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Université Lumière Lyon 2

École doctorale : Lettres, langues, linguistique, arts


Faculté des Lettres et des Sciences du langage
Centre de recherche PASSAGES XX-XXI

La Poésie et la « Révolution de l’existence


quotidienne »

par Pascal BILLON-GRAND


thèse de doctorat en Lettres et Arts
sous la direction de Dominique CARLAT
présentée et soutenue publiquement le 22 septembre 2010

Membres du Jury : Dominique CARLAT, Professeur des universités, Université Lyon 2 Laurent
JENNY, Professeur des universités, Université de Genève Bruno GELAS, Professeur des universités,
Université Lyon 2 Martin RUEFF, Maître de conférences, Université Paris 7 Jean-Marie GLEIZE,
Professeur des universités, École normale supérieure de Lyon
Table des matières
Contrat de diffusion . . 6
[Dédicace] . . 7
Remerciements : . . 8
Preambule : Vers une théorie des pratiques . . 9
Introduction . . 12
ère
1 partie : Le divorce des poètes et de la société . . 19
1) Une révolte en contexte . . 19
Un Cadre historique déterminant : . . 19
Les deux Guerres Mondiales ou l’effondrement supposé de la civilisation :
.. 21
2) L’effondrement de la civilisation et de sa culture . . 23
La Chute de la civilisation occidentale : . . 23
La Faillite de la Culture : . . 24
Démonstration clinique d’une maladie de la civilisation : . . 25
3) Le monde de l’Anti-Poésie . . 27
a) La critique du système de pensée occidental : . . 27
b) La Critique sociale : . . 35
c) La Critique de l’existence quotidienne : . . 55
4) L’Expérience de la rupture . . 62
a) L’intransigeance d’une rupture sans retour : . . 62
b) La Tentation de la fuite : . . 72
c) Une Posture d’agression : . . 81
5) La Fin de l’art comme activité séparée . . 94
a) Complicités et impuissances de l’art . . 94
b) De l’art comme pratique existentielle . . 104
ème
2 partie : Poésie et Révolution . . 113
A) La Révolution poétique . . 113
1) Langage et idéologie : une nouvelle façon d’être politique pour la littérature
.. 113
2) La Révolution du langage poétique . . 123
3) Le Système dynamique du romantisme allemand . . 178
4) Changer la vie, c’est la poétiser . . 196
5) Apories du programme poétique . . 222
B) Le Délicat mariage de la poésie et de la politique . . 277
1) Politisation des avant-gardes poétiques . . 278
2) L’Impossible équilibre d’une poésie au service de la révolution . . 299
3) Il faut réinventer la révolution . . 318
4) Pour une révolution totale . . 333
C) La Révolution au service de la poésie . . 336
1) Le Dépassement de l’art et la réalisation de la poésie . . 336
2) Le Développement d’une expérimentation-vie . . 345
3) Liberté et Autonomie . . 373
4) Le Devenir-révolutionnaire . . 396
5) Une Société dynamique : l’Etat poétique . . 411
6) La Libre construction de l’existence quotidienne . . 448
ème
7) Un Socialisme du XX siècle . . 480
8) Mai 1968, révolution poétique manquée . . 510
ème
3 partie : Impasses et perspectives utopiques . . 522
A) La Révolution introuvable . . 522
1) L’Horizon introuvable de la Révolution . . 522
2) Le Perpétuel problème du public . . 547
B) Mythe et dynamique de l’utopie . . 567
1) Comment soulever ses lecteurs ? . . 567
2) Perspectives du mythe . . 576
3) Le Tragique moderne du révolutionnaire . . 586
4) La Dynamique de l’utopie ou l’appel à la praxis du lecteur . . 601
Conclusion . . 611
1. Peinture pessimiste du moment présent : . . 612
Un Constat d’échec ?: . . 612
Fin de la politique ?: . . 614
Mai 1968, l’ennemi à abattre : . . 616
La Place des idées surréalistes et situationnistes dans les luttes actuelles :
.. 617
2. Les Leçons de la minorité : . . 622
Si une société tire sa dynamique de sa minorité… : . . 622
Détournement et critique : . . 623
Bibliographie . . 626
Œuvres : . . 626
a) Revues, Ouvrages collectifs, Anthologies . . 626
b) Auteurs . . 627
Critique : . . 639
a) Théorie littéraire, esthétique . . 639
b) Histoire des avant-gardes . . 640
Philosophie, Sciences Humaines, Politique : . . 643
Theodor W. Adorno – Max Horkheimer : . . 643
Louis Althusser : . . 643
Aristote : . . 643
Michel Bakounine : . . 643
Walter Benjamin : . . 643
Yves-Marie Bercé : . . 644
Albert Camus : . . 644
Gilles Deleuze : . . 644
Jacques Derrida : . . 644
Uri Eizenzweig : . . 644
Michel Foucault : . . 645
Charles Fourier : . . 645
Sigmund Freud : . . 645
Ivan Gobry : . . 645
G.W.F. Hegel : . . 645
Johan Huizinga : . . 645
Alexandre Kojève : . . 645
Philippe Lacoue-Labarte – Jean-Luc Nancy : . . 645
Paul Lafargue : . . 646
Henri Lefebvre : . . 646
Jean Maitron : . . 646
Karl Marx : . . 646
Friedrich Nietzsche : . . 646
Jacques Rancière : . . 646
Paul Ricœur : . . 647
Jean-Jacques Rousseau : . . 647
Jean-Paul Sartre : . . 647
Henry David Thoreau : . . 647
Tiqqun : . . 647
Léon Trotsky : . . 647
Résumé/Summary : . . 648
La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Contrat de diffusion
Ce document est diffusé sous le contrat Creative Commons « Paternité – pas d’utilisation
commerciale - pas de modification » : vous êtes libre de le reproduire, de le distribuer et de le
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[Dédicace]

[Dédicace]
A LILI, sans qui ce travail n’aurait pas eu autant de sens et de valeur, durant ces six dernières
années…

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Remerciements :
à Dominique CARLAT, pour son précieux soutien et ses conseils avisés tout au long de mon travail.
à Bruno GELAS, Jean-Marie GLEIZE, Laurent JENNY et Martin RUEFF, pour l’intérêt qu’ils
ont bien voulu accorder à ce travail.
à Geneviève BILLON-GRAND, pour son patient et précieux travail de relecture et de
corrections de ma thèse.
à ma famille et à mes proches, pour leur soutien moral indéfectible tout au long de ces six
années de travail.

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Preambule : Vers une théorie des pratiques

Preambule : Vers une théorie des


pratiques

Il est une évidence que l’on répète bien peu : la littérature, avant d’être un jeu avec
des signes, est une pratique existentielle. La critique, à force de la noyer dans des
discours abstraits, parcellaires et spécialisés, a bien fini par masquer cette réalité. C’est
peut-être répéter à notre tour un lieu commun que de remettre ainsi en question, en
guise de préambule, les formes éprouvées du discours sur la littérature : structuralisme,
« biographisme », approche génétique, sociocritique, grilles psychanalytiques freudiennes,
jungiennes ou lacaniennes, et nous en passons. Il ne s’agit nullement, d’ailleurs, de
contester la pertinence et les apports de ces diverses écoles. Nous traduisons ici le malaise
suivant : de la même façon que la médecine moderne découpe et structure l’étude du corps
humain en sphères autonomes et spécialisées, perdant ainsi toute appréhension et toute
compréhension globales de la réalité à fois psychique et physique - tout en un - d’individus à
l’activité et au vécu réels, la critique littéraire semble perdre la saisie globale et concrète des
enjeux de l’activité artistique, à force de scinder son objet en approches spécialisées. Elle se
penche sur des œuvres, en isole tel ou tel aspect, et les passe au crible d’une grille de lecture
pré-formatée et générale. Elle dissèque, elle cherche du sens sous le sens. Ce faisant,
elle ne fait jamais, le plus souvent, que retrouver et confirmer ses propres présupposés de
départ. Autrement dit, elle souffre du péché de l’idéologie : au lieu de se définir en fonction
des enjeux propres à telle ou telle œuvre, elle tente de réduire la singularité d’une activité
concrète à un système d’analyse pré-défini. En d’autres termes, et pour paraphraser Marx,
elle « marche sur la tête ». A la longue, elle semble oublier que les œuvres sont le produit
singulier d’une activité concrète : celle d’hommes et de femmes qui, en fonction de leur
culture propre, d’un problème donné, d’une situation particulière, créent tel ou tel type de
forme selon telle ou telle visée particulière. La théorie des pratiques, que nous appelons
de nos vœux, se propose de renverser l’appréhension des choses et de retrouver ainsi
une totalité perdue. Elle ne peut considérer les œuvres comme un produit autonome que
l’on pourrait appréhender en dehors de toutes considérations extérieures. Elle se refuse,
de même, à ramener ses enjeux au moule unique d’un système idéologique, à une grille
d’analyse pré-établie qui essaie à tout prix de faire passer des ronds pour des carrés. Elle
tente, ce faisant, de re-problématiser les œuvres et de les revivifier. Ainsi, tandis qu’en
son temps Roland Barthes proposait de réduire l’histoire de la littérature à une histoire des
signes de la littérature, avec les avancées pour la pensée de la littérature que l’on sait, nous
proposons, nous, de la ramener à une étude des pratiques littéraires. Ces deux approches
ne sont d’ailleurs pas forcément incompatibles, à condition de considérer que ce jeu avec
les signes est la traduction d’enjeux existentiels.
La littérature nous apparaît abstraite, en effet, au mieux un divertissement contingent,
tant qu’on n’a pas fait l’effort de chercher le problème et la situation auxquels elle répond.
Il ne s’agit donc pas d’étudier les œuvres comme si elles allaient de soi, mais d’essayer de
mettre à jour leurs enjeux propres, en rapport et en réponse à une situation ou à un problème
donnés. Ainsi notre étude porte moins sur un produit fini (le texte) que sur la production
qui le constitue et qu’il met en scène. Par là s’efface la barrière entre œuvre et vie, ainsi
qu’entre théorie et pratique – du moins, dans l’idéal. A ce compte, la lecture ne peut plus
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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

se limiter au déchiffrement des signes de l’œuvre mais doit prendre en compte ceux de son
processus – ou disons plutôt qu’elle considère désormais les signes de l’œuvre comme les
signes d’un processus. Pour ce faire, il s’agit de reprendre les choses à la racine. Toutes
proportions gardées (bien que, dans le cas particulier de notre étude, la comparaison ne soit
pas exagérée), si l’élaboration d’une œuvre relève d’intentions stratégiques plus ou moins
avouées, nous pouvons reprendre telle citation de Clausewitz au compte d’une théorie des
pratiques : « Dans toute critique stratégique, l’essentiel est de se mettre exactement au
point de vue des acteurs ; il est vrai que c’est souvent très difficile » ; et Guy Debord de
commenter :
« Le difficile est de connaître toutes les circonstances où se trouvaient les
acteurs dans un moment déterminé, afin d’être par là en état de juger sainement
la série de leurs choix dans la conduite de leur guerre […]. Il faut donc savoir ce
qu’ils voulaient avant tout et, bien sûr, ce qu’ils croyaient ; sans oublier ce qu’ils
1
ignoraient. »
Pour le critique, toute la difficulté est effectivement : mettre à jour un problème, trouver la
façon dont il s’agence par rapport à une situation donnée, l’issue qu’il tente de dégager, ses
options stratégiques, les croyances dans lesquelles il est ancré, ses limites, ses faiblesses
et ses forces. Cela, il tente de le saisir à travers l’étude de l’œuvre elle-même mais aussi
de tous les documents extérieurs produits par l’auteur (correspondances, témoignages,
essais critiques, notes de lecture, etc.) pouvant contribuer à éclaircir ses perspectives et ses
connaissances. De la même manière, l’étude des pratiques, loin de s’attacher à un système
explicatif unique, se veut une critique totale. Sans réduire son point de vue à une école
particulière, à l’exclusion de toutes les autres, elle est susceptible d’intégrer dans son propos
la totalité des apports conceptuels existants. La biographie de l’auteur l’intéresse tout autant
qu’une analyse de type structuraliste de ses œuvres, les apports de la sociologie tout autant
que ceux de la psychanalyse. Elle doit être capable de s’étendre à tous les savoirs, de la
philosophie aux sciences modernes, en passant par la politique, l’histoire, l’anthropologie
ou même l’économie. Défiants par principe, comme André Breton en son temps, vis à vis
de toute pensée systématique qui tend à s’ériger en dogme, nous considérons les divers
systèmes de pensée existants comme autant de « manettes » ou d’outils à disposition,
partant de l’idée qu’ « il est absolument insuffisant […] de préconiser l’usage d’une manette
2
à l’exclusion de toutes les autres » et que « tous les systèmes en cours ne peuvent
3
raisonnablement être considérés que comme des outils sur l’établi d’un menuisier » .
Cependant, essayer de « connaître toutes les circonstances où se trouvaient les
acteurs » afin de déterminer au plus juste les enjeux, les perspectives et les présupposés
qui fondaient leur pratique, ce n’est jamais seulement recréer, décrire ou épouser ce point
de vue. Le critique ne retrace jamais le parcours intellectuel et sensible de l’auteur ou des
acteurs que de façon subjective. Recréer un processus, c’est le commenter, le corriger et
le détourner en y apportant une perspective et un savoir nouveaux : en d’autres termes,
c’est interroger le passé et faire surgir de ses ruines quelque chose qui nous concerne en
4
propre, quelque chose qui a tenté sa chance, qui a perdu et qui reste en attente . Le critique
cherche dans les pratiques passées une résonance, quelque chose qui trouve un écho dans
1
Guy DEBORD, Panégyrique Tome premier, éd. Gallimard, « NRF », Paris, 1993, p.12
2
André BRETON, Les Vases communicants, éd. Gallimard, « Folio Essais », Paris, 1996, p.160
3
André BRETON, « Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non », Manifestes du surréalisme, éd. Gallimard,
« Folio Essais », Paris, 1985, p.155
4
Pour faire référence aux réflexions de Walter Benjamin sur l’histoire…

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Preambule : Vers une théorie des pratiques

son propre présent. Loin de toute pensée d’archiviste ou de nécrologiste, la théorie des
pratiques nie donc, en même temps, la soi-disant objectivité impartiale du critique. Elle situe
toute critique authentique dans un va-et-vient incessant entre le passé et le présent, l’objectif
et le subjectif. Son geste le plus pertinent est le détournement, c’est-à-dire déterminer ce
qui est mort et ce qui vit encore dans le passé, un geste qui met en crise respectivement le
passé et le présent l’un par l’autre, un geste qui reprend et qui dépasse en même temps. En
d’autres termes, la théorie des pratiques voudrait donc aboutir à la reconnaissance d’une
autre évidence : que la critique elle-même est une pratique existentielle.

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Introduction

Révolte à tous les étages, tel aura été le maître-mot des avant-gardes ! Révolte contre l’Art,
révolte contre la société, la civilisation et notre façon même de penser ; révolte sans terme,
révolte sans sérieux ou révolution conséquente ; de la rupture permanente, « anarchie
5
au sein de la révolution » , comme méthode de pensée et comme souffle créateur :
romantiques, futuristes, dadaïstes, surréalistes, lettristes, situationnistes, telqueliens, et
bien d’autres encore, tous n’ont eu que ce mot à la bouche. La trajectoire brisée de
Rimbaud, du « dérèglement de tous les sens » à la fuite en Afrique ; l’expérience convulsive
d’Artaud, le voyage au Mexique, l’asile à Rodez et la poésie « éructoire » des dernières
années ; Jack Kerouac qui s’élance sur la route ; Benjamin Péret crachant sur un prêtre ;
l’exaltation romantique de l’Absolu et le goût de l’infini ; les soirées du cabaret Voltaire et
autres excentricités dadaïstes ; les conférences et expositions tapageuses du futurisme
italien ; la mise en scène des premières soirées futuristes à Saint-Pétersbourg ; l’ambition
dévorante d’Isidore Isou ; les réunions surréalistes, l’expérience des sommeils, les jeux
ou l’engagement politique ; la dérive situationniste, l’expérience de la « vraie » vie et la
pratique révolutionnaire : l’histoire littéraire se régale de ces petites vignettes hautes en
ème ème
couleurs qui s’égrènent tout du long des XIX et XX siècles. Aujourd’hui encore,
elles resplendissent, intactes, d’une indicible aura : celle d’une expérimentation-vie aux
confins de la révolte et de la révolution, d’une expérience radicale de la rupture et d’un
terrible projet dont on n’a toujours pas pris la véritable mesure : « changer la vie » et
6
« transformer le monde » ensemble. Toutes ces avant-gardes, en effet, en passant par
certaines figures isolées ou irréductibles telles Rimbaud, Lautréamont, Nietzsche, Artaud,
Bataille et quelques autres, se sont retrouvées autour d’une même volonté : lier la pratique
poétique à ce que les situationnistes appellent une « révolution de l’existence quotidienne »
et, ce, quel que soit le nom donné à cette entreprise, qu’il s’agisse de romantiser le monde,
d’instaurer une surréalité ou encore de réaliser la poésie. Un tel projet, pour chacune d’entre
elles, naît du sentiment partagé d’un effondrement généralisé de la civilisation. Tout ce
qui assurait jusque là ses fondements est, en effet, compromis aux yeux de ces poètes.
C’est toute une image de la pensée et un système général de représentation du monde
qui sont contestés : les positions, jusque là assurées par la culture et les modèles politique
et économique incarnés par nos sociétés sont désormais remis en question. A ce titre, le
projet poétique se fait politique. Il tente de combiner ensemble des perspectives issues de la
sphère proprement poétique (faire de la poésie le levier d’une créativité librement exploitée
dans un quotidien ainsi repassionné) et un ensemble de revendications purement politiques,
largement empruntées à la critique et au programme du socialisme révolutionnaire du
ème
XIX siècle.
Même s’il est toujours artificiel et contestable de fixer l’origine d’un mouvement ou
d’une idée à tel moment plutôt qu’à tel autre, il nous est apparu, à travers nos recherches,
5
L’expression figure dans le glossaire du premier numéro de Bifur (25 mai 1929) : « Georges Ribemont-Dessaignes : l’anarchie au
sein de la révolution, voilà ce qu’il exige ». Cité, en note de bas de page, dans : Georges Ribemont-Dessaignes, DADA, Manifestes,
Poèmes, Articles, Projets (1915-1930), textes présentés par Jean-Pierre Begot, Editions Champ Libre, 1974, p.126
6
Selon les célèbres expressions, respectivement, de Rimbaud et de Marx

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Introduction

ème
qu’un tel projet trouvait sa source principale à la fin du XVIII siècle, en Allemagne,
autour du premier cercle romantique de Iéna. Dans le cadre de la crise profonde des
ème
toutes dernières années du XVIII siècle, affectant aussi bien les domaines économique,
politique, social que moral, le petit groupe d’intellectuels et de poètes réunis autour de
la revue L’Athenaeum (Novalis, August, Friedrich, Caroline et Dorothea Schlegel, Ludwig
Tieck, Friedrich Schleiermacher et Schelling, entre autres) jette les bases d’une nouvelle
fonction sociale de la poésie, d’une nouvelle définition des rapports entre la poésie et la
vie. Plus largement, il pose les bases d’une nouvelle conception du monde résumée par
la notion de système dynamique et, avec elle, le projet d’une société nouvelle. Quels que
soient les termes qu’ils emploient pour nommer cette nouvelle ère poétique, et sans toujours
la rattacher explicitement au romantisme allemand (à cause, peut-être, d’un phénomène
récurrent de « franco-centrisme »), de nombreux théoriciens se sont accordés à en situer
l’origine à cette époque-là. Avènement d’un régime esthétique des arts (Jacques Rancière),
de la modernité (Octavio Paz, Jean Baudrillard), de la littérature face à la rhétorique (Marc
Fumaroli, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe), de l’écriture (Roland Barthes) :
ème
tout concourt à montrer que la fin du XVIII siècle marque un tournant essentiel dans
l’histoire de la littérature. Selon la thèse développée par J.L. Nancy et Ph. Lacoue-Labarthe
dans leur ouvrage L’Absolu littéraire : théorie de la littérature du romantisme allemand, il y
aurait ainsi, « décelable dans la plupart des grands motifs de notre modernité, un véritable
7
inconscient romantique » .Il serait question, ni plus ni moins, du passage d’une esthétique
« classique », celle des Belles-Lettres et de la rhétorique, à celle, « moderne », de la
littérature désormais envisagée comme pratique existentielle et comme problématique de
l’écriture. Selon Jacques Rancière, il s’agirait du passage d’un système de la représentation,
réglé par le principe de la mimesis et la définition des genres, au système nouveau de
la poésie expressive qui inaugurerait la problématique de l’écriture, de la libre fantaisie
8
créative et de la parole en acte . Cependant, le bouleversement apporté par le romantisme
nous semble aller bien au-delà du simple passage de l’ère des Belles-Lettres à celle de
la Littérature, entendue dans son sens moderne. Identifiant les formes du langage et de
l’imaginaire aux formes existentielles de la sensibilité et de la pensée, son héritage nous est
apparut double, à vrai dire. Il irrigue, d’un côté, tout un pan de la problématique moderne de
l’écriture qui, de Baudelaire à Blanchot en passant par Mallarmé, trouve un de ses termes
les plus cohérents dans la politique de l’écriture telquelienne. De l’autre côté, en effaçant la
frontière entre la poésie et la vie et en faisant de l’activité poétique une pratique existentielle
totale à même de « changer la vie », il influence durablement l’ensemble des poètes qui
nous intéresserons dans notre étude et dont l’héritage le plus conséquent peut se trouver
dans la praxis révolutionnaire des situationnistes.
Bien entendu, il faut se méfier d’une présentation trop simpliste consistant à unifier la
pratique littéraire aussi bien par rapport à un avant qu’à un après et qui réduirait ainsi la
multiplicité complexe de pratiques à chaque fois particulières. De plus, si le romantisme
allemand ouvre une nouvelle voie possible dans les pratiques littéraires ainsi que dans
la civilisation occidentale, il n’a pas pour autant renversé la civilisation telle qu’elle était
avant lui. Bien des choses ont filtré à travers cette brèche mais le vieux monde occidental
est bien là et toujours là. De ce point de vue là, la prétendue rupture de la modernité
est à relativiser. Elle se comprend bien plus comme une évolution, fonction des mutations
économiques et politiques, que comme une révolution brutale et sans retour. L’image
7
L’Absolu littéraire : théorie de la littérature du romantisme allemand, éd. du Seuil, « Poétique », Paris, 1978, p.26
8
Le philosophe développe cette analyse dans son ouvrage La Parole muette, éd. Hachette, « Pluriel », Paris, 1998

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

ème
générale de la pensée dominante est restée globalement la même entre le XVIII siècle
ème
et le XIX siècle. De Pythagore à aujourd’hui, nous sommes toujours sous le règne
ème
de la Raison exclusive et de la plupart de ses valeurs. La rupture de la fin du XVIII
siècle est bien plus l’irruption d’une contestation et d’un projet nouveau qu’un changement
réel. Explorer et libérer les voies de l’imaginaire, poétiser le réel, repassionner l’existence
quotidienne, restaurer un sens perdu de la totalité, développer une dialectique nouvelle des
rapports entre l’individu et la collectivité, remettre en question l’édifice entier de la pensée
rationnelle, instaurer de nouvelles valeurs, promulguer un nouveau modèle de société : tels
sont les principaux caractères de l’héritage romantique que les acteurs de la « révolution
de l’existence quotidienne » radicalisent et portent à leur maximum d’explosivité, dès la
ème ème
fin du XIX siècle et au cours du XX siècle. On retrouve cette influence aussi bien
9 10 11
chez Rimbaud , Dada (en particulier chez Raoul Hausmann ou Hugo Ball ), la « Beat
12 13
Generation » ou les « hippies », que chez l’internationale situationniste . La proximité
la plus évidente reste, cependant, celle avec le surréalistes. Si, suivant le contexte, une
14
telle influence était bien trop embarrassante à reconnaître , une fois les ponts rompus
avec le PCF, Breton ou Péret n’hésitent plus à avouer ouvertement leur filiation romantique,
notamment à travers la figure privilégiée de Novalis en qui Breton vante « l’exceptionnelle
15
conjonction en un être des plus étincelantes lumières de l’esprit et du cœur » .
A ce premier héritage, essentiellement poétique et philosophique, les poètes de la
« révolution de l’existence quotidienne » ajoutent celui du socialisme révolutionnaire du
ème
XIX siècle. Ils reprennent les grands axes de sa critique sociale (critique de l’économie
capitaliste et de l’exploitation de l’homme par l’homme, critique de l’état, critique de
l’idéologie et de l’aliénation) voire en écrivent certaines des plus belles pages, comme
c’est le cas pour le groupe situationniste. Ils ont largement repris à leur compte une partie
de ses revendications, comme la collectivisation des moyens de production et des biens
publics, la promotion de la démocratie directe et de l’autogestion ou la libération des mœurs.
Cependant, tout en adhérant à l’essentiel de son discours, ils ont su faire preuve, en
maintes occasions, d’une remarquable indépendance et d’une distance critique vis-à-vis
des prétendus promoteurs et têtes de proue politique du socialisme, ce notamment par
9
Tout, dans son œuvre et dans ses réflexions, semble renvoyer au romantisme allemand : la voyance, le rôle d’éducateur et
de guide prophétique du poète, le développement de sens nouveaux, la poésie impersonnelle, la notion d’expérience-vie…
10
Lui qui insistait pour placer la poésie allemande moderne, non dans le lignage de Goethe ou de Schiller, mais dans celui
des romantiques Büchner, Hoffmann, Novalis ou Von Arnim
11
Ce dernier va même jusqu’à se demander, dans son journal de 1916, si « malgré tout, nous [les dadaïstes] ne restons pas
que des romantiques ». Dada à Zürich, le mot et l’image (1916-1917), éd. Les Presses du réel, « L’écart absolu », Dijon, 2006, p.44
12
Kerouac lui-même rattachait la rage de vivre qu’il promulgue à l’état d’esprit quelque peu fantasmé qui, selon lui, animait
les premiers romantiques allemands, dans son roman Sur la route
13
Max Blechman avance, avec raison selon nous, que « l’I.S. représente l’ultime mouvement avant-gardiste du romantisme
révolutionnaire » (« Le romantisme révolutionnaire », Europe n°300, avril 2004, p.214)
14
Le parti communiste voyait d’un très mauvais œil le romantisme allemand qu’il assimile à l’idéalisme et à l’individualisme…
De ce point de vue là, l’étude de l’introduction qu’écrit Breton, en 1933, aux Contes bizarres d’Achim d’Arnim est très intéressante… Où
comment Breton, tout en affectant de se démarquer du romantisme et de son idéalisme, dresse l’éloge des romantiques Arnim ou Ritter
en les rapprochant du rationalisme hégélien ! Tout donne l’impression que, à travers Arnim, c’est sa propre position problématique
d’alors vis-à-vis du romantisme que Breton exprime là.
15
L’Art magique, éd. Phébus, Paris, 1991, p.21

14

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Introduction

rapport aux partis communistes inféodés à l’URSS. En ajoutant, par ailleurs, au panthéon
« classique » du marxisme et du socialisme libertaire quelques figures plus marginales,
tels Fourier ou Lafargue, en se démarquant du discours socialiste le plus courant, sur la
question du travail par exemple, ou encore en intégrant à l’ensemble de leurs revendications
la qualité passionnelle de la vie, ils ont su inventer un discours socialiste autre qui a joué
ème
un rôle essentiel dans la formation de ce qu’on pourrait appeler un « socialisme du XX
siècle » et dont mai 1968 aura été une des expressions les plus poussées. Autrement dit,
en même temps qu’ils redéfinissaient les contours et les enjeux de la pratique poétique en
la confrontant à la pratique politique révolutionnaire, ils inventaient un nouveau discours
politique en y intégrant un ensemble de revendications et de perspectives issues de la
sphère poétique.
Cependant, un tel écart entre des domaines a priori étrangers, voire opposés, ne va pas
sans poser un certain nombre de problèmes et de débats houleux quant à la façon d’articuler
voire d’identifier ces deux pôles, de même qu’il soulève quelques points d’achoppements,
notamment autour de la philosophie de l’Histoire, de la question du travail ou encore de
l’opposition entre idéalisme et matérialisme. Ainsi, partageant tous un même projet et une
même volonté, les rapports entre les diverses avant-gardes sont loin d’être évidents et le
plus souvent polémiques, chacune d’entre elles apportant un éclairage différent sur ces
divers sujets. De ce fait, l’histoire de leurs relations est émaillée de malentendus, de disputes
et de filiations complexes. Les exemples, ici, ne manquent pas. Pour citer les deux avant-
gardes qui nous intéresseront le plus particulièrement dans notre étude, les rapports entre
situationnistes et surréalistes ont toujours été tendus voire ouvertement hostiles. C’est
d’abord l’histoire d’un rendez-vous manqué. Le 4 août 1954, alors que Debord ou Wolman
(deux des principaux membres de l’Internationale Lettriste) sont proches depuis quelques
années déjà des surréalistes belges Paul Nougé, Louis Scutenaire et Marcel Mariën et qu’ils
collaborent à la revue Les Lèvres Nues, la revue surréaliste Médium propose à l’I.L. de
participer à une action commune pour protester contre la commémoration du centenaire de
Rimbaud. Après deux rencontres infructueuses avec, notamment, Jean Schuster, Benjamin
Péret, Jean-Louis Bédouin ou Gérard Legrand, les surréalistes décident finalement d’écrire
le texte seuls tandis que Michèle Bernstein, Mohamed Dahou, Jacques Fillon, Debord et
Wolman se contentent d’y apposer leur nom. Les jeunes membres de l’I.L. se sentent grugés
et manipulés et en accusent Breton – qui n’avait pourtant suivi l’affaire que de loin. A partir de
ce premier accroc, les échanges deviennent houleux entre les deux groupes. Cet épisode
fonde dans les faits une hostilité qui tenait, jusque-là, à des rumeurs extravagantes ou à
16
une simple tension entre générations . Par la suite, en 1958, à l’heure des premiers coups
d’éclat de la toute nouvelle Internationale Situationniste, Debord déplace à deux reprises
cette opposition sur le terrain des arguments : d’abord dans un article du premier numéro
17
de la revue de l’I.S. puis dans une conférence intitulée « le surréalisme est-il mort ou
18
vivant ? » qui est l’occasion d’un nouvel affrontement avec les surréalistes. Quelques jours
auparavant, Péret prenait les devants et dénigrait par avance « une soi-disant Internationale

16
Ainsi Ralph Rumney témoigne de l’agressivité des membres de l’I.L. envers Breton au début des années 1950 : « Une chose
est sûre, c’est qu’on était aguerris contre Breton. Pendant la guerre, il était parti à New-York. On disait qu’il travaillait pour la CIA » (Le
Consul, éd. Allia, Paris, 1999, p.65). Jean-Michel Mension ajoute à ce témoignage : « On en avait après les surréalistes. C’était le
meurtre du père, bien évidemment, on les traitait de flics… […] Les surréalistes étaient plutôt une sorte de légende pour moi, c’était
plutôt des vieux qui avaient essayé de faire des choses et qui avaient échoué » (La Tribu, éd. Allia, Paris, 1998, p.119)
17
« Amère victoire du surréalisme », Internationale Situationniste n°1, Paris, juin 1958, p.3-4
18
Le texte de la conférence est retranscrit dans Textes et documents situationnistes (1957-1960), éd. Allia, Paris, 2004, p.85-86

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

19
Situationniste, qui s’imagine apporter du nouveau en créant l’équivoque et la confusion » .
La querelle, si elle se cristallise autour d’un certain nombre de divergences profondes et
réelles (des positionnements philosophiques divergents sur la question de l’art ou sur le
débat entre idéalisme et matérialisme), ne peut pas masquer un évident rapport de filiation
entre les deux groupes. Dès la querelle de 1954, les membres de l’I.L. ne conseillaient-
ils pas à « nos camarades [de] relire la collection complète de La Révolution surréaliste
20
qui, vers la fin du premier quart de siècle, fut une entreprise intelligente et honorable »
(ce qui était sans doute, aussi, une façon de rappeler que le surréalisme avait ses plus
belles heures derrière lui) ? Quelques temps auparavant, ils estimaient déjà que « le
programme de revendications défini naguère par le surréalisme […] nous apparaissait
21
comme un minimum dont l’urgence ne doit pas échapper » . En 1958, en pleine période
de nouveaux affrontements, les situationnistes – quelques critiques qu’ils soient par ailleurs
22
– ne cessent de rappeler « le sens et l’ampleur du surréalisme » . Debord, dans son
Rapport sur la construction des situations publié un an plus tôt, jugeait que « le programme
surréaliste, affirmant la souveraineté du désir et de la surprise, proposant un nouvel
usage de la vie, est beaucoup plus riche de possibilités constructives qu’on ne le pense
23
généralement » . Pas étonnant, dès lors, et sans que cela n’efface en rien les divers points
de désaccords théoriques entre les deux avant-gardes, que Debord, sur la fin de sa vie, ait
avoué « pour Breton une admiration démesurée », selon le témoignage de l’éditeur Jean-
24
Jacques Pauvert . Un tel exemple, héritage complexe, filiation mal avouée, détournement
et dépassement constructif d’une entreprise, est assez symptomatique des rapports souvent
tendus entre les diverses avant-gardes. L’attitude de ces mêmes situationnistes vis-à-vis de
Dada fut assez similaire, quoique plus contrastée, critiquant vertement le dadaïsme parisien
25
et son principal promoteur Tristan Tzara , et dressant les éloges du dadaïsme allemand
26
sous sa forme berlinoise (le seul « authentique », selon eux ). Raoul Hausmann et Debord
entretiennent d’ailleurs une correspondance cordiale dans les années 1960, le premier
traduisant même en allemand une version, hélas perdue, du célèbre tract situationniste De
la misère en milieu étudiant… L’histoire des relations entre Isidore Isou, les surréalistes et
les dadaïstes est assez similaire : rendez-vous manqués, affirmations polémiques de soi
19
« La poésie au dessus de tout », Bief n°1, 15 novembre 1958, texte reproduit dans Œuvres complètes tome 7, éd. José
Corti, Paris, 1995, p.62
20
« La Querelle avec les surréalistes », Potlatch n°14, 30 novembre 1954. Collection complète publiée aux éditions Gallimard,
« Folio », Paris, 1996, p.90
21
« Le Bruit et la fureur », Potlatch n°6, 27 juillet 1954, op. cit., p.44
22
« Le Bruit et la fureur », Internationale Situationniste n°1, juin 1958, p.5
23
« Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste
internationale » (juin 1957), texte reproduit dans Textes et documents situationnistes, op. cit., p.5
24
Témoignage rapporté par Christophe BOURSEILLER, Vie et mort de Guy Debord (1931-1994), éd. Plon, « Agora Pocket »,
Paris, 1999, p.555
25
Raoul Vaneigem, sous le pseudonyme de Jules-François Dupuis, estime ainsi que « si l’intelligence et la pudeur de Breton ont
prêté au surréalisme une part importante de son génie, il semble que, par un malheureux phénomène inverse, Dada […] a beaucoup
perdu de sa richesse et de ses possibilités en tombant sous la coupe de Tzara, chez qui la pauvreté de pensée et la platitude d’invention
s’allient de façon grotesque avec le goût du prestige et le souci de se poser en vedette ». Histoire désinvolte du surréalisme (1977),
éd. De l’Instant, Paris, 1988, p.21-22
26
On peut, en effet, lire dans le septième numéro de l’Internationale situationniste, publié en avril 1962, que « le seul dadaïsme
authentique a été celui d’Allemagne », p.22-23

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Introduction

27
contre les anciens et accusations de plagiat en retour . Bien que contemporains et s’étant
rencontrés, les deux futurismes, russe et italien, ne se sont jamais réellement accordés.
Même si leurs activités se sont confondues à plusieurs reprises, dadaïstes et surréalistes
n’auront de cesse de marquer leurs divergences par la suite. Les situationnistes se sont
toujours montrés méprisants envers les activités de leurs contemporains américains de la
28
« Beat Generation », qualifiés de « crétins mystiques » , alors que l’exemple d’Alexander
29
Trocchi montre, de toute évidence, qu’il existait des points de rencontre possibles entre
eux. Une telle série d’exemples permet sans doute d’illustrer la tendance commune à
tous ces groupes de s’approprier la totalité du génie poétique passé à leur cause (ou,
en tout cas, celui qu’il reconnaisse comme tel) et de se présenter ainsi comme le terme
nécessaire et logique d’une longue histoire dont ils sont censés incarner le nec plus ultra
et la finalité ultime. Une telle visée est transparente chez les situationnistes, entre autres.
Ils se présentent comme le point final de l’histoire de la poésie, celui qui réalise à la fois sa
disparition et son dépassement, qui fait passer tout son programme subversif du domaine
des représentations à celui de la praxis. De la même façon, la longue liste que Breton
dresse dans le premier manifeste du surréalisme de prédécesseurs supposés – « Swift est
30
surréaliste dans la méchanceté. Sade est surréaliste dans le sadisme. » etc. – est une
manière exemplaire de s’approprier les grands poètes du passé : tous, semble-t-il nous dire,
ne valent aujourd’hui qu’en tant qu’anticipations imparfaites de ce que nous, surréalistes,
réalisons aujourd’hui. Une telle filiation relève donc d’un véritable coup de force. C’est à la
fois une façon de se légitimer et une manière de revisiter une tradition jusque là dévalorisée.
Au-delà de ces querelles entre générations, ce que nous retiendrons ici de l’ensemble
de ces débats houleux, en quelque sorte « internes » à nos yeux, est la mise en évidence
de points de convergence mais aussi d’un certain nombre de points problématiques : faut-
il intervenir dans le champs des représentations établies afin de transformer notre monde
et notre quotidien, via la reconnaissance d’une identité entre les structures langagières,
l’idéologie d’une époque ainsi que son univers sensible, ou bien faut-il d’abord transformer
les structures matérielles concrètes de la société (son organisation politico-économique)
avant de pouvoir proposer un nouveau système de pensée et une nouvelle forme de
sensibilité ? Quels sont les moyens d’intervention politique propres à la poésie ? L’activité
poétique peut-elle constituer à elle seule une force révolutionnaire autonome et efficace ou
bien doit-elle lier son action à celle d’un parti politique organisé ? Est-ce à la poésie de
se mettre au service de la révolution ou bien à la révolution de se mettre au service du
projet poétique ? Quelles sont les apories et les réussites d’un tel projet ? A ce compte,
notre propos ne visera nullement à dresser l’histoire ni à tisser une généalogie entre tels
ou tels mouvements. Ce n’est pas d’une histoire des avant-gardes qu’il s’agit ici mais de
l’histoire d’un projet démesuré dont nous chercherons à analyser les apports et les limites,
dans l’absolu et les uns par rapport aux autres, des divers acteurs qui durant deux siècles
l’ont porté, l’ont développé, lui ont permis de progresser ou l’ont entraîné dans des voies
sans issue.

27
Kurt Schwitters et R. Hausmann percevront le lettrisme comme un pillage de leurs œuvres, notamment de leur « poésie de
lettres » selon l’expression que lance Schwitters en 1922
28
« Le Bruit et la fureur », Internationale situationniste n°1, p.4
29
Entre la fin des années 1950 et le début des années 1960, Trocchi, alors membre de l’I.S., fréquente, entre autres, Jack
Kerouac, Neal Cassady, Allen Ginsberg et se lie d’amitié avec William Burroughs
30
Manifestes du surréalisme, op. cit., p.37-38

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Ainsi, après avoir défini les termes et les implications du divorce entre ces poètes et
la société, la violence de la critique et de la rupture qu’ils lui opposent en même temps
que la remise en question de ses propres moyens et perspectives, nous analyserons
les déterminations et les enjeux à la fois philosophiques et poétiques de cette entreprise
de poétisation du réel, la façon dont elle s’articule aux revendications du socialisme
ème
révolutionnaire du XIX et à la sphère de la politique spécialisée. Au-delà de la tentation
de placer leurs moyens au service d’un parti révolutionnaire spécialisé, nous verrons que
s’est en mettant, au contraire, les moyens de la révolution au service du projet poétique
que ces poètes définissent un nouveau discours politique. Au terme de cette étude, nous
examinerons à la fois les apories et la richesse de ses perspectives utopiques. Au cours de
ce travail, nous ne cesserons ainsi d’interroger et de remettre en question les paradigmes
mêmes de la poésie et de la politique, avec une seule question en tête : et nous, dans tout
ça, comment nous positionner de façon à la fois critique et constructive ?

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

ère
1 partie : Le divorce des poètes et de
la société

ème
Elle est très loin, du XIX siècle à aujourd’hui, l’image du poète de cour ! Oublié le
temps des mondanités et du mécénat où les poètes fréquentaient, voire travaillaient pour
les grands de ce monde. Depuis deux siècles maintenant, la poésie s’est installée dans
une marginalité sociale durable. Pauvre, ignoré de ses contemporains, en proie au mal-être
qu’emporte la folie ou le suicide : l’image du « poète maudit » s’est de plus en plus imposée
au point de constituer aujourd’hui la représentation la plus commune du poète. Toute cette
fantasmagorie traduit cependant une réalité bien concrète : tandis que le genre poétique
s’est dévalorisé au bas de l’échelle des valeurs commerciales, au point de représenter
désormais pour l’édition un investissement à perte, les poètes qui ne bénéficient pas d’une
rente régulière se sont trouvés confrontés à un monde dont ils méprisent les règles et qui les
condamne à la misère ou au partage de leur activité avec un travail « alimentaire ». Sans que
l’on puisse déterminer s’il s’agit d’une cause, d’une conséquence ou bien du produit résultant
de l’opposition inévitable entre deux systèmes de valeurs incompatibles, la poésie est ainsi
devenue le porte-étendard d’une certaine forme de révolte, d’un divorce profond avec la
société occidentale dont les noms de Baudelaire, Lautréamont, Verlaine ou surtout Rimbaud
sont les symboles. Au-delà de solutions individualistes de type aristocratique représentées
ème
au XIX siècle par la tour d’ivoire ou l’esthétisme élitiste du dandy, les avant-gardes
ème
poétiques du XX siècle n’ont eu de cesse d’aggraver et de radicaliser cette rupture, de
la théoriser et de la déplacer sur le terrain de la critique sociale et des systèmes de valeurs
et de représentations dominants. Ainsi l’activité poétique s’est étendue sur le terrain de la
révolution, dressant le constat implacable d’un effondrement généralisé de la civilisation et
de la culture. Nous étudierons donc, dans cette partie, les différentes formes prises par un
tel divorce ainsi que les positions sur lesquelles il débouche, après avoir souligné le contexte
historique dans lequel une telle critique se formule et après en avoir défini les termes et
les enjeux.

1) Une révolte en contexte

Un Cadre historique déterminant :


Il n’y a aucun sens à parler de révolte dans l’absolu. Il est donc nécessaire, pour commencer,
d’insister sur son inscription historique. C’est seulement en la resituant dans son contexte
de référence et dans le cadre de sa réalisation que l’on peut percevoir au plus juste ses
enjeux. Il faut sans cesse ramener ses manifestations au contexte par rapport auquel elle
se détermine. Même cette révolte particulière que l’on appelle « métaphysique » est encore
historique : elle ne fait que déplacer sur un terrain abstrait ou sur le plan d’un contenu latent

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

un mal-être et une injustice qui sont, eux, bien concrets. Elle n’en prend pas moins corps
dans les données de son temps, se définissant par rapport à elles, tout en les excédant et
en essayant d’en proposer une issue. A ce titre, André Breton insiste sur cet « air de proue »
que prennent, selon lui, l’œuvre des plus grands poètes, « par rapport aux circonstances
31
historiques qui les ont déchaînées » . La révolte des acteurs de la « révolution de l’existence
quotidienne » est donc à resituer dans les « circonstances » propres à leurs époques,
sans pour autant qu’ils en soient l’expression nécessaire ou majoritaire. Cependant, quoi
ème
de commun entre l’émergence du romantisme allemand à la fin du XVIII siècle, les
évènements propres au développement du surréalisme pendant toute la première moitié du
ème
XX siècle ou encore le cadre de naissance de l’entreprise situationniste dans les années
1950-1960 ? Sans s’attarder, pour l’instant, sur l’étude des conditions similaires (quoique
ayant évoluées au cours de l’histoire) qui persistent d’un pôle à l’autre de la chronologie
des évènements qui nous intéressent (développement du système économique capitaliste,
accession au pouvoir de la bourgeoisie et, avec elle, de son système de valeurs et de sa
morale), un premier élément les rassemble : dans chacun de ces cas, la révolte trouve
son terreau dans des périodes de troubles politiques ou sociaux et dans un contexte de
crise morale. Par exemple, le romantisme allemand émerge dans le cadre troublé de la fin
ème
du XVIII siècle marqué par une crise profonde aussi bien aux niveaux économique,
politique et social que moral Le tout est la conséquence du bouleversement politique et
économique apporté par la Révolution française et des guerres qui s’en suivent mais aussi,
sur un autre plan, de la critique kantienne, du développement culturel allemand et des
premiers éclats intempestifs – ou faustiens, a-t-on dit – du « Sturm und drang ». Tandis que
le premier romantisme français, vingt ou trente ans plus tard, est d’abord réactionnaire, le
cercle de poètes, de philosophes et de scientifiques qui se retrouvent à Iéna enthousiasmés
32
(dans un premier temps, en tout cas… ) par la Révolution, propose vite de dépasser le
modèle français et de poursuivre son travail sur le plan des idées afin de dépasser la trivialité
du modèle bourgeois qu’ils pressentent et rejettent. A la même époque, en Angleterre,
Breton montre comment l’ensemble de thématiques et d’expressions a priori anhistoriques
du roman noir fantastique sont en réalité le produit « des secousses révolutionnaires qui
vont fournir le climat propice à l’éclosion des œuvres grâce auxquelles le genre terrifiant
33
connaîtra son plus grand lustre » . De façon similaire, on insiste souvent sur la troublante
contemporanéité des évènements de la guerre de 1870 puis de la Commune de 1871 avec
les œuvres de Lautréamont ou de Rimbaud. Ce même Breton, dans une conférence donnée
en 1934, estime ainsi de son devoir de restituer leurs deux œuvres « à leur cadre historique
exact : les approches et les suites immédiates de la guerre de 1870 » et se plait à rappeler la
phrase suivante de Lautréamont : « A l’heure que j’écris, de nouveaux frissons parcourent
34
l’atmosphère intellectuelle : il ne s’agit que d’avoir le courage de les regarder en face » .
Le poète surréaliste se sert d’ailleurs de ces illustres antécédents pour établir un parallèle
avec la situation du surréalisme en 1934.
On risque, en effet, de ne rien comprendre à la radicalisation du surréalisme dans les
années 1930 si on ne la resitue pas face à la menace du fascisme, les évènements du Front

31
Position politique du surréalisme, Le Livre de Poche, « Biblio essais », Paris, 1971, p.65
32
Le romantisme allemand, inversement au mouvement français, évolue vers des positions dites réactionnaires, par la suite
33
« Situation de Malmoth » (1954), Perspective cavalière, éd. Gallimard, « L’Imaginaire », Paris, 1970, p.87
34
Qu’est-ce que le surréalisme ?, éd. Le Temps qu’il fait, Cognac, 1986, p.7

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

Populaire et l’appréhension d’une nouvelle guerre. Breton situe lui-même son entreprise
dans ce contexte périlleux :
« Paraphrasant Lautréamont, je ne puis m’abstenir d’ajouter qu’à l’heure où je
parle de vieux frissons mortels tentent de se substituer à ces frissons qui étaient
les frissons mêmes de la connaissance et de la vie. Ils annoncent une maladie
affreuse, générale, une maladie suivie irrémédiablement de déchéance. Eux aussi
il ne s’agit que d’avoir le courage de les regarder en face. Cette maladie s’appelle
35
le fascisme. »
C’est dans ce cadre qu’il justifie et refonde la pertinence de la révolte surréaliste. De la même
façon, on ne peut comprendre la spécificité du dadaïsme allemand, par rapport au groupe
parisien de Tzara, si on ne le resitue pas dans le contexte politique que connaît l’Allemagne
à la fin de la Première Guerre Mondiale, le chômage, la misère, les émeutes ouvrières et
l’écrasement de la révolte spartakiste. Dans une telle situation, la révolte de Dada prend un
tour plus politique, tournée contre l’idéologie dominante et ses avatars, dans une optique
communiste libertaire et une affirmation radicale de soi contre tous les embrigadements.
Hausmann, rappelant l’écrasement de Spartakus en 1919 et les mises à mort brutales de
Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, en tire la conclusion suivante : « Comment pouvait-
on, cette année là, rester passivement spectateur ? La révolte m’emporta moi aussi ; je
36
commençai moi-même à exploser de révolte » . Tirant un bilan similaire, Huelsenbeck
explique comment, dans un tel contexte, « il fallut recourir à des moyens complètement
37
autres pour parler aux gens » . Une trentaine d’années plus tard, situation différente mais
même réaction, c’est dans le cadre d’un conservatisme et d’une réaction intellectuelle et
artistique triomphants que le jeune Debord, alors membre de l’Internationale Lettriste, justifie
sa révolte. Il s’insurge à son tour contre une époque qui, comme il l’écrit avec Gil Wolman,
« semble bien devoir se définir historiquement comme la période de l’échec généralisé des
38
tentatives de changement, dans l’ordre affectif comme dans l’ordre politique » .

Les deux Guerres Mondiales ou l’effondrement supposé de la


civilisation :
Dans la longue liste des troubles politiques ou sociaux qu’accompagne l’histoire des avant-
gardes et de leurs révoltes, un facteur plus particulier et déterminant semble jouer un
rôle essentiel : la guerre. C’est le cas, notamment, dans l’histoire de Dada. Le premier
regroupement de Ball, Huelsenbeck, Tzara, Arp et Janco a lieu, en effet, en pleine Première
Guerre Mondiale, en 1916, à Zürich. Avec le recul, Tzara évoque ainsi, en 1947, la révolte
de cette génération qui, « pendant la guerre de 1914-1918, a souffert, dans la chair de son
adolescence pure et ouverte à la vie, de voir autour d’elle la vérité bafouée, habillée des
39
défroques de la vanité ou de la bassesse des intérêts de classe » . Au sortir du massacre
des tranchées, toutes les valeurs de la société sont compromises dans les charniers,
aux yeux de ces poètes. Georges Ribemont-Dessaignes exprime de façon imagée la vie
invivable d’alors : « Enfin qu’y a-t-il ? Il est impossible de mettre le nez dehors sans respirer
35
ibid., p.9
36
Hourra ! Hourra ! Hourra !, éd. Allia, Paris, 2004, p.82
37
En avant Dada, l’histoire du dadaïsme, éd. Les Presses du réel « L’écart absolu », Dijon, 2000, p.32
38
« Pourquoi le lettrisme ? », Potlatch n°22, 9 septembre 1955, op. cit., p.174
39
Le surréalisme et l’après-guerre, éd. Nagel, Paris, 1947, p.17

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

40
une crêpe qui se solidifie sur le visage et vous étouffe » . A la même époque et dans
un même contexte, les surréalistes éprouvent un malaise identique et en tirent les mêmes
conséquences. Breton évoque, à son tour, la figure de ces jeunes gens que « la guerre
de 1914 venait d’arracher à toutes leurs aspirations pour les précipiter dans un cloaque de
41
sang, de sottise et de boue » et qui, face à l’effondrement de la société et de ses valeurs,
se sont trouvés « aveuglément en proie au refus systématique, acharné des conditions dans
42
lesquelles, à pareil âge, on [les] forçait à vivre » . Si la plupart d’entre eux réussissent à
éviter l’épreuve directe du front, tous n’ont pas eu cette chance. Péret, par exemple, fait la
43
guerre du début à la fin , épreuve dont il garde un souvenir et une révolte brûlante. Il pourrait
faire sienne la dernière phrase du Traité du style de Louis Aragon : « je conchie l’armée
française dans sa totalité ». Philippe Soupault fait débuter, très symptomatiquement, ses
Mémoires de l’oubli à la mobilisation générale du 2 août 1914, indiquant par là que la guerre
a constitué, pour lui et sa génération, l’expérience initiale traumatisante et primordiale à
laquelle il est indispensable de rattacher le surréalisme. Il décrit avec amertume le souvenir
du « bourrage de crâne » d’alors, le décalage désolant entre les discours enthousiastes de
la propagande patriotique et la réalité pathétique des armes, la faillite du monde intellectuel
dans sa quasi-totalité, les mensonges du pouvoir, l’expérience insupportable de la vie
44
militaire , les bénéfices réalisés par les grandes entreprises comme Renault grâce à la
guerre, ainsi que l’épreuve douloureuse de la mort de son meilleur ami. La conclusion qu’il
45
tire de cette expérience est sans appel : « désormais, je fus un révolté. Sans nuances. » . Il
n’y a donc rien d’exagéré à situer ainsi, avec Breton, la trajectoire historique du surréalisme :
« Le surréalisme parcourt un chemin qui va de la répercussion à la vie psychologique et
46
morale de la première catastrophe à l’appréhension rapide de la seconde » . L’expérience
se répète, en effet, et le mouvement traverse une seconde guerre qui partage ses membres
entre résistance intérieure (Char, Thirion, Eluard, Desnos) ou fuite à l’étranger (Péret,
Breton…) et méditations lointaines sur « le cœur supplicié, le cœur ruisselant de la vieille
47
Europe alimentant ces grandes traînées de sang répandu » .
D’autres poètes, d’une nouvelle génération, font, à l’occasion de cette seconde
catastrophe, à nouveau le bilan d’un effondrement généralisé de la civilisation. La poésie
lettriste, aussi abstraite soit-elle au premier abord, n’en traduit pas moins, dans le poème
48
d’Isou « Cris pour 5 000 000 de juifs égorgés » , par une trame narrative de sons, le bruit
des trains qui mènent aux camps, l’horreur et la colère face à elle. Dans chacun de ces cas,
40
DADA - Manifestes, poèmes, nouvelles, articles, projets, théâtre, cinéma, chroniques (1915-1929), éd. Ivréa, Paris, 1994, p.23
41
Entretiens, éd. Gallimard, Paris, 1969, p.29
42
Qu’est-ce que le surréalisme ?, op. cit., p.8
43
Après une période d’instruction dans les cuirassiers, il est envoyé à Salonique où il contracte une dysenterie amibienne qui le
renvoie en France où, après un séjour à l’hôpital, il est envoyé sur le front en Lorraine.
44
Il rapporte, à ce sujet, une anecdote édifiante : en 1916, il est appelé et sert de cobaye avec ses camardes pour un vaccin
contre la typhoïde : « Résultat : 40°C de fièvre minimum. Trois ou quatre de mes camarades succombèrent… ». Mémoire de l’Oubli
(1914-1923), éd. Lachenal et Ritter, Paris, 1981, p.28
45
ibid., p.33
46
« Situation du surréalisme entre les deux guerres » (1942), La Clé des champs, éd. Le Livre de Poche, collection « Biblio Essais »,
Paris, 1979, p.75
47
André BRETON, Arcane 17, éd. Le Livre de poche « Biblio Essais », Paris, 1971, p.15
48
Isidore ISOU, Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1942-1947), éd. Gallimard, Paris, 1947, p.326

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

la révolte de ces poètes est totale. Ce monde dont ils exècrent les produits et les valeurs, ce
monde dont la guerre a révélé tout le caractère mensonger et fait s’effondrer tout le discours
positif que la société tenait sur elle-même, ce monde n’inspire plus désormais que dégoût
et révolte. Il se présente à leurs yeux comme un champ de ruines, accumulant les preuves
de son échec à tous les niveaux : moral, politique, économique et philosophique. Comme
nous voudrions le démontrer désormais, tous, chacun en fonction d’un contexte spécifique,
font ainsi le constat d’un effondrement généralisé de la civilisation et de sa culture avec.

2) L’effondrement de la civilisation et de sa culture

La Chute de la civilisation occidentale :


La formulation n’est jamais tout à fait la même mais la critique n’a cessé de se répéter et
ème ème
de se préciser du XIX au XX siècle, de Rimbaud aux situationnistes en passant
par les surréalistes : la société bourgeoise, avec son économie capitaliste, sa prétendue
démocratie, son positivisme philosophique et scientifique, sa morale et ses valeurs, est
un désastre, une plaie, un monde en crise permanente et qui va d’échecs en échecs. Le
propos ne pourrait être plus radical. Rimbaud, en son temps, évoquait la malédiction d’un
« mauvais sang ». Artaud le dit bien plus simplement : « la civilisation actuelle de l’Europe
49
est en faillite » . Sa voix rejoint celle de la plupart des surréalistes. Breton, en 1948, estime
que le monde bourgeois est « si profondément miné de son intérieur » qu’il est impossible
50
qu’il ait « quelque chance de se relever de ce que la dernière guerre a fait de lui » . Pour lui,
comme pour les autres, en 1918 comme en 1945, le constat est le même : si la civilisation, la
société, ont pu mener à de telles horreurs et à une telle barbarie, c’est qu’il y a quelque chose
de profondément pourri en elles et que tout ce qui les fonde est à remettre en question. Il
résume ainsi la situation, en 1957 :
« Sans doute ne fallut-il rien de moins que les profondes désillusions, muées tout
à coup en angoisse, que nous réservaient ces quarante dernières années pour
nous faire remettre en question l’ensemble du système qu’on nous avait donné
51
pour garant du progrès et du mieux-être humains. »
Aux yeux des surréalistes, la société est malade d’elle-même. Elle meurt de ses absurdités,
de ses valeurs, de ses produits, de tout ce qui la fonde et de tout ce qu’elle entraîne. Tant
qu’elle n’aura pas réussi à se dépasser, rien n’arrêtera sa lente agonie. C’est ainsi que
Péret explique, sur un ton très hégélien, que « l’Europe et sa culture sont déjà, comme le
reste du monde, sur la pente descendante qu’ont connue toutes les civilisations antérieures
qui n’ont pas pu, pour une raison ou pour une autre, trouver la solution positive de leurs
52
contradictions internes » .
A en croire les situationnistes, quelques années plus tard, nous voilà déjà au bas de
la pente. Au sortir de la seconde guerre mondiale, ils dressent à leur tour le constat d’un
49
Messages révolutionnaires, éd. Gallimard, « Folio/Essais », Paris, 1971, p.105
50
Entretiens, op. cit., p.269
51
L’Art magique,op. cit., p.66
52
« Alternative », Œuvres complètes vol. 7, Association des amis de Benjamin Péret, Librairie José Corti, Paris, 1995, p.167

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

53
effondrement généralisé de la civilisation. La « planète malade » , la culture décomposée,
la vie aliénée dans le « spectacle », la vie perdue, sont les mêmes symptômes de cet
54
effondrement, de ce « désastreux naufrage » dont Guy Debord tire ici le bilan affligeant :
« Elle est devenue ingouvernable, cette terre gâtée où les nouvelles souffrances
se déguisent sous le nom des anciens plaisirs ; et où les gens ont si peur. Ils
tournent en rond dans la nuit et ils sont consumés par le feu. Ils se réveillent
effarés, et ils cherchent en tâtonnant la vie. Le bruit court que ceux qui
l’expropriaient l’ont, pour comble, égarée. Voilà donc une civilisation qui brûle,
55
chavire et s’enfonce tout entière. Ah ! le beau torpillage ! »
A leurs yeux, l’idéologie dominante ne se soutient plus qu’en entretenant la confusion afin
de masquer son incohérence et son manque de perspective. Sur quoi l’idéologie pourrait-
ème
elle raisonnablement se soutenir après s’être effondrée au XX siècle dans les deux
guerres mondiales, les totalitarismes, Auschwitz ou Hiroshima ? Comment prétendre que
cette société est acceptable alors que celle-ci est en train de menacer la vie elle-même à
travers la destruction de la planète (désastres environnementaux, extermination de milliers
d’espèces…) et la mise en danger, à terme, de la survie de l’espèce humaine (apparition de
nouvelles maladies liées à un environnement de moins en moins habitable, conséquences
de la pollution sur la stérilité croissante des couples…) ? Enfin, comment défendre ses
valeurs et ses perspectives alors qu’elle ne produit qu’une vie ennuyeuse et déprimante,
ce que traduit une consommation croissante d’anti-dépresseurs ? Dès lors, la position des
situationnistes est on ne peut plus simple. Comme le résume Debord en 1971, « l’I.S. s’est
imposée dans un moment de l’histoire universelle comme la pensée de l’effondrement d’un
56
monde ; effondrement qui a maintenant commencé sous nos yeux » .

La Faillite de la Culture :
A cet effondrement là, les situationnistes et les surréalistes associent le constat d’une crise
profonde de la culture. Si cette dernière peut se définir comme « la sphère générale de
la connaissance, et des représentations du vécu, dans la société historique divisée en
57
classes » selon Debord, si elle constitue à la fois le lieu où se réfléchit, se produit et se
divulgue le système de représentation général d’une société, alors l’effondrement de cette
société coïncide fatalement avec sa mise en crise générale, avec « la faillite des modes de
58
pensée qui sont en honneur depuis plusieurs siècles » , pour reprendre une expression
de Breton. Tandis que les surréalistes visent essentiellement, par là, le double héritage du
rationalisme cartésien et du christianisme, les situationnistes font, eux, partir leur critique du
constat de l’incapacité de notre société à proposer une lecture de son propre mouvement
qui fasse encore sens. Dans La Société du spectacle, Debord met en évidence un aspect
déterminant de cette crise : la perte par la culture, en acquérant l’autonomie d’une sphère
53
Selon le titre d’un article de Guy Debord, rédigé en 1971 et prévu pour paraître dans le treizième numéro de l’Internationale
Situationniste avant sa dissolution.
54
Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni, édition critique augmentée, Gallimard, Paris, 1999, p.54
55
ibid.
56
La Véritable scission dans l’Internationale, librairie Arthème Fayard, Paris, 1998, p.13
57
La Société du spectacle (1967), éd. Gallimard « Folio », Paris, 1992, p.177
58
Entretiens, op. cit., p.232

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

séparée, de la force unificatrice du mythe, c’est-à-dire de sa capacité à rendre compte de


la totalité du vécu et d’acquérir une puissance collective. Cette incapacité de la culture à
constituer un langage et un système de référence commun est la perte pour la société de
tout système de valeurs et de perspectives communes. En retour, face au vide de sens de
cette société, dans un mouvement de va-et-vient, il est logique que la culture exprime à son
tour ce vide là et entre dans sa phase de décomposition. Pour les situationnistes, la crise
de la culture est la crise d’un monde qui a perdu son centre. Comment vivre dans un monde
dont plus aucun système n’assure l’unité, le mythe religieux ancien ayant été perdu ? Cette
angoisse terrible traverse un certain nombre d’œuvres littéraires. On la retrouve d’une façon
superbe sous la plume de Jean Paul qui traduit à l’avance le drame du monde suite à la mort
de Dieu nietzschéenne. Cette perte, il la présente sous la forme de l’expérience de l’abîme :
« J’ai regardé dans l’abîme et j’ai crié : « Père, où es-tu ? » mais je n’ai entendu que l’éternelle
59
tempête que nul ne gouverne » . Dans un tel monde, si plus aucun ordre supérieur n’assure
l’harmonie du tout, tout est livré au chaos et tout s’effondre. Le cauchemar de Jean Paul
(puisqu’il s’agit là d’un récit de rêve) serait celui de l’homme face au Néant ou celui des fils
sans père. Dans l’optique des poètes de la « révolution de l’existence quotidienne », une
telle perte est une libération, dégageant l’autonomie et la puissance créatrice de l’homme,
mais, ici, elle est encore perçue avec désespoir, celui d’un monde sans Loi, livré au chaos
et au hasard. Une telle problématique traverse aussi le roman d’André Gide, Les Caves du
vatican. A côté du récit de la disparition du Pape et, avec lui, de tout un ordre, le drame de
son personnage principal, Lafcadio, est celui d’un être sans identité, lui à qui son père refuse
de donner son nom, et qui, de ce fait, prétend pouvoir s’affranchir de toute Loi. L’accueil
que Breton réserve à ce personnage est remarquable : « Les idées de famille, de patrie, de
religion et même de société sortent on ne peut moins vaillantes de l’assaut que leur livrent
60
chez un adolescent l’ennui le moins résigné » . Loin des abstractions métaphysiques de
Jean Paul, l’effondrement de l’ordre et de la Loi est désormais envisagé comme une mise
en crise de la société bourgeoise. Les réflexions de Raoul Vaneigem peuvent nous éclairer
sur ce point. Selon lui, tandis que le développement capitaliste liquide l’Etat divin et, avec
lui, « les débris du mythe, qui sont les débris de Dieu », la bourgeoisie ne doit pas moins
s’efforcer d’en masquer les réalités encombrantes que sont « l’exploitation du prolétariat, le
61
procès du capital, les lois de la marchandise, pliant à ses exigences êtres et choses » et,
donc, créer une nouvelle unité par la force de l’illusion. Ces substituts du mythe ont pour
noms Raison, Patrie, Progrès ou famille. Tout le discours situationniste et surréaliste sur la
crise de la culture ne vise donc qu’une seule chose : dégonfler, unes à unes et ensemble,
toutes ces baudruches et révéler, derrière elles, cette réalité intenable d’une civilisation
dénuée de sens, en crise permanente, et dont il s’agit de précipiter l’effondrement.

Démonstration clinique d’une maladie de la civilisation :


Sur ce point, leur démonstration suit à chaque fois le même raisonnement : voir dans
un événement particulier le symptôme d’un mal général. La façon dont ils interprètent
les évènements qui entourent la Seconde Guerre Mondiale nous semble révélateur. De
la même façon que les dadaïstes ou les surréalistes ont pris la guerre de 1914-1918
pour témoin d’un effondrement généralisé de la société, les évènements de 1939-1945
sont présentés et analysés non pas comme le résultat d’une folie exceptionnelle mais
59
Cité dans La Forme poétique du monde, anthologie du romantisme allemand, éd. José Corti, Paris, 2003, p.305
60
Anthologie de l’humour noir, éd. Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1966, p.255
61
Histoire désinvolte du surréalisme (sous le pseudonyme de Jules-François Dupuis), éd. de l’Instant, Paris, 1988, p.8

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

comme le révélateur d’une crise fondamentale de la civilisation bourgeoise. Dès l’immédiat


après-guerre, au-delà même des avant-gardes, ce point fait débat : tandis qu’on tend
généralement à présenter le nazisme et son action durant la guerre comme quelque chose
d’irrationnel et d’extraordinaire, un certain nombre de penseurs ou d’écrivains soutiennent,
à l’opposé, qu’il est au contraire le produit, certes excessif, mais bel et bien le produit de la
société bourgeoise. En 1946, selon les termes du débat que rapporte Michel Surya, David
Rousset avance, dans L’Univers concentrationnaire, que, « si unique qu’ait été l’entreprise
concentrationnaire nazie, elle ne se distingue que par le degré, aucunement par la nature,
62
du système d’aliénation sociale caractéristique du monde libre » . D’autres, comme Robert
Antelme, commenté par Claude Roy, disent la même chose : « Buchenwald, Auschwitz, etc.,
représentent non pas des anomalies mais la projection logique, l’aboutissement raisonnable
63
et monstrueux du système social dans lequel nous vivons » . Une telle analyse est
cependant loin d’être partagée à l’époque – et, peut-être, plus encore, aujourd’hui. Contre
de telles accusations, ce sont, ni plus ni moins, que la Raison et tout le système fondé sur
elle, les fondements mêmes de notre société, qu’il s’agit en effet de défendre. S’il est sans
doute exagéré de faire du nazisme le terme nécessaire – en quelque sorte fatal – d’une
logique propre à l’Occident, il nous semble néanmoins dangereux d’affirmer, à l’inverse,
qu’il n’en fut qu’un accident fortuit. Nous adhérons ainsi totalement à la conclusion que
tirent Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe à la fin de leur essai commun Le Mythe
nazi : « Une analyse du nazisme ne doit jamais être conçue comme un simple dossier
d’accusation, mais plutôt comme une pièce dans une déconstruction générale de l’histoire
64
d’où nous provenons » . Notre société ne peut se laver les mains de toutes les horreurs
ème
qui ont marquées le XX siècle et tenter de reconstituer ainsi une imagerie kitsch et
exclusivement positive qu’elle a d’elle-même. Au contraire, elle devrait intenter sans cesse
son propre procès à l’aune de tels évènements.
Il appartenait aux surréalistes et à d’autres, avec la radicalité qu’on leur connaît,
d’instruire une partie de ce procès. Dès 1942, Breton insiste déjà sur le seul « caractère
épiphénoménal » du nazisme et du fascisme. Il s’oppose à l’idée selon laquelle il suffirait
d’abattre ces régimes pour supprimer les causes d’un mal dont ils sont les témoins :
« Le mal dont [ils] sont en effet [générateurs], nous devons penser qu’[ils] sont
en même temps générés par lui, que les tenir pour causes de ce mal expose au
retour des plus dramatiques désillusions si on ne les tient pas en même temps
65
pour produits de ce mal même. »
Selon Bataille, le fascisme serait la tentative réactionnaire, dans une société en
décomposition, de recomposer de façon grossière et brutale les figures de l’autorité et
de l’ordre. Pour Henri Lefebvre, « le fascisme représente le cas limite du capitalisme –
et le camps de concentration la forme extrême et paroxystique, le cas limite de la cité
66
moderne, de la ville industrielle » . Les situationnistes n’hésitent pas à reprendre cette
comparaison, notamment à propos des nouveaux ghettos de banlieue qu’ils assimilent à une
forme d’univers concentrationnaire. Bien entendu, le parallèle a ses limites. Ces derniers ne
cessent pourtant de le prolonger, aussi bien sur le plan de l’organisation économique que de
62
Michel SURYA, La Révolution rêvée, éd. Fayard, Paris, 2004, p.213
63
Cité par M. Surya, ibid., p.214
64
Le Mythe nazi (1991), éd. de l’Aube, La Tour D’aigues, 2005, p.71
65
« Situation du surréalisme entre les deux guerres », op. cit., p.73
66
Critique de la vie quotidienne vol.1, L’Arche éditeur, Paris, 1958, p.261

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

l’aliénation politique, sans parler des politiques migratoires, du développement des moyens
de contrôle et de surveillance des services de police, du perfectionnement des instruments
de propagande et de manipulation des foules, la différence ne tenant, à chaque fois, selon
eux, qu’à une différence de degré. C’est le constat que tirent les avant-gardes dans l’après-
guerre avec, en arrière plan, toujours le même projet : discréditer la société présente, la
dévaluer et appeler à son dépassement. Pour Breton, ça ne fait aucun doute : Hiroshima et
Auschwitz sont les tombeaux de notre civilisation. Il explique, en octobre 1946, que « n’était
les ressources d’insouciance inépuisables et à toute épreuve dont dispose l’esprit humain
[…] je ne sais comment nous pourrions nous en remettre, comment l’un de nous, sans
67
dérision, pourrait encore se croire libre d’un projet » .
La conséquence s’impose d’elle-même pour tous ces poètes : il s’agit de dresser
l’inventaire de tous les produits de cette civilisation qui a permis de telles horreurs et faire
porter sur elle la plus impitoyable critique. Breton pose la question suivante :
« A quand, enfin, un laboratoire tout neuf où les idées reçues, quelles qu’elles
soient, à commencer par les plus élémentaires, les plus hâtivement mises hors
de cause, ne seront plus acceptées qu’à l’étude, que sous réserve d’examen de
68
fond en comble, par définition hors de tout préjugé ? »
Il s’agit de mettre en œuvre « une critique centrale de cette société, qui pourtant tombe
autour de nous ; déversant en avalanche ses désastreux échecs, et toujours plus pressée
69
d’en accumuler d’autres » , selon Debord, d’en mener une critique totale et sans cesse
renouvelée en fonction de l’actualité. Il s’agit de tout repenser et de tout remettre en
question : l’organisation économique et socio-politique, certes, mais aussi tout notre
système de représentation et de pensée, la vie même et ses structures psychiques et
sociales déterminantes, les formes de notre sensibilité, les structures de notre conscience
individuelle et collective, notre morale et l’ensemble de nos valeurs. En d’autres termes,
70
comme l’explique René Crevel, « l’Encyclopédie apparaît vraiment à refaire » . Face aux
ème
séismes qui ont secoué le XX siècle, après Verdun, après Auschwitz, après le Goulag,
après Hiroshima, cela semblait bien le minimum. Pourtant, dans la mesure où cette remise
en question a été occultée dans les marges d’un discours spécialisé et minoritaire et où
nos sociétés reposent toujours sur les mêmes fondements, il y a lieu de s’inquiéter : si la
conjonction d’Auschwitz et d’Hiroshima n’a pas réussi à jouer ce rôle d’électrochoc et à
entraîner une réelle remise en cause, qu’est-ce qui pourra bien le faire ? D’où la nécessité
de revisiter les méandres et les contours d’une critique bien peu prise en compte et qui
réclame une audience plus large.

3) Le monde de l’Anti-Poésie

a) La critique du système de pensée occidental :


67
Entretiens, op. cit., p.241
68
Arcane 17 (1944), éd. Le Livre de Poche, « Biblio Essais », Paris, 1979, p.38-39
69
Potlatch, op. cit., p.9
70
« Le Clavecin de Diderot » (1932), L’Esprit contre la raison et autres écrits surréalistes (1925-1934) : éd. Pauvert, Paris, 1986, p.254

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Au cœur de la critique menée par ces poètes, c’est historiquement le cartésianisme et,
plus largement, tout l’édifice rationnel qui sont visés en premier. Il s’agit d’interroger tout un
système de pensée (et toute la forme de sensibilité qu’il commande) qui s’est développé
depuis la Grèce antique. A partir d’une critique de la Raison comme pensée de la séparation,
c’est toute la tradition philosophique occidentale qui est visée au travers de sa propre mise
en crise historique.

1. Une pensée de la séparation :


Un tel travail est d’abord l’œuvre du romantisme allemand. Dans le sillage critique de la
philosophie kantienne, toute sa philosophie peut se comprendre comme un effort pour
dépasser la limite représentée par le noumène et accéder ainsi à une connaissance
synthétique de la réalité appréhendée comme un Tout. Dans cette optique, sans jamais
avoir rejeté la raison ou fait la promotion d’une approche purement irrationnelle des choses,
71
ils ont initié la critique d’une pensée « simplement mécanique-discursive-atomistique » qui
72
parcellarise et catégorise l’univers en « atomes logiques » tout en étant incapable de le
recomposer en un Tout vivant. En d’autres termes, ils ont mené la critique de l’emploi exclusif
de la fonction discriminante de la raison. Ils reprochent à l’approche rationnelle de Kant
d’être portée, par nature, à diviser, à sectionner la réalité qui se présente à elle quand celle-
73
ci est déjà une « une unité de relation, une somme de parties » . La méthode exclusivement
rationnelle, scolastique selon Novalis, justifie sa tendance à séparer et à catégoriser le réel
par la nécessité pour l’esprit de circonscrire un problème pour pouvoir le penser. Seulement,
aux yeux des romantiques, toute pensée qui dissocie des éléments et les envisage hors du
système de relation dans lesquels ils entrent est fatalement dans le faux et produit une vision
morte et abstraite du réel. Si la vie est un système dynamique de relations et d’interactions,
une telle pensée de la séparation appréhende ses objets comme des êtres morts, comme
74
on range des fleurs séchées dans un herbier. Cette « analyse qui isole » entraîne la perte
de la compréhension de la totalité. En même temps qu’elle permet un progrès indéniable
sur des questions particulières, elle morcelle le monde en savoirs spécialisés et séparés
75
et produit ainsi une forme de cécité nouvelle . Par exemple, la médecine moderne peut
réaliser des prouesses, elle n’en reste pas moins incapable d’appréhender l’être humain
dans son étroite dépendance psychique/physique. La philosophie, la science et la poésie,
autrefois identiques, constituent désormais des domaines étanches et cloisonnés rendant
impossible toute compréhension globale des choses. Chacun s’agite dans son domaine
clos, incapable d’élargir son champ de compétences et sa capacité à penser le Tout dans
son unité.
A la suite des romantiques allemands, c’est principalement selon cet axe que le
surréalisme mène sa critique de la Raison et de la logique. Ses cibles privilégiées ont
pour nom cartésianisme ou positivisme. Pour Breton, « le monde soi-disant cartésien
est un monde insoutenable, mystificateur sans drôlerie, contre lequel toutes les formes

71
NOVALIS, Le Monde doit être romantisé, éd. Allia, Paris, 2002, p.12
72
ibid., p.13
73
Charles LE BLANC, La Forme poétique du monde, op. cit., p.31
74
NOVALIS, Les Disciples à Saïs, éd. Gallimard, « Poésie/Gallimard », Paris, 1975, p.47
75
Breton en donne pour symbole l’exemple d’ « un savant bien que muni de lunettes noires [qui perdit] la vue pour avoir assisté à
plusieurs milles de distance aux premiers essais de la bombe atomique » (« Ode à Charles Fourier », Signe ascendant, éd. Gallimard,
« Poésies/Gallimard », Paris, 1999, p.110)

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

76
d’insurrection sont justifiées » . Ailleurs, il appelle à une refonte totale de le sensibilité et
77
à « la ruine de l’édifice cartésien-kantien » . Enfonçant le clou, Artaud explique que le
mouvement ne vise rien d’autre qu’à « la rupture et à la disqualification de la logique qu’elle
78
pourchassera jusqu’à l’extirpation de ses retranchements primitifs » . Rejouant la critique
menée par Novalis sur un ton plus excessif, les surréalistes s’en prennent à « la stérilité des
79
modes de penser qui étaient l’aboutissant de plusieurs siècles de rationalisme » . Pour eux,
le principe de catégorisation de la raison est à l’origine d’une bi-partition de l’humain. Tandis
que le pôle de la rationalité est sans cesse valorisé par la tradition philosophique occidentale,
tout ce qui s’y oppose ou lui échappe, c’est-à-dire le pôle de l’affectif et du sensible, est
dévalorisé. Tandis que la raison ferait la grandeur de l’homme, les instincts et les sentiments
seraient sa bassesse. A leurs yeux, une telle scission et une telle hiérarchisation sont à
l’origine du refoulement de toute une moitié de la vie de l’esprit dont les principaux domaines
sont ceux du rêve, de l’imagination, du désir, des passions et de l’inconscient. C’est toute la
part de fantaisie créatrice, d’aspiration au merveilleux et au mystère propre à l’homme qui
est dévaluée voire niée, repoussée sur le terrain des chimères et de la superstition tandis
que triomphe le plus plat réalisme, une approche froide et mécanique du vivant, « la clarté
80
confinant à la sottise » . Ainsi, comme le résume Péret, « entre la raison et la poésie, c’est
81
depuis lors une lutte sourde qui dure encore » . Dans un tel contexte, les réflexions de Freud
sur l’inconscient constituent un événement majeur pour les surréalistes. Pour la première
fois, en effet, comme l’explique Breton, un scientifique représente avec force et clarté « le
danger mortel que cette coupure, que cette scission entre les forces dites de raison et les
82
passions profondes, bien décidées à s’ignorer mutuellement, font courir à l’homme » . Les
surréalistes voient, dans la méthode psychanalytique, le moyen de récupérer la totalité des
facultés de l’esprit, de ramener à la connaissance cette part non-rationnelle de l’humain
jusque là refoulée et niée, pour l’étudier dans un premier temps, pour se la soumettre dans
un second temps. Il s’agit ni plus ni moins que de retrouver la pleine puissance de son
imaginaire, de sa créativité et de ses désirs, et de re-passionner, à partir de là, l’existence
toute entière. Il s’agit de restaurer une unité de l’humain et, au-delà de la bi-partition et du
refoulement qu’entraîne le règne exclusif de la raison, « de ces deux états, en apparence si
contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité,
83
si l’on peut ainsi dire » .
Pour cela, dans un premier temps, il s’agit avant tout de réhabiliter cette part occultée
de l’humain en exaltant la spontanéité et l’intuition contre la raison. Depuis les années 1770,
en Allemagne, l’idée d’une connaissance immédiate du monde via l’intuition et celle d’une
connaissance conceptuelle de la chose via la raison s’opposent – cette dernière butant
sur la limite du noumène kantien, c’est-à-dire l’impossibilité d’appréhender l’essence en
soi des choses. Là où la raison échoue, ce premier type de perception intuitive rendrait
possible la saisie de l’infini qui habite le fini tandis que l’imagination permet de donner une
76
Entretiens, op. cit., p.107
77
« Limites non-frontières du surréalisme », La Clé des champs, op. cit., p.18
78
Texte inaugural du Bureau de Recherches surréalistes, La Révolution surréaliste n°3, 15 avril 1925, p.31
79
A. BRETON, Entretiens, op. cit., p.86
80
A. BRETON, Manifestes du surréalisme, op. cit., p.16
81
« La Pensée est une et indivisible » (1944), in Œuvres complètes vol.7, op. cit., p.47
82
Entretiens, op. cit., p.108
83
« Manifeste du surréalisme » (1924), Manifestes du surréalisme,op. cit., p.24

29

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

forme à l’infini, autrement dit de se représenter l’Absolu, l’infinité réalisée, c’est-à-dire le


Tout. L’intuition est, pour le romantisme allemand et ses héritiers, ce qui permet de saisir
synthétiquement la réalité et de la comprendre comme un Tout uni. Ainsi, pour Novalis,
traduisant un des leitmotivs de la philosophie romantique, « dans l’intuition intellectuelle est
84
la clef de la vie » . Charles Le Blanc résume ainsi la question :
« Si, comme l’a montré Kant, le monde réel est autre que ce qui se manifeste
spontanément à notre entendement et à nos sens, si la chose en soi représente
un au-delà de la raison, alors il revient à l’intuition intérieure, à l’imagination,
85
d’organiser les mystères du monde. »
Il serait cependant faux d’assimiler cette défense de l’intuition contre la raison à un plongeon
dans l’irrationnel. Il y a une différence entre un plaidoyer irrationaliste et telle affirmation
de Friedrich Schlegel selon qui « il paraît aujourd’hui nécessaire de rappeler que la seule
86
raison pure ne suffit pas à vous instruire » . Il s’agit en réalité, pour le romantisme allemand
comme pour le surréalisme, de réunifier deux modes de penser jusque là opposés, cette
fameuse pensée « simplement mécanique-discursive-atomistique » que critique Novalis
87
et la pensée « simplement intuitive-dynamique » . Si l’histoire distingue et affronte ces
deux formes de pensée qui opposent, d’un côté, une méthode d’appréhension du vrai
sans sens du vrai et, de l’autre, un sens du vrai sans une méthode d’appréhension du
vrai, le romantisme allemand appelle à leur réunion. Il plaide pour un mode de pensée qui
sache combiner raison et intuition/imagination. Ces domaines longtemps séparés doivent
88
à nouveau aller ensemble et définir une « nouvelle manière de sentir » , selon Novalis,
consistant à appréhender les choses non plus de l’extérieur comme un objet mort, mais
de l’intérieur, en entrant en vibration avec elles, c’est-à-dire par la totalité de ses facultés,
raison et sensation ensemble. C’est ce même projet que, près de cent-cinquante ans plus
tard, Péret reprend lorsqu’il écrit que « les générations futures auront à trouver la synthèse
89
de la raison et de la poésie » . Ce faisant, c’est toute une image de la pensée qui en est
modifiée. C’est toute la tradition philosophique occidentale qui est ainsi remise en cause,
depuis sa naissance durant l’antiquité grecque, à partir de Pythagore, jusqu’à aujourd’hui.

2. Un rejet de la tradition philosophique occidentale… :


Un tel règne exclusif de la Raison informe, en effet, la majeure partie de l’histoire de la
pensée occidentale. S’y attaquer, c’est s’attaquer à un édifice vieux de deux mille ans. Ce
n’est pourtant pas le genre de considérations à effrayer les surréalistes. Leur projet consiste,
ni plus ni moins, qu’à renverser « cet esprit latin, grec, anglo-saxon, allemand, qui est la
90
plus terrible menace contre l’esprit » . Leur critique de la raison et du système de pensée
occidental dominant, ils la font remonter jusqu’à celle de la Grèce antique. C’est en 1950,
dans une interview, que Breton dresse de la façon la plus argumentée son réquisitoire.
Tandis que le discours des romantiques se montre très ambivalent sur cette question,
84
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.71
85
La Forme poétique du monde, op. cit., p.25
86
Fragment 318 de L’Athenaeum, reproduit dans L’Absolu littéraire, op. cit., p.146
87
NOVALIS, Le monde doit être romantisé, op. cit., p.12
88
Les Disciples à Saïs, op. cit., p.63
89
La Parole est à Péret (1943), éd. Mille et une nuits, Paris, 1996, p.26
90
R. DESNOS, « Pamphlet contre Jérusalem », La Révolution surréaliste n°3, op. cit., p.9

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

exaltant le monde grec tout en critiquant le système de pensée qui en est issu, le propos du
poète surréaliste est sans concession. Il estime que le mythe grec est « une des premières
machinations tendant à persuader l’homme qu’il est le maître de sa situation, que rien qui
surpasse son entendement ne peut lui barrer la route, à l’infatuer, en somme, à force de lui
faire valoir les moyens d’élucidation dont il dispose, quitte à lui dérober le sens de son propre
91
mystère » . Il serait l’expression d’une volonté de transparence à soi et de toute maîtrise
qui – s’il serait malvenu de la part de Breton de la critiquer en soi – serait à la base de
l’erreur suivante : « avoir réduit la vie de l’esprit à la manipulation des idées, en étouffant ses
92
manifestations irrationnelles » , comme le résume son interlocuteur Jean-Louis Bédouin.
Breton se range ainsi à telle citation de Gauguin : « ayez toujours devant vous les Persans,
93
les Cambodgiens et un peu l’Egyptien. La grosse erreur, c’est le Grec, si beau soit-il » , ou
cite longuement tel passage d’une étude de René Huyghe sur le même Gauguin :
ème
« Dès le début du XIX siècle, bien des esprits se sont émus du dessèchement
et de l’étouffement qu’ils sentaient partout ; ils ont vu avec effroi se tarir… les
sources de la vie intérieure, et de son renouvellement ; ils se sont épouvantés
de la stérilisation où se dégradait cette tradition gréco-latine, chaque jour plus
94
étriquée, plus bornée, sous l’action surtout de la règle bourgeoise. »
Si la question est entendue pour le monde romain, la Grèce antique reste cependant,
pour Breton, le moment d’une transition, celle du triomphe progressif de l’apollinien sur le
dionysiaque (pour reprendre le vocabulaire nietzschéen). Avec le refoulement progressif du
dionysiaque, le modèle gréco-romain imposerait le culte de la Raison, au détriment de tout
ce qui relève de l’affectif et de l’irrationnel. L’harmonie, voire l’indistinction de ces deux pôles
dans la période archaïque jusqu’à l’harmonie des contraires de Pythagore, cède place à
une hiérarchisation stricte enregistrée dans la table des contraires édictée par ses disciples
tardifs et reproduite par Aristote dans La Métaphysique. L’enjeu est de taille puisque, à
95
en croire Ivan Gobry , le pythagoricisme serait tout simplement l’acte de naissance de la
philosophie occidentale. Le premier, il aurait postulé une harmonie universelle régie par des
lois. Son fondement, pour le philosophe grec, ce serait le Nombre, essence universelle, «
substance de l’être ». Néanmoins, le Nombre ne définit pas une cause première. Comme
l’expliquait sa femme (philosophe, elle aussi), citée par I. Gobry, « il a dit, non pas que
tout naissait du Nombre, mais que tout était formé conformément au Nombre ». La cause
première, c’est l’Un, la Monade dont les caractères sont l’achèvement, la plénitude, le
souverain Bien, « ce qui est simple et sans mélange ». Néanmoins, Pythagore distingue
vite entre deux principes : l’Un et l’Autre, c’est-à-dire l’indéterminé. Face à l’Un, ou Monade,
il oppose une dyade qui est ce principe second, à la fois source de l’existence du multiple
et de son imperfection. Dès lors, nous obtenons cette première opposition : le Bien ressort
à l’achevé et le Mal à l’inachevé. Ensuite, l’Impair ressort de l’achevé parce qu’il permet de
répartir également les nombres autour d’un noyau. Il définit deux éléments bien distincts :
l’âme douée de raison, logée dans la tête, c’est-à-dire la raison, et l’âme privée de raison,
logée dans le cœur, c’est-à-dire l’affectif. On obtient alors les deux séries suivantes : d’un
côté, l’Un, l’achevé, la perfection, l’immuable, l’impair, l’âme, la raison qui ressortent du
91
Entretiens, op. cit., p.279
92
ibid., p.280
93
ibid.
94
ibid., p.282
95
Nous renvoyons à son étude Pythagore, éd. universitaires de Paris, « Les Grandes leçons philosophiques », Paris, 1992

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Bien et, de l’autre côté, le Multiple, l’Autre, l’inachevé, l’imperfection, le changeant, le corps,
l’affectivité, le cœur qui ressortent, eux, du Mal. Dans un premier temps, la pensée produite
est encore celle de l’harmonie et de l’interaction entre les choses. L’homme (au sens
générique) participe, selon lui, à la fois de l’achevé et de l’inachevé. La vertu serait liée à
un équilibre des rapports débouchant sur la conception politique suivante : l’harmonie exige
une unité interpersonnelle et l’unité de la Cité. Néanmoins, si l’on peut dire, « le ver est
dans le fruit » et ses disciples, prolongeant sa pensée, édictent cette fameuse table des
96
contraires .
A partir de là, la critique surréaliste revisite toute l’histoire de la philosophie occidentale.
Elle s’oppose, de façon prévisible, au rationalisme cartésien. Elle s’affronte aussi, comme
le romantisme allemand, à la philosophie des Lumières. Péret reproche à cette dernière
d’avoir remplacé le culte de Dieu par celui de la Raison, tout en lui reconnaissant le mérite
d’avoir su « renverser la religion avec toute la philosophie qu’elle avait engendrée et l’état
97
social qu’elle appuyait » . Dès lors, à ses yeux, sa révolution n’en fut pas vraiment une :
elle aurait remplacé un maître (Dieu) par un autre (la Raison), à la seule différence que
ce dernier est plus vulnérable une fois « montré le chemin de la révolte et la fragilité de la
98
divinité » . Ce n’est pas pas un hasard, selon Péret, s’il n’y eut pas, à l’exception peut-être
ème ème
de Sade, un seul grand poète au XVIII siècle. Pour lui, « la seule poésie du XVIII
siècle qui, collectivement et grandiose, exalte l’univers, c’est la Révolution Française qui,
cependant, n’était armée intellectuellement que de la seule raison dont on avait fait sans
99
s’en douter, et tout en rendant hommage à la poésie, l’ennemie de cette dernière » . Sans
nous attarder ici sur cet étonnant et significatif parallèle qu’il trace ainsi entre poésie et
révolution, il insiste donc sur le tournant négatif que prend, suite aux Lumières, la lutte entre
la poésie et la raison, cette première, « étourdiment [reléguée] dans le même placard que
la superstition religieuse, [n’ayant] pas droit de cité dans la pensée rationaliste naissante
qui se traduisait, dans le domaine poétique, par une sèche rhétorique, sorte d’os de seiche
100
où les canaris, à l’envi, aiguisaient leur bec pour mieux lancer leurs trilles victorieux » . La
société bourgeoise triomphante nait dans un climat intellectuel hostile à la poésie, divorce
ème
que tout le XIX siècle allait confirmer. Quoi de plus insupportable aux poètes, en effet,
que le triomphe du positivisme ? Ce dernier n’a-t-il pas, selon Breton, « pour conséquence
101
de réfréner en art toute velléité de transgresser le monde des apparences » ? De la Grèce
antique au positivisme contemporain, la rupture ne saurait donc être plus totale. S’opposant
ainsi à l’édifice rationnel de l’occident, il restait encore, en toute logique, une dernière cible
à attaquer : l’Université, ce temple où se perpétue et s’enseigne le rationalisme le plus
étroit, selon les surréalistes. C’est chose faite, dès 1925, dans la Lettre aux recteurs des
universités. Dans ce court texte, les surréalistes accusent ces derniers de fabriquer « des
ingénieurs, des magistrats, des médecins à qui échappent les vrais mystères du corps, les
lois cosmiques de l’être, de faux savants aveugles dans l’outre-terre, des philosophes qui

96
Ajoutant d’ailleurs, à cette occasion, le principe mâle dans la colonne du Bien et le principe femelle dans celle du Mal, fondant
ainsi en théorie le sexisme…
97
« La Pensée est une et indivisible », Œuvres complètes vol.7, op. cit., p.46
98
« La Pensée est une et indivisible », Œuvres complètes vol.7, op. cit., p.46
99
ibid.
100
ibid.
101
L’Art magique, op. cit., p.70

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

102
prétendent à reconstruire l’esprit » . A ce compte, la boucle est bouclée et la politique de
la table rase est, sur ce point, achevée.
Ce faisant, les surréalistes marchent dans les traces d’un illustre prédécesseur :
Friedrich Nietzsche qui, toute sa vie durant, n’a poursuivi qu’un seul but : « briser en
103
deux l’histoire de l’humanité » . S’en prenant au « nihilisme européen », ce dernier
s’attache à mener la critique de toutes les valeurs de cette société qu’il considère en
décadence. Il place sa pensée à l’effondrement de tout un monde, au terme de son lent
déclin dans le nihilisme que ponctue l’exclamation suivante : « tout est vide, tout est égal,
104
tout est révolu ! » . A ses yeux, la société de son temps ne se survit plus que dans le
cynisme. Vis à vis d’elle, il se donne donc pour projet de « forcer les portes du château de la
105
Mort » , de précipiter cet effondrement et d’annoncer un règne nouveau par le biais d’une
critique radicale de ce monde et de toute sa tradition philosophique et morale. Comme il
106
l’explique dans Ainsi parlait Zarathoustra, « ce qui tombe, il faut encore le pousser ! » . Ce
déclin de toutes les valeurs, il le lie à un événement capital dont il s’agit de tirer toutes les
conséquences : la mort de Dieu, élément central de sa réflexion dont il fait « un renoncement
107
grandiose et une continuelle victoire sur nous-mêmes » , c’est-à-dire la promesse d’une
aube nouvelle, celle du surhomme.
Un tel projet fut, certes, loin d’être suivi et Nietzsche mourut dans le désespoir et la
ème
solitude. A l’aune des évènements tragiques du XX siècle, certaines de ses analyses
prennent cependant une actualité troublante. Un certain nombre de penseurs en reprennent
une des interrogations les plus capitales : et si, par certains de ses aspects, la tradition
philosophique occidentale était responsable de sa propre mise en crise historique ?

3. …qui aboutit à sa propre mise en crise historique :


L’idée ne peut être admise sans peine, tant elle semble aller à rebours du discours sur
l’irrationnel des régimes totalitaires et du nazisme en particulier : et si le développement du
ème
totalitarisme au XX siècle était, au contraire, le résultat d’une dialectique mortelle de la
108
Raison ? N’y aurait-il pas, comme le suggérait Hugo Ball , une forme de folie par excès de
raison ? Cette question, André Breton la pause ouvertement dans une conférence, en 1942 :
« Comment ! l’humanité se déchire mieux qu’aux premiers siècles, deux
générations successives ne voient approcher le soleil de vingt ans que pour être
précipitées sur les champs de bataille et l’on voudrait nous faire croire que cette
humanité sait se régir et qu’il est sacrilège d’objecter aux principes sur lesquels
est fondée sa structure psychique ! Mais qu’est-ce, je le demande, qu’est-ce que

102
La Révolution surréaliste n°3, 15 avril 1925, p.11
103
Dernières lettres (1887-1889), éd. Rivage Poche, « Petite bibliothèque », Paris, 1989, p.108
104
Ainsi parlait Zarathoustra (1885), éd. Gallimard, « Le Livre de Poche », Paris, 1963, p.157
105
ibid., p.160
106
ibid., p.241
107
ibid., p.397
108
Ce dernier, dans son journal, écrivait, en plein milieu de la Première Guerre Mondiale, que « le sur-raisonnable et le dé-raisonnable
sont tous deux irrationnels ». Dada à Zürich, op. cit., p.67

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

la « raison » étroite qui s’enseigne si cette raison doit, de vie en vie, céder la
109
place à la déraison des guerres ? »
La solution s’impose d’elle-même pour le poète surréaliste : « c’est de rationalisme, de
110
rationalisme fermé qu’est en train de mourir le monde » . Il n’hésite pas à reprendre telle
affirmation péremptoire de Malcolm de Chazal : « la bombe atomique est née, en premier
111
fœtus, dans le cerveau de Descartes » . Un tel point de vue est loin d’être le fait des seuls
dadaïstes et surréalistes. Au sortir de la guerre de 1939-1945, après la découverte de la
terrifiante efficacité rationnelle de l’organisation nazie des camps d’extermination, ils sont
quelques-uns à remettre en cause le système rationnel à l’aune d’un tel désastre et à se
demander si la raison ne pourrait pas être à la base d’un nouveau système de terreur.
Une telle réflexion, par exemple, est au cœur de l’ouvrage que publient Horkheimer et
Adorno, en 1944, La Dialectique de la raison. Dans cet essai commun, les deux philosophes
essaient de creuser et d’interroger le paradoxe suivant :
« De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu
pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains. Mais la
terre, entièrement « éclairée », resplendit sous le signe des calamités triomphant
112
partout. »
Leur thèse est qu’ « une des caractéristiques de la rationalité a toujours été, dès le
113
début, sa tendance à s’autodétruire » et à se transformer en système idéologique
aliénant. Cette tendance, ils la repèrent à la fois dans sa prétention à l’unité et dans
le mouvement de transformation de toute individualité liquidée sous le régime de la loi
générale en spécimen. Dès lors, son développement accompagne et traduit l’organisation
du pouvoir étatique : l’organisation à toute force de l’unité et la liquidation de l’individualité.
L’impasse de la raison serait sa dégénérescence en pensée systématique, c’est-à-dire
en un code qui surdétermine et classifie toute particularité et toute action humaine à
l’avance. Dès que la raison évolue en système, en idéologie et en abstraction, elle se nie
elle-même et dépérit dans une absence de pensée, puisque toute pensée est réglée à
l’avance par le système. Ainsi, le règne de la pensée systématique qu’elle instaure est le
règne de l’abstrait sur le vivant. Transformée en « organe du calcul », la raison devient
l’instrument de planification des totalitarismes et produit le monde de l’aliénation. Pour
Adorno et Horkheimer, l’autodestruction de la raison dans le système entraîne le progrès
de la barbarie, de l’inconscience théorique et du totalitarisme. Aussi paradoxal que cela
soit, l’ordre fasciste, l’organisation méthodique du massacre des juifs en Allemagne et la
bureaucratie soviétique seraient autant de produits de la raison engagée sur sa pente auto-
destructrice.
Dans une optique similaire, Ph. Lacoue-Labarthe et J.L. Nancy pointent eux aussi
la dégénérescence de la raison en système idéologique, c’est-à-dire en une tentative
d’explication totale du monde et de l’histoire à partir d’un concept unique, au fondement
du fascisme et du nazisme. Ils s’opposent à l’idée d’un irrationalisme nazi. Pour eux, « il
y a au contraire une logique du fascisme. Ce qui veut dire aussi qu’une certaine logique
109
« Situation du surréalisme entre deux guerres », La Clé des champs, op. cit., p.76
110
Entretiens, op. cit., p.233
111
« Le Mécanicien » (1949), La Clé des champs, op. cit., p.262
112
La Dialectique de la raison, éd. Gallimard, « Tel », Paris, 1974, p.21
113
ibid., p.19

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

114
est fasciste » . Cette logique là, un autre philosophe, Jacques Rancière, la situe dans
ce qu’il appelle une « pulsion formelle », c’est-à-dire la volonté de l’esprit actif d’imprimer
partout sa marque. L’Etat, par la Loi notamment, serait l’incarnation de cette pulsion. Il est
ce qui donne forme à la société et à l’anarchie des particularités, en attribuant à chacun un
ordre, une place et une fonction. Sa pente glissante vers le système totalitaire – qui n’a, bien
entendu, rien d’une fatalité, faut-il le rappeler – se situe là : que tout soit rangé, sous l’égide
de la sacro-sainte Raison, à une place et à une fonction données, quitte à supprimer et à
réprimer tout ce qui ne cadre pas. En d’autres termes, la pulsion formelle, c’est le triomphe
de la police sur la politique, c’est-à-dire de l’ « art de la gestion des communautés » par une
115
autorité supérieure sur la « mise en acte de la présupposition égalitaire » dans l’exercice
d’une démocratie réelle.
La critique de l’édifice rationnel du monde occidental débouche donc sur une critique
sociale. Le règne exclusif de la raison est non seulement coupable de produire une vision
asséchée de la réalité et une forme de sensibilité appauvrie, mais il est aussi compromis,
aux yeux de ces poètes et penseurs, dans tout un ensemble de développements historiques
et politiques qu’ils jugent désastreux. A son niveau extrême, ce système de pensée se
trouve mêlé à une logique totalitaire. A un niveau moindre, il est le soutien et le fer de lance
d’un monde bourgeois qu’ils honnissent dans sa totalité. Pour eux, le rationalisme est donc
responsable à la fois du règne de l’utilité immédiate sur le vivant, de l’individualisme social,
ainsi que de l’idéologie et de l’organisation politico-économique de la société bourgeoise.

b) La Critique sociale :
1. La Haine du monde bourgeois :
A l’origine de la critique sociale des poètes et des tenants d’une « révolution de l’existence
quotidienne », on trouve une haine viscérale de la bourgeoisie et de ses valeurs. Breton
explique ainsi que « c’est à l’ensemble des concepts auxquels il est convenu d’attacher une
valeur sacrée que nous en avions, au premier rang desquels figurent ceux de famille, de
patrie, et de religion, mais nous n’en exceptions pas ceux de travail, ni même d’honneur au
116
sens le plus répandu du terme » . Tous les piliers de la société bourgeoise sont visés.
ème
Ce faisant, une telle critique croise celle du socialisme du XIX siècle. Pour la plupart
des penseurs socialistes, en effet, l’aliénation politique et économique du peuple s’appuie
sur cette forme d’autorité morale qu’incarnent les valeurs bourgeoises. Comme le résume
Jean Maitron, « la minorité qui opprime politiquement et économiquement le peuple des
117
villes et des campagnes n’est forte que de l’inconscience de ceux qu’elle domine » .
Tout commencerait avec l’école d’Etat qui se charge d’apprendre à l’enfant le respect des
hiérarchies sociales et lui inculquerait, selon Breton, un savoir et une éducation qui sert
« les besoins d’une cause dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas celle de
118
l’homme, mais bien celle d’une certaine caste d’individus » . Par la suite, le service militaire
viendrait compléter cette éducation, quand ce n’est pas l’expérience de la guerre et « ce
114
Le Mythe nazi, op. cit., p.25
115
J. RANCIERE, Aux bords du politique (1998), éd. Gallimard, « Folio Essais », Paris, 2004, p.16
116
Entretiens, op. cit., p.97
117
Le Mouvement anarchiste en France vol.2 (de 1914 à nos jours), éd. Gallimard, « Tel », Paris, 1992, p.154
118
Arcane 17, op. cit., p.41

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

qu’on appelait le bourrage de crâne qui, d’êtres ne demandant qu’à vivre et – à de rares
exceptions près – à s’entendre avec leurs semblables, avait fait […] des êtres hagards et
119
forcenés, non seulement corvéables mais pouvant être décimés à merci » . Cependant,
comme le rappelle Maitron, « l’école et l’armée ne sont pas, au dire des anarchistes, les deux
seules institutions qu’utilise l’Etat pour assurer son autorité morale. L’état civil, le mariage, la
famille, la religion concourent également à détruire toute personnalité chez l’individu réduit
120
à l’état de rouage sans danger en vue de fins qui ne sont pas les siennes » .
Décrivant en son temps l’activité du surréalisme, Artaud insiste ainsi sur son caractère
121
de « révolte morale » et « les ruades de l’être en nous contre toute coercition » . Au cœur
de cette révolte contre l’Autorité, il place celle « contre toutes les formes du Père ». Au
niveau le plus simple, il s’agit d’abord de viser la famille et, avec elle, l’ordre patriarcal.
Ce faisant, il reprend un des leitmotivs du socialisme : abolir la famille actuelle, libérer les
enfants du joug de leurs parents et en finir avec l’institution du mariage. La critique n’en
reste cependant pas là. A un niveau plus large, le patriarcat apparaît comme le modèle de
la plupart des rapports d’autorité qui fondent la société et le fondement même de l’idée de
Patrie. A ce titre, Artaud peut se ranger derrière la citation suivante de Georges Bataille :
« La famille est le fondement de la contrainte sociale. L’absence de toute
fraternité entre le père et l’enfant a servi de modèle à tous les rapports sociaux
basés sur l’autorité et le mépris des patrons pour leurs semblables. Père, patrie,
patron, telle est la trilogie qui sert de base à la vieille société patriarcale et,
122
aujourd’hui, à la chiennerie fasciste. »
123
Haine du père, « horreur de la patrie » (pour reprendre les mots de Rimbaud), c’est donc
une suite logique pour les surréalistes. En 1929, Georges Sadoul, s’adressant par courrier
au major de la promotion de l’année de l’école d’officiers de Saint-Cyr, écrit ainsi : « nous
124
crachons sur les trois couleurs : bleu, blanc et rouge du drapeau que vous défendez » .
Dans la même revue, Péret s’exclame : « La patrie ! va te faire foutre, christ de sucre
125
moisi ! » . Par là, ce sont tous les instruments de conservation et de répression sociale qui
sont visés, c’est-à-dire la police, d’une part, et l’armée, d’autre part. C’est essentiellement
sur cette dernière que les surréalistes se focalisent, l’accusant de remplir, « entre autres
fonctions dégradantes, […] l’office d’achever les hommes que la vie de famille, l’école laïque
126
ou chrétienne, le pain à gagner, n’avaient pas suffisamment abêtis » . Pour un anarchiste
espagnol traduit par Guy Debord, membre anonyme de la colonne de fer durant la guerre
d’Espagne en 1937, ça ne fait aucun doute : « prisons et casernes sont une même chose :

119
Entretiens, op. cit., p.56
120
Le Mouvement anarchiste en France vol.2, op. cit., p.154
121
Messages révolutionnaires, op. cit., p.9
122
Cité dans « Surréalisme et révolution », Messages révolutionnaires, op. cit., p.10
123
« Une Saison en enfer », Œuvres complètes, éd. Gallimard, « La Pléiade », Paris, 1972, p.96
124
« Mémoire », Le Surréalisme au service de la révolution n°1, juillet 1930, p.34
125
« Morts ou vifs », ibid., p.25
126
« La prière du soldat », La Révolution surréaliste n°12, 15 décembre 1929, p.21

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

despotisme et libre exercice de la nature mauvaise de quelques-uns, pour la souffrance de


127
tous » .
Reste une troisième et dernière forme de l’autorité du Père : celle de la soumission à
Dieu qu’enseigne la religion. Depuis deux siècles, de Sade aux surréalistes en passant par
les théoriciens socialistes, la lutte contre l’idée de Dieu est ainsi une constante remarquable.
128
Pour Bakounine, la religion première est une « religion de la peur » et l’idée même de
129
Dieu une « abdication de la raison » . Pour Marx, il s’agit du cœur de l’aliénation. Véritable
130
« opium du peuple » , la religion enseigne la passivité ainsi que la servitude, privant
l’homme de la conscience lucide de lui-même et de son monde. La critique de la religion
devient donc politique. Comme l’explique Rousseau, dans la mesure où « le christianisme ne
prêche que servitude et dépendance[,] son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle
131
n’en profite pas toujours » . Pour Bakounine, « elle est la négation de l’humaine liberté
132
et aboutit nécessairement à un esclavage non seulement théorique mais pratique » . La
critique rappelle que Dieu, loin d’être une entité autonome et supérieure, est une création
de l’homme. Ainsi, pour le poète William Blake, il s’agit de démontrer qu’à la base de toute
religion se trouve le Génie poétique de l’homme, que celle-ci n’est que l’expression poétique
d’un système de représentation humain et donc que « toutes les divinités résident dans le
133
sein de l’homme » .
Sur ces bases, Blake fait le lien avec un deuxième élément majeur de la critique anti-
religieuse. Si Dieu, identifié au Bien suprême, est ma création alors je suis aussi le créateur
de la notion du Bien, ce qui revient à dire que la morale ne trouve pas son fondement en Dieu
mais est une création humaine. La religion présente est ainsi assimilée à un simple système
moral contingent qui peut être critiqué en tant que tel. La révolte de Blake contre l’Eglise
vise le puritanisme et l’austérité de sa morale, instrument de répression des désirs et des
jouissances. Comme il l’écrit, « de même que la chenille choisit les plus belles feuilles pour
134
y poser ses œufs, de même le prêtre pose ses malédictions sur les plus belles joies » .
Selon lui, en l’état actuel, « l’église est froide » et austère, d’où la conclusion d’un de ses
poèmes : « Et des prêtres en robes noires faisaient leurs rondes/Et liaient de ronces mes
135
joies et mes désirs » . Pour Nietzsche, c’est aussi tout l’héritage judéo-chrétien (et ses
valeurs) qui est mis en cause : sa religion de morts-vivants et d’ascètes, sa pitié, son mépris
du corps et de la terre, sa fausse vertu et la logique récompense/châtiment qu’elle instaure.
Cœur de l’aliénation politique et morale austère et puritaine, le surréalisme reprend, au
ème
XX siècle, la critique de la religion à travers ce double paradigme. En 1925, le troisième
numéro de La Révolution surréaliste titre : « 1925 : fin de l’ère chrétienne ». Plus tard, Jean
127
Protestation devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937, par un « incontrôlé » de la Colonne de fer
(1937, 1979 pour la traduction française par Guy Debord), éd. Ivréa, « Champ libre », Paris, 1995, p.33
128
Théorie générale de la révolution, éd. Les Nuits Rouges, Paris, 2001, p.94
129
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.108
130
Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), éd. Allia, Paris, 1998, p.8
131
Du Contrat social, éd. GF Flammarion, Paris, 1992, p.165
132
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.108
133
« Le mariage du ciel et de l’enfer » (1790-93), Œuvres vol.3, éd. Aubier/Flammarion, Paris, 1980, p.169
134
ibid., p.167
135
« Jardin d’Amour », Chants d’Innocence et d’Expérience (1789-1794), éd. Quai Voltaire/La Table ronde, Paris, 2007, p.121

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Koppen explique « comment accommoder le prêtre » et lance l’appel suivant – non sans
rappeler la célèbre photo de Péret crachant sur un homme d’église :
« Chaque fois que dans la rue vous rencontrez un serviteur de la putain à barbe
de Nazareth, vous devez l’insulter sur un ton qui ne lui laisse aucun doute sur la
qualité de votre dégoût. […] Il importe d’entretenir constamment autour d’eux une
atmosphère de haine qui soit à la mesure de leur abjection et leur fasse prévoir
136
(ils en veulent des martyrs) une épouvantable fin. »
Si un tel appel au meurtre est sans doute à ranger au compte d’une surenchère très
contestable dans la violence verbale, il n’en traduit pas moins la radicalité et la virulence de
la position surréaliste, partant du principe « que le monde n’est devenu une telle cochonnerie
137
que parce qu’il a été si bien, si totalement, empli de Dieu » .
Une telle critique de la famille, de la patrie et de la religion, pour reprendre les termes de
Marx, vise, dès lors, à « prendre les choses par la racine » et à amener l’homme à une prise
de conscience générale de soi et de son monde. Cette désaliénation théorique vis-à-vis de
toute forme d’autorité morale « aboutit donc à l’impératif catégorique de renverser toutes les
138
conditions sociales où l’homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable » .
Une fois écaillé le vernis idéologique et abstrait, une fois démystifiés les bourrages de
crâne, la critique peut montrer dans toute leur cruelle nudité les chaînes bien réelles qui
emprisonnent les hommes, tant sur le plan économique que politique.

2. La critique de l’économie :
ème
Toute la critique socialiste du XIX siècle, largement acceptée et reprise par les avant-
ème
gardes poétiques du XX , repose ainsi sur la mise en évidence de ce qu’ils considèrent
comme le vrai fondement de l’économie capitaliste bourgeoise, c’est-à-dire l’exploitation de
l’homme par l’homme. Marx dénonce l’esclavage moderne dont est victime le prolétariat.
Soumis à toute une hiérarchie, le prolétaire est celui qui est contraint, par sa misère, de
vendre sa force de travail à autrui en échange d’un salaire qui lui permet juste d’assurer sa
subsistance. A l’opposé, le bourgeois est celui qui possède à la fois le capital et les moyens
de production, occupe les postes de direction et exploite le bénéfice du travail des ouvriers.
Dans un tel système, le travailleur est aliéné à tous les niveaux. Premièrement, il est dé-
saisi de l’objet de son travail au profit du propriétaire. Deuxièmement, il est réduit, en tant
qu’homme, à la seule dimension de son travail et est ainsi aliéné dans son essence même.
Le régime de la propriété bourgeoisie est au cœur du système d’exploitation capitaliste. Une
telle critique remonte aux analyses que Rousseau mène dans son Discours sur l’origine
et les fondements de l’inégalité parmi les hommes en 1755. Refusant de considérer que
certains hommes naissent, par nature, chefs et d’autres subalternes, le philosophe cherche
à démontrer la relativité et l’illégitimité de cet état de fait présent. A ses yeux, la tyrannie
actuelle n’est qu’une dérivation d’un état antérieur, celui de nature, qu’elle pervertit. Il
y a donc, pour lui, une histoire précise et dramatique de l’exploitation dont le point de
départ serait, précisément, l’introduction de la propriété privée. Ainsi commencerait, selon
Rousseau, la lutte entre les hommes et l’exploitation par le travail. Cette lecture de l’Histoire,
les situationnistes la reprennent et l’approfondissent. Dans ses Banalités de base, Raoul
Vaneigem situe lui aussi le développement de la propriété privée à l’origine de notre société
136
La Révolution surréaliste n°12, 15 décembre 1929, op. cit., p.33
137
R. CREVEL, « Le Clavecin de Diderot », L’Esprit contre la Raison, op. cit., p.199
138
Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit., p.25

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

présente. Comme il l’explique, l’appropriation privative signifie la séparation d’autrui et, de


ce fait, est une forme nécessaire d’exclusion puisque « être propriétaire, c’est s’arroger un
139
lieu de la jouissance dont on exclut les autres » . Au principe d’interdépendance du groupe
succède celui de la scission entre les individus et d’exclusion réciproque de la possession
des biens. Chacun, pour survivre, doit participer à ce mouvement quitte à se mettre au
service d’un possédant (en échange d’un salaire), s’il est exclu de la propriété, afin de l’aider
à posséder encore plus. Comme l’explique Paul Lafargue, le capitalisme a ceci de terrible
qu’il fait œuvrer les pauvres à leur appauvrissement : en travaillant pour les riches, le pauvre
ne contribue-t-il pas à l’enrichissement du riche et, ainsi, à son appauvrissement relatif ?
Avec ironie, Lafargue décrit ce cercle vicieux de la façon suivante :
« Travaillez, travaillez, prolétaires, pour agrandir la fortune sociale et vos misères
individuelles, travaillez, travaillez, pour que, devenant plus pauvres, vous ayez
plus de raisons de travailler et d’être misérables. Telle est la loi inexorable de la
140
production capitaliste. »
Pour cacher cette exploitation, le maître doit encore créer l’illusion d’œuvrer au bien public
et d’être bénéfique à ses employés : « en augmentant son autorité et son pouvoir sur
le plus grand nombre possible de sujets, ne leur permet-il pas de se maintenir en vie,
141
ne leur accorde-t-il pas une chance unique de salut ? » . Ce faisant, comme le conclut
142
Vaneigem, « il transmue la nécessité où il se trouve en prestige » . Ainsi s’accentue, avec
une adhésion de tous qui ne cesse de surprendre, l’écart des richesses au sein de la société
et la concentration du capital entre un nombre restreint de mains.
Le régime bourgeois de la propriété est aussi responsable du développement de
la division du travail. Le type de travail salarié que nécessite le développement de
l’appropriation privative crée dans le rapport employé/employeur, une division des tâches
entre patronat décisionnaire et main-d’œuvre soumise à sa hiérarchie. En se soumettant
à une puissance hétéronome au sein de son activité, le prolétaire perd toute maîtrise
consciente de cette dernière et se soumet à un ensemble de directives dont l’ensemble des
perspectives lui échappent. Par suite, chaque individu est ainsi cantonné à un rôle spécialisé
exclusif, perdant tout sens de cette totalité qui s’impose désormais à lui comme une
puissance abstraite et supérieure. Les conséquences qui en découlent sont nombreuses.
Tout d’abord, avec la division du travail apparaît une contradiction entre intérêts collectif et
privé : en perdant le contrôle global sur l’activité sociale qui cantonne chaque individu au
rôle de simple maillon, celui-ci se trouve aliéné à un intérêt supérieur. De plus, elle génère et
renforce la lutte des classes entre bourgeoisie au pouvoir et prolétariat soumis aux intérêts
de celle-ci. Enfin, cercle vicieux, l’une inégalité de salaires, prétendument justifiée par une
inégalité de charge entre travail décisionnaire et exécution manuelle passive, contribue à
renforcer la répartition inégale des produits du travail et donc de la propriété. Dès lors, pour
143
Marx et Engels, « division du travail et propriété privée sont des expressions identiques »
et le système d’exploitation économique du prolétariat se referme sur lui-même comme un
piège mortel.
139
« Banalités de base », Internationale situationniste n°7, avril 1962, p.33
140
Le Droit à la paresse (1880), éd. Mille et Une Nuits, Paris, 2000, p.23
141
« Banalités de base », Internationale situationniste n°7, avril 1962, p.36
142
« Banalités de base », Internationale situationniste n°7, avril 1962, p.37
143
L’Idéologie allemande (1846), « Feuerbach. Conception matérialiste contre conception idéaliste », éd. Gallimard, « Folio
Plus Philosophie », Paris, 2009, p.26

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Bien entendu, si cette logique capitaliste, tant honnie par les socialistes et les avant-
ème
gardes du XX siècle, s’est maintenue au pouvoir depuis maintenant plus de deux
ème
siècles, elle n’en a pas moins connu des changements majeurs. Au XIX siècle, le
système capitaliste était sujet à une série récurrente de crises de surproduction dues
au décalage entre la quantité de marchandises disponibles produites et le faible nombre
d’acheteurs possibles. Tandis que de telles crises entraînaient la fermeture des ateliers
et une augmentation du chômage, le paradoxe était le suivant : des ouvriers condamnés
à la misère à côté d’une surabondance de biens. En retrouvant un travail, les ouvriers
étaient encore plus exploités qu’avant, leurs patrons profitant de la menace du chômage
pour leurs imposer des conditions de travail plus défavorables (précarisation de l’emploi,
baisse des salaires, etc.). Néanmoins, de telles crises sont aussi nuisibles à la bourgeoisie.
Il fallait donc trouver une solution. Dans un premier temps, afin d’écouler leurs marchandises
en sur-nombre, les producteurs cherchent à élargir leur clientèle en créant un marché
mondial. Comme l’explique Lafargue, « les capitaux abondent comme les marchandises.
Les financiers ne savent plus où les placer ; ils vont alors chez les nations heureuses qui
lézardent au soleil en fumant des cigarettes, poser des chemins de fer, ériger des fabriques
144
et importer la malédiction du travail » . Cependant, l’élargissement du marché par la
ème
mondialisation des échanges commerciaux ne pouvait pas suffire. Dès la fin du XIX
ème
siècle s’amorce donc le grand tournant du capitalisme au XX siècle : le déplacement
du centre de l’économie de la production vers la consommation. Dès cette époque, comme
l’explique le même Lafargue, « le grand problème de la production capitaliste n’est plus de
trouver des producteurs et de décupler leurs forces, mais de découvrir des consommateurs,
145
d’exciter leurs appétits et leur créer des besoins factices » . Pour cela, il faut intégrer
les ouvriers à la consommation, ce qui implique de céder en même temps sur un certain
nombre de points : diminution du temps de travail et augmentation du pouvoir d’achat.
Pour qu’un tel ensemble de concessions ne soient pas à perte, le patronat réinvestit ce
temps libre nouvellement acquis dans le développement de l’industrie lucrative des loisirs :
l’ouvrier aura des vacances et des repos hebdomadaires, certes, mais tout sera fait pour
que ce temps là ne soit pas perdu pour l’économie. Les producteurs doivent aussi faire
adhérer les travailleurs à la consommation de produits souvent inutiles et ne répondant à
aucun besoin réel : la mise en place de la « société du spectacle » (à laquelle nous nous
intéresserons plus loin en détail) en est la conséquence. Si cela ne suffit pas pour maintenir
une marge de bénéfices suffisante, il reste deux solutions au patronat : soit baisser le coût de
la production en délocalisant son activité (ce qui a pour effet pervers d’entraîner un chômage
et un appauvrissement local, freinant en retour la consommation et la croissance avec), soit
augmenter les prix avec le risque de ne pouvoir tout vendre. Dans les deux cas, le système
tourne en rond : il ralentit la consommation en diminuant le pouvoir d’achat, d’où une fuite
en avant incessante à la recherche de nouveaux marchés. Reste encore une solution :
fabriquer sciemment des produits imparfaits, diminuer leur durée de vie et créer ainsi un
renouvellement savamment calculé des marchandises.
Face à un tel système, le dégoût des poètes et d’un certain nombre de penseurs est
généralisé. Les surréalistes proclament, dans le tract collectif « La Révolution d’abord et
toujours ! », en 1925 : « nous n’acceptons pas les lois de l’Economie ou de l’Echange,
nous n’acceptons pas l’esclavage du Travail ». Pour Vaneigem, le constat est simple :

144
Le Droit à la paresse, op. cit., p.27
145
ibid., p.39

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

146
« la civilisation humaine avorte quand naît la civilisation marchande » . Hantise du règne
de l’utilité immédiate sur toutes autres considérations, aversion pour la trilogie capitaliste
rentabilité/productivité/profit : au-delà même du constat d’injustice sociale, c’est tout le
système de valeurs induit par l’économie qui s’avère incompatible avec celui de ces poètes.
Comment pourraient-ils accepter le principe de l’épargne, eux qui ne cessent d’affirmer
une positivité de la dépense ? Comment concilier la notion de rentabilité avec la fantaisie
créatrice gratuite de l’activité poétique ? Comment, enfin, trouver un point d’entente entre
l’exaltation du travail productif et le bon vouloir hédoniste, l’affinement des plaisirs ? Entre la
poésie et l’économie, l’opposition est donc inévitable. C’est une révolution sociale que les
ème
avant-gardes du XX siècle appellent de leurs vœux. Cette critique et cette aspiration
révolutionnaire, que partagent ensemble poètes et socialistes, ne sauraient, cependant, en
rester au seul plan économique. A leurs yeux, le régime de la propriété bourgeoise et de la
division du travail est au cœur même de la conception et du développement bourgeois de
l’Etat. A l’aliénation économique se superposerait donc une aliénation politique, renforçant
et entérinant la première. La critique de l’économie se double ainsi d’une critique de la
politique.

3. La Critique de la politique :
Pour Hegel, l’organisation étatique serait la descendante directe du système patriarcal,
147
« première forme d’Etat […] autoritaire et comme instinctive » . Sa seconde forme serait
la monarchie, l’Etat moderne étant, lui, le dépassement de ces deux premiers stades.
Ce dernier aurait pour fonction positive de combiner et d’allier la passion individuelle à
l’intérêt général. Seulement, loin de penser comme Rousseau qu’un tel projet implique
nécessairement que les citoyens soient à la fois les sujets et l’objet de leur devenir individuel
et commun, Hegel estime, lui, qu’il faut que l’Etat lutte « contre les intérêts particuliers et les
148
passions et les [soumettent] à un dressage aussi long que difficile » . A ce titre, il justifie,
au sein de la société, la permanence du principe patriarcal et monarchique, c’est-à-dire
149
la division hiérarchique et le pouvoir des « grands hommes » . Sans partager forcément
cette conviction idéologique, les tenants de l’Etat moderne bourgeois ont largement repris
à leur compte les théories et les conceptions hégéliennes de l’Etat, de sa vocation à unifier
la société à la justification de la hiérarchie sociale en passant par la nécessité pour les
gouvernants de diriger la société en fonction de déterminations auxquelles le peuple doit
se plier. C’est précisément une telle conception que dénoncent avant-gardes poétiques et
socialistes. A leurs yeux, l’Etat ne doit avoir d’autre rôle que d’assurer le bon fonctionnement
ème
de la société et de l’exécution de ses volontés. Comme l’explique, dès le XVIII siècle,
Hölderlin, via le personnage d’Hypérion, l’Etat n’a pas à être le moteur de la société et n’a
pas à forcer son évolution. Il n’est apte qu’à l’encadrer, sans quoi il sombrerait aussitôt
dans l’autoritarisme. En d’autres termes, c’est au peuple de faire l’Etat et non à l’Etat de
former le peuple. La principale critique qui est donc adressée à la forme hégélienne de
l’Etat (y compris par le jeune Hegel lui-même…) est de réduire ses sujets à de simples

146
Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, éd. Seghers, Paris, 1990, p.50
147
La Raison dans l’Histoire, éd. « 10/18 », Paris, 1979, p.174
148
ibid.
149
C’est qu’à vrai dire, à ses yeux, les individus et les peuples, loin d’être les sujets et donc les maîtres de leur devenir historique,
ne sont, en réalité, que « les moyens et les instruments d’une chose plus élevée, plus vaste qu’ils ignorent et accomplissent
inconsciemment ».

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

rouages d’une mécanique abstraite qui les broie. C’est ce qu’affirme, par exemple, Le Plus
ancien programme systématique de l’idéalisme allemand attribué généralement à Hölderlin,
Schelling et au jeune Hegel : « Nous devons dépasser l’Etat ! – car tout Etat est obligé de
traiter les hommes libres comme un rouage mécanique ; et c’est ce qu’il ne doit pas ; il
150
faut donc qu’il arrête » . Dans une optique similaire, pour Nietzsche, « l’Etat, c’est le plus
151
froid de tous les monstres froids » . C’est l’Etat en tant que pulsion formelle hétéronome
qui est rejeté, en tant que règne de la Loi imposée, l’Etat qui tient le peuple à l’écart du
gouvernement. C’est ainsi que les romantiques allemands prônent d’abord « une auto-
152
constitution du sujet libre en citoyen d’une république débarrassée de toute autorité » . Par
la suite, tout en continuant de critiquer toute forme omnipotente de l’Etat, ils reconnaissent,
à la lumière de la Terreur et de l’arrivée de Napoléon en France, la nécessité du maintien
d’une certaine forme de médiation sociale afin d’assurer un cadre général garant de la liberté
des citoyens.
Cette médiation là, c’est précisément ce que prétend incarner la nouvelle forme d’Etat
ème
qui commence à s’imposer à partir de la seconde moitié du XIX siècle, c’est-à-dire la
démocratie dite représentative. Une telle forme de gouvernement aurait pour principe de
concilier à la fois la souveraineté populaire et la bonne gestion des intérêts particuliers au
ème
nom du bien général. Pourtant, dès le XVIII siècle, un tel système ne cesse d’attirer
les foudres des défenseurs d’une démocratie « réelle » (la démocratie directe). Selon
eux, il n’y aurait de « démocratie représentative », à proprement parler, que par abus de
langage. C’est ce qu’estime, par exemple, Jacques Rancière puisque, comme il l’explique,
153
« la représentation est dans son origine l’exact opposé de la démocratie » . Il s’attache
ainsi à démonter le mensonge suivant : « nous ne vivons pas dans des démocraties. […]
Nous vivons dans des Etats de droit oligarchique, c’est-à-dire dans des Etats où le pouvoir
de l’oligarchie est limité par la double reconnaissance de la souveraineté populaire et des
154
libertés individuelles » . En 1762 déjà, Rousseau présentait cette forme de gouvernement
comme une étape intermédiaire entre la tyrannie et la démocratie, partant du principe que
« la loi n’étant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que dans la puissance
législative le peuple ne peut être représenté ». Ce faisant, il énonçait à l’avance une des
idées de base du communisme libertaire : élire un représentant, c’est abdiquer et renoncer
à l’exercice démocratique de sa propre voix politique. Si la démocratie « réelle » est
l’exercice de la politique par chacun, sans aucun titre particulier à gouverner et de façon
égalitaire, alors abandonner son pouvoir politique à un autre, fusse au prix d’un vote, est
un fonctionnement anti-démocratique. Comme l’explique Bakounine, « le système de la
155
représentation démocratique est celui de l’hypocrisie et du mensonge perpétuels » et
son mensonge « repose sur cette fiction, qu’un pouvoir et une chambre législative sortis de
l’élection populaire doivent absolument ou même peuvent représenter la volonté réelle du
156
peuple » . Or, continue-t-il, « comment le peuple, écrasé par son travail et ignorant de la
150
La Forme poétique du monde, op. cit., p.399
151
Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.60
152
L. MARGANTIN, La Forme poétique du monde, op. cit., p.660
153
La Haine de la démocratie, éd. La Fabrique, Paris, 2005, p.60
154
ibid., p.81
155
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.211
156
ibid., p.206

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

157
plupart des questions qui s’agitent, contrôlera-t-il les actes politiques de ses élus ? » . Tout
reposerait donc sur une escroquerie : celle d’un suffrage universel qui ne fait qu’exploiter la
misère, l’ignorance et l’inexpérience politique du peuple. Ainsi il dénonce, en conclusion, la
pente glissante et dangereuse, inhérente à un tel système :
« Un Etat républicain, basé sur le suffrage universel, pourra être très despotique,
plus despotique même que l’Etat monarchique, lorsque, sous le prétexte
qu’il représente la volonté de tout le monde, il pèsera sur la volonté et sur le
mouvement libre de chacun de ses membres de tout le poids de son pouvoir
158
collectif. »
Ce despotisme nouveau, masqué derrière une prétendue représentation démocratique,
c’est l’accaparement du pouvoir par la bourgeoisie et le pouvoir économique. Pour
Rousseau, l’Etat trouve son origine dans un état de luttes incessantes pour l’extension de
la propriété. Pour sortir de cet état de guerre, désavantageux pour l’entretien du commerce,
les plus riches ont dû s’accorder pour instituer un état qui leur soit favorable afin d’assurer
ème
la pérennité de leurs biens. Cette analyse, tout le socialisme du XIX siècle la reprend.
Pour Bakounine, « l’Etat représente les intérêts […] de la classe aujourd’hui principalement
159
sinon exclusivement exploitante […], la bourgeoisie » . Pour Marx et Engels, l’Etat permet
à la bourgeoisie de « donner une forme générale à ses intérêts communs ». La démocratie
représentative « n’est rien de plus que la forme d’organisation que les bourgeois sont forcés
de se donner, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, pour garantir mutuellement leur propriété et
160
leurs intérêts » .
Un tel système ne pourrait se maintenir qu’en entretenant une gigantesque propagande
et qu’en recréant une fiction à laquelle la majorité puisse adhérer. Comme nous allons le
voir désormais, ce système là, largement en place depuis des décennies, comme nous le
disent les situationnistes, c’est la « société du spectacle ».

4. La Société du spectacle :

Définition du « spectacle » :
Dans les années 1960, les situationnistes, Debord en tête, observent le développement
progressif d’un système d’aliénation qui, dans le cadre du développement du capitalisme
moderne et de l’apparition de nouveaux médias hyper-puissants, atteint un niveau de
réalisation jamais vu. Derrière ce que Debord appelle « la société du spectacle », ils
dénoncent la mise en place d’un système de contrôle social, conséquence non pas d’un
complot centralisé et orchestré par une petite minorité consciente mais du développement
de l’organisation économique et politique de ces années-là. Forme laïcisée et poussée à un
degré supérieur d’achèvement du mythe et de l’illusion du christianisme, le spectacle serait
la séparation achevée entre la représentation et le réel et la façon dont la première vient
remplacer et conformer à son image le second. Pour Debord, tout part du constat suivant :

157
ibid., p.208
158
ibid., p.197
159
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.194
160
L’Idéologie allemande, op. cit., p.82

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de
production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce
161
qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. »
Selon lui, le spectacle est la médiation universelle qui s’insère entre « moi et moi »,
« moi et les autres », « moi et mon monde », et qui coupe toute relation directe au
vécu. Bien entendu, s’il est illusoire de penser appréhender le réel en dehors de toute
représentation, le problème c’est qu’il s’agit ici d’une représentation imposée de l’extérieur.
Pour Debord, le spectacle est ce qui vient séparer le spectateur de sa propre vie. La
séparation achevée, c’est l’achèvement de l’hétéronomie. La contemplation passive du
spectacle est un mouvement de désappropriation. Pour celui qui s’y abandonne, l’équation
est simple : « plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les
images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir.
162
[…] Ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente » .
Pour résumer, comme l’écrit Debord, « le spectacle dans la société correspond à une
163
fabrication concrète de l’aliénation » . Il s’agit d’un développement mondial, puisque
même « là où la base matérielle est encore absente, la société moderne a déjà envahi
164
spectaculairement la surface sociale de chaque continent » , y compris en URSS et
en Chine dites communistes. Debord distingue cependant, par rapport au spectaculaire
« diffus » de nos sociétés, un spectaculaire « concentré » qui caractérise le capitalisme
bureaucratique russe ou chinois et qui s’appuie sur un culte du chef, expression identitaire
d’un modèle unique et sans contestation possible. Selon l’actualisation qu’il donne de sa
réflexion en 1988, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, une telle opposition
serait désormais dépassée au profit d’une nouvelle forme : le spectaculaire intégré. Ce
dernier serait tout simplement l’achèvement du spectacle, c’est-à-dire le moment où,
réalité et spectacle cessant de s’opposer, « le spectacle s’est mélangé à toute réalité, en
165
l’irradiant » . A l’exception peut-être de quelques îlots de culture ancienne qui survivent
péniblement, tout serait désormais soumis et conforme aux exigences du capitalisme. Pour
Debord, « il n’existe plus rien, dans la culture et dans la nature, qui n’ait été transformé, et
166
pollué, selon les moyens et les intérêts de l’industrie moderne » .

Spectacle, idéologie et aliénation :


Pour comprendre une telle analyse, il faut sans aucun doute faire remonter ses présupposés
à une théorie et à une critique de l’idéologie et de l’aliénation d’inspiration marxiste. Au
sens premier, on le sait, le terme « idéologie » n’était pas connoté aussi négativement qu’il
peut l’être aujourd’hui. Il ne renvoyait à rien d’autre qu’à une théorie des idées, à « une
philosophie sémantique […] dont la thèse principale était que la philosophie n’a rien à voir
167
avec les choses, avec la réalité, mais avec les idées » comme le rappelle Paul Ricœur.
Dans sa critique, Marx définit une nouvelle acception du terme et lui donne le sens d’une

161
La Société du spectacle (1967), éd. Gallimard « Folio », Paris, 1992, p.15
162
La Société du spectacle, op. cit., p.31
163
ibid., p.32
164
ibid., p.53
165
Commentaires sur la société du spectacle (1988), éd. Gallimard, « Folio », Paris, 1992, p.23
166
ibid.
167
L’Idéologie et l’Utopie (1986), éd. du Seuil, « La Couleur des Idées », Paris, 1997, p.20

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

168
image ou reflet inversé de la réalité. Pour cela, il s’inspire des réflexions de Feuerbach
sur la religion, dans lesquelles le philosophe allemand dénonce la supercherie suivante :
tandis que, dans la réalité, c’est l’homme qui crée l’image du divin en projetant sur lui ses
propres attributs, la religion fait croire que c’est Dieu qui a créé l’homme et lui a attribué
ses propres qualités. Marx reprend une telle analyse mais pour l’appliquer désormais à la
totalité du monde des idées. L’idéologie, explique-t-il, se serait prendre des conséquences
pour des causes et ainsi tout faire fonctionner à l’envers. C’est considérer, par exemple,
que c’est au monde de se plier aux théories et non aux théories de s’adapter aux réalités.
Cependant, Marx va plus loin dans son analyse. Il explique, avec Engels, dans L’Idéologie
allemande, que ces explications idéologiques de l’Histoire n’aboutissent systématiquement
qu’à faire du moment présent le terme logique et idéal du mouvement passé. En d’autres
termes, le glissement sémantique qu’il introduit dans le sens du mot « idéologie » revient
à le définir, non plus comme un système de représentation, mais comme un instrument de
légitimation du pouvoir. L’idéologie serait donc le vernis, la fiction qu’invente l’autorité en
place pour se légitimer en tant que telle. Elle vise à justifier un ordre et à l’intégrer dans
le cours de l’Histoire. En termes marxistes, la critique de l’idéologie se confond donc avec
celle de l’aliénation.
Pour Marx, en effet, ces deux concepts s’articulent étroitement. Comme il tente de
le démontrer, tout homme est aliéné quand il devient le simple attribut d’une abstraction
qu’il a pourtant créée lui-même, mais qui lui apparaît comme une puissance autonome
et indépendante s’imposant à lui. Marx en décrit diverses formes, dont l’Etat : tandis que
ce sont les hommes qui l’ont créé comme un instrument politique, cette abstraction s’est
retournée dans le cours de l’Histoire pour s’imposer à tous comme un instrument d’aliénation
qui réduit les citoyens au simple rang d’attribut de l’Etat, de simple maillon pris dans ses
rouages complexes. L’analyse est identique à propos de la religion ou de l’argent. Cette
réflexion, c’est cependant autour du caractère double de la marchandise, à la fois valeur
d’usage et valeur d’échange, qu’il l’a développe de la façon la plus approfondie. Comme
dans chacun des domaines précédemment cités, il observe ce même renversement qui fait
du concret l’attribut de l’abstrait : petit à petit, une fois atteint un certain seuil du volume des
échanges, il met en évidence la subordination de la valeur d’usage de l’objet (c’est-à-dire
du concret) à sa valeur d’échange (l’abstrait) et la façon dont cette dernière se met ainsi à
diriger les rapports humains d’une manière qui paraît autonome et objective. En d’autres
termes, l’aliénation, c’est la dépossession, pour les hommes, du produit de leur activité et
c’est la transformation des moyens en fin. C’est ce que résume Henri Lefebvre :
« Seul existe l’homme et son activité. Et cependant tout se passe comme si les
hommes avaient affaire à des puissances extérieures pesant sur eux du dehors
et les entraînant. […] Cette fixation de l’activité humaine en une réalité étrangère,
169
chose brute et abstraction à la fois, nous la nommons : aliénation. »
Le rapport avec l’idéologie apparaît ainsi de façon évidente. Causes et conséquences l’une
de l’autre, ces deux concepts s’articulent autour du même trait commun : une inversion
de la réalité, c’est-à-dire le règne de l’abstrait sur le concret. L’idéologie est à la fois une
forme d’aliénation et son principal support, une mystification qui vise « à faire accepter aux
hommes d’une époque certaines illusions, certaines apparences, et à faire entrer dans le
170
réel ces apparences en les rendant efficaces » . Elle est la justification, le vernis et le
168
Que Debord cite d’ailleurs en exergue de La Société du spectacle
169
Critique de la vie quotidienne, vol.1 : Introduction (1945), op. cit., p.179-180
170
H. LEFEBVRE, ibid., p.159

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

mensonge que nécessite l’aliénation pour se masquer en tant que telle. La critique de l’une
est donc nécessairement la critique de l’autre. La critique de l’Etat comme aliénation, c’est
la critique de la mystification idéologique qui le fonde. Inversement, la critique de la religion
comme idéologie, c’est la critique de l’aliénation qu’elle tente de masquer avec ces « fleurs
imaginaires » dont parle Marx.
Indiscutablement, le concept de « spectacle », développé par Debord et les
situationnistes, est une forme actualisée de la critique marxiste de l’aliénation. « Opium du
peuple » à sa façon, « conscience erronée du monde » et « raison générale de consolation
171
et de justification » , Debord ne situe-t-il pas lui-même le spectacle dans l’héritage direct
de la religion ? A ses yeux, comme il l’affirme, dans La Société du spectacle, ça ne fait aucun
172
doute : « le spectacle est la reconstruction matérielle de l’illusion religieuse » . Tandis
que le mythe unitaire passé s’est progressivement dégradé jusqu’à disparaître, le spectacle
est le nouvel effort du pouvoir pour se justifier et maintenir l’unité sociale. La différence
est que cette nouvelle forme désacralisée du mythe est régie, non plus par Dieu, mais par
les lois naturelles et économiques : le système a ainsi perdu tout centre identifiable et,
comme l’explique Vaneigem, ne peut plus être identifié à une figure matérialisée à abattre
173
mais prend « une forme abstraite » . Ses moyens se sont aussi largement diversifiés,
recourant désormais à « une foule de petites hypnoses : information, culture, urbanisme,
174
publicité, suggestions conditionnantes au service de tout ordre établi et à venir » . Tous
les termes de la critique marxiste de la religion et de l’idéologie, tels qu’ils sont énoncés
notamment dans la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, n’en restent
pas moins d’actualité. Le spectacle est une forme extrême de cette tendance à l’abstraction.
175
Il est la résultante de la transformation idéaliste du réel en un « univers spéculatif » .
176
« Inversion concrète de la vie » et « mouvement autonome du non-vivant » , il répond à
la logique même de l’aliénation : le règne de l’abstrait sur le concret. Il est l’achèvement
par excellence de l’hétéronomie, la médiation universelle qui s’intercale entre toutes choses
et tous rapports concrets. Produit de l’activité humaine, il s’impose désormais de façon
entièrement autonome et chacun n’existe plus socialement qu’à travers lui. Ainsi, comme
l’explique Debord, « le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social
177
entre des personnes, médiatisé par des images » . Il est à la fois l’idéologie de ce monde et
l’expression la plus concrète de sa réalité socio-économique. Il est, tout ensemble, l’adjuvant
et l’aboutissant, le modèle et la justification de l’organisation capitaliste de l’économie et du
pouvoir séparé, c’est-à-dire une surdétermination conformante du réel. Avec le spectacle,
l’idéologie s’est ainsi matérialisée et se confond désormais avec une réalité sociale qu’elle
a pu retailler sur son modèle. Pour Debord, c’est « une Weltanschauung devenue effective,
178
matériellement traduite. C’est une vision du monde qui s’est objectivée » . Dans la
société du spectacle, la propagande politique et idéologique s’est à ce point perfectionnée
qu’elle finit par s’effacer complètement derrière les diverses formes du spectacle réalisé :
171
Toutes ces expressions sont empruntées à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de K. MARX
172
La Société du spectacle, op. cit., p.24
173
« Banalités de base (2) », Internationale Situationniste n°8, janvier 1963, p.46
174
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), éd. Gallimard, « Folio Actuel », Paris, 1992, p.28
175
La Société du spectacle, op. cit., p.24
176
ibid., p.16
177
ibid.
178
ibid., p.17

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

la propagande ne se fait plus via des discours mais directement via les conditions de
vie imposées. Le spectacle peut donner aujourd’hui l’impression de se reproduire de lui-
même, indépendamment des discussions d’un débat politique lui-même spectacularisé.
On peut ainsi conclure indifféremment que « le spectacle est l’idéologie par excellence,
parce qu’il expose et manifeste dans sa plénitude l’essence de tout système idéologique :
179
l’appauvrissement, l’asservissement et la négation de la vie réelle » ou bien que « le
180
spectacle dans la société correspond à une fabrication concrète de l’aliénation » .

Réification, séparation, falsification et aliénation : caractères de la société du


spectacle :
Tel que Debord la décrit dans la seconde partie de La Société du spectacle, l’aliénation
du spectacle est l’expansion du noyau originel de l’aliénation économique. Son analyse
s’appuie ainsi sur deux autres concepts marxistes principalement mis en avant, jusque là,
par Lukàcs dans son ouvrage Histoire et conscience de classe : la réification et le fétichisme
de la marchandise. Dans une société d’abondance où prime la valeur d’échange de l’objet
sur sa valeur d’usage, le spectacle est l’adjuvant nécessaire du capitalisme afin de créer,
artificiellement, le besoin de la marchandise. Comme l’explique Vaneigem, plus on crée
des objets inutiles, « plus la tromperie et l’escroquerie [réclament] le secours d’une science
de la mise en scène et en condition où les artifices conjugués de la mode, de la fatuité
et des besoins préfabriqués [prêtent] plus d’attraits au mensonge qu’à l’examen de son
181
support » . Dans ce contexte, la valeur de la marchandise ne tient plus dans son usage
mais dans son caractère fétiche, c’est-à-dire dans une plus-value artificiellement ajoutée à
la marchandise. Il s’agit sans cesse de créer de faux besoins et de faux désirs pour relancer
l’économie. Pour cela, chaque produit doit être présenté comme l’objet ultime qui réponde à
tous nos désirs en lui donnant un caractère prestigieux et en le plaçant un moment au centre
de la vie sociale. Bien entendu, une fois consommé massivement, il révèle inévitablement
sa vulgarité mais alors, tandis que « l’imposture de la satisfaction doit se dénoncer elle-
182
même en se remplaçant » , un nouvel objet apparaît déjà et la mode se relance d’elle-
même. Un tel mouvement s’appuie consécutivement sur une lente dégradation de l’être en
paraître : après un premier temps où l’économie avait valorisé l’avoir, en lui identifiant l’être,
l’avoir évolue en paraître (par exemple, une belle voiture comme symbole d’une réussite
sociale qui assure elle-même l’honorabilité de l’individu). Dans le spectacle, la marchandise
règne donc sur tous les aspects de la vie. C’est là le mouvement de la réification, selon
Marx : le temps travaillé devient un moyen d’accéder à la marchandise, tandis que le temps
libre devient le temps de la consommation et de l’effort pour accéder à un certain état du
183
paraître. Le spectacle est « le monde de la marchandise dominant tout ce qui est vécu » ,
184
« le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale » .
Pour Debord ou Lukàcs, ainsi aliénés dans le monde de l’économie qui constitue le
monde de la réification, les individus sont désappropriés de leurs propres désirs et de
la maîtrise de leur vécu. Le spectacle est le monde de l’hétéronomie, de la division de
179
ibid., p.205
180
ibid., p.32
181
Nous qui désirons sans fin (1996), éd. Gallimard, « Folio/Actuel », Paris, 1998, p.33
182
La Société du spectacle, op. cit., p.64
183
ibid., p.36
184
ibid., p.39

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

classes et de la séparation du pouvoir. En tant que médiation universelle, dans ce monde où


pouvoirs étatiques et économiques se superposent et se renforcent l’un l’autre, le spectacle
n’unifie pas les individus mais les regroupe autour de lui en tant qu’individus séparés. Il
assoit sa puissance sur cet isolement, sur la destruction du lien social et des progrès de
l’individualisme, à travers une quête incessante du profit et de la marchandise. Puisque
diviser c’est régner, comme dit le vieil adage, il morcèle le vécu et la société en îlots distincts :
le cercle du travail, la cellule familiale, la vie sexuelle, les relations amicales, la vie citoyenne,
etc. Rompre la totalité et l’unité du vécu, c’est imposer aux individus une succession de rôles
et de problèmes dont ils ne peuvent plus recréer l’unité. Tandis que le faire et le comprendre
185
s’éloignent l’un de l’autre, « le monde devient illisible comme unité » et prive dès lors ses
sujets de toute autonomie possible.
Le règne de la désinformation ne vient rien arranger à cet état de fait. Aux yeux de
Debord et des situationnistes, « c’est l’événement contemporain lui-même qui s’éloigne […]
dans une distance fabuleuse, parmi ses récits invérifiables, ses statistiques incontrôlables,
186
ses explications invraisemblables et ses raisonnements intenables » . Dans la mesure
où ont disparu l’agora (ou toute communauté générale) et où il ne reste « nulle place où
le débat sur les vérités qui concernent ceux qui sont là puisse s’affranchir durablement de
187
l’écrasante présence du discours médiatique » , le seul espace de diffusion d’informations
et de savoirs est le spectacle que rien – ou presque – ne peut venir contester. A partir de là,
comme l’explique Debord, « dès lors que l’on détient le mécanisme commandant la seule
vérification sociale qui se fait pleinement et universellement reconnaître, on dit ce qu’on
188
veut » . Ainsi seul ce que le spectacle dit et montre semble exister réellement, et de la seule
manière dont il le dit et le montre. Que l’on parle de la guerre de Tchétchènie en s’appuyant
sur quelques images tragiques de populations décimées et chacun, tenu par la bride de
l’émotion, s’indignera de l’action brutale des forces russes ; que l’on cesse d’en parler et plus
personne ne s’en souciera. Pire, que, quelques temps plus tard, on insiste sur la pénétration
islamiste des populations tchétchènes et l’on jugera bien différemment la légitimité de
leur lutte d’émancipation… Au petit jeu de cette manipulation quotidienne de l’opinion, les
« experts » médiatiques sont les rois : ainsi, au milieu des années 1980, les pseudo-experts
scientifiques français se relayaient sur les plateaux de télévision pour venir nous expliquer
que la France serait épargnée par le nuage de Tchernobyl. De même, Debord explique
qu’ « une époque qui trouve rentable de falsifier chimiquement nombre de vins célèbres, ne
pourra les vendre que si elle a formé des experts en vins qui entraîneront les caves à aimer
189
leurs nouveaux parfums » . De façon plus générale, c’est toute la connaissance historique
que le spectacle tend à effacer, au profit de l’illusion d’un « ça va de soi » qui s’appuie
sur la stabilité sans passé et sans futur d’un présent perpétuel. Le spectacle se donne
comme incritiquable. Tout s’organise, dans le discours dominant, pour laisser entendre
et convaincre qu’aucune transformation importante de la société n’est ni envisageable, ni
même souhaitée tandis que, dans le même temps, toute opposition politique révolutionnaire
est systématiquement dévalorisée en tant qu’organisation « terroriste » susceptible de
« troubles à l’ordre public ».
185
G. DEBORD et P. CANJUERS, « Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire », Textes et
documents situationnistes (1957-1960), op. cit., p.223
186
G. DEBORD, Commentaires sur la société du spectacle, op. cit., p.31
187
ibid., p.35
188
ibid., p.34
189
Commentaires sur la société du spectacle, op. cit., p.32

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

Le spectacle est-il donc un vaste complot tramé pour asservir durablement les
populations ? Cette question, la lecture des ouvrages de Debord ne cesse de la soulever. Ce
dernier insiste pourtant pour souligner l’absence de centre générateur de cette domination.
Il s’agit plutôt, selon lui, d’un système abstrait d’aliénation qui se perpétue de lui-même.
S’il sert les intérêts d’une minorité dirigeante, aucune partie d’entre elle n’en a vraiment
le contrôle. Le spectacle est tenu par un ensemble d’organismes qui s’épient et se
concurrencent mutuellement : entreprises, états, réseaux divers. Le tableau que Debord
dresse de la société du spectacle est celui d’un système d’exploitation dépourvu de centre,
où l’on ne sait plus qui manipule qui et où « mille complots en faveur de l’ordre établi
s’enchevêtrent et se combattent un peu partout […] de sorte que personne ne peut dire
190
qu’il n’est pas leurré ou manipulé » . A ce titre, à l’heure des réseaux d’influence et des
sociétés secrètes, la mafia est non seulement chez elle dans ce monde mais, en plus,
« au moment du spectaculaire intégré, elle règne en fait comme le modèle de toutes les
191
entreprises commerciales avancées » .
C’est ce monde là qu’abhorrent les situationnistes. Leur analyse peut paraître outrée
ou caricaturale sur certains points, elle n’en touche pas moins souvent juste. Le tableau
qu’ils en dressent est celui d’un système d’exploitation achevé derrière les apparences de
la démocratie, d’une société gouvernée par les intérêts d’une économie qui, peu à peu,
ajoute une longue série de désastres humains et naturels aux injustices qui la fondent.
Ce monde-là, c’est celui de l’idéologie, du règne des choses abstraites sur le vivant, de
la « mal-bouffe » et des désastres écologiques menaçant désormais jusqu’à la survie de
l’espèce. Pour qualifier ce système qui entre dans la voie de son autodestruction, accumule
ses méfaits et trouve encore de quoi se développer sur le dos de désastres dont il est lui-
192
même, directement ou indirectement, responsable , aucune exagération n’est de trop pour
les situationnistes. La critique doit être la plus exhaustive possible, rattachant sans cesse
chaque critique de détails à une critique de la totalité, diagnostiquant le corps malade de
193
cette civilisation qu’il s’agit de dévaluer autant que possible . Sur ce modèle d’analyse où
tout, en quelque sorte, est le symptôme de tout, les situationnistes insistent sur un point
particulier, afin de mettre en évidence le fonctionnement et l’idéologie globale de ce système
d’aliénation qu’ils dénoncent : celui de l’urbanisme. Par là, ils nous permettent de rendre
plus « sensible » le mécanisme d’aliénation qu’ils décrivent, par ailleurs, de façon théorique.

Une mise en application concrète, la question de l’urbanisme:


194
[Une mise en application concrète, la question de l’urbanisme :]
Au cours des années 1950-1960, les situationnistes ont été, en effet, les témoins
directs des grandes mutations urbaines ayant entraîné la forme et la disposition actuelles
de nos villes. Année après année, ils furent les spectateurs impuissants de la disparition des
anciens quartiers de Paris. Ils déplorent ainsi, tour à tour, la destruction de la rue Sauvage,

190
ibid., p.110
191
ibid., p.92
192
Nous pourrions renvoyer, sur ce point, au récent ouvrage de Naomi Klein, La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme
du désastre, éd. Actes Sud, « Essais Sciences », Arles, 2008, 669 pages
193
Nous aurons l’occasion de développer plus loin les enjeux d’une telle critique
194
Nous renvoyons, pour de plus amples développements sur cette question, à notre article « La Ville situationniste », publié dans
l’ouvrage collectif Urbanisme et identité aux éditions Aleph, en 2006

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

195
« un des plus beaux sites spontanément psychogéographiques de Paris », l’expulsion des
masses populaires des centres villes et leur concentration dans les nouvelles cités-dortoirs,
ème
les immeubles rasés dans le XIII arrondissement, le projet de déplacement des Halles,
l’envahissement progressif de l’automobile, le saccage des quais et des rues des vieux
196
quartiers et leurs transformations en autostrades – le tout, pour populariser, à la place,
197
le « style caserne », blocs carrés bétonnés des immeubles HLM, réorganiser les axes
de circulation en fonction du diktat de la voiture, transformer les centres-villes touristiques
198
en musées à ciel ouvert , phénomènes auxquels s’ajoutent le déplacement systématique
et organisé des classes les plus pauvres dans les banlieues HLM, la naissance d’une péri-
urbanisation pavillonnaire ou encore le regroupement des principaux centres commerciaux
hors des villes. Extrêmement attentifs et inquiets de ces incessantes transformations, les
situationnistes en mettent à jour les principales lignes de force.
La première d’entre elles consiste dans l’homogénéisation et la banalisation
consécutive du territoire. La politique urbaine de toutes les sociétés où règnent les
conditions de production du capitalisme moderne entraîne une unification à la fois extensive
et intensive de l’espace. Ainsi, Debord note combien l’accumulation des marchandises
199
produites en série tend à dissoudre « l’autonomie et la qualité des lieux ». Partout dans
le monde, les grandes villes s’organisent sur le même modèle et se ressemblent toutes
de plus en plus : même type d’immeubles nouveaux, même organisation de la circulation
200
automobile, mêmes commerces , mêmes bureaux, même reproduction spatiale de la
hiérarchie sociale, mêmes centres commerciaux, même placardage publicitaire. A l’intérieur
des villes, les nouveaux immeubles sont uniformisés et les appartements normalisés sur le
même modèle : carré, bétonné, purement fonctionnel.
Le deuxième grand axe de l’urbanisme est celui de la dispersion sociale. Les
populations les plus pauvres sont peu à peu expulsées des anciens quartiers populaires
animés pour être disséminées hors de la ville, loin de leur lieu de travail, tandis que
les classes les plus aisées désertent à leur tour l’agglomération des centres villes au
profit de l’espace parcellaire des riches banlieues pavillonnaires. A ce compte, il ne reste
plus guère comme lieux de sociabilité que les mornes et interminables transports en
commun, les inévitables embouteillages des grands axes routiers où l’on se retrouve
seul à plusieurs, dans l’espace clos et privé de son véhicule, ou encore les immenses
centres commerciaux qui concentrent en un seul lieu, généralement situé à la périphérie
de la ville, plusieurs milliers de consommateurs, quand ce n’est pas la participation
passive et finalement isolée aux grands rassemblements culturels et spectaculaires. En
d’autres termes, l’environnement urbain et les conditions de vie actuelles entraînent ainsi
ème
un isolement croissant des individus. La valorisation, depuis le XVIII siècle, du foyer
familial et de la cellule du couple, qui a participé en son temps de cet émiettement social,
est intensifiée par la propagande du « petit nid douillet » et se double désormais du

195
« On détruit la rue Sauvage », Potlatch n°7, 3 août 1954, op. cit., p.54-55
196
Debord écrit dans Panégyrique, p.51 : « qui voit les rives de la Seine voit nos peines : on n’y voit plus que les colonnes
précipitées d’une fourmilière d’esclaves motorisés ».
197
L’expression est souvent reprise par les lettristes puis par les situationnistes pour désigner les immeubles HLM
198
« Paris devient une ville-musée gardée » (« La Chute de Paris », Internationale situationniste n°4, p.8)
199
La Société du spectacle, op. cit., p.163
200
Il fut un temps où cette homogénéisation se traduisait par la colonisation rituelle des centres villes par un McDonald…

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

développement intensif des activités d’intérieur. Le règne est aux appartements « tout-
équipés » : on lave son linge et on fait sa vaisselle chez soi, on se divertit chez soi autour
201
d’une émission télévisée . Aujourd’hui, on fait même ses courses depuis chez soi, on
commande sa nourriture à domicile, on regarde les films à la maison, on communique
par internet sans bouger de sa chambre, etc. Dispersés aux quatre coins de la ville, les
travailleurs sont isolés les uns des autres dès la sortie de leur travail ; les voilà, épuisés,
dans une rame de métro bondée, n’aspirant plus qu’à retrouver le calme de leur maison et à
savourer un bon « plateau télé », à moins qu’ils ne « pestent » dans leur voiture individuelle,
prise sur le périphérique dans un immense embouteillage.
Isolés et dispersés, les individus sont néanmoins soigneusement « parqués » dans
un espace hiérarchisé et cloisonné qui reproduit la division de la société en classes.
La politique urbaine des années 1950-1960 organise massivement, la séparation et le
cloisonnement social. Eparpillées dans les banlieues, diverses couches de la population qui
se côtoyaient jusque là dans l’agglomération des centres villes sont désormais concentrées
dans des zones distinctes rigoureusement étanches. D’un côté, les classes moyennes
investissent en nombre ce qu’on appelle les banlieues résidentielles dont l’unité de base est
le lotissement. De l’autre côté, comme le fait remarquer non sans un grincement de dents
Guy Debord, « pour la première fois une architecture nouvelle […] se trouve directement
202
destinée aux pauvres ». C’est celle des banlieues HLM, cauchemar gris et bétonné,
isolées de toutes parts, loin des centres villes (phénomène qu’accentue la rareté des
moyens de transport en commun) et très souvent contenues dans le périmètre restreint des
autoroutes périphériques qui constituent, on en conviendra, le plus efficace des remparts.
On regroupe massivement dans ces ghettos modernes les classes populaires expulsées
méthodiquement des centres villes, ouvriers et populations immigrées.
Comme tentent de le montrer les situationnistes, cette séparation sociale et cette
logique concentrationnaire sont soigneusement planifiées par les autorités. Ainsi, une
203
première version du Plan national d’aménagement du territoire français de 1961 (dont
les contours seront par la suite « arrondis ») évoque « l’obstination d’une population sans
activité à habiter dans l’intérieur de la capitale » alors « qu’elle pourrait plus agréablement
se loger hors de Paris » et préconise « le découragement systématique du séjour de ces
personnes inactives » dans la ville. La politique, mise en place dans ces années là et
triomphante aujourd’hui, organisant la séparation et le cloisonnement systématiques des
diverses couches sociales, fossilise ainsi la domination de classes et supprime tout lien
social. Une organisation non modulable de l’espace contraint et bloque la dynamique interne
de la société. A terme, cette organisation fige à son tour la forme de la communauté et
les rapports qui la fondent. Une telle organisation de la ville freine la circulation et entrave
la communication entre ses parties. C’est ainsi que naît le phénomène des quartiers dont
les distinctions en termes d’architectures, d’ambiances, de climats sociaux, ne font que
reproduire et reflèter une distinction en termes de milieux socio-culturels, de séparation
de classes. La sclérose actuelle de nos villes, scindées en quartiers non-communicants,
204
exprime et perpétue la sclérose sociale de notre société . Pire, l’exacerbation de la
201
Les urbanistes prennent bien soin d’équiper les appartements HLM d’un téléviseur…
202
La Société du spectacle, op. cit., p.167
203
« Géopolitique de l’hibernation », Internationale Situationniste n°7, avril 1962, p.7
204 ème
Quelle communication entre le XVI arrondissement de Paris et les banlieues ? Les émeutes de l’hiver 2005 prouvent
la totale imperméabilité de cette frontière : ainsi, les banlieues peuvent être en feux sans que rien ne vienne troubler le calme du
ème
XVI …

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

différence entre quartiers exacerbe, en retour, la différence entre classes et entérine


l’absence de toute communication au sein de la communauté (qui entraîne l’absence de
compréhension et, à terme, de dialogue). La séparation sans perspective de changement
au sein de la ville, c’est donc la séparation sans perspective de changement au sein de la
société. La ghettoïsation actuelle de nos cités est le plus évident symptôme de la rupture
du lien social, de la communication et de la dynamique de notre collectivité.
Enfin, il faut ajouter à ce phénomène la parfaite réussite de la logique policière incluse
dans cette politique urbaine. On le sait, le baron Hausmann n’a construit, en son temps, les
grands boulevards parisiens que pour faciliter le contrôle et la répression de toute révolte,
les petites rues étroites constituant un terrain favorable aux émeutiers et à la construction
de barricades, tout en rendant délicat le déploiement des forces de l’ordre, voire des canons
205
de l’armée . Les urbanistes de l’après-guerre n’ont pas oublié cet enseignement lorsqu’il
s’est agi de construire les banlieues populaires : larges allées goudronnées, cloisonnement
de l’espace renant impossible tout repli extérieur, tout est fait pour faciliter le contrôle de
secteurs dont l’inhumanité a, dès leur construction, entraîné insatisfaction et violences.
Par ailleurs, l’accentuation de l’atomisation des travailleurs, « que les conditions urbaines
206
de production avaient dangereusement rassemblés » , permet de limiter au maximum
tout risque de rassemblements ouvriers. Mieux, l’isolement progressif des individus et le
développement intensif des activités d’intérieur viennent supprimer de manière efficace
toute sociabilité de rue potentiellement dangereuse. Une foule individualisée et dispersée,
cloîtrée chez elle, est bien plus facile à surveiller qu’une foule anonyme et compacte. On
ne peut supprimer la rue, même si on peut l’ambitionner comme s’en flatte Le Corbusier,
207
cet « homme particulièrement répugnant, nettement plus flic que la moyenne », alors on
la quadrille de caméras de surveillance et tout regroupement est soigneusement encadré
par un important dispositif de sécurité.
Au-delà de simples observations de surface, il s’agit donc de pousser la critique de
l’urbanisme jusqu’à celle de ses fondements et de l’idéologie qu’il soutient et met en œuvre.
En tant que science séparée et placée entre les mains du pouvoir, l’urbanisme n’est pas
autre chose, pour les situationnistes, que la science d’un pouvoir lui-même séparé. Sa
problématique ne peut apparaître et ne peut être pleinement comprise que si elle est resituée
dans une critique globale et unitaire. Tout l’effort de la politique urbaine mené par cette
société consiste à faire de la ville « le terrain qui la représente exactement, qui réunit les
208
conditions les plus adéquates de son bon fonctionnement » . Le pouvoir actuel, exerçant
sa main-mise « totalitaire » sur tous les domaines de la vie quotidienne, met en place un
urbanisme policier qui lui permet de renforcer à la fois sa puissance d’exploitation et de
conditionnement. L’urbanisme n’est, aux yeux des situationnistes, que l’effort du capitalisme
moderne pour réaliser son propre décor et le « champ de la propagande-publicité de la
209
société » dont la critique n’a d’autre visée que « de permettre aux gens de cesser de

205
Par je ne sais quel oubli, le quartier latin a été épargné : bien mal lui en a pris puisqu’il fut logiquement le terrain de lutte
privilégié durant les combats de rue de mai 1968
206
Guy DEBORD, La Société du spectacle, op. cit., p.166
207
Potlatch n°5, 20 juillet 1954, op. cit., p.37
208
« Critique de l’urbanisme », Internationale Situationniste n°6, août 1961, p.8
209
Attila KOTANYI et Raoul VANEIGEM, « Programme élémentaire du bureau d’urbanisme unitaire », Internationale
Situationniste n°6, p.16

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

210
s’identifier à l’environnement et aux conduites modèles » . En clair, et pour reprendre
une thèse de La Société du spectacle, l’urbanisme, c’est l’aménagement du territoire par le
capitalisme comme propagande, comme décor et comme aliénation. Sur les avenues des
grandes villes ne trônent plus, en effet, que les panneaux publicitaires et les enseignes des
grands magasins qui inculquant le fétichisme de la marchandise-culte, les longues files de
voitures (produit-pilote de ces années là) et les piétons affairés entre travail et domicile privé,
la ville-ruche témoin de l’accumulation des biens marchands et de l’activité qui les produit.
Publicité d’un mode de vie aliéné à la production et à la consommation de marchandises,
la ville est le décor réel et l’inscription spatiale visible de la séparation et de la hiérarchie
sociale. Elle incarne cette « glaciation visible de la vie », transposition dans l’espace de
cette société du spectacle et de cette « colonisation » du vécu quotidien dénoncées par
les situationnistes.

Une « colonisation » de l’existence quotidienne :


Pour ces derniers, en effet, que l’on parte de ces réflexions sur l’urbanisme ou de tout
autre exemple, le constat est toujours le même : la « société du spectacle » est une
vaste entreprise d’aliénation et de « colonisation » de l’existence quotidienne. Debord
parle d’un « temps spectaculaire » qui serait le contraire du temps vécu. Il désigne ainsi
l’envahissement du quotidien par l’alternance du travail aliéné, de la consommation des
loisirs ou des vacances et de la consommation même des images du spectacle. Ce temps-là
serait pseudo-cyclique. C’est le temps de la consommation du même, sans cesse renouvelé,
ou la même consommation de choses nouvelles. C’est le temps monotone et répétitif
des semaines travaillées. Ce temps-là finirait par couper le travailleur du propre rythme
de sa vie biologique. Comme l’explique Debord, « la part irréductiblement biologique qui
reste présente dans le travail, tant dans la dépendance du cycle naturel de la veille et du
sommeil que dans l’évidence du temps irréversible individuel de l’usure d’une vie, se trouve
211
simplement accessoire au regard de la production moderne » . Une telle privation de son
temps librement vécu aurait ainsi pour corollaire une négation de la mort que berce le rêve,
sans cesse propagé par le spectacle, d’un corps éternellement jeune et performant.
Ce « temps spectaculaire », c’est aussi le passage incessant d’un rôle pré-déterminé
à un autre : travailleur émérite, bon père, bon citoyen, etc. L’aliénation du spectacle est
donc aussi une aliénation à des modèles de comportements. Le spectacle propose sans
cesse de nouveaux modèles d’identification possibles, en effet. Debord n’explique-t-il pas
que « les vedettes existent pour figurer des types variés de styles de vie et de styles de
212
compréhension de la société » alors que, derrière cette apparente diversité de modèles,
on retrouve partout la même acceptation réelle du cours des choses ? Ces rôles convenus,
comme l’affirme Vaneigem, « imprègnent l’individu, ils le tiennent éloigné de ce qu’il est et
213
de ce qu’il veut être authentiquement ; ils sont l’aliénation incrustée dans le vécu » , c’est-
à-dire le biais par lequel les idéologies s’imposent à chacun. Qu’imaginer de pire comme
forme de « colonisation » ? Nos propres gestes, nos intonations de voix, nos mimiques,
notre démarche, nos discours ne nous appartiendraient plus et ne seraient que le produit
d’un mimétisme dirigé et inconscient ? Bien sûr, il ne saurait y avoir d’identité sans une forme
d’imitation et d’adaptation à des représentations et à des valeurs collectives communément
210
ibid., p.17
211
« Programme élémentaire du bureau d’urbanisme unitaire », op. cit., p.157
212
ibid., p.55
213
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.165

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

acceptées mais l’insupportable, ici, serait le caractère totalement hétéronome de ces


représentations et l’utilisation de ces modèles identificatoires à des fins économiques
(promotion d’un certain style d’habillement, lancement périodique de nouvelles modes) ou
politiques (développement d’une certaine forme de passivité sociale, diversion de l’attention
vers le nouvel « opium du peuple » du spectacle des people voire « vedettarisation »
des hommes politiques). C’est, là encore, retrouver une certaine forme de réification. Si
la vedette est une marchandise, une publicité vivante, s’identifier à son modèle n’est-ce
pas s’identifier, du même coup, à la marchandise ? C’est là le mouvement fondamental de
dépossession et d’aliénation que décrivent les situationnistes.
A l’époque de la société du spectacle, ainsi soumise aux impératifs du temps
spectaculaire ou des stéréotypes, la vie quotidienne apparaît donc dans toute sa trivialité
et sa platitude désolante. Elle est pauvre, dira-t-on, tant se combinent « rareté du temps
214
libre et rareté des emplois possibles de ce temps libre » . Le temps spectaculaire est un
temps mort que ne remplit que l’humiliation incessante de citoyens ou de travailleurs traités
comme des enfants, l’isolement des individus et une souffrance que tente de contenir une
215
consommation croissante d’anti-dépresseurs ou divers dérivatifs d’ordre spectaculaire
(télévision, compétitions sportives, etc.). Dans cette optique, Vaneigem s’étonne que « la joie
216
absente depuis deux siècles de la musique européenne semble n’inquiéter personne » .
C’est pourtant l’un des symptômes de ce mal social qu’il évoque. A ce stade, la critique
du spectacle se confond avec celle d’une « tendance totalitaire de l’organisation de la vie
217
par le capitalisme moderne » . « Totalitaire », le mot n’est pas trop fort aux yeux des
situationnistes : le spectacle ne vise rien d’autre, selon eux, qu’à conformer à son image
et selon ses exigences la totalité du vécu individuel et collectif d’une société, à pénétrer
sciemment la totalité des aspects de l’existence quotidienne afin de les aliéner.
Ce faisant, une telle analyse renouvelle en profondeur les « classiques » de la critique
socialiste en fonction de ce nouvel angle critique qu’est le quotidien. Dans la « société du
spectacle », la critique ne saurait en rester au seul niveau des structures économiques et
politiques. Au contraire, il s’agit de la prolonger sur le terrain du vécu concret des individus
soumis à ce système et de repenser les enjeux du socialisme sous ce nouvel angle. Cette
nouvelle méthode d’appréhension du phénomène social, il faut en rendre l’initiative explicite
à Henri Lefebvre. Selon ce dernier, le quotidien serait l’ensemble des gestes et actions
répétés jour après jour, la trame la plus familière et la plus triviale du vécu. En 1945, dans
le premier volume introductif de sa Critique de la vie quotidienne, il tente de revaloriser
cette notion et propose de fonder toute analyse sur l’étude des faits les plus triviaux afin
d’y découvrir une totalité et de comprendre à partir d’eux des faits sociaux généraux. En
d’autres termes, il propose de faire du quotidien le critérium privilégié de la critique sociale.
Quelques années plus tard, c’est précisément dans le cadre du Groupe de Recherche
sur la vie quotidienne, réuni par Lefebvre, que Debord formule ce qu’on peut considérer
comme l’axiome de la politique situationniste : « la vie quotidienne est la mesure de tout : de
l’accomplissement ou plutôt du non-accomplissement des relations humaines ; de l’emploi

214
G. DEBORD, « Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne », Internationale Situationniste n°6,
août 1961, p.22
215
D’après une étude récente, cinq millions de français seraient considérés comme dépressifs…
216
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.57
217
G. DEBORD, « Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne », Internationale Situationniste n°6,
août 1961, p.23

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

218
du temps vécu ; des recherches de l’art ; de la politique révolutionnaire » . Il explicite ainsi
ce que deux siècles de poètes, depuis les romantiques allemands, n’ont cessé de répéter :
la vie, telle que l’organise la société bourgeoise capitaliste, est une horreur ; elle n’est même
pas une vie, c’est une survie, c’est-à-dire une « fausse » vie.

c) La Critique de l’existence quotidienne :


Critique de la « fausse » vie, de la survie, entre banalité, ennui, désespoir et
règne du mort sur le vivant :
Depuis plus de siècles maintenant, l’accusation est devenue courante de la part d’un très
grand nombre de poètes : la vie présente est une « fausse » vie, pauvre et dénuée de tout
intérêt réel. Dès 1756, Rousseau critiquait déjà l’état de survie des hommes « policés »,
ces êtres qui ne vivent plus que du regard des autres, tant tout ce qui faisait leur identité
propre s’est vidé. Il stigmatisait leur ignorance de toute morale, leurs existences faites
d’abaissements permanents et de vaines et dérisoires ambitions. Il inaugurait ainsi une
longue série d’ « adresses aux vivants sur la mort qui les gouverne » (selon le titre d’un
ouvrage de Vaneigem) et traçait les contours d’une ligne de fracture sans cesse exploitée
par la suite entre « vraie » vie et « fausse » vie. Les romantiques allemands manifestent un
même rejet de ce qu’ils appellent la trivialité bourgeoise. Hölderlin, à travers le personnage
d’Hypérion, n’a pas de mots assez durs pour décrire une bourgeoisie allemande assommée
par les effets conjugués du travail et du rationalisme positiviste : « des barbares de longue
219
date, rendus plus barbares encore par leur zêle, leur science et leur religion même » .
Cette vie coupée de la nature, coupée de soi-même (l’être divisé entre sens et raison), privée
donc à la fois d’intimité avec soi et avec le monde, Novalis la nomme, lui, « une vie débile
220 ème ème
et d’un gris mouvant » . Cette critique-là traverse tout les XIX et XX siècles. On
la retrouve aussi bien chez les membres de la « Beat Generation », aux Etats-Unis dans
221
les années 1950, eux pour qui « l’âme de l’individu est en danger » , que chez un dandy
comme le personnage de Des Esseintes, pour qui le règne de la bourgeoisie correspond
au triomphe de « l’immense, la profonde, l’incommensurable goujaterie du financier et du
parvenu, rayonnant, tel qu’un abject soleil, sur la ville idolâtre qui éjaculait, à plat ventre,
222
d’impurs cantiques devant le tabernacle impie des banques » . C’est cependant sous la
plume croisée des surréalistes et des situationnistes que cet implacable réquisitoire prend
sa forme la plus aboutie.
En 1924, le Manifeste du surréalisme s’ouvre ainsi sur le désenchantement de la vie
et du réel sous la pression des conditions de vie insatisfaisantes et aliénantes de la société
actuelle. Les propos suivants de Breton sonnent le glas de tout un modèle de vie : « tant va
la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus de précaire, la vie réelle s’entend, qu’à la fin
223
cette croyance se perd » . Il dresse, en quelques phrases, le constat d’échec d’une vie qui
n’arrive plus à se soutenir elle-même. Au moment du bilan, « l’homme, ce rêveur définitif, de
218
« Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne », Internationale Situationniste n°6, août 1961, p.21
219
Hypérion (1797-1799), éd. Gallimard, « Poésie/Gallimard », Paris, 1973, p.232
220
Les Disciples à Saïs, op. cit., p.63
221
Allen GINSBERG, cité dans Beat Generation : une anthologie, éd. Al Dante, Paris, 2004, p.28
222
Joris-Karl HUYSMANS, A Rebours (1884), éd. Gallimard, « Folio classique », Paris, 1977, p.348
223
Manifestes du surréalisme, op. cit., p.13

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

224
jour en jour plus mécontent de son sort » , se trouve confronté à la vacuité de son monde, à
une longue série de résignations, d’abandons et de trahisons. Il se découvre livré sans retour
« à son destin sans lumière » où « tous ses gestes manqueront d’ampleur ; toutes ses idées
225
d’envergure » . Conséquence à la fois de tout un système de pensée et de l’organisation
socio-économique de la société, Breton décrit, de façon saisissante, les contours de cette
« fausse » vie où l’ « on se meurt d’asphyxie dans un système clos tout juste adapté aux
226
besoins de la vie pratique » . Un tel propos se répète tout au long de l’aventure surréaliste,
insistant sur les contours intenables de cette « époque cadavérique et momifiée à travers le
227
vide glacé et béant des vies humaines » . Avec le lyrisme poétique caractérisant certains
des plus beaux textes du groupe, Pierre Unik évoque « cet entresol infernal où la dérision de
228
l’époque m’a enfermé » . C’est là le premier angle d’attaque que le surréalisme exploite :
ancrer ce tableau répulsif d’un monde en perdition à la puissance lyrique d’un « je » et
traduire, sur le mode de l’image poétique, le désespoir et le malaise sensible qu’éprouve
chacun, à son égal, dans cette société. De ce point de vue là, l’exemple le plus flagrant
est le recueil de poèmes des Champs magnétiques, co-écrit par Breton et Soupault. En
1919, au sortir de la guerre, ces deux poètes expriment à merveille l’état d’esprit qui était
229
le leur alors, de désespoir et de colère mêlés , à travers quelques images poétiques tout
autant abstraites qu’expressives : « prisonniers des gouttes d’eau, nous ne sommes que des
animaux perpétuels. Nous courons dans les villes sans bruits et les affiches enchantées ne
230
nous touchent plus » , « tous nous rions, nous chantons, mais personne ne sent plus son
231
cœur battre. La fièvre nous abandonne » ou encore : « les gares merveilleuses ne nous
232
abritent plus jamais : les longs couloirs nous effraient » . Le désespoir est lié au constat
d’une perte, celle de l’enchantement, du merveilleux, de l’enfance et du rêve, tandis que ne
subsistent plus que la mort, le figé, l’abattement, l’ennui et l’angoisse. En 1919, cependant,
il manque encore au surréalisme un ensemble de perspectives utopiques positives et le
désespoir semble sans issue :
« Ce soir, nous sommes deux devant ce fleuve qui déborde de notre désespoir.
Nous ne pouvons même plus penser. Les paroles s’échappent de nos bouches
tordues et, lorsque nous rions, les passants se retournent, effrayés, et rentrent
233
chez eux précipitamment. »

224
ibid.
225
ibid., p.14
226
« Le Mécanicien » (1949), La Clé des champs, op. cit., p.270
227
« Belgrade, 23 décembre 1930 », déclaration collective du groupe surréaliste serbe, Le Surréalisme au service de la
révolution n°3, p.32
228
« La Queue de poisson », Le Surréalisme au service de la Révolution n°1, juillet 1930, p.33
229
Ph. Soupault décrit ainsi leur état d’esprit d’alors : « nous étions seuls désormais et désespérés », Mémoires de l’oubli
(1914-1923), op. cit., p.75
230
Les Champs magnétiques, éd. Gallimard, « Poésies/Gallimard », Paris, 1971, p.27
231
ibid.
232
ibid.
233
ibid., p.29

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

234
La question « mais quand donc finira cette vie limitée » n’en est pas moins porteuse
d’une révolte grandissante. Les Champs magnétiques est le grand livre de désespoir et
de révolte fondateur du surréalisme. A mesure que le désespoir croît face à cette vie
« limitée » et falsifiée, émerge l’appel suivant : « il nous faut assurément établir un autre
235
ordre » . En attendant, nous restons à l’heure de « l’homme approximatif », pour reprendre
l’expression de Tzara, c’est-à-dire de ce poète en puissance qui s’ignore encore. Cet
« homme approximatif » est celui qui s’est perdu et s’assèche dans cette « fausse vie »,
qui reste étranger à lui-même, qui ignore la poésie dont sa tête est pleine et qui attend de
se trouver :
« les lignes de tes mains calleuses qu’à ta naissance un ange traça sur son
parcours le tien doué de toutes les réussites terrestres l’estompe de ta fausse
vie les effaça et tu salis ce que tu touches tu te vautres dans le râle et l’or les
mensonges incandescents de la vie il ne te reste que la détresse d’une évasion
236
manquée »
Perdu dans cette « fausse vie » où il étouffe, l’homme n’entrevoit d’abord la « vraie »
vie qu’en rêve : « et pourtant la nuit défait dans son sein les nœuds des clochettes les
237
étoiles » . Au-delà, c’est une véritable renaissance que Tzara appelle de ses vœux, dusse-
t-elle se payer par la violence et le sang : « que le crime enfin fleurisse jeune et frais
en lourdes guirlandes le long des maisons/engraisse de sang les aventures nouvelles les
238
moissons des futures générations » . A ce compte, la critique surréaliste de la « fausse
vie » s’éloigne du lyrisme poétique pour aborder un autre domaine : celui du moraliste.
En 1930, dans un texte à deux mains au titre évocateur L’Homme,bien loin des Champs
magnétiques dans sa facture, c’est cette posture qu’adoptent Eluard et Breton. Dans ce
récit en cinq parties, qui suit l’Homme de sa conception à sa mort, les deux poètes décrivent
la longue suite pathétique d’entraves et de déceptions, de compromissions et d’échecs
qui l’enferment dans ce « pays sans fenêtres » où s’abattent sur lui « les puissances du
239
désespoir avec leurs roses de savon, leurs caresses à côté, leur dignité mal habillée » .
Au terme d’une dernière image saisissante – « Voici la grande place bègue. Les moutons
240
arrivent à fond de train, sur des échasses » – le surréalisme révèle la pleine dimension
morale de son propos. Il saisit l’absurde de la vie actuelle, le désespoir et l’ennui de cette
« fausse vie » et l’aveuglement des foules. Le drame serait le suivant : la vie, infinie et
riche de tous les possibles, est châtrée par la faux de la raison, bridée et canalisée dans
les catégories abstraites des contraires qui brisent son unité en l’enfermant dans les « ou…
ou… », en l’enjoignant à choisir une voie plutôt qu’une autre, en l’encerclant par le garde-fou
de la logique, puis en l’orientant dans les rigoles de la raison positiviste (tout contact perdu
avec la totalité), pauvres rigoles bientôt asséchées où le mouvement s’arrête sur la voie
d’un hypothétique progrès. Le drame, c’est l’homme scindé entre sa raison et sa sensibilité,
enjoint de soumettre la seconde à la première et bientôt prisonnier de ses murs, d’une vie
sans merveille, sans passion, sans amour et sans désir, sans imagination, abruti de toutes
234
ibid., p.30
235
ibid., p.72
236
L’Homme approximatif (1931), éd. Gallimard, « Poésie/Gallimard », Paris, 1968, p.31
237
ibid.
238
ibid., p.32
239
« L’Homme », Le Surréalisme au service de la révolution n°2, octobre 1930, p.13
240
ibid., p.14

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

parts par le prêtre, le patron et les politiciens, épuisé au travail, abandonné à de pauvres
divertissements sans conséquence, toute liberté annexée, borné de chaque côté par les
épouvantails de la religion, de la patrie et de la famille sans plus d’autres perspectives. Avec
de tels récits moralistes, le surréalisme essaie de forcer des brèches dans l’édifice, d’en
attaquer les moindres manifestations et, tentant de « rendre la honte plus honteuse encore
241
en la livrant à la publicité » selon les mots de Marx , de provoquer un mouvement de recul,
c’est-à-dire un « décollement » entre le lecteur et sa réalité.
La perspective est relativement similaire pour les situationnistes. A plusieurs reprises,
Vaneigem introduit ses ouvrages par le récit empreint de pathos du désespoir et de
l’aliénation quotidienne des individus dans notre société. Il débute ainsi son Traité de
savoir-vivre à l’usage des jeunes générations par un tableau édifiant du monde présent, en
dépeignant, avec unesorte d’effusion poétique, les mécanismes d’usure et de destruction :
humiliation, isolement, souffrance et travail. Sa prose recourt pour cela à toutes sortes de
métaphores empruntées au domaine artistique. C’est ainsi qu’il compare le spectacle des
individus emportés par la foule à celui du fameux tableau d’E. Munch, Le Cri. Il oppose
dans ces récits la force exemplaire d’un « je », libéré des contraintes de ce monde, à un
« tu » aliéné chez qui il cherche à provoquer un mouvement de réaction salutaire. Dans
son Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, il
reprend ces divers procédés sous une forme bien plus romancée encore. Il dresse le récit
d’une humanité vivante, perdue dans un système de mort, sous formes de chapitres qui
décrivent, tour à tour, l’aliénation quotidienne de chacun. Il nous immerge ainsi dans le
pathos de nos existences. Tout commence, dans ce récit, à l’aube du jour, de la vie et
de l’histoire : « aux premières lueurs de l’aube, une lucidité se fait jour. Elle montre en
un instant à quel écartèlement l’histoire de tous et l’enfance d’un seul ont porté le désir
242
d’être humain et l’obligation quotidienne d’y renoncer » . Ici, ce n’est plus à un « tu » qu’il
s’adresse mais à un « ils », à la fois impersonnel et universel, qu’il suit de l’abrutissement
au travail à la pauvreté de ses loisirs. Le lecteur, placé en position d’observateur extérieur,
est libre de se reconnaître ou non dans ces personnages et d’en tirer les conclusions qui
243
s’imposent : « la civilisation les étrille » , il faut changer cette civilisation. Cette forme
de dialogue bienveillant est, par contre, totalement absente chez Debord. Le style de ce
dernier est direct et concis et son mode d’interpellation est frontal et agressif. Ses talents
de moraliste, il les déploie dans le pamphlet. De ce point de vue là, la charge brutale qu’il
mène contre les spectateurs issus des classes moyennes en ouverture d’In Girum imus
nocte et consumimur igni est exemplaire. Le ton y est donné d’entrée : « je ne ferai, dans
244
ce film, aucune concession au public » . Il dévalorise d’emblée ses spectateurs : « dans le
miroir glacé de l’écran, les spectateurs ne voient présentement rien qui évoque les citoyens
245
respectables d’une démocratie » . Toute la suite est sur ce même ton : Debord y peint les
classes moyennes en esclaves modernes, méprisés et exploités. Il démolit, pièce par pièce,
les apparences heureuses de la petite bourgeoisie pour la montrer telle qu’elle est, servile
et aliénée. Par sa technique de l’électrochoc, il confronte la propagande spectaculaire et la
réalité afin de saborder la première par la seconde, de rompre l’identification du public à cette
image modèle, avec une seule question à terme : comment se laisser abuser plus longtemps
241
Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit., p.14
242
op. cit., p.15
243
ibid., p.16
244
In Girum imus nocte et consumimur igni (1978), éd. Gallimard, Paris, 1999, p.13
245
ibid.

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

par ce mensonge social ? Il s’agit de débusquer la réalité derrière « la façade du ravissement


246
simulé » – par exemple, l’image d’un intérieur moderne avec une famille modèle (des
enfants qui chahutent, un couple souriant et tous les apparats de la réussite : mobilier
design, poste de télévision dernier cri, etc.). Debord présente cette réalité sans ambages,
en insistant sur le décalage pathétique entre croyance et réalité : « ce sont des salariés
pauvres qui se croient des propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits, et
247
des morts qui croient voter » . C’est là une triple aliénation aveugle qu’il met en évidence :
économique, culturelle et politique. Mal logés, mal nourris « d’une alimentation polluée et
248
sans goût » , surveillés et policés comme des enfants que l’on peut manipuler, isolés les
uns des autres par une concurrence féroce, dépossédés des produits de leur travail et livrés
à la précarité du marché, ils sont, pour Debord, les nouveaux esclaves qui « collectionnent
les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé [et] n’en ignorent
249
que la révolte » . Comble du cynisme, bien qu’ils ne fassent que « partager la triste vie de
250
la grande masse des salariés d’aujourd’hui » , on arrive à leur fait croire qu’ils sont des
privilégiés. Le bilan, dès lors, est le suivant :
« C’est la première fois qu’un système de tyrannie entretient aussi mal ses
familiers, ses experts, ses bouffons. […] Autrement dit, c’est la première fois
que des pauvres croient faire partie d’une élite économique, malgré l’évidence
251
contraire. »
Le but avoué du propos est de révéler aux esclaves leur esclavage, de les inciter à la révolte
et de soulever, par le contre-exemple qualitatif que Debord prétend incarner, le poids de
fatalité qui pèse sur eux. La violence du pamphlet est à la mesure de ce public particulier,
plus difficile à « éveiller », puisqu’il s’estime privilégié.
Derrière ces différences de style et de mise en scène de la critique, tous, des
surréalistes à Debord, dressent donc le même constat : le monde bourgeois est le monde
252
du désespoir et de l’ « angoisse de vivre » que ponctuent dépressions et suicides (dont
surréalistes et situationnistes ne cessent de rappeler l’occurrence dans les faits divers).
253
C’est le monde de l’ennui , ce nouveau « mal du siècle », où les divertissements ont
pris la place des loisirs. C’est le monde du règne de l’économie sur le vivant, le monde
254
du travail où « les hommes ont renoncé à vivre pour assurer la survie d’une économie
255
censée garantir la survie de l’espèce » , un monde où l’on perd sa vie pour gagner sa
survie. Pour Vaneigem, « la plupart des gens vivent en somnambule, partagés entre la
crainte et le désir de s’éveiller ; coincés entre leur état névrotique et le traumatisme d’un
246
ibid., p.16
247
ibid., p.15
248
ibid.
249
ibid.
250
ibid., p.18
251
ibid., p.19
252
T. TZARA, Grains et issues (1935), éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1981, p.161
253
« Nous nous ennuyons dans la ville », écrit I. Chtcheglov en ouverture de son Formulaire pour un urbanisme nouveau
(1953). G. Ribemont-Dessaignes parle, lui, de « l’ère de l’ennui », in Dada (1915-1929), op. cit., p.260
254
Les situationnistes rappellent à raison que la valorisation du travail en tant que tel est le seul fait historique de la bourgeoisie
255
R. VANEIGEM, Nous qui désirons sans fin, op. cit., p.21

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

256
retour au vécu » . Dans ce monde-là, le temps des individus est en majeure partie un
temps mort. Les individus, souffrant de ce « mal de survie », le mal de notre temps étant,
257
selon le même Vaneigem, « une vie au ralentie » . Ce monde serait donc un monde
de malades, où la médecine échoue à soigner les causes de ce « rapport morbide entre
258
l’individu et lui-même » , un monde de vivants-morts. Victor Crastre, dans un numéro
de 1926 de La Révolution surréaliste, ne se lamentait-il pas : « nous ne sommes plus
259
que des cadavres vivants » ? De même, en 1938, Bataille évoque « cet état de demi-
260
mort » et « l’absurdité d’une existence aussi vide » qui ne peut plus être supportée
qu’au prix d’un mensonge généralisé. Dans cette société, tout puerait la charogne, tandis
qu’ « une grande part de mort entre, pour des raisons très précises, dans chaque instant
261
de notre vie » . Ce monde bourgeois annihilerait la part la plus vivante des individus : leur
fantaisie créative, leur capacité à s’émerveiller et à aimer, leurs désirs. Par une association
de termes particulièrement significative, romantiques et situationnistes s’accordent pour
rattacher chacun de ces éléments dévalorisés à un seul et même pôle : la « vraie » vie,
c’est-à-dire la Poésie. Le monde bourgeois serait donc le règne de l’Anti-Poésie.

L’Anti-Poésie :
Une telle ligne de fracture entre Poésie et bourgeoisie est loin d’être propre au seul
ème ème
XX siècle. Elle traverse déjà tout le XIX siècle, de Baudelaire à Mallarmé. A un
certain niveau, elle exprime une forme de révolte élitiste contre les valeurs triomphantes
de la société. Le culte du commerce et de l’argent, tout comme l’attachement aux biens
matériels signifient, pour le poète ou pour le dandy esthète, l’achèvement par excellence
de la vulgarité. En retour, la poésie, symbole d’une certaine forme de raffinement et de
spiritualité, devient le temple bafoué d’un certain art de vivre supérieur. Pour le personnage
de Des Esseintes, par exemple, l’avènement de la bourgeoisie ne signifie rien de moins que
262
« l’écrasement de toute intelligence, la négation de toute probité, la mort de tout art » .
A un niveau plus général, cependant, la poésie oppose à la trivialité du monde bourgeois,
c’est-à-dire à son seul souci des fins immédiates, l’activité passionnelle de l’esprit, la libre
créativité humaine ou, comme l’explique Péret, « toute la vie spirituelle de l’humanité depuis
263
qu’elle a commencé de prendre conscience de sa nature » . Ainsi peut se comprendre –
mais nous y reviendrons – la puissance insurrectionnelle et révolutionnaire que les poètes
associent à la Poésie. Principe de connexion entre toutes choses, source de connaissance
et d’exaltation du réel, force créative et liberté, elle constitue, dans le monde présent, un
pôle menacé et résistant, le dernier refuge en quelque sorte sacré contre la pauvreté, la
sécheresse et la stérilité du mode de vie bourgeois.
Par opposition, pour ces poètes, le monde de la survie, de la « fausse » vie, est donc
celui de l’anti-Poésie. Ce monde de l’ennui et du règne du mort sur le vivant, c’est celui
256
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.197
257
ibid., p.208
258
R. VANEIGEM, Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, op. cit., p.167
259
« Europe », La Révolution surréaliste n°6, p.28
260
« L’Apprenti sorcier », Le Collège de sociologie (1937-39), éd. Gallimard, « Folio/Essais », Paris, 1995, p.306
261
R. VANEIGEM, « Banalités de base », Internationale Situationniste n°7, op. cit., p.39
262
A Rebours, op. cit., p.347
263
Le Déshonneur des poètes (1945), éd. Mille et une nuits, Paris, 1996, p.7

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

264
de la perte de toute aventure (« beaux enfants, l’aventure est morte », dit Debord ), de
tout mystère et de ce « merveilleux quotidien » dont parle Aragon. L’anti-Poésie, c’est ce
265
monde où l’imagination est soumise aux « lois d’une utilité arbitraire » , le monde du rêve
266
menacé et appauvri et où, dès lors, brandir les puissances du surréel, du merveilleux et
de la surprise, permet de mettre en évidence l’insupportable platitude du quotidien. L’anti-
Poésie, c’est ce monde où toute joie de vivre spontanée, tout désir authentique, sont mis en
cages et brisés par les règles et les convenances de la vie quotidienne. Dès lors, William
Blake peut se lamenter :
« Comment l’oiseau né pour la joie Peut-il chanter dans une cage ? Comment
l’enfant, assailli de craintes, Pourra-t-il ne pas rogner ses ailes, Oublier son
267
jeune printemps ? »
Si la Poésie est ce qui enseigne, selon Breton, à « maintenir à l’état anarchique la bande
268
chaque jour plus redoutable de ses désirs » , le constat suivant s’impose de lui-même :
le monde bourgeois, celui de l’anti-Poésie, est un monde impropre à nos désirs, un monde
sans passion. Une fois de plus, une telle conclusion est largement partagée. En 1967,
Vaneigem se réfère à la citation suivante de Kierkegaard : « Laissons les autres gémir sur la
méchanceté de leur époque. Moi je me plains de sa mesquinerie ; car elle est sans passion…
269
Ma vie se résout en une seule couleur » . Tout l’enjeu de la démarche situationniste tient à
un seul projet : créer des situations passionnantes qui soient à la hauteur de nos désirs. En
1932, soit trente-cinq ans plus tôt, Crevel dressait déjà un bilan similaire : « L’homme devrait
270
être à la hauteur de ses désirs. L’organisation de la société rend cela impossible » .
Se refusant à toute forme de fatalisme et de résignation, surréalistes et situationnistes
en tête, tous embrassent ainsi le parti de la révolte et de la négation, face à ce monde.
Tous, ils expriment un même « refus catégorique des conditions de vie et de pensée faites
271
à l’homme » . Face à cette civilisation en crise, il n’y a pas de place pour le moindre
compromis, selon eux. Partant du principe qu’une société en décomposition, comme la leur
et comme la notre, ne peut trouver d’issue que soit dans un courant réactionnaire, qui mène
droit au fascisme, soit dans l’issue révolutionnaire, tous prennent le parti de la rupture et
du dépassement. Le divorce est consommé et tous se rangent derrière telle citation de
Breton : « du sein de l’effroyable misère physique et morale de ce temps, on attend sans
en désespérer encore que des énergies rebelles à toute domestication reprennent à pied
272
d’œuvre la tâche de l’émancipation de l’homme » . La critique de la société présente
débouche sur une expérience de la rupture, parfois douloureuse et souvent assumée, qui
mène, comme nous le verrons, aussi bien à la tentation de la fuite – dans le suicide ou dans
264
Critique de la séparation (1961), court-métrage en noir et blanc, Dansk-Fransk Experimentalfilmkompagni
265
A. BRETON, Manifestes du surréalisme, op. cit., p.14
266
Selon Thomas De Quincey, « parmi toutes les facultés qui, chez l’homme, ont à souffrir aujourd’hui de la vie trop intense
des instincts sociaux, il n’en est pas une qui souffre davantage que la faculté de rêver ». Cité par Breton, « Devant le rideau » (1947),
La Clé des champs, op. cit., p.112
267
Chants d’Innocence et d’Expérience, op. cit., p.71
268
Manifestes du surréalisme, op. cit., p.28
269
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.207
270
« Réponse à l’enquête sur le désir », L’Esprit contre la raison, op. cit., p.266
271
A. BRETON, « Devant le rideau », La Clé des champs, op. cit., p.111
272
« La Lampe dans l’horloge » (1948), ibid., p.143

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

une « tour d’ivoire » – qu’à la révolte la plus conséquente où la Poésie est brandie comme
un puissant moyen d’insurrection.

4) L’Expérience de la rupture

a) L’intransigeance d’une rupture sans retour :


Les poètes contre la bourgeoisie :
Entre les poètes et la société moderne, nous l’avons dit, l’opposition est totale. A en croire
Breton, tout artiste véritable ne peut être qu’en rupture et en conflit avec son environnement.
Il ne peut que haïr le système bourgeois. Comme il le rappelle dans une conférence de
1935, un tel rejet remonte aux romantiques ou aux post-romantiques. Il met en avant chez
Borel, Flaubert, Baudelaire, Daumier ou Courbet, « une volonté de non-composition absolue
avec la classe régnante qui, de 1830 à 1870, est avant tout ridiculisée et stigmatisée par
273
les artistes dans ses mœurs » . Dans ce monde là, en proie à l’hostilité, parfois censurés
et le plus souvent ignorés, les poètes prennent conscience de leur marginalité. Ils refusent,
pour la plupart, les règles de l’art bourgeois, simple et vulgaire produit de consommation
selon eux. Pour Sartre, ça ne fait ainsi aucun doute : « après 1850, il n’y a plus moyen de
dissimuler la contradiction profonde qui oppose l’idéologie bourgeoise aux exigences de la
274
littérature » . Pour Breton, « jamais la confusion des valeurs, l’étouffement des réflexes,
275
l’éducation anti-poétique n’ont été aussi développés » .
Tout naturellement, le poète trouve ainsi sa place parmi les marginaux. Son image
s’associe durablement à celle de la bohème, au point qu’aujourd’hui l’expression « bohème
littéraire » semble presque redondante. Une telle association ne va pourtant pas de soi. Elle
est le produit d’un glissement de sens. Le terme « bohème », désignant à l’origine un peuple
tzigane, qualifie vite, par extension, une existence errante et des mœurs libres. Au milieu du
ème
XIX siècle, le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse enregistre la métaphore
suivante, revendiquée par de nombreux écrivains et déjà devenue un cliché : « Bohème :
nom donné, par comparaison avec la vie errante et vagabonde des Bohémiens, à une classe
de jeunes littérateurs, ou artistes parisiens, qui vivent au jour le jour du produit précaire
276
de leur intelligence » . Le poète se range donc du côté des précaires. Il ne brille plus
dans les salons des grands de ce monde mais dans l’univers des cabarets et des bars. Ils
sont nombreux, en effet, ces lieux populaires passés à l’histoire en raison de leurs célèbres
ème
fréquentations, tels Le Chat noir au XIX siècle, Le Chien errant où se retrouvaient à
Saint-Pétersbourg les jeunes futuristes russes, ou encore Le Cabaret Voltaire et ses soirées
Dada à Zürich. Les surréalistes se rendaient au café comme on va au bureau, au Cyrano
notamment, sur la place Blanche. Pour les jeunes situationnistes, c’était Chez Moineau,
tous les jours, de la fin d’après-midi jusqu’au milieu de la nuit, avant de déménager, en 1953,
au Tonneau d’or, rue de la montagne sainte-geneviève. Là, entre deux séances de dérive
273
Position politique du surréalisme, op. cit., p.20
274
Qu’est-ce que la littérature ? (1948), éd. Gallimard, « Folio Essais », Paris, 1985, p.125
275
L’Art magique, op. cit., p.88
276
Nous tenons cette citation de l’article « Bohème » de l’Encycloepedia universalis rédigé par Jean-Didier Wagneur

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

dans les rues du quartier latin, ces jeunes oisifs n’occupent leur temps qu’à boire, discuter
et refaire le monde. « A la limite de la clochardisation », comme le rappelle Ralph Rumney,
ils s’agglutinent dans de petites chambres d’hôtel ou de petits meublés, pour ne pas dormir
dehors, de temps en temps mendient pour se payer à boire ou vivent de quelques petites
277
escroqueries . Dans ces lieux mal famés se croisent jeunes artistes, intellectuels, voyous,
jeunes filles en fugue, alcooliques ou bandits. Tel est leur monde, celui en faveur duquel ils
prennent parti. Dans un de ces poèmes de jeunesse, « A la Musique », Rimbaud opposait
déjà les gros bourgeois :
« Sur la place taillée en mesquines pelouses, Square où tout est correct, les
arbres et les fleurs, Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses. »
aux « voyous » sensuels qui badinent avec les jeunes filles, parmi lesquels se range le
poète :
« Moi, je suis, débraillé comme un étudiant, Sous les verts marronniers les
alertes fillettes : Elles le savent bien ; et tournent en riant, Vers moi, leurs
278
grands yeux pleins de choses indiscrètes. »
Dans un autre poème de jeunesse au titre évocateur, « Ma Bohème », il cristallise ainsi la
figure du poète :
« Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ; Mon paletot aussi
devenait idéal ; J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ; Oh ! là là ! Que
279
d’amours splendides j’ai rêvées ! »
Une telle image – qui confine au cliché – a, cependant, ses limites. Chez tous ces poètes, la
légèreté et le libertinage « bohème » des premières années se doublent vite d’un sérieux à la
mesure des enjeux et des difficultés de la rupture et de la lutte dans laquelle ils s’engagent.
Ainsi André Thirion témoigne de l’activité surréaliste rue du Château, dans les années 1920 :
« Elle fut bohème et quelque peu libertine et le plus souvent idéologique ou
sévère. […] La rue du Château a failli à plusieurs reprises prendre l’aspect de
la fête et se vouer à la volupté. Ce ne furent, toutefois, que de brefs éclairs.
La lecture, la réflexion, les discussions, la préparation de projets subversifs
occupèrent la majeure partie du temps que j’ai passé rue du Château de 1928 à
280
1933. »
L’imagerie « bohème » évolue ainsi en fonction du sérieux qu’exige l’activité révolutionnaire.
A partir de 1871, avec la Commune, la rupture des poètes avec la société déborde, en effet,
le cadre de la critique et de la libération des mœurs pour celui de la révolte totale et de
la politique, selon Breton. Un certain nombre d’entre eux – à l’image de Courbet – prend
conscience qu’il ne suffit pas de ridiculiser ou de railler cette société détestée mais qu’il faut
aussi l’attaquer et se joindre aux grands mouvements sociaux de contestation. La rupture
devient lutte. Le poète veut faire de sa marginalité une position d’attaque contre le monde
bourgeois. Alors que le projet se précise sous la forme du « changer la vie » rimbaldien,

277
Arnaquer des touristes en se faisant passer pour des existentialistes et organiser de petites visites guidées moyennant
finances, voler de l’alcool dans la cave d’un bar clandestin, trafiquer des cigarettes ou du plomb, etc.
278
Poésies complètes, Librairie Générale française, « Le Livre de Poche », Paris, 1998, p.77-78
279
Poésies complètes, op. cit., p.137
280
Révolutionnaires sans révolution (1972), éd. Acte Sud, « Babel », Arles, 1999, p.364

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

la légèreté bohème se noircit avec ce surplus de radicalité. En 1873, dans Une Saison en
enfer, Rimbaud est désormais loin de l’insouciance de ses premières années et tire un trait
sur sa jeunesse bohème : « Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les
temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de
281
n’avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c’était » . Il n’en maintient pas moins l’intransigeance
282
de sa rupture avec « les marais occidentaux » et la vie bourgeoise. Il l’aggrave même :
en rupture de ban avec la société, le poète prend désormais la figure du maudit.

Maudire son temps – Rimbaud et Lautréamont :


En 1871, dans une lettre à Izambard datée du 13 mai, Rimbaud signifie sa rupture avec
son ancien maître et, à travers lui, avec la « bonne » société. Tandis qu’il raille Izambard :
« vous revoilà professeur. On se doit à la société, m’avez-vous dit ; vous faites partie des
corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière », le poète se situe, lui, résolument
dans la « mauvaise » ornière : « je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d’anciens
imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action
283
et en parole, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles » . Dès lors, il conclut :
284
« maintenant, je m’encrapule le plus possible » . Une telle rupture sociale s’accompagne
d’une rupture poétique. Il s’en prend à la « poésie subjective » d’Izambard, « toujours
horriblement fadasse », vaste étalage de sentiments individuels doublé d’un conformisme
social, et lui oppose une poésie dite « objective », qui désigne, non pas une poésie tournée
vers l’objet, mais une poésie impersonnelle qui tende au général. La rupture doit être totale.
Ainsi il exige de Paul Demeny qu’il brûle tous les anciens vers qu’il lui avait confié. Cette
crise poétique et existentielle, il la résume ainsi en ouverture d’Une Saison en enfer : « un
285
soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée » .
A la place, il définit une nouvelle poétique : celle du « voyant ». Dans cette nouvelle optique,
le poète est l’être prométhéen qui apporte la connaissance aux hommes. Dans les années
1871-1872, ses poèmes tournent encore, le plus souvent, à la « simple » satire sociale,
tels « Les Douaniers », « Les Premières communions » ou « Oraison du soir ». Sa poésie
se veut sacrilège et scandaleuse. Assez vite, il prétend cependant aller plus loin : tous les
travers des hommes et de la société de son temps, toute son âme pourrie, le poète devra
l’incarner en quelque sorte, en exhiber sur lui-même les stigmates et les tares, se « faire
l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et
286
se cultivant des verrues sur son visage » . Deux ans plus tard, dans Une Saison en enfer,
c’est cette méthode qu’il met en pratique. Il décrit ainsi la malédiction qui est la sienne, celle
à laquelle le condamne un « mauvais sang » :
« J’ai de mes maîtres gaulois l’œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse
dans la lutte. […] D’eux, j’ai : l’idolâtrie et l’amour du sacrilège ; - oh ! tous les
287
vices, colère, luxure, - magnifique, la luxure ; - surtout mensonge et paresse. »
281
Œuvres complètes, op. cit., p.112
282
ibid., p.113
283
Poésies complètes, op. cit., p.143
284
ibid., p.144
285
Œuvres complètes, op. cit., p.93
286
ibid., p.150
287
ibid., p.94

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

Ce faisant, en rattachant son destin individuel à l’histoire de tout un peuple (la race, le poids
du sang et de l’hérédité), il l’élève au rang d’emblème et de mythe. Une telle façon d’arborer
les symboles de la dégénérescence, de la crapule, et de les prendre sur soi, est une manière
indirecte de maudire son temps, de critiquer avec violence son pays et son héritage.
A la même époque, la force de rupture et la révolte qui animent le Maldoror de
Lautréamont n’ont rien à envier à la dynamique rimbaldienne. Les Chants de Maldoror sont
une longue imprécation contre Dieu et l’Homme, sa créature, n’hésitant pas à recourir au
scatologique, à la cruauté la plus brutale ou à l’ironie la plus féroce. Ces « pages sombres et
288
pleines de poison » , aussi immoral que soit leur contenu, n’en obéissent pas moins à une
visée toute positive : chanter le Mal pour inciter au Bien. C’est, en tout cas, ce qu’affirme
Isidore Ducasse dans sa correspondance :
« J’ai chanté le mal comme ont fait Mickiévickz, Byron, Milton, Southey, A. de
Musset, Baudelaire, etc. Naturellement, j’ai un peu exagéré le diapason pour faire
du nouveau dans le sens de cette littérature sublime qui ne chante le désespoir
289
que pour opprimer le lecteur, et lui faire désirer le bien comme remède. »
290
Cette « poésie de révolte » , toute entière dirigée contre la Logique, Dieu et
son temps, affirme ainsi sa portée morale. Lautréamont défend la visée toute
positive de son œuvre, via le détour négatif de la révolte la plus brutale : « la
morale, qui passait en cet endroit, ne présageant pas qu’elle avait, dans ces
pages incandescentes, un défenseur énergique, l’a vu se diriger, d’un pas ferme
291
et droit, vers les recoins obscurs et les fibres secrètes des consciences. »
Une telle position condamne cependant celui qui l’assume au rejet de tous. Comme
l’explique Lautréamont, « le héros que je mets en scène s’est attiré une haine irréconciliable,
en attaquant l’humanité, qui se croyait invulnérable, par la brèche d’absurdes tirades
292
philanthropiques » . En d’autres termes, celui qui choisit d’incarner le Négatif de son
temps, celui qui décide, comme Rimbaud, de s’implanter et de cultiver des verrues sur son
visage, celui-là, aussi positives que soient les intentions de sa révolte, se condamne à la
solitude et à l’opprobre. Celui qui maudit son époque doit accepter d’être maudit par elle
en retour.
Le « maudit », tel que le présente Une Saison en enfer, est cet être « damné », tiraillé
entre la nature mauvaise de sa lignée et le mouvement de révolte qui l’oppose aux produits
de ce « mauvais sang ». Celui qui tente de trahir et de renverser cette nature première ne
peut être que le maudit dans son pays, le marginal. Sa vie devient un enfer :
« J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. […] Les entrailles me brûlent. La
violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de
293
soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! »
Cet enfer est le déchirement interne vécu par celui qui tente de détruire en lui le poids
de toute son éducation et des valeurs héritées, la culpabilité et la mauvaise conscience
288
Les Chants de Maldoror (1869), éd. Gallimard, « Poésie/Gallimard », Paris, 1973, p.17
289
ibid., p.271
290
ibid., p.272
291
ibid., p.58
292
ibid., p.59
293
Œuvres complètes, op. cit., p.100

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

incessante qui l’étreignent : « Je me crois en enfer, donc j’y suis. C’est l’exécution du
catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous
294
avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! – L’enfer ne peut attaquer les païens » . Cette figure
du « maudit » à laquelle toute une lignée de poète va s’identifier, le poète lui donne les
apparences du mythe à travers la figure déchirée de la « Vierge folle » et de « l’époux
infernal ». La vierge folle serait l’âme tendre du narrateur, celle qui aspire à la paix, au
bonheur simple et à l’ « époux divin » mais qui, par une terrible malédiction est vouée, tout
au contraire, à l’ « époux infernal ». Ce dernier est le symbole de l’être révolté qui, par cette
révolte, s’interdit toute paix. Sa caractéristique première, c’est le refus du monde tel qu’il
est, sa volonté terrible de « changer la vie ». Pour lui, tout ce qui nous entoure n’est qu’une
« fausse » vie et, par conséquent, une vie à dévaloriser et à remodeler selon l’idéal à venir
d’une « vraie » vie. Rimbaud élève ici au rang de mythe fondateur cette lutte terrible entre
l’aspiration au bonheur présent et l’aspiration révoltée à une autre vie. Il lance une série
de formules à l’héritage explosif : « l’amour est à réinventer », il faut « changer la vie » et
créer, pour cela, une « alchimie du verbe ». Le paradoxe est qu’il en souligne les impasses
au moment même où il les énonce mais, cela, ses héritiers n’en tiendront guère compte, à
ce point soulevés par la force initiale de cette rupture fondatrice que les avant-gardes du
ème
XX siècle, notamment, ne cessent de rejouer et de porter à son maximum de radicalité.

Un exemple, la révolte et la rupture de la Beat Generation :


Quelques quatre-vingt ans plus tard, lecteurs passionnés de Rimbaud ou de Blake, les
jeunes écrivains de la « Beat Generation », en révolte contre la société américaine des
années 1940-1950, réactivent la figure des poètes maudits. Allen Ginsberg, dans la longue
scansion de son poème Howl, développe une telle image de souffrance, de pauvreté et de
295
misère : « J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés
hystériques nus, se traînant à l’aube dans les rues nègres à la recherche d’une furieuse
296
piqûre » . Développant l’un des sens possible du mot « beat », c’est-à-dire la béatitude,
il double cette grande précarité d’une dimension spirituelle : « initiés à tête d’ange brûlant
297
pour la liaison céleste ancienne avec la dynamo étoilée dans la mécanique nocturne » .
Ajoutez à cela le jazz, les voyages, le sexe, la folie et ce fracas d’images dans des « phrases
298
sauvages » , et cette vision s’élève instantanément, par la puissance du verbe, au niveau
du mythe, conférant à ce long poème toute sa force et expliquant, en partie, son énorme
impact dans les années 1950-1960. La suite du poème reprend et actualise le thème
éprouvé de la traversée de la nuit :
« qui errèrent et errèrent en tournant à minuit dans la cour du chemin de fer
en se demandant où aller, et s’en allèrent sans laisser de cœurs brisés […]
qui disparurent à l’intérieur des volcans mexicains ne laissant derrière eux
que l’ombre des blue-jeans et la lave et la cendre de poésie éparpillée dans la
299
cheminée de Chicago »
294
ibid.
295
Rappelons que, dans un premier sens, le mot « beat » signifie « vanné, à la rue »
296
Howl (1955-56), Christian Bourgois éditeur, Paris, 2005, p.7
297
ibid.
298
ibid., p.90
299
ibid., p.11

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

Une telle quête spirituelle, celle de cette génération perdue qui se débat dans la nuit du
capitalisme américain d’après-guerre, prend toute sa dimension sociale : « qui ont brûlé
des trous de cigarettes dans leurs bras en protestant contre la brume de tabac narcotique
300
du capitalisme » . Cette quête et la misère qui l’accompagne se comprennent, dès lors,
comme une forme de damnation sociale à la mesure de cette révolte :
« Qui mordirent les détectives au cou et poussèrent un cri aigu de plaisir dans
les paniers à salade pour n’avoir commis aucun crime sauf celui de leur propre
301
cuisine et sauvage pédérastie et de leur intoxication »
Tous les éléments de la grande révolte contre le monde bourgeois sont réunis : le rejet
du travail, le voyage, la contestation spirituelle et culturelle et la libération sexuelle. En
promulguant ainsi nomadisme, oisiveté, renouvellement culturel et liberté des mœurs, la
« Beat Generation » touchait la société dans tous ses fondements : sédentarité et contrôle
des populations, ordre moral, développement économique et stabilité culturelle. Qu’elle l’ait
voulu ou non, elle était politique et ne pouvait être que marginalisée – à moins qu’elle ne soit
récupérée, comme ce sera le cas petit à petit (au grand dépit de Kerouac…). Elle touchait
et faisait vaciller certains des piliers les plus solidement établis de l’existence quotidienne.
Ginsberg présente ainsi ces poètes maudits en martyrs d’une lutte inégale face à la figure
mythique de Moloch, image effroyable et répressive de la société et du pouvoir en place :
« Moloch ! Moloch ! Appartements robots ! banlieues invisibles ! trésors
squelettiques ! capitales aveugles ! industries démoniaques ! nations spectres !
302
asiles invincibles ! queues de granit ! bombes monstres ! »
En 1944, comme l’explique Kerouac, en révolte contre ce monde-là, les premiers « beat » se
retrouvent ainsi dans les bas quartiers et, du cœur de leur marginalité, tentent de discerner
les contours d’un renouveau social :
« Ces mecs, dont la musique était le bop, ils avaient l’air de criminels mais ils
ne cessaient de parler des choses que j’aimais aussi, en longues descriptions
d’expériences et de visions personnelles, des nuits entières de confessions
pleines d’un espoir qui était devenu illicite et avait été réprimé par la Guerre,
303
frémissement, grondement d’une âme nouvelle. »
Les membres de la « Beat Generation » sont ces « héros souterrains qui s’étaient finalement
détournés de la machine à liberté de l’Occident et qui prenaient des drogues, adoraient
le bop, avaient des éclairs de lucidité, faisaient l’expérience du dérèglement de tous les
sens, parlaient de façon bizarre, étaient pauvres et fiers de l’être, qui prophétisaient un
304
nouveau style pour la culture américaine » . Cette rupture, décrite par Kerouac, c’est la
revendication d’une positivité nouvelle pour sortir des ornières de la civilisation occidentale.
En 1958, dans un nouvel effort rétrospectif de « mythification » de l’expérience « Beat »,
il décrit une génération entière qui fait « oui » de la tête. Au sortir de la guerre, après la
Génération Perdue de l’entre-deux guerres aux Etats-Unis, est Beat, selon lui, celui qui

300
ibid.
301
ibid., p.13
302
Howl, op. cit., p.25
303
« Sur les origines d’une génération » (1959), Vraie blonde, et autres, éd. Gallimard, « nrf », Paris, 1998, p.98
304
« Contrecoup : la philosophie de la Beat Generation » (1958), ibid., p.86

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

305
« croit qu’il y aura une sorte de justification de toute l’horreur de la vie » , celui qui affirme
et incarne une nouvelle rage de vivre. Si Howl est le récit de cette traversée de la nuit
306
américaine, Sur la route – publié un an plus tard, en 1957 – est le manifeste involontaire
de cette nouvelle attitude face à la vie, résumée ainsi dans quelque page superbe de ce
roman :
« Les seuls gens qui existent pour moi sont les déments, ceux qui ont la
démence de vivre, la démence de discourir, la démence d’être sauvés, qui veulent
jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne veulent pas bâiller ni sortir un
lieu commun mais qui brûlent, qui brûlent, pareils aux fabuleux feux jaunes des
chandelles romaines explosant comme des poêles à frire à travers les étoiles et,
307
au milieu, on voit éclater le bleu du pétard central et chacun fait : « aaaah ! ». »
La « Beat Generation » se situe là : entre le désespoir de celui qui se sent perdu dans
ce monde de l’ « anti-Poésie », la révolte sombre et « maudite » de celui qui ne veut plus
s’y résoudre et la revendication d’une nouvelle rage de vivre et d’une positivité nouvelle.
ème
Cette rupture est l’un des termes, au XX siècle, de ce divorce des poètes et de la
société bourgeoise. Kerouac, lui-même, est conscient de cette filiation. Dans les lignes
suivant immédiatement cette profession d’inspiration vitaliste, il rattache lui-même cette
attitude aux premiers romantiques allemands : « quel nom donnait-on à cette jeunesse-là
308
dans l’Allemagne de Goethe ? » . Une chose est certaine, dans la France de l’entre-deux
guerres, elle avait pour nom, cette fois-ci : surréalisme.

Un second exemple, la rupture surréaliste :


Dans les années 1920-1930, les surréalistes manifestent, en effet, leur refus de « toute la
série des obligations intellectuelles, morales et sociales que de tous côtés et depuis toujours
309
nous voyons peser sur l’homme d’une manière écrasante » : le rationalisme vulgaire et
la Logique, les devoirs familiaux, religieux et civiques, ainsi que le travail. Pour eux, comme
l’explique Breton, « le champ n’était libre que pour une Révolution étendue vraiment à tous
les domaines, invraisemblablement radicale, extrêmement répressive, impraticable au plus
haut point et s’abolissant douloureusement sans cesse dans le sentiment de ce qu’elle
310
comporte à la fois de désirable et d’absurde » . Cette révolte passe par l’affirmation d’un
311
« non-conformisme absolu » et la révocation de la totalité des valeurs qui régissent ce
monde. Tandis qu’une « vague de rêve », selon l’expression célèbre d’Aragon, inonde les
premiers numéros de La Révolution surréaliste, les surréalistes se manifestent par une
série de tracts et d’actions publiques scandaleuses. En 1925, les numéros deux et trois de
la revue, du court texte « Ouvrez les prisons, licenciez l’armée » à la série de « lettres »
ou « adresses » aux recteurs des universités européennes, au Pape, au Dalaï-Lama ou
aux médecins-chefs des asiles de fous, traduisent une nette inflation dans la violence
verbale et la volonté d’affrontement direct qui atteint son paroxysme dans une « négation
305
« Agneau, pas lion » (1958), ibid., p.81
306
Bien qu’écrit en premier
307
Sur la route, éd. Gallimard, « Folio », Paris, 1972, p.21
308
ibid.
309
Qu’est-ce que le surréalisme ?, op. cit., p.8
310
ibid.
311
L’expression est employée par Breton, dans le premier manifeste du surréalisme. Manifestes du surréalisme, op. cit., p.60

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

312
éperdue, héroïque, de tout ce que nous mourrons de vivre » . A la même époque, des
scandales, comme celui du banquet Saint-Pol-Roux, provoquent une levée de boucliers
313
de la presse. Assez rapidement, pour Breton, « les ponts sont coupés » avec le monde
littéraire et la société bourgeoise bien-pensante. La violence de certaines expressions du
second manifeste du surréalisme traduisent bien, à elles seules, la véhémence de la révolte
et de la volonté de rupture totale des surréalistes. Comme l’écrit Breton, « on conçoit que
le surréalisme n’ait pas craint de se faire un dogme de la révolte absolue, de l’insoumission
314
totale, du sabotage en règle et qu’il n’attende rien encore que de la violence » . La
phrase qui suit cristallise cette violence-là : « l’acte surréaliste le plus simple consiste,
revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans
315
la foule » . Dès lors, il n’est plus de compromis envisageable. Entre le surréalisme et
la société, c’est une guerre à mort qui est déclarée. Nous sommes là au-delà de simples
pétitions de principe. Une telle rupture ne peut en rester au seul domaine des mots mais ne
peut que se traduire dans un ensemble de manifestations et de comportements concrets
bouleversant l’ordre établi des attitudes acceptables. Ce fut, pour Rimbaud ou la « Beat
Generation », le « dérèglement de tous les sens », la libération des mœurs, le rejet du travail
ou l’aventure d’une nouvelle forme de nomadisme. Pour les surréalistes et les situationnistes
à leur suite, tout en reprenant ces divers éléments, c’est un refus catégorique, plus cohérent
et intransigeant, de composer avec cette société détestée.

Une rupture sociale effective :


S’il est un mot étranger au vocabulaire des surréalistes et des situationnistes, c’est bien celui
de « compromis », en effet. Pour Breton, au sortir de la Première Guerre mondiale, ça ne
fait pas un doute : « il n’y a pas de compromis possible avec un monde auquel une si atroce
316
mésaventure n’avait rien appris » . Quelques décennies plus tard, le son de cloche est le
même pour les situationnistes, eux qui se félicitent « d’avoir résisté aux compromissions qui
317
s’offraient en foule » . Comme l’écrivent, en 1955, Debord et Wolman, « il est bon d’être
318
fanatique sur quelques points » . Avec cette société-là, il ne saurait y avoir, selon eux, de
ruptures partielles ou incomplètes. Seules prévalent, à leurs yeux, une radicalité sans faille
et un extrémisme de tous les instants. A ce titre, ils se méfient de critique « intégrée » comme
319
la sociologie, que Debord épingle en tant que « critique spectaculaire du spectacle » , ou
comme le pop’art, que Breton critique ainsi :
« Indiscutablement il cerne les aspects les plus aliénants, les plus nocifs de la
civilisation industrielle, mais il ne les dénonce pas explicitement, ce qui prête à
320
croire qu’il s’en accomode, voire à admettre qu’il en participe. »

312
A. BRETON, « Hommage à Antonin Artaud » (1946), La Clé des champs, op. cit., p.105
313
Entretiens, op. cit., p.156
314
Manifestes du surréalisme, op. cit., p.74
315
ibid.
316
Entretiens, op. cit., p.45
317
« Maintenant l’I.S. », Internationale Situationniste n°9, août 1964, p.3
318
« Pourquoi le lettrisme ? », Potlatch n°22, 9 septembre 1955, op. cit., p.184
319
La Société du spectacle,op. cit., p.189
320
« Entretien avec Guy Daumur » (1964), Perspectives cavalières, éd. Gallimard, « L’Imaginaire », Paris,1996, p.249

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

La critique, selon eux, doit se confondre avec la négation. Bien entendu, le tout ne produit
pas un discours mesuré et on peut, parfois, lui reprocher un certain manichéisme ou
quelques caricatures simplistes. Ceci a au moins l’avantage de garantir une cohérence
rarement prise en défaut. Le refus des compromis renvoie, chez eux, au souci permanent
d’accorder théorie et pratique. Cette intransigeance qu’ils manifestent à propos des autres,
ils se l’appliquent à eux-mêmes, ne tolérant, au sein de leurs groupes, aucune discordance
entre les actes et les discours. Pour Debord, c’est là un point essentiel : « l’organisation
révolutionnaire a dû apprendre qu’elle ne peut plus combattre l’aliénation sous des formes
321
aliénées » . En d’autres termes, aucune forme de participation ou de pacte avec la société
présente ne peut être toléré en son sein. Celui qui s’y engage ne peut le faire à moitié. Il doit
commencer par « faire le ménage » dans sa propre vie : toutes amitiés et toutes activités
« compromettantes » – y compris alimentaires – sont prohibées. En d’autres termes, il s’agit
d’accomplir la rupture jusque dans ses plus intimes conséquences.
Bien sûr, le tout a ses limites et la frontière entre intégrité et pureté est parfois mince.
Ainsi, une telle exigence est à l’origine de douloureux « conseils de discipline », telle cette
réunion surréaliste du 11 mars 1929, rue du Château, où, comme l’explique Breton, « il
fallait bien que l’assemblée commençât par s’assurer de la qualification morale de chacun,
si l’on voulait éviter que tel ou tel s’en tînt, comme cela s’était déjà produit, à un engagement
322
purement verbal » . Sous son aspect le plus positif, c’est un des seuls moyens pour
garantir la cohérence de leur projet collectif et pour s’assurer un positionnement clair et
précis de chacun. C’est à ce prix que Debord et Wolman peuvent se vanter d’une mise en
accord totale de leur vie et de leurs principes :
« Ce que nous trouvons de plus valable dans notre action, jusqu’à présent, c’est
d’avoir réussi à nous défaire de beaucoup d’habitudes et de fréquentations. On
a beau dire, assez rare sont les gens qui mettent leur vie, la petite partie de leur
vie où quelques choix leur sont laissés, en accord avec leurs sentiments, et leurs
323
jugements. »
Pour les surréalistes et les situationnistes, soutenir une théorie révolutionnaire, c’est
soutenir, en même temps, une pratique révolutionnaire.
A la base de ce projet révolutionnaire, il y a donc un divorce profond et irréductible de
chacun avec la société bourgeoise, le refus acharné de s’insérer dans ses structures. C’est
ce que garantit Breton à propos du surréalisme :
« Tout ceux de qui va dépendre l’essor du mouvement durant des années au
moins auront renoncé à s’insérer dans une structure sociale qu’ils condamnent.
A quelques difficultés personnelles que cela les expose, ils se reconnaîtront à ce
324
qu’ils vont les mains libres. »
Tout ceux qui, d’une façon ou d’une autre, auront transigé avec cette règle seront
systématiquement exclus de ces groupes. Les exemples abondent. Bien que membre
fondateur du mouvement, Soupault n’échappe pas, au milieu des années 1920, aux
critiques les plus acerbes concernant ses activités « mondaines » et littéraires, notamment
le contrat qu’il signe avec Grasset et sa candidature au prix Goncourt. De la même façon,
321
La Société du spectacle, op. cit., p.120
322
Entretiens, op. cit., p.150
323
« Pourquoi le lettrisme ? », Potlatch n°22, 9 septembre 1955, op. cit., p.184
324
Entretiens, op. cit., p.104

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

Dali est exclu du groupe, entre autres, pour son goût des mondanités et sa fascination
pour l’argent. Il y a, bien sûr, quelques exceptions (Aragon, au tournant des années 1930,
fréquente bien certains lieux de la « haute société » et ne fut pas exclu pour autant)
mais, de façon générale, ces quelques exemples traduisent la discipline interne, souvent
intransigeante, qui anime ces groupes.
En leur sein, le refus d’insertion sociale passe, en premier lieu, par un refus du travail
salarié. C’est là le rejet conséquent d’un des piliers du système bourgeois et, en même
temps, le premier geste cohérent d’un refus de sacrifier les exigences d’une existence
passionnelle aux contraintes d’une vie réglée par les ordres d’un patron. Bien entendu, un tel
choix entraîne, inévitablement, une certaine forme de précarité, voire de misère. A ce sujet,
les difficultés financières, dont témoigne Vaneigem, sont un exemple parmi bien d’autres :
licencié très vite de son métier initial de professeur pour une aventure amoureuse avec une
325
étudiante de 20 ans, il explique avoir « vécu dès lors d’expédients » et n’avoir « jamais
cessé de [se] trouver sous la menace de l’argent, ne sachant sur quel pied danser pour le
326
gagner sans [s’]avilir » . Acculés par le véritable chantage à la survie qu’impose le travail,
tous se sont retrouvés, souvent durablement, confrontés à ce que, plusieurs décennies plus
tard, les auto-proclamés « Chômeurs heureux » ont appelé « la recherche des ressources
327
obscures » : « vol dans les grands magasins, […] astuces d’une rentabilité aléatoire et
328
[…] laborieux magouillages » . Le financement de leurs activités restera, jusqu’au bout,
un incessant problème. Bien souvent, le solution provient de l’entraide ou de la protection
de quelque riche mécène. Debord, par exemple, sera successivement aidé par sa première
329 330
femme, Michèle Bernstein , par son ami Asger Jorn et par le riche producteur et éditeur
Gérard Lebovici.
Logiquement, une telle volonté de rupture, manifestée avec autant de véhémence, ne
pouvait rencontrer, en retour, que l’hostilité et la défiance de l’autorité et de ses relais. Dans
ces années-là, comme en témoigne Thirion, « l’hostilité du milieu social atteignait une force
331
dont ceux qui ne l’ont pas subie ne peuvent se faire aucune idée » . Cette situation-là,
les situationnistes la connaissent à leur tour, quelques années plus tard. En juillet, alors
que le premier numéro de l’Internationale Situationniste n’est sorti que depuis un mois,
Debord est convoqué et interrogé par la police qui s’inquiète des activités de l’I.S. et de son
absence de statuts légaux. Ce genre d’arrestation et d’interrogatoire, Debord en connaîtra
bien d’autres, notamment après les évènements de 1968. Cependant, c’est à l’occasion de
l’assassinat de Gérard Lebovici que l’hostilité envers lui se déchaîne le plus. Rapidement,
sans la moindre preuve et bien qu’il soit très vite disculpé par la police, la presse s’acharne
contre lui le présentant comme le principal suspect de l’affaire. La réponse intraitable de
Debord à tous ses accusateurs, dans Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici
puis dans Cette mauvaise réputation…, témoigne du cercle vicieux dans lequel sont pris
les avant-gardes et leurs détracteurs : à mesure que l’hostilité du milieu social grandit
325
Le Chevalier, la dame, le diable et la mort (2003), éd. Gallimard, « Folio », Paris, 2005, p.115
326
ibid., p.111
327
Manifeste des chômeurs heureux (1996), éd. Le Chien rouge, Marseille, 2006, p.39
328
R. VANEIGEM, Le Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.111
329
Cette dernière travaille, tour à tour, dans le monde de l’édition et de la presse. Elle publie deux romans, en guise de canular,
par simple souci alimentaire et tente, un moment, d’ouvrir un bar.
330
Celui-ci finance la revue situationniste et les premiers films de Debord
331
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.510

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

face à l’attitude provocatrice et scandaleuse de ces avant-gardes, celles-ci, en retour, se


radicalisent encore plus. La rupture et le divorce s’aggravent. Les positions se crispent et
les tranchées se creusent. Bientôt, c’est une guerre ouverte entre eux et la société.

b) La Tentation de la fuite :
Dans un premier temps, cependant, dans la mesure où ce mouvement de révolte est d’abord
purement négatif, une telle rupture s’apparente souvent à une volonté de fuir. Elle revient
alors à un refus catégorique de participer et à une certaine forme de désertion. Un tel
thème traverse de part en part, par exemple, cette œuvre fondatrice qu’est Les Champs
magnétiques. Il s’actualise, notamment, dans la figure mythique du « voyageur équipé de
neuf qui part n’ayant dans son cerveau brillant qu’une seule idée », de celui qui quitte tout et
laisse derrière lui « sa vie sacrifiée » de petit bourgeois de banlieue, dans « ce regard éperdu
des animaux domestiques », « les portes de fer des bâtiments monotones », « les ronrons
332
des machines » . Sa détermination à fuir fait de lui un être marginal et inquiétant aux yeux
des « braves gens » : « la pâleur de son visage était extravagante et les crapauds auraient
333
hurlé de peur en voyant cette face plus blanche que l’air » . Celui-là a « le sourire calme des
334
croque-morts » . Il lâche tout et part pendant des jours, prouvant par l’exemple qu’ « il n’y
335
avait donc plus rien à faire qu’à marcher sans but » . Le recueil des Champs magnétiques
renferme ainsi quelques magnifiques évocations de ces hommes qui, ayant rompu avec
ce monde, abandonnent tout et se lancent à l’aventure. A cette époque, il manque à ce
renoncement et à cette rupture toute perspective utopique positive. Il manque encore la
« flèche » indiquant à ces voyageurs une direction et un but à atteindre. L’échappée belle est
à ce point frappée du sceau du désespoir qu’elle livre chacun à cette « affection prolongée
des fibres nerveuses, régularité des remords salissants, dessein écrasant des solitudes
336
reconnues » . C’est un incendie qui ne vaut que pour son brillant et sa force destructrice et
337
dont les cendres, loin d’annoncer un nouveau sol fertile, sont le signe de « la fin de tout » .
L’état d’esprit de ces jeunes poètes, Breton et Soupault, se résume ainsi : « qu’est-ce qu’on
338
attend ? une femme ? deux arbres ? trois drapeaux ? qu’est-ce qu’on attend ? Rien. » .
Comme l’explique Breton avec le recul, pour lui et ses amis, en 1919, « l’avenir est dénué
339
[…] de toute représentation » . La révolte manque encore de toute perspective politique
concrète. Breton décrit à merveille cet état d’esprit-là :
« Je tourne pendant des heures autour de la table de ma chambre d’hôtel, je
marche sans but dans Paris, je passe des soirées seul sur un banc de la place
du Châtelet. Il ne semble pas que je poursuive une idée ou une solution : non, je

332
Les Champs magnétiques,op. cit., p.51-52
333
ibid., p.55
334
ibid.
335
ibid., p.58
336
ibid.
337
ibid., p.119
338
ibid., p.82
339
Entretiens, op. cit., p.57

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

suis en proie à une sorte de fatalisme au jour le jour, se traduisant par un « à vau-
340
l’eau » de nature plutôt agréable. »
Quelques décennies plus tard, dans un contexte différent et bien qu’en proie à un désespoir
moins prégnant, une telle attitude rejoint celle des jeunes lettristes de 1952. Animés d’un
même sentiment de révolte et d’une même volonté de rupture, ils partagent leur temps entre
séances de dérive, interminables discussions et longues soirées alcoolisées dans les bars.
S’il semble que, dès cette époque, leur conscience sociale soit un peu plus développée que
celle des surréalistes au même âge, l’expérience tourne aussi à l’impasse. Avec le recul,
Debord décrit cette même absence de perspective dans la révolte :
« Rien ne traduisait ce présent sans issue et sans repos comme l’ancienne
phrase qui revient intégralement sur elle-même, étant construite lettre par
lettre comme un labyrinthe dont on ne peut sortir, de sorte qu’elle accorde
si parfaitement la forme et le contenu de la perdition : In girum imus nocte et
consumimur igni. Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés
341
par le feu. »
Un tel état d’esprit condamnait l’expérience à une « défensive statique », à l’illusion qu’il
soit possible d’échapper à ce monde sans le renverser, qu’il soit possible de le fuir sans le
détruire. Des romantiques aux situationnistes, tous en sont passés par là : fuir le monde
présent, édifier des sanctuaires et tenter d’y trouver un refuge. Suivant les cas, comme nous
allons le voir, ce furent la mort elle-même, le départ vers un Ailleurs fantasmé, les mondes
342
de l’imaginaire et du rêve, « l’émouvante forteresse d’un instant » , les paradis artificiels
ou encore le temple Poésie, contre-point essentiel au monde bourgeois et à ses valeurs.

La Tour d’ivoire des poètes :


ème
Au milieu du XIX siècle, perdus dans un monde bourgeois méprisé, un certain nombre
de poètes définissent, en effet, la Poésie comme le sanctuaire assiégé des valeurs morales,
du Beau, du raffinement et du goût, de la spiritualité et d’un certain sens de la grandeur et
de l’élégance. Face à la trivialité et à la vulgarité insupportables de nos sociétés capitalistes,
ils cultivent une logique de type aristocratique. Au milieu d’un siècle qu’Oscar Wilde
343
jugeait « certainement le plus imbécile et le plus prosaïque » , un siècle où règnent « le
commercialisme brutal de l’Amérique, son esprit matériel, son indifférence au côté poétique
344
des choses, son manque d’imagination et de hauts idéals inattingibles » , se développe
une forme de culte élitiste de l’Art dont les dandys sont la plus parfaite incarnation. Cette
caste hautaine qui se constitue alors, éprise de distinction et du besoin de s’élever au-
dessus du « commun », Baudelaire la définit ainsi : « tous sont des représentants de ce qu’il
y a de meilleur dans l’orgueil humain, de ce besoin, trop rare chez ceux d’aujourd’hui, de
345
combattre et de détruire la trivialité ». Ils forment « une espèce nouvelle d’aristocratie » :
celle de l’esprit. Ils traînent, dans leur époque, un air supérieur et blasé, « par politique

340
ibid.
341
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.36
342
ibid., p.39
343
« La Décadence du mensonge », Intentions (1891), éd. Stock, Paris, 1905, p.54
344
ibid., p.30
345
« Le Peintre de la vie moderne » (1868), Critique d’art, éd. Gallimard, « Folio Essais », Paris, 1992, p.371

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

346
ou raison de caste » , marque manifeste de leur mépris du réel. A la « valeur travail »
qu’impose la bourgeoisie, ils opposent une oisiveté totale ; au règne de l’utilitaire, le
commerce des choses de l’esprit ; à la démocratie naissante, la nostalgie aristocratique ;
au nivellement par le bas, le raffinement et l’entretien de leur personne dans un souci
permanent d’originalité ; et, enfin, aux considérations bassement matérielles ou, pire, à la
consommation culturelle, le culte du Beau et de sa rareté.
Le personnage de Des Esseintes, qu’imagine Huysmans dans son roman À Rebours,
est un exemple frappant de ce type-là. Sans affinité avec la société entière et ré-affirmant
sans cesse son mépris accru de l’humanité, convaincu que « le monde est, en majeure
347
partie, composé de sacripants et d’imbéciles » , ce dandy s’enferme dans une solitude
misanthrope et rêve de se retrancher dans un lieu préservé « loin de l’incessant déluge de
348
la sottise humaine » . Il se retire alors du monde et s’enferme dans une « tour d’ivoire »
esthète où, loin de tout, il peut enfin s’adonner exclusivement au culte et au raffinement
du Beau. S’entourant des plus belles œuvres possibles et apportant un soin maniaque à
l’agencement de son intérieur, il s’enferme, avec la discipline d’un moine, dans ce temple
entièrement dédié à l’Art. Ce faisant, Des Esseintes tente de s’arracher à la pauvreté de
son réel. Il cherche dans l’art une émotion esthétique capable de le transporter vers une
sphère supérieure :
« Il voulait aller avec elle, grâce à elle, comme soutenu par un adjuvant,
comme porté par un véhicule, dans une sphère où les sensations sublimées lui
imprimeraient une commotion inattendue et dont il chercherait longtemps et
349
même vainement à analyser les causes. »
La maladie qui l’envahit progressivement dans cette sphère mortifère finit par le contraindre,
non sans horreur, à quitter sa retraite : « ainsi, sa béatitude était finie ! ce havre qui l’abritait,
il fallait l’abandonner, rentrer en plein dans cette intempérie de bêtise qui l’avait autrefois
350
battu ! » . Sa tentative de fuite, l’expérience de la « tour d’ivoire », se conclut par un
échec. Elle témoigne d’une certaine forme de « mal du siècle », d’un pessimisme radical,
désespoir noyé de nostalgie auquel il ne reste comme issue, si cette fuite dans l’esthétique
échoue, que les soulagements du suicide ou les vapeurs de la religion, comme le souligne
Barbey D’Aurevilly. Une telle révolte anti-bourgeoise et anti-capitaliste, fondée uniquement
sur une critique du déclin spirituel et esthétique de l’époque, loin de déboucher sur une
attitude politique révolutionnaire conséquente, s’enferme ainsi dans un individualisme blasé,
méprisant, élitiste et, surtout, sans espoir. La critique marxiste adressée à l’idéalisme dandy
s’avère ainsi pertinente : une telle position, hostile à toute forme d’action politique, est le
plus souvent réactionnaire ou, au mieux, évoque un anarchisme « artiste » de bon aloi et
sans application concrète.
Cette position-là ne fut jamais réellement celle des surréalistes et, encore moins, celle
ème
des autres avant-gardes du XX siècle. Ce culte de la « tenue », cette élégance et cette
pureté affichées de type aristocratique, ce raffinement de la forme et de l’expression, cet
attachement élitiste à un « art difficile et sacré », n’en ont pas moins marqué les jeunes
346
ibid., p.351
347
A Rebours,op. cit., p.83
348
ibid., p.84
349
ibid., p.296
350
ibid., p.340

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

années de Breton. Il rappelle ainsi, dans ses Entretiens, sa fascination première pour le
symbolisme et sa « noblesse d’expression », pour le refus de compromission de ces poètes
ainsi que pour leur souverain dédain vis-à-vis du grand public, eux qui « étaient au-dessus
351
de cela » . Plusieurs décennies après, il retient précisément de leur expérience cette notion
de sanctuaire. Comme il l’explique, avec eux, « un ensemble de valeurs essentielles étaient
352
préservées, mises à l’abri de toute souillure » . La guerre, cependant, va vite faire voler en
éclat toutes les tours d’ivoire existantes. Durant leurs premières années, de 1919 à 1925, les
surréalistes n’en perpétuent pas moins l’idée d’un sanctuaire où se ressourcer et préserver
un ensemble de valeurs dites supérieures. Ce sont seulement les idoles qui changent : au
Beau et au culte de l’esthétique succède l’exaltation des domaines du rêve et de l’imaginaire.
La désertion prend, dès lors, une orientation toute différente : elle se tourne désormais vers
« l’intérieur ».

Une désertion intérieure – Le refuge dans l’imaginaire ou dans le rêve :


ème
Au XIX siècle, dans cette perspective, Baudelaire a su décrire, sous le titre de chapitre
« le goût de l’infini », ces très rares moments de grâce qui nous prennent, comme par hasard,
dans notre quotidien pesant : moments d’émerveillement, d’optimisme et de bonheur. Ces
états paradisiaques-là, trop rares « au naturel » malheureusement, l’homme peut être tenté,
dans un premier temps, de les regagner et de les créer artificiellement par l’usage des
drogues. Reprenant une partie des réflexions de Thomas de Quincey, Les Paradis artificiels
est le récit de cette tentation-là, de cette fuite intérieure provoquée par l’adjuvant des
narcotiques. Baudelaire décrit ainsi l’état d’exagération de la perception, voire de fixation
sur un objet qu’entraîne la consommation de haschisch. Sans en masquer les merveilles
temporaires, il présente, cependant, cette expérience sous l’angle de l’échec. Tout en
mettant en exergue la palette fascinante des effets de la drogue sur l’organisme, il tente d’en
réduire l’éventuelle séduction par divers arguments, tels la privation de liberté qu’entraîne
une telle consommation, l’esclavage pratique dont elle est la cause ou la terrible déception
et souffrance des lendemains « tous les organes relâchés, fatigués, les nerfs détendus, les
353
titillantes envies de pleurer, l’impossibilité de s’appliquer à un travail suivi » . Il compare,
en guise de conclusion, une telle expérience « à un suicide lent, à une arme toujours
354
sanglante et toujours aiguisée » . C’était là placer, à l’orée du grand projet de « révolution
poétique » une condamnation et une mise en garde sans appel : une telle forme de fuite
et de désertion intérieure est une impasse dangereuse pouvant mener à une nouvelle
forme d’esclavage de l’individu. Même si, par la suite, l’histoire littéraire ne manque pas de
contre-exemple, de la consommation fréquente d’absinthe par certains poètes symbolistes
aux expériences sur les drogues de la « Beat Generation » tout en passant par les cas
particuliers d’Artaud ou de Michaux, la plupart des avant-gardes poétiques se sont rangées
derrière cette condamnation, rejetant fermement, comme les jeunes situationnistes, l’usage
355
des « petits stupéfiants » (ce qui ne les empêchait pas de s’adonner à une consommation
plus qu’abusive d’alcool).
351
Entretiens,op. cit., p.19-20
352
ibid., p.20
353
Les Paradis artificiels (1860), éd. Mille et Une Nuits, Paris, 1998, p.62
354
ibid., p.65
355
« Les Petits stupéfiants », Potlatch n°6, 27 juillet 1954, op. cit., p.47 – Rappelons qu’il s’agissait là de trancher dans un débat interne
d’actualité, certains membres de ce qui s’appelait alors l’Internationale Lettriste ayant consommé du haschisch ou se « shootant »
parfois à l’éther, comme en témoigne Jean-Michel Mension…

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Aux effets hallucinatoires du haschisch, Baudelaire et les surréalistes à sa suite


préfèrent une autre forme d’évasion intérieure : celle du rêve et de l’imaginaire. Dans
les années 1920, le rêve constitue, en effet, un véritable échappatoire au réel, pour les
surréalistes. Il joue à la fois un rôle de compensation, au point que Breton parle d’ « une
356
rédemption possible de la vie dite active par le rêve » , et de révélateur. Il ouvre les portes
sur des régions de l’esprit et de l’imaginaire jusque-là inconnues ou injustement méprisées.
Dès lors, pour le surréalisme, il s’agit de tout mettre en œuvre pour faire passer dans la
veille ces terres fertiles que le rêve nous révèle. L’automatisme a précisément pour but
l’exploration active de ces terres « paradisiaques ». En 1919, c’est la grande révélation de
l’expérience des Champs magnétiques. L’écriture automatique permet alors une nouvelle
forme d’échappée belle en acte. Le recueil met à la fois en scène l’appel à la fuite et
sa réalisation, par le biais de l’automatisme. Il a, en même temps, valeur de manifeste
et d’illustration. Mais n’était-ce pas là retomber, par des voies différentes, dans la même
impasse des « paradis artificiels » que dénonçait Baudelaire ? C’est ce que suggère la
lecture de l’article « Observation : L’Etat d’un surréaliste » de Francis Gérard, dans le
premier numéro de La Révolution surréaliste. Dans ce court texte, la manière dont est
décrit l’état d’indifférence absolue envers toute chose et toute réalité extérieure, dans lequel
plonge la pratique répétée de l’automatisme, n’est pas sans rappeler celui que provoque une
consommation importante de haschisch ou d’opium. Cette comparaison, Gérard l’avance
d’ailleurs lui-même : « L’impression très douce paraît comparable à l’ivresse du tabac, et,
plutôt encore, de l’opium. L’esprit se meut dans une opaque région vaporeuse, contre les
357
nuages de laquelle il se joue comme un parfum » . Plus loin, il décrit le sentiment de
dépendance qui en découle :
« Celui qui s’est souvent prêté à cet exercice ne peut plus, semble-t-il, s’en
détacher complètement. Même dans l’intervalle des séances il sent son cerveau
reposer dans cette ouate douce, il perçoit cette brume qui flotte entre lui et le
358
monde extérieur et précis. »
La logique reste donc la même que celle des drogues : trouver un adjuvant qui permette
de s’échapper de soi et de son réel, de se réfugier dans une ivresse artificielle afin de ne
plus avoir à affronter le monde présent. Comme l’écrit Gérard, celui qui s’est abandonné
à ce subtil narcotique « se réfugiera volontiers dans ce havre intérieur : de nouveau un
poison subtil lui ouvrira à deux battants les portes d’un monde où l’esprit libéré court dans
359
une exaltante liberté » . C’est donc, là encore, encourager un type de solutions purement
individuelles et temporaires, totalement a-politiques et coupées de tous véritables enjeux
sociaux. Le surréalisme tourne vite le dos à ce genre d’impasse au profit d’un certain nombre
de perspectives révolutionnaires bien plus concrètes dont nous aurons à étudier plus loin
les modalités, les richesses et les limites. Il n’en reste pas moins marqué, dès son origine,
par cette volonté de désertion. Délaissant les expériences des sommeils, de l’automatisme
aveugle ou du spiritisme, il la prolonge ainsi, dans la seconde moitié des années 1920 et les
années 1930, sous une autre forme : l’appel à un Ailleurs fantasmé, sanctuaire supposé de
valeurs perdues où venir régénérer notre monde et chercher refuge. Comme nous allons le
ème
voir, il s’inscrivait ainsi, de fait, dans une longue tradition héritée du XIX siècle.

356
« Le Mécanicien » (1949), La Clé des champs, op. cit., p.270
357 er
« Observation : L’Etat d’un surréaliste », La Révolution surréaliste n°1, 1 décembre 1924, p.29
358
ibid.
359
ibid.

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

La Fuite vers l’Orient :


Depuis plus de deux siècles, en effet, la valorisation de la spiritualité orientale est à ce
point récurrente qu’elle est presque devenue, avec le temps, un cliché pour les artistes.
Une telle perspective remonte au romantisme allemand. Dès cette époque, annonce-t-on,
360
« c’est en Orient qu’il nous faut chercher le romantisme le plus élevé » . Au sortir du
ème
XIX siècle, de Delacroix à Moreau en passant par Flaubert (entre autres…), marqué par
ème
la mode persistante de l’orientalisme, les avant-gardes du XX siècle perpétuent cette
logique. Le futurisme russe, par exemple, s’est largement signalé par son « orientophilie ».
Le surréalisme, notamment sous l’impulsion d’Artaud et de ses préoccupations (nous y
reviendrons), chante lui aussi la gloire de l’Orient. Pour Desnos, l’Asie n’est-elle pas la
361
« citadelle de tous les espoirs » ? Logiquement, un tel éloge se double du projet récurrent
d’une fuite réelle vers cet Orient tant fantasmé. Sur ce point-là, les surréalistes se réfèrent
très certainement à l’illustre antécédent de Rimbaud. Bien avant la frénésie de voyages
qui l’anime, à partir de 1876 et durant quatre années, et qui le conduit finalement en
362
Abyssinie , ce dernier annonçait déjà, dans Une Saison en enfer, son grand départ vers
l’Ailleurs :
« Je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me
tanneront. […] Je reviendrai avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil
furieux : sur mon visage, on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai
oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes au retour des pays
363
chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé. »
Pour lui comme dans la plupart des cas, il s’agit de se sauver d’un Occident intenable
et d’échapper à la malédiction qu’il subit ici. L’exaltation de l’Orient révèle ainsi son vrai
visage et se présente comme le revers d’une détestation de l’Occident.
En effet, notamment pour les surréalistes, l’Orient apparaît comme une sorte de contre-
point salvateur à l’Occident, comme le sanctuaire d’un certain nombre de valeurs, d’une
façon de penser autre, qu’il s’agit non seulement de préserver des attaques de l’Occident –
364
la lutte anti-coloniale de ces poètes s’inscrit assurément dans ce contexte – mais dont il
faut aussi se servir afin de régénérer cet Occident « malade ». Comme l’écrit Victor Crastre,
« nous n’avons plus qu’un espoir : de lointaines coulées de peuples barbares sur le cadavre
365
décomposé de l’Occident » . A en croire Desnos, la problématique serait la suivante : en
tout occidental se tient un Orient qu’il s’agit de tirer de son oubli. Il est donc nécessaire de
refonder le système de pensée occidental en le confrontant au modèle oriental. Pour cela,
encore faut-il définir les caractères propres à chacun. C’est chose faite, en 1925, avec la
publication d’un article de Théodore Lessing publié dans La Révolution surréaliste. Comme
l’explique le philosophe allemand, tandis que la pensée occidentale serait temporelle et,
ainsi, tendue vers un but et donc vers l’action, la pensée orientale serait contemplative et
360
F. SCHLEGEL, « Entretien sur la poésie », L’Absolu littéraire, op. cit., p.316
361
« Pamphlet contre Jérusalem », La Révolution surréaliste n°3, 15 avril 1925, p.8
362
Il serait allé auparavant, successivement, à Vienne, Bruxelle, Rotterdam, Southampton, Gibraltar, Naples, Suez, Batavia, Java,
Le Cap, St-Hélène, les Açores, Brême, Stockholm, Copenhague, Chypre, Rome et en Irlande du nord…
363
Œuvres, op. cit., p.95-96
364
Les premiers textes anti-colonialistes des surréalistes sont contemporains (en 1925) de cette glorification de l’Orient
365 er
« Europe », La Révolution surréaliste n°6, 1 mars 1926, p.28

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

ouverte à la plénitude de l’instant. Ceci impliquerait deux attitudes très différentes face à
la nature :
« La pensée de l’Orient se serre contre le cœur de la Nature, tandis que la
conscience de l’homme occidental est tendue et menaçante en face d’elle,
toujours aux aguets et cherchant par quels moyens il pourrait en trouver la clé et
366
être mis en état de l’imiter, de la corriger même. »
L’Occident serait le monde de la raison discriminante, qui dissout le réel « en un néant de
367
relations » , et s’avèrerait incapable, contrairement à l’Orient, de penser les choses dans
leur totalité, en harmonie avec le Tout. Cependant, bien qu’il ait pu se montrer intéressé –
via la personnalité d’Artaud – au bouddhisme, le surréalisme n’en reste pas moins séparé
de cette pensée orientale par un grand nombre de points : la valorisation de l’action et la
projection utopique vers l’avant, la place immense accordée au désir et à son rôle de guide
dynamique, sa défense acharnée du statut de l’individu et son agitation révolutionnaire. A
vrai dire, il ne se rapproche de cette pensée orientale qu’en ce qu’elle s’écarte le plus d’une
conception étroite de la rationalité : la critique du rationalisme fermé, le rejet de l’illusion
d’une toute-maîtrise de soi et l’appréhension de l’univers comme un Tout. C’est bien là
l’essentiel : il ne s’agit pas tant de jeter un modèle au profit d’un autre mais de se servir
du contre-point du modèle oriental comme d’un levier critique contre le système de pensée
bourgeois. Pour le dire autrement, régénérer ne signifie pas rejeter en bloc mais remettre
en question à la lumière d’un ailleurs et tenter de refonder un modèle présent à partir de
perspectives nouvelles.
Cette démarche-là, on la retrouve, avec plus ou moins de radicalité, à la base de la
plupart des quelques fuites réelles d’artistes ou de poètes vers l’ « Orient ». Cette dernière
notion est d’ailleurs toute relative. Elle peut aussi bien désigner l’Asie, le Proche-orient, que
l’Abyssinie de Rimbaud ou le Mexique d’Artaud. En d’autres termes, « orient » signifie :
toute société dont les valeurs, la culture et les systèmes de pensée et d’organisation sociale
échappent au modèle occidental de nos sociétés bourgeoises capitalistes modernes. Pour
Gauguin, cela signifiait Tahiti. Lorsqu’il débarque, en 1891, en Polynésie, il est d’abord
déçu. A Papeete, loin de découvrir un paradis perdu, c’est l’Europe qu’il retrouve « sous
les espèces aggravantes encore du snobisme colonial, d’une imitation puérile et grotesque
368
jusqu’à la caricature » . Il constate avec dépit combien « la civilisation, hélas ! triomphait –
369
soldatesque, négoce et fonctionnarisme » – de la tradition maorie. Une telle déception est
à la mesure de l’image idéalisée qu’il s’était fait de ce monde et de sa volonté farouche de
fuir à tout prix le monde occidental et les vices « d’une société moralement et physiquement
370
malade » . Il ne se décourage pourtant pas et finit par trouver ce qu’il cherchait : un contact
renouvelé avec le Tout et l’infini, un rapport harmonieux avec la nature, une insouciance,
371
une légèreté qui confine à « la plus profonde philosophie » et une imagination poétique
primitive retrouvée. Il note ainsi dans son journal :

366
« L’Europe et l’Asie », La Révolution surréaliste n°3, 15 avril 1925, p.20
367
ibid., p.21
368
Noa Noa (1897), éd. Mille et une nuit, Paris, 1998, p.8-9
369
ibid., p.13
370
ibid., p.36
371
ibid., p.33

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

« La civilisation s’en va petit à petit de moi. Je commence à penser simplement,


à n’avoir que peu de haine pour mon prochain – mieux, à l’aimer. J’ai toutes les
jouissances de la vie libre, animale et humaine. J’échappe au factice, j’entre dans
372
la nature. »
En d’autres termes, il réalise le rêve de toute une génération d’artistes : trouver un
échappatoire à une civilisation européenne jugée malade et se régénérer à quelques
sources primitives préservées dans quelque « Orient » fantasmé. Il se dépouille, se
« purifie », afin de renaître à une nouvelle vie, plus forte, plus harmonieuse et plus poétique :
« Bien détruit, bien mort en effet, désormais, le vieux civilisé ! Je renaissais ; ou plutôt
en moi prenait vie un homme pur et fort. Cet assaut cruel serait le suprême adieu de la
373
civilisation du mal » . Gauguin trouve là la force d’un nouvel art, d’un renouveau pictural
dont il s’émerveille ainsi :
« Cela était si simple pourtant de peindre comme je voyais, de mettre sur ma
toile, sans tant de calculs, un rouge, un bleu ! Dans les ruisseaux, des formes
dorées m’enchantaient ; pourquoi hésitais-je à faire couler sur ma toile tout cet or
et toute cette joie du soleil ? – Vieilles routines d’Europe, timidités d’expression
374
de races dégénérées !… »
L’expérience de ce premier séjour est donc un succès complet. La fuite débouche sur la
découverte de sources intactes où venir plonger ses pensées, son corps et son pinceau.
Une quarantaine d’années plus tard, la civilisation ayant étendu ses ramifications, le voyage
entreprit par Artaud au Mexique ne fut pas récompensé ainsi. A peu de choses près, ses
perspectives étaient pourtant les mêmes que celles de Gauguin : trouver le secret de cet
« Orient » dont il fait le berceau et le temple de la Métaphysique, percer le sens du sacré
et de l’unité avec la Nature, reprendre contact avec la poésie et la magie du rite. Ce secret
perdu, il est allé le chercher au Mexique, chez les Tarahumaras, avec un seul objectif bien
375
défini : « je suis venu au Mexique chercher une nouvelle idée de l’homme » . Hélas, il
déchante très vite : son voyage est un calvaire et les tribus qu’il rencontre irrémédiablement
perdues pour cette culture ancestrale, « perverties » par l’extension et le contact rapproché
des occidentaux. Bien que fasciné, tout de même, par tout ce qu’il peut observer là-bas,
son bilan est déceptif : « L’esprit indien se perd, et j’ai bien peur d’être venu au Mexique
376
assister à la fin d’un vieux monde, alors que je croyais être témoin de sa résurrection » . Le
constat est tragique : le monde bourgeois s’est à ce point répandu sur toute la surface de la
planète qu’il a fini par « polluer » toutes les anciennes cultures qui subsistaient encore. Une
telle fuite vers un Ailleurs préservé n’est même plus possible. Quelques-uns, cependant,
tenteront encore l’expérience : les « Beat » et, à leur suite, les hippies partiront en Inde
ou à Bali essayant, eux aussi, de retrouver une nature préservée et primitive mais ils n’en
trouveront, le long de leurs voyages, que des succédanés ou bien des formes altérées.
Fuite dans le rêve ou l’imaginaire, la contemplation du Beau, les « paradis artificiels »
ou vers un Ailleurs fantasmé, que se passe-t-il donc si tout échoue ? Que faire s’il ne reste
plus d’échappatoire à ce monde ? A moins que l’on adopte une attitude offensive face à

372
ibid., p.34
373
ibid., p.40
374
ibid., p.25
375
Messages révolutionnaires (1936), éd. Gallimard, « Folio/Essais », Paris, 1971, p.107
376
ibid., p.160

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

ce monde et qu’on ne cherche plus refuge dans quelques sanctuaires illusoires, il ne reste
qu’une solution extrême. Il reste encore la grande fuite, la plus terrible, celle dont on ne
revient pas : le suicide ou la mort comme seule issue à la vie présente.

Le Suicide est-il une solution ? :


Dans Une Saison en enfer, Rimbaud envisageait déjà l’échec possible de toute tentative
de fuite. A peine pense-t-il quitter l’Europe qu’il se sent déjà rattrapé par elle : « Les
377
blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s’habiller, travailler » . Le
pressentiment de ce nouvel échec le pousse, un temps, à la résignation. Il acceptera tout et
378
se convertira : « adieu chimères, idéals, erreurs » . Un instant, il croit pouvoir trouver une
certaine forme d’apaisement mais, très vite, il rejette tout d’un revers de main et s’abandonne
à nouveau à des propos pleins de cynisme : « Farce continuelle ! Mon innocence me ferait
379
pleurer. La vie est la farce à mener par tous » . Lui-même ne s’y résoudra jamais mais
d’autres, comme Rigaud, Rabbe ou Vaché en ont tiré la conséquence radicale suivante :
si la vie n’est qu’une farce ou un enfer, alors il ne reste plus qu’une solution : se tuer soi-
même, avec la tombe comme seul refuge dans ce monde absurde.
Au tournant des années 1924-1925, dans le premier numéro de La Révolution
surréaliste, après avoir compilé un certain nombre de dépêches de presse rendant compte
de divers cas de suicides, il est logique, pour les surréalistes, d’ouvrir dans leur numéro
suivant une vaste enquête sur ce sujet et de demander, très sérieusement, si le suicide peut
constituer une solution. Les réponses sont partagées. Si la plupart des surréalistes rejettent
cette issue, ce n’est jamais sans une forme d’interrogation. Dès 1920, Péret résume assez
bien leur positionnement ambigu sur le sujet :
« Le suicide est la forme d’assassinat qui nous séduit le plus, quoique la majorité
des suicides ne vaille pas mieux qu’une Fête Nationale : c’est une manière de
se soustraire à quelque chose – le glissement d’une anguille dans les doigts. Si
la vie et la mort sont toutes deux des maisons closes, il importe peu que ce soit
380
l’une ou l’autre que l’on choisisse. »
Une telle citation traduit bien la face noire et désespérée du surréalisme au cours des
années 1920. Si le suicide vaut quelque chose, aux yeux de Péret, ce n’est pas tant comme
moyen de fuite que comme affirmation nihiliste. Sur ce terrain, la volonté de rupture peut très
vite se transformer en désir de destruction, qu’il s’agisse de sa propre vie ou, pourquoi pas,
de celle d’autrui. A côté d’un certain nombre de figures suicidaires, c’est, finalement, toute
forme d’actes gratuits à portée antisociale qu’exaltent les surréalistes. Bien sûr, on peut
s’inquiéter d’une telle évolution, dans la mesure où elle ouvre la porte à une forme possible
de violence. Admirer le geste qui revient à se tuer soi-même est une chose, clamer haut
et fort sa fascination pour les gestes criminels de Landru ou de Germaine Berton, comme
ils n’ont pas hésité à le faire, en est une autre. Dans tous les cas, ceci traduit la dimension
nihiliste agressive des débuts de l’aventure surréaliste. Le désespoir y est porté à un tel
degré d’explosivité qu’il flirte dangereusement avec une certaine forme de violence, que
celle-ci soit symbolique ou réelle. Que celui qui la manie renonce à la retourner contre lui-
même, qu’il renverse ses perspectives vers l’offensive, et toute volonté de fuir se mue vers
377
Œuvres, op. cit., p.98
378
Œuvres, op. cit., p.98
379
ibid., p.99
380
« Assassiner », Littérature n°15, juillet-août 1920, Œuvres complètes vol.7, op. cit., p.13

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

l’extérieur en agressivité. A ce compte, la révolte ne risque-t-elle pas de côtoyer les eaux


troubles du terrorisme ? C’est cette question que nous voudrions aborder maintenant, non
ème
sans rappeler la dangereuse fascination exercée, à la fin du XIX siècle, par certains
attentats anarchistes et toute une théorie de la « propagande par le fait » sur un certain
ème
nombre de poètes symbolistes et dont les avant-gardes du XX siècle nous semblent
en partie héritières – fut-ce de façon critique.

c) Une Posture d’agression :


1. La Tentation du terrorisme révolutionnaire :

Terrorisme et « propagande par le fait » :


ème
A la fin du XIX siècle, en effet, le terrorisme politique fut la tentation coupable du
socialisme et, en particulier, de l’anarchisme. Les années 1892-1894, appelées « ère des
attentats », constituent l’exemple le plus marquant d’un tel passage à l’acte. Des premiers
attentats de Ravachol – vite arrêté et exécuté – jusqu’à l’assassinat du président de la
République Sadi Carnot le 24 juin 1894, une série d’actes violents secouent la France, sans
auteur ni autre but révélés que celui d’ébranler la société et de fournir à l’anarchisme un
pré-texte pour l’exposition de ses idées,. Ces évènements, qui provoquent en retour les
lois dites « scélérates » de 1893-1894, sur la liberté de la presse et le droit d’association
ainsi que le fameux « procès des Trente » d’août 1894, s’inscrivent dans la lignée d’une
théorie de la « propagande par le fait » développée dans les milieux anarchistes au tournant
des années 1870-1880 et vite rejetée par la plupart d’entre eux dès 1882. Comme le
rappelle Uri Eisenzweig dans son étude Fictions de l’anarchisme, la primauté de l’expression
reviendrait à l’anarchiste italien Andrea Costa, en juin 1877, lors d’une conférence, prenant
pour exemple « la banda del Matese ». L’expression est amplifiée, deux mois plus tard,
dans un article de Paul Brousse, intitulé précisément « La Propagande par le fait ». C’est
cependant le prince russe émigré, Pierre Kropotkine, qui développe le plus cette idée.
Comme il l’affirme en décembre 1880, « le fait ayant engendré l’idée révolutionnaire, c’est
encore le fait qui doit intervenir pour en assurer la généralisation » ou encore « notre
action doit être la révolte permanente, par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil,
381
la dynamite » . Pour Bakounine, comme il l’explique en octobre 1873, « le temps n’est
382
plus aux idées, il est aux faits et aux actes » . S’appuyant sur l’arrière-fond d’un rejet
anarchiste des médiations et des représentations, l’idée est la suivante : tandis que le
langage révèle son impuissance à intervenir dans les mondes des faits, il s’agit de s’affirmer
publiquement par des actes possiblement violents et illégaux, de mettre en avant par ce
biais les principes socialistes et de tenter de provoquer, par un ensemble de gestes radicaux
et exemplaires, un mouvement d’insurrection général. Une telle théorie est, néanmoins,
vite rejetée par les milieux anarchistes, y compris par Kropotkine lui-même, au prétexte
qu’« un édifice basé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos
383
d’explosifs » . L’image de l’anarchiste-poseur de bombe, violemment actualisée vingt ans
plus tard, n’en reste pas moins durablement imprimée dans l’imaginaire collectif et ressurgit
régulièrement sur la scène publique, de « l’ère des attentats » aux mouvements terroristes
381
Cité par Uri Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme, Christian Bourgois éditeur, Paris, 2001, p.73
382
Fictions de l’anarchisme, op. cit., p.82
383
ibid., p.77

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

des années 1970-1980, dans le cadre sans cesse re-justifié de la lutte armée et de la
violence révolutionnaire.
Ce discours-là, à plusieurs reprises, un certain nombre de poètes ou d’avant-gardes
ème
l’ont rejeté sans ambiguïté possible. Dès la fin du XVIII siècle, Hölderlin, à travers le
personnage d’Hypérion, marque avec netteté une telle distance. Au cours de sa trajectoire
alternativement révoltée et désespérée, ce personnage croise, en effet, un groupe de
révolutionnaires violents, les amis d’Alabanda, au discours autoritaire et guerrier suivant :
« Nous sommes là pour nettoyer la terre, […] nous jetons les pierres hors du
champ, […] nous brisons à la houe les mottes trop dures, […] nous creusons
des sillons à la charrue, […] nous empognons l’ivraie à la racine, […] nous la
tranchons à la racine, […] nous l’arrachons avec la racine, afin qu’elle flétrisse au
384
feu du soleil. »
Un moment tenté de les rejoindre, Hypérion rejette vite les amis d’Alabanda et leurs discours
autoritaires et, avec eux, renonce à « régner avec les maîtres du monde, hurler avec les
385
loups » . D’une façon plus explicite, l’Internationale Situationniste, tout en revendiquant
une certaine forme de « propagande par le fait » dénuée de violence, critique à plusieurs
386
reprises « la pente savonneuse du terrorisme » . Selon Vaneigem, un tel positionnement
n’allait pas sans un travail sur soi. Il raconte, en effet, combien, dans sa jeunesse, il put
être animé d’une véritable rage de destruction. Dans le roman Germinal de Zola, c’est
à l’anarchiste Souvarine qu’il s’identifiait. Cette fureur vengeresse et cette haine féroce
387
« pour les nobles, les riches, les gens de titres et de morgue » , cette « vocation d’ange
388
exterminateur » , il avoue ne l’avoir perdue que tardivement. Comme il l’explique en 2003,
il lui a fallu « du temps pour découvrir que le combat pour l’humain prêtait à [sa] lutte en
faveur de l’innocence opprimée une cohérence dans laquelle [il aurait] eu quelque peine
389
à faire entrer les vastes cimetières du Grand Soir » . Son raisonnement est simple : le
terroriste ou le nihiliste, utilisant la violence pour combattre les injustices et le pouvoir en
place, se bat avec les armes de l’ennemi et finit, au nom du vivant, par être gangrené par la
mort. Comme il l’explique, « l’ironie des pouvoirs qui intoxiquent l’existence, c’est que leur
390
poison s’instille au cœur même des défenseurs de la vie » . Tout en prétendant mettre à
mal la société d’exploitation et le règne du mort sur le vivant, le terrorisme révolutionnaire
obéit en réalité à un même mépris du vivant et à une même logique de domination. Ainsi sa
391
conclusion est sans appel : « je refuse de me détruire en détruisant ce qui me détruit » .
La trajectoire décrite par Vaneigem est exemplaire. Elle traduit, in fine, le
positionnement de quasiment tous les acteurs d’une « révolution de l’existence
quotidienne » : le rejet sans ambages de la violence aveugle et du terrorisme mais aussi
384
Hypérion, op. cit., p.86
385
ibid., p.91
386
René VIENET, « Les Situationnistes et les nouvelles formes d’action contre la politique et l’art », Internationale Situationniste
n°11, octobre 1967, p.33
387
Le Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.23
388
ibid., p.27
389
ibid.
390
ibid., p.201
391
ibid.

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cette tentation et cette fascination initiales pour une telle forme d’activisme, cette sorte de
rage qui les anime et les confronte sans cesse à leurs propres positionnements éthiques.
Avant toute forme explicite de rejet du second par le premier, il y aurait une sorte de
correspondance et de fascination entre le poète et le terroriste. Rien ne le montre avec
autant d’évidence, comme nous allons le voir, que l’attitude d’un grand nombre de poètes
symbolistes, Mallarmé en tête, lors de la série d’attentats des années 1892-1894.

Un Terrorisme de papier :
En effet, comme le rappelle Uri Eisenzweig, c’est des premiers attentats et particulièrement
de l’épisode Ravachol que date la première vague de déclarations pro-anarchistes
d’écrivains français et de poètes symbolistes. On le rappelle souvent, Mallarmé, Huysmans
ou Leconte de Lisle étaient abonnés à la revue anarchiste La Révolte. La plupart des revues
littéraires de l’époque, comme La Plume ou Le Mercure de France, sont marquées d’une
sensibilité anarchisante. En pleine période des attentats, Paul Adam célèbre en Ravachol
« l’abnégation de soi, de sa vie et de sa renommée pour l’exaltation des pauvres, des
392
humbles » . Pour Octave Mirbeau, « la société aurait tort de se plaindre. Elle seule
393
a engendré Ravachol. Elle a semé la misère : elle récolte la révolte. C’est juste. » .
Oscar Wilde, lui-même, pourtant loin, on l’a vu, des préoccupations politiques concrètes du
socialisme, déclare, en juin 1893 : « autrefois, j’étais poète et tyran. Maintenant je suis artiste
394
et anarchiste » . Comme le résume Uri Eisenzweig, « la liste semble donc longue, des
revues et écrivains français dont le ton, les sympathies, les intérêts intellectuels semblent
aller vers l’anarchisme au moment même où celui-ci devient un objet de peur pour le grand
395
public » . Parmi les quelques explications possibles, on a parfois pu parler d’une sorte de
snobisme. « Anarchiser », à l’époque, aurait été de bon goût dans les milieux symbolistes.
Par ailleurs, le mépris de la société bourgeoise animant ces poètes pouvait assurément
les rattacher à une forme d’anarchisme individualiste, compatible avec certaines de leurs
tendances antisociales. Il faut pourtant noter la nuance suivante : « la rencontre anarchisme-
396
symbolisme ne se cristallisa pas malgré les attentats, mais bien à cause d’eux » . En
d’autres termes, ce qui semble avoir le plus séduit ces poètes, ce n’est pas tant le discours
socialiste de l’anarchisme mais la violence des actes réalisés en son nom. Le cas de
Mallarmé est le plus intéressant. Même si ce dernier établit un parallèle entre sa position et
celle des anarchistes, écrivant par exemple qu’ « il n’y a qu’un homme qui ait le droit d’être
anarchiste, Moi, le Poète, puisque seul je fabrique un produit dont la société ne veut pas,
397
en échange duquel elle ne me donne pas de quoi vivre » , il semble assez évident que
l’anarchisme qu’il suit est bien peu conséquent. Il explique ainsi que « n’intéresse l’artiste,
du moins le littérateur, que ce qui concerne l’homme, seul et dans un raccourci, vis-à-vis du
398
monde ; les théories sociales, elles, s’équivalent, presque opposées » . A bien lire ce qu’il
écrit à ce sujet, seul intéresse Mallarmé l’explosion même des bombes durant ces attentats

392
Cité par U. Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme, op. cit., p.161
393
ibid., p.162
394
ibid., p.173
395
ibid.
396
ibid., p.187
397
Cité par U. Eisenzweig, ibid., p.189
398
ibid., p.194

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

et non ce dont elles sont le pré-texte. Plus précisément, c’est l’éclat de la bombe au moment
de l’explosion, sa puissance d’irruption dans le quotidien qui le fascine :
« Les engins, dont le bris illumine les parlements d’une lueur sommaire, mais
estropient, aussi à faire grand’ pitié, des badauds, je m’y intéresserais, en raison
de la lueur – sans la brièveté de son enseignement qui permet au législateur
d’alléguer une définitive incompréhension ; mais j’y récuse l’adjonction de balles
399
à tir et de clous. »
Autrement dit, des bombes anarchistes, Mallarmé ne retient que l’Idée, leur interruption
esthétique dans le quotidien, sa trivialité et ses bavardages, jusqu’au sein même du temple
du bavardage, c’est-à-dire le parlement, selon le poète. Il met en parallèle cette série
d’attentats avec la révolte des poètes au nom du spirituel et de l’Idée – ce qui l’éloigne, on
en conviendra, d’un anarchisme conséquent. Il formule ainsi une étonnante théorie : sur le
modèle de la bombe, le poème doit interrompre le bavardage et le trivial de son temps par
son éclat, sa « lueur sommaire » et, un instant, suspendre le quotidien par l’éclatante lueur
de l’Idée. Dans le monde bourgeois, le poème doit avoir la beauté et le caractère explosif
de la bombe. Tout en se démarquant de la réalité sanglante et brutale des corps estropiés
lors d’un attentat réel, pour Mallarmé, ça ne fait aucun doute : « la vraie bombe, c’est le
400
livre » . La conception, en quelque sorte politique, qui anime le poète est la suivante : dans
ce monde où règnent la trivialité et le bavardage, les poètes constituent la seule minorité
qui reste tournée vers le Spirituel, le sens et la pénétration du Mystère, l’Idée. Leur révolte
et leur action dans ce monde prennent la forme du poème dont l’éclat, la lueur doivent
être comparable à l’explosion d’une bombe, c’est-à-dire interrompre, l’espace d’un instant
et dans l’hébétude générale, le cours de ce quotidien – sans en passer par le caractère
meurtrier des attentats anarchistes. On a parfois pu écrire, comme Lanson, que Mallarmé
401
était « un anarchiste littéraire » ou bien, comme Sartre, qu’il avait opté pour « le terrorisme
402
de la politesse » . Fasciné par l’explosion des bombes anarchistes et s’efforçant d’établir
avec elles un parallèle poétique, nous dirions, nous, qu’il fut un terroriste de papier. Ses
bombes, ce sont l’éclat des mots sur la page blanche. Son terrorisme, c’est celui de l’Idée
et, son champ d’action, le Livre. Son exemple n’en illustre pas moins le rapport ambigu
qu’ont entretenu un certain nombre de poètes et d’avant-gardes avec la violence, que celle-
ci soit effective ou symbolique. Lorsque tout semble désespéré et qu’une certaine forme
de nihilisme menace, que reste-t-il d’autre comme issue ? C’est cette tentation que nous
voudrions continuer d’approfondir.

Révolte nihiliste et tentation de la violence :


A la suite des critiques de Sartre et de Camus, l’idée fut à ce point répétée qu’elle constitue
ème
aujourd’hui une forme de lieu commun : la révolte des poètes du XIX siècle et des avant-
ème
gardes du XX siècle aurait été une révolte nihiliste. Coupés de tout public, occupant une
position parasitaire par rapport à la société, « en l’air, étranger[s] à [leur] siècle, dépaysé[s],

399
« La Musique et les lettres » (1895), Igitur, Divagations, Un coup de dés, éd. Gallimard, « Poésie/Gallimard », Paris,
1976, p.363
400
Cité par U. Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme, op. cit., p.197
401
ibid., p.204
402
ibid., p.198

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

403 404
maudit[s] » et préoccupés de la seule « perfection dans l’inutile » , ces poètes auraient
développé, selon Sartre, une littérature dont l’extrême pointe serait le néant. Leur travail
tout entier serait une œuvre de destruction pure du langage, des valeurs et de la société,
405
une « Négation absolue », « un processus multicolore et chatoyant d’anéantissement » .
Sur le banc des accusés, Dada aurait une place toute faite. Sa révolte aurait pour motif
principal l’idée de la table rase. Au travers d’une série de provocations et de scandales,
son programme n’est-il pas le suivant : « désordonner le sens – désordonner les notions
et toutes les petites pluies tropicales de la démoralisation, désorganisation, destruction,
406
carambolage » ? Le nihilisme de Dada serait total, à en croire telle déclaration de
407
Francis Picabia : « Dada lui ne sent rien, il n’est rien, rien, rien » . Dès lors, il aboutirait,
408
paradoxalement, au « retour à une religion d’indifférence quasi bouddhique » . Pourtant,
Dada, c’était aussi l’affirmation d’une certaine forme d’éthique (nous y reviendrons), celle
du présentisme de Raoul Hausmann et d’un spontanéisme nouveau, ainsi qu’un souffle
formidable de liberté et de créativité. Mais, cela, on peut faire semblant de ne pas le voir. On
préfère retenir, souvent, que Dada fut une révolte toute négative dont le surréalisme aurait
été le dépassement positif – ne faisant, en cela, qu’épouser le point de vue des surréalistes
eux-mêmes – quitte à contredire aussitôt une telle interprétation et à accuser à son tour
le surréalisme de nihilisme, comme le fait Sartre. Il faut dire, comme pour Dada, qu’une
telle présentation ne manque pas d’arguments. On a vu à quel type d’errance folle et sans
perspective concrète ouvre Les Champs magnétiques ou encore quel mélange de désespoir
et de révolte imprègne les premières années du surréalisme. Il faut, cependant, se méfier
de certaines simplifications. Contrairement à ce qu’écrit Camus, par exemple, ce n’est pas
parce que les surréalistes se sont demandés si le suicide était une solution qu’il faut en
409
conclure qu’ « ils ont parlé du suicide comme d’une solution » . La nuance est, tout de
même, de taille… D’autant plus que toute la suite de la trajectoire du mouvement, s’éloignant
de cette interrogation initiale, est marquée par l’affirmation d’un ensemble de valeurs et
de principes positifs. La vie de Breton, par exemple, loin de tout nihilisme, est l’affirmation
concrète de tout un ensemble de valeurs et d’une morale, de l’exaltation de l’amour au refus
sans appel d’une logique de la « fin justifie les moyens ». En 1946, formulant « d’expresses
réserves sur le prétendu pessimisme surréaliste », il insiste ainsi pour montrer que celui-
410
ci « se double d’un optimisme largement anticipatif » . Pour être exact, si le nihilisme
n’est consubstantiel ni à Dada ni au surréalisme sans qu’il en soit pour autant étranger, il
faut dire que le nihilisme est la pente glissante à laquelle s’affrontent ces mouvements et
dont leur histoire témoigne du dépassement. Chacun à leur manière, ils ont su éviter cette
pente autodestructrice et renverser leur trajectoire en une positivité nouvelle. Ceci précisé,

403
Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p.133
404
ibid., p.134
405
ibid., p.138
406
T. TZARA, « Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer » (1920), Dada est tatou. Tout est Dada., éd. Flammarion, Paris,
1996, p.227
407
« Manifeste Cannibale Dada », DADAphone n°7, mars 1920, DADA, Zürich-Paris (1916-1922), éd. Jean-Michel Place, Paris,
1981, p.213
408
T. TZARA, Dada est tatou. Tout est Dada., op. cit., p.268
409
L’Homme révolté (1951), éd. Gallimard, « Folio essais », Paris, 2004, p.123
410
Entretiens, op. cit., p.251

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

c’est sur cette pente-là, cependant, que leurs entreprises croisent et posent la question de
l’emploi de la violence et du terrorisme.
Dans le nihilisme, en effet, dans l’Absurde, tout est possible et d’une égale absence
d’importance : le crime comme la vertu. La perte de tout référent commun stable rend
possible la violence de l’acte gratuit dont le personnage de Lafcadio a pu constituer le
modèle littéraire. Il faut cependant distinguer, comme le fait Vaneigem, un nihilisme « passif »
qui court le risque d’une nouvelle forme de conformisme et un nihilisme « actif » qui joint
à « la conscience de la désagrégation le désir d’en dénoncer les causes en précipitant le
411
mouvement » . S’éloignant de cette forme passive et contre-révolutionnaire du nihilisme,
les avant-gardes ont, parfois, dans leurs premières années, emprunté les voies de sa
forme active qui, selon le même Vaneigem, serait, elle, pré-révolutionnaire. Dans le cas
du surréalisme, la possibilité de la violence se précise au contact d’une révolte dont le
radicalisme est à la mesure du désespoir qui l’anime. Peinant à trouver une forme d’action
efficace concrète dans laquelle investir son énergie, la révolte emprunte ainsi les voies
du terrorisme. Dans le contexte propre aux premières années du mouvement, Artaud,
Desnos ou encore Aragon se relaient ainsi dans l’expression d’un fanatisme de la liberté et
l’exaltation de la Terreur. En 1925, dans son article « Description d’une Révolte prochaine »,
Desnos en appelle à l’usage de la guillotine qui seule pourrait « par des coupes sombres,
412
éclaircir cette foule d’adversaires auxquels nous nous heurtons » . Dans ces années-là,
les surréalistes s’enthousiasment pour les figures criminelles des sœurs Papin, Germaine
Berton, Lacenaire ou encore Landru et révèrent en elles la force d’un acte puissamment
antisocial. On retrouve, intacte, une telle charge de violence à la fin des années 1920.
Pêle-mêle, dans le dernier numéro de La Révolution surréaliste, publié en 1929, le film
de Dali et Bunuel, Un Chien andalou, est présenté comme « un désespéré, un passionné
413
appel au meurtre » , Marcel Fourrier avance calmement que « aussi, tout bien considéré,
414
vaut-il mieux exterminer une fois pour toutes ces élites présentes » ou bien Breton écrit,
dans le Second Manifeste du surréalisme, que « l’acte surréaliste le plus simple consiste,
revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans
la foule », avant de conclure que « qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de
la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute
415
marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon » . Ce geste « le plus simple »,
416
dont on trouve une trace récurrente dans divers textes surréalistes des années 1920 , les
surréalistes ne l’ont jamais mis en pratique. A l’exclusion d’une pratique facile du « coup
de poing » pour régler certains conflits, cette violence est restée toute verbale. Comme
le poème-bombe chez Mallarmé, elle relève du désir d’intervenir de façon brutale dans le
quotidien afin d’en interrompre le cours. A cette époque, elle traduit aussi une exigence
douteuse de pureté dans la révolte qui, associée à une méconnaissance de la situation
historique réelle de l’URSS, a pu autoriser la publication, dans le huitième numéro de La
411
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.231
412
La Révolution surréaliste n°3, 15 avril 1925, p.26
413
La Révolution surréaliste n°12, 15 décembre 1929, p.34
414
ibid., p.39
415
ibid., p.2
416
Début 1925, dans le numéro deux de la revue, Breton écrivait déjà : « comme si, […] obéissant à l’impulsion la plus
forte et la plus fréquente que je subisse, il ne me restait pas qu’à descendre dans la rue, revolvers aux poings, et… l’on voit ce qu’il
adviendrait » (op. cit., p.24). Plus tard, dans Le Grand Jeu, Péret évoque aussi, à plusieurs reprises, ce geste là. Il faut sans doute
y voir aussi un souvenir de Jarry ou de Vaché.

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

Révolution surréaliste, de l’éloge odieux de « Djerzinski, président de la Tchéka » par Pierre


de Masset. Elle témoigne, enfin, d’un manichéisme simpliste poussé à l’extrême et d’un goût
de l’intimidation verbale qui va du ridicule au détestable, faiblesse que l’on retrouve aussi
chez les jeunes membres de l’Internationale Lettriste, eux qui, non contents de déclarer
417
que « ce qui manque à ces messieurs, c’est la Terreur » , se réfèrent au schéma grossier
suivant : « tout ce qui maintient quelque chose contribue au travail de la police. […] La
418
société se divise donc seulement en lettristes et en indicateurs… » . Cette impasse-là, les
surréalistes – tout comme les situationnistes – vont la dépasser. Le suicide, le nihilisme ou
toute forme de terrorisme sont autant de solutions ou de fausses issues vite rejetées. Si le
propre de l’extrémisme, par définition, est d’expérimenter la frontière ou la limite, alors les
surréalistes et les autres furent certainement extrémistes dans leur révolte mais ils ont su en
déduire la limite suivante à ne jamais franchir : la justification du meurtre et de la violence. En
ce sens, ils ont su tracer une ligne de démarcation nette entre nihilisme et négation, c’est-à-
dire entre clôture du monde autour de sa propre pulsion d’autodestruction et révolte politique
conséquente. Ils ont su transformer leur révolte initiale, aveugle et désespérée, en un levier
révolutionnaire puissant. Ceci n’exclut pas le maintien d’une agressivité et d’une radicalité
militante vis-à-vis de ce monde. Ceci n’atténue en rien la rupture entre eux et la société. Ceci
transforme, par contre, les stratégies de l’agression ou du scandale en stratégies politiques,
c’est-à-dire en entreprise de démoralisation et de dévaluation idéologique.

2. De la dévaluation et de la démoralisation comme stratégies politiques :

La Stratégie du scandale :
ème
C’est là une remarquable constante chez les avant-gardes poétiques du XX siècle :
créer une ligne de fracture nette entre eux et le reste de la société, c’est-à-dire entre ceux qui
continuent d’adhérer à ses valeurs et à son modèle de vie et ceux qui s’y refusent. Debord,
de ce point de vue là, ne saurait être plus explicite : « notre intention n’avait été rien d’autre
que de faire apparaître dans la pratique une ligne de partage entre ceux qui veulent encore
419
de ce qui existe, et ceux qui n’en voudront plus » . Divers moyens sont mis en œuvre pour
cela. Au niveau le plus grossier, il peut s’agir d’une provocation dont le seul but avoué est
d’affirmer publiquement son existence hostile à l’ensemble de la société et de créer autour
de ses actes ou de ses propos une ligne de partage sans équivoque. Ce peuvent être, on
vient de l’évoquer, ces éloges paradoxaux de figures criminelles ou amorales inacceptables.
C’est aussi le recours fréquent au blasphème, à l’injure ou à la grossièreté. Dans le genre,
ème
au XVIII siècle, Sade fut l’un des maîtres, lui qui préconisait l’opprobre du ridicule et la
ème
satire comme moyens principaux dans la lutte anti-religieuse. Au début du XX siècle,
Péret se distingue, lui, par le caractère particulièrement incisif et ordurier des divers poèmes
publiés dans La Révolution surréaliste, entre 1926 et 1929, et regroupés plus tard dans le
recueil Je ne mange pas de ce pain là. Avec pour cibles favorites la religion et la patrie, ces
textes sont l’équivalent d’un crachat en pleine figure. Ils ne reculent devant aucun moyen
et recourent souvent, par exemple, à l’argument scatologique : « La France s’étale comme
420
un étron céleste/et nous courons tout autour pour chasser les mouches » . Le propos
417
G. DEBORD, « Toute l’eau de la mer ne pourrait pas… », Potlatch n°1, 22 juin 1954, op. cit., p.13
418
M. DAHOU, G. DEBORD et G. WOLMAN, « Utile à rappeler », Potlatch n°2, 29 juin 1954, ibid., p.22
419
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.44
420 er
La Révolution surréaliste n°8, 1 décembre 1926, p.12-13

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

et la démarche peuvent sembler simplistes. Ils ont pourtant le mérite de forcer chacun à
se positionner de façon claire par rapport à eux. La visée est très manichéenne : il y a
ceux qui s’en offusquent et qui, dès lors, ne peuvent être nos amis, et il y a ceux qui les
approuvent et partagent donc notre radicalité. Le procédé de partage est peut-être simple
mais il fonctionne.
C’est le principe même du scandale : provoquer une division au sein de la société,
malmener une partie du public et rallier à soi le reste des personnes. Plus le geste ou le
propos est scandaleux, plus ce type de fracture est nette. « Tout grand artiste a le sens de
421
la provocation » , écrivait Arthur Cravan : le moins qu’on puisse dire, c’est qu’une telle
ème
phrase rencontre, au XX siècle, un écho formidable. Les soirées dadaïstes et futuristes,
où « les pancartes complet, la police à cheval, la mêlée à l’entrée, la cohue dans la salle
avaient cessé d’être des éléments fortuits et étaient devenus depuis longtemps déjà les
422
attributs permanents de [ces] manifestations » , en sont les exemples les plus évidents.
Tirer au revolver dans la salle, se déshabiller en public, insulter les spectateurs, leur jeter du
thé chaud au visage, pratiquer l’art du canular ou adopter les tenues les plus excentriques
possibles afin de choquer l’assistance : toutes ces choses-là étaient monnaie courante lors
de ces « spectacles ». La liste de ces « gestes de bravoure » ne s’arrête pas là. On pourrait
rappeler les soirées mouvementées du futurisme italien se terminant souvent en bagarre
générale, les diverses excentricités d’un Cravan ou d’un Vaché, les incidents provoqués
par les surréalistes lors du banquet Saint-Pol-Roux ou autres faits et gestes marquants des
futurs situationnistes :
« Achever l’art, aller dire en pleine cathédrale que Dieu était mort, entreprendre
de faire sauter la tour Eiffel, tels furent les petits scandales auxquels se livrèrent
sporadiquement ceux dont la manière de vivre fut en permanence un si grand
423
scandale. »
On ne peut guère attendre une réaction mesurée face à de telles manifestations, bien
entendu. On ne compte pas le nombre de ses soirées ou manifestations qui se terminent
dans la plus grande confusion, entre insultes et tomates qui volent, descentes de police et
bagarres. Parfois, les acteurs sont même obligés de fuir afin d’échapper à leur public en
colère. Il n’est sans doute pas exagéré de dire, par exemple, que seule l’intervention de la
police a pu sauver Michel Mourre d’un lynchage en règle lors du scandale de Notre-Dame.
Concernant tous ces exemples, l’effet est à chaque fois maximum : le public est furieux,
la presse se déchaîne et les autorités sont obligées d’intervenir. Au-delà de la publicité
que de tels évènements apportent aux avant-gardes, c’est bien l’objectif : provoquer une
réaction à la hauteur de la volonté de rupture de ces poètes, apporter le désordre au sein
de la société, créer un ensemble de clivages nets, pratiquer la politique de l’électrochoc
et de la gifle cinglante afin de provoquer chez leur public une réaction salutaire. Bien sûr,
une telle stratégie a ses limites. La société bourgeoise étonne sans cesse par sa capacité
à récupérer de telles manifestations et à transformer la charge subversive initiale en un
divertissement plaisant et anodin. Que faire lorsque le public que l’on est venu provoquer
nous fait un succès ? A vrai dire, le scandale ne peut guère se répéter. Il fonctionne une
première fois mais n’a aucun effet sur un public prévenu. C’est à ce titre que Trotsky raille
les provocations des futuristes russes, et des romantiques avant eux : « On sait qu’aucun
421
Œuvres (poèmes, articles, lettres), éd. Ivréa, Paris, 1992, p.93
422
B. LIVCHITS, L’Archer à un œil et demi (1933), éd. L’Age d’Homme, Lausanne, 1971, p.162
423
G. DEBORD, In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.34

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

cataclysme ne suivit ses protestations, les cheveux longs et le gilet rouge du romantisme.
L’opinion publique bourgeoise adopta sans dommage ces gentlemen et les canonisa dans
424
ses manuels scolaires » . Exprimant un point de vue similaire, tirant le bilan de ses activités
Dada, Breton parle, lui, de « provocations sans danger » tout en dénonçant « le manque de
425
perspective d’une telle activité » . Il n’en reste pas moins que cette stratégie du scandale
eut le mérite de tester les limites des convenances sociales et de mettre en évidence
un certain nombre de valeurs sensibles. A côté de son principe de division sociale et en
dehors des positions qu’elle a su clarifier, c’est là son second mérite principal : instaurer un
désordre positif dans l’ensemble des valeurs sociales et participer d’une vaste entreprise de
dévaluation et de démoralisation, très certainement salutaire dans le contexte d’alors et dont
Dada, plus que n’importe quel autre mouvement, fut assurément le plus brillant exemple.

La Dévaluation et la démoralisation dadaïste :


S’il est une chose commune à tous les artistes réunis, aussi bien à Zürich, Paris, Berlin
qu’à New-York, sous la bannière d’un nom étrange « Dada », c’est effectivement un dégoût
caractérisé pour la civilisation occidentale et tous les piliers de la société bourgeoise :
patrie, famille, religion, morale, logique et philosophie du progrès. Tous s’accordent pour
faire de Dada le synonyme d’ « anti-civilisation ». Pour Hausmann, il n’exprime rien
d’autre que « notre dégoût devant la stupidité, […] notre dégoût de la civilisation, du
426
cacacosmos organisé » . Au sortir de la Première Guerre mondiale, lassés de tous
les « bourrages de crâne » que la société impose quotidiennement aux individus, les
427
dadaïstes tentent de provoquer « la désintoxication pratique du Moi » , c’est-à-dire
428
d’entraîner « la dissolution des valeurs traditionnelles depuis 6000 ans » . Il s’agit pour
eux, ni plus ni moins, que d’élaborer le « premier laboratoire d’assainissement de la vie
429
quotidienne » selon l’expression employée par Vaneigem en 1967. Leur premier geste,
pour cela, consiste à mettre en doute toutes les valeurs et toutes les vérités enseignées et à
prôner un scepticisme nouveau. Il s’agit de renvoyer toutes les constructions intellectuelles
430
et idéologiques passées au chaos, là où les choses « redeviennent des territoires libres »
selon Hugo Ball. Dada ne prône pas la destruction pour la destruction mais constitue un
moment de pause dans la civilisation où tout est rendu à sa relativité absolue et où tout est
interrogé et repensé sur des bases nouvelles. Sa fonction politique, Dada la conçoit donc
dans une attitude critique qui consiste à tout dévaluer et à tout démystifier, avant d’envisager
toute construction nouvelle possible.
En ce sens, Dada n’enseigne rien d’autre qu’une forme supérieure de révolte et de
« dégagement » de l’esprit. Vis-à-vis de toutes les idéologies, de toutes les baudruches de
la patrie, de la morale et de la raison, il joue le rôle d’un dissolvant permanent. Il est ce

424
Littérature et révolution (1923-1938), Union Générale d’Editions, « 10/18 », Paris, 1964, p.147
425
Entretiens, op. cit., p.64
426
Courrier Dada, op. cit., p.15
427
R. HAUSMANN, Courrier Dada, op. cit., p.20
428
ibid., p.166
429
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.233
430
Dada à Zürich, le mot et l’image (1916-1917), op. cit., p.30

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

431
« microbe vierge » dont parlait Tzara qui s’insinue au cœur de tous les systèmes et de
432
tous ces « tiroirs du cerveau » , afin de les désorganiser et de les faire dérailler. Dada s’en
prend à la culture en crise d’un monde bourgeois qu’ils abominent, selon les perspectives
(appliquées ici à l’Allemagne, mais que l’on peut généraliser sans problème) décrites par
Huelsenbeck :
« Pour la première fois, on tire de la question : qu’est-ce que la culture allemande
(réponse : de la merde), la conséquence : attaquer cette culture par tous les
433
moyens de la satire, du bluff, de l’ironie et même de la violence. »
Comme l’explique très bien Kurt Schwitters, Dada est une forme d’humour désacralisant et
joyeusement destructeur qui dénonce toutes les bêtises de son temps, ses traditions et ses
grands sentiments hypocrites. C’est un jeu de miroir inversé. Dans toute société, quelques
soient les valeurs qu’elle affirme, Dada est l’esprit du négatif incarné, un éclat de rire insolent
434
qui vise à « éveiller le public » et à démonter toute forme de discours dominant dès lors
qu’il menace de s’ériger en dogme. Il s’adapte sans cesse à son contexte. Selon Schwitters,
tous les discours communistes de Huelsenbeck s’expliqueraient ainsi : « Huelsenbeck, l’un
des hommes les plus intelligents de notre époque, était tout à fait conscient de ce que
435
rien ne secouait mieux les âmes engraissées que le communisme » . La problématique
est simple : si ce qui s’offre au miroir de Dada est la bourgeoisie engraissée, alors Dada
reflète le communisme ; si c’est le culte de l’Art, alors Dada c’est l’anti-Art ; si c’est la raison,
alors il représente l’idiotie. Par ce jeu, Dada est à même d’établir le diagnostic du mal et
des ridicules de son temps et de constituer un effort pour y remédier. Pour Schwitters,
« dadá est le mouvement qui s’est donné pour but, en établissant son diagnostic, de guérir
436
l’époque » .
Dans ce but, les moyens concrets qu’il met en œuvre sont divers. Il peut s’agir, tout
d’abord, de l’emploi de la satire et de l’ironie au service de la critique sociale. Dans ses
« Considérations objectives sur le rôle du dadaïsme », en 1920, Hausmann estime, en effet,
que le seul moyen qu’a l’art d’accompagner la lutte révolutionnaire réside dans la satire et la
caricature. A ses yeux, le dadaïsme se définit comme « une forme de transition qui s’oppose
tactiquement au monde chrétien et bourgeois et, sans pitié, met à nu le ridicule et l’absurdité
437
de son fonctionnement spirituel et social » . Il s’agit, en quelque sorte, de tuer le bourgeois
en soi en s’attaquant à sa culture et à ses valeurs présentes. Les « douze satires politiques »,
rassemblées en 1921 sous le titre Hourra ! Hourra ! Hourra !, sont un bon exemple de cet
exercice-là. Dans le contexte révoltant de l’écrasement de l’insurrection spartakiste, il s’en
prend, à travers ces courts textes publiés dans la revue communiste-libertaire « Die Aktion »,
à l’Esprit allemand, à la croyance en sa supériorité ou en la supériorité de sa « race ».
Comme il l’explique dans une post-face de 1970, « il s’agissait alors d’arracher leur masque
hypocrite aux qualités prétendument merveilleuses des seigneurs germaniques et à la brute

431
Dada est Tatou. Tout est Dada., op. cit., p.273 : « peut-être me comprendrez-vous mieux quand je vous dirai que Dada est un
microbe vierge qui s’introduit avec l’insistance de l’air dans tous les espaces que la raison n’a pu combler de mots ou de conventions ».
432
T. TZARA, « Manifeste Dada 1918 », ibid., p.208
433
En avant Dada, l’histoire du dadaïsme (1920), éd. Les Presses du réel « L’écart absolu », Dijon, 2000, p.42
434
K. SCHWITTERS, I (manifestes théoriques et poétiques), éd. Ivréa, Paris, 1994, p.54
435
ibid., p.53
436
ibid., p.56
437
Courrier Dada, op. cit., p.154

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

438
blonde » . Il recourt, pour cela, à la plus grinçante ironie, feignant d’épouser l’idéologie
de ses contemporains allemands et le type de lieux communs suivants : « Tout le monde
sait que l’Allemand a l’âme la plus honnête, la plus ouverte, la plus magnifique. – Chaque
439
fois qu’il se passe de vraies saloperies en Allemagne, ça vient des juifs » . Tout passe au
crible d’une telle plume acérée : la barbarie quotidienne des « bien-pensants », la justice en
faillite, le dégoût de l’armée, le prétendu honneur des politiciens bourgeois, etc. En pleine
vague de répression et d’assassinats politiques, c’est une explosion géniale d’humour noir
qui traduit une révolte à vif sans sombrer dans le militantisme le plus plat.
A d’autres reprises, sur un mode plus ludique mais tout aussi agressif, Dada s’est
emparé d’une seconde arme, devenue sa spécialité : celle du canular. C’est même devenu
sa spécialité. Les fameux spectacles dadaïstes sont, bien entendu, le théâtre privilégié d’un
tel art. Les récits de telles soirées sont légion. Hausmann décrit ainsi l’une des six soirées
du Club Dada à Berlin, en 1919 :
« Nous commençâmes chaque numéro du programme le plus sérieusement
possible, pour, après quelques instants, le troubler nous-mêmes en faisant autre
chose, en hurlant des invectives, dans le but d’exaspérer les spectateurs. […] A
la fin, nous enlevâmes nos vestes, et en ligne nous fonçâmes vers le public en le
440
menaçant de le rosser. »
Un tel exemple donne le ton des « performances » auxquelles les dadaïstes s’adonnent. A
peu de choses près, le principe est toujours le même : organiser un grand tapage publicitaire
préalable pour la soirée et promettre à cette occasion de nombreux numéros spectaculaires
et originaux au public, puis décevoir au maximum cet horizon d’attente, prendre le public
en otage, entretenir et s’amuser de la plus grande confusion et « porter, entre la scène et
441
la salle, le malentendu à son comble » . En son temps, Arthur Cravan excellait déjà dans
ce genre. Les exemples de ses « méfaits » ne manquent pas. En mars 1914, après une
tapageuse campagne de publicité annonçant que « Arthur Cravan, neveu d’Oscar Wilde,
parlera et boxera », il ne vint pas. Le 5 juillet de la même année, on raconte que :
« Avant de parler, il a tiré quelques coups de pistolet puis a débité, tantôt riant,
tantôt sérieux, les plus énormes insanités contre l’art et la vie. Il a fait l’éloge
des gens de sport, supérieurs aux artistes, des homosexuels, des voleurs du
Louvre, des fous, etc. Il lisait en se dandinant, et, de temps à autre, lançait à la
442
salle d’énergiques injures. »
Dans le même style, le 19 avril 1917, à New-York, Cravan est annoncé pour une conférence
attendue sur l’art des indépendants en France, devant un parterre mondain. Arrivé très en
retard et passablement éméché, il monte sur scène, frappe la tribune de l’orateur puis se
déshabille devant l’audience, se tourne vers un tableau de femme et se met à hululer devant
une salle paniquée ! Tandis que les agents de sécurité essaient de l’arrêter, il se met à
les boxer puis est finalement expulsé et repart en voiture. De tels canulars, provocations
et scandales ne se limitent cependant pas aux soirées et aux « conférences ». Hausmann
raconte, par exemple, comment, en 1918, lui et Baader inondent les journaux berlinois
438
Hourra ! Hourra ! Hourra !, op. cit., p.83
439
ibid., p.8
440
Courrier Dada, op. cit., p.146
441
A. BRETON, « Second manifeste du surréalisme », Manifestes du surréalisme, op. cit., p.121
442
Œuvres, op. cit., p.200

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

de déclarations-canulars telles « Les dadaïstes demandent le Prix Nobel. Les dadaïstes


443
membre du parti libéral. Le ministre Scheidermann participe à Dada » . En 1918, Baader
interrompt avec fracas une messe et est arrêté. Un an plus tard, il lance le tract suivant : « Le
peuple allemand est-il d’accord pour laisser les mains libres au Super-Dada ? Si le vote est
positif, Baader créera de l’ordre, la liberté et donnera du pain… Nous voulons faire sauter
444
Weimar, Berlin est le lieu dada ! » . En mars 1919, lui et Hausmann projettent de prendre
contrôle sans violence, par le bluff, de la ville de Nikolassee et d’y fonder « La République
dadaïste de Nikolassee ». Dénoncés, ils renoncent finalement à se rendre sur place tandis
qu’un régiment de soldats, alertés et prenant la menace très au sérieux, les y attendait pour
défendre la ville ! Le tout a pour principal objectif d’apporter le désordre dans une société
sclérosée, de moquer le public bourgeois et de chercher, par tous les moyens, à railler ses
us et coutumes. Dada su apporter ainsi, dans les petits cercles de Berlin, de Paris ou de
New-York, un certain vent de panique et provoquer, chez ses adversaires, une excitation et
une colère particulièrement recherchées.
A un niveau plus littéraire, les dadaïstes déclenchent le même genre de désordre dans
le langage et la logique. L’œuvre poétique de Schwitters, par exemple, regorge de procédés
en miroir, de détournements de phrases toutes faites ou de topos qu’il s’amuse à perturber
ou à faire dérailler, jusqu’à les faire sombrer dans le non-sens. D’une recommandation
usuelle des services de sécurité ferroviaire, il fait ainsi : « ne pas sauter dans le compagnon
445
en marche (quand le train s’arrête) » . Tzara, dans les poèmes de cette époque, s’en prend
de la même manière à la langue et, à travers elle, à la logique et au sens. Les procédés
qu’il emploie sont divers : perturbations typographiques et syntaxiques, images absurdes
ou détournements. En parcourant le recueil Dada est Tatou. Tout est Dada., nous pouvons
relever toute la série suivante de procédés qui font déraper la langue et le discours :
∙ Assemblage de mots sans rapport : « statues bijoux grillades »
446

∙ Répétitions ou enchaînements à vide : « cigare bouton nez » réécrit six fois de


447
suite ou le dialogue « - Oui, n’est-ce pas ? - Naturellement, n’est-ce pas ? -
448
Evidemment, n’est-ce pas ? - Ennuyeuse, n’est-ce pas ? » , etc.
∙ Remplacement d’un terme par un autre : « j’ai vert j’ai fleur j’ai gazomètre j’ai
449
peur »
∙ Compression de mots : « cristalbluffmadone »
450
, etc.
La mécanique de l’écriture tourne ici à vide et enchaîne un certain nombre de phrases
au non-sens manifeste, par exemple : « l’écorce des arbres apothéose abrite les vers
451
mais la pluie fait marcher l’horloge de la poésie organisée » . Tous ces divers procédés
452
d’écriture participent d’ « une lutte organisée contre la logique » à travers son véhicule
qu’est le langage. Ils portent haut une certaine forme d’ « antiphilosophie ». Aux discours
construits, Dada oppose la force dévaluative et explosive du non-sens et de l’absurde.
453
« Dada ne signifie rien » , comme l’écrit Tzara. Il ne promulgue rien d’autre que le « je
443
Courrier Dada, op. cit., p.72
444
ibid., p.73
445
Anna Blume (1922), éd. Ivréa, Paris, 1994, p.20
451
ibid., p.111
452
T. TZARA, « Essai sur la situation de la poésie », Le Surréalisme au service de la révolution n°4, décembre 1931, p.20
453
« Manifeste Dada 1918 », Dada est Tatou. Tout est Dada., op. cit., p.204

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

454
m’enfoutisme » ou « la simplicité active » . En butte à la logique, il défend une certaine
455
forme d’idiotie assumée , expression d’un monde absurde où tout se passe, de même,
456
« d’une manière très idiote » . Dans ce monde dépourvu de sens, où tous les systèmes
rationnels d’explication prennent la forme d’une vaste plaisanterie, l’idiotie ne s’apparente-t-
elle pas à une certaine forme d’intelligence ? Sur le vide des discours, Ribemont-Dessaignes
peut ainsi proclamer :
« Eh bien maintenant il est défendu de parler, défendu d’écrire. Il est défendu
d’être intelligent. C’est vrai que vous êtes idiots ; mais idiot et intelligent c’est la
même chose. Et lorsque vos mots, les affreux signes de votre intelligence, seront
457
morts, nous vous laisserons parler et chanter. »
Loin de l’angoisse existentialiste, Dada associe ce sentiment d’absurdité à la farce et à
l’humour. De ce joyeux non-sens qu’est la vie, il fait émerger un grand rire destructeur et
vitaliste en même temps. Loin de subir l’absurde, il le précipite dans un jeu de massacre
jouissif et libérateur. Comme l’écrit très bien Hugo Ball, en l’absence de tout système, « là
où commencent l’effroi et la mauvaise conscience, commencent pour le dadaïste le grand
458
rire et une indulgence apaisante » . De même, pour Tzara, « en ce moment de ridicule
459
pensée, en ce moment d’action absurde, il n’y a que l’amusement » .
Au cœur aussi bien de l’ironie féroce, qui anime les satires sociales de Hausmann,
de la farce et du canular des soirées dadaïstes, que du défoulement ludique du non-sens
des poèmes de Tzara, de Schwitters ou de Ribemont-Dessaignes, c’est l’humour, cette
« révolte supérieure de l’esprit » selon la fameuse expression de Léon-Pierre Quint, qui
anime la critique dadaïste du monde bourgeois et sa vaste mise à sac. De par sa capacité
à surmonter le dramatique des évènements qui caractérisent son temps (de la guerre à
l’écrasement sanglant de la révolution spartakiste) et de par sa faculté à renverser toute
possible mélancolie ou angoisse en une insurrection rieuse et mobile, Dada triomphe du
réel et lui oppose la force insolente d’un moi rigolard qui affirme à la fois la disparition de
toutes les valeurs, l’état de décomposition avancée de ce cirque universel qui l’entoure et la
victoire sur ce monde de son individualité et de sa créativité. En même temps qu’il proclame
l’absurde et la contingence de tous les systèmes existants, Dada est une formidable
explosion de vitalité, une manière salutaire de délivrer l’individu de tout ce qui pèse sur
lui : la morale, le culte du passé, le respect des autorités et de l’idéologie. Si la vie n’a pas
de sens, elle est pourtant riche de tous les possibles et chaque individu est libre de les
embrasser dans leur totalité. La contemplation et l’affirmation de l’Absurde jouent donc ici
un rôle libérateur. En l’absence de toute détermination supérieure, il n’y a plus qu’à user,
en toute lucidité, de cette liberté nouvelle autorisant toutes les fantaisies imaginables. Face
au vide de sens, Dada proclame haut et fort le seul principe directeur de l’art dadaïste : le
développement sans contrainte de la créativité individuelle et du jeu. C’est, en tout cas, ce
qu’explique Tzara :

454
ibid., p.209
455
Tzara écrit : « Regardez-moi bien ! Je suis idiot, je suis un farceur, je suis un fumiste. ». Ibid., p.219
456
ibid., p.272
457
Dada (1915-1929), op. cit., p.24
458
Dada à Zürich, le mot et l’image, op. cit., p.43
459
Dada est Tatou. Tout est Dada., op. cit., p.299

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

« Si la vie est une mauvaise farce, sans but ni accouchement initial, et parce que
nous croyons devoir nous tirer proprement, en chrysanthèmes lavés, de l’affaire,
460
nous avons proclamé seule base d’entendement : l’art. »
Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on peut mettre derrière ce simple mot : « art »… Que
Dada, in fine, s’y réfère a, en effet, de quoi surprendre : n’a-t-il pas cessé de proclamer la
mort de l’Art, par ailleurs, et de pester contre sa religion et ses adorateurs ? C’est qu’il y a
deux façons d’entendre la chose : le culte des Beaux-Arts, comme vernis pseudo-raffiné et
pseudo-esthétique d’une activité séparée au service du ravissement bourgeois, ou bien l’art,
comme pratique existentielle, libre affirmation de soi et de sa fantaisie créatrice au service
d’une existence sans cesse révolutionnée. Dada, comme la plupart des autres avant-gardes
ème
du XX siècle, s’est construit dans cette opposition là : précipiter sans cesse la mort
des Beaux-Arts et de la littérature pour mieux annoncer et promulguer l’avènement d’une
poésie pratique et de ses noces avec la vie. A mesure qu’ils tissent de nouveaux liens entre
la poésie et la vie, ils dénoncent toute une série de croyances et d’illusions concernant les
Beaux-Arts et en proclament ainsi la fin.

5) La Fin de l’art comme activité séparée

a) Complicités et impuissances de l’art


La fin de la croyance dans les vertus morales de l’esthétique :
Un tel discours marque une rupture indéniable par rapport aux conceptions passées.
ème
Jusqu’au début du XX siècle, en effet, un certain nombre d’illusions sur le rôle des
Beaux-Arts perduraient. La première d’entre elles, héritée de Saint-Thomas d’Aquin ou plus
lointainement encore de la Grèce antique, repose sur la croyance en l’unité du Beau, du
Bon et du Vrai. Une telle triade, articulée originellement autour de la question de l’Idée,
aboutit vite à un ensemble de discours sur les vertus moralisantes ou civilisatrices de la
contemplation et de la présentation du Beau. Pour les auteurs du « Plus ancien programme
de l’idéalisme allemand » (1796), par exemple, si le Beau est la forme idéale de l’Idée, alors
c’est à travers l’œuvre d’art que l’on accède à la connaissance morale, à l’Idée et à la Vérité,
c’est-à-dire à l’Être dans son essence même. Si l’unité de cette triade est avérée, le poète
est le seul véritable éducateur de l’humanité : en enseignant le Beau, il enseigne l’Idée et le
Vrai et moralise ainsi le monde. De même, celui qui accèderait à la compréhension du Beau
serait nécessairement un être moral et soucieux du Vrai. La seconde grande illusion qui en
découle est la croyance en un prétendu rempart de la culture et de l’esthétique contre la
barbarie. Si l’art enseigne le Bon et le Vrai n’est-il pas, du même coup, à la fois le bouclier
et le glaive permettant de triompher de toute tentation et de tous résidus de barbarie, c’est-
à-dire d’une violence aveugle, amorale et inconsciente ?
Aussi paradoxal et incohérent que cela puisse paraître au premier abord, on trouve
des résidus d’une telle croyance jusque dans certaines des pages les plus idéalistes de
Breton comme dans Arcane 17, en 1944. L’enjeu, bien entendu, était le suivant : montrer
que, au cœur même de la barbarie et de l’effondrement de la civilisation, la poésie maintient
460
ibid., p.210

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

seule l’attention sur un certain nombre de considérations essentielles et intemporelles, telles


que la vie, la mort ou l’amour, et qu’elle constitue le dernier refuge de la civilisation en ces
temps de troubles. Le poète surréaliste estime que « l’amour, la poésie, l’art, c’est par leur
seul ressort que la confiance reviendra, que la pensée humaine parviendra à reprendre le
461
large » . En pleine Seconde Guerre mondiale et aussi justifié qu’il puisse être par certains
aspects, un tel propos n’est pas sans surprendre de la part de l’un de ceux qui ont proclamé
avec le plus de force, au sortir de la Première Guerre mondiale, l’impuissance de l’art à
faire front contre une guerre où toutes les prétendues valeurs sacrées de la civilisation
se sont effondrées. C’est bien ce même terrible démenti qu’apportent pourtant la guerre
de 1939-1945 et le nazisme. Les Beaux-Arts n’ont non seulement rien pu faire contre
l’ascension de ce dernier mais, pire, ont pu s’en accommoder. On allait bientôt découvrir
que l’on peut être un nazi de la pire espèce et un esthète, que l’on peut être bourreau le
jour et fin mélomane le soir, sans aucune contradiction. Dès lors, toutes les illusions sur les
prétendues valeurs civilisatrices et moralisatrices de l’Art s’effondrent comme un château
de cartes. Pour tous ces poètes, il devient donc nécessaire de mener la critique la plus
radicale du système bourgeois des Beaux-Arts, de l’impuissance concrète voire même de la
secrète complicité de ses formes passées par rapport aux désastres de son époque. Pour
Breton comme pour les dadaïstes, il faut désormais distinguer « Art » et « art » et s’entendre
précisément sur ce qu’on nomme « culture » ou « poésie ». Avant de pouvoir proposer une
définition positive et révolutionnaire de la poésie, il faut mener la critique la plus impitoyable
des formes et de la place bourgeoises de l’Art et de la culture. En 1933, Crevel donne le ton
en s’opposant avec véhémence aux conclusions du dialogue Freud/Einstein sur la guerre
selon lesquelles « tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre
la guerre » alors que, selon lui, ce sont précisément cette culture et cette civilisation qui
préparent la guerre. Dans la civilisation présente, c’est toute sa culture qu’il faut mettre en
crise. Ce n’est qu’après ce travail qu’il peut être possible de refonder l’édifice de l’art et de
la poésie sur de nouvelles bases et d’envisager la création d’une culture et d’une civilisation
nouvelles.

L’Impuissance des Beaux-Arts face à la crise :


En plein cœur de la Première Guerre mondiale, Breton tire le constat de l’impuissance des
formes traditionnelles de la poésie et de la culture à relever le défi posé par le dramatique des
évènements. En plein désarroi, alors que son premier réflexe le pousse à chercher refuge
du côté de l’art et un modèle du côté des artistes et des grands penseurs de son temps,
il éprouve une immense déception face à l’attitude de figures contemporaines comme
Bergson, Barrès, Péguy ou Claudel qui embrassent la cause nationaliste. C’est l’époque
aussi où il entre en contact avec Apollinaire mais celui-ci déçoit à son tour et, avec lui, la
poésie toute entière :
« Devant l’effroyable fait de la guerre, Apollinaire avait réagi par une volonté
de plongée dans l’enfance, de réanimisme à tout prix qui était loin d’être le
talisman espéré. […] J’estime qu’en sa personne la poésie avait été incapable de
462
surmonter l’épreuve. Elle se trouvait à mes yeux frappée d’insuffisance. »
Une telle déception est à l’origine du surréalisme. C’est à partir d’elle que Breton revendique
une nécessaire empreinte de l’art sur la vie et qu’il rompt avec l’héritage poétique du
symbolisme. Tout son effort, désormais, se tourne vers la quête et la constitution d’un
461
Arcane 17, op. cit., p.33
462
Entretiens, op. cit., p.33

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

« talisman » nouveau qui soit à la hauteur des évènements. En 1944, lorsque Breton publie
Arcane 17, ce « talisman », c’est la poésie, telle que le surréalisme a su la refonder sur
des bases radicalement différentes de celles qui prévalaient encore à l’aube de la Première
Guerre mondiale. En 1916, cette quête ne fait que commencer et les mois et les années qui
suivent sont marqués par la recherche urgente d’une solution et d’un modèle permettant
de résister et de triompher des évènements. Cette issue, Breton la trouve d’abord en la
personne de Vaché. Ce dernier incarne alors un modèle de résistance absolue, sans faille
et sans réticence face aux carnages et aux bourrages de crâne. Breton précise, en 1952,
les raisons de sa fascination :
« Par lui, tout était bravé. Devant l’horreur de ces temps, à quoi je n’avais encore
vu opposer autour de moi que réticences et murmures, il m’apparut comme le
seul être absolument indemne, le seul qui eût été capable d’élaborer la cuirasse
463
de cristal tenant à l’abri de toute contagion… »
Dès leur première rencontre à l’hôpital de Nantes début 1916, l’Umour qu’il professe et
réalise de façon exemplaire, représente pour Breton une forme supérieure de dégagement
par rapport à l’énormité et la faillite de la guerre. Il permet de surmonter aussi bien
le dramatique des évènements que la médiocrité ambiante. Il désacralise et démystifie
464
toutes choses selon « un principe d’insubordination totale » . Il permet aussi à Breton de
dépasser, une fois pour toutes, ses modèles poétiques anciens ou présents. La scène du
24 juin 1917, lors d’une représentation des Mamelles de Tiresias d’Apollinaire est, de ce
point de vue là, significative. Le rôle qu’y joue Vaché est déterminant :
« Vaché, qu’exaspéraient en l’occurrence autant le ton lyrique assez bon marché
de la pièce que le ressassage cubiste des décors et costumes, Vaché en posture
de défi devant le public à la fois blasé et frelaté de ces sortes de manifestations,
465
fait, à ce moment, figure de révélateur. »
Une telle attitude entérine de façon définitive la rupture entre l’art d’avant-guerre
(symbolisme, cubisme, etc.) et les développements dadaïstes et surréalistes. De même,
elle symbolise, de façon plus générale, la rupture du jeune poète avec le monde de l’art et
la société bourgeoise dans leur totalité. A ce premier modèle de rupture, Breton en ajoute
d’autres comme Rimbaud (qu’il découvre à cette époque) ou bien cet homme rencontré
dans un hôpital psychiatrique et qui considère la guerre comme un simulacre ou une simple
représentation théâtrale. Après la mort de Vaché, le 10 janvier 1919, c’est désormais sur
Dada, introduit à Paris par Tzara, que Breton reporte « une bonne part de la confiance et
466
des espoirs » qu’il avait pu mettre en ce premier. Avec ce nouvel apport, le divorce entre
lui et les cercles artistiques d’alors ne fait que s’aggraver : à l’accusation d’impuissance
des formes traditionnelles de l’art s’ajoute le soupçon d’une complicité profonde entre le
système des Beaux-Arts et la société bourgeoise.

De la complicité entre l’artiste et le bourgeois :


Quels liens, conscients ou non, unissent les œuvres d’art et le milieu dans lequel elles
apparaissent ? Selon le principe de base du matérialisme historique, tout art serait le reflet
ou l’expression de l’esprit de son époque et toute œuvre inscrite dans la réalité matérielle
463
ibid.
464
ibid.
465
Entretiens, op. cit., p.35
466
ibid., p.58

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

objective de son temps. Cela, de Trotsky à Breton, ils sont nombreux à l’avoir dit. Pour le
poète surréaliste, par exemple, l’art a pour fonction de saisir l’air du temps, de le sublimer
ème
et d’exprimer symboliquement sa nature. Ainsi, le roman noir anglais du XVIII siècle,
pour reprendre à nouveau l’exemple privilégié systématiquement par Breton, traduirait « le
grand problème affectif d’alors : faire la part de l’allégresse éveillée par l’établissement du
467
nouvel ordre et de la terreur causée par l’abolition de l’ancien » . Selon Raoul Hausmann,
préfigurant ici certaines réflexions de Bourdieu ou de Barthes, à ce premier cadre contextuel
s’ajouterait celui des conventions présentes de l’art. Comme il l’écrit en 1920, « même le
génie [crée] à l’intérieur de l’art, c’est-à-dire à l’intérieur d’une convention toujours tributaire
468
des fondements socio-économiques, scientifiques et techniques de son temps » . Tout
artiste crée donc en fonction d’un contexte historique général de production et en fonction
d’une convention historiquement et idéologiquement déterminée de l’art. Pour reprendre
ème
l’exemple donné par le groupe « Tel Quel », le modèle romanesque du XIX siècle
traduirait donc, à la fois, l’idéologie bourgeoise de son époque et l’ensemble des conventions
esthétiques du modèle lui-même bourgeois des Belles-Lettres. Mais alors, est-ce que cela
signifierait, comme l’avance Trotsky, qu’en période bourgeoise il ne pourrait y avoir qu’un
art bourgeois ? Pour preuve, l’homme politique russe rappelle que « les symbolistes, les
parnassiens, les acméistes, qui avaient pleuré au-dessus des passions et des intérêts
sociaux, comme dans les nuages, se retrouvèrent à Ekaterinodar avec les Blancs, ou
469
dans l’état-major du maréchal Pilsudsky » . C’est là une façon comme une autre de
démontrer l’existence d’un caractère de classe de l’art. La problématique serait simple :
avant la révolution, d’une façon ou d’une autre, tout art serait bourgeois. Que chaque classe
dominante ait créée sa propre culture et, par conséquent, son art, est ce qu’avance aussi
Hausmann. Dans le système des Beaux-Arts, l’artiste et le bourgeois seraient complices.
Du moment que l’art est un produit commercialisable comme un autre, l’artiste, ne vivant
que de sa vente, n’est-il pas intrinsèquement lié au capital et, par conséquent, au système
économique bourgeois ? Il en déduit logiquement que tout art dominant serait au service
de la classe dominante. C’est ce qu’affirment aussi les deux peintres dadaïstes, J. Herzfeld
et G. Grosz :
« Celui qui veut que l’on considère l’activité de son pinceau comme une mission
divine est une canaille. […] Les notions d’art et d’artiste sont des inventions de
bourgeois et la place qu’ils occupent dans l’Etat ne peut être que du côté de la
470
classe dominante, c’est-à-dire de la caste bourgeoise. »
Les conséquences à tirer d’une telle analyse s’imposent d’elles-mêmes pour tous ces
poètes révolutionnaires : il faut sans cesse démystifier le monde de l’art dès lors qu’il devient
divertissement au service de l’ « establishment ». Reste, cependant, un problème de taille :
si tout art est complice de son époque, comment se fait-il que l’une des révoltes les plus
radicales contre cette même époque et contre l’art soit précisément venue d’un certain
nombre d’artistes ? Pour le dire autrement, si la société bourgeoise conditionne et conforme
toute pensée selon ses intérêts, comment une pensée révolutionnaire pourrait-elle voir le
jour ?

467
« Le Mécanicien » (1949), La Clé des champs, op. cit., p.262
468
« Considérations objectives sur le rôle du dadaïsme », Courrier Dada, op. cit., p.151
469
Littérature et révolution, op. cit., p.35
470
Cité par S. Fauchereau, Expressionnisme, dada, surréalisme et autres ismes, op. cit., p.59

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

C’est là une contradiction gênante pour le matérialisme historique. Il faut bien que
les révolutionnaires aient brisé leur conditionnement bourgeois avant la révolution pour
que la révolution puisse advenir… L’analyse matérialiste propose la solution suivante :
s’il peut y avoir des révolutionnaires avant la révolution, c’est que la bourgeoisie est déjà
entrée en phase de décomposition à ce moment là. Dès lors, c’est l’idée de révolution
elle-même qui est profondément modifiée : elle ne dépendrait pas de l’action d’individus
libres mais d’une nécessité historique. La bourgeoisie ne s’effondrerait pas parce qu’elle
est contestée mais elle serait contestée parce qu’elle s’effondre. En d’autres termes, pour
le matérialisme historique, c’est la bourgeoisie elle-même qui produirait la révolution, de
même que le capitalisme est supposé entraîner le socialisme, en s’effondrant sous le poids
de ses contradictions. Cela signifie, en tout cas, que la bourgeoisie génère tout aussi bien
ses défenseurs que sa propre contestation. Pour revenir à la problématique de l’art, si toute
œuvre traduit la réalité et l’esprit de son époque, au niveau de son contenu latent, elle est
donc à même d’exprimer la crise qui la traverse et son mouvement de décomposition. C’est
bien ce que montre, après tout, le fameux exemple du roman noir anglais cher à Breton.
Pour reprendre une expression d’Aragon, les poètes tiendraient ainsi « du sismographe plus
471
que du citoyen » . Par la noirceur et la violence de leurs images, les poèmes surréalistes
des années 1920 décrivent ainsi au mieux le désespoir et le tragique ambiants, la position
souffrante d’un « je » perdu dans ce monde. Loin de toute vision éthérée et esthétisante
du surréalisme, ces poèmes ne peuvent se comprendre qu’en rapport avec le désespoir
ambiant (les vagues de suicidés…), la médiocrité et la « dégueulasserie » de l’idéologie en
place, sans parler de l’arrière-fond de la guerre au Maroc, des relents de haines patriotiques
et de l’ascension du fascisme italien. Les œuvres poétiques du surréalisme sont donc, en
même temps, l’expression d’un moment historique particulier et de la force de révolte qui
l’anime. Elles représentent, à ce titre, un jalon dans le développement historique et une
porte enfoncée vers le futur. Comme l’explique Tzara, dans son « Essai sur la situation de
la poésie », en 1931, n’est-ce pas, précisément, la plus grande valeur que puisse avoir une
œuvre d’art ?
En même temps qu’elles mettent en évidence l’état de crise de la société bourgeoise,
les avant-gardes remettent donc en cause tout le système des arts qu’elle avait instaurée.
Toute leur pratique artistique est à la fois une révolte contre la civilisation présente, sa
culture et ses arts. Toute entreprise poétique authentique, selon elles, est une protestation
énergique contre son époque et ne saurait donc tarder plus longtemps à manifester
ouvertement son rejet absolu de toutes les formes esthétiques compromises dans la société
présente. Il faut ruiner ce monde-là – c’est une nécessité unanimement reconnue parmi ces
poètes – mais il faut aussi ruiner son art et sa culture avec. C’est ainsi qu’à la haine de cette
« fausse » vie actuelle s’ajoute – jusqu’à se confondre – la haine des Beaux-Arts.

La Haine des Beaux-Arts :


Dans cette perspective, le futurisme représente la première grande rupture. Le premier
manifeste du futurisme, publié en 1909 par Marinetti, affirme haut et fort, son rejet absolu
de toutes les formes passées ou présentes de l’art dominant. Le poète italien y proclame
sa haine vis-à-vis de tout passéisme et de tout académisme et rassemble un certain
nombre d’artistes italiens autour de mots d’ordre tels que : « nous voulons démolir les
472
musées, les bibliothèques » ou « nous faisons sauter toutes les traditions comme des

471
« Introduction à 1930 », La Révolution surréaliste n°12, 15 décembre 1929, p.58
472
Tuons le clair de lune ! : Manifestes futuristes et autres proclamations, éd. Mille et une nuits, Paris, 2005, p.12

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

473
ponts vermoulus ! » . Ce fut là, selon le dadaïste Hans Richter, son principal attrait :
« j’ai aimé le futurisme et je l’aime encore aujourd’hui comme le premier des grands
474
mouvements artistiques de notre époque qui ait su s’opposer à l’académisme » . Il s’agit
de promulguer un nouvel art pour une nouvelle époque, c’est-à-dire d’inventer une poésie
qui traduise et exprime la modernité. Une telle rupture esthétique s’articule, de plus, à
une rupture existentielle générale qui affronte les « morts » (les bourgeois passéistes) aux
« vivants » (les jeunes futuristes). Sans se confondre, loin de là, avec leurs homonymes
italiens, les futuristes russes adhèrent à ce rejet des Beaux-Arts. Au sein du groupe, formé
en 1911 autour des frères Bourliouk, de Khlebnikov, Livchits et Kroutchenykh, Maïakovski ne
proclamait-il pas, en pleine vague révolutionnaire de 1917, son dégoût pour tous les cercles
artistiques symbolistes, réalistes ou passéistes : « Si/c’est vous/qui êtes les créateurs –/
475
alors je crache sur tout l’art » ?
Plus largement, c’est avec la « figure » de l’artiste, avec le public qui l’entoure, le
commerce, les discussions, les familiarités, les cercles de la critique en place et toutes
ses institutions, bref avec tout le petit monde de l’Art et ses habitudes que les avant-
gardes poétiques manifestent leur volonté de rupture. Comme l’écrit Marinetti, en 1912,
476
« il faut cracher chaque jour sur l’Autel de l’Art » et ridiculiser par tous les moyens les
rites, les croyances et les adeptes de cette religion singulière. Cela Dada s’en est fait une
spécialité. Arthur Cravan résume, à l’avance, cette joyeuse entreprise de saccage : « Toute
la littérature, c’est : ta, ta, ta, ta, ta, ta. L’Art, l’Art, ce que je m’en fiche de l’Art ! Merde,
477
nom de dieu ! » . Au premier rang de la critique, bien entendu, nous trouvons les artistes
eux-mêmes. Sur ce sujet, Vaché donne d’emblée le ton : « nous n’aimons ni l’ART, ni
les ARTISTES (à bas Apollinaire). Et comme TOGRATH A RAISON D’ASSASSINER LE
478
POETE ! » . D’autres, à sa suite, sont tout aussi radicaux, tel Ribemont-Dessaignes rêvant
d’une époque heureuse où « l’artiste ne pourra plus sortir sans avoir la joue couverte de
479
crachats » . De même, Huelsenbeck s’en prend à ce « genre d’homme qui se laisse
ébranler par les exploits intellectuels et se réjouit d’élever, grâce aux choses de l’esprit, une
480
sorte de barrière susceptible, à ses yeux, de le rendre plus valable que les autres » . Celui
que l’on qualifie, non sans mépris, de « littérateur professionnel », c’est-à-dire cet « individu
perpétuellement démangé du besoin d’écrire, de publier, d’être lu, traduit, commenté –
481
[d’]individu persuadé qu’il nous aura et qu’il aura la postérité à l’abondance » , est un
brillant spécimen de ce type. De ce dernier, on peut railler la haute estime dans laquelle
il tient son activité. Dans un traquenard resté célèbre, la revue Littérature, menée alors
par Breton, Aragon et Soupault, enregistre ainsi les réponses diverses d’écrivains sollicités
473
« Tuons le clair de lune !! Second manifeste futuriste », ibid., p.18
474
Témoignage recueilli en 1953, cité dans Futurisme : manifestes, documents, proclamations, éd. L’Age d’Homme, Lausanne,
1973, p.436
475
L’Avant-garde russe : futuristes et acméistes, textes présentés et rassemblés par S. Fauchereau, éd. Pierre Belfond, Paris, 1979,
p.131
476
Les Mots en liberté futuriste, éd. L’Age d’Homme, Lausanne, 1987, p.25
477
Œuvres, op. cit., p.50
478
Lettres de guerre (1919), éd. Eric Losfeld, Paris, 1970, p.57
479
Dada (1915-1929), op. cit., p.196
480
En avant Dada, l’histoire du dadaïsme, op. cit., p.13
481
A. BRETON, « Sur André Gide » (1952), Perspective cavalière, op. cit., p.23

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

pour l’enquête « Pourquoi écrivez-vous ? » par ordre de médiocrité. Dans d’autres cas, on
moque son côté monomaniaque. A propos d’André Gide, Cravan note ainsi ce petit détail
significatif : « je le vis s’arrêter devant un bouquiniste : et pourtant il y avait un magasin
482
d’instruments chirurgicaux et une confiserie… » . Du même Gide, Cravan déclare encore
avec dépit : « M. Gide n’a pas l’air d’un enfant d’amour, ni d’un éléphant, ni de plusieurs
483
hommes : il a l’air d’un artiste » . C’est suffisamment dire, selon lui, son côté mesquin, sa
petitesse, son caractère ennuyeux, étriqué, « intellectualiste » au mauvais sens du terme,
sans corps, sans extravagance, sans fantaisie, raffiné, civilisé, « chichiteux ». Comme le
résume Crevel, « même s’ils ne nous en avaient pas avertis, nous aurions deviné que ça ne
484
bandait plus pour messieurs les littérateurs » . La dichotomie est totale : « dans la rue, on
ne verra bientôt plus que des artistes et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir
485
un homme » , s’inquiète Cravan.
A côté de l’artiste professionnel, il s’agit aussi de critiquer tous les cercles mondains
dans lesquels il peut baigner occasionnellement, tout le snobisme des prétendus esthètes et
486
critiques, tous les « parasites de l’art » selon l’expression de Ribemont-Dessaignes, sans
parler de ces écoles d’art à propos desquelles Cravan ne manque pas de faire remarquer :
« on se moque des clients des chiromanciennes ou cartomanciennes et l’on n’a jamais
487
d’ironie pour les naïfs qui fréquentent les académies de peinture » . Bien sûr, la rigueur
avec laquelle tous ces poètes manifestent leur rupture avec les milieux « artistes » ne fut
pas toujours égale et la tentation de briller en société l’emporta parfois sur les convictions
les plus profondes. Ce fut, par exemple, à en croire le témoignage de Thirion, une ligne de
fracture entre Aragon et Breton : tandis que le premier ne dédaigne pas fréquenter by night
les bars et les boîtes branchés de Montparnasse, Breton s’y refuse, estimant sans doute
qu’il a là « toutes les chances de trouver des individus qu’il n’avait pas envie de voir, soit qu’il
488
les tînt pour très médiocres, soit qu’il les eût déjà insultés, soit qu’il fût enclin à le faire » .
Tous n’en partagent pas moins le point de vue de Debord :
« Ceux qui veulent dépasser, dans tous ses aspects, l’ancien ordre établi ne
peuvent s’attacher au désordre présent, même dans la sphère de la culture. Il
faut lutter, sans plus attendre, aussi dans la culture, pour l’apparition concrète de
489
l’ordre mouvant de l’avenir. »
Pour resituer la question sur le terrain spécifique des Beaux-Arts, l’enjeu est donc simple : si
l’Art est à la fois impuissant et complice avec la société bourgeoise, alors les avant-gardes
doivent précipiter le mouvement de décomposition de ses formes et faire de la fin des Beaux-
Arts un objectif prioritaire.

La Décomposition des formes artistiques et le thème de la fin de l’Art :

482
Œuvres, op. cit., p.37
483
ibid., p.36
484
L’Esprit contre la raison, op. cit., p.320
485
Œuvres, op. cit., p.69
486
Dada (1915-1929), op. cit., p.29
487
Œuvres, op. cit., p.69
488
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.253
489
« Thèses sur la révolution culturelle », Internationale Situationniste n°1, juin 1958, p.21

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

Pour bien comprendre une telle position, il nous faut revenir un peu en arrière. Depuis la
ème
fin du XIX siècle, le monde des arts novateurs semble, en effet, être entré dans une
phase de transformation et de révolution de ses formes et de ses représentations. Tandis
que les formes dominantes des Beaux-Arts, soutenues par le public bourgeois, continuent
de « s’accrocher » à un ensemble de résidus traditionnels (aggravant ainsi la rupture avec
les avant-gardes), la novation en art entre dans une phase d’expérimentation à tout va.
Faisant fi de tous les canons esthétiques passés et de toutes les formules héritées, le thème
de la nécessaire modernité de l’art fait son apparition. Sur le modèle de l’art « Merz »
inventé par K. Schwitters, les artistes d’avant-garde exigent « la libération de toute contrainte
490
afin de pouvoir former artistiquement » . Tout étant remis à plat, tout art est rendu à la
potentialité infinie de ses moyens et de ses matériaux. Un tel développement créatif a pour
conséquence d’entraîner un processus de décomposition accéléré des formes artistiques
traditionnelles. Si l’on cantonne nos observations au seul domaine poétique, tandis que
les poètes symbolistes ont libéré le vers, les futuristes russes et italiens prétendent,
eux, libérer les mots. La conception du poème évolue progressivement de l’agencement
classique d’un discours versifié à une composition picturale de la page ou à un agencement
sonore abstrait. La syntaxe y est disloquée, l’orthographe niée, tandis que le mot est
mis en avant en fonction de sa valeur graphique ou phonétique. Quasi-simultanément,
en Italie, Marinetti propose de développer le « motlibrisme » tandis que Khlebnikov ou
Kroutchenykh introduisent en Russie un langage abstrait appelé « zaoum ». Quelques
années plus tard, Dada pousse encore plus loin la décomposition du langage poétique
traditionnel et, renonçant à toute ambition expressive, fait basculer la langue dans un non-
sens généralisé. Parmi les surréalistes, Desnos poursuit d’une façon tout aussi radicale
cette expérience. Dans l’ensemble des poèmes rassemblés dans le recueil Langage cuit,
Desnos met en place un grand nombre de procédés d’écriture qui contribuent à faire déraper
la langue et à perturber la transparence langagière. Par l’emploi de tautologies telles « cieux
491
célestes », « terre terrestre » ou « angoissante angoisse » , il la fait tourner à vide telle
une mécanique enrayée. En outre et, ce, contrairement aux recommandations de Breton
dans son Introduction au discours sur le peu de réalité, il touche à la grammaire et à la
492
conjugaison (« je connaîtrons cette femme idéale » par exemple) ainsi qu’à la syntaxe,
remplaçant parfois un verbe par un mot (« je cristal à peine ciel-je à son regard qui fleure
493
vers moi » ). A ces premiers éléments, il faut encore ajouter les procédés suivants :
∙ perturber la relation du sujet à son pronom réfléchi : « tu me suicides si docilement/je
494
te mourrai pourtant un jour »
∙ mettre à mal et pervertir un ensemble d’expressions « toutes faites », en remplaçant
un qualificatif par son opposé : « parlerons-nous à cœur fermé et ce cœur sur le
495
pied ? »
∙ « saboter » le poème par une incorrection grammaticale évidente et répétée : dans
« A présent », par exemple, chaque verbe est suivi du « -je » et conjugué à la
première personne du singulier, ce qui donne, entre autre, « ces longues fleurs qui
496
éclatai-je à mon entrée »

490
I (manifestes théoriques et poétiques), op. cit., p.15
491
Œuvres complètes, éd. Gallimard, « Quarto », Paris, 1999, p.528
492
ibid., p.532
493
ibid., p.530

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

∙ créer une assonance à ce point insistante qu’elle finit par enrayer le sens : « la
497
chasseresse sans chance/de son sein choie son sang sur ses chasselas »
∙ remplacer une lettre par une autre : « mammemonde » au lieu de « mappemonde »
498

∙ faire bégayer le texte : « j’ai de de beaux beaux bobos beaux beaux yeux yeux/il fait
499
une chaleur chaleur »
∙ inverser les éléments d’une expression toute faite : « je vous salue gracieuse de
500
plénitude » au lieu de « je vous salue pleine de grâce »
∙ écrire tout un poème avec uniquement des notes de musique : « là ! l’Asie. Sol miré,
501
phare d’haut… »
∙ créer un non-sens évident : « il descendit au grenier »
502

∙ développer un raisonnement alambiqué : « Maudit !/sois le père de l’épouse/du


forgeron qui forgea le fer de la cognée/avec laquelle le bûcheron abattit le chêne/dans
lequel on sculpta le lit/où fut engendré l’arrière-grand-père/de l’homme qui conduisit la
503
voiture/dans laquelle ta mère/rencontra ton père. »
On en conviendra, les Belles-Lettres et la clarté de la langue ressortent on ne peut moins
vaillantes d’un tel jeu de massacre. Des premières expériences de Raoul Hausmann, Hugo
Ball ou Kurt Schwitters jusqu’aux lettristes, elles allaient pourtant subir un phénomène de
décomposition encore plus radical, la lettre étant à son tour libérée du mot pour entrer,
isolée, dans la composition de poèmes purement lettriques ou phonétiques. Que reste-t-il
donc de la « grande » poésie savourée en esthètes, partagée entre initiés, lorsqu’un poème
s’écrit désormais :
504
« W W P B D Z F M R F R F T Z P F », etc.
Nous touchons là le stade ultime de la décomposition du matériel poétique, au moment où
la langue sombre dans l’illisible ou l’aléatoire d’une suite de signes dépourvu de sens. A
quelques années à peine de distance, Isidore Isou et les situationnistes interprétent, chacun
à leur manière, le sens et les perspectives d’une telle évolution de la poésie et des arts en
général en l’intégrant dans une présentation historique formalisée et conceptualisée.
Selon Isou, tel qu’il l’explique dans son Introduction à une nouvelle poésie et à une
nouvelle musique (1942-1947), tout système créatif, qu’il s’agisse de structures politiques
ou de la poésie, évolue logiquement de ce qu’il appelle sa phase amplique, c’est-à-dire
son moment plein où ne se posent pas encore de problèmes d’individualité ou d’originalité
artistiques, à son stade ciselant qui est le moment où toute création devient autotélique et
celui où elle entre dans sa phase de décomposition. Tandis que dans l’amplique, la poésie
est un débordement épique et exprime une voix collective, dans le ciselant, elle devient
un exercice individuel et constitue pour elle-même son propre sujet. Si la phase amplique
de la poésie s’achève, selon lui, avec Victor Hugo, sa phase ciselante commencerait avec
Baudelaire. Le mouvement de décomposition serait alors le suivant : Baudelaire aurait
détruit l’anecdote au profit de la forme poétique, Verlaine la forme poétique au profit du vers,
Rimbaud le vers au profit du mot, Mallarmé le mot au profit du son et Tzara le mot au profit
de rien. Isou, cependant, ne se satisfait pas d’une telle fin de l’art. Il propose ainsi de fonder
un nouvel amplique en sauvant la lettre du mot et de composer, à partir de là, un nouvel
alphabet et un nouveau langage.

504
K. SCHWITTERS, « Poésie de Lettres » (1922), I (manifestes théoriques et poétiques), op. cit., p.31

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

505
L’interprétation des situationnistes est quelque peu différente de celle d’Isou . Comme
ème
ce dernier, ils considèrent que, dès le milieu du XIX siècle, les arts sont entrés dans
ème
une phase de décomposition trouvant son terme au XX siècle. Pour eux, les années
1950 sont celles de la mort de l’art moderne. Que l’on parle de poésie, de peinture, de
cinéma ou de musique, le point extrême d’autodestruction et de dissolution de tous les
arts aurait été atteint. A l’appui de cette démonstration, l’I.S. ne manque pas d’exemple :
comment dépasser, en effet, en peinture, le « carré noir sur fond blanc de Malevitch »
ou les monochromes de Yves Klein, en musique, les deux minutes trente de silence de
John Cage ou la symphonie monotone du même Klein et, en poésie, les poèmes de lettres
de Dada ou des lettristes ? Quand bien même le point final de tel ou tel art n’aurait pas
encore été posé, ils s’en chargent eux-mêmes. En littérature, Debord prétend pousser ainsi,
avec Mémoires, en 1958, cet art jusqu’à sa destruction définitive en proposant une œuvre
entièrement composée de phrases et d’éléments empruntés à des œuvres du passé. En
cinéma, en 1952, à la suite du Traité de bave et d’éternité d’Isou et de L’Anticoncept de
Wolman, il tente de faire de même avec son « film » Hurlements en faveur de Sade en offrant
pour tout spectacle une alternance d’écrans blancs et d’écrans noirs accompagnés de vingt
minutes de dialogues entrecoupés de très longs silences qui, cumulés, représentent une
heure dix de film. Debord peut ainsi clore fièrement l’histoire du cinéma (pensait-il…) : « il n’y
a pas de film. Le cinéma est mort – il ne peut plus y avoir de film – passons, si vous voulez,
506
au débat » , à moins que ce ne soit carrément de l’Art lui-même qu’il entende proclamer
la fin : « depuis 1954 on n’a jamais plus vu paraître, où que ce soit, un seul artiste auquel
507
on aurait pu reconnaître un véritable intérêt » . Chaque arts ayant déjà atteint son point
ultime, n’étaient-ils pas tous condamnés à se répéter, les « novateurs modérés » rejoignant
peu à peu « les positions où se trouvaient, il y a déjà huit ou dix ans, les extrémistes
508
réprouvés », tel Robbe-Grillet qualifié ici d’ « Isou timide » ? L’art ne s’est bien entendu
pas arrêté mais, pour Debord, il a cessé de présenter le moindre intérêt. Il y avait donc un
malentendu dans l’accord initial entre Isou et lui : tandis que le premier conçoit le lettrisme
comme le renouvellement et la renaissance de la poésie et des arts vers un nouvel amplique,
Debord le considère, pour sa part, comme le stade terminal de l’art, en attente d’une praxis
nouvelle qui sache le dépasser. Ce dernier point est essentiel. Pour bien le comprendre,
il faut remonter aux raisons même de la décomposition des formes artistiques du point de
vue des situationnistes. Pour l’I.S., la culture et les arts se sont décomposés dans la mesure
où ils se sont avérés incapables de se dépasser « sous l’effet de l’apparition de moyens
supérieurs de domination de la nature, permettant et exigeant des constructions culturelles
509
supérieures » . En d’autres termes, à quoi bon écrire encore des romans, faire des films
ou peindre des tableaux, alors qu’on pourrait se servir de tous les éléments apportés par
la technique au service de l’élaboration de situations, c’est-à-dire de « moment[s] de la vie,
concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire
510
et d’un jeu d’évènements » ? L’art ne peut plus se contenter de représenter seulement une
vie qui soit à la hauteur de nos désirs, il doit participer à son instauration effective et donc se
505
Il faut rappeler, à ce sujet, que Debord fit ses premières armes au sein d’une fraction dissidente du lettrisme
506
Hurlements en faveur de Sade (1952)
507
« Préface » (1985), Potlatch (1954-1957), op. cit., p.9
508
G. DEBORD, « Encore un effort si vous voulez être situationnistes », Potlatch n°29, 5 novembre 1957, ibid., p.271
509
« Définitions », Internationale Situationniste n°1, décembre 1958, p.14
510
« Définitions », Internationale Situationniste n°1, décembre 1958, p.13

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

réaliser, c’est-à-dire transposer tout son potentiel de créativité dans l’existence quotidienne.
ème
Pour les situationnistes, si l’art, au cours du XX siècle, tend vers sa disparition en tant
que tel, il doit évoluer, en même temps, vers sa réalisation et son dépassement en tant que
praxis. C’est à l’aune d’une telle analyse qu’ils jugent les avant-gardes les ayant précédés,
tels Dada ou le surréalisme. Tandis que les premiers, tout en portant l’art jusqu’à son point
ultime de décomposition, auraient échoué à dépasser et donc à réaliser l’art, les seconds
seraient coupables d’avoir voulu le réaliser sans le supprimer. C’est là, cependant, que les
situationnistes – Debord en tête – se trompent dans leur interprétation du mouvement de
l’histoire de l’art et notamment de la place qu’y occupent les surréalistes : la décomposition
des moyens formels de l’art bourgeois n’obéit pas forcément à une volonté d’en finir avec
l’art, en tant que tel, mais bien plus à celle d’en finir avec la forme de pensée et de sensibilité
qu’ils commandent. Tous se s’accordent néanmoins, au terme de cette critique active du
système bourgeois des Beaux-Arts, dans un même désir d’articuler et d’identifier ensemble
l’art et la vie – que ce soit en réalisant l’art dans la vie ou en révolutionnant ses apparences
sensibles par une entreprise de poétisation du réel. Il s’agit, comme nous allons le voir,
d’assurer la dimension existentielle de la pratique artistique et donc d’en finir avec une
conception de l’art comme activité purement contemplative, passive et séparée.

b) De l’art comme pratique existentielle


Le Refus de l’art comme activité séparée :
ème
Tout au long du XX siècle, les discours sur l’impuissance de l’art et l’effondrement de
l’esthétique traduisent une même exigence : supprimer l’art en tant qu’activité séparée. Dans
un siècle secoué par deux guerres mondiales, au cœur de conflits politiques décisifs, l’art est
sommé de se justifier face à l’Histoire. Son premier geste doit déjà consister à reconnaître
cette implication historique. Toute œuvre doit, à la fois, « tenir » face au dramatique des
charniers, à la guerre, à la famine, et trouver sa place efficace dans le cadre des luttes
révolutionnaires. Par exemple, pour Breton, comme il l’écrit en 1926, les seules œuvres qui
511
valent sont celles « qui tiennent devant la famine » , c’est-à-dire celles qui savent à la fois
constituer un « talisman » face au dramatique des évènements et un levier d’action pour le
dépasser. Pour le dire autrement, toute œuvre ne vaut que par la place qu’elle prend dans
son présent et que par sa capacité à répondre aux besoins de son temps. C’est une arme
jetée une fois dans le cour des évènements. Ainsi, comme l’explique Artaud, « les chefs-
512
d’œuvres du passé sont bons pour le passé ; ils ne sont pas bons pour nous » . Pour le
présent, il faut que les œuvres servent et qu’elles agissent. Elles doivent porter la révolte
provoquée par la médiocrité et les atrocités de leur temps. Ce constat, c’est celui que fait
aussi Debord, au milieu des années 1950. Comme il l’explique dans le contexte d’alors, l’art
ne peut plus se soutenir ni comme « activité supérieure » (visant en cela le culte de l’art)
513
ni comme « activité de compensation » (c’est-à-dire opposer la jouissance esthétique au
mal-être présent). Son raisonnement est le suivant : en rupture avec le monde bourgeois,
l’artiste est engagé dans une « guerre civile », une lutte révolutionnaire active à laquelle sa
pratique artistique ne peut se dérober. La culture, en tant que sphère autonome, n’a, pour
Debord, que deux issues : « l’organisation de son maintien en tant qu’objet mort, dans la
511
« Le Surréalisme et la peinture », La Révolution surréaliste n°6, mars 1926, p.32
512
Le Théâtre et son double (1938), éd. Gallimard, « Folio/Essais », Paris, 1964, p.115
513
G. DEBORD et G.J. WOLMAN, « Mode d’emploi du détournement », Les Lèvres nues n°8, mai 1956, p.2

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

514
contemplation spectaculaire » ou « le projet de son dépassement dans l’histoire » , c’est-
à-dire la négation de la culture par elle-même en tant qu’activité séparée, en vue de son
propre dépassement. Dans le premier cas, elle prend, de fait, la défense du pouvoir en
place ; dans le second, elle se lie à la critique sociale. Son rôle est le suivant alors : proposer
515
et réaliser une « nouvelle pratique de la vie » . Quelles que soient les formes concrètes
prises par un tel projet, c’est donc à l’idée de « l’art pour l’art, avec l’art d’un côté et la vie de
516
l’autre » que ces poètes s’attaquent. Dès lors, en finir avec l’art comme activité séparée,
c’est prétendre fusionner ensemble la poésie et la vie.

La Poésie est une pratique existentielle :


Historiquement, le romantisme allemand est le premier mouvement à avoir voulu articuler
la poésie à un mode d’être et de penser, brisant ainsi toute frontière entre l’art et la vie.
Dans un mouvement de va-et-vient incessant, il tente de faire passer la vie dans l’art en
même temps que l’art dans la vie. L’idée d’une « poésie pratique », développée par Novalis,
est à comprendre dans cette perspective-là. Elle signifie que la poésie a cessé d’être un
exercice purement contemplatif (ou un jeu rhétorique) pour devenir un acte de création de
soi et de son monde. La poésie, pour les romantiques, redevient ce qu’elle signifie : un mode
particulier du faire. Elle prétend à l’agir et à la production – de nouvelles formes de vie,
de sensibilité, de pensée, de représentation, de société, de politique, etc. Elle définit une
manière d’être au monde singulière. Une telle conception a pour conséquence de déplacer
le centre de gravité de l’art du point de vue de l’œuvre vers celui de sa pratique ou de
sa production. L’important, ce n’est plus tant le produit fini mais le processus créatif lui-
même, la démarche poétique elle-même, ou ce que Novalis appelle le « poétiser ». C’est
de ce point de vue que le romantisme marque une rupture avec la poésie classique. Ce
qui compte, ce n’est plus la belle forme achevée, considérée comme un tout autonome et
évaluée en fonction des critères de sa réussite formelle, mais le processus poétique lui-
même envers qui l’œuvre finie n’est, somme toute, que secondaire voire accessoire. C’est là
ce qu’Asger Jorn appelle un « maniérisme », soit « la préoccupation exclusive de la manière
517
dont se fait l’œuvre d’art, c’est-à-dire la manière considérée comme processus » . C’est
dans cette perspective, en tout cas, qu’il faut comprendre le principe d’autoréflexivité cher
aux romantiques. Dans la mesure où, comme l’explique Novalis, « ce n’est pas le sujet
518
qui est le but de l’art, c’est l’exécution » , la poésie romantique est un perpétuel regard
519
porté sur elle-même. Elle est en même temps « poésie et poésie de la poésie » , selon
F. Schlegel. La réflexion, comme l’explique Walter Benjamin, est ainsi « le type de pensée
520
le plus fréquent chez les premiers romantiques » . Or, retourner toute pensée ou toute
expression sur elle-même, revient à la mettre en évidence non pas dans un état fini et donné
mais dans son devenir et son processus créateur. En se réfléchissant, l’art se révèle comme
pratique. La position romantique, en présentant l’œuvre dans son devenir, rompt l’illusion
de son autonomie : elle met à nu le travail à l’œuvre dans toute création et rattache toute
514
La Société du spectacle, op. cit., p.180
515
G. DEBORD et G.J. WOLMAN, « Mode d’emploi du détournement », op. cit., p.2
516
A. ARTAUD, Le Théâtre et son double, op. cit., p.120
517
« Entretien avec Asger Jorn » (1956-58), Textes et documents situationnistes (1957-1960), op. cit., p.57
518
Henri d’Ofterdingen, op. cit., p.180
519
Fragment 238 de l’Athenaeum, L’Absolu littéraire, op. cit., p.132
520
Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand (1920), éd. Flammarion, collection « Champs », Paris, 2002, p.47

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

œuvre à son producteur et à son mouvement de production. C’est à ce titre, précisément,


que sa séparation d’avec la vie s’effondre. C’est aussi une façon d’amener à la conscience
les enjeux et la nature de tout processus créateur.
La révolution poétique amorcée par le romantisme allemand réside donc, selon la
terminologie que propose Tzara, dans le passage d’une « poésie-moyen d’expression » à
une « poésie-activité de l’esprit ». Dans ce processus évolutif, la poésie tournerait le dos aux
prestiges formels et artificiels de la rhétorique, ainsi qu’à l’ensemble des règles classiques,
pour traduire désormais, dans son geste même, le développement d’une pensée, d’une
sensibilité, en un mot : de l’esprit. Selon Tzara, les romantiques ont été les premiers à faire
de la poésie une pratique existentielle. Par leur révolte contre les préjugés en matière de
goût, par l’attention nouvelle qu’ils surent porter au merveilleux et à l’imaginaire, mais aussi
par « les costumes excentriques qu’ils portaient, leur dandysme, leur comportement dans la
société en illuminés et révoltés, le scandale sur la voie publique, considérés non seulement
comme un défi à la bourgeoisie haïe, mais surtout comme des éléments poétiques réels »,
ils ont les premiers ouvert « une route qui devait plus tard mener vers des résultats plus
palpables : la tendance de transposer la poésie dans la vie quotidienne, tendance qui
521
inconsciemment impliquait l’idée que la poésie pouvait exister en dehors du poème » .
La poésie romantique elle est un état d’esprit, une façon d’être, de faire percevoir et de
percevoir soi-même les choses. La plupart des poètes et des mouvements poétiques des
ème ème
XIX et XX siècles, à l’exception du Parnasse, notamment, se sont inscrits, d’une
façon plus ou moins conséquente, dans cette lignée. Tzara montre comment la poésie s’est
détachée de problématiques formelles pour s’apparenter de plus en plus à une expérience
vitale, d’un Baudelaire encore tiraillé entre le culte de la belle forme et cette poésie-activité
de l’esprit jusqu’à lui. Il en déduit logiquement que « malgré tous les états intermédiaires,
la poésie-activité de l’esprit s’accroît quantitativement et progressivement dans le temps au
522
détriment de la poésie-moyen d’expression » .
Cette évolution-là, la trajectoire de Rimbaud semble toute entière l’illustrer et la
condenser. La série de ruptures poétiques rapides qui la caractérise nous mène tout droit
des prestiges de la rhétorique à l’abandon de toute poésie écrite, en passant par l’expérience
romantique du voyant. Ses premiers poèmes, écrits en 1870, sont tout entier sous l’influence
des grands modèles parnassiens ou de Victor Hugo. Il croit encore, à cette époque, dans
la capacité du poète à guider ses contemporains vers un nouvel âge d’or, par la puissance
rhétorique de son discours. Pourtant, au tournant des années 1870-1871, il révolutionne
une première fois sa pratique poétique. Celle-ci doit désormais retranscrire la sensation
et, pour cela, inventer une langue nouvelle. Mieux même, rejetant définitivement tous les
canons esthétiques, la poésie doit rythmer l’action. C’est l’époque du « voyant », la voyance
représentant l’acquisition d’une science, la pénétration du mystère et l’effort pour acquérir et
développer une puissance mentale nouvelle. L’évolution de Rimbaud n’a rien d’une simple
évolution esthétique. Elle traduit un bouleversement complet dans sa conception de la
poésie. En 1873, cependant, Une Saison en enfer dresse un bilan déceptif d’une telle
expérience. Même si nous aurons l’occasion d’y revenir, le poète y tourne le dos à l’idéalisme
poétique du « voyant ». Une dernière fois, en 1876, Rimbaud tourne une page et se livre à
523
un nouvel autodafé de ses propres œuvres . Et après ? C’est l’adieu à la littérature. C’est
521
« Essai sur la situation de la poésie », Le Surréalisme au service de la révolution n°4, décembre 1931, p.17
522
ibid., p.18
523
Rappelons que la destruction de poèmes des Illuminations fait suite à la demande de destruction des poèmes du recueil
Demeny en 1871 et à la destruction d’exemplaires d’Une Saison en enfer en 1873.

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

une longue série de voyages dans toute l’Europe puis l’installation en Abyssinie. Sur cette
dernière étape, les interprétations divergent : s’agit-il d’un adieu à la poésie, conséquence
d’une sorte de « haine de la poésie » à la Bataille ? d’une simple perte d’intérêt pour l’écriture
et de la volonté de revenir à une activité plus concrète ? ou bien d’une forme de transposition
de la poésie dans la vie ? Sans rentrer, pour l’instant, dans ce débat, c’est cette dernière
interprétation que privilégie Tzara et l’ensemble des surréalistes avec lui. Ils y trouvent une
confirmation de leur propre position et de leurs propres perspectives. Breton n’écrit-il pas
524
en 1924, que « Rimbaud est surréaliste dans la pratique de la vie » ?
Pour les surréalistes, en effet, la poésie devient un élément de vie, une pratique
existentielle qui déborde largement le cadre du poème. Même s’ils n’ont jamais abandonné
le plan de l’œuvre poétique, comme Rimbaud et comme le leur reprocheront plus tard les
situationnistes, ils ont étendu leur pratique à l’ensemble de la vie. Tout comme il y a un
surréalisme dans l’écriture, il y a un surréalisme dans la discussion, un surréalisme dans
l’action, dans le rapport aux objets qui nous entourent, dans la promenade, dans la rencontre
ou toute forme de recherche. Tirant un premier bilan sur quelques quinze années d’activités,
Breton n’hésite pas à avancer, en 1934, que le surréalisme s’est « répandu non seulement
525
dans l’art mais dans la vie » . Sa motivation première n’aurait d’ailleurs rien à voir avec
la littérature. Breton explique, en 1952 :
« Le démon qui me possède […] n’est aucunement le démon littéraire : je ne brûle
pas de l’envie de me faire, comme on dit, un nom dans les lettres. Je suis, à cet
âge, l’objet d’un appel diffus, j’éprouve, entre ces murs, un appétit indistinct pour
526
tout ce qui a lieu au dehors […]. »
Entre séances de dérive, période des sommeils, jeux divers et variés, la réalisation
de poèmes ne fut jamais qu’une activité parmi d’autres pour les surréalistes – et encore
ces derniers ne valent guère qu’en tant que résidus et témoins d’une pratique poétique qui
déborde le cadre de la littérature. Le poème surréaliste ne saurait valoir par ses qualités
esthétiques mais seulement en tant que présentation en acte de l’expérience vécue d’une
surréalité. D’où la conclusion suivante de Breton : « il va sans dire que la littérature et ses
527
critères n’avaient plus rien à voir ici » – ou disons, pour être plus juste, que la littérature
n’est plus ici que le cadre de réalisation d’une pratique qui seule la justifie et qui la dépasse.
La position surréaliste laisse, cependant, subsister une ambiguïté. La « poésie-activité
de l’esprit » dont parle Tzara peut exprimer deux positions très différentes. En matière de
poésie, l’héritage du romantisme allemand, dans lequel s’inscrit le surréalisme, est double. A
un premier niveau, il sert d’assise théorique à ce qu’on pourrait appeler une « poésie-moyen
d’expression de l’activité de l’esprit ». Cette première interprétation maintient la poésie dans
le cadre de la littérature. Elle définit le programme poétique du symbolisme, Mallarmé en
tête. Dans cette perspective, le poème devient une sorte de théâtre de l’esprit ou de ce que
528
Jacques Rancière appelle une « autoprésentation de la vie de l’esprit » . Comme l’explique
ce philosophe, « la littérature pure de l’âge symboliste, c’était la littérature ramenée de l’état

524
Manifestes du surréalisme, op. cit., p.38
525
Qu’est-ce que le surréalisme ?, op. cit., p.26
526
Entretiens, op. cit., p.18
527
Entretiens, op. cit., p.91
528
La Parole muette, op. cit., p.144

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

529
de langage figuré à celui de langage direct de la pensée » . Cette poésie tente d’établir un
rapport d’identité ou, en tout cas, de correspondance entre les formes sensibles de l’écriture
530
(son, rythme, typographie, images) et la langue de l’esprit . Quelques années plus tard,
sur un mode et selon des perspectives assez différentes, Artaud assigne à ses poèmes
un même objectif, c’est-à-dire, comme il l’explique à Jacques Rivière, celui d’essayer de
manifester et de saisir son existence spirituelle. Plus proche de nous, Tel Quel constitue
le terme d’une telle poétique. Il poursuit la liaison romantique entre poésie et critique et
retourne le texte sur son propre mode de production. L’expérience reste du seul domaine
de l’écriture. Elle ne vise plus l’ « esprit » mais le surgissement du sens et de la pensée
dans la langue. L’essentiel n’en est pas moins le même : l’écriture reste le théâtre privilégié
de l’expérience poétique. D’un autre côté, les perspectives romantiques sur l’art et la vie
ont aussi généré tout le discours situationniste sur la poésie-praxis ou la poésie réalisée.
Radicalisée, une telle conception autorise, à terme, un art sans œuvre qui n’est plus que
531
dans sa praxis . La poésie cesse d’être l’apanage de la seule littérature. Elle est partout.
532
Elle « se lit sur les visages ». Elle « est dans la forme des villes » . En d’autres termes,
la poésie ne désigne plus « rien d’autre que l’élaboration de conduites absolument neuves,
533
et les moyens de s’y passionner » .
Par rapport à cette seconde option, ce que nous avons appelé une « poésie-moyen
d’expression de l’activité de l’esprit » a quelque chose de plus faible lorsqu’il s’agit de
« changer la vie » ou de « révolutionner l’existence quotidienne ». Comme le note Vincent
Kaufmann, n’y a-t-il pas quelque chose de décevant à voir tous ces poètes, « parti[s] sur
534
les traces de Rimbaud l’aventurier pour changer la vie, voire transformer la société » ,
n’aboutir « qu’à » à une « simple » révolution du langage poétique à la Mallarmé ?
Tandis que telqueliens ou situationnistes ont su trancher cette hésitation, chacun d’un côté
différent, surréalistes et romantiques sont restés tiraillés entre ces deux voies difficilement
conciliables (le tout, à cause d’un ensemble d’hésitations philosophiques sur lesquelles
nous aurons l’occasion de revenir). S’ils ne se sont jamais résignés au saut situationniste,
assurant leur indéfectible attachement à l’écriture poétique, c’est pourtant toujours vers cette
pure praxis passée dans la vie qu’ils ont orienté leurs discours, posant ainsi cette question
essentielle : la poésie réalisée ou la fin de la littérature sont-ils le terme logique du projet
ème
poétique tel qu’il est initié à la fin du XVIII siècle ?

La poésie réalisée ou la sortie de la littérature : le terme logique de


l’évolution de la poésie ?
La « tendance de transposer la poésie dans la vie quotidienne » s’amorce, en effet, dès le
premier romantisme allemand. Pour Novalis, par exemple, puisque « devenir un homme est

529
ibid., p.145
530
Pour Mallarmé, la solution d’une telle équation s’appelle Musique. Pour traduire au plus juste l’activité de l’esprit, la poésie
doit opérer musicalement, c’est-à-dire « transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire » selon l’expression du poète.
531
S’il y a encore lieu de parler d’œuvre, alors il faut parler de gestes, de situations, de comportements et de tout un art de
vivre et, si l’art reste le théâtre de quelque chose, c’est celui de situations réellement vécues
532
« Réponse à une enquête du groupe surréaliste belge : quel sens donnez-vous au mot poésie ? », Potlatch n°5, 20 juillet
1954, op. cit., p.41
533
ibid., p.42
534
Poétique des groupes littéraires, éd. PUF, Paris, 1997, p.17

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

535
un art » , le véritable art c’est la formation autonome et consciente de soi et de son monde.
Comme il l’explique, « la vie ne doit pas un être un roman que l’on nous donne mais que
536
nous faisons » . Il s’agit donc, pour les romantiques, d’être le poète de soi-même et de
ème
construire son existence comme une œuvre d’art. L’idée a traversé tout le XIX siècle,
avec plus ou moins de cohérence. Le dandysme ou le « dérèglement de tous les sens » en
ème
sont de brillantes actualisations. Au début du XX siècle, le dadaïste, tel que le présente
Huelsenbeck, est celui qui, s’éloignant de la tour d’ivoire et des raffinements esthètes de la
génération symboliste, fait entrer en collision la poésie avec le tumulte et l’aventure de la
537
vie. Dada, c’est la sortie hors de « la fumisterie de l’art » , le risque dans le quotidien et
la fantaisie dans les actes. Pour Huelsenbeck, seuls comptent l’action et le cours chaotique
des rencontres :
« Tu flânes comme ça, sans but précis, et tu te fabriques une philosophie pour
le dîner. Mais sans crier gare, le facteur t’apprend que tous tes cochons sont
morts de la rage, qu’on a jeté ton frac de la tour Eiffel et que ta femme de ménage
a attrapé une carie des os. […] C’est la vie, mon honorable ami. […] Ça c’est vrai
538
Dadaïsme, Messieurs. »
L’art du canular et des scandales, l’excentricité dans les comportements, dans la tenue ou
les pensées, ce serait ça la vraie poésie dadaïste : une façon permanente de jouer et de
provoquer, c’est-à-dire une nouvelle attitude concrète, une nouvelle manière d’être et d’agir.
Dans les années 1950-1960, ça ne fait plus de doute pour les situationnistes : « notre époque
539
n’a plus à écrire des consignes poétiques, mais à les exécuter » , « nous venons réaliser
540
l’art » . En d’autres termes, tout le potentiel de créativité, placé jusque là au service de
réalisations plastiques ou littéraires, doit être réinvesti dans le quotidien. La seule poésie
541
qui vaille pour l’I.S., c’est la poésie réalisée, c’est-à-dire la « nouvelle poésie du vécu » .
Cette dernière, selon Vaneigem, c’est « l’apogée du grand jeu sur la vie quotidienne », « la
542
construction totale de la vie quotidienne », « l’organisation de la spontanéité créative » .
L’œuvre d’art à venir, ce n’est pas un texte ou un tableau, « c’est la construction d’une
543
vie passionnante » . Mais alors, si un tel positionnement est la conséquence ultime du
programme poétique initié par le romantisme allemand, cela signifie-t-il que le plus haut
degré que la poésie puisse atteindre est sa propre négation, son propre dépassement, sa
sortie hors de la littérature pour entrer de plain-pied dans la vie ? En d’autres termes, est-
544
ce qu’ « on ne peut réaliser l’art qu’en le supprimant » ?

535
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.67
536
ibid., p.74
537
En avant dada, l’histoire du dadaïsme, op. cit., p.16
538
ibid., p.15
539
« All the king’s men », Internationale Situationniste n°8, janvier 1963, p.33
540
« le Questionnaire », Internationale Situationniste n°9, août 1964, p.25
541
R. VANEIGEM, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.175
542
ibid., p.257-258
543
ibid., p.260
544
« Réponse à une enquête du centre d’art socio-expérimental », Internationale Situationniste n°9, p.41

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Réaliser la poésie, la transposer toute entière dans le vécu, c’est la faire sortir du
cadre de la littérature. C’est là l’essentiel de l’argumentation mise en place par Vaneigem :
arracher la poésie aux poèmes pour la situer « ailleurs, dans les faits, dans l’événement
que l’on crée » et démontrer ainsi, en jouant sur les deux acceptions différentes du mot
545
« poésie », que « la vraie poésie se moque de la poésie » . A ce titre, la poésie peut
bien entrer, parfois, dans les poèmes ou les œuvres d’art mais elle ne le fait qu’au titre
de représentation, c’est-à-dire de potentialité et donc de possibles à réaliser. L’œuvre d’art
ne peut jamais être qu’une étape transitoire dont la valeur ne tient qu’à la poéticité en
puissance qu’elle contient. Pour Vaneigem, les meilleurs œuvres ne font ainsi qu’ « exiger
546
sur tous les tons le droit de se réaliser, d’entrer dans le monde du vécu » , c’est-à-dire
de se supprimer en tant qu’œuvres, en tant que littérature et en tant qu’art. Néanmoins,
se supprimer ne signifie pas se nier mais se dépasser vers un niveau supérieur : la vie.
L’art, la littérature ne pourraient donc se sauver et trouver une issue révolutionnaire efficace
qu’en se dépassant, c’est-à-dire en se réalisant. Les surréalistes sont moins radicaux sur
ce point – et, ce, comme tous les poètes qui continuent à faire du texte et de son écriture le
cadre d’une pratique existentielle concrète. Comme les situationnistes, ils conviennent sans
problème que la littérature est une chose qui doit être dépassée et, ce qu’ils situent au-delà,
c’est bien la poésie. Cette poésie, ils conviennent aussi qu’elle est susceptible de s’étendre
à tous les aspects de la vie quotidienne mais ils admettent en même temps qu’elle peut
subsister en tant que représentation dans le langage, dans les poèmes, en tant qu’image
ou exercice spirituel. Leur position, en ce sens, n’est pas sans ambiguïté. Comme l’écrit
Monnerot, « le surréalisme continuant dialectiquement Dada a conduit la poésie sur des
bords où déjà elle n’appartient plus à la littérature », et lui de conclure : « debout sur l’extrême
547
pointe du poème la poésie n’a plus qu’à sauter » . Seulement, ce saut-là, les surréalistes
ne s’y sont jamais totalement résolus. Pour Aragon, par exemple, si le surréalisme a bien
« d’abord posé la négation de toute littérature », il n’a pas renoncé pour autant à se servir
548
« au besoin de la littérature comme d’une arme » . Avec ces problèmes de définitions,
nous voilà revenus au cœur de l’ambiguïté constitutive du programme poétique initié par les
romantiques allemands : la poésie doit-elle se réaliser dans la vie ou bien dans des textes
qui, tout en refusant de prendre la littérature pour une fin, se servent du poème comme
d’un moyen d’expression, d’investigation ou d’enrichissement de l’activité de l’esprit ? Sans
creuser plus avant ces divergences et leurs conséquences, pour l’instant, nous pouvons
cependant retenir le point d’accord essentiel suivant : il s’agit d’en finir avec le monde
traditionnel des Belles-Lettres, d’affirmer la supériorité de la vie sur les arts et d’arracher
la poésie au second de ces deux pôles pour l’identifier au maximum au premier. Tous, à
quelques niveaux que ce soit, contribuent ainsi au même déplacement de valeurs, selon le
mouvement de balancier suivant : exalter la poésie à mesure que l’on dévalue la littérature.

La Poésie contre la littérature :


ème
Quelles que soient leurs divergences, les avant-gardes poétiques du XX siècle,
surréalistes en tête, en dévalorisant les Belles-Lettres et en tentant d’abattre toute frontière
entre la poésie et la vie opèrent le renversement suivant : tandis que, jusque-là, la poésie
545
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.261
546
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.259
547
« A partir de quelques traits particuliers à la mentalité civilisée », Le Surréalisme au service de la révolution n°5, 15 mai
1933, p.37
548
« Le Surréalisme et le devenir révolutionnaire », Le Surréalisme au service de la révolution n°3, décembre 1931, p.5

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1ère partie : Le divorce des poètes et de la société

n’était qu’une catégorie de la littérature (tout comme le roman ou l’écriture dramatique


en étaient d’autres), c’est la littérature qui devient désormais une simple catégorie de la
Poésie. La poésie peut certes envisager, occasionnellement, de recourir à ses moyens
mais elle peut aussi se passer d’elle. Cette dernière, comme nous le verrons, n’est plus
guère tolérée qu’en tant que mythe, critique ou utopie. Quoi qu’il arrive, sa fin dernière
ne se trouve plus en elle-même mais dans ce nouveau pôle qui la surplombe : la Poésie.
C’est là, pour tous ces poètes, l’ultime conséquence de leur opposition au modèle culturel
bourgeois tant détesté, tandis que s’effondre à leurs yeux l’édifice tout entier des Belles-
Lettres et des Beaux-Arts. Le constat fait par Breton et Eluard, entre autres, est sans appel :
549
« la poésie est le contraire de la littérature » (sous-entendu : les Belles-Lettres). Tandis
que la seconde, selon le même Breton, « qu’elle soit tournée vers le monde externe ou se
targue d’introspection, selon moi, nous entretient de sornettes », la première est, elle, « toute
550
aventure intérieure » , c’est-à-dire pratique existentielle. Et quels merveilleux pouvoirs
n’associe-t-on pas à cette pratique… « Qu’on se donne seulement la peine de pratiquer
la poésie », est-il écrit dans le premier manifeste du surréalisme, et l’homme pourra enfin
« s’appartenir tout entier », c’est-à-dire « maintenir à l’état anarchique la bande chaque jour
plus redoutable de ses désirs ». Que « le temps vienne où elle décrète la fin de l’argent et
rompe seule le pain du ciel pour la terre ! ». Grâce à elle, encore, il y aura « des assemblées
sur les places publiques, et des mouvements auxquels vous n’avez pas espéré prendre
551
part » . Pour Vaneigem, plus prosaïquement peut-être mais de façon tout aussi ambitieuse,
la poésie est tout simplement au cœur de tout acte créatif « qui engendre des réalités
552
nouvelles » .
Au cœur du monde bourgeois, exalter les pouvoirs de la poésie, c’est donc, pour tous
ces poètes, en faire la tête de proue d’une libération totale de l’homme. Comme l’explique
Breton, le rôle de la poésie « est de se porter sans cesse en avant, d’explorer en tous
sens le champ des possibilités, de se manifester […] comme puissance émancipatrice et
553
annonciatrice » . Dans la mesure où tous s’accordent pour reconnaître qu’il y a bien plus
à vivre que ce que nous propose ce monde-là, la poésie est ainsi devenue le vecteur et
le levier d’un espoir terrible : celui de « changer la vie ». Lorsque Rimbaud formulait cette
expression vouée à un héritage explosif, il l’associait, certes, à la démesure d’un projet qui
confinait à la folie. Pourtant, tout les poètes qui se la sont appropriés depuis n’ont eu de
cesse de la rejouer en positif, elle et un certain nombre d’autres formules marquantes telles :
554
« l’amour est à réinventer » . Tous, à l’égal de Kerouac, reprennent cette « ambition d’être
555
un formidable artiste prophétique capable de changer la vie » . Tous ont engagé la poésie
556
dans cette terrible lutte : si « la vraie vie est absente » , selon Rimbaud, alors « la vie
557 558
est à gagner au-delà » , au-delà de ce « minimum de la vie » auquel nous réduit la
549
« Notes sur la poésie », La Révolution surréaliste n°12, 15 décembre 1929, p.53
550
« Entretien avec Madeleine Chapsal » (1962), Perspectives cavalières, op. cit., p.227
551
A. BRETON, Manifestes du surréalisme, op. cit., p.28
552
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.258
553
Entretiens, op. cit., p.235
554
A. RIMBAUD, « Une Saison en enfer », Œuvres, op. cit., p.103-104
555
Lettres choisies (1940-1956), éd. Gallimard, « nrf », Paris, 2000, p.254
556
« Une Saison en enfer », Œuvres, op. cit., p.104
557
Potlatch n°4, 13 juillet 1954, op. cit., p.30

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

civilisation bourgeoise, au-delà de l’ennui, au-delà des bornes étroites du réel présent, au-
delà de nous-même et de tout ce qui vient encore nous limiter pour que se déclenche enfin
ce que tous appellent de leurs vœux : la « révolution de l’existence quotidienne ». Et tant pis
si l’on s’y perd en route. Comme l’écrivait Hölderlin, « mieux vaut mourir d’avoir vécu que
559
vivre de ne vivre pas ! » . La poésie veut désormais établir la grammaire et la syntaxe d’une
vie nouvelle. Elle cherche à précipiter l’avènement d’un nouveau monde et d’une nouvelle
société où les hommes observeraient et sentiraient les choses autour d’eux d’une façon
nouvelle. Loin de tout esthétisme, il y va « de l’affranchissement total à l’égard aussi bien
des modes de pensée que d’expression préétablis, en vue de la promotion nécessaire de
façon de sentir et de dire qui soient spécifiquement nouvelles et dont la quête implique, par
560
définition, le maximum d’aventure » . La poésie a donc partie liée avec la révolution ou,
plutôt, elle est la révolution, en acte comme en anticipation, puisque, comme nous allons
désormais le voir, « changer la vie », pour tous ces poètes, c’est la poétiser.

558
ibid., p.29
559
Hypérion, op. cit., p.94
560
A. BRETON, Entretiens, op. cit., p.42

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2ème partie : Poésie et Révolution

ème
2 partie : Poésie et Révolution

A) La Révolution poétique
Sous la bannière du « changer la vie » de Rimbaud ou de la « révolution de l’existence
quotidienne » proclamée par les situationnistes, la poésie s’engage sur les voies de la
révolution. Mieux même, elle en prend la tête, elle l’incarne, elle la réalise. Etendre la poésie
sur le réel, le poétiser ou – comme on a pu l’écrire suivant les périodes – le romantiser
ou le « surréaliser », c’est là sa perspective majeure. Intervenir dans le champ de nos
représentations, réinventer notre système de perception du monde, modifier ensemble les
conditions du dire, du penser et du sentir, réintroduire le merveilleux au cœur du quotidien
et repassionner ainsi la vie : ce sont là autant de facettes de son « programme ». Voilà
donc plusieurs générations d’hommes et de poètes engagées sur ces voies abruptes et
aventureuses. La poésie, pour eux, est une pratique existentielle totale. Elle est cet exercice
créatif vital qui remet en jeu les constituants de leur identité à la fois individuelle et sociale.
Pour eux, ces deux mots s’accordent si bien que, au départ, ils se confondent et se
mélangent en une seule expression : « révolution poétique » – et, si la poésie c’est le
romantisme ou le surréalisme, alors nous dirons « révolution romantique » ou « révolution
surréaliste ». Sur cette voie, la poésie doit commencer par interroger ses moyens propres.
Dans la mesure où elle prétend désormais intervenir directement dans la vie et, ce, à
un niveau aussi bien individuel que collectif, s’il est admis que l’on sait ce qu’elle veut,
nous posons maintenant la question suivante : que peut-elle réellement par elle-même ?
Ou même : comment peut-elle ? Nous analyserons, pour cela, les moyens politiques
et existentiels dont dispose la poésie, sa capacité propre à subvertir les systèmes de
représentation dominants au travers de ce que Julia Kristeva appelle la « révolution du
langage poétique ». Nous mettrons en évidence les nouvelles façons de penser et de sentir
qu’elle expérimente et le nouveau type de rapport au monde qu’elle propose. Ce faisant,
nous verrons comment « changer la vie », c’est la poétiser et ce qu’une telle expression
peut bien signifier. Tel est le modèle d’intervention politique singulier qu’elle développe et
dont nous allons étudier à la fois les modalités, les réussites et les limites.

1) Langage et idéologie : une nouvelle façon d’être politique pour la


littérature
a) Théorie et critique du modèle classique de la littérature engagée

Le modèle sartrien de la littérature engagée :


Lorsqu’on pense « Littérature et politique », on pense le plus souvent à un modèle
ème
d’engagement de la littérature tel qu’il a pu être défini, au XX siècle, par des auteurs
comme Camus ou Sartre. Sans trop nous étendre sur cette question, une telle conception,
pour Sartre notamment, s’appuie sur une philosophie singulière du langage. Pour lui, en
effet, celui-ci est avant tout défini comme discours. Tout mot, comme il l’explique, fait signe

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

vers un extérieur. Il ne constitue pas une chose en soi mais s’appréhende comme un
signe. Selon le modèle linguistique assez simpliste et contestable qu’il met en place, Sartre
distingue ainsi la littérature des autres arts, comme la peinture par exemple : tandis que
l’écrivain signifie la réalité qu’il décrit et la symbolise, le peintre, lui, ne serait capable que de
montrer la chose dans son apparence singulière et unique sans qu’il soit capable de l’élever
au rang de symbole. Il écarte la poésie de toute forme possible d’engagement selon le
même raisonnement. Au sein de la littérature, seule la prose serait véritablement du côté des
signes et du discours. Le poète ne considérerait, lui, les mots que comme des choses et, dès
561
lors, se refuserait à « utiliser le langage » , c’est-à-dire à s’en servir comme un instrument
pour la recherche ou le dévoilement de la vérité. Contrairement au poète, le littérateur ferait
primer le propos sur le mode d’énonciation. Son rapport au langage est donc utilitaire. Il se
sert des mots pour signifier une réalité et révéler sa vérité présente. Toute sa conception
de la littérature engagée s’appuie sur ce point-là : pour le prosateur, écrire, c’est dévoiler
à soi-même et aux autres une situation. C’est cela l’engagement, selon Sartre : « l’action
562
par dévoilement » , c’est-à-dire faire surgir des réalités, les amener à la conscience de
tous et ainsi rendre possible leur changement. Comme il l’explique, la fonction politique de
l’écrivain « est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en
563
puisse dire innocent » . Cela signifie qu’il veut rendre chacun responsable de son monde,
le confronter à la réalité à laquelle il participe et le mettre en demeure de choisir : veut-il que
ce monde continue ou bien veut-il le changer ? Et s’il choisit de la prolonger, alors faudra
qu’il l’assume… Le projet sartrien se résume donc tout entier ainsi : « si la société se voit et
surtout se sait vue, il y a, par le fait même, contestation des valeurs établies et du régime :
564
l’écrivain lui présente son image, il la somme de l’assumer ou de se changer » . Au centre
d’une telle conception de l’engagement de la littérature, il y a donc, bien entendu, le lecteur.
La fin de la littérature engagée, ce serait faire en sorte que l’œuvre permette au lecteur
d’éprouver devant elle sa liberté. Rendre chacun responsable de son monde, le confronter à
ses choix, c’est en quelque sorte le forcer à assumer sa liberté, s’il participe volontairement
de ce monde, ou bien l’éveiller à sa liberté, s’il refuse désormais de le cautionner et veut
le transformer.
Le modèle de littérature que propose Sartre, ce serait donc le mouvement réflexif
de la conscience au cœur de la liberté. Comme il l’explique, « c’est par le livre que les
membres de cette société pourraient à chaque instant faire le point, se voir et voir la
565
situation » . Pour lui, « la littérature est, par essence, la subjectivité d’une société en
566
révolution permanente » . C’est par elle que se traduit, se pense et s’exprime l’expérience
historique du sujet à une époque donnée, ainsi que l’ensemble des contraintes, des
possibles et des choix qui s’offrent à lui. On le comprend, un tel modèle est donc loin d’une
simple littérature de propagande. Il caractérise, pour Sartre, ce qu’il appelle « la littérature
567
des grandes circonstances » , c’est-à-dire une littérature qui sache rendre « à l’événement
sa brutale fraîcheur, son ambiguïté, son imprévisibilité, au temps son cours, au monde son
561
Qu’est-ce que la littérature?, op. cit., p.18
562
ibid., p.28
563
ibid., p.29-30
564
Qu’est-ce que la littérature?, op. cit., p.89
565
ibid., p.162
566
ibid., p.163
567
ibid., p.223

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2ème partie : Poésie et Révolution

568
opacité menaçante et somptueuse, à l’homme sa longue patience » . C’est une littérature
d’incertitude et de lutte et non une littérature à thèse ou une littérature édifiante. A cette
époque, il s’écarte donc évidemment du « réalisme socialiste ». C’est là, finalement, un
de ses seuls points d’accord avec quelqu’un comme Breton – lui qui qualifie le réalisme
569
socialiste de « moyen d’extermination morale » . A part cela, comme nous allons le voir,
entre lui et la poésie surréaliste, ce sont deux modèles politiques et poétiques très différents
qui s’affrontent.

Critique du modèle de l’engagement sartrien en littérature par les avant-


gardes :
Lorsque Sartre définit la littérature engagée, il s’oppose, en effet, à un modèle récent :
le surréalisme. Pour ce faire, nous l’avons vu, il nie la capacité de la poésie à signifier
réellement, au principe que le poète lui-même considère les mots comme des choses et
non comme des signes. C’est faire un saisissant raccourci. Pour ces poètes comme plus
tard pour Tel Quel, une telle distinction n’a aucun sens, à vrai dire. Les choses ne sont-
elles pas elles-mêmes des signes et les signes des choses ? En d’autres termes et comme
nous le verrons par la suite, le monde s’appréhende déjà comme un discours. Dès lors,
tandis que Sartre fait du principe de désignation le cœur même de l’engagement politique,
ces poètes déplacent cette question vers le mode même de désignation. Les présupposés
linguistiques du philosophe, et en particulier sa conception du signe, sont à vrai dire assez
flous. Tout se passe comme s’il semblait ignorer les recherches sur la dualité du signe entre
signifiant et signifié, ainsi que toutes les théories sur l’arbitraire du signifiant. Il rejette du
domaine de son étude toute réflexion sur le mode de formation idéologique du langage
et de ses enjeux. Pure extériorité, le langage, tel que Sartre l’envisage, est aveugle sur
ses propres déterminations. Il est signification ou pensée, c’est une évidence, mais jamais
Sartre n’interroge ce mode de signification ou les structures mêmes de la pensée. Se servir
de la langue, c’est, pour lui, projeter l’action en avant d’elle-même tandis que telqueliens ou
surréalistes (pour ne citer qu’eux) prétendent, eux, retourner la langue sur elle-même et en
faire le cœur même de l’action. A partir de présupposés linguistiques si différents, comment
Sartre aurait-il pu livrer du surréalisme autre chose qu’une caricature ? Tout n’est, en effet,
qu’une suite de raccourcis saisissants et simplistes. Selon le philosophe, en détruisant le
« langage clair » et tout son système de désignation, le surréalisme n’aurait produit que le
néant et la confusion. L’accusation est la même que celle portée par Camus, dans L’Homme
révolté : il ne produirait qu’un nihilisme terroriste. Pour Sartre, le surréalisme se résume
donc à son « geste le plus simple » : au mieux, un simple goût inoffensif du scandale,
au pire, un appel pur et simple au meurtre. Aussi radicales que soient les expressions
parsemant le second manifeste du surréalisme, la démarche de Breton est pourtant loin de
se résumer à une simple volonté de détruire. Sans rentrer ici dans les détails, il suffit de
lire les quelques lignes précédant et suivant la description de ce « geste » tant stigmatisé,
pour comprendre l’erreur manifeste du philosophe. Ce « geste le plus simple » n’est-il pas
compatible, en effet, « avec la croyance en cette lueur que le surréalisme cherche à déceler
570
au fond de nous » ? Breton ne prévient-il pas que ce « point de l’esprit », en quête
duquel le surréalisme s’est engagé, ne saurait prendre « un sens uniquement destructeur,
ou constructeur » et que « le point dont il est question est a fortiori celui où la construction

568
ibid., p.226
569
« Du réalisme socialiste comme moyen d’extermination morale », La Clé des champs, op. cit., p.343
570
A. BRETON, Manifestes du surréalisme, op. cit., p.75

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

571
et la destruction cessent de pouvoir être brandies l’une contre l’autre » ? Cela, bien sûr,
Sartre n’en a cure et le lecteur de Qu’est-ce que la littérature ? est à ce point « dirigé »
qu’il n’en entend pas parler. Il insiste avec le même simplisme, plus loin, sur le prétendu
anhistoricisme du surréalisme, accusation dont on a déjà eu l’occasion de voir le caractère
erroné. Pire, selon le philosophe, non seulement il s’attacherait à évacuer la conscience
de soi et de sa situation dans le monde mais, en détruisant ensemble la subjectivité et
l’objectivité, il chercherait à réaliser le néant… Une nouvelle fois, c’est confondre la remise
en question surréaliste du statut du sujet, tel qu’il était assuré jusque là par un rationalisme
étroit et les recherches sur la position de l’objet, avec un nihilisme pur et simple. C’est
nier, tout simplement, l’ensemble des perspectives positives ouvertes par le surréalisme et
refuser d’admettre toute implication politique réelle du surréalisme.
Tout notre travail est, bien sûr, la démonstration manifeste de l’erreur sartrienne. Entre le
philosophe et les poètes surréalistes, ce sont, à vrai dire, deux modèles et deux paradigmes
politiques et poétiques très différents qui s’affrontent. Pour Sartre, la littérature appartient
encore toute entière à ce que Jacques Rancière appelle un régime représentatif des arts.
Tous ces poètes l’envisagent, eux, comme une pratique existentielle totale. De même,
tandis que le Sartre continue d’envisager la politique à travers le jeu des partis, les seconds
développent « l’idée méta-politique de la subjectivité politique globale, l’idée de la virtualité
dans les modes d’expérience sensibles novateurs d’anticipations de la communauté à
572
venir » . La critique sartrienne frappe donc doublement à côté et « loupe » la singularité
et l’originalité à la fois esthétique et politique du surréalisme. Leur « révolution poétique »
se heurte ici, de plein fouet, à une opposition fermement ancrée dans les esprits entre
l’activité poétique, d’une part, et l’activité politique, d’autre part. Eux-mêmes, comme nous
aurons l’occasion de le voir, n’ont pas toujours été clairs là-dessus (on pense, bien sûr,
au ralliement des surréalistes au PCF). Une chose est assurée, cependant : la poésie ne
saurait être un simple discours et, si elle est politique, c’est en tant que praxis. Le surréalisme
est exemplaire dans son refus de réduire la poésie à une simple illustration militante de
programmes politiques. Le réalisme historique les intéresse bien peu, eux qui préfèrent
traduire le contenu latent de l’esprit de leur temps plutôt que son état manifeste. Selon eux,
la poésie n’a pas pour fonction de proposer à l’action un idéal quelconque ou une forme à
réaliser mais d’imposer et de développer une nouvelle idée de la vie.
Ce rejet du modèle classique de la littérature engagée ou, pire, militante, le débat
interne qui anime le groupe surréaliste au moment de la publication du poème « Front
rouge » et du procès intenté à son auteur, Aragon, l’illustre de façon très significative.
On connaît les faits. En 1931, Aragon est poursuivi en justice pour incitation au meurtre
et à la désobéissance civile. Selon une tradition d’entraide au sein du groupe surréaliste,
Breton prend publiquement la défense de son ami. La polémique interne qui s’en suit
précipite pourtant, paradoxalement, la rupture entre les deux hommes. Après ce premier
tract de défense, opposé à « toute tentative d’interprétation d’un texte poétique à des fins
573
judiciaires » , on accuse Breton de vouloir « fuir la responsabilité de nos actes et chercher
574
je ne sais quel refuge dans l’art » . Plusieurs décennies plus tard, Vincent Kaufmann
résume assez bien le sentiment qui entoure les déclarations du poète surréaliste :
571
ibid., p.72-73
572
J. RANCIERE, Le Partage du sensible, esthétique et politique, éd. La Fabrique, Paris, 2000, p.45
573
« Misère de la Poésie, l’affaire Aragon devant l’opinion publique » (1932), A. BRETON, Œuvres complètes vol.2, éd.
Gallimard « La Pléiade », Paris, 1992, p.5
574
ibid., p.8

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2ème partie : Poésie et Révolution

« Pour une fois qu’à la faveur d’une bavure un peu dérisoire de la justice, un
texte sinon surréaliste du moins écrit par un surréaliste prend, pour une fois que
l’écrit, d’être reçu comme une incitation au meurtre, fonctionne véritablement
comme une provocation, qu’il devient performant, Breton, imagine-t-on, aurait pu
575
être satisfait. »
C’est pourtant tout l’inverse qui se produit. Pour les surréalistes belges, Mesens, Nougé,
Magritte et Souris, alors qu’enfin, selon eux, « le poème commence de jouer dans son
sens plein. […] Le poème prend corps dans la vie sociale. Le poème incite désormais
les défenseurs de l’ordre établi à user envers le poète de tous les moyens de répression
576
réservés aux auteurs de tentatives subversives » , c’est incompréhensible. Dans Misère
de la poésie, « L’Affaire Aragon » devant l’opinion publique, Breton entend faire taire les
critiques et insiste, dans ce court texte, sur la spécificité poétique. Selon lui, il y aurait une
différence entre un texte en prose mesuré et un poème en vers. Autrement dit, il s’oppose à
toute assimilation et suppression de la distinction entre langage courant et langage poétique.
Un énoncé poétique, explique-t-il, ne peut s’interpréter d’une façon unique et ne peut, par
conséquent, être jugé selon un sens exact et mesuré, de même qu’il est impossible de
l’isoler de l’impression générale visée, par rapport à laquelle il n’est qu’un moyen. La mise
en œuvre d’un tel argumentaire est pourtant malaisée. Comme le raconte Thirion, au sein du
577
groupe surréaliste, « une fois mise en route, cette affaire Aragon gênait tout le monde » .
Si tous se sentent obligés de soutenir publiquement leur ami, ils n’en désapprouvent pas
578
moins son poème jugé par beaucoup « poétiquement régressif » . Dans le contexte
d’alors, l’affaire tombe mal. Elle fait suite à une série de réunions, animées par Breton au
printemps 1931, et à mener un examen critique des activités surréalistes, en réaction à
l’importante dégradation des relations avec le PC. Un accord semblait s’en dégager : Breton
et la majorité des autres surréalistes décident de s’en tenir à un juste équilibre entre le
« glissement vers une excessive politisation partisane ou vers les attitudes exclusivement
579
esthétiques » . Le poème d’Aragon est ainsi à contre-courant. Partisan, il l’est à l’excès,
en effet, et son esthétique est jugée « régressive ». Dans la seconde partie de Misère de la
poésie, Breton développe une critique en règle, quoique diplomate, du poème d’Aragon. A
la question de savoir si « Front rouge » peut définir le début d’une nouvelle période poétique
ou si, en tout cas, il peut s’inscrire dans le cadre des recherches poétiques surréalistes
d’alors et notamment de son héritage romantique, il ne peut répondre autrement que par
la négative. C’est à ce titre qu’il qualifie ce poème de « régressif », ce dernier ramenant
la poésie vers des formes esthétiques et des perspectives passées, celles d’une plate
versification et celles du discours, c’est-à-dire, en d’autres termes, celles de la « poésie-
moyen d’expression ». La poésie engagée de « Front rouge » constitue donc, pour Breton,
un recul inacceptable des perspectives de la « poésie-activité de l’esprit » vers un modèle
dont tous les développements du surréalisme marquent le dépassement.
A plusieurs autres reprises, les surréalistes se sont fermement opposés à ce type
580
de « poème[s] de circonstance » , notamment après la Seconde Guerre Mondiale et
575
Poétique des groupes littéraires, Presses Universitaires de France, collection « Ecriture », Paris, 1997, p.116
576
Cité dans A. BRETON, Œuvres complètes vol.2, op. cit., p.1304
577
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.542
578
« Misère de la poésie », op. cit., p.21
579
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.510
580
A. BRETON, « Misère de la poésie », op. cit., p.21

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

l’émergence de ce qu’on a appelé une « poésie de résistance ». Cette poésie-là, dont


beaucoup considèrent qu’elle fut l’honneur de la littérature pendant la guerre, semble
ramener la poésie vers des formes arriérées (l’alexandrin, la rime) et une rhétorique
nationaliste douteuse. En 1945, Péret est l’un des rares à dénoncer une telle mode et s’attire
les foudres de l’opinion et de la critique (jusqu’à nos jours, semble-t-il parfois) avec son
pamphlet Le Déshonneur des poètes. Il s’en prend, dans ce court texte, à toute réduction
des moyens de la poésie à une visée utilitaire immédiate ou à toute sorte de fonctionnalisme.
Comme il l’explique, « les ennemis de la poésie ont eu de tout temps l’obsession de la
581
soumettre à leurs fins immédiates » , étant entendu que, « pour eux, la poésie n’est que le
luxe du riche, aristocrate ou banquier, […] si elle veut se rendre utile à la masse, elle doit se
résigner au sort des arts appliqués, décoratifs, ménagers, etc. » ou au « rôle hypocritement
582
consolant d’une sœur de charité » . Seulement, en s’engageant ainsi, la poésie se
perdrait. En se soumettant aux exigences politiques du moment, elle régresserait vers des
formes du penser et du sentir traditionnelles qui contredisent son prétendu engagement
révolutionnaire. En régressant au rang de simple moyen d’expression, elle trahirait tout ce
qu’elle peut avoir de révolutionnaire par elle-même : incarner « un souffle de liberté entière
583
et agissante » et une force créative par excellence. Pour Péret, comme pour tous les
surréalistes, la poésie n’a donc pas « à intervenir dans le débat autrement que par son
584
action propre, par sa signification culturelle même » . C’est ainsi qu’elle se démarque
radicalement du modèle politique de la littérature engagée, qu’il soit sartrien ou non. La
poésie n’a pas à se mettre au service d’une cause, à défendre une idéologie ou même à
incarner la conscience critique des masses. Elle est en elle-même sa propre cause. En tant
qu’activité de l’esprit, elle touche au centre névralgique de toute société et de toute culture :
à son système de pensée et de représentation général du monde. C’est en cela qu’elle
trouve sa portée révolutionnaire première et, ce, comme nous allons le montrer, par le biais
de son « véhicule » initial : le langage.

b) Langage et systèmes de représentation

Réel et représentation :
L’un des éléments de base de la philosophie de tous ces poètes est le suivant : il n’y a
pas de réel qui s’appréhende en dehors d’une représentation. Toute réalité est vécue en
fonction d’un système symbolique structurant la vie individuelle et sociale des hommes. Qui
peut nier, en effet, que deux individus issus de milieux culturels très différents – mettons
un européen aujourd’hui et un indien d’Amazonie n’ayant jamais eu le moindre contact
avec la civilisation occidentale – placés dans un même environnement et observant les
585
mêmes choses, évolueront pourtant dans deux réalités totalement différentes ? Nous
retrouvons ce type de décalage dans les représentations à tous les niveaux. Chaque groupe
social constitué est soudé par un ensemble de valeurs, une forme de sensibilité particulière
et un ensemble de représentations mentales singulières pouvant différer plus ou moins
581
ibid., p.8
582
ibid., p.9
583
« Misère de la poésie », op. cit., p.19
584
ibid., p.18
585
Le français percevra le milieu qui l’entoure, suivant ses propres présupposés, soit comme un environnement hostile soit comme
un espace exotique tandis que notre indien associera lui, peut-être, tel arbre à une puissance sacrée, par exemple, le tout selon un
paradigme complètement distinct de celui d’un occidental d’aujourd’hui.

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2ème partie : Poésie et Révolution

d’avec un autre groupe. Au fondement même de toute société comme de toute conscience
individuelle, il y a un système symbolique, une structure particulière de pensée qui détermine
une certaine forme de sensibilité, un système de places et de valeurs, un ensemble de
fonctions et de relations, c’est-à-dire une façon de poser le monde et de se positionner par
rapport à lui, en bref, tout ce qui caractérise un système général de représentation. Selon
Jacques Rancière, ce système définit à la fois un « partage du sensible », c’est-à-dire ce qui
« donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qu’y définissent
586
les places et les parts respectives » , et une « esthétique première », c’est-à-dire « un
système des formes a priori déterminant ce qui se donne à ressentir », « un découpage des
temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le
587
lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience » . La combinaison de ces deux
éléments permet d’établir un ordre. Elle permet de déterminer et d’organiser un ensemble
de rapports et de positions à la fois entre chaque individu composant un groupe social et,
en un sens plus psychologique, entre chaque individu et son monde (ce, à commencer par
la propre conscience qu’il acquiert de lui-même).
La plupart de ces représentations sont cependant à ce point ancrées en nous et
constitutives de notre manière d’être, de penser et de sentir, qu’elles sont, la plupart du
temps, inconscientes. Nous sommes là au cœur d’un non-dit, d’un inconscient social et
d’un système dont l’efficience repose précisément sur cette inconscience. C’est parce qu’il
n’existe pas de doute quant à l’accord entre la chose et sa représentation, parce qu’il
n’existe aucune forme de remise en question de l’ensemble de la structure symbolique qui
assure une stable représentation du réel, que l’ordre est maintenu. En d’autres termes,
un tel ordre ne peut s’établir qu’en s’effaçant derrière l’évidence d’un « ça va de soi ». Il
implique la suppression du doute et, par conséquent, l’occultation profonde de l’arbitraire
de sa nature et de ses fondations. Ce non-dit, cet inconscient à la fois social et individuel,
c’est pourtant précisément ce que, depuis le romantisme allemand, un certain nombre de
poètes et de penseurs s’attachent à mettre en évidence. Si la culture, selon l’expression
588
d’Artaud, est « un moyen raffiné de comprendre et d’exercer la vie » , remettre en question
l’ensemble de la culture de la civilisation occidentale, c’est remettre en question l’ensemble
des représentations et les moyens d’ « exercer la vie » qui sont les nôtres. Ce faisant,
c’est retourner la pensée sur elle-même, en démonter les mécanismes afin de comprendre
et d’analyser son fonctionnement. La réflexion n’est-elle pas le fondement même de la
démarche romantique ? Selon eux, en effet, c’est le mouvement même de la conscience :
certes, toute pensée est pensée de quelque chose mais, lorsqu’elle se fixe sur un contenu,
c’est avant tout elle-même qu’elle reprend comme contenu dans une nouvelle forme
(conscience, savoir, etc.). A un second niveau, elle renvoie à un effort de compréhension
et de saisie des formes de pensées elles-mêmes. Pour Novalis, comme pour les frères
Schlegel, ce renversement sert à mettre en évidence la façon dont toute pensée se produit
et, ce, quel que soit son domaine d’application. Ainsi, pour eux, toute poésie est en
même temps poésie de la poésie et toute philosophie une tentative « pour découvrir le
589
philosopher » . En termes marxistes, on peut dire que toute la pensée romantique vise
à mettre en évidence les infrastructures de la pensée. Ce faisant, toute l’histoire de la
pensée en est modifiée. Ce sont les mécanismes mêmes de formation de toute pensée
qui les s’intéressent plutôt que ses contenus, le processus même de symbolisation et de
586
Le Partage du sensible, op. cit., p.12
587
ibid., p.13-14
588
Le Théâtre et son double, op. cit., p.15
589
NOVALIS, Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.9

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

structuration de ces représentations plus que la nature de nos représentations. Au cœur de


ce travail, un élément nous intéresse particulièrement : le rôle du langage et de la poésie
au sein de ce mécanisme.

Du langage et de la poésie comme activités de symbolisation :


L’un des principaux apports du romantisme allemand dans l’histoire de la poésie est
d’avoir su mettre en évidence le caractère intransitif de son langage. S’il ne se soucie
que de lui-même, comme l’explique Novalis, ce n’est pas par autosuffisance mais
parce qu’il exprime en lui-même les rapports existant entre les choses. Selon Jacques
Rancière, le romantisme oppose donc « au langage instrument de démonstration et
d’exemplification, adressé à un auditeur qualifié, […] le langage comme corps vivant
de symboles, c’est-à-dire d’expressions qui manifestent ainsi moins telle ou telle chose
déterminée que la nature même et l’histoire du langage comme puissance de monde et
590
de communauté » . Comme l’explique A.W. Schlegel, « le langage n’est pas un produit
de la nature, mais une reproduction de l’esprit humain, qui y consigne l’apparition et les
591
affinités de ses représentations, et tout le mécanisme de ses apparitions » . En d’autres
termes, indépendamment de ce qu’il peut servir à exprimer, le langage est déjà en lui-
même un processus de symbolisation du monde, c’est-à-dire une opération poétique. Son
mécanisme même de désignation traduit et configure un système de représentation. En
soi, l’agencement de ses signes et de ses figures est déjà pensée puisqu’il assimile toute
configuration de données sensibles à un arrangement de signes et de symboles. Pourrait-
on penser un objet sans la médiation d’un terme symbolique qui permette de le désigner
et sans le situer dans un ensemble de termes constitués et organisés, c’est-à-dire dans
une vue d’ensemble du réel ? La réponse est, bien évidemment, négative. Il n’y a pas de
pensée ou de conscience possible en dehors du langage, en dehors d’un ensemble de
mots (ou, en tout cas, de signes) prédéfinis ainsi que d’une syntaxe et d’une conjugaison
permettant, à la fois, de placer le réel à distance, afin de pouvoir l’amener à la conscience, et
de l’appréhender comme un tout déjà pré-agencé, à travers un système de représentation.
Pour les romantiques, comme pour tous les poètes qui s’inscrivent dans cet héritage,
la poésie est la langue première de l’esprit, le cœur même de cette opération symbolique
du langage. Elle est, à la fois, mise en représentation du monde et organisation de ces
représentations en une vue d’ensemble organisée du réel. Elle constituerait ainsi le stade
originel de toute humanité et de toute pensée. Mieux même, elle serait à la base de toute
société en tant que conscience collective, en tant que « partage du sensible » et « esthétique
première » (pour reprendre à nouveau ces expressions de J. Rancière). Pour Péret, entre
autres, la poésie est le mode primitif de pensée et d’appréhension du monde et, à ce titre,
se trouve à l’origine de l’humanité et du développement des sociétés. C’estce qu’il explique,
en tout cas, en 1943, dans La Parole est à Péret :
« La pensée poétique apparaît dès l’aurore de l’humanité, d’abord sous la forme
[…] du langage, plus tard sous l’aspect du mythe qui préfigure la science, la
philosophie et constitue à la fois le premier état de la poésie et l’axe autour
592
duquel elle continue de tourner à une vitesse indéfiniment accélérée. »

590
La Parole muette, op. cit., p.44
591
« Leçons sur l’art et la littérature », L’Absolu littéraire, op. cit., p.349
592
Le Déshonneur des poètes, suivi de La Parole est à Péret, op. cit., p.22

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2ème partie : Poésie et Révolution

Le mythe, ainsi entendu, serait l’utilisation secondaire du langage, un agencement


secondaire de signes pour établir un discours social efficace et structurant. Au sein de
nos sociétés modernes, sa forme dégradée serait le « spectacle », c’est-à-dire l’idéologie
matérialisée et vécue par ses créateurs comme une puissance hétéronome extérieure à
eux. Dès lors, pour tous ces poètes, on ne saurait nier la dimension politique de la poésie et
de son vecteur privilégié, le langage, puisque c’est en eux que s’inscrivent et se développent
toute conscience à la fois individuelle et collective et tout système de représentation qu’on
l’appelle culture, mythologie ou idéologie.
ème ème
Bon nombre de poètes et de penseurs des XIX et XX siècles confirment et
approfondissent cette idée-là. Tous, au fond et quelles que soient les modalités particulières
de leur discours, répètent le même raisonnement : il n’y a pas de réel vécu en dehors d’une
représentation, c’est-à-dire pas de conscience, de sensibilité ou de pensée en dehors d’une
certaine forme d’appréhension symbolique du monde ; or, cette activité de symbolisation,
c’est le propre de l’activité poétique ; et, si le signe est le vecteur de cette activité poétique et
le langage un agencement déterminé de signes, alors il n’y a pas de pensée, de sensibilité,
de réel vécu ou de système de représentation qui ne se définissent et ne s’inscrivent pas
dans le langage. Dès lors, le modèle politique de la poésie se définit ainsi : si cette institution
poétique ou symbolique première constitue le non-dit ou le refoulé de toute société, le
génie poétique serait à la fois « l’expression de cette distance à soi du langage et du
593
dédoublement par quoi toute chose peut devenir langage » . En d’autres termes, tandis
que les représentations tendent à s’ériger en dogme indiscutable et que le langage se
pétrifie avec elles, le poète serait le seul, par son activité, à rappeler cette formation poétique
première du monde à travers le langage. Il serait le seul, du même coup, à porter sur la place
publique le débat quant à leur bien-fondé, à pouvoir s’opposer à cette police intellectuelle
que devient le langage lorsqu’il cesse d’être un instrument de création pour se placer au
service de l’idéologie dominante et du pouvoir qu’elle soutient. De plus, s’il n’y a pas de
pensée ou de conscience en dehors du langage, si toute pensée relève d’une certaine forme
de discours et si, de même, toute politique implique une certaine forme de « partage du
sensible », alors toucher au langage, c’est toucher au fondement même de tout ce système
de représentation, c’est-à-dire à tout ce qui détermine, en même temps, notre conscience
individuelle et les soubassements de l’édifice social.

Remettre en question l’idéologie dans la langue :


Leur activité politique, les poètes l’envisagent donc sous un double aspect. Tout d’abord, elle
est critique. En tant que point de vue réflexif sur le caractère intransitif du langage ainsi que
sur la structuration symbolique du réel, elle remet en pleine lumière un inconscient individuel
et social. Elle met en évidence la construction dans le construit et la relativité de ses choix.
Elle introduit le doute et la conscience au cœur du « ça va de soi ». Derrière l’apparente
évidence des significations, elle révèle l’arbitraire des mécanismes de désignation et du
signifiant lui-même. En ce sens, elle est susceptible d’introduire le désordre et le chaos.
Comme l’explique Artaud, « la poésie est anarchique » et, ce, « dans la mesure où elle remet
594
en cause toutes les relations d’objet à objet et des formes avec leurs significations » .
Qu’elle se trouve au cœur de la société, poésie faite par tous, et elle est le cœur vivant du
mythe mais qu’elle se trouve exclue, au sein du monde bourgeois de l’anti-Poésie, et elle
dépose des mines au pied de tous les édifices et de tous les sanctuaires consacrés par
593
J. RANCIERE, La Parole muette, op. cit., p.42
594
Le Théâtre et son double, op. cit., p.64

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l’idéologie dominante. L’une de ses cibles privilégiées est ainsi l’Académie et son fameux
ème
dictionnaire. Dès la fin du XVIII siècle, en 1791, les débats autour de la suppression
de l’Académie française n’établissaient-ils pas un rapport d’identité entre autorité sociale et
595
autorité linguistique, l’une ne pouvant être réformée sans que l’autre ne le soit aussi ? La
ème ème
plupart des poètes des XIX et XX siècles s’inscrivent dans cette perspective : si tout
pouvoir impose une idéologie, il impose aussi un langage ou, plutôt, un sens idéologique
des mots ou expressions courantes enregistré et fixé par le dictionnaire. Dès lors, remettre
en question l’idéologie dominante implique nécessairement la remise en question de son
dictionnaire. Tandis que Ribemont-Dessaignes et Dada veulent délivrer la société du « mal
596
du dictionnaire » , Artaud dénonce, dans La Révolution surréaliste, « un dictionnaire où
597
tels cuistres des environs de la Seine canalisent leurs rétrécissements spirituels » . Il salue
dans le « Glossaire j’y serre mes gloses » de Leiris l’effort pour rendre le langage au seul
usage qui vaille, selon lui : « un moyen de folie, d’élimination de la pensée, de rupture,
le dédale des déraisons », c’est-à-dire l’anarchie telle qu’il l’entendait alors. Comme le
598
résume Desnos, « nous sommes toujours en désaccord avec le dictionnaire » . Quelques
décennies plus tard, le discours des situationnistes est à peu près identique. Dans la
mesure où le dictionnaire est le lieu où est fixé le sens des mots, il constitue, pour eux, un
manuel d’idéologie auquel il est logique que toute entreprise révolutionnaire s’attaque. En
réaction, M. Khayati envisage même, en 1966, de proposer une sorte de contre-dictionnaire
situationniste, mais un tel projet ne verra jamais le jour. L’explication en est assez simple : si
tout dictionnaire constitue un objet idéologique, sa contestation peut prendre deux tournures
parfois ambiguës et, finalement, très différentes. Elle peut soit contester le dictionnaire en
tant que tel et, avec lui, tout système idéologique quel qu’il soit, soit contester seulement
l’idéologie véhiculée par tel ou tel dictionnaire, la corriger et proposer un contre-dictionnaire.
Faut-il, dès lors, voir dans l’abandon du projet situationniste, le témoin d’une difficulté
à résoudre ce dilemme ? Les surréalistes proposent eux la solution suivante, avec leur
Dictionnaire abrégé : dans la mesure où les mots ne sont plus définis, ici, que par des
exemples poétiques, le mot n’a plus d’autre sens que celui que lui confère son emploi. En
d’autres termes, le mode de définition singulier que propose ce dictionnaire met en évidence
le fait que les mots n’ont pas un sens ou une nature objective, qu’il s’agirait de saisir une
fois pour toutes, mais qu’ils n’ont que celui que leur confère leurs divers emplois poétiques.
Il révèle ainsi de façon superbe la fonction poétique du langage en même temps que la
relativité de toute représentation. C’est là le second aspect de l’activité politique de ces
poètes : au-delà de la critique d’une sclérose idéologique du langage et de la mise en
évidence de la relativité des représentations qu’il enregistre, les poètes prétendent aussi
définir de nouvelles significations et provoquer de nouvelles formes de sensibilité ou de
pensée. Non seulement ils veulent en finir avec le système de représentation du monde
bourgeois, en l’attaquant à travers sa langue, mais ils cherchent, en plus, à promulguer
une nouvelle façon d’être au monde et un nouveau type de société. La poésie est politique
dans la mesure où elle propose de nouvelles représentations, de nouvelles formes de
perception, de nouveaux modes de communication, un nouveau rapport à soi-même et
aux autres et un nouveau système de formes déterminant ce qui se donne à ressentir
et à partager. Faire exploser la langue et les représentations telles qu’elles se donnent
595
Voir, là-dessus, les commentaires de Laurent JENNY, Je suis la révolution, op. cit., p.15-16
596
Dada (1915-1929), op. cit., p.252
597
La Révolution surréaliste n°3, 15 avril 1925, p.7
598
« De l’érotisme (préface) », Œuvres complètes, op. cit., p.179

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aujourd’hui, c’est s’affranchir de tout cadre contraignant et permettre ainsi l’éclosion d’une
conscience nouvelle.

2) La Révolution du langage poétique


Si l’on s’en tient à ces considérations générales, les avant-gardes poétiques s’accordent
toutes parfaitement. Révolutionner la langue, ce serait révolutionner le monde et « changer
la vie ». Cependant, à y regarder de plus près, le consensus général cède place à une
diversité de pratiques différentes, elles-mêmes produites par un ensemble de divergences
théoriques quant au niveau véritable auquel situer le lien déterminant entre langage et
idéologie. Faut-il toucher à la syntaxe ou bien à la seule combinaison des mots entre eux ?
Faut-il s’en tenir au simple constat d’une dotation idéologique du sens des mots ou bien
envisager d’en finir avec eux au profit d’une langue nouvelle qui ne serait plus que rythme et
sonorités ? C’est l’ensemble de ces conceptions et pratiques diverses que nous voudrions
étudier maintenant.

a) Politiques de la littérature :

1. La Critique situationniste du langage du pouvoir :


Bien qu’ils soient les moins enclins à restreindre le lien entre poésie et révolution à une
simple problématique linguistique, les situationnistes n’en ont pas moins démontré, à
plusieurs reprises, la place centrale du langage au cœur des luttes révolutionnaires. C’est ce
qu’affirme, par exemple, un article de 1963, « le problème du langage est au centre de toutes
les luttes pour l’abolition ou le maintien de l’aliénation présente ; inséparable de l’ensemble
599
du terrain de ces luttes » . Leur raisonnement est simple : s’il en est ainsi, c’est parce que
600
« les mots travaillent, pour le compte de l’organisation dominante de la vie » . Tout pouvoir
impose une écriture, un sens des mots, une phraséologie qui expriment et traduisent son
idéologie. C’est une forme de propagande masquée qui falsifie notre rapport au vécu, qui
601
« désigne toujours autre chose que le vécu authentique » et nous emprisonne dans ce
602
« truquage médiatisé de ce qui est » . En d’autres termes, le langage du pouvoir participe
activement de ce règne des apparences organisé par la société du spectacle. Il impose un
« langage de l’information » « censé communiquer ses messages et contenir sa pensée »,
un « langage colonisé » qui « se réduit à une série de formules sans nuances, inflexibles,
603
où les mêmes noms sont toujours accompagnés des mêmes adjectifs et participes » .
L’apparence et le paraître envahissent la totalité du vécu à mesure que ces « formules
rituelles » viennent conformer la conscience du vécu à son image. Dans ce contexte, le
604
langage impose un « monde de référence » hétéronome qui aliène nos gestes et nos
pensées à ses représentations. Il est cette médiation insupportable que le pouvoir présent
tente d’insérer entre nous et notre monde, nous et autrui, nous et notre propre conscience.
Dans ce contexte, il est donc logique que toute entreprise révolutionnaire doive en passer
599
« All the king’s men », Internationale Situationniste n°8, janvier 1963, p.29
600
ibid.
601
ibid., p.30
602
ibid., p.31
603
M. KHAYATI, « Les Mots captifs (préface à un dictionnaire situationniste) », Internationale Situationniste n°10, mars 1966, p.53
604
ibid., p.50

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

par une lutte dans le langage et dans le champ des significations, puisqu’ « il est impossible
de se débarrasser d’un monde sans se débarrasser du langage qui le cache et le garantit,
605
sans mettre à nu sa vérité » .
Pour les situationnistes, la poésie est le cadre d’une telle lutte. Par définition, elle
constitue, selon eux, une force d’opposition au langage inauthentique de la communication
courante et de l’information. Qu’est-ce, en effet, que la poésie, demandent-ils, « sinon
le moment révolutionnaire du langage, non séparable en tant que tel des moments
606
révolutionnaires de l’histoire, et de la vie personnelle » ? Ne faut-il pas ainsi comprendre
« le phénomène d’insoumission des mots, leur fuite, leur résistance ouverte, qui se
manifeste dans toute l’écriture moderne (depuis Baudelaire jusqu’aux dadaïstes et à Joyce),
607
comme le symptôme de la crise révolutionnaire d’ensemble de la société » ? A un premier
niveau, sa fonction politique est critique puisqu’il s’agit de corriger et de dénoncer le sens
idéologique des mots. Que « révolution » soit devenu « le mot de base de la routine
608
publicitaire » , voilà qui n’est pas acceptable pour les situationnistes, par exemple. De
façon générale, il faut faire rendre aux mots leur vérité idéologique. Ainsi, comme le projetait
Kotanyi, il faudrait créer un « petit précis de vocabulaire détourné » dont le modèle serait
le suivant :
« Je propose que, parfois, au lieu de dire « quartier » on dise : gangland. Au
lieu d’organisation sociale : protection. Au lieu de société : racket. Au lieu de
culture : conditionnement. Au lieu de loisirs : crime protégé. Au lieu d’éducation :
609
préméditation. »
Mener un tel geste critique, c’est faire tomber les masques dont tente de se parer le pouvoir ;
c’est révéler son idéologie profonde en mettant en évidence la nature obsessionnelle de
certains termes comme ceux d’ « ordre » ou de « sécurité » aujourd’hui ; c’est s’en prendre à
une forme de kitsch dans le langage qui tente désespérément, par exemple, de revaloriser
un homme de ménage en en faisant un « technicien de surface » ; c’est sortir, enfin, un
certain nombre de mots de la confusion conceptuelle entretenue autour d’eux, tels ceux
de « révolution », d’« anarchie » ou de « fascisme ». A un deuxième niveau, il s’agit non
610
seulement de mettre à mal le dictionnaire, en tant que « gardien du sens existant » ,
mais aussi d’ « inventer ses propres mots » et d’ « apporter de nouvelles positions dans
le monde des significations, correspondant à la nouvelle réalité en gestation, et qu’il s’agit
611
de libérer du fatras dominant » . Tel que le projetait Khayati, le dictionnaire situationniste
se devait d’être dynamique et historique. Ses définitions, pour ne pas se détacher de la
réalité, devaient rester mouvantes et se renouveler sans cesse, « toujours ouvertes, jamais
définitives », valant « historiquement, pour une période donnée, liée à une praxis historique
612
précise » . Il voulait être bilingue, confrontant les définitions idéologiques du pouvoir avec
le cours de la vie réelle. Il devait être « une sorte de grille avec laquelle on pourra décrypter
605
ibid.
606
« All the king’s men », Internationale Situationniste n°8, janvier 1963, p.30
607
ibid., p.29-30
608
« Le monde dont nous parlons », Internationale Situationniste n°9, août 1964, p.7
609
« Gangland et philosophie », Internationale Situationniste n°4, juin 1960, p.34
610
« Les mots captifs », Internationale Situationniste n°10, mars 1966, p.51
611
ibid., p.50
612
ibid.

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2ème partie : Poésie et Révolution

613
les informations, et déchirer le voile idéologique qui recouvre la réalité » . On comprend
aisément qu’un tel projet soit resté sans suite, le temps de sa réalisation correspondant
fatalement au temps de son dépassement, c’est-à-dire de sa progressive inadéquation au
réel. Il reste, cependant, son double geste à la fois critique et créatif, sa logique devant être
restaurée à travers un second élément : le détournement.
Ce qui compte le plus, en effet, dans la critique situationniste du langage dominant,
c’est sa pratique du détournement, c’est-à-dire sa capacité à récupérer de façon critique les
mots du pouvoir et à les rendre à la pratique, en les faisant servir dans un sens nouveau.
Procéder ainsi, c’est arracher le langage au pouvoir et lui en refuser le monopole. C’est
considérer que tout mot peut servir à nouveau, qu’ « il n’y a pas de mots interdits » puisque
614
« s’interdire l’emploi d’un mot, c’est renoncer à une arme utilisée par nos adversaires » .
Peu importe si l’on risque ainsi le contresens… Comme l’affirme Khayati : « parce que tout
sens nouveau est appelé contresens par les autorités, les situationnistes vont instaurer la
615
légitimité du contresens, et dénoncer l’imposture du sens garanti et donné par le pouvoir » .
Tout se ramène ici à la question suivante : s’il n’y a pas de pensée en dehors du langage,
est-ce que je suis « pensé » en employant un langage qui n’est pas le mien, ou bien est-
ce que je pense par moi-même en me rendant maître à nouveau de mes mots ? Détourner
le langage du pouvoir, c’est se ré-approprier sa communication, ses représentations, sa
pensée et donc son vécu. C’est une revendication d’autonomie. Cela veut dire que ma
pratique n’est plus médiée par une représentation extérieure à elle et que j’invente ensemble
mon geste, sa pensée et les mots pour le dire. C’est à ce titre, bien entendu, que la poésie
envisage sa propre réalisation – dont nous verrons, plus loin, qu’elle constitue son principal
niveau politique, pour les situationnistes. En attendant, elle passe par ce mouvement
concret à la fois de désaliénation et de ré-appropriation. Avant d’envisager son dépassement
sur le terrain de la praxis, la poésie se joue d’abord sur le terrain du détournement.
Comme l’explique Vaneigem, si « tout ce que les hommes font et défont passe par la
médiation du langage », alors « le champ sémantique est un des principaux champs de
616
bataille où s’affrontent la volonté de vivre et l’esprit de soumission » . Sur ce terrain,
on peut envisager une « restructuration de l’inconscient », accompagnant inévitablement
617
une « restructuration de l’individu » . Cela, les situationnistes l’ont bien compris, comme
nous venons de le montrer. Restructurer l’inconscient, comme le projette Vaneigem, exige
pourtant de s’avancer plus profondément dans la critique du langage, jusqu’à ouvrir de
nouvelles possibilités de sens et de gestes en renouvelant notre capacité d’énonciation,
c’est-à-dire en prolongeant une série de questions ouvertes par le surréalisme au début des
années 1920.

2. La Remise en cause surréaliste de l’énonciation :

A propos de quelques exercices poétiques surréalistes portant sur les lois


d’assemblage du langage et l’arbitraire du signifiant :

613
ibid., p.55
614
« Les mots captifs », Internationale Situationniste n°10, mars 1966, p.55
615
ibid., p.50
616
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.130
617
ibid., p.251

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

A son origine, en effet, le surréalisme se présente comme une vaste remise en cause
du monde des apparences. Dans le cadre d’un discours largement influencé, à l’époque,
618
par la philosophie idéaliste , les surréalistes posent avec sérieux la question de « la
619
valeur qui mérite d’être accordée à la réalité » . Comme l’explique Breton, le réel est
façonné par notre langage, les mots que l’on emploie et la façon dont on les agence.
Habituellement, explique-t-il, ces mots obéissent à un ordre précis, celui que leur impose
le système de représentation ou l’idéologie dominante, « les mots sont sujets à se grouper
selon des affinités particulières, lesquelles ont généralement pour effet de leur faire recréer
620
à chaque instant le monde sur son vieux modèle » . Un tel ordre du langage crée l’illusion
d’une réalité immuable et objective. Seulement, ces représentations, ne faut-il pas admettre
qu’elles sont arbitraires, qu’elles pourraient être toutes autres et, par conséquent, que notre
« réalité » n’est qu’une fiction relative ? Cela, les surréalistes le démontrent à travers un
certain nombre d’exercices poétiques mettant en évidence l’arbitraire du signifiant lui-même.
Lorsque Péret, dans « Les Parasites voyagent », s’amuse à remplacer systématiquement
un mot ou une expression courante par une autre, plus abstraite en apparence mais aussi
plus imagée, n’est-ce pas ce qu’il met en avant ? Ecrire « ferreux » au lieu d’ « éclat
d’obus », « rond » au lieu de « tête » ou encore « glisser dans le blanc » à la place de
« s’évanouir », c’est une façon de rappeler combien notre langage n’est qu’un système
de conventions arbitraires auquel on peut très bien en substituer un autre qui soit plus
imagé. « Le dialogue en 1928 » produit le même effet : si, à la question « qu’est-ce qu’un
621
lit ? », on peut répondre « Un éventail vite déplié. Le bruit d’une aile d’oiseau » , n’est-
ce pas parce qu’il n’y a rien, en soi, qui rive le mot « lit » à un objet plutôt qu’à un autre ?
Réciproquement, comme l’explique Magritte, « un objet ne tient pas tant à son nom qu’on
622
ne puisse lui en trouver un autre qui lui convienne mieux » . Mais alors, si l’on défait ce
lien conventionnel qui unit le mot à la chose, n’est-ce pas notre « réalité » toute entière
qui est « chamboulée » ? Libérer les mots de leur attachement arbitraire aux choses,
proposer de nouveaux rapports entre eux, c’est à la fois produire une conscience critique
qui désautomatise notre perception des signes et ouvrir le réel à de nouvelles possibilités.
Si tout notre système de représentation repose sur un ensemble d’ « assemblages »
arbitraires, qu’est-ce qui nous retient, comme l’interroge Breton, « de brouiller l’ordre des
623
mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses » ? Si la
réalité ne tient qu’au fil d’un assemblage arbitraire du signifiant au signifié, d’une part, et,
d’autre part, des signes entre eux, « la médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas
624
essentiellement de notre pouvoir d’énonciation » ? Tandis que, quelques années plus tard,
Isou met en cause les lois qui président à l’assemblage même des lettres au sein du mot
et propose de supprimer le mot afin de rendre aux lettres leur pleine liberté d’association,
Breton estime, lui, en 1924, que « rien ne sert de les modifier [les mots] puisque, tels qu’ils
sont, ils répondent avec cette promptitude à notre appel » et cantonne la problématique aux
618
Avec le sens de l’exagération et des formules impétueuses qui le caractérise alors (le tout avec un certain côté savoureux quand on
connaît son évolution ultérieure…), Aragon affirmait, en 1925, « qu’il n’y a pas d’autre système philosophique que l’idéalisme » (« Note
sur la liberté », La Révolution surréaliste n°4, p.30)
619
« Introduction au discours sur le peu de réalité » (1924), Point du jour, éd. Gallimard, collection « Folio Essais », Paris, 1992, p.19
620
ibid., p.23
621
« Le Dialogue en 1928 », La Révolution surréaliste n°11, 15 mars 1928, p.7
622
« Les Mots et les images », La Révolution surréaliste n°12, 15 décembre 1929, p.32
623
« Introduction au discours sur le peu de réalité », op. cit., p.24
624
ibid., p.23

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2ème partie : Poésie et Révolution

625
seules « lois qui président à leur assemblage » . Un mot n’est, en effet, la symbolisation
que d’une seule chose et, isolé, il ne produit que la chose seule. Un monde ne naît que de
l’agencement et de l’organisation de ces mots en un système. Pour changer le monde, c’est-
à-dire instaurer un nouveau système de représentation, rien ne sert donc, pour lui, d’inventer
un nouveau langage, il suffit de toucher à ses agencements, c’est-à-dire à l’énonciation,
puisque que les possibilités que nous offre celui-ci sont déjà infinies. Tel est l’engagement
politique premier du surréalisme : libérer le « dire » du servage auquel le contraignait jusque-
là le langage courant et s’affranchir, de ce fait, de l’univers commun. Dès lors, Breton et
626
Soupault peuvent écrire « pneus pattes de velours » et, comme par un coup de baguette
magique, plus jamais nous ne verrons les voitures de la même façon, alors que dans notre
esprit s’installe une curieuse association entre de furieux bolides et l’allure prédatrice d’un
chat.

Détruire le langage commun… :


Dans un premier temps, cependant, la découverte surréaliste entraîne surtout une mise
à mal systématique du langage bourgeois et de ses « lois d’assemblage ». Les formules
toutes faites, les proverbes éculés ou les expressions pleines de « bon sens » constituent,
pour eux, une cible privilégiée. Si l’idéologie, dans le langage, c’est le règne des formules
rituelles rigides, n’était-il pas logique de s’en prendre systématiquement à elles ? Dans
son recueil Le Grand Jeu, Péret s’amuse ainsi à malmener tout un ensemble de discours
ou de récits édifiants, pleins de bon-sens ou moralisants. Derrière des titres de poème en
forme de dictons populaires tels « l’avenir est aux audacieux » ou « un malheur ne vient
jamais seul », des vers sans queue ni tête, des contes absurdes où court l’expression
jubilatoire et libertaire du nonsense. Dans ce joyeux jeu de massacre, tout passe à ce crible
627
subversif. Péret y invente de faux slogans, comme « à bas les moineaux » , déforme des
expressions courantes, comme « sans tomate pas d’artichauts » ou « il n’y a pas de fleurs
628
sans fumée » , et pervertit des formules grandiloquentes ou traditionnelles par la charge
d’absurde qu’elles contiennent : « jadis une banane habituée au chenil/sautait les haies de
629
son cerveau » ou « ô puits de mes amies vous êtes des syllabes/qui courent le long des
630
falaises » . Il y parodie des chansons populaires qui tournent au « grand n’importe quoi »,
comme dans le poème « S’essouffler », ou bien traite avec la plus grande désinvolture
les récits stéréotypés de vie de saints dans « Le Langage des saints » : « Il est venu/il a
631
pissé/comme il était seul/il est parti » . Ailleurs, avec Eluard, il s’en prend à ces formules
pleines de bon-sens que les surréalistes détestent tant : 152 proverbes qu’ils s’attachent
à mettre « au goût du jour ». En recourant à divers procédés (remplacement d’un mot par
un autre aux sonorités proches, détournement d’une structure proverbiale traditionnelle,
etc.), ils font dériver ces formules vers de petits aphorismes qui, souvent, sombrent dans

625
ibid.
626
Les Champs magnétiques, op. cit., p.46
627
Le Grand Jeu (1928), éd. Gallimard, « Poésie/Gallimard », Paris, 1969, p.57
628
ibid., p.94
629
ibid., p.26
630
ibid., p.27
631
ibid., p.93

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

632
l’absurde (« les éléphants sont contagieux » ), relèvent, parfois, du détournement (« je suis
633
venu, je me suis assis, je suis parti » ) ou de la simple provocation, à partir d’une structure
634
proverbiale classique (« il faut battre sa mère pendant qu’elle est jeune » ), parfois de la
635
simple tautologie (« à petits tonneaux, petits tonneaux » ) ou, enfin, de la formule poétique
636
évocatrice (« il y a toujours une perle dans ta bouche » ). Le principe est simple : démonter
des assemblages tout faits, leur redonner du jeu et observer ce qu’il se passe. D’autres fois,
dans certains poèmes ou récits en prose, les surréalistes s’amusent à faire dérailler leur
propos au sein d’une structure logique par ailleurs impeccable. C’est le cas, par exemple,
du texte suivant de Boiffard :
« Le malheureux se décida à se faire la barbe avec une bouteille de schnick
dérobée dans l’arrière-cuisine de son grand-père, Dieu, le compositeur
d’anatomie bien connu. Il s’élança donc à la poursuite de l’autruche aux
cailloux friands mais trébucha sur des pattes de salamandre et se fractura les
637
omoplates. »
Toute la structure syntaxique est ici respectée, le récit est articulé grâce à un certain nombre
de connecteurs logiques (« donc », « mais ») et, pourtant, le propos sombre dans l’absurde.
Les assemblages sont formellement corrects mais le contenu logique, qu’ils étaient censés
produire, laisse place à un délire verbal incontrôlé.
Mettre à mal le langage courant et, avec lui, la logique, c’est aussi le travail des poèmes
de Desnos rassemblés dans les recueils Langage cuit ou L’Aumonyme. Faire basculer la
langue dans la pure tautologie d’expressions comme « cieux célestes » ou « terre terrestre »,
c’est moquer le mode de pensée rationaliste bourgeois qui renvoie les choses à leurs
propres évidences et fige les objets, avec les mots pour les dire, dans un rapport d’identité
stable. Ainsi, le nom et le qualificatif ne font que se renvoyer l’un à l’autre comme dans un
jeu de miroir. C’est l’imperméabilité des choses au sein d’assemblages pourtant arbitraires.
De même, en perturbant la conjugaison, c’est-à-dire la maîtrise du sujet sur l’action (le
verbe), Desnos introduit un doute au cœur de la tradition philosophique occidentale. En
d’autres termes, les divers procédés d’écriture qu’il met en place constituent une entreprise
de démolition en règle de la langue courante, garante de la position du sujet, maître du
discours et de l’action. C’est là l’essentiel : introduire le désordre dans le langage et, partant,
dans les réseaux de signification, s’en prendre à ces « formes-prisons » du sens et de la
pensée. C’est ouvrir la possibilité de nouveaux agencements, libérer l’énonciation et ainsi
ouvrir le réel à de nouvelles formes. A la tautologie bourgeoise, il oppose ainsi la « terre
céleste », c’est-à-dire l’image surréaliste, le rapprochement de termes opposés et éloignés,
principe de la connexion et de la production de nouvelles formes. A une forme de pensée
qui rabat les choses sur elles-mêmes, Desnos oppose l’univers en perpétuelle expansion,
transformation et création de l’image surréaliste. Au prosaïsme bourgeois, il oppose une
érotique nouvelle du langage où le mot et le verbe, désormais confondus, fusionnent dans
un cours poétique inédit où tout entre en contact avec tout, dans des noces nouvelles. Pour
632
« 152 proverbes mis au goût du jour » (1925), avec P. Eluard, dans B. Péret, Œuvres complètes vol.4, Association des amis de
Benjamin Péret, Librairie José Corti, Paris, 1987, p.251
633
ibid., p.261
634
ibid., p.255
635
ibid., p.254
636
ibid., p.258
637
La Révolution surréaliste n°1, décembre 1924, p.13

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2ème partie : Poésie et Révolution

les surréalistes, détruire le langage commun, c’est détruire tout un système de pensée,
bouleverser les apparences du réel et ouvrir de nouveaux champs de significations en
libérant l’énonciation de son carcan.

…et promouvoir de nouveaux réseaux de signification :


Travailler la langue, la faire sortir des gonds que lui impose le système de pensée
rationnel bourgeois, pour les surréalistes, c’est à la fois mettre en évidence l’arbitraire des
constructions présentes et de leurs assemblages logiques et mettre en évidence des lois
d’assemblage nouvelles. Désormais, comme l’affirme Breton, les mots « ont fini de jouer.
638
Les mots font l’amour » . Le type de travail mené au début des années 1920 par Desnos
et Leiris, entre autres, relève ainsi d’un même « souci d’intervenir, d’opérer sur la matière
même du langage en obligeant les mots à livrer leur vie secrète et à trahir le mystérieux
639
commerce qu’ils entretiennent en dehors de leur sens » . Au-delà d’un rapport usuel
entre termes, tels qu’ils sont définis par le dictionnaire, ces deux poètes ont en commun
la volonté d’explorer un type nouveau de rapprochement basé, par exemple, sur un tissu
sonore sous-jacent à la langue. Ainsi, lorsque Leiris écrit, dans ce dictionnaire d’un genre
nouveauqu’est Glossaire : j’y serre mes gloses, « ingénu : le génie nu » ou bien « éclosion
640
– écluses rompues, si nous osions ! » , l’opération ne se limite pas à quelques bons jeux
de mots. Un tel type de rapprochements sonores révélerait les « vertus les plus cachées
et les ramifications secrètes qui se propagent à travers tout le langage, canalisées par les
641
associations de sons, de formes et d’idées » . Afin d’explorer ces « vertus » suggestives du
langage pouvant échapper à la causalité logique habituelle, il s’appuie aussi sur la proximité
graphique qui peut exister entre certains mots. Dans les poèmes publiés dans La Révolution
surréaliste, fin 1925, il propose ainsi la constellation suivante de mots :

642
[Accès à la note de l’image ]
Un tel montage met en évidence une étonnante proximité entre les termes « amour »,
« mourir » et « miroir », le tout regroupé autour de l’expression « moi roi ». Une telle mise
638
« Les Mots sans rides », cité dans R. Desnos, Œuvres complètes, op. cit., p.159
639
A. BRETON, Entretiens, op. cit., p.110
640
La Révolution surréaliste n°3, 15 avril 1925, p.6
641
ibid., p.7
642
La Révolution surréaliste n°5, 15 octobre 1925, p.7

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en réseau permet de dégager un ensemble complexe de significations : est-ce à dire, par


exemple, que le « moi roi » se révèle dans le double miroir de l’amour et du mourir ? Que
son sceptre est garni du double emblème de l’amour et du mourir ? L’essentiel, ici, est
de montrer qu’un tel agencement graphique produit un nouveau champ de signification.
La contemplation graphique des mots « amour », « miroir » et « mourir » et le constat de
leur surprenante proximité produit leur surprenant assemblage en ce sceptre calligraphié. Il
permet de mettre en évidence, entre ces trois termes, la présence des quatre lettres pivot
M, O, I, R, quatre lettres qui, lorsque on les agence ensemble, permettent de composer
l’expression « moi roi ». Une fois de plus, l’idée est donc la suivante : d’une part, passer
le langage à la loupe – abstraction faite de tous les assemblages pré-existants – afin de
lui faire rendre tous ses sens secrets et possibles et, d’autre part, d’en dégager un certain
nombre de révélations et de significations inédites.
Vis-à-vis du langage, l’attitude des surréalistes peut donc se résumer ainsi : il s’agit,
à la fois, de soustraire le langage à « la décoloration qui résulte de sa fonction d’échange
643
élémentaire » et de se mettre à l’écoute de nouveaux champs de signification fondés
sur ce que nous avons déjà appelé une érotique des mots, qu’elle s’appuie sur un tissu
sonore ou une proximité graphique. Dans tous les cas, le résultat est le même : découvrir
de nouvelles lois d’assemblage et produire de nouvelles combinaisons de mots, c’est-à-dire
renouveler l’énonciation comme le projetait Breton. Sur cette voie, deux pistes s’ouvrent
alors. La première, dans la lignée de Mallarmé, René Ghil ou Saint-Pol-Roux, consiste à
se rendre maître de ces combinaisons nouvelles et à les travailler de façon consciente afin
de produire ce que Breton appelle un mystère artificiel. La seconde, dans l’héritage cette
fois-ci de Lautréamont, Cros, Rimbaud ou Maeterlinck, invite à se jeter « pieds et poings
644
liés » dans une telle aventure. Sur cette voie qu’emprunte à son tour le surréalisme, les
poètes croisent le chemin de leur propre désir inconscient. Derrière ces secrètes affinités
sonores ou graphiques, ils découvrent les tours et détours d’une pensée jusque là aveugle
à elle-même. Dans cette optique, « le langage se transforme en oracle et nous avons là (si
645
ténu soit-il) un fil pour nous guider dans la Babel de notre esprit » . En d’autres termes,
l’exploration surréaliste de nouveaux réseaux de signification les mène vers une voie toute
intérieure et de nouvelles sources où trouver le secret d’un renouvellement complet de notre
monde.

L’exploration du domaine du rêve et de l’inconscient :


Au début des années 1920, le surréalisme se trouve ainsi à la base d’un ambitieux
projet : trouver, dans les domaines du rêve et de l’inconscient, les clés de nouveaux
assemblages, d’un pouvoir d’énonciation illimité et, par là, d’un nouveau monde. Toute
l’activité expérimentale de leurs premières années tourne autour de ce seul objectif :
orchestrer, d’une manière ou d’une autre, le retour du refoulé, provoquer l’irruption des
forces de l’inconscient, s’y abandonner tout entier et trouver la source d’un nouveau
merveilleux. L’inconscient, à les croire, est le terreau d’une révolution totale, à même de
« changer la vie » et de « transformer le monde ». De la mise à jour de ses produits et
de ses pouvoirs, les surréalistes attendent le plus complet bouleversement de la pensée,
de la sensibilité et de l’ensemble de notre système de représentation. L’aventure prend
une tournure héroïque : « le tonnerre ne nous effraie plus, nous ouvrons les crânes
643
A. BRETON, « Le Merveilleux contre le mystère » (1936), La Clé des champs, op. cit., p.12
644
ibid.
645
M. LEIRIS, « Glossaire : j’y serre mes gloses », op. cit., p.7

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2ème partie : Poésie et Révolution

pour en faire s’échapper les belles araignées de cristal et d’or dont les sots ignorent la
646
beauté » , clame ainsi Desnos. Pour Crevel, le poète s’abandonne désormais à « cette
liberté nouvelle, ce sursaut de l’imagination qui triomphe du réel, du relatif, brise les barreaux
de sa cage raisonnable et, oiseau docile à la voix du vent, déjà s’éloigne de terre pour
647
voler plus haut, plus loin » . Lui et ses amis quêtent « à la source » le jaillissement
d’une parole libérée des contraintes de la raison et du carcan du « dit et du redit ». A lire
attentivement les textes qui composent les premiers numéros de La Révolution surréaliste
ou à observer les photos de groupe d’alors, on devine aisément l’intense activité fiévreuse
qui préside à leurs recherches. Ils laissent derrière eux l’image de chercheurs d’or ayant
découvert le filon merveilleux et qui, à l’aide de bâtonnets de dynamite, tentent de ramener
quelques précieuses pépites. Etait-ce là surestimer la valeur d’une telle source, comme
l’estime Debord ? Pour ce dernier, une certaine ressemblance entre ces « pépites » était
à prévoir : si l’inconscient est la somme des refoulés sociaux, force est d’admettre qu’il est
socialement constitué et délimité et qu’il n’est donc pas cette potentialité infinie dont rêvent
les surréalistes. L’essentiel est pourtant ailleurs, dans une remise en question fondamentale
des structures de la pensée et de la sensibilité contemporaines, dans une libération totale
de l’imaginaire et dans la quête de nouveaux leviers pour transformer nos représentations
du réel et renouveler les puissances du dire.
Les premières recherches du mouvement sont toutes entières tournées vers la mise
au point de tels outils. Faire de l’inconscient la source d’un renouvellement du langage
poétique, c’est une chose, mais encore faut-il trouver les moyens d’exploiter un tel foyer.
Pour cela, les surréalistes expérimentent divers procédés. Le premier d’entre eux est celui
des « sommeils » et des séances de spiritisme. La première expérience de ce genre a lieu
le 25 septembre 1922, sur une suggestion de Crevel. Lors de son déroulement, Soupault
raconte que celui-ci est le premier à parler, même s’il doute qu’il soit réellement endormi.
La suite se passe ainsi :
« Tout à coup, Robert Desnos s’endormit. Il se mit à vaticiner. Il était très exalté,
fébrile même, hors de lui. Il parlait sans s’interrompre, et s’emparant d’un crayon
se mit à écrire des phrases, des jeux de mots. Nous étions impressionnés et
648
même assez inquiets devant ce déchaînement. »
Ce type de séance se répète, par la suite et, comme l’écrit Aragon, « une épidémie de
649
sommeil s’abattit sur les surréalistes » . Tous, cependant, ne s’y impliquent pas de la
même manière. Crevel et Desnos occupent le devant de la scène et, ce, non sans une
certaine forme de rivalité (et donc, peut-être, de mystification). Côté spectateurs, les avis
sont partagés. Breton et sa femme Simone sont passionnés. Cette dernière décrit ainsi ces
séances, à sa cousine :
« Nous vivons en même temps le présent, le passé et l’avenir. Après chaque
séance on est tellement égaré et brisé qu’on se promet de ne pas recommencer,
et le lendemain, on n’a plus que le désir de se retrouver dans cette atmosphère
650
catastrophique où tous se donnent la main avec la même angoisse. »
646
« Le Génie sans miroir », Œuvres complètes, op. cit., p.223
647
« L’esprit contre la raison » (1926), L’Esprit contre la raison, op. cit., p.59-60
648
Mémoires de l’oubli (1923-1926), éd. Lachenal et Ritter, Paris, 1986, p.29
649
« Une vague de rêve », cité dans R. DESNOS, Œuvres complètes, op. cit., p.140
650
ibid., p.123-124

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D’autres, comme Soupault, sont beaucoup plus circonspects. Aragon, lui-même, quoi
qu’il en dise, ne participe pas activement à ces séances. Il souligne combien une telle
expérience expose ceux qui s’y adonnent au risque de folie. D’après ce qu’il écrit, c’est la
reconnaissance d’un tel danger qui motive l’arrêt de ces « sommeils » :
« Les expériences répétées entretiennent ceux qui s’y soumettent dans un
état d’irritation croissante et terrible, de nervosité folle. Ils maigrissent. Leurs
sommeils sont de plus en plus prolongés. Ils ne veulent plus qu’on les réveille.
[…] De véritables ravages physiques, la difficulté à plusieurs reprises de les tirer
d’un état cataleptique où semble passer comme un souffle de la mort, forceront
bientôt les sujets de cette extraordinaire expérience, à la prière de ceux qui les
651
regardent accoudés au parapet de la veille, à suspendre ces exercices. »
D’autres recherches, plus tardives, prolongent cet effort afin de percer les mystères
de l’inconscient. Au début des années 1930, elles s’appuient sur l’étude des rapports
irrationnels que l’on peut entretenir avec les choses, sur le pouvoir de suggestion
qu’exercent certains objets sur nous et sur leur capacité à servir de révélateur à nos
désirs inconscients. Dans les années 1920, cette exploration passe par l’étude du domaine
du rêve. En réhabilitant ce domaine de la vie psychique des individus, les surréalistes
s’inscrivent dans l’héritage direct des romantiques allemands. Dès 1814, soit bien avant les
analyses de Freud, dans son ouvrage Die Symbolik des Traumes (la symbolique des rêves),
G.H. Schubert démontrait déjà, en effet, l’existence d’une langue et d’une pensée du rêve
douées de cohérence et d’une certaine logique interne contribuant à définir de nouveaux
schémas de significations. Le rêve, de par sa supposée valeur prophétique, se trouve
au cœur du roman Henri d’Ofterdingen de Novalis. Comme le demande son personnage
principal, « chaque rêve, fût-il le plus confus, n’est-il pas un phénomène extraordinaire qui,
même si l’on n’y voit pas un message divin, n’en est pas moins une déchirure révélatrice
652
dans le voile mystérieux qui tombe, avec ses mille plis, sur notre vie profonde ? » .
Loin d’en rester là, il ajoute que le rêve constitue « une sauvegarde contre la régularité et
653
la banalité de l’existence, un libre délassement de la fantaisie enchaînée » . Ces deux
éléments, le surréalisme les reprend et prolonge cette réhabilitation du monde du rêve.
Il souligne, à la fois, sa capacité à ouvrir notre regard sur les domaines inconscients de
notre esprit et sa faculté à fournir un échappatoire aux bornes étroites du réel, à défier ce
qu’on appelle le « principe de réalité ». Ramener ses produits sur la scène de la conscience
et de la raison, via l’ensemble de récits de rêves publiés dans La Révolution surréaliste,
c’est donc provoquer une remise en cause générale de notre système de pensée. Les
surréalistes ne doutent pas que son pouvoir de séduction soit tel qu’en comparaison les
limites actuelles qu’impose la raison à la pensée et au dire ne paraissent insoutenables. Ils
ne doutent pas, non plus, que cette nouvelle logique qu’ils découvrent puisse renouveler le
fonctionnement de la pensée et de proposer de nouvelles « lois d’assemblage ». En somme,
pour les surréalistes, il s’agit de revivifier le monde de la veille, le « réel », le monde de la
pensée et le langage courant en provoquant un tel retour au premier plan des productions
de notre inconscient, car le rêve, disent-ils, est l’école de la « vraie » vie. D’une telle école
à la pratique, c’est-à-dire de la contemplation à distance de tels produits de notre esprit
maintenus par les récits de rêve (ils sont écrits avec le recul de la veille) à la pleine collusion
provoquée de la veille et du rêve, du conscient et de l’inconscient, il restait encore un pas
651
ibid., p.141
652
Henri d’Ofterdingen,op. cit., p.77
653
ibid., p.78

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2ème partie : Poésie et Révolution

à franchir, un outil à mettre en place. Pour les surréalistes, comme nous allons le montrer,
cet outil est l’automatisme.

Renouveler notre puissance d’énonciation par l’automatisme :


L’écriture automatique, comme le définit le premier manifeste du surréalisme, est un
« nouveau mode d’expression pure » qui consiste à s’abandonner à la « dictée de la pensée,
654
en l’absence de toute préoccupation esthétique ou morale » . Durant les premières années
du mouvement, sa pratique est à ce point centrale que sa définition se confond avec celle
du surréalisme. Un « texte surréaliste », dans les premiers numéros de La Révolution
surréaliste, c’est un texte écrit de façon automatique et rien d’autre. Il s’agit, à cette époque
655
et par ce biais, « d’ouvrir toutes grandes les écluses » et de créer les conditions d’une
coulée verbale nouvelle qui épouse le flux de la pensée inconsciente. C’est là « une
opération de grande envergure » visant à soustraire le langage à sa dimension utilitaire
et à « retrouver le secret d’un langage dont les éléments cessassent de se comporter en
656
épaves à la surface d’une mer morte » . Pour cela, l’automatisme rend le langage à sa
source intérieure incontrôlée, à cette contrée de l’esprit « dont la flore et la faune sont
657
reconnaissables entre toutes » , et cherche ainsi à percer le cœur de l’énonciation et à
trouver le secret d’un fonctionnement nouveau de la langue.
Sur ces terres, les surréalistes ne prétendent pas s’être avancés les premiers. Parmi
leurs prédécesseurs, ils citent les romantiques allemands et leur découverte d’un « flux
658
poétique » dont le poète ne serait que le conducteur et l’isolant, mais aussi, en des
domaines très différents, Freud, Charcot, William James, Rimbaud et Lautréamont. Ce
659
« filon précieux » , comme le décrit Breton, ils le mettent véritablement à jour en 1919,
avec l’écriture à deux des Champs magnétiques. A l’origine et d’après le récit qu’en fait
Breton dans le premier manifeste du groupe, alors que le poète se trouvait un soir dans
un état de semi-veille, il est frappé par une phrase étrange, « une image d’un type assez
rare », qui, sans aucun rapport avec la situation, « cognait à la vitre ». La légende veut
que, dès qu’il se serait intéressé à cette phrase, celle-ci « fit place à une succession à
660
peine intermittente de phrases qui ne [le] surprirent guère moins » . Mettant en rapport
cette singulière expérience avec les découvertes de la psychanalyse, il aurait ainsi imaginé
ce type de discours nouveau, « un monologue de débit aussi rapide que possible, sur
661
lequel l’esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement » . Il se serait alors lancé
avec Soupault, durant deux semaines, dans cette série d’essais d’écriture automatique
que constitue Les Champs magnétiques. L’expérience produit un véritable bouleversement
chez les deux hommes. Comme le raconte Soupault, « c’était une aventure absolument
merveilleuse, mais qui engageait toute notre vie : nous étions des cosmonautes, nous étions

654
A. BRETON, Manifestes du surréalisme, op. cit., p.35-36
655
A. BRETON, « Le Message automatique » (1933), Point du jour, op. cit., p.166
656
A. BRETON, « Du surréalisme en ses œuvres vives » (1953), Manifestes du surréalisme, op. cit., p.165
657
A. BRETON, Entretiens, op. cit., p.88
658
NOVALIS, cité dans La Forme poétique du monde, op. cit., p.542
659
Entretiens, op. cit., p.62
660
Manifestes du surréalisme, op. cit., p.31-32
661
Manifestes du surréalisme, op. cit., p.33

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

662
allés dans l’Inconnu » . En fonction d’une vitesse d’écriture variable, les textes publiés
évoluent d’une simple variation poétique sur un sujet ou un thème à la perte de toute unité
d’ensemble au profit d’une suite sans lien d’images improbables. Le tout garde, cependant,
une remarquable cohérence. Il constitue, en quelque sorte, le récit en acte de la naissance
du surréalisme. Ce recueil, marqué par les thèmes de la claustration, de l’étouffement et
de l’ennui, auxquelles font écho ceux de la fuite, de la révolte et de l’errance, trouve sa
résolution dans l’événement de la « parole surréaliste » que renferme le chapitre « La
Pagure dit ». Là, peut enfin s’extraire cette parole autre. Ce livre, dont les auteurs ont
été les expérimentateurs à l’aveugle et dans la souffrance, trouve son issue positive dans
l’avènement de cette « voix » surréaliste. Avec elle, les exigences de la raison pure et du
principe de réalité sont tenues en défi. En rendant possible le retour du refoulé, elle permet
de capter et de récupérer la totalité des facultés de l’esprit humain. Elle indique alors la
source de nouveaux « assemblages » et, par là, d’un nouveau merveilleux. Au libre cours
de la plume surgissent désormais des « images d’une qualité telle que nous n’eussions pas
663
été capables d’en préparer une seule de longue main » . Que penser, par exemple, du
passage suivant ? :
« La fenêtre creusée dans notre chair s’ouvre sur notre cœur. On y voit un
immense lac où viennent se poser à midi des libellules mordorées et odorantes
comme des pivoines. Quel est ce grand arbre où les animaux vont se regarder ? il
y a des siècles que nous lui versons à boire. Son gosier est plus sec que la paille
664
et la cendre y a des dépôts immenses. »
Ce lac intérieur, hormis la merveille que provoque son apparition, n’est-ce pas cette source
ou ce lieu magique qu’il s’agit de retrouver en nous-mêmes ? Celui qui y parviendrait, une
fois abreuvé à cette eau, ne serait-il pas sauvé tel « une pie d’ivresse [qui] saute un à un les
665
sillons empourprés de nielle » ? La poésie ressort libérée d’une telle expérience et une
666
« nouvelle voie » s’ouvre à elle. Le secret d’une nouvelle puissance d’énonciation venait
d’être trouvé et, avec lui, celui d’un nouveau monde et d’une vie nouvelle.
Vis-à-vis des récits de rêve, l’écriture automatique constitue un bond en avant. Dans ces
667
premiers, si « les images sont surréalistes, leur expression ne l’est pas » . L’automatisme
s’avance plus loin sur la voie d’une remise en question du langage et de l’énonciation, c’est-
à-dire de la réalité. Tandis que dans le rêve, le réel vacille dans l’illogique et l’étrange de
ses enchaînements, c’est-à-dire dans son axe syntagmatique, dans l’automatisme, il vacille
dans l’irréel de ses images, c’est-à-dire dans son axe paradigmatique. Non seulement
l’énonciation est libérée des enchaînements logiques qui la réglaient jusque là mais, en plus,
l’automatisme rend possible toutes les associations de mots imaginables. La langue est
rendue à ses pleines virtualités et à ses pouvoirs créatifs. Les accouplements de termes les
plus étranges peuvent se produire, tandis que les contours de la réalité se redéfinissent, peu

662
Mémoires de l’oubli (1914-1923), op. cit., p.8
663
A. BRETON, Manifestes du surréalisme, op. cit., p.34
664
Les Champs magnétiques, op. cit., p.33
665
ibid., p.75
666
Ph. SOUPAULT commente ainsi l’expérience : « « Nous avions trouvé une nouvelle voie pour la poésie, c’est-à-dire une espèce
de libération totale, car, c’était très important, nous étions sortis des règles de la prosodie, de la versification. », Mémoires de l’oubli
(1914-1923), op. cit., p.8
667
Max MORISE, « Les Beaux-Arts : Les Yeux enchantés », La Révolution surréaliste n°1, op. cit., p.26

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2ème partie : Poésie et Révolution

668
à peu : « poissons volants amoureux des étoiles/barbe des fleuves langueur » , « vague
669
de safran », « oreille de radis » .
Ainsi, alors que les situationnistes mettent en évidence la charge idéologique contenue
dans les mots, les surréalistes remettent en cause, eux, les lois de l’énonciation. Dans un
premier temps et à quelques exceptions près comme Desnos, ils se refusent pourtant à
toucher à tout ce qui règle, dans la phrase, les positions du sujet et de l’objet. Pour Breton, la
syntaxe doit rester inviolable. Dans son « Introduction au discours sur le peu de réalité », il
avertit : « qu’on y prenne garde, je sais le sens de tous mes mots et j’observe naturellement
670
la syntaxe (la syntaxe qui n’est pas, comme le croient certains sots, une discipline) » .
Rapidement, cependant, cette position est remise en question au sein même du groupe
surréaliste. En 1928, par exemple, dans le Traité du style, Aragon proclame haut et fort, sans
671
autre forme d’argumentation : « je piétine la syntaxe parce qu’elle doit être piétinée » .
Quelques années plus tard, Tzara se démarque à son tour de Breton et en précise ainsi la
raison : « il n’y a pas […] de répudiation de la logique qui n’aille de paire avec une critique
672
de la syntaxe » . Pour Breton, il suffit de réhabiliter une combinatoire infinie entre les
mots et les choses et de promouvoir, en retour, une poétique nouvelle de l’image. Pour
d’autres, il s’agit de remonter jusqu’à l’assise même de la pensée, c’est-à-dire l’articulation et
la distinction entre eux du sujet et de l’objet. Pour Tel Quel, par exemple, quelques décennies
plus tard, le véritable enjeu politique de l’écriture est là : mettre à mal non seulement les
constructions idéologiques en elles-mêmes mais aussi et surtout, la structuration interne de
toute idéologie enregistrée dans l’ordre de la syntaxe.

3. La Politique telquelienne de l’écriture :

La Phénoménologie de Tel Quel :


Au cours des années 1960-1970, le cœur des recherches à la fois théoriques et pratiques du
groupe Tel Quel est, en effet, une expérimentation critique et subversive de la façon dont la
pensée et le monde se composent et se forment dans la langue. Comme les surréalistes et
d’autres en leur temps, le point de départ d’une telle phénoménologie est le constat suivant :
nous ne pouvons appréhender le monde qu’à travers un système de signes organisés,
c’est-à-dire un système de représentation. Pour eux, cet ensemble de signes s’enregistre
nécessairement dans un langage, c’est-à-dire à la fois dans le sens des mots, dans tout un
système de références et dans une syntaxe. Pour Tel Quel, il n’y a pas de conscience ou
de pensée sans l’instauration préalable d’un langage. Seulement, un tel système est tout
sauf naturel. Il est, au contraire, entièrement idéologique et donc contingent. Il est un produit
historique et social qu’il s’agit d’étudier en tant que tel. Reprenant le vocabulaire marxiste
d’Althusser, Tel Quel définit alors une sorte de « matérialisme sémantique ». Derrière le
langage tel qu’il est structuré, il faut dénoncer l’idéologie à l’œuvre, de même que, derrière
l’idéologie, il faut mettre en évidence les déterminations d’un socle économique. Ainsi, in
fine, derrière les formes présentes du langage, il y aurait l’organisation matérielle de la
société présente. Dans le domaine de la pensée et de l’écriture, le mensonge serait donc
identique à celui de l’idéologie : de même que le capitalisme aliène le travailleur, en lui
668
Les Champs magnétiques, op. cit., p.104
669
B. PERET, La Révolution surréaliste n°1, op. cit., p.9
670
Point du jour, op. cit., p.24
671
Traité du style, op. cit., p.27
672
« Note 4 : le problème du langage en tant qu’attitude mentale », Grains et issues, op. cit., p.191

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

masquant les rapports de production à l’œuvre dans toute production d’objet, de même il
aliène les individus, en leur masquant les mécanismes de production du sens à l’œuvre
dans toute pensée. Pour Tel Quel, il faut donc dénoncer systématiquement ce double refoulé
social : la détermination des superstructures par les infrastructures et l’engendrement de
la signifiance dans le langage. Comme l’affirme Philippe Sollers, « l’histoire réelle – c’est-
à-dire matérialiste – ne saurait se passer d’un matérialisme sémantique (d’où l’exergue de
Lénine : « Histoire de la pensée : histoire du langage ? ») qui, s’il était fondé, ouvrirait un
673
champ de recherche très vaste » .
Dans un premier temps, une telle recherche se focalise sur les modalités d’inscription
de l’idéologie dans le champ de la pensée. Sur ce terrain, les telqueliens rencontrent un
certain nombre de soutiens de choix. Roland Barthes est l’un des premiers et des plus fidèles
d’entre eux. L’évolution de sa pensée sur le sujet met en évidence les étapes successives
du développement de la phénoménologie telquelienne. Dès 1953, dans Le Degré zéro
de l’écriture, il envisage le lien existant entre écriture et idéologie. A cette époque, ses
perspectives sont encore similaires à celles des situationnistes. Il explique, en effet, dans la
première partie de son essai, comment « il n’est pas douteux que chaque régime possède
674
son écriture, dont l’histoire reste encore à faire » . Pour cela, il s’appuie sur l’exemple de
l’écriture marxiste et de son évolution sous le régime stalinien et montre comment celle-ci
est fondamentalement « litotique puisque chaque mot n’est plus qu’une référence exiguë à
675
l’ensemble des principes qui le soutient d’une façon inavouée » . Pour Barthes, l’idéologie
se décèle donc dans l’écriture seule et non dans la langue elle-même. Elle réside dans
la seule orientation du sens des mots, dans l’emploi de formules rituelles, d’une « parole
676
socialisée par l’évidence même de sa convention » . La cible privilégiée ici, comme pour
les situationnistes ou les surréalistes, est donc le dictionnaire et la phénoménologie qu’il
677
propose alors de fonder se réduit à « une histoire des écritures politiques » . Quelques
années plus tard, en 1968, dans la somme collective que constitue l’ouvrage Tel Quel :
Théorie d’ensemble, Barthes adopte cependant un positionnement quelque peu différent.
L’idéologie, nous explique-t-il désormais, relève certes de la marque qu’impose tout pouvoir
au sens des mots mais aussi, et surtout, des structures mêmes de la langue. En d’autres
termes, elle tient non seulement aux éléments du discours que toute classe dominante
met en place mais aussi à la forme langagière qu’emprunte ce discours. L’essentiel ne
réside donc pas uniquement dans la nature des symboles que notre pensée met en jeu
mais aussi dans la façon que nous avons d’agencer ces symboles au sein d’un système
organisé et cohérent. L’idéologie réside tout autant, si ce n’est plus, dans la syntaxe que
dans la mise en place d’un ensemble de formules rituelles. Ainsi Barthes explique que le
travail politique de l’écrivain « ne consiste pas à inventer de nouveaux symboles, mais à
opérer la mutation du système symbolique dans son entier, à retourner le langage, non
678
à le renouveler » . Est-ce à dire qu’en l’espace d’une dizaine d’années Barthes aurait
totalement retourné sa veste, nous expliquant désormais que l’idéologie n’est pas tant
dans l’écriture que dans la langue même ? La réalité est bien plus complexe. Une telle
évolution, qui accompagne le développement de la phénoménologie telquelienne, revient,
673
L’Ecriture et l’expérience des limites, éd. du Seuil, « Points essais », Paris, 1968, p.6
674
Le Degré zéro de l’écriture (1953), éd. du Seuil, « Essais », Paris, 1972, p.24
675
ibid., p.23
676
ibid., p.36
677
ibid., p.25
678
« Drame, poème, roman », Tel Quel : Théorie d’ensemble (1968), éd. du Seuil, Paris, 1980, p.39-40

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2ème partie : Poésie et Révolution

en fait, à distinguer deux niveaux d’analyse : d’un côté, le discours et l’ensemble des
figures idéologiques qu’il agence, c’est-à-dire l’écriture et le contenu des représentations
qu’elle combine, et, de l’autre, la langue en tant que syntaxe et structure même du système
idéologique de représentations. Mais alors, si la langue traduit déjà en soi une structure de
pensée, une syntaxe, c’est-à-dire une façon spécifique d’agencer les signes entre eux, cela
ne revient-il pas à dire qu’elle est en quelque sorte déjà écrite avant même d’être parlée ou
agencée dans un texte ? C’est en tout cas ce que suggère l’ensemble des analyses menées
par Tel Quel dès la fin des années 1960 : il y aurait, au niveau même de la langue et, ce,
de façon préalable à tout discours, une sorte de pré-écriture. Comme le démontre Jacques
Derrida, toute prise de parole, quelle qu’elle soit, relève donc d’une écriture préalable.
Toute phénoménologie, toute analyse de l’avènement d’une pensée dans le langage ou
du réel à travers le langage, doit ainsi en passer par la mise à jour de cette « écriture
originaire » à partir de laquelle peuvent émerger toute pensée et toute conscience. En
d’autres termes, toute phénoménologie doit s’appuyer sur ce que le philosophe appelle une
« grammatologie », c’est-à-dire une science de l’écriture.
Le principal reproche que l’on peut adresser à une telle analyse, couplant matérialisme
sémantique et grammatologie, en pleine période structuraliste, serait de présenter un
« procès sans sujet ». On peut toujours dire que, derrière l’apparente diversité des discours
et des formes de pensée, il n’y a qu’une seule et unique structure de pensée ou pré-
écriture et que l’apparente diversité idéologique du moment présent n’est ainsi qu’une
illusion d’optique, le témoin d’une incapacité à remonter aux véritables infrastructures de la
société et de son langage. Un problème reste néanmoins posé : comment peut-on expliquer
que, dans les mêmes conditions, certains individus, penseurs ou écrivains, aient réussi
à briser leur langue, à transgresser leur conditionnement et à tenter une sortie hors des
représentations de leur temps ? C’est précisément à partir de ce point que Julia Kristeva,
intégrant à la phénoménologie telquelienne les apports de la psychanalyse lacanienne,
réintègre la question du sujet à l’ensemble de ces réflexions préalables. S’appuyant sur
l’étude des cas singuliers que constituent Lautréamont, Mallarmé, Joyce ou encore Artaud,
elle défend la nécessité de chercher la vérité du langage à la fois dans son « imbrication
socio-historique » et dans la traversée du corps du sujet, avec ses pulsions et ses désirs.
Contre le structuralisme qu’elle entend ici dépasser, Kristeva démontre que la critique ne
peut quadriller un texte comme un objet sans sujet car il est l’enjeu d’un désir autant que
d’une politique. L’évolution du propos est considérable : l’idéologie à l’œuvre dans tout
emploi du langage est, certes, sociale, mais elle s’articule aussi à un fond inconscient
individuel. Ainsi, alors que le structuralisme s’appliquait jusque là à déterminer les règles
qui ordonnent ce qu’elle appelle le phéno-texte (soit le texte, tel qu’il se donne à nous),
elle entend remonter plus avant, pénétrer jusque dans ce qu’elle appelle le géno-texte (soit
l’opération par laquelle celui-ci est engendré) et poser, à partir de là, une problématique
de l’écriture d’où ne soient absents ni l’histoire ni le sujet. Pour démontrer le bien-fondé
d’une telle opération, elle s’appuie, en 1974, dans La Révolution du langage poétique, sur
la phénoménologie husserlienne démontrant la contrainte infranchissable de la position
679
d’un ego, « comme seule et unique contrainte constitutive de tout acte linguistique » .
Réintroduire ainsi un sujet de l’énonciation, c’est réintégrer avec lui toute la position
freudienne de l’inconscient dans la phénoménologie. Kristeva place donc la question du
langage à la croisée de deux niveaux : d’un côté, le sémiotique, c’est-à-dire le fond
pulsionnel, irrationnel et inconscient propre à un sujet, et, de l’autre, le symbolique, c’est-
à-dire l’ensemble des règles sociales qui posent de façon séparée le sujet et l’objet et
articulent ces deux pôles distincts. De façon générale, l’ordre symbolique est là pour
679
La Révolution du langage poétique, éd. du Seuil, Paris, 1974, p.31

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

préserver la langue de l’irruption du sémiotique. Toute énonciation, dans ce cadre-là, est


« thétique ». Elle exige « une identification, c’est-à-dire une séparation du sujet de et dans
680
son image, en même temps que de et dans ses objets » . Ce processus-là rendrait en
même temps possible toute dénotation, c’est-à-dire « la possibilité qu’a le sujet de se séparer
d’un écosystème avec lequel il fusionnait pour pouvoir, en raison de cette séparation, le
681
désigner » . A ce niveau, le thétique s’enregistre dans une syntaxe dont la normativité
est garante des structures cartésiennes de pensée et d’identité, en même temps que de
la structure sociale et étatique elle-même. Un tel ordre symbolique s’appuie donc sur un
refoulement. Que celui-ci cesse d’être opérant et que le sémiotique se fraie un passage
dans le symbolique, et ce sont alors toutes les normes constitutives de l’identité du sujet
et de son rapport au monde qui sont déplacées. Sans nous attarder, pour l’instant, sur les
enjeux politiques et existentiels d’une telle « sémiotisation du symbolique », la possibilité
d’une telle effraction nous permet de confirmer ainsi la phénoménologie telquelienne et
la compréhension qu’elle permet de l’articulation entre langage et idéologie. Elle met en
évidence l’enjeu essentiel du thétique et de la syntaxe, seule garante du sens, de l’identité
du sujet et de sa prise de conscience du monde. La structure même de la langue définit
la structure psychique du sujet, une organisation systématique de nos représentations et,
par là, un ordre social existant ou à venir. La question est ainsi bouclée pour Tel Quel : la
langue est le siège d’enjeux à la fois politiques et existentiels, sa structure profonde, ou
pré-écriture, est garante d’un ordre social en même temps que d’une identité individuelle et
la forme qu’elle prend, comme la place qu’elle accorde ou non au frayage du sémiotique
dans le symbolique, définit une politique. Pour terminer sa démonstration, Kristeva lie
expérience d’écriture (c’est-à-dire mise en forme du langage à travers un ordre syntaxique)
et mise en œuvre d’un rapport à soi et aux autres. Elle définit ainsi quatre pratiques
signifiantes différentes, chacune d’elles articulée autour d’une représentation sociale et
d’un rapport du sujet à lui-même. Elle assimile, premièrement, la narration à une structure
paternaliste marquée par la figure dominante du « je » ou d’un auteur, à l’expression
d’une charge pulsionnelle maîtrisée. La métalangue, deuxièmement, est associée à la
république, « une structure à dominante qui subordonne les entités humaines », à une
position surplombante qui absente le sujet à lui-même. Troisièmement, la contemplation
(intellectuelle) est liée à la phratrie, communauté hiérarchisée, elle-même imbriquée dans
une hiérarchie sociale ou étatique. Enfin, elle définit une quatrième catégorie, celle qui nous
intéresse directement ici, c’est-à-dire le texte. Politiquement, elle associe cette pratique
signifiante à un corps social unifié par un code mais constitué d’entités autonomes, soit
précisément le genre d’organisation sociale prônée par l’anarchisme. Un tel rapport à la
langue caractériserait une posture libérée de toute aliénation à une idéologie, capable de
s’écarter de tous les discours en les assumant, en faisant exploser toute narration, et de
briser « la totalité de l’objet visionné » en des fragments liés à des significations réajustées
dans une combinaison nouvelle. Par conséquent, de par « les changements rythmiques,
lexicaux, voire syntaxiques » produit le frayage, ici autorisé, des pulsions dans la langue,
une telle position est à même de perturber « la transparence de la chaîne signifiante » et
682
de l’ouvrir « vers le creuset matériel de sa production » . En d’autres termes, elle définit
la possibilité d’une attitude critique permanente.

680
ibid., p.41-42
681
ibid., p.51
682
La Révolution du langage poétique, op. cit., p.96

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2ème partie : Poésie et Révolution

La Visée critique de l’écriture chez Tel Quel : pour l’entrée dans une lecture
permanente :
Par rapport à un tel travail de réflexion linguistique et phénoménologique, le premier rôle
politique de l’écrivain est critique. Cet engendrement du sens, il ne doit pas le masquer
mais, au contraire, le mettre en évidence. Pour cela, Tel Quel rejette tout lyrisme et tout
naturalisme littéraire et remet en cause à la fois la figure traditionnelle de l’auteur « afin de
683
couper court à l’éloquence néo-romantique qui divinise l’écrivain, en fait un créateur » et
toute mimêsis. Dès lors, sur la scène de l’œuvre, il ne reste plus que le langage lui-même.
L’écrivain, ou « scripteur », n’a plus vocation à user de signes pour représenter le monde
ou exprimer un sujet mais il tourne son regard sur son propre travail d’écriture. Le problème
est simple : si le monde s’offre à nous comme déjà écrit, c’est-à-dire comme une littérature,
alors il appartient à l’écrivain de le dire et de le saisir comme tel. Dans les textes d’un genre
nouveau ainsi produits, l’écriture est renversée sur elle-même et explore la façon dont elle
produit une pensée et, avec elle, un monde et sa conscience. A ce titre, Tel Quel représente
la phase critique de la littérature et de l’écriture, le geste auto-réflexif du travail de l’écrivain.
Le quatrième de couverture du roman Drame de Philippe Sollers, en 1965, résume assez
bien une telle perspective : « s’il y a récit », nous explique-t-on, « il raconte au fond comment
une langue (une syntaxe) se cherche, s’invente, se fait à la fois émettrice et réceptrice –
expérience de la violence qu’il y a à parler, à être parlé ». En d’autres termes, l’ « écriture
textuelle » a pour but d’inscrire à la surface du phéno-texte le travail, jusque-là masqué, du
géno-texte. Dans l’optique du « matérialisme sémantique », un tel déplacement du regard
en littérature se veut comparable à celui qu’opère la critique marxiste dans l’économie. Il
opère le même glissement d’une approche en terme d’échange (argent, sens, parole) à
celle en terme de production (le travail antérieur au sens). L’objectif est aussi le même :
produire un mouvement de désaliénation critique.
Pour Tel Quel, en effet, si toute conscience et toute idéologie relèvent d’une écriture,
d’un ensemble de signes structurés au sein d’un système général de représentation, alors
l’écrivain révolutionnaire est celui qui sait s’élever à la conscience réflexive de cette pré-
écriture là, qui ne se laisse plus abuser par elle et qui organise l’ensemble de son œuvre
afin de révéler à son lecteur son existence. En d’autres termes, il est celui qui met à nu
684
et dénonce les infrastructures, ce « refoulé du mécanisme social » selon l’expression
de Kristeva. L’enjeu majeur de l’écriture telquelienne est de mettre en place un dispositif
textuel de désautomatisation de notre perception des signes visant à révéler tout ce qu’il
y a de construit et d’arbitraire dans nos représentations. L’intérêt politique de tels textes
est de susciter une position critique active de son lecteur et de l’emmener ainsi vers une
sorte de lecture permanente. Comme l’explique Mathieu Bénézet, les livres de Tel Quel
constitueraient non pas « des ébauches d’une littérature à venir mais des propositions
685
claires de lecture » .
Au premier abord, la question de la lecture est pourtant loin d’être évidente. Dans
l’article qu’il consacre à Drame de Sollers, Barthes montre comment ce roman, faisant du
langage son sujet, se heurte à un tabou très fort. Il note la façon dont « cette censure
rencontre une paresse (ou s’exprime à travers elle) : nous ne lisons bien, ordinairement,
que l’œuvre dans laquelle nous pouvons nous projeter ». Il poursuit en expliquant que
« nous pensons toujours que les œuvres sont des peintures et que nous devons les
683
J. HENRIC, Tel Quel : théorie d’ensemble, op. cit., p.69
684
La Révolution du langage poétique, op. cit., p.11
685
Le Roman de la langue, Union Générale d’Editions, collection « 10/18 », Paris, 1977, p.34

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

lire comme nous croyons qu’elles ont été faites, c’est-à-dire en nous y ajoutant nous-
mêmes. A ce compte-là, seul l’écrivain peut se projeter dans Drame, seul l’écrivain peut
686
lire Drame » . Il ne peut, cependant, s’empêcher d’« espérer une autre lecture » et
propose un rapport entre l’œuvre et le lecteur non plus fondé sur un principe d’analogie
(identification à un personnage) mais d’homologie, la lutte de l’écrivain avec le langage
reproduisant « toutes les luttes du monde » – argument avancé, nous semble-t-il, de façon
si timide que l’on se demande si Barthes y adhère vraiment. Moins embarrassé, Sollers,
dans Théorie d’ensemble, souligne deux aspects propres au nouveau mode de lecture que
proposent ces textes. Le premier serait un renversement de la lecture qui s’attacherait à
suivre, non plus un récit de signifiés, mais un travail sur le signifiant. Nous retrouverions
ici le postulat du nouveau-roman qui implique non pas de suivre le récit d’une aventure
mais l’aventure d’un récit. Sollers pousse sa réflexion plus loin, cependant. Le texte serait
« la totalité concrète à la fois comme produit déchiffrable et comme travail d’élaboration
687
transformateur » . Dès lors, écriture et lecture feraient partie intégrante d’un texte « qui,
688 689
d’ailleurs, se calcule en conséquence » . Ecrivain et lecteur auraient donc à se faire
acteurs du texte. Le premier s’attacherait à « ressaisir la gravitation incessante qui use déjà
690
des mots à [notre] insu » et par là, postulant que le réel s’offre à nous comme un ensemble
de signes, viserait à se réapproprier ces signes dans une dynamique désaliénante. Le
691
second, abandonnant « l’opération lexicale-syntaxique-sémantique du déchiffrement » ,
serait à même de refaire le trajet de leur production. S’attardant sur la question de la lecture
dans La Révolution du langage poétique, Kristeva approfondit ce dernier point. Le « procès
de la signifiance », qu’elle relève dans les œuvres de Mallarmé, Lautréamont, Joyce et
bien d’autres, n’aurait pas, à proprement parler, de destinataire mais il inclurait le lecteur
dans « une poussée de transformation, de subversion ». A ce compte, nous retrouverions
le modèle d’homologie que proposait Barthes : le lecteur n’est pas invité à se projeter dans
le texte mais à reparcourir le trajet de son écriture et les réseaux de signification qu’il met
en place.
Proposer une nouvelle façon de lire les textes, montrer les marques de l’écriture à
l’œuvre et mettre en place un système de désautomatisation de la perception des signes :
l’exemple le plus intéressant, selon nous, est assurément l’œuvre de Maurice Roche. Le
type d’écriture très singulier que développe cet auteur, dans les années 1960-1970, produit,
692
en effet, un nouveau mode de lecture qu’il qualifie de « non-occidental » . Son déroulé
est non-linéaire. Circus, entre autres, de par son écriture éclatée et sa syntaxe cassée,
multiplie les sens de lecture. Le texte ne cesse d’ouvrir des possibilités nouvelles. A un
premier niveau, un tel effet est provoqué par un ensemble de ratures et de corrections qui
superposent diverses couches de textes encore lisibles. D’autres fois, il invite à déborder
d’une page sur une autre. Parfois, encore, il peut s’agir :
∙ d’une lecture en diagonale :

686
Tel Quel : Théorie d’ensemble, op. cit., p.42
687
SOLLERS, « Niveaux sémantiques d’un texte moderne », Tel Quel : Théorie d’ensemble, op. cit., p.274
688
ibid.
689
Sollers dirait « scripteur », mais nous lui abandonnons ce terme
690
SOLLERS, Drame, op. cit., p.111
691
Julia KRISTEVA, La Révolution du langage poétique, op. cit., p.98
692
Entretien avec Anne Fabre-Luce, « Maurice Roche : réunir le monde en un texte », « La Quinzaine littéraire », avril 1972

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2ème partie : Poésie et Révolution

693
[Accès à la note de l’image ]
∙ d’une lecture de haut en bas :

694
[Accès à la note de l’image ]
∙ d’une lecture en sens inverse, palindrome ou boustrophédon :

695
[Accès à la note de l’image ]
∙ d’une lecture entièrement à l’envers ou, enfin, d’une lecture en cycle comme dans ce
dernier extrait de Circus :

693
Circus, éd. du Seuil, Paris, 1972, p.63
694
ibid., p.29
695
CodeX, éd. du Seuil, Paris, 1974, p.74

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

696
[[Accès à la note de l’image ]
A chaque fois, Maurice Roche propose une lecture à choix multiples, à propos de
697
laquelle « aucune lisibilité ne [peut] être considérée comme définitive » . Impliqué de façon
directe ou indirecte dans le texte, le lecteur est placé en position d’acteur par le romancier.
Par les choix qu’il opère à travers sa lecture, il devient lui-même « créateur » de texte. Ainsi,
à propos des parenthèses et des multiples corrections qui jalonnent ses romans, Maurice
Roche note :
« Le lecteur est, lui aussi, obligé de surcharger, puis d’enlever, puis d’ajouter,
etc. Il y a une phrase dans Compact où il est dit : « on a tout ce qu’on invente ».
Chacun peut inventer au travers du double mouvement surcharger/effacer, selon
698
sa propre structure mentale. »
Le texte, nous explique l’auteur, peut chaque fois être lu de plusieurs manières, « celui-ci
699
n’étant jamais le même, chaque lecture le changeant ». La mention de genre de Circus
696
Circus, op. cit., p.42
697
Prière d’insérer ajouté à l’édition originale de Circus
698
Maurice Roche par les autres, éd. de l’Athanor, Paris, 1978, p.16
699
Quatrième de couverture de CodeX

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2ème partie : Poésie et Révolution

se conjugue dès lors au pluriel : Maurice Roche écrit des « roman(s) ». Jouets-meccano
entre les mains de l’auteur, ils le sont aussi entre celles du lecteur à même, en fonction
des possibles qu’offre le texte, d’en proposer une actualisation ou une autre. Ces œuvres
ne se livrent pas, elles demandent à être conquises et placent la lecture sous le signe du
jeu. Chacun peut se promener à sa guise dans ces textes. S’attardant dans son parcours
« non-occidental », le lecteur traverse un monde de mots qui, à son plus grand plaisir, se
mettent parfois à bouger tous seuls. De combien de trouvailles de ce genre nous sommes
nous réjouis au cours de nos nombreuses relectures ! Le « petit mystagogue » que nous
sommes s’amuse dans sa quête et tombe parfois sur des perles. C’est cette jouissance
(que Lacan réécrivait, d’ailleurs, « j’ouis sens »…) de découvrir une expression, ou un mot,
700
dans une autre : rébus, holorimes, tels « recuit, aimer, terne, âme » (requiem aeternam),
701
contrepèteries comme « entre la foire et le chômage » ou paragrammes, tels « pactiser
702
et composer » qui font « compact ». C’est, tout d’un coup, relever un petit clin d’œil
discrètement dissimulé, lire :

703
[Accès à la note de l’image ]
et découvrir, intrigué par les tirets, ce commentaire grotesque : « tirant un coup en
catimini ». Au lecteur d’achever la production du sens, de déceler au milieu de ces strates
704
de textes une signification ou une autre, de jouer avec le sens. C’est là l’humour rochat .
Il introduit dans l’ère du doute – voire dans l’aire du doute. Si le sens est perpétuellement
en fuite, multiple, toujours en avant sur une ligne sans terme, tout devient suspect, rien ne
va plus de soi, tout peut signifier une chose et son contraire. Le lecteur se met à chercher
des sous-entendus derrière la moindre expression, tout lui semble soudainement étrange,
dissimulé. Tout n’est plus que jeux de mots et allusions cachées. Comment lire, par exemple,
un tel passage ? :

700
CodeX, op. cit., p.105
701
Circus, op. cit., p.43
702
ibid., p.34
703
CodeX, op. cit., p.39
704
L’auteur, préférant les chats, s’est opposé formellement à la formation de l’adjectif « rochien »…

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

705
[Accès à la note de l’image ]
On commence par lire « normalement », de gauche à droite et de haut en bas mais, il
faut bien l’avouer, le tout ne produit guère de sens. Comment se sortir dans cette syntaxe
cassée ? Comment expliquer la répétition de « l’échappée » ? Que vient faire le terme
« astragale » ainsi placé dans cette page ? Plusieurs sens de lecture possibles nous sont
suggérés. D’abord, « marche après marche » se démarque au centre de la page. Libre
à nous, alors, d’intégrer ou non « d’astragale » dans notre lecture. Arrivé au bas de cet
escalier, que mime le texte, deux nouvelles possibilités s’offrent à nous, en isolant la zone
textuelle centrale :
∙ « marche après marche hésitant ainsi jusqu’en bas l’échappée est assez basse Entre
là »
∙ « marche après marche tâte chaque rebord L’échappée est assez basse Entre là »
∙ mais aussi :
∙ « marche après marche hésitant tâte chaque rebord L’échappée est assez basse
entre là »
∙ « marche après marche tâte chaque rebord ainsi jusqu’en bas L’échappée est assez
basse ».
Les combinaisons qui s’offrent au lecteur sont nombreuses, sans qu’aucune ne semble
prévaloir sur une autre. Ce léger vertige surmonté, une fois frayé un chemin, il reste la
question du sens. Quelle que soit la version adoptée, celui-ci est loin d’être évident. Le terme
« astragale » est sans doute ce qui pose le plus de problème. Faut-il y voir une référence
au roman L’Astragale d’Albertine Sarrazin, publié par Jean-Jacques Pauvert en 1965 ? Le
titre ne désigne-t-il pas ici un petit os du pied ? L’histoire veut que l’auteure, s’évadant en
1957 de la prison de Doullens (où elle avait été envoyée pour un hold-up raté en 1953),
se soit cassée cet os en sautant d’un rempart de dix mètres. Cette page fait-elle référence
à cet épisode ? La mention de « l’échappée » ou l’appel à la vigilance pour la descente
peut le laisser supposer. De même, on peut remarquer comment le texte laisse le choix
entre deux parcours : marche après marche ou bien « sautant » du haut au bas de la page
(« d’astragale » s’intercalant dans ce vide). Pour ne point se casser l’astragale, ne fallait-il
pas mieux prendre les marches d’escalier plutôt que de sauter ? Au terme d’un tel examen,
le lecteur est dérouté par ce sens qui se dérobe sans cesse. C’est en nous introduisant
dans cette aire du doute, que l’œuvre désautomatise notre perception des signes. Plus
rien ne va de soi dans de tels textes. L’écriture implique un second degré permanent et
705
Opéra bouffe, éd. du Seuil, Paris, 1975, p.103

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met à nu le discours en tant que tel. Touchant à la clarté du sens et de la langue, elle
met en représentation ses propres circuits de signification. Elle décale notre perception des
choses, fait bouger notre point de vue et, par là, retourne notre attention sur le construit de
toute signification. En nous faisant acteur de la production du texte, elle nous en fait aussi
spectateur conscient et désaliéné. C’est ainsi que de tels textes développent ce que Maurice
706
Roche appelait de ses vœux, c’est-à-dire une « lecture permanente » . Ils introduisent une
distance vis à vis de tous discours ou de tous signes. Démontant le langage courant, ils
mettent en place une nouvelle écriture dont le lecteur ne serait plus le dupe. Mettant à jour
leurs mécanismes de production, y impliquant même son destinataire, ils modifient ainsi la
circulation du sens. Par là, ils sont, à proprement parler, politiques.
Le premier niveau politique des textes de Tel Quel est donc là : susciter une position
critique active de son lecteur et l’emmener vers une lecture permanente du monde sur
ce même modèle critique actif. Leur second niveau politique est fondé sur ce point : se
désaliéner du « ça va de soi », s’initier à une position critique permanente, c’est se mettre
en posture de se ré-approprier ses déterminations et de les subvertir. En d’autres termes,
mettre à jour ce « refoulé du mécanisme social » qu’est l’engendrement du sens, c’est ouvrir
le fond même de nos représentations et des formes de notre conscience à la critique et,
partant, à la subversion. Comme le souligne Kristeva, un tel ensemble de pratiques, ouvre
ainsi la voie à toute une série de modifications conscientes « du statut du sujet – de son
707
rapport au corps, aux autres, aux objets » à partir de « modifications langagières » .

La Politique de l’écriture selon Tel Quel :


Si toute conscience, toute pensée et même tout langage sont déjà « écrits », une telle
pré-écriture traduisant les infrastructures idéologiques fondamentales qui déterminent notre
rapport à soi et au monde, alors accéder à la conscience critique de ces infrastructures
et se ré-approprier ainsi son langage et sa pensée constitue un geste politique décisif.
Comme l’affirme Sollers, « en définitive, la situation se résume ainsi : ou bien le monde
se donne comme ayant plus de mots que moi, ou bien c’est moi qui en ait davantage.
708
Dans le premier cas, je suis vécu. Dans le second, je vis » . Tout le problème consiste
709
donc à « ressaisir la gravitation incessante qui use déjà des mots à mon insu » . Le choix
d’une écriture constitue ainsi une problématique politique majeure pour tout écrivain. La
définition de ce que les telqueliens appellent une « écriture textuelle », comme l’explique
Philippe Forest, se présente « explicitement comme un geste critique dont la violence
710
s’exerce à l’intérieur du langage mais retentit dans l’ensemble du champ social » . Une
telle pratique, selon le principe du matérialisme sémantique, se pense en lien étroit avec
les secousses révolutionnaires qui ont traversé le monde à la fin des années 1960. Comme
l’explique Sollers, afin de répondre aux évènements de mai 1968 en France, l’ouvrage
Théorie d’ensemble est conçu dans cette optique là :
« L’essentiel de ce livre porte sur un rêve : unifier la réflexion et déclencher à
partir de là une subversion généralisée. Cette unification venait d’une conscience

706
Prière d’insérer de Circus
707
La Révolution du langage poétique, op. cit., p.13
708
Drame, op. cit., p.124
709
ibid., p.111
710
Histoire de Tel Quel, éd. du Seuil, Paris, 1995, p.271

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

aiguë des pouvoirs possibles de la littérature qu’un refoulement habituel


711
s’attache à minimiser, à freiner, à subordonner. »
Pour Tel Quel, il s’agit de s’en prendre au pouvoir dominant et à son idéologie à travers
son langage. L’enjeu dépasse largement le modèle sartrien de la littérature engagée et
se résume ainsi : « détruire la société actuelle en démontant (démontrant) son langage,
puis monter (montrer) un autre langage afin de contribuer à l’avènement d’une autre
712
société » . Les telqueliens s’en prennent à l’ensemble des conventions langagières
établies, syntaxiques, grammaticales ou lexicales, afin de faire « exploser » l’idéologie
à l’œuvre dans le langage présent. Il s’agit, suivant les formulations, de « retourner le
713
langage » (Barthes), de dérégler la circulation des signes (Derrida) ou d’attenter au
tissu linguistique afin de toucher « aux dernières garanties de l’identité (subjective, sociale)
714
jalouse de son unité, c’est-à-dire à la conscience que l’organisme social a de sa logique »
(Kristeva). Une telle entreprise transgressive est envisagée de façon dialectique. Le
négatif à l’œuvre et le positif s’articulent l’un avec l’autre : la destruction des conventions
syntaxiques et grammaticales est en même temps l’élaboration d’un langage nouveau.
Concrètement, dans le cas des romans de Maurice Roche, il peut s’agir d’une ouverture
générale du sens par divers procédés de « polysémisation » du signifiant, en répétant
par exemple un même signifiant avec des signifiés différents : « louer un meublé/louer
715 716
le seigneur » , en insérant un signifiant dans un autre : « tROnCHE » , ou encore en
partitionnant le texte :

717
[Accès à la note de l’image ]
En démultipliant les possibilités de lecture ou en éclatant les mots sur la page, la
syntaxe traditionnelle est brisée. Dans d’autres cas, la narration classique, avec ses normes
représentatives, laisse place à une coulée verbale incontrôlée, comme dans le roman Lois
(1972) de Sollers. Pour Kristeva, une telle entreprise de subversion langagière relève de
ce qu’elle appelle une « sémiotisation du symbolique », ou l’afflux de la jouissance et le
frayage du pulsionnel dans le langage. Par ce mouvement, « toutes les idéologies sont
là, pulvérisées dans leur propre logique avant d’être décalées vers ce qui n’est plus de
l’idée, plus du signe, plus de la syntaxe, donc plus du logos, mais du fonctionnement
718
sémiotique » . Par ailleurs, la destruction de la syntaxe, à laquelle se livrent des auteurs
comme Roche ou Sollers, aurait pour conséquence de transgresser le thétique, c’est-à-dire
711
Tel Quel : théorie d’ensemble, op. cit., p.7
712
Maurice ROCHE, entretien, déjà cité, avec Anne Fabre-Luce
713
« Drame, poème, roman », Théorie d’ensemble, op. cit., p.40
714
La Révolution du langage poétique, op. cit., p.368
715
Circus, op. cit., p.26
716
ibid., p.46
717
Circus, op. cit., p.87
718
La Révolution du langage poétique, op. cit., p.62-63

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2ème partie : Poésie et Révolution

tout ce qui vient constituer l’ordre symbolique, selon « toute la stratification verticale de celui-
ci (référent, signifié, signifiant) et toutes les modalités de l’articulation logico-sémantique qui
719
s’ensuivent » .
Dans chacun de ces cas, comme nous venons de le voir, l’objectif est d’ouvrir le langage
à un fonctionnement nouveau où le sens circule librement, de créer « une langue totale
où rien n’est obligatoire » (selon l’expression de Barthes). Comme l’explique Derrida, « la
rationalité – mais il faudrait peut-être abandonner ce mot pour la raison qui apparaîtra
à la fin de cette phrase – qui commande l’écriture ainsi élargie et radicalisée, n’est plus
issue et elle inaugure la destruction, non pas la démolition mais la dé-sédimentation, la
720
dé-construction de toutes les significations qui ont leur source dans celle du logos » .
Elle est l’avènement du jeu, « effaçant la limite depuis laquelle on a cru pouvoir régler la
721
circulation des signes » . Le sens n’est plus une donnée naturelle mais une production qui
s’affiche comme telle. Sa stabilité, jusque là assurée par l’instance du logos, laisse place à
une multiplicité irréductible. Avec elle, c’est un nouveau mode de penser, un nouvel univers
sensible qu’il s’agit donc d’expérimenter. La « révolution du langage poétique », de la fin du
ème
XIX siècle à Tel Quel, en passant bien entendu par les surréalistes, révèle ainsi son vrai
visage : sa croyance démesurée dans les pouvoirs de la langue, son effort constant pour
définir ce que Rimbaud appelait en son temps une « alchimie du verbe ».

b) L’expérimentation active d’un nouveau mode de penser

1. « L’Alchimie du verbe » :
Comme nous l’expliquions précédemment, chez la plupart de ces poètes en rupture de
ban avec la société, l’opposition entre « vraie » et « fausse » vie recoupe celle entre
un art « véritable » à retrouver et le monde des Beaux-Arts ou des Belles-Lettres. Une
telle expérience, on l’a vu, les amène à se démarquer de tout réalisme en art, de toute
poésie-moyen d’expression, selon l’expression de Tzara, au profit d’un art qui traduise
une activité de l’esprit et retrouve ainsi sa pleine dimension existentielle. L’expression, ce
faisant, s’individualise et le règne des formes conventionnelles collectives cède place au
génie créatif novateur. A l’opposé du langage de communication ou ce que Mallarmé appelle
« l’universelle bavardage », du langage des bourgeois et des commerçants, les poètes
imaginent ainsi une langue où tout soit possible, une langue authentique, délivrée des poids
du dit et du redit, où se créent et se nouent l’ensemble de nos représentations et des
formes sensibles par lesquelles nous appréhendons le monde. Il s’agit de rendre le langage
à l’efficacité d’ordre magique liée à son caractère intransitif. A l’exception notable des
situationnistes dont nous expliquerons plus loin les motifs, tous s’accordent là-dessus. Pour
les surréalistes, par exemple, libérer l’ensemble des possibles contenus dans la langue, ce
722
serait entraîner « la recréation du monde » . La manière dont le dadaïste Hugo Ball aborde
la poésie phonétique relève de perspectives similaires. Avec elle, explique-t-il, « l’on se
retire vers l’alchimie la plus intime du mot, […] l’on abandonne même encore le mot afin de
723
préserver ainsi la région la plus sacrée de la poésie » . Le « zaoum » des futuristes russes
719
ibid., p.61
720
De la grammatologie, éd. de minuit, Paris, 1967, p.21
721
ibid., p.16
722
« Le Merveilleux contre le mystère », La Clé des champs, op. cit., p.12
723
Dada à Zürich, le mot et l’image, op. cit., p.54

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

s’inscrit dans cette même logique. Il relève d’une même forme de « sorcellerie évocatoire ».
Si le langage poétique, explique Nikolaï Bourliouk, est sensible et expressif et s’il existe un
lien de relation directe entre le monde et son expression, alors on peut parler d’une sorte
724
de « verbocréation » .
Il est une formule, cependant, qui résume, mieux que toutes les autres, la perspective
commune à tous ces poètes : c’est « l’alchimie du verbe » rimbaldienne. Dans la fameuse
lettre dite du « voyant » à Paul Demeny du 15 mai 1871, le poète évoque ainsi la nécessité de
« trouver une langue » nouvelle, « universelle », qui soit « de l’âme pour l’âme, résumant tout,
725
parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant » . La rupture avec
ses anciens poèmes, qu’on peut sans doute rattacher à une « poésie-moyen d’expression »,
726
est totale . Le poète tourne sa langue vers la création du nouveau et vers l’inconnu. Sa
727
poésie « ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant » . Ce projet est résumé d’une façon
superbe, quelques années plus tard, dans le chapitre « Alchimie du verbe » d’Une Saison
en enfer. Une telle pratique, explique-t-il, est celle d’hommes lancés à la recherche d’une
728
formule pour « s’évader de la réalité » et « changer la vie » . Il y relate ses efforts pour
fonder cette langue nouvelle et universelle :
« J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. –
Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes
instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou
729
l’autre, à tous les sens. »
Avec elle, il prétend pouvoir tout dire, tout exprimer, donner forme à l’informe et à l’inconnu :
730
« j’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges » . Avec
elle, toute la perception classique du monde est bouleversée :
« Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée
à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches
sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un
731
titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi. »
732
Le poète devient capable de se multiplier (« je devins un opéra fabuleux » , dit-il) et tout,
autour de lui, se transforme.
Bien entendu, le paradoxe d’un tel ensemble de formulations est qu’il s’accompagne
de sa mise à distance. L’ « alchimie du verbe », nous explique Rimbaud, n’aurait été qu’une
733
somme de « délires », « l’histoire d’une de [ses] folies » . Son système de correspondance,
724
« Principes poétiques » (1914), Manifestes futuristes russes, Editeurs Français Réunis, Paris, 1972, p.41
725
Poésies complètes, op. cit., p.153-154
726
Il demande ainsi à P. Demeny : « brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d’un mort,
brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai. », ibid., p.165
727
ibid., p.154
728
Œuvres complètes, op. cit., p.104
729
ibid., p.106
730
ibid.
731
ibid., p.108
732
ibid., p.110
733
ibid., p.106

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734
il en souligne l’arbitraire et donc le dérisoire : « je réservais la traduction » . Sa capacité à
modifier sa perception du monde est ramenée au rang d’ « hallucination simple ». Il résume
ainsi l’expérience d’une façon déceptive, dans Une Saison en enfer :
« Aucun des sophismes de la folie – la folie qu’on enferme, – n’a été oublié pour
moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système. Ma santé fut menacée. La
terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours et, levé, je
735
continuais les rêves les plus tristes. »
Un tel constat est pourtant à double tranchant. En même temps qu’il dénonce l’erreur d’une
telle « alchimie du verbe », il en souligne aussi, de fait, la puissance et les pouvoirs. A sa
suite, c’est précisément ce second aspect que nombre de poètes, surréalistes en tête, ont
célébré et repris à leur compte. Pour Breton, par exemple, « alchimie du verbe : ces mots
qu’on va répétant un peu au hasard aujourd’hui demandent à être pris au pied de la lettre » et
un tel programme « peut être tenu le plus authentiquement pour l’amorce de l’activité difficile
736
qu’aujourd’hui seul le surréalisme poursuit » . En pleine période dada à Zürich, Hugo Ball
reprend à son tour la formule rimbaldienne et la présente comme une destruction de « la
737
langue, en tant qu’organe social, […] sans que le processus créatif n’ait à en souffrir » .
Le projet est toujours le même : mettre en ébullition le langage, révolutionner son usage et,
ainsi, modifier notre système de représentation et nos façons de penser. Dans tous les cas,
le point de départ consiste à mettre en crise la logique à travers la langue qui la soutient,
contester l’ordre du langage, faire « délirer » la langue et l’engager sur des lignes de fuite
inédites. En promulguant un mode de penser non-dirigé, un spontanéisme et un vitalisme
nouveaux, nous verrons que la révolution du langage poétique développe un nouveau
primitivisme. A un premier niveau, en la personne de Péret notamment, la « révolution du
langage poétique » croise ainsi la route du nonsense, c’est-à-dire un fonctionnement autre
du discours et de la pensée.

2. La Jubilation du nonsense et l’au-delà du discours logique :

L’Humour et la « révolte supérieure de l’esprit » :


On l’a vu, l’humour constitue chez nombre des poètes une arme de résistance et de
dévaluation. C’est le détachement absolu de Vaché en pleine Première Guerre mondiale, la
vaste entreprise de démoralisation dadaïste, voire l’humour noir des Chants de Maldoror.
Aux côtés d’une telle attitude, et lié à elle, nous voudrions insister sur cette disposition
d’esprit et de plume qui dispense ingénument la confusion, perturbe la clarté du discours
à coup d’incongrus et travaille à mettre en échec la Raison : le goût du nonsense.
Contrairement au non-sens, il ne s’agit pas ici d’un défaut de signification mais d’une forme
738
d’ « expression poétique totale » , selon les mots de Robert Benayoun, mettant en échec
le sens commun et le fonctionnement ordonné et logique du discours. En ce sens, nous ne
pouvons nous étonner qu’il ait su croiser, en la personne de Péret, la route du surréalisme
et sa vaste remise en cause du domaine de l’énonciation.

734
ibid.
735
Œuvres complètes, op. cit., p.111
736
Manifestes du surréalisme, op. cit., p.123
737
Dada à Zürich, le mot et l’image, op. cit., p.62
738
Préface à Le Nonsense, de L. Carroll à W. Allen, anthologie de textes rassemblés par R. Benayoun, éd. Balland, Paris, 1977, p.20

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

A en croire Breton, en effet, dans le bel éloge qu’il lui consacre dans son Anthologie
de l’humour noir, jamais, avant Péret, « les mots et ce qu’ils désignent n’avaient manifesté
une telle liesse ». Que ce soit dans ses contes surréalistes, dans ses poèmes ou d’autres
ouvrages comme Mort aux vaches et au champ d’honneur, l’humour, dit-il, « jaillit ici comme
739
de source » et « la joie panique est revenue » . Héritier de la tradition anglaise du
nonsense, « extraordinaire dérailleur de mots, Péret excelle à les faire aller là où ils n’étaient
740
pas prévus » . Il instaure un rapport à la langue à la fois ludique et subversif. Il y introduit
741
à la fois la merveille et un esprit d’insoumission total, le tout dans ce « grand jeu »
anarchique où le principe de plaisir tente de triompher du désespoir. La logique et les
discours sensés sont ici congédiés. Derrière des airs de fausse évidence et d’apparent
« bon-sens », derrière une structure narrative souvent impeccable, le propos laisse place
au déroutant, à l’incongruité de ses contenus. Ici ou là, par exemple, Péret nous parle
« des débris de navire et des cheveux de matelots, lesquels sont, comme chacun sait,
742
très néfastes à la santé des bouteilles vides » ou, bien selon quelques enchaînements
dont il a le secret, conclut à propos de l’un de ses personnages : « naturellement il était
743
bête, c’est pourquoi il était marchand de marrons » . Comment ne pas s’incliner lorsqu’il
rappelle qu’ « il faut commencer par être un arbre avant de devenir une vache », si
744
c’est « l’adage antique » qui le dit ? Ou comment ne pas convenir que « se réveiller
dans le fond d’une carafe abruti comme une mouche, voilà une aventure qui vous incite
745
à tuer votre mère cinq minutes après l’évasion de ladite carafe » ? Nous sommes
bien d’accord : « qu’un chien disparaisse en emportant un chapeau de femme vert et
une chevelure passe encore ; mais qu’il revienne avec une botte de poireau devenait
746
mystérieux » . Tout l’humour de Péret repose ainsi sur le procédé suivant : affecter la
logique dans l’illogique le plus complet. Derrière l’allure sensée d’une structure narrative
cohérente, il introduit la bande anarchique du nonsense. Ses contes ou poèmes deviennent
l’objet d’une parlerie délirante. Le merveilleux, propre à certaines images surréalistes,
se double ici d’une jubilation verbale unique. Ces courts textes ressemblent chacun à
une floraison incessante, un bourgeonnement proliférant et incontrôlé. Ainsi le lecteur est
entraîné dans une succession de rebondissements, tenu en haleine par le miracle du
perpétuel jaillissement de cette parole. Ici, on lit : « En ce moment je suis coiffeur de
baobabs. J’ai exercé aussi la profession d’animal. Un jour que je pêchais des éponges
747
dans la mer de Marmara, j’ai pêché l’amiral Koltchak et j’ai pris sa place » . Parfois, les
enchaînements s’accélèrent encore :
« A cet instant, un chêne perdra tous ses glands et un petit gyroscope, tournant
au milieu de tes intestins, donnera naissance à un roseau, lequel, réflexion faite,

739
Anthologie de l’humour noir, Le Livre de Poche, « Biblio », Paris, 2002, p.385
740
Serge FAUCHEREAU, Expressionnisme, dada, surréalisme et autres ismes, op. cit., p.447
741
Du titre de son principal recueil…
742 er
« Corps à corps », La Révolution surréaliste n°9-10, 1 octobre 1927, p.34
743
ibid.
744
« Une étoile en vaut une autre », Œuvres complètes tome 4, op. cit., p.36
745
« Corps à corps », op. cit., p.33
746
« Un plaisir bien passager » (1924), Œuvres complètes tome 4, op. cit., p.39
747
« Une étoile en vaut une autre », ibid., p.37

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2ème partie : Poésie et Révolution

deviendra un drapeau grâce à la présence d’un verre rempli d’eau additionnée de


748
sang de canard. »
…et l’absurde cède le pas à une suite étrange et fascinante d’images surréalistes :
« Les deux seins de la femme, roses comme une crème à la framboise,
s’ouvrirent, éclatèrent littéralement comme un marron mûr et, se détachant une
à une, des grappes de libellules s’envolèrent, tournèrent tout autour du corps
de la femme, cependant que certaines s’enfonçaient, disparaissaient sous ses
749
aisselles. »
Chacun de ces contes ou poèmes est une véritable trouée d’air, la fuite jubilatoire de la
langue, de la pensée et du réel. C’est une formidable vacance où prendre goût au jeu, à la
merveille et à une fantaisie sans contrainte. C’est l’expérience de l’école buissonnière, un
exercice de fuite et de liberté, une entreprise de désengagement et le chaudron bouillonnant
d’un esprit puissamment libertaire. En un seul geste, le nonsense permet de concilier esprit
de jeu et révolte, désespoir et merveille. Tandis que l’arrière-fond dramatique de la guerre
ou de cette pauvre vie bourgeoise est sans cesse rappelé et que, parfois, la légèreté cède
place à l’agression – par exemple : « à bas la France ! tous les français sont pourris et leurs
750
cadavres empuantissent le monde » – ou à une noirceur quelque peu inquiétante (comme
dans certains passages de Mort aux vaches et au champ d’honneur), le nonsense est cet
éclat de rire libérateur et furieux. Il est, à la fois, révolte, « sens de l’inutilité théâtrale (et sans
joie) de tout » (selon les mots de Vaché) et explosion, libération de vitalité. Il s’identifie, en
cela, avec l’humour : il « n’est pas résigné, il défie ; il ne signifie pas seulement le triomphe du
moi, mais aussi celui du principe de plaisir, qui parvient en l’occurrence à s’affirmer en dépit
751
du caractère défavorable des circonstances réelles » . Il traduit une sorte d’ « anarchisme
moral », « un exercice aussi poussé du déséquilibre […] qu’il tend à désorganiser le monde
752
par la bande » . Il détruit le règne de la raison et des discours sensés et, avec eux, la
stable apparence des choses. Cependant, en même temps qu’il détruit, il libère et revivifie ;
en même temps qu’il désorganise, il propose un nouveau fonctionnement de la pensée et
du discours. Le nonsense, avec Péret, devient une opération poétique, renouvelant avec
elle les formes du discours et du réel, en même temps qu’elle saccage l’édifice de la logique
et de la Raison.
Le nonsense, nous le disions, ce n’est pas l’absence de sens mais une absence
de détermination objective et assurée d’avance du sens. C’est une forme de discours
abandonné à son propre mouvement, à sa propre dynamique, un discours qui n’est plus
déterminé par les fins, contrairement au sens qui est la trajectoire ordonnée et orientée
« vers » et « par » un but. Le nonsense, ce n’est donc pas le surplace ou le piétinement mais
la dynamique désorientée et sans but : la dynamique perpétuelle qui s’anime d’elle-même.
En d’autres termes, le nonsense ce serait la prolifération incontrôlée de nouvelles formes et,
ce, à l’infini. La pratique du nonsense implique donc une autre représentation de l’univers :
à l’univers fini (et donc appréhensible) que suppose et implique le discours rationnel et
sensé, elle oppose une perception de l’infini. Là où le sens traduit une rationalisation, c’est-
à-dire un décompte et une finitude des possibles, le nonsense oppose une infinité des
748
« …Et les seins mourraient… » (1926), ibid., p.69
749
« Ne pas manger de raisin sans le laver » (1927), ibid., p.106
750
« …Et les seins mourraient… », ibid., p.91
751
S. FREUD, « L’Humour », L’Inquiétante étrangeté et autres essais, éd. Gallimard, « Folio Essais », Paris, 1985, p.324
752
R. BENAYOUN, Le Nonsense, op. cit., p.16

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

possibles, c’est-à-dire la certitude que tout peut arriver, que tout peut se transformer et
évoluer d’une infinité de manières. Au terme du désir ou au désir tendu vers un terme, il
affronte le désir sans terme, le désir pour le désir perçu comme une force dynamique. Enfin,
tandis que le discours sensé fait du langage un usage purement instrumental et assigne
à la pensée la tâche de saisir un ordre, le nonsense fait du langage le lieu et le maître
d’une pensée qui s’étire désormais le long de lignes de fuite. Il trouve ainsi pleinement
sa place au cœur de l’expérience surréaliste. Renouveler notre pouvoir d’énonciation, cela
signifie ici l’abandonner à une forme nouvelle de spontanéité, à un nouveau mode de penser
désormais non-dirigé. C’est ce type de pensée que nous voudrions étudier désormais, en
tentant de cerner les contours d’une sorte de psychanalyse surréaliste.

3. La Psychanalyse surréaliste et la promotion d’un mode de penser non-


dirigé :
Lorsque débute l’expérience collective du surréalisme dans les années 1920, il y va,
avant toute chose, comme l’explique Breton, « de l’affranchissement total à l’égard aussi
bien des modes de pensée que d’expression établie, en vue de la promotion nécessaire
753
de façon de sentir et de dire qui soient spécifiquement nouvelles » . Les murs qu’ils
tentent d’abattre sont « murs de pierres idéales, d’idées pétrifiées, obstacles à la marche
754
de l’homme, contraintes à son corps, outrages à son regard, défis à sa pensée » . Il
s’agit de délester, d’épurer la vie des poids de la logique et du rationalisme, ainsi que
de tous les « bourrages de crâne » liés à l’ensemble de ces discours sensés. Il faut
créer un immense appel d’air dans la pensée, le langage et la sensibilité, libérer l’esprit et
755
« décongestionner physiquement la vie » . Libérer le dire, nous l’avons vu, c’était trouver
des sources nouvelles où renouveler notre puissance d’énonciation. Plus largement, c’était
s’écarter du domaine des discours sensés et des évidences assurées par l’autorité d’un
dictionnaire. Comme l’explique Tzara, c’était s’échapper des voies d’un « penser dirigé ».
Pour découvrir les secrets d’une modification volontaire du réel, pour comprendre et justifier
une telle démarche expérimentale, il était nécessaire, pour le surréalisme, de s’appuyer sur
le développement conjoint d’une science. Celle-ci, dès son origine, il la trouve du côté de
la psychanalyse et de la découverte freudienne de l’inconscient. Tout en adaptant et en
modifiant certains de ses présupposés initiaux à ses fins, il développe ainsi une véritable
psychanalyse surréaliste dont l’objectif avoué serait d’ « abolir le moi dans le soi ».

La Psychanalyse surréaliste :
L’exploration de l’inconscient et la revalorisation du domaine du rêve sont, en effet, deux
des préoccupations les plus constantes des surréalistes. Avec l’aide de la psychanalyse, à
plusieurs reprises, ils se sont livrés à une auto-analyse de type freudienne, avec un souci de
rigueur scientifique affiché. Ils ont repris le processus d’analyse psychanalytique du contenu
des récits de rêve ou des productions surréalistes (poèmes, tableaux ou sculptures) et
ils ont su faire leur la syntaxe du sujet entre « moi », « soi » et « surmoi ». Tous n’ont
cessé de se référer à l’analyse freudienne des mécanismes de refoulement et de formation
des complexes névrotiques. De façon générale, ils sont même largement restés fidèles
à sa vocation thérapeutique. Rendre à l’homme la totalité de ses facultés et le libérer
du refoulement systématique de tout ce qui, en lui, échappe au rationnel pur, n’était-ce
753
Entretiens, op. cit., p.42
754
R. CREVEL, « Le Clavecin de Diderot », L’Esprit contre la raison, op. cit., p.198
755
A. ARTAUD, « Surréalisme et révolution », Messages révolutionnaires, op. cit., p.14

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2ème partie : Poésie et Révolution

pas tenter de le sauver d’une existence abâtardie et misérable, selon eux ? Dans leurs
analyses, ils insistent certes bien plus sur le rôle négatif du sur-moi dans la formation
des névroses mais l’essentiel reste cependant le même : apprendre à reconnaître ses
désirs et à ne plus les fuir dans la maladie. Chez Péret, par exemple, la critique sociale
s’appuie sur le constat d’une augmentation et d’une aggravation des névroses, phobies et
angoisses. Dès lors, explique-t-il, il faut, avant toute chose, amener le conflit entre certaines
tendances individuelles et la contrainte sociale à la conscience, tenter d’en harmoniser les
756
termes en apportant une « solution consciente à jamais mouvante et renouvelée » . La
reconnaissance de nos désirs et de leurs complexes ne consiste cependant pas tant à
757
tenter d’en triompher en pleine lumière ou à détourner leur énergie vers d’autres fins
qu’à parier sur leur pleine libération et leur puissance créatrice. La perspective de base
des surréalistes est, à vrai dire, très différente. Pour Freud, en effet, lorsqu’il analyse les
formations substitutives du rêve ou d’autres domaines, il n’est pas question d’y célébrer
la puissance créatrice de l’esprit humain. Il ne s’agit que des symptômes cliniques d’une
758
maladie. Certes, il valorise « l’enrichissement psychique » découlant du processus de
symbolisation, mais, en aucun cas, n’exalte la puissance poétique à l’œuvre dans les
perversions. C’est pourtant ce que n’hésite pas à faire Salvador Dali. En associant le
mécanisme de perversion à un fait poétique, loin de la pathologie freudienne, il en fait
un processus positif : celui-là même qui présiderait à toute forme d’invention réelle. Cette
perversion, nous dit-il, c’est la puissance créatrice du désir :
« La notion de la véritable culture spirituelle de l’homme de plus en plus
apparaîtra en fonction de sa capacité de pervertir sa pensée, car se pervertir
suppose toujours conduit par son désir, le pouvoir dégradant de l’esprit de
modifier et changer en son contraire les pensées inconscientes qui apparaissent
759
sous le simulacre rudimentaire des phénomènes. »
Poursuivant cet éloge paradoxal des perversions, il précise, par ailleurs : « les désirs que
je considère les plus nobles sont ceux que je considère comme les plus humains, c’est-à-
760
dire les plus pervers » . On comprend qu’à la lecture de telles déclarations, Freud ait été
quelque peu dérouté par ces bruyants disciples. Contrairement à tout ce qu’il préconisait,
eux célèbrent toutes formes de psychoses ou de perversions… Voilà que l’hystérie, la
paranoïa ou encore le sadisme incarnent le summum de la poésie moderne ! Que devait-il
penser de la pleine exaltation du principe de plaisir contre tout principe de réalité, lui qui, à
l’inverse, pariait sur une adaptation du premier par rapport au second ? Freud admet bien

756
B. PERET, « La Pensée est une et indivisible », Œuvres complètes tome 7, op. cit., p.48
757
Selon Freud, la thérapie a pour but, dans un premier temps, de ramener à la conscience ces désirs refoulés de façon inappropriée
et ici sources de blocage. Il s’agit, pour cela, d’interpréter les diverses manières détournées qu’ils empruntent pour se manifester, les
formes substitutives qu’ils revêtent afin de se protéger contre les attaques du « moi » : mots d’esprit, rêves, lapsus ou actes manqués.
Il s’agit de distinguer en eux, d’un côté, un contenu manifeste, le biais par lequel ils se présentent à la conscience, et, de l’autre,
un contenu latent, c’est-à-dire le désir refoulé. Une fois ce travail effectué, il s’agit de rendre inoffensifs ces désirs inconscients ainsi
libérés. Suivant les cas, concrètement, il peut être question de supprimer tout simplement ces désirs, de les ramener « à la fonction
normale qui eût été la leur, si le développement de l’individu n’avait pas été perturbé » (Cinq leçons sur la psychanalyse, op. cit., p.78)
ou encore d’ouvrir la voie à leur sublimation, c’est-à-dire de « substituer au penchant irréalisable de l’individu un but supérieur », « un
objectif plus élevé et de plus grande valeur sociale » (ibid., p.79), dans le domaine de l’art par exemple.
758
Cinq leçons sur la psychanalyse, éd. Payot, Paris, 2001, p.79
759
« Objets surréalistes », Le Surréalisme au service de la révolution n°3, décembre 1931, p.16
760
Cité dans Dali, l’œuvre peint, op. cit., p.207

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

volontiers que « notre civilisation qui prétend à une autre culture, rend en réalité la vie trop
difficile à la plupart des individus et, par l’effroi de la réalité, provoque des névroses sans
761
qu’elle ait rien à gagner à cet excès de refoulement sexuel » mais il n’en dit cependant pas
plus. Il faut reconnaître que Freud n’a rien d’un révolutionnaire. Le fait est que sa pensée est
capable de se plier aussi bien aux exigences de la contestation qu’à celles du conservatisme
social, l’une ne cessant de déplorer les apories de l’autre. Pour les surréalistes, dès la fin
des années 1920, il est nécessaire d’arracher la psychanalyse à ses usages policiers, à
ses grilles d’analyse simplistes, qui enseignent à triompher de nos désirs, et à ses asiles
où l’emprisonnement et la thérapie se côtoient. C’est ainsi, par exemple, que Crevel pose
la question du devenir et des possibles de la psychanalyse :
« Or, docteur, je vous le demande, l’esprit révolutionnaire, la force libératrice
d’une science que vous prétendez servir, mais dont, en réalité, vous vous servez,
en quelle infecte boulette vont la métamorphoser vos mains dont l’une est
762
paresse et l’autre imbécillité ? »
Une telle citation ne saurait mieux résumer l’effort des surréalistes pour défendre, fut-ce
contre Freud lui-même, le possible usage révolutionnaire de la psychanalyse. S’il est évident
que, malgré sa critique du rôle contraignant du christianisme et de certaines exigences
exorbitantes de la raison, Freud n’a jamais prétendu mettre la psychanalyse au service d’une
remise en cause radicale de l’édifice rationnel et de la logique, c’est pourtant dans cette
optique que les surréalistes récupèrent son héritage. Ceci explique le paradoxe frappant qui
veut que, tandis que les uns célébraient en Freud un des libérateurs de l’humanité, celui-
ci, en retour, tenait ces derniers « pour des fous intégraux (disons à 95%, comme l’alcool
763
absolu) » . Enthousiasmés par la découverte de l’inconscient et mesurant tous les enjeux
à l’œuvre dans le refoulement, ils reprennent largement à leur compte cette science en
l’orientant vers leurs propres perspectives.
Pour les surréalistes, il s’agit de célébrer en toutes occasions la toute puissance de
notre désir et de lui ouvrir toutes les portes. Il faut exalter sa capacité formidable à contourner
et à triompher des contraintes imposée par le réel. Tous n’ont de cesse de promulguer, à
l’instar de Dali, une culture renouvelée des désirs :
« Je pense que les désirs secrets représentent le véritable devenir, et encore
la véritable culture spirituelle qui ne peut être autre que celle des désirs. […]
Eveiller le plus grand nombre de désirs, fortifier le principe du plaisir (l’aspiration
764
la plus légitime de l’homme) contre le principe de réalité. »
En aucun cas, il ne s’agit donc de triompher de ses désirs mais de leur lâcher la bride,
de parvenir à ces terres « que tout, de notre temps, conspire à voiler et les prospecter
765
en tous sens jusqu’à ce qu’elles livrent le secret de changer la vie » . Logiquement, le
surréalisme cible donc, à travers l’argument de la psychanalyse, l’ensemble des instances
du refoulement que sont l’édifice de la Raison, avec tout le système de représentation, ainsi
que l’organisation sociale qui en découle. Pour cela, il déplace la question du sur-moi de
l’individu – du complexe d’Œdipe – vers un système de pression sociale, un système général
761
Cinq leçons sur la psychanalyse (1909), op. cit., p.79
762
Êtes-vous fous ? (1929), Gallimard, « L’Imaginaire », Paris, 1997, p.120
763
Cité par R. Descharnes et G. Néret dans Dali, l’œuvre peint, éd. Taschen, Cologne, 2001, p.313
764
Cité par R. Descharnes et G. Néret dans Dali, l’œuvre peint, op. cit., p.313
765
A. BRETON, « Trait d’union » (1952), Perspectives cavalières, op. cit., p.13

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2ème partie : Poésie et Révolution

de représentation. Dès lors, dans la mesure où le surréalisme assimile la source du « mal »


individuel et social aux interdits sociaux conditionnés par tout un système de représentation,
pour supprimer ce « mal » il faut donc démonter et renverser ce système et tous ses avatars.
Comme Freud, le surréalisme s’en prend au refoulement mais il diverge d’avec ce premier
quant aux mécanismes à l’œuvre et à combattre. Pour rétablir l’harmonie du moi, il s’agit de
faire sauter l’instance du refoulement qu’est le sur-moi et libérer ainsi pleinement le désir.
Tel est donc le projet psychanalytique du surréalisme : libérer l’existence de la force
desséchante du refoulement et ainsi libérer l’esprit de ses entraves et rendre la vie à l’infinité
de ses possibles. Ses divergences d’avec le freudisme sont nombreuses mais elles ne se
résument pas au constat simpliste d’une méthode thérapeutique détournée en méthode
créatrice. Ce serait ici cantonner le surréalisme au seul domaine de l’art et passer sous
silence le projet à la fois existentiel et social qu’il porte. L’opposition, à vrai dire, tient entre
deux méthodes thérapeutiques aux déterminations et aux visées divergentes. L’infinité des
désirs, comme force créatrice, ce n’est pas simplement un problème artistique, c’est la vie,
la pensée, la sensation, qui sont rendues à l’infinité de leurs possibles. On le comprend
ainsi, au cœur de la pratique surréaliste, l’automatisme ne peut être réduit à un simple
renouvellement des techniques d’écriture. Tel qu’il est mis en place par le surréalisme, il
constitue un instrument privilégié pour « changer la vie ».

L’Automatisme, un instrument pour « changer la vie » : « Abolir le moi dans


le soi » (Breton)
En 1919, lorsque Breton et Soupault rédigent ensemble Les Champs magnétiques, ils
recourent à une curieuse figure, celle d’êtres habités par la Pagure, petit animal se cachant
dans la carapace d’un autre. Que tout le recueil, fondé sur le principe naissant de l’écriture
automatique, aboutisse à la prise de parole de ce petit animal caché en nous, nous
autorise, semble-t-il, à reconnaître ici une métaphore de cet inconscient qui nous habite et
à formuler celle de l’automatisme comme un piège ou un micro tendu vers lui. Tel qu’il se
comprend dès son origine, l’automatisme représente une tentative pour laisser s’exprimer
notre inconscient. S’inspirant ouvertement du flux de parole que l’analyste exige de son
patient, il constitue le levier privilégié pour assurer ce « retour du refoulé » dont parle la
psychanalyse et sur lequel le surréalisme fonde l’espoir d’une unité nouvelle du conscient
et de l’inconscient. Le « moi » y est dépossédé du sentiment de toute maîtrise au profit
d’un « ça parle » qui le déborde de toutes parts. Celui qui s’y adonne assiste en spectateur
aux images improbables qui lui échappent. Au-delà du choc initial provoqué par l’apparente
vague d’absurdités qu’il déchaîne, il constitue, pour la réflexion scientifique, une somme de
766
données essentielles sur le « fonctionnement réel de la pensée » qu’il traduit. Il permet
d’explorer les zones abandonnées et refoulées par la logique, d’interroger l’origine de cette
« voix » qui parle en nous et « de chercher à apercevoir de plus en plus clairement ce qui se
767
trame à l’insu de l’homme dans les profondeurs de son esprit » . L’objectif, bien entendu,
est d’apprendre à maîtriser cette « voix » et, avec elle, à se ré-approprier et à transformer
de façon consciente nos représentations et nos systèmes de pensée et d’appréhension
du réel. L’automatisme met en évidence la puissance formatrice de notre imaginaire, la
faible pertinence de ce que nous appelons la « réalité », la prégnance de nos désirs sur le
cours de notre existence, l’alliance indissociable dans notre manière d’être au monde d’une
perception objective et d’une représentation subjective. Qu’adviendrait-il à celui qui saurait
se rendre maître d’un tel savoir ? Celui-là, selon les surréalistes, aurait trouvé le secret dont
766
A. BRETON, Manifestes du surréalisme, op. cit., p.36
767
ibid., p.109

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

parlait Rimbaud pour « changer la vie ». Il serait capable de tracer les contours de ce qu’ils
appellent une « surréalité » où l’homme, maître de lui-même et de ses désirs, serait capable
de refaire tout entier l’entendement humain et trouverait le sens d’un nouveau merveilleux.
L’automatisme est donc, pour le surréalisme, une pratique existentielle totale. Il joue un
rôle majeur dans l’affrontement avec le surmoi, sapant l’ordre du discours en y introduisant
une somme d’images aussi incongrues que fascinantes. Par rapport à un état initial de
névrose, découlant du conflit entre le moi et le soi, principe de réalité et principe de plaisir,
il permet d’orchestrer le retour du refoulé au premier plan et d’explorer les terres inconnues
du soi. C’est là son principal intérêt : à travers lui, les désirs et instincts refoulés font à
nouveau irruption dans la conscience tandis que le moi se livre à un périlleux exercice de
dessaisissement en laissant seule sur la scène la bande anarchique du soi. En d’autres
termes, l’automatisme est au cœur du projet surréaliste tel que le résume Breton, c’est-à-dire
768
« l’abolition du moi dans le soi » . Il tend « à libérer de plus en plus l’impulsion instinctive, à
769
abattre la barrière qui se dresse devant l’homme civilisé » . La grande culture des désirs et
des perversions à laquelle invite Dali, c’est la disparition de toute instance de refoulement et
l’abandon au seul principe de plaisir. On comprend aisément l’effarement de Freud tant un tel
projet diverge de son idéal de culture et de maîtrise raisonnée du pulsionnel. C’est pourtant,
une fois de plus, sur certaines descriptions qu’il a pu donner du « soi » que les surréalistes
s’appuient. Toute leur idéalisation de ce domaine de l’appareil psychique ne tient-il pas, en
effet, à certaines affirmations comme : « dans le soi, pas de conflits ; les contradictions, les
770
contraires voient leurs termes voisiner sans en être troublés » ? N’était-il pas inévitable
qu’ils y projettent ce « point de l’esprit » tant cherché où s’abolissent les contraires ? Le soi,
pour eux, est cette terre rêvée où tout se branche avec tout sans plus être enfermé dans un
ensemble de circuits logiques prédéterminés, ce fond imaginaire inépuisable où l’homme
vient se ressourcer. C’est le règne du seul désir et du plaisir sans que plus aucune contrainte
ne vienne peser sur eux. Qu’il soit anarchique leur importe peu tant ce qu’ils redoutent, ce
sont bien plutôt l’ordre et la police dans la pensée comme dans le langage. Ce chaos n’est-
il pas aussi une formidable source d’énergie où venir recharger les dynamos du désir et de
771
la vie ? Le soi, enfin libéré d’un « moi, toujours plus ou moins despotique » , individualisé,
replié sur lui-même, pierre d’angle du « je pense donc je suis » cartésien, est ce réservoir
772
« commun à tous les hommes » , ce fond instinctif immémorial de l’humanité. Si la poésie
coule de lui comme de source, voilà de quoi rêver d’une « poésie faite par tous, non par
un » selon la célèbre formule d’Isidore Ducasse. Qu’on ne s’y méprenne pas cependant : il
ne s’agit pas pour autant de dissoudre toute identité individuelle – même si c’est le risque
inévitable qu’ouvre une telle perspective (nous y reviendrons) – mais d’accorder poussée
instinctive impersonnelle et création consciente originale, c’est-à-dire individuée.
Au terme de la remise en question surréaliste de l’énonciation, il y a donc ce
développement d’un nouveau mode de penser et de comportement non-dirigé ou, disons,
à la croisée du maîtrisé et de l’immaîtrisé. Sous les formes singulières d’une argumentation
d’ordre psychanalytique, une telle expérience prolonge une dévalorisation constante
de toute forme de médiation dans le discours comme dans la pensée et l’affirmation

768
« Trait d’union » (1952), Perspectives cavalières, op. cit., p.11
769
ibid.
770
S. FREUD, « La Question de l’analyse par les non-médecins », La Révolution surréaliste n°9-10, op. cit., p.28
771
A. BRETON, Entretiens, op. cit., p.237
772
Entretiens, op. cit., p.237

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2ème partie : Poésie et Révolution

ème ème
permanente, chez bon nombre de poètes des XIX et XX siècles, d’une philosophie
vitaliste et d’un éloge de la spontanéité.

4. Vitalisme et éloge de la spontanéité

Une Vitalité nouvelle :


Pour tous ces poètes, en effet, s’affranchir des forces contraignantes de la raison ou de toute
forme de penser dirigé, c’est manifester, bien souvent, une forme d’insurrection vitaliste. A
bas les systèmes clos, fini le respect des traditions : il souffle sur la poésie un vent nouveau.
ème
Au début du XX siècle, le futurisme italien en constitue un bon exemple, quoi qu’on en
dise par ailleurs. Faisant fi de tout passéisme ou de tout académisme, foulant au pied chefs
d’œuvre et traditions, ce mouvement ne veut exalter que le seul futur et la seule modernité.
Le tout prend des airs héroïques : « nous sommes sur le promontoire extrême des siècles ! »,
773
à la poésie maintenant de « défoncer les vantaux mystérieux de l’Impossible » . S’inspirer
774
de la puissance des machines, célébrer une nouvelle « morale de la vitesse » , c’était
augurer une vitalité nouvelle, incandescente : « il faut que les hommes électrisent chaque
jour leurs nerfs d’un orgueil téméraire !… […] Il faut – entendez-vous – que l’âme lance
775
le corps en flammes, comme un brûlot, contre l’ennemi… » . Il s’agit, écrit Marinetti, de
776
« rénover lyriquement la joie de vivre » et de se livrer tout entier à « la faculté très rare de
777
se griser de la vie et de la griser de nous-mêmes » . Les œuvres qu’ils entendent réaliser se
définissent à l’aune d’une telle intensification de la vie. Il faut jeter « à la hâte dans les nerfs
778
toutes ses sensations visuelles, auditives, olfactives, au gré de leur galop affolant » . Pour
cela, Marinetti promulgue une « imagination sans fils » procédant par « filets d’analogies »,
un chaos d’images et de mots jetés en vrac sur la page ou la toile « sans les fils conducteurs
779
de la syntaxe et sans aucune ponctuation » et il tente de développer « un lyrisme très
rapide, brutal, violent, immédiat que tous nos prédécesseurs auraient jugé anti-poétique, un
780
lyrisme télégraphique imprégné d’une forte odeur de vie et sans rien de livresque » . Un
tel art veut exalter la sensation vitale, une perception dynamique de la vie, sa transformation
incessante et sa tension permanente vers le futur, le changement et la précipitation des
formes nouvelles projetées en vrac par l’artiste.
En plein cœur de la Première Guerre mondiale et en réaction contre le dramatique
de ses évènements (s’écartant radicalement, en cela, des accents guerriers du futurisme),
Dada traduit un même renouveau de vitalité. En pleines propagandes nationalistes et
bellicistes, la dévaluation dadaïste constitue un sursaut salutaire. Dada se veut la bombe
773
F.T. MARINETTI, « Premier Manifeste du futurisme » (1909), Manifestes futuristes et autres proclamations, op. cit., p.12
774
Du titre d’un manifeste de Marinetti, « La Nouvelle religion – morale de la vitesse », publié en 1916 et reproduit dans G. Lista,
Futurisme : manifestes, documents, proclamations…
775
F.T. MARINETTI, « Tuons le clair de lune !! Second Manifeste futuriste » (1909), Manifestes futuristes et autres proclamations,
op. cit., p.20
776
« Le Futurisme mondial » (1924), Futurisme : manifestes, documents, proclamations…, op. cit., p.96
777
F.T. MARINETTI, Les Mots en liberté futuriste, op. cit., p.40
778
ibid., p.41
779
ibid., p.41-42
780
ibid., p.46

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

placée au cœur de tout système à l’instant même où le menace l’inertie. Son ennemi, c’est le
statisme et sa politique, celle du « coup de pied aux fesses ». Comme l’affirme Hausmann,
781
« nous voulons être des amis de ce qui est le fouet pour fouetter l’homme assis » . En
même temps qu’il proclame l’absurde et l’inanité de tous les systèmes idéologiques, Dada
délivre la vie de tout ce qui pèse sur elle : la morale, le culte du passé, le respect des
autorités, etc. Il libère le réel de tout sens ou de toute forme pré-déterminée. Selon cette
perspective, l’absurde et la contingence sont un soulagement et une respiration formidable.
782
Le propos est on ne peut plus clair : « nous ne reconnaissons aucune théorie » , « nous
783
ne prenons rien au sérieux » . Dans ce vide là, Dada ne veut ajouter aucune valeur ou
dogme nouveaux. Il n’aspire qu’à jouir de cette liberté nouvelle. Le sentiment de l’Absurde ne
produit aucune angoisse. Au contraire, Dada affirme haut et fort « qu’on peut n’être attaché
784
à rien et être joyeux » . Il prétend ainsi recréer « la relation la plus primitive avec la réalité
785
environnante » et rendre la vie à son expression la plus brûlante et la plus concrète. Le
dadaïste se veut un être en mouvement. Il annonce des hommes « rudes, bondissants,
786
chevaucheurs de hoquets » . Il excite et respecte « toutes les individualités dans leur folie
787
du moment : sérieuse, craintive, timide, ardente, rigoureuse, décidée, enthousiaste » .
Il n’affirme rien d’autre que « la vitalité de chaque instant/l’antiphilosophie des acrobaties
788
spontanées » . Il prétend traduire la dynamique de la vie, l’esprit d’aventure dans le
quotidien, une quantité d’énergie en transformation permanente. Que reste-t-il, en effet,
lorsque tous les systèmes idéologiques et culturels qui imposaient jusque là leur forme au
réel ont disparu ? Il ne reste plus que le jeu et un ensemble de gestes créatifs gratuits. Il ne
reste plus que le moment présent, avec ses incertitudes et ses potentialités.
Dada développe ainsi ce que Hausmann appelle un « présentisme ». C’est là son
geste décisif : « le dadaïste […] a ramené son regard des lointaines distances et ce qu’il
789
trouve important, c’est d’avoir de bonnes chaussures et un costume impeccable » , comme
l’explique Huelsenbeck. Contre le passé et contre le futur, il ne revendique que le seul
présent : « Balayons tous les vieux préjugés, le préjugé qu’hier quelque chose était bien
790
ou que demain ce sera encore mieux, non ! Saisissons la seconde d’aujourd’hui ! » . Il
tourne son regard vers la seule aventure présente. C’est ainsi qu’Hausmann affirme, dans
son « Manifeste du présentisme » :
« Nous voulons lier au moment ses multiples émanations et nous voulons être
transformés en êtres vivants par tout le possible, qui transforme la vie par la

781
R. HAUSMANN, Courrier Dada, op. cit., p.35
782
T. TZARA, Dada est Tatou. Tout est Dada., op. cit., p.205
783
G. RIBEMONT-DESSAIGNES, Dada, op. cit., p.18
784
ibid., p.19
785
R. HAUSMANN, Courrier Dada, op. cit., p.29
786
T. TZARA, Dada est tatou. Tout est Dada, op. cit., p.207
787
ibid., p.213
788
ibid., p.215
789
En avant Dada, l’histoire du dadaïsme, op. cit., p.38
790
R. HAUSMANN, « Manifeste du présentisme contre le dupontisme de l’âme teutonique », Courrier Dada, op. cit., p.91

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2ème partie : Poésie et Révolution

conscience mécanique, par des inventions hardies, par la réalisation des idées,
791
par l’esprit […], en ingénieur fort de ses capacités multiples ! »
En d’autres termes, Dada est une explosion de vie. Du réel, il prend tout : son chaos,
son bouillonnement, son dynamisme et son caractère fatalement fugitif. Comme l’explique
Huelsenbeck, « le dadaïste est naïf. Il veut la vie comme elle est, indifférenciée et non-
792
intellectuelle » . Il s’offre tout entier aux sollicitations de l’instant et se multiplie en fonction
des possibles et des aventures qui s’ouvrent à lui. C’est là sa « nature » : « je me lève
793
londonien et me couche asiatique » , comme l’écrivait Cravan. Sa vitalité se traduit dans
le mouvement. C’est sa seule politique, son unique éthique :
« Nous voulons vivre et mourir, nous voulons être renversés et déchirés par cette
mystérieuse dimension, par notre sixième sens, le mouvement ! Pour prendre
794
conscience de vivre, de vivre aujourd’hui ! »
C’est aussi sa seule poétique : si la vie n’est pas sérieuse, si elle n’a aucun sens, alors
elle autorise toutes les fantaisies créatrices possibles et imaginables. Comme l’explique
Tzara, « si la vie est une mauvaise farce, sans but ni accouchement initial, et parce que
nous croyons devoir nous tirer proprement, en chrysanthèmes lavés, de l’affaire, nous
795
avons proclamé seule base d’entendement : l’art » . Un tel propos ne signifie pas, bien
entendu, un quelconque retour aux Beaux-Arts. L’art, ici, désigne la libre expression d’un
tempérament et une forme de spontanéité créatrice nouvelle affranchie de tous les canons
esthétiques. Il renvoie à une sorte de vitalisme créatif. Le dadaïste s’y avance « le revolver
796
en poche » , comme disait Huelsenbeck. Il y remplace le sentimentalisme, l’éthéré ou
le contemplatif par l’aventure, les turbulences, l’humour et la révolte. Le Beau et la Vérité
ne sont plus son affaire tandis que seuls l’intéressent « l’intensité d’une personnalité,
transposée directement, clairement, dans son œuvre, l’homme et sa vitalité, l’angle sous
lequel il regarde les éléments et la façon dont il sait ramasser dans le panier de la mort
797
les sensations et les émotions, ces dentelles de mots » , selon les termes qu’emploie
Tzara. L’art, désormais, n’a d’autre devoir que « d’éveiller par ses propres moyens les
798
forces créatrices de l’homme » , comme l’affirme Kurt Schwitters. Par ce biais, à en croire
Tzara, l’homme renouerait ainsi avec une sorte de pulsion ou de pulsation vitale première.
Il retrouverait un contact perdu avec lui-même et avec les choses, enfin dépouillé des
médiations stérilisantes de la logique et de la réflexion.

Pour une spontanéité créatrice retrouvée :


Tel est un des enjeux majeurs de cette « révolution poétique ». Le rejet dadaïste des
ème
médiations se trouve à la base de la plupart des poétiques des avant-gardes du XX
siècle. Il traduit une mise en crise générale de la représentation, le tout au nom d’un
791
ibid.
792
En avant dada, op. cit., p.40
793
Œuvres, op. cit., p.108
794
R. HAUSMANN, « Manifeste du présentisme », Courrier Dada, op. cit., p.93
795
Dada est Tatou. Tout est Dada, op. cit., p.210
796
« Pendant une certaine période, j’ai voulu faire de la littérature, le revolver en poche », En avant dada, op. cit., p.13
797
Dada est Tatou. Tout est Dada, op. cit., p.271
798
I (manifestes théoriques et poétiques), op. cit., p.44

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

rêve d’immédiateté. Pour les situationnistes, par exemple, comme nous l’avons vu, toute
représentation est soupçonnée d’instaurer une médiation conformante et aliénante entre
les individus et le réel. La lutte contre l’idéologie, le carcan des rôles et le sens imposé
des mots et des formules rituelles se rejoignent ainsi au sein d’un même projet : restaurer
une immédiateté de notre conscience à notre monde, une communication directe de « soi
à soi » et de « soi aux autres ». La spontanéité serait le secret d’une telle entreprise et
d’une créativité individuelle retrouvée. Comme l’explique Vaneigem, elle constituerait « une
expérience immédiate, une conscience du vécu, de ce vécu cerné de toutes part, menacé
799
d’interdits et cependant non encore aliéné, non encore réduit à l’inauthentique » . De
même, les surréalistes rejettent toutes formes de médiations qui viendraient entraver les
vertus créatrices du langage et de la pensée, toute forme-cadre qui enfermerait le réel dans
une forme à l’exclusion de toutes les autres. Ils visent ainsi, à la fois, la logique ou « le
rationalisme le plus étroit [qui veille] à ne rien laisser passer qui n’eût été estampillé par ses
soins », la morale « sous forme de tabous sexuels et sociaux » ou encore le goût « régi par
800
les conventions sophistiques du bon ton » . Lâcher la bride à un penser « non-dirigé » par
le biais de l’automatisme, c’était donc aussi tenter de restaurer une immédiateté du langage
à la pensée et à la sensibilité.
La quête d’une telle forme de spontanéité dans l’écriture, la pensée et, du même
coup, le comportement, est loin de se résumer à ces seules avant-gardes. L’automatisme
trouve, par exemple, un antécédent frappant dans le « motlibrisme » futuriste. La déclaration
suivante de Marinetti aurait assurément sa place dans quelque manifeste surréaliste :
« La main qui écrit semble se détacher du corps et se prolonger en liberté, bien
loin du cerveau qui lui aussi, en quelque sorte détaché du corps, devenu aérien,
regarde de très haut, avec une effrayante lucidité, les phrases inattendues qui
801
sortent de la plume. »
Quelques décennies plus tard, on retrouve un certain nombre de ces éléments dans les
principes de « prose spontanée » que met au point Jack Kerouac. Il trouve là « une méthode
artistique qui me permette de lâcher ma vie intérieure » sans quoi « rien de ce qui me
802
concerne ne sera clair » . Le secret, tel qu’il le découvre au début des années 1950
dans une lettre de Neal Cassady, consiste à écrire aussi vite que possible, à lâcher sa
parole, à traduire le développement de sa pensée de la façon la plus immédiate qui soit.
803
Il s’agit désormais, explique-t-il, « d’esquisser le flux qui est déjà dans l’esprit, intact » .
Comme dans l’automatisme surréaliste, il faut faire sauter tous les refoulements, toutes
les inhibitions, qu’elles soient morales ou littéraires. Kerouac tente ainsi de produire une
804
« forme sauvage », la seule « qui puisse contenir ce que j’ai à dire » . Pour cela, il
met en place un protocole savamment réfléchi. Pour commencer, afin d’obtenir la vitesse
d’écriture nécessaire, il lui faut un instrument bien spécifique : la machine à écrire. Pour
805
lui, la problématique est assez simple : « pas de machine à écrire, pas d’imagination » .
799
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.251
800
A. BRETON, Entretiens, op. cit., p.85
801
Les Mots en liberté futuriste, op. cit., p.29
802
J. KEROUAC, Lettres choisies (1940-1956), op. cit., p.104
803
« Croyance et technique de la prose moderne » (1959), Vraie blonde et autres, op. cit., p.22
804
Lettres choisies, op. cit., p.342
805
ibid., p.472

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2ème partie : Poésie et Révolution

806
A ce titre, Kerouac est un virtuose . Pour surmonter une dernière contrainte, celle de
devoir insérer à chaque fois une nouvelle feuille dans le rouleau, il met au point, pour la
rédaction de Sur la route, le stratagème suivant : coller ensemble plusieurs centaines de
feuilles et créer ainsi un immense rouleau de papier de trente-six mètres de long sur lequel
écrire en continu. Sur le modèle d’un joueur de saxophone, il branche ainsi l’écriture sur le
rythme primitif du souffle, chaque respiration étant marquée dans le texte par de « vigoureux
tirets coupant la respiration rhétorique (comme le musicien de jazz reprenant son souffle
807
entre les phrases expirées) » . Il affirme ainsi : « j’ai inventé une nouvelle prose, la Prose
Moderne, comme du jazz, rapide à couper le souffle, avec des flux spontanés et non-
révisés… cela sort de façon sauvage, du moins cela sort de façon pure, cela sort et se lit très
808 809
facilement » . Comme dans le cas de l’automatisme , une telle pratique a pour effet de
connecter le sujet à son fond pulsionnel inconscient, de le ramener à un état pré-littéraire où
810 811
parle la langue de l’enfance et « où commence le babil de l’inconscient » . Contrairement
à l’expérience surréaliste, elle ne vise pas une plongée en soi, cependant, mais un état
d’ouverture totale à l’objet et de fusion avec le monde environnant dans un état de transe
d’inspiration chamanique. Par son biais, l’écrivain se place, certes, face à lui-même mais
aussi, et surtout, devant l’objet. Ainsi, tandis que l’écriture automatique risque de retrancher
les surréalistes du monde et de la réalité, la prose spontanée, chez Kerouac, accompagne
un amour du réel et de la vie d’ordre sacré. Elle définit une manière éthique d’être au monde
dont témoignent toutes les formules suivantes : « soumis à tout, ouvert, à l’écoute », « sois
amoureux de ta vie », « sois un foutu simple d’esprit saint de l’esprit » ou « crois au contour
812
sacré de la vie » . Dans l’Amérique d’alors, elle traduit l’effort de reconquête de soi, de
l’espace géographique et de la vie, l’effort de définition d’une nouvelle positivité dans son
rapport à soi, au monde et aux autres, le tout prenant nom de « poésie ». Cette spontanéité
n’en rejoint pas moins la critique surréaliste des barrières posées par la logique et la raison
dans le langage et dans la pensée, la haine de la correction, « ce laborieux et sinistre
mensonge appelé métier et révision chez les écrivains, et certainement reconnu par les
813
meilleurs psychologues comme pur blocage du processus mental spontané » , d’après
Kerouac. Il reste cependant une dernière barrière, à laquelle ni Kerouac ni les surréalistes
n’ont cherché à toucher mais que d’autres, dadaïstes, situationnistes ou même certains
surréalistes, ont tenté d’abattre : la médiation des mots eux-mêmes.

Le rêve impossible d’un langage non symbolique et immédiat du vécu :


Dans un certain nombre de cas, la critique de la représentation remonte, en effet, jusqu’à
une critique du langage lui-même en tant que médiation abstraite entre l’individu et son
vécu. C’est l’écriture, avant tout, qui est visée, en tant qu’organisation structurée et fixée
806
Tous ses amis écrivains – A. Ginsberg et W. Burroughs, entre autres – témoignent avec stupéfaction de la vitesse à laquelle il tape
sur son instrument, n’hésitant pas d’ailleurs à lui confier à l’occasion leurs manuscrits afin qu’il les transcrive en toute hâte à la machine.
807
« Principes de prose spontanée » (1957), Vraie blonde et autres, op. cit., p.23
808
Lettres choisies, op. cit., p.413
809
Il lui est d’ailleurs arrivé d’employer l’expression d’ « écriture automatique » en lieu et place de « prose spontanée »
810
En l’occurrence, le français, pour Kerouac. Ainsi, en 1952, il écrit : « en ce moment même, j’écris directement à partir du français
qui résonne dans ma tête » (Lettres choisies, op. cit., p.353)
811
« Le Dernier mot » (1959-60), Vraie blonde et autres, op. cit., p.157
812
« Croyance et technique pour la prose moderne », ibid., p.21-22
813
ibid., p.120

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

du langage et de la pensée. Pour Artaud, par exemple, « écrire, c’est empêcher l’esprit de
bouger au milieu des formes comme une vaste respiration. Puisque l’écriture fixe l’esprit
814
et le cristallise dans une forme » . De même, pour Vaneigem, tout langage, en tant que
mise en représentation du réel à travers l’agencement spécifique d’un ensemble de signes,
815
« s’empare du vécu, l’emprisonne, le vide de sa substance, l’abstrait » . A partir du moment
où une réalité, un geste est remplacé ou canalisé à travers un symbole ou un mot, alors il
s’insère entre moi et mon monde une médiation et, consécutivement, une forme de délai,
une représentation qui risque, à terme, de remplacer l’acte réel ou de l’enfermer dans une
forme-cadre pré-déterminée. La critique du langage du pouvoir s’étend ici à une critique
du langage dans sa globalité. Elle inscrit, en négatif, le rêve d’une expression immédiate,
spontanée et non-dirigée, qui puisse se passer de mots.
Critiquer toute forme d’écriture, pour ces poètes et penseurs, c’est formuler le rêve d’un
langage pré-logique précédant la parole articulée, c’est-à-dire un langage gestuel ramené
à une simple manifestation du corps. Sans doute se rappellent-ils ces quelques mots de
Rimbaud : « Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse,
816
danse, danse, danse ! » . Crevel annonce déjà, en 1925 :
« Notre grandeur, si elle est encore possible, viendra le jour où la pensée,
l’imagination devenues spontanées et impérieuses comme le sens, n’auront plus
817
besoin de mots mais s’épanouiront dans des états somptueux. »
Il pensait alors à des sens ou des instincts autres que ceux du corps : de l’esprit, disait-
il. Quelques années plus tard, dans l’ensemble d’articles accompagnant sa réflexion sur
le théâtre, Artaud corrige ce dernier point et, au langage des mots, oppose bien un
langage physique, directement expressif. Il imagine un langage du corps qui s’adresse
immédiatement au corps. Il re-matérialise l’expression en imaginant un vocabulaire
nouveau, fait de gestes concrets, qui s’oppose à un langage conceptuel jugé trop abstrait.
La poésie la plus authentique, explique-t-il, n’est pas dans le texte écrit ou parlé, elle est
dans un ensemble de manifestations et d’impressions physiques, dans le langage nouveau
de la mise en scène, « actif et anarchique, où les délimitations habituelles des sentiments
818
et des mots [sont] abandonnées » . Un tel langage, à la fois plus concret et plus expressif,
serait donc en même temps plus riche de sens et plus complexe. Cette « parole d’avant
819
les mots » , cette métaphysique des gestes, « sous la poésie des textes » révèlerait « la
820
poésie tout court, sans forme et sans texte » . Elle remonterait « à un point encore plus
821
enfoui et plus reculé de la pensée » où elle est encore mouvement du corps. Pour Artaud,
c’est là, in fine, son projet d’alors : « que l’on rattache les mots aux mouvements physiques
qui leur ont donné naissance, et que le côté logique et discursif de la parole disparaisse
822
sous son côté physique et affectif » .
814
Messages révolutionnaires, op. cit., p.43
815
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.131
816
« Une Saison en enfer », Œuvres, op. cit., p.97
817
L’Esprit contre la raison, op. cit., p.28
818
« La Mise en scène et la métaphysique » (1931), Le Théâtre et son double, op. cit., p.61
819
« Sur le théâtre balinais » (1931), ibid., p.91
820
« En finir avec les chefs d’œuvre » (1936), ibid., p.121
821
« Lettres sur le langage » (1931-1933), ibid., p.171
822
ibid., p.185

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2ème partie : Poésie et Révolution

Aux débuts des années 1930, en dehors du surréalisme auquel n’appartient plus
Artaud, un tel projet trouve un étonnant écho dans la pensée de Tzara. Dans son essai
« Grains et issues – rêve expérimental », le poète imagine, lui aussi, la suppression du
langage parlé et écrit au profit du geste ou du chant. Il envisage un au-delà du langage et
donc de la représentation, un point où la pensée ne soit plus médiée par des mots mais
soit traduite immédiatement par divers mouvements du corps. Tzara veut ainsi supprimer
la médiation de la raison au profit d’un penser non-dirigé qui soit en même temps un agir
spontané. Par ce biais, il entend résoudre la distinction entre le geste et sa pensée ainsi
qu’entre le désir et sa réalisation. Un tel langage physique présenterait un autre avantage,
selon lui : dans la mesure où toute pensée serait inévitablement extériorisée, elle serait
nécessairement transparente et sociale et supprimerait toute forme de réserve du langage
et donc d’économie, de capital, au profit d’une dépense sans réserve et sans délai. Le signe
et la chose signifiée s’y confondraient. A ce titre, conclut Tzara, il serait plus authentique
et plus efficace.
Quelques décennies plus tard, tirant la conclusion des perspectives ouvertes ici par
Artaud ou Tzara, les situationnistes reprennent, à leur tour, la question. Selon eux, le seul
langage authentique, le seul qui évite le piège des médiations et donc de l’aliénation serait
celui du vécu, un langage qui disparaîtrait en tant que représentation pour se fondre dans
le réel au profit d’une communication et d’une réalisation directes. Au langage du pouvoir,
au langage du spectacle, ils opposent ainsi le « langage de la vie réelle », en prise directe
avec la praxis. Seuls priment, pour eux, le geste poétique en lui-même et une expression
par le fait. Les mots deviennent secondaires, superflus même. Ils constituent la conscience,
la critique et la théorie d’une pratique en actes. Comme l’explique le même Vaneigem, « à
ce stade, semble-t-il, le langage perd son importance de médiation essentielle, la pensée
cesse de distraire (au sens d’éloigner de soi), les mots et les signes sont donnés par surcroît,
823
comme un luxe, une exubérance » . Au délai qu’impose toute représentation, à toute forme
824
de spectacularisation du réel, un tel « langage des faits » oppose la réalisation directe
de soi, son affirmation spontanée et immédiate. A terme, Vaneigem rêve d’instaurer une
forme de « langage sensuel », inspiré de cette communication silencieuse des amants dont
825
parlait Bataille, susceptible d’établir l’ « identité de l’érotique et de la communication » .
« Le langage de l’homme total sera le langage total ; peut-être la fin du vieux langage des
826
mots » , explique-t-il.
Ce rêve est peut-être séduisant mais il semble surtout irréaliste. La question,
que soulèvent les réflexions d’Artaud, Tzara ou Vaneigem, est la suivante : une
perception spontanée et immédiate des choses est-elle possible ? Existe-t-il une forme
de communication à l’état sauvage, instinctive, innée ou universelle ? Que l’on affirme la
relativité des systèmes de représentation, que l’on dénonce leur caractère hétéronome et
que l’on tente de les modifier c’est une chose mais peut-on pour autant envisager une forme
d’expression spontanée qui se passe de la médiation de tout système symbolique ? Que
l’on puisse rattacher le langage à une série de mouvements du corps, de gestes ou de
cris, selon la généalogie rousseauiste, d’accord, mais peut-on, à ce niveau là, parler de
langage ? Quelle communication ou pensée serait possible à ce stade premier ? Nous avons
dit précédemment qu’il n’y a pas de conscience en dehors d’un système de représentation,
823
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.133
824
ibid., p.135
825
ibid., p.134
826
ibid., p.135

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

c’est-à-dire en dehors d’une certaine forme de mise à distance du réel à travers la médiation
d’un ensemble organisé de signes : ce langage physique qu’imaginent Tzara, Artaud ou
Vaneigem apporterait-il la démonstration de notre erreur, ainsi que celle de la plupart des
autres poètes romantiques, surréalistes ou telqueliens ? Il semblerait plutôt que ce soit
l’inverse : imaginer une communication ou une pensée immédiate, c’est oublier la nécessité
qu’a la pensée de s’extérioriser et de se concrétiser dans un signe arbitraire, c’est oublier
la nature fondamentalement réflexive de la pensée (comme de la conscience), toujours
pensée de la pensée d’une chose, en même temps que pensée de la chose. On peut donc
très bien imaginer une pensée qui se passe de mots ou de paroles (le langage des signes
en est un exemple) mais, en aucun cas, une pensée sans une forme de médiation, c’est-à-
dire de mise à distance d’elle-même. Tout geste se définit et se comprend en fonction de son
inscription dans un champ des possibles, c’est-à-dire dans un système de représentation.
Quel qu’il soit, il faut bien que le geste renvoie à une forme de code compréhensible, donc
partagé, pour qu’il signifie. Les deux exemples privilégiés du théâtre balinais et de cette
« communication silencieuse » des amants, sur lesquels insistent, respectivement, Artaud
et Vaneigem, peuvent nous aider à mieux comprendre cela.
Dans ses réflexions sur le théâtre, Artaud s’appuie, en effet, sur ce premier modèle pour
démontrer le bien fondé et la pertinence de sa recherche d’ « un nouveau langage physique
827
à base de signes et non plus de mots » . D’après lui, le théâtre balinais démontrerait
« victorieusement la prépondérance absolue du metteur en scène dont le pouvoir de création
828
élimine les mots » . Un tel langage permettrait de réaliser la véritable incarnation de la
pensée et du sentiment, la véritable unité du physique et du spirituel. Seulement, bien loin de
proposer un modèle d’expression immédiate et spontanée, le langage de gestes du théâtre
balinais reste un système hyper-codifié où le geste est l’équivalent véritable du mot. Artaud,
lui-même, est bien obligé d’en convenir : « tout chez eux est ainsi réglé, impersonnel ;
pas un jeu de muscle, pas un roulement d’œil qui ne semble appartenir à une sorte de
829
mathématique qui mène tout et par laquelle tout passe » . Dans ce cas, où est la véritable
révolution ? Ce langage ne fait, à vrai dire, que remplacer un véhicule par un autre et n’en
continue pas moins de fonctionner par symboles. C’est à ce titre, d’ailleurs, qu’il peut être
communication : il repose sur un code commun qui associe tel geste ou tel signe à telle
signification. Autrement dit, c’est un langage médié par un système de représentation.
Dans le cas de cette communication supposée immédiate et silencieuse des amants
dont parle Vaneigem, le problème se pose de la même façon. Une telle forme de
dialogue ne suppose-t-elle pas l’assimilation et la définition préalable (codifiée et donc
médiée) d’un langage gestuel rituel ? En d’autres termes, si un geste donné est compris
silencieusement, est-ce en fonction d’une reconnaissance innée, instinctive, ou bien en
fonction de l’intégration préalable d’un code arbitraire assimilant le geste à sa signification ?
La question ne se pose réellement, à vrai dire, que si on procède dans l’absolu, c’est-
à-dire en supposant deux individus originels ou abstraits, c’est-à-dire sauvages. Dans ce
cas, nous retrouverions ici la problématique de l’origine des langues : le langage n’est-il
que la codification secondaire de mouvements spontanés du corps, comme le suppose un
certain nombre de théories sur le sujet ? Existe-t-il, à l’état primitif, une langue non-verbale
universelle et instinctive ? Le corps, à l’état sauvage, est-il capable de discours ? Autrement
dit, nous voilà confrontés à la question de la poule et de l’œuf : est-ce le code qui précède le
geste ou l’inverse ? Comment, à l’origine, réel et représentation s’articulent-ils ? La réponse
827
« Sur le théâtre balinais » (1931), Le Théâtre et son double, op. cit., p.82
828
ibid.
829
Le Théâtre et son double, op. cit., p.89

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2ème partie : Poésie et Révolution

est sans doute à chercher dans un état intermédiaire. Nous supposons, ici, que le geste ne
peut prendre sens qu’à travers sa répétition, seule susceptible d’assurer sa reconnaissance
et sa compréhension. A l’état de culture qui est le nôtre, le problème est beaucoup plus
simple, cependant : tout geste porte la trace de sa répétition historique et donc se comprend
en fonction de la médiation d’une signification préalablement établie. La caresse, cette
communication que Vaneigem suppose immédiate, est en réalité un geste codifié (même
si tout couple, à l’instant du premier contact, réinvente toujours, en quelque sorte, ce code
éprouvé). Sa compréhension silencieuse, tacite, reposerait donc sur l’intégration préalable
ou, en tout cas, progressive de ce code – ce qui n’empêche pas, bien entendu, une forme
de personnalisation de ces codes ou de jeu créatif à partir de leur médiation.
Le véritable enjeu, bien cerné, tout de même, par la plupart de ces poètes et penseurs,
consiste donc, non dans le rejet naïf de toutes médiations, mais dans leur appropriation.
Vaneigem, lui-même, relativise :
« Il ne convient pas de se laisser abuser par le mot spontanéité. Cela seul
est spontané qui n’émane pas d’une contrainte intériorisée jusque dans le
subconscient, et qui échappe au surplus à l’emprise de l’abstraction aliénante, à
la récupération spectaculaire. »
avant de conclure logiquement : « on voit bien que la spontanéité est un conquête plus
830
qu’un donné » . Une telle démarche n’en traduit pas moins l’effort permanent de certains
poètes pour retrouver une forme nouvelle de primitivisme. Retrouver un langage physique,
ce serait ainsi revaloriser le domaine de la sensation contre celui de la raison et fonder une
nouvelle forme de créativité.

5. Un nouveau primitivisme :

La Revalorisation du domaine de la sensation :


Quelles que soient les réserves que nous pouvons avoir à propos d’un tel discours, le
renouveau de vitalité, traduit par les expériences diverses du futurisme, des dadaïstes ou
de la Beat Generation, la quête poétique d’une nouvelle spontanéité s’inscrit, bien souvent,
dans une forme de réhabilitation et de revalorisation du sensitif. Au-delà du débat sur
la question des médiations, il reste la volonté de resituer la parole, comme la pensée,
dans le domaine du corps. Le renversement du « je pense donc je suis » cartésien en
831
un « je sens donc je suis » , effectué par Rousseau, constitue, en ce sens, une étape
décisive qui pourrait suffire, à elle seule, à justifier la profonde admiration des surréalistes
ème 832
pour le philosophe du XVIII siècle . Tous ces poètes et penseurs s’inscrivent en faux
par rapport à une tradition philosophique dualiste occidentale qui s’est toujours attachée
à dévaloriser le corporel et tout ce qui y est rattaché (désir, instinct, sexualité…) au
profit de l’« âme », c’est-à-dire des domaines de la raison et du spirituel. Vaneigem s’en
prend avec véhémence à la négation du corps et au primat accordé à l’esprit dans nos
sociétés : « prenant toute réalité sens dessus dessous, ils ont fait du corps une glèbe où
s’emprisonnait, le temps d’une éphémère existence, un pur fragment de l’éternité céleste ».
Comme il l’explique, « le piège n’est pas le corps mais l’esprit, la pensée séparée du vivant
830
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.250-251
831
Voir, à ce sujet, « La Profession de foi du Vicaire savoyard » dans L’Emile
832
Breton affirmait, par exemple : « Rousseau : je me dis même que c’est sur cette branche – pour moi la première jetée à hauteur
d’homme – que la poésie a pu fleurir. », Entretiens, op. cit., p.30

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

et qui se referme sur lui en le châtrant de ses désirs », c’est « la tête pensante [qui] renie
833
sa nature charnelle » . De même, pour Breton :
« On n’en finira jamais avec la sensation. Tous les systèmes rationalistes
s’avèreront un jour indéfendables dans la mesure où ils tentent, sinon de la
réduire à l’extrême, tout au moins de ne pas la considérer dans ses prétendues
834
outrances. »
S’en prendre au règne de la raison exclusive et, avec lui, à toute forme de penser-dirigé,
c’est, dès lors, s’ouvrir tout entier à l’aventure de nos sens. Au règne de la logique, les
surréalistes opposent celui de la sensualité. Aragon annonce ainsi l’avènement d’une ère
nouvelle : « Les sens ont enfin établi leur hégémonie sur la terre. Que viendrait faire ici la
835
Raison ? Raison, raison, ô fantôme abstrait de la veille » , tandis que Bataille imagine les
contours d’un être totalement nouveau, enfin délivré de sa tête, d’un être livré tout entier à
ses sens et à l’extase corporelle : l’Acéphale.
A un premier niveau, une telle entreprise implique l’avènement de ce que Gil Wolman
836
appelle une « phase physique des arts » . Dès l’époque de Dada et indépendamment des
837
recherches sur la création d’un langage de gestes, Cravan en appelle à un art « de brute »
ou « de voyou », le tout en réaction à la tendance intellectualiste ou « phtysique » de l’art.
La peinture, explique-t-il par exemple, « c’est marcher, courir, boire, manger, dormir et faire
838
ses besoins. Vous aurez beau dire que je suis un dégueulasse, c’est tout ça » . En cela, il
préfigure certaines déclarations de Huelsenbeck selon qui le dadaïste « est l’homme de la
839
réalité qui aime le vin, les femmes et la publicité ; sa culture est avant tout celle du corps » .
Son art va donc dans le même sens. Il est une manifestation de sa vitalité, un mouvement
exagéré de son corps. A en croire Cravan, issu du corps, c’est encore lui qu’il viserait en
retour. Il note ainsi, non sans une certaine fierté : « il y a danger pour le corps à lire mes
840
livres » . Ces perspectives, ce sont celles que Wolman tente de développer dans son film
L’Anticoncept. L’art, explique-t-il, doit agir de façon physique sur le spectateur. Il oppose au
concept, c’est-à-dire à une « représentation mentale abstraite et générale, objective, stable,
841
munie d’un support verbal » , la seule survivance physique du signe. Dans le cadre de
ce film, il estompe ainsi l’image au profit d’une impression rétinienne constante produite
par « une bande image formée d’une alternance irrégulière de cercles noirs et blancs et
842
projetée sur un écran sphérique » . Il n’est plus question ici d’une excitation intellectuelle
mais d’une stimulation sensorielle.

833
Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, op. cit., p.73
834
L’Amour fou, op. cit., p.121
835
Le Paysan de Paris, op. cit., p.12
836
D’après le sous-titre de son œuvre L’Anticoncept – argument cinématochrome pour une phase physique des arts (1952),
éd. Allia, Paris, 1994
837
Œuvres, op. cit., p.77
838
ibid., p.78
839
En avant dada, op. cit., p.42
840
Œuvres, op. cit., p.107
841
D’après la définition qu’en donne le dictionnaire de l’ATILF, le Trésor de la langue française
842
L’Anticoncept, op. cit., p.62

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2ème partie : Poésie et Révolution

Au-delà de ce renouvellement des pratiques de l’art, une telle revalorisation de la


sensation définit une nouvelle façon d’être au monde, en dégageant les individus d’une
appréhension purement rationnelle ou conceptuelle du réel. Saisir les choses par les sens,
explique ainsi Novalis, c’est les saisir à travers une certaine forme d’intimité, non plus de
l’extérieur, comme des objets morts, mais de l’intérieur, en entrant en vibration avec elles.
C’est découvrir une forme de contact réel avec le Tout, instaurer une forme de dialogue
authentique avec les choses et, par ce biais, fonder une harmonie nouvelle avec la nature.
Tant que l’illusion dualiste laissait croire à l’homme qu’il était un être élu, pénétré d’une
étincelle divine nommée Esprit ou Raison, il pouvait, en effet, se penser au-dessus de
la Nature. Dénoncer ce mensonge, réhabiliter le corps et tout ce qu’il y a de biologique
dans l’homme, c’est ainsi le tirer de cette « tour d’ivoire » pour le ramener au cœur des
843
choses. A lui, maintenant, d’apprendre à devenir ce véritable « amant de la Nature »
dont parle Novalis. A lui de découvrir, au-delà de l’appréhension rationnelle du monde, cette
voie d’accès poétique qu’évoque Breton : « La connaissance scientifique de la nature ne
saurait avoir de prix qu’à condition que le contact avec la nature par les voies poétiques et,
844
j’oserai dire, mythiques puisse être rétabli » . A lui, enfin, de retrouver ce lien harmonieux
avec les choses et de refonder cet idéal qu’évoque, à son tour, Vaneigem : « la terre est
notre jardin. Le cultiver pour l’agrément des sens et selon le rythme des saisons qui soient
845
aussi les saisons de la vie, telle est l’œuvre qui fonde notre éternité » . Voilà qui ramène
tous ces poètes vers une certaine forme de primitivisme. Ils tentent ainsi de refonder une
harmonie première fantasmée avec la nature et cette unité primitive de la perception et de la
représentation. Il s’agit de trouver le secret d’une nouvelle attitude poétique. La spontanéité
créative dont ils rêvent est à ce prix là.

Restaurer les ressources de la conscience primitive :


A la phase conceptuelle des arts, selon les termes de Wolman, aux règles classiques de
l’esthétique et des Beaux-Arts, à un art dit spirituel, raisonné et créé de façon dirigée,
nombre de ces poètes opposent donc la spontanéité et la liberté créative des arts dits
primitifs. Artaud, comme nous venons de la voir, célèbre ainsi le théâtre balinais et sa
gestuelle symbolique, mille fois supérieur, selon lui, à n’importe quel chef d’œuvre du théâtre
classique. Gauguin tente de replonger son pinceau dans l’art et les croyances de Polynésie
et Tzara exalte l’art nègre. C’est le fantasme du chamanisme, pour la génération hippie
comme pour les futuristes russes. Parmi tous ces exemples, il faut, bien entendu, accorder
une place toute particulière aux surréalistes. Nul n’a plus œuvré qu’eux à la réhabilitation
des arts dits primitifs. De l’art océanien, Breton écrit, par exemple :
« Le merveilleux, avec tout ce qu’il suppose de surprise, de faste et de vue
fulgurante sur autre chose que ce que nous pouvons connaître, n’a jamais, dans
l’art plastique, connu les triomphes qu’il marque avec tels objets océaniens de
846
très haute classe. »
Pour lui, l’art gréco-romain ou classique est pauvre comparé à de telles fulgurances.
Le triomphe progressif de ce qu’on a appelé l’apollinien contre le dionysiaque aurait
ainsi amorcé, durant l’antiquité, « le formalisme vide et étouffant de l’esthétique gréco-

843
Les Disciples à Saïs, op. cit., p.45
844
Entretiens, op. cit., p.251
845
Nous qui désirons sans fin, op. cit., p.194
846
« Océanie » (1948), La Clé des champs, op. cit., p.220

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

847
romaine » . Après un moyen-âge ici célébré et avant la réaction positive du romantisme,
ème ème
tout l’art des XVII et XVIII siècles (à quelques rares exceptions près) est critiqué
par le poète surréaliste. Pour Breton, comme pour d’autres, au sortir de ce marasme, la
poésie ne peut être sauvée qu’en retrouvant les vertus d’une conscience primitive oubliée
et bafouée. Le surréalisme s’y livre tout entier, lui qui « voit dans l’art et les mythes primitifs
une démonstration préexistante à ses théories sur l’art, la vie et la poésie qu’il entend faire
848
pénétrer dans la conscience de tous les hommes » . Il y trouve un modèle de penser non-
dirigé, ainsi qu’un mode d’appréhension sensible du monde. Il se reconnaît dans un art qui
plongerait ses racines dans la magie, selon l’analyse menée par Breton dans les années
1950. Prétendre transformer notre appréhension du réel, modifier notre sensibilité par le
biais d’exercices poétiques et d’un travail sur la langue, n’est-ce pas tenter de prolonger
ème
cette tradition ? Comme le conclut Breton, « l’artiste européen, au XX siècle, n’a
chance de parer au dessèchement des sources d’inspiration entraîné par le rationalisme et
l’utilitarisme qu’en renouant avec la vision dite primitive, synthèse de perception sensorielle
849
et de représentation mentale » .
Sans nous attarder, pour le moment, sur la conception magique de l’art du surréalisme
ou du romantisme, un tel travail implique, tout d’abord, de retrouver un usage primitif du
langage, c’est-à-dire poétique et non utilitaire. Dans ce cas, la « révolution du langage
poétique » est un effort pour retrouver des vertus supposées premières du langage. La
quête de spontanéité ou d’un penser non-dirigé, le travail de décomposition des formes
établies de la représentation et la remise en effervescence de notre langue visent à « rendre
850
le verbe humain à son innocence et à sa vertu créatrice originelle » , selon les mots de
Breton. De même, un tel projet se trouve à l’origine du lettrisme. Tandis que la critique n’avait
porté jusque là que sur des assemblages nouveaux de mots (surréalisme), sur l’orthographe
(Aragon, entre autres), la typographie (Dada, futurisme…), l’invention de nouveaux vocables
(le zaoum futuriste) ou sur les règles de la syntaxe (futurisme, dada), le lettrisme s’en prend
désormais au mot lui-même. Pour lui, il faut décomposer tout ce qui est déjà formé et tout
ramener à l’unité la plus petite de composition (en l’occurrence, dans le cas de l’écriture,
la lettre) afin de retrouver une combinatoire première infinie. Il s’agit de libérer la créativité,
de retrouver sa pleine potentialité, en ramenant toutes choses à son chaos initial, au point
premier d’où toutes formes peuvent surgir à nouveau. La démarche reste la même, quel que
soit le domaine concerné : décomposer une totalité figée (un système) en la somme de ses
parties, libérer ces dernières de cette totalité et les rendre ainsi à une nouvelle combinatoire.
Dans le cas plus précis de la poésie, Isou prétend libérer les lettres des mots et les associer
librement dans des poèmes d’un genre nouveau, faits pour être oralisés. Il entend ainsi
mettre en œuvre une langue nouvelle qui, par son expressivité musicale, réapprendrait aux
851
hommes à penser « avec leurs cris immédiats, avec leurs sons primordiaux » . Cette
langue-là, dans une perspective très rousseauiste, il suppose que c’est la langue originelle
perdue. Le lettrisme retrouverait ainsi une forme d’expression propre aux premiers peuples,
un langage pré-logique, immédiatement compréhensible. Isou conclut alors : « le langage

847
L’Art magique, op. cit., p.144
848
B. PERET, Œuvres complètes tome 7, op. cit., p.142
849
Entretiens, op. cit., p.248
850
Entretiens, op. cit., p.85
851
Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1942-1947), op. cit., p.153

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2ème partie : Poésie et Révolution

lettriste peut dispenser d’autres, parce que c’est la langue primordiale, primitive et originelle
852
d’où toutes les autres langues se sont extraites » .
A un second niveau, le retour à une forme de spontanéité primitive traduit une
conception vitaliste de la création. Aussi tournés soient-ils vers la conquête et l’expression
du nouveau, les futuristes italiens envisagent leur développement créatif total sous la
forme d’un nouveau primitivisme. Boccioni, Cerna, Russolo, Balla et Severini affirment,
par exemple, dans leur Manifeste des peintres futuristes, en 1910 : « nous sommes les
primitifs d’une nouvelle sensibilité centuplée, et […] notre art est ivre de spontanéité et de
853
puissance » . La phrase est certes ambiguë (elle peut simplement annoncer les premiers
hommes d’un monde nouveau), mais il n’en est pas moins significatif que ces artistes
associent la vitalité créative futuriste à une forme de retour à zéro, à une nouvelle façon
de créer spontanée. Disons, pour être précis, qu’ils définissent – aussi paradoxal que cela
puisse sembler – ce que nous pourrions appeler un « primitivisme moderne ». Le vitalisme
créatif de Dada s’inscrit, de même et de façon bien plus explicite encore, dans la nostalgie
et l’héritage des arts primitifs : « nous voulons continuer la tradition de l’art nègre, égyptien,
byzantin, gothique, et détruire en nous l’atavique sensibilité qui nous reste de la détestable
854
époque qui suivit le quatrocento » , écrit Tzara. A la spontanéité, il associe la conscience
primitive. La révocation en doute des formes passées ramène le sujet à une forme de
naïveté originelle. Comme l’explique Hausmann :
« Dada passe outre au MOI libre avec un rire rentré, et se comporte de nouveau
primitivement envers le monde : cela s’exprime par l’emploi des sons les plus
simples, l’imitation des bruits ; dans le domaine de la peinture, par des matériaux
855
tout prêts comme le bois, le fer, le verre, les tissus ou le papier. »
Au sein de cet exercice créatif, le dadaïste retrouve une forme d’expression vitale première
qui le rapprocherait du primitif. Tout peut se résumer ainsi, selon le groupe Spur : « L’art
repose sur l’instinct, sur les forces créatrices fondamentales. Ces forces sauvages et
déchaînées poussent sans cesse à la création de nouvelles formes inattendues, excitant
856
la colère de tous les spéculateurs intellectuels » . La recherche d’un penser non-dirigé,
d’une forme spontanée d’expression et de création, la réhabilitation du corps et, avec lui, de
l’instinct, des pulsions et de la sensation : toutes ces perspectives, associées à la révolution
ème ème
poétique qui se joue aux XIX et XX siècles, visent donc, le plus souvent, le retour
à une forme de sauvagerie première, à la restauration d’une conscience primitive. Pour
Tzara, la révolution devra faire surgir une forme supérieure du « type social archaïque » où
« le mode de penser prédominant qui y prendra place sera la reproduction, à un degré plus
857
élevé, du penser primitif, c’est-à-dire non-dirigé » . Un tel projet se rattache ainsi de façon
nostalgique au mythe d’une unité première perdue idéale et à une forme de philosophie de
la perte et de la reconquête.

6. Une Philosophie de la perte et de la reconquête


852
ibid., p.175
853
Futurisme : manifestes, documents, proclamations, op. cit., p.165
854
Dada n°1, juillet 1917, DADA, Zürich-Paris (1916-1922), éd. Jean-Michel Place, Paris, 1981, p.134
855
Courrier Dada, op. cit., p.19
856
« Manifeste » (1958), Textes et documents situationnistes (1957-1960), op. cit., p.88
857
Grains et issues, op. cit., p.169

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

La Nostalgie de l’état de nature :


Des romantiques allemands aux surréalistes, la plupart des mouvements poétiques sont,
en effet, marqués par la nostalgie d’une unité première perdue. Le thème de la « vraie » vie
disparue les porte, très souvent, vers une rêverie mélancolique sur le thème de l’âge d’or
originel. Avant le temps de la division, de la séparation de l’homme d’avec la nature, avant
la scission de l’humain entre raison et sensibilité, il aurait existé, nous disent ces poètes,
un temps heureux où tout communiquait avec tout en parfaite harmonie, un temps où la
matière et l’esprit ne faisaient qu’un, un temps où l’homme ne se comportait pas en étranger
ou en prédateur face au monde. Ce rêve, on le trouve chez le jeune Rimbaud de Credo in
unam comme chez le futuriste russe Vélimir Khlebnikov. Il motive, à lui seul, l’intérêt des
surréalistes pour les sociétés dites primitives et leurs arts. A travers les papous de Nouvelle-
Guinée auxquels s’intéresse Jacques Viot, dans Le Surréalisme au service de la révolution,
c’est ce temps d’avant la division qu’ils tentent de mettre en valeur, par exemple. D’eux,
nous dit-on, « ils sont complets. Ils n’ont pas à se perfectionner », ils ont fait « amitié avec
858
le mystère. Et ils en vivent » . Leur univers est un et imprégné par leur imaginaire :
« Ils prennent une pierre. C’est une pierre de mystère. Cette pierre a une réalité
qui se prolonge dans l’extra-sensible, non pas un double, non pas une autre
réalité dont elle serait l’apparence, mais une seule et même réalité. Autrement dit,
859
matière et esprit ne font qu’un. »
Leur art témoigne de l’unité existante, en eux, de la perception et de la représentation, de
leur intimité avec la nature et de leur sens de la totalité. Face à leurs œuvres, une terrible
nostalgie envahit alors Breton :
« Face aux œuvres de cet art, nous découvrons que nous sommes perdus, qu’en
nous l’essentiel, même douloureux, même contradictoire, même informe, est
enseveli sous l’excès de ses conquêtes [de la pensée magique primitive] et de
860
l’exploitation de ses conquêtes. »
Ce thème de l’âge d’or initial, c’est pourtant chez les romantiques allemands qu’il se
manifeste de la manière la plus évidente. L’Hypérion d’Hölderlin s’ouvre ainsi sur la
déploration et le tableau d’un état de nature perdu :
« Ne faire qu’un avec toutes choses vivantes, retourner, par un radieux oubli de
soi, dans le Tout de la Nature, tel est le plus haut degré de la pensée et de la joie,
la cime sacrée, le lieu du calme éternel où midi perd sa touffeur, le tonnerre sa
861
voix, où le bouillonnement de la mer se confond avec la houle des blés. »
De la même façon, le roman Henri d’Ofterdingen de Novalis retrace le souvenir idéalisé
de « temps anciens où les bêtes, les arbres et les rochers conversaient, dit-on, avec les
862
hommes » , d’un monde où « la nature entière a dû être plus vivante et plus douée de
863
sensibilité qu’elle ne l’est de nos jours » . Cette époque-là, cette enfance de l’humanité,
les romantiques allemands la situent souvent dans la Grèce antique. C’est sur les ruines
858
J. VIOT, « N’encombrez pas les colonies », Le Surréalisme au service de la révolution n°1, juillet 1930, p.44
859
ibid.
860
L’Art magique, op. cit., p.120
861
Hypérion, op. cit., p.55
862
Henri d’Ofterdingen,op. cit., p.74
863
ibid., p.92

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2ème partie : Poésie et Révolution

des temples grecs qu’Hypérion s’attache à ressusciter son souvenir : « c’était alors une
864
vie divine, où l’homme était le centre de la Nature » . A cette période-là, non seulement
les poètes auraient été rois mais, en plus, le Génie poétique aurait été à la base de toutes
constructions culturelles, situant sur le même plan mythe et réalité et plaçant l’univers
tout entier sous le signe du sacré. Chez les Grecs, explique Schiller, « les sens et l’esprit
865
n’avaient pas encore des territoires séparés strictement » . Ainsi, selon William Blake, tout
communiquait sur le même plan, le monde des dieux, la Nature et les hommes :
« Les poètes antiques animaient tous les objets sensibles de Dieux ou de Génies
qu’ils appelaient du nom, et paraient des attributs des bois, des rivières, des
montagnes, des lacs, des villes, des nations et de tout ce que leurs sens élargis
866
et multiples pouvaient saisir. »
A partir de cet âge d’or initial, l’histoire est tout entière placée sous le signe de la perte. A
peine Hypérion évoque-t-il le souvenir de la Grèce antique qu’il se lamente : « et me voilà
isolé dans la beauté du monde, exilé du jardin où je fleurissais, dépérissant au soleil de
867
midi » . Comme l’écrit Hölderlin, « nous venons trop tard, ami. Oui, les dieux vivent,/mais
868
là-haut, sur nos fronts, au cœur d’un autre monde » . Le tout n’est pas sans rappeler, bien
entendu, le thème de l’exil hors du jardin d’Eden dans la Bible. Il évoque aussi certaines
analyses de Rousseau. Au bonheur d’un état de nature anhistorique, où le primitif vivait
et se satisfaisait d’un présent perpétuel en harmonie avec son environnement, succéderait
l’entrée dans l’Histoire, la rupture d’une unité première synonyme d’entrée dans le Mal et
le malheur. Comme l’écrit Rousseau, en 1755, au-delà de cette « véritable jeunesse du
monde » « tous les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection
869
de l’individu, et en effet vers la décrépitude de l’espèce » . L’histoire, dans cette optique,
ne relèverait pas d’un progrès mais d’une déchéance. Ainsi Novalis se lamente :
« C’était la Mort, jetant au festin du bonheur Angoisse et larmes et douleur.
[…] Et la mer de délice allait briser son flot Sur le roc du regret et l’éternel
870
sanglot. »
De l’harmonie primitive à la trivialité et à la pauvreté de la société bourgeoisie, de l’homme
naturel à l’homme économique, le constat est sans appel pour tous ces poètes : la « vraie »
vie est perdue et l’histoire, jusqu’à eux, n’est qu’un champ de désolation qu’emplit la longue
plainte de l’exilé. Une étincelle de ce paradis perdu survivrait pourtant en chaque enfant,
selon ces poètes, mais l’histoire générale se répète, malheureusement, au niveau individuel,
à chaque génération : cette sortie de l’âge d’or, chaque histoire personnelle rejoue en petit
ce drame collectif, des terres merveilleuses de l’enfance à la tristesse du monde adulte.

L’Enfance perdue :

864
Hypérion, op. cit., p.149
865
Cité par Paul Seremi dans « Marx romantique ? », Le Romantisme révolutionnaire, « Europe » n°900, avril 2004, p.117
866
« Le Mariage du ciel et de l’enfer » (1790-1793), Œuvres vol.3, op. cit., p.167
867
Hypérion, op. cit., p.56
868
Odes, élégies, hymnes, op. cit., p.102
869
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, op. cit., p.113
870
« Hymnes à la nuit », Les Disciples à Saïs et Hymnes à la nuit, op. cit., p.132

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Pour les romantiques allemands et leurs héritiers, il existe, en effet, une secrète complicité
entre le primitif et l’enfant. Le jeunesse du monde, c’est la jeunesse tout court, cette forme
de simplicité et de spontanéité premières. La revalorisation de l’un va de paire avec celle
871
de l’autre. L’équation, pour Novalis, est simple : « où est l’enfance est l’âge d’or » .
Pour Hypérion, personnage créé par Hölderlin, « l’enfant reste une créature divine aussi
872
longtemps qu’il n’entre pas dans les mimétismes de l’adulte » . De son côté, Breton
873
affirme que « c’est peut-être l’enfance qui approche le plus de la vraie vie » . Dès lors, le
mouvement que décrit Vaneigem est, à son tour, l’histoire d’une perte : « chacun grandit,
refoulant son enfance jusqu’à ce que ce le gâtisme et l’agonie le persuadent qu’il a réussi
874
à vivre en adulte » . Le monde de l’enfance et le monde adulte sont donc deux mondes
incompatibles, le second s’acharnant à détruire le premier tandis que ce dernier tente de
survivre au cœur des brimades et des humiliations imposées par les exigences du monde
bourgeois. Ce n’est pas un hasard si le premier manifeste du surréalisme s’ouvre sur le récit
d’une enfance brimée en même temps que sur la nostalgie de ses heures bénies. A vrai
dire, selon la lecture que mènent ces poètes, tout conspire contre l’enfant en nous, cette
part pourtant la plus précieuse de notre être. Comme l’explique Breton, sur ces terres de
liberté originelle « les menaces s’accumulent » et, petit à petit, « on cède, on abandonne
une part du terrain à conquérir. L’imagination est sommée de se soumettre aux « lois d’une
875
utilité arbitraire » avant d’abandonner l’homme « à son destin sans lumière » . Le rôle joué
par l’éducation est primordial, bien entendu. Selon tous ces poètes, n’est-elle pas fondée
sur la répression des désirs, l’apprentissage de l’ordre et de la discipline, le respect de
l’autorité et l’esprit de compétition ? Comme l’explique Vaneigem, celle-ci serait donc « au
centre d’une zone de turbulence où les jeunes années sombrent dans la morosité, où la
névrose conjuguée de l’enseignant et de l’enseigné imprime son mouvement au balancier
876
de la résignation et de la révolte, de la frustration et de la rage » . Elle est accusée de jouer
un rôle de dressage au service du pouvoir et d’être, « avec la famille, l’usine, la caserne
et accessoirement l’hôpital et la prison, le passage inéluctable où la société marchande
877
infléchi[t] à son profit la destinée des êtres que l’on dit humains » .
Si, selon la psychanalyse, sous la pression des contraintes sociales, l’enfance est l’âge
où se constitue la majeure partie des refoulés et s’élabore l’image idéale du sur-moi, bien
loin de défendre comme Freud « une éducation progressive pour surmonter chez chacun
878
de nous les résidus de l’enfance » , ces poètes en appellent donc à réactiver et à sauver
tous ces résidus de l’enfance du sur-moi. Ils n’invitent qu’à une chose : l’école buissonnière.
De ce point de vue là, les contes de Ludwig Tieck sont significatifs. Dans « Eckbert le
blond », par exemple, le thème de départ est une petite fille brimée par les adultes. Son don
extraordinaire pour la rêverie et son imaginaire prolifique la mettent en butte aux exigences
pratiques et ménagères que lui imposent ses parents. En une simple phrase, Tieck confronte
à merveille ce monde poétique aux exigences triviales du monde adulte :
871
Cité par Jean-Christophe Bailly, dans La Légende dispersée, op. cit., p.115
872
Hypérion, op. cit., p.57
873
Manifestes du surréalisme, op. cit., p.52
874
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.280
875
Manifestes du surréalisme, op. cit., p.14
876
Avertissements aux écoliers et lycéens (1995), éd. Mille et une nuits, Paris, 1995, p.14
877
ibid., p.7
878
S. FREUD, Cinq leçons sur la psychanalyse, op. cit., p.70

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2ème partie : Poésie et Révolution

« Je voyais m’apparaître alors des esprits ailés, qui me découvraient des


trésors enfouis dans la terre ou bien me donnaient de petits cailloux qui se
métamorphosaient en pierres précieuses ; en un mot, les plus merveilleuses
rêveries occupaient mon esprit et lorsqu’il fallait quitter ma cachette pour donner
un coup de main ou porter quelque objet, je me montrais plus maladroite que de
879
coutume. »
Incomprise par ses parents, accusée d’être une « inutile créature », battue et sans cesse
menacée, la petite fille décide alors de prendre la fuite. Là, enfin délivrée du joug terrible
des adultes, elle découvre un monde merveilleux. Les conclusions que tire le narrateur
du récit de cette fugue sont sans appel : « l’homme connaîtrait peut-être le bonheur s’il
880
pouvait poursuivre ainsi jusqu’à la fin une existence que rien ne peut troubler » ou « c’est
pour l’homme une grande infortune qu’il n’acquière la raison que pour perdre l’innocence
881
de l’âme » . La fuite de l’enfant, entraînant ici la bascule du récit dans le fantastique, dit
assez l’incompréhension dans lequel son monde est tenu et la menace que font peser sur
lui les adultes et leur univers. La rupture est consommée entre deux univers incompatibles.
Pour tous ces poètes, le pari est simple : il s’agit d’aider aux développement des facultés
premières de l’enfant et non plus de les brimer. Contre le monde de la « fausse » vie des
adultes, ils prennent le parti de l’enfance, « l’enfance comme monde nouveau », selon Hugo
Ball, « tout le fantastique enfantin, toute l’immédiateté enfantine et le figurativement enfantin,
882
contre la sénilité, contre le monde des adultes » .
A leurs yeux, l’enfance est, en effet, le domaine de toutes les vertus. Tous, des
romantiques aux situationnistes, en passant par les futuristes russes, Dada ou les
surréalistes, sont convaincus qu’il y a tout à réapprendre des enfants, de leur langage et de
leur art. L’enfance, selon eux, est une terre d’innocence sans cesse menacée par la société,
une terre de joie et d’allégresse telle que la dépeint, entre autres, Blake : « Les sourires
883
d’enfant sont des sourires/qui charment terre et ciel apaisés » . Pour les romantiques,
c’est une terre d’harmonie, un âge où l’unité de l’homme et de la Nature signifie quelque
chose. C’est le temps d’une spontanéité intacte, encore préservée d’un certain nombre
de médiations et d’a priori propres à l’âge adulte. C’est donc aussi l’âge anarchique par
excellence, l’âge susceptible, par son caractère iconoclaste, de faire exploser l’ensemble
des préceptes bourgeois comme le montre, par exemple, la pièce de Roger Vitrac Victor
ou les enfants au pouvoir en 1927.C’est l’époque du désir sans culpabilité. C’est l’esprit de
jeu à l’état pur, une capacité à s’amuser de tout qui révèle, selon Huizinga, une forme de
884
« sagesse enfantine » . C’est cette capacité à s’émerveiller de toutes choses que célèbre
Vaneigem :
« L’enfant enseigne spontanément à ouvrir sans cesse les yeux pour la première
fois, à distinguer la couleur d’un feuillage, à lire un paysage, à comprendre le
885
langage des oiseaux, à saisir la grâce d’un instant. »
879
Amour et magie et autres contes, op. cit., p.84
880
ibid., p.93
881
ibid., p.94
882
Dada à Zürich, le mot et l’image, op. cit., p.56
883
Chants d’innocence et d’expérience, éd. Quai Voltaire/La Table ronde, Paris, 2007, p.59
884
Homo ludens, op. cit., p.198
885
Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, op. cit., p.35

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Pour tous ces poètes, c’est cet âge où le merveilleux coule de source et nous est encore
familier, ce temps fabuleux « où le monde nous paraissait plus clair, plus aimable et plus
886
curieux » . C’est ce monde d’exagération, et même parfois de terreur, où tout est à ce point
investi par l’imaginaire de l’enfant qu’il prend une tonalité extraordinaire. C’est ce domaine
que Tieck essaie de faire ressurgir dans ses contes. Il y évoque le pouvoir d’impression
de certains mots : « je n’avais jamais vu de montagnes, et ce seul mot, lorsqu’on le
887
prononçait devant moi, avait pour mes oreilles d’enfant une sonorité terrifiante » . Les
adjectifs employés pour décrire le monde environnant traduisent assez l’impact formidable
que toutes choses ont sur la petite fille. Tout y est, au choix, étrange, menaçant, vertigineux,
terrifiant et, en même temps, terriblement séduisant et attrayant. Quelle que soit la peur,
888
« le désir de voir des pays nouveaux [lui] fit poursuivre [sa] route » . Sa découverte du
monde est extatique :
« Toutes choses étaient fondues dans l’or et la pourpre les plus suaves, les
cimes des arbres étaient baignées des rayons du couchant, une lumière très
douce était épandue sur les champs, les feuillages étaient immobiles, le ciel en sa
889
sérénité semblait être un paradis ouvert. »
Le rêve et la veille, la perception et la représentation se confondent ici : « cela faisait une
si étrange impression qu’il ne me semblait pas être éveillée, mais tomber d’un songe dans
890
un autre songe plus mystérieux encore » . L’enfance crée un autre monde, un monde
où l’on recontre des fées ou des sorcières, un monde où l’on peut croiser un oiseau qui
891
perde « chaque jour un œuf qui renfermait une perle ou une pierre précieuse » , un
892
monde où « les choses les plus merveilleuses se [mêlent] aux plus quotidiennes » . En
d’autres termes, et pour conclure, l’enfance serait un état de poétisation spontanée du
monde. Etre poète, nous disent romantiques, surréalistes et tant d’autres, c’est retrouver
cette faculté naturelle de créer, cet imaginaire débridé, cette puissance première du désir et
cette capacité perpétuelle d’émerveillement. Dès lors, comme l’écrit Baudelaire, le Génie,
c’est « l’enfance retrouvée à volonté », « un génie par lequel aucun aspect de la vie
893
n’est émoussé » . On le comprend donc ici, la nostalgie d’une conscience primitive et de
l’enfance perdue et à reconquérir, en un mot : de la « vraie » vie, c’est la nostalgie d’une
poésie originaire perdue.

La Nostalgie d’une poésie originaire perdue :


A l’origine, en effet, pour le romantisme allemand, il existerait une poésie première, la
poésie intrinsèque des choses et des êtres « et sans laquelle assurément il n’existerait
894
pas de poésie du verbe » . La terre, l’univers en lui-même, est un poème animé d’un
886
NOVALIS, Henri d’Ofterdingen, op. cit., p.227
887
Amour et magie, et autres contes, op. cit., p.85
888
ibid., p.97
889
ibid., p.89
890
ibid., p.91
891
ibid., p.92
892
ibid., p.107
893
« Le Peintre de la vie moderne », Critique d’art, op. cit., p.350-351
894
F. SCHLEGEL, « Entretien sur la poésie », L’Absolu littéraire, op. cit., p.290

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2ème partie : Poésie et Révolution

esprit créateur, Dieu dans l’optique religieuse d’alors, mais aussi chaque homme, touché
par « une étincelle de son esprit créateur, qui, enfouie sous la cendre de la déraison que
895
chacun accumule, ne cesse jamais de couver une secrète puissance » . Pour tous ces
poètes et penseurs, le Génie poétique n’est pas le propre de quelques « élus ». Il est présent
en chacun. Comme l’explique Novalis, « la poésie n’est pas chose à part. Elle est le mode
896 897
d’activité propre à l’esprit humain » . Elle est « le véritable souffle de l’homme » , selon
Péret. Chaque individu aurait donc un don poétique inné, qui a libre cours dans l’enfance
et qui se prolonge de manière plus ou moins étouffée sous le poids des années et des
contraintes sociales. La poésie serait à l’origine de toute culture et de toute science, de toute
philosophie ou de toute religion. Sa fonction serait donc éminemment sociale. Selon tous
ces poètes, l’étude des sociétés primitives le prouverait en démontrant que cette poésie
aujourd’hui tant dévaluée aurait été, un jour, au cœur de la société, à son fondement même ;
de même que le regard porté sur l’enfance démontrerait sa présence au cœur de chacun.
Son discrédit actuel, elle le devrait au développement de la logique et de l’économie qui
désacralisent le réel, méprisent l’inutile, c’est-à-dire le rêve, l’imaginaire et le jeu. Avec le
temps, les représentations forgées par le génie poétique se seraient fossilisées et l’énergie
créatrice de chacun se serait épuisée sous la pression des formes rituelles. Ainsi l’homme,
au cours des siècles (à une échelle collective) ou des années (à une échelle individuelle),
aurait perdu le souvenir et l’exercice de son génie poétique originel en même temps que
de sa liberté.
Pour quelques hommes, cependant, l’étincelle est toujours vive. Ils savent encore parler
la langue de l’enfant et du primitif, à l’âge adulte. A mesure que la poésie s’est trouvée
dévaluée, ils ont perdu leur place au cœur de la société pour constituer désormais une caste
minoritaire, parfois en butte à l’hostilité générale, souvent privée d’audience. « Poète » n’est
plus synonyme d’homme, c’est un terme qui ne s’applique plus qu’à eux maintenant. Ceux-
là, tels qu’ils se définissent eux-mêmes, surréalistes, romantiques ou dadaïstes, nourrissent,
en signe de défi, leur nostalgie d’un monde perdu et le dégoût que leur inspire le monde
actuel. Dans un monde où règnent la raison discriminante et son principe de division,
ils prétendent, eux, parler la langue du Tout, élever « chaque singularité en la rattachant
898
étroitement à tout le reste » , harmoniser la Nature et poétiser à nouveau le réel. Ils se
rappellent cette langue-là, la langue première de l’esprit, cette langue qui pouvait éveiller
toutes choses. Comme Novalis, à travers le personnage d’Henri d’Ofterdingen, ils racontent :
« Il y aurait eu des poètes qui pouvaient, par l’harmonie singulière de merveilleux
instruments, éveiller la vie secrète des forêts et les esprits cachés aux troncs
des arbres ; dans des terres infertiles et désertes, ils auraient ranimé les
germes morts de la végétation et fait apparaître des jardins fleuris ; ils auraient
apprivoisé des animaux féroces […] ; ils auraient transformé des torrents furieux
en paisibles cours d’eau, et même entraîné dans une danse aux mouvements
899
réguliers les pierres les plus inertes. »
Cette langue particulière, à travers telle ou telle alchimie du verbe, ils prétendent la
réinventer et en perpétuer la pratique. Mieux, de leur étincelle, ils veulent faire surgir un
895
ibid.
896
Henri d’Ofterdingen, op. cit., p.180
897
Le Déshonneur des poètes, op. cit., p.7
898
NOVALIS, La Forme poétique du monde, op. cit., p.538
899
Henri d’Ofterdingen, op. cit., p.93

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

brasier et réveiller en chacun la poésie qui sommeille. Ils disent « la poésie devra être faite
par tous, non par un », selon les mots de Ducasse. Le poète romantique – au sens restreint
du terme – envisage ainsi sa fonction en tant que médiateur. Il enseigne la poésie pour que
la poésie enseigne au monde. F. Schlegel ne dit pas autre chose :
« Un médiateur est celui qui perçoit en lui le divin et se sacrifie, s’anéantissant
lui-même, pour annoncer, communiquer et présenter ce divin à tous les hommes
par ses mœurs et par ses actes, par ses paroles et par ses œuvres. »
900
avant de conclure : « chaque artiste est un médiateur pour tous les autres » . Or, le
« divin », dans le vocabulaire romantique, c’est le sens de la totalité ainsi que la liaison
au sein de cette totalité. La tâche de médiation de l’artiste est donc double : retrouver et
restaurer une telle appréhension du Tout, c’est-à-dire le secret même de la poésie, et éveiller
ce sens en chacun. Pour cela, il doit faire tomber les murs de résignation qui emprisonnent
les individus. Selon eux, la poésie n’est pas perdue. Elle est aussi à venir. Dès lors, la
nostalgie se conjugue ici avec l’utopie et le thème de la perte avec celui de la reconquête.

De la reconquête après la perte et du dépassement de l’âge d’or primitif :


La philosophie de l’Histoire romantique ne se résume pas, en effet, à la simple déploration
d’un passé idéal perdu. Elle évoque deux âges d’or : l’un passé et définitivement perdu,
l’autre à venir. Le moment présent est partagé entre le souvenir du passé merveilleux
de l’enfance et du primitif et l’anticipation d’un nouveau monde à venir. Tout en évoquant
le fantasme de cette Grèce perdue, la plupart des poèmes d’Hölderlin se tournent ainsi
vers un futur idéalisé, notamment dans ses Hymnes comme « Germanie ». Le souvenir
de cet âge d’or passé semble avoir pour but essentiel d’ « hâter la naissance de la
901
mythologie nouvelle » et de cet « âge d’or qui doit venir encore » , selon les termes
qu’emploie cette fois-ci F. Schlegel. Telle que la trace Novalis, Hölderlin ou encore W. Blake
(pour ne citer qu’eux), l’histoire va donc d’une harmonie première à une harmonie future
via l’épreuve de la disharmonie présente. Tous les romans d’éducation des romantiques
allemands, tels l’Hypérion d’Hölderlin, Henri d’Ofterdingen de Novalis ou encore Lucinde
de F. Schlegel, s’inscrivent dans cette perspective. Rimbaud lui-même, dans ses premières
années, exprime un tel espoir : « oh ! les temps reviendront ! les temps sont bien
venus !/[…]/le monde vibrera comme une immense lyre/dans le frémissement d’un immense
902
baiser ! » .
Faut-il, cependant, réduire une telle philosophie de l’Histoire à cette forme de stagnation
terrible que serait la simple reproduction du passé ? Le discours romantique serait-il
fondamentalement régressif ? Assurément, tous ces poètes flirtent avec cette impasse.
Que penser, par exemple, de cette imagerie kitsch de l’enfance auxquels ils s’adonnent
parfois ? Que dire du mythe du « bon sauvage » dont on sent poindre, de temps à autre,
certaines figures ? L’enjeu, néanmoins, est souvent tout autre. Pour mieux en comprendre
la complexité, nous pouvons renvoyer aux réflexions suivantes, du psychanalyste Serge
Leclaire, sur le mythe de l’enfance merveilleuse :
« L’enfant merveilleux, c’est une représentation inconsciente primordiale où
se nouent, plus denses qu’en tout autre, les vœux, nostalgies et espoirs de
chacun. Dans la transparente réalité de l’enfant, elle donne à voir, presque sans
900
« Idées », L’Absolu littéraire, op. cit., p.210
901
F. SCHLEGEL, La Forme poétique du monde, op. cit., p.295-297
902
« Credo in unam », Poésies complètes, op. cit., p.58-59

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2ème partie : Poésie et Révolution

voile, le réel de tous nos désirs. Elle nous fascine et nous ne pouvons ni nous
en détourner ni la saisir. Y renoncer, c’est mourir, ne plus avoir de raisons de
vivre ; mais feindre de s’y tenir, c’est se condamner à ne point vivre. Il y a pour
chacun, toujours, un enfant à tuer, le deuil à faire et à refaire continûment d’une
représentation de plénitude, de jouissance immobile, une lumière à aveugler pour
903
qu’elle puisse briller et s’éteindre sur fond de nuit. »
Cet enfant merveilleux, romantiques et surréalistes ne cessent de l’exalter. Il traduit leur idéal
philosophique et poétique, un modèle de vie rêvé, mais ils en font aussi leur deuil et, comme
904
l’écrit Hölderlin, « c’est chose à peine permise, un risque/fatal, que d’éveiller les morts » .
Ce deuxième âge d’or, à vrai dire, se veut tout sauf la pâle copie du modèle passé. Il doit
réussir ce miracle d’intégrer en lui toutes les richesses de l’enfant et du primitif dans un état
nouveau et de les dépasser, en même temps. Comme l’écrit A.W. Schlegel, s’il est bon de
s’inspirer du modèle tant célébré des primitifs ou des grecs, « ce que nous empruntons aux
905
autres doit pour ainsi dire renaître en nous » . L’imitation des formes passées est « toujours
stérile », explique-t-il. Son culte menace de nous frapper d’impuissance. L’héritage des
anciens, la force poétique de leurs œuvres que l’on retrouverait encore chez les enfants, il
s’agit bien de l’intégrer à nos perspectives mais, ce, de façon critique. L’âge d’or du passé,
il faut encore le dépasser. Ce qui a été perdu, l’homme doit le reconquérir et le transcender.
Ainsi, comme l’explique le poète allemand :
« l’innocence et la simplicité des temps primitifs s’effacent pour reparaître dans
l’accomplissement de la culture, et la sainte paix du Paradis se dissipe afin que
ce qui n’était qu’un don de la Nature puisse refleurir, devenu désormais conquête
906
et propriété de l’homme. »
Au donné naïf, la civilisation oppose donc la conquête critique. A l’innocence du primitif
doit succéder la conscience de l’homme à venir. Selon Novalis, à la poésie de nature doit
succéder la poésie d’art, c’est-à-dire une structure réfléchie et réfléchissante. Le progrès
des savoirs et de la connaissance doit permettre d’atteindre un état supérieur. La poétisation
spontanée de l’enfant et du primitif, le poète à venir devra savoir la diriger. Qui sait tous ce
qui lui sera possible à compter de ce jour ? Comme l’écrit Péret :
« Si l’homme d’hier, ne connaissant d’autres limites à sa pensée que celles
de son désir, a pu dans sa lutte contre la nature produire ces merveilleuses
légendes, que ne pourra pas créer l’homme de demain conscient de sa nature et
907
dominant de plus en plus le monde d’un esprit libéré de toute entrave ? »
Au-delà de la nostalgie du primitif ou de « l’enfant merveilleux », tous les espoirs sont donc
possibles. C’est à la construction d’un nouveau monde qu’œuvrent ces poètes, non à la
restauration d’un ancien. Retrouver, à travers l’exercice d’un penser non-dirigé, une forme
de créativité spontanée, un rapport harmonieux et imaginatif au monde, c’est éprouver la
puissance et les merveilles d’armes passées pour de nouvelles conquêtes, c’est pénétrer
le secret d’une nouvelle manière d’être au monde, d’un nouveau sens de la totalité ayant
903
Extrait de On tue un enfant, cité par Pierre Péju dans sa préface à L. Tieck, Amour et magie, et autres contes, op. cit.,
p.69-70
904
« Germanie », Odes, élégies, hymnes, op. cit., p.138
905
La Forme poétique du monde, op. cit., p.469
906
ibid., p.41
907
La Parole est à Péret, op. cit., p.45

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

pour formule centrale, comme nous allons le démontrer maintenant, le concept de système
dynamique du romantisme allemand. C’est assurer, enfin, l’unité supérieure des progrès
de la connaissance rationnelle et de l’intuition primitive et appréhender, à partir de là, un
nouveau mode de penser dont nous allons analyser les termes.

3) Le Système dynamique du romantisme allemand


a) La philosophie romantique : un nouveau sens de la totalité

Le Refus du figé et du séparé :


Remettre en effervescence le langage poétique, libérer le dire et le penser afin de retrouver
une certaine forme de spontanéité et de primitivité créative, c’est là le préalable nécessaire
à toute « révolution poétique » : définir ses armes et ses moyens, situer le champ d’action
premier. Le tout n’a de sens, cependant, qu’à travers le développement d’un « système »
philosophique singulier, initié par les premiers penseurs romantiques allemands (Novalis,
A.W. et F. Schlegel…), dont les principes majeurs circulent, de façon plus ou moins avouée,
des dadaïstes aux telqueliens, en passant par les surréalistes et les situationnistes. A
l’origine, une telle pensée se définit en opposition aux étroitesses et aux limites du système
rationaliste dominant. Elle tente de dépasser sa vision morcelée du monde et l’enfermement
des choses et des êtres dans un ensemble de catégories distinctes et séparées. Elle critique
la segmentation du monde produite par la raison. Comme nous l’avons vu, elle rejette une
science du séparé où la percée d’un savoir de détails s’accompagne d’une ignorance des
mécanismes généraux qui régissent la totalité. Comme le déplore Breton, dans le monde de
908
la raison positiviste, « les contacts primordiaux sont coupés » . Dès lors, il est nécessaire
de restaurer un sens et une pensée de la totalité, de réinscrire et de redéfinir toutes choses
en lien et en rapport avec le tout et ainsi de recréer une unité compréhensible du monde.
A quelque niveau que ce soit, tous, en effet, s’accordent sur ce point : tout est lié à
909
tout et « le monde, malgré l’infinie diversité des êtres qui le composent, est un » , selon
les mots de Bakounine. L’univers est constitué d’une infinité de pôles qui paraissent parfois
distincts mais qui sont susceptibles, en réalité, d’entrer en contact permanent et d’interagir.
La vie toute entière est une suite d’échanges et de rencontres qui créent une forme de
solidarité universelle des choses et des êtres entre eux. Les modèles ne manquent pas pour
argumenter et confirmer un tel propos : il peut s’agir du corps humain et du lien organique
entre ses parties, de l’interdépendance des individus au sein d’un groupe social, du savant
équilibre qui existe au sein de tout écosystème ou encore de l’équilibre général de l’univers.
Comme le résume Hölderlin, « chaque individu singulier se tient avec le tout dans une
connexion intime et […] tous deux ne forment qu’un seul tout vivant qui est certes individué
de part en part et consistant en parties purement autonomes, mais d’autant plus intimement
910
et éternellement liées » . Dès lors, conclut-il, « la vie individuelle, propre à chacun, ne
peut se maintenir indépendamment d’un sens de l’universel et d’un regard ouvert sur le
911
monde » . Il faut donc retrouver ce « contact le plus général, sans aucun parti pris, entre

908
Signe ascendant, op. cit., p.8
909
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.45
910
« Lette à Isaac Von Sinclair, le 24 décembre 1798 », Fragments de poétique, op. cit., p.210
911 er
« Lettre à son frère, le 1 janvier 1799 », ibid., p.213

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2ème partie : Poésie et Révolution

912
les êtres » que Breton appelle de ses vœux. C’est ce qui explique l’intérêt de ces poètes
pour la mentalité dite « primitive » : si eux ont possédé ce sens de la totalité alors il doit être
913
possible de le restaurer. Pour cela, les surréalistes parient sur le « ressort analogique » .
Fourier, lui, mise sur ce qu’il ce qu’il nomme les « trois passions raffinantes ou appétits
914
composés de l’âme qui tendent à l’unité sociale et universelle » . L’enjeu reste toujours le
même : en finir avec l’illusion individualiste, mettre en évidence le lien qui unit toutes choses
entre elles et comprendre la nature des échanges qui animent le Tout.
Le système, envisagé par les romantiques, s’écarte nettement du système clos
hégélien, cependant. Telle qu’ils la conçoivent, la liaison au sein du Tout n’a rien d’une
patiente progression linéaire, nécessaire et irréversible, de la Raison dans l’Histoire. Elle
relève d’une connexion permanente, bi-latérale et dans toutes les directions qui entraîne
toutes choses dans une série sans fin d’échanges réciproques et d’interactions. Chez eux, la
critique du figé se superpose à celle du séparé. Est-ce un hasard si les surréalistes, Aragon
notamment, se sont vivement intéressés à toutes ces machines à mouvement perpétuel ?
Par là, comme par bien d’autres biais, ils opposent le dynamisme du devenir et du possible
au statisme du système clos. Aux catégories figées du système positiviste, ils opposent
une pensée de la variation et du dynamisme, c’est-à-dire « le monde de la dialectique
infinie et de la concrétisation dynamique contre le monde de la métaphysique mortuaire
915
et de l’abstraction statique et empâtée » , selon la déclaration collective des surréalistes
yougoslaves. Comme l’affirme Novalis, « toute vie est un processus de renouvellement
916
exubérant » . L’univers s’appréhende comme un immense champ de forces à la fois
chaotique et harmonieux où tous les êtres sont liés ensembles dans une circulation
incessante de flux d’énergie. Le modèle privilégié est, à nouveau, celui du corps organique,
917
un ensemble d’ « organes qui transmettent et modifient des forces » selon l’expression
du critique Charles Le Blanc, c’est-à-dire un ensemble de parties qui interagissent les
unes avec les autres dans un tout unifié et en évolution permanente. A la stabilité des
formes et des structures, la philosophie romantique oppose donc la perméabilité des formes,
l’échange des forces, c’est-à-dire le principe de la variation ou tout ce qui caractérise, selon
Bataille, « un univers livré à la dépense perdue et à l’explosion inconditionnelle de ses
918
parties » .
Dans certains cas, un tel point de vue peut entraîner une sorte d’ « inquiétude de
919
l’infini » (à moins que celle-ci ne se retourne en extase) mais, ici, de façon générale, un tel
rejet du figé associe la variabilité et le dynamisme à la notion même de valeur. Asger Jorn,
par exemple, tente de distinguer « la forme capitaliste de la valeur » qu’est la marchandise
de la « valeur en soi » qui, elle, est variabilité. Il démontre, pour cela, que « la valeur
marchande des objets ne réside pas dans leur qualité mais dans leur différence de qualité,

912
« Situation du surréalisme entre les deux guerres » (1942), La Clé des champs, op. cit., p.82
913
A. BRETON, Signe ascendant, op. cit., p.8 : « les contacts primordiaux sont coupés : ces contacts je dis que seul le ressort
analogique parvient furtivement à les rétablir. »
914
Théorie des 4 mouvements et des destinées générales, op. cit., p.119
915
« Belgrade, 23 décembre 1930 », Le Surréalisme au service de la révolution n°3, décembre 1931, p.30
916
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.63
917
« Introduction », La Forme poétique du monde, op. cit., p.64
918
« Propositions », Acéphale n°2, janvier 1937, p.20
919
G. BATAILLE, L’Expérience intérieure (1943), éd. Gallimard, « Tel », Paris, 2006, p.21

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

920
c’est-à-dire leur variabilité » . Autrement dit, la valeur est un processus variable : la valeur
d’un objet évolue en fonction de son usage, c’est-à-dire de son usure et de la baisse de sa
qualité. Ainsi, comme il l’explique, elle « n’est pas un état des choses. […] On ne possède
921
pas des valeurs mais on peut posséder des objets ayant de la valeur latente » . Or, si
la valeur est processus, alors « tout est valeur parce que tout est processus » et donc la
922
valeur est « une propriété objective de la matière : son dynamisme » . Elle désigne le
degré de réalisation, d’évolution et de transformation de tout être ou de toute chose dans
l’espace-temps. Ce qui fait la valeur d’une vie humaine, par exemple, c’est sa réalisation en
évènements dans l’espace-temps, c’est-à-dire, sur le plan individuel, sa variabilité propre
ou son évolution et, sur le plan social « sa variabilité de comportement par rapport aux
923
autres » . De même, une société ne tire sa valeur que de son dynamisme, lui-même
produit du dynamisme de ses parties. A l’inverse, tout processus de fixation des êtres et
des choses, c’est-à-dire leur réduction à l’état de pure qualité et leur extraction de l’espace-
temps, est une forme de déréalisation, une « disparition de la réalité […] qui depuis Hegel
924
est appelée la réification » . Le problème se pose donc ainsi : le système de pensée
bourgeois, le positivisme, de même que son organisation économico-politique, proposent
une forme abstraite des choses et nient leur dynamisme, c’est-à-dire leur valeur réelle.
De même que sur le plan intellectuel la forme rationnelle de l’intelligence, identifiant à tort
qualité et valeur, appauvrit toute forme de prise de conscience et ainsi, paradoxalement,
tout raisonnement lui-même – ce dernier étant d’autant plus vif que les variations du réel
(l’évolution des choses, l’apparition du nouveau ou de l’inconnu, le rapprochement inhabituel
de deux termes) sont importantes – de même, toute société contraignant la libre évolution
des individus qui la compose est une société engagée, à terme, sur la voie du totalitarisme
niant toute valeur à la vie. Il va donc de soi que, si la philosophie romantique tente bien de
restaurer le sens de la totalité, il ne peut s’agir, pour elle, d’une totalité close et fermée mais
seulement d’une totalité dynamique.

Le Système dynamique ou l’absence de système mise en système :


En 1932, résumant avec son brio habituel l’un des leitmotivs de la philosophie romantique,
Crevel déclare ainsi : « Un auteur prophétisait la fin de l’Eternel. Nous nous contenterons
925
de travailler à la fin de l’Immobile » . Avec l’Immobile, toute clôture du système est
rejetée tandis que toute une génération de poètes et de philosophes embrassent le
parti de la relativité, de l’historicité et de la dynamique du réel et du vivant. L’univers
romantique est un monde en création incessante, une combinatoire infinie, un chaos
en perpétuelle effervescence. La vie est cette dynamique, cette électricité qui polarise
entre eux les divers éléments et les unit dans l’Absolu, c’est-à-dire dans une infinité
accomplie. La nature, telle qu’ils la perçoivent, est cette « combinaison universelle, […]
nécessaire et réelle […] de cette infinité d’actions et de réactions particulières que toutes

920
« Critique de la politique économique – suivi de : De la lutte finale » (1960), Textes et documents situationnistes, op. cit.,
p.163
921
ibid., p.164
922
« Critique de la politique économique – suivi de : De la lutte finale » (1960), Textes et documents situationnistes, op. cit.,
p.164
923
ibid., p.168
924
ibid., p.167
925
« Le Clavecin de Diderot », L’Esprit contre la raison, op. cit., p.264

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2ème partie : Poésie et Révolution

926
les choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres » , un
développement autonome, « l’éternelle et universelle transformation, un mouvement sans
927
commencement, sans limites et sans fin » selon les termes de Bakounine mais qu’aurait
pu signer n’importe quel penseur romantique. Loin d’y trouver le bel ordonnancement
classique de la totalité figée que figure un certain rationalisme, le poète qui penche son
regard sur elle découvre un monde en mouvement, ce qu’A.W. Schlegel appelle une « nature
928
naturante » en perpétuelle création.
Dès lors, si l’univers est infini, en saisir la vérité, ce ne peut être que saisir un Absolu,
« une proposition qui ne laisserait à proprement parler jamais en paix – qui attirerait et
repousserait toujours – et resterait à jamais incompréhensible, quand on croirait l’avoir
929
comprise » selon Novalis. En effet, comment penser ce qui ne cesse de fuir et de changer,
ce qui ne s’achève jamais ? Comment unifier et appréhender ensemble une série éparse
de phénomènes quand l’infinité même de la forme (c’est-à-dire l’infinité des possibles)
en assure aussi la contingence ? C’est bien le difficile exercice que tente la philosophie
romantique : tenir ensemble l’idée d’une totalité organisée et appréhendable en tant que telle
et celle d’une dynamique infinie. S’il est entendu qu’ « il est aussi mortel pour l’esprit d’avoir
un système que de n’en avoir aucun », alors, comme l’explique F. Schlegel, « il faudra donc
930
qu’il se décide à joindre les deux » . Ce point de résolution, Novalis le définit ainsi : « le
système philosophique doit être liberté et infinité, ou, pour le dire de manière plus frappante,
931
absence de système mise en système » . En d’autres termes, la philosophie romantique
invente le nouveau concept de système dynamique, c’est-à-dire de totalité organisée en
évolution permanente ou ce que Walter Benjamin appelle « l’absolu comme médium-de-
la-réflexion ».
A l’origine, un tel concept s’appuie sur le caractère infini de la réflexion. Les romantiques
soulignent, en effet, la forme infinie du véritable penser. Comme le montre Benjamin, tandis
que, pour Fichte, la réflexion s’élève seulement au second degré (le penser de quelque
chose, c’est-à-dire la matière ou le contenu, et le penser de ce penser, c’est-à-dire la forme),
pour les romantiques, elle s’élève à une infinité de degré et sa forme propre, à force de
plurivocité, se dissout face à l’absolu. C’est dire que « la réflexion s’élargit sans limites
et la pensée formée dans la réflexion devient une pensée sans forme qui se tourne vers
932
l’absolu », capable d’embrasser « dans l’esprit le maximum de réalité effective » . A travers
ce mouvement, le sujet se projette de tous côtés d’une infinité de manières et s’étend à
l’infini, par la pensée. L’infinité de la réflexion traduit donc l’infinité de la connexion. Dans
cette perspective, le sujet peut se connecter aux choses, s’amplifier d’une infinité de manière
et, au gré de ces connexions, participer de la dynamique du tout par sa propre dynamique
933
individuelle. Par le biais de cette « échappée de vue dans l’infini » qu’est le Witz selon
F. Schlegel, il éprouve son lien avec le Tout en même temps qu’avec l’infinité constitutive

926
BAKOUNINE, Théorie générale de la révolution, op. cit., p.25
927
ibid., p.34
928
Cité par Jean-Christophe Bailly, dans La Légende dispersée, op. cit., p.60
929
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.12
930
Fragment 53 de l’Athenaeum, cité dans L’Absolu littéraire, op. cit., p.104
931
La Forme poétique du monde, op. cit., p.197
932
Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, op. cit., p.63-64
933
La Forme poétique du monde, op. cit., p.487

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

de toutes choses, c’est-à-dire l’existence du Tout comme un Absolu. Mieux, cet Absolu, il le
découvre comme le « médium-de-la-réflexion » à la fois en tant que « somme accomplie de
934
la réflexion infinie » et en tant que totalité infinie dans laquelle se constitue la réflexion.
Dès lors, toutes les formes singulières et finies, qui nous semblaient isolées et autonomes,
sont en réalité inclues dans l’Absolu et se rapportent à lui. Le système romantique tire donc
sa dynamique de ce mouvement d’aller-retour entre le tout et la partie. L’Absolu comme
médium-de-la-réflexion est l’autre nom du système dynamique, le champ accompli, unifié
et sans limite, dans lequel s’effectuent et auquel se rapportent toutes réflexions et toutes
connexions : à la fois la somme et la dynamique des formes.
Un tel système impose donc une nouvelle image de la pensée et une nouvelle
conception de l’univers. Au système rationaliste, que Deleuze caractérise à travers la figure
de l’arbre, c’est-à-dire à un système dont le développement est historiquement situé et
défini par une suite de progressions et de divisions linéaires et binaires rigoureusement
hiérarchisées et délimitées dans le temps comme dans l’espace, les romantiques opposent
d’abord l’image du cercle. Pour F. Schlegel, en effet, comme toute forme est toujours forme
de la forme, il n’y aurait ni forme première ni forme dernière. Pour lui, il ne peut être
question d’une progression linéaire de formes mais d’une suite d’enchaînements cycliques.
Le constat, à ses yeux, est évident : « la philosophie procède encore trop en ligne droite,
935
elle n’est pas encore assez cyclique » . Une telle image, cependant, est très imparfaite
et ne réussit pas vraiment à rendre compte de la réalité du système dynamique. Le cercle
suppose, en effet, que chaque forme se rapporte à une seule autre forme en arrière, ce qui
est faux du point de vue de l’infinité de la connexion. A ce titre, il nous semble plus juste
de substituer au cercle l’image du rhizome proposée par Deleuze, c’est-à-dire une mise en
rapport infini de centres non-hiérarchisés entre eux, un réseau proliférant de connexions de
tout avec tout et en tous sens. Le système dynamique n’est-il pas cette jonction incessante
des êtres et des choses entre elles, cette suite proliférante de liaisons où tout point est à la
fois le centre et la marge, la cause et la conséquence, et où les contacts se multipliant sans
cesse densifient et étendent indéfiniment la totalité qui en résulte ?
Au début des années 1960, Asger Jorn a su trouver une autre formulation pour ce
système, à partir d’une réflexion de type géométrique sur la structure générale de l’univers.
Il s’oppose, pour cela, au système clos et figé que propose la géométrie euclidienne et,
à travers elle, à la pensée rationaliste héritée des grecs. Il démontre le caractère abstrait
des propositions classiques et leur absurdité eu égard à la physique, c’est-à-dire au réel.
Le système de points et de coordonnées fixes, de relations équivalentes et immuables
d’Euclide, ne peut être qu’une vue de l’esprit simplifiée par rapport à la nature. Là, tout n’y
est-il pas variation, mouvement, évolution ? Ne dit-on pas que, si l’on remonte jusqu’au
cœur des choses, jusqu’au sein de l’atome même, on atteint une telle quantité d’énergie
que tout est mouvement et vibration ? Comment prétendre décrire alors la nature à travers
un système de mesures fixes et de rapports constants ? Les géomètres peuvent bien
parler de carrés, de triangles ou de cercles, tout, dans la nature, n’est-il pas sinuosités,
angles variables et lignes brisées ? De même, la perspective de l’infiniment petit n’interdit-
elle pas toute mesure grossière de distance entre deux points ? N’a-t-on pas démontré
que si un homme, pour aller d’un point à un autre des côtes françaises, en suivant ses
moindres contours, pouvait parcourir cent mètres, une fourmi, se livrant au même petit
jeu, parcourrait une distance pouvant être mille fois supérieure ? Dans ces conditions,
comment se satisfaire d’une telle géométrie abstraite qui, à l’origine, prétendait pourtant offrir
934
W. BENJAMIN,Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, op. cit., p.67
935
Cité par Jean-Christophe Bailly dans La Légende dispersée, op. cit., p.177

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2ème partie : Poésie et Révolution

une méthode rationnelle indiscutable de description du monde ? Ce sont ces abstractions


logiques que Jorn dénonce dans son article « La Création ouverte et ses ennemis ». Il
critique sa schématisation systématique ou la nature extrinsèque au temps (et donc à la
variabilité) de ses constructions et lui reproche de figer les choses dans un carcan d’axiomes
et de coordonnées absurde eu égard au vivant et à la physique. La géométrie vaut peut-
être pour les machines, elle est un monstre théorique appliquée à l’homme ou à la nature.
936
L’univers qu’elle prétend décrire est « un monde parfaitement imaginaire et abstrait » . En
son temps, Nietzsche ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait :
« Les mathématiques comportent des descriptions (définitions) et des déductions
tirées de définitions. Leurs objets n’existent pas. […] Lorsqu’on applique les
mathématiques, […] on commence par arranger et par simplifier le réel (par le
937
falsifier). »
Pour dépasser cette géométrie euclidienne, Asger Jorn propose donc de fonder ce qu’il
938
appelle une « géométrie des variables, la géométrie ludique et différentielle » , c’est-à-
dire une méthode de description du monde faisant entrer le temps et la variabilité dans
la forme géométrique. Il s’appuie, pour cela, sur les réflexions d’Einstein relatives à l’unité
de l’espace-temps et en conclue logiquement qu’ « il est impossible de fixer un point sans
939
durée dans l’espace » et que « sans durée, il n’y a pas de position » . En d’autres termes,
il tente d’introduire le dynamisme résultant de la variation des unités dans la description
de la totalité. Il cherche ainsi à rendre à l’objet ses qualités d’homéomorphie parfaite et
de plasticité absolue, c’est-à-dire sa capacité à rester unique tout en prenant une infinité
de formes différentes. Sa « géométrie des variables », on le comprend alors, c’est son
système dynamique à lui. Il suffit, pour s’en convaincre définitivement, de considérer les
principes sur lesquels il décide d’appuyer son projet, soit : que tout élément est pris dans
une totalité dont on ne peut l’abstraire ; que tous les éléments du Tout sont polarisés
entre eux et interagissent en permanence ; ou encore que tout point peut à la fois être
considéré comme le centre ou comme une simple coordonnée du système et que le système
est donc composé d’une infinité de centres possibles non-hiérarchisés et liés entre eux.
L’exemple a ceci d’intéressant qu’il met en évidence la façon dont le système dynamique des
romantiques allemands fonde aussi bien une nouvelle image de la pensée, une conception
générale de l’univers qu’une nouvelle géométrie, un système scientifique ou – comme nous
le verrons dans la suite de notre travail – une esthétique, une éthique, une religion et une
politique. En cela, un tel concept est fidèle au projet ambitieux que s’assignait F. Schlegel,
à savoir : fonder « une science qui relie aussi bien la politique, la religion et la morale, tous
940
les arts et toutes les sciences en un » . Ce détour par les réflexions d’Asger Jorn permet
aussi de démontrer que le modèle initié par les romantiques est toujours pertinent eu égard
à certaines découvertes ou théories de la science moderne. Les recherches d’Einstein n’ont
rien d’incompatible, on vient de le voir, avec le système dynamique romantique. De même,
la théorie du « big bang » ne décrit-elle pas l’univers comme une totalité à la fois unifiée
et en expansion permanente, c’est-à-dire dynamique ? La théorie du chaos ou l’ « effet
papillon » décrit à son tour un système d’interactions complexes et dynamiques entre toutes

936
« La Création ouverte et ses ennemis », Internationale situationniste n°5, décembre 1960, p.46
937
Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.383
938
« La Création ouverte et ses ennemis », op. cit., p.42
939
ibid., p.46
940
La Forme poétique du monde, op. cit., p.220

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

les composantes de l’univers tandis que les théories des cordes ou des supercordes se
débattent, elles aussi, entre la description d’une totalité unifiée et le dynamisme qui l’anime.
Pour mieux comprendre les principes essentiels de ce système dynamique, il importe
cependant de résoudre son apparent paradoxe consistant à coupler une philosophie du Tout
avec une infinitisation du sujet et un culte de l’originalité individuelle. Pour cela, il nous faut
envisager la complexe dialectique du Tout et de la partie que la philosophie romantique tente
de définir. Il nous faut aussi revenir à ce constat d’une solidarité universelle pour comprendre
la dynamique singulière qui lie le fini à l’infini.

b) La Dialectique du Tout et de la partie :

Une Solidarité universelle :


Si, comme l’écrit Artaud, « nous sommes dans la création jusqu’au cou, nous y sommes
941
par tous nos organes : les solides et les subtils » , il va de soi que notre appartenance
à la totalité du monde nous lie tout entier à son devenir. L’idée de système dynamique
implique nécessairement celle d’une solidarité universelle, d’une interdépendance et d’une
liaison harmonieuse des êtres entre eux. Cette idée, la philosophie romantique n’a de cesse
de la démontrer, œuvrant ainsi à l’établissement d’une culture nouvelle où il serait évident
942
pour tous que « chaque partie agit automatiquement sur l’ensemble » et où l’homme ne
cesserait « de sortir de lui, afin de chercher et de trouver le complément de son être le plus
943
intime dans la profondeur de celui d’autrui » . Pour les romantiques, il s’agit seulement
944
d’éveiller et de susciter « ce sentiment d’harmonie avec l’ensemble de l’univers » dont
parle si bien Runge : « chaque feuille et chaque brin d’herbe grouille de vie, la terre vit et
945
s’anime sous moi, tout résonne dans un accord harmonieux » . C’est d’une religiosité toute
intérieure dont il est finalement question ici. Pour certains, il s’agit plus d’une résurgence
païenne que d’une perspective chrétienne. C’est à ces religions primitives que se réfère
Artaud, par exemple. Pour d’autres, cependant et tout en se référant aux mêmes principes,
nul besoin d’envisager une divinité pour parler de ce sentiment harmonieux qui nous unit
au Tout. La philosophie de la nature de Bakounine est ainsi parfaitement compatible avec
le système romantique. De même, Vaneigem peut bien tenir quelques propos sur le chant
de la terre, auxquels adhérerait n’importe quel romantique allemand, sans pour autant qu’il
soit question, un seul instant, d’une divinité quelconque. Le sentiment d’harmonie avec le
Tout qu’il exprime n’en est pas moins intense :
« Les voix de la terre font de moi un instrument sensible à la résonance de
tout ce qui vit, en sorte que la psalmodie où mes désirs se formulent s’accorde
au chant profond qui les harmonise, si possible, jusque dans mes nerfs, mes
946
muscles, mes organes, mes cellules, selon une infinie vibration d’éternité. »
A son maximum d’intensité, cette harmonie et cette solidarité profonde entre toutes choses
auraient, au-delà de toute considération religieuse, tout à voir avec la logique amoureuse.
941
Héliogabale ou l’anarchiste couronné, op. cit., p.56
942
A. ARTAUD, « La Culture éternelle du Mexique », Messages révolutionnaires, op. cit., p.116
943
F. SCHLEGEL, « Entretien sur la poésie », L’Absolu littéraire, op. cit., p.290-291
944
La Forme poétique du monde, op. cit., p.587
945
ibid., p.585
946
La Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.76

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2ème partie : Poésie et Révolution

Tous, des romantiques à Vaneigem en passant par les surréalistes, n’ont cessé de le
répéter : la solidarité universelle, sous sa forme la plus pure et la plus intense, serait
l’Amour. Comme l’écrit Vaneigem, « la passion amoureuse offre le modèle le plus pur et
947
le plus répandu de la communication authentique » . En elle, la connexion atteindrait
son maximum d’intensité et son plus haut degré. Mais le propos va plus loin encore : en
tant que connexion par excellence, l’amour ouvrirait ceux qui l’éprouvent à une révélation
générale sur la nature même des liens de sympathie réglant l’univers tout entier. C’est en
ce sens qu’il faut entendre toutes les déclarations de Breton ou de F. Schlegel qui lient
rencontre amoureuse et révélation suprême du sens de la vie. La pensée elle-même n’y
trouve-t-elle pas son modèle ? C’est ce qu’avance, en tout cas, Novalis puisque, selon
lui, « au sens propre, le philosopher est – une étreinte – le témoignage de l’amour le
948
plus intime de la méditation, du désir absolu de sagesse » . L’amour, pour tous ces
poètes, c’est la révélation du sens de la liaison et de l’harmonie avec autrui et, sur ce
même modèle, avec toutes choses, c’est l’hypostase du temps qui seule donne sens au
temps, c’est l’enrichissement permanent de soi dans l’ouverture à l’autre ou, en d’autres
termes, le principe supérieur du monde dont toute trajectoire humaine serait la quête.
Après la solidarité harmonieuse du Tout, son unité d’ordre divin, le système dynamique
des romantiques allemands trouve donc là son deuxième terme essentiel. Mis ainsi en
perspective, il contribue à éclairer et à orienter notre compréhension du principe de liaison
et de polarisation existant entre toutes choses au sein de l’univers.

Le Rapport du fini et de l’infini :


Dans le système romantique, tout repose donc sur une combinaison de polarités
dynamiques. Le Tout est composé d’une série infinie d’éléments divers qui interagissent
entre eux. Dans le monde romantique, la loi d’universelle solidarité est aussi celle
949
d’ « universelle réciprocité » , selon l’expression qu’emploie Crevel. Tout n’est qu’une
chaîne ininterrompue d’actions et de réactions. L’univers est cet immense champ
magnétique auquel renvoie le fameux recueil de Breton et de Soupault, une somme
d’énergies en mouvement, une succession de charges et de décharges entre un ensemble
de pôles aimantés les uns aux autres. Les romantiques appuient cette idée sur les
découvertes scientifiques de leur époque. Magnétisme, électricité et galvanisme sont
autant de phénomènes qu’explore J.W. Ritter, ami physicien et chimiste de Novalis et
de F. Schlegel. Ils constituent la trame scientifique du romantisme allemand. En effet,
Ritter prolonge les découvertes réalisées en 1791 par Galvani sur cette chaîne qui porte
désormais son nom (la « chaîne galvanique »), composée de deux métaux (zinc et argent)
qui, reliés aux cuisses d’une grenouille et mis en contact l’un avec l’autre, font tressaillir
l’animal (ce qu’on a appelé l’ « action galvanique »). A partir de là, comme le résume Laurent
Margantin, les travaux de Ritter consistent « à montrer que cette action ne se produisait pas
seulement lors de cette mise en contact d’un corps organique et d’éléments inorganiques,
mais qu’elle était constante et générale. Pour lui, le galvanisme était un principe vital qui
950
animait tous les êtres et toutes les choses » . Il fonde l’image de la cohésion et du
dynamisme du Tout sur cette chaîne ininterrompue d’attractions physico-chimiques, cette
circulation d’énergie électrique et cette propagation sensible entre les parties de tout corps.
947
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.320
948
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.13
949
« Notes en vue d’une psycho-dialectique », L’Esprit contre la raison, op. cit., p.280
950
La Forme poétique du monde, op. cit., p.381

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Pour lui, le galvanisme règle tous les rapports d’interactions et de polarités au sein de
l’univers.
Les romantiques envisagent ainsi la connexion comme un échange dynamique entre
deux formes. Les effets s’enchaînent dans le monde sur le principe d’une suite incessante et
bilatérale de causes et d’effets. Tout, dans la nature, procède selon le principe d’interaction
dynamique de ce que Deleuze appelle le « devenir », ce phénomène de « double capture,
951
d’évolution non-parallèle, de noces entre deux règnes » . Comme il le définit :
« Ce n’est pas un terme qui devient l’autre, mais chacun rencontre l’autre, un
seul devenir qui n’est pas commun aux deux, puisqu’ils n’ont rien à voir l’un avec
l’autre, mais qui est entre les deux, qui a sa propre direction, un bloc de devenir,
952
une évolution a-parallèle. »
Dans la connexion, comme dans le dialogue, lorsque deux formes entrent en contact,
quelque chose de singulier, ayant sa propre forme, se passe entre elles et affecte en retour
chacune des deux formes initiales. C’est une noce où chacun modifie l’autre en même temps
qu’il est modifié par lui, tandis que quelque chose de nouveau se produit à leur contact.
C’est cela « la loi d’universelle réciprocité » dont parlait Crevel.
Le système romantique rapporte ainsi le fini à l’infini. Le mouvement va dans les deux
sens : premièrement, tout fini se rapporte à l’infini comme partie singulière d’un Tout avec
lequel il entre en rapports permanents ; deuxièmement, chaque forme singulière, en se
multipliant au gré des connexions successives et infinies, peut s’étendre (ou se diminuer)
sans limite, par degrés successifs, jusqu’à l’Absolu. Chaque élément fini découvre en lui-
même une potentialisation infinie qui le rapporte à l’Absolu : le fini qui s’auto-pénètre se
découvre potentiellement infini. « L’un est tout et tout est en un », comme l’écrit Novalis.
Chaque être, chaque chose est un microcosme. Tout point pris dans l’Absolu est, à la fois,
ce point fini et isolé et la totalité à laquelle il peut s’étendre. Par ce système de connexions
infinies, l’Absolu se rapporte ainsi à tout point comme tout point se rapporte à l’Absolu.
Ce sont ces éléments qui régissent le système dynamique, l’idée du fragment et de
la Monade chez les romantiques allemands. Le romantisme (tout comme, plus tard, le
surréalisme) est la reconnaissance de cette mise en rapport générale, de ce pouvoir de
création infini du sujet et de l’infini auquel il se rapporte et qu’il porte en lui, de l’infini qui
habite le fini. A ses yeux, comme le résume F. Schlegel, « plus on comprend l’organisation
953
de l’univers plus chaque objet devient pour nous riche, infini et semblable au monde » . Il
en tire deux principales conséquences. Tout d’abord, si tout individu traduit l’Absolu comme
médium-de-la-réflexion, alors la connaissance du Tout se confond avec celle de la partie.
Comprendre l’univers, pour les romantiques, c’est se comprendre soi-même. Toute forme
ne peut-elle pas, en effet, se définir comme le produit infini d’un ensemble de connexions,
comme la résultante d’un processus de liaison infini ? Ceci signifie que le principe de
liaison, qui préside à la formation de toute forme et qui règle l’univers, est contenu en
soi dans cette forme et peut s’appréhender à travers elle. Le point de vue romantique
implique donc que tout est signe d’une totalité et que le système peut s’appréhender dans
le détail, puisque chacune de ces parties est, selon l’expression de Novalis, « une variation
954
du Tout » . Ce principe commande toute la philosophie romantique, toute son esthétique
951
Dialogues, avec Claire Parnet, éd. Champs/Flammarion, Paris, 1996, p.8
952
Dialogues, op. cit., p.13
953
« Sur la philosophie (à Dorothea) », L’Absolu littéraire, op. cit., p.233
954
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.57

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2ème partie : Poésie et Révolution

du fragment, et éclaire toute sa dimension introspective. On le retrouve aussi bien à la base


des récits autobiographiques de Breton, tel Nadja, où l’ensemble des faits relatés, « fussent-
ils de l’ordre de la constatation pure, présentent chaque fois toutes les apparences d’un
955
signal » , qu’au cœur de la méthode historique de l’école des Annales qui cherche dans
la vie d’anonymes, dans la description de détails de la vie ordinaire, les symptômes d’un
temps et d’une société. Le tout justifie aussi l’idée d’une universelle analogie : si chaque
partie du Tout exprime les lois du Tout alors chacune d’entre elles ne fonctionne-t-elle pas
sur le même modèle ? Ainsi, comme l’explique Novalis, « toute connaissance et tout savoir,
956
etc., peuvent se ramener à une comparaison » . Le système romantique implique une
série de correspondances et de ponts jetés entre les choses. Il rétablit ce contact primordial
dont parle Breton dans son article « Signe ascendant ». Tout est à la fois ce qu’il est et
autre chose encore, selon le principe du jeu surréaliste de « l’un dans l’autre ». Tout est
impliqué dans tout.
Cependant, le rapport d’analogie qui existe entre toutes choses n’implique qu’une
identité de processus, de rapport au Tout ou de secrètes affinités entre formes a priori
éloignées et pourtant susceptibles d’entretenir quelques liens étroits via un certain nombre
de formes intermédiaires dans lesquelles elles entreraient. Elle ne suppose aucun rapport
d’égalité ou d’identité des formes en tant que contenu. L’un des principes essentiels du
système romantique est, on l’a vu, la variabilité. Or, celle-ci n’existe qu’en fonction d’une
diversité et d’une différence permanente. L’unité ne peut être dynamique que parce qu’elle
est hétérogène. C’est à ce prix que le devenir ou la connexion peuvent avoir un sens. Entre
chaque partie distincte du Tout, il s’établit ainsi un secret dialogue – au sens deleuzien
du terme. La totalité et la partie entrent dans un jeu de correspondances, dans un ballet
ou une dialectique incessante réglant une forme d’harmonie du divers au sein du système
dynamique.

L’Harmonie du divers, la dynamique de l’hétérogène :


Que ce soit par la pensée ou la sensibilité, la vie nous projette donc « sans relâche dans
957
toutes les directions » , selon l’expression employée par Novalis. On peut même dire
qu’il n’y a de pensée ou de sensibilité qu’en fonction de l’excitation que produit en nous le
contact avec un corps étranger. Comme l’écrit Deleuze, « plus important que la pensée,
958 959
il y a ce qui donne à penser » , l’ensemble de ces « pressions du dehors » qui nous
stimulent sans cesse. Ce qui nous meut et nous détermine à la fois dans notre pensée
et notre sensibilité, c’est l’Autre et l’ensemble des modalités de notre rencontre avec lui.
« Tout n’est que rencontre dans l’univers », ajoute encore le philosophe, et c’est de la
somme de ces rencontres que je tire ma vitalité ainsi que ma conscience. Ainsi, dans le
960
système romantique, « l’être n’exprime pas une identité » ou une essence, comme dans la
métaphysique, mais une mise en relation qui le constitue en tant que tel. Comme l’explique
Novalis, « l’être n’exprime assurément aucune consistance absolue – mais uniquement une

955
A. BRETON, Nadja, op. cit., p.19
956
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.47
957
ibid., p.11
958
Proust et les signes (1964), Presses Universitaires de France, Paris, 1998, p.41
959
ibid., p.120
960
NOVALIS, La Forme poétique du monde, op. cit., p.194

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

961
relation de l’essence à une qualité en général – une capacité à être déterminé » . Ainsi,
toujours selon le poète, « nous ne disons […] rien d’une chose – en disant : elle est. […]
962
Je suis – veut dire je me trouve dans une relation universelle » . Aussi paradoxal que
cela puisse sembler au premier abord, tout individu se détermine donc en abandonnant la
perspective de l’ego – telle que Descartes, entre autres, a pu la définir – au profit d’une
relation rythmique avec Autrui. Il faut sortir de ce que Hausmann appelle la logique de
la toupie, c’est-à-dire une rotation sur place traduisant le désir égoïste « de devenir un
963 964
monde indépendant tournant autour de soi » , pour « se faire étoile » , c’est-à-dire
entrer en relation avec toutes choses et s’abandonner à ce qu’il appelle une « sensorialité
excentrique ». C’est dans la réflexion, c’est-à-dire dans la connexion, que le sujet se révèle
à lui-même. L’Autre est cette médiation indispensable à toute conscience. Pour Breton, par
exemple, il ne serait possible de répondre à la question « qui suis-je ? » qu’en déterminant
965
« qui je hante » , c’est-à-dire en jouant sur le double sens de « je suis », conjugaison aussi
bien du verbe « suivre » que du verbe « être ». Tel qu’il l’explique au début de Nadja, je
suis donc (verbe être) déterminé par ce que ou qui je suis (verbe suivre), le tout à la fois
par analogie, réflexion et différenciation.
Cependant, ne revenons-nous pas ainsi à cette médiation si suspecte aux yeux de tous
ces penseurs et poètes ? En fait, il faut distinguer, ici, une forme obstacle de la médiation,
le lien-entrave, le menotte (ce qui entrave les deux mains, obstacle au mouvement, tout en
les médiatisant, en les liant entre elles), d’une forme relai, le lien dynamique, l’unité de deux
choses au sein d’un tout mouvant. Tandis que la première impose une forme de statisme,
la seconde permet, elle, une forme de dynamisme. Elle ne ramène pas le mouvement à
elle mais elle le crée et le dynamise. Dans le cas présent, elle n’impose aucune forme au
sujet. Tout au contraire, elle désigne une forme de stimulation perpétuellement renouvelée
qui engage le sujet dans une série de connexions et de réflexions d’où il tire sa propre
dynamique. Comme l’explique Novalis, le Non-Moi n’est pas un obstacle pour le Moi mais
un stimuli qui le pousse à se transformer et l’entraîne dans une série d’échanges et
d’interactions que n’arrête que la mort. L’Autre est constitutif de moi-même en tant qu’Autre.
Il entre dans la détermination de mes valeurs, des voies que j’emprunte. Sa rencontre me
place constamment à une série de carrefours et provoque en moi une série de remises en
question. Il m’influence et m’enrichit à la mesure de sa propre richesse. Au final, c’est cela
« être » : la somme de mes rencontres ainsi que des formes et des forces qui m’environnent,
par rapport auxquelles je suis contraint de réévaluer sans cesse ma position.
L’important, ici, est de comprendre que ce qui vaut pour moi vaut aussi pour autrui
et que le rôle déterminant qu’il joue dans la formation de mon être, je le joue, de même,
pour lui. Pour reprendre l’exemple donné par Deleuze, penser, c’est bien sûr être interpellé
966
par quelque chose mais c’est aussi « donner à penser » . Je suis donc influencé et,
d’une certaine manière, produit par le Tout mais j’influence aussi en retour cette totalité que
j’incarne pour autrui. « C’est en nous une mystérieuse impulsion qui s’élance de tous côtés,

961
ibid.
962
ibid.
963
Courrier Dada, op. cit., p.102
964
ibid., p.101
965
Nadja, op. cit., p.11
966
Proust et les signes, op. cit., p.117

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2ème partie : Poésie et Révolution

967
rayonnant autour d’un centre infiniment profond » , écrit Novalis, et, au gré des connexions
et des réflexions que ce mouvement provoque avec autrui, nous entrons ensemble dans
968
« la plus haute sympathie et la co-activité » . Le mouvement de détermination entre moi
et autrui, entre moi et le Tout, est donc à double sens. Comme l’explique Péret, au sein du
système dynamique, « chacune de ses parties dépend de l’ensemble et, en même temps,
969
exerce une action sur cet ensemble » . Tout n’est qu’échanges réciproques entre le Tout
et la partie. La philosophie romantique dépasse ainsi la double impasse de l’individualisme
idéaliste, qui affirme que « le monde est mon produit », et celle d’un déterminisme étroit
ramenant tout individu à la somme indépassable des rapports de force dont il est le produit.
Elle n’est ni la sacralisation nombriliste du sujet, à laquelle on tente parfois de la réduire,
ni la réduction de ce même sujet à une totalité sur laquelle il n’aurait aucune prise active.
Tout se ramène, pour elle, à « un certain échange organisé et réglé entre l’individualité et
970
l’universalité qui fait la pulsation propre de la vie supérieure » , selon les termes de F.
Schlegel.
C’est précisément de ce mouvement-là que le système romantique tire sa dynamique.
Que devient, en effet, un système, si toutes les parties qui le composent sont susceptibles
de s’étendre, d’interagir les unes avec les autres et ainsi de se transformer à l’infini ? La
dynamique de ses parties, fonction elle-même du dynamisme de la connexion et du modèle
d’interaction dans lequel elles entrent, interdit toute clôture du Tout. Si tout est lié et si tout
est en mouvement alors la seule loi qui peut régir le système est celle du devenir incessant.
Aucune structure figée d’ensemble ne peut tenir si chacune de ses composantes entre dans
un commerce perpétuel d’où chacune d’entre elles ressort modifiée. Le système tire donc
son dynamisme de cette dialectique entre le Tout et la partie. Ce n’est pas un hasard si
Deleuze y confond les termes de « devenir » et de « dialogue »… Dans son mouvement,
on l’a vu, l’Autre agit sur moi et me modifie en même temps que j’agis, de même, sur lui. Si
nous gardons à l’esprit que l’Autre, tout comme moi, c’est tout aussi bien le Tout, cet infini,
alors nous tenons, ici, la règle qui définit le système romantique : je suis formé et modifié
par l’action que le Tout exerce sur moi en même temps que j’influe sur ce Tout et que je le
produis par l’ensemble de mes actions. Je suis le centre et la marge, le Tout et la partie,
la cause et l’effet. A ce compte, c’est tout le système classique de la métaphysique qui est
dépassé, tandis que la philosophie romantique « envoie valser », comme nous allons le voir,
la position constitutive de l’ego et la théorie de l’essence.

c) La Fin de la métaphysique :

1. Critique du système essentialiste et du Jugement :


Le système romantique a un contraire, en effet : il se construit en opposition au système clos
et figé de la métaphysique et à son rationalisme étroit. Lorsque Crevel décide d’en mener
la critique, il se réfère aux réflexions suivantes de Engels :
« La décomposition de la nature en ses parties intégrantes, la séparation des
différents phénomènes et objets naturels en des catégories distinctes, l’étude
intime des corps organiques dans la variété de leurs formes anatomiques, telles
967
La Légende dispersée, op. cit., p.100
968
NOVALIS, La Forme poétique du monde, op. cit., p.538
969
« Correspondance (1921-1959) », Œuvres complètes tome 7, op. cit., p.398
970
« Sur la philosophie (à Dorothéa) », L’Absolu littéraire, op. cit., p.233

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

étaient les conditions essentielles des progrès gigantesques qui, dans les quatre
derniers siècles, nous ont portés si avant dans la connaissance de la nature. Mais
cette méthode nous a légué l’habitude d’étudier les objets et les phénomènes
naturels dans leur isolement, en dehors des relations réciproques qui les relient
en un grand tout, d’envisager les objets, non dans leur mouvement, mais dans
leur repos, non comme essentiellement variables, mais comme essentiellement
constants, non dans leur vie, mais dans leur mort. Et quand il arriva que, grâce à
Bacon et à Locke, cette habitude de travail passa des sciences naturelles dans la
philosophie, elle produisit l’étroitesse spécifique des siècles derniers, la méthode
971
métaphysique. »
La métaphysique est donc ce monde de la séparation que critique, comme on l’a déjà
vu, le romantisme. En isolant les parties du Tout entre elles et en les regroupant dans
des catégories distinctes, elle isole les objets étudiés des relations réciproques qu’ils
entretiennent entre eux et qui les lient ensemble dans une totalité dynamique. Elle les coupe
ainsi de tout processus vivant et les ramène à des abstractions mortes. Sa logique est
ainsi celle de l’essence, de la perspective a-temporelle et anhistorique, qui préside aux
choses comme une détermination supérieure et immuable en leur attribuant une place et
des coordonnées fixes dans un système abstrait de choses mortes. Son univers, c’est
celui de l’idéal, c’est-à-dire de l’Idée pétrifiée, de tout ce qui fait bloc ou de tout ce qui fait
« point » (en vocabulaire deleuzien). Chaque réalité s’y trouvant assignée à une place fixe,
la métaphysique établit un système de relations et de rapports figés, de catégories distinctes
qui privent la totalité de sa dynamique. A terme, elle produit le monde du système clos.
Les conséquences néfastes d’une telle logique sont nombreuses. Elle fonde, tout
d’abord, l’univers du Jugement. Celui-ci n’implique-t-il pas, en effet, la fixation de l’être sur
lequel il s’énonce, c’est-à-dire son enfermement dans une essence ? La violence exercée
est de taille : elle nie l’individu en tant qu’être vivant. Le Jugement le réifie et le traite comme
une chose morte. Il l’enferme dans un système de hiérarchies et l’assigne à tout jamais à
telle ou telle place dans le cours des êtres et des choses. Juger, c’est dire : « vous êtes ceci,
ou cela, et, ce, depuis l’éternité et pour le reste des temps ». De fait, c’est tuer la personne,
la pétrifier sur place. Selon l’expression qu’emploie à ce sujet Deleuze, c’est interdire à
972
« tout nouveau mode d’existence d’arriver » . De ce fait, le Jugement va de pair avec le
système et l’idéologie. Puisque, dans le système, tout acte est rapporté à un ensemble pré-
déterminé, tout peut y être jugé en fonction de cet ensemble, selon qu’il le trahit ou qu’il
le sert. C’est parce que le système, l’idéologie assurent par avance la réponse juste à tout
problème que l’on peut juger de toute initiative en fonction de cette détermination supérieure
du Bon et du Vrai.
Dans ce monde-là, l’image abstraite des choses s’impose comme une puissance
autonome et extérieure à l’objet réel, c’est-à-dire comme une puissance d’aliénation.
L’essentialisme, en assignant à chaque individu ou catégorie d’individus une essence
ou « nature », renversement abstrait d’un processus de devenir concret, se situe donc
à l’origine de l’impasse propre à tout système idéologique clos. De même que l’Idée
platonicienne, selon Deleuze, avait pour fonction d’accompagner l’attribution de places et
973
de fonctions dissociées au sein de la société grecque , de même la catégorisation des
971
Cité dans « Le Clavecin de Diderot », L’Esprit contre la raison, op. cit., p.185-186
972
« Pour en finir avec le jugement », Critique et clinique, éd. de Minuit, Paris, 1993, p.168
973
C’est une des interprétations qu’il met en avant dans son Abécédaire

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2ème partie : Poésie et Révolution

êtres et leur assignation d’une essence propre se trouvent au fondement d’une forme
de séparation sociale et de division du travail qu’elle justifie, a priori, par avance. Elle
enferme les individus dans un carcan, à une place et à un rôle pré-défini, dans ce qu’on
pourrait appeler la prison de l’Être. Les catégories distinctes que définit la métaphysique,
en quelque sorte « naturalisées » par la suite, se trouvent ainsi à la base d’un certain
nombre de discriminations concrètes telles le sexisme ou le racisme qui présupposent,
en fonction de l’appartenance à telle ou telle catégorie, une « nature », un caractère, une
prédestination pour telle ou telle tâche, tel ou tel type de place sociale ou de comportement.
A l’essentialisme sont donc liés les pièges de l’Idéal et de l’aliénation idéologique. Toute
forme d’anormalité, loin de constituer – comme ce devrait être le cas – la preuve d’une
incohérence du système, est dénoncée et sanctionnée, non pas comme une erreur du
système lui-même, mais comme une erreur de la nature. L’essentialisme entraîne avec
lui une forme d’exigence de pureté, c’est-à-dire une forme de « kitsch ». Par exemple, le
discours essentialiste sur LA Femme, c’est le kitsch de l’Eternel féminin, douce, bienveillante
et maternelle. Dire, en conséquence de cela, que le rôle, l’essence de LA Femme, c’est
de pacifier les hommes ou de répandre l’amour (entre autres), c’est fantasmer une femme
974
kitsch. En tant qu’ « accord catégorique avec l’être » selon la définition qu’en donne
Kundera, le kitsch est donc le risque propre à l’essentialisme. Il réclame et promulgue
l’adhésion stricte à l’essence. Ici, nous entrons dans les sphères de l’idéal conformant, loin
au-dessus de toute réalité. Que quelque chose ou que quelqu’un vienne contredire cette
forme singulière et dangereuse de dogmatisme et cette réalité inacceptable doit être exclue
de son champ de vision. Le kitsch, c’est la volonté d’adhérer et de se conformer à une
représentation idéale, quelle qu’elle soit et en tous points. Du point de vue de la totalité,
lorsqu’on applique ces notions au domaine de la politique, on risque ainsi de basculer vers
le totalitarisme, c’est-à-dire vers la volonté de conformer le Tout aux exigences de notre
975
idéal .
De ce point de vue là, le système dynamique – si on le considère en toute cohérence –
constitue le contrepoint radical du système essentialiste de la métaphysique. En substituant
le devenir à l’essence, il permet d’en finir avec le monde du Jugement et de la logique fixe
et rigide des contraires.

2. Système dynamique et dépassement de la métaphysique :

Le Devenir contre l’essence :


Pensée de la liaison et de l’action, comme nous venons de le voir, la philosophie romantique
s’oppose au point de vue classique de la métaphysique. De façon générale, la question
de l’être n’a guère d’intérêt aux yeux de quelqu’un comme Novalis. Il s’interroge ainsi :
« finalement les questions : qu’est-ce que c’est ? et pourquoi ? ne sont-elles pas des
976
questions stupides » . Deleuze, en héritier évident des romantiques, estime de même que
977
« l’histoire de la philosophie est encombrée du problème de l’être » . Dans la philosophie
romantique, la question de l’être – si elle continue tout de même d’être posée – désigne un
système de relation et non un état des choses préalables. Préfigurant l’un des postulats de
974
L’Insoutenable légèreté de l’être (1984), éd. Gallimard, « Folio », Paris, 1989, p.356
975
Ainsi on peut dire – mais c’est déjà trop anticiper sur la suite de notre travail – que le degré de tolérance à l’Autre, à
l’hétérogène, est peut-être l’un des meilleurs indicateurs qui puisse être de l’état de santé démocratique, ou non, d’une société donnée.
976
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.89
977
Dialogues, op. cit., p.70

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

base de l’existentialisme sartrien, elle part du principe qu’il ne préexiste aucune essence
ou nature prédéterminée de l’homme et que celui-ci, donc, « n’est rien d’autre que ce qu’il
978 979
fait » . Elle invite à « penser avec ET, au lieu de penser EST, de penser pour EST » , selon
les mots de Deleuze. Dans la mesure où ce type de relation, comme nous l’avons démontré,
est dynamique, elle substitue la question du devenir à celle de l’essence. Aux pièges de
l’idéal ou du devoir-être qu’impose l’essentialisme, à un système clos d’objets considérés
980
dans leur isolement, « invariables, immobiles, fixes, donnés une fois pour toutes » comme
le définit Engels (ici cité, une fois de plus, par Crevel), elle oppose un système de relations
dynamiques infini.
Ce cadre philosophique général posé, il convient tout de même d’apporter quelques
nuances. Si tout, dans le système romantique, s’oppose à l’idéal, c’est-à-dire à l’essence
assignée, la plupart de ces penseurs n’en maintiennent pas moins le point de vue de l’Idée,
c’est-à-dire de l’essence en soi ou, pour le dire autrement, de l’essence envisagée comme
un absolu. Or, l’idéal n’étant que l’assignation au particulier de l’Idée, ceci explique que
certains romantiques allemands ou quelques surréalistes (Breton et Péret, notamment)
n’aient pas totalement évité le piège de l’idéalisme. Une telle dérive, pour des raisons
sur lesquelles nous reviendrons plus loin, n’en est pas moins en totale contradiction
avec la plupart des principes qu’ils peuvent affirmer par ailleurs. D’autres, comme les
981
situationnistes, ne s’embarrassant plus de ce « mur infranchissable du pourquoi » et, avec
lui, de toutes les justifications métaphysiques de l’art, ont su tirer une telle philosophie vers
une pragmatique générale où seule compte le cadre des relations concrètes avec autrui
mis en place par la pratique. Dans l’optique qui est ici la nôtre, il s’agit donc de critiquer
et de corriger le point de vue romantique en se servant de ses propres développements,
de rappeler qu’ils ont eux-mêmes forgé les armes pour se prémunir contre ce risque : le
parti-pris de l’infini, le rhizome comme principe d’organisation du monde et la critique de
982
la « pulsion formelle » . Si le point est l’image la plus adéquate pour exprimer l’idéal
ou l’essence et la ligne droite l’Idée, alors il nous semble que les comparaisons les plus
cohérentes pour traduire le système romantique sont celles du rhizome, à un niveau général,
et celle de la ligne brisée, à un niveau particulier. Il s’agit de signifier ainsi combien la
philosophie romantique, poussée et suivie dans ses extrêmes conséquences, interdit, en
toute logique, toute forme de déterminisme ou toute assignation préalable d’un idéal ou
d’une essence, au profit d’une ouverture totale au hasard de la rencontre et au dynamisme
du devenir, chaque forme étant susceptible de se laisser modifier par chacune des nouvelles
connexions dans lesquelles elle entre sans jamais s’y laisser enfermer. La connexion y est
un enrichissement perpétuel, l’actualisation et la découverte de nouvelles formes et donc
l’impossibilité de toute forme-cadre prédéterminée, c’est-à-dire d’essentialisme. Comme
nous allons le voir, elle permet de dépasser la logique des contraires pour celle d’une
communication généralisée au sein d’une totalité unie où tout élément est susceptible
d’entrer dans la composition de tout autre.

978
J.-P. SARTRE, L’Existentialisme est un humanisme, op. cit., p.30
979
Dialogues, op. cit., p.71
980
Cité par R. CREVEL, « Le Patriotisme de l’inconscient » (1931), L’Esprit contre la raison, op. cit., p.141
981
G. PINOT-GALLIZIO, « Discours sur la peinture industrielle et sur un art unitaire applicable », Internationale situationniste
n°3, décembre 1959, p.34
982
L’expression, de Jacques Rancière, désigne la volonté de l’esprit actif d’imprimer partout sa marque et d’imposer ainsi une
forme à la matière (voir « Schiller et la promesse esthétique », Le Romantisme révolutionnaire, « Europe » n°900, avril 2004, p.10)

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2ème partie : Poésie et Révolution

Le Dépassement des antagonismes :


La philosophie romantique ne cesse, en effet, de dénoncer la séparation que produit la
métaphysique, cette dernière divisant le monde en catégories distinctes, d’abord pour des
facilités d’analyse, avant de les « essentialiser » et d’en faire des composantes naturelles
d’une classification et d’un ordonnancement du monde. Sa logique se trouverait dans la
fameuse table des contraires de Pythagore, telle que la rapporte Aristote. La métaphysique,
en son geste premier, serait ainsi au fondement d’une conception bi-partite du monde
qui prétend classer les individus en fonction de ce système clos de coordonnées et
d’antagonismes. A l’inverse, la conception du Tout que développe le romantisme s’oppose
au principe même des contraires et des antagonismes supposés irréductibles. Comme
l’explique Novalis, « détruire le principe de contradiction, telle est peut-être la plus haute
983
tâche de la logique supérieure » . Le raisonnement déployé pour cela est simple : si tout est
lié, alors il n’existe pas deux réalités entre lesquelles il ne soit possible d’établir un rapport.
Si tout est unifié dans le Tout, alors même les réalités a priori les plus distinctes sont, en
984
fait, reliées entre elles « par différents moyens termes » . Deleuze ne pense pas autre
chose lorsqu’il écrit :
« On ne sort effectivement des dualismes qu’en les déplaçant à la manière d’une
charge, et lorsqu’on trouve entre les termes, qu’ils soient deux ou davantage, un
défilé étroit comme une bordure ou une frontière qui va faire de l’ensemble une
985
multiplicité, indépendamment du nombre des parties. »
Autrement dit, selon cette philosophie, il n’y a d’opposition que relative à des agencements
et à des termes eux-mêmes relatifs. Que l’on parle de contraires ou de ruptures, c’est une
chose, mais cela n’a aucun sens si l’on ne précise pas aussitôt par rapport à quoi deux
choses sont contraires ou en rupture. L’erreur serait donc de laisser croire qu’il puisse exister
une forme d’opposition absolue alors qu’un ensemble de contraires ne se définit jamais
que par ce qui l’articule, c’est-à-dire par rapport à un troisième terme ou en fonction d’un
paradigme donné. Par exemple, eu égard au sexe biologique, l’homme et la femme peuvent
s’opposer tandis que, eu égard au critère de l’espèce, ils sont identiques. De même, eu
égard à la morale, le bien et le mal s’opposent tandis que, eu égard à la loi, ce qui est
moralement bien pourra être jugé comme mauvais. Enfin, pour donner un dernier exemple
reprenant les catégories de Pythagore, les chiffres 2 et 5 s’opposent en fonction des
catégories du pair et de l’impair tandis qu’ils appartiennent, par ailleurs, à la même catégorie
du pluriel et s’opposent alors, tous les deux, au singulier. Tout le système pythagoricien
d’oppositions est donc une vaste abstraction ne signifiant rien en soi, une forme d’aliénation
qui cloisonne les choses et les êtres. A l’inverse, le système dynamique démontre qu’il ne
peut y avoir aucune opposition en soi, qu’une même chose peut rassembler en elle ce qui
semblait contraire, être les deux à la fois et aucun des deux en même temps. Mieux, il
implique qui tout ce qui est opposé en fonction de tel ou tel critère peut se découvrir identique
selon un autre point de vue et, donc, qu’un être peut être une chose et/ou/puis son contraire.
Si l’on garde en tête la définition que donne Asger Jorn de la valeur, on peut même dire,
986
comme F. Schlegel, que « tout ce qui a une valeur doit à la fois être cela et son contraire » .

983
Cité par Jean-Christophe Bailly, dans La Légende dispersée, op. cit., p.117
984
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.118
985
Dialogues, op. cit., p.160
986
La Forme poétique du monde, op. cit., p.529

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

La philosophie romantique affirme donc, contre la métaphysique, l’unité des contraires


et l’existence harmonieuse du Tout. Elle refuse les lignes de fracture, jusque-là supposées
irréductibles, entre matière et esprit ou encore sensibilité et raison. Elle rejette cette
aberration qui consiste à vouloir soumettre la vie à un ensemble de catégories abstraites
avec toutes les conséquences désastreuses qu’un tel mouvement entraîne. Elle quête,
comme l’écrit Breton, ce « point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le
passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être
987
perçus contradictoirement » . Cela n’implique en aucun cas, comme on l’a déjà démontré,
d’en finir avec le divers ou l’hétérogène : il faut bien admettre, comme l’écrivait William Blake,
988
que sans contraire (au sens tout relatif du terme) il n’y a « point de progression » possible
et que c’est de la tension entre ses parties que le Tout tire sa propre dynamique. Par contre,
cela implique d’en finir avec le monde du Jugement et de reconnaître enfin l’ambivalence
et la complexité de toutes choses, sans plus chercher à réduire ces dernières à travers
quelque système clos que ce soit.

Le Monde de la complexité, pour en finir avec le Jugement :


Dans la plupart de ses œuvres poétiques, Blake s’en prend à l’utopie religieuse selon
laquelle la terre pourrait être délivrée du Mal. S’il confirme ainsi une forme primordiale
d’hétérogénéité entre, d’un côté, le Bien, défini comme « le passif qui obéit à la Raison »
989
et, de l’autre, le Mal, conçu comme « l’actif qui sourd de l’Energie » , il entend démontrer,
par ce biais paradoxal, le caractère indissociable et uni de ces deux principes. Le Mal et le
Bien ne sont pas, pour lui, deux termes irréductiblement opposés. De même que le corps et
l’esprit ne peuvent exister séparément l’un de l’autre et que leur prétendue dissociation est
une aberration, il annonce ainsi le « mariage du ciel et de l’enfer », selon le titre d’un de ses
plus célèbres poèmes. Il dénonce toute forme de dualisme stérile entre les deux séquences
Raison/Bien/Âme et Energie/Mal/Corps et affirme, haut et fort, que l’Energie est le principe
dynamique qui, éclairé par la Raison, produit le mouvement et l’action dans l’Histoire et que
le corps est tout entier animé, qu’il est l’âme sensible et réalisée. Aucun de ces principes
ne saurait donc être condamné par l’autre. Toute forme de refoulement du désir ou de la
sensualité, au nom d’une conception puritaine et dualiste de l’homme, est, par exemple, une
impasse dangereuse à dénoncer en tant que telle. A l’avance, il met en évidence le caractère
fatalement névrotique d’une telle logique puisque, comme il l’écrit, « qui désire mais n’agit
990
pas, engendre la pestilence » . A ce titre, il revendique une sensualité assumée, définie
bien au-delà d’une lutte entre le Bien et le Mal, où « la lubricité du bouc est la magnificence de
991 992
Dieu », « la nudité de la femme […] l’œuvre de Dieu » et où « Exubérance est Beauté » .
Dans ce domaine, la mesure ne naît-elle pas de l’expérience de l’excès, étant admis que
993
l’« on ne sait jamais ce qui suffit si l’on n’a pas connu l’excès » ? Aussi Blake rêve,
symptomatiquement, de réunir ensemble la Taverne et l’Eglise. Comme il l’explique, « si on
donnait à l’église de la bière/et un bon feu pour réjouir nos âmes,/nous chanterions et nous
987
Manifestes du surréalisme, op. cit., p.72-73
988
« Le Mariage du ciel et de l’enfer », Œuvres vol.3, op. cit., p.159
989
ibid.
990
« Le Mariage du ciel et de l’enfer », Œuvres vol.3, op. cit., p.163
991
ibid., p.165
992
ibid., p.167
993
ibid., p.165

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2ème partie : Poésie et Révolution

994
prierions tout le long du jour/et ne voudrions plus jamais quitter l’Eglise » . Cette union
rêvée, ce serait la réconciliation ou le mariage heureux de l’Esprit et du Corps, de la morale
et du plaisir des sens, du Bien et du Mal, de Dieu et du Diable :
« Et Dieu, comme un père se réjouissant de voir Ses enfants aussi gais et
heureux que lui N’aurait plus de querelles avec le Diable ou avec le baril, Mais
995
l’embrasserait en lui donnant le boire aussi bien que le vêtement. »
996
Au-delà de toutes ces « menottes forgées par l’esprit » , il rêve ainsi d’une unité
harmonieuse des contraires. Le Bien et le Mal, dans la perspective qui est la sienne,
s’imbriquent et se confondent l’un dans l’autre.
A partir d’un tel constat, il faut envisager lucidement le sentiment d’ambivalence qui
en découle : il y a du Bien dans le Mal et du Mal dans le Bien et toute réalité ressort du
jeu entre ces deux aspects. Ce serait cela l’enseignement de l’Expérience : dépasser le
rêve naïf d’un Bien délivré de tout Mal et reconnaître la coexistence en toutes choses de
ces deux principes. Le but n’est pas, cependant, d’en rester à cette forme de statu quo. La
perspective finale de Blake, comme celle de tous les romantiques, reste celle d’un âge d’or
restauré. Ce qu’il démontre c’est que le Mal ne peut être surmonté et intégré dans le Bien
que s’il est reconnu et accepté comme tel en son sein. C’est ainsi, par exemple, que l’on
peut comprendre le poème « Un Arbre empoisonné » :
« J’en voulais à mon ami : Je dis mon courroux, et mon courroux prit fin. J’en
997
voulais à mon ennemi : Je ne le dis point, mon courroux grandit. »
Les deux premiers vers montrent que, s’il peut y avoir du Mal dans le Bien (de la tension au
sein d’une relation d’amitié), il peut être évacué ou transformé en Bien si ce Mal est accepté
(évoquer la tension, l’accepter et ainsi la dépasser). Au contraire, les deux derniers vers
montrent qu’une opposition exacerbée et sans dialogue entre les contraires (les ennemis)
ne peut que renforcer le Mal (le courroux). Le poème « Un Petit garçon perdu » redit la
même chose. Le Bien, qu’est censé y incarner le prêtre, dans la mesure où il prétend rester
pur et refuse d’admettre l’existence du Mal, entraîne une position intolérante et inquisitrice.
Ce faisant, l’homme d’église, tout en pensant œuvrer pour le triomphe du Bien, produit,
en réalité, le malheur en tuant l’enfant. La perspective du Bien, c’est donc l’acceptation
du monde dans toute sa complexité, c’est le mariage du ciel et de l’enfer dans un tout
harmonieux et bienfaisant.
La perspective du Mal, celle qu’entendent dépasser Blake et tous les romantiques,
c’est donc – nous y revenons – celle du kitsch, de la volonté de pureté et de l’opposition
sans rémission des contraires. Aussi paradoxal que cela puisse sembler, c’est cette
volonté d’éliminer totalement le Mal du monde, ce désir dangereux, dont parle Kundera,
d’exclure « de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement
998
inacceptable » . C’est cette logique qui, tout en prétendant réaliser un idéal de vertu,
justifie, à terme, la violence et la Terreur. C’est la logique de l’inquisition chrétienne ou
des régimes totalitaires. A l’inverse, le dépassement des antagonismes et la réunion des
contraires, qu’induit la philosophie romantique, permettent de sauver les choses et les êtres
994
« Le Petit Vagabond », Chants d’Innocence et d’Expérience, op. cit., p.123
995
ibid.
996
« Londres », ibid., p.125
997
« Un Arbre empoisonné », Chants d’Innocence et d’Expérience, op. cit., p.131
998
L’Insoutenable légèreté de l’être, op. cit., p.357

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

des carcans simplistes et kitschs dans lesquels l’idéologie essaie de les enfermer, que ce
soit au nom de l’essence ou de la nature (ce qui revient au même). Si une chose peut être
ceci et son contraire, si elle relève à la fois du bien et du mal, alors elle est rendue à sa
complexité et à son ambivalence. A proprement parler, elle ne peut plus être jugée (tant
qu’elle vit, du moins). Sa variabilité même interdit de la saisir dans une image figée. Le
philosophe ne peut qu’en faire le constat. Le voilà face à cet « esprit de complexité » dont
parle Kundera, c’est-à-dire face à la certitude que tout est toujours plus complexe qu’il n’y
paraît et que tout savoir ou toute opinion ne peuvent être que relatifs. La vérité, pour lui, ne
se trouve plus dans des contenus ou des essences à déterminer mais dans un cheminement
sans fin, un doute permanent et la conscience aiguë d’une perpétuelle inadéquation du
savoir présent au futur.
C’est ainsi que tous ces penseurs et poètes se tournent du côté de l’Absolu. Tandis
qu’ils affirment, philosophiquement, les principes constitutifs d’un système dynamique, ils
tentent, à travers leurs entreprises poétiques, de rendre le réel à sa dynamique et à l’infinité
de la connexion. Une fois conscients des moyens proprement poétiques dont ils disposent et
une fois capables d’opposer une nouvelle représentation du monde au système dominant, il
leur reste à mettre en œuvre ces moyens, à rendre le réel à la prolifération des formes et des
possibles. « Changer la vie », selon eux, c’est à la fois mettre à jour cette prolifération, cette
potentialité infinie, et la provoquer, ou en jouer, selon ses propres perspectives. Suivant les
époques, c’est donc indifféremment la poétiser, la romantiser ou la « surréaliser », selon un
certain nombre de modalités que nous aurons à préciser dans cette nouvelle partie.

4) Changer la vie, c’est la poétiser


a) Poétiser, romantiser, « surréaliser »

Le Thème du roman d’éducation et la quête auto-réflexive d’un nouveau


modèle poétique :
Un exemple, parmi bien d’autres, montre clairement cette orientation révolutionnaire de la
poésie ainsi que le cheminement personnel par lequel tous ces poètes y accèdent. En effet,
ème
dans les dernières années du XVIII siècle, les romantiques allemands font du roman
d’éducation un genre privilégié. En l’espace de quelques années, la plupart d’entre eux
999
s’essaient à ce modèle littéraire en vogue . Il n’est jamais facile, bien entendu, d’expliquer
une telle mode : faut-il n’y voir qu’un simple effet d’émulation collective, le tout en référence
à l’illustre précédent que constitue le Wilhelm Meister de Goethe ? Plus profondément,
ce genre d’ouvrage permet à tous ces poètes de mettre en scène, à travers un certain
nombre de doubles textuels, leur découverte progressive des moyens et des enjeux de
cette « révolution poétique » dont ils sont, à bien des égards, les véritables initiateurs. A
cette époque, le tout s’articule avec la problématique de l’éducation telle qu’elle se pose de
ème
façon centrale chez un certain nombre de philosophes ou d’artistes du XVIII siècle, de
Rousseau à Schiller, en passant par le détournement paradoxal du genre chez Sade. La
portée d’un tel questionnement nous semble double. Tout d’abord, sur un plan politique, une
telle réflexion est portée par une génération qui remet largement en cause les valeurs de son
époque tout en essayant d’en définir de nouvelles : de tels romans présentent ainsi une série
999
La même année, en 1799, Hölderlin et F. Schlegel publient l’un Hypérion et l’autre Lucinde, tandis que Novalis travaille depuis
plus d’un an déjà sur son roman Henri d’Ofterdingen qu’il laissera inachevé.

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2ème partie : Poésie et Révolution

de personnages en quête d’un modèle de vie supérieur, susceptible d’amener un nouvel âge
d’or. Deuxièmement, le thème de l’éducation renvoie à toute une série de questionnements
sur le statut du sujet et le problème de la conscience. Tous ces romans développent
un regard réflexif et critique qui met en parallèle la formation individuelle de l’homme et
la destinée de l’humanité. Le roman d’éducation permet ainsi d’interroger doublement le
devenir singulier d’individus en quête d’un nouveau modèle existentiel et politique et le
devenir historique général de l’humanité tendu, selon les romantiques et comme nous
l’avons montré, entre deux âge d’or. Le personnage central est donc systématiquement un
homme en train de se chercher et d’interroger le cours et le sens de l’histoire. Il incarne, en
ce sens, un modèle universel. Au sens où l’entend Hölderlin, il est un héros tragique, c’est-
1000
à-dire « celui en lequel s’individualise le destin de son temps » . Il exemplifie la manière
dont les poètes romantiques s’efforcent d’appréhender l’univers comme un Tout uni et infini.
De ce point de vue là, l’exemple d’Hypérion est symptomatique. En traduisant les
hésitations, les doutes, les moments d’espoir et d’abattement de son personnage, Hölderlin
n’écrit pas, ici, un traité mais le roman d’un être en quête d’absolu qui tâtonne et erre sur
cette voie. Il en montre la progression irrégulière par étapes. Il réalise ainsi le portait singulier
de toute une génération de poètes, de leurs va-et-vient à la fois exaltés et douloureux entre
nostalgie et rêverie d’un âge d’or à venir, tendus entre désespoir, souffrance, mélancolie,
révolte, apaisement et sentiment d’harmonie avec la nature. Transposé en langage idéaliste,
il écrit là le roman des révolutionnaires. Tout y passe, en effet : le dégoût de son époque et
la révolte qui en découle, l’aspiration à un état supérieur, à « un temps meilleur, un monde
1001
plus beau » , le passage progressif des rêveries inoffensives, où tenter de « conjurer le
1002
monde avec des formules magiques » , à une action concrète et efficace, la tentation
de la violence et du terrorisme ou encore les moments de désespoir et de renoncement.
Au centre de cette trajectoire et de ces aspirations révolutionnaires, une question est sans
cesse posée : quelle peut être la place du poète en ces temps de trouble ? Comment peut-il
œuvrer à l’établissement d’un monde nouveau ? Dans un premier temps, sous l’influence de
sa rencontre avec Alabanda, Hypérion envisage l’action par les armes. A côté de l’activité
proprement poétique, le poète s’engage ainsi dans une série d’actions militaires. Il part aider
la lutte armée en Grèce, convaincu que « la nouvelle alliance des esprits ne se nouera pas en
l’air » mais que « la sainte théocratie du Beau doit s’établir dans un Etat libre », que « celui-
1003
ci a besoin d’un lieu sur la terre, et [que] ce lieu, nous le lui conquerrons » . Cependant, la
réaction de Diotima pose d’emblée le problème suivant : faut-il mieux réaliser, dans sa seule
vie, la perfection de l’amour et de la joie avec sa bien-aimée ou bien s’engager dans une
lutte collective pour le futur et sacrifier ainsi cette perfection présente mais individuelle ? En
d’autres termes, elle définit la problématique valable pour tout militant : faut-il se sacrifier, soi
et son bonheur, pour la cause ? Ce sacrifice n’entre-t-il pas alors en contradiction avec cette
1004
cause ? En Grèce, Hypérion découvre tout d’abord une forme de « volupté de l’action » ,
au point de se demander comment il a pu aimer jusque-là « une vie aussi pauvre en
1005
actes » . Cependant, l’enthousiasme cède vite place à une cruelle désillusion, à mesure

1000
« La Patrie en déclin » (1799-1800), Fragments de poétique, op. cit., p.279
1001
Hypérion, op. cit., p.127
1002
ibid., p.160
1003
ibid., p.161
1004
ibid., p.172
1005
ibid., p.173

197

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

que le noble idéal révolutionnaire cède place à la barbarie des armes. Ainsi le guerrier écrit
à son amoureuse :
« Tout est fini, Diotima. Nos grecs ont pillé, massacré sans distinction : nos
frères mêmes, les Grecs de Mistra, les innocents, ont péri, ou errent désespérés,
leur pauvre et douloureux visage invoquant ciel et terre pour qu’ils les vengent
1006
des Barbares à la tête de qui j’étais. »
De désespoir, il rejette Diotima, elle qui s’inquiétait tant : « ne vas-tu pas désapprendre
1007
l’amour ? » . C’est là le plus terrible : pour défendre cet état supérieur que l’amour
de Diotima lui avait révélé, Hypérion a pris les armes et ainsi tout détruit de cet amour,
tout de lui-même et tout de son amoureuse qu’il pousse à la mort. Les derniers mots de
cette dernière indiquent une autre voie au poète, cependant : « tu dois être le prêtre de la
1008
Nature divine, et déjà les jours poétiques germent pour toi » . Le poète, se détournant
des armes, s’engage alors dans ce que Deleuze appelait le « devenir-révolutionnaire ».
Il lui faut incarner un nouveau modèle de vie auprès de ses semblables et réaliser de
nouvelles propositions de vie. C’est sur cette voie qu’Hypérion se lance, in fine. Il chantera
l’unité retrouvée : « Les dissonances du monde sont comme les querelles des amants. La
1009
réconciliation habite la dispute, et tout ce qui a été séparé se rassemble » . Il proclamera :
1010
« tout n’est qu’une seule vie, brûlante, éternelle » . En un mot, en même temps qu’il
annoncera un nouvel état poétique, fort d’une compréhension nouvelle des lois du Tout, il
poétisera le monde.

La Nouvelle science poétique :


Pour ce faire, le poète romantique doit pouvoir s’appuyer sur une nouvelle appréhension
de l’univers qui l’environne. La science, pense-t-il en effet, doit être au service du
développement de notre liberté et de notre puissance créatrice. Le poète doit ainsi
retrouver une forme d’omniscience. Comme l’explique, non sans humour, Isidore Isou,
1011
il doit « tout connaître, du cliquetis des armes jusqu’à la tondaison des arbres » . Il
doit devenir capable de pénétrer le sens de cette suite hiéroglyphique complexe qu’est
1012
le monde, de « cette grande écriture chiffrée que l’on aperçoit partout » ou de cette
mathématique générale selon les diverses expressions qu’emploie Novalis. Loin de se
ramener à l’approche abstraite des sciences modernes, un tel savoir débute ici par l’épreuve
physique d’un objet ou d’autrui. Il se développe au cœur de la connexion, à travers un
processus réflexif. A un premier niveau, comme nous l’avons déjà vu, le sujet s’éprouve
et accède à sa propre connaissance, à la conscience de soi, dans sa liaison avec autrui.
Ainsi, il découvre en lui-même, à travers ce mouvement et de façon analogique, les lois
générales de liaison au sein du Tout. Il appréhende aussi, dans sa distinction avec autrui,
ce qui le singularise. Cette première connaissance est donc, comme l’écrit Novalis, « à la

1006
ibid., p.187
1007
ibid., p.185
1008
Hypérion, op. cit., p.227
1009
ibid., p.240
1010
ibid.
1011
Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, op. cit., p.127
1012
NOVALIS, La Légende dispersée, op. cit., p.99

198

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2ème partie : Poésie et Révolution

1013
fois synthétique et antithétique » . Bien entendu, ce processus réflexif qui s’enclenche en
moi au contact d’autrui se produit de même en autrui, à mon contact. Observer une chose,
cela signifie l’animer et l’éveiller à sa propre conscience. C’est ce que Benjamin appelle une
1014
« observation magique » . La théorie romantique de la connaissance se calque sur le
principe de l’interaction dynamique entre toutes choses. Comme l’explique Crevel, si « le
pont des reflets qui fait la navette du sujet à l’objet permet au premier de métamorphoser
le second pour, à son tour, se métamorphoser lui-même de la métamorphose dont il
est l’auteur », alors chacun, « à la lumière du monde extérieur, éclaire ses complexes,
1015
tout comme à la lumière de ses complexes s’éclaire le monde extérieur » . Le tout va
cependant au-delà d’un simple jeu de miroirs. La réflexion, qu’entraîne la connexion entre
deux êtres, se développe à un niveau supérieur, dans une troisième forme produite par ce
contact. Le centre de leur réflexion se trouve dans un point de jonction extérieur (et pourtant
intime) à chacune des deux formes initiales, susceptibles par ce dialogue-là de s’élever
jusqu’à l’infini.
Ce mécanisme complexe de connexion/réflexion, cette conscience créatrice au sein
de la production de nouvelles formes, c’est précisément ce que les romantiques nomment
« poésie ». C’est sous ce terme qu’ils envisagent la science la plus authentique. Ainsi
s’établit un singulier rapport d’équivalence : tandis que, pour Novalis, « la forme achevée
1016
des sciences doit être poétique » , pour F. Schlegel, « le poète ne devient un artiste
1017 1018
qu’en passant par la science » . La « poésie universelle progressive » , dont parlent les
romantiques, se veut l’expression la plus juste d’une totalité unie et en devenir permanent.
Le poète, chez Rimbaud entre autres, se définit comme un être prométhéen qui apporte
la connaissance aux hommes, un « voyant » ou un prophète capable à la fois de guider
1019
et d’orienter l’action des hommes : « le suprême Savant ! » . Les surréalistes, à leur
tour, reprennent ce flambeau scientifique singulier. Selon eux, l’automatisme doit être un
instrument de recherche et d’exploration des mécanismes de l’inconscient en même temps
que du processus de formation propre à toute image, du mécanisme de connexion infini à
l’œuvre dans l’Absolu. C’est cela l’essentiel : pour tous ces poètes, l’œuvre d’art constitue
le plus haut degré de la science parce qu’elle est une réflexion de la forme et un système
dynamique en soi. Elle est le lieu même de la connexion, un microcosme complexe autour
et au sein duquel s’organisent un certain nombre de réflexions : celle de l’auteur par rapport
à son objet, celle du lecteur par rapport à elle ainsi que celle de ses parties et de ses
sujets entre eux. En vertu du principe d’indifférence de la forme, elle réalise un monde
parmi d’autres en même temps que, en vertu du principe d’analogie générale, elle exprime
et fait signe vers une totalité. Elle exprime un monde en soi tout en exprimant l’univers
dans sa globalité. Elle est, selon l’expression de Novalis, « la nature se regardant, s’imitant,
1020
se formant elle-même » . Dans son mode de production même, elle est l’exploration
permanente de la façon dont toute forme peut naître au cœur d’une combinatoire infinie.
1013
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.55-56
1014
Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, op. cit., p.100
1015
« Nouvelles vues sur Dali et l’obscurantisme » (1933), L’Esprit contre la raison, op. cit., p.326
1016
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.18
1017
Fragment 302 de l’Athenaeum, L’Absolu littéraire, op. cit., p.142
1018
L’expression est de F. Schlegel, cité dans La Forme poétique du monde, op. cit., p.525
1019
« Lettre à Paul Demeny, le 15 mai 1871 », Poésies complètes, op. cit., p.151
1020
Cité par W. Benjamin dans Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, op. cit., p.106

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Elle rattache en son sein des éléments jusque là disparates et les unit dans une nouvelle
totalité harmonieuse qu’elle génère. Par analogie, le mode de formation de ses images met
en évidence le principe de création de toutes formes.
Pour les romantiques, l’art est donc une théorie de la forme par rapport à laquelle le
contenu est contingent. Sa matière, singulière et subjective, peut être traitée avec une ironie
subjective, négative, qui annihile sa pertinence particulière. Seule prime la mise en évidence
de son mode de production, c’est-à-dire la connexion. L’objet de la pensée ne réside pas
dans son sujet mais dans son mécanisme de formation et de développement. Pour qu’elle
soit science, il faut donc que la poésie se réfléchisse elle-même, c’est-à-dire qu’elle s’invente
en même temps que sa critique. Comme l’écrit Benjamin, « l’art est une détermination du
médium-de-la-réflexion, et la plus féconde, vraisemblablement, qu’il ait reçue. La critique est
1021
la connaissance objective qui relève de ce médium-de-la-réflexion » . Si la poésie, c’est
l’art de la connexion, alors le savoir qu’elle produit est contenu en elle-même. La science, ou
critique, consiste donc à mettre à jour l’opération poétique elle-même. La science poétique,
c’est cette auto-pénétration de la poésie par elle-même. C’est dans cette perspective que
l’on peut comprendre certaines déclarations du genre : « poésie et philosophie doivent être
1022
réunies » . La poésie, telle que la conçoivent les romantiques, ne doit pas être seulement
« universelle progressive » ou transcendantale, elle doit être aussi critique, c’est-à-dire, à
1023
la fois, « poésie et poésie de la poésie » selon F. Schlegel. C’est ainsi que l’on peut
interpréter les déclarations de Péret selon qui la poésie est « le véritable souffle de l’homme,
la source de toute connaissance et cette connaissance elle-même », « la réalité elle-même,
1024
son essence et son exaltation » .
Un tel savoir, s’il est correctement exploité, constituerait le secret tant recherché pour
« changer la vie ». Comprendre les lois qui régissent la totalité, n’est-ce pas acquérir le
pouvoir d’actualiser le monde selon nos désirs et de produire consciemment les formes du
réel ? Dans le cas présent, ce serait retrouver le secret de la combinatoire infinie du Tout
et, à partir de là, re-dynamiser le réel, le ramener à sa potentialité infinie au sein de laquelle
nous pouvons intervenir librement. En ce sens, ce serait le poétiser ou le romantiser.

Poétiser, romantiser, « surréaliser » :


Révéler l’infini qui habite les choses, lier ensemble tous les éléments de l’univers dans
une totalité dynamique et harmonieuse, trouver le secret d’une combinatoire et, du même
coup, d’une créativité infinie : tel est, en effet, le sens profond de l’activité poétique des
romantiques allemands et de leurs successeurs. Il s’agit de libérer les êtres et les choses
de la gangue statique dans laquelle ils sont pris, en même temps que de l’isolement dans
lequel on les appréhende. Poétiser, c’est donc, premièrement, récréer du lien et trouver, au
cœur de ce mécanisme de connexion, le secret d’une mise en rapport vivante de toutes
choses avec le Tout. C’est percevoir et révéler le système de mise en relation dynamique
du fini et de l’infini. Ainsi, comme l’explique Novalis, « la poésie élève chaque singularité en
1025
la rattachant étroitement au tout restant » . Sa démarche est transcendantale et consiste
à faire du Tout l’organe du particulier et, réciproquement, du particulier l’organe du Tout. Elle
1021
Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, op. cit., p.103
1022
F. SCHLEGEL, « Fragments critiques », L’Absolu littéraire, op. cit., p.81
1023
Fragment 238 de l’Athenaeum, ibid., p.132
1024
Le Déshonneur des poètes, op. cit., p.7-8
1025
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.25

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2ème partie : Poésie et Révolution

met ainsi en évidence la dynamique ou la dialectique résultant de ce rapport. Dès lors, selon
Breton, elle doit exercer de plus en plus « son pouvoir inégalable, unique, qui est de faire
apparaître l’unité concrète des deux termes mis en rapport et de communiquer à chacun
1026
d’eux, quel qu’il soit, une vigueur qui lui manquait tant qu’il était pris isolément » .
Pour les romantiques, poétiser, tout comme philosopher, c’est donc vivifier. C’est animer
l’univers dans sa totalité et chaque chose en particulier. C’est à la fois l’« art de tirer de la vie
1027
de toutes choses » , comme l’écrit Novalis, et prôner une « participation intime, incessante
1028
et quasi avide à toute vie » , selon l’expression, cette fois-ci, de F. Schlegel. C’est
prendre, comme l’écrit Breton, « conscience de ce fait que toute chose qui objectivement
1029
est, est comprise dans un cercle allant toujours s’élargissant de possibilités ! » . Comme
nous l’avons montré, poétiser, n’est-ce pas découvrir en chaque être fini un infini, c’est-
à-dire démontrer que tout être singulier est riche d’une infinité de formes possibles ?
N’est-ce pas alors en faire un absolu ? C’est précisément ce qu’affirme quelqu’un comme
Novalis, entre autres. Une telle opération dont l’essence consiste dans une « absolutisation,
1030
universalisation, classification du moment individuel » , il la nomme « romantisation ».
C’est là l’enjeu de toute la philosophie romantique, le cœur de leur projet poétique : « Le
monde doit être romantisé. C’est ainsi que l’on retrouvera le sens originel ». Novalis précise,
à la suite :
« Romantiser n’est rien d’autre qu’une potentialisation qualitative. Le Soi
inférieur en cette opération est identifié à un Soi meilleur. […] Lorsque je donne à
l’ordinaire un sens élevé, au commun un aspect mystérieux, au connu la dignité
de l’inconnu, au fini l’apparence de l’infini, alors je les romantise – L’opération
s’inverse pour le haut, l’inconnu, le mystique, l’infini – […] Philosophie
1031
romantique. Lingua romana. Alternance d’élévation et d’abaissement. »
1032
Le tout, bien sûr, n’est pas sans rappeler la nature « convulsive » du Beau , selon
Breton. Dans L’Amour fou, en 1937, il en propose, en effet, l’étonnante définition suivante :
« la beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou
1033
ne sera pas » . A un premier niveau, ces trois couples de termes qui la caractérisent
renvoient, respectivement, à la question de sa réception, c’est-à-dire de son impact sensible,
à celle de sa forme et de sa valeur. L’essentiel est peut-être ailleurs, cependant, dans
1026
Les Vases communicants, op. cit., p.129
1027
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.69
1028
« Sur la philosophie (à Dorothea) », L’Absolu littéraire, op. cit., p.233
1029
Les Vases communicants, op. cit., p.166
1030
Cité par W. Benjamin, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, op. cit., p.110
1031
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.46
1032
De façon un peu étonnante, au premier abord, les romantiques continuent, de même, à faire du Beau une valeur positive en soi.
Les notions de beauté ou de sublime ne cessent de revenir sous la plume de Novalis ou des frères Schlegel. Ce serait, cependant, un
contre-sens majeur que d’y voir un retour paradoxal aux canons de l’esthétique classique. Tout au contraire, cette question s’articule,
chez eux, aux fondamentaux de la philosophie romantique et de la poétisation du réel. Pour A.W. Schlegel, par exemple, le beau se
définit comme « une présentation symbolique de l’infini ». Il n’implique, en aucun cas, une perfection ou une régularité des formes
mais une trouée poétique sur l’Absolu. Il est cette forme idéale de l’Idée dont parle le « Plus ancien programme systématique de
l’idéalisme allemand », cette voie d’accès privilégiée vers le Vrai. En d’autres termes, il ne désigne rien d’autre, ici, que la saisie du
système général de liaisons et d’unité dynamique du Tout.
1033
L’Amour fou, op. cit., p.26

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

la nature paradoxale des séries de termes qu’elle rassemble. En tenant les opposés
(mouvement-repos, explosant-fixe), la convulsion, renvoie à la résolution dialectique des
contraires. Ce point d’union tant cherché par Breton, et sur lequel il insiste en ouverture
du second manifeste du surréalisme, c’est celui que révèle la beauté convulsive. Loin de
se résumer à une simple démarche esthétique classique, toute sa démarche poétique est
orientée par la quête de ce point de résolution ultime, celui qui livrerait tout entier le secret
du système romantique de la nature et de la poétisation du monde, celui qui instaurerait,
de fait, la surréalité. Or qu’est-ce que cette « surréalité », si ce n’est le réel absolutisé ou
« romantisé » ? La présentation du Beau se confond donc, ici, avec cette opération de
« romantisation » dont parle Novalis. Elle tente de provoquer un mouvement d’absolutisation
des choses, l’aventure infinie des possibles qui s’offre à tout individu.
C’est donc cela « changer la vie ». Ce n’est pas opposer un mode de vie borné,
déterminé, fini (la nouvelle vie) à une autre vie déterminée (la vie actuelle). C’est bien plutôt
opposer une vie infinie, indéterminée et éternellement dynamique (la « vraie » vie) à une
vie bornée et déterminée par une idéologie, à une vie privée de dynamique. Retrouver la
« vraie » vie, c’est retrouver la vie tout court, ce fond originaire et indéterminé, infiniment
dynamique et au potentiel créatif infini. C’est défiger toutes choses, les sortir de la gangue
aliénante des définitions uniques, pour les ouvrir à l’infinité de leurs possibles, elles-mêmes
résultant de l’infinité de la connexion. C’est charger la vie « de tout ce qu’elle comporte en
1034
deçà et au-delà des limites qu’on a coutume de lui assigner » , comme l’affirme Breton.
La « révolution poétique » permet ainsi d’envisager un univers où tout serait placé sous le
signe de l’enchantement, des correspondances et de la présence. Elle désigne une manière
d’être au monde et de percevoir chaque chose sous son angle poétique, c’est-à-dire non
pas triviale et figée mais mouvante, en relation constante avec son entourage, vivante et
animée. En d’autres termes, elle rend le monde à sa combinatoire infinie.
La question, à partir de là, est de savoir qui en est le maître. A cela, les romantiques
répondent, sans hésitation : tout homme qui a su se surmonter et s’élever ainsi à la
conscience poétique des choses. Romantiser ou poétiser serait, pour ce dernier, une
opération active, à la fois de l’esprit et des sens, susceptible de jeter un pont entre perception
objective et représentation poétique subjective. C’est admettre, en tout cas, le pouvoir qu’a
tout poète d’agir « sur » et « dans » le monde, en modifiant notre système de représentation
et, avec lui, notre univers sensible. Le tout impose des nuances, bien entendu : il ne s’agit
pas de créer, de toute pièce, le monde tel qu’on le désire mais de l’orienter ou de le former
pour soi. Le secret est enfin révélé qui permet d’identifier, pour tous ces poètes, leur activité
poétique ou leur démarche esthétique avec une révolution, la plus profonde de toutes, celle
qui consiste à « changer la vie ». La poésie, à ce titre, est située au centre de tout, tête de
proue de la libération de l’homme et de la « romantisation » du monde. Pour les surréalistes,
par exemple, elle est à la fois le lieu, l’instrument et la résultante du « changer la vie »,
l’expression et le levier d’une révolte dont elle constitue elle-même la solution. Elle est le
cadre par excellence où se réalise et se dynamise la connexion. « Conductrice d’électricité
mentale » au sein d’un système de polarités, comme la définit Breton, elle entraîne, prolonge
et accélère la circulation des énergies au sein du Tout. Elle poétise le monde, c’est-à-dire
qu’elle se réalise elle-même. Elle est à la fois praxis révolutionnaire, science au service de
cette praxis et résultante de cette praxis, c’est-à-dire absolu comme médium-de-la-réflexion
et image concrétisée de la « vraie » vie. Celui qui sait la manier, celui qui a su en pénétrer le
sens le plus intime et, avec lui, celui de l’univers, celui-là est donc à même de « changer la
vie » et de « transformer le monde », en vertu de tous ces principes. De même, celui qui a

1034
Préface de 1929 au premier manifeste du surréalisme, Manifestes du surréalisme, op. cit., p.9

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2ème partie : Poésie et Révolution

su découvrir l’infini qui l’habite, qui s’est reconnu au centre de Tout comme un microcosme
lui-même, celui-là sait que la poésie peut devenir le plus puissant levier qui soit entre ses
mains. Selon le principe d’analogie générale, la façon dont il agence les images au sein de
ses poèmes (et les choses au sein de ses images) met en évidence l’infinité des possibles
contenus dans l’Absolu et la connexion qui les forme. Mieux même, il comprend que, en
vertu de l’unité de la perception et de la représentation, les images poétiques qu’il forme ne
sont pas que des images : elles sont autant de possibles qu’il active au sein de l’Absolu.
Le point de vue romantique du système dynamique croise donc cette révolution du langage
poétique que nous avons défini précédemment. L’art de former des images, c’est-à-dire
l’imagination poétique, fonction elle-même de la puissance d’énonciation propre à chaque
poète, s’appréhende ainsi comme un art de la connexion.

b) Le Rôle de l’imagination poétique

L’Image poétique :
1035
Des « beau comme… » (« le tremblement des mains dans l’alcoolisme » ou « la rencontre
1036
fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie » ) des
1037
1038
Chants de Maldoror à « l’imagination sans fils » des futuristes italiens, en passant par
1039 1040
Cravan (« la mer aux cheveux bleus » , « seins, éléphants de douceur » ) ou certains
1041
télescopages dadaïstes , l’« image poétique » est, en effet, au cœur de la création et
de la réflexion poétique. Le réel surgit sous des couleurs et des apparences inédites qui
n’est que « l’amour immense qui rattache les choses distantes, apparemment distantes et
1042
hostiles » entre elles, selon l’expression de Marinetti. Nul mieux que les surréalistes,
cependant, n’ont autant insisté sur cette « beauté convulsive » possible de l’image poétique.
Se référant alternativement à tous ces illustres précédents, ils mettent en évidence l’art
de la connexion à l’œuvre dans son fonctionnement. Sa logique, expliquent-ils, est celle
du rapprochement de réalités éloignées et parfois supposées inconciliables. Comme l’écrit
Crevel, « elle est la route entre les éléments d’un monde que des nécessités temporelles
1043
d’étude avaient isolé » et « la découverte des rapports insoupçonnés d’un élément à un
1044
autre » . A un premier niveau, sa démarche se ramène donc à une série de comparaisons
ou de correspondances établies entre les choses. Breton n’affirmait-il pas que « le mot le

1035
LAUTREAMONT, « Les Chants de Maldoror », Œuvres complètes, op. cit., p.199
1036
ibid., p.233
1037
Dans L’Amour fou, Breton écrit : « les beau comme de Lautréamont constituent le manifeste même de la poésie convulsive »,
op. cit., p.14
1038
A. Breton reprend avec intérêt cette expression, sans se référer aux futuristes, dans les premières lignes de son « Introduction
au discours sur le peu de réalité »
1039
« Poésies » (1917), Œuvres, op. cit., p.106
1040
ibid., p.109
1041
Qui se veulent, néanmoins, le plus souvent, bien plus destruction – de par leur arbitraire et leur non-sens apparent – qu’affirmation
positive des pouvoirs poétiques du langage
1042
Les Mots en liberté futuriste, op. cit., p.15
1043
« Le Clavecin de Diderot », L’Esprit contre la raison, op. cit., p.258
1044
« Paul Klee » (1929), ibid., p.75

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

1045
plus exaltant dont nous disposions est le mot COMME, que ce mot soit prononcé ou tu » ?
En fonction de divers critères, comme il l’explique, l’analogie poétique « transgresse les lois
de la déduction pour faire appréhender à l’esprit l’interdépendance de deux objets de pensée
situés sur des plans différents, entre lesquels le fonctionnement logique de l’esprit n’est apte
1046
à jeter aucun pont et s’oppose a priori à ce que toute espèce de pont soit jeté » . Elle
1047
trace un rapport de « similitude partielle » entre des réalités jusque là distinctes. Dans
1048
ces « filets d’analogies » , selon l’expression du futuriste Marinetti, le poète rassemble
les termes et les choses auxquelles ils renvoient selon certaines propriétés sonores ou
1049
graphiques (Leiris, par exemple ), parfois en fonction d’un élément matériel commun (ici,
le liquide de l’eau et des larmes) : « non, vous ne pouvez pas vous faire une idée des
1050
mœurs aquatiques en regardant à travers les larmes, ce n’est pas vrai » ou encore
selon le principe du jeu de « l’un dans l’autre » qui consiste à faire découvrir n’importe quel
objet à partir de la description de n’importe quel autre – pour peu qu’on en isole quelques
traits communs. La plupart du temps, cependant, une telle connexion n’est pas maîtrisée.
Souvent, même, ce système compréhensible de correspondances s’efface derrière le pur
dépaysement provoqué par « la rencontre fortuite de deux réalités distantes sur un plan
1051
non-convenant » , comme l’explique Max Ernst. Certains jeux surréalistes, comme le
cadavre exquis, s’appuient, pour cela, sur le collage aléatoire de bout de phrases ou de
dessins composés sans concertation par divers individus. Le plus souvent, ces images
sont l’œuvre d’un seul homme, le poète se livrant alors à ce mode de penser non-dirigé
1052
que nous avons déjà étudié , se contentant d’objectiver certaines images formées de
façon inconsciente. Il livre de façon brute et sans correction ces trouvailles bizarres, ces
1053
« précipités du désir » qui caractérisent la beauté convulsive selon Breton. Seul compte
alors la mise à jour poétique de ce « pouvoir de liaison profonde, unique, d’un être à un
1054
autre » . Les surréalistes retrouvent à cette occasion l’image du galvanisme ou du champ
magnétique. L’image, explique Breton, tire toute sa réussite d’une polarisation extrême entre
deux termes. Plus les réalités qu’elle rapproche sont éloignées et plus sa puissance ou sa
décharge sera grande. Comme l’écrivait Marinetti, dès 1912, « plus les images contiennent
1055
des rapports vastes, plus elles gardent longtemps leur force ahurissante » . Sur ces terres
poétiques, il faut donc s’attendre à des révélations ou à des chocs qui soient autant de
1056
« coups de foudre intellectuel » . Comme l’explique Aragon, « la poésie est d’essence

1045
Signe ascendant, op. cit., p.10
1046
ibid., p.9
1047
ibid., p.11
1048
Les Mots en liberté futuriste, op. cit., p.41
1049
infra, p.155-156
1050
A. BRETON et P. SOUPAULT, Les Champs magnétiques, op. cit., p.75
1051
« Comment on force l’inspiration », Le Surréalisme au service de la révolution n°6, 15 mai 1933, p.43
1052
infra, p.183
1053
L’Amour fou, op. cit., p.21
1054
A. BRETON, « Le Merveilleux contre le mystère », La Clé des champs, op. cit., p.13
1055
Les Mots en liberté futuriste, op. cit., p.16
1056
L. ARAGON, « L’Invention », La Révolution surréaliste n°1, décembre 1924, p.22

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2ème partie : Poésie et Révolution

1057
orageuse, et chaque image doit produire un cataclysme » . Breton écrit, de même, que
1058
« la valeur de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue » et que la poésie nous
1059
offre « la plus belle des nuits, la nuit des éclairs » .
Les surréalistes reprennent donc l’image galvanique, électrique, du médium-de-la-
réflexion. Ils en prolongent aussi la portée créatrice : chaque image créée n’est pas
seulement la mise à jour du système de liaisons et de polarités existant entre chaque chose,
de ce « rapport spontané, extra-lucide, insolent qui s’établit, dans certaines conditions, entre
1060
telle chose et telle autre, que le sens commun retiendrait de confronter » , elle est aussi
l’irruption dans la conscience et dans le réel d’un nouveau possible. Qu’il s’agisse d’une
forme verbale, picturale ou même d’un de ces objets surréalistes, toute image produite
au sein de cette connexion ne démontre pas seulement l’unité des deux éléments qui la
composent ou le type de rapports qui président au Tout, elle donne aussi naissance à
une forme nouvelle, abstraite ou concrète. Les surréalistes font entièrement leur la citation
suivante d’Edgar Allan Poe :
« L’imagination pure choisit, soit dans le Beau, soit dans le Laid, les seuls
éléments qui n’ayant jamais été associés encore conviennent le plus
avantageusement à ces combinaisons. […] Par une singulière analogie entre
les phénomènes chimiques naturels et ceux de la chimie de l’intelligence, il
arrive souvent que la réunion des deux éléments donne naissance à un produit
nouveau qui ne rappelle plus rien des qualités de tel ou tel composant, ni même
1061
d’aucun d’eux. »
1062
C’est comme « le brin d’herbe, étincelle surgie du choc de deux cailloux » dont parle
Péret dans son « Histoire naturelle », en 1958. Le poète découvre, à travers sa capacité
à connecter entre elles diverses réalités, son pouvoir d’association, et donc de création,
infini. Pour être plus précis, si tout existe déjà en potentialité dans l’Absolu, il actualise
ses possibles par ces images. Comme l’explique donc Breton, la poésie, « enfin débridée
dans le surréalisme, se veut non seulement l’assimilation de toutes les formes connues
mais hardiment créatrice de nouvelles formes – soit en posture d’embrasser toutes les
1063
structures du monde, manifesté ou non » . Poétiser le monde, c’est alors l’enrichir de
nouvelles images qui sont autant de possibles émergeant à la conscience et modifiant notre
représentation et notre perception du monde. Si l’on garde à l’esprit que de telles images
se forment dans la conscience et dans le langage, à partir de ce mode de penser non-
dirigé dont nous parlions précédemment, le poète découvre son seul désir – conscient ou
inconscient – à l’origine de cette connexion et du foisonnement de formes nouvelles qui
en découlent. Il découvre aussi que son pouvoir de formation des images constitue une
1064
« véritable résurrection du dialogue magique » et que, comme l’explique Lefebvre, « les
modalités de la magie sont devenues les catégories de l’imagination : évoquer, ressusciter,
1057
Traité du style, op. cit., p.140
1058
Manifestes du surréalisme, op. cit., p.49
1059
ibid., p.50
1060
A. BRETON, Signe ascendant, op. cit., p.7
1061 er
Cité par A. BRETON, « Le Surréalisme et la peinture », La Révolution surréaliste n°9-10, 1 octobre 1927, p.42-43
1062
Œuvres complètes tome 4, op. cit., p.231
1063
« Du Surréalisme en ses œuvres vives » (1953), Manifestes surréalistes, op. cit., p.172-173
1064
A. BRETON, L’Art magique, op. cit., p.42

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

1065
identifier » . C’est à elle, en tout cas, comme nous allons le voir, que les surréalistes
assimilent l’image poétique.

L’Art magique :
En 1957, dans son remarquable ouvrage sur L’Art magique, Breton s’en prend au discrédit
jeté sur la magie par tous le discours rationaliste et entend ainsi réhabiliter sa pratique et
les croyances sur lesquelles elle se fonde. Comme il l’explique, si, pour les scientifiques,
elle constitue « un ensemble de pratiques aberrantes et lointaines, limitées à des groupes
ethniques dont le niveau de conscience reste inférieur », elle reste, pour les poètes, « un
1066
principe de dépassement du niveau de conscience actuel » . Telle qu’il la définit, la magie
serait « l’ensemble des opérations humaines ayant pour but la domination impérieuse des
forces de la nature par le recours à des pratiques secrètes de caractère plus ou moins
1067
irrationnel » . A la base de son exercice, il y aurait une forme indéniable de protestation,
de révolte et d’orgueil, c’est-à-dire l’effort du désir pour s’imposer au monde. Tombée en
désuétude durant toute la période classique, l’honneur reviendrait aux romantiques d’avoir
su la revaloriser et remettre à jour ses présupposés. Plus précisément, c’est aux réflexions
1068
de Novalis, ce « très haut esprit » selon les dires du poète, que Breton renvoie ici. La
pensée magique, en effet, présuppose une liaison intime avec le Tout, en même temps que
l’unité et la totalité organique de l’univers. Elle implique l’idée d’un lien entre toutes choses
qui permette, en jouant sur tel ou tel ressort, d’agir, en réalité, sur l’ensemble du monde.
Comme l’explique Claude Lévi-Strauss, par exemple, produire de la fumée pour susciter
la venue des nuages et de la pluie, ce n’est pas faire appel à une action transcendante
(comme dans la religion) mais jouer sur « un plan plus profond de la pensée [qui] identifie
1069
fumée et nuage » . C’est considérer que tout l’univers est uni et organisé par une force
centrale qui met en rapport les éléments du monde entre eux et avec le Tout (dans le
cas de la philosophie romantique : magnétisme, galvanisme, etc.). C’est reprendre l’idée
romantique d’un rapport d’universelle solidarité et d’universelle réciprocité. En fonction d’une
série d’analogies et de correspondances entre les choses et les êtres, le rite magique
s’appuie sur cette « puissance mystérieuse qui, de la terre aux cieux, unit les êtres, les
1070
coordonne et les anime » . Celui qui l’exécute tente de détourner, à son profit, ces forces
qui gouvernent le monde et d’agir sur le réel, par des mécanismes correspondants ou par
le biais de tel ou tel élément.
Cette perspective-là, les romantiques allemands l’appellent « idéalisme magique ».
Pour Novalis, en effet, si « nous sommes en relation avec toutes les parties de l’univers,
ainsi qu’avec l’avenir et le passé », il va de soi qu’il dépend seulement « de la direction et
de la durée de notre attention que nous établissions tel rapport prédominant qui nous paraît
prédominant et efficace ». A partir de là, comme il l’explique, il ne dépend donc que de nous
1071
« que le monde soit conforme à notre volonté » suivant la manière dont nous le formons.
Actualiser par la pensée des possibles, former poétiquement une image du monde, c’est
1065
Critique de la vie quotidienne, vol.2 : Fondements d’une sociologie de la quotidienneté (1961), L’Arche éditeur, Paris, 1961, p.290
1066
L’Art magique, op. cit., p.37
1067
L’Art magique, op. cit., p.26
1068
ibid., p.21
1069
ibid., p.31
1070
Louis Clouchod, ibid., p.55
1071
Cité par A. Breton, ibid., p.23

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2ème partie : Poésie et Révolution

faire exister ces possibles et ce monde. Pour Novalis, la magie est donc la capacité de notre
esprit à pénétrer et à conformer le physique selon nos représentations, de percevoir et de
sentir le monde tel que nous nous le représentons. Créer de nouvelles images poétiques,
instaurer de nouveaux rapports entre les choses, c’est intervenir en magicien dans le réel.
Novalis peut bien écrire, alors, que « tout contact spirituel ressemble au contact d’une
1072
baguette magique » : l’art de la connexion se confond avec la création ou, disons, la
formation poétique du monde.
1073
Pour le penseur allemand, il est clair que « le magicien est poète » . Une telle
association entre l’art et la magie n’est pas nouvelle. Elle remonte aux arts primitifs,
traverse le moyen-âge au sortir de l’éclipse gréco-latine, avant de disparaître à partir de la
Renaissance. Il faut attendre ensuite le romantisme puis le surréalisme ou quelques poètes
futuristes russes, comme Khlebnikov, pour qu’un tel rapport étroit ressurgisse à nouveau.
Les arts plastiques, en manipulant la matière brute comme Dieu a façonné l’homme dans
1074
de la glaise, ne sont-ils pas étroitement liés, à leurs débuts, à la magie opératoire ?
De même, le poète, qui forme ses images, ne rêve-t-il pas d’être comme Dieu créant le
monde par la puissance de son Verbe ? De l’idéalisme magique des romantiques allemands
jusqu’aux surréalistes, en passant par « l’alchimie du verbe » rimbaldienne ou toute cette
ème
lignée de poètes du XIX siècle, tant marqués, à en croire Breton, par les réflexions
d’Eliphas Lévi sur la magie (Hugo, Baudelaire, Villiers de l’Isle d’Adam ou Mallarmé,
par exemple), tous pourraient faire leur la déclaration suivante de Péret : « Le commun
dénominateur unissant le sorcier, le poète et le fou ne peut être que la magie. Elle est
1075
la chair et le sang de la poésie » . De par la nature intransitive que les romantiques
attribuent au langage et en vertu des règles de l’idéalisme magique, n’existe-t-il pas une
secrète relation du mot à l’acte ? Le mot grec « poïen » ne signifiait-il pas « faire » ?
C’est à ce titre que Vaneigem justifie son attachement pour la poésie, lui qui exalte aussi
l’art magique : « l’œuvre magique me fascine : elle révèle en chacun la présence d’une
1076
puissance naturelle, la plus souvent laissée inopérante » . Tous ces poètes n’en ont pas
1077
moins, comme ce dernier, dénoncé son exploitation « par les marchands de surnaturel » .
Tout en défendant l’alchimie du verbe, Breton précise, avec humour, qu’il ne pense pas
« forcément qu’on recommencera à avaler des cœurs de taupes ou à écouter, comme le
1078
battement du sien propre, celui de l’eau qui bout dans une chaudière » . L’essentiel est
ailleurs. Il est dans ce lien singulier qui existe entre magie et image – ces deux mots ne
sont-ils pas, d’ailleurs, l’anagramme l’un de l’autre ? Il est dans l’exaltation des puissances
créatrices de l’imagination et dans cette capacité que peuvent avoir nos représentations à
influer sur nos perceptions.

Les Puissances créatrices de l’imagination :

1072
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.76
1073
ibid., p.116
1074
De combien de légendes a-t-on eu d’écho où telle forme dessinée ou sculptée prenait soudainement vie ?
1075
La Parole est à Péret, op. cit., p.39
1076
La Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.208
1077
ibid., p.209
1078
« Second manifeste du surréalisme », Manifestes surréalistes, op. cit., p.125

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Le surréalisme, par exemple, peut se ramener à une vaste entreprise d’exploration et


de libération de l’imaginaire. En s’attaquant à l’édifice rationnel, il tente de réhabiliter
cette « folle du logis » dont parlait Descartes. Dans un premier temps, non-analytique et
purement expérimental, il met en évidence sa puissance créatrice jusque-là refoulée, à
travers l’exploration des productions du rêve et de l’automatisme. En libérant l’énonciation,
en s’abandonnant à un mode de penser non-dirigé, les surréalistes provoquent l’irruption
dans la conscience d’une foule d’images nouvelles contribuant à remettre en question les
formes éprouvées du réel. Ils prouvent que la créativité de chacun est bien plus riche qu’on
ne l’affirmait jusqu’à présent et qu’elle est susceptible non seulement « de systématiser la
1079
confusion et contribuer au discrédit total du monde de la réalité » , comme le projetait
Dali, mais aussi de redessiner les contours de notre monde. Tout est fait pour libérer
cette puissance formatrice refoulée du contrôle exercé sur elle par la raison : se servir
de l’automatisme, provoquer des « sommeils » ou exalter le monde des rêves. Comme
l’explique Breton, « ce n’est pas le risque de la folie qui nous forcera à laisser en berne le
1080
drapeau de l’imagination » . L’enjeu est ensuite de faire passer cette capacité créatrice
de l’inconscient à sa maîtrise consciente et de rendre l’homme maître de son imaginaire.
Pour cela, il faut en passer par une deuxième étape : l’exploration raisonnée et scientifique
de ses déterminations, de ses pouvoirs réels et de ses enjeux. C’est la période analytique
du surréalisme, celle des manifestes et des écrits théoriques. Il interroge les mécanismes
du rêve et ses rapports avec la veille, la paranoïa, le hasard objectif, la connaissance
irrationnelle des choses ou la place centrale du désir. Même le recours au matérialisme ne
peut se résumer à une seule manifestation d’allégeance au PCF mais constitue une étape
décisive dans ce développement scientifique. A partir de ce savoir et dans un troisième
temps, l’idée est de rendre chacun maître de ses désirs et de son imagination. Poète
accompli, maître des « dynamos », l’homme surréaliste découvre ainsi la puissance de
ce que Blake appelle son « génie poétique », c’est-à-dire sa capacité à produire de façon
autonome ses représentations. Il réalise le vœu du poète anglais : « si les portes de la
1081
perception étaient nettoyées, toute chose apparaîtrait à l’homme ce qu’elle est, infinie » .
1082
Il comprend que l’ « imagination n’est pas don mais par excellence objet de conquête »
et pénètre ainsi l’infinité des possibles. Seul l’exalte désormais en elle l’apparition de « ce
1083
qui peut être » , comme l’écrit Breton.

Imagination, possible et création :


1084
« Poétiser », comme l’affirme donc Novalis, c’« est engendrer » . Une telle proposition,
on l’a vu, ne signifie en aucun cas que le poète est capable de créer ou d’initier de nouvelles
formes à partir de rien mais qu’il actualise et réalise des possibles. A partir de là, il peut bien
s’exclamer : « quelle inépuisable masse de matériaux en attente de nouvelles combinaisons
1085
individuelles n’y a-t-il pas partout ! » . Cette puissance qui lui permet d’engendrer et de
produire le réel, selon ces termes, c’est précisément l’imagination, ce « sens merveilleux
1079
« L’Âne pourri », Le Surréalisme au service de la révolution n°1, juillet 1930, p.9
1080
« Manifeste du surréalisme », Manifestes surréalistes, op. cit., p.16
1081
« Le Mariage du Ciel et de l’Enfer », Œuvres vol.3, op. cit., p.173
1082
A. BRETON, « Il y aura une fois », Le Surréalisme au service de la révolution n°1, op. cit., p.2
1083
A. BRETON, « Manifeste du surréalisme », Manifestes surréalistes, op. cit., p.15
1084
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.27
1085
ibid.

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2ème partie : Poésie et Révolution

qui peut remplacer en nous tous les sens – et qui se trouve déjà entièrement en notre
1086
pouvoir » . C’est cette capacité à concrétiser un ensemble de formes présentes dans le
1087
réel, cette « faculté de plasticiser » et de donner ainsi un poids de réalité indéniable à tout
ce qui peut être conçu en pensée. Pour les romantiques, comme pour les surréalistes, tout
concevable est possible, en effet, tout ce qui est entrevu en représentation, par le biais de
l’image poétique, tend à se manifester ou à s’effectuer dans le réel. Tout ce qui est dit, écrit ou
pensée, entre de fait dans ce que Breton appelle « un champ merveilleux qui n’est rien moins
1088
que celui de la possibilité absolue » . Dire « femme parapluie », par exemple, c’est créer,
selon le poète, la possibilité de la « femme parapluie ». Le mode d’être de l’imagination, ce
n’est donc pas celui du « il y avait une fois » des contes ou de la fiction mais celui du « il y aura
une fois ». Ce qui compte, ce n’est pas sa capacité à figurer ce qui est mais d’étendre le réel
à de nouveaux possibles. L’image poétique, c’est donc la trouée du futur dans le présent,
un appel d’air merveilleux qui transforme instantanément les contours du monde et de notre
vie présente. C’est à ce titre, entre autres, que les surréalistes célèbrent la voyante. Peu
importe, en effet, pour eux, la véracité ou non de ses prédictions : seul compte le possible
qui y est dévoilé. Qu’elle annonce à Breton, par exemple, qu’il se rendra en Chine et peu
importe, pour ce dernier, qu’une telle prophétie se vérifie ou non : « pour rien au monde je
ne voudrai résister à la tentation que vous m’avez donnée, disons : de m’attendre en Chine.
1089
Car aussi bien grâce à vous j’y suis déjà » . C’est animé de ce même état d’esprit que le
personnage d’un roman de Crevel se rend chez la diseuse de bonne aventure : « L’homme
prévient qu’il déteste le passé, et le présent. Il n’est venu que pour le futur. Il fait le vide
1090
en soi. De ce qu’il fut, de ce qu’il est, survit, seule, une frénétique fringale d’imaginer » .
Pour Breton, telle est la magie : « ce qui est dit sera, par la seule vertu du langage : rien au
1091
monde ne peut s’y opposer » . La chose est peut-être virtuelle, elle n’en est pas moins.
C’est ce qu’assure le principe de la réflexion romantique. On se le rappelle, selon ce point
de vue, je ne peux me penser qu’en m’éprouvant au contact de quelque chose qui me soit
extérieur. Seulement, si la réflexion sur une forme est toujours réciproque, en incluant l’objet
pensé dans la synthèse que je forme avec lui, il accède alors à sa propre connaissance en
s’éprouvant à son tour dans cette synthèse. Pour reprendre notre exemple, si j’accède à
la conscience de moi-même en pensant que je pense la « femme parapluie », d’une part,
il faut bien que cette femme-là existe et, d’autre part, en m’éprouvant à son contact, je lui
permets d’accéder à sa propre conscience.
En formant ses possibles, en précédant leur réalisation et en excédant ses contours,
l’imagination imprime donc sa dynamique au réel. Elle l’entraîne vers de nouveaux horizons
qui, une fois envisagés, ne peuvent plus être extirpés de la conscience. Comme l’explique
Vaneigem, « la démarche purement spirituelle de l’imagination subjective » constitue « la
source de toute créativité, le laboratoire de l’expérience immédiate, la tête de pont implantée
1092
dans le vieux monde, et d’où partiront les prochaines invasions » . En actualisant des
possibles, elle anticipe le réel : n’est-ce pas, en effet, « au départ des phantasmes et des
1086
La Forme poétique du monde, op. cit., p.493
1087
ibid., p.495
1088
« Lettre aux voyantes », La Révolution surréaliste n°5, 15 octobre 1925, p.21
1089
« Lettre aux voyantes », La Révolution surréaliste n°5, 15 octobre 1925, p.21
1090
Êtes-vous fous ?(1929), op. cit., p.18-19
1091
« Lettre aux voyantes », La Révolution surréaliste n°5, 15 octobre 1925, p.22
1092
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.314-315

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

représentations capricieuses de l’esprit que se sont fomentés les plus beaux attentats contre
1093
la morale, l’autorité, le langage, l’envoûtement ? » . L’acte d’imagination, aussi décrié qu’il
puisse parfois être, permet seul le saut qualitatif vers la création de soi puisque « ce que j’ai
1094
rêvé, il ne m’est pas impossible de l’objectiver » . C’est une manière comme une autre
de sortir de l’identification passive dans le spectacle pour accéder à une forme supérieure
de création autonome de soi et de son monde. En ouvrant une voie du présent vers l’avenir,
l’imagination a donc à la fois une vertu pratique et créatrice. Comme l’écrit Breton, au poète
d’ouvrir la bouche pour dire « il y aura une fois… ». A lui, d’un seul et même geste, de
faire exploser les contours actuels de la réalité et de recréer les formes du monde, selon la
puissance de son désir et de son imaginaire. A lui de démontrer, du même coup, sa capacité
poétique à conformer sa perception objective du réel selon ses représentations subjectives.

L’Unité de la perception et de la représentation :


1095
Au gré des images qu’il forme et en confrontant « ce qui existe à tout ce qui peut exister » ,
le poète découvre sa capacité à influer sur le réel. Si toute réalité subjective est la réalisation
symbolique d’un des possibles du monde, un certain agencement de représentations et
d’images, il reconnaît, dans l’imaginaire, un pouvoir créateur infini. A lui d’apprendre à
maîtriser ce « pouvoir accordé à l’homme d’agir sur le monde pour le conformer à soi-
1096
même » , comme l’explique Breton. En progressant sur cette voie, il dépasse petit à petit
1097
« l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve » . Comme l’écrit Novalis,
il devient capable de « faire jaillir au dehors, à volonté, des idées, sans sollicitation externe
– et utiliser ses organes comme des instruments de modification volontaire du monde
1098
réel » . Il attend de ses créations poétiques qu’elles prennent un caractère tangible,
que son don d’évocation transforme les choses telles qu’il les pose et les présuppose.
De l’écriture comme « action restreinte », selon l’expression de Mallarmé, il entend ainsi
faire une arme formidable, capable de former la totalité de ses perceptions et donc de son
existence vécue.
Il est une phrase qui résume mieux que toutes un tel projet : à en croire Novalis, il ne
tiendrait, en effet, « qu’à la faiblesse de nos organes et de notre contact avec nous-mêmes
1099
que nous ne nous découvrions dans un monde de fées » . Seul l’envoûtement du « dit et
du redit », c’est-à-dire d’une convention du réel, nous en écarterait, selon le poète. Il n’est
pas le seul à l’affirmer : d’autres, comme Vaneigem (qui révèle ainsi, implicitement, une
lecture attentive du romantisme allemand), estiment aussi qu’ « il suffit de s’aventurer un
1100
peu au-delà des malédictions familières pour que renaisse l’univers enchanté des fées » .
En d’autres termes, restaurer ce contact avec soi-même, retrouver en soi la puissance de
son imaginaire et de son talent poétique naturel, ce serait devenir capable de produire à
volonté le monde de la sensation en fonction de ses représentations objectives. C’est cela
1093
ibid., p.314
1094
ibid., p.315
1095
« Picasso dans son élément » (1933), Point du jour, op. cit., p.145
1096
ibid.
1097
Les Vases communicants, op. cit., p.170-171
1098
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.90-91
1099
ibid., p.75
1100
La Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.227

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2ème partie : Poésie et Révolution

la magie, selon Novalis : c’est être en posture de percevoir et de sentir le monde tel que
nous nous le représentons et de lier cette faculté et cette capacité « d’engendrer à volonté
1101
des sensations » à « la conscience de la réalité absolue de ce qui est ressenti » . Tout
ceci est peut-être une folie comme il l’admet lui-même (du moment qu’une telle perception
provoquée s’éloigne de toute détermination objective), ce n’en est pas moins une potentialité
réelle : un homme qui serait à la fois aveugle, sourd et insensible – comme le postule le
penseur allemand – ne serait-il pas tout de même capable, par la force de suggestion de
son esprit, de recréer, en lui, un monde de sensations internes ? Peu importe si ce monde-là
est purement imaginaire – solipsiste, dirons-nous – puisque ce que nous nous représentons
imaginairement EST réel, du moment que nous le percevons comme tel. Nos sens sont peut-
être déréglés, nous sommes sans doute victime d’hallucination mais ceci ne change rien à
l’affaire : pour nous, et sans doute pour nous seul, tout cela existe réellement. Les exemples,
à ce propos, ne manquent pas. Novalis parlait d’un monde de fées, Breton évoque, lui,
le cas, rapporté par Taine, d’un homme apercevant une main en hallucination et devenue
si réelle, pour lui, qu’il pouvait la toucher et la sentir. Il rappelle aussi le cas de Thérèse
d’Avila qui « par le seul fait qu’elle voit sa croix de bois se transformer en crucifix de pierres
précieuses, et qu’elle tient tout à la fois cette vision pour imaginative et sensorielle, […] peut
1102
passer pour commander cette ligne sur laquelle se situent les médiums et les poètes » .
Ce dernier exemple montre bien, cependant, qu’il n’est nul besoin, comme dans le cas de la
folie, de créer un univers sensible à partir de rien pour démontrer la puissance poétique de
notre imagination. L’essentiel, ici, est l’abolition de toute distinction de fait entre l’imaginatif et
le sensoriel, l’articulation complexe, volontaire ou non, entre nos représentations subjectives
et nos perceptions objectives.
De ce point de vue là, l’exemple de la méthode paranoïaque-critique est significatif. A
l’origine, telle que l’expose Dali en 1930, cette « méthode » s’inspire du délire interprétatif
propre à la paranoïa, c’est-à-dire cette structure délirante et systématique qui, tout en se
1103
servant « toujours de matériaux contrôlables et reconnaissables pour tout le monde » ,
interprète le réel en fonction d’une idée obsessionnelle subjective. Elle forme ainsi une suite
d’images doubles : ce que les choses sont réellement, objectivement, « sans la moindre
1104
modification figurative ou anatomique » , et la manière dont elles sont interprétées, c’est-
à-dire vécues. Par exemple, l’homme qui se croit poursuivi par des espions projette sur
cet individu lambda, assis paisiblement à la terrasse d’un café, en train de lire son journal,
l’image d’un espion en filature, camouflé dans la foule ; tandis que l’homme qui croit son
quartier envahi secrètement par les extra-terrestres voit dans le même homme l’un de ces
hommes de l’espace dissimulé parmi ses semblables. La paranoïa inverse donc le rapport
courant entre le sujet et l’objet : au lieu que l’objectivité de l’objet perçu s’impose à la
représentation subjective, c’est l’inverse qui se produit ici. Elle lie entre eux un ensemble
de phénomènes anodins dont elle se sert à l’appui de son idée obsédante : l’ensemble du
réel est transformé par cette idée paranoïaque et tout lui sert de preuve et d’illustration.
Une telle forme de délire démontre de façon exemplaire la capacité de notre esprit à plier
et à conformer la réalité extérieure à ses propres représentations. Elle révèle la capacité
du sujet à projeter sur le réel une représentation susceptible de définir le réel lui-même et
confirme ainsi la toute prégnance de notre désir sur la réalité vécue. Elle met en évidence,
de façon indiscutable, l’unité, en tout individu, de la perception et de la représentation, du
1101
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.49
1102
« Le Message automatique » (1933), Point du jour, op. cit., p.183
1103
« L’Âne pourri », Le Surréalisme au service de la révolution n°1, juillet 1930, p.11
1104
ibid., p.10

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

subjectif et de l’objectif et reproduit, à l’excès, le mécanisme propre au développement de


toute conscience, c’est-à-dire de toute réalité vécue subjectivement. En d’autres termes, la
faculté paranoïaque ne serait rien d’autre que la faculté de représentation ou d’imagination
propre à tout individu.
Une fois ceci admis, il faut tout de même distinguer ce qui relève de l’immaîtrisé ou
de la pathologie de ce qui relève de la maîtrise poétique consciente, « critique », selon la
terminologie qu’emploie Dali. Les réflexions de Charles Fourier – quelle que soit la valeur
qu’on puisse leur accorder par ailleurs – semblent relever de ce premier cas, pour citer
un exemple célèbre. L’imaginaire poétique involontaire de ce dernier se développe, en
effet, à la fois selon un principe d’analogie générale (par exemple, les séries de nombres
organisateurs : trente-deux planètes ou trente-deux périodes sociales parce que trente-
deux dents, etc.) et une sur-signification de type paranoïaque des choses (considérer, par
exemple, que la forme des continents autour du pôle nord témoigne de leur réception des
fluides boréals supposés créateurs). Ses œuvres constituent ainsi une plongée fascinante
dans l’esprit humain. Le systématisme des constructions de Fourier, leur esprit de sérieux
et leur absence de réflexion critique interne, les distinguent cependant radicalement de
l’exploitation poétique surréaliste des mécanismes de la paranoïa. La poésie, dans ce
second cas, doit être volontaire. L’irrationalité paranoïaque concrète est objectivée et
réfléchie dans les œuvres qui recourent à sa dynamique. Le jeu de superpositions et de
rapprochements – d’images doubles – qui caractérise les premières séquences du film de
Bunuel et de Dali, Un Chien andalou, s’appuie, par exemple, sur un développement de
type paranoïaque de l’image. Par la force du désir qui l’anime, le regard de l’homme y
transfigure l’image d’un nuage qui passe devant la lune en une lame de rasoir qui coupe
et traverse l’œil d’une jeune fille – tandis que les cinéastes suggèrent ainsi un sorte de viol
du ou par le regard et la puissance érotique qui l’habite. Tout le développement du récit,
par la suite, s’appuie sur ce mécanisme paranoïaque. De même, mais d’une façon cette
fois-ci condensée, figée ou superposée dans le temps, les tableaux de Dali s’appuient sur
ce type d’images multiples. La figure centrale d’une peinture comme Dormeuse, cheval,
lion invisible, suggère, par exemple, à la fois une femme nue, un cheval ou un lion comme
son titre l’indique. Sur le plan littéraire enfin, Breton et Eluard, dans leur ouvrage collectif
L’Immaculé conception, ont eux aussi repris et appliqué la méthode paranoïaque-critique
de Dali. Toutes ces œuvres, conscientes et critiques, démontrent ainsi la capacité qu’a
1105
chaque individu de « changer successivement la forme d’un objet pris dans la réalité »
et, ce, à l’infini, sachant que « les images mêmes de la réalité dépendent du degré de notre
1106
faculté paranoïaque » . L’imagination poétique y révèle de façon exemplaire ses pouvoirs
créateurs, sa capacité à former le monde ou à influer sur la sensation. Elle suggère, à partir
de l’infinité de ses propres possibles, l’infinité des possibles du monde.

Recréer un monde de la potentialité :


Toutes les réflexions des romantiques ou des surréalistes, concernant le statut de l’image
poétique, son mécanisme de formation et, surtout, ses pouvoirs créateurs, tendent à lui
attribuer une effectivité que lui refusait, jusque-là, le système rationaliste. Elles contribuent
à placer sur un même plan l’objectif et le subjectif, la perception et la représentation.
C’est cela qu’ils appellent la surréalité : cet état où toute distinction entre l’imaginaire et
le réel s’effondre. Le champ de l’existence, borné jusque-là par la logique et la causalité

1105
« L’Âne pourri », Le Surréalisme au service de la révolution n°1, juillet 1930, p.11
1106
ibid.

212

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2ème partie : Poésie et Révolution

rationnelles, est ainsi élargi à l’infini. C’est cette aventure poétique de l’esprit dont parle si
bien Crevel :
« Le poète n’endort plus ses fauves pour jouer au dompteur, mais toutes cages
ouvertes, clés jetées au vent, il part, voyageur qui ne pense pas à soi mais au
voyage, aux plages de rêve, forêts de mains, animaux d’âmes, à toute l’indéniable
1107
surréalité. »
Ici, le rêve et la veille s’interpénètrent selon le principe des « vases communicants ». Dans
la mesure où, d’un côté, l’ensemble de l’activité onirique apparaît comme le prolongement
de l’état de veille, reprend et dénoue ses éléments les plus marquants tout en obéissant
aux mêmes principes de causalité, d’espace et de temps que le réel et que, de l’autre
côté, notre activité consciente éveillée répond à la même logique que certains rêves, entre
dramatisation intérieure, projection symbolique subjective sur les choses et associations
inconscientes, toute frontière entre ces deux « mondes », jusque-là opposés, s’effondre. Au
cœur de chacun de ces domaines, c’est toujours la puissance de notre désir et de notre
imaginaire qui se manifeste.
La surréalité, c’est donc cette poussée constante de l’irréel – ou de ce qui est supposé
tel : l’idée nouvelle préalable à l’invention ou l’image poétique – dans le réel, c’est-à-dire le
champ des données sensibles reconnues et admises. C’est cette dynamique permanente
qui repousse et redéfinit les frontières de la réalité en intégrant dans ce mouvement
l’irruption de nouveaux possibles. Poétiser, dès lors, c’est garder trace, dans chaque
invention ou dans chaque image nouvelle, de cette poussée, de ce surgissement concret
du nouveau sous les apparences toujours renouvelées de son étrangeté première. C’est
trouver, dans cette logique, les conditions d’un renouvellement complet et permanent du
monde. Chacun, à la mesure de ses désirs et de ses facultés imaginatives, devient capable
de transformer son monde et de changer sa vie. Il intervient dans cette combinatoire infinie
dont nous avons déjà parlée. Il dynamise et réinvente ce qui est, en formant ce qui peut
être. Dans la mesure où il prend conscience de l’unité dialectique de ses perceptions et
de ses représentations, il se découvre à la fois maître et esclave de son monde et de
sa vie. En terres de surréalité ou dans ce monde « romantisé », il appréhende et révèle
l’infinité des possibles et démontre, surtout, que cette infinité est corrélative de l’infinité de
ses désirs et de son imagination. En connectant de nouvelles réalités entre elles et en
mettant en évidence les multiples possibles contenus en toutes choses, le poète « charge »
ainsi chaque réalité d’infini. Il arrache les êtres et les objets à leur représentation commune
et les ouvre à une vie poétique où ils deviennent sujets à toutes les métamorphoses
envisageables. Lui-même se conçoit et se crée ainsi.
Le projet poétique des romantiques et des surréalistes peut donc se résumer de la
manière suivante : constatant l’incroyable pauvreté, en même temps que la surprenante
rigidité, des représentations et de notre perception du réel, poétiser le réel – en fonction
de notre imagination productrice ou formatrice – c’est substituer une autre représentation,
poétique cette fois, c’est-à-dire dynamique et infinie, à cette représentation prétendument
objective et immuable. Ils rendent ainsi l’homme maître d’investir le réel et de le modifier
au gré de ses désirs. Ils rendent aussi le réel riche d’un pouvoir infini de suggestions. Dès
lors, le surréel ou le monde romantisé ne peut plus se limiter à sa forme présente : il est
la somme de l’infinité de ses possibles, cet absolu comme médium-de-la-réflexion dont
parlent les romantiques. Romantiser ou poétiser, c’est-à-dire accéder à ce que tous ces
poètes appellent la « vraie » vie, c’est activer des potentialités, enrichir l’univers et l’ouvrir
sur l’infini. C’est ce que nommerons désormais un mouvement d’absolutisation du monde.
1107
« L’Esprit contre la raison » (1926), L’Esprit contre la raison, op. cit., p.64

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Nous pouvons interpréter, selon cette hypothèse, le jeu de définition complexe des objets
auquel se sont livrés les surréalistes, qu’il s’agisse du jeu « Le Dialogue en 1928 » ou bien
du Dictionnaire abrégé du surréalisme publié par Breton et Eluard dix ans plus tard.

c) Un Mouvement d’absolutisation du monde

Absolutisation de l’objet et entrée en surréalité :


Publié dans le onzième numéro de La Révolution surréaliste, « Le Dialogue en 1928 »
rend compte, en effet, d’un jeu étrange de définitions : deux personnes y participent et
accolent, de façon aléatoire et sans concertation, une question sur le mode « qu’est-ce
que… ? » et une réponse sous la forme « c’est… ». Le tout a ceci d’intéressant qu’il produit
d’emblée un double effet. Premièrement, il met à mal la définition des choses, la stabilité
de leur représentation. A la question « Qu’est-ce qu’un lit ? », par exemple, on obtient la
1108
curieuse définition suivante : « Un éventail vite déplié. Le bruit d’une aile d’oiseau » .
Le procédé provoque une immense pagaille dans le dictionnaire et place les objets ainsi
1109
caractérisés sous une étrange lumière . Il y a une grande violence dans ce procédé : si
un lit n’est plus ce que nous pensions qu’il était alors toute l’adéquation entre les choses et
la représentation que nous en avions est brisée. A un deuxième niveau, ce jeu jette donc le
doute sur tous les objets qui nous entourent (s’ils ne sont plus ce qu’ils sont, alors que sont-
ils ?). Il déconstruit les assemblages existants pour en proposer de nouveaux. Il provoque
quelques connexions inédites (après tout, un lit, c’est peut-être bien aussi un éventail…)
et fait surgir de nouveaux possibles, de nouvelles réalités. « Le Dialogue en 1928 » révèle
ainsi l’arbitraire du signifiant (démontrer, par exemple, qu’il n’y a rien en soi qui rive le mot
« lit » à un objet plutôt qu’à un autre) et désautomatise notre perception des signes. Il met
en évidence la relativité de nos représentations.
Ce jeu brise la croûte de la réalité, figée sous le poids « du dit et du redit » et s’inscrit
donc pleinement dans le cadre de cette remise en cause surréaliste du langage dont nous
1110
parlions précédemment . Ce faisant, « Le Dialogue en 1928 » rend le réel à l’infinité de
ses possibles. Bien entendu, il ne s’agit pas de remplacer l’ancienne définition du « lit » par
une autre tout aussi arbitraire. Il s’agit plutôt, en confrontant l’objet « lit » à ses diverses
définitions possibles, de le placer sous un éclairage nouveau et de l’ouvrir à l’infinité de ses
possibles. En d’autres termes, l’objet et le réel ne sont pas déplacés d’une définition à une
autre, ils sont absolutisés. C’est là appliquer l’un des principes essentiels de la philosophie
romantique : tout objet ou individu singulier réalise potentiellement l’infini et le contient ; tout
individu ou tout objet est donc un Absolu. Le surréalisme, en ce sens, est un mouvement
d’absolutisation du monde. C’est au cœur de cette démarche que surgit le merveilleux.
La vie n’y est plus asséchée et enfermée dans un carcan arbitraire et contraignant. Elle
est rendue à ses pleines virtualités. Loin du désespérant « une chose est une chose » de
la tautologie bourgeoise, la vie est rendue au charme de ses métamorphoses et offre un
spectacle sans cesse renouvelé. Ainsi la lecture du « Dialogue en 1928 » opère un singulier
effet sur nous. Nous lisons, puis, frappé par cette lecture, nous levons les yeux et tout dans
la pièce nous semble différent. Nous posons un regard neuf sur le monde et ses objets :
tout est là, comme avant, mais c’est notre vision qui a changé et, dès lors, tout est différent.
1108
« Le Dialogue en 1928 », La Révolution surréaliste n°11, 15 mars 1928, p.7
1109
Parfois, la méthode peut offrir de surprenantes révélations. Elle propose, par exemple, une des meilleures définitions possibles
de Breton : « un alliage d’humour et de sens du désastre ; quelque chose comme un chapeau haut de forme ».
1110
infra, p.151-152

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2ème partie : Poésie et Révolution

1111
La lune n’est plus simplement la lune mais « un vitrier merveilleux » . En continuant à
lire le va-et-vient des questions-réponses, chaque nouvelle définition est l’ouverture vers
un monde nouveau :
« B. Qu’est-ce que le baiser ? S. Une divagation, tout chavire. S. Qu’est-ce que le
1112
jour ? B. Une femme qui se baigne nue à la tombée de la nuit. »
Quoi d’autre ? :
« B. Qu’est-ce que la liberté ? S. Une multitude de petits points multicolores dans
les paupières. […] S. Pourquoi continuer à vivre ? A. Parce qu’à la porte des
1113
prisons il n’y a que les clés qui chantent. »

Le Dictionnaire surréaliste, précis de poésie :


Dix ans plus tard, le Dictionnaire abrégé du surréalisme aborde la même problématique :
comment offrir un contre-modèle au système figé de définition des choses et des êtres
sans tomber dans les travers propres à tout système de définition ? Pour répondre à cette
question, il nous faut commencer par en trancher une autre, suggérée par l’ambiguïté
même du titre de ce dictionnaire : s’agit-il ici d’un dictionnaire du surréalisme, c’est-à-dire
dont le surréalisme serait le thème, ou bien d’un dictionnaire nouveau que les surréalistes
proposeraient en remplacement ou en complément des dictionnaires actuels ? La nature
des définitions – toutes sont des citations d’auteurs surréalistes ou « affiliés » – et des
entrées de texte – la présence, à côté des divers objets ou choses, du nom de tous les
surréalistes ou de tous ceux qui ont compté pour eux – tend à justifier cette première
hypothèse, tout d’abord. Dans ce cas, un tel ouvrage constitue une sorte d’anthologie
singulière du surréalisme, compilant les images les plus saisissantes qu’il a su créer et
proposer au cours de son entreprise. Il expose, sous la forme originale d’un dictionnaire
(certes fatalement « abrégé »), l’ensemble des propositions poétiques les plus réussies
1114
du mouvement. La place prédominante occupée par la section photo dans cet ouvrage
renforce cet aspect anthologie. Toute cette partie, en effet, n’obéissant plus du tout à
la structure du dictionnaire, s’apparente, de façon bien plus explicite, à une sélection
des plus belles œuvres plastiques et visuelles du surréalisme (films, photos, peintures,
sculptures, objets, etc.). Ces divers documents, en plus de démontrer la variété des moyens
surréalistes, soulignent combien cette entreprise de poétisation du réel a réussi à se
concrétiser, de façon exemplaire, dans ces créations d’une puissance poétique hors norme
et bien plus tangible encore que les nouvelles représentations abstraites formées dans le
langage écrit. La merveille, le mystère, l’insolite et tous ces puissants stupéfiants de l’esprit y
ont libre cours. Les fantômes de Man Ray (Préconception de Violetta), la femme surréaliste
(p.34-35), les allées vides à la fois déroutantes et inquiétantes de Chirico et l’espèce de
violence sourde de ces décors de rêve, ces objets insolites, concrétions étranges de visées
mentales complexes (p.45 à 47), les feux follets de couleurs qui hantent l’espace des toiles
de Miro (p.48-49), les constructions patientes et raisonnées du bizarre et du trompe-l’œil
de Magritte (p.52-53), l’univers délirant et baroque des toiles de Dali ou encore la sourde
angoisse qui imprègne les toiles de Paul Delvaux (p.67) – sans parler de toute la séquence
1111
« Le Dialogue en 1928 », La Révolution surréaliste n°11, 15 mars 1928, p.7
1112
ibid.
1113
ibid.
1114
Si l’on excepte les très nombreuses illustrations qui accompagnent les définitions elles-mêmes, le dictionnaire comprend trente-
deux pages de texte pour quarante-deux pages de documents visuels

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

initiale d’Un Chien andalou de Bunuel et Dali : tels sont certains des sommets de la poésie
surréaliste dont rend compte cette sélection. Dans cette anthologie, toute cette poésie du
coup de poing à travers les murs est exemplifiée :
« AIR – « dans l’air beau et noir » (Lautréamont) […] ARBRE – « L’élan de l’arbre
1115
muet qui tient tête à la terre » (Paul Eluard) », etc.
Enfin, dans ce dictionnaire d’un genre nouveau et toujours à l’appui de cette première
hypothèse, on retrouve un ensemble d’entrées qui résument l’intervention du surréalisme
dans le débat philosophique – par exemple, la définition du concept de « réalité » par
Crevel : « La réalité devient le paravent derrière quoi se cacher et mépriser, ignorer, nier la
mouvante épaisseur des réalités, leurs projections sur tous les plans – intellectuel, moral,
scientifique, poétique, philosophique, etc. – eux-mêmes tour à tour émetteurs et réflecteurs,
1116
en feu d’astre à surprise ou en terre de planète habituelles » .
Tous ces éléments de nature « anthologique » ne sauraient, cependant, masquer la
dimension critique d’un tel ouvrage. Comme nous l’avons déjà dit, celle-ci s’inscrit dans une
1117
certaine tradition contestataire contre l’ordre du langage imposé par tout dictionnaire .
Renouveler le système de définitions des mots, comme le font ici Breton et Eluard, permet de
contester l’idéologie à l’œuvre, véhiculée par tel ou tel dictionnaire, et de proposer un contre-
modèle efficace. L’ensemble des définitions nouvelles qu’ils compilent démontre que, s’il y a
eu un dictionnaire du « réel » – disons de la convention présente du réel – il faudra désormais
qu’il y ait un dictionnaire du surréel. Cependant, comme nous le disions précédemment,
comment pourrait-on enfermer la surréalité dans un dictionnaire ? En d’autres termes,
comment pourrait-on présenter l’infini dans une somme finie ? La solution à ce problème
tient précisément dans le fait que le dictionnaire du surréalisme n’en est pas vraiment un.
Comme nous venons de le souligner, en effet chaque définition y est, premièrement, une
citation et, deuxièmement, une compilation de propositions multiples. Voilà qui souligne,
d’une part, l’impossibilité d’une définition objective (chaque citation renvoyant à un système
de représentation subjectif) et, d’autre part, la diversité des possibles pour chaque chose.
Ainsi, ces « définitions », loin de venir éclairer l’objet, constituent en réalité un relevé
« abrégé » des emplois poétiques possibles de ce mot ou de l’ensemble des connexions
dans lesquelles il peut entrer. Il en découle un étrange va-et-vient entre le mot et les citations
qui l’accompagnent : la citation fait voir le mot et, avec lui, la réalité à laquelle il renvoie sous
un angle nouveau tandis qu’il semble suggérer de lui-même une variété infinie d’images
poétiques. Le sens qu’il peut prendre – c’est-à-dire, mis bout à bout, l’image du réel dans
laquelle il entre – ne peut surgir que dans la rencontre, le frottement (si l’on attend encore des
étincelles) entre sa réalité matérielle objective et son emploi subjectif. Il ne s’en suit pas que
les mots n’ont aucun sens et que les objets auxquels ils renvoient n’ont aucune réalité : tout
au contraire, cela veut dire que chaque emploi subjectif, chaque représentation particulière
qui en découle, actualise une de ses facettes et une de ses virtualités. La multiplicité des
emplois d’un mot et des manières de signifier un objet met en évidence l’infinité de ses
potentialités – elles-mêmes fonction de la nature érotique du rapport liant les mots, les
réalités et nous. L’idée centrale serait donc la suivante : dans ce monde de la potentialité,
tout mot ne fait que révéler un absolu, c’est-à-dire le microcosme infini qui habite les objets
auxquels il renvoie.

1115
Dictionnaire abrégé du surréalisme,op. cit., p.3
1116
ibid., p.23
1117
infra, p.145-147

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2ème partie : Poésie et Révolution

Il s’ensuit donc que l’ambiguïté initiale du titre n’en est pas réellement une : le fond
et la forme se confondent. Ce dictionnaire est à la fois un précis de poésie surréaliste,
œuvre d’un genre nouveau, mettant en évidence l’Absolu dans les mots ainsi que la nature
poético-érotique de leur matériau, et l’aperçu nécessairement abrégé et inachevé de cette
entreprise de poétisation du réel que fut et qu’est le surréalisme. Faire une anthologie de
la poésie surréaliste, c’est entériner, de fait, le dépassement de tout dictionnaire habituel.
C’est faire le compte d’une poétisation des choses, c’est-à-dire de leur absolutisation. Ici,
pour reprendre un exemple précédent, un arbre n’est plus seulement un « arbre » : il est tout
entier enrichi, poétisé et éclairé d’un jour nouveau par « l’élan de l’arbre muet qui tient tête à
la terre ». L’image poétique potentialise à l’infini les choses et les êtres, elle romantise. Elle
1118
tient pour cap telle citation de Novalis, rappelée ici : « La Poésie est le réel Absolu » . Au
monde ennuyeux, sans mystère et sans surprise, de la finitude et des rapports déterminés et
fixes, où tous les possibles sont déjà limités et révélés, elle oppose cet infini, cette création
continue et imprévisible qu’est le monde romantique. La merveille et la passion peuvent
réinvestir notre quotidien. Telle est donc la conclusion à laquelle nous voulions arriver : la
poétisation du monde est une forme de ré-enchantement du quotidien.

d) Le Ré-enchantement du monde

Le Sentiment du merveilleux et sa quête :


Les surréalistes et les romantiques ont toujours cherché à réhabiliter et à exalter la merveille
à travers leurs entreprises poétiques. Ils la brandissent comme un étendard face à la
trivialité insoutenable du quotidien bourgeois. Au cœur du monde présent, ils attendent et
espèrent que surgissent à nouveau quelques-unes de ses étincelles poétiques, cet éclat
fugitif des bombes susceptible de suspendre un instant le cours des choses qu’évoque
Mallarmé. Retrouver un certain sens de la totalité et de la nature contre le règne de la
raison discriminante, restaurer les « contacts », exalter la surprise, poétiser le monde au
gré de son imaginaire et de ses désirs, c’est quêter et exalter ce « sentiment du merveilleux
1119
quotidien » dont parle Aragon, ce merveilleux qu’exalte sans retenue Breton : « Le
merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le
1120
merveilleux qui soit beau » . Au sortir de siècles d’ennui et de pauvreté poétique, le
1121
poète surréaliste nous l’annonce : « nous touchons à la fin du carême » . Les portes de
1122
l’imaginaire s’ouvrent toutes entières, enfin saute « ce qui nous sépare de la vie » et la
merveille peut surgir à nouveau. Elle est là, sans égale, au cœur des poèmes de Rimbaud :
« A la lisière de la forêt – les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, – la fille à
lèvre d’orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité
1123
qu’ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer. »

1118
Dictionnaire abrégé du surréalisme, op. cit., p.21
1119
Le Paysan de Paris, op. cit., p.16
1120
« Manifeste du surréalisme », Manifestes surréalistes, op. cit., p.24-25
1121
A. BRETON et P. SOUPAULT, Les Champs magnétiques, op. cit., p.31
1122
ibid., p.32
1123
« Enfance », Œuvres complètes, op. cit., p.122

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

On la trouve dans les rêves, dans une salle de cinéma où « la vie trépidante de l’écran
1124 1125
surexcite l’imagination » et où « se célèbre le seul mystère absolument moderne » .
Elle surgit au hasard de tel ou tel objet ainsi détourné et dépaysé :
« Je me souviens d’un temps très vide (ce fut entre 1919 et 20) où toutes sortes
d’objets usuels, contrariés à dessein dans leur sens, dans leur application,
rejetés du souvenir et comme calqués sur eux-mêmes naissaient et mouraient
1126
sans cesse à plusieurs existences. »
Elle nous stupéfie, confrontés à tel ou tel objet surréaliste à fonctionnement symbolique ou
encore à ces « objets psycho-atmosphériques-anamorphiques » dont parle Dali qui, par leur
1127
protocole à la fois hyper-complexe et aléatoire , matérialisent à l’état le plus irrémédiable
le mystère : « et l’œil humain restera fixe et allumé sur ce morceau de fer informe et
1128
inexpressif » … Dans chacun de ces cas, sa puissance particulière tient dans un étrange
complexe de fulguration, de stupéfaction d’ordre érotique, de bizarrerie, d’étrangeté ou de
mystère. Elle provoque l’esprit, elle le stimule et le fascine. En elle se condense toute la
force d’irruption de cette « beauté convulsive » dont parlait Breton. Elle « dépayse » tout
ensemble la pensée et la sensation. Elle les entraîne sur une ligne de fuite incessante.
Sa dynamique est celle du nouveau, de l’inattendu, du choc sensoriel et intellectuel. Elle
provoque les habitudes, les fait vaciller, en même temps qu’elle suggère une infinité de
nouvelles connexions possibles. C’est cette merveille d’un salon « dépaysé » au fond d’un
lac, dont parle Breton, lui qui affirme encore : « la surréalité sera fonction de notre volonté
1129
de dépaysement de tout » .
Parmi tous ces domaines, il est un genre privilégié pour traduire et produire cette
merveille : nous voulons parler du conte. Les romantiques allemands transforment, en effet,
radicalement ce genre littéraire par rapport à sa forme « classique ». Dans les récits de
Tieck, par exemple, le réel et le merveilleux communiquent sans rupture de substance.
Le merveilleux n’y est pas repris en main par le rationnel comme c’était le cas jusque-là.
Quelle que soit la distance qu’impose la formule « il était une fois », celle-ci cède place
à une volonté affichée de véracité. Le narrateur de « Eckbert le blond » prévient : « si
1130
étrange que puisse paraître mon récit, ne le tenez pas pour un conte » . La fiction ne
prend plus soin de se justifier. Le personnage principal de ce conte, une fillette fuyant sa
1131
famille et le monde injuste des adultes avec elle , après avoir traversé des contrées
aussi dépaysantes qu’effrayantes (montagnes, forêts…), arrive dans une contrée où tout
est placé sous le signe de l’étrange. Elle y rencontre une petite vieille aux allures de sorcière
qui l’engage à son service et croise un oiseau qui parle. Cependant, tout ce qui relève de
1124
R. DESNOS, « L’Erotisme » (1923), Œuvres complètes, op. cit., p.183
1125
A. BRETON, « Comme dans un bois » (1951), La Clé des champs, op. cit., p.296
1126
A. BRETON, « Le Surréalisme et la peinture », La Révolution surréaliste n°9-10, op. cit., p.37
1127
Un homme est enfermé dans une pièce noire remplie d’objets surréalistes. Il choisit l’un d’entre eux au hasard et le décrit à
quelques personnes d’après le toucher. En fonction de cette description, ces personnes tentent de reconstruire l’objet. Celui-ci est
pris en photo, sans que le photographe ne puisse le voir. On détruit enfin l’objet initial ainsi que sa réplique secondaire puis on en
plonge la photographie dans une boîte que l’on remplit de fer.
1128
« Objets psycho-atmosphériques-anamorphiques », Le Surréalisme au service de la révolution n°5, 15 mai 1933, p.47
1129
« Avis au lecteur pour La femme 100 têtes de Max Ernst » (1929), Point du jour, op. cit., p.63
1130
Amour et magie et autres contes, op. cit., p.83
1131
infra, p.209-210

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2ème partie : Poésie et Révolution

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2ème partie : Poésie et Révolution

1211
cela : « ceux que le pouvoir ne peut ni gouverner, ni tuer, il les taxe de folie » . Dans
bien des cas, il faut admettre que le propos est juste. On sait, par exemple, qu’il n’y avait
pas que des « fous » dans les asiles russes. De même, dans nos propres sociétés, de
tels lieux peuvent servir à contenir certains individus « déviants » pour lesquels on ne
trouve d’autres « refuges ». Cependant, réduire la question de la folie à ces quelques
exemples paraît trop simpliste. Ramener toute l’histoire de la psychiatrie à celle d’une simple
répression sociale, de même. Il ne faut pas caricaturer la position de la plupart de ces
poètes ou penseurs, néanmoins. Pour Breton, par exemple, si, dans certains cas, la folie
peut constituer un levier de remise en question de la norme, elle n’en reste pas moins réelle
dans bon nombre d’autres cas. Il peut, certes, s’en prendre violemment au développement
actuel de la psychiatrie et de ses méthodes d’internement ou bien célébrer certaines formes
de comportements limites, comme dans le cas d’Artaud, il n’en estime pas moins réelle
la maladie psychique de ce dernier. Au-delà de toutes ces considérations, il maintient un
certain nombre de critères objectifs susceptibles de définir une frontière entre folie et non-
folie. La perte d’unité du moi, l’explosion identitaire, la perte de communication avec ses
semblables ou l’absence de recul critique par rapport à soi constituent, pour lui, les termes
limites de l’expérience poétique dans laquelle il est engagé.

2. Le Risque de la folie… :
Si l’on admet donc, comme Breton et d’autres, l’existence d’une limite réelle entre folie et
non-folie, nous ne pouvons que constater la dangereuse proximité de la révolution poétique
avec cette borne. Quelle que soit la valeur positive que l’on puisse attribuer au fait de jouer
sur une telle frontière, de s’en servir comme d’un levier critique, nombreux ont cru perdre
un instant l’équilibre avant de se ressaisir et, pour les plus « fragiles », durablement perdu
pied dans cette aventure. Quelles que soient les critiques fondées que l’on puisse porter
sur l’institution psychiatrique et le diagnostic tout relatif de folie, force est de constater,
ici, que la liste est longue de ces naufrages individuels, entre internements et suicides :
Hölderlin, Novalis, Nerval, Nietzsche, Ducasse, Artaud, Crevel, Chtcheglov et bien d’autres,
sans parler des cas plus ambigus de Rimbaud ou de Vaché. A cela, bien sûr, nous pourrions
encore ajouter tous ceux qui, à un moment ou un autre de leur trajectoire ont avoué avoir
frôlé des abîmes. Leur nombre est à ce point important qu’il est impossible d’ignorer une
telle série. Il nous semble donc nécessaire d’en interroger les causes et leurs conséquences
objectives.
En 1924, Breton déclare, non sans emphase, accepter pleinement le risque de la
1212
folie et le revendique au nom d’une libération totale de l’imaginaire . Il faut avouer qu’il
sait de quoi il parle, à cette date-là. Breton comme Soupault n’ont eu de cesse, en effet,
de souligner le caractère périlleux de l’expérience d’écriture automatique des Champs
1213
magnétiques. Comme ils l’expliquent, « les hallucinations […] guettaient » . L’expérience
dite des sommeils, tentée quelques années après, encourt des risques non moins graves
à en croire le récit qu’en donne Aragon :
« Les expériences répétées entretiennent ceux qui s’y soumettent dans un
état d’irritation croissante et terrible, de nervosité folle. Ils maigrissent. Leurs
sommeils sont de plus en plus prolongés. Ils ne veulent plus qu’on les réveille.
1211
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.177
1212
« Ce n’est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l’imagination », Manifestes du
surréalisme, op. cit., p.16
1213
Mémoire de l’Oubli (1914-1923), op. cit., p.78

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

[…] De véritables ravages physiques, la difficulté à plusieurs reprises de les tirer


d’un état cataleptique où semble passer comme un souffle de la mort, forceront
bientôt les sujets de cette extraordinaire expérience, à la prière de ceux qui les
1214
regardent accoudés au parapet de la veille, à suspendre ces exercices. »
La libération de l’imaginaire et du langage poétique tentée par le surréalisme court un tel
risque. L’abîme côtoyé est de taille. D’autres poètes, à d’autres époques, en témoignent
de même. Jack Kerouac note ainsi, quelques années après ses dernières expériences de
« prose spontanée » : « j’étais allé trop loin aux limites du langage là où commence le babil
1215
de l’inconscient », avant de conclure : « j’ai fini en plein délire esclave des sons » . Le
tout n’est pas sans rappeller certaines conclusions tirées par Rimbaud dans Une Saison
en enfer. Il relève, en effet, le caractère purement hallucinatoire des poèmes de sa période
précédente (celle du voyant) :
« Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée
à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches
sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un
1216
titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi. »
Bien entendu, le propos est à double tranchant. D’un côté, il met en évidence les pouvoirs
du langage et de la pensée, la capacité de transformation paranoïaque de l’esprit, et offre
un argument de taille aux poètes idéalistes puisqu’il démontre que le monde est bien tel que
nous le pensons et tel que notre imagination le forme. Cependant, d’un point de vue négatif,
il témoigne aussi du risque de folie inhérent à cet exercice poétique :
« Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J’étais oisif, en proie à
une lourde fièvre. […] Mon caractère s’aigrissait. Je disais adieu au monde dans
d’espèces de romances. […] Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux
1217
fermés, je m’offrais au soleil, dieu du feu. »
Le contraste qu’il suggère entre ces deux états – les constructions fébriles et extravagantes
de l’imaginaire et le délabrement physique réel – met en évidence l’impasse suivante : cette
« alchimie du verbe », partie pour « changer la vie », au lieu d’enrichir et de re-passionner
la réalité quotidienne, entraîne, tout au contraire, une séparation d’avec cette réalité, une
séparation entre vie réelle et vie rêvée. Loin de produire de « grands vivants », l’entreprise
jette dans les rues de pauvres somnambules. Sans entrer plus avant, pour l’instant, dans
ce paradoxe propre à ce que Novalis appelait « l’idéalisme magique », l’expérience a ceci
de dangereux, voire de dramatique, qu’elle coupe celui qui s’y adonne de toute forme de
partage sensible du réel avec ses semblables et l’enferme dans un univers hallucinatoire. En
abandonnant toute maîtrise consciente de son langage, en se livrant tout entier à ce mode
de penser « non-dirigé » que préconise Tzara, le poète perd, pour un instant ou de façon
plus durable, « ce bien longtemps tenu pour le plus précieux de tous : l’intelligence critique
1218
de ses actes » . Comme l’explique Breton, l’aventure poétique prend, à partir de là, « un
tour angoissant : les ponts de communication de l’homme avec ses semblables, au moins

1214
« Une vague de rêve » (1924), cité dans R. Desnos, Œuvres, op. cit., p.141
1215
« Le Premier mot » (version réécrite de 1967), Vraie blonde et autres, op. cit., p.157-158
1216
« Une Saison en enfer », Œuvres complètes, op. cit., p.108
1217
ibid., p.108-109
1218
A. BRETON, « Le Merveilleux contre le mystère » (1936), La Clé des champs, op. cit., p.10

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2ème partie : Poésie et Révolution

1219
momentanément, sont coupés » . A terme, bien sûr, le risque est de perdre tout contact
avec les faits et, du même coup, toute possibilité de communication et de compréhension
avec ses semblables. L’imaginaire poétique débridé court le danger de perdre contact avec
1220
ce que Jacques Rivière appelle « l’innocence des faits » , dans sa correspondance avec
Artaud. Certes, l’esprit s’y étend sans limites et le réel y est absolutisé mais l’individu y perd
toute forme de repères extérieurs ou de stabilité. Il s’engage dans une voie solitaire où le
réel, en même temps qu’il s’élargit à perte de vue, s’effondre aussi sous chacun de ses pas.
Dans ce cycle de métamorphoses incessantes et dans cette dynamique perpétuelle,
le sujet est menacé dans son unité et son identité même. N’est-ce pas là le sens de
l’avertissement du même Rivière au poète surréaliste ? Comme il l’explique, « pour se
tendre, l’esprit a besoin d’une borne et que vienne sur son chemin la bienheureuse opacité
1221
de l’expérience » . Sans plus aucune forme de repère, le « moi » est menacé d’explosion.
Toute forme de réflexion, de mouvement ou de transformation permanente place le sujet
sur une ligne de fuite perpétuelle où il menace de se dissoudre. Déjà à son époque, Novalis
ne soulignait-il pas qu’ « en se réfléchissant trop souvent, l’homme finit par se dessécher
1222
et perd le sens équilibré de lui-même » ? Si chaque chose est tout en même temps
et si tout être est un absolu alors on peut aussi bien dire qu’il n’est jamais réellement.
Comment se saisir soi-même s’il devient impossible de définir une forme de noyau central
stable qui puisse assurer une forme de permanence de notre être dans le devenir ? Sans ce
minimum, nous ne pouvons que nous fuir sans cesse. Toute individualité disparaît et, avec
elle, toute possibilité d’avènement d’une conscience particulière. Si elle n’est pas contenue
dans une certaine forme de système (fut-il, paradoxalement, comme dans le romantisme
allemand, celui de l’absence même de système), la dynamique infinie dans laquelle est
prise tout sujet entraîne donc une dépossession de soi. De même, si tout, autour de nous,
perd consistance à force de se transformer, il devient impossible pour le sujet d’assurer son
identité par rapport à un repère stable et défini. Comment pourra-t-il se réfléchir si rien de
solide ou de permanent n’offre prise à sa conscience ? Tout individu n’a-t-il pas besoin d’une
pause, de temps à autre, pour se resituer par rapport à lui-même et par rapport aux autres ?
C’est à ce titre qu’Ivan Chtcheglov rejette l’aberration d’une dérive permanente. Comme il
l’explique, après y avoir perdu lui-même ses repères, « la dérive continuelle est un danger
dans la mesure où l’individu avancé trop loin sans protections, est menacé d’éclatement,
1223
de dissolution, de dissociation, de désintégration » . De ce point de vue là, que penser
de l’abolition du « moi » dans le « soi » que prône le surréalisme ? N’est-ce pas conjuguer
l’ensemble des impasses que nous venons d’évoquer ? S’en prendre à toute instance du
« sur-moi », n’est-ce pas, par exemple, priver le sujet de tout système de référence en
fonction duquel se construire ? De telles questions restent le plus souvent en suspens parmi
les surréalistes. De même, dissoudre le « moi » dans la poussée instinctive impersonnelle
du « soi », n’est-ce pas pousser le sujet au bord de l’explosion identitaire ? Le sujet livré
à ses pulsions, ainsi qu’à ses représentations incontrôlées, met en péril toute sa structure
individuelle. Suivant les cas particuliers et à force de s’identifier à l’infini, il peut s’imaginer
maître et créateur du monde dans sa totalité, s’effondrer sous le poids de ses hallucinations
ou souffrir d’une certaine forme de dissociation de la personnalité.
1219
ibid.
1220
« Correspondance avec Jacques Rivière » (1923-24), L’Ombilic des limbes et autres textes, op. cit., p.33
1221
ibid.
1222
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.66
1223
« Lettres de loin », Internationale situationniste n°9, août 1964, p.38

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

De tous ces risques, il est tentant de faire du cas particulier d’Artaud une figure
exemplaire. L’expérience poétique dans laquelle il s’engage illustre, en effet, cette remise
en question radicale de l’être et l’effort de libération totale de soi-même et de son corps.
Plus que chez n’importe qui d’autre sans doute, une telle démarche engage tout entier
l’individu Artaud, ses nerfs, ses organes et sa pensée. Elle se joue au risque de sa santé,
à la fois physique et mentale, et l’entraîne sur des voies tour à tour tragiques, superbes
et folles qui, suivant les perspectives, constituent autant d’issues que d’impasses pour la
révolution poétique. Des premières années surréalistes au « suicidé de la société », en
passant par l’asile de Rodez et les électrochocs, une telle forme d’exemplarité ne peut
cependant masquer la singularité de cette aventure. C’est dans cette perspective que nous
entendons étudier désormais ce cas singulier et révélateur.

3. L’Expérience tragique d’Antonin Artaud :

Artaud et la maladie, l’insupportable prison de l’être :


Celui qui lit pour la première fois les textes d’Artaud ne peut qu’être frappé par la rage
qui sourd de chacun d’eux. Dans cette poésie noire et éructive, tout s’entrechoque et se
déchire : « Sous la glace un bruit effrayant traversé de cocons de feu entoure le silence
de ventre nu et privé de glace, et il monte des soleils retournés et qui se regardent, des
1224
lunes noires, des feux terrestres, des trombes de lait » . La chair y est convulsive, tordue
entre le feu et le gel, l’agitation du nerf s’ affronte à la putréfaction des organes. Le mal
y est patent, le corps se tord tandis que l’esprit se débat entre les murs de sa « prison ».
D’emblée, comme il l’explique à Jacques Rivière, sa poésie se situe dans une sorte de hors-
champ littéraire. Elle constitue une pratique existentielle dont toute la pertinence réside dans
1225
son origine et sa vie extra-littéraires. Se démarquant « de la cochonnerie » poétique de
son temps, il voue son écriture à la saisie et à l’expression d’un certain état du corps qui
1226
lui est propre, à ce qu’il appelle « les rages du mal-être » . Chez lui, la poésie obéit ainsi
à cette nécessité vitale. Sa tournure première est quasi-clinique. Elle tente de cerner ce
mal qui l’affecte. L’incompréhension avec Rivière était donc inévitable : « je m’étais donné
à vous comme un cas mental, une véritable anomalie psychique, et vous me répondez par
1227
un jugement littéraire » .
A la base de l’écriture, pour Artaud, il y a ainsi une pathologie, une maladie. La plupart
des poèmes écrits dans les années 1920 peuvent se lire comme autant de relevés cliniques.
Ici, la poésie va de pair avec une médecine. Elle est toute entière vouée au diagnostic et au
remède de ce mal. Dire et saisir ce qui l’affecte, telle est sa principale préoccupation. D’un
poème à un autre, les expressions sont diverses. Dans « Description d’un état physique »,
en 1925, il évoque « une sensation de brûlure acide dans les membres, des muscles tordus
et comme à vif, le sentiment d’être en verre et brisable, une peur, une rétractation devant le
1228 1229
mouvement, et le bruit » . Ailleurs, il écrit : « je suis un abîme complet » ou bien il décrit

1224
« Textes surréalistes », La Révolution surréaliste n°2, 15 janvier 1925, p.7
1225
« Le Pèse-nerf » (1925), L’Ombilic des limbes et autres textes, op. cit., p.106 : « Toute l’écriture est de la cochonnerie. Les gens
qui sortent du vague pour préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur pensée, sont des cochons. Toute la gent littéraire
est cochonne, et spécialement celle de ce temps-ci. »
1226
« L’Ombilic des limbes » (1925), ibid., p.52
1227
« Correspondance avec Jacques Rivière » (1923-24), ibid., p.24
1228
« L’Ombilic des limbes », ibid., p.62

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2ème partie : Poésie et Révolution

1230
« une espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité » , « cette douleur
1231
plantée en moi comme un coin » . Deux formules, cependant, reviennent avec le plus de
constance, s’articulant l’une avec l’autre. La première est celle d’ « une espèce d’érosion,
1232
essentielle à la fois et fugace, de la pensée », d’un « effondrement central de l’âme »
qui empêche le sujet de se saisir lui-même et de se rassembler autour d’un point central.
1233
Comme il l’explique, son « agrégat de conscience est rompu » . Il en résulte, pour lui, une
forme d’impuissance et d’atonie à peu près totale. Il se lamente ainsi : « vous n’imaginez pas
1234
à quel point je puis être privé d’idées » . Le drame veut cependant – et c’est la deuxième
formule de sa maladie – qu’il se sente, dans le même temps, habité d’une énergie folle, d’un
chaos bouillonnant réduit à néant, impuissant et pétrifié dans ce corps malade. Au cœur de
son atonie, il entend résonner en lui « une espèce de cri abaissé et qui au lieu qu’il monte
1235
descend » . Une expression résume mieux que toutes son drame, celui d’être ce qu’il
1236
appelle une « agitation congelée » . L’image est frappante. « L’agitation congelée », c’est
une force prise dans le gel de l’être et qui vit et souffre de la tension de son propre gel, c’est-
à-dire de sa propre impuissance à se réaliser.
Cette maladie, Artaud l’explique par une sorte d’infirmité physique. Le raisonnement, à
ce sujet, est assez simple à suivre. Il s’ancre, à l’origine, dans l’articulation étroite – quoique
ambiguë (nous y reviendrons) – que révèle le poète entre le corps et la pensée. Son postulat
de base, sur ce point là en tout cas, est matérialiste. La pensée passe par le corps, nous
1237
explique-t-il. Elle ne vient pas de la raison mais de « ce qui agite [nos] moelles » . Il
1238
rappelle ainsi que « toute émotion a des bases organiques » et que « la vérité de la vie
1239
est dans l’impulsivité de la matière » . Seulement, au lieu de dépasser définitivement le
dualisme entre le corps et l’âme, Artaud le reproduit au sein du corps lui-même à travers
l’opposition entre la chair et les organes, d’un côté, et le nerf, de l’autre. Le développement
de la pensée dans le corps, explique-t-il en effet, c’est le trajet du nerf dans la chair. Comme
le définit ainsi Artaud, « ce poudroiement insensible et pensant s’ordonne suivant des lois
qu’il tire de l’intérieur de lui-même, en marge de la raison claire et de la conscience ou
1240
raison traversée » . Par le nerf, l’homme entre dans un rapport de contamination ou de
connexion avec toutes choses. Il trouve là sa dynamique et se lie à l’infini. Cependant, pour
ce corps d’énergie impalpable, pure pulsation électrique, la chair, ce corps pesant et limité,
est un tombeau, une « momie » écrit Artaud. L’idée est donc simple, à ses yeux : si la pensée
se fait dans la chair et que sa chair est infirme, alors il ne peut avoir qu’une pensée infirme
1229
« Le Pèse-nerf », ibid., p.90
1230
« Le Pèse-nerf », ibid., p.95
1231
« Fragment d’un journal d’enfer » (1926), ibid., p.120
1232
« Correspondance avec Jacques Rivière », ibid., p.25
1233
« Nouvelle lettre sur moi-même », La Révolution surréaliste n°5, 15 octobre 1925, p.23
1234
ibid.
1235
ibid.
1236
ibid.
1237
« Manifeste en langage clair », L’Ombilic des limbes et autres textes, op. cit., p.192
1238
« Un Athlétisme affectif », Le Théâtre et son double, op. cit., p.210
1239
« Manifeste en langage clair », op. cit., p.194
1240
ibid.

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

à son tour. Toute sa maladie viendrait ainsi d’un défaut physique, d’un corps inadéquat
empêtré dans la chair. Il explique ainsi : « physiquement je ne suis pas, de par ma chair
1241
massacrée, incomplète, qui n’arrive plus à nourrir ma pensée » . L’ « agitation congelée »
dont il parle, c’est le nerf englué dans la chair, ce corps atone où pourtant, « du haut en
1242
bas de cette chair ravinée, de cette chair non compacte circule toujours le feu virtuel » .
C’est ainsi qu’il recrée une dualité interne entre un principe positif (le nerf) et un principe
négatif (la chair, les organes) et que s’opère le glissement d’un matérialisme initial à une
haine de la chair. C’est elle, explique-t-il, qui condamne le corps à de basses nécessités
obscènes. C’est elle qui le condamne à l’abject des matières fécales et qui le prive de tout
sublime possible. Il se résigne :
« Et toi aussi, fier général, tu pètes. Et c’est grave quand on veut bien y penser.
Car comment concilier la sublimité avec l’abject du corps coutumier ? Eh bien,
1243
il n’y a pas de sublimité, mais de l’abject et du coutumier, et c’est tout. » Sans
1244
cesse, il se heurte à cet « état de mal inné qui est au fond de tout ce qui est » .
Tantôt il s’y résout mais, la plupart du temps, il s’insurge : « tous les hommes sont cette
obscène et révoltante barbaque, sortie du puits avant d’avoir été tirée, assaisonnée et
1245
mitonnée » . L’image de la pourriture devient obsédante. Elle envahit le vivant même. La
chair est cet ensemble flasque, qui s’effondre sur lui-même avec ces « entrailles noires »
1246
et « la route calcinée des veines » . Elle emprisonne ou « gèle » le nerf et condamne
1247
l’homme à une existence de « mort-né » , à une impuissance à peu près totale dans cette
1248
« mort multipliée de [soi]-même », dans cette « momie de chair fraîche » .
Cette maladie dont parle Artaud peut aussi se comprendre comme le drame de
l’incarnation, c’est-à-dire de l’enfermement dans la forme. Plusieurs récits à coloration
mythique confirment cette interprétation. Dans le texte « L’Enclume des forces », Artaud
imagine ainsi une force première, un bouillonnement incessant de l’Esprit, qu’il caractérise
à travers l’image du Feu. Le drame, et avec lui la révolte et la souffrance, commencerait
lorsque ce magma chaotique est enfermé et cloisonné. Le propos, dès lors, est sibyllin :
tandis qu’en lui tout aspire à cette énergie susceptible de s’étendre à l’infini (il écrit : « moi
1249
aussi j’espère le gravier céleste et la plage qui n’a plus de bords » ), il se sent engoncé ou
châtré, pris dans un ensemble de limites qui entraînent le reflux de cette force et viennent
geler ce feu dans une forme finie. Dans le poème « Invocation à la momie », il utilise,
cette fois-ci, l’image de l’Or, symbole de l’infinité de l’Esprit et de l’Absolu, pour en déplorer,
de même, l’enfermement dans le corps. Dans chacun de ces deux exemples, il dépasse
donc le cadre d’une infirmité physique particulière pour dénoncer le drame de l’incarnation

1241
« Correspondance de la momie », L’Ombilic des limbes et autres textes, op. cit., p.223
1242
ibid., p.224
1243
Suppôts et supplications (1946), op. cit., p.59
1244
ibid., p.60
1245
ibid., p.67
1246
« Invocation à la momie », La Révolution surréaliste n°7, 15 juin 1926, p.18
1247
Artaud emploie l’expression dans Suppôts et supplications, op. cit., p.68
1248
« Correspondance de la momie », L’Ombilic des limbes et autres textes, op. cit., p.223
1249
« L’Enclume des forces », La Révolution surréaliste n°7, op. cit., p.2

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1250
et la souffrance du vivant dans « la prison de l’être » . Artaud ne cesse de s’affronter
1251
à ce qu’il considère comme « un arrêt imposé à l’esprit » , à toute fixation du vivant
dans une forme contraignante. Chez lui se manifeste, de façon exemplaire, la haine de
tout ce qui fait « point ». Il met en évidence ce refus à plusieurs niveaux. Tout d’abord, à
un niveau supposé plus « superficiel » et en plein accord avec le mouvement surréaliste
auquel il participe alors activement, il vise à la fois la barrière de la pensée, c’est-à-dire les
chaînes de la Raison entravant le libre cours de l’Esprit, et la barrière du langage, c’est-à-dire
son inadéquation fondamentale à la pensée (sous sa forme actuelle). Plus généralement,
1252
cependant, il concerne la prison du Moi. Ainsi, quand Artaud écrit « on m’a suicidé » ,
il faut entendre la violence que l’on fait au vivant en l’enfermant dans un être, une forme
fixe et finie identifiée et entravée par toute une série de signes et de chaînes : l’apparence
physique, le nom, l’identité sociale, etc. Quand le poète avance ce genre de propos, il ne
le réduit néanmoins jamais à une seule problématique sociale. Il dénonce bien l’intrusion
permanente de la société entre l’individu et son corps qui l’empêche de saisir son identité
authentique et véritable – le tout, parfois, vers la fin de sa vie, sous la forme délirante
d’ « envoûtements » dont lui et un certain nombre de ses semblables seraient victimes : « j’ai
été ainsi envahi et mordu,/par des hordes de parasites (d’esprits),/de microbes,/d’ignobles
intrus érotiques du cu,/des vampires lippus et barbus,/et par eux limé, raboté,/râpé, tondu,/
1253
pompé, sucé,/pioché, percé, troué,/rompu, etc., etc. » – mais c’est essentiellement sous
une forme métaphysique, à la fois abstraite et générale, qu’il envisage le plus souvent la
question. Ce qui le torture, c’est l’Être lui-même et la condition de tout homme « incinéré
dans [ces] fonds baptismaux », « nu pour naître et nu pour mourir, cet homme qu’on a cuit,
étranglé, pendu, grillé et baptisé, fusillé et incarcéré, affamé et guillotiné sur l’ECHAFAUD
1254
de l’existence » . C’est de la vie elle-même qu’il souffre lorsqu’elle l’enferme « dans les
1255 1256
caprices de son êtreté » , « car rien de plus obscène/et d’ailleurs alléchant qu’un être » .
1257
Dès lors, son rêve est simple : « ne pas [se] compromettre avec l’être » , rester libre et
diffus. Il conclut donc : « Je ne sens pas l’appétit de la mort, je sens l’appétit du ne pas
être, de n’être jamais tombé dans ce déduit d’imbécillités, d’abdications, de renonciations
1258
et d’obtuses rencontres qui est le moi d’Antonin Artaud, bien plus faible que lui » .
L’origine du Mal, on le voit, est multiple et parfois confuse. Alternativement, elle tient
à une infirmité physique ou à une inadéquation à son corps, à un agent extérieur venu le
violer ou l’envoûter, à la Raison, au langage, à la forme-prison de l’Être tantôt identifié à
une intrusion sociale tantôt à la chair elle-même. Quoi qu’il en soit, le problème fondamental
reste toujours le même : la souffrance et la révolte de celui qui se veut infini et se sent
prisonnier d’une finitude. L’infirmité et l’inadéquation de l’Être ou de la chair à la pensée
et au vivant, c’est sa finitude, sa soumission à l’espace et au temps, sa détermination en
un point précis. L’être se retourne donc contre lui-même. Le sujet se fait l’objet même de
1250
« Correspondance avec Jacques Rivière », L’Ombilic des limbes et autres textes,op. cit., p.40
1251
« A Table », La Révolution surréaliste n°3, op. cit., p.1
1252
« Le Suicide est-il une solution ? », La Révolution surréaliste n°2, 15 janvier 1925, p.12
1253
Suppôts et supplications, op. cit., p.299
1254
Suppôts et supplications, op. cit., p.39
1255
ibid., p.45
1256
ibid., p.66
1257
ibid., p.62
1258
« Le Suicide est-il une solution ? », op. cit., p.12

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

sa révolte dans un effort pour s’annuler en tant qu’Être. Aussi paradoxal que cela puisse
sembler, il tente d’accéder à l’être du non-Être (à moins que ce ne soit l’inverse). Il rêve de
1259
rendre le vivant à la vie « toute seule sans rien qui puisse la border » et de réaliser « une
espèce d’individualité répulsive qui n’est jamais ceci ou cela, et s’est toujours refusée à
1260
entrer dans ceci ou cela » , « cette éternité du non-être où triomphe l’Intelligence Céleste,
1261
Esprit du Non-Manifesté de la vie » . En d’autres termes, du fond de sa souffrance et de
sa « maladie », il n’aspire qu’à une seule chose : trouver des échappatoires et se libérer
de son Être et de/dans sa chair.

Un Effort de libération, de l’être spirituel au corps sans organe :


Pour survivre à son mal, Artaud envisage donc, dans les années 1920, un certain nombre
de palliatifs ou de moyens de fuite. Il réclame le droit d’user de certaines drogues pour
apaiser ses douleurs, estimant que « tout homme est juge, et juge exclusif, de la quantité
1262
de douleur physique, ou encore de vacuité mentale qu’il peut honnêtement supporter » .
Il hésite sur la question du suicide, affirmant parfois, en 1925-1926 : « par le suicide, je
réintroduis mon dessin dans la nature, je donne pour la première fois aux choses la forme de
1263 1264
ma volonté » mais estimant aussi : « je ne puis pas me délivrer de la vie » , en raison
du système incessant de contamination avec toutes choses dont il se sent prisonnier. A la
même époque, il se tourne vers le bouddhisme, séduit par le dépassement des contingences
1265
et par « la lévitation matérielle des corps » ou la « libération transparente de l’âme »
qu’il propose. Il célèbre, assez logiquement, sa quête du Nirvana et sa volonté d’échapper
1266
à l’Être et à la matérialité pesante de la chair qui emprisonne l’Esprit .
Sa première véritable action positive afin de solutionner son mal, c’est un effort pour
1267
ressaisir son être spirituel , cet or qui constitue le secret de son esprit, c’est-à-dire la
1268
transmutation du matériel en spirituel . Les poèmes qu’il écrit alors doivent lui permettre
de regagner, lambeaux par lambeaux, ce centre qui lui fait tant défaut. Il s’agit de percer les
murs de cette prison qui le masquent à lui-même et de reconquérir ainsi son être véritable.
Chaque texte qu’il écrit lui permet à la fois d’interroger son mal mais aussi et surtout de
1269
saisir « les quelques manifestations d’existence spirituelle » qu’il peut se donner à lui-
même. Tel qu’il le définit début 1925, son projet se résume ainsi : « Entre les failles d’une
pensée humainement mal construite, inégalement cristallisée, brille une volonté de sens.
La volonté de mettre au jour les détours d’une choses encore mal faite, une volonté de
1259
Suppôts et supplications, op. cit., p.68
1260
ibid., p.183
1261
ibid., p.47
1262
L’Ombilic des limbes et autres textes, op. cit., p.68
1263
« Sur le suicide », ibid., p.180
1264
« Lettre à personne », ibid., p.221
1265
« Adresse au Dalaï-Lama », La Révolution surréaliste n°3, op. cit., p.17
1266
Voir aussi sa « Lettre aux écoles du Bouddha », La Révolution surréaliste n°3, op. cit., p.22
1267
Dans sa correspondance avec J. Rivière, il écrit : « je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel », L’Ombilic
des limbes et autres textes, op. cit., p.20
1268
Selon la symbolique traditionnellement associée à l’or…
1269
« Correspondance avec Jacques Rivière », op. cit., p.21

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2ème partie : Poésie et Révolution

1270
croyance » . Pour cela, le poète s’affronte aux barrières de la pensée et du langage.
Comment solutionner, en effet, le problème suivant : « Je souffre d’une effroyable maladie
de l’esprit. Ma pensée m’abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée
1271
jusqu’au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots » ? Toute sa correspondance
avec Jacques Rivière tourne autour de ce problème. Artaud relève le paradoxe suivant :
comment saisir la réalité fuyante de son esprit à travers une forme fixe (des mots, un
poème) ? Pour lui, la grossièreté de ses poèmes est due à une faiblesse du langage. Le
tout a quelque chose de désespérant : comme il l’explique à son interlocuteur, ses poèmes
sont la trace persistante d’un échec de la littérature et du langage à saisir leur objet. Ils sont
le témoin de leur propre impuissance. La question est de « savoir s’il vaut mieux écrire cela
1272
ou ne rien écrire du tout » . Il se débat avec ce problème, conscient que tout pourrait
1273
être résolu au moyen d’ « un seul mot parfois, un simple petit mot sans importance » qui
pourrait constituer, à lui seul, ce point central autour duquel rassembler « toute cette pierrerie
1274
mentale » . Il cherche et se lamente : « il me manque une concordance des mots avec la
1275
minute de mes états » ou bien : « je suis celui qui a le mieux senti le désarroi stupéfiant
1276
de sa langue dans ses relations avec la pensée » . Comme il l’explique, il manque une
langue qui puisse dire le corps – jusque-là ce véritable inconscient. Pour résoudre cet
épineux problème, il envisage, tour à tour, deux solutions possibles. Tout d’abord, il pense
pouvoir résoudre ces problèmes grâce à l’automatisme. Avec ce procédé d’écriture, il espère
découvrir un instrument de connaissance et d’exploration de soi privilégié, un moyen de
sonder les profondeurs inconscientes de sa pensée. L’usage qu’il en fait est donc, avant
tout, scientifique. C’est ce qu’il affirme, en tout cas, dans son « Manifeste en langage clair » :
« Je ne me livre pas à l’automatisme sexuel de l’esprit, mais au contraire dans cet
automatisme je cherche à isoler les découvertes que la raison claire ne me donne
pas. Je me livre à la fièvre des rêves, mais c’est pour en retirer de nouvelles
1277
lois. »
Grâce à la vitesse d’écriture inhérente à ce procédé, il essaie de concilier au maximum
le mouvement de sa pensée avec celui de sa plume. Une telle recherche l’amène vite,
cependant, à dépasser tout langage écrit au profit d’un langage de geste, supposé plus
spontané et plus expressif. Ce deuxième type de perspective – dont nous avons déjà
1278
déterminé les enjeux – permet d’accorder la nature physique de la pensée avec son
mode d’expression. Il ramène au corps à la fois la production et la transmission de la pensée.
Avec le théâtre, Artaud entend ainsi résoudre toute dualité entre le corporel et le spirituel et
proposer une issue au drame de l’incarnation tel que le vit le poète.

1270
La Révolution surréaliste n°3, op. cit., p.31
1271
« Correspondance avec Jacques Rivière », op. cit., p.20
1272
« Correspondance avec Jacques Rivière », op. cit., p.27
1273
« Le Pèse-nerf », ibid., p.94
1274
ibid., p.98
1275
ibid., p.104
1276
ibid., p.105
1277
ibid., p.193
1278
infra, p.195-196

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Le projet existentiel d’Artaud ne saurait se limiter à un simple problème d’expression


de soi, cependant. L’Esprit ne cherche pas seulement à se saisir contre la barrière du
langage. Il tente de s’affranchir, plus largement, de l’ensemble des écluses de la raison et de
l’Être. En pleine période surréaliste, il écrit : « Quittez les cavernes de l’être. Venez. L’esprit
1279
souffle au dehors de l’esprit » . Il s’en prend à toute forme d’ « arrêt imposé à l’esprit ».
Tandis que l’incarnation, l’Être, l’enferment dans la forme, il exalte l’indéterminé, le spontané
et l’infini. L’image récurrente du Feu à laquelle il recourt est, ici, très intéressante. Dans
le bouddhisme, en effet, il désigne à la fois la connaissance pénétrante et la destruction
de l’enveloppe extérieure. Il est ce qui, brûlant toute enveloppe grossière (la chair, par
exemple), porte les choses à l’état subtil (l’or, l’Esprit…) – de même que, chez les aztèques,
il permet la sublimation du terrestre en céleste. Toute cette symbolique est bien présente
chez Artaud. Chez lui, le Feu renvoie à la fois à cette connaissance pénétrante qui libère les
choses des contingences de la matière, à cette agitation interne, libérant en même temps
qu’elle détruit, ou encore à ce qui sublime ce que le gel matérialise. A vrai dire, une nouvelle
fois, tout le problème se ramène à la question du corps. Si celui-ci, sous sa forme actuelle
est inadéquat au mouvement de l’esprit (il écrit ainsi, dans Artaud le Mômo : « c’est que je
n’ai pas le corps que je devrais avoir »), il n’y a, à vrai dire, que deux solutions possibles
pour s’en sortir. La première consiste à scinder, une fois pour toutes, le corps et l’esprit.
C’est la tentation, au milieu des années 1920, du « ne pas être », cette tentation d’un esprit
pur, libéré des entraves et de la fixation dans la réalité d’un corps ou d’un « moi ». La
seconde, en faveur de laquelle Artaud semble trancher définitivement à partir de la fin de
1280 1281
ces années-là, consiste, elle, à se « refaire » un corps et à « refaire sa vie » . Le
rejet de l’incarnation devient le préalable à une nouvelle incarnation qui ne soumettrait plus
l’esprit au corps mais créerait un corps spiritualisé ou un esprit corporéisé. Ceci explique
un certain nombre d’ambiguïtés quant au dualisme ou non d’Artaud : d’un côté, il rejette le
corps tel qu’il est et exacerbe ainsi sa dualité avec l’Esprit et, de l’autre, il vise à fonder une
unité nouvelle, un corps qui serait en accord et se confondrait avec l’Esprit. La révolution
qu’il propose est donc la suivante : libérer l’esprit, changer le corps et fonder entre eux une
unité nouvelle et inédite. Le projet a indéniablement quelque chose de démentiel. Artaud
veut être l’unique créateur de lui-même. Il prétend choisir seul son corps et se créer à partir
1282
de rien, sans père ni mère. Dans l’histoire, il reste comme le grand « insurgé du corps » ,
lui qui proclame haut et fort : « Je suis Antonin Artaud/et que je le dise/comme je sais le
dire/immédiatement/vous verrez mon corps actuel/voler en éclats/et se ramasser/sous dix
1283
mille aspects/notoires/un corps neuf/où vous ne pourrez/plus jamais/m’oublier » .
Suivant les périodes, cependant, ce corps nouveau peut prendre diverses apparences.
Dans les années 1920, il prend pour modèles les figures du chaman ou bien de la voyante.
Chez cette dernière, en effet, il trouve un exemple parfait d’incarnation, le combinat idéal
d’un don spirituel et d’un corps matériel de femme. Elle réalise cette mystérieuse union du
Feu et de la matière, de la Chair et de l’Esprit : « vous, honnie, méprisée, planante, vous
1284
mettez le feu à la vie » . Quelques années plus tard, après 1930, il tente de reproduire ce
1279
« A Table », La Révolution surréaliste n°3, p.1
1280
Dès « Le Pèse-nerf », Artaud écrit : « Je n’ai plus qu’une occupation, me refaire », L’Ombilic des limbes et autres textes,
op. cit., p.103
1281
« Position de la chair », ibid., p.189
1282
Suppôts et supplications, op. cit., p.246 : « Je suis un insurgé du corps,/je suis cet insurgé de corps »
1283
Pour en finir avec le jugement de Dieu (1948), op. cit., p.79
1284 er
« Lettre à la voyante », La Révolution surréaliste n°8, 1 décembre 1926, p.18

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2ème partie : Poésie et Révolution

modèle à travers la figure de l’acteur. Le théâtre, pour lui, est le lieu où, à travers un nouveau
langage physique, l’acteur peut reproduire cette véritable unité du corps et de l’esprit.
Il suggère un rapprochement étonnant entre l’acteur et le pestiféré, une manifestation
commune de vie à son paroxysme, un délire communicatif similaire. Par ce biais, il esquisse
aussi, pour la première fois, l’image célèbre qui caractérise ses dernières œuvres : celle
d’un corps sans organes. La peste n’a-t-elle pas pour caractéristique principale de détruire
certains des principaux organes, comme les poumons et le cerveau, en effet ? Il dessine
ainsi une ligne d’opposition très significative entre deux images différentes du corps. Petit à
petit, il affronte au modèle organisé de nos corps présents, à ce corps-prison, fini, envoûté,
soumis aux besoins de la faim et aux affres de la sexualité, corps voué à la pourriture et à
la pesanteur, le contre-modèle anarchique de ce corps sans organes, un corps nerveux et
sensible en expansion dans l’infini. Partant du principe que « l’homme est malade parce qu’il
1285
est mal construit » , il remet en question le système organique du corps, cet ensemble
ordonné, hiérarchisé, sensé, doté de fonctions séparées et déterminées dans leurs rapports.
Sans organes, le corps qu’il imagine serait purement nerveux, sec, traversé par des flux
sensibles non-hiérarchisés :
« Le corps humain est une pile électrique/chez qui on a châtré et refoulé
les décharges/[…]/Il est fait/justement pour absorber/par ses déplacements
voltaïques/toutes les disponibilités errantes/de l’infini du vide,/des trous de
vide/de plus en plus incommensurables/d’une possibilité organique jamais
1286
comblée. »
C’est un corps-monde, infini et dynamique, libéré des contraintes et des limitations de
la chair, ramené à la seule énergie du nerf. Comme l’écrit Deleuze, c’est « un corps
affectif, intensif, anarchiste, qui ne comporte que des pôles, des zones, des seuils et des
1287
gradients » .
1288
Artaud entend extirper ainsi de son corps de douleur ce qu’on a pu appeler son
1289
corps d’énergie. Il n’a qu’un rêve : « faites danser enfin l’anatomie humaine » . Dans sa
bouche, un tel désir de légèreté et de liberté, enfin affranchi de sa souffrance et de son
impuissance, a quelque chose de poignant. Il faut pourtant admettre qu’un tel projet ne
relève que du phantasme. Pire même, il risque de créer une nouvelle dissociation entre
ce corps rêvé (son « être » supposé véritable) et son corps réel. On ne peut, à vrai dire,
lui accorder d’autres possibilités de réalisation que cette projection textuelle dont parlent
Bernard Noël ou Evelyne Grossman (entre autres), c’est-à-dire cette langue corporelle faite
d’interjections, « mise en acte d’une parole-matière, indistinctement visuelle et sonore : force
de percussion des mots-coups, des rythmes corporels et vocaux imprimés dans la caisse
1290
de résonance du corps » . En développant, dans la masse d’écriture de ses cahiers ou de
ses derniers grands poèmes, un type nouveau d’écriture scénographique, éruptive, Artaud
aurait réussi à se refaire un corps sans organes, à en croire ces deux critiques. Il projetterait
sur ces pages un double textuel. Bernard Noël n’a pas tort d’affirmer que « cette masse
d’écriture est certes de l’écriture, mais [que] c’est aussi la matière jaillie telle quelle d’un
1285
Pour en finir avec le jugement de Dieu, op. cit., p.60
1286
« Le Théâtre de la cruauté » (1947), Pour en finir avec le jugement de Dieu, op. cit., p.66-67
1287
« Pour en finir avec le jugement », Critique et clinique, op. cit., p.164
1288
Bernard Noël ou Evelyn Grossman, par exemple.
1289
Pour en finir avec le jugement de Dieu, op. cit., p.67
1290
E. GROSSMAN, « Le Corps-xylophène d’Antonin Artaud », préface de Pour en finir avec le jugement de Dieu, op. cit., p.17

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

corps qui, longuement, a subi le pire des supplices, celui qui torture l’esprit », avant de
conclure : « ceci est le corps d’Artaud transfusé là par le phénomène d’une instantanéité
1291
d’écriture qui fait de ces cahiers le dépôt de ce que j’oserai nommer sa chair verbale » .
Artaud n’évoquait-il pas lui-même, dans une lettre du 6 octobre 1945 à Henri Parisot, « la
1292
matérialisation corporelle et réelle d’un être intégral de poésie » ? Les réserves que
nous apportions précédemment n’en restent pas moins valables. Parler de double textuel,
c’est entériner la séparation entre un corps abstrait et rêvé et un corps réel. Quoi qu’il se
passe dans l’écriture de ces cahiers, la chair de l’écrivant Artaud ne peut s’effacer. Le corps
sans organes reste de l’ordre de l’impalpable, de la simple projection mentale et non du
réel. Artaud peut bien fantasmer ce corps-monde et formuler l’étrange utopie d’une « vie
1293
éternelle » et d’une « éternelle santé » , la réalité est beaucoup plus tragique : la maladie,
la mort, la souffrance et le récurrent tutoiement de la folie.
Refaire son corps, libérer l’Esprit, s’échapper des prisons de l’Être, du Moi ou de la chair,
une telle expérience a sans cesse mené le poète le long d’une ligne de crête hasardeuse.
L’aspiration romantique à l’infini prend ici une forme dramatique. C’est qu’Artaud prend au
pied de la lettre le « changer la vie » et situe ses enjeux sur le plan de son organisation
physique. Ce faisant, il brise toute syntaxe de l’être. En cela, il constitue un cas limite :
en leurs temps, surréalistes et situationnistes ont bien revendiqué, eux aussi, la formule
rimbaldienne mais leur révolte s’est cantonnée sur le terrain des représentations et des
développements de la vie, sans remettre en question leur être lui-même. Jamais ils ne se
sont approchés à ce point de cette bordure où menacent l’explosion identitaire et une forme
de scission interne. Quoi que l’on pense de la folie d’Artaud et de l’institution psychiatrique
qui l’a traité, il n’est pas possible de nier que, à un moment donné, sur le bateau qui le
ramenait de Dublin, durant ses années d’internement puis lors de son retour à la vie civile,
quelque chose s’est brisé en lui et qu’il a payé le prix fort de ce risque. Quoi qu’il en soit de
ce rêve final d’une incarnation nouvelle et plus authentique, il n’est pas possible d’occulter
son versant négatif que constitue par moment cette tentation d’un Esprit pur, cette horreur
de la chair et de tout ce qui l’accompagne : la révolte voire le refus de la merde et de la
mort ou encore ce rejet absolu de toute forme de sexualité s’appuyant parfois, comme le
1294
fait justement remarquer Derrida , sur une philosophie douteuse de la pureté. A certains
moments de sa vie, sans que l’on puisse toujours savoir s’il s’agit d’un excès révélateur ou
d’une anomalie due à son internement, le poète développe dans ses propos un dualisme
difficilement acceptable. Il écrit, par exemple, lors de son séjour à Rodez, que « l’homme
1295
doit se décider à se détacher en âme de son corps qu’il a jusqu’ici occupé ou à périr » .
Même, une fois de plus, si un tel propos est loin de résumer la position complexe d’Artaud
par rapport au corps, il explique en partie le phénomène de dissociation mentale et de
schizophrénie dont est assurément victime le poète. Comment décrire autrement la certitude
qu’a le poète d’être victime d’ « envoûtements », le viol permanent de sa personnalité et de
1291
« Artaud et Paule », Fusées n°5, octobre 2001
1292
Cité par E. Grossman, « Le Corps-xylophène d’Antonin Artaud », op. cit., p.19
1293
« Le Théâtre et la cruauté », Pour en finir avec le jugement de Dieu, op. cit., p.69 : « Car la réalité n’est pas achevée,/elle
n’est pas encore construite./De son achèvement dépendra/dans le monde de la vie éternelle/le retour d’une éternelle santé. »
1294
Lors d’un entretien accordé en septembre 1997 à P. Barbancey pour le journal La Création, il explique ainsi : « Si l’on
pouvait isoler dans son œuvre, dans son discours, des contenus philosophiques ou idéologiques, je m’en méfierais. Il y a malgré tout
dans son œuvre quelque chose que l’on peut déchiffrer comme une métaphysique de la réappropriation, de l’identité à soi, du pur.
Finalement une certain sacralité de type chrétien. »
1295
Nouveaux écrits de Rodez (1977), op. cit., p.134

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2ème partie : Poésie et Révolution

son corps, dont il ne cesse de se plaindre dans les dernières années de sa vie, ces voix qui
lui disent : « que fais-tu là, Antonin Artaud ?/Oui, que fais-tu là ? Tu nous gênes./Et à la fin
1296
sors de ton corps, c’est à nous de tenir ta place, voilà trop longtemps que tu la tiens » ?
A plusieurs reprises, il l’affirme : « Oui, toute la terre envoûte/Artaud/pour vivre/et elle ne vit
1297
que de la mort quotidienne/d’Artaud » ou bien : « Chaque nuit,/les démons me prennent
mon sexe/tandis que les anges ramènent mon cerveau au sexe/et martyrisent mon cerveau
1298
jusque dans mon sexe afin d’en faire sortir un esprit/pétillant de vie » . On reconnaît là,
bien sûr, ce problème majeur qu’il décrit dès les années 1920 : « il y a donc un quelque
chose qui détruit ma pensée ; un quelque chose qui ne m’empêche pas d’être ce que je
1299
pourrais être, mais qui me laisse, si je puis dire, en suspens » . A mesure que les années
passent et qu’il s’enfonce dans son « mal », il tend de plus en plus, cependant, à associer
ce « quelque chose » à un délirant complot universel mené contre lui, le tout au prix d’une
1300
certaine forme de mégalomanie , parfois : « Ainsi donc c’est en prévention d’être dieu/
1301
que moi,/Antonin Artaud,/Ai été martyrisé pendant des siècles des siècles » . Il conclut
alors, depuis sa chambre de Rodez, sous la signature d’Antonin Nalpas, en pleine crise de
dissociation de personnalité :
« Antonin Artaud a souffert deux ans d’envoûtements et d’empoisonnements
sans nombre et à la longue son âme a cédé et il est mort, cette âme a quitté la
terre, et il a fallu qu’une autre âme vienne prendre sa place dans un même corps
1302
que le sien, je suis son continuateur et peu importe comment je m’appelle. »
Au terme d’une telle présentation, une question se pose donc logiquement : l’expérience
d’Artaud constitue-t-elle le témoin d’un tragique effort de libération ou bien d’une impasse ?

L’Impasse Artaud ?:
A vrai dire, à en croire bon nombre de commentateurs, la question ne se pose même
pas. Il traîne autour d’Artaud une atmosphère d’héroïsme, une sorte de mythologie qui
a ses défenseurs. Ce n’est pas, bien sûr, un problème en soi : le problème se pose
lorsque le discours critique adopte le point de vue d’Artaud lui-même, sur la question de
la folie notamment. Une telle iconographie, à terme, met en péril tout discours mesuré
sur l’expérience du poète. On comprend, bien entendu, tout ce qu’il peut y avoir de
fascinant dans le caractère jusqu’au-boutiste d’une telle trajectoire. A ce titre, il est de
bon ton de valoriser Artaud par rapport à ses camarades surréalistes, par exemple, et
notamment par rapport à Breton, lui qui n’aurait même pas eu le bon goût de devenir
fou… De notre point de vue, et tout en ayant conscience du ridicule qu’encourrait tout
discours inverse, il nous semble qu’une entreprise qui prétend « changer la vie » ne peut
guère prétendre être un succès lorsqu’elle s’achève dans une telle souffrance. La folie, les
longues tirades délirantes sur les envoûtements, ou cette sorte d’autodestruction dans son
corps, ne peuvent constituer, à nos yeux, le signe positif d’une « révolution de l’existence
1296
Suppôts et supplications, op. cit., p.233
1297
ibid., p.293
1298
ibid., p.297
1299
« Correspondance avec Jacques Rivière », L’Ombilic des limbes et autres textes, op. cit., p.26
1300
Durant son internement, tant qu’à se prendre pour un christ maudit, il en attribue même la faute à un complot juif…
1301
Suppôts et supplications, op. cit., p.302
1302
Nouveaux écrits de Rodez, op. cit., p.44

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

quotidienne ». Sans chercher à nier ou à dévaloriser tout ce qu’il y a de passionnant dans


la trajectoire et dans les œuvres d’Artaud, il nous semble donc indispensable d’envisager
ici ce qui peut constituer, en elles, l’explication d’un tel échec et tenter ainsi d’en écarter, du
même coup, la révolution poétique.
La révolte d’Artaud, comme nous l’avons montré, est celle de l’être qui se sait infini (ou
qui se veut tel) et se sent entravé dans le fini. C’est la révolte de l’être fini contre la finitude
de l’être, c’est-à-dire contre lui-même. Son sujet et son objet se rabattent donc l’un sur
l’autre : le sujet se fait l’objet de sa propre révolte et cherche ainsi à s’annuler. Pour le dire
autrement, c’est une révolte qui se regarde au-dedans et se retourne contre le sujet même
qui la porte. C’est là qu’apparaît sa première limite. Pour qu’elle puisse se développer, en
effet, il faut que toute révolte ou révolution repose et s’appuie sur quelque chose de stable.
Il faut qu’il y ait un quelque chose de constitué qui s’insurge contre le sort qui lui est fait.
Autrement dit, il faut qu’il y ait un centre de la révolte (le sort collectif du prolétariat, la vie
quotidienne, l’individu oppressé par tel ou tel état de fait) et un objet défini. Or, ce centre,
c’est précisément, à la fois, ce qui manque à Artaud, ce qu’il tente de circonscrire et ce qu’il
vise à dissoudre. Au centre de tout, dit-il, il y a le vide : « c’est le centre qui n’est pas/et
1303
ne dit rien, n’étant pas » . Ainsi, la révolte d’Artaud s’exerce à contre-courant : au lieu de
s’exercer de l’intérieur vers l’extérieur, elle vise à annuler le sujet, le centre qui la porte, afin
de le ramener à un infini qui est aussi bien celui de l’être véritable que celui du non-être.
Elle confond son objet et son être : elle s’auto-dévore. Son mouvement est négatif et auto-
destructeur. La libération qu’elle vise est, paradoxalement, une disparition, une élimination
de soi.
Avant lui, d’autres comme Cravan ou Stendhal, se sont bien révoltés contre toute
fixation du moi dans une forme rigide mais jamais ils n’ont attaqué le centre du moi (la
conscience unifiante au sein du divers). L’être auquel ils s’attaquent, c’est toujours l’être
social. Leur entreprise, du même coup, instaure une distance entre son objet et son centre
et ne les confond pas, comme le fait Artaud. En fait, ce dernier inverse la perspective
révolutionnaire du romantisme. Tandis que la philosophie romantique identifie le fini et l’infini
et les articule l’un à l’autre, la pensée d’Artaud dissocie et oppose ces deux pôles. Alors
que le romantisme concilie ces deux dimensions, l’expérience de ce dernier exprime, au
contraire, le déchirement entre son « moi » infini et la finitude de son être. Seulement,
on n’échappe pas à sa finitude : on peut seulement y découvrir une potentialité infinie.
L’impasse d’Artaud est ainsi la suivante : se heurter de plein fouet contre sa propre finitude
qui tantôt prend la forme de son corps, tantôt celle d’une pression ou celle d’un envoûtement.
Au centre de la philosophie romantique, il y a l’individu, le point, le fragment ; au cœur de
l’aspiration d’Artaud, il y a le vide, le non-être, le non-manifesté ou bien le corps comme
pure potentialité ou pure énergie, c’est-à-dire comme abstraction. Autrement dit, au lieu de
découvrir le fini infini, il se trouve infini fini.
Du même coup, de notre point de vue en tout cas, sa révolte manque son véritable
objet. Contrairement aux surréalistes ou aux situationnistes, elle se détourne largement –
sans totalement l’éviter, non plus – de sa problématique sociale, c’est-à-dire politique. Lui-
même ne s’en cache pas d’ailleurs. Etant donné l’état de son problème, il l’affirme sans
détour : « que me fait à moi toute la Révolution du monde si je sais demeurer éternellement
1304
douloureux et misérable au sein de mon propre charnier » . D’un certain côté, c’est
situer sa révolte à un niveau bien plus profond que celui des révolutions de « surface ».
De notre point de vue, c’est aussi s’enfermer dans un solipsisme intenable et, peut-être,
1303
Suppôts et supplications, op. cit., p.295
1304
« A la grande nuit ou Le Bluff surréaliste », L’Ombilic des limbes et autres textes, op. cit., p.227

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2ème partie : Poésie et Révolution

se leurrer sur les véritables causes de son mal. C’est cette dernière interprétation que
privilégie Vaneigem lorsqu’il parle d’Artaud. Selon lui, lorsque ce dernier écrit « je suis
stigmatisé par une mort pressante où la mort véritable est pour moi sans terreur », il ne
fait que décrire ce mal de survie que chacun vit quotidiennement. Ce déchirement interne
qui l’obsède ne serait, en réalité, que le symbole d’une lutte ouverte « entre la spontanéité
1305
créatrice et sa corruption » . A suivre Vaneigem, le mal artésien serait le mal intériorisé
d’une lutte entre l’aspiration à une créativité spontanée, libérée de toutes contraintes, et
l’ensemble des freins aliénants et stérilisants qui la contraignent. Cette lutte interne serait
l’expression la plus pathétique et la plus radicale de la lutte entre une volonté de vivre totale
et l’ensemble des contraintes sociales effectives. Sa révolte aurait pu incarner l’aspiration
révolutionnaire la plus haute, celle pour la reconquête de soi, de la poésie, de l’immédiateté
et de la spontanéité créatrice. Cependant, toujours selon Vaneigem, il aurait fallu, pour
cela, qu’Artaud extériorise la lutte interne qui le brûlait. Au lieu de cela, il maintient sa rage
insurrectionnelle sur le terrain de la métaphysique et de ses abstractions. Plutôt que de
se battre contre le monde qui l’entoure, c’est avec lui-même qu’il se bat. Et Vaneigem de
conclure : « ceux qui hésitent à jeter au dehors l’incendie qui les dévore n’ont que le choix de
1306
brûler, de se consumer » . La révolte artésienne s’est ainsi enfermée dans une détestation
de la vie et dans l’impossible rejet de toute finitude. Artaud résume mieux que nous ne
pourrions le faire ce qui nous éloigne donc de lui : « Ce qui me sépare des surréalistes c’est
qu’ils aiment autant la vie que je la méprise. Jouir dans toutes les occasions et par tous les
1307
pores, voilà le centre de leurs obsessions » . Tandis que lui et un certain nombre d’autres
ont perdu leur équilibre au cours de cette « révolution poétique », d’autres, comme Breton,
n’ont-ils pas su garder la maîtrise de leurs expériences ? La folie n’a donc rien d’une fatalité,
à condition, comme nous allons le voir, de jalonner leur aventure d’un certain nombre de
bornes et de gardes-fous.

4. …et les moyens de l’éviter :


Ce risque de folie, cette série d’impasses propres à la « révolution poétique », Breton,
plus que tout autre, en a été conscient, en effet. A plusieurs reprises, à chaque fois que
l’expérience surréaliste menaçait de l’entraîner, lui et ses amis, dans le délire, il sut s’arrêter
à temps et définir ainsi un certain nombre de limites. Pour en avoir fait l’expérience lors
de la rédaction des Champs magnétiques, il sait que « l’écriture automatique, pratiquée
1308
avec ferveur, mène tout droit à l’hallucination visuelle » . Prenant conscience des dangers
auxquels s’exposent ceux qui s’adonnent de façon répétée aux sommeils, à la dérive ou à
d’autres expériences extrêmes entamées par les surréalistes au début des années 1920,
il réagit et suspend un certain nombre de ces activités. En 1924-1925, il marque un net
1309
mouvement de recul par rapport à la « voie mi-libertaire, mi-mystique » , à la noirceur
et à la rage paroxystique d’Artaud, qu’il considère comme une impasse, et par rapport aux
exercices périlleux dans lesquels s’engage à corps perdu Desnos. Il en va, selon lui, de la
santé de ses compagnons. Il dit ainsi de ce dernier, avec le recul :

1305
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.346
1306
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.347-348
1307
« A la grande nuit ou le bluff surréaliste », op. cit., p.228
1308
« Le Message automatique » (1933), Point du jour, op. cit., p.180
1309
Entretiens, op. cit., p.113

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

« J’ai tenté, pour ma part, de le retenir, de l’instant où j’ai pu craindre que sa


structure individuelle n’y résistât pas. Oui, je continue à croire que sur cette voie,
1310
passé outre à une certaine limite, la désintégration menace. »
Breton est le premier à admettre la relativité de la notion de folie, à mettre en cause son
diagnostic ou à critiquer l’institution psychiatrique. Il n’en reconnaît pas moins un certain
nombre de critères objectifs de folie. Sa définition est peut-être contestable, incomplète ou
relative elle-même, elle a surtout, à nos yeux, l’importance suivante : la reconnaissance
d’une limite.
A cette époque, il insiste particulièrement, contre l’avis d’un certain nombre de ses
amis, sur la nécessité de maintenir une syntaxe. A un premier niveau, bien sûr, il pense au
langage. Comme il l’explique, en effet, le poète peut toucher tant qu’il veut à l’énonciation
mais, insiste-t-il, il doit laisser la syntaxe intacte. A ses yeux, cette dernière est garante
à la fois de la possibilité de communiquer avec autrui et de l’unité de l’être. Au cœur du
langage, elle seule permet d’articuler ensemble, sans les dissoudre, les positions du sujet
et de l’objet. Elle est garante d’une certaine forme de structuration psychique du sujet. Y
toucher durablement, ce serait menacer la stabilité de l’individu, toucher aux structures
qui garantissent son unité, en l’état actuel. Qu’est-ce, en effet, que la conscience, si ce
n’est une syntaxe, c’est-à-dire une manière d’organiser les éléments du vécu entre eux
et de les articuler ensemble pour faire sens ? Bien sûr, ceci ne présume en rien de la
nature des représentations qu’elle agence – selon Breton, en tout cas. Pour lui, modifier
la position du sujet et celle de l’objet (et donc leur rapport) ne signifie pas forcément
supprimer ces positions mais sans cesse réviser et donc assurer l’une par l’autre. Conscient
qu’une dynamique perpétuelle, entraînant la déperdition de toute structure, de toute syntaxe,
menacerait dangereusement le sujet de folie, il insiste sur la nécessité de maintenir un
minimum d’ordre au milieu du chaos.
Ce faisant, doit-on accuser Breton de frilosité et lui opposer, comme certains le font,
le jusqu’au-boutisme d’Artaud ? A nos yeux, il est question d’une certaine forme de
sagesse et de lucidité. Il définit un certain nombre de limites au-delà desquelles l’entreprise
révolutionnaire risque de s’effondrer dans un ensemble d’impasses dramatiques qu’ont, à
leur manière, incarné des figures comme Artaud et d’autres. L’intelligence de Breton, son
esprit critique ainsi que son humour, lui ont permis d’envisager avec recul ces obstacles. Il
démontre que, si toute folie se caractérise par une absence totale de second degré, toute
prise de conscience critique est une victoire par rapport à elle. Cette seule explication ne
suffit pas, cependant. Au cœur de la mélancolie ou du délire qui menacent ces poètes, c’est
le postulat philosophique même de l’idéalisme qu’il nous semble nécessaire de remettre
en question.

c) La Révolution poétique et l’écueil de l’idéalisme


L’idéalisme, on le sait, naît véritablement sous la plume de Fichte. Il s’inscrit dans l’héritage
critique de la philosophie kantienne. Le fondement par excellence de sa philosophie réside,
comme pour le romantisme allemand, dans la réflexion, cette saisie intuitive et spontanée
du sujet pensant par lui-même. Selon Fichte, « le Moi est, parce qu’il se pose, et se pose,
1311
parce qu’il est » . Il se définit comme son propre fondement. Sur ces bases, l’idéalisme tire
vite la conséquence suivante : si toute pensée est réflexive et si « tu ne sais rien qu’autant
que tu saches que tu le sais », alors le philosophe allemand conclut que, « dans ce second
1310
« Sur Robert Desnos » (1959), Perspective cavalière, op. cit., p.181
1311
La Forme poétique du monde,op. cit., p.80

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2ème partie : Poésie et Révolution

1312
savoir, il ne peut se produire rien qui ne se trouve dans le premier » . Dans la perception
1313
de toutes choses, « ce n’est que toi-même et ton propre état que tu perçois d’abord » .
Ainsi l’idéalisme ramène tout le processus de connaissance au Moi et repose en lui la
réalité de toutes choses. En lui s’unissent le sujet (représentant) et l’objet (représentation), la
connaissance (forme de la réalité) et la réalité elle-même (matière). Par ce biais, l’idéalisme
accomplit la synthèse de la pensée et de l’être. Selon cette philosophie, il existe avant tout
1314
des images, c’est-à-dire des représentations, « elles sont la seule chose qui existe » .
Les objets extérieurs que je perçois ne sont, en réalité, que la conscience que j’en ai. Si je
les perçois indépendamment de moi, ce n’est qu’une illusion, qu’une ruse de l’imagination :
au final, comme l’explique Fichte, c’est toujours le Moi qui pose le non-Moi selon une de ses
fonctions inconscientes et, ce, afin d’assurer la prétendue objectivité de l’objet. Tout, selon
lui, n’existe donc jamais que dans, pour et par le Moi. La réalité se change ainsi « en un
1315
rêve merveilleux » . Le monde est un produit de la conscience. A son époque, cependant,
Fichte distingue encore rigoureusement le Moi du moi empirique et subjectif. Selon le
schéma philosophique qui est le sien, le Moi engendre le moi fini et empirique et l’affronte
au Non-Moi. Le Moi représente la tâche morale du moi, son devoir-être, qui consiste à
donner forme au monde, à l’humaniser et à le spiritualiser. A travers son action quotidienne,
l’homme doit organiser le monde selon l’idéal du Moi : ordre, harmonie et triomphe de l’esprit.
L’idéalisme fichtéen est donc tout sauf un subjectivisme ou un individualisme. Cependant,
par une confusion difficilement évitable entre Moi et moi empirique, sa philosophie se trouve
vite à l’origine de la croyance selon laquelle chacun, par la force de sa pensée, serait capable
de créer et d’organiser l’univers selon ses désirs subjectifs.
C’est précisément dans cette brèche que la plupart de ces poètes révolutionnaires se
sont engouffrés. Ceci explique qu’ils attribuent aux seules puissances de leur imagination
poétique le pouvoir de « changer la vie » et d’inventer un nouveau monde. Toute l’expérience
du symbolisme repose là-dessus. Comme l’idéalisme, ce courant poétique ne tente-t-il pas
de supprimer toute séparation entre monde réel et monde idéal ? Selon la croyance qu’il
développe, la nature n’est qu’un pur songe que l’esprit projette hors de lui. Sa poétique
s’appuie toute entière sur le postulat d’une identité entre les formes sensibles et la langue
de l’esprit, que le monde est une représentation, un langage et donc que le langage
crée le monde. Dans cette optique-là, comme l’explique Jacques Rancière, le symbole est
« l’opérateur d’une traduction entre le monde de la matière et le monde de l’esprit ». Il
constitue le biais poétique le plus efficace pour exprimer cette correspondance existante
entre l’idée et la forme ou pour traduire la trame fictive du monde. Le poète a alors pour tâche
soit de suivre et de retranscrire au plus près la vie de l’esprit (selon le projet mallarméen,
par exemple) soit d’inventer un nouveau monde et de faire surgir une vie nouvelle, en
fonction des images et des assemblages nouveaux qu’il propose dans ses poèmes (selon
une perspective plus rimbaldienne cette fois-ci). L’idéalisme en poésie peut donc tout aussi
bien s’appeler « alchimie du verbe » ou « idéalisme magique ». Le romantisme et le
surréalisme trouvent là le fond le plus constant de leur « révolution poétique ». Breton le
reconnaît lui-même : « il est bien exact que nous avons passé par l’idéalisme et même
1316
par le plus subjectif » . Toute sa philosophie du langage et la place qu’il accorde à
1312
Cité par Jean-Christophe Bailly dans La Légende dispersée, op. cit., p.76
1313
ibid.
1314
ibid., p.77
1315
ibid.
1316
« Lettre à A. Rolland de Renéville » (1932), Point du jour, op. cit., p.98

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

l’imaginaire n’en découlent-elles pas ? Avec cet héritage, le surréalisme et le romantisme


se débattent ainsi avec un certain nombre de perspectives géniales et d’erreurs grandioses.
Tout en tirant le meilleur d’une telle philosophie, ils s’affrontent aussi, comme nous allons
le voir, aux plus évidents de ses écueils : le retour en forme de contradiction sur le
terrain de la métaphysique, de l’essentialisme ou de la passivité contemplative, les dérives
hallucinatoires ou encore l’impasse de la seule refonte du dire.

1. Le Recul sur le terrain de la métaphysique et de ses abstractions


anhistoriques :

Idéalisme et métaphysique :
A force de ramener toute réalité matérielle complexe à une simple vue de l’esprit, le premier
problème d’une telle philosophie est qu’elle superpose au réel l’image idéelle que l’on s’en
fait et tend à faire disparaître le premier au profit de la seconde. Tout le réel se ramène
à un vaste champ de concepts. L’univers devient purement spéculatif. Tout se réduit à un
ensemble de schémas grossiers, à une somme d’entités abstraites dans lesquelles l’idéel
se transforme petit à petit en idéal. Que l’idéalisme fichtéen ait pour moteur l’action morale
du moi, cela ne fait aucun doute comme nous venons de le montrer, mais le type d’action
qu’il définit n’a rien de contextuellement déterminé. Il n’admet pas sa relativité historique
et se tourne vers un idéal abstrait : celui du Moi. Son monde, dès lors, est celui de la
métaphysique. Il se découpe en vues abstraites et idéales de l’esprit et en oppositions
binaires du type Moi/non-Moi, Bien/Mal, etc. De même que le moi minuscule doit s’élever au
Moi majuscule, toute forme particulière doit s’élever à une entité générale et toute singularité
à un principe. Ainsi s’impose au monde une grille abstraite d’essences et de couples
manichéens. Bien sûr, Fichte n’a rien inventé de tout cela. La philosophie même, dès son
1317
origine pythagoricienne et sa fameuse table des contraires, s’appuie sur cette logique .
L’idéalisme en est une des formes latentes les plus conséquentes et son apparition, dans
ème
la seconde moitié du XVIII siècle, en systématise le développement.

La Contradiction essentialiste des surréalistes et des romantiques :


Cette logique-là, nous disions que le système dynamique du romantique allemand permet
1318
de la dépasser . Nous en tirions là l’extrême cohérence, fut-ce contre ses promoteurs,
et c’est à cette même cohérence que nous souhaitons confronter les romantiques et les
surréalistes. Ces derniers, comme nous l’avons montré, entendent dépasser le système
d’opposition des contraires. Cependant, loin d’en avoir fini avec ce système métaphysique,
il nous semble que les surréalistes tentent, bien plus, de ré-harmoniser ces contraires. Ce
faisant, paradoxe cruel, ils les confirment au lieu d’en démontrer la vacuité et reviennent,
finalement, au point de vue initial de la première école pythagoricienne. C’est à ce titre
qu’ils se réfèrent à Héraclite comme à un maître ou bien que Breton reprend le vocabulaire
de l’animus et de l’anima jungien ou du yin et du yang chinois. Par exemple, dans son
article « La Nuit du rose-hôtel » publié en 1949, loin de démontrer l’absurdité de ce système
binaire, Breton ne déplore, en réalité, que le triomphe du yin sur le yang et le refoulement
de ce dernier par le premier. Le raisonnement est le même à propos du Masculin et du
Féminin. Face à l’édifice supposé mâle de la Raison et à sa suprématie sur l’édifice supposé
charnel et sensible du Féminin, les surréalistes entendent, dans un premier temps, exalter
1317
infra, p.28-29
1318
infra, p.234 à 240

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2ème partie : Poésie et Révolution

ce pôle dévalorisé et rééquilibrer ainsi brutalement la balance et, dans un second temps,
réconcilier et ré-harmoniser ensemble ces deux pôles à travers la figure exemplaire de
l’amour « sublime ». C’est là que réside le paradoxe de la pensée surréaliste : tout en
cherchant à recréer une unité du Tout capable d’harmoniser les contraires, leur point de
vue confirme cette logique des contraires, l’homogénéité et la cohérence des catégories bi-
polaires du monde.
A travers cet exemple du Masculin et du Féminin, les romantiques et les surréalistes
restent prisonniers d’une logique essentialiste que contredit pourtant, en tous points, la visée
romantique d’un système dynamique. Toutes leurs réflexions sur le thème de La Femme
en sont un bon exemple. On le retrouve aussi bien dans les figures angéliques, bien peu
humaines, de Novalis ou d’Hölderlin, que dans les variations sur le thème « l’avenir est à la
Femme » que l’on retrouve parfois chez Vaneigem. Cependant, c’est chez Breton et chez
Péret qu’un tel discours est le plus frappant. Tous les clichés sexistes persistants depuis la
table des contraires pythagoricienne sont repris ici, et en particulier l’idée d’un « système
1319
féminin du monde » (l’Eternel Féminin). Breton souligne ainsi la prétendue complicité
1320
de la Femme avec la nature . Il idéalise, comme Péret, l’image pure et innocente de la
1321
femme-enfant . Il estime que « la femme tient par plus de fibres que l’homme au monde
des instincts primordiaux » et qu’ « elle aspire, de par sa nature, à l’harmonie du foyer
(sa stabilité, son plus grand confort possible tant matériel que moral) car c’est d’elle avant
1322
tout que dépendent la sécurité et l’équilibre de l’enfant » . Il salue son supposé rôle
unificateur et pacificateur, tout en soulignant au passage son incapacité à la violence (« à
1323
moins d’être directement menacée dans sa vie ou dans celle des siens » , dit Breton). A
quelques reprises, heureusement, il semble prendre une légère distance par rapport à ces
clichés éculés et à leur logique essentialiste. Breton invite, par exemple, dans Les Vases
communicants, à se détacher de « toute attache idéaliste » qui enfermerait la femme aimée
1324
dans une idée et non dans un être réel . Péret semble avoir conscience de la dimension
quasi-religieuse du discours romantique sur la femme qu’il perpétue pourtant : « jadis, c’était
la divinité en qui l’homme tentait de s’abîmer pour en acquérir quelque parcelle ; désormais,
1325
c’est d’un être de l’autre sexe qu’il lui faut obtenir la divinité en la lui conférant » . Hölderlin
fait, lui aussi, preuve d’une notable lucidité lorsqu’il critique, à travers Diotima, les penchants
idéalistes d’Hypérion et ses conséquences dans les relations avec autrui :
« Ce que tu voulais, crois-moi, ce n’était pas un être humain, c’était un monde.
La perte de tous les siècles d’or, tels que tu les retrouvais condensés en un seul
moment de bonheur, l’essence de tous les esprits d’un temps plus beau, de

1319
Arcane 17, op. cit., p.58
1320
Breton écrit : « C’est la terre qui, en quelque sorte, ordonne à travers la femme » (« Introduction aux contes bizarres
d’Achim d’Arnim » (1933), Point du jour, op. cit., p.139)
1321
B. PERET écrit : « En triomphant des obstacles que la société dresse devant l’amour sublime et dont elle n’a qu’une
conscience imprécise, la femme-enfant offre une image quasi prophétique de la femme dans un monde rénové. », « Le Noyau de la
comète » (1956), Œuvres complètes tome 7, op. cit., p.266
1322
« Hommage » (1962), Perspective cavalière, op. cit., p.204
1323
A. BRETON, Arcane 17, op. cit., p.57
1324
Les Vases communicants, op. cit., p.87
1325
« Le Noyau de la comète », op. cit., p.287

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

toutes les énergies d’un héros, voilà ce que tu demandais à un seul être, à un
1326
humain, de compenser ! »
Un tel maintien de la logique des contraires et, avec elle, de l’essentialisme – aussi
contradictoire puisse-t-il nous sembler – est cependant trop ancré dans les représentations
des romantiques et des surréalistes (qui, en cela, ne s’élèvent pas au-dessus des croyances
de leur temps) pour qu’ils puissent s’en détacher ainsi. Pour preuve, nous voudrions en
démontrer l’inscription au cœur de leur conception tant exaltée de l’amour.

Un Exemple de cette pente à travers l’exaltation surréaliste de l’amour :


Comme le résume Breton lui-même, dans les années 1920-1930, « indépendamment du
profond désir d’action révolutionnaire qui nous possède, tous les sujets d’exaltation propres
1327
au surréalisme convergent […] vers l’amour » . Ce dernier est, tour à tour, célébré comme
1328 1329
« la plus haute visée humaine » , « la vraie panacée » ou encore comme « le centre
explosif de la vie humaine qui a le pouvoir de l’illuminer ou de l’enténébrer, le point de départ
1330
et d’arrivée de tout désir, en un mot l’unique justification de la vie » . Breton résume ainsi
le point de vue de la plupart de ses compagnons :
« Amour, seul amour qui sois, amour charnel, j’adore, je n’ai jamais cessé
d’adorer ton ombre vénéneuse, ton ombre mortelle. Un jour viendra où
l’homme saura te reconnaître pour son seul maître et t’honorer jusque dans les
1331
mystérieuses perversions dont tu l’entoures. »
Il n’est guère besoin de questionnaire, ici, pour déterminer leur position. « Quelle sorte
1332
d’espoir mettez-vous dans l’amour ? » : celui de repassionner l’univers dans son entier
(en vertu de la propagation universelle de la sensation) et de ramener sur terre « un
véritable âge d’or en rupture complète avec l’âge de boue que traverse l’Europe et d’une
1333
richesse inépuisable en possibilités futures » . L’amour, cette « jouissance sacrée d’une
1334
réalité présente faite de beauté » selon les termes qu’emploie F. Schlegel, leur permet
d’envisager la reconquête de cette supposée unité première perdue.
De façon évidente, le surréalisme envisage cette unité selon la contradiction que nous
venons de repérer, c’est-à-dire sur le mode de l’unité harmonieuse des contraires. De ce
point de vue là, le mythe, en même temps que le projet, auquel ils se rattachent est celui de
1335
la « reconstitution de l’androgyne primordial » . Chaque être, selon ce mythe, serait en
quête de « sa moitié » perdue. Voilà qui confirme, à la fois, l’idée selon laquelle « à chaque
homme, ne peut correspondre qu’une seule femme » et l’image du « coup de foudre » qui
1326
Hypérion, op. cit., p.127-128
1327
A. BRETON, Entretiens, op. cit., p.142
1328
ibid., p.143
1329
A. BRETON, Arcane 17, op. cit., p.27
1330
B. PERET, « Le Noyau de la comète », op. cit., p.290
1331
L’Amour fou, op. cit., p.110
1332
« Enquête » sur l’amour, La Révolution surréaliste n°12, op. cit., p.65
1333
A. BRETON, L’Amour fou, op. cit., p.114
1334
Lucinde, op. cit., p.183
1335
A. BRETON, « Dur Surréalisme en ses œuvres vives » (1953), Manifestes du surréalisme, op. cit., p.170

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2ème partie : Poésie et Révolution

« précise avec netteté la nature aveuglante du phénomène de reconnaissance de l’être


1336
désiré dont la complémentarité a été soudain entrevue » , selon les termes employés par
Péret. Ceci permet peut-être d’interpréter le très beau vers de Georges Malkine : « nous
1337
étions chacun la moitié d’une même goutte d’eau » . Les conséquences d’un tel discours
sont nombreuses. Premièrement, il fonde le culte d’ordre religieux de la femme aimée.
Deuxièmement, il justifie, en des termes particulièrement éculés, une condamnation sans
appel de l’homosexualité. S’il faut noter, sur ce point, lors des discussions sur la sexualité
reproduites dans La Révolution surréaliste en 1928, la divergence d’opinion de Queneau,
Aragon, Prévert, Tanguy et quelques autres, Péret et Breton se « crispent » en revanche sur
cette question. Lors de ces échanges, après avoir accusé une première fois « les pédérastes
de proposer à la tolérance humaine un déficit mental et moral qui tend à s’ériger en système
1338
et à paralyser toutes les entreprises que je respecte » , ce second s’emporte lorsque le
sujet revient à nouveau sur la table : « Je m’oppose absolument à ce que la discussion
se poursuive sur ce sujet. Si elle doit tourner à la réclame pédérastique, je l’abandonne
1339
immédiatement » . Péret, quant à lui, estime que « ce phénomène atteste une aggravation
alarmante des perturbations de l’affectivité chez les êtres humains et révèle qu’une partie
croissante de l’humanité rejette sur l’autre sexe la responsabilité de la déception que lui
1340
vaut l’état présent des rapports hétérosexuels » . Le tout est une conséquence directe
de l’essentialisme des deux poètes, l’homosexualité entraînant, à leurs yeux, l’aberration
d’une femme masculine (bien éloignée de la femme-enfant qu’ils idéalisent) ou d’un homme
féminin. La violence de leur réaction est à la mesure de la sacralité du rapport amoureux tel
qu’ils l’envisagent. Enfin, troisièmement, ils rejettent et critiquent le libertinage. Si, dans le
1341
cadre amoureux, ils admettent bien volontiers « la plus complète liberté sexuelle » , leur
discours les éloigne logiquement de toutes aventures sexuelles gratuites et « sans amour ».
Pour eux, « le libertinage est le pire ennemi d’un tel amour électif [et] rend impossible la
1342
sublimation qui est appelée à en faire les frais » . Contrairement à Queneau, Aragon et
d’autres, Breton et Péret rejettent ainsi toute pratique du triolisme, toute fréquentation de
bordels et n’admettent l’onanisme qu’en tant qu’activité compensatoire. Dans ses mémoires,
Thirion confirme ce point et fait même part d’un certain puritanisme : « Les surréalistes, en
1343
1929, étaient loin du mariage en groupe ! Ils étaient amoraux, certes, mais puritains » .
C’est ce même argument que Desnos reprend lorsqu’il polémique avec Breton, lors de sa
1344
rupture avec lui, en 1930 . Avec l’essentialisme, c’est le retour du kitsch qui menace ces
poètes. Avec la sacralité, c’est la pureté qu’ils remettent parfois sur le devant de la scène,
cette pureté qui ne cesse de revenir dans les pages du second manifeste du surréalisme,
cette pureté dont Artaud dit (certes, là encore dans un contexte polémique) qu’ils l’ont

1336
« Le Noyau de la comète », op. cit., p.263-264
1337
« Textes surréalistes », La Révolution surréaliste n°1, op. cit., p.10
1338
« Recherches sur la sexualité », La Révolution surréaliste n°11, op. cit., p.33
1339
« Recherches sur la sexualité », La Révolution surréaliste n°11, op. cit., p.38
1340
« Le Noyau de la comète », op. cit., p.290
1341
ibid., p.289
1342
A. BRETON, Entretiens, op. cit., p.143
1343
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.279
1344
Il écrit : « Il y aurait beaucoup à dire sur le puritanisme, le protestantisme de Breton. », « Troisième manifeste du
surréalisme » (mars 1930), Œuvres complètes, op. cit., p.487

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

1345
« cherchée sur tous les plans possibles : amour, esprit, sexualité » et qui posera tant
de problèmes dans les relations avec Dali, par exemple. Ce dernier précise ainsi ses
réticences :
« Je reconnaissais là les mêmes interdictions qu’au sein de ma famille. Le sang
m’était permis. Je pouvais y ajouter un peu de caca. Mais je n’avais pas droit
au caca seul. On m’autorisait à représenter des sexes, mais pas de phantasmes
anaux. Tout anus était regardé d’un très mauvais œil ! Les lesbiennes leur
1346
plaisaient assez, mais pas les pédérastes. »
Y a-t-il donc un kitsch surréaliste ? A lire certains discours sur la Femme ou sur l’amour
sublime, on peut le penser. Tout n’est pas aussi simple, cependant, les positions des
surréalistes eux-mêmes étant parfois très contrastées. Que l’on pense au « cercle des
buveurs de sperme » de Desnos, à certains textes de Dali, approuvés voire défendus par
Breton lui-même, ou encore à la défense acharnée qu’ils mènent des textes de Sade,
et parler de « puritanisme » paraît bien ridicule. Du côté des bourgeois ou du Parti
Communiste, c’est bien l’inverse qu’on leur reproche, d’ailleurs. Il n’en reste pas moins vrai
que leur héritage idéaliste les a mené, à plusieurs reprises, sur cette pente glissante. C’est
lui que nous visons à travers notre critique. Ce n’est pas l’exaltation du rapport amoureux
en lui-même que nous remettons en question. Au contraire, nous sommes de ceux qui
pensent que l’amour – tout comme le libertinage – constitue l’un des ressorts passionnels
les plus puissants de l’existence quotidienne et qu’il se trouve donc au cœur du type de
révolution auquel nous nous intéressons ici. L’ « amour fou » a certaines beautés dont nous
ne nous lassons pas. A l’instar de Vaneigem, nous nous demandons, par contre, « si la
femme élevée au rang d’élue unique et celle qui est baisée sans amour ne se rejoignent
1347
pas dans le même statut d’objet » . Comme ce dernier, qui n’est pourtant pas totalement
exempt de propos ambigus à ce sujet, nous pensons que l’on peut à la fois affirmer, d’un
1348
certain point de vue, que « l’amour est tout » et qu’il « n’est pas sacré », qu’il « est
la liberté de se toucher sans réserve, de se renifler, de se boire, de se dévorer, de mêler
souffle et excrétion afin que la jouissance, peu à peu souveraine, abolisse le convenable et
1349
l’inconvenant » . C’est donc toute la mythologie dualiste et essentialiste, mise en œuvre
ici, que nous rejetons et, avec elle, la tentation inévitable d’une certaine pureté. C’est cette
philosophie idéaliste, transformant les rapports concrets et les êtres réels en symboles, qui
constitue, à nos yeux, l’impasse de certains discours surréalistes. L’amour ou la femme y
deviennent des choses abstraites dans un univers lui-même abstrait ou l’amour se réduit,
par exemple, à la seule union de la femme-enfant et de l’homme en érection (Breton confiait
ne pouvoir se montrer nu devant une femme que dans ce seul état…). A vrai dire, cette
même philosophie, dans d’autres domaines, dans la société ou dans l’histoire par exemple,
produit à chaque fois un ensemble de discours sans prise sur le réel. Dans le cas du
romantisme allemand, contrairement cette fois-ci au surréalisme, l’idéalisme explique ainsi
un certain anhistoricisme et l’absence consécutive d’une critique sociale pertinente.

Abstraction idéaliste et anhistoricisme :


1345
« Surréalisme et révolution », Messages révolutionnaires, op. cit., p.15
1346
Cité dans Dali, l’œuvre peint, op. cit., p.247
1347
Histoire désinvolte du surréalisme, op. cit., p.67
1348
Le Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.229
1349
ibid., p.271

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2ème partie : Poésie et Révolution

La pensée romantique, largement redevable en cela de la philosophie idéaliste, baigne,


en effet, dans un étrange actuel/inactuel. Elle envisage de façon critique les produits du
développement historique de la société bourgeoise. Toute la révolution poétique qu’elle
instigue se définit en réaction aux modes de vie et de pensée de son temps. Seulement,
en situant les enjeux de cette révolte sur le terrain de l’esprit, elle formule ce contre-projet
de façon abstraite. Le poète, loin d’investir le monde qui l’entoure, semble se replier sur lui-
même. Ces hommes « paisibles et ignorés qui ont leur âme pour univers, la contemplation
1350
pour activité, et dont l’activité n’est qu’une lente formation de leurs facultés intérieures » ,
selon la définition qu’en donne Novalis, se tournent vers un univers spéculatif où l’idée
façonne le réel. Le primat de la pensée sur l’être, qu’implique l’idéalisme, détourne les
romantiques de la compréhension de leur réalité socio-historique. Au lieu d’envisager les
forces concrètes en lutte qui animent la société et l’histoire selon un contexte donné,
l’idéalisme, hérité de Fichte, parle de la tâche morale du moi et du Moi autofondé. Or,
concrètement, qu’est-ce que ce Moi idéal moral ? Un principe universel et intemporel
abstrait, tout comme le Bien et le Mal. C’est la grande illusion idéaliste que d’imaginer que
le cours de l’histoire se développe en fonction de telles entités. Tout au contraire, celui-ci
met en présence des acteurs et des courants divers, sans cesse différents, qui agissent,
se révoltent, détruisent, construisent ou conservent en fonction d’un contexte donné. De
la même façon, c’est une illusion que d’imaginer une forme de pensée inconditionnée qui
façonnerait notre réalité présente selon ses propres contours. Nous admettons volontiers
l’importance des systèmes de représentation dans le développement historique mais il nous
semble aller de soi que ces représentations sont tout autant susceptibles d’entraîner de
nouvelles réalités qu’elles sont le produit des conditions actuelles. Cela, dans une certaine
mesure, un penseur comme Novalis en a conscience. Il ne s’aveugle pas sur la nature de
ces déterminations :
« Tout ce qui nous entoure, les évènements quotidiens, les relations habituelles,
les habitudes de notre mode de vie, a une influence ininterrompue sur nous-
mêmes, et, à cause de cela, impossible à remarquer, mais de la plus haute
1351
importance. »
Il n’en conclut pas moins, à la suite de ces quelques lignes, que tout ceci fait « obstacle
au développement supérieur de notre nature » et que « des hommes devins, magiques
1352
et d’un sens authentiquement poétique ne peuvent naître dans de telles conditions » .
On comprend mieux, dès lors, l’image idéale qu’il se forge du poète : un être supérieur
qui arriverait enfin à se détacher des contingences matérielles pour se tourner vers le
domaine de l’Esprit et, à partir de là, réinventer le monde. L’artiste idéal, explique-t-il, doit
être capable de « faire jaillir au dehors, à volonté, des idées, sans sollicitation externe
– et utiliser ses organes comme des instruments de modification volontaire du monde
1353
réel » . A la vie d’imiter ses productions et non plus l’inverse, selon le rêve d’Oscar Wilde.
Seulement, comment ignorer l’influence des bouleversements historiques sur les grandes
transformations esthétiques ? L’erreur, ici, consiste à croire que les formes poétiques
s’inventent en dehors de l’histoire. Comme nous l’avons vu, l’image du cercle, que F.
Schlegel emploie pour décrire le développement romantique de la forme, le dit assez bien :
si toute forme, selon lui, est toujours forme de la forme, il ne peut y avoir aucune forme
1350
Henri d’Ofterdingen, op. cit., p.156
1351
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.26
1352
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.26
1353
ibid., p.90-91

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

première ni aucune forme dernière. Avec une telle image, c’est l’histoire qui est niée au profit
d’une coexistence simultanée de toutes formes. Cependant, tout n’a pas toujours été et tout
ne sera pas toujours. A moins de ne cantonner les choses que sur le seul plan du possible,
il faut bien admettre l’historicité de toutes formes et, avec elle, maintenir la possibilité de
l’invention. Certes, on peut dire de toute forme historique qu’elle existait en virtualité mais
qu’est-ce qu’une forme virtuelle, qui n’existerait qu’en Idée, au niveau de l’Absolu ? C’est
une abstraction. De la même manière, il nous faut insister sur le caractère historiquement
déterminé de l’apparition de toute forme et contrer l’illusion romantique selon laquelle toute
forme pourrait être possible à n’importe quel moment. Toute forme étant le produit de formes
antérieures, il faut bien admettre que la forme produite ne peut exister sans la présence
de formes antérieures productrices. Enfin, contrairement à l’idéalisme romantique qui laisse
supposer que toute forme peut se composer et se décomposer à volonté, créant ainsi
l’illusion d’une réversibilité possible de la connexion, il faut bien admettre que le processus
historique de création ne peut pas s’inverser et que, s’il est possible de décomposer la forme
nouvelle, c’est justement et seulement en tant qu’histoire.
Lorsqu’il ne prend pas en compte tous ces éléments, le romantisme aboutit à un certain
nombre d’absurdités et manque sa véritable portée historique. C’est ce constat qui s’impose
à la lecture des propos, plus tardifs, de quelqu’un comme Nietzsche, par exemple. D’un
côté, en annonçant la mort historique de Dieu, le déclin des valeurs traditionnelles et le
progrès du nihilisme, il touche du doigt quelques-unes des problématiques majeures de son
temps et, de l’autre, en proposant pour modèle le sage Zarathoustra, dans la Grèce antique
ou un monde de villageois, il l’incarne à travers une figure et un cadre correspondant bien
ème
peu à la réalité sociale de la fin du XIX siècle. Que signifie « se surmonter » tant que
l’on parle dans l’abstrait et non par rapport à un état socio-historique déterminé ? Un autre
exemple, tiré cette fois-ci directement des œuvres de Novalis, permet de mieux comprendre
l’impasse dans laquelle se sont engagés les romantiques allemands. Dans son ouvrage
inachevé Henri d’Ofterdingen, son personnage décrit ainsi les mineurs qu’il est amené à
1354
fréquenter dans le cadre de son travail :
« Mes futurs compagnons de travail m’apparaissaient comme des héros du
monde souterrain qui auraient à surmonter mille dangers mais qui possédaient
aussi, grâce à leurs merveilleuses connaissances, un bonheur digne d’envie ;
par leur commerce silencieux et grave avec les antiques fils de la nature dans
leurs grottes merveilleuses et sombres, ils me semblaient préparés à recevoir
les grâces célestes et à s’élever avec joie au-dessus du monde et de ses
1355
misères. »
On comprend bien sûr l’attrait de Novalis pour la symbolique de la mine, cette capacité des
mineurs à extraire le minerai des profondeurs, mais ramener les travaux de la mine à cette
seule symbolique nous semble indécent eu égard à la misère et au régime d’exploitation
auxquels étaient alors soumis ces mêmes mineurs. C’est la pire impasse du romantisme
allemand : à force de tout essentialiser et de tout symboliser, il abstrait le réel et succombe
à une vision kitsch. Si poétiser le réel consiste à proposer une telle image d’Epinal ou à
enjoliver ce qui est inacceptable, alors la poésie n’est plus le vecteur d’une révolution de
l’existence quotidienne mais celui du plus plat conservatisme social – ce qui sera finalement

1354
Rappelons que Novalis lui-même était ingénieur des mines.
1355
Henri d’Ofterdingen,op. cit., p.128

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2ème partie : Poésie et Révolution

le cas, après leurs premières années révolutionnaires, pour F. Schlegel, Novalis et la plupart
ème
de leurs héritiers allemands du XIX siècle.
Ce piège, les surréalistes semblent l’avoir évité en majeure partie et, ce, en particulier
après leur « tournant politique » de 1925. La révolution poétique va pas de paire, chez
eux, avec une révolution sociale – que cette dernière s’inscrive dans le sillage du Parti
Communiste, de la personnalité de Trotsky ou des perspectives anarchistes. L’idéalisme
philosophique, dont ils sont largement redevables, ne les mène pas moins, à plusieurs
reprises, sur les voies abstraites de l’occultisme. Ainsi, que penser, de cette rêverie des
« grands transparents », ces êtres fantomatiques ou esprits qui influenceraient notre vie
dont parle Breton ? C’est devenu un lieu commun que de stigmatiser l’effondrement tardif
du surréalisme dans l’ésotérisme après la Seconde Guerre mondiale. Il est vrai qu’on ne
peut qu’être frappé, à la lecture d’Arcane 17, par le peu de pertinence historique du propos
de Breton. Face au nazisme ou au stalinisme, que penser des discours sur « l’idée du
1356
salut terrestre par la femme » ou sur cette existence spirituelle « au-delà de la vie des
1357
êtres » ? Un tel lieu commun est cependant à nuancer. Il suffit, pour s’en convaincre, de
lire les nombreux textes politiques, d’obédience le plus souvent anarchiste, que publient,
1358
entre autres, Péret ou Breton après 1945 . A vrai dire, le surréalisme ne retient, le plus
souvent, du spiritisme ou de l’occultisme qu’une tournure imaginative de l’esprit. La part est
délicate à faire entre ces deux voies, celle-ci évoluant d’ailleurs suivant les périodes, mais
il nous semble que le surréalisme a su, globalement, éviter cette impasse idéaliste, tout en
la côtoyant de près.

2. La Dérive hallucinatoire et une première tentative incomplète de


dépassement de l’idéalisme chez les surréalistes et les romantiques :

Une Impasse dangereuse, la maladie logique de l’idéalisme magique :


A ce premier piège de l’idéalisme, il s’en ajoute vite un second. Comme nous allons le
montrer, la dérive hallucinatoire est la deuxième impasse propre à cette philosophie que
la révolution poétique doit éviter. A mesure qu’il découvre et exalte les pouvoirs de son
imaginaire et de sa capacité à influer sur sa représentation et sa perception du réel, le poète
idéaliste fait aussi l’expérience d’une scission avec la réalité telle qu’elle est communément
acceptée. Ce faisant, il s’avance sur une étroite ligne de crête où la folie et l’hallucination
pure et simple répondent à la grandeur de son « génie poétique ». C’est tout cela, comme
nous l’avons déjà vu, que Rimbaud a su décrire dans Une Saison en enfer, en démontrant
à la fois les pouvoirs d’hallucination volontaire de la pensée et du langage poétique et les
risques de folie inhérents à cette réussite même. Il apporte en même temps la preuve,
essentielle pour l’ « idéalisme magique », du possible primat de la pensée sur l’être ou,
disons, de la capacité de la pensée à créer l’illusion parfaite de l’être et celle du désordre
psychique et physique qui en est le prix à payer. Ceci explique, bien sûr, la réception
paradoxale d’un tel texte : Rimbaud peut bien décrire l’enfer où mène cette « alchimie
du verbe », bon nombre de ses lecteurs (dont les surréalistes) n’en retiendront que le
secret d’une possible révolution poétique. C’est, cependant, passer sous silence le terrible

1356
Arcane 17, op. cit., p.47
1357
ibid., p.83
1358
Pour Péret, voir les textes politiques rassemblés dans le septième volume de ses Œuvres complètes ; pour Breton, on
peut se référer aux nombreux textes rassemblés dans Mettre au ban les partis politiques, éd. de L’Herne, « Carnets », Paris, 2007

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

enseignement de Rimbaud : dans l’idéalisme, l’infinité des possibles se renverse, in fine,


en une impossibilité concrète.
C’est ce terrible constat que refait Bataille, à la fin des années 1940 : le poète peut bien
envisager, dans le domaine du discours, une infinité de possibles, il ne peut en exiger la
réalisation sans se heurter à une impossibilité pratique qui le condamne soit au désespoir,
soit à la folie. Lorsque je prends pour des réalités les produits de ma seule imagination
poétique, je deviens fou (au sens social et donc relatif du terme), « capable d’ignorer la
1359
vérité » qu’assure seule la réalité matérielle du monde (même si celle-ci est fonction
d’une représentation). Il résume ainsi ce hiatus entre la matérialité du monde logique et
l’infinité idéaliste des possibles :
« La poésie fut un simple détour : j’échappai par elle au monde du discours,
devenu pour moi le monde naturel, j’entrai avec elle en une sorte de tombe où
1360
l’infinité du possible naissait de la mort du monde logique. »
C’est sur ce même paradoxe que Jacques Rivière essaie d’attirer l’attention d’Artaud au
début des années 1920. Tout en opposant, comme Bataille, la réalité matérielle des choses –
1361
« l’innocence des faits » , écrit-il – à cette hallucination volontaire qu’entraîne l’idéalisme,
il insiste avec justesse sur le caractère abstrait des nouveaux possibles qu’ouvrent certaines
images poétiques. Comme il l’explique, « l’universel possible se change en impossibilités
1362
concrètes » . En d’autres termes, prétendre libérer et imposer l’Esprit au monde, en le
dégageant de toutes ses limitations matérielles, c’est envisager un « universel possible »
qui ne trouve plus aucun champ de réalisation dans la matérialité du monde. La poésie
idéaliste produit donc un univers absolutisé mais cantonné au rang des abstractions lorsqu’il
se dégage du plan de la réalité matérielle et, ce, au risque de créer un dualisme nouveau
entre l’esprit et la matière.
Bien sûr, poétiser le réel ne signifie pas systématiquement transformer le réel en une
abstraction poétique. Cependant, tant qu’un tel projet se développe dans le cadre exclusif
de la philosophie idéaliste, c’est le risque qu’il court. Avec lui, comme nous l’avons vu, ce
sont les abîmes de la folie ou du désespoir qui s’ouvrent. Si, pressentant cette impasse, le
romantisme allemand et le surréalisme ont progressivement réussi à sortir leur entreprise
poétique des ornières de l’idéalisme, c’est ce risque qu’illustre par contre, à nos yeux,
l’exemple littéraire du personnage de Des Esseintes.

Un exemple - Pulsion de mort, kitsch et folie dans l’idéalisme dandy :


ème
Le dandysme, à la fin du XIX siècle, tel qu’ont pu l’incarner un homme comme
Oscar Wilde ou un personnage comme Des Esseintes, a, en effet, pour principal fond
philosophique, l’idéalisme. Son axiome de base se comprend aisément à cette aune. A
1363
chaque fois, les formules sont différentes : « la Nature retarde toujours sur l’époque » ,
1364
« la Vie imite l’Art beaucoup plus que l’Art n’imite la Vie » ou « la littérature devance

1359
L’Impossible, op. cit., p.187
1360
ibid.
1361
« Correspondance avec Jacques Rivière », L’Ombilic des limbes et autres textes, op. cit., p.33
1362
ibid.
1363
O. WILDE, Le Déclin du mensonge, op. cit., p.22
1364
ibid., p.35

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2ème partie : Poésie et Révolution

1365
toujours la Vie » , mais le raisonnement reste le même. Il essaie de démontrer que ce
sont les Idées qui façonnent le monde et non l’inverse, et que les représentations artistiques
produisent le réel tel que nous le vivons. Comme l’affirme le personnage de Vivian, dans Le
Déclin du mensonge de Wilde, la nature serait une forme brute et inconsciente. L’homme
qui se trouve face à elle lui donnerait forme. En fonction de son talent artistique, il façonne
le matériau brut qu’est la Vie, en crée une forme idéale qui, en retour, pousse la Vie à imiter
l’Art. Wilde reprend ainsi l’éloge idéaliste de l’imagination créatrice. Il adapte, en quelque
sorte, le primat de la pensée sur l’être au domaine de l’Art. Le résultat reste le même : il
substitue la représentation de la chose à sa réalité ; il affronte le monde à son idéal et tente
de conformer le premier au second, au risque de se heurter à cette impossibilité concrète
dont nous parlions et de vaciller ainsi au-dessus des abîmes de la folie et du désespoir.
Le personnage de Des Esseintes, qu’imagine J.-K. Huysmans dans son roman A
Rebours, est une bonne illustration de cette impasse-là. En bon dandy, il rêve de conformer
le réel à son idéal. Sans cesse déçu par la réalité effective des choses, il déserte le monde
pour s’enfermer dans une tour d’ivoire où il remplace toutes les choses réelles par des
choses artificielles ou des œuvres d’art. L’impasse que décrit ainsi Huysmans est celle de
l’esthète à ce point épris d’Idéal que plus rien, dans le réel, ne peut le satisfaire, tout lui
paraissant trop impur ou trop vulgaire. Ce faisant, il ne peut trouver refuge que dans les
abstractions de l’esprit. Son goût d’Idéal, de pureté, l’entraîne vers une haine de la nature,
une attitude blasée que traduisent son ennui, son atonie, sa perte de désir, son effondrement
1366
corporel, « l’inexorable maladie » ou « la marche de la névrose » . Paradoxalement, la
quête idéaliste d’une sensation supérieure – il affirme : « je cherche des parfums nouveaux,
1367
des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés » – loin d’en faire un « grand vivant »
comme il tente de l’être un temps, finit par provoquer un état morbide. Progressivement,
tous ses sens, loin de s’affiner, se dérèglent uns à uns. Après les perturbations de l’odorat et
de la vue surgissent « les illusions de l’ouïe, ces altérations qui ne se produisent que dans la
1368
dernière période du mal » . Sa quête d’Idéal, « son besoin d’échapper à l’horrible réalité
de l’existence, à franchir les confins de la pensée, à tâtonner sans arriver à une certitude,
1369
dans les brumes des au-delà de l’art » , ne nourrit plus, à la longue, qu’un dégoût kistch
du réel où il est aisé de détecter une pulsion de mort. Une telle philosophie, ne valorisant
que l’angle esthétique ou idéal des choses, entraîne non seulement un amoralisme total,
dont témoigne la fascination de Wilde pour le dandy criminel qu’il décrit dans La Plume, le
crayon et le poison (seul compte le style du geste, pour le dandy, et non son contenu), mais
aussi, plus largement, un rapport mortifère au vivant. L’exemple de cette tortue, décorée de
pierreries somptueuses par Des Esseintes afin de rehausser le coloris de son tapis et dont il
finit par provoquer la mort, est de ce point de vue là significatif : une approche exclusivement
esthétique du monde efface, à ses yeux, la réalité sensible des choses et des êtres. Elle
gomme même sa propre réalité. Des Esseintes, peu à peu, s’effondre. La maladie le gagne
et la névrose le mène aux portes de la folie. A la fin, convaincu par son médecin qu’il lui
faut retourner au monde afin d’éviter la mort et alarmé par l’évolution de son état, il ne s’y
résout qu’avec désespoir. Là est son impasse : tandis qu’une telle haine du monde aurait pu
l’orienter vers des positions révolutionnaires, il s’enferme dans un pessimisme sans retour,
1365
ibid., p.39
1366
J.-K. HUYSMANS, A Rebours, op. cit., p.202
1367
A Rebours, op. cit., p.211
1368
ibid., p.323
1369
ibid., p.211

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

le désespoir noyé de nostalgie que ne peuvent venir consoler que le suicide ou la fuite vers
d’autres sphères abstraites, qu’elles soient esthétiques ou religieuses. Bien entendu, tout
dandysme ne mène pas forcément au même état : Wilde en est un bon exemple. Sans
doute manque-t-il à Des Esseintes ce qui sauve Wilde, à savoir de l’humour ? On peut aussi
rétorquer que nous tirons notre exemple de la fiction. Nous pensons que Des Esseintes n’est
que la forme extrême d’un mal réel à propos duquel les exemples ne manquent pas. La liste
est longue de ces poètes ou esthètes à ce point épris d’Idéal – fleur bleue, point sublime,
etc. – que toute réalité présente, si inadéquate à ce rêve, ne peut plus être que dégoût,
souffrance et rejet : Baudelaire, Nietzsche, Artaud et bien d’autres. L’enjeu n’est-il pas, dès
lors, comme tentent de le faire petit à petit les romantiques allemands puis les surréalistes,
d’envisager un état où la perception objective des choses n’entre plus en contradiction
avec ses représentations subjectives, c’est-à-dire un point d’équilibre où matérialisme et
idéalisme cessent de s’affronter ?

Une première tentative de dépassement romantique et surréaliste de


l’idéalisme :
Si les premières années du surréalisme sont indubitablement placées sous le signe de
l’idéalisme, il se détache progressivement de cette philosophie à partir de la fin des années
1920. Une telle évolution se fait sans doute, pour une part en tout cas, sous la pression
du PCF – Breton admet d’ailleurs, dans ses Entretiens, que l’acceptation du primat de la
matière sur l’esprit constitue alors un compromis envers les communistes. Pourtant, une fois
rompus les liens avec le PCF, les surréalistes ne reviennent pas sur les principales critiques
adressées alors à l’idéalisme. Celles-ci se ramènent toutes à un seul point, celui que
1370
Breton considère comme « l’erreur grandiose de Fichte » , c’est-à-dire « cette manière de
concevoir le monde extérieur, tendant à le faire dépendre de la seule puissance du Moi et
1371
équivalant pratiquement à le nier » . C’est de cette croyance-là, principalement, que les
surréalistes tentent de se démarquer le plus nettement. Crevel prévient ainsi : « et, s’il vous
plaît, prière de ne point prendre la surréalité pour un refuge nouménal d’où dédaigner le
1372
monde des phénomènes » . Contre la croyance folle dans le pouvoir absolu de création
de la pensée, contre le rêve issu de l’idéalisme de créer le monde ex nihilo, ils reconnaissent,
désormais, que le monde n’est pas un produit du moi mais qu’il nous est donné, que l’esprit
n’engendre pas seul la matière mais que cette dernière lui pré-existe. Il faut se méfier
cependant de certaines déclarations péremptoires d’alors qui prétendent accepter sans
1373
réserves le « matérialisme dialectique comme seule philosophie révolutionnaire » . Les
surréalistes, s’ils prennent effectivement une distance décisive par rapport à l’idéalisme, ne
veulent pas moins en « dégager la perle que d’autres, pour reprendre encore une parole
1374
de Lénine, ne surent pas extraire du fumier de l’idéalisme absolu » (en l’occurrence,
le rôle accordé à l’imagination, l’attention aux schémas de représentations ou encore aux
mécanismes de l’esprit). Le propos vise, certes, à se dégager de certaines ornières propres
à l’idéalisme, mais il reste tout aussi critique vis-à-vis de certaines faiblesses ou impasses
liées à une philosophie matérialiste étroite (un rationalisme obtus et son incompréhension
consécutive d’un certain nombre de phénomènes psychiques). L’enjeu n’est donc pas de
1370
« Introduction aux Contes bizarres d’Achim d’Arnim » (1933), Point du jour, op. cit., p.124
1371
ibid., p.124-125
1372
« Nouvelles vues sur Dali et l’obscurantisme » (1933), L’Esprit contre la raison, op. cit., p.326
1373
L. ARAGON, « Le Surréalisme et le devenir révolutionnaire », Le Surréalisme au service de la révolution n°3, décembre 1931, p.2
1374
A. BRETON, Les Vases communicants, op. cit., p.103

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2ème partie : Poésie et Révolution

passer d’un pôle à l’autre de ce débat philosophique mais de les corriger et de les dépasser
l’un par l’autre. Il s’agit, pour les surréalistes, de dépasser une opposition mal définie
entre idéalisme et matérialisme. Ainsi, tandis que ces deux philosophies se débattent sur
la question de la primauté de la pensée ou de l’être, le surréalisme s’intéresse, lui, aux
échanges réciproques et dynamiques entre l’être et le penser. Il ne peut être question,
selon lui, ni de postuler la toute-puissance de l’esprit sur la matière ni de réduire toute
représentation mentale aux conditions objectives de sa production. Au contraire, il se
1375
penche sur « ces échanges mystérieux entre le matériel et le mental » , ces noces
perpétuelles où l’être détermine la pensée qui détermine l’être en retour – et réciproquement.
Dans cette perspective, l’imaginaire et le réel cessent d’être perçus contradictoirement, l’un
et l’autre pouvant échanger leurs traits, se déterminer et s’influencer mutuellement.
Dans les années 1930, le surréalisme définit un tel projet en opposition au romantisme
allemand. A cette époque, par exemple, célébrer Achim d’Arnim implique nécessairement
de le détacher et de l’opposer, d’une façon plus que surprenante (si l’on oublie
les circonstances stratégiques d’une telle distinction, en tout cas…), aux romantiques
allemands et en particulier à Novalis ou aux frères Schlegel. Trop suspects d’idéalisme à une
époque où l’on prétendait se rallier sans réserve au matérialisme du Parti Communiste, il
était nécessaire de renier ces poètes et penseurs romantiques, quitte à en sauver certaines
figures comme Arnim ou Ritter. La réalité est cependant toute autre et, une fois passée
la nécessité de telles concessions critiques, Breton n’hésite plus à reconnaître en Novalis
l’un de ses maîtres et prédécesseurs sur la voie d’un tel dépassement de l’idéalisme et
1376
du matérialisme . S’il est évident que la philosophie idéaliste de Fichte a exercé une
influence considérable, voire décisive, sur le développement de la philosophie romantique, il
importe de souligner la dimension critique tout aussi évidente de cet héritage et de distinguer
clairement ces deux pensées. Le point de divergence initial, comme le montre très bien
Benjamin, réside dans l’approche romantique de l’infini. En effet, tandis que pour Fichte
la réflexion est bornée par l’intuition première dans le Moi et que toute position est limitée
par le Non-Moi, les romantiques postulent, eux, le caractère infini de la réflexion. Alors
que Fichte fait de la réflexion un mécanisme de pensée au second degré (le penser de
quelque chose et le penser de ce penser), les romantiques, soulignant la forme infinie du
véritable penser et de la réflexion, élèvent la pensée à un degré infini : la pensée de la
pensée est tout autant capable de se réfléchir à un troisième degré de la pensée de la
pensée de la pensée, puis à un quatrième degré, et ainsi de suite. Ce faisant, à force
de s’élargir, la forme propre de la réflexion se dissout dans l’Absolu qu’elle constitue en
tant que tel. L’infinité de la réflexion s’identifie à l’infinité de la connexion et l’esprit devient
capable d’embrasser le maximum de réalité. La conséquence est de taille : tandis que
dans le système fichtéen le Moi est à l’origine de Tout et ne saisit jamais autre chose
que lui-même, dans le système romantique le sujet pensant est tout aussi bien à l’origine
qu’à la conclusion du Tout. Dans l’absolu comme médium-de-la-réflexion, chaque être est
susceptible de s’étendre à l’infini et donc de créer ce dernier mais, ce, à la seule condition
qu’il soit en même temps le produit, en amont, de l’infinité qui le produit. L’image du cercle,
envisagée par F. Schlegel, est parlante puisque chaque point du cercle peut tout aussi bien
être défini comme son origine que comme son terme. Les formes et les êtres constitués
dans l’Absolu sont donc susceptibles d’être modifiés par moi mais dans la seule mesure
où ils interagissent avec moi et me déterminent. En d’autres termes, il faut qu’ils existent
indépendamment de moi. C’est ainsi que la philosophie romantique substitue au Non-Moi
1375
A. BRETON, L’Amour fou, op. cit., p.61
1376
Voir, par exemple, les éloges que Breton tresse de Novalis dans L’Art magique…

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

fichtéen un Toi autonome. Elle réhabilite l’existence de l’Autre. Celui-ci, au lieu de constituer
une simple projection inconsciente de mon esprit, définit un corps autonome stimulant au
contact duquel je m’éprouve. Comme le résume Charles Le Blanc, « l’Autre n’existe pas
seulement en fonction de ma conscience, tel le choc du Non-Moi vers lequel s’oriente le Moi
libre de Fichte : il est une conscience étrangère, en laquelle je découvre mon être, et qui nous
1377
implique dans une relation mutuelle fondamentale » . Le romantisme développe ainsi une
pensée de la liaison et de la relation. Il s’intéresse à la région sensible du monde délaissée
par l’idéalisme fichtéen. Pour lui, toute pensée poétique qui refuse de reconnaître le monde
des sensations externes et l’influence qu’il exerce sur nous constitue donc une impasse
dangereuse. L’ « idéalisme magique » dont parle Novalis, cette faculté d’ « engendrer à
1378
volonté des sensations » , cette capacité absolue de conformer et de créer le monde qui
nous entoure en fonction de nos seules représentations mentales, fascine peut-être le poète
romantique, il ne le considère pas moins comme une « folie ».
Une fois de plus, cependant, comme pour les surréalistes, il ne s’agit en aucun cas
de basculer vers le pôle inverse, c’est-à-dire de nier le monde des sensations internes et
la capacité formatrice – à défaut d’être créatrice – de notre imaginaire. Il faut trouver le
point d’équilibre entre ces deux philosophies où « la distinction du subjectif et de l’objectif
1379
perde de sa nécessité et de sa valeur » , où toutes choses puissent s’appréhender
à la fois dans leurs dimensions idéelle et matérielle, c’est-à-dire à travers l’unité de la
perception et de la représentation. Il s’agit de reconnaître à la fois la dimension magique
du développement interne de la conscience et de la perception objective que nous avons
d’un objet, la capacité qu’a cette représentation mentale d’influer, en retour, sur notre
perception de la réalité, et l’origine matérielle concrète de ces représentations. Surréalistes
et romantiques cherchent donc à démontrer que toute réalité « véritable », surréalité ou
monde romantisé, se définit à travers la collusion et l’harmonie d’une perception objective
et d’une représentation subjective. Pour cela, Breton s’appuie, entre autres, sur les travaux
de l’école de Marburg. Il rappelle comment ceux-ci ont pu mettre en évidence le grand
décalage, c’est-à-dire la capacité de transformation infinie, existant entre la perception
sensorielle (la réalité) et sa perception différée (la représentation mentale qu’on s’en fait).
Ces travaux montrent surtout qu’un tel pouvoir de dissociation est originel et, donc, que
perception et représentation sont naturellement liées, que toute perception d’un objet laisse
en nous une image éidétique, susceptible d’être transformée à l’infini en fonction de notre
imaginaire personnel, et que toute vision d’un objet est à la fois imaginative et sensorielle.
C’est ce même genre d’expérience que les surréalistes tentent de reproduire à travers
1380
leurs « recherches expérimentales sur la connaissance irrationnelle de l’objet » . Celles-
ci confirment, à leur tour, que toute conscience réelle d’un objet se situe à la croisée des
pouvoirs de suggestion objectifs de la chose (forme, couleur, texture, etc.), du contexte
dans lequel celle-ci est appréhendée et de l’univers mental préalable de la personne qui
le regarde et qui interprète donc ses propriétés objectives en fonction de ses propres
conditions subjectives.
Tout ceci signifie, bien sûr, que l’entreprise de poétisation du réel, dans laquelle
romantiques et surréalistes s’engagent, reste valable, une fois dépassées les ornières de
l’idéalisme, et que la richesse de notre monde est fonction de la richesse de notre imaginaire.
1377
La Forme poétique du monde, op. cit., p.83
1378
NOVALIS, Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.49
1379
A. BRETON, Qu’est-ce que le surréalisme ?, op. cit., p.26
1380
Le Surréalisme au service de la révolution n°6, 15 mai 1933, pages 10 à 24

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2ème partie : Poésie et Révolution

De tels développements démontrent, cependant, que le pouvoir créateur du poète ne porte


pas sur l’être mais sur la forme des choses. Comme l’explique Novalis, il ne s’agit pas de
créer un monde mais de « l’organiser pour moi-même, l’orienter et le former ». Autrement
dit, comme il l’écrit encore :
« Mon efficacité intellectuelle – ma réalisation des idées – ne pourront […] pas
être une décomposition et une transformation du monde – du moins pas en tant
que je suis membre de ce monde déterminé – mais elles ne pourront être qu’une
1381
opération de variation. »
Il ne s’agit pas de créer ex nihilo de nouvelles réalités, ou de révoquer la nature, mais
d’actualiser et d’orienter les possibles de ce qui est, étant entendu, selon Breton cette fois-
ci, « que seule la perception externe a permis l’acquisition involontaire des matériaux dont
1382
la représentation mentale est appelée à se servir » . La « révolution poétique », dans
laquelle sont engagés tous ces poètes, ne peut donc se justifier et prétendre à une possible
réussite qu’en tenant ce « pas gagné », selon l’expression de Rimbaud. Elle doit être
capable d’opérer le passage de l’hallucination à cette « opération de variation » symbolique
du réel, comme dans l’activité paranoïaque-critique ou les poèmes des Illuminations,selon
l’interprétation que nous voudrions désormais en proposer.

« Tenir le pas gagné » :


La trajectoire poétique de Rimbaud, autour du débat sur la période d’écriture des
Illuminations, est sujette à deux grandes interprétations contradictoires. La première d’entre
elles considère que les textes en prose d’Une Saison en enfer sont les derniers qu’ait écrit le
poète et qu’ils constituent donc un adieu définitif à la littérature. Dans la mesure, cependant,
où un grand nombre de témoignages, confirmés par les développements actuels de la
critique, montrent que les poèmes des Illuminations auraient été écrits dans les deux ou
trois années qui suivent la publication d’Une Saison en enfer, il faut sans doute considérer,
au contraire, que ce recueil de 1873 marque, non pas un abandon de l’écriture poétique,
mais la clôture de la période poétique idéaliste du voyant et le passage vers une poétique
nouvelle. Un certain nombre d’expressions, employées dans le dernier paragraphe de ce
recueil, s’inscrivent d’ailleurs dans cette logique. Il n’y est pas question un seul instant d’une
quelconque forme de renoncement. Ce n’est pas la révolte qui l’animait qui est reniée mais
la voie qu’elle empruntait jusque-là. Rimbaud semble annoncer la suite de sa trajectoire
poétique, au-delà de l’impasse idéaliste de la voyance, des hallucinations et de l’enfer
auxquels elle mène : « il faut être absolument moderne », écrit-il, avant de conclure « Point
1383
de cantiques : tenir le pas gagné » . L’issue nouvelle est loin d’être définie, à ce moment-
là. Une chose est certaine : elle implique de tourner le dos aux illusions idéalistes passées.
Une Saison en enfer en finit avec une impasse – celle de la voyance – et annonce, au-
delà, une entrée triomphale nouvelle : « et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous
1384
entrerons aux splendides villes » .
Si l’on considère que les Illuminations définissent donc une nouvelle étape dans la
poétique de Rimbaud, toute la question consiste désormais à essayer de comprendre en
quoi peut bien tenir ce fameux « pas gagné ». Au premier abord, en effet, l’évolution semble
1381
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.60
1382
« Situation surréaliste de l’objet » (1935), Position politique du surréalisme, op. cit., p.119
1383
« Une Saison en enfer », Œuvres complètes, op. cit., p.116-117
1384
« Une Saison en enfer », Œuvres complètes, op. cit., p.117

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

peu flagrante. Les images les plus improbables continuent de foisonner dans ses poèmes :
« Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise,/Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les
1385
clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée » . Un
certain nombre d’autres textes semblent tenir compte, par contre, du dépassement critique
entériné par Une Saison en enfer. C’est le cas, par exemple, du poème « Conte » dont le
personnage principal, un Prince, essaie, comme le poète en son temps, de « changer la
vie » :
« Il prévoyait d’étonnantes révolutions de l’amour, et soupçonnait ses femmes
de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe. Il voulait
voir la vérité, l’heure du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fût ou non
1386
une aberration de piété, il voulut. »
Seulement, quoi qu’il fasse, il se heurte à sa propre impuissance et rien ne change. Une telle
prise de distance critique, par rapport aux prétendus pouvoirs créateurs du voyant, nous
semble témoigner précisément du « pas gagné » par le poète. L’image serait délivrée de
son caractère hallucinatoire et ne prétendrait plus se substituer à la réalité. Elle serait donc
capable de s’élever au second degré, d’être consciente d’elle-même et d’opérer comme
un symbole. Autrement dit, le poème serait délivré de l’illusion idéaliste. Il ne s’agirait
plus, contrairement à l’époque dite du voyant, de créer le réel au gré de nos productions
imaginaires mais de constituer un mode singulier d’appréhension du réel par le biais du
symbole ou de l’image poétique. Un tel décollement du symbolique permettrait d’écarter tout
risque de folie – cette dernière pouvant se définir, ici, comme un régime d’identification du
symbolique et du réel. Un tel gain critique, tout en n’interdisant pas de modifier notre manière
d’être au monde, au travers du couple interactif de la perception et de la représentation,
ouvre un mince passage entre les deux impasses suivantes : l’une, idéaliste, le premier
degré exclusif du symbolique et l’autre, matérialiste, le premier degré exclusif du réel. A la
vision se substitue une animation ou une poétisation des choses, c’est-à-dire ce que nous
pourrions appeler une passion de la perception dont l’une des formules clés pourrait être :
1387
« je vous indiquerais les richesses inouïes » .
Une telle poétique est précisément celle que le surréalisme met en œuvre à partir
de la fin des années 1920. L’unité poétique de la perception et de la représentation est
au cœur de la méthode paranoïaque-critique, par exemple. Cette dernière, plus que tout
autre procédé, met en évidence l’unité de l’objectif (la situation ou l’objet considéré dans
sa réalité matérielle perceptible par tous) et du subjectif (la transformation paranoïaque de
l’objet ou de la situation par l’individu qui l’observe ou y participe). Elle démontre de façon
convaincante l’unité indissoluble de ces deux aspects. Tout en révélant, preuves à l’appui,
la capacité du désir à s’imposer au monde extérieur, elle évite le piège de l’idéalisme : l’objet
n’est pas le produit de nos représentations subjectives mais, tout au contraire, leur point de
fixation matériel. La mise en évidence critique d’un tel fonctionnement symbolique permet
ainsi d’envisager un nouveau type de rapport poétique au monde qui évite à la fois les
pièges de l’idéalisme et du matérialisme.
A côté des œuvres qui s’appuient sur un tel procédé (le film Un Chien andalou, par
exemple), il est un autre domaine de la création surréaliste, sur l’importance duquel on
insiste rarement, qui manifeste de façon exemplaire cette unité poétique de la perception
et de la représentation : la photographie. Telle que la pratiquent Man Ray et un certain
1385
« Après le déluge », ibid., p.121
1386
ibid., p.125
1387
RIMBAUD, ibid., p.128

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2ème partie : Poésie et Révolution

nombre d’autres artistes, elle réalise pourtant l’unité du subjectif et de l’objectif, du matériel
et du spirituel. Qu’est-ce, en effet, que ce genre de photos si ce n’est l’objectivité du monde
perçue à travers la subjectivité du photographe ? La plaque sensible de l’appareil est tout
autant le lieu où s’imprime le réel que celui où s’exprime le sujet. Le cliché n’invente pas
l’objet, il en traduit nécessairement les propriétés objectives, mais, en fonction d’un certain
nombre de procédés techniques comme le cadrage, le choix de divers réglages (diamètre et
temps d’ouverture du diaphragme, réglage de la netteté, etc.), ou d’autres processus créatifs
(solarisation, rayographie, distortion, floutage ou superposition), il est susceptible d’être
représenté d’une quasi-infinité de manières en fonction du sujet qui le réalise. Autrement
dit, la photographie est un art surréaliste par excellence, de par sa capacité à transformer
le réel en surréel, c’est-à-dire à poétiser le réel.
Par tous ces aspects, le surréalisme – lui-même dans l’héritage philosophique du
romantisme allemand – dépasse donc certaines des impasses les plus criantes de
l’idéalisme, tout en en conservant « la perle ». Il évite sa dérive hallucinatoire et sa dimension
purement spéculative. Cependant, en maintenant essentiellement son activité sur le terrain
des représentations, il reste tributaire d’une de ses dernières limites : considérer que le seul
levier des représentations est suffisant pour transformer le monde.

3. L’Impasse idéaliste de la seule refonte du dire :


La « révolution du langage poétique », au cœur de cette révolution poétique, s’appuie,
on l’a vu, sur le constat suivant : le langage, tel qu’il est formé, traduit et produit une
certaine forme de sensibilité et de pensée, c’est-à-dire un système de représentation qui
enregistre et assure un ordre social. Il constitue ainsi, aux yeux de tous ces poètes, un
cadre contraignant et conformant pour l’éclosion de toute nouvelle pensée ou sensibilité
qu’il s’agit de contester et de renverser en tant que tel. De ce point de vue là, une telle
« révolution » repose sur un double présupposé : celui de l’idéalisme philosophique, qui veut
que l’intervention dans le domaine de la pensée et des seules représentations influe sur
la réalité du monde, et celui d’une sorte d’anarchisme individualiste qui proclame l’entière
liberté d’une individualité créative contre la règle sociale. Quand bien même, au cours de
son développement, une telle révolution prendrait ses distances avec l’une ou l’autre de ces
positions, elle n’en reste pas moins aux prises avec les deux impasses qui en découlent,
c’est-à-dire croire que toucher au langage ou aux seules représentations suffise à changer le
monde et s’enfermer dans une forme de solipsisme impuissant. L’impasse de la « révolution
du langage poétique » est donc la suivante : on peut bien modifier tant qu’on veut, dans le
champ d’une œuvre d’art, les représentations, la syntaxe, la grammaire ou la conjugaison,
on ne touche jamais réellement au monde si l’on en reste à ce seul niveau. On ne le
touche qu’à travers une représentation. Toute subversion langagière qui reste du domaine
du seul texte ne constitue jamais que le spectacle d’une subversion – aisément tolérable,
voire récupérable comme pseudo-liberté ou renouvellement du langage social repris dans le
domaine de la communication – et non une subversion concrète. Tout ceci, bien sûr, n’enlève
rien au fait que toute pratique révolutionnaire doit s’accompagner de son développement
théorique et donc d’une intervention dans le champ des représentations, du « partage du
sensible » ou du domaine des possibles. Il n’en reste pas moins que c’est seulement lorsque
cette pratique investit le champ existentiel du quotidien, c’est-à-dire lorsqu’elle se lie à une
pratique effective, qu’elle peut prétendre à une réelle efficacité – le tout ne pouvant découler,
bien entendu, que d’un travail réflexif critique sur ses propres présupposés idéalistes.

Un Exemple – Critique de Tel Quel :

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Les telqueliens sont bien conscients du risque qu’encourt cette « révolution du langage
poétique » dont parle Kristeva. Il va de soi que le présupposé idéaliste de leur entreprise de
subversion – transformer notre langage pour transformer notre monde – les exposait aux
critiques des communistes. Afin de se démarquer de l’idéalisme classique de poètes comme
Mallarmé, ils croisent les discours critiques d’Althusser et de Derrida avec l’ensemble de
leurs réflexions sur le langage. Comme nous l’avons vu, ils prétendent ainsi fonder leur
1388
pratique poétique sur ce qu’ils appellent un « matérialisme sémantique » . Cependant,
si l’analyse montre bien, dans une optique effectivement matérialiste, que le langage est le
produit d’une idéologie et donc des infrastructures, du socle matériel et économique de son
temps, elle laisse subsister le problème suivant : peut-on inverser le schéma de production
infrastructure→idéologie→langage en celui-ci : langage→idéologie→infrastructure ? En
d’autres termes, si les infrastructures déterminent le langage, l’inverse est-il possible ?
Si l’analyse telquelienne peut se revendiquer du matérialisme marxiste, les conclusions
et les pratiques qui en découlent ne tombent-elles pas sous le coup de l’illusion idéaliste
que critique Marx ? Barthes peut bien affirmer que la conception telquelienne du langage
assure l’unité du livre et du monde (puisque l’un comme l’autre ne s’envisagent que comme
« un champ de signifié »), il ne s’ensuit pas, comme il tente pourtant de le démontrer,
qu’intervenir de façon indifférente dans l’un de ces deux champs suffise à transformer
l’autre. En intervenant dans le seul monde des représentations (le livre), ce n’est pas le
monde que l’on change mais les représentations que l’on s’en fait : sur un plan strictement
pratique, ce n’est pas parce que l’on modifie la représentation d’une chose que l’on modifie
nécessairement la chose elle-même. Plusieurs problèmes restent donc à résoudre avant
de pouvoir envisager l’effectivité d’un tel procédé révolutionnaire.
Tout d’abord, il faut s’assurer de l’engagement total de ceux qui mènent une telle
expérience. Tant que celle-ci se limite à un simple ensemble de manifestations langagières
cantonnées dans le cadre d’expérimentations textuelles, nous ne pouvons guère attendre
de résultats concrets, en effet. Une telle pratique subversive peut vite être réduite à un
simple jeu littéraire si elle n’acquière pas une réelle dimension existentielle, c’est-à-dire si
le sujet ne s’engage pas tout entier en elle. Telle est, sans doute, l’une des principales
limites de Tel Quel : l’écrivain qui monte patiemment son texte, avec la conscience critique
de ce qu’il fait, reste l’observateur et non l’acteur de l’écriture. Cette dernière engage bien
peu le corps. Elle relève d’un jeu de l’esprit, d’une expérimentation-critique bien plus que
d’une expérimentation-vie. Les quatre exemples que Kristeva utilise dans La Révolution
du langage poétique (Lautréamont, Mallarmé, Joyce et Artaud) révèlent bien une telle
ambiguïté. Si l’on excepte, en effet, le cas de Lautréamont sur lequel nous n’avons pas
assez d’informations, les modifications hyper-travaillées de Mallarmé et de Joyce n’ont,
semble-t-il, guère été vécues concrètement par ces deux écrivains. Elle semblent rester
sur le plan inoffensif du jeu littéraire, tandis que les modifications spontanées, d’ordre vital
chez Artaud, ont accompagné et traduit, au contraire, les modifications concrètes de son
statut de sujet et, ce, jusque dans la folie. Autrement dit, la limite du discours que tient
Kristeva consiste à mettre sur un même plan des expériences en réalité très différentes
et ce, peut-être, afin de masquer la limite suivante du projet révolutionnaire découlant de
son analyse : laisser croire qu’une modification consciente du langage (du type de celle
de Mallarmé ou de Joyce) puisse produire une modification véritable du statut du sujet (du
type de celle d’Artaud) et confirmer ainsi une position, in fine, idéaliste. Les biographies
respectives de Mallarmé, Joyce et, à leur suite, de Kristeva, Sollers et d’autres, démontrent
bien, pourtant, que ce n’est pas le cas à l’évidence – tandis que la seule réussite, du point
de vue telquelien, d’Artaud laisse planer le doute suivant : n’est-ce pas parce que son statut
1388
infra, p.163

264

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2ème partie : Poésie et Révolution

de sujet était perturbé, au préalable, qu’il a tenté d’inventer une nouvelle langue ? Bien
entendu, Kristeva ne pouvait opérer une telle distinction et reconnaître une telle limite sans
ruiner la démarche de Tel Quel. La confusion qu’elle crée et entretient est symptomatique,
à nos yeux, des limites de l’écriture textuelle. Sollers et d’autres ont bien pu écrire les textes
les plus subversifs qui soient, cette expérience-là – du moment qu’elle était dirigée par
une conscience claire – est restée de l’ordre de l’exercice et de la seule expérimentation
littéraire. Le tutelle mallarméenne est, de ce point de vue là, significative. La finalité de
son expérience, c’est le Livre et non pas l’existence quotidienne. Il y a pire encore : dans
l’expérience telquelienne, le sujet ne s’extirpe pas fondamentalement de son langage. Il ne
touche à sa langue que dans l’espace autre et privilégié du livre, à travers une expérience qui
reste encadrée, bornée et pensée dans les termes du langage courant. Elle crée ainsi une
dualité entre l’écrivain (en tant que personne), qui reste dans le cadre des représentations,
et d’une langue usuelles et l’écrivant, qui s’amuse, au sein de ce cadre, à mimer une autre
langue et une autre forme de conscience. Or, tant que ce premier cadre est préservé, le
second est condamné à rester de l’ordre du simple jeu littéraire.
A supposer, néanmoins, que ce premier problème soit résolu et que la « révolution
du langage poétique » que promulgue Tel Quel puisse prétendre à une réelle effectivité,
la question se pose alors de savoir si une telle expérience peut dépasser le cadre
individuel de l’écriture poétique. En d’autres termes, les perturbations dans le langage
qu’introduit l’écriture textuelle sont-elles d’ordre politique ou subjectif ? Touchent-elles
aux infrastructures collectives de la société ou bien au seul statut du sujet écrivant ?
Au premier abord, dans la mesure où une telle expérience est individuelle et isolée, la
réponse semble être la seconde. Cependant, Kristeva entend démontrer qu’il existe un lien
entre toute pratique d’écriture singulière et un modèle politique collectif. Tout en admettant
que toute révolution poétique se condamne à l’isolement et à l’impuissance si elle ne
se lie pas à une révolution sociale, elle estime qu’une politique est incluse dans toute
esthétique. Un tel raisonnement, on l’a vu, est loin de lui être propre et peut aisément se
justifier dans un certain nombre de cas (que l’on pense à l’idée développée par Jacques
Rancière d’un « partage du sensible » ou de l’importance sociale des systèmes culturels de
représentation). Dans le cas présent, l’un des points essentiels de la réflexion de Kristeva
est d’identifier un ensemble de pratiques signifiantes (quatre, en l’occurence) avec autant de
1389
modèles politiques différents . Le problème est que ce type de rapprochement ne repose,
en réalité, que sur une simple métaphore, sans que rien ne vienne la justifier. Par exemple,
sur quoi se base réellement la correspondance qu’elle établit entre le « texte » (au sens
où les telqueliens entendent ce terme) et une société de type libertaire ? Cet irrationnel du
sémiotique dont elle parle ne peut-il pas être utilisé, au contraire, afin de manipuler les foules
dans le cadre d’un régime fasciste ? A l’inverse, l’autonomie politique ne suppose-t-elle
pas une certaine forme de rationalité sociale ? De telles questions restent ici en suspens.
Que le poète puisse, à son niveau, transformer son monde ou, en tout cas, la perception
qu’il en a, tout cela relève très certainement de l’ordre du possible, mais comment pourra-
t-il, ensuite, étendre cette expérience au-delà de lui-même et prétendre ainsi à une réelle
effectivité politique ? Comment faire pour que l’expérience d’écriture menée par le poète
devienne autre chose, pour toute autre personne, qu’un exercice singulier illisible ? Pour le
dire autrement, au problème de l’écriture s’ajoute donc, pour Tel Quel, celui de la lecture.
Il faut bien avouer, ici, que la question embarrasse. Son issue la plus positive, on l’a vu, se
trouve sur le plan de la critique, c’est-à-dire, en l’occurrence, à travers la mise en place d’un

1389
infra, p.167

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

1390
dispositif de désautomatisation de la perception des signes . Sur le terrain de la pratique,
par contre, elle reste on ne peut plus indécise. Elle oblige celui qui transformerait son propre
monde, celui qui serait capable, selon l’expression rêveuse de Novalis, de vivre dans un
monde de fées, à accepter l’isolement et la solitude qui en découlent. Elle le contraint, en
d’autres termes, à se heurter à ce que nous appelons le solipsisme idéaliste.

Le Solipsisme idéaliste :
L’une des critiques les plus couramment adressées aux avant-gardes poétiques des
ème ème
XIX et XX siècles est, en effet, d’avoir mis en péril toute pensée possible du
commun en détruisant le socle collectif partagé de la langue et des représentations admises.
Ce discours-là, on le retrouve sous la plume de Julien Benda ou celle de Jean Paulhan. A
chaque fois, ces critiques accusent la dimension individualiste et antisociale des œuvres
poétiques de leur temps et défendent, contre elles, la clarté sociale d’une raison et d’un
langage communs. Ils n’ont pas de mots trop durs pour attaquer cette « révolution du
langage poétique » dont ils dénoncent ainsi le projet : chaque auteur, affirmant sa singularité,
juge nécessaire de reforger une langue qui lui soit propre, or, comme le résume Laurent
Jenny, « un tel projet, s’il se réalisait, n’aboutirait qu’à constituer des idiolectes incapables
1391
de communiquer quelque signification que ce soit » . Aussi réactionnaire que soit cette
critique, elle n’en traduit pas moins un certain fond de vérité. Dès 1891, Mallarmé explique,
lui-même, que l’avènement du vers libre constitue l’un des symptômes évidents d’un
individualisme grandissant et, ainsi, d’une perte d’unité de la société :
« Dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d’art stable,
d’art définitif. De cette organisation sociale inachevée, qui explique en même
temps l’inquiétude des esprits, naît l’inexpliqué besoin d’individualité dont les
1392
manifestations littéraires présentes sont le reflet direct. »
La « révolution du langage poétique » s’accompagnerait donc d’une perte de communication
sociale, d’un émiettement des singularités, chacun parlant pour lui-même, dans son propre
monde et selon sa propre langue.
Il faut admettre que la critique de l’idéalisme philosophique, qui se trouve à la base d’un
grand nombre d’entreprises poétiques de ces deux derniers siècles, touche particulièrement
juste sur le point suivant : l’accusation de solipsisme. Quels que soient les efforts de Fichte
pour distinguer le Moi du moi empirique, sa philosophie ouvre grand les portes à un projet
de recréation individuel du monde. C’est la leçon qu’en retient l’idéalisme magique : la
capacité, en fonction du règne de notre esprit sur la matière, de « vivre au sens propre dans
1393
son monde » . Seulement, dans ce monde-là, on est seul et privé de toute possibilité
de communication avec autrui, faute de référent commun. En effet, si la manière dont je
perçois le réel et, donc, dont je le vis est fonction d’une représentation subjective, je peux,
certes, modifier à volonté ma perception du réel mais sur quel terrain désormais pourrais-
je me placer pour communiquer avec autrui ? Je peux peut-être m’apercevoir dans un
monde de fées, comme le souhaite Novalis, mais si je suis le seul à le faire, comment
pourrais-je partager cette expérience avec autrui ? Autrement dit, l’idéalisme menace
d’enfermer le sujet dans une expérience solipsiste, le tout en supprimant le seul terrain réel
1390
infra, p.167 à 174
1391
« Terreur et lieu commun chez Paulhan », Je suis la révolution, op. cit., p.138
1392
Igitur, Divagations, Un Coup de dés, op. cit.,p.388-389
1393
NOVALIS, Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.105

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2ème partie : Poésie et Révolution

de communication et de partage possible entre les individus : la réalité matérielle et objective


des choses. Pour prendre un exemple plus précis, en prétendant discréditer le réel ainsi
que l’image répressive du sur-moi, le surréalisme, dans ses premières années – bien qu’il
prétende, par la suite, unir l’objectif et le subjectif – ne met-il pas en péril la possibilité de
toute représentation commune ? S’il n’y a plus un réel mais des réalités, en fonction de
quelle réalité pourrons-nous désormais nous construire et agir, individuellement et surtout
collectivement ? S’il n’y a plus de sur-moi, c’est-à-dire d’image idéale du moi, comment
pourrais-je construire mon identité et par rapport à quoi pourrais-je fixer ma conscience ?
C’est là une impasse réelle ayant pour termes la folie, l’inaction concrète (l’incapacité à
déterminer une action à mener) et l’individualisme. Rimbaud ironise d’ailleurs sur ce point,
dans Une Saison en enfer, lorsque, après avoir rappelé son système d’équivalence entre
1394
les couleurs et les voyelles, il ajoute : « je réservais la traduction » . Comment rencontrer
un public alors et selon quelles modalités ? Comme nous allons le voir, l’exemple du
surréalisme nous renseigne un peu sur ce sujet.

Comment lire un poème surréaliste ?:


Au premier abord, la plupart des œuvres surréalistes ont cette force d’irruption, de par
1395
leur « absurdité immédiate » . Tout, ici, vise à « déconcerter l’esprit » et à « le mettre
1396
dans son tort » . L’œil, qui parcourt la page, l’écran de cinéma, les contours d’un objet
ou la toile d’une peinture, y subit une agression semblable à celle de cet œil coupé, en
ouverture d’Un Chien andalou de Bunuel et Dali. Le spectateur y perd l’ensemble de ses
repères traditionnels, à mesure que le réel vacille dans l’illogique de ses enchaînements
et l’irréel de ses images. Une telle expérience le force à s’interroger et à questionner sa
propre position. Soit, « atteint dans ses habitudes et vaguement averti du préjudice qu’il
1397
encourt (on le prive de la délectation de tout repos qu’il puisait dans l’illusion du réel) » , il
réagit avec violence et rejette ce fatras d’absurdités, soit il accepte d’y voir les traces d’une
réalité tout aussi objective que celle de la raison et se livre, de fait, au merveilleux de ces
œuvres. Le poème est, ici, un coup de force qui provoque soit le rationalisme du lecteur,
soit entraîne son adhésion à la surréalité. Chaque réalisation surréaliste est ainsi une façon
de dire : « je ne suis plus de votre monde, rejetez-moi ou rejoignez-moi ». Elle signale un
monde nouveau, des contrées nouvelles qu’on ne peut observer qu’en se crispant ou qu’en
se laissant fasciner.
Une première tentation pourrait être de ramener le contenu de ces œuvres sur le terrain
de la raison et de le décrypter. A plusieurs reprises, cependant, Breton s’en prend « au
régime ultra-débilitant de l’explication de texte » qui tend, « coûte que coûte, à rétablir la
1398
primauté de l’intelligible sur le sensible » . La seule exception qu’il admet est une lecture
scientifique, qui procède, non pas à une lecture à clef de type « mamelle de cristal veut
1399
dire : une carafe » , mais à une approche de type psychanalytique. Le tout est, certes,
contradictoire lorsqu’il s’agit, au final, de remonter d’un contenu manifeste vers un contenu
1394
Œuvres complètes, op. cit., p.106
1395
A. BRETON, « Manifeste du surréalisme », Manifestes du surréalisme, op. cit., p.34-35
1396
ibid., p.52
1397
A. BRETON, L’Art magique, op. cit., p.80
1398
« Braise au trépied de Keridwen » (1956), Perspective cavalière, op. cit., p.137
1399
Selon le phénomène de traduction qu’il critique dans « Introduction au discours sur le peu de réalité », ici à propos de
Saint-Pol-Roux, Point du jour, op. cit., p.25

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

latent, mais l’essentiel, pour Breton, est de préserver, aux côtés d’une réflexion critique et
théorique, la primauté d’une approche proprement sensible et poétique de ces textes. Il
minimise ainsi, en 1962, l’importance de « tant d’explications de texte s’entêtant à vouloir
réduire les obscurités d’un poème alors que ce qui importe avant tout est que, sur le plan
affectif, le contact s’établisse spontanément et que le courant passe, soulevant celui qui
1400
le reçoit au point de ne lui faire nul obstacle de ces obscurités mêmes » . C’est là, très
certainement, l’aspect le plus riche des œuvres poétiques du surréalisme : la puissance
évocatoire des images qu’il développe. Comment ne pas être frappé, par exemple, par la
très grande expressivité des vers suivants de Paul Eluard ? :
« Quand je l’ai vue, je l’ai perdue La trace d’une hermine sur les vitres givrées
Une étoile, à peine une étoile, la lumière Ses ongles sur le marbre éveillé de la
1401
nuit. »
Il n’est plus question, pour le lecteur, de décrypter le sens de telle ou telle image mais
plutôt de souligner leur très grand pouvoir de suggestion, ce moment où la simple lecture
du vers « ses ongles sur le marbre éveillé de la nuit » suffit à dégager une atmosphère
prégnante de surréalité. Le plus frappant est le degré d’évidence que revêt une telle image.
A force d’y penser, on la sent palpable, tangible. C’est là qu’est la possible réussite du
poème surréaliste : brouiller un instant la frontière entre le rêve et la veille, pénétrer et faire
pénétrer en pleine surréalité.
Il faut souligner de même, la contagiosité des images paranoïaques. Comme l’explique
Breton, on ne voit pas, en effet, « ce qui empêcherait cette première illusion [celle du poète]
1402
de faire le tour de la terre » . L’enjeu est de taille : le travail de type paranoïaque serait
capable de s’imposer au plus grand nombre. Il y a là « une source de communication
1403
profonde entre les êtres qu’il ne s’agit que de dégager de ce qui la masque et la trouble » .
Les projections de notre désir sont à même de prendre pour autrui « le caractère de
1404
choses révélées » . Ceci implique que la création de nouvelles images n’est pas un
geste vain et isolé mais qu’il est à même de bouleverser le champ des représentations
communes. La réussite d’une telle pratique dépend, cependant, de sa capacité à sortir
du domaine de l’idéalisme. L’activité paranoïaque est susceptible d’influer sur autrui dans
la seule mesure où précisément, comme le fait remarquer Dali, elle « se sert toujours de
1405
matériaux contrôlables et reconnaissables » par tous. C’est cela qui lui confère sa force
de persuasion : cet homme, que je vois moi aussi, ne se comporte-t-il pas étrangement,
en effet ? Ne peut-il donc pas être un espion comme mon voisin me l’affirme ? De même,
ne suffit-il pas que j’indique à mes amis un nuage en forme de dromadaire pour que tous,
autour de moi, se tournent paisiblement vers le ciel pour regarder passer la méharée ? C’est
ce qu’explique Dali :
« La paranoïa se sert du monde extérieur pour faire valoir l’idée obsédante, avec
la troublante particularité de rendre valable cette idée pour les autres. La réalité

1400
« Main première » (1962), Perspective cavalière, op. cit., p.239
1401
« Vivre ici », La Révolution surréaliste n°7, 15 juin 1926, p.18
1402
L’Amour fou, op. cit., p.127
1403
ibid., p.128
1404
ibid., p.129
1405
« L’Âne pourri », Le Surréalisme au service de la révolution n°1, juillet 1930, p.10

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2ème partie : Poésie et Révolution

du monde extérieur sert comme illustration et preuve, et est mise au service de la


1406
réalité de notre esprit. »
Certes, elle inverse le rapport courant entre le sujet et l’objet (au lieu que ce soit l’objectivité
de l’objet qui s’impose à la représentation subjective, c’est l’inverse qui se produit) mais,
en se plaçant au-delà des termes classiques du débat entre idéalisme et matérialisme,
elle trouve une effectivité réelle. La cohérence et la crédibilité de ses constructions sont
autant de puissants leviers pour emporter l’adhésion du plus grand nombre. Elle est ainsi en
mesure de faire vaciller les représentations communément établies et de poétiser le monde.
Tout système général de représentation ne relève-t-il pas, finalement, d’une sorte d’image
paranoïaque acceptée et tenue pour réelle par tous ?
L’enjeu n’est donc pas, pour le poète surréaliste, d’imposer ses propres représentations
à autrui aux dépens des siennes mais de faire « bouger » nos représentations figées.
Désormais, telle chose n’est plus forcément ce que l’on pensait. En faisant vaciller le socle
de nos perceptions établies, en révélant l’infinité des formes en puissance de l’univers,
le surréalisme met en évidence la puissance de notre désir à l’œuvre. Mieux, il ouvre
chaque individu à la puissance propre de son désir. La forme de lecture la plus intéressante
des œuvres surréalistes, celle qu’elles tentent elles-mêmes de faire advenir, est de nous
positionner, non par rapport à telle ou telle image particulière, mais par rapport à une
pratique générale et ainsi, le cas échéant, de reprendre à notre compte l’expérience qui les
porte. C’est là, vraisemblablement, la cause de l’importance prise par le discours théorico-
critique à côté des œuvres elles-mêmes. C’est à ce prix que peut s’envisager, au-delà du
solipsisme trop courant dans lequel se trouvent enfermés les poètes, une poésie « faite par
tous, non par un », selon la célèbre formule de Ducasse. Loin de s’affronter ou de s’isoler,
nos diverses représentations subjectives peuvent ainsi s’enrichir les unes les autres.
Encore faut-il, pour cela, que le poète rencontre un large public… C’est là que le bât
blesse pour le surréalisme. En dehors du cercle de ses adeptes, il rencontre, le plus souvent,
au mieux un silence ou une indifférence, au pire une violente réaction de rejet. Il est de bon
ton, à leur propos, d’évoquer « cet art délicat qui consiste à se payer la tête du lecteur »
ou de considérer les ouvrages surréalistes comme « des confessions d’obsédés et de
1407
douteurs » . La critique de la médiocrité de la foule, qui va de pair avec celle de son
prétendu « bon sens », explique, pour une large part, cette hostilité générale. La défiance
va donc dans les deux sens. Breton annonce ainsi : « il importe de réitérer et de maintenir
1408
ici le Maranatha des alchimistes, placé au seuil de l’œuvre pour arrêter les profanes »
ou encore : « il faut absolument empêcher le public d’entrer si l’on veut éviter la confusion.
1409
J’ajoute qu’il faut le tenir exaspéré à la porte par un système de défis et de provocations » .
Vis-à-vis du public, il instaure un rapport de défiance qui aboutit logiquement à la déclaration
1410
suivante : « Je demande l’occultation profonde, véritable du surréalisme » . Seulement,
sur ce terrain là et tout en voulant préserver la « pureté » de l’expérience surréaliste du plus
grand nombre, le mouvement s’enferme dans une sorte de « tour d’ivoire » où menace à
nouveau le solipsisme. Sur la scène publique du surréalisme ne restent plus alors que des
1406
ibid.
1407
Breton cite ces coupures de presse au début du « Second manifeste du surréalisme », Manifestes du surréalisme, op.
cit., p.68-70
1408
ibid., p.127
1409
ibid., p.128
1410
« Second manifeste du surréalisme », Manifestes du surréalisme, op. cit., p.128

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

poèmes et des objets esthétiques. Comment donc s’étonner qu’on les assimile précisément
à cette sphère honnie ? Ce n’est pas la seule explication, bien sûr. Même si ses principaux
promoteurs ont toujours tenté d’éviter ce piège, on ne peut nier que le surréalisme ait
cantonné ses principales manifestations à la sphère artistique. Tel est donc ce risque que
nous relevions déjà à propos de Tel Quel : serait-il possible que toute cette entreprise se
ramène, in fine, à de la « simple » littérature ?

Le Recul sur le terrain de l’esthétique :


La contradiction la plus grave qui menace, en effet, la « révolution poétique » est celle de
l’esthétisme, c’est-à-dire que cette expérimentation-vie ne produise rien d’autre, au final,
qu’un simple renouvellement des techniques d’écriture ou des moyens d’expression. Dans
une optique idéaliste, l’évocation purement idéelle des possibles ne cantonne-t-elle pas
ces poètes à une simple démonstration verbale de leur talent et à un simple déploiement
imaginatif de leur esprit ? C’est peut-être notre regard qui est en cause, ici, mais force est
de constater que, dans ces œuvres, prime de plus en plus le simple charme d’une imagerie
déroutante et séduisante. En 1873, Rimbaud se plaignait que le projet de « changer la vie »
ne se ramène qu’à une simple série de poèmes abstraits. Pourtant, c’est bien ce qui est
advenu à certains de ses successeurs, sans qu’ils ne s’en émeuvent plus que cela. Il y a
quelque chose d’assez triste, par exemple, dans la déclaration suivante de Tzara :
« Je n’écris pas par métier et je n’ai pas d’ambitions littéraires. Je serais devenu
un aventurier de grande allure, aux gestes fins, si j’avais eu la force physique et
1411
la résistance nerveuse de réaliser ce seul exploit : ne pas m’ennuyer. »
N’est-ce pas ce qui justifie la critique surréaliste de l’activité parisienne de Dada : ne
produire, à la longue, qu’une série de spectacles prévisibles et un style de la provocation ?
La critique dadaïste des Beaux-Arts ne mène-t-elle pas à un renouveau des pratiques
artistiques ? Kurt Schwitters n’affirme-t-il pas, par exemple : « mon but, c’est l’œuvre totale,
1412
Merz qui, en une unité artistique, résume tous les genres artistiques » ? Quelques
années plus tard, Isou confirme involontairement certaines de nos craintes au sujet du
lettrisme en critiquant ainsi le surréalisme : « il s’agit d’une génération médiocre qui croyait
1413
trop dans la vie et pas assez dans les livres, dans les œuvres » . Est-ce à dire que le
lettrisme ne voudrait, lui, que se préoccuper des livres et des œuvres ? Notre propos ne
s’arrête pas à ces deux mouvements. En ce qui concerne le surréalisme, et quoi qu’en
dise Isou, l’emploi de l’écriture automatique soulève, dès les années 1920, la question
d’un possible « poncif surréaliste », c’est-à-dire l’instauration d’un « style » surréaliste :
le recours pour elles-mêmes à des images étranges et oniriques transformées de façon
étonnante en nouvelle convention littéraire. Bien qu’il écrive, en 1924, ne pas croire au
1414
prochain établissement d’un tel poncif , Breton prend vite conscience d’un tel risque
et finit par reconnaître, en 1929, « l’apparition d’un poncif indiscutable » à l’intérieur des
récits de rêve et des textes surréalistes. Il relève, avec regret, la mode qui commence à se
développer, consistant à « rassembler d’une manière plus ou moins arbitraire des éléments
oniriques destinés davantage à faire valoir leur pittoresque qu’à permettre d’apercevoir

1411
« Lettre ouverte à Jacques Rivière » (1919), Dada est tatou. Tout est Dada., op. cit., p.258
1412
I (manifestes théoriques et poétiques), op. cit., p.18
1413
Réflexions sur André Breton (1948), éd. Al Dante « Documents », Paris, 2000, p.21
1414
« Manifeste du surréalisme », Manifestes du surréalisme, op. cit., p.53

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2ème partie : Poésie et Révolution

1415
utilement leur jeu » . La question se pose donc réellement : ouvrir une fenêtre sur
l’inconscient, renouveler notre pouvoir d’énonciation, tout cela peut-il se réduire à un simple
renouvellement de motifs littéraires ? A lire attentivement l’ensemble des récits de rêve du
premier numéro de La Révolution surréaliste, il semble légitime, en effet, de se demander
jusqu’à quel point ces récits relèvent encore de la littérature. Le premier d’entre eux, celui
que rédige Giorgio de Chirico, n’est-il pas rigoureusement et musicalement structuré par
1416
la répétition de « en vain je lutte avec l’homme aux yeux louches et très doux » ?
Toute l’étrangeté du rêve ne constitue-t-elle pas un motif de séduction esthétique ? Bien
loin du simple document humain auquel les surréalistes prétendent le réduire, un tel texte
ne relève-t-il pas plutôt du poème en prose ? Ce risque là, à vrai dire, la plupart des
autres récits paraissent le maintenir sciemment à distance. Comme l’explique Aragon, « il
ne faut pas permettre que le rêve devienne le jumeau du poème en prose, le cousin du
1417
bafouillage ou le beau-frère du haï-kaï » . Le contraste du texte de Chirico avec d’autres
est frappant. Le propos est, dans la plupart des cas, beaucoup plus factuel. Le récit est
plus décousu et décontenance plus qu’il ne séduit. Le plaisir esthétique comme le plaisir
de la fiction sont déniés au lecteur. Celui-ci s’interroge : que deviennent donc ses critères
usuels d’évaluation ? Doit-il endosser le rôle de l’analyste ? Crier à l’imposture ou encore
recueillir quelques précieuses informations pour une poétique future ? Une chose semble
assurée cependant : quelque chose se joue qui déborde le cadre de la littérature, quelque
chose qui tient de l’exercice spirituel ou existentiel et c’est sans doute ce qui compte
le plus. Les textes rédigés de façon automatique qui suivent dans la revue, appelés ici
« surréalistes » selon le mouvement d’identification, précédemment relevé, du surréalisme
1418
à cette technique d’écriture , semblent s’avancer un peu plus loin, hors du champ des
Belles-Lettres. Ils mettent à mal toute forme logique du récit ou toute dimension réaliste de
leurs images, en même temps que toute maîtrise traditionnelle de l’auteur sur son œuvre.
Cependant, du document humain, ils glissent rapidement vers la construction poétique.
L’écriture automatique, qui en constituait jusque-là le fond exclusif, devient, peu à peu, un
moyen d’écriture parmi d’autres. Dans le quatrième numéro de La Révolution surréaliste,
en juillet 1925, apparaît ainsi, aux côtés des « rêves » et « textes surréalistes », une
nouvelle catégorie de textes : les « poèmes ». Or qu’est-ce qui distingue cette dernière
catégorie des deux précédentes : est-ce une question de forme, les poèmes étant écrits
en vers libre et les textes surréalistes en prose ? Est-ce une question de méthode, le texte
surréaliste étant tout entier rédigé de façon automatique et le poème n’utilisant ce procédé
que de temps à autres ? Serait-on passé d’un ensemble de productions immaîtrisées à une
1419
tentative consciente de « simulation », selon l’expression qu’emploie Crevel ? Pour tous
ces points, la solution est loin d’être évidente, ce, d’autant plus qu’une telle distinction finit
vite par disparaître des revues surréalistes… Cette distinction problématique nous ramène
de plain-pied à notre question de départ : qu’est-ce qui, dans le surréalisme, est encore
littérature et qu’est-ce qui ne l’est plus ? Celle-ci nous renvoie aussi à toute une autre série
d’apparents paradoxes : pourquoi les surréalistes continuent-ils de revendiquer leur statut
essentiel de poètes alors qu’ils refusent, par ailleurs, de considérer la poésie comme une
fin ? Comment peuvent-ils continuer à glorifier la question du Beau et du Sublime alors
qu’ils prétendent définitivement tourner le dos aux Beaux-Arts et, avec eux, à toute forme
1415
« Second manifeste du surréalisme », ibid., p.107
1416
La Révolution surréaliste n°1, p.3
1417
Le Traité du style, op. cit., p.186
1418
infra, p.169
1419
« La Période des sommeils » (1932), L’Esprit contre la raison, op. cit., p.272

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

d’esthétisme ? Pour Vaneigem, ça ne fait pas un doute : tous ces éléments sont autant de
symptômes du recul de ces outils d’exploration qu’étaient l’automatisme et les récits de rêve
sur le plan de la littérature. Il en déduit l’échec suivant du surréalisme : au lieu « que se
développe la revendication d’une société où la fantaisie du rêve disposerait pour se réaliser
matériellement de tout l’appareillage technique aujourd’hui mis en place pour l’anéantir »,
1420
il se contenterait « de puiser dans le rêve le renouvellement des jeux d’images » . Une
telle critique est trop sévère, sans doute. Elle se concentre sur une dérive que reconnaît
Breton lui-même, lui qui affirme, par ailleurs : « il n’est pas de grande expédition, en art, qui
1421
ne s’entreprenne au péril de la vie » . C’est par ce seul biais, vraisemblablement, que le
surréalisme se sauve de l’impasse d’un nouvel esthétisme et qu’il préserve sa vigueur et sa
pertinence politiques. D’autres, cependant, du moment qu’ils cantonnent leur projet au seul
plan du dire et de l’écrire, s’abandonnent à la rêverie mallarméenne du Livre, c’est-à-dire à
une figure idéaliste et abstraite de la communauté.

La Rêverie abstraite du Livre :


Il est de coutume, lorsqu’on évoque la figure du Livre, d’associer son origine au projet qu’en
ème
forme Mallarmé à la fin du XIX siècle. Une telle rêverie apparaît pourtant, bien avant
ème
lui, dès la fin du XVIII siècle, dans le cadre du romantisme allemand. Sa première
formule est très certainement la « poésie universelle progressive » dont parle F. Schlegel.
Cette dernière ne vise-t-elle pas, en effet, à embrasser la totalité des formes existantes et
constituer ainsi une œuvre d’art totale et une figure concrète de l’Absolu ? Sa forme par
excellence, selon les romantiques, serait celle du roman tel qu’ils l’envisagent. Ce dernier
est censé englober en lui tous les genres, composer ce Livre qui comprend tous les autres
et réaliser l’unité de la prose mimétique (le fini objectif) et de la poésie imaginative (l’infini
subjectif), c’est-à-dire de la représentation objective du réel et de la subjectivation poétique
de l’idéal. C’est en ces termes qu’il formule son rêve : « livre infini – bible, livre pur et simple,
1422
livre absolu » . Chacun leur tour, les poètes romantiques s’affrontent à cet impossible.
Henri d’Ofterdingen, par exemple, cet ouvrage fatalement inachevé de Novalis, entend
réaliser une telle somme. Il devait à la fois peindre le monde intérieur et appréhender la
totalité du réel. Ce devait être l’œuvre ultime, selon son auteur, « rien de moins… qu’un
1423
essai d’une méthode de Bible universelle, l’introduction à une véritable encyclopédie » .
Il devait être la clé de toutes choses : présenter une image du Tout, réaliser l’Absolu et
englober la totalité du savoir possible. Dans la mesure où l’Absolu réalise une figure de LA
communauté, le Livre devait être, en même temps, une figure idéale de la communauté,
l’idéal par excellence d’un univers et d’une vie romantisés.
Voilà qui justifie la thèse de Vincent Kaufmann selon laquelle il serait possible de
traiter l’histoire des avant-gardes poétiques « comme une série de variations sur le Livre,
dont les différentes figures (la langue universelle, la scène rituelle, la révolution, l’espace
urbain, etc.) représentent autant de versions d’une idéale communauté, appelée à advenir
1424
dans l’équivoque limite entre la littérature et l’action politique » . Une telle critique a tort,
cependant, de mettre sur le même plan des projets qui s’envisagent sur le terrain de l’écrit
1420
Histoire désinvolte du surréalisme, op. cit., p.80
1421
« Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non » (1942), Manifestes du surréalisme, op. cit., p.157
1422
F. SCHLEGEL, « Idées », L’Absolu littéraire, op. cit., p.215
1423
NOVALIS, « Lettre à F. Schlegel du 7/11/1798 », cité par M. Camus dans son introduction à Henri d’Ofterdingen, op. cit., p.9
1424
Poétique des groupes littéraires, PUF, collection « Ecriture », Paris, 1997, p.13

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2ème partie : Poésie et Révolution

et d’autres qui se déploient à travers un ensemble de constructions ou de gestes concrets :


le Livre, à nos yeux, n’est pas le projet commun des romantiques aux situationnistes, il en
est seulement une actualisation singulière, sa transposition idéaliste et abstraite. L’analyse
de Kaufmann a néanmoins le mérite de mettre en évidence une dérive récurrente du projet
révolutionnaire qui circule au sein de ces diverses avant-gardes : partir pour « changer
la vie » et « transformer le monde », selon les expressions de Rimbaud et de Marx, et
1425
trouver son achèvement dans cet « instrument spirituel » qu’est le Livre, selon Mallarmé.
Sur cette pente glissante, tout serait pris à l’envers : la « révolution poétique », au lieu
de produire un nouveau monde, une nouvelle forme de sensibilité et un nouvel ensemble
de représentations/perceptions, c’est-à-dire de trouver son effectivité au-delà du livre, se
ramènerait à ce simple édifice de papier. La célèbre formule de Mallarmé, « tout, au monde,
1426
existe pour aboutir à un livre » , est ainsi l’inversion concrète du projet situationniste qui
consiste, au contraire, à réaliser la poésie. En ramenant tout le projet de « révolution de
l’existence quotidienne » à sa seule dimension littéraire et spirituelle, elle le condamne à
une série de visées abstraites et à une rêverie poétique impuissante. A force de décevoir,
en promettant tout et en ne réalisant rien, elle court le risque de provoquer en réaction une
« haine de la poésie » et, ce, tant qu’elle n’aura pas résolu les contradictions dans lesquelles
l’enferment ses présupposés idéalistes.

La Haine de la poésie :
Une telle expression, lorsque Bataille l’emploie à la fin des années 1940, exprime une
véritable déception. Elle met en balance, d’un côté, la puissance d’évocation de la poésie,
sa capacité à excéder fictivement le monde présent et à nous brancher sur l’excès de
notre désir, et, de l’autre, son impuissance concrète à réaliser ces possibles, c’est-à-dire la
pauvreté d’une révolution et d’un dépassement du monde qui ne se réaliserait que sur ce
seul plan de l’évocation. En limitant son intervention au seul domaine du dire, elle courrait
même le risque de ne constituer qu’un simple défouloir inoffensif, une simple soupape de
sécurité de l’esprit qui, non seulement laisse inchangé le monde réel, mais, en détournant un
mouvement de révolte concret vers une forme fictionnelle, contribuerait, paradoxalement, à
une acceptation effective du monde tel qu’il est. L’impasse, d’où naît cette « haine », tiendrait
toute entière à son incapacité à réaliser son « programme », c’est-à-dire au fait d’en rester
1427
« à la simple évocation par les mots de possibilités inaccessibles » .
Cette « haine », c’est celle qui anime Une Saison en enfer de Rimbaud. C’est elle,
peut-être, qui le pousse, à terme, à délaisser toute forme d’écriture poétique. Le sens de
ce dernier abandon est, bien sûr, soumis à de très nombreuses interprétations divergentes.
On se dispute encore sur le sens réel à donner à ce geste. S’agit-il d’un rejet absolu de
toute forme de poésie ou bien d’un simple adieu à la poésie écrite ? Selon cette dernière
hypothèse, un tel geste traduirait un effort pour réaliser ses promesses dans le vécu. Les
voyages dans toute l’Europe, ce nomadisme aventureux de deux années puis l’installation
en Ethiopie nourrissent la légende d’une nouvelle expérimentation-vie. Tel que le présente
Michel Butor, durant les premières années de sa vie abyssinienne, Rimbaud s’efforcerait
ainsi « de réaliser l’idéal du sauvage savant, celui qui recommence à lui seul toute l’histoire
1428
de la civilisation » et, même si les dernières années de son séjour (à partir de 1884)
1425
« Quant au livre », Divagations, op. cit., p.266
1426
ibid., p.267
1427
G. BATAILLE, L’Impossible (1962), op. cit., p.185
1428
Improvisations sur Rimbaud, op. cit., p.165

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

semblent bien plus « conventionnelles », le récit de son agonie, que fait sa sœur Isabelle,
confirme l’image du Rimbaud-poète bien au-delà de l’abandon de la littérature :
« Je crois au contraire qu’en surface seulement il s’était opéré vivant de la
poésie ; que la poésie faisait partie de sa nature, que c’est par des prodiges
de volonté et pour des raisons supérieures qu’il se contraignait à demeurer
indifférent à la littérature, mais – comment m’expliquer ? – il pensait toujours
dans le style des Illuminations, avec en plus quelque chose d’infiniment
attendri et une sorte d’exaltation mystique ; et toujours il voyait des choses
merveilleuses. Je me suis aperçu de la vérité très tard, quand il n’a pas eu la
1429
force de se contraindre. »
Bien entendu, sur ce sujet, il est difficile de faire la part entre la légende et la vérité.
Peu importe, à vrai dire, dans le cadre présent de notre réflexion, que cette dernière
hypothèse soit entièrement juste ou non. L’essentiel est la réalité qu’elle a prise pour les
surréalistes ou les situationnistes : celle d’un dépassement de la « révolution poétique »
sur le terrain de l’action sociale. La « haine de la poésie », somme toute, telle que la
définit Bataille, est susceptible de constituer cette étape décisive : le dépassement du
stade fictionnel de cette révolution et, avec lui, de l’idéalisme. Selon le sens de notre
démonstration, la cohérence et les exigences pratiques de la « révolution de l’existence
quotidienne » impliquent nécessairement de dépasser l’ensemble des limites qu’impose
cette philosophie. Faut-il, pour autant, basculer entièrement du côté d’une philosophie
matérialiste d’obédience marxiste ? Comme nous allons tenter de le démontrer, ce serait
peut-être passer d’une impasse à une autre. Il importe de tenir ce « pas gagné » dont nous
parlions précédemment et de dépasser ainsi les termes classiques d’un débat philosophique
qui semble de plus en plus factice.

4. La Sortie de l’idéalisme : lier le dire au faire :

La Critique marxiste de l’idéalisme :


Tandis que l’idéalisme domine l’horizon philosophique de la plupart des penseurs allemands
ème
du début du XIX siècle, notamment d’Hegel et de ses héritiers, Marx et Engels
entendent ridiculiser un tel système de pensée, en 1846, dans L’Idéologie allemande. Ils
rejettent fermement l’illusion qui veut que les idées dominent et fassent le monde. Ils s’en
prennent à l’ensemble de ces discours qui « marchent sur la tête » et qui affirment tous le
primat des idées sur l’être ou des conceptions abstraites sur l’expérience. Avec eux, c’est
le piège de l’idéologie qu’ils cherchent à repousser, c’est-à-dire l’autonomisation des idées
à la base de l’aliénation. Ils tentent de démontrer l’absurdité du processus d’émancipation
proposé par tous ces philosophes et qu’ils résument ainsi :
« Les hommes se sont toujours fait jusqu’ici des idées fausses sur eux-mêmes,
sur ce qu’ils sont ou devraient être. C’est d’après leurs représentations de Dieu,
de l’homme normal, etc., qu’ils ont organisé leurs relations. Les inventions de
leur cerveau ont fini par les subjuguer. Eux les créateurs, ils se sont inclinés
1430
devant leurs créations. »

1429
Citée par M. Butor, ibid., p.15-16
1430
L’Idéologie allemande, op. cit., p.7

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2ème partie : Poésie et Révolution

Tout en reprenant, comme nous l’avons vu, la théorie hégélienne de l’aliénation, ils s’en
prennent au modèle de lutte qui en découle le plus souvent :
« Comme, dans leur imagination, les rapports des hommes, tous leurs faits et
gestes, leurs chaînes et barrières sont des produits de leur conscience, c’est
en toute logique que les jeunes hégéliens proposent aux hommes ce postulat
moral : échanger leur conscience présente contre la conscience humaine,
1431
critique ou égoïste, et lever ainsi leurs barrières. »
Ils reprochent ainsi aux hégéliens de limiter leur action prétendument révolutionnaire au
seul renouvellement de la phraséologie de ce monde, c’est-à-dire de la cantonner au seul
terrain des idées. Ils dénoncent le discours suivant : « apprenons aux hommes, dit l’un, à
échanger ces illusions contre des pensées qui soient conformes à la nature de l’homme ;
apprenons-leur, dit l’autre, à prendre à leur égard une attitude critique ; à les chasser de
1432
leur tête, dit le troisième ! Vous verrez alors s’écrouler la réalité existante » et cherchent
1433
à invalider « ce combat philosophique contre l’ombre de la réalité » .
A l’inverse de cette philosophie idéaliste, ils entendent démontrer, eux, selon les
principes du matérialisme historique, que ce sont les conditions matérielles de la société, et
en particulier son organisation économique, qui dominent et forment les idées. Ils replacent
les idées sur leur socle historique – à commencer par celles de ces philosophes eux-
mêmes. Ils rappellent que ce sont des hommes bien concrets, dans un contexte socio-
historique bien précis, qui formulent ces idées. Ceci signifie que ce ne sont pas les idées
qui organisent la société mais des rapports sociaux et politico-économiques déterminés :
les formes présentes de la propriété privée, le fonctionnement de l’activité productrice,
la répartition du capital, la lutte des classes ou la division du travail. C’est de là que
découleraient ensuite les représentations. Comme ils l’expliquent, « la production des idées,
des représentations, de la conscience est, de prime abord, directement mêlée à l’activité
1434
et au commerce matériels des hommes : elle est le langage de la vie réelle » . Marx
et Engels renversent ainsi le processus d’analyse idéaliste pour fonder le matérialisme
historique. Ils montrent que « toute l’histoire intellectuelle et morale, politique et sociale de
1435
l’humanité est un reflet de son histoire économique » , selon l’expression de Bakounine.
Par ce biais, ils fondent, à la fois, une nouvelle science de l’histoire, une « science
réelle, positive, la présentation de l’activité pratique, du processus pratique de l’évolution
1436
des hommes » , et une nouvelle méthode révolutionnaire. Au modèle d’émancipation
individuel que propose l’idéalisme, ils veulent substituer un modèle nécessairement collectif
qui mette en question les infrastructures qui régissent la société. Les consciences et les
représentations suivront, pensent-ils. Nul besoin, selon eux, d’intervenir conjointement dans
ce domaine : toute société nouvelle imposera, automatiquement, une nouvelle culture. Il
nous est cependant permis de douter du caractère un peu trop mécaniste de ce lien ou de
ce principe d’enchaînement. Si nous partageons pleinement la conviction que le modèle
révolutionnaire de l’idéalisme est une impasse, l’issue matérialiste que proposent Marx et

1431
ibid., p.14
1432
ibid., p.7
1433
ibid., p.8
1434
ibid., p.16
1435
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.40
1436
L’Idéologie allemande, op. cit., p.18

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Engels n’est-elle pas vouée à un même échec, en vertu de son caractère beaucoup trop
schématique ?

D’une impasse à une autre ? Pour un dépassement du débat entre


l’idéalisme et le matérialisme :
Marx conclut un peu vite que l’établissement révolutionnaire d’une société nouvelle implique,
1437
quasi-immédiatement, « une transformation qui touche la masse des hommes » . A sa
suite, Trotsky considère que « tout au long de l’histoire, l’esprit n’a fait que clopiner derrière
1438
le réel » . Lui-même, pourtant, malgré le bel optimisme affiché, dut convenir, après la
révolution bolchévique, que le changement de conscience attendu tardait à venir. Il dut
bien admettre que l’ancien monde était loin d’être mort en chacun. Sans oser en tirer
les conclusions qui s’imposaient pourtant, il mettait ainsi le doigt sur l’une des illusions
fondamentales du marxisme : celle que les représentations et les croyances singulières
des individus suivent automatiquement le sens de l’Histoire. L’idéologie est peut-être un
leurre, mais on ne peut nier le poids de réalité qu’elle peut prendre aux yeux des personnes
qui en sont imprégnées. La conviction qu’elle a emportée un jour, parfois durant plusieurs
siècles, ne peut s’effacer aussi facilement que cela. Dès lors, si les idées sont bien
le produit d’un moment historique, ces représentations cohérentes sont susceptibles de
survivre à ce moment historique et de traverser les époques comme une vague de fond
souterraine, lorsqu’elles touchent à des structures profondes du penser, de l’agir et du
sentir. Les choses sont plus complexes que ne l’affirme le matérialisme historique : l’histoire
ne procède pas par ruptures franches mais par une lente évolution, selon un principe
de palimpseste permanent. Ceci implique que des représentations et des comportements
passés survivent dans l’époque présente, que ces survivances constituent un frein au
développement révolutionnaire et que certaines représentations passées continuent de
déterminer des modes de penser en dehors du moment historique de leur production. Le
matérialisme historique méconnaît une forme de sédimentation profonde de la pensée.
Toute époque nouvelle introduit, certes, de nouvelles idées de surface, mais elle s’appuie
aussi sur un ensemble de représentations passées qui ne peuvent s’évacuer si facilement.
C’est là tout le problème des révolutionnaires : il faudra toujours construire un nouveau
monde avec ceux qui ont participé à l’ancien et qui ont donc été formés par lui.
S’il est évident, comme on l’a vu, qu’une révolution qui ne s’attaquerait qu’aux seules
conditions du dire et du penser est une impasse, il est donc tout aussi évident qu’une
révolution qui prétendrait laisser de côté toute intervention directe dans le champ des
représentations se condamne à un même échec. A nos yeux, le débat philosophique et
pratique entre l’idéalisme et le matérialisme n’a guère de sens. Toute la querelle qui l’anime
et qui se résume à la question suivante : qui précède quoi entre le geste et l’idée du geste,
la réalité et l’idée de la réalité ? n’est pertinente qu’au point zéro de l’histoire. Là, on peut se
demander qui, de la poule et de l’œuf, est venu en premier. Au-delà de ce point, par contre,
le geste et l’idée du geste s’entraînent réciproquement sans que l’on puisse démêler les
fils d’un tel enchevêtrement : la réalité matérielle conditionne de nouvelles idées ; les idées
passées continuent de conditionner la réalité présente ; les idées présentes anticipent la
réalité future ; les idées présentes sont conditionnées par la réalité présente, etc.. La critique
des systèmes de représentation doit donc nécessairement aller de paire avec celle des
conditions matérielles. Toute scission entre ces deux pôles d’un même problème entraînerait
l’une des deux impasses suivantes : la simple spéculation philosophique de l’idéalisme,
1437
L’Idéologie allemande, op. cit., p.100
1438
Littérature et revolution, op. cit., p.31

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2ème partie : Poésie et Révolution

si l’on ne touche qu’aux formes de la conscience, ou le retour du même, sous une forme
différente, tant que les représentations passées n’ont pas été dissipées ou remplacées, si
l’on ne touche qu’aux seules conditions matérielles de la société. Nous renvoyons donc
dos à dos ces deux positions philosophiques ainsi que les motifs de lutte différents qui en
découlent. Pour être plus précis, nous nous servons de l’une contre l’autre, pour corriger
les aberrations respectives de ces deux positions, et de l’une avec l’autre, pour compléter
les manques de ces deux discours.

Un Double programme :
C’est cette tournure que prend aussi la « révolution poétique », à partir d’une position initiale
idéaliste et d’une prise de recul critique face aux impasses de celle-ci. Qu’il s’agisse des
surréalistes, des telqueliens, des situationnistes ou de quelques autres, tous finissent, à
un moment ou à un autre, à partir de discours initialement différents, par se positionner
en faveur d’un tel dépassement. Toutes ces avant-gardes poétiques prennent conscience
de la nécessité de se positionner simultanément sur ces deux domaines : celui des
représentations et celui de la lutte sociale. Elles affirment que changer l’organisation sociale
sans s’attaquer à son système de représentation ou aux formes dominantes de la pensée
et de la sensibilité, c’est être entravé par le monde de référence de ce pouvoir et, en même
temps, qu’intervenir dans le domaine des idées sans libérer concrètement les hommes,
c’est se condamner à un retour sur le terrain de l’esthétique ou à une forme de haine de
la poésie. Pour tous ces poètes, la « révolution poétique » continue de se justifier, aussi
conscients soient-ils de ses impasses et de son impuissance. La leçon qu’ils en tirent, par
contre, tout en continuant à mener la révolution par leurs propres voies, est qu’il leur faut
se lier à un programme plus vaste de révolution sociale. Sans envisager, pour l’instant,
d’identifier ces deux entreprises dans une forme d’expérience existentielle indifféremment
politique et poétique, ils définissent ainsi un double programme : « changer la vie », par les
voies de la poésie, et « transformer le monde », par les voies de la politique spécialisée
et de la critique sociale. C’est ainsi que s’annonce la délicate cohabitation des avant-
gardes poétiques et des grands partis révolutionnaires, de la poétisation du monde et des
ème
programmes socialiste, anarchiste ou communiste hérités du XIX siècle. La « révolution
poétique » cesse, à partir de ce point, d’affirmer la suffisance de ses moyens tout en justifiant
sa nécessité. Elle marche aux côtés de la révolution sociale, au risque de devoir désormais
se légitimer à son aune.

B) Le Délicat mariage de la poésie et de la politique


Pour plusieurs générations de poètes et de penseurs, des romantiques allemands aux
situationnistes, face à cette « fausse » vie actuelle, pauvre, sèche et sans passion
(« triviale », disait F. Schlegel), la poésie devient le levier d’une révolution d’un genre
nouveau, susceptible de repassionner et de réenchanter la vie. Elle constitue un motif
d’opposition et de lutte face à l’ensemble des valeurs, des formes de pensée et de sensibilité
qui fondent la civilisation présente. Une telle révolution, cependant, si elle veut assurer sa
réussite effective, ne peut se définir d’une façon absolue et doit, au contraire, se repenser
et se réorienter à chaque instant en fonction des conditions nouvelles auxquelles elle est
confrontée. Elle doit admettre sa dimension historique et, ce faisant, s’étendre du domaine
des représentations à ceux de la critique sociale et de l’activité politique. Dans la mesure

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

où l’organisation socio-économique de la société bourgeoise constitue un obstacle à la


réalisation de son « programme » poétique, elle est contrainte de se lier au projet d’une
révolution sociale générale, voire même de suspendre la réalisation concrète et collective
de ses propres perspectives le temps que cette dernière triomphe. Ces poètes se tournent
ainsi vers le socialisme révolutionnaire et tentent de faire converger, tant bien que mal, leurs
propres visées avec celles des milieux de la politique spécialisée. A ce propos, Philippe
Sollers expliquait qu’il faudrait faire un jour « une histoire générale des rapports entre
1439
l’avant-garde et la politique qui serait passionnante » , lui qui, à l’époque de Tel Quel,
s’était tourné successivement du côté du PCF puis de la Chine communiste. C’est cette
histoire que nous voudrions présenter et dont nous voudrions étudier les différents aspects
problématiques.

1) Politisation des avant-gardes poétiques


a) Positionnements politiques

Un Anarchisme individualiste de départ ? :


Le premier et le plus constant des penchants politiques de ces poètes est une forme
ème
d’anarchisme individualiste. Au XIX siècle, Uri Eisenzweig rappelle ainsi la fascination
et la sympathie de bon nombre d’entre eux pour les idées anarchistes. Comme nous
1440
l’avons déjà vu , un tel intérêt se manifeste notamment durant l’ère dite des attentats.
1441
Quelques années plus tard, Breton souligne l’ « état d’esprit foncièrement anarchique »
du dadaïsme parisien tandis qu’il reconnaît bien volontiers, comme l’écrit Naville, que
1442
« abstraitement, le surréalisme part de l’anarchie » . Avec le recul, il insiste sur la proximité
de toujours entre la révolte du surréalisme et celle des anarchistes. Au début des années
1950, il explique ainsi que « où le surréalisme s’est pour la première fois reconnu, bien avant
de se définir à lui-même et quand il n’était encore qu’association libre entre individus rejetant
spontanément et en bloc les contraintes sociales et morales de leur temps, c’est dans le
1443
miroir noir de l’anarchisme » . Bien qu’il se tourne finalement vers le Parti Communiste
dans la deuxième moitié des années 1920, il s’interroge, avec le recul : « Pourquoi une fusion
organique n’a-t-elle pu s’opérer à ce moment entre éléments anarchistes proprement dits
1444
et éléments surréalistes ? J’en suis encore, vingt-cinq ans après, à me le demander » .
Quelques années auparavant, en 1944, dans Arcane 17, il évoquait de même, malgré
l’exaltation provoquée en lui par l’apparition d’un drapeau rouge, l’irrésistible attrait qu’il
éprouvait aussi pour le drapeau noir dans sa jeunesse : « Je sens que par raison je n’y puis
rien – je continuerai à frémir plus encore à l’évocation du moment où cette mer flamboyante,
par places peu nombreuses et bien circonscrites, s’est trouée de l’envol de drapeaux
1445
noirs » . Il rappelle combien cette préférence de cœur est toujours d’actualité : « je sais
1439
« Ebranler le système », entretien avec J.-J. Brochier, La Magazine littéraire n°65, juin 1972
1440
infra, p.94-95
1441
Qu’est-ce que le surréalisme ?, op. cit., p.14
1442
La Révolution et les intellectuels (1926), op. cit., p.65
1443
« La Claire tour », La Clé des champs, op. cit., p.332
1444
ibid., p.333
1445
Arcane 17, op. cit., p.17

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2ème partie : Poésie et Révolution

1446
que mon cœur a battu, continuera de battre du mouvement même de cette journée »
et d’exalter à nouveau cette « attitude inexorable de sédition et de défi », cette « infernale
1447
grandeur » et cette « superbe devise : NI DIEU NI MAÎTRE » . Ce sentiment de proximité
est à ce point fort que Breton en déduit lui-même l’équivalence suivante : « un monde
1448
libertaire (d’aucuns disent un monde surréaliste, mais c’est le même) » . On peut bien
sûr gloser sur l’intérêt stratégique, une fois rompus les liens aussi bien avec les trotskistes
qu’avec le PCF, qui le pousse alors à se rapprocher des milieux anarchistes. Pourtant,
dès 1926, Breton affirmait déjà croire « à la possibilité de se concilier dans une certaine
1449
mesure les anarchistes plutôt que les socialistes » , dans un texte qui tente de définir et de
délimiter les conditions du ralliement des surréalistes au PCF et en réponse, précisément,
à l’accusation d’anarchisme lancée à son encontre par ce dernier.
Plusieurs raisons objectives permettent d’expliquer une telle proximité entre la
« révolution poétique » et l’anarchisme individualiste. Premièrement, selon la thèse
défendue par Julia Kristeva ou Uri Eisenzweig, il existerait une sorte de lien entre
subversion esthétique et anarchisme politique. Dans les deux cas, il s’agirait d’une révolte
du sujet contre ses déterminations extérieures, avec la volonté affichée de se ré-approprier,
dans une posture d’attaque, ses représentations, ses désirs et son autonomie. Tous
deux entraîneraient « des recompositions et des ruptures de la chaîne des institutions
bourgeoises, une levée et une dialectisation des inhibitions concernant le sujet dans son
1450
rapport à la langue, à la sexualité, au groupe » . Selon Kristeva, la façon dont le « texte »
fait voler en éclats les vérités établies ou conteste toute forme de médiation au profit
d’une forme d’expressivité immédiate en ferait l’équivalent littéraire d’une révolte de type
anarchiste. D’un point de vue négatif, tous deux sont suspectés par le Parti Communiste
d’idéalisme. On y retrouve souvent une même quête de pureté, animée d’un seul impératif
de destruction qui menace, selon l’expression de Breton (formulée, ici, de façon non-
1451
péjorative), de « se consumer sur place » . Deuxièmement, l’anarchisme initial de ces
poètes tiendrait au caractère individuel premier de leur révolte. Ce n’est pas l’organisation
socio-économique de la société ou le sort collectif du prolétariat qu’ils rejettent d’abord mais
le sort qui leur est fait à eux, en tant qu’individus singuliers, contraints de toutes parts par
la société bourgeoise. Breton l’avoue d’ailleurs, lorsqu’il évoque les premières révoltes du
surréalisme : « ce qu’il est convenu d’appeler la conscience sociale parmi nous n’existait
1452
pas » . L’issue qu’il recherche est « une sorte de miracle – de miracle seulement pour
1453
moi – de nature à m’engager dans une voie qui ne fût que la mienne » .
A partir de là, la « révolution poétique » peut, tout d’abord, s’engager dans une
sorte de « politisation a-politique », une forme de révolte totale contre la société qui
n’est impliquée dans aucune sorte de perspective collective concrète. C’est le cas, entre
autres, du romantisme allemand dans ses premières années, du surréalisme au sortir

1446
ibid.
1447
ibid., p.18-19
1448
« La Claire tour », op. cit., p.334
1449
« Légitime défense » (1926), Point du jour, op. cit., p.35
1450
J. KRISTEVA, La Révolution du langage poétique, op. cit., p.429
1451
Arcane 17, op. cit., p.18
1452
Entretiens, op. cit., p.46
1453
ibid., p.45

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

de la Première Guerre Mondiale, « absolument inapte à se laisser canaliser sur le plan


1454
politique » selon Breton, de la Beat Generation ou de Dada. Deuxièmement, comme
nous le verrons plus loin avec les quelques rares cas du futurisme italien (Marinetti, en
particulier) ou de quelques expressionnistes allemands, elle peut se laisser séduire par
quelques dérives fascistes ou nazies, lorsque le goût de la destruction et la révolte anti-
bourgeoise se transforme en une sorte de primitivisme guerrier et l’individualisme en un
culte de la force. La plupart du temps, cependant, elle évolue vers une prise en compte
sociale plus importante et donc vers un socialisme ou un communisme libertaire. Comme
Breton l’explique, dans la déclaration commune avec Diego Rivera, qui suit sa rencontre et
son rapprochement avec Trotsky, en 1938 :
« Si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution
est tenue d’ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création
intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste
1455
de liberté individuelle. »
Il rêve ainsi que « les marxistes [puissent] marcher […] la main dans la main avec les
1456
anarchistes » et que la révolution sociale s’accompagne d’une révolution individuelle :
en d’autres termes, que le drapeau noir et le drapeau rouge puissent cohabiter au sein d’un
même combat.

1. Une Politisation a-politique :

La Trajectoire paradoxale du romantisme allemand :


Dans un premier temps, tant que continuent de primer les perspectives individuelles, la
« révolution poétique » s’accompagne d’une forme de politisation abstraite. Le romantisme
allemand est un bon exemple de ce type de politisation ambiguë. Dans leurs premières
années, on le sait, les frères Schlegel, Novalis ou Hölderlin prennent le parti du
républicanisme avec enthousiasme. Pour F. Schlegel, par exemple, « il doit y avoir un Etat,
et celui-ci doit être républicain. Les Etats républicains ont une valeur absolue en ce qu’ils
1457
tendent vers un but juste et totalement nécessaire » . Il envisage ce modèle politique sous
l’angle idéal d’une adéquation parfaite entre le représentant (gouvernement) et le représenté
(peuple), d’une « qualité extensive et intensive de la communauté, de la liberté et de l’égalité
1458
réellement atteintes » ou encore de l’achèvement universel de « l’impératif politique »
susceptible d’instaurer une paix perpétuelle sur terre. Dès lors, assez logiquement, lui et
ses amis s’enthousiasment pour la Révolution Française, dans un premier temps en tout
cas. Ils saluent en elle l’avènement d’une société nouvelle, plus fraternelle et plus juste.
Certes, face au spectacle de la Terreur, leur vision quelque peu idyllique des évènements en
ème
France cède place à la déception. Pourtant, jusque dans les dernières années du XVIII
siècle, ils continuent de célébrer la Révolution de 1789 comme la partie politique d’une
révolution globale. Dans les fragments de l’Athenaeum, F. Schlegel annonce ainsi que « la
Révolution Française, la doctrine de la science de Fichte et le Meister de Goethe sont les

1454
« La Claire tour », op. cit., p.332
1455
« Pour un art révolutionnaire indépendant » (1938), La Clé des champs, op. cit., p.47
1456
ibid., p.48
1457
La Forme poétique du monde, op. cit., p.667
1458
ibid., p.668-669

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2ème partie : Poésie et Révolution

1459
grandes tendances de l’époque » . Une tendance parmi d’autres, donc… L’échec de cette
révolution qu’entérine la Terreur serait le symptôme d’une incomplétude de son programme.
Il témoignerait de l’emprise néfaste de la bourgeoisie et de son idéologie sur son mouvement
et de son manque consécutif d’une dimension spirituelle. En d’autres termes, pour eux, il
s’agit d’achever la Révolution en adjoignant la force du mythe et de la « révolution poétique »
à sa réussite sociale.
Très concrètement, cependant, un tel discours ne s’accompagne guère d’un activisme
conséquent. Tout le discours politique des romantiques se limite à de vagues considérations
idéalistes. De la République idéale, le propos évolue bientôt vers celui, plus abstrait, d’une
oligarchie des poètes et de l’avènement d’un nouvel âge d’or. La critique de la trivialité
du monde bourgeois, et de cette « fausse » vie qu’il instaure, s’amenuise au profit de
1460
discours abstraits, tel celui de Novalis sur le travail des mineurs , sans réussir à acquérir
une véritable portée sociale pertinente. Après la mort de Frédérique II, en novembre
1797, Novalis, qui apprécie le nouveau couple royal, défend l’alliance paradoxale d’une
démocratie et d’une monarchie afin de réaliser un accord parfait entre l’Un (le roi) et le
ème
multiple (le peuple). L’évolution de certaines figures essentielles du mouvement au XIX
siècle aggrave cette inflexion du discours politique. F. Schlegel développe un discours de
plus en plus conservateur, empreint de catholicisme et de fidélité aux puissants de ce
monde. En d’autres termes, le romantisme allemand suit la courbe inverse de son équivalent
français : tandis que ce dernier passe du monarchisme au socialisme, ce premier passe de
la révolution à la réaction.

Deux exemples – Rimbaud et la Beat Generation :


On retrouve ce même type de politisation abstraite chez la plupart des héritiers du
romantisme allemand, évoquant un ensemble de solutions et de problématiques plus
individuelles que collectives. Dans le cas de la Beat Generation, par exemple, on retrouve
cette même critique de la trivialité du monde et de la pauvreté des modèles de vie proposés
par la société. La révolte prend ici une tournure « bohème ». Elle oppose, comme nous
l’avons déjà vu, une existence vagabonde, un renouveau spirituel ou une libération des
sens aux modèles bourgeois du travail et du rationalisme pragmatique. Le tout s’ancre,
cependant, dans un ensemble de perspectives et de solutions purement individuelles.
Kerouac, par exemple, tout en partageant cette révolte et en affirmant, dans sa jeunesse,
1461
être un « gauchiste » , refuse catégoriquement de s’associer à toute sorte de parti
politique et oriente ses recherches vers une « nouvelle évaluation de l’individu : sa position
1462
elle-même, personnelle et psychique » ou l’invention de « mythes poétiques privés dans
1463
un monde réel, sérieux » . A partir de la pétition de principe suivante : « je ne crois pas
1464
à cette société ; mais je crois en l’homme » , il ramène ainsi son idéal vers une posture
toute solitaire, largement inspirée de Thoreau :

1459
Fragment n°216 de l’Athenaeum, L’Absolu littéraire, op. cit., p.127
1460
infra, p.315
1461
« Lettre à Sebastian Sampas, le 25 mars 1943 », Lettres choisies (1940-1956), op. cit., p.66 : « Je suis un gauchiste… Je ne
pourrais pas être autrement. »
1462
ibid., p.159
1463
ibid., p.199
1464
ibid., p.182

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

« Je veux qu’on me laisse seul. Je veux m’asseoir dans l’herbe. Je veux monter à
cheval. Je veux baiser une femme nue dans l’herbe à flanc de montagne. Je veux
penser. Je veux prier. Je veux dormir. Je veux regarder les étoiles. Je veux ce
1465
que je veux. »
Tout à fait louable en soi, un tel type de discours évolue vite, dans les années 1960, vers
un ensemble de positions, au pire, conservatrices et, au mieux, totalement a-politiques.
Alcoolique et dépressif, Kerouac se laisse parfois aller à quelques surprenants éloges du
sénateur Mc-Carthy. Sa position la plus constante et la plus objective implique, néanmoins,
une commune critique des classes dirigeantes et des contestataires. En 1969, peu de temps
avant sa mort et après avoir en quelque sorte « loupé » les années 1960, il finit, certes,
par admettre :
« Je ferais mieux d’aller raconter à tout le monde ou les laisser me convaincre
que je suis le grand-père chenu et le précurseur intellectuel qui a engendré un
déluge de radicaux marginalisés, d’insoumis, de bohèmes, de hippies et même de
1466
beats. »
Il refuse ici, une dernière fois, de rejoindre le monde bourgeois, son mode de vie aliéné, son
hypocrisie et son cynisme : « non, conclut-il, je pense que je vais retourner vers les radicaux
1467
marginalisés » . Pour autant, il ne nourrit aucune illusion et aucun enthousiasme pour ces
jeunes révoltés : « Ça ne sert à rien de déclencher des troubles si vous n’obtenez pas un
1468
boulot au plus haut niveau en arrangeant les choses. Disons, Commissaire du Chaos » .
Il rejette ensemble maoïstes, anarchistes et autres, s’écarte et se méfie de toute idéologie
et de tout militantisme. Il renvoie finalement dos à dos les opposés et botte en touche :
« Je ne suis pas un Exempté de l’Impôt, pas un Hippie-Yippie – je dois être un Bippie-au-
1469
Centre » . D’autres assument bien plus le tournant politique de ces années-là et n’hésitent
pas à se positionner au cœur de la contestation. Allen Ginsberg est, par exemple, de la
plupart des grandes marches et des grands mouvements sociaux de l’époque. Il n’hésite
pas à se référer à Marx. Dans son poème « Amérique », il demande : « quand seras-tu
1470
digne de tes millions de trotskystes ? » . Son discours, cependant, est peu concret et son
leitmotiv le suivant : « L’âme de l’individu est en danger ; c’est pourquoi la génération beat
a vécu et continuera à vivre […] et cela jusqu’à ce qu’on retrouve l’âme dans une société
1471
où l’âme pourra exister et se manifester » . Par ailleurs, la description qu’il donne des
réunions communistes de son enfance n’est guère dans l’esprit de Marx : « Amérique à
sept ans mamma m’emmena à des réunions de cellules communistes […] tout le monde
1472
était angélique et sentimental à l’égard des travailleurs » , tandis que le programme qu’il
résume par la formule suivante semble bien peu socialiste, lui aussi : « Amérique quand

1465
ibid.
1466
« A Quoi suis-je en train de penser ? », Vraie blonde et autres, op. cit., p.107
1467
ibid., p.110
1468
« A Quoi suis-je en train de penser ? », Vraie blonde et autres, op. cit., p.112
1469
ibid., p.107
1470
Howl et autres poèmes, op. cit., p.51
1471
Cité par G. G. Lemaire, Beat Generation : Une Anthologie, op. cit., p.28
1472
« Amérique », op. cit., p.55

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2ème partie : Poésie et Révolution

1473
seras-tu angélique ? » . Ce dernier exemple, cependant, démontre que cette politisation
abstraite, à la faveur d’évènements eux très concrets, peut très bien se rallier à une cause
politique révolutionnaire sans renoncer à ses principes initiaux.
A ce sujet, on a beaucoup insisté sur la conjonction qui existe entre les évènements
de la Commune et le développement de la voyance et du dérèglement des sens chez
1474
Rimbaud . Ce lien, il le suggère lui-même, en ouvrant sa fameuse lettre dite du « voyant »,
du 15 mai 1871 et adressée à P. Demeny, par « un psaume d’actualité » évoquant l’action
des Communards. Quelques temps plus tard, selon une lettre non-datée rapportée par
les surréalistes, il se serait même présenté, non sans provocation, au ministre de la
Justice Lucien Hubert, comme un « ancien communard », « solidaire des emprisonnés
du Parti Communiste Français », avant de conclure : « Nous voulons encore notre
vengeance : industriels, princes, sénats, périssez ! Puissance, justice, histoire, à bas !
1475
ça nous est dû » . Le biographe Jean-Jacques Lefrère juge probable que Rimbaud ait
fugué à Paris entre mi-avril et mi-mai 1871, donc en pleine Commune. Son engagement
politique ne s’ancre guère, cependant, à une critique sociale conséquente ou à une action
révolutionnaire concrète. Le poète entend « changer la vie » mais par les voies qui lui sont
propres et non par celles de la politique spécialisée. Son rôle, pense-t-il, n’est pas tant
sur les barricades que dans cette forme d’expérimentation-vie que réalise la poésie. Le
« voyant » doit rythmer l’action et guider l’humanité dans sa marche vers l’avenir. Rimbaud
réactive donc l’idée romantique d’une éducation poétique et d’une oligarchie de poètes. Son
engagement n’est réellement politique qu’en ce sens, sans jamais s’étendre réellement au-
delà de ce point.

Le Développement anarchique de Dada :


Loin des grands élans spirituels du romantisme allemand et de ses héritiers, Dada n’en
constitue pas moins un dernier exemple frappant de cette politisation ou révolte a-politique.
Lorsque le mouvement se forme pour la première fois, en plein cœur de la Première Guerre
Mondiale, à Zürich, autour du Cabaret Voltaire, l’humeur générale est à la révolte et au
rejet sans appel d’un monde qui est responsable d’un tel massacre mais l’atmosphère est
alors très peu politisée. Il pointe bien dans l’insolence dadaïste, dans sa pleine capacité
destructrice des valeurs en place, quelque chose de l’état d’insurrection individuel propre
aux milieux anarchistes. Hugo Ball, avant même ces années-là, est un fervent lecteur de
Bakounine mais son penchant spontané pour le communisme libertaire se dilue alors dans la
1476
volonté plus générale de fonder « une nouvelle tendance artistique » et de « développer
1477
une véritable sensibilité pour cette époque » . Certes, la légende rapporte que Lénine
et les dadaïstes se croisent quotidiennement au café de l’Odéon à Zürich et que le
révolutionnaire russe habite à deux pas du Cabaret Voltaire mais aucun contact ne s’instaure
entre eux. Plus tard, bien sûr, les dadaïstes s’étonneront de cette coïncidence. De cette
époque, Richter se rappelle juste « que les autorités suisses étaient bien plus méfiantes

1473
ibid., p.51
1474
Nous pouvons renvoyer, sur les points suivants, aux travaux de Steve Murphy
1475
La Révolution surréaliste n°12, 15 décembre 1929, p.28
1476
« Premier Manifeste Dada » (1916), reproduit dans Dada à Zürich, le mot et l’image, op. cit., p.9
1477
Dada à Zürich, le mot et l’image, op. cit., p.27

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

vis-à-vis des dadaïstes, susceptibles à tout moment d’un exploit inattendu, qu’envers ces
1478
russes calmes et érudits ; même si ces derniers complotaient la révolution mondiale » .
Au sortir de la guerre, on sait que le groupe continue de se développer, de façon
indépendante et séparée, en Allemagne (à Berlin, notamment) et en France. Entre ces deux
branches, la critique (Giovanni Lista, par exemple) a coutume de distinguer, d’un côté, un
dadaïsme libertin à Paris et, de l’autre, un dadaïsme libertaire à Berlin. Schwitters, dès ces
années-là, confirme cette distinction en opposant ce qu’il appelle les « Kerndadas », c’est-à-
dire le Dada façon Tzara qui défend et promulgue l’art abstrait, et le « Hülsendada », c’est-
1479
à-dire la branche « politiquement orientée, contre l’art et contre la culture » de Dada
sous l’influence de Huelsenbeck. A cette époque, le choix de Schwitters est fait : « par
principe, Merz refuse énergiquement les opinions inconséquentes et dilettantes sur l’art
d’un certain monsieur Richard Huelsenbeck, alors qu’il reconnaît officiellement les opinions
1480
de Tristan Tzara » . Une telle division a ses limites : à Paris aussi on peste contre l’Art
et le mouvement évolue de même vers des positions de plus en plus politisées, quelques
années plus tard. Il n’en reste pas moins indéniable que, dès 1917-1918, Dada prend
à Berlin une tournure bien plus ouvertement révolutionnaire qu’à Paris ou dans d’autres
villes. L’explication est certainement à chercher du côté du contexte social très différent qui
règne alors dans la capitale allemande. Lorsque Huelsenbeck rentre de Zürich à Berlin, il
découvre, en effet, une ville appauvrie par la guerre et des conditions de vie très dures.
La révolte dadaïste se trouve immédiatement impliquée dans la contestation du pouvoir
impérial, la révolution allemande des années 1918-1919 et la défense du mouvement
spartakiste. Le mouvement de déconstruction des arts et du langage et la mise en crise des
valeurs dominantes est en prise directe avec les perspectives politiques d’une libération de
l’homme. Herzfeld et Grosz, après avoir annoncé la ruine de l’Art, affirment ainsi qu’ « il n’y a
qu’une seule tâche : accélérer la ruine de cette civilisation d’exploiteurs par tous les moyens,
1481
le plus intelligemment et le plus conséquemment possible » . Hausmann, pour sa part,
définit la dimension politique de Dada à Berlin de la manière suivante : « nous essayions
1482
de révolter l’esprit d’esclave du peuple allemand » . Ce dernier rappelle son état d’esprit
d’alors : tandis que, dès 1910, il est pénétré des idées de Bakounine ou de Stirner et, avec
elles, d’une « aversion profonde et insurmontable à l’égard de toute forme de propriété, et
1483
plus encore à l’égard des pulsions agressives et des conquêtes guerrières » , il ressort
révolté de la guerre et prend fait et cause pour la tentative révolutionnaire des spartakistes.
Il rappelle que :
« Liebknecht avait, en Allemagne, la même importance que Lénine en Russie ;
en s’engageant pour un état de Conseils, il mettait chaque jour sa vie en jeu. En
mai 1919, il fut – comme Rosa Luxemburg – battu à mort par des corps francs
1484
réactionnaires de Lüttwitz. »

1478
Cité par S. Fauchereau, Expressionnisme, Dada, surréalisme et autres ismes, op. cit., p.233
1479
I (manifestes théoriques et poétiques), op. cit., p.16
1480
ibid., p.17
1481
Cités par S. Fauchereau, Expressionnisme, Dada, surréalisme et autres ismes, op. cit., p.59
1482
Courrier Dada (1958), op. cit., p.26
1483
Hourra ! Hourra ! Hourra !, postface de 1970, op. cit., p.81
1484
Hourra ! Hourra ! Hourra !, op. cit., p.82

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2ème partie : Poésie et Révolution

et en conclut logiquement : « Comment pouvait-on, cette année là, rester passivement


1485
spectateur ? La révolte m’emporta moi aussi » . Dès 1917, dans la revue communiste
anti-autoritaire Die Aktion, il publie une série de satires politiques où il s’en prend à l’Esprit
allemand, à la croyance en sa supériorité ou en la supériorité de sa race. Cette série de
pamphlets acerbes visait à provoquer un vaste mouvement de réaction chez ceux qui s’y
opposent : « Au fond de moi, je tablais sur un grand nombre d’hommes pensant et agissant
avec équité mais qui, malheureusement, étaient incapables de faire sentir leur influence : ce
1486
livre fut écrit pour les secouer ! » . Il y critique, enfin, le monde des politiciens bourgeois,
l’antisémitisme ambiant, une justice en faillite, la répression sanglante des spartakistes et
la propagande qui l’accompagne.
Dans le cadre de cette révolte bien réelle, les dadaïstes lancent une série d’actions
mi-sérieuses mi-parodiques. Hausmann, Huelsenbeck et Golyscheff inaugurent ainsi
un « Conseil Central Révolutionnaire Dadaïste » fictif, promettant la fondation d’un
1487
« communisme radical » , la suppression du travail, la socialisation des biens et
1488
l’instauration d’ « un état de liberté » , la lutte contre le clergé et des repas gratuits
quotidiens, ou encore la mise en place d’un « Conseil Dadaïste pour la refonte de la vie »
1489
et d’un « Centre Dadaïste de la sexualité » . On trouverait donc ici, quelques années
avant le surréalisme, la mise en place conjointe d’un programme de type communiste et
d’une volonté de refondre la vie dans sa totalité. Dans le cas de Dada, cependant, ces
revendications très sérieuses s’énoncent toujours sur un ton parodique. Tout en prenant
parti pour la mise en place des conseils spartakistes, il s’amuse, par exemple, à inventer une
ribambelle de conseils fictifs dont la prolifération finit par tourner au canular. Hausmann ne
se moque-t-il pas, d’ailleurs, de tous ces artistes, soi-disant communistes, qui « développent
fébrilement des programmes qu’on pourrait brièvement résumer ainsi : la transformation
du monde aura lieu incessamment, il suffirait pour cela de régénérer ce monde avec une
1490
bonne quantité de leurs produits » ? Dans la mesure où Dada estime que sa place
dans la lutte se situe au niveau de la satire et de la caricature, ne faut-il pas que ces
dernières s’étendent jusqu’à la lutte elle-même ? C’est ainsi, comme nous l’avons déjà
évoqué, qu’Hausmann et Baader projettent de prendre le contrôle sans violence, par le bluff,
de la ville de Nikolassee et d’y fonder une « République dadaïste » et qu’ils lancent, en
1919, le tract suivant : « Le peuple allemand est-il d’accord pour laisser les mains libres
au Super-Dada ? Si le vote est positif, Baader créera de l’ordre, la liberté et donnera du
1491
pain… Nous voulons faire sauter Weimar, Berlin est le lieu dada ! » . Faut-il admettre
alors, comme le suggère Schwitters, que le prétendu contenu politique de Dada à Berlin tient
plus de la provocation que de l’engagement sincère ? Ce serait sans doute aller trop loin
dans l’interprétation inverse. La virulence de la révolte dadaïste d’alors semble bien réelle,
tout comme l’engagement politique d’une personnalité comme Hausmann, s’actualisant
encore, dans les années 1960, à travers son vif intérêt pour les activités situationnistes.
Nous pouvons, par contre, y voir un signe de l’humour dadaïste ou de son sens de la
1485
ibid.
1486
ibid., p.84
1487
« Qu’est-ce que le dadaïsme et que veut-il en Allemagne ? » (1919), cité dans R. Hausmann, Courrier Dada, op. cit., p.149
1488
ibid.
1489
ibid., p.150
1490
Courrier Dada, op. cit., p.153
1491
Courrier Dada, op. cit., p.73

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

1492
relativité de tout, susceptible de s’élever jusqu’à « la relativité de la relativité » . Ceci
n’implique pas nécessairement une sorte de nihilisme dadaïste mais plutôt une légèreté
de pensée qui interdit tout militantisme. C’est l’exercice permanent d’un doute qui ramène
tout discours révolutionnaire empesé à un ensemble de considérations très pragmatiques.
Ainsi Huelsenbeck n’adhère pas à la croyance en un âge d’or possible, fût-il socialiste. Son
communisme n’implique aucune forme de déterminisme historique et il « aurait renoncé au
1493
principe de vouloir faire mieux » . C’est ainsi qu’il critique Lénine, par exemple. Voilà qui
peut expliquer aussi l’issue de la rencontre, cette fois-ci effective, entre Cravan et Trotsky
sur un bateau qui les emmenait tous deux aux Etats-Unis, fin 1916. Tous les deux éprouvent
un indéniable respect l’un pour l’autre mais ne se comprennent pas, leur deux univers de
pensée étant trop différents pour se croiser. Mina Loy, avec le recul, témoigne ainsi :
« De toute la racaille politique, déclarait-il [Cravan], il n’y en a qu’un qui soit
sincère : Trotsky – le pauvre fou ! […] Il est comique, et je le respecte. […] C’est
en pure perte que je lui ai dit que le résultat de sa révolution sera la création
d’une armée rouge pour protéger la liberté rouge – que lui, parce qu’il est sincère,
1494
sera trahi par ses fidèles. »
A nos yeux, ceci témoigne à la fois de la lucidité et de l’indépendance d’esprit remarquable
de Dada et des limites d’un scepticisme qui condamne son entreprise à un ensemble de
solutions purement individuelles, admirables à court terme et intenables à long terme. Tandis
que d’autres avant-gardes poétiques s’engageaient politiquement pour le pire comme pour
le meilleur, Dada sut préserver sa vitalité intacte tout en échouant à rencontrer un monde
qui soit à sa hauteur.

2. Une Dérive politique : le futurisme italien, Marinetti et le fascisme


De façon quasi-contemporaine et à partir de certaines positions similaires, l’évolution
de certains futuristes italiens fut, elle, radicalement différente. A l’origine, comme bon
nombre de dadaïstes, l’idéologie de Marinetti s’ancre dans un individualisme irréductible,
d’inspiration vaguement anarchiste. Pour être plus précis, G. Lista le situe dans l’héritage
de Kropotkine. En même temps qu’il appelle au développement sans frein de la vitalité
et de l’originalité individuelles, il exalte une forme de révolution permanente qui, par son
dynamisme, s’oppose à tout conservatisme. Pourtant, assez rapidement, alors que certains
de ses compagnons se rattachent au socialisme ou à l’anarchisme, Marinetti, et avec lui
l’une des personnalités les plus marquantes et les plus importantes du futurisme italien, se
rallie à Mussolini et au fascisme. Le premier rapprochement entre les deux hommes a lieu en
1918, au sortir de la guerre. Quelques temps plus tard, Marinetti se présente à des élections
sur une liste fasciste. Cependant, en 1920, il se démarque encore du « Duce » par un
discours violemment anticlérical ainsi que par son refus de la tradition et de l’ordre et il prend
ses distances. La brouille dure néanmoins peu de temps et, à partir de 1923-1924, Marinetti
se lie définitivement au mouvement fasciste. Dans un texte de 1924, intitulé « Le Futurisme
mondial », il écrit ainsi du futurisme : « Pendant la guerre il fut pour l’interventionnisme et
après pour le fascisme, en restant cependant toujours un mouvement idéologique de pure
1495
idée » . Certes, durant les années qui suivent, il s’oppose parfois à Mussolini, notamment
1492
ibid., p.162
1493
En avant dada, l’histoire du dadaïsme (1920), op. cit., p.39
1494
Témoignage rapporté dans A. Cravan, Œuvres, op. cit., p.245
1495
Futurisme : manifestes, documents, proclamations, op. cit., p.97

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2ème partie : Poésie et Révolution

lors de la campagne anti-juive ou de l’opération sur « l’art dégénéré », mais rien de tout cela
ne remet fondamentalement en cause son engagement fasciste.
Un tel ralliement a évidemment de quoi surprendre et G. Lista a raison de se demander :
« de quelle façon le libre esprit anti-traditionnel futuriste a-t-il pu accepter la coexistence
1496
avec le plus étroit conformisme historique exprimé par le fascisme » ? Le critique a sans
doute tort, par contre, de considérer la carrière fasciste de Marinetti comme une trahison
totale de ses idées. Dès l’origine du futurisme, en 1909, un certain nombre d’éléments nous
semblent engager le poète italien sur cette pente glissante – sans que nous considérions,
pour autant, que celle-ci fut nécessaire ou bien fatale. Dans cette optique, l’élément le plus
évident est le nationalisme exacerbé de Marinetti, ainsi que sa croyance en l’existence d’un
génie naturel de la race italienne et, du même coup, d’un caractère national de l’art. Dès
1909, le patriotisme est un des éléments constitutifs du discours futuriste et s’associe vite
à un bellicisme omniprésent. En 1913, il écrit ainsi : « nous professons un nationalisme
ultra-violent, anticlérical et antisocialiste, un nationalisme anti-traditionnel qui a pour base
1497
la vigueur intarissable du sang italien » . Tout au long de ses écrits, il en appelle au génie
1498
de la race « afin de préparer une atmosphère de santé véritablement réoxygénée » et
de préparer une humanité nouvelle et supérieure, mécanique et technologique : « Italiens !
1499
soyez rapides, et vous serez forts, optimistes, invincibles, immortels » , écrit-il en 1916.
Ce premier point suffit, bien sûr, à dissocier l’idéologie de Marinetti du cosmopolitisme
socialiste. Benedikt Livchits, un futuriste russe cette fois-ci, en tirait le commentaire suivant :
« A la base de l’esthétique futuriste, on avait mis une conception viciée du caractère racial
1500
de l’art. L’évolution logique de ces idées a amené Marinetti au fascisme » .
A ce premier élément, s’ajoute d’emblée un second : son virilisme exacerbé et son culte
de la force. On le sait, dans sa volonté de rupture avec le passé, le futurisme italien exalte le
monde de la machine et ses attributs. Il idéalise et esthétise de façon abstraite la technologie
et ses produits – les usines, par exemple, dont il fait un modèle esthétique indépendamment
de toute considération concrète sur l’aliénation sociale des travailleurs en leur sein – et
forme, à partir de là, un idéal pré-fasciste qui assigne à l’humanité les caractères supposés
de la machine : force, puissance, vitesse, froideur rageuse et destructrice. Le « mépris de la
femme » mène au rêve d’hommes-robots – « nous avons même rêvés de créer un jour notre
fils mécanique, fruit de pure volonté, synthèse de toutes les lois dont la science va précipiter
1501
la découverte » . Le tout, en soi, ne pose pas forcément un problème – le primitivisme
inverse a parfois pu pousser certains expressionnistes allemand dans le camp du nazisme.
Par contre, le discours devient douteux lorsqu’il s’engonce dans un ensemble d’éloges de la
violence et de la guerre, du militarisme, de la force et du virilisme. L’anti-parlementarisme de
Marinetti s’éloigne ainsi radicalement de sa forme anarchiste ou communiste et s’énonce,
non pas au nom du pouvoir du peuple, mais au profit du modèle viril, héroïque et inégalitaire
du Chef et des grands hommes.
Le ralliement fasciste de Marinetti dans les années 1920-1930 est-il donc une trahison ?
Tous ces éléments montrent que la réponse est loin d’être évidente. La question n’est-
1496
ibid., p.32
1497
« Lettre ouverte au futuriste Mac Delmarle », ibid., p.395
1498
« Le Prolétariat des génies » (1919), ibid., p.373
1499
« La Nouvelle religion-morale de la vitesse » (1916), ibid., p.370
1500
L’Archer à un œil et demi, op. cit., p.31
1501
« Le Mépris de la femme » (1911), Manifestes futuristes et autres proclamations, op. cit., p.44

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

elle pas plutôt de savoir si l’orientation du poète italien n’engage que lui ou bien si elle
compromet la totalité du mouvement futuriste ? Dans cette optique, à plusieurs reprises,
G. Lista tente de distinguer ce qu’il appelle le « marinettisme » du futurisme dans sa
globalité. Tout en rappelant volontiers les disputes majeures entre Marinetti et Mussolini, il
le distingue politiquement des autres futuristes qu’il rattache essentiellement au socialisme
et à l’anarchisme. En 1921, le communiste italien Gramsci ne défendait-il pas, d’ailleurs,
l’apport révolutionnaire de ces derniers ? Après avoir souligné la popularité, avant guerre,
des futuristes dans les milieux ouvriers, il soutient qu’ « ils ont eu la conception nette et
claire que notre époque, l’époque de la grande industrie, de la grande ville ouvrière, de
la vie intense et tumultueuse devait avoir de nouvelles formes d’art, de philosophie, de
1502
coutume, de langage » . A la même époque, alors que l’orientation fasciste de Marinetti
ne laisse plus aucun doute, il défend à nouveau, auprès de Trotsky, la variété idéologique
du mouvement : « au mouvement futuriste participent actuellement des monarchistes, des
communistes, des républicains et des fascistes », le tout avant de concéder que « les
1503
principaux porte-paroles du futurisme d’avant-guerre sont devenus des fascistes » . Le
plus intéressant tient finalement, au-delà du débat pointilleux sur la véritable orientation
politique d’untel ou d’untel, sur la sorte de gêne qui saisit la plupart des critiques des avant-
ème
gardes esthétiques du XX siècle face au futurisme et l’effort qui en découle, soit pour
envisager ses apports purement esthétiques en dehors de la politique, soit pour marginaliser
l’expérience de Marinetti et insister sur le fond essentiellement anarchiste du mouvement, à
défaut de pouvoir parler de socialisme. Elle tient vraisemblablement à un lieu commun, une
sorte de lien aujourd’hui établi entre avant-gardes esthétiques et avant-gardes politiques
révolutionnaires, c’est-à-dire socialistes. Dans la mesure où nous considérons aujourd’hui
le fascisme comme un puissant mouvement réactionnaire, nous estimons incompatibles le
modernisme affiché du futurisme et son soutien à la personnalité et aux idées de Mussolini.
En son temps, Marinetti y voyait pourtant un formidable élan en avant. Se peut-il alors que
la modernité esthétique n’implique pas de manière aussi évidente la modernité politique, au
sens où nous l’entendons le plus souvent ? C’est ce que nous tenions à rappeler ici. Il n’en
reste pas moins indéniable que l’orientation révolutionnaire la plus fréquente de ces poètes
reste socialiste et, plus précisément, communiste, comme dans le cas des situationnistes,
des surréalistes, des Telqueliens ou des futuristes russes cette fois-ci.

3. Le Ralliement socialiste des poètes :


ème
Si l’on passe sur l’engagement socialiste isolé et singulier de tels ou tels poètes du XIX
siècle, le ralliement enthousiaste des futuristes russes pour la révolution bolchevique de
1917 donne en quelque sorte le la du positionnement politique le plus courant des avant-
ème
gardes poétiques du XX siècle : à gauche toute ! Comme le résume Serge Fauchereau,
dès le mois d’octobre, alors que le groupe initial est dispersé, « les futuristes vont adhérer
1504
à la Révolution comme un seul homme, d’enthousiasme » . Le poème « Décret », que
Kamensky écrit pour célébrer les évènements de 1917, traduit l’espoir des futuristes : que la
Révolution instaure une fête perpétuelle et qu’elle permette à chacun d’y déployer librement
sa créativité. En même temps qu’elle transforme l’économie et qu’elle prétend modifier
l’exercice politique, ils espèrent qu’elle changera la vie. Malgré quelques doutes timides

1502
« Marinetti révolutionnaire » (1921), Futurisme : manifestes, documents, proclamations, op. cit., p.429
1503
« Une Lettre du camarde Gramsci sur le futurisme italien » (1922), ibid., p.429-430
1504
L’Avant-garde russe : Futuristes et Acméistes, éd. Pierre Belfond, Paris, 1979, p.42

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2ème partie : Poésie et Révolution

et bien réels sur l’évolution bureaucratique du mouvement que Maïakovski résume de ces
1505
vers : « La bureaucratie/n’a-t-elle pas/tissé sa toile/dans vos crânes ? » , les futuristes
mettent leur poésie et leur créativité au service du communisme. En 1923, un des manifestes
collectifs du LEF décrit ainsi la formation de cette avant-garde révolutionnaire nouvelle qui
rassemble tous ses « bolcheviks de l’art », c’est-à-dire les futuristes russes (Maïakovski,
Kamensky, Bourliouk ou Kroutchenykh), les « productivistes » (O. Brik, Arvatov) et les
« constructivistes » (Rodchenko, Lavinski). Son programme, dit-il, doit consister à « faire
dans l’art la propagande des idées de la Commune », à « lutter pour un art-édification de la
1506
vie » et, pour cela, à « rassembler en un seul bloc toutes les forces de la gauche » .
Dans un contexte très différent et de façon un peu plus tardive, les surréalistes se
rallient de même, quoique selon des modalités différentes, aux perspectives de la révolution
communiste. A partir de la seconde moitié des années 1920, ils délaissent les perspectives
a-politiques du dadaïsme ou de la révolution poétique idéaliste. Le sérieux avec lequel ils
envisagent leur entreprise les amène progressivement, par souci d’efficacité, à délaisser la
conception radicale abstraite qu’ils se font de la Révolution dans leurs premières années
au profit d’une acception historique plus concrète de ce terme. Ils étendent leur approche
1507
initiale en quelque sorte pré-politique, « plus révolutionnaire que la révolution » comme
ils se plaisent à le dire, leur conception vaguement anarchisante et mâtinée de Terrorisme
(au sens de 1793), au profit d’une acception politique et sociale du terme. La révolution,
à l’origine purement poétique ou surréaliste, se double désormais d’un sens politico-
économique. Elle intègre, aux côtés d’une critique de la morale, des systèmes de pensée et
des formes de la sensibilité, une critique des structures sociales de la société bourgeoise.
Peu à peu, en marge de poèmes, récits de rêve ou autres exercices poétiques, la « Revue
de la presse » que tiennent Eluard et Péret dresse un tableau critique de plus en plus
ciblé de la société de leur temps. Aux côtés de ces « murs de pierres idéales, d’idées
pétrifiées, obstacles à la marche de l’homme, contraintes à son corps, outrages à son
1508
regard, défis à sa pensée » , les surréalistes comprennent que la libération totale de
l’homme s’affronte aussi aux murs très concrets de la prison, des casernes, des usines
ou des églises. Ils prennent conscience que la libération de l’esprit qu’ils appellent de
leurs vœux doit envisager pour préalable ou pour corollaire indispensable une libération
socio-économique de l’homme. C’est ainsi que se pose la question du régime social sous
lequel ils vivent, la question de son acceptation ou non, et que s’établit dans leur esprit un
lien indissociable entre, d’un côté, la révolution poétique surréaliste et, de l’autre, l’activité
sociale révolutionnaire du communisme.
Il est passionnant, à ce sujet, de suivre, mois après mois, ce tournant politique des
années 1924-1925 à travers divers articles de La Révolution surréaliste. Le premier numéro
de la revue, publié en décembre 1924, reste attaché à l’idée poétique d’une révolution
et ne laisse d’autre place à la critique sociale, entre récits de rêve et textes surréalistes,
que celle d’une longue liste de suicidés. Un mois plus tard, dans le numéro deux, Breton
ouvre la revue par quelques considérations sur les luttes ouvrières. Un tract y proclame :
« Ouvrez les prisons. Licenciez l’armée ». Sur le même ton, le numéro trois, publié en
1505
« Ça va bien ! » (1927), A Pleine voix : Anthologie poétique 1915-1930, op. cit., p.419
1506
N. ASEEV, B. ARVATOV, O. BRIK, B. KOUCHNER, V. MAIAKOVSKI, S. TRETIAKOV et N. TCHOUJAK, « Programme : pour
quoi combat le LEF » (1923), Manifestes futuristes russes, op. cit., p.67-68
1507
A. Breton disait de R. Desnos, en 1924, qu’il est « mille fois plus révolutionnaire que la révolution », R. DESNOS, Œuvres
complètes, op. cit., p.237
1508
R. CREVEL, « Le Clavecin de Diderot », L’Esprit contre la raison, op. cit., p.198

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

avril 1925, sous l’impulsion d’Artaud et de Desnos, lance une série d’adresses virulentes
aux recteurs des universités européennes, aux médecins-chefs des asiles de fous et au
1509
pape, avant d’annoncer une « révolte prochaine » . Trois mois plus tard, en juillet, dans le
numéro quatre de la revue, l’orientation politique du surréalisme se précise à travers cette
déclaration en forme de compromis de Breton :
« Dans l’état actuel de la société en Europe, nous demeurons acquis au principe
de toute action révolutionnaire, quand bien même elle prendrait pour point de
1510
départ une lutte de classes, et pourvu seulement qu’elle mène assez loin. »
Ces deux dernières réserves traduisent encore une réelle hésitation quant à l’orientation
communiste du surréalisme, derrière les « Moscou la gâteuse » d’Aragon et autres critiques
1511
envers le « régime médiocre » de l’URSS. Le véritable tournant a lieu dans les mois
qui suivent, dans la deuxième moitié de l’été 1925. Le numéro cinq de la revue, publié en
octobre, entérine doublement ce renversement. Dans la recension du livre de Trotsky sur
Lénine que fait Breton, le poète se démarque clairement de l’ensemble de ces critiques
passées formulées à l’encontre de la révolution russe. Il souligne désormais le grand intérêt
que porte le surréalisme au modèle russe, avant de conclure : « sur le plan moral où nous
1512
avons résolu de nous placer, il semble bien qu’un Lénine soit absolument inattaquable » .
Plus significatif encore, la revue publie le tract « La Révolution, d’abord et toujours ! »,
signé en commun par les surréalistes et les membres de la revue communiste « Clarté »,
avec lesquels ils s’opposaient quelques mois plus tôt. Tout en continuant à affirmer « nous
sommes la révolte de l’esprit », ils précisent aussitôt après : « cette Révolution nous ne
1513
la concevons que sous sa forme sociale » . L’orientation politique du surréalisme est
désormais claire. A partir de 1926, Aragon, Desnos, Leiris, Eluard ou Naville participent à
la revue « Clarté » et les surréalistes envisagent un temps de former avec les membres de
cette dernière une publication commune qui devait porter le nom évocateur de « La Guerre
civile ». Uns à uns, et malgré un accueil globalement hostile, la plupart d’entre eux adhèrent
au Parti Communiste Français. Leur engagement, contrairement à ce qu’on a pu parfois
dire, est sincère, comme l’explique Thirion :
« Ce ralliement à la cause prolétarienne, ce n’était pas seulement, en ce qui
concerne les surréalistes, une manière de parler ou une pose. Ils ont déployé de
grands efforts pour participer à la préparation de cette révolution, laquelle, pour
1514
leur confusion, ne se préparait nulle part. »
En 1930, ils renoncent au qualificatif de « révolution surréaliste » pour se placer au service
de la seule révolution qu’ils reconnaîssent : celle du prolétariat. Leur nouvelle revue s’intitule
« Le Surréalisme au service de la révolution ». En ouverture de son premier numéro,
ils reproduisent même (non sans une pointe d’ironie, peut-être) le serment d’allégeance
suivant : « Camarades si impérialisme déclare guerre aux soviets notre position sera
ème 1515
conformément aux directives 3 internationale position des membres PCF » . Les
1509
R. DESNOS, « Description d’une révolte prochaine », La Révolution surréaliste n°3, op. cit., p.25-26
1510
« Pourquoi je prends la direction de la Révolution Surréaliste », La Révolution surréaliste n°4, op. cit., p.3
1511
« Manifestation Philosophies du 18 mai 1925 », ibid., p.32
1512
« Léon Trotsky : Lénine », La Révolution surréaliste n°5, op. cit., p.29
1513
« La Révolution, d’abord et toujours ! », ibid., p.32
1514
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.343
1515
Le Surréalisme au service de la révolution n°1, juillet 1930, p.1

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2ème partie : Poésie et Révolution

années qui suivent sont les plus politisées de l’histoire du surréalisme. Le ton est donné
avec cette déclaration de Breton :
« L’URSS ayant, à l’exclusion des autres, récemment triomphé de l’obstacle le
plus considérable qui s’oppose, dans la société moderne, à la réalisation de ce
bien (je veux parler de l’exploitation d’une classe par l’autre), l’idée pratique,
agissante, dont le rôle dans le temps est précisément de se soumettre une série
d’obstacles pour en triompher, bute à chaque pas sur la nécessité de combler à
1516
tout prix le fossé qui sépare ce pays de l’ensemble des autres pays. »
Cette illusion cède pourtant assez vite au constat désolant et réaliste de la situation socio-
politique en Russie. En 1935, la rupture est définitivement consommée entre le surréalisme
et le PC. Cependant, le mouvement ne renie pas son engagement socialiste. En 1936, par
exemple, Péret prend les armes pour soutenir la révolution en Espagne. Il combat dans les
rangs des anarchistes de la fameuse colonne Durruti. Comme le rappelle Juan Andrade,
« il se présenta pour prendre part au combat sans faire la moindre restriction, offrant sa
1517
collaboration pleine et entière, acceptant la vie de simple milicien » . Deux ans plus tard,
en compagnie de Trotsky, Breton affirme toujours : « la tâche suprême de l’art à notre
1518
époque est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution » .
Après guerre, Breton ou Péret se rapprochent des milieux anarchistes et des membres
de « Socialisme ou barbarie ». En 1965, un collaborateur de la revue surréaliste « La
Brèche » ré-affirme sans faiblir que « les ambitions surréalistes et marxistes non seulement
ne s’opposent pas, mais se complètent dans l’affirmation d’une totalité humaine et de
1519
son irréductible valeur » , tandis qu’en mai 1968 les surréalistes d’alors s’investissent
pleinement dans le mouvement. Leur engagement socialiste survit donc aux désillusions
engendrées par l’évolution de la situation en URSS et à l’attitude de plus en plus détestable
du PCF.
Quel que soit le bien-fondé de la critique surréaliste sur les dérives autoritaires de ce
Parti et après la révélation des horreurs du stalinisme dans les années 1950, les membres
de Tel Quel se rattachent pourtant au PCF à cette époque. Au-delà de considérations sur
le rôle en lui-même politique de toute écriture, les telqueliens prennent conscience que « la
révolution poétique », tant qu’elle reste isolée, incapable de rencontrer un large public ou de
se lier à une pratique révolutionnaire effective d’ampleur, risque de se limiter à un simple jeu
littéraire. Conscients de cette limite, ils répètent ainsi un classique de l’histoire des avant-
gardes : l’adhésion à une puissance de transformation sociale extérieure à elles. A en croire
Philippe Forest, une telle prise de conscience politique daterait des années 1965-1966.
Durant cette seconde année, les telqueliens s’engagent publiquement contre l’intervention
américaine au Vietnam et se montrent réceptifs aux premiers échos de la révolution
culturelle chinoise. La nécessité d’un ralliement politique s’impose vite à leurs yeux. A cette
époque, l’hésitation est grande entre, d’un côté, le maoïsme (en faveur duquel penche
Sollers) et le PCF (selon l’option que défend Marcelin Pleynet). Le choix qu’ils font, dans un
premier temps, en faveur du second est essentiellement tactique. Il leur garantit, à leur avis,
une plus grande crédibilité et, surtout, une plus large audience. Comme les surréalistes en
leur temps, ils y voient un moyen de rallier un plus large public en bénéficiant des importants

1516
Les Vases communicants, op. cit., p.141
1517
Cité par S. Fauchereau, Expressionnisme, dada, surréalisme et autres ismes, op. cit., p.452
1518
« Pour un art révolutionnaire indépendant » (1938), La Clé des champs, op. cit., p.47
1519
Claude FERAUD, « Surréalisme et marxisme », La Brèche n°8, novembre 1965, p.27

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

1520
moyens de diffusion du Parti . Désormais, Tel Quel se constitue « en intransigeante et
1521
rigoureuse avant-garde marxiste-léniniste » . Les évènements de mai 1968 suscitent
un large enthousiasme au sein du groupe, malgré la position délicate que commence à
leur imposer leur partenariat avec les biens peu enthousiastes membres du PCF. Bientôt,
prenant conscience du rôle coupable et contre-révolutionnaire des communistes en 1968,
ils se tournent vers le maoïsme au début des années 1970, sans renier leurs engagements
révolutionnaires et le tout avec ce délicat art du contre-temps qui les caractérisait déjà en
1966 et qui allait les exposer à une nouvelle désillusion après leur voyage collectif en Chine
d’avril 1974.
Au-delà de ces jeux d’alliance, l’essentiel tient, pour les futuristes, les surréalistes et
les telqueliens, dans la reconnaissance d’une nécessaire collaboration et cohabitation entre
les perspectives proprement poétiques de leur entreprise et les moyens d’une révolution
politique d’envergure, réalisant les idéaux du programme socialiste révolutionnaire du
ème
XIX siècle. Bien qu’ils soient tous, à l’origine, relativement ignorants de la réalité de la
1522 1523
révolution russe et de ses résultats , ainsi que des théories qui y sont en cause , il n’en
reste pas moins qu’en adhérant avec enthousiasme à la cause socialiste révolutionnaire ils
ème
se situent volontairement au terme de toute une histoire du socialisme au XIX siècle, de
ses tentatives révolutionnaires et des débats qui l’ont animé. En mettant leurs moyens au
service d’une telle révolution, ils partagent, certes tous les thèmes essentiels de la critique
sociale du socialisme (comme nous l’avons vu), mais adhèrent et reprennent aussi une
majeure partie de son programme dont nous voudrions rappeler ici les principaux termes.

ème
b) L’Héritage et la reprise du programme socialiste du XIX siècle

1. Abolition de la propriété privée, collectivisme économique et suppression


des classes :
Le Manifeste du parti communiste, rédigé et publié en 1847 par Marx et Engels, constitue
indéniablement l’un des textes programmatiques fondateurs du socialisme révolutionnaire.
1524
Depuis les années 1870, son succès et son audience n’ont cessé de grandir . L’un des
1525
éléments programmatiques les plus marquants est l’« abolition de la propriété privée » .
Une telle formule ne vise pas, comme ses adversaires ont souvent tendance à la caricaturer,

1520
Une telle orientation, de façon assez classique là aussi, provoque une grave rupture interne, notamment avec Jean-Pierre
Faye, peu favorable à la radicalisation du groupe et au développement en son sein d’une certaine forme de dogmatisme préjudiciable,
selon lui, à la qualité du travail intellectuel.
1521
P. FOREST, Histoire de Tel Quel, op. cit., p.328
1522
Il faut lire Breton écrire, en 1932, que, en URSS, « le produit du travail est réparti, sans privilège, entre les travailleurs »…
1523
Naville rappelle qu’au moment de leur « conversion » politique, les surréalistes ne connaissaient Hegel que par
commentateur interposé (Kojève vraisemblablement), Marx et Engels que d’après certains de leurs premiers écrits philosophiques
et qu’aucun n’avait jamais lu Lénine…
1524
Jusqu’à ces trente dernières années, en tout cas
1525
Manifeste du parti communiste, ibid., p.36

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2ème partie : Poésie et Révolution

1526
les fruits de son propre travail ou les biens individuels mais les fruits et les moyens de
tout travail collectif. L’idée est la suivante : toute production collective doit appartenir à la
collectivité qui les produit et non plus seulement à quelques-uns qui en dépossèdent tous
les autres. Il s’agit donc de supprimer « une forme de propriété qui ne peut exister qu’à
1527
la condition que l’immense majorité soit nécessairement frustrée de toute propriété » .
Ceci implique, dans le même temps, que cette même collectivité s’approprie la totalité
des forces productives, qu’elle possède la totalité des moyens de production (usines,
matières premières, terres, capitaux et instruments de travail) et qu’elle dirige, sous la
forme de conseils par exemple, tout ce qui concerne le développement, l’orientation et le
partage de cette production. Le tout entraîne deux conséquences immédiates : l’abolition
des classes et la suppression de la division du travail. Si chacun décide collectivement de
l’orientation de la production, il va de soi, en effet, que plus personne n’est l’esclave de
personne et que l’ancienne distinction entre le travail dit « musculaire » du prolétaire et
du travail décisionnel dit « intellectuel » du patron s’effondre et, avec elle, toute logique
de classe. Bien sûr, pour Marx et Engels, une telle révolution dans l’économie nécessite
un certain nombre de conditions. Dans L’Idéologie allemande, ils en définissent deux :
la formation préalable d’une masse révolutionnaire pour qui les conditions d’exploitation
soient devenues insupportables et le développement des forces productives, c’est-à-dire
l’instauration d’un état d’abondance « parce que sans lui seules l’indigence et la misère
deviendraient générales et on verrait fatalement renaître la lutte pour le nécessaire : ce
1528
serait le retour de toute la vieille misère » . Il s’agit enfin de réviser conjointement la notion
d’Etat et tout le système d’organisation politique actuel, ce dernier étant lié, selon Marx et
Engels aux systèmes de classe et à la division du travail.

2. Destruction de l’Etat, création de conseils et réalisation de la démocratie


directe :
A l’abolition de la propriété privée, la plupart des socialistes révolutionnaires ajoutent donc
un deuxième point essentiel : la destruction de l’appareil d’Etat bourgeois. Dans la mesure
où ce dernier, selon Bakounine, « quelque populaire qu’on le fasse dans ses formes, sera
toujours une institution de domination, et d’exploitation, et par conséquent pour les masses
1529
populaires une source permanente d’esclavage et de misère » et dans la mesure où il
1530
constitue, fondamentalement, à leurs yeux, « un appareil de domination de classe » , tous
1531
s’accordent pour réclamer « l’abolition totale de l’Etat » et la création d’une « Commune
1532
où toute forme de pouvoir aura disparu » . Derrière cet apparent consensus se cachent
de profondes divergences d’opinion, cependant. Tout le débat entre le communisme dit
« autoritaire » et le communisme dit « libertaire » (ou anarchisme) tourne autour de ce point.
A partir d’un accord initial, jamais remis en question, sur les buts de la révolution socialiste,
1526
Bakounine préconise ainsi, par exemple, le maintien de la petite « propriété individuelle, et héréditaire aussi », c’est-à-dire des
« choses qui servent réellement à l’usage personnel, et qui, par leur nature, ne peuvent se transformer en capital commanditaire d’une
production nouvelle. », Théorie générale de la révolution, op. cit., p.351
1527
Manifeste du parti communiste, op. cit., p.39
1528
L’Idéologie allemande, op. cit., p.29
1529
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.230
1530
MARX, La Guerre civile en France (1871), op. cit., p.51
1531
M. BAKOUNINE, Théorie générale de la révolution, op. cit., p.271
1532
L. TROTSKY, Littérature et révolution, op. cit., p.220

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

ces deux tendances se déchirent vite autour de la question de la dictature du prolétariat.


Dans le Manifeste du Parti communiste, on le sait, Marx et Engels définissent cette dictature
comme une phase transitoire nécessaire à la réussite durable de la révolution. Une fois
au pouvoir, le prolétariat doit se servir « de la suprématie politique pour arracher petit à
petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production
entre les mains de l’Etat, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour
1533
augmenter au plus vite la quantité des forces productives » . Dans la mesure où cette
dictature renforce momentanément la structure de l’Etat au lieu de la détruire, elle constitue
une entorse majeure au programme socialiste. C’est à ce titre que Bakounine s’y oppose :
« En révolution, nous sommes les ennemis de tout ce qui tient, de près ou
de loin, au système autoritaire, de toute prétention à la direction officielle du
peuple, et par conséquent de tout ce qui s’appelle dictature révolutionnaire
ou gouvernement provisoire, convaincus que tout pouvoir gouvernemental, si
révolutionnaire et si transitoire qu’il se dise, ne peut avoir d’autre objet que de se
1534
perpétuer. »
L’histoire de la révolution russe donne raison à ce dernier. Il convient, cependant, afin de
mieux cerner les enjeux d’un tel débat, de préciser les motivations de la théorie initiale
de la dictature du prolétariat. Si tous les socialistes révolutionnaires s’accordent, comme
nous l’avons vu, pour lier ensemble les questions économiques et politiques au sein de
la révolution, le sujet constitue vite un objet de discorde lorsqu’il s’agit d’envisager de
plus près ce lien et, du même coup, les stratégies révolutionnaires à mettre en place.
Faut-il subordonner l’une des questions à l’autre ? En d’autres termes, faut-il d’abord
modifier le fonctionnement économique avant d’opérer une révolution similaire dans le
domaine politique ? La dictature du prolétariat consiste à dire qu’il faut d’abord supprimer
le capitalisme, quitte à maintenir et même à renforcer temporairement l’Etat à cette fin.
A partir de là, comme l’explique Péret, l’erreur revient « à viser la mort de l’Etat et à
lui donner en même temps un pouvoir nouveau et formidable, le pouvoir économique,
si bien qu’au lieu de dépérir, il renaissait plus puissant que jamais, véritablement tout
1535
puissant » . Autrement dit, la dictature du prolétariat (dans sa version de 1848), loin
d’entraîner la disparition du capitalisme risquait simplement de le perpétuer sous une forme
étatique, comme cela s’est produit en URSS. Ne faut-il pas, alors, inverser la perspective
et, à défaut de pouvoir envisager raisonnablement une disparition simultanée et immédiate
du capitalisme et de l’Etat, subordonner la question économique à la question politique,
c’est-à-dire établir d’abord l’autonomie politique pour prolonger ensuite ce modèle dans
l’économie ? C’est, en tout cas, une des questions que pose la critique socialiste de la
dictature du prolétariat.
Ceci ne doit pas nous faire oublier la convergence totale de vue en ce qui concerne
l’établissement futur du socialisme ou du communisme, cependant. Sur cette question
stratégique, le discours de Marx et d’Engels est d’ailleurs loin d’être rigide. Les modifications
apportées au concept de dictature du prolétariat, suite aux évènements de la Commune,
en témoignent. En 1871, Marx affirme ainsi que « la classe ouvrière ne peut pas se
contenter de prendre tel quel l’appareil d’Etat et de le faire fonctionner pour son propre
compte » mais qu’elle doit le détruire d’emblée et propose, à sa place, un modèle fédéraliste
de communes autonomes où toutes décisions seraient soumises au vote populaire et
1533
Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.44
1534
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.361
1535
« Le Révolté du dimanche » (1952), Œuvres complètes tome 7, op. cit., p.179

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2ème partie : Poésie et Révolution

tous représentants (juges, policiers, magistrats et fonctionnaires) élus, responsables et


révocables à tout instant par simple vote en assemblée. Ceci pour rappeler, si besoin était
encore, que tous les socialistes révolutionnaires n’ont qu’un seul et même projet final :
ème
l’instauration d’une démocratie directe. Tel que l’envisageait déjà Rousseau au XVIII
siècle, dans un tel système politique le peuple soumis aux lois doit aussi en être l’auteur.
Malgré les doutes qu’il émet sur la possibilité d’un tel gouvernement, qu’il juge (trop)
1536
idéal par bien des aspects , l’idée est lancée : que le peuple soit tout entier souverain,
qu’il décide de toutes choses le concernant par vote et cesse de déléguer son pouvoir
à des représentants qu’il a choisi ou non. Au niveau local, les socialistes soutiennent le
regroupement de l’ensemble des citoyens ou des ouvriers au sein d’assemblées régulières
et souveraines (des conseils) où seraient discutées et votées toutes les lois et toutes les
orientations de l’activité sociale ou économique. Le pouvoir des conseils ouvriers permettrait
d’envisager une « autogestion généralisée », c’est-à-dire « la direction consciente par
1537
tous de l’ensemble de la vie » , selon les situationnistes pour lesquels « les Conseils
ouvriers sont manifestement la seule solution, puisque toutes les autres formes de lutte
1538
révolutionnaire ont abouti au contraire de ce qu’elles voulaient » . Au sein de ces conseils,
toute forme de hiérarchie serait supprimée tandis que chacun serait à la fois le décideur et
l’exécutant de toutes choses. Pour les besoins du fonctionnement social, des mandataires
pourraient être occasionnellement désignés pour telle ou telle tâche mais à condition que
ceux-ci soient élus, responsables devant le conseil, révocables à tout instant et rétribués
pour leur travail selon un salaire égal à celui de n’importe quel autre ouvrier. De la même
façon, afin de maintenir une organisation rationnelle à plus grande échelle, chaque conseil
pourrait décider d’envoyer un ou des représentants à une grande assemblée générale,
aux mêmes conditions que précédemment, afin que jamais personne ne puisse se trouver
en position de pouvoir par rapport à autrui. L’idée ultime, bien sûr, que ce soit au niveau
d’une branche de la production industrielle, d’un pays ou même du monde, consiste à
fédérer ensemble tous ces conseils locaux dans une immense confédération. Chacun
de ces conseils, librement formés et autogérés, s’organiserait donc en réseaux libres
et indépendants avec chacun des autres groupes autonomes organisés sur un modèle
similaire. Pour parler en termes deleuziens, nous passerions donc d’une structure sociale
dont l’image la plus représentative serait celle de l’arbre (la racine et le faite de l'arbre
comme le principe du gouvernement, l’organisation des parties inférieures en fonction des
parties supérieures, etc.) à celle du rhizome, c’est-à-dire cette multitude de centres non-
hiérarchisés organisés en un réseau mouvant et dynamique.
Pour la plupart de ces points, la Commune constitue un modèle fondateur. Le
mouvement, on le sait, suit la capitulation de Paris, dans la guerre avec l’Allemagne, début
1871. Le 26 mars, la Commune est élue, le 28, elle est proclamée. L’expérience ne dure
que très peu de temps, cependant. Début mai, la guerre avec les versaillais prend une
tournure dramatique : Paris est bombardé par le gouvernement bourgeois de Thiers. Fin
mai 1871, la Commune est massacrée. Durant ce cours laps de temps, les communards
prennent le pouvoir et commencent à instaurer une forme nouvelle de démocratie directe.
Toute autorité est placée sous le contrôle du peuple souverain. Tous les services de police
et de justice, au lieu de continuer d’être les instruments d’un gouvernement central, sont
1536
Le philosophe, dans Le Contrat social, envisage, tout de même, un certain nombre de restrictions : la nécessité préalable
d’une certaine abondance ou, en tout cas, d’une étroite corrélation entre les biens et les besoins, le maintien d’une autorité législative
mais de façon non-souveraine, ainsi que d’un pôle purement exécutif, et l’application d’un tel système à un état de petite taille.
1537
« De la misère en milieu étudiant… », Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.241
1538
« Adresse à tous les travailleurs » (30 mai 1968), ibid., p.284

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

« immédiatement dépouillé[s] de [leurs] attributs politiques et transformé[s] en un instrument


1539
de la Commune, responsable et à tout instant révocable » . Le modèle fédéraliste
d’autonomie sociale qu’instaure le mouvement sert de modèle durable pour la plupart des
socialistes révolutionnaires depuis lors. Bakounine, qui participe à la tentative vite réprimée
d’instauration d’une Commune à Lyon, célèbre ainsi cet épisode :
« Je suis un partisan de la Commune de Paris qui, pour avoir été massacrée,
étouffée dans le sang par les bourreaux de la réaction monarchique et cléricale,
n’en est devenue que plus vivace, plus présent dans l’imagination et dans le
cœur du prolétariat de l’Europe ; j’en suis le partisan surtout parce qu’elle a été
1540
une négation audacieuse, bien prononcée de l’Etat. »
Marx, lui-même, révise sa théorie à cette occasion et, tout en regrettant certaines erreurs
du mouvement, fait l’éloge de la Commune. Durant les premières années de la révolution
bolchévique, c’est encore à ce modèle que se réfèrent Trotsky et les futuristes russes.
Près d’un siècle plus tard, c’est au souvenir de la Commune, encore et toujours, que les
révolutionnaires de mai 1968 font appel. Tandis que les situationnistes n’hésitent pas à
ème 1541
affirmer qu’elle fut « la plus grande fête du XIX siècle » , ils définissent leur projet
politique à l’aune de cette première tentative du prolétariat « de diriger de façon libre tous
1542
les aspects de la vie sociale » . Là est bien l’essentiel, pour eux : au-delà d’un simple
bouleversement économique ou politique, la Commune illustre aussi la tentative socialiste
de transformer tous les domaines de la vie quotidienne et de libérer ainsi les mœurs
sociales.

3. Libération des mœurs :


Aux côtés d’un programme plus spécifiquement politico-économique, la théorie socialiste
entend en effet bouleverser un certain nombre d’aspects de la vie sociale et des mœurs.
Trois domaines la concernent plus particulièrement. Le premier d’entre eux, comme nous
1543
l’avons déjà montré , est la critique de la religion. Tous rêvent d’un monde sans église,
comme dans la cité utopique d’Oarystis imaginée par Vaneigem :
« Elle en avait les larmes aux yeux. Moi aussi. Un pays où il n’y a ni temple, ni
église, ni synagogue, ni mosquée, ni prêtre, ni pasteur, ni gourou, ni imam, ni
1544
rabbin, ni banquier, ni flic, ni militaire, ni marchand, quel bonheur ! »
A leurs yeux, Dieu doit disparaître en même temps que l’Etat, les chaînes imaginaires
de la religion en même temps que celles, plus réelles, d’un pouvoir séparé et de toutes
formes d’aliénation ou d’hétéronomie. A ce premier thème de prédilection, les socialistes
en ajoutent un deuxième, visant cette fois-ci un autre pilier fondamental de la société
bourgeoise : l’abolition de la famille. Au modèle juridique bourgeois de la famille qu’entérine
le mariage, ils opposent toutes formes d’union libre où chacun serait libre de s’associer

1539
K. MARX, La Guerre civile en France (1871), op. cit., p.54
1540
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.322
1541
DEBORD, KOTANYI, VANEIGEM, « Sur la Commune » (18 mars 1962), reproduit dans Internationale Situationniste n°12,
septembre 1969, p.109
1542
« De la misère en milieu étudiant… » (1966), Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.235
1543
infra, p.35 à 37
1544
R. VANEIGEM, Voyage à Oarystis, op. cit., p.69

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2ème partie : Poésie et Révolution

et de se séparer à tout moment. A ce titre, ils veulent aussi supprimer le droit d’héritage
qui perpétue les inégalités au sein de la société et le système patriarcal avec toutes les
contraintes qu’il impose principalement aux femmes. Les socialistes sont parmi les premiers
à avoir défendu et revendiqué la libération et l’égalité de la femme. Fourier s’indigne ainsi
ème
du sort qui est réservé aux femmes, au début du XIX siècle : « La jeune fille n’est-elle
pas une marchandise exposée en vente à qui veut en négocier l’acquisition et la propriété
1545
exclusive ? » . Selon lui, aucun progrès social n’est possible tant que l’on ne supprime
pas une telle injustice. Mieux, comme il l’écrit, « l’extension des privilèges des femmes
1546
est le principe général de tous les progrès sociaux » . Dans la même optique, quelques
décennies plus tard, Bakounine réclame « pour les femmes aussi bien que pour les hommes,
avec la plus complète liberté, l’égalité des droits et des devoirs, [c’est-à-dire] l’égalisation
des droits de la femme, droits politiques aussi bien que droits socio-économiques avec ceux
1547
de l’homme » . Rimbaud, en bon contemporain de la Commune, reprend ce postulat
égalitaire et l’applique à la poésie : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand
elle vivra pour elle et par elle, l’homme, - jusqu’ici abominable, - lui ayant donné son renvoi,
1548
elle sera poète, elle aussi ! » . Héritiers de tels discours, le surréaliste Thirion estime, plus
concrètement, que « le salariat de la femme est la première étape vers l’émancipation de
1549
la femme » , tandis que Fanny Beznos s’insurge, dans La Révolution surréaliste : « Et la
femme ? Tu/veux rire interrupteur ! la femme mais au bercail/toujours occupée, pas esclave
1550
tout à fait, mais…/la femme ? La moitié d’un être libre ? Mauvais ! » . Bien sûr, dans ce
1551
dernier cas, comme nous l’avons vu , de tels propos peuvent cohabiter avec un discours
essentialiste sexiste sur LA Femme et définit ainsi une sorte de féminisme essentialiste
avant l’heure.
Troisièmement, après l’abolition du mariage et l’émancipation des femmes, les
socialistes remettent en question l’éducation des enfants. Pour eux, la suppression du
modèle bourgeois de la famille va de paire avec le projet d’une « éducation par la
1552
société » . Dans la mesure où la société socialiste à venir vise la fin de la division du
travail et l’instauration d’une démocratie directe, il va de soi qu’un tel projet est central. Il
s’agit de contrer et de transformer profondément le système éducatif actuel dont il ne fait
aucun doute, pour tous ces penseurs et activistes, qu’il sert « les besoins d’une cause dont
le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas celle de l’homme, mais bien celle d’une
1553
certaine caste d’individus » , comme le résume Breton. Dans son ouvrage Avertissement
aux écoliers et lycéens, Vaneigem constate qu’ « après avoir arraché l’écolier à ses pulsions
de vie, le système éducatif entreprend de le gaver artificiellement afin de le mener sur le

1545
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808), op. cit., p.146
1546
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808), op. cit., p.147
1547
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.291
1548
« Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 », Poésies complètes, op. cit., p.154
1549
« Réponse à un recours en grâce », Le Surréalisme au service de la révolution n°2, octobre 1930, p.34
1550
La Révolution surréaliste n°9-10, septembre 1927, p.22
1551
infra, p.305-307
1552
K. MARX et F. ENGELS, Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.41
1553
A. BRETON, Arcane 17, op. cit., p.41

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

marché du travail, où il continuera à ânonner jusqu’à écœurement le leitmotiv de ses jeunes


1554
années : que le meilleur gagne ! » . Il conclut, à partir de là :
« On s’aperçoit, avec le recul du temps, que les lycéens et lycéennes ont été
traités selon les procédés du savant stalinien Pavlov qui, chez les chiens de
son laboratoire, récompensait la bonne réponse d’un morceau de sucre et
1555
sanctionnait la mauvaise par un choc électrique. »
Ainsi éduqués, comment les enfants pourraient-ils devenir les citoyens actifs et autonomes
de la société dont rêvent les socialistes, une fois devenus adultes ? Bakounine n’a-t-
il pas raison de dire que la véritable démocratie ne pourra commencer qu’avec le loisir
et l’éducation ? C’est ainsi que les socialistes appellent au développement de ce que le
1556
même Bakounine nomme « une instruction rationnelle et intégrale » . Sur les moyens
très concrets à mettre en œuvre pour cela, tous les socialistes sont cependant loin d’être
1557
d’accord. Tandis que Fourier prône une « éducation naturelle » où l’enfant, livré à lui-
même, s’éduque au simple contact des autres par effet d’émulation, Bakounine envisage,
lui, une évolution graduée de la discipline dans l’enseignement :
« Le premier jour de la vie scolaire, si l’école prend les enfants en bas âge, […]
doit être celui de la plus grande autorité et d’une absence à peu près complète de
liberté ; son dernier jour doit être par contre celui de la plus grande liberté et de
1558
l’abolition absolue de tout vestige du principe animal ou divin de l’autorité. »
A mi-chemin entre ces deux positions, Vaneigem s’oppose au mythe du « bon sauvage » ou
du « communisme primitif » – c’est-à-dire d’une prédisposition innée des enfants à la société
socialiste qui permettrait de les abandonner, dès leur plus jeune âge, à leurs penchants
« naturels » – et défend, au contraire, le rôle primordial d’une éducation organisée et pensée.
Le rôle essentiel de l’école doit consister à harmoniser et à affiner consciemment ses désirs :
« L’harmonisation des désirs constitue le fondement d’une éducation nouvelle
mais dont les principes ont toujours été ceux des plaisirs les plus simples : ainsi
l’art grâce auquel la première gorgée de vie bue dans l’adolescence passe peu à
peu de la sensation frustre et sommaire à la formation du goût et du palais et à la
1559
recherche des crus les plus subtils. »
Selon lui, la préoccupation majeure de l’enseignement doit être d’ « aider l’enfant dans son
approche de la vie afin de lui apprendre à savoir ce qu’il veut et à vouloir ce qu’il sait ; c’est-
à-dire à satisfaire ses désirs, non dans l’assouvissement animal mais selon les affinements
1560
de la conscience humaine » . Par ce biais, Vaneigem entend recréer une forme de « gai
1561
savoir » ou « le libre usage des connaissances par la volonté de vivre » . Au modèle
classique de l’école, il envisage de substituer des « jardins d’enfant » où « le moindre geste,
1554
Avertissement aux écoliers et lycéens (1995), op. cit., p.30
1555
Avertissement aux écoliers et lycéens (1995), op. cit., p.24
1556
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.276-277
1557
Théorie des 4 mouvements et des destinées générales, op. cit., p.110
1558
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.282
1559
Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, op. cit., p.198
1560
Avertissement aux écoliers et lycéens, op. cit., p.21
1561
Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, op. cit., p.189

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2ème partie : Poésie et Révolution

la moindre appétence, la moindre plaisanterie livrent prétexte à des jeux de savoir et de


1562
délassement qui évitent l’écueil du pédantisme » . Bientôt, les enfants pourraient sortir de
ces lieux trop cloisonnés et visiter librement tous les corps de la société (artisans, artistes,
créateurs, érudits, imprimeurs, inventeurs, hommes de science, etc) pour apprendre à leur
contact. Ils découvriraient la nature directement sur le terrain et s’initieraient, au contact de
la communauté, à la vie politique. Il imagine enfin, pour les plus âgés et pour les adultes, la
création de « Maisons du savoir », chacune d’entre elles disposant « d’un tableau lumineux
où sont indiqués les sujets proposés, les demandes et les offres de cours, de débats, de
1563
synthèse, de corrélations possibles » .
Une fois déterminés tous ces divers aspects du programme socialiste révolutionnaire
auquel adhèrent, voire même participent, futuristes russes, surréalistes, situationnistes et
bien d’autres, il reste bien sûr une question inévitable : en quoi l’activité poétique peut-elle
participer de la réalisation de son contenu ou de l’avènement de son modèle ? Pour être
plus précis, dans la période pré-révolutionnaire qui fut la leur et qui est la nôtre, comment
tous ces poètes peuvent-ils se positionner sur ce terrain politique sans pour autant renier ou
renoncer à leurs activités propres ? Telle est la question que nous souhaitons maintenant
aborder.

2) L’Impossible équilibre d’une poésie au service de la révolution


ème
Il est classique, lorsqu’on envisage l’articulation de la poésie et de la politique au XX
siècle, de confronter et d’interroger la valeur des œuvres d’art à l’aune de l’Histoire et des
évènements dramatiques qui la composent. Sartre s’interroge ainsi sur l’impuissance de l’art
face à un enfant qui meurt de faim et finit par renoncer à la littérature, au nom de sa supposée
indécence, face à de telles situations. Breton, détenteur d’un étrange secret qui semble faire
défaut au philosophe existentialiste, affirme, lui, que les seuls tableaux qui valent, à ses
1564
yeux, « y compris ceux de Braque, sont ceux qui tiennent devant la famine » . Avant même
de se demander en vertu de quels critères certaines œuvres tiendraient devant la famine et
d’autres non, il est remarquable, en soi, que l’on demande tant de l’art : en vertu de quoi une
peinture ou un poème devrait pouvoir y changer quelque chose ou sinon s’abstenir ? Sans
doute est-ce une conséquence de ce changement de perspective, datant des Lumières et
qui remplace les questions de la grâce et de Dieu par celle de l’Histoire et de ses fins, qui
fait que l’art, comme toute autre activité humaine, est sommé de se justifier par rapport à
ces fins là. Aux yeux des tenants du devenir historique, l’art ne doit-il pas s’intégrer à ce
devenir et faire la preuve de son efficacité, sous peine d’être rejeté ? Sans doute est-ce aussi
une conséquence du bouleversement de l’échelle de diffusion de toute œuvre, elle-même
fonction de son caractère reproductible, qui confère désormais à l’exposition de toute œuvre
1565
une fonction politique . Voilà qui ouvre l’ère, en tout cas, de ce que Benjamin appelle
1566
« la politisation de l’art » , sans que l’on comprenne toujours très bien à quoi renvoie
exactement une telle expression. C’est un fait, comme nous venons de le voir, que bon
ème
nombre de poètes du XX siècle se rallient au programme du socialisme révolutionnaire
1562
Voyage à Oarystis, op. cit., p.107
1563
ibid.
1564
« Le Surréalisme et la peinture », La Révolution surréaliste n°6, mars 1926, p.32
1565
C’est la thèse que défend Benjamin…
1566
« L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (dernière version de 1939), Œuvres vol.3, op. cit., p.316

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

et aux positions, par exemple, du PCF. La question est maintenant de déterminer comment
ils peuvent allier leurs propres moyens à ceux de la politique spécialisée afin de faire advenir
et triompher la révolution. Dans la mesure où la société présente ne permet pas la réalisation
immédiate du programme de l’avant-garde poétique, celle-ci, en s’alliant au socialisme,
se trouve prise dans la série de contradictions suivantes : doit-elle vouer son activité à la
décomposition de la culture existante et à la démoralisation, au risque de se limiter à une
forme de révolte a-politique et ainsi à une certaine forme de nihilisme ? Doit-elle élaborer, de
façon élitiste pour l’instant et dans le seul champ de l’esthétique, certaines formes propres
à la société future sans attendre la réussite préalable de la révolution, quitte à ouvrir la voie
à sa propre récupération par la société bourgeoise ? Doit-elle renoncer à toute production
d’œuvres et se consacrer pleinement à la seule critique sociale, c’est-à-dire convertir le
statut de poète en celui de « tâcheron » éclairé de la révolution ? Ou bien doit-elle mettre ses
moyens propres au service de la propagande politique, que l’on parle du constructivisme
russe, du réalisme-socialiste ou de l’art engagé en général, quitte à se trahir en devenant le
simple héraut de la révolution ? Un tel dilemme est au cœur même de l’histoire des avant-
ème
gardes poétiques révolutionnaires du XX siècle. Toutes, à un moment ou à un autre,
se sont heurtées à cet épineux problème. Toutes, de façon plus ou moins passagère ou
conséquente, ont envisagé un jour ou un autre de mettre en parenthèse leurs perspectives
propres et de se placer au service de la seule révolution sociale, s’enferrant ainsi dans une
certain nombre d’impasses qui ont pour nom, comme nous allons le voir : esthétisation de
la politique ou propagande artistique.

a) La Poésie au service de la révolution

1. L’Impasse d’une esthétisation de la politique

Fascisme et esthétisation de la politique :


Dans l’épilogue de son article « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique »,
Benjamin définit ainsi le rapport à l’art développé par tout régime fasciste : « une
1567
esthétisation de la vie politique » . Le point culminant d’une telle logique tiendrait
tout autant dans une esthétisation de la guerre (dont la poésie de Marinetti est un bon
exemple…) que dans une mise en scène généralisée de la vie sociale, du pouvoir et du
peuple par un gouvernement, dans la ritualisation de la vie politique au travers de grands
cérémonials et la mise en place d’une forme de spectacle total au service de la propagande.
Cette logique-là, nous disent J.-L. Nancy et Ph. Lacoue-Labarthe, implique une certaine
forme d’exploitation du mythe, en tant qu’instrument d’identification et donc d’unification de
la communauté. Le nazisme, plus que tout autre régime, se serait appuyé sur ce point.
Il réaliserait, de façon exemplaire, la « fusion de la politique et de l’art, la production du
1568
politique comme œuvre d’art » . Il faudrait donc analyser le nazisme lui-même en tant
que mythe, c’est-à-dire « la construction, la formation et la production du peuple allemand
1569 ème
dans, par et comme une œuvre d’art » . Rosenberg, dans Le Mythe du XX siècle,
définit précisément une telle perspective. Le mythe, comme il l’explique, « est la puissance
du rassemblement des forces et des directions fondamentales d’un individu ou d’un peuple,

1567
« L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (dernière version de 1939), Œuvres vol.3, op. cit., p.314
1568
Le Mythe nazi, op. cit., p.49
1569
ibid.

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2ème partie : Poésie et Révolution

1570
la puissance d’une identité souterraine, invisible, non empirique » . Il projetterait l’identité
rêvée d’un peuple. Sa réussite tiendrait tout autant dans la croyance qu’il produit quant à
sa vérité que dans sa capacité à s’incarner dans une figure ou un type : en l’occurrence, la
race aryenne. Cet imaginaire collectif, il s’agit, au-delà de sa simple présentation esthétique,
de le réaliser effectivement. Pour les nazis, la société allemande doit devenir la réalisation
concrète de cette « weltanschaaung », la matérialisation efficace de cette image rêvée ou
1571
de ces « formes accomplies de la volonté » , c’est-à-dire la production de la société
comme œuvre d’art. Dans cette perspective, ils reprennent à leur compte et développent un
certain nombre de procédés et d’éléments proprement poétiques (ce qui explique d’ailleurs,
sans doute, l’adhésion de quelques artistes expressionnistes à leur mouvement). Comme
le romantisme allemand et ses héritiers, ils s’appuient sur un certain irrationnel, un « néo-
1572
paganisme » détourné selon Bataille , qui valorise les force instinctives ou primitives de la
vie contre le rationalisme ou le christianisme. Ils s’appuient aussi sur une structure mentale
de type paranoïaque qui détermine, en grande partie, leur antisémitisme. Loin de la positivité
poétique qui lui attribuent les surréalistes, c’est le pire que redoutent d’elle des penseurs
comme Adorno et Horkheimer : « Aujourd’hui, à un moment où la culture est en train de
s’éteindre pour des raisons économiques, il se crée de nouvelles conditions pour la paranoïa
1573
des masses et nul ne peut dire jusqu’où cela ira » . Bien sûr, dans ce cas comme dans le
précédent, toute la question est de savoir qui provoque, qui dirige, qui utilise cette paranoïa
et quel est son objet. Projetée sur un bouc-émissaire, elle est au fondement de la barbarie
nazie. Au cœur de la machine idéologique et bureaucratique de l’URSS, elle constitue le
moteur d’une suspicion généralisée qu’a exemplifiée, à sa manière et dans son propre
contexte, Kafka dans son roman Le Procès. Dans le cas précis où l’envisage le surréalisme,
elle décrit juste un principe poétique dynamisant. Il importe cependant d’en souligner ici
l’extrême dangerosité. Dans le cas d’un régime dictatorial comme celui de l’Allemagne
nazie, elle constitue un puissant levier de manipulation et de fanatisation des foules. Elle est
compromise dans un spectacle « total et fusionnel, où le spectateur, subjugué, abasourdi,
1574
enivré et transporté abdiquait tout jugement » .
C’est en s’appuyant sur ces divers éléments que Jean Clair, dans un de ses récents
pamphlets, met en cause le surréalisme et ses perspectives poético-politiques. Le propos
est très souvent outrancier, construit sur des rapprochements hasardeux et parfois au-delà
des limites qu’impose l’honnêteté intellectuelle. Il a, certes, raison de mettre en exergue
les dangers inhérents à un certain type de spectacle total qui, dans le cas du nazisme,
permet une manipulation efficace des foules. Il semble pourtant que le surréalisme échappe
à cette double accusation. Son positionnement aussi bien politique qu’esthétique est aux
antipodes de celui du nazisme. En 1934, conscient des dangers que comportent la mystique
et le spectacle total des nazis, Breton envisage ainsi de faire porter son analyse sur
l’ensemble « des moyens employés pour obtenir de l’homme un désistement total au
profit de la communauté étatique, moyens qui demandent la mise en œuvre de toute
1575
une mystique » . Afin d’éviter une telle impasse, il n’en reste pas moins nécessaire
1570
ibid., p.53
1571
Le Mythe nazi, op. cit., p.65
1572
« Nietzsche et les fascistes », Acéphale n°2, janvier 1937, p.8
1573
La Dialectique de la raison, op. cit., p.204
1574
J. CLAIR, Du Surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, op. cit., p.150
1575
« Enquête intérieure sur les positions politiques » (1934), Œuvres complètes vol.2, éd. Gallimard, « La Pléiade », Paris,
1992, p.580

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

de mettre en évidence le caractère ambigu de certains procédés surréalistes ou de la


quête romantique d’un mythe nouveau. Le fonctionnement politique du spectacle total
ou l’esthétisation de la politique fournissent, après tout, un modèle parmi d’autres des
rapports possibles entre poésie et politique. Il importe alors d’en souligner le côté fasciste
et ses graves compromissions avec le totalitarisme. L’exemple malheureux du bref épisode
« Contre-Attaque », auquel participent Breton et Bataille, est là pour rappeler la nécessité
de marquer clairement du sceau de l’impasse une telle tentation, qu’elle soit fasciste ou
« sur-fasciste ».

L’Impasse de « Contre-Attaque » :
La formation de « Contre-Attaque », en septembre 1935, s’inscrit pleinement dans le
contexte politique particulier du milieu des années 1930. L’Italie est, depuis plusieurs années
déjà, sous la botte fasciste de Mussolini. Hitler et les nazis sont depuis deux ans au pouvoir
en Allemagne. La guerre civile espagnole en est à ses prémisses. En France, suite à la
manifestation de force des fascistes début février 1934, le Front Populaire tente de définir,
tant bien que mal, une ligne de résistance unique au fascisme tandis que, sur son extrême-
gauche, on commence à regretter qu’une telle stratégie implique l’abandon de la lutte
anticapitaliste et que l’on commence à parler d’une possible révolution manquée. Pour tout
révolutionnaire convaincu, comme le sont alors Breton et Bataille, l’heure est donc aux
affrontements décisifs entre, d’un côté, les forces de réaction fasciste et, de l’autre, les forces
progressistes de la révolution socialiste. Dans la mesure où le modèle russe et ses Partis
Communistes se sont définitivement effondrés à leurs yeux, il est urgent, pour tous ces
poètes et activistes, de redéfinir un modèle et les conditions possibles d’une révolution. C’est
afin de répondre à cette urgence historique que se regroupent temporairement surréalistes
et « souvariniens » (Bataille, notamment) au sein du groupe « Contre-Attaque ».
Tout en réaffirmant la nécessité absolue d’en passer par la lutte armée – la déclaration
collective initiale du groupe rappelle que, « sans aucune réserve, la Révolution doit être tout
1576
entière agressive, ne peut être que tout entière agressive » – et, tout en rappelant son
1577
dégoût pour « le spectacle écœurant du parlementarisme bourgeois » , le mouvement
trouve son originalité dans le sentiment aigu de la nécessité d’une stratégie révolutionnaire
nouvelle. La cause, selon eux, est que toutes les révolutions passées se sont affrontées
à un pouvoir autocratique et que « jamais une démocratie stabilisée n’a été sérieusement
1578
menacée par un milieu ouvrier insurrectionnel » . Dans la mesure où, selon Bataille, les
crises de ces deux types de régime politique vont dans deux sens opposés (l’excès d’autorité
dans l’autocratie et l’absence d’autorité dans la démocratie), il ne peut être question, dans
le contexte français de 1936, de « se comporter de la même façon que s’il s’agissait de
la crise d’un régime autocratique », c’est-à-dire de s’attaquer à l’autorité en place sans
être capable de stabiliser ensuite la structure sociale. La bourgeoisie de nos démocraties,
explique-t-il, ne doit pas être combattue « en tant qu’autorité à décomposer » mais « en
tant qu’absence d’autorité ». Dès lors, « ce qu’il faut opposer à ce déchet, c’est directement
la violence impérative, c’est directement la composition des forces fondamentales d’une
1579
autorité intraitable » . Partant du constat que, jusque là, seuls les fascistes ont réussi
1576
« Contre-Attaque, Union de lutte des intellectuels révolutionnaires » (7 octobre 1935), cité dans G. BATAILLE, Œuvres
complètes vol.1, éd. Gallimard, Paris, 1970, p.382
1577
G. BATAILLE, « Appel à l’action », ibid., p.398
1578
« Les Cahiers de Contre-Attaque » (1936), ibid., p.387
1579
G. BATAILLE, « Vers la révolution réelle », ibid., p.421

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2ème partie : Poésie et Révolution

à renverser une société démocratique, les membres de Contre-Attaque envisagent de


reprendre à leurs propres fins la stratégie révolutionnaire mise en place par ces premiers.
Bataille conclut ainsi son propos : « nous devons envisager la forme de lutte politique dont
1580
le fascisme et le national-socialisme constituent jusqu’ici les seuls exemples complets » ,
tandis que le manifeste initial du mouvement annonce : « Nous entendons à notre tour
nous servir des armes créées par le fascisme, qui a su utiliser l’aspiration fondamentale des
1581
hommes à l’exaltation affective et au fanatisme » .
Concrètement, Contre-Attaque en appelle à « une intraitable dictature du peuple
armé », à « une vaste composition de forces, disciplinée, fanatique, capable d’exercer le jour
1582
venu une autorité impitoyable » . Le modèle est d’ordre militaire. Il justifie la création de
milices populaires armées qui recourraient à la plus grande violence contre « des dirigeants-
1583
esclaves, des aveugles qui conduisent aujourd’hui la malheureuse multitude à l’abîme » .
Suivant l’exemple des ligues fascistes, le groupe invite à former, dès maintenant, « les
sections DISCIPLINEES qui seront demain le fondement d’une autorité révolutionnaire
1584
implacable » . Ce fanatisme guerrier des foules, Contre-Attaque entend le provoquer
en jouant sur les ressorts affectifs et irrationnels qui agitent toute collectivité. Partant du
constat que « ce qui porte les foules dans la rue, c’est l’émotion soulevée directement
par des évènements frappants, dans une atmosphère d’orage, c’est l’émotion contagieuse
qui de maison en maison, de faubourg en faubourg, fait d’un hésitant, d’un seul coup, un
1585
homme hors de soi » , le groupe oriente ses recherches vers une sorte de psychologie
collective afin de pouvoir consciemment orienter et provoquer cette émotion selon leurs
propres fins. Comme l’explique Breton, en se basant sur les travaux de Freud notamment,
il s’agit de mettre en évidence les puissances qui lient les hommes entre eux, ces liens
affectifs qui subliment certaines tendances érotiques, les phénomènes d’identification à
l’œuvre dans toute communauté permettant d’envisager une cohésion parfaite au sein du
mouvement révolutionnaire. Comment suggérer alors à la foule ses orientations sans la
soumettre à un seul chef ? Comment stimuler son ardeur révolutionnaire et assurer la
propagation en son sein des sentiments et des idées ? Il propose, pour cela, de « procéder
à l’établissement d’un cérémonial de grand style, un cérémonial totalement inédit, lequel
1586
devra compter comme force primordiale d’attraction et de cohésion » et « d’élaborer un
1587
plan d’exaltation général » par les moyens de la poésie. En d’autres termes, il suggère de
reprendre l’emploi que font les nazis du mythe et les régimes totalitaires d’une « esthétisation
de la politique ». Tant pis, à ce moment là, « si, dans une foule en marche, l’exagération
de l’affectivité entraîne un abaissement indiscutable du niveau intellectuel, tant pis : nous
1588
en passerons systématiquement par cet abaissement du niveau intellectuel » , admet-
il à regret. Tant pis, donc, que ces mouvements de foule ainsi provoqués soient ignorants
1580
ibid., p.424
1581
« Contre-Attaque, Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », ibid., p.382
1582
ibid., p.380
1583
A. BRETON et G. BATAILLE, « Les Cahiers de Contre-Attaque », ibid., p.385
1584
G. BATAILLE, « Appel à l’action », ibid., p.396
1585
G. BATAILLE, « Front populaire dans la rue », ibid., p.403
1586
« Intervention d’A. Breton à Contre-Attaque du 11 novembre 1935 », Œuvres complètes vol.2, op. cit., p.592
1587
ibid., p.593
1588
« Intervention d’A. Breton à Contre-Attaque du 8 décembre 1935 », ibid., p.609

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

et sauvages, du moment qu’ils sont révolutionnaires. Breton conclut, à cette époque : « la


1589
fin veut les moyens » . Pourtant, comment ne pas voir, ici, combien les moyens non
seulement trahissent l’éthique de la fin mais aussi ses chances de réalisation ? Contre-
Attaque s’enferre dans une série de contradictions insoutenables. Comment penser, en
effet, qu’une foule où l’individu s’abandonne au prix d’un abaissement intellectuel puisse,
une fois satisfaite, créer des individus autonomes et maîtres de leur destin ? Comment
imaginer que la foule ainsi fanatisée par une élite secrète puisse, au lendemain de la
révolution, constituer un corps harmonieux et raisonnable ? Parler de « fanatisation » et
d’ « abaissement du niveau intellectuel » des foules, c’est supposer une certaine forme de
manipulation. Breton lui-même parle d’élaborer « un plan d’exaltation des masses connu
1590
seulement de quelques-uns » (c’est nous qui soulignons). Qu’est-ce à dire sinon que
l’on projette de manipuler la foule pour servir nos propres fins, fut-ce en prétextant que nos
fins sont celles de la foule mais qu’elle l’ignore encore ? Les membres de Contre-Attaque
imaginent donc une sorte de société secrète qui tenterait, de façon occulte, de fanatiser
les foules. Autant dire qu’un tel projet, aussi bien intentionné soit-il à la base, est plus que
dangereux. La foule devient un simple moyen et n’est plus maîtresse de ses fins. Elle est
menée et dirigée de façon cachée. Une fois le pouvoir présent renversé, comment imaginer
alors d’autres scénarios que soit une série de déchirements individuels, en l’absence du
maintien de toute autorité supérieure, soit l’apparition d’un maître tout puissant qui sache la
dompter ? En d’autres termes, nous sommes bien loin de ce système autogéré et de cette
démocratie directe dont rêve le socialisme révolutionnaire… Bien sûr, une telle impasse
est largement tributaire de celles propres au discours marxiste lui-même, notamment en
ce qui concerne le concept de dictature du prolétariat – comme nous aurons l’occasion
de le préciser plus loin. Comment prétendre, en effet, rendre chacun maître de soi et
autonome lorsqu’on en passe par la plus grande hétéronomie, par l’aliénation ou par des
méthodes de propagande visant à produire un fanatisme et un effet d’exaltation qui nient
toute possibilité d’esprit critique et qui prolongent la division du travail au sein même de la
révolution ? L’impasse a quelque chose de tragique. Thirion s’en démarque très nettement
en des termes qui laissent suffisamment deviner l’incrédulité et l’horreur que lui inspirent les
discours de Contre-Attaque : « le parti discipliné et fanatique est l’idéalisation des SA du
1591
nazisme, la dictature du peuple armé est un souvenir de la Convention » , le tout avant
de conclure : « l’évolution de Contre-Attaque me dissuada tout à fait de l’idée de revenir
1592
chez les surréalistes » .
A vrai dire, quand on compare les propos tenus par Breton durant le court intervalle de
sa participation au mouvement (quelques mois à peine) au discours plus général qu’il sut
tenir durant l’essentiel de son activité, on ne peut qu’être frappé par le sentiment de trahison
qui s’en dégage. Il y a quelque chose d’incompréhensible à voir le poète surréaliste se rallier
à la cause de « la fin justifie les moyens » quand on admire précisément chez lui la critique de
cet odieux adage. Comment expliquer, à seulement un an d’intervalle, le grand écart réalisé
entre, d’un côté, la critique du spectacle total et de la mystique nazie en 1934 et, de l’autre,
sa célébration et sa reprise en 1935 ? Comment comprendre que, de septembre 1935 à
mars 1936, Breton se soit résigné à un possible abaissement du niveau intellectuel des
individus participant du fanatisme de la foule quand, l’essentiel de sa vie durant, il n’a cessé
de combattre « toute attitude d’Etat tendant à obtenir la démission permanente de l’individu
1589
ibid., p.607
1590
« Intervention d’A. Breton à Contre-Attaque du 8 décembre 1935 », ibid., p.610
1591
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.697
1592
ibid.

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2ème partie : Poésie et Révolution

1593
et la fuite de toute responsabilité personnelle » ? On n’est finalement pas étonné, au vu
de toutes ses incompatibilités apparentes, que Breton et les surréalistes en général rompent
très vite avec Contre-Attaque. Deux éléments, en mars 1936, précipitent cette rupture : à la
fois une phrase, on ne peut plus malheureuse, d’un tract du mouvement contre les accords
de Munich déclarant préférer, « en tout état de cause, la brutalité antidiplomatique de Hitler,
1594
plus pacifique, en fait, que l’excitation baveuse des diplomates et des politiciens » et
l’emploi par J. Dautry du terme de « surfascisme », à propos de la stratégie révolutionnaire
du groupe. Le divorce des surréalistes est officialisé le 24 mars 1936, par un texte collectif
publié dans L’œuvre qui condamne un groupe « au sein duquel s’étaient manifestées des
tendances dites surfascistes, dont le caractère purement fasciste s’est montré de plus en
1595
plus flagrant » .
Une fois cet épisode clos, Breton et ses amis tentent de prolonger leur engagement
révolutionnaire en se ralliant aux trotskistes. Bataille, de son côté, essaie de prolonger ce
rêve d’une société secrète occulte, proche d’une nouvelle religion, à travers l’expérience
d’Acéphale. Contre-Attaque fut peut-être une parenthèse malheureuse – surtout pour les
surréalistes tant, chez Bataille, elle semble obéir à une plus grande logique – il n’en aura
pas moins illustré, le temps de quelques mois à peine, la pente glissante qui menace les
rapports entre poésie et politique : celle qui consiste à faire primer l’affectif sur le rationnel,
à fanatiser les foules en vue de la révolution et à esthétiser, pour cela, la politique. Contre
cette impasse, il s’agit de rappeler le surréalisme à sa ligne la plus féconde, affirmer, avec
lui, qu’une politique purement rationnelle est tout autant un monstre, ou une folie, qu’une
politique basée sur la seule affectivité, et qu’il s’agit d’articuler ces deux pôles ensemble, que
l’affectif irrigue le rationnel et que le rationnel reprenne en main l’affectif, en y introduisant la
conscience et le recul critique nécessaires à l’instauration de l’autonomie politique. L’affectif,
l’émotion, disons-nous, c’est toujours le biais par lequel les foules ont été manipulées,
tandis que, à l’opposé, le rationnel, c’est celui par lequel la foule consent au sacrifice de
ses individus. Avec l’impasse de l’esthétisation de la politique, c’est donc aussi celle de la
propagande politique dirigée par une instance bureaucratique que nous voulons stigmatiser
ici, c’est-à-dire, d’un côté, l’impasse fasciste des rapports entre poésie et révolution et, de
l’autre, l’impasse constructiviste dans laquelle s’enferre le futurisme russe en URSS.

2. L’Impasse du constructivisme russe :


Dès 1917, on l’a vu, les futuristes russes s’enthousiasment pour la révolution bolchevique.
Tous, selon les préoccupations qui leurs sont propres, y voient l’avènement d’une ère
nouvelle, seule à même de « changer la vie ». Kamensky, on s’en souvient, y perçoit l’aurore
d’une fête universelle permanente. Aux côtés des bolcheviks, il exhorte poètes et artistes
à se joindre à la révolution et à travailler à la construction d’une vie nouvelle : « Poètes !/
Prenez vos pinceaux, allez,/Et les affiches – les feuilles garnies de vers,/Collez-les avec
une échelle dans les rues […]/Peignez les murs avec génie,/Et les places, et les enseignes
et les vitrines […]/Il faut construire la vie –/Sans entrave,/Pleine de soleil et de vent,/Qu’elle
1596
ressemble à un chant,/A une création libre,/A un chant d’artel sage » . Il célèbre l’espoir
d’une vie renouvelée par la fête et la poésie, la libre recréation de la vie et de l’espace par
les artistes. 1917, donc, pour Kamensky, ce n’est pas tant le pouvoir des soviets que la
1593
« Enquête intérieure sur les positions politiques » (1934), Œuvres complètes vol.2, op. cit., p.580
1594
Reproduit dans G. BATAILLE, Œuvres complètes vol.1, op. cit., p.398
1595
Cité dans A. BRETON, Œuvres complètes vol.2, op. cit., p.1665
1596
« Décret » (1917), L’Avant-garde russe : futuristes et acméistes, op. cit., p.113-114

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

1597
poésie et l’art qui envahissent la rue et « la Révolution de l’esprit » . Pour Maïakovski,
de même, c’est d’abord l’espoir d’un monde et d’une vie entièrement repassionnés. C’est la
possibilité concrète de créer un monde propice à l’amour et qui permette enfin de réaliser
le rêve suivant : « La terre entière va se convulser de désir/en femme qui se trémousse
1598
avant qu’elle se livre:/les objets vont vivre » . Tous les appels à la révolte qu’il formule
dans ces années-là, la haine qu’il exprime du monde capitaliste, de son modèle américain
et des conditions de vie qu’il impose, se soumettent à cette fin. Quelques années plus
tard, en 1922, alors qu’il s’inquiète de la retombée de l’élan révolutionnaire de 1917 : « La
1599
course s’achève,/le feu s’apaise./L’esprit petit-bourgeois dégage sa puanteur » , et qu’il
dresse le constat d’une incomplétude de la révolution d’Octobre : « Fini, Octobre !/Octobre
1600
n’a pas brûlé jusqu’au bout ! » , il en appelle à nouveau à « la troisième révolution,
1601 1602
celle de l’esprit » , à une révolution achevée qui instaurerait « une vie sublime » où
1603
« l’amour s’en aille par toute la création » . Dans une optique similaire, là encore, la
révolution que Khlebnikov exalte en 1921, dans son long poème narratif « Ladomir », n’a
pas grand chose à voir avec celle de 1917. Certes, à plusieurs reprises, ses vers laissent
passer un puissant souffle de révolte contre le monde bourgeois : « Les manoirs du marché
mondial/Où luisent les chaînes de l’indigence/Avec un air enthousiaste et jovial/Un jour, tu
1604
les transformeras en cendres » . Ailleurs, il écrit encore : « En avant, forçats de la terre,/
En avant, gibier de la grève de la faim […]/Rois, vous êtes fichus/Et, au pied du mur, bientôt
1605
aurez chu » . Cependant, pour bien comprendre de quelle révolution Khlebnikov parle,
il est intéressant d’étudier sous quel glorieux patronage il la place. Marx ? Lénine ? Non.
1606
Il prend pour référence tous ces « créateurs de lendemains » que sont, à ses yeux,
Lobatchevski (un mathématicien inventeur d’une géométrie non-euclidienne), Razine (le
ème
chef d’une insurrection paysanne du XVII siècle), la République hongroise des Conseils
ème
de 1919 dirigée par Béla Kun, Chevtchenko (un poète ukrainien du XIX siècle qui voulut
ème
abolir le servage et établir l’égalité sociale), Zazzin Tâdj (une poétesse persanne du XIX
siècle qui défendait l’égalité universelle) et, plus largement, « la milice de l’art/défiant la
1607
malice de l’or » . Khlebnikov ne cherche pas ses modèles du côté des bolcheviks mais se
tourne vers une assemblée de poètes, de savants et de leaders paysans ou ouvriers de tous
les pays. La révolution qu’il appelle de ses vœux ne peut être seulement celle des soviets,
elle est aussi celle de l’esprit et des valeurs morales. Elle est totale et universelle, pour la
liberté et l’égalité, ancrée dans le monde paysan et menée par les poètes et les savants.
Pêle-mêle, Khlebnikov rêve ainsi de créer une langue universelle nouvelle, de renverser et
1597
ibid., p.114
1598
« Le Nuage en pantalon » (1914), A Pleine voix : Anthologie poétique, op. cit., p.34
1599 ème
« La 4 Internationale » (1922), ibid., p.198
1600
ibid., p.201
1601
ibid., p.204
1602
« De Ceci » (1923), ibid., p.273
1603
A Pleine voix : Anthologie poétique, op. cit., p.278
1604
« Ladomir » (1921), Zanguezi et autres poèmes, op. cit., p.224
1605
ibid., p.226-227
1606
ibid., p.236
1607
ibid., p.225

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2ème partie : Poésie et Révolution

de redéfinir l’ensemble des valeurs ou encore de restaurer l’harmonie universelle en exaltant


l’amour. L’image la plus belle qu’il trouve pour personnifier cette révolution est la suivante :
1608
« Le palais fut gagné par la belle/Qui, devant le bourreau de cent peuples, dansa » .
On comprend, dans ce contexte, que l’enthousiasme initial des poètes futuristes pour
la révolution bolchevique fut loin d’être réciproque. Non seulement, ils provoquent, de la
part des hauts dignitaires du Parti, une certaine forme de condescendance mais, en plus,
ils suscitent chez eux un sentiment de défiance durable. La note de la maison d’édition
soviétique, qui ouvre l’ouvrage de Livchits L’Archer à un œil et demi, en 1933, est, de
ce point de vue, édifiante : « Livchits ramène tout le futurisme à la théorie bourgeoise
1609
contre-révolutionnaire de la forme pure et à la théorie, fasciste, de l’art racial » . Trotsky,
dans Littérature et révolution, en 1923, se montre on ne peut plus critique envers le
futurisme. Selon lui, quoi qu’il ait fait et fasse encore, il est né « comme méandre de
1610
l’art bourgeois, et il ne pouvait naître autrement » . Il raille ainsi les provocations et
excentricités à peu de frais auxquelles s’adonne le mouvement dans ses premières années,
avant de conclure : « dans le rejet futuriste exagéré du passé ne se cache pas un point
1611
de vue de révolutionnaire prolétarien, mais le nihilisme de la bohème » . Il voit aussi
d’un très mauvais œil l’idée du poète-prophète, juge sans intérêt les recherches sur le
langage de Kroutchenykh et Khlebnikov et critique Maïakovski, à la grande déception
1612
de ce dernier, pour son « arrogance individualiste et bohème » . Une telle hostilité
et une telle insistance des autorités à ce qu’ils mènent leur autocritique auraient, très
certainement, dû alerter tous ces poètes et leur faire comprendre que la révolution qui se
déroulait sous leurs yeux n’était pas celle de leurs rêves. C’est pourtant l’inverse qui se
produit. L’enthousiasme et les espoirs de la plupart d’entre eux sont tels qu’ils acceptent,
le plus souvent, de se soumettre, en signe de bonne volonté, à cette autocritique. Ainsi, le
manifeste du LEF, composé et signé par de nombreux futuristes (dont Maïakovski), admet
que « l’environnement des mœurs diocésaines contraignait les futuristes à la raillerie des
1613
blouses jaunes, des visages peints » ou encore que « le mouvement futuriste, conduit
par des artistes qui réfléchissaient peu à la politique, était parfois aussi paré des couleurs
1614
de l’anarchie » , ce qui, dans le contexte idéologique de l’URSS de 1923, est un véritable
aveu de culpabilité. Sans se rabaisser, pour autant, au niveau de l’art dit prolétarien, ils
admettent volontiers la nécessité de placer leurs moyens artistiques au service des besoins
1615
de la révolution et d’exercer ainsi une « action utile » . Très rapidement, Maïakovski se
rallie aux principes du constructivisme, défendus alors par Tatline, Malevitch ou Rodchenko.
Le LEF (ou front gauche de l’art) qu’il co-fonde, comme nous l’avons vu, avec Asséev,
Brik, Chklovski, Kamensky, Kroutchenykh, Pasternak, Tretiakov, Rodchenko, Stepanova,
Eisenstien et Vertov, rassemblant donc futuristes, productivistes et constructivistes, se

1608
ibid., p.228
1609
L’Archer à un œil et demi, op. cit., p.21
1610
Littérature et révolution, op. cit., p.146
1611
ibid., p.150
1612
ibid., p.170
1613
« Programme : pour quoi combat le LEF » (1923), Manifestes futuristes russes, op. cit., p.62
1614
ibid.
1615
S. TRETIAKOV, « Les Perspectives du futurisme », ibid., p.80

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

1616
donne pour mission de « lutter pour un art-édification de la vie » . Très concrètement,
il reprend l’objectif majeur défini par Brik, dès 1918, pour un art nouveau : non plus imiter
la vie, mais la créer. Il invite désormais les artistes à mettre leur créativité au service,
non plus de créations esthétiques individuelles, mais de projets collectifs concrets et
immédiatement utiles : « les fabriques, les usines, les ateliers attendent que les artistes y
1617
viennent et leur donnent des modèles de choses nouvelles, jamais vues » . Le premier,
Tretiakov s’attaque à ce domaine jusque-là dénigré par les artistes et les philosophes : le
quotidien. Il démontre la nécessité pour l’art d’intervenir dans « la structure des sentiments
et des actions, automatisés par répétition, en application à une base socio-économique
définie, qui sont entrés dans les habitudes et sont doués d’une extrême aptitude à la
1618
survie » . Ainsi, après avoir reconnu cette « force profondément réactionnaire qui, aux
moments responsables des bouleversements sociaux, gêne la volonté de la classe de
1619
l’effort d’organisation en vue de porter le coup décisif » , il démontre, pour les artistes, la
nécessité d’œuvrer à son renversement et à la création consécutive d’un monde nouveau.
De façon pragmatique et pour sa part la plus intéressante, il s’agit de créer des objets
et des environnements inédits susceptibles d’influer sur les mœurs individuelles et ainsi
de révolutionner les représentations et les comportements courants. Dans cette optique,
comme le rappelle Serge Fauchereau, « Tatline et Rodchenko conçoivent des meubles
fonctionnels pour les collectivités ; Varvara Stepanova des motifs pour les textiles ; Malevitch
des modèles de vaisselle pour la poterie d’Etat – tous sans rien abandonner de leurs
1620
conceptions artistiques les plus hardies » . Faut-il voir là un précédent remarquable au
projet situationniste, c’est-à-dire un exemple de poésie réalisée au service de situations et,
partant, d’une vie nouvelle ? La réalité est bien moins glorieuse. De la situation librement
construite par ses participants, les activités du LEF et du constructivisme dérivent vite vers
un simple art de propagande dirigé et contrôlé. Sa seconde mission, reconnaît-il, consiste,
1621
en effet, à « faire dans l’art la propagande des idées de la Commune » . Derrière ce
discours militant, se révèle un ensemble d’objectifs bien plus « terre à terre », comme
accepter de « porter les lourds fardeaux des tâches pratiques de la propagande et de
1622
l’éducation idéologique » . Maïakovski n’hésite pas à déclarer :
« Nous savons, nous aimons faire et faisons selon besoins d’Octobre des mots
d’ordre, des chroniques, des couplets, le texte d’enseignes, d’affiches, des
sous-titres de films, des reportages, de la réclame en vers, des paroles pour les
1623
chansonniers, des marches pour les défilés. »
En conformité avec de tels propos, il travaille, de 1919 à 1922, à l’agence Rosta, puis, à
partir de 1923, pour les magasins d’Etat Mosselpran pour lesquels il compose des affiches
de publicité et de propagande. A plusieurs reprises, il se sert de ses vers pour encourager la
défense des soviets lors de la guerre civile russe (en 1920, dans le poème « 150 000 000 »),
1616
« Programme : pour quoi combat le LEF », ibid., p.68
1617
O. BRIK, « Drainage de l’art » (1918), ibid., p.59
1618
« Les Perspectives du futurisme », ibid., p.82
1619
ibid.
1620
Expressionnisme, dada, surréalisme et autres ismes, op. cit., p.160
1621
« Programme : pour quoi combat le LEF », Manifestes futuristes russes, op. cit., p.68
1622
S. TRETIAKOV, « Les Perspectives du futurisme », ibid., p.81
1623
Cité par S. Fauchereau, Expressionnisme, dada, surréalisme et autres ismes, op. cit., p.166

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2ème partie : Poésie et Révolution

défendre l’utilité révolutionnaire des travaux forcés ou pour célébrer, en 1924, le personnage
1624
de « Lénine/guide des prolétaires » ainsi que le Parti Communiste, « épine dorsale de la
1625
classe », « immortalité de la cause » puisque, « quand nous disons Lénine,/nous sous-
1626
entendons/le parti » . A cette époque, heureusement, le poète s’autorise encore quelques
propos critiques sur l’essoufflement de la Révolution, l’orientation économique de la NEP
ou le développement de la bureaucratie. Rapidement, cependant, dès 1925, alors qu’il
délaisse ses amis futuristes et que les œuvres des constructivistes sont parfois en butte à
l’incompréhension du public ou de certains officiels, il « devient peu à peu une sorte de poète
1627
officiel, prompt à célébrer tout événement national et fier de ce travail hasardeux » . Il
admet alors : « Dans mon travail, je m’aiguille intentionnellement sur le journalisme. L’article,
1628
le mot d’ordre. Les poètes hurlent, mais ne savent pas en faire autant » . La poésie cède
de plus en plus le pas à la simple commande sociale et aux exigences de la propagande.
En 1930, juste avant son suicide, il finit même par adhérer à l’Association des Ecrivains
Prolétariens où il condamne fermement le futurisme et le constructivisme.
Aussi singulière soit-elle, cette trajectoire révèle la position intenable dans laquelle se
trouvent pris le constructivisme et le LEF dès leur origine. L’action utile au service des
besoins de la Révolution, c’est-à-dire du Parti, à laquelle ils entendent se livrer pleinement
se ramène, dès ses premières années, à une forme d’endoctrinement. A quoi vise, en
1629
effet, un tel travail, selon Tretiakov ? A créer pour chacun « une nouvelle personnalité »
conforme aux exigences du Parti, c’est-à-dire à être capable de créer, selon les besoins, « un
1630
mécanicien-contrôleur, calculateur et au sens pratique développé » . La « propagande
de l’entraînement à la production » de Gastev devient, dans une telle perspective, « un
1631
brillant poème » , et l’artiste se résume à un simple « psycho-ingénieur, un psycho-
1632
constructeur » . La distance prise avec les théories ultérieures des situationnistes
est désormais flagrante. Ici, le travail de l’art s’apparente à une simple question de
conditionnement des individus au service des directives d’une élite bureaucratique – aussi
populaire qu’elle se dise. La poésie se trahit en livrant ses moyens propres au service
de l’hétéronomie. C’est l’illustration du danger et de l’impasse que court toute entreprise
artistique lorsqu’elle prétend se mettre au service de la politique. A force de vouloir assurer
son utilité et son efficacité aux yeux d’une direction politique spécialisée, elle trahit, peu à
peu, la logique qui était la sienne : celle de l’autonomie et de la libre création de soi et de
son monde. Cette logique ne pouvait qu’être étouffée par la logique contraire qui prévalait
en URSS : la planification hétéronome de toutes choses et l’aliénation des individus à un
1633
pouvoir central. Comme nous allons le voir maintenant, dans un contexte très différent ,

1624
« Lénine » (1924), A Pleine voix : Anthologie poétique 1915-1930, op. cit., p.323
1625
ibid., p.326
1626
ibid., p.327
1627
S. FAUCHEREAU, Expressionnisme, dada, surréalisme et autres ismes, op. cit., p.170
1628
Cité par S. Fauchereau, ibid.
1629
« Les Perspectives du futurisme », Manifestes futuristes russes, op. cit., p.84
1630
ibid., p.85
1631
Manifestes futuristes russes, op. cit., p.86
1632
ibid., p.85
1633
Qui sait si Breton n’aurait pas connu la même évolution que Maïakovski s’il avait vécu en URSS ?

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

c’est là le terrible grand écart auquel les surréalistes ont été contraints l’espace de quelques
années, lors de leur cohabitation malheureuse avec ce même Parti Communiste en France.

b) Le Surréalisme ou la cohabitation malheureuse de la poésie et de la


politique spécialisée

Le Surréalisme entre deux feux :


En maintenant son activité sur le terrain de la culture et tout en éprouvant l’impuissance
et les limites de ses propres moyens, le surréalisme ressent vite la nécessité de lier son
activité poétique aux perspectives d’une révolution politique. Dans la mesure où il échoue
à trouver en lui-même les moyens suffisants d’une telle révolution, il se tourne vers la
politique spécialisée et, en particulier, vers le PCF. La position délicate qu’il tente de tenir,
à partir de 1925, est donc la suivante : poésie et révolution socialiste vont nécessairement
ensemble, mais ne se confondent pas. L’activité surréaliste se dédouble alors entre son
activité poétique et son engagement parallèle sur le terrain de la politique. Le poète est
révolutionnaire dans la mesure où il réussit à tenir ensemble ces deux pôles, sans pour
autant les assimiler l’un à l’autre, sous peine, comme l’explique Péret, de « rétablir la
1634
confusion qu’il s’agit de dissiper et, par suite, de cesser d’être poète » . Les surréalistes
tentent ainsi le délicat pari qui consiste à tenir bon entre, d’un côté, la tentation de soumettre
la poésie à la politique (comme dans le cas du constructivisme russe) et, de l’autre, celle
de retomber dans une activité poétique a-politique. L’équilibre, bien entendu, est fragile et
la plupart des tensions internes au groupe en découlent.
L’idée est de s’engager en politique tout en refusant de renoncer à son activité
poétique au nom de cet engagement. Il s’agit de soutenir à la fois la dimension historique
du surréalisme et l’intemporalité de ses recherches, de défendre le bien-fondé des
recherches poétiques et de renoncer à son indépendance, d’écrire des poèmes, de
défendre leur valeur et d’affirmer en leur sein, comme Eluard : « je crache à la face
de l’homme plus petit que nature/qui à tous mes poèmes ne préfère pas cette Critique
1635
de la poésie » . Le tout ressemble donc à un véritable jeu d’équilibriste entre des
positions apparemment incompatibles. Peut-on à la fois défendre un « esprit incoercible de
1636
recherche, d’investigation et d’exploration de l’inconnu » et s’investir dans une politique
révolutionnaire avec toute la discipline de groupe qu’elle impose ? Le surréalisme est
déchiré entre, d’un côté, l’expérimentation de solutions utopiques et, de l’autre, l’urgence
du moment présent. Faudrait-il admettre que certaines fins nécessitent de renoncer à
tout ce en quoi on croit le plus ? Pour les surréalistes, il n’est pas question de trancher
entre ces différents pôles. Il est inenvisageable, à leurs yeux, d’entériner une quelconque
incompatibilité entre surréalisme et politique. Breton envoie ainsi valser, d’un revers de main,
cette prétendue opposition :
« Une telle contradiction n’existait pas dans l’esprit. Ce n’est pas parce qu’on
se sent appelé à une tâche particulière sur le plan de l’expression et, par suite,
assez bien placé pour faire avancer les problèmes qui s’y rapportent, qu’on doit

1634
Le Déshonneur des poètes (1945), op. cit., p.10
1635
« Critique de la poésie », Le Surréalisme au service de la révolution n°4, décembre 1931, p.14
1636
P. NAVILLE, La Révolution et les intellectuels, op. cit., p.47

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2ème partie : Poésie et Révolution

rester insensible au mal social et se désintéresser des moyens qui s’offrent pour
1637
y remédier. »
Il s’agit donc d’avancer, un pied dans chacun de ces deux camps, quitte à ce que toute son
1638
œuvre, selon Vaneigem, « porte la marque de cet inconfort et de cette claudication » .
De façon systématique, Breton réprime ainsi toute déviation exclusive vers l’un ou l’autre
de ces deux pôles. Toute la série de ruptures et d’exclusions qui marque la décennie de
1925 à 1935 en est la conséquence directe. D’un côté, le mouvement se sépare de tous
ses membres qui veulent le cantonner sur le plan artistique et, de l’autre, il condamne tous
ceux qui sacrifient ses prétentions poétiques au militantisme politique. Dans un premier
temps, dans la période suivant la « conversion » politique de 1925, Artaud est le principal
exemple de ce premier motif de rupture, tandis que les rapports du groupe avec Naville
illustrent plutôt ce second motif. La grande rupture a cependant lieu en 1929. Une fois
de plus, elle tente de séparer, d’un côté, tous ceux qui resteraient « trop poètes » et, de
l’autre, tous ceux qui se subordonnent à la seule activité politique. La réunion du 11 mars
cristallise les tensions internes du groupe et annonce la « grande lessive » à venir. Dans
le second manifeste du surréalisme, publié à la fin de cette année-là, Breton entérine et
tente de justifier ces nombreuses exclusions. Il règle ses comptes aussi bien avec les
poètes accusés d’abstentionnisme social (Desnos, Masson et, plus largement, tous ceux
1639
qui participent au pamphlet « Un Cadavre » , publié le 15 janvier 1930) qu’avec ceux qui
renie le surréalisme au nom des seules perspectives de la révolution sociale (Morhange,
Politzer, Lefebvre et, surtout, Baron, Gérard et Naville). Tout n’est pas sans incohérence,
cependant. Eluard, qui ne manifeste alors que peu d’intérêt pour les grandes entreprises
politiques, n’est à aucun moment remis en cause. De même, parmi les nouveaux arrivants
au sein du groupe surréaliste (Magritte, Char, Bunuel ou Tzara), Dali est loin de donner
les gages d’un engagement communiste durable. Les tensions qui allaient bientôt éclater
autour de lui, entre les surréalistes et le PCF, n’étaient-elles pas prévisibles dès le départ ?
C’est ce qu’explique, en tout cas, Thirion :
« Je sentais venir les méfiances : Dali se préparait à choquer tous les petits-
bourgeois du parti par sa peinture, à irriter les théoriciens par ses références à
la psychanalyse, à scandaliser les militants par le peu d’intérêt qu’il manifestait
1640
pour les problèmes sociaux. »
Quelle est la logique alors ? En 1931, un texte de Dali, jugé pornographique par le PCF,
cristallise la rupture avec Aragon et aggrave les tensions déjà existantes entre le Parti et les
surréalistes alors que, quelques années plus tard, le même Dali est exclu du groupe au nom
de son manque d’engagement politique (c’est en tout cas un des prétextes donnés). Faut-il
en conclure que, derrière ces querelles politiques, se cachent des querelles de personne et
un inévitable besoin de renouvellement ? C’est surtout, à nos yeux, le témoin de la position
impossible dans laquelle se trouvent les surréalistes, jusqu’en 1935, par rapport au PCF.
Quoi qu’ils fassent, ils sont pris entre deux feux. D’un côté, ils doivent se défendre des
accusations de parasitisme petit-bourgeois et apporter les preuves de leur réelle conscience
politique auprès du monde de la politique spécialisée et, de l’autre, ils sont accusés de
sacrifier leurs exigences poétiques aux contraintes du militantisme politique par les milieux
1637
Entretiens, op. cit., p.149
1638
Histoire désinvolte du surréalisme, op. cit., p.113
1639
Le texte est co-signé par Bataille, Leiris, Limbour, Vitrac, Ribemont-Dessaignes, Baron, Boiffard, Carpentier, Morise, Prévert,
Desnos et Queneau
1640
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.360

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

artistiques. En d’autres termes, on leur reproche d’être à la fois trop et pas assez engagés.
Paradoxe cruel, les tensions internes qui agitent le surréalisme se reproduisent donc en
externe. Alors que le mouvement se déchire à l’intérieur au nom d’un certain équilibre entre
préoccupations poétiques et politiques, il est accusé, à l’extérieur, de ne pas trancher entre
ces deux options. Tout ceci, somme toute, semblait inévitable. Comment la position du
surréalisme aurait-elle pu être confortable quand il est tiraillé entre, d’un côté, une innovation
artistique dite de droite et, de l’autre, le pesant conservatisme des communistes qui « ne
1641
savent apprécier en art que les formes consacrées, voire périmées » , selon Breton ?
Comment aurait-il pu trouver un accueil enthousiaste de la part des communistes quand le
second manifeste du groupe passe, en quelques lignes à peine, d’une condamnation terrible
de l’« affaiblissement du niveau idéologique d’un parti sorti naguère si brillamment armé de
ème 1642
deux des plus fortes têtes du XIX siècle » à un renouvellement de son adhésion aux
perspectives du Parti ? Tant qu’il n’aurait pas résolu une telle série de dilemmes, il va de
soi que le surréalisme se condamnait lui-même à cette situation bancale. Toute l’histoire de
ses rapports avec le PCF ne pouvait jamais être que celle d’un incessant grand écart entre
des positions inconciliables.

L’Incessant grand écart du surréalisme entre activités poétiques et


engagement au sein du Parti Communiste Français :
Avant même l’aggravation de la situation au début des années 1930, la situation est
déjà tendue entre surréalistes et communistes. Dès le départ, le Parti se montre méfiant
par rapport à ces premiers. En 1926 déjà, Breton écrit : « depuis plus d’un an nous
sommes en butte […] à une hostilité sourde qui n’a perdu aucune occasion de se
1643
manifester » . Il faut dire que le poète surréaliste n’a pas toujours sa langue dans
sa poche et juge ainsi « L’Humanité », d’où part la majorité des critiques dont ils sont
victimes, « puérile, déclamatoire, inutilement crétinisante » et « tout à fait indigne du rôle
1644
d’éducation prolétarienne qu’il prétend assumer » … Au cœur de cet affrontement, Breton
plaide pourtant la « légitime défense ». A cette époque, alors qu’il tente d’adhérer au
PCF, il évoque la suspicion dont il est victime, lui et ses amis poètes : accusation en
individualisme bourgeois, en parasitisme social, en décadentisme ou en manque de sérieux
politique. Maïakovski lui-même, en 1930, n’est-il pas encore accusé par « L’Humanité »
1645
de n’être qu’un « bourgeois mal acquis aux idées prolétariennes » ? Afin de tester
ses véritables motivations, le Parti convoque sans cesse Breton devant de nouvelles
commissions chargées d’examiner l’activité surréaliste et d’évaluer sa loyauté. Comme il le
rappelle dans ses Entretiens, « chaque commission était pour homologuer mon adhésion
mais, je ne sais pourquoi, une nouvelle commission décidait de se réunir peu après pour
m’entendre et, dans la consternation générale, la revue à couverture orangée était, de
1646
nouveau, jetée sur le tapis » . Enfin affectés à une cellule du Parti, ce genre de brimades
perdure et les surréalistes finissent tous, un par un, par rendre leur carte en 1927. Faut-il
déduire de ce premier fiasco, comme l’avance Thirion, que « les surréalistes de 1926-1927
1641
« Position politique de l’art aujourd’hui » (1935), Position politique du surréalisme, op. cit., p.16
1642
A. BRETON, Manifestes du surréalisme, op. cit., p.92
1643
« Légitime défense » (1926), Point du jour, op. cit., p.34
1644
ibid.
1645
« La Barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante » (1930), ibid., p.81
1646
Entretiens, op. cit., p.131

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2ème partie : Poésie et Révolution

1647
avaient tout ce qu’il fallait pour choquer ou blesser le peuple des cellules » , depuis leurs
origines bourgeoises jusqu’à leur goût avoué pour les blasphèmes ou l’érotisme, en passant
par leurs tenues, leur attitude et leur manière de parler ? Doit-on aussi admettre que, en
dépit de quelques tentatives réelles du Parti pour les incorporer en son sein, « la disponibilité
des surréalistes pour la vie militante était médiocre » et que « les filles, le cinéma, les sorties
d’un jeune bourgeois dans les Années folles concurrençaient dangereusement les réunions
1648
politiques » ? Sans doute un peu des deux. Il faut dire que tous ces poètes se heurtent
alors, dans le monde des intellectuels communistes « officiels », à une médiocrité et à une
inculture dont Barbusse devient vite, à leurs yeux, le parangon. Alors que Breton s’imagine,
après le coup de force de son article « Légitime défense », occuper une position éminente
dans les rapports du Parti avec les lettres, il devient la proie des « petits rongeurs placés aux
différents degrés de la hiérarchie [qui] ne pouvaient manquer de se précipiter aussitôt sur ce
1649
corps étranger pour le déchirer » . Sans même parler du fait que, pour la direction du Parti,
« confier la propagande à des intellectuels comportait le danger d’imprévisibles déviations »
et que, dans le contexte d’alors, de par leur singularité de langage et de manières, les
surréalistes étaient bien peu utiles « pour disputer les mineurs de Lens aux maires et aux
1650
députés SFIO » …
En toute logique, l’affaire aurait pu, et peut-être même dû, s’arrêter là. Une fois rendue
leur carte du Parti, les surréalistes auraient pu continuer seuls leur route, rejoindre les
milieux anarchistes ou bien se rallier, dès cette époque, à l’opposition trotskiste. Comme
les futuristes russes en leur temps, ils considèrent pourtant qu’un tel échec n’est dû qu’à
un simple malentendu. De 1928 à 1932, ils entretiennent encore l’illusion que la défiance
du PCF à leur égard va s’apaiser, considérant que « l’objectif majeur – la transformation
1651
sociale du monde – [doit] être atteint coûte que coûte » et que seul le soutien du Parti
permet d’envisager sa réalisation prochaine. Ils sont ainsi prêts à un certain nombre de
concessions réelles. Tous acceptent sans réserve « le primat de la matière sur l’esprit »
alors que, de leur point de vue, ce dualisme est déjà en lui-même à revoir. Tous adoptent
sans rechigner la dialectique hégélienne et le matérialisme historique. En 1933, Breton
admet encore « la subordination d’une théorie de la connaissance à une théorie de
1652
l’action, pour la substitution d’un idéal social à l’idéal de la perfection intérieure » et
se montre prêt à renier l’immense influence exercée sur lui par le romantisme allemand
et, en particulier, Novalis. Enfin, le changement de nom de leur revue, de La Révolution
surréaliste à Le Surréalisme au service de la révolution, « à lui seul, marque une concession
1653
très appréciable sur le plan politique » . Il souligne, à en croire Aragon, « le sens
1654
général anti-individualiste et matérialiste de son évolution » . Par ce biais, surtout, les
surréalistes cessent de présenter leur activité poétique comme une révolution en soi (et,
à ce titre, potentiellement concurrente) pour se mettre au service de la seule révolution
qu’ils reconnaissent désormais : celle du prolétariat. Une telle inflexion, de la part des
1647
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.212
1648
ibid., p.215
1649
ibid., p.218
1650
ibid., p.219
1651
A. BRETON, Entretiens, op. cit., p.128
1652
« Introduction aux Contes bizarres d’Achim d’Arnim » (1933), Point du jour, op. cit., p.114
1653
A. BRETON, Entretiens, op. cit., p.155
1654
« Le Surréalisme et le devenir révolutionnaire », Le Surréalisme au service de la révolution n°3, décembre 1931, p.3

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

surréalistes, laisse bien sûr craindre le pire quand on connaît le fonctionnement du PCF
et la réalité des choses en URSS à la même époque. Quarante ans plus tard, Vaneigem
est d’ailleurs très critique quant à ce « surréalisme à la traîne d’une révolution elle-même
rattachée à la locomotive du PC ». Seulement, comme ce dernier en convient lui-même,
1655
« heureusement le contenu dément le titre » . Dans les faits, Breton et ses amis refusent
catégoriquement de se soumettre aux exigences de la propagande pure et simple et
continuent de défendre l’autonomie de leurs recherches. Loin de céder aux pressions du
Parti, ils entendent préserver leur indépendance critique :
« Passant outre aux injure et aux tentatives d’intimidation, nous continuerons
nous-mêmes à nous vouloir intacts et, pour cela, sans prétendre nous garder en
toute circonstance de l’erreur, à sauvegarder à tout prix l’indépendance de notre
1656
jugement. »
Comme le résume Breton, quelles que soient ces concessions, « l’expérience surréaliste
1657
ne s’en poursuit pas moins de manière totalement indépendante » . Certes, le premier
numéro du Surréalisme au service de la révolution s’ouvre sur un serment d’allégeance à
l’URSS mais il enchaîne sur un très beau poème d’Eluard ou sur un article majeur de Dali
sur la méthode paranoïaque-critique. Aux yeux des surréalistes, « l’art ne peut consentir
1658
sans déchéance à se plier à aucune directive étrangère » . Breton déclare même, en
1947, que « le seul devoir du poète, de l’artiste, est d’opposer un NON irréductible à
1659
toutes les formules disciplinaires » . Il n’est donc pas question, pour le mouvement,
de suivre à la lettre le modèle du futurisme russe en URSS. Le refus par Péret de tout
fonctionnalisme en poésie est suffisamment explicite. C’est ainsi qu’il se démarque du
discours utilitariste et des exigences du Parti par rapport aux artistes : « Pour eux, la
poésie n’est que le luxe du riche, aristocrate ou banquier, et si elle veut se rendre utile à
1660
la masse, elle doit se résigner au sort des arts appliqués, décoratifs, ménagers, etc. » .
Pas question, donc, d’écrire des odes à Staline ou de créer des motifs de tapisserie pour
de grands magasins d’Etat, comme le fait le constructivisme. Bien sûr, on peut toujours
se demander si le mouvement aurait évolué différemment s’il avait été dans le même
contexte que le futurisme russe. Rien ne peut permettre d’y répondre avec certitude. Nous
ne pouvons que constater, en tout cas, une indéniable sympathie des surréalistes pour un
poète comme Maïakovski. Peu de temps après sa mort, Breton lui dresse un très bel éloge.
A travers lui, c’est aussi sa propre cause qu’il défend. Il défend la possible coexistence
chez un homme du poète et du militant sans que jamais le premier ne cède entièrement
devant le second et sans que l’un et l’autre ne se contredisent. Comme il le démontre,
l’homme qui aime peut aussi être celui qui s’engage. Mieux, Breton explique que c’est
précisément ce vivant en lui (en l’occurrence, l’amour) qui détermine, oriente et décide de
son engagement. Indirectement, il s’en prend donc à ce totalitarisme demandant compte
au militant de chacun de ses actes. Il situe toute sa perspective, et celle de Maïakovski,
dans cette position délicate entre revendication d’autonomie individuelle et imposition par
le Parti d’un pouvoir hétéronome. Aucun surréaliste n’aura eu à subir les pressions qu’a
1655
Histoire désinvolte du surréalisme, op. cit., p.33
1656
Collectif, « Du Temps que les surréalistes avaient raison » (1935), Position politique du surréalisme, op. cit., p.75
1657
Entretiens, op. cit., p.155
1658
A. BRETON et D. RIVERA, « Pour un art révolutionnaire indépendant » (1938), La Clé des champs, op. cit., p.46
1659
« Seconde arche » (1947), ibid., p.132
1660
B. PERET, Le Déshonneur des poètes (1945), op. cit., p.9

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2ème partie : Poésie et Révolution

subies Maïakovski, ils n’en ont pas moins dû se défendre, et défendre leur indépendance,
face à un Parti dont il devient vite évident qu’il exige une soumission totale à ses directives.
Si les plus lucides d’entre eux comprennent vite la nécessité de se désinvestir du Parti
pour se contenter d’une certaine forme de compagnonnage à distance raisonnable avec
le PCF, certains, comme Crevel, gardent l’espoir naïf d’une « union définitive et totale du
1661
surréalisme et du PC » . Pour eux, la situation devient vite ingérable. Crevel est sans
cesse balloté entre ces deux positions de plus en plus évidemment antagonistes. Il est
d’abord exclu du PCF en 1933, pour avoir signé certains textes surréalistes, puis y est
réintégré un an plus tard, le tout au prix d’un certain éloignement avec le surréalisme. Le
18 juin 1935, il se bat en vain pour que la parole soit accordée aux surréalistes au Congrès
international des écrivains pour la défense de la culture. Sans qu’il soit possible d’établir
un lien direct entre ces deux évènements, il se suicide ce soir-là. L’épisode du congrès de
Kharkov est un autre exemple du type de pressions auxquelles sont soumis les surréalistes.
Lors d’un voyage à Moscou au cours de l’automne 1930, Aragon et Sadoul sont invités à
participer à la deuxième Conférence internationale des écrivains révolutionnaires, en tant
que délégués officiels de la France. Là-bas, ils croient d’abord réussir à disqualifier Barbusse
et participent, positivement, aux discussions sur la littérature prolétarienne. L’optimisme
d’Aragon ne faiblit pas, de lettres en lettres. Seulement, en France, le PCF, qui ne veut
surtout pas se retrouver sous la houlette des surréalistes dans le domaine de la culture,
complote en secret contre les deux surréalistes. Quelques heures seulement avant leur
départ, Aragon et Sadoul sont ainsi invités à signer une déclaration où, après avoir fait leur
autocritique et reconnu ne pas s’être placés sous le contrôle du Parti, ne pas avoir milité dans
ses structures, avoir attaqué injustement Barbusse et critiqué la presse du Parti, ils doivent
renier tout idéalisme philosophique, rejeter Trotsky, se désolidariser du second manifeste
du surréalisme et soumettre désormais leur activité littéraire au Parti. Pris au dépourvu,
comme le rappelle Thirion, « on sait qu’[ils] signèrent cette confession assez infamante,
1662
laquelle enlevait toute portée à ce qu’ils avaient obtenu au Congrès » . Devant l’accueil
outré de leurs amis restés à Paris, Aragon et Sadoul se rétractent d’abord publiquement.
Ils admettent s’être trompés sur l’accueil qui leur avait été réservé et la réalité des résultats
obtenus. Pourtant, dans la mesure où ils ne renoncent pas à agir au sein des organisations
culturelles du Parti, le problème ne pouvait que ressurgir tant l’aggravation des rapports
entre surréalistes et PCF rendait impossible la tenue conjointe de ces deux activités. Par
la suite, on le sait, l’épisode « Front Rouge » ainsi que la controverse autour d’un texte
érotique de Dali précipitent la rupture définitive entre Aragon et les surréalistes. Celui qui
était l’un des fondateurs du mouvement et, avec Breton, l’une de ses deux figures de
proue, allait totalement renier son passé et faire allégeance au PCF. Comme le résume
d’une formule lapidaire Thirion, « ainsi fit naufrage un des dandys les plus célèbres du
1663
monde occidental » . Cet exemple, parmi d’autres, illustre l’impossible cohabitation entre
l’autonomie et l’indépendance qu’exige l’activité surréaliste et l’autoritarisme grandissant du
Parti Communiste. Il met en exergue, comme nous allons le voir, l’attitude générale du Parti
par rapport aux poètes et aux intellectuels : une volonté de contrôle absolu et une exigence
de soumission totale.

c) Le Parti face aux poètes


1661
A. THIRION : « Crevel cherchait à réaliser tous les espoirs que nous avions mis en 1932 dans une union définitive et totale du
surréalisme et du PC », Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.573
1662
ibid., p.489
1663
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.553

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Littérature et révolution, selon Trotsky :


En matière de libertés intellectuelles et artistiques, Trotsky passe, avec raison, pour l’un
des dirigeants soviétiques les plus libéraux. On sait qu’en 1938, trois ans après la rupture
surréalistes avec le PCF, il s’accorde avec Breton pour la formation d’un art révolutionnaire
indépendant. Dans un texte publié la même année, « La Bureaucratie totalitaire et l’art », il
dénonce fermement toute forme de direction autoritaire de l’art et des sciences. Bien sûr, à
cette époque, c’est l’occasion, pour lui, de réaffirmer sa position critique et dissidente vis-à-
vis du modèle stalinien. Il dresse le bilan suivant : « La Révolution d’Octobre avait donné une
magnifique impulsion à l’art dans tous les domaines. Au contraire, la réaction bureaucratique
1664
a étranglé la production artistique avec sa main totalitaire ! » . Toute sa démonstration
mène à cette conclusion : « L’art de l’époque stalinienne entrera dans l’histoire comme
1665
l’expression la plus patente du profond déclin de la révolution prolétarienne » . En 1930,
dans un contexte similaire, il prend la défense de Maïakovski – lui qu’il n’avait pas hésité à
critiquer quelques années plus tôt, alors qu’il était encore dans les instances dirigeantes en
URSS – victime, selon l’avis qu’il porte désormais, du « système de commandement – et de
1666
destruction – bureaucratique de l’art » . Un tel positionnement, durant ces années-là, n’a
rien d’une stratégie opportuniste. Tout en tentant de rallier autour de lui un certain nombre
d’intellectuels contestataires, il ne fait, en réalité, que répéter ce qu’il affirmait déjà en 1923
dans Littérature et révolution, c’est-à-dire à une époque où il occupait encore une position
éminente en URSS. Dans ce texte, il s’opposait déjà à toute forme de régence de l’art par le
Parti et défendait la nécessité d’accorder aux artistes « une liberté totale d’autodétermination
1667
dans le domaine de l’art » , liberté qu’il étend jusqu’au projet d’une vaste « satire des
1668
mœurs soviétiques » – chose qui serait impensable sous Staline.
Au-delà d’une telle position de principe, son propos laisse cependant percer un certain
nombre d’ambiguïtés qui, bientôt reprises et/ou déformées par d’autres, ouvrent la voie à
une main-mise autoritaire du Parti sur les arts. Que le PC, dans ce domaine, ne doive pas
commander, c’est une chose, mais Trotsky ne précise-t-il pas aussitôt : « il protège, stimule,
1669
ne dirige qu’indirectement » ? Toute la question est de déterminer ce que l’on entend par
« stimuler »… Ici, l’essentiel du propos consiste à démontrer que c’est à la révolution de
produire une nouvelle culture, et non l’inverse. Selon le principe du matérialisme historique,
de même que la bourgeoisie avait produit ses artistes, l’avènement de la nouvelle société
socialiste devrait trouver sa confirmation dans une transformation et un progrès du monde
1670
intellectuel et des arts . Les poètes ne sauraient être à l’avant de la révolution – à
moins qu’ils n’aient su comprendre « les plus profonds changements dans la structure
économique du pays, dans la répartition des groupes sociaux et dans les sentiments des
1671
masses populaires » – et ne sauraient ni en prophétiser ni en précipiter l’avènement.
1664
« La Bureaucratie totalitaire et l’art » (1938), Littérature et révolution, op. cit., p.453
1665
ibid., p.454
1666
« Le Suicide de Maïakovski » (1930), ibid., p.299
1667
Littérature et révolution, ibid., p.29
1668
ibid., p.272
1669
ibid., p.250
1670
Il va de soi, à partir de ce même principe, que le maintien, en URSS d’un art et d’une culture rétrogrades et, somme toute,
encore bourgeois, constitue l’un des symptômes évidents de l’échec de la révolution.
1671
Littérature et révolution, op. cit., p.32

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2ème partie : Poésie et Révolution

Trotsky rejette donc l’idée que « l’intelligentsia [dirige] le progrès » et, à l’inverse, essaie
de démontrer que, « tout au long de l’histoire, l’esprit n’a fait que clopiner derrière le
1672
réel » . D’où la défiance des révolutionnaires, et de Trotsky en tête, vis-à-vis de toute
poésie qui se déclare d’avant-garde… D’où aussi sa position extrêmement critique par
rapport à toute entreprise artistique née avant la révolution d’Octobre : cette dernière, formée
dans la société bourgeoise, n’est-elle pas forcément bourgeoise elle aussi ? C’est sur ce
raisonnement que Trotsky appuie sa critique du futurisme et de toute composition d’artistes
dans lequel il entre, le LEF par exemple. Quoi qu’il en soit du ralliement à la révolution de tous
ces poètes, ils n’en seront pas moins toujours suspects d’avoir transporté avec eux, « dans
la nouvelle étape de [leur] évolution, les caractéristiques de [leur] origine sociale, c’est-à-
1673
dire la bohème bourgeoise » . Toujours, on leur reprochera leur manque de lien avec le
prolétariat. Ainsi, quelle que soit la portée révolutionnaire des théories du LEF sur la fusion
de l’art et de la vie, Trotsky l’accuse d’être déconnecté des réalités et des besoins présents,
c’est-à-dire éduquer les masses et maîtriser les classiques avant de les rejeter. En guise
de « stimulation », c’est donc d’un véritable rappel à l’ordre qu’il s’agit. Trotsky contraint les
artistes à une forme de suspicion et d’autocritique permanente. La révolution se montre bien
plus exigeante qu’elle n’y paraît au premier abord. L’art nouveau y est déterminé à l’avance :
il devra être « réaliste, actif, collectiviste de façon vitale, et empli d’une confiance illimitée
1674
dans l’avenir » . En d’autres termes, Trotsky s’oppose peut-être à toute régence du Parti
en art mais pour lui en substituer une autre, bien plus terrible encore : celle de l’Histoire telle
qu’il en conçoit le développement. Or, qui comprend mieux l’Histoire que le Parti lui-même,
selon les dirigeants soviétiques ? Dès lors, qui est le plus apte à juger de ce que doit être
ou non la culture socialiste à venir et les moyens pour y revenir ? A nouveau le Parti, bien
entendu. Si tout cela est admis, ne faut-il donc pas que le Parti prenne le contrôle absolu
des arts et des sciences, comme de toutes autres choses, et qu’il condamne et réprime
toute forme de « déviation » néfaste ? C’est précisément le sort qui attend les artistes en
URSS et ailleurs, sous la direction des partis communistes nationaux.

Une mise au pas inacceptable :


Très rapidement, en effet, le Parti entend régenter le monde des arts, c’est-à-dire à la fois
imposer une discipline aux artistes et aux intellectuels qui lui sont affiliés et prescrire à
tous un canon artistique unique. Dans un premier temps, les communistes définissent cette
idéologie esthétique sur un monde négatif : il s’agit, pour eux, d’en finir avec un art bourgeois
jugé décadent et avec toutes les manifestations poétiques d’avant Octobre. Puis, peu à peu,
à partir de 1920, le modèle du réalisme socialiste prend le pas sur tous les autres. Durant
la période stalinienne et sous l’impulsion de Jdanov, il constitue la doctrine officielle du Parti
en art. Il s’agit de lutter dans la littérature pour imposer au plus grand nombre certaines
représentations idéologiques. Comme l’explique Michel Surya :
« La littérature n’est devenue un front (comme tous diront bientôt) que lorsque
Jdanov eut réussi ceci : convaincre que le capitalisme voulait faire de la
littérature bourgeoise, qu’on n’accusait jusqu’alors que d’être décadente, l’un des
1675
plus puissants moyens de la guerre impérialiste contre le socialisme. »

1672
ibid., p.31
1673
ibid., p.149
1674
Littérature et révolution, op. cit., p.30
1675
La Révolution rêvée, pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires 1944-1956, op. cit., p.155

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Poètes et romanciers se trouvent ainsi enrôlés au service d’une véritable guerre idéologique
et constituent désormais un corps armé contre le monde bourgeois capitaliste. A ce titre, ils
sont soumis à des ordres qu’on ne discute pas. Alors que le discours du PCF se rigidifie en
France, à partir de l’été 1948, Laurent Casanova raille « l’esprit de suffisance qui conduit des
intellectuels communistes à prétendre donner des leçons de marxisme au parti », tandis que
Thorez rappelle que « la liberté d’opinion dans le Parti n’est pas la liberté d’introduire dans le
1676
Parti des opinions qui lui sont étrangères » . Ils considèrent, comme leurs prédécesseurs,
que c’est au Parti d’éduquer les artistes et les intellectuels et que ceux qui se rallient à lui
doivent, d’une part, cesser de croire qu’ils peuvent penser par eux-mêmes et, d’autre part,
populariser les thèmes intellectuels et idéologiques décidés par le Parti. L’objectif est, à la
fois, de célébrer le monde socialiste en devenir (ou, disons, supposé tel), de produire une
littérature édifiante pour les masses et de mener la propagande du Parti. Comme l’affirme
Jdanov, à la fin des années 1940, « le peuple attend des écrivains une véritable arme
idéologique, une nourriture spirituelle qui l’aide à réaliser les plans de la grandiose édification
socialiste ». Il cherche à faire de tous les intellectuels et romanciers communistes les
1677
« organisateurs de la rééducation de la conscience des gens dans l’esprit du socialisme »
et les promoteurs d’un homme nouveau.
Il faut admettre qu’entre ces discours venus d’URSS et la situation réelle des écrivains
communistes en France il pouvait exister un certain décalage. Loin d’être soumis à
un pouvoir terroriste et hégémonique dans le monde des lettres, certains écrivains,
y compris communistes, ne se privèrent pas de critiquer le Parti ou certains de ses
représentants prestigieux comme Aragon. Le Parti Communiste n’en reste pas moins
un des modèles bureaucratiques de régence des arts les plus détestables, les plus
intolérants et les plus étouffants qui ait été. L’expérience surréaliste montre assez la
position inconfortable dans laquelle un tel compagnonnage place tout poète soucieux
d’intégrité et d’autonomie intellectuelles. Aux accusations d’idéalisme, d’individualisme ou
d’anarchisme des premières années, le Parti ajoute le déni de toute réelle conscience
révolutionnaire possible pour tout artiste qui échappe à sa discipline. Il tente d’établir
l’équation suivante : en dehors du Parti, il n’y a que des traîtres et des bourgeois. Ils sont
nombreux malheureusement (Aragon ou Tzara, par exemple), en fonction de leurs intérêts
personnels et de leurs propres convictions, à avoir accepté de se plier aux exigences du
PCF. En Russie, on l’a vu, les futuristes ont tenté d’agir aux côtés du Parti jusqu’au bout.
Pour la plupart des dadaïstes et surréalistes, plus lucides ou moins engagés peut-être,
les velléités initiales de rapprochement cèdent rapidement place à une profonde déception
puis à une hostilité affichée. Les espoirs, placés un moment dans le modèle soviétique et
ses représentants locaux, s’effondrent vite devant une série de divergences politiques et
intellectuelles majeures. Non seulement toute convergence entre leurs vues et leurs actions
échoue mais ces poètes en déduisent vite l’échec de la révolution communiste en URSS
et la nécessité consécutive d’inventer un nouveau modèle révolutionnaire, dans la mesure
où il n’est pas question pour eux de rentrer dans les rangs de la bourgeoisie et d’accepter
le compromis social pour autant.

3) Il faut réinventer la révolution


a) L’Effondrement de la révolution communiste en URSS
1676
Cités par M. Surya, ibid., p.178
1677
Cité par M. Surya, ibid., p.188

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2ème partie : Poésie et Révolution

L’échec russe :
En 1948, quelques années à peine avant l’un de ces spectaculaires renversements
d’opinion dont l’histoire des rapports entre littérature et politique est tristement coutumière,
Sartre dresse, avec une lucidité alors louable, le bilan d’une incompatibilité absolue entre le
1678
communisme stalinien et « l’exercice honnête du métier littéraire » . Il décrit très bien la
suspicion dont sont victimes tous les intellectuels se rapprochant du Parti Communiste. A
ce titre, il n’y a rien d’étonnant à ce que les avant-gardes poétiques se soient définitivement
détournées du modèle russe et de son Parti, à cette époque. Pour les jeunes situationnistes,
le constat s’impose d’emblée comme une évidence : il n’y a rien à espérer de l’URSS et
l’évolution de la révolution, depuis Lénine jusqu’à Staline, ne peut avoir d’autre valeur que
celle d’un repoussoir pour le socialisme authentique. A cette époque, les surréalistes n’ont
pas de mots assez durs pour condamner le Parti Communiste. Péret décrit, en URSS, « une
1679
oppression uniquement comparable à celle de l’hitlérisme » . Alors que l’on commence
à disserter sur l’existence d’un univers concentrationnaire en Russie, suite aux révélations
1680
de Kravchenko et des articles de Rousset , Breton condamne « un régime appuyé sur la
1681
terreur policière » , avant de tirer le bilan suivant du stalinisme :
« Les mains souillées du sang de ses meilleurs compagnons de lutte, le secret
d’un moyen infaillible pour leur ravir l’honneur en même temps que la vie,
l’attentat insigne contre le Verbe qui a consisté à pervertir systématiquement les
mots porteurs d’idéal, la duplicité et la terreur érigées en mode de gouvernement,
je vois mal ce qui, même l’oubli aidant joint au goût durable des foules pour
les destinées individuelles spectaculaires, pourra faire contrepoids dans la
1682
balance. »
Dans le cas présent, la rupture date du milieu des années 1930. Peu à peu, en effet,
« à chaque abandon plus manifeste et plus grave des principes qui ont conduit à la
1683
Révolution » , les surréalistes se détachent du Parti Communiste. Ils s’insurgent, tour
à tour, contre la signature du pacte d’assistance franco-soviétique, contre les relents de
nationalisme de plus en plus coutumiers dans L’Humanité ou l’instauration progressive d’un
discours unique :
« Le socialisme se construit dans un seul pays, on vous l’affirme ; vous devez par
suite faire aveuglément confiance aux dirigeants de ce pays. Sur quelque point
qu’elle porte, toute objectivité, toute hésitation de votre part est criminelle. Voilà
1684
où nous en sommes, voilà la liberté intellectuelle qui nous est laissée. »
A partir de 1935, les contacts sont définitivement rompus entre le PCF et les surréalistes.
L’incident opposant Breton et Ehrenbourg et qui aboutit à l’exclusion du poète surréaliste
du « Congrès des écrivains pour la défense de la culture » dirigé par le PC sonne le
1678
Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p.254
1679
« Alternative » (1947), Œuvres complètes tome 7, op. cit., p.167
1680
Pour un excellent rappel des termes et des étapes de ce débat, nous renvoyons au travail de M. Surya, La Révolution rêvée,
pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires 1944-1956, chap. XI, « L’Expérience décisive », p.351-369
1681
« Pourquoi nous cache-t-on la peinture russe contemporaine », La Clé des champs, op. cit., p.324
1682
« Staline dans l’histoire » (1953), Perspective cavalière, op. cit., p.26-27
1683
A. BRETON, Position politique du surréalisme (1935), op. cit., p.9
1684
Collectif, « Du Temps que les surréalistes avaient raison » (1935), ibid., p.74

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

glas des espoirs surréalistes de pouvoir intervenir au sein du Parti. La découverte et la


dénonciation de l’infamie des Procès de Moscou ou l’attitude de l’URSS durant la guerre
d’Espagne, dans les années qui suivent, décrédibilisent totalement la prétendue vocation
révolutionnaire des communistes. En 1938, Breton ne fait ainsi que confirmer ce qui était
déjà évident depuis quelques années : « Si […] nous rejetons toute solidarité avec la caste
actuellement dirigeante en URSS, c’est précisément parce qu’à nos yeux elle ne représente
1685
pas le communisme, mais en est l’ennemi le plus perfide et le plus dangereux » . En
d’autres termes, le compagnonnage initial de tous ces poètes avec l’URSS laisse place à
la conviction suivante : le Parti Communiste est devenu une force contre-révolutionnaire et
ce qui se passe en Russie, loin de concrétiser le projet socialiste, en est l’exact opposé.
La trahison, sur ce point, est flagrante à tous les niveaux. Sur le plan politique, l’avant-
garde révolutionnaire ou dictature du prolétariat imaginée par Marx laisse place à l’élite
bureaucratique du Parti, le tout sous l’égide d’un seul chef tout puissant. La souveraineté
du peuple, l’autonomie sociale et le pouvoir des soviets restent de vains mots hypocrites
ne parvenant pas à masquer une réalité totalement inverse : le culte du chef, la dictature
et l’autoritarisme politique. Loin d’entraîner la suppression des classes et de la division du
travail, « la bureaucratie révolutionnaire qui dirigeait le prolétariat, en s’emparant de l’Etat,
1686
donna à la société une nouvelle domination de classe » . Elle rigidifie et institutionnalise la
représentation du peuple et, loin d’entraîner le dépérissement de l’Etat, instaure un régime
totalitaire fondé sur la terreur policière. Sur le plan économique, la socialisation des moyens
de production entraîne le développement, non pas du pouvoir des conseils ouvriers, mais
d’une forme singulière de capitalisme d’Etat. Comme l’écrit Debord, « l’industrialisation de
l’époque stalinienne révèle la vérité dernière de la bureaucratie : elle est la continuation du
pouvoir de l’économie, le sauvetage de l’essentiel de la société marchande maintenant le
1687
travail-marchandise » . La production y est planifiée de façon autoritaire tandis que les
ouvriers sont encouragés, sur le modèle du stakhanovisme, à une productivité sans cesse
accrue sans que jamais la richesse sociale soit ensuite équitablement répartie. En matière
de liberté intellectuelle, l’URSS institue le règne de la falsification, de la pensée unique et de
l’idéologie. La bureaucratie ne peut maintenir sa domination de classe qu’à la condition de
se nier en tant que telle. Les idées originelles du marxisme et du socialisme sont tout autant
fétichisées qu’occultées tandis que l’information cède place à la propagande généralisée.
Tout est ainsi nommé à l’inverse de ce qu’il est. L’idéologie officielle défend d’autant plus
le caractère intouchable de ses discours qu’elle est détachée de la réalité. L’URSS est le
règne de la prescription et, avec elle, de la pureté et de la terreur. Le Parti n’admet aucune
forme de contestation. Il surveille et réprime brutalement toute déviance possible. Au nom
du rapport d’identité qu’il impose par principe entre lui-même, la Révolution, la Raison et
l’Histoire, toute trahison à son égard est considérée comme une trahison au regard de ces
trois autres pôles. Trotsky résume ainsi de façon terrifiante cette implacable équation :
« Aucun de nous ne veut ni ne peut discuter la volonté du Parti. En définitive, le
Parti a toujours raison […]. On ne peut avoir raison qu’avec et par le Parti, car
1688
l’Histoire n’a pas ouvert d’autre voie pour suivre la Raison. »
L’ironie du sort, bien sûr, est que ce dernier fut lui-même victime, par la suite, d’un tel
raisonnement. Le règne de l’idéologie fut, en effet, le règne des purges, des camps de
1685
A. BRETON et D. RIVERA, « Pour un art révolutionnaire indépendant », La Clé des champs, op. cit., p.44
1686
G. DEBORD, La Société du spectacle, op. cit., p.97
1687
ibid., p.99
1688
Cité par M. Surya, La Révolution rêvée…, op. cit., p.268

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2ème partie : Poésie et Révolution

concentration et des assassinats, le tout au nom du tribunal de l’Histoire. Hegel, préfigurant


une telle logique, n’annonçait-il pas déjà que « le particulier est trop petit en face de
1689
l’Universel : les individus sont donc sacrifiés et abandonnés » ? Que l’on remplace
l’ « universel » par le « Parti » et l’on justifiait ainsi, au nom du sens de l’Histoire et du progrès
de la Raison, un des régimes les plus tyranniques et les plus meurtriers de toute l’histoire.
Avec le recul, revenant sur les Procès de Moscou, Breton en tire le bilan suivant :
« Je persiste à penser qu’on a laissé s’ouvrir là, et appelé fatalement à
s’envenimer, la plaie la plus effroyable des temps modernes. […] On a accepté,
une fois pour toutes, que la raison d’Etat fasse litière de l’innocence, de l’honneur
et même des titres exemplaires de certains hommes à la gratitude de tous les
1690
hommes. »
Cependant, une telle condamnation distingue encore le stalinisme et les premiers
compagnons de Lénine maintenus en grande estime. L’idée consiste à montrer qu’il y a,
d’un côté, la révolution bolchevique initiale et, de l’autre, sa trahison stalinienne. On sait que
les situationnistes ne s’empêtrent pas, eux, dans cette subtile distinction et étendent leur
critique de l’URSS jusqu’à Lénine, Trotsky et tous les autres bolcheviques. Dans chacun de
ces deux cas, il reste cependant une même interrogation : comment le projet d’une révolution
dont ils continuent à célébrer les vertus a-t-il pu produire son propre opposé ? La question
est de taille, bien sûr, tant se dessine, en filigrane, une seconde question bien plus grave
pour eux : est-ce que le désastre russe engage tout le projet socialiste ou seulement lui-
même ?

Quelles explications au désastre ?:


Dans un premier temps, afin de préserver la théorie socialiste elle-même, l’échec russe
est expliqué par des causes purement factuelles. Pour Bataille, le désastre de la révolution
communiste en URSS s’expliquerait ainsi par un insuffisant développement économique
préalable. Selon le déterminisme historique que Marx met en place, on sait que le socialisme
doit résulter du développement extrême des forces productives et des richesses dans la
société bourgeoise capitaliste. Or, en 1917, la Russie tsariste est économiquement très en
retard sur les autres pays occidentaux et donc, selon la théorie, insuffisamment préparée
pour une révolution communiste. Comme le résume Bataille, « la société américaine
1691
actuelle, et non la société russe de 1917, était mûre pour une révolution socialiste » .
Dans cette mesure, dès les années 1920, l’économie russe est condamnée à rattraper son
retard industriel et économique via un ensemble de plans quinquennaux où la quasi-totalité
des ressources excédantes produites sont aussitôt réinvesties dans le développement
des moyens de production eux-mêmes. Ainsi se serait créé « un monde où il n’est plus
de possibilité que le travail : la construction d’une industrie géante, au profit du temps à
1692
venir » . Soumise à cette contrainte, l’URSS aurait donc dû mettre en place une politique
industrielle hyper-centralisée et autoritaire afin d’assurer sa survie. Le durcissement et la
perpétuation de cette phase temporaire de dictature que Marx envisageait comme une
nécessité en serait la conséquence inévitable. Comme le conclut Bataille, « le monde russe

1689
La Raison dans l’Histoire, op. cit., p.129
1690
Entretiens, op. cit., p.180
1691
La Part maudite (1949-1967), Les éditions de Minuit, Paris, 1967, p.183
1692
G. BATAILLE, ibid., p.194

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

devait rattraper le retard de la société tsariste et c’était nécessairement si pénible, cela


1693
demandait un effort si grand, que la manière forte est devenue sa seule issue » .
On peut, bien sûr, rester très sceptique devant une telle explication qui consiste,
finalement, à justifier les horreurs commises en URSS dans les années 1920 ou sous
Staline. Assez rapidement, les surréalistes – et les situationnistes plus encore – font
remonter leur examen critique de l’échec russe jusqu’aux théories marxistes-léninistes elles-
1694
mêmes. En 1950, tout en distinguant clairement communisme et stalinisme , Breton
estime que :
« Quoi qu’il en coûte à beaucoup d’entre nous, sans doute faudra-t-il soumettre
à une critique attentive certains aspects de la pensée de Lénine et même celle de
Marx, dans la mesure où celles-ci sont tributaires de ce qui est le plus gravement
1695
contestable chez Hegel, La Philosophie du droit, par exemple. »
Dans cette optique, la plupart d’entre eux remettent en cause le concept marxiste de
dictature du prolétariat. Sur ce point, on sait que la critique insiste le plus souvent sur une
question de « nature humaine » et de séduction fatale du pouvoir. C’est ce qu’explique
Bakounine :
« La nature de l’homme, de tout individu est telle que si vous lui donnez la
moindre autorité sur vous, il vous opprimera à coup sûr […]. Prenez le plus
farouche révolutionnaire et donnez-lui le trône de toutes les Russies, ou le
pouvoir dictatorial dont rêvent tous nos blancs-becs de la révolution et en
1696
l’espace d’un an ce révolutionnaire sera pire qu’Alexandre II. »
Nul besoin, pourtant, de recourir ici au concept fumeux de « nature humaine ». En effet,
en vertu même du matérialisme historique, si les hommes ne sont ni bons ni mauvais
par nature mais sont tels que les détermine leur place historique dans le système de
production et leur position sociale, par quel miracle les seuls dictateurs de cette dictature
du prolétariat sauraient échapper à cette règle générale, alors que la dictature du prolétariat
concentre entre leurs mains tous les instruments de domination ? Empêtré dans une
ontologie révolutionnaire du prolétariat et son déterminisme scientifique, Marx n’envisage
pas cette contradiction majeure.
A ce premier problème, on peut en ajouter un deuxième. On sait qu’avec cette dictature
supposée temporaire du prolétariat, l’objectif était de nationaliser la production en se servant
de la suprématie politique puis, une fois cette tâche effectuée, de supprimer l’Etat lui-
même. Seulement, Marx s’enferme dans une contradiction insoutenable : comment le fait
de pousser la centralisation du pouvoir étatique à son maximum, jusqu’au despotisme,
peut-il constituer l’étape décisive de sa disparition ? Comme l’explique Péret, « l’erreur
consistait à viser la mort de l’Etat et à lui donner en même temps un pouvoir nouveau et
formidable, le pouvoir économique, si bien qu’au lieu de dépérir, il renaissait plus puissant
1697
que jamais, véritablement tout puissant » . Loin de saper les fondements du pouvoir
central, la nationalisation des moyens de production étend, au contraire, ses prérogatives et
son emprise sur la société. Elle crée les conditions, non de l’instauration du socialisme, mais
1693
ibid., p.198
1694
Entretiens, op. cit., p.276 : « Parler de communisme à ce sujet est, évidemment, déraisonner à plaisir »
1695
ibid.
1696
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.338
1697
« Le Révolte du dimanche » (1952), Œuvres complètes tome 7, op. cit., p.179

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2ème partie : Poésie et Révolution

du développement d’un capitalisme d’Etat. Dans la mesure où le pouvoir dictatorial central


détient toutes les richesses, tous les moyens de production, tous les organes de contrôle
de la société, et décide de procéder par « violation despotique », d’instaurer le « travail
1698
obligatoire pour tous » et d’organiser un ensemble d’ « armées industrielles » , comment
s’étonner que de telles mesures aient produit une des pires dominations de classe qui soit ?
Une telle erreur est, nous semble-t-il, symptomatique d’un certain nombre d’illusions
et de croyances fausses au cœur même de la pensée de Marx. Tout d’abord et sans
nous appesantir, pour l’instant, sur cette ontologie douteuse d’un prolétariat par nature
révolutionnaire (alors qu’il ne peut l’être, à nos yeux, que de façon structurelle ce qui implique
qu’une fois au pouvoir il puisse adopter les mêmes travers que les anciens bourgeois), nous
pouvons déjà relever que l’organisation même de l’avant-garde révolutionnaire reproduite
au lendemain de la révolution, dans la dictature du prolétariat, loin de donner le pouvoir
réel aux ouvriers (organisés en conseils locaux, par exemple), maintient, du début à la
fin, une forme de représentation politique permanente au sein de la révolution. Que l’on
envisage la nécessité d’une phase de transition entre capitalisme et socialisme, c’est une
chose, mais que la dictature du prolétariat (telle qu’elle est envisagée en 1848) perpétue le
« gouvernement de la majorité par la minorité », comme le lui reproche encore Bakounine,
fût-ce de façon inavouée, « au nom de la bêtise supposée de la première et de la prétendue
1699
intelligence de la seconde » , c’en est, bien entendu, une autre. Comment peut-on
prétendre supprimer la division du travail lorsque l’idée même de dictature du prolétariat
tend à la renforcer ? On sait que Marx estime, avec raison sans doute, que l’établissement
d’une société communiste implique « une transformation massive des hommes […] pour
la création en masse de cette conscience communiste ». Il en déduit que la révolution ne
sera pas la conséquence de cette transformation et de cette conscience préalable mais
qu’elle en sera la cause. Il ouvre ainsi la brèche suivante : si la révolution doit précéder
une nouvelle conscience, il n’en reste pas moins que la révolution ne peut être faite, ou
en tout cas encadrée, que par des personnes ayant déjà acquis cette conscience, c’est-à-
dire que cette révolution doit être menée par une avant-garde de la conscience. Seulement,
une fois la révolution faite, comment étendre cette conscience à tous ? Par la dictature du
prolétariat répond Marx. Mais cette dictature ne conduit-elle pas à recréer, voire à aggraver,
la division du travail entre ceux qui dirigent cette dictature et ceux qui sont dirigés ? A ce
premier point très problématique s’en ajoute vite un second : la croyance marxiste du primat
de l’économique sur le politique qui fait de la suppression de ce deuxième pôle d’oppression
la conséquence directe et immédiate de la transformation de ce premier. Comme le croient
Marx et Engels :
« Si le prolétariat dans sa lutte contre la bourgeoisie se constitue nécessairement
en classe, s’il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe
dominante, détruit par la violence l’ancien régime de production, il détruit, en
même temps que ce régime de production, les conditions de l’antagonisme des
classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination en
1700
tant que classe. »
Seulement, en nationalisant les moyens de production et en faisant de l’Etat le seul
détenteur de toutes les richesses économiques, loin d’instaurer le socialisme, la dictature

1698
Toutes ces expressions sont empruntées à Marx et Engels, dans Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.45
1699
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.228
1700
Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.46

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

du prolétariat crée, au contraire, comme nous l’avons déjà vu, les conditions d’un nouveau
capitalisme d’Etat et d’une nouvelle domination de classe.
Sur l’ensemble de ces deux points, c’est donc toute la science historique marxiste,
c’est-à-dire la théorie même du matérialisme historique, qui est en question. Le concept de
dictature du prolétariat (essentiellement envisagé, ici, sous sa forme de 1847, c’est-à-dire
celle que la révolution bolchevique a tenté de mettre en place) nous semble, à vrai dire,
condenser les principales faiblesses et contradictions de la théorie marxiste. On sait, en
effet, que Marx tente, sur le modèle hégélien, de formuler les lois du processus historique en
cours et qu’il en déduit une théorie du progrès et de la fin de l’Histoire en fonction de laquelle
il prétend déterminer le devenir historique de la révolution. Pour cela, il formule, avec Engels,
l’hypothèse du matérialisme historique qui démontre la part primordiale du développement
des forces productives et de l’économie dans le développement de l’Histoire. Mais, comme
le montre Debord, il néglige pour cela la part de l’Histoire elle-même dans l’économie et
oublie que, si elle en constitue un des mécanismes essentiels, elle ne reste pas moins l’un de
ses produits. Par conséquent, le déterminisme scientifique qu’il prétend fonder s’effondre.
Il constitue « la brèche par laquelle pénétra le processus d’idéologisation » de sa pensée
et assure la croyance illusoire que la seule intervention dans le domaine de la production
suffirait à transformer la société. En prolongeant l’illusion d’inspiration hégélienne d’une
possible détermination scientifique du cours de l’Histoire, Marx se trompe ainsi sur le devenir
nécessaire de la révolution prolétarienne et de sa victoire. Moins naïf sur ce point que
d’autres socialistes dits utopistes (Fourier, par exemple), il n’en repousse pas moins la
pratique de la révolution dans un avenir garanti par la prévision scientifique. Il s’attend ainsi
toujours à voir la bourgeoisie s’effondrer de ses propres excès et le prolétariat se soulever de
façon spontanée pour réaliser sa mission historique, son devoir-être historique : s’emparer
du pouvoir et diriger de façon « despotique » la transition vers le socialisme. Dès lors, sous
couvert de prétentions scientifiques, la fin en vient vite à justifier les moyens. Empêtré dans
ses croyances sur l’Histoire, Marx ne pouvait prévoir les dérives qu’entraîneraient une telle
conception. Pour lui, en effet, si la fin, ou la prévision, est certaine et garantie par l’analyse,
comment le prolétariat et comment sa dictature auraient-ils pu échouer dans leur mission
historique ? Comment auraient-ils pu dévier de leur devoir-être ? Il n’a jamais pensé cela
mais c’est ce à quoi ouvre sa philosophie et c’est ce qui sera mis en pratique, en son nom :
tous les crimes sont absous par avance par la fin historique qu’ils sont sensés servir et
les vainqueurs ont toujours raison. Voilà une des plus terribles aliénation qu’est connue
l’histoire humaine fondée en théorie. En URSS, on emprisonnera et on tuera donc au nom
de l’Histoire.
A cette première faiblesse du concept de matérialisme historique s’ajoute un deuxième
élément problématique. S’il est essentiel, en effet, de prendre en compte l’analyse matérielle
de tout acte ou de toute pensée historique, cette seule dimension ne peut suffire à expliquer
totalement l’acte ou la pensée individuelle. L’analyse des fondements matériels ne peut
rendre compte de manière suffisante de la singularité des corps et de leur vécu. Faut-il
en déduire alors que Marx distingue les actes et pensées individuelles (le quotidien) des
actes ou pensées historiques ? La question est essentielle parce qu’elle pose la question
de l’hétéronomie et de l’autonomie dans sa pensée. S’il scinde le quotidien de l’Histoire,
cela revient à dissocier le devenir quotidien et concret de chacun d’un devenir historique
supérieur, autrement dit à aliéner le quotidien de chacun à une abstraction historique. Une
telle conception justifierait le point de vue du « grand homme » et de l’Etat qui font l’histoire
tandis que l’individu lambda ne produirait qu’un quotidien insignifiant et aliéné au cours de
l’Histoire. C’est précisément sur cette pente glissante de l’interprétation du matérialisme
historique que se sont engouffrées les deuxième et troisième internationales, menant au
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2ème partie : Poésie et Révolution

désastre bolchevique. A l’opposé, si Marx ne scinde pas ces deux dimensions et, au
contraire, les superpose ou les identifie, le matérialisme historique permettrait de fonder, en
principe, l’autonomie politique, puisque le vécu individuel et quotidien de chacun produirait
alors l’Histoire. La revendication marxiste serait alors la suivante : tandis que, dans la lutte
des classes, une minorité exclut la majorité de la capacité de créer et de mener librement
son vécu individuel et collectif autonome, la révolution briserait cette aliénation afin que
1701
cesse toute expropriation de la vie de la majorité par une minorité. En d’autres termes,
le concept de matérialisme historique, tel qu’il émerge à partir de L’Idéologie allemande,
1702
permet une double lecture . Selon une première lecture, les classes et les rapports de
1703
production prennent en compte, à leur fondement, les individus qui les composent . Dès
lors, l’enjeu de la révolution serait non pas d’affronter les classes mais de les supprimer
et de libérer ainsi les individus. Selon cette première lecture, si l’enjeu central est bien
1704
« la revendication de la personne contre les entités collectives » , l’existence d’un parti
révolutionnaire n’implique pas le développement de la machine bureaucratique autoritaire
de l’URSS mais plutôt une réunion libre d’individus, unis au sein d’un système autogéré.
Au sein du Parti Communiste, c’est, cependant, une seconde lecture qui va prévaloir. Selon
celle-ci, les concepts de classe et de rapports de production remplacent ceux de conscience
de soi ou d’être générique. Les rapports au sein de la société et de l’Histoire sont envisagés
en dehors de tout renvoi à des sujets individuels. Seule compte désormais une approche du
réel en termes de structures. Une telle interprétation tient pour peu de choses les intérêts
individuels quand l’Histoire est le produit de réalités les dépassant. Elle permet de justifier
certaines des pires dérives autoritaires et mène tout droit à une forme de simplification
sociologique, source paradoxale de l’effondrement de la critique marxienne de l’idéologie
en idéologie marxiste. Le texte de Marx et d’Engels ne tranche jamais réellement cette
ambiguïté, à vrai dire. Il tient ces deux lectures ensemble afin de les hiérarchiser selon
le développement historique suivant : d’abord libérer la classe des prolétaires contre celle
de la bourgeoisie et donc envisager les rapports de force sociaux en dehors des individus
qui les composent au profit du seul affrontement de classe à classe (phase de la dictature
du prolétariat) puis supprimer les classes elles-mêmes et libérer ainsi les individualités. Le
problème, bien sûr, est que ce premier temps finit par occulter le second et s’y opposer.
Pour abolir l’exploitation de la classe, il implique de renforcer le sentiment d’appartenance à
une classe et, ce faisant, d’aliéner à l’extrême l’individu à « sa » classe. Dès lors, comment
la dictature du prolétariat peut-elle déboucher sur la suppression des classes et éviter le
piège de nouveaux rapports de domination au sein de la société ?
On le voit, la responsabilité des théories marxistes elles-mêmes ne peut être éludée
dans la critique du développement de la révolution en URSS. D’autres éléments de la théorie
1705
socialiste, sont, de même, compromis dans le désastre russe . Il ne s’agit pas, pour
autant, pour tous ces poètes, de renoncer au programme socialiste lui-même. Tout est fait,
dès lors, avec un aveuglement parfois coupable peut-être, pour participer à l’entreprise en
1701
Et non seulement des biens, ce qui amènerait à de simples revendications sur le salariat et la répartition des richesses
1702
Nous nous appuyons, pour ce passage, sur certaines réflexions de Paul Ricœur, dans L’Idéologie et l’utopie (1986)
1703
Au fondement de la classe, il y aurait donc un ensemble d’individus qui objectivent, de fait, leur position et leurs intérêts
communs
1704
P. RICŒUR, op. cit., p.141
1705
Comment s’étonner, par exemple, du désastre écologique provoqué, à grande échelle, par le Parti Communiste quand on
retrouve, tels quels, chez Trotsky entre autres, certains des plus extravagants élans utopistes de Fourier quant à la maîtrise à venir
par les hommes de l’ensemble de la nature elle-même ainsi que de leurs corps tout entier ?

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

vogue dans les années 1940-1950, consistant pour les opposants à l’URSS, à sauver Marx
du Parti Communiste.

Sauver Marx ? :
Une fois établi l’échec de la révolution communiste en URSS, après la Seconde Guerre
Mondiale, il s’engage une véritable lutte pour l’appropriation du discours marxiste entre
les idéologues du Parti et les intellectuels communistes dissidents. Pour ces derniers, il
s’agit de sauver Marx de l’intelligentsia officielle. Ils dénoncent pour cela, comme Henri
1706
Lefebvre, la « simplification dogmatique et schématique » que subit le marxisme au sein
du Parti, l’appauvrissement des recherches théoriques qui en découlent et l’abandon de
toute étude critique au profit d’un ensemble de formules abstraites, réifiées en quelque sorte,
et érigées en mots d’ordre simplistes. Le milieu des années 1950 marque ainsi la fin de
l’hégémonie du Parti sur le marxisme. Pour les opposants socialistes au Parti, c’est devenu
une habitude que de rappeler et de citer le texte de Marx contre les tenants de l’idéologie
officielle. On rappelle avec plaisir toutes les occasions où ce dernier s’est opposé à toute
transformation de sa pensée en un ensemble de mots d’ordre et de prescriptions idéales.
Marx n’envisageait-il pas le communisme comme une force dissolvante, fondée sur les
conditions réelles et s’adaptant à leur évolution ? Le parti révolutionnaire n’a donc aucune
vocation, selon lui, à constituer une instance idéologique dirigeante. Comme il l’explique,
dans Le Manifeste du parti communiste, lui et Engels « n’établissent aucun principe
1707
particulier sur lequel ils voudraient modeler le mouvement ouvrier » , tout simplement
parce qu’il n’existe aucun idéal défini à l’avance et à reproduire tel quel. C’est encore ce
dernier point qu’il rappelle dans La Guerre civile en France, après les évènements de la
Commune :
« La classe ouvrière n’espérait pas des miracles de la Commune. Elle n’a pas
d’utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. […] Elle n’a pas à
réaliser d’idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que
1708
porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s’effondre. »
Rien de plus contraire à la pensée marxiste, donc, que l’emploi qui a en été fait dès sa
mort et en particulier en URSS… Reprendre telles quelles les idées de 1847 du Manifeste
ème
du parti communiste, dans la Russie du XX siècle, est une aberration, tout comme le
culte de la personnalité de Marx ou la réification de ses idées. Comme ce dernier n’a eu
de cesse de le rappeler, s’il n’existe pas d’idéal ou d’idéologie communiste, il faut adapter
et réviser la théorie en fonction du contexte historique de sa possible mise en pratique.
De cette façon de procéder, il donne lui-même un brillant exemple lorsqu’il révise, après
la Commune, la théorie de la dictature du prolétariat, considérant que ces évènements ont
démontré que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l’appareil
1709
d’Etat et de le faire fonctionner pour son propre compte » . Il donne ainsi raison à tout
ceux qui, contre le Parti Communiste, affirment que si la théorie marxiste avait rencontré
ème
sa pratique révolutionnaire au XX siècle, elle se serait modifiée en fonction de son
développement particulier. Contre toute forme de fidéisme, ils estiment donc que le seul
moyen de sauver la pensée marxiste et de la revivifier est de la détourner. Comme l’écrit
1706 ème
« Avant-propos de la 2 édition » (1958), Critique de la vie quotidienne – I : Introduction, op. cit., p.62
1707
Le Manifeste du parti communiste (1847), op. cit., p.35
1708
La Guerre civile en France (1871), op. cit., p.58
1709
ibid., p.50

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2ème partie : Poésie et Révolution

M. Khayati, « pour sauver la pensée de Marx, il faut toujours la préciser, la corriger, la


reformuler à la lumière des cent années de renforcement de l’aliénation et des possibilités
1710
de sa négation » . Péret ne dit pas autre chose :
« Marx est un élément capital de la pensée révolutionnaire et socialiste du siècle
passé. Il importe de le soumettre à la critique qu’il a fait subir à ses devanciers
et contemporains, afin que les éléments vivants des uns et des autres (je pense
en particulier à certaines idées libertaires) puissent trouver leur place dans une
1711
théorie plus adaptée aux nécessités de notre temps. »
En d’autres termes, comme l’affirme à son tour Breton, il faut rendre au marxisme sa
souplesse d’adaptation et restaurer ainsi son dynamisme. Contre sa fossilisation par le Parti
Communiste, il rappelle qu’ « un système n’est vivant que tant qu’il ne se donne pas pour
infaillible, pour définitif, mais qu’il fait au contraire grand cas de ce que les évènements
1712
successifs paraissent lui opposer de plus contradictoire » . Le désastre russe est cette
contradiction dont parle Breton. Loin d’entraîner le marxisme avec lui dans son échec, il lui
offre une occasion de se dépasser. Pour tous ces poètes, l’effondrement du communisme
en Russie n’est donc pas l’effondrement de l’idée communiste tout court. Elle signale, par
contre, la nécessité urgente d’inventer ou de rechercher un nouveau modèle révolutionnaire
dont nous voudrions commencer à préciser ici les termes.

b) A la recherche d’un nouveau modèle révolutionnaire

1. Quel modèle de révolution adopter ?


Dans un premier temps, les surréalistes ne vont pas aller chercher bien loin. Réduisant
encore l’échec russe à une seule question de personnes, ils se tournent vers la dissidence
trotskiste à la fin des années 1930. Un tel rapprochement n’a rien de surprenant. On se
rappelle, par exemple, que c’est via le Lénine de Trotsky que Breton et ses amis opèrent
leur conversion politique en 1925. Thirion précise, lui, que les surréalistes sont acquis aux
thèses trotskistes dès 1926-1927 et qu’ils ne s’en éloignent, temporairement, qu’au nom de
considérations stratégiques. Certains compagnons de la première heure, comme Naville,
adhèrent d’ailleurs au trotskisme dès 1928. Pour l’essentiel des acteurs de ces années-
là, il faut cependant attendre le milieu des années 1930 et la rupture définitive avec le
PCF pour concrétiser un tel penchant. Le moment décisif de cette évolution est, bien sûr,
la rencontre entre Breton et Trotsky au Mexique, en 1938. Les deux hommes s’entendent
à cette occasion et celui que Thirion qualifie de « révolutionnaire le plus indomptable de
1713
tous les temps » cautionne directement le texte co-rédigé par Breton et Rivera pour
un art indépendant, ainsi que la création de la FIARI (Fédération Internationale de l’Art
Révolutionnaire Indépendant). Breton est à ce point enthousiasmé par cette entrevue qu’il
s’exclame, à son retour : « Je salue le camarade Trotsky, superbement vivant et qui verra
de nouveau sonner son heure, je salue le vainqueur et le grand survivant d’Octobre, le
1714
théoricien immortel de la révolution permanente » . Bien sûr, il est juste de rappeler,
1710
« Les Mots captifs (préface à un dictionnaire situationniste », Internationale situationniste n°10, mars 1966, p.51
1711
« Le Révolté du dimanche » (1952), Œuvres complètes tome 7, op. cit., p.178
1712
« Préface », Position politique du surréalisme (1935), op. cit., p.6-7
1713
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.732
1714
« Visite à Léon Trotsky. Discours prononcé au meeting anniversaire de la révolution d’octobre, tenu par le POI à Paris, le 11
novembre 1938 » (1938), La Clé des champs, op. cit., p.66

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

comme le fait Debord, que « Trotsky est resté jusqu’en 1927 fondamentalement solidaire de
la haute bureaucratie » et qu’ « il a refusé toute sa vie de reconnaître dans la bureaucratie
le pouvoir d’une classe séparée, parce qu’il était devenu pendant la deuxième révolution
1715
russe le partisan inconditionné de la forme bolchevik d’organisation » . De même, Thirion
a raison de minimiser la portée de l’opposition trotskiste et nous adhérons à sa conclusion :
1716
« Trotsky était un pilote de rechange pour l’URSS » . Pourtant, à cette époque, il présente
plusieurs attraits indéniables pour les surréalistes. L’homme incarne, depuis la fin des
années 1920, l’opposition au stalinisme et le souvenir intact des idéaux d’Octobre. Il critique
aussi, depuis plusieurs années, le sort réservé aux milieux culturels en Russie et le système
de commandement bureaucratique des arts. Surtout, aux yeux de poètes profondément
déçus par la médiocrité petite-bourgeoise des cadres du PCF, il offre toutes les séductions
d’un véritable intellectuel. Ainsi, bien des années après son assassinat, Breton évoque
encore sa figure avec admiration. A la nouvelle de sa mort, dit-il, il éclata en sanglots.
Il faut dire qu’avec lui, c’est un des derniers espoirs révolutionnaires du surréalisme qui
s’effondrait. Sa disparition ramène tous ces poètes à un isolement politique durable et au
constat désemparé, pendant et après la guerre, de la disparition de tout parti révolutionnaire
1717
à embrasser. « Tout cela est bien loin » , conclut Breton, dans Arcane 17, en 1944. Dans
la mesure où la perspective d’une révolution sociale est remise à plus tard, il ne reste plus
au surréalisme que l’élan initial de sa révolte et de son insurrection anarchiste. C’est dans
ces années, en effet, que Breton rappelle l’anarchisme foncier du surréalisme, depuis une
longue méditation sur les séductions du drapeau noir et de « la superbe devise : NI DIEU
1718
NI MAÎTRE » dans Arcane 17 jusqu’à l’identification totale, dans « La Claire tour », en
1719
1951, du monde libertaire et du « monde surréaliste » . Le poète surréaliste publie alors
dans la revue « Le Libertaire », tandis que son ami Péret fait paraître un certain nombre
de textes politiques dans « La Lutte », « Noir et rouge » et fréquente un moment le groupe
1720
« Socialisme ou barbarie » . Vu l’émiettement des milieux libertaires dans ces années-
là, un tel ralliement ne nourrit, cependant, aucun espoir révolutionnaire à court terme chez
les surréalistes.
Au cours des années 1960-1970, une autre alternative se fait jour dans les milieux
révolutionnaires hostiles au PCF. Soucieux de rallier un mouvement de masse, certains
groupes d’avant-garde, comme Tel Quel ou d’autres, se rallient aux tentatives d’instauration
du socialisme dans certains pays dits du tiers-monde comme l’Algérie, Cuba et surtout la
1721
Chine. Tandis que les surréalistes restent globalement étrangers à cette nouvelle fièvre ,
après s’être tout de même largement impliqués dans la lutte anticoloniale des années 1920,
les situationnistes s’y montrent, eux, carrément hostiles. Dans La Société du spectacle,
Debord rejette toutes ces prétendues alternatives révolutionnaires, depuis la Chine et son

1715
La Société du spectacle, op. cit., p.109-110
1716
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.227
1717
Arcane 17, op. cit., p.20
1718
ibid., p.19
1719
« La Claire tour » (1951), La Clé des champs, op. cit., p.334
1720
C’est ce dont témoignent certaines lettres de Péret à Grandizo Munis, en 1958 : « J’ai repris contact avec Chaulieu [Castoriadis]
qui, entre temps, a adopté à peu près toutes nos idées et s’est considérablement amélioré à tous les points de vue. » (Œuvres
complètes tome 7, op. cit., p.482)
1721
Il faut rappeler qu’à cette époque les principaux membres fondateurs du surréalisme sont tous morts…

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2ème partie : Poésie et Révolution

1722
« modèle stalinien d’industrialisation » jusqu’à toute « illusion d’une quelconque variante
de socialisme étatique et bureaucratique […] consciemment manipulée comme la simple
1723
idéologie du développement économique, par les classes dirigeantes locales » . En
1960, Frankin nourrit bien quelques espoirs sur le passage de la lutte anti-coloniale à la
révolution et il écrit, dans l’Internationale Situationniste, que « les pays du tiers-monde sont
ème
le pivot de la révolution du XX siècle parce que leur accession à l’indépendance est
1724
aussi le creuset des forces vives de l’un et de l’autre bloc » . Pourtant, tour à tour, avec
une clairvoyance qui fait souvent défaut aux autres milieux socialistes, les situationnistes
dressent le bilan précoce de l’échec de toutes ces tentatives. Dès 1962, l’I.S. entérine
l’échec et la dégradation à venir de la révolution cubaine et reste totalement hermétique
à l’engouement, bientôt généralisé, pour Che Guevara – « l’un des derniers léninistes
conséquents de notre époque » qui, « toutefois, tel Epiménide, […] semble avoir dormi
pendant ce dernier demi-siècle, pour croire qu’il y a encore un camp progressiste, et que
1725
celui est étrangement défaillant » .En 1966, elle constate sans surprise, vu sa défiance
précoce pour Ben Balla, l’absence de toute transformation socialiste en Algérie et en conclut
ainsi « l’écroulement des illusions mondiales à propos de la version sous-développée du
1726
pseudo-socialisme » . En 1967, elle observe avec recul la guerre israëlo-palestinienne
ou les évènements du Vietnam et ironise sur l’engouement des socialistes européens pour
l’Etat d’Ho Chi Minh ou la cause palestinienne :
« L’absence de mouvement révolutionnaire en Europe a réduit la gauche à sa
plus simple expression : une masse de spectateurs qui se pâment chaque fois
que les exploités des colonies prennent les armes contre leurs maîtres, et ne peut
1727
s’empêcher d’y voir le nec plus ultra de la Révolution. »
La même année, les situationnistes rappellent leur incompréhension et leur mépris pour
tous ces intellectuels occidentaux qui s’enthousiasment pour la Chine maoïste tandis qu’il
s’impose comme une évidence à leurs yeux qu’ « à partir du printemps de 1967, on peut
dire que le mouvement de la révolution culturelle est parvenu à un échec désastreux, et que
cet échec est certainement le plus immense dans la longue série des échecs du pouvoir
1728
bureaucratique en Chine » . Que reste-t-il alors ? Si les modèles révolutionnaires russes,
trotskistes, chinois, cubains, apporte tous la preuve de leur échec et de leur trahison par
rapport au projet socialiste, c’est sans doute la révolution elle-même qu’il s’agit de réinventer
ou de problématiser, aucune de ses formes présentes ou passées n’ayant réussi là où,
comme nous allons le montrer, les situationnistes prétendent réussir désormais.

2. L’I.S. et la problématique révolutionnaire :

Une Intransigeance révolutionnaire :

1722
La Société du spectacle, op. cit., p.112
1723
ibid., p.111
1724
« Esquisses programmatiques », Internationale situationniste n°4, juin 1960, p.16
1725
« Deux guerres locales », Internationale situationniste n°11, octobre 1967, p.14
1726
« Les Luttes de classes en Algérie », Internationale situationniste n°10, mars 1966, p.15
1727
« Deux guerres locales », op. cit., p.13
1728
« Le Point d’explosion de l’idéologie en Chine », Internationale situationniste n°11, op. cit., p.9

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Dans leurs premières années, il faut reconnaître que le positionnement politique du jeune
Debord et de ses amis, alors rassemblés au sein de l’Internationale Lettriste et autour du
fanzine Potlatch, est loin d’être évident. Le discours général est un mélange d’influences
diverses et se situe dans une gauche révolutionnaire aux contours incertains. Debord traîne
déjà avec lui la réputation d’un marxiste érudit (la légende précise même qu’il aurait lu tout
Marx à l’âge de vingt ans) et reste, visiblement, plus marqué par les œuvres philosophiques
du jeune Marx – celui de Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, de
L’Idéologie allemande ou des Thèses sur Feuerbach – que par les textes « canoniques » des
périodes suivantes. Il en retient, de façon durable, le rôle de la philosophie critique prompte à
dénoncer l’illusion de la religion ou du spectacle et à rétablir la vérité de la vie présente et de
la société qu’elle cache. Il en dégage aussi le mot d’ordre suivant : « réaliser la philosophie »,
ce qui peut tout aussi bien signifier « réaliser la poésie ». A cette première influence, il
adjoint d’indéniables relents libertaires qui situent les situationnistes dans une résurgence
du communisme libertaire tout en leur adjoignant encore, en 1954, le concept, plus tard
1729
critiqué, de dictature du prolétariat . L’essentiel du discours tient alors dans l’exposition
permanente d’une authentique intransigeance révolutionnaire et le refus de toute forme de
compromis. Comme l’I.L. l’affirme, sans que jamais l’I.S. ne vienne la contredire sur ce point,
1730
« il ne faut pas parler des ententes possibles, mais des réalités inacceptables » . De 1954
jusqu’aux derniers textes de Debord dans les années 1990, le propos ne varie pas d’un iota :
« Il faut refuser de lutter à l’intérieur du système pour obtenir des concessions
de détail immédiatement remises en cause ou regagnées par le capitalisme. C’est
le problème de la survivance ou de la destruction de ce système qui doit être
1731
radicalement posé. »
Le groupe situationniste se tient donc à l’écart aussi bien des syndicats – force d’intégration
1732
contre-révolutionnaire des travailleurs au capitalisme, selon Debord – que des partis de
gauche traditionnels compromis, à leurs yeux, dans le système électoral et parfaitement
intégrés désormais au système en place, comme le PCF ou encore le PS. Il s’en prend,
de même, à toute une sociologie prétendument de gauche, « critique spectaculaire du
1733
spectacle » , se contentant de balayer la surface négative de la société sans jamais
remettre en question ses fondements à travers une critique unitaire véritable :
« La tendance sincèrement réformiste de cette sociologie ne s’appuie que sur
la morale, le bon sens, des appels tout à fait dénués d’à-propos à la mesure,
etc. […] Cette bonne volonté indignée, qui même en tant que telle ne parvient
à blâmer que les conséquences extérieures du système, se croit critique en

1729
« Ni de votre paix. Ni de votre liberté. La guerre civile. La dictature du prolétariat. », Potlatch n°12, 28 septembre 1954, op.
cit., p.79
1730
« Le Minimum de la vie », Potlatch n°4, 13 juillet 1954, op. cit., p.30
1731
ibid.
1732
Péret, dans une optique similaire, écrivait : « leurs intérêts sont ceux d’une caste en évolution, issue des travailleurs, mais qui,
échappant à leur contrôle, s’est constituée en organisme autonome, en puissance traitant de puissance à puissance avec l’Etat, s’y
opposant d’abord afin de renforcer son emprise sur les travailleurs, puis, sûr de ses forces, s’entendant avec lui, contre ses mandants ».
« Le Mouvement ouvrier et les syndicats » (1951), Œuvres complètes tome 7, op. cit., p.171
1733
G. DEBORD, La Société du spectacle, op. cit., p.189

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2ème partie : Poésie et Révolution

oubliant le caractère essentiellement apologétique de ses prescriptions et de ses


1734
méthodes. »
A toute forme de contestation molle ou parcellaire, l’I.S. oppose donc le modèle d’une lutte
absolue contre le système capitaliste et la société bourgeoise. Sa critique doit être capable
d’embrasser tous les sujets et de viser la totalité, comme l’explique Debord :
« A quoi bon faire une révolution, si les femmes ou les homosexuels ne sont pas
libres ? A quoi bon être un jour libérés de la marchandise et de la spécialisation
autoritaire, si une dégradation irréversible de l’environnement naturel imposait de
1735
nouvelles limitations objectives à notre liberté ? »
Bien entendu, pour être capable de mener de front toutes ces différentes luttes et pour
envisager une transformation totale de la société, il importe, pour les situationnistes, de
définir une stratégie révolutionnaire nouvelle et d’être capable de déplacer leurs talents de
poètes dans l’orientation de cette guerre à venir. Tel est l’effort collectif des situationnistes,
au cours des années 1960, pour redéfinir les enjeux et les moyens de la révolution.

« La Révolution est à réinventer » :


1736
En quête d’une « formule pour renverser le monde » , les recherches de l’I.S. s’ouvrent
d’abord sur un désert. Aux débuts des années 1960, ils ne peuvent que déplorer la
disparition de tout mouvement révolutionnaire organisé et efficace autour d’eux. En d’autres
1737
termes, à cette époque, « la révolution est à réinventer, voilà tout » . Comme ils
l’expliquent, « il n’y a pas d’autre fidélité, il n’y a pas d’autre compréhension pour l’action
de nos camarades du passé, qu’une réinvention, au niveau le plus élevé, du problème
1738
de la révolution » . La première tâche des situationnistes consiste donc en une révision
critique de toutes les expériences et théories passées du socialisme. Il s’agit, comme le
précise un article de 1962, de « retrouver toute la vérité, et réexaminer toutes les oppositions
entre révolutionnaires, les possibilités négligées, sans plus être impressionné par le fait que
certains ont eu raison contre d’autres, ont dominé le mouvement, puisqu’on sait qu’ils n’ont
1739
gagné qu’à l’intérieur d’un échec global » . Pour cela, la première pensée à redécouvrir
est celle de Marx mais, à ce premier retour critique, ils ajoutent l’examen de l’anarchisme,
du blanquisme, du luxembourgisme, des makhnovistes et des tendances conseillistes en
Allemagne, en Espagne ou à Cronstadt, le tout « sans négliger l’influence pratique des
1740
socialistes utopiques » . Pêle-mêle, ce sont la reprise marxiste du modèle bourgeois
de la révolution, la saisie jacobine de l’Etat, la dictature du prolétariat, le déterminisme
scientifique et l’économisme, toute forme de scission entre la théorie et la pratique, ainsi que
la théorie léniniste de l’organisation révolutionnaire qui sont sévèrement remis en question.
A l’opposé, ils revalorisent le modèle d’autogestion de la Commune, le pouvoir des conseils
ouvriers ou l’autodétermination consciente du mouvement par lui-même, sans qu’aucune
1734
ibid., p.190
1735
« Aux libertaires » (1980), Appels de la prison de Ségovie, ouvrage collectif de la Coordination des groupes
autonomes d’Espagne, éd. Champ Libre, Paris, 1980
1736
G. DEBORD, In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.40
1737
« Introductions pour une prise d’armes », Internationale situationniste n°6, août 1961, p.3
1738
« Les Mauvais jours finiront », Internationale situationniste n°7, avril 1962, p.13
1739
ibid., p.12
1740
ibid.

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

forme de spécialisation au cœur de l’avant-garde révolutionnaire vienne prolonger la division


du travail et sans qu’aucune division entre la théorie et la pratique puisse entraîner le retour
en force de l’idéologie en son sein.
Sur ce terrain, les situationnistes sont bien moins seuls qu’ils ne veulent le laisser
penser. Debord peut bien affirmer : « la seule cause que nous ayons soutenue, nous avons
1741
dû la définir et la mener nous-mêmes » , ce n’est que partiellement vrai. Non seulement
l’I.S., comme nous venons de le voir, se situe au terme d’une longue et riche histoire du
mouvement socialiste mais elle trouve aussi, parmi ses contemporains, un certain nombre
d’échos ou d’influences décisives. En 1959, par exemple, Debord entre en contact avec le
groupe « Socialisme ou Barbarie », formé entre autres autour de C. Castoriadis, C. Lefort
ou J.-F. Lyotard,. Tout en gardant une certaine distance par rapport aux activités et aux
personnalités qui participent à ce mouvement, il est indéniablement influencé par les idées et
les analyses qui circulent en son sein. Il est fortement marqué, notamment, par la promotion
des conseils ouvriers autonomes que le groupe réactualise et contribue à réintégrer dans
le débat socialiste. Début 1960, il rédige et co-signe avec P. Canjuers, un des membres
actifs de « Socialisme ou Barbarie », un texte commun, « Préliminaires pour une définition
de l’unité du programme révolutionnaire », qui témoigne du rapprochement concret des
situationnistes avec ce mouvement. La même année, Debord adhère au groupe et participe
à ses activités, tout en préservant son indépendance, mais sa rapide démission, le 22
mai 1961, souligne les limites d’un tel compagnonnage. Selon ses habitudes, Debord se
détache brutalement de « Socialisme ou Barbarie ». Pourtant, dans les années qui suivent,
sa tendance conseilliste transparaît ouvertement dans l’Internationale situationniste. Fin
1964, il prend encore contact avec certains membres de « Pouvoir Ouvrier », groupe formé
après la dissolution de « Socialisme ou Barbarie », et les textes de l’I.S. sont mis en vente,
dès son ouverture, dans la libraire La Vieille Taupe qu’il ouvre à cette époque. En 1966,
il fréquente un petit noyau militant formé autour de C. Lefort. L’I.S trouve ainsi sa place,
durant toutes ces années, au cœur d’une résurgence de la pensée révolutionnaire. Dès
1965, elle reconnaît une montée internationale des contestations dans les mouvements
insurrectionnels qui agitent les Etats-Unis, aussi bien dans le soulèvement des noirs à Los-
Angeles que dans la révolte des étudiants de Berkeley ou dans l’amplification de l’opposition
à la guerre du Vietnam, ainsi que chez les Zengakuren au Japon. En France, elle se trouve
au cœur des premiers troubles qui agitent les universités en 1966-1967, à Strasbourg ou à
Nantes, et y pressent le renouveau de l’activité révolutionnaire de mai 1968. L’I.S. constitue
alors l’avant-garde de la contestation sociale. Sur les murs de mai 68, on retrouve tous ses
principaux slogans et ce nouvel esprit révolutionnaire qu’elle a su insuffler, à la croisée du
ème
socialisme révolutionnaire du XIX siècle et de l’héritage poétique des romantiques et
des surréalistes.
C’est bien là l’essentiel et la nouveauté du modèle révolutionnaire qu’elle propose.
ème
La remise en cause critique de l’héritage des théories socialistes du XIX siècle se
double de l’héritage, lui aussi critique, de la « révolution poétique » des romantiques et des
surréalistes (entre autres). L’exemple du rapprochement de Debord et de « Socialisme ou
Barbarie » est, de ce point de vue là, particulièrement intéressant. Que les situationnistes
aient été influencés, sur le plan politique, par les idées de ce petit groupe est, comme nous
l’avons montré, indéniable. Pour autant, il ne s’agit aucunement, pour les premiers, de se
caler simplement sur les théories de ces seconds : la brièveté de ce rapprochement en
témoigne assez. Il s’agit, pour Debord et ses amis, de puiser, dans les idées de Castoriadis
et de Lefort, ce qui est utile à l’établissement de leur propre théorie révolutionnaire, sans
1741
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.37

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2ème partie : Poésie et Révolution

laisser de côté le point de départ particulier de leur réflexion : une contestation dans le
domaine de la culture et la reprise problématique de l’héritage des avant-gardes poétiques
ème
de la première moitié du XX siècle. Ainsi, le texte qu’écrivent Debord et Canjuers se
situe à cheval entre ces deux modèles. Le projet révolutionnaire qu’ils définissent ici se
veut total, au-delà du simple discours socialiste et de la simple reprise des enjeux d’une
« révolution poétique ».Au-delà de la seule sphère économico-politique, il définit désormais,
comme nous allons le montrer, une « pratique expérimentale de la vie libre », c’est-à-dire la
transcription dans les actes de l’impératif rimbaldien « changer la vie », à travers « la lutte
1742
organisée contre l’ordre capitaliste » .

4) Pour une révolution totale


Il y a donc un troisième temps dans la démarche révolutionnaire de la plupart de ces poètes.
Au-delà de la conversion politique qui découle de la prise de conscience de certaines limites
liées au projet de « révolution poétique » que nous avons exposées précédemment et
au-delà de la déception puis du rejet provoqués généralement par la rencontre avec les
milieux spécialisés de la politique, on assiste à une étonnante réévaluation du rôle précis
qu’est amenée à jouer la poésie au sein de la révolution. Contre la doxa marxiste, selon
laquelle toute révolution s’accompagne d’une nouvelle culture mais qui, selon le principe
du matérialisme historique, place la culture à la remorque de la transformation sociale, tous
ces poètes, revenus par ailleurs de leur orientation idéaliste, estiment, eux, qu’il n’est de
transformation sociale possible sans un bouleversement conjoint dans les représentations
et les comportements quotidiens – et réciproquement. De même que toute intervention
dans le champ des idées se heurte nécessairement aux conditions matérielles réelles, il
s’agit de démontrer que toute transformation du monde qui ne s’accompagne pas d’une
transformation dans les représentations se condamne à l’échec. Non seulement révolution
poétique et révolution sociale doivent donc aller ensemble mais le rôle de cette première doit
être réévalué à l’égal de cette seconde, sans plus lui soumettre ses propres perspectives.
Le refus des surréalistes de se soumettre aux seules directives du PCF tient à cet
aspect-là. Leur raisonnement s’appuie sur le constat suivant : l’impossibilité d’effacer
l’homme derrière le révolutionnaire et donc la nécessaire articulation de l’activité politique
avec un ensemble de désirs subjectifs. Comme le résume Breton, « toute erreur dans
l’interprétation de l’homme » entraînerait « une erreur dans l’interprétation de l’univers »,
1743
susceptible de constituer, « par suite, un obstacle à sa transformation » . Il est donc
nécessaire, d’une part, d’accorder l’étude des mécanismes et des déterminations objectives
du psychisme de tout individu avec le discours social et, d’autre part, de prendre en
compte ses constructions subjectives et de pouvoir les faire évoluer afin d’envisager
une transformation réelle des conditions sociales auxquelles elles participent. En d’autres
termes, il s’agit de produire une société nouvelle qui puisse offrir une issue à la pensée
irrationnelle chez l’homme. Toute révolution véritable doit être capable de jouer du double
levier du marxisme et de la psychanalyse et d’intégrer ses perspectives dans celles du
1744
« devenir le plus général de l’être humain » . Après avoir eu quelque temps de la
sympathie pour le bolchévisme, Freud ne le considère-t-il pas avec méfiance, estimant
1742
« Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire », Textes et documents situationnistes, op.
cit., p.228
1743
Les Vases communicants, op. cit., p.153
1744
A. BRETON, ibid., p.159

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

« qu’une expérience politique qui ne changerait pas fondamentalement l’équilibre pulsionnel


1745
n’était pas une vraie révolution » ? Les surréalistes reprennent ce raisonnement. L’art,
disent-ils, doit non seulement s’efforcer de « donner une expression aux besoins intérieurs
1746
de l’homme » mais favoriser aussi le progrès de la connaissance et la libération de
l’esprit. Durant ces années-là, ils accentuent la dimension scientifique de leurs activités afin
de justifier l’utilité de leurs recherches auprès du PCF. Par le biais de cette connaissance,
1747
c’est pourtant à une forme d’ « émancipation totale de l’homme » , à « un nouvel âge
1748
humain » ou bien, pour rappeler l’en-tête du premier numéro de La Révolution surréaliste,
à « une nouvelle déclaration des droits de l’homme » qu’ils aspirent. Ils remettent ainsi en
cause tout un système de pensée et de représentation et promulguent, en retour, un nouvel
ordre de valeurs et de nouvelles formes de pensée et de sensibilité. Comme l’explique
Artaud, « il n’y a pas de révolution sans révolution dans la culture, c’est-à-dire dans notre
façon universelle, notre façon, à nous tous, les hommes, de comprendre la vie et de poser
1749
le problème de la vie » .
Un tel discours n’est pas le propre du seul surréalisme. Ce projet d’une révolution totale
ème
remonte à la fin du XVIII siècle. Dès 1795, en effet, dans le court texte « Français,
encore un effort si vous voulez être républicains », Sade exhorte les révolutionnaires à
terminer la Révolution française, c’est-à-dire à prolonger sa révolte contre les institutions
par une révolte dans le champ des représentations, des mœurs et de la morale, sans quoi
cette première serait condamnée à l’échec : « si l’on laisse subsister les bases de l’édifice
que l’on avait cru détruire, qu’arrivera-t-il ? On rebâtira sur ces bases, et l’on y placera les
1750
mêmes colosses » . La Révolution, comme l’affirment aussi les romantiques allemands,
court droit à l’échec si elle laisse intact les croyances, la sensibilité et la façon d’envisager
notre monde, les rapports qui le déterminent et notre place en son sein. Elle nécessite,
pour réaliser pleinement les espoirs placés en elle, de s’accompagner d’une transformation
profonde dans les mentalités et dans notre manière d’être-au-monde. En 1797, entérinant
l’échec de la Révolution française, Hölderlin explique ainsi : « je crois à une future révolution
des convictions et des modes de représentation qui éclipsera tout ce qu’on a connu dans
1751 ème ème
le passé » . Une telle conviction suit son cours tout au long des XIX et XX
siècles, sous différentes formes. On la retrouve dans le romantisme social de Michelet et sa
1752
« quête semi-religieuse de l’harmonie dans la vie sociale, la nature et le cosmos » . Plus
tard, dans un contexte on ne peut plus différent, Hausmann et Huelsenbeck lient révolution
communiste et refonte totale de l’existence, tout comme Tel Quel, dans les années 1970,
associe transformation sociale et bouleversement dans la structure consciente et sensible
des individus.

1745
P. RICŒUR, L’Idéologie et l’utopie, op. cit., p.325
1746
A. BRETON et D. RIVERA, « Pour un art révolutionnaire indépendant » (1938), La Clé des champs, op. cit., p.44
1747
A. BRETON, « Le Merveilleux contre le mystère » (1936), La Clé des champs, op. cit., p.8
1748
A. BRETON, Entretiens, op. cit., p.244
1749
« Je suis venu au Mexique… », Messages révolutionnaires, op. cit., p.140
1750
La Philosophie dans le boudoir (1795), op. cit., p.201
1751
« Lettre à Johann Gottfried Ebel, le 10 janvier 1797 », Fragments de poétique, op. cit., p.168
1752 ème
Arthur MITZMAN, « Nationalisme et romantisme social dans l’Europe du 19 siècle : le cas de Michelet », Le
Romantisme révolutionnaire (Europe n°900), op. cit., p.71

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2ème partie : Poésie et Révolution

1753
Dans la longue histoire de ce qu’on a parfois appelé un « marxisme romantique » ,
les surréalistes ont su résumer l’extension d’un tel projet révolutionnaire par la combinaison
des mots d’ordre marxiste : « transformer le monde », et rimbaldien : « changer la vie ».
La suppression d’un de ces deux aspects entraînerait nécessairement l’échec de l’autre.
Transformer la société sans changer la vie, ce serait toucher à la forme extérieure des
rapports sociaux tout en perpétuant les croyances et les comportements individuels qui les
forment et changer la vie sans transformer le monde, ce serait modifier les comportements
humains sans toucher à la société qui les conditionne. En 1942, Breton définit ainsi la triple
perspective du surréalisme, résumée par l’enchâssement des trois V victorieux, du nom de
la revue qu’il crée lors de son exil américain : tout d’abord, la « victoire sur les forces de
régression et de mort déchaînées actuellement sur terre », c’est-à-dire l’intervention dans
le contexte immédiat et, en particulier, dans la guerre contre le nazisme ; ensuite, la victoire
« sur ce qui tend à perpétuer l’asservissement de l’homme par l’homme », soit l’horizon de
la révolution sociale et de l’instauration du socialisme ; et, enfin, la victoire « sur tout ce qui
1754
s’oppose à l’émancipation de l’esprit » , c’est-à-dire la « romantisation » du monde ou le
« changer la vie » rimbaldien.
En d’autres termes, la « révolution poétique » n’est ni un addenda contingent ni un à-
côté de la révolution : ses objectifs et ses moyens sont constitutifs du projet révolutionnaire
total qui anime ces avant-gardes. Le tout à deux conditions : premièrement, que les moyens
et les perspectives de cette première révolution ne se cantonnent plus sur le seul plan des
représentations mais se réalisent à travers une praxis poétique nouvelle et, deuxièmement,
que cette poésie réalisée ne constitue plus le moyen de la révolution mais son avant-garde
et sa finalité dernière. Ce dernier point est essentiel : Breton unifie certes le triple horizon
de victoires qu’il définit en 1942, mais il le fait selon un certain ordre. La victoire sur le
nazisme n’est qu’un préalable nécessaire à une révolution sociale qui n’est elle-même qu’un
moyen pour « changer la vie ». L’objectif final, selon Breton, reste « la libération de l’esprit,
1755
à travers ses étapes nécessaires » . En 1932, alors qu’il est encore proche du PCF,
1756
ne refusait-il pas déjà de voir « dans la Révolution à venir [communiste] une fin » ?
Comme il l’explique, la seule fin véritable qu’il reconnaisse tient dans « la connaissance de
la destination éternelle de l’homme, de l’homme en général, que la Révolution seule pourra
1757
rendre pleinement à cette destination » . On comprend mieux, ici, tout ce qui sépare les
surréalistes des communistes : pour eux, la révolution sociale ne peut être qu’une étape
vers une révolution totale d’ordre existentiel qui permettra à tout homme de réinvestir son
monde et sa propre vie, de réinventer son univers sensible et de se libérer du carcan étroit et
étouffant des systèmes de représentation courants, sans que sa condition sociale aliénée lui
voile la précarité et la trivialité réelles de son existence quotidienne. Tandis que le PCF exige
de tous ces poètes qu’ils placent leur activité au service de la révolution, les surréalistes
annoncent le renversement suivant de perspective : c’est désormais à la révolution d’être
au service de la poésie, à elle de créer ou de généraliser les conditions favorables à la
réalisation de ses perspectives. Plus tard, les situationnistes reprennent un tel projet et
en précisent le sens : concrétiser les fins de la « révolution poétique » par le biais de la
révolution socialiste, ce n’est pas seulement en généraliser les représentations ou libérer
1753
Mickael LÖWY, « Charge explosive : le surréalisme comme mouvement romantique révolutionnaire », ibid., p.194
1754
« Déclaration VVV » (1942), La Clé des champs, op. cit., p.91
1755
ibid.
1756
Les Vases communicants, op. cit., p.163
1757
Les Vases communicants, op. cit., p.163-164

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

l’imaginaire, c’est, au contraire, en réaliser les contenus et en actualiser tout le potentiel


créatif dans une praxis révolutionnaire effective et quotidienne. C’est à cette seule condition,
selon eux, que parler de « révolution au service de la poésie » pourra avoir un sens.

C) La Révolution au service de la poésie


En identifiant les fins de la révolution aux fins de la poésie, ces poètes achèvent le
rapport d’identification entre poésie et politique. Ces deux domaines se ramènent tous
deux à une même pratique existentielle totale. Surréalistes, situationnistes et d’autres
opèrent, en quelque sorte, la transformation poétique de la politique en programme
total de vie. Le déplacement conceptuel qu’ils effectuent dans ces notions est double.
Premièrement, la « révolution poétique » oppose à « l’idée archi-politique du parti, c’est-à-
dire l’idée d’une intelligence politique qui résume les conditions essentielles du changement,
l’idée méta-politique de la subjectivité politique globale, l’idée de la virtualité dans les
1758
modes d’expérience sensibles novateurs d’anticipations de la communauté à venir » ,
selon les termes qu’emploie Jacques Rancière. Elle déplace la question du politique du
domaine spécialisé des grands partis vers une forme nouvelle de praxis révolutionnaire
totale, une lutte émancipatrice qui ne prend sens pour l’individu que « s’il s’est pénétré
subjectivement de son contenu social et individuel, que s’il en a fait passer le sens et
1759
le drame dans ses nerfs » selon Breton et Rivera, et étend son programme des
seules considérations socio-économiques vers un bouleversement total de la sensibilité
et des représentations communes. Deuxièmement, elle trace les limites d’une révolution
exclusivement poétique et admet la nécessité, d’une part, de lier ses perspectives à celles
du socialisme révolutionnaire, seules à même de créer les conditions nécessaires à sa
réalisation, et, d’autre part, de repenser de façon critique le champ de la culture au sein
duquel elle agit et de sortir du domaine des représentations pour celui d’une praxis effective
passée dans la vie. Une telle évolution parallèle est somme toute logique : dans la mesure
où ces poètes étendent la critique sociale à la question du quotidien, il va de soi, d’une
part, qu’une critique strictement politico-économique de la société ne suffit pas à rendre
compte des termes généraux de l’aliénation vécue par les individus qui la composent et,
d’autre part, qu’il n’est possible de contrer le « spectacle » tel qu’il est défini par Debord,
1760
c’est-à-dire une « Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite » , que par
une contre-idéologie elle-même passée dans la vie, par une manière de vivre nouvelle,
c’est-à-dire une « révolution de l’existence quotidienne » qui a pour terme, critique et avant-
garde la réalisation de la poésie. Ainsi, après avoir envisagé le dépassement de l’art et
le développement conjoint d’une expérimentation-vie proposé par tous ces poètes, nous
verrons que la réalisation de la poésie se confond avec un devenir-révolutionnaire singulier,
porteur à la fois d’un nouveau projet politique et d’une construction individuelle et collective
autonome de la vie quotidienne.

1) Le Dépassement de l’art et la réalisation de la poésie

1758
Le Partage du sensible, esthétique et politique, op. cit., p.45
1759
« Pour un art révolutionnaire indépendant », La Clé des champs, op. cit., p.47-48
1760
La Société du spectacle, op. cit., p.17

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2ème partie : Poésie et Révolution

a) Poésie et révolution totale, ou le dépassement dialectique, l’une par


l’autre, des politiques idéalistes et matérialistes de l’art

Politiques idéalistes et matérialistes de l’art :


ème ème
Le débat philosophique, qui agite et traverse les XIX et XX siècles, entre idéalisme
et matérialisme implique deux politiques de l’art très différentes. Dans le cas de l’idéalisme,
comme nous l’avons déjà vu, l’art est perçu comme l’anticipation et la création d’un univers
idéal. Contrairement à cette conception qui tend à confondre les plans idéel et réel et qui
estime donc que toute intervention dans ce premier champ revient à transformer le second,
la position matérialiste distingue dans toute œuvre d’art son plan idéel (les représentations
esthétiques) et son plan réel (la praxis effective de l’artiste antérieure à l’œuvre). A partir de
là, tandis qu’elle dénie toute valeur politique efficace à ce plan idéel, la politique matérialiste
de l’art insiste essentiellement sur son plan réel. Il s’agit, par ce biais, de sauver l’art, c’est-
à-dire de le dépasser, en l’extirpant tout entier du domaine des idées pour le ramener sur
le seul terrain de sa pratique effective, susceptible d’intervenir efficacement dans le champ
de l’histoire. Cette seconde option est celle que défendent les situationnistes. Pour eux, il
s’agit de supprimer le champ idéel de l’œuvre pour réaliser ses représentations à travers
une activité créatrice concrète. Ils veulent déplacer tout entier le champ de l’art et de la
poésie de l’idéel vers le réel, c’est-à-dire de la représentation vers la praxis – fût-ce au prix
de la disparition totale de la littérature et de toute œuvre d’art puisque le seul art qui soit,
selon eux, est la vie elle-même.
Cependant, dans la mesure où, comme nous l’avons déjà montré, le débat
philosophique initial qui oppose ces deux politiques de l’art nous semble artificiel et s’il
paraît donc nécessaire, selon le principe d’une révolution totale, d’agir en même temps sur
le terrain des idées et celui des réalités matérielles, chacune de ces deux positions nous
semble à revoir. D’un côté, le surréalisme ne met pas suffisamment en corrélation le système
de représentation rationaliste qu’il critique avec le mouvement historique concret qui le
produit. En ratant ce lien, il se contraint à une contestation de la culture elle-même culturelle
et échoue à développer une critique globale de la société. De l’autre, les situationnistes,
en réduisant leur analyse à une forme de sociologie critique et en frappant d’interdit toute
expérimentation poétique, courent le risque de reproduire les pires erreurs du matérialisme
marxiste et d’appauvrir l’imaginaire poétique et son potentiel créatif qu’ils prétendent par
ailleurs réaliser. De notre point de vue, loin de vouloir trancher en faveur de l’une ou de
l’autre de ces entreprises, il s’agit plutôt de les corriger et de les compléter l’une par l’autre,
c’est-à-dire, d’une part, de dépasser le vieux fond idéaliste du surréalisme en le confrontant
aux exigences de l’action concrète et à la nécessité, pour cela, d’une prise en compte
approfondie des conditions matérielles présentes et, d’autre part, de compenser l’orientation
strictement matérialiste des situationnistes par une intervention conjointe dans le champ des
représentations et le domaine des possibles. En d’autres termes, le parti pris de l’I.S. permet
peut-être de préserver le surréalisme de tout recul sur le terrain de l’esthétisme et de toute
tentation ésotérique pour l’ancrer plus encore dans l’action concrète et la critique sociale,
mais il ne peut éviter de prendre en compte la critique surréaliste du système rationaliste
bourgeois ainsi que les nouvelles perspectives sensibles qu’elle ouvre. C’est sur cette ligne
de partage entre des analyses et des perspectives complémentaires que se définissent
le mieux les moyens et les perspectives politiques de ces poètes, à la fois au-delà de la
« société du spectacle », du règne de la Raison exclusive et de la bi-partition de l’homme.

Trois types d’opposition et d’intervention politiques des poètes :


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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

ème
A partir du XIX siècle, comme le rappelle Vaneigem dans son Histoire désinvolte
du surréalisme (sous le pseudonyme de J.-F. Dupuis), il existe trois grands modèles
d’opposition des poètes à la société bourgeoise. Le premier consiste en la recherche et le
développement de ce qu’il appelle une « esthétique radicale » « où la recherche de l’unité
nouvelle s’exprime par la destruction symbolique du vieux monde, par le choix provocant
de la gratuité, par le rejet de la logique marchande et du concret immédiat qu’elle contrôle
1761
et qu’elle définit comme seul concret » . Ici, l’impasse serait de considérer qu’un art n’est
révolutionnaire qu’en fonction des innovations formelles ou du non-conformisme esthétique
qu’il met en scène. Bien sûr, suivant les cas, ce premier modèle peut tout aussi bien être
tiré du côté de l’esthétisme et des tours d’ivoire que de la « révolution poétique » dans ce
qu’elle a de plus idéaliste. Chacun de ces deux cas, cependant, rencontre une même limite :
ne donner que le spectacle d’une contestation et d’une subversion et s’avérer incapable
de la transposer efficacement dans le réel. Pour éviter cela, nous explique Vaneigem, il
faut que ce premier modèle se prolonge à travers un deuxième : la mise en place d’une
« éthique radicale » ou la « défense de la créativité, comme mode de l’existence authentique,
inséparable de la critique du système de la marchandise et de la survie qu’il impose
1762
universellement » . Vaneigem valorise ici un ensemble d’œuvres susceptibles de dégager
de nouveaux horizons de vie possibles. En terres situationnistes où toutes formes de fictions
ou de représentations ont mauvaise presse, la littérature trouve là son principal terrain de
défense : et si c’était dans la littérature, en effet, que pouvaient s’inventer et se réfléchir
les germes de situations nouvelles, de nouveaux comportements, de nouveaux décors ?
Vaneigem, contrairement à d’autres sans doute, est prêt à le reconnaître. N’est-ce pas le
rôle qu’il attribue à son récit fictionnel, Voyage à Oarystis ? En 1967, dans son Traité de
savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, il valorise aussi « la magie de l’imaginaire »
où « rien n’existe que pour être à mon gré manipulé, caressé, brisé, recrée, modifié » et
1763
où « le primat de la subjectivité reconnue délie de l’envoûtement des choses » . A un
premier niveau, tout individu est susceptible, en effet, dans les œuvres d’imagination, de
recouvrer une liberté qui lui fait défaut dans le réel et ainsi de se dégager du poids des
convenances, de la routine et du cercle étouffant des habitudes. Surtout, il devient capable
de projeter un au-delà et de formuler un contre-modèle qualitatif. Il invente de nouveaux
possibles, de nouveaux gestes et de nouveaux imaginaires à réaliser. Toute œuvre de
fiction, selon Vaneigem, ne vaut donc que par sa radicalité et sa poéticité en puissance,
c’est-à-dire par sa capacité à projeter l’existence quotidienne au-delà des normes existantes
et à susciter le désir de réaliser ses contenus. Comme il l’explique, les meilleures œuvres
sont celles qui exigent « sur tous les tons le droit de se réaliser, d’entrer dans le monde du
1764
vécu » , celles qui réunissent « toutes les chances de rayonner un jour avec suffisamment
1765
de force pour libérer la créativité du plus grand nombre des hommes » . C’est à ce
1766
titre, paradoxalement, que « la vraie poésie se moque de la poésie » , voire même
qu’elle peut évoluer, selon l’expression de Bataille, en « haine de la poésie ». Pour que
le modèle qualitatif qu’elle contient puisse être actualisé, il faut qu’elle se préserve de son
propre pouvoir de séduction formel, c’est-à-dire du piège de l’esthétisme. Bataille, comme
1761
Histoire désinvolte du surréalisme, op. cit., p.13
1762
Histoire désinvolte du surréalisme, op. cit., p.13-14
1763
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.314
1764
ibid., p.259
1765
ibid., p.257
1766
ibid., p.261

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2ème partie : Poésie et Révolution

Vaneigem à sa suite, en fait le cœur de son raisonnement : « la poésie qui ne s’élève


1767
pas au non-sens de la poésie n’est que le vide de la poésie, que la belle poésie » .
Autrement dit, la seule poésie qui vaille, du point de vue de la « révolution de l’existence
quotidienne », est celle qui mène à l’exaltation de ce qui n’est plus la poésie (au sens
littéraire du terme), c’est-à-dire à la vie elle-même. La seule expérience poétique valable,
aux yeux de ces poètes paradoxaux, cesse de se prendre comme propre fin et s’assigne
une fin extérieure – qu’il s’agisse de « changer la vie » ou de « transformer le monde ».
A terme, elle ne peut donc qu’exiger son dépassement dans la vie elle-même, c’est-à-
dire sa réalisation. C’est là, précisément, le troisième modèle que défend Vaneigem : « la
1768
réalisation de l’art et de la philosophie dans la vie quotidienne » . Le paradoxe veut que
cette réalisation se confonde ici avec la suppression de la poésie : d’un côté, l’exaltation
poétique de la vie implique une haine de la poésie, le sentiment d’un non-sens de la
poésie par rapport à cette vie et, de l’autre, la conscience de ce non-sens n’est rendue
possible que par la poésie elle-même. De ce fait, le discours sur la suppression de la
poésie s’accompagne de l’exaltation de ses moyens. La fin de la poésie, ce mouvement
d’autodestruction qui l’anime, coïncide avec sa pleine efficacité et sa pleine réalisation.
En d’autres termes, l’œuvre poétique la plus aboutie entraîne la suppression de la poésie
par elle-même. Son dépassement se confond avec sa réalisation. Toute scission entre
ces deux aspects apparemment contradictoires constituerait une impasse, aux yeux des
situationnistes. Ils reprochent précisément aux dadaïstes et aux surréalistes d’avoir voulu,
respectivement, supprimer l’art sans le réaliser ou réaliser l’art sans le supprimer. S’ils
retiennent des premiers « la conscience de l’effritement des idéologies et la volonté de
1769
leur suppression au profit de la vie authentique » qui les a amenés à l’extrême pointe
de la dissolution de l’art et de la critique du « pouvoir mystificateur de la culture dans son
1770
ensemble » , ils en déplorent, par contre, l’absence de perspective positive nouvelle
et son effondrement dans une sorte d’impasse nihiliste qui l’ont empêché de définir les
conditions et les perspectives possibles d’un nouvel usage de la vie. A l’inverse, bien que
les surréalistes aient avancé un certain nombre de perspectives concrètes en vue de la
réalisation de la poésie, ils sont accusés d’avoir toujours mené ce projet sur le terrain de
l’art et donc d’avoir perpétué la mise en représentation de ce projet sans jamais le mener
jusqu’à son terme. Ce faisant, incapables d’assurer l’unité de leurs pratiques poétiques et
politiques jusqu’au bout, ils se seraient trouvés contraints de scinder leur activité entre,
d’un côté, l’exercice de l’imagination poétique et, de l’autre, le ralliement aux moyens de
la politique spécialisée. A partir de là, nous expliquent Debord ou Vaneigem, ils auraient
cumulé les impasses du militantisme politique traditionnel au sein du PCF et celles de
leur cloisonnement et de leur récupération sur le terrain de l’esthétisme et de l’art. Cette
double critique des dadaïstes et des surréalistes – simple reprise et adaptation, à vrai
dire, du renvoi dos à dos, par Marx, d’un pragmatisme politique qui prétendait supprimer
la philosophie sans en réaliser les contenus et d’une prétendue opposition philosophique
1771
révolutionnaire incapable de mener cette philosophie et sa critique jusqu’à son terme
– est un peu caricaturale. Dada, par exemple, n’a, pas toujours prétendu supprimer l’art,
d’une part (notamment en ce qui concerne Tzara ou Schwitters) et a parfois su envisager
1767
L’Impossible, op. cit., p.184
1768
Histoire désinvolte du surréaliste, op. cit., p.14
1769
R. VANEIGEM, ibid., p.14
1770
ibid., p.16
1771
C’est-à-dire jusqu’à la critique de ses propres fondements qui l’amènerait à se supprimer à son tour dans le moment même
de sa réalisation…

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

le dépassement de son activité dans la vie, d’autre part, que ce soit sous la plume de
1772 1773
Huelsenbeck ou celle de K. Teige . De même, J.-M. Monnerot n’écrit-il pas, en 1933,
dans un article publié dans Le Surréalisme au service de la révolution et prolongeant
certaines réflexions de Tzara, que « le surréalisme continuant dialectiquement Dada a
conduit la poésie sur ses bords où déjà elle n’appartient plus à la littérature », avant de
1774
conclure : « debout sur l’extrême pointe du poème la poésie n’a plus qu’à sauter » ?
Ceci interdit de trop simplifier le propos. Ce dernier saut, que ces deux avant-gardes se sont
avérées incapables de réaliser entièrement, les situationnistes entendent, eux, l’effectuer.
Dans cette optique, une dernière ambiguïté doit être levée : réaliser la poésie, cela
signifie-t-il en concrétiser les images ou bien transposer la créativité et l’imaginaire du
poème dans l’existence quotidienne ? Les discours, jusque là convergents, de Bataille et
des situationnistes cessent de s’accorder sur ce point. La haine de la poésie et la rage
folle qui en découle, chez Bataille, tiennent, en effet, à la volonté d’assurer la réalité des
images produites par la fiction poétique. Ce qu’il décrit, alors, est l’Impossible auquel se
heurte la folie idéaliste. Comme nous l’avons déjà vu, toute personne qui exige la réalité des
produits de son imagination s’engage dans une forme de solipsisme dangereux, « capable
1775
d’ignorer la vérité » qu’assure seule la réalité matérielle des choses. Sur cette voie,
le poète sombre dans une forme permanente d’incertitude et de non-savoir où l’excès du
désir implique d’abord la formation de l’illusion puis, face à la conscience de l’impossible,
le vide de la désillusion : « la mise en question de toutes choses naissait de l’exaspération
1776
d’un désir, qui ne pouvait porter sur le vide ! » . Suivant cette première interprétation, la
réalisation de la poésie déboucherait donc sur cette « expérience intérieure » dont parle
Bataille. De leur côté, les situationnistes donnent un sens très différent à cette expression.
Dans leur optique, il n’est pas tant question de réaliser le contenu des images poétiques que
de déplacer dans la vie la créativité, la spontanéité et l’autonomie présidant à leur formation.
Pour donner un exemple, il ne s’agit en aucun cas, selon eux, d’envisager la création d’une
1777
orange bleue ou de déplorer son impossible réalité : il s’agit, par contre, de transposer
dans le réel et dans l’action la liberté d’esprit et la créativité ayant permis d’envisager cette
orange bleue, de déplacer cette créativité du domaine de la fiction et de l’art vers celui de la
praxis. La poésie, dans cette optique, ne doit plus se réduire à la seule évocation sublime
d’images improbables mais à la création effective de comportements, d’ambiances et de
situations qui soient à la hauteur de nos désirs et de notre imaginaire. En ce sens, il s’agit
bien, ici, d’une sortie de la littérature. Réaliser la poésie, c’est la déplacer toute entière du
poème vers l’existence quotidienne individuelle et collective. C’est transposer avec elle,
dans la vie, toute la créativité jusque-là déployée dans le domaine de l’art et introduire, à
partir de là, les notions indistinctement poético-politiques de radicalité, de création de soi et
1772
Tout en critiquant « la fumisterie de l’art », Huelsenbeck définit le dadaïsme comme un certain usage de la vie. Il écrit : « devrait
être dadaïste celui qui a compris, une fois pour toutes, qu’on n’a le droit d’avoir des idées que lorsqu’on les applique dans la vie – le
type totalement actif ne vivant que d’action, son seul moyen de connaissance. » (En Avant dada, l’histoire du dadaïsme, op. cit., p.14)
1773
Ce dernier, en formulant le projet d’un « hyperdada », envisage, d’une part, la sortie définitive de Dada du monde de l’art et,
d’autre part, son entrée de plain-pied dans l’exercice quotidien de la vie. Ce dada-là, explique-t-il, doit constituer « une réaction de la
vitalité contre l’effondrement ; il anéantit tout ce qui entrave l’épanouissement et la liberté de la vie… ce dada-là est infini, multiple…
Il est tout simplement la manifestation de la spontanéité vitale. » (« Hyperdada » (1927), Action poétique n°181, 2005, p.89)
1774
« A partir de quelques traits particuliers à la mentalité civilisée », Le Surréalisme au service de la révolution n°5, 15 mai 1933, p.37
1775
G. BATAILLE, L’Impossible, op. cit., p.187
1776
ibid.
1777
Selon la célèbre image de Paul Eluard…

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2ème partie : Poésie et Révolution

de son environnement, d’autonomie créative et donc d’autonomie politique, dans le champ


social.

b) La Réalisation de la poésie

L’Internationale situationniste et la réalisation de la poésie :


La façon dont l’I.S. interprète sa place dans l’histoire de la poésie, depuis le romantisme
allemand, est la suivante : tandis qu’en période pré-révolutionnaire la poésie est le lieu
où subsiste la possibilité d’une vie nouvelle, la période révolutionnaire à laquelle les
situationnistes se sentent appelés doit offrir à la poésie les possibilités concrètes de sa
réalisation. Comme l’écrivent les situationnistes :
« Entre les périodes révolutionnaires où les masses accèdent à la poésie en
agissant, on peut penser que les cercles de l’aventure poétique restent les seuls
lieux où subsiste la totalité de la révolution, comme virtualité inaccomplie mais
1778
proche, ombre d’un personnage absent. »
Jusque-là, tant que les conditions révolutionnaires et les moyens techniques nécessaires à
la réalisation d’une vie à la hauteur de nos désirs n’étaient pas réunis, la poésie écrite servait
à anticiper et à sublimer l’ensemble de ces désirs encore irréalisables. Seulement, dans les
années 1950-1960, alors que les situationnistes pressentent le retour de la révolution et que
la technique peut désormais satisfaire leurs projets les plus fous, le pis-aller de l’art ne se
justifie plus. Il est temps, disent-ils, de réaliser directement ces désirs. Comme ils l’affirment,
1779
« notre époque n’a plus à écrire des consignes poétiques, mais à les exécuter » . C’est
ainsi qu’ils précisent le dépassement « de la poésie dans les anciennes formes où elle a
pu être produite et consommée, et l’annonce de son retour sous des formes inattendues
1780
et opérantes » .
Le projet situationniste, tel que nous venons de l’évoquer, constitue donc, en même
temps, le terme conséquent de toute la poétique romantique et son dépassement. De la
« révolution poétique » du premier romantisme allemand jusqu’aux surréalistes ou aux
telqueliens, ils prolongent assurément la volonté de fusionner l’art et la vie. Comment ne pas
trouver, en effet, dans certaines déclarations de Novalis, comme « devenir un homme est un
1781
art » (qui annonce ce huitième art qu’est la vie, selon l’I.S.) ou encore dans le mot d’ordre
1782
« réalisation de la théorie » – sans parler du « changer la vie » rimbaldiens – l’origine
d’un certain nombre de positionnements situationnistes ? Il va de soi qu’ils sont, sur ce
point, les héritiers directs de cette lignée poétique. Tout en croisant cette première influence
avec la critique marxiste de l’idéologie et en transposant dans le domaine de la poésie
1783
l’affirmation suivante : « vous ne pouvez supprimer la philosophie sans la réaliser » , ils
n’en revendiquent pas moins la volonté d’en opérer le dépassement. Comme ils l’affirment,
« le monde de l’expression » est « périmé ». Désormais, comme l’affirme Debord, « l’art
peut cesser d’être un rapport sur les sensations pour devenir une organisation directe de
1778
« All the king’s men », Internationale situationniste n°8, janvier 1963, p.31
1779
ibid., p.33
1780
ibid.
1781
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.67
1782
ibid., p.68
1783
K. MARX, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), op. cit., p.22

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

1784
sensations supérieures » . Tandis que, dans le domaine de l’expression, la vie est toujours
en arrière de l’œuvre qui l’exprime et tente ainsi de la préserver du passage du temps,
le régime interventionniste des situationnistes situe la vie en avant. La poésie cesse de
sublimer le réel et devient une organisation consciente des moments vécus. On ne saurait
donc se situer plus à l’opposé de la célèbre formule mallarméenne : « le monde est fait
1785
pour aboutir à un beau livre » . En retournant ce discours, les situationnistes travaillent
essentiellement à le débarrasser de tout esthétisme et à le remettre de plain-pied dans la
vie. C’est sur ce point précis qu’ils se démarquent du dandysme. Ce dernier mouvement,
ème
au XIX siècle, constitue pourtant, sur bien des points, un indéniable antécédent à la
théorie situationniste. N’affirme-t-il pas, en effet, une forme singulière de « poésie du vécu »,
c’est-à-dire de création poétique de soi et de son environnement ? Faire de sa vie une
1786
œuvre d’art ou incarner le sublime en soi , n’est-ce pas une forme de réalisation de la
poésie ? A côté d’un soin tout particulier accordé à sa personne, le dandy révèle, bien
souvent, d’indéniables talents psychogéographiques, c’est-à-dire une capacité hors-norme
à agencer un milieu et à créer un environnement ou une ambiance particulière, susceptibles
d’influer sur le comportement, en se servant de tous les moyens esthétiques à sa disposition.
Si l’on excepte toute la dimension morbide ou monacale associée à la tour d’ivoire dans
laquelle il s’enferme, on ne peut que rester ébahi, en effet, devant l’art de Des Esseintes, ce
personnage imaginé par Huysmans, en vue d’agencer ou de créer une ambiance. Comment
ne pas être séduit, dans une optique proprement situationniste, par le décor suivant :
« Jadis, alors qu’il recevait chez lui des femmes, il avait composé un boudoir où,
au milieu des petits meubles sculptés dans le pâle camphrier du Japon, sous
une espèce de tente en satin rose des Indes, les chairs se coloraient doucement
aux lumières apprêtées que blutait l’étoffe. Cette pièce où des glaces se faisaient
l’écho et se renvoyaient à perte de vue, dans les murs, des enfilades de boudoirs
roses, avait été célébré parmi les filles qui se complaisaient à tremper leur nudité
dans ce bain d’incarnat tiède qu’aromatisait l’odeur de menthe dégagée par le
1787
bois des meubles. »
Comment ne pas reconnaître, une nouvelle fois, le subtil travail d’ordre psychogéographique
qui préside à l’aménagement de son salon :
« Des Esseintes avait aussi créé des ameublements fastueusement étranges,
divisant son salon en une série de niches, diversement tapissées et pouvant
se relier par une subtile analogie, par un vague accord de teintes joyeuses ou
1788
sombres, délicates ou barbares […]. »
Enfin, comment ne pas imaginer tout le potentiel situationniste propre à l’art raffiné du
1789
dandy de combiner les sensations visuelles, olfactives, sonores ou mêmes gustatives ?
Les membres de l’I.S. ne rêveraient-ils pas, en combinant tous ces effets, de pouvoir
1784
« Thèses sur la révolution culturelle », Internationale situationniste n°1, juin 1958, p.21
1785
« Réponse à des enquêtes », Igitur, Divagations, Un coup de dés, op. cit., p.395
1786
Baudelaire écrivait : « le dandy doit aspirer à être sublime sans interruption ; il doit vivre et dormir devant un miroir. » (Mon
Cœur mis à nu, éd. Mille et Une Nuits, Paris, 1997, p.10)
1787
A Rebours, op. cit., p.87
1788
ibid., p.89
1789
Que l’on pense à cette « musique des liqueurs » dont parle des Esseintes… (ibid., p.135)

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2ème partie : Poésie et Révolution

créer quelque situation ludique temporaire digne de certaines compositions de des


Esseintes ? Contrairement à une attitude généralement répandue au sein des cercles
politiques militants, l’I.S. ne répugne ni au luxe, ni à l’hédonisme. Cependant, le mouvement
se démarque radicalement des postures blasées ou contemplatives du dandysme. Au
caractère morbide ou au désespoir qui noient la révolte de des Esseintes, il substitue la
volonté révolutionnaire de renverser le monde présent et d’établir une société nouvelle où
le socialisme pourrait être concilié avec le rêve hédoniste et luxurieux d’un modèle de vie en
partie inspiré par certains éclats dandys ou de type aristocratique. Bien sûr, l’engagement
politique des situationnistes les distingue aussi de l’élitisme anti-démocratique des dandys
et il n’est pas question, pour eux, que le luxe de quelques-uns s’affirme au dépens de
l’exploitation et de la misère des autres. Le positionnement de Debord est sans appel, sur
ce point :
« Le dandysme supposait la reconnaissance, par le dandy lui-même, d’un milieu
social privilégié, et prétendant à un même raffinement, à l’intérieur duquel on
1790
voudrait encore se faire remarquer par un surplus de raffinement personnel. »
Enfin, leur positionnement philosophique matérialiste les éloigne radicalement de
l’esthétisme et de l’idéalisme dandy. En dépit d’un grand nombre de similitudes, la réalisation
de l’art prend donc deux sens très différents entre l’I.S. et le dandysme. Tandis que, d’un
côté, elle suppose une certaine forme d’imitation des œuvres de fiction (Wilde n’écrit-il pas
que « les vrais disciples d’un grand artiste ne sont pas ses imitateurs d’atelier mais ceux
1791
qui deviennent pareils à ses œuvres » ?), du côté des situationnistes, comme nous
l’avons montré, elle transpose la créativité qui préside à toute œuvre sur le terrain de la
praxis. S’il est question, dans les deux cas, d’une fusion de l’art et de la vie, la hiérarchie
établie entre ces deux pôles est très différente : si l’Art est la valeur suprême, pour une
personnalité comme Wilde, la vie devant s’élever à son niveau, c’est cette dernière qui prime
pour les situationnistes. Pour ces derniers, le sublime n’est pas à atteindre dans les œuvres.
Il consiste, à l’inverse, selon l’expression de cet « incontrôlé de la colonne de fer » dans
l’Espagne révolutionnaire de 1937 que traduisent Debord et Alice Becker-Ho, à « rendre la
1792
vie belle », c’est-à-dire à « faire de la vie, concrètement, une œuvre belle » . Le seule
création poétique qui vaille est celle d’une vie qui soit, individuellement et collectivement,
à la hauteur de nos désirs. Et si, dans le contexte actuel, le seul moyen d’y parvenir est la
révolution, alors la révolution elle-même peut devenir une entreprise poétique. Si la poésie
la plus authentique, par elle-même, entraîne une exigence de liberté et d’autonomie alors,
dans toute société où règne un système d’exploitation et d’aliénation des individus, elle ne
peut être que révolutionnaire. « Réaliser la poésie », à ce titre, ne peut plus signifier autre
chose qu’unifier la pratique poétique et la révolution.

L’Unité de la praxis révolutionnaire et de la poésie :


Quelle que soit la permanence de la révolte politique des situationnistes, un tel lien
est, cependant, loin de s’imposer et de faire l’unanimité parmi l’I.S., dès son origine.
La question, à vrai dire, est à l’origine de la première scission profonde au sein du
mouvement. Au tournant des années 1960, le problème est posé de façon systématique,
lors des troisième, quatrième et cinquième conférences de l’I.S., et affronte des positions
1790
« Lettre à Gianfranco Sanguinetti (30 avril 1974) », cité dans « Autour des films (documents), Œuvres
cinématographiques complètes, coffret 3 dvds
1791
Le Déclin du mensonge, op. cit., p.37
1792
Protestation devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937, op. cit., p.25

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

contrastées. Doutant de la réussite à venir d’une révolution sociale, la section hollandaise,


groupée autour de Constant, ouvre le débat : faut-il lier la réussite du projet situationniste
à une révolution politique ou bien détacher ses activités culturelles (en l’occurrence, les
perspectives ouvertes par l’urbanisme unitaire) de toute perspective de ce genre ? Comme
le demande Constant, lors de la troisième conférence de l’I.S. à Münich, du 17 au 20 avril
1959, « si A. Frankin constate que le prolétariat risque de disparaître sans avoir fait sa
révolution, […] pourquoi [voudrait-on] lier nos activités à une révolution qui risque de n’être
1793
jamais faite ? » . Dans cette mesure, la section hollandaise affirme que les activités de
l’urbanisme unitaire « ne dépendent pas […] d’un renversement révolutionnaire de la société
1794
actuelle dont les conditions sont absentes » . Lors de la quatrième conférence de l’I.S.
à Londres, du 24 au 28 septembre 1960, la question est posée, cette fois-ci, par la section
allemande puis elle revient, une dernière fois, lors de la cinquième conférence à Göteborg,
du 28 au 30 août 1961. A chacune de ces occasions, la réaction de Debord et de la plupart
des membres de l’I.S. est catégorique : toute séparation entre les perspectives culturelles
et les perspectives sociales de l’I.S. ne peut que condamner ces deux positions ensemble.
Parler, comme le font les sections hollandaises et allemandes, d’une possible réalisation
culturelle dans le cadre de la société capitaliste d’alors constitue, pour lui, une dangereuse
aberration que l’entreprise situationniste ne peut tolérer en son sein. Il estime, en effet,
le capitalisme « incapable de dominer et d’employer pleinement ses forces productives,
incapable d’abolir la réalité fondamentale de l’exploitation, donc incapable de laisser la
place pacifiquement aux formes supérieures de vie appelées par son propre développement
1795
matériel » . En d’autres termes, comme le résume Frankin, « la question de la culture,
c’est-à-dire, en dernière analyse, de son intégration à la vie quotidienne, est suspendue
1796
à la nécessité du renversement de la société actuelle » . Selon un tel point de vue,
l’urbanisme unitaire ne peut s’envisager en dehors d’une critique générale de l’urbanisme
1797
et, avec elle, de « la contestation de la société actuelle dans son ensemble » . Pas de
réformisme, donc, ou de critique partielle au sein de l’I.S. : les divers membres des sections
hollandaises et allemandes qui soutiennent le contraire sont exclus. C’est ainsi que s’opère
l’un des tournants décisifs de l’I.S. que l’on a coutume, un peu trop rapidement, de ramener
à l’éviction des artistes et à l’accession au premier rang des préoccupations socio-politiques.
En réalité, ce qui se joue ici, c’est l’identification totale de l’activité poétique avec la pratique
révolutionnaire ou la « réunification de la création culturelle d’avant-garde et de la critique
1798
révolutionnaire de la société » .
Si toute les perspectives poétiques peuvent se ramener à ce seul mot d’ordre :
1799
« transformer le monde selon son désir » , il semble évident, en effet, que la poésie a
partie liée avec le désir révolutionnaire. Mieux, comme l’affirment les situationnistes, en
1800
1963, « retrouver la poésie peut se confondre avec réinventer la révolution » . Au-delà
des enjeux classiques de la révolution sociale (bouleverser l’ordre économico-politique de
1793
« La Troisième conférence de l’I.S. à Münich », Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.24
1794
ibid., p.23
1795
« La Troisième conférence de l’I.S. à Münich », Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.23
1796
ibid., p.24
1797
« Critique de l’urbanisme », Internationale situationniste n°6, août 1961, p.7
1798
G. DEBORD, avant-propos à Potlatch (1954-1957), op. cit., p.8
1799
« All the king’s men », Internationale situationniste n°8, janvier 1963, p.31
1800
ibid.

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2ème partie : Poésie et Révolution

la société), « réaliser la poésie » devient synonyme de « révolution totale accomplie ». Dans


cette optique, comme le démontre l’I.S., « il ne s’agit pas de mettre la poésie au service de
1801
la révolution, mais bien de mettre la révolution au service de la poésie » . En d’autres
termes, ce n’est pas tant aux surréalistes ou aux situationnistes de devenir communistes
ou anarchistes mais à ces derniers de devenir situationnistes ou surréalistes. La révolution
socialiste n’est plus une fin mais le moyen indispensable, ou l’étape nécessaire, à la
réalisation de la poésie. L’engagement surréaliste au sein du PCF n’a pas d’autre motivation
au départ : l’émancipation de l’esprit ou l’exercice de la liberté totale nécessite la destruction
préalable de la société capitaliste bourgeoise. Pour Péret, tout ceci va de soi : « La pratique
de la poésie n’est concevable collectivement que dans un monde libéré de toute oppression,
où la pensée poétique sera redevenue aussi naturelle à l’homme que le regard ou le
1802
sommeil » . A ce propos, les situationnistes apportent la seule modification suivante :
la révolution sociale n’a pas à permettre la « pratique de la poésie » mais l’avènement
d’une poésie pratique dont la logique même constitue le plus haut degré du projet politique
socialiste : une poésie « faite par tous et non par un », selon l’expression de Ducasse, c’est-
à-dire la libre création autonome et incessante de soi et de son monde.
Au terme de la révolution, la poésie en est aussi à l’origine. Que le socialisme vienne
réaliser la poésie suppose, en effet, qu’il y ait une poésie préalable à réaliser. C’est ainsi que
se précise l’identité totale de la poésie et de la révolution : de même que cette révolution
nouvelle à laquelle aspirent les situationnistes est au service de la poésie, il faut rappeler
que « toute révolution a pris naissance dans la poésie, s’est faite d’abord par la force de la
1803
poésie » . Ce phénomène, largement ignoré selon eux, signifie que la liberté créatrice,
cet esprit de révolte et d’autonomie radicale à venir apparaît en premier au sein des œuvres
poétiques les plus radicales et motive le divorce d’ordre pré-révolutionnaire entre les poètes
et la société bourgeoise. La poésie constitue ce cercle virtuel où subsiste en potentialité
la totalité de la révolution. A son maximum de force et de cohérence, elle se manifeste
déjà à travers un certain nombre de comportements et de gestes concrets préfigurant une
existence nouvelle. La poésie est donc sa propre avant-garde : à la fois, elle prépare « la
réalisation des immenses possibilités que contient la phrase de Lautréamont : La Poésie
1804
doit être faite par tous. Non par un. » , et elle réalise, au sein de cercles restreints,
c’est-à-dire dans le qualitatif, son extension prochaine à la totalité de la société, c’est-à-
dire son propre passage dans le quantitatif. A ce titre, elle constitue une avant-garde de
la vie. Elle expérimente déjà, en virtualité pure ou en attitudes concrètes (quand le réel le
permet), les formes nouvelles d’une vie re-passionnée sous son égide, c’est-à-dire une série
d’imaginaires, de comportements, d’identités et de situations nouvelles que la révolution
qu’elle initie pourra étendre à tous. Elle propose ainsi une expérimentation-vie dont nous
voudrions étudier maintenant les principaux aspects.

2) Le Développement d’une expérimentation-vie


a) Repassionner la vie

1801
ibid.
1802
La Parole est à Péret, op. cit., p.45
1803
« All the king’s men », Internationale situationniste n°8, op. cit., p.32
1804
T. TZARA, « Essai sur la situation de la poésie », Le Surréalisme au service de la révolution n°4, décembre 1931, p.23

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Dans l’univers atrophié de l’anti-poésie, le premier geste de tous ces poètes consiste à
repassionner leur existence quotidienne et, par suite, la vie toute entière. Tout doit être
1805
fait, selon eux, pour en finir avec « une vie sans attrait » marquée du sceau de l’ennui
et pour tenter, à l’inverse, « d’élargir la part non-médiocre de la vie, d’en diminuer autant
1806
que possible les moments nuls » , c’est-à-dire, toujours selon Debord, d’élaborer « une
1807
foule de propositions tendant à faire de la vie un jeu intégral passionnant » . Le concert
des voix est on ne peut plus frappant : « il faut refuser l’ennui et vivre seulement de
1808 1809
ce qui fascine » (Bataille), « la vie humaine est à repassionner, à faire revaloir »
(Breton), « Le Théâtre de la Cruauté a été créé pour ramener au théâtre la notion d’une vie
1810
passionnée et convulsive » (Artaud), « l’Internationale lettriste se propose d’établir une
1811
structure passionnante de la vie » ou encore « chacune des idées situationnistes est le
prolongement fidèle des gestes ébauchés à chaque instant et par des milliers de gens pour
1812
éviter qu’un jour ne soit vingt-quatre heures de vie gâchée » (Vaneigem). En d’autres
1813
termes, il s’agit de mener ce qu’Aragon appelle « une vie poétique » . A un premier
niveau, une telle exigence se traduit par le développement d’une sorte de « comportement
1814
lyrique » nouveau, selon l’expression de Breton, c’est-à-dire par une série de gestes et
d’actions qui réintroduisent la passion et le jeu au cœur du quotidien.

1. Excentricités diverses et gestes poétiques :


Comme nous le soulignions dès notre introduction, l’histoire de la poésie est jalonnée
d’actes ou de comportements extravagants. Purs enfantillages ou provocations, le bon sens
s’amuse ou condamne ce qu’il considère comme de simples excentricités. Nous valorisons,
nous, ce qu’il est plus juste de considérer comme une série d’authentiques gestes poétiques.
Il est bien sûr tout à fait artificiel et inutile d’en chercher une origine réelle. Dans chacun
des cas, ce genre de gestes relève de la fantaisie, de la liberté et de la spontanéité créative
revendiquées par la plupart des avant-gardes poétiques. Ils témoignent, à nos yeux, d’une
intensification passagère de l’existence ou d’un sursaut de vitalité. Les exemples, à ce sujet,
sont très nombreux. Que l’on pense, par exemple, à la blouse orange de Maïakovski ou au
visage peinturluré de Larionov… Dans ce dernier cas, la réalité rencontre l’art et comment ne
pas faire le rapprochement entre ce dernier geste et cette photo tirée qu’évoque le critique
Serge Fauchereau :
« Une photo tirée d’un film futuriste de 1914, Drame au cabaret n°13, montre,
sur le pas d’une porte surmontée d’un grand chiffre 13 et entourée de dessins
abstraits, Larionov, les cheveux ébouriffés, les yeux cerclés de couleurs et
1805
G. BATAILLE, Acéphale n°1, juin 1936, p.2
1806
G. DEBORD, « Rapport sur la construction des situations » (1957), Textes et documents situationnistes (1957-1960), op. cit., p.17
1807
« Introduction à une critique de la géographie urbaine », Les Lèvres nues n°6, septembre 1955, p.12
1808
« La Conjuration sacrée », Acéphale n°1, op. cit., p.3
1809
Arcane 17, op. cit., p.127
1810 ème
« Le Théâtre de la cruauté, 2 manifeste » (1933), Le Théâtre et son double, op. cit., p.189
1811
« La Ligne générale », Potlatch n°14, 30 novembre 1954, p.86
1812
« Banalités de base (2) », Internationale situationniste n°8, janvier 1963, p.38
1813
Le Paysan de Paris, op. cit., p.246 : « Je mène une vie poétique. Une vie poétique, creusez cette expression, je vous prie. »
1814
L’Amour fou, op. cit., p.77

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2ème partie : Poésie et Révolution

de traits qui sont censés symboliser des larmes puisqu’il porte dans ses bras
Gontcharova morte, le visage peint, les cheveux dénoués, les seins découverts et
1815
ornés d’un dessin de visage paillard. »
Une telle porosité entre les œuvres et les comportements publics est à nouveau manifeste
dans les spectacles et provocations dadaïstes, depuis le cabaret jusque dans la rue.
Comment qualifier, par exemple, le geste de Vaché, entrant dans une salle de théâtre où
l’on joue Les Mamelles de Tiresias d’Apollinaire, un revolver à la main et menaçant de
1816
s’en servir ? Mise en scène calculée et « happening » avant l’heure ou excentricité
spontanée et coutumière pour le personnage ? Les deux, sans doute, tant se donner en
spectacle se confond ici avec un exercice d’autocréation permanente de soi. La vie d’un
personnage comme Cravan est remplie de ce genre d’anecdotes. Des matchs de boxe à
son long périple aux Etats-Unis, en passant par ses canulars parisiens ou ses excentricités
1817
new-yorkaises , il déclare, coup sur coup : « J’ai vu tant de choses avec une telle fureur
de voir ! J’ai eu de nouvelles idées et des analogies ont communiqué ensemble. Je vis dans
1818
un délire perpétuel » puis, comme si l’un expliquait l’autre : « je suis le prophète d’une
1819
nouvelle vie et moi seul je vis » .
A peu de choses près, les enjeux sont les mêmes tout au long de l’aventure surréaliste.
Les situationnistes peuvent bien leur reprocher d’être trop restés artistes, ils n’en ont pas
moins brouillé la frontière entre la poésie et la vie, depuis le début de leur expérience jusqu’à
sa fin. En 1924, dans le premier manifeste du groupe, Breton écrit : « c’est vraiment à notre
1820
fantaisie que nous vivons » . Au hasard de quelques paris entre amis ou de l’envie du
moment, l’histoire retient ainsi l’image du jeune poète surréaliste se promenant une rose
1821
rouge à la main et l’offrant au hasard à une femme dans la rue ou bien l’accoutrement
excentrique de Desnos : « Œil équivoque et face d’olibrius, il arbore les costumes les plus
étranges où les cravates vert-pomme et rouge sang de bœuf contrastent harmonieusement
1822
avec les vestons violet tendre et les pull-over jaune serin » . Tous, ils s’enthousiasment
pour la spontanéité créative d’un acte gratuit, « pont de l’ambition minuscule à la liberté, du
1823
relatif à l’absolu » , susceptible de « pousser hors de la réalité quotidienne la créature qui
lui sert de truchement » selon Crevel. Les photos de Man Ray retiennent l’extraordinaire
atmosphère qui anime les soirées surréalistes et les différentes expériences de rêves
éveillés ou de spiritisme ou autres explorations surréalistes « aux confins de la vie éveillée
1824
et de la vie de rêve » .

1815
Expressionnisme, dada, surréalisme et autres ismes, op. cit., p.142
1816
L’anecdote est rapportée par Breton, Entretiens, op. cit., p.35
1817
Le 20 avril 1917, on raconte, entre autres, qu’il parut, lors d’un bal à New-York, drapé « dans un dessus de lit et sa tête entourée
d’une serviette de toilette… (« Documents », Œuvres, op. cit., p.204)
1818
« Correspondance », Œuvres, op. cit., p.157
1819
ibid., p.168
1820
Manifestes du surréalisme, op. cit., p.28
1821
Breton rapporte lui-même l’anecdote dans Les Vases communicants, op. cit., p.88
1822
Article rapporté dans R. Desnos, Œuvres complètes, op. cit., p.433
1823
« L’Eprit contre la raison » (1926), L’Esprit contre la raison, op. cit., p.45
1824
A. BRETON, Entretiens, op. cit., p.82

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Quelques années plus tard, les jeunes lettristes et futurs situationnistes mènent à
leur tour une « vie de bohème », de troquets en troquets. Autour du café Chez Moineau,
ils partagent leur temps entre longues promenades, débrouille, sieste dans les parcs,
interminables discussions alcoolisées et libertinage amoureux – sans même parler de
quelques projets loufoques comme aller faire sauter la tour Eiffel ou proclamer, en pleine
messe de Pâque à Notre-Dame que « Dieu est mort ». Entre autres scandales, ils occupent
aussi les locaux du journal Détective ou lâchent quelques tomates sur un bateau-mouche
depuis un pont. Tout ceci n’a sans doute rien de si extraordinaire et peut-être moins
d’éclat que certaines manifestations dadaïstes, pourtant, avec le recul, Debord exalte ces
1825
« charmants voyous » et « ces filles orgueilleuses » qu’il fréquente alors et conclut avec
nostalgie : « personne ne quittait ces quelques rues et ces quelques tables où le point
1826
culminant du temps avait été découvert » . A l’en croire, ici comme à d’autres époques et
en d’autres lieux, à travers ces gestes isolés et l’exercice fantasque de la vie, ce sont autant
de brasiers qui se sont allumés. Au-delà des quelques excentricités que nous venons de
rapporter, c’est toute une entreprise de libération des mœurs, des passions et des désirs
qui s’est jouée au cœur de ces avant-gardes.

2. Une Libération des passions et des désirs :

Poésie, amour et révolution :


Pour Breton et ses amis surréalistes, le plus intense de ces brasiers est toujours lié à
la rencontre avec une femme. Distribuer au hasard une rose aux passantes ou aborder
quelques jeunes inconnues dans la rue, c’est l’occasion de croiser quelques regards, de
découvrir avec émotion le son d’une voix ou de se laisser fasciner par quelque silhouette
féminine fugace. L’essentiel, comme nous l’avons déjà souligné, est ailleurs cependant. Il
est tout entier dans la possibilité de l’amour électif. Alors, la poésie coule de source :
« Cette jeune femme qui venait d’entrer était comme entourée d’une vapeur –
vêtue d’un feu ? – Tout se décolorait, se glaçait auprès de ce teint rêvé sur un
accord parfait de rouillé et de vert. […] Je puis bien dire qu’à cette place, le 29
1827
mai 1934, cette femme était scandaleusement belle. »
Alors que Breton, dors et déjà épris d’ « amour fou » pour cette séduisante inconnue, l’attend
un jour dans la rue et la suit secrètement, elle finit par se retourner vers lui et lui donne un
rendez-vous. C’est à merveille que le poète décrit le charme et le trouble de ce moment :
« Il me deviendrait peut-être brusquement impossible de faire un pas, sans le
secours d’un bras qui vient s’unir à mon bras et me rappeler à la vie réelle en
1828
m’éclairant délicieusement de sa pression le contour d’un sein. »
Il n’est sans doute guère besoin de le préciser plus avant : pour les surréalistes, le geste
poétique se confond avec le geste amoureux. Assurément, ils ont tous fait leur cette citation
1829
de Novalis : « l’amour lui-même n’est autre chose que la plus haute poésie naturelle » .
Or, si l’amour est ce plus haut niveau de la poésie réalisée, ne doit-on pas corriger cette
1825
In girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.33
1826
ibid.
1827
A. BRETON, L’Amour fou, op. cit., p.62-63
1828
ibid., p.68
1829
Henri d’Ofterdingen, op. cit., p.181

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2ème partie : Poésie et Révolution

expression que nous donnions précédemment et parler désormais de la révolution au


service de l’amour ? Pour Breton, cela ne fait aucun doute :
« Seul un changement social radical, dont l’effet serait de supprimer, avec
la production capitaliste, les conditions de propriété qui lui sont propres,
1830
parviendrait à faire triompher, sur le plan de la vie réelle, l’amour réciproque. »
A ce titre, on comprend son attrait pour la poésie de Maïakovski. Les liens qui unissent
l’amour et la révolution chez ce dernier sont indissolubles. Son raisonnement, auquel Breton
adhère pleinement, est le suivant : c’est parce que la vie courante et la société actuelle sont
impropres à l’Amour qu’il faut transformer le monde. Bon nombre de ses poèmes mettent
en scène une telle perspective. La révolte, chez lui, naît de ce constat désolant : « la barque
1831
de l’amour s’est brisée contre la vie courante » . Comme il l’explique, le monde de la
propriété bourgeoise, du rationalisme positiviste et de la discipline du travail ne peut que
s’opposer au « don d’aimer » : « J’ai reçu ma mesure du don d’aimer/Mais dès l’enfance/
1832
Les gens/Sont dressés à travailler » . La révolution doit donc réaliser l’utopie suivante :
1833 1834
recréer « une vie sublime » et un monde où « l’amour s’en aille par toute la création » .
Quelques décennies plus tard, dans un contexte pourtant bien différent, quelques
jeunes héritiers du romantisme allemand réactivent ce vieil idéal et le brandissent à
nouveau, tel un étendard, face à la société de consommation matérialiste de leur époque.
La Beat Generation prolonge en effet, dans l’Amérique des années 1950-1960, le rêve
d’une réconciliation universelle sous l’égide de l’amour et du renouveau spirituel et moral
qui l’accompagne. A sa suite, la génération hippie s’est engouffrée dans cette voie. La
révolution, selon elle, ce n’est pas prendre les armes ou utiliser la violence pour faire
triompher son idéologie mais mettre une fleur dans ses cheveux, aimer son prochain,
méditer et élever son esprit, marcher pacifiquement ensemble pour protester contre ce
monde et fonder des communautés d’amour libre et de partage. Bien sûr, quand on resitue
ces perspectives dans le contexte de la guerre froide ou des luttes de classes au sein
de la société, il est facile de railler la naïveté et l’angélisme d’un tel projet politique. Il
est pourtant difficile de résister à l’extrême générosité qui se dégage des textes de Jack
Kerouac, par exemple. Il y a assurément quelque chose de très beau dans cette forme
d’ouverture à toute chose, de curiosité et d’amour fondamental, de respect en quelque sorte
sacré de la vie qu’il met en œuvre à travers une simplicité assumée et recherchée. A sa
suite, toute une génération a su se retrouver dans cette positivité nouvelle et l’opposer, de
façon politique, au système en place et à ses mécanismes de refoulement et d’aliénation.
Comme en rêve la poétesse Diane de Prima, l’amour doit être cette force susceptible
d’arrêter les guerres ou de restaurer l’harmonie des hommes avec la nature et entre eux.
L’âge d’or poétique nouveau qu’annoncent les hippies est donc celui d’un amour libre et
universel. A la différence des surréalistes, cependant, il n’implique pas nécessairement un
caractère exclusif ou une certaine forme de puritanisme (nous voulons dire le rejet conjoint
du libertinage ou, par exemple, de l’homosexualité). Dans le cas présent, au contraire, plus
l’amour se partage avec un grand nombre de personnes et plus il devient admirable. Ici, les
plaisirs s’échangent et se partagent sans contraintes ou tabous, du moins dans l’idéal. La

1830
Les Vases communicants, op. cit., p.81
1831
C’est sur ces mots célèbres que le poète achève sa lettre de suicide…
1832
« J’aime » (1922), A Pleine voix : Anthologie poétique 1915-1930, op. cit., p.180
1833
« De Ceci » (1923), ibid., p.273
1834
ibid., p.278

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

1835
sexualité s’envisage à plusieurs selon la plus grande liberté de combinaisons . Le modèle
surréaliste de l’amour sublime s’efface donc progressivement derrière une libération totale
des mœurs et un hédonisme nouveau.

Libération des mœurs et hédonisme :


A l’arrière-plan du discours de tous ces poètes, en effet, on trouve la critique de tous
les éléments répressifs des passions et des désirs. La religion, bien sûr, est en ligne de
mire et, avec elle, l’ensemble de sa morale puritaine. De façon strictement contemporaine,
mais dans des contextes et selon des modalités différents, Sade et Blake lancent les
premières banderilles. Ce premier s’en prend ouvertement à la vertu, elle « dont le culte
ne consiste qu’en des immolations perpétuelles, qu’en des révoltes sans nombre contre les
1836
inspirations du tempérament » , et valorise à son encontre toutes les formes imaginables
de perversions et de mœurs libertines. Tout, dans ses œuvres, s’apparente à un parfait
1837
manifeste hédoniste, à l’éloge de « ces délicieuses passions » dont il définit ainsi la
règle : « Ce n’est qu’en sacrifiant tout à la volupté, que le malheureux individu connu sous
le nom d’homme, et jeté malgré lui sur ce triste univers, peut réussir à semer quelques
1838
roses sur les épines de la vie » – à moins que l’on ne préfère cette autre formulation,
de l’éducatrice immorale de Mme de Sainte-Ange à la jeune Eugénie, bien plus explicite
encore : « Fouts, en un mot, fouts ; […] aucune borne à tes plaisirs que celle de tes forces ou
de tes volontés ; aucune exception de lieux, de temps et de personnes ; toutes les heures,
1839
tous les endroits, tous les hommes doivent servir à tes voluptés » . Sade imagine d’ailleurs
un certain nombre de mesures efficaces à mettre en place afin de promulguer une liberté
totale des mœurs : disparition de toutes les lois sur la pudeur, création de lieux publics où
s’adonner sans contrainte à toute la luxure désirée, liberté complète de s’accoupler avec
tous, disparition de la famille, communisme des enfants, disparition du mariage et abrogation
de l’interdit de l’inceste, autorisation de l’homosexualité et de tout autre type de pratiques
sexuelles. A cela, il ajoute encore la nécessité d’une parfaite égalité homme/femme, en
particulier sur le terrain de la sexualité, considérant, comme Fourier, que « le bonheur de
1840
l’homme, en amour, se proportionne à la liberté dont jouissent les femmes » . En des
termes bien plus abstraits et sans qu’un tel discours ne soit embrouillé dans les rapports
de pouvoir et de domination qui caractérisent les récits de Sade, Blake critique de même
le rôle répressif de l’Eglise par rapport aux désirs. Comme il l’affirme, « de même que la
chenille choisit les plus belles feuilles pour y poser ses œufs, de même le prêtre pose ses
1841
malédictions sur les plus belles joies » . Dans Le Mariage du ciel et de l’enfer, il tente de
revaloriser la figure du Désir traditionnellement associée à l’Energie et au Mal. Il en critique
1842
la répression au nom de la Raison et en revendique l’ « Eternel Délice » . A la vertu et au

1835
La bisexualité est, par exemple, une attitude très courante parmi les poètes de la Beat Generation.
1836
D.A.F. de SADE, La Philosophie dans le boudoir (1795), op. cit., p.67
1837
ibid., p.37
1838
ibid., p.38
1839
ibid., p.83
1840
C. FOURIER, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808), op. cit., p.144
1841
« Le Mariage du ciel et de l’enfer » (1790-1793), Œuvres, vol.3, op. cit., p.167
1842
ibid., p.159

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2ème partie : Poésie et Révolution

puritanisme, il oppose, là encore, le libre mouvement sensuel du corps jusque dans l’excès,
1843
susceptible, selon lui, de mener au « palais de la sagesse » .
Si l’on ajoute à ces deux types de discours combinés la réhabilitation des passions par
Fourier, lui qui affirme qu’aucune passion n’est mauvaise en soi et qu’il faut développer une
société nouvelle qui s’appuie sur leur développement, leur affinement et leur exploitation
dans un tout harmonieux, nous tenons là l’arrière-fond idéologique et critique des avant-
ème
gardes poétiques du XX siècle sur ce sujet. Toutes s’en prennent, selon l’expression
1844
de Crevel, à ces « hygiénistes du corps et de l’esprit » qui bafouent le désir et répriment
les passions. En 2003, Vaneigem regrette de ne pas avoir eu le talent suffisant pour mieux
célébrer encore les plaisirs et leur affinement : « Si j’avais possédé quelque talent de
romancier, j’aurais tenté d’exprimer avec les mots qui les fissent partager la vivacité d’une
1845
sensation, le vertige d’une émotion ou la surprenante simplicité d’un goût » . Il déplore,
1846
à cette occasion, que la littérature soit « pauvre en célébrations des plaisirs » . S’il n’a
sans doute pas tort sur ce point – une certaine forme de littérature au noir l’emportant,
assez souvent, sur les enchantements hédonistes – il faut pourtant avouer que la littérature
ème
des avant-gardes poétiques du XX siècle recèle quelques chefs d’œuvre d’érotisme et
qu’en leur sein l’exigence de Valentine de Saint-Point a valeur de mot d’ordre général : « il
1847
faut faire de la luxure une œuvre d’art » .
Sur ce terrain, deux écoles s’affrontent. Tandis que Vaneigem, dans ses derniers
1848
ouvrages, avoue se méfier d’une certaine « idéologie du plaisir » et de la consommation
insatiable qu’elle peut entraîner (lui préférant un raffinement subtil du plaisir jusque dans les
gestes les plus simples du quotidien), il admet bien volontiers un possible « enchantement
1849
des excès » dont l’érotisme sadien de certains textes surréalistes ou « l’outrance du
1850
désir » dont parle Bataille sont les témoins. C’est ce dernier qu’exprime quelques textes
de Desnos :
« Imaginez, Monsieur, lui dit son voisin, la stupeur de la jeune fille, liée par
surprise et déshabillée, devant qui des hommes et des femmes nus prennent
des attitudes frappantes, cependant qu’un bel indigène des îles de la Sarde la
caresse au plus secret d’elle-même en tenant au-dessous d’elle une coupe à
1851
champagne. »
Bien entendu, un tel imaginaire n’est pas grand chose s’il ne se prolonge pas, d’une façon
ou d’une autre, dans le réel. Il suffit, pour cela, de penser à certaines mises en scène
festives de Dali pour trouver un pendant à ce genre d’épisodes fictifs. Dans le cas des
situationnistes, l’affaire est plus simple et ne s’embarrasse pas de ce genre de surenchère
1843
ibid., p.163
1844
« Le Clavecin de Diderot » (1932), L’Esprit contre la raison, op. cit., p.211
1845
Le Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.66
1846
ibid., p.67
1847
« Manifeste futuriste de la luxure » (1913), Futurisme : manifestes, documents, proclamations, op. cit., p.334
1848
Le Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.61
1849
ibid., p.57
1850
L’Impossible, op. cit., p.10
1851
« La Liberté ou l’amour » (1927), Œuvres complètes, op. cit., p.359

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

dans la débauche. A leur manière, ils semblent s’être toujours montrés à la hauteur de la
déclaration suivante :
« Nous soutenons inconditionnellement toutes les formes de la liberté des
mœurs, tout ce que la canaille bourgeoise ou bureaucratique appelle débauche.
Il est évidemment exclu que nous préparions par l’ascétisme la révolution de
1852
l’existence quotidienne. »
Lorsqu’il évoque l’activité sexuelle des jeunes membres de l’I.L. au début des années 1950
(futurs situationnistes pour un certain nombre), Jean-Michel Mension souligne ainsi son
importance et sa fréquence, ainsi que les nombreux cas de bisexualité en son sein. L'histoire
de la vie conjugale de Debord avec ses deux épouses, Michèle Bernstein puis Alice Becker-
Ho, semble être placée sous le signe de cette liberté de mœurs. La dédicace filmique à
cette dernière, dans La Société du spectacle, est d’un érotisme troublant. De même, à en
croire un certain nombre de témoignages, leurs histoires respectives seraient marquées
d’un certain nombre de trios amoureux ou, en tout cas, de libre vagabondage amoureux. Par
exemple, à en croire Christophe Bourseiller, lorsque Debord se lie, en 1955, avec Michèle
Mochot, « bien loin de manifester un semblant de jalousie à l’égard de la jeune fille, Michèle
1853
Bernstein couve et protège les deux tourtereaux » . Il explique qu’à cette époque « Debord
et Bernstein évoluent en permanence dans un esprit de totale liberté réciproque. Leur couple
1854
n’a rien de conventionnel et restera toujours fidèle à ce principe de non-ingérence » . A
partir de ce constat, on peut éventuellement déduire une lecture autobiographique du roman
parodique de Michèle Bernstein Tous les chevaux du roi. Quoi qu’il en soit du caractère
officiellement purement financier de cet ouvrage, celui n’évoque-t-il pas un trio amoureux
et un couple où chacun des deux partenaires est libre de nouer les relations qu’il souhaite
avec d’autres personnes ? Quelques années plus tard, il semble que le même schéma
se répète dans la relation de Debord avec Alice Becker-Ho. Tandis que Debord poursuit
sa relation avec Michèle Mochot jusqu’en 1984, le couple aurait ainsi fréquenté une belle
1855
andalouse nommée Tori Lopez Pintor lors d’un séjour en Espagne ou encore un certain
nombre d’autres jeunes femmes lors de leur vie florentine, comme le suggèrent certaines
1856
séquences du film In Girum imus nocte et consumimur igni . D’une certaine manière, ces
deux couples semblent avoir mis en pratique le modèle amoureux préconisé par Vaneigem
dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations : « Le modèle le plus simple
de l’érotique est sans doute le couple pivotal. Les deux partenaires vivent leurs expériences
1857
dans une transparence et une liberté aussi complète que possible » . L’enjeu, comme
le rappelle ce dernier, est de taille puisque, selon lui, « l’intensité vécue, la spécificité,
l’exaltation des sens, la motilité des affects, le goût du changement et de la variété, tout
1858
prédispose la passion de l’amour à repassionner les déserts du Vieux Monde » . A ce
titre, il est nécessaire d’arracher la passion amoureuse et l’affinement des plaisirs, au cœur
de l’érotisme, aux modèles d’enfermement et de refoulement bourgeois du mariage et de
1852
« Le Questionnaire », Internationale situationniste n°9, août 1964, p.26
1853
Vie et mort de Guy Debord (1931-1994), op. cit., p.143
1854
Vie et mort de Guy Debord (1931-1994), op. cit., p.143
1855
L’anecdote est à nouveau rapportée par C. Bourseiller
1856
Debord évoque, par une photo d’Alice Becker-Ho la main sur le sein d’une autre femme ou par celles, dans les plans suivants,
de belles jeunes femmes (nues ou non), leurs occupations érotiques d’alors.
1857
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.330
1858
ibid., p.321

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2ème partie : Poésie et Révolution

toute forme de puritanisme moral. Si, comme l’affirme Reich, l’un de ses maîtres à penser
d’alors, « la plupart des dérèglements comportementaux » sont attribués « aux troubles
1859
de l’orgasme » , n’est-il pas indispensable de fonder le projet d’une société nouvelle sur
une libération des rapports amoureux et des plaisirs érotiques ? Cela ne fait aucun doute
pour Vaneigem : d’une part, « il n’y a pas de meilleure propagande pour la liberté que
1860
la liberté sereine de jouir » et, d’autre part, « la recherche du plaisir est la meilleure
1861
garantie du ludique » . Ces quelques anecdotes sur la vie sexuelle de Debord n’ont donc
aucunement pour objectif d’exercer un voyeurisme désagréable mais de montrer comment
le projet révolutionnaire qui est le sien s’articule nécessairement à la promotion et à la
pratique d’un art de vivre qui lui corresponde.
Bien entendu, cet affinement des désirs et des plaisirs, dont parle Vaneigem, s’étend
au-delà de la seule sphère sexuelle. Il s’agit, plus largement, de cultiver tous les plaisirs
sensuels de la vie. Le témoignage d’Emmanuel Loi donne, à ce sujet, un bref aperçu de cette
tenue à la fois aristocratique, hédoniste et libertine de Debord dans ses dernières années :
« De prime abord, nous avions devant nous un bon père, un chanoine rusé et
plutôt enjoué. Content de voir du monde. […] L’hospitalité et l’humour, traits
saillants de l’accueil arlésien de Debord et de sa compagne Alice. Une maison
où régnait l’esprit de finesse, où chaque mot mis en bouche renvoyait à un met
délicieux et sobre. Soutenus par des vins biologiques et chaptalisés que nous
1862
récompensions. »
A cette époque, Debord partage son temps et cette dolce vita entre plusieurs lieux et au gré
de ses rencontres. Entre une série de festins à Venise, sur le tournage d’In Girum imus nocte
et consumimur igni, de longs séjours en Espagne en compagnie de sa femme Alice et de
leur amie T.L. Pintor, les soirées entre ami-e-s à Arles ou les long séjours d’été en Auvergne,
dans la maison de Champot, où « à table, chaque soir, il se raconte, devant un auditoire qui
ne perd pas une miette de ses confidences », en compagnie parfois de quelques jeunes
invitées qui observent auprès du couple, selon l’expression qu’emploie Bourseiller, « le
1863
dérèglement des sens qui préside à leur vie quotidienne » . La passion semble donc à
ce prix : l’entretien conjoint du plaisir des sens et d’un désir de variété permanent, soit la
combinaison hédoniste d’un patient art de jouir et d’un goût conjoint pour l’aventure.

3. Le Goût de l’aventure

Dérive et voyages :
A l’origine de la trajectoire de Debord, comme de la plupart de ces poètes, se trouve, en
effet, une aspiration profonde et irrépressible à l’aventure, un besoin urgent de fuir l’ennui et
1864
de s’en aller « lentement mais inévitablement vers une vie d’aventure, les yeux ouverts » .

1859
ibid., p.327
1860
ibid., p.330
1861
ibid., p.331
1862
Cité par C. Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord, op. cit., p.514
1863
ibid., p.463
1864 er
Panégyrique, tome 1 , op. cit., p.24

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

C’était cela, nous l’avons vu, le véritable dadaïsme, selon Huelsenbeck, vivre « le revolver
1865
en poche » et se jeter dans le fracas des choses et de la vie :
« Tu flânes comme ça, sans but précis, et tu te fabriques une philosophie pour
le dîner. Mais sans crier gare, le facteur t’apprend que tous tes cochons sont
morts de la rage, qu’on a jeté ton frac de la tour Eiffel et que ta femme de ménage
1866
a attrapé une carie des os. »
Constant, quelques années plus tard, résume cette aspiration : « nous réclamons
1867
l’aventure » . Dans un premier temps, comme il semble évident que rien ne peut nous
arriver (ou si peu) de passionnant tant que nous restons chez nous entre quatre murs,
c’est à l’extérieur que tous ces poètes s’élancent. Le voyage devient ainsi une composante
majeure de la vie de la plupart d’entre eux. « Il faut que j’entende des galops vertigineux
1868
dans les pampas » , annoncent sur le mode imaginaire Breton et Soupault en 1919, et
ils sont nombreux, parmi ces poètes, à s’être lancés un jour sur les routes. Deux ans plus
tôt, quelque part aux Etats-Unis, déserteur une nouvelle fois dans ce nouveau pays, Cravan
s’exclame, dans l’une de ses lettres : « je ne suis vraiment bien qu’en voyage, et je suis
1869
presque frappé d’imbécillité quand je reste longtemps dans le même endroit » . Lui était
parti de Paris pour Barcelone, puis New-York, la campagne américaine et le Canada, puis
le Mexique, le Pérou et le Brésil, avec sa compagne Mina Loy. Quarante ans plus tard, une
autre génération de poètes se lance dans toutes les directions sur la route. C’est ça la Beat
Generation, selon Kerouac :
« Une génération de types à la coule illuminés et fous qui tout à coup se lèverait
pour parcourir l’Amérique, sérieuse, curieuse, clocharde et faisant du stop dans
toutes les directions, en loques, béate, d’une laideur belle dans sa grâce et sa
1870
nouveauté. »
Il en avait eu le sentiment dès la fin des années 1940, alors qu’il rencontrait pour la première
fois Neal Cassady : toute une génération qui se mettrait en marche, tous ses amis qui, d’un
bout à l’autre du pays, se lanceraient à l’aventure et inaugureraient ainsi la plus grande
vague de contestation sociale aux Etats-Unis. C’est ce qu’il décrit, dans son roman Sur la
route :
« Le tourbillon des évènements démentiels qui se préparaient s’est déchaîné à ce
moment là ; il allait emporter tous mes amis et ce qui me restait de famille dans
1871
un grand nuage de poussière, au-dessus de la Nuit Américaine. »
Lui-même allait s’élancer, plein d’espoir : « Quelque part sur le chemin je savais qu’il y
aurait des filles, des visions, tout, quoi ; quelque part sur le chemin on me tendrait la perle
1872
rare » . Il traversera plusieurs fois les Etats-Unis, d’une côte à l’autre, à pied, en train ou
1865
Pour paraphraser l’une de ses plus célèbres déclarations : « pendant une certaine période, j’ai voulu faire de la littérature, le
revolver en poche » (En avant dada, l’histoire du dadaïsme, op. cit., p.13)
1866
En Avant dada, l’histoire du dadaïsme, op. cit., p.15
1867
« Une autre ville pour une autre vie », Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.37
1868
Les Champs magnétiques, op. cit., p.40
1869
Œuvres, op. cit., p.161
1870
« Contrecoup : la philosophie de la Beat Generation » (1958), Vraie blonde, et autres, op. cit., p.85
1871
Sur la route, op. cit., p.21
1872
Sur la route, op. cit., p.25

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2ème partie : Poésie et Révolution

en voiture, il ira au Mexique, au Canada, en France, au Maroc, tandis que d’autres tenteront
l’aventure en Amérique du sud ou en Inde, répétant à leur tour la frénésie de voyages qui
avait saisi un autre illustre poète en son temps : Arthur Rimbaud.
En Europe, bien qu’un certain nombre de poètes ou de personnalités comme Soupault
ou même Debord dans les années 1970, circulant de villes en villes et de pays en pays,
se soient livrés à ce genre de vie errante, le cercle d’aventure est souvent plus restreint,
quoique tout aussi passionnant. C’est dans les rues des grandes villes, et en particulier de
Paris, qu’ils quêtent l’aventure et le dépaysement. Leur jeu a pour nom « dérive », c’est-à-
dire, comme le définissent les situationnistes, une « technique de passage hâtif à travers des
1873
ambiances variées » , une déambulation continue, au hasard des rues, menée de façon
réfléchie ou non. Les surréalistes et les situationnistes ont ainsi été les grands arpenteurs
ème
des villes du début du XX siècle, Breton ou Debord en tête, lui qui aime à se définir
1874
comme « un homme des rues et des villes » . Dans un cas comme dans l’autre, l’aventure
commence par l’appel et l’expérience de la rue. Tous peuvent assurément faire leurs les
propos suivants de Breton :
« Le démon qui me possède alors n’est aucunement le démon littéraire […]. Je
suis, à cet âge, l’objet d’un appel diffus, j’éprouve, entre ces murs, un appétit
indistinct pour tout ce qui a lieu au dehors, là où je suis contraint de ne pas être,
avec la grave arrière-pensée que c’est là, au hasard des rues, qu’est appelé à se
jouer ce qui est vraiment relatif à moi, ce qui me concerne en propre, ce qui a
1875
profondément à faire avec mon destin. »
Pour les surréalistes, et pour Breton en particulier, la rue est un espace poétique privilégié.
Elle constitue le lieu par excellence de la possibilité de l’aventure. C’est là que tout est
amené à se jouer et à se rejouer sans cesse. Tout les récits en prose de Breton tournent
autour de ce point : l’expérience de la rue est à la fois ce qui nourrit l’écriture et ce qui
en constitue la finalité puisque, comme le poète nous l’explique, un livre comme Nadja n’a
1876
d’autre but que d’y « précipiter quelques hommes » .
La première expérience officielle de dérive est menée en 1923 par Aragon, Breton,
Morise et Vitrac à partir de la ville de Blois. A cette époque, les surréalistes sont étrangers
à la psychogéographie et leur dérive ne tient aucun compte de l’influence du décor. C’est
d’ailleurs sans doute une des raisons de son échec : si la dérive est un moyen d’explorer
et d’expérimenter le libre cours de notre désir, l’expérience d’alors ne tient compte ni de
l’influence d’ordre psychogéographique qu’exerce sur lui le cadre ambiant ni de la nécessité
de trouver, pour qu’il puisse se déployer, une architecture qui lui réponde. La dérive, dans
l’optique idéaliste d’alors, restait centrée sur soi, moyen comme un autre pour le sujet de
provoquer une plongée en lui-même. Très vite, cependant, elle trouve son intérêt en elle-
même et l’objet de sa quête se tourne vers l’extérieur. Aragon définit très bien l’état d’esprit
qui pousse alors les surréalistes dans la rue :
« Enfin nous allions détruire l’ennui, devant nous s’ouvrait une chasse
miraculeuse, un terrain d’expériences, où il n’était pas possible que nous

1873
« Définitions », Internationale situationniste n°1, juin 1958, p.13
1874 er
Panégyrique (1989), Tome 1 , éditions Gallimard, Paris, 1993, p.59
1875
Entretiens (1952), op. cit., p.18
1876
Nadja (1927), op. cit., p.60

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

n’eussions mille surprises, et qui sait ? une grande révélation qui transformerait
1877
la vie et le destin. »
Philippe Soupault, un autre de ces infatigables promeneurs, décrit dans Les Dernières nuits
de Paris cette attitude passive-active qui caractérise la dérive, cet abandon au mystère des
lieux, à la rêverie qu’ils provoquent et au hasard des rencontres. Il s’agit de quêter dans la
1878
rue ce qu’Aragon appelle « le sentiment du merveilleux quotidien » . La dérive surréaliste
instaure ainsi une relation nouvelle entre la ville et ses arpenteurs. Loin d’un rapport usuel,
purement pratique ou, au mieux, décoratif, du piéton au lieu qu’il fréquente, elle crée un
lien vivant et organique de l’individu à son espace. Tout, autour de nous, se charge de la
séduction du merveilleux et du mystère chatoyant de la forêt des symboles. Loin du rapport
ennuyeux et sans magie du piéton affairé et cloisonné dans ses démarches pratiques et
triviales à la ville, la dérive propose une flânerie curieuse et émerveillée. L’espace d’une
promenade, nous entrons en surréalité.
Quelques années plus tard, les situationnistes reprennent et systématisent cette
pratique. Comme l’écrit Chtcheglov, en 1953, les jeunes membres de l’I.L., dont Debord
et lui-même, ont formé « le premier groupe fonctionnant à l’échelle de l’histoire sur cette
1879
éthique de la dérive » . Ces longues promenades, durant cette période, ont pour cadre
le périmètre restreint du centre de Paris, le quartier des Halles, St-Germain des prés, les
1880
jardins du Luxembourg, le « continent Contrescarpe » et le treizième arrondissement et
entraînent ces jeunes gens de bars en barsjusqu’à être complètement soûls. Ralph Rumney
en témoigne ainsi : « Nous errions de cafés en cafés, nous allions où nos pas et nos
inclinations nous menaient. On devait se débrouiller avec de très petits moyens. Je me
1881
demande encore comment on a fait pour s’en sortir » . Par la suite, les situationnistes
investissent de nombreuses autres villes d’Europe. Alexander Trocchi, par exemple, confie
avec émotion à Greil Marcus le souvenir de « longues et merveilleuses promenades
psychogéographiques dans Londres avec Guy [Debord]. Il m’a emmené dans des endroits
que je ne connaissais pas, qu’il ne connaissait pas, qu’il sentait, où je ne serais jamais allé
1882
sans lui » . Venise, Amsterdam et quelques autres cités labyrinthiques qui se prêtent à
merveille à ce jeu sont tour à tour investies. Tous les moyens sont bons pour développer
cette pratique. Si l’expérience s’effectue le plus souvent à pied, le taxi ou le « stop », selon
un mode aléatoire, peuvent aider à parcourir de plus longues distances ou à se perdre plus
sûrement dans le dédale des rues. Jean-Michel Mension rapporte, par exemple, comment,
lors d’une grève des transports en commun durant l’été 1953, lui et ses amis mirent à profit
le « stop » pour se promener de manière hasardeuse dans la ville : « c’était simple : on faisait
du stop, au bout de cinq minutes on s’arrêtait, Guy achetait dans un bistrot des bouteilles
1883
de vin qu’on buvait, et on repartait » .

1877
Le Paysan de Paris (1926), op. cit., p.164
1878
ibid., p.16
1879
« Formulaire pour un urbanisme nouveau » (1953), Ecrits retrouvés, op. cit., p.15
1880
Selon l’expression d’I. Chtcheglov qui mène, durant dix jours, l’exploration systématique de ce quartier lors d’une dérive
continue
1881
Le Consul, éditions Allia, Paris, 1999, p.71
1882
Cité par Greil Marcus, Lipstick Traces, éditions Gallimard « Folio Actuel », Paris, p.470
1883
La Tribu, op. cit., p.111

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2ème partie : Poésie et Révolution

Une telle pratique, aussi bien dans le cas des surréalistes que des situationnistes, prend
vite la forme d’une quête. Les jeunes membres de l’I.L. aiment se peindre en chevaliers du
Graal. Comme ils l’expliquent, ce cycle romanesque du Moyen-âge « préfigure par quelques
1884
côtés un comportement très moderne » :
« Comme leur DERIVE nous ressemble, il nous faut voir leurs promenades
arbitraires, et leur passion sans fins dernières. Le maquillage religieux ne tient
pas. Ces cavaliers d’un western mythique ont tout pour plaire : une grande
faculté de s’égarer par jeu ; le voyage émerveillé ; l’amour de la vitesse ; une
1885
géographie relative. »
Aussi surprenante soit-elle, une telle ré-écriture a sans doute pour but de signifier que
« le curieux destin des objets trouvés ne nous intéresse pas tant que les attitudes de la
1886
recherche » . Toute la dérive trouve, en effet, son sens en elle-même et sa propre valeur
1887
poétique à travers le « dépaysement automatique » et l’émerveillement qu’elle provoque.
L’objet trouvé compte sans doute moins que le désir qui anime celui qui part à sa recherche
et que l’émerveillement que suscite sa trouvaille (disons plutôt qu’il tire l’essentiel de sa
valeur du hasard de sa rencontre). Il est au cœur d’une poétique d’un genre nouveau,
passée dans la vie, celle qu’anime la quête du « jamais-vu ».

Une Poétique de la rencontre et du hasard :


Dès les années 1920, loin de réduire l’emploi de l’automatisme aux seules questions
d’écriture, les surréalistes envisagent les possibles « applications du surréalisme à
1888
l’action » . Sans aborder, ici, le caractère éventuellement délictueux des comportements
qui en découleraient, Breton en donne un exemple « avec ce système qui consiste, avant
1889
d’entrer dans un cinéma, à ne jamais consulter le programme » . De même, Soupault
rapporte, dans ses Mémoires de l’oubli, le genre d’exercices poétiques auquel il s’adonne
au début des années 1920 : « je demandais à acheter des oranges chez une concierge et
un saucisson chez un fleuriste » ou bien, « alors qu’il faisait beau, j’ouvris un parapluie et
1890
je proposai à une passante de l’accompagner jusque chez elle » . Dans chacun de ces
exemples, au-delà de leur simple caractère expérimental, c’est ce « goût de l’aventure en
1891
tous les domaines » dont parle Breton qui se manifeste. C’est au gré de ce genre d’actes
ou de comportements que chacun peut éprouver ce « sentiment du merveilleux quotidien »
dont parle Aragon. Si cette merveille tient dans la surprise, le dépaysement, l’imprévu, cette
1892 1893
« lumière moderne de l’insolite » ou « l’attraction du jamais-vu » , plus qu’en tout
autre domaine, c’est dans les séances de dérive que cette poésie dans les actes trouve son
1884
« 36, rue des Morillons », Potlatch n°8, 10 août 1954, op. cit., p.61
1885
ibid.
1886
ibid., p.60
1887
Michèle BERNSTEIN, « La Dérive au kilomètre », Potlatch n°9-10-11, 17 au 31 août 1954, op. cit., p.65
1888
A. BRETON, « Manifeste du surréalisme », Manifestes du surréalisme, op. cit., p.57
1889
Nadja, op. cit., p.36
1890
Mémoires de l’oubli (1914-1923), op. cit., p.147
1891
Entretiens, op. cit., p.139
1892
L. ARAGON, Le Paysan de Paris, op. cit., p.20
1893
A. BRETON, L’Amour fou, op. cit., p.42

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

meilleur champ application. C’est en s’abandonnant au hasard des rues, dans cette attitude
où se combinent « le sentiment de la conquête et la véritable ivresse de la disponibilité
1894
d’esprit » , que l’aventure poétique est possible. C’est là que l’on peut prendre « comme
nulle part ailleurs le vent de l’éventuel », selon la très belle expression qu’emploie Breton
dans sa « Confession dédaigneuse », en 1924. L’absence de toute scène d’intérieur dans
les récits autobiographiques de ce dernier (si l’on exclue les cafés) n’est-elle pas en soi
significative ? Celui-ci écrivait, en 1937, que « la surprise doit être recherchée pour elle-
1895
même, inconditionnellement » . Ailleurs, dans quelques très beaux vers, il invite à courir
toutes les chances et tous les possibles que la vie offre :
« Il porte le nom flamboyant de Cours-les-toutes A la vie à la mort cours à la fois
les deux lièvres Cours ta chance qui est une volée de cloches de fête d’alarme
Cours les créatures de tes rêves qui défaillent rouées à leurs jupons blancs
1896
Cours la bague sans doigt Cours la tête de l’avalanche »
Dans cet état d’esprit, comme le rapporte Soupault, « nous marchions, Breton et moi, à
1897
perdre haleine dans les rues et sur les grands boulevards » . Là, dans cette combinaison
de maîtrise (la décision de sortir dehors et l’esprit d’ouverture) et d’abandon (tout ce qui se
présente d’imprévu sur notre chemin), ils rencontrent d’abord l’espace, c’est-à-dire la rue et
la ville elles-mêmes. Comme l’écrit Soupault, « c’est Paris que je croyais connaître et dont
j’ignorais le sexe et le mystère, c’est Paris méconnu et retrouvé, Paris avec son haleine et
1898
ses gestes, Paris et sa nuit souple et silencieuse, Paris et ses plis, Paris et ses virages » .
Les surréalistes décrivent à merveille le mystère de lieux comme le passage de l’Opéra,
le parc des Buttes-Chaumont, l’île de la Cité la nuit ou encore « cette grande banlieue
équivoque autour de Paris, cadre des scènes les plus troublantes des romans-feuilletons
1899
et des films à épisodes français, où tout un dramatique se révèle » dont parle Aragon.
Là, dans ces lieux si propices à la rencontre, la dérive laisse sa chance au hasard, aux
1900
« péripéties inattendues » ou aux « rencontres désirées » selon l’expression de Desnos.
L’automatisme dans la vie, c’est cette capacité à se laisser détourner par des évènements
improbables et à s’abandonner au cours hasardeux des choses. C’est s’aventurer et croiser
une femme : n’est-ce pas ainsi que Breton rencontre, pour la première fois, Nadja ?
« Je venais de traverser ce carrefour dont j’oublie ou ignore le nom, là, devant
une église. Tout à coup, alors qu’elle est peut-être encore à dix pas de moi,
venant en sens inverse, je vois une jeune femme, très pauvrement vêtue, qui, elle
1901
aussi, me voit ou m’a vu. »
C’est ce genre de découvertes imprévues qui vous font croire en la « magie quotidienne » :

1894
L. ARAGON, ibid., p.165
1895
L’Amour fou, op. cit., p.122
1896
Signe ascendant, op. cit., p.23
1897
Mémoires de l’oubli (1914-1923), op. cit., p.72
1898
Les Dernières nuits de Paris, op. cit., p.104
1899
Le Paysan de Paris, op. cit., p.166
1900 er
« Confession d’un enfant du siècle », La Révolution surréaliste n°6, 1 mars 1926, p.19 : « seul dans la rue ou parmi les gens,
j’imagine constamment des péripéties inattendues, des rencontres désirées »
1901
Nadja, op. cit., p.63-64

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2ème partie : Poésie et Révolution

« L’an dernier, à l’approche, sous la pluie fine, d’un lit de pierres que nous
n’avions pas encore exploré le long du Lot, la soudaineté avec laquelle nous
sautèrent aux yeux plusieurs agates, d’une beauté inespérée pour la région,
me persuada qu’à chaque pas de toujours plus belles allaient s’offrir et me
maintint plus d’une minute dans la parfaite illusion de fouler le sol du paradis
1902
terrestre. »
Dans d’autres cas, enfin, c’est cette quête désirée d’objets insolites, « ces objets qu’on ne
trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles,
1903
pervers » dont parle Breton, ces « trouvailles » soudaines qui vous arrêtent sur un marché
aux puces et qui créent autour d’elles une atmosphère poétique inoubliable.
Tout le surréalisme est l’exaltation et le développement de cette poétique de la rencontre
et du hasard, de ces instants décisifs et imprévus où tout semble se cristalliser. Les récits de
Breton tournent tout entier autour de ces épisodes-là. Ils nous projettent en pleine surréalité,
là où tout se pare de merveille, là où tout semble vibrer plus intensément jusqu’à ce point
de fragilité où tout peut se briser. La rencontre avec Nadja, par exemple, c’est la clé de
voûte, l’énigme sur laquelle se cristallisent toutes les questions et qui incarne le plus haut
degré de révélation et de mystère à la fois. C’est un de ces épisodes brillants, comme un
carrefour, où tout semble se jouer de manière décisive. En d’autres termes, c’est l’aventure
par excellence, ce moment où la vie se passionne à nouveau. Toute la poésie surréaliste
tourne autour de ce point, cet instant où elle déborde des poèmes dans le quotidien et
où elle définit, bien au-delà de querelles esthétiques, une forme singulière et nouvelle
d’expérimentation-vie.

b) Une Expérimentation-vie
Du moment où la poésie se définit comme une pratique existentielle, elle commence,
d’une certaine manière, à échapper au domaine de la littérature. Ses enjeux excèdent
le cadre du poème. En cherchant sa réalisation à travers un certain nombre de
gestes et de comportements concrets, elle définit une forme singulière et révolutionnaire
d’expérimentation-vie. Les divers comportements ludiques, excentriques, amoureux,
libertins ou aventureux de ces poètes traduisent un ensemble d’efforts concrets pour
repassionner et « changer la vie ». Le « long, immense et raisonné dérèglement de tous les
1904
sens » auquel se livre Rimbaud constitue, de ce point de vue là, la formule clé. Il fait de
la poésie l’expérience radicale d’un affranchissement de toutes les perceptions et de toutes
les représentations courantes, de la découverte d’un tout nouveau monde de la sensation et
de la promotion d’un ensemble de comportements nouveaux. Très concrètement, Rimbaud
expérimente le vagabondage, les mœurs jugées « déviantes » par la société de son temps,
la drogue, l’alcool et la culture d’états propres au délire. Il s’agit non seulement de courir le
1905
risque de la folie idéaliste , à travers « l’alchimie du verbe », mais aussi de revisiter et de
réinventer son monde et son corps. Tout en se faisant le vecteur d’une poésie qui déborde
sa subjectivité et tente ainsi de toucher à un impersonnel, il participe ainsi d’une mise en
crise générale de l’identité qui remonte au romantisme allemand et motive la reprise, au

1902
A. BRETON, « Langue des pierres » (1957), Perspective cavalière, op. cit., p.159
1903
Nadja, op. cit., p.55
1904
« Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 », Poésies complètes, op. cit., p.150
1905
infra, p.285-288

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

ème
XX siècle, de son fameux « changer la vie », comme nous voudrions l’étudier à travers
un certain nombre d’exemples.

1. Une Mise en crise de l’identité :

La Prison du moi et la volonté de se multiplier :


Des romantiques allemands à Artaud, de Stendhal à Michaux, en passant par Cravan,
certains milieux anarchistes ou Vaneigem, le refus de tout système clos et statique au profit
d’une dynamique permanente implique, premièrement, une haine farouche de tout système
identitaire fixe. Le « moi », lorsqu’il prétend assigner à l’individu une forme définie et limitée,
est ressenti comme une prison. En effet, comment un être qui se veut souple, autonome,
multiple et changeant pourrait-il ne pas étouffer dans le cadre étroit d’une identité individuelle
ème
et sociale rigide et statique ? Dès la deuxième moitié du XVIII siècle, K.P. Moritz exprime
à merveille le rejet de toute forme de finitude individuelle et le désir de pouvoir sortir de
soi et de se multiplier ainsi à l’infini : « Le caractère limité de l’individu lui était sensible. Il
ressentait cette vérité : de tous ces millions d’êtres qui sont et qui ont été on n’est jamais
1906
qu’un seul » . La souffrance du personnage qu’il imagine dans son roman Anton Reiser
tient au fait « qu’il [doit] invariablement être lui-même et ne [peut] être aucun autre, qu’il [est]
1907
renfermé en lui-même et pour ainsi dire proscrit en lui-même » . Cette prison, explique-
t-il, tiendrait tout d’abord à la barrière du corps qui restreint notre communication avec le
Tout, en nous enfermant dans les limites d’une forme singulière. Le thème est courant : on le
retrouve aussi bien chez Baudelaire que chez Artaud, à travers la tentation folle de se donner
une existence spirituelle ou de se créer un « corps-sans-organes ». N’est-ce pas aussi ce
qui motive, en arrière-fond, le rêve propre à Novalis de pouvoir nous donner « le corps que
nous souhaitons » en nous soumettant entièrement « les organes internes de notre corps »
et en nous rendant ainsi « vraiment indépendant de la nature, et peut-être même en état de
1908
restaurer [nos] membres perdus, de [nous] tuer par un simple décret de [notre] volonté » ?
N’est-ce pas, de même, ce qui anime le rêve utopique de Trotsky visant à créer « un type
1909
biologique et social supérieur, un surhomme, si vous voulez » capable de maîtriser et
1910
de diriger « les processus semi-conscients et inconscients de son propre organisme » ?
Dans certains cas, le propos va encore plus loin : c’est la silhouette même du corps, fixe et
limitée, qui devient insupportable. L’écrivain romantique allemand Chamisso, à travers son
roman La Merveilleuse histoire de Peter Schlemihl publié en 1814, décrit ainsi le sentiment
de libération qu’éprouve celui qui a perdu son ombre et, avec elle, tout ce qui venait marquer
physiquement sa forme individuelle. Dans la plupart des cas, néanmoins, c’est l’identité
sociale de l’individu qui est rejetée et critiquée. La haine et l’inacceptation du nom propre
constituent, de ce point de vue là, un enjeu majeur. La question est soulevée, par exemple,
ème
dans certains milieux anarchistes au cours du XIX siècle. Ceux-ci refusent, d’une part,
d’admettre les registres d’état civil qui, dès la naissance, « immatriculent » les nouveaux-
nés et, d’autre part, rejettent cette étiquette insupportable que le nom constitue pour eux.
Comme l’explique ainsi un article paru le 18 décembre 1885 dans Le Révolté :
1906
Cité par Jean-Christophe Bailly dans La Légende dispersée, anthologie du romantisme allemand, op. cit., p.47
1907
ibid., p.51
1908
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.104-106
1909
Littérature et révolution, op. cit., p.289
1910
ibid., p.288

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2ème partie : Poésie et Révolution

« L’homme ne doit plus être baptisé dès sa naissance, au hasard, quand rien
encore ne révèle ses penchants, nul n’a le droit de disposer ainsi de son avenir…
Notre nom doit être l’épigraphe de notre vie, nous représenter sous notre aspect
le plus général et le plus saisissant… Notre nom doit varier suivant l’âge, le lieu,
le temps et les évènements. Il doit y avoir des noms d’enfance, de jeunesse,
d’âge mûr et de vieillesse. Il faut qu’on puisse en changer autant de fois que
1911
l’exige la mobilité du naturel et des variations de la manière de vivre… »
Un siècle plus tard, Vaneigem défend le même point de vue : dans la ville de Oarystis,
chaque individu est libre de changer de nom selon son envie. A ce compte, il contourne
l’enfermement identitaire, voire policier, des personnes derrière cette seule étiquette
arbitraire. Vaneigem n’affirmait-il pas, dès 1967 : « j’aime prendre conscience qu’aucun nom
1912
n’épouse ni ne recouvre ce qui est moi » ? L’enjeu est loin d’être secondaire. C’est ce
qu’explique Jean Starobinski dans son étude sur un autre grand révolté du nom, Stendhal :
« Le nom est situé symboliquement au confluent de l’existence pour soi et de
l’existence pour autrui : il est vérité intime et chose publique. En acceptant mon
nom, j’accepte qu’il y ait un commun dénominateur entre mon être profond et
mon être social. […] Dans l’équation moi=moi, le nom intervient, aux yeux des
autres, à la place du signe d’égalité. Confiée à notre nom, notre identité s’y trouve
1913
aliénée : elle nous vient d’autrui et par autrui. »
Dès lors, en variant leurs pseudonymes, Stendhal, Vaneigem et les autres entendent rompre
et démanteler cette équation, comme l’analyse encore Starobinski :
« Une telle prodigalité dans le pseudonyme oblige à se demander ce qu’est un
nom. En nous contraignant à poser cette question, l’égotiste masqué remporte
déjà une première victoire : il nous manœuvre et nous laisse incertain. Nous
découvrons en effet qu’un homme n’est jamais tout à fait dans son nom, ni
tout à fait derrière son nom, de même qu’il n’est jamais tout à fait dans son
visage, ni au-delà de son visage. Nous ne pouvons persévérer longtemps ni
dans l’illusion réaliste, ni dans l’illusion nominaliste. Le nom nous apparaît
alternativement comme un plein et comme un vide. […] Toute une vie s’y
concentre, en se réduisant à un signe, mais ce signe n’est qu’un signe ; il n’a rien
à nous apprendre. Et nous ne savons plus devant qui nous nous trouvons. C’est
1914
ce qu’attendait l’égotiste. Je ne suis pas où vous pensiez me trouvez. »
Changer de nom, c’est donc se révolter contre l’emprise que la société entend exercer sur
nous en nous rangeant à une place et à une identité et manifester la multiplicité de notre
moi qu’aucun signe fixe ne saurait traduire. En d’autres termes, la contestation du nom, de
même que, sur un autre plan, la révolte contre le corps ou son ombre, s’appuient sur la mise
en évidence d’une pluralité du « moi » qui interdit toute assignation identitaire définitive.
Ainsi, à une époque où la psychanalyse, comme le font remarquer les surréalistes,
rend de plus en plus problématique la définition de toute identité individuelle, tous ces
1911
« L’Etat civil », Le Révolté n°18, 20 décembre 1885, cité par J. Maitron dans Le Mouvement anarchiste en France
vol.2, op. cit., p.154-155
1912
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.188
1913
« Stendhal pseudonyme », L’œil vivant (1966), éd. Gallimard, « Tel », Paris, 1999, p.238-239
1914
ibid., p.237

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

poètes ramènent la question de l’identité à ce qu’elle aurait toujours dû être, selon eux : une
dynamique incessante et un jeu avec des masques. C’est ainsi que l’être romantique se
définit : il est à la fois relation et devenir. Dans la mesure où il entre en interaction avec toutes
choses au sein d’un système dynamique général, il est lui-même ce que Novalis appelle une
1915
« unité multiple » . Selon le principe de la dialectique du Tout et de la partie précédemment
1916
étudié , l’individu se découvre potentiellement infini et donc totalité. Il est lui-même un
système dynamique. Dès lors, comment ne pourrait-il pas étouffer dans la prison étroite de
son identité ? Tout doit devenir prétexte à fuir un tel carcan : le rêve, l’imaginaire ou tout ce
1917
qui viendrait « abolir le fardeau de la finitude » selon les mots d’Hölderlin. Au sortir de ce
qu’Artaud nomme « les cavernes de l’être », l’individu pourrait enfin trouver le bonheur et
s’étendre à la totalité, selon les termes qu’emploie Caroline von Günderode : « Libre, voici
que je l’étais, des frontières étroites de l’individu ; et cessant d’être une goutte isolée, j’avais
1918
été rendue au tout que je possédais à mon tour » . Une fois débarrassé de tout ce qui
l’emprisonne, une fois libéré du poids de la finitude, l’individu entend désormais se multiplier.
C’est là le terme principal de sa révolte, comme la définit pour nous Starobinski :
« Se faire Un, se faire Tout : double ambition dans laquelle se manifeste la
rivalité avec Dieu. Le signe même de la révolte de la créature, c’est qu’elle finit
par s’individuer dans le refus de l’individuation : Je m’appelle Légion, dit le
1919
Révolté. »
Il ne s’agit pas tant de devenir autre que de devenir plusieurs. Il n’est pas question, ici,
d’un mouvement de dépersonnalisation mais de démultiplication de soi, c’est-à-dire d’une
échappée créative hors des rôles imposés pour se faire le propre acteur et metteur en scène
de sa propre vie.

Devenir acteur et metteur en scène de sa propre vie :


On sait qu’une telle entreprise, en s’appuyant sur l’exemple d’Artaud, place le sujet qui s’y
aventure sur une ligne de crête dangereuse où la folie le menace. L’essentiel, afin de se
maintenir en équilibre, consiste à reconnaître, au préalable, la réalité matérielle de son corps
et l’impossibilité concrète de s’en échapper ou de la modifier profondément. L’aventure ne
saurait donc se jouer contre le corps mais à partir de lui. Si on ne peut pas dépasser cette
limitation première, il est possible d’éveiller en soi une série d’individualités nouvelles et de
se multiplier ainsi à l’infini. Le point de départ d’une telle perspective se trouve sans doute
dans la théorie de l’acteur formulée par Novalis. A partir d’une réflexion sur le mime et la
comédie, ce dernier démontre la capacité de l’homme à habiter, et non pas seulement à
singer, une individualité jusque-là étrangère. Si l’individu est bien limité dans son pouvoir
d’auto-création par sa constitution physique et psychique, il est, par contre, susceptible de
pénétrer à volonté un certain nombre de rôles et de se multiplier concrètement au gré de
ces métamorphoses et de ces masques. Le poète romantique invite ainsi à développer « ce
pouvoir d’éveiller en soi une individualité étrangère – et non de faire illusion par une imitation
superficielle », c’est-à-dire à se faire à la fois l’interprète et le créateur de sa propre identité
et de sa vie. Comme l’explique Novalis, au gré des stimulations que l’on rencontre et en
1915
Cité dans La Forme poétique du monde, op. cit., p.191
1916
infra, p.224 à 231
1917
Hypérion, op. cit., p.29
1918
La Légende dispersée, op. cit., p.225
1919
« Stendhal pseudonyme », L’œil vivant, op. cit., p.281

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2ème partie : Poésie et Révolution

fonction des situations dans lesquelles nous entrons, nous pourrions devenir capable de
nous transformer à volonté, tout comme « l’artiste se transforme en tout ce qu’il voit et en tout
1920
ce qu’il veut être » . En d’autres termes, il s’agit de jouer sa vie. Stendhal s’amusait ainsi
d’une série de pseudonymes et de conduites masquées. Par bien des aspects, il préfigure
ceux que Gide appelle les « subtils », dans Les Caves du Vatican, roman qui a tant marqué
la jeune génération surréaliste :
« Que de souvenirs mal endormis ce mot de subtil faisait lever dans l’esprit de
Cadio ! Un subtil, dans l’argot dont Protos et lui se servaient du temps qu’ils
étaient en pension ensemble, c’était un homme qui, pour quelque raison que ce
1921
fût, ne présentait pas à tous et en tous lieux même visage. »
Dans le cas présent, l’enjeu va bien plus loin qu’une simple entreprise de dissimulation
sociale. Elle implique, chez les « subtils » eux-mêmes, un sentiment de liberté et de bonheur
intense. Ainsi Protos s’exclame : « En ce moment, c’est un fait : j’échappe à ma figure,
1922
je m’évade de moi… O vertigineuse aventure ! ô périlleuse volupté ! » . On ne peut pas
nier, non plus, le sentiment de toute puissance qui en découle. Bien sûr, du simple jeu de
masques ou d’acteur à la réalité, nous pouvons dire qu’il y a un abîme. Pourtant, à ce sujet,
nous adhérons pleinement, une fois de plus, à l’analyse suivante de Starobinski :
« Il est des moments où la vie jouée et la vie spontanée semblent se rejoindre
et se fondre l’une dans l’autre ; il est des instants où semble se résoudre
l’antinomie du factice et de l’authentique. […] La vie ressemble alors à une
sorte de commedia dell’arte où le rôle que l’on joue s’improvise à mesure,
chaque réplique surgissant dans sa perfection insurpassable, du fond d’un futur
imprévisible. […] Ainsi se construit, comme une œuvre d’art, une personnalité
et une cohérence au second degré, sur les ruines d’une personnalité première
insatisfaisante ; un moi agile et aigu surgit de la destruction d’une existence
lourde. […] La vie qui s’invente, d’imprévu en imprévu, construit une perfection,
analogue à celle de l’œuvre élaborée ou concertée d’avance. A mesure qu’il
se réalise, l’imprévu se solidifie en prévu. L’on a improvisé comme au hasard,
et l’improvisation se trouve avoir construit un texte où il n’y a nulle rature à
faire. La liberté la plus folle et la plus aventureuse, se retournant sur ses traces,
découvre qu’aucun de ses gestes, qu’aucune de ses répliques n’a failli aux
exigences de l’esthétique. (Le dandysme, sans favoriser autant l’imprévu, n’aura
pas d’autre exigence : faire de la vie une œuvre d’art.) Il y a une joyeuse ivresse à
voir s’évanouir toute séparation entre le factice et le naturel, entre le spontané de
1923
l’improvisation et le calculé du chef d’œuvre. »
En d’autres termes, le masque et le naturel échangent peu à peu leurs traits initiaux sans
qu’il soit possible, à la longue, de distinguer le jeu du réel. Comme l’écrivait si bien Fernando
Pessoa, « combien de masques portons-nous, et de sous-masques,/sur l’apparence de
notre âme, et si, par jeu,/l’âme se démasque, quand sait-elle/que c’est le dernier masque

1920
NOVALIS, Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.28
1921
Les Caves du Vatican, op. cit., p.231
1922
ibid., p.229
1923
« Stendhal pseudonyme », L’œil vivant, op. cit., p.262

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

1924
et enfin le visage ? » . A moins qu’il soit plus juste de reconnaître, comme Rilke, qu’ « il
1925
y a beaucoup de gens, mais encore plus de visages, car chacun en a plusieurs » . Bien
sûr, d’une certaine manière, la société elle-même nous oblige à jongler avec une série de
personnalités et de facettes différentes. Chaque travailleur n’endosse-t-il pas, tour à tour,
en l’espace d’une journée, le rôle de l’employé, celui du collègue et de l’ami ou celui du bon
père de famille ? En chacune de ces activités n’est-il soumis à une série de stéréotypes
auxquels il s’identifie temporairement ? Comme l’explique Vaneigem, dans l’ordre existant,
le rôle a « pour mission d’adapter aux normes de l’organisation sociale, d’intégrer au monde
1926
paisible des choses » . Dans une optique révolutionnaire, s’affronter à la prison du moi ou
refuser la fixation identitaire, c’est donc refuser le stéréotype ou le rôle imposé. L’autonomie
est à ce prix : il ne s’agit plus de subir les masques mais de les créer et de jouer avec. Il est
non seulement question d’être un acteur mais aussi d’être l’unique metteur en scène de son
existence. Il faut se ré-approprier les rôles, c’est-à-dire à la fois s’en détacher (en révéler
1927
la contingence) et « les rendre au ludique » . Comme le démontre encore Vaneigem,
« individuellement, et donc de façon transitoire, il faut savoir nourrir ses rôles sans jamais
1928
les engraisser à ses dépens » . Il faut, en d’autres termes, avoir de l’humour, « jouer le
1929
jeu de Jacques Vaché » , et passer ainsi d’une forme d’identification passive à une forme
active, c’est-à-dire ludique, d’identification au rôle.

Le Cas Cravan :
De toutes ces problématiques identitaires, le cas de Cravan est assurément l’un des
exemples les plus intéressants. Comme pour les cas précédents, il éprouve, à l’origine, le
1930
sentiment d’une multiplicité du « moi ». Il se sent, dit-il, habité d’un « millier d’âmes » .
Sa posture existentielle est éminemment romantique et peut se résumer ainsi : je suis en
tout et tout est en moi, je suis un système dynamique qui se transforme sans cesse au gré
des diverses sollicitations que je rencontre et, ce faisant, je m’infinitise. Rien ne l’exprime
mieux que ces quelques vers :
« Mondain, chimiste, putain, ivrogne, musicien, ouvrier, peintre, acrobate, acteur ;
Vieillard, enfant, escroc, voyou, ange et noceur ; millionnaire, bourgeois, cactus,
girafe ou corbeau ; Lâche, héros, nègre, singe, Don Juan, souteneur, lord,
paysan, chasseur, industriel, Faune et flore : Je suis toutes les choses, tous les
1931
hommes et tous les animaux ! »
1932
Ailleurs, lorsqu’il signe sous le nom de ce qui est, rappelons-le, un pseudonyme , il
attribue toutes les personnalités suivantes à Arthur Cravan :

1924
Cité par S. Fauchereau, Expressionnisme, dada, surréalisme et autres ismes, op. cit., p.179
1925
ibid., p.177
1926
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.174
1927
R. VANEIGEM, ibid., p.170
1928
ibid., p.194
1929
ibid.
1930
Œuvres, op. cit., p.34
1931
ibid., p.45
1932
Son vrai nom est Fabian Lloyd

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2ème partie : Poésie et Révolution

« Chevalier d’industrie, marin sur le Pacifique, muletier, cueilleur d’oranges en


Californie, charmeur de serpents, rat d’hôtel, neveu d’Oscar Wilde, bûcheron
dans les forêts géantes, ex-champion de France de boxe, petits-fils du chancelier
1933
de la reine, chauffeur d’automobile à Berlin, cambrioleur, etc., etc., etc. . »
Le tout, à en croire certains témoignages, dépasse la simple posture littéraire et se vérifie
concrètement dans son attitude de tous les jours. Ainsi sa compagne Mina Loy explique
que, lors de leurs premières rencontres, « il s’était présenté la plupart du temps sous l’aspect
d’un être complètement différent » au point qu’elle se demande, avec le recul, comment elle
1934
a pu « déceler une identité à travers ces successives métamorphoses » .
Quelles que soient les transformations réelles auxquelles il s’adonne, il regrette encore
de ne pouvoir devenir tout ce qu’il voudrait être. C’est ainsi, en tout cas, qu’il décrit son
infortune : « Moi, qui me rêve même dans les catastrophes, je dis que l’homme n’est si
1935
infortuné que parce que mille âmes habitent un seul corps » . S’agirait-il donc, ici, d’un
drame comme en a vécu Artaud, c’est-à-dire de ce hiatus douloureux et permanent entre
un imaginaire infini et un ensemble de possibilités matérielles finies, le corps étant cette
impasse où se résument cette finitude et cette souffrance ? A vrai dire, contrairement à
Artaud, Cravan, comme Stendhal d’ailleurs, lorsqu’il se révolte contre la fixation du « moi »
dans une forme-cadre rigide, n’attaque pas le centre du « moi » (la conscience unifiante)
mais son enfermement dans une forme extérieure. Il instaure donc, en guise de garde fou,
une distance entre l’objet de sa révolte et son centre. Il ne confond pas ces deux pôles,
comme le fait Artaud. Là où la révolte de ce dernier ne pouvait donc se résoudre que dans
le drame et la pathos, la sienne trouve son issue positive dans le jeu et dans l’humour,
l’expérience de la multiplicité du « moi » n’impliquant pas son corps intime. La souffrance
qui en découle n’a rien de comparable à celle d’Artaud, qui lui se sent violé dans son corps
rendu infirme mais elle découle plutôt de la frustration d’un appétit illimité que la réalité peine
à satisfaire.
Ce qui anime profondément Cravan, en effet, c’est le désir de jouer sa vie et
d’embrasser la multiplicité des possibles auxquels il se sent appelé. Tout l’intérêt de son
expérience consiste à faire passer l’aspiration romantique à l’infini de la contemplation
mélancolique et des considérations scientifiques et philosophiques sur l’univers à la
vie concrète et individuelle qui aspire à se multiplier et à se réaliser dans de « folles
1936
actions », « avec la chair en rut » . Pas question, pour lui, de se laisser aller aux seuls
plaisirs artificiels et douloureux de la rêverie : « il y a danger pour le corps à rêver trop
1937
longtemps » , écrit-il. La seule question qui vaille, à ses yeux est : « quelle âme se
1938
disputera mon corps ? » . En d’autres termes, Cravan abandonne son être à toutes
les sollicitations que la vie offre dans l’instant. Rien de plus contraire à sa pensée que la
monomanie. Rien de plus terrible, selon lui, qu’un artiste, comme Gide, ne trouvant rien
d’autre à faire dans le rue que de regarder l’étal des bouquinistes : « et pourtant il y avait

1933
Œuvres, op. cit., p.84
1934
ibid., p.239
1935
ibid., p.52
1936
Œuvres, op. cit., p.40
1937
ibid., p.114
1938
ibid., p.44

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

1939
un magasin d’instruments chirurgicaux et une confiserie… » , s’insurge-t-il. Au contraire,
son éthique se définit en deux phrases : « plutôt que d’être pur acceptez-vous nombreux »
1940
et « il faut que tout en vous vive et se multiplie » . A l’Un, à l’être pur, replié sur lui-même
dans le « je suis je » bourgeois et à l’emprisonnement dans un « type », il oppose le multiple,
l’être qui ne cesse de se transformer au contact des choses. La multiplication du « moi »,
pour Cravan, c’est le goût inconditionnel de la surprise et de l’aventure, c’est un formidable
appétit de vivre, lui « à qui il suffit d’un air de violon pour [lui] donner la rage de vivre ; [lui]
1941
qui pourra[it] [se] tuer de plaisir ; mourir d’amour pour toutes les femmes » . En d’autres
termes, c’est une multiplication du désir et la volonté d’épouser toutes les formes. C’est ainsi
qu’il décrit cet état merveilleux :
« Personne […] n’a aimé autant que moi : chaque fleur me transforme en
papillon ; mieux qu’une brebis, je foule l’herbe avec ravissement […] et dès que je
fends la vague mon organisme est celui d’un poisson. Dans la nature, je me sens
1942
feuillu ; mes cheveux sont verts et mon sang charrie du vert. »
Tout, nous dit-il, l’exalte et le soulève. Ce serait même, à le croire, sa principale qualité :
« Si j’ai peut-être une petite qualité comme poête, c’est que j’ai justement des
amours fous, des besoins immodérés : je voudrais voir le printemps du Pérou,
avoir l’amitié d’une girafe et quand je lis, dans le Petit Larousse, que l’Amazone
avec un cours de 6420km est le premier par son débit des fleuves du monde, ça
1943
me fait un tel effet que je ne pourrais pas même le dire en prose. »
1944
C’est ainsi, « vierge et furieux » selon ses propres mots, qu’il s’enthousiasme pour toutes
choses, comme en témoigne sa compagne Mina Loy :
« Sa capacité d’absorption était phénoménale – comme s’il avait été doté
de capacités sensorielles hypertrophiées, capables de capter tout ce qui
l’environnait. Il faisait plus que réagir au spectacle de la Nature : il ingérait tout
ce qu’il voyait. Au moment où je prenais tout juste conscience de l’objet qu’il me
1945
désignait, cet objet était déjà devenu partie intégrante de lui-même. »
Le principe romantique de la connexion n’est donc pas ici un vain mot. Il désigne une forme
d’enrichissement et de multiplication permanente, entre la souplesse et l’abandon délicieux
1946
aux choses du « brin d’herbe » et l’attitude conquérante et vivace du corps du lutteur .
La limite d’un tel discours et d’une telle attitude réside très certainement dans son
apolitisme affiché et l’individualisme qui en découle. A aucun moment, en effet, Cravan
ne pousse sa réflexion jusqu’à l’analyse du fonctionnement social et de tout ce qui est
susceptible de limiter et de contraindre cette « rage de vivre » (le travail, les politiques
urbaines ou toute forme d’aliénations politique ou économique) ni même de ce qu’il serait
1939
ibid., p.37
1940
ibid., p.40
1941
Œuvres, op. cit., p.51
1942
ibid., p.52
1943
ibid., p.148
1944
ibid., p.152
1945
ibid., p.250
1946
Cravan s’interrogeait : « pour baser mon système du monde prendrai-je le brin d’herbe ou la cuisse du lutteur ? », ibid., p.116

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2ème partie : Poésie et Révolution

possible de mettre en place afin de créer un monde qui puisse être pleinement à la hauteur
de ses désirs. On ne voit guère, en effet, sur quel type de perspective politique pourrait
déboucher son discours, à part une forme particulière d’anarchisme individualiste. En même
temps, ce type de comportements ne définit-il pas un nouvel art de vivre ? Au-delà de tout
militantisme austère, de toute dérive idéologique ou de toute forme d’idéalisme, l’humour
et l’attitude ludique qu’il développe ne peuvent-ils pas constituer certains des traits décisifs
de cette vie authentique pour laquelle lutte quelqu’un comme Vaneigem ? Ce n’est pas
pour rien, sans doute, que Debord fait de Cravan une de ses rares références avouées.
De même, en maintenant une conscience unifiante derrière les jeux de masques et la
dynamique du « moi », Cravan n’introduit-il pas ce recul proprement humoristique qui permet
de jouer avec son identité individuelle et sociale, de se ré-approprier ses rôles en même
temps que de s’en dégager ? Cette posture lui permet de rejeter la violence sociale qui
découle de toute forme d’assignation identitaire et, à travers cette forme d’anarchisme pré-
dadaïste, d’instaurer une nouvelle forme active de jeu social. Sa politique – si politique il
doit forcément y avoir – se trouverait donc quelque part du côté d’un « présentisme » à
la Hausmann ou d’une activité situationniste socialement non-conséquente. Elle inaugure
une forme nouvelle et, pour l’instant individuelle, de réalisation de la poésie et une morale
originale de la dépense.

2. Une Théorie de la dépense et de l’excès :

Théorie de la dépense :
Aussi inconséquent soit-il politiquement, l’exemple de Cravan nous rappelle, une fois de
plus, combien la révolution ne saurait, pour tous ces poètes, se préparer dans l’austérité.
La quête et l’entretien des plaisirs constituent un élément clé dans leurs discours. Pour
1947
Vaneigem, ceci implique une morale du « hic, nunc et semper » , une attention patiente
1948
et hédoniste « aux jouissances de chaque instant » qui peut se résumer ainsi : « il faut
1949
apprendre à ralentir le temps, à vivre la passion permanente de l’expérience immédiate » .
Dans d’autres cas, ce patient et délicat affinement des plaisirs cède place à ce qu’on
pourrait considérer comme une forme de morale de l’excès. Aussi Debord explique : « ni
moi ni les gens qui ont bu avec moi, nous ne nous sommes à aucun moment sentis gênés
1950
de nos excès » . Dans chacun de ces deux exemples, cependant, il s’agit toujours
de revaloriser la vie sous l’angle du jeu, de la dépense et de la spontanéité et, ce, par
opposition au modèle présent du calcul rationnel, de la prévision et de l’économie. Nul
mieux que Bataille, sans doute, n’a su développer cet aspect. Dans un article de 1933,
« La Notion de dépense », il s’en prend ainsi à la théorie de l’utilité classique limitée « à
1951
l’acquisition (pratiquement à la production) et à la conservation des biens » , entraînant,
1952
selon lui, une « conception de l’existence plate et insoutenable » , c’est-à-dire le monde
de la survie et de l’ennui bourgeois. A l’opposé, il valorise toutes les formes de dépense

1947
C’est-à-dire « aborder chaque jour comme s’il allait contenir la totalité de l’existence », Adresse aux vivants sur la mort qui les
gouverne et l’opportunité de s’en défaire, op. cit., p.227
1948
ibid., p.248
1949
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.302
1950 er
Panégyrique, tome 1 , op. cit., p.48
1951
La Part maudite, op. cit., p.25
1952
ibid., p.26

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

improductive comme le sacrifice, la fête, l’érotisme, le jeu ou, tout simplement, la poésie.
Ici, à l’inverse des principes de l’économie, « l’accent est placé sur la perte qui doit être
1953
la plus grande possible pour que l’activité prenne son véritable sens » . Tandis que
le système capitaliste bourgeois ne consent à la dépense qu’en terme d’investissement,
c’est-à-dire uniquement sous son aspect utilitaire, ces poètes affirment, à l’instar d’Asger
Jorn, non seulement que « la liberté expérimentale dans l’invention et l’acceptation des
gestes inutiles, non absolument nécessaires pour l’entretien et la défense de la vie, est
1954
le luxe le plus précieux de l’homme » mais qu’elle est la seule source possible de
progrès, le seul moyen de lutter contre toute forme d’inertie sociale. Poussant cette réflexion
encore plus loin, Bataille prétend fonder la loi de ce qu’il appelle une nouvelle « économie
générale » dont le principe originel paradoxal serait la reconnaissance d’une dépense
permanente. A la base de toute réalité, selon Bataille, il y aurait, en effet, une dépense
continue d’énergie. Tout commence par l’exemple du soleil, puisque « la source et l’essence
de notre richesse sont données par [son] rayonnement qui dispense l’énergie – la richesse
1955
– sans contrepartie » . Tout, dans la nature, donne l’image saisissante d’une incessante
prolifération ou ébullition : les végétaux qui envahissent la surface du sol, comme les
espèces animales qui se reproduisent et peuplent la terre. Bien entendu, toute croissance
est nécessairement limitée et toutes les espèces luttent entre elles afin de pouvoir s’étendre
sur un maximum d’espace. Dans le cadre de ces limites, la vie qui emplit tout exerce une
pression constante, si bien qu’à peine l’espace viendrait à augmenter que la vie s’y étendrait
aussitôt : « le cas le plus lisible », explique ainsi Bataille, « est celui d’une allée qu’un
jardinier ouvre et maintient nue. Abandonnée, la pression de la vie alentour la recouvre
1956
bientôt d’herbes et de buissons où pullule la vie animale » . Cette pression est le produit
de la production constante d’une énergie excédentaire. Or, cette énergie, si on veut qu’elle
ne se retourne pas contre nous, il faut bien la dépenser. La même chose, affirme Bataille,
se produit au niveau des sociétés humaines. C’est ainsi que le développement de l’industrie
ème
au XIX siècle a entraîné une extension et un développement démographique important
menant vite au point où les produits de ce développement ont saturé l’espace. Selon
Bataille, les deux guerres mondiales auraient ainsi répondu à la nécessité d’une immense
saignée, dilapidant vies et richesses excédentaires et permettant une relance consécutive
de la croissance. Ce serait là, explique-t-il, la « part maudite » de tout développement.
Le problème, d’après lui, commence avec l’économie capitaliste et la critique de toutes
formes de dépense improductive qu’elle entraîne. Elle implique ainsi ces « saignées »
dramatiques pour relancer la croissance (crises économiques majeures ou guerres) ou
l’extension croissante des richesses d’une partie de la population (la classe possédante) aux
dépens de l’immense majorité du reste de la société (le prolétariat, en langage marxiste).
Pour maîtriser ce problème et éviter ce genre de dépenses excédentaires injustes et
dramatiques, il faudrait organiser de façon systématique une telle dépense, à un niveau
collectif, à travers divers systèmes comme les sacrifices, les fêtes ou encore le potlatch
et, à un niveau individuel, par l’activité érotique ou ludique et faire ainsi de cette « notion
de dépense » un étendard anti-capitaliste. Pour Bataille, cette dernière forme l’idéal d’une
société en révolution permanente où toutes ses parties se dépenseraient sans compter,
à leur maximum d’intensité et donc d’explosivité. A tout corps social souhaitant assurer la

1953
ibid., p.28
1954
Pour la forme, op. cit., p.84
1955
La Part maudite (1949-1967), op. cit., p.66
1956
ibid., p.68

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2ème partie : Poésie et Révolution

pérennité de sa forme et de sa structure, à « la nation qui est souveraineté et exigence


d’inaltérabilité » et qui, ce faisant, s’oppose « à la puissance exubérante du temps » et tente
1957
de « trouver la sécurité dans une érection immobile et proche du sommeil » , Bataille
oppose la force destructrice et dynamisante de la révolution. Loin d’appeler, au-delà de sa
puissance de renversement, à une phase de reconstruction et de recomposition unitaire,
il valorise l’état même de révolution permanente, c’est-à-dire l’irruption incessante de la
violence des antagonismes faisant voler en éclats toute structure pérenne.
Bien entendu, accepter ce mouvement-là, selon lui, c’est accepter la vie et son principe
de dépense jusqu’à leur épuisement, c’est-à-dire jusqu’à la mort. La destruction et la
disparition ne doivent donc pas être redoutées, pour Bataille. Au contraire, il s’agit de
pratiquer ce qu’il appelle « la joie devant la mort ». Comme il l’explique dans un article
d’Acéphale, une telle « joie » est celle de celui qui se vit dans le mouvement du temps, de
celui qui « danse avec le temps qui le tue ». Une telle attitude ne signifierait rien de moins
1958
que « la vie peut être magnifiée de la racine jusqu’au sommet » , c’est-à-dire y compris
dans cette « consumation éclatante » dont parle Bataille :
« Devant le monde terrestre dont l’été et l’hiver ordonnent l’agonie de tout ce
qui est vivant, devant l’univers composé des étoiles innombrables qui tournent,
se perdent et se consument sans mesure, je n’aperçois qu’une succession de
splendeurs cruelles dont le mouvement même exige que je meure ; cette mort
n’est que consumation éclatante de tout ce qui était, joie d’exister de tout ce qui
vient au monde ; jusqu’à ma propre vie exige que tout ce qui est, en tous lieux, se
1959
donne et s’anéantisse sans cesse. »
Accepter la vie, c’est donc aussi accepter cette dynamique ou cette révolution permanente
entraînant la mort en même temps que la réalisation – c’est-à-dire la dépense – de toutes
choses et de tous êtres. Vaneigem n’estime-t-il pas, de même, que « ce qu’il y a de plus
redoutable dans la peur de mourir, qui abêtit les hommes jusque dans leurs témérités
1960
suicidaires, c’est qu’elle est originellement une peur de vivre » ? Pour ces deux penseurs
et malgré toutes leurs différences, la théorie de la dépense réactive ainsi une forme en
quelque sorte nietzschéenne de la volonté de « changer la vie », c’est-à-dire un vitalisme
nouveau et l’avènement du règne des créateurs.

Le Dépassement vers le « surhomme » nietzschéen et le règne des


créateurs :
« Changer la vie », comme le projettent tous ces révolutionnaires, implique souvent une
nouvelle morale mais aussi un développement nouveau de l’humanité. Cet « homme
nouveau » traduit, dans chacun des cas, les fantasmes et les aspirations utopiques propres
à chacun de ces révolutionnaires. Pour les futuristes italiens, il prend, par exemple, la forme
1961
de ce que Marinetti appelle « l’homme multiplié » ou « l’homme mécanique aux parties
1962
remplaçables » . Viril, héroïque, enfin délivré de tout sentimentalisme, cet homme devrait
1957
« Propositions », Acéphale n°2, janvier 1937, p.20
1958
« La Pratique de la joie devant la mort », Acéphale n°5, juin 1939, p.13
1959
ibid., p.22-23
1960
Adresse aux vivant sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, op. cit., p.140
1961
« Le Mépris de la femme » (1911), Manifestes futuristes et autres proclamations, op. cit., p.37
1962
« Destruction de la syntaxe » (1912), Les Mots en liberté futuriste, op. cit., p.26

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

réaliser cette nouvelle façon de voir et de sentir à laquelle appelle le futurisme. Toutes
ses caractéristiques sont autant de projections de l’idéal cher à Marinetti et ses amis :
« ennemi du livre, ami de l’expérience personnelle, élève de la Machine, cultivateur acharné
de sa volonté, lucide dans l’éclair de son inspiration, armé de flair félin, de foudroyants
1963
calculs, d’instinct sauvage, d’intuition, d’astuce et de témérité » . Pour d’autres, comme
Lefebvre ou Bakounine, il doit devenir un « homme total » qui unirait en lui-même le
savoir et l’intelligence du savant à l’adresse du travailleur manuel. Pour Bataille, il est cet
« acéphale » qui ne serait plus que corps, désir, extase, passion, livré à la violence et à
l’anarchie de ses désirs. Le tout évoque un double antécédent. Il fait suite, tout d’abord,
aux aspirations romantiques d’un « développement supérieur de notre nature » à travers
1964
l’émergence d’ « hommes devins, magiques et d’un sens authentiquement poétique » qui
ne connaîtraient plus la séparation de leurs fonctions entre imagination et raison. Il renvoie
surtout, pour le meilleur comme pour le pire, au thème nietzschéen du « surhomme ».
L’influence est évidente chez Bataille mais on la retrouve aussi chez Trotsky qui nomme
ainsi l’homme nouveau auquel il aspire ou encore chez Marinetti. Un tel type de discours,
lorsqu’il prend les apparences d’un modèle conformant ou lorsqu’il justifie l’imposition d’un
pouvoir politique sur les corps et les esprits, a, bien entendu, de quoi glacer le sang et
faire redouter le pire. Ici, cependant, nous pouvons encore l’envisager comme une sorte de
modèle utopique expérimental à même de définir les contours d’une éthique nouvelle.
Toute la philosophie de Nietzsche se situe dans cette perspective. A l’origine, explique-
t-il, il y aurait « la mort de Dieu » et, avec elle, le déclin de toutes les valeurs passées
et la fin de l’homme, tel qu’il avait été pensé et tel qu’il se pensait lui-même. Dans cette
ème
optique, à la fin du XIX siècle, Nietzsche voit toute la société européenne s’acheminer
vers le nihilisme et la décadence. A partir des années 1880, il renverse ce point de vue de
la manière suivante : la « mort de Dieu », en même temps qu’elle produit ce mouvement de
décadence, libère l’homme de toute détermination supérieure et, par conséquent, le rend
désormais seul maître et créateur de ses propres valeurs. En d’autres termes, Nietzsche
annonce l’avènement possible d’une nouvelle ère : celle du « surhomme ». Il s’agit, ni plus ni
moins, que de ramener sur terre tout ce qui, jusque là, était attribué aux dieux. L’ « homme »,
dans cette perspective, ne constitue qu’une sorte de pont nécessaire entre l’animal et le
surhomme. Du point de vue auquel se place Nietzsche, c’est-à-dire celui du dernier homme,
il est à la fois transition (dépassement de soi vers le surhomme) et déclin, puisque se
dépasser implique de disparaître en tant qu’ « homme » : « notre chemin s’élève de l’espèce
1965
vers une espèce supérieure » , écrit-il. Une telle position implique, bien entendu, d’en
passer par une critique radicale de toutes les valeurs passées (bonheur, raison, vertu,
justice, pitié) qui déterminaient le règne de l’homme et ainsi, tout en démontrant la relativité
d’une autorité morale vieille de deux mille ans, d’ouvrir la conscience d’un autre état possible
des choses. D’un même geste, il s’agit donc de précipiter l’effondrement définitif des valeurs
1966
passées et de forger « les flèches du désir tendu vers l’autre rive » .
Au premier rang de sa critique, Nietzsche situe la religion et son mépris général de la
1967
vie terrestre. Tous les religieux ne sont-ils pas, selon lui, « des contempteurs de la vie » ,
1963
« Ce qui nous sépare de Nietzsche » (1911), Manifestes futuristes et autres proclamations, op. cit., p.60
1964
NOVALIS, Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.26
1965
Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.90
1966
Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.21
1967
ibid., p.19

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2ème partie : Poésie et Révolution

« des malades et des moribonds qui ont méprisé le corps et la terre, qui ont inventé les
1968
choses célestes et les gouttes du sang rédempteur » ? Il reproche à la religion (et à
tous ses adeptes) de détourner l’homme de sa vie terrestre et du moment présent pour
1969
un au-delà hypothétique et les « espoirs supraterrestres » d’une vie éternelle, au nom
de laquelle mépriser tous les plaisirs de la vie réelle. Tout à l’opposé, le surhomme devra
1970
restaurer « le sens de la terre » . Il s’oppose à toute forme de dualisme entre le corps et
l’esprit et affirme, au contraire : « je suis corps tout entier et rien d’autre ; l’âme n’est qu’un
1971
mot désignant une parcelle du corps » . Ainsi, quiconque veut s’élever au surhomme,
ne doit pas se livrer aux méditations de l’esprit mais « doit d’abord apprendre à se tenir
1972
debout, à marcher, à courir, à sauter, à grimper et à danser » . Il doit réapprendre à
suivre les voies de son désir et à cultiver sa volupté, ce « vin des vins, que l’on ménage
1973
religieusement » . Nietzsche fonde et résume ainsi cette théorie de la dépense dont nous
parlions précédemment : « J’aime celui dont l’âme se dépense, qui ne veut pas qu’on lui dise
1974
merci et qui ne restitue point : car il donne toujours et ne veut pas se conserver » . Avec
1975
elle, il oppose à toute austérité une philosophie vitaliste et à tout « esprit de lourdeur »
(avec tout ce qu’il crée : « la contrainte, la loi, la nécessité, la conséquence, le but, la
1976
volonté, le bien et le mal » ) un esprit de légèreté. De ce point de vue, l’image du
danseur, ce corps qui voltige et jouit de lui-même, constitue l’idéal nietzschéen. Dans le
seul Ainsi parlait Zarathoustra, les citations qui en témoignent sont foison : « maintenant je
suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois au-dessus de moi-même, maintenant
1977
un dieu danse en moi » ou « que tout ce qui est lourd devienne léger, que tout corps
1978
devienne danseur, tout esprit oiseau » . Ailleurs, à travers une nouvelle série de très
1979
belles formules, il explique encore ne pouvoir croire « qu’à un Dieu qui saurait danser »
1980
et évoque « un air de danse qui moque l’esprit de lourdeur » . Bien sûr, on peut rétorquer
que ce goût de la légèreté, lorsqu’il aspire au vol des oiseaux et des aigles ou bien à une
grande santé, retrouve quelque chose du désir d’élévation et de pureté de la religion que
Nietzsche critique tant par ailleurs. Sous son aspect le plus positif – c’est-à-dire le moins
« kitsch » selon nous – il renvoie surtout à une forme de « oui » général à la vie. Au-delà du
nihilisme et de la décadence moderne, le surhomme doit savoir rire et se réjouir de toutes

1968
ibid., p.42
1969
ibid., p.18
1970
ibid.
1971
ibid., p.44
1972
ibid., p.225
1973
ibid., p.218
1974
ibid., p.21
1975
Zarathoustra affirme : « allons, tuons l’esprit de lourdeur ! », ibid., p.52
1976
ibid., p.228
1977
ibid., p.53
1978
Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.267
1979
ibid., p.52
1980
ibid., p.126

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

1981
choses . Au-delà de la soumission au devoir-être imposé par les valeurs passées et au-
delà du simple « non » du révolté, l’homme noble est celui qui dit « oui » à la vie et qui,
combinant l’ouverture d’esprit et la créativité de l’enfant avec la grandeur et la volonté du
1982
surhomme, « veut créer du nouveau et une nouvelle vertu » .
Si l’on associe cette dernière attitude à la « volonté de puissance » dont parle tant le
philologue, le règne du surhomme que Nietzsche appelle de ses vœux est donc celui des
créateurs. L’essentiel de l’enseignement qu’il dispense à travers la figure de Zarathoustra
est sans doute celui-ci : que chaque homme se réapproprie cette table des valeurs qui est
1983
« suspendue au-dessus de chaque peuple » , qu’il se reconnaisse comme le seul maître
de cette évaluation et qu’il se donne ainsi à lui-même son bien et son mal et suspende
1984
seul « sa volonté au-dessus de [lui] comme une loi » . Alors, soumis au seul « il faut
1985
que je… du tout puissant, du créateur » , l’homme devient son propre Dieu. La doctrine
de Zarathoustra est ainsi la suivante : « Enlevez-nous ce Dieu. Plutôt pas de Dieu du tout,
1986
plutôt décider du destin à sa tête, plutôt être fou, plutôt être soi-même Dieu ! » . Bien
sûr, un tel propos n’est pas sans risque et nous sensibilise aux principaux risques que
rencontre l’autonomie : l’amoralisme d’une volonté de puissance égoïste et l’individualisme.
Pour résoudre ce premier point et fonder une morale nouvelle, Nietzsche imagine une fable :
celle de « l’éternel retour ». Si tout est possible, le seul moyen d’évaluation dont dispose le
surhomme est de vivre « de telle sorte que nous voudrions encore une fois et éternellement
1987
vivre de même » . C’est là le seul « impératif catégorique » que Nietzsche trouve pour
fonder sa morale : chaque homme est libre de tout faire mais il faut pour cela qu’il assume,
pour l’éternité, la responsabilité et le poids de ses actes. Bien sûr, le paradoxe est que
cet ennemi de « l’esprit de lourdeur » s’assigne ainsi une charge énorme mais la morale
de l’éternel retour n’est pas seulement restrictive, elle est aussi positive : elle invite à faire
en sorte que notre vie soit si bonne, si joyeuse, si parfaite, si dénuée de bassesses et de
renoncements que nous ayons envie de la revivre toujours. En d’autres termes, cette morale
ne nous place pas seulement face à la responsabilité de nos actes, elle est aussi susceptible
de nous élever vers la perfection du surhomme. Celui qui accepte l’éternel retour peut alors
dire :
« Je suis cet homme prédestiné qui détermine les valeurs pour des millénaires.
Un homme secret, pressé dans tous les sens, un homme sans joie, qui a rejeté
loin de lui toute patrie, tout repos. Ce qui fait le grand style : Devenir le maître de
1988
son bonheur comme de son malheur. »
Bien sûr, le problème d’une telle morale, c’est qu’elle ne vaut que pour l’homme solitaire et
isolé, et non pour l’homme social. Contrairement à celle de Sartre, comme nous le verrons
plus loin, elle ne fonde aucune politique, sinon celle d’une cohabitation des grands hommes.
1981
Nietzsche affirme ainsi : « Depuis qu’il y a des hommes, l’homme s’est trop peu réjoui. Ceci seul, mes frères, est notre
péché originel. », ibid., p.104
1982
ibid., p.55
1983
ibid., p.72
1984
ibid., p.77
1985
ibid., p.384
1986
ibid., p.298
1987
Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.436
1988
ibid., p.441

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2ème partie : Poésie et Révolution

Qu’est-ce qui me retient, par exemple, dans l’éternel retour, de tuer l’un de mes semblables ?
De ne pouvoir supporter pour l’éternité la culpabilité de ce meurtre ? Mais, pour cela, il
faudrait que j’aie attribué au préalable une valeur négative à cet acte, sans quoi, si j’ai
décidé pour l’éternité qu’il n’y avait rien de condamnable à cela, pourquoi en souffrirais-je ?
Autrement dit, l’éternel retour ne fonde pas réellement la morale. Il ne fait que sanctionner
la cohérence de son application. Le règne des créateurs peut-il donc se transformer en
règne des égoïsmes individuels ? L’exigence d’autonomie fondée par Nietzsche semble s’y
opposer. Le surhomme, explique-t-il, ne veut ni serviteurs ni disciples. Il enseigne à chacun
à devenir son propre maître. A tous, Zarathoustra déclare ainsi : « Si vous voulez monter
haut, servez-vous de vos propres jambes ! Ne vous faîtes pas porter en haut, ne vous
1989
asseyez pas sur le dos et sur le chef d’autrui ! » . A d’autres, il explique encore : « Voilà
quel est à présent mon chemin, - où est le vôtre ?, répondais-je à ceux qui me demandaient
1990
le chemin. Car le chemin n’existe pas. » . Mais que la « volonté de puissance » s’en
mêle et qu’adviendra-t-il des « plus faibles » ? Seront-ils écrasés par une caste d’êtres
supérieurs ? On le voit, en même temps qu’elle assure et fonde l’autonomie des créateurs
à venir auxquels situationnistes ou surréalistes aspirent, la philosophie de Nietzsche ouvre
aussi une série d’abîmes entre lesquels la « révolution de l’existence quotidienne » avance
difficilement, à la seule condition de pouvoir résoudre l’apparente contradiction qui peut
parfois s’établir entre liberté et égalité ou entre exaltation de la liberté et de l’autonomie
individuelles et socialisme. Tels sont les problèmes qu’il nous faut maintenant aborder,
depuis la nécessité d’un vaste mouvement de ré-appropriation de son existence et de ses
valeurs jusqu’à la problématique de la liberté individuelle.

3) Liberté et Autonomie
a) Un Vaste mouvement de ré-appropriation
Comme nous venons de l’aborder avec Nietzsche, tout le sens de l’expérimentation-vie
dans laquelle s’engagent ces poètes, cet effort constant pour repassionner notre existence
quotidienne, repenser notre identité et nous affirmer l’unique créateur autonome de nos
valeurs, se ramène à un vaste mouvement de ré-appropriation de soi et de son vécu, avec
pour seule fin l’acquisition de la liberté et de l’autonomie. Il s’agit d’opérer ce que Vaneigem
1991
appelle un « renversement de perspective » , c’est-à-dire d’échapper progressivement
aux contraintes imposées par le conditionnement social hétéronome pour enfin « se saisir
1992
soi-même solidement, se choisir comme point de départ et comme centre » . L’objectif
est de cesser d’être le spectateur non seulement de nos actions mais aussi de leurs motifs.
Comme le rappelle, en effet, Greil Marcus, la perspective d’une révolution de l’existence
quotidienne « commence avec le besoin urgent de vivre non pas comme objet mais
comme sujet de l’histoire – de vivre comme si quelque chose dépendait réellement de
1993
notre action » . Elle découle logiquement de la déclaration fondamentale de Novalis :
1994
« la vie ne doit pas être un roman que l’on nous donne mais que nous faisons » . Bien
1989
ibid., p.331
1990
ibid., p.226
1991
Du titre d’une des parties de son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations
1992
R. VANEIGEM, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.243
1993
Lipstick traces, op. cit., p.16
1994
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.74

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

sûr, d’un point de vue strictement socialiste, un tel mouvement de ré-appropriation ne peut
avoir de sens que s’il devient collectif et que s’il vise la totalité des forces productives
existantes. Cependant, du point de vue de ces poètes, si toute révolution véritable se joue
en même temps sur le terrain du vécu et de sa conscience, il commence aussi à travers le
développement individuel d’un recul critique. Dans leur optique, il s’agit tout autant de se
ré-approprier les moyens de production sociaux que les propres objets de son désir. Il faut
en finir avec cette aberration que Debord dénonce :
« Généralement, les évènements qui arrivent dans l’existence individuelle
telle qu’elle est organisée, ceux qui nous concernent réellement, et exigent
notre adhésion, sont précisément ceux qui ne méritent rien de plus que de
nous trouver spectateurs distants et ennuyés, indifférents. Au contraire, la
situation qui est vue à travers une transposition artistique quelconque est assez
souvent ce qui attire, ce qui mériterait que l’on devint acteur, participant. Voilà un
1995
paradoxe à renverser, à remettre sur pieds ! »
L’enjeu consiste donc à cesser de nous identifier à des représentations abstraites et
extérieures qui nous détournent de notre propre existence pour enfin nous saisir de notre
vécu quotidien et en faire le seul objet conscient de notre intérêt. Il s’agit, du même coup, de
nous ré-approprier notre temps, d’en revendiquer la maîtrise consciente et autonome, c’est-
à-dire de devenir le propre sujet de notre histoire et non plus son objet. Le même Debord
n’expliquait-il pas, en effet, que « dans la revendication de vivre le temps historique qu’il fait,
1996
le prolétariat trouve le simple centre inoubliable de son projet révolutionnaire » ? Se ré-
approprier sa vie, c’est à la fois prendre conscience de l’aliénation et de ses mécanismes
sociaux, c’est-à-dire démystifier la mystification et retrouver la maîtrise de son désir et de
ses déterminations, les deux projets finissant par se confondre puisque, comme l’explique
Debord :
« La conscience du désir et le désir de la conscience sont identiquement ce
projet qui, sous sa forme négative, veut l’abolition des classes, c’est-à-dire la
possession directe des travailleurs sur tous les moments de leur activité. Son
contraire est la société du spectacle, où la marchandise se contemple elle-même
1997
dans un monde qu’elle a créé. »

1. Démystifier la mystification :

Un Mouvement de désaliénation :
Entre le pouvoir et les individus, il s’installerait donc une lutte permanente pour la
conscience, dont l’issue seule serait à même de décider du devenir révolutionnaire ou non
d’une société. Le pouvoir instaurerait entre nous et notre monde, entre nous et nous-même
ou entre nous et les autres, une série de médiations abstraites qui nous aliènent à un
ensemble de représentations conformantes. Il tenterait ensuite de masquer le caractère
illégitime de sa domination derrière un ensemble de fictions idéologiques et de mensonges.
La « société du spectacle » ou la religion en seraient les formes les plus flagrantes, deux des
paravents les plus efficaces permettant d’effacer, pour une minorité dirigeante, l’usurpation

1995
Critique de la séparation (1961), in Œuvres cinématographiques complètes (1952-1978), éd. Champ Libre, Paris, 1978
1996
La Société du spectacle, op. cit., p.143
1997
ibid., p.47

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2ème partie : Poésie et Révolution

1998
du pouvoir dont elle se rend coupable . Tous ces subterfuges, jusqu’à l’entretien conscient
de la confusion, lui permettraient d’aveugler ou de manipuler les foules. L’enjeu est de
taille : que la majorité exploitée prenne conscience de cette exploitation et la minorité
dirigeante perdrait aussitôt son pouvoir. Ainsi, selon les situationnistes, à l’heure de l’ersatz
de démocratie proposé dans notre système électoral représentatif, un tel système illégitime
ne peut se maintenir qu’en entretenant une gigantesque propagande, qu’en créant la fiction
d’une adhésion de la majorité à ses vues. Face à elle, toute minorité contestataire n’a d’autre
choix que d’user de l’arme de la critique et de la démystification, à moins d’apparaître elle-
même, aux yeux de la majorité, comme une réelle volonté tyrannique.
ème
Marx, dès le XIX siècle, en donne l’exemple. Derrière « les fleurs imaginaires » ou
« l’opium du peuple » de la religion, la critique, explique-t-il, a pour but de révéler « la chaîne
prosaïque et désolante » qui entrave l’homme et de le désillusionner « pour qu’il pense,
agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu’il
1999
se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil » . Quelques années
plus tard, il s’en prend, de même, à toute forme d’aliénation économique et tente, par le
biais de la critique, de la renverser afin d’entraîner le « contrôle et [la] maîtrise consciente
de ces puissances qui, nées de l’interaction des hommes, les ont dominés et leur en ont
2000
jusqu’à présent imposé comme puissances absolument étrangères » . Plus d’un siècle
après, les situationnistes n’entendent pas agir autrement : l’illusion du spectacle a remplacé,
selon eux, celle de la religion et le piège de la démocratie représentative d’autres formes
de pouvoir politique. Dans chacun des cas, ils dénoncent toute forme de mystification en
révélant au grand jour les rouages du système et tentent ainsi de « permettre aux gens de
2001
cesser de s’identifier à l’environnement et aux conduites modèles » . C’est à ce titre que
Vaneigem reprend certains questionnements de Gombrovicz :
« L’être humain ne s’extériorise pas d’une manière immédiate et conforme à sa
nature, mais toujours à travers une Forme définie et cette Forme, cette manière
d’être, cette manière de parler et de réagir ne proviennent pas uniquement de lui-
même mais lui sont imposées de l’extérieur. […] Quand vous opposerez-vous
consciemment à la Forme ? Quand cesserez-vous de vous identifier à ce qui vous
2002
définit ? »
Il n’est pas question, sur ce sujet, de revenir sur le rêve d’immédiateté qui anime la
2003
pensée de Vaneigem , mais de souligner son enjeu majeur : démontrer la relativité et
la contingence de tout système politique, économique ou idéologique, ou encore dépasser
tout sentiment de fatalité face à la réalité aliénante de toute organisation sociale.

Dépasser tout sentiment de fatalité :


Rien de plus contraire aux perspectives de l’autonomie, effectivement, que la croyance
qui nous habite parfois d’une fatalité irrémédiable ou d’un « ça va de soi » sans réplique
1998
infra, p.42 à 44
1999
Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), op. cit., p.9
2000
L’Idéologie allemande (1846), op. cit., p.34
2001
A. KOTANYI et R. VANEIGEM, « Programme élémentaire du bureau d’urbanisme unitaire », Internationale situationniste
n°6, août 1961, p.17
2002
Cité dans Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.128-129
2003
infra, p.197

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possible. Comme Vaneigem, nous tenons pour opposé à la volonté d’autonomie individuelle
« le sentiment, nécessairement désespéré, d’être en proie à une conjuration universelle de
2004
circonstances hostiles » . Autour de nous, cependant, tout nous enseigne une certaine
forme de résignation. Avec la division du travail et à mesure que lui échappe le contrôle et
la compréhension de la totalité, chaque individu isolé n’est-il pas confronté à un ensemble
de problèmes qui le dépassent ? Perdant la compréhension des mécanismes généraux de
l’économie, n’est-il pas tenté d’en autonomiser le fonctionnement et ainsi de lui attribuer
un caractère à la fois abstrait et aliénant ? A cela, il faut encore ajouter la dégradation
actuelle de notre conscience historique qui efface, peu à peu, toute réplique possible au
moment présent, qu’elle soit passée ou à venir. Dans ses Commentaires sur la société
du spectacle, Debord y voit même une machination du pouvoir, un effacement organisé,
puisque, comme il l’affirme : « la première intention de la domination spectaculaire était de
2005
faire disparaître la connaissance historique en général » . Sans sombrer pour autant dans
la rhétorique douteuse du complot, il montre comment « le spectacle organise avec maîtrise
l’ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu quand même
2006
en être connu » . Tout événement subversif, comme mai 1968, n’est-il pas d’abord noyé
dans la confusion puis dans une certaine volonté de dénégation ? L’objectif, bien entendu,
est de faire croire à une fin de l’histoire et, avec elle, à cette fin de la politique dont on
disserte tant depuis les années 1980. Tout semble organisé, selon Debord, afin de laisser
croire que ce qui est aujourd’hui est ce qui devait nécessairement et uniquement advenir
et que rien de mieux ne pourra venir le dépasser. Force est de constater, quelle que soit
la façon dont on se positionne, que l’expression d’un « ça va de soi » généralisé est on
ne peut plus présente aujourd’hui. A ce déterminisme historique ambiant s’ajoute encore
un second déterminisme qui fonde, cette fois-ci, la nécessité historique de notre temps
dans une prétendue fatalité naturelle, liée à ce qu’on conceptualise de façon indéfinie sous
l’expression de « nature humaine »… Quiconque connaît l’histoire sait pourtant qu’elle est
faite d’une série de carrefours hasardeux et d’issues incertaines mais aussi d’une variété
de systèmes différents qui se sont succédés ou qui ont cohabité en même temps.
L’autonomie ne peut donc se conquérir que contre ce double obstacle. Premièrement,
elle s’oppose avec véhémence à toute forme de déterminisme ou à tout autre raisonnement
à l’envers consistant, selon les termes qu’emploie Vaneigem, à « dresser le bilan d’un
désastre à la fin d’en démontrer le caractère inéluctable et de s’incliner avec sagesse devant
2007
l’injustice et le désordre » . Ne serait-ce pas là l’erreur historique par excellence : partir
du moment présent et ne retenir du passé que ce qui semble le précipiter, au lieu de partir
d’une étude objective du passé et ne plus retenir du présent qu’un possible parmi d’autres ?
Deuxièmement, la critique se propose de démystifier la réalité, en envisageant à nouveau la
totalité de son fonctionnement et en contribuant ainsi à lui faire perdre cet « air d’innocence »
dont parle Debord. Il s’agit de prouver, par l’exemple, que la résignation à ses fins ne saurait
définir la seule voie possible. C’est ce qu’explique, non sans fierté, le même Debord :
« Pour justifier aussi peu que ce soit l’ignominie complète de ce que cette époque
aura écrit ou filmé, il faudrait un jour pouvoir prétendre qu’il n’y a eu littéralement
rien d’autre, et par là même que rien d’autre, on ne sait trop pourquoi, n’était

2004
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.17
2005
Commentaires sur la société du spectacle (1988), op. cit., p.28
2006
ibid.
2007
Nous qui désirons sans fin (1996), op. cit., p.17

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2ème partie : Poésie et Révolution

possible. Eh bien ! Cette excuse embarrassée, à moi seul, je suffirai à l’anéantir


2008
par l’exemple. »
Pour ce faire, la critique doit être capable d’élaborer un contre-discours, une méthode qui
dénonce en permanence le construit, l’arbitraire et le contingent derrière ce qui se donne
comme une évidence, un discours qui manifeste en lui-même la charge historique de tout
discours. Cette arme-là, comme nous allons le voir, les situationnistes la développent à
travers la pratique du détournement.

Une Arme critique : la pratique situationniste du détournement


Depuis son développement au début des années 1950 au sein de l’Internationale Lettriste
jusque dans son prolongement au sein de l’I.S., le détournement est un mouvement de
reprise « parodique-sérieux » d’éléments anciens préfabriqués au sein de constructions
nouvelles. A chaque fois, ce mouvement est double : il entraîne, contrairement à
l’intertexualité telquelienne, la perte de sens premier des éléments détournés et, « en
même temps, l’organisation d’un autre ensemble signifiant, qui confère à chaque élément
2009
sa nouvelle portée » . Dans l’héritage direct et revendiqué des Poésies 1 et 2 de Ducasse,
la quasi-totalité des œuvres produites au sein du groupe sont fondées sur ce procédé,
depuis les livres Fin de Copenhague et Mémoires de Debord et Jorn, en 1957 et 1958,
jusqu’aux derniers films du même Debord (La Société du spectacle, en 1973, et In Girum
imus nocte et consumimur igni, en 1978), en passant par les tableaux modifiés de Jorn et
les sculptures détournées de Constant. A un premier niveau, cette pratique témoigne de
l’impossibilité de réaliser de véritables constructions situationnistes dans le cadre actuel de
la société et de la nécessité, en phase pré-situationniste, de s’exprimer avec un matériau
qui n’est pas le leur. Le détournement est le mode d’action et de « propagande » de ceux
qui sont encore entravés dans ce qu’ils rejettent et qui ne sont pas encore en état de
réaliser ce qu’ils projettent. Agissant au cœur d’un milieu ennemi, tout révolutionnaire n’a
d’autre choix que de tenter de le démonter de l’intérieur et de détourner ses armes à ses
propres fins. Ici, en l’occurrence, il se sert d’éléments du spectacle pour décomposer le
spectacle et précipiter sa chute. L’attitude qui préside à un tel travail est donc ce « parodique-
sérieux » que Debord et Wolman définissent, en 1956, dans leur « Mode d’emploi du
2010
détournement » : parodique, parce que l’emploi des matériaux d’aujourd’hui ou du passé
ne peut se faire sans la conscience de leur nullité, de leur disparition prochaine ou, au
moins, de leur travestissement présent, et sérieux, parce que les nouvelles constructions
dans lesquelles ils entrent et le mouvement même de leur détournement prennent un sens
décisif.
Selon le titre d’un article de l’I.S., le détournement est donc à la fois négation
2011
et prélude . Il constitue, selon l’expression de Jorn, « un jeu dû à la capacité de
2012
dévalorisation » et un authentique effort de création. C’est là qu’il prend tout son « sens
2013
historique » . Le détournement, comme l’explique Debord, traduit le progrès dialectique
de la pensée. Il permet de revisiter l’ensemble de la culture et des discours passés et
2008
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.23
2009
« Le Détournement comme négation et comme prélude », Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.10
2010
Texte publié dans le n°8 des Lèvres nues, en mai 1956, p.2 à 9
2011
« Le Détournement comme négation et comme prélude », Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.10-11
2012
Cité dans « Dans les galeries de Paris », Potlatch n°30, 15 juillet 1959, op. cit., p.286
2013
« Le Détournement comme négation et comme prélude », op. cit., p.10 : « Il y a un sens historique du détournement. »

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

présents, d’en dévaluer et/ou d’en réévaluer la portée et de produire, à partir de ce procédé
critique, un discours nouveau. En d’autres termes, il se démarque du simple détournement-
négation de Duchamp (l’objet initial détourné et ainsi ridiculisé en vue du scandale, telles
les moustaches de la Joconde) et s’élève à un second degré, à la négation de la négation :
ici, l’objet détourné est encore nié comme simple négation de l’objet premier pour entrer
dans une construction nouvelle et positive. Comme l’expliquent ainsi Debord et Wolman,
« le détournement par simple retournement est toujours le plus immédiat et le moins
2014
efficace » . Sa pratique la plus intéressante doit toujours garder quelque chose de
progressif. Son double fond « parodique-sérieux » doit rester perceptible, « la principale
force d’un détournement étant fonction directe de sa reconnaissance, consciente ou trouble,
2015
par la mémoire » . Ce faisant, une telle pratique fonde ce que Debord appelle un « style
2016 2017
de la négation » , c’est-à-dire un « style insurrectionnel » , un langage dialectique de
la contradiction qui exhibe, par lui-même, le produit de sa contestation en même temps
que son propre mouvement. La critique dialectique du spectacle qu’il fonde procède elle-
même par des moyens dialectiques. De ce fait, en même temps qu’elle manifeste « le
renversement des relations établies entre les concepts et […] le détournement de toutes les
2018
acquisitions de la critique antérieure » , elle crée « l’obligation de la distance » à la fois
2019
« envers ce qui a été falsifié en vérité officielle » et envers son propre contenu. En ce
sens, Debord a raison de résumer ainsi son mouvement : « Le détournement est le langage
fluide de l’anti-idéologie. Il apparaît dans la communication qui sait qu’elle ne peut prétendre
2020
détenir aucune garantie en elle-même et définitivement » . Bien sûr, le paradoxe est qu’il
définit, en même temps, ce que ce même Debord nomme, avec Wolman, une « propagande
2021
éducative » . Toute la question est de savoir en quoi consiste une telle éducation. Le
paradoxe disparaît à partir du moment où nous mettons en évidence que cette éducation
consiste précisément en l’acquisition d’un esprit dialectique, totalement démystifié et, dès
lors, tiraillé par la révolte.
Toute la stratégie d’opposition mise en place dans la version filmique de La Société
du spectacle, composée uniquement d’images détournées, est, de ce point de vue là,
exemplaire. L’adaptation cinématographique par Debord lui-même de son célèbre ouvrage
de 1967 « ne se propose pas quelques critiques partielles, mais une critique totale du monde
existant, c’est-à-dire de tous les aspects du capitalisme moderne, et de son système général
2022
d’illusions » . Assez logiquement, dans la mesure où « le cinéma fait lui-même partie de ce
monde, comme un des instruments de la représentation séparée qui s’oppose à la réalité de
2023
la société prolétarisée » , la critique révolutionnaire que prétend véhiculer le film s’étend
2014
« Mode d’emploi du détournement », Les Lèvres nues n°8, mai 1956, p.5
2015
ibid., p.4
2016
La Société du spectacle, op. cit., p.196
2017
ibid., p.197
2018
ibid.
2019
ibid., p.198
2020
ibid., p.199
2021
« Mode d’emploi du détournement », Les Lèvres nues n°8, op. cit., p.2
2022
Extrait de la brochure de présentation du film, reproduite dans l’édition dvd des Œuvres cinématographiques complètes
de G. Debord
2023
ibid.

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2ème partie : Poésie et Révolution

aux moyens mêmes du cinéma et le fond se double d’une forme elle-même révolutionnaire.
En d’autres termes, pour que la critique du spectacle puisse fonctionner et ne vienne pas
s’ajouter à ce même spectacle en tant que contestation intégrée, il fallait que le film lui-
même mine et renverse le développement spectaculaire du cinéma, c’est-à-dire s’en prenne
non seulement à l’idéologie de la société présente mais aussi à sa forme et à son langage.
Ce renversement subversif du langage spectaculaire, c’est, bien entendu, le détournement.
Dans ce film, « ce sont les propres images par lesquelles la société spectaculaire se montre
2024
à elle-même qui sont reprises et retournées » . Bien sûr, comme le précise la note de
Debord sur « l’emploi des films volés », les extraits détournés n’ont pas pour but de servir
2025
de simple illustration « d’un art de la société du spectaculaire » mais, libérés de leur
sens premier, ils participent à une vaste entreprise de démystification du spectacle ainsi
2026
qu’à l’évocation paradoxale de cette « vie réelle qui a été déportée au-delà de l’écran » .
Autrement dit, il s’agit de voler et de renverser les images qui nous avaient expropriés
de notre vie et de s’en servir pour évoquer cette vie là, de se servir des abstractions du
spectacle pour évoquer, contre lui, la vie « réelle ». Comme il est précisé au début du
film (qui ne respecte pas l’ordre des chapitres du livre), « ce que le spectacle a pris à la
réalité, il faut le lui reprendre ». De façon concrète, le film s’attache à fissurer de toutes parts
les illusions couramment entretenues par le spectacle sur la société et sur lui-même. La
société n’est plus observée à travers la fiction qu’elle donne d’elle-même mais à travers un
regard critique qui dévoile ses productions en même temps qu’il dénonce ses fondements
et son fonctionnement. Le film enchaîne ainsi les séquences sur le contrôle policier, la
guerre, les foules anonymes et manipulées, le culte de la marchandise, les constructions
urbaines, la « planète malade », le spectacle d’un monde politique lui-même spectacularisé
ou l’aliénation du prolétariat. Dans bien des cas, l’image détournée, arrachée au discours
dominant et aux éloges que la société tresse d’elle-même, est requalifiée par le texte lu en
voix « off » et sert d’illustration concrète et singulière au propos général récité par Debord
en fond sonore. Par exemple, à la huitième minute du film, le discours sur les foules isolées
et réunies devant le seul spectacle est illustré par l’image d’un couple assis devant une
télévision. Dans d’autres cas, le rapport texte/image est plus allégorique : ainsi une charge
de cavalerie évoque la révolution. Les extraits un peu plus longs de films détournés, qui à
chaque fois marquent une pause dans le récit, servent eux à évoquer certains évènements
de la vie réelle : telle séquence de Johny Guitar évoque le souvenir de l’amour ou tel
autre passage de Shangaï gesture l’existence de certains lieux aventureux. Le film, par ce
biais, ne constitue pas seulement une charge critique contre le spectacle mais attire aussi
l’attention sur son opposition. Dans certains cas, comme dans cette dédicace visuelle à Alice
2027
Becker-Ho, il peut s’agir de l’érotisme . Il est aussi question de l’amour, dans la dédicace
filmique que Debord adresse à sa compagne : « dans l’amour, le séparé existe encore, mais
non plus comme séparé : comme uni, et le vivant rencontre le vivant ». Dans la plupart des
cas, cependant, ce sont des images de révoltes, depuis les émeutes du quartier de Watts
jusqu’à l’occupation de la Sorbonne en mai 1968, en passant par les marins de Cronstadt.
Le tout en dit long sur la visée unique de ce film : inciter à la révolte et au renversement de
cette société du spectacle. Sans revenir sur le contenu insurrectionnel de l’ouvrage originel
de Debord, cette version filmique remanie l’agencement de ses parties selon une visée bien
2024
ibid.
2025
ibid.
2026
ibid.
2027
Quand celui-ci n’est pas le règne des corps féminins réifiés et réduits à l’état de simple marchandise ou quand il ne s’agit
pas de dénoncer l’éloignement du désir à travers le spectacle, des corps réels aux corps abstraits de l’industrie du charme

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

transparente. L’ordre qu’adopte le film est le suivant : définition du spectacle, théorie du


détournement, l’unité dans la division, le culte de la marchandise, l’organisation de l’espace
et du temps irréversible du travail, puis les luttes historiques passées du prolétariat et, enfin,
les luttes actuelles et, notamment, mai 1968. Tout est donc fait pour orienter le propos vers
l’affirmation d’une nécessité révolutionnaire et pour intégrer celui qui adhère à l’analyse
de Debord dans ce mouvement là. Il faut reconnaître l’efficacité formelle du film : après le
panorama révoltant de la société du spectacle, toute la dernière demi-heure, évoquant la
lutte prolétarienne et le rôle qu’y jouent les situationnistes, sur fond d’images de combats
et d’émeutes de rue, est électrisante. Entre quelques séquences sur des usines occupées,
les barricades, des inscriptions sauvages sur les murs ou sur la Sorbonne occupée, Debord
dramatise son propos en insérant quelques écrans noirs où l’on peut lire, par exemple,
après une longue séquence de cinq minutes sans aucun commentaire audio consacrée à
ces évènements, la conclusion suivante :
« Pour détruire complètement cette société, il faut évidemment être prêts à
lancer contre elle, dix fois de suite ou davantage, des assauts d’une importance
comparable à celui de mai 1968, et tenir pour des inconvénients inévitables un
certain nombre de défaites et de guerres civiles. »
Au terme de cette dernière partie du film, l’image d’une charge de cavalerie suivie de
la citation suivante de Clausewitz : « la théorie est là bien plus pour former le praticien,
pour lui faire le jugement, que pour lui servir d’indispensable soutien à chaque pas que
nécessite l’accomplissement de sa tâche », résume au plus juste la perspective adoptée
par Debord : refuser les disciples fidèles mais jeter sans cesse de l’huile sur le feu et inciter
au développement généralisé d’une pratique autonome éclairée. Il fait de ce film un modèle
2028
de brûlot révolutionnaire où la pratique renvoie au développement préalable, ou conjoint,
d’une conscience critique.

L’Enjeu majeur de la conscience critique :


Si aucune théorie révolutionnaire n’a vocation à se transformer en idéologie, à moins de se
trahir, toute pratique autonome n’en nécessite pas moins le développement conjoint d’une
conscience autonome. Il résulte de l’ensemble de ce que nous venons de dire, que toute
lutte pour le développement de la liberté individuelle et collective passe nécessairement
par une prise de conscience du sort qui nous est fait et des possibles qui sont les nôtres.
Comme l’explique Debord, « il n’y a rien à attendre que de la prise de conscience, par des
masses agissantes, des conditions de vie qui leur sont faites dans tous les domaines, et des
2029
moyens pratiques de la changer » . La nouvelle classe révolutionnaire ne pourra donc
être, comme il l’affirme, que ce qu’on pourrait appeler « la classe de la conscience ». Elle
doit découler du développement de ce que Vaneigem appelle une « conscience radicale »,
c’est-à-dire de la mise à nu de toute mystification socio-politique, du système d’exploitation
fondé par la société capitaliste et la découverte, dans son époque, de « la souffrance des
2030
séparations, de l’isolement, de l’aliénation » .
Une telle conscience, selon la doxa socialiste, découle du travail de la critique. A partir
du modèle marxiste de la critique de la religion et de l’idéologie, il s’agit de supprimer
tout système d’illusion qui prive l’homme de la conscience lucide de lui-même et de son
2028
C’est d’ailleurs bien comme cela qu’il est reçu, entre adhésion enthousiaste de ses partisans, scandales et affrontements dans
les rues avoisinantes avec les forces de l’ordre ou ses opposants.
2029
« Introduction à une critique de la géographie urbaine », Les Lèvres nues n°6, septembre 1955, p.14
2030
Histoire désinvolte du surréalisme (1977), op. cit., p.9

380

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2ème partie : Poésie et Révolution

monde et de lui révéler la réalité de son aliénation. La critique n’a pas pour simple but
2031
d’« établir la vérité de la vie présente » . Comme l’explique Marx, elle n’est « pas un
bistouri mais une arme » : « son objet, c’est son ennemi, qu’elle veut, non pas réfuter,
2032
mais anéantir » . Elle ne constitue pas une fin en soi mais un moyen au service de la
révolution : « La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas
pour que l’homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu’il secoue la chaîne et
2033
cueille la fleur vivante » . Pour cela, elle doit rendre la réalité de l’aliénation insoutenable,
c’est-à-dire « rendre l’oppression réelle plus dure encore en y ajoutant la conscience de
2034
l’oppression, et rendre la honte plus honteuse encore, en la livrant à la publicité » .
Son travail, cependant, ne saurait être uniquement négatif. Elle doit s’accompagner de la
promotion d’un contre-modèle possible. La critique révolutionnaire doit donc être capable,
comme l’écrit Debord, d’ « opposer concrètement, en toute occasion, aux reflets du mode
de vie capitaliste, d’autres modes de vie désirables ; détruire, par tous les moyens hyper-
2035
politiques, l’idée bourgeoise du bonheur » . En d’autres termes, elle doit être une école
de la relativité et, du même coup, substituer, comme nous l’expliquions précédemment, la
conscience de nouveaux possibles à la fatalité d’un « ça va de soi » anhistorique.
Un tel ensemble de perspectives ne saurait cependant constituer, à lui seul, un
ensemble de conditions suffisantes. La critique doit, en même temps, produire un
accroissement du savoir. Toute liberté concrète implique la conjonction nécessaire d’un
savoir et d’un vouloir. C’est ce qu’explique Engels, en tout cas :
« La liberté n’est pas dans une indépendance illusoire par rapport aux lois de la
nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité, fondée sur
cette connaissance, de les faire agir, afin d’atteindre des fins déterminées. […]
La liberté de vouloir n’est donc, par conséquent, que la faculté de prendre des
2036
décisions en connaissance de cause. »
Ainsi, la liberté et l’autonomie dépendent d’un apprentissage critique. Rousseau ne
prévenait-il pas, dès 1755, qu’un peuple trop longtemps habitué à obéir aveuglément ne
saurait user instantanément de sa liberté d’agir retrouvée ? Cet apprentissage nécessaire
consiste, d’une part, à dévoiler les mécanismes présents du fonctionnement social et,
d’autre part, à développer sa connaissance des lois de la nature, de l’histoire, de la politique
et des sciences humaines en général. Bien sûr, s’il faut attendre que chacun ait acquis un
savoir encyclopédique absolu, aucun développement autonome ne pourra jamais exister. Il
est avant tout question de démontrer que l’autonomie ne peut jamais être qu’une conquête
et un effort permanent, un processus plus qu’un état donné. De ce point de vue là, elle ne
saurait se limiter à un seul enjeu collectif et social. Elle implique aussi un travail réflexif sur
soi-même, un vaste mouvement d’introspection au terme duquel je saurai me découvrir,
selon la perspective romantique, à la fois au centre et à la marge, à la fois produit de la
société et susceptible de la transformer profondément par mes actes. En d’autres termes,
l’autonomie et la liberté se trouvent réunis dans un effort constant pour surmonter l’ensemble

2031
K. MARX, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), op. cit., p.9
2032
ibid., p.13
2033
ibid., p.9
2034
ibid., p.14
2035
« Rapport sur la construction des situations… » (1957), Textes et documents situationnistes, op. cit., p.22
2036
Cité par R. Crevel, « Le Clavecin de Diderot », L’Esprit contre la raison, op. cit., p.259

381

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des déterminations, pesant de façon abstraite sur nous et pour nous surmonter d’un même
mouvement.

2. La Liberté ou la capacité à (se) surmonter :


Se surmonter, comme Nietzsche n’a eu de cesse de l’affirmer, dans l’héritage de la
ème
philosophie allemande de la fin du XVIII siècle, c’est l’exercice, par chaque individu, de
sa capacité à se réfléchir, à accéder à la conscience de lui-même et ainsi à accéder à la
liberté. La connaissance de soi et de ses déterminations constitue le préalable nécessaire
à toute autonomie. En effet, comment prétendre agir librement si l’on est incapable de
réfléchir les enjeux de notre action et, partant, la situation à la fois individuelle et sociale
dans laquelle nous sommes contraints d’agir ? Bien sûr, Bakounine a raison de rappeler
la limite que rencontre inévitablement un tel mouvement : l’incapacité à s’abstraire des lois
naturelles et de ce cadre. Il n’en reconnaît pas moins que, au-delà des discours idéalistes
2037
sur une « liberté métaphysique abstraite ou fictive des hommes » , toute liberté réelle
commence par la capacité de chaque personne à surmonter sa propre situation et ses
propres déterminations objectives. Il explique que « l’homme, conscient de lui-même, et
armé de facultés intellectuelles et morales déjà aguerries, grâce à l’éducation qu’il a reçue
du dehors, devient en quelque sorte le producteur de lui-même, pouvant évidemment
2038
développer, étendre et fortifier lui-même son intelligence et sa volonté » . Ceci signifie que
toute liberté se gagne par rapport à nos déterminations premières. Ainsi, comme l’explique
Sartre, « il n’y a pas de liberté donnée ; il faut se conquérir sur les passions, sur la race, sur la
2039
classe, sur la nation et conquérir avec soi les autres hommes » . A cela, il ajoute encore :
« mais ce qui compte, en ce cas, c’est la figure singulière de l’obstacle à enlever, de la
2040
résistance à vaincre, c’est elle qui donne, en chaque circonstance, sa figure à la liberté » .
Pour Hegel, cet obstacle le plus prégnant, c’est le domaine de la sensation. L’homme, pour
conquérir sa liberté, doit dépasser cette détermination première par la pensée. Se pensant,
il s’idéalise et ainsi, se surmontant, devient capable de contrôler ses désirs. S’extirpant à
la fois de son immédiateté et de sa naturalité, il découvre ce qu’il est réellement, c’est-à-
dire libre. L’histoire universelle du développement de la liberté s’identifierait donc à celle du
progrès de la conscience de la liberté, selon lui. Dès que l’homme sait ce qui le détermine,
qu’il sait qui il est et ce qu’il veut, il peut alors s’orienter librement, selon ses propres fins
autonomes.
Quelques années auparavant, Novalis ne disait pas autre chose. Après avoir rappelé
le hiatus persistant entre l’aspiration à une liberté et à une potentialité infinie et les
déterminations contraignantes des contingences du quotidien et de notre réalité socio-
2041
historique , il assure la capacité de l’homme à dépasser cet obstacle en développant à
la fois sa volonté et sa connaissance, c’est-à-dire en se surmontant. Il en fait même la plus
haute destinée de l’homme : « l’acte de sauter par-dessus soi-même est partout le plus haut

2037
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.84
2038
ibid., p.86
2039
Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p.75
2040
Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p.75
2041
Il explique, en effet, que « tout ce qui nous entoure, les évènements quotidiens, les relations habituelles, les habitudes
de notre mode de vie, a une influence ininterrompue sur nous-mêmes, et, à cause de cela, impossible à remarquer, mais de la plus
haute importance ». (Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.26)

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2ème partie : Poésie et Révolution

2042
– c’est le point originel – la genèse de la vie » . A cela, il ajoute la précision suivante :
« sauter par-dessus soi-même », c’est d’abord se pénétrer soi-même, c’est-à-dire accéder
à la connaissance réelle de soi et des lois qui régissent la totalité. Comme nous avons déjà
eu l’occasion de le démontrer, à propos du système dynamique du romantisme allemand et
de la dialectique du Tout et de la partie qu’il met en évidence, tout sujet découvre, en lui-
même, les règles qui déterminent l’ensemble des connexions au sein de l’Absolu, envisagé
2043
comme médium-de-la-connexion . Il prend conscience, à travers l’étude de lui-même,
de sa place au sein de la totalité à la fois comme centre et comme résultante de toutes
choses. Ainsi, pour chaque homme, « la conscience des lois de son existence est la science
2044
par excellence qu’il recherche depuis si longtemps » . C’est au prix de l’acquisition de
2045
ce savoir qu’il devient capable de s’élever « par-dessus lui-même » . Nous avons vu
précédemment qu’une telle connaissance permet au sujet de se reconnaître infini et, du
même coup, de prendre conscience de son pouvoir créateur infini. La question que pose la
philosophie romantique est donc simple : soit je n’accède pas à ce savoir et je reste le produit
passif du Tout sans être capable de ressaisir le lien actif qui me lie à lui, soit je suis capable
de me surmonter et, partant, d’accéder à ce niveau de conscience et, dès lors, je découvre
mon pouvoir créateur et la maîtrise autonome de ces moyens. La philosophie romantique
se ramène donc à un seul enjeu : l’accès à l’autonomie. Pour autant, elle n’en est pas la
réalisation véritable. Pour cela, elle doit se prolonger sur le terrain de la pratique et s’identifier
à elle, c’est-à-dire devenir poésie, selon Novalis. Seule cette dernière enseignerait l’exercice
de la liberté et de l’autonomie. Que chacun devienne donc philosophe et poète et alors,
comme l’annoncent Hölderlin, Schelling et Hegel, « c’est à ce moment-là seulement qu’on
verra s’épanouir également toutes les forces, celle du singulier comme celles de tous les
2046
individus » . Bien sûr, au regard de la réalité sociale, ce propos peut paraître abstrait. Il
ignore les contraintes économico-politiques qu’affronte tout individu. En même temps qu’il
définit une voie d’accès royale à l’autonomie, il n’est pas sans écueil : non seulement sa
difficulté à se réaliser sans en passer par les voies de la politique mais aussi l’exercice
individualiste et isolé de la liberté qui en découle, comme nous voudrions désormais le
mettre en évidence, en soulignant la position délicate qu’occupe toute exaltation de la liberté
entre « volonté de puissance » et « volonté de vivre ».

b) Le Risque de l’individualisme et son dépassement : vers un « front de la


subjectivité hédoniste »

L’Exaltation de la liberté :
A en croire Breton, « d’une guerre à l’autre, on peut dire que c’est la quête passionnée de la
2047
liberté qui a été constamment le mobile de l’action surréaliste » . Au sein du mouvement,
il n’y aurait eu de pire trahison, selon lui, que celle faite à l’encontre de la pleine liberté
individuelle, que ce soit par un retour aux formes fixes en poésie ou par l’allégeance à un
2042
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.63
2043
infra, p.220-221
2044
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.19
2045
ibid., p.28
2046
« Le Plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand » (1796), F. Hölderlin, Fragments de poétique, op.
cit., p.166
2047
« Situation du surréalisme entre les deux guerres » (1942), La Clé des champs, op. cit., p.83

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parti. Face à la trivialité du monde présent et à l’ensemble des contraintes qu’il fait peser
sur les individus, cette liberté est le seul refuge, la seule valeur, la seule fin possible qu’il
s’assigne. A ce sujet, les déclarations passionnées sont légion: « le seul mot de liberté
est tout ce qui m’exalte encore », écrit Breton en 1924, tandis qu’Aragon lui répond l’année
suivante :
« La liberté transfigurée par son contraire, au bord de cette eau troublée j’attends
que ses traits divins transparaissent sous les rides élargies de l’inévitable, sous
les chaînes relâchées qui dissimulaient son visage. La liberté aux grands yeux,
2048
comme une fille des rues qu’elle revienne. »
Pour ce même Aragon, il n’y aurait de morale que dans le développement de la liberté.
2049
Mieux, la liberté apparaîtrait « comme le fondement véritable de la morale » . Dès lors,
tout acte qui se retournerait contre elle ne pourrait être qu’immoral et condamnable à ce
titre. Elle est « ce nord magnétique » qui entraîne l’aiguille de la boussole. Elle est ce désir
perpétuel de ce qui doit être, c’est-à-dire d’elle-même. En ce sens, elle constitue le principe
dynamique de l’existence : toujours tendue vers la nécessité morale de sa pleine réalisation,
la liberté est la quête et la recréation incessantes de son idée et de son propre désir. Dès lors,
2050
comme le conclut le poète, « la liberté maintenant se nomme la Révolution perpétuelle » .
La dimension politique libertaire du surréalisme trouve ici son fondement : rien, disent-
ils, « rien, ni la reconnaissance d’une faute accomplie, ni la contribution à la défense
2051
nationale ne sauraient forcer l’homme à se passer de la liberté » . La catastrophe, « ce
2052
serait que persiste un monde où l’homme a des droits sur l’homme » . Début 1925
cependant, la « révolution surréaliste » n’a pas encore opéré sa conversion politique et
Aragon, loin des rigueurs de son engagement communiste à venir, en est encore à ses
vitupérations contre « Moscou la gâteuse ». La posture individualiste et apolitique que cette
révolte adopte alors récuse toute forme de modérantisme ou de restriction collective à
l’exercice individuel de la liberté. Le tout n’est pas sans rappeler le ton de Stirner ou même
de Nietzsche. Avec elle, c’est le piège d’une certaine conception absolue et tyrannique
de la liberté qui se profile, celui de l’affrontement entre des « volontés de puissance »
antagonistes. En ancrant son propos sur le terrain de la morale, Aragon contournait bien sûr
cette impasse : si la liberté est désir d’elle-même, comment pourrait-elle se contredire en
asservissant d’autres hommes à ses fins, c’est-à-dire en se niant chez autrui ? Pourtant, si
l’on associe ce genre de discours avec le « terrorisme » qui l’accompagne à cette époque,
la question ne peut manquer d’être soulevée par ses opposants, non sans quelques motifs
d’inquiétude réels, mettant en jeu la nature du projet politique qui se définit en ces termes :
toute liberté réelle peut-elle éviter de devenir tyrannique ? A partir du moment où elle définit
un processus d’affirmation et de réalisation de soi ne se mue-t-elle pas en « volonté de
puissance » ?

Volonté de puissance, individualisme et leurs risques :


La « volonté de puissance » nietzschéenne reste, en effet, le point le plus problématique de
la thématique du surhomme. Combinés et mal interprétés, ces deux concepts forment un
2048
« Sciences morales : libre à vous ! », La Révolution surréaliste n°2, 15 janvier 1925, p.23
2049
ibid.
2050
ibid., p.24
2051
« Ouvrez les prisons, licenciez l’armée », La Révolution surréaliste n°2, 15 janvier 1925, p.18
2052
ibid.

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2ème partie : Poésie et Révolution

2053
cocktail douteux. Ils déterminent, dans la pensée de Nietzsche, une haine de l’égalité et
2054
une valorisation de l’idée de hiérarchie . On passe ainsi de la perspective du surhomme
à celle des « hommes supérieurs », selon l’expression du philosophe. Dans la société,
tout devrait être fait pour laisser le plus haut rang à cette nouvelle et « future caste des
2055
souverains » . Nietzsche rêve d’un « nouvel état : une alliance des hommes supérieurs
auprès desquels des esprits et des consciences oppressés puissent chercher le réconfort
2056
d’un conseil » . Le mouvement qu’il essaie de stimuler consiste en « l’aggravation de
tous les contrastes et de tous les fossés, la suppression de l’égalité, la création de tout-
2057
puissants » . On comprend, bien sûr, que de tels propos puissent gêner et qu’on ait pu
parfois les associer – en les sortant de leur contexte, pour cela – à certains discours et
attitudes politiquement très dangereux et, en tout cas, bien peu démocratiques. Que penser,
en effet, de la déclaration suivante, ici citée par Adorno et Horckheimer ? :
« Les faibles et les ratés doivent périr : c’est là le premier précepte de notre
philanthropie. Et il faut même les y aider. Qu’est-ce qui est plus nocif que
n’importe quel vice – la compassion active pour tous les ratés et les faibles – le
2058
christianisme… »
Pour les deux auteurs de La Dialectique de la raison, la pensée de Nietzsche définit une
2059
« morale des seigneurs » , fondée sur la loi du plus fort et la lutte forcenée des volontés
de puissance antagonistes. C’est cette même logique, selon eux, que l’on retrouve dans les
romans de Sade. En cela, ils rejoignent certains développements de Camus dans L’Homme
révolté. Pour ce dernier, en effet, l’univers de Sade ne signifie rien d’autre, politiquement
parlant, que la lutte cynique des volontés de puissance entre elles :
« Désirer sans limites revient aussi à accepter d’être désiré sans limites. La
licence de détruire suppose qu’on puisse être soi-même détruit. Il faudra donc
lutter et dominer. La loi de ce monde n’est rien d’autre que celle de la force ; son
2060
moteur, la volonté de puissance. »
Chacun, pour satisfaire ses pulsions, se livrerait à un égoïsme radical. Au nom de ses
plaisirs, il serait acceptable de plier autrui à sa convenance, de le traiter comme un
objet voire de lui infliger certains supplices ou la mort. En d’autres termes, cette volonté
de puissance entraînerait un individualisme hédoniste forcené et cruel, c’est-à-dire une
tyrannie du Moi. Le culte de la liberté totale produirait un système de lutte à mort entre des
intérêts égoïstes, où seuls les plus forts, les aristocrates, traiteraient à leur convenance,
de façon raisonnée et lucide, les plus faibles, emprisonnés dans leurs châteaux. Somme
toute, les personnages de Sade seraient donc l’expression de l’individualisme tyrannique
qui contamine une aristocratie libertine, attendant que tombent les dernières barrières de
2053
Zarathoustra classe, parmi ses ennemis, ceux qu’il appelle « les prêtres de l’égalité » (Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.117)
2054
Nietzsche écrit : « dans ce siècle populacier l’esprit noble et bien né doit commencer chaque journée en pensant à la
hiérarchie » (Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.399)
2055
Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.424
2056
ibid., p.423
2057
ibid., p.429
2058
La Dialectique de la raison, op. cit., p.107
2059
ibid., p.110
2060
L’Homme révolté, op. cit., p.63

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

la morale encore assurée par Dieu et son représentant terrestre, le Roi et que chacun
puisse devenir Dieu lui-même ou seigneur tout puissant. Camus insiste ainsi sur la double
impasse qu’ouvre l’œuvre de Sade, à ses yeux : « la revendication de la liberté totale,
2061
et la déshumanisation opérée à froid par l’intelligence » . Il n’hésite pas à affirmer que,
« deux siècles à l’avance, sur une échelle réduite, Sade a exalté les sociétés totalitaires
2062
que la révolte en réalité ne réclame pas » . Sur ce terrain, il n’est d’ailleurs pas le seul :
Adorno et Horkheimer soulignent combien un tel propos fait le lit du fascisme, tandis que
Pasolini, dans son adaptation cinématographique de Sade, Salo et les 120 journées de
Sodome, n’hésite pas à transposer son récit dans l’univers fasciste. Bien sûr, un tel parallèle
a ceci de simpliste, dans le cas de Sade, qu’il consiste à identifier le comportement et les
idées véhiculés par les personnages qu’il imagine avec sa propre pensée. Et si l’on désire
procéder ainsi, encore faut-il le faire jusqu’au bout et reconnaître que, dans La Philosophie
dans le boudoir, la brochure « Français, encore un effort si vous voulez être républicain »
défend un propos très différent… Ici, contrairement à l’égoïsme affiché de Dolmancé, Sade
n’écrit-il pas que le bonheur « consiste à rendre les autres aussi fortunés que nous désirons
2063
l’être nous-mêmes » ? De même, ne s’oppose-t-il pas à toute forme de meurtre, y compris
en période révolutionnaire : « Non, n’assassinez point, n’exportez point : ces atrocités sont
celles des rois et des scélérats qui les imitèrent ; ce n’est point en faisant comme eux
2064
que vous forcerez de prendre en horreur ceux qui les exerçaient » ? Ne réfute-t-il pas,
enfin, l’argument employé par le même Dolmancé consistant à calquer les comportements
humains et les mœurs sur la nature au principe que cette dernière ne fournit qu’ « une
2065
mesure très incertaine pour régler avec précision ce qui est bien ou ce qui est mal » ?
Pour ce qui est de Nietzsche, le débat semble plus vite réglé. A propos de la récupération de
son œuvre par les nazis, Camus rappelle que, « dans l’histoire de l’intelligence, exception
faite pour Marx, l’aventure de Nietzsche n’a pas d’équivalent ; nous n’aurons jamais fini de
2066
réparer l’injustice qui lui a été faite » . Bataille, quant à lui, dans le numéro d’Acéphale
précisément intitulé « Nietzsche et les fascistes, une réparation », souligne le rôle négatif
joué par la sœur du philologue et les critiques que ce dernier avait pu formuler envers les
antisémites.
Ceci précisé, les questions que soulèvent leurs réflexions et fictions respectives, quant
à la liberté et à sa possible identification avec une volonté de puissance, n’en restent pas
moins posées. Près d’un siècle plus tard, un penseur comme Cioran y reste empêtré. Tout
le propos qu’il développe dans les articles d’Histoire et utopie témoigne de son hésitation
entre rêve de statisme, de neutralité et de pacification – fût-ce au prix de la fadeur, de la
mollesse et de l’ennui – et rêve de conquêtes, d’utopie et de force – fût-ce au prix, cette
fois-ci, de la tyrannie et de l’intolérance. En d’autres termes, il reste coincé entre un point
de vue moral et un point de vue anthropologique. Comme Nietzsche, ce dernier affirme
une nature tragique, violente, intolérante et passionnée de l’homme. Le tyran, selon lui, ne
ferait que mettre à nu le penchant naturel propre à tout homme, c’est-à-dire sa volonté de
puissance. A partir de là, la pensée de Cioran se fonde sur le troublant paradoxe entre
reconnaissance de cette anthropologie nietzschéenne et terreur face à ses conséquences.
2061
ibid., p.69
2062
ibid., p.70
2063
La Philosophie dans le boudoir, op. cit., p.199
2064
ibid., p.202
2065
La Philosophie dans le boudoir, op. cit., p.204
2066
L’Homme révolté, op. cit., p.103

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2ème partie : Poésie et Révolution

Voilà qui justifie son pessimisme puisque chacune de ces deux options débouche, à ses
yeux, sur une impasse : d’un côté, la tyrannie et le libre jeu politique qui ne peut signifier
2067
autre chose que « la volonté d’assujettir les autres pour en faire des objets » , de l’autre,
la médiocrité. Si la morale exige de réfréner sa volonté de puissance, de « se surveiller à
2068
chaque instant » « pour ne pas céder à la tentation politique » , cela reviendrait soit à
brider sa liberté soit à se soumettre à la surveillance sociale. Sans chef, Cioran estime que
ce serait sombrer dans le statisme et l’inaction historique, dans la gestion d’un présent sans
sens et sans valeur. Somme toute, ce serait retomber dans une forme de « tyrannie molle » :
l’épuisement de l’action et de notre nature. Tout le cynisme et le désespoir de ce point de
vue se résume alors au constat suivant :
« Une république qui se respecte devrait s’affoler à l’apparition d’un grand
homme, le bannir de son sein, ou du moins empêcher que ne se crée une légende
autour de lui. Y répugne-t-elle ? C’est qu’éblouie par son fléau, elle ne croit plus à
2069
ses institutions ni à ses raisons d’être. »
A un niveau individuel, le bilan est tout aussi affligeant puisque, selon Cioran, « rien ne
nous rend plus malheureux que le devoir de résister à son fond primitif, à l’appel de
ses origines. Il en résulte ces tourments de civilisé réduit au sourire, attelé à la politesse
2070
et à la duplicité » . Dans la mesure où « on ne s’adoucit, on ne devient bon qu’en
détruisant le meilleur de sa nature, qu’en soumettant son corps à la discipline de l’anémie
2071
et son esprit à celle de l’oubli » , la seule issue morale consiste à se néantifier. En
d’autres termes, Cioran tente de s’en sortir en tirant Nietzsche du côté de Schopenhauer.
Le paradoxe veut pourtant que la pensée du philologue allemand ait aussi pu trouver
des héritiers du côté du socialisme révolutionnaire. Comme Hegel, elle connaît l’étonnant
« privilège » d’être disputée par des penseurs d’extrême droite et d’extrême gauche. C’est
sur ce deuxième front que Vaneigem tente de dépasser l’impasse dans laquelle s’enferre
Cioran en esquissant le renversement positif de la volonté de puissance en ce qu’il appelle
un « front de la subjectivité hédoniste ».

Volonté de vivre contre volonté de puissance :


Il y a un point commun entre ces positions antagonistes. A l’origine de toute révolte ou de
toute réflexion politique, il n’est pas question, pour Vaneigem comme pour Nietzsche ou
Cioran, de grands idéaux abstraits et désintéressés ou du sacrifice de certains individus
envers la collectivité. L’altruisme, à leur yeux, n’est qu’une vague mystification héritée du
christianisme. Il se situe, comme l’explique Vaneigem, « au verso de l’enfer des autres,
2072
la mystification s’offrant cette fois sous le signe du positif » . A l’inverse, tout prend sa
source, selon eux, dans une subjectivité animée par des désirs et des intérêts particuliers.
L’auteur du célèbre Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations veut bien se
référer au socialisme révolutionnaire, mais encore faut-il le débarrasser au préalable de tous
relents chrétiens passés, de tout langage fait de sacrifice ou de charité. Selon lui, il n’est
de projet politique réaliste que si l’on reconnaît, par avance, que, « dans les autres, c’est
2067
Utopie et histoire (1960), op. cit., p.49
2068
ibid., p.63
2069
Utopie et histoire (1960), op. cit., p.63
2070
ibid., p.72
2071
ibid., p.74
2072
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.63

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2073
toujours moi que je cherche, et mon enrichissement, et ma réalisation » . Si l’on ne veut
pas s’exposer plus tard à de terribles déconvenues, il est nécessaire d’admettre, comme
l’écrit Debord, que « rien n’est plus naturel que de considérer toutes choses à partir de soi,
2074
choisi comme centre du monde » . Affirmer ce que Vaneigem appelle sa « subjectivité
2075
radicale », c’est-à-dire son « identité retrouvée » , sauvée de son emprisonnement dans
les rôles, délivrée des conditionnements que lui impose la société, et sa « volonté de
2076
réalisation intégrale » , constitue, pour les situationnistes, le ferment véritable de toute
révolte authentique. Pourtant, ceci ne renvoie pas nécessairement, selon Vaneigem, à
la volonté de puissance nietzschéenne mais plutôt à ce qu’il appelle une « volonté de
2077
vivre » . Ce premier thème serait le travestissement ou le renversement négatif de cette
« volonté de vivre ». Que chacun veuille se réaliser et satisfaire ses plaisirs n’implique pas
que chacun doive s’affirmer aux dépens des autres. C’est ainsi que Vaneigem se démarque
de Nietzsche, tout en s’y référant :
« Je n’éprouve jamais autant de tendresse pour Nietzsche qu’à l’instant où sa
faiblesse est tramée sur le sublime. Flânant dans les rues de Turin, il note : si ces
braves gens savaient quelle bombe j’ai dans la tête ! Or, ce n’est pas la radicalité
de Nietzsche qui va exploser, c’est précisément cette volonté de puissance
qui, en se substituant à la volonté de vivre, l’a rendue formidable, effroyable.
C’est ce travestissement qui le détruira, enfouissant, pendant un demi-siècle, sa
pensée dans les marécages du pouvoir, de la prétendue liberté d’entreprise, de la
2078
violence compétitive. »
En d’autres termes, il s’agit de reprendre le projet de réalisation nietzschéen et, en le
sauvant de sa dérive en volonté de puissance, de le rendre à sa « véritable déflagration,
2079
celle qui irradiait de la puissance du désir et de sa générosité humaine » . Si cette
« volonté de puissance est le projet de réalisation falsifié, coupé de la participation et de la
2080
communication » , comme il l’explique encore, il s’agit alors de rendre ce projet à cette
double dimension. Chacun veut faire triompher sa subjectivité ? Il importe, pour Vaneigem,
d’arracher ce penchant naturel à la simple lutte des volontés et, tout au contraire, de fonder
2081
désormais « l’union des hommes sur ce désir commun » .
L’essentiel consiste donc à retrouver le lien qui nous unit à la totalité du vivant. La
« subjectivité radicale » dont parle Vaneigem, loin de produire la conscience isolée de
l’altruisme « où je ne me saisis pas » dans mon rapport à l’Autre ou bien le culte de la
hiérarchie et de la compétition individualiste de la volonté de puissance, nous branche sur
« cette vibration issue de tout ce qui vit, où le corps et le monde se découvrent un langage

2073
ibid.
2074 er
Panégyrique, tome 1 , op. cit., p.17
2075
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.319
2076
ibid., p.317
2077
ibid., p.63
2078
Le Chevalier, la Dame, le Diable et la mort, op. cit., p.90
2079
ibid.
2080
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.309
2081
ibid., p.283

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2ème partie : Poésie et Révolution

2082
commun, une musique ou une poésie de l’action unanime » . En d’autres termes, elle
permet de restaurer ce sens romantique de la totalité dynamique. Par elle, l’individu se sent
à nouveau solidaire du Tout. Pour lui désormais, « se maintenir au centre du subjectif n’est
2083
ni repli sur soi ni exil, mais dérive avec la conscience sensible et tentaculaire du vivant » .
Dès lors, la volonté de vivre ne vise rien d’autre que l’harmonie du vivant avec le vivant.
Partant du principe romantique que je suis tout autant influencé par le Tout que je l’influence
moi-même, je ne peux vouloir dominer autrui sans créer un système de domination qui
m’aliène en retour. La conscience de ma subjectivité libre implique la reconnaissance de la
liberté d’autrui. Ceci n’a plus rien à voir avec l’empathie. Comme l’explique Vaneigem, « il
faut que ce qui me lie aux autres apparaisse à travers ce qui me lie à la part la plus riche et
2084
la plus exigeante de ma volonté de vivre » . Puisqu’il n’y a « que les gens heureux pour
2085
faire le bonheur des autres » , alors je découvre que mon bonheur est lié à celui d’autrui
selon un mouvement d’interaction réciproque. Ainsi, en m’aimant moi-même, en tentant de
réaliser mon bonheur, je participe au bonheur de tous, de même que les autres participent
et contribuent au mien :
« La félicité sans ostentation possède un rayonnement naturel, qui agit à l’insu
de ses bénéficiaires, comme de ceux qui en furent à la source. Si bien que nul ne
sera sujet à s’en offusquer, ni les premiers par susceptibilité, ni les seconds par
2086
suffisance. »
Il n’est donc nullement question d’une forme de dévotion ou d’altruisme désintéressé mais
bien de créer une nouvelle forme de lien social autour du principe du plaisir et au sein de ce
que nous pouvons appeler, avec Vaneigem, un « front de la subjectivité hédoniste ». A l’exact
opposé de la lutte forcenée des volontés de puissance entre elles et de la logique finalement
auto-destructrice dans laquelle elle m’engage (comment pourrais-je m’épanouir si je lutte
sans cesse et si tout, autour de moi, me renvoie à ma solitude et au malheur ?), la volonté
de vivre permet de concilier liberté individuelle totale et liberté collective. L’intérêt collectif
et l’intérêt égoïste s’identifient et se renforcent l’un l’autre. En d’autres termes, Vaneigem
réussit à définir ce point précis à partir duquel le primat de ma subjectivité individuelle cesse
de renvoyer à un individualisme forcené. Il arrache la liberté véritable aux griffes de ses
détracteurs et aux abîmes qui la frôlent. Il tente de concilier et de dépasser un ensemble
de réflexions héritées de Nietzsche avec les perspectives du socialisme libertaire ou même
de l’existentialisme. Afin de bien comprendre un tel propos, il nous semble nécessaire de
souligner l’apport de ces deux philosophies à la conception de la liberté que nous cherchons
à clarifier et qui est au cœur du projet révolutionnaire auquel nous nous intéressons ici.

c) Réflexions sur la liberté

La liberté n’a de sens que partagée, liberté et égalité dans le socialisme :


Pour le socialisme révolutionnaire, défiant vis-à-vis de toute déviation individualiste de son
concept, il ne saurait y avoir de liberté sans une égalité de droit et de fait au sein de la société.
Bien entendu, du point de vue de Cioran ou de Nietzsche, un tel discours a de quoi faire
2082
Nous qui désirons sans fin, op. cit., p.161
2083
ibid., p.163
2084
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.63
2085
Le Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.90
2086
ibid.

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

frémir. L’égalitarisme ne constitue-t-il pas, à leurs yeux, la mort de l’individu ? Vaneigem,


lui-même, n’hésite pas à affirmer que « l’égalité dans la grande famille des hommes
2087
exalte l’encens des mystifications religieuses » . Pourtant, à l’instar des socialistes, il
reconnaît la nécessaire solidarité de mon sort et de celui d’autrui. Comme eux, il reconnaît
la nécessité d’une opération conjointe de libération individuelle et collective. Ainsi, la liberté,
pour se développer, doit nécessairement aller de pair avec la suppression de toute forme
d’exploitation de l’homme par l’homme au sein de la société. Il tente de tenir le juste
point d’équilibre entre ces deux notions, sans que l’une vienne compromettre l’autre. De
ème
même, Bakounine s’en prend, dans la deuxième moitié du XIX siècle, à une double
impasse. Premièrement, il critique la conception individualiste et libérale de la liberté.
Comme il l’explique, affirmer la liberté de l’individu isolé, c’est créer la condition d’une
lutte des libertés entre elles, toute liberté ne pouvant s’exercer qu’aux dépens de l’égalité
et instaurer la domination du plus fort. Deuxièmement, il critique la tendance autoritaire
et « égalitariste » d’un certain socialisme qui aurait pour effet d’assujettir l’individu à des
prescriptions collectives et donc à nier sa liberté au nom d’intérêts supérieurs. En d’autres
termes, rompre l’équilibre ici défini entre la liberté et l’égalité au profit de l’une ou de l’autre,
ce serait entraîner l’effondrement des deux ensembles et produire, dans chacun des cas,
une forme de tyrannie. Comme le conclut donc Bakounine, tandis que « la liberté sans le
socialisme, c’est le privilège, l’injustice », « le socialisme sans liberté, c’est l’esclavage et la
2088
brutalité » . Or qu’est-ce que le socialisme libertaire ? C’est un système politique qui, tout
en reconnaissant la diversité et les éventuelles disparités qui peuvent découler de l’exercice
individuel de la liberté, tente de mettre ces disparités au service de l’enrichissement de
tous et de chacun sans que jamais elles puissent se figer en inégalités politiques ou
économiques. Pour concilier ainsi liberté et égalité, Bakounine propose d’organiser le milieu
social « de manière à ce que, tout en laissant à chacun la plus entière jouissance de sa
liberté, elle ne laisse la possibilité à aucun de s’élever au-dessus des autres ni de les
dominer, autrement que par l’influence naturelle des qualités intellectuelles ou morales qu’il
possède », le tout, précise-t-il, « sans que cette influence puisse jamais s’imposer comme un
2089
droit ni s’appuyer sur une institution politique quelconque » . Bakounine redoute donc la
perversion de la liberté en volonté de puissance. Il tente, comme Vaneigem, de la dépasser
et de la mettre à distance à travers une réflexion, cette fois-ci, de type institutionnelle. Ainsi
2090
s’explique l’impression paradoxale que, tout « amant fanatique de la liberté » qu’il se
dise, il fonde l’idéal d’une liberté et d’une égalité collectives sur la crainte d’une liberté
individuelle pervertie en désir de pouvoir et une inégalité de capacités naturelles muées en
inégalités de statuts sociaux. Les perspectives du socialisme révolutionnaire qu’il tente de
définir s’inscrivent finalement dans l’optique assez hégélienne d’un développement conjoint
de la liberté et de l’égalité à travers l’histoire, contre l’égoïsme et la volonté de puissance.
Tandis que le passé offre le spectacle de « la tendance des uns de vivre et de prospérer
2091
aux dépens des autres » , tout le progrès de l’Histoire devrait donc se ramener à une
entreprise de moralisation des rapports sociaux. Quoi qu’il en soit, l’essentiel d’une telle
réflexion consiste à lier ensemble libertés individuelles et collectives dans le cadre strict
d’une égalité sociale. Cependant, afin de trancher définitivement la question, il reste à définir
2087
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.64
2088
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.127
2089
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.129
2090
ibid., p.128
2091
ibid., p.131

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2ème partie : Poésie et Révolution

le cadre moral d’un tel rapport de dépendance. Somme toute, les réflexions d’Aragon, que
nous avons étudiées précédemment, en esquissent la solution à condition d’en démontrer,
au préalable, la compatibilité avec le discours sartrien sur la liberté, portant précisément,
comme nous allons le voir, sur l’établissement des conditions morales de son exercice.

Liberté et responsabilité :
La réflexion sartrienne sur la liberté commence, d’une certaine manière, avec la « mort de
Dieu » nietzschéenne. Elle s’édifie sur les ruines de la morale chrétienne. Que se passe-t-il,
en effet, si Dieu disparaît, lui qui garantissait la permanence d’un devoir moral des hommes ?
La morale se trouve soudainement orpheline et ne peut plus reposer désormais que dans
la volonté du sujet. Comme l’écrit Sartre, « si Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en
2092
face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeraient notre conduite » . Le premier
état de l’homme est donc le délaissement. Le voilà confronté à ses seuls choix personnels
et à leurs conséquences. Cette autonomie nouvelle peut, en un certain sens, déterminer ce
que Kundera appelle une « insoutenable légèreté de l’être ». En même temps qu’elle libère,
elle confronte chaque individu à la contingence et à l’insignifiance de ses actes. Peut-on,
en effet, condamner ce qui est éphémère ? C’est ainsi que Kundera, s’appuyant à son tour
sur le questionnement nietzschéen, interprète à rebours la fiction de l’éternel retour :
« Le mythe de l’éternel retour affirme, par la négation, que la vie qui disparaît une
fois pour toutes, qui ne revient pas, est semblable à une ombre, est sans poids,
est morte d’avance, et fût-elle atroce, belle, splendide, cette atrocité, cette beauté,
2093
cette splendeur, ne signifient rien. »
Livrés à nous-mêmes et à nos propres choix, serions-nous alors « aussi libres
2094
qu’insignifiants » ? La liberté et l’autonomie pourraient-elles être un fardeau
insoutenable, pour tous ceux qui n’ont pas le courage du surhomme ? Afin d’assurer la
valeur de notre existence, nous sommes ainsi tentés de placer sous le signe de la nécessité
– fût-elle illusoire – les moindres choses, actions ou choix qui remplissent notre vie. Par
exemple, comme l’explique Kundera, « nous croyons tous qu’il est impensable que l’amour
de notre vie puisse être quelque chose de léger, quelque chose qui ne pèse rien ; nous nous
figurons que notre amour est ce qu’il devait être ; que sans lui notre vie ne serait pas notre
2095
vie » . De la même façon, la plupart des gens pensent que le sérieux de l’existence, sa
valeur, réside dans le passage du léger au lourd et qu’il est donc nécessaire de s’arrimer
à un parti (quel qu’il soit) qui donne à notre vie ce poids de sens que nous recherchons
en dehors de nous au lieu de le trouver en nous-mêmes. La pesanteur, c’est réclamer
des garanties là où tout semble incertain. En amour, sa forme la plus conséquente serait
la jalousie, la mise en doute perpétuelle du lien qui nous unit à autrui et la recherche de
garanties (mariage, serments, etc.) afin d’évacuer l’angoisse qui naît de la conscience de
la légèreté du rapport amoureux et donc du risque permanent de la perte. En politique, une
telle recherche de pesanteur trouverait sa solution dans l’adhésion à un système, dans une
idéologie garantissant à l’avance le bien-fondé de nos actes. Là, nous annexerions notre
liberté au devoir-être, au « es muss sein » de Beethoven, c’est-à-dire à la pesanteur du
Sens. Dans ce contexte, nous pourrions devenir un héros qui « porte son destin comme

2092
L’Existentialisme est un humanisme, op. cit., p.39
2093
L’Insoutenable légèreté de l’être, op. cit., p.13
2094
ibid., p.15
2095
ibid., p.57

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Atlas portait sur ses épaules la voûte du ciel », « un haltérophile soulevant des poids
2096
métaphysiques » . A celui qui n’aurait pas choisi son « poids », la société renverra l’image
dévalorisante du marginal, du futile, du superficiel et, à la longue, du parasite : parce que
la seule pesanteur qui vaille, pour elle, est celle qui nous agrège à elle et à ses valeurs
(travail, famille, citoyenneté). Le drame veut qu’un tel « poids » s’impose vite à nous comme
2097
une force aliénante, une fatalité, « comme un vampire qui [nous suce] le sang » selon
Kundera. La liberté se sacrifie sur l’autel de la pesanteur et des valeurs assurées. L’individu
s’écrase ici devant des forces supérieures, qu’elles soient divines ou bien sociales. Il rejoint
le règne de l’hétéronomie.
A moins que l’on ne se satisfasse de ce genre de domination, qu’il s’agisse de celle d’un
Dieu, d’une minorité dirigeante ou de cette contrainte collective dont se méfiait Bakounine,
il nous faut donc en revenir à la légèreté et à la contingence. Sens, Idéal, Système,
Idéologie, Dieu : aussi rassurantes que soient ces citadelles où tout est toujours assuré
d’avance, ce n’est jamais choisir que le règne de l’illusion et des abstractions et nier la
réalité contingente et légère de notre existence. Fuir cette légèreté, c’est fuir notre propre
vie. La seule liberté est donc de l’embrasser et de s’en faire les créateurs conscients et
autonomes. Il n’y a d’autre choix que de renverser notre angoisse dans l’aventure des
possibles. Toute morale de la liberté doit se fonder là-dessus. Si la légèreté de l’existence
implique la contingence de ses formes, il serait faux, en effet, d’en déduire l’absence de
toute morale. Cette dernière peut cesser d’agir comme une pesanteur extérieure et devenir
un produit de notre action libre. La légèreté n’est pas l’absence de valeur, c’est l’absence
d’une détermination hétéronome de la valeur, au profit de sa détermination autonome et
libre. Pour le dire autrement, si tout ce qui est libre l’est au point de pouvoir ne pas avoir été,
ceci ne signifie pas que l’on ne puisse tirer une morale de l’exercice autonome de la liberté.
Pour comprendre ce dernier point, nous pouvons nous appuyer sur certaines réflexions
de Sartre, prises ici à titre d’exemple. Leur point de départ est l’affirmation d’une nécessaire
auto-détermination de l’homme et de ses valeurs. L’homme, écrit-il, « n’est rien d’autre que
2098
ce qu’il fait ». Il est « un projet qui se vit subjectivement » . A la base de tout, il y a
donc un choix ou un projet subjectif et contingent à travers lequel chaque homme s’invente.
Cependant, et c’est là le tournant moral que nous voudrions mettre en évidence, un tel choix
ne peut prétendre à la neutralité. Contrairement à ce qu’avance Kundera, sa contingence
ne signifie pas son insignifiance. En effet, comme l’explique pour nous Sartre, « il n’est pas
un de nos actes qui, en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps
une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être. Choisir d’être ceci ou cela, c’est
2099
affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons » . En d’autres termes,
la liberté devient morale à partir du moment où elle devient responsable. C’est ainsi que
Sartre tranche le débat entre légèreté et pesanteur : il assigne à la légèreté de l’acte libre
la pesanteur de sa responsabilité. A cela, on peut rétorquer qu’avec l’angoisse de ce choix
2100
responsable, c’est encore la pesanteur qui triomphe . Seulement, tandis que, dans le cas
de l’hétéronomie, c’est la responsabilité vis-à-vis d’une entité extérieure qui contraint et bride
la liberté, le mouvement est inverse ici : c’est la liberté qui détermine la responsabilité et
2096
L’Insoutenable légèreté de l’être, op. cit., p.55
2097
ibid., p.283
2098
L’Existentialisme est un humanisme, op. cit., p.30
2099
L’Existentialisme est un humanisme, op. cit., p.31-32
2100
De même, d’ailleurs, que l’éternel retour ramène le surhomme nietzschéen à une forme de gravité et de sérieux bien peu
compatible avec l’esprit de légèreté…

392

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2ème partie : Poésie et Révolution

qui prime donc, au final. Ceci nous amène cependant à réviser une conception de la liberté
en terme de pure légèreté. La liberté, dans l’optique présente, c’est choisir ce que l’on veut
réellement, c’est-à-dire en toute conscience du sens de notre acte et de son poids moral.
Autrement dit, la liberté devient morale (responsable) lorsqu’elle est conscience d’elle-
même et la pesanteur qui s’y attache désormais n’est que la pesanteur de son propre poids.
Dès lors, si la liberté implique la conscience et le poids de cette conscience, on peut objecter
aux nostalgiques de la pure légèreté que celle-ci ne peut être qu’aveugle, inconsciente et
donc aliénée à sa propre inconséquence et à son propre aveuglement. Si la liberté implique
le choix conscient (mais que serait-elle autrement ?) et la pure légèreté l’absence de choix,
la soumission à ses désirs inconscients et à son instinct, alors ces deux notions peuvent
devenir incompatibles. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les réflexions
sartriennes sur le couple de concepts liberté-responsabilité. Comme il le démontre, tout
choix ou projet relève d’une forme d’engagement : « l’homme, sans aucun appui et sans
2101
aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l’homme » . Tout acte libre,
selon lui, engage l’humanité toute entière. Comme il l’écrit encore : « je construis l’universel
2102
en me choisissant » ou « chaque homme se réalise en réalisant un type d’humanité » .
Tout acte individuel libre et donc responsable implique la définition d’une morale et constitue
ainsi un geste politique, aussi minime et dérisoire soit-il. En toute cohérence, il ne peut
ensuite prétendre à l’irresponsabilité politique et se réfugier derrière l’impact dérisoire ou
non de ses décisions et de ses actes.
C’est ainsi que se fonde une éthique nouvelle qui unit l’individu à la collectivité. En me
choisissant libre, je choisis l’humanité, j’affirme la valeur de la liberté et ne peux y contrevenir
sans me trahir moi-même. Comme l’explique Sartre, contrairement à certains discours sur
la volonté de puissance, je ne peux prendre ma liberté pour but « que si je prends également
celle des autres pour but ». Ainsi, « en voulant la liberté, nous découvrons qu’elle dépend
2103
entièrement de la liberté des autres, et que la liberté des autres dépend de la nôtre » .
Ce propos est donc compatible avec celui du socialisme. Bakounine n’écrivait-il pas ? :
« La liberté n’est pas un fait d’isolement, mais de réflexion mutuelle, non
d’exclusion, mais au contraire de liaison ; la liberté de tout individu n’étant
autre chose que la réflexion de son humanité ou de son droit humain dans la
2104
conscience de tous les hommes libres, ses frères, ses égaux. »
Le propos de Sartre sur lequel nous nous appuyons ici pêche cependant par abstraction.
La faiblesse de sa pensée tient assurément à l’absence de prise en compte concrète des
contraintes matérielles et sociales qui peuvent s’opposer à l’exercice de notre liberté et,
surtout, à l’illusion d’une possible auto-détermination absolue de soi et de son monde –
somme toute, dans une optique encore très idéaliste et ce, une fois de plus, non sans
ressemblance avec Nietzsche. L’erreur de Sartre est donc double. Même s’il reconnaît bien
volontiers le principe d’intersubjectivité, le « je pense donc je suis » cartésien sur lequel
il s’appuie est en soi une formule insuffisante. Pour qu’il y ait pensée, il faut qu’il y ait un
objet qui stimule la pensée et la pensée ne devient conscience qu’en devenant conscience
d’elle-même, c’est-à-dire en s’éprouvant au contact de l’autre. Il faut donc corriger ainsi la
formule : je pense que je pense quelque chose donc je suis. Le mouvement de la conscience
est réflexivité. Il est aussi interaction, ce qui fait que ma conscience ne peut en aucun cas
2101
L’Existentialisme est un humanisme, op. cit., p.40
2102
ibid., p.61-62
2103
L’Existentialisme est un humanisme, op. cit., p.69-70
2104
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.124

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

s’établir dans l’absolu mais seulement en rapport avec celle d’autrui. En ne prenant pas
suffisamment en compte ce point, ceci amène Sartre à une deuxième erreur : l’insuffisante
prise en compte de la situation et du milieu objectif dans lesquels se forme toute conscience
et, partant, toute liberté. Il n’y a aucun sens, à nos yeux, d’écrire, comme il le fait, que
2105
« l’homme est toujours le même en fonction d’une situation qui varie » ou bien de parler
du « caractère absolu de l’engagement libre […] engagement toujours compréhensible à
2106
n’importe quelle époque et par n’importe qui » . Nous affirmons, premièrement, contre
Sartre, qu’il n’existe aucune sorte de détermination absolue. Nous pensons qu’on ne peut
jamais choisir l’homme dans l’absolu mais seulement proposer un modèle de comportement
par rapport à un contexte donné. Il nous semble donc nécessaire de reposer le projet
individuel sartrien dans son milieu objectif. Dans la mesure où toute conscience se forme
dans une relation à autrui, toute conscience surgit dans un milieu objectif qui la détermine et
se constitue en fonction de représentations et de conditions historiques données. Dès lors, il
n’y a pas de conscience absolue, il n’y a de conscience qu’en situation, c’est-à-dire qu’il n’y
a de conscience qu’historique – de même qu’il n’y a pas de sujet absolu et que tout sujet est
historique. Contrairement à ce qu’affirme Sartre, il y a donc une histoire et un développement
de la conscience qui fait que tout homme est toujours différent devant une même situation
ou une situation qui varie. Même s’il n’existe aucune norme ou valeur a priori et de toute
éternité, ceci signifie que tout choix individuel s’effectue nécessairement en fonction d’un
ensemble de représentations et de valeurs préalables, c’est-à-dire en fonction des normes
morales qui lui préexistent. Bien sûr, ce cadre déterminant n’est pas pour autant aliénant :
déterminé par une situation objective, je suis à même de surmonter cette détermination
et ceci est l’acte réel de ma liberté. De plus, si tout individu se détermine par rapport à
son milieu objectif, ceci signifie qu’il n’y a aucun sens à parler d’un projet subjectif pur. Il
faut démontrer, au contraire, que tout projet individuel s’élabore dans la confrontation avec
autrui, de même qu’autrui et son propre projet entrent dans mon propre projet de façon
constituante. Tout projet est donc, en réalité, le produit d’une intersubjectivité. Il se crée et
se modifie au gré de l’interaction réciproque dans laquelle j’entre avec autrui. Tout projet
est social. L’homme n’est pas ce démiurge sartrien qui choisit l’homme en même temps
qu’il se choisit et qui porte sur ses épaules la responsabilité et l’angoisse de l’humanité
toute entière. D’une part, je ne porte pas seul le poids de l’humanité par un choix définitif et
isolé et, d’autre part, il n’existe pas de projet défini une fois pour toutes mais seulement une
expérimentation constante selon une logique évolutive permanente.

Interdépendance des projets individuels et collectifs :


Selon la démonstration que nous tentons de mener, toute liberté véritable se situe donc au
carrefour d’un choix contingent et de la pesanteur des déterminismes, là où la promotion de
l’égalité ne se confond plus avec l’égalitarisme et où l’autonomie individuelle ne signifie plus
l’individualisme. La « révolution de l’existence quotidienne », qui se fonde sur ces principes,
doit ainsi écarter tour à tour deux impasses. Premièrement, elle met en évidence l’inefficacité
des solutions strictement individuelles. Isolé, l’affranchissement d’un individu n’a guère de
chance de produire un effet politique conséquent. Comme l’explique Marx, « si l’individu
particulier n’est pas lié par les limites de la nation, la nation tout entière est encore bien
2107
moins affranchie par l’affranchissement d’un individu » . Comment l’individu pourrait-il
prétendre vivre librement dans un monde d’aliénation sans que ce dernier ne le rattrape ?
2105
ibid., p.67
2106
ibid., p.62
2107
Contribution à la critique de la philosophie du droit, op. cit., p.19

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2ème partie : Poésie et Révolution

Selon le modèle qu’initie le romantisme allemand, chacun peut prétendre changer sa vie,
pourtant, à moins de partir vivre en ermite (mais combien de temps faudra-t-il pour que la
société ne le rattrape ?), il ne pourra s’affranchir des contraintes matérielles que lui impose la
société. Ainsi Kerouac, après avoir cru un moment à la possibilité de s’affranchir du monde
capitaliste bourgeois des années 1950-1960 et de trouver, dans un mode de vie nomade, le
secret d’une vie nouvelle, est bien obligé de reconnaître l’échec de cette solution. Partout,
autour de lui, il observe la répression dont sont victimes les marginaux dont il fit partie. Il
constate, désabusé :
« Le vagabond américain a bien du mal à mener sa vie errante aujourd’hui avec
l’accroissement de la surveillance que la police exerce sur les routes, dans les
gares, sur les plages, le long des rivières et des talus, et dans les mille et un
2108
trous où se cache la nuit industrielle. »
2109
Avec la fin de ces « clochards célestes » , c’est tout un idéal de liberté et d’aventures
individuelles qui s’effondre. Face à cet état des choses, sans aucune perspective
révolutionnaire et collective concrètes, une telle quête isolée de libération débouche sur le
2110
désespoir. Maintenant que « les bois sont remplis de geôliers » , incapable d’envisager le
dépassement de ses perspectives individuelles sur un plan politique, Kerouac se résigne :
« pour moi, la seule chose à faire c’est de rester dans sa chambre pour se saouler et
2111
abandonner les idées de camping et de vagabondage » . C’est précisément pour éviter
ce type d’impasse que Debord prend ses distances par rapport au mode de vie bohème
de ses premières années. En marge du monde du travail, vivant de petites combines sans
2112
lendemain, il ressent vite, en effet, l’insuffisance de cette « défensive statique » qui est
alors la sienne et celle de ses amis. En proie à l’hostilité et à la répression ambiante, Debord
refuse le désespoir qui menace de les envahir : « A la moitié du chemin de la vraie vie, nous
étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes,
2113
dans le café de la jeunesse perdue » . Il cherche à sortir de l’isolement et à exploiter, sur
le terrain de l’offensive révolutionnaire, « les grandes possibilités de subversion présentes
2114
dans l’univers apparemment hostile qui l’entourait » . Il résume ainsi le tournant politique
majeur qui a lieu à cette époque et dont l’I.S. allait devenir le produit le plus conséquent :
« Alors que l’on voyait notre défense submergée, et déjà quelques courages
faiblir, nous fûmes quelques-uns à penser qu’il faudrait sans doute continuer
en nous plaçant dans la perspective de l’offensive : en somme, au lieu de se
retrancher dans l’émouvante forteresse d’un instant, se donner de l’air, opérer
une sortie, puis tenir la campagne, et s’employer tout simplement à détruire
entièrement cet univers hostile, pour le reconstruire ultérieurement, si faire se
2115
pouvait, sur d’autres bases. »
2108
Le Vagabond américain en voie de disparition, op. cit., p.73
2109
Selon le titre d’un des romans de Kerouac
2110
Le Vagabond américain en voie de disparition, op. cit., p.92
2111
ibid., p.90
2112
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.39
2113
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.35
2114
ibid., p.39
2115
ibid.

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Il ne s’agit donc plus, ici, de défendre en pure perte un mode de vie alternatif mais de détruire
la société qui le rend impossible pour pouvoir ensuite le généraliser. L’enjeu purement
individuel s’étend ainsi au collectif et trouve, sur ce terrain, sa seule chance politique.
Pour autant, comme nous l’avons déjà souligné, il n’est nécessaire de renoncer aux
perspectives individuelles. Non seulement, il n’est pas question qu’elle les sacrifie mais
ce sont elles, à vrai dire, qui doivent motiver sa démarche et lui donner un sens. Toute
révolution collective n’a de sens que si elle s’articule avec elles. C’est à partir de la « volonté
de vivre », pour reprendre l’expression de Vaneigem, que doit se jouer son exercice, avec
une seule devise : l’intérêt de tous pour celui de chacun et l’intérêt de chacun pour celui de
tous. En d’autres termes, les solutions individuelles doivent se confondre avec les solutions
collectives au cœur de ce que nous appelions un « front de la subjectivité hédoniste ».
L’expérimentation-vie de ces poètes débouche ainsi, comme nous allons le montrer, sur
une théorie des gestes poétiques et une forme de militantisme par l’acte. L’avenir de la
révolution ne peut plus s’envisager en dehors du « devenir-révolutionnaire » concret dans
lequel chaque individu s’engage et engage avec lui la totalité de la société.

4) Le Devenir-révolutionnaire
a) Théorie des gestes poétiques et devenir-révolutionnaire
La théorie sartrienne de la liberté, avec toutes les limites que nous venons de lui assigner,
a ce mérite : elle déplace la notion d’engagement du militantisme en faveur d’un parti à
l’exercice individuel de notre liberté et ainsi à l’ensemble des choix et des comportements
que nous adoptons. La politique ne se joue donc plus tant dans le cadre de sphères
spécialisées que dans nos actions et interventions quotidiennes. Une telle réflexion nous
permet de distinguer, d’un côté, l’engagement dans un avenir de la révolution qui implique
notre dévouement à une cause future, et donc extérieure, et, de l’autre, ce que Deleuze
appelle l’engagement dans un « devenir-révolutionnaire », c’est-à-dire notre implication
présente et concrète dans de nouvelles propositions de vie que nous manifestons par nos
actes. Tandis que la problématique de l’avenir de la révolution nous renvoie aux perspectives
de la politique spécialisée, le devenir-révolutionnaire situe la question politique à un niveau
bien plus profond. Remplacer cette première perspective par la seconde, ce serait opérer
la mutation suivante : penser, au-delà des possibilités futures ou non de la révolution, qu’un
nouveau type de révolution est déjà possible et que « toutes sortes de machines mutantes,
vivantes, mènent des guerres, se conjuguent et tracent un plan de consistance qui mine le
2116
plan d’organisation du Monde et des Etats » . Il ne s’agit plus de défendre la révolution,
il s’agit d’être soi-même la révolution, c’est-à-dire de la réaliser et, partant, de renoncer
à toute pratique qui, au nom d’un changement de système à venir, incite à renconcer au
changement de sa propre vie. C’est ainsi que Sollers, à propos de Debord, résume un tel
renversement de perspective : « Voilà ce qu’est le point de vue révolutionnaire. C’est-à-dire
votre vie l’est, ou ne l’est pas. L’art de vivre au plus haut sens du terme. Une guerre, dans
2117
des conditions données… » . Il s’agit de réinventer nos manières d’être individuelles et
collectives et de promouvoir toute forme d’expérimentation-vie à son niveau le plus politique.
En même temps qu’il démonte toute structure d’être ou tout système figés, le devenir-
révolutionnaire dégage un ensemble de perspectives inédites, de nouvelles lignes de vie
ou ce que Deleuze appelle de nouveaux « agencements ». Peu importe, à partir de là, le
2116
Dialogues, op. cit., p.176
2117
« Entretien avec Philippe Sollers », Archives et documents situationnistes n°4, automne 2004, p.109

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2ème partie : Poésie et Révolution

point de vue de l’Histoire qui juge en termes d’échecs ou d’utopies : une telle expérience
nous ouvre à l’aventure des possibles, c’est-à-dire à une forme de relativité et de créativité
permanente qui incarne, à nos yeux, l’esprit révolutionnaire par excellence.
Comme nous l’avons montré, aux yeux des poètes auxquels nous nous intéressons
ici, il ne peut plus être question de littérature engagée. Le roman engagé plaide, il n’agit
pas et n’entre pas dans un devenir. Il est discours et non acte. Il est pré-texte renvoyant
à l’idéologie qui le supporte. Il milite pour un avenir meilleur : il est historique et se donne
donc la révolution comme avenir. En d’autres termes, il s’oppose au devenir-révolutionnaire.
A l’inverse, avec la « révolution du langage poétique », la littérature entre en dialogue, en
noce avec la révolution (sa forme, son écriture, entrent dans un processus de mutations, de
changements incessants), contrairement à la littérature engagée qui reste fidèle au discours
de son temps et maintient la révolution à distance. Tandis que l’écrivain engagé prend la
révolution pour sujet, comme objet de ses vœux, dans le devenir-révolutionnaire, il devient
le sujet de la révolution : à l’écriture comme discours, il oppose l’écriture comme acte. A un
niveau plus conséquent encore, le devenir-révolutionnaire s’identifie avec la réalisation de
la poésie. Il n’est plus tant question d’une mutation des formes que d’un ensemble concret
de gestes poétiques, de leur dimension explosive et de leur inflation consécutive.
En 1954, en réponse à une enquête du groupe surréaliste belge sur le sens du mot
« poésie », les jeunes membres de l’Internationale Lettriste répondaient déjà par la formule
suivante : « la poésie pour nous ne signifie rien d’autre que l’élaboration de conduites
2118
absolument neuves, et les moyens de s’y passionner » . Il est question, ici, de tout acte
créatif spontané et autonome faisant irruption dans le quotidien et qui, multiplié, définit un
nouvel art de vivre. Ce sont les situations construites, les séances de dérive ou toute autre
série de comportements poétiques dans l’amour, la folie ou la révolte dont nous parlions
précédemment. La « révolution de l’existence quotidienne » est l’entreprise de libération
des possibilités créatrices de tels gestes et leur exercice d’invention permanent. Elle tente
ainsi de généraliser ce type de pratique autonome et d’entraîner une forme de devenir-
révolutionnaire incessant. Ce type de gestes radicaux dynamise et déborde son système
de référence premier. Il excède tout cadre pré-déterminé et actualise, dans sa réalisation
même, le principe dynamisant cher au romantisme allemand et à la « révolution poétique ».
En lui-même, il porte la possibilité d’une infinité de gestes poétiques nouveaux. Il réalise,
sur le terrain de l’action, ce que l’image poétique réalisait dans le domaine de la pensée :
il est cette pratique singulière qui absolutise le monde, c’est-à-dire l’ouvre à sa dynamique
infinie, à un ensemble infini de virtualités créatrices. Son principe même est dialectique :
d’un même geste, il fait vaciller la réalité existante et constitue un choc qualitatif à même de
provoquer, par une réaction en chaîne, de nouveaux gestes poétiques. Il est donc au cœur
de ce double mécanisme d’entraînement particulier, propre au devenir-révolutionnaire, que
nous allons analyser maintenant.

b) Le Devenir-révolutionnaire ou le militantisme par l’acte

1. Incarner le Négatif dans l’Histoire :

Le Rôle du Négatif dans l’Histoire et dans la société présente :


C’est un mot d’ordre récurrent : avant même d’envisager toute forme de construction positive
nouvelle, la révolution doit commencer par déchaîner ce que Bakounine appelle « les
2118
« Réponse à une enquête du groupe surréaliste belge : Quel sens donnez-vous au mot poésie ? », Potlatch n°5, 20 juillet
1954, op. cit., p.42

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

mauvaises passions », c’est-à-dire la soif de « destruction de ce que, dans la même langue


2119
bourgeoise, on appelle l’ordre public » . La société présente ne s’effondrera pas toute
seule, il faut la pousser jusqu’à son terme, jusqu’au point de non-retour. Ce travail-là est
mené par ceux qui incarnent, au sein du monde actuel, le mouvement du Négatif. Ceux-
là sont les « damnés » ou les « maudits », selon l’expression de Rimbaud. Debord, lui-
même, ne parle-t-il pas, dans son film In Girum imus nocte et consumimur igni, du « parti du
Diable » ?Le tout implique une forme de rupture radicale au sein de la société, entre ceux
qui veulent la détruire et ceux qui veulent la perpétuer. Comme l’explique Marx, pour qu’une
classe devienne révolutionnaire, il faut qu’elle s’oppose de manière totale à la classe au
2120
pouvoir et qu’elle incarne ainsi la révolte générale contre ce pouvoir . En d’autres termes,
2121
il faut qu’elle se constitue « en représentant négatif de la société » . Les membres de
l’I.L. poussent le propos encore plus loin. Vis-à-vis de la société présente, selon un article
de la revue Potlatch, ils rêvent d’incarner cet anti-proton ou cette anti-matière qui détruit
toute matière à son contact. Les situationnistes n’ont jamais eu d’autre visée que de dévoiler
la réalité désastreuse des temps présents derrière le système d’illusions qu’entretient le
spectacle. Par le biais d’une critique radicale et totale d’inspiration marxienne, ils entendent,
comme leur illustre prédécesseur, aboutir « à l’impératif catégorique de renverser toutes les
2122
conditions sociales où l’homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable » .
2123
Pour cela, leur stratégie est simple : mettre « de l’huile là où était le feu » et, comme
l’explique Debord, s’engager « définitivement dans le parti du Diable, c’est-à-dire de ce mal
historique qui mène à leur destruction les conditions existantes ; dans le mauvais côté qui
2124
fait l’histoire en ruinant toute satisfaction établie » .
Une telle perspective est héritée directement et ouvertement de la philosophie
hégélienne de l’Histoire. Pour le philosophe allemand, il faut rendre intelligible le mouvement
2125
du négatif dans l’Histoire, du « mal dans l’univers, y compris le mal moral » , en mettant
en évidence son rôle par rapport à la finalité du monde, qui ne peut être que la réalisation
du Bien, c’est-à-dire, en l’occurrence, la réalisation de l’Esprit. Pour lui, ce mouvement
se comprend ainsi : tandis que l’Histoire progresse par palier, chaque peuple incarnant
une phase de son développement, toute société, dans sa phase de déclin, produit son
propre négatif qui l’entraîne dans sa chute. Une telle contradiction naissante, loin de
mener à une simple décadence sans lendemain, permettrait d’assurer la nécessité du
passage à une étape supérieure du progrès de l’Humanité. Ainsi, ce qui semble une simple
négation, du point de vue de la société qui la vit, serait en réalité « l’apparition d’une
2126
détermination supérieure et plus étendue » dont le côté positif apparaîtrait avec la
formation d’un nouveau peuple, plus évolué. C’est précisément sur ce modèle dialectique
du développement de l’histoire que s’appuie Debord. Il prétend dépasser l’état actuel
des choses en développant ses possibles et, ce, afin de le faire évoluer vers un état
2119
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.361
2120
Marx écrivait : « pour qu’une classe soit par excellence la classe de la domination, il faut qu’inversement une autre classe soit
ouvertement la classe de l’asservissement » (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit., p.33)
2121
Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit., p.33
2122
K. MARX, ibid., p.25
2123
G. DEBORD, In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.41
2124
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.41
2125
La Raison dans l’Histoire, op. cit., p.68
2126
ibid., p.211

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2ème partie : Poésie et Révolution

nouveau. Ce Négatif qu’il prétend incarner ne serait que le développement des potentialités
présentes qui bientôt se dressent contre l’état présent et l’amènent à sa dissolution. Il
n’est donc pas question ici d’une destruction pure, le dépassement étant l’exploitation du
contenu inexploité du présent. Comme dans le schéma hégélien, ce dépassement passe
par l’exercice dissolvant de la pensée critique et le développement de la conscience de soi
et de son époque, de ses moyens et de ses possibles.
A partir de là, selon l’analyse stratégique des situationnistes, confrontée à ses propres
possibles qui sont en même temps son négatif, la société actuelle ne peut se défendre
qu’en s’enfermant dans ses contradictions. Elle ne peut contrer le développement de ses
possibles qu’en se sclérosant et en se coupant de tout ce qui fondait son dynamisme. En
refusant de développer ses possibles, elle se prive de toute l’énergie qui la maintenait en
vie pour se réduire à la gestion patiente de sa déchéance et de son effondrement. Ainsi l’I.S.
prétend avoir poussé la société présente jusqu’à son auto-dissolution. En étant confrontée
à son Négatif, elle finirait par s’effondrer de ses propres excès, prise au piège suivant :
« La cause la plus vraie de la guerre, dont on a donné tant d’explications
fallacieuses, c’est qu’elle devait forcément venir comme un affrontement sur
le changement. Nous étions nous-mêmes, plus que personne, les gens du
changement dans un temps changeant. Les propriétaires de la société étaient
obligés, pour se maintenir, de vouloir un changement qui était l’inverse du
nôtre. […] Ce qu’ils ont fait montre suffisamment, en négatif, notre projet. Leurs
immenses travaux ne les ont donc menés que là, à cette corruption. La haine de
2127
la dialectique a conduit leurs pas jusqu’à cette fosse à purin. »
Faut-il en conclure que le rôle de l’I.S. était nécessaire dans l’Histoire ? Nous verrons
plus loin le sort qu’il convient de faire à ce genre de prétendues nécessités historiques.
C’est pourtant ce que suggère Debord – du moins si l’on se place du point de vue de
ce changement dialectique d’inspiration hégélienne. L’I.S. ne prétend pas avoir détruit
la société par ses seules forces mais seulement en la poussant dans ses derniers
retranchements et en démystifiant sa prétendue positivité. Debord se réjouit alors : « Voilà
2128
donc une civilisation qui brûle, chavire et s’enfonce tout entière. Ah ! le beau torpillage ! » .
Aujourd’hui encore, dira-t-on, la société bourgeoise capitaliste est toujours sur pieds mais
peu importe, pour les situationnistes, ce ne peut être qu’une question de temps. L’essentiel
est là : plus personne ne peut croire en la positivité de cette « société du spectacle ».
2129
Comme l’explique Debord, « son air d’innocence ne reviendra plus » . Elle-même est
obligée, aujourd’hui, de convenir de ses faiblesses et de ses faillites. Le système se dénonce
désormais lui-même et chacun ne parle plus que de réforme. Le tout, d’une certaine
manière, est de bonne guerre : une lutte s’engage alors entre révolutionnaires et dirigeants
en place pour démontrer lequel des deux partis incarne le parti réel d’un changement plus
ou moins radical. Dans les deux cas, cependant, le travail du Négatif entraîne la nécessité
d’une transformation. Tandis que les uns tentent de sauver ce qui peut encore l’être, les
révolutionnaires essaient, eux, de redéfinir l’ensemble du domaine des possibles. Ici, le
Négatif se transforme en son inverse. La contestation et la critique dont il est le vecteur
révèlent sa puissance d’affirmation et de libération constitutive.

Le Passage du négatif au positif, de la révolte à la révolution :


2127
G. DEBORD, In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.53
2128
ibid., p.54
2129
ibid., p.48

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Toute perspective révolutionnaire ne peut, en effet, se développer qu’à travers les deux
étapes suivantes : le refus, la négation et la rage de détruire puis, la négation de cette
négation à travers l’affirmation d’une positivité nouvelle. Le premier temps est celui de la
révolte du Négatif. Face à une condition injuste ou inacceptable, chacun affirme le refus
d’une situation donnée à travers ce moment. Plus rien ne compte que la destruction du
monde qui la rend possible. A la limite, ce premier moment peut avoir quelque chose de
nihiliste. Il implique la critique et le rejet de toutes les valeurs en place, la mise à sac et le
mépris de l’édifice social. Le tout, en nous ramenant à une sorte de chaos primitif, prend
souvent l’image de la fête. Pour l’insurgé, il n’y a plus qu’une seule devise : « rien n’est vrai ;
tout est permis ». N’était-ce pas le mot d’ordre des cercles au sein desquels Debord évoluait
2130
au début des années 1950 ou bien celui du mouvement dadaïste auquel participent
les surréalistes à la fin des années 1910 ? Bien entendu, la limite d’une telle position est
évidente : comment pourrait-on vivre sur de perpétuelles ruines ? Il n’en faut pas moins
souligner les vertus d’un tel moment et le mouvement de désaliénation auquel il correspond.
A en croire Breton, cette révolte constitue l’une des plus hautes expressions humaines. Elle
2131
seule, dit-il, est « créatrice de lumière » . C’est à ce titre qu’il dresse ce brillant éloge de
la rébellion :
« Il n’est pas de plus éhonté mensonge que celui qui consiste à soutenir, même
et surtout en présence de l’irréparable, que la rébellion ne sert de rien. La
rébellion porte sa justification en elle-même, tout à fait indépendamment des
chances qu’elle a de modifier ou non l’état de fait qui la détermine. Elle est
2132
l’étincelle dans le vent, mais l’étincelle qui cherche la poudrière. »
A cela, malgré leurs nombreux différends, Camus ne pouvait que souscrire, lui qui écrivait :
« La révolte prouve par là qu’elle est le mouvement même de la vie et qu’on ne peut la
nier sans renoncer à vivre. Son cri le plus pur, à chaque fois, fait se lever un être. Elle est
2133
donc amour et fécondité, ou elle n’est rien » . Sur une terre en ruines, le nihilisme peut se
retourner en infinité des possibles. Celui qui niait toutes choses peut désormais affirmer :
« tout est permis, tout est possible ». Celui qui s’insurge contre son propre esclavage
découvre dans ce même geste l’affirmation d’une valeur nouvelle : celle du respect de sa
personne, de sa liberté et de sa créativité individuelle. En ce sens, comme l’explique Camus,
la révolte se porte au-delà du simple refus et affirme un droit et une valeur irréductibles qui
ne peuvent être transgressés. Elle constitue le ferment d’une positivité nouvelle et définit
le cadre d’une morale elle aussi nouvelle. Ainsi, « apparemment négative, puisqu’elle ne
crée rien, la révolte est profondément positive puisqu’elle révèle ce qui, en l’homme, est
2134
toujours à défendre » .
A partir de là, pour développer et réaliser sa valeur intrinsèque, la révolte doit se
dépasser et s’étendre sur le terrain de la révolution. N’est-ce pas, selon Jean-Michel
Mension, ce qui faisait de Debord un authentique révolutionnaire au milieu de ses
camarades de jeunesse ? La manière dont il présente cette différence nous semble
significative :

2130
Debord se réfère lui-même à cette formule dans In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.30
2131
Arcane 17, op. cit., p.100
2132
ibid., p.98
2133
L’Homme révolté, op. cit., p.380
2134
ibid., p.34

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2ème partie : Poésie et Révolution

« Avant, dans le quartier il y avait une révolte totale, pas de tout le monde mais
enfin une bonne partie des gars qui étaient là, des filles qui étaient là : il y avait
une révolte complète qui a duré plus ou moins longtemps selon les personnes,
mais chez Guy [Debord] il y avait la recherche d’une réponse, la volonté d’aller
2135
plus loin que la révolte, et c’est ça qui était passionnant. »
Au-delà des bornes étroites de la révolte et de la situation qui la conditionne, Debord et
les situationnistes généralisent leur critique et proposent une issue au moment présent,
son dépassement vers un nouvel état de fait, une positivité nouvelle qui se substituerait à
la négativité actuelle. Comme l’explique Péret, la révolution donne ainsi « un but à cette
révolte, sans lequel elle ne peut rien ». Elle est donc, selon les termes qu’emploie le poète
surréaliste, « une révolte supérieure, une révolte qui a gardé son moyen passionnel en
2136
se donnant un but conscient » . Elle doit faire jouer ensemble les ressorts dialectiques
de la négation et de l’affirmation, la première servant de ressort à la seconde et cette
dernière donnant un but à la seconde. S’il ne peut y avoir de positivité nouvelle sans le
travail du négatif, ce dernier doit donc être capable de se renverser et de se nier à son tour
dialectiquement.

L’Exemple d’un renversement dialectique : les Poésies d’I. Ducasse


Les surréalistes et les situationnistes trouvent le modèle tout désigné de ce type de
renversement dialectique dans l’œuvre de Ducasse, plus connu sous le pseudonyme du
comte de Lautréamont. Tous, ils sont fascinés par cette figure mystérieuse et par l’étonnante
trajectoire littéraire qui fut la sienne. On sait l’impact qu’eurent Les Chants de Maldoror
sur les jeunes surréalistes. On sait aussi que l’on doit à Breton l’exhumation du recueil
des Poésies 1 et 2, et dans quelles conditions. Quelques années plus tard, Soupault puis
Vaneigem ont chacun livré leur point de vue sur cette œuvre particulière et Debord n’hésite
pas à s’y référer. Comme la plupart des critiques, ils restent surtout intrigués par l’étrange
progression de son œuvre entre, d’un côté, Les Chants de Maldoror, leur esprit de révolte,
la figure quasi-satanique qu’ils mettent en scène à travers une écriture « exaltée » et,
de l’autre côté, les Poésies 1 et 2, recueils d’aphorismes et de citations détournées de
grands moralistes qui vantent la simplicité et le respect des lois divines et morales. Le point
commun de leur interprétation consiste à refuser toute interprétation simpliste, en termes
de reniement, et à en retenir une progression de type dialectique.
Ceci serait d’abord sensible au niveau du fond. Après avoir « chanté le mal », quitte à
avoir « un peu exagéré le diapason pour faire du nouveau dans le sens de cette littérature
2137
sublime » , Ducasse annonce, avec ses Poésies, une entreprise de correction de toutes
ses perspectives passées au Bien. Autrement dit, là où Les Chants de Maldoror étaient pure
négativité, les Poésies exaltent l’espoir, la vie et le Bien. Dans ce second texte, Ducasse
critique toutes les formes de misérabilisme, de nihilisme ou de désespoir en littérature. La
poésie, explique-t-il, doit cesser d’être l’expression d’un doute ou d’une souffrance et doit
désormais vivifier le réel, le soutenir et l’enrichir : elle ne doit plus être « la tempête, plus que
2138
le cyclone » mais doit constituer « un fleuve majestueux et fertile » . Le premier volume
des Poésies s’en prend ainsi à toute littérature sentimentale, dépressive ou qui exalte le Mal.
2135
La Tribu, op. cit., p.48
2136
« Le Révolté du dimanche » (1952), Œuvres complètes tome 7, op. cit., p.175
2137
I. DUCASSE, « Lettres », Œuvres complètes, op. cit., p.271
2138
« Poésies 1 », ibid., p.281

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2139
Contre « l’humanité pleurarde » que mettent en scène ceux qu’il appelle ces « Grandes-
2140
Têtes-Molles » , Ducasse veut faire œuvre de moraliste et « proclamer le beau sur une
2141
lyre d’or » . Tout le recueil est ainsi composé de déclarations telles que « souffrir est une
2142
faiblesse, lorsqu’on peut s’en empêcher et faire quelque chose de mieux » , « je veux
2143
que ma poésie puisse être lue par une jeune fille de 14 ans » ou encore « l’homme ne
doit pas créer le malheur dans ses livres. C’est ne vouloir, à toutes forces, considérer qu’un
seul côté des choses. […] La description de la douleur est un contre-sens. Il faut faire voir
2144
tout en beau » . Tout son projet est conforme à la déclaration inaugurale suivante :
« Je remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir
par l’espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme
2145
par la foi, les sophismes par la froideur du calme et l’orgueil par la modestie. »
Beaucoup parlent, à ce propos, d’un reniement et rappellent, non sans justesse, qu’une
telle critique peut très bien s’adresser aux Chants de Maldoror. Cependant, il convient de
préciser en quoi consiste ce « reniement » et d’éviter ainsi de le prendre pour ce qu’il
n’est pas. Il semble, en effet, qu’entre Les Chants… et les Poésies, seules la forme et la
méthode changent, non la visée morale. Des Chants de Maldoror, Ducasse n’écrivait-il pas
qu’ils ne chantent le désespoir « que pour opprimer le lecteur, et lui faire désirer le bien
2146
comme remède » ? En d’autres termes, si Ducasse renie son passé, selon ses propres
dires, c’est surtout l’impasse de ce travail du Négatif qu’il rejette ici. Avec ses Chants…, il
pensait inciter au Bien en jouant à l’excès une négativité répulsive ou cathartique. Avec le
recul, cependant, cette méthode lui semble un échec, dans la mesure où elle n’arrive pas
à provoquer d’elle-même son rejet. Il reproche à son propre texte de produire une forme de
complaisance à l’égard du Mal et de la mélancolie. La raison de cet échec tient, pour lui, au
fait que cette poésie – à force de négativité – en vient à discuter les « principes », c’est-à-
dire à remettre en cause tous les fondements d’une positivité réelle, toutes les assises de
la morale et, ce faisant, à manquer de cette force de rebond qui seule pourrait la détourner
de cette négativité première. C’est ainsi qu’il tire un trait définitif sur cette expérience :
« Puisque la poésie du doute […] en arrive à un tel point de désespoir morne, et
de méchanceté théorique, par conséquent, c’est qu’elle est entièrement fausse ;
et par cette raison qu’on y discute les principes, et qu’il ne faut pas les discuter :
c’est plus qu’injuste. Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des
sophismes hideux. Chanter l’ennui, les douleurs, les tristesses, les mélancolies,
la mort, l’ombre, le sombre, etc., c’est ne vouloir, à toute force, regarder que
le puéril revers des choses. Lamartine, Hugo, Musset se sont métamorphosés

2139
ibid., p.285
2140
ibid., p.293
2141
ibid., p.285
2142
ibid., p.288
2143
ibid., p.289
2144
ibid., p.291
2145
ibid., p.279
2146
« Lettres », ibid., p.271

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2ème partie : Poésie et Révolution

volontairement en femmelettes. Ce sont les Grandes-Têtes-Molles de notre


2147
époque. Toujours pleurnicher ! »
Comme il l’explique lui-même, on ne pourrait se satisfaire d’une perpétuelle négation. Si l’on
ne cesse de nier, qu’est-ce qui viendra remplacer cette négation, en effet ? Il précise ainsi :
« Ceux qui veulent faire de l’anarchie en littérature, sous prétexte de nouveau,
tombent dans le contre-sens. On n’ose pas attaquer Dieu ; on attaque
l’immortalité de l’âme. Mais, l’immortalité de l’âme, elle aussi, est vieille comme
les assises du monde. Quelle autre croyance la remplacera, si elle doit être
2148
remplacée ? Ce ne sera pas toujours une négation. »
A l’inverse de cette poésie du doute et du Mal, Ducasse ne veut donc plus qu’exalter la
positivité et s’appuyer sur l’héritage classique des grands principes moraux :
« Voilà pourquoi j’ai complètement changé de méthode, pour ne chanter
exclusivement que l’espoir, l’espérance, LE CALME, le bonheur, LE DEVOIR. Et
c’est ainsi que je renoue avec les Corneille et les Racine la chaîne du bon sens
et du sang froid, brusquement interrompue depuis les poseurs Voltaire et Jean-
2149
Jacques Rousseau. »
Pour cela, il entend procéder par une méthode elle-même dialectique : ce détournement si
cher aux situationnistes et qui les a tant influencés. Comme il l’explique dans ses lettres, les
Poésies devront être une vaste entreprise de correction. C’est ainsi qu’il définit son projet :
« Dans un ouvrage que je porterai à Lacroix aux premiers jours de mars, je
prends à part les plus belles poésies de Lamartine, de Victor Hugo, d’Alfred de
Musset, de Byron et de Baudelaire et je les corrige dans le sens de l’espoir ;
j’indique comment il aurait fallu faire. J’y corrige en même temps six pièces des
2150
plus mauvaises de mon sacré bouquin. »
Ce faisant, il définit l’emploi du détournement en des termes que Debord reprend tels
quels dans le chapitre consacré à ce thème, dans La Société du spectacle : « Les
idées s’améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès
l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une
2151
idée fausse, la remplace par l’idée juste » . De fait, les Poésies sont composées d’une
série d’aphorismes détournés, empruntés en très faible nombre aux poètes cités ci-avant
dans le premier volume et, de façon quasi-systématique, à Pascal et à Vauvenargues dans
le second, donnant ainsi le premier exemple d’une œuvre fondée quasi-exclusivement sur
le détournement. Ducasse passe, avec les Poésies 2, à la pratique concrète et lance sa
grande entreprise de conversion et de correction. Tandis que le premier volume des Poésies
s’en prend à la démarche des poètes romantiques français, le second se concentre, lui, sur
la philosophie et la morale. Il délaisse le côté pamphlétaire des Poésies 1 pour adopter une
allure plus programmatique.
C’est à ce titre que nombre de ses aphorismes sont repris. L’étonnant est que
surréalistes et situationnistes se soient retrouvés aussi spontanément dans un texte
2147
ibid., p.275
2148
« Poésies 1 », ibid., p.292
2149
« Lettres », ibid., p.275
2150
ibid., p.274
2151
« Poésies 2 », ibid., p.306

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

aux propos pourtant très réactionnaires parfois. Accuser les romantiques d’être des
« femmelettes », exalter le sens du devoir, le retour aux formes classiques ou le respect
des principes moraux du passé et en particulier de la religion : voilà qui semble peu
compatible avec les perspectives d’une « révolution de l’existence quotidienne ». Malgré
toute la fascination que lui inspire cette œuvre, comment Breton pouvait-il, par exemple,
ne pas tiquer en lisant cette déclaration : « Ce sont des mots comme celui de rêve, néant
de la vie, passage terrestre, la préposition peut-être, le trépied désordonné, qui ont infiltré
2152
dans vos âmes cette poésie moite des langueurs, pareille à de la pourriture » ? De
même, comment pouvait-il accepter sans broncher telle autre affirmation péremptoire : « les
chefs d’œuvre de la langue française sont les discours de distribution pour les lycées, et
2153
les discours académiques » ou bien cet éloge du classicisme : « depuis Racine, la
2154
poésie n’a pas progressé d’un millimètre » ? Comment un révolutionnaire, quel qu’il soit,
2155
pourrait-il admettre que « les premiers principes doivent être hors de discussion » , qu’il
ne faille jamais discuter les lois divines et sociales et toutes ces « vérités immuables et
2156
nécessaires qui font la gloire des nations » ou, enfin, qu’ « il est bon qu’on obéisse aux
2157
lois » et que « les peuples ne sont sujets à se révolter » ? C’est sans doute, ici, une
question d’interprétation centrale et de point de vue adopté pour la lecture. Si l’on aborde
cette œuvre en tenant compte du suicide de Ducasse, qui suit de très près l’écriture des
Poésies 1 et 2, ne peut-on pas y voir l’ultime effort poignant, parce que de toute évidence
raté, de réorienter sa vie vers une positivité, vers un idéal de bonheur, de calme et de
sérénité classique pour tenter d’échapper au doute, à la révolte et au désespoir qui finirent
par l’emporter ? Les surréalistes insistent, eux, Breton en tête, pour se placer du point
de vue des Chants de Maldoror : si cette dernière œuvre est un chef d’œuvre d’humour
noir, pourquoi les Poésies échapperaient-elles à ce même humour ? Un certain nombre
d’éléments peuvent laisser douter, en effet, de l’entière adhésion de Ducasse aux propos
qu’il développe dans ces recueils. Ne retrouve-t-on pas, par moment, cet art jubilatoire de
l’exagération et de la parenthèse humoristiques des Chants… comme dans ce passage des
Poésies :« Crebleu, ramène alors avec toi, cortège sublime, – soutenez-moi, je m’évanouis !
2158
– les vertus offensées, et leurs impérissables redressements » ? Comment interpréter
2159
cette note d’auteur distanciée, en plein cœur de son propos : « allez la musique » ? N’est-
ce pas le moment de rappeler que le seul commentaire de l’auteur, extérieur à son œuvre,
qui permette d’assurer la théorie du reniement et du revirement réactionnaire est une lettre
destinée à son banquier, afin que ce dernier lui transmette de l’argent de son père ? Ne peut-
on pas penser, dès lors, que Ducasse n’est pas entièrement sincère et qu’il joue au retour
de l’enfant prodigue afin d’obtenir le soutien financier dont il a besoin ? S’il est impossible de
trancher définitivement cette question, voilà qui interdit, en tout cas, de prendre ces textes
au premier degré et qui introduit un doute quant au sérieux réel de l’auteur. Peut-être faut-
il donc rendre les Poésies, une fois de plus, à leur démarche dialectique. Et si, en effet,
2152
« Poésies 1 », ibid., p.282
2153
ibid., p.284
2154
ibid., p.293
2155
ibid., p.281
2156
ibid., p.292
2157
« Poésies 2 », ibid., p.314-315
2158
« Poésies 1 », ibid., p.288
2159
ibid., p.289

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2ème partie : Poésie et Révolution

Ducasse réussissait l’étonnant pari de faire « coup double », c’est-à-dire à la fois de rejeter
toute la négativité de la pose mélancolique de certains poètes et de miner de l’intérieur un
discours réactionnaire convenu ? Le détournement n’est-il pas cet exercice « parodique-
sérieux » selon Debord ? Voilà qui expliquerait, en tout cas, l’ambiguïté de la démarche
des Poésies, sérieuse dans sa critique de l’impasse du Négatif et parodique vis-à-vis du
discours qui la dénonce… Le paragraphe suivant donne sans doute une clé essentielle
pour la compréhension de l’orientation de Ducasse et de cette critique ironique envers elle-
même :
« Si on corrigeait les sophismes dans le sens des vérités correspondantes à ces
sophismes, ce n’est que la correction qui serait vraie, tandis que la pièce ainsi
remaniée aurait le droit de ne plus s’appeler fausse. Le reste serait hors du vrai,
avec trace de faux, par conséquent nul, et considéré, forcément, comme non
2160
avenu. »
En d’autres termes, l’essentiel, dans les Poésies, n’est-il pas le détournement lui-même
et non les aphorismes ainsi produits ? Dans certains cas, d’ailleurs, le produit de cette
correction n’a plus aucun sens réel, telle cette citation de Pascal ainsi remaniée : « l’homme
est si grand, que sa grandeur paraît surtout en ce qu’il ne veut pas se connaître
2161
misérable » . Si tout repose donc sur le principe dialectique du détournement, ne peut-
on pas résumer la démarche des Poésies de la manière suivante : détourner un propos
ultra-conservateur, le plagier afin de mener une critique juste d’une pure négativité mais en
prolongeant l’ironie en son sein ?
La question est donc de déterminer si, selon cette interprétation, Ducasse est le
dialecticien révolutionnaire le plus accompli ou bien s’il est simplement passé d’une impasse
(celle du Négatif) à une autre (celle du Positif). Situationnistes et surréalistes tranchent en
faveur de la première hypothèse. Ils retiennent de cette œuvre à la fois la révolte (le travail
du Négatif) et l’affirmation d’une positivité pratique de la poésie. Des Poésies, ils mettent
en exergue l’annonce d’une poésie nouvelle capable de rythmer l’action et qui se confonde
avec la vie. Dans une perspective révolutionnaire sans doute étrangère à son original, ils
identifient l’essentiel de son propos, au projet d’une poésie désormais réalisée. Puisque
2162
« tout vit par l’action » , le poète doit pouvoir se rendre utile. En prenant pour but « la
vérité pratique », c’est-à-dire en énonçant « les rapports qui existent entre les premiers
2163
principes et les vérités secondaires de la vie » , la poésie doit désormais orienter l’action.
Plutôt que d’étaler à l’envie les sentiments du poète, elle doit privilégier, selon Ducasse,
l’analyse du sentiment, c’est-à-dire la réflexion. « Le phénomène passe », écrit-il, « je
2164
cherche les lois » . Ainsi chacun pourrait ressaisir de façon active et critique sa propre
existence et ses propres sentiments. Là où l’homme « ne faisait que sentir, il pense »,
2165
là où « il laissait vagabonder ses sensations, voici qu’il leur donne un pilote » . C’est
dans cette optique que se comprend le rejet manifeste de tout ce qui pourrait entraver
cette conscience nouvelle : le doute, le désespoir, le nihilisme. A ce titre, Ducasse a raison
de s’en prendre aux possibles dérives de la négation : la destruction de tous repères
2160
« Poésies 1 », ibid., p.293
2161
« Poésies 2 », ibid., p.301
2162
ibid., p.320
2163
« Poésies 2 », ibid., p.302
2164
ibid., p.309
2165
ibid., p.310

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

utiles à la compréhension du monde et, du même coup, l’impossibilité de déterminer toute


forme d’action. Son tort, cependant, est d’avoir voulu fossiliser, dans cette perspective, les
principes hérités en prétendant qu’ils étaient irremplaçables. La seule issue serait que toute
négation entraîne dans son mouvement l’affirmation de principes nouveaux, c’est-à-dire
d’une conscience et d’une action supérieures. Le travail du Négatif n’a de sens que s’il
entraîne l’affirmation d’une positivité nouvelle, pour l’instant incompatible avec l’état de fait
présent. Pour les situationnistes, ça ne fait aucun doute : c’est en exemplifiant un certain
nombre de possibles par leur propre vie qu’ils peuvent proposer un contre-modèle efficace,
négatif-positif, à l’existence quotidienne telle qu’elle est conditionnée aujourd’hui. Entre leurs
2166
mains, la poésie doit servir à « revivifier » les individus. En même temps qu’elle dissout
la société présente, elle propose un nouveau modèle qualitatif efficace. C’est cela, peut-
être, qu’indiquait Ducasse, au prix de la conversion suivante : « jusqu’à présent, l’on a
décrit le malheur, pour inspirer la terreur, la pitié. Je décrirai le bonheur pour inspirer leur
2167
contraire » . Sur ce terrain, la poésie peut trouver sa véritable dimension politique : « La
2168
poésie doit être faite par tous. Non par un. » .

2. Le Modèle du qualitatif :

Le Rôle de médiateur-modèle du poète :


La poésie n’est pas essentiellement révolte même si, de fait, elle joue ce rôle dans certaines
conditions données. Elle est surtout proposition et création. C’est ce qu’affirment tous ces
poètes. Ils prennent, dans le cas du romantisme allemand, les habits du prêtre, du prophète
ou de l’éducateur : à mesure qu’ils enseignent et réalisent la poésie, ils promeuvent une vie
nouvelle. Si le poète peut occuper ce rôle éminent au sein de la société, c’est parce qu’il
possèderait un savoir original. Parce qu’il aurait réussi à pénétrer les secrets de l’univers, lui
seul comprendrait le divin et les lois qui régissent l’unité du Tout. Il serait, selon l’expression
de F. Schlegel, cet « homme parmi les hommes » qui seul peut « poétiser et penser
2169
divinement, et vivre avec religion » . Voyant, visionnaire ou prophète, il se situe en avant
de l’Histoire et de l’action et sait anticiper les possibles à venir. L’image, aussi idéaliste soit-
elle, a un énorme succès : on la retrouve à l’époque de la voyance chez Rimbaud puis
chez les surréalistes, en passant par les futuristes russes et notamment Khlebnikov, lui qui
2170
proclamait « je suis le derviche russe » .
Pour le poète, ce don ou ce savoir a une conséquence immédiate : il se sent investi
de l’humanité toute entière et de son devenir. Il doit se tourner vers les autres hommes
et partager avec eux son savoir. Les images traduisant cette fonction sociale inédite sont
nombreuses. La réponse à la fameuse question de Hölderlin, « et pourquoi, dans ce
2171
temps d’ombre misérable, des poètes ? » , est présentée à travers divers aspects. Pour
Kandinsky, par exemple, le poète doit être le guide spirituel de son époque et prendre la
tête de cette « pyramide spirituelle » qu’il définit dans son traité Du Spirituel dans l’art, et
dans la peinture en particulier. Pour F. Schlegel, il doit assurer un rôle de médiateur ou de
2166
Ducasse affirmait : « la poésie doit […] nous revivifier et nous renforcer » (« Poésies 1 », ibid., p.291)
2167
« Poésies 2 », ibid., p.313
2168
ibid., p.311
2169
« Idées », cité dans L’Absolu littéraire, op. cit., p.210
2170
Cité par S. Fauchereau, L’Avant-garde russe : futuristes et acméistes, op. cit., p.67
2171
« Le Pain et le vin », Odes, élégies, hymnes, op. cit., p.103

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2ème partie : Poésie et Révolution

modèle. Il est « celui qui perçoit en lui le divin et se sacrifie, s’anéantissant lui-même, pour
annoncer, communiquer et présenter ce divin à tous les hommes par ses mœurs et par
2172
ses actes, par ses paroles et par ses œuvres » . A peu de choses près, le propos est le
même pour Hölderlin. Tour à tour, dans son célèbre ouvrage Hypérion, Diotima assigne à
son amant les missions suivantes : « tu seras l’éducateur de notre peuple et tu l’élèveras
2173
à la grandeur : tel est mon espoir » , ou bien : « tu dois être le prêtre de la Nature
2174
divine, et déjà les jours poétiques germent pour toi » . Ailleurs, dans un autre de ses
récits, La Mort d’Empédocle, il fait cette fois-ci de son personnage principal une figure
quasi-christique, chargée d’apaiser les conflits du monde, de réconcilier les hommes et
les dieux et ainsi de recréer l’harmonie universelle. Sans recourir à cette figure religieuse
du sacrifice et de la transmission, Rimbaud actualise le discours romantique à travers
l’image du poète prométhéen. Le voyant, comme il l’explique, « est vraiment voleur de feu.
Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses
inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne
2175
de l’informe » . Quelques années plus tard mais en l’adaptant à un imaginaire édénique,
c’est la même image que développe Breton : « il tendra le fruit magnifique de l’arbre aux
2176
racines enchevêtrées et saura persuader ceux qui le goûtent qu’il n’a rien d’amer » .
Dans tous les cas, le fond du propos reste le même : le poète est la tête de proue de la
société nouvelle et il tente d’entraîner les hommes à sa suite en leur indiquant la voie. Sa
vocation est de s’adresser au plus grand nombre possible : s’il doit « répandre la poésie et la
philosophie parmi les hommes » et « former pour la vie et par la vie poésie et philosophie »,
2177
alors « la popularité est son premier devoir et sa fin suprême » .
Bien sûr, il y a quelque chose de pathétique dans le décalage existant entre une telle
mission auto-assignée et la réalité de l’isolement qui est celui du poète au sein de la société.
Comme l’explique Péret, tout en étant le guide de demain, « il ne peut être aujourd’hui que le
2178
maudit » . En lui, le Négatif s’adjoint fatalement au Positif et, ce, tant que le contexte social
n’aura pas évolué. De plus, le tout pâtit de l’idéalisme affiché d’une telle position. Prophète,
visionnaire ou guide spirituel, le tout peut faire sourire si l’on se place d’un strict point de vue
matérialiste. Comment s’étonner de la défiance des mouvements politiques traditionnels ?
Le PC ne pouvait que se méfier de ceux qu’il devait considérer comme des illuminés et qui
prétendaient déborder son autorité au nom d’un savoir étrange et incompréhensible pour lui.
La haute estime que ces poètes accordent à leur propre fonction n’allait-elle pas d’ailleurs
les mener à une forme d’élitisme peu compatible avec les objectifs du socialisme ? Le sort
qu’une partie d’entre eux allait faire à la fameuse citation de Ducasse « la poésie doit être
faite par tous, non par un » est, de ce point de vue là, assez révélateur. En tant que modèle
pour le reste de la société, le poète entend conserver sa position privilégiée et y apporte
parfois ainsi la restriction suivante, selon les termes qu’emploie ici Sollers : « la poésie doit
2179
être faite par un qui soit tous. Non pas tous qui se croiraient un » . Bien sûr, le poète
2172
« Idées », L’Absolu littéraire, op. cit., p.210
2173
Hypérion, op. cit., p.155
2174
ibid., p.227
2175
« Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 », Poésies complètes, op. cit., p.153
2176
Les Vases communicants, op. cit., p.171
2177
F. SCHLEGEL, « Sur la philosophie (à Dorothea) », L’Absolu littéraire, op. cit., p.245
2178
La Parole est à Péret, op. cit., p.48
2179
Lois, op. cit., p.82

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

entend s’élever, par ce biais, à un impersonnel et à un universel, lui qui affirme, comme
Rimbaud, que « je est un autre ». C’est bien ce qu’explique Péret, revenant à son tour sur
la célèbre phrase de Ducasse :
« Il ne faudrait pas en conclure que le peuple entier participera directement à la
création poétique, mais celle-ci au lieu d’être l’œuvre de quelques individus sera
la vie et la pensée de vastes groupes d’hommes animés par la masse entière de
la population car les poètes auront renoué avec elle le lien rompu depuis tant de
2180
siècles. »
Le tout sous-entend, bien entendu, que la poésie reste du domaine du récit et de la vie des
idées. Ainsi les poètes constitueraient cette caste privilégiée d’écrivains et de rédacteurs
des idées de tous et transmettraient la « bonne parole » par le biais de leurs écrits.
Il est cependant possible de substituer un autre modèle à ce premier, avec tous les
défauts que nous venons de lui trouver. Le tout dépend de ce qu’on entend par « éduquer »
2181
et de la distinction qu’établit Novalis entre penseur « éducant » et penseur « produisant » .
Tandis que les premiers enseignent des contenus et maintiennent une sorte de hiérarchie
entre eux et leurs élèves, le tout au risque d’endosser, peu à peu, la tenue d’idéologue
et, ceux qui les écoutent, celle de disciples, les seconds jouent le rôle de simple « poteau
indicateur », partant du principe que « si l’élève prend en fait plaisir à la vérité, une simple
2182
indication suffit à lui permettre de trouver ce qu’il cherche » . Dans cette seconde optique,
le rôle du poète n’est plus de révéler et de transmettre des contenus mais de constituer un
simple stimulus ou un simple repère. Il doit être une sorte de catalyseur qui éveille chacun
à sa propre autonomie. Dès lors, nous pouvons écarter toute tentation idéaliste et ancrer le
rôle modèle du poète sur le terrain de la praxis. En d’autres termes, comme nous voudrions
le démontrer maintenant, si le poète doit jouer un rôle social révolutionnaire c’est en fonction
du modèle qualitatif qu’il incarne à travers son propre devenir-révolutionnaire.

Incarner un modèle radical et qualitatif :


L’un des modèles déterminants, sur ce terrain, est une fois de plus celui de Nietzsche et, en
particulier, son personnage de Zarathoustra. Ce dernier refuse toute sorte de disciples car
chacun, explique-t-il, doit apprendre et suivre son propre chemin. Ainsi, selon lui, le poète
ou le philosophe n’ont pas à aller au peuple et prétendre l’éduquer. Le seul rôle social qu’ils
jouent consiste à incarner aux yeux de tous un modèle éclatant de grandeur, une issue
positive et qualitative aux contraintes du moment présent, si bien qu’à la fin c’est le peuple
qui viendrait à eux, non pour trouver un nouveau chef – cela, Zarathoustra s’y refuse, il
ne veut pour compagnons que des êtres autonomes – mais pour réaliser à leur tour ce
modèle d’autonomie radicale. Somme toute, c’est une attitude semblable qu’adopte l’I.S. au
cours des années 1950-1960 : tant que le « public » manque, rien ne sert d’aller à lui, de le
charmer ou de tenter de lui inculquer ses idées, ce serait courir à l’échec ou bien se trahir.
L’I.S. ne veut pas de disciples. Rien ne sert donc de tenter de faire nombre, il faut plutôt se
concentrer et incarner, dans cette position retranchée, un contre-modèle radical et qualitatif
susceptible de rayonner un jour suffisamment fort pour soulever le monde autour de lui.
En attendant qu’une révolution spontanée ne vienne réaliser dans le quantitatif leur projet
révolutionnaire, il s’agit pour l’instant de le développer dans le qualitatif. Le tout reprend
2180
La Parole est à Péret, op. cit., p.45
2181
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.42
2182
ibid., p.9

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2ème partie : Poésie et Révolution

l’analyse dialectique suivante de Marx et d’Engels : toute quantité nouvelle se réalise via son
saut qualitatif préalable qui la détache de la quantité précédente. Le poète doit organiser
aujourd’hui en qualité ce que l’établissement de la société communiste réalisera en quantité.
L’attitude en période pré-révolutionnaire qu’une telle analyse implique est très différente de
celle qu’adoptent les partis de masse comme le PCF. C’est ce qu’affirme Vaneigem : « il
n’y a plus rien à attendre des partis de masse et des groupes fondés sur le recrutement
quantitatif ». Il faut, tout au contraire, s’appuyer sur le rayonnement qualitatif d’un petit
groupe, aussi international qu’il se dise. Il faut condenser la poésie dans de petits cercles
pour lui donner un jour la possibilité d’être réalisée à grande échelle dans la société.
Le pari de Vaneigem est le suivant : tout moment qualitatif de ce genre doit posséder
une force de rayonnement suffisamment importante pour offrir une chance de réalisation à
la poésie. Le choc ou la stimulation qu’il provoque doit être capable de libérer « directement
2183
la créativité spontanée des hommes » et permettre le passage « d’un bond à l’étage
2184
supérieur » . En d’autres termes, son contenu doit être suffisamment séduisant et explosif
pour créer, autour de lui, « un réseau aimanté capable de soulever les plus lourdes
2185
traditions » . L’espace d’un instant, il « atteste de façon indéniable la présence de la
chance offerte à la poésie, c’est-à-dire à la construction totale de la vie quotidienne, au
2186
renversement global de perspective, à la révolution » . Suivant les cas, il peut être
provoqué par une pensée radicale, pour peu que celle-ci appelle sa réalisation. La Société
du spectacle de Debord ou le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de
Vaneigem sont l’exemple même de ce genre d’ouvrages dont les jeunes gens qui les volent
2187
et qui les lisent « attendent confirmation de leur radicalité » . L’impact qu’ont pu avoir ces
deux livres sur le déclenchement et le déroulement des évènements de mai 1968 en est la
meilleure preuve. Le qualitatif peut aussi se révéler à travers des productions imaginaires.
On dit que la rêverie ne peut rien, pourtant, comme l’explique Vaneigem, « n’est-ce pas au
départ des phantasmes et des représentations capricieuses de l’esprit que se sont fomentés
2188
les plus beaux attentats contre la morale, l’autorité, le langage, l’envoûtement ? » .
L’imagination n’est-elle pas cette « tête de pont implantée dans le vieux monde, et d’où
2189
partiront les prochaines invasions » , du moment qu’elle « cherche toujours sa réalisation
2190
pratique » ? La fiction n’offre-t-elle pas de nouveaux rôles ou comportements radicaux
à objectiver ? Toute œuvre d’art peut donc contenir ce qualitatif, soit par le geste qui
la fonde soit par les possibles qu’elle dégage. N’est-ce pas précisément cette radicalité
ème ème
révolutionnaire contenue dans la meilleure poésie des XIX et XX siècles que les
situationnistes entendent réaliser ? A un niveau plus concret, ce choc qualitatif peut aussi
être provoqué par un environnement ou une ambiance : c’est par excellence la tâche de
l’urbanisme unitaire (sur lequel nous reviendrons plus loin) que de stimuler la créativité des
individus plongés dans tel ou tel type de décors. Sa réalisation la plus évidente consiste,
2183
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.257
2184
ibid., p.255
2185
ibid., p.256
2186
ibid., p.254
2187
ibid., p.256
2188
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.314
2189
ibid.
2190
ibid., p.315

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

cependant, dans un geste, une attitude ou un comportement nouveau. Le qualitatif est


partout présent dans tout geste poétique isolé ou collectif. C’est là sa forme la plus efficace et
la plus irrécupérable : un geste radical d’amour, de folie ou de révolte, une situation concrète
ou un comportement ludique qui soit à même de provoquer, par un phénomène d’imitation,
une série de nouveaux gestes poétiques.
Dans tous les cas, ce moment qualitatif doit remplir un certain nombre de critères
objectifs pour que sa puissance de rayonnement soit efficiente. Comme l’explique
Vaneigem, la présence du qualitatif n’implique pas fatalement « un prolongement
poétique » : « il peut se faire qu’une grande richesse de signes et de possibles s’égare
2191
dans la confusion, se perde faute de cohérence, s’émiette par interférences » . Il ne
doit donc offrir aucune brèche possible à sa récupération, comme l’esthétisme dans le
cas d’une œuvre d’art ou la perte de cohérence et de cohésion au sein d’un groupe. Etre
conséquent et radical dans tous ses aspects : tel serait le secret pour éviter sa dilution ou sa
falsification dans le spectacle. La puissance incitative d’un contre-modèle révolutionnaire
ne peut fonctionner qu’en l’absence de toute compromission. C’est ainsi qu’on peut affirmer
avec certitude, selon l’expression de Debord, « qu’aucune réelle contestation ne saurait
être portée par des individus qui, en l’exhibant, sont devenus quelque peu plus élevés
2192
socialement qu’ils ne l’auraient été en s’en abstenant » . N’est-ce pas par ce refus des
honneurs publics et ce refus de céder en quoi que ce soit sur ses valeurs et ses aspirations
2193
que des personnages comme Debord, Vaneigem ou Breton sont les plus séduisants
et que leur fréquentation est la plus électrisante ? En toutes circonstances, la théorie et
la pratique du qualitatif doivent converger et s’identifier. Seule l’unité des deux valide sa
cohérence. De Novalis à Vaneigem, en passant par Debord, Breton et quelques autres,
tous ont répété cette évidence : qu’elles se contredisent et toute la puissance d’attraction du
qualitatif s’affaiblit, voire disparaît, instantanément. C’est précisément pour éviter ce piège
que se justifie la pratique des exclusions au sein des groupes surréalistes et situationnistes.
Comment ces derniers pourraient-ils tolérer en leur sein quelques éléments passifs ou, pire,
compromis d’une manière ou d’une autre dans la société présente, sans que cela affecte leur
cohérence globale et, partant, leur capacité de rayonnement extérieur ? C’est ce qu’explique
Debord : « l’allure conformiste de l’un de nous dans n’importe quel aspect de sa propre
2194
vie pourrait certainement servir à discréditer toutes les prétentions théoriques de l’I.S. » .
La réussite de sa communication en période pré-révolutionnaire en dépend. C’est ce qui
justifie, selon Vaneigem, la nécessité d’un resserrement au sein du groupe situationniste.
C’est à ce prix, en tout cas, que le pari suivant peut avoir une chance de se concrétiser :
« Une microsociété dont les membres se seraient reconnus sur la base d’un
geste ou d’une pensée radicale, et qu’un filtrage théorique serré maintiendrait
dans un état de pratique efficace permanent, un tel noyau, donc, réunirait toutes

2191
ibid., p.258
2192
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.24
2193
Ce dernier pouvait se targuer, non sans raison, en 1962, de n’avoir « pas transigé avec les trois causes qu’[il avait]
embrassées au départ et qui sont la poésie, l’amour et la liberté » (« Entretien avec Madeleine Chapsal », Perspective cavalière,
op. cit., p.230)
2194 ème
« Rapport de Guy Debord à la 7 conférence de l’I.S. à Paris » (1966), La Véritable scission dans l’Internationale,
op. cit., p.132

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2ème partie : Poésie et Révolution

les chances de rayonner un jour avec suffisamment de force pour libérer la


2195
créativité du plus grand nombre des hommes. »
Tel est bien l’objectif du qualitatif : provoquer une sorte « d’éveil » et déclencher une
« réaction en chaîne où l’esprit de liberté qui s’est maintenu vivant dans les individus
réapparaîtrait collectivement pour célébrer, dans le feu de joie et la rupture d’interdits, la
2196
grande fête sociale » . Il n’est pas question, ici, d’un nouveau conditionnement mais d’un
effort pour étendre, par le biais de ce rayonnement, une puissance de vie, une forme de
créativité spontanée et de liberté jusque-là contenues par la contrainte sociale et la force
des habitudes. Telle doit donc être la dimension à la fois explosive et incitative du devenir-
révolutionnaire. Il approfondit dans la qualité la poésie (au sens où nous l’entendons dans
ce chapitre), en attendant que la révolution sociale lui donne l’occasion de se réaliser à
grande échelle à travers un modèle de société qui calque ses principales caractéristiques
sur les principes d’autonomie, de dynamisme et de créativité qui sont les siens. Il annonce
ainsi, avec toutes ses perspectives propres, ce singulier projet politique, à mi-chemin entre
cet Etat poétique, dont rêvaient les romantiques allemands, et le modèle communiste de
ème
société promulgué par le socialisme révolutionnaire du XIX siècle. C’est ce projet
politique singulier, fondé sur les principes de dynamisme, d’hétérogénéité, de créativité
et d’autonomie sociale, que nous allons étudier maintenant. Nous verrons que c’est une
démocratie directe, une société de créateurs et une « civilisation du désir » que le devenir-
révolutionnaire de tous ces poètes tente de provoquer. En d’autres termes, nous voudrions
démontrer que la réalisation de la poésie implique la concrétisation d’un nouveau système
politique.

5) Une Société dynamique : l’Etat poétique


a) L’Etat poétique

Poésie et démocratie :
A en croire Jacques Rancière, une politique serait « incluse dans la définition même du
2197
nouvel édifice de l’art » mis en place à partir du romantisme allemand : celle de la
démocratie. Tout remonterait, comme il l’expose dans son ouvrage La Parole muette, à un
enjeu très ancien : celui de l’ordre du discours et de la perturbation anarchique qu’introduit
en son sein l’écriture. A l’origine, d’après lui, l’écriture « n’est pas seulement un moyen
de reproduction de la parole et de conservation du savoir, elle est un régime spécifique
d’énonciation et de circulation de la parole et du savoir, le régime d’une énonciation
orpheline, d’une parole qui parle toute seule, oublieuse de son origine, insouciante à l’égard
2198
de son destinataire » . Dans la mesure où elle n’est plus guidée par un maître, elle signifie
tout et rien et s’en va parler à n’importe qui. En d’autres termes, « elle est la destruction de
2199
cette scène réservée de transmission de la parole » . C’est ce qui justifierait l’hostilité d’un
penseur comme Socrate à son égard. Ce dernier ne l’accuse-t-il pas, en effet, de dérégler la
2195
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.257
2196
ibid.
2197
« Schiller et la promesse esthétique », Le Romantisme révolutionnaire, op. cit., p.13
2198
La Parole muette, op. cit., p.82
2199
ibid.

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

hiérarchie et l’harmonie entre les êtres en sapant l’autorité du discours et du savoir ? Platon
oppose la « bonne mimesis » à celle de la fable écrite, « celle qui imite une vertu de l’âme
2200
et le corps vivant d’un individu ou d’une cité » . Pour Aristote, il s’agissait, à travers sa
poétique, de régler ce trouble de l’écriture et ce désordre. En définissant un système de
convenances et de règles, il tentait de circonscrire le domaine de la fiction et de cadrer le
système anarchique de l’écriture. Selon Jacques Rancière, les romantiques allemands, en
faisant tomber ce système de conventions, auraient donc remis à jour ce fond démocratique
originel. Le « libre jeu esthétique » qui règle désormais la création poétique actualiserait,
à la fois dans le développement créatif lui-même (à travers l’autonomie nouvelle qui y est
à l’œuvre) et dans le modèle que réalise l’œuvre, « une liberté qui est le germe d’une
humanité nouvelle parce qu’elle est une liberté sans contraire, ou plutôt une liberté qui n’a
2201
pour contraire que la partialité, la séparation des fonctions et des humanités » .
A travers leurs œuvres poétiques, les romantiques allemands entendent ainsi figurer
un nouveau modèle politique et œuvrer concrètement à sa réalisation. L’idée du moi libre
et créateur recoupe à la fois les domaines de la poésie, de la politique et de la morale.
Leur idéal poétique est, en même temps, un idéal politique. Dans les deux cas, il se fonde
sur le principe du système harmonieux et dynamique que nous définissions précédemment.
Dès 1790-1791, Schiller – dont Novalis suit alors les cours d’Histoire à l’Université d’Iéna
– définit ainsi les trois stades du développement de l’Etat : l’état dynamique, ou état de
droits, où les hommes ne se rencontrent qu’en tant que forces et ne peuvent cohabiter
qu’en domptant leur nature ; l’état éthique, ou l’état des droits et des devoirs, qui soumet
la volonté individuelle à la volonté générale ; et, enfin, ce qu’il appelle l’état esthétique,
où l’individu intègre dans sa nature la volonté générale. La beauté de l’art constitue le
modèle d’harmonie, l’expression idéale et la condition de la liberté qu’exige cet état là.
« Romantiser » est donc indistinctement une activité poétique et politique qui consiste
à rassembler les éléments disparates du Tout et à les harmoniser dans un ensemble
dynamique et uni. Sur ce modèle, Novalis préconise l’établissement d’une société où les
forces de chacun soient unies et équilibrées au sein d’un Tout et où chacun, selon le principe
de la dialectique du Tout et de la partie exposé précédemment, soit à la fois au centre de
la société (en tant que créateur autonome de ses propres lois) et à sa marge (en tant que
citoyen parmi d’autres soumis à leur application).
Au-delà de cette prise de position théorique en faveur d’un système démocratique
débarrassé de toute autorité supérieure, l’évolution concrète des prises de position politique
des romantiques, à leur époque, sont loin d’être aussi simples, comme nous le rappelions
2202
dans une partie précédente . En contradiction apparente avec cet idéal libertaire, Novalis
réintroduit progressivement l’idée d’une médiation au cœur de la société. Celle-ci, explique-
t-il, devrait être assumée par la figure d’un monarque. En d’autres termes, il tente de concilier
l’idée de la démocratie avec celle de la monarchie. De même, F. Schlegel écrit :
« La république parfaite ne devrait pas être seulement démocratique, mais
aussi aristocratique et monarchique ; au sein d’une législation de liberté et
d’égalité, l’élément cultivé devrait dominer et diriger l’inculte, et l’ensemble
2203
devrait s’organiser en un Tout absolu. »
2200
ibid., p.85
2201
J. RANCIERE, « Schiller et la promesse esthétique », Le Romantisme révolutionnaire, op. cit., p.13
2202
infra, p.351
2203
Fragment 214 de L’Athenaeum, L’Absolu littéraire, op. cit., p.127

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2ème partie : Poésie et Révolution

Le rêve romantique d’une adéquation absolue et universelle entre le représentant (le


gouvernement) et le représenté (le peuple) au sein de la société mise en place,
concrètement, à travers un ensemble de démocraties directes fédérées librement entre
elles, évolue rapidement après la mort de Frédéric II et l’arrivée d’un nouveau couple royal,
vers un idéal politique fondé sur l’interaction de l’Un (le roi) et du Multiple (le peuple), chacun
d’entre eux échangeant leurs forces et corrigeant leurs excès l’un par l’autre. C’est ainsi que
Novalis justifie et définit son idéal politique, comme le résume Laurent Margantin :
« Le pouvoir royal finit par s’autodétruire parce qu’il est comprimé et le pouvoir
de tous conduit à un état de faiblesse du corps social. Le système politique idéal
allie par conséquent monarchie et démocratie, afin d’éviter les excès de ces deux
2204
systèmes. »
Bien sûr, on peut se demander en quoi un monarque serait indispensable au maintien
de l’ordre dans cette société idéale imaginée par Novalis où chacun serait enflammé par
2205
« un esprit pur de la société » . L’image du « bon roi », médiation entre les hommes
et les dieux, que développe le poète dans le roman Henri d’Ofterdingen, nous renseigne
sur la nature profondément religieuse de la pensée politique de Novalis. Le roi n’a d’autre
véritable fonction que d’assurer et de maintenir au sein de la société une transcendance.
Que l’on arrache la philosophie romantique à cette dimension religieuse, comme le font ses
ème
principaux héritiers au XX siècle, et tout cet étrange assemblage politique n’a plus de
raison d’être. Il ne reste plus de sa dimension politique que les principes essentiels suivants :
l’autonomie, le dynamisme et la créativité combinées du Tout et de la partie.

Le Programme poético-politique : autonomie, exercice permanent de la


créativité et dynamisme
ème
Dès le XIX siècle, en effet, le modèle d’autonomie qu’offre la création poétique est
associé à un modèle plus vaste d’autonomie politique. Hugo, dans la préface d’Hernani en
1830, n’associait-il pas déjà libertés littéraires et politiques ? Un tel type de propos, repris
par Bataille, assurerait en soi la dimension révolutionnaire de l’art. Dans les débats d’après
1945 sur la littérature engagée, il apporte un singulier éclairage : comme le résume pour
nous Michel Surya, la littérature aurait « moins à lutter pour la liberté (et à s’assujettir à cette
2206
lutte) qu’elle n’a à être elle-même l’aune à laquelle on mesure la liberté » . A la même
époque, Péret dit la même chose dans son célèbre pamphlet Le Déshonneur des poètes :
« De tout poème authentique s’échappe un souffle de liberté entière et agissante, même si
cette liberté n’est pas évoquée sous son aspect politique ou social, et, par là, contribue à
2207
la libération effective de l’homme » . Défendre l’autonomie de l’art, c’est donc défendre,
directement ou non, l’autonomie tout court. Les adversaires de l’une n’ont-ils pas toujours
été les adversaires de l’autre ? N’est-ce pas dans les régimes totalitaires que la liberté de
l’art a été la plus bafouée ? Même si l’on peut imaginer, comme Breton et Diego Rivera, qu’un
« régime anarchiste de liberté individuelle » dans la création intellectuelle puisse cohabiter
2208
avec « un régime socialiste de plan centralisé » dans le développement économique ,
2204
La Forme poétique du monde, op. cit., p.671
2205
ibid., p.675
2206
La Révolution rêvée…, op. cit., p.129
2207
Le Déshonneur des poètes (1945), op. cit., p.19
2208
« Pour un art révolutionnaire indépendant » (1938), La Clé des champs, op. cit., p.47

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

il y a dans la poésie, telle que l’envisage tous ces poètes, un ferment d’autonomie qui ne
peut qu’affronter toute forme de système autoritaire. La poésie, comme l’explique Péret, est
toujours du côté de l’hérésie vis-à-vis des dogmes. C’est au poète, écrit-il, « de prononcer
2209
les paroles toujours sacrilèges et les blasphèmes permanents » .
En vertu de ce premier principe, si le poète est celui pour qui aucune forme présente
ne peut constituer un terme et une autorité indépassable, son insertion dans le monde et
dans la société ne peut être que dynamisante, c’est-à-dire tournée vers une critique, une
création et un renouvellement incessant des formes. La liberté qui est la sienne n’a de sens
que si elle se concrétise au travers d’une créativité permanente débordant le cadre des
réalités présentes. « Inventeur pour qui la découverte n’est que le moyen d’atteindre une
nouvelle découverte », selon Péret, « il doit combattre sans relâche les dieux paralysants
acharnés à maintenir l’homme dans sa servitude à l’égard des puissances sociales et de
2210
la divinité qui se complètent mutuellement » . En ce sens, le poète ne peut être qu’un
révolutionnaire permanent :
« Il sera donc révolutionnaire, mais non de ceux qui s’opposent au tyran
d’aujourd’hui, néfaste à leurs yeux parce qu’il dessert leurs intérêts, pour
vanter l’excellence de l’oppresseur de demain dont ils se sont déjà constitués
les serviteurs. Non, le poète lutte contre toute oppression : celle de l’homme
par l’homme d’abord et l’oppression de sa pensée par les dogmes religieux,
2211
philosophiques ou sociaux. »
En « romantisant », il « défige » tous les systèmes existants en même temps qu’il inaugure
une série de connexions et de possibles nouveaux. Il crée de nouveaux agencements et
développe certaines formes de sensibilité et de comportements inédits. En agissant ainsi,
il révèle à tous l’existence de ce que Blake appelle le « Génie poétique ». Il démontre avec
brio que tout système de représentation et que toute culture sont, à la base, les produits
d’une poétisation individuelle et/ou collective du monde. Tandis que l’homme actuel est le
plus souvent aliéné à ses propres représentations et créations (Dieu, argent, économie,
état, etc.) renversées en abstractions autonomes qui finissent par s’imposer à lui, il retrouve,
par les voies de la poésie, les secrets de sa puissance créatrice autonome. Bien sûr, tant
que cette créativité ne s’exerce que dans le cadre restreint et séparé des œuvres d’art, c’est
peu de choses mais que la poésie s’étende à la vie et alors elle constitue le programme
révolutionnaire d’une construction généralisée et autonome de soi et de son monde. Alors
la science romantique préfigure de nouvelles formes de sociabilité, de nouvelles relations
entre les individus et une intimité renouvelée avec soi-même. En fonction de ces trois termes
essentiels (autonomie, dynamisme et créativité), la poésie annonce un modèle dynamique
de société, fondé sur la créativité autonome de chacun et l’interaction dynamique de ses
membres. C’est ce programme-là que la révolution sociale, telle que l’entende tous ces
poètes et activistes, doit rendre possible et réaliser.

b) Une Société dynamique

Une Nouvelle science sociale :

2209
Le Déshonneur des poètes, op. cit., p.9
2210
ibid., p.9-10
2211
Le Déshonneur des poètes, op. cit., p.10

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2ème partie : Poésie et Révolution

Avec le temps, cette réalité s’occulte d’elle-même et tous les partisans du conservatisme
social n’ont d’autre souci que de la masquer le plus possible. Pourtant, toute politique se
fonde sur un système de représentation présenté sous les apparences d’une science. Ce qui
est valable pour tout système en place l’est aussi pour toutes les utopies révolutionnaires :
Fourier prétend transformer le monde en produisant une « théorie des quatre mouvements
2212
et des destinées générales » , Marx et Engels appuient leur discours politique sur
le matérialisme historique, les nazis justifient leur théorie raciale à partir d’un certains
nombres de travaux de biologistes ou d’archéologues, tandis que les surréalistes ou les
situationnistes définissent chacun les éléments d’une science nouvelle susceptible de
bouleverser l’ordre du monde. Toute politique se fonde donc en même temps sur une
science et sur une esthétique. Dans le cas qui nous occupe, son principe de base est
le système dynamique que définissent ensemble la science et l’esthétique romantiques.
2213
L’ « Absolu comme médium-de-la-connexion » , selon l’expression de Walter Benjamin
est, en soi, une figure de la communauté. La dialectique du Tout et de la partie, qui le
fonde, définit un modèle de relations sociales. Dès leur époque, comme nous l’avons
vu, les romantiques allemands ont fondé leur idéal politique sur ce modèle philosophico-
scientifique. L’exemple le plus frappant d’un tel type de transposition reste cependant, à
2214
nos yeux, celui de Bakounine. Sa pensée scientifique ne peut que nous rappeler celle
du romantisme. Comment ne pas faire le parallèle entre le système dynamique et la façon
dont l’activiste libertaire décrit la vie, « combinaison universelle, naturelle, nécessaire et
réelle […] de cette infinité d’actions et de réactions particulières que toutes les choses
2215
réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres » , « chaque point »,
explique-t-il, « agissant sur le tout (voilà l’univers produit), et le tout agissant sur chaque
2216
point (voilà l’univers producteur ou créateur) » ? Bien sûr, Bakounine, contrairement aux
romantiques, exclut toute religiosité de sa pensée et démontre, avec raison, que ce système
ainsi organisé fonctionne de façon autonome. Ce qui nous intéresse particulièrement, à
partir de là, est la manière dont il identifie les lois sociales aux lois naturelles, la science
2217
devenant à la fois « la boussole de la vie » et de son activité politique elle-même. Ce
système dynamique de la nature, Bakounine le transpose, en effet, dans le champ social.
Il définit ainsi l’image d’une société en évolution permanente, progressant de sa propre
dynamique sans l’intervention d’aucun agent extérieur, tandis que la dialectique du Tout et
de la partie décrit au plus juste les rapports qui unissent chaque individu au reste de la
société, sans que la liberté et l’autonomie d’aucun de ces deux pôles soient contraintes par
celle de l’autre. A la base de la pensée libertaire, il y aurait donc un modèle romantique.
C’est précisément ce rapport d’identité que les surréalistes et les situationnistes prolongent
et que nous voudrions approfondir à notre tour.

Un modèle dynamique de la société :


De même qu’en philosophie et en science la pensée romantique s’oppose au système
clos et déterminé dans les rapports que propose la raison discriminante, elle s’oppose,
2212
Selon le titre d’un de ses plus célèbres ouvrages
2213
infra, p.220-221
2214
Telle qu’elle est exposée dans les différents textes qui composent sa Théorie générale de la Révolution. L’ouvrage est une
compilation posthume de textes divers de Bakounine, regroupés de façon à ce qu’ils forment un ouvrage cohérent.
2215
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.25
2216
ibid.
2217
ibid., p.47

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en politique, à toute forme de modèle statique et conservateur. Son constat de départ est
simple : une société (ou tout être en général) bornée, fixe et rigide est condamnée soit à
s’auto-dévorer soit à se gangrener. Une société qui refuserait d’évoluer, c’est-à-dire de se
confronter à ses possibles ou à ce que Debord appelle son « négatif », ne peut se défendre
qu’en s’enfermant dans ses contradictions. Elle ne peut contrer le développement de ses
possibles qu’en se sclérosant et en se coupant de tout ce qui fondait sa dynamique. Elle
se réduit à la gestion patiente de sa déchéance et de son effondrement. Le plus souvent,
son rêve est compromis dans un idéal propre aux totalitarismes de tous bords : elle identifie
son être à un idéal fixe, à une figure mythique ou à un modèle indiscutable (à moins que
ceux-ci ne soient précisément ceux d’un ensemble évolutif et ouvert). A ce titre, aucune
contestation en son sein ne saurait avoir place. Si l’ensemble ne doit pas bouger, il va de soi
que chacune de ses parties est contrainte, de même, à l’immobilisme. Dans ce système clos
et figé de relations réglées par les impératifs du système, chaque individu n’est qu’un maillon
dont la place et le rôle sont déterminés d’avance. Une société statique prive de liberté les
individus. Elle les prive de toute capacité à se transformer et à évoluer selon la mouvance
de leurs désirs. Sans cela, comment pourrait-elle « gérer » la multiplicité des dynamiques
individuelles qui la composent et qui ne manqueraient pas de l’entraîner dans un processus
de transformation permanent sans remettre en question ses principes ? Alors elle étouffe
ses énergies, se stérilise. Elle s’auto-dévore, disions-nous. Pourtant, tout change et son
système, aussi parfait qu’il ait pu paraître à son origine, ne peut que s’user et se démoder
au gré des situations changeantes. Elle pourrit sur pied tandis que ses minorités ne cessent
de réclamer, de plus en plus violemment, de pouvoir être entendues. La société dépérit à
partir du moment où elle n’est plus capable de se surmonter, c’est-à-dire à la fois de se
consumer et de se renouveler. Close sur elle-même, elle ne peut que mourir.
A l’opposé, nous pouvons déduire de la philosophie romantique le modèle politique
suivant : une société vivante et ouverte à la dynamique de ses parties. Il n’est pas question
d’opposer ici, bien entendu, un modèle désorganisé à un modèle organisé et réglé. Il
est simplement question d’un ensemble évolutif et de la reprise, sur le terrain social, du
paradoxe philosophique d’une « absence de système mise en système ». L’idéal reste celui
d’une unité harmonieuse, la seule nouveauté résidant dans la dynamique de transformation
qui est pensée. Celle-ci tient fondamentalement à deux aspects. Premièrement, la société
évolue en fonction des apports externes qu’elle reçoit, des contacts qu’elle noue avec des
sociétés étrangères et des métissages auxquels elle reste ouverte. Ce principe d’ouverture
vaut aussi à l’intérieur. Elle s’appuie ainsi, deuxièmement, sur la dynamique propre des
individus qui interagissent et composent le tissu social, au gré de leurs relations mouvantes
et de leurs échanges réciproques permanents. L’institution de la société est ramenée ici
à ses bases concrètes : un ensemble d’individus qui, dans un contexte donné, décident
de vivre ensemble et d’allier leurs forces. Par conséquent, si la société est le produit des
relations unissant les individus qui la composent, il va de soi que l’évolution des individus
eux-mêmes, et de leurs échanges réciproques et dynamiques, entraîne la société dans
une logique évolutive permanente. Le tout, bien entendu, à condition qu’on en finisse avec
le mythe d’une société abstraite imposée de façon externe et dans laquelle les individus
seraient soumis et aliénés à cette puissance supérieure incarnée par l’Etat. Le tout, aussi, à
2218
condition que le corps social accepte ce qu’Isou appelle la « dynamique de l’externité »
ou ce que nous appellerons plus loin, le rôle de la minorité. En effet, s’il est admis, dans une
société démocratique, que toute majorité est, par définition, conservatrice et qu’elle veut ce
qui est, puisqu’elle l’a décidé ainsi, toute force de contestation, de critique, de proposition
et, partant, de progrès ne peut venir que d’une minorité puisqu’elle est la seule à vouloir
2218
Les Manifestes du soulèvement de la jeunesse (1950-1966), op. cit., p.13

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2ème partie : Poésie et Révolution

transformer les choses. Bien sûr, on peut juger que ses propositions sont négatives (ou non)
mais là n’est pas notre problème, pour l’instant : constatons juste, pour le moment, que, dans
toute société, la minorité et l’externité sont les deux forces de changement par excellence
et que la société tire donc sa dynamique de l’hétérogène. Le modèle social romantique est
un ensemble harmonieux et divers, uni mais varié, un « amas bariolé » selon F. Schlegel,
qui tire précisément sa dynamique et sa positivité de cette diversité et des métissages qui
en découlent.

Positivité politique de la diversité et de la confrontation :


La gestion par un corps social de son Autre, de sa minorité, de ses « sacrilèges » et de
ses dissidents est assurément un problème politique majeur. Que tous s’alignent sur une
même et seule position, que tous parlent comme un seul homme : tel serait le rêve avoué
de tous les régimes autoritaires – qu’ils soient sous la coupe d’une élite dirigeante ou d’une
majorité démocratique implacable et intolérante… Qu’un seul se démarque et donne un
autre son de cloche et la foudre des autorités s’abat alors sur lui. L’ordre et la cohésion
sociales ne sauraient le tolérer, dit-on. Dans les sociétés primitives, on exilait ou on tuait le
ème
fauteur de troubles. Dans les régimes totalitaires du XX siècle, on enfermait et parfois
on tuait dans des camps de concentration. Dans nos sociétés plus modérées, on réduit
2219
au silence, on marginalise et parfois on criminalise . La logique est souvent la même :
là où l’égalité des droits fait cruellement défaut, on réclame à tort et à travers une autre
forme d’égalité, celle du consensus et de l’uniformité. Ce que l’on reproche au dissident,
c’est qu’il affirme haut et fort sa singularité et son individualité, par sa divergence même,
et, s’il fait tant peur, c’est que l’on craint que son attitude et son exemple ne constituent un
ferment contagieux de dissolution. Un système totalitaire ne veut pas d’individus : il vise,
au contraire, à nier l’individualité en chaque personne. Pour lui, il n’y a que des fonctions et
des maillons interchangeables. Telle est sa conception de l’égalité. Nous pensons qu’un tel
concept n’a de positivité que dans le cadre d’une communauté d’égaux (nous voulons dire :
2220
en droits et en devoirs). En d’autres termes, nous réservons le concept d’ « égalité » au
seul domaine juridique et l’excluons du champ politique où nous préférons les notions de
solidarité et d’interdépendance entre des êtres divers. C’est ce que nous pouvons retenir
de l’application de la notion de système dynamique au champ social : les concepts de
polarités dynamiques et d’échanges perpétuels s’opposent à celui d’égalité. C’est ainsi que
nous visons l’effacement de tout système hiérarchique, en ne cherchant pas à gommer
les différences mais en les multipliant à l’infini jusqu’à rendre impossible toute forme de
catégorisation. Et si chaque point est à la fois le centre et un produit du Tout, alors il n’y
a plus de hiérarchie possible : autant tenter de classer entre elles les différentes branches
d’un rhizome.
A l’unitarisme social et à l’organisation hiérarchique sclérosée du système clos appliqué
en politique (c’est-à-dire le totalitarisme), nous opposons donc la diversité foisonnante et
en perpétuelle création du système dynamique. Nous affirmons la positivité sociale du
2219
Que l’on se rappelle qu’aujourd’hui être suspecté d’avoir écrit un ouvrage d’insurrection sociale comme L’Insurrection qui vient
suffit, dans notre pays, pour être emprisonné…
2220
La pensée que nous développons dans cette partie, en notre nom, tente de prolonger et de tirer toutes les conséquences d’une
pensée politique présente, en creux dans chacun de leurs discours, mais jamais explicitée en tant que telle par les poètes auxquels
nous nous intéressons. Ceci explique l’ambiguïté d’un propos qui est à la fois personnel et qui, en même temps, ne fait que tirer les
conclusions d’un projet politique dont il nous semble nécessaire de préciser et de développer certains de ses enjeux afin d’en rendre
la totalité plus compréhensible.

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

dissensus et de la confrontation puisque c’est d’eux que la société tire sa vie et son
dynamisme. Maintenir la possibilité pour chaque individu de contester le Tout, c’est maintenir
la possibilité pour le Tout d’évoluer en fonction de cette contestation – quelle qu’elle soit,
puisque toute forme de contestation traduit un malaise social auquel il faut remédier d’une
2221
façon ou d’une autre . Contre la phobie du singulier propre aux totalitarismes, c’est
tabler sur l’enrichissement du collectif par sa diversité. Bakounine insiste là-dessus : « le
socialisme fera une guerre inexorable aux positions sociales », c’est-à-dire à toute forme
2222
de hiérarchie sociale ou d’inégalité de droits et de devoirs, « non aux hommes » .
Contrairement à l’un des clichés véhiculés à son encontre, le socialisme ne vise pas à
« couper les têtes » ou à tout égaliser par le milieu. Au-delà de cette égalité sociale, il table,
au contraire, sur la diversité et la variété de compétences des individus. Que chacun apporte
son intelligence, son habileté ou son savoir propre mais sans qu’il prétende s’en faire une
2223
raison sociale ou une position de pouvoir établie . A toute forme de communauté unitaire,
la société dynamique s’appuie donc sur l’apport permanent et dynamique du divers.
Poussant cette réflexion à son extrême, Bataille parle ainsi, en opposition à toute
forme de société monocéphale, d’une société « polycéphale ». Contrairement aussi bien
aux régimes autoritaires de type fasciste qu’à une certaine forme de démocratie reposant
2224
« sur une neutralisation d’antagonismes relativement faibles et libres » , celle-ci tablerait
sur le maintien et l’exploitation de ces antagonismes dans une tension et une explosivité
constantes au sein d’un groupe social. Loin de réduire la diversité à de l’Un ou à une
moyenne, elle l’exalterait et en ferait un moteur dynamique qui empêche la fossilisation de
la société en une structure et une forme fixes. Bataille annonce cette société nouvelle dans
les termes suivants :
« La seule société pleine de vie et de force, la seule société libre est la société bi
ou polycéphale qui donne aux antagonismes fondamentaux de la vie une issue
2225
explosive constante mais limitée aux formes les plus riches. »
En d’autres termes, il oppose à toute structure unitaire statique la dynamique explosive
du divers et « un univers livré à la dépense perdue et à l’explosion inconditionnelle de
2226
ses parties » . La présence assurée d’un centre structurant déterminé cède place à une
multitude de centres non-hiérarchisés en une structure fluctuante de type rhizomatique.

2221
Ce qui ne signifie pas nécessairement céder aux revendications de cette minorité dissidente mais régler la situation
problématique qui est à l’origine de son émergence…
2222
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.352
2223
Le problème est vaste, bien sûr. Celui qui fera plus ou bien celui qui effectuera une tâche valorisée par la rareté de ceux
qui sont capables de l’effectuer correctement ne réclamera-t-il pas plus en compensation ? Et s’il obtient plus, ne serait-ce pas recréer
une hiérarchie sociale ? A cela le socialisme apporte la réponse suivante. Si quelqu’un, en fonction de ses capacités, se trouvait
chargé d’une mission particulière, il pourrait en recevoir une compensation mais il n’en resterait pas moins, à tout instant, sous le
contrôle de la collectivité, élu et révocable, détenteur d’un mandat court n’excédant pas la durée de sa mission et ne lui assurant
aucune position d’autorité durable. Il peut s’agir d’une représentation lors de conseils entre fédérations : le représentant n’est alors
mandaté que pour la négociation et la transmission des informations. Il peut s’agir d’une tâche exécutive : il est alors tout entier sous
le contrôle de l’instance décisionnaire qui le mandate. Il peut s’agir, enfin, d’une enquête scientifique : celle-ci ne peut alors aboutir
qu’à un rapport commenté et non à une prise de décision solitaire. Il est question de limiter toute répétition excessive de mandats.
2224
« Propositions », Acéphale n°2 (janvier 1937), op. cit., p.18
2225
ibid.
2226
« Propositions », Acéphale n°2 (janvier 1937), op. cit., p.20

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2ème partie : Poésie et Révolution

Bien sûr, le risque est celui d’un éclatement de type individualiste où l’irruption des
« formes les plus riches » se confond avec le règne du plus fort. C’est bien à cet argument
que recourent les tenants d’un pouvoir central fort contre de telles perspectives. L’Etat
policier ne justifie-t-il pas son existence par la nécessité de préserver la société du chaos
dans lequel la lutte des intérêts et des volontés égoïstes ne manquerait pas de l’entraîner ?
Dans l’état actuel des choses, un tel propos n’est d’ailleurs pas totalement infondé : n’est-ce
pas, en effet, la logique individualiste qui détermine principalement la conscience politique
d’une majeure partie des gens, aujourd’hui ? Le fantasme de l’auto-détermination, contre
lequel peste tant Bakounine, n’y est, bien sûr, pas étranger. Voilà qui nous met en garde,
en tout cas, contre une double impasse : l’excès de totalité d’une société unitaire et le
défaut de totalité (ce chaos où règne la loi du plus fort), chacun de ces deux états menant
à la tyrannie – l’un pouvant d’ailleurs vite se renverser en l’autre (une société en perte de
sens et d’unité est la plus exposée à l’émergence d’un dictateur-démagogue en son sein).
Tout l’enjeu consiste donc à trouver un juste point d’équilibre entre un excès et un défaut
d’individualisme. Tout l’intérêt de la réflexion politique réside dans la quête d’un possible
point d’harmonie entre l’individu et la société : en bref, concilier un ordre social et une vie
collective harmonieuse avec une valse des positions et un accomplissement individuel. Or,
c’est précisément cela que permet le point de vue du système dynamique. Il permet à la
fois de « montrer le point de vue universel dans le particulier et [de] faire ressortir l’universel
2227
dans le particulier » , selon l’expression de F. Schlegel, et de combiner la conscience
d’une solidarité universelle avec celle d’une diversité et d’une liberté individuelles. La
dialectique qu’il définit entre le Tout et la partie montre que chacun est tout autant déterminé
par la totalité qu’il est capable d’influer sur elle. Il présente la société comme une unité
dynamique où chaque individu s’inscrit dans une série infinie et mouvante de polarités et
d’interdépendances avec tous les autres, un système de connexions et de mises en relation
perpétuelles et instables. Dès lors, si les individus sont déterminés par la société dans
laquelle ils vivent, il est possible de parler d’une volonté générale, de désirs communs, et
donc d’une solidarité sociale, puisque chacun reconnaît que ce qui affecte le Tout l’affecte
lui aussi en particulier. De même, si chacun affirme et développe sa propre liberté créatrice
et sa capacité à surmonter cette détermination première, alors il est capable d’entraîner la
société dans une dynamique permanente.

Une Société en révolution permanente :


C’est en s’appuyant sur cette puissance du divers que Bataille oppose à toute société,
soucieuse d’assurer la pérennité de sa forme et de sa structure, la dynamique d’une
société en révolution permanente. En fonction de l’apport de ses minorités, des individus
qui la composent et de tous les éléments extérieurs qui entrent en contact avec elle,
la société entre dans une logique de transformation perpétuelle. Le système dynamique
qu’elle compose ne peut jamais se clore. Pour tous les révolutionnaires auxquels nous
nous intéressons ici, le devenir historique est sans terme. Il n’y a plus d’idéal ou de
2228
fin de l’Histoire . Le devenir-révolutionnaire, dont nous parlions précédemment, est la
seule vérité que la société puisse connaître. Dès lors, la révolution dont il est question
ne peut et ne doit être que permanente, sans quoi elle trahirait le modèle de société
qu’elle propose. Aussi paradoxal cela soit-il et afin d’éviter la sclérose idéaliste de toute
révolution, tous ces poètes et activistes rappellent qu’aucune révolution ne doit achever le
processus révolutionnaire. Il faut promulguer la révolution contre la révolution. Comme il ne
2227
La Forme poétique du monde, op. cit., p.648
2228
Nous reviendrons plus loin sur les termes de ce débat

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

peut être question de stopper les connexions qui s’enchaînent et ce système d’interactions
dynamiques permanent entre les individus qui la composent, la société à venir devra être
2229
conforme à l’image qu’en donnait Trotsky : « à peine une croûte commencera-t-elle à se
former à la surface de l’existence, qu’elle éclatera sous la pression de nouvelles inventions
2230
et réalisations » . Les perspectives poétiques de l’infini et du mouvement permanent –
2231
seules garantes du merveilleux – l’exigent. Plus rien d’autre ne pourra venir la déterminer
que la propre dynamique de ses relations internes et externes. La révolution permanente
incarne ainsi une logique démocratique nouvelle : celle d’une société ouverte dont les forces
entrent sans cesse en composition et où les vérités établies sont constamment remises en
question par les blasphèmes de la dissidence.

c) Autonomie sociale et démocratie directe

1. Fonctionnement et enjeux de l’autonomie

La Fin de l’hétéronomie et le développement de l’autonomie :


La conception la plus courante du pouvoir s’impose, dans nos sociétés, en terme
d’hétéronomie. Dans un tel type de système, la société est réglée d’en haut, par une instance
dirigeante séparée qui décide seule de l’action politique et de ses orientations concrètes.
Pour légitimer sa position d’autorité, ce gouvernement peut se référer à une institution divine
(c’est le cas de la monarchie de droit divin, par exemple), à une prétendue nécessité de
l’Histoire (dans l’URSS stalinienne, entre autres) ou même à un vote populaire, comme dans
nos démocraties représentatives. Dans chacun de ces cas, au lieu de gérer elle-même les
affaires qui la concernent directement, la population s’en remet à une instance supérieure,
volontairement ou non. Voilà ce qui, pour tous les poètes et activistes auxquels nous
nous intéressons ici, est inacceptable. Ainsi, tandis que l’hétéronomie politique s’appuie
sur le mécanisme de l’aliénation définit par Marx – c’est-à-dire la soumission à ce qui se
présente comme une puissance abstraite autonome (Dieu, Etat, argent…) – ils ne cessent
de démystifier les légitimations de ce prétendu pouvoir et de repositionner la liberté du sujet,
individuel ou collectif, à la racine du politique. La société, disent-ils, n’est pas instituée et
réglée par une autorité supérieure mais par elle-même, de façon autonome, et ce n’est que
par un mouvement d’usurpation qu’un certain nombre d’institutions, pourtant créées par la
société, prétendent être seules aptes à légiférer à sa place. L’Etat, expliquent-ils, ne doit
pas constituer une autorité supérieure autonome traitant ses citoyens comme les simples
rouages d’une machine dont ses gouvernants tiennent seuls les manettes : « l’Etat c’est
chacun de nous », comme l’affirmait une affiche de mai 1968. Si la société est un système
dynamique, la forme et l’évolution de celle-ci ne sont pas déterminées par une autorité
extérieure mais par la propre dynamique et par les choix des individus qui la composent.
Pour appréhender un tel type de fonctionnement, tous ces penseurs calquent le modèle
de l’autonomie sociale sur celui de l’autonomie du Tout. De même que la nature évolue
et se forme librement, au gré des contacts et des interactions qui s’établissent entre ses
composantes, de même la société s’anime et se développe en fonction de l’activité et de
l’interaction dynamique et autonome de ses parties. La dialectique du Tout et de la partie,
que nous développions précédemment, fait ici office de règle générale. Sur ce principe,
2229
Lui qui, pourtant, participa en URSS à l’établissement d’un régime totalitaire bien opposé…
2230
Littérature et révolution, op. cit., p.288
2231
infra, p.268-269

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2ème partie : Poésie et Révolution

l’individu est tout autant le produit de la société et des circonstances dans lesquelles il
évolue qu’il en est le centre. C’est sur ce principe d’interaction dynamique que se fonde
l’évolution de la société et de l’histoire, et non plus sur l’intervention directive d’un agent
extérieur. Le fonctionnement d’une telle dynamique est simple. Du moment qu’un individu
fait partie d’une communauté, il est pris dans un réseau de connexions, d’interinfluences et
d’interdépendances qui entraînent deux conséquences. Premièrement, par l’éducation qu’il
va recevoir, par le contexte au sein duquel et en rapport avec lequel il va se construire, il
est le produit de cette communauté. Deuxièmement, du fait même de cette relation avec les
autres membres de la communauté, chacun de ses actes a nécessairement un impact sur
les autres individus avec lesquels il est en contact, directement ou indirectement. A partir
de là, nous pouvons distinguer deux cas : soit il perpétue les règles et le fonctionnement de
cette communauté (de façon active ou passive), soit il conteste son fonctionnement et ses
fondements. Dans le premier cas, tout est simple : soit il se laisse porter inconsciemment
par le courant (la passivité totale, l’abandon de tout exercice de notre liberté, l’absence de
conscience critique), soit il rame dans le sens du courant. Par contre, dans le second cas,
tout est d’autant plus compliqué que la communauté est importante. Imaginons, en effet, une
communauté d’une dizaine d’individus vivant en autarcie complète : si un individu s’élève
contre son fonctionnement et propose de le faire évoluer ou de le révolutionner, sa voix
sera entendue de tous et son impact sera réel. Dans ce cas, soit la communauté rejette
cette nouvelle proposition, ce nouveau type de comportement et sanctionne l’individu en
l’excluant du groupe (l’exil), en l’empêchant de nuire (censure, peine de mort ou prison) ou
en le soumettant à une sanction (la prison, l’invitation à se racheter par divers moyens),
soit elle tient compte de cette protestation individuelle et se réforme en conséquence. Toute
ignorance ou indifférence feinte serait, à terme, insoutenable. Elargissons maintenant cette
communauté à sa forme actuelle : le monde entier, ou presque. Ce ne sont plus dix individus,
mais plusieurs milliards. Il va de soi qu’une protestation individuelle a une moindre portée.
Ceci dit, tout ce que nous venons d’évoquer ci-dessus n’en reste pas moins valable. La
changement d’échelle implique juste une plus grande humilité quant à la réalité du pouvoir
d’action de chacun – ainsi qu’une grande capacité à résister au désespoir, si l’on entreprend
de s’opposer au fonctionnement de cette communauté millénaire, ajouterions-nous... Il va
de soi que pour que cette protestation devienne visible à l’échelle de la communauté, il est
nécessaire de l’amplifier, soit en se regroupant avec d’autres personnes, soit en diffusant
largement son propos. L’impact que peut avoir cette protestation individuelle peut alors
soit se propager de manière exponentielle (elle n’aura d’abord un impact que sur les proches
puis, dans la mesure où ces proches pourront répercuter, ou non, cette protestation sur
les personnes qu’ils côtoient, et ainsi de suite), soit viser d’emblée une résonance très
importante en s’appuyant sur une action d’envergure – résonance initiale qui peut, par la
suite, se propager à son tour de façon exponentielle. Il va de soi que plus la protestation
de départ est faible ou inconsistante (par manque de cohérence ou par son incapacité
à percevoir la complexité et la globalité du problème du départ, par exemple) plus son
impact est dérisoire, voire inexistant. On peut comparer cette protestation à un séisme : si le
tremblement est d’une magnitude très faible, il s’échouera sur le cercle de nos proches ; plus
2232
sa force initiale sera grande et plus il pourra affecter un nombre important de personne .

2232
Sachant que plus une pensée ou un acte s’étend et plus il perd de sa force en fonction de la résistance (de faible à
complète) que lui opposent ses intermédiaires si bien qu’il est sans cesse nécessaire de répéter le geste initial – que ce soit par son
initiateur même ou par des auteurs secondaires, avec les risques que ce deuxième cas comporte – afin de lui rendre sa cohérence
et sa force premières.

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Cette dialectique entre l’individu et la société, que Marx résume d’une seule formule :
2233
« les circonstances font les hommes tout autant que les hommes font les circonstances » ,
Novalis la représente, lui, selon trois axes : « les modifications d’évènements et de hasards
par un individu », « les modifications de l’individu par les évènements » et « les deux en
2234
train de s’échanger » . De ce fait, la dialectique sociale que figure le système dynamique
du romantisme allemand est infinie : l’individu qui est produit par le Tout influe sur lui en
retour, le modifie et donc le produit à son tour et, ce, réciproquement, à l’infini. En termes
politiques, chacun est donc à la fois souverain et sujet. L’autonomie politique se fonde sur
la liberté individuelle mais une liberté en dialogue, à la croisée entre les déterminations d’un
milieu objectif et le libre choix d’un projet subjectif – ce qui situe notre réflexion au-delà du
discours sartrien sur ce sujet et des perspectives de l’auto-détermination nietzschéenne.
C’est ce qui permet d’éviter, à la fois, l’impasse du despotisme, qui ne fait des citoyens que
des sujets, et celle de l’anarchisme individualiste, qui ne fait d’eux que des souverains. Ceci
implique, en d’autres termes, que le peuple soit en même temps le sujet et l’objet de son
devenir, qu’il considère la construction de la société dans laquelle il vit comme l’objet de
ses efforts et qu’il se pose comme le sujet actif de cette construction. A la base de cette
autonomie, il y a donc, comme nous l’expliquions précédemment, une certaine capacité à
« se surmonter ». Comme l’écrit Debord, « le sujet de l’histoire ne peut être que le vivant
se produisant lui-même, devenant maître et possesseur de son monde qui est l’histoire, et
2235
existant comme conscience de son jeu » . Ceci nécessite donc qu’il sache réaliser, en
lui, ce que l’on appelle l’unité de la théorie et de la pratique.

L’Unité de la théorie et de la pratique :


L’hétéronomie scinde instantanément la population entre ceux qui décident et ceux qui
exécutent. Son règne s’appuie sur ce que Marx et Engels appellent la « division du travail ».
C’est elle, disent-ils, qui fonde l’aliénation du plus grand nombre. A partir du moment où
le sujet est dépossédé de la maîtrise du développement historique et économique, qui
ne repose alors plus qu’entre les mains du chef, ne peut-il pas s’imaginer que l’Histoire
et l’économie (qu’il produit pourtant) se meuvent d’elles-mêmes selon des lois qui lui
échappent et pour la gestion desquelles il doit s’en remettre à une autorité supérieure ?
Comment l’ouvrier à la chaîne, à partir du moment où il perd la compréhension de la totalité
du processus de production, pourrait-il prétendre déterminer de façon autonome l’orientation
de son travail ? Le processus est le même au niveau social. La quête de l’autonomie implique
donc nécessairement la volonté de réunifier la théorie et la pratique et de refonder en une
seule et même entité la volonté de l’acte et sa réalisation. Bien sûr, il n’est pas question
d’attendre que chaque citoyen acquière la totalité du savoir nécessaire pour son époque :
dans ce cas, c’est d’une forme d’intelligence collective que nous parlons. C’est en tant
que corps social historique, explique Debord, que le prolétariat doit incarner « la classe de
2236
la conscience » . L’autonomie politique du peuple, affirme-t-il, doit se réaliser à travers
l’union de la connaissance et de l’action dans une théorie pratique. Autrement dit, selon ce
modèle idéal, la théorie doit s’accompagner de sa vérification immédiate dans la pratique
et la pratique se réfléchir immédiatement dans la théorie. Son geste décisif doit être de se
constituer en sujet conscient et de manifester son autonomie à la fois dans son organisation
2233
L’Idéologie allemande, op. cit., p.36
2234
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.100
2235
La Société du spectacle, op. cit., p.70
2236
La Société du spectacle, op. cit., p.82

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2ème partie : Poésie et Révolution

et dans son projet d’organisation de la société. Il faut que les masses réalisent la théorie
2237
« en tant qu’intelligence de la pratique humaine » . C’est ce qu’explique Debord :
« C’est dans la lutte historique elle-même qu’il faut réaliser la fusion de la
connaissance et de l’action, de telle sorte que chacun de ces termes place dans
l’autre la garantie de sa vérité. La constitution de la classe prolétarienne en sujet,
c’est l’organisation des luttes révolutionnaires et l’organisation de la société
dans le moment révolutionnaire : c’est là que doivent exister les conditions
pratiques de la conscience, dans lesquelles la théorie de la praxis se confirme en
2238
devenant théorie pratique. »
Le geste révolutionnaire décisif que doit accomplir le prolétariat est la ré-appropriation
consciente de son devenir, l’affirmation de son autonomie dans la détermination consciente
de son action, sans plus aucune autorité (aussi prolétarienne qu’elle se dise) qui vienne
la diriger.
Debord, cependant, comme la plupart des penseurs socialistes auxquels il se réfère,
laisse planer une étrange ambiguïté : cette théorie que le prolétariat doit s’approprier
et réaliser, est-ce lui qui l’aura produite au préalable ? Si tel était le cas, toute forme
d’avant-garde révolutionnaire, comme le furent l’Internationale Situationniste ou le Parti
Communiste, perdrait sa raison d’être. Ce n’est pourtant pas le cas selon Debord. L’I.S.,
2239
comme il l’explique, doit constituer une sorte d’avant-garde de la conscience . En
attendant que le peuple ne se réalise dans le moment révolutionnaire, sa tâche consisterait
2240
à formuler sa « propre théorie inconnue » en attendant qu’il se l’approprie. En d’autres
termes, en période pré-révolutionnaire, nous dit-il, la pensée révolutionnaire recherche
sa pratique et attend de pouvoir se dissoudre en elle. Est-ce réinstaurer une forme de
représentation ou d’hétéronomie ? Debord, Bakounine, Marx et tous ceux ayant développé
ce même point de vue, sont-ils comme Zarathoustra sur sa montagne, attendant que le
2241
peuple vienne à lui ? Non, affirment-ils, parce qu’une telle attitude n’a de sens que si,
dans le même temps, le peuple recherche cette théorie. Comme l’écrit Marx, si « la théorie
n’est jamais réalisée dans un peuple que dans la mesure où elle est la réalisation des
besoins de ce peuple », alors « il ne suffit pas que la pensée recherche sa réalisation, il
2242
faut encore que la réalité recherche la pensée » . Debord ne dit pas autre chose : pour
éviter que la théorie ne s’enferme au sein d’une secte utopiste ou bien ne se transforme en
idéologie, il faut qu’elle rencontre « des forces pratiquement entraînées vers la recherche
2243
de cette théorie » . A partir de là, le schéma serait simple : si cette théorie « est vraiment
l’idée du peuple, elle s’emparera à coup sûr très vite des foules populaires révoltées ;
et une fois qu’elle aura pénétré dans le peuple, elle ne tardera pas à se muer en réalité

2237
ibid., p.120
2238
ibid., p.84
2239
Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur ce point
2240
« Rapport de Guy Debord à la VIIème de l’I.S. à Paris », La Véritable scission dans l’Internationale, op. cit., p.137
2241
Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.321 : « Maintenant les vagues montent et montent autour de ta montagne, ô
Zarathoustra. Et malgré l’altitude de ta montagne, il faut que beaucoup montent jusqu’à toi ; ta barque ne doit plus rester longtemps
au sec. »
2242
Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit., p.28
2243 ème
« Rapport de Guy Debord à la 7 conférence de l’I.S. à Paris », La Véritable scission dans l’Internationale, op. cit., p.133

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2244
triomphante » . On peut ne pas être totalement convaincu par ce qui ressemble à un
tour de passe-passe. Il y a de quoi redouter, en effet, au vu de la citation suivante de
Marx, la dérive autoritaire du Parti Communiste : « La philosophie est la tête de cette
émancipation, le prolétariat en est le cœur. La philosophie ne peut être réalisée sans la
suppression du prolétariat, et le prolétariat ne peut être supprimé sans la réalisation de
2245
la philosophie » . La tête et le cœur ? Autant dire que l’on en revient à une forme de
division entre, d’un côté, le travail dit intellectuel et, de l’autre, celui dit manuel… Certains,
comme les situationnistes, sont bien conscients de ce risque et tentent, par tous les moyens,
de s’en prémunir. L’essentiel, pour eux, est de refuser tout disciple, d’exiger de tous les
membres une participation active et critique et de refuser toute forme de hiérarchie au sein
du mouvement révolutionnaire. Debord, à ce titre, est comme l’Empédocle de Hölderlin face
2246
à son compagnon Pausanias . Il peut faire sienne ces paroles : « Il est juste et droit qu’en
2247
tout lieu/L’esprit humain s’appartienne en propre » . Quel que soit l’affaiblissement ou le
délai que puisse induire une telle position en période pré-révolutionnaire, il s’est toujours
tenu à cette ligne de conduite exemplaire : dans son organisation même, le mouvement
révolutionnaire doit concrétiser ce qu’il veut produire à l’échelle sociale, c’est-à-dire l’unité de
la théorie et de la pratique, et l’autonomie politique sous la forme d’une démocratie directe.

Autonomie et démocratie directe :


Pour les situationnistes, comme pour tous les autres poètes et activistes auxquels nous
nous intéressons ici, l’objectif politique peut se résumer simplement : il s’agit d’œuvrer à « la
2248
construction historique des rapports individuels libres » . Le modèle social fondé à partir
du système dynamique du romantisme allemand rejoint un certain nombre de revendications
du communisme libertaire. L’autonomie et l’autogestion, notamment, sont ses deux mots
clés. Dans les principes de la démocratie directe, du pouvoir des conseils et du fédéralisme
des communes libres, ils trouvent la réalisation de leurs propres revendications : l’autonomie
politique, le dynamisme social et l’unité de la théorie et de la pratique au sein d’une
société où chacun puisse être à la fois le sujet et le souverain. Dans ce système seul, le
peuple décide librement et directement de son devenir. La société peut évoluer de façon
autonome en fonction de l’apport et des propositions de chacun. Le système dynamique
trouve donc son application et son organisation la plus cohérente dans la démocratie
directe. La politique, désormais, ne se résume plus à la pratique du pouvoir (puisque le
pouvoir est partagé par tous) ou aux stratégies diverses pour accéder à sa main-mise. Elle
se définit, au sein d’une communauté d’individus égaux en droits, comme une modalité
spécifique de l’agir qui unit un sujet à une communauté. C’est ainsi, selon Jacques Rancière,
qu’elle s’oppose à la police et à l’exigence du consensus. Sa logique même est celle du
débat et de la participation de chacun. Bien sûr, un tel système heurte bon nombre des
présupposés politiques de notre époque. Les tenants de notre démocratie représentative
sont bien souvent les pires ennemis de sa forme directe. Qu’il s’agisse de l’avènement de la
troisième république, sur les ruines de la Commune, ou de la république allemande, sur les
2244
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.244
2245
Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit., p.39-40
2246
Dans La Mort d’Empédocle, ce dernier propose à Empédocle de devenir son disciple et de s’abandonner tout entier à
ses ordres
2247
F. HÖLDERLIN, La Mort d’Empédocle, op. cit., p.31
2248
R. VANEIGEM, « Avis aux civilisés relativement à l’autogestion généralisée », Internationale situationniste n°12, septembre
1969, p.75

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2ème partie : Poésie et Révolution

cadavres des leaders spartakistes à la fin de la Première Guerre mondiale, cette première
s’est très souvent édifiée aux dépens de cette dernière – le pouvoir bourgeois écrasant
à cette occasion toutes velléités socialistes concrètes. Aujourd’hui encore, le pouvoir se
braque dès que l’on accole l’adjectif « directe » à la notion de démocratie. Il ne manque pas
d’intellectuels en vogue pour en dénoncer la prétendue utopie. C’est ces discours-là qu’il
nous paraît utile d’analyser afin d’en démontrer l’absence récurrente de bien-fondé et de
pouvoir ensuite interroger plus avant la validité du projet révolutionnaire auquel nous nous
intéressons.

2. Critique de la haine en vogue de la démocratie


On sait qu’aux yeux de la plupart des penseurs socialistes auxquels nous nous sommes
intéressés jusque-là, la démocratie représentative n’est qu’un ersatz de démocratie, une
forme masquée d’oligarchie dirigée par la bourgeoisie marchande et ses intérêts. L’histoire
de sa fondation, en France comme en Allemagne, confirmerait cette interprétation. Quoi de
plus opposé, d’ailleurs, à la démocratie que la notion de représentation politique ? N’est-
il pas toujours question, dans nos sociétés, d’un gouvernement qui s’exerce, in fine, d’une
minorité sur une majorité ? Le soupçon devient plus patent encore quand les intellectuels
et les dirigeants de cette « démocratie » représentative n’ont plus, pour pires ennemis, que
les tenants d’une démocratie réelle, c’est-à-dire directe. Récemment, Jacques Rancière
s’est penché, dans un petit essai percutant, sur cette haine là. Pour tous les tenants de
ce discours, comme il le démontre, ce n’est plus de l’accaparement du pouvoir par une
minorité qu’il est question, « c’est du peuple et de ses mœurs qu’ils se plaignent, non
2249
des institutions de son pouvoir » . Pour eux, la démocratie « signifie l’accroissement
irrésistible des demandes qui fait pression sur les gouvernements, entraîne le déclin de
l’autorité et rend les individus et les groupes rétifs à la discipline et aux sacrifices requis
2250
pour l’intérêt commun » . Dès lors, selon eux, il est nécessaire de dénoncer le désordre
dont la société démocratique est la porteuse et l’illusion du gouvernement du peuple par lui-
même. La conclusion politique qu’en tirent alors ces intellectuels, ici résumée par Jacques
Rancière, est simple : « il n’y aurait qu’une seule bonne démocratie, celle qui réprime la
2251
catastrophe de la civilisation démocratique » . Comme le met en évidence le philosophe,
le paradoxe est le suivant : d’un côté, on opposerait positivement la démocratie à la dictature
et au totalitarisme (en particulier lorsqu’ils s’exercent dans des pays du « tiers-monde »
hostiles aux intérêts politico-économique de nos pays) et, de l’autre, on affirme que « le bon
gouvernement démocratique est celui qui est capable de maîtriser un mal qui s’appelle tout
2252
simplement vie démocratique » .
Une telle critique, qui commencerait avec la reconsidération critique de l’héritage de la
Révolution française, pousse son propos jusqu’à associer à la démocratie certains traits du
totalitarisme. Ici, ce n’est plus l’Etat qui dévorerait la société mais la société qui dévorerait
l’Etat, selon une même logique inversée. La Terreur, pour tous ces penseurs comme J.-C.
Milner, serait donc à resituer au cœur même du projet révolutionnaire et de la démocratie.
Le problème, bien sûr, est que l’on accuse la démocratie d’être à la fois responsable
de l’individualisme consumériste et d’avoir sacrifié l’individu au collectif au travers d’une
logique terroriste… Derrière ce peu de cohérence intellectuelle, il reste cependant un
2249
La Haine de la démocratie, op. cit., p.9
2250
ibid., p.13
2251
ibid., p.10
2252
La Haine de la démocratie, op. cit., p.13

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

même leitmotiv : opposer à la démocratie directe et à toutes ses tares si effrayantes « la


démocratie parlementaire et libérale, fondée sur la restriction de l’Etat et la défense des
2253
libertés individuelles » , c’est-à-dire une société démocratique contrôlée, canalisée et
dirigée par une élite dirigeante consacrée par des élections. Comme le montre justement
Jacques Rancière, un tel type de discours masque mal sa tendance élitiste : « le discours
ème
intellectuel dominant rejoint ainsi la pensée des élites censitaires et savantes du XIX
siècle : l’individualité est une bonne chose pour les élites, elle devient un désastre de la
2254
civilisation si tous y ont accès » . Ce genre de propos est loin d’être nouveau. Platon ne
dénonçait-il pas « sous les apparences de la démocratie politique une réalité inverse : la
2255
réalité d’un état de société ou c’est l’homme privé, égoïste, qui gouverne » et n’opposait-
il pas à ce mal un gouvernement des plus savants et des plus sages ? De fait, cette haine de
la démocratie, n’est-ce pas toujours une « haine de l’égalité par laquelle une intelligentsia
2256
dominante se confirme qu’elle est bien l’élite qualifiée pour diriger l’aveugle troupeau » ?
Derrière ce type de discours, selon Jacques Rancière, il est facile de déceler la défense
par l’oligarchie de son pouvoir présent. Sous couvert d’une prétendue fatalité ou nécessité
économique, cette élite réduit sa tâche à la gestion des « effets locaux de la nécessité
2257
mondiale sur leur population » et, derrière cette dimension gestionnaire, propose d’en
finir avec tout débat politique réel. Mieux, s’il n’y a plus de débat possible sur le devenir de
nos sociétés, on peut en finir avec la démocratie et son invention de lieux polémiques en
créant un certain nombre d’institutions supra-étatiques (FMI, etc.) qui ne relèvent d’aucun
vote populaire. Dans ce contexte, le discours anti-démocratique ne vient que sanctionner
cet état de fait que dénonce Jacques Rancière : « l’accaparement de la chose publique
2258
par une solide alliance de l’oligarchie étatique et de l’oligarchie économique » . C’est ce
type de discours dont nous voudrions étudier et critiquer plus en détail les arguments, à
commencer par l’un des plus récurrents d’entre eux : la menace incessante que les intérêts
particuliers feraient peser sur l’intérêt général.

3. Une Tension incessante entre intérêt général et volontés particulières :

La Menace des intérêts particuliers contre la démocratie :


Dans une société idéale, expliquait Novalis, chaque individu s’enflammerait d’un « esprit pur
2259
de la société » . Il n’y aurait plus d’égoïsme, plus de corporatisme et chacun identifierait
l’intérêt général et ses volontés particulières. La réalité actuelle est, hélas, toute autre.
Comment concilier ensemble des individualités autonomes sans qu’aucune d’entre elles
fasse primer son intérêt sur celui des autres, telle est la difficulté à laquelle se heurte
toute démocratie. Rousseau convient lui-même qu’il s’agit de sa pente glissante. Toute
démocratie, dit-il, menace de dégénérer en ochlocratie. Dans la mesure où « la volonté

2253
ibid., p.20
2254
ibid., p.36
2255
ibid., p.42
2256
ibid., p.76
2257
ibid., p.86
2258
La Haine de la démocratie, op. cit., p.81
2259
La Forme poétique du monde, op. cit., p.675

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2ème partie : Poésie et Révolution

2260
particulière agit sans cesse contre la volonté générale » , le corps social risque de se
déchirer. Qu’une société s’engage sur cette pente fatale et soit elle s’effondre totalement
dans le chaos, soit elle ouvre grand ses portes à un renouveau de l’autorité voire à une
tyrannie nouvelle. En des termes différents, c’est à peu près ce qu’explique un penseur
pourtant aussi opposé que Cioran. Selon lui, toute démocratie, pour fonctionner, doit
entraîner une certaine forme d’amollissement de l’Etat et des individus qui le composent.
Sur son versant positif, elle délivre la société de la tyrannie et du déchirement entre ses
parties. Cependant, elle ne pourrait y parvenir qu’en « châtrant » chacun de ses membres de
son énergie et de sa pulsion première, cette « soif de puissance » dont parle le philosophe,
cette « tentation d’être le premier dans la cité » et cette « volonté d’assujettir les autres pour
2261
en faire des objets » constituant, selon lui, le fond du « jeu politique » . Le tout produirait
alors l’absurdité suivante :
« Une république qui se respecte devrait s’affoler à l’apparition d’un grand
homme, le bannir de son sein, ou du moins empêcher que ne se crée une légende
autour de lui. Y répugne-t-elle ? C’est qu’éblouie par son fléau, elle ne croit plus à
2262
ses institutions ni à ses raisons d’être. »
En d’autres termes, la démocratie ne serait guère armée pour résister à l’autorité de tout
groupe ou de tout individu qui déciderait de s’imposer à elle, pourvu qu’il lui promette de la
grandeur ou qu’il s’empare d’un pouvoir laissé vacant avec fermeté. C’est à ce titre, selon lui,
que nos sociétés occidentales en déclin nous mèneraient droit vers une tyrannie sans nom.
Cioran se trompe sans doute, à ce sujet, en prédisant un nouveau césarisme. Dans la
mondialisation, un régime trop tyrannique ne pourrait survivre sans se plier aux contraintes
du libéralisme capitaliste. Cependant, vu l’évolution autoritaire d’un certain nombre de nos
sociétés, on ne peut rester indifférent à une telle analyse, aussi pessimiste soit-elle. Cela
signifie-t-il que la démocratie est un système intenable ? Les romantiques allemands eux-
mêmes marquent une hésitation sur cette question. Comme nous l’avons vu, c’est pour
éviter ces pièges qu’ils conçoivent un modèle politique « hybride » entre démocratie et
monarchie. Pour protéger la société du déchirement ou de l’apparition d’un tyran, il faudrait
qu’elle maintienne en son sein une figure unifiante et médiatrice supérieure. En expliquant
cela, ils ne pensaient pas, bien sûr, à nos démocraties représentatives. Un tel système,
expliquaient-ils, ne pourrait remettre le pouvoir, via les élections, qu’entre les mains soit
des « plus bornés », c’est-à-dire « ceux chez lesquels la médiocrité est devenue une vraie
nature, les modèles classiques de la grande masse », soit des plus intelligents, c’est-à-dire
2263
« les courtisans les plus habiles de la grande masse » . C’est pourtant la nécessité d’une
telle représentation que les tenants de ce modèle politique opposent aux défenseurs de la
démocratie directe.

Comment concilier volonté générale et volonté individuelle ?:


A travers la critique de ce type de démocratie représentative, Rousseau se propose
d’inverser le point de vue courant des adversaires de la démocratie directe. Et si,
contrairement à ce que l’on a l’habitude de dire, c’était un défaut de démocratie, plutôt qu’un
excès, qui était à l’origine des maux dont les tenants de cette « haine de la démocratie »
2260
Du Contrat social, op. cit., p.113
2261
Histoire et utopie, op. cit., p.49
2262
Histoire et utopie, op. cit., p.63
2263
La Forme poétique du monde, op. cit., p.675

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

accablent notre société ? En d’autres termes, et si les hommes étaient d’autant plus
individualistes, « immatures » et égoïstes qu’on les maintient hors des décisions publiques ?
La représentation politique, en déresponsabilisant les citoyens, n’a-t-elle pas aussi pour
effet de les infantiliser ? Pour Rousseau, c’est évident : la société démocratique s’effrite et
menace de produire une tyrannie nouvelle à partir du moment où les citoyens cessent de
participer aux assemblées et y envoient des représentants à leur place. Du moment que
les citoyens sont désinvestis du pouvoir politique, on ne peut s’étonner qu’ils se sentent de
moins en moins impliqués par la chose publique et qu’ils se mettent à raisonner en individus
2264
isolés . Comme l’explique le philosophe, dès « que quelqu’un dit des affaires de l’Etat :
2265
que m’importe ? on doit compter que l’Etat est perdu » . De ce point de vue là, le vote,
dans nos sociétés, est, certes, mille fois préférable à son absence mais il reste dérisoire
tant qu’il se limite à la seule élection de représentants. Il ne sert qu’à choisir ses maîtres,
pour une durée donnée, tandis que le peuple est largement désinvesti du débat politique
2266
durant cette même période .
Pour concilier le plus possible volontés générales et individuelles, il faudrait donc plus
de vie démocratique, selon Rousseau. Il faudrait créer un système où chacun participe
pleinement au débat politique et se sente directement concerné par ses orientations, à la
fois en tant que souverain et en tant que sujet. C’est cela la démocratie directe. Son bon
fonctionnement, dit-il, doit s’appuyer sur une communauté d’intérêt reconnue et entérinée
par ce qu’il appelle un « contrat social ». Ce « contrat » créerait « un corps moral et collectif
composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte
2267
son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté » . Chacun se trouverait alors engagé
envers tous, de même que tous seraient engagés envers moi sous le signe de la volonté
générale, sans que personne puisse trouver à y redire, puisque tous ceux qui participent à
cette société auraient droit à la parole et tireraient les bénéfices d’une entraide collective.
Dans ce système, le particulier veut donc le général puisque, d’une part, il trouve dans le
bien commun les conditions de son bien particulier et que, d’autre part, il est partie prenante
de ce général.
Le tout, cependant, pose quelques problèmes. Du côté des socialistes, par exemple,
Bakounine en tête, on redoute d’y trouver le fondement du nationalisme puisque le droit des
2268
contractants se fait « à l’exclusion de tous ceux qui sont restés en dehors du contrat »
(quoique Rousseau envisage un modèle fédéraliste proche du modèle socialiste). Du côté
des opposants à la démocratie directe, par une sorte de retournement paradoxal, on critique
surtout la menace que fait désormais peser la volonté générale sur les intérêts particuliers. Il
faut avouer, à la décharge de ce type de discours, que Rousseau fait ici preuve d’une rigidité
quelque peu inquiétante. N’explique-t-il pas que « quiconque refusera d’obéir à la volonté
2269
générale y sera contraint par tout le corps » ? Son exigence du consensus, sous peine
d’affaiblissement affirme-t-il, pose de sérieux problèmes. En d’autres termes, après avoir
tenté de définir un modèle démocratique où l’intérêt général et les volontés particulières
2264
Ce à quoi il faut encore ajouter que plus ils sont écartés de la gestion des affaires publiques et plus ils deviennent ignorants de
ses mécanismes et de ses enjeux, dont ils se désintéressent ainsi petit à petit, n’ayant pas de prise sur eux
2265
Du Contrat social, op. cit., p.122
2266
Le peu de pouvoir qui lui reste se limitant à une série de manifestations ou à un droit de grève de plus en plus battu en brèche…
2267
Du Contrat social, op. cit., p.122
2268
BAKOUNINE, Théorie générale de la révolution, op. cit., p.184
2269
Du Contrat social, op. cit., p.43

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2ème partie : Poésie et Révolution

pourraient s’accorder, nous devons nous demander maintenant si cette démocratie-là ne


serait pas une « coupeuse de têtes », comme on le lui reproche très souvent.

4. La Démocratie est-elle une coupeuse de têtes ?

La Démocratie peut-elle constituer le vecteur d’un totalitarisme nouveau ?:


En 1875, dans son ouvrage sur Les Origines de la France contemporaine, Taine s’en prend
violemment à l’héritage de la Révolution et, en particulier, à ce « contrat social » imaginé
par Rousseau. Il accuse la démocratie de soumettre les individus à une aliénation encore
plus grande que ne le fait la monarchie. Son raisonnement est le suivant :
« A la souveraineté du roi, dit-il, le Contrat social substitue la souveraineté du
peuple. Mais la seconde est encore plus absolue que la première, et, dans le
couvent démocratique que Rousseau construit sur le modèle de Sparte et de
2270
Rome, l’individu n’est rien, l’Etat est tout. »
Bien sûr, c’est oublier un peu vite que chaque individu, dans une telle organisation de l’Etat,
est aussi souverain (puisqu’il participe à toutes ses décisions) et que jamais l’Etat, selon
Rousseau, ne doit se mêler des affaires privées des individus. Mais peu importe le bien
fondé ou non de cette critique, l’idée était lancée : entre la Terreur et la démocratie, il
serait possible d’établir un signe d’égalité puisque cette dernière, en privilégiant le collectif,
assoirait son institution sur le sacrifice des individualités. Derrière certaines déclarations
de Bakounine comme « dans la révolution sociale, il ne peut y avoir plus de place que
2271
pour la pensée et pour l’action collectives » , on ne retient qu’une seule chose : la
démocratie veut couper toutes les têtes qui dépassent et sacrifier l’initiative individuelle
sur l’autel de la médiocrité générale. On n’hésite pas, pour cela, à employer le grand mot
de « totalitarisme ». Dans la mesure où il serait utopiste de nier les inégalités naturelles
existant entre les individus, disent tous les opposants à la démocratie, un tel type de système
politique commettrait un crime irréparable envers les grands hommes en contraignant leurs
talents individuels qui devraient logiquement s’imposer à la masse. En procédant ainsi, la
démocratie instaurerait le règne de la moyenne, c’est-à-dire, selon eux, des médiocres,
le tout sur les ruines du génie individuel. Ainsi s’opposeraient un discours « égalitariste »
et un discours élitiste. Les tenants d’une égalité des places s’affronteraient à ceux d’une
nécessaire et légitime division du travail et de la hiérarchie sociale.
Une telle critique est paradoxale quand on se rappelle qu’elle est véhiculée par ceux-là
mêmes qui reprochent à la démocratie de saper l’intérêt général en favorisant l’expression
et l’éclosion des appétits individuels… Sans nous arrêter à cette incohérence manifeste,
nous devons pourtant prendre au sérieux cette critique. Il est vrai que le socialisme tente
de « canaliser » la diversité naturelle des individus à travers une stricte égalité des places
sociales, ceci afin d’éviter que l’individualisme ne constitue le terreau du chaos social
ou de la tyrannie. Méfiant vis-à-vis de l’expression individualiste de toute « volonté de
puissance », Bakounine fonde l’idéal d’une liberté et d’une égalité collectives sur la crainte
des dérives qu’elle pourrait entraîner. Pour lui, comme pour d’autres, il s’agit de conquérir
l’égalité sociale contre les inégalités naturelles et de moraliser ainsi la société à travers
l’Histoire. Pourtant, nous pensons que le respect d’une égalité de droits et de devoirs, entre
tous les membres d’une communauté, ou que l’absence de hiérarchie politique, dans une
démocratie directe, ne contredisent pas la libre expression individuelle. En nous opposant
2270
Les Origines de la France contemporaine, vol.1 « L’Ancien régime », éd. Laffont, Paris, 1986, p.183
2271
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.345

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

à la nécessité d’un consensus social, nous pensons que cette diversité et cette liberté sont
les garantes de la vitalité politique d’une société et de son enrichissement permanent. Le
discours que nous tenions précédemment sur la nécessaire unité du corps social ne nous
semble pas incompatible avec l’acceptation du débat politique et l’expression d’opinions
divergentes. L’unité ne s’oppose pas à la diversité. C’est ce que nous apprend le système
dynamique du romantisme allemand. Ceci implique, cependant, que nous reconnaissions,
au sein d’une société démocratique basée sur le vote de la majorité, le rôle et la place de
ses minorités.

Le Rôle et la place de la minorité :


En 1849, avec son ouvrage La Désobéissance civile, H.D.Thoreau jette un pavé dans
le domaine de la réflexion politique. En réaction au maintien de l’esclavage dans bon
nombre d’Etats américains, il théorise le droit pour chaque citoyen de désobéir à la loi
et à son gouvernement si, en toute conscience, il trouve ceux-ci moralement injustes. Ce
faisant, c’est la conception démocratique suivante qu’il illustre jusque dans son extrême
conséquence : chaque individu, de façon égalitaire et sans titre particulier à gouverner,
peut s’exprimer dans le débat public et décider, pour lui, ce qui doit être ou non. Tandis
que l’oligarchie veut que « la masse des hommes [serve] l’Etat de la sorte, pas en
2272
tant qu’hommes, mais comme des machines, avec leurs corps » , Thoreau résume
ainsi l’enjeu de la participation démocratique : pour lui, la politique ne se joue pas dans
l’obéissance servile des individus à une autorité supérieure, qui s’exerce de haut en bas,
mais dans la participation active de tous, l’ordre de la communauté étant d’autant plus
assuré que chacun en est l’acteur plutôt que le sujet passif. Il va de soi qu’il s’oppose
2273
à toute forme de représentation par une élite dirigeante, fût-ce au prix d’un vote .
Pour tous les détracteurs de la démocratie, un tel type de propos serait responsable du
désordre inacceptable dont la démocratie serait le vecteur. La discordance perpétuelle des
2274
voix entraînerait fatalement une paralysie sociale tandis que toute minorité s’emparant
du pouvoir par la force ne pourrait devenir que tyrannique, et donc anti-démocratique,
puisqu’elle ne pourrait s’y maintenir qu’en contraignant la majorité à épouser ses vues. Le
problème est de taille puisque l’inverse n’est pas non plus acceptable : il va de soi que toute
majorité qui ne tolérerait pas de contestation en son sein et qui n’accepterait pas ainsi de se
remettre en question, se condamnerait de même à la paralysie et à la tyrannie. L’exigence
d’unanimité a cela de dramatique qu’elle contraint la société dans un moule autoritaire figé
et qu’elle tue toute forme de vie et donc de progrès politiques, fondés à la fois sur le partage
et le débat.
La solution de ce dilemme se trouve, sans doute, dans l’acceptation consciente et
maîtrisée par la majorité de sa minorité active, dans sa capacité à la reconnaître, à définir
ses droits, à prendre en compte sa protestation, à se remettre en question et à évoluer
en fonction de celle-ci. Toute société devrait se méfier de cette passion exclusive de l’Un,
qui peut la saisir et la mener à sa perte, et permettre, au contraire, au multiple et à la
diversité de se maintenir en tant que tels en son sein. Si elle veut se préserver de toute
2272
La Désobéissance civile, op. cit., p.13
2273
Son propos est sans appel à ce sujet : par le vote, écrit-il, « l’homme soi-disant respectable […] s’empresse d’adopter
l’un des candidats ainsi choisis comme le seul disponible, prouvant ainsi qu’il est lui-même disponible pour toutes les visées des
démagogues » (ibid., p.20)
2274
Thoreau écrit à ce sujet : « Une minorité est impuissante tant qu’elle se conforme à la majorité ; ce n’est du reste plus une
minorité ; mais elle devient irrésistible quand elle la bloque de tout son poids. » (ibid., p.28)

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2ème partie : Poésie et Révolution

forme de totalitarisme, il faut qu’elle accepte la possibilité, pour chacun de ses membres, de
contester ses lois. Qu’elle écrase sa dissidence et alors elle s’autodétruit, sombrant dans la
tyrannie et le lent pourrissement de ses institutions ; qu’elle se contente de l’étouffer et elle
produit alors son fléau. N’est-il pas évident que seule une majorité qui ne laisse pas voix à
sa minorité et l’opprime peut produire une minorité révolutionnaire ? La radicalisation d’un
groupe contestataire, au point que celui-ci s’engage dans une lutte à mort avec le pouvoir en
place, n’est-elle pas le symptôme d’une dégradation, d’une tyrannie et d’une injustice de la
majorité ayant laissé empirer le malaise ambiant jusqu’à l’affrontement ? Seule une majorité
tyrannique produit une minorité tyrannique. A l’inverse, ne peut-on pas dire qu’une majorité
ouverte produit une minorité elle aussi ouverte ? Les rapports qui s’établissent entre elles
n’ont plus rien d’une guerre. La société tire son propre dynamisme de l’activité reconnue
de sa minorité.
Qu’est-ce qui peut, en effet, pousser une société démocratique à évoluer, si ce n’est
l’existence en son sein d’une fraction contestataire ? Sûrement pas sa majorité, en tout
cas, dans la mesure où cette dernière veut nécessairement ce qui est puisque, comme
nous le disions précédemment, ce qui est (ou ce qui advient) n’est que le produit de sa
volonté. Par conséquent, toute dynamique ne peut venir que d’une minorité, de la remise
en question qu’elle provoque et des nouveaux possibles qu’elle suggère. C’est là cette
2275
« dynamique de l’externité » dont parlait Isou ou bien ce rôle révolutionnaire que Péret
attribue à tout hérétique « puisqu’il remet en question les principes sur lesquels s’appuie
2276
le mythe pour se momifier dans le dogme » . C’est là l’essentiel de notre propos et de
celui des poètes et des activistes auxquels nous nous intéressons : toute société ne tire sa
dynamique que du développement incessant en son sein d’une singularité et d’une diversité
individuelles. Aussi paradoxal que cela puisse sembler, l’autonomie de la collectivité n’a de
sens qu’à la condition que cette dernière soit capable d’intégrer dans son développement
et dans son débat politique sa propre minorité, sa propre marginalité. Un tel propos situe
nos perspectives bien loin du prétendu ennui des sociétés démocratiques et du règne
du consensus. Au contraire, une telle société est le cadre polémique et dynamique de la
contestation par une minorité d’un état de fait établi par une majorité – et, ce, quel que soit
l’objectif de cette contestation. Même à supposer, en effet, que la minorité ait pour objectif
de renverser la majorité présente, la radicalité de cette contestation ne pouvant naître que
d’un grave dysfonctionnement de la société, une telle révolte devrait être prise en compte,
et non étouffée, puisqu’elle révélerait un problème inhérent à son fonctionnement actuel,
que celle-ci ne pourrait ignorer sans dommages. Bien entendu, donner voix à sa minorité
et se transformer sous sa poussée ne signifie en aucun cas qu’il faille renoncer, sur le
coup, au modèle majoritaire pour adopter un modèle minoritaire mais qu’il faille prendre
en compte et corriger la faiblesse ou l’insuffisance du modèle majoritaire révélée par sa
poussée minoritaire.
C’est en fonction de ce principe que Breton résume le sens de son engagement
politique, dans les années 1940-1950. C’est au nom de cette vitalité démocratique et de ce
dynamisme social qu’il peut dire : « je me rangeais dans l’opposition, j’étais prêt à me rallier,
quoi qu’il advint, à une minorité indéfiniment renouvelable (pourvu qu’elle se prononce dans
2277
un sens plus émancipateur, bien entendu) » . En 1942, il affirme sa défiance absolue
vis-à-vis de tout système constitué dominant. Au nom de la perpétuelle dynamique du
processus historique, il rappelle qu’aucun système ne peut prétendre à l’infaillibilité ou
2275
Les Manifestes du soulèvement de la jeunesse (1950-1966), op. cit., p.13
2276
Le Déshonneur des poètes, op. cit., p.14
2277
Entretiens, op. cit., p.217

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

achever avec lui le progrès historique. La réalité, dans l’infinité de ses aspects, ne cesse de
le déborder tandis qu’en triomphant, c’est-à-dire en perdant sa dynamique d’opposition, il
tend à se scléroser et à sombrer dans le conformisme. C’est pour cela, explique Breton, que
2278
« toutes les idées qui triomphent courent à leur perte » . Pour autant, comme il n’est pas
concevable de construire une pensée en dehors de tout système, il faut, selon lui, que la
pensée joue avec les systèmes, sans jamais se réduire à un seul d’entre eux, et les dépasse
l’un par l’autre. Il s’agit d’opposer à tout système qui tend à se scléroser un nouveau système
minoritaire le débordant. En bref, Breton est au plus proche du romantisme : il est aussi
nuisible d’avoir un système que de n’en avoir aucun et il faut promulguer une dynamique
perpétuelle. Par ce biais, il définit une position politique qui s’oppose à la formation d’un
système figé et tout puissant, d’une majorité triomphante, en lui opposant une minorité
oppositionnelle et montante. Tel serait alors son seul credo :
« Considérant le processus historique où il est bien entendu que la vérité ne
se montre que pour rire sous cape, jamais saisie, je me prononce du moins
pour cette minorité sans cesse renouvelable et agissant comme levier : ma plus
grande ambition serait d’en laisser le sens théorique indéfiniment transmissible
2279
après moi. »
C’est là, en même temps, une position esthétique, éthique et politique : la remise en question
dialectique perpétuelle de la majorité par la minorité. C’est affirmer haut et fort que seule la
minorité assure le dynamisme d’une société et la maintient dans un progrès continu. Dès
lors, le raisonnement est simple : si le système dynamique n’est tel que par sa minorité
qui le remet en question et le transforme, il faut que tout système laisse voix à sa minorité
résistante car c’est d’elle qu’il tire sa dynamique et sa vivacité.
Qu’un tel propos effraie les opposants de la démocratie n’a rien d’étonnant. Comme
l’explique Jacques Rancière, l’invention de lieux polémiques et l’entretien par tous du débat
et de l’activité politique « a de quoi susciter la peur, donc de la haine, chez ceux qui sont
habitués à exercer le magistère de la pensée ». Pour ceux-là, un tel système politique est
coupable de tous les maux. Tour à tour trop collectiviste ou trop individualiste, il est sans
cesse accusé de contrevenir aux lois de la nature. N’est-il pas admis, pour eux, que certains
sont faits pour diriger et d’autres pour obéir ? N’est-il pas certain aussi que l’homme est ainsi
fait qu’il faille toujours relayer la politique par la police ? On le comprend, le fond du débat
politique se ramène ici à une question anthropologique : l’homme est-il égoïste ou social ?
L’entente entre les tenants de ces deux postulats semble impossible. Entre eux, c’est un
éloge de la police et un éloge de la politique qui s’affrontent.

5. Questions d’anthropologie :

Le Débat anthropologique et ses conséquences politiques :


Dans une conférence sur Dada, en 1922, Tzara dressait, d’une phrase lapidaire, le constat
d’un égoïsme et d’un individualisme généralisés dans la société bourgeoise de son époque :
2280
« les gens n’aiment que leur personne, leur rente et leur chien » . Sur cette base, il est
difficile d’envisager, du jour au lendemain, le bon fonctionnement d’une démocratie directe.
La question, cependant, est de savoir si cet individualisme, que déplorent tout autant les
2278 ème
« Prolégomènes à un 3 manifeste du surréalisme ou non », Manifestes du surréalisme, op. cit., p.157
2279
ibid.
2280
« Conférence sur Dada » (1922), Dada est tatou. Tout est Dada, op. cit., p.269

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2ème partie : Poésie et Révolution

opposants de la démocratie que ses plus farouches défenseurs, constitue la contrainte


indépassable à laquelle se confronte tout système politique ou bien s’il s’agit d’un produit
négatif parmi d’autres de nos sociétés capitalistes. Sur ce terrain, comme sur celui de la
violence sociale qui en découle, les penseurs socialistes et ses opposants s’affrontent.
L’enjeu est de taille puisqu’il consiste à déterminer si une société démocratique peut vivre
de façon harmonieuse ou non. A moins de considérer, comme Sade, que le vol ou même
le meurtre sont « une horreur, mais une horreur souvent nécessaire, jamais criminelle,
2281
essentielle à tolérer dans un Etat républicain » et que le corps social peut très bien
s’autoréguler sur ce point, il s’agit de convenir si une société autonome, délivrée de toute
autorité supérieure et du maintien de l’ordre qu’elle assurait, pourrait être viable ou bien
si les individus qui la composent, libérés de toute surveillance par un pouvoir établi, s’y
déchireraient. Sur ce point et une fois précisé que l’établissement d’une démocratie directe
n’implique nullement la disparition consécutive de toute perspective du maintien de l’ordre
(ses modalités pouvant être variées), il faut admettre que la plupart de ses défenseurs
font preuve d’une certaine forme d’optimisme anthropologique. Il n’est pas question ici d’un
angélisme naïf, comme l’affirment un peu rapidement la plupart de ses opposants, mais,
selon les perspectives du matérialisme historique, il convient de démontrer que l’égoïsme
et la violence ne sont pas une disposition naturelle à l’homme mais le produit de ses
conditions de vie présentes. Le raisonnement est le suivant : supprimez ces conditions
et vous supprimerez cette violence et cet égoïsme. A l’exact opposé, les opposants à la
démocratie expliquent, avec une certaine forme d’idéalisme, que ces défauts sont le propre
de la nature profonde intrinsèquement mauvaise – ou, en tout cas, dangereuse – des
hommes et que seul leur maintien sous l’autorité d’une police empêche ces derniers d’y
laisser libre cours. Ce pessimisme anthropologique, comme nous allons le voir, constitue la
clé de voûte de l’opposition au projet démocratique.

Pessimisme anthropologique et éloge de la police :


Pour ne citer qu’un exemple parmi d’autres, le pessimisme radical d’un penseur comme
Cioran tranche singulièrement par rapport à l’optimisme du discours démocratique. A travers
les réflexions qu’il rassemble dans son ouvrage Histoire et utopie, il prétend démonter
toute forme d’angélisme politique au nom d’une anthropologie on ne peut plus négative.
Largement inspiré par une certaine lecture de Nietzsche, il définit la nature humaine par la
« soif de puissance » et de domination. L’homme, tel qu’il le décrit, serait un être féroce
et cruel, égoïste et capable du pire pour satisfaire sa principale passion : « le besoin de
2282
meurtre, inscrit dans notre sang » . Pour reprendre l’expression de Hobbes si souvent
appelée à la rescousse par les opposants à la démocratie, chacun serait « un loup pour
l’homme » selon cette perspective anthropologique. Cioran prolonge cette réflexion lorsqu’il
affirme que « nous employons le plus clair de nos veilles à dépecer en pensée nos
2283
ennemis » ou bien que les tyrans « nous révèlent à nous-mêmes » et qu’ils « incarnent
2284
et illustrent nos secrets » . Le jeu politique aggraverait encore cet état de fait puisqu’il
exciterait cette « tentation d’être le premier dans la cité » et cette « volonté d’assujettir
2285
les autres pour en faire des objets » . Comment Cioran pourrait-il adhérer à ces belles
2281
La Philosophie dans le boudoir, op. cit., p.249
2282
Histoire et utopie, op. cit., p.73
2283
ibid., p.71
2284
ibid., p.30
2285
ibid., p.49

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2286
utopies socialistes lui qui ne cesse de répéter « nous sommes noyés dans le mal » ou
bien qui s’étonne : « Quelle que soit la ville où le hasard me porte, j’admire qu’il ne s’y
déclenche pas tous les jours des soulèvements, des massacres, une boucherie sans nom,
2287
un désordre de fin du monde » ? Ceci n’implique pas toujours que Cioran s’accommode
de cette volonté supposément tyrannique des hommes. En 1960, au contraire, il est saisi
d’une forme de terreur devant cette nature tragique, violente, intolérante et passionnée de
l’homme. Lui laisser libre champ, c’est se livrer à ces tyrans qu’il déclare « vomir ». Dans le
même temps, cependant, il n’en critique pas moins l’effort de régulation démocratique de ce
travers humain, coupable de produire, on s’en rappelle, une société médiocre et sans vie. La
pensée de Cioran repose sur ce troublant paradoxe entre reconnaissance de la volonté de
puissance, son exaltation, et terreur face à ses conséquences débouchant sur une volonté
de neutralisation. Aucun issue ne lui semble idéale. La tyrannie, en même temps qu’elle
entraîne la guerre, la lutte des puissances entre elles et leur exercice contre les plus faibles,
n’est-elle pas aussi le terreau des grandes actions historiques et des grands hommes ? A
l’inverse, la si fragile démocratie ne court-elle pas le risque de se limiter à la gestion d’un
présent sans grandeur ? Voilà qui fonde une vision tragique de l’Histoire. Comme il l’écrit à
propos de l’utopie, « l’idée même d’une cité idéale est une souffrance pour la raison, une
2288
entreprise qui honore le cœur et disqualifie l’intellect » .
Ce genre de propos distingue nettement Cioran de l’optimisme historique d’un Hegel.
Le point de départ anthropologique de leur réflexion politique est cependant le même : une
vision sombre et quelque peu horrifiée de ce qu’on appelle l’ « état de nature » et de la
libre expression de la nature humaine. A l’opposé de tout discours sur la supposée bonté
originelle de l’homme, Hegel estime ainsi que « l’état de nature est plutôt l’état de l’injustice,
2289
de la violence, de l’instinct naturel déchaîné » . Ceci explique d’ailleurs l’éloge qu’il dresse
du travail des missionnaires en Afrique ou aux Amériques et le mépris de type colonialiste
qu’il manifeste à l’égard des populations indigènes découvertes à son époque (indiennes ou
autres), lui qui estime que « l’infériorité de ces individus à tous égards, même pour la taille,
2290
se montre en tout » ou que « le nègre représente l’homme naturel dans toute sa barbarie
2291
et son absence de discipline » . Un tel discours, somme toute, n’est pas totalement
incompatible avec le socialisme et, ce, malgré le discours majoritairement anticolonial de
ce dernier. Bakounine, par exemple, partage cette critique de l’état de nature et convient
aisément que « l’homme ne devient homme et n’arrive tant à la conscience qu’à la pleine
réalisation de son humanité, que dans la société et seulement par l’action collective de la
2292
société tout entière » . La différence, bien sûr, est qu’Hegel se sert de cette argumentation
pour fonder sa théorie de l’Etat tandis que Bakounine appelle à sa destruction et situe le
terme positif de l’Histoire dans le développement d’une société autonome et autogérée.
Selon Hegel, en effet, comment faire confiance à une population livrée à elle-même, sans
plus aucune autorité supérieure pour la contrôler et la diriger, s’il est admis que les hommes
qui la composent sont essentiellement mauvais ? L’Etat, en poliçant les individus et en
2286
ibid., p.109
2287
Histoire et utopie, op. cit., p.99
2288
ibid., p.109
2289
La Raison dans l’Histoire, op. cit., p.142
2290
ibid., p.233
2291
ibid., p.251
2292
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.124

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limitant le déchaînement de violence et d’égoïsme qui ne manquerait pas de se produire en


son absence, est le seul garant de l’ordre et le seul rempart contre la barbarie, pour Hegel
comme pour tout les opposants à la démocratie. Cela, même Cioran en convient. Il explique
que « c’est précisément parce que [la volonté] est mauvaise que l’Etat est né ; disparaîtrait-
2293
il qu’elle se complairait au mal sans restriction aucune » . Tous sont donc les héritiers de
Hobbes : c’est parce que l’homme est supposé mauvais, parce qu’il serait « un loup pour
l’homme », que la démocratie directe ne pourrait fonctionner et que l’Etat est nécessaire.
Quelles que soient les différences entre Hobbes, Hegel, Cioran ou nombre d’intellectuels et
d’hommes politiques d’aujourd’hui, leur même parti-pris anthropologique les contraint à ce
même constat politique. Comme le souligne Bakounine, la théorie de l’Etat suppose donc,
2294
par définition, « l’homme essentiellement méchant et mauvais » :
« L’Etat […], comme l’Eglise, part de cette supposition fondamentale que les
hommes sont foncièrement mauvais, et que livrés à leur liberté naturelle, ils
s’entre-déchireraient […]. Il pose comme principe que pour établir l’ordre public il
2295
faut une autorité supérieure. »
Le problème est qu’un tel raisonnement ne repose sur rien. Comme l’explique Rousseau
et comme nous le développerons ci-après, il prend un état de fait présent, modifié par
l’orientation idéologique de ceux qui l’énoncent, pour une vérité générale indiscutable
et partout vérifiée. Le paradoxe est que les opposants à toute forme d’ « angélisme »
anthropologique qui critiquent, à juste titre, l’idéalisme de la croyance en la bonté naturelle
de l’homme font preuve d’idéalisme à leur tour. Ne considèrent-ils pas, en effet, que l’Histoire
est commandée par de grandes catégories métaphysiques (Bien/Mal) et que toute la tâche
morale de l’homme consiste à corriger le Mal constitutif de l’état de nature en y introduisant
les notions suivantes : la Loi, la Raison ou l’Art ? Suivant les cas, ce type de discours produit
le rêve d’un artificiel absolu ou d’une auto-création totale, comme chez Baudelaire ou dans
le dandysme, par exemple. Mais comment s’extraire de la Nature quand tout, jusque dans
notre réalité corporelle, nous y intègre ? Comment se sauver de ses propres instincts ? Ceci
reviendrait à se nier soi-même, à se neutraliser ou à se vouer au Néant. C’est le discours de
quelqu’un comme Schopenhauer, entre autres. C’est aussi la position à laquelle Cioran se
trouve contraint. Ce dernier écrivait, on s’en rappelle, que « pour ne pas céder à la tentation
2296
politique, il faut se surveiller à chaque instant » . Il pousse son propre raisonnement
encore plus loin : si nous sommes sans cesse poussés, par notre nature, à cette soif de
puissance, alors il faut se tuer soi-même, se « néantifier » pour enfin se comporter de façon
morale. Le tout représente une violence extrême puisque, selon lui, « on ne s’adoucit, on
ne devient bon qu’en détruisant le meilleur de sa nature, qu’en soumettant son corps à
2297
la discipline de l’anémie et son esprit à celle de l’oubli » . Contenu dans un discours
plus « pragmatique » et moins embarrassé par toutes ces questions métaphysiques, ce
discours sur la Nature est à l’origine du cynisme en politique, de la critique des utopies
et de la renonciation à ces dernières. Il fonde ce qu’on pourrait appeler un éloge de la
Police, en ramenant la question politique à celle du maintien de l’ordre. Il supprime le débat
démocratique au nom de l’autorité. Il privatise l’exercice du pouvoir au nom d’une prétendue

2293
Histoire et utopie, op. cit., p.133
2294
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.188
2295
ibid., p.190
2296
Histoire et utopie, op. cit., p.63
2297
ibid., p.74

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

nécessité de l’Etat. Si l’on ne peut supprimer le Mal, ne pourra-t-on pas, tout du moins, le
contenir et l’étouffer par la Police, l’autorité de l’Etat et les rigueurs de la Loi ?
Le propos, cependant, est loin d’être cohérent. Ce que l’on critique d’un côté, on l’exalte
souvent de l’autre. Comment se fait-il, en effet, que cette nature humaine, supposée si
mauvaise, que l’on prétend contraindre par l’Etat soit sans cesse appelée à la rescousse
lorsqu’il s’agit de justifier le bien-fondé du système économique capitaliste, basé sur la
compétition, l’individualisme et la réussite égoïste ? Il y a ici une forme d’ « arnaque à la
Nature ». Comme l’écrit Vaneigem, « chaque fois que la nature est appelée à la rescousse
pour justifier un comportement social, il est curieux que l’exemple végétal ou animal illustre
toujours l’appropriation, la loi du plus fort, l’affrontement concurrentiel, toutes choses fort
2298
utiles à l’économie » . Le « bon sens » anthropologique, sous couvert de justification
pseudo-scientifique, révèle ici son véritable objectif : la légitimation d’un système de pouvoir
existant. Pour ses opposants, il est donc nécessaire de lui opposer un contre-discours
efficace. C’est le cas avec le développement du matérialisme historique ou de la critique
rousseauiste.

Le Point de vue de Rousseau et la thèse du matérialisme historique :


Très souvent, les opposants à la démocratie ont tendance à caricaturer le discours
anthropologique du socialisme en le réduisant à un angélisme naïf. C’est une manière
comme une autre de discréditer son projet politique et de le railler en l’opposant au fameux
« bon sens » dont il serait dénué. La réalité, cependant, est beaucoup plus complexe.
Bakounine, par exemple, est sans illusion sur les vices possibles des hommes et tient un
discours similaire à celui de ses opposants politiques à propos de l’état de nature. A une
toute autre époque, Vaneigem réfute, lui aussi, sans la moindre ambiguïté possible, les
mythes du « bon sauvage » ou bien d’un « communisme primitif ». Ce n’est pas pour rien,
précisons-nous, que la question de l’éducation est si cruciale pour tous ces penseurs, même
quand ils dressent un tableau pourtant idyllique de l’état d’enfance… Leur discours tente de
s’éloigner au maximum de ces formes de simplicité idéaliste pour tenter de démontrer que
l’homme n’est ni bon ni mauvais en soi mais qu’il évolue en fonction de la situation dans
laquelle il se trouve. Le mal et le bien ne sont plus ces catégories métaphysiques abstraites
de l’idéalisme mais des possibles de l’homme, plus ou moins stimulés par telles ou telles
circonstances, en fonction du mode de vie propre à telle ou telle société.
Rousseau est assurément l’un des premiers à présenter les choses sous cet aspect.
Son objectif, tel qu’il le développe en 1755, dans son Discours sur l’origine et les fondements
de l’inégalité parmi les hommes, et tel qu’il le poursuit sept ans plus tard dans Du Contrat
social, est de repenser la question politique à partir d’une nouvelle évaluation de l’homme
primitif et des altérations que la société et le cours de l’histoire ont imprimé à sa nature, et
non plus à partir de présupposés idéologiques tous faits. Il reproche à certains penseurs,
comme Grotius et Hobbes, de prendre les effets pour la cause, de considérer, par exemple,
qu’il est dans la nature que certains hommes gouvernent et que d’autres leurs obéissent
parce que les sociétés humaines souffrent d’inégalités aujourd’hui ou bien de conclure que
l’homme a été, de tous temps, un loup pour l’homme parce que la discorde règne aujourd’hui
entre les hommes et entre certains peuples. Autrement dit, l’argumentation fallacieuse que
Rousseau critique est celle qui fait passer une condition humaine donnée pour une nature
humaine intemporelle afin de justifier les présentes conditions sociales. Il s’agit, pour lui, de
« remettre l’anthropologie à l’endroit » et de démontrer que le comportement actuel de la
plupart des hommes ne définit pas forcément leur nature mais surtout les conditions sociales
2298
Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, op. cit., p.164-165

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2ème partie : Poésie et Révolution

auxquelles ils sont soumis. Ce faisant, il réintroduit une dimension jusque là ignorée dans
l’anthropologie : l’histoire. Il tente d’expliquer que ce qui nous est présenté comme une
nature humaine n’est qu’un produit du développement historique contingent et relatif et tente
ainsi de démêler dans l’homme présent le naturel et le culturel, l’inné et l’acquis.
Pour cela, il lui fallait d’abord postuler un état originel de l’homme et de la société et
tenter de retracer, à partir de ce point zéro, l’évolution des hommes et de la société. A cet
état de nature, explique-t-il, l’homme vivrait dans l’insouciance heureuse, se satisfaisant
d’un perpétuel présent. Sa principale qualité serait sa capacité à se perfectionner. A cette
époque, contrairement à ce qu’affirme Hobbes, il ne serait ni bon ni mauvais en soi. Comme
l’estime Rousseau, « les hommes dans cet état n’ayant entre eux aucune sorte de relation
morale, ni de devoirs connus, ne pouvaient être ni bons ni méchants, et n’avaient ni vices ni
2299
vertus » . S’il n’est pas question pour Rousseau d’un homme naturellement bon, il le dote
tout de même d’un penchant spontané au bien qui serait la pitié, origine, selon lui, de toutes
vertus sociales et de la morale. La discorde aurait ensuite été introduite entre les hommes
par le développement de la propriété privée. Ayant appris à cultiver la terre, de plus en
plus sédentaires et à mesure qu’ils se seraient rassemblés en société, les hommes auraient
découvert la sociabilité, la civilité (avec ces fêtes, discussions, commerces amoureux ou
échanges réciproques de biens) mais aussi l’exclusion, la compétition et les inégalités
découlant de l’appropriation privative. A partir de là et à mesure que se développait sur
ce terreau l’individualisme et l’esclavage des plus faibles par ceux qui possèdaient le plus,
toute la suite de l’histoire de nos sociétés ne serait que déchéance et décrépitude. Comme
il l’explique, « c’est ainsi que les usurpations des riches, les brigandages des pauvres,
les passions effrénées de tous étouffant la pitié naturelle et la voix encore faible de la
2300
justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants » . Pour sortir de cet état
de guerre permanente, désavantageux pour eux, et afin d’assurer la pérennité de leurs
biens, les riches auraient décidé d’instituer un Etat qui leur soit favorable. A partir de là,
la société s’avancerait vers le despotisme, c’est-à-dire l’accaparement du pouvoir par une
élite économique évinçant le peuple de toute décision politique et livrant la tête de l’Etat
à la corruption et à l’ambition de cette élite. Ainsi serait-on passé de l’état de nature à cet
état de survie – pour reprendre une expression chère à Vaneigem – fait d’abaissements
permanents et de vaines et dérisoires ambitions.
Rousseau tente donc de démontrer le mal fondé de l’établissement de l’Etat et
l’hypocrisie des justifications prétendument scientifiques et humanistes de cet état de fait
désastreux. Il ne dit pas que l’homme était naturellement bon mais que, s’il est mauvais
aujourd’hui, ce n’est pas par nature mais à cause du développement de nos sociétés à
travers l’histoire. Le mal, explique-t-il, n’est pas une disposition naturelle mais le produit des
conditions de vie passées et présentes en société. Dès lors, s’il s’agit de déplorer le mal
dans le monde, ce n’est pas l’homme ou la nature en soi qu’il faut blâmer mais la société
telle qu’elle s’est développée. Le problème ne se pose pas en termes métaphysiques ou
ontologiques mais en termes socio-politiques et historiques. Le propos ouvre grand la porte
suivante : supprimez dans la société ce qui fonde le mal (en l’occurrence, la propriété privée
et l’accaparement de l’Etat par une élite économique) et il serait alors possible d’envisager
une vie sociale pacifiée et harmonieuse. Tandis que tous les opposants à la démocratie
estiment qu’il faut corriger la Nature pour corriger le Mal et dressent, à ce titre, l’éloge de
l’artifice et de la police, d’autres, comme Rousseau, pensent donc que c’est la société qu’il
faut corriger pour réduire ce mal.
2299
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, op. cit., p.97
2300
ibid., p.118

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

A partir de son discours anthropologique, Rousseau écrit ainsi un véritable brûlot


politique. Il démonte, tour à tour, deux des principaux piliers de notre société : la Police et
la propriété privée déguisée en droit naturel. S’il n’est pas question de revenir à un état
de nature, le propos invite à repenser les bases de la société et de la politique. En ce
sens, Du Contrat social est la suite directe de son Discours…. Dans cet ouvrage, en effet,
Rousseau tente de définir une perspective politique nouvelle. Le modèle social qu’il imagine
devra corriger ces inégalités, établir une nouvelle égalité de droits et instaurer la démocratie
directe. L’héritage de Rousseau peut être double, ici, révolutionnaire ou réformiste : soit il
s’agit de reprendre la société à zéro et de la rejouer sur une base modifiée, soit il est question
de corriger les défauts de la société présente par la Loi et la Politique. Dans les deux cas,
Rousseau substitue à l’état de nature un état civil placé sous l’égide de la raison et de la
morale. Toute sa réflexion anthropologique se comprend à cette aune. Toute la réflexion
qu’il développe dans son Discours… a pour but de démontrer la possibilité et la viabilité de
l’autonomie sociale, ainsi que de la transformation de l’Etat et de la Police.
Par bien des aspects, la démonstration de Rousseau annonce ainsi la théorie marxiste
du matérialisme historique. Cette dernière soutient, de façon similaire, que l’homme n’est
par essence ni bon ni mauvais – bien qu’il puisse être l’un ou l’autre suivant la situation. Son
comportement effectif serait largement dépendant des conditions sociales dans lesquelles
il vit. Selon Marx et Engels, de même que les idées sont le produit de l’histoire, les qualités
et les défauts des hommes seraient donc déterminés par le milieu social dans lequel ils
évoluent. Sur ce modèle, Vaneigem fait le pari que la violence et l’agressivité de certains
hommes ne sont pas inhérentes à la « nature humaine » mais au « système d’exploitation
2301
généralisée qu’impose la suprématie du travail sur la jouissance » . De même, Bakounine
explique que « tout ce qu’on appelle vices et vertus des hommes est absolument le produit
2302
de l’action combinée de la nature proprement dite et de la société » . Le rapport entre ces
deux plans est simple : tandis que la nature humaine se résume à un ensemble de facultés
et de dispositions, c’est-à-dire à des potentialités, « l’organisation sociale les développe, ou
2303
en arrête ou en fausse le développement » . A ce titre, Bakounine reprend à son compte
la phrase suivante d’A. Quételet : « la société prépare les crimes et les individus ne font que
2304
les exécuter » . C’est en vertu de ce principe que le socialisme fait la guerre, non pas aux
hommes tels qu’ils sont, mais à l’organisation et aux positions sociales. Comme l’affirme
Bakounine, si « les hommes ne font pas les positions, ce sont les positions qui font les
2305
hommes » . Une telle théorie implique que tout poste de pouvoir « contamine » celui qui
l’occupe. C’est pour cela qu’il s’oppose à la définition marxiste de la dictature du prolétariat :
« La nature de l’homme, de tout individu est telle que si vous lui donnez la
moindre autorité sur vous, il vous opprimera à coup sûr […]. Prenez le plus
farouche révolutionnaire et donnez-lui le trône de toutes les Russies, ou le
pouvoir dictatorial dont rêvent tous nos blancs-becs de la révolution et en
2306
l’espace d’un an ce révolutionnaire sera pire qu’Alexandre II. »

2301
Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, op. cit., p.160
2302
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.82
2303
ibid.
2304
ibid.
2305
ibid., p.204
2306
ibid., p.338

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2ème partie : Poésie et Révolution

Il serait donc faux de penser, comme le font certains socialistes ou même quelqu’un comme
2307
Tzara à l’époque où il était surréaliste , que les prolétaires échapperaient, par je ne sais
quel miracle, à ce déterminisme-là. La révolution doit détruire toute position de pouvoir,
aussi bien intentionnée soit-elle, et établir un strict régime d’égalité de droits et de devoirs
entre les individus au sein de la société autogérée.
La question, à partir de là, est de savoir si un tel type de mesures pourra suffire et
si la source de la discorde et de la soif de puissance réside dans la seule organisation
économico-politique présente. Pour l’affirmer, les socialistes s’appuient sur un argument a
priori imparable : l’exemple de la Commune. Les différents théoriciens communistes font
remarquer qu’aucune violence interne ne fut à déplorer dans les rues de Paris, durant ce
bref épisode révolutionnaire, et, ce, en l’absence de toute surveillance policière. Marx trouve
ici la confirmation de ce qu’il n’avait envisagé qu’en théorie jusque-là : « Plus de cadavres à
la morgue, plus d’effractions nocturnes, pour ainsi dire pas de vols ; en fait, pour la première
fois depuis les jours de février 1948, les rues de Paris étaient sûres, et cela sans aucune
2308
espèce de police » . Une telle situation aurait-elle pu durer ? Il n’est pas question, de
toute façon, de céder à la tentation kitsch d’une société parfaite, dénuée de toute forme de
violence. L’essentiel est de démontrer que les hommes ne s’entre-tueraient pas forcément
en l’absence de toute autorité supérieure et qu’en supprimant certaines causes de violence,
provoquées par le fonctionnement socio-économique actuel, cette violence pourrait même
décroître, pour peu qu’on le remplace par un modèle moins compétitif et individualiste. Cela
seul suffirait-il ? Sans doute que non. Breton affirme lui-même que réduire la problématique
de la violence sociale aux seules conditions économiques et politiques serait bien trop
réducteur, quitte à s’attirer les foudres de quelques-uns de ses modèles politiques. Il
rapporte ainsi une violence brouille avec Trotsky, alors qu’il lui rendait visite au Mexique
avec Diego Rivera :
« Il explosa un soir où nous nous laissions à aller penser tout haut devant lui
qu’une fois instaurée la société sans classes, de nouvelles causes de conflits
sanglants, c’est-à-dire des causes autres qu’économiques, ne manqueraient pas
2309
de surgir. »
Il faut déjà faire avec la singularité individuelle et la diversité des parcours particuliers
que chacun rencontre. Surtout, et c’est sans doute à ces causes-là que Breton pensait,
il faudrait en passer par une critique plus générale des représentations courantes qui se
sont imposées aux individus à travers les siècles et organiser la société de telle façon
qu’elle laisse une échappatoire à une série de désirs complexes et possiblement violents qui
peuvent toujours surgir, quelle que soit l’harmonie sociale instaurée par ailleurs. De même,
Vaneigem souligne la nécessité de mener une éducation attentive des enfants pour leur
permettre de se développer de façon heureuse et équilibrée. S’il n’est pas question, selon lui,
de « taxer de sadisme le comportement de l’enfant de deux ans qui écrase volontairement
2310
une colonne de fourmis » , il est nécessaire de lui permettre d’acquérir le discernement
nécessaire pour ne plus s’adonner à de tels gestes, sans lui enseigner le plaisir de la
2307
Ce dernier affirme, dans un chapitre de Grains et issues, que le prolétariat est resté naturellement bon, quelles que soient les
attitudes et les pensées que les dominants lui aient inculquées. Il s’agirait seulement de remettre à jour, par la révolution, « les mœurs,
gardées intactes, surtout dans la classe dominée, après leur avoir enlevé les parties honteuses greffées sur elles pendant le temps
de prébende et d’esclavage ». (Grains et issues, op. cit., p.108)
2308
La Guerre civile en France, op. cit., p.63
2309
Entretiens, op. cit., p.189
2310
Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, op. cit., p.163

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

transgression en le culpabilisant. Au-delà de la simple problématique socio-politique, il


serait donc nécessaire de porter l’attention sur le terrain complexe des désirs, le tout par
une sorte de psychanalyse collective et individuelle qui permette à chacun d’agir en toute
conscience, par un processus éducatif permanent d’affinement des désirs. Alors, comme
l’affirme Vaneigem, « un désir exhaussé en engendre[rait] dix autres avec la promesse d’un
2311
même bonheur » . Pour cela, comme nous allons le démontrer, il est question d’aller au-
delà des objectifs premiers du socialisme et d’envisager la création de ce qu’il appelle une
« civilisation du désir ».

d) Pour une « civilisation du désir »

La Réhabilitation du désir :
Il faut bien admettre que, dans une certaine tradition philosophique, le désir a mauvaise
presse. Il est accusé, tour à tour, d’entraîner l’homme dans une spirale infernale qui irait
de la souffrance à l’ennui, de produire le désordre dans son comportement et ses pensées
et de menacer les froides tempérances de la raison. En d’autres termes, de la philosophie
orientale à Schopenhauer, en passant par Descartes et bien d’autres, il est coupable de la
perte de l’homme et de tous les troubles qui l’affectent. Sa définition est toujours négative et,
ce, jusque dans la psychanalyse. A-t-on jamais parlé de lui en d’autres termes que ceux de
manque, de vide en souffrance, d’agitation vaine et douloureuse, d’aliénation ou de folie ?
Il est la cible des puritanismes, des défenseurs de l’ordre et des ennemis des passions. Il
est question de le dominer, de le contraindre et de vaincre par l’exercice de la raison toutes
ses inclinations trop violentes. Les dispositifs de surveillance à son égard se multiplient
dans la société. Face à de tels discours, l’entreprise de ces poètes et penseurs a tout d’une
démarche de réhabilitation, en particulier depuis le surréalisme. Celle-ci consiste à arracher
le désir à toute notion de manque. Toute l’analyse traditionnelle en termes de frustration
et d’insatisfaction est renversée en termes de plénitude et d’enrichissement. Il n’est plus
question, ici, de vide en souffrance. Selon Deleuze, par exemple, son analyse n’a plus à
être menée en termes de blessure, de traumatisme initial à résoudre ou d’excès névrotique.
Le désir définit désormais un processus dynamique positif, une conjugaison d’énergies en
2312
mouvement et une logique créative. La trouvaille , dont il serait le vecteur, est définie par
2313
Breton comme « une solution toujours excédante […] très supérieure au besoin » . En ce
sens, il constitue un mouvement de projection en avant. Loin d’être cet effort visant à combler
un manque narcissique que décrit la psychanalyse, il lie l’individu à la totalité. Il est le
véritable dynamisant de la vie, cette force positive qui nous arrache à toute forme de statisme
et nous entraîne dans l’expérimentation permanente de nouvelles formes et de nouveaux
états. Tandis que le conservatisme et le puritanisme se confondent au travers d’une même
critique et d’une même terreur vis-à-vis de ses écarts, il est le moteur par excellence
de l’histoire et, avec elle, de l’expérimentation et de la créativité humaines. A ce titre, le
véritable désir ne serait pas tant désir de choses, c’est-à-dire de possession, que désir de
soi. Il ne viserait pas son achèvement ou sa clôture mais son constant renouvellement.
Se mettre en disponibilité à son égard, ce serait ainsi découvrir le désir de désirer. Dès
lors, selon Vaneigem, tout l’art du désir est de « s’affiner dans l’insatiable sans verser dans

2311
Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, op. cit., p.162
2312
Dont il existe aussi un possible versant négatif : la mauvaise trouvaille, comme cette maison « hantée » sur une plage dont
il parle dans L’Amour fou
2313
L’Amour fou, op. cit., p.21

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2ème partie : Poésie et Révolution

2314
l’insatisfaction » . Pour cela, il faut se situer à son extrême-pointe, comme l’explique
Breton. Le surréalisme, dit-il, s’intéresse « à la pointe de la découverte, de l’instant où pour
les premiers navigateurs une nouvelle terre fut en vue à celui où ils mirent le pied sur la
2315
côte » . Ce moment-là, explique-t-il, est celui qui résume l’extrême tension du désir, ce
mouvement dynamique de liaison en avant qu’il incarne. Il précise encore la nature de cet
état dans le très beau paragraphe suivant :
« Aujourd’hui encore je n’attends rien que de ma seule disponibilité, que de
cette soif d’errer à la rencontre de tout, dont je m’assure qu’elle me maintient en
communication mystérieuse avec les autres êtres disponibles, comme si nous
étions appelés à nous réunir soudain. J’aimerais que ma vie ne laissât après
elle d’autre murmure que celui d’une chanson de guetteur, d’une chanson pour
tromper l’attente. Indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente
2316
qui est magnifique. »
Comment pourrait-on mieux décrire cette positivité dynamique du désir, ce moment où
il constitue à lui-même sa propre fin ? Ce désir, pour les surréalistes, est le principe
moteur à la base de tout : la création du nouveau, la « beauté convulsive », l’interaction
dynamique avec toutes choses et le sens de la liaison au sein du Tout. L’attente, c’est sa
convulsion maximum. Toute la poétique de la rencontre de ces poètes et toute la possibilité
du merveilleux s’y rattachent. La « vraie » vie, disent-ils, c’est la vie désirante. L’essentiel
2317
est de ne pas « laisser s’embroussailler les chemins du désir » derrière soi. Pour cela,
encore faut-il les soumettre aux lumières de l’analyse et explorer de façon systématique
ses voies complexes.

L’Exploration systématique des voies du désir et la révélation de sa


puissance :
Tout le travail du surréalisme, à en croire Breton, se ramènerait à ce seul objectif : « parvenir
aux terres du désir que tout, de notre temps, conspire à voiler et les prospecter en tous
2318
sens jusqu’à ce qu’elles livrent le secret de changer la vie » . Toute son activité vise à
exhausser, explorer et libérer les puissances de notre désir et à s’en remettre à lui « comme
2319
au grand porteur de clé » . Pour cela, il faut commencer par traquer et exposer ses
déterminations inconscientes à travers ses diverses manifestations éclatantes. Si Breton
s’intéresse peu à la construction sociale du désir, il se penche par contre avec intérêt
sur ses implications dans le domaine du Beau, des rencontres ou des trouvailles. A ce
sujet, il procède le plus souvent par une sorte d’auto-analyse pour décrypter et comprendre
les profondeurs du désir à partir de quelques épisodes marquant de son existence. Il
se passionne, en particulier dans les années 1930, pour ces conjonctions incroyables
d’évènements auxquels nous sommes parfois confrontés. Les exemples de tels épisodes
sont nombreux dans ses récits en prose. Dans Nadja, il s’émerveille ainsi de l’étonnant
enchaînement entre deux discussions, à un jour d’intervalle, avec Nadja et Aragon, l’une
2314
Nous qui désirons sans fin, op. cit., p.183
2315
L’Amour fou, op. cit., p.38
2316
ibid., p.39
2317
ibid., p.38
2318
?� K

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2ème partie : Poésie et Révolution

des Lumières, par la condamnation du corps et des désirs du nouveau puritanisme


2401
religieux , par la dissipation du lien social dans une « politique-spectacle » et un centre
2402
de la société de plus en plus éloigné et abstrait , ainsi que par une organisation de
2403
l’espace impropre aux rassemblements populaires , que reste-t-il des fêtes passées, à
l’époque des situationnistes ? Plus grand chose, si ce n’est rien. Le peu qui reste semble
irrémédiablement vidé de sens. Certes, faire la « fête », aujourd’hui encore, c’est toujours
s’adonner à quelques outrances, excès de boissons, beuveries, et nourritures abondantes.
La danse, la musique et tous les rites de séduction qui leurs sont liés ont encore une réalité
à nos yeux. L’échange de cadeaux, lors de Noël, d’un anniversaire ou de la St-Valentin,
par exemple, est peut-être une forme dérivée lointainement du potlatch. C’est comme s’il y
avait un vocabulaire de la fête, quelques gestes emblématiques dont la mémoire se serait
perpétuée jusqu’à nous, mais c’est devenu un langage purement individuel et non plus
social. Le mot « fête » n’a plus guère de sens aujourd’hui que dans le cadre intime : fête
de famille, fête entre amis, et lorsque le hasard d’un lieu (boîte de nuit, parcs, évènements
urbains ou fêtes villageoises) nous rassemble, c’est seuls, côte à côte, et non pas ensemble
que nous pratiquons ce langage. Les grands rassemblements sociaux d’aujourd’hui n’ont
plus grand-chose à voir avec les festivités passées. En un sens cependant, tout comme
les fêtes passées exprimaient la réalité et les valeurs communes qui fondent la collectivité,
ces moments en disent long sur notre société et l’illustrent largement. Certaines fêtes sont
là pour mettre en avant et stimuler un patriotisme en berne (défilés du 14 juillet ou du 11
novembre) ou pour revaloriser la cellule familiale (fête des mères, fête des pères) : ce sont
celles idéologiques, historiques ou politiques. Il y a surtout celles – parmi les plus populaires
– qui illustrent la toute prégnance du commerce et de ses impératifs : Noël, Halloween, la St-
Valentin n’exprimant que le besoin que les marchands ont de faire « tourner la boutique ». Il
y a enfin, toutes celles qui, s’appuyant sur d’anciennes fêtes ou traditions locales, n’ont plus
d’autres fonctions que de valoriser le patrimoine d’un lieu, d’attirer le touriste en nombre,
voire de constituer la vitrine de tel ou tel responsable local en vue d’une élection prochaine.
La fête – une fois exceptées les réjouissances individuelles – ne subsiste donc plus
guère aujourd’hui qu’en tant que spectacle. En cela, notre époque est en droite ligne héritière
de l’évolution des festivités depuis l’époque de Louis XIV. En effet, c’est de cette époque là
que date la récupération politique des fêtes et leur transformation en parades spectaculaires
afin d’assurer la propagande du pouvoir. C’est à partir de cette époque que la participation
populaire cesse d’être souhaitée. Avec un sens assuré de la propagande, Louis XIV et ses
ministres ont su tirer tout le parti qu’ils pouvaient de la récupération du schéma coutumier
des fêtes et de leur utilisation politique. Nous sommes à l’ère embryonnaire du spectacle.
Comme l’écrit le monarque absolu dans ses Mémoires, « le peuple ne pouvant pénétrer
2404
le fond des choses, règle d’ordinaire son jugement sur ce qu’il voit au dehors » . Bien

ème
XIX siècle, est sans hésitation là-dessus : « L’habitude du travail est le garant des mœurs ; on ne devient immoral que lorsqu’on
est désoccupé ».
2401 ème
C’est à partir du XVI siècle que l’Eglise commence à condamner efficacement les fêtes qu’elle juge désormais
« païennes ». Dans une logique similaire à celle de la Réforme ou du puritanisme anglais, la grande offensive sur ce terrain fut menée
en France par le jansénisme. Celui-ci, en même temps qu’une religion de « parfaits », tente d’imposer « une ascèse des tentations
mondaines, un affranchissement de l’âme qui ne peut être obtenu qu’au prix difficile du refus des plaisirs des sens ».
2402
Le développement de l’Etat centralisé est un autre facteur d’explication. La fin de l’autonomie des villes et leur soumission
à un état centralisé rend caduques leurs célébrations d’indépendance.
2403
Infra, p.53-54
2404
Cité par Y.-M. Bercé, op. cit., p.61

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

entendu, nous ne sommes plus au temps de Versailles et des entrées triomphales en ville de
seigneurs, mais qui peut nier l’utilisation politique d’un certain nombre de nos fêtes ? Dans
un tel contexte, la seule place attribuée désormais aux « festivaliers » est celle, passive,
du spectateur.
Dès lors, organisation et contrôle de l’événement par les autorités, passivité totale
des spectateurs, absence de participation populaire réelle, isolement des individus dans
la foule et surveillance policière accrue : tels sont les caractères des spectacles actuels
ayant remplacé les fêtes passées. Ce phénomène illustre de manière symptomatique
la réalité elle-même spectaculaire de notre société. Une telle transformation des fêtes
passées en spectacle, loin d’être un épiphénomène somme toute sans importance, est
donc fortement idéologique. Loin d’être le propre d’un système politique ou d’un autre, elle
traduit une évolution à la fois socio-politique, morale et économique, une transformation
globale des mentalités. Elle accompagne une centralisation grandissante du pouvoir qui
réduit à néant, ou presque, toute forme d’autonomie locale et qui détermine la transformation
et l’exercice de la politique par en haut, et ce de façon unilatérale. Elle témoigne de
l’aliénation économique grandissante à des impératifs de productivité, de rentabilité, de
consommation et de libre concurrence. Elle découle logiquement d’un émiettement du tissu
social, sensible notamment dans le cloisonnement dont témoigne aujourd’hui de façon
dramatique l’organisation de nos villes (que l’on pense, par exemple, au phénomène de
ghettoïsation de nos banlieues), consécutif lui-même de cette perte d’autonomie locale, de
cette libre concurrence économique et du nouveau modèle de vie qu’elle impose.
A partir de ce constat, il semble que l’idée de la fête ne puisse plus se développer sans
entraîner avec elle un modèle alternatif de société. Qu’on le veuille ou non, la fête s’intègre
aujourd’hui dans un imaginaire révolutionnaire. Par exemple, dans les semaines qui suivent
la révolution ratée de mai 1968 en France, c’est sous l’angle d’un « déchaînement de
l’activité ludique », de la créativité poétique et de la fête au sein de la lutte que les
situationnistes font le bilan de journées dont ils ont été parmi les principaux instigateurs et
acteurs. C’est sous l’angle de la fête qu’ils décrivent l’atmosphère de ces journées d’intense
participation collective, de revendications d’autonomie et d’autogestion, de communication
et de sociabilité, de ré-appropriation de l’espace urbain et de libération des mœurs. C’est
en des termes bien plus éloquents encore qu’ils jugeaient la Commune :
ème
« La Commune a été la plus grande fête du XIX siècle. On y trouve, à la base,
l’impression des insurgés d’être devenus les maîtres de leur propre histoire, non
tant au niveau de la décision politique gouvernementale qu’au niveau de la vie
2405
quotidienne dans ce printemps 1871. »
La fête que fut mai 68, à les lire, a introduit une rupture nette dans la passivité quotidienne
et l’aliénation qu’impose la société du spectacle, et accordé « enfin de vraies vacances à
2406
ceux qui ne connaissaient que les jours de salaire et de congé » .
De tels propos entérinent l’idée selon laquelle il n’y a plus de fête possible aujourd’hui
sans qu’elle entraîne avec elle un ensemble de principes hostiles à la logique dominante,
et en cela révolutionnaires. Toute transformation sociale qui s’appuie sur le credo
d’une autonomie et d’une autogestion généralisées, aussi bien au niveau de décisions
politiques globales que de la maîtrise de l’existence quotidienne, affirme la nécessité d’une
construction délibérée de tous les moments et évènements de la vie. Ce moment-là, les
2405
Texte reproduit dans Internationale Situationniste, n°12, septembre 1969, p.109
2406
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.136

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2ème partie : Poésie et Révolution

révolutionnaires de mai 1968 (ou certains d’entre eux) l’identifient à la logique de la fête.
La conclusion de De la misère en milieu étudiant… – texte qui, on le sait, compte parmi les
détonateurs de la révolution à venir – ne laisse planer aucun doute là-dessus :
« Les révolutions prolétariennes seront des fêtes ou ne seront pas, car la vie
qu’elles annoncent sera elle-même créée sous le signe de la fête. Le jeu est la
rationalité ultime de cette fête, vivre sans temps mort et jouir sans entrave sont
2407
les seules règles qu’il pourra reconnaître. »
Bien sûr, la fête ne dure qu’un temps alors que la révolution prétend imposer un nouvel
ordre durable. En cela, toute identité entre fête et révolution repose sur l’illusion et le non-
sens d’une fête perpétuelle. La fête, dans une optique révolutionnaire, ne peut être que ce
moment d’anarchie où s’explorent et se réinventent de nouveaux possibles. Elle consiste à
ramener au chaos l’ordre, non plus pour le rajeunir, comme c’était le cas dans les sociétés
primitives, mais pour le redéfinir ailleurs et autrement sous de nouvelles formes – dans un
premier temps en tout cas. Au-delà du moment révolutionnaire, cette perspective témoigne
de manière exemplaire d’une idéologie révolutionnaire de la fête dont le maître-mot et le
levier consistent, par opposition aux types d’évènements urbains qui sont les nôtres, en un
renversement général de tout ce qui relève de l’ordre du spectacle en vécu. Elle constitue
donc le cœur de cette « révolution de l’existence quotidienne », d’une nouvelle organisation
du temps libre et d’une nouvelle forme de gestion de la communauté par elle-même. Assez
logiquement, elle annonce avec elle l’apogée du jeu dans le quotidien.

La Réhabilitation du ludique :
De la même façon qu’ils s’opposent à la dévalorisation voire à la disparition des grandes
fêtes collectives à travers l’histoire, les situationnistes déplorent la dévaluation actuelle du
jeu. Qu’observent-ils tout autour d’eux, si ce n’est une société à ce point policée et ordonnée
selon des impératifs de rentabilité et de productivité qu’elle étouffe la volonté spontanée de
jouer des individus qui la composent ? Il faut bien reconnaître, comme l’explique Vaneigem,
2408
que « les nécessités de l’économie s’accommodent mal du ludique » . Qu’il soit écrit à
l’entrée du jardin des Plantes, à Paris, « les jeux sont interdits dans le labyrinthe », voilà
qui résume, selon eux, toute l’abjection de la société présente : « On ne saurait trouver un
résumé plus clair de l’esprit de toute une civilisation. Celle là même que nous finirons par
2409
abattre » . L’univers du jeu semble aller à l’encontre de toutes les valeurs du monde du
travail en place et, ce, sur tous les plans : celui du rapport au temps, par exemple, entre
projection dans le futur, réalisation d’une œuvre dans le cours de l’histoire, d’un côté, et
jouissance dans l’instant, de l’autre ; ou encore en termes d’enrichissement ou de dépense,
de discipline et de souffrance ou bien de désir et de plaisir. A un niveau plus profond encore,
les modèles du travail et du jeu opposeraient deux conceptions politiques, poétiques et
existentielles différentes, en distinguant « pulsion formelle » et « pulsion de jeu », c’est-à-dire
mouvement de séparation, d’ordonnancement et de hiérarchisation et libre jeu des formes
et des êtres, selon Jacques Rancière. Ils permettraient de définir deux formes d’humanité :
celle de l’« homo faber » ou de l’« homo laboriens » et celle de l’« homo ludens ».
Cette dernière expression, les situationnistes l’empruntent à Johan Huizinga, auteur
en 1938 de l’ouvrage Homo Ludens, essai sur la fonction sociale du jeu. Debord s’y réfère

2407
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.243
2408
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.332
2409
« Ariane en chômage », Potlatch n°9-10-11, 17 août 1954, op. cit., p.71

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2410
explicitement et le cite dans un article de 1955 – tout comme Breton, d’ailleurs, dans un
2411
article de 1954 . Comme il le précise, « l’idéalisme latent de l’auteur, et son appréciation
étroitement sociologique des formes supérieures du jeu, ne dévalorisent pas le premier
2412
apport que constitue son ouvrage » . Cette étude a pour mérite essentiel, à leurs yeux,
de revaloriser la fonction sociale du jeu et de démontrer que, loin de représenter une
activité marginale et contingente, sa pratique est primordiale et participe à la formation et
au développement des sociétés humaines. On le retrouverait, explique Huizinga, à l’origine
aussi bien de divertissements a priori anodins que de rites sacrés, impliquant le plus
grand sérieux. Comme il l’écrit, « l’homme joue, comme l’enfant, pour son plaisir et son
délassement, au-dessous du niveau de la vie sérieuse », mais « il peut aussi jouer au-
2413
dessus de ce niveau, des jeux faits de beauté et de sainte ferveur » . Le jeu ne s’oppose
donc pas nécessairement au sérieux et « cette notion de seulement jouer n’exclut nullement
la possibilité de réaliser ce seulement jouer avec une gravité extrême, disons avec une
2414
résignation qui tourne à l’enthousiasme » . L’historien néerlandais estime que le ludique
se trouve au fondement de la culture. Sa conception est la suivante : « la culture naît sous
2415
forme de jeu, la culture, à l’origine, est jouée » . Envisagé sous l’angle de la compétition
et du facteur de progrès qu’est l’émulation, il souligne la place du jeu à l’origine de domaines
aussi divers que ceux de la juridiction, de la guerre, de l’économie (à travers le potlatch),
des exercices savants, de la philosophie, de la poésie et de l’art en général. Si, selon lui,
toute la vie des sociétés primitives se rattache donc au jeu et que la vie médiévale est
2416
encore « pleine de jeu, de jeu populaire folâtre et extravagant » , il déplore par contre la
progressive disparition du ludique au cours des époques suivantes. Les explications sont
ici les mêmes que dans le cas des fêtes : les progrès de l’idéologie bourgeoise, l’exigence
d’utilité, l’exaltation de la valeur travail ou le développement du positivisme scientifique.
Il va de soi, dès lors, que les surréalistes et les situationnistes trouvent dans cet essai
un argument de taille pour s’opposer aux développements de l’ « homo faber » et pour
revaloriser, contre lui, la figure du jeu.
ème
L’histoire des avant-gardes poétiques au XX siècle incarne à merveille cette
2417
« révolte de l’homo ludens » dont parle Constant. Selon Vaneigem, celle-ci débuterait
avec Dada. Hugo Ball n’affirmait-il pas que « les représentations dadaïstes firent résonner
2418
dans les auditeurs l’instinct de jouer primitif-irrationnel qui avait été submergé » ? A sa
suite, le surréalisme accorde une place essentielle au jeu parmi ses activités. Le « cadavre
exquis », le jeu de « l’un dans l’autre », « le dialogue en 1928 » – sans parler d’exercices
plus concrets comme les séances d’hypnose, de dérive ou encore les faux procès – sont
2419
quelques-uns des plus célèbres exemples de cette « propension surréaliste au ludique » .
2410
« L’Architecture et le jeu », Potlatch n°20, 30 mai 1955, op. cit., p.155
2411
« L’Un dans l’autre », Perspective cavalière, op. cit., p.54
2412
« L’Architecture et le jeu », op. cit., p.155-156
2413
Homo Ludens, op. cit., p.44
2414
ibid., p.27
2415
ibid., p.84
2416
Homo Ludens, op. cit., p.289
2417
« La Révolte de l’homo ludens », New Babylon, op. cit., p.128
2418
Cité par R. Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.333
2419
R. VANEIGEM (sous le pseudonyme de J.-F. Dupuis), Histoire désinvolte du surréalisme, op. cit., p.31

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2ème partie : Poésie et Révolution

Breton n’admet-il pas lui-même que, derrière le caractère (réel) de recherche expérimentale
qu’ils revêtent, tous ces exercices étaient pratiqués avant tout par goût du jeu ? Il reconnaît
ouvertement : « bien que, par mesure de défense, parfois cette activité ait été dite par nous
2420
expérimentale, nous y cherchions avant tout le divertissement » . Plus tard, dans les
années 1960-1970, un écrivain comme Maurice Roche place ses « romans » sous le signe
du jeu et tente d’en faire de véritables jouets entre les mains de ses lecteurs. L’expérience,
cependant, se cantonne sur le terrain de l’écriture alors que, pour les situationnistes, cette
2421
« passion du jeu » doit se généraliser dans le quotidien. Comme ils l’expliquent, toute
leur pratique se ramène à cette question. Dérives, fêtes, création de labyrinthe : tout est
2422
placé sous ce « goût du jeu » . La nature même de l’I.S. n’en fait-elle pas une société de
joueurs ? Huizinga n’explique-t-il pas combien « le révolutionnaire, l’homme des sociétés
secrètes, l’hérétique sont extraordinairement forts pour former des groupes […] presque
2423
toujours marqués d’un caractère fortement ludique » ? Que l’on reprenne sa définition
du jeu et on peut l’appliquer en tous points à l’activité des situationnistes :
« Le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines
limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie
mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un
sentiment de tension et de joie, et d’une conscience d’être autrement que la vie
2424
courante. »
L’I.S. ne fut-elle pas un agrégat volontaire de conjurés, avec un début et une fin, une
discipline interne rigoureuse, animé du désir de réaliser la révolution, à travers les joies
et les affres de toute lutte de ce genre, et de rompre sans cesse avec les règles de la
« vie courante » ? Par rapport à la définition de Huizinga, les situationnistes apportent
cependant deux différences majeures. Tandis que l’historien néerlandais associe le jeu à la
compétition, eux tentent de définir les conditions d’un ludique « pur ». Le jeu, disent-ils, ne
devra plus jamais être un instrument de diversion ou un exercice de compétition. Il ne doit
plus être pratiqué par désir de fuite ou par attrait d’un gain et/ou d’un mérite mais seulement
pour lui-même. Il n’est donc plus un moyen mais une fin en soi. Ce faisant, en cessant
d’opposer les individus entre eux, il permet une forme nouvelle d’unité collective. Comme
ils l’expliquent, « l’élément de compétition devra disparaître au profit d’une conception plus
2425
réellement collective du jeu » . Les situationnistes refusent aussi de cantonner le jeu
dans un à-côté de la vie quotidienne pour tenter, au contraire, de les confondre. Comme
ils l’affirment, « la distinction centrale qu’il faut dépasser, c’est celle que l’on établit entre
2426
le jeu et la vie courante, le jeu étant tenu pour une exception isolée et provisoire » . Ils
2427
appellent à l’instauration de ce que Vaneigem nomme « l’ère du jeu » : « le jeu, rompant

2420
« L’Un dans l’autre » (1954), Perspective cavalière, op. cit., p.53
2421
G. DEBORD, « L’Architecture et le jeu », Potlatch n°20, 30 mai 1955, ibid., p.156
2422
« Contradictions de l’activité lettriste-internationaliste », Potlatch n°25, 26 janvier 1956, op. cit., p.226 : « Nous n’avons
guère en commun que le goût du jeu, mais il nous mène loin. »
2423
Homo ludens, op. cit., p.33
2424
ibid., p.57-58
2425
« Contribution à une définition situationniste du jeu », Internationale situationniste n°1, juin 1958, p.10
2426
ibid.
2427
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.193

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2428
radicalement avec un temps et un espace ludiques bornés, doit envahir la vie entière » .
La révolution de l’existence quotidienne commence là : dans la réalisation collective d’un jeu
2429
total , dans cette mise en scène active de la vie et du désir, dans ce règne social de l’homo
2430
ludens « où chacun, sans exception, pourrait donner libre cours à sa créativité » . Bien
entendu, dans la mesure où, comme l’explique Constant, « la libération du potentiel ludique
2431
de l’homme est directement liée à sa libération en tant qu’être social » , le développement
et la pratique de nouveaux jeux ne peuvent être que « lutte et représentation » tant que la
révolution n’aura pas permis à la poésie de se réaliser : « lutte pour une vie à la mesure
2432
du désir » et « représentation concrète d’une telle vie » . Il annonce la « vraie » vie à
venir, toute entière tournée vers l’invention permanente de nouveaux jeux ou de grandes
fêtes collectives et la recherche des moyens pratiques de leur réalisation. Alors, comme
l’annonce G. Pinot-Gallizio, « tout le nouveau comportement sera un jeu, et chacun vivra
toute sa vie par jeu, ne s’intéressant qu’aux émotions obtenues en jouant avec ses désirs,
2433
finalement réalisables » . Cette perspective, somme toute, c’est celle que résume le seul
véritable mot d’ordre des situationnistes : la création délibérée et permanente de situations
à la hauteur de notre désir, c’est-à-dire « la création commune des ambiances ludiques
2434 2435
choisies » et « la réalisation continue d’un grand jeu délibérément choisi » .

c) Les Situations, comme construction libre, collective, ludique et provisoire


des moments de la vie :

1. Qu’est-ce qu’une « situation » ?:


Toute la démarche de l’Internationale Situationniste, depuis ses prémisses au sein de
l’I.L. jusqu’à sa dissolution en 1971, se ramène, en effet, à un seul objectif prioritaire :
la réalisation de « moment[s] de la vie, concrètement et délibérément construit[s] par
2436
l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’évènements » , selon la
définition qu’elle donne d’une « situation construite ». Un tel projet implique, dès son
2437
origine, la mise en place d’un « jeu supérieur » , à la fois par « l’édification d’une micro-
2438
ambiance transitoire » et la réalisation conséquente d’une « unité de comportement dans
2439
le temps » . Il tient toute entier dans le rapport dialectique qui s’instaure entre la mise en
place d’un environnement particulier et l’activité des individus qui y participent, l’interaction
2428
« Contribution à une définition situationniste du jeu », op. cit., p.10
2429
Vaneigem écrit : « le jeu total et la révolution de la vie quotidienne se confondent désormais » (Traité de savoir-vivre à l’usage
des jeunes générations, op. cit., p.333-334
2430
CONSTANT, New Babylon, op. cit., p.52
2431
ibid., p.51
2432
« Contribution à une définition situationniste du jeu », Internationale situationniste n°1, juin 1958, p.10
2433
« Discours sur la peinture industrielle et sur un art unitaire applicable », Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.34
2434
« Contribution à une définition situationniste du jeu », op. cit., p.10
2435
« …une idée neuve en Europe », Potlatch n°7, 3 août 1954, op. cit., p.51
2436
« Définitions », Internationale situationniste n°1, juin 1958, p.13
2437
« Problèmes préliminaires à la construction d’une situation », Internationale situationniste n°1, ibid., p.12
2438
CONSTANT et G. DEBORD, « La Déclaration d’Amsterdam », Internationale situationniste n°2, décembre 1958, p.32
2439
« Problèmes préliminaires à la construction d’une situation », op. cit., p.11

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2ème partie : Poésie et Révolution

dynamique qui s’établit entre « le décor matériel de la vie » et « les comportements qu’il
2440
entraîne et qu’ils bouleversent » , selon Debord. Créer des situations, c’est donc créer,
au-delà d’un décor ou d’une ambiance, un moment de vie. C’est instaurer un espace ludique
ou festif auquel chacun puisse participer et dont chacun soit à la fois l’acteur, le créateur et le
spectateur. A travers ces installations éphémères, il s’agit de concrétiser un certain nombre
de désirs préalables et de créer des espaces à la puissance « influentielle ». Chtcheglov,
en imaginant de telles constructions, ne pouvait mieux décrire l’objectif qui leur est lié : « Il
y aura des pièces qui feront rêver mieux que des drogues et des maisons où l’on ne pourra
2441
qu’aimer. D’autres attireront invinciblement les voyageurs… » . La situation est cette
création collective impliquant la participation active de tous – la seule qualité passionnelle
de l’événement ainsi provoqué déterminant, ou non, la réussite d’une telle construction.
Dans une société qui serait de plus en plus massivement libérée du travail et où la part
des loisirs augmenterait sans cesse, la réalisation de tels moments deviendrait bientôt
une préoccupation sociale majeure. L’architecture, la musique, la sculpture, l’éclairage,
l’habillement, la peinture : tous les arts participeraient de cette mise en scène généralisée
et de cette construction globale de l’existence quotidienne, tous ne serviraient plus qu’en
2442
tant que « moyen d’action sur le cours des évènements » . La « poésie faite par
tous » dont parlait Ducasse n’aurait plus désormais d’autre sens : elle renverrait, selon
l’I.S., à la construction par chacun de sa propre vie à la fois individuelle et collective. La
situation est une forme d’art total, fondé sur cet « emploi unitaire de tous les moyens de
2443
bouleversement de la vie quotidienne » . Elle constitue la poésie la plus authentique selon
les situationnistes, un art de vivre au plus haut degré.
Bien sûr, s’il s’agit de créer de formidables fêtes où le décor et le comportement
des convives se renvoient l’un à l’autre et s’il faut créer un décor passionnant et les
manières d’être qui vont avec, le projet n’est pas totalement nouveau. Les situationnistes
en conviennent bien volontiers. Comme ils l’affirment, « il n’est pas douteux que, de
tous temps, des gens ont essayé d’intervenir directement sur l’ambiance de quelques
2444
moments de leur vie » . Chtecheglov évoque ainsi quelques exemples de « ce désir
de construire des situations », qu’il s’agisse d’Edgar Poe et de « son histoire de l’homme
qui consacrait sa fortune à établir des paysages » ou de la peinture de Claude Lorrain
qui représente « une invitation perpétuelle au voyage » et provoque ce désir « par un
2445
espace architectural inhabituel » . De même, Debord et Wolman valorisent l’héritage du
ème
mouvement « précieux », au XVII siècle, en des termes qui renvoient directement à la
construction de situations :
« Le besoin que nous ressentons en ce moment d’un bouleversement constructif
de tous les aspects de la vie retrouve le sens de l’apport capital de la Préciosité
dans le comportement et dans le décor (la conversation, la promenade comme

2440
« Rapport sur la construction des situations… » (1957), Textes et documents situationnistes (1957-1960), op. cit., p.16
2441
« Formulaire pour un urbanisme nouveau » (1953), Ecrits retrouvés, op. cit., p.13
2442
« Les Distances à garder », Potlatch n°19, 29 avril 1955, op. cit., p.144
2443
« Rapport sur la construction des situations… » (1957), Textes et documents situationnistes (1957-1960), op. cit., p.14
2444
« Les Souvenirs au-dessous de tout », Internationale situationniste n°2, décembre 1958, p.3
2445
« Formulaire pour un urbanisme nouveau » (1953), Ecrits retrouvés, op. cit., p.12

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

activités privilégiées – en architecture, la différenciation des pièces d’habitation,


2446
un changement des principes de la décoration et de l’ameublement). »
La différence tient cependant, à deux points principaux. Premièrement, il est dû au
changement d’époque et aux perspectives nouvelles permises par la technologie : tandis
qu’à l’époque « les moyens n’étaient pas réunis pour une extension quantitative et qualitative
2447
de telles constructions » et qu’elles ne pouvaient donc rester qu’ « isolées et partielles » ,
les progrès d’aujourd’hui rendent possible leur généralisation. Deuxièmement, les situations
ne doivent pas constituer un simple luxe aristocratique mais leur participation et leur création
doivent désormais s’étendre à la totalité de la population. Elles ne prennent leur plein
sens révolutionnaire que dans le cadre à venir de cette société de créateurs et de cette
« civilisation du désir » pour lesquelles luttent les situationnistes. La révolution de l’existence
quotidienne est à ce prix : tandis que notre vie présente se définit par une suite de situations
fortuites et subies, ternes et ennuyeuses, il s’agit de re-passionner notre existence en se ré-
appropriant ses moyens de construction et en élaborant activement une série de situations
collectives choisies. L’effort de construction des situations doit constituer la somme et la
conclusion « des gestes ébauchés à chaque instant et par des milliers de gens pour éviter
2448
qu’un jour ne soit vingt-quatre heures de vie gâchée » . Dans cette perspective, comme
nous le disions précédemment, il s’agit de déplacer toute la créativité qui était jusque
là déployée dans les œuvres d’art vers la création d’évènements inédits qui élèvent le
quotidien à la hauteur de nos désirs. Il n’est plus question d’accepter passivement le rôle et
la vie qui nous sont imposés dans la « société du spectacle » mais de construire de façon
autonome les évènements, les attitudes et les moments qui composent notre vie. Ainsi se
formerait une culture révolutionnaire inédite. Comme l’explique Vaneigem, la construction
des situations définit désormais un « projet social » nouveau où « la volonté de vivre se
2449
substitu[e] à la volonté de puissance » . D’un luxe démocratique, elle doit devenir une
construction collective autonome bâtie dans le provisoire. Elle doit offrir, dit-il, « à la société
sans classes, dont nous avions vu le drapeau se teinter de sang, une substance vivante
2450
et inaltérable » .

2. Eléments de la situation :

Une Construction collective autonome :


La situation construite, expliquent les situationnistes, doit être « forcément collective par
2451
sa préparation et son déroulement » . Qu’on imagine un instant que les éléments de
la situation soient uniquement manipulés par une élite dirigeante, n’aurait-on pas alors
affaire à l’une des plus terribles formes de conditionnement possible ? Si la création d’une
ambiance permet d’influencer les comportements, ne peut-on pas envisager, comme le
redoute l’I.S., un « usage répressif d’une construction d’ambiance parvenue à un stade
2452
assez complexe » ? Les régimes autoritaires ne sont-ils pas passés maîtres dans
2446
« Pourquoi le lettrisme ? », Potlatch n°22, 9 septembre 1955, op. cit., p.179
2447
« Les Souvenirs au-dessous de tout », Internationale situationniste n°2, décembre 1958, p.3
2448
R. VANEIGEM, « Banalités de base (2) », Internationale situationniste n°8, janvier 1963, p.38
2449
Le Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.158
2450
ibid.
2451
« Problèmes préliminaires à la construction d’une situation », Internationale situationniste n°1, op. cit., p.12
2452
« La Lutte pour le contrôle des nouvelles techniques de conditionnement », ibid., p.8

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2ème partie : Poésie et Révolution

l’art de conditionner les individus ou de pratiquer le lavage de cerveau de masse en se


servant de moyens situationnistes ? Le contrôle, par des équipes spécialisées, de tous les
moyens techniques pour influencer le milieu, c’est le risque du conditionnement absolu. Il
s’engage donc, selon l’I.S., « une course de vitesse entre les artistes libres et la police pour
2453
expérimenter et développer l’emploi des nouvelles techniques de conditionnement » . S’il
est parfois question, selon eux, de l’intervention d’une sorte de metteur en scène ou de
2454
« situationnistes de profession » dans le développement d’une situation, il est nécessaire
de contrebalancer ce rôle par la participation de chacun, aussi bien à l’organisation qu’au
déroulement de la situation. La situation n’a donc de sens pour l’I.S., en tant que projet
social, que si elle s’inscrit, d’une part, dans le cadre d’une autogestion généralisée et, d’autre
part, dans le passage progressif d’un stade de consommation passive de la culture à celui
d’une participation active et consciente. La ré-appropriation par chacun de son existence
individuelle et collective s’étend, ici, à l’ensemble des moments de notre vie et du milieu
dans lequel on évolue. Comme l’explique Debord, « la situation est ainsi faite pour être
2455
vécue par ses constructeurs » . Elle commence précisément là où s’arrête le spectacle.
Au cours de son déroulement, « le rôle du public, sinon passif du moins seulement figurant,
doit y diminuer toujours, tandis qu’augmentera la part de ceux qui ne peuvent être appelés
2456
des acteurs mais, dans un sens nouveau de ce terme, des viveurs » . C’est là, disions-
nous, le sens de cette « poésie faite par tous, non par un ». Chacun, s’appropriant librement
les moyens techniques de la transformation de son monde, ainsi que la conscience de ses
enjeux, déploie désormais sa créativité dans son quotidien même et dans le milieu dans
lequel il vit. Telle serait la principale activité de tous dans cette société de créateurs : chacun
serait le constructeur de sa propre vie et tous feraient de la vie sociale leur œuvre d’art
collective.
La situation se situe donc au terme d’un rêve initié par les romantiques allemands dès
ème
la fin du XVIII siècle : celui d’un art, d’un penser et d’un agir en commun. Dès cette
époque, tous ces poètes formulent un idéal de partage, de dialogue et de co-activité dans
la création comme dans la réflexion qu’ils résument à travers les mots de « sympoésie »
et de « symphilosophie ». Ce modèle, ils le recherchent d’abord à travers une forme de
2457
communisme des esprits ou d’ « omniscience en commun » . Novalis résume ainsi
cet idéal philosophique : « un philosopher véritablement total est […] un vol migratoire
fait en commun, vers un monde désiré – vol au cours duquel on se relaie au poste le
2458
plus avancé » . Or, comme l’explique ce même Novalis, « si une pensée en commun
est possible, alors une volonté commune, la réalisation de grandes et nouvelles idées
2459
le sont également » . Ils rêvent alors d’ « une toute nouvelle époque », pour peu

2453
ibid.
2454
CONSTANT, « Une autre ville pour une autre vie », Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.40
2455
« Rapport sur la construction des situations… », Textes et documents situationnistes (1957-1960), op. cit., p.19
2456
ibid.
2457
F. SCHLEGEL, cité par Jean-Christophe Bailly dans La Légende dispersée, op. cit., p.181
2458
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.10
2459
ibid., p.66

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2460
que la symphilosophie et la sympoésie se généralisent . Plus d’un siècle plus tard, la
perspective reste à peu près la même au sein du groupe surréaliste. Le « communisme
des esprits » trouve là encore une actualisation probante. A travers les multiples échanges
et dialogues qui s’établissent au sein du groupe, il s’est instauré ce que Breton appelle
une « collectivisation des idées » : « nul ne cherche à rien garder pour soi, chacun
2461
attend la fortification du don à tous, du partage entre tous » . De même, de multiples
jeux (cadavre exquis, dialogues aléatoires, etc.) ou collaborations (à commencer par Les
Champs magnétiques) continuent d’explorer les voies possibles et imprévisibles d’une
création à plusieurs. Dans chacun de ces cas, les surréalistes mettent en évidence le
principe même de la connexion à la base de toute pensée ou de toute création. Ce
faisant, c’est une certaine forme de la communauté idéale qu’ils mettent en œuvre : un
ensemble évolutif, produit de l’interaction réciproque entre les membres qui le composent.
Les situations construites apparaissent ainsi comme l’effort de réalisation concrète de cette
figure idéale, sa transposition du domaine des œuvres de papier à celui de la vie sociale.
Elles s’appuient, elles aussi, sur cette créativité mise en commun, sur cette interaction
constante entre le milieu et les individus et, surtout, entre les individus eux-mêmes. En
d’autres termes, elles sont la réalisation effective du modèle autonome et dynamique de
société auquel tous ces poètes et penseurs aspirent.

Variabilité et provisoire :
Il découle logiquement de ces principes que le deuxième élément majeur qui caractérise la
situation ne peut être que sa variabilité et sa nature forcément provisoire. Dans la mesure où
les individus qui la créent et l’animent entrent eux-même, au cours de son développement,
dans un rapport d’interaction dynamique, par rapport au cadre de la situation lui-même et
les uns par rapport aux autres, l’événement évolue en fonction de ces rapports dynamiques
internes qui le composent. La situation répond à la dynamique même du désir des individus
qui la font vivre et du système de connexions qu’elle met en œuvre. Dès lors, sa forme ne
peut être qu’évolutive et provisoire. Comme le précise Debord, la situation ne constitue pas
« un instant indivisible, isolable, au sens métaphysique de Hume ». Au contraire, elle est « un
2462
moment dans le mouvement du temps, moment contenant ses facteurs de dissolution » .
2463
Asger Jorn explique, lui, que « la situlogie est la morphologie transformative de l’unique » .
N’est-ce pas à ce seul prix que la situation peut être passionnante ? S’il est établi, en
effet, que seul le mouvant, le dynamique, éveille la conscience et stimule les individus,
« le cerveau étant incapable en l’absence des stimuli sensoriels de se maintenir dans une
2464
excitation moyenne nécessaire à son fonctionnement normal » , seule une situation qui ne
cesserait d’évoluer et de se transformer serait susceptible de stimuler le désir et l’attraction
des individus qui y participent.
En tant qu’événement provisoire et unique dans le temps, la situation s’inscrit donc dans
le cadre d’une philosophie de la dépense. En tant que poésie réalisée, au sens situationniste
du terme, elle s’oppose à toute forme de réification de l’œuvre d’art, de par sa variabilité
2460
F. SCHLEGEL, « Fragment 125 de l’Athenaeum », cité dans L’Absolu littéraire, op. cit., p.114-115 : « Une toute
nouvelle époque commencerait peut-être dans les sciences et les arts si la symphilosophie et la sympoésie se généralisaient et
s’intériorisaient. »
2461
Entretiens, op. cit., p.77
2462
« A propos de quelques erreurs d’interprétation », Internationale situationniste n°4, juin 1960, p.31
2463
« La Création ouverte et ses ennemis », Internationale situationniste n°5, décembre 1960, p.40
2464
« La Lutte pour le contrôle des nouvelles techniques de conditionnement », Internationale situationniste n°1, op. cit., p.7

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2ème partie : Poésie et Révolution

et sa concrétisation dans l’espace-temps. Soumise au mouvement et au changement, elle


ne vit que de l’activité des individus qui la réalise, la font évoluer et l’abandonne bientôt au
profit d’une nouvelle situation plus attrayante. Voilà qui définit une nouvelle forme de beauté,
2465
c’est-à-dire « une beauté de situation » , celle d’un instant collectif dont la réussite dépend
de la seule qualité de participation et d’intervention créative de chacun. La beauté, alors, ce
serait le moment provisoire vécu et construit librement, ce serait « rendre la vie possible, de
2466
faire de la vie, concrètement, une œuvre belle » , c’est-à-dire passionnante et à la hauteur
de nos désirs. Bien sûr, on voit mal comment, dans le contexte actuel, un tel projet pourrait
se réaliser pleinement. La contrainte du travail, l’absence d’autonomie sociale et le maintien
d’une domination de classe sont autant d’éléments qui s’opposent au développement des
situations construites. Cela, les situationnistes en ont bien conscience. Ils repoussent ainsi
leur généralisation dans la société à venir. Dans un premier temps, certes, ils tentent
quelques expériences isolées : envisager la construction d’une ville expérimentale nommée
« Utopolis » ou bien transformer un musée en un labyrinthe ouvert sur l’extérieur, dans le
cadre de trois journées de dérive organisées à Amsterdam, en faisant varier à l’intérieur
2467
les ambiances à travers divers jeux d’architecture, de lumière ou de son . Ce dernier
projet donne bien la couleur du genre d’expériences auxquelles les situationnistes entendent
s’adonner : l’installation, qui n’aboutit finalement pas, prévoyait la création d’un parcours
pouvant varier de 200m à 3km, avec une hauteur variable de plafond de 5m à 1m22, devait
mettre en jeu une pluie et un brouillard artificiels, faire alterner des zones thermiques et
lumineuses et multiplier les interventions sonores diverses. Fort des espoirs ainsi suscités,
G. Pinot-Gallizio annonçait alors : « Le monde sera la scène et le parterre d’une création
continue. La planète se transformera en un Luna-Park sans frontières, produisant des
2468
émotions et des passions neuves… » . Pourtant, après avoir essuyé quelques échecs,
l’I.S. renonce officiellement à toute possibilité de réalisations situationnistes dans le cadre
2469
présent – tant et si bien qu’elle en vient à qualifier d’ « anti-situationniste » toute œuvre
réalisée par un situationniste, et ce tant que la révolution n’aura pas eu lieu. Dès lors, à
partir du milieu des années 1960, l’I.S. concentre sciemment son activité vers la critique, la
décomposition de l’art et de la culture et, surtout, la mise au point d’une science au service
des situations susceptible de poser les bases d’une vie nouvelle, une fois que la révolution
socialiste l’aura rendue possible.

3. Une Science au service des situations :


L’I.S. est constante sur un point : la construction des situations n’a de sens que si elle est
consciente et volontaire. Le mot d’ordre des situationnistes est similaire à celui qui prévalait
à l’époque de l’I.L. : « l’aventurier est celui qui fait arriver les aventures, plus que celui à
2470
qui les aventures arrivent » . Or, encore faut-il, pour cela, que les acteurs de la situation
soient maîtres de ses déterminations et agissent de façon lucide et clairvoyante. Pour cela,
2465
« Introduction à une critique de la géographie urbaine », Les Lèvres nues n°6, septembre 1955, p.14
2466
Selon un « incontrôlé » de la colonne de fer, Protestation devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations
de 1937 (1937), op. cit., p.25
2467
Le projet est décrit dans l’article « Die Welt als Labyrinth », Internationale situationniste n°4, juin 1960, pages 5 à 7
2468
« Discours sur la peinture industrielle et sur un art unitaire applicable », Internationale situationniste n°3, décembre 1959,
p.32
2469
Voir le compte-rendu de la cinquième conférence de l’I.S. à Göteborg publié dans le n°7 de l’Internationale situationniste
en avril 1962
2470
« …une idée neuve en Europe », Potlatch n°7, 3 août 1954, op. cit., p.51

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

il est nécessaire d’en passer par ce qu’ils appellent indistinctement une « phénoméno-
2471 2472 2473
praxis » , une « situlogie » (Jorn) ou « une science poétique des destinées »
(Vaneigem). Dans chacun des cas, l’idée est la même : il faut mener par l’analyse « le procès
2474
de la fatalité, du hasard » et mettre à jour les ressorts passionnels d’une situation afin
de rendre chacun maître de son déroulement et de sa forme. L’autonomie est à ce prix. Elle
s’appuie, dans le cas présent, sur le développement d’une science au service des situations.
Il faut travailler, comme l’explique Debord, « à la prise de conscience la plus étendue des
éléments qui déterminent une situation, en dehors des impératifs utilitaires dont le pouvoir
2475
diminuera toujours » . Il s’agit de mettre en œuvre une science pratique nouvelle, étant
entendu que ce qui importe en la matière est « son application possible dans les situations
2476
construites » .
Pour cela, les situationnistes orientent leurs recherches dans trois directions
complémentaires. Premièrement, ils envisagent « une sorte de psychanalyse à des fins
2477
situationnistes » . Comme l’affirme Chtcheglov, « un élargissement rationnel des anciens
systèmes religieux, des vieux contes et surtout de la psychanalyse au bénéfice de
l’architecture se fait plus urgent chaque jour, à mesure que disparaissent les raisons de
2478
se passionner » . Il n’est pas question de développer ici une nouvelle thérapeutique
d’inspiration freudienne mais de mettre à jour les formes et les mécanismes de notre désir
afin d’orienter la création des situations en fonction de ces connaissances. Il s’agit de
maîtriser rationnellement les motifs qui nous agitent afin de procéder en la matière avec
le plus haut degré de conscience possible. Deuxièmement, l’I.S. propose de reprendre
l’étude, initiée par Fourier, des divers ressorts passionnels et du moyen de les activer
et de les agencer. Comme l’explique un article de Potlatch, « il faudra réinventer en
permanence l’attraction souveraine que Charles Fourier désignait dans le libre jeu des
2479
passions » . Enfin, troisièmement, il s’agit de s’appuyer sur un certain nombre de
données expérimentales acquises sur le terrain à travers une pratique systématique de
la dérive. L’objectif, au-delà de la dimension ludique première d’une telle activité, est de
mettre en évidence « un relief psychogéographique des villes, avec des courants constants,
2480
des points et des tourbillons » , selon Debord. Dans certains cas, l’expérience peut
prendre une tournure systématique. Ainsi, afin de « découvrir des lois nouvelles pour
2481
l’expérimentation » , les membres de l’I.L. s’adonnent, en 1953, sous la direction de
Chtcheglov, à l’exploration continue pendant dix jours de ce qu’ils appellent « le Continent
Contrescarpe » à Paris. En collectant ces données, ils mettent ainsi au point une science
déterminante pour l’étude du rapport dialectique qui s’établit entre tout individu et son
2471
« Le Questionnaire », Internationale situationniste n°9, août 1964, p.24 : « Nous voulons une phénoméno-praxis »
2472
Voir l’article « La Création ouverte et ses ennemis », Internationale situationniste n°5, décembre 1960, pages 29 à 50
2473
Le Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.158
2474
VANEIGEM, ibid.
2475
« L’Architecture et le jeu », Potlatch n°20, 30 mai 1955, op. cit., p.156
2476
« Problèmes préliminaires à la construction d’une situation », Internationale situationniste n°1, juin 1958, p.11
2477
« Problèmes préliminaires à la construction d’une situation », Internationale situationniste n°1, juin 1958, p.11
2478
« Formulaire pour un urbanisme nouveau » (1953), Ecrits retrouvés, op. cit., p.13
2479
« …une idée neuve en Europe », Potlatch n°7, 3 août 1954, op. cit., p.51
2480
« Théorie de la dérive », Internationale situationniste n°2, décembre 1958, p.19
2481
I. CHTCHEGLOV, « Introduction au continent Contrescarpe » (1954), Ecrits retrouvés, op. cit., p.31

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2ème partie : Poésie et Révolution

environnement : la psychogéographie, c’est-à-dire l’ « étude des effets précis du milieu


géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement
2482
affectif des individus » . Ces données, avant de les appliquer de façon généralisée dans
l’élaboration des situations, encore fallait-il, au-delà des séances de dérive, les confirmer
par quelques constructions expérimentales. Pour cela, les situationnistes proposent de
construire un milieu expérimental divisé en différentes sections supposées correspondre
à autant de sentiments différents. Ce serait, écrit Chtcheglov, « le stade baroque de
2483
l’urbanisme considéré comme un moyen de connaissance » . Si les moyens font défaut
pour réaliser une telle ville expérimentale, il est aussi possible d’étudier « l’animation
d’une rue quelconque, l’effet psychologique de diverses surfaces et constructions, le
changement rapide de l’aspect d’un espace par des éléments éphémères, la rapidité
avec laquelle l’ambiance des endroits change, et les variations possibles dans l’ambiance
2484
générale de divers quartiers » , comme l’explique Constant. A partir de là, il serait
2485
possible de fonder ce qu’il appelle une « science-fiction de l’architecture » et de poser
2486
les bases d’un « urbanisme influentiel » . Au-delà de ces expériences temporaires
et isolées, la découverte psychogéographie permet d’envisager une construction globale
2487
de l’environnement au service d’une vie passionnante dont les « cités-ambiances »
auxquelles les situationnistes rêvent seraient la forme et la réalisation.

d) La Ville comme poème collectif


2488
[La Ville comme poème collectif ]

Psychogéographie et urbanisme unitaire :


La psychogéographie, telle que la définissent les situationnistes, n’est pas en soi une idée
totalement nouvelle. On en retrouve l’intuition chez Novalis lorsqu’il explique que « c’est en
éprouvant que les décorations plastiques sont indispensables à l’authentique sociabilité que
2489
l’on a créé les salons » . Une telle conception renvoie aussi à cette forme de déterminisme
2490
géographique que définit Hegel et dérive en partie du concept de matériel historique,
l’influence des conditions économiques sur les idées s’étendant ici à l’organisation du milieu.
Ce concept, de même, les surréalistes l’ont esquissé à plusieurs reprises, sans jamais
le cerner réellement. A partir d’une expérience et d’une approche nouvelle de la rue et
de l’espace urbain, ils ont mis en évidence, dès les années 1920, l’existence de zones
d’attractions privilégiées et ébauché, dans les années 1930, la possibilité d’une architecture
nouvelle s’appuyant sur la reconnaissance d’une dialectique décor-comportement.
2482
« Définitions », Internationale situationniste n°1, juin 1958, p.13
2483
« Formulaire pour un urbanisme nouveau » (1953), Ecrits retrouvés, op. cit., p.14
2484
« Le Grand jeu à venir », Potlatch n°30, 15 juillet 1959, op. cit., p.290
2485
ibid., p.291
2486
« …une idée neuve en Europe », Potlatch n°7, op. cit., p.51
2487
CONSTANT, « Le Grand jeu à venir », Potlatch n°30, 15 juillet 1959, op. cit., p.291
2488
Pour de plus amples développements, nous renvoyons, pour toute cette partie, à nos articles « Le Surréalisme à l’aune de la
psychogéographie » (Le Surréalisme sans l’architecture, Mélusine n°29) et « La Ville situationniste » (Urbanisme et identités, éd. Aleph)
2489
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.34-35
2490
Lui qui estime que l’influence de la nature et de la situation géographique constitue une des données premières du développement
historique des sociétés

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

A tâtons, tout comme les situationnistes plus tard, c’est de façon empirique qu’ils ont eu
le pressentiment de cette dialectique là, au gré de longues séances de dérive dans les rues.
Au début des années 1920, la dérive – telle qu’ils la pratiquent par exemple aux alentours
de la ville de Blois en 1923 – n’est encore qu’un moyen d’explorer et d’expérimenter le
libre cours de notre désir. L’expérience d’alors ne tient compte ni de l’influence d’ordre
psychogéographique qu’exerce sur lui le cadre ambiant ni de la nécessité de trouver,
pour qu’il puisse se déployer, une architecture qui lui réponde. Dans l’optique idéaliste
de l’époque, la dérive restait centrée sur soi, moyen comme un autre pour le sujet de
provoquer une plongée en lui-même et de faire « lever sous [ses] pas des phantasmes
2491
de plus en plus nombreux » . Assez rapidement, cependant, on remarque le glissement
suivant dans les récits de dérive comme Le Paysan de Paris ou Les Dernières nuits
de Paris : la rencontre dans la rue devient rencontre avec la rue. C’est le passage de
l’opéra où Aragon attarde ces pas, le parc des Buttes-Chaumont, « cette grande banlieue
équivoque autour de Paris, cadre des scènes les plus troublantes des romans-feuilletons
2492
et des films à épisodes français, où tout un dramatique se révèle » , c’est la nuit
de Paris où Soupault inlassablement s’abandonne, « un domaine inconnu, un immense
pays merveilleux plein de fleurs, d’oiseaux, de regards et d’étoiles, un espoir jeté dans
2493
l’espace » . Pour reprendre une expression de Benjamin, la dérive surréaliste permet
de faire exploser la « puissante charge d’atmosphère » que recèlent ces décors. Elle
met en évidence l’existence et la variété de zones d’ambiances délimitées et la force
d’attraction et d’hallucination poétique de certains lieux privilégiés, c’est-à-dire la dimension
psychogéographique du décor. Quelques années avant que les situationnistes ne théorisent
ces questions, Breton, dans un article de 1950 intitulé « Pont-Neuf », met ainsi en évidence
l’influence directe qu’exerce le décor sur celui qui s’y promène. Après avoir constaté que
« les pas qui, sans nécessité extérieure, des années durant, nous ramènent aux mêmes
points d’une ville attestent de notre sensibilisation à certains de ses aspects », il propose
de dresser pour chacun, quelques années à peine avant la réalisation des premiers relevés
psychogéographiques, « une carte sans doute très significative […] faisant apparaître en
blanc les lieux qu’il hante et en noir ceux qu’il évite, le reste en fonction de l’attraction ou
2494
de la répulsion se répartissant la gamme des gris » . C’est ici reconnaître qu’il existe,
2495
entre le piéton et le décor qu’il arpente, une relation sensible et affective . Dans chacun
de ces lieux, plus qu’ailleurs, le décor influe de façon déterminante sur le comportement.
Ici, la forme architecturale ou l’organisation d’un quartier, consciemment ou non, catalysent
les désirs du sujet et servent les passions humaines.
Les conséquences d’un tel propos sont de taille. Notre rapport à l’espace n’est
pas seulement pratique, il est aussi poétique. Dès lors, on peut définir dans le milieu
urbain, dans un ensemble architectural ou même dans un paysage, certaines composantes
objectives susceptibles de favoriser ce type d’expériences poétiques. Ce travail, à même de
fournir un ensemble d’indications essentielles pour l’architecte, l’urbaniste ou le paysagiste,
2491
Breton, Entretiens, op. cit., p.82
2492
ibid., p.166
2493
Les Dernières nuits de Paris (1928), éditions Seghers, Paris, 1975, p.50
2494
La Clé des champs (1953), Le Livre de poche, Paris, 1979, p.281
2495
De tels lieux sont nombreux dans les récits surréalistes. A ceux que nous avons déjà évoqués, nous pouvons ajouter,
chez Breton, l’île de Tenerife, une de « ces zones ultra-sensibles de la terre » où le désir et l’inconscient sexuels sont à vifs, l’étrange
impression produite par cette maison perdue en bord de mer évoquée dans L’Amour fou ou encore la place Dauphine, « le sexe de
Paris » où « les couples qui s’égarent […] aux soirs d’été exaspèrent leur désir et deviennent le jouet d’un volcan ».

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2ème partie : Poésie et Révolution

les surréalistes sont loin de l’avoir mené avec le même souci de rigueur scientifique
et de rationalisation que les situationnistes. On n’en trouve pas moins, au hasard de
quelques articles ou récits, quelques analyses psychogéographiques avant l’heure. L’impact
pyschogéographique d’un lieu peut tout d’abord tenir à l’agencement spatial de la circulation
au sein d’une architecture ou d’un quartier. C’est à ce titre qu’Aragon vante les vertus
2496
poétiques de la forme labyrinthique, susceptible de mener « à de véritables folies » .
Soupault, comme Desnos, met en avant le caractère psychogéographiquement favorable
de la nuit à même de plonger certains décors du centre de Paris ou de sa banlieue
dans une atmosphère puissamment hallucinatoire. De nombreux textes soulignent aussi le
dramatique du terrain vague, de « cette grande banlieue équivoque » dont parle Aragon,
de la « zone », espace vide perdu où l’absence crée le pressentiment irrationnel d’une
apparition prochaine et l’état d’hallucination, à la fois angoissé et émerveillé, du souffle
d’un courant d’air ou de l’aboiement lointain d’un chien dans la nuit. Le caractère poétique
de ces espaces déserts est certainement, là encore, à la base de l’attrait des surréalistes
pour les architectures imaginaires de Chirico qui créent cette même atmosphère trouble
2497
d’angoisse et de fascination . Dans d’autres textes, à l’opposé des espaces vides et
des colonnes classiques de Chirico, les surréalistes célèbrent aussi le caractère poétique
de la prolifération d’ordre minéral du palais du facteur Cheval, « maître incontesté de
2498
l’architecture et de la sculpture médianimiques » . L’explication psychogéographique la
plus récurrente et la plus poussée reste cependant celle que Breton mène à plusieurs
2499
reprises en termes de trace psychique ou d’inconscient historique et collectif des lieux .
C’est dans l’article « Pont-Neuf » que cette analyse est poussée le plus loin. Selon le poète,
le quartier délimité par le square de l’archevêché et le pont des Arts constituerait « un
être doué de vie organique » dont la configuration « aussi bien que la séduction qui s’en
2500
dégage ne peuvent porter à voir en lui autre chose qu’une femme » . Ce corps ainsi
constitué exercerait une attraction d’ordre érotique sur les passants et serait le produit d’un
inconscient collectif obscène ayant présidé à la construction du lieu. Les conséquences d’un
tel propos sont doubles. Premièrement, Breton tire ainsi la psychogéographie du côté de
l’histoire. Dans une ville comme Paris, nous explique-t-il, l’attraction et l’influence qu’exerce
le milieu ne peuvent être expliquées par sa seule configuration géographique présente
2501
mais aussi « pour une grande part [par] ce qui a eu lieu ici ou là » . Dès lors, expliquer
l’influence, l’atmosphère singulière qui caractérise un lieu nécessite d’en passer par une
histoire et une sorte de psychanalyse de l’espace. Ce faisant, définir cette histoire, c’est
remonter à une origine. C’est la deuxième conséquence : cette origine, Breton la situe
dans un inconscient collectif, dans une structure désirante. Le milieu influe certes sur notre
comportement mais il est aussi le produit, la réalisation d’un désir qui se concrétise de
façon plus ou moins consciente dans un décor, dans une architecture. L’analyse place donc

2496
Le Paysan de Paris, op. cit., p.180
2497
Comme Ivan Chtcheglov plus tard, ils prennent au sérieux l’éventualité d’habiter un de ces décors peints…
2498
BRETON, Dictionnaire abrégé du surréalisme (1938), éditions José Corti, Paris, 2005, p.7
2499
Dans une perspective largement teintée d’ésotérisme, les surréalistes se sont souvent plu à imaginer une ville peuplée
de fantômes où chaque pierre, chaque mur seraient dotés d’une mémoire qui continuerait d’affleurer. Que l’on pense aux « effets
d’émanations délétères » produits sur lui et sa compagne par une maison abandonnée, anciennement cadre d’un crime, qu’il évoque
dans un chapitre de L’Amour fou…
2500
« Pont-Neuf », La Clé des champs,op. cit., p.283
2501
ibid., p.281

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

la psychogéographie dans un délicat équilibre entre idéalisme et matérialisme, influence


objective du milieu et capacité du sujet à le conformer selon ses désirs.
Quoi qu’ils en disent, les situationnistes sont tributaires de ces réflexions. Ils entendent
pourtant se démarquer de l’éventuel penchant de ces discours vers un ésotérisme trop
marqué. La poétique de la rencontre ou de la « trouvaille » surréaliste dont la rue est
l’espace privilégié a encore cet inconvénient qu’elle suppose l’abandon à une forme de
hasard alors qu’eux ont pour objectif la construction active et consciente du milieu. Peu
leur importent les empreintes du passé sur le paysage urbain : les situationnistes se
tournent vers une position résolument constructiviste et moderniste. Il faut bien admettre,
de plus, qu’en matière de propositions architecturales et d’analyses psychogéographiques,
il est un domaine étranger au surréalisme : l’urbanisme. Aragon a certes pressenti
combien notre imaginaire et nos représentations pouvaient être profondément modifiés par
l’émergence des villes modernes, mais ses perspectives idéalistes ainsi que son manque de
réflexion socio-politique d’alors l’ont restreint à une métaphysique qui ne pouvait saisir les
enjeux idéologiques à l’œuvre dans l’architecture et l’urbanisme. On retrouve cette même
tendance à tirer la psychogéographie du côté de la métaphysique chez Breton. De façon
symptomatique, au tournant des années 1940-1950, commentant la disparition progressive
de ce vieux Paris qu’il a tant aimé et dont la disparition va s’accélérer, son propos dévie vers
un éloge de la Seine et de son âme inaltérable :
« Certes « le vieux Paris n’est plus » mais de quoi nous sont la nostalgie et la
mélancolie qu’inspirent d’âge en âge ses embellissements fallacieux au prix de
ce que nous voyons l’irriguer, toujours propulsé par la même force et sans doute
2502
si peu altéré dans son essence ? »
Qu’aurait écrit le même Breton s’il avait vu, quelques années plus tard, ces quais de
Seine qu’il affectionnait tant, envahis par les voitures et la pollution noircir les eaux ? Son
propos d’alors le condamnait à occulter la dimension proprement politique à l’œuvre dans
l’urbanisme. La psychogéographie situationniste se démarque donc de son antécédent
surréaliste par son souci de rigueur scientifique et par son inscription concrète dans les
enjeux urbanistiques de son époque.
Les situationnistes approfondissent ce nouveau rapport à l’espace par la mise en place
d’une méthode d’investigation rigoureuse. Cette méthode, Abdelhafid Khatib en précise
2503
ainsi les contours dans un « Essai de description psychogéographique des Halles » :
exploration sur le terrain par une dérive expérimentale, lecture de vues aériennes et de
plans, lecture de statistiques, de graphiques ou de résultats d’enquêtes sociologiques.
Une fois cette première approche réalisée, il faut préciser les limites de l’objet étudié,
émettre diverses remarques sur les « zones d’ambiance » qui le composent, calculer et
déterminer les directions de pénétration et les grands axes de circulation, avant de passer
à des propositions constructives. La rigueur et la discipline mises en œuvre sont à la
hauteur de l’enjeu. La psychogéographie est aux situationnistes ce que l’automatisme fut
aux surréalistes : l’instrument de connaissance et d’exploration indispensable à la création
collective et consciente de situations. Celle-ci fournit une foule d’indications essentielles
pour l’organisation future de l’espace urbain. Son souci principal ne devra plus être formel
mais psychogéographique. Comme l’explique Constant, « tout en utilisant des formes

2502
« Pont-Neuf », La Clé des champs,op. cit., p.280
2503
Publié dans le n°2 de l’Internationale Situationniste, p.13 à 18

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2ème partie : Poésie et Révolution

existantes, en créant des formes nouvelles, le souci principal de l’architecte doit devenir
2504
l’effet que tout cela aura sur le comportement et l’existence des habitants » .
Posé sur le socle des connaissances apportées par la dérive et la psychogéographie,
cet urbanisme à venir les situationnistes vont l’appeler « urbanisme unitaire » et en faire
la « théorie de l’emploi d’ensemble des arts et techniques concourant à la construction
2505
intégrale d’un milieu en liaison dynamique avec des expériences de comportement » .
L’urbanisme unitaire implique la dissolution de tous les arts individuels au profit d’un art total
collectif dont l’objectif est la transformation intégrale et unitaire de l’environnement social,
en interaction dynamique avec une révolution sociale et existentielle. Le projet est alors à
ce point central que toute une branche du mouvement lui est spécifiquement consacrée.
Assez rapidement, l’I.S. organise un Bureau d’urbanisme unitaire fondé par Constant et
la section hollandaise à Amsterdam en 1959, puis déplacé à Bruxelles sous la direction
d’Attila Kotanyi de septembre 1960 jusqu’en 1963. Celui-ci se donne d’emblée une double
mission : mener une activité critique permanente et globale de l’urbanisme actuel, en des
2506
termes que nous avons déjà étudiés , et expérimenter de nouvelles voies et de nouvelles
constructions possibles.

Interventions partielles et premières tentatives de réalisation :


Là encore, ce n’est pas la première fois que des avant-gardes poétiques prétendent
créer intégralement un nouveau milieu et expérimenter, pour cela, de nouvelles formes
d’architecture en rapport avec de nouvelles formes de vie. Les futuristes italiens Sant’elia,
Marchi et Prampolini annoncent tous la création d’une ville nouvelle, d’une « ville futuriste à
l’image d’un immense chantier tumultueux, agile, mobile, dynamique de toutes parts, et la
2507
maison futuriste comme une machine gigantesque » . Le dadaïste Kurt Schwitters s’est
rendu célèbre en exécutant dans sa maison de Hanovre « des montages gigantesques,
2508
qui traversaient toute sa maison » . Les quelques rares propositions architecturales
surréalistes s’inscrivent toutes, elles aussi, dans ce cadre. La construction du décor doit
à la fois être l’expression, la concrétisation matérielle de notre désir, la mise au jour de
nos structures inconscientes et, en même temps, contribuer à créer une atmosphère, un
décor susceptible de fixer notre désir et de le catalyser. Matta, par exemple, dans son article
2509
« Mathématique sensible-Architecture du temps » , met pleinement en évidence cette
dimension architecturale, les correspondances et les effets d’ordre psychologique que doit
viser l’architecture. Il projette ainsi de construire un intérieur qui permette d’extérioriser et
d’épouser un désir inconscient, ramené ici à la nostalgie de l’espace intra-utérin :
« Il nous faut des murs comme des draps mouillés qui se déforment et épousent
nos peurs psychologiques ; des bras pendants parmi des interrupteurs qui
jettent une lumière aboyant aux formes et à leurs ombres de couleur susceptibles
d’éveiller les gencives elles-mêmes comme des sculptures pour les lèvres. »

2504
« Rapport inaugural de la conférence de Münich », Internationale Situationniste n°3, p.26
2505
« Définitions », Internationale Situationniste n°1, p.13
2506
infra, p.52 à 56
2507
SANT’ELIA, « L’Architecture futuriste : Manifeste » (1914), Futurisme : manifestes, documents, proclamations, op. cit., p.234
2508
L’anecdote est, ici, rapportée par son ami R. Hausmann, Courrier Dada, op. cit., p.74
2509
Minotaure n°11, 1938, p.43

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

En retour, cet espace serait susceptible de susciter, chez celui qui s’y trouverait, des
désirs et des comportements nouveaux. On y rencontrerait, par exemple, certains meubles
« comportant des sexes à conformation inouïe dont la découverte provoque des désirs
plus agissants que d’homme à femme, jusqu’à l’extase ». Dans l’article « Il y aura une
fois », Breton formule un projet de maison selon les mêmes perspectives. Par divers
procédés, jouant sur les ressorts de la peur et du mystère, il cherche à aménager le décor
de façon à « placer l’esprit dans la position […] poétiquement la plus favorable ». Il ébauche
ainsi la possibilité d’une architecture nouvelle, d’un espace ludique et poétique, pour la
réalisation à venir duquel il se borne à indiquer « une source de mouvements curieux, en
grande partie imprévisibles, source qui, si l’on consentait une première fois à suivre sa
pente […] serait, à ébranler des monts et des monts d’ennui, la promesse d’un magnifique
2510
torrent » . Cette « source » là, les surréalistes ne viendront, malheureusement, que très
rarement s’y abreuver et de tels projets seront sans lendemain. La rêverie architecturale
du surréalisme a eu tendance à se confiner au seul plan de l’imaginaire. Les « possibilités
2511
d’embellissement irrationnel d’une ville » un moment entrevues, la volonté d’intervenir
dans le décor d’une ville afin de « mêler » les éléments de l’architecture « à la vie réelle,
2512
quotidienne de l’homme » , resteront lettre morte. Il y avait pourtant là une orientation
majeure de leur projet, envisagé sous sa double facette « transformer le monde » et
« changer la vie », qu’ils n’ont fait qu’effleurer. Un élément est d’ailleurs frappant : lorsqu’il
s’est agi d’imaginer des architectures et la mise en place de décors, les surréalistes, ces
grands piétons, se sont paradoxalement cantonnés à des projets d’intérieur. Ce faisant, ils
délaissaient l’espace politique de la rue pour celui, individualiste, de l’appartement. Pire,
l’intérieur semble constituer ici un refuge face à un extérieur qu’on renonce à investir et à
transformer. De ce point de vue là, que le projet d’appartement esquissé par Matta s’élabore
sur la nostalgie de l’espace intra-utérin est sans doute symptomatique…
Une fois de plus, les situationnistes entendent se démarquer des surréalistes sur ce
point. Ils rappellent le seul rôle valable que doit tenir l’architecture : « servir les passions
2513
des hommes ». Sur le modèle revendiqué des constructions architecturales délirantes et
baroques, « intentionnellement déroutantes », du facteur Cheval ou des châteaux de Louis
II de Bavière, il s’agit d’inaugurer « une autre architecture pour une autre vie », de construire
des lieux passionnants qui soient à la hauteur de nos désirs et qui s’offrent au visiteur comme
un terrain de jeux merveilleux. Produit d’un imaginaire et d’une créativité libérée, cette
2514
architecture devra être « un moyen d’expérimenter les mille façons de changer la vie » ,
de construire des aventures et de multiplier les situations construites à l’échelle d’une
ville. Dans un premier temps, comme l’affirment successivement un article de décembre
1959 puis le « Programme élémentaire du bureau d’urbanisme unitaire » en avril 1962,
les situationnistes mettent en place ce qu’ils appellent le « détournement architectural »,
consistant « à exploiter les décors actuels, par l’affirmation d’un espace urbain ludique
2515
tel que le fait reconnaître la dérive » . La visée d’une telle pratique est double : elle
permet de marquer la dévalorisation des productions passées qui sont amenées soit à
être corrigées, soit à être reprises dans de nouvelles constructions ou à être démontées,
2510
« Il y aura une fois », Le Surréalisme au service de la révolution n°1, juillet 1930, p.4
2511
« Recherches expérimentales », Le Surréalisme au service de la Révolution n°6, p.18-19
2512
ibid., p.23
2513
« Intervention lettriste », Potlatch, n°23, 13 octobre 1955, op. cit., p.198
2514
Ivan Chtcheglov, « Formulaire pour un urbanisme nouveau », Internationale Situationniste, n°1, p.17
2515
« L’Urbanisme unitaire à la fin des années 50 », Internationale Situationniste, n°3, p.13

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2ème partie : Poésie et Révolution

et d’amorcer de nouvelles productions en tablant sur les conditions et les moyens pré-
existants à cette forme d’action. Comme nous l’expliquions précédemment, le détournement
est à la fois une négation et un prélude. Il permet de nier et de dévaloriser les productions
actuelles et de fournir un matériau utile pour expérimenter de nouvelles constructions. Aux
2516
côtés de divers projets, tels celui de la construction d’une « maison à faire peur » ,
les situationnistes proposent divers moyens d’agir dans la ville, notamment à l’époque de
Potlatch (1954-1957). Ils désignent, par exemple, un lieu de fête idéal : le square des
2517
Missions étrangères, la nuit ou bien proposent de multiplier les inscriptions sauvages
sur les murs (dont mai 1968 sera la floraison) afin de contribuer soit à une propagande
politique, soit à modifier notre perception du lieu. Pour inciter chacun à reprendre possession
de manière ludique d’un centre-ville transformé en musée pour touristes, l’I.S. lance en
1960, on s’en rappelle, le projet avorté de la transformation d’un grand musée hollandais
en un immense labyrinthe ouvert aux quatre vents en plein cœur d’Amsterdam. A la suite
du projet d’ « embellissement irrationnel d’une ville » auquel réfléchissent les surréalistes
dans le dernier numéro du Surréalisme au service de la révolution en mars 1933, l’effort
le plus poussé des situationnistes en vue du réaménagement de l’espace est leur projet
d’embellissements, cette fois-ci rationnels, de Paris dont rend compte, en octobre 1955,
le numéro 23 de Potlatch. Pêle-mêle, afin de rendre la ville passionnante, ils envisagent
d’ouvrir les toits à la promenade par la création d’échelles et de passerelles, d’ouvrir le
métro la nuit à la déambulation souterraine, de laisser les squares ouverts à toutes heures,
de munir les réverbères d’interrupteurs, « l’éclairage étant à la disposition du public », de
détourner les églises à des fins ludiques (à défaut de les détruire), de fausser arbitrairement
les indications de départs dans les gares afin de favoriser la dérive, de modifier l’ambiance
sonore des lieux par la diffusion d’enregistrements, d’abolir les musées et de répartir les
chefs d’œuvre artistiques dans les bars, d’ouvrir les prisons, de détruire certains monuments
ou statues voire de brouiller leur perception par des commentaires décalés, ou encore de
changer le nom de certaines rues… Bien qu’on imagine aisément la confusion première
qu’entraînerait la réalisation intégrale de ce programme, il faut avouer que pas une seule
de ces propositions n’est vraiment irréalisable. Celles-ci visent à favoriser la dérive et la
déambulation sans contrainte : il s’agit d’ouvrir toute grande la ville aux piétons, rendus
seuls maîtres d’un espace où ils ne sauraient tolérer aucune barrière. Le projet soutient
aussi la nécessité de créer des ambiances singulières, surprenantes, amusantes voire/
parce que inquiétantes, en jouant une fois de plus sur la lumière, l’ambiance sonore, les
inscriptions diverses ou les peintures. Enfin, les situationnistes s’attaquent à des institutions
ou à des symboles idéologiques tels que les églises, les musées, les cimetières, certains
monuments et statues ainsi qu’aux noms de rue en « saint » ou à ceux qui sont dédiés à
quelques figures historiques ennemies. Rapidement et conjointement, tout en se fondant
sur ces premières avancées expérimentales, l’I.S. se propose néanmoins de dépasser ce
stade réformiste pour envisager la construction de villes « qui conviendraient au déploiement
2518
illimité de passions nouvelles » .

La Ville situationniste, lieu et forme de son utopie :


Au tournant des années 1950-1960, les situationnistes lancent divers projets et réalisations
partielles. Asger Jorn aménage, sur son terrain d’Albisola, quelques vieilles maisons
rassemblées dans un grand jardin qu’il décore avec diverses sculptures, escaliers, arbres
2516
« Intervention lettriste », Potlatch, n°23, 13 octobre 1955, op. cit., p.199
2517
Michèle Bernstein, « Le square des missions étrangères », Potlatch, n°16, 26 janvier 1955, op. cit., p.109-110
2518
Guy Debord, « De l’architecture sauvage », préface à Asger Jorn, Le Jardin d’Albisola, Turin, 1974 pour l’édition originale.

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

et éléments ajoutés et qu’il unifie dans un savant désordre, esquisses, « reliefs d’une ville
2519
qui n’a pas été édifiée » . En 1956, Constant réalise un camp d’hébergement pour des
Gitans, à la demande de Giuseppe Pinot-Gallizio qui les accueillait sur son terrain à Alba, et
l’organise sur le principe modulable de cloisons mobiles. Quelques années après, il multiplie
les maquettes et les plans d’une ville future qu’il appelle « New Babylon ». Cependant, les
situationnistes ne purent jamais réussir à rassembler les moyens nécessaires pour mener
à terme ces divers projets. Une seule fois, ils crurent pouvoir y arriver. A la fin de l’année
1960, les situationnistes projettent de construire une ville expérimentale en Italie. Au mois de
décembre, Asger Jorn s’occupe de rassembler les moyens nécessaires et entre en contacts
avancés avec le centre culturel « Arti e Costumi ». Il discute avec un dénommé Marinotti
« qui fait des propositions énormes, justement sur le sujet que nous avons traité au conseil
2520
(construire une ville) » . En janvier 1961, un accord semble être trouvé entre les deux
partis pour un versement de 2 millions, via André Frankin. Pendant que le centre culturel
reste propriétaire des terrains et des constructions, l’I.S. serait seul maître du projet et de
sa réalisation. Tant et si bien que le 4 février, dans une lettre adressée à Maurice Wyckaert,
Guy Debord se montre très optimiste sur son aboutissement et écrit :
« Excellentes propositions de Marinotti, tout à fait saisi par notre projet, avançant
des contre-propositions très intelligentes, et intéressantes pour nous, afin de
ne pas souscrire à toutes nos terribles conditions. […] Les perspectives, même
immédiates, sont maintenant très favorables. »
Pourtant, il doit vite déchanter : le projet « Utopolis » n’aboutira pas. Une note
de l’Internationale Situationniste du mois d’août 1961 mentionne simplement que les
négociations sont « mises en sommeil », le centre italien refusant d’accorder à l’I.S. un
droit de destruction en cas de résultat insatisfaisant. C’est bien là le problème : l’échec de
ces projets, s’il est avant tout causé par des difficultés financières, traduit aussi l’hésitation
quant à la forme que doit prendre cette ville nouvelle. Tout au long des années 1950-1960,
les situationnistes ont toujours avancé en tâtonnant et en expérimentant, sans jamais se
décider pour une construction idéale. Leur ville future n’a cessé de se transformer. Ils
cherchent d’abord des modèles antérieurs à réaliser : Attila Kotanyi propose, avec Utopolis
de construire une « ville thérapeutique de jeu » qui envisage « la réalisation des architectures
2521
décrites par Sade » ; à deux reprises, en 1953, dans le « Formulaire pour un urbanisme
nouveau » de Chtcheglov et, en 1955, dans l’ « Introduction à une critique de la géographie
2522
urbaine » de Debord, ce sont les complexes architecturaux peints par Chirico qui sont pris
en exemples. Le même Chtcheglov imagine un décor mouvant qui brancherait directement
ses habitants sur le cycle cosmique, avec des toits de verre pour observer le ciel, des
maisons mobiles tournant avec le soleil et se déplaçant sur rails de la mer à la forêt…
Il rêve de « pièces qui feront rêver mieux que des drogues, et des maisons où l’on ne
2523
pourra qu’aimer » , d’une ville divisée en autant de quartiers qu’il existe de sentiments
catalogués : quartier bizarre, quartier heureux, quartier utile, quartier noble et tragique,
quartier historique, quartier sinistre, etc. En 1959, les situationnistes évoquent la possibilité
d’une ville mouvante construite dans la forêt vierge : « les nouveaux quartiers d’une telle
ville pourraient être construits toujours plus vers l’Ouest, défriché à mesure, tandis que
2519
Ibid.
2520
Lettre de Guy Debord à Maurice Wychaert du 6 décembre 1960
2521
« Renseignements situationnistes », Internationale Situationniste, n°6, août 1961, p.40
2522
Publié dans Les Lèvres nues, n°6, septembre 1955, p.11 à 15
2523
« Formulaire pour un urbanisme nouveau », Internationale Situationniste, n°1, p.19

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2ème partie : Poésie et Révolution

2524
l’Est serait à part égale abandonné à l’envahissement de la végétation tropicale » .
La forme la plus élaborée et la plus concrète de cette ville utopique reste cependant, et
2525
de manière indiscutable, la New Babylon de Constant . De 1957 à 1960, ce dernier
collabore activement à l’I.S. et commence à y élaborer son projet dont une majeure partie
se construit néanmoins en marge de tout mouvement durant les années 1960. Cette ville
future est un univers entièrement artificiel et extensible à la surface du globe, sous la
forme de secteurs couverts et surélevés. Seuls le sol, disponible pour la circulation et les
réunions publiques, et les terrasses y seraient en plein air. Loin du retour à la nature de
Chtcheglov, cette ville couverte permet d’envisager la construction multiple d’ambiances et
de régler librement le climat, l’éclairage et l’environnement sonore. Aussi bien dans son
tracé extérieur que dans sa structure interne, la ville doit épouser le parcours erratique
de ses habitants. Extérieurement, elle prend ainsi la forme d’un rhizome, d’une multiplicité
de centres non-hiérarchisés reliés en réseau, tandis qu’à l’intérieur elle s’apparente, par
un système d’éléments mobiles et de structures flottantes, à un labyrinthe dynamique aux
contours sans cesse redéfinis.
Beaucoup plus élaborée que tous les autres projets d’une ville future imaginés par les
membres de l’I.S., New Babylon est-elle cette forme idéale que les situationnistes n’auraient
jamais su trouver ? C’est plus une provocation, nous dit Constant : « l’essentiel dans New
2526
Babylon, c’est son principe urbanistique » . Les situationnistes se refusent à voir leur
expérimentation pratique se muer en l’idéologie rigide d’une forme déterminée, attitude
manifeste à travers la défiance permanente qu’ils ont de voir une pratique situationniste se
scléroser en un « situationnisme ». Jørgen Nash enfonce le clou : « nous sommes contre
l’idéal. Nous avons à faire la critique du perfectionnisme idéaliste de l’ancienne conception
2527
utopique » . La ville situationniste n’est pas une forme élaborée et fixe, c’est un principe
de mobilité et d’autonomie collective, une dynamique perpétuelle branchée sur les dynamos
du désir, un environnement mobile et en constante re-création. En d’autres termes, il ne peut
y avoir de forme idéale de la ville qui ne contredise et ne trahisse son principe même. Il n’y a
pas, il n’y aura jamais de « ville situationniste » idéale, mais seulement une mise en pratique
situationniste de grands principes urbanistiques – de même qu’il n’y a pas d’architecture
situationniste, seulement un usage situationniste de l’architecture (pour paraphraser une
2528
des définitions données dans le premier numéro de l’Internationale situationniste ). Il n’y
a donc pas lieu de s’intéresser à telle ou telle forme particulière qu’a pu revêtir cette ville
utopique mais, avant tout, d’en discerner les grands principes urbanistiques et les lignes
de force communes.
Premièrement, il s’agit de refonder un espace social. Contre les principes d’isolement et
de séparation au cœur de l’urbanisme actuel, les situationnistes prônent l’agglomération et
l’appropriation collective de l’espace. Hostile à toute logique de parcellisation du territoire en
domaines privés, et donc à la logique économique de l’appropriation privative, l’I.S. dénonce
2524
« L’Urbanisme unitaire à la fin des années 50 », Internationale Situationniste, n°3, décembre 1959, p.13
2525
Membre de divers groupes dans l’après-guerre (Cobra, le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste et l’I.S.),
ce dernier prend conscience de l’enjeu central de la ville lors d’un voyage à Londres au début des années 1950 et complète ses
connaissances en architecture auprès de Aldo van Eyck. En 1956, présent au congrès d’Alba à l’invitation de Jorn, il adhère pleinement
à l’exposé d’un urbanisme unitaire par Gil Wolman.
2526
« Auto-dialogue à propos de New Babylon », New Babylon, éditions du cercle d’art, Paris, 1997, p.115 : « mon projet
sert surtout de provocation »
2527
« Renseignements situationnistes », Internationale Situationniste, n°6, août 1961, p.40
2528
« Il ne peut y avoir de peinture ou de musique situationniste, mais un usage situationniste de ces moyens. »

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

en elle l’un des principes essentiels de la séparation. S’approprier l’espace, c’est en exclure
autrui et s’en séparer. Comme le résume Vaneigem, « être propriétaire, c’est s’arroger un
2529
lieu de la jouissance duquel on exclut les autres » . Contre l’isolement et la séparation
en espaces hermétiques individuels, New Babylon sera ainsi le lieu du « tout social »,
2530
« l’espace concret des rencontres, des contacts entre les êtres » agglomérés ensemble
dans l’environnement collectif de la ville. Fluidité, mouvance, multiplication des espaces
communs, tout s’oppose à la scission de la ville en quartiers distincts. L’agglomération
ne suffit cependant pas. Le lien social, le sentiment d’appartenance à la communauté
ne peuvent se retrouver que dans une action commune réclamant la participation active
de chacun. C’est là le deuxième grand principe de l’urbanisme unitaire : la ville doit être
le produit d’une créativité collective permanente, fondée sur le postulat d’une interaction
dynamique entre le milieu et ses habitants.
Dans l’optique situationniste, une situation construite ne se limite pas, comme nous
l’avons déjà vu, à la création d’une ambiance : elle est en même temps « une unité de
2531
comportement dans le temps » et repose donc sur une dialectique décor/comportement.
Conséquence directe du principe d’agglomération et de l’espace social de la situation,
tout acte créateur individuel agissant sur l’environnement et la structure sociale doit agir
indirectement sur le comportement de chacun. Pour le new babylonien, « chacun de ses
actes est public, chacun agit sur un milieu qui est aussi celui des autres et suscite des
2532
réactions spontanées » . En terres situationnistes, l’essentiel de l’activité de chacun
serait un jeu avec les éléments qui composent l’environnement, la recherche et la création
active de situations nouvelles par un jeu avec les éléments architecturaux, sensoriels,
à influences « psychologiques » (mouvements, nourritures, boissons, communications...)
ou encore, dans le cas des secteurs couverts de New Babylon, en variant les conditions
climatiques. Maîtres et possesseurs de leur espace, les habitants de cette ville nouvelle
en sont les créateurs permanents. Ainsi s’énonce la disparition de l’artiste au profit d’un
« tous artistes ! » et la décomposition des arts individuels. Ceci implique naturellement une
organisation sociale dont les principaux termes seraient : libération du maximum de temps
libre par le développement de l’automation pour l’essentiel de la production, socialisation du
sol et des moyens de production, disparition progressive de la propriété privée et donc de
toute domination de classes. Pour faire bref, comme le résume Constant, il faut supposer
2533
« en d’autres termes, que le royaume marxien de la liberté soit réalisable » . Mais cela ne
suffirait pas. En plus de ce préalable, il faut créer un environnement qui stimule la créativité
de chacun et soit capable de pouvoir y répondre et s’y soumettre. Il faut éveiller cet instinct
créateur qui sommeille en chacun de nous et retrouver, comme le projetaient les surréalistes
en leur temps, ce spontanéisme et ce goût du jeu propre à l’enfance, refoulés par les
conditions de vie actuelles. Si seul le provisoire et le dynamique stimulent le désir, comme
nous le soulignions précédemment, il faut donc créer des villes mobiles et en transformation
permanente, créer un espace qui maintienne en éveil notre créativité et lui permette de
s’exprimer sur elle en retour.

2529
« Banalités de base », Internationale Situationniste, n°7, avril 1962, p.33
2530
Constant, New Babylon, op. cit., p.51
2531
« Problèmes préliminaires à la construction d’une situation », Internationale Situationniste, n°1, p.11
2532
Constant, « New Babylon », op. cit., p.82
2533
ibid., p.52

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2ème partie : Poésie et Révolution

C’est là le troisième grand principe urbanistique des situationnistes : l’environnement


2534
doit être mobile et modulable à souhait . Il s’agit de mettre en œuvre ce qu’ils appellent
2535
une « architecture de dépaysement » où les individus seraient confrontés à « un
2536
incessant renouvellement des merveilles » . Très proche du merveilleux surréaliste,
la vie de chacun y serait sans cesse stimulée par un décor renouvelé. Si, selon
la psychogéographie, l’environnement conditionne la vie de chacun, il faut que, par
sa transformation incessante, il accompagne et entraîne une existence elle-même en
transformation perpétuelle, une révolution permanente de l’existence quotidienne. A l’exact
opposé du milieu statique de nos sociétés où l’espace comme le temps sont soumis au
règne de l’utilitaire et à ses impératifs d’organisation et de fixité, il faut développer un espace
dynamique qui réponde au changement continuel des comportements et à la logique du
jeu. Comme l’affirme, dès 1953, Chtcheglov : « Nous ne prolongerons pas les civilisations
mécaniques et l’architecture froide qui mènent à fin de course aux loisirs ennuyés. Nous
2537
nous proposons d’inventer des décors mouvants » .L’urbanisme unitaire est « opposé à
la fixation des villes dans le temps » et « conduit à préconiser au contraire la transformation
2538
permanente » . Tous les divers projets de l’I.S. témoignent de cette volonté. Construite
en pleine forêt tropicale, la ville dont rêve l’I.S. en 1959 est une ville mouvante, une ville
qui se recréerait indéfiniment sur un nouvel espace et qui laisserait derrière elle un champ
de ruines, une ville qui, nous dit-on, « présenterait l’avantage d’une mise en scène de la
2539
fuite du temps, sur un espace social condamné au renouvellement créatif » . A cette
mobilité extérieure doit encore correspondre une mouvance intérieure. De même que la
ville ne doit pas se fixer, l’urbanisme unitaire est contre « la fixation des personnes à
2540
tels points d’une ville » et s’oppose à tout émiettement social en quartiers distincts et
hiérarchisés. Le projet New Babylon de Constant pousse encore plus loin cette réflexion
et propose, au sein de secteurs clos et organisés en réseau, un intérieur entièrement
modulable, composé d’éléments mobiles (parois, sols, escaliers, gaines, ponts…), offrant
à ses habitants une totale liberté pour réaménager en permanence le milieu à leur guise.
Laissant chacun, en interaction avec autrui, maître d’agir de manière autonome sur l’espace
social, l’environnement clos et entièrement artificiel permet d’offrir une variabilité quasi-
infinie de transformations et offre donc à l’ « homo ludens », qui hante ces lieux, une ville à
la mesure de sa créativité et de la dynamique de ses désirs.
La ville situationniste repose ainsi sur une architecture du désir. Forte de la
connaissance que lui apportent la psychogéographie et cette « sorte de psychanalyse à
2541
des fins situationnistes » dont nous parlions, l’I.S. fonde la mobilité et la modularité de
2534
Le projet n’est pas tout à fait isolé. La question de la mobilité est omniprésente dans les débats sur l’architecture des année
ème
1950-1960. En 1956, le X congrès international d’architecture moderne qui se tient à Dubrovnic est centré sur ce point et, en
1962, une exposition est organisée autour de ce thème. De Yona Frideman, qui publie en 1958 un manifeste d’ «architecture mobile »
et fonde la GEAM (groupe d’études d’architecture mobile) à Ionel Schein, en passant par Nicolas Schöffer, Paul Virilio, Häusermann,
ou Chanéac, nombreux sont les contemporains des situationnistes à aborder ce même problème.
2535
« Prochaine planète », Potlatch, n°4, 13 juillet 1954, op. cit., p.32
2536
« Les Gratte-ciel par la racine », Potlatch, n°5, 20 juillet 1954, op. cit., p.39
2537
« Formulaire pour un urbanisme nouveau », op. cit., p.16
2538
« L’urbanisme unitaire à la fin des années 50 », Internationale Situationniste, n°3, p.13
2539
ibid.
2540
ibid.
2541
« Problèmes préliminaires à la construction d’une situation », Internationale Situationniste, n°1, p.11

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

l’environnement urbain sur la dynamique individuelle et collective du désir. L’architecture


du dépaysement vise à stimuler de manière incessante le désir de chacun et à lui offrir
un espace où trouver les moyens de se réaliser. Selon le principe d’interaction dialectique
entre environnement et désir, ce dernier est provoqué par une situation sur laquelle il
exerce sa créativité en retour, situation qui, ainsi modifiée, entraîne de nouveaux désirs
qui entraînent de nouvelles situations, et ainsi de suite. Dans un urbanisme fondé sur
cette dynamique perpétuelle, la ville – forme et terrain de réalisation, en même temps –
est soumise à une exigence de transformations permanentes et ne peut s’installer que
dans l’éternel provisoire. Le dépaysement et le passionnant l’impliquent. Livrés à l’exigence
de mobilité et d’aventures nouvelles de leur désir et libérés, par ailleurs, de toutes les
contraintes temporelles et spatiales que leurs imposait le monde du travail, les habitants
d’une telle ville s’abandonneraient à leur tour au nomadisme, à travers l’espace d’une « New
babylon » épousant « le tracé des parcours, individuels et collectifs, de l’errance : réseau
d’unités, reliées les unes aux autres, et formant ainsi des chaînes qui peuvent se développer,
2542
s’étendre dans toutes les directions » . Dans un monde où « a priori, rien ne lie personne »
et où « la fréquence des déplacements de chacun et les distances qu’il parcourra dépendent
2543
des décisions qu’il prendra spontanément » , l’activité de tous ne peut prendre que la
forme d’une dérive continue où chaque individu explore en même temps sa création et sa
créativité. Le monde créé selon les besoins de l’ « homo ludens » est un monde à créer,
une potentialité infinie qui s’offre à ses habitants sous la forme d’un terrain de jeu collectif.
C’est ainsi que la ville situationniste se définit le mieux. La ville expérimentale « Utopolis »
2544
n’était-elle pas destinée, selon Kotanyi, à devenir une « ville thérapeutique de jeu » ?
Constant ne fait-il pas de New Babylon le territoire de l’ « homo ludens » ? Le jeu est le
principe urbanistique de l’I.S. qui résume et contient en lui tous les autres. Il est au cœur
de la construction des situations et de cette vie re-passionnée que promulgue l’urbanisme
unitaire.
2545
Ainsi, en terres situationnistes, « la poésie est dans la forme des villes » . Terrain de
jeu collectif, lieu de la communication et du lien social, espace dynamique et modulable,
la ville situationniste est le lieu où il est donné une chance à la poésie de se réaliser,
c’est-à-dire de concrétiser « l’apogée du grand jeu sur la vie quotidienne », la poésie
2546
vécue, « la construction d’une vie passionnante » . Ses habitants s’y promènent, au
gré de leurs désirs et des courants psychogéographiques qui les entraînent, sans autre
occupation que de jouer avec les éléments qui composent leur espace, de se laisser
embarquer dans tel quartier « état d’âme » de Chtcheglov ou bien d’exercer librement leur
2547
créativité sur leur environnement, de se perdre dans le dédale de la « zone jaune » ,
celle des jeux, à travers ses labyrinthes dynamiques, ses chambres sourdes, ses salles
2548
criardes « aux couleurs vives et aux sons écrasants » , celles des échos, des images,
2542
Constant, New Babylon, op. cit., p.64
2543
ibid., p.63
2544
« Renseignements situationnistes », Internationale Situationniste, n°6, août 1961, p.40
2545
« Réponse à une enquête du groupe surréaliste belge : quel sens donnez-vous au mot poésie ? », Potlatch, n°5, 20
juillet 1954, op. cit., p.41
2546
Toutes ces expressions sont tirées des réflexions de Raoul Vaneigem sur la poésie, Traité de savoir-vivre à l’usage des
jeunes générations, op. cit., p.257 à 262
2547
Constant, « Description de la zone jaune », Internationale Situationniste, n°4, juin 1960, p.23 à 26
2548
ibid., p.25

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2ème partie : Poésie et Révolution

salle érotique, salle de réflexion, salle de repos, jeux d’eau, terrasses, bains, fontaines,
cirques, salles de danse et places publiques. Telle est donc la ville situationniste : espace
mouvant et sans détermination idéale d’une forme fixe, lieu d’agglomération et de sociabilité,
d’interaction et de participation autonome de chacun, terrain de jeu dynamique ouvert
à l’énergie débridée des désirs. Tels sont ses grands principes : collectivité, sociabilité,
participation, interaction, mobilité, modulation, dynamique du désir, dépense, réalisation ou
encore variabilité. La doctrine de l’urbanisme unitaire crée le rêve d’une ville nouvelle en
même temps que celui d’une vie, individuelle et sociale, transformée de fond en comble.
Au cœur de cette révolution permanente de l’existence quotidienne, la ville est donc le
lieu et la forme de son utopie. Elle reprend et concrétise en elle tous les grands principes
situationnistes. Agglomération mouvante et en interaction permanente, elle réalise cette
pensée d’un système dynamique qui circule du premier romantisme allemand jusqu’à eux,
en passant par le surréalisme. Système organisé sans pourtant jamais se clore ni se figer, la
ville ne cesse de se transformer en fonction de l’évolution de chacune de ses composantes.
Reprenant à son compte le refus du séparé et le principe d’une liaison de tout avec le Tout,
elle repose sur un ensemble de polarités dynamiques, sur une ouverture permanente à la
dialectique de l’Autre qui en fait un organisme vivant, perpétuellement ouvert et mouvant.
Pour l’I.S., en toute cohérence, changer la ville en même temps que la vie, ce n’est pas
opposer une forme bornée, déterminée et finie (l’idéal d’une vi(ll)e future) à une autre
forme déterminée (la vi(ll)e actuelle). C’est plutôt opposer une forme infinie, indéterminée et
éternellement dynamique (la « vraie » vie et son décor) à une forme bornée et déterminée
par une idéologie. Utopie ? Peut-être. Mais ici plus qu’ailleurs, à travers le refus de tout
idéal, celle-ci n’indique plus un but mais ouvre une voie et fonctionne comme un appel d’air :
elle dégage l’horizon sans lui fixer de terme. L’I.S., comme le mouvement surréaliste en son
temps, n’aura eu qu’un seul but : libérer les possibilités créatrices de chacun et inventer de
nouveaux gestes poétiques. L’urbanisme unitaire n’aura pas dérogé à cette règle.
Une telle conception autorise ainsi l’idéal politique ou urbanistique suivant : une unité
dynamique et éternellement mouvante, reposant sur une harmonie des forces (fondée par
le sentiment individuel à la fois d’appartenance à un tout et d’une absence de hiérarchie
entre les formes) et un ensemble de polarités constitutives. Dit autrement, la mouvance du
Tout, de la ville ou de la communauté, naît du rapport dialectique ou dialogique suivant (au
sens deleuzien du terme) avec le devenir historique de chacun :pris dans un réseau de
connexions, d’inter-influences et d’interdépendances réciproques, l’individu est le produit
de la société, tout autant que la société est le produit de l’action individuelle. A ce compte,
les situationnistes tirent le système dynamique qu’est la ville et la communauté qui l’habite
2549
vers un principe d’ « autonomie sans frein et sans règles » , aussi bien individuelle que
sociale. Guy Debord n’a de cesse, dans La Société du spectacle, d’exhorter le prolétariat
(et chacun plus généralement) à se faire le sujet conscient et autonome de son histoire,
2550
maître sans esclave de son temps, comme de son espace. Une telle position implique
de resituer la politique dans l’existence quotidienne de chacun. On comprend, à ce compte,
tout ce qui singularise le discours situationniste et celui de leurs prédécesseurs par rapport à
ème
celui du socialisme révolutionnaire du XIX siècle. La réalisation de la poésie, le devenir-
révolutionnaire, la perspective d’un Etat poétique et la libre construction de la vie quotidienne
sont autant de termes qui singularisent le projet de tous ces poètes. S’il n’est pas question
de revenir sur tous les points d’accord existant entre ces deux projets, il faut reconnaître

2549
DEBORD, In girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.42
2550
Pour reprendre une expression de Raoul Vaneigem

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

que la perspective d’une révolution de l’existence quotidienne définit ainsi un socialisme


ème
renouvelé, ce que nous appellerions volontiers un socialisme du XX siècle.

ème
7) Un Socialisme du XX siècle
ème
Tandis que le XX siècle, à travers l’expérience dramatique du Parti Communiste
et de l’ensemble des révolutions d’obédience marxiste-léniniste, est la grande tentative
ème
d’application et la longue suite d’échecs du socialisme révolutionnaire du XIX siècle – à
l’exception notable de 1968 et de quelques autres mouvements sociaux – les avant-gardes
poétiques surréalistes et situationnistes définissent, comme nous allons le démontrer, une
ème
sorte de socialisme du XX siècle, à la fois héritier direct du modèle théorique défini
au siècle précédent et le dépassant sur un certain nombre de points clés. Tout d’abord, et
nous n’y reviendrons pas, elles élargissent la problématique révolutionnaire du domaine de
l’organisation économique et politique à celle des systèmes de représentation et aux formes
actuelles de la sensibilité. Ce faisant, elles définissent, comme nous l’avons montré, un
nouveau champ de revendication qui constitue désormais le cœur de leur projet politique :
la qualité passionnelle de l’existence quotidienne. Il en découle logiquement un refus de la
valeur travail jusque-là repris à la bourgeoisie par la majorité des penseurs socialistes, Marx
ou Bakounine en tête, et la réévaluation conséquente d’un certain nombre de penseurs
marginaux comme Lafargue et Fourier, l’un pour son éloge de la paresse et l’autre pour son
attention aux ressorts passionnels. Il s’en suit aussi – et c’est là le deuxième grand point de
divergence – le refus de maintenir la question politique dans les sphères supérieures d’un
Parti ou d’une organisation dirigeante et la volonté de replacer entièrement la problématique
révolutionnaire dans le cadre d’un mouvement de ré-appropriation général par les individus
de leur devenir à la fois singulier et collectif. Tandis que toutes les grandes idéologies de
l’Histoire s’effondraient dans la tyrannie et le totalitarisme, tous ces penseurs et poètes
opposaient au déterminisme historique qui avait jusque-là dominé la théorie socialiste une
pensée cohérente et conséquente de l’autonomie.

a) Critique et dépassement du déterminisme historique

1. Théorie et critique du déterminisme historique socialiste à partir de la


philosophie hégélienne de l’Histoire :

La Théorie hégélienne de l’Histoire :


Le premier objectif de la réflexion philosophique de Hegel sur l’Histoire est d’unifier
l’ensemble des évènements du passé, du présent et du futur en un Tout constitué et
déterminé, c’est-à-dire en un système organisé. Elle tente de définir une Idée centrale qui
se réaliserait à travers l’Histoire. Une telle théorie se développe à partir du rejet de ce
que Kundera appelait « l’insoutenable légèreté de l’être » et du postulat que « la Raison
gouverne le monde et, que, par conséquent, l’histoire universelle s’est elle aussi déroulée
2551
rationnellement » . Selon Hegel, non seulement il doit y avoir une chaîne progressive
de l’Histoire mais le sens général de cette chaîne, son développement, ne doit rien devoir
au hasard mais simplement démontrer l’existence dans l’Histoire d’ « un but universel, le

2551
La Raison dans l’Histoire, op. cit., p.47

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2ème partie : Poésie et Révolution

2552
but final du monde » . Cette fin, explique-t-il, ce ne peut être que la Raison, ou l’Esprit.
L’Histoire se définit donc, selon lui, comme « la marche rationnelle et nécessaire de l’Esprit
du Monde, Esprit qui constitue la substance de l’histoire, qui est toujours un et identique
2553
à lui-même et qui explicite son être unique dans la vie de l’univers » . Or, comme « la
2554
liberté est la substance de l’Esprit » , l’Histoire doit être le progrès de la conscience et
de la liberté parmi les peuples. Petit à petit, en fonction de ce travail, l’homme doit devenir
capable de s’extirper à la fois de son immédiateté, en développant sa capacité à entrevoir
ses fins et à orienter son action, et de sa naturalité, en acquérant la faculté de maîtriser et de
dépasser ses déterminations premières – et, ce, jusqu’à ce que la Raison domine le monde.
Concrètement, comme l’Esprit se réalise non pas à travers un individu particulier
mais à travers des peuples ceci signifie, selon Hegel, que chaque époque et que chaque
peuple doivent être compris comme « les chaînons dans le processus par lequel l’Esprit
2555
parvient à la connaissance de lui-même » . Comme l’explique le philosophe allemand,
« l’Esprit particulier d’un peuple peut décliner, disparaître, mais il forme une étape dans
2556
la marche générale de l’Esprit du monde et celui-ci ne peut pas disparaître » . Ainsi
l’Histoire, jusqu’à lui, enchaînerait les étapes suivantes : tandis qu’à l’état de nature
2557
« l’Esprit est enfoncé dans la naturalité » et que règne la non-liberté, au monde grec
seuls quelques-uns seraient libres, puis les romains orientent cette liberté au service d’un
Universel et de l’Etat avant que le monde chrétien ne permette la réalisation de l’Esprit
et de la liberté en soi de l’homme. Bien sûr, une telle lecture de l’Histoire doit résoudre
deux problèmes majeurs. Comment, dans les phases de décadence assurer le passage
à un principe supérieur si chacun tente désormais d’imposer son esprit particulier ? Et
comment des individus qui n’ont pas encore la conscience de l’Universel pourraient-ils
œuvrer à sa réalisation ? C’est là ce qui permet à Hegel de distinguer parmi les peuples
ceux qu’il appelle les « grands hommes ». Investis du sens général de l’Histoire, ayant
reçu par nous ne savons quel biais « la révélation de ce qui est nécessaire et appartient
2558
réellement aux possibilités du temps » , ces derniers sauraient seuls indiquer la voie
vers le développement supérieur de l’Esprit. Tels seraient donc les César, Alexandre le
Grand ou Napoléon, selon la liste édifiante qu’en dresse le philosophe allemand : les
agents supérieurs d’un « but qui constitue une étape dans la marche progressive de l’Esprit
2559
universel » . Le tout renvoie à un deuxième point : comment les passions humaines et
la liberté individuelle pourraient-elle s’accorder à la nécessité supérieure de l’Idée ? Pour
répondre, Hegel imagine la « ruse de la raison » suivante : les passions « se réalisent
suivant leur détermination naturelle, mais elles produisent l’édifice de la société humaine
2560
dans laquelle elles ont conféré au droit et à l’ordre le pouvoir contre elles-mêmes » . Les
individus, en croyant satisfaire leur volonté particulière, seraient en réalité les jouets d’une
2552
ibid., p.48
2553
ibid., p.50
2554
ibid., p.75
2555
ibid., p.85
2556
ibid., p.82
2557
ibid., p.185
2558
La Raison dans l’Histoire, op. cit., p.121
2559
ibid., p.123
2560
ibid., p.107

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

nécessité supérieure, vis-à-vis de laquelle ils ne seraient qu’un moyen. Aussi Hegel explique
que si « c’est leur bien propre que peuples et individus cherchent et obtiennent dans leur
agissante vitalité », ils sont en même temps « les moyens et les instruments d’une chose
2561
plus élevée, plus vaste qu’ils ignorent et accomplissent inconsciemment » .
La philosophie hégélienne de l’Histoire est donc une pensée de l’hétéronomie. Elle
répond parfaitement, en tout cas, à la critique marxiste de l’idéologie et de l’idéalisme.
Le postulat de départ de la méthode historique du philosophe allemand est, à ce titre,
édifiante : « L’Idée est en vérité ce qui mène les peuples et le monde, et c’est l’Esprit, sa
volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et continue de guider les évènements du
2562
monde » . Ce type de renversement de la réalité en abstraction est bien ce que nous
critiquions dans l’idéologie. Alors qu’il semble évident que l’Histoire n’est que le produit de
l’action des hommes, Hegel estime, lui, que c’est l’inverse, que son mouvement nécessaire
s’impose à eux de façon extérieure, selon des lois qu’ils ne maîtrisent pas. Son postulat
idéaliste l’entraîne dans le règne des abstractions pures. A force de vouloir s’élever au-
dessus du règne des apparences et des catégories subjectives pour appréhender l’Histoire
armé de la seule Raison, il finit par ne plus voir dans le monde que la Raison et « plane »
alors dans le pur ciel des Idées. Hegel avait raison de dire que l’historien « apporte ses
2563
catégories et voit les faits à travers ces catégories » mais encore aurait-il fallu qu’il
applique cette remarque à lui-même et questionne ses propres catégories idéalistes. Tout
est faussé, en effet, à partir de ce point : il prétend étudier l’Histoire avec la Raison pour
n’y découvrir plus qu’elle, dans l’enchaînement des faits, sans que rien ne vienne fonder
cette hypothèse que sa propre foi initiale dans la raison. A ce titre, la méthode d’Hegel ne
vaut rien : au lieu d’interroger, avec les armes de la raison certes, le réel et d’essayer de
le comprendre, Hegel définit d’abord le réel selon une Idée et tente de voir, en fonction
de sa grille d’interprétation, si le réel colle à l’Idée préconçue. Au lieu de définir d’abord le
problème pour en chercher ensuite la solution, il définit une solution et définit ensuite le
problème de telle sorte qu’il corresponde à la solution… Qu’est-ce alors qu’une science qui
veut démontrer la toute puissance de la Raison en exigeant au préalable la foi en la toute
puissance de la Raison ? Que serait, de même, une démonstration de l’existence de Dieu qui
ne reposerait sur rien d’autre qu’une foi préalable en Dieu ? A force de tout vouloir « regarder
2564
avec l’œil du Concept, de la Raison » , Hegel reconnaît lui-même, involontairement, cette
absurdité. Il explique ainsi : « c’est cet objet concret [l’Esprit du monde], dans sa figure
concrète et son évolution nécessaire, que la philosophie se donne comme objet lorsqu’elle
2565
traite de l’histoire » . Tout est dit : son objet n’est pas l’histoire des hommes, c’est Dieu.
L’histoire universelle, selon lui, ce n’est pas l’action des hommes au cours du temps, c’est
2566
« la manifestation du processus divin absolu de l’Esprit dans ses plus hautes figures » .
N’écrit-il pas que « Dieu gouverne le monde » et que « le contenu de son gouvernement,
2567
l’accomplissement de son plan est l’histoire universelle » ? Ainsi Hegel crée, avec la
Raison, une abstraction religieuse idéaliste qui ne touche plus terre. En observant l’histoire,
2561
ibid., p.110
2562
ibid., p.39
2563
La Raison dans l’Histoire, op. cit., p.50
2564
ibid., p.51
2565
ibid., p.52
2566
ibid., p.97
2567
ibid., p.100

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2ème partie : Poésie et Révolution

désireux d’en faire un système avec des lois rigoureuses (« éliminer le hasard », dit-il), il y
remarque un développement « rationnel » des forces productives et de l’organisation sociale
(l’Etat…). Il en conclut alors que l’Histoire est la révélation de la Raison qui se réalise dans
2568
le monde et, ce, à travers « les voies mêmes de la Providence » . L’Histoire, selon lui,
n’est plus qu’une théodicée.
Dans le monde spéculatif de Hegel, ce ne sont plus des individus donnés qui, dans
une situation donnée, tentent de s’en sortir et de se développer de la meilleure façon qui
soit mais la Raison qui s’impose aux hommes et se réalise, par une nécessité impérieuse,
à travers leurs actes… Dès lors, Hegel n’étudie plus l’action réelle des hommes mais une
Idée abstraite à laquelle il tente de montrer que l’Histoire réelle correspond, quitte à rejeter
comme anomalie tout ce qui ne rentre pas dans sa grille. Le philosophe n’explique-t-il pas
que « l’Histoire se meut sur un terrain plus élevé que celui où la moralité a proprement
sa demeure et que constituent la morale privée, la conscience des individus, leur volonté
2569
propre et leur manière d’agir » . Il a alors beau jeu de restreindre au minimum la liberté
humaine, soumise aux impératifs de la Raison, et de vanter le rôle du « grand homme »,
celui qui porte les exigences de la Raison et qui, à ce titre, a tous les droits sur une masse
supposée aveugle. Il a beau jeu aussi d’assimiler la Raison à l’Etat et au règne des « grands
hommes ». Voilà bien la logique de l’aliénation : les individus brisés dans leur prétention
à l’autonomie, sommés de reconnaître qu’ils ne sont rien face à ce « but » ou ce « plan
de Dieu ». L’individu n’a plus d’autre choix que de se faire l’agent de l’Histoire, et donc de
Dieu, en faisant taire ses désirs particuliers au nom de l’abstraction supérieure et de ses
impératifs. Hegel produit ainsi une mécanique abstraite et systématique qui broie l’individu,
règle le réel et tente de le conformer à elle. Il n’y a plus, à l’écouter, qu’à s’en faire le rouage
conscient et dévoué. La pensée hégélienne de l’Histoire représente donc l’expression la
plus poussée et la plus cohérente de cette pathologie que nous appelons la logique de
l’aliénation et de l’hétéronomie. Aussi contradictoire que cela puisse sembler, c’est encore
elle que l’on retrouve pourtant, sous une forme modifiée, à l’origine du déterminisme propre
ème
à la plupart des théories socialistes du XIX siècle.

Le Matérialisme historique :
A l’origine, la pensée marxiste de l’Histoire se développe pourtant en réaction à la
philosophie idéaliste de Hegel. Marx s’en prend ouvertement à ce type de discours
soumettant le quotidien et l’individu à un commandement extérieur, « séparé de la vie
2570
ordinaire, comme s’il était en dehors ou au-dessus du terrestre » . En refusant d’identifier
l’Histoire au simple mouvement de l’Esprit se rejoignant, loin des déterminations abstraites
et empreintes de religiosité de la Raison, il tente de remettre l’action individuelle et collective
des individus au fondement de l’Histoire et de lutter ainsi contre toute forme d’aliénation.
Il s’agit, selon lui, de renverser l’absurdité idéaliste de Hegel, de mener « une critique
2571
exhaustive du système hégélien » , et de repenser la totalité du mouvement de l’Histoire à
partir de « cette base réelle » : l’organisation collective des individus. A l’idéalisme hégélien, il
substitue donc la théorie du matérialisme historique. Il tente ainsi de démontrer que l’Histoire
n’est pas mue par un Esprit ou la Raison mais qu’ « à chaque époque historique, les modes
de production et d’échange – et la structure sociale qui en dérive nécessairement – sont les
2568
ibid., p.60
2569
La Raison dans l’Histoire, op. cit., p.201
2570
L’Idéologie allemande, op. cit., p.37
2571
L’Idéologie allemande, op. cit., p.12

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

fondements sur lesquels s’édifie l’histoire politique et intellectuelle de l’époque, qui trouve
2572
en eux la clef de son explication » . Il insiste sur l’un des éléments clés, selon lui, du
développement historique : la lutte des classes découlant d’une organisation inégalitaire des
rapports de productions et de l’accession à la propriété. L’issue de cette lutte déterminerait
à la fois le développement d’une époque et sa transformation, tant et si bien que l’histoire de
toute société ne serait que « l’histoire de la lutte des classes ». La domination économique
de telle ou telle classe entraînerait nécessairement l’évolution générale de la société et
la redistribution du pouvoir politique – telle la bourgeoisie s’emparant de la souveraineté
politique lors de la Révolution Française. Marx, cependant, va plus loin et prétend fonder une
nouvelle science historique à partir de l’observation de ces mécanismes. Comme l’affirme
Trotsky, « la dialectique matérialiste de la lutte des classes » doit être « aussi achevée
2573
qu’une formule mathématique » et devenir « le véritable algèbre de la Révolution » . Il
doit y avoir, selon l’hypothèse du matérialisme historique, une sorte de nécessité dans le
développement des modes d’organisation de la production et dans celui de la structure
sociale qui en découle. A ce titre, Marx réintroduit l’idée d’un progrès déterminé de l’Histoire
d’inspiration hégélienne. Tout en critiquant l’idéalisme premier du philosophe allemand, il ne
fait finalement que transposer le déterminisme historique du système hégélien en termes
matérialistes, en substituant les exigences des rapports de production à ceux de la Raison.
Il prétend ainsi pouvoir prédire, en 1847, l’effondrement imminent de la bourgeoisie, victime
des excès et des mécanismes qu’elle aurait elle-même mis en branle, et la réalisation
prochaine du communisme. Mieux, il considère que le développement du capitalisme
jusqu’à son terme constitue le préalable nécessaire à la réussite future et assurée du
socialisme. Derrière les apparences d’une prétendue scientificité de la prédiction, l’analyse
marxiste peine ainsi à masquer son véritable fondement : un nouvel acte de foi, non plus
dans la Raison, mais dans le devenir historique et dans cette croyance qui veut que l’Histoire
soit organisée comme un système, avec un début et une fin, selon un ordre pré-déterminé.
Sa méthode « scientifique » fonctionne là encore à l’envers : elle postule dès aujourd’hui
une fin du système (appréhendée pourtant depuis son inachèvement) et n’interprète tous
les développements de l’Histoire qu’à partir de cette fin (que pourtant rien ne fonde).
En procédant ainsi, la lecture marxiste de l’Histoire maintient le principe de l’aliénation
hégélienne des individus à l’Histoire : si tout est déterminé à l’avance par une fin idéale et
que tout progresse en vue de cette fin selon un ensemble de lois indiscutables alors l’action
des individus se ramène à une série de moyens et elle ne saurait dévier des exigences
imposées par l’Histoire.
ème
La majorité des théories socialistes du XIX siècle maintiennent un tel déterminisme
historique et un tel esprit de système d’inspiration hégélienne. Selon Fourier, par exemple,
l’Histoire serait divisée en une série de trente-deux périodes, organisées de façon
parfaitement symétrique entre une phase ascendante puis une phase descendante,
l’apogée de l’humanité se situant au milieu de l’Histoire et le tout devant durer, selon les
calculs fantaisistes de Fourier, 80000 ans et pas une année de plus. Sans sombrer dans
ces excès systématiques, on retrouve l’héritage de ce déterminisme historique chez un
penseur comme Bakounine. L’Histoire, selon lui, progresserait par étapes progressives
et nécessaires jusqu’à la réalisation ultime du socialisme. Plus raisonnable que ses
contemporains, il décrit ce processus sous la forme du « probablement ». Il n’en reste
pas moins tributaire des grandes illusions liées à cette lecture systématique de l’Histoire.
ème
Dans le contexte du XIX siècle, une telle pensée crée l’illusion de l’effondrement
2572
F. ENGELS, « Préface de l’édition anglaise de 1888 », Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.15
2573
Littérature et révolution, op. cit., p.122

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2ème partie : Poésie et Révolution

prochain et inévitable de la bourgeoisie, sous la pression d’un prolétariat nécessairement


révolutionnaire et obéissant à une supposée « mission historique ». La réussite et
la nécessité de la révolution prolétarienne sont assurées par l’Histoire selon tous ces
penseurs. Ainsi, pour Marx, « la bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Son
2574
déclin et la victoire du prolétariat sont également inévitables » . Bakounine fait preuve de
la même assurance lorsqu’il explique que « la bourgeoisie, comme corps politique et social,
après avoir rendu des services éminents à la civilisation du monde moderne, est aujourd’hui
2575
historiquement condamnée à mourir » .

Conséquences dramatiques d’une telle philosophie : le grand tribunal de


l’Histoire
Un tel systématisme dans la pensée pourrait prêter à sourire s’il n’immolait pas avec lui les
individus sur l’autel de l’Histoire. Bakounine, lui qui reprend pourtant à son compte cette
prétendue science de l’Histoire, semble conscient de ce danger. Si la science, comme il
l’explique, est « l’immolation perpétuelle de la vie fugitive, passagère mais réelle, sur l’autel
2576
des abstractions éternelles » , il a raison de s’opposer à tout gouvernement de savants
ou tout gouvernement exercé au nom de la science, craignant qu’il n’en vienne à sacrifier
les individus au nom de principes supérieurs. Comme il l’explique, si « d’un côté la science
est indispensable à l’organisation rationnelle de la société ; d’un autre côté, incapable de
s’intéresser à ce qui est réel et vivant, elle ne doit pas se mêler de l’organisation réelle
2577
ou pratique de la société » . Par ce biais, ne pressentait-il pas les dangers à venir du
marxisme scientifique ? Le système ou l’Histoire avec un grand H que prétendent définir
tous ces penseurs va de paire, en effet, avec le principe du Jugement. Puisque tout acte est
rapporté à un ensemble pré-déterminé, ne peut-il pas être jugé en fonction de cet ensemble,
suivant s’il le trahit ou s’il le sert – fut-ce même à l’avance puisque toutes les réponses sont
assurées pour l’éternité par le système ? C’est bien ce risque que perçoit Camus :
« Dans la mesure où Marx prédisait l’accomplissement inévitable de la cité sans
classes, dans la mesure où il établissait ainsi la bonne volonté de l’histoire, tout
retard dans la marche libératrice devait être imputé à la mauvaise volonté des
2578
hommes. »
Si l’Histoire a un sens et une fin, alors l’Histoire est un tribunal qui juge les individus en
fonction de leur participation ou non à ses fins. Hegel et Marx en déterminent ainsi le sens :
« l’individu », explique le philosophe allemand, « n’est vrai que dans la mesure où il participe
2579
de toutes ses forces à la vie substantielle et intériorise l’Idée » . En d’autres termes, il n’a
de valeur que s’il a intériorisé le sens de l’Histoire et le rôle nécessaire qu’il doit y jouer. Qu’il
manque à cette tâche et il se rend alors coupable, eu égard à l’Histoire.
Bien sûr, on dira qu’un tel jugement ne peut s’énoncer que du point de vue de
la clôture du système et que, tant que l’Histoire n’est pas achevée, il est impossible
de déterminer le sens et la valeur des actions particulières qui la composent. Comme
2574
Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.34
2575
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.171
2576
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.56
2577
ibid., p.58
2578
L’Homme révolté, op. cit., p.301
2579
La Raison dans l’histoire, op. cit., p.113-114

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

l’expliquait Kierkegaard, dans sa critique du système hégélien, seul Dieu pourrait procéder
ainsi. C’est là, bien entendu, le paradoxe et la faiblesse des systèmes hégéliens et
marxistes. Si je prétends connaître la totalité du système alors que je n’en suis que partie
prenante, je peux bien me référer à un prétendu sens de l’Histoire, je ne fais jamais que
plaquer ma propre idéologie sur son développement et me servir de l’Histoire et de son
supposé système à mes propres fins. La pensée systématique de l’Histoire, c’est l’idéologie
plaquée sur l’Histoire. Cela, pourtant, Marx et Hegel l’ignorent, ou feignent de l’ignorer.
Ils continuent de se réfugier derrière une prétendue objectivité scientifique. Selon eux,
quelques hommes sont comme Dieu dans l’Histoire, capables d’appréhender la totalité du
système d’un seul regard et de diriger l’ensemble des autres hommes sur la seule voie
possible, celle du Bien. Ce sont les grands hommes, selon Hegel, ou bien cette puissance
plus impersonnelle qu’est le Parti, comme on le dira à partir de Marx. Ceux-là peuvent
passer outre les objections puisque, selon un argument imparable, si les autres les critiquent
c’est qu’ils n’ont pas la conscience de l’Histoire. Ils sont au-dessus de toute critique, seuls
maîtres de la vérité et seuls habilités à décider des moyens pour y parvenir. Pour eux, la
fin justifie les moyens. Hegel n’explique-t-il pas que « le particulier est trop petit en face de
2580
l’Universel : les individus sont donc sacrifiés et abandonnés » ? Qu’un homme ou qu’un
groupe d’hommes arrivent à se convaincre de cela et nous avons là l’un des fondements
du totalitarisme. En URSS, à partir de l’équation Révolution=Raison=Parti, on a pu juger les
ennemis du Parti au nom de l’Histoire. Trotsky n’expliquait-il pas, lui qui ne se doutait pas
alors qu’il ferait bientôt les frais d’un tel raisonnement, qu’ « aucun de nous ne veut ni ne
peut discuter la volonté du Parti » puisque, « en définitive, le Parti a toujours raison » et
qu’ « on ne peut avoir raison qu’avec et par le Parti, car l’Histoire n’a pas ouvert d’autre voie
2581
pour suivre la Raison » ? C’est ainsi, affirme Boukharine, que l’Histoire est devenue un
2582
« tribunal universel » . La pensée systématique de l’Histoire d’Hegel et de Marx s’achève
dans les procès de Moscou ou dans les camps du Goulag. A ce titre, le socialisme du
ème
XX siècle, s’il ne veut pas reproduire de semblables tragédies, doit, en toute logique,
se démarquer nettement d’une telle philosophie déterministe.

2. Dépassement et critique de toute philosophie déterministe de l’Histoire :

Le Positionnement ambigu des surréalistes et des situationnistes vis-à-vis


des philosophies hégélienne et marxiste :
Au premier abord, et même si tout semble devoir les opposer, la plupart des avant-gardes
poétiques restent pourtant en partie tributaires d’une visée déterministe de type hégélienne
ou marxiste. Le cas le plus évident est celui d’Isou, lui qui développe tout un système de
l’Histoire dans un seul but : démontrer qu’il constitue le terme nécessaire et génial de tout
le passé jusqu’à lui et qu’il représente l’intermédiaire inévitable pour évoluer vers ce qu’il
appelle la « société paradisiaque ». Qu’on le contredise et sa réponse est toute faite : « c’est
2583
l’évolution qui l’exige » . On dira, évidemment, que c’est un cas particulier. Pourtant, Isou
ne fait qu’exagérer et surjouer ce que les surréalistes ou les situationnistes ont fait de même :
se présenter comme le terme nécessaire et ultime d’un développement historique passé
et considérer tous leurs prédécesseurs comme des formes incomplètes et inachevées de
2580
La Raison dans l’histoire, op. cit., p.129
2581
Cité par M. Surya, La Révolution rêvée…, op. cit., p.268
2582
ibid., p.271
2583
Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1942-1947), op. cit., p.58

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2ème partie : Poésie et Révolution

2584
ce qu’ils sont . Chacune de ces avant-gardes ne prétend-elle pas, à un moment ou à
2585
un autre, réaliser la fin de l’art ? Tous reprennent l’interprétation hégélienne du travail
2586
du Négatif et, ce, de Péret à Debord. Breton emploie parfois, de façon surprenante, les
2587 2588
expressions de « marche du temps » ou de « devoir-être » historique. De même,
Debord est largement tributaire du sens de l’Histoire hégélien. Comme lui, sa perception
historique est progressiste-nostalgique, chaque progrès entérinant la fin d’une époque en
même temps que l’émergence d’un nouveau monde. Même s’il incite à se dégager de la
philosophie contemplative et idéaliste du penseur allemand pour en faire désormais une
2589
« pensée pratique » , il considère toujours la dialectique hégélienne comme l’un des
points de départ majeurs de l’époque révolutionnaire.
Le tout semble paradoxal, au premier abord. Voir Breton tresser les éloges de Hegel,
dire qu’ « aujourd’hui encore c’est Hegel qu’il faut aller interroger sur le bien ou le mal-fondé
2590
de l’activité surréaliste dans les arts » ou bien que là « où la dialectique hégélienne ne
2591
fonctionne pas, il n’y a pas pour moi de pensée, pas d’espoir de vérité » , a évidemment
de quoi surprendre. Comment le positionnement politique et le devenir-révolutionnaire des
surréalistes et des situationnistes pourraient-ils s’accorder avec la doctrine hégélienne de
l’Etat ? De même, comment la critique surréaliste du binarisme raison/affectif peut-elle être
compatible avec sa doctrine de la Raison dans l’Histoire ? Ou bien comment peut-on être
en même temps les héritiers directs du romantisme allemand et de Hegel, se référer à la
fois au système clos et au système dynamique ? Deux grandes explications peuvent être
avancées. Le plus simple est peut-être de considérer qu’il y a un malentendu. Il n’est pas
toujours certain, en effet, en particulier dans les années 1920-1930, que les surréalistes
aient une connaissance directe, ou en tout cas approfondie, des thèses de Hegel. Tous
2592
les ouvrages du philosophe allemand sont loin d’avoir été traduits en français . Même
si la démonstration reste fragile, on peut éventuellement aborder par ce biais la confusion
que les surréalistes semblent entretenir autour de la dialectique hégélienne, à laquelle ils
se réfèrent tant. On sait, en effet, que tous ces poètes retiennent de cette dialectique le
mouvement, le dynamisme et la suppression des oppositions. Breton se réfère à Hegel
comme au penseur de l’identité des contraires et de la résolution dialectique des conflits.
Le philosophe allemand est perçu comme l’inventeur de « la méthode philosophique des
2584
On peut penser, à ce sujet, aux longues listes, par Breton, des surréalistes avant l’heure du premier manifeste du surréalisme
ou bien, par Debord, des psychogéographes avant l’heure…
2585
Quand bien même Breton en appelle, dans ses prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme, à une succession, il
la maintient dans une progression linéaire à partir de lui…
2586
Le poète surréaliste estime que chaque époque a le choix entre réaliser sa mission historique et se dépasser ou bien lentement
se dégrader. Il explique qu’« un délai très court est encore accordé aux révolutionnaires par l’histoire et [que], passé ce délai, la seule
perspective de la société sera le lent pourrissement des civilisations qui n’ont pas su trouver en elles-mêmes les forces nécessaires
pour se dépasser et se renouveler dans une forme supérieure ». (« Le Révolté du dimanche », Œuvres complètes tome 7, op. cit.,
p.183)
2587
Entretiens, op. cit., p.236
2588
Les Vases communicants, op. cit., p.142
2589
La Société du spectacle, op. cit., p.72 : « La pensée de l’histoire ne peut être sauvée qu’en devenant pensée pratique. »
2590
« Situation surréaliste de l’objet », Position politique du surréalisme, op. cit., p.93
2591
Entretiens, op. cit., p.153-154
2592
En 1931, à l’occasion du centenaire de la mort de Hegel, les surréalistes s’indignent que la philosophie du droit n’ait jamais
été traduite en français. N’est-ce pas justement cet ouvrage que Breton accueillera avec le plus de réticences ?

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2593 2594
révolutions » , le modèle génial d’une pensée à l’origine du marxisme-léninisme qu’il
2595
faut défendre contre tous les philosophes bourgeois de son époque . C’est sous l’égide
d’Hegel que Breton situe la quête surréaliste de ce point sublime où les contraires cessent
de s’opposer. Pourtant, comme le fait très justement remarquer Laurent Jenny, il y a là
une « erreur sur le casting » et les surréalistes confondent manifestement la dialectique
hégélienne et la disparition des contraires. De même, lorsque Breton prétend opérer la
synthèse dialectique du rêve et de l’action, il confond l’idée hégélienne du dépassement
dialectique avec la mise en évidence d’une totalité d’ordre romantique. En d’autres termes,
lorsque le surréalisme parle de dialectique et pense se référer à Hegel n’est-il pas plutôt
question de la connexion romantique dont nous parlions précédemment ? Tandis que la
synthèse dialectique renvoie à un mouvement de clôture et à un progrès irréversible, les
deux termes initiaux étant supprimés en même temps qu’ils sont dépassés, les surréalistes,
comme les romantiques allemands, n’en font-ils pas un mouvement dynamique d’ouverture
perpétuelle, une extension infinie des possibles, sans que la création du nouveau n’implique
forcément la disparition des termes plus anciens ? Dès lors, quand Péret explique, à
propos de ce qu’il croit être la dialectique hégélienne, que « de cette multiplicité des
2596
éléments binaires découle la possibilité d’un mouvement évolutif mais aussi involutif » ,
il se trompe de référence : le mouvement dialectique de l’Histoire est à sens unique pour
Hegel et il ne saurait être question d’un quelconque retour en arrière, ce contrairement à la
logique de la connexion romantique… De même, lorsque Crevel associe la dialectique à un
système général de relations au sein d’un grand Tout, entraînant chaque chose dans une
dynamique et une variabilité perpétuelles, ne veut-il pas plutôt parler du système dynamique
du romantisme allemand plutôt que du système clos hégélien ?
La référence à Hegel reste pourtant insistante. Si elle est effectivement liée, en partie,
à un malentendu, cette seule explication ne saurait donc suffire. On peut interpréter cet
évident paradoxe à partir d’un deuxième élément. Nous disions que les surréalistes n’ont
sans doute pu avoir qu’une connaissance imparfaite de seconde main de la philosophie
hégélienne, dans un premier temps. On sait qu’à cette époque la réception de Hegel en
France est largement sous l’entremise de l’interprétation qu’en donne Kojève. Or, parmi
les personnes qui assistent à ces leçons, on commence à envisager la possibilité de ce
qu’on appelle un Hegel anti-hégélien. Camus, Bataille et quelques autres, très fortement
influencés par certains éléments de la philosophie hégélienne mais aussi largement heurtés
par d’autres moments de cette pensée, tentent de résoudre leur dilemme en considérant
2597
qu’ « il y a dans Hegel, comme dans toute grande pensée, de quoi corriger Hegel » .
Les points qui font précisément débat concernent sa visée systématique et l’idée d’une fin
possible de l’Histoire. Pour Bataille, par exemple, il est impossible d’envisager l’arrêt du
travail dialectique du négatif et donc l’achèvement de l’Histoire et du système. Il prétend lui-
même en apporter la preuve, comme il l’écrit justement à Kojève : « j’imagine que ma vie
2598
[…] à elle seule constitue la réfutation du système fermé de Hegel » . De même, Camus
2593 er
L. ARAGON, « Philosophie des paratonnerres », La Révolution surréaliste n°9-10, 1 octobre 1927, p.48
2594
Les surréalistes publient une série de notes de Lénine sur la dialectique hégélienne dans le dernier numéro du Surréalisme
au service de la révolution
2595
Aragon rappelle, en 1927, qu’ « Hegel est toujours le bouc-émissaire de la philosophie en France » (« Philosophie des
paratonnerres », op. cit., p.48)
2596
« Correspondance », Œuvres complètes tome 7, op. cit., p.425
2597
A. CAMUS, L’Homme révolté, op. cit., p.175
2598
Cité par D. Hollier, Le Collège de sociologie (1937-1939), op. cit., p.76

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2ème partie : Poésie et Révolution

2599
rappelle que « la dialectique appliquée correctement ne peut et ne doit pas s’arrêter »
et que le système ne saurait donc avoir une clôture. Dans les deux cas, il s’agit d’opposer
à Hegel la propre cohérence de ses concepts et de « corriger » ainsi sa pensée dans ce
qu’elle a de plus contradictoire et de plus insupportable. Si l’on voulait simplifier un peu,
on pourrait dire que c’est une façon de retenir ce qui nous intéresse dans la pensée de
Hegel, sans se lier à la totalité des conclusions du philosophe. Voilà qui autorise les plus
étonnants assemblages. Selon ce principe, si Debord est plus hégélien, Jorn kierkegaardien
et Vaneigem nietzschéen, l’I.S. réussit pourtant à concilier ces philosophies contradictoires.
De même, les surréalistes peuvent bien se référer sans contradiction à Hegel et aux
romantiques allemands. Leur intérêt pour le philosophe n’implique aucune forme de fidélité
à son égard, de même d’ailleurs qu’envers Marx et Lénine. Breton reconnaît, par exemple,
que, « quoi qu’il en coûte à beaucoup d’entre nous, sans doute faudra-t-il soumettre à
une critique attentive certains aspects de la pensée de Lénine et même celle de Marx,
dans la mesure où celles-si sont tributaires de ce qui est le plus gravement contestable
2600
chez Hegel, La Philosophie du droit, par exemple » . De même, les surréalistes tentent
de réconcilier les deux lectures suivantes de l’Histoire, entre nécessité et contingence,
puisque l’histoire, « dans la mesure où elle se connaît pour réelle et irréversible, […] tend
à s’accorder une valeur absolue et dernière » et, « dans la mesure où elle véhicule des
intentions manifestes qui avortent ou dont la réalisation est sans cesse reculée, […] ne peut
2601
se saisir que comme contingence » . Péret poursuit cette remise en question. Dans la
mesure où, selon lui, à chaque thèse donnée correspond une infinité d’antithèses variées
et donc de synthèses possibles, il ne saurait y avoir une fin déterminée de l’Histoire mais
2602
une « infinité de combinaisons possibles » . A l’image hégélienne d’un développement
historique linéaire, il propose ainsi de substituer celle d’un « développement en spirale » qui
2603
aurait « le seul avantage d’inclure l’idée de mouvement ouvert » .
Debord, dans La Société du spectacle, prolonge cette critique de la philosophie hégélo-
marxiste de l’Histoire. Il s’appuie, pour cela, sur l’argument majeur qu’employait déjà
Kierkegaard : l’impossibilité logique de penser le sens de toute réalité, c’est-à-dire l’Histoire
achevée, du point de vue de son inachèvement :
« La philosophie qui meurt dans la pensée de l’histoire ne peut plus glorifier son
monde qu’en le reniant, car pour prendre la parole il lui faut déjà supposer finie
cette histoire totale où elle a tout ramené ; et clore la session du seul tribunal où
2604
peut être rendue la sentence de la vérité. »
Hegel créerait ainsi l’illusion d’une extériorité de la pensée par rapport à l’Histoire qu’il
2605
n’arriverait à masquer « que par son identification à un projet préalable de l’Esprit » . A
l’inverse, pour Debord, la transformation du monde ne doit plus être pensée et interprétée
de l’extérieur par la philosophie : elle « ne peut être sauvée qu’en devenant pensée

2599
L’Homme révolté, op. cit., p.281
2600
Entretiens, op. cit., p.276
2601
A. BRETON, « Loin d’Orly » (1960), Perspective cavalière, op. cit., p.187
2602
« Correspondance », Œuvres complètes tome 7, op. cit., p.425
2603
ibid., p.426
2604
La Société du spectacle, op. cit., p.71
2605
ibid.

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2606
pratique » , c’est-à-dire en éliminant de la pensée de l’Histoire toute idée d’un achèvement
et toute idée d’un agent extérieur à elle (l’Esprit) et en transformant la compréhension des
mécanismes de l’Histoire en une conscience pratique, capable de produire librement son
monde. Ce travail là, explique Debord, il reviendrait à Marx de l’avoir initié. Cependant,
la pensée de l’Histoire de ce dernier souffrirait du maintien d’un déterminisme scientifique
2607
qui repose sur « la contemplation du mouvement de l’économie » . Les prophéties
révolutionnaires assez fantaisistes du Manifeste du parti communiste s’expliqueraient par
cette faiblesse : pour Marx, la révolution doit advenir parce qu’il est dans la logique de
l’Histoire qu’elle arrive, laquelle logique est posée comme une nécessité du système et
non comme ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire une hypothèse. En formulant le projet
d’une histoire consciente, Marx cherchait à établir une compréhension scientifique de
l’Histoire. C’est là qu’il formule l’hypothèse du matérialisme historique. Cependant, en
procédant ainsi, il rencontre un premier écueil : cette connaissance du processus historique
et de ses lois ne vaut, explique Debord, « qu’en tant que cette histoire reste histoire
2608
économique » . Seulement, si l’économie est l’un des mécanismes essentiel de l’Histoire,
il ne faut pas oublier qu’elle n’en reste pas moins un de ses produits. En d’autres termes, en
affirmant la part de l’économie dans l’Histoire, Marx aurait négligé la part de l’histoire dans
l’économie. Ainsi s’effondrerait le déterminisme-scientifique marxiste et celui de la plupart
des socialismes utopiques avec lui, eux qui attendent sans cesse « le parachèvement de
2609
ce système rationnel général » . Cette illusion constituerait précisément « la brèche par
2610
laquelle pénétra le processus d’idéologisation » . Repoussant la pratique de la révolution
dans un avenir garanti par la prévision scientifique, la théorie de l’histoire se détache de son
action pratique et, dès lors, s’impose comme seule théorie à enseigner, en attendant. A cette
première erreur, s’en ajouterait encore une seconde, selon Debord. En fonction du schéma
linéaire de l’histoire développé par Marx, la faiblesse de sa pensée résiderait aussi dans
« l’identification du prolétariat à la bourgeoisie du point de vue de la saisie révolutionnaire
2611
du pouvoir » . Ce faisant, il renforcerait l’illusion d’une « image linéaire du développement
des modes de production, entraîné par des luttes de classes qui finiraient chaque fois par
une transformation révolutionnaire de la société tout entière ou par la destruction commune
2612
des classes en lutte » . Or, comme le rappelle Debord, la réalité contredit ce point de vue.
Jamais les jacqueries des serfs n’ont vaincu les barons. En d’autres termes, il reproche à
Marx d’avoir perdu de vue « ce fait que la bourgeoisie est la seule classe révolutionnaire
qui ait jamais vaincu ; en même temps qu’elle est la seule pour qui le développement de
2613
l’économie a été cause et conséquence de sa mainmise sur la société » .
Quel que soit le bien-fondé de sa critique, Debord refuse cependant de rejeter en bloc
la philosophie de l’Histoire de Marx et de Hegel. Quoi qu’il en dise, et même s’il rappelle au
terme de ce réquisitoire que Marx a fini par prendre lui-même de la distance vis-à-vis « de

2606
ibid., p.72
2607
La Société du spectacle, op. cit., p.72
2608
ibid., p.75
2609
ibid., p.76
2610
ibid., p.78
2611
ibid., p.80
2612
ibid.
2613
La Société du spectacle, op. cit., p.81

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2ème partie : Poésie et Révolution

2614
la prévision scientifique » et « des illusions de l’économisme » , la position de Debord
reste ambiguë. Certes, il rejette l’idée hégélo-marxiste d’un développement déterminé par
une fin nécessaire de l’Histoire et/ou par un agent extérieur ainsi que l’idée d’un progrès
linéaire nécessaire et déterminé par des lois supérieures, pourtant l’influence que gardent
sur lui Marx et Hegel l’entraîne dans une série d’illusions coupables, telles la croyance en
une révolution nécessaire qui découlerait d’un développement des possibles de son époque
ou l’idée d’une « mission historique » du prolétariat et d’un effondrement imminent de la
bourgeoisie.

L’Exemple d’un positionnement sans faille : critique du déterminisme


historique et de l’esprit de système chez Asger Jorn
D’autres situationnistes, cependant, ne s’empêtrent pas dans ces illusions héritées des
ème
théories socialistes du XIX siècle. Asger Jorn, par exemple, s’oppose fermement à
toute lecture linéaire, gnostique et déterministe de l’histoire. Il critique la croyance de type
hégélienne en un âge d’or terrestre à venir, simple projection, selon lui, de l’âge d’or chrétien
dans l’histoire humaine : « On se trouve alors capable de remplacer la fin du monde
chrétienne par n’importe quoi : la grève générale, la révolution socialiste, ou, ce qui est
2615
plus moderne, l’homme qui appuie sur le bouton des missiles atomiques » . De façon
plus générale, il s’en prend à l’idéologie du progrès (comme Benjamin avant lui) et à toute
cette mythologie nouvelle qui l’accompagne. Il récuse toute perception de l’Histoire en tant
que système organisé en cours d’achèvement. Ce que Jorn démontre remarquablement,
dans son article de 1960 « La Création ouverte et ses ennemis », c’est que le débat sur la
philosophie déterministe de l’histoire revient, en fait, à un débat sur le système. Il récuse
l’idée d’un système clos dans lequel tous les évènements historiques s’organisent en vue
d’une fin nécessaire. Selon cette philosophie, en effet, toute l’Histoire serait orientée vers
la réalisation d’une essence ou d’un contenu (la Raison, la liberté, le socialisme, etc.).
Il y aurait, dès lors, une injonction de l’Histoire vis-à-vis de laquelle tous les individus
ne pourraient servir que de moyens. A l’opposé, il n’est pas question, pour autant, d’un
chaos absurde et sans aucune logique. Jorn ne nie pas que l’histoire jusqu’à nous puisse
s’appréhender comme une totalité et que ses enchaînements puissent, dans une certaine
mesure, s’expliquer de façon logique. En récusant l’idée d’une clôture du système et celle
d’une progression linéaire nécessaire, c’est l’idée romantique de l’Histoire comme système
dynamique qu’il développe. A la linéarité de la dialectique hégélienne, il substitue le principe
de la connexion romantique. Ce faisant, il superpose au plan de l’histoire et du progrès
historique qui est une pensée de la séparation (passé, présent, futur) un second plan, en
quelque sorte géographique, où tout communique avec tout.
Toute l’ambiguïté des surréalistes et des situationnistes tient, somme toute, à la
coexistence, dans leur pensée, de ces deux plans : le progrès dialectique de l’Histoire et
la géographie des possibles, corrigeant sans cesse les limites de l’un par les avantages de
l’autre. A l’idée d’une fin de l’Histoire ou de la réalisation d’un paradis, ils substituent l’image
2616
d’une « multitude infinie » ou celle des « paradis multiples » – à moins que ce ne soit cela
leur fin de l’Histoire : l’instauration d’une société dynamique ou la concrétisation du système
dynamique du romantisme allemand. Quoi qu’il en soit, la différence reste de taille : la seule
réalisation possible du système n’est pas sa clôture mais son ouverture permanente et son
2614
ibid., p.83
2615
« La Création ouverte et ses ennemis », Internationale situationniste n°5, décembre 1960, p.36
2616
« La Création ouverte et ses ennemis », Internationale situationniste n°5, décembre 1960, p.36

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

dynamisme. Au système achevé sous la forme d’un paradis ou d’un âge d’or et à l’image
hyper-historique d’un présent sans cesse tiraillé entre la nostalgie du passé et le sacrifice en
vue du futur, surréalistes et situationnistes opposent la géographie mouvante d’un présent
réellement vécu et sans cesse transformé, variable et donc renouvelé, et dont le principe
dynamique serait le désir.

3. L’Histoire comme potentialité ouverte et dynamique incessante

La Philosophie romantique de l’Histoire :


Une telle perspective, comme nous l’avons montré, est, en soi, imprégnée par la philosophie
romantique de l’histoire. Quelle que soit la complexité des rapports du surréalisme et
des situationnistes vis-à-vis de la dialectique hégélienne, il faut admettre que tout refus
d’envisager la clôture du système amène nécessairement à remettre en question cette
même dialectique. La pensée surréaliste n’est-elle pas plus proche, en réalité, de la
connexion romantique ? Ces concepts opposent, en fait, deux philosophies de l’histoire
radicalement différentes. La dialectique hégélienne est une communication orientée,
irréversible, dans la profondeur. Son mouvement est à sens unique. Les termes anciens
sont supprimés par leur renversement présent en vue de leur dépassement futur dans un
nouveau terme. Dans cette logique, toute forme est périssable et vouée à la disparition.
C’est donc une philosophie du deuil et de la perte. A l’inverse, dans la connexion,
la communication est à double sens et à l’infini (une polarisation réciproque dans un
mouvement de va et vient). Elle ne supprime pas l’état premier par son renversement
négatif mais le maintient en place ou plutôt le transforme. En d’autres termes, la philosophie
romantique supprime le moment négatif de la dialectique. Il n’y a pas de nostalgie possible
avec cette philosophie de l’histoire. Dans le dialogue, la communication entre deux termes
produit de nouveaux termes sans supprimer pour autant les anciens. Il y a ainsi une
croissance exponentielle des termes qui coexistent ensembles et se transforment, par
contact, à l’infini. C’est une philosophie de la transformation perpétuelle des choses. Le
corps passé subsiste mais transformé par l’ensemble de ses connexions. Selon cette
perspective en quelque sorte géographique, l’histoire se comprend comme l’extension des
possibles et, ce, à l’infini. Le tout détermine la singularité de la philosophie romantique de
l’histoire.
Premièrement, si tous les possibles de l’histoire coexistent sur ce plan géographique,
cela signifie que des évènements pourtant éloignés dans le temps peuvent entrer en rapport.
Comme l’écrit Novalis, « nous sommes en relation avec toutes les parties de l’univers –
2617
même avec l’avenir et le passé » . Il existe, selon cette philosophie, un rapport permanent
entre les époques. Le passé, le présent et le futur sont polarisés entre eux. Comme l’affirme
2618
F. Schlegel, « l’historien est un prophète tourné vers le passé » . Il révèle dans certains
événements du passé, jusque-là oubliés, un excédent ou un legs susceptible d’informer
notre présent et d’anticiper notre avenir. Cette thèse, c’est celle qu’a su brillamment
actualiser Benjamin dans ses réflexions « sur le concept d’histoire », en 1940. Il démontre,
dans cet article, combien le présent est sans cesse sollicité par ce qui, dans le passé, est
resté à l’état de pure potentialité et qui continue, dans le présent, d’appeler à sa réalisation.
Tous les opprimés du passé, dit-il, sont en attente d’une « rédemption » ou, disons, d’une
deuxième chance dans le cours de l’histoire. Il s’agit pour l’historien d’être attentif à cet appel
fugace du passé et à sa possible liaison avec le moment présent. C’est précisément ce
2617
Cité dans La Forme poétique du monde, op. cit., p.633
2618
Fragment 80 de L’Athenaeum, cité dans L’Absolu littéraire, op. cit., p.107

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2ème partie : Poésie et Révolution

rapport-là, explique-t-il, qui permet de rendre le présent à la dynamique du développement


historique et qui permet d’arracher les évènements historiques à la succession linéaire
et irréversible de l’Histoire hégélienne. C’est à la fois démontrer la vivacité d’un passé
2619
encore « saturé d’à-présent » , le revivifier et d’une certaine manière le transformer,
et le dynamisme du moment présent par sa capacité à élargir la réalisation du cercle
des possibles. Cette logique-là, somme toute, on la retrouve au cœur du détournement
situationniste. Tout comme la philosophie romantique de l’histoire interdit la représentation
figée et achevée du passé, cette pratique ne décompose-t-elle pas l’image unifiée et/ou
sacralisée du passé pour le fragmenter ? N’a-t-elle pas aussi pour principe de réinvestir
des éléments du passé dans les constructions présentes ? C’est bien le sens historique du
détournement dont parlent les situationnistes : rappeler la part du passé dans le présent et
la part de présent dans le passé – composer à la rencontre des deux un futur inédit. Tout
l’ouvrage Mémoires de Debord, entièrement composé d’éléments détournés, s’inscrit dans
cette perspective, par exemple, en redoublant le fond (le souvenir de moments passés) par
la forme et en tentant, à partir de là, de susciter une nouvelle dynamique et d’aiguiller son
futur en fonction des enseignements de son passé. C’est là le « double-fond » permanent
de tout moment historique ou le palimpseste continu de l’histoire. Comme l’affirme l’I.S., « il
y a une forme spécifique dans le détournement, qui tient évidemment à l’enrichissement de
la plus grande part des termes par la coexistence en eux de leur sens ancien et immédiat
2620
– leur double-fond » .
La philosophie romantique de l’histoire a une deuxième conséquence : la mise en
évidence, selon la dialectique romantique du Tout et de la partie, de la capacité qu’a
tout événement de signifier la totalité de son époque, tout en étant susceptible d’informer
d’autres lieux et d’autres temps. Ce second point a son importance. Il démontre que rien ne
peut jamais être écarté de la compréhension historique. Il n’y a pas, comme le disait Hegel,
d’évènements contingents et sans intérêts, pas de figures insignifiantes que l’on pourrait
effacer sous prétexte qu’elles ne correspondent pas aux fins supposées de l’Histoire. Au
contraire, tout est informé par tout et tout informe tout. Voilà qui préfigure, sans doute, la
méthode historique de l’école des Annales, elle qui prétendait appréhender la totalité d’un
moment historique à partir d’un fragment de détail et réussir, comme le projetait F. Schlegel,
à « montrer le point de vue universel dans le particulier et faire ressortir l’universel à partir
2621
du particulier » . Selon la logique romantique, c’est là aussi poétiser l’anecdote et élever
le plus ordinaire au plus digne d’intérêt. En procédant ainsi et en réinvestissant les éléments
jusque là perdus du passé, le romantisme aboutit donc logiquement a sa dimension la plus
touchante, la plus significative et la plus féconde : la remise en question de toute l’histoire
des vainqueurs et le dépassement des illusions du progressisme avec elle.

Pour en finir avec l’histoire des vainqueurs :


La philosophie hégélienne se présente comme l’histoire des grands hommes. Or, dans la
mesure où le système supposé de l’Histoire n’est pas achevé et qu’il est donc impossible de
valider ou non le sens de leur action, comment Hegel et ses héritiers peuvent-ils déterminer
la valeur historique de l’action de tel ou tel personnage important ? La réponse est simple :
dans la mesure où, selon le philosophe, tout ce qui est doit être, seul le succès garantit
la vérité d’une action. L’Histoire hégélienne est donc, fondamentalement, l’histoire des
2619
W. BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire » (1940), Œuvres vol.3,op. cit., p.439
2620
« Le Détournement comme négation et comme prélude », Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.10
2621
Cité dans La Forme poétique du monde, op. cit., p.648

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

vainqueurs – tous les vaincus, tous les opprimés et tous les exclus de l’Histoire étant
relégués, à ses yeux, aux abîmes justifiées de l’oubli. Une telle histoire évacue ainsi le
quotidien des actions individuelles, le contingent et le hasard, selon les termes de Hegel,
pour ne retenir que la chaîne des vainqueurs du passé dont les « grands » de notre temps se
réclament toujours. Que l’on cesse de croire en un développement nécessaire et déterminé
de l’Histoire et, alors, plus rien ne peut assurer la supériorité et le bien-fondé de l’action
des vainqueurs sur celle des vaincus. Le véritable historien, selon Benjamin, ne doit pas
se laisser aveugler par le panthéon de son temps. Au contraire, il doit retrouver, derrière la
2622
réussite de ces grands hommes, tout le « servage anonyme de leurs contemporains »
et toute l’histoire de ces opprimés. Derrière le faste et le triomphe des vainqueurs, il doit
rappeler le champ de ruines des vaincus et se donner « pour tâche de brosser l’histoire
2623
à rebrousse-poil » . Il doit être comme cet « ange de l’histoire » dont parle Benjamin :
« Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’évènements, il ne
voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et
2624
les précipite à ses pieds » . Le tout a deux conséquences essentielles. Premièrement,
il s’agit de sauver de l’oubli et de redonner leur dignité à tous les opprimés du passé
et de rendre ainsi possible leur rédemption en quelque sorte. Deuxièmement, une telle
histoire a pour but de dénoncer la prétendue légitimité historique des grands hommes et
d’activer à nouveau certains espoirs du passé, les motifs de lutte qui leurs étaient liés et les
possibles qu’ils ont un instant dégagés. Sa fonction, dès lors, est politique : en exhaussant
la tradition des opprimés, « le sujet de la connaissance historique est la classe combattante,
2625
la classe opprimée elle-même » . Elle nourrit la conscience en lutte des combattants et
des opprimés d’aujourd’hui. Elle cherche à offrir leur rédemption aux opprimés du passé
contre la tradition des vainqueurs. Ce faisant, elle est en insurrection permanente contre le
prétendu continuum historique des grands de ce monde. La plupart des révolutions n’ont-
elles pas toujours cherché à instaurer avec elles un nouveau calendrier ?
En finir avec l’histoire des vainqueurs, c’est aussi tenter d’en finir avec l’idéologie du
progrès. Bien sûr, cela n’implique pas d’abandonner tout espoir d’un futur meilleur mais de
ne plus céder à l’illusion d’un progrès permanent et nécessaire de l’Histoire ou d’historiciser
la Providence divine. Benjamin n’est, bien entendu, pas le seul à s’en être pris à une
telle croyance. Avant lui, Rousseau ou Lafargue ont été parmi les premiers à critiquer ce
2626
« dieu Progrès » . Mais, comme Kundera critiquant dans les démocraties populaires
2627
la mythologie kitsch de « l’idée de la Grande Marche » , son propos a d’autant plus
d’impact qu’il s’énonce en 1940, soit précisément au cœur d’un des plus terribles démentis
apportés à l’idée du Progrès. A cette époque, alors que toute la civilisation occidentale
semble s’effondrer dans la barbarie et que les soi-disant progrès de la culture et de l’esprit
produisent, suivant les pays, le fascisme, le nazisme ou le stalinisme, la nécessité de
démonter les mécanismes de l’idéologie du progrès et d’attirer l’attention sur l’histoire des
opprimés se fait urgente. Comment penser une telle époque si l’on en reste à l’illusion d’un
progrès continu et nécessaire ? Comme l’explique Benjamin, « s’effarer que les évènements

2622
« Sur le concept d’histoire », Œuvres vol.3, op. cit., p.433
2623
ibid.
2624
ibid., p.434
2625
« Sur le concept d’histoire », Œuvres vol.3, op. cit., p.437
2626
P. LAFARGUE, Le Droit à la paresse, op. cit., p.18
2627
L’Insoutenable légèreté de l’être, op. cit., p.373

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2ème partie : Poésie et Révolution

ème
que nous vivons soient encore possibles au XX siècle, c’est marquer un étonnement
qui n’a rien de philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce
2628
n’est à comprendre que la conception de l’histoire d’où il découle n’est pas tenable » .
Benjamin oppose ainsi à l’idéologie du progrès une conception nouvelle de l’histoire en tant
2629
que succession d’ « états d’exception » . Logiquement, avec ce point de vue, il renonce
à la croyance en un âge d’or à venir ou en une fin de l’histoire – fût-ce contre certaines
illusions du romantisme allemand à ce sujet. Dût-ce cela en désespérer quelques-uns, il
faut sans doute affirmer, comme Cioran par exemple, que « l’harmonie, universelle ou non,
2630
n’a existé ni n’existera jamais » – ce qui n’empêche pas d’essayer de s’en approcher au
maximum. On peut aussi y voir, comme Péret, le signe d’une perfectibilité infinie possible,
« l’horizon reculant devant nos pas », comme il l’explique, puisque « l’Eldorado lui-même
devient indéfiniment perfectible à partir du moment où l’on y vit et [que] demain est paré de
2631
grâces que le présent, si étincelant soit-il, lui enviera toujours » . C’est là, à vrai dire, le
sens même du dynamisme de l’histoire : l’action sans cesse perfectible et imprévisible des
hommes en fonction d’une série de situations elles-mêmes exceptionnelles à chaque fois.

L’histoire comme dynamique des possibles :


L’histoire, délivrée du déterminisme hégélien, devient donc aussi imprévisible que
passionnante. Puisque rien n’est jamais déterminé à l’avance, chaque époque est rendue
à sa pleine potentialité. Le devenir historique n’est pas, comme le présupposait le système
hégélien et son progrès dialectique, la réalisation linéaire d’un unique possible (transformé,
de ce fait, en un devoir-être historique) mais la concrétisation de possibles (anciens ou
présents) et la création perpétuelle de nouveaux possibles, à l’infini. L’extension ou le
« progrès » que réalise l’histoire, s’il y a progrès, ne se mesure pas seulement en termes de
profondeur mais aussi de géographie et d’espace, d’extension horizontale dans le domaine
des possibles. Entraver le mouvement historique, c’est s’opposer à cette dynamique
des possibles dans laquelle chaque époque se débat (ce, par exemple, au nom d’une
philosophie systématique de l’histoire…). Bien sûr, ceci n’empêche pas de reconnaître que
certains développements historiques ont leur logique et que certains impératifs imposent
leur loi au cours des choses. Il est certaines tendances historiques qui, une fois lancées,
ne peuvent s’arrêter tant qu’elles n’ont pas développés leur logique jusqu’au bout. Une
fois mis en branle, il est certains enchaînements qui finissent par s’entraîner d’eux-mêmes.
Ceci, il n’est pas question de le négliger. Il n’en suit pas que ces développements sont
nécessaires et que leur vérité est assurée par l’Histoire. Sans cesse, ils s’affrontent à
d’autres tendances, toutes autant valables d’un point de vue historique, selon un double
mouvement de radicalisation réciproque et d’interpénétration – toutes émergeant dans
les mêmes conditions, ce qui démontre, pour chaque situation, la variété des possibles
envisageables. Le dénouement de cet affrontement ne vient pas entériner la véracité de
l’une d’elles, par rapport aux autres, ni traduire forcément un progrès. Il découle d’un
rapport de forces objectif et d’un ensemble de hasards ou d’interventions extérieures
subjectives. En d’autres termes, il est soumis au seul développement des forces productives
et créatrices de l’homme – celles-ci pouvant entraîner la pire aliénation comme les plus

2628
« Sur le concept d’histoire », Œuvres vol.3, op. cit., p.433
2629
ibid., p.433
2630
Histoire et utopie, op. cit., p.140
2631
La Parole à Péret, op. cit., p.41

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

ème
belles perspectives possibles. A ce compte, bien sûr, le socialisme du XX siècle
bouleverse totalement l’imagerie traditionnelle du militantisme et de l’engagement. Sans
même parler, pour l’instant, de la différence de ses contenus, la fin de la croyance en un sens
déterminé de l’histoire entraîne nécessairement la remise en question du couple, jusque-là
établi, du militant et de l’idéologue. A mesure que ce socialisme nouveau produit un nouveau
sens de l’histoire et une nouvelle définition de la politique, c’est tout le modèle traditionnel
du militantisme et de l’engagement qu’il rejette d’un même geste.

b) La Fin du militantisme traditionnel

Critique du militant et du modèle traditionnel de l’engagement :


ème
Paradoxalement, alors que le XX siècle a vu émerger, avec ce socialisme nouveau, le
principe d’une autonomie politique réelle où l’engagement véritable se joue dans l’existence
quotidienne de chacun, dans l’union de la pratique et de la théorie et dans la définition
d’un nouveau type de production du politique et de rapport entre l’individu et le collectif,
il fut aussi le grand siècle des luttes idéologiques, entraînant dans son sillage toute la
cohorte agressive et endoctrinée des militants de tous bords. Ainsi s’est égrenée cette
interminable suite de mots d’ordre : engagement au sein d’un parti, engagement dans
les arts ; les mêmes se trouvant inféodés un jour à Moscou, un autre à Pékin ou Cuba,
et puis, pourquoi pas, virant de bord à droite, à l’extrême-droite, devenant de riches
industriels ou d’influents universitaires, à la solde d’un système qu’ils croyaient œuvrer à
détruire quelques temps plus tôt ; un jour trotskiste, un jour léniniste, un jour stalinien,
anarchiste, maoïste, castriste, révolutionnaire puis réformiste, écologiste, féministe, libéral,
altermondialiste, etc. Partout la même pathologie s’est répétée à l’envie : soumission à
des mots d’ordre, sacrifice de soi au service de la cause, abandon du point de vue de la
totalité, c’est-à-dire, en un mot, abandon au principe de l’hétéronomie. Bien sûr, comme
l’explique Sartre, nous sommes fatalement engagés dans une situation. Tous les choix que
nous faisons, et même ceux que nous ne faisons pas, sont susceptibles de revêtir une
portée à la fois morale et politique. Ce n’est donc pas la figure de l’engagement en soi que
nous voudrions critiquer ici mais celle, plus particulière, du militantisme. La position que
critiquent plus particulièrement les situationnistes, celle dont nous parlerons ici, est celle du
disciple, du militant de base, le militant-militaire, colleur d’affiches, porte-étendard, soumis
et enthousiaste aux directives de ses chefs, affamé d’idéologie, volontiers agressif, l’homme
des partis, des hiérarchies diverses, en un mot : l’homme de l’hétéronomie. C’est cela qui
est intolérable, aux yeux de l’I.S. : le militant est l’homme de l’idéologie, le praticien servile
de la théorie d’autrui. S’engageant dans une cause comme on s’engage dans l’armée, il
est l’exécutant de mots d’ordre décidés par sa hiérarchie. Au cœur de son monde, il y
a une autorité supérieure : l’idéologue, le leader ou le Parti. A ses yeux, l’idéologue est
comme Moïse redescendant du mont Sinaï. La vérité ayant été révélée à lui seul, ce dernier
se sent investi d’une mission impérieuse : il lui faut éduquer les masses. Agent d’une
instance supérieure (Dieu, Etat, Histoire…), il ne voit plus autour de lui que des enfants
ignorants. Si l’on excepte le gourou peu scrupuleux, simple et cynique escroc, l’idéologue
ne se distingue véritablement du militant que par son haut degré de pureté idéologique,
garanti ici par sa plus grande proximité d’avec la source. Dans sa mission, il tente de former
à son tour d’apprentis idéologues qui partiront, tels les douze apôtres du Christ, sur les
routes du monde pour « évangéliser » les ignorants. Le militant n’est qu’un maillon de cette
organisation pyramidale. Il aspire, comme tout un chacun, à s’élever patiemment dans la
hiérarchie en faisant preuve de son dévouement et de son degré de pureté. Telle est sa

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2ème partie : Poésie et Révolution

nouvelle Eglise. Comme l’explique Camus, il court « à la permanence du parti comme on


2632
se jetait sur l’autel » .
Là est le sens véritable de sa vie. Le militant est un être en quête de sens. Il cherche
une autorité supérieure pouvant assurer la validité de ses actes et le décharger ainsi de
l’angoisse et de la responsabilité de ses choix. Toute son activité est une revendication
de pesanteur. Il souffre d’un manque d’idéal. L’idéologie, dès lors, est là, toute prête et
quelle qu’elle soit, pour venir combler ce vide. Le militant est donc l’homme de l’adhésion :
incapable de trouver en lui-même une cause ou un idéal, il le cherche en dehors de lui. Il faut
pour cela qu’il identifie, au préalable, l’idéologie avec un sens de l’histoire. Qu’il y parvienne
et il se sent investi d’une mission historique. Il se vit et se rêve comme l’objet ou l’agent
de l’Histoire. En quête d’un idéal, agent d’une histoire toujours irréalisée, il est l’homme de
l’abstraction. Il y agrège la totalité de son être. Comme on ne plaisante pas avec l’idéal et
le Sens, il est l’homme de la pureté. Il exige le kitsch, l’ « accord fondamental avec l’être »
selon Kundera, c’est-à-dire l’accord avec l’idéologie. Il est l’homme de la simplification.
Volontiers agressif face à toute forme de contestation, mis en minorité il développe une
pratique sectaire ; accédant aux organes du pouvoir, il devient autoritaire et n’hésite pas
à user de la violence pour faire taire la contestation. En attendant, à l’intérieur, il organise
les procès en traîtrise, exigeant de chacun une autocritique permanente, et, vis à vis de
l’extérieur, il se mue en porte-parole de l’idéologie, enseignant à chacun les vérités héritées
et s’irritant de l’inconséquence des « tièdes ». Fort de son expérience des milieux militants
des années 1920-1930, c’est cette logique-là que résume Thirion :
« La loi sacrée, c’était la fidélité à la classe ouvrière, à son devenir historique et à
son parti. En ne composant jamais avec les adversaires, en plaçant au-dessus de
tout l’action et le service des intérêts supérieurs du prolétariat, j’accomplirais ma
2633
vie. C’était, en fait, une nouvelle version de la conquête du salut éternel. »
Une telle quête a, bien entendu, quelque chose d’héroïque. Le militant est le martyr de
l’Histoire, l’homme du sacrifice de soi. Aliénant sa vie présente au service d’un futur
hypothétique (qu’il accepte avec résignation de ne peut-être jamais connaître), il fait taire
son corps, ses désirs au nom de l’abstraction supérieure : la hiérarchie du parti, l’Etat,
l’Histoire. Il en tire un indéniable sentiment de grandeur. Tant qu’il identifie son supérieur,
l’idéologue suprême, à l’agent suprême de l’Histoire, il peut vivre dans le culte d’un chef
qu’il vénère comme un Dieu. Mais ce dernier peut déchoir. Ne tirant son prestige que de
l’idéologie, s’il trahit l’idéologie ou si l’idéologie le trahit, tout son pouvoir s’effondre aussitôt.
A quelques rares fidèles près, le militant est donc aussi l’homme de la trahison. Formé à
bonne école, excellant désormais en apprenti idéologue, il ne reconnaît pour seul chef, en
dernière instance, que l’Histoire. Staline en vient à déchoir de son rôle ? Ses trahisons
envers l’idéologie deviennent trop évidentes ? Le militant, un moment abattu, lui trouvera
vite une idole de remplacement : ce sera Mao, pourquoi pas ? Il ira là où souffle le vent
de l’Histoire.
Dans la mesure où le militant est l’homme du système, il est l’homme du déterminisme
historique. Luttant pour un idéal qui n’est autre que la clôture du système, il postule un
sens déterminé de l’Histoire qu’il s’agit de faire advenir. En ce sens, il est hégélien. Le
jour, pourtant, où son système historique s’effondre, soit qu’il ne trouve plus personne
autour de lui pour l’incarner soit qu’il commence à douter face à cette transformation
historique pronostiquée qui n’advient toujours pas, pire même, qui tend à s’éloigner ou
2632
L’Homme révolté, op. cit., p.293
2633
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.294

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

qui s’effondre face à l’évidence d’un développement historique contraire, il est désemparé.
Avec l’effondrement de son système de compréhension, c’est tout qui s’effondre. La voilà
sans plus aucun repère, confronté au même désespérant vide de sens qui l’avait poussé
à s’engouffrer dans les bras rassurants de l’idéologie. Confronté à un fait historique qui
contredit ou ne rentre pas dans son système, il est incapable de savoir comment réagir.
Ainsi, le militant qui observe l’effondrement de ses croyances idéologiques dans les années
1970 se retrouve totalement perdu face à une situation nouvelle qu’il ne comprend pas. Par
un terrible effet de retour de bâton, l’effondrement de sa croyance idéologique a souvent sur
lui un effet dévastateur. Il déclare, déçu et amer, que tout est fini, qu’on ne l’y reprendra plus.
Il peut même devenir, comme ce fut si souvent le cas, le plus cynique des conservateurs.
Le champ de la contestation lui est fermé ? C’est qu’il s’était trompé : le véritable sens de
l’Histoire, c’est moi, ici, maintenant. A l’heure du spectaculaire intégré, plus aveugle que
jamais, il peut très bien devenir le plus fidèle apôtre de l’idéologie matérialisée cette fois-ci.
Voilà sans doute comment, en quelques décennies, nous avons pu passer de l’ère hyper-
politisée des grandes causes à celle cynique de la politique-gestion.
Au terme de ce tableau critique, on peut parler de la misère intellectuelle de certains
militants, eux qui durent cesser de penser par eux-mêmes en même temps qu’ils adhéraient
à un parti. N’est-ce pas ce que démontre le témoignage de Thirion, lui qui écrit dans ses
mémoires : « un militant révolutionnaire perd bientôt toute personnalité et tout contact avec
la réalité. Une fois pour toutes, il a accepté une idéologie qui est aussi une conception du
2634
monde » . De même, Henri Lefebvre ne rappelle-t-il pas, à propos de son parcours au
sein du PCF, comment « sacrifier jusqu’à ses exigences intellectuelles, jusqu’aux exigences
2635
spécifiques de la connaissance humaine, passa pour un test de fidélité » ? Le tout va
encore plus loin, selon Vaneigem : sa position aurait quelque chose de morbide, l’esprit de
sacrifice du militant s’étendant jusqu’au renoncement à sa propre vie et à toute perspective
de libération de son existence quotidienne. Celui qui se sacrifie pour la cause d’un autre ne
finit-il pas par se convaincre qu’il n’a pas de cause propre et que sa propre vie n’est pas digne
ou capable d’engagement ? Bien entendu, c’est avec raison qu’on nous reprochera un ton
quelque peu caricatural. Nous n’avons envisagé ici que le militant dans toute son excellence,
en exacerbant les côtés par lesquels il s’engage le plus dans le principe de l’hétéronomie.
Les positions sont bien plus diverses, en réalité. Il y aussi le militant par jeu, celui qui s’amuse
de son rôle sans jamais en être le dupe mais, qu’il soit trop rétif à tout embrigadement ou
qu’il préfère en fin de compte le doux confort de ce qui est, ce militantisme ne fait jamais
long feu et, durant toute sa période active, se distingue par sa relative distance inefficace. Il
y encore celui qui choisit de s’engager au sein d’un parti par simple souci stratégique et qui
tente d’utiliser le parti à ses propres fins tout en refusant farouchement de s’y aliéner. Il y a
enfin la position insoutenable, comme celle de Sartre ou même des surréalistes pendant un
temps, de celui qui se sent autonome mais qui, se sentant faible par lui-même, est prisonnier
de ce terrible dilemme : s’engager dans le parti, se soumettre aux mots d’ordre et renoncer
à tous ses principes ou bien garder le cap intègre de son autonomie et courir le risque de
« rater l’Histoire ». Nous avons encore laissé sous silence – nous pour qui il est si facile de
critiquer – l’éventuelle grandeur du militant. Ses défauts n’ont-ils pas aussi leurs qualités ?
A l’heure où tout sens de l’Histoire semble s’être perdu, ne maintient-il pas haut l’exigence
d’une véritable pratique historique ? Et mieux vaut, sans doute, cet activisme aliéné plutôt
ème
que cette aliénation passive qui nous environne. Cependant, le socialisme du XX siècle
ne peut en aucun cas adhérer au déterminisme historique, au règne de l’idéologie et de
2634
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.205
2635
Cité par M. Surya, La Révolution rêvée, op. cit., p.449

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2ème partie : Poésie et Révolution

l’hétéronomie ainsi qu’à l’esprit de sacrifice caractérisant sa position. Il ne peut soutenir la


croyance immorale, qui est la sienne, d’une fin qui justifie les moyens.

Le Débat de la fin et des moyens :


L’un des axiomes de base du militantisme est, en effet, l’odieuse formule suivante : la fin
justifie les moyens. Si l’Histoire progresse selon un mouvement nécessaire et déterminé,
tout ce qui oeuvre dans son sens n’est-il pas excusé et légitimé par avance, même le
pire ? Ici, on marche à l’envers : au lieu de déterminer ce qui va advenir en fonction
de ce qui est, on contraint (de force, si nécessaire) l’action des hommes de façon à ce
qu’elle mène à une fin supposée supérieure et, en réalité, déterminée de façon purement
arbitraire. C’est là le danger d’une telle philosophie. Tout, jusqu’aux vies humaines, doit être
subordonné à cette fin de l’Histoire. Hegel ne cesse de le répéter : « par rapport à cette
Raison universelle et substantielle, tout le reste est subordonné et lui sert d’instrument et
2636
de moyen » . Un tel propos est parfaitement immoral. Hegel ne pouvait l’ignorer, lui qui
connaissait nécessairement l’impératif moral kantien : ne jamais traiter autrui comme un
moyen, toujours comme une fin. Comment peut-il alors accepter en toute conscience un
tel sacrifice et professer que « le particulier est trop petit en face de l’Universel » et que
2637
« les individus sont donc sacrifiés et abandonnés » ? Qu’importe, pour lui, que César,
Alexandre et les autres grands hommes se soient comportés de façon brutale et immorale
et qu’ils aient du sang sur les mains du moment qu’ils ont servi le cours de l’Histoire… Hegel
a un bref scrupule, cependant : « si nous acceptons de considérer globalement les individus
comme des moyens, il existe cependant en eux un côté que nous hésitons à saisir sous cet
2638
aspect, même en face de ce qu’il y a de plus élevé » . Il faut bien reconnaître, selon lui,
cette part de raison ou de divin en chaque homme que l’Histoire prétend réaliser pleinement.
Il tente ainsi de sauver la morale en démontrant que servir la fin générale (la Liberté dans
l’Histoire) revient aussi à servir les fins particulières (la liberté de chacun). Certes, mais en
attendant cette fin de l’Histoire qui tarde à venir, combien d’individus seront aliénés ou tués
sans que la morale hégélienne ne soit atteinte ? Dans l’absolu, le discours de Hegel peut se
justifier mais, dans le concret, il sert de justification à la violence que les grands de ce monde
(les vainqueurs) font subir à ceux qu’ils oppriment. La fameuse doctrine « la fin justifie les
moyens » ne sert-elle pas à justifier le meurtre et l’oppression et à rabaisser les individus
au rang de quantités négligeables ? C’est bien ce que fait remarquer Camus :
« Le matérialisme historique, le déterminisme, la violence, la négation de toute
liberté qui n’aille pas dans le sens de l’efficacité, le monde du carnage et du
silence sont les conséquences les plus légitimes d’une pure philosophie de
2639
l’histoire. »
C’est ce que conclut aussi Kundera : « les régimes criminels n’ont pas été façonnés par
des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du
paradis ». Ils peuvent ainsi défendre « vaillamment cette voie, exécutant pour cela beaucoup
2640
de monde » . Le problème est que ce règne des fins absolues et de l’efficacité à tout prix
finit par se contredire lui-même. Le royaume de la liberté tant annoncé s’effondre dans son
2636
La Raison dans l’histoire, op. cit., p.110
2637
ibid., p.129
2638
ibid., p.130
2639
L’Homme révolté, op. cit., p.358
2640
L’Insoutenable légèreté de l’être, op. cit., p.254

499

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

contraire : le totalitarisme, le meurtre institutionnalisé, les polices politiques, les camps de


concentration ou le goulag. On pensait que tous les moyens seraient bons pour parvenir à
ces fins mais ils ont fini par les trahir et par définir leurs propres fins, bien différentes et bien
plus terribles : la perpétuation et l’extension du pouvoir de quelques-uns sur tous les autres.
ème
Dès lors, pour le socialisme du XX siècle, il faut reprendre les choses par le bon
bout en partant de ce constat : les moyens mis en œuvre au sein d’une lutte doivent se
confondre avec ses fins. Cela, Marx lui-même, contre tous ses héritiers marxistes-léninistes
à venir, l’avait déjà pressenti, lui qui écrivait un jour qu’ « un but qui a besoin de moyens
2641
injustes n’est pas un but juste » . On avait déjà pu déduire des aventures de l’Hyperion de
Hölderlin qu’une lutte pour l’amour impliquant le meurtre par les armes risque de tout détruire
parmi les hommes, jusqu’à cet amour lui-même. Que l’on ne tienne pas compte du fait que
2642
« la fin est définie par les moyens qui reçoivent d’elle leur sens » , comme l’explique
Simone de Beauvoir en 1945, et, inévitablement, nous nous écarterons de nos propres
idéaux de départ pour ne plus défendre que les moyens que nous aurons été contraints
d’employer. Comment un système qui réclame l’abdication de toute individualité pourrait-il
créer, plus tard, des individus libres et autonomes ? Comment un parti qui n’accorde aucun
droit d’existence à ses minorités pourrait-il entraîner cette société dynamique que nous
définissions précédemment ? Il faut donc non seulement affirmer, comme Breton, que le
précepte selon lequel la fin justifie les moyens est « celui auquel les derniers intellectuels
2643
libres doivent opposer aujourd’hui le refus le plus catégorique et le plus actif » mais aussi
que l’organisation révolutionnaire, à travers la forme qu’elle prend et le type d’actions qu’elle
mène, doit porter en soi les germes de l’organisation sociale future. Ceci implique, comme
le proclament les situationnistes, qu’on ne peut annoncer et préparer l’autonomie politique
au sein d’un parti hiérarchisé, fonctionnant de façon hétéronome et dont la direction ne
cesserait d’exiger de ses militants la plus entière et la plus aveugle soumission. A l’opposé
du règne des fins abstraites et absolues, il faut tout reprendre et tout redéfinir à partir de
l’activité concrète et quotidienne des individus et de leurs désirs particuliers. Au cœur de
la révolution, nous ne devons plus trouver l’abnégation et l’abandon de soi au profit d’une
cause future mais la recherche présente et active d’une vie qui puisse être à la hauteur de
nos désirs. Ceci signifie qu’une révolution de l’existence quotidienne ne peut se préparer
dans l’austérité et l’esprit de sacrifice propres au militantisme traditionnel mais doit tenir,
dès aujourd’hui, le cap d’une exigence passionnelle et d’une volonté d’accomplissement de
soi renouvelée.

Le Refus du sacrifice :
ème
Au cœur du positionnement politique des avant-gardes poétiques du XX siècle se
trouve ainsi le refus catégorique du sacrifice. Tous ces poètes s’opposent au renoncement
au bien présent au nom d’un bien futur. En cela, ils sont encore les héritiers de Fourier et
de Bakounine. Ce dernier n’expliquait-il pas, à propos des générations présentes, que « ce
sont elles que nous voudrions voir heureuses et libres : car nous savons fort bien que si
elles meurent dans la misère et dans l’esclavage, la justice qui triomphera après leur mort,
2644
pour elles viendra trop tard » ? Il ne saurait être question de se sacrifier, comme des
2641
Cité par A. Camus, L’Homme révolté, op. cit., p.264
2642
Cité par M. Surya, La Révolution rêvée, op. cit., p.266
2643
Entretiens, op. cit., p.250
2644
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.345

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2ème partie : Poésie et Révolution

soldats d’infanterie de première ligne, pour le bien d’un parti ou d’une hiérarchie censés
incarner le sens de l’Histoire. Pour Vaneigem, il s’agit donc de « liquider les hiérarchies et
l’esprit de sacrifice, en traitant les chefs patronaux comme ils le méritent, en refusant le
2645
militantisme » . Sans cela, comment l’autonomie et la hausse de la qualité passionnelle
de la vie pourraient-elles être réalisées ? Comme l’explique ce dernier, la révolution de
2646
l’existence quotidienne cesse « dès l’instant où il faut se sacrifier pour elle » . Peu importe,
pour Vaneigem, la beauté d’une existence vouée à autrui et d’une action portée par le
seul sentiment de miséricorde et de compassion. Ce n’est jamais, affirme-t-il, que devenir
2647
« l’honorable bourreau de soi-même » . Digne héritier de Nietzsche en cela, il s’indigne :
2648
« quelle idée atterrante de souffrir avec tous au lieu de se réjouir avec chacun ! » . Ce
n’est assurément pas sur ce genre de sentiments négatifs, tournés vers une forme possible
de misérabilisme, que l’on peut fonder le règne des « jouisseurs » à venir. Pire, mêlé aux
odeurs écœurantes du christianisme, selon lui, il s’ouvrirait là une brèche profondément
contre-révolutionnaire, une forme d’acceptation de la misère voire de complaisance envers
elle.
Une telle question est au cœur du débat entre ces avant-gardes et le Parti Communiste.
Derrière la critique du militantisme, il y a le rejet des cellules du Parti, des petits-chefs et
des milliers de bénévoles qui se soumettent à ses ordres. Il y a le refus du misérabilisme
qui l’environne et de l’austérité qui y règne. Il est non seulement question de défendre
la persistance de l’homme, de ses désirs et de ses préoccupations personnelles derrière
le militant, comme le fit Breton à l’occasion de la mort de Maïakovski, mais aussi d’en
finir avec toute forme de sacrifice qui lui est forcément liée. La seule lutte qui vaille, selon
Vaneigem, est celle qui se prend en même temps pour fin et pour moyen. En luttant pour
la transformation de la société, l’individu doit aussi œuvrer à la réalisation d’une vie qui
puisse être à la hauteur de ses désirs. Il n’est plus question qu’il renonce au changement de
sa propre vie au nom d’un changement de système. Il doit trouver, dans son engagement
même, de plus en plus de raisons de se réjouir lui-même. Pour tous, et afin qu’il ait un
sens, il faut, affirme Vaneigem, que « le début du moment révolutionnaire [marque] une
2649
hausse immédiate du plaisir de vivre » . Ses enjeux et ses perspectives doivent s’inscrire
immédiatement dans le cadre de la vie quotidienne. Comme il l’explique, à travers cette
célèbre formule que l’on retrouve sur tous les murs de mai 1968 et, aujourd’hui encore, dans
2650
les rues de quelques grandes villes du monde , « ceux qui parlent de révolution et de
lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il
y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans
2651
la bouche un cadavre » . Toute la singularité des discours situationniste et surréaliste,
tout ce qui les sépare du PCF et des autres principales mouvances d’extrême gauche, est
ici résumé. C’est ainsi que s’opposeraient une figure sacrificielle et austère – « terroriste »,
écrit Vaneigem – du militantisme et le principe d’une lutte autonome individuelle-collective
pour une révolution de l’existence quotidienne. L’insurgé, selon lui, « ne s’est pas lassé de
2645
« Avis aux civilisés relativement à l’autogestion généralisée », Internationale situationniste n°12, septembre 1969, p.76
2646
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.143
2647
ibid., p.139
2648
Le Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.30
2649
« Avis aux civilisés relativement à l’autogestion généralisée », Internationale situationniste n°12, septembre 1969, p.75
2650
Nous avons récemment découvert, par exemple, cette formule, traduite en anglais, sur un mur d’Amsterdam…
2651
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.32

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

combattre l’exploitation, l’ennui, la misère et la mort, il s’est résolu à ne les combattre plus
2652
avec les armes de l’exploitation, de l’ennui, de la misère et de la mort » . Il doit maintenant
unifier sa théorie et sa pratique, ses moyens et ses fins. La « révolution permanente pour
2653
la souveraineté de la vie » est donc devenue elle-même souveraine. C’est ainsi que se
ème
distinguent les perspectives révolutionnaires de ce socialisme du XX siècle : en prenant
pour fin immédiate une hausse de la qualité de la vie, il définit, comme nous allons le voir,
un nouveau socialisme passionnel.

c) Un Nouveau socialisme passionnel

Socialisme passionnel contre socialisme austère :


ème
Les principales théories socialistes du XIX siècle, à quelques exceptions près, ont, en
effet, un point mort : la question de l’organisation de la vie quotidienne. Elles ne définissent
véritablement, pour la plupart, aucun style de vie nouveau ou, si elles se hasardent sur
ce terrain, elles relèguent ce genre de préoccupations très loin derrière les questions
économiques et politiques. Trotsky, par exemple, envisage bien une élévation de la qualité
passionnelle de la vie. Dans ce passage de Littérature et révolution, on retrouve même
quelques accents utopiques dignes d’un Fourier :
« L’homme, qui saura déplacer les rivières et les montagnes, qui apprendra
à construire des palais du peuple sur les hauteurs du mont blanc ou au fond
de l’Atlantique, donnera à son existence la richesse, la couleur, la tension
2654
dramatique, le dynamisme le plus élevé » .
Mais tout cela est renvoyé dans un futur lointain et seulement une fois que la révolution
communiste aura été pleinement achevée. Dans l’ordre de ses priorités, tout ceci est bien
loin. Dans le présent, c’est-à-dire en 1923, la révolution bolchévique n’a que faire des
travaux des poètes du LEF visant précisément à changer la vie et à transformer l’existence
quotidienne dès maintenant. Avant de transformer notre environnement ou de créer un
certain nombre de structures passionnantes, affirme-t-il, il faut d’abord éduquer les masses,
moderniser l’industrie, protéger l’URSS de ses ennemis et suivre, pour cela, les directives
du Parti.
ème
C’est sur ce point, comme nous allons le voir, que ces « socialistes du XX siècle »,
2655
se différencient le plus. Pour ce qui est des situationnistes , ils s’inscrivent dans la lignée
de certaines réflexions d’Henri Lefebvre. Ce dernier rappelle, en effet, en 1958, combien « il
est dérisoire de définir le socialisme par le seul développement des forces productives » tant
2656
il est évident que les hommes « aspirent au bonheur et non à produire » . Derrière un tel
propos, une fois de plus, c’est le Parti Communiste et les grands partis socialistes d’alors qui
sont visés. Comment les surréalistes et les situationnistes auraient-ils pu s’accommoder du
puritanisme petit-bourgeois qui prévalait au sein du Parti ? L’exemple du texte « Rêverie »,
2652
« Préface à la seconde édition » (1992), ibid., p.11
2653
ibid., p.13
2654
Littérature et révolution, op. cit., p.288
2655
Breton n’a jamais tenu Lefebvre en haute estime, l’explication tenant sans doute à une brouille ancienne, lors du
rapprochement raté entre les surréalistes et la revue Philosophies,et à sa posture d’intellectuel du Parti durant les années 1930
2656
« Avant-propos à la seconde édition », Critique de la vie quotidienne, I : Introduction, op. cit., p.57

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2ème partie : Poésie et Révolution

publié par Dali dans le quatrième numéro du Surréalisme au service de la révolution, est
2657
révélateur. Le récit fut, en effet, accusé de pornographie par le PCF qui convoque alors
Aragon, Sadoul, Alexandre et Unik afin de s’en expliquer. L’épisode cristallise la montée
des tensions entre surréalistes et communistes (et précipitera, d’ailleurs, la rupture avec
Aragon). Thirion souligne combien « Breton se mit en colère quand Aragon lui fit le récit
2658
de cette incroyable et burlesque comédie de vertu » . L’épisode, aussi anecdotique
qu’il paraisse, est symptomatique de l’atmosphère austère et des mœurs bourgeoises qui
règnent alors au sein des milieux communistes. Il témoigne d’une fracture réelle entre les
ème
perspectives propres de ce socialisme du XX siècle et le rigorisme moral qui prévaut
parmi les militants d’alors, entre l’hédonisme des uns et le misérabilisme des autres. Tandis
que le Parti reproche à tous ces poètes et activistes d’un genre nouveau de mener une
vie de bohème contre-révolutionnaire, détachée de la réalité miséreuse du prolétariat et du
travail exigeant que réclame la révolution, ces derniers accusent les mœurs et la culture
réactionnaires des milieux militants. Sans revenir sur les déclarations de Vaneigem, Bataille
affirme, par exemple : « nous croyons que la force appartient non à ceux dont l’action est
exigence de travail morne et rébarbatif, mais à ceux qui, au contraire, délivreront le monde
2659
de l’ennui où il s’épuise » . A notre époque, on retrouve encore, avec la même déception
un tel débat. Ainsi l’autoproclamé groupe des « Chômeurs heureux » doit se défendre
face aux critiques provenant de certains milieux militants d’extrême-gauche, en singeant
avec humour leur discours habituel : « le bonheur est bourgeois […] et d’ailleurs, comment
peut-on se dire heureux en présence de la misère, de la violence, et des petits pains qui
coûtent soixante-sept pfennigs alors que ce ne sont plus que d’insipides poches gonflées
2660
d’air ?! » .
Pour éviter de se heurter à de tels propos misérabilistes, il est donc urgent, pour ce
ème
socialisme du XX siècle, d’introduire les mots de « désir » et de « passion » dans
le discours socialiste et d’en faire les nouveaux termes clés. Comme le fait remarquer
Octavio Paz, le mot « désir » n’est-il pas absent du vocabulaire de Marx ? En réduisant
le quotidien à l’action et à la production matérielle économique, sans considérer le plus
anodin, le ludique pur, l’amour, le désir et l’imaginaire, ne s’est-il pas rendu coupable d’ « une
2661
omission qui équivaut à une mutilation de l’homme » ? C’est cette image désincarnée et
abstraite de la révolution que tous ces poètes corrigent à mesure qu’ils réhabilitent et qu’ils
resituent au cœur de leur perspective politique tous ces moteurs passionnels puissants. Tel
est désormais leur objectif : provoquer et rendre possible « le déchaînement du plaisir sans
2662
restriction » , par le biais de la révolution. Tel est le sens, pour eux, de l’union de ces deux
perspectives, transformer le monde et changer la vie : la révolution socialiste n’a d’intérêt
que si elle est en même temps une lutte pour l’augmentation de la qualité passionnelle de
la vie.

2657
Dans ce texte, Dali décrivait, notamment, la mise en place d’un stratagème « sadien » visant à sodomiser une fillette de
onze ans dans une grange. Alors que le personnage parvient à ses fins, la jeune fille se transforme en la femme qu’il aime.
2658
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.549
2659
« Front populaire de la rue » (1935-1936), Œuvres complètes vol.1, op. cit., p.411
2660
Manifeste des chômeurs heureux (1996, 2006 pour la traduction française), op. cit., p.30
2661
O.PAZ, Point de convergence, du romantisme à l’avant-garde (1974), op. cit., p.98 : « Le mot désir ne figure pas dans le
vocabulaire de Marx. Une omission qui équivaut à une mutilation de l’homme. »
2662
R. VANEIGEM, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.159

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Sur ce terrain, tous ces poètes retrouvent et revalorisent certaines perspectives


passées héritées de Fourier. Le grand apport de ce dernier à la théorie socialiste n’est-il
2663
pas d’avoir voulu « diviniser les voluptés » , réhabiliter les passions et provoquer, à partir
de là, une hausse générale de la qualité de la vie ? Loin de toute forme de misérabilisme,
celui-ci n’explique-t-il pas que « le bonheur […] consiste à avoir beaucoup de passions et
2664
beaucoup de moyens de les satisfaire » ? Derrière les extravagances d’une imagination
2665
fantasque et, en quelque sorte, involontairement poétique , il définit une science nouvelle
2666
des passions visant à en déterminer les différentes catégories , les motifs ainsi que les
moyens de les exploiter et de les harmoniser. Sa thèse centrale, comme la résume pour
nous Paul Ricœur, est que « les passions sont des vertus et que la civilisation en a fait
2667
des vices » . Selon lui, si les passions sont aujourd’hui telles qu’elles sont et qu’elles
paraissent vicieuses dans nos sociétés, ce n’est pas elles, en tant que telles, qu’il faut
blâmer mais la société qui les restreint et les dénature. Comme il l’affirme, « ce qu’il y a
de vicieux, c’est la civilisation, qui ne se prête pas au développement ni à l’emploi des
2668
caractères donnés par Dieu » . En d’autres termes, ce n’est pas les passions qu’il faut
réprimer et adapter à la société présente mais l’inverse. Tel est donc le point de départ de sa
réflexion politique : il faut créer une société nouvelle qui permette à l’homme de libérer et de
satisfaire ses désirs et ses passions. Il ne s’agit pas de changer les passions mais de leur
ouvrir de nouvelles perspectives où elles puissent s’épanouir, s’harmoniser et contribuer au
bien commun. Par exemple, sans changer la passion du gain et du plaisir, ne pourrait-on
pas inventer un nouvel ordre social qui, au lieu d’en faire un motif de compétition, trouve un
moyen de satisfaire ces passions à travers un système d’associations et de collectivisation ?
De même, plutôt que de réprimer le désir de gloire ne pourrait-on pas en faire un principe
2669
d’émulation et donc de progrès collectif ? Breton, en 1946, ne dit pas autre chose :
partant du principe que toutes les passions sont bonnes, il démontre qu’ « il n’appartient pas
à l’homme de changer leur nature ou leur but mais bien de modifier leur marche ou essor
2670
en fonction de l’équilibre général » . S’il va de soi que surréalistes et situationnistes ne
pouvaient que critiquer la religiosité de Fourier ou bien son esprit de système, du moment
2671
qu’il prétend régler le réel selon des principes mathématiques abstraits , ils trouvent là
une référence majeure. Les éloges pleuvent à son compte. Tandis que Benjamin vante

2663
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808), op. cit., p.186
2664
ibid., p.124
2665
Toute sa pensée ne s’appuie-t-elle pas sur les ressorts de l’analogie ?
2666
Fourier en distingue douze : les cinq appétits des sens, l’amitié, l’amour, la famille, l’ambition, le désir de luxe, le désir des
groupes et les désirs des séries (ces trois dernières constituant les « passions raffinantes »).
2667
L’Idéologie et l’utopie, op. cit., p.400
2668
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808), op. cit., p.113
2669
Pour être tout à fait honnête, Trotsky développe, lui aussi, un point de vue similaire. Il explique comment, dans la société
socialiste, l’esprit d’émulation sera déplacé de la concurrence du marché « sur le plan de la lutte pour des opinions, des projets, des
goûts » (Littérature et révolution, op. cit., p.263)
2670
Entretiens, op. cit., p.252
2671
Voilà qui amène Fourier à préconiser, par exemple, sans sourciller, des déplacements massifs de population afin que
chaque canton puisse être équilibré et fonctionner correctement tout en concluant qu’ « il faudra donc que la population se limite
approximativement aux populations indiquées par la théorie »… (Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, op.
cit., p.164)

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2ème partie : Poésie et Révolution

2672
les « fantastiques imaginations d’un Fourier » , Vaneigem ou Breton ne cessent de se
référer à ses ouvrages. Pour le poète surréaliste, Fourier est ce « grand sociologue […],
2673
plus révolutionnaire que tous les autres pour avoir voulu refaire l’entendement humain » .
Dans l’Ode qu’il lui consacre, il exalte sa figure : « toi Fourier/Toi debout parmi les grands
2674
visionnaires » , le tout avant de conclure, dans ses Entretiens : « Fourier est immense
et je n’ai pas de plus grande ambition que de lui faire remonter le courant d’oubli qu’il
2675
traverse et qui suffirait à nous renseigner sur la perte de connaissance de ce temps » .
Ceci explique, sans doute, que sa statue ait pu refleurir tous les jours, en 1937, comme le
2676
rappelle Breton , ou que le 10 mars 1969 les situationnistes participent au retour de la
2677
statue de Charles Fourier à Paris (avant que les autorités ne l’enlèvent à nouveau, dès
le 12 du même mois). L’enjeu autour d’une telle pensée est de taille. Breton explique que
« Fourier opère ici la jonction cardinale entre les préoccupations qui n’ont cessé d’animer
ème
la poésie et l’art depuis le début du XIX siècle et les plans de réorganisation sociale
2678
qui risquent fort de rester larvaires s’ils persistent à ne pas en tenir compte » . Le propos
ne saurait être plus clair : la référence à Fourier permet de concilier les perspectives du
socialisme avec celles du « changer la vie » rimbaldien. La révolution, à partir de lui, ne se
limite plus à de simples enjeux économico-politiques : elle doit instaurer, tout ensemble, un
nouvel ordre amoureux, de nouveaux comportements ludiques et une qualité passionnelle
de l’existence quotidienne inédite.
Dans cette perspective, à l’opposé de tout discours misérabiliste, le socialisme peut
aller de paire avec la généralisation de l’hédonisme et du luxe. Asger Jorn défend ainsi,
au milieu des années 1950, une forme d’éthique du luxe. Bataille, Breton et quelques
autres préviennent, dans la déclaration initiale du groupe « Contre-Attaque » en 1935,
2679
n’être « animés d’aucune hostilité d’ascète contre le bien-être des bourgeois » . Voilà
qui avait de quoi scandaliser le PCF… Pourtant, quoi de plus logique, d’un point de vue
révolutionnaire ? Faut-il lutter contre le système d’exploitation bourgeois pour ramener tout
le monde à une égalité miséreuse ou bien pour tenter de généraliser le bien-être dont
seuls les nantis peuvent jouir pour l’instant ? Vaneigem pousse la provocation encore plus
loin : puisque ce « bien-être des bourgeois » est encore peu de choses à ses yeux (du
fait, notamment, de leur travail), ce n’est pas avec lui qu’il faut concilier le socialisme mais
avec l’art de vivre aristocratique. Il vante la figure de Sade à ce titre : « Marquis et sans-
culotte, DAF de Sade unit la parfaite logique hédoniste du grand seigneur méchant homme
et la volonté révolutionnaire de jouir sans limite d’une subjectivité enfin dégagée du cadre
2680
hiérarchique » . Debord vante, lui, l’apport de la Préciosité. Bien sûr, il est inutile de
préciser combien le système d’exploitation, dont le luxe aristocratique était bénéficiaire, est
odieux aux yeux de tous ces poètes et activistes. Il est question, ici, d’un « dépassement
2672
« Sur le concept d’histoire », Œuvres vol.3, op. cit., p.436
2673
« Trait d’union » (1952), Perspective cavalière, op. cit., p.12
2674
« Ode à Charles Fourier », Signe ascendant, op. cit., p.102
2675
Entretiens, op. cit., p.252-253
2676
Il évoque la scène dans son « Ode à Charles Fourier »
2677
L’épisode est raconté, entre autres, par C. Bourseiller, dans Vie et mort de Guy Debord (1931-1994)
2678
Entretiens, op. cit., p.253
2679
G. Bataille, Œuvres complètes vol.1, op. cit., p.381
2680
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.267

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2681
aristocratique de l’aristocratie » , selon l’expression de Vaneigem. En d’autres termes, il
s’agit de transposer l’art de vivre aristocratique dans le cadre d’une société socialiste et,
avec lui, son art de la fête, de la conversation, de l’agencement du milieu et donc de la
construction de situations. Avec l’aristocratie, tous ces poètes retrouvent encore, contre les
principes de la société bourgeoise, une philosophie de la dépense et un affinement libre des
passions ayant pour corollaire une haine du travail et de la trivialité qui va avec.

L’Au-delà du travail et la qualité passionnelle de la vie :


Avec le rejet du misérabilisme ou de l’austérité qui ont souvent cours dans les milieux
socialistes, tous ces poètes critiquent, en effet, le culte du travail encore en vogue chez la
ème
plupart des théoriciens socialistes du XIX siècle. Marx avait bien démontré, dans ses
jeunes années, combien le travail a perdu, pour le travailleurs, « toute apparence d’une
2682
mise en œuvre de soi-même, et ne maintient leur vie qu’en l’appauvrissant » . A cette
2683
époque, il appelait encore à « abolir le travail » . Pourtant, de quoi parlait-il ? De tout
travail salarié en général ou bien seulement du travail en terres capitalistes ? L’ambiguïté
est vite levée avec ses héritiers : leur critique ne porte plus que sur les conditions présentes
du travail, étant admis, une bonne fois pour toutes, que le travail, en phase de révolution ou
dans la société socialiste à venir, demeurerait une nécessité et même une valeur essentielle.
ème
Lafargue rappelle combien les révoltes ouvrières du XIX siècle se font au nom du droit
2684
au travail – ce qui se comprend aisément dans la mesure où la préoccupation première
des ouvriers reste l’obtention d’un salaire afin de pouvoir se loger et se nourrir... Il s’insurge
de l’étonnante morale du travail, inséparable des perspectives du progrès, qui persiste dans
le programme communiste lui-même, concluant avec désarroi que le prolétariat, c’est-à-
dire la classe qui devrait émanciper l’humanité du travail servile, « s’est laissé pervertir par
2685
la drogue du travail » . Bakounine ne reprend-il pas, lui-même, l’idée d’une étonnante
moralisation par le travail, lui qui écrit des paysans qu’ « ils vivent du travail de leurs bras et
sont moralisés par ce travail, qui nourrit en eux une haine instinctive contre tous les fainéants
2686
privilégiés de l’Etat » ? Ce faisant, ne rejoint-il pas tristement le discours que tenait un jour
un archevêque de Dijon, lui qui affirmait que « l’habitude du travail est le garant des mœurs »
2687
et qu’ « on ne devient immoral que lorsqu’on est désoccupé » ? La chose est encore plus
ème
claire au XX siècle. Il va de soi que « le droit à la paresse » n’a pas sa place en URSS,
comme dans tous les autres pays influencés par le Parti Communiste, là où la planification
industrielle et l’effort de production impliquent, au contraire, un éloge du travail ainsi que sa
propagande active à travers la figure du stakhanovisme. N’est-ce pas précisément ce point

2681
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.272
2682
L’Idéologie allemande (1846), op. cit., p.95
2683
ibid., p.88
2684
Breton regrette la même chose, en 1925 : « les ouvriers, excédés à bon droit du sort inférieur qui leur est fait, se fondent
généralement pour affirmer leur droit de vivre sur le principe même de leur esclavage », c’est-à-dire le travail (« La Dernière grève »,
La Révolution surréaliste n°2, 15 janvier 1925, p.1)
2685
Le Droit à la paresse, op. cit., p.14
2686
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.175
2687
Cité par Y.-M. Bercé, Fête et révolte, op. cit., p.155

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2ème partie : Poésie et Révolution

2688
que les surréalistes reprochent d’abord aux communistes, en 1925 notamment , eux qui
critiquent alors, « sous le grand soleil des marteaux et des faucilles, […] un régime médiocre
2689
s’appuyant, comme le régime capitaliste, sur l’ordre facile et répugnant du travail » ?
La question crée une ligne de fracture décisive au sein du socialisme, avec celle du
désir à laquelle elle est liée. Pour tous ces poètes et activistes, la disparition et la critique
du travail sont un enjeu essentiel. Dans l’héritage cette fois-ci de Lafargue, ils s’opposent
à la religion du travail. Du Droit à la paresse de ce dernier, publié en 1880, ils reprennent
l’essentiel du propos et font leur la critique suivante de ce « dogme désastreux » :
« Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la
civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles
et sociales qui, depuis des siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est
l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement
2690
des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. »
Selon l’exergue du second numéro de La Révolution surréaliste, ils déclarent la « guerre au
travail ». Ils estiment, comme Ribemont-Dessaignes, que « le malheur des hommes n’est
pas [seulement] dans leur esclavage vis-à-vis d’un groupe d’hommes, mais sous le poids
2691
épouvantable du travail » . Celui-ci n’est-il pas le contraire de la fête, du jeu, du libre
exercice de sa créativité et de sa fantaisie ou encore du libre emploi de son temps ? En
d’autres termes, n’est-il pas le contraire de cette « vraie » vie à laquelle aspirent tous ces
poètes ? C’est ainsi qu’ils envisagent la question. Comme Lafargue, ils considèrent que là
2692
où commence le travail cesse « tout ce qui fait la vie belle et digne d’être vécue » . Les
situationnistes n’ont-ils pas formulé, à ce sujet, l’implacable équation suivante : « perdre sa
vie à gagner sa survie », chacun monnayant contre son temps de vie de quoi lui permettre
de manger, de dormir et de s’offrir, de temps à autre, quelques petites compensations lors
de loisirs ou de vacances ? Il y a là, pour eux, quelque chose d’absurde et de pathétique :
« On ne dira jamais assez aux travailleurs exploités qu’il s’agit de leurs vies irremplaçables
où tout pourrait être fait ; qu’il s’agit de leurs plus belles années qui passent, sans aucune
2693
joie valable, sans même avoir pris des armes » . Il y a dans le travail accepté un choix
de vie qu’ils ne peuvent comprendre. En 1996, les « Chômeurs heureux » s’interrogent
encore : « Qui, aujourd’hui, voudrait vivre comme un cadre sup stressé, qui aurait envie
de se bourrer le crâne de ses rangées de chiffres sans esprit, de baiser ses secrétaires
2694
blondasses, de boire son bordeaux falsifié, de crever de son infarctus ? » . Le travail
n’est-il pas consubstantiel à ce mode de vie bourgeois qu’ils détestent tant, l’aristocratie
2695
ayant au moins cet avantage d’avoir déprécié sa contrainte ? Ne s’oppose-t-il pas à la
2688
Avant leur rapprochement avec le PCF, bien entendu, ce dernier rendant évidemment plus difficile ce genre de critique ouverte…
2689
« Manifestation Philosophies du 18 mai 1925 », La Révolution surréaliste n°4, 15 juillet 1925, p.32
2690
Le Droit à la paresse, op. cit., p.11
2691
Dada (1915-1929), op. cit., p.324
2692
P. LAFARGUE, Le Droit à la paresse, op. cit., p.22 : « Introduisez le travail de fabrique, et adieu joie, santé, liberté ; adieu tout
ce qui fait la vie belle et digne d’être vécue. »
2693
« Le Minimum de la vie », Potlatch n°4, 13 juillet 1954, op. cit., p.29
2694
Manifeste des chômeurs heureux, op. cit., p.47-48
2695
Il faut rappeler que la bourgeoisie est la première classe, dans l’Histoire, à avoir imposé le travail comme valeur tandis que,
jusque là, toutes les classes dirigeantes s’en étaient déchargées avec mépris sur les classes inférieures. Vaneigem explique, à ce titre,
que « le mépris aristocratique du travail reflétait le mépris du maître pour les classes dominées ; le travail était l’expiation à laquelle

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

dynamique de nos désirs et de nos passions ? Ne vient-il pas nous arracher aux libertés de
notre enfance ? N’est-il pas, enfin, cette « rive de la vie courante » contre laquelle « la barque
de l’amour » viendrait se briser, pour paraphraser la célèbre formule de Maïakovski, l’amour
et le travail nous engageant simultanément sur des chemins opposés ? Pour Vaneigem, cela
2696
ne fait aucun doute : « Travail. Le mot a des relents de mise à mort et de lente agonie » .
Pour en finir avec ce règne, tous ces poètes et activistes n’ont qu’un seul mot à la
bouche : l’automation, ou la mécanisation des tâches de production. Un tel rêve remonte,
une fois de plus, jusqu’à Lafargue, lui qui, dès 1880, s’enthousiasmait : « la machine
est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des sordidae actes et du
2697
travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et de la liberté » . Il traverse toutes
ème
les avant-gardes poétiques du XX siècle. On le retrouve en 1919, à Berlin, sous la
plume des dadaïstes Hausmann, Huelsenbeck et Golyscheff qui préconisent « l’introduction
2698
du chômage par la mécanisation progressive dans tous les domaines d’activité » .
Péret s’enthousiasme à propos des progrès de l’automation : « Si cela se généralise
– et, à la longue, il faut que cela soit –, ce sera une nouvelle révolution industrielle,
comparable à celle du début du siècle passé, mais aux conséquences beaucoup plus
2699
importantes » . Les situationnistes, enfin, s’intéressent longuement à cette question.
Pour Constant, l’automation permettrait « la disparition de l’homme en tant que facteur de
2700 2701
production » . Elle annoncerait une libération sans précédent de l’humanité : libération
de temps, d’énergie et de créativité. Sur ce point, comme sur bien d’autres, la réalité
semble bien en retard sur ses possibles. Comme le suggère le manifeste des « Chômeurs
heureux », le travail n’aurait-il plus, aujourd’hui, d’autre fonction que de maintenir l’ordre
social en occupant les travailleurs, tant et si bien que l’on serait confronté à l’absurdité
suivante : « Jadis, il fallait des travailleurs parce qu’il y avait du travail, aujourd’hui, il faut
du travail parce qu’il y a des travailleurs et nul ne sait qu’en faire, parce que les machines
2702
travaillent plus vite, mieux et pour moins cher » ? Cependant, l’automation peut-elle
réellement permettre, une disparition totale du travail ? Si, dans le domaine de la production
industrielle, les ouvriers sont déjà largement suppléés ou remplacés par des machines et
si l’on peut raisonnablement envisager, dans ce domaine, de remplacer le travail humain
par l’automation, dans d’autres domaines, comme la médecine, la science, l’enseignement
et quelques autres, il semble non seulement impossible mais aussi non souhaitable de le
faire. De même, ne faudra-t-il pas toujours des hommes pour inventer, régler ou contrôler
les machines ? Cela, tous ces poètes et activistes en sont bien conscients. Même si ce
les condamnait de toute éternité le décret divin qui les avait voulues, pour d’impénétrables raisons, inférieures » (Traité de savoir-
vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.69)
2696
Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, op. cit., p.71
2697
Le Droit à la paresse, op. cit., p.59
2698
« Qu’est-ce que le dadaïsme et que veut-il en Allemagne ? », dans R. Hausmann, Courrier Dada, op. cit., p.149
2699
« Correspondance », Œuvres complètes vol.7, op. cit., p.449
2700
« Chant du travail » (1966), New Babylon, op. cit., p.143
2701
Plusieurs citations insistent sur ce point : « Avec l’automation, il n’y aura plus de travail, dans le sens courant du terme, et
il n’y aura plus de repos, mais un temps libre pour de libres énergies anti-économiques » (G. Pinot-Gallizio, « Discours sur la peinture
industrielle et sur un art unitaire applicable », Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.33) ; ou encore : « L’automatisation
de la production et la socialisation des biens vitaux réduiront de plus en plus le travail comme nécessité extérieure, et donneront enfin
la liberté complète à l’individu » (« Manifeste », Internationale situationniste n°4, juin 1960, p.36).
2702
Manifeste des chômeurs heureux, op. cit., p.33

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doit être à contre-cœur, ils n’envisagent pas réellement une entière disparition du travail
mais sa réduction. Le modèle, sur ce point, est encore défini par Lafargue – ce qui, d’une
certaine manière, pose problème, dans la mesure où ses réflexions, aussi brillantes soient-
elles, datent de 1880… Dans Le Droit à la paresse, il propose de réduire la part quotidienne
de travail à seulement trois heures et de « fainéanter et bombancer le reste de la journée
2703
et de la nuit » . Pour parvenir à ce résultat, une fois les hommes détachés des tâches
industrielles, il propose de partager rigoureusement la part nécessairement restante de
travail entre tous les individus, tout en rappelant la nécessité préalable d’une socialisation
des moyens de production et l’instauration d’un fonctionnement socialiste de la société. Plus
d’un siècle plus tard, c’est ce même système que propose Vaneigem, à travers l’organisation
de sa cité utopique de Oarystis, sauf qu’il réduit cette fois-ci le travail de chacun à trois
heures par semaine, et non plus par jour. C’est ce qu’il explique ici : « presque tous les
citoyens et citoyennes consacrent environ trois heures par semaine aux tâches requises par
le bon fonctionnement de la cité et de ses innombrables services publics », chaque emploi
faisant « l’objet d’un engagement auquel les citoyens souscrivent individuellement lors des
2704
assemblées de quartier » .
Bien sûr, on retrouve ici la question préalablement définie de l’emploi des loisirs et
donc de tout ce temps libre dégagé. Quel sens aurait une telle critique du travail si ne
travailler plus que quelques heures par semaine ou par jour signifiait s’ennuyer mortellement
le reste du temps ? Comme nous l’avons déjà dit, pour tous ces poètes, le temps ainsi
dégagé serait principalement réinvesti dans l’activité politique régulière, que requiert le
bon fonctionnement d’une démocratie directe, et dans un ensemble d’activités créatives et
ludiques dont les situations sont un des meilleurs exemples. Pour cela, bien entendu, ils
s’inspirent de leur propre vie. Leur propre refus généralisé du travail ne fut-il pas, pour eux, le
préalable nécessaire à une vie aventureuse ? Leur haine du travail n’est pas, dans leur cas,
une simple pose. Rimbaud donne le coup d’envoi : « J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres
et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. – Quel siècle
2705
à mains ! – Je n’aurais jamais ma main. » . Plus tard, les surréalistes se refusent aussi
à toute forme de travail, Breton en tête, s’enfermant, de fait, « dans un monde de pauvreté
où n’étaient permises que des opérations commerciales épisodiques sur des œuvres d’art
2706
admirées et le produit de l’édition de ses propres œuvres » . Plus tard, Debord met lui
aussi un point d’honneur à ne jamais s’abaisser aux contraintes du travail, justifiant ainsi
sa position :
« Je n’avais certes pas prétendu embellir cette attitude par quelque justification
éthique. Je voulais tout simplement faire ce que j’aimais le mieux. En fait, j’ai
cherché à connaître, durant ma vie, bon nombre de situations poétiques, et aussi
2707
la satisfaction de quelques-uns de mes vices, annexes, mais importants. »
Dans ce cas comme dans celui de Breton, ce choix entraîne une marginalisation sociale
2708
et une certaine pauvreté, plus ou moins contenue par un système d’entraides voire de
2703
Le Droit à la paresse, op. cit., p.28
2704
Voyage à Oarystis, op. cit., p.164
2705
« Une Saison en enfer », Œuvres complètes, op. cit., p.94
2706
A. THIRION, Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.174
2707
Cette mauvaise réputation…(1993), op. cit., p.20
2708
Debord fut souvent financé par ses deux femmes successives M. Bernstein et A. Becker-Ho, ainsi que par son ami A. Jorn,
comme le rapporte C. Bourseiller

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2709
mécénat . L’essentiel est ailleurs : dans la liberté que l’absence de travail autorise. Il s’agit
avant tout d’un vaste mouvement de ré-appropriation de son existence et d’une reconquête
du temps permettant, selon les « Chômeurs heureux », « la possibilité de mener une vie
2710
pleine de sens, de joie et de raison » . L’augmentation de la qualité passionnelle de la vie
est à ce prix. Le « droit à la paresse » est indissociable de la promesse d’une vie nouvelle.
C’est lui que défend Lafargue, lui qui s’enthousiasmait : « Ô paresse, prends pitié de notre
longue misère ! Ô paresse, mère des arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses
2711
humaines ! » .
ème
Telle est donc la particularité de ce socialisme du XX siècle : la transformation
communiste de l’organisation de la production et du pouvoir politique ne constitue pas, par
elle-même, sa fin ultime. Elle ne représente qu’une étape vers un changement supérieur que
tous ces poètes résument sous l’expression d’une « révolution de l’existence quotidienne ».
Le tout peut paraître anecdotique, en particulier du point de vue des sceptiques et des
opposants, mais une telle évolution du propos assigne non seulement de nouvelles
perspectives à la révolution mais aussi de nouvelles formes d’action. Identifier les fins de la
politique avec celles de la poésie, c’est à la fois transformer les contenus et les modalités
de la révolution socialiste, sous les formes que nous avons étudiées d’une expérimentation-
vie, du devenir-révolutionnaire et de la libre construction de l’existence quotidienne. De ce
point de vue, si l’on doit chercher un modèle à ce nouveau socialisme, et si ce n’est plus
du côté de 1789 ou de 1917, n’est-ce pas du côté de mai 1968 qu’il faut se tourner ? Les
évènements qui ont lieu à cette époque ne nous offrent-ils pas l’exemple d’une « révolution
au service de la poésie » ?

8) Mai 1968, révolution poétique manquée


Une Révolution d’un genre nouveau :
Les évènements de mai 1968 en France furent, selon les mots des situationnistes, « le plus
2712
grand moment révolutionnaire qu’ait connu la France depuis la Commune de Paris » .
C’est ainsi qu’ils décrivent tout ce qui s’est passé durant cette période :
« La plus grande grève générale qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays
industriel avancé, et la première grève générale sauvage de l’histoire ; les
occupations révolutionnaires et les ébauches de démocratie directe ; la
vérification de toute la théorie révolutionnaire de notre temps, et même ça et
là le début de sa réalisation partielle […] – voilà ce que fut essentiellement le
2713
mouvement français de mai 1968, voilà déjà sa victoire. »
Quelle que soit la part de subjectivité inhérente à ce genre de description, c’est suffisamment
dire toute l’importance des évènements révolutionnaires qui se sont déroulés à cette
époque. Sans revenir sur la chronologie de ce printemps 1968 et sur l’étude détaillée de
son développement, nous voudrions démontrer ici combien mai 1968 fut une révolution d’un
2709
On pense, bien sûr, à M. Doucet, dans un cas, et à G. Lebovici, dans le second.
2710
Manifeste des chômeurs heureux, op. cit., p.40
2711
Le Droit à la paresse, op. cit., p.54
2712
« Le Commencement d’une époque », Internationale situationniste n°12, septembre 1969, p.3
2713
« Le Commencement d’une époque », Internationale situationniste n°12, septembre 1969, p.3

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2ème partie : Poésie et Révolution

genre nouveau (dont le seul véritable précédent pourrait, effectivement, être la Commune)
ème
et combien son programme fut, non pas celui du socialisme du XIX , mais celui de ce
ème
socialisme du XX siècle que nous venons de définir. Tout en continuant de se référer aux
ème
perspectives libertaires du socialisme du XIX siècle, cette révolution ne porte-t-elle pas
les marques des principales modifications apportées par les situationnistes notamment : le
discrédit des grands partis idéologiques de gauche et le refus du militantisme traditionnel, le
renouveau et l’élargissement des catégories révolutionnaires ou la défense de l’autogestion
généralisée à tous les aspects de la vie ? A côté de revendications plus « traditionnelles »,
la contestation n’a-t-elle pas été menée au nom d’une critique de la vie quotidienne ?
La première originalité de mai 1968 tient à son autodétermination en quelque sorte
sauvage. Contrairement à tout ce qui s’est passé en URSS, à Cuba ou en Chine, par
exemple, aucun parti révolutionnaire organisé ou même aucun corps idéologique pré-
constitué ne sont à l’origine des évènements. A ce titre, on parle toujours de la surprise
qu’a provoquée mai 1968. Bien sûr, si l’on s’intéresse d’un peu plus près à certains
évènements des années 1960, on pouvait déjà observer une montée de la contestation dans
les milieux ouvriers ou à travers certaines crises étudiantes majeures, comme à Strasbourg
en 1966 ou à Nantes en 1967. On rappelle aussi que l’agitation du groupe des Enragés ou
d’autres contestataires comme Daniel Cohn-Bendit sur le campus de Nanterre commence
dès le mois de janvier 1968 et que, dès cette époque, les mots d’ordre qui émergent
vont bien au-delà de simples revendications sur la mixité des dortoirs ou l’organisation du
milieu universitaire. Les situationnistes soulignent combien, eux, n’ont pas été surpris par
l’explosion de mai 1968 qu’ils avaient, au contraire, largement prévue. Il n’en reste pas
moins, cependant, que personne ou presque, à leur exception, n’avait anticipé que ces
évènements allaient déboucher sur un mouvement révolutionnaire d’une telle ampleur. Tous
les grands syndicats (CGT, etc.) ou partis de gauche (à commencer par le PCF) ont été
débordés et pris au dépourvu. Ceci s’explique très certainement, selon nous, d’une part,
par l’absence de signature ou de porte-parole désigné (même si les medias se sont vite
emparés de figures comme Cohn-Bendit) et, d’autre part, parce que, d’une certaine manière,
le mouvement lui-même ne s’était pas prévu. Durant toute la durée des évènements, le
leitmotiv de l’autogestion, du pouvoir des conseils ouvriers et de la démocratie directe
trouve, ici, une réalité concrète. En mai 1968, la révolution s’est véritablement déclenchée
par le bas, en dehors du contrôle de tout groupe organisé qui en aurait déterminé à
l’avance la date, le programme et les perspectives. Une fois passée la première stupeur,
on sait, bien sûr, que, la plupart des syndicats et des partis révolutionnaires ont tenté de
récupérer le mouvement à leurs fins. La Sorbonne devint vite l’enjeu d’une lutte d’influences
entre différents partis ou groupuscules politiques. De même, dans les usines, la CGT,
dépossédée de l’initiative du mouvement, tente de noyauter les comités de grève, d’isoler
les ouvriers dans des revendications parcellaires et singulières, tient les portes des usines
et s’oppose à toute rencontre avec l’extérieur, notamment avec les étudiants. Loin des
aspirations révolutionnaires du mouvement, CGT et PCF essaient de le faire entrer dans
la voie de la réforme. Le tout ne marche guère, cependant, et les communistes y perdent
beaucoup en prestige. Ainsi, lorsque, dans la matinée du 27 mai, Séguy se présente aux
ouvriers de Renault-Billancourt pour leur exposer les accords conclus entre les syndicats,
le gouvernement et le patronat, il est hué par les grévistes. A la même période, un anonyme
2714
écrit sur un mur : « Camarades, lynchons Séguy ! » . Les attaques contre les syndicats
et les grands partis de gauche sont fréquentes. Telle affiche appelle par exemple à la
vigilance : « Attention ! le mouvement de grève spontané risque d’être stoppé par des
2714
Les Murs ont la parole (1968), anthologie d’inscriptions murales réalisée par J. Besançon, Tchou éditeur, Paris, 2007, p.187

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2715
réformes émanant des syndicats sclérosés et des partis politiques de gauche » ou bien
telle inscription met en garde contre « les syndicats [qui] rivalisent pour préserver l’exercice
d’un pouvoir de décision qui a toujours jusqu’ici désamorcé l’éveil révolutionnaire ». Quels
que soient les efforts réalisés par les syndicats et partis de gauche pour essayer d’influencer
et de diriger les évènements, qu’il s’agisse le prendre le contrôle des assemblées générales
à la Sorbonne, d’isoler les divers acteurs du mouvement, de contrôler les comités d’action
ou bien de lancer divers mots d’ordre à travers des affiches cette fois-ci signées, aucun
n’aura donc la légitimité et le soutien suffisant pour y parvenir.
Dans la mesure où le mouvement échappait à toute direction centrale et manquait de
tout programme pré-établi, il dut, en quelque sorte, s’inventer et déterminer ses orientations
au jour le jour, chacun ayant voix librement au débat et sur un strict plan d’égalité. Chacune
de ses décisions et orientations devaient nécessairement être débattues lors d’assemblées
et de conseils. Son mode de fonctionnement, sa communication ou sa « propagande » en
sont l’illustration directe. Le mouvement invente, en effet, avec les innombrables affiches ou
inscriptions murales, une nouvelle forme de participation et d’expression politique. L’espace
de quelques semaines, chacun se sentait libre de tracer sur les murs de sa ville, à l’aide d’un
crayon ou d’une bombe de peinture, à même la façade ou bien sur une affiche, quelques
inscriptions poétiques, slogans politiques inventés ou cités, ainsi que diverses prises de
2716
position propres au développement des évènements . Anonymes, ces affiches et ces
inscriptions ne se réclamaient et ne servaient – la plupart du temps – aucun groupe ou
parti en particulier. Elles constituaient un nouveau media révolutionnaire permettant de
contourner les lieux de prise de parole officiels. Hostile à toute forme de représentation
politique, à tout retour en douce de l’hétéronomie et, partant, à toute forme de porte-
parole, la révolution de mai 1968 défend et pratique une prise de parole spontanée, sans
intermédiaire, qui a pour corollaire la défense de son auto-détermination et de l’autogestion.
Il s’agit clairement, pour chacun, de s’affirmer l’unique maître de ses décisions et de son
devenir. C’est ce que mettent en exergue, dans un parfait renvoi du fond à la forme,
certaines inscriptions telles : « tout acte de soumission à la force qui m’est extérieure me
pourrit tout debout », « la révolution n’est pas seulement celle des comités mais avant
tout la vôtre », « le pouvoir sur ta vie, tu le tiens de toi-même » ou encore « ne me libère
pas je m’en charge ». C’est une des principales caractéristiques de mai 1968. En effet,
tandis qu’une révolution dirigée a besoin, pour s’étendre et trouver des appuis, de recourir
à une propagande « classique », la révolution spontanée et non-dirigée de mai – « ici,
on spontane », était-il écrit sur un mur de Censier – s’est accompagnée d’une prise de
parole individuelle, anonyme, elle-même spontanée, et d’un débat permanent, au jour le
jour, entre ses membres. Une révolution dirigée s’appuie sur un programme et des idées
débattues à l’avance. La discussion précède donc l’action et la propagande a pour but de
rallier le plus grand nombre aux termes d’un débat privé et antérieur. La communication est
signée, cohérente et unilatérale. A l’inverse, en 1968, le débat a lieu pendant la révolution
et ses perspectives s’inventent au quotidien, à « murs ouverts » si l’on peut dire (encore
qu’en l’occurrence il vaille mieux parler de murs couverts). Ainsi la communication au
travers des affiches et des inscriptions est individuelle (chacun participe librement au débat),
chaotique (elle ne traduit aucun corps d’idées cohérent et identifié) et dialogique (elle vise
2715
V. Gasquet, 500 Affiches de mai 68 (1978), éd. Aden, Bruxelles, 2007, p.26
2716
Si l’on se base sur le recueil d’inscriptions de Julien Besançon, au moins 575 inscriptions ont été écrites sur les seuls murs
de Paris, tandis que Vasco Gasquet compile lui pas moins de 500 affiches, ce qui représente, si l’on considère que le mouvement s’est
principalement développé du 3 mai au 16 juin, les chiffres moyens de 11 affiches et de 13 inscriptions nouvelles par jour sur la seule
ville de Paris, manifestations auxquelles il faut encore ajouter les nombreux comics détournés qui circulèrent durant les évènements !

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2ème partie : Poésie et Révolution

à provoquer une discussion, une réaction). Un tel media permet de prolonger le débat tenu
en assemblées sur les murs. Si, comme l’affirmait une inscription de l’escalier de Sciences
Po, « être libre en 1968, c’est participer », alors écrire sur les murs, c’est affirmer sa liberté
et participer au débat.
Avec le recul, un tel fonctionnement constitue à la fois la richesse et la limite du
mouvement. Il témoigne de sa difficulté à définir une perspective commune cohérente et
à conjuguer cette diversité de pensée, le refus radical de chacun d’obéir à toute directive
extérieure qu’il ne reconnaît pas sienne, avec une action cohérente et solidaire. C’est
ce difficile exercice que le mouvement a pourtant réussi à tenir pendant plus d’un mois.
C’est aussi ce qui a fini par le plomber, divisé, sans programme commun, confronté
à d’incessantes difficultés pour tenir les assemblées générales et faire respecter leurs
décisions, à la multiplication des comités autonomes et aux efforts des grands partis et
syndicats pour récupérer sa direction. La diversité et la liberté de pensée du mouvement,
que reflètent et traduisent les affiches et les inscriptions, fut sans doute le stimulant
permanent de sa créativité et de sa vie interne, mais elle causa aussi son essoufflement à
force de perpétuels appels à la remobilisation de chacun, de divisions et du manque, à la
longue insurmontable, d’une réelle conscience théorique.
Cette revendication d’autonomie, en s’étendant, dès l’origine, à la totalité des aspects
de l’existence quotidienne, a largement contribué, dans le même temps, à renouveler le
champ des revendications politiques traditionnelles. C’est là l’autre principale originalité que
laisse percevoir cette inscription de 1968 : « l’émancipation de l’homme sera totale ou ne
sera pas ». Il ne s’agissait pas seulement de transformer les structures sociales mais aussi,
plus profondément, de « changer la vie ». Toute la singularité et la force du mouvement
consiste à avoir su tenir ensemble et à identifier les appels à l’autogestion politique et la
critique de la vie quotidienne. La révolution vise le renversement de l’aliénation individuelle
et collective des individus dans ce que Debord a théorisé sous le terme de « société du
ème
spectacle ». A côté d’une rhétorique politique héritée du socialisme du XIX siècle, les
révolutionnaires du mois de mai revendiquent « l’éphémère », « l’impossible », une vie
qui soit à la hauteur de leurs désirs – revers d’une critique de la vie quotidienne aliénée
dans et par le spectacle. Ils s’appuient, de ce point de vue là, sur un nouveau terrain
de revendications et un nouveau langage révolutionnaire, éminemment poétique au sens
situationniste du terme. A côté d’une défense de l’autogestion et des conseils ouvriers, la
critique de la vie quotidienne et la poésie sont donc au cœur même du mouvement de
1968. Ses inscriptions invitent à changer « l’emploi de la vie », à libérer l’imaginaire et le
désir, à re-passionner l’existence quotidienne. La contestation ne se situe plus sur le seul
terrain des revendications ouvrières, qu’elles soient économiques ou politiques. C’est toute
une façon de vivre qu’elle conteste, celle qu’impose le spectacle ou qu’on a pu résumer
sous l’expression « métro, boulot, dodo ». Il s’agit de promouvoir, en même temps que
2717
l’instauration du socialisme, une « révolution culturelle contre une société de robots » ,
selon le slogan véhiculé par une affiche. Une autre affiche ne disait-elle pas encore : « vous
2718
êtes la guérilla contre la mort climatisée qu’on veut vous vendre sous le nom d’avenir » ?
Les revendications du mouvement investissent aussi le terrain des mœurs, incitant chacun,
2719
par exemple, à « invente[r] de nouvelles perversions sexuelles » . Elles n’hésitent pas à
se porter sur le terrain de l’urbanisme, telle cette affiche qui proclame « non aux bidonvilles,
2717
500 Affiches de mai, op. cit., p.21
2718
ibid., p.25
2719
Les Murs ont la parole, op. cit., p.37

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2720
non aux villes bidons » . Pour le dire d’une façon plus directe, elles projettent, ni plus ni
2721
moins, l’instauration d’un « état de bonheur permanent » .
Un tel élargissement des perspectives révolutionnaires peut sans doute s’expliquer par
l’évolution de la population révolutionnaire en mai 1968. Si le monde ouvrier est majoritaire
au sein du mouvement, celui-ci ne s’y limite plus. Le monde étudiant et, plus largement,
la jeunesse s’inscrivent à ses côtés. Est-ce pour cela que la question des mœurs et de
la qualité passionnelle de la vie est aussi omniprésente ? C’est vraisemblable. Il faudrait
faire attention pourtant, en disant cela, à ne pas donner « du grain à moudre » à tous ces
discours critiques qui tentent de scinder, d’un côté, un mouvement ouvrier responsable,
encadré par les syndicats et se contentant d’habituelles revendications salariales, et un
mouvement étudiant issu des classes moyennes perdu dans des revendications pseudo-
révolutionnaires et l’inconséquence de simples questions de coucheries ou de festivités
juvéniles. Toute l’histoire de mai 1968 n’est-elle pas marquée par d’innombrables appels
à l’unité des ouvriers et des étudiants ? Combien d’affiches proclament-elles : « solidarité
2722 2723
effective étudiants travailleurs » , « ouvriers paysans étudiants unité à la base » ou
2724
encore « front uni contre la répression » ? Est-ce que ce ne sont pas les seuls syndicats
qui ont empêché, à deux reprises, la réunion des étudiants venus de la Sorbonne et des
ouvriers de Renault-Billancourt ? Des ouvriers en grève ne se sont-ils pas rendus à la
2725
Sorbonne pour établir ce contact que voulait empêcher la CGT ? Combien y avait-il
d’ouvriers ou de jeunes chômeurs dans les émeutes de rues et derrière les barricades ?
Les ouvriers, eux-mêmes, ne se sont-ils pas opposés, à plusieurs reprises, à l’enfermement
de leurs revendications sur le seul terrain des salaires par les syndicats ou le PCF ? Le
ème
tout témoigne de l’élargissement, par tout ce courant socialiste du XX siècle, de la
critique révolutionnaire à une critique actualisée « des conditions d’existence inhérentes
au capitalisme surdéveloppé : la pseudo-abondance de la marchandise et la réduction
2726
de la vie au spectacle, l’urbanisme répressif et l’idéologie » . A l’heure des « trente
glorieuses », de l’accès de toutes les « classes » à la consommation et aux loisirs, à l’heure
de l’émergence de cette société du spectacle, le champ des revendications révolutionnaires
ème
pouvait-il rester le même qu’au XIX siècle ? Les évènements de mai 1968 démontrent,
de toute évidence, le contraire. L’originalité de mai 1968 est d’avoir su combiner ensemble
ème
les références empruntées au socialisme du XIX siècle et celles héritées des avant-
ème
gardes poétiques du XX siècle, dadaïstes, surréalistes et situationnistes en tête.

Mai 1968, révolution surréaliste-situationniste ?:


Quoi d’étonnant, dès lors, que ces mêmes surréalistes et situationnistes aient perçu la
révolution de mai 1968 comme la leur ? Leur influence sur tout le développement du
2720
500 Affiches de mai, op. cit., p.162
2721
Les Murs ont la parole, op. cit., p.26 : « je décrète l’état de bonheur permanent »
2722
500 Affiches de mai, op. cit., p.150
2723
500 Affiches de mai, op. cit., p.151
2724
ibid., p.159
2725
C’est ce que certifient les situationnistes, présents sur place, dans leur témoignage Enragés et situationnistes dans le
mouvement des occupations
2726
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.17

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2ème partie : Poésie et Révolution

mouvement est prépondérante. Les diverses inscriptions murales qui fleurissent durant tout
le mois de mai en témoignent de façon exemplaire. On ne s’étonne pas, dans un tel contexte,
de lire, au hasard d’un mur, cette déclaration de Breton : « La Révolte et la Révolte seule
est créatrice de la lumière, et cette lumière ne peut emprunter que trois voies : la poésie,
2727
la liberté et l’amour » . En parcourant le recueil de Julien Besançon, on recense plus de
références aux surréalistes (une quinzaine à Paris, dont six pour le seul Breton) que pour
Mao, Lénine, Che Guevara et Marx réunis. A cela, il faut encore ajouter les références à
Dada ou à divers poètes comme Hölderlin, Baudelaire ou Shakespeare… Les citations des
2728
récents ouvrages de Debord ou Vaneigem (huit, en tout) ou les références, explicites
ou non, aux textes et aux thèmes développés par l’I.S. sont, elles aussi, omniprésentes.
Ceci n’a rien d’étonnant. Comme l’explique Pascal Dumontier, dans son ouvrage Les
Situationnistes et mai 68, durant toute la durée des évènements « nous retrouvons des
2729
groupes pro-situationnistes un peu partout » . Leur influence dans les milieux étudiants
est évidente. Elle est manifeste, bien avant mai 1968, dès le scandale de Strasbourg, en
1966. A cette époque, le groupe d’étudiants révolutionnaires, qui saisit l’occasion de prendre
2730
la tête de l’UNEF locale, s’inscrit dans le sillage direct et revendiqué de l’I.S. . C’est à cette
occasion, d’ailleurs, que le situationniste Khayati, dépêché sur place par ses camarades,
rédige la célèbre et si influente brochure De la misère en milieu étudiant…. Les conflits
qui éclatent quelques temps plus tard, dès novembre 1967, cette fois-ci à l’université de
Nantes, et culminant avec l’occupation du rectorat et les combats de rue qui s’en suivent,
sont, là aussi, menés par un certain nombre d’étudiants ouvertement influencés par les
situationnistes. Il en est de même, et de façon peut-être encore plus significative, lors des
troubles qui agitent l’université de Nanterre à partir de la fin de l’année 1967 et qui, on le sait,
2731
s’étendent jusqu’au déclenchement des évènements de mai 1968 . Parmi les étudiants
les plus radicaux, les fameux Enragés (René Riesel et Gérard Bigorgne, notamment) sont
très proches des idées des situationnistes et sont en contact avec eux. L’influence des
situationnistes ne s’arrête pas là, cependant. C’est ce que souligne Pascal Dumontier :
« L’influence des situationnistes sur le groupe anarchiste de Nanterre est
indéniable. D. Cohn-Bendit avoue ainsi que les textes situationnistes furent
importants pour l’horizon théorique du Mouvement du 22 mars, tandis que J.-P.
Duteuil ne cache pas non plus les relations que la LEA [Liaison des Etudiants
2732
Anarchistes] a pu entretenir avec le mouvement situationniste. »
Pour s’en convaincre, il suffit de relever les différents mots d’ordre tagués sur les murs de ces
universités ou qui jalonnent les tracts et affiches de l’époque. Les formules situationnistes
« Ne travaillez jamais », « Prenez vos désirs pour la réalité », « La Révolution est
à réinventer », « A bas la société spectaculaire-marchande » ou encore « L’ennui est
contre-révolutionnaire » sont autant de leitmotivs du mouvement. Avec le recul, Debord ne
2733
revendique-t-il pas la primauté de « la seule théorie de la redoutable révolte de mai » ?
2727
Les Murs ont la parole, op. cit., p.140
2728
Soit, respectivement, La Société du spectacle et Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, tous deux publiés
en 1967
2729
Les Situationnistes et mai 68 (1990), op. cit., p.147
2730
Pour plus de détails sur cet épisode, nous renvoyons à l’ouvrage de P. Dumontier, op. cit., p.80 à 97
2731
Là encore, pour plus d’informations sur tous ces épisodes, nous renvoyons au livre de P. Dumontier, pages 97 à 110
2732
Les Situationnistes et mai 68, op. cit., p.103
2733 ème
« Préface à la 4 édition de la Société du spectacle » (1979), Commentaires sur la société du spectacle, op. cit., p.130

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Les situationnistes ne sont-ils pas les seuls à avoir non seulement prévu mais souhaité
tout ce qui s’est passé ? A ce titre Pascal Dumontier s’interroge : « Mai 1968, révolution
2734
situationniste ? » . Il faut dire que le rôle joué par les situationnistes lors de ces
évènements va bien au-delà d’une simple question d’influence. Dès le début du mois de
mai, Debord en tête, ils participent aux combats de rues et à l’édification des premières
barricades, notamment lors des violents affrontements de la nuit du 10 au 11 mai. Le 13 mai,
ils sont présents pour le début de l’occupation de la Sorbonne. Le 14, ils forment le comité
Enragés-Internationale situationniste et Riesel est nommé au Comité d’Occupation de la
Sorbonne. Dans la confusion qui règne alors, les Enragés et les situationnistes constituent
la fraction la plus radicale du mouvement. Ils tentent leur chance dans la lutte d’influences
qui s’engage à partir de ce moment. L’I.S. croit un moment s’imposer, le 16 mai, lorsqu’elle
prend le contrôle de la radio et appelle à l’extension et à la radicalisation du mouvement.
Cependant, de tels mots d’ordre sont jugés trop « aventureux » par beaucoup et, le 17
mai, les groupes gauchistes reprennent le pouvoir contre l’I.S. et les empêchent de prendre
la parole lors de l’assemblée générale du soir. Cet échec, comme le souligne Dumontier,
marque l’échec des situationnistes auprès des étudiants de la Sorbonne. Ainsi désavoués,
ils quittent l’Université et se tournent vers le milieu ouvrier. Ils poursuivent leurs activités,
du 18 mai au 15 juin, au sein du CMDO (Comité pour le Maintien Des Occupations).
Quarante personnes y participent en permanence et parmi eux Debord, Khayati, Riesel et
Vaneigem. Leur objectif est de soutenir et d’encourager le développement et l’extension
des occupations ainsi que la formation de conseils ouvriers. Ils lancent, pour cela, toute
une série de tracts tirés à 150000 ou 200000 exemplaires et tentent d’assurer, par divers
moyens, la liaison avec les entreprises, les travailleurs isolés et les divers comités d’action
de Province. En parallèle, ils continuent de participer aux principaux moments de la lutte.
Debord et sa compagne Alice Becker-Ho sont actifs lors de la grande nuit d’émeutes du 24
mai qui voit flamber la Bourse. Objectivement, leur audience reste cependant limitée. L’I.S.
est toujours restée marginale au sein du mouvement. Partout ses idées ont été présentes
mais sans qu’il lui soit forcément fait référence. Mai 1968 n’a peut-être pas été la révolution
situationniste qu’ils espéraient mais elle fut, selon eux et à juste titre selon nous, « l’ébauche
2735
d’une révolution situationniste » . En même temps que le mouvement des occupations
a généralisé, pendant plus d’un mois, les principes de l’autogestion et de la démocratie
directe, le mouvement a profondément bouleversé la vie quotidienne de chacun. Avec le
recul, c’est cela qu’ils retiennent : en mai 1968, la « révolution de l’existence quotidienne »
et la poésie se sont imposées dans les actes et dans les discours. Tout au long de ce « beau
mois de mai », les perspectives révolutionnaires de l’autogestion se sont accompagnées
d’une hausse significative de la qualité passionnelle de la vie et la révolution fut vraiment
au service de la poésie.

Une Révolution au service de la poésie :


Pendant un mois, en effet, le projet de « changer la vie » fut dans toutes les bouches et
dans tous les actes. Derrière le « sérieux » de la révolution socialiste qui était en train de
se jouer, le mouvement des occupations fut aussi, selon l’expression des situationnistes,
2736
un formidable « déchaînement de l’activité ludique » . Bien sûr, n’importe quel grève ou
mouvement social d’importance crée une telle atmosphère festive. L’espace d’un instant,

2734
Les Situationnistes et mai 68, op. cit., p.114
2735
La Véritable scission dans l’Internationale, op. cit., p.19
2736
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.142

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2ème partie : Poésie et Révolution

2737
une sociabilité qui semblait s’être perdue se réinvente . On découvre une nouvelle façon
d’être ensemble dans l’euphorie et la convivialité de la lutte. Mai 1968 fut tout cela et un
peu plus encore. La mise en vacance du pouvoir politique, l’arrêt du temps de travail et
la ré-appropriation par chacun de son temps, de sa vie et de l’espace public ont permis,
selon les situationnistes, de dégager une « somme d’énergie créatrice galvaudée dans les
périodes de survie, dans les jours condamnés au rendement, au shopping, à la télé, à la
2738
passivité érigée en principe » . L’autogestion s’est accompagnée d’un développement
inédit de créativité dans les inscriptions, les chansons, les affiches, le langage et dans
2739
les gestes. A Nantes, un graffiti ne disait-il pas, tout simplement, « Créez » ? On peut
prendre pour témoin de l’atmosphère de l’époque la tonalité si particulière des slogans
véhiculés par le mouvement, ce qu’on a parfois appelé leur « lyrisme poétique ». Les
inscriptions murales traduisent le projet d’une émancipation totale, qu’il s’agisse de tuer
en soi une certaine propension : « un flic dort en chacun de nous, il faut le tuer », de
contester le règne de la logique : « Nous sommes rassurés. 2+2 ne font plus 4 », voire la
langue même : « Le langage étant le mode de relation sociale entre les individus qui s’est
formé sous la contrainte […] il n’est aucune raison pour ne pas le faire péter au niveau
2740
de la répression grammaticale » . Il s’agit de promouvoir la construction libre de la vie,
la création autonome de soi et de son monde et d’identifier projets politique et poétique
autour de ce concept central d’autonomie. Elles sont nombreuses ces formules qui semblent
sortir tout droit des meilleurs livres surréalistes ou situationnistes et qui appellent à une
« révolution de l’existence quotidienne »: « je décrète l’état de bonheur permanent », « il
faut systématiquement explorer le hasard », « jouissez ici et maintenant », « soyez réalistes
demandez l’impossible », « les réserves imposées au plaisir excite le plaisir de vivre sans
2741
réserve » ou « la poésie est dans la rue » .
Si elle n’avait rencontré aucun écho dans la pratique révolutionnaire, cette tonalité
poétique aurait pu représenter une des limites du mouvement et stigmatiser une certaine
2742
inertie contemplative, un idéalisme ou un « romantisme de l’action » . Ecrire sur un mur
2743
« l’imagination prend le pouvoir » , c’est toute la beauté et la singularité de mai 1968
mais, si on en reste à cette seule imagination, ce serait bien peu en termes pratiques.
Il faut voir quelques-uns de ces slogans – qui comptent parmi la plus grande poésie du
ème
XX siècle – tels que : « vivre sans temps mort, jouir sans entraves », « je jouis dans
2744
les pavés » ou « sous les pavés, la plage » , inscrits en gros, à la bombe de peinture
noire, en pleine rue, sur un mur ou un portail en bois au pied duquel traînent les traces de
récents affrontements, voitures brûlées, déchets, restes de barricades détruites, pour saisir
la pleine portée révolutionnaire de cette poésie qui s’étalait sur les murs en même temps
2737
Une inscription incitait ainsi : « parlez à vos voisins » (Les Murs ont la parole, op. cit., p.150)
2738
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.142
2739
Cité par P. Dumontier, Les Situationnistes et mai 68, op. cit., p.152
2740
Les Murs ont la parole, op. cit., p.77, 61 et 62
2741
Les Murs ont la parole, op. cit., p.26, 56, 58, 89, 66 et 173
2742
Une inscription murale d’alors déclarait : « Il n’y a pas de romantisme de l’Action. Il ne peut y avoir de clichés lyriques.
Sers-toi de ton cortex. Une analyse objective est nécessaire. Se situer, agir au niveau des faits. Une réforme logique comme belle
équation. Ça ne suffit pas. » (Les Murs ont la parole, op. cit., p.143)
2743
Les Murs ont la parole, op. cit., p.146
2744
ibid., p.155 (d’après l’une des phrases conclusives de De la misère en milieu étudiant…), 153 et 30

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

qu’elle se réalisait dans la rue. La poésie des inscriptions ne renvoie pas à la contemplation
esthétique mais à une praxis, à ce que les situationnistes appellent une poésie réalisée.
Les inscriptions appellent une poésie en actes qui serait l’exercice constant de la créativité
dans la vie quotidienne. La « révolution de l’existence quotidienne » ne fut pas un vain mot à
cette époque. L’espace de quelques semaines, « la vie quotidienne, soudain redécouverte,
2745
devenait le centre de toutes les conquêtes possibles » . Les mœurs se libéralisaient.
L’égalité homme-femme fit, à cette occasion, un grand pas en avant. La sexualité devint plus
libre. « Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la Révolution, plus je fais la Révolution,
plus j’ai envie de faire l’amour » signait un Enragé. Un autre exhortait ses camarades :
« inventez de nouvelles perversions sexuelles ». Le lien social et la communication se
2746
réinventaient dans cette « récréation permanente » . On commençait à modifier son
2747
décor. On rebaptisait les rues . Les zones de verdure furent « redistribuées et interdites
2748 2749
à la circulation rapide » . La beauté, dit-on, était désormais dans la rue . Tant d’autres
inscriptions soulignent encore la qualité passionnelle et l’atmosphère qui caractérisa mai
2750
1968 : « déjà 10 jours de bonheur » ou « dansons la gigue » . La quasi-totalité des
témoignages sur ces évènements insistent sur la qualité passionnelle exceptionnelle qui fut
celle du mouvement durant un mois. Les situationnistes décrivent ainsi la situation :
« Le temps capitalisé s’était arrêté. Sans train, sans métro, sans voiture, sans
travail, les grévistes rattrapaient le temps si tristement perdu dans les usines, sur
les routes, devant la télé. On flânait, on rêvait, on apprenait à vivre. Les désirs
2751
commençaient à devenir réalité. »
En vocabulaire situationniste, cela signifie que la poésie a commencé à se réaliser tout
au long de ce « mouvement général d’émancipation qui portait en lui la réalisation même
2752
de l’art » . Si la poésie est, comme l’a définie Raoul Vaneigem, « l’organisation de la
2753
spontanéité créative » , alors c’est en poètes que les révolutionnaires se sont affirmés
les créateurs de leur propre vie et de leur monde, et mai 1968 est cette expérience d’une
« poésie faite par tous » que Ducasse appelait de ses vœux.
Un tel propos, appliqué à mai 1968, n’est pas totalement nouveau et ce n’est pas la
première fois que situationnistes ou surréalistes associent l’image d’une révolution populaire
à celle de la poésie. Dans un article de 1944, Péret affirme ainsi que « la seule poésie du
ème
XVIII siècle qui, collective et grandiose, exalte l’univers, c’est la Révolution Française
qui, cependant, n’était armée intellectuellement que de la seule raison dont on avait fait
2754
sans s’en douter, et tout en rendant hommage à la poésie, l’ennemie de cette dernière » .
Pour les situationnistes, le modèle est plutôt à chercher du côté de la Commune, présentée
2745
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.136
2746
Les Murs ont la parole, op. cit., p.169, 37 et 127
2747
La rue Gay-Lussac devint rue du 11 mai
2748
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.147
2749
Selon le slogan d’une célèbre affiche de l’époque
2750
Les Murs ont la parole, op. cit., p.80 et 132
2751
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.136-138
2752
ibid., p.147
2753
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.257
2754
« La Pensée est une et indivisible », Œuvres complètes vol.7, op. cit., p.46

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2ème partie : Poésie et Révolution

ème 2755
comme « la plus grande fête du XIX siècle » . En toute logique, nul doute que, pour
ème
eux, mai 1968 ait été la plus grande fête du XX siècle, « l’apogée du grand jeu sur la vie
2756
quotidienne » selon l’expression de Vaneigem ? N’est-ce pas ce qu’ils sous-entendent,
un an plus tard, revenant sur ces évènements, lorsqu’ils expliquent que « le mouvement des
occupations était évidemment le refus du travail aliéné ; et donc la fête, le jeu, la présence
2757
réelle des hommes et du temps » ? Le groupe des Enragés de Montgeron déclarait,
lui, dans un de ses tracts, que « la fureur de vivre qui déferla sur le Quartier Latin a jailli
dans l’histoire comme une de ces prodigieuses bouffées de joie qui prennent à la gorge
un monde où la garantie de ne plus mourir de faim s’échange contre la certitude de mourir
2758 2759
d’ennui » . Un de ces « poètes de muraille » n’inscrivait-il pas « je joue » sur un mur ? Il
n’en manquait que très peu pour devenir, quelques jours plus tard, « je jouis dans les pavés
», sur un autre mur de Nanterre. En d’autres termes, mai 1968 apparaît comme l’une des
tentatives les plus cohérentes d’une forme de révolution au service de la poésie, comme
ème
la grande révolution de ce socialisme du XX siècle que nous avons défini, concrétisant
une majeure partie de leurs perspectives : réalisation de la poésie, autogestion, critique
de la vie quotidienne et, à partir de là, augmentation de la qualité passionnelle de la vie
sous l’égide du jeu, de la fête et de la créativité généralisée à tous les aspects de la vie.
Ce n’est pas le moindre des souvenirs que peut nous laisser, quarante années plus tard,
la révolution de mai.

Une Révolution manquée :


Quelle que soit la qualité poétique et politique de tout ce qui s’est déroulé à ce moment-
là, il faut cependant rappeler que la révolution a fini par échouer, ce au grand désespoir
des situationnistes et des surréalistes. La société bourgeoise capitaliste est vite repartie de
l’avant et, dès la mi-juin, il est évident que mai 1968 a échoué. L’I.S. aurait pu se contenter
de regretter sa chance manquée, capitaliser sa renommée toute nouvelle et venir grossir
le rang des anciens combattants désormais résignés. Il n’en est rien. L’exaltation de la
qualité passionnelle du mouvement laisse place à l’analyse critique de ses erreurs et de ses
insuffisances. Que mai 1968 ait constitué « l’ébauche d’une révolution situationniste », c’est
l’un des ses principaux mérites mais c’est aussi sa faiblesse : il n’en a justement été que
l’ébauche, « et en tant que pratique d’une révolution, et en tant que conscience situationniste
2760
de l’histoire » . Au premier rang de leur critique, il y a le monde étudiant et le rapide
enlisement de l’occupation de la Sorbonne. Les situationnistes dénoncent le manque de
cohérence révolutionnaire du mouvement. Dès le 14 mai, ils expliquent, certes, que seule
une minorité d’étudiants cantonne ses perspectives à une simple réforme de l’Université et
que la majorité entend poursuivre la lutte jusqu’à la chute au moins du gaullisme, si ce n’est
du capitalisme. Ils regrettent, cependant, que la plupart n’étendent pas leurs objectifs jusqu’à
l’abolition des classes, du salariat et du spectacle. Ils observent aussi, avec un certain
mépris, l’arrivée en force, dès les premiers jours, des différents partis gauchistes maoïstes,
2755
DEBORD, KOTANYI, VANEIGEM, « Sur la Commune » (1962), Internationale situationniste n°12, septembre 1969, p.109
2756
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.258
2757
« Le Commencement d’une époque », Internationale situationniste n°12, semptembre 1969, p.4
2758
« Le Crachat sur l’offrande ! », Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.314
2759
L’expression est empruntée aux situationnistes, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit.,
p.142
2760
DEBORD, La Véritable scission dans l’internationale, op. cit., p.19

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

trotskystes ou léninistes. Leur retrait de la Sorbonne, le 17 mai, justifié, officiellement, par le


constat d’un effondrement de la démocratie directe au sein des assemblées sous la poussée
de ces divers groupuscules et sans doute motivé, officieusement, par leur impuissance à
rallier le mouvement à leurs vues, marque pour eux la fin de la croyance en une révolution
étudiante. Ceci, somme toute, n’a rien d’une réelle déception. Dès 1966, dans De la misère
en milieu étudiant…, les situationnistes n’affirmaient-ils pas que « l’étudiant est un produit
de la société moderne, au même titre que Godard et le Coca-Cola » et que « son extrême
2761
aliénation ne peut être contestée que par la contestation de la société tout entière » ?
Le tout surprend dans la mesure où l’I.S. trouve paradoxalement son public le plus attentif
et le plus réceptif parmi ces mêmes étudiants… Pascal Dumontier explique même que
« tout aussi radicale et nouvelle qu’elle puisse être, la théorie situationniste en mai 68 sort
2762
difficilement du ghetto étudiant où elle s’est implantée » . Ils tentent pourtant cette sortie,
nécessaire selon eux, à partir du 18 mai et créent le CMDO, résolument tourné vers le
monde ouvrier. A partir de cette date, ils affirment que « le mois de mai ne fut pas un
2763
mouvement d’étudiants. Ce fut un mouvement révolutionnaire prolétarien » . Ils vont plus
loin encore : « les étudiants, comme couche sociale en crise, n’ont rien été d’autre, en mai
2764
1968, que l’arrière-garde de tout le mouvement » . La réalisation du conseillisme et de la
démocratie directe, ainsi que la véritable critique de la vie quotidienne, ne furent pas, selon
eux, l’apanage des étudiants mais des ouvriers. Ces derniers, expliquent les situationnistes,
étaient, certes, indifférents « aux formes et réformes de l’institution universitaire » mais ils
ne l’étaient « certainement pas à la critique de la culture, du paysage et de la vie quotidienne
du capitalisme avancé, critique qui s’étendit si vite à partir de la première déchirure de ce
2765
voile universitaire » .
Bien sûr, dans la mesure où le mouvement ouvrier a lui aussi échoué, cette première
explication ne suffit pas. Ils accusent donc, en second, le rôle contre-révolutionnaire joué
par les grands syndicats et partis supposés ouvriers comme la CGT et le PCF. Débordés par
un mouvement qu’ils n’arrivent pas à contrôler et qui risquait de menacer leur hégémonie et
leurs propres perspectives, ces derniers auraient en effet constitué, selon les situationnistes,
le plus sûr allié de la droite gaulliste durant le mois de mai. Dès l’origine, affirme l’I.S.,
2766
« les staliniens faisaient naturellement de leur mieux pour casser le mouvement » .
Ils s’opposent à toute rencontre décisive entre ouvriers et étudiants. Afin de reprendre
le contrôle de la grève, ils auraient tenté de noyauter les Comités de grève, de tenir les
portes des usines et d’isoler les ouvriers dans des revendications parcellaires et singulières,
démontrant ainsi, selon les situationnistes, « avec une évidence particulièrement brutale,
2767
leur fonction naturelle de gardiens de l’ordre capitaliste dans les usines » . Le PCF et
la CGT ne se sont-ils pas toujours opposé à toute idée de grève insurrectionnelle ? Le
lendemain de la nuit d’émeute du 24 mai, ne se sont-ils pas alliés avec le gouvernement
pour dénoncer les violences et appeler à la négociation immédiate ? Plus tard, le PCF
ne s’est-il pas rallié à la proposition gaulliste de nouvelles élections législatives ? La
2761
« De la misère en milieu étudiant… », Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.227
2762
Les Situationnistes et mai 68, op. cit., p.157
2763
« Le Commencement d’une époque », Internationale situationniste n°12, septembre 1969, p.7
2764
ibid., p.11
2765
ibid., p.8
2766
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.47
2767
ibid., p.110

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2ème partie : Poésie et Révolution

réussite d’un tel « noyautage » n’aurait cependant pas été possible sans une troisième
explication : le supposé manque de conscience théorique du mouvement. Comme l’affirment
les situationnistes, « la masse révolutionnaire n’a pas eu le temps d’avoir une conscience
2768
exacte et réelle de ce qu’elle faisait » . Ce faisant, elle aurait laissé l’occasion à des agents
2769
extérieurs « de la déposséder de sa victoire et de parler à sa place » . Cela expliquerait
que le prolétariat n’ait pas réussi à s’organiser révolutionnairement et qu’il n’ait pas poussé
la lutte jusqu’à son terme radical : la négation de la propriété privée et du travail. Comme
les ouvriers de la Commune, ne sont-ils pas restés prisonniers de certaines habitudes ?
Pourquoi, par exemple, ne pas avoir attaqué la Banque centrale ? Pourquoi ne pas en avoir
profité pour s’accaparer les stocks des grands magasins et les redistribuer à chacun ? C’est
« cette inadéquation entre la conscience et la praxis » qui aura donc rangé mai 1968 parmi
2770
les « révolutions prolétariennes inachevées » .
Toutes ces explications factuelles, aussi justifiées qu’elles puissent être, ne nous
semblent pas suffisantes, cependant. Pire, ne mettent-elles pas en évidence un certain
nombre d’erreurs d’analyse et de stratégie propres à tous ces poètes – la plupart encore
ème
héritées, d’ailleurs, de théories du XIX siècle dont ils restent tributaires malgré tous
leurs différents manifestes ? Refuser le rôle révolutionnaire des étudiants, par exemple, et
de la Jeunesse, n’était-ce pas perpétuer la croyance que le prolétariat est la seule classe
révolutionnaire possible ? Accuser le manque de conscience théorique du prolétariat et
s’en étonner, n’était-ce pas revenir aux vieilles lunes d’un monde ouvrier ontologiquement
révolutionnaire ? En d’autres termes, ce sont peut-être aussi ses propres catégories
révolutionnaires, tant en ce qui concerne l’analyse de la société que ce qui touche à
la stratégie révolutionnaire, qu’il aurait fallu que l’I.S. interroge, c’est-à-dire la possibilité
même d’une révolution telle qu’elle l’entend. C’est ce travail que nous voudrions désormais
effectuer, confrontant le projet exaltant de ces avant-gardes poétiques à ses propres
impasses et perspectives utopiques – et, ce, non pour clore la question mais afin de la
« délester », en quelque sorte, de ses propres illusions et de dégager ainsi pleinement sa
véritable puissance incitative.

2768
ibid., p.153
2769
ibid., p.150
2770
ibid., p.153

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

ème
3 partie : Impasses et perspectives
utopiques

A) La Révolution introuvable
Avec l’échec de mai 1968 et de toutes les révolutions politiques dans lesquelles les avant-
gardes poétiques se reconnaissent, la « révolution de l’existence quotidienne » se heurte,
une nouvelle fois, à un mur. Au-delà de simples explications circonstancielles (par ailleurs
justifiées), c’est, une fois de plus, le projet lui-même que nous devons remettre en question.
Tandis que nous avons su préciser les limites du projet poétique lui-même, ses rapports avec
la vie et avec la sphère politique jusqu’aux perspectives d’une révolution au service de la
poésie, c’est peut-être la notion politique de révolution elle-même que nous devons remettre
en cause ou, en tout cas, la façon dont ces poètes et activistes l’ont jusque là envisagée.
Avec le nouvel échec de mai 1968, tous ne sont-ils pas réduits à ce statut désolant que
Thirion avait défini à propos des surréalistes, c’est-à-dire à celui de « révolutionnaires sans
2771
révolution » ? Tous ont su dépasser un certain nombre de limites et de faiblesses du
ème
projet socialiste tel qu’il s’énonçait au XIX siècle et tel qu’il fut mis en œuvre par la
ème
plupart des partis politiques d’inspiration marxiste-léniniste au XX siècle. Quelles que
soient les avancées significatives qu’ils ont su opérer sur ce terrain, notamment en ce qui
concerne la conception de l’Histoire, du militantisme, de la qualité passionnelle de la vie
en terres socialistes ou encore de la question du travail, peut-être sont-ils restés encore
trop tributaires de certaines conceptions et ambiguïtés héritées du marxisme révolutionnaire
ou même du mouvement libertaire, telles que l’analyse du développement des rapports de
classe ou de la nature du prolétariat. Ce sont ces impasses et ces illusions qui en découlent
qu’il nous faut maintenant mettre en évidence et étudier.

1) L’Horizon introuvable de la Révolution


a) Erreurs d’analyse

1. Erreurs d’analyse sur le développement de l’Histoire, de l’économie et de


la société :
Si l’histoire, il faut bien le reconnaître, a confirmé bon nombre des intuitions de Marx sur
le développement de la société bourgeoise capitaliste, elle n’en a pas moins invalidé un
nombre tout aussi conséquent. Pour en donner, pêle-mêle, quelques exemples évidents, à
mesure que l’économie se mondialisait et que se créaient un certain nombre d’organismes
de contrôles supra-étatiques (FMI, Union Européenne, Banque mondiale, etc.), les barrières
ème
nationales ne se sont pas pour autant effondrées et le XX siècle fut jalonné de guerres

2771
Du titre de son ouvrage…

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

ème
nationalistes. Tout au long du XX siècle, de même, l’éclatement du savoir a conduit
à une hyperspécialisation et au règne des experts qui n’ont fait qu’aggraver la division du
travail, la scission entre masses dirigées et élites dirigeantes, et, avec elle, le manque de
conscience théorique du prolétariat. Pire, le réformisme de la société bourgeoise, aussi
bien sous la poussée de l’action syndicale que des propres nécessités du développement
de l’économie capitaliste, loin d’aggraver la conscience prolétarienne de l’exploitation et
les conditions d’une lutte des classes l’ont, à la fois, atténué et masqué en étendant les
conditions d’exploitation des prolétaires à la quasi-totalité des salariés (prolétaires et cadres
supérieurs se rejoignant sous le signe d’une aliénation de plus en plus semblable). Il a
réussi à intégrer le prolétariat au système économique lui-même, en lui ouvrant les portes
du domaine de la consommation et donc l’accès au règne de la marchandise. Dès lors,
sans développer pour l’instant tous ces points, la perspective d’un effondrement inévitable
et imminent de la bourgeoisie fut sans cesse démentie par l’histoire. En plein milieu du
ème
XIX siècle, dans Le Manifeste du parti communiste qu’il co-écrit avec Engels, Marx
n’était-il pas persuadé d’analyser la bourgeoisie au moment de son déclin ? N’en trouvait-il
pas la preuve dans la périodicité des crises commerciales accélérées ou dans « l’épidémie
2772
de surproduction » qui menaçaient le développement de l’économie capitaliste ? On
s’est aperçu depuis que la répétition de ces crises – jusqu’à celle de 2009 – n’a jamais
entraîné la remise en question profonde ou la faillite réelle du système économique, soutenu
à coup de milliards et de mesures d’exception par le pouvoir politique, et qu’elle n’a jamais
produit que des réformes de surface du système – aussitôt remises en cause dès que le
système fonctionne à nouveau à plein. De même, le système économique a appris, depuis
ème
le XIX siècle, à gérer ces problèmes de surproduction et à entretenir artificiellement sa
croissance et, ce, non plus en adaptant la production au marché mais en créant un marché
2773
qui réponde à la production . Marx, comme Debord (lui qui croit encore, dans les années
2774
1960, étudier la société capitaliste à l’aube de son effondrement ), ont largement sous-
estimé la capacité du capitalisme à se transformer et à s’adapter aux nouvelles contraintes
qu’il rencontre et qu’il génère.
A cela s’ajoute encore une seconde illusion : celle que la bourgeoisie, en même temps
qu’elle accumule des richesses nouvelles crée, en face d’elle, une masse de prolétaires
de plus en plus nombreux et de plus en plus exploités qui creuseraient bientôt la tombe
du capitalisme. Comme l’écrit Marx, largement suivi, une fois de plus, par Debord, la
bourgeoisie n’aurait donc « pas seulement forgé les armes qui la tueront, elle a produit aussi
2775
les hommes qui les manieront : les ouvriers modernes, les prolétaires » . Seulement,
là encore, comme nous allons le voir, le système, loin de s’effondrer sous la pression
du prolétariat, a réussi, de façon exemplaire, à intégrer cette « classe dangereuse »
à son propre développement et à ses propres valeurs, nous obligeant ainsi à remettre
profondément en question le schéma marxiste de la lutte des classes.

2772
Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.26
2773
Divers éléments entrent ici en ligne de compte : la mondialisation du marché économique, le sabotage entretenu des
marchandises qui leur assure une durée de vie limitée et planifiée, la création sans cesse renouvelée de besoins artificiels…
2774
Le titre d’un de ses articles d’alors, en 1966, résume suffisamment cette croyance : « le déclin et la chute de l’économie
spectaculaire-marchande » (Internationale situationniste n°6, mars 1966, p.3 à 11)
2775
Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.27

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2. Erreurs d’analyse sur le développement des rapports de classes et sur la


nature du prolétariat :

L’Illusion de l’homogénéité des classes et de la fatalité de leur affrontement :


Ce dernier concept se trouve au cœur de la théorie socialiste. Selon cette croyance
manichéenne, la société serait déterminée par l’affrontement permanent entre deux
groupes homogènes et irréductiblement opposés : la bourgeoisie et le prolétariat. L’intérêt
des premiers impliquant l’exploitation des seconds, ces deux groupes antagonistes ne
pourraient que s’affronter, chacun, en leur sein, se rangeant derrière les mêmes aspirations
et ce qu’on appelle une « solidarité de classe ». L’analyse sociologique se ramène ainsi à
ce schéma grossier : tout un monde contre tout un autre. La dynamique sociale est réduite
au conflit d’intérêts entre deux milieux distincts et unifiés dans leurs modes de vie et leurs
désirs, l’un devant fatalement disparaître (la bourgeoisie), du fait de sa position de plus
en plus minoritaire et de plus en plus injuste. D’une critique en majeure partie justifiée
des rapports d’exploitation régissant l’économie bourgeoise, le discours glisse ainsi vers la
croyance dans un soulèvement spontané, déterminé et nécessaire du prolétariat. Il n’est
pas question, a priori, pour Marx ou les situationnistes, d’un quelconque essentialisme :
dans la mesure où le prolétariat peut être formé par toutes les couches de la société, ce
n’est pas ontologiquement mais structurellement qu’il est révolutionnaire. Comme il est privé
doublement de la richesse matérielle, qu’il produit, et de toutes les possibilités de richesse,
dont il crée les bases, sa libération ne peut venir que de la reprise en main de toutes les
richesses et de tous les moyens de production. En tant que classe opprimée, il ne peut être
que la classe qui supprimera toutes les conditions d’oppression.
Le propos n’est pas sans ambiguïté, cependant, y compris chez Marx et Debord,
et expose à un certain nombre de désillusions quand il glisse vers une certaine forme
d’ontologie. Bakounine n’explique-t-il pas, à propos du prolétariat, que le socialisme
constitue « son essence historique » et qu’il est « l’expression pure et fidèle des instincts du
2776
peuple » , se condamnant, dès lors, à attendre indéfiniment que cette classe reconnaisse
sa nature révolutionnaire et se soulève spontanément ? Dans certains cas, le propos
n’évolue-t-il pas vers une forme de sacralisation ou de messianisme du prolétariat ? N’est-ce
pas aussi cette prétendue nature révolutionnaire qui permit à Marx d’envisager la formation
d’une dictature du prolétariat sans craindre, contre toute évidence, que celle-ci ne dégénère
en une simple dictature ? Seulement, si le prolétariat n’est révolutionnaire que par sa
position sociale, une fois sorti de cette position, pourquoi le serait-il resté ? Une telle
croyance a encore une autre conséquence. Dans la mesure où, comme l’affirment Marx
2777
et Engels, « le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire » , ceci allait
interdire à des générations d’activistes politiques, par simple idéologie, de reconnaître tout
autre ferment de contestation révolutionnaire que le monde ouvrier. Que faire alors du
monde paysan, pourtant tout aussi opprimé par les grands propriétaires terriens que les
ouvriers par leurs patrons, à l’époque ? A l’exception notable de Bakounine, la plupart
des théoriciens et des activistes socialistes le considèrent avec méfiance, voire même
avec une franche hostilité. Dans les années 1950-1960, l’évolution des conditions sociales
suggérait, de même, l’apparition d’un nouveau milieu révolutionnaire possible : la jeunesse.

2776
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.244
2777
Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.31

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

2778
L’un des premiers, Isou a ainsi parié sur l’imminence d’un soulèvement de la jeunesse .
La principale originalité de son propos est de dire que la véritable classe révolutionnaire
n’est pas le prolétariat mais cette dernière, parce qu’elle est la classe de la création tandis
que le prolétariat serait une classe d’établis, brisés dans leur jeunesse depuis longtemps
2779
et donc pauvre en créativité . Comme il l’affirme, « de plus en plus, il devient clair que
les révolutions qui éclatent un peu partout dans le monde ne sont pas le fait du prolétariat,
2780
mais de la jeunesse » . A la même époque, les situationnistes reconnaissent, eux aussi,
dans la révolte grandissante de la jeunesse et dans la vague des « blousons noirs »,
la forme embryonnaire d’une possible organisation révolutionnaire. Dans son Traité de
savoir-vivre précisément destiné à l’usage des jeunes générations, Vaneigem reconnait
dans ces jeunes marginaux les héritiers de Dada : « même mépris de l’art et des valeurs
bourgeoises, même refus des idéologies, même volonté de vivre », mais aussi « même
2781
ignorance de l’histoire, même révolte rudimentaire, même absence de tactique » . Les
situationnistes eux-mêmes ne sont-ils pas issus de la bohème, du rang des marginaux et
de ces « classes dangereuses » que Debord fréquente dans ses jeunes années ? Qu’ils
soient fils d’ouvriers, comme Vaneigem, ou issus des classes moyennes, comme Debord,
leurs fréquentations, leurs comportements et leurs modes de vie ne les apparentent-ils pas
à ce milieu ? N’est-ce pas parmi eux et parmi les étudiants contestataires qu’ils trouvèrent
et trouvent toujours leur lectorat le plus attentif ? Toute leur existence semble contredire la
thèse de Marx selon laquelle les marginaux ne peuvent tenir un rôle positif dans le processus
révolutionnaire. Pourtant, très vite, quitte à fournir les armes à ceux qui récusent leur
authenticité révolutionnaire, ils se montrent très critique vis-à-vis de ces formes juvéniles de
révolte. Ils dénoncent une nouvelle forme de nihilisme qui, si elle n’arrive pas à se dépasser,
risque de mener à un nouveau conformisme. Le propos n’est pas sans fondement :
« Ils méprisent le travail mais ils acceptent les marchandises. Ils voudraient avoir
tout ce que la publicité leur montre, tout de suite et sans qu’ils puissent le payer.
[…] Pour sortir de cette contradiction, le blouson noir devra finalement travailler
pour acheter des marchandises […]. La consommation adoucit les mœurs de ces
2782
jeunes révoltés, et leur révolte retombe dans le pire conformisme. »
Leur conclusion est moins simpliste que celle de Marx : la révolte de la jeunesse et
des blousons noirs doit s’élever au-dessus d’elle-même et « s’attaquer aux lois de la
marchandise, soit de façon primaire en la volant, soit d’une façon consciente en s’élevant
à la critique révolutionnaire du monde de la marchandise ». En d’autres termes, les
situationnistes attendent des blousons noirs qu’ils effectuent le même trajet qu’eux : qu’ils
se rangent sous la seule bannière révolutionnaire qui vaille réellement à leurs yeux, c’est-
2778
Au prix, éventuellement, d’une redéfinition du terme : « nous appelons Jeune, quel que soit son âge, tout individu qui ne
coïncide pas encore avec sa fonction, qui s’agite et lutte pour atteindre le centre d’agent désiré. » (Les Manifestes du soulèvement
de la Jeunesse, op. cit., p.10)
2779
Isou conclut ainsi sur le prolétariat : « Le prolétariat n’étant qu’une classe interne, faisant corps avec ses fonctions et
ses moyens de production, ne pouvait pas apporter la structure créatrice supplémentaire […] et surtout ne pouvait apporter d’inédites
multiplications culturelles et industrielles, novatrices destructrices de ses propres emplois et de son propre équipement, rendus
périmés, caducs. » (ibid., p.27)
2780
Les Manifestes du soulèvement de la Jeunesse, op. cit., p.38
2781
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.234
2782
« De la misère en milieu étudiant… », Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit.,
p.229-230

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

à-dire celle du prolétariat. C’est ce qui explique leur positionnement en mai 1968 : le monde
étudiant, tant qu’il ne procède pas ainsi est condamné à l’échec selon eux. Au moment
même où la jeunesse exprimait sa tendance la plus révolutionnaire, les situationnistes
se tournent vers le seul monde ouvrier et réaffirment avec véhémence que le prolétariat
2783
constitue « la principale force révolutionnaire dans la société moderne » .
L’analyse des situationnistes, on l’a dit, est loin d’être infondée et loin d’être aussi
caricaturale que celle de bon nombre de milieux militants. Son attachement aux catégories
et aux conclusions de la sociologie marxiste enferme cependant son discours dans certains
lieux communs simplistes. L’analyse de mai 1968 et la volonté des situationnistes de s’en
tenir aux seules explications d’un manque de conscience théorique du prolétariat ou de son
écrasement sous la pression du PCF et de la CGT nous semble insuffisante, tant qu’elle
s’en tient à ces termes éculés. Elle court le risque de crisper le discours révolutionnaire sur
des présupposés et des perspectives sociologiques de plus en plus dépassés. La question
se pose donc, à nos yeux : le concept de lutte des classes et, avec lui, la définition du
prolétariat comme seule classe révolutionnaire, ne risque-t-il pas de constituer un paravent
à la compréhension du fonctionnement social et d’enfermer le socialisme révolutionnaire
dans un ensemble d’illusions et de croyances idéologiques toutes faites, au lieu d’aider à
la compréhension de la société et des enjeux présents ? Aujourd’hui, et ce dès les années
1950-1960, la question se pose sérieusement, quelles que soient les réticences qu’elle
provoque dans les milieux révolutionnaires : le concept de lutte des classes est-il toujours
pertinent ?

De la pertinence, ou non, du concept de lutte des classes :


Deux éléments nous permettent de remettre en question les termes principaux de la
sociologie marxiste. Nous doutons, premièrement, de la prétendue unité de désirs et de
l’homogénéité des classes, ainsi que de l’antagonisme irréductible de leurs aspirations.
Bien sûr, il va de soi que les intérêts de la bourgeoisie vont à l’encontre du bien-être
et de l’émancipation du prolétariat. Il n’est pas sûr, par contre, que ceux du prolétariat
aillent à l’encontre du monde bourgeois de la marchandise. C’est d’abord une question
de logique : dans la mesure où tous les éléments d’une société influent les uns sur les
autres, comment imaginer que deux classes puissent rester absolument distinctes dans
2784
leurs aspirations ? Si la bourgeoisie a peu de chose à envier au prolétariat , ce dernier
n’est-il pas imprégné de certaines aspirations bourgeoises ? Autrement dit, le désir des
prolétaires ne peut-il pas être d’accéder au confort bourgeois ? C’est précisément en jouant
de ce levier que les classes dirigeantes ont su, d’une part, prolonger le développement de
l’économie capitaliste et répondre, à une certaine époque, aux exigences de la croissance
ème
et, d’autre part, dévier et atténuer la contestation sociale. Tandis qu’au XIX siècle la
bourgeoisie seule avait accès à la consommation (l’enjeu principal de l’économie restant
centré sur la production des marchandises), le système a su progressivement intégrer le
prolétariat à la consommation, déplaçant ainsi le centre de l’économie vers ce domaine et
celui de la prestation de services. A mesure que le prolétariat accédait aux loisirs, aux biens
matériels et à un confort dont il était jusque-là exclu, il s’imprégnait, du même coup, du
désir de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie : celui de posséder la marchandise. La
2783
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit.,p.154
2784
Encore qu’il puisse être séduisant, pour elle, de « s’encanailler », de même que certains membres issus des classes aisées
peuvent parfois adopter, dans un autre contexte, certaines mœurs et références propres à la « bohème » ou à ce qu’on appelle la
contre-culture…

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

bourgeoisie a ainsi réussi à intégrer sa prétendue classe antagoniste au développement


de son économie. Dès lors, la supposée opposition des classes s’atténue et les désirs de
chacun de ses membres s’égalisent. C’est ce que constate, en 1961, le sociologue Henri
Lefebvre :
« Les besoins de la classe ouvrière, dans une société déterminée (française
et capitaliste par exemple), dans un certain état des forces productrices, à
un certain niveau de civilisation, diffèrent-ils absolument des besoins de
la bourgeoisie ? Leur étude montre que non. […] Certes, les satisfactions,
quantitativement et qualitativement (les niveaux de vie) s’écartent, mais les
2785
besoins s’égalisent. »
Voilà qui explique pourquoi les principales luttes sociales se résolvent en augmentation
de salaires, et non en crises révolutionnaires, ou que le travail soit finalement accepté
comme seul moyen d’accéder légalement à la marchandise. Voilà qui explique aussi que la
principale question révolutionnaire se soit déplacée, comme en mai 1968, du problème de
la répartition des richesses à celui de la contestation de la marchandise elle-même, et de
l’emprise qu’elle exerce sur le vivant, et que, sous cette bannière, se soient retrouvés aussi
bien des ouvriers que des fils de bourgeois, tous étant finalement égaux devant la misère
de leur existence quotidienne réduite à la même litanie du « métro, boulot, dodo ».
Le tout a une autre conséquence : à mesure que le prolétariat était intégré à la
consommation et que le monde ouvrier décroissait au profit d’une nouvelle main d’œuvre
qualifiée, destinée à une économie de services, toute frontière définie entre la bourgeoisie
et le prolétariat devenait floue, voire obsolète. L’opposition entre ces deux classes cède
la place à une sorte de nivellement et de consensus par le milieu. Le monde ouvrier
est devenu, en soi, minoritaire, tandis que les enfants qui en sont issus accèdent à des
emplois et à un pouvoir d’achat supérieurs à ceux de leurs parents. Dans le même temps,
la bourgeoisie des grands patrons s’est réduite à peau de chagrin tandis que les cadres
supérieurs des grandes entreprises sont contraints à des conditions de vie et à un pouvoir
social de plus en plus similaires à ceux de milieux plus défavorisés. L’émergence de ce
qu’on appelle les « classes moyennes » transforme de fond en comble la sociologie marxiste
et diminue singulièrement la validité du concept de lutte des classes. Celui-ci peut-il encore
avoir un sens dans une société où prolétaires et petits-bourgeois se retrouvent au sein des
mêmes classes moyennes et où le pouvoir s’est morcelé en une multitude de centres non
seulement autonomes mais parfois opposés, perdant ainsi toute rationalité ? Tout dépend,
bien sûr, du sens que l’on donne à ces classes moyennes. Celles-ci entérinent-elles la quasi-
disparition du prolétariat ou bien, au contraire, la prolétarisation de tous (ou presque) ? A
l’époque de mai 1968, les situationnistes tranchent d’abord dans ce second sens. Selon
l’analyse qu’ils développent des évènements, ils estiment que « la modernisation croissante
du capitalisme entraîne la prolétarisation d’une couche sans cesse plus grande de la
population » et que, du même coup, « à mesure que le monde de la marchandise étend
son pouvoir à tous les aspects de la vie, il produit partout l’extension et l’approfondissement
2786
des forces qui le nient » . Selon eux, la montée des révoltes s’explique par une forme de
prolétarisation du monde. Elle traduit l’émergence d’un nouveau prolétariat qui se révolte,
non plus contre les seuls modes de production qui lui sont imposés, mais aussi contre le
règne de la marchandise et du « spectacle ». Une telle interprétation donne ainsi raison
aux anciennes prévisions de Marx ou de Bakounine, l’un estimant que « le prolétariat se
2785
Critique de la vie quotidienne, II : Fondements d’une sociologie de la quotidienneté (1961), op. cit., p.37
2786
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.129

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

recrute dans toutes les classes de la population », et en particulier parmi « les petites classes
2787
moyennes d’autrefois » , et l’autre prévoyant une prolétarisation massive de la société,
« ce qui aurait pour résultat infaillible de partager le monde social définitivement en une
petite minorité excessivement opulente, savante, dominante, et une immense majorité de
2788
prolétaires misérables, ignorants et esclaves » . Avec le recul des années 1970-1980
ou déjà au tournant des années 1950-1960, leur analyse est pourtant différente. En 1957,
Frankin explique que « l’accroissement du secteur tertiaire recouvre une mutation plus
profonde : la disparition du prolétariat », avant de conclure avec espoir qu’ « il dépend des
2789
hommes que cette disparition soit ou non révolutionnaire » . En 1963, un article de l’I.S.
décrit les classes moyennes en ces termes peu flatteurs :
« Dans sa forme massifiée, le modèle bourgeois s’est socialisé à l’usage d’un
petit-bourgeois composite qui accumulerait toutes les capacités d’abrutissement
des vieilles classes pauvres et tous les signes de richesses (eux-mêmes
2790
massifiés) qui marquent l’appartenance à la classe dominante. »
En 1978, dans son film In Girum imus nocte et consumimur igni,Debord règle cette question
dans un propos qui ne laisse aucun doute sur son positionnement vis-à-vis des classes
moyennes : « Ce sont des salariés pauvres qui se croient des propriétaires, des ignorants
2791
mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui croient voter » . Il n’y aurait donc
aucun sursaut révolutionnaire à attendre d’eux. Comme il le précise dans ses Commentaires
sur la société du spectacle, dix ans plus tard, si leurs conditions de vie se sont certes
« prolétarisées », ce sont les classes moyennes qui ont absorbé le prolétariat et non
l’inverse.
Dès lors, où trouver un véritable sujet révolutionnaire quand l’ancienne lutte des classes
cède de plus en plus le pas au consensus mou des classes moyennes ? Les conditions
de vie de l’immense majorité de la population se sont certes prolétarisées, ne laissant
plus le pouvoir qu’entre les mains d’une infime minorité dirigeante, mais cette majorité
là est désormais intégrée dans sa quasi-totalité au système en place, sans conscience
de classe et participe pleinement au monde de la marchandise. Les membres qui la
composent adhèrent tant à leur qualité de consommateur que rien ne leur fait plus peur
que la perspective d’un changement radical, chacun s’attachant à satisfaire ses besoins à
la fois égoïstes et artificiellement entretenus par la publicité, tout en tranchant, sur le plan
politique, en faveur des gestionnaires prudents et consensuels entre lesquels il doit choisir.
Dans les derniers milieux authentiquement révolutionnaires, le grand espoir de 1968 cède
la place à une forme de rage teintée de désespoir : il n’y a jamais eu autant de raison de se
révolter pour un si grand nombre de gens, et pourtant rien ne se passe… L’explication paraît
simple : les classes moyennes, intégrées et établies dans la société présente, ont certes
énormément à gagner d’une transformation radicale de la société, elles ont aussi beaucoup
à perdre. Comme l’expliquait Marx, en 1843, la classe révolutionnaire doit se constituer « en
2792
représentant négatif de la société » et affirmer « je ne suis rien et je devrais être tout » . Or,
aujourd’hui, quelle que soit la réalité de leur aliénation, les classes moyennes ont d’autres
2787
Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.28
2788
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.170
2789
« Sur les interprétations marxistes de l’histoire », Potlatch n°28, 22 mai 1957, op. cit., p.259
2790
« Domination de la nature, idéologies et classes », Internationale situationniste n°8, janvier 1963, p.4-5
2791
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.15
2792
Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit., p.33

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

2793
richesses et d’autres titres à faire valoir que leurs seuls enfants . Pour eux, à tort ou à
raison, s’accrocher à leur travail, c’est encore défendre le peu d’acquis qu’ils redoutent, plus
que tout, de perdre. L’ancienne lutte des classes, qui assurait l’opposition d’un positif (la
bourgeoisie conservatrice, satisfaite de ce qui est) et d’un négatif absolus (le prolétariat,
intégralement exploité), s’est ainsi diluée dans le sentiment d’impuissance et d’isolement
d’un ensemble d’individus, certes insatisfaits, mais aussi résignés ou convaincus de pouvoir
trouver leur bonheur dans la consommation. Il n’y a plus, en face des dirigeants de ce
monde, un prolétariat fort et solidaire, contestant l’usurpation dont il est la victime, mais
une somme de solitudes dont l’insatisfaction n’a d’égale que sa persistance à croire dans
la marchandise.
A cela, on peut encore ajouter une dernière erreur de la prévision marxiste à laquelle
sont restées attachées la plupart des avant-gardes poétiques : l’illusion d’une inébranlable
solidarité de classe au sein du prolétariat qui fonde le vieux rêve marxiste d’une solidarité
internationale du prolétariat face à la bourgeoisie de tous les pays. Que l’on remette
en question cette solidarité sans faille et que l’on démontre que bourgeois et prolétaires
peuvent se retrouver derrière un ensemble de désirs et d’aspirations similaires et, dès
ème
lors, comment s’étonner si ces peuples, tout du long du XX siècle, se sont retrouvés
sous le même drapeau que ceux qui les exploitent, contre tant d’autres prolétaires, la
communauté d’intérêts nationale primant de toute évidence sur les vieilles illusions de la
lutte des classes ?

3. Le Cosmopolitisme et l’écueil du nationalisme :

Socialisme et cosmopolitisme :
La définition socialiste du prolétariat entraîne, en effet, comme nous venons de le montrer,
la croyance en une solidarité supérieure du prolétariat susceptible de transcender toute
autre forme d’appartenance ou de lien social, à commencer par celui de la patrie. Même si
Bakounine est bien conscient que « pour toucher le cœur et pour conquérir la confiance,
l’assentiment, l’adhésion, le concours du prolétariat non instruit […], il faut commencer par
lui parler, non des maux généraux du prolétariat international tout entier, ni des causes
générales qui leur donnent naissance, mais de ses maux particuliers, quotidiens, tout
2794
privés » , c’est-à-dire ancrer la contestation dans le local, la quasi totalité des théoriciens
socialistes révolutionnaires défendent l’idée d’une solidarité universelle du prolétariat. « Les
2795
ouvriers n’ont pas de patrie » , disait Marx. Selon lui, l’appartenance de classe primerait
donc sur l’appartenance nationale, tous les ouvriers du monde entier n’ayant qu’un seul
allié : les ouvriers des autres pays, et qu’un seul ennemi commun : la bourgeoisie de tous les
pays. A l’appui d’une telle démonstration, la Commune n’a-t-elle pas proclamé d’emblée son
caractère universel et son opposition véhémente au patriotisme ? De même, de nombreuses
affiches n’appellent-elles pas, en mai 1968, à la solidarité internationale et à l’abolition des
2796
frontières ? Le tout, bien sûr, renvoie à une nécessité stratégique : comment assurer
la réussite de la révolution socialiste dans un seul pays si le reste du monde lui est
hostile ? L’attitude des grandes puissances occidentales après la révolution bolchévique
suffit à démontrer, d’une part, l’inanité de cette déclaration de Sade : « laissez les trônes
2793
Selon l’étymologie du mot « prolétaire »
2794
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.253
2795
Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.42
2796
Une affiche proclamait ainsi : « l’union de tous les travailleurs brisera les frontières » (500 Affiches de mai 68, op. cit., p.168)

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

de l’Europe s’écrouler d’eux-mêmes : votre exemple, votre prospérité les culbuteront


2797
bientôt, sans que vous ayez besoin de vous en mêler » et, d’autre part, l’impossibilité
d’instaurer la révolution dans un seul pays sans qu’un nouvel ordre international ne soit créé
simultanément. La révolution doit être mondiale. Marx et Engels ne concluaient-ils pas Le
Manifeste du parti communiste sur l’appel à l’unité suivant : « prolétaires de tous les pays,
2798
unissez-vous ! » ?
Ces deux considérations, à la fois idéologique (la croyance en une solidarité supérieure
du prolétariat) et stratégique (l’impossibilité d’établir le socialisme dans un seul pays
sans s’exposer à l’intervention hostile de tous les autres), justifient le cosmopolitisme du
socialisme. Son projet, dès l’origine, est explicite : en même temps qu’il supprime toute
2799
domination de classe, il doit « abolir la patrie » . Son raisonnement, résumé par Marx et
Engels, repose sur la simple analogie suivante : « abolissez l’exploitation de l’homme par
2800
l’homme, et vous abolirez l’exploitation d’une nation par une autre nation » . Débarrassé
de l’entrave des frontières et des intérêts patriotiques, la révolution socialiste pourrait alors
instaurer un fédéralisme universel, selon le modèle que propose Bakounine : une fédération
générale des communes et des nations autonomes entre elles. Elle doit entraîner « la
dissolution de tous les Etats dans la fédération universelle des associations productives et
2801
libres de tous les pays » . Le socialisme rêve d’une communauté universelle harmonieuse
et fraternelle, fondée sur une solidarité internationale de tous les instants. Il rêve de l’unité
des peuples et de l’abolition de toute forme de patriotisme, si ce n’est de toutes les frontières.

Cosmopolitisme des avant-gardes :


ème
On retrouve ce rêve chez à peu près toutes les avant-gardes poétiques du XX siècle,
à l’exception notable du futurisme italien et du nationalisme belliqueux qui lui est propre. Il
trouve son origine, une fois de plus, chez les premiers romantiques allemands. En 1796,
largement influencé par le cosmopolitisme et le projet de paix perpétuelle formulé par Kant,
2802
F. Schlegel envisage l’instauration de ce qu’il appelle un « républicanisme universel » . Il
projette ainsi la création d’ « un fédéralisme des Etats républicains » à l’échelle de la planète
2803
et prétend généraliser ce qu’il appelle « l’hospitalité cosmopolitique des fédérés » . L’idée
d’un système dynamique n’implique-t-elle pas un tel modèle de fédération libre ? Sous
la plume des surréalistes ou des situationnistes, le projet est similaire. Aux travers aussi
bien d’une série de déclarations de principe en faveur de la solidarité et de l’unité entre
2804
les peuples que d’un engagement concret dans les luttes anti-coloniales de leur temps ,
la révolution à laquelle ils rêvent tous doit s’étendre à la totalité du monde et instaurer
l’harmonie entre les peuples, par delà les frontières et les particularismes culturels. Leur
refus du suprématisme occidental ou leur volonté permanente d’entrer en contact avec
d’autres mouvements étrangers en témoignent. Tous ces groupes n’ambitionnent-ils pas
2797
La Philosophie dans le boudoir, op. cit., p.252
2798
Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.61
2799
ibid., p.42
2800
ibid.
2801
BAKOUNINE, Théorie générale de la révolution, op. cit., p.309
2802
La Forme poétique du monde, op. cit., p.669
2803
ibid., p.669-670
2804
Il faut reconnaître, à ce sujet, le remarquable engagement des surréalistes sur cette question et, ce, dès les années 1920

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

de former une nouvelle Internationale ? Ceci explique leur présence et leur engagement
simultané dans plusieurs pays. A son époque, Dada est implanté aussi bien en Suisse,
en Allemagne et en France qu’aux Etats-Unis. Le surréalisme, à sa suite, s’étend dans la
quasi-totalité des pays d’Europe, dans de nombreux pays d’Amérique du nord et d’Amérique
du sud, ainsi qu’aux Antilles. Les situationnistes, enfin, ouvrent diverses sections en
France, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Danemark, Angleterre ou Italie. Ils sont en contact
avec plusieurs groupes aux Etats-Unis ou au Japon, en particulier avec le mouvement
révolutionnaire des Zengakuren.
Dans un autre contexte et selon d’autres modalités, l’idéal révolutionnaire que formule
le futuriste russe Khlebnikov se veut lui aussi universel. Son rêve, dans la lignée des
romantiques, est celui d’une unité harmonieuse du monde. Il tente de créer une langue
universelle et, avec elle, de refonder le monde d’avant Babel. La révolution, dit-il, doit fondre
2805
« les parlers de la terre/en une seule langue pour l’humanité » . Les lettristes, de même,
envisagent de former une nouvelle langue universelle, susceptible de constituer « un pas en
2806
avant à la fraternité des hommes » . Par ce biais, comme les surréalistes en leur temps,
ils postulent l’une unité du genre humain dont la poésie serait le langage universel. Breton
n’évoque-t-il pas, dans Arcane 17, l’existence d’un « substratum complexe et indivisible »
propre à l’ensemble de l’humanité ? :
« La civilisation, indépendamment des conflits d’intérêts non insolubles qui
la minent, est une comme ce rocher au sommet duquel se pose la maison de
l’homme (de la plage de Percé on n’en devine qu’une la nuit, à un point lumineux
2807
vacillant sur la mer). »
Le drame, bien entendu, est que Breton énonce cette très belle image au moment même
où l’humanité s’entredéchire au cours de la Seconde Guerre Mondiale. Son propos résume
ainsi le décalage qui existe entre, d’un côté, la répétition de telles professions de foi
cosmopolite et la réalité désespérante du triomphe des nationalismes sur une telle visée
universaliste.

La Désillusion nationaliste :
C’est sans doute l’une des plus terribles désillusions du socialisme révolutionnaire : alors
qu’il rêvait d’une solidarité universelle du prolétariat et formulait un idéal cosmopolite
ème
d’harmonie universelle, le XX siècle lui apporta de toutes parts le terrible démenti du
triomphe des nationalismes et des mouvements identitaires. Les prolétaires, loin de s’unir
entre eux sur le dos des bourgeois locaux, se sont finalement entretués entre eux et se
sont massivement ralliés derrière l’étendard de la patrie contre tous leurs « frères » de
classe. Comme le résume Thirion, quels que soient les espoirs véhiculés par la théorie
socialiste, il faut s’y résoudre : « le nationalisme était toujours le principal moteur de l’Histoire
2808
du Monde » . La solidarité de classe s’est sans cesse effacée derrière l’ « esprit des
peuples » (pour reprendre une expression de Hegel) et les conflits d’intérêts locaux. Le
prolétariat a pu s’engager sous les drapeaux nazis ou fascistes, tandis que toutes les
grandes nations du monde se sont jetées une à une dans la longue série de guerres

2805
Zanguezi et autres poèmes, op. cit., p.226
2806
I. ISOU, Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, op. cit., p.176
2807
Arcane 17, op. cit., p.16
2808
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.897

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

nationalistes qui jalonnent le siècle. Le principal mot de ralliement de ces cent dernières
années ne fut pas celui de l’émancipation universelle des hommes mais de la patrie.
Le romantisme allemand lui-même, avec le temps, s’est laissé prendre au piège
ème
du nationalisme. Au début du XIX siècle, Hölderlin ne s’est-il pas mis à chanter la
patrie ? Après 1800, face à l’expansionnisme français, Fichte donne l’exemple, avec ses
Discours sur la Nation allemande qui entérinent son passage du républicanisme universel au
nationalisme. C’était là une première trahison terrible. Comme l’explique Laurent Margantin,
« l’enfermement des peuples dans des frontières politiques et mentales étroites au début du
ème
XIX siècle scella la fin d’un courant de pensée pour lequel c’était l’échange, le mélange
2809
et la complexité qui constituaient le devenir de l’humanité » . Il y a pire, cependant. Le
socialisme, avec les modèles russes ou chinois, se trouve lui-même compromis dans les
eaux boueuses du nationalisme. A chaque fois, il s’est passé ce que Bakounine redoutait : le
socialisme « étatiste » (selon ses termes) a eu « pour conséquence fatale la lutte des nations
et des races, la négation la plus complète et la plus sanglante de l’humanité au-dehors et par
2810
conséquent l’oppression la plus tyrannique et l’exploitation la plus inique au-dedans » .
En URSS, la stratégie officielle du Parti ne consiste-t-elle pas, très vite, à approfondir et
à réaliser le socialisme dans un seul pays ? Les perspectives d’une révolution mondiale
ne sont-elles pas ramenées à de simples perspectives nationales ? Les surréalistes s’en
inquiètent vite, eux qui dénoncent les relents nationalistes qui infestent de plus en plus
un journal comme « L’Humanité ». Ils peuvent bien déclarer : « nous, surréalistes, nous
2811
n’aimons pas notre patrie » et réaffirmer leur cosmopolitisme, le siècle qui les environne
est décidément celui des nationalismes, y compris parmi ceux dont ils crurent, pendant près
de dix ans, qu’ils incarnaient le principal espoir révolutionnaire de leur époque.
Si l’on ajoute donc cette dernière désillusion aux erreurs d’analyse marxiste sur le
développement de l’Histoire et de l’économie, ainsi qu’à celles sur le devenir et la nature du
développement des classes, la coupe est pleine. Notre inventaire critique ne peut cependant
ème
s’arrêter là, si l’on ne veut pas que le projet porté par ce socialisme du XX siècle
ne s’enferre à nouveau dans une série d’impasses et d’illusions coupables. C’est l’option
révolutionnaire elle-même et les limites auxquelles elle s’affronte nécessairement que nous
voudrions désormais interroger.

b) Une Faillite de l’option révolutionnaire ?

1. Faiblesses et limites de l’idée de révolution armée

L’Illusion de la « tabula rasa » :


La première faiblesse de l’idée de révolution est sans doute la croyance illusoire dans
sa capacité à effacer, d’un coup de baguette magique, la totalité du passé et du
conditionnement qu’il impose à chacun, pour pouvoir recréer ensuite la société à partir
de zéro. C’est à ce « grand mythe moderne de la Révolution comme acte total, coupure
2812
radicale, renouvellement absolu » , selon l’expression de Lefebvre, à l’illusion récurrente
2809
La Forme poétique du monde, op. cit., p.665
2810
BAKOUNINE, Théorie générale de la révolution, op. cit., p.309
2811
A. BRETON, « Discours au congrès des écrivains » (1935), Position politique du surréalisme, op. cit., p.62
2812
« Avant-propos de la deuxième édition » (1958), Critique de la vie quotidienne, I : Introduction, op. cit., p.76

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

de pouvoir entrer d’un seul coup, au lendemain de la révolution, dans un monde entièrement
nouveau, que nous voudrions nous en prendre ici. Bakounine lui-même, lui qui a tant
contribué au fantasme d’une transformation immédiate de la société, finit par renoncer à
la possibilité d’une réalisation immédiate des idéaux révolutionnaires et concède : « je ne
dis pas que les campagnes qui se réorganiseront ainsi, de bas en haut, librement, créeront
dès le premier coup une organisation idéale, conforme dans tous les points à celle que
2813
nous imaginons, que nous rêvons » . S’il est bien une chose que nous pouvons retenir du
spectacle des siècles passés, c’est que l’histoire ne procède jamais par coupes franches et
immédiates mais est animée par de grandes vagues souterraines qui sous-tendent la longue
évolution de ses formes apparentes. L’impossibilité de la « tabula rasa » révolutionnaire,
n’est-ce pas, tout simplement, l’impossibilité d’effacer la mémoire et les réflexes acquis ?
C’est là le problème des révolutionnaires : l’impossibilité de créer un monde nouveau avec
des hommes nouveaux et vierges de tout passé. Il faudra toujours construire la société à
venir avec ceux qui ont participé à l’ancienne, sans jamais pouvoir s’en évacuer totalement.
On peut changer brutalement la structure de l’Etat et l’organisation de l’économie, les
mentalités et le vécu quotidien ne peuvent, eux, évoluer aussi rapidement et menacent
toujours de ramener en arrière les progrès établis par la révolution. Le tout a quelque chose
d’enrageant pour ceux qui tentent de généraliser la liberté et l’autonomie par les voies de la
révolution mais la liberté et l’autonomie elles-mêmes ne se décrètent pas. Elles ne peuvent
s’acquérir soudainement au sortir de la tyrannie. Au contraire, ne nécessitent-elles pas un
long apprentissage, comme le fait justement remarquer Rousseau ? Que l’on n’en tienne
pas compte et les prévisions pessimistes de ce dernier risquent de se concrétiser :
« Les peuples une fois accoutumés à des maîtres ne sont plus en état de s’en
passer. S’ils tentent de secouer le joug, ils s’éloignent d’autant plus de la liberté
que prenant pour elle une licence effrénée qui lui est opposée, leurs révolutions
les livrent presque toujours à des séducteurs qui ne font qu’aggraver leurs
2814
chaînes. »
Bien entendu, tout est dans ce « presque toujours » et il n’y a pas lieu d’en déduire une forme
de contrainte indépassable de la servitude. Nous ne pourrions, en aucun cas, nous résoudre
à cette fatalité là. Ceci nous oblige, cependant, à « spécifier que de longues transitions
2815
marquent le passage de la nécessité à la liberté et de l’aliénation à l’épanouissement » ,
dût-ce ceci contrarier les désirs d’immédiateté que véhicule le discours révolutionnaire.
La quasi-totalité des théoriciens du socialisme révolutionnaire adhérant à une
philosophie progressiste de l’Histoire, leur conscience du long cheminement des idées au
cours de l’Histoire aurait dû les alerter d’un tel risque. S’il est établi, selon eux, que la
liberté finira un jour par s’imposer à tous, pourquoi serait-il nécessaire de recourir aux
moyens extraordinaires de la révolution ? Convaincu du bien fondé de son interprétation
historique, n’est-ce pas pour cela que Fourier s’est opposé aux voies de la révolution ?
Moins cohérents, la plupart des autres penseurs socialistes tentent, eux, de conjuguer leur
prétendue science de l’Histoire avec la légitimité de la révolution. Leur logique, héritée
de Marx, est la suivante : la bourgeoisie ne s’effondre pas parce qu’elle est contestée
mais elle est contestée parce qu’elle s’effondre. En d’autres termes, il est dans la logique
même du développement historique du monde bourgeois qu’il produise et qu’il appelle les
2813
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.349
2814
« A la République de Genève », Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, op. cit.,
p.60
2815
H. LEFEBVRE, « Avant-propos de la deuxième éditions » (1958), Critique de la vie quotidienne, I : Introduction, op. cit., p.76

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

révolutionnaires et la révolution qui viendront l’abattre. Cette révolution répondrait donc à


une nécessité du développement historique. Mais qui peut en définir la date et le lieu ? Faut-
il attendre le soulèvement spontané et autonome des masses prolétaires ? Mais que faire s’il
semble ne jamais vouloir venir ou ne jamais se présenter sous les formes que l’on attendait ?
Aux exceptions notables de la Commune et de mai 1968, la plupart des révolutions
prolétariennes ont ainsi été menées par un petit groupe d’initiés autoproclamés qui, estimant
que l’histoire avançait trop lentement, décidèrent de la brusquer et de la précipiter, c’est-
à-dire, comme l’expliquait Camus, de « remettre la mission du prolétariat à une poignée
2816
de doctrinaires » . Comme l’explique Marx, la révolution doit être menée par une avant-
garde de la conscience. Rigoureusement organisé, un tel parti ne tarderait pas, pensait-
il, à s’emparer du pouvoir. Le problème est qu’une fois au pouvoir ces révolutionnaires
se sont toujours retrouvés bien seuls. Le peuple, disent-ils, est resté en arrière. Voilà qui
justifie, pendant un temps, le maintien d’une stricte division du travail au sein de la révolution
qui prétend pourtant l’abolir. Voilà ce qui fonde aussi la théorie marxiste de la dictature
du prolétariat. Si le peuple ne se soulève pas de lui-même, si le renversement du pouvoir
bourgeois ne s’accompagne pas immédiatement de la transformation des hommes, de leurs
représentations et de leur vécu quotidien et s’il est donc nécessaire d’assurer une période
de transition entre la société capitaliste et le paradis socialiste annoncé, ne faut-il pas en
faire reposer la bonne conduite dans les mains d’une avant-garde ? Telle est l’impasse
à laquelle doit s’affronter l’option révolutionnaire : le retour en douce de la tyrannie et la
justification de la violence.

Comment éviter le développement d’une nouvelle tyrannie ?:


Les révolutions qui réussissent, dit-on, sont celles qui ont déjà gagné dans les faits. La levée
des foules contre un pouvoir illégitime n’a plus d’autre objectif que d’entériner dans le droit
ce qui est déjà là et qui n’attend plus que d’être reconnu. Le modèle d’une telle réussite est
celui de la révolution bourgeoise de 1789. C’est ce qu’explique Camus, entre autres : « la
2817
bourgeoisie révolutionnaire a pris le pouvoir en 1789 parce qu’elle l’avait déjà » . Même
dans ce cas précis, ceci n’a pas empêché la Terreur, la guerre et, finalement, près d’un
siècle d’Empire et la Restauration. Voilà qui inaugure la longue liste, aussi désespérante
qu’instructive, des révolutions modernes qui ont mal tourné. Qu’il s’agisse de la Russie de
1917, de la Chine communiste, du Cuba de Castro et de Che Guevera ou de bien d’autres
cas, une fatalité semble entraîner les révolutions, pourtant pavées des meilleures intentions,
vers tout ce qu’elles semblaient combattre : la tyrannie et la violence d’Etat. Aussi difficile
soit-il de le reconnaître, les seules dont l’histoire puisse retenir la positivité sont celles qui ont
échoué, qu’il s’agisse de la Commune ou de mai 1968. Ce qui fit leur faiblesse fit aussi leur
grandeur : le refus de s’engager dans une guerre civile pourtant inévitable avec les armes
de son ennemi, c’est-à-dire une organisation de type militaire, et l’inhumanité acceptée du
meurtre et de la violence. N’est-ce pas cela que Marx reproche à la Commune ? Sa trop
grande magnanimité vis-à-vis de ses ennemis et « sa répugnance à accepter la guerre civile
2818
engagée par Thiers » ? Il y avait là une part de naïveté stratégique, en effet. Qu’on le
veuille ou non, comme le rappelle Bakounine, « la révolution, c’est la guerre, et qui dit guerre
2819
dit destruction des hommes et des choses » . Mais c’est aussi le signe d’une forme de
2816
L’Homme révolté, op. cit., p.274
2817
L’Homme révolté, op. cit., p.274
2818
La Guerre civile en France, op. cit., p.48
2819
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.341

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

sagesse et de cohérence supérieures que d’avoir compris qu’une vie enfin libérée de la
survie, une générosité et une sociabilité retrouvées ne peuvent que se trahir sur l’estrade
2820
des guillotines, que le pouvoir qui s’acquiert au bout du fusil se condamne à se maintenir
par la force et que ceux qui s’abandonnent à la fureur vengeresse risquent de perdre tout ce
qui faisait leur joie créatrice. Aurait-on parlé de fête et de déchaînement ludique, à propos
de ces deux révolutions inachevées, si elles s’étaient résignées à la discipline des corps
militaires, aux bains de sang acceptés et aux règlements de compte généralisés ? Les
émeutiers y auraient peut-être gagné le pouvoir de façon durable. Il y aurait aussi perdu
leurs idéaux. Comment un pouvoir conquis par la violence pourrait-il se maintenir sans la
prolonger encore, fusse sous d’autres formes plus insidieuses ? Ses ennemis, qu’il aura
si durement vaincus, à moins de les exterminer tous et de s’effondrer dans l’abjection des
charniers, ne faudra-t-il pas qu’il les maintienne toujours sous la menace de ses fusils et
de ses prisons ? Ce sort, qu’il réserve à ses adversaires déclarés, ne risque-t-il pas ensuite
de l’appliquer, en son propre sein, à ses supposés ennemis de l’intérieur ? C’est ce que
Sade redoute :
« Une nation déjà vieille et corrompue qui, courageusement, secouera le joug
de son gouvernement monarchique pour en adopter un républicain, ne se
maintiendra que par beaucoup de crimes ; car elle est déjà dans le crime, et
si elle voulait passer du crime à la vertu, c’est-à-dire d’un état violent dans un
état doux, elle tomberait dans une inertie dont sa ruine certaine serait bientôt le
2821
résultat. »
C’est bien le dilemme auquel se trouve contraint le mouvement révolutionnaire : refuser de
se trahir et offrir une proie facile à tous ses opposants ou bien devenir le plus féroce de
tous et se confondre avec les moyens tyranniques employés. N’est-ce pas la conclusion à
laquelle arrive aussi Simone Weil, dans un texte de 1933 : « Il semble qu’une révolution
engagée dans une guerre n’ait le choix qu’entre succomber sous les coups meurtriers de
la contre-révolution, ou se transformer elle-même en contre-révolution par le mécanisme
2822
même de la lutte militaire » ? Au bout des armes, il y a souvent le fanatisme et les
tribunaux du Peuple.
ème
La situation dans laquelle les socialistes révolutionnaires du XX siècle se sont
trouvés est encore moins aisée. Derrière leurs aspirations, il n’y a jamais eu une majorité
déclarée et consciente. Certes, leurs analyses touchent juste sur le malaise et le mal-être
qu’imposent les conditions de survie actuelle et leur critique de la vie quotidienne trouve
dans nos sociétés présentes une chambre d’écho formidable, mais ils n’ont jamais fait que
parler et s’agiter dans une solitude terrible. Une seule fois, en mai 1968, leurs discours et
leurs exemples ont trouvé une actualisation à grande échelle dans les faits – et encore, ils
allaient vite regretter son manque de cohérence, de radicalité et de clairvoyance… Une telle
occasion ne s’est plus représentée depuis. Alors que peuvent-ils faire ? Sur quoi peuvent-
ils s’appuyer pour assurer la réussite de leurs aspirations révolutionnaires ? Attendre d’être
rejoints par un vaste mouvement de foule spontané ? Ou bien prendre les devants et
« brusquer » l’histoire en prenant ses commandes d’une main autoritaire ? Et que pourrait-
il se passer alors ? Ils sombreraient dans le piège qu’encourt tout parti révolutionnaire
2820
Pour paraphraser une célèbre expression de Che Gueverra, dont Vaneigem regrette encore qu’il y ait eu quelques personnes,
minoritaires, pour l’avoir reprise en mai 1968…
2821
La Philosophie dans le boudoir, op. cit., p.243
2822
« Réflexions sur la guerre » (1933), Œuvres, éd. Gallimard, Paris, 1999, p.459

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

minoritaire : imposer, bon gré mal gré, une nouvelle tyrannie en contraignant la majorité
à épouser ses vues par la force. Imaginons que les situationnistes aient profité de mai
1968 pour s’emparer du pouvoir : qu’auraient-ils fait dans une France « décapitée » où la
majorité des citoyens leur aurait été d’une hostilité neutre ou affichée ? En toute cohérence,
ils auraient dû en finir avec l’Etat et proclamer la démocratie directe. Or étant minoritaires,
leur révolution n’aurait-elle pas aussitôt été désavouée par le vote populaire ? A moins
d’assumer ce camouflet, ils n’auraient eu d’autre recours que d’instaurer une nouvelle
autorité transitoire, c’est-à-dire une dictature du prolétariat, au risque de se trahir et de
terminer leur carrière révolutionnaire à la tête d’une nouvelle tyrannie, comme bien d’autres
avant eux…
Cela, fort heureusement, tous ces poètes ont eu l’intelligence de l’éviter. Une seule
fois, à vrai dire, certains d’entre eux ont succombé à cette tentation. Ce fut lors de ce que
2823
nous avons appelé « l’impasse Contre-Attaque » . L’espace de quelques mois à peine,
les quelques personnalités rassemblées au sein de cette brève avant-garde révolutionnaire
(dont Breton et Bataille, pour les plus notables) ont pu envisager froidement de mettre
en place un grand cérémonial afin de manipuler les foules et de récupérer à leur compte
certains moyens faciles d’exaltation des masses, employés avant eux par les fascistes. Le
tout, s’il avait été mis en place et avait pu fonctionner efficacement, ne présageait rien de
bon. Il réactivait certaines vieilles lunes héritées de la dictature du prolétariat et assimilait
le Parti à une force occulte qui comploterait en secret contre les pouvoirs, tout en se
servant du peuple comme d’un moyen. Comme nous l’expliquions déjà, comment imaginer
parvenir, par ces voies, à la réalisation d’une démocratie directe où chacun puisse accéder
à l’autonomie collective et individuelle ? Comment ne pas s’inquiéter de la violence et du
défoulement haineux que prétendait déchaîner et manipuler ce mouvement ? Sur quelles
perspectives positives et pacifiques aurait-il bien pu déboucher ? Fort heureusement, parmi
toutes les personnalités auxquelles nous nous intéressons ici, ceci n’est resté qu’une
exception malheureuse et, à en croire le brusque et rapide revirement de Breton, un
égarement, certes significatif, mais très passager.
D’autres, à leur époque, n’ont pas eu la même cohérence. La mode des années 1970,
en matière de militantisme révolutionnaire, fut celle des organisations armées de type para-
militaire dont les groupes terroristes des Brigades Rouges, de la bande à Baader et d’Action
Directe sont les exemples les plus tristement célèbres. A cette occasion, on retombait dans
les impasses autrefois empruntées par les tenants d’une « propagande par le fait », illustrée
2824
lors de ce qu’on a appelé « l’ère des attentats » du début des années 1890 en France ,
le nihilisme terroriste d’un Netchaïev ou la série de meurtres perpétrés par le groupe russe
« La Volonté du Peuple » ? A ce sujet, la critique de Debord et, plus encore, de Vaneigem
est sans appel. Tous deux dénoncent une aberration aussi bien stratégique qu’inhumaine.
Vaneigem en dessine ainsi les contours :
« Epigones d’un stalinisme dont la dictature exercée sur le prolétariat était
devenue manifeste aux yeux de tous, les Fractions armées, les Brigades Rouges,
les organisations de type Action Directe et autres Sentines lumineuses s’en
remettaient à l’assassinat désinvolte du soin de galvaniser un mouvement
ouvrier, laminé par l’énormité mensongère du communisme, et que la vogue du
2825
consumérisme politique achevait d’enfoncer dans un fatalisme somnolent. »
2823
infra, p.378-383
2824
Nous renvoyons, sur ce sujet, à l’ouvrage déjà cité d’U. Eisenzweig Fictions de l’anarchisme
2825
Entre le deuil du monde et la joie de vivre, éd. Verticales, Paris, 2008, p.164

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

Qu’y avait-il à espérer d’un tel fanatisme meurtrier et vengeur ? Il est trop évident que les
moyens mis au service de la révolution en contredisent les fins les plus généreuses. C’est
bien ce que conclut le même Vaneigem :
« Substituer le terrorisme social à la révolution en liquidant patrons et crapules
politiques, si odieux soient-ils, c’était s’en prendre aux mouches au lieu
d’évacuer la merde qui les attire. La débilité mentale qui consiste à abattre un
homme à la place du système n’a fait qu’implanter dans la tête d’un prolétariat,
qui aspirait encore à refaire le monde, les électrodes du désespoir et de la vanité
2826
suicidaire. »
Comme il l’explique, « affronter l’ennemi sur son terrain, c’est se vouer à l’échec, un échec
2827
plus terrible encore quand un simulacre de réussite le camoufle » . Tout ceci pose aussi
le problème inhérent à la formation de toute avant-garde révolutionnaire : doit-elle soutenir
et susciter la cause qu’elle sert, en composant une élite médiatrice, ou bien doit-elle se
contenter d’accompagner un mouvement au service duquel elle se place ? Dans les deux
cas, on en revient à une seule et même question : sur quelle réussite s’appuyer ? On
s’affronte aussi à un même risque : évoluer de la définition d’une avant-garde à celle d’un
nouveau gouvernement. Telle est la difficulté à laquelle se heurtent encore tous ces poètes.

2. Le Problème de l’avant-garde révolutionnaire :

Contradictions au cœur de l’avant-garde révolutionnaire :


La définition même d’une « avant-garde » implique nécessairement l’idée d’une poignée
d’individus isolés qui détiendraient, avant tous, un savoir et une clairvoyance faisant défaut
à l’ensemble du mouvement auquel elle se rattache. Assez logiquement, elle dérive le plus
souvent vers la définition d’une élite médiatrice. Dans l’optique idéaliste qui était la leur, les
romantiques allemands la rattachaient à la figure quasi-christique du poète, à un « esprit
2828
supérieur, envoyé du ciel » , susceptible de regrouper autour de lui ce qu’Hölderlin appelle
2829
« une Eglise invisible » . De façon plus « terre à terre », Marx et Engels estiment que le
Parti Communiste constitue la double avant-garde du mouvement ouvrier, à la fois sur le
plan pratique, en tant que « fraction la plus résolue, […] la fraction qui entraîne toutes les
autres », et sur le plan théorique, puisqu’elle serait la seule à avoir « une intelligence claire
2830
des conditions de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien » . Bien
que les communistes se défendent d’établir un « principe particulier sur lequel ils voudraient
2831
modeler le mouvement ouvrier » , ils revendiquent pourtant le statut de représentants du
prolétariat. Comme ils l’affirment, « ils combattent pour les intérêts et les buts immédiats
2832
de la classe ouvrière » . Un tel discours engage les communistes dans une logique qui,
à terme, permet de justifier l’instauration d’une dictature, établie au nom du prolétariat et
exercée, en réalité, contre le prolétariat. Or, qu’est-ce qui garantit la légitimité de cette
2826
ibid.
2827
ibid., p.163
2828
F. HÖLDERLIN, « Le Plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand… », Fragments de poétique, op. cit., p.166
2829
Fragments de poétique, ibid., p.168
2830
Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.35
2831
ibid.
2832
ibid., p.59

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

représentation ? Rien, si ce n’est une idéologie qui se prend pour une science. Il est inutile,
ici, de détailler à nouveau la pente glissante qui mène d’un tel discours au totalitarisme. Nous
en précisons, cependant, l’incohérence fondamentale : la réinstauration et la justification,
par le parti qui prétendait l’abolir, de la division du travail et donc de la hiérarchie d’Etat.
C’est cet incroyable paradoxe que décrit Thirion, non sans mauvais esprit :
« Tous les ouvriers n’ayant pas conscience d’appartenir à une classe
sociale promue à un destin messianique, il est pour le moins singulier que le
déterminisme historique ait besoin pour se réaliser du concours des artifices de
la propagande et de l’explication, et que la voie et les moyens aient été indiqués
2833
par des individus appartenant à la bourgeoisie. »
ème
C’est pourtant ce qui s’est passé tout au long du XX siècle. Le Parti a voulu diriger et
éduquer la classe ouvrière. En URSS, comme le critique Debord, « la saisie du monopole
étatique de la représentation et de la défense du pouvoir des ouvriers, qui justifiait le parti
2834
bolchevik, le fit devenir ce qu’il était : le parti des propriétaires du prolétariat » . Bien sûr,
le Parti ne pouvait pas se reconnaître comme tel. Pour écarter cette évidente contradiction,
il avait une astuce : identifier son action aux nécessités de l’Histoire. Dans la mesure où
cette nécessité était d’assurer la victoire du prolétariat, il prétend réaliser la « mission
historique » de ce dernier. Toute son action et toutes ses perspectives ne seraient que la
formulation consciente de la pensée et des aspirations que les prolétaires portent en leur
sein de manière inconsciente. La propagande socialiste s’apparente ainsi à une sorte de
maïeutique :
« L’homme le plus savant et le plus intelligent, même le plus grand génie, ne peut
donner aux masses que ce qu’elles portent déjà en leur sein, dans leurs besoins
réels, dans leurs instincts et leurs inspirations ; rien que la formule réfléchie,
scientifique, de ce qu’elles sentent ; que par conséquent aucuns individus, ni
individuellement ni même collectivement, ne peuvent être considérés que comme
les accoucheurs plus ou moins habiles de la révolution que le peuple porte déjà
2835
dans ses flancs, jamais les créateurs ou les acteurs de cette révolution. »
En même temps qu’il fournissait à toutes les dictatures du prolétariat leur argument clé,
Bakounine esquissait aussi une autre conception possible de l’avant-garde révolutionnaire
– pour peu qu’elle insiste sur la dernière partie de son propos. Celle-ci devrait stimuler et
non diriger le prolétariat. Tel est le point qui fait débat lors de la grande scission au sein de
l’Internationale entre marxistes et libertaires.
ème
Contrairement à la II Internationale, ces derniers refusent de diriger et de
déterminer les enjeux et les modalités de l’émancipation du prolétariat. Bakounine attend
que « les groupes humains, convaincus, s’organisent et se fédéralisent spontanément,
librement, de bas en haut, par leur mouvement propre et conformément à leurs réels
intérêts, mais jamais d’après un plan tracé d’avance et imposé aux masses ignorants par
2836
quelques intelligences supérieures » . Sa position est simple : « en révolution, nous
sommes les ennemis de tout ce qui tient, de près ou de loin, au système autoritaire, de
2833
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.342
2834
La Société du spectacle, op. cit., p.97
2835
M. BAKOUNINE, Théorie générale de la révolution, op. cit., p.344
2836
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.360

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

2837
toute prétention à la direction officielle du peuple » . L’avant-garde – puisque avant-
garde il y a toujours, cependant – n’a pour fonction que de stimuler et de favoriser les
énergies révolutionnaires. C’est aussi l’objectif de l’I.S. : « être les inspirateurs de ce que
2838
nous pouvons appeler l’insurrection visible » , tout en refusant toute position de pouvoir
par rapport au mouvement révolutionnaire. Le mouvement libertaire crée ainsi le mythe du
« grand soir », c’est-à-dire du soulèvement spontané et simultané des masses. Il s’en remet
à cette « décision unanime dont le sens déclenchera à la même minute dans toutes les
2839
poitrines l’incendie contenu » dont rêve Tzara. En refusant de diriger le mouvement,
il risque aussi de diluer toutes ses énergies dans un ensemble inorganisé et incapable
de s’orienter de façon homogène et efficace. N’est-ce pas ce point qui pose problème au
sein de la mouvance anarchiste, dispersée en une multitude de groupes très restreints,
2840
éphémères et sans aucune cohérence collective ? Bakounine entend éviter ce problème :
« pour créer une force prolétaire capable d’écraser la force militaire et civile de l’Etat, il
2841
faut organiser le prolétariat » . Mais comment faire pour éviter de retomber dans la piège
d’une représentation et d’une direction extérieure du mouvement ? Il faudrait susciter une
2842
forme d’ « organisation autonome de bas en haut » . Le mouvement révolutionnaire
doit s’organiser d’emblée selon les principes qu’elle entend instituer au lendemain de la
révolution. Il faut que l’avant-garde révolutionnaire pose, dès aujourd’hui, les bases de
l’organisation future de la société. C’est ainsi, explique Bakounine, que cesse de se poser
le problème d’une transition de type marxiste-léniniste.
C’est sur ce principe que l’Internationale situationniste et, dans une moindre mesure, le
mouvement surréaliste fondent leur propre organisation avant-gardiste. Les situationnistes
ambitionnent consciemment de constituer par eux-mêmes un modèle de démocratie
directe et d’organisation non-hiérarchisée autonome. Pour Debord, c’est une nécessité :
« l’organisation révolutionnaire ne peut reproduire en elle les conditions de scission et de
2843
hiérarchie qui sont celles de la société dominante » . La démocratie doit fonctionner en
son sein selon un principe de stricte égalité de droits et de devoirs entre chacun de ses
membres, le tout sans aucune forme de compromission trop évidente avec le monde actuel
ou de rupture flagrante entre la théorie et la pratique. Tels sont donc les principaux principes
du groupe : l’exigence d’une participation active de tous, la fusion entre théorie et pratique, le
refus de l’idéologie et de toute hiérarchie, le refus, enfin, de se constituer en pouvoir séparé.
En d’autres termes, l’avant-garde doit réaliser, dans l’isolement, le modèle qualitatif de la
société à venir, en attendant que la révolution ne puisse le généraliser dans le quantitatif.
Dans la mesure où, selon Vaneigem, « il n’y a plus rien à attendre des partis de masse
2844
et des groupes fondés sur le recrutement quantitatif » , les avant-gardes poétiques du
ème
XX siècle optent pour la stratégie suivante : fonder « une microsociété dont les membres
2837
ibid., p.361
2838
A. TROCCHI, « Technique du coup du monde », Internationale situationniste n°8, janvier 1963, p.49
2839
Grains et issues, op. cit., p.149
2840
Sur ce point, nous renvoyons à certaines réflexions de J. Maitron, dans son Histoire du mouvement anarchiste en deux
volumes, ainsi qu’à l’ouvrage de U. Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme
2841
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.259
2842
ibid., p.343
2843
La Société du spectacle, op. cit., p.119
2844
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.257

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

se seraient reconnus sur la base d’un geste ou d’une pensée radicale, et qu’un filtrage
2845
théorique serré maintiendrait dans un état de pratique efficace permanent » .

Réussites et échecs des modèles surréalistes et situationnistes


d’organisation :
A partir de cet objectif, ces avant-gardes constituent un ensemble de sociétés fermées au
fonctionnement interne rigoureux. Y adhérer, c’est faire l’expérience que décrit Trocchi :
« je m’apprêtais à entrer dans une société fermée, un groupe clandestin, qui allait devenir
2846
pour moi le monde entier » . On n’y pénètre pas sans faire le deuil préalable de toutes
ses relations compromettantes avec la société actuelle. Une fois intégré, il va de soi que
l’on accepte une discipline interne implacable fondée sur deux principes : une exigence de
cohérence absolue et un engagement total de soi. Celui qui s’en écarte s’expose aussitôt au
risque de l’exclusion, et ils furent nombreux, on le sait, à subir une telle sanction… Au sein
du mouvement surréaliste, on connaît les grandes séries d’exclusion de la fin des années
1920, officiellement pour manque d’engagement politique, compromission avec le monde
du salariat, participation à quelques exercices esthétiques ou mondains peu appréciés ou,
2847
tout simplement, incompatibilité avec les servitudes qu’impose une telle vie de groupe .
En 1935, Dali est exclu avec fracas pour ses ambiguïtés politiques (entre autres…), le tout
sans oublier, bien sûr, la retentissante rupture entre Aragon et les surréalistes, quelques
temps plus tôt, suite à son ralliement à une société plus fermée encore : le Parti Communiste
Français. A chaque fois, ces exclusions sont prononcées avec solennité lors de parodies
de tribunaux. L’ostracisme qui s’en suit est total. Quelques années plus tard, les méthodes
employées par l’I.S. sont similaires. Dès l’époque de l’I.L., on établit des listes d’exclusion
2848
parfois accompagnées de commentaires critiques à la limite de l’injure . Dans les années
1950-1960, la vie de l’I.S. est rythmée par une série de ruptures fracassantes, que ce
soit avec ceux qu’on appelle les « artistes » (en particulier, les membres allemands du
groupe « Spur », les membres des sections hollandaises, comme Constant, ou italiennes
comme Pinot-Gallizio, W. Olmo ou P. Simondo), puis avec les « nashistes » (les membres
de la section danoise regroupés autour de Jörgen Nash) ou, après 1968, avec Vaneigem et
quelques autres. A chaque fois, la violence symbolique est grande. Comme l’explique l’une
de ses « victimes », Trocchi, « les exclusions étaient totales. Elles entraînaient un ostracisme
2849
complet, au point de faire semblant de ne pas voir les gens » . Selon Vaneigem, une telle
pratique « prescrivait de vouer l’apostat à l’exécration, de l’accabler d’une condamnation
2850
exemplaire, de le tuer symboliquement » . Rumney rapporte, à ce sujet, une anecdote
révélatrice de la radicalité de Debord en ce qui concerne ces ruptures :
« J’ai à ce propos une anecdote exemplaire : un jour, François Dufrêne a
rencontré Guy dans la rue. Il lui a tendu la main pour lui dire bonjour. Guy,

2845
ibid.
2846
Cité par G. Marcus, Lipstick traces, op. cit., p.470
2847
Soupault rappelle avec déception les servitudes du groupe surréaliste : « rendez-vous à heure, réunions quotidiennes dans un
café, soirées dans l’atelier d’André Breton » (Mémoires de l’oubli 1923-1926, op. cit., p.33)
2848
En 1954, un numéro de Potlatch entérine les exclusions de Langlais pour « sottise », de S. Berna pour « manque de rigueur
intellectuelle » ou de M. Lemaître pour « infantilisme prolongé, sénilité précoce » (« A la porte », Potlatch n°2, 29 juin 1954, op. cit., p.21)
2849
Cité par G. Marcus, Lipstick traces, op. cit., p.472
2850
Entre le deuil du monde et la joie de vivre, op. cit., p.88

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

ignorant sa main lui a dit : « à partir d’aujourd’hui, je ne te parle plus. » Il ne lui a


2851
plus jamais adressé la parole et n’a jamais donné d’explication. »
Ce dernier n’affirmait-il pas que « la première déficience morale reste l’indulgence, sous
2852
toutes ses formes » ? Michèle Bernstein n’écrivait-elle pas, de même, qu’ « il n’y a pas
2853
de retour possible pour ceux que nous avons une fois été contraints de mépriser » , le
tout dans un article justement intitulé « Pas d’indulgences inutiles » ?
Bien sûr, loin d’exhaler la générosité et les réjouissances d’une « révolution de
l’existence quotidienne », une telle pratique est en-deçà du rayonnement qualitatif
attendu. Pour les principaux détracteurs de ces avant-gardes poétiques, leur mode de
fonctionnement interne aurait même quelque chose de sectaire. Poussant cette critique
jusqu’à la caricature, Jean Clair estime, par exemple, que le surréalisme « obéissait
à des conditions qui étaient celles des totalitarismes : une idéologie officielle, un parti
unique, dirigé par un chef, un contrôle policier avec ses purges régulières, un système de
2854
propagande » . Au centre de cette critique, à chaque fois, il y a la volonté de démontrer
que tous ces groupes, loin de fonctionner de façon démocratique et égalitaire, sont en
réalité soumis à l’autorité dictatoriale d’un chef. Dans le cas du pamphlet rédigé par Jean
Clair, la figure à abattre et à dévaloriser, c’est Breton, « monstre tricéphale », écrit-il,
mélange, à la fois, d’Hitler, de Staline et de Trotsky… On saisit à cette comparaison, tout
le ridicule et l’extravagance des accusations du pamphlétaire. Il faut avouer, cependant,
qu’une telle accusation n’est pas de son seul fait. Soupault, par exemple, met en exergue
l’autoritarisme grandissant de Breton au milieu des années 1920 : « Ce qui me peinait,
c’était le changement de caractère et d’attitude de Breton. Il était devenu sur de lui, agressif,
2855
autoritaire et même tranchant, et surtout il voulait de plus en plus présider » . Thirion
évoque, de même, une « personnalité dominatrice » et souligne « son intransigeance, son
goût pour les éclats, son penchant pour les rapports humains faits d’allégeance et de fidélité,
2856
une orgueilleuse délectation dans les ruptures » . A peu de choses près, le même type
de critiques se répète à propos de Debord. Trocchi ne dit-il pas de ce dernier qu’ « il était
comme Lénine ; c’était un absolutiste, jetant constamment les gens dehors – jusqu’à ce qu’il
2857
ne reste plus que lui » ? De là, cependant, à parler de dictateurs et d’évoquer, à leur
sujet, les noms de Staline ou de Hitler, il y a toute la frontière entre une critique mesurée et
un ensemble d’accusations ridicules et volontairement malveillantes. A l’inverse, Isou ne dit-
2858
il pas de Breton qu’il n’avait « rien de cet air pontifiant dont ses ennemis le chargent » ?
2859
Thirion ne vante-t-il pas « son attention jamais en défaut et son esprit critique » qui ont
toujours empêché le surréalisme de sombrer dans le dogmatisme ? Quant à Debord, n’est-
il pas indiscutable qu’il a toujours refusé d’assumer une position d’autorité ouverte et qu’il
a toujours découragé ses innombrables disciples, les rappelant sans cesse à leur propre
2851
Le Consul, op. cit., p.62
2852
G. DEBORD, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », Les Lèvres nues n°6, septembre 1955, p.15
2853
« Pas d’indulgences inutiles », Internationale situationniste n°1, juin 1958, p.26
2854
Du Surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes (2003), op. cit., p.21
2855
Mémoires de l’oubli (1923-1926), op. cit., p.161
2856
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.172
2857
Cité par G. Marcus, Lipstick traces, op. cit., p.472
2858
Réflexions sur André Breton, op. cit., p.12
2859
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.319

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

autonomie ? Vaneigem ne rappelle-t-il pas, à son propos, qu’il « rêvait d’une admiration
sans admirateurs » et que « ceux qui l’encensaient l’irritaient, [qu’]ils les méprisaient de ne
2860
rien tenter qui leur épargnât de se faire adouber » ? S’il est vrai que sa part de décision
dans les exclusions au sein de l’I.S. était sans doute prépondérante et que, comme l’affirme
2861
Rumney, « Guy ne donnait pas toujours les vraies raisons des exclusions » , il serait faux
de lui en imputer la seule responsabilité. Aussi critique soit-il aujourd’hui sur cette pratique
« inquisitrice » au sein de l’I.S., Vaneigem n’en attribue pas le tort à un seul homme (Debord)
mais à une dynamique collective. Les situationnistes n’ont peut-être pas formé un groupe
égalitaire – disons, pour citer à nouveau Vaneigem, que certains « étaient plus égaux que
2862
d’autres » – mais celui-ci ne fut pas hiérarchique pour autant. Debord en dresse lui-
même le constat et en fait, avec le recul, l’un des échecs du mouvement : « l’I.S., écrit-il,
2863
a toujours été anti-hiérarchique, mais n’a presque jamais su être égalitaire » . Lui-même
dût en éprouver la douloureuse réalité lorsque, refusant de continuer à tenir la direction de
la revue du groupe, il ne put que constater l’incapacité de ses successeurs à en assurer
la simple tenue.
S’il faut incriminer la dérive disciplinaire et autoritaire de l’I.S. (en interne), ce n’est
donc pas du seul côté de la personnalité intransigeante de Debord qu’il faut chercher.
Il faut resituer la période des exclusions dans l’évolution de l’organisation interne du
groupe situationniste. L’I.S., en effet, n’a pas toujours été structurée de la même façon.
En 1957, lors de sa fondation, son modèle est fédératif et elle regroupe des sections
nationales autonomes. Hormis les revues « Spur » (section allemande) et « Situationistile
Revolution » (section scandinave, après la rupture « nashiste »), l’« Internationale
Situationniste » est l’organe commun de ces diverses sections. Comme le rappelle Pascal
Dumontier, « on décide de la composition du comité de rédaction de cette revue lors d’une
conférence, convoquée chaque année dans un pays différent, dont la tâche principale
reste la définition de la théorie et de la politique communes à l’ensemble des sections de
2864
l’I.S. » . En 1960, cette conception fédéraliste est abandonnée au profit d’un Conseil
Central qui décide, à la majorité des votants, des orientations et des actions du groupe.
Ce Conseil constitue le comité de rédaction de la revue. En 1962, alors que ce même
Conseil a de plus en plus tendance à empiéter sur le débat théorique des conférences, on
supprime les sections nationales et l’autonomie des groupes locaux n’est plus encouragée…
qu’en dehors de l’I.S. ! De fait, à partir de ce moment, la section française devient la
plus importante et la plus influente, tandis que les sections allemandes, scandinaves et
italiennes disparaissent ou sont réduites. En pleine période de divergences internes, l’I.S.
opte ainsi pour l’unité et la centralisation des pouvoirs, seules garantes, selon elle, de
la cohérence et de l’efficacité que nécessite son engagement révolutionnaire. De façon
révélatrice, cette période est précisément celle des exclusions. A cette époque, le paradoxe
est que ces exclusions se justifient au nom du rayonnement qualitatif du groupe. Afin de ne
pas amoindrir la portée de leur discours et de sa supposée exemplarité, les situationnistes
jugent nécessaires d’exclure tout membre dont le comportement pourrait induire, vis-à-
vis de l’extérieur, une forme d’ambiguïté ou d’incohérence. Il s’agit d’éviter la moindre
brèche par où pourraient s’infiltrer la compromission et la récupération, dans leur discours
2860
Le Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.178
2861
Le Consul, op. cit., p.57
2862
Le Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.179
2863
La Véritable scission dans l’Internationale, op. cit., p.74
2864
Les Situationnistes et mai 68, op. cit., p.60

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

et dans leur attitude. Dans la mesure où les actes de chaque membre engagent la totalité
du groupe, celui-ci ne peut tolérer d’être engagé par des individus dont il ne pourrait
répondre en tout point. Comme l’explique Debord, lors d’une conférence de l’I.S. en 1966,
« l’allure conformiste de l’un de nous dans n’importe quel aspect de sa propre vie pourrait
2865
certainement servir à discréditer toutes les prétentions théoriques de l’I.S. » . C’est ainsi
que Vaneigem justifie la pratique des exclusions, à l’époque : « l’exclusion et la rupture
2866
sont les seules défenses de la cohérence en péril » . N’offrir aucune faille à la critique,
c’est se protéger et assurer sa radicalité. Telle est la stratégie mise en place par l’I.S. :
maintenir à vif, sans cesse, le caractère insurrectionnel de sa pratique, affirmer sans aucune
confusion les positions du groupe et obliger chacun à se positionner clairement par rapport
à eux. C’est à ces seules conditions, pensent les situationnistes, qu’ils peuvent incarner
véritablement le Négatif de leur époque et rayonner aux yeux de tous comme un astre noir
– le tout, en attendant que le développement historique qu’ils tentent de précipiter, ne leur
offre l’occasion de se reverser dans une positivité nouvelle.
Cette stratégie enferme vite le mouvement dans une série de contradictions
difficilement surmontables. Elle le ramène inévitablement vers une forme de sectarisme
involontaire et coupable. Avec plus de trente années de recul, Vaneigem regrette la
persistance, tout au long de l’histoire de l’I.S., de cette logique de type inquisitoriale qui
a, « au nom de l’intransigeance révolutionnaire, introduit dans le jeu de nos affinités
électives celui de la carte noire, par laquelle les pirates signifiaient la mise à mort d’un
2867
compagnon » . Quelles que soient les justifications que lui-même faisait prévaloir à
l’époque, il dénonce aujourd’hui la pratique des exclusions et s’étonne, avec le recul, de
la façon dont tous les situationnistes ont pu tomber dans ce piège et cette incohérence
flagrante :
« Nul d’entre nous – à commencer par les futurs exclus – ne s’est alarmé du
retour incongru du bouc émissaire sur le chemin du renouveau social. Nul ne
s’est soucié des inquiétantes analogies que notre comportement présentait
avec les pratiques révoltantes de la justice bourgeoise et stalinienne, là-
bas où l’exclusion menait à la potence, au lynchage, au goulag, à l’hôpital
2868
psychiatrique. »
2869
Quoi qu’il ait pu en dire à l’époque de l’I.S. , le tout n’entraîne-t-il pas la tentation
d’une forme de pureté ou de « purification éthique, à laquelle nous donnions mission de
2870
sanctionner les manquements à la vertu révolutionnaire » ? N’est-ce pas exiger, comme
Breton en son temps, une forme « d’asepsie morale dont il est encore très peu d’hommes
2871
à vouloir entendre parler » ? Une telle attitude menace de gâcher les meilleurs principes
2865
« Rapport de Guy Debord à la septième conférence de l’I.S. en 1966 », La Véritable scission dans l’Internationale, op.
cit., p.132
2866
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.355
2867
Entre le deuil du monde et la joie de vivre (2008), op. cit., p.89
2868
Entre le deuil du monde et la joie de vivre (2008), op. cit., p.88-89
2869
En 1967, il écrivait : « Si la génération insurgée, résolue à fonder une société nouvelle, se montre, au départ de principes
premiers et indiscutables, attentive à briser toute tentative de récupération, ce n’est nullement par goût de pureté mais par simple
réflexe d’autodéfense. » (« Avoir pour but la vérité pratique », Internationale situationniste n°11, octobre 1967, p.37)
2870
Entre le deuil du monde et la joie de vivre, op. cit., p.171
2871
« Second manifeste du surréalisme » (1930), Manifestes du surréalisme, op. cit., p.137

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

et les plus belles réussites de ces mouvements. Elle introduit, dans l’atmosphère pourtant
2872
ludique et joyeuse de l’I.S., « la peur de faillir, de démériter, de trahir » , le goût des
jugements péremptoires, et un germe de paranoïa que Vaneigem résume ainsi : « Nous
ne manquions pas d’ennemis. Nous en inventâmes de nouveaux, que le mécanisme de
l’exclusion identifiait à des déviationnistes, complices d’une conjuration qui menaçait de
2873
nous anéantir » . En 1969, l’I.S. tente de réviser son organisation, soucieuse de se donner
un souffle nouveau. Afin de revenir à plus de démocratie réelle, elle récrée l’autonomie des
sections nationales. Elle reconnaît aussi la possibilité pour une minorité de faire scission.
Pourtant, à cette date, alors que ses plus beaux espoirs se sont essoufflés avec l’échec de
la révolution de mai 1968, une telle réforme arrive trop tard. Jusqu’en 1972, le mouvement
pourrit lentement, dans un mélange d’inactivités concrètes et de déchirements internes.
Aussi parée qu’elle semble l’être à son origine pour éviter ces pièges, l’I.S. n’a donc
pas su éviter toutes les impasses et toutes les contradictions propres à la définition d’une
avant-garde révolutionnaire. Du modèle qualitatif d’une communauté à réaliser, elle s’est
progressivement enlisée, comme tant d’autres, dans les ornières d’un « purisme » et
d’une intransigeance révolutionnaire qui l’ont entraînée sur le terrain de l’intransigeance
disciplinaire et d’une paranoïa de type sectaire. Comment pouvait-elle réaliser un modèle
de démocratie directe et de société dynamique quand elle récusait en son sein toute
possibilité de dissidence et donc toute possible existence minoritaire ? Telle est sa première
impasse. A partir de là, exigeant de chacun une adhésion et une mise en conformité totale
avec la théorie, elle propose une forme singulière de totalitarisme, et ce toutes proportions
gardées, chacun devant rendre compte devant le Conseil central de la totalité des aspects
de sa vie. Au nom de la cohérence et de la cohésion, l’avant-garde trahissait donc deux
des principaux motifs de son existence. L’ironie de l’histoire veut que les moyens mêmes
qu’elle mit en œuvre pour assurer sa réussite qualitative sont ceux-là mêmes qui l’ont fait
échouer. C’est là, sans doute, le symptôme d’une forme de représentation (le qualitatif)
qui se nie pourtant en tant que telle et qui se pose problème à elle-même. Au nom de
la cohérence, l’I.S. s’enferme dans la double incohérence suivante : former un modèle
discipliné (quoique non-hiérarchisé) d’organisation révolutionnaire tout en défendant, d’une
part, un modèle de révolution spontanée et autonome, librement déclenchée « par le bas »
et en invitant, d’autre part, à la libre création autonome de soi et de son monde à travers
une « révolution de l’existence quotidienne ». Sur le plan existentiel, c’était atténuer la
2874
dimension ludique et festive qui préside aux rencontres situationnistes par les rigueurs
d’une discipline interne dont chacun pouvait se sentir menacé. Ceci l’amenait à côtoyer
2875
de trop près cette « fascination sournoise du militarisme » qui agite, comme le rappelle
Vaneigem, la plupart des autres groupes révolutionnaires des années 1960-1970. Certes,
les situationnistes ont toujours su critiquer ce « treillis des gauchistes [qui] mariait alors le
ridicule à l’immonde avec une arrogance de couturier en vogue » mais le même Vaneigem
n’a-t-il pas raison de souligner que cette « lucidité ne nous dispensa pas de traîner dans
nos fourniments les œuvres de Clausewitz et de Sun Tse, recommandables pour l’esprit,
2876
non pour la santé » ? Sur le plan politique, l’I.S. s’enfermait ainsi dans l’alternative
suivante : soit organiser la révolution sur le même mode que son organisation interne,
2872
Entre le deuil du monde et la joie de vivre, op. cit., p.90
2873
ibid., p.172
2874
Chaque conférence se terminait généralement par diverses festivités
2875
La Société du spectacle, op. cit., p.150
2876
ibid., p.151

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

c’est-à-dire disciplinée, cohérente, centralisée et, autrement dit, faire SA révolution, soit
renoncer à toute prétention d’avant-garde et, avec elle, renoncer à un modèle classique de
la révolution pour se dissoudre dans un activisme local. Dans le premier cas, ceci impliquait,
pour l’I.S., de revenir à un modèle bolchevik d’organisation. Cela, les situationnistes s’y sont
toujours refusés et, ce, tout à leur honneur. Par contre, en maintenant l’illusion que les foules
révolutionnaires se rallieraient spontanément à ses vues, l’I.S. s’est condamnée à être sans
cesse déçue par les développements insurrectionnels qui surgissaient autour d’elle. Qu’elle
rencontre une première forme d’action concrète sur le campus de Strasbourg et l’affaire
se termine en querelles intestines entre membres de l’I.S. et groupes pro-situationnistes,
2877
comme les « garnaultins » , les premiers tentant de ramener les seconds aux exigences
de leur discipline interne. En mai 1968, de même, la position des situationnistes demeure
ambiguë entre un monde étudiant qu’elle exècre, et parmi lequel elle trouve pourtant
ses principaux soutiens, et un monde ouvrier dans lequel elle place tous ses espoirs et
qui pourtant l’ignore dans sa grande majorité. Elle finit ainsi par se plaindre du manque
de conscience théorique et de cohérence pratique de chacune de ces deux fractions du
mouvement.
Toutes ces considérations n’enlèvent rien aux nombreux développements passionnants
et aux analyses parfois géniales du groupe situationniste. Elles démontrent, par contre, que
l’on peut être armé des meilleurs principes qui soient (refus de la hiérarchie et de l’idéologie)
et cependant s’égarer dans un certain nombre de comportements contradictoires propres au
fonctionnement avant-gardiste lui-même. Elles mettent aussi en évidence certaines limites
de la conception classique de la révolution socialiste à laquelle les situationnistes restent
attachés. Faut-il alors conclure comme Vaneigem aujourd’hui : « Je n’éprouve pas l’inutile
regret d’un tel aveuglement. J’y ai gagné la ferme décision qu’on ne me reprendrait plus
2878
à adhérer à quelque club de joueurs politiques que ce soit » ? Le drame, pourtant, est
qu’en même temps que ces réflexions stigmatisent les impasses propres à une certaine
mythologie révolutionnaire héritée de Marx, elles mettent en évidence la validité du projet
ème
révolutionnaire de ce socialisme du XX siècle, toujours en avant de nous-mêmes et
sans apercevoir, autour de nous, aucune passerelle en état pour traverser l’espace qui nous
en sépare.

3. Quelles perspectives pour l’idée d’une transformation radicale de la


société ? :
Un tel discours déceptif n’a, bien sûr, rien de séduisant – y compris à nos propres yeux.
Il met en cause la viabilité et la cohérence même de la méthode révolutionnaire, telle
qu’elle s’est définie jusqu’à aujourd’hui, et touche, du même coup, à l’un des imaginaires
les plus forts et les plus fascinants de ces dernières décennies : l’image étincelante du
révolutionnaire, debout sur une barricade et livrant sans retenue son corps et sa vie à
la gloire de grands idéaux. Qu’y a-t-il de réjouissant et de stimulant à constater, comme
le fait Camus par exemple, que toutes les révolutions passées ont échoué dans leurs
objectifs initiaux, soit en restant inachevées, soit en aboutissant à un renforcement de
l’Etat qu’elle prétendait pourtant détruire ? Comment pourrait-on, à partir de là, continuer,
comme Marx, à appuyer sa démonstration d’une révolution à venir (qu’elle soit prolétarienne
ou non) sur les expériences révolutionnaires passées ? Aucune révolution spontanée et
autogérée, du type de mai 1968 ou de la Commune, ne s’est poursuivie jusqu’à son terme,
2877
Du nom de leur personnalité la plus en vue : Garnault
2878
Entre le deuil du monde et la joie de vivre, op. cit., p.90

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

pour l’instant. La seule classe révolutionnaire qui ait jamais vaincu est la bourgeoisie,
réussissant dans la lutte ce qu’elle avait déjà gagné dans les faits. Si l’on admet cela, que
reste-t-il alors comme perspectives pour une transformation radicale du monde ? Faut-
il en passer par le système électoral tel qu’il est en place ? Il faut reconnaître, contre
cette dernière option, que le parti-pris de la révolution a pour avantage une cohérence
maximum : celui qui s’oppose à la société s’y affronte tout autant dans sa théorie que dans
sa pratique. Le parti-pris de la réforme, auquel un tel recours nous ramènerait, présente
l’inconvénient de la compromission et même de la participation à un monde que l’on prétend
désormais transformer de l’intérieur. Son principal avantage est de pouvoir revendiquer une
somme d’acquis sociaux, gagnés au compte-goutte, et d’éviter l’impasse suivante, propre
à tout mouvement révolutionnaire : comment recréer l’unité sociale après avoir exalté le
manichéisme ? Mais qu’est devenu le socialisme non-révolutionnaire, celui qui, de son
origine jusqu’à aujourd’hui, s’est toujours débattu sur la scène électorale ? Dira-t-on qu’il
s’en est mieux sorti ? Son échec, à vrai dire, semble tout aussi patent, et peut-être même
plus consternant, dans la mesure où ses grands idéaux de départ n’ont abouti qu’à son
progressif reniement jusqu’au comble actuel d’un Parti Socialiste qui reconnaît et accepte
les règles de l’économie de marché capitaliste… Ce que la droite française s’est toujours
délectée à railler sous les qualificatifs de « gauche caviar » ou, aujourd’hui, derrière la
dernière expression à la mode de « bobo », n’est-il pas le symptôme d’une intégration de
ce socialisme réformiste aux règles et aux mœurs de la société en place ? N’est-ce pas le
témoin du renoncement de toutes ces personnalités à quelques perspectives radicales que
ce soient ? Nous en sommes là, aujourd’hui, coincés entre trois impasses et trois formes
différentes d’illusion : le réformisme par le biais du jeu électoral, la révolution dirigée et la
dictature du prolétariat, la tabula rasa et le mythe du Grand Soir.
Alors comment sortir de cette hésitation permanente entre, d’un côté, une attitude
réformiste proposant un progrès par réformes partielles successives, le pari d’une lente
et progressive transformation de la société par la voie de ses propres institutions,
en compromettant ses propres convictions mais en s’assurant une action réelle
et « pragmatique », et, de l’autre, une attitude révolutionnaire radicale, c’est-à-dire le pari
2879
du Négatif , quitte à renoncer à tout progrès partiel dans le moment présent au nom d’un
objectif final supérieur ? A lire les textes tardifs de Debord, là où pointe une nuance de
désespoir et de noirceur de plus en plus indéniable, derrière une révolte et une radicalité
restées intactes, on se demande s’il n’y a pas encore une troisième voie possible : faire le
pari de la révolution, tout en étant conscient de son peu de chance de succès, et s’en servir
comme d’une forme d’accélérateur de l’histoire, c’est-à-dire considérer que la meilleure
voix de la réforme passe par l’intransigeance révolutionnaire. Selon une optique empreinte
d’hégélianisme, n’est-ce pas ainsi que l’on se place au-dessus de toute réussite et de tout
2880
échec, comme l’espérait Debord : en incarnant le Négatif afin de pousser la société
vers la voie du progrès dialectique ? Peut-être. Mais qu’est-ce que cela signifie alors ?
Faire la révolution sans y croire ? Le tout n’irait sans doute pas sans une nouvelle série de
contradictions prévisibles…
Le propos que nous essayons de mener doit au moins avoir le mérite, nous l’espérons,
de définir les impasses que toute perspective de transformation radicale du monde, ou
toute attitude simplement réformiste, doivent inévitablement affronter. Il doit permettre, d’un
côté, d’éviter le piège du sacrifice et le triomphe de la pulsion de mort propre à la discipline
2879
infra, p.502-504
2880
A son propos, Debord écrivait : « il faut donc admettre qu’il n’y avait pas de succès ou d’échec pour Guy Debord, et ses
prétentions démesurées » (In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.54-55)

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

révolutionnaire sur la joie créatrice et ce que Vaneigem appelle « la subjectivité radicale » et,
de l’autre, d’éviter la trahison constante des compromissions et des renoncements, fût-ce
au nom d’un « pragmatisme » peinant, le plus souvent, à masquer sa véritable dimension :
celle de la récupération et de l’assimilation. Il laisse aussi intact ce qui reste l’unique nord
qui aimante notre boussole, pour nous comme pour tous les tenants de ce socialisme du
ème
XX siècle : la nécessité et la légitimité, dans un certain nombre de situation, de la
résistance et de la désobéissance civile, le parti-pris du vivant et de cette « subjectivité
radicale » contre toute pulsion de mort ou esprit de sacrifice, ainsi que, pour reprendre
une expression admirable de Breton, ce parti-pris permanent en faveur de « cette minorité
2881
sans cesse renouvelable et agissant comme levier » . A ces conditions, nous pouvons
participer au dynamisme social : en refusant d’accepter l’inacceptable, en refusant de se
soumettre aux exigences austères de ce règne de la survie et en se plaçant sciemment
du côté de cette résistance informelle de la minorité. Pour paraphraser Vaneigem, le vivant
étend ainsi sa toile. Le parti-pris de la minorité, en plus d’initier le modèle de cette société
dynamique dont nous parlions précédemment, marque la fin de la soumission passive aux
modèles dominants de la société en place. Il annonce la fin du consensus qui n’est jamais
que la victoire des plus forts sur les plus faibles. Il lézarde les murs de cette « servitude
volontaire » dont parlait La Boétie en son temps. Il permet de prendre conscience, comme
l’explique Thoreau, et sans tomber dans l’impasse d’une nouvelle tyrannie, qu’ « une
minorité est impuissante tant qu’elle se conforme à la majorité ; ce n’est du reste plus une
2882
minorité ; mais [qu’]elle devient irrésistible quand elle la bloque de tout son poids » .
Il n’annonce en aucun cas le retour des vieilles lunes de l’avant-gardisme, dans ce qu’il
2883
a de plus critiquable, ni même le retour de la violence révolutionnaire . Il préfigure des
communautés informelles, une forme d’extension en rhizome des résistances, des luttes et
des revendications allant dans le sens de l’émancipation des hommes et de la conquête
progressive de l’autonomie individuelle et collective. Là est la véritable voie du qualitatif,
dont nous parlions précédemment. Sur cette voie à la fois incertaine et passionnante, il n’y
2884
aurait qu’un monde de l’ennui et que des chaînes à perdre . Pour cela, encore faut-il que
cette minorité réussisse à se faire entendre et arrive à percer le mur de silence que l’on
érige autour d’elle. Encore faut-il donc qu’elle trouve un public.

2) Le Perpétuel problème du public


a) Une Absence véritable de public

L’Isolement des avant-gardes :


ème
Selon Sartre, la principale tare qui affecte les avant-gardes poétiques du XX siècle,
à commencer par les surréalistes, serait, en effet, l’absence de public. Pour reprendre
2881
« Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non » (1942), Manifestes du surréalisme, op. cit., p.157
2882
La Désobéissance civile, op. cit., p.28
2883
Sans nous prononcer, ici, sur toute la dimension spirituelle et religieuse bien éloignée de nos vues présentes qui caractérise
ce discours, l’exemple du mouvement de « non-violence » initié par Gandhi ne peut-il pas se targuer de brillants succès ?
2884
Nous paraphrasons ici à la fois R. Vaneigem qui écrivait : « pour un monde de jouissances à gagner, nous n’avons à
perdre que l’ennui » (« Toast aux ouvriers révolutionnaires », Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.361) et
Marx et Engels que Vaneigem lui-même paraphrasait déjà : « Les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde
à gagner. » (Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.61)

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

une expression de Paul Klee, leur drame serait le suivant : les œuvres sont là, mais « le
ème
peuple manque ». Le mal remonterait au XIX siècle, quand le raffinement esthétique
et les préoccupations des poètes symbolistes les coupaient de tout lectorat populaire. Le
mythe de la « tour d’ivoire » serait la conséquence de cet isolement et de cet élitisme des
poètes, selon le philosophe existentialiste. Sans adhérer à toutes ses conclusions (nous y
reviendrons), il faut reconnaître qu’il touche juste sur ce premier point : alors que surréalistes
et situationnistes espèrent rencontrer un public le plus large possible et transposer ainsi leur
expérience qualitative en réalisation quantitative, leurs textes et leurs actions restent ignorés
de l’immense majorité de la population et ne rencontrent, de ce fait, qu’un faible écho dans
la société. Le paradoxe terrible de leur aventure est qu’au lieu de rencontrer le prolétariat
– puisque c’est au sein de cette classe qu’ils cherchent un écho de leurs préoccupations
révolutionnaires – leur seul public reste élitiste et bourgeois. N’est-ce pas la conséquence
inévitable de toute position avant-gardiste ? Comme l’explique Serge Fauchereau, « à
vouloir être absolument moderne, en avant du public, l’inventeur, le prophète perd contact
avec ce public. Ancré dans le présent, mais prétendant voir plus loin, c’est le paradoxe de
2885
l’art moderne que d’être devenu élitaire » . Dans le cadre d’une expérience purement
esthétique, ceci est déjà désolant – que l’on pense à Van Gogh mourant dans l’anonymat
le plus complet – mais lorsqu’on prétend en finir avec l’art comme activité séparée et faire
de sa pratique poétique une pratique politique, ceci est dramatique. Prétendre en finir avec
la société bourgeoise et ne trouver de lecteurs et de spectateurs que parmi sa frange la
plus cultivée, voilà qui est désespérant. Dans de telles conditions, à quelle efficacité pourrait
prétendre leurs textes ? Comme le souligne Sartre, non sans une pointe de moquerie, « la
bourgeoisie laisse faire ; elle sourit de ces étourderies. Peu lui importe que l’écrivain la
2886
méprise : ce mépris n’ira pas loin, puisqu’elle est son seul public » .
Si les situationnistes se soucient finalement assez peu d’une telle situation (à condition
que ce public ne prétende pas le récupérer et l’assimiler à lui), convaincus que leurs idées
« sont dans toutes les têtes » et qu’elles finiront donc nécessairement par rencontrer le
mouvement révolutionnaire, les surréalistes regrettent ouvertement une telle situation, entre
deux périodes où ils se résignent à une forme d’occultation de leurs activités. Breton déclare,
en 1926 : « Nous déplorons grandement que la perversion complète de la culture occidentale
entraîne de nos jours l’impossibilité, pour qui parle avec une certaine rigueur, de se faire
2887
entendre du plus grand nombre de ceux pour qui il parle » . La réception paradoxale du
surréalisme, ignoré des foules auxquelles il s’adresse et écouté par ceux-là mêmes qu’il
combat, ne cesse de le stupéfaire et de le désoler. Il y a là, à ses yeux, une forme de
quiproquo : « un public, pour qui l’on parle et dont on aurait tout à apprendre pour continuer à
2888
parler, qui n’écoute pas ; un autre public, indifférent ou fâcheux, qui écoute » . L’adhésion
des surréalistes au PCF et leur acharnement à s’y lier, pendant dix ans, malgré une hostilité
évidente, se comprend aussi comme un effort pour trouver un relai efficace et écouté auprès
du prolétariat et sortir de cette situation absurde. L’expérience, cependant, ne produit aucun
résultat significatif sur ce point. Au contraire, tout du long de ce compagnonnage contre-
nature, les communistes ne cessent de reprocher aux surréalistes leur origine et leur public
bourgeois dont ils n’arrivent pas à se « dépêtrer ».

2885
Expressionnisme, dada, surréalisme et autres ismes, op. cit., p.14
2886
Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p.140
2887
« Légitime défense », Point du jour, op. cit., p.45
2888
Les Vases communicants, op. cit., p.101

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

La seule satisfaction des surréalistes, à cette époque, est, au moins, de provoquer


une série de scandales, parmi ce lectorat paradoxal. Ceci était de nature à les rassurer
sur le bien-fondé de leur position. Ainsi, le premier numéro de La Révolution surréaliste
2889
compile avec complaisance les réactions hostiles du public bourgeois à leur égard .
Toutes les coupures de presse rassemblées dans la revue présente un panel qui va de
2890
l’injure (« le surréalisme… c’est de la foutaise » ) à la condescendance des plus âgés (« ne
refusons pas notre attention à cette école nouvelle dont les membres actuels ont l’irritante
2891
outrecuidance, mais aussi la féconde confiance et la vive ardeur de la jeunesse » ), en
2892
passant par l’incompréhension (« surréalisme apparaît synonyme de démence » ) ou la
curiosité distante (« Ne criez pas à la plaisanterie. Pour ma part je crois qu’il n’est rien de
2893 2894
plus sérieux. » ). Quelques années plus tard, en 1969, l’I.S. reprend une telle pratique
et, ce, précisément au moment où elle « risque » de rencontrer un succès auprès d’un
public qu’elle n’est pas sûre d’assumer et qui s’étend désormais de la bourgeoisie à la
gauche communiste. Les réactions sont classées, selon les qualificatifs employés par les
situationnistes, de la bêtise : « Ce sont les plus dangereux, mais ils ne sont pas nombreux,
une demi-douzaine environ, barbus et chevelus. Il faut y ajouter leurs égéries. » (Paris-
Presse) ou « Internationale situationniste : ce mouvement est parti en France de l’Université
de Strasbourg pendant l’année 1966-1967 » (Jean Maitron), à la démence : « Dans
une perspective léniniste, l’I.S. ne saurait être considérée autrement que comme une
manifestation dangereuse de la pensée petite bourgeoise. Elle sert le capitalisme, témoin
l’audience qui lui fut faite ces derniers temps dans la presse bourgeoise. » (R. Estivals), le
tout en passant par la panique (P. Kenny : « même si l’on mobilisait contre eux toutes les
forces de police et de contre-espionnage, elles n’y suffiraient pas »), la diffusion de contre-
vérité (dire de Cohn-Bendit ou de Marcuse qu’ils sont liés à l’I.S.) ou la calomnie (accuser
Debord d’être le fils d’un grand industriel ou bien d’être un espion). Un tel exercice a pour
fonction de souligner tout ce qui nous sépare effectivement de nos ennemis. Il permet de
renforcer le sentiment d’opposition et la cohésion du groupe dans l’opprobre et le mépris de
ses adversaires. Il court un risque, cependant : que la réception d’abord involontairement
élitaire de ces avant-gardes ne provoque, en réaction, un discours effectivement élitiste. Que
penser, chez Debord, de ces interminables listes, ouvrages ou films consacrés uniquement
à railler tous ses critiques, qu’ils soient opposés ou enthousiastes ? Il y a là une façon
systématique de décourager son public qui est assez étonnante – même si nous verrons
plus loin qu’elle obéit à une certaine stratégie. Le refus absolu de composer avec la société
présente n’aboutit-il pas, de fait, à une forme de mépris et de condescendance généralisée ?
Les surréalistes étendent ainsi leur critique du public bourgeois, qui a le tort de s’intéresser
à eux, à celle du prolétariat lui-même, jugé décevant parce qu’ils ne s’intéresse pas à eux
cette fois-ci. Breton passe vite du simple regret du « manque de réponse vitale de l’immense
majorité du public » à une forme de mise en accusation :

2889
Aux milieux desquels se glisse tout de même, pour être exact, quelques réactions enthousiastes : « André Breton est mon
ami » (La Révolution surréaliste n°1, décembre 1924, p.16)
2890
La Révolution surréaliste n°1, décembre 1924, p.25
2891
ibid.
2892
ibid.
2893
ibid.
2894
« Jugements choisis concernant l’I.S. et classés selon leur motivation dominante », Internationale situationniste n°12,
septembre 1969, pages 55 à 63

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

« Devant l’art en particulier – mais l’attitude envers l’art a chance de refléter


toutes les autres – la réaction de l’opinion générale est, à cette époque, des plus
décevantes. Elle est faite de blasement, d’atonie profonde qui se dissimule sous
le masque de la légèreté, de la suffisance, du sens commun le plus éculé se
prenant pour le bon sens, du scepticisme non éclairé, de la roublardise, lesquels
2895
ne trahissent d’autre sentiment valide que la peur constante d’être dupe. »
Quelques temps plus tard, la résignation laisse place à une forme de condescendance :
« Aux impudents niveleurs par la base, aux feuilletonistes démagogues,
nous persistons à opposer le parti de la libre recherche et de la plongée dans
l’inconnu. Force est, dès le départ dans cette voie, de renoncer à l’audience des
2896
masses, trop inéduquées pour pouvoir entendre du nouveau. »
C’est bien là l’impasse de la position avant-gardiste que nous mettions en évidence,
précédemment : se positionner en avant des « masses », prétendre incarner la tête de
proue expérimentale et qualitative de leur devenir et, finalement, toujours se désoler de
leur inaptitude à nous rejoindre et du caractère décevant de ses développements réels. Les
situationnistes, comme les surréalistes, éprouvent alors la tentation de l’occultation qui n’est
jamais que le pendant systématique d’un renforcement de la discipline interne rigoriste du
groupe. Ainsi Breton demande, en 1930, « l’occultation profonde, véritable du surréalisme »,
le tout avant de proclamer « le droit à l’absolue sévérité. Pas de concessions au monde et
2897
pas de grâce » . L’I.S. et le groupe surréaliste, tout comme d’autres mouvements comme
Contre-Attaque ou Acéphale, se présentent ainsi comme des sociétés secrètes fermées
ultra-élitistes, voire sectaires selon leurs adversaires.
Leur position, à ce moment là, est semblable au personnage d’un autre grand
penseur isolé dans son siècle, c’est-à-dire le Zarathoustra de Nietzsche. Ce dernier ne se
lamentait-il pas, à la fin des années 1880, de n’avoir « entendu aucune réponse, aucun
souffle de réponse… » et n’affirmait-il pas avoir « la malchance d’être contemporain d’un
2898
appauvrissement et d’une désertification pitoyables de l’esprit allemand » ? Les propos
de Zarathoustra résument ce sentiment de solitude : « ils ne me comprennent pas : je ne
2899
suis pas la bouche faite pour ces oreilles » . Tandis que chacune de ses paroles – tout
comme chacun des ouvrages de Nietzsche – est comme un filet jeté à la mer afin d’attraper
et de rencontrer « des hommes aux âmes profondes, riches et exubérantes », il doit se
2900
résigner : « l’avouerai-je ? jusqu’à présent je n’ai rencontré personne » . Son attitude est
simple, alors : il se place en avant de la foule, bien au-delà et, comme elle échoue pour
l’instant à le rejoindre, il décide de lui tourner ouvertement le dos. Sa résolution est sans
appel : « Je ne dois être ni berger, ni fossoyeur. Je ne parlerai plus jamais au peuple ; pour
2901
la dernière fois j’ai parlé à un mort » . Dans une posture très aristocratique et faite de
condescendance, il proclame : « tout ce qui est grand se passe loin de la place publique et

2895
Arcane 17, op. cit., p.76
2896
Entretiens, op. cit., p.257
2897
« Second manifeste du surréalisme », Manifestes du surréalisme, op. cit., p.128-129
2898
Dernières lettres (1887-1889), op. cit., p.74
2899
Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.24
2900
ibid., p.346
2901
ibid., p.30

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

de la gloire : loin de la place publique et de la gloire ont toujours demeuré les inventeurs
des valeurs nouvelles », avant de conclure : « fuis dans ta solitude ! Tu as vécu trop près
2902
des petits et des pitoyables » . Le tout, comme l’occultation pour les avant-gardes, ne
se veut pas définitif. Zarathoustra attend de revenir en honneur dans la société. Il attend,
pour cela, que ses idées aient été reconnues et adoptées spontanément par le plus grand
nombre. Il patiente sur sa montagne en attendant que le modèle qualitatif qu’il incarne soit
repris par tous. Tel est son fol espoir : « Maintenant les vagues montent et montent autour
de ta montagne, ô Zarathoustra. Et malgré l’altitude de ta montagne, il faut que beaucoup
2903
montent jusqu’à toi ; ta barque ne doit plus rester longtemps au sec » . L’attitude de ces
avant-gardes poétiques n’est pas différente. Tant que le public manque ou qu’il n’est pas
à la hauteur de ce qu’on prétend incarner, rien ne sert d’aller à lui et de le « charmer » :
ce serait soit risquer un échec cuisant, soit trahir ses propres convictions en acceptant de
prendre à sa traîne des disciples. Rien ne sert de « faire nombre ». Il faut se concentrer, au
contraire, et incarner, dans ce retranchement, un contre-modèle qualitatif en attendant que
le peuple ne s’en empare et ne l’étende dans le quantitatif. Voilà qui vaut mille fois mieux
que les longs discours d’un gourou, réclamant des disciples serviles et passifs. Cependant,
dans le moment présent, c’est se condamner à une forme de solipsisme douloureux qui,
s’il dure trop, peut vite se muer en une forme de désespoir rageur, comme dans le cas des
situationnistes ou des surréalistes, ou triste, comme Kerouac, déclarant, en 1954, alors qu’il
n’est toujours pas publié : « Cela a duré trop longtemps. Je suis prêt non seulement à arrêter
2904
d’écrire mais encore à me jeter dans la rivière » .

Les Causes :
Comment expliquer un tel isolement ? Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. Les
avant-gardes subissent-elles le sort réservé à tout véritable novateur, dans la mesure où
ce qu’il crée dérange et perturbe les réflexes et les habitudes du grand public ? C’est cette
première explication que Breton avance, dans L’Art magique : « le public, atteint dans ses
habitudes et vaguement averti de l’importance du préjudice qu’il encourt (on le prive de
2905
tout repos qu’il puisait dans l’illusion du réel), réagit avec violence » . En toute logique,
les poètes devraient alors avoir la postérité pour eux. Ce qui s’est passé pour Van Gogh,
Stravinsky et d’autres ne fonctionne cependant qu’à moitié pour les surréalistes ou les
situationnistes, certes beaucoup mieux reconnus et acceptés qu’en leur temps mais au
prix, le plus souvent, d’une forme de banalisation de leur discours ou d’occultation de leur
part la plus radicale. Derrière l’intérêt relatif pour quelques figures de proue comme Breton,
Artaud ou Debord, combien d’autres comme Péret ou Vaneigem ne restent connus que
de quelques « happy few » ? Il faut donc avancer d’autres hypothèses complémentaires.
Parmi elles, on peut évoquer la dimension auto-réflexive de l’expression poétique moderne.
A partir du moment où la poésie se prend elle-même pour objet d’étude, où le langage
devient intransitif et où l’écriture constitue l’enjeu même du texte poétique, selon l’optique de
cette « révolution du langage poétique » à laquelle nous nous intéressions précédemment,
comment s’étonner que tout lecteur qui ne serait pas poète n’y trouve aucun intérêt réel
s’il ne maîtrise pas tout l’arrière-plan théorique qui fonde une telle pratique ? Sartre insiste
précisément sur ce point. Un tel décalage entre l’auteur et son lecteur remonte, selon lui, au
2902
ibid., p.65
2903
ibid., p.321
2904
Lettres choisies 1940-1956, op. cit., p.456
2905
L’Art magique (1957), op. cit., p.80

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

ème
XIX siècle. Comme il l’explique, dans la mesure où « les masses n’ont pas de culture
ni de loisirs, toute prétendue révolution littéraire, en raffinant sur la technique, met hors de
2906
leur portée les ouvrages qu’elle inspire et sert les intérêts du conservatisme social » . On
peut cependant objecter plusieurs choses. Premièrement, cet argument ne concerne pas le
groupe situationniste puisqu’il ne s’est pas préoccupé d’écriture poétique. Deuxièmement,
les surréalistes n’ont-ils pas toujours expliqué que leur affaire véritable ne tenait en aucun
cas à un simple renouvellement de techniques littéraires ? L’expérience qu’ils initient tient
plutôt à un style de vie, à une nouvelle manière d’être, à une nouvelle forme de sensibilité,
c’est-à-dire, somme toute, à des choses très concrètes et compréhensibles sans recourir
à tout un bagage théorique. C’est bien ce que dit Breton lorsqu’il déplore son absence de
public : « Et il s’agit pourtant toujours de la vie et de la mort, de l’amour et de la raison,
2907
de la justice et du crime. La partie n’est pas désintéressée ! » . Il est encore un dernier
point : si Sartre avait entièrement raison et si ce n’était qu’un problème de stratégie entre,
d’un côté, le modèle qu’il défend d’une littérature engagée et, de l’autre, une « révolution
du langage poétique », comment expliquer que le modèle sartrien échoue, de même, à
pénétrer les foules ?
La littérature engagée, selon Sartre, devait être un discours adressé. Puisqu’ « il n’y a
2908
d’art que pour et par autrui » , tout son projet d’écriture doit être tourné vers sa lecture.
Comme il l’affirme, « écrire, c’est faire appel au lecteur pour qu’il fasse passer à l’existence
2909
objective le dévoilement que j’ai entrepris par le moyen du langage » . Par son œuvre,
l’auteur suscite ainsi la liberté du lecteur pour qu’il participe à la production de son ouvrage et
au processus de dévoilement du monde qu’il initie. Bien sûr, un tel propos ne peut masquer
l’inégalité de position initiale qui préside aux relations auteur/lecteur, par rapport à l’œuvre et
à ce processus de dévoilement. Sartre en est conscient. Comme il le rappelle, tout est déjà
pré-tracé par l’œuvre et « les mots sont là comme des pièges pour susciter nos sentiments
2910
et les réfléchir vers nous » . Si le lecteur participe au travail de l’œuvre, ce ne peut être
2911
que selon les modalités d’une « création dirigée » , c’est-à-dire guidée et orientée par les
signes que l’auteur a disposés dans son œuvre. L’idée centrale de la littérature engagée,
selon le philosophe existentialiste, ne consiste donc pas en un ensemble de thèses et de
points de vue mis en fiction et assénés comme autant de vérités établies à un lecteur passif.
Son objectif est de susciter, chez lui, une position critique face à l’œuvre elle-même et,
surtout, face au monde. Elle tente de créer les conditions d’un regard nouveau sur le monde,
libéré de toutes les formules apprises, de le donner à voir tel qu’il est, et de le présenter au
lecteur comme une tâche. Mais que devient un tel projet s’il est sans public, comme pour
les surréalistes et les situationnistes ? Il perd tout son sens. Or n’est-ce pas ce même sort
qui affecte la littérature engagée ? Sartre le reconnaît lui-même :
« La littérature est en train de se mourir. Non que les talents lui manquent ni les
bonnes volontés ; mais elle n’a plus rien à faire dans la société contemporaine.
Au moment même où nous découvrons l’importance de la praxis, au moment

2906
Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p.129
2907
« Légitime défense » (1926), Point du jour, op. cit., p.45
2908
Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p.50
2909
ibid.
2910
ibid., p.52
2911
ibid.

552

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

où nous entrevoyons ce que pourrait être une littérature totale, notre public
2912
s’effondre et disparaît, nous ne savons plus, à la lettre, pour qui écrire. »
Où qu’il se tourne, l’écrivain engagé se trouve pris au même piège que les surréalistes : il
ne trouve pas le public qu’il recherche. Sartre décrit à son tour cette situation paradoxale :
« La classe d’oppression a perdu son idéologie, sa conscience de soi vacille, ses
limites ne sont plus clairement définissables, elle s’ouvre, elle appelle l’écrivain
à son secours. La classe opprimée, engoncée dans un parti, guidée dans une
idéologie rigoureuse, devient une société fermée ; on ne peut plus communiquer
2913
avec elle sans intermédiaire. »
A peu près à la même époque, au tournant des années 1940-1950, c’est ce même constat
qui détourne Pasolini de la littérature engagée, lui qui voulait s’adresser aux prolétaires
et qui affirme avoir toujours échoué avec ses livres. Sartre, quelques années plus tard,
abandonne à son tour la littérature. Il tente une dernière option avant cela : se rallier au
PCF pour trouver, à travers sa médiation, un public. Ce faisant, il allait se fourvoyer dans
l’un des mécanismes d’aliénation les plus détestables du siècle passé et trahir, par la même
occasion, la plupart des visées généreuses qu’il exaltait dans Qu’est-ce que la littérature ?.
Son exemple a l’avantage de démontrer que l’absence de public des avant-gardes
poétiques, contrairement à ce qu’en disait Sartre lui-même, n’est pas dû uniquement à la
place que l’on accorde à sa lecture au cœur de la pratique d’écriture elle-même, puisque
l’exemple de la littérature adressée sartrienne ne fonctionne pas mieux. Il nous suggère
ainsi une autre hypothèse : et si cette absence de public n’était pas due à un problème des
œuvres elles-mêmes mais au problème de ce que Sartre appelle « les intermédiaires » ?
Comme les surréalistes, entre 1925 et 1935, il pensait résoudre ce problème avec le Parti
Communiste. Comme Breton et ses compagnons, il espérait, naïvement, qu’en ralliant le
PCF, c’est le prolétariat qu’il rallierait. L’histoire leur a également donné tort. Sartre envisage,
en 1948, de pallier ce manque d’intermédiaire en conquérant les mass media, c’est-à-dire
le journal, la radio, le cinéma et, bientôt, la télévision. Mais que deviennent alors toutes ses
perspectives de « création dirigée » ? Ne retrouve-t-on pas les méthodes de la propagande
de masses ou, tout du moins, de la publicité ? Et quand bien même tout cela fonctionnerait,
comment ne pas craindre, sur cette voie-là, la banalisation de son propos et sa récupération
par le spectacle ? Il n’est pas question pour les surréalistes et, bien plus encore, pour les
situationnistes de s’engager dans une telle voie. Sans compter qu’il faudrait encore que
ces « mass media » veuillent entendre parler de l’I.S. autrement qu’en termes négatifs…
Lorsqu’on prétend incarner le Négatif de son époque et qu’on n’a pour seule obsession que
de déclencher la révolution, il faut bien admettre que les grands media sont rarement de
votre côté. Breton ne se plaignait-il pas, en 1951, d’un monde de l’édition coincé entre les
staliniens, les « digests » américains et le primat des impératifs économiques sur toutes
considérations poétiques ? A cette époque, c’est la possibilité même d’une expression libre
qui est ainsi menacée, selon lui. Les avant-gardes n’ont plus aucune place pour s’exprimer
– et, notamment, publier une nouvelle revue surréaliste. Son propos est pessimiste. Il traduit
« un doute plus ou moins radical touchant les possibilités d’intervention réelle, je veux dire
tirant à conséquence, par les moyens de la poésie et de l’art », avant de conclure : « il y a
2914
crise de résonance plus encore que retrait d’instruments » . Le constat est sans appel :

2912
Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p.239-240
2913
ibid., p.244-245
2914
Entretiens, op. cit., p.296

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

les intermédiaires font largement défaut, quand ils ne sont pas carrément hostiles. De là
à en déduire une forme de politique du silence qui serait orchestrée autour de ces avant-
gardes et qui les contraindrait à l’isolement, il n’y a qu’un pas que beaucoup n’hésitent pas
à franchir. N’est-ce pas cette suspicion qu’Aragon exprimait, dès 1931, lui qui s’inquiétait
2915
alors : « on a imaginé pour nous une prison d’un genre très moderne » ?

b) La Politique du silence

Un Isolement forcé :
Il faut reconnaître que cette hypothèse est largement confirmée par les faits, à l’époque où
Aragon la formule. Aux alentours des années 1930, comme l’explique Thirion, alors que « la
France avait un gouvernement de droite, suffisant et vantard » et que « les réactionnaires de
tout acabit tenaient le haut du pavé », « une conspiration du silence s’organisait autour des
2916
surréalistes » . La grande presse occulte leurs œuvres. Les éditeurs refusent leurs livres.
Le film de Bunuel et Dali, L’Age d’or, est censuré. Sans compter de nombreuses autres
tracasseries :la préfecture de police refuse un passeport à Paul Eluard et les enquêtes sur
les uns et les autres se multiplient. Tout cela confirme le constat accablant de la situation
sociale du surréalisme en 1930, que résume ici Aragon :
« En 1930, André Breton dans la vie privée connaît toutes les persécutions que
peut appuyer l’appareil légal. Georges Sadoul est condamné à trois mois de
prison. Eluard se voit privé par la police du droit de sortir de France. L’œuvre
admirable de Bunuel et Dali, L’Age d’or, est l’objet des manœuvres et de
l’interdiction que l’on sait. Tout cela, et pour chacun de nous on en trouverait la
preuve (faut-il oublier Péret que quelques sous manquant retiennent stupidement
au Brésil ?), sanctionné par des représailles financières dont on peut tenir tel ou
tel coco personnellement responsable mais qui, après tout, traduit la répression
par des moyens modernes contre une forme de pensée que l’on n’a pas besoin
2917
de mettre sur le papier hors-la-loi. »
Quelques décennies plus tard, la situation n’est pas plus favorable pour les situationnistes.
Le silence qui les entoure n’a d’égal que l’ampleur de la falsification dont ils sont les
victimes lorsque les évènements de la fin des années 1960 attirent soudainement le feu des
projecteurs sur eux. Debord fut la victime, toute sa vie durant, d’innombrables enquêtes et
surveillances policières, ponctuées d’arrestations et d’interrogatoires par toutes les polices
d’Europe. Il put en tirer, non sans humour, les conclusions suivantes :
« C’est ainsi que je dois à la vérité de noter, après d’autres, que la police anglaise
m’a paru la plus suspicieuse et la plus polie, la française la plus dangereusement
exercée à l’interprétation historique, l’italienne la plus cynique, la belge la plus
rustique, l’allemande la plus arrogante ; et c’était la police espagnole qui se
2918
montrait encore la moins rationnelle et la plus incapable. »
Dans les années 1980, il est surveillé et suspecté après l’assassinat de son ami et mécène
Gérard Lebovici. Aujourd’hui, lorsqu’on voit le sort réservé à quelqu’un comme Julien
2915
« Le Surréalisme et le devenir révolutionnaire », Le Surréalisme au service de la révolution n°3, décembre 1931, p.3
2916
Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.453
2917
« Le Surréalisme et le devenir révolutionnaire », Le Surréalisme au service de la révolution n°3, décembre 1931, p.3
2918
Panégyrique, op. cit., p.63

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

2919
Coupat (ou à tout supposé auteur d’un livre comme L’Insurrection qui vient ) et lorsqu’on
connait la suspicion immédiate de terrorisme, avec toutes les terribles conséquences
policières et judiciaires qui s’en suivent, pesant sur toute personne accusée d’avoir de
« mauvaises » lectures, nous n’avons guère d’illusions sur le sort qui serait réservé à
Debord s’il avait trente ans aujourd’hui. Le nom des situationnistes n’est-il pas réapparu
récemment lors des reportages, aussi stupides qu’ignorants, des journaux de vingt heures
sur la « mouvance anarcho-autonome » et les dangers de « l’ultra-gauche » ?
Bien sûr, celui qui prétend incarner le Négatif de son temps et qui se vante d’œuvrer
à la destruction et à la transformation révolutionnaire de son monde ne peut être surpris
de l’hostilité qu’il rencontre. Debord ne s’en est jamais plaint et ne s’en est jamais étonné,
d’ailleurs. Il devait sans doute penser que cela faisait partie des règles du jeu et ne voir là
qu’un symptôme de plus de l’abjection de son temps. Ceci nous renseigne au moins sur
un point : si le public manque et que les avant-gardes peinent à trouver un écho dans la
société, le pouvoir policier, lui, s’intéresse à tout ce qui s’y passe, montrant par là, avec une
exagération parfois un peu ridicule, qu’il prend au sérieux la portée politique de ce qui s’y
2920
joue. Du « Procès des Trente » , en août 1894, qui, selon Uri Eisenzweig, marque en
même temps la naissance de la figure de l’ « intellectuel » et son positionnement social
sur le banc des accusés, jusqu’à nos jours, les autorités réagissent avec une forme de
panique et d’hostilité totale à toute forme d’expérience ou de littérature un peu trop radicale
– témoignant, par là, de son propre sentiment de faiblesse. Pour les conservateurs de
tous bords, les avant-gardes poétiques seraient responsables de la décadence politique
de leur temps, confirmant ainsi le lien que ces dernières établissent entre leurs pratiques
poétiques et leurs perspectives politiques. Pour quelqu’un comme Maurras, par exemple, le
romantisme serait responsable du déclin moral de son époque, du relâchement des mœurs
et de la « décadence » sociale :
« La première Révolution a fait fermenter le Romantisme, et le Romantisme, à
son tour a inspiré nos autres Révolutions. Les jeunes écrivains d’avant 1830 en
fournissent un bon exemple ; leur goût littéraire, les éloignant des mœurs et des
idées classiques, ébranla leur fidélité à la royauté établie ; à peine commencé, le
gouvernement de Charles X provoquait leur aversion, qui ne cessa de croître ;
2921
Juillet les exauça ou les délivra. »
Aujourd’hui, quelqu’un comme Jean Clair ne rend-il pas situationnistes et surréalistes
responsables des principaux problèmes qui affectent, selon lui, notre société ? Ne les
accuse-t-il pas d’avoir provoqué mai 1968 ? Les régimes autoritaires, afin d’étouffer toute
dissidence, ont toujours persécuté les artistes dits d’avant-garde. Dans nos sociétés, la
répression est bien plus mesurée et il n’est plus question de goulags ou d’autodafés pour
contenir l’opposition révolutionnaire. Deux stratégies s’affrontent donc : d’un côté, les avant-
gardes tentent de forcer une minorité dirigeante qui usurpe le pouvoir à se révéler comme
telle aux yeux de tous tandis que, de l’autre, cette minorité dominante, forte de ses relations
avec le monde des media, tente d’isoler et de marginaliser au maximum sa contestation, de

2919
Dont les meilleures pages et la radicalité du propos, il faut le dire, nous rappellent tout ce qui pu s’écrire dans le cadre de
l’activité situationniste à l’époque…
2920
Ce procès eut lieu suite à l’ « ère des attentats » en France et rassemblait dans le box des accusés un certain nombre
d’écrivains ou de journalistes ayant soutenu par leurs textes les poseurs de bombes anarchistes, entre 1892 et 1894. Parmi eux : F.
Fénéon, E. Pouget, E. Reclus, S. Faure ou J. Grave.
2921
Préface de Romantisme et révolution,cité par Laurent Jenny, Je suis la révolution, op. cit., p.56

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

discréditer son discours et d’assurer la légitimité de sa fonction protectrice en généralisant


la peur.

La Stratégie de la diversion, de la division et de la dispersion :


En 1755, Rousseau dénombrait un certain nombre de symptômes qui marquent le progrès
du despotisme : la corruption et l’ambition des élites, une oppression grandissante de plus
en plus incontrôlable et le sentiment grandissant d’impuissance et de fatalité face au pouvoir,
la restriction incessante des droits et des libertés, « les réclamations des faibles traitées
2922
de murmures séditieux » , l’éviction du peuple des décisions politiques, l’effort constant
du pouvoir pour désarmer et affaiblir tout rassemblement d’opposants, et, enfin, produire
le spectacle de l’unité et organiser en sous-bassement la division réelle. Force est de
constater que la plupart des traits, ici décrits, conviennent en partie au monde dans lequel
ont évolué les avant-gardes et dans lequel nous évoluons encore aujourd’hui. Encore faut-
il comprendre les mécanismes qui permettent de mettre en œuvre une telle orientation et
de la rendre acceptable au plus grand nombre. Réduire ses opposants au silence ne peut
suffire. Il vient toujours un moment où le pouvoir, quel qu’il soit, ne peut plus étouffer la voix
de ses opposants. Si nous n’avons pas la place, ici, de détailler tous les mécanismes à la fois
de diversion et d’intégration du système au pouvoir, nous pouvons au moins en souligner
l’un des principaux axes : l’entretien de la peur et, partant, l’ancrage dans les esprits de la
nécessité d’une protection supérieure. C’est ce qu’explique Deleuze : « Les pouvoirs établis
ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves. Le tyran, le prêtre, les preneurs
2923
d’âme, ont besoin de nous persuader que la vie est dure et lourde » . Il s’agit de nous
convaincre que nous avons beaucoup à perdre et que de nouvelles menaces pèsent sur
nous, face auxquelles nous avons besoin d’être protégés. La guerre froide, par exemple,
désigne peut-être la peur que deux camps antagonistes se faisaient l’un à l’autre, elle fut
aussi la propagande généralisée et l’entretien de la peur à l’intérieur de ces deux camps,
l’occasion de s’assurer de la fidélité de ses « sujets » au prix de délations qui alimentent,
dans les deux camps, la « chasse aux sorcières ». Le paradoxe est que le système profite
de ses propres crises pour renforcer l’adhésion des gens à sa cause. Ainsi, le chômage, la
précarité, la peur du lendemain sont sans doute les conséquences du système économique
lui-même mais ils sont aussi les meilleurs moyens de contrôler des populations soucieuses
d’assurer leur survie et le meilleur moyen de leur faire accepter le travail. C’est ce que
souligne Greil Marcus :
« C’est comme si Thatcher et Reagan avaient adopté un mot d’ordre de la théorie
situationniste : l’abondance est dangereuse pour le pouvoir, et la privation, si elle
gérée avec précaution, est sûre. Un endettement colossal encourage la peur, qui
n’est jamais révolutionnaire ; un haut niveau de chômage garantit de promptes
équipes de briseurs de grève, transforme la malédiction d’avoir un sale boulot en
2924
bénédiction. »
La crise n’est pas toujours, comme on le croit, l’occasion d’une remise en cause plus ou
moins radicale du système qui l’a produite. Elle est souvent l’occasion de son renforcement.
On s’étonne à tort que le récent krach boursier ne produise pas plus de révolutionnaires
que cela. A l’inverse, mai 1968 ne s’est-il pas inscrit à la suite de deux décennies d’une
croissance exceptionnelle ? De même, la crise écologique actuelle permet au système, qui
2922
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, op. cit., p.130
2923
Dialogues, op. cit., p.76
2924
Lipstick traces, op. cit., p.182

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

en est pourtant largement responsable, de relancer sa croissance en lui ouvrant le nouveau


marché inédit et lucratif des produits « bio » et « écologiques ». Paradoxalement, loin de
discréditer une classe politique qui a vu venir le problème et qui n’a jamais rien fait pour
l’arrêter, cette crise permet de renforcer le crédit d’hommes politiques dont on attend le
salut de réunions en cénacles. Sans être cynique, quand la crise ne nous menace pas
directement, le spectacle de la misère du tiers-monde suffit toujours pour nous « réconforter
2925
de [nos] propres infirmités au spectacle de celles des autres » et pour entretenir parmi
nous cette forme de mauvaise conscience que Debord raille ainsi : « L’électeur aime qu’on
le flatte, en lui rappelant qu’il a le cœur un peu dur, à vivre si bien pendant que d’autres pays
2926
perdus l’engraissent avec les cadavres de leurs enfants, stricto sensu » .
Au cœur de cette politique et de cette économie de la peur, il y a aussi la figure de
l’ennemi, qu’il soit intérieur ou extérieur. Focaliser tous les regards et tous les ressentiments
sur un bouc émissaire fut toujours un bon moyen pour rassembler une population angoissée
par les menaces terribles dont on lui assure qu’elle est la proie. Dans la société du
consensus, il y eut, pendant plusieurs décennies, la guerre froide. Aujourd’hui, il y a le
prétendu « choc des civilisations », la lutte contre le terrorisme et le combat contre cet « axe
du Mal » cher à un récent président des Etats-Unis. Tout se passe comme si le pouvoir en
place voulait être jugé non pas sur ses résultats (ce qui pourrait être, dans bien des cas,
assez périlleux pour lui) mais sur ses ennemis. C’est ainsi, en tout cas, que Debord analyse
l’utilisation politique actuelle de la lutte anti-terroriste :
« Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme,
mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadés que, par rapport
à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas
2927
plus rationnel et plus démocratique. »
Ainsi, aux Etats-Unis, pendant qu’on demandait aux américains de trancher entre un soutien
total à la politique de G.W. Bush et les repoussoirs Ben Laden ou Saddam Hussein, le
gouvernement n’en profitait-il pas pour faire passer une série de lois liberticides comme le
tristement célèbre « Patriot Act » ? L’ennemi, cependant, n’est pas toujours à l’extérieur.
Il peut être à l’intérieur, sous la forme d’une contestation un peu trop radicale au goût du
pouvoir en place. Le terroriste supposé n’est plus un islamiste intégriste ou un communiste
infiltré, mais tout jeune habitant d’un squat alternatif où l’on trouverait une littérature
révolutionnaire un peu trop abondante, pour prendre le cas présent de la France. Comme
le souligne Debord, l’une des méthodes employées pour discréditer l’opposition aux yeux
de l’opinion publique n’est-elle pas son amalgame avec le terrorisme, au principe que « tout
2928
ennemi de la démocratie spectaculaire en vaut un autre » ? De ce point de vue là, toujours
selon Debord, la stratégie violente adoptée par les Brigades Rouges, la bande à Baader
ou Action Directe est totalement contre-productive. Son jugement, sur le mouvement italien
par exemple, est sans appel : « La Brigade rouge a une autre fonction, d’un intérêt plus
général, qui est de déconcerter ou discréditer les prolétaires qui se dressent réellement
2929
contre l’Etat, et peut-être un jour d’éliminer quelques-uns des plus dangereux » . Est-
ce qu’il exagère, par la suite, en insinuant, non seulement que les actions de ces groupes
2925
R. VANEIGEM, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.61
2926
« Abat-faim », op. cit.
2927
Commentaires sur la société du spectacle, op. cit., p.40
2928
ibid., p.42
2929
« Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle » (1979), ibid., p.140

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

terroristes servent le pouvoir mais aussi que ce dernier tente de les influencer et de les
manipuler à ses fins ? Sans tomber dans une sombre théorie du complot, ce ne serait pas la
ème
première fois, en tout cas. Dès l’époque de « l’ère des attentats », à la fin du XIX siècle,
Uri Eisenzweig ne rappelle-t-il pas que certains attentats ont été encouragés par des agents
infiltrés de la police, voire ont été commis par des policiers, afin de permettre la répression
2930
des anarchistes ? Il suppose très fortement, par exemple, que l’attentat de Vaillant à
l’assemblée ait été manipulé, le tout avec pour conséquence, trois jours plus tard, le vote des
fameuses « lois scélérates ». Sans nous appesantir sur ce point, par ailleurs très débattu, on
peut constater une chose : l’I.S. n’a jamais mené ni encouragé la moindre action terroriste
(tout juste, à l’époque de mai 1968, a-t-elle pu encourager certains actes de sabotage) et,
pourtant, tout du long des années 1970-1980, on n’a cessé d’essayer de la décrédibiliser
en l’associant à la mouvance terroriste en vogue dans certains milieux d’extrême-gauche.
Aujourd’hui encore, à l’heure des grands discours sur la supposée mouvance « anarcho-
autonome », on associe les situationnistes à la figure fantasmatique du terroriste d’extrême
gauche.
A notre époque, cependant, à l’heure où citer Debord sur un plateau de télévision
devient du plus grand « chic » pour certaines figures en vue, un tel procédé laisse la place à
un autre, bien plus diffus et en majeure partie incontrôlé : la récupération. Un tel terme, bien
sûr, ne signifie pas que le système en place s’approprie les idées et les méthodes des avant-
gardes mais qu’il les vide de leur substance en les exhibant sur la scène du « spectacle »
et qu’il les réifie à leur tour.

c) Le danger de la récupération :

La réification des avant-gardes :


Le fait est que nos démocraties bourgeoises tolèrent assez bien une certaine dose
de subversion. Si l’on prend le parti de soutenir ce système en place, on peut y voir
un symptôme de bonne santé démocratique. Si l’on accepte une certaine forme de
mauvais esprit, on peut dire qu’elles en ont besoin pour assurer le spectacle de ce bon
2931
fonctionnement et de ce que Vaneigem appelle « son libre-marché idéologique » .
Comme elles ne pourraient intégrer réellement leurs minorités contestataires sans risquer
de se saborder, elles ne le font que de façon spectaculaire. Il faut reconnaître que la
politique du silence a fait son temps et que les surréalistes et un certain nombre de
situationnistes, une fois morts ou « retirés », peuvent servir aujourd’hui de référence sans
que cela ne provoque plus le moindre scandale. Le cas du surréalisme, de ce point de vue,
est exemplaire. Aujourd’hui, on organise de grandes expositions à Beaubourg sur Dada ou
2932
les surréalistes, financées par de grands industriels . Breton est au programme du bac de
français avec son livre Nadja. On s’arrache les reproductions de tableaux surréalistes pour
décorer agréablement son salon. Les objets de collection du mouvement et des différents
artistes qui l’ont composé se vendent aujourd’hui à prix d’or lors de ventes aux enchères,
confirmant les pires craintes de Breton quant à la marchandisation de l’art : « l’œuvre
d’art, à de rares exceptions près, échappe à ceux qui lui portent un amour désintéressé
pour se faire, auprès d’indifférents et de cyniques, simple prétexte à l’investissement de
2930
Il évoque, à l’appui de cette thèse, dans son ouvrage Fictions de l’anarchisme,les manœuvres avouées par le préfet de police
d’alors Louis Andrieux lui-même.
2931
Histoire désinvolte du surréalisme, op. cit., p.12
2932
François Pinault, dans le cas de Dada…

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

2933 2934
capitaux » . Telle serait « l’amère victoire du surréalisme » , selon Vaneigem (sous le
pseudonyme de J.-F. Dupuis) : « Le surréalisme est partout sous ses formes récupérées :
marchandise, œuvre d’art, techniques publicitaires, langage du pouvoir, modèle d’images
2935
aliénantes, objets de piété, accessoires de culte » . On ne peut que le regretter. Comme
le disait Breton, en 1942, « ce qui, en un sens déterminé, se fait ressemble assez peu à
2936
ce qui a été voulu » .
Le surréalisme est-il le seul à subir ce sort ? Kerouac, par exemple, s’est toujours plaint
2937
de la récupération du terme « beat generation » et de ce qu’on met derrière à la suite du
succès de son roman Sur la route, lui qui constate, d’un ton désabusé et lucide :
« Et donc maintenant il y a des numéros beatniks à la télévision, qui commencent
par une satire des filles qui s’habillent en noir et des types en jeans et sweatshirt
avec couteaux à cran d’arrêt et svastikas tatoués sur les aisselles, ça finira en
superproductions respectables avec des crooners en jeans parfaitement retaillés
2938
par Brooks Brothers et autres articles assortis. »
2939
Les situationnistes eux-mêmes, malgré tous leurs efforts , n’ont pu échapper à cette
récupération en deux temps : d’abord, la caricature négative et falsificatrice puis la
transformation marchande en un produit lisse et vidé de sa substance, ou son utilisation
comme simple référence, elle-même devenue spectaculaire, dans le marché des citations
pour intellectuels ou artistes en manque de radicalité. D’abord, ce furent les définitions
hasardeuses consistant soit à banaliser ce qui est (comme la définition suivante du
Larousse, à la fin des années 1960 : « Situationniste – se dit d’un groupe d’étudiants
préconisant une action efficace contre la situation sociale qui favorise la génération en
2940
place » ), soit le genre de calomnies ou de caricatures négatives que nous relevions
2941
précédemment . Ce furent aussi les accusations de terrorisme ou de meurtre et
la frénésie médiatique hostile envers Debord, après l’assassinat de Gérard Lebovici.
Aujourd’hui, depuis que Debord est mort et qu’on ne peut plus craindre qu’il se défende,
2942
le « situationnisme » est à la mode, dans certains milieux. Il est courant d’entendre des
personnalités comme Fabrice Luchini ou Frédéric Beigbeder (pour ne citer qu’eux) parler de
« société du spectacle » sur les plateaux de télévision, en privant cette référence de toute
la charge révolutionnaire qu’elle contient inévitablement si on la prend au sérieux. A une
2933
« Comète surréaliste » (1947), La Clé des champs, op. cit., p.120
2934
Pour reprendre un titre de l’I.S. : « Amère victoire du surréalisme », Internationale situationniste n°1, juillet 1958, p.3-4
2935
Histoire désinvolte du surréalisme, op. cit., p.157
2936
« Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non », Manifestes du surréalisme, op. cit., p.150
2937
Lui qui avait d’abord dû se plaindre du silence et de l’isolement auquel l’a contraint pendant longtemps le refus des éditeurs
de publier ses livres…
2938
« Sur les origines d’une génération » (1959), Vraie blonde, et autres, op. cit., p.104
2939
Nous y reviendrons…
2940
Cité par les situationnistes eux même, Internationale situationniste n°12, septembre 1969, p.53
2941
infra, p.700-701
2942
Rappelons ce que les situationnistes eux-mêmes disaient de ce terme : « Situationnisme : Vocable privé de sens, abusivement
forgé par dérivation du terme précédent [situationniste]. Il n’y a pas de situationnisme, ce qui signifierait une doctrine d’interprétation
des faits existants. La notion de situationnisme est évidemment conçue par les anti-situationnistes. » (« Définitions », Internationale
situationniste n°1, juin 1958, p.13)

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

époque, la revue « Les Inrockuptibles » eut le mauvais goût de reprendre cette expression
(sans aucune forme de contextualisation) pour en faire le titre de sa rubrique télévision.
A cela, il faut encore ajouter la marchandisation de tous les produits issus du groupe
situationniste, y compris les plus insignifiants. Le label fait vendre, en effet. La réédition des
ouvrages et des films de Debord sont autant de relatifs succès commerciaux. Les revues,
tracts et affiches originales produites par l’I.S. se vendent pour plusieurs centaines d’euros
sur le marché de l’occasion. Comble du comble, en 2004, l’anniversaire des dix ans de la
mort de Debord est l’occasion d’un hommage unanime (ce qui était mérité, mais pas pour
les mêmes raisons), y compris de la part du Ministère des Affaires étrangères qui attribue
à Debord le titre d’ « ambassadeur culturel de la France » ! Voilà qui confirme, une fois de
plus, les craintes de l’I.S. : la société en place, après avoir maudit ses dissidents, trouve
toujours un moyen, ensuite, pour pouvoir les vendre et s’en faire une gloire…
Telle est donc la réification des avant-gardes aujourd’hui. Leur valeur d’échange, en
tant que signe de prestige ou en tant que simple marchandise, augmente à mesure que
s’efface leur véritable valeur d’usage, c’est-à-dire l’emploi de leurs idées et le prolongement
critique de leurs perspectives. Les surréalistes, comme les situationnistes, sont victimes du
mécanisme qu’ils dénonçaient à propos de leurs prédécesseurs :
« L’idéologie dominante organise la banalisation des découvertes subversives
et les diffuse largement après stérilisation. Elle réussit même à se servir des
individus subversifs : morts, par le trucage de leurs œuvres ; vivants, grâce à la
confusion idéologique d’ensemble, en les droguant avec une des mystiques dont
2943
elle tient commerce. »
Il est malheureusement arrivé à ces deux mouvements ce que Crevel dénonçait en son
temps, à propos de la récupération de Rimbaud par Claudel et de son travestissement en
catholique : ils sont devenus la proie de ces « messieurs bien-pensants de l’art et de la
littérature qui feignent de s’intéresser à des œuvres subversives, rien que pour les vider de
2944
leur moelle, leur flanquer un tuteur » . On retient le charme et le frisson de la subversion,
on lui attribue même un prestige tant il est vrai, comme le constate Vaneigem, « que sur
2945
le marché des idées molles, la moindre raideur formelle produit de la plus-value » .On
admire et on exalte la radicalité et l’extrémisme des situationnistes ou des surréalistes. On
l’incarne en une personnalité-vedette fascinante, comme Breton ou Debord, mais on n’en
retient que l’extrémisme même, et non ses enjeux historiques. C’est là cette perversion que
Debord dénonçait chez tous ses suiveurs :
« Les pro-situs n’ont pas vu dans l’I.S. une activité critico-pratique déterminée
expliquant ou devançant les luttes sociales d’une époque, mais simplement des
idées extrémistes ; et pas tant des idées extrémistes que l’idée de l’extrémisme ;
et en dernière analyse moins l’idée de l’extrémisme que l’image de héros
2946
extrémistes rassemblés dans une communauté triomphante. »
A partir de là, les avant-gardes deviennent une marchandise comme une autre. Un jour, on
fera des films à grand succès sur Debord et sur Breton. En attendant, on s’arrache déjà
2943
DEBORD, « Rapport sur la construction des situations… », Textes et documents situationnistes (1957-1960), op. cit.,
p.2
2944
« Le Clavecin de Diderot » (1932), L’Esprit contre la raison, op. cit., p.172
2945
Entre le deuil du monde et la joie de vivre, op. cit., p.172
2946
La Véritable scission dans l’Internationale, op. cit., p.45

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

les produits dérivés : tracts, affiches, correspondance, collections personnelles. Bien sûr,
2947
tous ne s’y intéressent pas sans quelques motivations pratiques mais est-il exagéré
d’affirmer que cet engouement et cette spéculation strictement commerciale relèvent du
fétichisme ? Payer trois cent euros un tract de l’I.S. reproduit intégralement dans des
ouvrages à vingt euros, n’est-ce pas le signe que ce qui importe en la matière n’est pas
le contenu, ou « la moelle » comme disait Crevel, mais bien l’objet ainsi transformé en
marchandise ? On voudrait qu’il y ait plus d’œuvres situationnistes et se les arracher comme
une petite élite s’arrache celles des surréalistes. Quand il n’y a rien, ou presque, comme
dans le cas de l’I.S, on se rabat sur des ersatzs ou des sous-produits comme ces tracts
ou affiches. Tel est le paradoxe que relevaient déjà les situationnistes à propos de ceux
que la société avait pourtant maudits de leur vivant : « Leur travail, qui n’était à ce moment
qu’un sous-produit de leur activité réelle, va être hautement valorisé ensuite. Les hommes
2948
vivants de l’anti-réification ont tout de même produit leur dose de marchandise » . Tel
est donc l’état des lieux aujourd’hui : les expériences surréalistes et situationnistes ne
survivent plus, majoritairement, que réifiées. En leur temps, les surréalistes avaient pu
2949
connaître la censure . Aujourd’hui, le danger n’est plus le même. Il est plus discret. Il a
2950
tout de cette « dissimulation chafouine » dont parle Vaneigem. Il prend la forme de ce
que Bernard Noël appelle une « sensure », c’est-à-dire l’occultation ou la banalisation du
contenu de ces expériences. Tel est ce piège que Breton dénonçait déjà en 1951 et qu’il
résume ainsi : « Cette censure s’exerce d’une manière plus subtile. Elle n’empêche pas
totalement l’écrivain de publier, l’artiste d’exposer mais, quand elle ne peut faire mieux, elle
estompe son témoignage en organisant autour de lui le silence ou en l’ensevelissant sous
2951
des commentaires à côté » .

La Sensure :
Le premier et le plus efficace de ces moyens consiste à briser la totalité d’un propos pour
en isoler un aspect, à l’exclusion de tous les autres. Il s’agit d’un mouvement de réduction.
De ce fait, tout discours qui ne se présente pas comme un tout absolument cohérent et
indissociable est la proie la plus facile de ce type de méthode. Le surréalisme, en peinant à
concilier ses perspectives politiques propres avec le maintien d’une activité esthétique, en
est le meilleur exemple, malheureusement. Le tort le plus fréquemment fait à ce mouvement
consiste ainsi à le réduire à une simple activité artistique tout en passant sous silence le
lien indéfectible que celle-ci entretient avec la politique. Il est facile, dans le contexte actuel,
de présenter des tableaux ou des poèmes surréalistes tout en n’insistant que sur leurs
qualités esthétiques intrinsèques ou sur la variété et le merveilleux de ses images sans
jamais parler de « transformer le monde » ou même de « changer la vie ». C’est là ce qui fit
2952
problème lors de l’exposition « La Révolution Surréaliste » au musée Beaubourg … Dans
la mesure où l’on peut facilement ignorer les textes proprement politiques du mouvement
pour se concentrer sur ces œuvres en apparence dénuées de toute dimension polémique,
il est facile de l’expurger de tout ce qui pourrait déranger. Ce qui se passe dans les musées
se passe de la même façon dans les salles de classe. Breton avait raison de s’en inquiéter,
2947
Nous voulons dire : orientées vers et par une pratique.
2948
« L’Avant-garde de la présence », Internationale situationniste n°8, janvier 1963, p.11
2949
Qu’on pense, entre autres, au film L’Age d’or ou à l’Anthologie de l’humour noir de Breton…
2950
Entre le deuil du monde et la joie de vivre, op. cit., p.36
2951
Entretiens, op. cit., p.296
2952
Par la suite, c’est Dada qui fit les frais d’une telle réduction dans une exposition similaire…

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

dès 1952 : « C’est déjà beaucoup trop qu’on commence à enseigner le surréalisme dans
2953
les écoles. Je ne doute pas que ce soit pour le réduire » . Bien sûr, on peut toujours
lui reprocher d’avoir voulu se cantonner à une élite cultivée et de refuser son accès au
plus grand nombre – ce qui, dans une certaine mesure, comme nous l’avons vu, n’est
pas toujours infondé – mais, quand on voit le type de propos que l’on put tenir sur son
ouvrage Nadja lors d’un examen du baccalauréat de français, il y a aussi largement de quoi
lui donner raison. Le fait est, aujourd’hui, qu’on peut enseigner Nadja à des lycéens sans
aucun risque : à la fin de l’année, les élèves auront à peine perçu le souffle de révolte qui
était celui de cette œuvre. Ils l’auront étudiée comme on étudie un classique de Racine.
Tout cela, au fond, leur apparaîtra séduisant, peut-être, mais abstrait. Pour les plus assidus
d’entre eux, ils auront tous potassé le petit dossier de l’édition « Folio Plus » affublée du
petit bandeau « Bac 2004 », réalisé à l’époque par Michel Meyer. Ils se seront demandés,
avec lui, si ce livre est une autobiographie ou non. Ils auront lu, sceptiques, le lénifiant
« Le mouvement surréaliste en 1927 » où on leur parle de rêve, d’amour, de beauté,
d’écriture, de sincérité, sans qu’un seul instant aucun de ces éléments ne soit resitué à
sa vraie place. On se penchera avec intérêt sur les questions suivantes : « Observer le
passage du passé au présent dans le récit de la rencontre avec Nadja […]. Quelle est la
2954
valeur de l’adverbe là ? » . On ne manquera pas, au passage, de souligner l’opposition
de Breton avec le PCF, d’insister sur combien « cette conception intransigeante s’oppose
2955
bien sûr à la débauche, condamnée sans appel » (Breton au service de la morale
bourgeoise…), combien Breton regrettera d’avoir trop entretenu Nadja « dans la voie de la
conquête d’une liberté absolue » et que c’est ce malaise et cette mauvaise conscience qui
2956
« le conduit à redoubler de violence » contre les psychiatres (la récurrence des attaques
brutales des surréalistes contre le milieu psychiatrique et des appels à la violence dans
certains textes surréalistes étant ici relégués au rang de simple anecdote biographique…).
Que reste-t-il alors du texte de Breton ? Une œuvre littéraire comme une autre facilement
récupérable et facilement récupérée… La faute, selon les situationnistes, en reviendrait au
mouvement surréaliste lui-même. En restant fidèle au monde de l’art et à la production
d’œuvres esthétiques, il aurait lui-même donné les armes à son opposition pour rester
enfermé dans le monde de la culture. En voulant réaliser l’art sans le supprimer, il aurait
remis sur pied « le vieux mécanisme idéologique, qui fait de toute contestation partielle
2957
d’aujourd’hui la culture officielle de demain » .
Conscients de ce risque et bien avisés que « seul l’art armé contre lui-même, contre ce
2958
qu’il a de plus faible – de plus esthétique – résiste à la récupération » , les situationnistes
n’en ont pourtant pas évité les pièges, même s’ils résistent peut-être mieux à la récupération
que les surréalistes pour l’instant. D’autres mécanismes s’ajoutent à ce simple phénomène
de réduction. S’ils ont peut-être réussis, en partie, à éviter ce premier levier, ils n’ont
pu échapper au second : la décontextualisation et la déshistoricisation de leurs discours
et de leurs pratiques. Ceci consiste à morceler les divers aspects de leur activité et
à provoquer la perte consécutive de sens qu’entraîne leur isolement. Par exemple, on
s’intéresse aujourd’hui aux films de Debord sans les resituer dans le cadre général de son
2953
Entretiens, op. cit., p.217
2954
« Dossier », de Michel Meyer, Nadja, op. cit., p.188
2955
ibid., p.201 (c’est nous qui soulignons)
2956
ibid., p.207
2957
R. VANEIGEM, sous le pseudonyme de J.-F. Dupuis, Histoire désinvolte du surréalisme, op. cit., p.17
2958
R. VANEIGEM, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.260

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

discours révolutionnaire. De même, on reprend certaines réflexions des situationnistes sur


l’architecture et l’urbanisme sans les rattacher à une critique globale des conditions de vie
de leur époque. Ce faisant, on masque les enjeux réels de telles pratiques. Nous pouvons
rappeler aussi toutes ces personnalités qui reprennent des idées de l’I.S., sans jamais citer
ce groupe et ces activités, et qui peuvent, « ce faisant, parler d’un nouveau problème, pour
le banaliser eux-mêmes après l’avoir repoussé tant qu’ils ont pu, en en extirpant seulement
la violence, sa liaison avec la subversion générale, donc en le désamorçant jusqu’à l’exposé
2959
universitaire, ou pire » . Bien sûr, on peut s’amuser que l’I.S. soit, à son tour, victime
de détournement. Le résultat, pourtant, ne donne pas envie de rire. Il est le propre de
ceux qui se targuent de la connaissance de l’aliénation mais qui se refusent à lutter contre
elle, c’est-à-dire du cynisme de bon nombre d’intellectuels d’aujourd’hui – ou comment le
spectacle réussit à tolérer sa propre démystification et fait de cette conscience cynique
l’occasion d’une nouvelle pose spectaculaire dont la gravité consiste à banaliser le constat
de cette aliénation… Ainsi se définit une nouvelle catégorie : la critique intégrée et partie
prenante du spectacle. Une telle démarche, en donnant au spectacle l’apparence d’un libre
débat d’idées, tout en généralisant la conclusion de sa triste fatalité, n’enseigne finalement
que la soumission et la mauvaise conscience. Inoffensive, elle n’attire plus qu’une publicité
passagère. Tel est le comble du cynisme quand la critique du spectacle assure une place
valorisée en son sein…

d) La Lutte contre la récupération :


Dès lors, comment éviter de sombrer dans ces pâles caricatures ? A son époque, Breton
2960
n’a d’autre espoir qu’ « une affirmation de foi sans limites dans le génie de la jeunesse » .
Alors qu’il se plaint de la roublardise, de la mauvaise foi et du cynisme de ses lecteurs
« installés », chez qui la moindre étincelle surréaliste serait noyée dans la confusion,
banalisée et réduite, il en appelle à la naïveté sauvage de la jeunesse, à sa capacité encore
intacte de révolte et à son rejet des normes établies. Son public idéal est tout choisi : « Il y
a encore à cette heure par le monde, dans les lycées, dans les ateliers même, dans la rue,
dans les séminaires et dans les casernes, des êtres jeunes, purs, qui refusent le pli. C’est
2961
à eux seuls que je m’adresse » . Il se tourne vers des formes de vie que l’âge adulte,
les contraintes du travail et la longue suite des renoncements imposées par la société n’ont
pas encore abâtardis – ont gardé « purs », dit-il, selon une terminologie douteuse. Alors,
pense-t-il, le surréalisme pourra ressurgir de ses cendres, à chaque nouvelle déferlante de
la jeunesse. Seul cela pourrait le préserver de la récupération et de l’accusation d’utopie :
« La libération, dont nous avons assez dit qu’elle ne deviendra effective que
moyennant la suppression de l’exploitation sociale, est loin, en attendant, d’être
restée utopique. Objectivement, la preuve en est que l’attraction, que la tentation
2962
surréaliste sur la jeunesse, s’exerce avec plus d’ampleur que jamais. »
Les situationnistes se montrent bien moins optimistes sur ce point. Bien qu’on puisse
leur objecter leur propre moyenne d’âge et celle de leurs lecteurs les plus conséquents,
ils observent avec défiance les mouvements d’une jeunesse le plus souvent pseudo-
politisée, tout en se préparant sûrement à entrer dans le moule. Leur discours sur les

2959
« L’Avant-garde de la présence », Internationale situationniste n°8, janvier 1963, p.17
2960
« Situation du surréalisme entre les deux guerres » (1942), La Clé des champs, op. cit., p.77
2961
« Second manifeste du surréalisme » (1930), Manifestes du surréalisme, op. cit., p.81-82
2962
Entretiens, op. cit., p.258

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

étudiants est édifiant : « la fausse conscience politique se trouve chez [eux] à l’état pur, et
l’étudiant constitue la base idéale pour les manipulations des bureaucrates fantomatiques
2963
des organisations mourantes (du Parti dit Communiste à l’UNEF) » . Ils pensent, eux, que
la prétendue pureté de l’étudiant et du lycéen est déjà passée depuis longtemps au crible
de la société capitaliste et qu’ils en sont déjà les produits conformes. Leur conclusion est
sans appel : « L’étudiant est un produit de la société moderne, au même titre que Godard
et le Coca-Cola. Son extrême aliénation ne peut être contestée que par la contestation de
2964
la société tout entière » .
Selon Debord, la lutte contre la récupération ne peut donc s’appuyer sur ce seul ressort.
La pratique révolutionnaire doit aussi assurer une cohérence sans faille entre la théorie et
la pratique et n’offrir ainsi aucune brèche à ses ennemis. La première et la plus terrible des
récupérations de l’activité situationniste, selon lui, serait d’être transformée en idéologie.
Dès le milieu des années 1960, alors qu’il rédige La Société du spectacle, il est conscient du
risque de vulgarisation du « concept critique de spectacle […] en une quelconque formule
creuse de la rhétorique sociologico-politique pour expliquer et dénoncer abstraitement tout,
2965
et ainsi servir à la défense du système spectaculaire » . Pour éviter cela, explique-t-il,
il faut que cette critique s’unisse à une force pratique révolutionnaire. Que celle-ci décline
ou vienne à disparaître et il ne reste de la critique d’une « société du spectacle » que
sa forme creuse et inoffensive qu’agitent tous les tenants de cette critique intégrée dont
nous parlions précédemment. Sur ce terrain, la lutte semble mal engagée. Rien ne peut
empêcher, cependant, qu’ici ou là, aujourd’hui ou demain, une telle critique ne retrouve
sa véritable dimension révolutionnaire à travers l’action de quelques-uns. Pour maintenir
cette possibilité, encore faut-il, selon Debord, maintenir vivace le souvenir qu’un jour un tel
concept put servir de levier insurrectionnel à un petit groupe d’individus et empêcher son
affadissement, sa fétichisation ou sa falsification. Toute l’activité de Debord, après l’échec
de mai 1968 peut ainsi s’apparenter à une lutte contre la récupération de l’activité et des
idées de l’I.S. et au maintien de leur vivacité pratique.
Le premier geste, dans cette optique, consistait déjà à éviter que l’I.S. ne se survive
comme caricature d’elle-même. A la fin des années 1960, le mouvement est menacé
d’immobilisme. Tout se passe comme si l’échec des évènements tant attendus de mai 1968
avait épuisé toute son énergie et qu’il peine à trouver un second souffle. Le groupe tente
bien de réviser son organisation ou de changer la direction de sa revue, rien n’y fait :
l’I.S. se délite. Somme toute, explique Debord, c’était logique : « un projet historique ne
peut certainement pas prétendre conserver une éternelle jeunesse à l’abri des coups »
2966
et « les avant-gardes n’ont qu’un temps » . Dès lors, soit l’I.S. décidait de capitaliser
la renommée acquise ces dernières années, au risque de succomber à la gloriole de ces
anciens combattants que l’on consulte et que l’on écoute avec respect, soit elle devait
disparaître. C’est cette deuxième option que Debord précipite au tournant des années
1970-1971. Selon lui, seule cette solution permettait au mouvement de combattre sa propre
gloire et de ne devenir un commandement ou une autorité intellectuelle pour personne. Par
ce biais, Debord refusait toute place visible dans le spectacle. Pas question, pour lui, d’aller
à la télévision ou de parler à la presse. Ce serait trop encourager la cohorte de pro-situs
se pressant déjà autour de lui, tous prêts à devenir ses disciples. Face à tous ces groupes
2963
« De la misère en milieu étudiant… », Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.226
2964
ibid., p.227
2965
La Société du spectacle, op. cit., p.194-195
2966
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.47

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

éphémères qui se forment dans son sillage, l’I.S. n’affiche que son mépris et son refus
de toute direction. Comme l’explique Debord, les situationnistes refusent de fournir à leurs
suiveurs une idéologie toute faite :
« Si l’I.S. continuait imperturbablement, dans des circonstances autres, à jouer
comme précédemment, elle pouvait devenir la dernière idéologie spectaculaire de
la révolution, et cautionner une telle idéologie. L’I.S. eût risqué alors d’entraver le
2967
mouvement situationniste réel : la révolution. »
Debord fait donc en sorte « qu’aucune pseudo-suite ne vienne fausser le compte-rendu de
2968
nos opérations » . Il repousse toutes les sollicitations qu’il reçoit de nombreuses tentatives
subversives, « plus anti-hiérarchiques les unes que les autres, mais dont on [lui] offrait quand
2969
même le commandement » . Il préfère l’ombre à la notoriété, pour éviter toute forme de
récupération ou de banalisation. C’est ce qu’il explique, en 1978 :
« Après cette splendide dispersion, j’ai reconnu que je devais, par une soudaine
marche dérobée, me mettre à l’abri d’une célébrité trop voyante. On sait que cette
société signe une sorte de paix avec ses ennemis les plus déclarés, quand elle
leur fait une place dans son spectacle. Mais je suis justement, dans ce temps,
le seul qui aie quelque célébrité, clandestine et mauvaise, et que l’on n’ait pas
2970
réussi à faire disparaître sur cette scène du renoncement. »
Fidèle à ses principes, il repousse les media qui lui demandent un entretien : « J’ai toujours
trouvé coupable de parler à des journalistes, d’écrire dans les journaux, de paraître à la
télévision, c’est-à-dire de collaborer si peu que ce soit à la grande entreprise de falsification
2971
du réel que mènent les mass media » . Il opte pour la clandestinité et applique, seul, cette
stratégie qu’il destinait d’abord à l’I.S. :
« Maintenant que nous pouvons nous flatter d’avoir acquis parmi cette canaille la
plus révoltante célébrité, nous allons devenir encore plus inaccessibles, encore
plus clandestins. Plus nos thèses seront fameuses, plus nous serons nous-
2972
mêmes obscurs. »
Cette stratégie a ses limites, cependant, et Debord va douloureusement en éprouver les
conséquences lors de l’assassinat de son ami et éditeur Gérard Lebovici, en mars 1984 :
en entretenant le mystère autour de sa personne, il entretient aussi le fantasme. Alors que
Debord est mis en cause dans cette affaire et se retrouve involontairement sous le feu des
projecteurs, toutes les accusations les plus délirantes y passent : meurtrier, terroriste ami
des Brigades Rouges et de la Bande à Baader, « anarcho-mao-léniniste », « gourou » ayant
mis sous sa coupe le riche Lebovici afin de l’escroquer financièrement, et même agent
2973
de l’URSS … Une telle situation le contraint alors à un nouvel exercice : les ouvrages
de réfutation. Des livres comme Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici (1985)
2967
La Véritable scission dans l’Internationale, op. cit., p.43-44
2968
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.49-50
2969
ibid., p.49
2970
ibid., p.48
2971
Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici (1985), op. cit., p.57
2972
La Véritable scission dans l’Internationale, op. cit., p.80
2973
Tous les articles de presse déployant ces diverses accusations sont reproduites dans l’ouvrage de Debord, Considérations sur
l’assassinat de Gérard Lebovici.

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

ou Cette mauvaise réputation… (1993) sont uniquement consacrés à faire le compte des
2974
calomnies dont il est la victime et à rétablir, contre elles, sa vérité . C’est un exercice
d’autodéfense légitime et un moyen d’intimidation efficace : refuser de se laisser salir et
prévenir chacun que toute calomnie sera dénoncée vertement dans un prochain pamphlet.
Mais pourquoi se soucier autant de sa réputation publique, lui qui refuse la gloire et la
publicité ?
C’est qu’il importe tout de même à Debord de figurer dans le monde, mais d’y figurer
non sur le mode des media, sans rien pouvoir maîtriser de sa communication, mais selon
un modèle qu’il aura lui-même défini. En entrant dans la clandestinité, il ne cherche pas
à s’effacer et à effacer avec lui les traces de l’activité situationniste. Au contraire, il tente
de les exhausser à un niveau comparable à celui du mythe ou de la légende, mais d’une
légende dont il serait lui-même l’auteur et dont il ne laisserait à personne le soin de l’altérer.
La stratégie du choc du qualitatif l’exige. Toute sa trajectoire est ainsi émaillée de récits
autobiographiques, non par exhibitionnisme, mais par stratégie politique puisque ce qu’il
importe de fixer dans le marbre n’est pas sa propre existence mais le sens de sa pratique.
La liste est longue : Mémoires (1959), Sur le passage de quelques personnes à travers
une assez courte unité de temps (1959), In Girum imus nocte et consumimur igni (1978) et,
surtout, Panégyrique tome premier (1989) et second (posthume). Dans ce dernier texte, par
le biais de l’autobiographie, il établit sa propre vérité. Le tout prend l’allure d’un plaidoyer et
il annonce :
« Parlant donc aussi froidement que possible de ce qui a suscité beaucoup de
passion, je vais dire ce que j’ai fait. Assurément, une foule d’injustes blâmes,
sinon tous, s’en trouveront à l’instant balayés comme de la poussière. Et je me
persuade que les grandes lignes de l’histoire de mon temps en ressortiront plus
2975
clairement. »
Il prend une tournure singulière que le choix du titre seul suffit à résumer : il s’agit là d’un auto-
panégyrique. Debord n’entend pas seulement se défendre, il entend exalter son expérience
et la donner à voir à son maximum de rayonnement afin d’accentuer le choc qualitatif qu’il
entend produire sur son lecteur.
Cette dernière stratégie est fondamentale. En proie à la récupération, confrontés aux
apories de la méthode révolutionnaire et contraints à l’isolement par une certaine forme de
politique du silence, tous ces poètes, Debord en tête, tentent de sortir de cette impasse
en constituant eux-mêmes le mythe de leur révolte et de leur autonomie et, à partir de
là, de susciter un ensemble de pratiques nouvelles en vue d’une communauté nouvelle.
Autrement dit, elles réintroduisent dans leur politique la littérature, sous la double forme,
finalement identique, du mythe et de l’utopie concrète. Par un étonnant renvoi d’ascenseur,
tandis que la poésie avait dû se déplacer sur le terrain de la pratique pour réaliser son
programme, l’exemple de textes comme Panégyrique pose désormais la question du retour
et du prolongement de cette expérience poétique sur le terrain de la littérature. A travers
une série de stratégies rhétoriques, que nous allons maintenant étudier, tous ces poètes ne
tentent-ils pas ainsi de percer la muraille de silence qui les entoure et de susciter chez leurs
lecteurs potentiels une praxis nouvelle ?

2974
Quand cela ne suffit pas, comme en 1985, il eut recours aux tribunaux et attaqua plusieurs journaux en diffamation – procès
qu’il a tous gagné.
2975
Panégyrique, op. cit., p.14

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

B) Mythe et dynamique de l’utopie


En l’absence de toute rencontre véritable avec un sujet révolutionnaire préalablement
constitué et contraints à l’isolement au sein de leur époque – quand la récupération et
la banalisation n’ont pas encore fonctionné à plein – les avant-gardes poétiques sont
confrontées à un problème de communication. La stratégie du choc du qualitatif est valable
mais comment assurer sa réussite si son rayonnement ne parvient pas à percer la bulle
de silence dans laquelle tous ces poètes sont prisonniers ? A mesure qu’il devient de plus
en plus évident, pour Debord comme pour Breton, qu’ils ne connaîtront pas de leur vivant
la révolution à laquelle ils aspirent, comment réussir à prolonger ce choc qualitatif au-delà
d’une série de gestes et de comportements en proie à l’oubli ou à la banalisation ? C’est sur
ce terrain que se définit le retour ou le maintien de l’emploi de la littérature et, en particulier,
du genre des mémoires, panégyriques, autobiographies et récits de vies poétiques. Alors
que l’expérimentation-vie et la grande tentative révolutionnaire de tous ses poètes risquent
de sombrer dans l’oubli ou de succomber à la récupération, la littérature redevient une arme.
Des romantiques allemands aux situationnistes, tous s’engagent finalement sur ce terrain, à
un moment ou à un autre, après coup ou conjointement. Les masses révolutionnaires qu’ils
ne rencontrent pas dans la rue, ils tentent de les rencontrer et de les soulever dans l’espace
confiné de leurs textes. Qu’ils s’adressent à leurs contemporains ou aux générations futures,
ils tentent de provoquer un mouvement de dissociation entre leurs lecteurs et leur époque
et de les agréger ensuite au modèle d’autonomie et de révolte qu’ils incarnent. C’est là que
se pose la question du recours au mythe et à l’utopie avec, au cœur de cette problématique,
une seule exigence : éviter que ces deux termes ne recouvrent l’imposition d’un idéal
abstrait, qui n’appelle qu’une lecture contemplative et passive, ou que la communication
n’entraîne une forme de manipulation. En d’autres termes, la question est la suivante :
comment agréger, dès aujourd’hui et dans l’avenir, une foule suffisamment importante
autour de leur projet révolutionnaire sans l’aliéner à leurs propres vues et donc sans en
faire une foule de disciples ? Comment constituer à la fois un modèle qualitatif et n’incarner
aucune forme d’autorité ? A l’époque du romantisme allemand et pour ses héritiers, la
poésie tente de retrouver une puissance communautaire. Elle tente de fonder une nouvelle
religion et de retrouver la puissance sociale du mythe. Plus largement, cependant, et sans
retomber dans les impasses de la philosophie idéaliste, la stratégie repose sur une sorte de
2976
« pollenisation » ou d’une série d’étincelles lancées en l’air et qui n’attendent plus que
de retomber sur le bon terrain pour déclencher de nouveaux incendies. Elle tient à cette
dimension « électrisante » des textes de Breton, Debord ou Vaneigem, susceptible, un jour,
2977
selon le vœu du poète surréaliste, de « précipiter quelques hommes dans la rue » . En
d’autres termes, c’est aussi de nous que nous allons parler et de la manière dont ces textes
et les pratiques dont ils témoignent peuvent, d’une façon ou d’une autre, nous toucher.

1) Comment soulever ses lecteurs ?


a) Sur quoi s’appuyer pour stimuler un désir de révolution ?
Dans un premier temps, sur ce point, le désir de Breton se ramène à une question bien
terre à terre : comment précipiter tous les individus révoltés dans la rue, prêts à se soulever
contre le pouvoir en place, et faire en sorte que la critique portée par ce socialisme du
2976
Pour faire référence à Novalis qui envisageait ses diverses réflexions comme autant de « grains de pollen »
2977
A. BRETON, Nadja, op. cit., p.60

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

ème
XX siècle ne reste pas lettre morte ? Qu’est-ce qui pourrait pousser des individus
qui se croient libres, comme ceux d’aujourd’hui, à renoncer à leur volonté de puissance
personnelle – sur-stimulée à notre époque – pour les promesses incertaines d’une société
nouvelle ? Faut-il parier, comme l’ont fait certains socialistes, sur une aggravation de la
tyrannie et des misères présentes, afin que chacun commence à ressentir le joug du pouvoir
présent et qu’avec lui grandissent les désirs de révolte et de révolution ? Il y a là une forme
d’évidence : toute transformation radicale de la société s’ancre dans une forme aggravée
d’insatisfaction vis-à-vis du moment présent. Pourtant, un tel discours a ceci de dangereux
et de paradoxal qu’il en vient à souhaiter l’aggravation des maux de chacun et à refuser,
du même coup, tous les minimes progrès que le système en place pourrait apporter aux
conditions de vie de chacun. Il faut aussi rappeler que la misère et le désespoir n’ont jamais
suffi à déclencher une révolution. Ils n’ont jamais suscité que de brèves flambées de révolte
et de violences. Pour qu’une transformation radicale de la société se produise, il faut, au-delà
de cette insatisfaction première, que la foule soit animée d’un ensemble de revendications
positives, qu’elle ne détruise pas seulement mais qu’elle aspire aussi à construire. Comme
le rappelle Bakounine, « nul ne peut vouloir détruire sans avoir au moins une imagination
lointaine, vraie ou fausse, de l’ordre des choses qui devrait selon lui succéder à celui qui
existe présentement ; et plus cette imagination est vivante en lui, plus sa force destructrice
2978
devient puissante » . C’est sur ce terrain, comme nous allons le voir par la suite, que
se définissent les perspectives du mythe ou de l’utopie. La critique révolutionnaire doit à
la fois aiguiser l’insatisfaction et le sentiment de rejet par chacun du monde actuel et être
capable de stimuler de nouveaux désirs. Au-delà de l’aggravation des misères présentes et
d’un discours qui ne cesse de nous y replonger, il faut être capable, à un moment donné,
de dire, comme Ducasse en son temps : « Jusqu’à présent, l’on n’a décrit le malheur, que
2979
pour inspirer la terreur, la pitié. Je décrirai le bonheur pour inspirer leurs contraires » .
ème
Sur ce point, l’apport de Fourier au socialisme du XX siècle est indéniable. Ce dernier
n’appuie-t-il pas toute sa force de conviction et d’adhésion sur ce qu’il appelle « l’appât du
2980
plaisir » ? En terme de stratégie de communication ou en tant que conviction personnelle,
l’essentiel, pour les avant-gardes, est de provoquer le plus grand décalage possible entre
les désirs réalistes, qui émergent des possibles de leur époque, et la réalité présente de
leur insatisfaction. C’est la conclusion à laquelle arrive Tzara :
« Ce qui pousse donc l’homme à vouloir renverser l’ordre social présent est en
étroite dépendance avec la représentation, projetée sur l’avenir, des satisfactions
de ces désirs dont personnellement il peut constater le déficit actuel, conditionné
2981
par l’aménagement économique et social. »
A cela, il ajoute encore : « La distance, variable entre les données des désirs et la réalisation
2982
possible de ceux-ci, sera en rapport direct avec la tension révolutionnaire qui en résulte » .
C’est précisément la conscience de cette distance et de son aggravation que surréalistes
et, plus encore, situationnistes tentent de mettre en évidence.

b) Entraîner une rupture avec le présent


2978
Théorie générale de la révolution, op. cit., p.355
2979
« Poésies II », Œuvres complètes, op. cit., p.313
2980
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, op. cit., p.233
2981
Grains et issues, op. cit., p.218
2982
ibid.

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

1. Le Tableau révoltant du moment présent ou la stratégie de l’électrochoc :


Le premier objectif de tous ces poètes et activistes consiste, dans un premier temps, à
souligner le caractère proprement inhabitable ou invivable du monde présent. Les ouvrages
de Vaneigem et de Debord sont intéressants à étudier de ce point de vue. Le premier, dans
son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, ouvre sa réflexion sur un tableau
édifiant de la société actuelle. Comme à chaque fois, dans ce genre d’ouvrages, il n’hésite
pas à forcer le trait jusqu’à l’excès et jusqu’à une certaine forme de caricature puisque, à
l’en croire, tout instant de répit (ne parlons même pas de bonheur ou de satisfaction) serait
nécessairement illusoire et que, tout autour de lui, il n’y aurait qu’une masse de gens ne
pouvant que détester ce monde et aspirer à le changer de fond en comble. Tous les effets
de style sont mis au service du caractère révoltant de la situation qu’il décrit : emphase,
effusions poétiques ou effets de liste. Le lecteur est en permanence pris à parti et tout est
fait pour l’impliquer dans le tableau présent, à travers certaines expressions comme « en toi
2983
aussi le vide ne cesse de gagner » . Le texte est ponctué de nombreuses exhortations qui
impliquent le lecteur dans le discours, telle : « qu’on en finisse une fois pour toute avec cet
2984
esprit d’ancien combattant ! » . Enfin, il ancre sa critique à la figure aisément identifiable
du narrateur, à la fois compagnon de toutes les infortunes de son temps : « j’ai le sentiment
parfois d’une telle souffrance diffuse, éparse en moi, qu’il m’arrive de regarder comme
un soulagement le malheur occasionnel qui la concrétise, la justifie, lui offre un exutoire
2985
licite » , et modèle de révolte et de réaction à cette infortune. Le tout obéit à une stratégie :
ne pas épuiser le souffle de la critique dans un discours complexe et « jargonneux » mais
faire en sorte, selon le vœu explicite de Vaneigem, « qu’un tel livre [soit] accessible aux
2986
têtes les moins rompues au jargon des idées » . L’auteur joue sur les motifs affectifs de
l’identification, de l’indignation ou de la révolte – sans renoncer, pour autant, à la cohérence
de la démonstration.
Quoique similaire dans ses perspectives et ses postulats, la stratégie rhétorique de
Debord est différente. Aucune effusion et aucune forme d’empathie dans sa prose : sa
phrase est classique et pudique, directe et cinglante. Tandis que Vaneigem présente le
tableau révolté du monde présent à travers une prose torrentielle et généreuse, qui tente
d’entraîner le lecteur dans son cours, du constat de ses souffrances jusqu’aux rives d’une
nouvelle pratique de la vie, Debord s’appuie sur l’énergie cinglante de phrases définitives et
lapidaires. A partir de cette constante stylistique, la méthode subversive de Debord connaît
trois périodes distinctes. La première, celle de La Société du spectacle, est celle de la
critique unitaire du monde présent, la mise à jour objective des mécanismes de la société,
partant du principe marxien que la conscience critique est le préalable de toute révolution
et qu’il n’ait nul besoin, pour y parvenir, de recourir à quelques processus d’identification
ou de subjectivisation de son propos. A la fin des années 1970, avec son film In Girum
imus nocte et consumimur igni, il modifie considérablement cette approche et décide, afin
de provoquer l’éveil de cette conscience, de ne plus s’adresser à la seule raison de son
lecteur ou de son spectateur mais de les prendre violemment à parti afin de les forcer à
réagir. Il pique au vif la mauvaise conscience de celui qui l’écoute ou qui le lit, le renvoyant
à l’image méprisable d’esclave sans honneur, servile et maltraité par ses maîtres. C’est
la stratégie de l’électrochoc et de l’agression frontale. Enfin, dès la deuxième partie de In
2983
Grains et issues, op. cit., p.61
2984
ibid., p.63
2985
ibid., p.61
2986
ibid., p.19

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Girum… et surtout, à la fin des années 1980, avec Panégyrique, il tente de susciter une
réaction en démontrant, par son propre exemple, la possibilité, dès aujourd’hui, de vivre
autrement, assumant pleinement le rôle de modèle qualitatif vis-à-vis de ses lecteurs. En
passant successivement de l’argumentaire critique à l’attaque frontale, puis à la preuve
par l’exemple, son discours forme finalement un tout cohérent dont nous pouvons ainsi
décomposer et résumer le propos : il y a un système nouveau d’esclavage (1) dont vous
devez prendre conscience que vous êtes les victimes passives (2) mais dont vous pouvez
aussi vous affranchir et vous sauver en luttant, à mon exemple, contre lui (3). La dernière
étape est essentielle : elle permet d’éviter toute forme de fatalisme. Comme l’explique
Vaneigem, à propos des souffrances qu’il décrit : « se borner à l’écrire risque, il est vrai, de
nourrir une nouvelle fatalité ; mais j’entends bien, en l’écrivant, que personne ne se borne à
2987
le lire » . Pour cela, la preuve par l’exemple n’est-elle pas la meilleure forme d’incitation ?
A cette fin, nous pouvons ajouter deux autres méthodes régulièrement employées,
par les romantiques allemands notamment : démontrer l’arbitraire et la contingence
des constructions présentes en les confrontant soit à un passé, soit à un futur, non
seulement autres mais aussi, et surtout, supposément meilleurs. Dans chacune de ces
deux configurations, l’objectif reste le même : démontrer que la société peut fonctionner
autrement, c’est-à-dire assurer la relativité historique du moment présent.

2. La nostalgie d’un monde perdu :


La haine du temps présent, commune à la totalité de ces poètes et activistes, se justifie
très souvent par sa confrontation à un temps autre. Un tel discours est donc souvent
nostalgique. L’évocation de ce temps perdu, en parallèle à la dénonciation de la société
présente, constitue même une sorte de lieu commun propre à tous ces poètes. De nombreux
ouvrages sont entièrement consacrées à ce thème, depuis les Chants de l’Innocence et
de l’expérience de Blake jusqu’à certaines pages du Panégyrique de Debord, en passant
par l’Hypérion de Hölderlin ou la plupart des discours surréalistes sur l’enfance. Ses formes
sont très diverses et elles peuvent aller du fantasme hölderlinien de l’âge d’or grec à la
nostalgie du café Moineau et de toute la petite société qui s’y retrouve au début des années
1950, chez Debord. Dans chacun de ces cas, la nostalgie de ce monde passé s’articule au
souvenir de la « vraie » vie. De ce fait, le discours n’a rien d’une déploration larmoyante mais
assume toutes les caractéristiques d’un contre-modèle utopique. La Grèce antique, pour
Hölderlin, c’est l’idéal projeté d’une société harmonieuse où primait le sentiment poétique
de l’unité du monde. L’expérience du début des années 1950, pour Debord, c’est le goût
acquis à jamais d’une vie libre et passionnée. L’enfance perdue, pour les romantiques et les
surréalistes, c’est le territoire rêvé où se cristallise une figure de la « vraie » vie (opposée
à la survie de l’âge adulte) avec toutes ses caractéristiques supposées : l’unité du sujet, un
imaginaire créatif, une forme spontanée de compréhension des choses et l’accord avec la
Nature. Exalter tous ces territoires et ces moments perdus, c’est inciter à les réintégrer, à
les recréer ailleurs et mieux, peut-être. Comme l’explique Hölderlin, telle est la situation de
celui qui s’y absorbe : « La légende, une fumée d’or, et elle baigne/De sa lueur nos têtes,
2988
nous qui doutons » . Or, que serait une vie sans espérance : « une étincelle à peine jaillie
2989
du charbon qu’éteinte » , écrit-il encore. Le tableau des bonheurs passés a pour principal
objectif d’aiguillonner notre désir présent. En l’évoquant et en le célébrant, le poète joue sa
2987
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.63
2988
« Germanie », Odes, élégies, hymnes (1800-1806), op. cit., p.139
2989
Hypérion, op. cit., p.73

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

fonction romantique d’éducateur et de prophète. Il ré-organise et ré-oriente la perspective


historique vers un idéal, âge passé à renouveler et à refonder dans le futur. La poésie
hölderlinienne réinscrit ainsi le moment présent dans une perspective historique orientée
entre deux âges d’or : celui de la Nature (la Grèce) et son renouveau supérieur, c’est-à-
dire celui de la Culture. Sa réussite est double : par l’évocation de bonheurs passés, elle
souligne, d’une part, la relativité historique de notre époque et met en relief, par contraste,
sa médiocrité et, d’autre part, oriente notre action historique vers la recréation de l’âge d’or
à un niveau supérieur. En d’autres termes, ce type de discours sur un âge d’or passé, loin
de toute mélancolie, rejoint l’autre grand type de discours critique et « militant » que l’on
retrouve parmi la plupart de ces poètes : l’exaltation utopique d’un âge d’or futur à réaliser.

3. Les Promesses du futur :

Rêveries poétiques sur le thème de l’âge d’or :


Ce genre de perspectives et de propos, aussi surprenants soient-ils si l’on considère
qu’ils ramènent tous ces poètes à une forme d’idéalisme historique, sont récurrents, y
compris parmi les surréalistes et même – exceptionnellement, il est vrai – parmi certains
situationnistes. Les exemples sont foison. Breton, par exemple, adopte souvent un ton
prophétique. Parfois, il imagine l’arrivée d’étranges messagers : « Il va venir tout à l’heure
des équilibristes dans des justaucorps pailletés d’une couleur inconnue, la seule à ce jour
2990
qui absorbe à la fois les rayons du soleil et de la lune. Cette couleur s’appellera liberté » .
La figure de l’équilibriste, bien sûr, n’est pas sans rappeler la figure nietzschéenne du
surhomme. Elle traduit la capacité de certains hommes à relier les pôles opposés par un
fil ténu, tels la lune et le soleil dont on connait toutes les catégories symboliques contraires
2991
qu’ils recouvrent . L’essentiel est ailleurs, cependant : il est dans l’annonce d’un nouvel
2992
âge d’or et de cette « fleur enfin éclose de la vraie vie » . Breton prédit ainsi, dès 1924,
la création d’un « nouveau paradis terrestre » :
« Il ne tient peut-être qu’à nous de jeter sur les ruines de l’ancien monde les
bases de notre nouveau paradis terrestre. Rien n’est encore perdu, car à
des signes certains nous reconnaissons que la grande illumination suit son
2993
cours. »
Quelques années plus tard, Isou lui emboîte le pas. A son tour, il annonce l’imminence de
ce qu’il appelle « la Société Paradisiaque » où les hommes « obtiendront des récompenses
multipliées jusqu’au jour où ils vivront indéfiniment dans une joie ininterrompue, dans une
2994
extase en perpétuel accroissement » et seront enfin « capables d’atteindre cette société

2990
« Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non » (1942), Manifestes du surrélisme, op. cit., p.154
2991
Le tout rappelle aussi la très belle image finale des Vases communicants : « Eux-mêmes, ils ne crieront plus au miracle chaque
fois que par le mélange, plus ou moins involontairement dosé, de ces deux substances incolores que sont l’existence soumise à la
connexion objective des êtres et l’existence échappant concrètement à cette connexion, ils auront réussi à obtenir un précipité d’une
belle couleur durable. Ils seront déjà dehors, mêlés aux autres en plein soleil et n’auront pas un regard plus complice et plus intime
qu’eux pour la vérité lorsqu’elle viendra secouer sa chevelure ruisselante de lumière à leur fenêtre noire. » (Les Vases communicants,
op. cit., p.172)
2992
« Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non » (1942), Manifestes du surrélisme, op. cit., p.154
2993
« Introduction au discours sur le peu de réalité » (1924), Point du jour, op. cit., p.26
2994
Les Manifestes du Soulèvement de la Jeunesse (1950-1966), op. cit., p.29

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

2995
imaginée depuis les temps les plus reculés, dans le mythe de l’Âge d’Or » . C’est encore
ce paradis terrestre que Giuseppe Pinot-Gallizio évoque dans l’Internationale Situationniste,
créé et non pas donné, comme dans la Bible à laquelle il est ici fait référence :
« Il appartient maintenant à nous seuls, artistes et scientifiques d’une même
poésie, de créer d’une autre manière la terre, les océans, les animaux ; le soleil et
les autres étoiles ; l’air, les eaux et les choses. Et il nous appartiendra de souffler
sur l’argile pour donner naissance au nouvel homme, uniquement fait pour le
2996
repos du septième jour. »
Le tout s’inscrit dans l’héritage d’un certain type de discours socialiste encore imprégné
des fondements de la philosophie hégélienne de l’Histoire. On le retrouve dans la certitude
marxiste de l’avènement du communisme, chez Bakounine ou chez un penseur comme
2997
Fourier . Il se situe surtout dans l’héritage direct des romantiques allemands.
Au premier abord, comme on l’a vu précédemment, le thème paraît plus compliqué
qu’il n’y paraît chez ces derniers, en particulier chez Hölderlin et Novalis. Au lieu d’un seul
âge d’or, leur discours en définit deux, à la fois similaires et pourtant distincts. Le premier,
expliquent-ils, serait celui de la Nature. Novalis évoque ainsi ce temps perdu : « Jadis,
j’ai entendu conter l’histoire des temps anciens où les bêtes, les arbres et les rochers
2998
conversaient, dit-on, avec les hommes » . Par rapport à lui, le moment présent serait
le règne de la discorde et de l’individualisme, c’est-à-dire de la disharmonie. Cependant,
comme nous l’expliquions, cet âge d’or est appelé à revenir sur terre, dans un futur proche
que prophétisent ces poètes. Au thème de la perte se superpose celui d’ « un nouvel
âge d’or au regard sombre et infini, un temps prophétique […] – le temps grandiose de la
2999 3000
réconciliation » , toujours selon Novalis. Là pourra « se rouvrir la précieuse vie » . Ce
sera l’âge d’or de la Culture ou de l’Esprit, un temps encore supérieur à son modèle primitif,
comme l’explique Hölderlin :
« L’innocence et la simplicité des temps primitifs s’effacent pour reparaître dans
l’accomplissement de la culture, et la sainte paix du Paradis se dissipe afin que
ce qui n’était qu’un don de la Nature puisse refleurir, devenu désormais conquête
3001
et propriété de l’homme. »
En d’autres termes, le romantisme allemand préfigure le thème du passage du paradis
divin au paradis terrestre que l’on retrouve par la suite chez beaucoup de poètes ou
ème
même de théoriciens socialistes du XIX siècle. Comme l’affirme A.W. Schlegel, il ne
faut cependant pas se tromper de priorité entre les deux. Selon lui, il faudrait même se
méfier de ce thème nostalgique d’un premier âge d’or puisque son « image trompeuse »
pourrait constituer « l’un des plus grands obstacles à l’approche de l’âge d’or qui doit

2995
ibid., p.49
2996
« Discours sur la peinture et sur un art unitaire applicable », Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.35
2997
Même si ce dernier, d’une façon assez singulière, situe son âge d’or ni au début ni à la fin de l’Histoire mais en son milieu, la
lente progression de l’humanité équivalant au lent déclin qui doit suivre son apogée
2998
Henri d’Ofterdingen, op. cit., p.74
2999
Cité dans La Forme poétique du monde, op. cit., p.694
3000
HÖLDERLIN, Odes, élégies, hymnes, op. cit., p.93
3001
Hypérion, op. cit., p.41

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

3002
encore venir » . L’évocation du passé ne doit avoir d’autre justification que la préfiguration
du futur. Que serait, en effet, cet âge d’or à venir ? Comme son précédent primitif, il
réinstaurerait l’harmonie du monde et, en particulier, l’harmonie de l’homme et de la nature.
Comme l’annonce Novalis, « les étoiles, alors, reviendront visiter la terre qu’elles avaient
prise en haine en ces temps de ténèbres ; alors le soleil déposera son sceptre sévère et
sera de nouveau étoile parmi les étoiles ; et toutes les races de la terre, après une longue
3003
séparation, se réuniront alors de nouveau » . L’unité du Tout serait restaurée, réalisant
3004
ce vieil idéal romantique : « un seul être dans tout, et tout dans un seul être » . Alors
les hommes retrouveraient toutes leurs facultés spirituelles et vivraient dans un état de
poétisation spontanée et permanente du monde. Ce serait la fin de l’Histoire et l’entrée dans
3005 3006
« un éternel présent infini » , c’est-à-dire dans « une unique et splendide fête » . Là ne
régneraient plus parmi les hommes que « la liberté et l’égalité universelle des esprits » et
3007
« l’unité éternelle » de toutes choses.

Critique de l’âge d’or :


A nos yeux, ce type de discours ne vaut que s’il sert d’aiguillon du désir. Qu’on le prenne
à la lettre et qu’on en fasse une réelle perspective historique et, selon nous, on retombe
dans les plus plates abstractions idéalistes. Aussi séduisantes que puissent être les formes
qu’il propose, il faut reconnaître que le thème de l’âge d’or et du paradis terrestre sont des
thèmes kitsch. Le récit romantique séduit, certes, par la promesse utopique qu’il contient
d’une fête perpétuelle placée sous l’égide de l’Amour et de la Poésie, il souffre cependant
d’un kitsch indéniable. Novalis n’écrit-il pas de cette fête que « le Mal ne [s’y] laissait pas
3008
voir » ? Voilà qui donne raison à la critique que Cioran fait porter sur ce thème : la fiction
d’un éternel présent est un thème creux et ennuyeux. Il n’offre à contempler qu’un monde
statique et monotone où rien de nouveau ne pourrait se produire. Vers quoi un homme « irait-
il à l’intérieur de la perfection » ? Si tout est idéal, vers quoi pourra-t-il diriger son action et
qu’est-ce qui pourra stimuler son propre dynamisme et celui de la société toute entière ?
Dès lors, comme le demande Cioran, « l’histoire ne serait-elle pas, en dernière instance, le
résultat de notre peur de l’ennui, de cette peur qui nous fera toujours chérir le piquant et la
3009
nouveauté du désastre, et préférer n’importe quel malheur à la stagnation » ?
A ce premier argument s’ajoute un second : comment une société supposément parfaite
pourra assurer et préserver cette « perfection » de toute forme d’altération ? Si toute société
tire sa dynamique de sa minorité, comme nous l’avons déjà démontré, ne devra-t-elle pas
non seulement contraindre mais nier et effacer de son paysage l’existence possible de toute
minorité, afin d’assurer sa pérennité ? Le kitsch, comme le souligne très bien Kundera, dès
que l’on transpose ses exigences dans le domaine de la politique, ne peut correspondre
qu’à un seul type de modèle : celui du totalitarisme, c’est-à-dire un système clos qui refuse

3002
Cité dans La Forme poétique du monde, op. cit., p.75
3003
Les Disciples à Saïs, op. cit., p.49
3004
NOVALIS, Henri d’Ofterdingen, op. cit., p.218
3005
Les Disciples à Saïs, op. cit., p.49
3006
Henri d’Ofterdingen, op. cit., p.113
3007
HÖLDERLIN, « Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand », Fragments de poétique, op. cit., p.166
3008
Henri d’Ofterdingen, op. cit., p.163
3009
Histoire et utopie, op. cit., p.132

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

toute possibilité de discordance en son sein, qu’elle soit dans les idées ou dans les actes.
Bien sûr, il n’est pas question d’accuser le romantisme allemand de vouloir fonder un régime
totalitaire mais plutôt de comprendre l’impasse concrète dans laquelle le mythe de l’âge
d’or nous enferme, dès que l’on essaie de le transposer dans le réel. En d’autres termes, si
nous valorisons la possibilité dynamique que contient une telle rêverie utopiste et l’aiguillon
3010
du désir que sont toutes ces « fleurs bleues » , nous refusons la statique concrète
qu’elle renferme. Il s’agit d’éviter le piège de l’idéalisme et, avec lui, de toutes formes de
rêveries déconnectées du réel au profit des possibilités concrètes qu’offrent chaque époque
– quelques utopiques qu’elles puissent paraître au moment de leur énoncé. Ce faisant,
nous rejoignons le discours situationniste majoritaire qui préfère, au thème de l’âge d’or, la
mise en évidence des possibilités révolutionnaires de leur époque et qui tente de cristalliser
autour d’elles les aspirations de leurs contemporains.

4. Cristalliser les possibles et les aspirations de son époque :


3011
Lorsqu’ils écrivent « nos idées sont dans toutes les têtes » , les situationnistes
postulent que leur critique traduit l’ennui, le désespoir, le goût et le sentiment de révolte
qu’inspireraient à chacun les conditions présentes de cette « survie » moderne. Quelles
que soient les stratégies rhétoriques différentes mises en place par Vaneigem et Debord,
pour inciter chacun à reconnaître la validité de leur critique et, par là, se reconnaître comme
déjà porteur de cette critique, ils sont certains de réussir à cristalliser une certaine forme
de révolte présente n’attendant plus que l’étincelle pour donner naissance aux plus beaux
foyers révolutionnaires. C’est ainsi qu’ils justifient leur position avant-gardiste. Un deuxième
élément assure, selon eux, la validité de leur critique : s’ils peuvent cristalliser les aspirations
de chacun, c’est, d’une part, parce qu’ils ont su s’élever à un niveau critique global de la
société et, d’autre part, parce qu’ils fondent leurs espérances révolutionnaires sur l’existence
présente et concrète des possibles de leur époque. Leur stratégie ne consiste pas, comme
les romantiques ou les surréalistes, à soulever les masses et à orienter leurs aspirations
par des discours abstraits. Au contraire, ils fondent leurs perspectives sur l’ensemble des
possibles nouvellement dégagés par les progrès techniques et technologiques de leur
époque. Il n’est pas question de restaurer une forme d’harmonie primitive avec la nature
mais de parier sur les possibles entrouverts par les progrès scientifiques et technologiques.
La machine et l’automatisation progressive des tâches industrielles pénibles sont une
bénédiction, selon lui : loin de se lamenter sur la destruction d’emplois humains qu’elle
entraîne, ils envisagent la possibilité de se débarrasser ainsi du travail et de dégager pour
les loisirs et la création de situations un temps libre conséquent. De même, ils envisagent
tout le potentiel créatif possible que permettent les nouveaux matériaux de constructions
modulables ou encore l’emploi formidable qui pourrait être fait des nouveaux moyens de
sonorisation, de lumière ou de contrôle technologique total de l’ambiance d’un lieu pour
la construction des situations. Contrairement à certains discours, les situationnistes ne
s’effraient pas des progrès de la machine et de son emploi social. Par contre, ils posent avec
pertinence la question politique de l’emploi de toutes ces diverses technologies. Debord et
3010
L’image est proposée par Novalis, dans son roman inachevé Henri d’Ofterdingen, et symbolise l’idéal romantique : « La
richesse et la plénitude de la vie infinie, les forces puissantes des temps à venir, la splendeur de la fin du monde et le futur âge
d’or de toutes choses, nous les voyons ici intimement mêlés encore, mais très clairement et très distinctement, dans une délicate
miniature. » (Henri d’Ofterdingen, op. cit., p.230)
3011
L’expression est régulièrement employée par les situationnistes. On la retrouve notamment dans deux articles de l’Internationale
Situationniste : Raoul Vaneigem, « Banalités de base (1) » (Internationale Situationniste n°7, avril 1962, p.36) et René Vienet, « Les
Situationnistes et les nouvelles formes d’action contre la politique et l’art » (Internationale Situationniste n°11, octobre 1967, p.33)

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

Canjuers posent ainsi les termes du débat : « partout, l’énormité des possibilités nouvelles
3012
pose l’alternative suivante : solution révolutionnaire ou barbarie de science-fiction » .
En d’autres termes, le développement actuel de la technologie va-t-il donner le monde de
1984 décrit par George Orwell ou bien la société situationniste imaginée par l’I.S. ? Dans
les années 1950-1960, les situationnistes insistent sur le retard du réel sur ses possibles.
Dès 1957, Debord affirme ainsi : « notre époque est caractérisée fondamentalement par le
retard de l’action politique révolutionnaire sur le développement des possibilités modernes
3013
de production » . Un peu plus tard, un article de l’Internationale Situationniste regrette
3014
que notre époque, « jusqu’ici, [ait] vécu très au-dessous de ses moyens » . Comment
se satisfaire des horribles immeubles en béton construits à cette époque, instaurant un
environnement morne et ennuyeux, quand quelqu’un comme Constant laisse augurer de
l’emploi qui pourrait être fait de la technique actuelle si elle était mise au service d’un
urbanisme innovant ? Comment accepter de se sacrifier au travail quand l’essentiel des
tâches les plus pénibles pourraient être effectuées par des machines ? Comment se
contenter, de même, des vieux rapports de production quand les progrès actuels rendent
enfin possible un véritable état d’abondance ? Comment supporter de vivre dans un monde
aussi ennuyeux quand on dispose de tous les moyens de transformer son environnement
en un immense terrain de jeu passionnant ?
En 1945, Henri Lefebvre demandait : « combien ont cherché à se représenter ce
que deviendrait la vie quotidienne, si elle se trouvait peu à peu haussée au niveau de ce
3015
que permettent la technique moderne et la science ? » . Les situationnistes, quelques
années plus tard, n’ont cessé de représenter ces possibles-là. Ce faisant, ils ont contribué
sciemment à créer une situation de décalage entre une série de nouveaux désirs et la
réalité présente de leur insatisfaction. Pour créer un effet de rupture entre les aspirations
possibles de chacun et la société présente, ils n’ont pas eu recours à quelques rêveries
abstraites sur un âge d’or irréaliste mais ont souligné « le terrible contraste » existant « entre
3016
des constructions possibles de la vie et sa misère présente » . Ils ont parié sur le levier
révolutionnaire suivant : « les désirs nouveaux qui se définissent se trouvent formulés en
porte-à-faux » et, ce, selon eux, pour une seule bonne raison : « les ressources de l’époque
en permettent la réalisation, mais la structure éco-retardataire est incapable de mettre en
3017
valeur ces ressources » . La stratégie de communication des situationnistes est donc
simple : susciter de nouveaux désirs, dont le progrès technique rend possible la réalisation,
et démontrer ensuite que l’organisation actuelle de la société en entrave la concrétisation. Il
faut reprendre tous ces moyens technologiques des mains de la classe dominante, qui les
canalise et les entrave en vue de ses propres intérêts, pour en faire un usage révolutionnaire
3018
inédit .
3012
« Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire », Textes et documents situationnistes (1957-1960),
op. cit., p.224
3013
« Rapport sur la construction des situations… », Textes et documents situationnistes (1957-1960), op. cit., p.1
3014
« L’Urbanisme unitaire à la fin des années 50 », Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.16
3015
Critique de la vie quotidienne, tome 1 : Introduction, op. cit., p.261
3016
« Instructions pour une prise d’armes », Internationale situationniste n°6, août 1961, p.3-4
3017
G. DEBORD, « Rapport sur la construction des situations… », Textes et documents situationnistes (1957-1960), op. cit., p.2
3018
Dans une certaine mesure, un tel type de propos nous rappelle celui que tient Donna Harraway dans son Manifeste
Cyborg. On y retrouve le même pari d’un possible détournement des moyens technologiques et scientifiques à des fins positives et
révolutionnaires – dans ce dernier cas, au service de la construction d’une identité « queer ».

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Par ce biais, les situationnistes tentent donc de définir une forme d’utopie concrète ou
3019
ce que Ernst Bloch appelle une « utopie réaliste » . Il n’est pas question de disserter
sur l’Impossible ou sur quelque image abstraite de l’âge d’or mais de confronter la réalité
de la société avec ses promesses et ainsi de proposer une « définition réaliste de l’avenir,
3020
fondée sur un dévoilement […] de l’état des choses existant » . C’est la même différence
qu’Henri Lefebvre fait entre utopistes et « utopiens » : « Il faut distinguer les utopistes des
utopiens, autrement dit l’utopie abstraite de l’utopie concrète […]. La pensée utopiste explore
3021
l’impossible ; la pensée utopienne dégage le possible » . C’est à ce titre qu’on comprend
la protestation situationniste « il n’y a plus d’utopie possible, parce que toutes les conditions
3022
de sa réalisation sont là » et que, comme ils l’affirment, « tout ce dont nous traitons est
3023
réalisable » . De même qu’ils affirment qu’il n’est plus question de faire de la poésie (au
sens littéraire du terme) mais de la réaliser, il n’est plus question de proposer de nouvelles
utopies mais de les réaliser, elles aussi. En ce sens, ces deux propositions se confondent :
réaliser la poésie, c’est réaliser l’utopie dont elle est le vecteur et le contenu en même temps,
depuis le romantisme allemand. Maintenant que toutes les conditions sont réunies, il s’agit
de concrétiser les possibles qu’elle véhiculait jusque là en imaginaire, de transposer dans le
réel sa créativité et de concrétiser la puissance communautaire qu’elle porte en elle-même.
Tel est le dernier aspect que nous voudrions aborder maintenant : montrer comment
cette communication stratégique, visant à susciter une forme de désir révolutionnaire
et de rupture avec le monde présent, tente de susciter une communauté nouvelle –
dont « la société dynamique », telle que nous l’avons décrite, est le modèle – ce,
notamment à travers la puissance unificatrice du mythe. Susciter un mouvement de rupture
entre leurs lecteurs et leur époque, c’est une chose, il faut maintenant, en termes de
stratégie de communication, réussir à agréger ces individualités révoltées au sein d’une
communauté nouvelle. Dans l’héritage direct du romantisme allemand, nous voudrions
démontrer comment la « révolution de l’existence quotidienne » existe, et se perpétue donc
aussi, sous la forme du mythe. Sans revenir forcément aux perspectives idéalistes de cette
« révolution poétique », dont nous avons parlé précédemment, tous ces poètes entendent
sortir de leur isolement et prolonger leur pratique révolutionnaire par ce biais.

2) Perspectives du mythe
a) Le Rêve d’une communauté nouvelle
Comme l’explique Vincent Kaufmann, la plupart des avant-gardes poétiques répondent à
« une exigence communautaire […], un désir de partage, dont la réalisation est confiée aux
bons soins d’une pratique artistique, conçue comme l’expression immédiate ou même le
3024
principe producteur d’une réalité vécue, communicable et partageable » . Le rêve d’une
langue universelle, celui d’une « poésie faite par tous, non par un », ou d’une sorte de

3019
E. BLOCH, « Idéologie, droit et morale » (1968), Le Romantisme révolutionnaire, op. cit., p.182
3020
ibid.
3021
Cité par Jean-Clarence Lambert dans sa préface à CONSTANT, New Babylon, op. cit., p.7
3022
« Du rôle de l’I.S. », Internationale situationniste n°7, avril 1962, p.18
3023
« Le Questionnaire », Internationale situationniste n°9, août 1964, p.25
3024
Poétique des groupes littéraires (1997), op. cit., p.4

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

3025
communisme littéraire en sont autant d’actualisations abstraites. Comme nous l’avons
déjà démontré, un tel projet trouve son origine dans la philosophie du premier romantisme
allemand, dans la pensée de la totalité qu’il développe et, en particulier, dans le concept
clé de système dynamique. Cependant, à cette époque, encore limités par les présupposés
idéalistes de leur philosophie, les romantiques allemands peinent à transposer ce projet sur
le terrain social et politique et le formulent d’abord sous la forme d’une nouvelle religion. Ils
inaugurent ainsi une forme de tentation ou d’ambition communautaire particulière que l’on
retrouve chez de nombreuses avant-gardes poétiques, depuis « la nouvelle-religion morale
3026
de la vitesse » dont parle Marinetti jusqu’à la religiosité des poètes de la Beat Generation,
en passant par cette religion sans dieu ou « acéphale » dont parle Bataille. Pour comprendre
la place qu’occupe la question du mythe dans leur pensée, il nous semble donc nécessaire
d’étudier au préalable cette question.

La Tentation d’une nouvelle religion :


En tant que pensée de l’unité et de l’harmonie du Tout, la philosophie romantique est
une pensée religieuse. Il ne faut pas entendre par là un retour dans le giron d’une Eglise
3027
catholique ou protestante mais une éthique et un rapport particulier au monde. S’il y a
une religion romantique, il faut la comprendre au sens propre du terme, comme un art de
relier les choses entre elles et d’organiser le Tout. Comme l’explique F. Schlegel, la religion
caractérise l’expérience de l’infini au cœur de l’homme. Le sentiment religieux ne serait
3028
rien d’autre qu’un « sentiment d’harmonie avec tout l’univers » . Dans une telle optique,
3029
« Dieu » ne désigne que cette unité du Tout et l’énergie qui l’anime . Dès lors, pour F.
Schlegel, « tout concept de Dieu est un creux bavardage » tandis que « l’idée de la divinité
3030
est l’idée de toutes les idées » . De même, pour les surréalistes, il est possible de parler
de religion sans se référer à une forme de transcendance. Desnos peut ainsi écrire : « Je
3031
ne crois pas en Dieu, mais j’ai le sens de l’infini. Nul n’a l’esprit plus religieux que moi » .
A l’en croire, ce sentiment ne s’arrêterait d’ailleurs pas à lui et il ajoute, dans un autre texte :
« André Breton, par son amour de la vie exacte et de l’aventure, redonne son sens propre
3032
au mot religion » . Au milieu des années 1930, Dali ne propose-t-il pas aussi de faire
du surréalisme une nouvelle religion ? Pour Bataille, de même, la religion est compatible
avec une absence de Dieu et une philosophie matérialiste. Tout en déniant l’existence d’une
quelconque transcendance, ce dernier ne déclare-t-il pas, au milieu des années 1930, être
3033
« farouchement religieux » ? Or, qu’est-ce qu’une religion sans Dieu ? C’est la pure
expérience extatique d’une nouvelle forme de sacralité dans notre rapport au monde. La
3025
L’écriture automatique surréaliste, dit-il, « fait miroiter un communisme de l’écriture » (ibid., p.31). De même, Debord et
Wolman parlent d’un « communisme littéraire » à propos du détournement, à l’époque de l’I.L., dans leur « Mode d’emploi du
détournement » (Les Lèvres nues n°8, mai 1956, p.5)
3026
C’est le titre d’un de ces manifestes, publié en 1916 et reproduit dans G. Lista, Futurisme : manifestes, documents, proclamations
3027
Même si certains ont pu effectivement emprunter cette voie…
3028
RUNGE, La Forme poétique du monde, op. cit., p.587
3029
C’est à ce titre, disent les romantiques, qu’il est l’âme de la Nature
3030
« Idées », fragment 15, cité dans L’Absolu littéraire, op. cit., p.207
3031
« Deuil pour deuil » (1924), Œuvres complètes, op. cit., p.195
3032
« André Breton ou face à l’infini » (1924), ibid., p.234
3033
« La Conjuration sacrée », Acéphale n°1, juin 1936, p.1

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

religion serait une question de rapport, non avec une entité abstraite supérieure, mais avec
le monde qui nous entoure et la propre transcendance dont nous sommes capables par
rapport à nous-mêmes. Comme l’écrit Hölderlin, elle définit « une relation plus vivante,
3034
élevée au-delà des besoins, en laquelle [l’homme] se tient avec ce qui l’entoure » .
Il n’est donc pas question de rétablir ici une quelconque Eglise ou un dogme religieux.
L’affaire, expliquent les romantiques, est d’abord individuelle et participe d’une nouvelle
sacralité de la vie. C’est le cas, de façon flagrante, parmi les poètes de la Beat Generation.
Le terme de « beat » lui-même, tel que le définit Kerouac, ne renvoie-t-il pas à « beato,
béatifique en italien : être dans un état de béatitude, comme Saint-François, essayer
d’aimer toute vie, essayer d’être absolument sincère avec chacun, pratiquer l’endurance,
3035
la bonté, cultiver la joie du cœur » ? Ailleurs, il parle « de cette nouvelle sensation
3036
sacrée qui régnait dans les rues » et de cette volonté farouche de s’exprimer « en
3037
faveur des choses » . Toute sa démarche se ramène à cette affirmation de positivité :
3038 3039
« sois amoureux de ta vie » ou « crois au contour sacré de la vie » . De même,
Allen Ginsberg conclut son long poème Howl par l’affirmation d’une sacralité générale de
la vie dont les quelques vers suivants donnent suffisamment la tonalité : « Tout est sacré !
tout le monde est sacré ! partout est sacré ! toute journée est dans l’éternité ! tout homme
3040
est un ange ! » . La révolte de la Beat Generation ne débouche pas tant sur une politique
révolutionnaire que sur une nouvelle religiosité. D’où la note suivante de Ginsberg à propos
de son œuvre : « Un mot sur la Politique : ma poésie est Folie Angélique et n’a rien à voir avec
3041
les tergiversations matérialistes stupides sur le problème de qui doit tirer sur qui » . C’est
là se placer au-dessus de la sphère politique et des luttes de partis pour une nouvelle religion
qui transcende leurs différences et les dépasse au profit de la question plus essentielle des
3042
rapports humains, de l’amour et de l’harmonie universelle . Bien sûr, ceci n’est d’abord
qu’une expérience individuelle et l’on peut se demander ce qui viendra assurer l’extension
de cette nouvelle « religion ». A l’époque, Kerouac s’en remet à la seule valeur de l’amitié et
de cette communication positive qu’exalte, par ailleurs, Vaneigem : « Fais-toi d’abord plaisir,
puis le lecteur ne peut manquer de recevoir le choc télépathique et l’excitation du sens selon
3043
les mêmes lois qui opèrent dans son propre esprit d’homme » . Et si tout cela passe
par la littérature, telle est la très belle définition qu’il en donne : « Un récit que l’on fait par
amitié, et aussi pour apprendre aux autres quelque chose de religieux, une sorte de respect
3044
religieux de la vie réelle, dans ce monde réel que la littérature devrait refléter » . Bataille,
à l’époque d’Acéphale et du Collège de Sociologie, aurait sans doute jugé la proposition
3034
« Fragments de lettres philosophiques », Fragments de poétique, op. cit., p.175
3035
« Agneau, pas lion » (1958), Vraie blonde, et autres, op. cit., p.79
3036
« Contrecoup : la philosophie de la Beat Generation », ibid., p.86
3037
« Sur les origines d’une génération », ibid., p.92
3038
« Croyance et technique pour la prose moderne » (1959), Vraie blonde, et autres, op. cit., p.21
3039
ibid., p.22
3040
Howl, op. cit., p.31
3041
ibid., p.93
3042
Sans doute faut-il y voir l’héritage revendiqué de Spengler, lui qui annonçait l’avènement de la seconde Religiosité sur
les ruines de la culture présente.
3043
« Principes de prose spontanée » (1957), Vraie blonde, et autre, op. cit., p.24
3044
Satori à Paris (1966), éd. Gallimard, « Folio », Paris, 2000, p.13

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

insuffisante. L’intérêt qu’il porte à la question du sacré ne se limite pas à sa dimension


intime mais relève surtout de sa dimension sociale. Le Collège de Sociologie ne s’assigne-
t-il comme principal objectif d’étudier la fonction communielle ou créatrice d’unité sociale du
sacré ? La définition qu’il donne de ce dernier terme est moins positive que celle de la Beat
Generation : le sacré, selon lui, est ce noyau central autour duquel la société se compose
et qui est à la fois l’objet d’une attraction et d’une répulsion communes. Réinjecter du sacré
dans la société, ce serait donc refonder une forme d’unité communautaire autour de rites et
de sentiments communiels et repassionner l’existence sociale. A la même époque, au sein
d’Acéphale (qui est, lui-même, la tentative d’une nouvelle communauté élective), il pose
plus explicitement la question en terme de « religion » et, là encore, pour mettre en évidence
sa dimension sociale. Comme il l’explique, ce n’est pas l’unité militaire d’une société qui en
fait une véritable communauté mais une attitude commune vis-à-vis du jeu de la vie et de
la mort. La seule véritable communauté qui soit, selon lui, est donc religieuse.
Nous voilà donc entre deux définitions de la religion : l’une intime et personnelle, l’autre
communielle et sociale. Pour tous ces poètes, la question est de savoir comment passer
de l’une de ces définitions à l’autre. Pour élucider ce point, sans doute faut-il que nous
revenions à la définition initiale du romantisme allemand. La religion, expliquent-ils, en
3045
tant que sentiment de l’unité du Tout, est une opération poétique . Plus précisément,
3046
comme l’affirme Novalis, elle est « une poésie pratique » . Elle produit un système général
de représentation du monde, c’est-à-dire une manière d’habiter et d’être au monde. Elle
représente une poétisation du réel. Ceci explique que la question de Dieu n’ait guère de
sens en soi, puisque celui-ci est encore une création de l’homme et que « toutes les divinités
3047
résident dans le sein de l’homme » . Comme l’explique Hölderlin, si chacun vit dans sa
propre sphère alors chacun peut avoir son propre dieu et sa propre religion. Seulement, dans
la mesure où la religion est à la fois le sens et la construction de l’unité du Tout, sa réalisation
n’implique-t-elle pas nécessairement la suppression de toute sphère isolée au profit d’une
seule sphère commune ? Si toute religion est appréhension du Tout et si Dieu n’est que
son nom, comment pourrait-il y avoir plusieurs dieux ? Les poètes romantiques essaient
de dépasser cette impasse. En même temps qu’ils proposent une nouvelle appréhension
du Tout, ils tentent de définir une nouvelle sphère commune pour tous. Selon eux, poète
rime avec prophète. Sa fonction sociale consiste, non pas à voir Dieu (puisque Dieu est
une création de son Génie poétique), mais à poétiser le réel et, par là, à créer une nouvelle
religion et une nouvelle image de Dieu partageable par tous à partir du moment où celle-ci
crée une sphère commune à tous les hommes. Pour cela, il faut que sa poésie cesse d’être
personnelle et qu’elle se mette à parler pour tous. En d’autres termes, pour pouvoir fonder
une communauté nouvelle, il faut qu’elle devienne mythe.

b) La Quête d’un mythe nouveau :

Qu’est-ce qu’un mythe ?:


Qu’est-ce qu’un mythe, en effet ? A son niveau le plus simple, il peut se comprendre comme
une manière d’ordonner le monde et, par conséquent, de s’y situer, de l’organiser en un
système de représentation cohérent et ainsi de lui donner sens. Il transforme le chaos en
3045
Hölderlin, par exemple, écrit : « toute religion serait, en son essence, poétique » (« Fragments de lettres philosophiques »,
Fragments de poétique, op. cit., p.185)
3046
Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.33
3047
W. BLAKE, « Le Mariage du Ciel et de l’Enfer » (1790-1793), Œuvres vol.3, op. cit., p.169

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

cosmos et assure une certaine forme d’unité du monde. La pensée mythique lie donc, de
manière indissociable, toute perception objective du monde à une représentation subjective.
Elle humanise la perception du monde et la poétise à la mesure de notre imaginaire et de
notre sensibilité. Si l’on refuse de se laisser enfermer dans le faux débat de l’idéalisme et
du matérialisme et si l’on admet l’interaction constante du subjectif et de l’objectif, sans
jamais que le premier ne puisse se substituer au second, le mythe peut s’interpréter comme
une façon poétique d’habiter le monde, pour paraphraser Hölderlin. Pour en comprendre la
nature, selon le poète allemand, il faudrait remonter à son origine grecque. A cette époque,
estime-t-il, mythe et réalité étaient sur le même plan et les hommes percevaient dans chaque
objet, dans la nature toute entière, la présence et la trace de dieux. La poésie était mythe,
c’est-à-dire expression de cet ordre du monde réellement vécu, et la religion magie. Bien
sûr, d’un point de vue historique, en même temps qu’il fut l’apogée et la pleine expression
du mythe, le monde grec marque aussi le début de sa perte de sens et de sa séparation
d’avec le réel à mesure que la pensée se rationalise et que la poésie devient littérature.
Mais l’essentiel est ailleurs, pour Hölderlin : ce modèle, réel ou non, lui sert à développer sa
propre pensée du mythe et de la fonction sociale de la poésie. Pour lui, comme pour tous
les autres poètes romantiques, il est une présentation à la fois sensible et symbolique du
monde, une forme de réflexion du réel qui définit le cadre et les conditions de conscience
que nous en avons. Sa force doit se mesurer à sa capacité à faire sens pour l’ensemble de la
communauté et à agréger autour de lui l’ensemble des pratiques et des croyances sociales.
En d’autres termes, le mythe serait le cœur de la société, sa représentation fictionnelle
vécue comme réelle. En donnant sens au monde, il définirait une sphère commune au sein
de laquelle chaque homme pourrait trouver sa place et s’orienter.
Les poètes romantiques attribuent donc une double valeur au mythe. Selon eux, il
est à la fois présentation sensible de l’Idée, c’est-à-dire un moyen d’accéder au vrai et de
3048
le présenter de façon compréhensible à chacun , et, en même temps, le liant de toute
communauté véritable regroupée autour de lui. Ce deuxième point, celui qui nous intéresse
directement ici, est largement illustré par la capacité qu’ont eu les diverses avant-gardes à
générer un certain nombre de figures mythologiques (toutes proportions gardées) jouant le
rôle de modèle et de liant au sein de ces petites communautés. Dans le cas du surréalisme,
on peut penser au rôle que jouent les références à Rimbaud, à Lautréamont ou surtout à
3049
Vaché au sein du groupe . A lire les textes des années 1970-1980 de Debord, c’est le rôle
que joue aussi Chtcheglov, pour la postérité, vis-à-vis du groupe situationniste. Enfin, dans
3048
Hölderlin insiste sur ce point, dans un court texte conjointement attribué à Schelling et Hegel, Le Plus ancien programme
systématique de l’idéalisme allemand. L’enjeu du mythe est central, selon lui : d’un côté, de par sa dimension esthétique, il permettrait
au philosophe d’accéder au Vrai puisque le Beau est une voie censée mener à l’Idée et, de l’autre, il rendrait l’Idée compréhensible
pour tous en la présentant sur un mode esthétique et sensible. En d’autres termes, le mythe est « religion sensible », c’est-à-dire
présentation sensible et esthétique du rapport qui unit le fini à l’infini.
3049
Sous la plume de Breton et à travers l’image qu’il en véhicule auprès de ses amis, Vaché devient une figure légendaire
constitutive de l’identité du groupe surréaliste, à la fin des années 1910 et dans les années 1920. Breton rappelle, dans ses entretiens,
combien, à l’époque, « son comportement et ses propos nous étaient un objet de continuelle référence. Ses lettres faisaient oracle
et le propre de cet oracle était d’être inépuisable » (Entretiens, op. cit., p.50). Il va même plus loin et précise que « toute l’action
à entreprendre […] semblait ne pouvoir s’aiguiller qu’en fonction de lui » (ibid., p.51). Après sa mort, en 1919, il est intéressant de
suivre comment son évocation et son souvenir sont de plus en plus magnifiés et, en quelque sorte, déréalisés et comment on passe
progressivement de l’homme à l’un des mythes fondateurs du surréalisme. Est-ce un hasard si, plus tard, en 1948, alors que le
surréalisme cherche un nouveau souffle, Breton revient sur cette figure et tente ainsi de la réactiver ?: « Une cime, incontestablement
la plus haute et la plus rayonnante que j’aie atteinte en rêve, se dégage de la brusque révélation que Jacques Vaché n’est pas
mort. » (« Trente ans après » (1948), Lettres de guerre, précédées de quatre essais d’André Breton, op. cit., p.27)

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

le cas de la Beat Generation, on pense à la figure de Neal Cassady, élevée, là aussi, par
Kerouac ou par Ginsberg, au rang de mythe fondateur et, ce, de son vivant même. Tel que
l’évoque Kerouac, Cassady incarne le mythe moderne de la Beat Generation : un vagabond
cultivé, en rupture avec la société, animé d’une « fureur de vivre » nouvelle et d’une soif de
spiritualité « céleste ». Il incarne, aux yeux du romancier, « une sauvage explosion de la joie
3050
américaine » . Il entre dans la légende : « un gars de l’Ouest, de la race solaire, tel était
3051
Dean » . Pour Kerouac, il est ainsi au centre de tout : de sa nouvelle prose spontanée dont
il dit tirer le modèle d’une de ses lettres et de l’inspiration d’une vie nouvelle. Il faut admettre
que l’onde de choc provoquée par cette figure, telle qu’elle est développée dans Sur la
route, est exceptionnelle. Avec lui, toute la Beat Generation allait ainsi « entendre l’appel
3052
d’une vie neuve, voir un horizon neuf » et donner l’un des exemples les plus réussis
d’un mythe nouveau. Kerouac, Ginsberg mais aussi des milliers de jeunes, allaient prendre
la route à son exemple et tenter de vivre autrement. Le tout illustre suffisamment les plus
grands espoirs des diverses avant-gardes poétiques : réussir à produire un mythe nouveau
susceptible, un jour, de soulever les foules et d’agréger autour de lui une communauté
nouvelle – et, ce faisant, redonner sa pleine fonction sociale au poète. Tel est ce projet
central que nous voudrions désormais étudier et l’effort, par ce biais, de sortir de l’exercice
littéraire isolé de l’écriture vers quelque chose qui la dépasse.

Les « apprentis sorciers » :


La plupart des avant-gardes poétiques font donc du mythe un enjeu central : fonder une
communauté nouvelle autour d’une croyance ou d’une figure centrale nouvelle. C’est par
ce biais, pensent-elles, que la poésie peut sortir de son isolement et retrouver sa puissance
sociale. Comme l’explique Schlegel, il faut que la poésie cesse d’exprimer une réalité
individuelle pour fonder et exprimer un référent culturel commun, susceptible d’unifier la
société. Pour cela, elle doit se rattacher à « un point central tel que l’était la mythologie
3053
pour les anciens » . Elle doit former une nouvelle mythologie, un « poème infini qui recèle
3054
les germes de tous les autres poèmes » , selon F. Schlegel. Tel est bien l’essentiel que
retiennent à sa suite bon nombre de poètes. Pour Kerouac, par exemple, il faut inventer de
3055
nouveaux « mythes poétiques privés dans un monde réel, sérieux » et proposer ainsi une
3056
« nouvelle évaluation de l’individu : sa position elle-même, personnelle et psychique » .
De même, Breton rêve, en 1946, d’un « mythe nouveau sur quoi fonder une cohésion
3057
durable » , lui qui affirmait encore, quelques années plus tôt, que « le surréalisme tend
3058
à la création d’un mythe collectif » . Tous ces poètes endossent donc les habits de ceux
3059
que Bataille appelle des « apprentis sorciers » , c’est-à-dire de créateurs de mythes.
3050
Sur la route, op. cit., p.24
3051
ibid., p.25
3052
ibid.
3053
F. SCHLEGEL, « Discours sur la mythologie », Le Romantisme révolutionnaire, op. cit., p.48
3054
ibid., p.49
3055
Lettres choisies, 1940-1956, op. cit., p.199
3056
ibid., p.159
3057
Entretiens, op. cit., p.253
3058
« Limites non-frontières du surréalisme » (1937), La Clé des champs, op. cit., p.27
3059
Du titre d’une de ses conférences au Collège de Sociologie, en 1938, « L’Apprenti sorcier »

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Le problème est qu’on ne crée pas ainsi un mythe collectif. En effet, que serait un mythe
créé artificiellement et conscient d’être tel ? Kojève n’a-t-il pas raison de rappeler « qu’un
3060
prestidigitateur ne peut pas être le dupe de ses propres tours » ? Tous ces possibles
mythes nouveaux souffrent d’avance d’une sorte de faiblesse constitutive par rapport aux
mythes anciens : ce sont nécessairement des « mythes de romanciers, en ceci que chacun
d’eux pourrait nommer son auteur », fragiles et soumis au désaveu, tandis que « les mythes
naturels, au contraire, étaient hors de discussion aux yeux de la pensée citoyenne, sans
3061
désir d’empiéter sur les mythes voisins » . Bataille en a cruellement conscience. Comme il
l’explique, toute poésie qui crée elle-même les mythes qu’elle exprime n’a de sens véritable
que pour celui qui les crée, et non nécessairement pour la collectivité. En ce sens, « la
poésie autonome, fût-elle apparemment créatrice de mythe, n’est […] en dernier lieu qu’une
3062
absence de mythe » . Comment pourrait-elle fonder une communauté nouvelle si les
mythes qu’elle propose ne sont que le fruit de la subjectivité du poète ? Telle serait, selon
lui, l’impuissance de la poésie de son temps.
Seulement, pour les pluparts des poètes auxquels nous nous intéressons ici, il ne s’agit
pas tant de créer un mythe nouveau de toutes pièces que de créer le mythe qu’appelle
son époque, de cristalliser son esprit et ses aspirations latentes, et d’exprimer ainsi un
mythe qui fasse sens pour chacun. Telle serait l’explication de l’extraordinaire réussite et de
l’impact qu’ont pu avoir les textes de Kerouac ou de Ginsberg : ils ont su cristalliser certaines
aspirations de leur époque, leur donner forme et, à partir de là, provoquer un phénomène de
masses très important. Là est, d’une certaine manière, la supériorité des poètes « beat » par
rapport aux avant-gardes poétiques : ils n’ont pas formé une avant-garde élitiste mais une
génération. Du côté des surréalistes, pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé. La poésie,
selon eux, doit réussir à exprimer quelque chose de son époque – non pas son contenu
manifeste, ou tout ce qui remplit son actualité, mais son contenu latent, c’est-à-dire son
3063
esprit ou son atmosphère générale . D’une certaine manière, leur attitude relève d’une
certaine forme de psychanalyse de leur époque. Le tout, bien sûr, ne peut suffire à « faire
mythe ». Encore faut-il trouver une forme d’expression adéquate pour ce contenu latent. Il
peut s’agir de poèmes automatiques comme ceux des Champs magnétiques traduisant le
désespoir et la révolte de l’après-guerre. Artaud, comme nous allons le voir, préfère lui une
forme bien plus rituelle, une expérience en elle-même collective qui relève à la fois du mythe
et de l’expérience du sacré, le tout au travers de ce qu’il appelle le « théâtre de la cruauté ».

Un Exemple – Le spectacle d’art total artésien :


Dans les années 1930, Artaud définit, en effet, une nouvelle forme d’expression poétique à
travers un spectacle théâtral total, seul à même, selon lui, d’exprimer « le vrai spectacle de
3060
Cité dans Le Collège de sociologie 1937-1939, op. cit., p.698
3061
R. GUASTALLA, « Réponse à l’enquête sur les directeurs de conscience », ibid., p.774-775
3062
La Littérature et le mal, op. cit., p.65
3063
Dans leur quête d’un « mythe collectif propre à notre époque », cette volonté d’expressivité de l’époque par l’œuvre et
la fiction, la médiumnité de l’artiste et le désir d’exprimer le contenu latent de son époque, les surréalistes ne sont finalement pas si
loin que ça des thèses de Sartre sur la littérature engagée. Pour Sartre, en effet, le roman engagé se doit d’être le miroir réflexif et
critique de son époque, mais un miroir qui ne s’attacherait pas qu’à la simple plastique extérieure du monde mais aussi à son esprit,
qui exprimerait la condition humaine à un moment déterminé. C’est ainsi que les livres de Camus et de Sartre, qui ne traitent pourtant
pas explicitement de l’actualité, sont engagés. Des romans comme La Nausée, La Peste ou L’Etranger ne sont-ils pas en quête de
l’expression d’un contenu latent de l’époque ? C’est peut-être pour cela que Breton, après s’être défendu des accusations qui lui
étaient faites par Sartre et Camus, n’a jamais critiqué plus que cela ces philosophes et a même avoué son intérêt pour leurs réflexions.

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

3064
la vie » . Pour cela, comme nous l’avons déjà vu, il envisage la formation d’une sorte de
3065
« poésie dans l’espace » supposée bien plus expressive que la poésie à base de mots,
branchée directement sur le corps et sur les sens, combinant les moyens de la danse, de la
pantomime, de la musique et, plus généralement, de tout ce qui relève de la mise en scène.
3066
Il définit une sorte de théâtre pur, un spectacle total où « le spectateur placé au milieu
3067
de l’action est enveloppé et sillonné par elle » , un théâtre où « des images physiques
violentes broient et hypnotisent la sensibilité du spectateur pris dans le théâtre comme dans
3068
un tourbillon de forces supérieures » . Un tel spectacle retrouverait « quelque chose du
3069
cérémonial d’un rite religieux » . Tout en s’appuyant sur un vieux fond mythologique où
il saurait puiser des images et des réalités saisissantes, il traduirait concrètement la réalité
convulsive de son époque à travers des gestes, des cris et toute une série de moyens de
mise en scène. Le théâtre serait le seul espace où pourrait se concrétiser et s’ « exprimer
3070
objectivement des vérités secrètes » , c’est-à-dire le contenu latent de son époque. Aussi
peut-il « créer des mythes » et « traduire la vie sous son aspect universel, immense, et
3071
extraire de cette vie des images où nous aimerions nous retrouver » .
On retrouve ici les deux dimensions fondamentales du mythe : l’activité communielle
et la présentation sensible du Vrai (en langage idéaliste) ou de la réalité sensible de son
époque (en langage plus concret). Le tout va encore bien au-delà et Artaud met en avant sa
« force spirituelle » et sa dimension politique. Dans l’arène du théâtre, acteurs et spectateurs
ne doivent pas simplement participer à une prise de conscience généralisée de l’inconscient
3072
qui les habite mais s’affronter à la source même de leurs conflits . Le tout doit permettre
3073
« la poussée vers l’extérieur d’un fond de cruauté latente » . Comme il l’explique, « le
3074
théâtre est fait pour vider collectivement des abcès » . Par sa « force exceptionnelle de
3075
dérivation » , il doit permettre d’exorciser la violence aveugle qui peut habiter les hommes
et agir sur nous « à l’instar d’une thérapeutique de l’âme dont le passage ne se laissera
3076
pas oublier » . Il met en scène le conflit permanent entre l’homme, ses désirs et la réalité
du monde, les éléments qui s’y affrontent, autrement dit entre la liberté et la fatalité (ce
qu’Artaud appelle la « cruauté »). Telle est sa fonction sociale :

3064
Le Théâtre et son double (1938), op. cit., p.19
3065
ibid., p.57
3066
« Il y a une idée du spectacle intégral à faire renaître », écrit-il (ibid., p.152)
3067
ibid., p.148
3068
ibid., p.128
3069
ibid., p.92
3070
ibid., p.108
3071
ibid., p.180
3072
Comme il l’explique, « comme la peste, le théâtre est donc un formidable appel de forces qui ramènent l’esprit par l’exemple
à la source de ses conflits » (ibid., p.43)
3073
ibid., p.44
3074
Le Théâtre et son double (1938), op. cit., p.45
3075
ibid., p.128
3076
ibid., p.132

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

« L’action du théâtre, comme celle de la peste […] révélant à des collectivités leur
puissance sombre, leur force cachée, […] les invite à prendre en face du destin
3077
une attitude héroïque et supérieure qu’elles n’auraient jamais eue sans cela. »
Le « théâtre de la cruauté » est alors capable d’influer « sur l’aspect et sur la formation des
3078
choses » . Selon Artaud, il « peut pousser à cette transformation profonde des idées, des
3079
mœurs, des croyances, des principes sur lesquels repose l’esprit du temps » .
Pour certains polémistes comme Jean Clair, un tel projet n’est pas sans risque. Ce
dernier met en évidence les risques de manipulation et de fanatisation des foules à
travers ce type de spectacle total qui, selon lui, ne serait pas sans rappeler les grands
cérémonials nazis ou fascistes. Le théâtre d’Artaud serait suspect en raison de cet
embarrassant compagnonnage. Au lieu d’amener à une prise de conscience collective,
broyer et hypnotiser la sensibilité du spectateur (pour le paraphraser), ne risque-t-il pas de
priver ce dernier de toute forme de conscience critique et de toute possibilité de recul ?
Saisir les individus par les sens et l’émotion, et non par la raison, n’est-ce pas reproduire le
système de manipulation nazi des foules ? Il faut bien sûr toute la malhonnêteté du pamphlet
de Jean Clair pour oser pousser jusqu’au bout une telle comparaison. Comment peut-il dire,
sans sourciller, qu’Artaud encourage un déchaînement de violence et de cruauté par son
théâtre ? C’est un contre-sens terrible, volontaire ou non : la cruauté dont parle Artaud est
métaphysique et tient à l’emprise d’une certaine forme de nécessité sur l’existence. Son
théâtre ne vise pas à exalter ou à reproduire cette cruauté – quel que soit le sens dans
lequel on l’entend, d’ailleurs – mais, au contraire, à l’exorciser. Le comble de la malhonnêteté
intellectuelle est atteint lorsqu’il manipule la citation suivante d’Artaud : « Il s’agit de savoir
si à Paris on pourra trouver assez de moyens de réalisation, financiers ou autres […].
3080
Ou s’il faudra un peu de vrai sang, tout de suite pour manifester cette cruauté » . La
manipulation est grossière. Jean Clair laisse entendre qu’Artaud menace de manifester cette
« cruauté » directement par le sang, si personne ne lui donne les moyens de la manifester
sur scène. Il omet, dans sa citation, le passage « avant les cataclysmes qui s’annoncent »
qui, dans le contexte général du texte d’Artaud, ne laisse aucun doute sur le sens réel de
cette phrase : Artaud souligne l’urgence de trouver des moyens pour faire fonctionner son
théâtre et tenter d’exorciser la cruauté qui habite son époque (le texte est écrit en mai 1933),
sans quoi, pense-t-il, cette cruauté pourrait se déchaîner et faire couler le sang. Artaud
n’a donc jamais menacé de faire couler le sang lui-même… Au contraire, son théâtre doit
permettre d’éviter que tout cela n’arrive. Dès lors, tout le parallèle qui suit, dans le pamphlet
de Clair, entre la citation d’Artaud et le culte nazi d’une nation fondée sur le sang nous
semble ridicule. Le tout a au moins le mérite, cependant, de mettre en évidence l’éventuelle
ambiguïté qui accompagne l’idée du mythe et l’idée d’un spectacle total, provoquant la
participation mystique des foules au mythe. Parmi ceux qui ont le plus approfondi cette
question, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy – deux spécialistes, par ailleurs, du
3081
romantisme allemand – développent leur réflexion sur Le Mythe nazi à partir d’une sorte
de malaise : l’étrange quête commune, entre les héritiers du romantisme allemand et le
nazisme, d’un mythe nouveau sur lequel fonder l’unité de la société à venir. Ils résument
ainsi cette gênante coïncidence :
3077
ibid., p.46
3078
ibid., p.123
3079
ibid., p.181
3080
Nous reproduisons là la citation d’Artaud telle qu’elle est donnée dans l’ouvrage de Jean Clair (op. cit., p.148)
3081
Ils ont notamment publié ensemble L’Absolu littéraire : théorie de la littérature du romantisme allemand

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

« Il existe dans l’air du temps une demande ou une attente sourde de quelque
chose comme une représentation, une figuration, voire une incarnation de
l’être et du destin de la communauté. […] Or c’est bien de cette identification
3082
symbolique que le fascisme en général s’est surabondamment nourri. »
Dans nos démocraties actuelles, qui n’arrivent plus à se donner ni un sens ni une figure,
ils s’inquiètent de cet appel au mythe afin de redonner un sens ou une direction à la
communauté. Nous pourrions balayer la question d’un simple revers de main tant il est
évident que le surréalisme et le romantisme allemand n’ont rien à voir avec le nazisme.
Pourtant, certains épisodes « embarrassants », comme celui de « Contre-Attaque », nous
contraignent à ne pas esquiver la question et, s’il n’est pas question de sombrer dans les
accusations absurdes de Jean Clair, à nous demander s’il n’y a pas dans la recherche d’un
mythe nouveau un certain nombre d’éléments dangereux qu’il serait nécessaire de mettre
en évidence afin de faire progresser notre pensée.

Les Risques du mythe :


Nous pouvons identifier trois problèmes majeurs liés à la question du mythe. Le premier
relève d’une question de croyance. Ce qui fait le mythe vrai, « c’est l’adhésion du rêveur à
3083
son rêve » . Or, comme nous l’avons déjà dit, comment celui qui crée un mythe peut-il
adhérer totalement à sa réalité ? Le danger commence dès que ceux qui produisent le mythe
entendent l’imposer aux autres et en faire le centre unique de la société. C’est là le second
problème : pour imposer le mythe de façon politique, il faut manipuler et fanatiser les foules
par la mise en place de cérémonials de grande envergure. Le mythe ne s’impose pas par la
raison. Il passe par une forme d’abdication de toute distance critique au profit d’une forme
nouvelle et dangereuse de participation mystique. Le dernier problème tient au type de figure
et d’identification que le mythe prétend imposer par ces moyens. Ici, le mythe se confond
avec l’idéologie, c’est-à-dire un effort d’explication totale de l’ensemble des phénomènes.
Pour cela, il repose bien souvent sur une problématique supposée centrale et à laquelle
tous les enjeux sociaux seraient ramenés. Dans le cas du nazisme par exemple, il s’agissait
de la race. Dans tous les cas, il s’agit d’opérer l’unité fusionnelle du peuple autour d’une
figure mythique centrale (ici, celle de l’Aryen et de son négatif : le Juif). La formule « Ein
Reich, ein Volk, ein Führer » dit suffisamment le cœur de cette problématique de l’Un. Le
processus d’identification du mythe entraîne le rejet de toute figure de l’altérité. Son principe
communiel se retourne en un mécanisme d’exclusion dont la logique est proprement kitsch.
Un certain nombre de ces poètes sont conscients de ces problèmes. Debord, par
exemple, pointe du doigt le retour à l’archaïsme du mythe (qu’il soit fondé sur la race, le sang
ou le culte du chef) dans la logique fasciste. Bataille dénonce la passion de l’Un animant tous
les régimes fascistes et totalitaires. Vaneigem, enfin, s’inquiète du fantasme d’une société
unifiée par le mythe sacré tel qu’il se formule parfois. Il rappelle, à ce sujet, l’exemple de
la mythologie chrétienne, l’esprit de sacrifice qu’elle promulgue, l’aliénation dont elle fut le
vecteur et son utilisation par le pouvoir afin de masquer et de légitimer son autorité. Une
société sans mythe, c’est-à-dire sans centre, n’est pas forcément préférable. Il s’étonne,
cependant, que personne n’est remarqué combien, aujourd’hui, c’est le « spectacle » qui
se propose de remplacer le mythe et non une quelconque création poétique vouée à
l’isolement et au désaveu… Quand bien même les poètes auxquels nous nous intéressons
ici n’auraient pas eu conscience des dangers inhérents à un certain emploi politique du
3082
Le Mythe nazi (1991), op. cit., p.11
3083
ibid., p.55

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

mythe, tous, concrètement, ont su se préserver de la plupart de ces problèmes. A quelques


exceptions près, notamment lors de l’épisode Contre-Attaque, ils ont su éviter le piège d’une
3084
« esthétisation de la politique » . A toute forme de participation mystique et aveugle au
mythe, ils ont opposé l’unité de la pensée mythique et de la raison. Pour Breton, ce serait
même un moyen d’éviter sa récupération et son altération au sein du fascisme :
« N’en déplaise à certains bureaucrates, chez l’homme la pensée mythique, en
constant devenir, ne cesse de cheminer parallèlement à la pensée rationnelle.
Lui refuser toute issue, c’est la rendre nocive et l’amener à faire inscription dans
le rationnel qu’elle désintègre (culte délirant du chef, messianisme de pacotille,
3085
etc.). »
Enfin, s’il peut être parfois question du retour à une forme de religiosité – au sens auquel
nous l’avons défini – il n’est pas question d’une nouvelle Eglise. A la logique fusionnelle et
à la passion de l’Un, Breton a toujours su opposer le parti-pris de la minorité. Le principe
d’unité du Tout, tel que l’envisagent les romantiques allemands et leurs héritiers, ne peut
être que celui d’une totalité dynamique fondée sur la dynamique de l’hétérogène.
Quoi qu’il en soit, ceci entraîne à nouveau le projet révolutionnaire de tous ces
poètes dans une position délicate entre la nécessité d’en passer par la construction d’une
mythologie, afin de fonder une communauté nouvelle, et celle d’éviter le mythe et ses dérives
idéologiques, afin de ne pas contredire ce même projet communautaire. Que faire, alors ?
Faut-il passer du mythe ancien central à une figure « post-moderne » de la relativité ?
Entre l’idéologie, l’aliénation et l’absence de liant social, ils envisagent, dans les faits, la
possibilité d’un mythe qui serait précisément celui de l’autonomie et qui n’imposerait d’autre
modèle commun que celui-là. C’est ce que nous allons montrer maintenant, en mettant en
évidence l’autonomie comme mythe avant d’être politique et la construction concrète, par
Breton et par Debord, d’une forme de mythe de la « vraie » vie, ou d’une certaine figure
du révolutionnaire, à travers la mise en scène de leur propre existence dans divers récits
autobiographiques.

3) Le Tragique moderne du révolutionnaire


a) Mythes de la liberté et de l’autonomie

L’Autonomie, avant d’être une politique, est une mythologie :


S’il est une chose sur laquelle tous les penseurs politiques et tous les poètes auxquels
nous nous intéressons sont d’accord, c’est qu’il n’y a pas de communauté possible sans
le partage d’un socle commun de représentation. C’est à partir de ce constat, on s’en
rappelle, qu’il nous est apparu nécessaire de dépasser le discours idéaliste et l’espèce
de solipsisme dans lequel il menace de nous enfermer. Le matérialisme, par rapport à
cette première position, a l’avantage de préserver le partage d’une perception – et donc
d’une représentation – commune du réel. Or qu’est-ce qui viendra l’assurer si ce n’est
la seule représentation qui puisse être partagée par tous : la représentation objective du
réel, selon sa réalité matérielle vérifiable et perceptible par tous et pour tous ? Le tout,
cependant, ne suffit pas. La science matérialiste seule échoue à donner un sens et une
orientation à notre monde. Il lui manque encore un système de croyances, une attitude
3084
infra, p.376 à 378
3085
Entretiens, op. cit., p.273-274

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

définie face à la vie et à la mort, et un ensemble de valeurs communes. Nous avons donc
vu qu’il est nécessaire de fonder toute représentation commune sur l’alliance entre une
perception objective, partageable par tous, et une représentation subjective qui ne peut se
communiquer et se partager qu’en s’appuyant sur ce socle objectif. C’est là qu’intervient le
mythe. Il offre un cadre commun au sein duquel agir et se construire. Il définit un univers de
référence. Seulement, comment faire pour que celui-ci ne sombre pas dans les impasses
de l’idéologie ou, pire, lorsque le mythe est créé de toutes pièces et manipulé à des fins
politiques, comment faire pour qu’il ne se ramène pas à l’ensemble des pièges que nous
venons de mettre en évidence : la fanatisation des foules, l’esthétisation de la politique et la
passion de l’Un ? Il n’est pas question, pour tous ces poètes, que mythe rime avec système
clos de pensée ou écrasement des individualités sous le poids d’un référent extérieur – qu’il
s’agisse d’un Dieu, de la race, de la Nation ou d’une quelconque mission historique. Ce
référent commun, pensent-ils, la communauté doit le produire en son propre sein, et par
elle-même. Il ne peut être ni religieux (au sens courant du terme, c’est-à-dire en référence
à un Dieu transcendant), ni idéologique, ni positiviste (le grand mythe scientifique).
C’est ici qu’intervient l’image du système dynamique, seule capable de concilier l’idée
d’une unité du Tout avec celle de sa variabilité. Le système dynamique induit effectivement
une nouvelle représentation commune possible de l’univers et de la physique : un univers
en perpétuelle évolution et dont le principe moteur de son évolution s’appuie sur l’interaction
réciproque et la connexion entre ses composantes. Selon les mêmes principes, il induit
une nouvelle pensée de la politique en terme d’autonomie : la société comme un tout en
perpétuelle évolution et dont le principe moteur serait l’interaction dynamique entre ses
membres. Autrement dit, si nouvelle mythologie il y a, elle reposerait sur les éléments
suivants : le sens de la totalité, le principe dynamique, la perception de l’infini et de l’Absolu
et tout ce qui en découle : l’évolution du tout, l’impossibilité du Jugement, la dynamique
individuelle et sociale. A un niveau personnel, le système dynamique permet d’envisager la
création de nouvelles valeurs. Il implique que l’image idéale de soi, le sur-moi, ne soit plus
une figure rigide nous enfermant dans une idéologie mais celle de la liberté responsable
et de la capacité à interagir avec autrui et son environnement. En d’autres termes, si
l’idée romantique du système dynamique permet de définir une nouvelle mythologie, ce
ne peut être que celle de l’autonomie et de la créativité individuelle et collective. A un
niveau social, le projet d’une communauté nouvelle autonome, fonctionnant sur le modèle
d’une démocratie directe, implique la nécessité suivante : il faut qu’il y ait une organisation
sociale et que celle-ci envisage sa propre réalisation comme une lutte et un effort de
construction incessant. La société autonome doit se prendre elle-même comme objet et
considérer sa réalisation comme sa propre finalité. Ceci permet d’apporter une réponse à
cette question que posaient Breton et Bataille : « le refus devant l’autorité et la contrainte
peut-il, oui ou non, devenir beaucoup plus que le principe de l’isolement individuel, le
3086
fondement du lien social, le fondement de la communauté humaine » ? Le problème
semble résolu, du moment que l’on assure la reconnaissance d’une forme d’interaction, et
donc d’interdépendance, entre les individus autonomes au sein d’une société, elle-même
fondée sur l’autonomie. La conclusion est la suivante : l’autonomie politique implique que la
seule mythologie acceptable soit le produit d’une action collective sans que rien ne vienne,
au préalable, unifier la collectivité et fonder son action, si ce n’est le mythe de sa propre
autonomie. Avant d’être une politique, l’autonomie est donc une mythologie. Dans cette
perspective, la communauté ne s’unifie plus autour d’un Dieu, d’une idéologie politique
ou d’un déterminisme scientifique : elle s’unit autour du mythe de sa propre existence
autonome, de l’autonomie conjuguée de son tout et de ses parties dans un système
3086
« Les Cahiers de Contre-Attaque » (1936), cité dans G. Bataille, Œuvres complètes vol.1, op. cit., p.390

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

dynamique où s’exaltent le devenir et son moteur, la créativité individuelle et collective. Telle


est la mythologie de cet Etat poétique, ou de cette société dynamique, à laquelle nous nous
intéressons. Bien sûr, si l’on en reste là, un tel propos peut sembler abstrait. Il lui manque
encore une figure à travers laquelle il puisse devenir sensible. Or, cette figure, comme nous
allons tenter de le démontrer, c’est celle de l’être autonome par excellence, c’est-à-dire
celle du révolutionnaire, tel que prétendent l’exemplariser des personnes comme Breton ou
Debord, à travers la mise en récit de leur propre vie.

Le Mythe du révolutionnaire :
Les quelques récits publiés par les surréalistes ne manquent pas de figure de rupture avec
la société. Dans le cas de Breton, on peut penser à l’image de l’aventurier ou du voyageur
fuyant la société dans laquelle il vit, omniprésente dans Les Champs magnétiques. L’image
est saisissante : « le voyageur équipé de neuf qui part n’ayant dans son cerveau brillant
3087
qu’une seule idée » . A son exemple, dit-on, ses amis partiraient avec lui : « le vent
3088
avait ouvert toutes grandes les portes et ils se précipitèrent dans la nuit d’argile » . Dans
d’autres textes, il peut s’agir d’une personne réellement rencontrée et élevée au rang de
figure légendaire par la puissance de l’écriture. C’est le cas, par exemple, de Jacques Vaché
ou, sur un plan plus littéraire, de Nadja. Cette dernière n’incarne-t-elle pas l’être surréaliste
par excellence, en rupture avec la société établie, en proie à des visions, douée d’une
sorte de créativité naturelle et dont la fréquentation entraîne ceux qui l’approchent dans une
atmosphère de merveille et de rêve ? De façon assez explicite, dans le passage suivant,
Breton l’élève au rang du mythe, comparable à la seule figure de Mélusine : « Nadja s’est
ainsi maintes fois représentée sous les traits de Mélusine qui, de toutes les personnalités
3089
mythiques, est celle dont elle paraît bien s’être sentie le plus près » . D’autres textes,
comme L’Homme approximatif de Tzara, réussissent à matérialiser, avec une puissance
d’évocation assez rare, digne des grandes épopées, l’image d’hommes en rupture avec leur
monde, souffrant et se débattant pour atteindre et créer ce qu’ils appellent la « vraie » vie.
Tel est bien le mythe central que l’on retrouve chez la plupart de ces poètes. A une
autre époque, dans le cadre du romantisme allemand, ce type de figure se concrétisait
à travers divers récits initiatiques comme Hypérion d’Hölderlin ou Henri d’Ofterdingen de
Novalis. Dans chacun de ces cas, il est question de ce que Greil Marcus appelle des
3090
« légendes de la liberté » . En conclusion du numéro spécial de la revue Europe consacré
au « romantisme révolutionnaire », Max Blechman n’explique-t-il pas que « la liberté exige
3091
une mythologie de l’émancipation », c’est-à-dire « une mythologie révolutionnaire » ? Il
s’agit non seulement de décrire des figures libres mais aussi de décrire leurs efforts pour
s’arracher au monde présent. Chaque personne qui se sent mal à l’aise dans son époque
pourrait s’identifier à elles. Et quoi de mieux si cette figure mythique échappe au domaine de
la fiction et se matérialise à travers l’expérience de personnes réelles, telles les surréalistes
ou les situationnistes ? Les textes de Breton et de Debord n’évoquent jamais avec autant de
force cette mythologie nouvelle que lorsqu’ils l’ancrent dans leur propre existence et dans
l’activité concrète des groupes auxquels ils ont été liés. Tous leurs textes, comme Nadja,
L’Amour fou, In Girum imus nocte et consumimur igni, Panégyrique et bien d’autres, ont
3087
A. BRETON et Ph. SOUPAULT, Les Champs magnétiques (1919), op. cit., p.51
3088
ibid., p.58
3089
Nadja (1928), op. cit., p.132
3090
Selon le titre d’une des parties de son ouvrage Lipstick traces
3091
« Réflexions sur le romantisme révolutionnaire », Le Romantisme révolutionnaire, op. cit., p.212

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

pour résultat et pour fonction d’élever leur propre expérience personnelle au niveau d’une
mythologie de la « vraie » vie concrétisant une figure héroïque du révolutionnaire dont ils
mettent en avant toute la puissance incitative.

b) Mythes de la « vraie » vie et leur puissance incitative


De façon avouée ou non, dans leur communication avec l’extérieur, les avant-gardes
surréalistes ou situationnistes ont toutes misé sur le principe du qualitatif et du type de choc
qu’il peut produire sur ceux qui l’observent. Afin que le rayonnement, et donc la puissance
incitative, de leur expérience soit à son maximum, ils insistent pour que prévale parmi eux un
accord total entre la théorie et la pratique. Pour que leur message révolutionnaire fonctionne,
il faut que leur existence soit elle-même un modèle révolutionnaire. Seulement, tant que
cette pratique reste du seul domaine des comportements et des gestes concrets, comment
pourrait-elle rayonner au-delà du cercle des intimes et des proches ? De même, comment ce
choc immédiat du qualitatif pourrait-il subsister au moment exact du geste ? Il faut bien, pour
que son impact puisse s’étendre, qu’elle recourt à une forme ou une autre de mémoire et de
publicité. C’est ici que la littérature retrouve sa place dans leur pratique. A la poésie comme
praxis, c’est-à-dire à la poésie réalisée qui n’est plus littérature, ces poètes superposent, a
posteriori, le récit littéraire de leur praxis. En procédant ainsi, ils peuvent, d’une part, réfléchir
eux-mêmes leur propre pratique et, d’autre part, en étendre l’impact, à la fois au sein de leur
propre époque et vis-à-vis des générations futures. Ils réactivent ainsi le schéma romantique
du poète-modèle : le sujet initie lui-même une pratique qu’il réfléchit dans un récit dont la
fonction est à la fois critique et incitative. D’un côté, en se réfléchissant et en mettant en
scène leur propre imperfection, ces récits échappent au piège de l’idéologie et ces poètes
associent leur pratique à un perpétuel effort de progression et de réflexion critique et, de
l’autre, ils élèvent au rang de mythe la pratique qu’ils mettent en scène – les mémoires se
déplaçant, en particulier chez Debord, de l’autobiographie au « panégyrique ». Le récit ne
met pas en scène une vérité établie et une perfection enseignée à reproduire telles quelles
mais il produit le mythe d’une vie de luttes, celle que chacun pourrait mener, et propose
un modèle de résistance, de dépassement, de quête et de réalisation de la « vraie » vie.
Tel est ce qui reste de plus vivace et de plus efficace, parmi toutes ces avant-gardes, pour
tous ceux qui, comme nous, arrivent après. Avant de conclure sur la possible dynamique
qui découle de ces récits, nous voudrions d’abord en étudier les modalités et les contenus
à travers deux exemples privilégiés : ceux de Breton et de Debord.

1. Un Premier exemple : André Breton ou la vie en surréalité :

Exposition totale et exemplification de sa pratique :


Ce qui frappe en premier, dans les récits de Breton comme Nadja (1928), Les Vases
communicants (1932) ou, à un moindre niveau, comme L’Amour fou (1937), c’est la volonté
d’exposition quasi-totale que leur auteur y manifeste. De ce point de vue, les premières
pages de Nadja sont explicites. Breton s’en prend à tous ces romanciers « qui prétendent
3092
mettre en scène des personnages distincts d’eux-mêmes » et condamne toute forme de
travestissement littéraire des faits par leur auteur : « je ne trouve pas cela enfantin, je trouve
3093
cela scandaleux » . De la même façon qu’il s’intéresse à la vie privée et à la biographie
des grands auteurs qui le passionnent, il prétend se livrer pleinement au regard de ses
lecteurs. Pour expliciter cela, il propose la saisissante image suivante :
3092
Nadja, op. cit., p.17
3093
ibid., p.18

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

« Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l’on peut voir à toute
heure qui vient me rendre visite, où tout ce qui est suspendu aux plafonds et aux
murs tient comme par un enchantement, où je repose la nuit sur un lit de verre
3094
aux draps de verre, où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé sur diamant. »
Les enjeux sont multiples, ici. Tout d’abord, il s’agit de se réfléchir dans ses propres œuvres
et, comme dans Les Vases communicants, de se prendre soi-même comme objet d’analyse.
C’est aussi se livrer entièrement à son lecteur et en faire son psychanalyste, en quelque
sorte. Cependant, au-delà d’une prise de position vertueuse où il est toujours difficile de faire
la part entre la pose et la sincérité, c’est un autre aspect que nous retenons ici. S’exposer
ainsi, mettre sa vie sur la place publique, c’est aussi une façon de mettre en scène sa
propre expérience et de l’exemplifier. Cette volonté de transparence traduit un désir de
communication. Or, qu’est-ce qui se joue et se manifeste ici ? Il est, certes, question de
progresser dans la connaissance de soi et, plus largement, de l’esprit humain, mais aussi
d’apporter la preuve par l’exemple qu’une autre vie est possible. En mettant en scène toutes
les rencontres, toutes les trouvailles merveilleuses, tout le mystère et toute la passion qui
peut animer sa vie, Breton propose une forme de manifeste par l’acte. Par rapport aux
aventures qu’il nous décrit, la vie actuelle et sa triste litanie du « métro, boulot, dodo »
ne paraît-elle pas pauvre et ennuyeuse ? L’effet de contraste est bien plus convaincant
que n’importe quelle démonstration théorique et, cela, Breton en est conscient. Le lyrisme
poétique, dont il fait usage avec brio dans tous ses textes, lui permet, d’un seul trait puissant,
d’élever son expérience personnelle au rang du mythe. C’est sur ce point, indéniablement,
qu’il fonde son espoir de « précipiter », on se le rappelle, « quelques hommes dans la
rue ». Il parie sur la qualité de son récit et la nature des expériences qu’il rapporte, sur la
capacité de ses textes à cristalliser un certain type de figure, pour soulever ses lecteurs et
provoquer chez eux un sentiment d’adhésion tel que leur vie soit profondément bouleversée.
La plupart de ces textes en prose développent ainsi le tableau véritable, assuré par le
caractère autobiographique du récit, de ce qui se donne et s’appréhende comme une vie
en surréalité.

Une Vie en surréalité :


Celui qui lit pour la première fois les récits en prose de Breton ne peut, en effet, qu’être frappé
par l’extraordinaire souffle de vie qui y passe – non pas la vie courante, une vie consacrée au
travail, à sa famille ou à sa patrie, mais ce qu’il appelle la « vraie » vie, celle livrée au hasard
des rencontres, à l’aventure, aux flâneries émerveillées dans les rues et aux jeux : en un mot,
à la poésie. Le tout tient à ses qualités exceptionnelles de « croquiste ». En quelques lignes,
Breton excelle à rendre la vie de certains lieux – dehors, au contact de la foule, dans un café,
au milieu de l’agitation – et à décrire les personnes qu’il rencontre – essentiellement des
femmes, il faut bien l’avouer. Ainsi, dans Les Vases communicants, il rapporte une scène,
« le 5 avril 1931, vers midi, dans un café de la place Blanche » lorsque son regard rencontre
3095
« celui d’une jeune femme, ou d’une jeune fille, assise en compagnie d’un homme » .
La fascination et l’attirance immédiate qu’il éprouve pour elle pourraient rester au niveau
d’un simple roman sentimental. Pourtant, le propos dépasse vite ce niveau et évoque la
poétique surréaliste de la rencontre. Il s’inscrit dans une réflexion politique générale : « seul
un changement social radical, dont l’effet serait de supprimer, avec la production capitaliste,
les conditions de propriété qui lui sont propres, parviendrait à faire triompher, sur le plan de

3094
ibid.
3095
Les Vases communicants, op. cit., p.77

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

3096
la vie réelle, l’amour réciproque » . Cette jeune femme, ainsi décrite, est une apparition
magique au milieu du quotidien (une réunion avec ses amis surréalistes) :
« Ses yeux (je n’ai jamais su dire la couleur des yeux ; ceux-ci pour moi sont
seulement restés des yeux clairs), comment me faire comprendre, étaient de ceux
qu’on ne revoit jamais. […] Des yeux sur lesquels la nuit devait tomber d’un seul
3097
coup. »
Par la puissance de son écriture, son expérience devient intemporelle, universelle et
cristallise cet état second sans lequel il n’y a pas de merveilleux possible. Plus tard, il
décrit les jeux auxquels il se livre à cette époque – offrir une rose rouge, au hasard, à des
femmes dans la rue – puis une nouvelle rencontre. Peu à peu le récit dévoile son véritable
objectif : montrer qu’un certain exercice de la vie obéit à la même logique que les rêves.
Le moindre évènement anodin peut, tout d’un coup, ouvrir une faille où l’on ne s’engouffre
jamais sans un mélange d’angoisse et d’excitation. Tout, autour de nous, est désormais
chargé du mystère des symboles. On en est certain : tous les possibles nous sont ouverts
et l’on frissonne à la simple idée de ce qui peut nous attendre au coin de la rue. Tout est
ainsi dans les récits de Breton : il a rendez-vous dans un café avec une femme qui ne vient
pas et il rencontre une autre demoiselle avec laquelle il passe un moment. Aussitôt, son
prénom lui évoque autre chose (un film, puis un article écrit sur un film) et tout lui semble
lié par un fil invisible : celui de son désir. Telle est la vie en surréalité : la poésie imprègne
chaque instant et la vie a l’étrangeté, le merveilleux, l’angoissant aussi, et le passionnant
des rêves. C’est bien la conclusion à laquelle il nous convie : « Il doit être impossible, en
considérant ce qui précède, de ne pas être frappé de l’analogie qui existe entre l’état que je
viens de décrire pour avoir été le mien à cette époque et l’état de rêve, tel qu’on le conçoit
3098
généralement » . Le tout a ceci du mythe qu’il caractérise un certain état de la vie, qu’il le
cristallise et le donne à voir de façon si sensible et si rayonnante qu’il provoque, autour de
lui, un mouvement d’adhésion que beaucoup ont dû éprouver – si l’on ne peut dire que tous
y ont été sensibles. Le tout a une fonction évidente : donner au lecteur un goût de surréalité,
un aperçu de la « vraie » vie et l’inciter à s’aventurer à son tour sur ces terres. Breton montre
qu’une autre vie est possible (puisqu’il l’a vécue), que celle-ci est riche en merveilleux et en
rencontres, et que, par conséquent, elle est plus riche et plus souhaitable que la nôtre. Il
aiguise et aiguillonne notre désir, ouvre une brèche, un possible, dans notre horizon borné
et crée un formidable appel d’air : la « vraie » vie rêvée est possible. Et il est bien probable,
après l’avoir lu, que quelques-uns se précipitent dans la rue…
Le cas de Debord, s’il obéit à des procédés similaires, est, lui, un peu différent. Entre le
désir, la pratique telle qu’elle s’engage, et le monde, il introduit quelque chose de tragique
ou, en tout cas, de bien plus dramatique. Il est non seulement question, dans ses récits
autobiographiques, de l’exaltation d’une « autre » vie, mais aussi d’une guerre permanente,
dans des conditions données, entre une vie à conquérir et le monde tel qu’il s’y oppose.

2. Un Second exemple : Guy Debord ou le tragique moderne du


révolutionnaire
En 1978, dans son film In Girum imus nocte et consumimur igni, Debord donne le ton de ce
qui constitue l’essentiel de son œuvre postérieure à l’I.S. :
3096
ibid., p.81
3097
Les Vases communicants, op. cit., p.78
3098
ibid., p.122

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

« Au lieu d’ajouter un film à des milliers de films quelconques, je préfère exposer


ici pourquoi je ne ferai rien de tel. Ceci revient à remplacer les aventures futiles
3099
que conte le cinéma par l’examen d’un sujet important : moi-même. »
Certes, ce n’est pas la première fois, à cette date, qu’il se penche sur son passé et se livre
à un exercice de type autobiographique. Son livre Mémoires, en 1959, ou son film Sur le
passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, la même année,
témoignent déjà de sa propension à se pencher sur son passé, à chaque tournant important
3100
de son existence . La multiplication de ses ouvrages de justification, dans les années
1980, et, surtout, la publication des deux volumes connus de son Panégyrique confirment
cette tendance et constituent un tournant notable dans son œuvre. Tous n’ont qu’un sujet :
Debord lui-même, et qu’une seule véritable obsession : assurer par lui-même son image
et ne laisser à personne d’autres le soin d’altérer la figure qu’il entend offrir aussi bien à
ses contemporains qu’à la postérité. Le choix même du titre de ce dernier ouvrage est
révélateur : on connaît peu de personnes, en effet, qui oseraient intituler leurs mémoires
Panégyrique, étant entendu que, dans ce livre, il n’est question que de sa propre vie… Au
cas où l’on aurait encore un doute sur le sens véritable à accorder à ce titre, Debord en
précise le sens en exergue : « Panégyrique dit plus qu’éloge. L’éloge contient sans doute
la louange du personnage, mais n’exclut pas une certaine critique, un certain blâme. Le
3101
panégyrique ne comporte ni blâme ni critique » . Bien évidemment, il y a ici une grande
part de provocation et d’humour. L’emploi d’un tel terme n’en est pas moins significatif.
Comment comprendre cet ouvrage, en effet ? A un premier niveau, il s’inscrit dans la série de
ses derniers livres de rectification et prétend établir, pour la postérité, la seule vérité officielle
sur son existence. Il se termine ainsi sur la phrase suivante : « Ici l’auteur arrête son histoire
3102
véritable : pardonnez-lui ses fautes » . Le tout est riche de sens. Remarquons, d’abord,
que Debord reconnaît ici l’imperfection de sa propre expérience – à condition que ce soit lui
qui dénonce ses propres erreurs, comme Cyrano refusant qu’un autre que lui ne critique son
nez. L’emploi du verbe « arrêter » est ambigu : marque-t-il, tout simplement, la fin du livre ou
bien signifie-t-il que tout débat sur son histoire est désormais « arrêté » pour la postérité ?
Le fait qu’il parle de lui à la troisième personne renforce cette seconde hypothèse. Un tel
tour stylistique souligne la façon dont Debord crée sa propre image, aussi séduisante que
possible. L’ouvrage peut se comprendre ainsi : élever son expérience à son rayonnement
qualitatif maximum et « arrêter » sa « véritable » histoire afin de la préserver, dès aujourd’hui
et pour le futur, de toutes formes de « salissures » ou de calomnies. Tel est l’effet visé :
Debord crée, ici, son propre mythe. Ce premier tome, on le sait, est suivi d’un second, publié
juste après sa mort et composé, cette fois-ci, de documents iconographiques. Plusieurs
tomes supplémentaires étaient encore prévu, avant que Debord ne se suicide, laissant ce
travail inachevé. A ce sujet, sa dernière volonté est significative : il exige que l’on détruise
tous ses manuscrits. Pour terminer cette brève introduction – avant de passer à l’étude
même de cette mythologie – voilà qui en dit long sur ses intentions : premièrement, ceci
montre que Debord était alors engagé dans un projet d’envergure visant à laisser de lui une
image édifiante et exemplaire pour la postérité et, deuxièmement, qu’il n’était pas question
pour lui de laisser échapper la plus petite parcelle de contrôle sur l’édification de son image.
3099
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.24
3100
Les deux œuvres ici mentionnées évoquent les années de jeunesse de Debord, à l’époque où celui-ci se lance dans l’aventure
de l’I.S.
3101
Debord affirme tirer cette phrase du Littré
3102
Panégyrique, tome premier, op. cit., p.86

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

Jusqu’au bout, il voulut rester maître de son histoire et de sa propre communication. Avec
chacun de ces textes, il voulait ainsi incarner, pour la postérité, une des figures les plus
intransigeantes et les plus fascinantes du révolutionnaire, tel qu’il l’entendait.

L’Intransigeance et l’extrême cohérence d’une vie en lutte :


L’idée centrale qui sous-tend tout le discours autobiographique de Debord est la
suivante : démontrer que soutenir une théorie révolutionnaire, c’est soutenir une pratique
révolutionnaire en même temps. Quoi de plus suspect, explique-t-il, que « ceux qui nous
exposent diverses pensées sur les révolutions [et qui] s’abstiennent ordinairement de nous
3103
faire savoir comment ils ont vécu » ? A le croire, le cas serait très fréquent et s’expliquerait
aisément :
« Les hommes, le plus souvent, sont si portés à obéir à d’impérieuses routines
que, lors même qu’ils se proposent de révolutionner la vie de fond en comble,
de faire table rase et de tout changer, ils ne trouvent pas pour autant anormal de
suivre la filière des études qui leur sont accessibles, et puis ensuite d’occuper
3104
quelques fonctions. »
Il entend prouver, à l’inverse, l’accord exemplaire, chez lui, de ces deux dimensions et, pour
cela, exposer sa propre vie. Le récit qu’il en donne insiste ainsi sur deux points : la qualité
passionnelle de son existence et la permanence révolutionnaire de sa lutte, l’une étant au
service de l’autre. D’un côté, il assure avoir concrètement réalisé la poésie dans sa propre
existence et, de l’autre, s’être engagé dans une guerre sans répit avec la société présente
pour dégager et généraliser cette possibilité. Debord a une très belle phrase là-dessus :
« Je ne revois dans le passage de ce temps désordonné, que les éléments qui
l’ont effectivement constitué pour moi – ou bien les mots et les figures qui leur
ressemblent : ce sont des jours et des nuits, des villes et des vivants, et au fond
3105
de tout cela, une incessante guerre. »
Comment mieux suggérer, à travers cette prose au grand style, cette figure inaliénable de
révolte qu’il entend incarner ? Il l’affirme : « j’ai assurément vécu comme j’ai dit qu’il fallait
3106
vivre » . Telle est cette grandeur du révolutionnaire qu’il exalte à travers lui-même.
Son premier charme, et l’assurance de son extrême cohérence, tient dans l’image –
largement confirmée par les faits – d’une rupture totale entre lui et son monde. Toute sa
démarche, écrit-il, ne tiendrait qu’à la définition et à la radicalisation d’une ligne de rupture
entre le monde présent et ceux qui entendent vivre autrement : « Notre intention n’avait été
rien d’autre que de faire apparaître dans la pratique une ligne de partage entre ceux qui
3107
veulent encore de ce qui existe, et ceux qui n’en voudront plus » . Debord en trouve la
confirmation la plus flagrante dans l’hostilité policière générale qui a accompagnée toutes
ses activités. Il insiste, cependant, sur un moment fondateur : la rupture de ses premières
années, en 1951-1952. A cette époque, alors qu’il relève dans la France d’alors tous « les

3103
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.26
3104
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.26
3105
ibid., p.27
3106
Panégyrique tome premier, op. cit., p.53
3107
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.44

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

3108
signes précurseurs d’un proche effondrement de tout l’édifice de la civilisation » , Debord
3109
rompt avec la société en place. Il a dix-neuf ans et, lorsqu’il s’installe à Paris , il ne se
lance dans aucune étude, ne cherche pas de travail et se tient, d’emblée, à la position de
principe suivante : « Je me suis fermement tenu, docteur en rien, à l’écart de toute apparence
3110
de participation aux milieux qui passaient alors pour intellectuels ou artistiques » . Ses
premières manifestations publiques sont autant de déclarations de guerre, en particulier son
film Hurlements en faveur de Sade, en 1952, tant et si bien qu’il affirme encore, avec le recul :
3111
« ce qui, chez moi, a déplu d’une manière très durable, c’est ce que j’ai fait en 1952 » .
Le tout se double d’un second effet de séduction : le milieu dans lequel Debord évolue
alors, entre la « bohème » du quartier latin et de la Contrescarpe, les petits voyous et les
jeunes écolières en fugue, tout ce petit monde se retrouvant dans un café populaire nommé
« Chez Moineau », à l’écart des lieux déjà touristiques et mondains de Saint-Germain des
prés. Debord évoque ainsi cette époque : « C’est au milieu du siècle, quand j’avais dix-
neuf ans, que j’ai commencé à mener une vie pleinement indépendante ; et tout de suite
3112
je me suis trouvé comme chez moi dans la plus mal famée des compagnies » . Là, au
3113
milieu de la « prodigieuse inactivité » de chacun, il évolue dans une sorte de microcosme,
une petite société à part en marge du reste de la population. On y provoque quelques
scandales retentissants, comme aller crier que Dieu est mort durant une messe de Pâques
à Notre-Dame, déguisé en chanoine. On y vit de petits trafics et de combines plus ou moins
3114
légales . On dérive sans but dans les rues de Paris, par simple plaisir du jeu, et on dort
dans les squares avant de se retrouver, le soir venu, dans les cafés et de boire jusqu’à plus
soif en parlant de révolution et de passions nouvelles. En quelques lignes, Debord excelle
à retranscrire la vie et l’agitation de cette époque :
« Personne ne quittait ces quelques rues et ces quelques tables où le point
culminant du temps avait été découvert. Tous s’admiraient d’avoir soutenu un
défi si magnifiquement désastreux ; et de fait je crois bien qu’aucun de ceux
qui sont passés par là n’a jamais acquis la moindre réputation honnête dans
le monde. Chacun buvait quotidiennement plus de verres qu’un syndicat ne
dit de mensonges pendant toute la durée d’une grève sauvage. Des bandes de
policiers, dont les marches soudaines étaient éclairées par un grand nombre
d’indicateurs, ne cessaient de lancer des incursions sous tous les prétextes,
mais le plus souvent dans l’intention de saisir des drogues, et les filles qui
3115
n’avaient pas dix-huit ans. »
Ailleurs, il résume toute la séduction de ce milieu d’une seule phrase saisissante : « Il y
avait les écolières qui avaient fui l’école, avec leurs yeux fiers et leurs douces lèvres ; les
3108
Panégyrique tome premier, op. cit., p.33
3109
Sa ville natale, par ailleurs, même si les circonstances de la guerre ont déplacé sa famille dans le sud
3110
Panégyrique tome premier, op. cit., p.24
3111
ibid., p.35
3112
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.27
3113
ibid., p.32
3114
Debord commente : « plus de la moitié des gens que, tout au long des années, j’ai bien connus avaient séjourné, une ou
plusieurs fois, dans les prisons de divers pays » et ajoute encore : « le nombre de mes amis qui ont été tués par balles constitue un
pourcentage grandement inusité » (Panégyrique tome premier, op. cit., p.28-29)
3115
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.33

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

3116
fréquentes perquisitions de la police ; le bruit de cataracte du temps » . Bien sûr, il faut
encore ajouter à ce tableau le cadre mythique du « vieux Paris » perdu, les quartiers du
centre encore populaires, avant que la voiture, les immeubles modernes et la muséification
des centres villes n’entraîne sa disparition, une ville, dit Debord, « qui était alors si belle que
3117
bien des gens ont préféré y être pauvres, plutôt que riches n’importe où ailleurs » . Ce
que Debord nous explique, à travers ses souvenirs, c’est que la « vraie » vie, celle qu’ont
ème
imaginée et préfigurée tant de poètes depuis la fin du XVIII siècle, est non seulement
possible mais qu’il l’a lui-même vécue dans ses jeunes années. Si ses récits nous fascinent
tant, c’est qu’ils savent évoquer toutes ses splendeurs et, ce, non de façon abstraite et
imaginaire, mais de façon concrète et assurée par le témoignage de l’auteur. Comment ne
pas être séduit par ce que suggèrent de telles phrases : « il est vrai que j’ai goûté des plaisirs
3118
peu connus des gens qui ont obéi aux malheureuses lois de cette époque » ? Debord
décrit une sorte de « climax » de la vie, un de ses plus brillants feux : « entre la rue du
Four et la rue de Buci, où notre jeunesse s’est si complètement perdue, en buvant quelques
3119
verres, on pouvait sentir avec certitude que nous ne ferions jamais rien de mieux » . Il
ajoute encore : « Le temps brûlait plus fort qu’ailleurs, et manquerait. On sentait trembler
3120
la terre » . A propos des trente ou quarante années qui suivent, Debord évoque encore
bien d’autres expériences passionnantes : les réunions festives de l’I.S., les journées de
mai 1968, la joie de ce moment « où se met en mouvement un assaut contre l’ordre du
3121
monde » et la fête que fut cette révolution, les nombreuses villes et pays où il a habité,
3122
depuis Florence – « une des meilleures villes qui furent jamais » – jusqu’à sa maison de
campagne en Auvergne, en passant par Venise, Séville ou Barcelone, ou, enfin, les femmes
avec lesquelles il vécut et celles dont il ne fit que croiser la route. Rien, cependant, n’altère
son jugement sur ces premières années et ne vient en concurrencer le souvenir. Sans cesse,
à travers ses films et ses écrits, il se replonge dans ses années de jeunesse et en trace un
tableau aussi fascinant qu’émouvant. A le croire, tout s’est joué là, pour lui. C’est de cette
expérience initiale de la « vraie » vie que toute son activité ultérieure découlerait. Après avoir
expérimenté une telle façon de vivre, comment envisager, en effet, de revenir à la morne
existence imposée par la société ou à cette « survie » moderne dont ne cessent de parler les
situationnistes ? L’expérience qualitative de la « vraie » vie n’appelle que le désir impérieux
de sa répétition, du renouvellement de son expérience, de son approfondissement et de
son extension. Voilà, selon lui, « comment s’est embrasé, peu à peu, une nouvelle époque
3123
d’incendies » :
« La chaleur et le froid de cette époque ne vous quitteront plus. Il faut découvrir
comment il serait possible de vivre des lendemains qui soient dignes d’un

3116
Panégyrique tome premier, op. cit., p.38-39
3117
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.27
3118
Panégyrique tome premier, op. cit., p.26
3119
ibid., p.40
3120
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.34
3121
ibid., p.45
3122
ibid., p.50
3123
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.38

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

si beau début. Cette première expérience de l’illégalité, on veut la continuer


3124
toujours. »
Telle est l’unité de la théorie de la pratique : la théorie révolutionnaire, chez Debord, s’est
forgée et approfondie à partir de la pratique de ses jeunes années, à la fois dans ses succès
et dans ses insuffisances. Toute sa critique de la société s’élabore en fonction de ce contre-
point. Comme il l’explique, « nous nous sommes trouvés en état de comprendre la vie
3125
fausse à la lumière de la vraie » . Exposer cette théorie révolutionnaire, aussi bien à
ses contemporains qu’aux générations futures, c’est donc nécessairement revenir sur ce
moment initial. Tel est, comme nous allons le voir, le mouvement qui fonde la conscience
historique aiguë de Debord et la tonalité si particulière de ses textes, entre splendeur
nostalgique et lutte dans le temps. Tel est aussi tout ce qui fonde sa communication
vers l’extérieur et sa démarche autobiographique. En exhibant et en élevant au rang de
mythe cette expérience initiale, il est conscient de posséder « un bien étrange pouvoir de
séduction » puisque, comme il l’affirme, « personne ne nous a depuis lors approchés sans
3126
vouloir nous suivre » . Comme nous allons le voir, les deux aspects se renforcent l’un
l’autre et participent à l’élévation de la réalité au niveau du mythe. La nostalgie de Debord
est électrisante et rayonnante et il joue de façon stratégique du potentiel de séduction de
son expérience que cette nostalgie renforce.

Nostalgie et rayonnement qualitatif :


L’attitude de Debord vis-à-vis de son passé définit, en effet, la singularité de sa conscience
historique et de son rapport au temps. A ce sujet, le sentiment le plus couramment évoqué
dans ses textes est celui de la fuite du temps. Dès ses jeunes années, alors qu’il n’a même
pas trente ans, il est obsédé par « tout ce qui concerne la sphère de la perte, c’est-à-dire
aussi bien ce que j’ai perdu de moi-même, le temps passé ; et la disparition, la fuite ; et
3127
plus généralement l’écoulement des choses » . Seulement, cette conscience du temps
ne sombre jamais dans la déploration et la mélancolie. Elle se double systématiquement
d’un second aspect : sa ressaisie en tant que conscience historique et ce qu’il appelle
3128
« l’idée de la gloire historique » . Selon lui, cette « sphère de la perte » rencontre celle
« de l’exploration d’un terrain inconnu ; toutes les formes de la recherche, de l’aventure, de
3129
l’avant-garde » . A en croire Debord, tout son film In Girum imus nocte et consumimur igni
se rattache à la rencontre et à la tension entre ces deux thèmes : l’eau, « l’écoulement de
tout » et le feu, c’est-à-dire « l’éclat de l’instant » et tout ce qu’il met derrière cette expression,
à savoir « la révolution, Saint-Germain-des-Prés, la jeunesse, l’amour, la négation dans sa
3130
nuit, le Diable, la bataille et les entreprises inachevées où vont mourir les hommes » . Il
tient ensemble la nostalgie de ce « feu » superbe de sa jeunesse, qu’a emporté le temps,
et la qualité de ce rayonnement, qui ne cesse de nous atteindre. Bien sûr, dans la vie,
l’eau finit toujours par l’emporter sur le feu et il n’y a pas forcément lieu de le déplorer : le
sentir, c’est aussi le témoin d’une vie intensément et réellement vécue. C’est avoir réussi à
3124
ibid.
3125
ibid., p.40
3126
ibid., p.40-41
3127
Critique de la séparation (1961), Œuvres cinématographiques complètes
3128
« Note », Stances sur la mort de son père, op. cit., p.71
3129
Critique de la séparation (1961), Œuvres cinématographiques complètes
3130
« Sur In Girum… », In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.61

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

échapper un instant à ce temps spectaculaire où celui « qui a renoncé à dépenser sa vie


3131
ne doit plus s’avouer sa mort » . D’une époque à l’autre, cependant, il subsiste quelques
étincelles et de nouveaux feux se déclenchent. A la logique linéaire du temps se superpose
donc le caractère d’un cycle de morts et de renaissances. Les deux logiques se croisent :
la lutte dans le temps est sans cesse à recommencer (« à reprendre depuis le début », dit
la dernière phrase du film) mais jamais à l’identique. Par l’écriture, Debord tente ainsi de
rééquilibrer les deux plateaux de la balance et de précipiter une telle rencontre : ce qui est
passé et définitivement perdu peut tout de même subsister dans la mémoire et embraser de
nouveaux foyers, par ces étincelles vives sur lesquelles il ne cesse de souffler. Tout l’enjeu
de son œuvre se résume donc ainsi : le retour nostalgique sur son passé et l’effort pour
l’élever au rang de mythe, par la force de son écriture, ont pour but d’influer sur de nouvelles
époques.
Cette nostalgie est sensible dans l’incessant retour de Debord sur son passé, dans
chacune de ses œuvres et à toutes les étapes importantes de sa vie. Ce sentiment est
tellement fort que, souvent, il envahit le présent même. En 1952, il vit déjà son présent avec
nostalgie et avec le sentiment de la fragilité et de la fugacité de l’instant qu’il traverse. Dans
Hurlements en faveur de Sade, alors qu’il a à peine plus de vingt ans, il traduit l’appréhension
d’une jeunesse qui s’enfuit et le film contient déjà quelques-unes des plus belles formules
de Debord à ce sujet, telles : « Après toutes les réponses à contre-temps et la jeunesse qui
se fait vieille, la nuit retombe de bien haut. […] Nous vivons en enfants perdus nos aventures
3132
incomplètes » . Dès lors, comment s’étonner de son intérêt pour les poèmes de Jorge
3133
Manrique , lui qui écrivait : « Voyant comme le présent/Dans l’instant s’en est allé,/Et n’est
3134
plus,/Si nous jugeons sagement,/L’à venir déjà nous semble/Du passé » . Aussi sincère
que soit ce sentiment, le tout n’en revêt pas moins une indéniable visée stratégique. Debord
semble ne jamais écrire par hasard ou par simple souci de s’exprimer. Chaque œuvre et
chaque phrase sont comme un pion avancé sur l’échiquier de la guerre en cours. Il faut donc
comprendre le sens qu’il y a, pour lui, non pas à ressentir mais à exhiber cette nostalgie.
A un premier niveau, elle s’oppose sans doute à l’anhistorisme ambiant du spectacle et
réinscrit tout présent dans sa dimension historique. Elle met en scène un temps réellement
vécu, dans sa fugacité et sa grandeur, qui serait, comme nous le disions, l’apanage de la
« vraie » vie contre le règne du temps spectaculaire. Le provisoire, expliquions-nous, est
une des garanties du caractère passionnant des situations. Cette nostalgie est donc le signe
de la passion et de ce qu’il appelle la « vraie » vie. Mise en scène dans ses films ou dans
ses textes, c’est elle qui assure la dimension légendaire ou mythique de ses œuvres vis-
à-vis du lecteur ou du spectateur. La nostalgie, chez Debord, est à la fois mélancolique et
électrisante. Elle tire sa force du vécu qu’elle traduit et le magnifie. A travers la splendeur
nostalgique de bon nombre de ses récits, la puissance de rayonnement et le choc qualitatif
de son expérience sont intensifiés. Derrière la mélancolie apparente de ses souvenirs, ce
qui nous émeut et nous soulève tant est le tremblement de vie qu’on y perçoit. Les aventures
de Debord furent peut-être incomplètes, elles sont peut-être perdues mais leur qualitatif, leur
charge poétique, est tel qu’elles ne cessent de nous stimuler. C’est une telle vibration sur la
corde du temps qu’elle se nourrit de son propre écho, de sa propre résonnance. Le talent
de Debord, ce qui fait aussi de lui un des plus grands écrivains du siècle passé, c’est d’avoir
3131
La Société du spectacle, op. cit., p.157
3132
Le texte est reproduit, entre autres, dans Les Lèvres nues n°7, décembre 1955, p.23
3133
Il publie une traduction de ses Stances sur la mort de son père
3134
Stances sur la mort de son père, op. cit., p.8

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

su la rendre à son maximum d’intensité. Sa phrase, toute classique et toute en retenue,


est comme une enveloppe percée de toutes parts par la lumière qu’elle contient ; et plus
l’enveloppe est serrée plus l’énergie contenue irradie de toutes parts. Sa force est de ne
pas avoir dilué cette passion du vécu, cette nostalgie, dans un lyrisme de mauvais effet,
mais de la concentrer dans un récit sobre et distancié. Ainsi, lorsqu’au détour d’une phrase
la pointe de la nostalgie perce cette enveloppe, la formidable énergie qui y est contenue se
déploie à son maximum de puissance.
Voilà ce qui distingue, à nos yeux, cette nostalgie de celle des ouvrages de quelqu’un
comme Modiano, par exemple – lui qui, pourtant, n’hésitait pas, récemment, à publier en
exergue à l’un de ses romans une phrase de Debord. Il n’est pas question ici d’une simple
rêverie distanciée sur un passé perdu ou manqué. On ne repose pas les livres de Debord,
après lecture, l’âme rêveuse, engluée dans une étrange songerie « mollassonne ». La
nostalgie, chez lui, brûle de mille feux. Sa phrase nous éveille et la passion de vivre qui
y transparaît est contagieuse. Nous reposons le livre ouvert avec la folle envie de partir à
l’aventure. La jeunesse de Debord ne fut peut-être pas si extraordinaire, sans doute est-elle
magnifiée et débarrassée de tout ce qu’elle dut aussi contenir de routine et de déceptions,
peu importe. De même, le Paris d’alors n’a peut-être jamais réellement existé, peut-être
est-il largement idéalisé. Peu importe, là aussi. Leur description agit comme un révélateur :
c’est là et c’est cela que nous voudrions vivre. C’est sur cette expérience première d’une
vie qui a brillé si intensément de mille feux que Debord lui-même fonde toute sa critique
de la société présente et c’est un peu de cet éclat passé qu’il essaie de nous restituer. La
reconnaissance écrite ou l’expérience vécue d’un tel feu, d’une « vraie » vie qui contraste
si fort avec le gel de la survie actuelle, n’appelle que le désir impérieux de sa répétition,
disions-nous. Faire le récit de cette expérience et de ce saut qualitatif, c’est jouer de toute
sa puissance de rayonnement et de son caractère incitatif. Ce, d’autant plus que Debord
a pris soin d’accentuer, dans son film In girum imus nocte et consumimur igni, le qualitatif
3135
de cette « vraie » vie en l’opposant à cette survie qu’il décrit en ouverture . Dans toute
son œuvre, il ne se contente pas de stigmatiser ce règne de la survie, il lui oppose un
contre-modèle qualitatif alléchant qu’il renforce par l’argument de son expérience. L’effet est
double. Premièrement, il produit un effet de rupture avec les modèles dominants. Debord
prouve par l’exemple qu’il est possible de vivre autrement. Il s’en vante même ouvertement :
pour justifier les conditions de vie qui nous sont imposées, il faudrait, en effet, « pouvoir un
jour prétendre qu’il n’y a eu littéralement rien d’autre, et par là même que rien d’autre, on ne
sait trop pourquoi, n’était possible », or, comme il l’explique, « cette excuse embarrassée,
3136
à moi seul, je suffirai à l’anéantir par l’exemple » . Deuxièmement, il fait preuve de tout
son pouvoir de séduction. Debord est bien conscient de la dimension incitative de ses films
et écrits, pour peu qu’il trouve la forme adéquate pour exalter ce qu’il entend promouvoir.
Dans Panégyrique, il se plait ainsi à citer les auteurs, en 1969, d’un Traité du droit de la
presse, qui notaient, dans un chapitre sur le « danger des apologies » que « faire l’apologie
d’un acte délictueux, le présenter comme glorieux, méritoire ou licite peut avoir un pouvoir
3137
de persuasion considérable » . Or, n’est-ce pas le pari qu’il fait ici ? Sinon, comment
comprendre la phrase de Saint-Simon qu’il choisit de placer en exergue au dernier chapitre
de Panégyrique : « Si ces Mémoires voient jamais le jour, je ne doute pas qu’ils n’excitent
3138
une prodigieuse révolte » ? Loin de nous inviter à la déploration fataliste d’une vie perdue
3135
infra, p.63
3136
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.23
3137
Panégyrique tome premier, op. cit., p.67
3138
ibid., p.81

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

et d’une existence actuelle triste et ennuyeuse, l’évocation de cette expérience passée,


élevée au niveau du mythe par la puissance de cette écriture, incite à la révolte et à l’action.
Cette nostalgie, Debord ne s’y arrête pas, tout tourné qu’il est vers un constructivisme futur.
Comme le conclue le texte d’introduction du « Formulaire pour un urbanisme nouveau »,
de son ami Ivan Chtcheglov : « Maintenant c’est joué. L’hacienda, tu ne la verras pas. Elle
3139
n’existe pas./Il faut construire l’hacienda » .

Le Tragique moderne du révolutionnaire :


Il faut, cependant, se méfier d’une lecture trop simpliste du « mythe debordien ». Derrière
la positivité indiscutable qu’il attribue à la révolte et à la révolution, le tragique n’est jamais
très loin, en effet. Sans cesse, l’eau menace de noyer les plus beaux brasiers – pour
reprendre l’image qu’il emploie dans son film In Girum imus nocte et consumimur igni.
Derrière l’optimisme révolutionnaire de surface qu’il affiche dans la plupart de ses textes
pointe une nuance de noirceur et de pessimisme de plus en plus indéniable, à mesure que
l’histoire entérine l’échec de la tentative révolutionnaire des années 1960. Par exemple,
en 1979, dans sa préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle,
il reconnaît ouvertement n’avoir ni la clé du bonheur ni aucune certitude sur la réussite
possible de la révolution dans les années à venir :
« Celui qui lira attentivement ce livre verra qu’il ne donne aucune sorte
d’assurances sur la victoire de la révolution, ni sur la durée de ses opérations,
ni sur les âpres voies qu’elle aura à parcourir, et moins encore sur sa capacité,
3140
parfois vantée à la légère, d’apporter à chacun le parfait bonheur. »
Quelques années plus tard, en 1988, il conclut ses Commentaires sur la société du spectacle
par une étonnante citation dont on ne sait dans quelle mesure Debord la prend pour lui :
« Quelqu’un a travaillé vainement, lorsqu’il n’est pas récompensé de son travail,
ou que ce travail n’est pas agréé ; car dans ce cas le travailleur a perdu son
temps et sa peine, sans préjuger aucunement la valeur de son travail, qui peut
3141
d’ailleurs être fort bon. »
Ces accès de pessimisme ne sont pas propres à ses dernières années, d’ailleurs. Comment
ne pas entendre une nuance de désespoir dans la fameuse phrase de Hurlements en faveur
de Sade : « nous vivons en enfants perdus nos aventures incomplètes » ? Jean-Michel
Mension, dans son témoignage, insiste sur une certaine forme de pessimisme chez Debord :
« Guy était quand même quelqu’un de triste : il avait une vision assez pessimiste
de l’avenir, même si ça ne l’empêchait pas de se battre. […] Je ne suis pas
certain qu’il croyait vraiment dans la possibilité de renverser ce monde ; il croyait
absolument dans la nécessité de tenter de le faire, là-dessus il était correct, mais
3142
c’était plutôt un pessimiste. »
Comment rattacher ces considérations à la construction mythique que nous venons
d’étudier ? Y aurait-il donc, d’un côté, le Debord du mythe, tel qu’il se montre dans In Girum
imus nocte et consumimur igni et dans Panégyrique, et, de l’autre, le « vrai » Debord, bien

3139
Internationale Situationniste n°1, juin 1958, p.15
3140
Cité dans Commentaires sur la société du spectacle, op. cit., p.146
3141
Commentaires sur la société du spectacle, op. cit., p.117-118
3142
La Tribu, op. cit., p.133

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

plus pessimiste que ne le laissent penser ces deux textes ? Il faut rappeler, cependant,
qu’aucun de ces textes autobiographiques, aussi électrisants soient-ils, n’a jamais prétendu
détenir ni la moindre certitude sur la réussite de la révolution ni les clés d’une vie meilleure.
Parfois, Debord souligne même le caractère « don-quichottesque » de sa démarche, en
mettant en parallèle, dans ses films, certains propos le concernant avec des image de
3143
Robin des bois ou de Zorro . A travers ces textes, il met simplement en contraste les
conditions actuelles d’existence avec ses efforts pour rompre avec elles. A aucun moment,
ce faisant, il n’a caché le caractère incertain et difficile de la lutte ainsi engagée mais
seulement affirmé sa nécessité et sa grandeur. La nuance est de taille et n’affecte en rien
la construction mythique de Debord. Sa vie fut passionnée et passionnante mais lui-même
emploie à son sujet, dans In Girum imus nocte et consumimur igni, l’expression de « drame
3144
passionné » . Le véritable mythe que construisent les récits de Debord n’est pas celui
d’une révolution triomphante mais celui d’une vie en lutte, avec toute la dimension incertaine
et, par conséquent, passionnante et superbe qui en découle. Nous voudrions même aller
plus loin : le mythe du révolutionnaire qu’il incarne dans ses textes a une dimension tragique.
Sa démarche tire sa grandeur du contraste entre ses espoirs les plus fous et la réalité à
laquelle elle s’affronte. A ce titre, le recours à l’idée d’un « tragique moderne » ne nous
semble pas abusive, à condition d’en préciser le sens suivant.
On le sait, le tragique naît de la confrontation entre une liberté et l’ensemble des
déterminations qui lui font obstacle. Il y a pourtant diverses façons de l’appréhender, fonction
elles-mêmes de la compréhension de la lutte. Dans la tragédie antique, celle-ci proclamait
l’éternelle défaite de la liberté face au destin, ou plutôt l’éternelle reprise en main tragique
de la liberté par le destin. A partir du moment où se développe la conscience individuelle
des hommes et leur prétention à se constituer de manière autonome, un tel discours
devient vite inacceptable. Kierkegaard définit ainsi un nouveau tragique qui tiendrait à
l’illusion moderne d’une possible auto-détermination avec tout le poids de responsabilité, de
culpabilité et d’angoisse qui l’accompagne et qu’un philosophe comme Sartre a largement
mis en évidence. La position de Debord fait encore évoluer cette définition vers ce que nous
appelons « un tragique moderne du révolutionnaire ». Ce tragique-là, contrairement à celui
que définit Kierkegaard, n’est plus tant lié à la quête d’absolu de l’individu qu’au principe
de la lutte elle-même. En ce sens, il ne caractérise pas une démarche individuelle mais
un type d’expérience compréhensible par tous et donc capable d’endosser les habits du
mythe. A l’exact inverse de la tragédie antique, il est l’effort de reprise en main tragique
de son destin par une liberté. Il est question d’un destin individuel tragique qui tente de se
dépasser en tant que tel, d’une négativité qui tente de se dépasser et de se muer en une
positivité nouvelle. Alors que le monde grec semble s’y résigner, ce tragique-là est un refus
de la fatalité antique. C’est en ce sens qu’il est révolutionnaire et le premier conservateur.
L’un vise à purger les passions, l’autre à les exciter. Telle est la grandeur et la beauté de
ce dernier. Il débouche, non pas sur une défaite inévitable et un sentiment de fatalité, mais
sur une forme d’éthique de la lutte et de la construction autonome de soi contre tous les
obstacles et, ce, quelles que soient ses véritables chances de réussite. C’est ainsi que l’on
peut comprendre les derniers mots d’ In Girum imus nocte et consumimur igni :
« Il faut donc admettre qu’il n’y avait pas de succès ou d’échec pour Guy Debord,
et ses prétentions démesurées. […] Comme le montrent encore ces dernières

3143
C’est le cas, par exemple, à la vingt-et-unième minute de In Girum imus nocte et consumimur igni
3144
Dans le cadre, il est vrai, d’une citation de Jomini sur la guerre mais que Debord transpose à la révolution, c’est-à-dire à ce qui
fut l’activité constante de toute sa vie. In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.26

600

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

réflexions sur la violence, il n’y aura pour moi ni retour, ni réconciliation. La


3145
sagesse ne viendra jamais. A REPRENDRE DEPUIS LE DEBUT »
Le refus de la « sagesse », c’est-à-dire du renoncement, c’est précisément cette éthique :
la lutte est peut-être perdue d’avance mais si elle est juste et nécessaire, si le jeu en vaut
la chandelle, alors, peu importe, elle doit être tentée avec toute la conviction nécessaire.
Ceci n’implique aucune forme de recul ou de concession, ni aucune forme de complaisance,
mais la définition révolutionnaire de ce que nous appellerons désormais une « éthique de
l’utopie », en un sens résolument actif.
Bien sûr, le mot « utopie » peut avoir mauvaise presse et désigner, de façon péjorative,
un discours irréaliste. C’est uniquement dans le sens d’une « utopie concrète » que nous
emploierons ce terme dans les pages qui vont suivre – et, ce, à la fois, en envisageant le
sens de la démarche de quelqu’un comme Debord et l’impact qu’il peut avoir sur autrui,
c’est-à-dire à la fois en tant qu’action tournée vers une utopie et en tant qu’incarnation d’une
utopie nouvelle. Nous retiendrons de cette notion sa valeur dynamique seule. En ce sens,
nous voudrions tenter de définir une utopie à la fois sans idéal et sans disciple. Ce faisant,
c’est notre propre position que nous aurons à définir – et, par « nous », nous voulons dire
toute personne qui se pencherait avec intérêt sur l’action de tous ces poètes en vue d’une
« révolution de l’existence quotidienne », du moment qu’elle est concrètement engagée.

4) La Dynamique de l’utopie ou l’appel à la praxis du lecteur


a) La Dynamique de l’utopie

Utopie et dynamisme :
Indépendamment de son contenu, l’utopie, à son niveau le plus simple, fonctionne comme
un mouvement de remise en cause de tout ce qui est et, par conséquent, comme un
dynamisant pour toute société. Pour reprendre ce que nous disions à propos de l’emploi
du mythe de l’âge d’or, sa première dimension est critique. Par rapport à tout système clos
légitimé par une idéologie, elle introduit une comparaison, entre ce qui est et ce qui pourrait
être, et réintroduit ainsi dans le moment présent une forme de relativisme historique. Telle
est la valeur que lui attribue Paul Ricœur :
« De ce non-lieu, une lueur extérieure est jetée sur notre propre réalité, qui
devient soudain étrange, plus rien n’étant désormais établi. Le champ des
possibles s’ouvre largement au-delà de l’existant et permet d’envisager des
3146
manières de vivre radicalement autres. »
Son premier mérite, en ce sens, est d’éviter toute forme de pétrification sociale. Elle
constitue un principe d’ouverture qui défige le figé et fissure le clos. A ce titre, contrairement
à tout ce qu’en disent ses adversaires, elle n’est pas lénifiante et ne s’oppose pas à la logique
de l’action. Bien au contraire, elle est l’un des véritables moteurs de l’histoire. En effet,
pour qu’une société évolue, ne faut-il pas qu’elle ait l’idée d’un état supérieur à atteindre ?
Même Cioran en convient : « une société incapable d’enfanter une utopie et de s’y vouer est
3147
menacée de sclérose et de ruine » . C’est parce que les hommes ne se satisfont pas de
3145
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.54-55
3146
L’Idéologie et l’utopie, op. cit., p.36
3147
Histoire et utopie, op. cit., p.100

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

ce qu’ils ont et qu’ils imaginent un autre état possible de la société qu’ils agissent. C’est leur
capacité à partager un projet qui fonde leur devenir historique commun. La « soif de mieux
3148
être » qui caractérise l’utopie, selon l’expression de Breton, est le levier du dynamisme
social. Dès lors, qu’une société ou qu’un pouvoir étouffe cette aspiration spontanée à un
mieux-être ou, en tout cas, la conscience d’une possible transformation sociale, et l’on peut
craindre que ce soit la société elle-même qui s’étouffe et ne puisse survivre qu’en recourant
au contrôle autoritaire d’un pouvoir centralisé.
Les critiques à l’encontre de l’utopie sont pourtant nombreuses. Certains l’accusent de
n’être qu’une variété parmi d’autres de discours idéologique. Selon eux, elle ne constituerait
qu’une forme d’idéologie abstraite et détachée de la réalité : en d’autres termes, une
idéologie pour poètes. Selon Ricœur, l’idéologie et l’utopie auraient en commun une même
3149
« non-congruence avec la réalité » . Encore faut-il s’entendre, bien sûr, sur ce qu’est la
réalité. Disons juste, pour faire simple et sans revenir sur certains points précédemment
développés, qu’idéologie et utopie constituent toutes deux une mise en fiction du réel sans
laquelle il n’y a pas de conscience et donc pas de réel vécu subjectivement. Au-delà de cette
similitude, Ricœur souligne cependant avec raison leur affrontement permanent. Tandis que
l’idéologie est une fiction visant à légitimer le pouvoir en place, l’utopie chercherait, elle, à
l’ébranler en lui opposant un état supposé meilleur. L’une, dès lors, est conservatrice tandis
que l’autre est révolutionnaire, c’est-à-dire dynamique.
La deuxième critique qui lui est adressée serait d’engager l’action sur la voie
d’un Impossible. Son tort serait d’égarer l’entendement humain au milieu d’abstractions
irréalisables et de promesses intenables. C’est, là, aborder l’utopie sous son angle le plus
faible et le moins intéressant. Considérons, tout d’abord, que rien ne peut jamais assurer
à l’avance les formes du devenir historique et que, par conséquent, « ce qui ne peut
3150
pas être encore doit du moins rester toujours en devenir » , selon l’expression de F.
Schlegel, c’est-à-dire être maintenu à l’état de possible. Deuxièmement, rappelons, avec
Breton, que si « l’amélioration du sort humain ne s’opère que très lentement par à coups
au prix de revendications terre à terre et de froids calculs le vrai levier n’en demeure pas
3151
moins la croyance irraisonné à l’acheminement vers un futur édénique » . Dans bien
des situations, il semble même vital de « se retremper et se refondre parfois dans le désir
sans frein du mieux-être collectif, très vite taxé d’utopie par ceux à qui il porte ombrage
3152
individuellement » . Quand la civilisation semble s’être brisée ou être sur le point de le
faire, l’utopie est cette ressource dynamique de la pensée et de la société. Tel est l’aspect
que nous voudrions essentiellement en retenir ici. Comme l’écrit Hölderlin, « l’homme veut
plus qu’il ne peut : cela, oui, pourrait bien être vrai. […] Mais cet état de choses est
3153
nécessaire » . Seule compte la capacité de l’utopie à excéder ce qui est et, du même
coup, à ébranler le présent. Nous sommes ainsi d’accord avec Breton : il n’y aurait « aucun
3154
inconvénient à ouvrir les fenêtres sur les plus grands paysages utopiques » . Seul ce
geste peut projeter et stimuler une série de désirs sans lesquels il n’y a pas d’action ou de
3148
A. BRETON, « Ode à Charles Fourier », Signe ascendant, op. cit., p.113
3149
L’Idéologie et l’utopie, op. cit., p.19
3150
Cité par Jean-Christophe Bailly dans La Légende dispersée, op. cit., p.181
3151
« Ode à Charles Fourier », Signe ascendant, op. cit., p.113
3152
A. BRETON, Arcane 17, op. cit., p.46
3153
Hypérion, op. cit., p.95
3154
« Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non », Manifestes du surréalisme, op. cit., p.160

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

devenir possibles. Sa pratique permet d’envisager ce que Jacques Rancière appelle « une
3155
reconfiguration polémique du sensible, qui brise les catégories de l’évidence » . Le non-
lieu qu’elle désigne ne nous arrête pas. L’utopie fait entrer dans un devenir-révolutionnaire
indépendant d’un avenir de la révolution. Elle n’indique plus nécessairement un but mais
elle ouvre une voie. Elle fonctionne comme un appel d’air. Elle ouvre une ligne de fuite et
perce l’horizon borné qu’offre la société. Tel est son principe dynamique. L’utopie est un
acte concret et présent, une dynamique efficiente dans son présent même. En d’autres
termes, l’utopique ne s’oppose pas au pragmatique. Comme nous voudrions le démontrer
désormais, l’utopie s’appuie, en effet, sur le plus puissant des leviers : notre capacité
désirante.

Utopie et désir :
L’utopie, en développant un nouveau monde des possibles, est un aiguillon ou un stimulant
du désir. Elle dessine un horizon lointain vers lequel orienter notre action et nos aspirations.
La dynamique qu’elle lance cherche précisément à se confondre avec celle du désir. A en
croire Miguel Abensour, son rôle, à ce sujet, serait un rôle d’éducation et son objectif le
suivant : « enseigner au désir à désirer, à désirer mieux, à désirer plus, surtout à désirer
3156
autrement » . Pour cela, il serait d’abord question de tirer ces « flèches du désir tendu
3157
vers l’autre rive » dont parle Nietzsche. C’est cette image que reprend Breton, dans son
premier manifeste du surréalisme : « une flèche indique maintenant la direction de ces pays
3158
et […] l’atteinte du but véritable ne dépend plus que de l’endurance du voyageur » . Dans
un autre texte, il écrit encore :
« La révélation, le droit de ne pas penser et agir en troupeau, la chance unique
qui nous reste de retrouver notre raison d’être ne laissent plus subsister,
durant tout notre rêve, qu’une main fermée à l’exception de l’index qui désigne
3159
impérieusement un point de l’horizon. »
L’essentiel d’une telle figuration est l’enthousiasme ou le stimuli qu’elle provoque, c’est-à-
dire le désir qu’elle suscite. Sa fonction est d’indiquer l’exploration de nouveaux mondes
et d’orienter le désir vers sa réalisation. Tel est l’espoir d’un penseur comme Fourier :
faire en sorte que le bonheur qu’il décrit déclenche « un enthousiasme qui tiendra de la
3160
manie » . Involontairement, peut-être, il fournit une définition pertinente du mécanisme
que tente d’enclencher la plupart des discours utopistes :
« En donnant des peintures anticipées du bonheur prochain, mon intention,
déjà exprimée, est d’intéresser le lecteur à la théorie de l’association et de
l’attraction qui promet tant de délices ; de lui faire souhaiter que cette théorie soit
3161
praticable. »

3155
Le Partage du sensible, op. cit., p.64
3156
« William Morris, utopie et romance », Le Romantisme révolutionnaire, op. cit., p.149
3157
Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.21
3158
Manifestes du surréalisme, op. cit., p.29
3159
« Introduction au discours sur le peu de réalité », Point du jour, op. cit., p.29
3160
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, op. cit., p.110
3161
ibid., p.133

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Le récit utopiste de Vaneigem, Voyage à Oarystis, fonctionne selon ce principe : décrire une
ville imaginaire de façon à ce que l’on souhaite qu’elle finisse par exister réellement. De
ce point de vue là, le début de son récit est assez classique : deux personnages discutent,
dans un « ici » et un « maintenant » aisément reconnaissables, avant que l’un d’entre eux
n’évoque une ville lointaine dont la description est telle qu’aussitôt émerge le désir de la
visiter. Telle est la percée initiale du désir que provoque le récit. La présentation qui suit de
cette cité merveilleuse transforme peu à peu cette curiosité en une volonté de la réaliser
ailleurs, de transposer et d’adapter son modèle dans notre propre monde. Tel est le projet
final du narrateur : « Je jure, dis-je avec une gravité qui me parut un peu ridicule, je jure
3162
de faire d’Oarystis le monde entier » . Ce dernier incarne ici le lecteur/spectateur type
sur lequel l’utopie aurait joué de tout son pouvoir de séduction. Oarystis est un au-delà
chatoyant et séduisant, baroque et fantasque, où il fait bon vivre, où nous partageons avec
chacun le plaisir de la rencontre, la jouissance des sens et le plaisir de la découverte. Dans
l’optique de Vaneigem, il n’y a pas seulement à rêver de cette ville ou à la réinventer selon
nos désirs : il faut la créer. Oarystis est un mirage où notre désir de vivre et de créer se
réchauffe et se ravive. Il ne faut pas en rester là, cependant : il faut réaliser l’utopie, tout
comme les situationnistes expliquent qu’il faut réaliser la poésie.
Le risque, bien sûr, serait de transformer cette simple stimulation en une forme
d’imposition d’un modèle auquel se conformer passivement. Le piège qui menace tout
discours utopiste est celui de l’idéal, c’est-à-dire de transformer le monde utopique en un
programme fixe et déterminé. Quand l’utopie se ramène à la planification d’une société à
venir, à une mathématisation du réel, c’est-à-dire à l’édification d’une série de théorèmes et
de règles strictes, il y a de quoi s’inquiéter. C’est cette même menace que nous décrivions à
propos du mythe : le rêve d’une unité ou d’une perfection sociale imposée à l’avance, selon
des plans tracés de longue date et de façon hétéronome. A cela, il faut ajouter le risque
que nous attribuions, cette fois-ci, à l’idée de l’âge d’or : l’impasse du kitsch et les illusions
de la perfection. S’il est admis que tout discours utopique, afin de remporter la conviction,
a toujours tendance à exagérer dans le sens du bien, nous ne pouvons qu’adhérer, par
contre, à la critique, que mène un cynique comme Cioran, des mirages de l’idéal que ce type
de discours n’évite pas toujours : « Concevoir une vraie utopie, brosser, avec conviction,
le tableau de la société idéale, il y faut une certaine dose d’ingénuité, voire de niaiserie,
3163
qui, trop apparente, finit par exaspérer le lecteur » . Aussi paradoxal cela soit-il, le risque
est que la dynamique de l’utopie ne mène au rêve d’un âge d’or immuable et statique et
de réactiver ainsi toutes les impasses que nous dénoncions précédemment : l’idéalisme, le
déterminisme historique, la passion de l’Un, le statisme social et, surtout, l’esprit de système.
Cette impasse, les poètes auxquels nous nous intéressons ici en sont conscients.
L’utopie qu’ils proposent n’est pas celle d’un idéal fixe à réaliser mais d’une idée à mettre
en œuvre. Le moyen, chez eux, se confond avec la fin. Le dynamisme de l’utopie est mis au
service d’un modèle de société lui-même dynamique et de la restauration d’une perception
de l’univers elle-même en terme de dynamisme. En d’autres termes, l’utopie dynamique
qu’ils mettent en place est l’utopie d’une dynamique. Dès lors, il n’y a plus à craindre que
l’utopie contraigne le réel et lui impose une forme statique et un but déterminé. Ceci se
traduit inévitablement dans la communication de ces poètes. S’il est question de stimuler le
3164
désir du lecteur, l’objectif n’est pas de « lui ouvrir un but, mais [de] lui ouvrir une voie » ,
comme l’explique M. Abensour. Assez vite, on comprend que c’est la percée même de ces
3162
R. VANEIGEM, Voyage à Oarystis, op. cit., p.186
3163
Histoire et utopie, op. cit., p.103
3164
« William Morris, utopie et romance », Le Romantisme révolutionnaire, op. cit., p.149

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

« flèches du désir », le saut qu’elles indiquent au désir, par-delà l’état présent des choses,
qui compte, plus que la cible qu’elles révèlent. Dans le cas qui nous intéresse ici, l’utopie doit
être compatible avec les perspectives d’autonomie qu’elle porte. Elle doit faire de ceux qui
3165
la reçoive « non plus des disciples mais les inventeurs d’une nouvelle praxis historique » ,
c’est-à-dire des individus libres qui ne se soumettent plus aux simulacres d’aucune utopie ou
idéologie pré-formée. En ce sens, elle doit proposer une utopie sans idéal et sans disciples,
non pas une création modèle mais un modèle de création.

b) Une Utopie sans idéal, ou le refus des disciples

Pour une utopie sans idéal :


La part la plus féconde de la pensée utopiste de tous ces poètes consiste donc dans
son écart par rapport à la systématicité de l’utopie « classique », présentant le monde à
venir comme un système clos et étendant un nouveau principe d’ordre et d’organisation à
l’ensemble du réel. Certes, depuis le romantisme allemand, leur pensée anticipe ce que
pourrait être la société à venir et ce qu’ils souhaiteraient qu’elle soit mais ils l’envisagent
comme « idée » et non comme « idéal », pour reprendre la précision qu’apporte Benjamin
3166
quant à la théorie esthétique des romantiques , c’est-à-dire comme forme (le système
dynamique) plutôt que comme contenu (tel ou tel type d’organisation déterminée). Cette
forme elle-même est encore un processus (romantisation du monde, poétisation du réel,
dynamisme social) et non une structure – ou disons qu’elle n’est structure qu’en tant que
celle-ci désigne un processus. Ils proposent ainsi une utopie sans idéal, pur dynamisme
ou système de relations évolutif. Telle est, on l’a vu, leur conception de l’être et telle est
aussi leur conception de la société et du monde. Telle qu’ils tentent de la provoquer, la
praxis historique n’est pas tendue vers un but fini mais vers la réalisation de l’infini, en tant
que système dynamique. Leur utopie est ouverte. Sa visée est lointaine et refuse toute
possibilité d’assignation préalable de places. Elle inclut, dans sa logique même, son propre
dépassement perpétuel (d’où l’idée de révolution permanente), se redéfinissant sans cesse
en fonction de connexions nouvelles et imprévisibles. Son principe moteur est celui de la
ligne de fuite brisée : l’utopie est ce qui nous extirpe d’une situation de départ donnée dans
une certaine direction, vers une situation nouvelle, mais toujours confrontée à de nouvelles
données ou connexions modifiant sa direction initiale. Sa forme est toujours processus et
expérimentation. Elle est en permanence liée à l’action autonome des individus au cours
de l’histoire et jamais à une forme de détermination hétéronome préalable de ce qui est
censé advenir.
Concrètement, ceci explique, le refus de quelqu’un comme Bakounine de définir les
détails de l’organisation socialiste qu’il appelle de ses vœux et le fait qu’il s’en tienne
seulement à quelques principes généraux. Il est dans la logique même de sa pensée de
laisser l’initiative et la détermination de l’organisation particulière des communes à ces
communes elles-mêmes et de ne pas tracer pour elles des plans d’en haut, tous faits qu’il ne
resterait plus qu’à réaliser. Ceci explique, de même, que les situationnistes n’aient jamais
défini la forme idéale d’une ville ou d’une société situationniste et en soient restés à de
simples principes de base, c’est-à-dire qu’ils n’en aient jamais proposé qu’une idée et non
un idéal. Tel est sans doute ce qui explique l’impossibilité concrète de construire une ville

3165
ibid., p.152
3166
Voir l’appendice « La Théorie esthétique des premiers romantiques et de Goethe » à son ouvrage Le Concept de critique
esthétique dans le romantisme allemand

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

expérimentale, à l’époque du projet « Utopolis », et la nature des débats qui animent alors
le groupe. Ils en restent à la déclaration de principe suivante :
« Toutes les constructions utopiques ont été formulée sur la base d’une
ville idéale. Nous sommes contre l’idéal. Nous avons à faire la critique du
perfectionnisme idéaliste dans l’ancienne conception utopique (et cette critique
3167
de Fourier). Nous ne donnons rien comme satisfaisant. »
Bien sûr, si l’on se cantonne à cette position de principe, le problème est qu’on ne peut plus
rien faire. Il est pourtant possible de trouver et de proposer un contenu, sans prétendre à sa
perfection et sans contrevenir à un tel principe. Pour cela, il faut assortir le discours utopique
ou les constructions avant-gardistes d’une forme de mise en cause critique par eux-mêmes.
C’est ce que Vaneigem tente de faire dans son récit utopique Voyage à Oarystis. Il
essaie de combiner certains motifs classiques de l’utopie avec une forme de recul et de
distance critique permanente qui les préserve des pièges de l’idéal. Toutes les premières
pages, on l’a dit, suscitent un effet d’attente assez habituel dans ce genre de récit. La
curiosité grandissante du narrateur et du personnage d’Euryménée est censée renforcer
la nôtre, eux qui n’attendent qu’une chose : échapper à la médiocrité de leur présent et
3168
dépasser « le coin d’une rue sans joie » . Tout est fait pour accentuer le côté mystérieux
et étranger d’un lieu dont l’accès est difficile et soumis à des règles qui mettent au
défi la rationalité géographique : « Ne gagne pas Oarystis qui se contente d’obéir à un
caprice ou à un besoin d’évasion. Il faut pour y parvenir emprunter les voies du cœur.
3169
Les autres chemins s’avèrent impraticables » . Pour y accéder, il faut traverser une forêt
labyrinthique, sans aucune indication, qui coupe cette ville merveilleuse du reste du monde
et la situe dans un véritable non-lieu. La première apparition, de loin, est merveilleuse :
« Arborescente Oarystis, magie végétale d’un corps dont l’émanation crée indistinctement
3170
une ville, une société, des êtres humains, une vie toujours nouvelle » . A l’intérieur
de la ville, l’architecture, l’organisation sociale et la vie quotidienne traduisent un certain
nombre de réflexions de Vaneigem lui-même, sur un mode plus sensible que ses ouvrages
théoriques. Pourtant, au sein de cette trame usuelle, tout est fait pour éviter l’imagerie
kitsch et pétrifiée d’une ville et d’une société idéales. Le narrateur précise, d’abord, qu’un
visiteur ne peut rester plus de vingt jours à Oarystis, juste le temps nécessaire « pour
considérer sereinement les qualités et les défauts d’Oarystis, aiguiser la réflexion et se
3171
forger une opinion qui, avec votre retour, se propagera dans le vieux monde » . Telle est
la fonction de cette ville : constituer un lieu où chacun puisse stimuler son désir, s’inspirer
de diverses constructions pour ensuite, non pas recréer cette ville ailleurs, mais pour « que
3172
chacun invente sa ville et la construise » . Cette ville n’est pas un idéal mais une forme
expérimentale où puiser de bonnes idées mais aussi critiquer les éventuels défauts. C’est à
un parcours critique que sont conviés les visiteurs de cette cité, confrontés à des points de
vue divergents et parfois très critiques des habitants sur leur propre ville. Souvent, le débat
n’est suivi d’aucune conclusion, laissant au lecteur le soin de se faire sa propre opinion.
Le propre point de vue décalé des voyageurs est d’ailleurs largement prisé car il permet
3167
J. NASH, Internationale situationniste n°6, août 1961, p.40
3168
Voyage à Oarystis, op. cit., p.10
3169
ibid., p.13
3170
ibid., p.26
3171
ibid., p.34
3172
ibid.

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

d’améliorer cette ville. Ainsi, une proposition d’Euryménée est acceptée et mise en pratique
par les citoyens d’Oarystis. A un autre moment, elle s’exclame :
« Bien sûr, dit-elle, il y a de quoi s’émerveiller. Mais ne trouves-tu pas horripilant,
toi, que tout le monde ici s’efforce de prévenir nos désirs comme si nous n’étions
pas capables de les découvrir seuls. Voulez-vous boire ? Avez-vous faim ? C’est
3173
du paternalisme, non ? »
Cette dernière reproche à son compagnon son trop grand enthousiasme : « tu perds si vite
3174
ton sens critique qu’il me faut bien en garder un peu en réserve » . Voilà qui en dit long,
nous semble-t-il, sur le refus de Vaneigem d’en faire un modèle idéal. Oarystis n’est qu’un
modèle possible dont s’inspirer librement. Cette ville elle-même est, par principe, soumise
à une transformation perpétuelle puisque, comme l’affirme un de ses habitants : « On ne
change jamais assez. L’ennui, voilà l’ennemi. […] L’ennui de ce qui ne varie pas, l’ennui
3175
de ce qui n’est pas réinventé sans cesse » . Le tout n’a rien d’un programme ou d’un
manifeste. L’utopie, au contraire, confronte ici le lecteur à ses propres désirs et à ses propres
aspirations. Tel était bien l’objectif. Définir une utopie sans idéal, c’est refuser d’avoir des
disciples. Les surréalistes ou les situationnistes veulent bien jouer des ressorts du mythe
ou de l’utopie mais il n’est pas question de s’en servir pour manipuler leurs lecteurs. Dans
chacun des cas, c’est à une liberté qu’ils s’adressent et c’est cette autonomie qu’ils essaient
précisément de susciter par leur propre exemple ou par la figuration de telles ou telles
constructions expérimentales.

Le Refus des disciples :


Les avant-gardes poétiques ont, pourtant, toujours généré, à leur suite, des phénomènes
d’identification ou d’imitation. Le mythe, qui les entoure et qu’elles produisent souvent elles-
mêmes, fonctionne à plein. Les exemples ne manquent pas, à ce sujet. L’influence du
groupe situationniste lors de la révolution de mai 1968 ou la multiplication des groupes « pro-
situs » dans les années 1970 est une bonne illustration de ce phénomène d’identification.
A un niveau « grand public », on peut mentionner l’énorme impact des récits de Kerouac
ou de Ginsberg sur la jeunesse américaine dans les années 1950-1960. Combien de
personnes sont parties « sur la route » après avoir lu les romans de Kerouac ? Combien de
comportements ont été influencé par le personnage de Dean Moriarty, double romanesque
de Neal Cassady ? A leur époque, tous ces écrivains ont su cristalliser un certain nombre
d’aspirations jusque-là latentes, le désir d’une autre vie et la montée des insatisfactions
face à une société américaine puritaine, matérialiste, engluée dans la guerre froide et les
« chasses aux sorcières ». A ce titre, on peut légitimement se demander ce qu’auraient
été les mouvements de contestation des années 1960 et, en particulier, le mouvement
hippie, s’il n’y avait pas eu la Beat Generation quelques années auparavant. Dans le cas
du surréalisme, l’impact du mouvement fut beaucoup plus restreint mais le seul exemple de
l’étrange Ernest Gengenbach suffit à nous renseigner sur l’effet galvanisant que put avoir
leur expérience sur un certain nombre de personnes. Le cas de cet abbé, abandonnant son
ancienne vie pour s’engager éperdument dans le surréalisme, au risque d’être interné ou
emprisonné, illustre la capacité du discours surréaliste à bouleverser de fond en comble
une vie. Les lettres enthousiastes de ce dernier, publiées dans La Révolution surréaliste, en
témoignent suffisamment. En 1925, il raconte sa découverte de la revue surréaliste et l’écho
3173
Voyage à Oarystis, op. cit., p.66
3174
ibid., p.67
3175
ibid., p.44

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

qu’elle trouve chez lui : « J’y ai vu des cris d’angoisse exprimant le désir du néant ou la
3176
nostalgie d’une vie, d’un au-delà, où enfin nous pourrons, évadés d’ici-bas, être libres ! » .
Face à de telles déclarations enthousiastes ou à de tels phénomènes d’identification,
l’attitude de ces poètes est souvent embarrassée. Par rapport au cas de Gengenbach, les
surréalistes sont d’abord « flattés » et ils se servent de cet exemple pour témoigner du
bien-fondé de leur démarche. Le fait de publier sa première lettre en première page de
leur revue indique suffisamment l’exemplarité qu’ils veulent attribuer à ce cas. Par la suite,
cependant, le mysticisme de Gengenbach ou sa prétention à fonder une religion diabolique
durent quelque peu les gêner. La chose est similaire pour Kerouac, vis-à-vis de tous les
lecteurs qu’il a influencé. D’un côté, bien sûr, il est heureux de rencontrer enfin un public, lui
qui eut tant de mal à se faire publier. Pourtant, très vite, il prend de la distance par rapport
à un phénomène de mode dont il se sent de plus en plus prisonnier, à mesure qu’il est
débordé par tout ce que son livre Sur la route a pu déclencher. Il concède juste, à la fin de
sa vie, sur un ton désabusé :
« Je ferais mieux d’aller raconter à tout le monde ou les laisser me convaincre
que je suis le grand-père chenu et le précurseur intellectuel qui a engendré un
déluge de radicaux marginalisés, d’insoumis, de bohèmes, de hippies et même de
3177
beats. »
La réaction la plus significative, cependant, est celle de Debord. On l’a vu, il n’a pas
de mots assez durs pour critiquer les pro-situs et leur exprimer son mépris. Alors qu’il
est régulièrement sollicité pour prendre la tête de tel ou tel mouvement révolutionnaire
éphémère, il oppose une fin catégorique de non-concevoir, doublée d’une forme de
moquerie, à tous ces groupes qui se prétendent autonomes et qui se hâtent pourtant de se
trouver un chef. Bien sûr, on ne peut jouer des ressorts du mythe et de l’utopie et s’étonner
ensuite de voir des individus se précipiter à votre suite – surtout lorsqu’on a soi-même décidé
de se mettre en scène et d’incarner une figure exemplaire du révolutionnaire. Somme toute,
la réaction des pro-situs est la preuve de la réussite des écrits de Debord et du mythe qu’il
met en scène. Le problème est que tous ces lecteurs s’identifient à sa propre personne,
au lieu de s’identifier à sa démarche. Au lieu de se constituer, à son exemple, en sujets
révolutionnaires autonomes, ils endossent avec enthousiasme les habits du disciple. Voilà
qui explique la réaction de mépris de Debord et l’impression qu’il a de ne pas avoir été
compris, malgré ce relatif succès.
A vrai dire, le phénomène d’identification que tentent de provoquer ces poètes ne
saurait être passif mais uniquement actif. Selon leurs désirs, il n’est pas question de
s’identifier à Debord ou à Breton eux-mêmes, de les prendre tels quels pour modèle ou
bien de reproduire passivement leurs pratiques et leurs idées. Celui qui procède ainsi
deviendrait un simple disciple, soucieux d’imiter son maître, de suivre un enseignement qu’il
juge incritiquable et un ensemble de perspectives qu’il estime idéales. Sa logique serait celle
du militant que nous critiquions précédemment : la soumission à un idéologue et l’absence
d’autonomie. On peut dire du disciple que « ses propres gestes ne sont plus à lui, mais
3178
à un autre qui les lui représente » . Or, pour les situationnistes, il ne peut être question
de tolérer à leur égard la moindre forme de soumission ou toute demande de direction.
Encourager une quelconque forme d’obéissance ou de servilité leur paraît insupportable et,
ce, à double titre : d’une part, parce que cela contredirait tous leurs principes politiques, eux
3176
« Une Lettre », La Révolution surréaliste n°5, 15 octobre 1925, p.2
3177
« A Quoi suis-je en train de penser ? » (1969), Vraie blonde, et autres, op. cit., p.107
3178
G. DEBORD, La Société du spectacle, op. cit., p.31

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3ème partie : Impasses et perspectives utopiques

qui aspirent à l’autonomie sociale et qui donc ne s’intéressent « qu’à la participation au plus
3179
haut niveau ; et à lâcher dans le monde des gens autonomes » , et, d’autre part, parce
que cela reviendrait à transformer après coup leur discours en idéologie, en opérant une
scission entre théorie et pratique. Ce qu’ils ne tolèrent pas en leur propre sein, il n’est pas
question de le tolérer venant de l’extérieur. Puisqu’ « il est dans la nature du disciple de
demander des certitudes, de transformer des problèmes réels en dogmes stupides, pour
3180
en tirer sa qualité, et son confort intellectuel » , celui-ci doit être combattu : d’abord parce
3181
qu’il transforme « la problématique théorique de l’I.S. en simple idéologie » et surtout
parce qu’il constitue, de fait, un ennemi du projet d’autonomie sociale, lui qui n’est encore
qu’un homme de l’hétéronomie et qui se cherche des chefs. Quoi qu’il en dise, le pro-situ
est donc, de fait, un ennemi des situationnistes et de leur projet.
Ces poètes prônent donc une forme d’identification active. Il n’est pas question de
les imiter mais de piocher chez eux ce qui peut servir au développement d’une pratique
autonome et de rejeter et critiquer tout le reste. Eux-mêmes, d’ailleurs, considèrent avec
recul leur propre expérience. Si Debord devait reprendre sa vie à zéro, tout en empruntant
la même voie de la radicalité et de la révolution, n’explique-t-il pas qu’il lui faudrait « tout
reconsidérer depuis le début, corriger, blâmer peut-être, pour arriver un jour à des résultats
3182
plus dignes d’admiration » ? Il invite son lecteur à faire preuve du même recul critique
qu’il a vis-à-vis de lui-même. Dans la mesure où les situations historiques ne se répètent
jamais deux fois à l’identique, à quoi nous servirait telle ou telle « recette » du passé pour
nous en servir dans le moment présent ? Ceci n’implique pas de critiquer l’idée de « leçons
de l’Histoire » ou de considérer que l’étude du passé n’a aucune utilité pour le présent. C’est
une position intermédiaire que Debord définit : considérer d’un regard critique les stratégies
du passé pour les détourner dans le moment présent. C’est ce que nous comprenons à la
lecture d’un de ses ouvrages pourtant mineur, Le Jeu de la guerre.
On le sait, Debord est féru de stratégie. Il aime citer Clausewitz ou Sun Tse et se
présenter comme un stratège de guerre. Il explique ainsi, dans Panégyrique : « Je me suis
beaucoup intéressé à la guerre, aux théoriciens de la stratégie mais aussi aux souvenirs de
batailles, ou de tant d’autres déchirements que l’histoire mentionne, remous de la surface
3183
du fleuve où s’écoule le temps » . Il s’y intéresse à ce point qu’il dépose le brevet, en
1965, d’un jeu de stratégie qu’il appelle le « kriegspiel », conçu dès les années 1950.
En 1987, il présente ce jeu dans un ouvrage assez déroutant. Au lieu de parcourir un
manuel de stratégie classique, le lecteur découvre le récit extrêmement détaillé d’une
partie qu’il aurait jouée avec sa compagne Alice Becker-Ho, coups par coups et schéma
de l’échiquier à l’appui, sur plus d’une centaine de pages. Seul un court texte, donné
en annexe, nous renseigne sur les règles du jeu et quelques principes théoriques de
stratégie. Aussi rébarbative que puisse paraître une telle lecture, la démarche de Debord
est particulièrement éclairante sur le rapport qu’il entretient avec son lecteur et le type de
position qu’il entend assumer par rapport à lui. Il aurait pu lui livrer un ensemble de règles de
stratégies déterminées, à mettre en pratique pour ses combats présents et futurs et produire
ainsi un discours théorique général. Au lieu de ça, il expose une stratégie donnée, dans
des conditions précises, qu’il commente brièvement et qu’il abandonne au jugement et à la
3179
« Le Questionnaire », Internationale situationniste n°9, août 1964, p.25
3180
« L’Opération contre-situationniste dans divers pays », Internationale situationniste n°8, janvier 1963, p.28
3181
ibid.
3182
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.55
3183
Panégyrique tome premier, op. cit., p.69

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

critique du lecteur. Premièrement, ceci démontre que seule compte la question de l’usage
de la théorie, c’est-à-dire sa mise en pratique. En d’autres termes, l’étude des ouvrages
de Debord n’aurait pas d’intérêt, selon lui, si elle n’est pas immédiatement réinvestie dans
une pratique. Deuxièmement, il échappe aux pièges de l’exposé théorique général abstrait.
En liant ainsi pratique et théorie, il engage l’une et l’autre dans le cours irréversible du
temps, dans un processus de redéfinition et de renouvellement permanent. Il démontre que
la théorie ne peut jamais se donner pour intemporelle et évite ainsi le piège du discours
idéologique. Son lecteur est invité à reparcourir la partie jouée, non pas pour être capable
de la rejouer à l’identique, mais pour enrichir sa propre pratique et sa propre réflexion
stratégique à partir de l’étude critique d’une bataille donnée, en analysant ce qui a fonctionné
et ce qui a échoué. Debord prend soin de préciser, en préambule, qu’il livre cette partie à
l’étude, non comme modèle mais comme exercice, renvoyant toute bataille à venir à son
principe d’incertitude essentiel. Nous pouvons en tirer la conclusion suivante : l’étude des
situations et des luttes passées ne vise qu’à exercer les participants des situations futures à
l’habitude de jouer et d’élaborer de nouvelles stratégies, et ne peut en aucun cas leur servir
de modèles à reprendre et à appliquer passivement. Ce type d’étude, à laquelle nous invite
Debord, ne vise pas à inculquer un savoir mais à exercer et à développer la capacité de
chacun à construire de façon autonome ses propres stratégies, à chaque fois nouvelles et
ne valant que pour une situation donnée et unique. C’est une manière comme une autre de
signifier au lecteur qu’il serait tout aussi ridicule de chercher à appliquer, telles quelles, les
théories de l’I.S. à une situation nouvelle que de vouloir reprendre une pratique passée en
cherchant à lui donner la même signification théorique dans des conditions nouvelles. La
seule attitude qui vaille ne peut être que le détournement, vis-à-vis de tout ce qu’a fait et de
tout ce qu’a pensé l’I.S., et, à partir de là, de réinventer ensemble une théorie et sa pratique.
Debord ne procède pas autrement dans des livres comme In Girum imus nocte et
consumimur igni ou Panégyrique. Là aussi, il refuse de se livrer à un exposé théorique
général pour « seulement » nous livrer le récit de sa propre aventure et la soumettre à notre
jugement. Il n’y a que dans le domaine de la critique sociale que Debord s’est hasardé sur le
terrain du discours théorique. Dès qu’il s’est agi de parler de révolution, de luttes concrètes
ou de façons de vivre, il a toujours lié son propos à sa propre expérience subjective, c’est-
à-dire à sa pratique. Le mythe qu’il crée, ou l’utopie qu’il incarne, ne se rattachent qu’à un
3184
vécu relatif. Breton, dans une moindre mesure , ou surtout Vaneigem, ont fait de même.
Si l’on doit retenir quelque chose du mythe mis en place par Debord ou par Breton, ce n’est
pas leur biographie, le détail de leur action ou de leurs idées mais le sens et le principe
même de leur démarche radicale : la construction autonome de soi et de son monde. C’est
la seule forme de fidélité possible vis-à-vis de tous ces poètes : les traiter sans aucune forme
de respect excessif, prendre chez eux ce qu’il y a de bon et les renvoyer ensuite à leur
propre passé historique, pour ne plus s’occuper que de notre seul présent. Le lecteur est
invité à la critique et au détournement. Pour paraphraser Vaneigem, il doit développer une
« anti-lecture », une lecture qui se manifeste par des actes, une lecture qui réalise le mythe
ou l’utopie. Seulement, là encore, comme dans le cas de la poésie, ce n’est pas en tant
que contenu qu’ils doivent être réalisés, mais en tant que démarche. En d’autres termes,
situationnistes et surréalistes ne proposent pas une quelconque création modèle mais un
modèle de création, non pas un idéal de vie mais une idée de la vie – et ce n’est pas le
moindre des legs qu’ils pouvaient nous laisser.

3184
La théorie, chez lui, occupe une part bien plus importante. La seule rédaction de manifestes – ce que n’ont jamais fait
Debord ou Vaneigem – suffit à le prouver.

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Conclusion

Conclusion

Tel est donc le relai que nous passent tous ces poètes. Quelles que soient les diverses
impasses dans lesquelles ils ont pu se fourvoyer un moment – l’option idéaliste d’une
pure révolution poétique ou bien l’illusion d’une poésie au service de la révolution, pour
en rappeler les deux principales – il nous reste le sens d’une démarche forte : depuis
la rupture avec la société capitaliste bourgeoise jusqu’au projet d’une « révolution de
l’existence quotidienne » et la définition de ce que nous avons appelé un « socialisme
ème
du XX siècle ». Au cours de notre vaste étude, depuis le fondement romantique d’un
tel projet jusqu’à ses plus récentes incarnations, nous avons tenté de mettre en lumière
les principaux points d’accroche de cette pratique, ses articulations majeures mais aussi
ses limites, nous immisçant parfois dans le cœur de ce projet pour y rétablir un chaînon
ou une cohérence prise en défaut. Les premiers romantiques allemands, les surréalistes
ou les situationnistes auront été nos principaux guides, leurs pratiques et leurs idées le
principal objet de notre réflexion critique. Nous avons essayé d’exploiter au mieux leurs
points communs et, peut-être plus encore, leurs divergences, pour faire saillir les principaux
axes de notre problématique : quelles sont les principales cibles de la « révolution de
l’existence quotidienne » et quels sont ses objectifs ? Quels types de rapports entretenir
avec la politique spécialisée ? Comment se situer par rapport au débat entre philosophies
idéalistes et matérialistes ? Et, surtout, à quelle efficacité existentielle et politique peut
prétendre la poésie, et selon quelles modalités ? Nous avons exploité l’histoire des idées ou,
plutôt, l’histoire des pratiques – d’une façon non chronologique et volontairement polémique
– en vue d’un seul véritable objectif : l’établissement d’une théorie la plus cohérente, la
plus performante et aussi la plus lucide qui soit sur ses propres forces et sur ses propres
faiblesses. En cela, nous avons voulu rester cohérent avec ce que nous annoncions en
préambule et en introduction : cerner au plus près les enjeux de pratiques diverses et
convergentes, mettre en évidence les apports et la pertinence de leur démarche, pour les
réinscrire dans ce que nous appelons une « théorie des pratiques » et pour produire les
fondements d’une nouvelle théorie pratique. Pour ce faire, notre souci le plus constant aura
été de tenir et de penser ensemble la visée théorique de notre propos et l’exemple concret
de divers efforts passés de mise en œuvre pratique – ces deux pôles s’enrichissant et se
critiquant l’un l’autre.
Au cours de notre étude, la poésie nous est apparue comme un superbe talisman,
brandi, parfois, avec une certaine forme de sacralité et, toujours, avec provocation face
au monde présent. Nous l’avons perçue comme un défi, superbe et parfois insoutenable.
A travers l’effort de ces poètes pour la confondre avec la vie et une possible « révolution
de l’existence quotidienne » qui sache tenir ensemble l’exigence de « changer la vie » et
celle de « transformer le monde », son nom s’est peu à peu identifié avec une sortie de
la littérature. Dans un premier temps, selon une logique encore empreinte d’idéalisme, elle
renvoyait, au-delà des épouvantails des Belles-lettres, de la littérature engagée ou de la
littérature prolétarienne, à une pratique d’écriture révolutionnaire susceptible de bouleverser
nos représentations et, partant, notre perception du monde. Le tout, cependant, comme
nous l’avons montré, la ramenait à une forme d’impasse superbe : en même temps qu’elle
dégageait ce qui constitue très certainement le cœur de notre réflexion, c’est-à-dire la
définition d’un système dynamique, l’infinité abstraite des possibles qu’elle figurait ainsi se
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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

heurtait à une forme d’impossibilité pratique ou, en tout cas, de solipsisme tragique. Au-delà
de ce premier échec fondateur, ce n’est pas en se mettant au service d’une organisation
politique, soit en tant qu’instrument de propagande, soit en tant qu’ « esthétisation de
la politique », qu’elle pouvait, selon nous, trouver une véritable issue mais en inversant
les perspectives classiques établies entre la poésie et la politique, c’est-à-dire en mettant
la révolution au service de la poésie. Cette dernière quitte alors le domaine de l’écriture
pour celui des gestes et des comportements. Elle devient l’expression la plus fidèle de la
« vraie » vie tant désirée. D’un même geste, c’est aussi la sphère de la politique qu’elle
bouleversait, la déplaçant du domaine spécialisé de la gestion sociale et des luttes de parti
de pouvoir à une pratique existentielle totale, définissant notre mode d’être individuel et
social. A ce niveau, elle pouvait enfin s’identifier à une véritable « révolution de l’existence
quotidienne », entraînant avec elle la définition d’un nouveau socialisme. Le concept
de système dynamique se ramenait enfin à une perspective poético-politique concrète :
l’établissement de ce que nous avons appelé une société dynamique et, avec elle, de ce
que Vaneigem identifie sous le nom d’une « civilisation du désir ».
A ce niveau de cohérence théorique globale, nous aurions pu en rester là. Cependant,
la logique même de notre démarche nous obligeait à la confronter à l’épreuve de la pratique
une dernière fois. Les difficultés concrètes dans lesquelles s’engage ce projet nous sont
apparues nombreuses et, parfois même, quelques peu désespérantes. Face à l’échec
répété de ses mises en œuvre passées, une fois tirée la leçon de tous ces épisodes
précédents, nous n’avons plus trouvé debout qu’un projet superbe, élevé à la puissance du
mythe, et une forme d’éthique singulière de l’utopie : un « tragique moderne », en quelque
sorte, et une boucle menaçant de se répéter, de la vie à la littérature et de la littérature à la
vie, comme si la poésie n’était ni dans l’une ni dans l’autre, mais dans ce rapport incessant
entre les deux. Pour finir, c’est encore à cette épreuve du présent que nous voudrions la
confronter, en l’envisageant de l’extérieur, cette fois-ci – à moins que ce ne soit, une fois de
plus, un nouveau moyen pour nous y investir.

1. Peinture pessimiste du moment présent :

Un Constat d’échec ?:
Force est de constater, pour commencer, que « les choses sont plus comme elles
sont maintenant, qu’elles ne le furent jamais », pour citer, avec un regard différent, le
3185
président Dwight Eisenhower . Beaucoup de choses ont évolué, depuis des décennies,
dans les mentalités, les comportements et même dans les mœurs politiques ou le
fonctionnement économique, mais l’essentiel reste le même : nous vivons dans une société
capitaliste, fonctionnant, politiquement, sur les bases de la « démocratie » représentative et,
ème
économiquement, sur les mêmes bases jetées au cours du XIX siècle. La « révolution
de l’existence quotidienne » n’a pas eu lieu ou, en tout cas, pas dans le sens souhaité.
La poésie est plus que jamais marginalisée et rendue invisible, aussi bien sous sa forme
littéraire qu’existentielle. Si les romantiques allemands, les dadaïstes ou les surréalistes
étaient encore vivants, ils se plaindraient sans doute de l’aggravation des choses, des
dégâts provoqués par la pensée rationaliste, par le cynisme ambiant, par l’individualisme
3185
Cité par G. MARCUS, Lipstick traces, op. cit., p.11

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Conclusion

grandissant ou par la misère et la superficialité des modèles de comportements dominants.


Jusqu’à son suicide en 1994, Debord n’a eu de cesse, dans ses dernières années, de
réaffirmer la pertinence de sa critique de la « société du spectacle ». Comme il l’explique,
en 1992, dans une nouvelle préface à son ouvrage de 1967, « une telle théorie critique
n’a pas à être changée ; aussi longtemps que n’auront pas été détruites les conditions
générales de la longue période de l’histoire que cette théorie aura été la première à définir
3186
avec exactitude » . Ailleurs, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, en 1988,
son constat est encore plus pessimiste. Selon lui, « le spectacle, à ce jour, est assurément
plus puissant qu’il n’était auparavant ». Il a, explique-t-il, « continué de se renforcer, c’est-
à-dire à la fois de s’étendre aux extrêmes par tous les côtés, et d’augmenter sa densité
3187
au centre » . Raoul Vaneigem, qui est lui encore vivant, ne cesse de témoigner, livre
après livre, de la persistance des mêmes motifs de critique et de révolte entre les années
1960 et aujourd’hui. Le règne de la survie, affirme-t-il, est tout aussi important aujourd’hui
qu’il ne l’était avant 1968. Bien sûr, un certain nombre de domaines se sont libéralisés,
notamment celui des mœurs. Assurément, le système a lâché du lest sur pas mal de points
(baisse du temps de travail, amélioration apparente de la concertation sociale, etc.), ce
qui autorise certains, d’une façon assez malhonnête et souvent à des fins électoralistes, à
dénoncer le soi-disant triomphe des idées de mai 1968 dans la société actuelle. Cependant,
à moins de ramener le mouvement du mois de mai à des revendications bien partielles et
dérisoires, c’est faire preuve d’un étonnant culot que d’affirmer une telle chose. A moins
d’être de mauvaise foi, on ne peut que constater les progrès d’un certain cynisme et de
l’affairisme politique, la soumission de plus en plus grande de notre « démocratie » au règne
du spectaculaire et l’aggravation de la logique de spéculation du capitalisme, entré, selon
Vaneigem, dans sa phase extrême, celle où l’économie ne vit plus que de ses propres
ressources. Quant aux conditions de vie actuelles, il suffit de se référer aux statistiques
concernant la consommation d’anti-dépresseurs, de maladies liées au travail ou des taux
de suicides pour se convaincre que l’heure n’est pas au bien-être généralisé…
Pour être tout à fait exact, un élément de taille a changé, cependant : le système ne
peut plus prétendre, aujourd’hui, à sa positivité. Plus personne ne se réfère sérieusement
au mythe du progrès. L’enthousiaste des futuristes italiens, au début du siècle passé,
fait sourire désormais. Qui croit encore à une amélioration constante, de génération en
génération, des conditions de vie et du statut social ? Il y a belle lurette que la réalité a
« douché » ce bel optimisme qui prévalait encore dans les années 1950-1960. Comme
s’en réjouissait déjà Debord, « les symptômes de la crise révolutionnaire s’accumulent par
milliers, et ils sont d’une telle gravité que le spectacle est maintenant obligé de parler de
3188
sa propre ruine » . L’heure est au pessimisme généralisé et avoué. L’aggravation des
crises financières (jusqu’à celle que nous traversons aujourd’hui), la situation écologique
et les craintes qui en découlent, le ralentissement de la croissance voire la nouveauté
d’une « croissance négative » (sic) ont, depuis longtemps, contraint le système a revoir à la
baisse ses plus grands espoirs et à admettre ses erreurs, ses limites et ses effets négatifs.
Désormais, dans les discours politiques, on ne demande plus d’adhérer au parti du progrès
mais au parti des réformes nécessaires et urgentes. C’est ce que relevait déjà Debord, en
1971 :
« Le langage du pouvoir est devenu furieusement réformiste. Il ne montrait que
le bonheur en vitrine et partout vendu au meilleur prix ; il dénonce les défauts
3186
« Avertissement pour la troisième édition française », La Société du spectacle, op. cit., p.7
3187
Commentaires sur la société du spectacle, op. cit., p.15-16
3188
La Véritable scission dans l’Internationale (1971), op. cit., p.20

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

omniprésents de son système. Les possesseurs de la société ont soudain


3189
découvert que tout est à changer sans délai. »
Le paradoxe évident de la situation est que ce sont les acteurs mêmes de cette crise
du système qui se proposent de le réformer et qu’ils n’en laissent généralement pas le
droit à ses détracteurs. Ainsi Debord ironise sur les efforts consentis par les agents du
pouvoir pour faire valoir leur qualification supposée supérieure à celle des révolutionnaires
« pour entreprendre un bouleversement qui exige tant d’expérience et de si grands
3190
moyens ; que justement ils détiennent et dont ils ont l’habitude » . Voilà qui donne des
situations parfaitement absurdes, comme des responsables politiques ou de grands patrons
d’industrie s’engageant pour lutter contre la pollution quand toute leur activité antérieure a
précisément contribué à cette dernière… Telle serait même, à en croire la thèse de Naomi
3191
Klein dans son récent ouvrage La Stratégie du choc , l’une des formes dominantes
du système capitaliste aujourd’hui. Sans rentrer plus avant dans de telles considérations,
remarquons juste comment, depuis quelques années, s’est engagée une lutte permanente
entre contestataires et dirigeants pour incarner, aux yeux de l’opinion, le parti réel du
changement et de la réforme. En France, une grande offensive de la droite fut lancée,
en 2002, pour reprendre à la gauche un tel parti. Le débat, mené notamment par un
intellectuel comme Alain Minc, a réussi à renverser les positions jusque-là assurées et à
présenter, d’un côté, la droite comme le parti réel des réformes et, de l’autre, la gauche
comme un parti conservateur, enferré dans les archaïsmes du « politiquement correct ».
La manœuvre a parfaitement fonctionné et a sans doute, en partie, permis l’élection de
quelqu’un comme Nicolas Sarkozy aux dernières présidentielles – le tout ayant encore été
favorisé par l’extrême faiblesse actuelle des grands partis de gauche, incapables aujourd’hui
d’incarner et d’offrir une perspective cohérente à une contestation qui gronde pourtant, dans
le même temps. Le tout a encore une conséquence plus large : cette victoire de la droite
est en même temps l’affaiblissement de toute perspective révolutionnaire. En récupérant
ainsi une forme de critique sociale qui leur était originellement hostile, la droite et le pouvoir
en général ont réussi à triompher de leur négation devenue trop apparente en 1968, en la
privant de et en lui ôtant ses propres armes : la critique et la transformation (révolutionnaires
ou non) du système. En brouillant le rapport droite/gauche, ces hommes politiques ont
prolongé et porté à son maximum l’idée d’une sorte de « fin de la politique », c’est-à-dire
d’une période de fortes oppositions idéologiques, au profit d’une sorte de règne par le milieu,
de ce primat du consensus que nous critiquions dans notre travail, et d’une simple politique-
gestion.

Fin de la politique ?:
Ce discours a déjà souvent été tenu : l’ère des grands affrontements idéologiques aurait
progressivement cédé la place, à partir des années 1970-1980, à une simple politique
gestionnaire, sans plus aucune perspective de changement à long terme. On peut rattacher
ce phénomène à la chute du bloc dit « communiste » en URSS ou à l’échec patent des
révolutions chinoises ou cubaines, entre autres. On résume aussi souvent ce changement
par l’idée d’une fin de la modernité et l’avènement d’une période dite « post-moderne ».

3189
La Véritable scission dans l’Internationale (1971), op. cit., p.20-21
3190
ibid., p.21
3191
Naomi KLEIN, La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre, éd. Actes Sud, « Essais Sciences », Arles, 2008,
669 pages

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Conclusion

Dans tous les cas, ce sont autant de façons de dire qu’on ne croit plus guère à une
transformation radicale de la société ou même à la possibilité à venir d’un nouveau monde.
Les grands espoirs des années 1950-1960 seraient morts. Il ne resterait plus qu’à se
recycler dans le cynisme ou le nihilisme d’un « no future », qui éclate dans les années 1970,
pour se concentrer, pour le pire, dans l’individualisme forcené, le culte des richesses et le
consentement politique à tout ce qui est, ou, pour le meilleur, dans cette sorte de renouveau
dadaïste que fut, dans bien des cas, le punk. A l’exception d’une petite minorité de plus
en plus marginale, plus personne ne croit encore à un changement possible de système
et l’utopie est vouée aux gémonies. C’est ce que constate Debord, à la fin des années
1980 : « c’est la première fois, dans l’Europe contemporaine, qu’aucun parti ou fragment
de parti n’essaie plus de seulement prétendre qu’il tenterait de changer quelque chose
d’important » ; ce à quoi il ajoute encore, avec ironie : « on en a fini avec cette inquiétante
conception, qui avait dominé durant plus de deux cents ans, selon laquelle la société
3192
pouvait être critiquable et transformable, réformée ou révolutionnée » . Tel est l’incroyable
paradoxe des temps : alors que tout le monde, ou presque, s’accorde à dire que le système
fonctionne mal, tous, ou presque, affirment aussi qu’il n’est pas possible de construire un
autre système et qu’on ne pourra jamais faire mieux que ce qui existe présentement. En
d’autres termes, le discours de la fin de la politique est le suivant : le système présent est
une perfection imparfaite, impossible à remettre en cause dans ses fondements mêmes,
mais dont il est nécessaire de gérer patiemment les effets collatéraux négatifs et d’adapter
régulièrement les modalités de fonctionnement aux contraintes sociales.
Cet état assez désespérant des choses, pour paraphraser certains développements de
Vaneigem, on peut le décrire d’une façon provocante : la politique se résume aujourd’hui à
une forme de gestion du désastre, c’est-à-dire « à l’examen, voire à la contemplation, d’un
3193
monde qui se délite » . Sans être aussi dur, en apparence, le propos que tient Jacques
Rancière, à ce sujet, n’est guère différent sur le fond. Il situe l’origine de cette fin de la
politique au tournant des années 1970-1980 et la présente, dans son ouvrage Aux Bords du
politique, comme le passage de l’ère politique de la promesse et du projet d’émancipation
sociale à celle, cynique, de la simple gestion. A cette époque, alors qu’étaient dénoncées
toutes les compromissions de la politique « avec les idées du futur et de l’ailleurs »,
3194
on annonçait ainsi « un exercice politique entièrement au présent » . Comme il le dit
justement dans un autre texte, nos gouvernants se donnent désormais comme tâche
3195
essentielle « de gérer les effets locaux de la nécessité mondiale sur leur population » .Le
tout a encore une autre conséquence : si la politique n’est plus qu’un art de gestionnaires,
alors son exercice devra être abandonné à une classe de spécialistes dont il faudra encore
remercier le dévouement pour s’adonner à une tâche aussi ingrate. Voilà ce qui produit,
aujourd’hui, l’idiome politique le plus courant : la fin des débats stériles droite/gauche, le
principe d’ouverture et le gouvernement par le centre. Voilà aussi ce qui accompagne et
masque mal ce que Jacques Rancière appelle une « haine de la démocratie ». Si la politique
se ramène à une gestion consensuelle, appuyée par des « experts », alors on peut bien se
passer de l’avis du peuple au sein d’institutions supra-étatiques ne relevant plus d’aucun
vote populaire (le FMI, par exemple). Et quand ce même peuple prétend donner son avis et
manifester son mécontentement, on discute de son ignorance et du manque de pédagogie
des ministres, avant de trouver un moyen quelconque de contourner son éventuel refus,
3192
Commentaires sur la société du spectacle (1988), op. cit., p.37
3193
R. VANEIGEM, Nous qui désirons sans fin (1996), op. cit., p.85
3194
Aux Bords du politique (1998), op. cit., p.24-25
3195
La Haine de la démocratie (2005), op. cit., p.86

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

lorsqu’on a eu le malheur de lui demander officiellement son avis, lors d’un référendum par
3196
exemple . Le plus souvent, une telle « haine » se justifie par un souvenir douloureux et une
rancœur tenace : le trouble démocratique que fut, aux yeux de la plupart de nos dirigeants
et d’une frange considérable des milieux intellectuels, la révolution de mai 1968. La fin de la
politique trouve une cible toute désignée : l’héritage de mai 1968, rendu coupable de tous
les supposés désordres démocratiques de nos sociétés actuelles.

Mai 1968, l’ennemi à abattre :


Dans les mois qui suivirent mai 1968, si l’état d’esprit des principaux acteurs du mouvement
3197
était à l’optimisme et aux appels à la lutte prolongée , il faut bien reconnaître que le brasier
allumé à cette époque a vite été éteint. Aujourd’hui, entre la récupération commerciale
du mouvement, la réification de ses produits (ses affiches, par exemple) ou le revirement
politique et social de bon nombre de ses acteurs les plus en vue, il ne reste plus grand-chose
des espoirs, des pratiques et des idées d’alors. Il faut dire que, depuis plusieurs années,
s’est mise en branle, dans notre pays, une vaste offensive, menée à la fois par les milieux
intellectuels et politiques, pour non seulement en terminer avec cette page révolutionnaire
mais aussi pour revenir sur quelques-uns des rares acquis obtenus à cette occasion. Le
souhait de notre président actuel n’est-il pas, comme il eut l’occasion de l’affirmer dans
l’un de ses derniers meetings électoraux, d’ « en finir avec l’héritage de mai 1968 » ? La
fin de la politique l’exige. Elle ne peut tolérer plus longtemps le souvenir de ce brasier
révolutionnaire et se doit de l’éteindre. Elle doit nécessairement revenir sur ses quelques
percées idéologiques au nom de la réforme de ce système qui n’est, dans son optique,
qu’un moyen d’assurer sa perpétuation et son renforcement. Comment mai 1968 pourrait-il
être autre chose que l’ennemi à abattre quand les différents gouvernements de droite qui se
sont succédés depuis plusieurs années n’ont eu de cesse de revaloriser le travail, le respect
des autorités, de la patrie ou de la cellule familiale ? Tous les problèmes dans le monde de
l’éducation, du respect de la nation, liés à l’éclatement de la cellule familiale traditionnelle
ou à la perte de la « valeur travail » seraient les conséquences de l’esprit révolutionnaire
de mai 1968. C’est ce que nous expliquent, à longueur de journées, certains hommes
politiques ou certains intellectuels comme Eric Zemmour sur les ondes d’une grande chaîne
de télévision publique, dans leurs discours, leurs livres et les émissions à succès auxquelles
3198
ils participent .
La plupart d’entre eux se contentent d’une certaine forme de nostalgie de la famille, de
l’enseignement ou du respect de l’autorité tels qu’ils sont supposés avoir été avant cette
révolution. Par là, ils tentent de refonder un ancien ordre bourgeois traditionnaliste où la
jeunesse obéissait sagement à ses pères. Les plus cultivés d’entre eux font remonter leur
critique au-delà des seuls évènements de mai 1968. Fait remarquable pour notre étude
et confirmant par là certaines de nos analyses, ils lient cette critique à celle des avant-

3196
Le meilleur exemple, de ce point de vue là, est le passage en force du traité de constitution européenne après les « non »
français ou irlandais au référendum sur le sujet
3197
Le compte-rendu situationniste des évènements, dans l’ouvrage Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations,
publié en 1968, s’achevait, par exemple, sur ces mots pleins d’espoir : « Ici a été allumé un brasier qui ne s’éteindra pas. Le mouvement
des occupations a tué le sommeil de tous les maîtres de la marchandise, et jamais plus la société spectaculaire ne pourra dormir » (op.
cit., p.212)
3198
L’émission « On n’est pas encore couché », animée par Laurent Ruquier, tous les samedis soirs sur France 2, pour ce qui est
d’Eric Zemmour, sans parler de tous les talk shows dans lesquels ce dernier est régulièrement invité

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Conclusion

ème
gardes du XX siècle et, en particulier, aux mouvements surréalistes et situationnistes.
C’est de là, expliquent-ils, que tout serait parti. Tel est le sens, notamment, du pamphlet
de Jean Clair que nous évoquions précédemment. Dans son ouvrage Du Surréalisme
considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, publié en 2003, on
comprend assez vite que la critique – souvent malhonnête et de mauvaise foi, comme nous
avons déjà eu l’occasion de le démontrer – qu’il mène du surréalisme et, en passant, des
situationnistes ou encore de la philosophie de Gilles Deleuze et de Félix Guattari – tous
3199
considérés comme des héritiers ou des transfuges du surréalisme – est liée, en vérité,
à celle de mai 1968 et de ses applications dans la société actuelle. Tous les « principes
3200
naïfs de la révolte libertaire de mai 1968 » trouveraient leur source ici. L’offensive contre
cet héritage s’étend donc aux avant-gardes poétiques. Le surréalisme aurait introduit et
popularisé, pêle-mêle et sans aucune forme de discernement, tout ce que Jean Clair déteste
dans son époque : l’égalitarisme, la contestation de l’autorité, « la libération des mœurs et
3201
l’avènement du New Age » , les hippies, l’art contemporain, la critique de l’univers de la
technique et l’écologisme, l’attentat du 11 septembre contre les Twin Towers, ou même la
place actuelle accordée aux enfants dans l’enseignement, c’est-à-dire les révoltés de mai
1968 et leur héritage si décrié. Un tel propos n’est, heureusement, pas resté sans réponse.
3202 3203 3204
Certains intellectuels comme Annie Le Brun , Alain Jouffroy , Marc Jimenez , Roger
3205 3206
Pol-Droit ou Régis Debray , ont su justement rendre compte des accusations de Jean
Clair. Pourtant, un tel discours s’étend. Pour les opposants à mai 1968 et à ses idées, en
même temps qu’il faut « en finir » avec le souvenir et les quelques acquis de cette révolution,
il faudrait donc en finir aussi avec les avant-gardes poétiques et leur projet si inquiétant,
pour les gouvernants d’aujourd’hui, d’une « révolution de l’existence quotidienne ».
On ne décrète pourtant pas comme cela la fin de la politique et on n’occulte pas ainsi
un tel héritage. Les tenants du système en place ont raison, après tout, de s’inquiéter des
discours surréalistes et situationnistes. Si l’on accepte de ne pas s’en tenir aux figures et aux
groupes reconnus médiatiquement et que l’on prend la peine de s’intéresser aux diverses
revues ou brochures qui circulent de façon officieuse dans certains milieux d’extrême-
gauche, force est de constater que la « révolution de l’existence quotidienne » et les
ème
principaux leitmotivs de ce socialisme du XX siècle, que nous avons défini dans notre
travail, se retrouvent partout et qu’ils alimentent, aujourd’hui encore, la critique sociale et la
survivance d’un activisme politique réel.

La Place des idées surréalistes et situationnistes dans les luttes


actuelles :

3199
Plus ou moins à juste titre d’ailleurs, à cela près que nous ferions plutôt remonter cet héritage au romantisme allemand
3200
Du Surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, op. cit., p.173
3201
ibid., p.18
3202
« Clarté de Breton, noirceur de Clair », Le Monde, 8 décembre 2001
3203
« Venimeuse attaque », Le Monde, 8 décembre 2001
3204
« Un néoconservateur tendance », L’Humanité, 9 janvier 2002
3205
« Recette pour rater un pamphlet », Le Monde, 13 juin 2003
3206
Dans son ouvrage L’Honneur des funambules, éd. L’Echoppe, Paris, 2003, 47 pages

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Alors que le discours dominant, en dehors de certains cercles de spécialistes, tend à


ramener le surréalisme à sa seule dimension esthétique (quelqu’un comme Jean Clair ne
fait que regretter qu’il ne se soit pas limité à ce seul domaine) ou bien essaie de récupérer
la figure, pourtant résistante, de quelqu’un comme Debord, on a parfois l’impression que le
projet poético-politique de ces avant-gardes ne garde toute sa vitalité et toute son actualité
que dans certains milieux contestataires marginalisés. La référence n’est pas toujours
ème
explicite mais, à mesure que le modèle socialiste « classique » du XIX s’est trouvé
discrédité sous la pression des évènements et qu’il est devenu évident que sa philosophie
de l’histoire, sa stratégie révolutionnaire ou son pesant silence sur les conditions de vie
quotidienne étaient insoutenables, les principaux thèmes et perspectives de ce socialisme
ème
du XX siècle se sont imposés dans ces milieux.
Parmi eux et au premier rang, il y a bien sûr la reprise de sa critique du travail et de
la pauvreté des conditions de « survie » qui en découle. Aujourd’hui, ce thème est même
l’un des principaux leviers de la critique sociale – ce qui n’était pas du tout le cas avant
mai 1968. De ce point de vue là, au milieu des années 1990, en Allemagne, le groupe
des « Chômeurs heureux » est un bon exemple. Les termes de sa critique sont dans la
droite lignée de Lafargue, tout d’abord, et des situationnistes, ensuite. En rejetant le travail
salarié, c’est directement la question de l’emploi de la vie qu’ils posent. C’est explicitement
l’augmentation de sa qualité passionnelle qu’ils ont en vue, eux qui préconisent comme
solution le développement de l’automation. Leur objectif principal n’est-il pas de provoquer
« une reconquête du temps » et de replacer au cœur de la société « la possibilité de
3207
mener une vie pleine de sens, de joie et de raison » ? Comme l’I.S. en son temps,
n’insistent-ils pas sur l’enjeu majeur de l’organisation des loisirs ? Bien entendu, avec un
tel discours, ils s’écartent des formes traditionnelles et austères du militantisme politique
que dénonçaient les situationnistes à leur époque. La manière qu’ils ont de renouveler la
pratique de l’activisme politique est particulièrement intéressante. D’un côté, ils rejettent
ses formes traditionnelles passées (manifestations, comités organisés, idéologie collective,
discipline interne, etc.) tandis que, de l’autre, ils proposent une forme d’attitude ludique-
sérieuse qui permet de toucher un public plus large et non-politisé, a priori. Le récit suivant
d’une de leurs manifestations en donne assez le ton :
« En général rendez-vous est donné dans un lieu public, de manière à ce que
les passants aient ainsi l’opportunité de s’y joindre. Par exemple, à Hambourg,
nous transformons une horrible voie piétonne en un pré verdoyant, grâce à
des rouleaux de pelouse que nous avons amenés. Là-dessus, chaises longues,
barbecue et bières fraîches contribuent à poser le problème du chômage comme
3208
il se doit. »
Le discours est bien plus pragmatique et opportuniste que celui de ses aînés. Loin des
grandes considérations idéologiques abstraites, leurs revendications se concentrent sur
des solutions concrètes et immédiates : exploiter les bienfaits des aides de l’Etat, du RMI
et des allocations chômage ; réclamer la cessation complète des tracasseries envers les
chômeurs ; ou encore encourager une forme de mécénat privé, moyennant la signature d’un
contrat d’ « adoption » au slogan humoristique suivant : « Adoptez un chômeur heureux,
3209
ça en vaut la peine ! Vous avez l’argent, nous avons le temps » . Le tout, cependant,
3207
Manifeste des chômeurs heureux, op. cit., p.40
3208
ibid., p.83
3209
ibid., p.53

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Conclusion

pose certains problèmes éthiques et politiques importants. Tout d’abord, comment penser
que l’Etat et, plus largement, la collectivité pourraient accepter de financer l’inactivité de
certains au prix de leur activité ? N’y a-t-il pas une forme d’incohérence cruelle à contester
un système tout en prétendant vivre à ses crochets ? N’est-ce pas aussi risquer de briser
la solidarité sociale et de ne promouvoir qu’un système de débrouille individuelle ? Telle
est la faiblesse de ce mouvement. Le discours et la pratique ne peuvent être cohérents
jusqu’au bout qu’à condition d’envisager le problématique sociale dans sa totalité et non
en isolant un seul de ses aspects. Telle est la même impasse à laquelle conduisent tant
d’autres mouvements, en soi intéressants et dont la « cause » semble légitime (écologie,
commerce équitable, etc.), mais qui, en isolant leurs revendications et en refusant de poser
le problème dans sa totalité, se condamnent à aménager un système global dont on ne
peut isoler ainsi les problèmes. Pour paraphraser Vaneigem, c’est espérer une forme de
« stade éthique » du capitalisme dont il ne peut être question de se contenter, pour qui veut
entraîner une véritable « révolution de l’existence quotidienne ».
Plus explicitement dans la filiation des surréalistes et/ou des situationnistes, d’autres
groupes actuels maintiennent l’horizon d’une transformation et, partant, d’une critique
révolutionnaire globale de la société. La vague des groupes post-surréalistes ou pro-situs
ne s’est pas arrêtée aux années 1970. Dans la lignée surréaliste, la plupart des revues ou
groupements d’artistes qui se revendiquent ou qui s’inscrivent, de fait, dans cet héritage ont
globalement tendance à accentuer la dimension esthétique de leur démarche par rapport
à leur engagement politique, même si les deux peuvent parfois cohabiter. A l’inverse, les
groupes pro-situs ont plutôt tendance à se spécialiser dans la sphère politique d’ « ultra-
gauche » et dans la critique du « spectacle ». Parmi d’autres, on peut citer dans cette
dernière catégorie le groupe lyonnais regroupé autour des bulletins publiés sous le titre
3210 3211 3212
« L’Achèvement », à la fin des années 1990. Les titres , la forme , et le contenu
de ses brochures disent suffisamment leur pesant héritage situationniste. La poésie n’est
pas exclue pour autant des préoccupations de ces divers groupes. Très récemment, sur
les pentes de la Croix-Rousse, à Lyon, sans que l’on puisse en déterminer les auteurs,
les passants pouvaient lire sur les murs quelques graffitis d’influence situationniste plus ou
moins évidente, tels que : « la victoire par la situation », « la société du spectacle vend du
vide », « poésie en guerre » ou « la poésie nique la police ». De même, on peut encore
observer, dans ce même quartier lyonnais, Montée de la grande côte, un portrait de Guy
Debord appliqué au pochoir sur un mur.
Capables d’un peu plus de distance critique par rapport à ces glorieux prédécesseurs
et moins ouvertement affiliés à la mouvance pro-situ ou post-surréaliste, d’autres groupes
ou réseaux d’activistes des années 1990-2000 s’inscrivent clairement dans la lignée de
ème
ce socialisme du XX et donc des avant-gardes surréalistes et situationnistes. Parmi
les plus tristement célèbres, on pense au groupe réuni autour de la revue « Tiqqun » ou
aux perspectives développées par le désormais fameux L’Insurrection qui vient – aucun
3213
lien entre les deux n’ayant été, jusque là, prouvé . Dans chacun de ces deux cas,
la critique sociale reprend la plupart des « classiques » de la critique situationniste du

3210
Entre autres, Anti-préface à l’achèvement des temps spectaculaires, publication Associés autonomes, Lyon, 1997
3211
Aphorismes péremptoires et comics détournés
3212
Nombreuses citations, références ou paraphrases de Debord notamment
3213
Rappelons que l’affaire est l’enjeu d’une enquête policière actuelle

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

3214
spectacle . Le plus significatif, d’ailleurs, est sans doute qu’au milieu des innombrables
références brassées dans ces ouvrages l’I.S. ne soit jamais explicitement mentionnée,
alors que le mot « Spectacle » est sans cesse employé et que certaines phrases sont de
véritables paraphrases situationnistes – comme si cet héritage était si prégnant qu’il serait
embarrassant de le reconnaître trop ouvertement. Tous les thèmes principaux de l’I.S. sont
repris, pourtant : rejet du travail, critique du monde de la marchandise, de l’urbanisme,
de l’aliénation et de la pauvreté des conditions de vie actuelles, le tout incluant aussi la
critique de certains thèmes éculés de l’extrême-gauche propres aux héritiers du marxisme-
léninisme ou du trotskysme. Leurs modèles révolutionnaires sont les mêmes que ceux de
3215
l’I.S. : mai 1968 et, surtout, la Commune de Paris . Les perspectives, à peu de choses
près, sont identiques : développement de l’autonomie sociale et suppression du travail pour
le développement d’une vie qui puisse enfin prétendre se hausser à la hauteur de nos
désirs. Ce dernier point est le plus significatif, dans notre optique. On retrouve là, en effet,
la critique de la vie quotidienne propre aux avant-gardes poétiques. La figure du « Bloom »,
théorisée par Tiqqun avec un « intellectualisme » assez agaçant à la longue, cristallise tous
les principaux thèmes de la critique situationniste du monde de la survie, de ce « monde de
3216
glace dont nul feu ne signale l’horizon » . Leur constat, comme celui de Vaneigem, est
celui du règne du mort sur le vivant, eux qui résument ainsi leur pensée critique : « D’un
3217
mot : nous vivons comme si nous étions déjà morts » .
Pour l’essentiel, le discours est le même dans la très intéressante revue « Oiseau-
tempête », publiée au tournant des années 1990-2000, en France. On y retrouve une même
critique du travail, de l’aliénation, du syndicalisme de gauche, du monde de la survie, en
un mot : de la société du spectacle. La critique de la vie quotidienne occupe, ici, une part
encore plus importante. De nombreux articles lui sont consacrés explicitement et font, à
nouveau, le constat d’un règne du mort sur le vivant. Assurément, Vaneigem ou Debord
ne renieraient pas la phrase suivante : « jusque dans les pores de la peau, je vous le dis,
3218
le renoncement prend sa place ; notre sueur sent l’ennui de la normalité » ou cette
3219
critique « de la vampirisation capitaliste de tout le temps de notre vie » . Quoi d’étonnant,
alors, si on y trouve aussi quelques articles sur Wilhelm Reich et si on n’hésite pas à citer
ouvertement Péret ou Debord ? Une note précise d’ailleurs que cette revue « est réalisée
par un collectif d’une dizaine de personnes aux itinéraires divers, s’inspirant des idées
3220
anarchistes, marxistes, situationnistes ou surréalistes » . La poésie y occupe logiquement
une place bien plus importante et bien plus explicite que dans Tiqqun. Le collectif qui
s’occupe de la revue affirme rechercher « un usage critique de l’imaginaire et de la poésie,
3221
dont le pouvoir subversif en fait le bras armé de nos rêves » . Une telle démarche est
sensible dans les poèmes – de qualité inégale, parfois – dans les photomontages ou les
3214
Rappelons, d’ailleurs, que quelqu’un comme Julien Coupat s’est d’abord illustré, en 1997, par un mémoire de DEA, à
l’EHESS, intitulé « Perspective et critique de la pensée situationniste »
3215
L’Insurrection qui vient se termine sur cet appel : « Tout le pouvoir aux communes ! » (La Fabrique éditions, Paris, 2007,
p.123)
3216
Théorie du Bloom, La Fabrique éditions, Paris, 2000, p.13
3217
ibid., p.28
3218
Etienne ANCLIN, « U, U DADA, U, U DADA », Oiseau-tempête n°11, été 2004, p.20
3219
NADYAN, « Le Temps des vils », Oiseau-tempête n°9, été 2002, p.21
3220
« A Vol d’oiseau », Oiseau-tempête n°10, printemps 2003, p.44
3221
« Qui sommes-nous ? », Oiseau-tempête n°11, été 2004, p.64

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Conclusion

dessins souvent très réussis de Barthélémy Schwartz ou de Premysl Martinec publiés par
la revue. Cependant, selon les vœux de Carmine Mangone, la poésie la plus authentique
doit être « au-delà de toute parole », c’est-à-dire dans l’ « expérimentation personnelle,
au moins en partie, quotidiennement vécue, de toute poésie possible ou de la possibilité
directe de vivre pleinement la négation de toute idée ou projet posant des limites au destin
3222
de qui vit » . Oiseau-tempête retrouve les perspectives surréalistes et situationnistes :
« la reconnaissance de la poésie dans toute action humaine, poésie qu’on devrait ensuite
défendre et développer sans cesse en empruntant la tension créatrice anarchique qui la
3223
suscite » . Son objectif se ramène ouvertement à celui d’une « révolution de l’existence
quotidienne », c’est-à-dire à « la révolution sociale visant à transformer le monde en
3224
changeant la vie (et inversement) » .
Le plus souvent, la principale originalité de ces divers collectifs tient à leur rejet commun
du modèle avant-gardiste propre aux groupes surréalistes et situationnistes. Tel est le seul
véritable pas de côté qu’ils effectuent – sans rien enlever à la part d’actualisation qu’ils font
subir à la pensée de leurs prédécesseurs. S’ils ont retenu quelque chose des erreurs de ces
derniers, c’est bien le refus de l’avant-garde ou de ce que Tiqqun appelle « la communauté
3225
terrible » . Il s’agit, selon eux, de remédier à ce que la même revue Tiqqun appelle « le
3226
problème de la tête » . Pour tous ces activistes, il n’est pas question de reproduire la
discipline interne des groupes surréalistes et situationnistes ou même leur formalisme. Le
tout, estiment-ils à juste titre, court toujours le risque de reproduire certains rapports de
domination et d’exclusion au sein d’une organisation révolutionnaire qui prétend pourtant
en finir avec eux. A ce modèle organisationnel, ils préfèrent donc le type de réseaux libres
ou de rhizomes dans lesquels nous fait entrer ce que Vaneigem appelle la « subjectivité
radicale ». Tel est, sans doute, aujourd’hui, le mot le plus contemporain de la « révolution
de l’existence quotidienne » : « la question qui se pose à nous, de manière finale, est de
nature éthique avant que d’être politique […]. Nous voulons interroger la petite part de notre
désir que la culture n’a pas encore infesté de son pesant bourbier, essayer – au nom d’un
3227
bonheur inédit – un chemin différent » .
Voilà ce qui, aujourd’hui, effraie les autorités. Cette invisibilité est encore ce qui
les inquiète le plus. Elle concourt aux fantasmes actuels circulant sur « la mouvance
anarcho-autonome », pour parler comme les journaux de vingt heures. Ces formes les plus
contemporaines d’une « révolution de l’existence quotidienne » sont aujourd’hui l’objet de
toutes les poursuites, d’une répression et d’un contrôle permanents. Voilà qui en dit long sur
le sort qui serait réservé aux surréalistes et aux situationnistes, s’ils étaient toujours vivants
et en activité. La situation est délicate, pour qui soutient le projet qu’ils ont accompagné et
formulé ou, tout du moins, pour ceux qui restent attachés à sa mémoire et à sa prise en
compte objective au sein du débat social. S’il y a de quoi se réjouir de la persistance actuelle
des problématiques dont nous avons traité tout au long de notre travail, il y a aussi de quoi
3222
« Poésie au-delà de toute parole », Oiseau-tempête n°10, printemps 2003, p.42
3223
ibid.
3224
Alfredo FERNANDES et Barthélémy SCHWARTZ, « Regards sur la servitude contemporaine et son devenir », Oiseau-
tempête n°11, été 2004, p.9
3225
Du titre de l’article « Thèses sur la communauté terrible »
3226
Titre d’un autre article de la revue, très difficile à trouver aujourd’hui, mais qui circule librement sous la forme d’une brochure
gratuite dans certains infokiosques ou librairies anarchistes
3227
TIQQUN, « Thèses sur la communauté terrible », post-scriptum

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

nourrir largement ce « tableau pessimiste » auquel nous nous livrons ici. La nature de ce
projet est en proie à une hostilité affichée, à sa falsification, voire à son occultation. Bien
que tout, dans l’état actuel des choses, rappelle son actualité et sa pertinence, le contexte
n’est guère favorable pour son étude et sa juste évaluation. Pour terminer ce travail, voilà
qui nous oblige à réfléchir, dans ces dernières pages, aux enjeux que ce projet peut revêtir
dans la situation actuelle et à notre propre position, dans un tel contexte.

2. Les Leçons de la minorité :

Si une société tire sa dynamique de sa minorité… :


ème
Les avant-gardes poétiques du XX siècle constituent, très certainement, l’une des
minorités contestataires les plus actives et les plus cohérentes du siècle passé. Aujourd’hui,
leur projet est encore d’actualité et porté par un certain nombre de collectifs de plus en
plus marginalisés au sein de la société. Selon les principes de cette société dynamique à
laquelle nous aspirons, il y aurait donc beaucoup à entendre de ce qu’elles peuvent nous
dire, de ce qu’elles peuvent révéler de certaines impasses ou aberrations de notre société
et des conditions de vie qui y sont les nôtres. Une démocratie vivace devrait être capable
d’intégrer dans sa dynamique le message et les propositions de sa minorité. Or, que se
passe-t-il, au lieu de cela ? On étouffe, on contraint au silence, on occulte, on falsifie ou
encore, quand tout cela n’est plus possible, on banalise et on récupère sous une forme vide.
Comment pourrait-on s’étonner, dans ses conditions, de la radicalisation grandissante de
ses héritiers ou de la radicalité dont ses groupes eux-mêmes ont fait preuve en leur temps ?
On ne fait jamais la guerre tout seul et l’on devrait toujours se sentir responsable d’une telle
montée des tensions.
Dans un tel contexte et à rebours des positions dominantes, notre travail entend resituer
au cœur des débats la question de l’emploi du legs de ces poètes. Il prend ouvertement
son parti, non pour s’y identifier, mais pour lui redonner voix et en tirer tout le dynamisme
possible. Pour cela, encore fallait-il les écouter réellement, d’abord, et ne pas se contenter
de lieux communs. Il s’agissait d’œuvrer à leur mémoire, non falsifiée et élargie, et de
restituer son plein rayonnement à leur pratique, démarche indispensable à la conscience
critique de notre époque et des choix auxquelles elle est confrontée. Nous n’avons pas,
en tant que critique, à sélectionner ce qui peut être entendu et ce qui ne doit plus l’être. Il
ne peut être question de les expurger de tout ce qui nous dérange (les propos politiques,
leur violence, l’exaltation de la révolte et de la révolution) pour les ramener à ce qui serait
seul acceptable : une méthode artistique nouvelle, des œuvres esthétiques, ou un folklore
séduisant. Il ne s’agit nullement de jouer ici les gardiens du temple mais il nous importe
de rendre à ces pratiques toute leur virulence, toute leur actualité et toute leur force de
protestation quitte, pour cela, à les rendre à nouveau inacceptables. Ceci permettrait au
moins d’en finir avec ce kitsch surréaliste qu’on nous propose parfois. Pourquoi pas, dès
lors, une anthologie des textes et des manifestations les plus agressives et les plus radicales
du groupe ? Nous y compilerions volontiers leurs appels à la terreur, à la violence armée,
les incitations à injurier les prêtres, à « chier » dans leurs églises, les expressions les plus
violentes de leur haine de l’idéologie bourgeoise et de la patrie, du travail, du capitalisme,
leur haine de toutes les valeurs morales (honneur, famille, etc.) ou de toutes les grandes
figures intellectuelles et artistiques qui font notre patrimoine culturel (Claudel, Péguy, Gide,
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Conclusion

Malraux…). Ceci fait, les termes de la discussion seraient plus clairs au moins et l’on pourrait
alors commencer à débattre de ces diverses positions, de ce qu’elles recèlent comme vérité
et comme erreurs, comme richesses et comme impasses.
Il ne s’agit pas, bien sûr, de prendre tout cela pour argent comptant. Ceci ne représente
pas le travail du critique mais sa tâche préalable. Une fois que tout est là, sous nos yeux,
on peut commencer à nuancer, à expliquer, à critiquer. Telle est la seconde tâche de cette
« théorie des pratiques » que nous essayons de mener : cerner et analyser au plus près les
enjeux problématiques de toutes ces pratiques. Pour cela, nous avons multiplié, de façon
ouverte, les angles et les modalités d’approche, qu’ils soient philosophiques, historiques,
sociologiques, poétiques ou politiques, et confronté des pensées complémentaires ou
antagonistes pour faire saillir leurs points principaux d’articulation. A un certain niveau, ceci
implique, de notre part, un authentique dialogue – au sens deleuzien du terme – entre
notre propre démarche et celle de ces poètes. Sans que cela n’entraîne aucune forme
d’identification, ceci suppose que nous ne parlions plus seulement sur mais avec eux, que
nous nous introduisions dans et, partant, que nous réactivions et renouvelions les voies
empruntées par ces pratiques, que nous les rendions à leur existence problématique, à
leur part d’incertitude permanente, à leur complexité réelle et, ce faisant, à leur fragilité et à
leur vitalité. En procédant ainsi, nous introduisons notre propre point de vue et nos propres
préoccupations dans ces pratiques et cette théorie. Nous procédons à ce mouvement de
double captation, ou de noces entre deux règnes, dont parle si bien Deleuze. Dès lors, entre
cette expérience minoritaire et nous, il se joue quelque chose de dynamique, un dialogue
dont le principe même devrait être celui de toute société démocratique, c’est-à-dire une
dynamique de l’hétérogène dont notre travail se veut autant le résultat que le stimulant.
En dernière instance, notre geste critique fondamental s’assimile donc à une forme de
détournement. Il tente de poser concrètement la question de la vitalité (ou non) et de l’usage
possible de l’objet étudié.

Détournement et critique :
A l’inverse de toute forme de banalisation ou d’occultation de ces pratiques, le risque serait,
en effet, d’idéaliser ces expériences, d’assurer leur perfection et de la proclamer d’une
voix fascinée. De notre point de vue, le danger serait de les enfermer dans leur propre
mythe. Pour le dire de façon un peu provocante, surréalistes et situationnistes ont déjà
suffisamment de disciples. Le paradoxe d’une telle attitude, on l’a vu, est qu’elle fige et tue
ces pratiques. Elle les enferme dans une vitrine et transforme leurs expériences incertaines
et dynamiques en une série de dogmes stériles. Le disciple, pour le dire simplement, œuvre
au service du kitsch, tel qu’a pu très justement le définir Milan Kundera : il ramène quelque
chose de vivant à une imagerie figée. De la même façon que l’on a pu retenir de Beethoven
qu’ « un homme morose à l’invraisemblable crinière qui prononce d’une voix sombre : Es
3228
muss sein ! » , on peut enfermer Debord ou Breton dans l’attitude sombre et héroïque des
grands hommes. Le tout n’est jamais qu’une façon comme une autre d’enterrer les morts,
dans une tombe ou dans un musée. Le kitsch est bien cette « station de correspondance
3229
entre l’être et l’oubli » . Le disciple n’a généralement pour lui que la nostalgie et la
mélancolie des anciens combattants qui n’ont jamais vraiment combattu. De son attitude,
il n’y a aucun dynamisme à retenir mais seulement le discours défaitiste et éploré d’un
fracassant « tout est fini ».
3228
KUNDERA, L’Insoutenable légèreté de l’être, op. cit., p.406
3229
ibid.

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Sans tomber dans ces extrêmes, nous aurions aussi pu contribuer, par ce travail, à
transformer ce projet d’une « révolution de l’existence quotidienne » et l’expérience de ceux
qui ont tenté de la mettre en pratique en une idéologie, après coup. Nous aurions pu donner
pour définitif ce qui se voulait temporaire, pour certain ce qui n’était qu’expérimentation et
pour résultat ce qui était quête. En d’autres termes, nous aurions pu transformer l’expérience
surréaliste en idéologie close et l’activité situationniste en situationnisme. Alors, nous
aurions peut-être mérité cette critique récurrente de l’Université où, selon Debord, « se
3230
revendent à la sauvette des petits stocks de connaissances abîmées » . En procédant
ainsi, nous n’aurions produit qu’un savoir inopérant, une image quelque part « entre l’être
et l’oubli ». Au contraire, notre travail se sera efforcé de ne pas statufier, c’est-à-dire
de proposer un mécanisme d’identification ou de répulsion, ni de clore. Nous avons eu
l’ambition de revivifier et, ce faisant, de ramener ces pratiques à leurs richesses comme à
leurs illusions. Nous avons eu pour souci, en re-parcourant les méandres de ces pratiques,
d’identifier ce qui était vivant et ce qui ne l’était plus, ce qui pouvait encore opérer et ce qui
nous semblait une impasse à critiquer en tant que telle. Somme toute, nous avons pris au
mot le souhait de Breton lui-même :
« C’est à l’innocence, à la colère de quelques hommes à venir qu’il appartiendra
de dégager du surréalisme ce qui ne peut manquer d’être encore vivant, de le
3231
restituer, au prix d’un assez beau saccage, à son but propre. »
Nous retenons le sens de ce « beau saccage » mais nous changeons juste la fin de
cette phrase : ce n’est pas au service du surréalisme que nous opérons ainsi, ni pour
lui donner raison et ni pour « son but propre », mais pour le nôtre. En d’autres termes,
nous appliquons à ces poètes le sort qu’ils ont parfois fait subir à leurs prédécesseurs :
nous les détournons. Par ce saccage là, nous faisons la part du vivant et du mort. Notre
seul souci persistant est de poser la question de l’usage de ces théories et de ces
pratiques, pour nous, aujourd’hui. Nous avons ainsi en tête, un peu hors contexte il faut
l’avouer, cette phrase de Gilles Deleuze : « l’œuvre d’art moderne n’a pas de problème
3232
de sens, elle n’a qu’un problème d’usage » . Nous avons suffisamment dit, dans cette
perspective, ce qui nous semblait échouer ou ne plus pouvoir fonctionner : les termes
jusque-là envisagés du débat entre idéalisme et matérialisme et les positions pratiques qui
en découlent ; l’idée, un moment entrevue, d’une poésie au service de la révolution ; le
fonctionnement avant-gardiste de ces groupes ; certaines de leurs analyses sociologiques
sur l’homogénéité des classes aujourd’hui et les termes de leur lutte ; certains restes mal
dirigés d’une philosophie hégélienne de l’Histoire ; ou encore certaines difficultés irrésolues
liées à la problématique révolutionnaire elle-même. Dans bien des cas, nous nous sommes
immiscés dans le propos pour corriger une cohérence prise en défaut ou pour pousser
à leur terme certains raisonnements laissés en suspens et, ce, notamment lorsqu’il s’est
agi de critiquer certains restes de philosophie hégélienne ou de définir précisément les
termes d’une société dynamique à venir. Nous avons intégré, dans ce qui est devenue
notre propre théorie pratique, ce qui nous semble, aujourd’hui, le plus rayonnant et le plus
dynamique : une remise en cause, souvent pertinente, de notre système social ; l’idée d’un
système dynamique appliqué à plusieurs domaines ; le développement d’une « subjectivité
radicale » ; le parti-pris de la minorité ; l’extension des possibles, au gré d’une poétisation
du monde ; la réalisation de la poésie et, avec elle, le devenir d’une utopie concrète. Tel est,

3230
In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.25
3231
« Second manifeste du surréalisme », Manifestes du surréalisme, op. cit., p.113
3232
Proust et les signes, op. cit., p.176

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Conclusion

aujourd’hui, nous semble-t-il, ce qui attend un écho et tout ce qui, dans notre passé, attend
d’être repris et rediscuté. Le dynamisme de nos sociétés est sans doute à ce prix.

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Bibliographie

Œuvres :

a) Revues, Ouvrages collectifs, Anthologies

La Forme poétique du monde (Anthologie du romantisme allemand), textes réunis et


présentés par Charles Le Blanc, Laurent Margantin et Olivier Schefer : éditions José
Corti, Paris, 2003, 749 pages
La Légende dispersée(Anthologie du romantisme allemand), textes réunis et présentés
par Jean-Christophe Bailly (1976) : éditions Christian Bourgois, Paris, 2001, 404
pages
Futurisme : Manifestes, documents, proclamations, textes réunis et présentés par
Giovanni Lista : éditions L’Age d’Homme, Lausanne, 1973, 446 pages
L’Avant-Garde Russe : Futuristes et Acméistes, textes réunis, traduits et présentés par
Serge Fauchereau : éditions Pierre Belfond, Paris, 1979, 216 pages
Manifestes Futuristes Russes (1912-1927), textes traduits et rassemblés par Léon
Robel : Editeurs Français Réunis, Paris, 1972, 132 pages
DADA, Zürich-Paris (1916-1922) : éditions Jean-Michel Place, Paris, 1981, 250 pages
La Révolution Surréaliste, n°1 à 12 (1924-1929) : Jean-Michel Place éditeur, Paris,
1975
Le Surréalisme au service de la Révolution, n°1 à 6 (1930-1933) : Jean-Michel Place
Editeur, Paris, 1976
Acéphale, n°1 à 5 (1936-1939) : Jean-Michel Place éditeur, Paris, 1995
Le Collège de sociologie (1937-1939), textes rassemblés et commentés par Denis
Hollier : Editions Gallimard, « Folio/Essais », Paris, 1995, 905 pages
Beat Generation : une anthologie, textes choisis et présentés par Gérard-Georges
Lemaire : éditions Al Dante, Paris, 2004, 379 pages
Les Lèvres Nues, n°1 à 12 (1954-1958) : éditions Allia, Paris, 1995, 13 fascicules en
coffret
Potlatch, n°1 à 30 (1954-1957) : éditions Gallimard, 1996, 292 pages
Internationale Situationniste, n°1 à 12 (1958-1969) : Librairie Arthème Fayard, Paris,
1997, 707 pages
Textes et documents situationnistes (1957-1960) : éditions Allia, Paris, 2004, 262 pages
De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique,
psychologique, sexuel et notamment intellectuel, et de quelques moyens pour
y remédier, par des membres de l’Internationale Situationniste et des étudiants
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Bibliographie

de Strasbourg (1966) : in Enragés et situationnistes dans le mouvement des


occupations, op. cit., p.219 à 243
Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations (1968) : éditions
Gallimard, Paris, 1998, 320 pages
« Les Murs ont la parole », journal mural mai 68 (1968), citations recueillies par Julien
Besançon : Tchou éditeur, Paris, 2007, 184 pages
500 Affiches de mai 68 (1978), affiches recueillies et présentées par Vasco Gasquet :
éditions Aden, Bruxelles, 2007, 203 pages
Tel Quel, Théorie d’ensemble (1968) : éditions du Seuil, Paris, 1980, 304 pages

b) Auteurs
(anonyme) :

Protestation devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937,
par un « incontrôlé » de la Colonne de fer (1937 - 1979 pour la traduction française
par Guy Debord) : éditions Ivréa, « Champ libre », Paris, 1995, 57 pages

Louis Aragon :

Œuvres poétiques complètes, vol.1 : éditions Gallimard, « La Pléiade », Paris, 2007,


1639 pages
Le Paysan de Paris (1926) : éditions Gallimard, « Folio », Paris, 2003, 249 pages
Traité du style (1928) : éditions Gallimard, « L’Imaginaire », Paris, 2004, 236 pages

Antonin Artaud :

L’Ombilic des limbes (1925), précédé de Correspondance avec Jacques Rivière (1924)
et suivi de Le Pèse-nerfs (1925) et autres textes : éditions Gallimard, « Poésie/
Gallimard », Paris, 1968, 247 pages
Héliogabale ou l’Anarchiste couronné (1934) : éditions Gallimard, « L’Imaginaire »,
Paris, 1979, 154 pages
Messages révolutionnaires (1936) : éditions Gallimard, « Folio/Essais », Paris, 1971,
199 pages
Le Théâtre et son double (1938) : éditions Gallimard, « Folio/Essais », Paris, 1964, 251
pages
Les Tarahumaras (1955) : éditions Gallimard, « Foilio/Essais », Paris, 1971, 184 pages
Nouveaux écrits de Rodez : éditions Gallimard, « L’Imaginaire », Paris, 1977, 184
pages
Suppôts et suppliciations (1978) : éditions Gallimard, « Poésie/Gallimard », Paris, 2006,
349 pages
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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Van Gogh le suicidé de la société (1947) : éditions Gallimard, « L’Imaginaire », Paris,


2001, 94 pages
Pour en finir avec le jugement de Dieu (1948) : éditions Gallimard, « Poésie/
Gallimard », Paris, 2003, 228 pages

Hugo Ball :

Dada à Zürich, Le Mot et l’image (1916-1917) : éditions Les Presses du réel, « L’écart
absolu », Dijon, 2006, 159 pages

Georges Bataille :

« La Vieille taupe et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste », Œuvres
complètes vol.2 : éditions Gallimard, Paris, 1970, pages 93 à 109
« Les Cahiers de Contre-Attaque » (1935), Œuvres complètes vol.1 : éditions Gallimard,
Paris, 1970, pages 384 à 392
« Contre-Attaque : Appel à l’action » (1936), Œuvres complètes vol.1 : éditions
Gallimard, Paris, 1970, pages 395 à 397
« Front Populaire dans la rue » (1936), Œuvres complètes vol.1 : éditions Gallimard,
Paris, 1970, pages 402 à 412
« Vers la Révolution réelle » (1936), Œuvres complètes vol.1 : éditions Gallimard, Paris,
1970, pages 413 à 428
L’Expérience intérieure (1943 et 1954) : éditions Gallimard, « Tel », Paris, 2006, 189
pages
L’Impossible (publié pour la première en 1947 sous le titre La Haine de la poésie) : les
éditions de Minuit, Paris, 1962, 188 pages
« La Religion surréaliste » (1948), Œuvres complètes vol.7 : éditions Gallimard, Paris,
1976, pages 381 à 405
La Part maudite (1949), précédé de La Notion de dépense (1933) : Les éditions de
Minuit, Paris, 1967, 225 pages
« Le Surréalisme au jour le jour » (1951), Œuvres complètes vol.8 : éditions Gallimard,
Paris, 1976, pages 167 à 184
La Littérature et le mal (1957) : éditions Gallimard, « Folio/essais », Paris, 1990, 201
pages

Charles Baudelaire :

Œuvres complètes, vol.1 : éditions Gallimard, « La Pléiade », Paris, 1975, 1604 pages
Les Paradis artificiels (1860) : éditions Mille et Une Nuits, Paris, 1998, 191 pages
Mon Cœur mis à nu (1859-1866) : éditions Mille et Une Nuits, Paris, 1997, 63 pages
« Le Peintre de la vie moderne » (1868), in Critique d’art : éditions Gallimard, « Folio
Essais », Paris, 1992, pp.343-384
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Bibliographie

Michèle Bernstein :

Tous les chevaux du roi (1960) : éditions Allia, Paris, 117 pages

William Blake :

Chants d’Innocence et d’Expérience (1789-1794), traduction de Marie-Louise et


Philippe Soupault : éditions Quai Voltaire/La Table ronde, Paris, 2007, 149 pages
Œuvres, vol.3 : premiers Livres prophétiques (1788-1795), traduction de Pierre Leyris :
éditions Aubier/Flammarion, Paris, 1980, 421 pages

André Breton :

Œuvres complètes, tome 1 : éditions Gallimard, « La Pléiade », Paris, 1987, 1798


pages
Les Champs magnétiques, en collaboration avec Philippe Soupault (1919) : éditions
Gallimard, « Poésies/Gallimard », Paris, 1971, 178 pages
Manifestes du surréalisme (1924, 1930 et 1942) : éditions Gallimard, collection « Folio
Essais », Paris, 173 pages
Nadja (1927, texte corrigé en 1962) : édition Gallimard, « Folio », Paris, 1998, 216
pages
Misère de la Poésie, « l’affaire Aragon » devant l’opinion publique (1932), dans Œuvres
complètes vol.2 : éditions Gallimard « La Pléiade », Paris, 1992, pages 3 à 45
Les Vases communicants (1932) : éditions Gallimard, collection « Folio Essais », Paris,
179 pages
Qu’est-ce que le surréalisme ? (1934) : éditions Le Temps qu’il fait, Cognac, 1986, 29
pages
« Enquête intérieure sur les positions politiques » (1934), Œuvres complètes vol.2 :
éditions Gallimard « La Pléiade », Paris, 1992, pages 579 à 581
Position politique du surréalisme (1935) : Le Livre de Poche, collection « Biblio
Essais », d’après l’édition de la Société nouvelle des éditions Pauvert (1971), 126
pages
« Trois interventions d’André Breton à Contre-Attaque » (1935), Œuvres complètes
vol.2 : éditions Gallimard « La Pléiade », Paris, 1992, pages 585 à 611
L’Amour fou (1937) : éditions Gallimard, « Folio », Paris, 176 pages
Dictionnaire abrégé du surréalisme, en collaboration avec Paul Eluard (1938) : éditions
José Corti, Paris, 2005, 76 pages
Point du jour (1939) : éditions Gallimard, collection « Folio Essais », Paris, 1992, 183
pages
Anthologie de l’humour noir (1939) : Le Livre de Poche, « Biblio », Paris, 2002, 444
pages
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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Arcane 17 (1944) : Le Livre de poche « Biblio Essais », Paris, 1971, 145 pages
Signe ascendant (1949) : éditions Gallimard, « Poésies/Gallimard », Paris, 1999, 179
pages
Entretiens (1952) : éditions Gallimard, Paris, 1969, 312 pages
La Clé des champs (1953) : Le Livre de Poche, collection « Biblio Essais », Paris, 1979,
347 pages
L’Art magique (1957) : éditions Phébus et Adam Biro, Paris, 1991, 358 pages
Perspective cavalière (1952-1966) : éditions Gallimard, « L’Imaginaire », Paris,1996,
260 pages

Ivan Chtcheglov :

Ecrits retrouvés, textes réunis et présentés par Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné :
éditions Allia, Paris, 2006, 105 pages

Constant :

New Babylon, textes situationnistes : Editions Cercle d’Art, Paris, 1997, 159 pages

Arthur Cravan :

Œuvres (poèmes, articles, lettres) : éditions Ivréa, Paris, 1992, 283 pages

René Crevel :

L’Esprit contre la raison et autres écrits surréalistes (1925-1934), dont « Le Clavecin de


Diderot » (1932) : éditions Pauvert, Paris, 1986, 330 pages
Êtes-vous fous ? (1929) : éditions Gallimard, « L’Imaginaire », Paris, 1997, 179 pages

Guy Debord :

Hurlements en faveur de Sade (1952) : long métrage, 63 min


Mémoires (1959) : éditions Allia, Paris, 2004, reproduction en fac-similé de l’édition
originale, 76 pages
Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps
(1959) : court-métrage en noir et blanc, Dansk-Fransk Experimentalfilmkompagni, 19
min
Critique de la séparation (1961) : court-métrage en noir et blanc, Dansk-Fransk
Experimentalfilmkompagni, 18 min
La Société du spectacle (1967) : éditions Gallimard « Folio », Paris, 1992, 209 pages
La Planète malade (1971) : éditions Gallimard, Paris, 2004, 94 pages
630

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Bibliographie

La véritable scission dans l’Internationale (1972) : librairie Arthème Fayard, Paris, 1998,
176 pages
« De l’architecture sauvage » (1972), postface au Jardin d’Albisola de Asger Jorn :
edizioni d’Arte Fratelli Pozzo, Turin, décembre 1974
La Société du spectacle : film en noir et blanc, Simar-Films, Paris, 1973, 88 min
Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été portés sur le Film
« La Société du spectacle » : film en noir et blanc, Simar-Films, Paris, 1975, 21 min
In girum imus nocte et consumimur igni : film en noir et blanc, Simar-Films, Paris, 95
min
In girum imus nocte et consumimur igni (1978), suivi de Ordures et décombres (1982),
édition critique augmentée de notes diverses de l’auteur : éditions Gallimard, Paris,
1999, 154 pages
Œuvres cinématographiques complètes (1952-1978) : éditions Champ Libre, Paris,
1978, 278 pages
Note de quatrième de couverture (1979), in Protestation devant les libertaires du
présent et du futur sur les capitulations de 1937, par un « incontrôlé » de la Colonne
de fer (1937 –1979 pour la traduction française par Guy Debord et Alice Becker-Ho) :
éditions Ivréa, « Champ libre », Paris, 1995, 57 pages
« Note » (1980), in Stances sur la mort de son père de Jorge Manrique (traduction du
castillan de Guy Debord) : éditions Le temps qu’il fait, Cognac, 1996, p.71-75
« Aux libertaires », in Appels de la prison de Ségovie, ouvrage collectif de la
Coordination des groupes autonomes d’Espagne : éditions Champ Libre, Paris, 1980
Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici (1985) : éditions Gallimard, Paris,
1993, 92 pages
« Abat-faim », Encyclopédie des Nuisances, tome I, fascicule 5, Paris, novembre 1985
« Ab irato », Encyclopédie des nuisances, n°9, Paris, novembre 1986
Le Jeu de la guerre, relevé des positions successives de toutes les forces au cours
d’une partie, avec Alice Becker-Ho (1987) : éditions Gallimard, Paris, 2006, 167
pages
Commentaires sur la société du spectacle (1988) : éditions Gallimard, « Folio », Paris,
1992, 147 pages
Panégyrique, tome premier (1989) : éditions Gallimard, Paris, 1993, 86 pages
« Cette mauvaise réputation… » : éditions Gallimard, « Folio », Paris, 1993, 111 pages
Guy Debord, son art et son temps : film en noir et blanc, réalisé par Brigitte Cornand,
Canal +/INA, Paris, 1994, 60 min
Panégyrique, tome second : librairie Arthème Fayard, Paris, 1997, 111 pages

Robert Desnos :

Œuvres : éditions Gallimard, « Quarto », Paris, 1999, 1377 pages


631

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Isidore Ducasse/comte de Lautréamont :

Les Chants de Maldoror (1869), suivi de Poésies 1 et 2 (1870) : éditions Gallimard,


« Poésie/Gallimard », Paris, 1973, 504 pages

Paul Eluard :

Œuvres complètes, tome 1 : éditions Gallimard, « La Pléiade », Paris, 1997, 1663


pages
Capitale de la douleur (1926), suivi de L’Amour la poésie (1929) : éditions Gallimard,
« Poésie/Gallimard », Paris, 1966, 246 pages
Dictionnaire abrégé du surréalisme, en collaboration avec André Breton (1938) :
éditions José Corti, Paris, 2005, 76 pages

Paul Gauguin :

Noa Noa (1897) : éditions Mille et une nuits, Paris, 1998, 126 pages

André Gide :

Les Caves du Vatican (1922) : éditions Gallimard, « Le Livre de poche », 253 pages

Allen Ginsberg :

Howl et autres poèmes (1956) : Christian Bourgois éditeur, Paris, 2005, 93 pages

Raoul Hausmann :

Hourra ! Hourra ! Hourra ! (1921) : éditions Allia, Paris, 2004, 94 pages


Courrier Dada (1958), nouvelle édition augmentée, établie et annotée par Marc Dachy :
éditions Allia, Paris, 2004, 189 pages

Friedrich Hölderlin :

Hypérion ou l’Ermite de Grèce (1797-1799), traduction de Philippe Jacottet : éditions


Gallimard, « Poésie/Gallimard », Paris, 1973, 254 pages
ème
La Mort d’Empédocle (3 version), traduit par Eloi Recoing : éditions Acte Sud,
« Babel », Arles, 2004, 53 pages
Fragments de poétiques, textes réunis, traduits et présentés par Jean-François
Courtine : Imprimerie Nationale Editions, Paris, 2006, 473 pages
Odes, Elégies, Hymnes : éditions Gallimard, « Poésie/Gallimard », Paris, 1993, 194
pages
632

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Bibliographie

Richard Huelsenbeck :

En avant dada, l’histoire du dadaïsme (1920) : éditions Les Presses du réel « L’écart
absolu », Dijon, 2000, 78 pages

Joris-Karl Huysmans :

A rebours (1884) : éditions Gallimard, « Folio classique », Paris, 1977, 433 pages

Isidore Isou :

Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1941-1947) : éditions


Gallimard, Paris, 1947, 410 pages
Réflexions sur André Breton (1948) : éditions Al Dante « Documents », Paris, 2000, 24
pages
Précisions sur ma poésie et moi, suivies de Dix poèmes magnifiques et d’un entretien
de l’auteur avec Roland Sabatier (1950) : Exils éditeur, Paris, 2003, 147 pages
Les Manifestes du Soulèvement de la Jeunesse (1950-1966) : éditions Al Dante, Paris,
2004, 90 pages
Mes Définitions de l’œuvre de Jean Cocteau (1989) : éditions Al Dante « Documents »,
Paris, 2000, 59 pages

Asger Jorn :

Fin de Copenhague (1957), avec Guy Debord : éditions Allia, Paris, 2001, 48 pages
Pour la forme (1957) : éditions Allia, Paris, 2001, 157 pages
La Genèse naturelle (1964) : éditions Allia, Paris, 2001, 86 pages

Wassily Kandinsky :

Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier (1912) : éditions Gallimard,


« Folio essais », Paris, 1989, 211 pages

Jack Kerouac :

Lettres choisies 1940-1956 : éditions Gallimard, « nrf », Paris, 2000, 564 pages
Sur la route (1957) : éditions Gallimard, « Folio », Paris, 1972, 437 pages
Vraie blonde, et autres (1957-1969) : éditions Gallimard, « nrf », Paris, 1998, 226 pages
Le Vagabond américain en voie de disparition (1960) : éditions Gallimard, « Folio »,
Paris, 1969, 92 pages

Vélimir Khlebnikov :
633

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Zanguezi et autres poèmes (1908-1922), traduits et présentés par Jean-Claude Lanne :


éditions Flammarion, Paris, 1996, 362 pages

Milan Kundera :

L’Insoutenable légèreté de l’être (1984) : éditions Gallimard, « Folio », Paris, 1989, 476
pages

Bénédikt Livchits :

L’Archer à un œil et demi (1933), traduit, préfacé et annoté par Emma Sebald,
Valentine et Jean-Claude Marcadé : éditions L’Age d’Homme, Lausanne, 1971, 282
pages

Vladimir Maïakovski :

A pleine voix : Anthologie poétique 1915-1930 : éditions Gallimard, « Poésie/


Gallimard », Paris, 2005, 454 pages

Stéphane Mallarmé :

Igitur, Divagations, Un coup de dés : éditions Gallimard, « Poésie/Gallimard », Paris,


1976, 438 pages
« Le Monde est fait pour aboutir à un beau livre, Entretien avec Jules Huret » (1891), Le
Magazine littéraire, n°96, janvier 1975

Jorge Manrique :

Stances sur la mort de son père (1477-1478), traduit du castillan par Guy Debord
(1980) : éditions Le temps qu’il fait, Cognac, 1996, 75 pages

Filippo Tommaso Marinetti :

Tuons le clair de lune ! : Manifestes futuristes et autres proclamations : éditions Mille et


une nuits, Paris, 2005, 79 pages
Les Mots en liberté futuristes (1919) : éditions L’Age d’Homme, Lausanne, 1987, 109
pages

Jean-Michel Mension :

La Tribu, entretiens avec Gérard Barreby et Francesco Milo : éditions Allia, Paris, 1998,
139 pages
634

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Bibliographie

Pierre Naville :

La Révolution et les intellectuels : éditions Gallimard, « Idées/Gallimard », Paris, 1975,


214 pages

Paul Nizan :

La Conspiration (1938) : éditions Gallimard, « Folio », Paris, 2007, 308 pages

Bernard Noël :

Le Château de Cène : éditions Gallimard, « L’Imaginaire », Paris, 1993, 180 pages


Treize cases du Je : éditions Flammarion, Paris, 1975, 229 pages

Novalis :

Le Monde doit être romantisé (1798), fragments traduits par O. Schefer : éditions Allia,
Paris, 2002, 135 pages
Journal intime (1797-1800), traduction par Armel Guerne : éditions Le Mercure de
France, « Le petit Mercure », Paris, 1997, 92 pages
Les Disciples à Saïs (1802), suivi de Hymnes à la nuit (1800) et Chants religieux
(1802), textes traduits et présentés par Armel Guerne : éditions Gallimard, « Poésie/
Gallimard », Paris, 1975, 179 pages
Henri d’Ofterdingen (1802), traduit et préfacé par Marcel Camus : éditions Flammarion,
Paris, 1992, 285 pages

Benjamin Péret :

Mort aux vaches et au champ d’honneur (1923) : éditions Le Terrain vague, « Eric
Losfeld », Paris, 1967, 125 pages
Le grand jeu (1928) : éditions Gallimard, « Poésie/Gallimard », Paris, 1969, 215 pages
Le Déshonneur des poètes (1945), suivi de La Parole est à Péret (1943) : éditions Mille
et une nuits, Paris, 1996, 63 pages
Œuvres complètes, Tome 4 : Contes et œuvres en collaborations : Association des
amis de Benjamin Péret, Librairie José Corti, Paris, 1987, 299 pages
Œuvres complètes, Tomes 7 : Publications, préfaces, correspondance : Association des
amis de Benjamin Péret, Librairie José Corti, Paris, 1995, 588 pages

Man Ray :

Man Ray, sélection de photos : éditions Nathan, « Photo Poche », Paris, 1998
635

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Georges Ribemont-Dessaignes :

DADA - Manifestes, poèmes, nouvelles, articles, projets, théâtre, cinéma, chroniques


(1915-1929) : éditions Ivréa, Paris, 1994, 632 pages

Arthur Rimbaud :

Poésies complètes (1870-1872) : Librairie Générale française, « Le Livre de Poche »,


Paris, 1998, 281 pages
Œuvres complètes : éditions Gallimard, « La Pléiade », Paris, 1972, 1227 pages

Maurice Roche :

Compact (1966) : éditions Tristram en couleur, Auch, 1996, 163 pages


Circus : éditions du Seuil, Paris, 1972, 129 pages
CodeX : éditions du Seuil, Paris, 1974, 163 pages
Opéra bouffe : éditions du Seuil, Paris, 1975, 111 pages
Mémoire (1976) : éditions Tristram, Auch, 2000 (version révisée par l’auteur), 173
pages
Macabré ou triumphe de haulte intelligence : poème, dessins de l’auteur, éditions du
Seuil, Paris, 1979, 31 pages
Maladie Mélodie : éditions du Seuil, Paris, 1980, 137 pages
Grande humoresque opus 27 : éditions du Seuil, Paris, 1997, 201 pages

Ralph Rumney :

Le Consul, entretiens avec Gérard Barreby : éditions Allia, Paris, 1999, 127 pages

D.A.F. de Sade :

La Philosophie dans le boudoir (1795) : éditions Gallimard, « Folio classique », Paris,


1976, 312 pages

Kurt Schwitters :

Anna Blume (1922) : éditions Ivréa, Paris, 1994, 94 pages


I (manifestes théoriques et poétiques) : éditions Ivréa, Paris, 1994, 124 pages

Philippe Sollers :

Drame : éditions du Seuil, « Tel Quel », Paris, 1965, 158 pages


636

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Bibliographie

L’écriture et l’expérience des limites : éditions du Seuil, « Points essais », Paris, 1968,
190 pages
Lois (1972) : éditions Gallimard, « L’Imaginaire », Paris, 2001, 144 pages
« Ebranler le système, Entretien avec Jean-Jacques Brochier », Le Magazine littéraire,
n°65, juin 1972

Philippe Soupault :

Les Champs magnétiques, en collaboration avec André Breton (1919) : éditions


Gallimard, « Poésies/Gallimard », Paris, 1971, 178 pages
Histoire d’un blanc (1927) : éditions Gallimard, « L’Imaginaire », Paris, 2002, 114 pages
Les dernières nuits de Paris (1928) : éditions Seghers, Paris, 1975, 170 pages
Mémoires de l’Oubli (1914-1923) : éditions Lachenal et Ritter, Paris, 1981, 241 pages
Mémoires de l’Oubli (1923-1926) : éditions Lachenal et Ritter, Paris, 1986, 206 pages
Mémoires de l’Oubli (1927-1933) : éditions Lachenal et Ritter, Paris, 1997, 206 pages

Patrick Straram :

Les Bouteilles se couchent (1953), fragments retrouvés et commentés par J.-M.


Apostolidès et B. Donné : éditions Allia, Paris, 2006, 139 pages
Lettre à Guy Debord (1960) : éditions Sens & Tonka, Paris, 2006, 84 pages

Karel Teige :

Liquidation de l’art (1924-1928) : éditions Allia, Paris, 2009, 98 pages

André Thirion :

Révolutionnaires sans révolution (1972) : éditions Acte Sud, « Babel », Arles, 1999, 899
pages

Ludwig Tieck :

Amour et magie, et autres contes, textes traduits de l’allemand par A. Béguin et D.


Guignard et présentés par Pierre Péju : éditions José Corti, « Collection romantique »
n°41, Paris, 1993, 188 pages

Alexander Trocchi :

Young Adam (1954) : éditions Métailié, « Bibliothèque écossaise », Paris, 1997, 166
pages

Tristan Tzara :
637

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Dada est tatou. Tout est Dada. : éditions Flammarion, Paris, 1996, 375 pages
L’Homme approximatif (1931) : éditions Gallimard, « Poésie/Gallimard », Paris, 1968,
164 pages
Grains et issues (1935) : éditions Garnier-Flammarion, Paris, 1981, 306 pages

Jacques Vaché :

Lettres de guerre (1919) : éditions Eric Losfeld, Paris, 1970, 83 pages

Raoul Vaneigem :

Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967) : éditions Gallimard,


« Folio Actuel », Paris, 1992, 361 pages
Histoire désinvolte du surréalisme (1977, sous le pseudonyme de Jules-François
Dupuis) : éditions de l’Instant, Paris, 1988, 159 pages
Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire :
éditions Seghers, Paris, 1990, 253 pages
Avertissement aux écoliers et lycéens : éditions Mille et une nuits, Paris, 1995, 75
pages
Nous qui désirons sans fin (1996) : éditions Gallimard, « Folio/Actuel », Paris, 1998,
202 pages
« Notes préliminaires au projet de construction d’Oarystis, la ville des désirs », revue en
ligne « Bon-à-tirer », volume 4, Bruxelles, 15 février 2002
Le Chevalier, la Dame, le Diable et la mort (2003) : éditions Gallimard, « Folio », Paris,
2005, 279 pages
Voyage à Oarystis : éditions Estuaire, « Carnets littéraires », Blandain-Tournai
(Belgique), 2005, 190 pages
Entre le deuil du monde et la joie de vivre : éd. Gallimard, « Verticales », Paris, 2008,
225 pages

Roger Vitrac :

Victor ou les enfants au pouvoir (1927) : éditions Gallimard, « Folio Théâtre », Paris,
2000, 211 pages

Oscar Wilde :

« La Décadence du mensonge », in Intentions (1891), traduction et notes de J. Joseph-


Renaud : éditions Stock, Paris, 1905, pages 1 à 61
« La Plume, le crayon et le poison » (1891), in Le Portrait de Mr.W.H. : éditions GF
Flammarion, Paris, 1999, pages 75 à 100
638

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Bibliographie

Gil J Wolman :

L’Anticoncept (1952) : éditions Allia, Paris, 1994, 71 pages

Critique :

a) Théorie littéraire, esthétique

Revue Hermès (cognition, communication, politique), n°29, « Dérision–


Contestation »,éditions du CNRS, Paris, 2001
Revue d’Histoire littéraire de la France, « Anarchisme et création littéraire », n°3, mai-
juin 1999

Mikhaïl Bakhtine :

L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire (1973, pour la traduction


française) : éditions Gallimard, Paris, 1996, 471 pages

Roland Barthes :

Le Degré zéro de l’écriture (1953) : éditions du Seuil, « Essais », Paris, 1972, 179
pages
« Drame, poème, roman » (1965), Tel Quel : Théorie d’ensemble (1968) : éditions du
Seuil, « Points », Paris, 1980, pages 27 à 42

Robert Benayoun :

Le Nonsense (anthologie) : éditions Balland, Paris, 1977, 333 pages

Daniel Grojnowski :

Aux commencements du rire moderne : l’esprit fumiste : éditions José Corti, Paris,
1997, 326 pages

Julia Kristeva :

La Révolution du langage poétique : éditions du Seuil, « Tel », Paris, 1974, 645 pages

Jean-Paul Sartre :

639

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Qu’est-ce que la littérature ? (1948) : éditions Gallimard, « Folio Essais », Paris, 1985,
308 pages

Jean Starobinski :

« Stendhal pseudonyme » in L’œil vivant : éditions Gallimard, «Tel », Paris, 1999,


pages 231-285

b) Histoire des avant-gardes

Le Romantisme révolutionnaire, « Europe » n°900, avril 2004, 220 pages


Dada Da, « Action Poétique » n°181, septembre 2005, 144 pages
Benjamin Péret, le poète et le mythe, « Poésie » n°19, septembre 1999, 124 pages
Archives et documents situationnistes, n°4, automne 2004 : éditions Denoël, Paris, 219
pages

Olivier Assayas :

« L’œuvre cachée » : propos recueillis à Paris, le 19 juin 2001, publiés en italien dans
Contro Il Cinema, catalogue de la rétrospective Debord au Festival de Venise. Texte
reproduit dans le coffret DVD des Œuvres Cinématographiques complètes de Guy
Debord, Gaumont Vidéo, Paris, 2005

Jean-Christophe Bailly :

La Légende dispersée (1976) : éditions Christian Bourgois, Paris, 2001, 404 pages

Mirella Bandini :

Pour une histoire du Lettrisme : Jean-Paul Rocher éditeur, Paris, 2003, 112 pages

Mathieu Bénezet :

Le Roman de la langue : éditions Christian Bourgeois, collection « 10/18 », Paris, 1977,


278 pages

Christophe Bourseiller :

Vie et mort de Guy Debord (1931-1994) : éditions Plon, « Pocket », Paris, 1999, 586
pages

Michel Butor :
640

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Bibliographie

Improvisations sur Rimbaud : éditions Pocket, « Agora », Paris, 1989, 199 pages

Dominique Carlat :

« Le Mythe : limite de l’expression poétique ? », Pensée mythique et surréalisme :


éditions Lachenal et Ritter, « Pleine Marge », Paris, 1996
Gherasim Luca l’intempestif : éditions José Corti, Paris, 1998, 408 pages

Jean Clair :

Du Surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes :


éditions Mille et une nuits, Paris, 2003, 215 pages

Robert Descharnes et Gilles Néret :

Dali, L’œuvre peint : éditions Taschen, Cologne, 2001, 780 pages

Pascal Dumontier :

Les Situationnistes et Mai 68, théorie et pratique de la révolution (1966-1972) (1990) :


éditions Ivréa, Paris, 1995, 304 pages

Jules-François Dupuis (pseudonyme de Raoul Vaneigem) :

Histoire désinvolte du surréalisme (1977) : éditions de l’Instant, Paris, 1988, 159 pages

Serge Fauchereau :

Expressionnisme, dada, surréalisme et autres ismes (1976) : éditions Denoël, Paris,


2001, 554 pages
L’Avant-Garde Russe : Futuristes et Acméistes, : éditions Pierre Belfond, Paris, 1979,
216 pages

Philippe Forest :

Histoire de Tel Quel : éditions du Seuil, Paris, 1995, 654 pages

Bruno Gelas :

« Du débordement à l’mpuissance polémique : Antonin Artaud et les surréalistes »,


Mélusine n°5, 1984, pages 24 à 36

Christophe Graulle :
641

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

André Breton et l’humour noir – Une révolte supérieure de l’esprit : éditions


deL’Harmattan, Paris, 2000

Anselm Jappe :

Guy Debord (1993) : éditions Denoël, Paris, 2001, 266 pages

Laurent Jenny :

Je suis la révolution : éditions Belin, « L’Extrême contemporain », Paris, 2008, 217


pages

Asger Jorn :

« Guy Debord et le problème du maudit », in Guy Debord, Contre le cinéma : Institut


Scandinave de Vandalisme Comparé, « Bibliothèque d’Alexandrie », 1964

Vincent Kaufman :

Poétique des groupes littéraires : Presses Universitaires de France, collection


« Ecriture », Paris, 1997, 198 pages

Philippe Lacoue-Labarthe – Jean-Luc Nancy :

L’Absolu littéraire, Théorie de la littérature du romantisme allemand, textes réunis,


traduits et présentés par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy (avec la
collaboration de Anne-Marie Lang) : éditions du Seuil, collection « Poétique », Paris,
1978, 445 pages

Greil Marcus :

Lipstick Traces – Une Histoire secrète du vingtième siècle (1989) : éditions Gallimard,
« Folio actuel », Paris, 2000, 602 pages

Bernard Noël :

« Corps à jamais imposthume » : Artaud et Paule, un hommage, revue Fusées n°5,


octobre 2001

Octavio Paz :

Point de convergence (du romantisme à l’avant-garde) : éditions Gallimard, Paris, 1976,


trad. de Roger Munier, 206 pages
642

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Bibliographie

Léon Pierre-Quint :

Le Comte de Lautréamont et Dieu (1928) : éditions Fasquelles, Paris, 1967, 180 pages

Michel Surya :

La Révolution rêvée, pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires
1944-1956 : éditions Fayard, Paris, 2004, 574 pages

Philosophie, Sciences Humaines, Politique :


Manifeste des Chômeurs Heureux (1996) : éditions Le Chien rouge, Marseille, 2006, 90
pages
Oiseau-tempête n°9, été 2002, 44 pages
Oiseau-tempête n°10, printemps 2003, 56 pages
Oiseau-tempête n°11, été 2004, 64 pages
L’Insurrection qui vient : La Fabrique éditions, Paris, 2007, 125 pages

Theodor W. Adorno – Max Horkheimer :

La Dialectique de la raison (1944) : éditions Gallimard, « Tel », Paris, 1974, 281 pages

Louis Althusser :

Pour Marx (1965) : éditions La Découverte, Paris, 2005, 273 pages

Aristote :

La Métaphysique, traduction de Jules Barthélémy-Saint-Hilaire (revue et annotée par


Paul Mathias) : éditions Pocket, Paris, 1991, 556 pages

Michel Bakounine :

Théorie générale de la Révolution, textes assemblés et annotés par E. Lesourd d’après


G.P. Maximov : éditions Les Nuits Rouges, Paris, 2001, 383 pages

Walter Benjamin :
643

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand (1920) : traduction


de Philippe Lacoue-Labarthe et d’Anne-Marie Lang, éditions Flammarion, collection
« Champs », Paris, 2002, 188 pages
« Le surréalisme, le dernier instantané de l’intelligentsia européenne » (1929), in
Œuvres vol.2 : éditions Gallimard, « Folio/Essais », Paris, 2000, p.113 à 134
« La Position sociale actuelle de l’écrivain français » (1934), in Œuvres vol.2 : éditions
Gallimard, « Folio/Essais », Paris, 2000, p.373 à 409
« L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (dernière version de 1939),
in Œuvres vol.3 : éditions Gallimard, « Folio/Essais », Paris, 2000, p.269 à 316
« Sur le concept d’histoire » (1940), in Œuvres vol.3 : éditions Gallimard, « Folio/
Essais », Paris, 2000, p.427 à 443

Yves-Marie Bercé :

ème ème
Fête et révolte, des mentalités populaires du 16 au 18 siècle (1976) :
éditions Hachette, « Pluriel », Paris, 1994, 250 pages

Albert Camus :

L’Homme révolté (1951) : éditions Gallimard, « Folio essais », Paris, 2004, 382 pages

Gilles Deleuze :

Proust et les signes (1964) : Presses Universitaires de France, Paris, 1998, 219 pages
Dialogues (1977) : éditions Champs/Flammarion, Paris, 1996, 185 pages
Critique et clinique : éditions de Minuit, Paris, 1993, 187 pages
L’Abécédaire : éditions Montparnasse, Paris, 2004, 453 min

Jacques Derrida :

De la grammatologie : éditions de minuit, collection « critique », Paris, 1967, 448 pages


« Jacques Derrida évoque Artaud », entretien avec Jacques Barbancey, La Création,
septembre 1997
« Artaud et ses doubles », entretien avec Jean-Michel Olivier, Scènes magazine n°5,
février 1987

Uri Eizenzweig :
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Bibliographie

Fictions de l’anarchisme : éditions Christian Bourgois, Paris, 2001, 355 pages

Michel Foucault :

L’Ordre du discours : éditions Gallimard, Paris, 1971, 82 pages

Charles Fourier :

Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808) : Jean-Jacques


Pauvert éditeur, Paris, 1967, 402 pages

Sigmund Freud :

Cinq leçons sur la psychanalyse (1909) : éditions Payot, Paris, 2001, 188 pages

Ivan Gobry :

Pythagore : éditions universitaires de Paris, collection « Les Grandes leçons


philosophiques », 1992, 185 pages

G.W.F. Hegel :

La Raison dans l’histoire (1825), traduction de Kostas Papaioannou : éditions « 10/18 »,


Paris, 307 pages

Johan Huizinga :

Homo Ludens, essai sur la fonction sociale du jeu (traduit du néerlandais par Cécile
Seresia) : éditions Gallimard, Paris, 1951, 340 pages

Alexandre Kojève :

« Les Conceptions hégéliennes » (1937), Le Collège de sociologie (1937-1939) :


éditions Gallimard, « Folio/Essais », Paris, 1995, pages 61 à 82

Philippe Lacoue-Labarte – Jean-Luc Nancy :

645

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Le Mythe nazi (1991) : éditions de l’Aube, La Tour D’aigues, 2005, 74 pages

Paul Lafargue :

Le Droit à la paresse (1880) : éditions Mille et Une Nuits, Paris, 2000, 79 pages

Henri Lefebvre :

Critique de la vie quotidienne, vol.1 : Introduction : L’Arche éditeur, Paris, 1958, 267
pages
Critique de la vie quotidienne, vol.2 : Fondements d’une sociologie de la quotidienneté :
L’Arche éditeur, Paris, 1961, 357 pages

Jean Maitron :

Le Mouvement anarchiste en France (1975), vol.1 « Des origines à 1914 » : éditions


Gallimard, « Tel », Paris, 1992, 481 pages ; vol.2 « de 1914 à nos jours » : idem, 435
pages

Karl Marx :

Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843) : éd. Allia, Paris,


1998, 46 pages
Feuerbach. Conception matérialiste contre conception idéaliste, extrait de L’idéologie
allemande (1846) : éd. Gallimard, « Folio Plus Philosophie », Paris, 2009, 193 pages
Le Manifeste du parti communiste (1847), avec Friedrich Engels : Union générale
d’éditions, « 10/18 », Paris, 1962, 63 pages
La Guerre civile en France (1871) : document produit en version numérique par Jean-
Marie Tremblay et disponible sur le site de l’université du Québec à Chicoutimi, 2002,
104 pages

Friedrich Nietzsche :

Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) : éditions Gallimard, « Le Livre de Poche »,


Paris, 1963, 441 pages
Dernières lettres (1887-1889) : éditions Rivage Poche, « Petite bibliothèque », Paris,
1989, 159 pages

Jacques Rancière :
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Bibliographie

Aux bords du politique (1998) : éditions Gallimard, « Folio Essais », Paris, 2004, 262
pages
La Parole muette (essai sur les contradictions de la littérature) : éditions Hachette,
Paris, 1998, 187 pages
Le Partage du sensible : éditions La Fabrique, Paris, 2000, 73 pages
La Haine de la démocratie : éditions La Fabrique, Paris, 2005, 106 pages

Paul Ricœur :

L’Idéologie et l’utopie (1986) : éditions du Seuil, « La Couleur des Idées », Paris, 1997,
411 pages

Jean-Jacques Rousseau :

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) :
éditions Le Livre de Poche, Paris, 1996, 157 pages
Du Contrat social (1762) : éditions GF Flammarion, Paris, 1992, 182 pages

Jean-Paul Sartre :

L’existentialisme est un humanisme (1946) : éditions Gallimard, « Folio/Essais », Paris,


1996, 109 pages
Vérité et existence : éditions Gallimard, Paris, 1989, 142 pages

Henry David Thoreau :

La Désobéissance civile (1849) : éditions Mille et Une Nuits, Paris, 2000, 63 pages

Tiqqun :

Théorie du Bloom : La Fabrique éditions, Paris, 2000, 151 pages

Léon Trotsky :

Littérature et Révolution (1923-1938) : Union Générale d’Editions, « 10/18 », Paris,


1964, 509 pages

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La Poésie et la « Révolution de l’existence quotidienne »

Résumé/Summary :

ème
Du premier cercle romantique allemand, à la fin du XVIII siècle, jusqu’à l’Internationale
Situationniste, dans les années 1960, en passant notamment par les groupes futuristes,
dadaïstes et surréalistes, la poésie s’est identifiée au projet d’une révolution globale et
permanente de l’existence quotidienne. Pendant près de deux siècles, tous ces poètes
ont tenté de concilier les mots d’ordre marxiste et rimbaldien « transformer le monde » et
« changer la vie ». Ce faisant, ils redéfinirent les formes et les pratiques de la poésie de
ème
même que les termes et les enjeux du programme socialiste révolutionnaire du XIX
ème
siècle, définissant ainsi ce que nous appelons un « socialisme du XX siècle ». Au-
delà du domaine classique de l’écriture littéraire, la poésie doit désormais se réaliser en
états superbes, en gestes et en comportements inédits, transposant dans le réel et dans les
actes tout le potentiel de créativité jusque-là contenu dans le domaine des lettres et de la
fiction. Ses principales caractéristiques (autonomie, culture des désirs, créativité et capacité
à redynamiser et à repassionner le réel en excédant sans cesse les données sensibles
et intellectuelles présentes) définissent un nouvel exercice de la vie, à la fois individuel
et social, tandis que sa perception de l’univers, en tant que système dynamique, permet
d’envisager un nouveau modèle politique fondé sur les mêmes principes d’autonomie, de
créativité et de dynamisme social.
Ce présent travail tente de cerner et d’analyser les enjeux et les pratiques liés à un
tel projet, jusque dans ses prolongements les plus récents. Nous avons exploité l’histoire
des idéesen vue d’un seul véritable objectif : appréhender au plus près les enjeux de
pratiques à la foisdiverses et convergentes, mettre en évidence les apports, la pertinence
et les éventuelles limites de leur démarche pour les réinscrire dans ce que nous appelons
une « théorie des pratiques » et produire ainsi, au-delà de ces réalisations du passé, les
fondements d’une nouvelle théorie pratique.
th
From the first german romantism, at the end of the XVIII century, to the International
Situationnist, in the 1960’s, through the futurist, the dadaïst and the surrealist avant-gardes,
poetry became one with the project of a global and permanent revolution of the everyday
life. During almost two centuries, all these poets have tried to reconcile the marxist and the
rimbaldian key-words « transform the world » and « change the life ». In doing so, they
redetermined the forms and the practices of the poetry, as well as the terms and the stakes
of the revolutionnary socialist program, determining what we call a « Twentieth century
socialism ». Beyond the classical range of the litterary writing, poetry has now to be realized
into new acts and behaviours, transposing all the potential of creativity contained in the
letters and the fictions until now. Its main characteristics (autonomy, developement of the
desires, creativity and ability to redynamize and to impassion reality) define a new way of
life and its perception of the universe as a dynamic system defines a new political model
based on the same principles of self-government, creativity and social dynamism.
All along this work, we have tried to define and to analyze the stakes and the practices
linked to such a project, up to now. We have processed the history of ideas with one
purpose : to define the stakes of varied and convergent practices, their contributions and

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Résumé/Summary :

their limitations, in order to incorporate them into what we called a « theory of practices »
and to create the basis of a new practical theory for the present times.

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