cf. A. Moreau, « Le retour des cendres : Oreste et Thésée, deux cadavres (ou deux
mythes ? ) au service de la propagande politique », in F. Jouan, A. Motte (éds.), Mythe et Politique.
Actes du Colloque de Liège. 14-16 septembre 1989, Liège, 1990, p. 209-218. L’ensemble de la discussion
et les principales hypothèses avancées sont repris par C. Calame, op. cit., p. 416-418 et n. 41 p. 456.
S. Mills met en garde toutefois contre la tentation d’associer Thésée trop étroitement à une figure
politique précise, et notamment à Cimon. Elle rappelle que Thésée apparaît déjà comme un héros
national bien avant les années 470, et que l’expédition à Scyros sert autant le prestige d’Athènes
que les intérêts particuliers de Cimon (Theseus, Tragedy and the Athenian Empire, Oxford, 1997, p.
35-37 et p. 103, n. 58).
186
6. E. Bottier, art. cit., p. 364. W.C. Connor, in A.G. Ward, op. cit., p. 166. Voir de même J. Boardman,
« Herakles, Theseus and Amazons… », p. 2-3, et surtout F. Brommer, op. cit., p. 132.
7. v. 207-212, 1200 et 1254. Héraclès et Thésée sont issus de deux cousines germaines, puisque
Alcmène et Æthra, leurs mères respectives, sont toutes deux petites-filles de Pélops.
8. Cf. C. Calame, op. cit., p. 225 et p. 260.
9. Pour J. Neils (op. cit., p. 50-51 et p. 124), le Trésor des Athéniens est un instrument de la
propagande tendant à souligner les parallèles entre le héros dorien et le jeune héros athénien.
Elle montre bien d’autre part que le bâtiment de l’Héphaïstéion juxtapose les travaux d’Héraclès
et les exploits du héros local. Dix métopes de la face est sont consacrées à Héraclès, tandis que les
métopes des côtés reprennent huit des exploits de Thésée. De plus, des frises beaucoup plus
tardives au-dessus du pronaos et de l’épisthodome représentent des scènes de la vie adulte de
Thésée.
10. Critias TrGF 43 F 1-14 Snell. Dans l’édition de Nauck, cette pièce était attribuée à Euripide, et
la question n’est pas encore définitivement tranchée. On hésite de même entre les deux auteurs
pour l’attribution d’une tragédie intitulée Rhadamante, dont l’argument semble très proche de
celui du Peirithoos de Critias.
11. Plutarque, Vie de Thésée, 6, 8-9, traduction R. Flacelière et É. Chambry, Paris, CUF, 1957.
12. Plutarque, ibid., 6, 9 et 25, 5. Diodore de Sicile, IV, 59, 1.
13. Il apparaît dans quatre occurrences aux côtés de Thésée : Isocrate, Hél., 23-29, Dém., 8, Phil.,
144-145 et Panath., 205. Il intervient sans son émule chez Lysias, Or. fun., 11-16, Xénophon, Hell.,
VI, 3, 6, Démosthène, Or. fun., 31, et de nombreuses fois chez Isocrate, dans six exemples
développes (Hél., 16-17, Busiris, 36-37, Dém., 50, Panég., 60, Archid., 8, Phil., 109-115) ainsi que dans
sept allusions plus brèves où il est évoqué essentiellement en raison de ses liens généalogiques
avec les auteurs supposés ou les destinataires des discours (Evag., 16, Archid., 8, Phil., 32-34, 76-77,
127, 132, Lettre IX. A Archidamos, 3).
14. Comme le note K.G. Galinsky, cette tendance se vérifie dès l’époque d’Homère, qui le premier
mentionne le héros. Elle ne fera que se confirmer par la suite, puisque seuls les mythographes et
les historiens prennent la peine de détailler ses exploits (The Herakles Theme. The Adaptations of the
Hero in Literature from Homer to the Twentieth Century, Oxford, 1972, p. 2). Parmi l’importante
bibliographie consacrée au héros, nous ne citerons qu’un nombre restreint d’ouvrages. A la
présentation générale de G.K. Galinsky, nous ajouterons le livre de P. Chuvin, La Mythologie
grecque : du premier homme à l’apothéose d’Héraclès, Paris, 1992. Voir également les articles de J.
Boardman cités précédemment. Pour une approche littéraire et iconographique, outre le long
article consacré au héros dans le LIMC, nous renvoyons à trois livres essentiellement : R.
Flacelière, P. Devambez, Héraclès. Images et récits, Paris, 1966 ainsi que F. Brommer, Herakles, vol. I :
Die zwölf Taten des Helden in antiker Kunst und Literatur, Cologne, 1953, et vol. II : Die unkanonischen
Taten des Helden, Darmstadt, 1984. Enfin, l’article de C. Dugas, « Héraclès Mousicos », REG 57, 1944,
p. 61-70 (repris dans le Recueil Ch. Dugas, Paris, 1960, p. 115-121), donne une vision un peu
différente du héros, et étudie les premières apparitions d’un Héraclès moins connu, savant et
sage.
15. Cf. p. 231. L’utilisation du terme ἀθληταί relève du même procédé rhétorique que celle
d’ἐπίπονος. Là encore, on assiste à un glissement par rapport au sens initial du mot : on passe du
domaine des prouesses physiques aux qualités intellectuelles et à une vertu purement morale.
16. Ce morceau célèbre est repris dans les Mémorables de Xénophon, II, 1, 21-34.
17. Le Vice s’emploie à rassurer Héraclès en ces termes : « Il n’y a pas de risque que je te pousse à
te procurer ces plaisirs en endurant physiquement et moralement une vie de labeur et des
souffrance (πονοῦντα καὶ ταλαιποροῦντα) » (Xénophon, Mém., II, I, 25).
18. Platon, Banquet, 177 b. Sans doute Aristophane y fait-il également allusion dans les Nuées, v.
1048-1052, passage dans lequel Héraclès est vanté pour son âme.
187
19. Cf. l’ouvrage de K. Münscher sur Xénophon, Xenophon in der Griechisch-römischen Literatur
(Philologus Suppl. Bd. 13. Heft 2), Leipzig, 1920.
20. Même idée dans le Banquet de Xénophon, VIII, 29.
21. Cette transformation avait déjà été amorcée au V e siècle par Euripide dans son Héraclès
furieux. Au cours de cette pièce, le poète s’intègre dans une tradition qui, de Pindare à Sophocle,
refuse de réduire le héros à ses seules prouesses physiques, mais voit dans ses exploits la
manifestation d’un idéal plus élevé. Ce n’est pas ici le lieu de faire une analyse détaillée de la
pièce d’Euripide. Nous nous contenterons de quelques remarques, qui prouvent que le héros
d’Euripide annonce par beaucoup de traits la figure qu’en offrent nos orateurs, même si le poète
enrichit son personnage de détails plus originaux. Le personnage d’Héraclès conserve bien
évidemment certains traits de la légende, et le chœur rappelle ainsi dans son premier stasimon les
exploits du dodécathlon. Il ne s’agit donc pas de priver Héraclès de ses titres de gloire. Il reste
celui qui a purgé la terre et les mers de tous ses monstres, le héros armé de l’arc et de la massue
traditionnelle. Mais ses prouesses ont bénéficié à la Grèce tout entière, et tous les hommes lui
sont redevables de son dévouement et des dangers encourus pour eux, lui « le bienfaiteur, l’ami
tout-puissant des humains » (Εὐεργέτης βροτοῖσι καὶ μέγας φίλος, ν. 1252). Cf. ν. 222-226 et
1309-1310. Bien que fils de Zeus, ce héros « l’emporte par sa vertu plus encore que par sa noble
origine » (v. 696-697).
22. Sur cette question, voir les indications bibliographiques données supra, n. 154 du chapitre
précédent.
23. Notamment grâce à des expressions impersonnelles comme προσήκει (127, 32), δίκαιον (32,
34, 35), ou αἰσχρόν (132). Voir Phil., 32-34, 76-77, 113-115, 127, 132.
24. Ce raisonnement semble avoir joui d’une certaine faveur dès cette époque, et nous verrons
dans le chapitre suivant la place qu’il tient, notamment, dans le domaine diplomatique. On tire
argument d’une ascendance prestigieuse pour inciter à un noble comportement, ou pour le
justifier après coup. Ainsi, le courage des hommes de la tribu des Antiochides à Chéronée
s’explique, d’après Démosthène, parce qu’ils ont pour ancêtre le héros éponyme de leur tribu,
Antiochos, lui-même fils d’Héraclès, et qu’« ils ont pensé qu’ils devaient vivre d’une façon digne
de ces circonstances, ou bien alors mourir noblement » (Or. fun., 31). Comme ces parentés
mythiques permettent de fonder une légitimité et d’assurer l’autorité d’une famille dans le
temps, on comprend la tendance toujours croissante des Grecs à se forger une généalogie
mythique. On trouve ainsi de nombreux exemples dans lesquels intervient le nom d’Héraclès et
que les auteurs rappellent sans paraître les remettre en cause. Hérodote affirme que Léonidas
descend du héros dorien par l’intermédiaire de son fils Hyllos (VII, 204). A en croire Platon,
Hippothalès n’hésite pas à classer le citoyen Lysis parmi les descendants d’Héraclès. (Lysis, 205 c).
Et le Théétète, en se moquant de « ceux qui se glorifient d’une série de vingt-cinq ancêtres et qui
rattachent à Hercule, fils d’Amphitryon », atteste par là même la popularité de cette pratique
(175 a).
25. G. K. Galinsky, op. cit., p. 81, insiste sur la fréquence de ses apparitions sur la scène comique, et
précise que c’est dans ce rôle qu’il était le plus connu de l’ensemble des Grecs du continent ou des
colonies occidentales. Les pages 81 à 100 sont consacrées au héros comique et à son utilisation,
entre autres, par Épicharme et Aristophane.
26. Pour C. Dugas, le jugement d’isocrate intervient « à un moment où s’avèrent la pauvreté
monotone de la pure tradition littéraire, et les virtualités poétiques et morales incluses dans
certaines variantes trop négligées alors par les écrivains » (art. cit., p. 120).
27. Elles rappellent l’énumération des quatre vertus cardinales de l’État dans la République de
Platon, IV, 427 e-430 d : pour le philosophe, un État doit pratiquer la sagesse (ἡ σοφία), le courage
(ἡ ἀνδρεία), la tempérance et la justice (ἡ σωφροσύνη καὶ δικαιοσύνη).
28. Nous renvoyons à G.K. Galinsky, op. cit., p. 104-105, pour une discussion détaillée de ces trois
termes.
188
29. G. Mathieu, dans son édition du texte paru dans la CUF en 1962, rappelle les noms de Diomède
en Thrace ; Mygdon en Asie, ainsi qu’Hippolytè et Sarpédon ; Géryon et Éryx pour l’Occident ;
enfin Busiris en Égypte.
30. Pour mieux souligner sa leçon, Isocrate reprend le même vocabulaire pour désigner la tâche à
laquelle il invite le roi de Macédoine : « tout au long de mon discours, je cherche à te pousser à
accomplir des bienfaits à l’égard des Grecs, et à montrer de la douceur et de l’humanité (καὶ
πραότητα καὶ φιλανθρωπίαν) » (ibid., 116).
31. Hérodote, VII. 159-162 et Xénophon, Hell., VII, 1, 34 (rappel d’un épisode relaté en III, 4, 3-4).
Nous reviendrons sur ces exemples dans notre chapitre consacré aux questions de légitimation.
32. Voir supra, p. 118 sq.
33. Cette ressemblance a été signalée depuis longtemps, notamment par G. Schmitz-Kahlmann,
op. cit., p. 53-55.
34. Panath., 72 : « Il ne possédait pas une ou deux vertus, mais il possédait toutes celles qu’on peut
énumérer, et cela dans des proportions exceptionnelles (ὑπερβαλλόντως) ».
35. Nous rappelons quelques-uns des passages du Philippe qui vantent en Héraclès un bienfaiteur
des Grecs : 76, 109, 127.
36. Cf. le tableau comparatif des deux passages chez G. Schmitz-Kahlmann, op. cit., p. 53.
37. Une fois de plus, remarquons que les aspects de la légende sont soigneusement supprimés
lorsqu’ils n’intéressent pas directement l’orateur. Ainsi rien n’est dit sur le déroulement de la
guerre de Troie, dont Isocrate se contente de préciser en termes très généraux que personne
n’accomplit « d’expédition plus belle et plus utile aux Grecs parmi les hommes de grand renom
de l’époque, ni parmi les générations suivantes » (78).
38. Le Panathénaïque (81) évoque cette armée issue de toutes les cités, qui comprend bien des
individus « descendants lointains ou directs des dieux », des gens « dont les sentiments et les
pensées n’étaient pas semblables à ceux du grand nombre, mais qui étaient pleins de colère, de
hardiesse, d’envie et d’ambition ».
39. Ce portrait rappelle en effet par bien des aspects celui de Cléarque dans l’Anabase. Comme
pour Agamemnon, les soldats voient que « seul il avait l’intelligence que doit avoir le chef »,
μόνος ἐφρόνει οἷα δεῖ τὸν ἄρχοντα (II, 2, 5). D’autre part, il n’hésite pas à mettre la main à
l’ouvrage lorsque la nécessité s’en fait sentir (II, 3, 10). Et bien qu’il n’attire pas la même
sympathie que celle qui, à en croire Isocrate, auréole Agamemnon, tous les soldats lui
reconnaissent deux qualités qui le rendent lui aussi « le mieux à même de commander » : comme
Agamemnon, il s’impose par ses qualités d’intendance et par son autorité morale (« il savait
comme personne s’ingénier à ce que ses troupes eussent des vivres et à leur en procurer ; il savait
aussi imprimer en tous ceux qui l’entouraient la conviction qu’il fallait obéir à Cléarque », II, 6, 8,
trad. P. Masqueray, Paris, CUF, 1930). Voir aussi les qualités prisées chez Agésilas dans le texte du
même nom. On pense également au portrait du chef idéal dressé par Cambyse au début de la
Cyropédie (I, 6), ce chef idéal que son fils Cyrus finit par incarner dans les derniers livres de cet
ouvrage. Cambyse souligne notamment la nécessité pour un chef de manifester son intelligence
et sa présence d’esprit (I, 6, 22-23), de savoir obtenir dévouement et obéissance volontaires de la
part de ses subordonnés (I, 6, 19-21), d’assurer un ravitaillement suffisant (I, 6, 9-11), et de savoir
trouver les manœuvres stratégiques les mieux adaptées à la situation (I, 6, 42- 43). Cf. Mém., III, 1,
6 ; 2, 1-14 ; 3, 8-10 ; 4, 8-9.
40. On relira par exemple certaines harangues de Démosthène ( Chers., 24-29, 1 ère Phil. , 24-25,
45-47, 2ème Olynth., 28-29), ainsi que certains de ses discours (Aristocr., Cour., 180, Contre Polyclès, 10,
12, 14, 23, 50). Des études précises ont montré la fréquence des procès intentés aux stratèges,
notamment au milieu du IVe siècle. Contrairement à ce qu’on a parfois avancé, le pouvoir dont ils
jouissent dans le domaine militaire est en définitive limité. La cité n’a pas remis son destin entre
les mains de quelques individus, mais le contrôle du peuple sur les stratèges reste à l’époque bien
réel : ces derniers reçoivent des instructions détaillées sur la conduite des opérations militaires,
189
et doivent rendre compte précisément de leurs échecs et de leurs exactions. Cf. W.K. Pritchett,
The Greek State at War, II, Berkeley - Los Angeles - Londres, 1974, p. 4-116, ainsi que D. Hamel,
Athenian Generals. Military Authority in the Classical Period (Mnemosyne Suppl. 182), Leyde - Boston -
Cologne, 1998, notamment p. 115-135.
41. On retrouve là bien des qualités reconnues à Timothée dans le discours d’Isocrate Sur
l’Échange. Dressant le portrait du stratège qui fut son disciple, Isocrate vante notamment sa
clairvoyance, ses dispositions pour le commandement, ses capacités militaires (117-118), son
aptitude à entretenir ses troupes en campagne sans forcer l’État à ni les cités alliées à verser de
fortes contributions (109), mais en tirant la solde du pays ennemi, ou en fournissant lui-même les
fonds nécessaires (111-113 et 120).
42. Les opinions à ce sujet sont partagées. M. Trédé rappelle les noms des principaux critiques
qui voient dans ce portrait d’Agamemnon un appel à Philippe avant de prendre elle-même
nettement position contre cette interprétation (Kairos. L’à propos et l’occasion. Le mot et la notion
d’Homère à la fin du IVe siècle avant J.-C., Paris, 1992, p. 277-282).
43. On ne saurait mettre sur le même plan la simple allusion que contient l’exhortation A
Démonicos, 8 (l’auteur évoque « les luttes d’Héraclès et les exploits de Thésée », preuves de leur
commune vertu), ni celle du Philippe, 144-145, ou encore du Panathénaïque, 205.
44. Isocrate n’est bien évidemment pas le premier à tenter d’inverser la hiérarchie entre les
deux. Euripide s’y est employé avant lui dans son Héraclès furieux, qui présente Thésée comme le
protecteur du héros dorien.
45. Hél., 23. Il faut noter dans ce seul paragraphe l’abondance des termes soulignant cette
ressemblance entre les deux destins (τοῖς ὅπλοις παραπλησίοις, τοῖς ἐπιτηδεύμασιν… τοῖς αὐτοῖς,
ἐξ ἀδελφῶν γεγονότες, ἀδελφὰς καὶ τὰς ἐπιθυμίας).
46. Le Philippe, 144-145, parle du « comportement exceptionnel d’Héraclès et de la vertu de
Thésée » (τὴν Ἡρακλέους ὑπερβολὴν καὶ τὴν θησέως ἀρετήν), tandis que le Panathénaïque, 205,
célèbre leurs figures aux côtés d’autres héros, pour avoir pratiqué « la piété à l’égard des dieux, la
justice à l’égard des hommes, la sagesse dans les autres actions ». Rappelons enfin que le discours
A Démonicos, 8, évoquait la « vertu » de leur comportement.
47. Pour tout cet ensemble, Isocrate a pu s’inspirer du discours très critique que Lycos prononce
contre le héros dans l’Héraclès furieux d’Euripide (151-164) : « Qu’a donc de grandiose l’exploit de
ton époux tuant l’hydre d’un marais ou la bête de Némée, cette bête qu’il a prise au lacet et qu’il
prétend avoir fait périr enlacée dans ses bras !... Lui était un homme de rien qui s’acquit une
apparence de bravoure dans ses combats contre des bêtes et fut incapable de tout autre prouesse.
Il n’a jamais tenu un bouclier à son bras gauche ni affronté une lance ; portant l’arc, l’arme la plus
lâche, il était toujours prêt à la fuite. Pour un guerrier, l’épreuve de la bravoure n’est pas le tir à
l’arc ; elle consiste à rester à son poste, et à voir, sans baisser ni détourner le regard, accourir
devant soi tout un champ de lances dressées, toujours ferme à son poste » (trad. L. Parmentier,
Paris, CUF, 5e tirage, 1976).
48. Ce passage est le seul discours (avec l’Archidamos, 19) qui détaille, même partiellement, les
célèbres travaux qui furent imposés au héros par Eurysthée. Dans l’Archidamos, nous trouvons
une allusion aux bœufs de Géryon. Encore l’épisode n’est-il cité qu’en passant, l’orateur préférant
s’attarder sur les péripéties du retour en Grèce.
49. Les Centaures l’emportent « par la rapidité, la force et l’audace » (26), le Minotaure possède
une nature mêlant les traits de l’homme et du taureau, et douée d’une force correspondant à la
fusion de tels physiques » (28), Thésée délivre les Grecs de « nombreux fléaux terribles » (29).
50. En tuant le taureau de Marathon, Thésée délivre « ceux qui habitent la cité (τοὺς οἰκοῦντας
τὴν πόλιν) d’une grande peur et d’une grave difficulté » (ibid., 25). Il mène l’expédition en Crète
pour libérer la cité (τὴν πόλιν... ἠλευθέρωσεν) d’un tribut qui pèse sur elle (δασμὸν τῆς πόλεως)
et qu’il juge odieux (ibid., 27-28). Il vient au secours de cités de Thessalie, menacées par les
190
Centaures qui « ravagent certaines cités, s’apprêtent à en ravager d’autres, et menacent les
dernières » (ibid., 26).
51. Dans sa lecture de l’épisode crétois, C. Calame insiste également sur cette victoire de
l’Athénien sur le monde sauvage (op. cit., p. 210-213).
52. Cette fonction du héros correspond d’ailleurs à l’évolution que subit son imagerie attique au
début du Ve siècle. Ainsi que C. Calame le rappelle, Thésée se transforme alors en jeune éphèbe, et
cette métamorphose reflète peut-être « la volonté athénienne d’opposer à la force souvent
sauvage d’Héraclès l’image plus polie du héros local » (op. cit., p. 188). Ce jeune éphèbe disparaît
d’ailleurs vers le milieu du Ve siècle pour faire place à une représentation plus héroïque, qui
s’inspire des Tyrannicides et qui prouve l’appropriation définitive de la figure de Thésée par la
cité attique (ibid., p. 411-412).
53. Pour C. Calame, cette dimension panhellénique du personnage se sent dès le V e siècle, lorsque
l’iconographie intègre des représentations du héros athénien dans des lieux à vocation
panhellénique comme Delphes ou Olympie (op. cit., p. 410).
54. Nous ne donnerons qu’un aperçu de la bibliographie très vaste consacrée au personnage et
qui s’est encore enrichie dernièrement de trois titres, l’ouvrage très complet de C. Calame (Thésée
et l’imaginaire athénien. Légende et culte en Grèce antique, Lausanne, 1990), ainsi que ceux de H.J.
Walker (Theseus and Athens, Oxford, 1995) et de S. Mills (Theseus, Tragedy and the Athenian Empire,
Oxford, 1997). Outre ces titres et ceux donnés en note 2, on peut se reporter pour une
présentation plus synthétique à l’introduction que C. Ampolo et M. Manfredini donnent de la Vie
de Thésée de Plutarque, Plutarco. Le vite di Teseo e di Romolo, Milan, 1988. Les travaux plus anciens
de C. Robert (Die Griechische Heldensage, II, Die Nationalheroen, Berlin, 1921, p. 676-756) et de H.
Herter (RE, s.v. « Theseus », Suppl. Bd. XIII, 1973, col. 1045-1238 ; « Theseus der lonier », RhM 35,
1936, p. 177- 239, « Theseus der Athener », RhM. 38, 1939, p. 244-326, et « Griechische Geschichte
im Spiegel der Theseus », Die Antike 17, 1941, p. 209-228) gardent tout leur intérêt. L’ouvrage de C.
Dugas et R. Flacelière, Thésée. Images et récits, Paris, 1958, mêle aussi art figuré et littérature. Sur
l’évolution de la légende de Thésée, nous citerons l’article de C. Dugas, « L’évolution de la légende
de Thésée », REG 56, 1943, p. 1-24 (= Recueil Ch. Dugas, Paris, 1960, p. 93-107), et celui de R.B.
Edwards, « The Growth of the Legend », in A.G. Ward (éd.), op. cit., p. 25-50. Beaucoup de critiques
se sont intéressés à l’utilisation politique du personnage de Thésée. Outre Μ. P. Nilsson, art. cit. et
op. cit., p. 49-112, nous renvoyons aux indications fournies par E. Ruschenbusch, « πάτριος
πολιτεία », Historia 7, 1958, p. 394-424 ; F. Jacoby, Atthis. The Local Chronicles of Ancient Athens,
Oxford, 1949, p. 215-220 et n. 23 p. 394. Cf. également W.R. Agard, « Theseus, a National Hero »,
CJ 24, 1928, p. 84-92 ; W.C. Connor, « Theseus in Classical Athens », in A.G. Ward (éd.), op. cit., p.
149-174 ; C. Sourvinou-Inwood, « Theseus lifting the Rock and a Cup near the Pithos Painter », JHS
91, 1971, p. 94-109 ; J.N. Davie, « Theseus the King in fifth-century Athens », GR S. 2, 29, 1982, p.
25-34 ; C. Delvoye, « Art et politique à Athènes à l’époque de Cimon », in Le monde grec. Hommages
à Cl. Préaux, Bruxelles, 1975, p. 801-807. Pour finir, citons les deux articles parus dans l’ouvrage
édité par F. Jouan et A. Motte, Mythe et Politique. Actes du Colloque de Liège. 14-16 septembre 1989,
Liège, 1990 : C. Garcia Gual, « La modération attique de Thésée », p. 139-154 et A. Moreau, « Le
retour des cendres : Oreste et Thésée, deux cadavres (ou deux mythes ? ) au service de la
propagande politique », p. 209-218.
55. Simonide, fgt 550 Page.
56. Nous suivons la numérotation de l’édition du texte par J. Irigoin, parue dans la Collection des
Universités de France en 1993.
57. Respectivement, ces exploits sont les suivants : les signes distinctifs laissés par Égée,
Périphétès, Sinis, la laie de Crommyon, Sciron, Cercyon et Procuste, auxquels s’ajoutent les
combats contre le Minotaure et le taureau de Marathon.
58. Entre autres les Éleusiniens d’Eschyle (dont l’argument correspondait à celui des Suppliantes
d’Euripide), un Égée et une Phèdre de Sophocle, un Hippolyte d’Euripide, et un Peirithoos, (qui
191
raconte la descente aux Enfers de Peirithoos et de Thésée, suivie de leur délivrance par Héraclès)
qu’on hésite à attribuer à Euripide ou à Critias. Tous ces témoignages sont rassemblés par C.
Calame, op. cit. p. 407-408, auquel nous renvoyons pour un aperçu plus complet de la question.
59. Thucydide, II, 15, 2, et Hérodote, IX, 73.
60. Respectivement FGrHist 3 F 148-153, 323 a F 14-19, 328 F 17-19, 323 F 17-18, 327 F 5-6 et 334 F 7
et 10.
61. IV, 59, 1-64, 2.
62. Ainsi que le souligne R. Flacelière, c’est au terme d’une longue évolution que « l’aventurier »,
« l’homme à bonnes fortunes », se transfigure en héros national symbolisant les valeurs
démocratiques, « le modèle des plus hautes vertus » (C. Dugas et R. Flacelière, op. cit., p. 22). C.
Calame, op. cit., p. 398-415, retrace l’évolution historique de la légende de Thésée, et résume
l’apparition des différents témoignages littéraires et iconographiques. De son côté, F. Brommer,
op. cit., p. 75, dresse un tableau comparatif très clair qui donne l’ordre d’apparition des
différentes légendes relatives à Thésée, tant en art qu’en littérature. Pour une approche
iconographique, outre les ouvrages cités précédemment de F. Brommer, de C. Dugas et R.
Flacelière, et de J. Neils, nous ajouterons un article de K. Schefold, « Kleisthenes. Der Anteil der
Kunst an der Gestaltung des jungen attischen Freistaates », MH 3.2, 1946, p. 59-93, ainsi que son
ouvrage Die Urkönige. Perseus, Bellerophon, Herakles und Theseus in der klassischen und hellenistischen
Kunst, Munich, 1988.
63. Istros, FGrHist 334 F 10.
64. Respectivement 19, 10-20, 9 ; 26, 1-27, 1 ; 28, 1-2 ; 31, 1-32, 7. Pour les deux derniers épisodes,
cf. Diodore, IV, 62, 1-4 et IV, 63, 1-5.
65. Plutarque, Vie de Thésée, 29, 1 (traduction R. Flacelière et É. Chambry, Paris, CUF, 1957).
66. Les auteurs divergent sur les raisons de cette séparation, mais d’après Plutarque, qui résume
les principales hypothèses, il semble bien que la version la plus attestée soit celle d’une trahison
de Thésée, parti par amour pour Aiglé. Les autres traditions seraient autant de tentatives pour
blanchir le héros de sa conduite scandaleuse. Ainsi s’explique l’anecdote rapportée par Plutarque,
selon laquelle Pisistrate aurait fait retrancher de l’œuvre d’Hésiode les vers qui évoquent cet
amour coupable et noircissent l’image du héros.
67. Plutarque, Vie de Thésée, 31, 1. Plutarque rappelle ces différentes tentatives après avoir cité
Hellanicos. D’après F. Jacoby (comment, et n. ad Hellanicos FGrHist 323 a F 18-19), ces variantes
des apologistes de Thésée ne commencent pas avant la parution d’Atthides d’esprit plus
démocratique, au IVe siècle.
68. C’est par exemple la version que choisit Diodore de Sicile, IV, 63, 1-5. L’historien donne
d’ailleurs la même explication pour l’enlèvement de Coré. D’après lui, Thésée cherche d’abord à
détourner son ami de son projet, mais ce dernier finit par le persuader de l’aider, en souvenir des
liens d’amitié et des serments qui les unissent.
69. Plutarque, ibid., 31, 1 (31, 1-32, 7 pour l’ensemble de l’épisode). F. Jacoby, comment, et n. ad
Hellanicos FGrHist 323 a F 19, donne de nombreuses indications sur le sujet et présente les
différents témoignages qui nous sont parvenus.
70. Diodore de Sicile, IV, 63, 2 (IV, 63, 1-5 pour l’ensemble de l’épisode).
71. Plutarque, ibid.., 31, 2-3, et Diodore, IV, 63, 1-2.
72. Cf. Hérodote, IX, 73, Diodore de Sicile, IV, 63, 5, et Plutarque, ibid., 32, 2-7.
73. Hérodote, IX, 73, rappelle l’époque où « les Tyndarides, pour retrouver Hélène, s’étaient jetés
contre la terre de l’Attique avec une nombreuse armée et chassaient les habitants ». L’épisode
intervient dans un passage où l’historien avance une explication au traitement de faveur dont les
Décéliens jouissent à Sparte. Il rapporte une tradition selon laquelle ils sont ainsi remerciés de
leur comportement lors du rapt d’Hélène, puisqu’ils n’ont pas hésité à indiquer aux Tyndarides
l’endroit où Thésée avait caché la jeune fille.
192
74. C. Calame, op. cit., p. 265, peut ainsi conclure que le rapt d’Hélène entraîne deux échecs pour
Thésée, « échec amoureux, mais aussi échec d’une politique tant dans son aspect extérieur
qu’intérieur ».
75. Les participes qui désignent le héros disent suffisamment son courage (Isocrate, Hél., 20 :
ὑπεριδών, καταφρoνήσας, ὀλιγωρήσας).
76. Lorsque Thésée décide de renoncer au pouvoir dans le Panathénaïque (128- 129), l’orateur
vante son geste en usant du même type d’argument : plus le sacrifice est grand, plus il est
significatif.
77. Euripide, Hér., v. 1220, 1234, 1238, 1398-1400.
78. Ibid., v. 1334-35. Purifié de ses crimes, Héraclès se voit même accorder une demeure et une
partie des biens de son nouveau protecteur, ainsi que pratiquement tous les sanctuaires
auparavant réservés à Thésée. Enfin, le roi lui promet de faire instaurer après sa mort des
sacrifices en son honneur (v. 1322-33).
79. N. Loraux, op. cit., p. 65.
80. Par cette formule générale, il nous est possible de comprendre la guerre contre les Amazones
et celle contre les Centaures.
81. N. Loraux, op. cit., p. 66. D’après elle, il ne s’agit pas uniquement pour les démocrates de
« mettre en avant la collectivité humaine des Athéniens ». Si l’on se rappelle que Cimon avait fait
de Thésée son modèle, et l’avait attaché au destin de sa famille, il est inévitable que le héros,
subissant le contrecoup de l’ostracisme du chef politique, ait été rejeté par les nouveaux
dirigeants.
82. Homère, II., I, 265. Thésée est antérieur d’une génération aux héros de la guerre de Troie
(Certains soupçonnent toutefois le passage d’être une addition tardive due à la propagande
athénienne, comme tous ceux qui font intervenir la cité attique). Dans le Catalogue des vaisseaux,
les Athéniens n’obéissent pas à Thésée, mais à son successeur, Ménesthée (7/., II, 546-556). Dans
l’Odyssée (XI, 628-631), Ulysse parle de lui comme « d’un homme des âges précédents ».
83. Odyssée, XI, 321-325 et 628-31.
84. C. Calame, op. cit., p. 411-412. Voir p. 221-223, pour l’examen de la question et le rappel des
premières traces littéraires à mentionner cet aspect de la légende.
85. Les orateurs prolongent ainsi les réflexions que nous livre la tragédie de la fin du V e siècle, où
apparaît pour la première fois cette image d’un Thésée « démocrate ». Dans les dernières pages
de son livre, C. Calame montre que les différentes inflexions données à la légende de Thésée
reflètent en définitive les priorités successives de la politique athénienne. Ainsi, au VI e siècle,
l’iconographie représente surtout les exploits de la jeunesse du héros avec son parcours de
Trézène à Athènes, parce que la cité est avant tout préoccupée des limites territoriales de
l’Attique. Au siècle suivant, en revanche, elle s’intéresse davantage aux entreprises extérieures
(Amazonomachie, Centauromachie, expédition en Crète), car l’expérience des guerres médiques
et les prétentions coloniales athéniennes la poussent à valoriser de tels exploits. La littérature,
quant à elle, a toujours eu tendance à privilégier les mesures de politique intérieure. Cette
tendance s’amplifie encore avec les événements de la guerre du Péloponnèse, et ses
conséquences néfastes pour la démocratie athénienne (op. cit., p. 420-437 et p. 450).
86. Selon Mauro Moggi (« συνοικίζειν in Tucidide », ASNP S.III, 5, 1975, p. 915- 924), ce verbe, tout
comme συνέρχεσθαι, μετοικεῖν, ἀθροίζειν, et d’autres du même genre, peut être utilisé pour
décrire un synœcisme lorsque celui-ci implique un déplacement de population (p. 922, et n. 40
pour les exemples).
87. Pour M. Moggi, la sympolitie peut désigner un synœcisme si par sympolitie, on entend l’acte
par lequel des États autrefois distincts fusionnent en un seul corps politique. En revanche, les
deux termes doivent être distingués s’ils décrivent le type de rapports instaurés entre les États
fusionnés, le synœcisme désignant une organisation politique de type unitaire, tandis que la
sympolitie convient à un État de type fédéral (M. Moggi, I sinecismi interstatali greci, I, Pisa, 1976, p.
193
44-81. Pour cette distinction, voir p. 65). Cf. M. Casevitz, Le Vocabulaire de la colonisation en grec
ancien : étude lexicologique : les familles de ktizô et de oikéô-oikizô, Paris, 1985.
88. Ps.-Démosthène, Contre Nééra, 75, trad. L. Gernet légèrement modifiée, Paris, CUF, 1960.
89. Le contexte dans lequel s’inscrit ce rappel du synœcisme nous en donne une preuve
supplémentaire : Thucydide est en train d’expliquer pourquoi certains Athéniens trouvent si
difficile de suivre les conseils de Périclès au début de la guerre du Péloponnèse. Ayant toujours
vécu à la campagne, ils supportent mal de quitter les champs pour se réfugier en ville. Car « de
même après leur fusion politique (ἐπειδὴ ξυνῳκίσθησαν), la plupart d’entre eux obéirent à
l’habitude en conservant, et autrefois et plus récemment, jusqu’à notre guerre, leurs
groupements familiaux et leurs demeures dans les campagnes (II, 16, trad. J. de Romilly, Paris,
CUF, 1962).
90. M. Moggi, op. cit., p. 64 et 67.
91. La plus grande partie des autres sources antiques font état du déplacement de population.
L’ensemble des références est rassemblé par M. Moggi, op. cit., p. 44 sq. Plutarque, entre autres,
développe longuement cette première réforme du dirigeant. Son texte, qui associe comme chez
Isocrate fusion politique et regroupement de population, insiste sur l’importance du pouvoir
central et donne du synœcisme une image très influencée par l’idéologie impériale : « il réunit les
habitants de l’Attique en une seule cité, et fit qu’il y eut un seul État pour un seul peuple... Alors,
il fit abattre dans chaque bourg les prytanées et les salles de conseil, abolit les magistratures
locales et fit élever un prytanée et une salle de conseil communs à tous à un endroit où se trouve
la ville actuelle » (Vie de Thésée, 24, 1-5 et 32, 1, trad. R. Flacelière et É. Chambry, Paris, CUF, 1957).
92. Notons que pour Thucydide, Thésée peut agir ainsi parce qu’il allie la puissance politique à
l’intelligence (γενόμενος μετὰ τοῦ ξυνετοῦ καὶ δυνατός, II, 15, 2).
93. Isocrate, Hél., 35. Ps.-Démosthène, Contre Nééra, 75. Même idée chez Thucydide, II, 15, 2 ou
Xénophon, L’Art de la chasse, I, 10. Diodore de Sicile IV, 61, 8-9, y voit lui aussi la raison de la fierté
des Athéniens et de leur désir d’obtenir l’hégémonie sur les Grecs.
94. Isocrate, Hél., 32-33 : « ceux qui cherchent à diriger leurs concitoyens par la force sont
contraints de combattre avec leurs concitoyens contre ceux qui les attaquent, et avec d’autres
troupes contre leurs propres compatriotes.... ils sont enviés (ζηλουμένους) pour les avantages
extérieurs dont ils jouissent ». Sur la tyrannie, voir le livre de Diego Lanza, Il tiranno e il suo
pubblico, Turin, 1977 (trad. fr. J. Routier-Pucci, Le tyran et son public, Paris, 1997).
95. Ibid., 32-34. Tout le passage insiste sur l’omniprésence de ce sentiment chez le souverain :
« ceux qui cherchent à diriger leurs concitoyens par la force... deviennent les esclaves d’autrui »
(ἑτέροις δουλεύοντας), « ils vivent eux-mêmes dans une peur extrême » (αὐτοὺς περιδεῶς
ζῶντας), « ils se méfient (ἀπιστοῦντας) des gens qui leur sont les plus proches », « au fond de
l’âme, ils souffrent (λυπουμένους) plus que les autres. Qu’y a-t-il en effet de plus douloureux que
de vivre en craignant toujours (ἄλγιον ἢ ζῆν ἀεὶ δεδιότα) d’être tué par un homme de son
entourage, en redoutant (φοβούμενον) tout autant ceux qui vous protègent que ceux qui
complotent contre vous ? »
96. Pour une analyse plus complète de cette question, nous renvoyons à J. Bordes, Politeia dans la
pensée grecque jusqu’à Aristote, Paris, 1982. Elle consacre un chapitre complet à cette classification
des diverses politeiai en fonction du « critère d’extension du souverain » (p. 231-260), et reprend
entre autres les premières esquisses d’une forme de classement avant Hérodote. Cf. également J.
de Romilly, « Le classement des constitutions d’Hérodote à Aristote », REG 72, 1959, p. 81-99.
97. C. Collard, Euripides’ Supplices. Edition with Introduction and Commentary, 2 vol., Gröningen, 1975,
vo 1. 2, p. 212.
98. J. Bordes, op. cit., p. 259.
99. Isocrate, Hél., 35. Celle présentation contredit une autre tradition que transmet Plutarque,
selon laquelle Thésée aurait créé trois classes différentes parmi les citoyens, « les nobles
194
(Eupatrides), les paysans (Géomores) et les ouvriers (Démiurges) » (Vie de Thésée, 25, 2). Voir sur
ce point M. Moggi, op. cit., p. 70 et n. 97.
100. Euripide, Suppl., v. 352-353 : « j’appelai ce peuple au pouvoir sans partage : je fis la cité libre
et le suffrage égal » (trad. H. Grégoire, Paris, CUF, 5 e tirage, 1976). Voir encore v. 406.
101. Comme l’indique Thésée, « nul privilège à la fortune : car le pauvre et le riche ont des droits
égaux dans ce pays (ἴσον) » (ibid., v. 407-408). C’est justement cette égalité qui disparaît lorsque le
régime est aux mains d’un tyran : il n’y a pas de lois communes à tous (νόμοι κοινοί), « plus
d’égalité » (οὐκέτ’ ἔστ’ ἴσον), et la justice n’est plus égale (δίκην ἴσην) pour le pauvre et le riche
(ibid., v. 429-441). Sur tout le passage, nous renvoyons au commentaire de C. Collard, op. cit.,
comment, ad v. 431 sq.
102. Extraits d’Héraclide sur la Constitution d’Athènes d’Aristote, 1, trad. G. Mathieu et B.
Haussoulier légèrement modifiée, Paris, CUF, 1922.
103. Au héraut thébain qui demande à voir le roi d’Athènes, Thésée répond que la cité « n’est pas
au pouvoir d’un seul : Athènes est libre. Le peuple y règne » (δῆμος δ’ ἀνάσσει) (Suppl., v. 403-406,
trad. H. Grégoire), et qu’il l’a lui-même appelé « au pouvoir sans partage » (ἐς μοναρχίαν) (ibid., v.
352). Les termes ἀνάσσει et μοναρχίαν, comme κύριον chez Isocrate, jouent sur la même image du
maître tout-puissant.
104. Voir par exemple Euripide, Suppl., v. 246-247 ou v. 349-351.
105. Ibid., v. 406-407 : « Le peuple y règne ; tour à tour, les citoyens, magistrats annuels,
administrent l’État ». Pour F. Jacoby (comment, ad Philochore FGrHist 328 F 19, p. 310-312), Thésée
n’est rien d’autre dans cette tragédie qu’une sorte de polémarque, qui exerce le pouvoir durant
cette année-là, mais qui a cessé d’être roi.
106. J. Bordes, op. cit., n. 24 p. 443. Pour E. Ruschenbusch, en revanche, le régime mis en place par
Thésée dans l’Éloge d’Hélène ne saurait être assimilé à une démocratie, et il se distingue nettement
de la présentation qui nous en est faite dans les Suppliantes. Dans cette tragédie, Euripide prend
soin de ne jamais utiliser pour qualifier Thésée les termes de τύραννος ou de βασιλεύς, mais
uniquement ceux d’ἄναξ ou de στρατηγός, évitant soigneusement toute allusion à un pouvoir
absolu. En choisissant le mot στρατηγός, Euripide va même plus loin, puisqu’il accorde à Thésée
une fonction recoupant celles qui existent réellement dans la démocratie de son époque. A
l’inverse, Isocrate emploie le verbe τυραννέω-ῶ ainsi que le substantif μοναρχία. Pour l’historien,
il est donc clair que Thésée dans ce discours conserve son statut de roi, et n’apparaît pas encore
comme le fondateur de la démocratie (E. Ruschenbusch, « πάτριος πολιτεία », Historia 7, 1958, p.
394-425).
107. Isocrate, Hél., 37 : « il détenait le pouvoir suprême par l’étendue de sa puissance (τῇ μὲν
ἐξουσίᾳ), mais il guidait le peuple par ses bienfaits (ταῖς δ’ εὐεργεσίαις). Il gouverna la cité avec
un tel respect des lois et une telle compétence qu’aujourd’hui encore il a laissé la trace de sa
douceur sur nos mœurs ».
108. Sur ce point, voir C. Collard, op. cit., p. 199 et J. Bordes, op. cit., p. 333. L’éloge de la
démocratie dans le Ménexène de Platon (238 b-239 a) vient d’ailleurs confirmer cette impression.
Nous n’en citerons qu’un extrait : « c’était alors le même régime que de nos jours, le
gouvernement de l’élite, qui nous régit aujourd’hui, et qui toujours, depuis cette époque
lointaine, s’est maintenu la plupart du temps. Celui-ci l’appelle démocratie, celui-là de tel autre
nom qu’il lui plaît ; mais c’est en réalité le gouvernement de l’élite avec l’approbation de la foule.
Des rois, nous en avons toujours : tantôt ils ont tenu ce titre de leur naissance, et tantôt de
l’élection ; mais le pouvoir dans la cité appartient pour la plus grande part à la foule ; charges et
autorités sont données par elle à ceux qui chaque fois ont paru être les meilleurs… » (238 c- 238 d,
trad. L. Méridier, Paris, CUF, 1931).
109. C. Calame, op. cit., p. 413. Pour lui, « l’ambivalence inhérente à la figure d’un monarque
prenant des mesures d’ordre démocratique marque les textes de manière constante et empêche
195
par là même toute identification du régime théséen avec un type de constitution précise ». Le
régime mis en place par Thésée n’est ni une démocratie mesurée, ni une démocratie mixte, mais
« une sorte de démocratie méritocratique dont il conserve le contrôle par la détention du
pouvoir royal ».
110. Isocrate, Hél., 34 et 36 : « à l’inverse des autres, il n’ordonnait pas à d’autres de se charger
des épreuves pour profiter tout seul des plaisirs, mais il se réservait les dangers en particulier et
offrait à tous en commun les avantages ». Cf. ibid., 37 : « il était le guide du peuple par ses
bienfaits ».
111. Panath., 109-111. Même affirmation en 113 (« Je pense montrer que dans ce domaine-là aussi
notre cité l’emporte davantage que dans les domaines déjà évoqués ») ou en 134 (« j’ai promis de
montrer que [cette constitution] était meilleure et responsable de plus nombreux bienfaits que
celle en vigueur à Sparte »).
112. Aréop., 16 : « je trouve que le seul moyen de nous débarrasser des dangers actuels et de nous
délivrer des maux présents serait que nous acceptions de restaurer la démocratie que Solon,
l’homme le plus soucieux des intérêts du peuple, avait intituée et qu’a restaurée Clisthène,
l’homme qui a chassé les tyrans et ramené le peuple ». Cf. Éch., 231-232.
113. Les témoignages antiques sur Lycurgue sont loin de s’accorder sur la période à laquelle le
personnage aurait vécu. Les dates oscillent entre le IXe et le VI e siècle (sur Lycurgue, voir N.
Tigerstedt, The Legend of Sparta in Classical Antiquity, Lund, 1965, vol. I, p. 70 sq., et D.M.
MacDowell, Spartan Law, Edimbourg, 1986, p. 1-22). Néanmoins, aucun ne le fait vivre avant le
IXe siècle, ce qui est largement postérieur aux dates de Thésée, censé avoir régné au XIII e siècle.
114. Panath., 153. Cf. 155.
115. Ibid., 131. La description s’étend des paragraphes 130 à 148.
116. Aristote, Constitution d’Athènes, fgt 2 (= Plutarque, Vie de Thésée, 25, 3). Rappelons qu’à deux
reprises dans sa biographie, Plutarque indique une abdication du souverain (24, 2 et 24, 4).
117. Pour E. Ruschenbusch (art. cit.), la présentation du Panathénaïque diffère radicalement de
celle qui nous est offerte dans l’Éloge d’Hélène, où selon lui, Thésée conserve ses fonctions de roi.
Ces versions contradictoires s’expliquent d’après lui par des sources différentes. Il établit ainsi
une stricte distinction entre les témoignages antérieurs ou postérieurs à la rédaction de l’Atthide
d’Androtion, qui date de 343. Pour lui, Androtion serait le premier auteur à utiliser Thésée à des
fins de propagande, et à le présenter, contrairement à Hellanicos ou Cleidémos, comme le
fondateur de la démocratie. Tous les orateurs postérieurs auraient hérité de cette vision du
héros. Il tente ainsi de classer très rigoureusement tous les différents témoignages et de montrer
que tout au long du IVe siècle, les auteurs n’ont pas cessé de faire remonter de plus en plus haut
la date d’instauration de la démocratie, l’attribuant à Clisthène, puis à Solon, et pour finir, à
Thésée.
118. L’expression ἡ [πολιτεία] ἡ τῶν προγόνων est utilisée en Panathénaïque, 114 et 119. J. Bordes,
qui consacre un chapitre entier à la notion de patrios politeia ( op. cit., p. 342-355), souligne
qu’Isocrate n’utilise jamais l’expression. Sur cette notion de patrios politeia, la biographie est
abondante. Outre l’article d’E. Ruschenbusch, nous renvoyons entre autres aux ouvrages de A.
Fuks, The Ancestral Constitution, London, 1953, et de S.A. Cecchin, Patrios politeia, Turin, 1969, ainsi
qu’aux articles de M. Hansen, « Solonian Democracy in Fourth Century Athens », CM 40, 71-99, et
de C. Mossé, « Le thème de la patrios politeia dans la pensée grecque du quatrième siècle »,
Eirene 16, 81-89. Les différents traits relevés par Isocrate ainsi que le rôle accordé à l’Aréopage
dans ce régime sont envisagés par S. Saïd, « Le mythe de l’Aréopage avant la Constitution
d’Athènes », in M. Piérart (éd), Aristote et Athènes. Fribourg 23-25 mai 1991, Paris, 1993, p. 155-184 (p.
168-179).
119. Selon les textes, ce gouvernement peut intervenir à l’époque de Solon et de Clisthène
(Aréop., 16 et 59) ou à l’époque de la génération contemporaine des guerres médiques (Paix, 75).
196
120. Panath., 131. Même idée dans l’Aréopagitique, 20. Pour tout le passage qui suit, nous sommes
très redevable à l’analyse de J. Bordes, op. cit., p. 254-258.
121. La politeia comme ψυχὴ τῆς πόλεως : Panath., 138 (= Aréop., 14).
122. Cf. Aréop., 41 : « Ceux qui gouvernent bien doivent ne pas remplir les portiques de textes
écrits, mais maintenir la justice dans les âmes. Ce n’est pas par les décrets, mais par les mœurs
que les cités sont correctement dirigées » (Cf. ibid., 13-15).
123. Panath., 131. L’ensemble du passage insiste sur le soin avec lequel le peuple choisit ceux à qui
il délègue ses pouvoirs (cf. ibid., 139 et 143). On retrouve la même idée dans l’Aréopagitique, 21-23.
Au paragraphe 23, Isocrate explique en quoi le tirage au sort est un procédé moins démocratique
que le choix des magistrats, en s’aidant de l’existence de deux types d’égalité, l’égalité
« arithmétique » et l’égalité « géométrique », car elle permet aux citoyens de sélectionner les
individus qui sont véritablement dévoués à la cause de la démocratie.
124. Ibid., 145. Rappelons que le Contre Nééra du Ps.-Démosthène présente le même système
d’élection et de choix préalable : après les modifications de Thésée, le peuple élit lui-même son
roi dans une liste d’individus préalablement sélectionnés pour leur valeur (75).
125. Panath., 145-147. On trouve la même idée en Aréop., 24-26.
126. Sur les modérés, voir l’article de J. de Romilly, « Les modérés athéniens vers le milieu du
IVe siècle : échos et concordances », REG 67, 1954, 327-354.
127. Sur ce point, voir P. Lévêque, P. Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien, Besançon-Paris, 1964, p.
119-120 et le commentaire de F. Jacoby sur Philochore, FGrHist 328 F 19 (p. 310-312). Dans son
ouvrage consacré à Thésée, H.J. Walker résume l’utilisation que les hommes politiques successifs
d’Athènes ont faite du souverain (Theseus and Athens, Oxford, 1995, p. 35-81).
128. Cf. C. Delvoye, art. cit., p. 806-807 ; A.J. Podlecki, « Cimon, Skyros, and Theseus’ bones »,
JHS 91, 1971, p. 141-143 ; A. Moreau, art. cit. Voir toutefois supra, n. 5 de ce chapitre.
129. On notera que Thésée n’apparaît justement pas dans un discours comme le Panégyrique dans
lequel Isocrate, s’il fait l’éloge de la démocratie athénienne, ne distingue pas entre différents
moments dans son histoire. La patrios politeia n’y est pas évoquée (voir J. Bordes, op. cit., p. 347) et
Thésée n’a donc pas de raison d’intervenir.
130. Xénophon insiste beaucoup sur l’importance qu’il accorde à la « raison » chez un chef
militaire. Cf. J.-C. Riedinger, Étude sur les ‘Helléniques’. Xénophon et l’histoire, Paris, 1991, p. 227-243.
131. Nous renvoyons à l’analyse que W. Burkert fait de ce mythe dans son livre Structure and
History in Greek Mythology and Ritual (Sather Classical Lectures 47), Berkeley - Los Angeles, 1979, p.
59-77, et particulièrement p. 62-63. W. Burkert rapproche le mythe de Codros d’autres légendes
faisant apparaître un personnage de bouc émissaire, chargé de détourner sur lui le mal qui
menace la cité.
132. Comme le rappelle R. Aélion, le cas de Polyxène est légèrement différent, car « son
immolation ne sert pas à purifier ou à sauver la communauté à laquelle elle appartient, mais à
apaiser les mânes d’un héros irrité », en l’occurrence Achille (R. Aélion, Euripide héritier d’Eschyle,
Paris, 1983, t. II, p. 114). Cf. p. 113-124 pour la question du sacrifice volontaire ou consenti, entre
autres sur l’épreuve exigée d’Érechthée.
133. Voir supra, p. 161 sq.
134. Lycurgue, Léocr., 100 (= Euripide, Érechthée, fgt. 360 N 2).
135. Cf. R. Parker, « Myths of Early Athens », in J.N. Bremmer (éd.), Interpretations of Greek
Mythology, London, 1987, p. 187-214 (p. 201-204 pour l’épisode d’Érechthée). Voir également les
remarques et les éléments de bibliographie donnés par M.J. Cropp sur le thème du sacrifice
volontaire chez Euripide in C. Collard, M.J. Cropp and K.H. Lee, Euripides. Selected Fragmentary
Plays, with Introductions, Translations and Commentaries, vol. I, 2 e éd., Warminster, 1997, p. 148-155
136. CF. Euripide, Ion, v. 277-282 (où Érechthée sacrifie toutes ses filles à l’exception de Créuse).
Apollodore en revanche semble s’accorder avec la version donnée par Euripide dans l’Érechthée et
reprise par Lycurgue. D’autres versions de ce mythe existaient, affirmant que les sœurs de la
197
victime s’étaient associées volontairement au sacrifice, ou bien encore qu’elles s’étaient tuées
après le sacrifice pour ne pas survivre à leur sœur. On voit apparaître ici le nom que prennent les
filles d’Érechthée dans la tradition, sans que l’orateur explique la raison de cette nouvelle
dénomination. Sans doute l’identification avec les Hyacinthides, présentées par Apollodore
comme les filles d’Hyacinthos, un Lacédémonien, est-elle due à une confusion entre le destin de
deux groupes de jeunes filles : les unes comme les autres doivent être sacrifiées pour assurer le
salut d’Athènes sur un ennemi (pour les Hyacinthides, il s’agit de Minos, roi de Crète. Cf.
Apollodore, III, 15, 8). Pour expliquer ce nouveau nom, on prétendit très vite que le sacrifice des
filles d’Érechthée s’était déroulé sur la colline Hyacinthos (Cf. Phanodémos, FGrHist 325 F 4).
137. Dans son édition du discours, R. Clavaud suggère que la présentation de Démosthène
correspond peut-être au goût qu’a le IVe siècle de transformer les sacrifices en dévouements
spontanés (Démosthène, Or. fun., Paris, CUF, 1974, n. 2, p. 63). Et il cite à l’appui l’Iphigénie à Aulis
d’Euripide, et le commentaire qu’en donne F. Jouan dans son livre Euripide et les légendes des chants
cypriens, Paris, 1960, p. 287-288.
198
3 Pour posséder un territoire, il faut l’avoir reçu en héritage de ses ancêtres ou bien
l’avoir gagné par les armes. Aussi Philippe peut-il prétendre, aux dires d’Eschine,
détenir le territoire d’Amphipolis « avec raison, par droit de conquête » (κατὰ πόλεμον
λαβὼν εἰκότως ἔχειν, Eschine, Amb., 33).
4 Dans l’Archidamos, Isocrate affine légèrement ce classement en ajoutant un troisième
terme à l’alternative du roi de Macédoine. Résumant les droits des Héraclides sur le
Péloponnèse, Archidamos rappelle qu’Argos « était devenue leur bien par proche
héritage (κατ’ ἀγχιστείαν) », Lacédémone par donation (κατὰ δόσιν), et que Messène
« avait été obtenue comme tribut de guerre (δοριάλωτον) » (Archid., 18). Aux deux
premières possibilités vient donc s’ajouter le don d’une cité en guise de remerciement
pour des services rendus. Lorsqu’on détaille le cas de Lacédémone, on s’aperçoit
cependant que le choix d’Héraclès pour succéder à Tyndare ne repose pas uniquement
sur un sentiment de reconnaissance. Si Tyndare offre au héros le gouvernement de sa
cité, c’est pour le remercier de son aide, mais également « à cause de la parenté qu’il
avait avec ses fils » (διὰ τὴν συγγένειαν τὴν πρὸς τοὺς παῖδας). La συγγένεια, parenté
moins proche que l’ἀγχιστεία4, constitue néanmoins un lien familial qui explique en
partie le geste de Tyndare. Héraclès n’aurait pu bénéficier de sa générosité s’il n’avait
été, comme Castor et Pollux, fils de Zeus. La tripartition d’Isocrate ne constitue en fait
qu’un classement plus détaillé de l’alternative que propose Philippe.
5 Bien qu’apparemment mis sur le même plan dans les deux textes précédents, ces divers
moyens d’acquérir le pouvoir ne jouissent pas du même prestige. L’héritage des
ancêtres constitue un droit de propriété beaucoup plus légitime qu’une prise de guerre,
toujours sujette à contestation de la part de ses précédents détenteurs. D’autre part, un
pouvoir sera d’autant mieux établi qu’il reposera sur des origines plus anciennes.
L’avantage du mythe apparaît ainsi clairement pour qui désire justifier une possession :
c’est un moyen de légitimer une propriété en remontant chronologiquement le plus
loin possible. Dans cette perspective, l’autochtonie s’impose d’elle-même comme le
titre de propriété le plus sûr. Les autochtones étant les premiers habitants d’une
contrée, nul n’est en droit de contester leur pouvoir. Pourtant, à l’exception d’Athènes,
les différentes cités ne peuvent se targuer d’une telle origine. Elles doivent donc
s’appuyer sur d’autres mythes de fondation pour asseoir le plus solidement possible
leur légitimité. Leurs origines, le plus souvent marquées par des migrations et des
mélanges de populations, ne bénéficient pas du même prestige. Cependant, à la
différence de l’autochtonie athénienne, toujours envisagée comme un privilège, la
vision que les orateurs en donnent varie suivant la patrie du locuteur, les mobiles
poursuivis et le point de vue envisagé5.
I - Salamine de Chypre
6 La fondation de cette ville est évoquée dans deux discours d’Isocrate, le Nicoclès et
l’Évagoras6. Dans le premier, le roi Nicoclès s’adresse à ses sujets et leur rappelle à cette
occasion d’où il tient son pouvoir. Dans le second, Isocrate, tout en faisant l’éloge du roi
défunt, remonte lui aussi aux origines de la dynastie. Rien d’étonnant à ce que ces deux
textes nous offrent un tableau très flatteur des débuts de Salamine. Dans un cas comme
dans l’autre, l’orateur ne peut tenir que des propos bienveillants à l’égard de la cité.
Même si tous les critiques n’expliquent pas de la même façon la position d’Isocrate 7, il
200
est indéniable que l’orateur a cherché à resserrer les liens entre Athènes et Salamine.
Pour ce faire, il vante entre autres les glorieux débuts de la cité chypriote.
7 Dans le Nicoclès, l’exemple mythique intervient lorsque le roi décide de prouver la
légitimité du pouvoir qu’il détient (ὡς δè προσηκόντως τὴν ἀρχὴν ἡμεῖς ἔχομεν). Il
retrace alors brièvement les premiers temps de la cité :
Qui ne sait que Teucros, le fondateur de notre race (ὁ τοῦ γένους ἡμῶν ἀρχηγός), prit
avec lui les ancêtres de nos concitoyens (τῶν ἄλλων πολιτῶν προγόνους), navigua
jusqu’ici, fonda (ἔκτισεν) pour eux cette cité, répartit entre eux le territoire, et que mon
père Évagoras, au prix des plus grands dangers, récupéra le pouvoir que d’autres avaient
perdu, et opéra un tel changement que les Phéniciens ne dominèrent plus les Salaminiens,
mais que la royauté appartient toujours à ceux qui la détenaient à l’origine (ὧνπερ ἦν τὴν
ἀρχήν, τούτους καὶ νῦν ἔχειν τὴν βασιλείαν). (Nicoclès, 28)
8 Conformément à la tradition, Nicoclès n’oublie pas d’évoquer tout d’abord celui qui est
à la fois l’ancêtre de la race et le fondateur de la cité, l’ἀρχηγός et l’οἰκιστής. Fils de
Télamon et frère d’Ajax, héros de la guerre de Troie, Teucros permet à Nicoclès de se
rattacher à tout le passé glorieux de la Grèce continentale8. La fondation de Salamine
correspond ici au modèle de la colonisation9. D’autre part, en précisant que Teucros
aborde sur l’île accompagné des ancêtres des citoyens actuels, Nicoclès accorde à tous
les habitants de Salamine le bénéfice de cette origine mythique. Chacun peut ainsi se
vanter d’une ascendance glorieuse remontant aux temps les plus anciens. Si nous
observons maintenant les modalités de la fondation, nous remarquons qu’il n’est fait
mention à aucun moment de l’usage de la force. La ville est fondée ex nihilo, sans que les
émigrants aient besoin de se mêler à une population locale déjà installée, ou pire, de la
déloger. Ainsi, nulle injustice ne vient entacher la naissance de Salamine. Enfin
Évagoras, le père du roi actuel, est clairement désigné comme le descendant du
fondateur Teucros (ὧνπερ ἦν τὴν ἀρχήν, τούτους καὶ νῦν ἔχειν τὴν βασιλείαν). Cette
ascendance est renforcée par le saut chronologique qui occulte toutes les étapes
intermédiaires et fait passer directement de Teucros à Évagoras. Tous ces détails
prouvent la légitimité de Nicoclès, qui détient son pouvoir « non pas contre le droit ni
par usurpation, mais conformément à la piété et à la justice, en raison de [ses] ancêtres
depuis les origines, de [son] père et de [lui-même] » (ταύτην ἔχω τὴν ἀρχὴν οὐ
παρανόμως οὐδ’ ἀλλοτρίαν, ἀλλ’ ὁσίως καὶ δικαίως καὶ διὰ τοὺς ἐξ ἀρχῆς προγόνους
καὶ τὸν πατέρα καὶ δι’ ἐμαυτόν, Nicoclès, 13). L’expression insiste volontairement sur
l’idée de légalité. Loin de bafouer le droit d’autrui ou de transgresser les lois, Nicoclès et
ses ancêtres ont au contraire établi leur souveraineté dans le respect des lois divines et
humaines. Nul ne peut donc contester leur autorité, et cette démonstration adressée
aux citoyens de Salamine doit certes les convaincre de respecter l’autorité de leur
souverain, mais elle s’adresse tout autant au reste du monde grec.
9 L’Évagoras reprend le même développement, tout en ajoutant quelques précisions
supplémentaires. Dressant l’éloge du roi défunt, Isocrate en vient naturellement à
vanter son origine et à retracer l’histoire de la colonisation de Salamine par Teucros.
Remontant plus loin dans le temps qu’il ne l’a fait dans le Nicoclès, son récit débute par
un exposé généalogique détaillé, qui rattache Teucros à Zeus par l’intermédiaire de son
père Télamon, lui-même fils d’Éaque. La suite du texte correspond à la version des faits
qui nous était donnée dans le précédent discours :
Comme les Grecs faisaient une expédition contre les Barbares, (...) Teucros se montra digne
de sa parenté [avec Achille et Ajax] et ne montra pas moins de valeur que les autres. Après
avoir participé à la prise de Troie, il partit pour Chypre, fonda (κατῴκησεν) Salamine, la
201
baptisant du même nom que sa première patrie, et y laissa la famille qui règne là
actuellement (τὸ γένος τὸ νῦν βασιλεῦον κατέλιπεν). (Évag., 17-18)
10 Comme précédemment, Teucros est bien présenté comme ἀρχηγός et οἰκιστής,
fondateur de la cité et ancêtre de la famille d’Évagoras. Mais l’orateur ajoute encore à
sa gloire. Outre le prestige de son ascendance divine, sa participation à la guerre de
Troie est ici explicitement mentionnée. Par ailleurs, Isocrate glisse une indication
supplémentaire. Le nom de la nouvelle cité s’explique par la patrie d’origine du
fondateur. Télamon, père de Teucros, était en effet souverain de Salamine près de
l’Attique, et son fils a voulu ainsi rendre hommage à son ancienne patrie. Cette
explication a le mérite de rapprocher les deux cités d’Athènes et de Salamine, de les
intéresser à leurs sorts respectifs, et de servir ainsi au mieux les desseins de l’orateur 10,
ainsi que ceux de la cité chypriote, qui s’est toujours voulue « fille d’Athènes » 11.
11 Le paragraphe suivant reprend les mêmes informations et réaffirme les liens qui
unissent Évagoras au fondateur de Salamine :
Telle est la grandeur qu’Évagoras emprunte à ses ancêtres (παρὰ τῶν προγόνων). C’est
dans ces conditions que fut fondée la ville (τῆς πόλεως κατοικισθείσης) et primitivement
les descendants de Teucros détenaient le pouvoir royal (κατὰ μὲν ἀρχὰς οἱ γεγονότες
ἀπὸ Τεύκρου τὴν βασιλείαν εἶχον). (Évag., 19, trad. É. Brémond)
12 Ascendance héroïque, légitimité d’un pouvoir hérité des ancêtres, sont autant de points
que l’orateur tient à souligner pour mieux asseoir l’autorité de la dynastie régnante.
Cette insistance s’explique d’autant plus que l’histoire d’Évagoras peut prêter à la
critique. Soumis à une autorité phénicienne qui a dépossédé du trône ses ancêtres,
contraint à l’exil lorsqu’un indigène, Abdémon de Kition, s’empare à son tour du
pouvoir, il doit attendre 411 pour revenir dans son pays et retrouver ses fonctions.
Dans ces conditions, il est normal que notre discours multiplie les efforts pour justifier
sa souveraineté et l’ancrer dans l’histoire du pays. On retrouve ainsi l’expression qui
avait servi à qualifier la monarchie de Nicoclès : Évagoras a récupéré le pouvoir en
respectant la piété et la justice, ὁσίως καὶ δικαίως (ibid., 26). Ce respect de la légalité,
dont nous avons déjà vu qu’il revêtait une telle importance dans le Nicoclès, se double
d’une précision supplémentaire sur les modalités du retour d’Évagoras à Salamine :
Les errances propres aux exilés, les retours assurés par autrui, les flatteries accordées à des
inférieurs, il les dédaigna (...). Ayant opté pour la méthode que doivent utiliser les gens
respectueux des dieux, et qui consiste à se défendre et à ne pas attaquer en premier, il choisit
s’il réussissait d’exercer le pouvoir suprême, s’il échouait de mourir, et il rassembla, selon les
estimations les plus fortes, une cinquantaine d’hommes avec lesquels il se prépara à
effectuer son retour (τὴν κάθοδον), (ibid., 28)
13 Pour le public de l’Antiquité, impossible de ne pas penser, en entendant ce passage, à
d’autres exilés célèbres, les Héraclides. Le terme κάθοδος lui-même, traditionnellement
utilisé pour désigner le retour des descendants d’Héraclès dans le Péloponnèse, invite
au rapprochement. Nous détaillerons plus loin leur histoire. Il suffit pour l’instant de
rappeler qu’ils étaient censés avoir erré longtemps après avoir été chassés du
Péloponnèse par Eurysthée, jusqu’à ce qu’ils obtinssent enfin l’hospitalité d’Athènes.
Après de nombreuses tentatives, ils avaient réuni une armée nombreuse et étaient
parvenus à revenir dans leur patrie. Sans les nommer clairement, Isocrate souligne
chacun des points qui séparent leur expérience de celle d’Évagoras, utilisant les
Héraclides comme contrepoint d’Évagoras et grandissant par là même celui dont il fait
l’éloge. Sans aucune aide extérieure, accompagné de quelques hommes seulement, il a
réussi à rentrer d’exil, et à rendre à sa famille les honneurs de ses ancêtres (τῷ γένει
202
τὰς τιμὰς τὰς πατρίους ἐκομίσατο, ibid., 32) Pour la dernière fois, Isocrate réaffirme
qu’Évagoras n’a fait que récupérer l’héritage de ses ancêtres.
14 Dans l’Évagoras comme dans le Nicoclès, l’accent est mis sur la légitimité de la
souveraineté exercée et sur les liens existant entre la famille régnante et le héros
fondateur de la cité. Évagoras et son fils détiennent le pouvoir δικαίως, à bon droit,
puisqu’ils descendent en droite ligne de Teucros. La fondation même de Salamine,
édifiée ex nihilo sur le territoire chypriote, évite les excès et les inconvénients d’une
prise de guerre et respecte la justice : nulle violence sur une population indigène, nul
mélange – du moins évoqué par l’orateur – avec d’autres peuples. Les citoyens de
Salamine peuvent vanter la pureté de leurs origines et clamer leurs droits sur leur
territoire.
15 Les origines de Sparte sont celles que les orateurs citent le plus souvent après celles
d’Athènes. Cette fréquence s’explique aisément, Sparte étant à l’époque classique la
principale rivale de la cité attique. Dans la compétition qu’elles se livrent pour la
première place en Grèce, la question de la légitimité et de l’ancienneté du pouvoir joue
un rôle important.
16 Comme la glorieuse autochtone, Sparte se targue d’un passé lointain et héroïque,
puisque ses habitants prétendent descendre d’Héraclès. La légende du « retour des
Héraclides », dont nous trouvons des témoignages dès le VII e siècle av. J.-C.12, permet à
ses dirigeants de faire remonter leur pouvoir aux temps héroïques et d’asseoir leur
autorité sur une lignée prestigieuse. La tradition, qui connaît plusieurs variantes de ce
récit, s’accorde en gros sur la trame suivante : chassés du Péloponnèse par Eurysthée
après la mort de leur père, les Héraclides parviennent après plusieurs tentatives
infructueuses à réintégrer leur patrie. Bien qu’originaire de Thèbes, Héraclès
considérait en effet Mycènes et Tirynthe comme le véritable foyer de ses ancêtres. Les
différentes versions se divisent sur le nombre de démarches manquées, sur le nom des
Héraclides qui achèvent la quête ou sur la date définitive de leur retour 13, mais elles
reconnaissent toutes que les Spartiates sont issus de ces exilés célèbres.
17 Ce mythe présente l’avantage de légitimer le pouvoir des Spartiates sur leur territoire.
Comme le souligne E.N. Tigerstedt, les habitants de la cité lacédémonienne ont
conscience qu’ils ne sont pas originaires de cette région, mais qu’ils l’ont occupée par la
force, après y avoir émigré et en avoir chassé les précédents occupants 14. Le mythe du
retour des Héraclides les installe solidement dans leurs possessions et surtout, il leur
offre une origine prestigieuse, nécessaire s’ils veulent rivaliser avec Athènes 15. En
qualifiant leur arrivée dans le Péloponnèse de retour, et non pas d’invasion, il en fait
d’une certaine manière des autochtones. Néanmoins, à l’inverse de l’autochtonie
attique, l’histoire de leur installation est susceptible de lectures plus ou moins
positives. C’est même un excellent exemple de la manière dont un mythe peut être
interprété différemment suivant le contexte dans lequel il est intégré et l’éclairage sous
lequel il est présenté. Ainsi, selon qu’ils veulent avantager Athènes ou Sparte, les
orateurs peuvent interpréter le retour des Héraclides comme l’invasion d’un pays
acquis par la force, ou bien au contraire comme la restitution d’une propriété légitime
dont les descendants d’Héraclès ont été injustement dépossédés 16.
203
18 La manière même dont l’exemple est traité par les orateurs correspond à cette
utilisation à des fins de propagande. Les discours ne s’attardent pas sur les multiples
étapes du retour. Ils se contentent le plus souvent d’en résumer le dernier épisode, le
retour final, sans les péripéties intermédiaires. En définitive, ils se prononcent sur la
valeur de ce « retour », sur sa nature, et s’intéressent peu à la manière dont il se
déroule. Seul l’Archidamos (16-25) nous en offre une présentation un peu différente et
plus détaillée.
a -Version pro-spartiate
22 L’indication qui ouvre ce passage est précieuse. L’adjectif πατρῴαν légitime l’entreprise
des Héraclides et présente leur arrivée dans le Péloponnèse comme un retour, non
comme une invasion. D’autre part Archidamos, en la justifiant par un oracle delphique,
lui donne la meilleure caution possible, la volonté des dieux. Il présente ainsi comme
l’expression de la volonté divine une interprétation qui est en réalité la sienne et qui
correspond à une relecture orientée de l’histoire en fonction des objectifs poursuivis
par l’orateur. Sa démonstration ne concerne d’ailleurs pas la seule ville de Sparte. Il
englobe aussi dans son propos les deux cités d’Argos et de Messène, et trouve pour
chacune des trois un épisode mythique qui explique les droits des Héraclides sur ce
territoire.
23 La suite du texte tire les conséquences logiques de cette injonction divine. Archidamos
passe sous silence les différentes péripéties de l’expédition 19 pour en venir tout de suite
au résultat.
Πολέμῳ δὲ κρατήσαντες τοὺς ἐν τοῖς τόποις τοῖς εἰρημένοις κατοικοῦντας τριχῇ
διείλοντο τὰς βασιλείας (ibid., 21)
Ils l’emportèrent sur ceux qui habitaient les lieux en question et divisèrent les royaumes en
trois.
24 Le retour des Héraclides se résume donc à une expédition militaire contre un pays dont
ils dépouillent les précédents occupants. Le texte ne suggère même pas ici un mélange
de population, mais il se contente de signaler la victoire des émigrants. Remarquons
encore une fois la volontaire imprécision du texte. A la différence d’un historien,
l’orateur ne fait pas un récit circonstancié de l’événement, mais il sélectionne les
éléments qui servent son propos. Ainsi, Archidamos n’indique pas le nom des
Héraclides qui se partagent le pouvoir, car cela n’apporterait rien à son exposé. Il ne
rapporte pas plus la ruse dont se sert Cresphonte pour obtenir comme lot le territoire
de Messène20. L’origine du pouvoir Spartiate repose donc sur une reconquête par la
force d’un territoire perdu. Nulle connotation péjorative dans cette présentation. Les
Héraclides, et parmi eux les futurs citoyens de Sparte, ne font que récupérer leur bien.
Comment pourrait-on alors les critiquer ?
25 Le premier objectif de la démonstration est atteint. Archidamos a établi de manière
irréfutable la légitimité du pouvoir spartiate. Il lui reste maintenant à prouver que
Sparte détient des droits identiques sur Messène. Pour ce faire, il reprend le récit
mythique quelques années après le moment où il s’est arrêté. Contrairement aux
habitants de Lacédémone et d’Argos, les citoyens de Messène se révoltent contre leur
roi Cresphonte et le tuent. Ses enfants viennent alors voir les Spartiates et promettent
de leur offrir leur territoire s’ils les aident à venger le mort.
Comme vous aviez interrogé le dieu et qu’il vous avait enjoint d’accepter ce don et de châtier
les coupables, vous avez fait le siège de Messène et vous êtes ainsi rendus maîtres du
territoire, (ibid., 23)
26 La présentation est habile : cette deuxième expédition apparaît comme le juste
châtiment d’individus coupables d’une rébellion et d’un meurtre. En la faisant, les
Spartiates ne font qu’obéir à une injonction divine. Dans cette perspective, mieux valait
offrir de Cresphonte l’image d’une victime innocente. Ainsi s’explique qu’Archidamos
n’ait pas insisté sur la façon peu élégante dont il avait acquis le pouvoir sur Messène.
27 Grâce à cet épisode mythique, les revendications Spartiates se trouvent justifiées. Le
mythe vient fort à propos cautionner les prétentions territoriales d’Archidamos. Encore
un exemple de la façon dont les orateurs se servent de la mythologie et l’adaptent à
205
leurs objectifs. Le meurtre de Cresphonte apparaît en effet chez d’autres auteurs, mais
ses conséquences sont différentes21. Dans les autres versions, c’est Aipytos, fils de
Cresphonte, qui récupère en définitive le pouvoir, aidé ou non par d’autres cités. La
variante trouvée dans l’Archidamos permet de faire intervenir Sparte et de lui octroyer
tout pouvoir sur la cité qu’elle a si obligeamment aidée22. En conclusion de ce long
excursus mythologique, l’orateur, fort de son exposé, y reprend l’affirmation qui
ouvrait son exemple mythique. La légitimité du pouvoir Spartiate sur les deux cités est
incontestable :
Toutefois, d’après moi, ces simples indications suffisent à rendre évident aux yeux de tous
que c’est exactement de la même manière que nous nous trouvons en possession du territoire
que l’on reconnaît comme nôtre et de celui qui nous est contesté (πᾶσιν φανερὸν εἶναι
διότι τὴν ὁμολογουμένην ἡμετέραν εἶναι χώραν οὐδὲν διαφερόντως κεκτημένοι
τυγχάνομεν ἢ τὴν ἀμφισβητουμένην). Celui-ci, nous l’habitons parce que les Héraclides
nous l’ont donné, que le dieu l’a ordonné, et que nous avons vaincu ceux qui le détenaient
(δόντων Ἡρακλειδῶν, ἀνελόντος δὲ τοῦ θεοῦ, πολέμῳ δὲ κρατήσαντες τοὺς
ἔχοντας). L’autre, nous l’avons obtenu des mêmes individus, de la même manière, et en
suivant les mêmes oracles. (ibid., 24)
28 Mais son assurance repose désormais sur des arguments tangibles, et sur une
démonstration étayée d’exemples mythiques. Le paragraphe tout entier s’applique à
souligner le parallèle entre les deux cités. Les mêmes preuves jouent pour l’une comme
pour l’autre. Dans les deux cas, la propriété Spartiate est cautionnée par la volonté
divine, par le libre-arbitre des hommes, et par le droit de la guerre. Si donc personne ne
remet en cause la monarchie Spartiate, il doit en aller de même de son occupation du
territoire messénien. Toute la fin du passage insiste sur la légitimité de ces deux
possessions : les Spartiates peuvent avancer « les mêmes revendications légitimes (τὰ
αὐτὰ δικαιώματα) et les mêmes arguments pour les deux cités » (ibid., 25). D’ailleurs,
d’autres indices prouvent que déjà dans le passé, ils détenaient Messène « à juste titre »
(δικαίως, ibid., 29). Même des individus comme le Grand Roi ou les Athéniens, réputés
pour leur hostilité traditionnelle à l’égard de Sparte, n’ont pas prétendu que les
Spartiates « la possédaient injustement » (ὡς ἀδίκως κεκτημένοις αὐτήν). « Quelle
preuve plus solide donner de leur droit » (πῶς ἂν περὶ τοῦ δικαίου κρίσιν ἀκριβεστέραν
ταύτης εὕροιμεν ; ibid., 30)23 ?
29 La longueur du développement consacré à cet excursus mythologique, l’assurance avec
laquelle le jeune prince présente ses arguments, prouvent suffisamment la valeur qu’il
leur attribue. Pour lui, nul doute que ses exemples mythologiques suffisent à
convaincre son auditoire et que les droits des Spartiates soient désormais solidement
justifiés24. Du moins fait-il semblant de le croire. Le mythe, tradition et savoir commun,
s’impose à tous comme une évidence, établissant un consensus et constituant ainsi une
preuve juridique commode qui établit de manière unanime et incontestable la vérité de
la thèse défendue.
b - Version pro-athénienne
dans la catégorie des exemples mythiques, reste néanmoins intéressant comme point
de comparaison avec la présentation donnée dans l’Archidamos.
34 L’exemple intervient dans le cadre de la longue comparaison entre Athènes et Sparte.
Après avoir mis en parallèle leurs constitutions respectives (Panath., 108-150), Isocrate
entreprend d’exposer les conséquences de l’une comme de l’autre afin de prouver la
supériorité athénienne (ibid., 151-199). Il rappelle entre autres la manière scandaleuse
dont les Spartiates se sont comportés vis-à-vis de certaines parties de la population :
Lorsque ceux des Doriens qui avaient fait une expédition contre le Péloponnèse (оἱ
στρατεύσαντες εἰς Πελοπόννησον) eurent divisé en trois les cités et les territoires qu’ils
avaient arrachés à leurs légitimes possesseurs (τοὺς δικαίως κεκτημένους), ceux qui
avaient obtenu du sort Argos et Messène adoptèrent une organisation voisine de celle des
autres Grecs, mais le troisième groupe, que nous appelons aujourd’hui les Lacédémoniens,
fut en proie aux dissensions comme aucun autre peuple, à ce que disent les fins connaisseurs
de leurs affaires. (ibid., 177)
35 Seul nous intéresse ici le début de la citation. Cette brève allusion au fameux « retour
des Héraclides » inverse la présentation des faits par rapport au récit de l’Archidamos. Il
s’agit cette fois-ci de la pure et simple conquête d’un territoire. L’absence de référence
aux Héraclides précise d’emblée la perspective adoptée. Isocrate parle d’une invasion
des Doriens, privés ainsi tout à la fois de leur ascendance héroïque et de leur alibi
territorial. Cette première transformation marque le début d’une relecture complète
des événements. L’expédition n’est pas un retour sur un territoire dont les Doriens
auraient été injustement exilés, mais une agression condamnable contre une terre
convoitée. Cette action se solde par une victoire complète des envahisseurs, qui
prennent la place des « légitimes possesseurs ». L’injustice est ici commise par les
Doriens, et non par leurs adversaires. Elle est aggravée par le traitement tout à fait
inhabituel que les Doriens infligent aux vaincus. Loin de les intégrer à la vie de la
nouvelle communauté, comme le font d’ordinaire les peuples vainqueurs d’après
Isocrate25, ils les soumettent à un traitement particulier, et en font une classe à part. En
nous offrant une vision très péjorative du « retour des Héraclides », ce passage nous
montre comment un exemple peut être lu différemment pour peu qu’un orateur
change de point de vue et défende la cause inverse.
36 La preuve nous en est de nouveau donnée un peu plus loin dans le même discours. On
sait que la fin du Panathénaïque constitue une sorte de relecture du début du texte.
Isocrate est censé y rapporter les critiques d’un ancien élève favorable aux Spartiates.
Pour ce dernier, le discours du maître de rhétorique est en réalité beaucoup plus
ambigu qu’il n’y paraît à première lecture, et en définitive moins critique à l’égard de
Sparte. Toute la fin du Panathénaïque consiste à analyser cette fameuse ambiguïté, à
traquer derrière l’apparence de simplicité qu’offrent ces λόγοι ἀμφίβολοι, ces paroles à
double sens, la pensée véritable de l’orateur. Cet examen permet de corriger bien des
affirmations contre la cité dorienne et de modérer la violence du propos précédent.
Derrière l’élève, bien sûr, on sent la présence du maître. Pour beaucoup, cette révision
du jugement qu’Isocrate porte sur la rivale traditionnelle d’Athènes s’explique par les
profonds bouleversements que subit le monde grec en 339. La montée du péril
macédonien l’amènerait à prôner la réconciliation entre les deux cités et à abandonner
une vieille querelle qui ne serait plus d’actualité. Quoi qu’il en soit, parmi les exemples
repris et retravaillés figure le récit de l’installation dorienne dans le Péloponnèse.
D’emblée, la lecture en est différente, et l’orateur indique clairement dans quelle
optique il désire que son exemple soit pris. Cette fois-ci, le mythe figure parmi « les
208
exploits anciens » évoqués par Isocrate, à en croire son disciple, pour faire l’éloge des
ancêtres des Spartiates (ibid., 253). La suite du discours prouve qu’il suffit pour cela de
changer l’éclairage donné aux événements :
A mon avis, ils se répéteront souvent que lorsqu’ils étaient Doriens, ils méprisèrent les cités
qu’ils voyaient sans gloire, sans importance, dépourvues de bien des avantages, et firent une
expédition contre les plus influentes du Péloponnèse, contre Argos, Lacédémone et Messène ;
qu’après les avoir défaites, ils chassèrent les vaincus de leurs cités et de leur territoire, et
qu’ils détiennent encore aujourd’hui toutes les possessions dont ils les dépouillèrent alors.
Personne ne pourra donner l’exemple d’un exploit datant de cette époque qui soit plus
important et plus admirable que cela, ni une action plus favorisée par la fortune et plus
agréable aux dieux que celle qui délivre ses auteurs de leur propre indigence pour les rendre
maîtres de la prospérité d’autrui, (ibid., 253-254)
37 Pas question ici de changer la présentation des faits. Seule l’interprétation en est
modifiée. Il ne s’agit toujours pas d’un retour d’exil. L’expédition des Doriens reste une
agression, commandée par le seul appât du gain. Les ancêtres des Spartiates continuent
à être traités comme des envahisseurs : ils convoitent un territoire, s’en emparent par
la force, et en chassent sans pitié les précédents occupants. Et pourtant, le jugement
final de l’orateur est diamétralement opposé à celui que nous trouvions plus haut.
Selon l’élève d’Isocrate, cette action est un coup d’éclat admirable, une prouesse dont
Sparte peut s’enorgueillir.
38 Comment expliquer ce paradoxe ? Tout s’éclaire si l’on considère le point de vue adopté
par l’orateur. Les critères ont changé : au lieu de prendre en compte la seule justice, il
envisage l’attitude que peut adopter une cité confrontée à des problèmes économiques
et pour laquelle la colonisation de nouveaux territoires peut constituer une solution
adéquate26. Les affirmations vertueuses cèdent ici la place à une vision plus réaliste des
faits. L’intérêt de la cité prime sur la morale, le pragmatisme politique sur la justice. La
morale a cédé la place au droit du plus fort. Dans cette optique, l’attitude des Doriens
est un modèle du genre. Constatant la médiocrité de leurs ressources et la comparant
aux richesses du Péloponnèse, ils décident de s’approprier le bien d’autrui. Leur
expédition prouve à la fois leur ambition et leur courage, puisqu’ils choisissent sans
hésitation de se porter « contre les cités les plus influentes », τὰς ἐν Πελοποννήσῳ
πρωτευούσας. Leur bravoure se voit d’ailleurs confirmée par leur victoire au combat,
signe irréfutable de la faveur divine (εὐτυχεστέραν καὶ θεοφιλεστέραν). D’un point de
vue réaliste, le choix des Doriens est impeccable. D’un point de vue moral, il est plus
discutable. A ces deux éclairages différents correspondent nos deux extraits, nouvel
exemple du caractère malléable de tout mythe, capable d’être lu de multiples façons
selon son angle de présentation. Ici, les éléments de l’histoire restent les mêmes, mais
leur interprétation se fonde sur une morale qui privilégie la valeur militaire, le droit du
plus fort et les impératifs économiques.
39 Malgré tout, l’installation des Héraclides dans le Péloponnèse, qu’elle apparaisse
comme un retour d’exil ou comme une invasion, résulte d’une expédition militaire.
Avant d’acquérir définitivement leur territoire et de fonder leur cité, les Spartiates ont
dû se battre. Rien à voir, évidemment, avec le « miracle » de l’autochtonie athénienne.
Certes, le mythe du retour des Héraclides permet à la rigueur de légitimer leur
présence dans le Péloponnèse27. Il offre une caution héroïque à des faits historiques
incontournables28. En aucun cas cependant il ne peut rivaliser avec la noblesse des
origines des Athéniens. Seuls ces derniers peuvent en effet se targuer d’être « nés du
sol qu’ils occupent ».
209
étaient sortis. Ces deux conditions doivent obligatoirement être réunies pour qu’on
puisse parler d’autochtonie39. Elles marquent la différence entre les αὐτόχθονες et les
γηγενεῖς, eux aussi fils de la Terre, mais qui ne sont pas forcément attachés à un
endroit précis40. Nous avons vu que cette stabilité, alliée à l’ancienneté du peuple
athénien, suffisait à Thucydide et à Hérodote pour évoquer l’origine de la cité. Mais
Isocrate et d’autres avec lui la soulignent également :
ἐξ ἧσπερ ἔφυμεν ταύτην ἔχοντες ἅπαντα τὸν χρόνον διατελοῦμεν, αὐτόχθονες
ὄντες. (Panég., 24)41
... la terre même d’où nous sommes sortis, nous l’avons occupée sans interruption, fils du sol
que nous sommes.
45 Cette naissance originale, peu d’orateurs prennent la peine de la démontrer. Pour la
plupart, l’autochtonie attique semble aller de soi. Cette assurance nous renseigne sans
aucun doute sur la popularité du mythe parmi le public athénien. Mais Platon et
Démosthène tentent malgré tout de justifier leurs dires. Encore le dernier ne fait-il que
reprendre, en la simplifiant, l’argumentation du Ménexène. C’est donc celle-ci que nous
examinerons en premier lieu. Platon prétend apporter « une preuve bien forte » (μέγα
τεκμήριον) de la vérité de sa thèse à l’aide d’un raisonnement logique qu’on pourrait
résumer de la manière suivante : Tout être qui enfante (πᾶν τὸ τεκόν) porte en soi la
nourriture appropriée « à celui qu’il enfante » (ᾧ ἂν τέκῃ). Or la terre attique, « seule
en ce temps-là et la première (μόνη ἐν τῷ τότε καὶ πρώτη) a produit une nourriture
appropriée à l’homme ». Donc « notre terre, qui est aussi notre mère (ἡ ἡμετέρα γῆ τε
καὶ μήτηρ), fournit une preuve suffisante qu’elle a engendré (γεννησαμένη) des
hommes »42. A cette démonstration en apparence rigoureuse, Platon ajoute que le
raisonnement tient encore mieux pour la terre que pour une femme qui mettrait au
monde un enfant, car des deux, c’est la première qui a indiqué à l’autre le
comportement à suivre lors d’un enfantement.
46 Nous ne nous attarderons pas sur les différentes étapes de ce raisonnement, sinon pour
souligner l’abondance des termes de parenté qui le ponctuent. La terre attique est
présentée comme « celle qui enfante » (τὸ τεκόν, ἥδε ἔτεκεν ἡ γῆ, ᾧ ἂν τέκῃ), comme
une véritable mère (ἡ ἡμετέρα γῆ τε καὶ μήτηρ), comme « celle qui a engendré » ses
habitants (ἀνθρώπους γεννησαμένη, αὐτὴ γεννησαμένη). Fournissant à ses « enfants »
la nourriture dont ils ont besoin pour vivre, elle joue aussi le rôle de nourrice. De
même, Démosthène clôt sa démonstration en identifiant le sol attique à une mère
(μητέρα τὴν χώραν εἶναι τῶν ἡμετέρων προγόνων) car, à l’instar de tous ceux qui
enfantent (πάντα τὰ τίκτοντα), elle procure à ses rejetons la nourriture (τροφήν) dont
ils ont besoin pour vivre (Or. fun., 5).
47 Cette utilisation des termes de parenté pour qualifier les liens unissant l’Attique à ses
habitants apparaissait déjà plus haut dans le texte platonicien, comme une
conséquence directe de l’adjectif αὐτόχθων43. Puisque les Athéniens sont « nés de la
terre », cette terre qui les engendre est à proprement parler leur génitrice, leur
« mère ». Comme d’autre part ils sont demeurés sur le lieu de leur naissance, cette mère
qui les nourrit assume également les fonctions de nourrice. Platon n’est d’ailleurs pas le
seul à lire le mythe athénien d’autochtonie à la lumière des relations familiales. La
plupart des orateurs emploient la même métaphore. Lysias parle d’une terre « à la fois
mère et patrie » (τὴν αὐτὴν μητέρα καὶ πατρίδα, Or. fun., 17). Le Panathénaïque l’identifie
à une nourrice (τὴν χώραν τροφόν, 125). Quant au Panégyrique, il cumule les trois
fonctions, la traitant de « nourrice, patrie et mère » (τὴν αὐτὴν τροφὸν καὶ πατρίδα καὶ
211
μητέρα, 25)44. Démosthène est sans doute celui qui exploite le plus les ressources de
cette comparaison. Il établit une séparation entre l’origine individuelle de chaque
citoyen, qu’il attribue à un père, et leur origine collective, qu’ils doivent à la terre
même qu’ils habitent :
Ce n’est pas seulement à un père qu’il est possible, pour eux et pour chacun de leurs ancêtres
plus lointains, de faire remonter, homme par homme (κατ’ ἄνδρ’ ἀνενεγκεῖν) leur
existence, mais en commun (κοινῇ) à l’ensemble de leur patrie, dont on reconnaît qu’ils sont
autochtones. (Or. fun., 4)
48 Démosthène retrouve donc la notion de couple, mais il en change une des composantes.
Tout Athénien se voit affublé de deux parents : un père qui lui est propre, et une mère
qu’il partage avec le reste de ses concitoyens. Dans cette nouvelle généalogie,
Démosthène n’accorde plus de place à la mère par le sang. En retravaillant la parenté
des Athéniens, il élimine complètement les femmes, qu’il remplace par la seule terre
attique, mère collective de tous. Un Athénien devient ainsi fils de son père et de la
patrie. En réalité, Démosthène ne fait qu’accentuer une tendance déjà perceptible chez
d’autres orateurs. N. Loraux voit dans cette élimination plus ou moins accentuée de la
femme le symbole du « désir d’une société d’hommes », qui tente de « nier la réalité de
la reproduction » en dépossédant les femmes de leur fonction d’enfantement 45. Les
orateurs ne font ainsi que refléter dans le domaine du mythe une tendance générale de
la société athénienne, où l’essentiel de la vie sociale, politique et économique revient
aux hommes. Grâce à cette naissance spontanée hors de la terre, la femme se voit
confisquer une des rares fonctions que cette civilisation misogyne semblait devoir lui
reconnaître. Mais on peut voir également dans cette présentation la métaphore d’une
réalité sociale : à Athènes, un enfant est avant tout le fils de son père, qui peut toujours
refuser de le reconnaître et de célébrer pour lui la fête des Amphidromies. Dans ces
textes, « l’autochtonie » cesse d’être une image servant uniquement à signifier
l’occupation ininterrompue d’un territoire, comme elle l’était chez Thucydide ou
Hérodote. Elle décrit un véritable processus de procréation et de légitimation.
49 La métaphore de la parenté apparaît également pour évoquer l’autre trait constitutif de
l’autochtonie athénienne, c’est-à-dire la permanence sur le sol dont les Athéniens sont
issus. Comme ils n’ont pas émigré pour gagner une nouvelle patrie, ils peuvent être
comparés à des enfants légitimes (τούτους γνησίους γόνῳ τῆς πατρίδος πολίτας εἶναι),
alors que des individus qui s’installent dans un pays dont ils ne sont pas originaires
sont semblables à des enfants adoptifs (ὁμοίους εἶναι τοῖς εἰσποιητοῖς τῶν παίδων,
Démosthène, Or. fun., 4). La légitimité (γνησίους) évoquée par Démosthène apparaît
également chez Isocrate (γνησίως γεγόναμεν, Panég., 24). Considérant la question du
point de vue inverse, Lycurgue prétend de même que l’attachement dû à sa patrie
d’origine ressemble à l’affection ressentie pour son père naturel (τοὺς φύσει
γεννήσαντας), alors qu’une patrie dans laquelle vous avez immigré vous inspire les
mêmes sentiments qu’un père adoptif (τοὺς ποιητοὺς τῶν πατέρων, Léocr., 48) 46. Platon,
quant à lui, compare cette terre d’accueil à une marâtre (Ménex., 237 b).
50 L’autochtonie athénienne, en insistant sur la relation privilégiée qu’entretiennent les
Athéniens avec leur patrie, permet de mieux souligner le lien d’exception qui les
rattache à leur territoire, de mettre en relief son caractère nécessaire et indestructible.
D’autre part, mieux encore que le mythe d’Érichthonios, cette vision de l’autochtonie
est propre à flatter l’ensemble du peuple athénien, car c’est à tous les citoyens qu’elle
accorde la naissance miraculeuse que l’autre variante ne reconnaît qu’à leur ancêtre
212
mythique. C’est pourquoi les orateurs choisissent de préférence cette version, qui
octroie à tous la noblesse d’origine, l’εὐγένεια47. Cette origine commune bouleverse le
cadre traditionnel de la société grecque, et étend à tous un privilège accordé d’habitude
à quelques élus, les ἄριστοι. Grâce à cet enfantement hors du sol, les grandes familles
ne sont plus les seules à bénéficier d’une bonne naissance. Le Panathénaïque peut même
aller plus loin, et proclamer que tous les citoyens descendent des dieux, ἀπὸ θεῶν.
L’ascendance divine d’Érichthonios finit par être accordée à tous les Athéniens, peuple
aimé des dieux, θεοφιλεῖς48, héros à l’égal de leur roi mythique49. Cette élection divine
se reconnaît à d’autres signes, dont Platon et Isocrate nous donnent chacun un
exemple. Pour le premier, il s’agit de la querelle qui opposa Athéna et Poséidon pour la
possession du territoire attique (Ménex., 237 c). Le second en voit la preuve dans les
longues lignées de chefs et de rois qu’Athènes seule a eu la chance de posséder (Panath.,
125-126).
51 Cette présentation de l’autochtonie athénienne se double d’ailleurs très souvent d’une
définition en creux, qui rappelle les origines des autres peuples pour mieux mettre en
valeur l’originalité athénienne50. Le texte de Lysias nous rappelle qu’à l’inverse des
Athéniens,
οἱ πολλοί, πανταχόθεν συνειλεγμένοι καὶ ἑτέρους ἐκβαλόντες τὴν ἀλλοτρίαν
ᾤκησαν (Or. fun., 17)
la plupart des peuples, s’étant rassemblés de partout, ont occupé le territoire d’autrui après
en avoir chassé les précédents occupants.
52 Lysias retient trois critères. La naissance des autres cités se caractérise par un mélange
de populations, par une immigration dans un nouveau territoire 51, et par l’expulsion de
ses précédents occupants. L’installation se fait donc au détriment d’un autre peuple.
Hypéride, quant à lui, insiste surtout sur le premier critère. Contrairement aux
Athéniens, les autres cités sont constituées d’individus « qui se sont rassemblés en
provenance de diverses origines pour former une seule cité » (πολλαχόθεν εἰς μίαν
πόλιν συνεληλυθότες), et sont donc incapables d’oublier leurs particularités pour
fonder une nation unique et spécifique (γένος ἴδιον ἕκαστος συνεισενεγκάμενος, Or. fun.,
7)52. La supériorité d’Athènes réside entre autres dans la « pureté » de ses habitants,
exempts de tout mélange.
53 Le Ménexène de Platon est encore plus critique. L’auteur s’arrête tout d’abord sur le
peuplement des cités. A l’inverse d’Athènes, les autres sont formées d’immigrés, venus
du dehors (ἄλλοθεν) pour l’habiter. Leur origine est étrangère, ἔπηλυς 53, et justifierait
donc qu’on traite leurs descendants de métèques (τοὺς ἐκγόνους τούτους…
μετοικοῦντας ἐν τῇ χώρᾳ, Ménex., 237 b). L’image est forte, qui refuse à tout individu
qui n’est pas « autochtone » le statut de citoyen. On la retrouve dans l’Érechthée
d’Euripide, citée par Lycurgue :
... αἱ δ’ ἄλλαι πόλεις
πεσσῶν ὁμοίαις διαφοραῖς ἐκτισμέναι
ἄλλαι παρ’ ἄλλων εἰσὶν εἰσαγώγιμοι.
Ὅστις δ’ ἀπ’ ἄλλης πόλεος οἰκήσῃ πόλιν,
ἁρμὸς πονηρὸς ὥσπερ ἐν ξύλῳ παγείς,
λόγῳ πολίτης ἐστί, τοῖς δ’ ἔργοισιν οὔ (Euripide, Érechthée, fgt 360 N 2, 8-13 =
Lycurgue, Contre Léocrate, 100).
Les autres cités, formées lors de migrations semblables aux mouvements des pions, sont
constituées de groupes d’origines diverses. Celui qui habite une cité tout en étant originaire
d’une autre, comme une cheville de mauvaise qualité fichée dans une charpente, a le nom de
citoyen, mais en pratique ne l’est pas54.
213
54 Les deux métaphores utilisées par le poète insistent encore davantage sur l’aspect
artificiel et arbitraire de ces rassemblements de population. Quant à l’adjectif ἔπηλυς
qu’emploie Platon, on le retrouve dans le Panégyrique (63), précisément pour définir
l’origine d’un autre peuple (en l’occurrence les Spartiates), et l’opposer à celle des
Athéniens.
55 L’immigration est donc le premier trait que relève Platon dans l’origine des autres
cités. Mais il insiste encore davantage sur les assemblages ethniques multiples qui les
composent, et que seule Athènes ne connaît pas :
... nous sommes purement Grecs, sans mélange avec un peuple barbare (τὸ εἰλικρινῶς
εἶναι Ἕλληνες καὶ ἀμιγεῖς βαρβάρων). Il n’y a pas de Pélops, de Cadmos, d’Égyptos, de
Danaos, ni de nombreux autres, Barbares de nature, Grecs par la loi (φύσει μὲν βάρβαροι,
νόμῳ δὲ Ἕλληνες), qui vivent à nos côtés, mais nous sommes des Grecs véritables, sans
être mêlés à du sang barbare, ce qui explique la haine sans mélange qui est infuse dans notre
cité contre la race étrangère (αὐτοὶ Ἕλληνες, οὐ μειξοβάρβαροι οἰκοῦμεν, ὅθεν
καθαρὸν τὸ μῖσος ἐντέτηκε τῇ πόλει τῆς ἀλλοτρίας φύσεως). (Ménex., 245 c-d)
56 Tout au long du passage transparaît cette obsession de pureté 55, cette haine pour
l’autre, pour l’étranger, qui risque de brouiller l’unité d’une cité. La glorification de
l’autochtonie athénienne va de pair avec l’exaltation d’une origine sans mélange et une
xénophobie revendiquée. Cette exclusion de l’autre constitue en effet la seule garantie
de la « noblesse » des citoyens athéniens. Contrepoint idéal de l’autochtonie
athénienne, les origines de Thèbes, d’Argos, et de bien d’autres cités du Péloponnèse
montrent les dangers d’une intrusion des Barbares, venus se mêler dès les origines à la
population grecque autochtone. Ni Grecs ni Barbares, les habitants d’Argos, de Thèbes,
et du Péloponnèse souffrent de cet amalgame qui, d’après Platon, explique leurs
positions internationales hésitantes. Isocrate, qui insiste lui aussi sur les dommages
subis par ces contrées, évoque « la prise de tout le Péloponnèse par Pélops, de la ville
des Argiens par Danaos, de Thèbes par Cadmos »56. Plus catégorique que Platon, il ne
parle plus d’un partage du pouvoir entre Grecs et Barbares, mais d’une mainmise des
Barbares sur les territoires conquis.
57 Dépréciant des peuples aux origines mêlées dont l’organisation ne parvient pas
véritablement à masquer la nature profonde, ces deux passages font d’autant mieux
ressortir l’originalité athénienne. Aux yeux d’Isocrate, cependant, ces amalgames de
populations ne représentent pas le seul danger qui guette une cité lors de son
peuplement :
Nous habitons cette cité sans en avoir chassé d’autres occupants, sans l’avoir occupée alors
qu’elle était déserte, sans avoir rassemblé des hommes d’origine mêlée issus de nombreux
peuples (οὐδ’ ἐκ πολλῶν ἐθνῶν μιγάδες συλλεγέντες). (Panég., 24)
58 Plus systématiquement encore que Lysias, il entreprend de classer les différents cas qui
peuvent se présenter lorsque des individus décident de fonder une cité. Lysias n’en
avait envisagé qu’un : une population hétérogène envahit un territoire déjà occupé et
en chasse par la force les précédents habitants. Sans s’appuyer sur des exemples précis,
Isocrate admet d’autres possibilités outre celle-là : la terre convoitée peut n’appartenir
encore à personne ; quand bien même elle est déjà occupée, les envahisseurs peuvent
également choisir de se mêler aux occupants légitimes pour fonder une nouvelle
nation. Dans la plupart des cas, néanmoins, ces formes de peuplement impliquent
l’utilisation de la force, ou du moins entraînent un préjudice pour autrui. C’est en cela
qu’elles se séparent fondamentalement de l’expérience athénienne. Le pouvoir qui se
met en place grâce à l’autochtonie ne lèse personne. Comme l’indique Lysias en
214
intervention que les Héraclides ont par la suite pu tenter un retour dans le Péloponnèse
et permettre ainsi aux Tégéates de s’illustrer. Dans cette joute verbale nourrie
d’arguments mythologiques, mieux vaut remonter toujours plus haut dans l’histoire
nationale pour asseoir solidement sa suprématie.
70 En étudiant les droits des Spartiates sur leur propre territoire, nous avons été amenée à
aborder la question de leurs rapports avec Messène. De la même façon qu’elle sert à
légitimer leur pouvoir, la légende des Héraclides leur permet aussi de justifier leurs
revendications sur cette autre cité63. Sans reprendre l’ensemble de la démonstration
d’Archidamos, nous nous contenterons de rappeler la conclusion de son excursus
mythologique :
Περὶ μὲν οὖν τῶν ἐξ ἀρχῆς ὑπαρξάντων ὑμῖν ἀκριβῶς μὲν οὐ διῆλθον... οὐ μὴν
ἀλλὰ καὶ διὰ τούτων οἶμαι πᾶσιν φανερὸν εἶναι διότι τὴν ὁμολουγένην ἡμετέραν
εἶναι χώραν οὐδὲν διαφερόντως κεκτημένοι τυγχάνομεν ἢ τὴν ἀμφισβητουμένην.
Sur ce qui vous revient dès l’origine, je n’ai pas fait un exposé détaillé... Toutefois, d’après
moi, ces simples indications suffisent à rendre évident aux yeux de tous que c’est exactement
de la même manière que nous nous trouvons en possession du territoire que l’on reconnaît
comme nôtre et de celui qui nous est contesté. (Archid., 24)
71 Nous avons déjà insisté sur l’importance de l’expression πᾶσιν φανερὸν εἶναι. Nous
nous arrêterons ici sur le début de la phrase. Ce qui suffit à garantir la possession, c’est
le discours sur les origines. Le récit mythologique procure une connaissance claire et
vraie, et sert d’argument juridique à l’instar d’épisodes plus récents. D’autres indices, il
est vrai, viennent s’ajouter à cette démonstration. Outre l’accord tacite de ses ennemis
héréditaires, Sparte peut également alléguer la longueur du temps écoulé depuis qu’elle
s’est emparée de Messène :
Ἀλλὰ μὴν οὐδ’ ἐκεῖν’ ὑμᾶς λέληθεν, ὅτι τὰς κτήσεις καὶ τὰς ἰδίας καὶ τὰς κοινάς,
ἂν ἐπιγένηται πολὺς χρόνος, κυρίας καὶ πατρῴας ἅπαντες εἶναι νομίζουσιν.
Certes, il ne vous échappe pas non plus que les possessions privées et publiques, lorsqu’il s’est
écoulé beaucoup de temps, sont considérées par tout le monde comme des possessions
souveraines et ancestrales, (ibid., 26)
72 La durée de la possession redouble les droits sur un territoire et vient ici confirmer
l’héritage des ancêtres. L’auteur ne se situe plus du tout sur le même plan. L’habitude,
consacrée par l’usage (ἅπαντες... νομίζουσιν), veut en Grèce qu’on ne remette pas en
cause une possession acquise de longue date. Après l’argument mythologique, Isocrate
fait appel à la coutume, à la tradition. Tous deux se renforcent mutuellement pour
garantir toujours plus solidement les prétentions Spartiates.
73 Le cas de Messène n’est pas unique. L’appel à la mythologie est un procédé
fréquemment utilisé lorsqu’il s’agit d’appuyer les revendications d’une cité sur une
autre. Athènes, tout comme Sparte, ne se fera pas faute d’y recourir. M.P. Nilsson
rappelle par exemple l’importance des paradigmes mythiques dans l’histoire des
rapports entre la cité attique et l’île de Délos64. Outre la légende de Thésée, censé y
avoir exécuté avec ses compagnons une danse pour fêter sa victoire sur le Minotaure,
d’autres épisodes semblent avoir servi à prouver la légitimité des prétentions
athéniennes sur le sanctuaire. M.P. Nilsson fait ainsi référence à un discours prononcé
218
par Hypéride en 343. Si le texte du discours ne nous est pas parvenu, nous savons grâce
à Maxime Planude que l’orateur y défendait les droits d’Athènes à l’aide de différents
exemples mythiques :
Comme ce dernier désirait en effet montrer que les sanctuaires de Délos appartenaient de
toute antiquité aux Athéniens, il fit grand usage de la mythologie (πολλῷ κέχρηται τῷ
μύθῳ), tenant ce discours : « On dit que Létô, portant les enfants de Zeus, fut pourchassée
par Héra sur terre et sur mer. Epuisée, ne sachant que faire, elle se réfugia dans notre pays
pour y accoucher... ». (Maxime Planude, Rhetores graeci, Walz, 1833, V, 481)
74 Un autre témoignage nous est parvenu qui prouve le poids réel que tient la mythologie
dans les relations internationales. Dans sa Lettre à Philippe, Speusippe entreprend de
dresser l’éloge du roi de Macédoine et de justifier entre autres ses revendications
territoriales sur le Nord de la Grèce. Or l’essentiel de sa démonstration repose sur des
arguments mythiques, comme il l’annonce d’ailleurs clairement :
Περὶ γὰρ τῆς γενομένης Ὀλυνθίοις χώρας, ὥς ἐστι τὸ παλαιὸν Ἡρακλειδῶν ἀλλ’
οὐ Χαλκιδέων, ὁ φέρων τὴν ἐπιστολὴν μόνος καὶ πρῶτος ἀξιοπίστους μύθους
εἴρηκε. (Speusippe, Lettre à Philippe, 5)
Pour ce qui est du territoire d’Olynthe, le porteur de cette lettre a été le premier et le seul à
prouver à l’aide de mythes dignes de croyance qu’il est depuis les temps anciens la propriété
des Héraclides, et non des habitants de Chalcis.
75 D’autre part, comme Speusippe a pris la peine de le rappeler auparavant, Philippe est
lui-même un descendant d’Héraclès. Il ne lui reste plus alors qu’à enchaîner sur ces
« mythes dignes de croyance », qui sont autant d’épisodes de la vie du héros dorien.
76 Six exemples de cités conquises par le héros et devenues ainsi propriété des Héraclides
sont exposés. Le développement traite ces cités en couples, présentant d’abord Messène
et la région d’Amphipolis, puis Sparte et Potidée, et pour finir Toronée et la région
d’Ambracie (ibid., 6-7). Pour tous ces exemples, le schéma reste le même : après sa
victoire contre un tyran, Héraclès devient maître de son territoire. Confié en dépôt à un
ami, ce territoire doit par la suite revenir à ses descendants. Le discours, qui prend bien
soin de rappeler à chaque fois que les adversaires d’Héraclès sont tous des individus
nuisibles, « des vauriens qui transgressent les lois » (κακοῦργοι καὶ παράνομοι, ibid., 6),
légitime le combat du héros et ses conquêtes, quand bien même il use de la force pour
parvenir à ses fins. Speusippe rappelle ainsi qu’Héraclès a châtié Nélée à Messène, et
Syleus dans la région d’Amphipolis. Le territoire du premier a été confié en dépôt à
Nestor, fils de la victime, tandis que le frère de Syleus, Dikaios, se voyait investi du
pouvoir dans la région de Phyllis65. Pour le deuxième groupe de cités, le philosophe
raconte comment Héraclès, après avoir mis à mort Hippokoon, tyran de Sparte et
Alkyoneus, tyran de Pallène, confia respectivement leurs territoires à Tyndare et à
Sithon, fils de Poséidon66. Dans un troisième temps, Speusippe en vient à Toronée et à la
région d’Ambracie : Héraclès a anéanti les deux tyrans en place, chargeant
Aristomachos, fils de Sithon, de veiller sur le premier territoire, et Ladikès et Charatté
de veiller sur le deuxième. Tout au long du passage, les noms propres se multiplient,
gages de la précision des informations et de la fiabilité du discours.
77 Or Speusippe met en évidence que contrairement à ce que voulait le droit, seuls
quelques territoires confiés en dépôt ont finalement été récupérés par les Héraclides,
tandis que les autres, bien que propriété des Héraclides (Ἡρακλειδῶν οὖσαν)67, étaient
219
annexés par d’autres cités. La conclusion de tous ces exemples mythiques s’impose
d’elle-même au lecteur : en tant que descendant d’Héraclès, Philippe possède des droits
bien plus solides sur ces régions que les Athéniens, les habitants de Chalcis ou encore
d’Érétrie. En soumettant à son autorité Amphipolis, Potidée ou Olynthe, il n’a fait que
rétablir le droit dans la région et rentrer en possession de ce qui lui appartenait.
78 Speusippe se fait ici l’avocat de Philippe dans le conflit qui l’oppose aux Grecs. Une fois
de plus, un orateur utilise le mythe comme argument politique, dans un discours relatif
aux événements les plus récents de la situation internationale. Dans cette joute entre la
Grèce et la Macédoine, une cité attise particulièrement les convoitises, c’est
Amphipolis.
79 Revendiquée à la fois par les Athéniens et par Philippe de Macédoine, la cité alimente
pendant de longues années la polémique entre les deux adversaires. L’exemple est
intéressant, car nous disposons pour une fois des arguments de chacun des deux partis,
qu’il nous est donc possible de confronter68.
80 Les intérêts du roi de Macédoine sont défendus dans deux textes, la lettre que
Speusippe lui adresse et que nous venons de commenter, et dans une autre lettre,
adressée au peuple athénien par Philippe lui-même et conservée dans le corpus
démosthénien. Revenons tout d’abord sur le passage de Speusippe :
Le porteur de cette lettre dit que c’est de la même manière que Nélée à Messène et Syleus
dans la région d’Amphipolis ont été tués par Héraclès en punition de leur insolence
(ὑβριστὰς ὄντας). Il ajoute que Messène a été confiée en dépôt (δοθῆναι παρακαταθήκην
φυλάττειν) à Nestor, fils de Nélée, tandis que le territoire de Phyllis revenait à Dikaios, le
frère de Syleus ; que Messène, Cresphonte l’a récupérée plusieurs générations après, mais
Amphipolis, bien qu’elle fût propriété des Héraclides, ce sont les Athéniens et les habitants de
Chalcis qui s’en sont emparés (τὴν δ’ Ἀμφιπολῖτιν… λαβεῖν). (Lettre à Philippe, 6)
81 Speusippe légitime la mainmise de Philippe sur Amphipolis en faisant de ce territoire la
propriété des descendants d’Héraclès. Mais on remarquera que son récit reste en
définitive assez évasif, comme il en va bien souvent pour ces exemples mythiques.
L’auteur garde l’épure d’un récit, sélectionnant les éléments utiles à son propos. Il omet
ainsi les épisodes les plus connus de la légende de Syleus 69, se contentant de noter sa
culpabilité, l’intervention d’Héraclès, et l’obtention du territoire comme prix de sa
victoire. Réduit à l’essentiel, l’épisode doit faire mieux ressortir la thèse de Speusippe.
A l’aide de ce seul exemple mythique, il estime avoir prouvé de manière irréfutable les
droits de Philippe sur la région d’Amphipolis. D’aucuns pourraient toutefois lui objecter
qu’il n’a pas établi de manière formelle que c’est à Philippe qu’il revient, parmi tous
ceux qui se targuent de descendre d’Héraclès, de posséder Amphipolis.
82 Dans un texte quelque peu postérieur, Philippe en personne s’adresse au peuple
athénien et revendique cette cité comme propriété macédonienne. Lui aussi prétend
démontrer qu’il a sur cette ville « des droits bien supérieurs » (πολὺ δικαιότερα) à ceux
de ses rivaux (Ps.- Démosthène, Lettre de Philippe, 20) 70. Cependant, à l’inverse de
Speusippe, il ne revient pas sur la période mythique. Son argumentation, composée en
deux temps, s’appuie uniquement sur des exemples historiques. Il part du principe qu’il
220
n’existe que deux moyens de posséder des cités : « soit nos ancêtres nous les ont
léguées », « soit nous en sommes devenus maîtres par droit de conquête » (ibid., 22).
Dans un cas comme dans l’autre, Amphipolis lui revient. En effet, c’est son ancêtre
Alexandre « qui le premier s’est emparé de la région » (πρώτου κατασχόντος τὸν τόπον),
et c’est en partie de là qu’il a tiré de quoi faire consacrer une statue d’or à Delphes
(ibid., 21). La précision est d’importance, car elle inscrit la famille dans la sphère
religieuse hellénique. D’autre part, plus récemment, Philippe a lui-même confirmé
cette possession en reprenant par la force le territoire qu’occupaient des colons
envoyés par les Lacédémoniens, après en avoir chassé les Athéniens.
83 Nulle allusion ici à Héraclès, ou à un quelconque personnage mythique. Dans la
présentation de Philippe, l’histoire d’Amphipolis commence à Alexandre. A l’en croire,
la cité n’existait pas avant lui. Son ancêtre est décrit comme « le premier occupant ».
Comme tous ceux qui se sont rendus maîtres d’un territoire dès l’origine (τῶν ἐξ ἀρχῆς
κρατησάντων, ibid., 21)71, il lègue ce territoire à son descendant. L’ἀρχή d’Amphipolis
n’est plus reléguée dans le passé flou de la légende, mais elle s’inscrit dans une suite
chronologique précise. Cependant, en se limitant à la période historique, Philippe
risque de se voir opposer des titres de propriété plus anciens.
b - La version athénienne
84 Grâce à Eschine, nous connaissons les arguments de la partie adverse. Dans son
discours Sur l’ambassade infidèle, l’orateur, pour se blanchir des accusations portées
contre lui, rapporte en détail les propos qu’il a tenus devant Philippe lorsqu’il a été
envoyé en ambassade avec neuf autres collègues « pour discuter avec lui de la paix et
des intérêts communs des Athéniens et du roi » (Amb., 18). Entre autres instructions, les
ambassadeurs étaient chargés d’obtenir de Philippe la restitution d’Amphipolis. A la
suite de ses collègues, Eschine va donc entreprendre de lui exposer « leurs droits
légitimes sur Amphipolis et l’origine de la guerre » (καὶ περὶ τῶν δικαίων τῶν ὑπὲρ
Ἀμφιπόλεως καὶ τῆς ἀρχῆς τοῦ πολέμου, ibid., 21)72.
85 Tout le début de son discours concerne la période historique. Il commence par rappeler
les bons services rendus par les Athéniens au père de Philippe, Amyntas (ibid., 26). Puis
il enchaîne sur le secours apporté par Iphicrate à la veuve d’Amyntas lorsque Pausanias
lui a disputé le pouvoir (ibid., 27-29). Il termine enfin en critiquant l’attitude des
dirigeants successifs de la Macédoine, Ptolémée, Perdiccas et Philippe lui-même, qui
n’ont pas hésité à disputer Amphipolis aux Athéniens, malgré les diverses tentatives de
ces derniers pour apaiser le conflit. Afin de prouver sans conteste les droits des
Athéniens sur Amphipolis, il quitte enfin le domaine historique pour aborder la
légende :
Les titres de propriété originels sur le territoire (περὶ μὲν οὖν τῆς ἐξ ἀρχῆς κτήσεως), les
enfants de Thésée, parmi lesquels Acamas, dit-on, reçut ce territoire en dot de sa femme (ὧν
Ἀκάμας λέγεται φερνὴν ἐπὶ τῇ γυναικὶ λαβεῖν τὴν χώραν ταύτην), il convenait alors
d’en parler, ce que je fis le plus précisément possible. Aujourd’hui, en revanche, il est sans
doute nécessaire d’abréger ce discours. Je vais rappeler les preuves (τῶν σημείων) que
fournissent non pas les anciennes légendes, mais les événements qui datent de notre époque.
(ibid., 31 )
86 Une fois de plus, comme pour le reste du discours, Eschine ne donne ici qu’un résumé
des arguments développés en présence de Philippe. L’exemple mythique se trouve donc
volontairement abrégé et réduit à ses informations essentielles. Grâce au nom du héros
221
Acamas, on sait à quelle période les Athéniens sont rentrés en possession de la région
d’Amphipolis. D’autre part, en nous renseignant sur les motifs de cette acquisition, le
passage offre également aux Athéniens une raison juridiquement fondée de réclamer la
cité convoitée. Dans l’esprit de l’orateur, l’ancienneté de l’épisode n’entame en rien sa
valeur. Le mythe sert de preuve (σημείων) au même titre qu’un décret ou qu’un traité
d’armistice plus récents. Il est simplement traité comme de l’histoire plus ancienne, et
pourrait à lui seul suffire à la démonstration d’Eschine. En fait, les événements
contemporains relatés dans la suite du discours ne font que corroborer une
information déjà établie avec certitude.
87 Dans le domaine du droit international, le mythe semble bien remplir pour les orateurs
le même rôle que les faits historiques. Il permet tout aussi bien qu’eux de revendiquer
la possession d’un territoire. Les discours font alterner sans distinction arguments
mythiques et arguments historiques. L’attitude même des orateurs, qui ne prennent
pas la peine de justifier leur choix, prouve assez que l’opinion publique ne se choque
pas de cet état de fait et qu’elle y est habituée. Le cas d’Amphipolis éclaire fort bien les
avantages que procure l’utilisation du mythe. En offrant de nombreux récits relatifs à
un même sujet, il fournit aux cités la possibilité de choisir celui qui sert le mieux leur
propos. Ainsi, pour justifier ses prétentions sur Amphipolis, Athènes peut se targuer de
l’héritage d’Acamas, tandis que le roi de Macédoine peut tout aussi bien se réclamer de
celui d’Héraclès. Dans le large répertoire des aventures mythiques, chaque cité est
assurée de trouver un épisode susceptible de servir ses vues. De plus, cette abondance
de récits permet de faire remonter toujours plus haut dans le temps les droits d’une
ville sur une autre. Si Athènes se vante de détenir des droits sur Amphipolis depuis
l’époque d’Acamas, Philippe peut riposter que les siens remontent à Héraclès. Suivant
les discours, la possession originelle (ἐξ ἀρχῆς) d’Amphipolis revient à Alexandre (Ps.-
Démosthène, Lettre de Philippe, 21 et 23), à Acamas (Eschine, Amb., 31), ou bien encore
aux Héraclides (Speusippe, Lettre à Philippe, 6). Or, en cas de conflit politique entre des
versions différentes, la logique veut que l’on fasse primer le droit le plus ancien, et que
le premier possesseur garde la priorité73. On comprend ainsi le goût de certains
orateurs pour l’exemple mythique.
D - Les alliances
88 Les relations entre cités ne se réduisent pas toutes à cette politique agressive de
revendication territoriale. Elles sont également rythmées par le jeu des alliances qui se
nouent et se dénouent en fonction des objectifs poursuivis. Dans ce cadre également, la
mythologie est largement convoquée. Pour resserrer les liens entre deux cités, pour
inviter une cité à signer la paix, pour obtenir l’aide d’une cité plus puissante, les
orateurs font souvent appel aux généalogies mythiques, remontant jusqu’à l’ancêtre
légendaire d’un peuple ou d’un chef, soulignant les parentés ou les liens d’amitié entre
les familles dirigeantes des deux territoires concernés, et bâtissant sur ces liens
familiaux les alliances désirées. Pour évoquer ces liens de parenté, les orateurs parlent
aussi bien de συγγένεια, d’οἰκειότης, ou de cités-sœurs (ἀδελφαί) 74.
89 Cet usage des généalogies mythiques connaîtra plus tard un essor extraordinaire,
surtout à l’époque hellénistique et romaine, comme le prouvent les témoignages
épigraphiques qui nous en offrent de multiples exemples75. Mais des arguments de ce
type, même s’ils sont plus rares, n’en apparaissent pas moins dès le V e et le IV e siècles.
222
contre l’autre. En effet, avant de descendre aux Enfers pour chercher Cerbère, Héraclès
s’est fait initier aux mystères d’Eleusis. Or comme le souligne Callias, « les premiers
étrangers à qui son ancêtre (πρόγονος) Triptolème montra les mystères sacrés de
Déméter et de Coré furent Héraclès, le héros archégète (ἀρχηγέτης) des Lacédémoniens,
et les Dioscures », leurs propres concitoyens (ibid., VI, 3, 6).
93 L’argument est simple. Athènes a su partager avec Sparte les bienfaits de Déméter. Non
seulement elle a admis Héraclès dans des cérémonies sacrées, mais elle a également
enseigné aux Péloponnésiens les mystères de l’agriculture, et leur a fait don en premier
des graines qu’elle tenait de la déesse. Par ce geste, elle a créé entre elle et Sparte une
obligation. Sparte lui doit sa reconnaissance, tandis qu’Athènes l’assure ainsi de son
amitié. Ainsi que le précise l’orateur athénien, la justice leur impose donc un certain
type de rapports. L’initiation d’Héraclès permet à l’orateur de mettre en évidence des
liens héréditaires et indestructibles entre deux cités habituellement rivales. L’exemple
fait remonter cette amitié entre les deux cités aux temps les plus anciens, balayant tous
les conflits qui ont pu surgir par la suite. Et Callias s’appuie sur la parenté qui le lie à
Triptolème pour justifier l’intérêt qu’il prend aux négociations. Avec cet exemple
mythologique, il se situe résolument dans le domaine du droit. La connotation juridique
de l’ensemble du passage se lit dans l’expression δίκαιον ἦν, qui ouvre le récit mythique
de Callias et revient le scander en son milieu78.
94 Le choix de cet épisode par l’ambassadeur athénien n’est d’ailleurs pas anodin.
L’orateur reprend ici un des mythes dont Athènes se glorifie le plus. Cet éloge de la cité
civilisatrice apparaît dans le Panégyrique d’Isocrate (Panég., 28-33). Or la présentation y
est légèrement différente de celle de Xénophon. Isocrate indique lui aussi qu’Athènes a
reçu de la déesse Déméter deux récompenses, les récoltes et l’initiation, et qu’elle a
désiré faire profiter tous les hommes de ces bienfaits. Mais dans le Panégyrique, aucune
allusion n’est faite à un traitement privilégié de Sparte ou même du Péloponnèse. Dans
ce discours où Isocrate réclame l’hégémonie d’Athènes sur l’ensemble des Grecs, toutes
les cités sont mises sur un pied d’égalité : « non seulement notre cité a été aimée des
dieux, mais elle a chéri les hommes au point qu’elle n’a pas refusé aux autres les biens
si nombreux qu’elle possédait, et qu’elle a partagé avec tous une partie de ce qu’elle
avait reçu »79. Cette variation entre les deux textes correspond bien évidemment à une
différence dans les fonctions assignées à chacun d’eux. Le Panégyrique se présente
comme un éloge de la cité d’Athènes, dont il vante l’excellence par tous les moyens. Le
but de Callias dans les Helléniques est différent. Il utilise le mythe dans un contexte
diplomatique, pour convaincre une cité de se ranger à une politique précise. Au lieu
d’opposer Athènes à la foule anonyme des autres cités grecques, il choisit au contraire
une version de la légende dans laquelle les Lacédémoniens tiennent une place
privilégiée, et il insiste sur les liens d’amitié que fait naître cet épisode.
95 Pour notre période et notre corpus, le meilleur exemple de l’utilisation des συγγένειαι
dans la diplomatie internationale reste l’utilisation de la généalogie de Philippe de
Macédoine, censé descendre d’Héraclès en personne80. Bien entendu, cette généalogie
qui faisait de lui un Grec, et non un Barbare, n’était pas acceptée de tous. Si Hérodote
présente la famille royale macédonienne comme originaire d’Argos et issue de Téménos
(VIII, 138-139), s’il rapporte que les Hellanodices, en acceptant la participation
d’Alexandre Ier aux Jeux Olympiques, l’ont bien reconnu comme Grec (V, 22), si
Thucydide lui aussi accepte cette origine argienne (II, 99), tous ne se rangent pas à cet
avis, et le débat devient encore plus passionné au IVe siècle, lorsque les ambitions de
224
NOTES
1. M.P. Nilsson, Cults, Myths, Oracles, and Politics in Ancient Greece, Lund, 1951, p. 49-112.
2. O. Curty, Les parentés légendaires entre cités grecques. Catalogue raisonné des inscriptions contenant le
terme ΣΥΓΓΕΝΕΙΛ et analyse critique, Genève, 1995. C.P. Jones, Kinship Diplomacy in the Ancient World,
Harvard, 1999.
3. Classée parmi les harangues de Démosthène (12), cette lettre qui ne semble pas authentique
paraît plutôt procéder d’un original auquel on aurait apporté des remaniements. Pour l’ensemble
de la discussion, voir l’introduction de l’édition qu’en donne M. Croiset dans la Collection des
Universités de France. Néanmoins, il est certain que Philippe a effectivement adressé une lettre
aux Athéniens. Si la forme en est ici quelque peu altérée, la teneur ne devait pas en être
fondamentalement différente.
4. συγγένεια et ἀγχιστεία désignent tous deux des liens de parenté. Mais l’ἀγχιστεία représente
un cercle de parents moins large, « s’étendant jusqu’aux enfants de cousins, tant du côté de la
mère que du côté du père » (D. Roussel, Tribu et Cité, Annales littéraires de l’Université de
Besançon 193, Centre de Recherches d’Histoire ancienne 23, Paris, 1976, p. 44-45). Dans sa notice
226
Troie (I, 12, 3) ; Pausanias, qui compte en générations, place cet événement deux générations
après la fin de la guerre de Troie.
14. E.N. Tigerstedt, op. cit., p. 28 et 36.
15. Le mythe des Héraclides se présenterait donc comme la métaphore d’une invasion dorienne
du Péloponnèse. La réalité de cette invasion a été remise en cause par certains historiens.
Toutefois, pour suivre en cela I. Malkin, on ne peut douter de « son existence en tant que fait de
mentalité – la croyance au retour des Héraclides et à l’invasion dorienne » pendant les époques
archaïque et classique (op. cit., p. 64). Ce sont les réactions fondées sur cette croyance qui sont ici
étudiées.
16. Cf. l’analyse que nous avons donnée de cet épisode dans notre article « Généalogies
mythiques et politique chez les orateurs attiques », in D. Auger et S. Saïd (éds.), Généalogies
mythiques. Actes du VIIIe colloque du Centre de Recherches mythologiques de l’Université de Paris-X
(Chantilly, 14-16 septembre 1995), Paris, 1998, p. 379-393.
17. E.N. Tigerstedt, op. cit., p. 30-31.
18. Bien que les droits de Sparte sur Messène rentrent dans le cadre des revendications d’une cité
sur un autre territoire, les deux démonstrations sont ici trop étroitement liées pour que nous
puissions les séparer, et nous les envisagerons donc en même temps.
19. Ibid., 21 : « Les dangers survenus au cours de l’expédition, les autres événements sans lien
avec le sujet présent, à quoi bon perdre du temps à les raconter ? » Comme nous l’avons précisé
en introduction, cette omission revendiquée est une indication très nette du but poursuivi par
l’orateur. Le mythe n’a pas d’intérêt en soi ; il ne sert qu’à mieux interpréter le présent et à en
donner une lecture plus juste.
20. Voir par exemple Apollodore, II, 8, 4.
21. Par exemple Apollodore, II, 8, 4 ou Pausanias, IV, 3, 7 sq.
22. Pour l’interprétation de ce mythe et l’influence de la propagande sur ses différents épisodes,
voir E.N. Tigerstedt, op. cit., p. 33 sq., M.P. Nilsson, op. cit., p. 75-76, ou encore C. Calame, art. cit.,
qui s’appuie sur les rapports entretenus par Argos, Messène et Sparte dans les textes
mythologiques pour suggérer une période de formation de ces légendes.
23. Outre tous les mots de la même famille que δικαίως, la propriété Spartiate se trouve
réaffirmée par la répétition du verbe κτάομαι ou du substantif κτῆσις : ἐκτησάμεθα Μεσσήνην
(16), κέκτησθε δικαίως (16), κεκτημένοι τυγχάνομεν (24), ὡς ἀδίκως κεκτημένοις (30), τὰς κτήσεις
(26), περὶ τῆς κτήσεως (33).
24. Rappelons les expressions πᾶσιν φανερὸν εἶναι, τὴν ὁμολογουμένην ἡμετέραν εἶναι χώραν
(ibid., 24).
25. Ibid., 178 : « les autres peuples, dit-on, vivent dans la cité aux côtés de ceux qui les ont
combattus, et ils les font participer à tout, sauf aux magistratures et aux honneurs. »
26. C’est une solution qu’Isocrate préconise fréquemment pour délivrer les cités grecques de
luttes intestines et pour en éloigner des populations sans ressources, qui se verraient ainsi
assurer des moyens d’existence sur les nouveaux territoires (cf. Panég., 167-169, Paix, 24, Phil.,
120-123).
27. W. Burkert qualifie ce schéma d’un récit qui met en scène un retour de « stratagème
mythologique » destiné à légitimer une pure et simple conquête (Structure and History in Greek
Mythology and Rituals (Sather Classical Lectures 47)), Los Angeles - Londres, 1979, p. 97).
28. Tel est l’intérêt de ce mythe aux yeux d’E.N. Tigerstedt, op. cit., p. 35. Il n’offre pas de Sparte
une image idéale, mais il tente de récuser un fait fondamental des débuts de l’histoire Spartiate,
selon lequel la cité avait été fondée en usant de la force et du droit de conquête.
29. Thucydide, II, 36, 1 ; Hérodote, VII, 161 ; Lysias, Or. fun., 17 ; Isocrate, Panég., 23-25, Paix, 49,
Panath., 124-128 ; Platon, Ménex., 237 b-238 b et 245 c-d ; Démosthène, Or. fun., 4; Hypéride, Or. fun.,
7 ; Lycurgue, Léocr., 41, 48, et 83. Outre ces discours, citons quelques pièces de théâtre dans
lesquelles l’autochtonie est évoquée : Euripide, Ion, v. 29-30, 267, 589-590, Médée, v. 825-832,
228
Érechthée ; Aristophane, Guêpes, v. 1076. Pour l’ensemble des références chez Hérodote, les poètes
tragiques athéniens et Aristophane, se reporter à l’ouvrage d’O. Schröder, De laudibus Athenarum a
poetis tragicis et ab oratoribus epidicticis excultis, Göttingen, 1914, p. 5-9, et à l’étude du sujet par E.
Ermatinger, dans son livre Die attische Autochthonensage bis auf Euripides, Berlin, 1897. Pour une
étude générale du mythe, nous renvoyons entre autres, parmi une abondante bibliographie, à N.
Loraux, Les enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris, 1981, ou
du même auteur, Né de la terre. Mythe et politique à Athènes, Paris, 1996, ainsi qu’à VJ. Rosivach,
« Autochtony and the Athenians », CQ 37, 1987, p. 294-306.
30. Nicole Loraux détaille l’ensemble de ces légendes dans son livre Les enfants d’Athéna...,
essentiellement p. 7-25 et p. 35-73. Lire aussi les quelques pages d’introduction qui ouvrent
l’étude de C. Bérard, Anodoi. Essai sur l’imagerie des passages chthoniens, Neuchâtel, 1974, p. 31-38.
31. Homère, Il., II, 547-549. Pour R. Parker, il s’agit sans doute de l’une des premières légendes
athéniennes attestées. Cependant, les premières représentations figurées appartiennent au
Ve siècle et sont exploitées entre le premier et le dernier quart de ce siècle, avec un temps fort
entre 475 et 450 (« Myths of Early Athens », in J. Bremmer (éd.), Interpretations of Greek Mythology,
Londres, 1987, p. 187-214).
32. Dans son article, R. Parker date des années 420 les premières apparitions de cette
interprétation ultra-patriotique du mythe, avec des textes comme l’Érechthée d’Euripide, ou le
passage d’Hérodote déjà cité (VII, 161). Il les explique par le contexte international de l’époque (la
guerre du Péloponnèse), qui favorise l’émergence d’un sentiment anti-dorien très fort parmi le
public athénien. Cette tendance s’accentuera encore dans les oraisons funèbres du siècle suivant.
33. D’abord moquée par les autres peuples, Athènes ne tardera pas à faire des émules, et l’on
verra fleurir les cités se réclamant d’une telle origine. C. Bérard rappelle le processus : « Les cités
rivales n’ont pas admis sans revendication le monopole attique de l’autochtonie ; elles se
découvrirent et se forgèrent rapidement leurs propres héros autochtones. D’abord irritées par les
prétentions des Athéniens, elles commencèrent par railler ceux qu’elles surnommèrent limaces,
champignons, campagnols ! Mais bientôt elles ne purent résister à la séduction et au prestige de
ces origines si pures ; au IIème siècle de notre ère, tous les Grecs sont issus de leur propre
territoire » (op. cit., p. 35). Ainsi, Sardes, dans ses titres officiels, ou Stratonicée de Carie (SEG IV,
263) pourront-elles se vanter de leur origine autochtone respective (voir L. Robert, Études
Anatoliennes, Paris, 1937, p. 303-304).
34. Thucydide n’en parle pas lorsqu’il aborde le sujet en II, 36, non plus qu’Hypéride, Or. fun., 7.
Mais ce sont les deux seuls. Pour l’expression μόνοι τῶν Ἑλλήνων, voir par exemple chez
Isocrate, Panég., 25, Paix, 50, Panath., 124, Hérodote, VII, 161, et Lycurgue, Léocr., 83. Lysias, quant
à lui, oppose les Athéniens à la masse des autres hommes, οἱ πολλοί (Or. fun., 17), tandis que
Platon évoque οἱ ἄλλοι (Ménex., 237 b).
35. Cf. R. Clavaud, Le ‘Ménexène’ de Platon et la rhétorique de son temps, Paris, 1980, p. 117-118, et
A.W. Saxonhouse, « Myths and the Origins of the Cities: Reflections on the Autochtony Theme in
Euripides’ Ion », in S.P. Euben (éd.), Greek Tragedy and Political Theory, Berkeley and Los Angeles,
California, 1986, p. 252- 273 (p. 257). Hérodote, VII, 161, écrit que les Athéniens constituent « le
peuple le plus ancien de la Grèce » (ἀρχαιότατον ἔθνος) et qu’il est « le seul parmi les Grecs à
n’avoir pas changé de demeure » (μοῦνοι δὲ ἐόντες οὐ μετανάσται Ἑλλήνων). Thucydide, quant
à lui, fait préciser à Périclès que leur terre « fut toujours habitée par le même peuple » (II, 36).
36. L’orateur chez Hérodote est un député athénien s’adressant à Gélon, roi de Syracuse ; chez
Thucydide, il s’agit de Périclès, prononçant l’oraison funèbre des premières victimes de la guerre
du Péloponnèse.
37. R. Parker insiste sur les différentes acceptions que peut prendre ce terme « autochtonie »,
montrant que dans le langage ordinaire, l’adjectif autochtone signifie à peine plus qu’« originaire
du pays », en tant qu’opposé à « immigrant », alors que dans le contexte du mythe athénien, il
décrit l’émergence physique du sol même (art. cit., p. 194-195).
229
38. ἐξ ἧσπερ ἔφυμεν ou ἔφυσαν (cf. Isocrate, Panég., 24, et Démosthène, Or. fin., 4). On trouve déjà
cette association dans l’Érechthée d’Euripide, 360 N2, 8 (= Lycurgue, Léocr., 100).
39. C. Bérard, op. cit., p. 34-35. Ainsi que le remarque C. Calame dans son ouvrage sur Thésée, la
biographie du héros athénien présente sur ce point une réelle difficulté. Né en dehors du
territoire de l’Attique, élevé à Trézène, le héros ne possède au départ aucun des traits distinctifs
de l’autochtonie athénienne. Pour C. Calame, le parcours de Trézène à Athènes, marqué par
diverses entreprises périlleuses, a pour rôle de symboliser cette intégration progressive du jeune
adolescent, finalement légitimé par son père et admis au rang de citoyen athénien (Thésée et
l’imaginaire athénien, Lausanne, 1990, p. 192, p. 229, p. 256, et surtout p. 438-439).
40. A. Brelich établit nettement cette distinction dans son livre Gli eroi greci. Un problema storico-
religioso, Rome, 1958, p. 138.
41. Traduction G. Mathieu, Paris, CUF, 5 e tirage revu et corrigé, 1967. De même, le Panathénaïque
présente les Athéniens comme « des hommes qui ne sont ni d’origine mêlée, ni immigrés, mais
seuls autochtones parmi les Grecs et qui considèrent le territoire qui justement leur a donné le
jour comme leur terre nourricière » (124-125). Cf. Platon. Ménex., 237 b et Démosthène, Or. fun., 4.
42. Ménex., 237 e-238 a. L’expression ἱκανὸν τεκμήριον fait écho au μέγα τεκμήριον trouvé en
ouverture de la démonstration. Elle souligne le caractère nécessaire du résultat obtenu. Même
raisonnement, pratiquement, dans l’Oraison funèbre de Démosthène, 5. Le mythe de Déméter,
offrant aux Athéniens la connaissance de l’agriculture pour les remercier de l’avoir aidée à
retrouver sa fille, sera repris, dans un autre contexte, aux paragraphes 28 à 31 du Panégyrique
d’Isocrate.
43. La terre est qualifiée de « mère » en 237 b (les Athéniens sont « nourris par la terre, leur
mère »), 237 c et 237 e, ou de « nourrice » en 237 b. Les deux fonctions sont réunies en 237 c
lorsque la terre est désignée comme « celle qui les a engendrés, élevés, et recueillis » (τῆς
τεκούσης καὶ θρεψάσης καὶ ὑποδεξαμένης).
44. Pour N. Loraux, Les enfants d’Athéna..., p. 65, la permanence du vocabulaire de parenté pour
rendre compte des origines des Athéniens est une survivance de l’autre version du mythe, celle
qui décrit la naissance d’Érichthonios, fruit du désir d’Héphaïstos pour Athéna, enfanté par la
déesse Gê.
45. N. Loraux, ibid., p. 14, 21, 65 sq. A.W. Saxonhouse abonde dans son sens lorsqu’elle écrit que le
mythe de l’autochtonie sert traditionnellement à nier le rôle de la mère tout en accentuant la
toute-puissance masculine, capable d’engendrer sans intermédiaire féminin. Il permet d’exclure
les femmes des origines de la cité en niant la nécessité des relations hétérosexuelles (art. cit., p.
258-259).
46. On remarquera que dans cet exemple, la patrie n’endosse même plus le rôle de la femme,
mais qu’elle est mise sur le même pied que l’élément masculin.
47. Cf. Hypéride, Or. fun., 7 : « leur commune naissance leur assure, à eux qui sont autochtones,
une noblesse insurpassable ». On retrouve la même idée dans le Ménexène de Platon, où la notion
d’εὐγένεια intervient trois fois (237 a, 237 b et 237 c) et chez Démosthène, Or. fun., 4. Parfois, le
mot d’εὐγένεια n’apparaît pas, mais la même idée est rendue par l’expression φύντες καλῶς, ou
toute autre expression semblable : Lysias, Or. fun., 20 ; Isocrate, Panég., 23 et 24, Paix, 49. Les seuls
textes qui ne lient pas l’autochtonie à cette notion de noblesse inhérente sont l’oraison funèbre
de Périclès chez Thucydide, le Panathénaïque d’Isocrate, et le Contre Léocrate de Lycurgue.
48. Panath., 124-125. On retrouve chez Platon la même idée d’une cité « aimée des dieux »,
θεοφιλής (Ménex., 237 c). Cf. C. Bérard, op. cit., p. 35-36 : « d’après les textes cités, ce ne sont pas
seulement les aristocrates, comme les rois de l’Atlantide par exemple, qui revendiquent
fièrement cette naissance inégalable, cette origine la plus ancienne, mythique au sens fort, mais
tous les citoyens de la polis : tous se considèrent theôn paîdes, fils de Gê et d’Héphaïstos, par la
vertu de leur filiation légendaire héroïque ».
230
49. Cette extension progressive de la naissance miraculeuse se lit par exemple dans l’Ion
d’Euripide. Au vers 267, Ion s’enquiert auprès de Créuse de la naissance miraculeuse de son
ancêtre Érichthonios. Mais aux vers 589-590, c’est à tous les habitants d’Athènes que cette origine
est reconnue. Dans la tragédie de Médée, le chœur, qui désigne les Athéniens sous le nom
d’Érechthéides, les proclame tous « fils des dieux bienheureux » (θεῶν παῖδες μακάρων) (v.
824-825).
50. Nous avons étudié cette question dans un article à paraître prochainement dans les actes du
colloque Origines Gentium, « L’origine des cités grecques dans les discours athéniens », Bordeaux.
51. A l’inverse de l’occupation ininterrompue du sol attique par les Athéniens, trait distinctif de
« l’autochtonie » athénienne.
52. Le πολλαχόθεν d’Hypéride fait écho au πανταχόθεν de Lysias pour évoquer de manière
péjorative ces origines multiples et mal connues. Mais Lysias accentue encore la disparité des
origines.
53. Le terme grec ne semble avoir eu aucune connotation négative à l’origine. Il désigne alors
« celui qui survient, l’étranger » (cf. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque,
Paris, 1968-1980, s.v. ἐλεύσομαι).
54. Peut-être y a-t-il dans cette réserve apportée au statut de citoyen un écho de la relation quasi
maternelle entre la terre attique et ses habitants, relation dont nous avons vu combien le
vocabulaire la met en relief. Pour se voir accorder la citoyenneté, un Athénien devait pouvoir
prouver que ses deux parents étaient eux-mêmes citoyens. Ne pas être né sur la terre qu’on
habite, ne pas pouvoir la qualifier de « mère », revient à ne pas bénéficier de tous les « quartiers
de noblesse » nécessaires. La patrie n’est alors qu’une mère adoptive.
55. A travers des termes comme εἰλικρινῶς, ἀμιγεῖς, οὐ μειξοβάρβαροι ou encore καθαρόν.
56. Panath., 80. Cf. Hél., 68.
57. Résumant les avantages qu’offre ce récit légendaire pour une cité, A.W. Saxonhouse indique
qu’il renforce l’unité de la cité et qu’il permet de légitimer ses frontières en prétendant qu’elles
ont été fixées par la nature, et non par les hommes. Enfin, il nie toute injustice, puisqu’il nie toute
conquête (art. cit., p. 255-256). Détaillant les interprétations patriotiques que les orateurs peuvent
donner de ce mythe, R. Parker indique qu’ils en tirent prétexte pour affirmer que les Athéniens
sont plus justes que les autres puisqu’ils n’ont accaparé le bien de personne, et qu’ils sont tous
égaux, puisque tous issus du même sol (art. cit., p. 195).
58. C’est par exemple l’usage qu’en fait Isocrate dans le discours Sur la Paix, 49-50.
59. Rappelons qu’Agamemnon, roi de Mycènes chez Homère, passait dans une tradition plus
tardive pour avoir régné dans la région de Sparte, à Amyclées.
60. L’utilisation du verbe δικαιόω-ῶ nous situe d’emblée dans la sphère du droit.
61. Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre de cette partie, Athènes ne fait pas
volontiers appel à l’exemple de la guerre de Troie. L’évocation de Ménesthée, roi d’Athènes, est
sans doute entraînée par celle d’Agamemnon dans le discours que les Lacédémoniens viennent de
tenir.
62. Voir Apollodore, II, 8, 2 et Diodore de Sicile, IV, 58, 1 -4.
63. Archid., 16-25. Voir supra, p. 307 sq.
64. M.P. Nilsson, op. cit., p. 59 et 95.
65. Cf. Isocrate, Archid., 19.
66. Ibid., 18.
67. L’expression apparaît deux fois au paragraphe 6. Elle est reprise au paragraphe 7 avec une
légère transformation, ὑμετέραν οὖσαν. Cette variation permet de suggérer que parmi la vaste
descendance d’Héraclès, c’est la famille de Macédoine plus qu’une autre qui a des droits sur la
région.
231
68. Cf. S. Perlman, « The Historical Example, its Use and Importance as Political Propaganda in
the Attic Orators », Studies in History, Scripta Hierosolymitana, 7, 1961, p. 150-166 (p. 161-162 pour
cet exemple).
69. Il passe sous silence la nature des méfaits de Syleus, qui avait l’habitude d’arrêter les
passants, de leur faire travailler sa vigne, puis de les exécuter.
70. La notion de droit revient à plusieurs reprises tout au long du passage : δικαίως (21, 22), τὸ
δίκαιον (21), μετὰ τοῦ δικαίου (23).
71. Le terme d’ἀρχή revient à la fin du passage, au paragraphe 23, dans les mots qui terminent la
démonstration du souverain : « comment une possession pourrait-elle être plus solide que celle
qui nous a été léguée dès l’origine par nos ancêtres (τῆς τὸ μὲν ἐξ ἀρχῆς καταλειφθείσης ἡμῖν
ὑπὸ τῶν προγόνων), qui est redevenue mienne par la guerre, et qui m’a été reconnue par des
gens comme vous, qui êtes habitués à revendiquer même des choses qui ne vous concernent
absolument pas » (23).
72. Le discours d’Eschine à Philippe occupe les paragraphes 26 à 33.
73. Cf. G. Schmitz-Kahlmann, Das Beispiel der Geschichte un politischen Denken des Isokrates
(Philologus Suppl. Bd. 31, Heft 4), Leipzig, 1939, p. 41-42.
74. L’étude de ces termes et de leur utilisation dans le domaine diplomatique a été envisagée par
D. Musti, dans un article intitulé « Sull’idea di συγγένεια in iscrizioni greche », ASNP 32, 1963, p.
225-239. Elle a depuis été reprise et approfondie par O. Curty, op. cit., p. 215-241, à partir d’une
analyse globale des différents témoignages épigraphiques s’étageant entre le IV e siècle avant et le
IVe siècle après J.-C. E. Will revient sur certaines de ses interprétations dans son article
« Syngeneia, Oikeiotès, Philia », RPh 121, 1995, p. 299-325. Pour un point encore plus récent sur la
question, nous renvoyons à C.P. Jones, op. cit., p. 6-16. La difficulté essentielle consiste à établir le
sens exact de ces termes, et notamment à établir une nette distinction entre συγγένεια et
οἰκειότης. Pour C.P. Jones, le substantif οἰκειότης serait plus subjectif, et traduirait le
« sentiment » d’une parenté que le mot συγγένεια se contenterait d’affirmer. Voir également les
remarques de J. Bousquet, « La stèle des Kyténiens », REG 101, 1988, p. 29-41, spécialement n. 25.
75. Pour D. Musti, cette période voit aussi ce qu’il appelle une « dilatation » de la notion de
parenté, puisque se forment alors des parentés artificielles (art. cit., p. 234). Les savants n’ont pas
toujours accordé la même importance à ces συγγένειαι. Pour certains, il s’agit moins d’un
véritable argument que d’un simple moyen rhétorique mis en œuvre par les orateurs. D’autres lui
donnent en revanche tout son poids et considèrent que les συγγένειαι occupent une place
véritablement importante dans la diplomatie internationale de l’époque hellénistique et romaine.
Un des plus fervents défenseurs de cette thèse, L. Robert, est revenu à plusieurs reprises sur ce
thème auquel il projetait de consacrer un ouvrage (Pour les principales références, voir O. Curty,
op. cit., p. 261 n. 12, ou J. Bousquet, art. cit., n. 47, p. 30). Il multiplie les exemples de liens
généalogiques entre les villes d’Asie Mineure et les « cités-mères » de la Grèce. Pour garantir leur
eugénéia, les villes d’Asie Mineure demandent aux rhéteurs de retrouver - ou d’inventer ! - des
parentés mythiques avec Athènes, Sparte, Corinthe, ou toute autre cité illustre du continent. La
fondation du Panhellénion en 131/132 ne fait que renforcer cette tendance, puisque pour en faire
partie, toute cité doit pouvoir prouver qu’elle est de noble origine. Ainsi que le souligne J.
Bousquet, même si ces liens sont douteux, il n’en reste pas moins que « la convention est établie,
cent fois répétée, et [que] tout le monde s’y tient, c’est l’essentiel » (art. cit., p. 41).
76. D. Musti, art. cit., p. 233, O. Curty, op. cit., p. 127-128, et C.P. Jones, op. cit., 44.
77. C.P. Jones, op. cit., p. 29-31.
78. Hell., VI, 3, 6 : « il serait juste (δίκαιον μὲν οὖν ἦν) que nous ne portions même pas les armes
les uns contre les autres...Comment serait-il juste (Πῶς οὖν δίκαιον) que vous veniez couper la
moisson de ceux qui vous ont fourni le grain, et que nous ne voulions pas que ceux à qui nous
l’avons donné possèdent une nourriture aussi abondante que possible ? »
232
79. Ibid., 29. Deux paragraphes plus loin, le texte évoque pour preuve de ce bienfait les prémices
de blé que « la plupart des cités nous envoient chaque année en souvenir de cet ancien bienfait ».
80. Nous reprenons ici des points que nous avons analysés dans notre article cité en note 16,
« Généalogies mythiques et politique chez les orateurs attiques », p. 387-389. Cf. également C.P.
Jones, op. cit., p. 38-41. Pour l’histoire de la famille de Macédoine, nous renvoyons aux indications
bibliographiques données supra, n. 154 du premier chapitre de cette partie.
81. Voir supra, p. 227 sq. et p. 239 sq.
82. Cf. ibid., 113 : « je t’invite par mon discours à des exploits semblables à ceux que tes ancêtres
(οἱ πρόγονοί σου) ont manifestement dans leurs actes choisis comme les plus beaux ».
83. Pour M.M. Markle, le discours d’Isocrate s’adresse tout autant aux Athéniens qu’au souverain
de Macédoine. En détaillant les obligations qui lient Philippe aux cités grecques, Isocrate
chercherait à rassurer une population méfiante, pour ne pas dire hostile, devant les ambitions du
monarque et ses progrès en Grèce (« Support of Alhenian Intellectuals for Philip : a Study of
Isocrates’ Philippus and Speusippus’ Letter to Philip », JHS 96, 1976, p. 80-99). Pour une analyse de ce
même discours, cf. également S. Perlman, « Isocrates’ Philippus. A Reinterpretation », Historia 6,
1957, p. 306-317.
84. Cf. 1ère Phil., 10 et Cour., 68 et 185.
85. Cette aventure connaît plusieurs variantes. Euripide en parle déjà dans son Héraclès furieux (v.
611-613), et l’on a vu précédemment que Xénophon en présente une version différente dans les
Helléniques (VI, 3, 6). La version de Speusippe a l’avantage de faire d’Héraclès un citoyen, et non
plus seulement un ami d’Athènes. Pour Plutarque, c’est en fait grâce à Thésée, qui accepte de le
purifier de ses crimes, qu’Héraclès peut être initié (Vie de Thésée, 30, 5). Les auteurs hésitent sur le
nom de l’initiateur et sur la nature réelle des mystères auxquels Héraclès a été initié. Toutes les
références sont rassemblées par F. Brommer, Herakles II. Die unkanonischen Taten des Helden,
Darmstadt, 1984, p. 18-19.
86. Ibid., 3 : τὸ γένος ὑμῶν ἐστιν ἀφ’ Ἡρακλέους.
233
Conclusion
ou de héros, et non de simples mortels. Ils défient les forces humaines et suscitent chez
tous une admiration sans borne. On peut toujours opposer à un personnage historique
un autre individu plus courageux, plus intelligent, meilleur politique. On peut contester
le bien-fondé d’une décision humaine et lui trouver des conséquences néfastes. Mais
qui oserait rivaliser avec Thésée, Héraclès, ou Agamemnon ? Qui songerait à critiquer le
choix de héros réputés pour leur perfection ? Le mythe introduit ainsi dans un univers
exemplaire, d’où sont exclues la mesure et la nuance, et qui nous livre avec plus de
force sa leçon. La gloire qui auréole les héros et les dieux dont les aventures sont
narrées rejaillit sur l’objet du discours, augmentant d’autant la force persuasive du
propos.
3 Les raisons sont donc multiples qui expliquent le nombre d’exemples mythiques
rencontrés dans les discours politiques de l’époque classique. Or, dans la riche tradition
légendaire que connaissent les Grecs, les orateurs exploitent en définitive peu
d’éléments. Ils se limitent à quelques épisodes et quelques figures, toujours les mêmes.
Parmi les guerres mythiques livrées par Athènes sont ainsi sélectionnées quatre
conflits (ceux livrés contre les Amazones et les Thraces et ceux menés en faveur
d’Adraste et des Héraclides), auxquels vient parfois s’ajouter une évocation de la guerre
de Troie. Seuls Héraclès et Thésée, d’autre part, se voient accorder plusieurs
développements d’une certaine longueur. Loin de rechercher l’originalité, les discours
reprennent les mêmes aspects d’un passé légendaire qu’ils répètent à l’infini et qui s’est
en quelque sorte figé. Cet ensemble relativement restreint d’épisodes permet d’offrir de
la cité une image toujours élogieuse, l’image immuable d’une cité championne de la
justice et de la liberté, garante des valeurs helléniques et d’un ordre du monde instauré
par les dieux. Pour le discours officiel, il ne s’agit pas en effet de discuter ce système de
valeurs, mais au contraire de le légitimer solidement et d’imposer à tous cette vision
d’une Athènes hégémonique, toujours juste et secourable. A une époque où la position
d’Athènes dans le monde grec paraît plus fragile, où la guerre des Alliés, l’échec de la
seconde Confédération athénienne, la menace de la Macédoine et les difficultés
intérieures, font douter de ses méthodes et de son système de valeurs, l’évocation des
exploits légendaires vient opportunément restaurer une autorité et un prestige bien
écornés. Dans cette évocation des temps mythiques, la cité n’est coupable d’aucune
erreur, d’aucune injustice. Les discours recourent d’autant plus volontiers au passé
mythique que le présent remet en question la place d’Athènes dans le monde grec et
l’image qu’elle veut offrir d’elle-même.
4 On comprend alors mieux pourquoi les épisodes évoqués sont relativement peu
nombreux. Il n’est pas nécessaire de multiplier les points de vue. Mieux vaut au
contraire centrer le discours sur quelques épisodes emblématiques, qui, sans cesse
repris et rappelés, imposent plus facilement dans l’imaginaire grec cette vision de la
cité. Ainsi, les « quatre Travaux d’Athènes », comme R. Parker nomme les guerres
mythiques livrées par la cité1, finissent par former un ensemble canonique qui suffit à
imposer l’idée d’une Athènes arbitre impartial entre toutes les cités grecques et garant,
tant contre les Grecs que contre les Barbares, d’un certain nombre de valeurs
essentielles qui définissent à ses yeux l’identité grecque. Le nombre de ces exploits se
fige, car il suffit à illustrer ces valeurs qu’elle se targue d’incarner, et à fonder en droit
une certaine vision du monde et un ensemble de normes qu’elle prétend défendre. Ce
discours est d’ailleurs destiné tout autant à Athènes qu’aux autres cités grecques et à
l’ensemble du monde habité. Les exemples mythiques à la gloire d’Athènes sont aussi
bien utilisés dans des oraisons funèbres et des plaidoyers prononcés dans le cadre de la
235
cité, que dans des discours d’ambassade et des panégyriques offerts à l’admiration de
tous. Par ailleurs, ces récits mythiques accréditent l’idée qu’Athènes, de tout temps, a
été reconnue comme la clef de la Grèce, puisqu’à les en croire, tant ceux qui ont
sollicité son aide que ceux qui l’ont agressée témoignent par leur choix de la supériorité
indiscutable d’Athènes sur les autres cités helléniques.
5 Pour imposer cette image d’Athènes et lui offrir cette place dans le passé légendaire, les
orateurs adaptent le mythe à leur propos. Au fils des discours, ils se livrent à un
incessant travail de réécriture pour s’approprier le passé mythique de la Grèce et le
centrer autour de la figure d’Athènes, championne d’un monde hellénique dont elle
cherche à repousser toujours plus loin les frontières. Que ce soit contre les Amazones
ou contre les Thraces, Athènes tente par tous les moyens d’étendre les bienfaits de la
civilisation grecque et d’éloigner la menace de la sauvagerie barbare. Pour devenir cet
instrument de propagande au service de la cité, le mythe subit donc toute une série de
modifications. C’est un récit toujours orienté que nous transmettent les orateurs, un
discours focalisé qui nous offre la vision athénienne des temps mythiques.
6 Un premier travail consiste pour eux à intégrer Athènes dans la mythologie des autres
cités. Tous les épisodes légendaires n’accordent pas forcément à Athènes la première
place, et il convient donc parfois de changer les accents d’un récit, ou d’en modifier
légèrement les données. Plutôt que de parler de la guerre des Sept contre Thèbes, les
discours athéniens choisissent de s’intéresser aux suites de l’épisode : l’exemple
mythique commence au moment où Adraste, vaincu et incapable de relever les
guerriers morts, vient solliciter l’aide athénienne. De même, l’expédition troyenne,
dans laquelle Athènes ne joue pas un grand rôle, n’est que rarement évoquée, et c’est le
plus souvent pour être dénigrée en comparaison d’un autre conflit. Car l’exemple
mythique doit souligner la singularité athénienne, et faire de la cité une force
centripète vers laquelle convergent tous les regards et toutes les énergies, qu’elle soit
l’ennemie privilégiée susceptible de vous ouvrir les portes de la Grèce (dans le cas des
Thraces ou des Amazones), ou la cité secourable seule capable de vous soutenir contre
vos ennemis (pour Adraste comme pour les Héraclides).
7 Par ailleurs, les orateurs jouent sur les différentes instances du récit mythique. Ils
peuvent ainsi orienter la présentation des acteurs d’un épisode : la description des
Amazones et des Thraces, par exemple, est informée par le souvenir des guerres
médiques. Les ennemis légendaires ont des traits physiques et moraux qui en font les
ancêtres des Perses, des incarnations toujours renouvelées du Barbare, ennemi
irréductible de la Grèce. Dans un même esprit, le comportement des Grecs Eurysthée et
Créon est présenté comme l’antithèse des vertus athéniennes ; la faiblesse d’Adraste
renforce par contraste la valeur de la cité. Toutes ces images de l’autre se construisent
par opposition avec celle d’Athènes et constituent autant de portrait en creux de la cité.
Les orateurs peuvent aussi jouer sur la temporalité du récit, selon qu’ils choisissent de
dilater ou de concentrer la durée d’un épisode : ils passent sous silence des récits de
bataille pour mieux s’attarder sur les mobiles des uns et des autres, ou sur les
conséquences des victoires athéniennes. Ils choisissent de taire ou de modifier les
causes d’un conflit lorsqu’elles risquent de ternir la gloire d’Athènes. Ils soulignent le
caractère instantané des réactions athéniennes, sûre de son droit et de la justice de sa
cause. Ils bouleversent la chronologie des événements, détaillant l’issue d’une bataille
avant de revenir sur les mobiles des ennemis tels qu’ils sont perçus par les Athéniens.
Les orateurs interviennent enfin sur les événements qui composent l’histoire. Ils
236
orientent par exemple leur présentation d’un épisode, choisissant de mettre l’accent
sur certains points de préférence à d’autres, en fonction du type de discours et de la
fonction assignée à l’exemple. Dans un plaidoyer prononcé contre un citoyen accusé
d’avoir abandonné sa cité en danger, la lutte d’Érechthée contre Eumolpe insistera par
exemple sur l’héroïsme du souverain acceptant de sacrifier sa fille pour sauver sa cité,
alors qu’à l’inverse, une oraison funèbre choisira de faire porter l’accent sur la victoire
collective du roi et de ses sujets contre les Thraces d’Eumolpe, sans même évoquer la
nécessité du sacrifice personnel exigé du souverain. De même, parmi toutes les
variantes d’un récit, les orateurs choisissent la version qu’ils adoptent en fonction des
exigences du moment : c’est le contexte précis du discours qui décide pour l’exemple
d’Adraste s’il faut adopter la version belliqueuse ou pacifique. Tout épisode mythique
est ainsi retravaillé pour le discours officiel de la cité, et c’est ce récit focalisé que les
orateurs intègrent comme exemple dans leurs discours.
8 Le moment de l’énonciation explique donc la forme qu’adopte l’épisode, mais il
influence aussi la leçon qui est tirée des événements. Un même exemple peut en effet
faire l’objet de plusieurs lectures, et illustrer des argumentations différentes suivant le
contexte dans lequel il est intégré. Le mythe des Héraclides peut aussi bien être
convoqué pour intéresser Philippe de Macédoine au sort des cités grecques que pour
justifier l’hégémonie d’Athènes sur la Grèce, ou pour établir la culpabilité Spartiate lors
de la guerre du Péloponnèse. Les mésaventures d’Adraste servent d’argument aux
Platéens pour convaincre les Athéniens de s’allier à eux contre Thèbes, mais elles
viennent également appuyer les revendications athéniennes lorsque ces derniers, avant
la bataille de Platées, exigent de commander l’aile gauche de l’armée de préférence aux
Tégéates ; et elles peuvent encore, dans un autre contexte, justifier les prétentions
athéniennes à l’hégémonie sur l’ensemble du monde grec.
9 C’est donc au prix de multiples modifications que les orateurs adaptent le mythe au
contexte précis de leur discours et réinventent indéfiniment les exploits légendaires
pour offrir au discours officiel l’image d’une cité figée à tout jamais dans une gloire
éternelle.
10 Le temps du mythe est d’ordinaire le temps des rois et des héros. Mais la relecture du
mythe par la cité démocratique affecte également le statut politique des peuples qui
interviennent, et modifie sensiblement la place tenue par les héros au cours de ces
épisodes. L’Athènes légendaire des orateurs, à l’image de la cité dans laquelle ils
composent leurs discours, exalte les vertus du peuple tout entier, et les figures
héroïques s’effacent bien souvent derrière la communauté civique. Les exploits sont
presque toujours portés au compte des cités, et non des héros. Certes, quelques figures
émergent malgré tout de ce passé légendaire : Héraclès, Thésée, et dans une moindre
mesure Agamemnon, Érechthée et quelques autres, interviennent parfois, modèles de
conduite proposés à l’imitation, antithèses commodes pour stigmatiser le
comportement d’un mauvais citoyen, ou encore arguments diplomatiques capables
d’instaurer entre des cités ou des individus, par le biais de généalogies mythiques, des
liens sur lesquels appuyer des revendications territoriales ou des demandes d’alliance.
11 La plupart du temps, cependant, ces apparitions restent rares. Seul un orateur, Isocrate,
accorde une large place aux figures héroïques à l’intérieur de ses exemples mythiques.
Ces héros interviennent parfois au cours d’exploits présentés par d’autres comme des
exploits collectifs de la cité. Mais ils sont surtout chargés d’incarner les projets
politiques de l’orateur et les vertus cardinales qu’il attend d’un dirigeant. Thésée
237
NOTES
1. R. Parker, « Myths of Early Athens », in J. Bremmer (éd.), Interpretations of Greek Mythology,
Londres, 1987, p. 201.
2. Le philosophe accuse l’orateur d’avoir adressé à Philippe une lettre successivement destinée à
Agésilas, à Denys de Syracuse, à Alexandre de Phères, puis en dernier recours à Philippe de
Macédoine. D’après Speusippe, Isocrate s’est contenté à chaque fois d’apporter quelques infimes
modifications au corps du texte, retranchant ou ajoutant certaines informations pour adapter à
chaque fois le contenu à son nouveau destinataire (Lettre à Philippe, 13).
3. M. Nouhaud, L’utilisation de l’histoire par les orateurs attiques, Paris, 1982, p. 19-20.
4. Isocrate, A Nicoclès, 48-49, Évag., 66.
239
Bibliographie
Afin d’alléger cette bibliographie et de mieux la centrer sur notre sujet, nous avons choisi de ne
pas y faire figurer les ouvrages généraux d’histoire ou de littérature, ni les instruments de travail
usuels. Nous avons donc exclu de la liste qui suit les dictionnaires, les encyclopédies, les recueils
de fragments, les lexiques et concordances, ainsi que les principales éditions des auteurs étudiés,
notamment celles de la CUF, auxquelles nous nous sommes constamment référée. Nous
mentionnons toutefois les éditions commentées qui font l’objet d’une citation ou d’une analyse
précises au cours de notre étude.
Dans un premier temps est rassemblé un ensemble de textes et d’articles qui ont nourri notre
réflexion générale sur le mythe et sur son utilisation par les orateurs. La suite de la bibliographie
regroupe les ouvrages en fonction du chapitre dans lequel chacun d’eux intervient plus
particulièrement.
J. BREMMER (éd.), Interpretations of Greek Mythology, Londres, 1987.
C. CALAME (éd.), Métamorphoses du mythe en Grèce antique, Genève, 1988.
M. DETIENNE, L’invention de la mythologie, Paris, 1981.
K. DOWDEN, The Uses of Greek Mythology, Londres, 1992.
L. EDMUNDS (éd.), Approaches to Greek Myth, Baltimore - Londres, 1990.
M.I. FINLEY, Mythe, mémoire, histoire. Les usages du passé (textes traduits par J. Carlier et Y.
Llavador), Paris, 1981.
F. GRAF, Griechische Mythologie. Eine Einführung, Munich - Zürich, 1987 (tr. angl. T. Marier, Greek
Mythology. An Introduction, Baltimore -Londres, 1993).
W. JAEGER, Paideia III, Berlin, 1933 (trad. angl. G. Highet, Oxford, 1945).
K. JOST, Das Beispiel und Vorbild der Vorfahren bei den attischen Rednern und Geschichtschreibern bis
auf Demosthenes (Rhetorische Studien 19), Paderborn, 1936.
F. JOUAN, A. MOTTE (éds.), Mythe et Politique. Actes du Colloque de Liège. 14-16 septembre 1989, Liège,
1990, p. 139-154.
G. KENNEDY, The Art of Persuasion in Greece, Princeton, 1963.
G.S. KIRK, Myth. Its Meaning and Functions in Ancient and Other Cultures, Berkeley - Cambridge, 1970.
G. S. KIRK, The Nature of Greek Myths, Londres, 1974.
N. LORAUX, L’invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris - La
Haye - New York, 1981.
240
H. VERDIN, « Les remarques critiques d’Hérodote et de Thucydide sur la poésie en tant que
source historique », in Historiographia antiqua. Commentationes Lovanienses in honorem W. Peremans
septuagenarii. editae (Symbolae. Series A, vol. 6), Louvain, 1977, p. 53-76
H. VERDIN, « Agatharcide de Cnide et les fictions des poètes », in H. VERDIN, G. SCHEPENS, E. DE
KEYSER (éds.) Purposes of History. Studies in Greek Historiography from the 4th to the 2nd centuries B.-C.
(Proceedings of the International Colloquium. Leuven, 24-26 May 1988), Louvain, 1990, p. 1-15.
R. VOLKMANN, Die Rhetorik der Griechen und Römer in systematischer Übersicht, 2 e éd., Leipzig, 1885.
T.P. WISEMAN, Clio’s Cosmetics. Three Studies in Greco-Roman Literature, Leicester, 1979.
A. RIVIER, « Remarques sur les fragments 34 et 45 de Xénophane », RPh 82, 1956, p. 37-61.
J. de ROMILLY, Magic and Rhetoric in Ancient Greece, Cambridge (Mass.) - Londres, 1975.
G. SCHEPENS, « Éphore sur la valeur de l’autopsie », AncSoc 1, 1970, p. 163- 182.
G. SCHEPENS, L’« autopsie » dans la méthode des historiens grecs du V e siècle avant J.-C., Bruxelles, 1980.
B. SHIMRON, « Πρῶτος τῶν ἡμϵῖς ἴδμϵν », Eranos 71, 1973, p. 45-51.
B. SHIMRON, Politics and Belief in Herodotus (Historia, Einzelschriften 58), Stuttgart, 1989.
H. STRASBURGER, Homer und die Geschichtsschreibung, Heidelberg, 1972.
R. THOMAS, Oral Tradition and Written Record in Classical Athens, Cambridge, 1989.
M. TRÉDÉ, KAIROS : l’à-propos et l’occasion. Le mot et la notion, d’Homère à la fin du IV e siècle avant J.-C.,
Paris, 1992.
H. VERDIN, « Notes sur l’attitude des historiens grecs à l’égard de la tradition locale », AncSoc 1,
1970, p. 183-200.
P. VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, 1983.
P. VIDAL-NAQUET, « Temps des dieux et temps des hommes. Essai sur quelques aspects de
l’expérience temporelle chez les Grecs », RHR 157, 1960, p. 55-80.
F. BROMMER, Herakles, I : Die zwölf Taten des Helden in antiker Kunst und Literatur, Cologne, 1953.
F. BROMMER, Herakles, II : Die unkanonischen Taten des Helden, Darmstadt, 1984.
F. BROMMER, Theseus. Die Taten des griechischen Helden in der antiken Kunst und Literatur, Darmstadt,
1982.
W. BURKERT, Structure and History in Greek Mythology and Ritual (Sather Classical Lectures 47),
Berkeley - Los Angeles, 1979.
C. CALAME, Thésée et l’imaginaire athénien. Légende et culte en Grèce antique, Lausanne, 1990.
S. A. CECCHIN, Patrios politeia, Turin, 1969.
P. CHUVIN, La Mythologie grecque : du premier homme à l’apothéose d’Héraclès, Paris, 1992.
W.C. CONNOR, « Theseus in Classical Athens », in A.G. WARD (éd.), The Quest for Theseus, Londres,
1970, p. 143-174.
J.N. DAVIE, « Theseus the King in fifth-century Athens », GR S.II, 29, 1982, p. 25-34.
C. DELVOYE, « Art et politique à Athènes à l’époque de Cimon », in Le monde grec. Hommages à Cl.
Préaux, Bruxelles, 1975, p. 801-807.
C. DUGAS, « L’évolution de la légende de Thésée », REG 56, 1943, p. 1-24 (= Recueil Ch. Dugas, Paris,
1960, p. 93-107).
C. DUGAS, « Héraclès Mousicos », REG 57, 1944, p. 61-70 (= Recueil Ch. Dugas, Paris, 1960, p.
115-121).
C. DUGAS, R. FLACELIÈRE, Thésée. Images et récits, Paris, 1958.
R. FLACELIÈRE, P. DEVAMBEZ, Héraclès. Images et récits, Paris, 1966.
R.B. EDWARDS, « The Growth of the Legend », in A.G. WARD (éd.), The Quest for Theseus, Londres,
1970, p. 25-50.
A. FUKS, The Ancestral Constitution, London, 1953.
G.K. GALINSKY, The Herakles Theme. The Adaptations of the Hero in Literature from Homer to the
Twentieth Century, Oxford, 1972.
C. GARCIA GUAL, « La modération attique de Thésée », in F. JOUAN, A. MOTTE (éds.), Mythe et
Politique. Actes du Colloque de Liège. 14-16 septembre 1989, Liège, 1990, p. 139-154.
D. HAMEL, Athenian Generals. Military Authority in the Classical Period (Mnemosyne Suppl. 182),
Leyde - Boston - Cologne, 1998.
M. HANSEN, « Solonian Democracy in Fourth Century Athens », CM 40, 71- 99.
H. HERTER, « Theseus der lonier », RhM 35, 1936, p. 177-239.
H. HERTER, « Theseus der Athener », RhM 38, 1939, p. 244-326.
H. HERTER, « Griechische Geschichte im Spiegel der Theseus », Die Antike 17, 1941, p. 209-228.
F. JACOBY, Atthis. The Local Chronicles of Ancient Athens, Oxford, 1949.
D. LANZA, Il tiranno e il suo pubblico, Turin, 1977 (trad. fr. J. Routier-Pucci, Le tyran et son public,
Paris, 1997).
P. LÉVÊQUE, P. VIDAL-NAQUET, Clisthène l’Athénien, Besançon - Paris, 1964.
D.M. MACDOWELL, Spartan Law, Édimbourg, 1986.
S. MILLS, Theseus, Tragedy and the Athenian Empire, Oxford, 1997.
M. MOGGI « συνοικίζειν in Tucidide », ASNP S. III, 5, 1975, p. 915-924.
M. MOGGI, I sinecismi interstatali greci, I, Pisa, 1976.
245
A. MOREAU, « Le retour des cendres : Oreste et Thésée, deux cadavres (ou deux mythes ?) au
service de la propagande politique », in F. JOUAN, A. MOTTE (éds.), Mythe et Politique. Actes du
Colloque de Liège. 14-16 septembre 1989, Liège, 1990, p. 209-218.
C. MOSSE, « Le thème de la patrios politeia dans la pensée grecque du quatrième siècle », Eirene 16,
81-89.
K. MÜNSCHER, Xenophon in der Griechisch-römischen Literatur (Philologus Suppl. Bd. 13, Heft 2),
Leipzig, 1920.
J. NEILS, The Youthful Deeds of Theseus, Rome, 1987.
M.P. NILSSON, « Political Propaganda in Sixth-Century Athens », in Studies presented to D.M.
Robinson, II, Missouri, 1953, p. 743-748.
A.J. PODLECKI, « Cimon, Skyros, and Theseus’ bones », JHS 91, 1971, p. 141-143.
E. POTTIER, « Pourquoi Thésée fut l’ami d’Hercule », Recueil Edmond Pottier, Paris, 1937, p. 352-372
(= Revue de l’Art ancien et moderne, 1901, 1, p. 1-18).
J.-C. RIEDINGER, Étude sur les ‘Helléniques’. Xénophon et l’histoire, Paris, 1991, p. 227-243.
C. ROBERT, Die Griechische Heldensage, II, Die Nationalheroen, Berlin, 1921.
J. de ROMILLY, « Les modérés athéniens vers le milieu du IV e siècle : échos et concordances »,
REG 67, 1954, 327-354.
J. de ROMILLY, « Le classement des constitutions d’Hérodote à Aristote », REG 72, 1959, p. 81-99.
E. RUSCHENBUSCH, « πάτριος πολιτϵία », Historia 7, 1958, p. 394-425.
S. SAÏD, « Le mythe de l’Aréopage avant la Constitution d’Athènes », in M. PIÉRART (éd), Aristote et
Athènes. Fribourg 23-25 mai 1991, Paris, 1993, p. 155-184.
K. SCHEFOLD, « Kleisthenes. Der Anteil der Kunst an der Gestaltung des jungen attischen
Freistaates », MH 3.2, 1946, p. 59-93.
K. SCHEFOLD, Die Urkönige. Perseus, Bellerophon, Herakles und Theseus in der klassischen und
hellenistischen Kunst, Munich, 1988.
C. SOURVINOU-INWOOD, « Theseus lifting the Rock and a Cup near the Pithos Painter », JHS 91,
1971, p. 94-109.
N. TIGERSTEDT, The Legend of Sparta in Classical Antiquity, t. I, Lund, 1965.
H.J. WALKER, Theseus and Athens, Oxford, 1995.
C. BÉRARD, Anodoi. Essai sur l’imagerie des passages chthoniens, Neuchâtel, 1974.
J. BOUSQUET, « La stèle des Kyténiens », REG 101, 1988, p. 29-41.
A. BRELICH, Gli eroi greci. Un problema storico-religioso, Rome, 1958.
C. CALAME, « Spartan Genealogies: The Mythological Representation of a Spatial Organisation »,
in J. BREMMER (éd.), Interpretations of Greek Mythology, London, 1987, p. 153-188.
M. CASEVITZ, Le vocabulaire de la colonisation en grec ancien : étude lexicologique : les familles de ktizô et
de oikéô-oikizô. Paris, 1985.
O. CURTY, Les parentés légendaires entre cités grecques. Catalogue raisonné des inscriptions contenant le
terme ΣΥΓΓΕΝΕΙΑ et analyse critique, Genève, 1995.
E. ERMATINGER, Die attische Autochthonensage bis auf Euripides, Berlin, 1897.
S. GOTTELAND, « Généalogies mythiques et politique chez les orateurs attiques », in D. AUGER et
S. SAÏD (éds.), Généalogies mythiques. Actes du VIIIe colloque du Centre de Recherches mythologiques de
l’Université de Paris-X (Chantilly, 14-16 septembre 1995), Paris, 1998, p. 379-393.
246
S. GOTTELAND, « L’origine des cités grecques dans les discours athéniens », in Origines Gentium,
Bordeaux (à paraître).
N.G.L. HAMMOND et G.T. GRIFFITH, A History of Macedonia, II (550- 336 B.C.), Oxford, 1979.
N.G.L. HAMMOND, The Macedonian State. The Origins, Institutions, and History, Oxford, 1989, p. 16-21.
C.P. JONES, Kinship Diplomacy in the Ancient World, Harvard, 1999.
N. LORAUX, Les enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris,
1981.
N. LORAUX, Né de la terre. Mythe et politique à Athènes, Paris, 1996.
I. MALKIN, Myth and Territory in the Spartan Mediterranean, Cambridge, 1994 (tr. fr. O. Meslier, La
méditerranée spartiate. Mythe et territoire, Paris, 1999).
M.M. MARKLE, « Support of Athenian Intellectuals for Philip : a Study of Isocrates’ Philippus and
Speusippus’ Letter to Philip », JHS 96, 1976, p. 80-99.
R. MEIGGS, The Athenian Empire, Oxford, 1972, p. 477-486.
D. MUSTI, « Sull’idea di συγγένεια in iscrizioni greche », ASNP 32, 1963, p. 225-239.
M.P. NILSSON, Cults, Myths, Oracles, and Politics in Ancient Greece, Lund, 1951, p. 49-112.
S. PERLMAN, « Isocrates1 Philippus. A Reinterpretation », Historia 6, 1957, p. 306-317.
J. POUILLOUX, « Athènes et Salamine de Chypre », in D’Archiloque à Plutarque, littérature et réalité.
Choix d’articles de J. Pouilloux (CRO 14. Épigr. 1), Paris, 1986, p. 543-553.
F. PRINZ, Gründungsmythen und Sagenchronologie (Zetemata 72), Munich, 1979.
V.J. ROSIVACH, « Autochtony and the Athenians », CQ 37, 1987, p. 294- 306.
L. ROBERT, Études Anatoliennes, Paris, 1937.
D. ROUSSEL, Tribu et Cité (Annales littéraires de l’Université de Besançon 193, Centre de
Recherches d’Histoire ancienne 23), Paris, 1976.
A.W. SAXONHOUSE, « Myths and the Origins of the Cities: Reflections on the Autochtony Theme
in Euripides’ Ion », in S.P. EUBEN (éd.), Greek Tragedy and Political Theory, Berkeley - Los Angeles,
1986, p. 252-273.
O. SCHRÖDER, De laudibus Athenarum a poetis tragicis et ab oratoribus epidicticis excultis, Göttingen,
1914.
E.N. TIGERSTEDT, The Legend of Sparta in Classical Antiquity, I, Lund, 1965.
E. WILL, « Syngeneia, Oikeiotès, Philia », RPh 121, 1995, p. 299-325.
247
Alcidamas
Ulysse
23: 162
Andocide
Sur la Paix
2: 45
29: 44-45
32: 45
Anonyme de Séguier
379, 25-380, 3 Sp.-H.: 23
380, 5-10 Sp.-H.: 23
380, 9-10 Sp.-H.: 24
Aphthonios
1, 3-2, 12 Rabe: 33
I, 6 Rabe : 34
Apollodore
I, 5, 2 : 164
I, 27, 4: 164
1, 31, 3: 164
I, 36, 3: 164
I, 38, 2: 164
II, 8, 1-5 : 185, 307
II, 8, 2: 333
II, 8, 4: 311-312
III, 15, 4: 163
III, 15, 8: 297
Apsinès
248
TrGF 43 F: 259
1-14: 234
Démosthène
Harangues
2e Olynthienne
28-29: 250
3e Olynthienne
23: 24, 47-48
1ère Philippique
3: 45
10: 349
24-25: 250
45-47: 250
Sur les affaires de Chersonèse
24-29: 250
3 e Philippique
30-31: 349
Sur l’organisation financière
21 : 47
Pour la liberté des Rhodiens 29: 46
[Lettre de Philippe]
20-23: 340-342
22: 300
Plaidoyers politiques
Sur l’Ambassade
269: 47
Sur la Couronne
68: 349
149: 52, 56
180: 250
185: 349
186: 170, 185
Contre Aristocrate
65: 52
66: 102
102: 46, 48
107: 45, 46
Plaidoyers civils
Contre Polyclès: 250
40: 52, 56
250
Contre Timarque
121-129: 62
127: 76
128: 72
129: 71
141-142: 62
144-150: 63
151: 63
151-155: 63
152: 63
Sur l’Ambassade infidèle
18-29: 341
31: 52, 60, 71, 341-342
33: 300
145: 77, 80
Eschyle
Éleusiniens: 261
Euménides
685-690: 134, 155
Perses: 158
808-821: 147
Prométhée enchaîné
415-416: 134
Sept contre Thèbes: 200
Euripide
63, 234
Cyclope
375: 52
Érechthée : 44, 163, 319
fgt 360 N2: 165, 295-296, 321, 327- 328
fgt 369 N2 4: 165
fgt 369 d K 12-13 : 165
fgt 370 K 100-101: 163
Hécube
886-887: 11
Héraclès furieux: 234, 238, 254, 256, 261, 271
100: 52
408-418: 134
1252: 231
1310: 231
252
Isocrate
Archidamos
16-25: 100, 308-313, 335
17: 194
18-19: 300-301, 338
19: 239, 256
24: 52, 60, 110
24-26: 335-336
30: 313
32: 97-98, 100
42: 73, 85, 100, 126, 131, 140, 146, 154, 159, 161
42-43: 125
52: 85
59: 45, 46
98: 85
Aréopagitique
14: 288
16: 284, 287
21-23: 289
24-26: 289-290
41: 160
59: 287
74: 126
75 : 85, 131, 154, 161
84: 85
Sur l’attelage
39: 106-107
Busiris 13
36: 87
Contre les Sophistes
12- 13 : 105, 112, 119
16: 105
A Démonicos
8: 43, 253, 255
9: 47
11: 43
34: 44
50: 52, 238
51 : 43
Sur l’Echange
255
109-120: 250
231-232: 285
Éloge d’Hélène: 13
17: 238
18-21: 264-270
21: 109
22: 85, 109, 115
23: 231
23-29: 253-259
24: 231, 239
25- 27: 88
29: 114-115
30: 259
31: 126, 167, 176, 185, 198, 204, 270, 273
32-37: 111, 277-284
35: 274-279, 288
51: 225
59-60: 269
67: 225
Évagoras
13-21: 97-98, 302-306
16-18: 215
21: 81
26- 32: 302-306
34: 107, 115
36: 52, 62-64
65: 62, 220-224
66: 52, 57
76-77: 43
77: 47
Lettre IX. A Archidamos
19 : 147
A Nicoclès
35 : 45
43 : 62
48 : 52, 62
48-49 : 65-66
49 : 52
Nicoclès
27-28 : 302-306
256
28 : 99
Sur la Paix : 156
24 : 318
36-38 : 106
41 : 85
49 : 319
49-50 : 330
50 : 320
54 : 85
64 : 85, 160
74-77 : 160
75 : 287
Panathénaïque
1 : 52, 57, 67
33 : 62, 114
33-34 : 108
42 : 83, 148, 225
42-49 : 97-98
60 : 147
71 : 219
74-87 : 118, 244-252
83 : 147
85-88 : 119-120
91 : 345
94 : 345
98 : 85
124-128 : 319-326
126-127 : 111, 116
126-129 : 284-287
128-129 : 269
130-148 : 287-291
138 : 242
149 : 82, 85
150 : 83
153 : 285
155 : 62, 85, 285
163 : 148
168 : 62, 83
168-174 : 125, 198
169 : 130, 203-205, 271
257
60 : 193, 253
61-65 : 185, 195-197, 314-315, 330
63 : 328
66-72 : 95
67 : 145
68 : 85, 142, 146-149, 161-162
68-69 : 75-76, 131
69 : 130, 154, 158
70 : 156, 166
83-84 : 220, 221-222, 224-226
86 : 149
119: 85
141: 45
158: 52, 96, 148
159: 62
164: 85
165: 85
167-169: 318
181: 85
181-182: 221, 226-227
184: 148
Philippe
2-3: 1 17
32-34: 240, 345
33: 62, 85, 110
34 : 126, 167, 175, 197
57: 48
76 : 231, 240, 246, 348
88: 117
105-111: 99, 348
109-110: 116, 246
109-115: 240-243
111: 246-247
111-112: 215, 219, 220, 222, 224- 225, 246
112: 222, 252
113: 47
113-114: 44, 248
113-115: 43, 117, 227-228, 240
127: 240, 246, 349
132: 238, 240
259
144: 85
144-145: 253-255
145: 214
154: 153
158: 52
Plataïque
10: 85
34: 85
53: 85, 130, 204
53-55: 198
54: 202, 204
56: 85
Istros
FGrHist 334 F 10: 265
Lycurgue
Contre Léocrate
41: 319
48: 319, 325
68: 46
83: 45, 46, 85, 291, 319-320
85-88: 292-294
86: 71
95: 52, 58
96: 71
98: 48, 71, 85, 161-162
98-99: 164
98-100: 126, 295-296
98-104: 99
99: 161
100: 52, 63, 321, 327-328
101: 44
102 sq.: 63
103: 63
104: 43
105: 85
106sq.: 63
110: 85
116: 85
120: 85
123: 85
260
124: 46, 48
128: 46
Lysias
Contre Ératosthène
92: 46
Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie
8: 85
23: 46, 85
Oraison funèbre
2: 126
3: 71, 86, 101, 130
4: 85, 151, 152
4-6: 131
4-11: 88
4- 16: 125
5: 130, 150, 152-153
5- 6: 141, 146, 157-158
6: 156
7: 198, 200-201
7-10: 101, 130, 167
9: 205
11: 171, 173, 175
11- 16: 101, 167
12-14: 180-183
13: 185
14: 175
15: 185-186, 191
16: 231, 236-238
17: 127, 130, 319-327, 330
20-47: 101
21- 23: 149
25: 147
Sur les biens d’Aristophane
53: 85
62: 85
Maxime Planude
V, 481 Walz: 336-337
Minucianus
341, 11-13 Sp.-H.: 24
341, 20 sq.: 24
261
Pausanias
1, 15, 1-3: 96
I, 38, 2: 163
I, 39, 2: 209
II, 18, 7: 307
III, 1, 5: 307
IV, 3, 3-7: 194, 307, 312
VIII, 5, 1: 307
X, 11, 5: 135
Phérécyde
FGrHist 3 F 15: 133
FGrHist 3 F 22: 133
FGrHist 3 F 84: 168, 185
Philochore
FGrHist 328 F 19: 290
FGrHist 328 F 112-113: 210
Pindare
Néméennes
III, 38: 152
VII, 22: 52
Olympiques
VIII, 47: 152
Platon
Banquet
177 b: 238
Lysis
205 c: 240
Ménexène
237 a; 325
237 b-238 c: 319-328
238 b-239 a: 283
239 a: 130
239 a-d: 101, 128
239 b: 126, 131, 146, 154, 161, 167, 176, 198
239 b-c: 68
239 b-241 c: 140
240 c 6-7: 149
245 c: 148, 328-329
Politique
262 c-d: 139
262
278 b: 22
République
II, 377a-c: 59
IV, 427 e-430 d: 242
Théétète
175 a: 240
Plutarque
Œuvres morales
813 D-914C: 114
Vie de Périclès
28, 7: 228
Vie de Thésée: 261-262, 265
6, 8-9: 235
24, 2-25, 2: 279-280
25, 2: 279
26, 1-2: 143
27, 1: 142, 154
29, 3: 234
29, 4: 200
31, 1: 266
31, 2-3: 266
32, 2-7: 268
35, 3, 5: 268
36, 1: 136
Quintilien
Institution oratoire
II, 4, 2: 32-33, 37
III, 8, 66: 30
V, 11, 1: 31
V, 11, 5: 28
V, 11, 6: 38-39
V, 11, 5-16: 23
V, 11, 6: 24
V, 11, 8: 30
V, 11, 17-18: 38-39
V, 19-20: 34
VIII, 3, 72-73: 28
XII, 4, 1-2: 40
Rhétorique à Alexandre
1429 a 21-22: 38
263
1429 a 22-27: 25
1429 a 27-1430 b 13: 27-28
1429 b 21-22: 23
1429 b 35-37: 30
1430 a 6-11: 31
1430 b 12-15: 30
Rhétorique à Herennius
I, 13: 32-33
II, 46: 28
IV, 2: 26, 29
IV, 57: 26, 29
IV, 62: 27-29
Sophocle
261
Ajax
189 : 52
Œdipe à Colone: 199, 261
1064-1076: 205
Speusippe
Lettre à Philippe
2-3: 97-98, 349-350
4: 350
5: 59-60, 337
6: 337-339, 342
9: 95, 104
Strabon
VIII, 6, 19: 185
XI, 5, 1-2: 150
Théon
72, 27-78-13 Sp.: 33, 34
76, 6-7 Sp.: 33
Thucydide
1, 3, 1: 93
I, 3, 3: 65
I, 5, 2-3: 92
1, 8, 1: 92
1, 8, 4: 93
I, 9, 1-3: 247
I, 9, 3: 65, 92
I, 10, 1: 92
264
I, 10, 3: 65
I, 10, 4: 92
I, 11, 1-3: 92
I, 12, 3: 93, 194, 307
1, 13, 5: 65
I, 18, 1: 149
1.20, 1: 73
1.21, 1: 54
I, 22, 4: 67
1, 73, 4: 149
I, 127: 283
II, 15, 1-2: 163, 261, 277
II, 2-5: 189
II, 16: 276
II, 36, 1: 319-321
II, 67: 190
II, 99: 347
III, 52-68: 189
III, 58, 3: 207
III, 59, 1: 207
II, 65, 9: 283
III, 66, 2: 207
III, 67, 6 : 207
IV, 97, 2: 207
V, 112, 2: 94
VI, 2, 1: 65
VII, 82, 2: 190
Xénophon
Anabase
II, 2, 5: 250
II, 3, 10: 250
II, 6, 8: 249-250
Art de la chasse
I, 10: 277
I, 12: 217
Banquet
VIII, 29: 238
I, 12: 217
Cyropédie
I, 6: 250
265
Helléniques
III, 4, 3-4: 244
VI, 3, 4-6: 345-346, 350
VI, 5, 45: 176
VI, 5, 46: 198, 213
VI, 5, 46-47: 126, 167, 175
VII, 1, 34: 244
Mémorables
II, 1, 21-34 : 237
III, 1-4 : 250
III, 5, 10: 167
266
(Ne figurent pas dans cette liste les noms de Grèce, Grecs, Athènes Athéniens, qui
reviennent sans cesse au cours de cette étude)
Abdémon de Kition 305
Acamas 60, 341, 342
Achéménides 138
Achille 10, 63, 215, 249, 293
Adraste 83, 88, 101, 111, 112, 113, 125, 126, 130, 167, 168, 173, 192, 193, 197, 198-213, 271
Æthra 178, 206, 208, 234
Agamemnon 10, 35, 65, 92, 118, 119, 120, 121, 215, 227, 231, 239, 244-53, 259, 291, 296,
331, 333
Agésilas 250
Aiglé 265
Aipytos 312
Ajax 215, 303
Alcibiade 48, 106, 107
Alcmène 178, 188, 189, 190, 234
Alcméonides 139, 233
Alexandre 92
Alexandre Ier de Macédoine 340, 342, 347
Alkyoneus 338
Amazones 15, 68, 75, 88, 96, 100, 101, 111, 125, 126, 128, 129, 130, 131-61, 162, 178, 185,
213, 214, 217, 218, 234, 263, 265, 271, 272
Ambracie 337, 338
Amphictionie 55, 95
Amphictyons 95
Amphipolis 60, 300, 337, 338, 339, 340, 341, 342
Amphitrite 260
267
Amphitryon 240
Amyclées 244, 331
Amyntas 341, 348
Antée 233
Antigone 205
Antiochos 240
Antiope 140, 143, 144, 178, 265
Antipatros 59
Aphidna 268
Aphrodite 9
Apollon 135, 201
Archidamos 46, 100, 110, 147, 300, 309, 310, 311, 312, 335
Arès 9, 132, 133
Argiens 112, 125, 126, 128, 167, 197, 198, 200, 201, 202, 203, 206, 207, 208, 270, 344, 345
Argos 167, 170, 172, 196, 204, 208, 215, 244, 300, 302, 310, 311, 312, 329, 345, 347, 348, 349
Ariane 263, 265
Aristomachos 338
Aristote 26
Artémis 267
Asie 138, 146, 149, 165, 214, 215, 224, 225, 226, 243, 251, 252
Athéna 10, 166, 319, 324, 326
Atrée 92
Atrides 9, 247
Barbares 73, 75, 91, 95, 96, 101, 103, 115, 117, 120, 121, 126, 128, 129, 136, 137, 138, 139,
140, 141, 146, 147, 148, 149, 152, 153, 154, 157, 162, 163, 164, 165, 174, 210, 211, 212, 214,
224, 225, 226, 227, 229, 243, 246, 248, 252, 294, 302, 329, 347
Bellérophon 132
Busiris 87, 88
Cadmée 203
Cadinéens 128
Callias 345, 346, 347
Cambyse 250
Caranos 240, 348
Castor 268, 301
Cécropides 319
Cécrops 35
Centaures 88, 234, 257, 258, 263, 271, 272
Cerbère 256, 346
Cercyon 257, 261
Céyx 171, 193
268
Chalcis 338
Charatté 338
Charès 250
Charidème 250
Chéronée 45, 156, 166, 240, 293
Chypre 225
Cimon 233, 272, 290
Cléarque 249
Cléitélès 213
Clisthène 233, 284, 285, 286, 287
Clytemnestre 296
Codros 292, 293, 294, 295
Conon 48
Coré 269, 346
Corinthe 344
Cremnes 144
Créon 204, 205
Cresphonte 311, 312
Crésus 91
Crète 88
Crommyon 261
Cyrus 48, 250
Danaïdes 10
Darius 95, 99, 129, 137, 138, 140, 149, 158, 159, 278
Décélic 106
Décéliens 268
Decius 29
Déiopè 162
Délion 209, 210
Délos 336
Delphes 309
Déméter 57, 74, 78, 81, 323, 346
Démonicos 43, 45
Démophon 168, 172, 173, 174, 177, 178, 179, 195, 207, 271
Démosthène 13
Denys de Syracuse 48
Dikaios 338
Diomède 243
Dionysies 83
Dionysos 93
269
Diopithe 250
Dioscures 267, 346
Éaque 304
Échémos 194, 333
Éleusis 81, 163, 164, 165, 200, 234, ’ 346
Éphore 94
Érechthée 63, 126, 130, 165, 166, 294, 295, 296, 297, 319
Erechthéides 326
Érétrie 135, 338
Érichthonios 319, 321, 324, 325, 326
Érythie 256
Éryx 243
Ésope 37
Étéocle 200, 201
Étoliens 10, 223
Eumolpe 63, 125, 126, 131, 156, 162, 163, 164, 165, 166, 218, 294
Eumolpides 163
Euripide 63
Europe 146, 147, 149, 156
Eurysthée 92, 125, 126, 132, 140, 167, 168-98, 207, 214, 236, 255, 256, 306, 307, 309, 314,
334
Évagoras 43, 47, 63, 64, 107, 302-6
Gê 319, 324, 326
Gélon 216, 321, 331, 332, 333
Géryon 135, 243, 256
Gorgias 128
Hadès 178
Hector 63
Hécube 10
Hélène 9, 13, 88, 92, 109, 110, 115, 132, 221, 247, 251, 252, 261, 263, 264, 265, 266, 267,
268, 269, 270
Hellanicos 143
Héphaïstos 319, 324, 326
Héraclès 13, 43, 44, 47, 53, 87, 88, 93, 110, 116, 117, 132, 135, 136, 137, 143, 168, 170, 171,
176, 178, 181-92, 195, 196, 197, 207, 214, 215, 222, 224, 227, 231-14, 246, 247, 248, 252,
253-55, 256, 257, 258, 259, 261, 263, 269, 270, 271, 284, 291, 301, 306, 307, 308, 314, 333,
334, 337, 338, 339, 340, 342, 345, 346, 347, 348, 349, 350
Héraclides 12, 59, 88, 89, 93, 94, 101, 111, 125, 126, 128, 130, 167, 168-98, 203, 213, 217,
270, 271, 280, 300, 306-19, 334, 335, 337, 338, 342, 348, 349
Hérodore 143
Hérodote 35, 56, 73, 80, 93
270
Mèdes 95
Mégabyze 278
Méléagre 10
Ménécée 293
Ménélas 227, 245, 247
Ménesthée 217, 268, 273, 332, 333
Mentor 10
Méotide 144
Messène 46, 245, 309, 310, 311, 312, 313, 335, 336, 337
Messéniens 345
Miltiade 47
Minos 92, 260, 297
Minotaure 257, 258, 261, 263, 336
Mycènes 118, 215, 244, 307, 331, 334
Mytilène 190
Naxos 263, 265
Nélée 337
Néoclès 23
Nestor 245, 273, 338
Nicoclès 43, 44, 45, 47, 302-6
Œdipe 201
Oinoé 96
Olympie 259
Olynthe 59, 338
Olynthiens 46
Oreste 10, 39
Orphée 164
Otanès 278
Pallène 338
Pan 93
Pâris 247, 252
Patrocle 63
Peirithoos 261, 266, 267, 268, 269
Péloponnèse 100, 168, 185, 186, 190, 194, 195, 219, 245, 274, 276, 300, 302, 306, 307, 308,
309, 310, 313, 314, 317, 318, 321, 329, 333, 334, 335, 345, 346
Péloponnèse (guerre du) 189, 197, 210
Péloponnésiens 28, 125, 126, 128, 140, 159, 185, 190, 194, 196, 197, 198, 292, 333, 334, 346
Pélops 178, 214, 234
Pénélope 93
Perdiccas 341
272
Samos 228
Sarpédon 243
Sauromates 133, 143
Sciron 234, 257, 261
Scyros 136, 233, 268, 290
Scythes 95, 144, 146, 147, 148
Sinis 261
Sithon 338
Socrate 37
Sparte 45, 60, 93, 100, 112, 120, 156, 211, 219, 233, 244, 245, 268, 273, 284, 285, 302,
306-19, 330, 331, 332, 333, 336, 337, 338, 344, 345, 346, 349
Spartiates 61, 100, 213, 307, 309, 311, 313, 315, 316, 317, 318, 328, 335, 345
StoaPoikilè 135, 136
Syagros 331
Syleus 337, 338, 339
Syracusains 190
Tantale 214, 238
Tégéates 144, 194, 212, 217, 333, 334, 335
Télamon 215, 303, 304
Télémaque 10
Téménides 197
Téménos 197, 347
Teucrides 303
Teucros 215, 303, 304, 305, 306
Thébains 28, 112, 113, 125, 128, 130, 189, 198, 202, 203, 204, 205, 206, 207, 208, 209, 210,
211, 212, 213
Thèbes 83, 113, 156, 167, 196, 197, 198, 200, 201, 203, 208, 209, 213, 217, 271, 302, 307,
309, 329, 348
Thémiskyra 134, 135
Thémistocle 36, 47
Thermodon 143, 144, 154, 156
Thésée 13, 36, 43, 60, 88, 96, 109, 110, 111, 112, 114, 115, 116, 130, 131, 132, 133, 134, 135,
136, 139, 143, 144, 151, 168, 176, 178, 195, 200, 201, 202, 205, 206, 208, 209, 211, 212, 214,
231-35, 239, 253- 91, 336, 350
Théséion 135, 136, 291
Thespies 345
Thessalie 258
Thessaliens 223
Thrace 164, 165, 243, 294
Thraces 15, 75, 95, 100, 111, 125, 126, 128, 129, 130, 131, 140, 146, 147, 148, 149, 156, 159,
161-67, 214, 218
274