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Ce beau français un peu individuel

Proust et la langue

Sylvie Pierron

DOI : 10.4000/books.puv.888
Éditeur : Presses universitaires de Vincennes
Année d'édition : 2005
Date de mise en ligne : 26 juin 2018
Collection : L’Imaginaire du texte
ISBN électronique : 9782842929336

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782842921606
Nombre de pages : 256

Référence électronique
PIERRON, Sylvie. Ce beau français un peu individuel : Proust et la langue. Nouvelle édition [en ligne].
Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2005 (généré le 23 janvier 2019). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/puv/888>. ISBN : 9782842929336. DOI : 10.4000/
books.puv.888.

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1

Les signes sont nombreux, dans À la recherche du temps perdu, d'une réflexion sur les rapports
entre langue nationale et création littéraire. Cette réflexion s'amorce en amont du roman, bien
sûr. Elle évolue d'une dépense « néo-classique » de la clarté - qui oppose Proust à Mallarmé - au
projet « révolutionnaire » d'« attaquer » le français. Mais par quels moyens romanesques ?
Ce livre présente les différentes mises en scène de la langue dans le roman (langages variés,
commentaires avertis du narrateur, « applications » de théories ou d'idéologies linguistiques). Il
en émerge un imaginaire de la langue proprement proustien, comme une alternative aux choix
littéraires de cette époque où, entre Sedan et 1914, la poussée du nationalisme entretint la plus
manichéenne des « crises du français ».
2

SOMMAIRE

La question de la langue française

Première partie. Proust dans la mêlée

Chapitre I
La mêlée symboliste
Contre les « néo-classiques », pour les « révolutionnaires »
Contre Mallarmé ?
« Sur la clarté »
« Contre l’obscurité »
Un pastiche Brunetière
« Le Mystère dans les Lettres »

Chapitre II
De la « défense » à l’« attaque », une évolution critique
Sésame... et les mots
« L’idolâtrie du mot »
Les « clous précieux »
« Grammaire »
« La Révolution dans la langue »

Deuxième partie. La langue maîtrisée

La langue maîtrisée

Chapitre I
« Parole » du roman
Les « copiateurs »

Chapitre II
« Montrer la langue » : la dimension métalinguistique
La conversation : une « exposition de mots »
Le narrateur-philologue

Chapitre III
L’arpenteur de la langue
La néologie
Le mot familial
L’emprunt
Les niveaux de langue
Le tout-fait
La « faute »
Plaisir et « vices » de langage
3

Troisième partie. La langue échappée

La langue échappée

Chapitre I
Le génie de la « langue Françoise »
Le « génie »
« L’avenir et le passé du français »
« Ces lèvres où j’avais vu fleurir le français le plus pur »

Chapitre II
Tirer la langue
« Sa langue maternelle »
Les « moules démodés »

Chapitre III
« Ce nom si français »
Le sens du Nom
Anonymat, incognito
« Les syllabes inquiétantes »
« Mon nom »

Quatrième partie. La langue attaquée

La langue attaquée

Chapitre I
Les arts du temps
Reprises
Échos : la « réciprocité de feux distants »
Polysémie, polyphonie
Ambiguë symétrie
Mots étoilés

Lois de sympathie

Bibliographie
4

La question de la langue française

« Avec ce beau français populaire et pourtant un


peu individuel qui était le sien1 »
1 Le « beau français » de Françoise est donné dans À la recherche du temps perdu pour
emblématique de l’ensemble de la langue, originellement fautif « comme la langue
française elle-même2 », admirable et figé comme « dans la vitrine d’un musée régional3 »,
mais « pourtant un peu individuel », par ses créations métaphoriques notamment. Le
rapport de la création individuelle – de la manière pour un écrivain de « se faire sa langue
4
» – à une tradition et une histoire, à un imaginaire de la langue fait le fond de la question
de la langue française, telle que la pose la Recherche.
2 L’évolution d’une langue – et pas seulement des langues écrites, si l’on en croit l’exemple
des Dogons repris par Sylvain Auroux chez Marcel Griaule5 – s’accompagne de la
construction d’un idéal de ce que la langue devrait être6. Cet idéal, que j’appellerai
imaginaire de la langue par référence à Castoriadis, se manifeste par un certain nombre
de discours, de nature subjective, qui vont de l’invention de l’origine (langue première ou
langue d’avant la division) aux arguments justifiant une normalisation objective. Il fait
partie de ces « institutions imaginaires de la société7 », de ces « fictions qui produisent du
réel8 », dont les communautés humaines usent pour s’identifier et s’organiser. L’histoire
de la langue elle-même, lexique, grammaire, morpho-syntaxe, est l’histoire de
l’interaction constante entre faits de langue et discours sur la langue. Langue et
imaginaire de la langue interagissent et “s’auto-créent”9 en permanence.
3 Malgré les difficultés à concevoir l’imaginaire autrement que comme « la détermination
d’un sujet singulier10 », celui-ci est collectif. L’étude des commentaires évaluatifs et
prescriptifs de la part des locuteurs, comme celle d’Anne-Marie Houdebine portant sur les
productions phoniques11 ou celle d’Henri Meschonnic concernant les discours du “génie
de la langue française”12, montre en effet que ceux-ci sont « trop nombreux pour qu’une
telle attitude [soit] strictement personnelle13 ». Ce que j’entends par imaginaire de la
langue excède, même s’il les comprend, la Norme, le purisme et toutes notions de
régulations, que l’on peut considérer tout au plus comme des moyens pour atteindre
l’idéal. Seul un imaginaire plus vaste justifie les moyens contradictoires préconisés au
cours de son histoire : recours à l’emprunt et à la traduction aux fins d’“enrichissement”
ou rejet des termes et des formes étrangers par souci de “pureté”, normalisation de
5

l’orthographe par retour-réinvention des origines (étymologisme) ou par simplification


phonétique, etc.
4 Mais l’idiologue d’un sujet – son bricolage personnel, sa relation affective avec sa langue 14
– ne s’est pas formé seulement de son rapport à une langue nationale. Les conditions
d’apprentissage de la langue première, celle dans laquelle on apprend à nommer le
monde, et du développement cognitif qui l’accompagne, sont éminemment individuelles.
Elles dépendent du rapport unique entre langue première, langue scolaire, éventuels
langages sociaux et langues étrangères, conscience (épi)linguistique et (in)sécurité
linguistique du milieu familial15... entre lesquels l’intelligence établit des rapports,
pratique des comparaisons. L’exercice de la fonction poétique du langage est directement
lié à l’activité idiologique, à son intensité et à sa conscience : elle est son expérimentation,
ce qui lui permet de se vérifier et d’évoluer. Les textes donnent à lire des idiologues
particuliers qui se mesurent, de manière plus ou moins frontale, à l’imaginaire de la
langue de leur époque. Lorsqu’ils s’annoncent comme littéraires, ils prétendent atteindre,
dans l’échelle idéale des valeurs linguistiques, un des points, sinon le point,
d’accomplissement. Sont considérées comme plus avancées dans leur développement les
civilisations possédant une écriture et comme supérieures (“langues de culture”) celles
possédant une littérature. Cette dernière est donc particulièrement surveillée par la
communauté linguistique ou politique qu’elle est censée représenter. Devenir écrivain
suppose de s’inscrire dans l’imaginaire d’une langue, tout en remettant sur le métier des
questions linguistiques, comme un peintre pose des questions plastiques : la façon de les
poser constitue déjà une réponse. Le choix du roman, de la poésie, du théâtre est peut-
être aussi important que celui de la peinture, de la sculpture, de la photographie, qui
sélectionnent a priori et par tradition certains problèmes, plastiques ou verbaux.
5 Si la constitution de l’idiologue est inconsciente (on ne sait pas ce qu’on sait) chez tout un
chacun, la création verbale suppose un rapport conscient à son objet, dans la
manipulation du matériau16, non moins que l’ambition de participer à l’histoire d’une
langue, voire à son renouvellement. Comme un peintre renouvelle la “vision” (« le peintre
original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes17 »), l’activité stylistique met
l’accent sur la simplicité, la limpidité, ou au contraire sur la puissance logique, exploite la
capacité imageante ou démonstrative. L’idiologue ne se traduit pas involontairement
dans l’œuvre : il devient plus conscient à mesure qu’il est exercé ; l’écriture et surtout la
récriture négocient délibérément avec l’imaginaire et la doxa linguistiques de leur temps.
La notion même de choix stylistiques n’a de sens que si, dans une logique de collaboration
du lecteur, on suppose un ensemble de codes linguistiques communs à partir duquel
l’énoncé littéraire et ses effets peuvent être évalués. Une tradition idéologique française
que représente Vaugelas pose que cette référence commune est “l’usage”, un usage oral
de registre soutenu, puis, par extension, la langue véhiculaire. En fait, l’écrit et a fortiori la
fonction poétique sont perçus d’emblée comme relevant d’autres codes linguistiques, et
même – dans certaines cultures pour des raisons historiques – comme autre langue. Ainsi,
le texte littéraire fait-il moins référence à la “langue commune” qu’à une “langue
possible” qu’il propose comme acceptable – au sens chomskien –, de la même manière que
la fiction proposerait comme vraisemblables des “mondes possibles”. L’imaginaire de la
langue n’étant pas plus défini que ne l’est le “lecteur”, idéal ou non, l’acceptabilité de la
langue possible est projetée-supposée à partir des habitudes littéraires, des types de
langue disponibles (orales, écrites, spécialisées), des discours de la norme (scolaire,
académique, éditoriale...), à un moment donné. Cette négociation linguistique du texte
6

existe toujours, même si elle est plus perceptible lorsqu’il y a jeu avec les frontières ;
frontière du littéraire, d’un côté, en-deçà de laquelle la fonction poétique ne serait plus
perçue (français international, « degré zéro de l’écriture »...) ; frontière du lisible, d’autre
part, dont on peut penser qu’elle est constituée par une proportion suffisante de
reconnaissance – lexicale, syntaxique, grammaticale, morphologique, sonore – à partir de
laquelle une part d’innovation verbale serait recevable et ferait sens. Produire un effet
d’écriture « blanche » ou « neutre », par une syntaxe simple, un vocabulaire courant et un
registre unique, ou au contraire un effet d’étrangeté, par la multiplication de phrases et
d’énonciations complexes, l’agrammaticalité, un lexique rare et des néologismes, relève
d’imaginaires distincts, interprétables différemment selon le contexte culturel et le
moment historique dans lesquels ils se donnent à lire.
6 À la recherche du temps perdu pose la question de la langue française, d’abord par le « feu
d’artifice ininterrompu18 » des langages, doublés du commentaire du narrateur. Celui-ci,
empruntant aux discours traditionnels plus souvent qu’au métalangage savant, manifeste
un idéal, familier au lecteur. Il véhicule l’imaginaire de la langue dominante (le jeune
bourgeois méprisant la servante illettrée) peu à peu gagné par le progressisme (le génie
du peuple). Ces propos sont d’autant plus familiers que le moment proustien est un
moment de profusion des discours linguistiques, savants ou non mais toujours normatifs
et prescriptifs, du fait de la crise d’identité nationale provoquée par la défaite de Sedan.
La réalité, militaire, ne correspond plus à l’idéal de précellence française et tous les
domaines d’excellence sont sommés de se “redresser”, de s’améliorer concrètement, pour
coïncider à nouveau avec l’idéal national. Imaginer les moyens de ce redressement
partage l’intelligentsia en deux camps : ceux pour qui la faute incombe à une décadence
et ceux pour qui elle incombe à un retard dans le développement scientifique, technique,
etc. Pour les premiers, le point de perfection se situe dans le passé et il faut d’urgence
revenir en arrière, pour les seconds, dans le futur et il faut accélérer le processus de
modernisation pour rattraper les plus forts. La crise n’échappe pas à nommer des boucs-
émissaires et, pour ce qui concerne la langue française, l’idéal de perfection que
représente la littérature est pris entre deux feux : celui des réactionnaires vise tous les
modernes comme ayant abâtardi, affaibli la langue (que l’on pense à la longue querelle
autour des compétences grammaticales de Flaubert19) ; celui des progressistes vise tous les
académistes comme ayant entravé son évolution.
7 Si le narrateur de la Recherche précise au cours de sa décisive réflexion esthétique dans la
bibliothèque des Guermantes : « Dès le début de la guerre M. Barrès avait dit que l’artiste
[...] doit avant tout servir la gloire de sa patrie »20, on peut mesurer l’ampleur de
l’exigence patriotique largement en amont de la déclaration de guerre, dans la
préparation de la « revanche ». C’est resitué dans ce contexte également qu’il faut
entendre le qualificatif de « décadent21 » accolé au mouvement littéraire dont Huysmans
est le fer de lance, et qui le revendique aussitôt par une majuscule : les Décadents, ceux
qui entraînent une civilisation à sa perte, pour qu’elle renaisse neuve. Les symbolistes,
dès l’article inaugural de leur Mercure de France, sous la plume d’Alfred Vallette,
revendiqueraient eux-mêmes cette “décadence” si elle n’était synonyme de langue
relâchée : « Il est d’accoutumée, en effet, parmi nos confrères des grands quotidiens,
d’infliger l’ironique épithète de décadente à toute publication où s’essaient de jeunes
écrivains aimant l’art, curieux, certes, de formules inédites, mais surtout consciencieux,
ayant horreur de la phrase toute faite et du mot banal, du cliché quel qu’il soit. Nullement
nous ne nous rebellerions si par décadent nos chroniqueurs cotés n’entendaient charabia,
7

pathos, incohérence [...]22. » Les thèmes débattus entre « révolutionnaires » et « néo-


classiques », selon les termes de Proust23, confirment ce que les historiens du Symbolisme
littéraire français signalent comme les « tensions fondatrices » de ce mouvement, entre
« recherche formelle » et « renouvellement de la langue poétique »24 : la remise en jeu
esthétique des symbolistes, et singulièrement de Mallarmé, se réclame d’un droit à
repenser la création verbale, à récuser les critères d’évaluation du littéraire et à dégager
la littérature des enjeux patriotiques. Dans la mesure où ces exigences sont d’abord
exprimées par des expérimentations formelles et verbales, l’institution “langue
française” tremble véritablement sur ses bases. C’est en quoi la littérature à la fois
participe de la « crise », l’emblématise et la pérennise.
8 Dans ce contexte particulier, la notion de “langue nationale” envahit tout l’imaginaire
linguistique, fausse l’évaluation des œuvres et fait pression (à la manière d’une censure)
sur leur production. Les réponses littéraires à ce qui est, malgré la désagréable
composante patriotique, un intense débat sur la langue, sont aussi diverses que les
idiologues des écrivains peuvent l’être et les œuvres de Zola, Mallarmé, Segalen, Céline
sont interprétables à partir du même imaginaire linguistique. Sans paraître au cœur de la
« mêlée », Marcel Proust ne reste pas « en marge »25 et son œuvre qu’il veut « écrire tout
autrement » prétend à une révolution dans la langue, tranquille mais durable, qui
« tienne auprès des écrivains d’autrefois »26. Il faut relire à nouveaux frais, à la lumière de
ce contexte politico-linguistique tout à fait particulier, non seulement la relation de
l’auteur avec la langue française, avec les écrivains classiques et académiques, avec
l’avant-garde littéraire (de « Contre l’obscurité » au Contre Sainte-Beuve)... mais surtout la
représentation de cette “question de la langue française” qu’échafaude à tous les niveaux
À la recherche du temps perdu, sans s’arrêter aux seules opinions linguistiques du narrateur.
Représentation ambiguë, au sens étymologique : d’un côté et d’autre, comme le
« nénufar » ballotté par le courant de la Vivonne27. D’un côté, un narrateur-philologue
porte-parole de la norme, ou du moins d’une doxa évolutive en matière de discours sur la
langue ; de l’autre côté, celui des langages de personnages – infusant insidieusement dans
la narration matricielle –, le portrait d’un français variant, d’un français par ses marges,
qui élargit l’objet-langue en creusant en son centre le vide d’un introuvable français
moyen.
9 D’un côté, une langue maîtrisée par l’instance double de celui qui parle et de celui qui
commente la langue ; de l’autre côté, un certain nombre de signes, incarnés dans des
personnages (Françoise, Albertine, le Protagoniste anonyme) et mis en scènes pour
détruire l’illusoire possession. D’un côté, un roman mondain, au réalisme social
indéniable (auquel les langages de personnages participent) ; de l’autre côté, la prose
proustienne dont on n’a pas fini d’analyser l’invention verbale, la composition stylistique
et grammaticale, ni le fonctionnement sémantique et sémiotique. Nous montrerons que la
Recherche ne réfute pas l’imaginaire de son temps mais qu’elle l’intègre, qu’elle met en
scène et résout en les combinant ses oppositions, comme si le roman appliquait, en le
généralisant à toutes les parties de l’œuvre, le théorème proustien : « la langue française
n’est faite que de contraires neutralisés28 ».
8

NOTES
1. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, éd. Jean-Yves Tadié, Gallimard (« Bibliothèque de
la Pléiade »), Paris, 1987-1989, 4 vol. Toutes nos références à la Recherche renvoient à cette édition
par les initiales du titre, suivies du volume et du numéro de page : SG, III, p. 124.
2. CG, II, 323.
3. CG, II, 363.
4. Marcel Proust, Lettre à Madame Straus, Correspondance, texte établi, présenté et annoté par
Philip Kolb, 21 vol., Plon, Paris, 1970-1993, t. VIII, 1908, lettre n o 149, p. 276-278.
5. Sylvain Auroux, « Introduction », Histoire des idées linguistiques, Mardaga (« Philosophie et
langage »), Bruxelles, 1989, t. 1, p. 20-21. Exemple qui montre aussi que l’imaginaire de la langue
n’existe pas seulement en termes de conflit identitaire et d’exclusion nationaliste.
6. Umberto Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, Seuil (« Points »), Paris,
1994.
7. Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Seuil, Paris, 1975.
8. Nelly Wolf, « Langue littéraire et langue nationale », Colloque préparatoire « Champ littéraire
et nation ».
9. Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, op. cit.
10. C. Castoriadis, « Imaginaire social et changement scientifique », Sens et place des connaissances
dans la société, vol. 3, CNRS, Paris, 1987, p. 164.
11. Voir S. Pierron, « L’écrivain : entre conscience et imaginaire linguistiques », Actes des Dix-
septièmes Journées de linguistique, 13-14 mars 2003, Québec, CIRAL, 2004 et L’Imaginaire linguistique,
sous la dir. d’Anne-Marie Houdebine, L’Harmattan (« Langue et parole »), Paris, 2002.
12. Henri Meschonnic, De la langue française, Hachette, Paris, 1997.
13. Anne-Marie Houdebine-Gravaud, « L’unes langue », La Qualité de la langue ? : le cas du français,
Champion, Paris, 1995 (« Politique linguistique »), p. 95.
14. « Il s’agit alors de produire tout un savoir personnel et privé touchant la langue, un savoir fait
de pièces et de morceaux, un bricolage qui récupère dans les discours d’époque, les savoirs tout
faits ou les vieilles traditions reniées par la “vraie” linguistique, tout un ramassis de vérités ad
hoc sans contrôle épistémologique naturellement ». Michel Pierssens, Savoirs à l’œuvre : essais
d’épistémocritique, Presses universitaires de Lille, 1990, p. 109.
15. Dont dépendent respectivement la pratique des jeux de langue et la fréquence de la
« correction », mais également à mon sens une perception précoce de la fonction poétique et de
la dimension narrative.
16. Inconscience du savoir et conscience du savoir-faire sont les éléments de définition de la
conscience épilinguistique chez S. Auroux (op. cit., p. 18 et note 4, p. 35-36) : si je présente
transitoirement la création verbale comme une extension de la conscience épilinguistique de
tout locuteur, produit d’un savoir « non représenté », c’est-à-dire non pensé, c’est non pas en
référence au romantique instinct créateur mais en accordant aux « manipulations » artistiques
un pouvoir cognitif propre et une capacité de démonstration échappant aux pré-construits
culturels. Cf. L’Art est-il une connaissance ?, éd. Le Monde, Paris, 1993.
17. CG, II, p. 623.
18. Françoise Leriche, « Préface » à son édition de Sodome et Gomorrbe, LGF (« Livre de poche
classique »), Paris, 1993, p. XLIII.
19. Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément : le moment grammatical de la littérature française.
1890-1940, Gallimard (« Bibliothèque des idées »), Paris, 2002.
9

20. TR, IV, p. 467.


21. Paul Bourde, dans sa Chronique du Temps (5 août 1885), qualifie ainsi le mouvement, en
reprenant le terme aux Déliquescences : poèmes décadents, d’Adoré Floupette, pastiche qu’il prit très
au sérieux.
22. Mercure de France, no 1, janv. 1890.
23. Correspondance, VIII, p. 276-278.
24. Pierre Citti, La Mésintelligence. Essai d’histoire de l’intelligence française : du symbolisme à 1914, éd.
des Cahiers intempestifs (« Lieux littéraires », 3), Saint-Étienne, 2000, p. 78 et 81.
25. Ernest Raynaud, La Mêlée symboliste : portraits et souvenirs, Renaissance du livre, Paris,
1920-1922, 3 vol., et « Marcel Proust », En marge de la mêlée symboliste, Mercure de France, Paris,
1936, p. 198-220.
26. Correspondance, VIII, p. 276.
27. CS, I, p. 166.
28. Correspondance, VIII, p. 276-278.
10

Première partie. Proust dans la mêlée


11

Chapitre I

La mêlée symboliste
1 À proprement parler, au sens strictement générationnel où Thibaudet employait cette
notion, Marcel Proust n’est pas d’une génération symboliste : le sont les écrivains nés dix
ans plus tôt, ayant vingt ans dans les années 1880, au moment où Mallarmé réunit les
jeunes gens rue de Rome, comme l’évoque Remy de Gourmont dans ses “Souvenirs du
symbolisme”1. Si cette notion de génération semble un peu étroite, elle paraît justifiée
pour la période. Valéry, par exemple, né lui aussi en 1871, pour être défenseur du
symbolisme et ami de Mallarmé, n’est pas perçu dans l’histoire littéraire – ni par ses
positions, ni par son œuvre – comme symboliste lui-même. Le symbolisme esthétique
occupe un moment bref de l’histoire littéraire française, même si de nombreux écrivains
s’en réclament jusqu’en 1900, même si des mouvements littéraires s’en inspirent dans le
monde entier durant une plus longue période encore2. Malgré la brièveté du moment
symboliste, la conscience immédiate de son importance est manifestée par les études
critiques, en manière de bilan, qui paraissent très vite après la période héroïque : si en
1889, Charles Morice peut évoquer l’avenir d’une Littérature de tout à l'heure, et en 1892
Brunetière écrire d’un « symbolisme contemporain », dès 1903, Le symbolisme d’Adolphe
Retté analyse un objet d’histoire littéraire, mouvement figé qu’en 1912 Remy de
Gourmont, dans ses « Souvenirs du symbolisme », dira être « un soleil maintenant un peu
refroidi ». Ce qui constitue le “moment symboliste”, c’est le moment de “lutte”, de débat
ou de combat, que provoquent dans la société française l’œuvre de Mallarmé et ses
présupposés critiques, dont on trouve des équivalences sous diverses formes dans tous les
arts, que ce soit peinture, musique, théâtre, danse... Mais l’“onde de choc” symboliste est
proprement littéraire : si, dans tous les arts, le moment est à l’anti-académisme, l’anti-
académisme dans le domaine de la création verbale regarde plus largement la société, du
fait que la langue appartient à tous, et du fait du séculaire amalgame dans la construction
de l’identité française entre langue, État et nation. Toucher à la syntaxe classique revient
symboliquement à inverser les couleurs du drapeau tricolore. Les arts non verbaux
subissent à un moindre degré cette réprobation patriotique, même si celle-ci tend à
s’étendre à l’ensemble de la production française, au nom du “redressement”. L’intensité
du débat sur les relations entre littérature et langue, autant que la profondeur de ses
12

enjeux et les avancées réelles en termes de réflexion esthétique et de recherches verbales,


marquent plusieurs générations.
2 La période de formation intellectuelle et les débuts de la réflexion esthétique de Proust
ont lieu dans ce moment, et de nombreux thèmes et termes de sa réflexion s’y rapportent.
Les analyses de son œuvre l’inscrivent pourtant rarement dans cette période de
turbulence symboliste, comme si le fait de ne pas « en être », de ne pas se jeter dans « la
mêlée symboliste », l’isolait de l’enjeu des débats. La postérité adopte le point de vue
apparent d’Ernest Raynaud qui le place En marge de la mêlée symboliste 3. Celui-ci le fait
pourtant figurer « dans ce recueil, uniquement consacré aux poètes », en affirmant qu’au
moment des Plaisirs et les jours « On le sent déjà nourri d’Émerson, de Baudelaire, de
Verlaine et des maîtres symbolistes4. »
3 Examiner le seul moment qui a pu passer pour un échange direct entre Proust et le
symbolisme permet de cerner l’influence sur sa formation intellectuelle des débats autour
de la créativité verbale. Ce qu’on a nommé sa “querelle” avec Mallarmé, de « Contre
l’obscurité5 » au « Mystère dans les Lettres6 », est un malentendu qui eut des
conséquences sur sa réflexion esthétique. Entre cet événement de 1896 et l’idée de roman
de 1908, d’autres témoignages directs, articles et correspondance, par leur terminologie,
éclairent ses idées sur la langue française et l’évolution de sa réflexion jusqu’aux décisives
analyses de « style ».

Contre les « néo-classiques », pour les


« révolutionnaires »
4 Une lettre de 1908 à Madame Straus, souvent résumée par une de ses phrases (« La seule
manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer7 »), montre avec force que la réflexion
de Proust ne s’est pas développée hors du débat. Portant entièrement sur la langue, elle
commente un article de Louis Ganderax, directeur de la Revue de Paris8 :
On n’y penserait pas, si précisément M. Ganderax quand il corrige les autres, ne
croyait servir la langue française. Il le dit dans votre article « les petites notes
marginales que j’écris pour l’illustration et la défense de la langue française ». Pour
l’illustration, non. Pour la défense, non plus. (Correspondance, VIII, 276-278.)
5 Elle constitue une profession de foi en faveur des écrivains linguistiquement
« révolutionnaires » :
Car on ne « tient », on ne fait bonne figure auprès des écrivains d’autrefois qu’à
condition d’avoir cherché à écrire tout autrement. Et quand on veut défendre la
langue française, en réalité on écrit tout le contraire du français classique.
Exemple : les révolutionnaires Rousseau, Hugo, Flaubert, Maeterlinck « tiennent » à
côté de Bossuet. Les néo-classiques du dix-huitième et commencement du dix-
neuvième siècle, et la « bonhomie souriante », et « l’émotion discrète » de toutes les
époques, jurent avec les maîtres. (Ibid.)
6 Témoignage unique de la réflexion de Proust sur la relation entre langue nationale et
création verbale (« Cette idée qu’il y a une langue française, existant en dehors des
écrivains et qu’on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue. »
Ibid.), cette lettre comporte un grand nombre d’éléments du débat social, marqué par un
retour au thème du génie classique dont elle relève les contradictions :
Hélas les plus beaux vers de Racine [« Je t’aimais inconstant, qu’eussé-je fait fidèle ! »]
n’auraient jamais passé, même de nos jours dans La Revue de Paris. Note de M.
13

Ganderax, en marge, pour la « Défense et illustration de la langue française ». « Je


comprends votre pensée » ; vous voulez dire « Je t’aimais inconstant, qu’est-ce que
cela aurait été si tu avais été fidèle. » Mais c’est mal exprimé. Cela peut signifier
aussi bien que c’est vous qui auriez été infidèle. Préposé à la défense et illustration
de la langue française, je ne puis laisser passer cela. (Ibid.)
7 Ce rejet supposé d’un vers de Racine au nom de la correction situe Ganderax dans la
lignée des premiers académiciens, dont le geste fondateur fut la « querelle du Cid »,
emblématique de la confusion initiale entre la mission lexicographique de l’Académie et
un rôle de « gendarme des lettres »9 ; geste de “purification” des textes classiques
recommandé par Voltaire, qui trouve tout son développement au XVIIIe siècle, avec la
correction, vers par vers, d’Athalie10. L’autorité sur la littérature à laquelle prétend
l’Académie est endossée par les “patrons” de revues conservatrices, si l’on en croit les
remarques convergentes de Proust sur Ganderax et de Gourmont sur Brunetière
(académicien de 1893 à 1906) :
On n’a pas assez dit que Ferdinand Brunetière était un terrible directeur de revue.
À l’époque de ses débuts, Adolphe Lacuzon [...] lui porta des vers. [...]
– Jeune homme, commença-t-il, désirez-vous sincèrement de collaborer avec la
Revue des Deux Mondes ?
– Certes !
– Eh bien, je vais vous dire ce qu’il faut pour cela. C’est très simple. Il suffit de parler
français, de n’employer que des mots du dictionnaire, de laisser de côté le
vocabulaire des petites revues. Tenez, au premier vers de votre poème, il y aurait
déjà une correction à faire :
La ténèbre première absorbe encor l’espace
« La ténèbre ! La ténèbre ! Qui vous a autorisé, Monsieur, à ne pas écrire comme
tout le monde : “Les ténèbres” ? Ténèbres n’a pas de singulier en français, en latin
non plus...11 ».
8 Ces témoignages sont révélateurs de l’esprit académique des revues conservatrices et de
la façon dont s’impose la norme aux jeunes écrivains. Un canular, dont se fait écho le
Mercure, consiste à présenter à ces revues des œuvres fameuses en remplaçant le nom de
leur auteur par le sien, dans le but qu’elles y soient refusées. Le roman de Dumur, Un coco
de génie (dont le titre évoque immédiatement le vocabulaire de Bloch), en avait fourni
l’exemple puisque son personnage – prédécesseur de Pierre Ménard –, lisant la nuit et
croyant au matin avoir rêvé les œuvres, les récrit comme sous le coup de l’inspiration.
Proust rejoint encore, dans sa lettre, les termes et le ton du débat, et particulièrement
Gourmont, en associant académisme et goût du cliché :
Mais pourquoi, lui qui écrit si bien, écrit-il ainsi ? Pourquoi quand on dit « 1871 »
ajoute-t-il « l’année abominable entre toutes ». Pourquoi Paris est-il aussitôt
qualifié de « la grand’ville », Delaunay « le maître-peintre » ? Pourquoi faut-il que
l’émotion soit inévitablement « discrète », et la « bonhomie souriante », et les
« deuils cruels », et encore mille autres belles choses que je ne me rappelle pas 12.
9 Avec cette lettre à Madame Straus apparaissent les opinions de Proust dont le camp n’est
pas, littérairement ni linguistiquement, celui des conservateurs. Il n’adopte pas les
exclusions symboliques d’un Gourmont, envers Racine notablement (« dont l’indigence
verbale, imposée par la mode, stérilisa pendant un siècle et demi la poésie française 13 »),
dont il cite au contraire le vers d’Andromaque comme exemple de la révolution
grammaticale, à l’égal d’auteurs modernes panthéonisés par les symbolistes, comme
Flaubert et Maeterlinck. En ajoutant Hugo et Rousseau, il offre un éventail de références
moins conforme aux canons avant-gardistes qui évitent les attestations romantiques et
classiques, au profit d’auteurs antérieurs comme Rabelais et Villon. Mais l’immobilisme
14

de la langue est stigmatisé, comme dans les discours symbolistes (« Parce que son unité
[l’unité de la langue] n’est faite que de contraires neutralisés, d’une immobilité apparente
qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle »), non moins que l’immobilisme
intellectuel : « C’est une question de “doctrine”. Cet homme plein de scepticisme a des
certitudes grammaticales. Hélas, madame Straus, il n’y a pas de certitudes, même
grammaticales14. » Si « la perfection du style existe », c’est « après avoir traversé les faits,
non en-deçà. La correction en-deçà, “émotion discrète”, “bonhomie souriante”, “année
abominable entre toutes”, cela n’existe pas »15.
10 Les affirmations de 1908 ont nécessité quelque évolution depuis le « Contre l’obscurité »
de 1896 : plus de dix années le permettent au demeurant, même s’il ne s’agit pas d’un
revirement idéologique, mais davantage, profitant de la leçon que lui donne, entre autres,
Mallarmé, d’un déplacement de la réflexion : d’une philosophie du langage à la
matérialité de la langue. Le simple terme de « grammaire » qu’ils emploient l’un et l’autre
manifeste leur conscience de s’inscrire dans le débat ouvert par la préface de Pierre et Jean
en 1888 (terminée par un pastiche Goncourt) et affirme leur position – contre l’« écriture
artiste » et les écrivains « impressionnistes » (Goncourt, Sully Prudhomme) – dans
« l’opposition lexique/syntaxe qui va désormais être au cœur de la redéfinition de la
littérarité et de la reconfiguration des hiérarchies anciennes »16.

Contre Mallarmé ?
11 Marcel Proust fait paraître dans le numéro du 15 juillet 1896 de la Revue Blanche, très peu
de temps après la publication des Plaisirs et les Jours, un article intitulé « Contre l’obscurité
17 », auquel répond dans le même numéro l’article de Lucien Muhfeld, « Sur la clarté » :

« Sur mon désir exprimé de le contredire, M. Proust avec une courtoisie charmante m’a
par avance communiqué son article18. » Mallarmé “répond” le 1er septembre par « Le
Mystère dans les Lettres19 ». On peut se demander si la “querelle” existe, puisque « Contre
l’obscurité » ne nomme pas Mallarmé, et que ce dernier « décontextualise » sa défense du
symbolisme. Les éditeurs de la Correspondance de Mallarmé notent que « Proust ne nomme
pas Mallarmé, et ne semble pas le viser directement ; il ne nomme personne, mais parle
des “poètes (en vers ou en prose)”, ou du “symbolisme, dont en somme il s’agit surtout
ici”20 ». L’article s’adresse de façon très appuyée aux « jeunes » écrivains, en début et en
fin d’article : de « Êtes-vous de la jeune école ? » à la « sévérité [de ces “remarques”] pour
la jeunesse ». Même insistance dans les reprises de paragraphes : « Voilà ce que nous
diraient les jeunes poètes. », « Mais les jeunes poètes pourraient répondre », etc. Est
incriminé dans le corps de l’article celui qui est « obligé d’expliquer ses idées à ses
disciples », « le poète », « le maître », voire « l’archer divin », termes sans majuscules
contrairement à la tradition des écrits symbolistes (par contraste dans ce même article
avec « la Poésie »). Le registre est proche, si l’on y ajoute les « vains coquillages, sonores
et vides », des discours anti-mallarméens. Dans des articles de cette époque, publiés ou
non, Mallarmé est cité pour son « obscurité21 » ou ses « ténèbres22 », mais avec distance
parfois envers « les personnes qui [...], en littérature, trouvent M. Leconte de Liste
incompréhensible et M. Mallarmé insensé23 ». Il faut que Proust ne trouve pas les poèmes
de Mallarmé dénués de sens pour que Reynaldo Hahn lui en demande une explication de
texte24. En 1892, dans une lettre à Mme Straus visant à « la réhabilitation de [s]es chers
poètes », il cite dix vers de Mallarmé (ce qui représente une assez longue citation dans sa
correspondance), en les introduisant de manière quasi prophétique dans les termes
15

mêmes de la querelle de 1896, prouvant qu’il distingue fort bien “clarté” de la langue et
“mystère” du poème : « S’ils sont nouveaux pour vous, confessez, encore qu’ils soient de
M. Mallarmé, qu’ils sont clairs et que la clarté n’en dissipe pas le mystère 25 ? »

« Sur la clarté »
12 Le pivot de la querelle est l’article de Muhfeld (« Je relis le petit travail de mon jeune
confrère... ») qui répond en fait à l’ensemble du courant académiste, dont « Contre
l’obscurité » serait le fer de lance (« notre collaborateur a résumé d’une plume gracieuse
les objections des salons littéraires »). Il abandonne assez vite le jeune auteur pour
entreprendre une défense de Mallarmé, contre « les gens » desdits salons, puis contre
« un article assez curieux » du Gaulois, et finalement contre « M. Anatole France, son
éminent maître », glorifié en effet dans « Contre l’obscurité » :
Là est pour nous le charme natal du parler de France – ce qui semble signifier
aujourd’hui le parler de M. Anatole France, puisqu’il est un des seuls qui veuille ou
qui sache s’en servir encore26.
13 L’article de Muhfeld élargit considérablement sa réponse, pour ne revenir que
ponctuellement à Proust (« on ne sait pas le français, mon cher confrère »), en passant
par un « on » ambigu (« Oui, on donne une recette [...] Je la connais ! »), et finir l’article
sans plus le nommer.
14 C’est en se référant à l’article de Muhfeld que Mallarmé “répond” quelques semaines plus
tard, avec « Le Mystère dans les Lettres »27. Il mentionne dans ses lettres l’article de
Muhfeld et pas du tout celui auquel ce dernier ripostait : « L’article Sur la clarté, d’un très
beau jet et émaillé de détails qui sont la justesse même. Vous voulez bien toujours m’y
traiter en ami28. » On ne trouve pas trace dans la correspondance d’une concertation avec
Muhfeld ou d’incitations à se défendre personnellement, qui expliqueraient qu’il rouvrît
pour un onzième article la série des dix chroniques publiée neuf mois plus tôt – de février
à novembre 1895 –, Variations sur un sujet. « Le Mystère dans les Lettres » constitue
véritablement une conclusion, sous la forme d’une très belle leçon de création verbale, à
la série des Variations..., conçues comme des « poèmes critiques », qui ont en commun leur
sujet esthétique et leur typographie aérée, inhabituelle dans la presse, leur gestion des
« blancs » comme porteurs de sens29. Mallarmé inscrit dans la durée de sa réflexion et la
continuité de ses écrits ce qui aurait pu n’être qu’une expression d’humeur, une riposte à
ce qu’il considère comme une “agression”.
15 Des détails de la correspondance montrent, par leur registre guerrier, que le poète s’est
senti personnellement attaqué : « Je vous enverrai si je le trouve passable un morceau sur
l’obscurité ; où je secoue en poux mes agresseurs qui deviennent légion30. » Aux
félicitations de musiciens (notamment une lettre de Vincent d’Indy qu’il cite à tous ses
correspondants du moment) pour avoir littérairement retrouvé les structures d’une
« composition musicale », il réplique : « Si je suis vengé31 ! » ou « j’ai voulu, une bonne fois
et sans en avoir l’air, répondre à la sottise qui me harcèle [...] Voilà quelques sympathies
qui me vengent32 ! »
16 Dans la Correspondance proustienne, un grand silence environne la publication de « Contre
l’obscurité ». Hormis la mention dans une lettre à sa mère, pour s’excuser de sa
publication à un moment de deuil familial (son grand-père Weil est mort en juin), on ne
trouve aucune trace de réactions de l’auteur, ou de ses amis, à la lecture d’un des trois
16

articles. D’autres querelles et événements publics ont pu étouffer ce débat, comme le


projet d’un buste de Verlaine dans le jardin du Luxembourg qui justement fait s’affronter
les mêmes adversaires33, académistes et Nouvelle école, ou comme la mort d’Edmond de
Goncourt chez les Daudet, le 16 juillet 189634, lendemain de la publication des deux
premiers articles. Des événements privés, le deuil familial, une brouille avec Reynaldo
Hahn, peuvent expliquer en partie ce silence étonnant autour d’un événement sûrement
désagréable et qui ne provoque ni soutien ou remontrances de la part de ses amis, ni
plaintes ou justifications de sa part : le même « silence digne » que devant l’échec récent
des Plaisirs et les jours35.

« Contre l’obscurité »
17 Certains sous-entendus ou allusions peuvent viser Mallarmé. Quelques images brutales
peuvent demander “réparation”, et notamment celle qui compare les vers contemporains
à des « débris d’une belle flotte ancienne » (ce pourrait être un hommage voilé à
Mallarmé, les vers des jeunes symbolistes comme débris de la poésie mallarméenne, mais
Chateaubriand et Hugo sont nommés) ; puis, filant la métaphore, à des « morceaux de bois
pourris, ou ferrailles rouillées » : « que faire avec du bois pourri [...] ? »36. La critique
s’adresse aux avatars du symbolisme (nommé deux pages plus loin), avec leur cohorte de
« “princesses”, les “mélancolies”, “accoudées” ou “souriantes” », dont Muhfeld convient
dans sa réponse qu’ils sont risibles : « Dès lors les imitateurs usèrent avec exubérance des
chevaliers, des damoiselles, des orées de bois, des licornes et des casques. Mais cette
chevalerie et sa ferblanterie, contre quoi s’indigne M. Proust, et dont nous avons souri
nous-mêmes (Le petit Symbolard, dans une revue de l’été dernier), furent thèmes passagers
37. » Au demeurant, le passage ne semble pas concerner le « thème », le lieu-commun

médiéval au nom duquel on pourrait tourner en dérision Pélléas... (et l’admiration de


Proust pour Maeterlinck est sans faille dans sa correspondance), mais bien le domaine
verbal : les clichés du genre, princesses accoudées et mélancolies souriantes équivalant
aux banalités d’un Ganderax.
18 Certains éléments dans « Contre l’obscurité » peuvent suggérer à Muhfeld que son auteur
n’est qu’un porte-parole, et par contrecoup à Mallarmé qu’il résume l’opinion de la
« légion » de ses « agresseurs » : « Il faut lire avec satisfaction les remarques qui
précèdent. Elles expriment, par endroits d’un ton ferme, l’objection qu’un grand nombre
de personnes décernent aux écrivains nouveaux. Oui, quand il déplore l’obscurité de la
littérature récente, M. Proust résume l’opinion d’un lot honorable de lecteurs mondains38
. » Le reproche de mondanité (et de ne pas “savoir sa langue”), pour longtemps attaché à
Proust, jusqu’au premier rejet de la Recherche par Gide, n’est pas d’ordre social : les
académistes et anti-académistes font partie du même “monde”, économique et politique,
comme le rappellent les fréquentes déclarations “élitistes” des symbolistes, à l’exemple
de Muhfeld dans ce même article : « Puis une élite demeurera, plus serrée peut-être. [...]
Qui sait si les dialectes mêmes de l’élite et de la foule n’iront pas décidément divergents 39

19 Le blâme réside dans la distinction entre gens de l’écrit et gens de l’oral, qui traverse,
pour des raisons historiques, l’imaginaire de la langue française40. La disqualification en
matière d’opinion littéraire passe par ce reproche d’appartenir à une société de l’oral,
résumé sous le terme « mondain » : de « il leur fournit [aux “lecteurs mondains”] diverses
métaphores excellentes à la conversation » à « Il ne les a pas lus », jusqu’à « on ne sait pas
17

le français, mon cher confrère »41. Il faut y rapporter l’insidieux compliment de son
condisciple Léon Blum, dans cette même Revue blanche, qui recommande Les Plaisirs et les
jours, publiés en juin, aux « belles dames » et aux « jeunes gens » : rapport à la féminité
que développe longuement Muhfeld en évoquant seulement les “lectrices” (« Les lectrices
n’ont pas compris le latinisme léger », « Les lectrices ont cru comprendre »). On peut y
voir une allusion perfide à l’homosexualité, mais il est surtout intéressant de noter que la
partition des sexes intervient dans l’autorisation à juger de questions littéraires. Proust
est renvoyé dans le camp de l’oral : celui des enfants (le sème de l’enfance revient souvent
dans « Sur la clarté » : « naïveté », « puérilité », etc.), des femmes, de la conversation, de
la mondanité, du siècle classique. Le symbolisme littéraire est lui-même relégué par ses
adversaires académistes dans l’oralité, notion qui résume un relâchement verbal et un
manque d’intellectualité virile. Le mouvement lui-même se revendique d’ailleurs d’une
oralité abstraite, essentielle, originelle de la langue poétique, par opposition à la fixation
que représenterait l’écrit. Mais Proust, en gauchissant le principe qui voudrait que, jeune,
il combattît pour l’avant-garde, provoque une réactivation de défenses traditionnelles de
la part d’hommes mûrs, tout à fait équivalente dans ses arguments à celle des académistes
vis-à-vis de la “jeune” école. Qu’il eût pris la plume pour défendre le symbolisme, il se
serait vu reprocher de même, par le camp adverse, son oisiveté, sa mondanité, voire en
termes voilés son homosexualité – comme signes extérieurs du décadentisme – non moins
que de ne pas savoir le français (ne pas savoir lire de la part des symbolistes, ne pas savoir
écrire de la part des académistes).

Un pastiche Brunetière
20 Trois éléments fondamentaux de « Contre l’obscurité » évoquent le Brunetière des Essais
sur la littérature contemporaine (1892). Le syntagme de « littérature contemporaine »
apparaît dans l’article au début du second paragraphe (« En essayant de dégager de la
littérature contemporaine quelques vérités esthétiques ») et du dernier (« Telles sont les
remarques que j’ai cru utile d’exposer, à propos de la poésie et de la prose
contemporaines »), même si cet « encadrement » de l’argumentaire ne prouve pas une
indiscutable intertextualité. Le sentiment de communauté avec les argumentaires de
Brunetière naît d’abord de la rhétorique utilisée. Proust crée un dédoublement entre
auteur et narrateur, qui peut l’« exposer à l’accusation d’avoir voulu jouer le rôle du
monsieur de cinquante ans ». La mise en scène, détachant du narrateur la figure d’un
jeune homme inexpérimenté, existe dans d’autres articles42 et préfigure les ambiguïtés
narratives de la Recherche, en indiquant une possible réflexion à partir du même dispositif
dans le Culte du Moi de Barrès (Sous l’œil des barbares, 1888) qui « se présente comme “l’aîné
immédiat” de son personnage de “jeune Français intellectuel”43 ». Le dédoublement est
maintenu tout au long, ouvrant et concluant « Contre l’obscurité » : « Telles sont les
remarques que j’ai cru utile d’exposer, à propos de la poésie et de la prose
contemporaines. Leur sévérité pour la jeunesse qu’on voudrait, plus on l’aime, voir mieux
faire, les aurait rendues plus seyantes dans la bouche d’un vieillard. Qu’on excuse leur
franchise, plus méritoire peut-être dans la bouche d’un jeune homme. »
21 Cette parole de « vieillard » lui permet d’adopter la terminologie la plus courante des
académistes et de Brunetière en particulier, qui ne parle pas de « Nouvelle école » mais de
« jeune école », avec condescendance envers l’immaturité. Jean-Yves Tadié, dans son
chapitre « Proust et Mallarmé », rapporte les propos et la rhétorique de « Contre
18

l’obscurité » à ceux d’Anatole France dans ses chroniques du Temps, publiées six ans plus
tôt et réunies dans La Vie littéraire :
Le 19 août 1888, France avait répondu à Charles Morice : « Je ne pardonne pas aux
symbolistes leur obscurité profonde. “Tu parles par énigmes” est un reproche que
les guerriers et les rois s’adressent fréquemment dans les tragédies de Sophocle. Les
Grecs étaient subtils ; pourtant ils voulaient qu’on s’exprime clairement. Je trouve
qu’ils avaient bien raison. » Tout cet article d’Anatole France est un « Contre
l’obscurité » qui se termine ainsi : « Je ne croirai jamais au succès d’une école
littéraire qui exprime des pensées difficiles dans une langue obscure » 44.
22 Dans l’introduction de France au second volume de La Vie littéraire, « le ton protecteur,
l’adjectif tendre masquent la violence méprisante du substantif, comme les disciples
l’ombre du maître. Proust reprend ce ton, ces thèmes, ces procédés45 ». La rhétorique des
défenseurs de la clarté française, malgré des motivations idéologiques distinctes chez
Brunetière et chez France, est une rhétorique obligée, du fait de la combinaison
incontournable d’un certain nombre de valeurs dans leur argumentaire.
23 La querelle des anciens et des modernes dans laquelle s’inscrit ainsi l’article, sous le
patronage intertextuel de ses aînés, n’est pas illustrée par les mêmes termes chez les
champions respectifs de l’académisme et du symbolisme. Par contraste avec les nombreux
« nouveau » et « récent » de Muhfeld, il évite la notion de nouveauté, sinon pour affirmer
que « dans la langue, tout ce qui est nouveau est obscur », constat qui, de péjoratif à ce
moment, tourne en admiration dans la Recherche, au nom de la recréation perpétuelle du
monde par chaque artiste46. « Jeune » en revanche ponctue son article (il y apparaît neuf
fois), ce qui situe « Contre l’obscurité » de manière très volontariste dans la querelle.
Avouant le rôle de l’Ancien, le discours peut être considéré, ce qui n’a pas manqué,
comme académiste. Un des passages les plus lyriques, à la gloire de la langue maternelle
dont il faut réveiller la « musique latente » – musique non au sens de sonorité, mais au
sens d’échos sémantiques entre les connotations accumulées au cours des siècles –,
s’appuie entièrement sur la notion de passé : « ce que chaque mot garde [...] de son
origine [et] de son passé » ; « affinités anciennes » ; « rajeunit un mot [en le prenant] dans
une vieille acception » ; « réveille [...] des harmonies oubliées » ; « adjectifs [...] trop
récents ». L’affirmation d’un passé de la langue donne tout son sens à l’opposition jeunes-
vieux : celui d’un refus de la rupture, représentée en littérature par les Symbolistes, enjeu
essentiel de la réinstitution imaginaire de la langue française. Si Proust reste un « jeune
homme » – ce sont les derniers mots de l’article –, il prétend assumer cette notion de
passé que ses contemporains refondent, réinventent ou rejettent. Mais le passé de la
langue qu’il exalte n’est pas réduit aux classiques de l’académisme, ni aux pré-classiques
de la Nouvelle école. Le passé de la langue dont il se réclame est affectif et individuel,
comme le montrent, outre l’expression « notre langage maternel », le terme de
« sensibilité », employé deux fois, et ceux d’« imagination », d’« affinités », de « faire
ressentir ». Ce texte plaide pour une langue sensible, non pour la langue de raison des
académistes, dans des termes qui ne doivent rien à la “clarté” (à la précision sémantique)
et beaucoup aux conceptions synesthésiques : « une puissance d’évocation au moins aussi
grande que sa puissance de stricte signification », « musique latente que le poète peut
faire résonner en nous », « entre deux images disjointes des harmonies », « ressentir avec
délice le parfum »...
24 Le deuxième élément qui rapproche apparemment « Contre l’obscurité » de Brunetière
est ce que lui reproche le plus précisément Muhfeld, en le taxant à son tour d’obscurité :
sacrifier la “différence individuelle” sur l’autel de la “langue commune” :
19

Le talent, notre collaborateur le définit : « pouvoir de réduire un tempérament


original aux lois générales de l’art, au génie permanent de la langue ». La voilà bien,
la fâcheuse obscurité ! Les mots se pressent, suggestifs d’étonnements grandissant.
Faut-il un tempérament original, et où commence, et qui juge cette originalité ?
Comprenez-vous tempérament ? Qu’est-ce que les lois générales de l’art ? De quel art ?
Où sont-elles écrites ? De quelles révélations se prévalent-elles pour mériter qu’à
leur mesure on « réduise » un tempérament original ? Et le génie permanent de la
langue ? À la Sorbonne, l’expression s’emploie couramment. Les candidats,
interrogés développent : « Qualités de clarté, de poésie et de mesure tout
ensemble ». Alors Rabelais, Diderot et Hugo, Balzac et Baudelaire et Verlaine n’en
sont pas du palmarès ? A la vérité, génie, ingenium, signifie nature. Cette nature se
modifie incessamment. Génie permanent est un solécisme biologique qui eût fait
souffrir Arsène Darmesteter47.
25 La leçon est bonne à prendre, car la clarté, au sens de précision monosémique
qu’emploient les académistes, pour qui “la littérature” est écriture spéculative, cette
clarté demande la définition des termes employés. L’affirmation proustienne de « lois
générales » et de « génie permanent », faisant écho à des discours d’autorité (l’anti-
individualisme de Brunetière), est très dogmatique comparée à la fin de l’article, d’un ton
plus personnel et qui développe une idée presque contradictoire, fondatrice du projet
esthétique de la Recherche :
Qu’il me soit permis de dire encore du symbolisme, dont en somme il s’agit surtout
ici, qu’en prétendant négliger les « accidents de temps et d’espace » pour ne nous
montrer que des vérités éternelles, il méconnaît une autre loi de la vie qui est de
réaliser l’universel ou éternel, mais seulement dans des individus. Dans les œuvres
comme dans la vie les hommes, pour plus généraux qu’ils soient, doivent être
fortement individuels (cf. La Guerre et la Paix, Le Moulin sur la Floss), et on peut dire
d’eux, comme de chacun de nous, que c’est quand ils sont le plus eux-mêmes qu’ils
réalisent le plus largement l’âme universelle48
26 Cette observation décisive, dans le processus qui mène Proust au roman à la première
personne, doit être rapprochée dans ses termes d’une réflexion de Brunetière, même si
celui-ci n’entendait pas défendre le roman, écrit “sur rien”, mais les ouvrages de morale
et de philosophie :
Le rôle de la « littérature », sa fonction propre, si je puis ainsi dire, est de faire
entrer dans le patrimoine commun de l’esprit humain, et d’y consolider par la vertu
de la forme, tout ce qui intéresse l’usage de la vie, la direction de la conduite, et le
problème de la destinée. Dans une langue intelligible à tous, transposer et traduire
ce qui ne devient clair, – et même peut-être vrai – qu’en devenant général ; donner
une existence durable, en lui donnant une valeur universelle, et pour ainsi dire
constante, à ce qui n’avait qu’un commencement d’être [...], voilà l’objet de l’art
d’écrire, et voilà ce qui est proprement « littéraire »49.
27 « Faire entrer dans le patrimoine commun de l’esprit humain [...] tout ce qui intéresse
l’usage de la vie », « transposer et traduire ce qui ne devient clair, – et même peut-être
vrai – qu’en devenant général », « donner une existence durable [...] à ce qui n’avait qu’un
commencement d’être » : ce n’est pas à moins que prétend Proust, par le roman, à
l’exemple de ce qu’il élit chez Tolstoï ou chez George Eliot ; et ce n’est pas à moins que
doit prétendre “la littérature”, au sens moderne de fiction, et de “poésie”. Contrairement
aux académistes, il accorde à la création littéraire le même pouvoir de pénétration et
d’élucidation qu’à la philosophie ; c’est sa modernité, largement due aux théories
mallarméennes : « Si le littérateur et le poète peuvent aller, en effet, aussi profond dans la
réalité des choses que le métaphysicien même, c’est par un autre chemin [;] l’aide du
raisonnement, loin de le fortifier, paralyse l’élan du sentiment qui seul peut les porter au
20

cœur du monde. Ce n’est pas par une méthode philosophique, c’est par une sorte de
puissance instinctive que Macbeth est, à sa manière, une philosophie. Le fond d’une telle
œuvre, comme le fond même de la vie, dont elle est l’image, même pour l’esprit qui
l’éclaircit de plus en plus, reste sans doute obscur50. » La « clarté » qu’il accorde à la
littérature ne relève pas, malgré les termes employés (élucider, éclaircir), des moyens de
la raison mais de ceux du « sentiment », de « l’instinct », ce qui ne contredit pas aux
nouvelles valeurs. Excepté René Ghil, théoricien de la « poésie scientifique » qui reproche
aux symbolistes, y compris Mallarmé, qui se sont emparés de sa théorie de
« l’instrumentation verbale », de la mettre au service de l’expression du Moi
(« égotisme »), d’en faire une « poésie personnelle », ni plus ni moins que les romantiques
51
, les symbolistes exaltent la subjectivité. En quoi Proust reste absolument classique c’est,
en 1896, dans le refus d’un grossier mélange des genres. « Bourrer » un roman de
philosophie52, prétendre à la métaphysique en poésie, revient à confondre les facultés de
l’esprit autant que les moyens linguistiques spécifiques à chacune : « Ne s’adressant pas à
nos facultés logiques, le poète ne peut bénéficier du droit qu’a tout philosophe profond de
paraître d’abord obscur. S’y adresse-t-il au contraire ? Sans arriver à faire de la
métaphysique qui veut une langue autrement rigoureuse et définie, il cesse de faire de la
poésie53. »
28 Le troisième point, l’obscurité de « fond » (ou « profondeur ») alliée à la clarté « de la
langue et du style » fait écho dans « Contre l’obscurité », à la manière d’un leitmotiv, aux
opinions de Brunetière (et de France, comme l’a montré J.-Y. Tadié) sur le symbolisme :
« un grand écrivain en tout genre est celui qui sait exprimer clairement des idées même
obscures54 ». Trois fois dans son argumentaire, il reformule cette conviction, en opposant
les termes de « fond » et de « forme », d’obscurité fondamentale (de « mystère ») et de
clarté expressive. Il défend ce type de clarté, l’intercompréhension avec le lecteur, basée
sur des habitudes de lecture, sur une reconnaissance grammaticale, lexicale : « S’il parle
une langue que nous ne connaissons pas, où des adjectifs, sinon incompréhensibles, au
moins trop récents pour ne pas être muets pour nous, succèdent dans des propositions
qui semblent traduites à des adverbes intraduisibles55. » Muhfeld résume cette notion
d’intercompréhension à l’issue de son argumentaire « Sur la clarté » : « Réservera-t-on
pas l’épithète flatteuse de claires aux choses aisément et communément accessibles 56 ? »
Dans la tradition classique, Proust affirme l’auteur responsable de cette communauté de
sens, et non le lecteur auquel Muhfeld au contraire laisse toute la responsabilité d’un
accès difficile ou refusé :
Abstraction faite des puérilités (vraies ou fausses), tout aliment intellectuel,
spécialement littéraire, apparaît obscur ou clair suivant la réaction de l’esprit en
présence d’une œuvre.
La clarté peut presque se nombrer comme le rapport du sujet qui comprend à
l’objet qui s’offre. Elle augmente avec la lucidité du sujet et l’évidence de l’objet. Elle
décroît selon l’inclairvoyance du sujet et, si je puis dire, selon « l’inclairvisibilité »
de l’autre. [...]
Autant que du spectacle, la clarté dépend du spectateur. Lexicographiquement
même, elle est « ce qui fait voir clair ». C’est à nous d’allumer notre lanterne 57.
29 Pour Proust, l’hermétisme (terme absent de ces articles) est une défense de lire, une
défense d’user d’une quelconque pénétration : « Mais c’est une obscurité [de “fond”] d’un
tout autre genre, féconde à approfondir et dont il est méprisable de rendre l’accès
impossible par l’obscurité de la langue et du style58. »
21

30 La question dont il débat, même s’il use des termes convenus en défaveur du symbolisme,
comme « inintelligible » ou « incompréhensible », n’est pas affaire de sens ni
d’intellection, mais une question de lisibilité, de conventions linguistiques. Il s’agit d’une
extension à la littérature des arguments politiques nés autour des projets de massification
de l’enseignement. Dans ce plaidoyer pour la lisibilité s’exprime l’idéalisme social de
George Sand (préface de François le Champi ), d’Anatole France et de Ruskin, dont les
premières traductions et ouvrages introductifs sont publiés entre 1893 et 189759. Proust et
Mallarmé ne parlent pas de la même chose. La « clarté », l’intercompréhension nécessaire
que Mallarmé nomme, dans « Le Mystère... », « la vaine couche suffisante
d’intelligibilité », n’est pas fondée, comme l’insinue la caricature de Muhfeld, sur la
littéralité, sur la croyance en une dénotation monosémique (au sens de la “clarté”
classique pour laquelle l’intention de l’auteur prime et la variation interprétative est
impossible), mais sur le pouvoir d’« évocation », de suggestion de l’usage littéraire de la
langue : un postulat au fond selon lequel le sens est assez large pour accueillir toutes les
subjectivités (dans les limites d’une langue maternelle commune, voire d’une expérience
culturelle commune).

« Le Mystère dans les Lettres »


31 « Le Mystère dans les Lettres » riposte sur l’exploitation des possibilités de la langue, plus
que sur la question du sens : « le débat – que l’évidence moyenne nécessaire dévie en un
détail, reste de grammairien ». De nombreux termes blessants rappellent le caractère de
« réponse », aux adversaires en général et à « l’un » en particulier : du premier assaut qui
incrimine le ridicule, la « plaisanterie immense et médiocre » de « bas farceurs » qui
jouent sur la « crédulité » du « commun », au dernier qui plaint le manque
d’« envergure » d’« un infortuné ». « L’évidence moyenne nécessaire », équivalente à la
« couche suffisante d’intelligibilité », qui consiste à « présenter, avec les mots, un sens
même indifférent », est renvoyée au rang de « détail » égarant, de faux-procès, vite
intenté par une « Foule » obscurantiste et superstitieuse :
Il doit y avoir quelque chose d’occulte au fond de tous, je crois décidément à
quelque chose d’abscons, signifiant fermé et caché, qui habite le commun : car sitôt
cette masse jetée vers quelque trace que c’est une réalité, existant, par exemple sur
une feuille de papier, dans tel écrit – pas en soi – cela qui est obscur : elle s’agite,
ouragan jaloux d’attribuer les ténèbres à quoi que ce soit, profusément,
flagramment.
32 Mallarmé désigne ironiquement la diabolisation du symbolisme et le fantasme de langue
menacée qu’il suscite :
Et le suppôt d’Ombre, d’eux désigné, ne placera un mot, dorénavant, qu’avec un
secouement que ç’ait été elle, l’énigme, elle ne tranche, par un coup d’éventail de
ses jupes : « Comprends pas ! » – l’innocent annonçât-il se moucher.
33 Le reproche et le terme même d’« obscurité », mal définis, reflets pour Mallarmé de « la
vaste incompréhension », sont littéralement un préjugé, une économie de jugement
favorisée par le lieu commun de la “clarté”, prêt-à-penser de la langue française :
Je sais, de fait, qu’ils se poussent en scène et assument, à la parade, eux, la posture
humiliante ; puisque arguer d’obscurité – ou, nul ne saisira s’ils ne saisissent et ils
ne saisissent pas – implique un renoncement antérieur à juger.
34 Absence de jugement dont Mallarmé sous-entend qu’elle est de l’ordre de la superstition,
par la suggestive image du « Suppôt d’Ombre » et par le revers probable de cette image,
22

« notre Dame et Patronne », saisissant résumé du culte de la langue : « exposant notre


Dame et Patronne à montrer sa déhiscence ou sa lacune, à l’égard de quelques rêves,
comme la mesure à quoi tout se réduit. »
35 Voilà réglé « ce qui n’importait pas » : le faux débat instauré sur le thème de
l’intelligibilité, auquel l’auteur consacre le début du « Mystère dans les Lettres », en
précisant que cette « vaine couche suffisante d’intelligibilité », « [le poète] lui s’oblige,
aussi, à [l’]observer, mais pas seule ». Il importe à Mallarmé d’affirmer dans son poème
critique, après le rapport de la Musique et de l’Écrit, la « délivrance » nécessaire de l’idée
d’« une clarté, à jet continu », par le travail de « la Syntaxe », dans des formes que « la
Langue » prévoit : « S’il plaît à quelqu’un, que surprend l’envergure, d’incriminer... ce
sera la Langue, dont voici l’ébat. » Multiplication des incidentes et inversion
grammaticale, répétition inversée d’un motif – « procédé » symphonique –, phénomène
d’échos sonores et sémantiques entre « les mots », qui rompent avec l’adaptation de la
phrase et de la « structure » du discours « aux primitives foudres de la logique » :
Un balbutiement, que semble la phrase, ici refoulé dans l’emploi d’incidentes
multiplie, se compose et s’enlève en quelque équilibre supérieur, à balancements
prévus d’inversions.
36 L’expérimentation verbale s’oppose à la phrase simple, à la phrase « appropriée » à la
logique, c’est-à-dire à l’ordre syntaxique consacré comme “naturel” par Rivarol dans son
Discours... : sujet-verbe-complément. « Ce travail [de Mallarmé], essentiellement
syntaxique, vise à la multiplicité des rapports par les moyens les plus simples 60. » Le
travail syntaxique n’exclut pas le miroitement propre des mots, de leurs différentes
valeurs, leur « pouvoir d’évocation », dirait Proust. « Mallarmé [...] n’a jamais fait mystère
de sa volonté de maîtrise du “mirage interne des mots mêmes”61. » Ceux-ci contribuent à
un effet simultané d’échos sémantiques et sonores (une épaisseur que n’a pas la note),
rompant la linéarité de la phrase :
Qui les perçoit indépendamment de la suite ordinaire, projetés, en parois de grotte,
tant que dure leur mobilité ou principe, étant ce qui ne se dit pas du discours :
prompts tous, avant extinction, à une réciprocité de feux distants.
37 La structure entière du texte doit enfin résonner, pour ajouter sens, à la manière
musicale. Les architectures rythmiques faites d’« enroulements transitoires », de
« successive stagnance amassée et dissoute », de « redéploiement », « plus véridiques, à
même, en argumentation de lumière, qu’aucun raisonnement tenu jamais », représentent
pour Mallarmé le caractère commun de l’Écrit (le terme “Poésie” n’apparaît pas dans « Le
Mystère... ») et de la Musique ; et non le caractère sonore de l’un et de l’autre langage qui
nécessiterait un passage par « la parole », avec laquelle il faut au contraire opérer « une
préalable disjonction [...] certainement par l’effroi de fournir au bavardage. » Écrit et
Musique se rejoignent par un mouvement inverse l’un vers l’autre, de l’abstraction qui
s’élève vers la matérialité qui s’éboule :
L’écrit, envol tacite d’abstraction, reprend ses droits en face de la chute des sons
nus [...] Même aventure contradictoire, où ceci descend ; dont s’évade cela.
38 Le paradoxe est représentatif de la manière dont Mallarmé gauchit les oppositions
traditionnelles pour sortir de l’ornière : l’abstraction ne réside pas dans l’apparence
immatérielle (du son), non plus que l’apparence matérielle de l’écriture ne détermine sa
nature. A fortiori n’est-il aucune allusion au “matériau” de la langue, sinon à sa grande
souplesse structurelle, démontrée par le poème critique lui-même.
23

39 L’exaltation du passé, de l’universalité et de la lisibilité du texte littéraire – ajoutée au


titre inscrit sans ambiguïté dans la terminologie du “génie” – place « Contre l’obscurité »
parmi les discours académistes. Certains éléments transversaux révèlent combien
l’écrivain est quand même un “contemporain” des symbolistes : la subjectivité, la
modernité des références littéraires, la non hiérarchisation des écrits ou le pouvoir
accordé à la fiction. Ce qui sépare Proust de Mallarmé, à ce moment, est une sorte
d’idéalisme social à la façon de George Sand ou d’Anatole France qui, par transposition
dans la réflexion littéraire, empêche de concevoir abstraitement : la langue sans
interlocuteur, la littérature sans lecteur (donc sans message ou sans mission) comme le
font les symbolistes. Il s’agit chez lui d’un héritage de l’imaginaire de la langue française
du XVIIIe siècle, plus politique que philosophique ( logos, langue/raison) : celui de la
Révolution qui conçoit la même langue classique, inchangée, comme langue de tous –
alors que Brunetière par anti-individualisme et Gourmont par élitisme fustigent 1789.
Sans faire de Proust un révolutionnaire, ni un radical, cette composante de l’héritage
linguistique imprègne ses choix esthétiques. La prise en compte de la « réception »
l’amène à penser le sens non comme un donné mais comme une construction
interprétative – au demeurant variable du fait de l’insuffisance des indices, si l’on en
croit, par analogie, le mode interprétatif de la jalousie, mis en scène dans la Recherche.
40 L’idéalisme social évolue, du lecteur réel au lecteur abstrait, vers un élément essentiel de
sa conception du roman, auquel s’ajoutent les leçons de Mallarmé, en matière de syntaxe,
d’échos sémantiques, de procédés musicaux... et d’analyse littéraire sur une base
“grammaticale”. Si « Contre l’obscurité » est un Contre Mallarmé, dans la mesure où son
jeune auteur semble toujours devoir brûler ses idoles, il pourrait bien être en même
temps un Contre Anatole France, un Contre Brunetière, à les pasticher aussi exactement :
un pastiche “sérieux” qui, pas moins que les pastiches ironiques, aurait pour rôle de
“purger” l’écriture et les conceptions esthétiques d’influences imposantes62. La virulence
même de l’article est une manière de brûler ses vaisseaux, de rendre un définitif
hommage aux grands hommes de son milieu, sans jamais plus risquer l’allégeance envers
le grand homme de l’avant-garde. « Contre l’obscurité » serait ainsi un garde-fou contre
un trop grand académisme qui, en préservant aussi de l’adhésion avant-gardiste, libère
une réflexion esthétique personnelle qui n’exclut rien a priori, des leçons des uns et des
autres :
Ce dialogue si mal engagé par la voie trop directe d’un échange public, il me semble
le voir se poursuivre à l’intérieur du roman de Proust, comme si on pouvait tenir
Mallarmé pour une figure de père spirituel, fascinant, respecté et métamorphosé 63.

NOTES
1. Remy de Gourmont, Promenades littéraires, t. III : Le Symbolisme, Mercure de France, Paris, 1963
[« 4e série » : « Souvenirs du symbolisme », 1912].
2. Pierre Citti, La Mésintelligence..., op. cit., p. 69-83.
3. Ernest Raynaud, En marge de la mêlée symboliste, op. cit.
4. Ibid., p. 205.
24

5. Marcel Proust, « Contre l’obscurité », Revue blanche, XI, n o 75, 15 juil. 1896. Repris dans CSB,
1971, p. 390-395.
6. Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les Lettres », Variations sur un Sujet, XI, La Revue Blanche,
1er sept. 1896. Repris dans Œuvres Complètes, éd. Henri Mondor et G. Jean-Aubry, Gallimard
(« Bibliothèque de la Pléiade »), 1945, p. 382.
7. Correspondance, VIII, 1908, lettre no 149, p. 276-278.
8. Louis Ganderax, « Lettres de Georges Bizet », Le Figaro, 3 nov. 1908, bonnes feuilles de sa
préface au livre éponyme, Lettres de Georges Bizet : Impressions de Rome (1857-1860), La Commune
(1871).
9. Expression attribuée, dans la Recherche, à Brichot à propos de Balzac : « sans prétendre, Dieu
me damne ! au rôle de gendarme de lettres et dresser procès-verbal contre les fautes de
grammaires, j’avoue que le copieux élucubrateur [...] m’a toujours paru un scribe insuffisamment
méticuleux », SG, III, 438.
10. Jacques Chaurand, dir., Nouvelle histoire de la langue française, Seuil, Paris, 1999, p. 255-257.
11. [Remy de Gourmont], « Revue de la Quinzaine : bons mots et anecdotes », 1 er avril 1914,
p. 669-670.
12. Correspondance, VIII, 1908, lettre no 149, p. 276-278.
13. R. de Gourmont, « Sur la langue française : la déformation verbale considérée comme force
créatrice », Mercure de France, juillet 1898, t. XXVII, p. 74-85.
14. Correspondance, VIII, 1908, lettre no 149, p. 276-278.
15. Ibid.
16. Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément..., op. cit., p. 31.
17. CSB, p. 390-395.
18. Lucien Muhfeld, « Sur la clarté », Revue blanche, XI, no 75, 15 juillet 1896, p. 73-82.
19. Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les Lettres », op. cit., p. 382.
20. Stéphane Mallarmé, Correspondance, VIII, 1896, éd. par Henri Mondor et Lloyd James Austin,
Gallimard, Paris, 1983.
21. CSB, p. 234.
22. CSB, p. 501.
23. CSB, p. 405.
24. Un poème à Mery Laurent : « Méry, l’an pareil en sa course » (Mallarmé, OC, 1945, p. 155), que
Proust glose dans une réponse à Reynaldo Hahn, Correspondance, t. II, p. 111-112. Cité par J.-Y.
Tadié, Marcel Proust : biographie, Gallimard, Paris, 1996, p. 308-309.
25. Lettre VIII, Correspondance avec Mme Straus, UGE (« 10/18 »), Paris, 1994, p. 19. La phrase se
termine bien par un point d’interrogation, encore qu’elle ne soit pas grammaticalement
interrogative. On peut remarquer la cadence poétique et les assonances qui associent « clarté » et
« Mallarmé », « clairs » et « mystère ».
26. CSB, p. 393.
27. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, ouvrage cité, p. 382.
28. Stéphane Mallarmé, Correspondance, ouvrage cité, p. 201, Lettre À Lucien Muhfeld, [Dimanche 19
juillet 1896].
29. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, ouvrage cité, p. 1576.
30. Stéphane Mallarmé, Correspondance, ouvrage cité, p. 215.
31. Ibid.
32. Ibid., p. 233-234.
33. La courte lettre de Mallarmé à Muhfeld qui le remercie de « Sur la clarté » comporte un autre
paragraphe consacré au “Monument à Verlaine” (SM, Correspondance, p. 201). La « Chronologie de
Mallarmé », en fin de volume, précise que « les journaux annoncent la formation du comité pour
le monument à Verlaine » le 12 juin, puis mentions dans des lettres les 17, 21, 24, 25, 26 juin, 1 er,
19, 27 juillet, 6 septembre, puis encore le 18 décembre, etc.
25

34. Correspondance, t. II, p. 96.


35. Jean-Yves Tadié, Marcel Proust : biographie, ouvrage cité, p. 313-314.
36. CSB, p. 390.
37. Lucien Muhfeld, « Sur la clarté », art. cité, p. 73.
38. Ibid.
39. Ibid., 80.
40. Du fait d’un bilinguisme séculaire : le latin comme langue de l’écrit et du savoir, donc d’une
élite masculine, et l’ancien et moyen français comme langues orales et poétiques, donc des
femmes, des poètes, du peuple. Voir le chapitre 8 de mon À la recherche du temps perdu et la
question de la langue française, Thèse de doctorat, sous la dir. de Jacques Neefs, Paris 8, Saint-Denis,
juillet 2002.
41. Lucien Muhfeld, « Sur la clarté », art. cité, p. 73, 74, 76.
42. « [Chardin et Rembrant] », 1895. CSB, p. 372-381.
43. Maurice Barrès, Examen du Culte du Moi, 1892, cité par Pierre Citti, La Mésintelligence..., op. cit.,
p. 274.
44. Jean-Yves Tadié, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 307 et suivantes.
45. Ibid., p. 304.
46. « Seulement je sentais que ce n’était pas la phrase qui était mal faite, mais moi pas assez fort
et agile pour aller jusqu’au bout. » etc. (CG, II, 622-623).
47. Lucien Muhfeld, art. cité, p. 74.
48. CSB, p. 394.
49. Ferdinand Brunetière, « Sur la “littérature” », Essais sur la littérature contemporaine, 2 e éd.,
Calmann-Lévy, Paris, 1892, t. 2, p. 336-356.
50. CSB, p. 392.
51. René Ghil, De la poésie scientifique, Gastein-Serge, Paris [1909].
52. CSB, p. 392.
53. Ibid.
54. Ferdinand Brunetière, « Le symbolisme contemporain », Essais sur la littérature contemporaine,
op. cit., 1892, t. 3, p. 133 [daté du « 1er avril 1891 »].
55. CSB, p. 393.
56. Lucien Muhfeld, art. cité, p. 82. Notons la forme négative archaïsante que le narrateur
moquera chez Saniette et que Proust ridiculise encore chez les journalistes, dans une lettre de
1922 à Paul Souday.
57. Ibid., p. 81.
58. CSB, p. 392.
59. Voir la préface d’Antoine Compagnon à Sésame et les Lys, de John Ruskin, trad., notes et préf.
de Marcel Proust, Complexe (« Le regard littéraire »), Bruxelles, 1987, p. 27.
60. Jean Roudaut, « Mallarmé et Proust », NRF, oct. 1993, n o 489, p. 47-59.
61. Jacques-Philippe Saint-Gérand, « “Comme une araignée sacrée...” : note sur Stéphane
Mallarmé et les sciences du langage contemporaines (1842-1898) », La Licorne, n o 45, Poitiers, UFR
Langues et littératures, 1998, p. 52.
62. Sur la pratique du pastiche, antérieure à la série publiée, et patente dès Les Plaisirs et les jours,
voir les notes sur le texte de Pierre Clarac et Yves Sandre (CSB, p. 689 et suivantes), ainsi que
l’édition de Jean Milly, Pastiches, A. Colin, Paris, et son article « Les pastiches de Proust », Le
Français moderne, no 2, avril 1967, p. 125.
63. Jean Roudaut, « Mallarmé et Proust », art. cité, p. 50.
26

Chapitre II

De la « défense » à l’« attaque », une évolution critique


1 Dans l’intervalle entre « Contre l’obscurité » (1896) et la lettre à Madame Straus (1908), un
processus de réflexion sur la relation entre langue et littérature permet à Proust de
passer d’une défense de la clarté à une « attaque » de la langue. Des écrits privés ou
publics : Essais et articles, Correspondance, voire des fragments du Contre Sainte-Beuve,
jalonnent cette évolution. Une étape « capitale » est indubitablement la période
traductrice : quatre ans à partir de 1900 pour La Bible d’Amiens, puis Sésame et les Lys qui
paraît en 1906. Pendant la traduction de Sésame (ou « Trésor des Rois »), une conférence
de Ruskin en 1864 sur la lecture, il s’intéresse à deux esthètes entre lesquels il établit un
parallèle constant : lorsqu’il écrit sur Ruskin, il évoque Montesquiou, lorsqu’il parle de
Montesquiou, il cite Ruskin. Les deux « esthètes » sont ainsi qualifiés couramment, non
seulement parce qu’ils se sont occupés de critique d’art mais parce que leur amour du
beau dans le domaine plastique confine à la préciosité dans le domaine verbal.
2 La première note de traducteur du « Trésor des Rois », commentant l’épigraphe par
laquelle Ruskin suggère de rapprocher les différents sens de “sésame”, introduit sans le
nommer Montesquiou et son « idolâtrie » verbale, (non sans avoir auparavant admiré les
implications de sens et de composition qu’apporte la citation1) :
Je crois simplement que Ruskin, un peu par cette idolâtrie dont j’ai souvent parlé, se
complaisait ainsi à aller adorer un mot dans tous les beaux passages des grands
auteurs où il figure. L’idolâtre notre contemporain, auquel j’ai souvent comparé
Ruskin, met ainsi quelquefois jusqu’à cinq épigraphes en tête d’une même pièce.
Ruskin en a bien mis successivement jusqu’à cinq en tête de Sésame [...] 2.
3 Ruskin et Montesquiou sont confondus en un même péché d’idolâtrie, désignant la manie
de collectionner les citations littéraires : la lecture que fait Proust de Sésame... semble
orientée par ce préjugé.

Sésame... et les mots


4 Pour ce qui concerne les textes de Ruskin, il faut bien sûr avoir en tête, dans cette
recherche d’une évolution de la pensée linguistique de Proust, la pratique de la
27

traduction elle-même sur laquelle les échanges épistolaires avec Marie Nordlinger, qui
fournit la traduction littérale, sont assez éclairants :
Quand vous traduisez l’anglais, toute la nature primitive reparaît : les mots
retournent à leur genre, à leurs affinités, à leur sens, à leurs règles natales. [...] il
faudra refroidir toute cette vie, franciser, éloigner encore de l’original, et éteindre
l’originalité3.
5 Pour comprendre à quelle réflexion personnelle sur l’écriture correspond cette discipline
de traduction à partir d’une langue qu’il ne parlait pas4 et qui semble d’abord une
pratique de “détournement”5, il est tout à fait instructif d’examiner les notes de bas de
page, presque cent trente et une pour la seule conférence sur la lecture. « Traduire
Ruskin pour Proust, c’est surtout pouvoir le commenter. La conversion réside
essentiellement dans le commentaire, la traduction n’est qu’un prétexte6. » Les notes sont
en effet bien plus que des notes de traducteur. Beaucoup, de quelques lignes, sont des
notes d’érudition, de forme citationnelle, qui renvoient le plus souvent à la Bible ou à
d’autres ouvrages de Ruskin, mais certaines expriment, ce qui est plus rare de la part d’un
traducteur, l’opinion de leur auteur sur tel ou tel propos de Ruskin. Ces dernières ne sont
pas les plus nombreuses mais elles prennent une forme spectaculaire, envahissant
l’espace pendant trois ou quatre pages, en haut desquelles ne persistent que quelques
lignes de Ruskin.
6 Les notes les plus fournies, exprimant l’opinion de Proust (« Ruskin aurait dû voir que »,
« ici Ruskin a bien raison »), portent toujours et de fort près sur la relation de l’écrivain
avec le langage : sur la polysémie d’un mot (note 1), sur la différence de nature entre
lecture et conversation (note 10), sur l’usage ou le mésusage de la métaphore (18), sur le
choix des mots et le travail unifiant de la phrase (24), sur la lecture comme rencontre à
l’intérieur de soi-même (25), sur l’érudition dans le choix des mots et notamment la
démarche étymologiste (30), sur l’idolâtrie du « mot » (note 35) et sa valeur en langue et
en discours (41). Le texte de Ruskin s’infléchissant ensuite de la lecture comme richesse
intellectuelle, propos initial, à la lecture comme richesse d’une nation, en stigmatisant
l’absence de politique sociale de l’Angleterre, les notes ne sont plus qu’éclaircissement
des allusions littéraires, exceptées la note 109 sur le plaisir du travail – dont Antoine
Compagnon dans sa préface affirme qu’au fond c’est la seule chose sur laquelle Proust et
Ruskin s’accordent –, et la note 113 sur « la vraie vie » d’écriture et « l’avancement dans la
vie », snobisme des écrivains, que Proust contrairement à Ruskin ne trouve pas souvent
irréconciliables, dans les faits, et pas toujours néfastes dans leurs conséquences
littéraires.
7 Le début de Sésame... peut être lu depuis ces notes infrapaginales, à partir desquelles on
vérifie ce que commentait Proust du texte de Ruskin. L’écueil de ce genre de lecture, qui
revient à tronquer en citations-témoins approximatives le texte de Ruskin, est évité du
fait que les commentaires sont toujours un peu décalés par rapport au texte ; souvent ils
anticipent les arguments (ainsi le reproche d’idolâtrie à partir de la seule épigraphe),
parfois ils n’apparaissent que quelques paragraphes plus loin, ce qui ôte en partie l’effet
de commentaire littéral, pour conférer aux deux textes, à l’image de leur disposition dans
la page, un effet de parallélisme et de « tension »7 plutôt que de dialogue contradictoire.
Ruskin meurt en 1900, au moment où Proust entame son entreprise de traduction, et l’on
ne sent à aucun moment dans les notes qu’il pourrait y avoir “réponse” : il peut y avoir
dialogue avec le texte, encore que, comme le remarque Antoine Compagnon, les
conférences de morale religieuse de Ruskin ne semblent vraiment qu’un prétexte à
28

l’exercice de traduction ; il n’y a pas trace non plus de dialogue avec le lecteur dans ces
commentaires personnels. Il s’agit davantage d’un éclaircissement pour soi-même d’une
réflexion importante.
8 Ruskin, dans sa première conférence exprime une opinion métalinguistique dont le
terme-clé est « mot » :
Vous devez prendre l’habitude de regarder aux mots avec intensité et en vous
assurant de leur signification syllabe par syllabe, plus, lettre par lettre... Un
gentleman instruit peut ne pas connaître un grand nombre de langues, peut ne pas
être capable d’en parler une autre que la sienne, peut avoir lu très peu de livres.
Mais quelque langue qu’il sache, il la sait d’une manière précise ; quel que soit le
mot qu’il prononce, il le prononce correctement ; par dessus tout il est versé dans
l’armorial des mots, distingue d’un coup d’œil les mots de bonne lignée et de vieux
sang des mots canailles modernes ; il a dans la tête les noms de leur ancêtres, quels
mariages ils ont contracté [sic] entre eux, leurs parentés éloignées, dans quelle
mesure ils sont reçus et les fonctions qu’ils ont remplies parmi la noblesse nationale
des mots en tout temps et en tout pays8.
9 Ce passage n’est pas directement commenté : une remarque sur l’arbitraire des conseils
de Ruskin et une autre sur les « étymologies fantaisistes » sur lesquelles il s’appuie dans
La Bible d’Amiens sont à peine teintées de scepticisme tant elles sont formulées avec
prudence.
10 Dans le paragraphe précédent, Ruskin, poursuivant une métaphore de lecteur-« mineur »,
chercheur d’or, traite le matériau verbal comme un « rocher » que le lecteur aurait « à
écraser et à fondre » avant d’« atteindre » la « pensée de l’auteur »9. Il recommande à tout
lecteur sérieux de s’entourer de tous les dictionnaires de langues dont l’anglais est issu :
grec, latin, français... :
Maintenant de façon à vous comporter correctement vis-à-vis des mots, voici
l’habitude que vous devez prendre. [...] si vous avez l’intention de lire sérieusement
[...] apprenez votre alphabet grec, ayez ensuite de bons dictionnaires de toutes ces
langues [grec, latin, français, allemand, anglais] et si jamais vous avez des doutes
sur un mot, allez à sa recherche avec une patience de chasseur (§ 19).
11 L’érudition qu’il prône et l’attention à chaque mot, chaque syllabe, chaque lettre, dont il
donne l’exemple par le commentaire d’un poème de Milton, ne paraît que la base de la
critique littéraire. Or Proust, quelques pages plus loin ne répond pas sur l’érudition du
lecteur mais sur celle de l’écrivain : « Ruskin aurait dû voir que si l’écrivain obéit dans le
choix de ses mots à un souci d’érudition [...] ce sera ce souci d’érudition – si intéressant
qu’il puisse être, mais d’ailleurs jamais plus intéressant – qui sera reflété, qui s’inscrira
dans son livre10. »
12 Cette torsion du propos, de la lecture à l’écriture, n’a pas été imprimée par le
commentateur. Elle est contenue en germe dans la théorie de Ruskin puisque la lecture
savante se propose de retrouver « l’intention » de l’auteur et ce qu’il a sciemment
dissimulé dans « les mots » : les vers de Milton livrent effectivement des double sens, des
échos sémantiques entre des termes liés seulement par leur étymologie11 : « Nous nous
sommes suffisamment livrés (pour en donner un exemple) à la sorte d’examen mot à mot
d’un auteur qui se nomme à juste titre lecture, attentifs à chaque nuance et expression, et
nous mettant toujours à la place de l’auteur ; annihilant notre propre personnalité et
cherchant à entrer dans la sienne, de façon à pouvoir dire avec certitude : “ainsi pensait
Milton”, non : “ainsi pensais-je en lisant mal Milton” »12. Dans les deux paragraphes qui
suivent son exhortation à « regarder aux mots avec intensité » en lisant, Ruskin détourne
29

le propos de la « lecture juste » vers le parler, la bonne prononciation, l’accent. En un


même paragraphe, il passe du terme « illettré » désignant un gros mais mauvais lecteur 13,
au terme « illettré » signifiant l’infériorité sociale de celui qui prononce mal 14. Au
paragraphe suivant, le passage de la « lecture juste » au « choix des mots » est accompli :
« Veillez à l’accent des mots et de près : veillez de plus près encore à leur signification, et
un plus petit nombre fera le travail. Quelques mots bien choisis et avec discernement
feront le travail qu’un millier ne peut faire quand chacun dans un emploi équivoque fait
fonction d’un autre15. »
13 Il s’agit bien sûr ici de l’idéal de précision classique : la première phrase du paragraphe
comporte les termes « juste » et « exactitude ». La citation de Fromentin que Proust
présente en regard exprime bien le même idéal : « à l’exemple de certains peintres dont la
palette est très sommaire et l’œuvre cependant riche en expression16 ». La « richesse »
n’est pas dans la profusion de termes mais dans la profusion de sens. Mais dans cette
vigilance lexicale exigée de tout bon Anglais, Ruskin ne recommande aucune érudition. La
citation de Fromentin porte d’ailleurs sur la simplicité des mots : « Je me flattais d’avoir
tiré quelque relief ou quelque couleur d’un mot très simple en lui-même, souvent le plus
usuel ou le plus usé. Notre langue [...] même en son fonds moyen et dans ses limites
ordinaires m’apparaissait comme inépuisable en ressources.17 » La métaphore suivante de
Fromentin, la langue comme lopin « borné » qu’on « creuse » profondément, fait écho à
celle du « mineur australien » de Ruskin et contribue encore à confondre lecture et
écriture, dans la même idée d’une parfaite maîtrise de la langue.
14 Les termes du poème de Milton que glose Ruskin ne sont pas des mots rares (évêque,
pasteur, « aveugles bouches ») sur lesquels buterait le lecteur, au point d’en faire un
« écrivain difficile ». La dimension étymologique que Ruskin apporte à son interprétation
éclaire indubitablement le sens du poème même si elle ne justifie pas forcément la
conception selon laquelle on ne peut appeler lecture que ce mode de lecture : « Aveugles
bouches ! » est en soi une figure suffisamment saisissante et évocatrice qu’un amateur de
poésie peut véritablement lire. Proust, répondant à Ruskin sur la « manière cachée et par
parabole » dont veut être entendu un bon auteur, renoue avec « Contre l’obscurité » en
renvoyant dos à dos « écrivain facile » qui cède à la « forme brillante, plus accessible et
séduisante pour le public », et « écrivain difficile » qui « enveloppe [...] sa pensée pour ne
la laisser saisir que par ceux qui prendraient la peine de lever le voile »18.

« L’idolâtrie du mot »
15 Ruskin lui-même, si l’on en juge par la traduction, n’use pas dans cette conférence de
“mots rares”. Et pourtant, dans ses deux notes sur « l’érudition » et l’« idolâtrie du mot »
(35 et 41), le scoliaste introduit ce facteur. À la suite d’une suggestion de Ruskin de
toujours entendre l’étymologie grecque de Bible, Livre, et le doublet latin damner-
condamner traduisant un seul terme grec, en les intervertissant au besoin pour en
mesurer « l’effet » dans des ph rases connues dont il donne des exemples (et non comme
recommandation d’écriture), Proust dévie le propos de Ruskin vers le mot rare :
Ruskin aurait dû voir que si l’écrivain obéit dans le choix de ses mots à un souci
d’érudition [...] ce sera ce souci d’érudition [...] qui sera reflété, qui s’inscrira dans
son livre. Un écrivain curieux cesse par cela même d’être un grand écrivain. Chez
un Sainte-Beuve le perpétuel déraillement de l’expression, qui sort à tout moment
de l’acception courante [...] donne tout de suite la mesure [...] d’un talent de second
ordre19.
30

16 Le second mouvement du commentaire (« Et que dire du simple rajeunissement du mot,


en le ramenant à sa forme ancienne ») se termine par la réhabilitation du mot rare par
l’exemple exceptionnel d’Hugo qui sait « à fond son dictionnaire » mais « ne pense pas à
la rareté du terme pendant qu’il écrit ». La note ne répond pas à Ruskin mais à tous ceux
qui placent “le mot” au centre de leur pensée de la langue et de leur projet d’écriture.
Malgré le contre-exemple d’Hugo, repris plus longuement dans la préface, « qui montre
qu’un homme de génie peut être érudit », Proust met en garde contre ce qu’il appelle
« idolâtrie » : « le respect fétichiste pour les livres », « l’esprit livresque », véritable
« maladie littéraire » du « lettré » pour qui « le livre n’est pas l’ange qui s’envole aussitôt
qu’il a ouvert les portes du jardin céleste, mais une idole immobile »20. Il vise la pratique
de la collection, de l’accumulation citationnelle, dont il exclut les dictionnaires (ou la
lexicomanie), en affirmant : « Cela n’empêche pas naturellement qu’un grand écrivain, et
ici Ruskin a bien raison, doit savoir à fond son dictionnaire, et pouvoir suivre un mot à
travers les âges chez tous les grands écrivains qui l’ont employé »21 et confirmant :
Un grand écrivain doit savoir à fond son dictionnaire et ses auteurs avant d’écrire ;
il pourra ainsi, tout en se gardant de tomber dans la tentation de l’idolâtrie, choisir
les mots qui expriment le mieux ce qu’il veut dire, avec le plus de force, de couleur
et d’harmonie [parce que ses études auront] solidement établi la propriété de
chaque terme22.
17 Il isole de l’effet-Bibliothèque le « livre de mots23 » qu’est le dictionnaire. Le « savoir à
fond », l’avoir ingéré comme le suggérait Baudelaire à propos du même Hugo (« J’ignore
dans quel monde Victor Hugo a mangé préalablement le dictionnaire de la langue qu’il
était appelé à parler24 »), ne semble pas présenter pour lui les mêmes risques de
durcissements, comme si les dictionnaires de langue, malgré leurs nombreux exemples
littéraires, laissaient toute liberté aux mots, dont le déjà-écrit de la Bibliothèque au
contraire les priverait : « Son esprit [celui du lettré] ne sait pas isoler dans les livres la
substance [...] ; il s’encombre de leur forme intacte qui, au lieu d’être pour lui un principe
de vie, n’est qu’un corps étranger, un principe de mort25. » En déplaçant son
interprétation vers le poids de la Bibliothèque sur l’écriture, Proust s’exprime peu sur la
question centrale chez Ruskin du mot juste, de la propriété ou de l’impropriété dans le
choix des mots, sinon par cette brève mention de l’exception Hugo, dont « La simple
lecture de l’œuvre [...] donne bien cette impression d’un écrivain connaissant
admirablement sa langue. À tout moment les termes techniques de chaque art sont pris
dans leur sens exact26 ». Cette croyance en l’existence d’un mot propre pour chaque
usage, d’un « sens exact », suppose que les mots aient un sens unique et fixe – dont
témoignent les dictionnaires – et qu’en quelque manière une place prédéterminée les
attende dans la combinatoire de la phrase, comme s’il s’agissait de reconstituer un puzzle.
18 Proust éclaircit pour lui même ce rapport au mot, par l’introduction dans ses notes du
mot rare, absent chez Ruskin, fréquent chez Montesquiou. En l’absence de véritable mot
rare chez Ruskin ou Milton, son commentaire porte sur l’intention érudite, ce qui
suppose, comme l’exige Ruskin, que le lecteur refasse en sens inverse le chemin
d’érudition. L’intention même est contestée et non un effet d’érudition immédiatement
perceptible dans le choix des mots. Le reproche d’idolâtrie du mot a deux faces : celle,
évidente, du mot rare et de la préciosité, d’où le rapprochement avec Montesquiou, et
celle, plus fondamentale d’une pensée du langage à partir du mot. Proust analyse très
précisément ce fondement de l’idolâtrie (quasi lexicomaniaque dans son rapport au
31

dictionnaire) qui consiste à considérer qu’un sens existe a priori dans la langue, déposé
dans les mots, avant même leur usage en discours :
Un mot est pour lui [Montesquiou] la gourde pleine de souvenirs, dont parle
Baudelaire. En dehors même de la beauté de la phrase où il est placé (et c’est là que
pourrait commencer le danger), il le vénère. [...] Mais au point de vue de l’art on
voit quel serait le danger pour un écrivain moins doué que lui ; les mots sont en
effet beaux en eux-mêmes, mais nous ne sommes pour rien dans leur beauté. Il n’y a
pas plus de mérite pour un musicien à employer un mi qu’un sol ; or, quand nous
écrivons nous devons considérer les mots à la fois comme des œuvres d’art dont il
faut que nous comprenions la signification profonde et respections le passé
glorieux, et comme de simples notes qui ne prendront de valeur (par rapport à
nous) que par la place que nous leur donnerons et par les rapports de raison ou de
sentiment que nous mettrons entre elles27.
19 C’est à une autre échelle, celle de la phrase, plus “individuelle”, que se joue pour Proust le
rapport entre l’écrivain et sa langue :
Parfois le grand écrivain sent qu’au lieu de ces phrases au fond desquelles tremble
une lueur incertaine que tant de regards n’apercevront pas, il pourrait (rien qu’en
juxtaposant et en exhibant les métaux charmants qu’il fait fondre sans pitié et
disparaître pour composer ce sombre émail), se faire reconnaître grand homme par
la foule [...] Alors, il fera un livre de second ordre avec tout ce qui est tu dans un
beau livre et qui compose sa noble atmosphère de silence, ce merveilleux vernis qui
brille du sacrifice de tout ce qu’on n’a pas dit28.
20 Le travail de la phrase ne consiste pas plus à rendre clair qu’à rendre obscur. L’alternative
de « Contre l’obscurité » est résolue dans ces notes par l’argument que, claire ou obscure,
l’expression doit être « nécessaire » : il faut écarter ce qui n’est pas nécessaire, « faire
fondre sans pitié et disparaître » les « matériaux charmants », les mots, qu’on aurait pu
« juxtapos[er] et exhib[er] ». Se trouve ainsi inversée l’image de Ruskin pour qui l’or des
mots conservé par le poète doit être pulvérisé (« écraser » et « fondre ») par le lecteur,
pour atteindre à la pensée : le précieux lexique doit être fondu dès l’écriture pour
atteindre à l’unité du style. Avec le changement d’échelle, du mot à la phrase, on passe de
la conception de “la langue” comme dictionnaire dépositaire de la langue de tous à la
conception du “style”, dont le terme “fondre” est toujours chez Proust un indicateur29.
21 Le véritable dialogue entre les propos de Ruskin et ceux de son traducteur, dans la
question du sens, entre lecture et écriture : le sens n’est pas préconstruit, déposé dans les
dictionnaires où il suffirait de puiser pour en assembler les éléments, il ne se construit
pas en dehors de l’œuvre ; mieux il ne se construit pas en dehors de l’être lisant.
Fondamentalement, le mode de lecture que propose Ruskin, dictionnaires en main et
visant à entrer dans la pensée de l’auteur (« Ayant ainsi écouté les grands maîtres de
façon à ce que vous puissiez entrer dans leur pensée, vous avez à monter plus encore,
vous avez à entrer dans leur cœur30 »), contredit la conception proustienne de la lecture
comme rencontre à l’intérieur de soi, au « cœur » du lecteur et non de l’auteur :
« Comprendre une pensée profonde, c’est avoir soi-même, au moment où on la comprend,
une pensée profonde ; et cela exige quelque effort, une véritable descente au cœur de soi-
même31. » Proust se dit choqué (« Cette idée choque en nous32 ») par la hiérarchisation
qu’établit Ruskin entre auteur-maître et lecteur-disciple, en évoquant longuement la
dignité nécessaire pour entrer dans la « société » des livres : « D’abord par un désir
sincère d’être instruits par eux et d’entrer dans leurs pensées. D’entrer dans les leurs,
remarquez, et non de retrouver les vôtres exprimées en eux. Si celui qui écrit le livre n’est
pas plus sage que vous, vous n’avez pas besoin de le lire [...]33. »
32

22 La préface, « Sur la lecture », antépose le récit d’une expérience plus subjective de la


lecture. L’opposition est plus fondamentale que celle d’une lecture rêveuse à une lecture
savante : il s’agit de concevoir où et comment se forme le sens, ce lieu de partage du
littéraire, pour l’anticiper dans l’écriture par une construction que l’interprétation
(savante ou rêveuse) complétera comme les ciels et les mers d’Elstir se complètent, en
plongeant l’un dans l’autre. La conception de la lecture comme une rencontre à l’intérieur
de soi-même a pour corollaire, essentiel pour la conception de la Recherche, que le sens est
le produit de cette rencontre : c’est-à-dire ni la somme de sens déjà là dans la langue, ni la
somme de ce que les mots valent en chaque lecteur (cela individualiserait le mot, « la
gourde pleine de souvenirs », comme le goût de la madeleine) mais le produit d’une
reconnaissance en soi-même des “matériaux fondus” dans le style. Le sens se trouve « à
demi engainé » dans l’un et dans l’autre, comme l’impression dans l’objet et en nous-
mêmes34.

Les « clous précieux »


23 Un article de la même période, « Un professeur de beauté »35, compare Montesquiou à
Ruskin et reprend notamment cette citation de Sésame..., légèrement modifiée :
« L’écrivain véritable, a dit Ruskin, doit connaître à fond la généalogie et l’armorial des
mots, savoir au juste les fonctions qu’ils ont été appelés à remplir dans la noblesse
nationale du vocabulaire, quelles alliances ils ont contractées entre eux, dans quelle
mesure ils sont reçus ». Le “gentleman instruit” chez Ruskin devient “l’écrivain véritable”
chez Proust. Le constat d’évidence ruskinien (« il le sait », « il le prononce », « il est versé
dans ») qui présente ce savoir comme une qualité, voire une vertu, naturelle, devient un
devoir, une quasi-exhortation : « l’écrivain doit connaître », qui exprime une exaltation du
travail de la langue ailleurs plus explicite ; le terme de « généalogie » vient préciser la
métaphore de « l’armorial des mots » ; « il a dans la tête » devient « savoir au juste »,
« mariages » devient « alliances »..., tout le Ruskin traduit par Proust est converti en
Proust. La première partie d’« Un professeur de beauté », où s’inscrit la quasi-citation de
Ruskin, présentant Montesquiou comme “écrivain véritable” (« Personne ne répond
mieux que M. de Montesquiou à cette définition36 »), vante les qualités qui feraient de
Montesquiou un académicien hors pair, aux « petits jours du dictionnaire », du fait de son
rapport au mot juste : considérations qui ne permettent pas à Proust d’énoncer ses
positions personnelles sur les mots exacts, mais permettent peut-être de les lire “en
négatif”.
24 Sésame et les lys n’étant pas encore en librairie 37, la critique de l’érudition selon Ruskin
n’interfère pas dans ce sincère éloge du « maître » ; fût-il teinté d’humour, il ne convient
pas d’y lire une critique déguisée lorsqu’il en parle comme d’un « savant » :
Personne aujourd’hui n’est presque au point de M. de Montesquiou sensible au
visage, à l’allure, à la gesticulation, aux traditions, aux ridicules, aux préjugés, aux
vertus de chaque mot, et n’en connaît mieux l’histoire, ne peut plus sûrement le
suivre et le retrouver chez les classiques et chez les modernes, et cela jusqu’à
dérouter et essouffler parfois son lecteur moins agile et qu’il feint, avec une
politesse où il entre peut-être un peu d’impertinence, de croire aussi savant que lui,
tandis que l’autre, qui n’en peut mais, voudrait bien comme M. Jourdain lui dire :
« De grâce, monsieur, faites comme si je ne savais pas ».
25 Ce serait un égal contresens d’attribuer à Proust une quelconque adhésion à ce modèle
littéraire, le « véritable écrivain » n’étant pas forcément pour lui le « grand écrivain ». Le
33

modèle d’Hugo, cité dans les notes et la préface de Sésame..., semble une doublure au
portrait du maître, tant les articles d’une même période, dans leur terminologie et dans
leur thématique, s’éclairent l’un l’autre. Tout au long de l’article, et notamment dans une
seconde partie qui imagine Montesquiou aux « grands jours » de l’Académie, les jours
d’éloquence, bien que le Poète soit explicitement absent (sauf dans la troisième note, à
propos du mot « effarement », choisi par Proust en référence au « poète effaré » de Hugo),
Proust justifie l’érudition de Montesquiou au nom d’un illustre précédent, cet
exceptionnel « génie » que l’érudition « nourrit au lieu de l’étouffer ». La maladie
littéraire qu’est l’érudition existe chez les plus grands, chez qui l’on rencontre « nos
défauts », témoin Hugo qui « savait Quinte-Curce, Tacite et Justin par cœur [...]. (J’ai
montré ailleurs38 comment cette érudition avait chez lui nourri le génie au lieu de
l’étouffer, comme un paquet de fagots qui éteint un petit feu et en accroît un grand). »39.
26 Le portrait de Montesquiou en héros aventureux d’une quête langagière se transforme
vite en description de la virtuosité, toujours lexicale :
Tous ceux qui l’ont vu s’arrêter et comme se cabrer au moment de prononcer un mot
(et de ceux qui jusque là nous avaient le moins frappé), comme dans l’effarement
d’avoir vu tout d’un coup béant l’abîme du passé qui s’entrouvre sous ce mot dont
l’accoutumance seule nous dissimule les profondeurs, dans le vertige d’y avoir
aperçu la grâce native de ce mot, penchée là comme une fleur au bord d’un précipice,
tous ceux qui l’on vu saisir un mot, en montrer toutes les beautés, le goûter, faire
presque la grimace à sa saveur spécifique et trop forte, le faire valoir, le répéter, le
crier, le psalmodier, le chanter, le faire servir comme un thème à mille étincelantes
variations, improvisées avec une richesse qui étonne l’imagination et déconcerte les
efforts de la mémoire pour les retenir, celui-là peut s’imaginer quels jours
merveilleux seraient, avec lui, à l’Académie, les jours du dictionnaire 40.
27 De la théâtralisation du “choix” à la réification du mot, Proust donne une image juste du
rapport idolâtre au dictionnaire, sans taxer, dans un éloge, cette lexicomanie de
“danger”, à l’égal du fétichisme pour les livres. Il légitime la virtuosité chez Montesquiou,
en reconnaissant aux mots rares – devenus “mots exacts” – un caractère de nécessité
« pour certains livres », dans la mesure où ils traduisent une certaine qualité de
« vision ». Un détour par le sujet des ouvrages de Montesquiou récemment publiés – la
critique d’art – justifie de manière très convaincante combien la perception du tableau est
rendue par le style même du critique : « Et quel sentiment des reflets dans cette phrase :
“Le modèle dont la rose chevelure a fait se dorer de son reflet tant de miroirs de cuivre.”
Mais il n’y a pas une phrase qui ne serait à citer. » Le retour au thème de la “précision”
classique est toujours encadré par celui de l’Académie « dont on aurait grand tort de
médire, et qui en somme réunit aujourd’hui ou achèvera de réunir demain, la plupart de
nos plus grands écrivains et compte, peut-être, plus d’hommes supérieurs qu’aucune
autre assemblée humaine » ; à quoi Proust ajoute en note :
Quant à savoir si un grand écrivain doit ou non désirer entrer à l’Académie, la
question doit être tranchée par chacun en particulier, suivant ses préférences et
décisions personnelles. Il ne peut y avoir de règles. Le fait que Flaubert n’ait pas
voulu être de l’Académie ne suffit pas à sacrer grand écrivain tout contempteur de
l’Académie, pas plus, que, malgré l’exemple inverse de Victor Hugo, un poète n’est
grandi d’être académicien. [...] C’est affaire d’hygiène individuelle 41.
28 On ne peut dire si le but de l’article est vraiment de plaider pour l’entrée de Montesquiou
à l’Académie. En effet, la note précédente se réjouit des confirmations, des rumeurs ou
des souhaits, concernant l’élection aux trois sièges vacants de Barrès, Henri de Régnier et
Maeterlinck. Il s’agit en tout cas d’une belle occasion pour Proust de mettre en
34

perspective le mode, particulier et déviant, de relation entre langue et littérature,


qu’offre une “vision” à la Montesquiou comparée aux “classiques” Hugo et Théophile
Gautier :
Sans doute une vision si extraordinairement minutieuse du détail caractéristique et
précis exigeait – et a trouvé – le vocabulaire infiniment varié, fournissant à toute
minute le mot technique, le terme juste qui est souvent le terme rare. En réalité,
quand nous relisons aujourd’hui attentivement des pièces qui nous paraissent des
plus classiques, nous voyons à les regarder de près, de combien de précision, de
détails parfois gênants à notre ignorance est faite leur beauté de loin si vague et si
générale. Nous ouvrons la célèbre pièce « À l’arc de triomphe » et nous sommes
arrêtés par un abaque, par un attique, un chevet, un claveau, etc. Nous ouvrons le
Capitaine Fracasse de Théophile Gautier et dès les premières pages plus de vingt
termes, inconnus de nous, nous surprennent. Et on peut peut-être soutenir que
pour certains livres ces mots exacts sont comme les clous précieux qui fixent
immuablement la trame du style et lui interdisent ce flottement qui ne résiste pas à
l’outrage du temps. Ce qui parut singulier à cette époque, ne paraît plus aujourd’hui
que singulièrement approprié42.
29 Les comparaisons fameuses renvoient encore aux complémentaires notes de Sésame..., où
sont exactement cités les vers de « À l’Arc de triomphe » d’Hugo, pour donner l’exemple
« d’un écrivain connaissant admirablement sa langue. À tout moment les termes
techniques de chaque art sont pris dans leur sens exact43 ». Quant à Gautier, on sait que
c’était la grande admiration, en matière de virtuosité lexicale, de Baudelaire, dont Proust
conteste, comme en passant, l’idolâtrie des mots. Dans la défense de Montesquiou, où l’on
entend en creux les habituels reproches de préciosité auxquels l’article répondrait
indirectement, on est passé du « mot rare » au « mot exact » (et non pas au « mot juste »)
puis, non pas au « mot propre » – qui suppose une croyance en un déjà-là dans la langue,
avant même le discours – mais au mot « approprié ». « Certains livres » doivent leur
solidité et leur pérennité à la précision de leur lexique, « clous précieux44 » qui « fixent »
et « interdisent le flottement »... faute peut-être d’autre structure constructive moins
“flottante”. Le second point, moins explicite mais très perspicace, justifie le culte du mot
chez Montesquiou par la mise en valeur de la forme dictionnaire comme forme littéraire
chez cet auteur.
30 Hormis une habile et mimétique mise en abîme dans son texte même, sous la forme d’une
définition : « [...] Autels privilégiés mot qui signifie, au propre, autel où on peut célébrer la
messe des morts en un temps où cela est défendu de le faire aux autres autels 45 », une
note attire l’attention sur un article dans lequel Montesquiou développe une forme
dictionnaire, exploitant particulièrement l’aspect citationnel du genre :
Ne pourrait-on pas voir comme un définitif article pour un dictionnaire idéal (et je
plaindrais ceux qui verraient dans cet éloge une épigramme) dans la récente étude
consacrée au ravissant coffret exposé par Mlle Lemaire. Cette étonnante litanie de
citations de Montaigne, de Lesage, de Balzac, de Victor Hugo, de Flaubert, où
reviennent comme un refrain les deux mots qu’il s’agit de définir et d’illustrer,
« boîte » et « coffret » [...] tout cela n’apporte-t-il pas une contribution bien
précieuse à l’article Boîte et à l’article Coffret ? Ce savoir est d’ailleurs prodigué
avec une absence de pédantisme qu’affirme le genre du recueil dans lequel il a
paru : Les modes (numéro de juin 1905)46.
31 « Un professeur de beauté » est l’occasion pour son auteur de mettre à l’épreuve la
réflexion qu’il mène au même moment, par son travail de traduction et la distance qu’il
prend avec les idées de Ruskin, sur la relation entre l’écrivain et sa langue d’écriture.
Analyser jusque dans leurs dernières conséquences littéraires les conceptions de Ruskin
35

ou Montesquiou, si antithétiques des siennes, lui permet de préciser par opposition ses
orientations en matière de création verbale, qu’il nomme désormais dans ses analyses
littéraires, comme Mallarmé dans sa leçon de « Mystère... » : grammaire.

« Grammaire »
32 Les termes “grammaire”, “grammatical”, prennent toujours, dans la correspondance ou
les articles critiques, le sens un peu large de remarques sur la matérialité du discours,
d’ordre plutôt syntaxique selon la terminologie d’époque47. Proust parle de “grammaire”
à propos de quelques corrections de détail avant impression (« Je ne veux pas me hausser
au-dessus de ces corrections purement matérielles. [...] Cher ami, je vous ai parlé
grammaire à une heure où il y aurait tant de choses à dire48 ») aussi bien qu’à propos des
« révolutions dans la langue » d’Anna de Noailles ou de Flaubert (les « beautés
grammaticales »). Cette dernière acception, de plus en plus prégnante, constitue sa
réponse à l’idolâtrie du “mot” : “grammaire” supposant un changement d’échelle – non
réduit à la syntaxe – qui permet d’échapper au tête à tête avec la langue de tous
qu’emblématise le dictionnaire. Seul perdure de ses conceptions lexicales le principe
d’utiliser le “mot exact”, qui n’est plus l’obsession baudelairienne du “mot juste” mais
simplement la décision de ne pas user de « périphrases », d’appeler une préface
« Préface » et non « Souvenirs » (comme le lui propose J.-É. Blanche pour la préface à ses
Propos de peintres), un pastiche « Pastiche » et non « À la manière de... », pour éviter
« l’impropriété du terme et la confusion de l’idée » :
En principe, je suis pour appeler les choses par leur nom et pour ne pas faire
consister l’originalité et l’innovation dans l’altération de ce nom. [...] Vous verrez
que si c’est ma « manière », ce n’est pas celle de Mme Cottard 49.
33 Il ajoute que ces objections qu’il fait à « Souvenirs » « sont purement de grammaire, de
logique, de symétrie, de clarté50 ». L’idéal classique de justesse et de précision trouve là
son aboutissement, non plus au niveau lexical mais plus largement, dans une exécration
de l’approximation, dont il prend pour exemple par deux fois l’écriture de Péguy :
Je veux absolument vous dire ceci parce que c’est une question de doctrine, si je
suis un peu injuste envers Péguy c’est surtout parce que dire trois fois à peu près la
même chose me semble n’avoir aucun rapport avec la dire une fois telle qu’elle est.
La vérité littéraire n’est pas le fruit du hasard... Je crois que la vérité (littéraire) se
découvre à chaque fois comme une loi physique. On la trouve ou on ne la trouve pas
51
.
34 L’évolution des conceptions proustiennes, d’une pensée de la langue à une pensée du
style, n’exclut pas que la première ait nourri la seconde, qui s’y appuie encore : « La
“singularité des images” est une chose qui m’exaspère parce que ce n’est pas le vrai génie
et que cela ne sort pas directement de la langue et ne s’y fond pas52. »
35 Il existe chez Proust une mise en rapport contrastive du “style” et de la norme qui n’est
pas étrangère au mode de réception des critiques de l’époque, dont il disait que, n’étant
pas artistes, ils « ne savent pas ce que c’est qu’une œuvre d’art [...]. Mille complications
naissent de là53 ». Avant même de parler de « style », les critiques, ou premiers lecteurs
prévenus, ont pris prétexte de « fautes » pour ne pas recevoir le roman. Jean Mouton en
donne le célèbre exemple de Gide, confronté aux « vertèbres » du front de Léonie54. On
relève les formules d’une certaine normativité linguistique dans des courriers à ses amis,
après la réception de leur livre. On y trouve, et presque systématiquement, des remarques
36

comme « Je ne croyais pas que ce fût le sens de ce mot55 », est-ce « que c’est bien français
de dire : ce cours sera réuni en volume56 » qui commentent méticuleusement jusqu’à une
note de bas de page de nature paratextuelle. Ce type de remarques prouve l’attention
avec laquelle il lit, que ses amis lui reconnaissent en le sollicitant comme “correcteur” :
« En me souvenant que vous m’aviez un jour dit gentiment en riant que vous me voudriez
pour “correcteur”, je vous signale avant la fabrication du volume deux riens57. » Ce rôle
de prote explique la série des lettres à Jacques-Émile Blanche en 1915 qui a pour but de
corriger des articles avant publication en volume et où l’on trouve, du fait, les remarques
les plus normatives ; ce que Proust appelle « ces corrections purement matérielles » qui
doivent éviter à l’auteur de « prêter “le flanc” » au « grand nombre de critiques [...] qui ne
s’occupent qu’à relever » les fautes et les incorrections58.
36 Ces remarques de détail sont systématiques après la lecture de certains livres, encore que
noyées dans un flot de compliments. Mais elles sont évitables lorsqu’il admire sans
réserve. Pour le Visage émerveillé d’Anna de Noailles en 1904, ses remarques sur « le
langage », sur « la langue » – « grammaticales » comme celles de « pion de collège » à
Jacques-Émile Blanche – sont à la fois peu précises et fondamentales :
Dans la Nouvelle espérance un génie novateur et violent a dissocié toutes les façons
de dire, de composer, de penser anciennes. Tout est en révolution. Sur le plan divin,
tout dans le Visage émerveillé est idéalement reconstruit. Dans l’une il y a la liberté et
la révolte de langage de Saint-Simon. Dans l’autre l’ordre et la pureté de l’Évangile
(je parle presque uniquement de questions grammaticales). [...] Il y a peut-être dans
Atala deux ou trois images parfaitement belles. Il y en a dans chacune de vos pages
autant que de façons de dire. – Et alors si la Nouvelle espérance apparaît comme la
Révolution dans la langue, [le Visage émerveillé apparaît] comme l’âge d’or de la
langue reconquis59.
37 Les remarques normatives dans la critique d’un livre seraient-elle le signe d’autres
réserves inexprimées ? On le pense au vu de l’évolution des remarques à Jacques-Émile
Blanche, de la simple correction de détail à la critique allusive d’un système :
Votre habitude, excellente puisque personnelle et caractéristique, de faire
perpétuellement des phrases sans verbe (ce que grammaticalement je ne
conseillerai pas d’imiter mais que j’aime chez vous) vous induit plus que tout à cette
tentation de notation pour la notation. C’est presque la phrase grammaticale où la
pure notation se loge naturellement (et à bon droit d’ailleurs puisque qui se borne à
constater n’a que faire des verbes)60.
38 Pour n’être pas massivement favorable de crainte d’être entendu comme un flatteur,
quelques remarques sur la correction de la langue, en assurant qu’elles ne comptent pas,
suffiraient aussi à montrer que l’aspect négatif est mineur : « Pardonnez (parce que je
pense que ce sont les seules qui peuvent vous être utiles) ces remarques de pion à votre
admirateur reconnaissant61. »
39 Peut-être Proust prévient-il ainsi la lecture normative de certains critiques, dont les
remarques minuscules fournissent un article sans qu’ils aient eu véritablement à
interroger le caractère esthétique de l’œuvre : « Pour ma part, je ne tiens aucun compte
de ces choses-là dans l’appréciation d’un style, c’est à mon avis par une incompréhension
absolue de ce qu’est le style qu’on croit que la pureté de style a un rapport quelconque
avec l’absence de fautes. L’absence de fautes est une qualité purement subalterne,
nullement esthétique62. » Ou bien, malgré sa théorie du rapport non nécessaire entre
norme linguistique et littérature, ne peut-il se défendre d’un certain “purisme”, quand la
“faute” n’est pas génératrice de sens (comme « la si jolie faute de français » – « la
37

chrysanthème » dans un poème d’Armand Silvestre – qu’il signale à Mme Straus63) ou


quand elle n’est pas instituée en système :
Je pense tout à coup que j’ai oublié de vous signaler (ce qui est du reste de ma part
purisme un peu exagéré) un « en » qui n’est peut-être pas tout à fait correct. [...]
Seulement tout de même ce ne sont pas les blessés de la terre, les morts de la terre,
et en, si possessif, n’est pas très correct. Ce qui d’ailleurs ne fait à peu près rien 64.
40 L’ensemble des remarques, de principe et de détail, rend difficile à évaluer l’attitude
normative de Proust. Il est possible que l’extrême attention à la matérialité de la langue
littéraire, que recommandait Mallarmé (et dont le terme “grammatical”, ou “grammaire”,
à chacune des remarques, atteste que le conseil a été suivi à la lettre) tourne à la manie. Il
est possible aussi qu’il mène une négociation constante avec lui-même pour tenir le
démon du purisme à distance, par l’humour, comme en attesterait cette lettre à Emile
Straus qui porte entièrement sur la prononciation de gusuivi de voyelle (M. Straus a fait
entendre le u [gyiz] dans Guise, à quoi dans la conversation Proust n’avait trouvé à
opposer que Guiche) : toute une lettre construite autour de dix-neuf termes comportant
cette graphie, mais pris dans le discours – et non seulement comme une liste d’autonymes
–, chacun des termes étant systématiquement suivi d’une parenthèse, « guillotine (et non
guillotine) », « guère trouvé (et non gu-ère) », etc. Une dédicace de Sésame et les lys
suggère aussi une distance humoristique avec sa propre manie normative :
À Georges de Lauris, tous les jours plus affectueusement, avec des raisons
croissantes de l’aimer, et aussi une croissante absence de raisons qui grandissent
cette amitié de tant de conscience et de tant d’inconscient pour lui apporter plus de
force et de durée. Exemple de phrase à ne pas imiter et que vous pourrez me citer
chaque fois que je vous ferai des critiques sur la pureté des vôtres. Je m’enlève le
droit de plus jamais rien vous écrire65...

« La Révolution dans la langue »


41 Que l’attitude normative dont témoigne la correspondance paraisse ou non contradictoire
avec ses théories esthétiques, il faut retenir que les attitudes normatives, voire puristes,
comme celles du narrateur-philologue dans la Recherche, sont dissociables d’une
quelconque “correction” du style. Selon les distinctions qu’opère Proust dans ses écrits
publics, bien avant la lettre chomskienne, l’agrammatical peut être À partir de 1908 –
nous rejoignons la lettre à Mme Straus, toute pleine d’enthousiasme et, quoi qu’il en ait,
de « certitudes grammaticales » –, Proust entame la rédaction de textes contre Sainte-
Beuve, à mi-chemin entre critique de la méthode de Sainte-Beuve, sous forme de
“dialogue avec Maman”, et projet romanesque. Cette étape essentielle, qui aboutit en
quelques mois à ce qu’il appelle « un véritable roman66 », s’inscrit dans la continuité de
l’écriture hypertextuelle de la période ruskinienne, comme il apparaît à la lecture des
fragments critiques isolés par l’édition Clarac. De la même manière qu’Antoine
Compagnon a pu parler d’un « Contre Ruskin » à propos de l’édition de ses deux ouvrages,
Contre Sainte-Beuve s’appuie sur la lecture : à la fois des Causeries du Lundi et des auteurs
que Proust juge desservis par le critique et qu’il prétend réhabiliter à l’intention de son
interlocutrice fictive. Contre Sainte-Beuve naît d’impressions de lecture, comme si
l’écriture devait continuer à s’arc-bouter contre un autre texte, être toujours
« récriture » : « L’écrivain copie et recopie, lit pour écrire, annule les autres livres pour
écrire le sien propre67. »
38

42 Citant et réfutant les propos de Sainte-Beuve (ou d’autres critiques comme Vogüé sur
Nerval, ou d’une certaine critique dont “Sainte-Beuve” est souvent une métonymie), il se
livre à un exercice de critique littéraire, genre qui trouve sa raison d’être dans un autre
texte. Même si le pan romanesque du projet forme, en 1909, la majeure partie du livre et
« finit par une conversation sur Sainte-Beuve », comme une « préface [...] mise à la fin », il
paraît conceptuellement essentiel que l’écriture proustienne se soit fondée sur
l’expérience de lecture. Proust établit ses principes d’écriture en confrontant trois modes
de lecture : celui de Sainte-Beuve qui n’est pas une lecture puisqu’il privilégie l’homme et
non l’œuvre, celui de “Maman”, sorte de lecture morale (mais non pas moralisatrice
comme Sainte-Beuve) qu’il adopte dans le développement logique des idées (dans le
fragment sur Baudelaire notamment qui progresse autour de l’idée de “charité”), et un
mode qu’on dirait aujourd’hui “textuel”, fondé sur des remarques grammaticales
(correspondant à un changement historique « de la définition humaniste de la littérature
comme corpus à une définition formaliste de la littérature comme pratique de la langue 68
»). Entre la période Ruskin et la période Sainte-Beuve prennent place les pastiches 69,
manière – toujours dans une relation hypertextuelle – de fatiguer ses réflexions
linguistiques et leur volontariste changement d’échelle, du mot à la phrase : tant « régler
son métronome » sur le rythme de chaque prosateur c’est d’abord adopter un rythme
syntaxique : « sous les paroles l’air de la chanson »70.
43 Les analyses critiques les plus techniques du Contre Sainte-Beuve seront celles des proses
pastichées : de Flaubert, Balzac et Sainte-Beuve, ce dernier critiqué non seulement pour
sa “méthode” assimilant l’œuvre à l’homme, mais aussi pour ses préciosités stylistiques
(ses « déraillements » constants du sens courant, évoqués dans les notes de Sésame). Les
critiques littéraires de Proust sont pour partie impressionnistes, selon le terme de
l’époque (Nerval, « Sainte-Beuve et Baudelaire »), et pour partie plus appuyées sur la
matérialité du texte (« Fin de Baudelaire », Flaubert). La manière critique, à propos de
Nerval et dans le premier fragment consacré à Baudelaire, pourrait passer pour une
antithèse de la lecture érudite de Ruskin. Il n’y est question, contrairement aux
recommandations de celui-ci de « scruter les mots avec attention », que d’« atmosphère »,
de « couleur pourpre » et non « aquarellée », de « fraîcheur » inquiète, de « quelque chose
de vague et d’obsédant comme le souvenir », d’« inexprimable », ce qui au demeurant
restitue bien les impressions de lecture de Sylvie, dont ne sont cités que les toponymes –
ou quelques images dans le but de contester ce que les critiques ont pris pour l’essence de
la francité :
Cet inexprimable-là, quand nous ne l’avons pas ressenti nous nous flattons que
notre œuvre vaudra celle de ceux qui l’ont ressenti, puisqu’en somme les mots sont les
mêmes. Seulement ce n’est pas dans les mots, ce n’est pas exprimé, c’est tout mêlé entre les
mots, comme la brume d’un matin de Chantilly71.
44 Dans la première partie de « Sainte-Beuve et Baudelaire », les nombreuses citations des
Fleurs du mal sont seulement qualifiées de « sublimes », d’« admirables » : « Exercée est
admirable, surcharge est admirable, transpercée est admirable. Chacun pose sur l’idée une
de ces belles formes sombres, éclatantes, nourrissantes. » Proust ne précise pas en quoi
consistent les « formes inouïes ravies à son monde spirituel », ces « belles formes d’art »,
ces « grandes formes chaleureuses et colorées ». Le « forme à forme » qu’il « pourrait
évoquer » se réduit à la citation de vers qualifiés, tour à tour, de « vers raciniens », de
« grands vers flamboyants », etc. Quant au verbe, à sa « force extraordinaire, inouïe », il a
un sens biblique et non grammatical. Il s’agit d’un mode critique qui oppose non la
“grammaire” au “mot” mais l’impression de lecture, l’effet sensible, à l’effet d’érudition
39

que prisait Ruskin. Ce n’est qu’en juin 1921, en commentant ce qu’il a « omis » dans sa
lettre à Rivière publiée sous le titre « À propos de Baudelaire », que Proust fait droit à une
remarque d’Halévy sur le fait que les verbes peuvent être aussi « descriptifs » que les
adjectifs, en prenant pour exemple deux vers de Baudelaire, équivalents dans un sonnet
et un poème en prose, et dont le verbe seul varie : « les deux fois l’épithète est un verbe 72
».
45 Le second fragment du Contre Sainte-Beuve, intitulé « Fin de Baudelaire73 », d’une rédaction
moins achevée, moins continue, apporte par contraste des remarques plus précises :
Du reste peut-on compter ces formes, quand il n’a jamais parlé de rien (et il a parlé
de toute l’âme) qu’il n’ait montré par un symbole, et toujours si matériel, si
frappant, si peu abstrait, avec les mots les plus forts, les plus usuels, les plus
dignifiés ?
46 On y trouve successivement l’exemple de ces images « si matérielles » (« la lune “comme
une médaille neuve”74 », la mort « auberge fameuse [...] qui refait le lit des gens pauvres et
nus75 »), puis celui de l’enjambement (appelé « tournant »), celui de la suspension finale
de certains poèmes, et enfin une remarque non poursuivie sur la « répétition » chez
Baudelaire. Des nombreuses pages critiques consacrées ensuite à Balzac, retenons que
Proust lui reproche sa manie quasi dictionnairique de “qualifier”, de “définir” : « Ce style
ne suggère pas, ne reflète pas : il explique. [...] Il donne des exemples précis au lieu d’en
dégager ce qu’il peuvent contenir. [...] Au lieu de se contenter d’inspirer le sentiment qu’il
veut que nous éprouvions d’une chose, il la qualifie immédiatement. [...] Il donne à
chaque mot la notion qu’il en a [...] il dit ce qu’il en sait, par simple apposition. » Sa
phrase donne « le renseignement dont elle doit instruire le lecteur »76.
47 Exemplaire de la critique « grammaticale », le fragment de 1910 « À ajouter à Flaubert 77 »,
qui trouve son complément dix ans plus tard, dans « À propos du style de Flaubert78 »,
comporte les remarques sur la « beauté grammaticale », distincte de la “correction” qu’y
voudraient trouver les puristes. Dans le premier, il “défend” Flaubert contre Sainte-
Beuve, dans le second contre Albert Thibaudet : « j’écris [...] la défense (au sens où
Joachim du Bellay l’entend) de Flaubert » (on remarque l’équivalence audacieuse entre
« langue de Flaubert » et « langue française »). Dans le premier fragment conservé, le
principe du génie grammatical de Flaubert est affirmé en préambule avec grande
insistance : « C’est un génie grammatical. Son génie [...] a la forme d’un passé défini, d’un
pronom et d’un participe présent. Son originalité immense, durable, presque
méconnaissable [...] est une originalité grammaticale.79 » La suite du fragment ne
développe pas ce point de vue (peut-être le paragraphe était-il conclusif, étant un ajout).
On y trouve l’éloge de flaubertismes dont on trouve d’ailleurs des illustrations dans le
pastiche Flaubert80 : le traitement particulier dans la phrase des “choses”, des “objets”,
humains compris, « décrit[s] comme apparaissant » ; les actions décrites « comme un
tableau dont les différentes parties ne semblent pas plus receler d’intention que s’il
s’agissait de décrire un coucher de soleil » ; les « formules symétriques, ironiques et
brutales » reprises depuis par tant de « diplomates » et d’« universitaires » pour donner
un « aspect de pensée » ou « d’autorité » à leur prose ; « les images » dans Madame Bovary
qui « ne sont pas encore écrasées, défaites, absorbées dans la prose » : « Ce n’est pas
encore ce style uni de porphyre sans un interstice, sans un ajoutage. »
48 Le fragment de 1910 se termine – reprenant sans doute le fil d’une remarque incidente,
dans une note de « Sur la lecture » (1906)81 – sur les valeurs particulières chez Flaubert de
l’imparfait et du parfait, ainsi que du participe présent qui permet dans une même phrase
40

de passer de l’un à l’autre, ce dont le pastiche fournit un exemple : « les malins se


plaignaient à haute voix du manque d’air, et, quelqu’un ayant dit reconnaître le ministre de
l’Intérieur dans un monsieur qui sortait, un réactionnaire soupira : “Pauvre France !”82 ».
Dans l’article de 1920 s’affirment avec plus de force l’appréciation sur le “fondu”, sur
l’unité du style de Flaubert, avec cette image du « grand Trottoir roulant [...] au défilement
continu, monotone, morne, indéfini83 », et le reproche de « faiblesse » des images. Du
point de vue des notations grammaticales, l’article part de la même affirmation qu’en
1910 d’un « usage entièrement nouveau qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du
participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions », pour développer
ensuite l’usage du pronom, l’usage de l’imparfait, du parfait et du participe présent, à
quoi s’ajoutent les paragraphes sur le style indirect libre, sur la valeur rythmique de « la
conjonction “et” » et des adverbes, sur la soudaineté d’un présent à valeur « plus
durable » que l’« éternel imparfait », tous deux exemplifiés déjà dans le pastiche de 1908 ;
pour l’indirect libre : « Riches alors comme Carnegie, ils se garderaient de donner dans
l’utopie humanitaire [...] Mais laissant le luxe aux vaniteux, ils rechercheraient seulement
le confort et l’influence, se feraient nommer président de la République », etc. ; pour le
« furtif éclairage » d’un « présent de l’indicatif » : « Et ils finissaient par ne plus voir que
deux grappes de fleurs violettes, descendant jusqu’à l’eau rapide qu’elle touchent presque,
[...] le long d’un mur rougeâtre qui s’effritait84. »
49 Malgré des à-peu-près dans l’analyse grammaticale, qui sont au moins révélateurs de ce
qui lui importe ou non dans ce domaine (dans le passage sur les pronoms), les
« singularités grammaticales » qu’il relève le sont à juste titre. On est frappé par la
profusion du vocabulaire technique dans cet article : environ soixante-dix termes ou
expressions relevant de la métalangue grammaticale, dont les plus fréquents sont le mot
“imparfait” et l’adjectif “grammatical” (de « beauté grammaticale » à « singularités
grammaticales » en passant par « rigueur grammaticale », « correct au point de vue
grammatical », etc.). Loin de la joliesse stylistique des articles de jeunesse, ce vocabulaire
relève non seulement de l’idéal, résiduel, de précision qui consiste à « appeler les choses
par leur nom85 » mais surtout d’un volontarisme démonstratif : c’est ainsi qu’il faut lire,
non avec l’érudition d’un Ruskin mais avec la connaissance d’un « grammairien » que
prônait Mallarmé. Peut-être Proust s’attache-t-il tant à l’aspect grammatical du style de
Flaubert parce qu’il considère que c’est la particularité de cet auteur et non parce que lui-
même attache de plus en plus de prix à cette matérialité grammaticale : « Comme il a tant
peiné sur sa syntaxe, c’est en elle qu’il a logé pour toujours son originalité86. »
50 Mais la manière dont il reprend, confirme et développe en 1920, sinon avec l’assurance
d’un académicien du moins avec celle d’un prix Goncourt, sa réflexion sur l’écrivain le
plus “grammatical” parmi ses choix littéraires, est significative à titre personnel même si
elle prend place dans « la querelle sur le style de Flaubert » déclenchée en 1919 87. « À
propos du style de Flaubert », par sa longue digression finale de Sainte-Beuve à Nerval en
passant par Du côté de chez Swann, referme terme à terme la réflexion critique du Contre
Sainte-Beuve, juste après laquelle avait été écrit le premier fragment sur Flaubert. Son
parcours d’écriture, comme condensé dans cet article deux ans avant sa mort, se trouve
aussi éclairé par la profusion des notations grammaticales de la partie purement
flaubertienne de l’article “sur le style”, et par l’affirmation répétée au cours de son
dernier tiers, « nous ne savons plus lire » : « J’ai l’impression que nous ne savons plus
lire » ; « ce n’est pas seulement la prose que nous ne savons plus lire, mais les vers » ; « et
quoi qu’il en soit des vers, nous ne savons plus lire la prose »88. La formule relie pour nous
41

rétrospectivement, dans une pensée de la littérature dont écriture et lecture ne seraient


qu’envers et endroit, les jalons de la réflexion : depuis la querelle de 1896 (« on ne sait pas
le français, mon cher confrère89 »).
51 D’un “génie” l’autre, d’un sens déposé dans la langue à un sens à construire
coopérativement, Proust évolue en s’opposant à ses admirations premières : Anatole
France, Ruskin, Montesquiou ; en luttant contre elles pied à pied, presque en
argumentant contre lui-même. C’est une sorte de chemin à rebours que cet élagage, qui
lui permet de rejoindre les “leçons” de 1896 et 1897, de Mallarmé et, comme nous le
montrerons, de Bréal90. Il opère pour lui-même, avant d’entamer l’œuvre, le passage
conceptuel de toute une fin de siècle, de La Langue idéologique à la langue des linguistes :
non plus emblème identitaire mais matérialité des faits de langage sur laquelle repose la
spécificité des œuvres littéraires.

NOTES
1. « Une citation de Lucien qui fait en quelque sorte jeu de mot en faisant vivement apparaître
sous la signification conventionnelle que le mot a chez le conteur oriental et chez Ruskin, son
sens primordial. En réalité, Ruskin hausse ainsi d’un degré la signification symbolique de son
titre puisque la citation de Lucien nous rappelle que Sésame était déjà détourné de sa
signification dans les Mille et une Nuits et qu’ainsi le sens qu’il a comme titre de la conférence est
une allégorie d’allégorie. Cette citation pose nettement dès le début les trois sens du mot Sésame,
la lecture qui ouvre les portes de la sagesse, le mot magique d’Ali-Baba et la graine enchantée.
Dès le début Ruskin expose ainsi ses trois thèmes et à la fin de la conférence il les mêlera
inextricablement dans la dernière phrase où sera rappelé dans l’accord final la tonalité du début
(sésame graine). » (Note 1, SL, p. 102.)
2. Ibid., p. 101-104.
3. Correspondance, 1904, lettre XVIII, p. 45-47. Citée dans la notice des « Journées de lecture », CSB,
p. 787.
4. Jean-Yves Tadié, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 445-446.
5. « Dans ses traductions de Ruskin, Proust détourne l’écrivain étranger vers la langue, la culture
et la littérature qui sont les siennes », Bernard Brun, « Proust et Joyce à leur manière », Genèse de
Babel, CNRS (« Textes et manuscrits »), Paris, 1985, p. 218.
6. Anne Herschberg Pierrot, « Proust et la traduction », La Traduction littéraire et son contexte
culturel, Éd. Ballassi, Budapest, 1997, p. 4.
7. Ibid.
8. John Ruskin, Sésame et les lys, op. cit., p. 87-89.
9. Ibid., p. 137.
10. [Marcel Proust], SL, note 35, p. 146.
11. Ruskin commente, dans un poème religieux, « Aveugles bouches », en définissant ainsi : « Un
“Évêque” signifie “une personne qui voit”. Un “pasteur” signifie “une personne qui nourrit”. Le
caractère le plus inépiscopal [...] est par conséquent d’être aveugle. Le plus impastoral, est, au
lieu de nourrir, d’avoir besoin d’être nourri, d’être une bouche. » SL, p. 157-159.
12. § 25, p. 169.
42

13. § 15, p. 139 : « [V]ous pourriez lire tous les livres du British Museum [...] et rester une
personne complètement illettrée, un ignorant, mais [...] si vous lisez dix pages d’un bon livre,
lettre à lettre (c’est-à-dire avec une justesse réelle) vous êtes à tout jamais, dans une certaine
mesure, une personne instruite. »
14. § 15, p. 141 : « Un marin [...] sera capable de gagner la plupart des ports ; toutefois il n’aurait
qu’à prononcer une phrase de n’importe quelle langue pour qu’on reconnaisse en lui un homme
illettré. De même l’accent, le tour d’expression dans une seule phrase distingue tout de suite un
savant. »
15. Ibid., p. 142.
16. [Marcel Proust], SL, note 30, p. 142.
17. Ibid.
18. Ibid., note 24, p. 135.
19. Ibid., p. 94.
20. Marcel Proust, « Journées de lecture », préface à Sésame et les lys, reprise dans CSB, 1971,
p. 183.
21. [Marcel Proust], SL, note, p. 94.
22. Ibid., p. 95.
23. Henri Meschonnic, Des mots et des mondes, Hatier (« Brèves Littérature »), Paris, 1991.
24. Charles Baudelaire, L’Art romantique, Œuvres complètes, t. III, Michel Lévy frères, Paris, 1869.
25. « Journées de lecture », CSB, p. 183. Nous soulignons « forme intacte », en tant que « corps
étranger », qui désigne la citation, la pratique citationnelle même, dont on sait qu’elle était chez
Proust assez peu exacte, et qui nous semble par cette opposition du « principe de vie » (principe
de création) au « principe de mort » mieux éclairée que par le prétexte d’une mémoire
défectueuse ou d’une écriture « au galop ».
26. [Marcel Proust], SL, note, p. 95.
27. Ibid., note 41, p. 158-159.
28. Ibid., note 24, p. 135.
29. Cf. sur le « fondu », les reproches à l’écriture de Balzac, aux images de Baudelaire, et les éloges
envers celles de Flaubert ou d’Anna de Noailles.
30. John Ruskin, Sésame et les lys, op. cit., § 27, 175.
31. [Marcel Proust], SL, note 25, p. 136.
32. Ibid., note 22, p. 133.
33. John Ruskin, Sésame et les lys, op. cit., § 13, p. 133.
34. TR, IV, 470.
35. Marcel Proust, « Un professeur de beauté », Les Arts et la vie, 15 août 1905 ; repris dans CSB,
p. 506-520.
36. CSB, p. 506.
37. Ibid., note 1, p. 506.
38. Dans les notes de SL, p. 93-96.
39. « Journées de lecture », CSB, p. 184.
40. « Un professeur de beauté », CSB, p. 507-508. Nous soulignons.
41. Ibid., p. 511.
42. Ibid., p. 517.
43. [Marcel Proust], SL, note, p. 148 et 149.
44. Noter l’usage de « précieux » au sens propre, un sens “matériel” rappelant les mines d’or de
Ruskin, qui désamorce l’usage figuré, utilisé couramment à propos du style de Montesquiou.
45. Robert de Montesquiou, Autels privilégiés, 1899.
46. « Un professeur de beauté », CSB, p. 508 en note.
47. Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément..., op. cit., p. 11.
48. Correspondance, t. XIV (1915), p. 112, lettre 53, à J.-É. Blanche [avril 1915],
43

49. Correspondance, t. XVII (1918), p. 178, lettre 68, à J.-É. Blanche [avril 1918].
50. Ibid. Nous soulignons.
51. Lettre à Léon Daudet [s.d. : 1917 ?], « Des lettres inédites de Marcel Proust », prés. par Henri
Mondor, BMP, no 2, 1952, p. 15.
52. Correspondance, t. IV (1904), p. 149, lettre 80 à Mme de Noailles [11 juin 1904].
53. Correspondance, t. XIV (1915), p. 112, lettre 53, à J.-É. Blanche [avril 1915].
54. Jean Mouton, Le style de Marcel Proust, Paris, Corrêa, 1948.
55. Correspondance, t. XII, p. 48, lettre 12 à Reynaldo Hahn [1 er fév. 1913].
56. Correspondance, t. IV (1904), p. 393, lettre 217 à Robert Dreyfus [16 déc. 1904].
57. Correspondance, t. XIV (1915), p. 112, lettre 53, à J.-É. Blanche [avril 1915].
58. Ibid.
59. Correspondance, t. IV (1904), p. 149, lettre 80 à Mme de Noailles [11 juin 1904].
60. Correspondance, t. XIV (1915), p. 179, lettre 86, à J.-É. Blanche [juil. 1915].
61. Correspondance, t. XIV (1915), p. 118, lettre 55, à J.-É. Blanche [avril 1915].
62. Ibid.
63. Correspondance, t. VI (1906), p. 255, lettre 153 [octobre 1906]. Cette « faute » est en fait un
archaïsme, du fait que le masculin désignait l’arbuste et le féminin la fleur (Littré, 1873). Voir
l’attribution à Mme Cottard, JF, I, p. 592 et la note p. 1414.
64. Correspondance, t. XIV (1915), p. 172, lettre 82, à J.-É. Blanche [juil. 1915].
65. Marcel Proust, À un ami. Correspondance inédite, 1903-1922, préf. De Georges de Lauris, Amiot-
Dumont, Paris, 1948, p. 254.
66. Jean-Yves Tadié, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 622-623.
67. Bernard Brun, « Proust et Joyce à leur manière », art. cité, p. 185, 221, 224.
68. Gilles Philippe, op. cit., p. 13.
69. En janvier-février 1908, publiés du 22 février au 21 mars dans Le Figaro ; celui de Régnier est
écrit au début du Cahier 5 (chronologiquement le 3e cahier du CSB) juste avant un fragment sur le
sommeil et une étude sur Nerval. J.-Y. Tadié, op. cit., p. 603 et 624.
70. « [Notes sur la littérature et la critique] », CSB, p. 303.
71. « [Gérard de Nerval] », CSB, p. 242. Nous soulignons.
72. CSB, p. 638.
73. CSB, p. 257-262.
74. Dernier paragraphe de « Sainte-Beuve et Baudelaire », CSB, p. 257.
75. Les soulignements sont de Proust.
76. « Sainte-Beuve et Balzac », CSB, p. 270-271.
77. CSB, p. 299-302.
78. CSB, p. 586-599.
79. CSB, p. 299.
80. CSB, p. 12-15.
81. CSB, p. 170. « J’avoue que certain emploi de l’imparfait de l’indicatif – de ce temps cruel qui
nous présente la vie comme quelque chose d’éphémère à la fois et de passif, qui, au moment
même où il retrace nos actions les frappe d’illusion, les anéantit dans le passé sans nous laisser
comme le parfait, la consolation de l’activité – est resté pour moi une source inépuisable de
mystérieuses tristesses. »
82. CSB, p. 13. Nous soulignons.
83. CSB, p. 587.
84. CSB, p. 14 et 15. Nous soulignons.
85. Correspondance, XVII, p. 178.
86. CSB, p. 299.
87. Gilles Philippe, op. cit., p. 47-66.
88. CSB, p. 596, 587, 598.
44

89. Lucien Muhfeld, « Sur la clarté », art. cité, p. 76. Voir supra.
90. Michel Bréal, Essai de sémantique : sienne des significations, Brionne, G. Monfort (« Imago
mundi »), 1982 [1897].
45

Deuxième partie. La langue maîtrisée


46

La langue maîtrisée

1 Les langages de personnages forment un matériau abondant et composite dans À la


recherche du temps perdu. Mais ils sont indissociables du point de vue du narrateur sur la
langue : ces curiosités langagières et les commentaires, synchrones ou distants, qui les
accompagnent, sont restitués par le filtre du souvenir, d’une conscience qui ressaisit et
reconstruit son passé. L’éventail des expressions citées – bien plus nombreuses encore
dans les carnets d’additions –, autant que la variété des commentaires métalinguistiques
ont permis à certains linguistes de considérer Proust presque comme un confrère, au
moins comme un amateur éclairé. Pourtant, le commentaire métalinguistique du roman a
été peu étudié, en soi ou en relation avec les langages de personnages dont il est
complémentaire.
2 La saveur (le pittoresque) de chaque idiolecte participe au « sentiment de sympathie » qui
attache le lecteur au personnage. L’amusement qu’on ressent à reconnaître certains traits
langagiers ressortit à la séduction de « l’effet-personne » que décrit Vincent Jouve 1, même
si, curieusement, celui-ci ne recense pas parmi les « techniques annexes » qui soutiennent
« l’illusion d’autonomie » du personnage (« l’être romanesque [qui] se donne à lire comme
un autre vivant ») le don de parole, ni l’individualisation que confère chaque idiolecte. Ces
paroles, cette “figuration” de l’oral selon les termes de Jean Milly, participent pourtant de
ce que Jouve appelle « l’effet de vie ». Ce n’est jamais sans plaisir qu’on rappelle les traits
de langage de la tante Léonie (« À moins de ça »), d’Eulalie (« Monsieur le curé a toujours
le mot pour rigoler »), de Françoise (« Je ne sais pas m’esprimer »), de Swann (« Je ne crois
pas beaucoup à la “hiérarchie” des arts »), du père (« Mais puisqu’il a du chagrin, cet
enfant »), de Bloch (« Un coco des plus subtils »), du grand-père (« C’est tout un
ensemble »)... Ces échantillons de langue, si nombreux, sont passés sinon pour
ornementaux, du moins pour typiques d’un savoir-faire traditionnel dans le roman
français réaliste. À ce titre, les langages de personnages ont représenté à eux seuls la
question de la langue française dans la Recherche.
3 Avant d’étudier ces langages de manière plus transversale, au-delà des “zones de
personnage”, comme y invitent les commentaires métalinguistiques du narrateur, il est
utile d’examiner comment ils ont été lus par la critique, comment ils ont été rapportés à
l’ensemble de la construction du roman, par ces “archilecteurs” dont les interprétations
manifestent une forme d’adhésion au “pacte de lecture”, révélatrice du dispositif
sémiotique du roman. Les commentaires du narrateur permettent d’établir des catégories
47

linguistiques transversales : la néologie, les emprunts, l’argot, etc. Là intervient – et à un


degré beaucoup plus important que si l’on s’en tenait aux zones de personnages – la
notion de « mise en scène » des langages dans la Recherche : les commentaires permettent
d’organiser une véritable « exposition de mots2 », une exhibition systématique dont le
narrateur-philologue serait le présentateur. Son récit est émaillé de citations, de
manières de dire, qu’il commente en contrepoint (« Elle ne disait pas mal en cela 3... »). Il
s’agit de commentaires fréquents, mais disséminés au gré du souvenir et des associations
d’idées, qui favorisent des rapprochements inattendus entre certains personnages, par
une parenté de langue, alors que ceux-ci ne se rencontreront jamais dans la diégèse
(Françoise et Oriane, par exemple).
4 Ce commentaire, par nature explicite, forme le fil rouge du thème de la langue dans le
roman. Qu’il considère la prononciation, l’usage de l’argot, de barbarismes, d’archaïsmes,
de la part des personnages dont il semble avoir mémorisé les répliques malgré la distance
des années, le narrateur laisse paraître un imaginaire de la langue souvent conforme au
discours d’époque. Il s’éloigne parfois de l’observation proprement dite pour atteindre à
des généralités plus ou moins liées au fait de langage (mot, expression, tournure) qui l’a
motivé. Il convient de distinguer ces différents niveaux du commentaire
métalinguistique, de la remarque normative autour d’un mot, d’un son, aux plus larges
considérations sur « la langue française », voire sur les propriétés du langage. Répertorier
ces remarques, de Combray au Temps retrouvé, permet non seulement qu’émerge une
“idée de la langue” mais que celle-ci, attribuée à un protagoniste en pleine évolution,
connaisse une sorte de dramatisation au fil du roman. Un second système d’exposition
met les personnages, et non plus le narrateur, au cœur du dispositif. Il relève, au sens
théâtral, de la mise en scène puisqu’il s’agit des scènes de conversation qui ponctuent le
roman : des personnages sont réunis et causent, dans les salons, matinées, soirées, dîners,
chez les parents du narrateur, chez Mme de Villeparisis, chez la Princesse ou la duchesse
de Guermantes, chez Mme Verdurin, au restaurant de Doncières, mais aussi dans le train
de Balbec.
5 Au cours de ces conversations, alors que le narrateur intervient peu pour commenter les
langages, la mise à distance métalinguistique est pourtant omniprésente. Directement ou
indirectement, c’est toujours de la langue que l’on parle. L’examen et la mise en
perspective des études que lui ont jusqu’alors consacré différentes approches critiques
situent le statut de la “parole” et de sa “mise en scène” dans la pratique romanesque. Le
dispositif supplémentaire d’exhibition de la langue que représente le commentaire
métalinguistique du narrateur-philologue, présenté typologiquement en termes de
Norme et de Marges, montre l’ampleur de l’arpentage de la langue dans le roman.

NOTES
1. Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, PUF («Écriture »), Paris, 1992.
2. CG, II, p. 754.
3. CG, II, p. 324.
48

Chapitre I

« Parole » du roman
1 Les études sur la “parole” du roman se situent souvent dans une perspective mimétique :
Si « l’imitation » verbale d’événements non verbaux n’est qu’utopie ou illusion, le
« récit de paroles » peut sembler au contraire condamné a priori à cette imitation
absolue dont Socrate démontre à Cratyle que, si elle présidait vraiment à la création
des mots, elle ferait du langage une réduplication du monde : « Tout serait double,
sans qu’on pût y distinguer où est l’objet lui-même et où est le nom » 1.
2 Il est significatif que Gérard Genette place d’emblée son étude narratologique fondatrice
du “Récit de paroles” – à partir du corpus proustien – sous le patronage de cette analogie
entre la question philosophique du langage comme imitation du monde (cratylisme) et
“l’imitation rhétorique” qu’est la représentation écrite d’éléments oraux, par divers
procédés conventionnels, typographiques, syntaxiques, etc. Bien sûr, Gérard Genette
précise très vite que la mimesis dans le cas du discours de personnages n’est que fictive :
elle est de l’ordre du “comme si”, et non du “comme” en jeu dans le débat antique sur
l’arbitraire de la nomination (rapport, arbitraire ou non, entre référent et signe).
3 Mais le “référent mondain” posé dans ce débat plane sur les conceptions du “discours
rapporté” (parfois compris littéralement lorsqu’on oublie que l’expression est abrégée du
« discours fictivement rapporté »). « L’autonomie documentaire d’une citation » que
confèrent au discours direct les guillemets pousse à son dernier terme l’illusion d’un
hypotexte et l’illusion référentielle : l’illusion que le texte « recopie » une parole réellement
prononcée, et qui l’aurait précédé. Si l’on peut “mesurer”, comme l’affirme Éric Bordas, la
force de conviction d’une écriture romanesque à la réussite de l’inscription mimétique
des paroles, l’illusion mimétique est parfaite dans la Recherche, selon les premiers
commentateurs. « Voyons donc comment Proust fait parler ses personnages. Ou plutôt, –
et la distinction n’est pas négligeable –, voyons comment parlent les personnages de
Proust », écrit Robert Le Bidois, dans Le Français moderne, en 1939. Il détaille les
prononciations dont il fait une véritable sémiotique, puis le vocabulaire et la syntaxe,
pour aboutir aux « lois du langage parlé ». Ces “lois” sont tantôt des citations de la
Recherche, attribuables au narrateur, tantôt des lois linguistiques « que Proust n’a pas
formulée[s], mais dont il a donné de nombreuses illustrations ». L’article de Le Bidois vise
49

à démontrer « l’attitude scientifique que Proust adopte à l’égard du langage » qui le fait
« se rencontre[r] [...] avec les savants linguistes de son temps », « par la voie détournée du
roman »2
4 Les articles qui suivront, « Marcel Proust et la linguistique3 », « Les idées linguistiques de
Proust dans Jean Santeuil 4 », « Proust linguiste5 », publiés également dans des revues de
linguistique, partiront au fond du même point de vue qui, gagné d’avance par l’illusion
mimétique, oublie la feintise du roman et sa complexité énonciative, au profit de
l’observation d’une parole réellement et non fictivement rapportée. Les travaux de
génétique textuelle, comme la transcription du Cahier 60 par Francine Goujon et la
publication des quatre Carnets par Florence Callu et Antoine Compagnon, montrent non
seulement que Proust gardait des listes de mots et expressions, pour les attribuer à tel ou
tel personnage, mais que cette collection prend une plus grande ampleur à mesure des
années : de notations marginales ponctuelles, le répertoire langagier envahit parfois
l’espace de la page. Cette méthode de “notations” à partir de conversations, de “mots”
entendus ou relevés dans la presse, que Proust prête en effet aux personnages de son
roman, alimente la conception traditionnelle sur la nature mimétique de la parole du
roman.
5 Mais le narrateur ne manque pas d’avertir le lecteur quant au doute légitime qu’il doit
nourrir en matière d’exactitude du “rapport” : lorsqu’il commente la manière qu’a
Françoise de croire qu’elle rapporte exactement – parce qu’au style direct (« Elle a dit :
“Vous leur donnerez bien le bonjour” ») et en « contrefaisant la voix » – les paroles de
Mme de Villeparisis, « de laquelle elle croyait citer textuellement les paroles, tout en ne
les déformant pas moins que Platon celles de Socrate où Saint Jean celles de Jésus » 6 ; mais
aussi dans ce passage remarquable où le narrateur « regrette [...] de n’avoir pas retenu
purement et simplement les propos » qu’il a « entendu tenir » à M. de Norpois :
La conversation de M. de Norpois était un répertoire si complet des formes
surannées du langage [...]. J’aurais ainsi obtenu un effet de démodé, à aussi bon
compte et de la même façon que cet acteur du Palais-Royal à qui on demandait où il
pouvait trouver ses surprenants chapeaux et qui répondait : « Je ne trouve pas mes
chapeaux. Je les garde »7.
6 Il ne faut pas se laisser abuser par le “naturel” des langages de personnages ni croire que
tout le discours direct du roman, ses « effet[s] de démodés » ou au contraire de “chic”
parisien, ses effets populaires ou snob, aient été obtenus « à aussi bon compte » que si les
citations langagières avaient été « retenu[es] purement et simplement ». Cette mise au
point du narrateur rappelle que le récit (incluant les récits de paroles) est entièrement
mémoriel et qu’à ce titre les moments « où le narrateur feint de céder littéralement la
parole à son personnage8 », avec l’effet de présent que l’on sait, relèvent d’abord d’un
choix narratif. Au surplus – ce qui renforce la situation des langages rapportés dans une
stratégie narrative –, le protagoniste-narrateur n’est pas aussi muet (et observateur à
proportion de son silence) qu’on le dit, même si son discours est plus souvent transposé
que rapporté, ce qui le rend plus discret. L’analyse des langages de personnages s’inscrit
souvent non seulement dans une logique mimétique, mais dans une logique de mimesis
théâtrale : tous les critiques incluent dans leur commentaire l’analyse des signes non
verbaux qui communiquent un surcroît de sens et que le narrateur manque rarement de
signaler.
7 Les commentaires narratoriaux sur la voix – ton, accent, diction, prononciation – sont
privilégiés comme donnant de la “vie” aux personnages, les rendant plus “présents”.
50

Isabelle Serça, à la suite de Dominique Maingueneau et de Jean Milly, met en garde contre
les “contresens” possibles, qui ont conduit à qualifier le style de Proust de “prose orale”,
alors qu’il s’agit davantage de “figuration de l’oral” selon les termes de J. Milly : « Tout
d’abord, on ne peut tirer parti de l’attention extrême portée par Proust à indiquer le ton
et la prononciation des propos rapportés, pour conclure que son texte a un style “oral” :
si l’oralité – ou plutôt la parole dans ce qu’elle a de charnel – est un des thèmes de la
Recherche, cela ne veut pas dire que la Recherche relève d’un style “oral” » 9. Si sans
contredit la voix est le corps de la langue (et l’écriture, selon Pascal Quignard, une voix
« sans poumons », une langue qui se communique « de gorge à gorge », sans passer par
l’oreille), elle ne peut perdre sa dimension métaphorique dans le roman. Outre le
caractère “charnel” que donnent à la parole du roman les commentaires métasémiotiques
du narrateur, il faut souligner davantage leur caractère didascalique, qui fait du lecteur
un acteur, et de la lecture une scène intérieure. La critique use bien sûr du champ lexical
associé à la notion de théâtre, mais quasi métaphoriquement et sans en tirer de
conclusions sur l’hybridation générique possible du roman, comme si le rapprochement
ne pouvait être qu’analogique.
8 La Recherche utilise pourtant, pour ce qui concerne la mise en place des langages de
personnages, les moyens du théâtre et l’expérience que le lecteur en a. Le monde du
théâtre dans la Recherche, et surtout les nombreuses allusions à Molière ou les citations de
Racine, associées souvent au discours direct, prennent ainsi tout leur sens : celui de
pointer l’illusion mimétique que permet l’hybridation générique, non moins que l’intra-
référentialité des arts verbaux. Le ridicule achevé des médecins et de leur jargon doivent
à Diafoirus, même si l’humour de la Recherche est plus grinçant, dans l’effet d’un
contrepoint systématique entre médecine et mort. Georges Matoré parle de “grotesque” à
propos du langage de Mme Verdurin, « comme [...] un cadre baroque et surchargé »
destiné à valoriser d’autres éléments que les discours de la Patronne encadrent (l’écoute
de la sonate par exemple). La « vulgarité », « l’impudeur », la « sensualité », la « lascivité
évidente » que relève Matoré dans le « comique verbal » de Mme Verdurin10, qui fait rire
la galerie en faisant mine de s’étonner qu’on rie – procédé de comique farcesque s’il en est
– rendent évidente la mise en rapport avec la tradition théâtrale. Parmi les procédés de
création des langages, répertoriés notamment par J.-Y. Tadié, les remarques sur le
grossissement du trait, la « concentration », la caricature, voire le « pastiche
imaginaire », ne font sens qu’en référence aux procédés théâtraux. Car, même imaginaire,
un pastiche, procédé intertextuel, suppose un hypotexte. S’il y a reconnaissance du
comique dans les langages de personnages, sans qu’on puisse situer le texte pastiché, on
peut supposer un « pastiche de genre11 ». Le “naturel” des langages de personnages –
terme qui n’évoque au fond que le sentiment de reconnaissance du lecteur – relève tout
autant (et d’une façon combinée) d’une construction intertextuelle ou intergénérique que
d’une imitation des langages contemporains.
9 Jean-Yves Tadié, dans son Essai sur les formes et techniques du roman garde la même distance
que Gérard Genette avec le langage “de” personnages, la “parole” du roman (qui ne se
résume pas au « discours direct » comme G. Genette l’a montré). J.-Y. Tadié montre non
pas la variété des langages dans la Recherche, comme d’autres le font utilement, mais la
variété de leurs mises en scène. Il expose dans son chapitre sur « Le monde du langage »
tout ce qui « relève de la fiction » dans la construction du récit de paroles, en analysant
les « discours imaginaires » que le narrateur prête à un personnage qui aurait pu les tenir,
les « discours condensés » qui permettent au personnage, en un seul passage qui réunit
51

les éléments les plus typiques de son idiolecte, de faire son numéro, mais aussi
l’intégration des paroles de personnages « au monde de la littérature » par « le recours
aux citations littéraires ». Son analyse des brouillons, dans lesquels la ponctuation
traditionnelle du style direct est souvent absente (et rétablie par les éditeurs), indique
une volonté d’intégration du discours de l’autre dans le fil du récit (qui complète
« l’intégration dans un style indirect » dont G. Genette a détaillé les modes). Est ainsi mise
en lumière une logique fictionnelle, non moins qu’une logique intégrative (la citation de
la parole de l’autre n’aurait pas pour but la mise à distance de l’oral ni un effet
d’hétérogénéité), qui suggèrent un renouvellement dans la Recherche de la fonction de la
parole du roman.
10 La variété des langages de personnages a jusqu’alors rendu compte de « l’intérêt de
Proust pour les “faits de langage”12 ». Le rôle de distinction sociale dévolu au langage dans
la Recherche, qu’on ne peut manquer de remarquer (« le langage des Guermantes, reflet de
leur origine et de leur attitude sociales13 »), a fait l’objet d’assez peu d’études, tant le
fonctionnement distinctif des sociolectes semble évident. Mais la “variété” des langages
est aussi un produit de la mise en scène sociale du roman, qui favorise l’effet de groupes,
source de diversité langagière. Claudine Wilson met en rapport cette création de groupes
(« petit clan » et « chapelle » Verdurin, « petite bande » des jeunes filles..., mais aussi,
quant aux langages, « les Guermantes », la caserne, etc.) avec les théories de Meillet. Ce
linguiste de l’entre-deux siècles, comparatiste, Professeur à l’École des Hautes Études,
occupé des causes sociales et historiques des variations linguistiques, a insisté sur les
phénomènes de classes, de groupes, comme causes et sources productives de la diversité
des langages.
11 La plupart des travaux mentionnent rapidement l’aspect sociolectal des langages de
personnages pour détailler davantage les idiolectes, même si ceux-ci peuvent être
présentés comme exemplaires d’un langage de classe. La combinaison des deux
hypothèses, sociolectes et idiolectes, relève d’une logique de second et de premier plans,
de rôles secondaires comme arrière-plan, paysage et soutien des premiers rôles ; et des
personnages principaux comme sortis du rang, parmi le « personnel du roman ».
L’idiolecte ne semble alors qu’un sociolecte plus travaillé, exemplaire d’une classe
sociale : Françoise représentant Combray ou Françoise représentant les domestiques du
roman. Mais la Recherche favorise aussi une interprétation des langages en termes
idiolectaux (« un peu individuel[s] ») du fait que la moindre apparition secondaire donne
lieu à une remarque sur le langage : de ce point de vue, il n’y aurait pas de secondarité,
sinon quantitative. Le cas de Mme Poussin est exemplaire de cette « égalité » des
personnages dans la parole puisque, aperçue « de loin » par le narrateur et sa mère, elle
n’est présentée que par ses défauts de prononciation et tics de langage, et même
surnommée par un de ces tics : « Nous ne l’appelions jamais que “Tu m’en diras des
nouvelles”14. »

Les « copiateurs15 »
12 Quelques langages de personnages ont fait l’objet d’études détaillées, au premier chef
celui de Françoise, mais aussi ceux de Charlus et de Mme Verdurin. Ces études sont
principalement lexicologiques et leur interprétation est de l’ordre de la psychologie du
personnage, l’idiolecte étant donné comme moyen de caractérisation. Il s’agit de
déterminer les éléments typiques qui permettent au lecteur d’identifier l’énoncé attribué
52

à un Charlus, à un Norpois, à une Mme Cottard, autrement dit, le “style” propre à chacun
– qui n’est pas toujours un style oral bien que présenté comme un langage parlé. Georges
Straka, autour du langage de Françoise, fait davantage œuvre de géolinguiste, en situant
les expressions régionales les plus typiques de la servante sur une carte de France, et en
classant son lexique en régionalismes, archaïsmes, traits populaires, déformations... Ces
spécifications donnent l’image d’un langage hétérogène, plus construit que “naturel”,
malgré les présupposés qui guident la méthode de recherche autant que les conclusions
de l’article, par lesquelles Georges Straka ramène ce caractère composite à l’image de
« tout français régional ».
13 Chaque lecteur de la Recherche garde en mémoire les caractéristiques langagières des
principaux personnages : calembours et clichés de Cottard, vieille langue paysanne
d’Oriane et “langue classique” de Françoise, impropriétés de Basin, style oratoire de
Charlus, “jargon idéaliste” de Legrandin, expressions “livresques” de sa sœur, parler
“spontanément littéraire” de Jupien, irrépressiblement vulgaire de Morel,
alternativement vulgaire et petit-bourgeois d’Albertine, langage artiste zolien de Mme
Verdurin, archaïsant de Saniette, sorbonnard de Brichot, franglais d’Odette, clichés
journalistiques et mosaïque multilingue de Norpois, faux homérismes de Bloch... Si ce
résumé n’est pas faux, c’est-à-dire s’il correspond aux commentaires du narrateur et peut
trouver des exemples probants et drôles, voire répétitifs comme l’épaississement du trait
caricatural l’exige, il n’est qu’un échantillon auquel chaque langage de personnage ne se
réduit pas. Il en est en quelque sorte la dominante. Mais ce qui est caractéristique de l’un
peut être ponctuellement attribué à un autre : ce sera le “côté Legrandin” de Swann, le
“côté Oriane” de Françoise et le côté hétérogène et composite de la narration matricielle
qui emprunte à chacun. Les pastiches explicites ne sont qu’exemplaires d’un phénomène
plus général. Chaque dominante, soulignée par le narrateur, ne forme pas à elle seule tout
le langage du personnage et ce qui “fait masse” (comme le liant en proportion du pigment
fait masse pour former une pâte colorée, en termes de peinture) peut être commun à
d’autres, voire former une véritable parentèle linguistique, avec des « sous-
embranchements »16. Comme dans les grandes familles, on n’est pas toujours « alliancé17 »
par où l’on croit.
14 L’analyse des langages de la Recherche en termes d’idiolectes, voire de sociolectes, est
battue en brèche par le mouvement interne des langages : tout se passe comme si les
entités closes (sans porte ni fenêtre), individuelles ou sociales, n’étaient posées au début
du roman que pour souligner les phénomènes de mobilité. Les remarques de Claudine
Wilson sur les groupes dans la Recherche, qui favorisent la stabilité du langage par
imitation, s’attachent aux petites unités : familiales, professionnelles. Des unités, soit plus
petites (deux personnes) soit plus grandes (deux genres), permettent par la rencontre de
deux groupes “étanches” des créations langagières plus ou moins codées et des variations
imprévisibles. La relation amoureuse est le premier facteur de perturbation sociale et
linguistique dans la Recherche, avant même les grands brassages sociaux permis par la
mise en scène de l’Affaire Dreyfus et de la guerre. Si l’Affaire commande une
redistribution complète des relations possibles, en passant d’une scission horizontale
dans le sens de la hiérarchie sociale (haut-bas) à une scission verticale dans le sens de
l’opinion (droite-gauche), et si la guerre permet la réunification sociale du « corps France
18 » contre l’ennemi commun, ce sont les relations amoureuses qui permettent d’établir

des « transversales19 ».
53

15 Plusieurs critiques ont mis l’accent sur les phénomènes de “passage” dans le domaine des
langages, qui sont parfois commentés comme tels par le narrateur : comme signes de
passage, de brassage, ou de frottements sociaux (du « j’estime » au « mousmé »
d’Albertine). « Proust and “le joli langage”20 » détaille les imitations (« echoes ») entre
personnages : pastiches annoncés de Legrandin par le narrateur et en retour de Robert
par Renée-Élodie de Cambremer-Legrandin (« car si pour causer avec elle je parlais
comme Legrandin, par une suggestion inverse elle me répondait dans le dialecte de
Robert [qu’elle ne savait pas emprunté à Rachel]21 »), du narrateur par Albertine dans la
“scène des glaces”, quand Albertine pastiche oralement la langue écrite du narrateur 22, de
Bergotte par Morel :
Morel, pour écrire, transcrivait des conversations à la Bergotte 23.
16 Mais O’Brien relève aussi des emprunts de traits typiques à Legrandin par Swann, par
Charlus... à quoi l’on peut ajouter : Rachel par Saint-Loup, la grand-mère par la mère,
Swann par Oriane et réciproquement (« Swann et la princesse [des Laumes] avaient une
même manière de juger les petites choses qui avaient pour effet, à moins que ce ne fût
pour cause, une grande analogie dans la façon de s’exprimer et jusque dans la
prononciation24 »), le narrateur par Oriane25, Oriane par la Princesse, son premier mari
anglais par Odette, Elstir par Mme Verdurin, Bloch par le narrateur et réciproquement
(« Bloch, à qui j’avais longtemps emprunté sa manière de parler et qui maintenant imitait
souvent la mienne26 ») et même les clichés de la Mme Verdurin du premier salon, par
Cottard.
17 Même si ces pastiches peuvent encore être une preuve de l’individualité des langages, de
« l’originalité » de chacun27, il faut examiner plus précisément ce phénomène de
contamination, produisant des effets d’échos, et rapporter nettement les langages de
personnages au principe de construction romanesque proustien. L’étude des brouillons
qu’a menée Kathryn Hamer à propos du “langage parlé” tend à prouver que le
phénomène de contamination existe dès la création du système des langages. Dans les
quatre Carnets et quelque soixante Cahiers de brouillon, les notations linguistiques
s’accumulent, dont une minorité se trouve incorporée dans le roman. L’expansion des
notations langagières – tant en quantité que dans l’espace de la page – au fur et à mesure
des années donne l’image d’une obsession envahissante. Les notes de régie mettent
l’accent non sur les intentions de caractérisation, d’individuation des personnages, mais
au contraire sur les indécisions concernant l’attribution du matériau (« ceci plutôt pour
Brichot »), qui aboutissent selon K. Hamer à un « processus de transfert » d’un
personnage à l’autre, du plus ancien “Comte de Guermantes” à Odette ou de Mme de
Villeparisis à Basin : ceci des plus anciennes versions jusqu’aux dernières corrections.
18 Non seulement les expressions initialement attribuées à un personnage peuvent passer à
un autre, mais certaines expressions sont mentionnées comme pouvant être attribuées
indifféremment à l’un ou à l’autre, Brichot ou Norpois par exemple. On peut arguer qu’un
caractère commun aux deux personnages (classe d’âge, classe intellectuelle : hommes de
la parole magistrale) est ainsi illustré ; de même pour l’exemple que donne K. Hamer des
hésitations, dans un carnet, sur l’attribution de vocables “à la mode” au narrateur, à
Saint-Loup ou à Bloch : « Elsewhere, Proust hesitates ; in a note in one Carnet, he wonders
whether the Narrator, Bloch, or Saint-Loup would use words like “alias”, “pléonasme”,
“mentalité”, and “euphémisme”, and concludes that they will be used by “sans doute
Saint-Loup chez Mme de Villeparisis que cela étonnera”28. » Peut-on de même inférer une
“parenté” (de vulgarité) entre le Duc de Guermantes et Odette, le duc de Guermantes et
54

Mme de Villeparisis ? À moins de supposer une parenté généralisée entre les personnages
qui les rende, à certains moments, interchangeables. Nous sommes loin du langage
individuant.
19 Pour Mme Cottard, dont le langage moins profus n’a pas fait l’objet d’études particulières,
Kathryn Hamer relève dans les carnets des “variations” qui semblent de deux types
différents. D’une part, un ensemble d’expressions illustre une tendance à l’hyperbole et à
l’emploi de termes génériques – plus abstraits, contrairement au vocabulaire concret, et
même physique, de Mme Verdurin : « des éternités, des siècles, me véhiculer, un serviteur,
mon personnel, mon mari de maison, victuailles 29 », « il y a des siècles que je ne vous ai
vue, un pudding monstre, notre exode annuel, des éternités, véhiculer, ma domesticité
mâle30 » (les soulignements sont de l’auteur). Ces tendances linguistiques peuvent être
interprétées en termes de psychologie du personnage. Une liste d’expressions paraît
davantage une variation d’emplois – impropres et probablement hyperboliques puisque
attribués à Mme Cottard31 – d’un vocable : « Vous êtes essentiellement bon il est
essentiellement noble. C’est un être essentiellement bon », « C’est un nom
essentiellement normand »32. La démarcation du sens philosophique du mot « essence »
produit le ridicule de cette série d’associations avec des qualités qui ne doivent rien à
l’essence, dans un diminuendo (comme le diminuendo Cambremer 33) qui va de la qualité
morale (bon) aux hasards de la morale ou de la naissance (noble) jusqu’aux hasards de la
naissance ou de la filiation (normand). Essence et bonté, essence et noblesse, essence et
régionalisme : qu’il y ait eu un quatrième adjectif, et de l’essence première il ne serait
rien resté...
20 Cette variation sur l’usage abusif d’« essentiellement » n’est en rien justiciable d’une
interprétation psychologique particulière à Mme Cottard. Elle relèverait davantage d’un
commentaire sur l’usure de la langue par l’usage, tel qu’on en trouve chez Darmesteter
par exemple, et que le narrateur pourrait commenter comme tel, même si les variations
des brouillons se trouvent ensuite disséminées, dans l’ensemble du roman, chez un même
personnage ou non. En l’occurrence, “essentiellement” apparaît quatorze fois dans la
Recherche, dont deux fois dans le discours d’un personnage (Norpois et Saint-Loup : ce
dernier l’emploie comme synonyme de “principalement”). Les autres emplois, par le
narrateur, ont le plus souvent une connotation philosophique, en recherche qu’il est de
l’essence des choses, fût-ce de l’essence du Faubourg Saint-Germain. On note toutefois
deux emplois curieux : « essentiellement férié », « essentiellement quinteux »34. Pour
renforcer ce sentiment de construction des langages, on trouve encore dans les brouillons
des notes de régie portant sur la nécessité de répéter certains termes : « par exemple
Bloch “redira bouquin chez Mme de Villeparisis ou plus tard”35 ». Dans la mesure où ce
terme employé par Bloch (de même que l’essentiellement) est donné dans le roman sans
commentaire du narrateur ni marquage typographique, on peut supposer que la
répétition vaut commentaire.
21 En plus des phénomènes d’attribution, K. Hamer souligne l’importance des corrections
opérées dans les brouillons sur les langages de personnages. Celles-ci révèlent un travail
de la langue qui ne laisse guère subsister l’image d’un Proust entomologiste, recueillant et
épinglant de jolis mots. Ces corrections vont d’un premier jet en français standard vers la
transposition du niveau de langue : “fusiller” devient « envoyer des pruneaux dans la
gueule » ; “Les Boches seuls se relèveront vite de la guerre” devient « Ah ! cette bon sang
de guerre, les Boches seront les seuls à s’en relever vite » ; “Il faut reconnaître que la
cuisine est délicieuse” devient « Il faut reconnaître que la chère y est parfaite », etc. Une
55

première orthographe standard peut aussi donner lieu à une transcription plus
phonétique : “embêtée” devient « embbaitée » ; “Ma chère duchesse”, « ma ière du-
ièsse », sans oublier le « Ponchour Madame la marquise », en clin d’œil à Balzac. La
systématisation a posteriori d’“illustrations” langagières, par exemple la tendance orale
aux « fausses liaisons »36 (pataquès) et la tendance inverse à défaire les liaisons usuelles,
attribuée aux Guermantes et aux Swann (« commen allez-vous37 ? »), va dans le sens d’une
réflexion sur la langue.
22 La question de la liaison se pose dans le cadre d’une observation des rapports entre oral et
transcription orthographique. Il convient de rapprocher ces notations du savoir des
Guermantes et de Françoise sur la prononciation correcte (sans faire entendre les finales
ni l’e muet) des toponymes, tels Tarn, Béarn, Uzès, Chenouville, Villeparisis 38 (ou des
anthroponymes comme Proust39...), plutôt que d’un anecdotique relevé de fautes de
prononciation. L’illustration de ces réflexions métalinguistiques et leur attribution aux
personnages romanesques permet la dissémination (donc l’amoindrissement d’un effet
dogmatique), tout en favorisant un effet-personnage renforcé par les notations
métasémiotiques adjacentes, à la manière du théâtre. Il faut considérer cet ensemble
langagier non comme une collection de détails décoratifs et pittoresques, qu’il aurait
suffit à l’auteur de recueillir, mais plutôt comme un système dynamique construit qui, en
soi-même et en relation avec les autres éléments du roman, produit du sens.

NOTES
1. Gérard Genette, Figures III, Seuil (« Poétique »), Paris, 1972, p. 189.
2. Robert Le Bidois, « Le langage parlé des personnages de Proust », Le Français moderne, n o 3, juin-
juil. 1939.
3. André Ferré, « Marcel Proust et la linguistique », Vie et langage, n os 157 et 158, avril et mai 1965.
4. Stephen Ullman, « Les idées linguistiques de Proust dans Jean Santeuil », Revue de linguistique
romane, 1967, no 3, p. 134-146.
5. Georges Matoré et Irène Mecz, « Proust linguiste », Festschrift Walter von Wartburg zum 80,
Geburtstag no 18, mai 1968, p. 279-292.
6. JF, II, p. 57.
7. JF, I, p. 429.
8. Gérard Genette, Figures III, op. cit.
9. Isabelle Serça, La Parenthèse chez Proust : étude stylistique et linguistique, Thèse, Université de
Toulouse-Mirail, déc. 1997, 3 vol., p. 252-254.
10. Georges Matoré, « Autour d’un personnage de la Recherche du temps perdu : Mme Verdurin.
Étude lexicologique », Études linguistiques, 11, Klincksieck, Paris, 1970, p. 221.
11. Annick Bouillaguet, Proust lecteur de Balzac et de Flaubert, Champion, Paris, 2000.
12. Gérard Genette, Figures II, Seuil (« Poétique »), Paris, 1969, p. 223.
13. Georges Matoré, « Autour d’un personnage... », art. cité, p. 221.
14. SG, III, p. 168.
15. Françoise : « Tous ces gens-là, vous n’avez pas assez de méfiance, c’est des copiateurs », TR,
IV, 611.
56

16. « Deux divisions également françaises de la même famille, sousembranchement Françoise et


sous-embranchement Morel », TR, IV, 317.
17. « Alliancé » fait partie du vocabulaire de Françoise, à propos des familles aristocratiques ou
de l’alliance franco-russe.
18. TR, IV, p. 353.
19. TR, IV, p. 606-607.
20. Justin O’Brien, « Proust and “le joli langage” », PMLA, juin 1965, p. 259.
21. SG, III, p. 214.
22. P, III, p. 636.
23. TR, IV, p. 347.
24. CS, I, p. 336.
25. CG, II, 811.
26. TR, IV, p. 532.
27. Jean-Yves Tadié, Proust et le roman : essai sur les formes et techniques du roman dans À la
recherche du temps perdu, Gallimard (« Tel »), Paris, 1971.
28. Kathryn Hamer, « From brouillon to roman : Proust’s observation of spoken language as an
element of À la recherche du temps perdu », Essays in french literature, Australia, XVIII, novembre
1981, p. 29-41. Carnet 4, folio 39 verso, p. 393 de l’édition de F. Callu et A. Compagnon, Carnets,
Gallimard, Paris, 2002, dont j’adopte la transcription et dont les notes indiquent les expressions
équivalentes dans la Recherche.
29. Carnet 3, folio 34, Ibid., p. 306.
30. Carnet 3, folio 36 verso, Ibid., p. 309.
31. Avec un point d’interrogation, toutefois. Carnet 2, folio 33 verso, Ibid., p. 202.
32. Ibid.
33. SG, III, p. 336.
34. CG, II, p. 801.
35. K. Hamer, art. cité, p. 31. L’édition du Carnet 4 donne : « Bloch : la beauté plastique / Albu / Je
n’ai pas eu le temps de bouquiner votre livre, / tu devrais faire un gd bouquin / le redire
“bouquiner” chez Mme de Villeparisis ou plus tard », Carnets, op. cit., p. 357.
36. Carnet 4, folio 13 verso : « fausses liaisons : /commen nalez-vous / allez-vous maintenant n’a
Paris », ibid., p. 357.
37. « Ils prononçaient tous deux “commen allez-vous” sans faire la liaison du t » JF, I, 495.
38. P, III, 544 ; SG, III, 213.
39. Je remercie Bernard Brun de m’avoir fait remarquer que les consonnes finales de Prost,
Proust, ne se prononçaient pas plus que celles de Prévost, par exemple.
57

Chapitre II

« Montrer la langue » : la dimension métalinguistique


1 Après l’admiration pour la virtuosité des imitations langagières (talent que Proust
possédait et qu’il prête à son narrateur), puis l’interprétation psychologique des
idiolectes, la critique s’est ensuite attachée à la nature réflexive d’une « exposition de
mots »1 pour un écrivain :
La littérature entière, de Flaubert à nos jours, est devenue une problématique du
langage2.
2 Philippe Dufour rappelle l’évolution de l’idée de la langue en France, de « l’optimisme
linguistique » des classiques, à qui la langue paraît une étoile fixe, fidèle et transparente à
la pensée, jusqu’à « l’inquiétude sur le langage », au XIXe siècle, face à un sentiment
d’instabilité linguistique : « Montrer les mots. Le romancier ne peut plus simplement les
employer, il les réfléchit », écrit-il à propos de Stendhal, Balzac, Flaubert... À partir de ses
analyses des langages de personnages chez les romanciers du premier XIXe siècle,
Philippe Dufour crée la notion de « roman philologique », dont À la recherche du temps
perdu, dans une perspective « métacommunicationnelle », serait un « exemple limite »
dans la mesure où « la conversation est remplacée par son herméneutique »3. Se fondant
sur l’examen de l’œuvre de Flaubert, il tient pour négligeables dans le roman les propos
explicites sur le langage : la « pensée romanesque ne s’exprime pas dans un contenu :
c’est la forme qui est pensante ». Seule la mise en fonctionnement de la langue, que
représentent les « dialogues », fait sens en matière de « science romanesque du langage »,
à l’exclusion des commentaires didactiques, même s’il remarque la création de
personnages ou narrateurs philologues, chez Stendhal notamment. Le fonctionnement de
la langue, figuré par le discours rapporté, différent d’un auteur à l’autre, d’un roman à
l’autre, montre à l’œuvre de multiples approches du langage ou manières de “penser” la
langue. Mais la question linguistique peut être aussi thématisée (par des commentaires du
narrateur), voire incarnée (par la création d’un ou plusieurs personnages philologues). Si
le discours rapporté, discours de l’Autre, est « forme pensante » en soi, en ce qu’il entre
en résonance avec le récit, discours de l’Un – surtout à partir du moment où il s’en
distingue et se diversifie stylistiquement, chacun tenant sa partie, dans le roman
58

« dialogique » – il s’entend aussi en contrepoint des propos sur la langue, lorsqu’ils


existent.
3 L’analyse stylistique d’Éric Bordas sur Balzac, appuyée sur les théories linguistiques
d’Oswald Ducrot et la poétique du roman de Bakhtine, resitue la question de la
polyphonie au plan de l’énonciation, libérant l’analyse des termes trompeurs de “langue
parlée”, “parole du roman”, “voix”, etc. (même si la question de l’imitation ou la
référence à l’art dramatique ne sont pas absentes). La variété des langages de
personnages, des niveaux de langue du roman, est considérée comme « hétérogénéité
énonciative ». Les énoncés attribuables aux personnages exigent des « procédés de
personnalisation langagière » pour être perçus distinctement de « la locution matricielle
que constitue le discours de ce narrateur » : « discours de l’un constitutif du récit dans son
entier »4. Bien que les techniques linguistiques de personnalisations langagières chez
Balzac soient simples, l’hétérogénéité énonciative est complexe du fait du privilège
accordé à « l’intervention et à la prise en charge de l’acte énonciatif par le narrateur ».
Les mêmes causes produisant les mêmes effets – ou les mêmes effets résultant de mêmes
techniques d’écriture –, l’hétérogénéité énonciative est au moins aussi complexe dans la
Recherche. La technique qui manifeste la complexité du dispositif est celle qu’Éric Bordas
nomme « dédoublement linguistique ».
4 Cette manifestation de la présence critique du narrateur dans le discours de l’autre par
des incises métalinguistiques semble peu attestée et peu variée chez Balzac, ce que Proust
avait remarqué, en s’étonnant que, l’auteur intervenant à tout propos pour « expliquer »,
« qualifier », « faire comprendre »..., pour ce qui concerne au contraire « le langage de ses
personnages », Balzac ait su l’« objectiver » et « se tenir de faire à toute minute
remarquer ce qu’il avait de particulier »5. Dans la Recherche, la pensée de la langue n’est
pas strictement dans les récits de paroles, si pittoresques, si “savoureux” : elle trouve son
complément dans toute une variété de mises en scène, de la conversation aux
commentaires philologiques, qui organisent une véritable exhibition de la langue et de
son, ou de ses imaginaire(s).

La conversation : une « exposition de mots »


5 La notion de langue française, à travers tout un vocabulaire métalangagier, ramène le
plus souvent à des scènes de conversation, dont le sujet même est le langage (les
étymologies dans le tortillard, les généalogies – comme succession de Noms – au dîner
Guermantes, la néologie dans le salon Villeparisis...), ou à tout le moins dont le sujet
principal, l’Affaire Dreyfus par exemple, est rapporté à des questions d’expressions
(dreyfusard/dreyfusiste, « bel et bien »). La conversation est une spécificité de la
Recherche, par rapport aux romans du XIXe siècle auxquels on la compare implicitement :
si les romans de Balzac ou de Zola mettent en place des situations d’interlocution, ils le
font de façon plus limitée, moins spectaculaire, moins gratuite du point de vue narratif, et
néanmoins plus... dialoguée.
6 Il s’agit dans la Recherche d’une mise en scène des signes de la conversation plus que d’une
véritable interlocution. Qu’il s’agisse de dialogues ou de conversations entre quatre ou
cinq personnages, les positions des interlocuteurs autour des chaises, poufs et autre
« bergère Louis XIV6 » sont précisées. S’il s’agit de rencontres fortuites, on se trouve à tel
endroit du boulevard et l’on se quitte pour monter dans le tramway, ou bien l’on
59

s’accompagne jusqu’au prochain Salon. Il s’agit bien de rencontres, de situations


d’interlocutions, comme le définit par la pragmatique discursive Geneviève Henrot dans
son « portrait de Charlus en hautparleur7 ». Mais une fois le tableau mis en place et les
interlocuteurs prêts au dialogue, les répliques n’alternent pas, comme on l’attendrait,
suivant un modèle de pragmatique conversationnelle, ni n’apportent quoi que ce soit à
l’action si l’on se réfère au genre dramatique, ni à la narration, comme ces dialogues
romanesques qui permettent un changement d’instance narrative, par un récit emboîté.
Geneviève Henrot, qui rend compte de cette « spécialité proustienne (la conversation) »,
en l’illustrant par l’étude « d’un personnage tout indiqué par sa faconde », donnant un
beau portrait du baron bavard, montre que la conversation, en tant qu’échange de
répliques, en tant que « coopération » discursive, n’existe pas.
7 Si Charlus, avec le duc de Sidonia, est explicitement désigné comme spécimen de
« monologuiste »8, l’analyse des mises en scène conversationnelles qui impliquent ce que
G. Henrot nomme le bavardage de Palamède, éclaire du même jour l’ensemble des
conversations de la Recherche. Lorsqu’Oriane y est engagée, on assiste à une « exposition
de mots9 », expression du narrateur qui ne laisse aucun doute sur la passivité des
assistants. Au cours du pique-nique avec la petite bande à Balbec, la « conversation »
(« et pourtant nous causions si peu » ; « la pauvreté, la rareté de nos propos ») se réduit à
la lecture-citation de la dissertation de Gisèle suivie de l’explication de texte sans réplique
d’Andrée10. Que dire des conversations auxquelles prennent part Brichot, Norpois,
Françoise à l’office, Saint-Loup à Doncières... Elles deviennent toutes des « tirades
monologuées11 » ou « fausses conversations12 » : après quelques accords, on n’entend plus
que le soliste, sur son thème attitré des étymologies, de la diplomatie, du terroir (« Ah !
Combray, quand est-ce que je te reverrai pauvre terre13 ? »), de la stratégie militaire.
Pendant les conversations avec Albertine, le narrateur pérore, excepté lors de leur
dernier long dialogue, quand la jeune fille s’amuse à lui chiper le rôle soliste.
8 Oriane incarne ce qu’on appelle conversation dans la culture française : « Savoir
persuader est une compétence, et une compétence rentable. Savoir entrer en
conversation, sophistique ou naturelle, c’est entrer dans un jeu avec des partenaires que
l’on tient pour ses pairs, et dont on n’attend rien d’autre que le plaisir de bien jouer [...]
dans la conversation enjouée l’imprévisible règne, avec lui l’improvisation, la
promptitude du trait, l’à-propos de la réplique déconcertent les calculs auxquels l’orateur
professionnel est accoutumé. S’il y a une rhétorique de la conversation, c’est ce qui reste
de la rhétorique quand on a tout oublié14. » Réplique spirituelle, mot d’esprit : voilà ce qui
caractérise Oriane, de « Taquin le Superbe15 » à la « grenouille embarrassée16 ». Mais si
quelques-uns de ces « mots d’Oriane17 » sont livrés en direct, « dans le prime-saut de la
conversation » comme dirait Norpois, la plupart du temps le narrateur ne rend pas
compte du moment et de l’effet d’improvisation (qu’on utiliserait au théâtre comme effet
comique) : il ne sert que le réchauffé, la répétition par le zélé « manager » qu’est Basin, ce
qui ôte à la conversation sa qualité essentielle de spontanéité déconcertante. La
conversation dans la Recherche a le même caractère différé que l’écrit.
9 Les conversations sont un signe paradoxal (le signe de leur contraire, en termes
d’échange verbal) qui déplace de manière significative la mise en scène du parler
(conversations spontanées, à bâtons rompus...) vers l’art oratoire, avec les monologues.
Mais elles sont aussi un signe d’elles-mêmes. La conversation comme “signe de la
conversation” est de grand sens dans la culture française. Elle est une “institution
littéraire” au même titre que l’Académie et le “génie de la langue”18. Il faut la replacer
60

dans la série des références littéraires au Grand Siècle : aux Mémoires et bien sûr aux
Lettres, deux types de « dérivations écrites de la conversation19 » – à moins que ce ne fût
l’inverse. Il s’agit des conversations mondaines, au sens large dans le roman, car la
conversation des domestiques à l’office est présentée comme telle. D’autres, aux sujets
sérieux comme la stratégie et la littérature, pastichent un « dialogue littéraire en prose »,
à la manière de Platon mais surtout du XVIIIe siècle, en faisant alterner de la part du
comparse des répliques rhétoriques, soit questions, soit contradictions, qui permettent la
pleine exposition du sujet. Ce modèle ne contrevient pas aux principes de coopération
énoncés par la pragmatique discursive : il est un modèle de coopération où toute réplique
s’enchaîne pour avancer vers une conclusion logique, et former un discours de type
argumentaire, soit « la forme singulière de collaboration orale que les dialogues
platoniciens stylisent et imitent par écrit20 ».
10 Cette démonstration sous forme d’un tour de paroles n’a rien du naturel de la
conversation, tel qu’on l’entend ou l’attend dans un roman “réaliste”. En fait de
conversations, la Recherche offre des morceaux d’éloquence personnelle et des
représentations littéraires de la conversation, sous les espèces – plus ou moins pastichées
ou parodiées suivant les sujets – du dialogue philosophique. Dans cette catégorie se
rangent, pour la Recherche, le banquet de Doncières, la conversation sur Balzac avec
Albertine, celle sur la Nouvelle école avec les marquises de Cambremer et l’avocat “féru”
de Le Sidaner, ou (sous forme parodique) certains dialogues quasi pédagogiques de
Charlus sur l’homosexualité, même si la coopération des comparses (Brichot, Cottard) est
plus ironique et agressive que respectueuse et bienveillante comme il se devrait dans ce
genre littéraire. Il existe entre le parler et sa représentation en roman au moins une
« “épaisseur” d’art21 » : un principe de mise à distance dont les commentaires
linguistiques du narrateur-philologue sont une autre forme.

Le narrateur-philologue
11 Le narrateur-philologue ne manque jamais l’occasion de commenter ce qu’il “entend”, ou
plutôt d’adjoindre au souvenir des conversations ou paroles éparses qu’il rapporte, des
éléments de réflexion sur la langue. Ces commentaires touchent à peu près toutes les
disciplines linguistiques (phonétique, dialectologie, lexicologie...). Le point commun de
toutes ses remarques linguistiques est la sélection exclusive d’énoncés dissonants, de
“bruits” au sens de la théorie de la communication. Le narrateur ne se remémore, ne
donne pour typiques des énoncés attribués à chaque personnage, que les “fautes” ou les
exceptions à la règle (un giletier au parler littéraire, par exemple). La mise à distance se
manifeste de plusieurs manières et à différents degrés. Le premier est la simple
hétérogénéité énonciative manifestée par les guillemets qui isolent les paroles
rapportées. Ces énoncés sont le plus fréquemment cités pour être montrés : non
seulement pour leur sens, mais pour leur forme. À l’intérieur même de l’hétérogénéité
énonciative apparaît alors souvent une hétérogénéité en langue, manifestée par des
italiques, parfois redoublée ou remplacée par des guillemets, et renforcée par un énoncé
métalinguistique. Le commentaire métalinguistique, lorsqu’il n’émane pas du narrateur,
émane du “locuteur” lui-même (du type “ce que j’appellerais”, “comme vous dites”), au
point que les énoncés semblent toujours donnés à examiner dans leur littéralité.
12 En général, un mot commenté, souvent isolé par des guillemets, plus rarement par des
italiques, est repris plusieurs fois, le commentaire du narrateur étant alors répété, ou
61

fragmenté. L’autonyme est logiquement marqué typographiquement à sa première


apparition ; la seconde l’est souvent aussi, puis les occurrences suivantes ne sont plus
distinguées, soit que l’autonyme paraisse suffisamment hétérogène pour que le lecteur y
ajoute mentalement une marque de mise à distance, une « intonation spéciale22 », soit
qu’il se banalise par l’usage, ou encore qu’il soit reconnu comme typique d’un idiolecte à
la manière d’un tic de langage, attendu en quelque sorte. Le plus souvent les guillemets de
mise à distance s’emboîtent dans un discours rapporté, c’est-à-dire que la mise à distance
qu’ils représentent redouble la mise à distance d’une énonciation déléguée, comme
autant de cadres dans le tableau : miroirs, cartographies, portes ouvertes sur la langue.
L’importance quantitative du commentaire métalinguistique du narrateur est une
originalité de la Recherche, qui constitue en partie la prégnance de la question de la langue
française dans le roman. À la présence constante des discours rapportés s’adjoint cette
fameuse « herméneutique23 » qui semble seulement renforcer l’attention portée aux
langages.
13 Si la création de langages est un propos métalinguistique indirect de l’auteur, dans la
Recherche il joue en contrepoint avec le très évident commentaire métalinguistique du
narrateur, qui forme à proprement parler la thématique de la langue française dans le
roman. Mais le commentaire du narrateur n’existe pas seulement à côté d’une matière
linguistique qui lui serait extérieure. Par principe, le métalangage n’est pas dissociable du
langage sur lequel il s’appuie. Dans la Recherche, ce métalangage contribue à créer le
langage, à sélectionner l’anecdote linguistique (grammaticale, phonétique, sémantique), à
prélever de manière crédible dans les plus vastes conversations non rapportées quelques
citations typiques : l’idée linguistique peut être première et n’entendre qu’à titre
d’exemple ce qui l’intéresse. Le fait de langage que l’énoncé métalinguistique met à
distance et accentue comme autre, semblant désigner son autonomie, masque le fait qu’ils
sont profondément imbriqués et forment « tout un ensemble ».

NOTES
1. CG, II, p. 754.
2. Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Seuil (« Points »), Paris, 1953, p. 8.
3. Philippe Dufour, « La Science romanesque du langage », Les Temps modernes, nov-déc. 1999 et La
Pensée romanesque du langage, Seuil (« Poétique »), Paris, 2004.
4. Eric Bordas, Balzac, discours et détours : pour une stylistique de l’énonciation romanesque, Presses
Universitaires du Mirail (« Champs du signe »), Toulouse, 1997, p. 28.
5. CSB, p. 272.
6. CG, II, p. 843.
7. Geneviève Henrot, « Déviances discursives : portrait de Charlus en haut-parleur », BIP, Paris,
2001.
8. SG, III, p. 39.
9. CG, II, p. 754.
10. JF, II, p. 264.
11. Geneviève Henrot, art. cité.
62

12. Edith Barois, « Les conversations dans Du côté de Guermantes », BMP, n o 21, 1971, p. 1131-1146.
13. CG, II, p. 318.
14. Marc Fumaroli, « La conversation », Trois Institutions littéraires, Gallimard (Folio), Paris, 1994,
p. 127.
15. CG, II, p. 756.
16. CG, II, p. 508.
17. CG, II, p. 748-757, 768, 776.
18. Marc Fumaroli, Trois Institutions littéraires, op. cit. Titres des trois parties de l’ouvrage.
19. Ibid.
20. Ibid., p. 114.
21. CS, I, p. 40.
22. CS, I, p. 96.
23. Philippe Dufour, « La Science romanesque du langage », art. cité.
63

Chapitre III

L’arpenteur de la langue
1 Le narrateur-philologue présente un état de la langue française, ou plutôt un catalogue de
ses marges : ce qui dessine en creux une Norme, un français standard qui se passe, lui, de
commentaires. La présence massive des remarques qui se donnent pour savantes,
suffisamment informées pour que des linguistes aient vu « en Proust plus qu’un
pourvoyeur d’exemples et de cas, presque un confrère1 », crée l’illusion pour le lecteur
d’aborder le discours direct du roman comme un matériau brut, comme un échantillon de
langue orale, ce qui renforce l’illusion référentielle.

La néologie
2 L’auteur de la Recherche passe pour peu créateur de langue, sans doute parce qu’il n’a pas
laissé de termes nouveaux au français, mais également parce qu’il ne crée pas
ostensiblement de vocables, de type “mots-valises” (qui ne “prennent” pas forcément
dans la langue mais qui exhibent leur hétérogénéité dans un texte). Le narrateur donne
pourtant, sans le signaler, quelques exemples de créations lexicales, bel échantillon de
dérivations par suffixation. « Condoléancer2 », « un Charlus », le « charlisme3 », « le salon
bergottique de Mme Swann4 », « la grâce louisphilippement indienne », « un effet
ingresque5 » (non moins que « dreyfusard », « dreyfusiste », « dreyfusien ») sont des
manières peu discrètes de montrer comment on forge un terme. « La finesse expectante 6
» d’un sourire, l’« embusquage » pour dire « les planqués de l’arrière » pendant la guerre,
« une revue d’installage » (qu’on remarque à peine du fait de l’absence de guillemets et
qu’on accepte comme jargon militaire du fait du contexte, à Doncières7), « téléphonages8 »
et « ajoutages » (comme en écho aux ajoutailles de Montaigne), le verbe « losanger 9 » ou
encore les très modernes formations : « inglorieux », « insexualité10 », « inserviabilité11 »...
3 Pour n’être pas des exemples nombreux, à l’échelle des sept volumes de la Recherche, ces
formations néologiques montrent que Proust ne rejetait pas la néologie, comme « Contre
l’obscurité » aurait pu le laisser croire, dans son principe très académique de clarté
comme dans le détail de ses positions : « la véritable heure d’art de la nature, le clair de
64

lune où pour les seuls initiés, malgré qu’il luise si doucement sur tous, la nature, sans un
néologisme, depuis tant de siècles fait de la lumière avec de l’obscurité12 ». Le narrateur,
dans son commentaire sur la création lexicale, n’emploie pas le terme propre au
métalangage depuis le XVIIIe siècle, néologie, voire néologisme pour connoter l’abus de
nouveauté, mais simplement « mots nouveaux ». Le « nouveau » est commenté dans le
sens de l’éphémère de la création verbale (une manifestation de “la mode” par opposition
à “la coutume”13), plus que dans le sens d’une véritable réflexion, voire d’un jugement de
valeur sur la création lexicale à proprement parler. « Mentalité » est un exemple atypique
dans la Recherche. Il présente une quinzaine d’occurrences, c’est-à-dire qu’il est quatre ou
cinq fois plus cité que d’autres autonymes. Le terme est commenté avec une rare
insistance dans Du côté de Guermantes14 comme un mot nouveau :
– Vous ne saviez peut-être pas, monsieur le duc, qu’il y a un mot nouveau pour
exprimer un tel genre d’esprit.
4 propose l’archiviste au duc de Guermantes :
On dit « mentalité ». Cela signifie exactement la même chose, mais au moins
personne ne sait ce qu’on veut dire. C’est le fin du fin et comme on dit le « dernier
cri ».
5 Le duc en prend note :
– Ah ! mentalité, j’en prends note, je le resservirai, dit le duc. [...] mentalité me
plaît.
6 Puis « l’historien de la Fronde » confirme le phénomène, en y apportant l’appui de
l’Instruction publique (« Je suis membre d’une commission au ministère de l’Instruction
publique où je l’ai entendu plusieurs fois »), et la caution d’un académicien (« et même à
dîner chez M. Émile Ollivier ») :
– Mais mentalité est plus employé que talentueux.
7 Et le duc réplique ironiquement à ces “preuves” sans valeur mondaine :
Moi qui ne dîne même pas chez M. Émile Ollivier, j’avoue que je ne connaissais pas
mentalité.
8 Soit en dix lignes, cinq “mentalité” en position strictement autonyme : il s’agit d’une
véritable consécration du mot nouveau sur la scène publique du roman, dans le troisième
volume, au moment de l’Affaire Dreyfus. Au sens propre de « qualité de ce qui est
mental », le prétendu néologisme est daté de 1842, et dans le sens d’« état mental », de
1877, dans les sciences humaines15. Sa « valeur psychologique » se répand dans l’usage
courant à la fin du siècle. À ce titre l’expression « mot nouveau » qu’emploie le narrateur
serait plus juste que néologie, dans la mesure où il ne s’agit pas à proprement parler de
création lexicale mais de l’entrée dans l’usage courant, c’est-à-dire dans la parole et dans
la presse, comparable à l’entrée dans “le monde” d’un individu qui n’est pas né d’hier.
Avant la scène d’intronisation, trois attestations existent dans la narration matricielle.
Ces occurrences montrent une parfaite intégration du terme dans la langue : « une
mentalité qui n’était pas faite pour lui et l’empêchait de le connaître16 », « quelque
mentalité d’ingénieur pressé17 », « certains caractères de physionomie et de mentalité »...,
alors qu’il n’est signalé en tant que néologisme qu’à partir du Côté de Guermantes :
De même ce sous-officier noble [...], avait une « mentalité », comme on commençait
à dire, analogue à celle de tous les dreyfusards en général et de Bloch en particulier
18
.
9 Autour de cette première mise à distance – guillemets appuyés d’un commentaire
métalinguistique (« comme on commençait à dire ») – le terme apparaît deux fois dans un
65

discours rapporté, mais sans marquage particulier, de la part des locuteurs ni du


narrateur19. Après le festival autonymique qu’est la scène de “présentation” au duc du
mot nouveau, on trouve encore quelques occurrences dans la narration matricielle,
parfaitement intégrées20. On assiste à une sorte de datation de l’émergence de “mentalité”
dans le cadre même du roman, au moment de l’Affaire Dreyfus et en rapport avec la
scission de l’opinion française. Le terme, dans le roman, est un euphémisme, concis et
poli, pour qualifier dans l’entre-soi des anti-dreyfusards les dreyfusistes. “Mentalité” peut
résumer à lui seul les reproches moraux, religieux et nationaux, qui qualifient non moins
qu’ils condamnent les dreyfusards :
Il y a une donzelle, une cascadeuse de la pire espèce qui a plus d’influence sur lui et
qui est précisément compatriote du sieur Dreyfus. Elle a passé à Robert son état
d’esprit. – Vous ne saviez peut-être pas, monsieur le duc, qu’il y a un mot nouveau
pour exprimer un tel genre d’esprit, dit l’archiviste qui était secrétaire des comités
antirévisionnistes. On dit « mentalité »21.
10 Le roman apporte ensuite la “preuve par l’usage” de la banalisation du terme, par
extension de sens et par abandon de la connotation politique péjorative. Le commentaire
banal de Basin (« Il y a comme cela des mots nouveaux, qu’on lance, mais ils ne durent
pas... ») que l’on peut dans le fil du discours prendre comme argent comptant est
contredit par une démonstration disséminée dans le roman. Quant à la création lexicale
elle-même, à sa nécessité, à son adéquation au besoin, elle n’est ni commentée, ni a fortiori
contestée. “Talentueux” ne semble cité à la suite de “mentalité” que pour faire nombre, à
l’appui d’un propos général sur la néologie :
Il y a comme cela des mots nouveaux, qu’on lance, mais ils ne durent pas.
Dernièrement, j’ai lu comme cela qu’un écrivain était « talentueux ». Comprenne
qui pourra. Puis je ne l’ai plus jamais revu. – Mais mentalité est plus employé que
talentueux.
11 La seconde occurrence de “talentueux” est attribuée à Élodie de Cambremer, et n’est pas
autonyme : la jeune marquise ne parle pas du mot mais du talent de Madame de Sévigné :
« La trouvez-vous vraiment talentueuse ? » Le commentaire du narrateur est proprement
métalinguistique ; il porte sur le terme et complète en quelque manière le commentaire
de Basin et de l’historien de la Fronde, en s’attachant au contexte d’emploi :
Usant d’un mot qu’elle avait lu dans certains journaux, mais qui parlé et mis au
féminin, et appliqué à un écrivain du XVIIe siècle faisait un effet bizarre22.
12 Le jugement de valeur du narrateur, constatant un « effet bizarre », porte sur la
transposition du terme de l’écrit à l’oral, sa féminisation et son anachronisme concernant
un auteur classique. L’acceptabilité du terme n’est pas discutée, mais l’extension de son
usage, ce qui représente un commentaire indirect sur le néologisme : qu’un terme soit
acceptable dans le contexte discursif contemporain, et non applicable à des réalités
antérieures, suppose la reconnaissance de la nécessité d’une création lexicale pour rendre
compte de réalités nouvelles. Ce n’est d’ailleurs qu’une conception classique et restrictive,
une concession que les académiciens font au renouvellement de la langue. Mais la
transformation morphologique – ici la féminisation – que pratique la jeune marquise est
exemplaire du fonctionnement intégratif de la langue, que le narrateur expose sans
l’expliciter. L’espace temporel que ménage la Recherche, du moment où l’on « commençait
à dire » (dans les années 1890) à l’emploi banal dans la narration matricielle (après la
guerre de 14), montre que “mentalité” a pu se diffuser et se fixer dans la langue. Quoi
qu’en aient les observateurs de langue dans la Recherche (le narrateur et Basin pour ce qui
concerne cet aspect) dont les commentaires portent toujours sur la fugacité du nouveau,
66

les termes choisis pour exemples connaissent, dans le roman comme dans la langue, une
pérennité certaine.
13 Dans ce phénomène de “mots nouveaux”, de néologismes de formes, la question du mode
de création lexicale, pas plus que la question du sens du mot nouveau (de la nécessité de
sa création) ne sont explicitement abordées. Il existe quelques remarques spécifiques sur
le néologisme de sens, soit une acception nouvelle pour un terme ou une expression
existante, qui va souvent de pair avec un changement d’emploi grammatical. Pour ces cas
de changements, les commentateurs n’ont pas le recours d’un discours tout fait sur un
possible retour à l’état antérieur, comme celui de Basin selon lequel les mots nouveaux ne
“durent” pas, ou comme celui de Charlus s’adressant au narrateur :
Autrefois je me rappelle que vous vous amusiez à noter ces modes de langage qui
apparaissaient, se maintenaient, puis disparaissaient23.
14 Si le contraire d’apparaître est disparaître, dans le cas d’un glissement de sens,
l’opération mentale qui permet de concevoir un “contre-glissement” n’existe pas. Les
commentaires se bornent à souligner, voire à juger les néologismes de sens. Il existe de la
part du narrateur un seul commentaire explicitement normatif, porteur d’un jugement de
valeur, à ce propos :
Les montagnes, disait la fille de Françoise en donnant à intéressant un sens affreux
et nouveau, ce n’est guère intéressant24.

La Vue

15 D’autres termes reçoivent un commentaire moins direct, sinon moins appuyé, par le
procédé de répétition, de guillemets et de formules métalinguistiques de mise à distance,
à la manière de “mentalité”. Il en est ainsi du mot “vue”, au sens de carte postale ou de
panorama. Celui-ci apparaît quatre fois, encadré par des guillemets : trois fois par le
narrateur et de manière plus insistante encore par Charlus. Les premiers guillemets
soulignent le sens de paysage embrassé dans sa totalité par le regard :
Je m’arrêtai devant [la fenêtre ouverte] en une courte station et le temps de faire
mes dévotions à la « vue » que pour une fois elle découvrait au-delà de la colline à
laquelle était adossé l’hôtel et qui ne contenait qu’une maison posée à quelque
distance mais à laquelle la perspective et la lumière du soir en lui conservant son
volume donnaient une ciselure précieuse25.
16 La seconde “vue” est prise sur le vif, dans le mouvement, et néanmoins décrite par le
narrateur en termes de peinture, comme une image fixe (« vue peinte26 ») ou qu’il tente
de fixer à tout prix :
Le ciel devint d’un incarnat que je tâchais, en collant mes yeux à la vitre, de mieux
voir [...] mais la ligne du chemin de fer ayant changé de direction, le train tourna, la
scène matinale fut remplacée dans le cadre de la fenêtre par un village nocturne aux
toits bleus de clair de lune [...] ; si bien que je passais mon temps à courir d’une
fenêtre à l’autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et
opposites de mon beau matin écarlate et versatile et en avoir une vue totale et un
tableau continu27.
17 Le mot vue est donné pour ce qui est donné à voir (« la vue de Delft », « certaines vues de
Rome par Piranesi ») et se spécialise au fil du roman pour “photographie”, carte postale :
Je suis allé jusqu’à Orléans même, dans un de ces affreux wagons où on a comme vue,
entre des triangles d’ouvrages dits de « filet », la photographie des principaux chefs-
d’œuvre d’architecture du réseau. Il n’y avait qu’une place de libre, j’avais en face
de moi, comme monument historique, une « vue » de la cathédrale d’Orléans qui est
67

la plus laide de France, et aussi fatigante à regarder ainsi malgré moi que si on
m’avait forcé d’en fixer les tours dans la boule de verre de ces porte-plume optiques
qui donnent des ophtalmies28.
18 La remarque de Charlus décompose le mouvement linguistique (par analogie avec le
kinétoscope) de “avoir vue sur” à “vue”, pour photographie, et signale allusivement la
fixation du terme par le titre de Raymond Roussel, La Vue (1903), dont l’objet, ou le
prétexte, est justement une scène vue dans un « porte-plume optique ».
19 Le narrateur ne manque pas, précédemment dans le roman, d’insister, par des guillemets,
par des expressions synonymes dans le même passage (« poste de vigie »), sur l’origine de
cette acception nouvelle du mot “vue” : “point de vue”, qui désigne non pas ce que l’on
voit mais le lieu d’où l’on voit (le belvédère, non le panorama), en y incluant bien sûr celui
qui voit et l’activité de voir :
Mais de ce « point de vue » où je m’étais placé, j’aurais risqué de ne pas voir rentrer
M. ou Mme de Guermantes29.
20 Les puristes du roman, les personnages dont l’esprit et le langage sont “contemporains”
de temps plus anciens30 n’abrègent pas l’acte de voir, ce qu’on voit et d’où l’on voit en un
seul terme, comme en témoigne cette phrase, modèle de dissociation :
La marquise douairière ne se lassait pas de célébrer la superbe vue de la mer que
nous avions à Balbec, et m’enviait, elle qui de la Raspelière (qu’elle n’habitait du
reste pas cette année) ne voyait les flots que de si loin31.
21 Le narrateur en donne ensuite le résumé métonymique, comme pour mieux mettre en
valeur l’articulation logique de la précédente :
Or je n’avais jamais songé que la vulgaire plage de Balbec pût offrir en effet une
« vue de mer »32.
22 Le narrateur, s’il use couramment du mot vue pour photographie, ne confond pas l’un des
cinq sens avec l’objet de la vision, ne prend pas “l’effet pour la cause” (reproche fait à
Françoise qui pourrait s’appliquer à de nombreux cas dans la Recherche ), comme en
témoigne la logique de ses phrases, telle, à propos de la Raspelière, « l’avantage unique
dans le pays d’avoir vue à la fois sur la mer et sur la vallée33 ». Les Verdurin sont chargés
de pousser jusqu’à l’absurde l’autonomisation de l’effet, la séparation – dans la langue –
de l’acte ou de la capacité de voir de ce qui est vu, au point que M. Verdurin peut dire : « Il
verra la vue de la baie une autre fois. » Car la « Vue de la baie » devient dans le
vocabulaire des Verdurin un syntagme figé, presque un nom propre puisqu’il désigne le
lieu d’où l’on voit :
Je me plaignais de ne pas voir du salon les rochers de Darnetal qu’Elstir m’avait dits
adorables à ce moment où ils réfractaient tant de couleurs. « Ah ! vous ne pouvez
pas les voir d’ici, il faudrait aller au bout du parc, à la “Vue de la baie”. Du banc qui
est là-bas vous embrassez tout le panorama »34.
23 “Vue”, dans le cours du roman, est passé de l’acception de “capacité de voir” (référé à
celui qui voit) au “point de vue” (lieu, souvent élevé, où se trouve celui qui voit), à celle de
panorama puis de photographie (ce qui est vu ou donné à voir), pour finalement désigner
le lieu d’où l’on voit, qui prend plus volontiers le nom du lieu opposé qu’on y découvre :
Ces lieux de repos portaient à la Raspelière pour les maîtres de maison le nom de
« vues ». Et en effet ils réunissaient autour du château les plus belles « vues » des
pays avoisinants [...]. Le nom qui suivait le mot « vue » n’était pas forcément celui
d’un lieu de la côte, mais souvent de la rive opposée de la baie et qu’on découvrait,
gardant un certain relief malgré l’étendue du panorama. De même qu’on prenait un
ouvrage dans la bibliothèque de M. Verdurin pour aller lire une heure à la « vue de
68

Balbec », de même si le temps était clair on allait prendre des liqueurs à la « vue de
Rivebelle »35.
24 Le parc de la Raspelière d’où l’on a les meilleurs points de vue sur Balbec, sur Rivebelle,
devient par endroits la vue même qu’il offre dans une assimilation supposant une
inversion focale, ce dont on a confirmation par l’attitude des Verdurin pour qui au fond il
n’est plus nécessaire de regarder ; le paysage qui s’offre n’a plus d’importance, du
moment qu’on possède tant de “Vues”, incluses dans la location.
25 Cette mise en scène du mot implique une réflexion : sur la “vue”, de son “point” à son
objet et ses moyens (une des rares boutiques à Combray est celle de l’opticien), qu’il faut
replacer dans l’important discours sur la vision (autour d’Elstir, autour du style), et sur le
“point de vue” au sens d’opinion, que le narrateur ne manque pas de rapporter au lieu où
l’on se trouve (pour juger) : « Il me semblait alors tout d’un coup que mes parents ne
pouvaient pas ne pas les ressentir, qu’ils se trouvaient placés à mon point de vue, qu’ils
apercevaient à leur tour, absolvaient, épousaient mes rêves36. »

« Caviardé », « limogé »

26 « Caviarder » et « limoger », tous deux attribués à Mme Verdurin et considérés par le


narrateur comme des mots nouveaux, ne manifestent pas une idée nouvelle. La note de la
Pléiade indique que la métaphore du caviar, désignant la tache noire utilisée par la
censure pour masquer des termes ou des phrases, est répertoriée par le Supplément du
Littré de 1879. Mais le verbe, formé sur le mot caviar et qui atteste de la productivité
lexicale de la langue, n’est employé qu’à partir de 190737 et peut être considéré à bon droit
comme un néologisme. Son mode de formation est aussi métaphorique, humoristique et
daté que “limoger” pour “retirer son commandement à un officier et l’envoyer à
Limoges”, puisque le “caviar” comme moyen de censure est d’abord attribué à un tsar (ce
qu’évoque peut-être, par association, le surnom d’Anastasie donné à la censure, comme le
rappelle opportunément Brichot : « Pourvu que très haute et très puissante Anastasie ne
nous caviarde pas38 »). La première attestation de “caviardé” dans la Recherche est
soulignée par le narrateur, dans la même phrase que “limogé”, par un italique. Mme
Verdurin, à qui la phrase est attribuée, n’isole pas ces termes dans une intonation spéciale
rendue par des guillemets, puisque son but est que ces mots semblent à ses auditeurs tout
à fait intégrés à son répertoire, prouvant sa familiarité avec les instances politiques.
27 L’italique est ici le mode codifié de l’écrit pour souligner une hétérogénéité (titre
d’œuvre, mot étranger...) : il est directement “adressé” au lecteur :
C’est désolant, je vais téléphoner à Bontemps de faire le nécessaire pour demain, on
a encore caviardé toute la fin de l’article de Norpois et simplement parce qu’il
laissait entendre qu’on avait limogé Percin39.
28 Le commentaire du narrateur est dépréciatif pour ce qu’il qualifie de « bêtise » de l’esprit
bourgeois, jusque chez « les duchesses [qui] avaient le même plaisir à dire “limoger” » :
Car la bêtise courante faisait que chacun tirait sa gloire d’user des expressions
courantes, et croyait montrer qu’elle était ainsi à la mode [...]. Les duchesses font de
même d’ailleurs et avaient le même plaisir à dire « limoger » car chez les duchesses,
c’est, pour les roturiers un peu poètes, le nom qui diffère, mais elles s’expriment
selon la catégorie d’esprit à laquelle elles appartiennent et où il y a aussi
énormément de bourgeois40.
29 La critique s’adresse plus à l’esprit d’imitation (« tirer sa gloire », « être à la mode ») qu’au
phénomène néologique lui-même, au point que le narrateur ne parle pas d’expressions
69

nouvelles mais d’« expressions courantes ». “Limogé”, non repris ultérieurement, n’est
pas commenté comme mot nouveau : son association avec “caviarder” le fait étudier sous
cet angle. “Caviardé” est commenté comme néologisme quelques pages plus loin, à
propos d’un énoncé attribué à Brichot :
Malgré les accès de mauvaise humeur que provoquait chez lui la censure, chaque
fois que, comme il le disait avec son habitude d’employer les mots nouveaux pour
montrer qu’il n’était pas trop universitaire, elle avait « caviardé » une partie de son
article41.
30 Le jugement de valeur sur l’emploi de néologismes se limite à l’opposition à un certain
immobilisme dont l’université serait l’emblème, tandis que les commentaires sur la
création lexicale sont absents.

Néologisme ou mot-relique ?

31 Si le narrateur, voire Charlus, attirent l’attention du lecteur sur les questions de “vue”,
par des guillemets et par un vocabulaire métalinguistique, le commentaire concernant le
glissement de sens n’existe pas : les différentes “vues” qui forment une progression à
travers le roman permettent, par leur mise en série, de le reconstituer. On peut à bon
droit considérer l’acception-Verdurin comme un néologisme de sens, même si elle ne fait
pas l’objet d’un jugement de valeur, ni appréciatif – sur l’inventivité ou la capacité
« figurale » de la langue, par exemple –, ni dépréciatif comme dans le cas d’« intéressant »
(même si l’historiette de Charlus et sa chute humoristique tendraient à ridiculiser l’usage
de “vue” pour photographie). Le narrateur se borne à observer avec insistance l’évolution
du terme. Le mode de formation terminologique, pourtant mis en valeur à chaque fois par
l’association des termes : caviar>caviarder et Limoges>limoger, mental>mentalité et
talent>talentueux, n’est jamais commenté. Le narrateur désigne uniquement comme mots
nouveaux des exemples de dérivations de termes existants en français, et non la création
à partir de termes étrangers. On ne peut que constater que la suffixation semble plus
anglaise que française, sur le modèle de mentality et talentuous.
32 Pour limoger-caviarder, la création “réveille” l’image ou l’anecdote qui ont présidé à leur
formation. Le narrateur les perçoit comme hétérogènes, encore que pour peu de temps
puisque la répétition les émousse. Caviarder et limoger sont considérés comme
néologismes tant qu’il gardent trace de leur mode de formation, parce qu’on peut encore
entendre, non seulement le mot caviar et le nom Limoges, mais l’histoire et l’image qu’ils
contiennent. Dans caviarder sonne le typiquement russe de l’autorité impériale brocardé
par l’esprit français, dans limoger son équivalent français en terme d’autorité militaire :
ils portent l’humour d’une vérité politique, acéré comme une caricature, tant qu’on
entend le caractère curieux de leur formation. Le “bruit” que souligne le narrateur est
une trace : trace d’une image, d’une histoire, « la survivance d’une tradition locale, la
trace d’un événement historique42 ». Dans une certaine mesure, le mot ou l’expression
restent contemporains de leur période de création et leur signifiant n’émerge dans la
langue qu’autant qu’un iceberg dont le contexte d’apparition reste immergé. Il s’agit d’un
mobilier de la langue (métaphore récurrente dans la Recherche), au style daté, dont on
oublie le caractère hétéroclite pour la commodité de l’usage, mais dont l’ensemble
connotatif peut à tout moment resurgir. Il suffit que termes ou expressions soient sortis
d’usage un moment, c’est-à-dire au fond qu’on ait oublié leur usage utilitaire, pour que
« ainsi qu’un mobilier ancien, [les] expressions tombées en désuétude [soient] redevenues
70

imagées43 ». L’aspect saillant de certains éléments verbaux serait de l’ordre de l’image, ni


plus ni moins que dans un énoncé poétique ; la frontière ne passerait pas entre le nouveau
et l’ancien mais entre l’image perçue et l’image inactive, entre l’épaisseur, le déploiement
de l’image dans la perception de l’énoncé et la linéarité des signes enchaînés. Cette mise
en scène de l’apparition, puis de la répétition jusqu’à l’usure, non du terme mais de
l’attention que l’auditeur lui prête, jusqu’à la banalisation, jusqu’à ce que l’hétérogène se
fonde dans le fil du discours, est mille fois reprise dans la Recherche comme si elle avait
une vertu démonstrative propre.

Le mot familial
33 Un type de création lexicale ne se fond pas dans la langue : le mot ou l’expression forgés,
le « mot familial », qui continue à porter témoignage de l’origine de sa formation. Celle-ci
est rappelée chaque fois qu’il est prononcé. C’est la cause même de la colère du père Bloch
envers M. Nissim Bernard qui prononce « Schlemilh » ou « Meschores » devant des
gentils :
L’épithète de Schlemilh faisait partie de ce dialecte mi-allemand, mi-juif, dont
l’emploi ravissait M. Bloch dans l’intimité, mais qu’il trouvait vulgaire et déplacé
devant des étrangers44.
34 Leur hétérogénéité est irréductible (le narrateur les compare, du moins au regard de la
colère du père Bloch, à des « mots malsonnants 45 » qu’emploieraient des cocottes en
société, comme le manifeste, bien que le narrateur les dise « épithètes », le maintien de la
majuscule : « Quand les Meschorès sont là »). Au cours des amours de Swann, en quelques
jours de flirt et quelques pages du roman, se forme une création langagière : « faire
catleya » pour « faire l’amour »46, dont ni l’image ni l’anecdote ne peuvent s’user.
L’expression peut sortir d’usage, mais si elle est de nouveau utilisée, comme par le
narrateur dans son récit, elle doit être expliquée. Chaque usage « commémore » son
origine :
Et, bien plus tard quand l’arrangement (ou le simulacre rituel d’arrangement) des
catleyas, fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore « faire catleya »
devenue un simple vocable qu’ils employaient sans y penser quand ils voulaient
signifier l’acte de la possession physique – où d’ailleurs l’on ne possède rien, –
survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié 47.
35 De manière paradoxale, lorsque la « possession physique » a perdu toute la tendresse et
les précautions que supposait l’arrangement des fleurs (« Certains soirs elle redevenait
tout d’un coup avec lui d’une gentillesse dont elle l’avertissait durement qu’il devait
profiter tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des années ; il
fallait rentrer immédiatement chez elle “faire catleya”48 »), c’est encore le contraste avec
ces doux préliminaires commémorés qui, de « cette tendresse brutale et sans
vraisemblance faisait autant de chagrin à Swann qu’un mensonge et qu’une
méchanceté. » Son réemploi entre les amants, ou pour les autres exemples par les familles
(y compris le mot de la famille Verdurin qui « n’a pu être dit exactement » au narrateur,
pour cette fois strictement non omniscient49) est toujours une forme de citation, même si
on en oublie l’humour initial, comme dans le cas de Meschorès.
71

“Rachel-quand-du-seigneur”

36 Le narrateur invente également une expression de ce type, “Rachel-quand-du-Seigneur”,


mais pour s’amuser seul, sans besoin de complicité : la « maquerelle » ne comprend pas
l’allusion à « l’opéra d’Halévy ». « Mais ne pas la comprendre n’a jamais fait trouver une
plaisanterie moins drôle50. » La “plaisanterie” agit pour le narrateur à plusieurs niveaux :
il reprend la « manie » de son grand-père qui signalait, « sans malveillance » mais
systématiquement, que des camarades de son petit-fils étaient juifs, en fredonnant des
airs célèbres dont les paroles sous-entendues faisaient allusions à « la race élue 51 »,
notamment des airs de La Juive, opéra de Halévy (livret de Scribe). La nature du plaisir
comique résidait alors – du moins du point de vue du grand-père – dans la complicité
entre deux protagonistes excluant un tiers. « Rachel-quand-du-Seigneur » n’a dans
l’hypotexte aucun sens comique puisqu’il s’agit des premiers mots d’une déploration
paternelle, quand Rachel va être « livrée au bourreau ». Mais l’allusion fait écho à la
proposition de la Patronne du bordel : « C’est une Juive ! Ça ne vous dit rien ? [...] Pensez
donc, mon petit, une Juive, il me semble que ça doit être affolant ! Rah52 ! »
37 L’association systématique de Rachel et « quand du Seigneur » ne fonctionne pas
différemment du « Impossible ! c’est une vieille peinture italienne » qu’utilise Morel en
citant Flaubert. Dans la mesure où Charlie a lu L’Éducation sentimentale grâce à Charlus,
l’expression de Frédéric Moreau peut passer pour un élément de complicité, autour de la
notion de secret, entre les amants. Mais à la manière de Cottard qui cite du latin ou du
grec sans se préoccuper de ce que la citation s’intègre sémantiquement au contexte,
Morel se contente de ne jamais dire “impossible” sans le faire suivre du reste de la
citation. Le narrateur juge que « la plaisanterie n’a aucun sens transcrite ainsi 53 »... pas
plus que « Rachel » suivi systématiquement de « quand-du-Seigneur », qui ne s’en
différencie que parce que le narrateur la garde pour lui. L’appellation aura une utilité au
cours du roman pour différencier les étapes de la vie de Rachel, et de “plaisanterie” qui
désignait Rachel comme juive, Rachel-La Juive (ce que le narrateur juge redondant 54), elle
deviendra, en s’imprégnant du “contexte” de création, l’équivalent de « Rachel à vingt
francs55 ».
38 « Faire catleya » est le seul exemple de mot familial qui ne soit pas démarqué d’une
tradition littéraire (la Bible, un conte de Chamisso, La Juive...). S’il n’est pas réemployé
dans le roman par d’autres amants (le seul mot codé du narrateur et d’Albertine serait :
« prendre un bon »), sa reprise en est possible en dehors du roman, comme la « vieille
peinture italienne » de Flaubert par Charlus et Morel. Il suffit d’être “initié” ; mais les
probabilités sont faibles pour que le réemploi change le sens de l’expression, qui
demanderait plutôt une réitération de la mise en scène : avant la reprise de l’expression,
l’arrangement des fleurs. Les commentaires du narrateur concernant la création lexicale,
de celle qui passe dans la langue à celle qui reste privée, ne relèvent pas, lorsqu’on les met
en série, d’un purisme excluant toute nouveauté. Ils soulignent l’acte déjà commémoratif
que représente le « mot nouveau » : relique d’un événement auquel il survit, dont il
témoigne et auquel il permet, en contenant tout son sens, de se redévelopper dans sa
dimension narrative.
72

L’emprunt
39 L’attitude envers les emprunts aux langues étrangères, nationalisés (xénismes) ou
récents, est le second indice de tolérance, avec la néologie, d’un discours normatif :
M. Dechanel trouve donc que « la langue française, si belle, va se corrompant ».
C’est assez juste, mais il a négligé d’appuyer cette opinion d’exemples solides ; il ne
fait allusion ni à l’invasion grecque, ni à l’invasion étrangère [...] Une langue est
toujours pure quand elle s’est développée à l’abri des influences extérieures. C’est
donc du dehors que sont venues nécessairement toutes les atteintes portées à la
beauté et à l’intégrité de la langue française. Elles sont venues de l’anglais : après
avoir souillé notre vocabulaire usuel, il va, si on n’y prend garde, influencer la
syntaxe, qui est comme l’épine dorsale du langage ; du grec, manipulé si sottement
par les pédants de la science, de la grammaire et de l’industrie ; du grossier latin des
codes que les avocats amenèrent avec eux dans la politique, dans le journalisme, et
dans tout ce que l’on qualifie science sociale56.
40 L’acceptation de ces “étrangers” et leur emploi sont inversement proportionnels au
purisme du commentateur : ici du narrateur. Les anglicismes d’Odette forment la partie la
plus visible des emprunts aux langues étrangères. L’hétérogénéité en langue, relative
dans la mesure où les termes employés par Odette sont courants, déjà intégrés en français
57
, est renforcée par une hétérogénéité énonciative : elle fait entendre ses anglicismes par
un « accent anglais » :
Ce sera un parfait gentleman, ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à la
phrase un accent légèrement britannique58.
41 L’accent tend à contaminer l’ensemble de la phrase, voire tout énoncé, qu’il compte ou
non un anglicisme : « “Vous me trouverez tous les jours un peu tard, venez prendre le
thé”, [...] ces mots prononcés par elle avec un accent anglais momentané59. » Le narrateur
ne mentionne pas à chaque fois l’accent d’Odette et les italiques représentant la langue
étrangère ne sont pas redoublés pas des guillemets qui signaleraient l’accentuation ; on
sait une fois pour toute qu’elle fait entendre la non conformité des anglicismes (« elle
croyait montrer de l’originalité60 »).
42 Les commentaires du narrateur insistent sur le snobisme de « l’accent anglais
momentané » de Mme Swann, sur ses intentions de faire « chic ». Mais le chic a beau, par
principe, devenir « tocard »61, l’anglais d’Odette persiste tout au long du roman. Il s’agit
plus de la représentation d’un bilinguisme que d’emprunts. « Odette [a] été livrée tout
enfant à un riche anglais » et parle couramment cette langue, à l’adresse du narrateur
(lorsqu’elle veut médire à son aise, oubliant que « tout le monde savait l’anglais 62 » sauf
lui) et bien sûr avec sa fille, ce qui provoque la scène où le narrateur voit la langue
étrangère se dresser entre elle et lui63. Odette n’use pas plus que d’autres de xénismes,
mots intégrés avec leur orthographe et leur prononciation dans la langue (groom, lift,
smoking), mais ses emprunts ne se résument pas à quelques termes piquetés ici et là
comme d’autres personnages peuvent le faire, en différentes langues. Ses anglicismes
remplacent parfois un membre de phrase, comme « je ne suis pas fishing for compliment »,
« Et vos babys64 ? » ou son célèbre « prendre a cup of tea65 ». Ils sont littéralement traduits
comme « je n’ai pas réalisé66 » ou, ce qui est plus représentatif encore du bilinguisme,
importés et conjugués comme un verbe français :
Alors, me disait-elle, c’est fini ? Vous ne viendrez plus jamais voir Gilberte ? Je suis
contente d’être exceptée et que vous ne me « dropiez » pas tout à fait 67.
73

43 “Être exceptée” et “droper” ne sont pas signalés typographiquement de la même


manière, puisqu’“excepté” existe en français, comme “intéressant” ou “réaliser”. Les
éditeurs de la Pléiade commentent d’ailleurs « pour que je fusse plus “confortable” » (to
feel comfortable)68 comme exemplaire de l’audace adaptative d’Odette. Le sorbonicole
Brichot fait pourtant mieux encore, lorsqu’il substantivise struggle for life : « Ce struggle for
lifer de Gondi 69 », sans plus se préoccuper, comme il le ferait pour le latin, de la
signification ni de la structure grammaticale d’origine (mais avec le maintien d’une
graphie anglaise au contraire du « struggle-for-lifeur » d’Alphonse Daudet70). L’ensemble
de ces observations ne va pas dans le sens des conclusions d’Olivier Chantraine 71 sur
l’incompétence angliciste d’Odette, sur le fait que ses expressions tombent à faux, comme
le manque de « fair-play » des Allemands qui tendrait à laisser entendre que la guerre est
un jeu. Le narrateur pointe sans cesse la légèreté dans l’emploi de la langue, la tendance à
l’exagération pour des sujets frivoles – mais il ne le relève que lorsque lui-même doit
accepter la mort, d’Albertine notamment – ou à la minoration des sujets graves (« Il est
mort ? mais non, on exagère »). Odette paraît le seul personnage bilingue, ou dont le
langage est la représentation d’un bilinguisme, dans le roman.
44 Si sa compétence est approximative, elle ne l’est qu’à l’exemple de toutes les compétences
linguistiques du roman et même à celui du narrateur en matière d’anglicismes, qui, s’il
sait moquer « smoking », ou « portes revolver » pour « revolving door », peut évoquer des
« rocking-chair [...] allongés devant une table de fer » 72. Le philosophe norvégien offre un
exemple drôle de traduction littérale à partir d’une langue étrangère, la traduction
approchée corrigeant immédiatement la traduction “juste” – ce qui offre un effet de
comparaison très pédagogique :
Si je me suis permis ce questionnaire – pardon, ce questation – c’est que je dois
retourner à Paris [...]. Mon confrère – français M. Boutroux, doit nous y parler des
séances de spiritisme – pardon, des évocations spiritueuses 73.
45 Dans la série limitée des langages “cosmopolites” de la Recherche (à laquelle
appartiennent ceux du directeur de l’hôtel de Balbec et de Norpois), la manipulation
bilingue d’Odette, jusqu’à l’hybride « Redfern fecit74 ? », est virtuose. Le commentaire du
narrateur, pas plus que celui d’aucun puriste comme Charlus, ne déprécie les
performances de Mme Swann.
46 Il ne signale pas non plus, comme il le fait pour les fautes de Françoise, qu’Odette ne dévie
le sens de l’anglais que « comme la langue française elle-même75 ». Et pourtant, deux
réflexions disséminées, sur le “smoking” et sur les portes à tambour, permettent de faire
ce rapprochement :
(Disons en passant, pour les amateurs d’un vocabulaire plus précis, que cette porte
tambour malgré ses apparences pacifiques, s’appelle porte revolver, de l’anglais
revolwing door [sic])76.
47 Le comique de cette traduction n’échappe pas et le narrateur, toujours pince-sans-rire,
n’y ajoute rien. Il détaille davantage le non-sens de « ce qu’on appelle à Paris smoking »,
employé par ailleurs une bonne douzaine de fois de manière tout à fait “française” (c’est-
à-dire, précise la note de la Pléiade, dans le sens de dinner jacket, alors que smoking jacket
est une veste d’intérieur) :
Le public remarquait tout de suite dans une de ces petites baignoires découvertes
où l’on ne tient que deux, cet Hercule en « smoking » (puisqu’en France on donne à
toute chose plus ou moins britannique le nom qu’elle ne porte pas en Angleterre) 77.
74

48 Il s’agit du seul anglicisme qui bénéficie d’un commentaire et d’un marquage


typographique, en toute logique puisque le xénisme n’est plus étranger : c’est un élément
intégré dans la langue d’accueil dont seul le puriste perçoit l’hétérogénéité
morphologique. Le narrateur en use d’autant plus que les anglicismes sont fréquents dans
le vocabulaire mondain, ce qu’un puriste évite si l’équivalent français existe (voire en
forgeant l’équivalent). Smoking, groom (en alternance avec chasseur dont le narrateur ne
manque pas de souligner aussi l’incongruité en y associant systématiquement les
chasseurs d’Assurbanipal), lift (dont l’anecdote sur la prononciation de Bloch, qui pense
que tous les anglais mâles sont lords et que tous les i se prononcent aï, ne fait que
souligner l’origine), mais aussi yachting, yachtwomen, clubmen, wattmen, dandy,
loopings, stock, sandwiches au chester78, un manager (à propos de Basin...), « regagner
leur home », porter un toast, aller « à quelque five o’clock 79 » (Legrandin), « l’époque
sédentaire de la season80 », « meeting sportif » (alors qu’Odette utilise meeting pour une
réunion mondaine81, ce qui fait contraste avec la spécialisation du xénisme, mais qui n’est
pas absurde à strictement traduire), etc. Charlus, de la part duquel on s’attend le moins à
l’emploi de xénismes, emploierait selon le narrateur momentanément omniscient
(discours intérieur reconstitué), tout comme Oriane au français « sans alliage82 », et
comme Mme Verdurin qui en donne une amusante définition83 le mot “flirt” (dont les
puristes rappellent l’origine française84) :
Alors je transformerai par ma propre faute un flirt sans conséquence et qu’on mène
comme on veut, en un grand amour, chose difficile à gouverner 85.

Couleur locale

49 Pour ce qui concerne les emprunts (ponctuels, non fixés dans la langue, relevant de la
responsabilité du locuteur), le plus souvent marqués par de simples italiques, on trouve
en général dans le discours qui les accueille une sorte de justification thématique à leur
emploi : qu’on parle de l’Angleterre, ennemi héréditaire ou Alliés du jour selon qu’on est
anglophobe ou anglophile (version Charlus ou version Basin), et l’emprunt est en
quelques manière justifié. Les discours de Norpois offrent toujours un bel exemple de
cette contamination de l’énoncé par le thème du discours. Mais son « langage
diplomatique », en cela beaucoup plus « cosmopolite » que le langage du directeur de
l’hôtel de Balbec qui ne prononce jamais un mot étranger, est à ce point truffé
d’emprunts et de xénismes, que leur justification “locale” a peu de sens. Il est amusant
que le français, traditionnellement employé comme langue diplomatique parce que plus
“clair”, plus intelligible – justification linguistique à la domination politique –, soit
représenté non sans vraisemblance dans la Recherche comme une langue codée, absconse,
réservée aux initiés. Il n’y aurait aucune vraisemblance à ce que le français diplomatique
soit influencé par les langues des interlocuteurs puisqu’elle est la langue d’échange (le
français des étrangers de la Recherche est représenté par quelques approximations
sémantiques et par des « accents » (les r de la princesse Sherbatoff), mais pas par l’emploi
intermittent de leur langue, qui pourrait seul contaminer la langue de l’interlocuteur,
parce qu’il serait amené à les traduire). Quoi qu’il en soit, les discours de Norpois ne sont
que des rapports par l’ambassadeur, dans ses conversations ou ses articles, de ce qu’est un
échange diplomatique, et l’on peut penser que les emprunts sont surtout utiles à la
couleur locale, à l’ambiance internationale, nécessaires à la mise en condition du lecteur.
75

Les anglicismes du narrateur

50 Les emprunts du narrateur, ses anglicismes, ne sont pas toujours justifiés par le contexte,
et en tout cas jamais commentés au-delà de l’italique conventionnel. Par exemple, alors
que le pianiste Delambre vient de mourir, Brichot tient à exprimer son émotion aux
Verdurin par une poignée de main significative :
Le shake-hand plein d’émotion que [...] Brichot donna au Patron86.
51 Ou bien, évoquant après la guerre le souvenir du dreyfusisme, maintenant « intégré dans
une série de choses respectables et habituelles », le narrateur affirme que « ce n’était plus
shocking »87. Dans le premier cas, il s’agit d’attirer l’attention sur le sens littéral de “shake-
hand”, plus adapté à la circonstance sans doute qu’une main serrée (à « l’allemande » ou à
la Charlus88), avec quelque force que ce fût (« Brichot craignait que sa poignée de main
n’eût pas été comprise »). Pour shocking, il faut se référer à l’ensemble des remarques du
narrateur sur « je suis choquée » qui rappelle le sens physique de “coup”, et à la nuance
entre “choqué” et “choquant” (voire « choquable89 »), le dernier gardant en français une
connotation d’indécence que peut-être shocking n’a pas, mettant plus l’accent sur la
réception du « choc » (est shocking tout ce qui choque) que sur la qualité choquante
intrinsèque de telle ou telle chose. C’est là, de la part du narrateur, une forme de
bilinguisme à la manière d’Odette, qui lui fait choisir un terme anglais parce qu’il est plus
juste, et non parce qu’il est à la mode, ou « dicté » par un contexte.

Hétérogénéités latines

52 L’autre langue fréquemment présente dans les langages des personnages est le latin. La
quantité de mots latins intégrés au français (ayant conservé leur graphie et leur sonorité
latine) n’est ni très nombreuse ni très variée dans la Recherche, ni plus ni moins que les
termes anglais dans le vocabulaire mondain. Les nombreux aquarium, album, géranium,
les moins nombreux medium, harmonium, et les plus rares gramen, albumen,
compendium... ne sont l’objet d’aucun marquage typographique ni d’aucun commentaire
métalinguistique. Ils sont présentés comme français. La citation latine est commentée,
comme un pédantisme, par le narrateur qui laisse toutefois entendre qu’au-delà de la
déformation professionnelle brichotienne, elle reste une valeur, un étalon de
l’« intelligence », selon la définition des Courvoisier – ce que le narrateur appelle plutôt la
culture –, si l’on en juge par la « satisfaction », voire « l’orgueil » de placer à propos une
citation :
On se dira : « Ab uno disce omnes. » (La satisfaction d’avoir trouvé à point nommé,
dans sa mémoire, une citation si opportune, éclaira seule d’un orgueilleux sourire la
mélancolie du grand seigneur trahi)90.
53 Mais au-delà de la critique de l’usage des citations latines par des non-latinistes, le critère
de la relation de sens entre phrase française et syntagme latin justifie ou disqualifie la
tentative :
Il suffirait que quelque médicastre de province passât, pour qu’on dise que je ne
prêche pas d’exemple. « Os homini sublime dedit cœlumque tueri », ajouta-t-il, bien que
cela n’eût aucun rapport, mais parce que son stock de citations latines était assez
pauvre, suffisant, d’ailleurs pour émerveiller ses élèves91.
76

54 Cancan livre avec une désarmante naïveté, car ce n’est pas un snob, le secret de ce latin
de pages roses, comme le nomme Antoine Compagnon, sans dissimuler son incapacité à
mémoriser plus de trois mots latins, mais en en ayant retenu le sens :
Il ne faut pas faire d’exagération dans un sens ni dans l’autre. In medio... virtus, ah !
je ne peux pas me rappeler. C’est quelque chose que dit le docteur Cottard. En voilà
un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir ici un petit Larousse 92.
55 La remarque la plus intéressante est celle du duc et de la duchesse de Guermantes à
propos du Sic transit gloria mundi de Saint-Loup, à qui ils ne reprochent pas tant une
citation latine que de ne l’avoir pas “signalée” comme telle, de l’avoir grammaticalement
intégrée à la phrase, à l’égal d’un terme français (qui serait d’ailleurs commutable : je ne
connais pas d’exemple de trépas plus touchant) :
– Mais comment, Madame, l’autre jour il a dit dans une seule phrase, d’un seul
trait : « Je ne connais pas d’exemple de sic transit gloria mundi plus touchant » ; je dis
la phrase à Votre Altesse parce qu’après vingt questions et en faisant appel à des
linguistes, nous sommes arrivés à la reconstituer, mais Robert a jeté cela sans
reprendre haleine, on pouvait à peine distinguer qu’il y avait du latin là dedans, il
avait l’air d’un personnage du Malade imaginaire ! Et tout ça s’appliquait à la mort de
l’impératrice d’Autriche !
– Pauvre femme ! s’écria la princesse93.
56 Ce type d’intégration suppose que l’interlocuteur connaisse la citation, qui n’est pas là
pour orner le discours, l’exemplifier ou le redoubler comme le font habituellement les
citations latines – que, pour cette raison, on peut se dispenser de comprendre comme le
montre l’usage de Cottard –, mais qui est le terme-clé de la phrase, celui sur lequel
s’appuie le sens. La citation ici est extrêmement connue quoique la mauvaise foi d’Oriane
en dise : « “Elle ne pleure pas la mort de sa sœur, elle la rit aux éclats. Elle se dit
probablement, comme Robert, que sic transit, enfin je ne sais plus”, ajouta-t-elle par
modestie, quoiqu’elle le sût très bien94. » La critique porte sur l’absence de soulignement
chez le locuteur, l’absence de séparation (« dans une seule phrase, d’un seul trait »), de
distinction (« c’est à peine si on pouvait distinguer »), habituellement manifestées dans le
texte – outre les italiques – par des signes typographiques qui isolent en les encadrant la
citation, entre deux points et un point d’exclamation (« Ah ! il a pu dire justement [...] :
Qualis artifex pereo ! Mais lui du moins 95... »), un tiret et un point d’exclamation (« –
Maecenas atavis edite regibus ! dit Brichot96 »), une virgule et un point (« cela [...] peut [...]
vous donner l’idée de la rue Montalivet, il y a vingt-cinq ans, grande mortalis aevi spatium 97
») voire des parenthèses :
J’espère qu’en tout cas, même si (Dii omen avenant) le Baron ne devait plus retourner